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ACQUISITION DE LA PHONOLOGIE « DU » FRANÇAIS : DES

USAGES À LA STRUCTURE
Sophie Wauquier-Gravelines

Armand Colin | « Langue française »

2010/4 n°168 | pages 127 à 144


ISSN 0023-8368
ISBN 9782200926465
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Sophie Wauquier-Gravelines, « Acquisition de la phonologie « du » français : des
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usages à la structure », Langue française 2010/4 (n°168), p. 127-144.


DOI 10.3917/lf.168.0127
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Sophie Wauquier
Université Paris 8 & Laboratoire Structures Formelles du Langage (UMR 7023)

Acquisition de la phonologie « du » français : des


usages à la structure

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1. INTRODUCTION
La variété des productions observables chez les enfants entre un et quatre ans
interroge frontalement l’hypothèse qu’il existe un objet que l’on pourrait appeler
« le » français. L’existence d’une variété inter et intra-individuelle importante et
largement observée dans les productions des enfants montre en particulier que
l’acquisition de la phonologie comporte à l’évidence une dimension heuristique.
Les enfants ont-ils pour autant des usages correspondant à des grammaires « far-
felues » ou « rogue grammars » (Goad 2006) ou manifestent-ils de manière non
évidemment explicite pour l’auditeur adulte une logique systémique reflétant
l’accès progressif à un état « stabilisé » de la phonologie « du » français ? Les
questions qui se posent alors pour rendre compte de l’acquisition de la pho-
nologie « du » français chez les locuteurs de L1 peuvent se décliner en deux
points.
– Que reflètent les variations produites par les enfants pour une forme lexicale
donnée ? Reflètent-elles une variété formelle supposant une phonologisation
transitoire de formes erronées ou tronquées qui seront ensuite transformées ou
remplacées et témoignent-elles alors d’une grammaire évolutive, émergeant
progressivement ? Constituent-t-elles au contraire des variations de surface,
des essais qui ne seront jamais stockés dans le lexique et dont il ne restera
aucune trace quand la forme lexicale sera stabilisée ?
– Comment interpréter la variation dans une stratégie d’acquisition et quel
statut attribuer à toutes ces « versions » du français à un moment de l’acquisi-
tion ? S’agit-il de français et pourquoi observe-t-on autant d’approximations
variées ne correspondant à aucun usage adulte avant la production d’une
forme « normalisée » ?

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Le(s) français : formaliser la variation

Je tenterai ici de répondre à ces questions en rendant compte de l’acquisi-


tion en L1 d’un phénomène empirique très bien connu du français : la liaison.
L’observation détaillée de ses usages, notamment sur grands corpus, permet de
considérer qu’elle est, effectivement, l’objet phonologique variable par excellence
(§2). Après avoir présenté les patterns de fautes observés lors de l’acquisition
de la L1 (§3), je montrerai (§4) que l’on ne peut rendre compte des produc-
tions des enfants et des stratégies d’acquisition qu’elles permettent d’inférer
qu’à condition qu’on ait recours à une modélisation formalisée des contraintes
phonologiques (et en particulier les contraintes positionnelles) qui président
à la distribution des liaisons effectivement réalisées et non-réalisées dans l’in-
put entendu par l’enfant. Faute de quoi, on se condamne à considérer qu’ils
apprennent les liaisons au « cas par cas » comme s’il s’agissait d’une informa-
tion lexicale, et qu’ils le font sans établir de généralisation phonologique leur
permettant de venir à bout de « l’opacité » qu’illustre ce phénomène (Klein &
Carvalho 2010). Or les données empiriques contredisent très clairement cette

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hypothèse lexicale et plaident en faveur du recours à une représentation formelle
de la consonne de liaison (CL par la suite).

2. LA LIAISON, VARIATION ET USAGES


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La liaison est un phénomène de sandhi externe se produisant sur la frontière


gauche des catégories lexicales majeures en français et qui donne lieu à un double
phénomène. Quand deux voyelles sont en contact sur une frontière lexicale dans
un contexte mot 1+mot 2, une consonne (CL) peut apparaître, qui sera le plus
souvent – mais pas obligatoirement – resyllabée à l’attaque du second mot.
Les contextes d’occurrences de la liaison sont traditionnellement classés
depuis P. Delattre (1947) en trois catégories : liaisons obligatoires, facultatives et
interdites.

Tableau 1 : 3 catégories de liaison, à partir de la taxinomie de Delattre


Liaisons Liaisons
Liaisons facultatives
obligatoires interdites
Noms • Det + N /Adj • Npl + X • Nsg + X
Un [n] ami Les jeunes filles [z]? Le soldat // en
Deux [z] amis en fleur fête
Les filles [z]? émues Le soldat // ému
• Adj + N Les jardins [z]? ont Le soldat // est
Un grand [t] ami fleuri revenu

Verbes • Propers +Vbe • Aux + Vbe


Ils [z] ont Ils ont [t]? été
Je vais [z]? essayer
• Vbe + Propers • Vbe + X
Ont-[t] ils Il arrivait [t]? à
l’heure

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Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

Tableau 1 : (suite)
Mots invariables • Monosyll + X Polysyll + X Et + X
En [n] avion Pendant [t] ? une Et // alors
Très [z] en retard heure Et // avec lui
Trop [p] Toujours [z]? en
important retard
Extrêmement [t]?
important
Constructions figées et cas Tout-[t]-à-coup H « aspiré »
particuliers Les Etats-[z] Unis Des // héros
En // haut
Cent //
huitième fois

