POLITIQUE — L’EXTRÊME DROITE À TAYLOR SWIFT,

L’ASSAUT DE L’EUROPE SOIRÉE EXPAT — UNE ICÔNE

LES DESTINATIONS 2024 MONDIALE

Sénégal 3 400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3 600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
No 1719 du 12 au 18 octobre 2023

Portugal cont. 5,50 €,

courrierinternational.com
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ISRAËL
L’ÉTAT
DE CHOC

L’attaque sans précédent

du Hamas a sidéré la presse
étrangère, qui s’inquiète
aussi des conséquences des
bombardements sur Gaza.

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 6. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

LES CHOIX
DE “COURRIER” combattants pénétrer sur
le territoire israélien.
CLAIRE CARRARD La suite, vous l’avez sans doute
vue dans les images,
Israël : nombreuses et insoutenables,
diffusées sur les réseaux
l’état de choc sociaux ou par les télévisions
du monde entier. Des corps
sans vie jonchant les rues,
l’équivalent de la ligne Maginot
pour notre génération. Israël a
déversé des tonnes de béton sous
terre, alors que le Hamas n’a eu
qu’à utiliser des tractopelles pour
défoncer les clôtures en surface.”
En moins de quarante-huit
heures, le Hamas a renversé la
table en mettant à mal le mythe
Moyen-Orient, a titré en une cours entre Israël et l’Arabie
L’Orient-Le Jour. Le jour de saoudite. De ce point de vue,
l’attaque, Anthony Samrani, il pourrait bien avoir réussi son
l’un des grands chroniqueurs pari. Mais cela pourrait coûter
du quotidien libanais, faisait
le même constat : “C’est la
cher aux Palestiniens.
Nétanyahou a promis d’en finir
première fois depuis des décennies avec le Hamas et a organisé un
que l’État hébreu renvoie un tel blocus total de Gaza (où l’eau,
sentiment de fragilité.” le gaz et l’électricité ont été

U ne nouvelle guerre du
Kippour risque bien
d’advenir, mais, cette fois,
elle opposera une armée
israélienne déboussolée à
la menace multiple du Hezbollah
et du Hamas, une menace non
conventionnelle, bien plus
redoutable que celle que
représentaient, en 1973, les
armées égyptienne et syrienne.”
Voilà ce qu’écrivait le
journaliste israélien Amos
Harel le 14 septembre, dans
le quotidien de centre gauche
Ha’Aretz. L’histoire lui a
malheureusement donné
raison. Le samedi 7 octobre,
le Hamas déclenchait
l’opération Déluge d’Al-Aqsa
contre l’État hébreu, une
attaque sans précédent par
voies de terre, d’air et de mer,
qui a vu des centaines de ses
des otages emmenés de force
dans la bande de Gaza pour
servir de monnaie d’échange
ou de boucliers humains,
un carnage près du kibboutz
Reim, qui accueillait une rave
party où plus de 250 personnes
ont été abattues… Le reporter
du Yediot Aharonot qui s’est
rendu sur place décrit des
scènes d’apocalypse.
Dans Ha’Aretz encore, un
journaliste du quotidien
israélien qui vit à Nahal Oz,
tout près de la bande de Gaza,
raconte des heures d’angoisse
avec sa famille, après que
les combattants du Hamas
sont entrés dans leur kibboutz.
“Ce samedi matin, nous prenons
conscience que cette barrière
souterraine [dans laquelle
le gouvernement israélien
a lourdement investi] est en fait
d’un État hébreu tout-puissant.
Il y a d’abord eu la sidération,
il y a désormais la peur. “Les
attaques ont touché la conscience
collective israélienne en plein
cœur”, écrit Ruby Namdar, dans
un texte bouleversant publié
par The Atlantic et que nous
avons traduit sur notre site.
Pour l’écrivain israélien, le
traumatisme risque de “hanter
ses concitoyens, de les définir
même pendant de nombreuses
années”. C’est dire l’ampleur du
choc que nous avons choisi de
décrypter cette semaine dans
notre dossier de couverture. Un
dossier construit dans l’urgence
mais où nous nous efforçons,
comme toujours, de confronter
les points de vue de la presse
étrangère. Malgré l’émotion
évidente. Il y aura “un avant- et
un après-7 octobre” au
Comment en est-on arrivé là?
La région peut-elle s’embraser –
tous les regards sont désormais
tournés vers le Hezbollah au
Liban? Pourquoi les services
coupés). Le prélude à une
intervention terrestre? Depuis
quelques jours, Tsahal
bombarde sans interruption
une population terrifiée qui n’a
israéliens n’ont-ils rien vu venir? aucune échappatoire. “Nous
Très tôt, la presse israélienne a détestons la nuit pour ce qu’Israël
mis en cause le gouvernement nous inflige”, écrit ainsi une
de Benyamin Nétanyahou et ses réalisatrice palestinienne dans
alliés d’extrême droite dans la Al-Jazeera, à propos des
déroute sécuritaire et politique bombardements incessants.
face au Hamas. Aujourd’hui, À Gaza, alors qu’un nouveau
l’heure est à l’union sacrée, mais désastre humanitaire
pour combien de temps? s’annonce, le Hamas menace
Quant au Hamas, s’il s’est lancé de s’en prendre aux otages
dans une offensive de cette israéliens. Ce n’est que le début
envergure (forcément préparée de l’engrenage.
de longue date), c’est qu’il avait
ses raisons, explique le mensuel En couverture :
Al Majalla. Il s’agissait à la fois Israël : Dessin d’Ale+Ale, Italie
de “redorer son blason” à Gaza et pour Courrier international.
auprès de ses alliés extérieurs, Taylor Swift : Photo Emma
mais aussi de torpiller le McIntyre/TAS23/Getty Images
processus de normalisation en for TAS Rights Management

Sommaire
dossier p.18 AUSTRALIE p.26 LES SOURCES
p.38
L’EXTRÊME Enfin une voix pour Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international sélectionnent

DROITE À L’ASSAUT les autochtones ?

et traduisent des articles tirés de plus

OÙ PARTIR
de 1 500 médias du monde entier. Voici

DE L’EUROPE
la liste exhaustive des journaux, sites
Le 14 octobre, les Australiens et blogs utilisés dans ce numéro :
se prononcent sur un projet
EN 2024? Selon The Economist, de réforme constitutionnelle Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Bloomberg. com
PHOTO FERNANDO LEON/TAS23/GETTY IMAGES FOR TAS RIGHTS MANAGEMENT

(bloomberg.com) New York, en ligne.

exclure les partis d’extrême pour, comme le rapporte Nikkei The Economist Londres, hebdomadaire.
droite du gouvernement Asia, rétablir l’équilibre dans Lefaso.net (lefaso.net) Ouagadougou,
DESSIN DE WALENTA, POLOGNE.

un pays où les violences en ligne. Financial Times Londres, quotidien.

et du débat public n’est plus Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort,
une solution viable. coloniales demeurent occultées. quotidien. Gazeta Wyborcza Varsovie,
quotidien. The Guardian Londres, quotidien.

TAYLOR SWIFT
The Guardian Australia (theguardian.com/au)
Sydney, en ligne. ISS Africa (Institut d’études
de sécurité) (issafrica.org/fr) en ligne.
Spécial Al-Jazeera (aljazeera.net) Doha, en ligne.
Al Majalla Londres, quotidien. Il Messagero

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quotidien. The New York Times New York,
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NRC Amsterdam, quotidien. Planet Anomaly
un record : celui de la tournée mondiale la plus (planetamomaly. org) en ligne. The Times
lucrative de l’histoire. The Eras Tour est l’événement Londres, quotidien. La Vanguardia Barcelone,
musical de l’année et Taylor Swift un phénomène quotidien. The Washington Post Washington,
quotidien. Yediot Aharonot Rishon Lezion
qui passionne la presse étrangère, du Financial (Israël), quotidien. Die Zeit Hambourg,
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8. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

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SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
A c t i o n n a i r e : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde Gaza. Israël annonce une riposte “terrible” Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
10. Israël. L’état de choc “Ce que le Hamas va vivre sera difficile et terrible – nous sommes déjà en campagne Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
Dépôt légal Octobre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
et nous ne faisons que commencer”, a asséné le Premier ministre israélien, ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
Dossier Benyamin Nétanyahou, le 9 octobre. Retrouvez sur notre site les reportages Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
18. L’extrême droite à l’assaut et analyses de la presse étrangère sur cette guerre qui bouleverse les 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
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de l’Europe équilibres au Moyen-Orient. Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
D’un continent à l’autre
26. Australie. Enfin une voix Afghanistan. Un nouveau séisme meurtrier François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
pour les autochtones ? Le bilan est lourd après le tremblement de terre qui a touché la région Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
30. États-Unis. La démocratie de Herat le 7 octobre : plus de 2 000 morts, des milliers de blessés et déplacés (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
et une douzaine de villages détruits. En juin 2022, un séisme de grande ampleur (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
est en danger Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
avait déjà fait plus de 1 500 morts. Suivez la situation sur place sur notre site.
32. Haïti. Le peuple doit avoir centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
son mot à dire Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
(Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
34. Nigeria. Le banditisme Vu d’Espagne. Gibraltar dans le flou (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
se féminise
35. Burkina Faso. Celles qui
depuis le Brexit Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).Moyen-Orient Bachir El-Khoury
(chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux

nous gardent Les habitants de l’enclave britannique votent le 12 octobre dans un climat (Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
(pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros
de profonde incertitude, explique le quotidien espagnol conservateur (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
36. France. “Saint-Tropez est La Razón : le statut post-Brexit du Rocher n’est toujours pas décidé. australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
devenu LVMH-Ville !” de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
37. Énergie. Guerre des prix dans 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
les stations-service Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Soirée Expat Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
38. Où partir en 2024 ? Ret r o u v e z - n o u s a u s s i s u r F a c e b o o k , service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
T w it t e r, I n s t a g r a m e t P i n t e r e s t . (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
Transversales anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
46. Sciences. “Passer sa vie assis • Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
RENCONTRES Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
est une addiction” maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
TABLES RONDES Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
48. Économie. La crypto (chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
en “mode survie” depuis la chute COCKTAIL Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
(directrice du développement et de la communication, 1737), Diane Perpère (1608),
de FTX Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
49. Signaux. Des catastrophes Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes
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 10. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

u rs d a n s
7 jo
le monde

ISRAËL
L’état de choc
Le 7 octobre, le Hamas lance une attaque sans précédent : des combattants du mouvement islamiste
palestinien pénètrent sur le territoire israélien, où ils tuent des centaines de civils et prennent des otages.
Au-delà de la sidération et de l’horreur, l’événement dévoile les fragilités de l’État hébreu, qui riposte
en bombardant Gaza, faisant des centaines de morts. La presse s’interroge : la région va-t-elle s’embraser ?
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
↑ Dans la région de Sderot,
dans le sud d’Israël,
le 7 octobre, après
l’incursion massive
de combattants du Hamas.
Photo Ammar Awad/Reuters
“Nous sommes
en train de vivre
notre pire cauchemar”
Ce journaliste du quotidien israélien Ha’Aretz, qui habite
dans un kibboutz voisin de la bande de Gaza, a vécu l’offensive
du Hamas au plus près des événements. Il raconte ces heures
d’angoisse passées dans une pièce sécurisée avec sa famille.
—Ha’Aretz, extraits (Tel-Aviv)
A u début, on a juste entendu un
silement. Il est un peu plus de
6 heures du matin quand ma
femme, Miri, est réveillée par un son
bien connu, celui d’un obus de mortier
sur le point de s’abattre. Aucune alerte n’a
pourtant été déclenchée, mais il a sui de
ce son, ici au kibboutz Nahal Oz, l’endroit
d’Israël le plus proche de Gaza, pour que
l’on coure se réfugier dans notre pièce
sécurisée, qui sert également
de chambre pour nos illes.
Galia, 3 ans, et Carmel, 1 an,
sont encore en train de dormir
dans leur lit, récupérant de la
fatigue d’une belle escapade la
veille dans la région israélienne
de l’enveloppe de Gaza. Sans les réveiller,
nous commençons à faire nos bagages,
convaincus qu’il s’agit encore d’une de ces
journées auxquelles nous nous sommes
habitués : direction d’abord la pièce sécuri-
sée le temps que la roquette explose, puis
vers le nord pour se mettre à l’abri.
Au bout d’une heure de sirènes et d’ex-
plosions ininterrompues, nous entendons
pour la première fois le bruit, à glacer
le sang, des tirs d’armes automatiques,
d’abord au loin dans les champs, puis plus
près en provenance de la route, et enin à
l’intérieur même de notre quartier, près
de la fenêtre de notre logement. À nos
oreilles parviennent aussi des cris en
arabe. Nous comprenons alors que nous
sommes en train de vivre notre pire cau-
chemar. Des combattants armés du Hamas
se sont iniltrés dans notre kibboutz et
se trouvent littéralement à notre porte,
tandis que nous nous sommes enfermés
à l’intérieur avec nos deux petites illes.
Miri et moi avons déménagé à Nahal
Oz il y a neuf ans, juste après la guerre
Les renforts n’arriveront
pas de sitôt. Et juste
derrière nos fenêtres,
les coups de feu semblent
ne jamais devoir s’arrêter.
de Gaza de 2014. S’installer dans un kib-
boutz à la frontière de Gaza n’était pas
un choix évident pour un jeune couple
de Telaviviens. Mais nos parents étaient
iers de notre décision, et nous nous sen-
tions désormais chez nous à Nahal Oz.
Nous avons connu d’innombrables
“alertes rouges” durant toutes ces années
passées dans le kibboutz. Nous nous
sommes également habitués aux menaces
des ballons incendiaires et à la mauvaise
odeur des champs en train de brûler. Des
problèmes pas assez graves
pour nous faire oublier les
merveilleux avantages de la
vie dans un kibboutz.
Mais nous voilà confron-
tés à une menace d’un tout
autre genre, une menace dont
on était censés être à l’abri. Le mot qui
nous faisait le plus peur lorsque nous
avons emménagé dans le kibboutz était
“tunnel”. Mais depuis que le gouverne-
ment avait investi des milliards de she-
kels dans la construction d’une barrière
souterraine pour neutraliser le réseau
de tunnels du Hamas, nous nous étions
autorisés à dormir sur nos deux oreilles.
Or, ce samedi matin, nous prenons
conscience que cette barrière souter-
raine est en fait l’équivalent de la ligne
Maginot pour notre génération, et nous
voilà face à un drame digne de la guerre
du Kippour, en 1973. Israël a déversé des
tonnes de béton sous terre, alors que le
Hamas n’a eu qu’à utiliser des tractopelles
pour défoncer les clôtures en surface.
Le courant saute, et nous nous retrou-
vons plongés dans l’obscurité. Nous allu-
mons les torches de nos téléphones, tout
en consultant les messages envoyés par
nos voisins. Les terroristes se déplacent en
toute quiétude dans le quartier, pénètrent
même dans certaines maisons. Ils tirent
des coups de feu dans la nôtre, réveil-
lant nos illes au passage. Nous expli-
quons aux petites qu’elles doivent rester
allongées dans leur lit, sans un bruit, et
attendre. Nous n’avons ni nourriture ni
lampe torche dans leur chambre. Chers
voisins du Nord qui lisez ces lignes, je
7 JOURS. 11
Chronologie
7 octobre — Début de l’opération
Déluge d’Al-Aqsa. Plus de
5 000 roquettes sont lancées sur
Israël, selon le Hamas. Des
combattants du groupe palestinien
mènent au petit matin des incursions
par voies terrestre, aérienne et
maritime sur le territoire israélien,
une première. Des dizaines de civils
israéliens sont abattus ou pris
en otage dans sept localités ainsi
que dans un festival de musique
électronique. En réponse, Israël lance
l’opération Glaives de fer et bombarde
massivement la bande de Gaza.
8 octobre — Le Hezbollah,
mouvement libanais, mène des frappes
localisées sur une zone frontalière.
Elles sont suivies de représailles
israéliennes, faisant craindre
l’ouverture d’un deuxième front.
9 octobre — L’État hébreu impose
un “siège complet” à l’enclave
palestinienne. Tsahal airme avoir
reconquis les sept localités ciblées
par le Hamas et repris le contrôle
de sa frontière avec Gaza.
10 octobre — Le bilan humain
continue de s’alourdir : au moins
900 morts du côté israélien et près
de 700 morts du côté palestinien,
ainsi que des milliers de blessés.
vous en conjure, prévoyez le nécessaire
dans l’hypothèse (probable) où des évé-
nements similaires se produiraient à la
frontière avec le Liban.
Grâce aux informations transmises
régulièrement par [mes collègues à l’ex-
térieur], je prends conscience de la gra-
vité de la situation. Nahal Oz n’est pas un
cas isolé, de nombreux autres kibboutz,
villes et bases militaires subissent le même
genre d’attaques. Les renforts n’arrive-
ront pas de sitôt. Et pendant ce temps-là,
juste derrière nos fenêtres, les coups de
feu semblent ne jamais devoir s’arrêter.
Le bruit d’un drone. Nous restons ainsi
pendant des heures, plongés dans l’an-
goisse et l’incertitude, sans la moindre
idée de ce qui se passe dans le kibboutz,
et sans même pouvoir distinguer nos sil-
houettes dans l’obscurité. Mes petites
illes sont héroïques. Elles restent calmes
et patientes, malgré la faim.
Soudain, nous entendons le bruit d’un
drone au-dessus de nos têtes, suivi de
puissantes explosions. Nous prions pour
qu’il s’agisse d’une contre-attaque de l’ar-
mée, mais impossible de savoir ce qu’il
en est réellement.
Puis un message de mon père, le géné-
ral (à la retraite) Noam Tibon, arrive,
12. 7 JOURS FOCUS ISRAËL
nous redonnant une lueur d’espoir. Il est
en route depuis Tel-Aviv. Nous ne savons
pas comment il parviendra à atteindre le
kibboutz mais, tout comme nos filles s’en
remettent à nous dans ces heures terribles,
nous nous en remettons à lui. C’est seu-
lement plus tard, le soir venu, que j’ap-
prendrai ce que ma mère et lui ont enduré
ce jour-là, combien de personnes ils ont
contribué à sauver, et l’héroïsme dont
ils ont fait preuve tout au long du trajet.
Ils se sont d’abord arrêtés à Mefalsim, un
kibboutz voisin, où ils ont découvert des
rues jonchées de cadavres et des voitures
en flammes. Tout à coup, un petit groupe
de jeunes qui avaient échappé au massacre
d’une rave party non loin de là est apparu
près de leur voiture. Mes parents les ont
fait monter et les ont conduits dans un
village plus au nord, avant de faire demi-
tour pour reprendre la route de Nahal Oz.
D ésordre et confusion. Un peu plus
loin, mon père est tombé nez à nez avec
des soldats plantés au milieu de la route,
visiblement en attente d’instructions. Ils
n’arrivaient plus à joindre leurs supérieurs,
et tout n’était que désordre et confusion,
comme il me l’a raconté par la suite. L’un
des militaires a accepté de monter dans sa
voiture et de l’accompagner jusqu’à Nahal
Oz. Ma mère, elle, est restée à Mefalsim.
Près de l’entrée du kibboutz, ils ont
aperçu une unité des forces spéciales sous
le feu du Hamas. Mon père et le soldat ont
quitté la voiture pour les aider à abattre les

-Is ël : l’offensive et la contre-offensive
7 octobre 2023
LIBAN
SYRIE
Golan
Haïfa
ISRAËL
Présence
des forces
de la FNUOD
(ONU)
Mer
Méditerranée
CISJORDANIE
Tel-Aviv
JORDANIE
Détail carte Jérusalem
de droite
Mer Mor te
BANDE
DE GAZA
ÉGYPTE 25 km
Opération Déluge d’Al-Aqsa du Hamas
Frappes de roquettes depuis la bande de Gaza
Incursion des troupes du Hamas en Israël
Zones occupées par le Hamas (hors Gaza)
Frappes du Hezbollah sur le nord
d’Israël depuis le Liban (8 octobre 2023)
Frontière clôturée le long de Gaza
terroristes. Puis ils ont embarqué deux mili-
taires blessés et sont repartis à Mefalsim.
Là, mes parents ont décidé de se séparer.
Ma mère a conduit les blessés dans un
hôpital d’Ashkelon, tandis que mon père
a repris la route de Nahal Oz, accompagné
d’un autre général à la retraite qui avait
ressorti son treillis et décidé de son plein
À mesure que les familles
arrivent chez nous, nous
découvrons les horreurs
de cette journée. Les morts,
les blessés, les disparus.
gré de partir pour le Sud dans l’espoir de
sauver des vies. Et c’est ainsi que deux ex-
militaires, à 60 ans passés, se sont enfon-
cés dans une zone de guerre pour tenter
de sauver ma famille, et d’autres.
En chemin, ils ont croisé d’autres sol-
dats de Tsahal qui quadrillaient la zone
pour la “nettoyer”. Mon père a rejoint une
unité faisant du porte-à-porte et a fina-
lement éliminé six terroristes et libéré
plusieurs dizaines d’habitants enfermés
dans leur abri depuis dix heures.
En reconnaissant avec stupeur “le papa
d’Amir” parmi leurs sauveurs, certains de
nos voisins nous envoient des messages
pour nous prévenir de son arrivée, mais
à ce moment-là nos téléphones sont déjà
complètement déchargés. Seuls les coups
de feu échangés avec les terroristes nous
laissent deviner leur avancée.
9 octobre 2023 (après-midi)
Ashkelon
Ashkelon
Ashkel
Israël a annoncé
un blocus total (nourriture,
eau, électricité) à Gaza,
Karmiya
déjà sous blocus depuis 2007.
Sderot
Mer
Méditerranée
GAZA
Netivot
Netiv
ISRAËL
Magen Ofakim
ÉGYPTE
Mivtahim
8 km
Contre-attaque israélienne Glaives de fer
Mouvements de l’armée israélienne
Zones reprises par l’armée israélienne
Zones d’habitat évacuées
Principales frappes israéliennes
sur la bande de Gaza
Principaux check-points
SOURCES : WARMAPPER, “THE NEW YORK TIMES”
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Dans notre pièce sécurisée, la dernière
heure d’enfermement est la plus terrible de
toutes. Dans cette obscurité oppressante,
avec l’oxygène qui se raréfie, les filles com-
mencent à s’impatienter. Une seule chose
parvient à les calmer : notre promesse que
leur grand-père viendra bientôt nous cher-
cher. Enfin, à 16 heures, nous entendons
un coup frappé à la fenêtre et une voix
familière. “Sabba est là!” s’écrie Galia. Et
pour la première fois depuis notre réveil,
nous fondons tous en larmes.
Durant les heures qui suivent, notre
maison se mue en avant-poste de l’armée.
Les soldats vont et viennent, amènent des
voisins blessés, des familles dont les portes
ont été forcées, et quelques anciens ne sou-
haitant pas rester seuls. Ces retrouvailles
viennent apaiser la terrible solitude des
heures précédentes. Mais le soulagement est
de courte durée. À mesure que les familles
arrivent chez nous, nous découvrons les
horreurs de cette journée. Les morts, les
blessés, les disparus. L’ampleur du désastre
nous apparaît bientôt clairement.
En jetant un coup d’œil par la fenêtre,
j’aperçois les corps de cinq terroristes, l’un
d’entre eux toujours armé de son lance-
roquettes. La mort est passée plus près
Sur les lieux
que nous le pensions, mais lorsque vient
le soir, nous n’avons toujours pas digéré
de la rave,
l’information. C’est seulement au milieu
de la nuit, une fois assis dans le bus qui
nous emmène loin de la frontière, que nous
l’apocalypse
ressentirons pleinement le choc. Un reporter du journal
Nahal Oz est un modèle d’héroïsme
depuis les tout premiers jours de l’État israélien Yediot Aharonot s’est
d’Israël. Pour nous, c’était surtout un rendu près du kibboutz Reim,
foyer, un lieu que nous aimions et que là où se déroulait le festival
nous partagions avec des êtres chers. Tribe of Nova. Le Hamas
Mais cette guerre a brisé quelque chose.
Les modalités de notre pacte avec l’État
y a tué plus de 250 personnes.
avaient toujours été claires : nous pro-
tégeons la frontière, et vous nous proté-
gez en retour. Nous avons héroïquement —Yediot Aharonot (Rishon Lezion)
rempli notre part du contrat. Mais pour
D
beaucoup trop de nos amis et de nos voi- imanche [8 octobre], un gros camion
sins, en ce jour noir du samedi 7 octobre, se gare près de l’entrée du kibboutz
l’État d’Israël a failli à ses obligations. Reim. Des soldats du rabbinat de
—Amir Tibon, l’armée israélienne y déposent de lourds
publié le 8 octobre sacs noirs alors qu’ils fouillent les bâti-
ments incendiés à la recherche de débris
humains, là où les terroristes du Hamas
ont lancé une grenade. À un moment,
deux soldats s’asseyent et pleurent, à la
SOURCE
limite de l’effondrement.
H A ’A R E T Z Vingt-cinq véhicules criblés de balles
Tel-Aviv,Israël sont alignés le long de la route qui conduit
Quotidien,70 000 ex. vers ce kibboutz [habituellement] paisible
haaretz.co.il du sud d’Israël. Six d’entre eux sont les
Premier journal publié en pick-up dans lesquels les terroristes sont
hébreu sous le mandat arrivés. Le corps d’un de ces derniers gît
britannique, en 1919, “Le Pays” près d’un pick-up, dans une position qui
est le journal de référence chez donne à penser qu’il a tenté de fuir avant
les politiques et les intellectuels d’être abattu par un militaire ou un policier.
israéliens. Aujourd’hui situé Le kibboutz a été le théâtre de scènes
au centre gauche, il met l’accent surréalistes, presque apocalyptiques : les
sur l’analyse et le débat. pick-up blancs, qui arboraient des plaques
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023 7 JOURS. 13

↓ Dessin de Tom paru ↓ Benyamin Nétanyahou. Dessin de Bertrams

dans Trouw, Amsterdam. paru dans De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.

à m’écarter d’une grenade à main fabri-

quée en Russie qui n’a pas explosé et se
trouve à un mètre de moi. Sous un grand
Nétanyahou a une lourde
eucalyptus, des parachutistes israéliens
sont allongés à l’ombre, en quête d’un
peu de repos.
responsabilité
“Tout d’abord, on a évacué les corps des
Juifs, et ce que vous voyez là, ce sont essen- La presse israélienne fait porter au Premier ministre et
tiellement les cadavres des terroristes, même à ses alliés d’extrême droite la responsabilité de la “déroute”
s’il y a peut-être encore des civils juifs morts sécuritaire et politique de l’État hébreu face au Hamas. Mais,
dans les maisons du kibboutz”, déclare un des
soldats. Il y a quatorze heures, il a tué trois en ces temps de guerre, l’heure est à l’unité contre l’ennemi.
terroristes au cours d’un échange de tirs.

