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FACE À L'IMPRÉVISIBLE : MILLE MILLIARDS DE SCÉNARIOS

Daniel Bell

Gallimard | Le Débat

1990/3 - n° 60
pages 169 à 177

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Bell Daniel, « Face à l'imprévisible : mille milliards de scénarios »,
Le Débat, 1990/3 n° 60 , p. 169-177. DOI : 10.3917/deba.060.0169
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Face à l’imprévisible :
mille milliards de scénarios

Toutes les données mondiales sur lesquelles nous avons vécu depuis la guerre sont en train d’exploser.
Ce genre de maelström historique sidère les esprits courts et stimule les Imaginatifs. C’est pourquoi
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nous avons voulu pour notre dixième anniversaire nous livrer à un exercice de prospective sur les dix

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années à venir en faisant appel à des auteurs qui, dans leur diversité, ont tous fait preuve de leur imagi-
nation. Nous nous sommes adressés au réformateur du Pari français et du Pari européen (Michel Albert),
au sociologue de La Fin des idéologies (Daniel Bell), à l’économiste des Trente Glorieuses (Jean Fouras-
tié), au démographe des Trois France (Hervé Le Bras), à l’un de nos plus éminents auteurs de science-fiction
(Stanislas Lem), à une exploratrice de la subversion littéraire (Annie Le Brun), au psychologue de L’Âge
des foules (Serge Moscovici), à un expert en histoire fictive (Milorad Pavic) pour leur soumettre la question
suivante :
– Quel type de scénario(s) pouvez-vous prévoir ou imaginer qui mène(nt) à l’état du monde que vous
croyez possible ou probable autour de l’an deux mille, c’est-à-dire dans dix ans ?
Nous ne leur demandions évidemment pas un rapport de futurologie focalisé de façon classique sur les
relations internationales. C’est à un exercice de mesure et de combinatoire consistant à sonder les forces
profondes qui paraissent appelées à modeler le sort de la planète que nous souhaitions les convier. Il est
clair qu’à l’heure actuelle une inconnue majeure concentre l’attention : le sort de Gorbatchev et, à travers
lui, l’avenir de l’Union soviétique à court terme. Cela étant posé, toute liberté leur était laissée de varier
les angles et les hypothèses, comme de suggérer plusieurs enchaînements possibles.
Le but étant que chacun s’amuse à l’écrire et que le tout ensemble fasse surgir mille milliards
d’hypothèses. Nous les remercions chaleureusement de s’être prêtés au jeu.

Le Débat.

On raconte en plaisantant qu’une petite annonce parut un jour dans une revue d’astrologie : la prochaine
réunion de la société des voyants extralucides a été ajournée pour cause de circonstances imprévues.
Pour une revue aussi sérieuse que Le Débat, que l’on me permette de traduire cette blague en termes
méthodologiques.
– La prédiction n’est possible qu’à l’intérieur d’un système fermé.

Daniel Bell est notamment l’auteur de Les Contradictions culturelles du capitalisme (P.U.F., 1979). Une édition revue
de The End of Ideology est parue en 1988 (Harvard U.P.).
Cet article est paru en mai-août 1990 dans le n° 60 du Débat (pp. 193 à 202).
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– La société n’est pas un système. Les changements culturels ne suivent pas les trajectoires de l’économie,
pas plus qu’ils ne découlent des modes de production. Si tel était le cas, nous serions bien incapables de
comprendre la persistance des grandes religions historiques telles que le bouddhisme, le confucianisme, le
judaïsme, qui virent le jour voici plus de deux millénaires dans ce que Karl Jaspers nomma l’« âge axial »
et qui sont toujours reconnaissables aujourd’hui au noyau dur de leurs croyances. L’idée d’époques unifiées,
holistes, chère à la périodisation des systèmes hégéliens, est une idée fausse.
– Si nous étions capables de prédire, les êtres humains s’associeraient pour démentir les prédictions.
Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? Chaque ensemble de formations sociales consiste en dispo-
sitifs structurels qui persistent au cours d’une période historique. Dans le domaine économico-technologique,
il s’agit de sociétés agraires, de sociétés industrielles et de sociétés post-industrielles. Celles-ci définissent
la répartition des activités et les relations sociales entre les personnes. Toutefois, elles ne se succèdent pas
l’une à l’autre comme autant de modes distincts mais coexistent en une superposition différentielle. L’une
des tâches de la sociologie est précisément d’identifier le sens du changement et, si possible, son rythme.
Ainsi, toutes les sociétés développées du monde occidental voient se développer le secteur des services paral-
lèlement au déclin accéléré de la classe ouvrière industrielle. Le phénomène est bien connu depuis les
ravaux pionniers de Jean Fourastié et de Colin Clark, voici plus de quarante ans. Mais les changements
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intéressant le domaine économico-technologique n’ont pas de liens directs avec les changements culturels

