Vous êtes sur la page 1sur 9

LINGUISTIQUE, LITTÉRATURE, DISCOURS LITTÉRAIRE

Dominique Maingueneau

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2011/4 n°175 | pages 75 à 82


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200927134
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2011-4-page-75.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Dominique Maingueneau, « Linguistique, littérature, discours littéraire », Le
français aujourd'hui 2011/4 (n°175), p. 75-82.
DOI 10.3917/lfa.175.0075
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.


© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


LINGUISTIQUE, LITTÉRATURE,
DISCOURS LITTÉRAIRE
Dominique MAINGUENEAU
Université Paris-Est Créteil
EA 3119 Céditec

Introduction
Beaucoup de ceux qui réfléchissent sur les apports des sciences du langage
à l’étude ou à l’enseignement de la littérature tiennent pour évident que le
rôle essentiel des linguistes est de fournir aux spécialistes de littérature des
instruments pour analyser les textes qui les intéressent. Certes, les linguistes

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


jouent ce rôle, mais un certain nombre d’entre eux, en particulier ceux qui
travaillent dans une perspective de pragmatique ou d’analyse du discours
littéraire ne se reconnaissent pas dans cette conception quelque peu réduc-
trice, qui voit dans la linguistique une discipline auxiliaire. De fait, l’évo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

lution des sciences du langage et de l’ensemble des sciences humaines et


sociales depuis les années 1970 ont profondément renouvelé les relations
entre sciences du langage et littérature.

Des relations qui ont évolué

Avant les années 1960


Jusqu’aux années 1960, les relations entre linguistique et littérature n’ont
guère été problématiques. Elles s’orientaient essentiellement dans deux
directions. Quand il s’agissait, dans une perspective philologique, d’« éta-
blir » un texte littéraire, on faisait appel aux connaissances accumulées par
la grammaire historique, à qui la littérature fournissait d’ailleurs une bonne
part de ses données de langue. Par ailleurs, la stylistique permettait d’articu-
ler l’étude des faits de langue et celle des œuvres. En fait, il convient de dis-
tinguer deux types de stylistique, qui n’opéraient pas sur le même plan :
– Une stylistique scolaire, dans le prolongement de la rhétorique clas-
sique, qui est une stylistique des « moyens d’expression » ; elle part du
postulat qu’on peut établir des rapports systématiques entre « procédés »
linguistiques et « effets » sur le lecteur. Il s’agit d’une stylistique atomiste,
qui considère le texte comme le résultat de la bonne utilisation d’une sorte
de boite à outils où l’on trouve, pour l’essentiel, les catégories de la gram-
maire descriptive usuelle et de la rhétorique des figures.
– L’autre stylistique, que je caractériserai comme « organique », est étroi-
tement liée à l’esthétique romantique ; elle n’a pratiquement pas touché
l’enseignement secondaire. L’œuvre littéraire y est conçue comme « l’expres-
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

sion » de la conscience d’un Sujet, l’écrivain, qui manifeste à travers son


œuvre une « vision du monde » qui lui est propre. À cette stylistique on peut
associer les travaux de Léo Spitzer, qui prolongent eux-mêmes la fameuse
étude de Proust sur le style de Flaubert (1920). Cette stylistique organique,
en fait, n’entretient pas de rapport essentiel avec la grammaire ; pour elle,
la notion de style ne se réduit pas à un certain maniement de la langue : en
dernière instance, l’objet ultime de cette stylistique est la conscience créa-
trice de l’écrivain, exprimée dans et par son œuvre. C’est ainsi que pour
L. Spitzer « le sang de la création poétique est partout le même, que nous le
prenions à la source langage ou idées ou intrigue ou composition […]. Parce
qu’il se trouvait que je suis linguiste, c’est sous l’angle linguistique que je
me suis placé, pour avancer vers l’unité de l’œuvre » (1948 : 18). Cette
stylistique qui fait de l’œuvre la projection des schèmes obsédants d’une
conscience créatrice minimise les articulations textuelles et les dispositifs
d’énonciation, n’importe quel plan pouvant être mis directement en rela-
tion avec ce « soleil » – la métaphore est de Spitzer – qu’est la conscience
créatrice.
On notera que ces deux stylistiques n’ont pas du tout la même relation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