Douilles d’AK-47. Soudain, un civil

israélien au volant d’un pick-up s’arrête
devant nous et descend de son véhicule.
Sans rien nous demander, il commence
à retirer doucement les sacs blancs qui
U ne seule personne est clairement res- mission première de protection du territoire
ponsable du cataclysme qui fracasse d’Israël”, explique Ben Caspit dans les
Israël : Benyamin Nétanyahou”, colonnes du journal de droite Maariv, parce
disait dès le dimanche 8 octobre, le lende- que “la majeure partie des effectifs d’active a
main de l’offensive du Hamas en territoire été transférée en Judée-Samarie pour séparer
recouvrent les corps des terroristes, ne israélien, le quotidien de centre gauche les terroristes palestiniens de nos extrémistes
sachant pas qui ils sont. “Je cherche mes Ha’Aretz dans un éditorial au vitriol. israéliens”. Le journaliste fait ici référence
deux frères; ils étaient à une fête. J’ai peur Pour l’ensemble de la presse israélienne, à la politique de colonisation, voire d’an-
de ce qui va se passer si je les identifie, mais le Premier ministre israélien et ses alliés nexion, de la Cisjordanie occupée, prônée
il faut que je sache ce qui leur est arrivé”, dit- suprémacistes sont les premiers comp- par les leaders d’extrême droite Itamar
il, la voix tremblante. tables de ce mehdal (“déroute”, Ben Gvir et Bezalel Smotrich,
Non loin de là, un autre gros véhicule en hébreu) semblable à celui respectivement ministre de la
d’immatriculation palestiniennes, étaient est garé. C’est un véhicule civil, mais qui de la guerre du Kippour, en Sécurité intérieure et ministre
ornés de symboles militaires, comme ressemble à une voiture de patrouille de octobre 1973, il y a exactement des Finances.
s’il s’était agi de blindés ou de chars. Le la police; il est criblé d’impacts de balles. cinquante ans, même si un REVUE Mais l’heure est à l’unité face
Hamas avait préparé cette bataille et soi- À l’intérieur, il y a une caisse de bouteilles éditorialiste du journal gra- DE PRESSE à l’ennemi. Comme l’explique
gneusement attribué des secteurs à ses de vodka, une écharpe d’équipe de foot- tuit Israel Hayom préfère la Maariv, “les pilotes de chasse et les
forces spéciales, dans le cadre d’un plan ball, du matériel de camping, des trousses comparaison avec le 11 septembre 2001. réservistes des différents corps d’armée bru-
élaboré pendant des mois – une opération de toilette ouvertes, des lunettes, et beau- La déroute est sécuritaire et politique, yamment hostiles à la ‘réforme judiciaire’ de
aussi impressionnante que si elle avait coup de sang. expliquent les plus grandes plumes du Nétanyahou et de ses alliés ont repris leurs
été orchestrée par les forces israéliennes. Nous ne tardons pas à comprendre que journalisme israélien. uniformes et rejoint leurs unités”. L’idée
Trente heures se sont écoulées entre le c’était la voiture d’un des fêtards, mais il C’est même une “humiliation” pour l’État d’un gouvernement d’union nationale
déclenchement de l’offensive surprise du est difficile de savoir si le conducteur a hébreu, superpuissance régionale dotée commence même à faire son chemin. Le
Hamas et le déploiement des sapeurs de la essayé d’échapper aux terroristes ou si d’instruments létaux et d’un des services Premier ministre a officiellement appelé
police venus récupérer les camionnettes ces derniers l’ont intercepté avant. Les de renseignements les plus sophistiqués l’opposition, lundi 9 octobre, à rejoindre
des terroristes. Ce retard s’explique par le pneus sont crevés, et l’odeur métallique du Moyen-Orient, ébranlé par le Hamas, un tel gouvernement.
fait qu’il a fallu attendre 2 heures du matin du sang est omniprésente, même sur la que Ha’Aretz décrit dans un autre article “Nous allons d’abord devoir gérer la ques-
pour que les forces spéciales israéliennes banquette arrière. Sur le siège du conduc- comme une organisation terroriste “de tion de la centaine d’Israéliens capturés par
aient achevé de nettoyer la zone des ter- teur, on trouve deux douilles d’AK-47, ce troisième ordre”. le Hamas, ‘exfiltrés’ vers la bande de Gaza
roristes, relativement bien entraînés, qui qui suggère que les terroristes ont tout fait “Israël s’est convaincu que les préparatifs et promis au rôle de boucliers humains. Du
avaient massacré des fêtards pacifiques pour s’assurer d’exécuter leurs victimes. de guerre manifestes du Hamas […] n’an- jamais-vu dans la brève histoire de notre État.
participant à un festival de musique à l’ex- Par terre, à côté du véhicule, une boîte en nonçaient pas ce qu’ils annonçaient pour- Une question qui, paradoxalement, donnera
térieur du kibboutz, samedi. Les unités carton poussiéreuse est ornée de la men- tant manifestement, écrit le rédacteur en un peu de répit au Premier ministre. Mais pour
spéciales ont éliminé des dizaines de ter- tion “7,62”. Elle est vide, preuve que les chef du site The Times of Israel, David combien de temps ? Tôt
roristes au cours de combats rapprochés. terroristes ont dû se servir de son contenu Horovitz. Tous les signes étaient là, bien ou tard, Nétanyahou
Dans les pick-up, je découvre pour recharger leurs armes. en vue ; ils ont été ignorés, et cela est devra rendre des
un grand sac rempli de dattes, Pendant ce temps, des coups impardonnable.” comptes”, écrit
de corans, de carnets tactiques de feu retentissent dans les Le gouvernement israélien, mais Ha’Aretz.
et de dizaines de pièces d’équi- parages. Ils sont suivis par la aussi l’armée et les services du ren- —Courrier
pement de combat diverses : des REPORTAGE détonation du canon d’un char. seignement, expliquait même que international
vestes de sécurité de grande qua- Un violent combat est en cours le Hamas “se satisferait d’un armis-
lité débordant de grenades, des missiles près du kibboutz Magen contre dix ter- tice officieux en échange d’une reprise
portatifs, des lance-roquettes antichars, roristes dissimulés dans la campagne de l’aide économique israélienne”,
des chargeurs d’AK-47 pleins, des mines depuis samedi matin. avance Nahum Barnea dans Yediot
Claymore et de petits explosifs lançables. Dans cet affrontement intense, les forces Aharonot (centre droit). C’était en
Les appareils de communication mili- israéliennes utilisent également des blin- fait un “trompe-l’œil”.
taires éparpillés prouvent que les opéra- dés. Un officier de Tsahal approche et nous D’autant que, sur le terrain, la bar-
tions menées par les terroristes étaient très demande de quitter les lieux. “Vous enten- rière de séparation érigée autour de
organisées. Le sol est jonché de sacs char- dez ce qui est en train de se passer. C’est une la bande de Gaza “s’est révélée un tigre
gés d’équipement militaire et de bandes zone de guerre, et il y a une grande proba- de papier”, poursuit-il.
de cartouches. La plupart de ces équipe- bilité que d’autres terroristes soient cachés Pour la presse locale, Israël paie le
ments sont d’origine soviétique. dans les champs”, nous prévient-il. prix de la politique du gouverne-
Un volontaire qui habite dans les envi- —Yoav Zitun, ment de Benyamin Nétanyahou.
rons et vient d’arriver au kibboutz m’invite publié le 8 octobre “L’armée a été distraite de sa
14. 7 JOURS
7 JOURS
À la une
“Une fracture béante”,
titre le quotidien gratuit
Israel Hayom le 9 octobre.
“Israël intensifie sa campagne
de destruction de Gaza dans
la perspective d’une invasion
terrestre”, écrit le 10 octobre
le quotidien palestinien
Al-Ayyam, basé à Ramallah,
réputé proche du Fatah.
“Le 11 Septembre israélien”,
titre le 9 octobre le journal
allemand Hamburger
Morgenpost.
Au Canada, le Globe & Mail
revient, le 10 octobre, sur le
début de la contre-ofensive
israélienne, qui a juré de
“changer le Moyen-Orient”.
FOCUS ISRAËL Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Pourquoi le Hamas a décidé
d’attaquer Israël sur son sol
Pour ce journaliste palestinien, si le mouvement islamiste
a choisi de passer à l’attaque, c’est qu’il était lui-même
en difficulté à Gaza et qu’il avait besoin de redorer son blason.
—Al Majalla (Londres) accumulation d’atteintes aux lieux saints
musulmans et chrétiens [palestiniens] et
C
ette guerre est diférente des pré- par des attaques de colons extrémistes
cédentes. Premièrement parce que contre des Palestiniens en Cisjordanie
c’est le Hamas qui en est à l’initia- et à Jérusalem.
tive. Deuxièmement parce que c’est le ter- Même s’il est trop tôt pour prédire les
ritoire israélien à l’intérieur de la Ligne conséquences de cet événement sans pré-
verte qui est envahi par des troupes au cédent, il faut attirer l’attention sur cer-
sol, chose que même le Hezbollah [liba- tains points.
nais] n’avait jamais réussi à faire. Premièrement, il ne faut pas céder aux
Troisièmement parce qu’elle ressemble émotions et aux réactions épidermiques,
tout à fait à un afrontement entre deux qui n’aboutissent à rien de bon dans une
armées, malgré les réserves qu’on peut situation déterminée par les rapports de
avoir concernant l’usage du terme “armée” force. Il faut au contraire prendre les déci-
pour désigner les combattants du Hamas. sions les plus rationnelles possibles.
Personne ne sait pour l’instant Deuxièmement, la libération de
à quoi cela va aboutir. Mais ce que la Palestine n’est pas pour demain.
l’on sait déjà, ce sont les raisons Je le dis avec tout mon respect
pour lesquelles le Hamas a pris pour les sacriices et l’héroïsme
sa décision. Premièrement, il est de la résistance palestinienne,
en diiculté vis-à-vis de sa propre OPINION qui en a déjà consenti beaucoup
population, en tant que mouve- à d’autres moments de l’histoire.
ment de résistance aussi bien qu’en tant Troisièmement, il faut craindre au Analyse
que gouvernement [à Gaza]. contraire qu’Israël prenne prétexte des
Après seize ans au pouvoir à Gaza, il n’a événements pour laisser libre cours à la
pas réussi à s’imposer comme un modèle violence vis-à-vis des Palestiniens, et que Vers une ofensive
qui ferait envie, ou qui paraîtrait préférable les colons se déchaînent en Cisjordanie
à celui du Fatah [et de l’Autorité pales- pour épurer telle ou telle zone de sa popu-
terrestre ?
tinienne dirigée par Mahmoud Abbas à lation palestinienne. ●●● Quelque 100 000 soldats sont
Ramallah, en Cisjordanie]. Quatrièmement, tout cela pourrait abou- désormais massés autour de Gaza
De même, il n’a pas réussi à protéger les tir à ce que la bande de Gaza soit retranchée en vue d’une “offensive terrestre visant
habitants de la bande de Gaza contre les de l’ensemble palestinien, pour établir un à neutraliser les capacités du Hamas”,
attaques israéliennes, ni à leur éviter les État de Gaza en guise d’État palestinien, selon le site Al-Monitor. L’armée
afres du blocus imposé par Israël. gouverné par le Hamas ou non, conco- israélienne a en outre conseillé aux
Deuxièmement, dans son rapport à mitamment avec [l’efacement] politique Palestiniens de quitter l’enclave par
ses alliés extérieurs, le Hamas avait aussi de l’Autorité palestinienne [de Mahmoud le barrage de Rafah, frontalier de
besoin de redorer son blason [depuis la Abbas] à Ramallah, en Cisjordanie. l’Égypte et seule issue de sortie pour
guerre de 2014, puis notamment en 2019 —Majed Kayali, les Gazaouis. Autre signe d’une
et 2022, il s’était fait dépasser de manière publié le 7 octobre possible ofensive terrestre, Israël
croissante par le Djihad islamique dans l’af- a déjà mobilisé 360 000 réservistes
frontement avec Israël]. Cela avait entamé – une première depuis la guerre
le prestige du Hamas auprès des Iraniens, du Kippour, en 1973. L’enclave est
avec ce que cela implique en matière de SOURCE désormais soumise à un “siège total”.
soutien inancier et de livraisons d’armes. Électricité, eau et approvisionnement
Troisièmement, le Hamas veut s’impo- AL MAJALLA en nourriture sont coupés. Un acte
ser comme instance représentative des Londres, Royaume-Uni “interdit” par le droit international
Palestiniens. Et, inalement, il s’aligne sur Mensuel humanitaire, a rappelé l’ONU.
les Iraniens dans leur désir de faire capo- arb.majalla.com Craignant une opération terrestre
ter les projets en cours de normalisation Créé en 1980,“La Revue” d’ampleur, près de 190 000 Gazaouis
des relations entre Israël et les pays arabes est la propriété de la Saudi avaient fui au 10 octobre, d’après
[notamment l’Arabie saoudite]. Research and Publishing Co., les Nations unies, et environ
Cela étant, c’est Israël qui est respon- dirigée par le frère du roi 140 000 d’entre eux ont trouvé refuge
sable de tout ce qui se passe. Depuis sa d’Arabie saoudite, le pro- dans les écoles de l’UNRWA (Oice
création, en 1948, l’État d’Israël cause des occidental prince Salmane. Ce de secours et de travaux des Nations
nakba [“catastrophes”] au peuple palesti- mensuel est distribué dans tout unies pour les réfugiés de Palestine
nien. Récemment, cela s’est traduit par une le monde arabe, sauf en Libye. dans le Proche-Orient).
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
“Nous détestons la nuit pour
ce qu’Israël nous inflige”
Cette réalisatrice palestinienne décrit la vie infernale
dans la bande de Gaza, soumise à des bombardements
ininterrompus et meurtriers depuis le 7 octobre.
—Al-Jazeera, extraits (Doha)
J ’ai été réveillée samedi matin par
le fracas des roquettes [lancées
sur Israël]. Les tirs ont continué
pendant des heures. S’agissait-il de
représailles après l’assassinat d’un chef du
Hamas par Israël ? Ou était-ce une réplique
aux événements autour de la mosquée
Al-Aqsa [en avril, la police israélienne
était intervenue violemment à l’intérieur
même de la mosquée et le
gouvernement Nétanyahou est
soupçonné de vouloir changer
par la force le statu quo à
l’esplanade des Mosquées] ?
Puis les haut-parleurs des
mosquées ont retenti, et les
gens ont commencé à s’envoyer par
téléphone des infos et des photos : un
important groupe de combattants de la
résistance [Hamas] avait franchi la barrière
[qui sépare l’enclave du territoire israélien].
← GAZA SOUS
LES BOMBES.
La contre-ofensive
israélienne vue par
Mohammad Sabaaneh,
Palestine.
dans les zones frontalières. Puis les corps
[de blessés ou de morts] ont commencé
à arriver à l’hôpital européen, près de
notre maison. Les pleurs des familles
de martyrs ont alors résonné un peu
partout. Dès les premières heures de la
soirée, Israël a commencé à bombarder
des familles et leurs maisons.
Les missiles, énormes, faisaient vibrer
le sol, illuminaient le ciel d’un rouge
intense, et le bruit des explosions perforait
nos tympans.
Prier et mourir ensemble. Un grand
nombre de personnes qui vivent près
de la frontière ont alors cherché refuge
dans les écoles de l’UNRWA [l’Oice de
secours et de travaux des Nations unies
CARTOON MOVEMENT
pour les réfugiés de Palestine dans le
Proche-Orient].
Des familles entières dorment dans la
même pièce, pour pouvoir mourir tous
ensemble. C’est presque inconcevable, mais
c’est comme ça à Gaza, surtout la nuit.
Dès que nous avons compris qu’il y
aurait une nouvelle attaque, les gens se
sont précipités dans les magasins pour
acheter des provisions, de quoi tenir
quelques jours, mais aucun commerce
n’avait de stocks suisants pour répondre
à la demande. L’électricité, Internet et
l’accès à l’eau sont coupés.
Nous prions tout le temps. Nous ne
savons jamais quand l’un d’entre nous
va mourir car l’armée israélienne vise
de plus en plus de maisons. Ce matin, je
C’étaient des scènes d’horreur, comme me suis réveillée en toussant, il y a sans
nous en avons tant vu à Gaza. Mais cette doute quelque chose dans les missiles.
fois, les victimes qui gisent, mortes, à
terre, ne sont pas des Palestiniens. C’était
surréaliste, un ilm d’horreur. Chaque mort,
toutes les morts, sont des traumatismes.
À Gaza, les Palestiniens sont sortis
On raconte que l’armée larguerait des
bombes incendiaires au phosphore blanc.
Mais je n’ai pas plus d’informations sur le
sujet. [L’armée israélienne s’est refusée à
tout commentaire sur le sujet. Elle avait
de chez eux, descendus dans la rue. La reconnu en 2009 avoir utilisé cette arme
confusion régnait partout. chimique lors de l’opération Plomb durci.]
Quand Mohammed Deif, le chef des Une de mes amies a perdu son mari,
Brigades Al-Qassam, la branche militaire une autre son frère, et la directrice de
du Hamas, a annoncé que le mon ancienne école primaire, son neveu.
groupe mettait en œuvre une Je vois des posts afreux sur Facebook.
opération d’un nouveau genre, Mais je ne peux consoler personne, je ne
son discours n’a nullement sais que pleurer.
dissipé la peur et l’angoisse qui Nous avons tous besoin de réconfort
accompagnent, chaque fois, la pendant ces bombardements, surtout la
nouvelle d’actes de résistance. nuit. Nous détestons la nuit, non pas pour
Combien d’habitants de Gaza trouveront l’absence de soleil, mais pour ce qu’Israël
la mort cette fois ? nous inlige pendant ces heures sombres
Après la joie intense [le samedi matin], et interminables.
les Gazaouis ont dû rentrer chez eux. J’ai —Ruwaida Amer,
entendu les frappes [israéliennes] retentir publié le 9 octobre
7 JOURS. 15
Repères
Le “dilemme”
des otages
●●● À la faveur de son
ofensive surprise sur le
territoire israélien, le Hamas
a réussi à enlever près
de 150 personnes, dont
des ressortissants étrangers,
conduits dans divers lieux
de la bande de Gaza. Dans
de nombreux cas, des vidéos
des personnes capturées ont
été difusées, dans lesquelles
les otages sont “exhibés
comme des trophées, moqués
et humiliés” par leurs geôliers,
rapporte Der Spiegel.
Pour le mouvement islamiste
palestinien, ces otages
sont “une arme importante”
qui “sème la peur et
l’incertitude en Israël”,
écrit le magazine allemand.
Cela limite surtout la marge
de manœuvre d’Israël à Gaza.
Le lundi 9 octobre, les Brigades
Ezzedine Al-Qassam,
la branche armée du Hamas,
ont menacé d’exécuter des
otages en réaction aux frappes
israéliennes qui se multipliaient
sur l’enclave palestinienne.
Selon le mouvement,
le 10 octobre, ces
bombardements avaient
déjà causé la mort d’otages
israéliens ainsi que
de leurs ravisseurs.
“C’est un dilemme atroce”
auquel est confronté Israël,
estime le Wall Street Journal.
En efet, l’État hébreu
semble se préparer à
une intensiication de ses
opérations, voire à une
ofensive terrestre contre
l’enclave palestinienne.
“Nous devons avant tout
penser aux captifs et débuter
immédiatement des
négociations sur un échange
de prisonniers. En même
temps, nous devons faire
la guerre et frapper l’ennemi,
mais dans les limites des lois
de la guerre”, écrivait le journal
israélien Ha’Aretz dans son
éditorial publié le 9 octobre
au matin.
16. 7 JOURS FOCUS ISRAËL Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

Décryptage
La Cisjordanie
sur le qui-vive
●●● Alors que les projecteurs
sont braqués sur Israël
et la bande de Gaza,
les tensions restent vives
en Cisjordanie, où l’épicentre
du conlit israélo-palestinien
semblait s’être déplacé
ces derniers mois.
Quelques heures après
l’ofensive du Hamas,
“des Palestiniens de toute
la Cisjordanie sont descendus
dans la rue samedi soir
pour célébrer” cette attaque,
rapporte Times of Israel.
“D’importants rassemblements”
ont été organisés dans
les principales localités
de ce territoire occupé
par Israël depuis 1967,
notamment à Ramallah,
siège de l’Autorité
palestinienne, dirigée
par Mahmoud Abbas,
mais aussi à Jénine
ou à Naplouse, rapporte
Al-Jazeera.
Les craintes portent
sur d’éventuelles représailles
contre les plus de
700 000 Israéliens
qui vivent en Cisjordanie
(Jérusalem-Est inclus)
ou des actes de vengeance
qui seraient menés
par les colons contre
des Palestiniens.
Signe des tensions, “de violents
afrontements” ont éclaté
le dimanche 8 octobre
entre Palestiniens et forces
israéliennes dans plusieurs
villes de Cisjordanie,
rapporte le quotidien
palestinien Al-Ayyam,
faisant des victimes
Vers un embrasement
régional ?
Face au risque de l’ouverture d’un second front par le Hezbollah
ou d’une intervention de l’Iran, les analyses diffèrent.
U n 11 Septembre. Un Pearl Harbor. Hamas – Israël a massé 100 000 soldats
Depuis le lancement, le 7 octobre, le long de la frontière avec Gaza et une
de l’attaque du Hamas contre ofensive terrestre n’est pas exclue.
Israël, certains s’essaient à des compa- Téhéran, qui soutient Moscou dans sa
raisons. Mais, met en garde The Atlantic, guerre contre l’Ukraine, pourrait en retour
“le 11 Septembre et Pearl Harbor n’ont pas demander l’appui de Vladimir Poutine.
seulement été des attaques tragiques. Ils ont “Les États-Unis sont quant à eux la puis-
servi de casus belli à des guerres catastro- sance protectrice d’Israël et se sentent obli-
phiques.” Aussi, se demande le gés de défendre le pays. Selon la
magazine américain à l’unisson dynamique et le degré d’esca-
d’autres journaux à travers le lade de la guerre, l’Amérique et
monde, le 7 octobre conduira-t- la Russie pourraient se retrou-
il à l’embrasement de la région ? REVUE ver impliquées.”
“Israël peut-il à juste titre se DE PRESSE Avant même d’envisager un
considérer comme engagé dans un conlit d’une telle échelle, la
conlit par procuration avec l’Iran ?” ajoute Berliner Zeitung voit deux “facteurs déci-
The Atlantic. Dans tous les cas, “s’il s’avère sifs” qui détermineront la suite des événe-
que l’Iran est impliqué, cela pourrait avoir des ments : la Cisjordanie et la frontière nord
répercussions encore plus graves”, déclare d’Israël. La Cisjordanie a été le théâtre de
Brian Katulis, du Middle East Institute, à graves émeutes depuis le début de l’année ;
Washington, à la chaîne américaine CNBC. des dizaines de Palestiniens et d’Israéliens
Selon lui, “Israël pourrait frapper l’Iran”. y ont été tués. Le Hamas, dont l’inluence
Le Berliner Morgenpost estime que “les ne cesse de grossir au détriment de celle
terroristes misent sur l’escalade. Ils espèrent du Fatah, pourrait y déclencher des sou-
qu’un embrasement généralisé conduira à la lèvements. “Si les combats s’étendent à la
formation d’une coalition d’États arabes contre Cisjordanie, il faudra sans doute s’attendre
Israël – comme lors des guerres de 1948 ou à ce qu’ils éclatent aussi à Jérusalem et dans à l’Iran et au Hezbollah”, écrit le site alle-
de 1973”. Le journal évoque l’hypothèse d’autres régions du pays”, avance le titre. mand T-online. “Si la marine américaine
d’une intervention de l’Iran aux côtés du Les regards sont également tournés vers réagit maintenant en aichant sa présence, il
le sud du Liban, et vers le Hezbollah, proche paraît peu probable que le Hamas obtienne le
allié de Téhéran. Certes, “s’il avait vraiment soutien militaire d’autres pays. Ce qui écarte
voulu créer l’efet de surprise, le Hezbollah alors le spectre d’un embrasement généralisé.”
aurait lancé une attaque au même moment —Courrier international
Turquie que le Hamas”, explique L’Orient-Le Jour,
qui rappelle que le Parti de Dieu “n’a plus
Liban Syrie été en confrontation directe avec l’État hébreu
Israël Irak Iran depuis 2006”. “Ayant échappé de peu à la des-
JO. truction lors de son conlit avec Israël en 2006,
KO. le Hezbollah sait qu’une guerre totale pour-
BA.
Égypte
Arabie QA. rait être suicidaire”, renchérit The Atlantic.
saoudite EAU Cependant, “ce second théâtre pourrait deve- SUR NOTRE SITE
nir le principal”, met en garde Ha’Aretz. Le
an

courrierinternational.com
Om

palestiniennes. Hezbollah a tiré le 8 octobre sur des posi-

Et le lendemain,
note le site Felesteen,
qui a son siège à Gaza,
le Repaire des lions,
un des groupes armés
en Cisjordanie, a appelé
la “population de Cisjordanie”
et les “combattants
de la résistance” à “cibler
l’occupation partout
où elle se trouve”.
Soudan
e n
Yém
750 km
Israël et les pays du Moyen-Orient
Relations existantes (accord de normalisation,
de paix ou liens diplomatiques)
Représentation commerciale,
pas de liens diplomatiques
Négociations en cours en vue
d’un accord de normalisation
Hostilité traditionnelle envers Israël
mais pas d’engagement direct dans le conflit
En guerre contre Israël ou hostilité déclarée
BA. Bahreïn, EAU Émirats arabes unis,
JO. Jordanie, KO. Koweït, QA. Qatar
COURRIER INTERNATIONAL
tions israéliennes dans le secteur fronta-
lier contesté des fermes de Chebaa, et a
mené le lendemain des frappes sur deux
casernes du nord d’Israël, après la mort
de trois de ses membres dans un bom-
bardement israélien dans le sud du Liban.
Quelques heures plus tard, les États-
Unis avertissaient le Hezbollah de ne pas
ouvrir un deuxième front contre Israël.
Washington a ordonné au groupe aéro-
naval du porte-avions USS Gerald Ford,
le plus gros navire de guerre du monde,
de faire route vers la Méditerranée orien-
tale. “Un avertissement sans détour adressé
Après l’attaque du Hamas,
la normalisation entre
Israël et l’Arabie saoudite
renvoyées aux calendes
grecques ? C’est la question
du New York Times. Le
président Joe Biden espérait
un accord entre Tel-Aviv
et Riyad sous peu. C’était
loin d’être gagné, note le
journal, mais après l’attaque
déclenchée le 7 octobre
contre Israël, “la tâche
semble encore plus ardue”.
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
La main
(in)visible
de l’Iran
Selon le quotidien américain
The Wall Street Journal,
l’attaque du 7 octobre
aurait été étroitement
coordonnée avec Téhéran.
Une affirmation à prendre
avec prudence, estiment
toutefois certains analystes.
La République islamique,
elle, dément toute implication.
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7 JOURS. 17
← UNE ATTAQUE
CONTRE-PRODUCTIVE.
L’opération du Hamas
vue par Morten Morland.
Dessin paru dans The Times,
Londres. SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Gardiens de la révolution et des représen- Parmi les très nombreux
tants de quatre organisations soutenues par articles sur le sujet
l’Iran”, dont le Hamas et le Hezbollah que nous avons publiés
libanais. cette semaine :
Une série de réunions a eu lieu entre ● Qui est Mohammed Deif,
des cadres du Hezbollah, du Hamas, du le cerveau du Hamas
Djihad islamique et des responsables qu’Israël veut assassiner ?
militaires iraniens, dont Esmail Ghaani, Un portrait du très discret
commandant de la force Al-Qods des chef des Brigades Al-Qassam
Gardiens de la révolution, confi rme le publié par Al Majalla.
journal libanais L’Orient-Le Jour. ● “Les attaques ont touché
Selon le Wall Street Journal, le plan de la conscience collective
Téhéran était de “créer une menace sur israélienne en plein cœur”,
plusieurs fronts pour étrangler Israël de explique l’écrivain israélien
tous les côtés”. “Nous pouvons désormais Ruby Namdar dans le mensuel
nous concentrer sur l’entité sioniste”, aurait américain The Atlantic.
déclaré la source iranienne du quotidien. ● L’Union européenne doit
“Ils sont maintenant très isolés.” adapter sa vision stratégique
Il s’agissait ainsi de profiter des divi- au monde multipolaire
sions autour de la réforme judiciaire d’aujourd’hui, assure
portée par le gouvernement de Benyamin le journal libéral italien
Nétanyahou, mais aussi, selon les sources Il Foglio, qui appelle l’UE
du journal au sein du Hamas et du à abandonner ses “chimères”
NEWS LICENSING
Hezbollah, de “perturber les pourpar- pacifistes.
lers visant à normaliser les relations entre
l’Arabie saoudite et Israël, qui se tiennent
sous la houlette des États-Unis”.
D’après ces mêmes combattants, le
L ’Iran a contribué à mettre sur pied ministre des Affaires étrangères ira-
l’attaque contre Israël pendant nien, Hossein Amir-Abdollahian, aurait
plusieurs semaines”, titrait sans assisté en personne à “au moins deux des
à des réunions dans la capitale libanaise
sans que rien n’ait fuité.
De son côté, le guide suprême iranien,
ambages The Wall Street Journal le lundi rencontres” qui auraient eu lieu tous les l’ayatollah Ali Khamenei, a formellement
9 octobre, affirmant que “les Gardiens de quinze jours à Beyrouth. nié, le mardi 10 octobre, toute implication
la révolution ont fini par donner le feu vert Une version à prendre avec des pin-
lundi dernier [le 2 octobre] à Beyrouth”. cettes, tempèrent néanmoins plusieurs
Dans son article, le quotidien américain voix étrangères. L’article du Wall Street
de la République islamique dans l’offen-
sive du Hamas. Un haut responsable de
l’organisation palestinienne, Mahmoud
précise que ce récit provient de sources Journal “ne prouve pas vraiment, ni n’af- Mirdawi, assurait également que celle-ci
haut placées au sein du Hamas et du firme même” que l’Iran ait “ordonné et avait préparé elle-même son opération.
Hezbollah, deux organisations soute- planifié l’assaut”, souligne le corres- Même son de cloche du côté de Raz
nues par Téhéran. pondant régional de l’heb- Zimmt, spécialiste de l’Iran à l’univer-
D’après ces sources, “les domadaire britannique The sité de Tel-Aviv : “Le Hamas a-t-il pro-
Gardiens de la révolution tra- Economist dans un tweet. fité de l’aide iranienne ? Absolument. L’Iran
vaillaient avec le Hamas depuis “Et nous devrions peut-être avait-il un intérêt dans cet assaut ? Oui. Le
le mois d’août pour mettre au REVUE nous garder de prendre pour Hamas a-t-il besoin de l’autorisation de
point les incursions aérienne, DE PRESSE argent comptant les déclara- Téhéran pour opérer? Non”, estime ce cher-
terrestre et maritime”, écrit tions du Hamas”, tout comme cheur. “En définitive, c’est une initiative du
le journal. “Les détails de l’opération ont celles émanant du Hezbollah. Hamas sur la base de ses propres intérêts,
été affinés à Beyrouth au cours de plusieurs D’autres s’interrogent sur certains qui résultent de la réalité palestinienne.”
rencontres réunissant des responsables des détails, comme la présence d’un ministre —Courrier international
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18. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

dossier

L’EXTRÊME
DROITE
À L’ASSAUT
DE L’EUROPE

L’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves,

la Pologne, la France : partout en Europe,
les partis d’extrême droite de tendances
diverses – populistes, nationalistes, ultralibéraux,
voire néofascistes – ont le vent en poupe.
Traditionnellement hostiles à l’immigration, ils ont
désormais comme nouveau cheval de bataille,
parmi d’autres, l’opposition à la politique de lutte
contre le dérèglement climatique. Mais pour
l’hebdomadaire britannique de référence
The Economist, ériger des cordons sanitaires
pour les exclure du gouvernement et du débat
public n’est plus une solution viable.