Mais les descriptions, catégorisations et analyses de la liaison ont longtemps


reposé sur quelques exemples canoniques fournis par la tradition orthoépique,
elle-même nourrie de données fragmentaires ainsi que sur le corpus de J. Ågren

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(1973). Or, les conditions non homogènes de recueil de toutes ces données les
rendent potentiellement discutables (Morin 1987). Mis en œuvre à partir de 2002,
le projet Phonologie du Français Contemporain (PFC par la suite) – (Durand et
al. 2003) – a permis le recueil systématique d’un vaste corpus, selon un proto-
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cole normalisé et établi conformément aux critères retenus dans les enquêtes
sociolinguistiques de terrain (Mallet 2008 ; Coquillon et al. 2009) et ayant pour
but la description et l’analyse des usages phonologiques observables en fran-
çais. Actuellement 750 locuteurs (750 heures de parole) ont été enregistrés en
France et en francophonie sur 70 points d’enquête dont 28 sont mis en ligne
sur le site du projet (www.projet-pfc.net). Ces données ont permis d’affiner la
connaissance à la fois qualitative et quantitative de la variation phonologique.
En ce qui concerne la liaison, plusieurs facteurs de variation ont été étudiés de
manière détaillée (Mallet 2008 ; Coquillon et al. 2009) et ont permis de revoir
cette catégorisation initiale.

2.1. Variation et contexte


J. Durand et C. Lyche (2008) ont, sur la base des premières analyses réalisées
sur dix points d’enquête tirés du vaste corpus PFC, affiné la description de
la variabilité des réalisations pour les contextes dits obligatoires, facultatifs
et interdits en observant les réalisations enchaînées et non enchaînées. Une
autre étude plus récente (Coquillon et al. 2009), qui a intégré les résultats d’un
plus grand nombre de points d’enquête ainsi que les observations et l’analyse
détaillée proposée par G. Mallet (2008), confirme ces tendances.
On retrouve l’existence des trois catégories majeures proposées par
P. Delattre, mais les données montrent aussi une relative variabilité (de 99
à 85 %) de réalisation pour quatre contextes envisagés comme obligatoires
(« déterminant+nom », « proclitique+X », « verbe+enclitique », expressions
figées) où, dans tous les cas, la liaison est réalisée avec enchaînement. On
constate que la distribution des fréquences de réalisation n’est pas forcément

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Le(s) français : formaliser la variation

rapportée à une structure syntaxique donnée. A. Coquillon et al. (2009) men-


tionnent par exemple que « en+X » et « dans+X » vont entraîner des taux de
réalisation de liaison avoisinant les 100 %, alors que « chez+X » n’entraîne la
liaison que dans 86 % des cas. Les données les ont par ailleurs amenés à remettre
en question le classement du contexte ‘adjectif+nom’ dans la catégorie des
liaisons obligatoires. Dans ce contexte peuvent se manifester des différences
de réalisation très importantes liées à l’adjectif lui-même (« petit+X » réalise
beaucoup plus systématiquement la liaison que « gros+X » et « grand+X »),
mais également au nom qui le suit (un grand émoi liaisonne peu et entraîne des
liaisons erratiques non attendues un grand [n]/[d] émoi).
Les données confirment également l’existence de la catégorie « interdite » où
la liaison n’est jamais réalisée. On y retrouve sans équivoque deux des contextes
proposés par P. Delattre (« nom masculin singulier+X », « et+X »). Les autres
contextes peuvent être regroupés en une troisième catégorie où la variabilité
est à la fois beaucoup plus visible et beaucoup plus fuyante. Les contextes y

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sont plus nombreux et il est assez difficile de rendre compte ici de tout le détail
de ces données (pour une analyse détaillée, cf. Mallet 2008), mais on peut les
synthétiser rapidement de la manière suivante.
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Les cinq principaux contextes sont « adjectif+nom », « préposition ou


conjonction+X », « adverbe+X », « verbe+X », « nom au pluriel+X ». On
retrouve ici une taxinomie très proche en apparence de celle de P. Delattre, à
ceci près que les taux de réalisation manifestent une distribution extrêmement
étalée (de moins de 10 % à plus de 90 %) qui est non prévisible puisque, dans
la plupart des cas, elle est attribuable à la nature des items lexicaux utilisés
dans chaque structure. À ceci s’ajoute que c’est dans cette catégorie d’emplois
que l’on va voir s’exprimer la variation intrinsèque que constitue le critère
d’enchaînement/non enchaînement de la consonne de liaison.
Enfin ces données confirment un autre critère très important déjà mis en
évidence par P. Delattre et qui conditionne également la réalisation des liaisons
(y compris dans la catégorie « obligatoire »). Il s’agit du facteur prosodique que
constitue la longueur du mot 1 déclenchant la liaison. G. Mallet a ainsi montré,
sur la base de l’analyse d’une partie du corpus PFC, que la liaison est réalisée
dans 66 % des contextes où le mot 1 est monosyllabique et seulement dans 7 %
des cas où le mot 1 est polysyllabique. On peut remarquer d’ailleurs que la
plupart des liaisons attendues le sont dans des contextes où le mot 1 est mono-
syllabique (les deux contextes les plus fréquents étant « un+X » et « en+X »).
Ce critère est particulièrement prégnant pour la catégorie des facultatives où la
réalisation de la liaison avec des mots polysyllabiques va marquer un niveau de
langue très relevé.