à la valeur. Pour la stylistique scolaire, chaque procédé peut être plus ou
moins « réussi », en fonction de son adéquation à la finalité qu’on lui attri-
bue. En revanche, pour la stylistique organique, chaque œuvre définit ses
propres normes, elle est incommensurable à toute autre.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

Le tournant des années 1960


Les courants critiques des années 1960 ont tranché avec la situation anté-
rieure en conférant un rôle de premier plan à la linguistique. Mais cette
transformation a essentiellement été le fait des tenants du structuralisme lit-
téraire, car la critique thématique, alors au firmament, relevait clairement
de la stylistique organique, peu soucieuse d’études grammaticales. Le struc-
turalisme entendait prendre appui sur les progrès de la linguistique pour
élaborer une véritable science du texte littéraire. Mais si l’on entend par
« linguistique » une discipline qui étudie les propriétés des langues natu-
relles, en fait dans ces travaux qui se réclamaient du structuralisme littéraire
on observe aisément qu’il n’était guère question de groupes nominaux, de
détermination, d’aspect, de thématisation, de variation, d’intonation, etc.
On y manipulait essentiellement des notions comme « paradigme », « syn-
tagme », « connotation », « actant »… L’« impérialisme linguistique » alors
tant dénoncé a surtout été un impérialisme sémiologique.
Les domaines qui se sont alors les mieux développés, ce sont la narratologie,
la poétique (au sens étroit d’une théorie de la poésie) et les études de voca-
bulaire.
La narratologie, en dépit de quelques emprunts terminologiques plutôt
métaphoriques (« proposition narrative », « mode »…), s’est développée
sans référence précise à la linguistique. Quant à la « poétique », essentiel-
lement sous sa version jakobsonienne, elle a prolongé le programme des
Formalistes russes du début du siècle sans devoir beaucoup à l’étude des
langues naturelles. Il existe d’ailleurs une convenance remarquable entre

76
Linguistique, littérature, discours littéraire

les énoncés poétiques et l’épistémologie structuraliste, qui était fondée sur


les oppositions paradigmatiques. Le principe de projection de l’axe des
substitutions sur l’axe des combinaisons n’implique pas une modélisation
contraignante des propriétés linguistiques.
Le seul domaine proprement linguistique qui se soit développé, ce sont
les études du vocabulaire des œuvres littéraires, que ce soit dans la sta-
tistique lexicale ou, de manière plus massive, dans les analyses inspirées
de la lexicologie structurale : études distributionnelles, champs séman-
tiques, décompositions sémiques… Mais, la plupart du temps, le vocabu-
laire ainsi étudié n’était pas inséré dans la trame syntaxique ou textuelle
mais dans des réseaux d’unités décontextualisées, censés « représentatifs »
de l’œuvre. La linguistique structurale, qui est une linguistique du signe,
favorisait ce type de recherche, qui prolongeait, avec beaucoup plus de
rigueur, d’anciens gestes philologiques. La prédilection pour les études de
vocabulaire s’explique également par la facilité avec laquelle on pouvait
en tirer des interprétations d’ordre extratextuel : psychologiques ou socio-
historiques.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