Dessin de Luis Grañena,

paru dans le Financial Times,
Londres.
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
—The Economist, extraits (Londres)
n spectre hante l’Europe : celui de l’ascen-
U sion de l’extrême droite. En Allemagne,
Alternative für Deutschland (AfD) a
progressé au point de devenir le deu-
xième parti le plus populaire du pays.
Son succès polarise la politique locale,
et tout porte à croire qu’il triomphera lors des
élections prévues en Thuringe l’an prochain.
En Pologne, Droit et Justice, le parti au pou-
voir, arrive en tête dans les sondages à la veille
des législatives du 15 octobre, et il est de plus
en plus orienté à droite, subissant l’attraction
d’un nouveau parti extrémiste, Konfederacja.
Et il faut peut-être s’attendre à d’autres mau-
vaises nouvelles. L’année prochaine, l’extrême
droite pourrait encore accroître son influence
à l’occasion des élections européennes de juin.
Marine Le Pen pourrait remporter la prési-
dentielle en France en 2027. Si c’était le cas, la
France deviendrait le deuxième grand pays à
être gouverné par l’extrême droite, après l’Italie,
où Giorgia Meloni et ses Fratelli d’Italia (Frères
d’Italie) sont arrivés au pouvoir l’an dernier dans
le cadre d’une coalition avec la formation natio-
naliste de la Ligue.
Nouvelle vague. Ne nous y trompons pas,
l’Europe n’est pas sur le point d’être submer-
gée par les fascistes, en une réédition de ce qui
s’était passé dans les années 1930. Mais cette
nouvelle vague d’extrême droite n’en représente
pas moins un défi sérieux. Mal gérée, elle pour-
rait empoisonner le climat politique, démotiver
une grande partie de l’électorat et empêcher la
mise en œuvre de réformes cruciales en Europe.
Au lieu de chercher à exclure totalement les
partis d’extrême droite du gouvernement et
du débat public, la meilleure solution, pour les
partis conventionnels, est d’engager le dialogue,
et parfois de conclure des accords avec eux. S’ils
se retrouvent contraints d’endosser partielle-
ment des responsabilités au sein du gouverne-
ment, peut-être deviendront-ils moins radicaux.
L’Europe a connu plusieurs poussées de fièvre
de l’extrême droite au cours du quart de siècle
écoulé. En 2000, Jörg Haider, démagogue anti-
establishment, avait choqué le continent en
entrant au gouvernement en Autriche, où son
Parti de la liberté (FPÖ) est aujourd’hui le
plus populaire. En 2015, une crise migra-
toire, qui a vu plus de 1 million de personnes
venues de pays pauvres et ravagés par la
guerre franchir les frontières de l’UE, a
engendré une nouvelle vague de sou-
tien en faveur de formations xéno-
phobes et eurosceptiques, dont
les partisans du Brexit au
Royaume-Uni.
La vague actuelle
est différente
pour trois
ra isons.
Tout d’abord,
l’extrême droite, opportuniste,
a trouvé de nouveaux sujets pour attiser la colère.
La plupart de ces partis sont toujours hostiles
aux étrangers, mais ayant été témoins de l’ex-
périence britannique, certains ont tempéré leur
hostilité envers l’UE, et ils sont moins nombreux
à vouloir abandonner la monnaie unique. Tous
expriment de nouvelles inquiétudes, rejetant
ostensiblement les politiques de lutte contre le
PRÈS DES QUATRE CINQUIÈMES
DE LA POPULATION DE L’UE VIVENT
DANS DES PAYS OÙ L’EXTRÊME
DROITE SÉDUIT AU MOINS UN
CINQUIÈME DE L’ÉLECTORAT.
changement climatique, qui, affirment-ils, serait
une invention des élites destinée à escroquer les
gens de la rue.
Ensuite, le soutien dont ils bénéficient a évolué.
Selon nos calculs, dans 15 des 27 États membres
de l’UE existent aujourd’hui des partis d’extrême
droite qui obtiennent 20 % ou plus dans les son-
dages, y compris dans tous les grands pays, sauf
l’Espagne, où les nationalistes de Vox ont essuyé
une défaite aux élections de juillet. Près des quatre
cinquièmes de la population de l’UE vivent désor-
mais dans des pays où l’extrême droite séduit au
moins un cinquième de l’électorat.
Par ailleurs, les enjeux sont plus importants,
en particulier à un niveau européen. Du fait
de la guerre en Ukraine, l’UE estime qu’il est
urgent d’accueillir de nouveaux membres à l’Est,
dont l’Ukraine. Parallèlement, elle va devoir
rationaliser son système de prise de décision
pour limiter le droit de veto dont disposent les
États membres.
19
Comment les électeurs et les partis du centre
devraient-ils réagir à la menace de l’extrême
droite? La réponse traditionnelle passe par la
mise en place d’un cordon sanitaire. Les partis
conventionnels refusent de travailler avec les
insurgés, les grands médias refusent de leur
donner la parole. Cette approche est peut-être
en bout de course. Elle est même parfois contre-
productive, désormais. En Allemagne, l’isolement
de l’AfD l’a conforté dans sa rhétorique, lui per-
mettant de se présenter comme l’unique solu-
tion face à un establishment qui a échoué. Les
partis classiques ne peuvent pas éternellement
prétendre ne pas prêter l’oreille à 20 % de l’élec-
torat sans risquer de corrompre la démocratie.
Modération. Quoi qu’il en soit, il semble
de plus en plus clair que les partis européens
d’extrême droite ont tendance à modérer leurs
opinions quand ils sont obligés d’endosser
des responsabilités gouvernementales. La
meilleure preuve en est Giorgia Meloni, pre-
mière chef de gouvernement d’extrême droite
dans un pays d’Europe occidentale depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale. En dépit
des craintes de la gauche, elle n’a pas cher-
SOURCE ché querelle à l’Europe, annulé la politique
migratoire ou empiété sur le droit à l’avorte-
THE ECONOMIST ment ou sur les droits des homosexuels. Elle
Londres, Royaume-Uni continue à défendre l’Otan et l’Ukraine, ce qui
Hebdomadaire, n’a rien d’une évidence pour l’extrême droite.
1 511 000 ex. (2023) Dans les pays nordiques, on constate une ten-
economist.com
Grande institution de
la presse britannique,
dance similaire. Le Parti des Finlandais et les
Démocrates de Suède, deux formations natio-
nalistes, se montrent plus pragmatiques depuis
The Economist, fondé qu’ils ont soit intégré, soit accepté d’épauler
en 1843 par un une coalition au pouvoir.
chapelier écossais, Toute décision d’inclure un parti d’extrême
est la bible de tous droite dans un gouvernement local ou national
ceux qui s’intéressent doit être prise avec la plus grande prudence,
à l’actualité
internationale.
surtout là où, historiquement, la question du
fascisme est d’une grande sensibilité. Certaines
Ouvertement libéral, règles fondamentales peuvent se révéler utiles.
il défend généralement Entre autres, pour pouvoir être pris en compte,
un parti quel qu’il soit devrait renoncer à la vio-
le libre-échange,
la mondialisation, lence et respecter l’état de droit. Le contexte
l’immigration et le constitutionnel est tout aussi important : à quel
libéralisme culturel. niveau de gouvernement doit-on les inclure ?
Il est imprimé dans Quels sont les garde-fous prévus par le système
six pays, et 85 % électoral et d’autres institutions ?
de ses ventes Enfin, les partis traditionnels doivent admettre
se font à l’extérieur qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait pour satisfaire
du Royaume-Uni. une minorité importante de leurs citoyens, une
minorité en colère. En tentant d’accélérer la tran-
sition verte en imposant aux gens des charges
supplémentaires dont ils n’ont pas les moyens,
on rend la question écologique impopulaire.
Une meilleure communication et une compen-
sation pour les plus durement touchés sont des
éléments essentiels. L’incapacité à contrôler les
frontières nationales accroît l’hostilité des popu-
lations, alors que l’on pourrait leur montrer qu’un
système d’immigration bien géré leur est pro-
fitable. Cette nouvelle vague de succès de l’ex-
trême droite en Europe s’explique en partie par
la faillite du centre – par conséquent, ce dernier
doit passer à la vitesse supérieure.—
Publié le 14 septembre
20. DOSSIER
Pologne.
De pire en PiS
À Varsovie, sur le marché
d’Olimpia, des retraités,
paupérisés et malades, travaillent
pour assurer leurs fins de mois.
Eux voteront le 15 octobre pour
le parti Droit et Justice, au pouvoir.
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Repères
Konfederacja,
le parti d’ultra-droite
qui séduit la jeunesse
●●● Baisse drastique des impôts,
libéralisation du port d’armes ou
interdiction du droit à l’avortement…
Voici quelques propositions du parti
d’extrême droite Konfederacja, crédité
de 9 % dans les sondages à quelques
jours des élections législatives
en Pologne. De fait, il pourrait devenir
la troisième force politique du pays.
Encore plus conservateur sur le plan
des valeurs que le parti Droit et Justice
(PiS), au pouvoir, Konfederacja – fondé
en 2018 – pourfend les allocations
généreusement distribuées par le PiS
et refuse l’idée de former une coalition
avec ce dernier au lendemain
du scrutin. “Konfederacja est
le spécialiste des messages simpliiés,
populaires sur les réseaux sociaux,
comme TikTok, ce qui lui a fait gagner
des soutiens parmi les jeunes électeurs”,
souligne le quotidien conservateur
Rzeczpospolita. Ce parti est mené
par Slawomir Mentzen et Krzysztof
Bosak – 36 ans et 41 ans
respectivement –, et “leur plus grand
← Dessin de Dariusz soutien se situe parmi les hommes
Dabrowski, Pologne. de moins de 24 ans. Konfederacja
est également très populaire parmi
les 30-40 ans”, signale Business
Insider. Selon un expert cité dans
le même média, c’est “le seul parti
générationnel qui ne sert que les
CARTOON MOVEMENT
intérêts des jeunes. Et ces intérêts
impliquent de limiter la redistribution
sociale [pour que] l’État les impose
le moins possible.”
—Gazeta Wyborcza, extraits (Varsovie)
e reçois 719 zlotys [156 euros] d’aide sociale et
est identique à celle de nombreuses personnes ce
jour-là : “C’est mon devoir de citoyen.” Cet homme
handicapé hésite encore pour qui voter aux légis-
J je paie 3 800 zlotys [825 euros] de loyer. L’État
m’a abandonné, et je lui en veux. J’étais dans
une prison où je n’aurais jamais dû être envoyé.
latives du 15 octobre : Droit et Justice [PiS, les
nationaux-conservateurs au pouvoir depuis 2015]
ou la Coalition civique [KO, la principale coa-
On a négligé ma maladie, j’ai perdu une jambe lition d’opposition, menée par l’ancien Premier
là-bas. J’exige aujourd’hui une indemnisation”, ministre Donald Tusk] ?
me conie un homme en fauteuil roulant qui a Je suis vraiment surpris : un homme qui accuse
retrouvé sa liberté il y a peu. les services de l’État d’être à l’origine de son
Au marché Olimpia [à Varsovie], il vend des handicap envisage de voter pour le PiS. Je ne
aiguiseurs de couteaux à 10 zlotys [2 euros] pièce suis pas au bout de mes surprises ce jour-là :
pour subvenir à ses besoins. Il raconte ses pro- des retraités malades touchant des retraites de
blèmes de santé dans la prison de Barczewo, où misère qui vendent des vêtements d’occasion
les gardiens auraient battu, étranglé et torturé ou des télécommandes universelles ; des retrai-
des prisonniers, comme l’atteste un rapport du tés se plaignant de l’inlation, venus à Olimpia
bureau du médiateur de février 2023. À la question pour acheter de la charcuterie douteuse à vil
de savoir s’il ira voter aux élections, sa réponse prix. Eux aussi me disent soutenir le parti au
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023 L’EXTRÊME DROITE À L’ASSAUT DE L’EUROPE. 21

pouvoir. Comment se fait-il que les plus pauvres Tout le monde veut s’enrichir, mais au moins ils Vu de
aient l’intention de voter pour le PiS ? Et pour- ont fait quelque chose. Pour moi, le plus important
quoi les partis de l’opposition ont tant de mal à c’est qu’ils aient donné 500 zlotys [109 euros] par Slovaquie
atteindre cet électorat ? enfant [allocations familiales mises en place par le
À Varsovie, considérée comme un bastion de la PiS dès 2016]. Le gouvernement précédent n’y avait Robert Fico, le retour
Coalition civique, il y a pourtant des endroits où pas vraiment songé”, explique-t-il.
l’on peut avoir l’impression que le PiS domine dans Enin, il vante la clôture à la frontière avec ●●● “La Slovaquie s’est aigrie” (Sme)
la capitale. Le marché Olimpia en fait partie. À la la Biélorussie et se réjouit qu’il n’y ait pas de ou “la Slovaquie a oublié” (Tyzden), pouvait-
in de septembre, j’ai discuté avec une vingtaine “ghettos d’immigrés” dans les villes polonaises. on lire dans la presse de Bratislava, dans les
de commerçants et de clients. Parmi mes interlo- “J’ai des amis en Allemagne. Ils me disent que dans jours qui ont suivi les élections législatives,
cuteurs igurent des personnes âgées et d’autres certains quartiers, les femmes ont peur de sortir le 30 septembre. Tout ça parce que “Robert
d’âge moyen, car des jeunes de 20 ou 30 ans, il seules la nuit tombée”, airme-t-il. J’interroge un le chevronné est de retour” et que “Fico
n’y en a quasiment pas. Une grande majorité de entrepreneur qui fait des meubles de cuisine et a battu la Slovaquie”. Comprendre par là
mes interlocuteurs m’ont déclaré qu’ils vote- les vend à Olimpia sur la politique. Il répond ne la démocratie libérale, cinq ans après
ront pour le PiS. pas la suivre. “Je deviendrais fou : ils se disputent l’assassinat du journaliste d’investigation
tout le temps”, lance-t-il. Il se plaint du gouver- Jan Kuciak. Une histoire sordide qui l’avait
nement (“Ils ont fait venir des étrangers”, “Les pourtant fait tomber de son piédestal
“JE TOUCHE LA RETRAITE LA PLUS Ukrainiens bénéicient de privilèges”), mais ina- d’homme le plus puissant du pays. Présenté
BASSE QUI EXISTE : 1 180 ZLOTYS lement il a l’intention de voter à nouveau pour comme “un pragmatique cynique qui a survécu
le PiS. “Pour éviter d’avoir encore plus de bazar.” à sa mort politique pour se venger” par
[256 EUROS]. RÉCEMMENT, Qu’ai-je entendu de ceux qui ne voteront pas Reportermagazin.cz, l’ancien Premier
ELLE A AUGMENTÉ DE 50 ZLOTYS pour le PiS ? Une retraitée avance presque à voix ministre (à trois reprises) au discours populiste
[11 EUROS]. C’EST HUMILIANT.” basse : “Après avoir payé les factures, il ne me reste
que de la merde sur mon compte. Regardez, je porte
reprend la tête d’un pays malade de ses
scandales politiques et de sa fracture sociale.
UNE VENDEUSE DE VÊTEMENTS des chaussures déchirées.” Sa ille – qui dit être Opposé à la poursuite de l’aide à l’Ukraine,
SOURCE
une sondeuse d’opinion professionnelle – argu- Robert Fico a été chargé de former un nouveau
À Olimpia, pas de stands à la mode où prendre mente : “Le PiS s’appuie sur les instincts les plus GAZETA gouvernement, ce qu’il fera probablement
son brunch ni d’étals arrangés avec goût. C’est simples. Les gens veulent que tout leur soit servi WYBORCZA en s’appuyant sur le Parti national slovaque
l’autre pôle d’attraction de Varsovie, loin des sur un plateau, avec un message cohérent et précis. Varsovie, Pologne (nationaliste).
lieux branchés de la classe moyenne. La foule y Et le PiS, ou plutôt l’agence de relations publiques Quotidien, 200 000 ex.
alue tous les dimanches à la recherche d’une qui organise sa campagne, est champion du monde wyborcza.pl
bonne afaire. Pour les vendeurs, c’est l’occasion en la matière. Ils n’y vont pas quatre chemins, ils “La Gazette Vu de
de se débarrasser d’une marchandise inconsom- disent ‘Le monde s’efondre, nous seuls pouvons électorale”, fondée
mable un ou deux jours plus tard. On y trouve sauver la Pologne.’” par Adam Michnik Hongrie
aussi toute sorte de vieilleries. Des magnétos- en mai 1989, est
copes, des livres d’il y a plusieurs dizaines d’an- Idéologique et social. Ce jour-là, à Olimpia,
nées, des vêtements d’occasion (à 1 zloty pièce Krzysztof Strzalkowski, candidat à un siège de
en matière de tirage
le plus grand quotidien
Viktor Orban, gourou
[0,22 euro]), des cigarettes détaxées, du café, député à Varsovie sur la liste de KO, tractait. Il de Pologne, hors indéboulonnable
du thé, des sucreries, du miel et des canapés- airme : “Tout homme politique se devrait d’être tabloïds. Ouverte à
lits qui rappellent les années 1990. ici. Le marché Olimpia est un vrai concentré de diférentes sensibilités ●●● Modèle ou mauvais exemple ? Le dirigeant
“Je touche la retraite la plus basse qui l’opinion publique.” sur les questions hongrois Viktor Orban ravit les droites
existe : 1 180 zlotys [256 euros]. Récemment, elle a Lui a rencontré un enseignant d’une école spécia- économiques, elle conservatrices et ulcère les libéraux européens
augmenté de 50 zlotys [11 euros]. C’est humiliant par lisée, qui gagne tellement peu qu’il est obligé d’ar- promeut pour les depuis sa conquête du pouvoir en 2010. Dans
les temps qui courent”, me dit une vendeuse sur rondir ses ins de mois en vendant sur le marché. grands choix de le quotidien de droite Magyar Nemzet, un
un étal de vêtements. Elle m’explique “Je respecte toujours mes interlocuteurs, société une Pologne politologue proche du gouvernement salue
qu’une retraite aussi faible découle du même s’ils ont des opinions diférentes. libérale, tolérante et “le projet politique le plus réussi d’Occident”,
peu d’années travaillées. “Ce n’est pas J’ai cependant une autre impression que européenne. Son qui repose sur “le triptyque Dieu-patrie-
que je ne voulais pas travailler. Je ne pou- la vôtre. Je suis sur ce marché depuis des supplément du lundi, famille”. Le discours de “Viktor” séduit même
vais pas. J’ai touché une pension d’inva- REPORTAGE années. Et je n’ai jamais entendu autant Duzy Format, cultive les républicains américains radicaux, à l’image
lidité pendant trente ans”, dit-elle. Elle de mots de soutien. Quelque chose a réso- la tradition du du journaliste Tucker Carlson, qui a interviewé
est sérieusement malade d’un cancer, sa colonne lument changé”, analyse Strzalkowski. reportage littéraire Orban à la in d’août et clame son “admiration”
vertébrale est endommagée et elle est en attente “Le PiS a parfaitement assimilé le diagnostic de à la polonaise. pour ses “capacités politiques” auprès du
d’une chimiothérapie. la division des classes. Dès sa première campagne magazine Mandiner. En Hongrie, le Matthias
D’ici à sa vraie retraite, elle gagne sa vie en victorieuse en 2005, ils ont joué sur les divisions Corvinus Collegium incarne l’un des piliers du
tenant un stand sur le marché. Lorsque les entre une Pologne solidaire, c’est-à-dire populaire, et soft power orbaniste. “Nous ne sommes
clients s’approchent, elle a du mal à se lever de une Pologne libérale, c’est-à-dire élitiste”, explique pas une école de janissaires transmettant
sa chaise pour les servir. Je lui demande si elle a le professeur Przemyslaw Sadura, sociologue à une pensée unique”, se défend son directeur,
l’intention d’aller voter et pour qui. “Sans doute l’université de Varsovie, qui ajoute que l’électorat du interviewé par Telex.hu. Le 30 septembre,
pour le PiS. J’ai peur que ça soit pire si l’opposition PiS repose sur deux piliers : idéologique – presque Robert Fico remportait les élections législatives
l’emporte, qu’ils ne tiennent pas leurs promesses.” fanatique – et social. “Même si le PiS réduisait les slovaques en reprenant les “messages” du
“Les journaux télévisés, c’est impossible à regarder. programmes sociaux, les électeurs du [premier pilier] leader magyar, qui “s’est appliqué à dynamiser
Ils s’opposent, ils trompent, ils montent les gens les voteront toujours pour lui. Leur situation économique la campagne” de son allié, dénonce HVG.
uns contre les autres”, décrit un homme d’un cer- n’est pas bonne, mais ils croient qu’elle était pire sous La recette d’Orban continue de séduire
tain âge qui vend sur une petite table des acces- le gouvernement de PO [Plateforme civique, parti de à l’intérieur. Selon un sondage de l’institut
soires, comme des gants en cuir pour 20 zlotys Donald Tusk et principale formation de la Coalition Median, la Fidesz maintient son avance
[4,3 euros]. Le vendeur a également l’intention de civique]. Ou ils craignent qu’elle le devienne.” dans les intentions de vote “malgré
voter pour Droit et Justice. “C’est sûr, ils font des —Wojciech Karpieszuk, 400 000 électeurs perdus depuis février”,
erreurs. Mais il n’y a pas de pouvoir sans scandales. publié le 30 septembre relève 24.hu.
22. DOSSIER Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

Allemagne. À l’Est, plus rien BE. Belgique

LU. Luxembourg
Mer
DANEMARK
Mer
Baltique

n’arrête l’AfD du Nord

Berlin P O L O G N E
PAYS-
BAS ALLEMAGNE

COURRIER INTERNATIONAL
Nordhausen
Dans les Länder de l’ex-RDA, les tentatives de Berlin pour contenir THURINGE
SAXE
BE.
l’Alternative pour l’Allemagne font chou blanc. Des élus de huringe Schleiz
entendent désormais collaborer avec ce parti d’extrême droite. 100 km
LU. BAVIÈRE R ÉP. T CHÈQUE

—Frankfurter Allgemeine Zeitung, CDU [droite chrétienne-démocrate], aujourd’hui, est une ville universitaire, Sonneberg, c’est la
extraits (Francfort) il met tout le monde dans le même sac, celui du “cambrousse”.
“système”. Le fait que l’antenne thuringeoise de Kai Buchmann n’en ressent pas moins chaque
vrai dire, l’homme s’était juré de ne pas l’AfD et son président, Björn Höcke, soient sur- jour, lui aussi, la frustration qui pousse tant de

A adresser la parole aux représentants veillés par les services de renseignements et ichés
du “système”. Parce qu’ils sont tous de “extrémistes” ne gêne pas notre retraité. C’est
mèche, les politiques, les médias, tous vrai, ces histoires de croix gammées et “tout ce
En bref
COUP DE
gens dans les bras de l’AfD : la frustration face
à la guerre et aux cafouillages du gouvernement
à Berlin, face aux lenteurs bureaucratiques ou
ces gens qui savent tout mieux que tout battage” sont contrariants. “Mais on a besoin de TONNERRE au millefeuille administratif du fédéralisme.
le monde, alors qu’ils n’ont aucune idée remettre de l’ordre et de la discipline.” À L’OUEST Bien sûr, cette frustration, on la connaît aussi
de rien. Mais, là, devant un journaliste appar- Quelques mètres plus loin, deux femmes dis- Au-delà de la lourde ailleurs, mais elle trouve peut-être un terrain
tenant au “système” qui lui demande comment cutent, l’une vendeuse en boucherie, l’autre inir- défaite des trois partis plus fertile à l’Est. Si l’État jouait davantage la
il va, le retraité prend une longue inspiration et mière. Elles aussi estiment que les élections de la coalition d’Olaf transparence, cela pourrait peut-être calmer la
s’autorise une exception. municipales étaient truquées et s’en prennent Scholz, c’est la percée colère, estime Buchmann. Encore faudrait-il que
La vérité, c’est qu’il va très mal, à cause de ces aux réfugiés et aux écolos. Elles aussi ont le sen- de l’Afd aux élections les citoyens s’en rendent compte. L’édile explique
migrants qui “colonisent” l’Allemagne, de ces timent d’être laissées-pour-compte et de ne plus régionales le 8 octobre qu’il a beau parler aux gens des progrès accom-
“politiciens corrompus” et de tous ces être considérées par la capitale. en Bavière et en Hesse, plis depuis la chute du Mur, ils ne voient sou-
“foutus écolos, ces baratineurs”. Les prix À Berlin, le gouvernement, le même bastions des vent que ce qui va de travers. Pour l’AfD, c’est
s’envolent, les loyers, le pain, le chauf- jour, parle d’établir un “cordon sani- conservateurs, qui du tout cuit. Que faire ?
fage : on donne tout aux Ukrainiens et taire” avec l’AfD et évoque des pistes retient l’attention de Michael Brychcy dirait sans doute : certai-
à lui des cacahuètes, avec sa retraite REPORTAGE pour reconquérir les électeurs déçus. la presse allemande. nement pas tirer un “cordon sanitaire”. Depuis
miséreuse d’Allemand de l’Est. À quoi Le chancelier social-démocrate, Olaf La formation d’extrême trente-quatre ans, l’homme est maire CDU de
s’ajoute cette défaite rageante au second tour Scholz, a mis in à la polémique [au sein de son droite s’est s’arrogée la commune de Waltershausen, à 80 kilomètres
des municipales. gouvernement] en se disant favorable à l’appli- la deuxième place dans de Nordhausen, et là-bas aussi le soleil brille de
De toute sa longue tirade, l’homme ne lèvera cation d’un “règlement de crise” européen sur le Land de Hesse, mille feux. Brychcy se souvient de l’état de la
pas les yeux. Pourtant, s’il l’avait fait, il aurait vu l’asile, censé juguler le lux migratoire. avec 18,4 %, et la mairie, en piteux état, lorsqu’il a pris ses fonc-
les jolies façades qui bordent la place du marché Mais cela n’a pas plus de chances de changer troisième en Bavière tions en 1989. Mais, à Waltershausen non plus,
de Nordhausen, dans le nord de la Thuringe. Les la vision du monde de nos deux interlocutrices avec 14,6 %. Ces beaucoup de gens ne se rendent pas compte
places sont proprettes, les rues viennent de rece- que le débat en cours sur les prothèses den- résultats conirment du chemin parcouru, juge-t-il. Sur la place du
voir de nouveaux pavés et l’emblème de la ville, taires [que se feraient prétendument poser les que “le virage à droite marché, l’AfD a installé un stand, où les habi-
la statue du chevalier Roland, trône, rutilante, demandeurs d’asile aux frais du contribuable]. n’est plus seulement un tants viennent en nombre conier leur désespoir.
devant la mairie, chaufée par le soleil d’automne. “Quoi qu’ils nous pondent, je ne les crois plus”, problème dans l’est De son bureau de maire, Brychcy voit le stand
tranche l’inirmière. Est-il possible de rame- de l’Allemagne”, note de l’AfD, devenue première force politique de
Contre le “système”. Il n’empêche, la colère ner quelqu’un vers une démocratie qu’il rejette Die Zeit. Jusqu’à l’arrondissement, et de loin, depuis les dernières
couve au pied des façades léchées. À Nordhausen, depuis belle lurette ? présent, la propension législatives. Mais il ne la prend pas de haut et parle
l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, extrême à voter pour un parti avec elle d’égal à égal. En juin, il a fait parler de
droite) a failli introniser son premier maire en aussi radical était plus lui en déclarant qu’il fallait discuter avec ceux
Allemagne. C’est que le parti a le vent en poupe “SI LES GENS DE L’AFD ONT UNE faible dans les Länder qui, au sein de l’AfD, n’étaient pas des extré-
en Thuringe. Depuis les législatives de 2021, c’est BONNE IDÉE, IL SERAIT GROTESQUE de l’Ouest, mais mistes. Cette approche est-elle compatible avec
la première force politique de la région – comme des propos tenus le matin même par un membre
en Saxe, d’ailleurs. DE LA REJETER D’EMBLÉE.” “maintenant c’est ini
[…]. Le parti est du parti sur le stand de l’AfD, selon lequel “on est
Le candidat de l’AfD, Jörg Prophet, vient de Michael Brychcy, normalisé.” à 100 % derrière Björn Höcke”, un homme que l’on
s’incliner, le maire sortant sans étiquette Kai MAIRE CDU DE LA VILLE peut pourtant qualiier de fasciste ?
Buchmann ayant été reconduit dans ses fonc- DE WALTERSHAUSEN Clairement non, tranche Denny Möller, député
tions, contre toute attente. Il faut dire que le SPD [Parti social-démocrate] au parlement régio-
directeur du mémorial du camp de concentra- En haut, à la mairie, Kai Buchmann balance la nal : en procédant de la sorte, Michael Brychcy
tion de Mittelbau-Dora a exhumé de vieux écrits tête de gauche à droite. Lui, l’homme qui n’aurait respectabilise les extrémistes. Ils posent un orteil
dans lesquels Jörg Prophet déclare que l’Alle- sans doute pas été reconduit en d’autres circons- au conseil municipal, puis le pied au parlement
magne est en réalité une victime de la Seconde tances puisqu’il traîne derrière lui une procé- régional – comme récemment avec la baisse de
Guerre mondiale. dure disciplinaire, est censé expliquer à tout le la taxe sur les acquisitions immobilières, que la
Une moitié de la ville a poussé un soupir de monde comment en inir avec l’AfD. Il faut dire CDU a réussi à faire passer grâce aux voix de
soulagement à l’annonce des résultats. L’autre a qu’à Nordhausen les choses sont bien diférentes l’AfD et du FDP [Parti libéral-démocrate]. Et
serré un peu plus les poings. “Les résultats ont été de ce qui se passe à Sonneberg, où l’AfD compte un de ces quatre matins la jambe tout entière,
truqués”, grince le retraité. Auparavant, il votait depuis peu un chef d’arrondissement. Nordhausen par exemple dans un gouvernement minoritaire
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023 L’EXTRÊME DROITE À L’ASSAUT DE L’EUROPE. 23

ayant l’aval de l’AfD? “Ce serait une catastrophe,

et c’est bien pour ça qu’il ne faut surtout pas colla-
borer avec l’AfD.”
Brychcy y voit un manque de réalisme. Que
faut-il faire si l’AfD propose, de manière tout à
fait légitime, d’installer un passage piéton sur
une artère très fréquentée ? Ce que les gens
veulent, c’est qu’on soit pragmatiques et qu’on
appelle un chat un chat.
Thomas Anacker, lui aussi, veut appeler un chat
un chat. Il tient un petit café au coin de la rue.
Mais, au lieu d’ouvrir le cordon sanitaire ici et
là, les autres partis devraient selon lui expliquer
leurs décisions mieux qu’ils ne le font. Berlin ne
tient pas suffisamment compte de la mentalité
est-allemande, juge le cafetier.
Traces profondes. “Beaucoup de gens ont encore
du mal à accepter que les choses soient aussi com-
plexes et ambivalentes en démocratie. Les politiques
doivent en tenir compte.”
Et il y a encore une chose qui manque : des
récits positifs sur l’Est, en lieu et place de la ritour-
nelle sur le clivage Est-Ouest. Il nous montre la
rue, dehors : “Ça ne va quand même pas trop mal!”
À Schleiz, on peut attendre longtemps des
propos du même tonneau. La ville est située à
l’extrême sud, au carrefour de la Thuringe, de la
Saxe, de la Bavière et de la République tchèque.
Décryptage
Une question de valeurs
●●● “Ce qui compte, c’est l’économie, idiot!”
Cette phrase, prononcée par un conseiller
de Bill Clinton lors de sa campagne victorieuse
de 1992, a longtemps été considérée par les
politiques comme une recette magique : pour
remporter un scrutin, il suffisait de convaincre
le public que l’économie allait prospérer.
Plusieurs décennies plus tard, “on ne peut
plus en dire autant”, assure Die Zeit. Le vote
Vu de des Britanniques pour le Brexit, pourtant
Suède dommageable économiquement, le prouve.
Tout comme la réélection en mai du président
CHEZ LES turc, Recep Tayyip Erdogan, dans un contexte
NORDIQUES, ÇA de grave crise économique. D’après la
SE DURCIT AUSSI politologue britanno-américaine Pippa Norris,
Une droite nationaliste la relative prospérité de nos sociétés a poussé
dure gagne aussi du les électeurs à se détacher du social pour se
terrain dans les pays tourner vers des questions “postmatérielles”,
nordiques. Naguère
populiste, le Parti des
Finlandais siège, dans
une mouture Repères
“radicalisée” (comme
le notait le journal
comme les droits des minorités
ou la protection de l’environnement.
Face à ce changement, les personnes
attachées aux valeurs conservatrices
ont eu l’impression d’être mises au ban
– ce qui a remis au centre de l’arène
électorale “le combat pour un idéal de société
et l’ethnonationalisme”. Un tel phénomène
est dangereux pour la démocratie : il est plus
dur de faire des compromis sur des valeurs
“perçues comme absolues” que sur
la politique fiscale. Mais il montre aussi que
les partis du centre doivent arrêter de vouloir
“contrer le populisme avec une politique
économique dirigée vers la petite classe
moyenne”. Ils doivent associer
à leur programme “un discours global”
autour de l’identité.