2.2. Variation et nature de la consonne


Les caractéristiques segmentales de la CL sont également un facteur de variation.
D’un point de vue théorique, 5 consonnes sont en français liaisonnantes [z, n,

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Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

t, p, r]. Les usages montrent que [R, p] ne représentent qu’un emploi résiduel
(moins de 0,5 % des liaisons réalisées sur le corpus PFC, selon Mallet, 2008 :
218). Les liaisons observables sont donc réalisées essentiellement avec [n, z, t].
Comme le montrent également G. Mallet (op. cit.) et A. Coquillon et al. (op. cit.),
en première analyse la CL la plus liaisonnante est [n] suivie de [z] et [t]. La liaison
avec [n] est déclenchée avec un nombre restreint de mots (un, en, mon, son, on,
bien) mais qui sont des mots monosyllabiques apparaissant dans des contextes
qui sont quasi tous obligatoires. Ces taux de réalisation très élevés ne sont donc
pas surprenants. Si l’on rapporte maintenant le nombre d’emplois au nombre
d’occurrences possibles en fonction des contextes, [z] est mieux représenté que
[n]. On le retrouve notamment employé fréquemment dans un certain nombre
de cas de « fausses liaisons » où il est interprété par analogie comme une marque
de pluriel (cent [z] euros).

2.3. Variation et fréquence

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Les différences quantitatives de réalisation, variant également en fonction de
l’item lexical utilisé par les locuteurs, toutes choses étant égales par ailleurs (par
ex. grand [t] ami, grand [t] émoi) ont amené à considérer que la réalisation de la
liaison est également conditionnée par la fréquence lexicale des mots entrant
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en liaison (Bybee 2001 ; Côté 2005 ; Mallet 2008) et que certaines configurations
très fréquemment utilisées déclenchent plus sûrement la liaison qui serait alors
en voie de lexicalisation voire de figement (comme tout [t] à coup ou Les [z]
Etats- [z] Unis). Ainsi, J. Bybee (2001) envisage que la liaison prenne place au
sein de « constructions lexicales » stockant simultanément dans le lexique des
agrégats de mots. Par exemple, (1) modélise la construction pour le contexte
‘déterminant+nom’ au pluriel.
(1) [DET, NOMBRE –z- [voyelle] NOM]pluriel

Dans un tel modèle, l’analyse suppose que, dans tous les cas, les détermi-
nants sont stockés avec le mot dans le lexique. Ceci suppose que les syntagmes
nominaux où apparaissent des liaisons sont potentiellement stockés, et donc
appris, comme des entrées lexicales à part entière. La variation relève dans ce cas
strictement de la co-occurrence des unités adjacentes, ainsi que de la fréquence
d’usage de la réalisation de la construction avec ou sans liaison. Cette affirma-
tion, qui en première approximation peut sembler intuitivement relever d’un
élémentaire bon sens, se heurte pourtant à deux arguments.
On doit considérer d’une part que si cette affirmation était absolument vraie,
on devrait toujours observer une non-réalisation de la liaison avec les mots
rares, et ce quel que soit le contexte. Or en contexte obligatoire (par exemple
entre déterminant et nom) ceci n’a pas été montré (un avion ne liaisonne a priori
pas plus que un aviso). Si l’hypothèse lexicale est juste, elle semble logiquement
concerner, à l’inverse de ce que dit J. Bybee, essentiellement le contexte facultatif
où le locuteur a le choix de réaliser ou non la liaison, et non le contexte obligatoire
qui n’offre justement que très peu de variation (99 % de réalisation).

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Le(s) français : formaliser la variation

Par ailleurs les études fréquentielles réalisées ne mettent pas en évidence


que la fréquence lexicale en soi joue un rôle déterminant dans la production et
le traitement des liaisons. C. Fougeron et al. (2001) ont en effet montré que la
fréquence de mot 2, la co-occurrence de mot 1 et mot 2, le taux de probabilité
d’occurrence de mot 2 après mot 1, ainsi que la compétitivité lexicale (petit
éléphant et petit téléphone vont être jusqu’à la production de la troisième voyelle
de très forts compétiteurs) ne sont pas des facteurs statistiquement déterminants
conditionnant la réalisation de la liaison en français. Selon ces auteurs, seule la
fréquence du mot 1 peut conditionner le taux de réalisation de la liaison, sans
que l’on puisse savoir clairement si la fréquence du mot 1 (par ex. un dans un
enfant) reflète une pure fréquence d’occurrence lexicale ou le signe de l’existence
d’une structure syntaxique contraignant la liaison (un NP, formé d’un clitique
et d’un nom). Il n’est donc pas vraiment possible d’établir quelle est la part
exacte que l’on doit respectivement attribuer à la disponibilité d’une structure
syntaxique et à la fréquence lexicale des mots qui la constituent pour expliquer

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ce conditionnement fréquentiel de la liaison.