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(même si, comme dans le cas de la nouvelle technologie de l’information, ceux-ci élargissent l’éventail des
choix et des techniques). On peut chercher à identifier les cadres pertinents à mesure qu’ils apparaissent et
logiquement, tout au moins, chercher à en déduire les nouveaux rapports sociaux. Mais les différents
secteurs de la société mondiale ressemblent à une grande série de mobiles de Calder où chacun change au
gré de vents différents. Il est donc impossible d’écrire un scénario « intégral » pour l’an 2000 : nous ne
pouvons qu’esquisser des scénarios différents pour des structures « modales » différentes.

En ce qui concerne la politique et la puissance, qui sont les principaux déterminants des relations entre
États, nous pouvons essayer d’identifier les grands axes de partage de ces relations. Au cours des quelque
quarante dernières années, la géopolitique et l’idéologie ont été les deux principaux champs de force. Et il
est possible d’établir une matrice pour montrer comment se répartissent les forces. Dans une esquisse
proposée voici une vingtaine d’années, je les avais rangées sur quatre axes :
1. Est c. Ouest : l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique, sans oublier les forces regrou-
pées derrière eux dans le cadre des alliances de l’Otan et du pacte de Varsovie. La rivalité était en l’occur-
rence politique et idéologique, avec la menace omniprésente d’une guerre nucléaire.
2. Ouest c. Ouest : les États-Unis d’un côté, le Japon (dans le contexte de l’O.C.D.E.) et l’Allemagne
de l’autre. La compétition était économique.
3. Nord c. Sud : l’O.C.D.E, contre les pays nouvellement industrialisés, c’est-à-dire le « groupe des 77 »
au sein des Nations unies, qui revendiquaient une redistribution des capacités mondiales de fabrication
industrielle. Les tensions étaient ici économiques et idéologiques.
4. Est c. Est : l’Union soviétique contre la Chine. Les différences étaient idéologiques et politiques, avec
une légère menace de conflit militaire.
C’était là une grille logique. Quant à la question analytique, elle est la suivante : lequel de ces axes fut
l’axe saillant, et à quelle époque ?
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Quatre décennies durant, la division Est c. Ouest a primé sur toutes les autres, les subordonnant à ces
champs de force magnétiques (ainsi du Japon, qui se trouvait placé sous le parapluie nucléaire américain).

Dans les années 1970, l’axe Nord c. Sud est apparu comme un axe d’influence naissant – essentiellement
du fait de l’idée de « pays non alignés » née à Bandung. Où sont aujourd’hui les Nkrumah, les Sukarno, les
Tito, les Chou En-Lai ou leurs pays ? De surcroît l’appellation de « Sud » ne fait plus l’affaire aujourd’hui
en raison du succès rapide des « tigres » est-asiatiques tandis que l’Afrique sub-saharienne se languit au point
que l’on croirait avoir affaire à un « bon à rien » sur le plan économique.
Dans les années 1970, l’axe Ouest c. Ouest était pâle. Rares sont ceux qui prêtaient attention aux
changements économiques. De nos jours, cet axe est devenu une force de division de premier plan.
L’axe Est c. Est, celui de l’affrontement entre l’Union soviétique et la Chine, a perdu de son relief en
raison des difficultés intérieures propres à chaque pays.
Si cette matrice n’a pas perdu toute utilité aujourd’hui, il est clair qu’elle présente moins d’intérêt. La
vieille guerre froide touche à sa fin et les alliances ou subordinations d’antan se défont. Si l’on se reporte
au contexte fondamental, on constate que les deux « champs de force » sont en perte de vitesse.
La géopolitique est de moindre importance.
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Plus précisément, le territoire et les ressources en matières premières, qui ont été les grandes motiva-