COURRIER INTERNATIONAL D’APRÈS “THE ECONOMIST”, TOUTELEUROPE.EU

Abréviations :
Nulle part ailleurs dans la région l’AfD n’est conservateur suédois Les populismes de droite en Europe AL. Albanie
BE. Belgique
plus forte qu’ici. En 2021, elle est devenue la pre- Svenska Dagbladet), Votes en faveur d’un parti d’extrême droite B-H Bosnie-Herzégovine
mière force politique, et de loin, avec 28,2 % des au sein de la coalition ou nationaliste lors des dernières élections (en %) CR. Croatie
KO. Kosovo
suffrages. Le chef d’arrondissement, Thomas au pouvoir à Helsinki Moins de 0 20-30 LU. Luxembourg,
Fügmann (CDU), juge que la chute du Mur a depuis juin 2023. 1-10 30-40 MDN Macédoine du Nord
MO.1 Montenegro
laissé des traces plus profondes qu’ailleurs. “Les En Suède, l’extrême 10-20 40 et plus MO.2 Moldavie
deux tiers des gens ont dû se lancer dans une recon- droite pure et dure a Pays dans lesquels un parti d’extrême droite SL. Slovénie
version professionnelle. Même si les aspects positifs désormais une réelle ou nationaliste... Finlande
l’emportent clairement, la réunification n’a pas été influence, de par son dirige le gouvernement
qu’une bonne chose pour tout le monde.” soutien à un soutient (Suède) ou est membre
L’élu exclut toute idée d’une coopération active gouvernement de du gouvernement Norvège
Russie
Estonie
avec l’AfD. “Mais si les gens de l’AfD ont une bonne droite minoritaire. Suède
idée, il serait grotesque de la rejeter d’emblée.” S’il a Au départ formés
pu faire voter son budget cette année, c’est uni- de néonazis, les Lettonie
quement grâce à leurs voix. Mais il appréhende Démocrates de Suède Lituanie
l’année à venir, qui verra son fauteuil remis en (SD) se sont peu à peu Russie
Danemark
jeu. En septembre, ce seront ensuite les élec- normalisés au point Biélorussie
tions au parlement régional – et les derniers son- d’arriver deuxièmes
dages donnent l’AfD à plus de 30 %. S’il obtient aux législatives Pologne
Irlande
un tiers des sièges, le groupe de Björn Höcke de 2022. S’ils n’exigent Pays- Ukraine
Royaume-
disposera d’une minorité de blocage et pourra plus la sortie du pays Uni
Bas
Allemagne
dès lors entraver toutes les décisions qui récla- de l’Union européenne, Rép.
BE. uie MO.2
ment une majorité des deux tiers. “Il faut mon- “ils restent sceptiques Tchèque vaq
LU. Slo
trer que c’est nous qui avons les meilleures idées.” à son égard”, rapporte
Hongrie
Sur la place du marché de Schleiz, l’aspiration le journal social- Autriche Roumanie
à de meilleures idées politiques semble limitée. démocrate Suisse SL. CR.
“La politique ne m’intéresse pas, je n’y connais rien”, Aftonbladet. France
Serbie
cingle une ado. Un homme s’arrête. “Les gens B-H Bulgarie
en ont tellement ras la casquette qu’ils voient dans MO.1 KO.
l’AfD leur dernière chance.” Il marque un temps de Italie MDN
réflexion puis demande au journaliste de noter AL.
dans son calepin : “Ce n’est pas sorcier, ce qu’il Grèce
faut faire : harmoniser immédiatement les salaires,
confier les postes à responsabilités à des Allemands de
Portugal Espagne
l’Est, mettre fin aux coteries d’Allemagne de l’Ouest,
et nous écouter enfin. Rien qu’en faisant ça, vous
divisez de moitié le poids de l’AfD.”
—Oliver Georgi, 500 km
Malte
publié le 2 octobre
24. DOSSIER Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

Italie. Le virage pragmatique Contrepoint

de Giorgia Meloni C’est le pays qui
se met à ressembler
SOURCE à Meloni
Un an après avoir remporté les élections législatives, la Première
ministre d’extrême droite est toujours aussi populaire. La raison? IL MESSAGGERO ●●● Si, pour Il Messaggero,
Rome, Italie la première année au pouvoir de Giorgia
Elle a su mettre de l’eau dans son vin et faire preuve de réalisme, Quotidien Meloni a été caractérisée par un virage
estime ce journal centriste. ilmessaggero.it modéré, la presse progressiste italienne
Journal le plus lu ne partage pas cet avis. Face aux autres
à Rome et dans sa pays d’Europe, le gouvernement
—Il Messaggero, extraits (Rome) On a d’abord ironisé sur le “draghisme” de région, Il Messaggero a montré un visage plus conciliant,
Giorgia Meloni [allusion à la politique de son est spécialisé dans concède La Repubblica, mais sur
n bon gouvernement, dit-on souvent, prédécesseur, Mario Draghi], qu’elle n’aurait

U
le traitement de la scène intérieure, “dès son premier
c’est celui qui tient ses promesses élec- adopté que pour se donner un semblant de cré- l’actualité de la jour, l’extrême droite s’est sentie investie
torales. Dans le cas contraire, les élec- dibilité à l’étranger. En réalité, un changement capitale, mais s’occupe d’une véritable mission : s’approprier
teurs, qui ne croient déjà plus en rien, de mentalité profond semble être à l’œuvre également de politique l’histoire du pays, la contester, voire la
se sentent trahis par ceux qui les repré- dans ce domaine : dans un monde en pleine nationale. Sans corriger”. Ainsi, non seulement Meloni
sentent. Mais attention à ne pas faire de tempête économique, on ne gouverne pas par orientation politique n’aurait pas renié son passé de militante
cette idée, exacte dans l’absolu, une ren- la largesse, mais en se laissant guider marquée, ce quotidien néofasciste, “mais, sur la lancée de
gaine polémique. Entre la promesse et par son sens des responsabilités. Si on généraliste accueille sa victoire électorale, elle a voulu que
la réalisation, il y a en effet la réalité du risque la grogne dans l’immédiat, sur le dans ses colonnes cette identité fasse partie intégrante
terrain, qui rebat fatalement les cartes. long terme le gain électoral est assuré. des éditorialistes de de l’histoire nationale”, s’inquiète
Autrement dit, un bon gouvernement Le même changement semble centre gauche comme le quotidien romain. Depuis son siège,
est aussi celui qui, aux prises avec une OPINION valoir pour les questions de centre droit. à Naples, le média Fanpage ne pense
situation inédite, tente d’y faire face de internationales, par exemple pas autrement et constate que cette
la meilleure manière possible. Quitte à revoir avec le ralliement au camp euro- opération – au-delà du thème
ses positions antérieures. La cohérence en poli- occidental dans le choix entre Kiev du fascisme – a été un franc succès.
tique, par définition royaume de l’incertitude et et Moscou. Ce n’était pas “Le vocabulaire, l’emploi du temps,
de l’impondérable, est une vertu qui peut faci- gagné d’avance, la vision du monde de Meloni ont été
lement conduire à l’erreur. compte tenu banalisés dans la pensée commune”,
regrette ce site d’information
Amère vérité. Au cours de sa première année de gauche, qui conclut : “Bien
d’existence, le gouvernement de Giorgia Meloni qu’elle n’ait rien fait de ce
a déjà connu plusieurs vicissitudes : l’effondre- qu’elle avait promis, Meloni
ment géopolitique de l’Afrique du Nord, l’in- rassemble encore environ 30 %
tensification de la crise migratoire, la poursuite des intentions de vote. C’est
de la guerre russo-ukrainienne, l’accélération le signe d’une connexion
de la spirale inflationniste, la récession en profonde avec un pays dont
Allemagne. Malchance? Complots de l’ennemi? elle a conquis le cœur. Un pays
Non, tout simplement l’histoire, qui a pris une qui lui ressemble beaucoup
autre direction que celle qui était prévue. Mais, plus qu’il y a un an.”
si les scénarios changent, les priorités doivent
nécessairement évoluer, elles aussi.
La croissance attendue du PIB n’a pas été au des sympathies poutinistes d’hier
rendez-vous. Les ressources sur lesquelles au sein de la droite italienne. Mais
on comptait se sont dès lors réduites. Que ce choix est devenu une option
faire? Rester cohérent avec des promesses stratégique non négociable, autour
qui ne sont plus tenables? Forcer le budget de de laquelle Giorgia Meloni a mené
l’État au point d’encourir des sanctions euro- un travail diplomatique fructueux.
péennes? Ou prendre des mesures prudentes Il en va de même pour les rela-
dans l’attente de jours meilleurs, en ayant la tions avec l’Europe. À jouer sur le
clairvoyance d’expliquer l’amère vérité mantra du souverainisme, on s’atten-
aux citoyens? dait à une sorte de bras de fer perma-
La voie empruntée par le gouverne- nent avec Bruxelles. Au lieu de quoi,
ment, celle du pragmatisme ou du réa- Meloni a préféré miser sur la négo-
lisme économique, a été pour beaucoup ciation politique, faisant preuve de prag-
un choix contraint plus que délibéré. Mais matisme et de bon sens. On lit souvent que
cela ne change rien au fond. Ceux qui s’at- l’Italie se trouve isolée sur le plan interna-
tendaient à un exécutif aventuriste, soucieux tional, mais, franchement, on ne comprend
du consensus immédiat plus que de l’équilibre pas bien s’il s’agit d’une information
des comptes publics, ont dû reconsidérer leur factuelle ou d’une prédiction qui
point de vue. masque une grande frustration
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
liée au fait que l’exécutif n’a pas appliqué le
“manuel du méchant populiste” en usage dans
bon nombre de salles de rédaction.
Nous avons mentionné la crise migratoire, la
question sur laquelle l’écart entre ce que promet-
tait l’extrême droite – blocus maritime et ferme-
ture des frontières – et ce qu’elle a fait semble
le plus béant. Or ce que révèlent les sondages
est curieux. Les partis au pouvoir, en diiculté
manifeste sur le sujet, ne perdent pas de voix.
Leçons de morale. Sans doute l’opinion publique
a-t-elle compris que les responsabilités du gou-
vernement italien sont moindres que celles d’une
Europe qui, au lieu d’étudier des solutions com-
munautaires, se borne depuis des années à donner
des leçons de civisme et de morale.
Il a fallu que ce soit l’Italie qui présente sur ce
dossier des propositions qui vont dans le sens
d’un engagement accru de l’Union européenne
à l’égard des pays africains, considéré comme
le seul moyen de freiner et de réguler les lux
migratoires. Des propositions qui ne sont pas
simples à mettre en œuvre, mais qui ont permis
de montrer que le patriotisme souvent déclama-
toire de la droite italienne ne pesait pas grand-
chose face au souverainisme de facto de pays
comme l’Allemagne ou la France.
Cela dit, ne simpliions pas les choses à l’ex-
cès. Aux aléas de cette première année, qui ont
certainement freiné les projets de réforme, se
sont ajoutées les diicultés internes de l’exécutif.
Ainsi de la surenchère droitière entre la Ligue
de Salvini et Meloni. Jusqu’à présent, elle a été
maintenue dans les limites de l’acceptable.
Mais il en faudrait peu pour les franchir, ce qui
transformerait une compétition ordinaire en
un afrontement politique et personnel à l’issue
potentiellement dangereuse pour la coalition.
ON S’ATTENDAIT À UN BRAS
DE FER PERMANENT
AVEC BRUXELLES. AU LIEU DE QUOI,
MELONI A PRÉFÉRÉ MISER
SUR LA NÉGOCIATION POLITIQUE.
À quoi s’ajoute l’accusation selon laquelle
Giorgia Meloni ne ferait confiance qu’aux
membres de sa famille et à ses amis de longue
date, faisant naître les pires soupçons. C’est
une tendance habituelle des communautés
politiques militantes, assises sur un socle idéo-
logique solide, que de superposer les relations
personnelles et politiques. D’un côté, c’est une
force, dans la mesure où l’idée est de partager
un projet politique et pas seulement personnel,
comme c’est le cas dans bon nombre de partis
de nos jours. Mais cela peut devenir une limite
si Meloni init par s’enfermer dans un cercle de
idèles, courant le risque de l’isolement. La réa-
lité ne peut être gouvernée que si l’on en a une
perception directe et authentique, sans personne
pour servir de médiateur ou, pire, d’édulcorant.
—Alessandro Campi,
publié le 25 septembre
L’influence de l’extrême droite
Vu n’est plus réservée aux
d’Espagne publications de niche. Elle s’étend
aux médias grand public, observe
LE PARADOXE VOX Joëlle Meskens, la correspondante
Un pouvoir afaibli sur
le plan national, mais en France du journal belge Le Soir.
renforcé dans les
régions : dans une
Espagne très
décentralisée, le parti
d’extrême droite Vox
a résisté dans les urnes
en 2023, observe
El Periódico de
Catalunya. À l’issue
des élections locales
du 28 mai, la formation
de Santiago Abascal
a conclu des accords
de gouvernement avec
le Parti populaire
(droite) dans cinq
régions autonomes et
une centaine de
municipalités. Mais Vox
a aussi perdu 19 sièges
(passant de 52 à 33)
au Congrès des
députés après les
législatives du 23 juillet.
Ce qui l’empêche
de présenter seul
des motions de censure
ou des recours
devant le Tribunal
constitutionnel, “l’un
des outils d’opposition
dont il se servait le
plus”, assure le journal.
← Giorgia Meloni. Dieu,
patrie, famille. Fabriqué
en Italie. Dessin de
De Angelis, Italie
L’EXTRÊME DROITE À L’ASSAUT DE L’EUROPE. 25
F r ance. Des
médias qui
se droitisent
Hier Éric Zemmour sur CNews, aujourd’hui
Geofroy Lejeune au Journal du dimanche
(JDD) : la droite dure en France a-t-elle installé
ses relais médiatiques ces dernières années ?
JOËLLE MESKENS : On assiste à un essaimage qui
va à toute allure. Il y a toujours eu des médias
d’extrême droite en France, comme Minute ou
Rivarol. Mais maintenant ce sont des médias tout
public, généralistes, qui sont gagnés par l’inluence
de l’extrême droite. CNews est l’héritière d’iTélé,
chaîne généraliste et neutre politiquement qui a
glissé, sous la coupe de Vincent Bolloré, vers cette
droite ultraconservatrice voire extrême. Comme
Europe 1, qui était une chaîne généraliste et qui
s’adresse maintenant à un segment particulier de
l’échiquier politique ; et jusqu’à ce dernier épisode
du JDD, qui était une institution et un des rares
journaux du dimanche. Ce ne sont plus des médias
de niche mais des médias d’information générale
qui glissent vers le prisme de l’extrême droite.
Avez-vous observé une banalisation des idées
de l’extrême droite en même temps ?
Oui, et cela a commencé bien avant que les médias
soient gagnés par ce qu’on appelle la “bollorisa-
tion”. Ce qui m’a choquée en tant que Belge, c’est
que les personnalités de l’extrême droite sont
traitées comme d’autres. On peut concevoir dans
le modèle français qu’avec de tels résultats électo-
raux le Rassemblement national ou Reconquête
fassent l’objet d’articles sur leurs idées, leur pro-
gramme, etc. Mais les personnalités sont traitées
de manière banalisée. Je pense à Marine Le Pen,
qui montre comment elle vit, avec sa passion du
jardinage, des chats, etc. Il n’y a plus ce caractère
un peu sulfureux de l’extrême droite.
Le paysage médiatique s’est-il droitisé ? Ou
plutôt polarisé ?
Il y a toujours eu des médias d’opinion en France.
Mais ils sont peut-être plus nombreux du côté
droit que du côté gauche. Le lectorat de L’Humanité
n’est pas comparable à ceux du Figaro et de Valeurs
actuelles réunis. Libération, un symbole très fort
de la gauche, a vu son lectorat diminuer, donc
son inluence aussi. Il y a des contrepoids, mais la
balance penche plutôt du côté de la droitisation.
Parle-t-on politique en France aujourd’hui de
la même manière qu’il y a quelques années,
sous Nicolas Sarkozy par exemple ?
Non. Autrefois on parlait de façon passionnée
et très clivée de propositions et de modèles de
société. À l’époque de Sarkozy et [Ségolène] Royal,
deux modèles s’entrechoquaient. Je trouvais la
France très divisée. Aujourd’hui, nous sommes
dans un contexte d’illisibilité idéologique, il n’y a
plus le clivage très fort gauche-droite. En consé-
quence, le débat se focalise sur les personnes, les
enjeux de pouvoir. À quatre ans de la prochaine
présidentielle, cela donne presque l’impression
d’être un jeu de l’oie, un feuilleton… Je suis très
frappée par le fait que les Français boudent les
urnes et qu’en même temps toutes les séries
télé qui parlent de politique marchent très bien.
Qu’en est-il en Belgique ?
En Belgique – au moins pour la partie franco-
phone –, on a un modèle particulier de traitement
de l’extrême droite, le “double cordon sanitaire”.
D’abord, les politiques ne veulent pas débattre et
ne veulent pas de coalition avec l’extrême droite.
Ensuite, les médias ne veulent pas organiser de
débats avec ses représentants, ou d’interviews
question-réponse. Force est de constater – sans
prétendre que c’est une conséquence parce qu’il
y a d’autres facteurs (absence de leader charisma-
tique, absence de sentiment national très fort en
Wallonie) – que l’extrême droite est faible dans
la partie francophone de la Belgique.
—Propos recueillis par
Courrier international
Vu du
R oyaume-Uni
Un dernier bastion
épargné
●●● “Le Royaume-Uni du Brexit résiste à
la vague”, se félicite le New Statesman.
“C’est dur à admettre pour beaucoup
de progressistes, mais la sortie de l’UE
a permis d’échapper au vortex populiste
dans lequel s’est engoufré le continent”,
analyse l’hebdomadaire de gauche.
Même grille de lecture pour Janan
Ganesh : “Le Brexit a neutralisé les forces
nationalistes qui l’ont provoqué”, écrit-il
dans le Financial Times. L’absence de
l’extrême droite dans le paysage électoral
s’explique aussi, selon lui, par le mode
de scrutin, uninominal à un tour, “qui
favorise les partis établis”. Au passage,
le chroniqueur balaie les soupçons
de dérive du Parti conservateur vers la
droite dure. “Quel parti d’extrême droite
placerait des personnes non blanches
aux postes clés du gouvernement ? Ou
viserait la neutralité carbone en 2050 ?
Ou encore soutiendrait bec et ongles
l’Ukraine contre la Russie ?”
26. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
d’un
continent
à l’a ut r e.
asie
Australie. Enfin —Nikkei Asia, extraits
(Tokyo)
une voix pour L es 26 millions d’Austra-
liens entrent dans un long
été austral qui s’annonce
brûlant. À l’inquiétude causée
par le changement climatique
s’ajoutent celles provoquées par
les autochtones ? l’augmentation du coût de la vie
et les turbulences économiques
actuelles dans le monde.
En revanche, ce qui préoc-
cupe les Australiens autochtones,
soit près de 1 million de per-
sonnes, est toujours la même
Les Australiens doivent se prononcer le 14 octobre question pressante : quand la
Constitution reconnaîtra-t-elle
sur un projet de réforme constitutionnelle pour créer enin leur existence ?
Les aînés de ces communau-
The Voice (“La Voix”), un organe consultatif représentant tés, comme Jim Morrison, un
FOCUS les peuples autochtones. Une manière de leur donner sexagénaire vivant à Noongar
Country, dans le sud-ouest de
une place dans les choix qui les concernent. L’enjeu : rétablir l’Australie, espèrent que le réfé-
rendum constitutionnel prévu
l’équilibre dans un pays où la mémoire des violences coloniales le 14 octobre ouvrira la porte
demeure occultée. Mais le projet est loin de faire l’unanimité, à cette reconnaissance et sera
l’occasion d’un changement de
sauf en Tasmanie, où les exactions ont été pires qu’ailleurs. vie pour les leurs. Le projet de
réforme est défendu avec vigueur
par le Premier ministre, Anthony
Albanese, et son Parti travailliste,
Amériques...... 30
Afrique ....... 34
France ......... 36
tandis que l’opposition conser-
vatrice s’oppose à la réforme.
Le référendum porte sur la
création de The Voice [“La Voix”],
un organe consultatif auprès du
Parlement. Si le oui l’emporte, les
populations autochtones seront
pour la première fois oiciellement
reconnues dans la Constitution,
texte entré en vigueur en 1901
L’espérance de vie des
hommes autochtones
est plus courte
de neuf ans que celle
des non autochtones.
alors que le pays était gouverné
par les Britanniques. L’objectif
dévolu à cette nouvelle instance :
proposer des mesures pour réduire
le fossé toujours béant en matière
d’espérance de vie, de santé,
d’éducation et d’emploi entre la
communauté autochtone et le
reste des habitants du pays.
D’après Jim Morrison, les admi-
nistrations destinées au bien-être
des autochtones représentent mal
les personnes qu’elles sont censées
servir. “Allez dans n’importe quel
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
↙ Des représentants
des communautés du centre
de l’Australie, le 3 octobre.
Photo Tina Tilhard/Central
Land Council/AFP
bureau où il y a un service consacré
aux personnes autochtones et vous
en verrez plus sur les photos ai-
chées aux murs que parmi le per-
sonnel. C’est une honte.”
The Voice constitue la première
tentative de réforme constitu­
tionnelle tournée vers des com­
munautés ayant subi durant des
décennies des abus pour lesquelles
l’État australien a récemment
présenté des excuses oicielles.
Jim Morrison travaille au
nom des v ictimes des lois
d’assimilation. Entre 1910 et le
début des années 1970, ces textes
législatifs ont conduit à ce qu’un
enfant autochtone sur trois
(dont les propres parents de Jim
Morrison) soit retiré à sa famille
et placé dans des institutions de la
société blanche [notamment des
pensionnats, religieux ou non].
Nombre de ceux ayant subi ce
sort n’ont reçu aucune indemnité
m a l g ré les t r au m at ismes
engendrés par ces séparations.
Et ils ont encore du mal à faire
entendre leur voix aujourd’hui.
Si dur que soit le sort des
Australiens autochtones – les
hommes autochtones ont par
exemple une espérance de vie
de neuf ans plus courte que celle
des hommes non autochtones –,
il va être très diicile de modiier
la Constitution.
TIMOR
ORIENTAL
TERRITOIRE
DU NORD
73 101
AUSTRALIE- A U S T R A L I E
OCCIDENTALE
114 995
AUSTRALIE-
MÉRIDIONALE
49 721
Oc éan Indien
Population aborigène*
par État en 2021
Les Aborigènes représentent environ
3,5 % de la population australienne.
TCA Territoire de la capitale australienne
La proposition de The Voice
émane d’un groupe de 250 diri­
geants autochtones réunis
en 2017 au terme d’un processus
de consultation de six mois
entre 1 200 représentants des
peuples autochtones. Le projet
de réforme divise, y compris
parmi les Australiens autochtones,
certains jugeant que le nouvel
organe consultatif ne facilitera
pas la progression de leurs droits.
Les partisans sont, pour
leur part, convaincus qu’il
encouragera des avancées après
des années d’échec des politiques
publiques. Pour la professeure
Marcia Langton, universitaire
Si le principe
de he Voice était
validé, cet organisme
n’aurait qu’une
fonction consultative.
autochtone se battant pour les
droits des peuples aborigènes et
des peuples des îles du détroit de
Torres depuis plus de cinquante
ans, et ayant contribué à imaginer
les contours de cette réforme,
l’inscription dans la Constitution
d’un organisme consultatif
permanent ouvrira la voie vers
la “prospérité, alors que [ces peuples]
vivotent actuellement”.
Le projet pourrait contribuer à
unir le pays, il constitue selon elle
un “partenariat” entre Australiens
autochtones et non autochtones :
“Si le oui l’emporte, il n’y aura pas
nous d’un côté et eux de l’autre. C’est
la mission de l’Australie d’assurer
PAPOUASIE-
NOUVELLE-GUINÉE
Mer
de Corail
QUEENSLAND
222 309
NOUVELLE-
GALLES DU SUD
326 927
C a n b e rr a
VICTORIA
74 263 8 971
TASMANIE
31 140
500 km
que le Parlement soit correctement
conseillé afin de modifier des
réglementations et des politiques
mal adaptées pour venir à bout
des inégalités.”
Certains répugnent cependant
à soutenir un projet dont le fonc­
tionnement n’est pas clair. Les
électeurs doivent en efet se pro­
noncer sur un principe, pas sur
l’architecture particulière et les
modalités de fonctionnement de
l’organe consultatif à venir. En
outre, pour les adversaires de The
Voice, les Australiens autoch­
tones sont déjà représentés de
façon adéquate au Parlement
fédéral : celui­ci compte 11 par­
lementaires autochtones sur
227 membres – soit 4,8 %, alors
que les autochtones représentent
3,8 % de la population.
Les perspectives de victoire du
oui semblent d’autant plus incer­
taines que le principal parti d’op­
position a annoncé son hostilité au
projet en avril. Pour Peter Dutton,
le chef de la coalition d’opposi­
tion de centre droit, The Voice
est une proposition “extrémiste”
et “racialise de nouveau” le pays.
Si le principe de The Voice
était validé et inscrit dans la
Constitution, cet organisme n’au­
rait qu’une fonction consultative
et ses recommandations ne s’im­
poseraient pas au gouvernement.
Pour Judith Brett, profes­
seure émérite de sciences poli­
tiques à l’université La Trobe,
à Melbourne, et l’une des spé­
cialistes les plus éminentes de
l’histoire politique du pays, le
soutien et l’opposition au réfé­
rendum relètent les divisions
SOURCE : BUREAU AUSTRALIEN DES STATISTIQUES
de la société australienne quant
à son identité et à l’histoire de la
colonisation : “Il n’y a pas d’una-
nimité là-dessus, c’est pour cela que
le référendum n’emporte pas le sou-
tien des deux partis.”
Pour Marcia Langton, The Voice
au Parlement est le “strict mini-
mum” que méritent les Australiens
autochtones. À ses yeux, une
défaite dans les urnes consti­
tuerait un grave revers dans la
lutte pour leur autodétermination.
Selon Jim Morrison, beaucoup
de ceux qui votent non ne sont
pas au courant des injustices
subies par les autochtones et
TCA des diicultés auxquelles ils sont
toujours confrontés. “Parce que,
soyons francs, cette histoire n’est
pas enseignée dans nos écoles.”
—Mitch Ryan (de Melbourne),
publié le 26 septembre
Chronologie
− 45 000 ans — Des
pétroglyphes attestent
de l’occupation humaine
du territoire australien.
1770 — Le navigateur
britannique James Cook
plante le drapeau de la
Couronne britannique sur
la côte est de l’Australie.
1788 — Début du peuplement
britannique de l’île. La notion
de terra nullius, territoire vide
et vierge, émerge contre
toute évidence. Virus et
maladies importés par les
nouveaux arrivants déciment
les populations autochtones.
Les combats entre les tribus
et les colons sont réguliers.
Entre l’arrivée des Européens
et 1900, la population
autochtone aurait chuté de
750 000 à 93 000 personnes.
1869 — À partir de cette date
et durant un siècle, des lois
sont adoptées pour autoriser
le retrait des enfants
aborigènes de leur famille.
1901 — L’Australie
devient une fédération.
La Constitution prévoit que
les membres des populations
autochtones ne seront pas
recensés ni reconnus
comme citoyens. Il faudra
attendre 1967 pour que les
Australiens autochtones
accèdent à la citoyenneté
australienne et soient
pleinement recensés.
À la une
OUI, airme The Monthly
en une de son édition
d’octobre 2023. Le mensuel
australien marque son
engagement dans ses textes
et dans les essais qu’il publie,
mais aussi dans sa politique
éditoriale – tous les articles
sur The Voice sont en accès
gratuit jusqu’au référendum.
ASIE. 27
1937 — L’assimilation
des enfants aborigènes est
déclarée politique nationale.
1972 — Installation d’une
ambassade aborigène devant
le Parlement pour réclamer
la reconnaissance des droits
fonciers des populations
autochtones.
1992 — La plus haute autorité
judiciaire reconnaît que
l’Australie était occupée avant
l’arrivée des Britanniques.
1997 — La Commission
australienne des droits
humains publie “Bringing
Them Home”, un rapport
sur la génération volée,
les enfants séparés de force
de leurs parents.
2008 — Excuses oicielles
du Premier ministre, Kevin
Rudd, pour cette politique
de séparation.
2013 — Une loi adoptée
au Parlement reconnaît
que “le continent et les îles
aujourd’hui connus sous le
nom d’‘Australie’ ont d’abord
été occupés par les peuples
aborigènes et insulaires
du détroit de Torres”. Elle
reconnaît aussi leur langue,
leur culture et leur patrimoine.
2023 — Référendum sur
la création d’un organe
consultatif auprès du
Parlement pour faire entendre
la voix des peuples
autochtones, The Voice.
NON, rétorque
The Spectator Australia.
L’hebdomadaire, pur produit
de la presse conservatrice de
Rupert Murdoch, s’oppose au
projet The Voice, qualiié de
“raciste”, et prétend incarner
la majorité silencieuse
du pays, qui, de fait, risque
de voter non le 14 octobre.
 28. ASIE FOCUS AUSTRALIE Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

↙ Dessin de PEK,
Australie.