2.4. Les variables sociolinguistiques


Le corpus PFC a été établi sur la base des critères utilisés couramment dans
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les enquêtes de sociolinguistique. Douze locuteurs ont été retenus pour chaque
point d’enquête, représentant 3 générations de locuteurs natifs : les critères d’âge,
de sexe et de niveau de formation (nombres d’années d’études et pratique profes-
sionnelle) ont été contrôlés. Quatre tâches mettant en jeu des niveaux de langue
et des usages linguistiques différents ont été demandées à chaque sujet : lecture
d’une liste de mots, lecture de texte, une conversation guidée par l’examinateur,
une conversation spontanée enregistrée en l’absence de l’examinateur.
G. Mallet (2008) montre que le critère ayant principalement entraîné un
contraste d’emplois flagrant concerne le type de tâche. Les réalisations opposent
très clairement les deux contextes impliquant tâche de lecture (63 %) vs tâche
conversationnelle (45 %). En revanche, aucune différence ne se manifeste entre
les deux registres conversationnels, et ce quel que soit le niveau d’études des
locuteurs. Elle constate aussi une différence générationnelle (confirmée égale-
ment par Coquillon et al.), visible surtout dans les situations de conversation
mais largement estompée lors des tâches de lecture. Les deux autres critères
(niveau d’étude et sexe) ne semblent pas conditionner la variation.
On peut attribuer sans doute ces résultats à la généralisation de l’accès à la
lecture et à la disponibilité des représentations écrites des mots dans nos sociétés.
À ceci s’ajoute que la prononciation des liaisons est explicitement enseignée aux
enfants lors de l’acquisition de la lecture au CP et repose sur des compétences
métalinguistiques délibérément mises en place par les enseignants, alors que
l’acquisition des liaisons orales se fait de manière spontanée et non explicite.
Les tâches ne mettant en jeu ni l’écrit, ni la lecture reflètent sans doute plus
fidèlement les usages réels des locuteurs. Il aurait été intéressant de disposer

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Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

d’une tâche orale incitant à l’hypercorrection afin de vérifier si, dans ce cas, les
sujets auraient alors eu recours à une compétence métalinguistique conditionnée
par les usages appris spontanément dans leur milieu social.

2.5. Les « erreurs » des adultes


Une solide tradition orthoépique, relayée notamment par la norme scolaire, a
longtemps prescrit les contextes où il était recommandé de faire et de ne pas faire
la liaison, et mis l’accent sur la typologie des « liaisons mal-t-à propos ». Celles-ci
résultent soit de la production de liaisons erratiques en contextes interdits (un
soldat [t] amoureux), soit d’épenthèses inappropriées (il va [t] à la mer), soit de
la substitution d’une consonne par une autre en contexte facultatif (Il a trop [t]
attendu).
Bien que ces « liaisons mal-t-à propos » soient considérées comme un mar-
queur sociologique, qu’elles soient socialement stigmatisantes (Gadet 1989) et

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facilement remarquées par les auditeurs, dans la conversation courante, elles
sont en fait très rares. A. Coquillon et al. signalent 23 cas de liaisons erratiques
constituées soit d’épenthèse inappropriée (mène [t] au village), soit de substitution
de consonne (des petits [t] hôtels), sur un total de 18 369 cas de liaison réalisées (ce
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qui représente 0,12 % des occurrences produites). Elles apparaissent en situation


d’hypercorrection (lecture de texte) ou dans des situations sociales requérant un
niveau de langue élevé et incitant à l’hypercorrection.
Pour conclure, les usages étudiés font apparaître très clairement, et en amont
de toute analyse formelle, que la liaison est bien un phénomène empiriquement
non homogène illustrant un cas de variation structurelle complexe conditionnée
à la fois par des facteurs phonologiques, lexicaux, morpho-syntaxiques, proso-
diques et fréquentiels. À ceci s’ajoute une variation inhérente reflétant la liberté
que peut manifester le locuteur pour les contextes non obligatoires en réalisant
ou non l’enchaînement. Enfin, la liaison manifeste une variation sociolinguis-
tiquement déterminée. C’est sur la base de cette somme d’usages hautement
variables que les enfants vont avoir à « apprendre la liaison ».

3. QUE FONT LES ENFANTS ?


Les travaux réalisés sur l’acquisition de la liaison en L1 ne se sont véritable-
ment développés que depuis une quinzaine d’années, mais nous disposons à
ce jour d’une base empirique relativement riche permettant d’observer l’acqui-
sition de la liaison en français langue maternelle. Et si nous n’avons aucune
donnée de perception précoce, pour ce qui concerne la production, nous dis-
posons d’une étude longitudinale (« corpus de Sophie », données non publiées
mentionnées dans Chevrot et al. 2005, 2009), de données transversales (« note-
book » de 50 occurrences de fautes, constitué par S. Wauquier de 1994 à 2003,
détaillées dans Wauquier-Gravelines 2005), ainsi que d’études expérimentales et
de tests psycholinguistiques (Braud 1998 ; Dugua 2006 ; Chevrot et al. 2009). La

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Le(s) français : formaliser la variation

chronologie et la description des types d’erreurs observables sont respectivement


synthétisées dans le tableau 2 infra.

3.1. Production : chronologie de l’acquisition des liaisons


Toutes les données définissent une chronologie d’acquisition assez homogène
d’un enfant à l’autre. Alors que l’acquisition phonologique proprement dite
débute en production à partir de 12-13 mois, les premières erreurs sur les liaisons
apparaissent plus tardivement dans la pleine période de résolution des difficultés
liées à l’acquisition phonologique, quand débute l’acquisition de la syntaxe
et de la morphologie, et que le lexique est déjà important. Il semblerait que
l’on observe une période critique vers 2,5 ans/3 ans qui se résout vers 4 ans
pour les monolingues, parfois un peu plus tard chez les enfants en situation
d’exposition bilingue, à 6 ans au maximum. Les erreurs à ce premier stade sont
observables uniquement sur des contextes obligatoires et quasiment sur le seul
contexte « article+nom » (parfois « adjectif+nom »). Mais les erreurs de ce type

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disparaissent après la période critique et ne sont pas ou très peu observables
chez l’adulte pour qui la liaison obligatoire dans ce contexte ne génère que
résiduellement des erreurs (Wauquier 2009).
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Au contraire, les erreurs sur les liaisons non obligatoires (contexte de varia-
tion par excellence pour les adultes) apparaissent plus tardivement (Braud 1998)
vers 7/8 ans. Ces types de faute sur contexte facultatif manifestent la même
variation libre que celle qui s’observe chez l’adulte. On peut supposer qu’elles
reflètent les mêmes conditionnements sociolinguistiques, externes à la représen-
tation de l’objet phonologique en soi. Les enfants, à partir de cet âge-là, peuvent
choisir de faire ou de ne pas faire ces liaisons, de les enchaîner ou non.
Il ressort de ces faits que les erreurs sur les liaisons obligatoires et sur les
liaisons optionnelles ne se manifestent ni au même moment, ni selon les mêmes
rythmes, ni de la même manière. Les enfants francophones L1 semblent acquérir
la liaison à un moment précis du développement phonologique en interface avec
l’acquisition de la syntaxe et de la morphologie, par généralisation grammaticale
sur le contexte obligatoire et non pas contexte par contexte, puisqu’une fois que la
généralisation est faite vers 4 ans, les erreurs sur les contextes obligatoires dispa-
raissent. À cela s’ajoute que les erreurs sur les contextes facultatifs apparaissent
à 7/8 ans, âge de début du développement de la compétence pragmatique dont
dépend la maîtrise de la variation inhérente en fonction du contexte discursif.

3.2. Production : types d’erreurs à la période critique


Le classement des erreurs L1 synthétise les diverses sources de données
détaillées supra illustrées par des exemples particuliers. Les productions des
enfants se déclinent de la manière suivante (tableau 2).
Toutes ces erreurs sur ces contextes obligatoires ne sont pas réalisées avec la
même fréquence, ni exactement au même moment par les enfants. Les types 1.1

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Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

et 1.2 représentent de loin les fautes les plus fréquentes, ainsi que le type 2, alors
que la résolution de la syllabation sur la frontière par le recours à des consonnes
de remplissage erratiques, ou par harmonie consonantique est beaucoup plus
rare. On constate, en effet, que toutes les consonnes liaisonnantes [n, t, z, r, p]
ne donnent pas lieu au même nombre d’erreurs et que le choix de la consonne
erratique est lié à sa probabilité d’emploi en contexte (Chevrot et al. 2009). Les
consonnes donnant le plus lieu à des erreurs sont d’abord [n], puis [z], qui sont
d’un emploi obligatoire et très fréquent (Braud 1998 ; Chevrot et al. 2009). Par
ailleurs, les erreurs de type 4 apparaissent à un âge plus tardif que les autres
et avant que ne disparaisse définitivement toute forme de liaison fautive sur
ce contexte. Il me semble que l’on peut les interpréter comme la marque d’une
surgénéralisation annonçant que l’enfant a mis en place la règle qui lui permettra
ensuite de générer de manière idoine les énoncés bien formés. Les données
psycholinguistiques présentées par C. Dugua (2006) et J.-P. Chevrot (et al. 2009)
sont présentées de manière détaillées dans S. Wauquier (2009). Elles confirment

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ce tableau empirique.

Tableau 2 : Types d’erreurs de liaison


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TYPE 1 : MAUVAISE CONSONNE DE LIAISON

1.1. Mauvaise consonne [lenan] pour [lezan] (Aurélien ; 3,1)


« les nânes » pour « les ânes »
[Ẽzwazo] pour [Ẽnwazo]
« un zoiseau » pour « un oiseau »
1.2. Surgénéralisation pour le choix du [Z@veamanekOl] pour [Z@veamOnekOl] (Joseph ; 3)
déterminant possessif féminin (ma) et « je vais à ma nécole » pour « je vais à mon école »
erreur de segmentation

1.3. Mauvaise consonne par harmonie [ẼfefefA)] / [defefefA)] (Claire ; 2,3)


consonantique « un féféphant/des féféphants » pour « un éléphant/des
éléphants »
[ẼmomaK] pour [ẼomaK] (Alice ; 2,6)
« un momard » pour « un homard »
1.4. Mauvaise consonne : yod de [lejajo] pour [lezwazo] (Claire ; 2,4)
remplissage « les yayeaux » pour « les oiseaux »

1.5. Mauvaise consonne erratique [l@pakA)sjElamwa] (Claire ; 2,7)


« l’arc-en-ciel à moi »
TYPE 2 : EPENTHESE SUR ATTAQUE MOT # V

2. Épenthèse devant # V [papatuös, papanuös]


« Papa Ours », « Papa Nours »
TYPE 3 : CL NON REALISEE

3. Non réalisation de la CL [ẼelefA)] (Dugua 2006)


« Un // éléphant »
TYPE 4 : REINTERPRETATION DE LA CS LEXICALE EN CL

4. Mot 2 interprété comme # V avec [blA)SnEZelesEtẼ] pour [blA)SnEZelesEtnẼ] (Lélia ; 3,5)


liaison « Blanche-Neige et les 7 ains » pour « Blanche-Neige et les
7 nains »

3.3. Adultes et enfants, quelle continuité empirique ?


Si l’on compare les données d’adultes et les données d’enfants, on constate
qu’elles manifestent des variations radicalement différentes. Les données

LANGUE FRANÇAISE 168 135


Le(s) français : formaliser la variation

d’adultes vont se caractériser essentiellement par des non réalisations, ainsi que
par quelques erreurs d’épenthèse sur des contextes interdits ou non pertinents
qui peuvent apparaître plus ou moins fréquemment d’un individu à l’autre ou
d’un contexte discursif à l’autre tout au long de la vie du sujet. Les données
d’enfants manifestent, au contraire, l’existence d’erreurs systématiques de type
épenthèse et se caractérisent surtout par le remplacement massif de consonnes
les unes par les autres. Ces erreurs sont très systématiquement réalisées pendant
une période courte, peu variable d’un enfant à un autre, et quasi exclusivement
sur le contexte le plus obligatoire : ‘déterminant+nom’. Ceci tend donc à montrer
que la liaison ne pose pas le même problème à ces deux catégories de locuteurs.
Par ailleurs, ces données nous montrent que les enfants ne reproduisent
pas du tout l’input adulte et qu’ils produisent des formes qu’ils n’ont jamais
entendues. On peut donc envisager qu’ils sont, à ce stade, indifférents à la
variation sociolinguistique et à la fréquence lexicale qui ne conditionne d’ailleurs
pas le contexte ‘déterminant+nom’ qu’ils produisent massivement.

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On peut plus logiquement penser qu’ils sont aux prises, pour certaines séries
de type [mot 1]+[mot 2], avec la détermination exacte des frontières de mots,
contrariée par l’apparent mystère morpho-phonologique qui fait apparaître à
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l’attaque de mot 2 une consonne ayant reçu son interprétation mélodique de


mot 1.

4. DES USAGES À LA STRUCTURE

4.1. Modéliser la CL
La difficulté pour les enfants ne va pas consister à déterminer, comme les adultes
ont à le faire, quand ils peuvent ou doivent faire la liaison, mais à décider dans
une suite donnée, par exemple [E)nelefA)], de l’interprétation de ce [n] qui peut
être soit une CL, soit une consonne initiale de mot. Pour résoudre ce problème,
les enfants doivent avoir une représentation de la CL qui va leur permettre
de dissocier le contenu segmental de la CL de la position qu’elle prend et
d’inférer que la CL reçoit sa mélodie segmentale de mot 1 auquel elle appartient
lexicalement même si elle se réalise sur mot 2.
La conception autosegmentale, proposée initialement par G. Clements et
S. Keyser (1983) et développée ensuite par P. Encrevé (1988), répond directement
à ce problème et suppose que la variation est modélisée par un « flottement » de
la CL défini comme suit par P. Encrevé (op. cit.) :
i) un flottement de la consonne de la CL sur la ligne segmentale, donc l’ab-
sence de rattachement a priori à une position segmentale (ligne [lezA)fA)]) ;
ii) un flottement de la CL sur la ligne syllabique, donc l’absence de rattache-
ment a priori à une attaque ou à une coda (lignes A, R, N, C représentant les
attaques, rimes, noyaux et codas syllabiques) ;

136
Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

iii) une position squelettale disponible permettant l’ancrage de la CL à la fois


au plan syllabique et au plan segmental (ligne des points).

Quand la liaison n’est pas réalisée, la CL reste doublement flottante (figure 1)


alors qu’elle vient s’ancrer sur la ligne segmentale et syllabique, soit sur l’attaque
du second mot quand la liaison est enchaînée (figure 2). La réalisation de CL n’est
pas la conséquence d’une dérivation par règles mais le résultat de conventions de
bonne formation paramétrées pour le français dans la composante phonologique
de la grammaire. On considèrera que la variation observée chez l’adulte relève
de l’usage que le locuteur fait de ces conventions de bonne formation dont
l’application est, sur les contextes obligatoires et interdits, contrainte par divers
facteurs de variation figurant parmi ceux que nous avons exposés supra (dont
notamment le contexte morpho-syntaxique et prosodique dans lequel entrent
mot 1 et mot 2, ainsi que la relation de rection qui s’établit entre eux). On
remarquera au passage que rien dans ce formalisme n’empêche que la fréquence

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lexicale des mots entrant en liaison constitue également un facteur pertinent.
Dans le cas des liaisons optionnelles, l’application des conventions de bonne
formation relève d’un choix libre du locuteur et manifeste les variations de type
sociolinguistiques.
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Figure 1 : Non-liaison : [le. A)fA)]

Figure 2 : Liaison enchaînée : [le.zA)fA)]

LANGUE FRANÇAISE 168 137


Le(s) français : formaliser la variation

4.2. Modéliser l’acquisition


Dans ce cadre autosegmental, l’acquisition de la liaison peut être modélisée de
la manière suivante.

4.2.1. Stade 1. Avant les erreurs : tout est associé par défaut dans un
gabarit
À ce stade, l’enfant dispose d’un lexique très restreint. Il travaille sur la base
d’une forme lexicale où les attaques consonantiques sur la frontière gauche et en
position interne de mot peuvent être indifféremment vides ou remplies. Comme
je l’ai proposé en 2005, la représentation de l’unité est certainement une forme
« globale » non analysée, une « construction » au sens où l’emploie M. Tomasello
(2000). Mais la « construction » est formalisée dans un modèle autosegmental
sous la forme d’un gabarit permettant d’en donner une représentation phonolo-
gique et prosodique.

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On peut considérer qu’à ce premier stade d’acquisition, les associations sont
réalisées par défaut, et en l’absence d’instructions phonologiques spécifiques non
encore acquises, de manière bi-univoque. Les lignes d’autosegments segmentaux
et syllabiques sont mises en relation de manière strictement alignée avec la
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position squelettale disponible leur faisant face (figure 3), tout au long de la
chaîne parlée, indépendamment des frontières lexicales. Aucune ligne n’est
autonome, tout segment est associé.

Figure 3 : Stade 1

4.2.2. Stade 2. Désassociation-diversification du contenu segmental


Les erreurs de liaison apparaissent comme nous l’avons vu au moment du
découpage de la chaîne quand un choix doit être fait quant à la segmentation de
suites comme, par exemple, c’est des éléphants [sedezelefA))], où il est ton éléphant
[uilEtO)nelefA)].
Les erreurs de liaison sont, selon moi, une des manifestations parmi
d’autres (avec par exemple l’apparition des attaques branchantes) de la prise de
conscience par les enfants du fait que l’association entre positions syllabiques et

138
Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

positions squelettales peut fonctionner autrement que de manière bi-univoque et


permet d’autres configuration que l’alignement exclusif de la position syllabique
et de la consonne avec la position squelettale leur faisant face. À ce stade, les
erreurs peuvent être ainsi formalisées : la position syllabique reste associée au
point squelettal et rattachée à l’attaque du mot 2, en accord avec le Maximum
Onset Principle, mais le contenu segmental est détaché et devient « flottant »
même si la position syllabique ne l’est pas encore. La consonne ne flotte que sur
la ligne segmentale. Les enfants maintiennent la CL sur l’attaque de mot 2 et
l’interprètent visiblement comme une consonne initiale de mots (un néléphant,
des néléphants) et l’associent assez variablement avec divers contenus segmen-
taux déterminés le plus souvent par des inférences statistiques en fonction des
contextes (dont les contextes de liaison) dans lesquels le mot a été rencontré. Ils
utilisent donc préférentiellement [l], [n], et [z], ([E)lelefA)], [denelefA)], [E)zelefA)].
Mais yod ([j]) peut être également utilisé par défaut ou le choix peut résulter
d’une harmonie consonantique ([f] dans le cas de éléphant [E)efefA)], [m] dans le

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cas de homard [E)momaÂ]).
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Figure 4 : Stade 2

4.2.3. Stade 3. Acquisition du double flottement


La disparition des erreurs de liaison est consécutive à un phénomène de
« bootstrapping » morphologique qui permet d’encoder la consonne flottante
dans les représentations lexicales sous-jacentes. La position syllabique se désasso-
cie également du squelette et devient comme le contenu segmental « flottante ».
La consonne est alors pleinement un auto-segment quand le déterminant est

LANGUE FRANÇAISE 168 139


Le(s) français : formaliser la variation

lui-même « reconnu » comme un morphème au moment de l’acquisition mor-


phologique portant une consonne flottante. Ceci suppose également que les
règles gouvernant l’alternance morpho-phonologique des formes du détermi-
nant sont maîtrisées à ce stade.

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Figure 5 : Stade 3
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4.2.4. Stade 4. Apparition des liaisons facultatives comme des choix


possibles
À partir du moment où le flottement de la CL est installé dans la grammaire
via la généralisation sur les contextes obligatoires, ceux-ci ne suscitent plus
d’erreurs telles qu’elles sont présentées dans le tableau 2. Les enfants apprennent
alors à maîtriser les contextes facultatifs pour lesquels ils ne font majoritairement
pas de liaison avant 7/8 ans (cf. tableau 2). Ils découvrent que dans certains
contextes, l’association et l’enchaînement sont optionnels et que, dans ces cas-là,
ils sont laissés au libre choix du locuteur et porteurs d’instanciations stylistiques
interprétables en contexte. Le stade 4 ne témoigne pas à proprement parler d’une
acquisition phonologique, mais plutôt de la mise en place d’une compétence
essentiellement pragmatique reflétant la prise de conscience de l’existence et de
l’utilisation discursive des niveaux de langue. Elle est liée en partie à l’acquisition
de la lecture et à l’intériorisation de la norme scolaire. L’activation de cette
compétence, pour ce qui concerne précisément la liaison, est selon moi très
fortement liée à l’acquisition de la lecture et de l’écriture (ce qui n’est pas le cas
pour la liaison obligatoire qui s’acquiert à 3 ans), ainsi qu’à l’émergence de la
conscience métalinguistique qui en découle et à l’intériorisation de la norme
écrite et sociale que manifeste la liaison (cf. §2.4).

4.3. Scénario lexical


C. Dugua (2006) et J.-P. Chevrot et al. (2009) offrent un autre scénario d’acqui-
sition de la liaison reposant sur l’hypothèse d’une représentation lexicale de la
liaison telle qu’elle a été proposée par J. Bybee (2001) (cf. (4), §2.3).

140
Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

Ce scénario en deux temps part d’un premier état, identique à celui proposé
par S. Wauquier-Gravelines et V. Braud (2005) et S. Wauquier-Gravelines (2005),
où le déterminant est une partie intégrante de l’unité au sein d’une « construc-
tion ». La première étape propose que les enfants opèrent une segmentation
entre le déterminant et le nom en rattachant la consonne au début du mot 2
(« un nours », [E) / nuÂs] et un stockage de plusieurs formes de référence pour
le même mot, correspondant aux contextes dans lesquels les enfants les ont
entendus (« nours », « zours », « tours », « lours »). Il est proposé que cette seg-
mentation résulte d’une étape dégageant le déterminant, qui amène les enfants
à faire des découpages de type un+X, les+X. Cette étape correspond selon les
auteurs à la pleine période des fautes massives où la consonne de liaison n’est
pas repérée comme un objet particulier.
Lors de la seconde étape, les enfants opèreraient une généralisation qui les
amènerait à dégager une structure de type [un+nX] où la CL est repérée comme
un objet spécifique généré par un contexte particulier. Ceci permet, d’après les

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auteurs, d’expliquer notamment le deuxième type de faute qui amène les enfants
à substituer une CL à une CI (un nèbre).
Une troisième étape est suggérée (mais non donnée explicitement) au cours
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de laquelle les enfants comprendraient progressivement que le marquage du


nombre est lié à la présence du [z] vs du [n] et opère un découpage de type
[un+nX] ou [des+zX] uniquement en contexte approprié.
J’ai discuté les apports de cette nouvelle version du modèle de J.-P. Chevrot
et al. (2009) dans S. Wauquier (2009), je ne redonne donc pas le détail de cette
analyse ici, mais je voudrais souligner le point suivant et montrer que seule une
théorie unifiée et formelle proposant une représentation abstraite de la CL peut
rendre compte à la fois de la variation manifestée par les productions adultes et
les dynamiques d’apprentissage des enfants.
On remarque, en effet, que ce scénario ne pose jamais la question de la liai-
son en termes syllabiques et positionnels (même s’il est question à plusieurs
reprises de « slots », jamais définis), il ne formalise donc ni la position spéci-
fique de la CL, ni la dissociation possible entre l’interprétation segmentale de
CL et la position où elle se réalise. Il échoue donc forcément à rendre compte
du fait que la consonne ne peut apparaître que devant voyelle dans une attaque
vide, même en contexte obligatoire. Les auteurs ici ne formalisent pas la restric-
tion s’appliquant à X dans le formalisme proposé : [un+nX]. En effet, [un+nX]
implique que X commence par une voyelle ou, pour dire les choses autrement,
que X soit obligatoirement précédé d’une position prosodique où la consonne
va pouvoir venir se réaliser uniquement si cette place n’est pas déjà occupée par
une autre consonne. Il prédit donc la production de *[un petit+t-radis] soit « *un
petit tradis » en lieu et place de « un petit radis ». Or je ne crois pas que ce type
d’erreurs soit observable.

LANGUE FRANÇAISE 168 141


Le(s) français : formaliser la variation

À cela s’ajoute enfin qu’aucune continuité réelle n’est établie entre le modèle
d’acquisition et le modèle adulte puisqu’il n’est jamais expliqué comment les
enfants arrivent à la construction postulée pour l’adulte où la contrainte portant
sur la position prosodique de l’attaque du mot 2 est formalisée par [voyelle]
(cf. (4), §2.3). Or rien dans le modèle proposé par J.-P. Chevrot et al. (2009) ne
permet de comprendre comment l’enfant irait par exemple de (2) à (3).
(2) [un+nX]
(3) [DET, NOMBRE –n- [voyelle] NOM]singulier

5. CONCLUSION : DE L’ENFANT À L’ADULTE, FORMALISER LA


VARIATION
Après avoir présenté les patterns de variation adulte (§2) et les fautes obser-
vées lors de l’acquisition de la L1 (§3), j’ai montré que l’acquisition de phéno-

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mènes manifestant de l’opacité phonologique, comme c’est le cas pour la liaison
(Klein & Carvalho 2010), ne peut être comprise que par le recours à une repré-
sentation formelle et abstraite des structures phonologiques sous-jacentes qui se
manifestent en surface. Et ce pour deux raisons.
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D’une part, parce qu’il apparaît clairement que les enfants n’apprennent pas
la liaison par la seule reproduction de ce qu’ils entendent dans l’input puisqu’ils
font des fautes qu’ils n’entendent jamais et sur les contextes où les adultes ne
les font pas du tout. Ceci montre très clairement qu’ils n’apprennent pas au
« cas par cas » en s’appuyant exclusivement sur les régularités fréquentielles
manifestées par l’usage. Quel que soit le formalisme que l’on retienne (règles,
contraintes, « consonnes flottantes »), les données montrent clairement qu’à cette
période leur fautes témoignent de la mise en place d’une généralisation appuyée
sur la morpho-syntaxe et correspondant à un moment de leur développement
linguistique. La disparition de ces fautes à partir de 5/6 ans et leur absence chez
l’adulte prouvent que cette généralisation est formalisée et permet ensuite de
régler en perception et en production le problème que pose l’opacité.
D’autre part, les données montrent que cette formalisation doit mettre en
évidence que la CL a une représentation sous-jacente spécifique. L’économie
formelle qui viserait à évacuer cette question en considérant la liaison comme un
phénomène essentiellement lexical intégré dans un stockage supplétif représenté
uniquement à partir de sa réalisation de surface ([mot 1 <liais> mot 2]) n’en
est manifestement pas une. Elle suppose un apprentissage au « cas par cas »,
coûteux et démenti empiriquement. Elle est, par ailleurs, susceptible de faire des
fausses prédictions telles que la production de suites comme un petit [t] radis, ce
qui n’est pourtant pas observé.
Une formalisation, rendant compte au contraire simultanément des
contraintes positionnelles et segmentales de la CL et du statut prosodique
de l’attaque du mot 2, offre un moyen de comprendre comment l’enfant peut

142
Acquisition de la phonologie « du » français : des usages à la structure

résoudre l’apparent mystère de surface qui fait apparaître à l’attaque de mot 2


une consonne qui pourtant n’appartient pas lexicalement au mot 1.

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