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LE FRANÇAIS : LANGUE COLONIALE OU LANGUE IVOIRIENNE ?

Jérémie Kouadio N’Guessan

La Découverte | « Hérodote »

2007/3 n° 126 | pages 69 à 85


ISSN 0338-487X
ISBN 9782707152756
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Jérémie Kouadio N’Guessan, « Le français : langue coloniale ou langue ivoirienne ? »,
Hérodote 2007/3 (n° 126), p. 69-85.
DOI 10.3917/her.126.0069
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Le français : langue coloniale


ou langue ivoirienne ?

Jérémie Kouadio N’Guessan*

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Dans ce titre en forme de question alternative, l’adjectif « coloniale » fait


problème. Se rapporte-t-il à la situation actuelle (donc en synchronie) de la Côte-
d’Ivoire ? Il est évident qu’une telle assertion serait hors de propos et pour le
moins anachronique car, depuis un certain 7 août 1960, la Côte-d’Ivoire a formel-
lement quitté le joug colonial pour revêtir les attributs d’un pays indépendant et,
si le français y est maintenu comme unique langue officielle, c’est par la seule
volonté des autorités politiques ivoiriennes. Faut-il plutôt voir derrière « coloniale »
le processus historique d’implantation de cette langue dans le pays ? Là aussi, dire
que la présence du français en terre ivoirienne est le résultat de la colonisation
relève d’une aveuglante évidence. Il s’agit en réalité, et c’est ainsi qu’il faut
comprendre la problématique qui sous-tend ce titre, d’expliquer le parcours suivi
par la langue française qui, de son statut de langue coloniale-impériale, donc langue
d’oppression et d’aliénation, est passée à celui de langue véhiculaire partagée ser-
vant de surcroît de référence nationalitaire à des populations alloglottes et ressor-
tissant d’autres cultures. Notre réflexion portera donc sur ce procès historique
Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

de l’implantation du français en terre ivoirienne. Ce faisant nous serons naturelle-


ment conduits à évoquer d’abord l’aventure de cette langue en France même, ainsi
que les idéologies qui l’ont nourrie, idéologies politiques et linguistiques, ces
idéologies qui ont servi de justification à l’expansion coloniale et qui se prolongent
encore à l’ère postcoloniale. Nous parlerons ensuite des procès d’appropriation et
des représentations du français par les Ivoiriens, autant de facteurs dont les effets
conjugués ont donné naissance au français de Côte-d’Ivoire aux caractéristiques
si spécifiques.

* Professeur à université de Cocody-Abidjan.

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HÉRODOTE

Le français, instrument de domination culturelle en France métropolitaine

L’histoire de la langue française en Afrique noire en général et en Côte-


d’Ivoire en particulier est une suite logique ou une copie presque conforme de ce
qu’elle a été en France même où la promotion du français a donné l’exemple
d’une unification linguistique fondée sur la « péjoration » des autres langues et
parlers, la violence et l’expulsion autoritaires des diversités culturelles. Il ne s’agit

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pas de retracer ici l’histoire de la langue française en France, il suffit de rappeler
un court passage du fameux rapport sur le français que l’abbé Grégoire présenta le
20 juillet 1793 devant la Convention et qui, de notre point de vue, est un condensé
de la doctrine linguistique de l’État français. « Il faut qu’on examine, écrivait-il, la
nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue
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française » car, ajoutait-il, « dans l’étendue de toute la nation, tant de jargons sont
autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce ». Tout est dit dans
cet extrait : on doit d’autorité faire table rase de tout ce foisonnement linguistique
et culturel au profit du français, seul à même de faire prospérer le commerce et
l’argent.
En fait, l’unité de la langue intéresse le pouvoir d’État. A contrario, comme
l’écrit Claude Hagège [1987], « la variation l’incommode : celle des modes de
dire, qui déjà fait obstacle aux parcours de l’argent, et aussi celle des modes
de penser ». Cet appel à l’« assassinat linguistique » révulse un Charles Nodier,
qui réplique en ces termes : « C’est au nom de la civilisation qu’on insiste aujour-
d’hui sur l’entière destruction des patois. Détruire le bas-breton, dites-vous ? Et de
quels moyens se servirait-on pour y parvenir ? Sait-on seulement ce qu’est une
langue et quelles profondes racines elle a dans le génie d’un peuple et quelles tou-
chantes harmonies elle a dans ses sentiments ? Quand on est venu à de pareilles
théories, il faut avoir au moins l’affreux courage d’en adopter les conséquences.
Il faut anéantir les villages avec le feu : il faut exterminer les habitants avec le fer »
[Hagège, 1987]. Nous avons là, résumés en quelques mots, tous les arguments qui

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vont alimenter pendant la période coloniale et postcoloniale le débat sur la place
du français en Afrique noire et ses rapports avec les langues nationales africaines.
Dans cette polémique, faut-il le rappeler, c’est le point de vue de l’abbé Grégoire
qui prévalut, comme en témoigne l’aventure du français en France et dans les
colonies. L’unité et la cohésion de la nation, mais aussi la libre circulation des biens,
ne sauraient s’accommoder du multilinguisme. Il faut donc instaurer de force
l’unité linguistique de la nation.

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La politique linguistique française dans les colonies

C’est au nom de l’unité de la nation que le pouvoir politique en France, depuis


François Ier, a imposé un seul idiome, le francien, parlé dans l’Île-de-France, qui
va finir par triompher des autres dialectes pour donner le français. C’est au nom
de la même unité nationale que le français est devenu langue officielle et langue de
développement dans les pays d’Afrique dite francophone dont la Côte-d’Ivoire.