En Tasmanie, un oui d’Uluru en 2017, qui a débouché

sur le projet de réforme constitu-
tionnelle. Mais Nick, qui dirige la
Opinion

pour réparer l’histoire corporation aborigène Melythina

Tiakana Warrana (“Cœur du
Il faut mettre un terme
au “grand silence australien”
pays”), dit espérer que le projet
Dans cet État insulaire, au large de la côte sud de leur permettra de s’asseoir à la
l’Australie, on soutient le référendum pour aller vers table des négociations. “Les solu-
une réconciliation, en dépit des violences passées. tions pour la Tasmanie ne sont pas
les mêmes que pour la Terre d’Arn-
hem [dans le nord-est de l’Australie],
car nous sommes des peuples complè-
tement diférents”, commente-t-il.
Malgré l’opposition acharnée,
au niveau national, du Parti libé-
ral [conservateur], les plus fer-
vents défenseurs de The Voice en
Tasmanie sont des libéraux – le
Premier ministre de l’État, Jeremy
Rockliff, et la députée Bridget
Archer. Celle-ci réside à George
Town, une petite communauté
située le long du leuve Tamar.
Avant la colonisation, c’était le
CARTOON MOVEMENT
●●● “Allons-nous
reconnaître les peuples
aborigènes dans notre
Constitution et accepter
leur simple demande d’avoir
une voix consultative
au Parlement ?” interroge
Peter Garrett dans
une tribune publiée dans
la version australienne
du Guardian. L’ancien
chanteur du groupe Midnight
Oil et ancien ministre de
l’Environnement et de
l’Éducation lance un brûlant
plaidoyer en faveur du oui
au référendum, soulignant
reprenant l’expression forgée
il y a une cinquantaine
d’années par l’anthropologue
W.E.H. Stanner, qui désignait
ainsi le “culte de l’oubli”
des Australiens. “Le silence
règne sur le péché originel”
du pays, né de la violente
colonisation, du massacre
des peuples autochtones
et de leur marginalisation
sur leurs terres. Pour lui,
la campagne du non sème
le chaos et engendre
encore plus de préjugés.
Peter Garrett appelle
donc ses concitoyens à

territoire de la nation aborigène l’aspect historique de ce “assumer collectivement

—The Guardian Australia,
extraits (Sydney)
montée dans l’avion qui la ramenait
de Darwin [nord de l’Australie],
les mains pleines d’objets cultu-
de Stoney Creek, dont il n’y a pas vote. À ses yeux, la création leur responsabilité” pour
de survivants connus. “Tout ce de The Voice permettra réparer les maux du passé
peuple, il n’existe plus, déclare de mettre un terme au et se diriger vers un “avenir
Bridget Archer. Si cela se pro- “grand silence australien”, plus radieux”.
duisait ailleurs dans le monde, on
parlerait de génocide. C’est ce qui
s’est passé en Tasmanie.” le Tasmanian Aboriginal Centre Selina Maguire-Colgrave, la
Bridget Archer souhaite voir (TAC), remet en question l’au- présidente de la CHAC, a d’abord
baisser le taux d’incarcéra- thenticité d’une organisation soutenu le oui, mais elle prévient

E n Tasmanie, la bataille
parlementaire pour The
Voice [organe consulta-
tif censé représenter les peuples
autochtones auprès du Parlement]
a pris un tour diférent du reste
du pays. D’une part, les sondages
montrent [in août] que la cam-
pagne en faveur du oui y est tou-
jours en tête – c’est le seul État de
la fédération où c’est le cas depuis
plus d’un mois. De l’autre, c’est
aussi le seul État où le non n’est
soutenu par aucun des principaux
partis politiques.
Surtout, il y a ce mythe, qui hante
le peuple aborigène de Tasmanie :
il n’existerait tout simplement
plus. Cela remonte à l’époque
meurtrière de la colonisation
quand, au xixe siècle, il s’est agi
d’éliminer les premiers habitants
de l’île. Le mythe s’est transmis
d’une génération à l’autre, se
répandant dans les livres d’histoire
et dans les salles de classe.
Patsy Cameron nous reçoit chez
elle à Tomahawk, un petit village de
pêcheurs situé sur la côte nord-est
de la Tasmanie. Elle est la preuve
vivante que le plan brutal qui visait
à détruire le peuple aborigène
de l’île a échoué. Il y a quelques
décennies, explique-t-elle, elle était
rels qu’elle avait achetés. L’homme
à côté d’elle s’est retourné et lui
a dit : “Ils auraient dû tous les
abattre, comme ils l’ont fait pour
les Tasmaniens.”
Elle a fondu en larmes. L’homme
a finalement réagi en s’excu-
sant. Aujourd’hui, derrière Patsy
Cameron se trouve une armoire
remplie de colliers de coquillages
et de dessins de ses ancêtres.
Fragment par fragment, elle
redonne vie à sa culture.
“Génocide”. Patsy et son ils Nick
font campagne en faveur du oui
dans le nord-est de l’État. Ce sont
des descendants en droite ligne de
Mannalargenna, un guerrier qui
a vécu dans la même région au
début du xixe siècle, avant d’être
exilé sur les îles Furneaux, dans
le nord-est de la Tasmanie. “Les
conséquences de la colonisation sur
les premiers habitants de la Tasmanie
ont été terribles, et elles sont encore
perceptibles aujourd’hui, explique
Patsy Cameron. Les familles qui ont
survécu sont issues d’environ trois
nations [aborigènes] sur les neuf ou
treize qui auraient existé à l’époque
de la colonisation.”
Ni Patsy Cameron ni son ils
n’ont été invités à la réunion
tion des personnes aborigènes. locale, la Circular Head Aboriginal
En 2021 et 2022, dans les pri- Corporation (CHAC).
sons de Tasmanie, un détenu sur Highield House se trouve dans
quatre était une personne abo- la circonscription de Circular
rigène, alors qu’elles ne repré- Head, où 17 % des 8 000 habi-
maintenant que la CHAC votera
non. L’organisation, explique-
t-elle, a déjà accès au Parlement
par l’intermédiaire du député local
Gavin Pearce ; elle craint de perdre
sentent qu’un peu plus de 5 % de tants de la région s’identiient ce recours en cas de succès du
la population générale comme aborigènes référendum – et que The Voice
[de l’État]. Selon elle, la contre 5,4 % dans l’en- ne inisse par les laisser sans voix.
création d’un organe semble de l’État. Le débat autour du référendum
consultatif auprès du Preminghana, un site est virulent et blesse les membres
Parlement fournira le REPORTAGE patrimonial situé sur des Premières Nations. C’est le cas,
cadre nécessaire à la la côte nord-ouest et par exemple, de Lyndon O’Neil, un
consultation des communautés géré par les gardes forestiers du habitant d’Ulverstone. Avant de
sur ces questions, ce qui permet- TAC, accroît encore les tensions. s’exprimer, il marque une pause,
tra d’entreprendre un processus La CHAC estime que le site est réléchit… Et quand il prend la
de réconciliation et d’afranchir important sur le plan culturel, parole, ses yeux s’embuent de
les populations des conséquences mais elle n’y a pas accès. larmes. Il reconnaît s’être attendu
de la colonisation. à des divisions, mais s’inquiète de
“C’est une occasion qui ne se pré- Débat blessant. En revanche, leurs répercussions sur ses quatre
sente qu’une fois par génération, sur le projet de The Voice, les deux enfants. Il souhaite que The Voice
assure-t-elle. Le débat a été rude. groupes se retrouvent dans la permette au plus grand nombre
Si 97 % de la population ne se sent défense du non. Pour le TAC, le de comprendre qu’ils sont tou-
pas concernée, elle se réveillera au projet est dépourvu de substance. jours liés à leur terre.
lendemain du référendum et rien ne Sa porte-parole, Nala Mansell, La Tasmanie, concède-t-il, est
changera. Mais pour certaines des martèle qu’ils ne se sont pas battus un petit pays – les descendants
personnes les plus défavorisées de pour jouer le rôle de conseillers. des peuples aborigènes y vivent à
notre pays, c’est la possibilité d’un “La communauté aborigène de côté de ceux des colons. “L’histoire
avenir meilleur.” Tasmanie a toujours airmé que sera toujours l’histoire, on ne peut
Les relations politiques entre les peuples autochtones n’avaient rien y changer. Mais je pense qu’il y
certains groupes aborigènes de jamais renoncé à leur souveraineté, a beaucoup de bonnes choses sur les-
l’île sont tendues. Il existe des ten- explique Nala Mansell. Nous avons quelles nous pouvons nous concen-
sions sur la question de savoir qui le droit de décider de notre propre trer ensemble. Et nous rassembler.”
peut se réclamer d’origines abori- destin et de prendre les décisions qui —Cait Kelly,
gènes. Le groupe le plus important, concernent notre peuple.” publié le 30 août
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30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. La démocratie
est en danger
Alors que la Chambre des représentants se retrouve paralysée après
l’éviction de son président républicain, Kevin McCarthy, des chercheurs
tirent la sonnette d’alarme sur l’avenir des institutions outre-Atlantique.
—The Washington Post,
extraits (Washington)
L a destitution, le 3 octobre,
du p r é s ide nt de l a
Chambre des représen-
tants Kevin McCarthy, par le
vote d’une motion de censure
était une première dans l’his-
toire des États-Unis, un désa-
veu cinglant pour le speaker et
un signe de l’aggravation de la
guerre fratricide au sein du Parti
républicain.
Mais les historiens et les poli-
tologues y ont vu aussi autre
chose : un symptôme grave de
la dégradation de la démocratie
en Amérique. “Vous voulez savoir
à quoi ressemble une démocratie
qui va mal ? Eh bien, elle est là,
lâche Daniel Ziblatt, professeur
en administration publique à
l’université Harvard. Cela devrait
déclencher un signal d’alarme,
quelque chose ne tourne pas rond.”
Ce vote est venu illustrer le
pouvoir immense d’un petit
groupe de parlementaires, très
marginal idéologiquement dans
son parti, sur toute une insti-
tution, poursuit Daniel Ziblatt,
coauteur de Tyranny of the
Minority [“La Tyrannie de la
minorité”, non traduit]. Il montre
aussi à quel point il sera difficile
pour le prochain speaker, quel
qu’il soit, de mettre la Chambre
en ordre de marche, alors que de
grandes décisions vont devoir
être prises rapidement, sur le
budget et la question de l’aide
à l’Ukraine.
Agir pour la galerie. Comment
le Congrès se retrouve-t-il dans
cette situation ? Les raisons sont
nombreuses et s’additionnent,
analysent les spécialistes. Les
réseaux sociaux et les chaînes
câblées poussent les élus à agir
non plus pour leurs administrés,
mais pour la galerie. Les redé-
coupages électoraux intempestifs
ont créé des circonscriptions très
marquées politiquement, si bien
que ce sont les primaires, et non
l’élection elle-même, qui déter-
minent désormais le vainqueur
final. Les [deux] grands partis
politiques affaiblis sont devenus
otages de leurs membres les plus
bruyants et les plus extrémistes.
Ces facteurs cumulés ont
de facto permis à un tout petit
nombre de parlementaires de
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
mettre en déroute l’un des trois
grands pouvoirs [en l’occurrence
le pouvoir législatif, les deux
autres piliers étant l’exécutif et
le judiciaire] au point, à l’heure
actuelle, de le paralyser.
Les huit représentants républi-
cains qui ont écarté McCarthy,
pour la plupart membres du
Freedom Caucus, le petit groupe
parlementaire de la droite radi-
cale, avaient contre eux 216 repré-
sentants de leur propre parti qui
tous ont voté pour le maintien du
président de la Chambre.
À eux huit, ces dissidents
représentent 1,8 % de l’électorat,
dans des circonscriptions totale-
ment acquises aux républicains.
Mais les [208 élus] démocrates
[présents] ayant voté comme un
seul homme contre ce speaker,
coupable à leurs yeux d’avoir
trahi leur confiance, cette minus-
cule marge de représentants
républicains a suffi à renverser
McCarthy, d’une très courte tête.
Emmenés par l’élu de Floride
Matt Gaetz, les adversaires de
Kevin McCarthy ont justifié leur
vote par leur volonté de mettre
fin à la dérive des dépenses
fédérales et de contester les
dysfonctionnements de l’État.
“Washington doit changer”, a mar-
telé Matt Gaetz dans l’hémicycle.
Pour les politologues, cepen-
dant, Gaetz et ses alliés, par leurs
actes, ne font qu’aggraver ces
dysfonctionnements, puisque la
Chambre se retrouve aujourd’hui
sans président. Si la paralysie
budgétaire d’un shutdown a été
évitée de justesse, son spectre
plane pour le mois prochain [le
projet de loi de financement
provisoire voté le 30 septembre
accorde un délai de quarante-
cinq jours à la Chambre et au
Sénat pour trouver un accord
sur le budget de 2024]. L’avenir
de l’aide à l’Ukraine, qui combat
l’invasion russe, est aussi en jeu.
“Une minuscule fraction des
républicains à la Chambre est acti-
vement responsable, et de façon
disproportionnée, des dysfonc-
tionnements que subit le Congrès
en général, et le budget en parti-
culier”, constate Laura Blessing,
chercheuse à l’université de
Georgetown, à Washington. Elle
souligne : “L’objectif, c’est l’ins-
tabilité, pas le travail législatif.”
Les républicains qui ont sou-
tenu l’éviction de McCarthy
appartiennent en effet à une
“Tout incite
les élus à s’enfermer
dans le conflit,
au détriment
de la négociation.”
Joseph Postell,
POLITOLOGUE
frange radicale, très minoritaire
au sein de la Chambre mais aussi
de leur propre formation poli-
tique, poursuit-elle.
À l’issue du vote, le principal
intéressé a d’ailleurs exprimé
des craintes quant à la difficulté
de légiférer dans de telles condi-
tions. “J’ai peur que ce jour ne
vienne sonner le glas de l’institu-
tion, car comment remplir sa mis-
sion […] quand 94 %, voire 96 %,
de votre groupe vous fait confiance,
mais que huit individus peuvent
se liguer avec le camp adverse ?”
a souligné Kevin McCarthy
le 3 octobre, jour de son éviction.
Et cette question agite aussi
les universitaires, qui cherchent
notamment des éléments de
réponse dans les précédents his-
toriques. “La démocratie amé-
ricaine est déjà aff aiblie par de
nombreux maux, et cette crise,
↙ L’éléphant républicain. Dessin
de Ramón Díaz Yanes, Cuba.
qui plonge la Chambre des repré-
sentants dans la tourmente, ne va
faire qu’envenimer la situation”,
met ainsi en garde Alex Keyssar,
historien à Harvard. “[Ils] sont
en train d’affaiblir les institutions,
pour ensuite dénoncer leur déclin.”
Précédents historiques. Si
la destitution du président de la
Chambre est un événement sans
précédent, elle s’inscrit dans une
dynamique politique bien réelle,
relève Joseph Postell, politologue
à l’université Hillsdale, dans le
Michigan. D’autres républicains
ont connu des mandats mouve-
mentés à ce poste, rappelle-t-il,
notamment John Boehner [qui
a assumé cette fonction de 2011
à 2015] et Paul Ryan [2015-2019].
Ils se sont tous deux heurtés à
une résistance farouche de l’aile
droite de leur parti.
Les républicains qui se sont
opposés au vote du budget et à la
présidence de McCarthy avaient
sans doute de véritables inquié-
tudes concernant les dépenses
et l’endettement du pays, pour-
suit Postell. Mais aujourd’hui,
“tout incite les élus à s’enfermer
dans le conflit, au détriment de la
négociation”.
L’universitaire met notam-
ment en cause les retransmis-
sions télévisées de certaines
séances parlementaires, qui
transforment les responsables
politiques en stars des réseaux
sociaux. Les commissions “ne
sont plus des lieux d’échange entre
le Congrès et les administrations,
elles ne servent plus qu’à produire
des mèmes viraux”.
Et si déconcer tants que
puissent paraître les événements
de ces dernières semaines, la
suite s’annonce plus inquiétante
encore. L’expérience des siècles
passés montre que les dysfonc-
tionnements du gouvernement
peuvent annoncer l’effondrement
de la démocratie tout entière, et
l’avènement d’un régime auto-
ritaire, rappelle Daniel Ziblatt.
“La débâcle démocratique est
toujours précédée d’une impasse
politique et de graves dysfonction-
nements donnant une impression
d’immobilité totale, conclut Ziblatt.
L’impuissance des gouvernements
face aux crises profondes leur fait
CARTOON MOVEMENT
perdre toute légitimité, et conforte
les citoyens dans l’idée qu’il faut
passer à autre chose.”
—Sarah Ellison,
publié le 4 octobre
 14H - 15H
HONDELATTE RACONTE
CapaPictures / Europe 1
32. AMÉRIQUES Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

↙ Dessin de Vlahovic,
HAÏTI Serbie.

s’exprime en tant que membre rendus coupables d’abus et d’ex-

Le peuple doit avoir du Réseau national des élus
haïtiano-américains (Nhaeon).
son mot à dire Elle rejette toute présence onu-
sienne, vue comme une occupa-
tion étrangère indésirable. Elle
Une mission multinationale de sécurité va être veut que le peuple haïtien puisse
déployée, sous la houlette du Kenya. Elle est défendre sa cause par lui-même.
indispensable, mais certains Haïtiens s’y opposent, “En tant que nation souveraine, cer-
tains d’entre nous se disent que les
craignant pour la souveraineté de leur pays. Haïtiens devraient pouvoir décider
de leur avenir sans interférence
extérieure. Par ailleurs, quand les
Nations unies ont-elles jamais réglé
quoi que ce soit en Haïti ?”
—The Miami Herald, mois durant, notre rédaction a
extraits (Miami) appelé à envoyer de l’aide, quelle Vers le chaos. Elle n’a pas tort.
qu’elle soit, à Haïti. Joe Biden a En 2010, des forces de main-
ploitation sexuelle durant leur
déploiement en Haïti. Il ne faut
pas qu’une telle chose puisse
se reproduire. L’opération ne
devrait pas avoir carte blanche
sur le territoire haïtien. L’ONU
devrait envoyer des supervi-
seurs n’ayant aucune relation
avec ceux qui prennent part à
la mission.
Le Nhaeon, dans son ensemble,
“s’oppose sans équivoque” à l’in-
tervention, nous a affi rmé un
porte-parole du réseau. Le peuple
haïtien, a-t-il ajouté, doit avoir le
sentiment qu’il a son mot à dire
et que son “autodétermination”
Dernière minute
●●● Le 9 octobre,
la Haute Cour du Kenya a
suspendu la participation
des policiers à la mission
onusienne, jusqu’au
24 octobre. À cette date,
la Cour aura statué sur
la constitutionnalité
de la mesure.
[2004-2017], la situation politique
et économique est toujours très
fragile en Haïti.