La nouvelle configuration

Les deux niveaux


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

Quand, dans les années 1970, le structuralisme littéraire a reflué, beau-


coup en ont conclu, bien hâtivement, que c’est parce que la linguistique
avait outrepassé son rôle. Les littéraires se sont ainsi coupés de la linguis-
tique en invoquant une expérience ratée, qui en fait n’a pas eu lieu. De
son côté, la linguistique s’est focalisée sur l’étude de la langue, renonçant à
exporter ses concepts et ses méthodes vers d’autres disciplines.
Mais c’est au moment où la linguistique semblait se replier sur la seule
modélisation des langues naturelles qu’elle s’est reconfigurée, ce qui a per-
mis, au cours des années 1980, aux littéraires et aux linguistes de renouer
progressivement le contact sur des bases différentes. Le développement
de la linguistique textuelle, des courants pragmatiques et des théories de
l’énonciation, a en effet considérablement modifié la donne. Plus précisé-
ment, cette action s’est exercée à deux niveaux distincts :
– À un premier niveau, ces nouvelles problématiques ont permis de déve-
lopper une stylistique du texte littéraire qui offrait des instruments d’analyse
beaucoup plus performants que ceux qui prévalaient dans la stylistique des
moyens d’expression, par exemple dans les manuels de M. Cressot (1947)
et J. Marouzeau (1941). Elle a ainsi pu rapidement gagner les concours de
recrutement des enseignants de français, voire pénétrer les programmes du
secondaire, en particulier à travers la réforme des programmes de français
qui est intervenue en 1996.
Les théories de l’énonciation linguistique ont donné accès à des phéno-
mènes linguistiques d’une grande finesse (modalités, discours rapporté,
polyphonie, point de vue, temporalité, détermination nominale, connec-
teurs argumentatifs, reformulations…) où se mêlent étroitement la réfé-
rence au monde et l’inscription de l’énonciateur dans son propre discours.

77
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

Or la littérature joue énormément de ces détails, qu’un commentaire litté-


raire traditionnel n’a pas véritablement les moyens d’analyser. On pourrait
dire que grâce aux théories de l’énonciation le « grain » de l’objet texte a
été changé, comme si l’on avait utilisé un nouveau microscope, beaucoup
plus puissant, capable de modifier l’échelle de notre perception. En outre,
la réflexion sur l’énonciation a permis de passer sans solution de conti-
nuité d’une linguistique de la phrase à une linguistique du discours. Ici ce
sont plutôt les courants pragmatiques qui ont exercé une influence déci-
sive : en particulier à travers la notion de genre qui permet d’envisager les
textes comme traces d’activités qui s’exercent dans le cadre d’institutions
de parole, de normes partagées. Comme tout comportement social, l’énon-
ciation littéraire est apparue soumise à la fois à des normes sociales très
générales et à des normes de discours spécifiques.

– À un second niveau, une perspective d’analyse du discours contribue


à faire sauter ces deux verrous que sont la restriction de l’étude aux Œuvres
(c’est-à-dire aux « grandes » œuvres) et l’opposition entre des approches
« internes » et des approches « externes » des textes, renvoyées tantôt au

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


domaine peu assuré de « l’histoire littéraire », tantôt à la sociologie ou à la
psychologie, ou plus largement aux sciences humaines et sociales. Ainsi, au
lieu de demeurer dans l’opposition texte/contexte qui délimite l’espace tra-
ditionnel des études littéraires, on réfléchit en termes de discours littéraire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

et l’on déplace l’axe d’intelligibilité : du texte vers un dispositif de parole


où les conditions du dire traversent le dit et où le dit renvoie à ses propres
conditions d’énonciation (le statut de l’écrivain associé à son mode de posi-
tionnement dans le champ littéraire, les rôles attachés aux genres, la rela-
tion au destinataire construite à travers l’œuvre, les supports matériels et
les modes de circulation des énoncés…). Dans cette perspective, énoncer
de la littérature, c’est à la fois s’appuyer sur un dispositif de communica-
tion et le valider à travers cette énonciation même1.

Au delà de l’application
Même si on en reste au premier niveau, c’est-à-dire qu’on ne s’inscrit pas
dans une perspective d’analyse du discours au sens strict, l’introduction
massive de concepts et de méthodes issus des théories de l’énonciation lin-
guistique, de la linguistique textuelle et des courants pragmatiques modi-
fie la manière, bon gré mal gré dont on peut concevoir les relations entre
« linguistique » et « littérature ». La stylistique traditionnelle utilisait les
ressources linguistiques comme des instruments qu’on prenait et qu’on lais-
sait. Mais les problématiques qui ressortissent au « discours » obligent à sor-
tir d’une conception « applicationniste » des relations entre « linguistique »
et « littérature », dans laquelle la linguistique, qui fournirait seulement des
catégories descriptives élémentaires, serait mise au service d’interprétations
censées d’un ordre supérieur. Les avancées en matière de genres de dis-

1. Pour une présentation beaucoup plus détaillée, je renvoie à mon Discours littéraire
(2004).

78
Linguistique, littérature, discours littéraire

cours, de connaissances partagées, de polyphonie énonciative, d’anaphore,


de marqueurs d’interaction orale, de processus argumentatifs, de lois du
discours, d’implicite, etc. permettent en effet d’appréhender une œuvre
dans sa globalité, de l’appréhender à la fois comme totalité textuelle et
comme processus énonciatif inscrit dans un dispositif de communication.
Ainsi, quand elles abordent la littérature comme discours, les sciences du
langage ne se contentent plus d’aider à tirer des interprétations construites
dans un autre espace, elles sont amenées à dire quelque chose de l’œuvre
elle-même en tant que celle-ci mobilise de manière singulière un certain
nombre d’invariants.
Cela ne signifie pas que les approches qui étudient minutieusement
les phénomènes linguistiques soient pour autant disqualifiées, bien au
contraire. L’étude de la littérature, surtout quand il s’agit de pratiques
d’enseignement, se fait inévitablement de diverses façons ; l’une d’elles
consiste à rapporter le sens aux faits de langue qui le rendent possible.
On peut ainsi distinguer quatre modalités d’intervention des sciences du
langage dans le domaine littéraire :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


1) Selon la première, l’étude de phénomènes linguistiques contribue à
l’interprétation d’un passage de texte ou d’un texte, en les rapportant
à la figure de leur créateur, aux caractéristiques d’une époque ou d’une
collectivité ; on retrouve ici les problématiques stylistiques usuelles, qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

peuvent passer par les voies de la stylistique des moyens d’expression et


des effets ou la stylistique organique.
2) Selon la seconde, l’analyse s’efforce de caractériser linguistiquement
un ensemble discursif construit comme corpus : un ensemble de textes
relevant d’un genre, d’un positionnement : y a-t-il des caractéristiques
linguistiques de la comédie de boulevard ou de la poésie parnassienne ?
Cette fois, il s’agit avant tout de modéliser des zones de régularité.
3) Selon la troisième, l’étude s’ouvre à des problématiques plus compré-
hensives, à un réseau d’articulations qui associe les textes à des ordres de
phénomènes diversifiés : scène d’énonciation, champ littéraire, ethos,
etc. On se trouve à présent dans une problématique d’analyse du dis-
cours.
4) Selon la quatrième, ce ne sont plus les œuvres qui sont l’unique objet,
mais le discours littéraire, appréhendé comme réseau de genres très
divers, au-delà des genres dont relèvent les œuvres proprement dites.

Des résistances d’ordre institutionnel


On constate néanmoins que nombre de spécialistes de littérature sont
très réticents à l’égard des problématiques d’analyse du discours, alors
même qu’ils intègrent volontiers à leur réflexion les théories de l’énoncia-
tion linguistique. Cela s’explique. Notre conception de la littérature reste
dominée par une doxa puissante issue de l’esthétique romantique, selon
laquelle il faut opposer la littérature au reste des autres productions verbales
de la société : il y aurait d’une part les énoncés « transitifs », qui auraient
leur finalité hors d’eux-mêmes, d’autre part les œuvres véritables, « intran-
sitives », « autotéliques », celles de la littérature, qui ne pourraient être

79
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

abordées qu’en partant du postulat de leur incommensurabilité. Ce que


Mallarmé dans un texte célèbre exprime sous une forme radicale en oppo-
sant « le Vers » à « l’universel reportage », au « numéraire facile et représen-
tatif ». Si l’on accepte de tels présupposés, l’analyse du discours apparait
comme une entreprise pernicieuse qui a pour conséquence de ramener à
l’ordinaire de la communication ce qui en droit excède tout ordinaire et
toute communication.
En fait, cette opposition entre le profane et le sacré est très malaisée à faire
quand on ne s’en tient pas à la littérature des XIXe et XXe siècles, période où,
précisément, les écrivains produisent leurs œuvres à l’intérieur d’une telle
esthétique. Plus fondamentalement, son défaut est de ne pas permettre de
rendre raison de la complexité et de la diversité du fait littéraire dans le
temps et l’espace. La littérature est perpétuel déplacement et travail sur les
frontières et dans l’interdiscours, non un territoire qu’on pourrait isoler. La
production littéraire ne s’oppose pas en bloc et radicalement à l’ensemble
des autres productions, jugées « profanes » : elle se nourrit de multiples
genres d’énoncés qu’elle détourne, parasite. Elle vit d’échanges permanents
avec la diversité des pratiques discursives, avec lesquelles elle négocie des

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


modus vivendi spécifiques. Dans ses formes dominantes la littérature clas-
sique française, par exemple, s’appuyait sur les normes de la conversation
raffinée entre honnêtes gens ; c’est cette conversation qui servait d’univers
verbal de référence, source des normes qui régissaient toute parole de qua-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

lité, littéraire ou non.


L’esthétique héritée du XIXe siècle a également pour effet de légitimer
une certaine distribution des tâches dans l’univers académique, où les
facultés de lettres analysent les textes prestigieux, en prêtant une attention
particulière au « style », tandis que les départements de sciences humaines
ou sociales abordent des textes de faible prestige, des « documents » qui
ne sont pas considérés comme passibles d’une approche stylistique et ne
sont étudiés que parce qu’ils donnent accès à des réalités extralinguistiques.
Cette répartition des tâches a perduré tant bien que mal jusqu’aux années
1990 : l’analyse du discours a soigneusement évité les textes prestigieux,
tandis que la stylistique littéraire a intégré certains outils empruntés aux
courants énonciatifs et pragmatiques, mais sans pour autant mettre en
cause ses gestes essentiels et les partages institutionnels qu’ils impliquent.
En rejetant la topique même qui oppose un intérieur et un extérieur
du texte, un texte et un contexte, les problématiques qui se réclament
d’une approche en termes de « discours littéraire » s’avèrent beaucoup plus
déstabilisantes que les approches « externes » de la littérature, comme la
psychologie ou la sociologie.
L’émergence d’une analyse du discours littéraire a donc inévitablement
des conséquences institutionnelles non négligeables. En particulier, on est
amené à douter que la « littérature » forme un ensemble évident et consis-
tant. Ce n’est pas seulement une incertitude quant au type de textes à
prendre en compte (œuvres véritables ou sous-littérature ? anciennes ou
contemporaines ? française, européenne, universelle ?…), c’est aussi une
incertitude sur l’extension de ce domaine : faut-il y inclure seulement les
textes, ou prendre aussi en compte les conditions de vie des écrivains, les

80
Linguistique, littérature, discours littéraire

contraintes attachées au livre, les manuels de littérature, les pages littéraires


des journaux, etc. ? En d’autres termes, doit-on prendre en compte un patri-
moine d’œuvres consacrées, ou le fait littéraire dans toute sa complexité ?
De la réponse à ce type de question dépendent beaucoup de choses, en par-
ticulier les qualifications requises pour être un bon « littéraire ». Si l’objet
de la discipline se ramène à établir une relation vivante à un Thésaurus de
grands textes, le vrai littéraire doit se détourner des considérations (socio-
logiques, psychologiques, linguistiques ou autres) « extérieures » à l’essen-
tiel : la relation herméneutique, l’affirmation fondatrice que l’interprète ne
peut, de toute façon, être digne du texte qu’il commente.

Didactique du français et analyse du discours


Le problème en définitive est de savoir ce que peut apporter une perspec-
tive d’analyse du discours qu’on ne retrouve pas dans la stylistique tradi-
tionnelle. Il me semble que l’analyse du discours peut contribuer à donner
plus de cohérence à un enseignement de la littérature qui est partagé entre
plusieurs objectifs : transmettre un patrimoine culturel collectif, rapporter

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


les œuvres à des lieux, des moments, à des expériences humaines inscrites
dans l’histoire, aider les élèves à établir une relation d’ordre esthétique avec
le langage, qu’il s’agisse de lecture ou de production de textes
Il ne faut pas perdre de vue que l’enseignant de français entretient un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

double rapport à la littérature : il l’aborde à la fois comme des textes à


analyser, et comme un phénomène culturel historique. Or la simple juxta-
position de l’« histoire littéraire » et de l’analyse textuelle n’est pas aisée. À
travers les problématiques du discours, il est possible d’articuler plus rigou-
reusement les deux approches, de surmonter la division – encore domi-
nante dans les esprits et les pratiques – en vertu de laquelle le professeur est
tantôt analyste de textes et tantôt biographe ou historien des mentalités,
sans qu’une véritable articulation soit établie entre les deux.
L’analyse du discours peut également contribuer à ne pas couper la lit-
térature de ses pratiques de production et de consommation. Il n’y a que
depuis peu de temps que la littérature est perçue avant tout comme un
monument que l’on visite surtout dans le cadre de l’école et que l’on ne fait
que gloser. Jusqu’à une date récente on faisait des vers pour les mariages,
pour les naissances, pour les inaugurations, etc. Mais aujourd’hui l’école
cherche à développer chez les élèves de nouvelles pratiques de production
littéraire. L’analyse du discours, dans la mesure où elle pense directement le
texte à travers son dispositif d’énonciation, peut contribuer à donner à ces
pratiques une assise. Elle permet de renouer avec un des objectifs qu’avait
l’enseignement rhétorique à l’époque classique : la production de textes
appuyée sur des techniques.
Et ceci d’autant plus que l’analyse du discours, précisément parce qu’elle
n’est pas une approche réservée aux textes littéraires, n’appréhende pas la lit-
térature en opposant textes littéraires et textes non littéraires, mais replace
le discours littéraire dans la multiplicité des énoncés qui traversent l’espace
social. L’analyse du discours s’écarte, on l’a vu, de l’opposition consacrée
par l’esthétique romantique entre une parole « intransitive » (la littérature),

81
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

qui n’aurait pas d’autre visée qu’elle-même (« visée autotélique »), et des
paroles « transitives », c’est-à-dire en fait le reste des énoncés, qui seraient
au service de finalités placées à l’extérieur d’elles-mêmes.
Dans ces conditions, quand les spécialistes de didactique de la littérature
réfléchissent sur ce que peuvent leur apporter les sciences du langage, il
me semble qu’il est nécessaire de distinguer deux grands types d’apports :
d’une part ceux qui relèvent d’une stylistique qui étudie des faits de langue
dans un texte pour étayer une interprétation, d’autre part ceux qui relèvent
d’une analyse du discours. Les premiers sont les précieux auxiliaires de
toute explication de texte un tant soit peu rigoureuse, les seconds vont au-
delà du texte, ils déstabilisent l’opposition immémoriale entre « texte » et
« contexte ». Il revient à ceux qui élaborent des dispositifs d’enseignement
de déterminer quels éléments de savoir ils doivent prélever dans ces deux
ensembles, en fonction de leurs objectifs.
Ceux qui s’occupent de didactique ont au moins l’avantage de disposer
de beaucoup plus de liberté à l’égard des sciences du langage que la plupart
des spécialistes de littérature de l’université. Pour les didacticiens, les fron-
tières institutionnelles entre les études littéraires et les sciences humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin


et sociales ne constituent pas un enjeu majeur ; ils peuvent donc puiser
au gré de leurs besoins dans les multiples problématiques qu’offrent les
linguistes.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.8.187 - 12/12/2017 19h42. © Armand Colin

Références bibliographiques
• CRESSOT, M. (1947). Le Style et ses techniques. Paris : P.U.F.
• MAINGUENEAU. D.(2004). Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énoncia-
tion. Paris : Belin.
• PROUST, M.(1920). À propos du style de Flaubert, repris dans Chroniques.
Paris : Gallimard, 1928, 193-206.
• MAROUZEAU, J. (1941). Précis de stylistique française. Paris : Masson.
• SPITZER L. (1948). Stylistics and literary history. Princeton University Press.

Vous aimerez peut-être aussi