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tions des impérialismes historiques ou du Japon dans la première moitié de ce siècle, perdent de leur
signification. À l’âge des missiles balistiques, le territoire compte moins pour la sécurité. (La Seconde
Guerre mondiale fut la dernière guerre de l’ancienne politique de puissance, car l’armée russe put se replier
à l’intérieur des terres devant l’avancée allemande, comme l’avait fait Souvorov devant les armées de
Napoléon.) Les ressources traditionnelles, telles que les matières premières (exception faite de l’énergie),
perdent également de leur importance à mesure que l’on dispose de substituts techniques toujours plus
efficaces (les fibres optiques qui remplacent le cuivre, par exemple). Telle est l’une des raisons essentielles
de l’effondrement des produits de base dans le monde depuis une décennie, en particulier en Afrique.
Leur place est aujourd’hui prise par la technologie et le savoir, lesquels sont les nouveaux facteurs
stratégiques dans la liste des avantages économiques des nations. Ainsi, à mesure que reculent les formes plus
anciennes de la politique de puissance, l’économie devient la poursuite de la guerre par d’autres moyens.
Cette évolution progresse de pair avec le principal élément de transformation de la société humaine
au cours des quarante dernières années : le changement d’échelle. La scène économique a achevé de se mon-
dialiser, en sorte qu’aucun coin de la planète n’échappe aujourd’hui à son impact ; et ces échanges et
transactions se font en temps réel. Mais il s’ensuit également un fait incontournable. Un changement
d’échelle n’est pas simplement une expansion linéaire ou l’agrégation de chiffres, un changement de taille.
Un changement d’échelle – comme nous l’a appris le théorème de Galilée (un doublement de taille équi-
vaut à un triplement de volume) – est un changement de forme. Et ce qui est vrai des organisations l’est aussi
des nations. Ce qui est le plus problématique, ce sont les formes qui peuvent apparaître en réponse à
l’apparition de nouvelles échelles.
Le second changement essentiel concerne l’idéologie. En tant que système de croyances, l’idéologie (dans
ses anciennes versions marxistes et messianiques) s’est érodée. En Europe, elle s’est presque complètement
effondrée. En Afrique, les régimes qui se réclament du marxisme sont revenus de leurs illusions sur ses
panacées. Les mots d’ordre de ce genre ne sont encore entendus, dans une certaine mesure, qu’en certains
pays d’Amérique latine, dans quelques régions de l’Inde et peut-être en Afrique du Sud, où des mouvements
se battent pour la conquête du pouvoir.
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En lieu et place de l’ancienne idéologie, nous avons assisté à la résurgence de sentiments primordiaux
– de sentiments nationalistes, ethniques, religieux et tribaux dont les marxistes pensaient qu’ils disparaîtraient
avec l’expansion du capitalisme et de la modernisation dans le monde. Et ces sentiments ont resurgi avec
une force explosive.

II

L’État-nation est le point central des années à venir. Partout dans le monde, nous voyons l’intégration
économique progresser en même temps que la fragmentation politique. L’intégration économique, en termes
de capitaux comme de marchandises, est évidente. La fragmentation politique suit les « lignes de faille »
historiques de chaque pays et paraît différente : en Belgique ou au Canada, elle est linguistique ; en Irlande
du Nord, religieuse ; en Afrique, tribale, etc., etc. Mais dès lors que tous ces phénomènes semblent se
produire à peu près en même temps, le sociologue est conduit à en chercher la raison structurelle sous-
jacente : et c’est sans doute la nature et l’efficacité de l’État-nation qui s’affirme comme une unité sociale
et politique viable étant donné les tensions auxquelles elle est soumise.
L’État-nation (par opposition aux empires ou États-cités) compte à peu près deux cents ans. Mécanisme
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adaptif, il apparut pour faire face aux nouvelles échelles des faisceaux de facteurs économiques et culturels