I l y a près d’un an, Haïti a clairement expliqué qu’aucun

émis un signal de détresse, soldat américain ne serait déployé
et la communauté interna- sur l’île, mais l’opération sous
tionale va enfin – enfin – réagir au la conduite du Kenya va coûter
chaos politique et sociétal crois- des millions provenant de fonds
tien de la paix de l’ONU ont
été déployées après un séisme
destructeur qui avait fait des
ravages dans le pays [la Mission
des Nations unies pour la stabili-
est préservée. Nous sommes d’ac-
cord, et les Kényans devraient
en faire leur priorité une fois
en Haïti.
Le secrétaire d’État Antony
Blinken a promis que les États-
Unis assureraient la logistique de
la mission approuvée le 2 octobre,
y compris dans le domaine du
sant et à la violence des gangs internationaux [les États-Unis sation en Haïti a en fait alors été Des groupes renseignement, du ravitaillement
qui se sont emparés du pays. Le ont déjà promis 200 millions de renforcée, elle y était présente aérien, des communications et
2 octobre, le Conseil de sécurité dollars, soit 191 millions d’euros]. depuis 2004]. Or les troupes
réclament de l’aide médicale. “Le peuple
des Nations unies s’est entendu Si les Haïtiens, tant au pays ont répandu le choléra dans la un calendrier de ce d’Haïti ne peut plus attendre”,
sur l’envoi d’une mission multi- que dans la diaspora à Miami, population, une épidémie qui a que la mission fera. a lancé Blinken aux ministres
nationale de soutien à la sécu- reconnaissent que la situation fait plus de 10000 morts. L’ONU des Affaires étrangères de plus
rité en Haïti, sous la houlette du est dramatique, certains assurent a tardé à reconnaître sa respon- Reste qu’en Haïti rien n’est de 20 pays qui avaient approuvé
Kenya – avec la promesse qu’une intervention étran- sabilité, ce qui a porté atteinte simple. La lente descente vers le le principe de la mission avant
d’envoyer 1000 policiers. gère n’y changera rien. Ils à la confiance qu’inspiraient les chaos ne s’est accélérée qu’après le vote.
La mission – qui ne sera sont opposés à la mission missions de ce type à beaucoup l’assassinat du président Jovenel Ariel Henry s’est fait l’écho de
pas formée de Casques multilatérale des Nations d’Haïtiens. Moïse, en juillet 2021, par un l’urgence des propos de Blinken,
bleus et ne dépendra pas unies et préconisent plutôt Et d’aucuns accusent certains groupe de mercenaires colom- en déclarant devant l’Assem-
directement de l’ONU – a ÉDITO une solution haïtienne sans des membres des forces de main- biens ayant des liens avec Miami. blée générale des Nations unies
pour ordre de refouler les occupation extérieure. Par tien de la paix Au bout de plus de dix [le 22 septembre] que l’on avait
violents gangs haïtiens et leurs le passé, il est arrivé qu’une inter- de s’être ans de soutien besoin de policiers et de mili-
chefs, et de rétablir une structure vention extérieure rétablisse de l’ONU taires, et que le recours à la force
gouvernementale un tant soit peu l’ordre temporairement, mais était “essentiel pour créer un envi-
fonctionnelle. Autrement dit, de sans pouvoir garantir la stabi- ronnement qui permettra à l’État de
restaurer un semblant de loi et lité après le retrait de la mission. fonctionner de nouveau”. En effet.
d’ordre. Elle a un an pour réussir. Parmi les suggestions : refu- Blinken avait souligné qu’il
Tout cela à l’appel du président ser une intervention mili- était impératif que le Conseil de
Joe Biden et du Premier ministre taire ou une mission de sécurité donne aussi vite que pos-
haïtien, Ariel Henry, qui paraît l’ONU ; priver de sou- sible son aval à la mission afin
impuissant alors que son pays tien le Premier ministre que la force puisse être opéra-
est en plein naufrage, au point Ariel Henry ; appuyer tionnelle dans les prochains
que même les hôpitaux et les la mise en place d’un mois. Des groupes comme
orphelinats pour enfants handi- gouvernement de celui de Marleine Bastien
capés sont attaqués par les gangs. transition ; bloquer réclament un calendrier de
Femmes et enfants sont victimes et enquêter sur les ce que la mission fera, et
de viols, selon un rapport des livraisons d’armes qui lui fi xera un terme.
Nations unies. La République à Haïti, dont beau- Certes, il paraît rai-
dominicaine a fermé sa fron- coup viennent du sonnable de déployer
tière avec Haïti, ce qui ne fait sud de la Floride. une mission multi-
qu’aggraver la situation. Pour Parmi les nationale. Une force de
bien des Haïtiens, la vie quoti- adversaires de maintien de la paix inter-
dienne est constamment syno- l a s o l u t i o n nationale bien entraînée
nyme de danger. multilatérale et bien équipée pourrait
Le vote du Conseil de sécurité des Nations contribuer à stabiliser les
représente une étape cruciale sur unies se trouve zones passées aux mains
la voie d’une stabilisation du pays, Marleine Bastien, des gangs et protéger les
il s’agit de répondre aux questions u n e é l u e civils. Mais il est impéra-
de sécurité nationale, en prépa- du conseil tif que le peuple haïtien ait une
rant éventuellement le terrain à d u c o m t é voix prépondérante quant à son
des élections et à un retour à une de Miami- avenir.—
démocratie qui fonctionne. Des Dade, qui Publié le 4 octobre
 CO2301
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34. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Nigeria.
Le banditisme
se féminise
Poussées par la pauvreté, elles rejoignent
en nombre les groupes armés. Pour contrer
ce phénomène, l’État nigérian entend féminiser
ses services de sécurité.
—ISS Africa (Institut
d’études de sécurité),
extraits
L es femmes sont de plus
en plus impliquées dans le
traic d’armes lié au ban-
ditisme dans le nord-ouest du
Nigeria. Entre décembre 2022 et
février 2023, la police a arrêté plu-
sieurs traiquantes d’armes dans
l’État de Zamfara, au Nigeria, qui
auraient fourni armes et muni-
tions à des bandits.
Le banditisme se déinit comme
un ensemble d’actes criminels qui
comprend le vol à main armée,
l’enlèvement, le meurtre, le viol
et la possession illégale d’armes
à feu. C’est le problème de sécu-
rité le plus important au Nigeria.
Plusieurs faits rapportés concer-
nant des mouvements et des ventes
d’armes illégales dans le nord-
ouest du Nigeria au cours des
trois dernières années impliquent
des femmes. En octobre 2021, une
femme de 30 ans spécialisée dans
la fourniture d’armes à des ban-
dits dans les États de Zamfara,
Sokoto, Kebbi, Kaduna, Katsina
et Niger [États situés dans le nord
et le nord-ouest du Nigeria, les
plus touchés par le phénomène
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
de djihadisme et de banditisme]
a été arrêtée avec 991 cartouches
de kalachnikov. Elle opérait depuis
le village de Dabagi, dans l’État
de Sokoto, pour un célèbre chef
de bande qui terrorisait l’État de
Zamfara et les États voisins.
En mars 2022, la police nigé-
riane a arrêté une femme de 38 ans
dans le cadre d’un traic d’armes
et de munitions entre l’État du
Plateau et divers camps de ban-
dits à Kaduna, Katsina et Zamfara.
Huit fusils de type AK de fabrica-
tion locale, des mitraillettes et
400 cartouches de kalachnikov
ont été récupérés.
Régions vulnérables. On
estime qu’il y a 30 000 bandits
répartis en groupes de 10 à plus
de 1 000 individus dans le nord-
ouest du Nigeria. Selon le projet
Armed Conlict Location & Event
Data (Acled), les attaques de ces
groupes ont augmenté de 731 %
entre 2018 et 2022. On dénombre
13 485 morts liées au banditisme
entre 2010 et mai 2023. De nom-
breux incidents peuvent égale-
ment ne pas avoir été signalés.
Le banditisme sévit dans les
États de Kaduna, Katsina, Kebbi,
Niger, Sokoto et Zamfara et s’étend
rapidement à certaines parties du
centre-nord du Nigeria et du sud-
ouest du Niger. Le nord-ouest
du Nigeria est une région vul-
nérable aux attaques. Cela est
dû notamment à une mauvaise
gestion des ressources sécuri-
taires, aux conlits entre éleveurs
et agriculteurs, à l’exploitation illé-
gale des mines d’or, au déclin des
moyens de subsistance en milieu
rural, à une mauvaise gestion des
frontières externes du Nigeria, à
une application déiciente de la loi
et à l’échec des services de rensei-
gnement en matière de sécurité.
Les représentants de l’État air-
ment que les principaux facteurs
qui favorisent le banditisme sont
la porosité des frontières et le
traic d’armes. En 2019, le ministre
de l’Information nigérian, Lai
Mohammed, avait déjà déclaré
que 95 % des armes utilisées pour
le terrorisme et les enlèvements
étaient acheminées depuis la Libye
et d’autres États d’Afrique déchi-
rés par la guerre.
Selon Umaima Abdurrahman,
militante pour l’égalité des sexes
dans l’État de Kaduna, l’augmen-
tation récente de l’implication des
femmes dans le traic d’armes doit
être appréhendée dans le contexte
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
de la récession économique du elles risquent moins d’éveiller les
nord-ouest du Nigeria, qui touche soupçons. Les femmes cachent
les femmes de manière démesu- des fusils AK-47 sous leur voile ou
rée. Elle explique que la pauvreté dissimulent des engins explosifs
est un facteur important dans la improvisés sur leur dos comme
décision des femmes de s’adon- s’il s’agissait de bébés.
ner à des activités criminelles. Les services de sécurité pour-
L’Indice mondial de pauvreté raient s’attaquer à l’implication
multidimensionnelle (IPM) croissante des femmes dans le
montre que 80 % des habitants traic d’armes grâce à la collecte
du nord-ouest du Nigeria sont de renseignements. Les femmes
pauvres. Bien que l’IPM ne ventile sont rarement perçues comme
pas les données par sexe, étant impliquées dans
on sait que les femmes la criminalité organisée,
sont les principales vic- elles ont donc plus de
times de la pauvreté au chances de passer inaper-
Nigeria. La plupart des çues aux yeux des services
femmes du Nord rural ANALYSE de police. Les groupes cri-
dépendent de l’agricul- minels exploitent cette
ture de subsistance pour l’alimen- lacune dans les renseignements
tation et leurs revenus, et elles et les enquêtes de la police.
constituent la majorité des per- Dans son discours d’investi-
sonnes en situation de pauvreté ture du 29 mai, le président Bola
dans les communautés rurales. Ahmed Tinubu a déclaré que la
Les contraintes d’accès au crédit sécurité serait sa priorité absolue.
limitent également le potentiel éco- Il a promis d’investir davan-
nomique des femmes dans le Nord- tage dans le personnel de sécu-
Ouest. Environ 70 % d’entre elles rité en améliorant la formation,
sont susceptibles d’être exclues de l’équipement, la rémunération et
l’accès aux services inanciers et à la puissance de feu.
l’économie formelle. La pauvreté
des femmes s’explique aussi par Sensibilisation. Si ces pro-
le faible taux de scolarisation des messes sont louables, la dyna-
illes. En efet, seules 47 % d’entre mique de l’insécurité évolue
elles reçoivent une éducation pri- rapidement et la prise en compte
maire dans cette région. des dimensions sexospéciiques
Les femmes ont des moyens du banditisme nécessite une
de subsistance limités, reçoivent approche globale.
des salaires inférieurs – voire pas Il faut recruter des femmes dans
de salaire du tout. Selon Umaima les services de sécurité et dans les
Abdurrahman, les bandits en pro- forces de l’ordre, mais aussi les
itent pour les inciter à partici- former et les doter de ressources
per à des traics d’armes pour de ain de faciliter la collecte de ren-
seignements au sein des com-
Les terroristes munautés locales. Ces agentes
recrutent des femmes devraient fouiller les femmes aux
points de contrôle et dialoguer
car elles risquent avec les personnes arrêtées pour
moins d’éveiller comprendre leur implication dans
les soupçons. la criminalité organisée.
Les groupes de la société civile
l’argent ou en échange d’autres et les dirigeants communautaires
matériaux de valeur. devraient sensibiliser les femmes
Selon Larai Garba Talbu, jour- des communautés touchées aux
naliste dans l’État de Sokoto, le préjudices personnels et généra-
banditisme est dominé par les lisés qu’elles encourent en s’as-
hommes, et les quelques femmes sociant avec des bandits et des
impliquées sont le plus souvent traiquants d’armes.
des amies ou des complices des
criminels.
Cependant, le plus important
est de s’attaquer aux disparités
Les bandits du nord-est du entre les sexes en matière d’édu-
Nigeria utilisent les femmes en cation et d’inluence de la pau-
copiant les méthodes de Boko vreté, car ce sont ces disparités
Haram. Lorsque la police et les qui rendent les femmes plus vul-
soldats découvrent des opérations nérables au recrutement par les
et des routes de contrebande, les groupes armés nigérians.
terroristes recrutent des femmes —Oluwole Ojewale,
comme passeuses d’armes, car publié le 14 août
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
↓ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
Burkina Faso. Celles
qui nous gardent
À Ouagadougou, le secteur de la sécurité privée est
en pleine expansion. Dans ce monde d’hommes,
les femmes vigiles tirent aussi leur épingle du jeu.
—Lefaso.net (Ouagadougou)
P our des raisons liées aux
pesanteurs sociocultu-
relles, nos trois témoins
ont préféré s’exprimer sous le
couvert de l’anonymat. Elles
ont aussi souhaité ne pas être
filmées. Elles veulent éviter en
outre des malentendus avec leurs
employeurs.
Cathia, la vingtaine, assise
sur un fauteuil, scrute les faits
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
et gestes de ceux qui rentrent
dans l’immeuble où elle travaille.
Le teint ébène, de taille fine,
plutôt réservée, ici c’est elle qui
assure la sécurité des biens et
des personnes. Cela fait deux
ans qu’elle occupe cette posi-
tion, elle est vigile.
Ce métier généralement exercé
par des hommes a réussi à char-
mer de plus en plus de femmes
à Ouagadougou ces dernières
années. Cathia en est une. Elle
est issue d’une modeste famille
vivant en zone rurale. Sa soif des
études l’a poussée à chercher du
travail pour se permettre de faire
la classe de terminale.
Manque de respect. Après la
classe de première, elle a décidé
de proposer ses services à “une
société de vigiles” de la place.
Durant les vacances, elle a été
payée 50000 francs CFA par mois
[76 euros]. Grâce à cette activité,
elle a pu passer le baccalauréat.
Son dévouement et sa détermi-
nation lui ont permis d’obtenir la
mention “très bien” en série lit-
téraire au bac 2023. Cette étape
franchie, elle a décidé une fois de
plus de se tourner vers ce métier
pendant ses vacances. Elle est
payée 40000 francs CFA par mois
[61 euros] dans son boulot actuel.
Elle confie que ce job n’est
pas une mince affaire, surtout
pour les femmes : “Souvent, avec
les contrôleurs, ce n’est pas facile.
Certains contrôleurs exagèrent
avec les femmes vigiles. Ils res-
pectent plus les hommes vigiles que
nous. L’entourage passe son temps
à dire que ce travail n’est pas fait
pour les femmes. Dans le quartier,
je suis un peu gênée de dire que je
suis vigile. Si les gens l’apprennent,
ils vont commencer à te manquer
de respect. Heureusement que ma
famille le sait et m’encourage. Mon
petit ami m’encourage également.”
Elle dit ne pas être sûre de
poursuivre son cursus à l’uni-
versité. En effet, étant mère, elle
doit s’occuper de son enfant,
qui va faire la classe de CP1 à
la prochaine rentrée scolaire.
Elle compte demander à son
employeur de l’accompagner en
la faisant travailler à mi-temps.
S’il n’accepte pas et qu’elle n’a
pas d’autres options profession-
nelles, il se peut qu’elle décroche.
Pour l’heure, Cathia reste opti-
miste et dit peser le pour et le
contre.
Adjara est aussi vigile depuis
un an et demi. Pour des raisons
personnelles, elle a arrêté les
cours en classe de cinquième.
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE
Après cet épisode, elle s’est
mariée dans son village natal.
Cette union s’est soldée par un
divorce. Après avoir tapé à toutes
les portes sans aucun retour
favorable, elle a finalement jeté
son dévolu sur ce boulot.
Elle a dénoncé certaines socié-
tés de gardiennage qui ne payent
pas leurs employés. Au début, ces
sociétés lui devaient des arriérés
de salaire. Cela n’a pas stoppé
sa volonté de s’en sortir. Elle a
postulé dans d’autres sociétés
et, aujourd’hui, elle est payée
de manière régulière.
“Avec l’argent que
je gagne, j’arrive
à combler certains
trous et à me prendre
en charge.”
Cathia,
VIGILE
Aujourd’hui, elle est rémuné-
rée à hauteur de 42 500 francs
CFA [65 euros]. “Sur le terrain, il
y a des gens qui nous respectent et
d’autres non. Comme on a besoin
de ce travail, on va faire com-
ment ? Si tu veux l’argent, tu dois
te faire bête”, a-t-elle signifié. Elle
a affirmé que, même pour avoir
une place dans les sociétés de
sécurité privée, il faut avoir “des
relations”.
Amsétou exerce également
ce métier depuis un an. Elle
a étudié à l’école coranique
dans son enfance. Ses parents
résident en Côte d’Ivoire. Elle
loge donc avec sa grande sœur
au Burkina Faso. Elle explique
qu’à son arrivée dans la capitale
(Ouagadougou) elle a peiné à
trouver du travail. Elle ne vou-
lait pour aucune raison au monde
“croiser les doigts et attendre”,
a-t-elle dit.
C’est ainsi qu’elle s’est penchée
vers les métiers de la surveil-
lance. Ce choix est néanmoins
parsemé d’embûches. Ses parents
lui ont formellement interdit de
travailler dans ce domaine. Elle
leur a donc caché sa profession.
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
AFRIQUE. 35
“On ne respecte pas les vigiles,
encore moins nous, les femmes.
Mes parents ont dit que ce n’est
pas un travail de femme. Moi aussi
je n’ai pas eu autre chose à faire.
Je ne voulais pas m’asseoir à la
maison aussi sans rien faire. C’est
seulement moi et ma grande sœur
qui savons ce que je fais en atten-
dant de trouver mieux ailleurs”,
a-t-elle confié.
Elle est payée 35 000 francs
CFA [53 euros] par mois et tra-
vaille à temps plein. Aux jeunes
filles, Cathia a dit ceci : “J’aime
ce travail parce qu’avec cela j’évite
de me prostituer. Malgré les pré-
jugés, il n’y a pas de sot métier.
Avec l’argent que je gagne, j’ar-
rive à combler certains trous et à
me prendre en charge.”
A dja r a e t A m sé tou ont
convergé vers le conseil de
Cathia. Elles ont suggéré aux
jeunes filles de se retrousser les
manches et de ne pas se laisser
abattre par les préjugés. Ces
trois amazones ont toutes souli-
gné cependant que le métier de
vigile est très prenant au regard
des heures de travail, qui vont
de 6 heures à 18 heures.
—S.B.,
publié le 1er septembre
SOURCE
LEFASO.NET
Ouagadougou, Burkina Faso
lefaso.net
Lefaso.net est un média
en ligne généraliste du Burkina
Faso, fondé en 2003
par Cyriaque Paré, journaliste,
essayiste et chercheur en
sciences de l’information et de
la communication. Lefaso.net
est publié par les éditions
Lefaso, un groupe
de communication en ligne.
Ses articles équilibrés
et ses reportages fouillés lui
permettent de se présenter
comme le “premier site
d’informations en ligne
au Burkina Faso”.
36. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Société. “Saint-Tropez
est devenu LVMH-Ville !”
Des milliardaires, il y en a trop, même pour
la petite ville de la Côte d’Azur, connue
pour être depuis des lustres un repaire
de vedettes glamour et fortunées.
—The Guardian (Londres)
C
’est probablement le
seul village de pêche
du monde où on trouve
plus facilement un sac Celine
à 25 000 euros, un trench Dior
à 4 000 euros et une valise
Rimowa à 2 000 euros qu’une
canne à pêche et tout autre maté-
riel utile à cette activité.
Depuis que Brigitte Bardot
a folâtré sur ses plages dans
les années 1950, Saint-Tropez
est plus connu pour son vivier
de célébrités que de poissons
frais. Mais aujourd’hui, les habi-
tants du coin tirent la sonnette
d’alarme : l’afflux annuel des
richissimes élites mondiales
devient excessif, même pour
eux qui y sont habitués depuis
longtemps.
“Les restaurants, hôtels et cafés
indépendants sont tous rachetés
par des groupes de luxe, déplore
Vérane Guérin, conseillère muni-
cipale. Bientôt ça ne sera plus
Saint-Tropez mais LVMH-Ville.”
LVMH, groupe de luxe fondé
et dirigé par l’Européen le plus
riche, Bernard Arnault, possède
les boutiques Celine, Dior et
Rimowa dans le centre, et celles
de plusieurs autres marques,
comme Fendi et Loewe. Le
conglomérat, dont le nom com-
plet est LVMH-Moët Hennessy
Louis Vuitton, est aussi proprié-
taire des hôtels les plus chics de
la ville : le Cheval-Blanc et le
White 1921.
Déménagements forcés. Il
y a des restaurants LVMH qui
servent son champagne Moët &
Chandon, un café Dior et même
une adresse baptisée LV by the
Pool, un club de plage où les
chaises longues et parasols sont
floqués du logo de la marque.
Vérane Guérin, qui a été can-
didate sans étiquette aux muni-
cipales tropéziennes en 2020,
affirme que si elle avait été
élue elle aurait fait plus pour
éviter que les grandes for-
tunes “prennent le contrôle” de
la ville. “L’ambiance de Saint-
Tropez change si vite, il n’y a plus
de place pour les artistes et les arti-
sans”, explique-t-elle.
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Le nombre de personnes
richissimes – dont Bernard
Arnault, deuxième fortune mon-
diale derrière Elon Musk – qui
investissent cette ville balnéaire
de la Côte d’Azur a fait flamber
l’immobilier, ce qui force de nom-
breux habitants locaux à partir
définitivement.
“Des gens qui vivent ici depuis
des générations sont contraints
de déménager à des kilomètres
dans les terres et de venir ici en
voiture pour travailler. Les mai-
sons, les appartements, tout est
pris, poursuit Vérane Guérin. Ce
sont des personnes qui vivaient ici
à l’année, alors que les riches ne
viennent que quelques semaines en
été. L’hiver, il y a si peu de monde
qu’il est difficile pour les épiceries
de rester ouvertes.”
Les grands noms aux grandes
fortunes qui ont acheté des rési-
dences ou sont venus en vacances
avec leurs amis fortunés ces
derniers temps – Drake, Uma
Thurman, Diplo et Zac Efron ont
tous été vus en train de festoyer
cet été à Saint-Tropez – sont de
plus en plus nombreux. La démo-
graphie de la ville, qui compte
seulement 4 000 habitants, a
changé si vite qu’il n’y aura “bien-
tôt plus que des milliardaires”,
d’après des universitaires [dans
un article publié en 2018].
“Il y a toujours eu des riches
ici, souligne Géraldine, qui tra-
vaille à la bibliothèque munici-
pale, nichée près du café Dior,
où le thé glacé coûte 12 euros,
et de l’hôtel White 1921, où le
prix d’une chambre commence
à 600 euros. Mais aujourd’hui, ils
sont si nombreux et le luxe est si
omniprésent que c’en est à vomir.”
Elle poursuit : “Brigitte Bardot
et les autres stars du cinéma qui l’ont
suivie faisaient partie de la commu-
nauté, elles jouaient à la pétanque
sur la place des Lices. Aujourd’hui,
les milliardaires n’ont aucun lien
avec nous, ils veulent simplement se
faire voir avec leurs amis et séjour-
ner dans leurs bunkers des Parcs ou
sur leur yacht géant. Ils
ne veulent
pas être
de vrais
Tropéziens.”
L e s P a rc s de
Saint-Tropez est un
quartier sécurisé
sur une péninsule qui
surplombe la vieille ville, don-
nant ainsi une vue imprenable
sur les couchers de soleil. On
compte parmi les propriétaires
Bernard Arnault et un autre mil-
liardaire, Vincent Bolloré, qui
détient un tiers de Vivendi et
de nombreux autres actifs, ou
encore François-Henri Pinault,
fondateur de Kering, le groupe
de luxe dont font partie Gucci,
Balenciaga et Bottega Veneta, et
Francis Holder, détenteur majo-
ritaire de Ladurée et des boulan-
Les super-riches
achètent des
propriétés dans
la ville sans pour
autant y vivre.
geries Paul. Mohamed Al-Fayed
y avait aussi une adresse.
Un journaliste du Guardian
a tenté de remonter à vélo le
chemin de la Fontaine-du-Pin
et a été arrêté par trois agents
de sécurité à une cinquantaine
de mètres du poste de contrôle
à l’entrée du quartier. La cen-
taine de caméras de sécurité
qui surveillent le périmètre les
aurait mis en garde contre une
“présence suspecte”.
Là-bas, les prix immobi-
liers sont parmi les plus élevés
du monde, selon les agences
Knight Frank et Sotheby’s. Si
ce domaine a toujours été oné-
reux, le prix moyen des 200 rési-
dences qui s’y trouvent est passé
de 5 millions d’euros au début des
années 2010 à plus de 13 millions
d’euros aujourd’hui, mais elles
changent rarement de mains.
↙ Dessin de Ramsés,
Cuba.
Au bord de l’eau, la villa
Octopussy, baptisée d’après
le fi lm de James Bond datant
de 1983, était récemment mise
à prix plus de 40 millions d’eu-
ros. La bâtisse de neuf chambres,
accessible par bateau ou hélicop-
tère, peut maintenant être louée
pour 71 400 euros la nuit.
Pratiques “détestables”.
“Les prix sont franchement déli-
rants, tranche Vérane Guérin.
Ils sont si élevés que même des
personnes jusque-là considérées
comme riches ne peuvent plus ache-
ter des biens aux emplacements
les plus prisés. Les 0,1 % les plus
riches ont tout raflé et fait grim-
per tous les prix.”
Henley & Partners, cabi-
net londonien qui conseille
les richissimes sur les moyens
d’acheter des biens et des natio-
nalités à l’étranger tout en pas-
sant une grande partie de l’année
au Royaume-Uni, en Europe et
aux États-Unis, a récemment
désigné Saint-Tropez comme
l’un des principaux lieux du
monde où les super-riches
achètent des propriétés sans y
vivre. Ces travaux ont conclu
que plus de 100 personnes,
ayant chacune plus de 100 mil-
lions d’euros de revenus dis-
ponibles, avaient fait en 2022
un séjour dans leur résidence
secondaire à Saint-Tropez, mais
que 11 d’entre elles seulement y
vivaient à l’année.
Certains des restaurants à
Saint-Tropez ont été accusés de
réserver des places à une clien-
tèle qui, d’après un fichier réper-
toriant les visites précédentes,
dépensera beaucoup et laissera
de gros pourboires. “Bref, il s’agit
de mesurer si l’on a affaire à un
‘gros client’ potentiel ou à du ‘menu
fretin’”, lit-on dans Var-Matin.
La maire, Sylvie Siri, qui
n’a pas souhaité répondre au
Guardian, y voit des “pratiques
détestables” et a déclaré à Nice-
Matin : “Ces faits sont pour moi
extrêmement choquants, car mal-
heureusement bien réels.”
“Ces pratiques sont détestables
pour la destination, donc pour
notre clientèle, mais aussi pour les
Tropéziens, s’indigne la maire.
Nous sommes déjà chassés de nos
logements, et bientôt nous ne pour-
rons plus consommer, chassés des
restaurants.”
—Rupert Neate,
publié le 29 septembre
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
ÉNERGIE
Guerre des prix dans
les stations-service
Vendre le carburant à perte est désormais permis,
une décision qui n’a pas tardé à déclencher
une concurrence féroce entre les distributeurs.
—La Vanguardia, extraits
(Barcelone)
L ’automobiliste doit faire très
attention quand il circule
sur les routes françaises
s’il ne veut pas avoir de mauvaise
surprise à la pompe. Pas ques-
tion d’arriver sur la réserve et de
devoir s’arrêter en urgence à la
première station-service qui se
présente, sans avoir le choix. Le
prix du carburant peut beaucoup
varier en fonction de la compa-
gnie pétrolière ou du distribu-
teur : jusqu’à 30 ou 40 centimes
d’euro par litre. Il y a toujours eu
des disparités, mais elles sont
aujourd’hui accentuées en raison
de la pression exercée par le gou-
vernement sur les majors pétro-
lières pour qu’elles contribuent à
juguler l’inlation et à soulager les
consommateurs.
Les stations-service se livrent
une véritable guerre commerciale,
et le conlit s’étend aux chaînes de
supermarchés qui vendent aussi
du carburant. Tout ce petit monde
joue la carte de l’éthique, cherche
à soigner son image. Il s’agit de
montrer au client qu’on veut l’ai-
der à boucler ses ins de mois.
Coût politique. Le président
français, Emmanuel Macron, et
son gouvernement savent bien
que l’inlation est très impopulaire
et qu’elle a un coût politique pour
ceux qui sont au pouvoir. D’ores
et déjà, l’extrême droite aimerait
faire des élections européennes de
juin prochain un tremplin pour
la conquête de l’Élysée en 2027.
En 2018, Macron a appris à ses
dépens qu’on ne plaisante pas avec
le prix de l’essence et du gazole. Il
a voulu introduire une écotaxe d’à
peine quelques centimes par litre,
ce qui a déclenché la révolte des
“gilets jaunes”, une énorme vague
de contestation qui a duré des mois
et a été très déstabilisatrice. Le pré-
sident a dû faire machine arrière
et retirer son écotaxe.
Dans le cadre de cette straté-
gie anti-inlation, le gouverne-
ment a proposé il y a quelques
jours de suspendre la loi qui inter-
dit de vendre un produit avec
une marge négative, c’est-à-dire
à perte. Les patrons ont levé les
bras au ciel, mais certaines entre-
prises ont tout de même accepté
de vendre le carburant à prix
coûtant. Leclerc a annoncé que
dans ses stations-service le car-
burant serait vendu à prix coûtant
au moins jusqu’au 31 décembre.
Carrefour a emboîté le pas à
Leclerc. Les chaînes Casino,
Cora et Intermarché propose-
ront du carburant à prix coûtant
deux week-ends par mois. Les sta-
tions d’essence de Système U et
d’Auchan le feront au moins un
week-end.
Le géant TotalEnergies a été
le pionnier dans le plafonnement
des prix. En février dernier, il a
annoncé à son de trompe que
ses 3 400 stations-service ven-
draient le sans-plomb 95 et le
gazole au maximum à 1,99 euro,
indépendamment de la situation
sur le marché des hydrocarbures,
et y compris sur les autoroutes, où
les prix sont généralement plus
élevés. Total a tenu ses promesses,
ce qui fait que cette marque est
très recherchée et qu’il y a par-
fois des ruptures de stock.
TotalEnergies s’est senti obligé
moralement de prendre cette déci-
sion après avoir engrangé plus
de 19 milliards d’euros de béné-
ices en 2022, mais aussi sous la
pression politique. La compa-
gnie pétrolière devait également
améliorer son image, fort ternie
quand on a appris ses activités très
dommageables pour l’environne-
ment, en particulier la fractura-
tion hydraulique dans des pays
comme les États-Unis. Les péchés
écologiques des géants pétroliers
peuvent leur être pardonnés grâce
à généreuses remises à la pompe.
—Eusebio Val,
publié le 1er octobre
Pour Courrier international, le journaliste
AU-DESSUS
DE LA MÊLÉE
britannique John Lichfield, correspondant
en France du Local et de Politico, livre son
regard sur la Coupe du monde de rugby.
Dublin
-sur-Seine
Lors du match du XV
du Trèfle contre l’Écosse,
le samedi 8 octobre, à Paris,
les supporteurs irlandais
ont été exemplaires.
S i Éric Zemmour était à Paris
le week-end dernier, ses pires
craintes ou fantasmes ont dû
être conirmés. Le grand remplace-
ment* était là. Les supporteurs de
rugby irlandais marchaient sur Paris.
Tee-shirts et bérets verts étaient
partout. Samedi [7 octobre] après le
match, à deux pas du Moulin-Rouge, la
foule qui se pressait dans le O’Sullivans
et le Corcoran’s, deux pubs irlandais,
débordait sur une partie du boule-
vard de Clichy.
On estime que 65 000 Irlandais
sont venus à Paris assister au match
Irlande-Écosse au Stade de France.
Certains ont dû faire escale à Nice
ou à Amsterdam – et même à Rome –,
tous les vols réguliers et de nombreux
vols spéciaux ayant été réservés des
semaines à l’avance.
Bon nombre de fans
irlandais étaient
des supportrices.
À l’intérieur du stade, d’une capacité
de 80 000 personnes, au moins les
deux tiers des supporteurs portaient
des tee-shirts irlandais. Et davantage
d’Irlandais encore sans billet ont
regardé le match dans des pubs, des
cafés ou des fan zones**.
Des incidents ? Aucun. Un vieil
homme de Limerick [troisième ville
d’Irlande] a fait un malaise et est
mort avant le match. Sinon, tout s’est
passé bruyamment, joyeusement et
paisiblement.
Comment expliquer cette absence
totale de débordements ? Je suis irlan-
dais par alliance. Je n’étais pas au
Stade de France, mais ma femme et
des membres de sa famille, dublinoise,
n’auraient pas manqué ce rendez-vous.
Ma femme souligne que l’in-
vasion était très féminine. Bon
nombre de supporteurs irlandais
étaient des supportrices. Il y avait
là des familles entières, ainsi que
des familles étendues. Les Irlandais
FRANCE. 37
sont certes bruyants et indiscrets,
mais pas violents.
Margaret a pris la ligne 13 pour ren-
trer à Paris après le match. La rame
était prise d’assaut par des suppor-
teurs qui chantaient à tue-tête leurs
chansons de triomphe.
Toute la rame ? Non. Il y avait aussi
trois musulmanes coifées de foulards
qui avaient travaillé dans le stade. Au
début, elles avaient l’air un peu efaré,
puis elles ont ini par s’en amuser.
Rappelons que le nouvel hymne des
supporteurs de l’équipe irlandaise de
rugby n’est autre que Zombie, une chan-
son pop vieille de trente ans, du groupe
irlandais The Cranberries. La foule en
a livré une interprétation assourdis-
sante tandis que la sélection irlandaise
faisait son tour d’honneur au Stade
de France après le match de samedi.
Les paroles n’ont rien à voir avec le
rugby. La chanson dénonce le terro-
risme et la violence. Elle a été écrite
après que l’Armée républicaine irlan-
daise (IRA) a tué 2 personnes et en a
blessé 56 autres dans les attentats de
Warrington, une ville du nord de l’An-
gleterre, en 1993. La sociologie de cette
chanson contre la violence en tant
qu’hymne de rugby est intéressante.
En Irlande, le rugby est essentielle-
ment un sport de la classe moyenne.
Soulignons aussi que l’organisation
et la sécurité du match de samedi ont
été sans failles. Précédemment dans
le tournoi, on a signalé des goulets
d’étranglement dans les transports
et de longs retards pour entrer dans
les stades à Marseille et à Bordeaux –
et, pis encore, des pénuries de bière.
Mes informateurs me disent qu’il
n’y avait pas de tels problèmes samedi
– même si les supporteurs irlandais
avaient l’intention bien arrêtée d’as-
sécher Paris. Le responsable de quatre
pubs irlandais de Paris assure qu’il
avait prévu des ventes record le week-
end dernier et que celles-ci ont large-
ment dépassé ses espérances.
Ce record pourrait bientôt être battu.
Les Irlandais vont revenir en force pour
le quart de inale contre la Nouvelle-
Zélande au Stade de France samedi
prochain – et ils vont entrer en colli-
sion (amicalement, j’en suis sûr) avec
les supporteurs français venus assis-
ter au match contre l’Afrique du Sud
le lendemain.
—John Lichfield
* En français dans le texte.
** En franglais dans le texte.
38. Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

XX ←

OÙ PARTIR
Certains partent à l’étranger pour leurs
études, d’autres pour le travail ou encore
pour prendre une retraite sous d’autres
cieux. Voici quelques destinations
particulièrement prisées, celles où l’on peut
mener une vie agréable et celles qui font
tout pour attirer des expatriés. Une fois

EN 2024?
votre prochain port d’attache trouvé,
il vous faudra préparer votre départ.
Vous trouverez des conseils pour le réussir
à la fin de ce dossier. Il ne nous restera
alors plus qu’à vous dire bon voyage,
après vous avoir donné rendez-vous
pour la Soirée Expat, le 19 octobre
prochain.
—Ingrid Therwath,
responsable de Courrier Expat
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Royaume-Uni
Ce qui séduit
Des habitants courtois, de bons établissements scolaires, un système
de santé qui fonctionne malgré tout, voilà ce qui ravit les étrangers
installés outre-Manche, malgré des prix souvent exorbitants.
—The Times, extraits (Londres) passeport britannique, suivis par les Roumains.
Les Hongkongais sont également très nom- Contrepoint
A
près trente minutes d’échange avec breux à s’installer au Royaume-Uni depuis que De nombreux
un groupe d’Italiens expatriés au Londres leur a ouvert les bras à la suite de la Britanniques
Royaume-Uni, un constat saute répression imposée par Pékin. nuanceraient sans
aux yeux : dans l’ensemble, ils Mais que pensent-ils de la vie ici, des services doute l’enthousiasme
sont plus positifs que les enfants publics dont nous nous plaignons tant, et de la des expatriés sur
du pays. “Je suis chez moi, ici, assure Marco. vie politique, dans ce pays où l’enjeu migratoire leur pays, notamment
Maintenant que j’ai la nationalité britannique, occupe désormais une place centrale? en ce qui concerne
je me sens parfaitement à ma place.” Il appré- Cornel est arrivé au Royaume-Uni il y a les systèmes de santé
cie même (plutôt) les politiques anglais : ils quelques années, après plus de vingt ans à et d’éducation.
haussent rarement la voix et sont un peu plus conduire un taxi en Roumanie. Il apprécie tout En effet, le National
polis qu’en Italie. particulièrement la gentillesse des Britanniques Health Service (NHS),
Si, depuis quelques années, le Royaume-Uni – même avec les inconnus –, qui a fortement l’organisation
est secoué par des débats, parfois houleux, sur pesé dans sa décision de s’installer ici. de santé publique,
la question de l’immigration – clandestine ou Reconverti en tant que chauffeur-livreur, il souffre de sévères
non –, très peu de chercheurs se sont intéres- a été stupéfait par la bienveillance des clients. pénuries de
sés aux impressions de ceux qui en ont fait leur “En ouvrant leur porte, ils me saluaient tous d’un : personnel, et la durée
pays d’adoption. ‘Bonjour, comment allez-vous?’ Dans mon pays, d’attente pour
Pour y remédier, The Times s’est associé à ça n’arrive pas souvent, c’était un gros change- certains soins atteint
Public First, cabinet de conseil spécialisé dans ment.” C’est ce qui l’a décidé à rester. désormais plusieurs
les enquêtes d’opinion et l’évaluation des poli- années. Dans le
tiques publiques. Ensemble, nous avons inter- “Pas de discrimination”. Même son de cloche système éducatif,
rogé trois groupes d’expatriés arrivés récemment chez Alton, agent immobilier : les Britanniques les frais de scolarité
d’Italie, de Roumanie et de Hong Kong, qui d’ici sont beaucoup plus sympathiques que à l’université ont
ont tous effectué – ou comptent effectuer – leurs compatriotes rencontrés à Hong Kong, sa considérablement
une demande de naturalisation. L’an dernier, région natale. “Là-bas, je jouais au hockey, alors je augmenté. La BBC
les Italiens étaient le peuple européen le plus côtoyais beaucoup de Britanniques, explique-t-il. évoque quant à elle
représenté parmi les immigrés recevant un Mais à chaque fois je les trouvais un peu arrogants, Londres comme “une
ils se croyaient supérieurs, en tant qu’étrangers.” ville sans enfants” :
Alton a repris le hockey en arrivant en les écoles se vident
Angleterre, et l’ambiance y est bien différente. et les classes ferment
“Certains de mes coéquipiers sont métis, avec des à cause de la hausse
origines indiennes, anglaises, hongkongaises, pakis- des prix de
tanaises. Ici, pas de discrimination. Je me sens beau- l’immobilier, qui fait
coup, beaucoup mieux qu’à Hong Kong.” fuir les familles.
Et ce sentiment semble généralisé. Tous nos
témoins, ou presque, se sont sentis accueillis en
arrivant ici – et la plupart d’entre eux n’avaient
d’ailleurs pas remarqué que l’immigration sus-
citait un tel débat dans la société.
“J’aime ce pays, parce qu’il n’y a pas de racisme”, ← Dessin
confie Béatrice. En Roumanie, ses camarades de de Walenta paru
classe se moquaient de sa peau mate de Tsigane. dans Podroze,
“Ici, il y a une vraie liberté, et les gens sont très Varsovie.
accueillants. Ils me traitent d’égal à égal.”
Sur le sujet du système de santé, en revanche,
les avis divergent : les Italiens semblent généra-
lement plus satisfaits de leur expérience → 40
SOIRÉE EXPAT. 39
Canada
Priorité
à la tech
Le gouvernement canadien
veut privilégier l’immigration
liée à la technologie, malgré
les difficultés du secteur.
L
es chiffres sur les compressions de per-
sonnel dans le secteur de la tech sont
ahurissants : le 3 août, Tech Crunch signa-
lait, sur la foi de données de Layoffs.fyi,
que 224503 personnes avaient perdu leur
emploi depuis le début de l’année et que, “cette
fois, les réductions d’effectifs [avaient] été pilotées
par les plus grands noms de la technologie comme
Google, Amazon, Microsoft, Yahoo, Meta et Zoom”.
C’est pourtant dans ce contexte, rapporte
The Globe and Mail, que le gouvernement
canadien a annoncé une nouvelle approche
en matière d’immigration qui “donne la prio-
rité aux candidats ayant de l’expérience dans le
domaine de la technologie, malgré […] l’affaiblisse-
ment de la demande de main-d’œuvre dans ce sec-
teur”. Depuis le 28 juin, poursuit le quotidien,
les autorités de l’immigration encouragent la
candidature à une résidence permanente de
personnes “ayant des compétences en français
ou une expérience professionnelle récente dans
[…] les Stim (sciences, technologie, ingénierie et
mathématiques) et la santé”.
Lorsqu’il s’agit d’apparier
immigrants et emplois
spécifiques, le bilan est mitigé.
Des experts rappellent cependant que le
Canada n’a pas un bon bilan lorsqu’il s’agit d’ap-
parier immigrants et emplois spécifiques : un
peu moins de 50 % des immigrants adultes aux
États-Unis et au Canada formés en Stim occu-
paient un emploi dans ces domaines au milieu
des années 2010, précise le journal.
Cette dernière initiative d’Ottawa en matière
d’immigration survient alors qu’un nouveau rap-
port, publié par une grande banque canadienne,
avertit que, si la croissance démographique et
la tendance à accueillir massivement des immi-
grants se poursuivent, l’écart entre l’offre et la
demande de logements atteindra 500000 unités
d’ici à 2025 dans le pays. Un problème pressant
qui fait dire à un chroniqueur du Globe and Mail
que les libéraux du Premier ministre Justin
Trudeau “doivent régler la crise du logement avant
qu’elle ne sape le soutien à l’immigration”.
—Courrier international
40. SOIRÉE EXPAT
39 ← avec le NHS [National Health Service]
que les Roumains, qui expriment de nom-
breuses critiques.
Elisabetta est italienne et vit désormais à
Londres. Cette chargée de clientèle se dit favo-
rablement impressionnée par la facilité d’ob-
tention d’un rendez-vous médical. “En Italie,
chacun a un médecin traitant, mais ici c’est beau-
coup plus simple, car il y a une application qui
permet de tout gérer en ligne, au lieu de faire la
queue pendant des heures pour voir son docteur,
au risque de perdre une journée entière.”
Même avec un système de santé sous tension,
le Royaume-Uni est “bien plus avancé” que l’Italie
dans le secteur médical, confirme Pietro, infir-
mier pour le NHS. “Ici, les infirmiers peuvent se
spécialiser dans des domaines bien précis et gravir
les échelons. En Italie, il n’y a aucune possibilité
d’évolution. Dans le meilleur des cas, vous pouvez
espérer gérer un service, mais il n’y a pas d’infir-
miers spécialisés, ça n’existe pas.”
Les Roumains, en revanche, sont scandali-
sés par les difficultés rencontrées pour prendre
rendez-vous avec un généraliste et, lorsqu’ils
y parviennent, ils ont l’impression de se faire
rouler. C’est même devenu un sujet de plaisan-
terie dans la communauté roumaine : quel que
soit le motif de la consultation, on repart tou-
jours avec une ordonnance de paracétamol.
Certains expriment des
opinions qui ne seraient pas
pour déplaire à l’aile droite
du Parti conservateur.
Aller chez le généraliste est une gageure du
début à la fin, de la prise de rendez-vous à la
consultation en elle-même, regrette Daniela,
assistante pédagogique. “C’est très difficile de
trouver un spécialiste, c’est frustrant. Franchement,
les pharmaciens sont souvent plus compétents et
plus serviables que les généralistes.”
Plusieurs de nos témoins ont des enfants scola-
risés au Royaume-Uni, ou ont eux-mêmes étudié
dans nos universités, et le sujet de l’éducation
fait largement consensus : tous, indépendam-
ment de leur pays d’origine, semblent enthou-
siasmés par le système scolaire.
Marco, par exemple, est stupéfait de la facilité
avec laquelle son fils de 5 ans s’est adapté à l’école.
“J’aime beaucoup le fonctionnement britannique, les
professeurs ont une approche très pratique. Mon fils
a déjà appris à lire et à écrire, et l’école accorde quand
même une place au jeu. C’est très bien.”
Daniela, l’assistante pédagogique roumaine,
le rejoint sur ce point : elle apprécie l’absence
de pression pour les enfants. “Dans mon pays
natal, on pousse les élèves à tout étudier jusqu’à
un très haut niveau ; peu importe si certaines
matières ne leur plaisent pas.” Au Royaume-Uni,
chaque enfant est traité avec respect, avec un
suivi individualisé, en fonction de ses points
forts et de ses lacunes, se félicite-t-elle. “Vous
ne verrez jamais ça en Roumanie, la mentalité
communiste est encore très présente.”
Du côté de l’université aussi, le Royaume-Uni
remporte le match, assure Pietro. Nombre de ses
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
amis ont étudié en Italie, ce qui leur permet de THAÏLANDE.
comparer les deux systèmes. “Je sais qu’en Italie 2024, L’ANNÉE
il faut se plonger dans les bouquins, les formations DES EXPATS RENDEZ-VOUS
sont très théoriques. Ici, les étudiants peuvent pra-
tiquer, au lieu de simplement tout apprendre par
L’Agence nationale du
tourisme de Thaïlande
À LA SOIRÉE EXPAT !
cœur, souligne-t-il. En fin de compte, les livres ne a annoncé que 2024
servent pas à grand-chose au moment de trouver serait consacrée
du travail.” aux expatriés, avec Le 19 octobre, venez rencontrer
La nature des griefs varie d’un pays à l’autre. plusieurs mesures pour des experts de l’expatriation
Les expatriés venant de Hong Kong déplorent attirer les étrangers. et poser vos questions
ainsi les aléas des transports en commun, bien Particulièrement pour préparer votre aventure
moins fiables que dans leur pays d’origine, tandis visés : les nomades
que les Roumains s’inquiètent avant tout du taux numériques. “De plus
à l’étranger.
de criminalité. Les plus satisfaits sont visiblement en plus de lieux,
les Italiens. Mais tous nos témoins attirent l’at- notamment des villes Pendant dix ans, Courrier international
tention sur un même problème : le coût de la vie. industrielles, des zones et Le Monde ont organisé le Forum
côtières et des villes Expat. Aujourd’hui, il fait place à un nouvel
“Du mal à joindre les deux bouts”. Quand de montagne, événement : la Soirée Expat! Cette soirée
Alton est arrivé en Angleterre, l’an dernier, construisent des de conférences et de rencontres aura lieu
une douzaine d’œufs coûtait environ 2 livres communautés
[2,30 euros]. Aujourd’hui, il faut compter d’expatriés, offrant le 19 octobre 2023 à partir
2,80 livres [3,20 euros]. “C’est moi qui fais les des installations de 18 heures à l’auditorium
courses, alors je connais les prix, assure-t-il. améliorées aux du groupe Le Monde,
Beaucoup de gens ont du mal à joindre les deux bouts.” travailleurs à distance 65-67 av. Pierre Mendès-France, 75013 Paris
“On associe toujours le Royaume-Uni au grand et aux retraités
Empire d’autrefois, mais la réalité est bien diffé- étrangers”, constate
rente aujourd’hui, relève Daniela. La vie coûte le Bangkok Post. Les
cher. Soyons honnêtes, les salaires ne sont pas conditions d’attribution
De quoi s’agit-il?
aussi élevés qu’ils le devraient. Quand on voit les des visas devraient en De trois tables rondes avec des experts
prix, c’est du délire.” outre être assouplies. de l’expatriation, qui pourront vous
Paradoxalement, beaucoup de nos témoins donner des conseils :
semblent proches, dans leurs idées, des élus “Trois sujets clés avant de partir
défendant la ligne la plus dure sur l’immigra- ↓ Dessin de Falco, au Canada : administration, argent,
tion. La plupart d’entre eux disent apprécier Cuba. installation”, avec l’ambassade
[le Premier ministre] Rishi Sunak, et certains du Canada, la délégation générale
expriment des opinions qui ne seraient pas pour
du Québec à Paris et la Banque
déplaire à l’aile droite du Parti conservateur.
Les Roumains souhaiteraient voir plus nationale du Canada.
de policiers dans les rues, les Italiens sont “Paroles d’expats”, animé
favorables à l’attitude pro-entreprises de par Claire Carrard, directrice
Londres, et les Hongkongais – de manière de la rédaction de Courrier
tout à fait compréhensible – accordent une international.
importance particulière à la liberté qu’incarne “S’expatrier de manière
le Royaume-Uni. responsable”, avec le
Certains de ces expatriés trouveraient même
ministère de l’Europe et des
parfaitement leur place dans un meeting de mili-
tants conservateurs : “Certains jeunes comme nous Affaires étrangères et France
restent chez eux à vivre des allocations, dénonce Volontaires.
Daniela. Et nous payons des impôts pour eux, Ces tables rondes seront
parce que nous payons nos impôts dans ce pays. suivies de rencontres avec
J’aimerais que la loi change un peu, pour res- nos partenaires et une partie
ponsabiliser les gens, et qu’ils arrêtent d’inventer de la rédaction pour un temps
des prétextes ridicules pour rester à la maison.” d’échange. La soirée se poursuivra autour
Enflammé par le sujet, Sergiu, qui étudie
d’un cocktail.
à l’université de Manchester, renchérit : “Je
connais des gens qui touchent des allocations des-
tinées aux personnes en fauteuil roulant, sans être Pour venir assister
en fauteuil roulant. L’administration ne demande à la Soirée Expat et
aucune preuve.” Au bout du compte, peut-être poser vos questions,
que la vague migratoire finira par servir les inté- inscrivez-vous grâce à
rêts des conservateurs. ce code QR. Sur le site
“Les Britanniques sont très intelligents, ils s’en
consacré à l’événement, vous pourrez
sortiront toujours, assure Tiberius, tapissier
d’ameublement à Sheffield. Pour l’instant, ils sont aussi parcourir les stands virtuels de
un peu coincés par le Brexit, mais ça ne durera pas. nos partenaires et prendre rendez-vous
Ils tiendront bon.” en ligne avec un conseiller.
—Oliver Wright, À bientôt!
publié le 18 août
 COMMUNIQUÉ