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Mais comment en est-on arrivé là ? Cette politique linguistique, déjà éprouvée en
France, allait trouver son champ d’application immédiate dans les colonies dont
les situations linguistiques ressemblaient quelque peu à celle de la France d’alors,
mais marquaient quand même, aux yeux des agents coloniaux, d’énormes diffé-
rences avec celle-là. Il s’agissait de territoires multilingues certes, mais dont les
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parlers n’étaient pas des langues et dont les peuples étaient plus proches de l’ani-
malité que de l’humanité. Toutes les conditions étaient donc réunies pour l’appli-
cation sans état d’âme de cette politique. On distribua les rôles : les militaires
se chargeaient de la « pacification » des territoires conquis, et l’administration et
l’école de la diffusion et de l’expansion du français. La politique coloniale française
en matière d’éducation et d’administration, comme l’a écrit Pierre Alexandre, est
facile à définir : « C’est celle de François 1er, de Richelieu, de Robespierre et de
Jules Ferry. Une seule langue est enseignée dans les écoles, admise dans les tribu-
naux, utilisée dans l’administration : le français tel que défini par les avis de
l’Académie et les décrets du ministre de l’Instruction. Toutes les autres langues
ne sont que folklore, tutu panpan, obscurantisme, biniou et bourrée ; et ferments
de désintégration de la République. » Un petit bémol tout de même à ce qu’écrit
Pierre Alexandre, au demeurant fort exact, ce n’est pas le français de l’Académie
qui est enseigné (même si la référence à cette variété a hanté et hante encore l’esprit
de bien de francophones), dès le début, dans les colonies, mais un français adapté
car, pour arriver à se faire comprendre rapidement des Noirs, comme l’écrit un
auteur anonyme : « Il faut [...] couler sa pensée dans le moule très simple de la
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phrase primitive : sujet verbe attribut. » Et Maurice Delafosse de renchérir : « Il faut


évidemment n’employer que les formes les plus simples des mots, mais surtout il
faut n’employer que les mots que les Noirs peuvent comprendre » [Delafosse,
1904, t. III, p. 264, cité par Boutin, 2002, p. 32]. La remarque de Delafosse, qui fut
administrateur de la colonie de Côte-d’Ivoire, préfigure peut-être la naissance
quelques années plus tard du petit-nègre et autres français d’Abidjan ou français
de Moussa en Côte-d’Ivoire. Mais le fait le plus important, c’est que, dès le
départ, il s’établit un lien entre la promotion du français et l’expansion coloniale.
C’est par exemple pour répondre à ce besoin d’expansion qu’est créée, en 1883,
l’Alliance française dont l’objectif premier était (est encore) le rayonnement de
la langue française dans les colonies et, accessoirement, à l’étranger. Ainsi, lors
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d’une conférence prononcée en 1884, Jean Jaurès, parlant du rôle de ce nouvel ins-
trument de diffusion du français, disait : « L’Alliance a bien raison de songer avant
tout à la diffusion de notre langue : nos colonies ne seront françaises d’intelligence
et de cœur que quand elles comprendront un peu le français [...]. Pour la France [...]
la langue est l’instrument nécessaire de la colonisation » [Barko, 2000, p. 94].
C’est ainsi que, durant toute la colonisation de la Côte-d’Ivoire, le français est
imposé comme langue officielle de l’administration coloniale. Il est imposé dans

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toute communication, même sous sa forme rudimentaire, comme partout en Afrique
occidentale française (AOF) et en Afrique équatoriale française (AEF). Comme
partout dans toutes les colonies, les langues endogènes sont pratiquement ignorées
car l’appréciation de la culture de l’Autre ne devait, en aucun cas, entrer en ligne
de compte. Il ne faut pas perdre de vue que la colonisation est partie intégrante de
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la mission civilisatrice de la France. C’est ce qui ressort de la préface que le


maréchal Lyautey, alors résident général de France au Maroc, écrit à l’Atlas colo-
nial français en 1929 : « La colonisation, telle que nous l’avons toujours comprise,
n’est que la plus haute expression de la civilisation. À des peuples arriérés ou
demeurés à l’écart des évolutions modernes, ignorant parfois les formes du bien-
être le plus élémentaire, nous apportons le progrès, l’hygiène, la culture morale et
intellectuelle, nous les aidons à s’élever sur l’échelle de l’humanité. Cette mission
civilisatrice, nous l’avons toujours remplie à l’avant-garde de toutes les nations et
elle est un de nos plus beaux titres de gloire » [cité par Boutin, 2002, p. 29]. Offrir
au monde le français, et avec le français la culture qu’il véhicule, est donc perçu
à la fois comme un devoir patriotique et une obligation morale.
De cette période vont émerger et se fortifier quelques idées-forces qui vont
non seulement résister aux bourrasques des luttes anticoloniales, mais même
s’épanouir, si j’ose le dire ainsi, sous les soleils des indépendances. C’est en pre-
mier lieu l’idée qu’une nation est nécessairement unilingue ; deuxième idée : l’accès
à la technologie, aux sciences et à la culture passe nécessairement par une langue
européenne, en l’occurrence ici le français ; troisième idée : l’école et l’adminis-

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tration respectivement lieu d’apprentissage et lieu d’exercice de la modernité ne
peuvent utiliser que le français : sans le français point d’école ni d’administra-
tion ; quatrième idée, fort controversée et sujette à polémique, qu’il vaut souvent
mieux laisser dans le non-dit et l’implicite, c’est celle d’une supériorité de la
culture européenne, voire française, sur les cultures africaines. Ces idées, héritées
de la colonisation, ont laissé des traces et des séquelles durables en Afrique et
ailleurs. Pour ce qui est de la Côte-d’Ivoire, ce sont ces idées, ajoutées à d’autres
que nous évoquerons par la suite, qui ont favorisé l’extraordinaire développement
du français.