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au sein d’une tradition historique enracinée et faire de la souveraineté politique une force efficace. Cepen-
dant, l’État-nation se trouve pris aujourd’hui entre des tensions diverses. Nous pouvons les analyser, peut-
être, suivant deux axes : l’un, économique et politique ; l’autre, culturel et politique.
Commençons par nous pencher sur l’État-nation dans la perspective du premier axe : le monde devenant
interdépendant en temps réel, l’État-nation est devenu trop petit pour les grands problèmes de la vie et trop
grand pour les petits problèmes. Peu de nations sont aujourd’hui à même de garder totalement le contrôle
de leurs capitaux ou de leur monnaie face aux forces du marché mondial et les mécanismes d’une coordi-
nation internationale efficace sont trop peu nombreux. En même temps, la centralisation de la vie politique
a rendu l’État trop rigide et insensible à la variété et à la diversité des problèmes locaux.
Il est un second ensemble de tensions économiques et politiques contradictoires. Pour dire les choses
schématiquement, le capital peut circuler librement, mais pas les hommes ; du moins la plupart ne le
souhaitent-ils pas. Ainsi les gens demandent-ils aux pouvoirs publics d’assurer leur protection, en particulier
de préserver les emplois qui fuient. Que devraient donc faire les institutions nationales : protéger les capi-
taux ou les hommes ?
Une tactique consiste à élargir les frontières. D’où le mouvement en direction d’une communauté euro-
péenne plus large et efficace face à la menace économique du Japon (dans l’industrie automobile, par
exemple) ou contre les États-Unis (comme dans le secteur des produits vidéo et du divertissement). Allons-
nous assister à une régionalisation de l’économie mondiale en trois grands blocs : Europe, Amérique du Nord
et Japon (qui dominerait les pays est-asiatiques) ?
Une autre inconnue est le corollaire de la précédente : le capitalisme s’est entièrement mondialisé, mais
où est la « classe ouvrière internationale ? » (Existe-t-il même encore une Confédération mondiale des
syndicats et que fait-elle donc ?) Existe-t-il une « classe ouvrière européenne » ? Et s’il doit y avoir un
parlement européen digne de ce nom, y retrouvera-t-on la division entre socialistes et conservateurs
démocrates-chrétiens ? Si tel est le cas, qu’adviendra-t-il du gaullisme ? Autant de questions qui attendent
une réponse.
Dans le domaine de la culture et de la politique, nous assistons au retour sur le devant de la scène
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de sentiments primordiaux, tandis que les peuples se rabattent sur des unités sociales d’identification de
plus en plus petites. Or, dans le monde d’aujourd’hui, toutes les sociétés, à l’exception du Japon, sont des
sociétés plurales et multi-ethniques qui comptent d’importants mélanges de minorités, et il arrive souvent
que celles-ci chevauchent les limites territoriales des États-nations.
Les minorités nationales aspirent à leur indépendance, fût-ce au point de se doter d’un État certes plus
modeste, mais qui leur soit propre, Mais jusqu’où peut aller cette recherche d’une unité politique et cultu-
relle significative en termes de territoire et de souveraineté ? La Yougoslavie se désagrège. L’Empire sovié-
tique s’effrite sous l’effet du nationalisme ; comment retracer les frontières des quinze Républiques pour
obliger une centaine de nationalités ? Quel sera le destin de l’Inde, où nous commençons à voir à l’œuvre
des forces centrifuges, à commencer par le Cachemire ? De même, trouvera-t-on jamais des « solutions »
au Moyen-Orient ?
On aimerait que le « pluralisme culturel » triomphe au sein des nations. Mais comment concilier les points
de vue laïques et religieux dans un pays comme la France, par exemple, où l’on s’est dernièrement affronté
sur la question du port du foulard islamique dans les écoles ? Et aux États-Unis, qui sont à ce jour la nation
qui a le mieux réussi à préserver son pluralisme culturel parce qu’elle était une nation d’immigrés, que peut-
il arriver maintenant que nous commençons à avoir d’immenses concentrations régionales – les populations
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hispaniques se trouvant concentrées en Floride, dans le sud du Texas, au Nouveau-Mexique et dans le sud

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de la Californie tandis que dans les grands centres urbains le centre-ville est largement dominé par les
Noirs et les Hispaniques ?
Après l’idéologie et la classe, nous avons aujourd’hui la religion et la race. Tel est le chassé-croisé – la
régression ? – à laquelle nous assistons à l’heure où nous entrons dans le XXIe siècle.
Les sociétés ne sont pas seulement faites de structures, avec leurs problématiques, mais aussi de courants
de fond : des lames de fond s’amplifient jusqu’à ce que, soudain, se manifeste un gigantesque raz de marée.
La poussée de la démocratie en a été l’illustration la plus spectaculaire de ces quinze dernières années. Depuis
1975, nous avons vu les pays qui connaissaient une dictature militaire ou un régime autoritaire et quasi
totalitaire affirmer les uns après les autres leur désir d’institutions libres et démocratiques, mais aussi d’une
société civile contre l’État. La liste est impressionnante, et il n’est presque aucune région du globe qui ne
soit touchée : Espagne, Portugal et Grèce ; Uruguay, Argentine, Chili ; Philippines et Cambodge ; Pologne,
Hongrie, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Union soviétique et, pendant une courte et insigne période, la Chine.
Le cas le plus récent est celui du Nicaragua, qui a surpris presque tout le monde.
Je ne sous-estime pas la passion de la liberté, en particulier dans les régimes où les vieilles idéologies
se sont effondrées et où la nomenklatura n’est jamais qu’une classe privilégiée. Mais il est également vrai
que dans presque tous ces pays, surtout dans ceux que dirigeaient des systèmes autoritaires, la pagaille
économique était de règle. Oscar Arias, le président du Costa Rica dont la courageuse initiative diplo-
matique a rendu l’élection possible, est l’un des rares à avoir correctement prévu le résultat des élections
au Nicaragua : « Si Onega gagne, avait-il déclaré, je retourne à l’école pour réapprendre tout ce que je sais
du comportement électoral. » Ce qu’il voulait dire, c’est qu’au cours de la seule année passée, le Nicaragua
avait connu une inflation de 33,7 % pour un taux de chômage officiel de 30 %.
Pour l’Union soviétique, la Pologne, la Hongrie et ahi, le problème dominant est de toute évidence et
de loin le problème économique de la perestroïka. Or, à défaut d’avoir une idée de ces possibilités, nous ne
pouvons guère nous prononcer sur l’avenir politique de ces sociétés.
Le second courant de fond est démographique. Les chiffres sont clairs et effrayants. La question n’est
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pas de savoir combien de personnes la terre pourra-t-elle faire vivre d’ici l’an 2020, mais comment allons-
nous arriver jusqu’à l’an 2000. Quel est le problème ?

Dans toute l’Afrique du Nord (Algérie, Tunis et Maroc), dans toute l’Amérique latine (à l’exception de
l’Argentine), dans tout l’Est asiatique et en Inde, la part des jeunes de moins de dix-sept ans se situe entre
40 et 50 % de la population. Au cours de la prochaine décennie, le nombre de personnes entrant sur le marché
du travail de ces pays va doubler. Que vont-elles faire ? Leurs pays ne peuvent les absorber.
Logiquement, les pays développés n’ont que trois possibilités : accueillir ces gens, acheter leurs biens
ou leur donner des capitaux.
Accueillir leurs ressortissants (les Algériens en France, les Mexicains aux États-Unis) modifie l’équilibre
des populations indigènes et, à moins que les économies ne soient en pleine croissance, suscite davantage
de conflits ethniques et multi-raciaux. (La situation est également aiguë en Union soviétique, où le taux de
croissance démographique des populations musulmanes d’Asie centrale est de 3 % par an alors que dans
les régions à population européenne la croissance démographique est proche de zéro.) Acheter leurs produits,
c’est faire perdre des emplois aux industries nationales. Leur donner des capitaux peut également créer des
problèmes dans la mesure où ces pays n’ont pas employé leurs capitaux à bon escient par le passé ; qui plus
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est, ils sont très endettés et ne disposent pas d’une infrastructure sociale qui leur permette de faire un bon

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emploi des capitaux. (Si, il y a cinquante ans, quelqu’un avait proposé de sélectionner une douzaine de pays
sous-développés et de leur donner soixante milliards de dollars de capitaux occidentaux pendant dix ans,
n’aurait-on pas salué dans ce geste un acte altruiste de l’Occident ? C’est bien ce que nous fîmes. C’est ce
que l’on appelle l’O.P.E.P.)
C’est un tableau pessimiste. Mais ce qui le rend plus effrayant encore, c’est le peu d’attention que l’on
a prêté à ces questions. Le monde développé est préoccupé par ses propres problèmes et l’on ne fait guère
d’effort pour élaborer une politique internationale de l’immigration. Jusqu’à quand une telle indifférence
pourra-t-elle persister ?

III

Pour finir, revenons aux configurations nouvelles de la scène mondiale.

1. La réunification de l’Europe
Le cadre en a été la Communauté économique européenne, le marché unique des douze qui doit entrer
dans la réalité en 1992 mais qui a déjà bien pris forme.
Trois facteurs doivent être désormais pris en compte. Le premier est la réunification des deux Allemagne
en une seule entité de quatre-vingts millions de personnes, ce qui en fera la première puissance économique
d’Europe. Le deuxième est l’entrée de l’Europe de l’Est sur la scène européenne. Et le troisième est celui
des rapports entre l’Union soviétique et l’Europe.
Historiquement, l’Union soviétique a toujours redouté l’émergence d’une nouvelle Allemagne unifiée.
Historiquement, les deux pays ont toujours été des adversaires, alors même qu’il s’est trouvé des rêveurs,
en la personne de stratèges géopolitiques allemands tels que Karl Haushofer, pour envisager une nou-
velle Eurasie, qui couvrirait le cœur de l’Europe et de l’Asie, appelée à devenir le centre de la puis-
sance mondiale.
Si elle a toujours été importante pour qui veut comprendre la destinée des nations, l’histoire peut aussi
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induire en erreur. Ennemies au début du XIXe siècle, l’Angleterre et la France étaient devenues alliées au début
du XXe. L’histoire avait son importance du temps où les objectifs des États nationaux se résumaient à la terre
et au territoire. Aujourd’hui, ces paramètres sont de moindre importance que la technologie. C’est avant tout
et surtout de technologie dont l’Union soviétique a besoin. Et en ce domaine, l’Allemagne, serait-elle
réunifiée, devient un partenaire naturel.
Jusqu’à maintenant, l’Union soviétique se procurait une bonne partie de ses produits manufacturés, de
son acier et de ses machines-outils en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est. Mais ces deux économies
sont aujourd’hui de plus en plus dépassées et incapables de fournir à l’Union soviétique la nouvelle
technologie moderne, en particulier la technologie des ordinateurs et les moyens de télécommunications dont
elle a besoin. Quant à l’Europe de l’Est, elle souhaite se retirer de l’orbite du Comecon.
La logique des interdépendances et des besoins économiques – les immenses ressources en bois d’œuvre,
en pétrole, en gaz et en ressources minérales de l’Union soviétique, ainsi que la technologie de l’Europe occi-
dentale – dessine une configuration nouvelle. L’Europe de l’Est elle-même, si ses industries se modernisent,
peut fournir à l’Europe occidentale certains produits de l’industrie légère (chaussures et textiles) ainsi que
des produits manufacturés plus anciens, entre autres de l’acier, mais aussi une main-d’œuvre bon marché.
Le développement de liens plus étroits scellerait la fin de l’Otan et du pacte de Varsovie. L’Angleterre
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et la France regarderont certainement avec méfiance une telle évolution – à moins que la question de la sécu-

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rité ne trouve une solution complète. La clé, en l’occurrence, est l’Union soviétique. Si Gorbatchev prend
des mesures convaincantes pour réduire le dispositif militaire soviétique, la logique économique de l’Europe
pourra commencer à opérer. Mais il se trouve en présence d’un problème contradictoire. Réduire le secteur
militaire, c’est libérer des ressources au profit du secteur des biens de consommation. Or l’armée demeure,
pour le pouvoir, une assise importante, d’autant que le Parti communiste d’Union soviétique se trouve
lui-même affaibli. L’armée reste l’inconnue des équations.

2. La fin du « Siècle américain »


Le « Siècle américain » est une expression que forgea Henry Luce – le patron de Time-Life et de Fortune,
les périodiques les plus influents de leur temps – au cours de la Seconde Guerre mondiale pour saluer le rôle
nouveau et majestueux que devaient jouer les États-Unis. Comme toutes les ambitions de ce genre, celle-
ci répondait à un mélange d’idéalisme et de calcul. Dans l’esprit de ce fils de missionnaires chrétiens en Chine
qu’était Luce, le Siècle américain devait permettre aux États-Unis de s’acquitter de leur obligation chrétienne
de jouer les « bons Samaritains », de venir au secours des pauvres et des nécessiteux. La meilleure expres-
sion en fut le plan Marshall, qui se solda par la reconstruction économique de l’Europe. Au fil de la guerre
froide, le rôle économique des États-Unis eut tendance à se confondre avec leur rôle militaire pour donner
le jour au « complexe militaro-industriel », suivant l’expression du président Eisenhower. Et bien que les
dépenses militaires n’aient jamais été nécessaires à la croissance économique de l’Amérique, elles n’en ont
pas moins joué un rôle important.
Quatre éléments se conjuguent pour réduire l’importance centrale et la puissance des États-Unis à l’aube
du XXIe siècle. Le premier est la réduction des affrontements des grandes puissances et, par conséquent, du
rôle politique capital des États-Unis en tant que « leader » du monde. Le deuxième est l’essor économique
du Japon, en particulier dans les secteurs décisifs des techniques de pointe. Le troisième est le faible niveau
des investissements et de la productivité dans l’économie américaine et le quatrième, la difficulté croissante
qu’a l’Amérique à résoudre ses problèmes sociaux intérieurs tels que la criminalité et la drogue, la décom-
position des infrastructures et le déclin de la qualité de la vie dans le centre des villes.
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Toutefois, il serait trompeur d’imaginer que le rôle de grande puissance des États-Unis touche presque
à sa fin. Les États-Unis demeurent en tête de l’innovation technologique – sinon toujours pour le dévelop-
pement. (C’est aux États-Unis qu’ont été créés les magnétoscopes, les fac-similés, les appareils à plusieurs
lampes comme des dizaines d’autres produits, mais on s’est empressé de les développer ailleurs, au Japon
notamment.) Les États-Unis restent au premier rang mondial par la qualité de leur enseignement supérieur
et leur puissance scientifique. (Le Japon, par exemple, a de bonnes universités, mais pratiquement aucune
grande école de quelque poids.) L’apparition de nouvelles bases continentales pour une économie élargie,
avec le nouveau pacte de libre échange avec le Canada et l’intégration croissante du secteur mexicain des
produits manufacturés avec les industries américaines, offre également de nouvelles bases à l’expansion
économique. Et il faut se garder de sous-estimer le degré de stabilité politique qui fait des États-Unis un havre
de paix pour les capitaux craintifs de tant de régions du monde.

3. Le cordon du Pacifique
S’il est une chose qui va de soi, c’est la position centrale du Japon en tant que grande puissance
économique et financière dans le Pacifique. Les événements de l’an passé ont accordé au Japon deux « sur-
sis ». Le premier est lié à la réduction de la menace militaire soviétique. Dans les dernières années, les États-
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Unis avaient en effet pressé le Japon d’augmenter ses dépenses consacrées à la défense et à la sécurité

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militaire. La nécessité est moins pressante désormais. L’Union soviétique a même fait beaucoup de bruit
autour de la restitution au Japon de quelques îles situées dans le voisinage d’Hokkaïdo, en gage de bonne
volonté, tout en cherchant à obtenir du Japon crédits financiers et technologie. Avec la réduction de la
menace militaire soviétique, le Japon est moins redevable aux États-Unis et il est donc en meilleure posi-
tion pour résister aux pressions politiques et économiques américaines dans le domaine commercial.
Le second sursis lui vient de la Chine. Les événements de la place Tian’ an men ont, pour un moment,
coupé la Chine du reste du monde, en particulier des États-Unis. Historiquement, et ce depuis le temps du
secrétaire d’État John Hay, les États-Unis ont toujours suivi une ligne politique pro-chinoise. Au cours des
dernières années, les États-Unis ont disposé de plusieurs « canes » à jouer vis-à-vis du Japon et, entre autres,
celle de développer des relations politiques et économiques avec la Chine. Tel fut, en particulier, le grand
dessein d’Henry Kissinger. Ces relations sino-américaines eussent permis d’apporter un contrepoids aux
relations avec le Japon et l’Union soviétique. Tout cela est aujourd’hui suspendu. En privé, les stratèges de
l’administration espèrent qu’il sera possible de reprendre cet effort. Pour l’heure, la question reste ouverte.
En ce qui concerne le Japon – et d’autres pays est-asiatiques – on assiste manifestement à la récréation,
avec la coopération de l’Australie et de l’Anase (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), de l’ancienne
zone de Coprospérité est-asiatique. Le Japon fournissant l’essentiel des capitaux, l’industrialisation de
l’Asie de l’Est progresse rapidement.
Tout ceci accrédite l’idée que la division économique du monde en trois blocs – Europe, Amérique du
Nord et Japon – est en train de se creuser. Et toute la question est de savoir si leurs poids politiques vont
évoluer en conséquence.
Compte tenu de ces structures naissantes, que peut-on dire, en résumé, de la configuration du XXIe siècle
que l’on voit dès aujourd’hui se profiler ? Je laisse de côté la difficile question de l’accroissement de la
pauvreté et des écarts qui se creusent entre le monde développé et le monde sous-développé, en particulier
l’Afrique. Je laisse également de côté les irréductibles passions du Moyen-Orient. Reste encore l’épineuse
question de la stabilité de l’Union soviétique, compte tenu de ses tensions économiques et impériales.
Le rapport Nord-Sud reste un axe de division et il se fera vraisemblablement de plus en plus menaçant
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passé le premier quart du XXIe siècle. Pour l’heure, l’axe Est c. Est est en état de stase et bien des choses
dépendront des successeurs de Deng et même de Gorbatchev (lequel va probablement tenir, s’il parvient à
surmonter ses difficultés, jusqu’à la fin du siècle). Enfin, l’axe Est c. Ouest, autrement dit les rapports
États-Unis/U.R.S.S., peut entrer dans une phase de détente.
De nouveaux regroupements importants s’opèrent sous la forme de blocs régionaux. Unités économico-
politiques d’une plus grande viabilité, ils permettront aux différentes nations de gérer leurs problèmes de
transition économique. L’Europe unie, l’économie continentale de l’Amérique du Nord et la région du
Pacifique dominée par le Japon seront désormais les trois grands centres de pouvoir économique et même
politique. Si la logique économique était aussi respectée, cela signifierait que le dollar se trouverait remplacé
par un panier de monnaies dirigé – composé de l’écu, du dollar et du yen – appelé à encadrer les mé-
canismes du change et de la balance commerciale.
Toujours est-il qu’il y a aussi des « courants de fond » : les raz de marée démographiques et la fragmen-
tation des nombreux États-nations incapables de prendre en main leur destinée en réponse aux raz de
courant du changement. Si le processus de fragmentation politique se poursuivait – en particulier sous la
forme de conflits locaux et intra-régionaux – on verrait se dessiner une carte du monde entièrement nouvelle.
Et l’économie, qui est actuellement la force dominante dans le monde, se trouverait incapable d’obéir plus
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longtemps aux forces du marché. Si l’on se fixe sur l’économie, on est optimiste. Si l’on pense aux sentiments

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politiques et primordiaux, le pessimisme montre son visage. Les jeux sont faits, messieurs. À vous de jouer.

Daniel Bell.
Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.

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