Expatriez-vous Destination Canada

FOCUS

au Canada ! Forum Mobilité

Vaste terre d’opportunités et connu pour sa société diversifiée

et inclusive, le Canada attire des immigrants du monde entier.
Les nouveaux arrivants jouent un rôle important en apportant
de nouvelles perspectives et de nouveaux talents aux collectivités.

n 2022, le Canada a accueilli 431 645 nouveaux résidents

E permanents, un record dans l’histoire du pays, portant sa

population à 40 millions en juin 2023. Le Canada propose
une variété de programmes d’immigration adaptés aux
candidats de différents horizons, compétences et aspirations.
Du système Entrée Express, qui priorise les travailleurs qualifiés
et les candidats francophones, au Programme des candidats
des provinces ciblant les besoins spécifiques des provinces et
territoires, en passant par le Programme de visa pour démarrage
d’entreprise, pour les entrepreneurs avec une idée novatrice,
le Canada veille à ce qu’il y ait une voie pour chacun(e).
Vous avez entre 18 et 35 ans ? Expérience Internationale Canada offre
à des milliers de jeunes l’occasion de voyager et de travailler au
Canada avec ses catégories Vacances-travail, Jeunes professionnels
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Les diplômes des collèges et des universités sont reconnus dans
le monde entier et les frais de scolarité sont parmi les plus bas
des pays anglophones. Cette année, l’immigration francophone
Organisée par le gouvernement du Canada, la 19e édition
de Destination Canada Forum Mobilité aura lieu en présentiel
à Paris les 18 et 19 novembre, à Rabat les 22, 23 et
24 novembre et en ligne les 4, 5 et 6 décembre 2023.
C’est l’événement incontournable si vous envisagez
de vous installer au Canada. Vous pourrez vous
informer sur les programmes d’immigration, explorer
les opportunités de vie en dehors du Québec, découvrir
les collectivités francophones du pays et rencontrer
des employeurs potentiels.
Des centaines d’exposants représentant des provinces et des
territoires du Canada, des communautés francophones ainsi
que des employeurs de différents secteurs seront présents.
Des conférences et des ateliers interactifs présenteront
les programmes d’immigration, le marché du travail,

CONCEPTION GRAPHIQUE WWW.LILIKLIK.COM / CRÉDIT : © AMBASSADE CANADA

est au cœur des priorités. Le programme Mobilité francophone l’entreprenariat ou encore les préparatifs pour le départ.
permet aux employeurs canadiens d’embaucher
plus facilement pour tout type d’emploi INSCRIPTIONS : Les inscriptions sont ouvertes du
(sauf l’agriculture primaire), et ce, sans critère 18 septembre au 29 octobre 2023. La participation
d’âge ou de nationalité. Initialement réservé est gratuite, mais les places sont limitées. Les candidats
seront sélectionnés en fonction de leur éligibilité
aux travailleurs étrangers temporaires aux programmes d’immigration et aux
francophones hautement qualifiés, emplois mis en avant durant le forum.
le programme ouvre désormais La plateforme virtuelle sera accessible du
des portes à davantage de 8 décembre 2023 jusqu’au 31 mars 2024.
francophones en leur offrant Tous les visiteurs inscrits pourront visiter les
kiosques, accéder aux présentations et vidéos
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au canada :
42. SOIRÉE EXPAT
Suisse Money,
money, money
De très nombreux Allemands, Français, Autrichiens et Italiens
traversent tous les jours la frontière pour travailler en Suisse,
où les salaires sont beaucoup plus élevés. Le magazine Der Spiegel
a demandé à plusieurs d’entre eux de raconter ce mode de vie.
V
ivre dans un pays et travailler
de l’autre côté de la frontière :
c’est ce que font de très nom-
breux – plus de 380 000 en tout –
Allemands, Français, Autrichiens
et Italiens employés en Suisse, où les salaires
sont au moins deux fois plus élevés que dans
leurs pays respectifs. Ouvriers, infirmiers, ingé-
nieurs, avocats, enseignants… On les appelle
les “transfrontaliers” et le magazine allemand
Der Spiegel en a rencontré plusieurs pour com-
prendre leur mode de vie et leurs motivations.
Marc Milohnic, par exemple, est formateur
professionnel pour le personnel infi rmier à
l’hôpital universitaire de Bâle et se rend à son
travail en traversant la frontière à vélo ou à
scooter. Comme les autres transfrontaliers, il
perçoit son salaire en francs suisses et règle
la quasi-totalité de ses dépenses en euros.
Laura, qui a tenu à rester anonyme, tra-
vaille quant à elle dans un service psychia-
trique à Bâle. Elle dit gagner “deux fois plus
que [sa] mère, qui travaille aussi comme infir-
mière, aux urgences en Allemagne”. Non seu-
lement les salaires sont plus élevés en Suisse
et le taux de change très favorable, mais les
métiers du soin sont très valorisés et la pres-
sion moindre. “Je ne travaillerais pas dans ce
métier en Allemagne, les conditions sont trop
mauvaises”, confie la jeune femme. Emil, mas-
seur, se trouve dans une situation similaire.
À 29 ans, il déclare : “Depuis que je travaille en
Suisse, je m’adonne au luxe et je ne compte pas les
euros que je dépense.” Avec un emploi à temps
partiel (trois jours par semaine), il touche
3 000 euros brut. Il résume les choses ainsi :
“Les conditions de travail sont tout simplement
meilleures en Suisse.”
“Économiquement, c’est une situation gagnant-
gagnant”, explique à l’hebdomadaire Tobias
Straumann, professeur d’histoire moderne et
d’histoire économique à l’université de Zurich :
“La Suisse obtient les travailleurs dont elle a
besoin, les communautés allemandes obtiennent
plus de recettes fiscales.” Néanmoins, l’exode des
transfrontaliers entraîne une sévère pénurie
de main-d’œuvre dans leurs pays.
Selon Der Spiegel, “la situation s’est aggra-
vée au cours des dernières décennies. Les écarts
salariaux sont énormes, le nombre de frontaliers
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Finlande
Le pays
du (vrai)
bonheur
Les Finlandais sont le peuple le plus
[passant] de l’Allemagne vers la Suisse a presque heureux du monde, selon le Rapport
doublé au cours des vingt dernières années, et la mondial sur le bonheur publié
tendance est à la hausse”. Devenir un trans-
frontalier est d’ailleurs d’autant plus facile chaque année par les Nations unies.
que la Suisse fait partie de l’espace Schengen, The Guardian livre leur secret.
bien qu’elle n’appartienne pas à l’Union euro-
péenne. Certes, faire sa déclaration d’impôts
L
relève de la gageure pour ces travailleurs, ucy Pearson affirme être une optimiste,
qui doivent souvent faire appel à des experts. une bonne vivante et quelqu’un de géné-
Idem pour la retraite, la sécurité sociale et les ralement plus joyeux que la moyenne.
allocations familiales. Mais le jeu en vaut lar- Elle s’est pourtant rendue à une mas-
gement la chandelle.— terclass sur le bonheur au bord des lacs
finlandais et a raconté son expérience dans les
pages du quotidien britannique The Guardian.
Pourquoi la Finlande ? Parce que ce pays est sys-
tématiquement parmi les premiers du classe-
Où un expatrié ment du Rapport mondial sur le bonheur publié
gagne-t-il chaque année depuis 2012 par les Nations unies.
En 2023, la Finlande est même classée première
le mieux sa vie? pour la sixième année consécutive, alors que le
Royaume-Uni et la France arrivent respective-
Au niveau mondial, le Royaume-Uni ment en 19e et en 21e position.
occupe la première place pour Le Rapport mondial sur le bonheur utilise
les “packages d’expatriation”, des indicateurs comme le PIB, l’égalité, le sou-
avec un montant moyen de tien social, l’espérance de vie en bonne santé,
404 320 euros annuels brut, ce qui la liberté, la générosité ou l’absence de corrup-
comprend le salaire mais aussi tion. Mais Lucie Pearson s’est demandé si, au-
des avantages comme le logement delà de ces critères, il existait une spécificité
et le financement des études culturelle finlandaise qui rendait les habitants
des enfants, selon Bloomberg. plus disposés à être heureux.
Si les salaires et primes d’expatriés Bien sûr, la pratique du sauna et la proxi-
ont chuté en 2023 dans la plupart mité avec la nature contribuent beaucoup au
des pays asiatiques, il faut noter bien-être, donc à la santé mentale et par consé-
que Singapour est en train quent au bonheur. Cependant, ce qui a surtout
de rattraper Hong Kong, frappé la Britannique, c’est que “les Finlandais
avec des moyennes annuelles sont confrontés à bon nombre de défis semblables
respectives de 233 122 euros à ceux que nous rencontrons, mais y répondent
et 254 445 euros. Dans cette région, avec plus d’égalité, d’éducation et de transparence”.
c’est en Malaisie qu’on trouve Un trait notable est que le champ lexical du
les salaires d’expats les plus bas, bonheur est très limité en finnois : on est soit
avec une moyenne de 150 765 euros onnellinen, soit iloinen, c’est-à-dire soit satis-
annuels. fait momentanément, soit content plus fonda-
mentalement. De façon générale, les Finlandais
sont reconnaissants de ce qu’ils ont et contents
de leur sort. “C’est ce que résume le proverbe fin-
landais ‘onnellisuus on se paikka puuttuvai-
suuden ja yltäkylläisyyden välillä’, qui signifie
IKON IMAGES
→ Dessin de Gary Waters, ‘le bonheur se situe quelque part entre
Royaume-Uni. le manque et l’abondance’”, explique
Lucy Pearson.—
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44. SOIRÉE EXPAT
4
conseils pour
bien préparer
son expatriation
Partir vivre à l’étranger est un projet qui peut faire rêver, mais la clé
de sa réussite est l’anticipation. Le site de la chaîne américaine CNN
détaille les étapes pour le mener à bien.
L
a prolifération de comptes d’expatriés
sur les réseaux sociaux qui donnent une
image merveilleuse de leur expérience
fausse la représentation qu’on peut se
faire de la vie à l’étranger. Le site de la
chaîne américaine CNN donne quelques conseils
pour se préparer au mieux à un départ à l’étran-
ger, car “y parvenir nécessite beaucoup de persévé-
rance, de préparation et d’introspection”.
1. Anticiper les démarches
administratives
Comment gagner sa vie à l’étranger? Cette ques-
tion est “l’une des premières que se posent les émi-
grants pleins d’espoir”. Quels que soient le profil
et le secteur visé, une chose est sûre : la réponse
est “étroitement liée à la question de l’obtention d’un
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
permis ou d’un visa de travail”. Il vaut mieux s’y
prendre tôt et rassembler tous les documents offi-
ciels, comme les actes d’état civil et les diplômes.
Les recherches effectuées en ligne vous donneront
déjà une idée de la bureaucratie de votre pays de
destination. On peut facilement se laisser décou-
rager, car, comme l’explique Doris Speer, prési-
dente de l’Association of Americans Resident
Overseas, une organisation installée à Paris et
qui compte des membres dans 36 pays, “c’est cir-
culaire : souvent, vous avez besoin des papiers pour
obtenir le poste, et vous avez besoin du travail pour
obtenir les papiers”.
Si vous partez à l’étranger dans le cadre d’une
mutation, votre employeur gérera cet aspect des
choses. Un employeur local pourra aussi éven-
tuellement s’en occuper.
Notre Lettre
des expats
Depuis septembre 2020, Léane Burtier
vous livre ses conseils pratiques
pour vivre sereinement votre
← Dessin de Mikel expatriation. Elle s’est récemment
Casal paru dans penchée sur les nouveautés du
The Wall Street programme vacances-travail (PVT),
Journal, New York. par exemple. Elle vous explique
également comment vous inscrire
au registre des Français de l’étranger
– une démarche vivement recommandée
par le ministère des Affaires étrangères.
Elle vous guide pour trouver un mode
de garde pour vos enfants ou encore
un avocat. Elle vous donne des pistes
en cas de problème de santé ou
d’accident et vous renseigne sur
les démarches à suivre pour chercher
un emploi, percevoir vos prestations
sociales ou encore faire reconnaître
vos diplômes à votre retour.
SUR NOTRE SITE À lire chaque lundi sur notre site mais
courrierinternational. aussi sous forme de newsletter.
com/expat
Nomades numériques :
encore plus de visas
Plus de 60 pays
proposent des visas Enfin, assurez-vous que vos diplômes soient
de travail aux nomades bien reconnus et que vous pourrez exercer votre
numériques. Cette métier sans devoir suivre de nouvelles formations.
tendance ne peut que
s’affirmer, les modes
de travail hybrides
2. Éviter de payer trop d’impôts
Afin d’éviter la double imposition, renseignez-
gagnant du terrain,
note Bloomberg. Dans
la compétition pour
attirer ces travailleurs,
vous pour savoir si le pays dans lequel vous
comptez partir a un accord avec la France. Le
site de CNN attire aussi l’attention sur l’existence
d’avantages fiscaux mis en place par certains pays
on remarque l’absence
des États-Unis. “En tant
que destination pour
pour faire venir les travailleurs à distance, voire
de “visas dorés” pour les nomades numériques.
les talents étrangers, 3. Faire du repérage
l’Amérique est Le site américain rapporte que les experts en
perdante”, au profit du “relocation” conseillent de partir quelques
Canada, de l’Espagne, semaines voire plusieurs mois en repérage pour
du Portugal, du Brésil se faire une bonne idée de la vie quotidienne sur
et d’autres pays au place. Une fois votre futur lieu de vie choisi, vous
climat ou au coût de pouvez faire une estimation de vos dépenses, en
la vie plus favorables. prenant bien en compte les frais de santé et de
garde d’enfant. Plusieurs sites vous y aideront.
4. Apprendre la langue
Pour ne pas vous retrouver démuni, Doris Speer
“recommande vivement d’avoir une compréhen-
sion de base de la langue officielle et, dans le cas
contraire, d’être honnête avec vous-même quant à
savoir si vous ferez réellement l’effort de l’apprendre”.
Une fois ces étapes franchies, il ne faut pas
avoir peur, car l’expatriation est une richesse.
Doris Speer en témoigne : “C’est enrichissant, cela
ouvre l’esprit et des perspectives, cela off re une vie
plus épanouie et des expériences différentes et variées
que l’on n’aurait pas vécues si on n’avait pas démé-
nagé à l’étranger. Je ne serais pas celle que je suis
aujourd’hui si je n’avais pas tenté cette aventure.”—
46.
tra n s-
versales.
sciences
“Passer sa vie assis
est une addiction”
Santé. Tenez-vous debout, accroupi ou assis par terre
mais, de grâce, délaissez vos sièges confortables,
implore l’addictologue néerlandais Robert van de Graaf.
—NRC (Amsterdam)
P
asser sa vie assis est mau-
vais pour la santé, on le
savait déjà. Mais Robert
van de Graaf va un cran plus loin
et voit dans cette habitude une
forme d’addiction, qu’il traite
comme telle. L’an dernier, ce
médecin a publié dans la revue
scientifique Journal of Physical
Activity and Health un article où
il parle du chair use disorder, ou
“trouble d’usage de la chaise”. Une
maladie qui a pris l’ampleur d’une
pandémie, dixit le scientifique.
NRC : Vous dites que la chaise
peut être une drogue. Pourquoi?
ROBERT VAN DE GRAAF : Nous trou-
vons normal de passer des heures
“confortablement” assis. C’est
pourtant une habitude éminem-
ment culturelle et mauvaise pour
la santé, tout comme fumer ou
consommer de l’héroïne. Voyez
comment les enfants bougent
pendant les quatre ou six pre-
mières années de la vie : ils sont
constamment en mouvement.
Et lorsque ce n’est pas le cas, ils
s’assoient et s’allongent par terre,
dans toutes les positions possibles
et imaginables. Or, à la maison
et à l’école, nous les forçons à
rester assis sans bouger pendant
des heures.
Il est difficile de leur enseigner
quoi que ce soit s’ils courent
partout.
Le problème, ce n’est pas tant
d’être assis que ce sur quoi on est
assis. Quand on s’assoit par terre,
on reste en mouvement parce
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Économie ......48
Signaux .......49
restée étrange : nous étions deux
hommes, debout à côté d’une
des heures assis à mon bureau,
en réunion, et de nouveau en
paroi vitrée donnant sur un grand voiture ; une fois à la maison, je
bureau, dans une salle de réunion m’affale sur le canapé, ensuite je
riquiqui, meublée d’une table et dîne à table, et enfin je regarde
de quatre chaises. la télévision, assis, toujours
Pourquoi nous sommes-nous
assis au départ, d’ailleurs ?
assis. Au total, beaucoup de
gens passent jusqu’à dix, onze,
douze heures assis par jour. Et
Quand nous nous sommes pré-
sentés, je ne voulais pas créer de
gêne, alors j’ai décidé de consom-
mer une chaise. D’ailleurs,
ils multiplient ainsi les risques de
contracter toutes
sortes de troubles
et de maladies
mon but n’est pas de dire ph y s iq ue s e t
que la position assise est par psychiques.
nature mauvaise. Plus on reste
longtemps assis sans bouger,
plus le risque est grand : c’est ça
le vrai problème. En soi, la règle
selon laquelle il faut faire au
moins cinq fois par semaine
une demi-heure d’exercice
physique n’est pas mau-
qu’on a vite mal aux fesses. Sur l’abus d’écrans, le tabagisme ou la vaise. Mais cela ne sert
une chaise confortable, par contre, sédentarité – sont plus rarement pas à grand-chose si, en
on est quasiment immobile. Or considérées comme problématiques. rentrant chez vous, vous
rester ainsi “confortablement” Les assurances ne remboursent pas videz deux bières avachi
assis est mauvais pour les os, les les traitements contre ces addic- sur le canapé, alors
muscles, la circulation sanguine et tions, dont beaucoup de personnes que vous avez
le cœur. En revanche, sur un siège souff rent pourtant.” déjà passé toute
moins agréable, on se lève toutes Il poursuit : “La littérature la journée assis.
les demi-heures pour se dégourdir médicale parle généralement de
les bras et les jambes, s’étirer, quatre grands facteurs de risque, à Si l’on considère les
etc. Le mieux, c’est de s’asseoir savoir une alimentation trop riche choses sous cet angle, le
par terre ou sur un tabouret, ou et déséquilibrée, le manque d’acti- problème, c’est davantage
de s’accroupir, car on reste en vité physique, le tabagisme et l’al- notre mauvaise hygiène de
mouvement. cool. Aujourd’hui, il faut également vie en général, non?
parler d’un cinquième grand fac- C’est vrai, mais on peut dire la
Est-ce un problème nouveau? teur, le temps que nous passons sur même chose de l’alcoolisme. Pour
Oui, pensez à la manière dont notre téléphone portable. Ce que ces soigner une personne alcoolique,
vivait votre famille il y a deux cinq facteurs ont en commun, c’est un médecin cherchera les pro-
ou trois générations. L’immense une culture de la consommation sur blèmes sous-jacents et, le plus
majorité des gens tra- une chaise ou un canapé, souvent, il trouvera bien d’autres
vaillaient aux champs, une passivité, une quête choses que le simple fait de ne
à l’usine, dans des ate- du confort, du bien-être, pas pouvoir s’empêcher de lever
liers ou des magasins. de la ‘détente’.” le coude.
Ils restaient debout “Le responsable d’un
et marchaient toute INTERVIEW centre de soins m’a un L’addiction à la chaise ne
la journée. Pour leur jour raconté que, quand se soigne donc pas non plus
santé, ils devaient s’asseoir de quelqu’un lui propose une chaise, il comme un trouble à part?
temps en temps, pour se reposer. répond : ‘Vous voulez me tuer?’ Elle se traite comme toute autre
Aujourd’hui, c’est l’inverse : nous Personnellement, je dis toujours à forme d’addiction. Le premier
devons bouger pour rester en mes patients : ‘Voulez-vous que pas, c’est de prendre conscience
bonne santé. nous consommions une chaise, que son comportement est mau-
que nous restions debout, que vais pour la santé. Ensuite, il faut
Robert van de Graaf a long- nous marchions, ou peut-être que avoir envie de se débarrasser de
temps été médecin addicto- nous nous asseyions par terre?’” ce comportement. Pour renfor-
logue à Groningue. Aujourd’hui, Nous avons commencé notre cer ce souhait, on peut noter le
il travaille pour un cabinet qui entretien assis à une table. Au déroulement de ses journées.
conseille des organisations et des bout d’une dizaine de minutes, Cela permet d’en faire ressortir
entreprises sur la santé au travail. Robert van de Graaf s’est levé le schéma : au réveil, je traîne
Dans sa pratique de médecin, il pour joindre le geste à la parole un peu au lit pour consulter
a surtout soigné des personnes qu’il porte. Puis il est resté debout. mon portable, je me lève,
dépendantes de l’alcool ou de la Une minute plus tard, toujours je m’assois pour prendre
drogue. Non que ce soient les sur son séant, le journaliste que mon petit déjeuner, je
formes les plus courantes d’as- je suis a commencé à se sentir m’assois ensuite dans
suétude, mais, explique-t-il, “les mal à l’aise. Alors je me suis à ma voiture pour aller
autres formes d’addiction – comme mon tour levé. La situation est au travail, puis je reste
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Ensuite, quand une personne
a pris conscience que son com-
portement nuisait à sa santé,
que peut-elle faire ?
Se fi xer de petits objectifs. Et
s’entraîner à se passer de chaise.
Il faut pratiquer, pratiquer, pra-
tiquer. Car pour être en bonne
santé, il faut passer moins de la
moitié de sa journée assis.
“Rester assis et
immobile est mauvais
pour les os, les
muscles, le cœur…”
Robert van de Graaf
Pour ceux qui travaillent dans
cette position, le mieux, c’est peut-
être de commencer par travail-
ler une heure debout, et de ne
s’asseoir qu’ensuite, mais sans
jamais excéder trente minutes
d’affilée. Pour travailler debout,
vous n’avez pas forcément besoin
d’un bureau “assis-debout” : vous
pouvez aussi poser une chaise sur
votre bureau – le bon côté, c’est
qu’après vous ne pourrez plus
vous asseoir dessus!
Les collègues vont se
bidonner!
Tant mieux ! Cela ne
peut qu’aider à changer
les choses. Ce sera
l’occasion d’ouvrir
une discussion
sur notre rapport à la sédentarité.
C’est plus facile de changer une
habitude si notre environnement
social, privé et professionnel par-
ticipe à cette évolution.
Il y aura nécessairement des
gens qui objecteront qu’ils ont
mal au dos ou aux cervicales
dès qu’ils restent debout plus
de quelques minutes d’affilée.
Très bien, vous pourrez en
parler ensemble. La sédentarité
est, entre autres, une addiction.
Chaque fois que l’on modifie un
comportement, des symptômes
de désaccoutumance peuvent
apparaître et durer environ
huit semaines. C’est une étape
à passer. Les raideurs dans la
nuque et la sensation de jambes
lourdes disparaissent dès que les
muscles sont habitués à rester
moins assis. La sédentarité est
aussi un problème de société :
nous supportons de moins en
moins les situations inconfor-
tables et les petites douleurs. Nous
sommes accros aux solutions
faciles, au confort instantané, au
court terme. J’ai un coup de barre?
Hop, un café! Un stress? Tiens,
j’ai mérité une petite sucrerie. Je
n’ai rien à faire pendant quelques
secondes? Vite, mon téléphone!
Au travail, si vous vous plai-
gnez d’avoir mal aux cervicales, on
vous donne un nouveau fauteuil
de bureau qui coûte une fortune.
Résultat, vous êtes encore plus
“confortablement” assis. Alors
que la première réaction devrait
être : “Pouvez-vous changer quelque
chose à votre manière de travailler?
Combien d’heures d’affilée restez-
vous assis à votre bureau? Devez-
vous nécessairement consommer
une chaise quand vous travaillez?”
Pour être en bonne
santé, il faut donc
accepter les petits
inconforts du
quotidien?
On peut considé-
rer le changement
d’un œil négatif,
comme une pilule
amère à avaler.
Mais on peut aussi
le voir comme un
puzzle, un jeu. À la
maison, amusez-
vous à mettre le
canapé les quatre
fers en l’air pendant
tout un week-end.
Vos enfants seront
↙ Dessin de Belle Mellor paru
dans Bon Appétit, New York.
aux anges. On peut aussi regarder
autrement son environnement.
Je demande parfois aux gens :
“Combien de places assises y a-t-il
chez vous ?” Ils me répondent :
“Trois places sur le canapé et deux
fauteuils dans le salon, quatre
chaises à la salle à manger, un
pouf ici, un tabouret là”, et ainsi
de suite. Puis je leur demande :
“Ces places assises sont-elles souvent
occupées toutes en même temps?”
Réponse : “Rarement, quand nous
avons des invités.” Moi : “Alors que
diriez-vous si vous aviez en perma-
nence des bouteilles de vin ou des
paquets de cigarettes qui traînent
un peu partout chez vous? Est-ce
que vous faites toute la journée la
fête à la maison?”
Quelles réactions obtenez-
vous?
La plupart des gens éclatent de
rire. Et c’est précisément mon but.
L’humour nous aide à prendre de
la distance avec nos problèmes. Et
à nous rendre compte que ce que
nous pensons normal ne l’est pas
nécessairement. L’utilisation géné-
ralisée des chaises – par les gens
ordinaires, modestes – n’existe
que depuis un siècle ou deux,
et avant tout dans notre culture
occidentale. Dans les campagnes
d’Afrique et d’Asie, les gens conti-
nuent de s’asseoir par terre, de se
mettre à genoux ou accroupis.
Notre culture de la chaise n’existe
que depuis à peine plus d’un demi-
siècle. Elle nous semble être la
norme maintenant. Or passer sa
vie assis est un comportement
déviant, et, à l’origine, ce n’est
pas un comportement humain.
Qui est prêt à l’entendre? Les
gens en ont leur claque qu’on
leur dise tous les quatre matins
que ceci ou cela est mal ou mau-
vais pour la santé.
Effectivement, en présentant
les choses de cette manière, on
n’arrive à rien. En revanche, on
peut dire à une personne que, si
elle veut être en forme, vieillir sans
se sentir trop rouillée et mal en
point, mieux vaut qu’elle passe son
temps à bouger. Et que, si elle veut
s’asseoir, la seule chose à laquelle
elle doit faire attention, c’est d’être
assise inconfortablement. Car c’est
la seule bonne façon d’être assis.
Cet article a été rédigé debout,
sur un bureau haut.
—Gijsbert van Es,
publié le 28 août
TRANSVERSALES.
LA LETTRE
TECH
PHILIPPE COSTE, à New York
PV spatial, satellites de Jeff
Bezos et Barbieland tech
L a FCC, la Commission
fédérale américaine
des communications,
a pour la première fois infligé
une amende pour infraction
aux règlements sur le traite-
ment des débris dans l’espace.
Le contrevenant, l’opérateur
de télévision Dish, écope d’un
PV de 150 000 dollars. Dish,
explique MIT Technology
Review, avait expédié en
2002 son satellite EchoStar-7
en orbite géostationnaire, à
35000 kilomètres de la Terre, et
s’était engagé à le garer sur une
“orbite cimetière”. Or la firme a
dû avouer que les réserves de
carburant du satellite ne lui
permettraient de parcourir
que la moitié de cette distance.
D’où la sanction. Si modique
soit l’amende, elle fait grand
bruit : l’action Dish a chuté de
13 %. Cet incident marque-t-il le
début d’un âge d’or pour la pro-
fession méconnue des éboueurs
de l’espace, des entreprises
comme le japonais Astroscale
ou le suisse ClearSpace? Près
de 2 000 satellites morts
tournent autour de la Terre…
Jeff manque de fusées
The New York Times cite d’ail-
leurs une magnifique contribu-
tion à l’embouteillage orbital :
Amazon vient de décocher
deux satellites. Des proto-
types de son projet Kuiper,
dont les 3200 futurs satellites
sont censés concurrencer le
système Starlink d’Elon Musk.
Mais les prétentions spatiales
de Jeff Bezos, le grand patron
d’Amazon, doivent faire sou-
rire Elon Musk, qui dispose des
fusées réutilisables de SpaceX.
En effet, l’opérateur de Bezos,
Blue Origin, se contente pour
le moment d’expédier des tou-
ristes en orbite, car son lanceur
New Glenn, conçu pour le fret
spatial, n’est toujours pas au
point. En attendant, le nabab
d’Amazon doit recourir aux
fusées Atlas V du consortium
47
Tous les quinze jours,
l’actualité de la Silicon
Valley vue des États-Unis
américain United Launch
Alliance (ULA) ou à celles de
l’européen Arianespace.
L’IA à la CIA
La CIA a créé un département
entier consacré à l’intelligence
artificielle (IA), dirigé par
Lakshmi Raman, qui explique
dans Politico que son job est
bien sûr de garder un œil sur les
avancées rapides des Chinois,
mais aussi de diffuser l’IA à tous
les étages de l’usine à espions
de Langley, en Virginie. Les
chatbots “aident les agents à
examiner des tonnes de données
et à y détecter des tendances qui
seraient difficiles ou impossibles
à repérer autrement. [...] La tech-
nologie donne aux agents de ren-
seignement plus de temps pour se
concentrer sur le travail straté-
gique”, assure-t-elle. Euh… quel
genre de travail stratégique?
Bande de mufles
La semaine dernière, Orlando,
en Floride, accueillait l’un des
plus grands salons de l’em-
ploi tech des États-Unis. La
Grace Hopper Celebration
est destinée aux femmes et
aux “employés non binaires”.
Est-ce la conséquence des cen-
taines de milliers de licencie-
ments survenus ces derniers
mois dans la Silicon Valley ?
Des milliers d’hommes ont
menti sur leur identité sexuelle
pour s’incruster, constate la
NPR. “Les Ken ont pris d’assaut
Barbieland”, ironisait une par-
ticipante sur Twitter.—
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La Lettre tech.
 48. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
La crypto en “mode
survie” depuis
la chute de FTX
Monnaie. Le fiasco de cette plateforme d’échange
a porté un coup fatal au monde du bitcoin. Le procès
de son patron, Sam Bankman-Fried, a commencé.
CAGLE CARTOONS
—Bloomberg.com, extraits
(New York)
S ara Feenan a fait le grand
saut en 2017 et abandonné
sa carrière dans la finance
pour le nouveau monde utopique
de la crypto. Elle a travaillé pour
la Bourse de cryptomonnaies
Binance puis dans une entreprise
de la blockchain [la “chaîne de
blocs”, une technologie fondée
sur la cryptographie à la base de
la fi nance décentralisée] avec
l’enthousiasme de ceux qui
pensent participer à un mou-
vement promettant de changer
le monde, ou presque.
Puis sont apparues les convul-
sions de 2022, et le coup fatal
porté par l’incroyable faillite de la
plateforme d’échange de crypto-
monnaies FTX en novembre der-
nier. Sara Feenan, licenciée par
sa start-up, a quitté la crypto.
Elle travaille désormais dans une
start-up de technologie fi nan-
cière non crypto à Londres.
“J’ai un peu perdu mes illusions,
dit-elle. Certains événements
comme la faillite de FTX ont sus-
cité beaucoup d’exaspération. Si
vous dites aux gens que vous tra-
vaillez dans la crypto, quand ce
genre de trucs arrive, c’est difficile
de les convaincre que tout le sec-
teur n’est pas une vaste arnaque.”
Le scepticisme et la méfiance
suscités par cette catégorie d’ac-
tifs depuis son apparition sont
encore plus pesants depuis la
chute de FTX et de son patron
énigmatique, Sam Bankman-
Fried. Et ce n’est pas près de chan-
ger avec l’ouverture de son procès
[le 3 octobre] pour l’une des plus
grandes fraudes financières de
l’histoire des États-Unis, selon
l’accusation. Il plaide cependant
non coupable des innombrables
faits retenus contre lui.
Tulipes numériques. Bien
entendu, rien n’affecte plus l’hu-
meur des marchés que les prix
des actifs. Si le bitcoin [la pre-
mière des cryptomonnaies] a
rebondi d’environ 60 % cette
année, pour s’échanger autour
de 27000 dollars [25696 euros],
ce chiff re est bien inférieur au
record de 69000 dollars atteint
en novembre 2021. Ce marché, qui
autrefois pesait 3000 milliards
de dollars [2 855 milliards d’eu-
ros], en vaut désormais 1000 mil-
liards. Le rêve de voir le bitcoin
ou toute autre monnaie cryptée
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
remplacer les monnaies tradi-
tionnelles en reste un.
Les échanges se sont taris et
des actifs autrefois très promet-
teurs, comme les jetons non fon-
gibles [les NFT], s’apparentent
désormais à des bulbes de tulipes
numériques – ce qu’ils ont tou-
jours été, à en croire les crypto-
sceptiques [la “crise de la tulipe”,
en 1637, est décrite par les histo-
riens comme la toute première
bulle spéculative de l’histoire].
Environ 95 % des 73000 collec-
tions de NFT ne valent pratique-
ment plus rien, d’après [le cabinet
spécialisé] DappGambl. Selon
les chercheurs, la valeur bour-
sière hebdomadaire des NFT
était d’environ 80 millions de
dollars en juillet, soit à peine 3 %
du pic atteint en août 2021. Qui
se souvient de NBA Top Shot, le
projet hypermédiatisé de NFT
de Dapper Labs, qui transformait
les moments forts des matchs de
basket en jetons échangeables,
dont certains ont été vendus pour
plus de 200000 dollars en 2021?
Aujourd’hui, des centaines de ces
NFT sont en vente pour 1 dollar.
Mais surtout, les cordons de la
bourse du capital-risque se sont
considérablement resserrés. Les
investissements dans les projets
de cryptomonnaie et de block-
chain ont atteint 7,3 milliards
de dollars cette année au 19 sep-
tembre, soit environ un quart du
total annuel de 2021 et de 2022,
selon [la société de données finan-
cières] PitchBook.
Et les emplois sont également
touchés. Alors que le volume de
la main-d’œuvre dans le secteur
augmentait de plus de 18 % au
début de 2022, le nombre d’em-
plois a diminué tout au long de
l’année, et à un rythme de plus
de 5 % ces derniers temps, ana-
lyse la société Revelio Labs à
partir des données de 35 grandes
entreprises.
“Je vais être honnête : c’est la
déprime, dit Nico Cordeiro, direc-
teur des investissements du fonds
spécialisé dans la crypto Strix
Leviathan. Les revenus sont réduits
à leur plus simple expression à
cause des conditions du marché.
“Dès que je dis que
ma start-up a un lien
avec la crypto,
les gens se crispent.”
Hilal Diab,
FONDATEUR DE MARKET MAPPER
↙ Cryptomonnaies. SEC (Autorité des marchés financiers) :
“Tu crois qu’il est trop tard pour leur dire de faire gaffe ?”
Dessin de Christopher Weyant, États-Unis.
Impossible d’attirer de nouveaux
investisseurs. Les acteurs du secteur
sont en mode survie et se contentent
de poursuivre leurs opérations aussi
longtemps qu’il le faudra pour que
les capitaux commencent à revenir.”
Strix Leviathan, qui a utilisé
le système d’échange offshore
de FTX [domicilié aux Bahamas]
pour négocier des contrats à terme
perpétuels, interdits aux États-
Unis, a toujours des fonds bloqués
à la suite de la faillite de la plate-
forme. Depuis, il a arrêté de faire
le négoce de ces produits dérivés
en l’absence d’une plateforme
d’échange de confiance, puisque le
grand rival de FTX, Binance, est
de plus en plus dans le collima-
teur des autorités de régulation.
Pour ceux qui ont réussi à créer
une entreprise liée à la crypto
après la débâcle de FTX, le par-
cours est semé d’embûches. En
janvier, Hilal Diab lançait à Tel-
“Je vais être honnête,
c’est la déprime.
Impossible d’attirer
des investisseurs.”
Nico Cordeiro,
DIRIGEANT DE STRIX LEVIATHAN
Aviv Market Mapper, une plate-
forme d’analyse de la blockchain
pour traders. Mais il a rapidement
enchaîné les déconvenues quand
il a fallu trouver une régie publi-
citaire en ligne. Et quand il a
essayé d’ouvrir un compte sur
Mailchimp pour distribuer sa
newsletter, la plateforme lui a dit
d’aller voir ailleurs parce qu’elle
ne voulait pas être associée aux
cryptomonnaies. Même ses amis
et sa famille sont dubitatifs. “Dès
que je dis que ma start-up a un lien
avec la crypto, les gens se crispent.
Les investisseurs hésitent aussi
beaucoup à nous financer, sur-
tout depuis le fiasco de FTX. Ils
craignent les procès.”
Les démêlés judiciaires et
autres déboires se sont en effet
accumulés dans le sillage de l’ef-
fondrement de FTX et de celui
des cryptomonnaies, qui l’avait
précédé l’an dernier. Outre la
faillite de FTX et le procès de
Sam Bankman-Fried, Genesis
Global, Celsius Network, Voyager
Digital, Three Arrows Capital et
BlockFi ont été impliqués dans
des faillites et des procédures
judiciaires y afférentes.
Coinbase, elle, bataille contre
la Securities and Exchange
Commission [SEC, le gendarme
des marchés financiers améri-
cains], pour qui les cryptoactifs
échangés sur cette plateforme
devraient être soumis à la régle-
mentation. L’entreprise pratique
aussi un lobbying intensif au
Capitole. De son côté, Binance
est sous le coup de mesures coer-
citives de la Commodity Futures
Trading Commission [CFTC, le
régulateur des marchés à terme
américains], ainsi que de la SEC.
“Un vrai Far West”. Pourtant,
contre toute attente, les dernières
décisions de justice ont permis au
monde de la finance décentrali-
sée de reprendre espoir, explique
Reena Aggarwal, qui enseigne la
finance à l’université Georgetown
[à Washington]. Elle cite notam-
ment l’annulation, en appel, de
l’interdiction par la SEC du lance-
ment d’un fonds en bitcoins par
la société de gestion Grayscale.
“La SEC a essayé de prouver que
la crypto était un vrai Far West et
qu’il fallait absolument y mettre de
l’ordre, mais les tribunaux n’ont
pas suivi, souligne-t-elle. C’est
presque un nouveau départ pour
le secteur.”
La prochaine étape sera le
procès de Sam Bankman-Fried
et le grand déballage du linge sale
de FTX. De nombreux acteurs
du secteur vont suivre de près
l’affaire, estime Brian Mosoff,
directeur général d’Ether Capital,
une société spécialisée qui a son
siège à Toronto [au Canada].
“L’aspect positif de la chose, c’est
que cela fait avancer le débat dans
toutes les juridictions du monde,
car tout le monde se rend compte
que ce secteur ne va pas disparaître.
Il y aura sans doute un avant- et
un après-FTX. C’est sans doute le
début de l’institutionnalisation de
la finance cryptée, de sa crédibilité
et de son encadrement.”
En effet, entre les [sociétés
de gestion d’actifs] BlackRock,
Fidelity et autres Franklin
Templeton qui attendent l’ap-
probation de la SEC pour leurs
fonds en bitcoins et les entre-
prises classiques de Wall Street
qui travaillent sur des projets de
blockchain visant à transformer
les actifs traditionnels en jetons
numériques, l’avenir de la crypto
n’a sans doute jamais eu l’air aussi
respectable.
—Michael P. Regan
et Anna Irrera,
publié le 29 septembre
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023 TRANSVERSALES. 49

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Des catastrophes de plus en plus rapprochées

Entre 1980 et 2022, les États-Unis ont connu 155 “catastrophes à 1 milliard de dollars”. Et leur fréquence n’a cessé d’augmenter.

Moyenne
113

111
des années 1980
104

Intervalle entre deux catastrophes à 1 milliard de dollars (en jours)

Nombre de jours

75 jours
Depuis les années 1980, les États-Unis sont de plus en plus régulièrement
frappés par des catastrophes climatiques. Entre 2020 et 2022, l’intervalle moyen
entre deux catastrophes à 1 milliard de dollars a chuté à 18 jours.
85

78

74

73
71
66

64
64

Moyenne
60

des années 2020

54

51

18 jours
48

47

47
46
44
44

40
Pas de catastrophe en 1987 et une seule en 1988

39
39

36
35
34

33
30

30
30
30
23

23

20

20
19
18

18
16

14
13

2020
2015
2010
1995

2005
1985
1980

2000
1990

L’expression “catastrophe à 1 milliard de dollars” désigne un événement

dont le bilan économique atteint ou dépasse le milliard de dollars
(en tenant compte de l’actualisation de l’indice des prix à la consommation pour 2023).
SOURCE : AGENCE AMÉRICAINE D’OBSERVATION OCÉANIQUE ET ATMOSPHÉRIQUE (NOAA)

PL A N E T A N O M A LY. Ce site a été créé en mars 2023 par Bhabna de la datavisualisation publiée en mai et reprise en août par
Source Banerjee, datajournaliste et illustratrice canadienne. Son objectif : Visual Capitalist au moment où un incendie meurtrier ravageait
transformer des données scientifiques sur la crise climatique l’île de Maui, à Hawaii. L’une des nombreuses catastrophes
en “histoires visuelles et digestes”. Celle-ci est un extrait naturelles survenues aux États-Unis ces dernières décennies.
À 33 ans,
l’Américaine
est en passe
d’établir un
record : celui
de la tournée
mondiale la plus
lucrative de
l’histoire. Lancé
en mars dernier,
The Eras Tour
est l’événement
musical de
l’année, qui
affole les fans
dans tous les
pays où il passe.
Sur la scène du stade
Nissan de Nashville, dans
le Tennessee, le 6 mai.
Photo John Shearer/TAS23/
Getty Images for
TAS Rights Management
360

Spécial
52. 360o Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

La pop mondiale a trouvé

Cette année, Taylor Swift n’a cessé de créer l’événement. Et cela continue :
ce 13 octobre sort en salles Taylor Swift, The Eras Tour, un film tourné lors
du passage de sa tournée-phénomène en Californie, cet été. John Gapper,
chroniqueur au Financial Times, applaudit le talent, le flair et la volonté
qu’il a fallu à l’Américaine pour arriver à une telle suprématie.

—Financial Times, extraits (Londres) cette jeune femme talentueuse de 19 ans, chan-
teuse et autrice-compositrice de pop mais aussi de
ans sa chanson The Man, Taylor Swift, ma country, allait régner de manière incontestée sur

D
superstar préférée, considère qu’elle aurait
été plus respectée sur le plan artistique si elle
avait été un homme. “They’d say I hustled, put
in the work / They wouldn’t shake their heads
and question how much of this I deserve” (“Ils
diraient que j’ai bossé dur / Ils ne se demanderaient pas
si je l’ai vraiment mérité”).
Cela étant dit, ou chanté, elle n’a pas l’air de se lais-
ser abattre. C’est au moment de la sortie du deuxième
album de Taylor Swift, il y a quinze ans, que je suis
devenu accro à son génie addictif ; j’ai écouté Fearless
en boucle dans ma voiture toute l’année en sillonnant
les États-Unis. Je n’imaginais pas une seconde que
le monde de la musique. Sans doute l’avais-je éga-
lement sous-estimée.
Taylor Swift [a achevé le 9 août] la phase améri-
caine de sa tournée appelée “The Eras Tour”. Des
centaines de milliers de fans ont envahi les villes
où elle se produisait, pris d’assaut les hôtels et les
restaurants, et dépensé en moyenne 1240 dollars.
On estime qu’elle a gagné 13 millions d’euros par
concert et attiré en moyenne 54 000 spectateurs
par représentation. Mais Taylor Swift ne compte
pas s’arrêter là : elle poursuit sa tournée à l’étranger,
et des millions de “Swifties” [lire ci-contre] se sont déjà
arraché les billets en ligne.

Une tournée en chiff res et en records

DE STADE EN STADE
Taylor Swift a présenté The Eras Tour comme
“un voyage à travers toutes les ères musicales
de [sa] carrière” : 146 concerts, dans
20 pays, sur tous les continents sauf
l’Afrique. Lancée en mars 2022 en Arizona,
cette tournée des stades doit s’achever
en novembre 2024 au Canada. Aux
États-Unis, cet été, la ruée sur les billets
et le battage médiatique ont rappelé
au New York Times “les grandes heures
de Michael Jackson et de Madonna, dans les
années 1980”, soit une fièvre que l’on croyait
devenue impossible au xxie siècle, à l’ère
d’Internet et de la fragmentation des publics.
1,3
MILLIARD. C’est le montant en euros des recettes
que pourrait produire The Eras Tour, selon une estimation
livrée en juin par Pollstar, une revue professionnelle
californienne, alors que la tournée ne comptait encore
que 102 dates. Taylor Swift pourrait être le premier Sur la scène
artiste de l’histoire à frôler, voire à dépasser, la barre du stade
du milliard d’euros de recettes, écrivait à la même Arrowhead,
époque The Wall Street Journal. De quoi pulvériser à Kansas City,
le record de la tournée d’adieu d’Elton John, achevée dans le Missouri,
en juillet (plus de 839 millions d’euros). le 8 juillet 2023.
 Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023 360o. 53

C’est certes un phénomène, mais rien n’est dû au
hasard. Si Taylor Swift n’imaginait sans doute pas
connaître un tel triomphe à l’âge de 33 ans, c’est bien
elle qui a posé les bases de sa réussite : “Someday, I’ll be
big enough so you can’t hit me / And all you’re even gonna
be is mean” (“Un jour, j’aurai tellement de succès que
tu ne pourras plus m’atteindre / Mais, toi, tu resteras
toujours un sale type”), chantait-elle [en 2010] dans
Mean. À l’époque, elle avait été étrillée par un critique
particulièrement virulent sans que cela n’entame sa
détermination à voler de ses propres ailes.
Si quelqu’un doit être aux manettes, pourquoi pas
elle ? Cette envie d’indépendance l’accompagne depuis
toujours, et elle n’a jamais caché son désir de mener
sa barque toute seule. “Tout le monde mérite d’être seul
propriétaire de ses créations artistiques”, a-t-elle déclaré
lors d’une bataille juridique houleuse pour savoir à qui
appartenaient les droits des enregistrements originaux
de ses premiers albums [lire p. 57].
Elle a également élargi son public, en passant len-
tement mais sûrement de la country à la pop, et elle a
travaillé dernièrement avec Aaron Dessner [du groupe
de rock indé américain] The National. Cette stratégie
n’est pas totalement nouvelle : Bob Dylan s’était lui
aussi attiré les foudres des fans de folk pour être passé
au rock en 1965. Mais elle a fait de cette volonté de se
renouveler un passage obligé pour les artistes féminines
(“C’est indispensable, sinon vous n’avez plus de travail”).
Subtilité. Il est essentiel pour un artiste aujourd’hui
de toucher un très large public, car les lois de l’indus-
trie de la musique ont changé et les plus gros béné-
fices, provenant à la fois du streaming et des concerts,
reviennent désormais aux musiciens les plus connus.
Le coût des spectacles dans les stades, avec leurs mul-
tiples changements de décors et de costumes, ne peut
être couvert que par la vente d’un grand nombre de bil-
lets à des personnes d’âges et de goûts différents, et ce
dans de nombreux pays.
Et toute la subtilité de Taylor Swift a été de com-
prendre combien il était précieux de communiquer
directement avec les fans grâce aux réseaux sociaux
[lire p. 55]. Elle a ainsi fait fructifier son génie musical
jusqu’à devenir l’une des plus grandes marques interna-
tionales à réussir à créer une telle intimité avec ses fans.
PHOTO FERNANDO LEON/TAS23/GETTY IMAGES FOR TAS RIGHTS MANAGEMENT
Une particularité qu’elle partage avec BTS, le groupe
sud-coréen, qui a été numéro un des ventes physiques et
de streaming pendant deux ans avant que la chanteuse
ne leur reprenne la première place l’année dernière.
De plus en plus de places de concerts sont désormais
achetées par les admirateurs – souvent complètement
exaltés – de la star qui se produit et non plus par des
amateurs de musique qui aiment découvrir des artistes
au hasard de la programmation des salles près de chez
eux. “Les fans jouent un rôle de plus en plus important pour
CE SUCCÈS PHÉNOMÉNAL
NE DOIT RIEN AU HASARD.
C’EST TAYLOR SWIFT
ELLE-MÊME QUI A POSÉ
LES BASES DE SA RÉUSSITE.
les concerts”, explique Kriss Thakrar de Midia Research
[un cabinet d’études britannique]. De nombreux spec-
tateurs se disent ainsi prêts à débourser des sommes
astronomiques pour aller voir leur star préférée dans
une autre ville que la leur.
Un phénomène frappant lors de la tournée améri-
caine de Taylor Swift dans les stades des grandes villes,
avec des fans bien déterminés à faire des centaines de
kilomètres pour voir ou revoir leur idole. De nombreux
spectateurs, saisis par l’excitation du moment, ont ainsi
dépensé bien plus que ce qu’ils avaient prévu. Mais ce
n’est pas uniquement un phénomène américain : Air New
Zealand a ainsi rajouté des vols pour l’Australie afin de
permettre aux Swifties néo-zélandais d’aller voir leur
idole [à Melbourne ou à Sydney] en février prochain.
Taylor Swift bénéficie peut-être d’un effet post-pandémie
qui voit les spectateurs se précipiter dans les salles de spec-
tacle. Il se peut aussi que ce soit simplement la rançon du
succès : quand on est l’une des plus grandes stars inter-
nationales, quel que soit le nombre de dates et de lieux
proposés, la demande reste insatiable. Mais il y a bien
une chose qu’on ne peut pas reprocher à Taylor Swift,
c’est de ne pas avoir travaillé d’arrache-pied.
—John Gapper,
publié le 28 juillet
En bref
À la conquête
des cinémas
●●● En décidant de sortir son film cet
automne, alors que la grève des scénaristes
et des acteurs a causé le report de nombreux
blockbusters hollywoodiens, Taylor Swift
prouve une nouvelle fois qu’elle est “la plus
fine tacticienne du show-business”, admire
The Daily Telegraph. Ce 13 octobre, Taylor
Swift, The Eras Tour sort dans plus de cent
pays, dont la France. Produit par Taylor Swift
Productions, indépendamment des grands
studios, il a été réalisé par Sam Wrench,
qui a déjà signé des films de concerts pour
Billie Eilish ou Lizzo. Il rassemble des images
tournées lors de trois des concerts donnés
au stade SoFi, en Californie, en août. “Il a tout
pour devenir un phénomène culturel, comme
Barbie, ce blockbuster estival prisé du public
féminin”, prédit The Hollywood Reporter.
Les “Swifties”,
des fans si fervents
●●● Taylor Swift peut compter sur une
communauté de fans passionnés : les
“Swifties”. En témoignent les foules qu’attirent
ses concerts. À Mexico, du 24 au 27 août,
on comptait plus de 65000 personnes
chaque soir. Parmi eux, la community manager
Citlalli Hernández confie avoir réalisé son rêve :
“C’est comme si nous nous connaissions
tous les uns les autres. À la sortie du concert,
on se souriait tous, et des gens s’arrêtaient
pour échanger avec moi des ‘bracelets
d’amitié’”, écrit-elle dans El Sol de Mexico,
le quotidien qui l’emploie. Dans tous les pays,
des fans vendent en ligne ces friendship
bracelets, composés avec des lettres
renvoyant aux paroles de chansons de la star,
ou se réunissent pour les fabriquer, comme

DES CONCERTS ÇA SECOUE À SEATTLE la Californienne Angie Arreotúa, rencontrée

MARATHONS
Taylor Swift monte sur scène
avec “un programme ahurissant
de 44 chansons”, écrit
Variety. Celles-ci ont été
puisées dans les 10 albums
de la chanteuse, de Taylor Swift
(2006) à Midnights (2022),
pour un concert de plus de
trois heures. Et la star ménage
“des surprises” à chaque étape,
“incluant rapides changements
de tenues et invités stars”,
ajoute le magazine californien.
En Europe, le groupe de rock
américain Paramore assurera
la première partie.
“Taylor Swift a chanté Shake It Off à Seattle, et un sismographe
a enregistré des secousses”, s’amuse The Seattle Times.
Les 22 et 23 juillet, la chanteuse se produisait dans la grande
ville du nord-ouest des États-Unis. La sismologue Jackie
Caplan-Auerbach a enregistré une activité sismique
de 2,3 sur l’échelle de Richter, due au trépignement
des fans ou au système de sonorisation. C’est plus
que le record établi en 2011 lors d’un match de l’équipe
locale de football américain.
ET DANS L’HEXAGONE…
La star a prévu 6 concerts en France, en 2024 :
du 9 au 12 mai à Nanterre (Paris Défense Arena) et les 2 et 3 juin
à Décines-Charpieu, près de Lyon (Groupama Stadium). La mise
en vente des billets, le 11 juillet, a fait comme dans d’autres pays
exploser le site Ticketmaster, saturé de demandes.
par le Los Angeles Times. “C’est notre façon
à nous de nous retrouver entre fans. Il y a aussi
quelque chose de thérapeutique à s’accorder
ce moment ensemble, entre Swifties, pour
discuter”, explique-t-elle. D’autres événements
montrent l’ampleur de l’engagement
de ces passionnés. À Londres sont organisées
des soirées “Swiftogeddon” en club, relate
The Guardian. Les participants, en majorité
des femmes, font part d’un sentiment
de sécurité et d’absence de harcèlement.
“J’ai l’impression que ses chansons captent
bien ce qu’est collectivement l’expérience
d’être femme”, confie Fran. Des soirées
du même type ont également vu le jour
aux États-Unis. “Il existe peu d’artistes
sur qui de telles soirées peuvent se construire
et s’inscrire dans la durée”, note le quotidien
britannique.
54. 360o Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023

Quand Taylor
spectacle. Ils manœuvrent les ondulations des para-
chutes leuris qui la dissimulent au début du concert.
Ils agitent des globes lumineux sur Willow, des nuages
pendant Lavender Haze et des parapluies sur Midnight
Rain. Rien de très imaginatif, juste suisamment pré-
sent pour être remarqué.
À d’autres moments, ils font oice de igurants. Le
baiser au biceps était une transition annonçant la chan-
son The Man, plaidoyer pour l’égalité hommes-femmes,
illustré sur scène par l’ascension de la vedette mon-
tant des escaliers et des étages peuplés d’employés se
tambourinant sur la poitrine.
Sur d’autres titres, les danseurs interprètent des
rôles : le petit ami, coupable d’avoir négligé les sen-
timents de Taylor et avec qui elle règle ses comptes
autour (et sur) la table du dîner dans Tolerate It ; ou
bien l’excentrique héritière de la chanson The Last
Great American Dynasty.
Le personnage central du spectacle reste toutefois
Taylor Swift. Dans Look What You Made Me Do, ses dan-
Les chorégraphies que la pop star exécute sur scène semblent seuses incarnent les précédents avatars de la chanteuse,
à la portée de tous, bien loin des performances d’une Beyoncé enfermés dans des boîtes transparentes comme des
ou d’une Britney Spears. Le critique de danse Brian Seibert poupées. Et puis, elles partent. Laissant Taylor seule
s’interroge : comment réussit-elle à captiver les foules ? avec son public pour, à chaque fois, retisser ce lien
intime avec ses fans. Swift n’est pas la première pop
star à utiliser cette astuce, mais elle fonctionne d’autant

—The New York Times, extraits (New York) Lors de son second concert à Los Angeles [le 7 août],
son geste le plus fort est venu en début de partie,
ELLE EST UNE DANSEUSE

L
a tournée de Taylor Swift étant sans conteste
l’événement pop de l’année, il n’est pas étonnant
que les réseaux sociaux soient inondés depuis
des mois d’extraits de ses concerts, ilmés en
direct par ses fans. Ce qui est plus frappant,
c’est que les chorégraphies que l’on voit sur ces
vidéos contrastent assez nettement avec la sophistication
des costumes et les efets visuels : elles sont simples,
peu originales et à la portée de tout le monde.
Taylor Swift est une chanteuse qui danse mais qui
n’est pas réputée pour son talent en la matière. Bon
nombre de ses admirateurs en conviennent d’ailleurs :
elle n’est ni Beyoncé ni Britney Spears. Elle a beau faire,
elle reste toujours un peu raide et maladroite. Pourtant,
la présence scénique est un élément essentiel de son
spectacle de plus de trois heures.
entre deux chansons. Au milieu des hurlements de
70 000 admirateurs déchaînés, la chanteuse prend
une mine faussement surprise avant d’annoncer qu’elle
voudrait tenter quelque chose. Elle pointe un doigt
vers une partie du stade SoFi d’où s’élève alors une
clameur décuplée.
“Je me sens tellement puissante”, lance-t-elle en embras-
sant son biceps. En réalité, sa force est surtout sa
capacité, par écrans géants interposés, à créer un
lien avec chaque membre du public. Et la chorégra-
phie est un des éléments qui lui permettent de main-
tenir cette connexion.
Je ne parle pas seulement des tableaux de danse, bien
qu’ils soient nombreux, signés de la chorégraphe Mandy
Moore (La La Land, So You Think You Can Dance ?). Les
danseurs qui l’accompagnent contribuent parfois au
ORDINAIRE. MAIS SAIT JOUER
DE SES FAIBLESSES POUR
QU’IL SOIT ENCORE PLUS FACILE
DE S’IDENTIFIER À ELLE.
mieux ici qu’elle est une chanteuse- compositrice qui
peut s’installer à un piano ou jouer la carte de la poé-
tesse, guitare en bandoulière.
Ce sont là les moments les plus intenses : la ver-
sion live, longue de dix minutes, de All Too Well et le
mini-concert acoustique de “chansons secrètes”, dont
la composition change tous les soirs. Des moments
durant lesquels la danse est spécialement absente,
mais qui nécessitent une forme de présence où la
chanteuse excelle. Solide sur ses appuis, elle apparaît

Dans toutes les têtes Les chorégraphies

sont l’œuvre
de Mandy Moore.
Ses fans ne sont pas DU PHOSPHORE POUR LES UNIVERSITAIRES Ici au stade Raymond
les seuls à avoir ses Ce devrait être “l’événement le plus drôle” à avoir lieu James de Tampa,
chansons qui tournent à l’université de Melbourne depuis longtemps, croit en Floride, le 14 avril.
en boucle dans leur pouvoir ironiser The Age. Du 11 au 13 février 2024,
tête. Taylor Swift, l’établissement organisera, avec d’autres facultés
sa vie, son œuvre d’Australie et de Nouvelle-Zélande, une conférence
intéressent plusieurs sur Taylor Swift. