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La Découverte | « Hérodote »
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Jérémie Kouadio N’Guessan, « Le français : langue coloniale ou langue ivoirienne ? »,
Hérodote 2007/3 (n° 126), p. 69-85.
DOI 10.3917/her.126.0069
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française » car, ajoutait-il, « dans l’étendue de toute la nation, tant de jargons sont
autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce ». Tout est dit dans
cet extrait : on doit d’autorité faire table rase de tout ce foisonnement linguistique
et culturel au profit du français, seul à même de faire prospérer le commerce et
l’argent.
En fait, l’unité de la langue intéresse le pouvoir d’État. A contrario, comme
l’écrit Claude Hagège [1987], « la variation l’incommode : celle des modes de
dire, qui déjà fait obstacle aux parcours de l’argent, et aussi celle des modes
de penser ». Cet appel à l’« assassinat linguistique » révulse un Charles Nodier,
qui réplique en ces termes : « C’est au nom de la civilisation qu’on insiste aujour-
d’hui sur l’entière destruction des patois. Détruire le bas-breton, dites-vous ? Et de
quels moyens se servirait-on pour y parvenir ? Sait-on seulement ce qu’est une
langue et quelles profondes racines elle a dans le génie d’un peuple et quelles tou-
chantes harmonies elle a dans ses sentiments ? Quand on est venu à de pareilles
théories, il faut avoir au moins l’affreux courage d’en adopter les conséquences.
Il faut anéantir les villages avec le feu : il faut exterminer les habitants avec le fer »
[Hagège, 1987]. Nous avons là, résumés en quelques mots, tous les arguments qui
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parlers n’étaient pas des langues et dont les peuples étaient plus proches de l’ani-
malité que de l’humanité. Toutes les conditions étaient donc réunies pour l’appli-
cation sans état d’âme de cette politique. On distribua les rôles : les militaires
se chargeaient de la « pacification » des territoires conquis, et l’administration et
l’école de la diffusion et de l’expansion du français. La politique coloniale française
en matière d’éducation et d’administration, comme l’a écrit Pierre Alexandre, est
facile à définir : « C’est celle de François 1er, de Richelieu, de Robespierre et de
Jules Ferry. Une seule langue est enseignée dans les écoles, admise dans les tribu-
naux, utilisée dans l’administration : le français tel que défini par les avis de
l’Académie et les décrets du ministre de l’Instruction. Toutes les autres langues
ne sont que folklore, tutu panpan, obscurantisme, biniou et bourrée ; et ferments
de désintégration de la République. » Un petit bémol tout de même à ce qu’écrit
Pierre Alexandre, au demeurant fort exact, ce n’est pas le français de l’Académie
qui est enseigné (même si la référence à cette variété a hanté et hante encore l’esprit
de bien de francophones), dès le début, dans les colonies, mais un français adapté
car, pour arriver à se faire comprendre rapidement des Noirs, comme l’écrit un
auteur anonyme : « Il faut [...] couler sa pensée dans le moule très simple de la
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d’une conférence prononcée en 1884, Jean Jaurès, parlant du rôle de ce nouvel ins-
trument de diffusion du français, disait : « L’Alliance a bien raison de songer avant
tout à la diffusion de notre langue : nos colonies ne seront françaises d’intelligence
et de cœur que quand elles comprendront un peu le français [...]. Pour la France [...]
la langue est l’instrument nécessaire de la colonisation » [Barko, 2000, p. 94].
C’est ainsi que, durant toute la colonisation de la Côte-d’Ivoire, le français est
imposé comme langue officielle de l’administration coloniale. Il est imposé dans
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La Côte-d’Ivoire, comme la plupart des pays africains qui ont accédé à l’indé-
pendance dans les années 1960, a choisi le français comme langue officielle sans
apparemment se poser de question, sans débat et sans état d’âme. La raison en est
que pendant la lutte pour cette indépendance « la question linguistique n’a jamais
été au centre des préoccupations des élites » [Kouadio, 2001]. En effet, la lutte du
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breton, l’alsacien ou le normand. Il n’est pas question d’ignorer ou de tuer les patois
régionaux, au contraire, chaque région conservera ou déterminera les langues
locales qui devront constituer le fonds de son folklore » [Coulibaly, 1988]. Tous les
arguments profrançais et par conséquent antilangues nationales africaines sont
résumés dans cet extrait : toute référence aux langues du terroir (qualifiées d’ailleurs
de patois) est une spéculation d’intellectuels ultranationalistes irréalistes. Le
nombre de ces parlers et le développement des sciences militent contre leur prise
combat pour l’émancipation des peuples africains ! Ainsi donc, les élites ivoi-
riennes avaient intériorisé cette idée que l’instruction dans les langues locales
n’était pas signe de progrès et d’émancipation, mais plutôt un stigmate de régres-
sion humaine et sociale. Le sens de leur lutte était l’émancipation politique et
sociale, et l’outil d’expression de cette émancipation était le français. Comme on
le voit, à l’aube de l’indépendance du pays, le terrain était prêt pour un enracine-
ment définitif et productif de la langue française en terre ivoirienne.
2. Selon une remarque de A. B. Boutin [2002], c’est seulement en 1992 que la Constitution
française proclame que le français est la langue de la République. Peut-être que, jusque-là, les
choses allaient de soi ; les données ethno-communautaires de la France d’aujourd’hui font
qu’elles ne vont plus de soi.
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l’enseignement a été votée en août 1977. Elle prévoyait les conditions pour l’intro-
duction de ces langues dans l’enseignement et donnait mission expresse à l’Institut
de linguistique appliquée (ILA) de l’université de Cocody-Abidjan d’en étudier la
faisabilité.
Cette loi n’a jamais été promulguée et les nombreuses recherches et expériences
de préscolarisation et d’alphabétisation menées par l’ILA sont restées quasi sans
application. Autant dire que rien n’a changé, même avec la nouvelle Constitution,
a sans doute été l’un des facteurs d’unité qui ont favorisé l’aboutissement heureux
et si rapide de construction nationale dont Son Excellence Félix Houphouët-Boigny
avait fait un des premiers thèmes de son action. Le français, librement accepté par
nous, a été un facteur de cohésion à l’intérieur de la Côte-d’Ivoire où il a favorisé le
regroupement de nos quelque cent ethnies » [Leclerc, 2002 cité par Kube, 2005].
La première fonction assignée au français, c’est donc celle de la consolidation
de l’unité de la nation sur le modèle de ce qu’a été son rôle en France. Cette fonc-
tion est-elle toujours d’actualité au regard de la situation qui prévaut en Côte-
d’Ivoire aujourd’hui ? Le pays a été coupé en deux pendant quatre ans et, derrière
cette guerre, des revendications d’ordre communautariste et surtout nationaliste se
sont fait jour. La France, ex-puissance colonisatrice, est violemment contestée par
une partie importante de la population ivoirienne. Pendant ce temps, quel est le
sort réservé à la langue française ? Jusqu’à ce jour aucun des discours enflammés
entendus sur les bords de la lagune Ébrié n’a mis en cause, explicitement, le statut du
français. Bien au contraire, c’est en français que toute cette contestation s’exprime et
les journaux qui ont fleuri à la faveur de ces malheureux événements continuent
de s’écrire en français ! L’idée que les Ivoiriens se font de la francophonie, d’une
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partir de la grille d’analyse des situations linguistiques mise au point par Robert
Chaudenson [1991]. Cette grille permet, pour la situation particulière de chaque
pays, d’établir ce que Chaudenson appelle le « status » (qui renvoie au statut et à
la fonction de la langue) et le « corpus » (qui comprend le mode et la condition
d’appropriation et d’usage de la compétence linguistique). Sans vouloir être exhaus-
tif 3, on peut retenir les points suivants concernant le « status » de la Côte-d’Ivoire :
– officialité (12/12) : le français est la seule langue officielle de la Côte-
d’Ivoire et cela est inscrit dans la Constitution ;
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Le français tel qu’il est pratiqué en Côte-d’Ivoire se particularise à tel point qu’on
peut dire qu’il devient, dans une certaine mesure, une variété autonome par rapport
au français central servant de norme de référence. Sans entrer, pour le moment,
dans les discussions sur les critères définitoires d’une norme endogène opposée à
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une norme exogène, nous dirons que cette autonomie avérée ou supposée est appré-
hendée souvent en termes de rupture d’avec ce qu’on pourrait appeler, faute de
mieux, « le français standard commun aux gens se réclamant de la francophonie,
qu’ils soient du Nord ou du Sud ». Mais, s’agissant de la Côte-d’Ivoire, peut-on
parler d’une seule variété de français ? En effet, en Côte-d’Ivoire comme certaine-
ment dans beaucoup d’autres pays de l’espace francophone, plusieurs variétés de
français coexistent, se concurrençant souvent, s’interpénétrant parfois, correspon-
dant toujours à des besoins et des situations de communication spécifiques. Nous
d’Ivoire, situation qui a une incidence sur la pratique du français dans ce pays.
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Le français de Côte-d’Ivoire
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Ce qui frappe, semble-t-il, le francophone non ivoirien qui entend parler pour
la première fois des Ivoiriens, c’est la mélodie imprimée à la phrase et ce, toutes
ethnies confondues. Cette mélodie fait fi des groupes rythmiques dans l’énoncé
pour faire correspondre le mot phonique au mot graphique. Elle est caractérisée
par une succession de syllabes hautes et de syllabes basses, comme une descente
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Le phénomène nouchi
Le nouchi est un argot né au début des années 1980. Il a été créé par les jeunes
déscolarisés qui ont quitté l’école avec une connaissance plus ou moins suffi-
sante du français. Né dans la rue, ce parler est devenu le code de ralliement d’une
majorité des jeunes Ivoiriens : élèves, lycéens, étudiants, jeunes de la rue, jeunes
délinquants. Seuls les jeunes ruraux analphabètes échappent à la vague nouchi.
Aujourd’hui, par exemple, plus de la moitié des chanteurs de variétés ivoiriennes
chantent en nouchi. Pourquoi les jeunes parlent-ils le nouchi ? Dans une enquête
réalisée en milieu scolaire et universitaire, les réponses suivantes ont été enregis-
trées [Ahua, 1996] :
– pour communiquer facilement : 36 %,
– sous l’influence de l’entourage : 15 %,
– pour s’identifier : 14 %,
– pour le plaisir et pour suivre la mode : 12 %,
– pour la constitution d’une langue secrète des jeunes : 11 %,
– par contrainte : 8 % 5,
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5. Cette contrainte est expliquée ainsi par un jeune de l’enquête : « J’utilise cette façon de
parler entre amis parce que lorsqu’on parle français standard, on pense que vous vous croyez
supérieur. »
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mais également le français standard enseigné à l’école. C’est ce qui apparaît dans
les réponses données par les élèves à la question : « Où parlez-vous le nouchi ? » :
– au dehors (dans la rue) : 99 %,
– à la maison : 82 %,
– dans la cour de l’école : 64 %,
– en classe : 33 % [Ahua, 1996].
L’omniprésence du nouchi dans l’enceinte de l’école, comme d’ailleurs celle
du français populaire, inquiète les enseignants puisque de plus en plus de copies
d’élèves sont « émaillées » de mots nouchi, comme le fait remarquer cet ensei-
gnant d’un établissement secondaire cité par Ahua [1996] : « Les termes argo-
tiques sont souvent utilisés dans les compositions françaises, même à l’examen du
baccalauréat. » On a relevé dans des copies d’élèves des expressions comme :
« C’était une belle maison avec de digba fenêtres » (de grandes fenêtres), ou « y a
pas drap » pour dire « il n’y a pas de problème ». Au cours d’un exposé sur le
thème de la jeunesse présenté par un élève en classe, ce dernier n’a pas hésité
à prononcer cette phrase : « Vous voyez, maintenant, les jeunes aiment vibrer
(s’amuser) dans les maquis 6, ils aiment trop bingouler (sortir) les samedis soirs au
lieu de doser (travailler), alors qu’avant un jeune ne faisait pas ça, il accompagnait
Conclusion
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différentes variétés) ;
b) le facteur économique : le relatif essor que la Côte-d’Ivoire a connu depuis
son indépendance a favorisé une forte immigration externe et une migration
interne vers les grandes villes. Ces nouveaux arrivants, analphabètes ou non, sont
devenus des locuteurs du français par nécessité ;
c) l’ivoirisation de l’école : le développement rapide de l’école ivoirienne s’est
accompagné de l’ivoirisation des programmes et surtout du personnel. Aujour-
d’hui, le personnel enseignant est ivoirien à 100 % dans le primaire, 99 % dans le
secondaire et le supérieur. En 1972, le personnel enseignant expatrié représentait
68 % dans le secondaire et dans le supérieur, contre 11,2 % d’Ivoiriens et 20 %
d’Africains. On peut penser que cette présence massive de coopérants français
dans le système éducatif exerçait une pression normative sur la manière de parler
cette langue en Côte-d’Ivoire. Aujourd’hui, la pression est quasi nulle. Un autre
fait mérite d’être signalé. Jusqu’au début des années 1980, ce qu’on peut appeler
l’élite ivoirienne faisait tout ou partie de ses études en France ou dans un pays de
souche francophone, ou du moins y séjournait à des titres divers : stages, missions,
etc. Avec la création des universités ivoiriennes et des grandes écoles, il est pos-
sible de faire ses études sans sortir de la Côte-d’Ivoire. Il y a ainsi de moins en
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Bibliographie
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