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Les élites ivoiriennes et la question linguistique avant l’indépendance

La Côte-d’Ivoire, comme la plupart des pays africains qui ont accédé à l’indé-
pendance dans les années 1960, a choisi le français comme langue officielle sans
apparemment se poser de question, sans débat et sans état d’âme. La raison en est
que pendant la lutte pour cette indépendance « la question linguistique n’a jamais
été au centre des préoccupations des élites » [Kouadio, 2001]. En effet, la lutte du

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Parti démocratique de Côte-d’Ivoire rattaché au Rassemblement démocratique
africain (PDCI-RDA) était prioritairement politique, menée par des élites dont la
revendication principale était de mettre un terme à la domination politique d’abord
et, secondairement, économique des colons pour les remplacer par ces mêmes élites.
Et j’ajoutais plus loin dans mon livre que dans aucun discours de Félix Houphouët-
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Boigny, leader incontesté de ces élites, n’affleurait la moindre idée de remise en


cause de la culture française, encore moins du français. À preuve, lorsque Félix
Houphouët-Boigny parle de culture, c’est toujours dans des termes relativement
vagues où tout le monde trouve son compte. Par exemple dans une circulaire du
PDCI-RDA datée de février 1947, on pouvait lire : « Nous croyons les uns et les
autres à la valeur de la civilisation négro-africaine et nous tenons à présenter
les apports qu’elle est susceptible de faire à la civilisation humaine » [Loucou, 1996].
Il convient de préciser que « le Vieux 1 » avait un rapport à la culture et à la
langue françaises moins passionnel qu’un Senghor par exemple. En bon pragma-
tique, sa francophonie à lui était d’essence politique et utilitaire. La seule réfé-
rence aux questions linguistiques que j’ai trouvée dans les documents du RDA est
un passage du rapport présenté par Ouezzin Coulibaly, alors secrétaire politique
du RDA, au troisième Congrès interterritorial de ce mouvement à Bamako du
25 au 30 septembre 1957. Dans ce rapport intitulé Éducation et Jeunesse, Ouezzin
Coulibaly (surnommé « le Lion du RDA » pour son appartenance à ce qui était l’aile
dure de ce parti) expose la pensée du RDA sur les problèmes de la jeunesse afri-
caine qui à l’époque, disait-il, était illettrée à 80 %. Abordant la question de la
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langue d’instruction, il écrit : « Je me refuse à soulever ici certaines considérations


ultranationalistes qui, vingt ans en retard, posent encore le problème des langues
vernaculaires. Si l’on considère que ceux qui sont préoccupés de cette forme ver-
bale de communication ne sont presque tous que des intellectuels, on se rend
compte à quel point cette spéculation est d’ordre plutôt sentimental qu’utilitaire.
Le développement des sciences, les noms techniques qui envahissent la vie cou-
rante, la multiplicité de nos idiomes (250 en AOF), tout nous pousse à choisir la
langue conquérante que la France a imposée. C’est la langue de la Gaule et non le

1. Terme de respect par lequel les Ivoiriens désignaient le président Houphouët-Boigny.

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breton, l’alsacien ou le normand. Il n’est pas question d’ignorer ou de tuer les patois
régionaux, au contraire, chaque région conservera ou déterminera les langues
locales qui devront constituer le fonds de son folklore » [Coulibaly, 1988]. Tous les
arguments profrançais et par conséquent antilangues nationales africaines sont
résumés dans cet extrait : toute référence aux langues du terroir (qualifiées d’ailleurs
de patois) est une spéculation d’intellectuels ultranationalistes irréalistes. Le
nombre de ces parlers et le développement des sciences militent contre leur prise

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en compte dans la vie moderne ; l’expression « langue de la Gaule » prolonge et
amplifie la fonction mythique, voire mystique, dont la colonisation chargeait la
langue française.
Mais la chose la plus remarquable, c’est que ces phrases ne sont pas celles
d’un colonialiste invétéré, mais celles du secrétaire politique du RDA, en plein
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combat pour l’émancipation des peuples africains ! Ainsi donc, les élites ivoi-
riennes avaient intériorisé cette idée que l’instruction dans les langues locales
n’était pas signe de progrès et d’émancipation, mais plutôt un stigmate de régres-
sion humaine et sociale. Le sens de leur lutte était l’émancipation politique et
sociale, et l’outil d’expression de cette émancipation était le français. Comme on
le voit, à l’aube de l’indépendance du pays, le terrain était prêt pour un enracine-
ment définitif et productif de la langue française en terre ivoirienne.

Le français en Côte-d’Ivoire : contextes politiques


et procès d’appropriation

La Côte-d’Ivoire accède à l’indépendance le 7 août 1960 et la toute nouvelle


Constitution du jeune État proclame en son article premier : « La langue 2 officielle
est le français. » La Constitution comportait soixante-seize articles ; le fait que la
loi fondamentale du jeune État s’ouvre sur cette proclamation en faveur du fran-
çais montre toute la valeur symbolique attachée à cette langue. La dernière

Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.


Constitution votée en 2000 maintient la même proclamation, mais en son
article 29 alinéa 5, l’alinéa 6 de ce même article 29 portant pour la première fois
une référence aux langues nationales. Il est ainsi libellé : « La loi fixe les condi-
tions de promotion et de développement des langues nationales. » Sur le chapitre
des langues nationales ivoiriennes, il faut rappeler qu’une loi portant réforme de

2. Selon une remarque de A. B. Boutin [2002], c’est seulement en 1992 que la Constitution
française proclame que le français est la langue de la République. Peut-être que, jusque-là, les
choses allaient de soi ; les données ethno-communautaires de la France d’aujourd’hui font
qu’elles ne vont plus de soi.

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l’enseignement a été votée en août 1977. Elle prévoyait les conditions pour l’intro-
duction de ces langues dans l’enseignement et donnait mission expresse à l’Institut
de linguistique appliquée (ILA) de l’université de Cocody-Abidjan d’en étudier la
faisabilité.
Cette loi n’a jamais été promulguée et les nombreuses recherches et expériences
de préscolarisation et d’alphabétisation menées par l’ILA sont restées quasi sans
application. Autant dire que rien n’a changé, même avec la nouvelle Constitution,

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et que nous sommes dans la continuité des idées développées depuis 1890. Les
mêmes arguments sont repris en toute occasion par les dirigeants du pays. Devant
les Nations unies, le président de l’Assemblée nationale ivoirienne justifiait ainsi
le choix du français comme langue officielle : « Je dois à la vérité qu’en ce qui
concerne mon pays, l’adoption du français par l’article premier de la Constitution
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a sans doute été l’un des facteurs d’unité qui ont favorisé l’aboutissement heureux
et si rapide de construction nationale dont Son Excellence Félix Houphouët-Boigny
avait fait un des premiers thèmes de son action. Le français, librement accepté par
nous, a été un facteur de cohésion à l’intérieur de la Côte-d’Ivoire où il a favorisé le
regroupement de nos quelque cent ethnies » [Leclerc, 2002 cité par Kube, 2005].
La première fonction assignée au français, c’est donc celle de la consolidation
de l’unité de la nation sur le modèle de ce qu’a été son rôle en France. Cette fonc-
tion est-elle toujours d’actualité au regard de la situation qui prévaut en Côte-
d’Ivoire aujourd’hui ? Le pays a été coupé en deux pendant quatre ans et, derrière
cette guerre, des revendications d’ordre communautariste et surtout nationaliste se
sont fait jour. La France, ex-puissance colonisatrice, est violemment contestée par
une partie importante de la population ivoirienne. Pendant ce temps, quel est le
sort réservé à la langue française ? Jusqu’à ce jour aucun des discours enflammés
entendus sur les bords de la lagune Ébrié n’a mis en cause, explicitement, le statut du
français. Bien au contraire, c’est en français que toute cette contestation s’exprime et
les journaux qui ont fleuri à la faveur de ces malheureux événements continuent
de s’écrire en français ! L’idée que les Ivoiriens se font de la francophonie, d’une
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manière générale, reste floue et ambiguë. Si on ne trouve pas dans la population


ivoirienne des gens franchement hostiles à cette idée, ses partisans déclarés ne
font pas non plus preuve d’un enthousiasme débordant. Le rapport des Ivoiriens
au français, donc à la francophonie, est plutôt pragmatique et utilitaire. C’est que
très tôt les autorités ivoiriennes ont établi un lien entre concept de développement
économique et langue française. Le français permet l’ouverture sur le monde.
C’est ainsi que le ministre de la Culture Jules Hié Néa a pu dire que, la Côte-
d’Ivoire ayant choisi un développement ouvert sur le monde, « la nécessité d’utiliser
une langue internationale s’imposait par de telles considérations ».
Pour bien évaluer le poids du français dans la vie socioculturelle du pays,
reprenons ici, en les commentant, les résultats d’une enquête que j’ai effectuée à
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partir de la grille d’analyse des situations linguistiques mise au point par Robert
Chaudenson [1991]. Cette grille permet, pour la situation particulière de chaque
pays, d’établir ce que Chaudenson appelle le « status » (qui renvoie au statut et à
la fonction de la langue) et le « corpus » (qui comprend le mode et la condition
d’appropriation et d’usage de la compétence linguistique). Sans vouloir être exhaus-
tif 3, on peut retenir les points suivants concernant le « status » de la Côte-d’Ivoire :
– officialité (12/12) : le français est la seule langue officielle de la Côte-
d’Ivoire et cela est inscrit dans la Constitution ;

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– la justice (2/4) : tous les textes de lois et les textes administratifs sont en fran-
çais et le français est la langue des tribunaux. Savoir lire et écrire le français est
l’un des tout premiers critères pour le choix des jurés d’une cour d’assises. Mais
il peut arriver que l’on ait recours à des interprètes lorsque par exemple l’accusé
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ne parle pas le français, mais dans ce cas il s’agit d’interprètes occasionnels ;


– l’éducation (10/10) : le français est la seule langue usitée à tous les niveaux
de l’enseignement : il est matière et médium d’enseignement. Certes l’Institut de
linguistique appliquée (ILA) de l’université de Cocody-Abidjan a initié quelques
projets, à titre expérimental, en langues nationales et le ministre de l’Éducation
nationale conduit en ce moment un programme spécifique dénommé Programme
d’école intégrée (PEI) qui utilise dix langues nationales. Mais il s’agit d’un ensei-
gnement expérimental tout à fait marginal ;
– la religion (2/4) : ici, l’usage du français, bien que prépondérant, n’est pas
institutionnalisé. Certains cultes se passent en langues locales. Chez les musul-
mans dominent le dioula et l’arabe. Les chrétiens et assimilés utilisent à égalité
français et langues nationales ;
– la presse écrite (5/5) : la presse écrite est entièrement en français de même
que les œuvres littéraires. Les quelques textes disponibles en langues ivoiriennes
relèvent du domaine de la confidentialité et sont destinés à des publics de spécia-
listes très restreints ;
– la radio (3/5) : les deux stations de radio publique et la plupart des nouvelles
stations émettent à 95 % en français. Par exemple, sur un total hebdomadaire

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de 254 heures d’émissions cumulées, seules 26 heures sont consacrées à des émis-
sions en langues nationales, tout le reste est bien sûr en français ;
– la télévision (4/5) : il y a également deux chaînes qui diffusent 197 heures
d’émissions hebdomadaires dont 3 h 50 sont consacrées à la seule émission en
langue ivoirienne, Les Nouvelles du pays. On peut ajouter au nombre des chaînes
la chaîne cryptée Canal + Horizons qui diffuse 90 % de ses émissions en français.

3. Pour plus d’information sur la situation ivoirienne, on peut se reporter à l’ouvrage de


Robert CHAUDENSON, La Francophonie : représentations, réalités, perspectives, Didier Érudition,
Paris, 1991.

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LE FRANÇAIS : LANGUE COLONIALE OU LANGUE IVOIRIENNE ?

Il ressort de cette analyse que le français demeure la toute première langue


dans la vie socio-économique du pays. Certes, dans le secteur informel et sur les
marchés, il est concurrencé par des langues comme le dioula ou l’agni-baoulé.
Mais, même là, le français est présent. Dans ce secteur d’activité, animé principa-
lement par les analphabètes et les jeunes déscolarisés, le français populaire ivoi-
rien et le nouchi, l’argot des jeunes, demeurent les principales langues.
Pour ce qui est du « corpus », la situation est relativement contrastée entre le

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français et les langues ivoiriennes. On peut faire remarquer que, comme cela
se passe partout en Afrique, les langues ivoiriennes, surtout celles qui sont de
moindre importance, sont apprises dans le cadre familial. Cela est surtout vrai en
milieu rural, quand en particulier les deux parents sont de la même ethnie et qu’ils
parlent leur langue à leurs enfants. Mais, même dans ce cas, la langue des parents
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est utilisée concurremment avec le français.


Dans une ville comme Abidjan, le français vient largement en tête des langues
apprises comme première langue et il n’est concurrencé que par le dioula, mais
uniquement dans les quartiers à fort taux de population d’origine mandingue
comme Adjamé ou Abobo par exemple. À Abidjan et dans les centres urbains, les
enfants sont exposés très précocement aux différentes variétés du français. Ainsi,
ce que l’on appelle le « français de la rue » tend à devenir la première langue des
jeunes, déscolarisés ou non.
Jusqu’au début des années 1990, l’école restait le lieu privilégié de l’apprentis-
sage du français dans sa forme scolaire et académique, même si une proportion
non négligeable d’enfants apprennent le français avant leur entrée à l’école. Aujour-
d’hui l’école ne remplit plus tout à fait cette fonction et la rue a pris le relais. « Si
le nombre de personnes déclarant parler français est en constante augmentation, la
qualité générale de la langue officielle est déplorée par les intellectuels du pays, ce
qui ne touche guère les jeunes générations, persuadées que leur français ivoirien
est du français. Mais le français employé en Côte-d’Ivoire tend actuellement à
apparaître comme un système intralinguistique de parlers pour la plupart forte-
ment régionalisés, au point qu’assez souvent l’intercompréhension avec le reste
Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

de la francophonie est remise en question » [Lafage, 2003]. On assiste donc en


Côte-d’Ivoire à une forte vernacularisation du français dans le cas des jeunes,
mais également à sa relative autonomisation.

Procès d’ivoirisation du français

Le français tel qu’il est pratiqué en Côte-d’Ivoire se particularise à tel point qu’on
peut dire qu’il devient, dans une certaine mesure, une variété autonome par rapport
au français central servant de norme de référence. Sans entrer, pour le moment,
dans les discussions sur les critères définitoires d’une norme endogène opposée à
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HÉRODOTE

une norme exogène, nous dirons que cette autonomie avérée ou supposée est appré-
hendée souvent en termes de rupture d’avec ce qu’on pourrait appeler, faute de
mieux, « le français standard commun aux gens se réclamant de la francophonie,
qu’ils soient du Nord ou du Sud ». Mais, s’agissant de la Côte-d’Ivoire, peut-on
parler d’une seule variété de français ? En effet, en Côte-d’Ivoire comme certaine-
ment dans beaucoup d’autres pays de l’espace francophone, plusieurs variétés de
français coexistent, se concurrençant souvent, s’interpénétrant parfois, correspon-
dant toujours à des besoins et des situations de communication spécifiques. Nous

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admettons donc que la référence faite ici concerne la pratique globale du français
en Côte-d’Ivoire, pratique à laquelle les observateurs reconnaissent une certaine
spécificité. Et c’est cette spécificité supposée ou réelle que nous allons essayer de
décrire en commençant par la présentation de la situation linguistique de la Côte-
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d’Ivoire, situation qui a une incidence sur la pratique du français dans ce pays.

La situation linguistique de la Côte-d’Ivoire

Classée parmi les pays à forte hétérogénéité linguistique, la Côte-d’Ivoire


compte approximativement une soixantaine de langues dont aucune n’est vérita-
blement dominante, même si le dioula, variété véhiculaire du mandingue, y joue
un rôle très fonctionnalisé et à tendance nationale. N’empêche, le dioula, pour
l’instant en tout cas, n’a pas encore atteint le niveau de véhiculaire comme par
exemple le wolof au Sénégal, le sango en Centrafrique ou même le bambara au
Mali. La prudence que l’on observe généralement à propos du nombre exact de
langues parlées en Côte-d’Ivoire est dictée par : l’absence d’un inventaire exhaus-
tif de toutes les langues parlées et de leurs variantes dialectales ; la difficulté à
déterminer avec précision les locuteurs autochtones pour chaque langue ; l’igno-
rance où l’on se trouve du degré réel de bilinguisme et/ou de trilinguisme.
À ce propos, on peut signaler le fait que les mentions ethniques ont disparu des
derniers recensements de la population. Même si les recensements de populations ne
constituent pas a priori des données fiables du point de vue linguistique, ils demeu-

Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.


rent tout de même, lorsque l’appartenance ethnique des personnes est mentionnée,
des indications précieuses sur l’évolution démographique des différents groupes
ethniques et, par déduction et dans une certaine mesure, des différentes langues.
Donc, en l’état actuel de nos connaissances, il serait hasardeux de dire avec
précision combien de langues sont parlées dans ce pays. En revanche, il est admis
de tous que ces langues se répartissent en quatre branches issues de la famille lin-
guistique Niger-Congo (sur les quatre que compte l’Afrique) 4 : la branche gur,

4. Ces quatre familles sont : le Khoi-San, l’Afro-Asiatique, le Nihilo-Saharien et le Niger-


Congo.

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localisée au nord-est du pays et dont la langue dominante est le tyebara ; la


branche mande, ayant pour langue dominante le dioula, occupe le nord-ouest du
pays avec l’enclave de Kong ; la branche kru, dont le domaine géographique est
l’Ouest, a pour langue dominante le bété ; la branche kwa, localisée au Sud-Est, a
pour langue principale l’agni-baoulé. Malgré le dynamisme dont font preuve
certaines de ces langues (dioula et agni-baoulé par exemple), on constate qu’aucune
ne s’impose véritablement comme langue véhiculaire bénéficiant sociologique-

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ment et peut-être aussi psychologiquement d’un consensus national, que leur rôle
et leur fonction demeurent confinés dans les secteurs d’activité informels et non
modernes.
Cette place faite aux langues nationales découle en droite ligne du choix poli-
tique opéré dès l’accession du pays à l’indépendance et qui a fait du français la
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langue officielle du pays et, par voie de conséquence, la langue de l’administra-


tion, de l’enseignement, de la presse écrite et orale. De cette façon-là, parler fran-
çais devient une nécessité. C’est la seule voie d’une promotion sociale assurée. Ce
constat nous amène à parler plus en détail des différentes variétés de français de
Côte-d’Ivoire et de leurs principales caractéristiques.

Le français de Côte-d’Ivoire

Qu’entend-on par « français de Côte-d’Ivoire » ? Le français a toujours été


décrit dans ce pays sous forme d’un continuum qui va de la variété pidginisée
(communément appelée français populaire ivoirien, FPI) à la variété supérieure
(ou acrolectale) en passant par la variété moyenne (ou mésolectale) et le nouchi.
La variété acrolectale et la variété mésolectale se confondent de plus en plus, à tel
point que, d’une part, les traits qui les séparent sont moins nombreux que ceux qui
les rapprochent et que, d’autre part, le français populaire ivoirien est fortement
concurrencé (même s’il manifeste encore un certain dynamisme) par le nouchi à
travers la langue des bakroman, les chauffeurs de gbaka et les travailleurs du
secteur informel qui sont en majorité des jeunes. Ici j’emploie le terme de français
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de Côte-d’Ivoire (désormais FCI) pour désigner à la fois la variété acrolectale et


la variété mésolectale. Cette position est également celle du chercheur Y. Simard
[1994, p. 28] qui parle, lui, d’ivoirien cultivé (IC). Il le définit comme une variété,
certes fortement marquée par la norme académique, dont les formes « ont égale-
ment pour origine le FPI, la structure des vernaculaires africains de Côte-d’Ivoire
et le mode de conceptualisation propre à une civilisation de l’oralité ». Il existe
donc en Côte-d’Ivoire trois variétés de français : le français ivoirien (FCI), le fran-
çais populaire ivoirien (FPI) et le nouchi.

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Les caractéristiques du français de Côte-d’Ivoire

Ce qui frappe, semble-t-il, le francophone non ivoirien qui entend parler pour
la première fois des Ivoiriens, c’est la mélodie imprimée à la phrase et ce, toutes
ethnies confondues. Cette mélodie fait fi des groupes rythmiques dans l’énoncé
pour faire correspondre le mot phonique au mot graphique. Elle est caractérisée
par une succession de syllabes hautes et de syllabes basses, comme une descente

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en terrasse. Il s’agit là de l’influence directe des langues du substrat qui sont des
langues à tons. On peut supposer que ce trait ne soit pas propre au français ivoi-
rien et qu’il soit possible de le rencontrer chez d’autres populations africaines
francophones parlant des langues à tons. Mais, d’après des linguistes non africains
qui ont étudié ce phénomène [Simard, 1994 ; Lescutier, 1983], il semble plus marqué
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chez les Ivoiriens.

Les caractéristiques du français populaire ivoirien

D’une manière générale, la délimitation et la reconnaissance d’une langue


autonome obéissent à un certain nombre de critères, à savoir, entre autres : l’homogé-
néité de la communauté linguistique ; la représentativité d’un locuteur de cette
communauté ; l’existence d’une norme relativement indépendante des variations
des conditions de discours.
Le français populaire ivoirien, pour l’instant en tout cas, ne semble pas répondre
en totalité à ces critères. Hattiger [1983] a montré que l’origine ethnico-linguistique
des locuteurs du FPI est un facteur de différenciation idiolectale. L’impression que
nous-mêmes nous avons en écoutant des locuteurs du FPI est qu’il semble y avoir
autant de variétés du FPI qu’il y a de locuteurs, tant les variations phonétiques,
grammaticales et lexicales paraissent importantes d’un locuteur à l’autre. D’où le
qualificatif de continuum précréole que des auteurs comme Manessy et Simard

Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.


lui ont donné : « Il s’agit d’un continuum car ce parler se présente comme un
ensemble de variantes approximatives orientées vers une langue-cible, le français,
où à l’intérieur du discours d’un même locuteur peuvent se rencontrer des formes
qui vont de la pidginisation pure, c’est-à-dire les plus éloignées de la grammaire
du français central, à celles correspondant à cette grammaire, en passant par des
formes qui procèdent du processus de créolisation et des formes que nous quali-
fions de français avancé » [Simard, 1994]. Les exemples suivants illustrent ces
variations de formes qu’on trouve dans le français populaire :

(1) « Mainnant, yé suis là bien atuellement, au village » (Maintenant, je suis au


village et je suis bien).

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(2) « On arrose, on pompe, on fait tout avec la machine ça là » (Nous arrosons


les plantes, nous pompons l’eau, nous faisons tout avec cette machine).

L’extrait (1) peut être considéré comme illustratif de la forme pidginisée du


FPI. Peut-être que ce parler tendrait vers une certaine stabilisation. Quoi qu’il en
soit, nous pensons qu’il s’agit toujours d’un pidgin et que l’hypothèse de la créoli-
sation à terme est à rejeter compte tenu du fait que le français populaire n’a pas

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encore fait reculer, en tant que langues maternelles, les langues ivoiriennes.
D’ailleurs ce parler, en milieu jeune, est fortement concurrencé par une nouvelle
forme d’expression, un nouveau langage, un nouveau code, le nouchi.
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Le phénomène nouchi

Le nouchi est un argot né au début des années 1980. Il a été créé par les jeunes
déscolarisés qui ont quitté l’école avec une connaissance plus ou moins suffi-
sante du français. Né dans la rue, ce parler est devenu le code de ralliement d’une
majorité des jeunes Ivoiriens : élèves, lycéens, étudiants, jeunes de la rue, jeunes
délinquants. Seuls les jeunes ruraux analphabètes échappent à la vague nouchi.
Aujourd’hui, par exemple, plus de la moitié des chanteurs de variétés ivoiriennes
chantent en nouchi. Pourquoi les jeunes parlent-ils le nouchi ? Dans une enquête
réalisée en milieu scolaire et universitaire, les réponses suivantes ont été enregis-
trées [Ahua, 1996] :
– pour communiquer facilement : 36 %,
– sous l’influence de l’entourage : 15 %,
– pour s’identifier : 14 %,
– pour le plaisir et pour suivre la mode : 12 %,
– pour la constitution d’une langue secrète des jeunes : 11 %,
– par contrainte : 8 % 5,
Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

– en l’absence d’une langue ivoirienne officielle : 3 %.

36 % des enquêtés qui répondent qu’ils parlent le nouchi « pour communiquer


plus facilement » traduisent certainement un sentiment d’insécurité linguistique
de plus en plus prononcé chez les jeunes vis-à-vis du français standard.

5. Cette contrainte est expliquée ainsi par un jeune de l’enquête : « J’utilise cette façon de
parler entre amis parce que lorsqu’on parle français standard, on pense que vous vous croyez
supérieur. »

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Les caractéristiques du nouchi

Le nouchi n’a pas de syntaxe propre, il utilise la syntaxe du français standard ou


du français populaire ivoirien. Le vocabulaire du nouchi est très riche. Il emprunte
énormément aux langues ivoiriennes. Il utilise également d’autres procédés de
création, comme toutes les langues secrètes : changement de sens des mots et des
expressions français, mais aussi africains, troncation (poser > po, dépôt > dèp,
poitrine > poi), substitution de formes, dérivation. Les thèmes de prédilection sont

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la violence, la drogue, la prostitution, la police, l’argent, mais également les rela-
tions filles-garçons, la vie à l’école et à l’université, la nourriture, la manière d’être
ou de paraître (la frime) [Kouadio, 1990].
Le nouchi bien évidemment concurrence le français populaire chez les jeunes,
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mais également le français standard enseigné à l’école. C’est ce qui apparaît dans
les réponses données par les élèves à la question : « Où parlez-vous le nouchi ? » :
– au dehors (dans la rue) : 99 %,
– à la maison : 82 %,
– dans la cour de l’école : 64 %,
– en classe : 33 % [Ahua, 1996].
L’omniprésence du nouchi dans l’enceinte de l’école, comme d’ailleurs celle
du français populaire, inquiète les enseignants puisque de plus en plus de copies
d’élèves sont « émaillées » de mots nouchi, comme le fait remarquer cet ensei-
gnant d’un établissement secondaire cité par Ahua [1996] : « Les termes argo-
tiques sont souvent utilisés dans les compositions françaises, même à l’examen du
baccalauréat. » On a relevé dans des copies d’élèves des expressions comme :
« C’était une belle maison avec de digba fenêtres » (de grandes fenêtres), ou « y a
pas drap » pour dire « il n’y a pas de problème ». Au cours d’un exposé sur le
thème de la jeunesse présenté par un élève en classe, ce dernier n’a pas hésité
à prononcer cette phrase : « Vous voyez, maintenant, les jeunes aiment vibrer
(s’amuser) dans les maquis 6, ils aiment trop bingouler (sortir) les samedis soirs au
lieu de doser (travailler), alors qu’avant un jeune ne faisait pas ça, il accompagnait

Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.


toujours son vieux (son père) au champ » [Ahua, 1996].

Conclusion

Après l’analyse du statut et de la situation du français en Côte-d’Ivoire, une


première conclusion s’impose. Le français est désormais dans ce pays une langue
à la fois véhiculaire et vernaculaire. Son appropriation « décomplexée » en fait

6. Ce terme désigne un restaurant de type africain très développé en Côte-d’Ivoire et mainte-


nant dans la sous-région ouest-africaine.

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LE FRANÇAIS : LANGUE COLONIALE OU LANGUE IVOIRIENNE ?

une langue ivoirienne dont le poids politique, économique et socioculturel ne


souffre d’aucune contestation quels que soient les aléas politiques. La deuxième
conclusion, corollaire à la première, est qu’effectivement le français parlé dans
ce pays se particularise. Il comporte grosso modo trois variétés qui, pour nous,
recouvrent la variété parlée par l’élite ivoirienne et par les lettrés, le français popu-
laire ivoirien résultant d’une appropriation spontanée et sauvage du français, enfin
le nouchi qui prend de l’importance surtout en milieu scolaire. Cette situation est

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la conséquence d’au moins trois facteurs : l’un sociolinguistique, l’autre écono-
mique et le troisième que nous appellerons l’« ivoirisation de l’école » :
a) le facteur sociolinguistique : l’absence d’un véhiculaire ivoirien qui serve de
tampon entre le français et les langues nationales favorise l’évolution du français
sur le plan quantitatif (nombre des locuteurs) et sur le plan qualitatif (naissance de
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différentes variétés) ;
b) le facteur économique : le relatif essor que la Côte-d’Ivoire a connu depuis
son indépendance a favorisé une forte immigration externe et une migration
interne vers les grandes villes. Ces nouveaux arrivants, analphabètes ou non, sont
devenus des locuteurs du français par nécessité ;
c) l’ivoirisation de l’école : le développement rapide de l’école ivoirienne s’est
accompagné de l’ivoirisation des programmes et surtout du personnel. Aujour-
d’hui, le personnel enseignant est ivoirien à 100 % dans le primaire, 99 % dans le
secondaire et le supérieur. En 1972, le personnel enseignant expatrié représentait
68 % dans le secondaire et dans le supérieur, contre 11,2 % d’Ivoiriens et 20 %
d’Africains. On peut penser que cette présence massive de coopérants français
dans le système éducatif exerçait une pression normative sur la manière de parler
cette langue en Côte-d’Ivoire. Aujourd’hui, la pression est quasi nulle. Un autre
fait mérite d’être signalé. Jusqu’au début des années 1980, ce qu’on peut appeler
l’élite ivoirienne faisait tout ou partie de ses études en France ou dans un pays de
souche francophone, ou du moins y séjournait à des titres divers : stages, missions,
etc. Avec la création des universités ivoiriennes et des grandes écoles, il est pos-
sible de faire ses études sans sortir de la Côte-d’Ivoire. Il y a ainsi de moins en
Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

moins de possibilités pour la majorité des étudiants ivoiriens, de contact avec le


« français de France ». La variété régionale du français désormais s’autogénère,
d’où les questions lancinantes relatives à la norme de ce français par rapport au
français standard. La question est aujourd’hui de savoir si on doit continuer à
enseigner un français standard, hypernormé, mais qui, en dehors des livres et,
dans une certaine mesure, des membres de l’élite ivoirienne, n’est parlé nulle part,
ou au contraire choisir une solution médiane qui consisterait à adopter une variété
de cette langue qui tienne compte du vécu des Ivoiriens, qui les sécurise, mais qui,
en même temps, ne les éloigne pas trop du monde francophone. La question est
posée et c’est aux pédagogues, aux méthodologues, aux linguistes, aux ensei-
gnants et aux autorités politiques et administratives d’y répondre. En attendant on
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HÉRODOTE

peut conclure qu’il existe aujourd’hui suffisamment de preuves qui font de la


langue française une langue véritablement ivoirienne, cohabitant avec les langues
nationales dans une francophonie qui se veut désormais plurielle.

Bibliographie

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Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

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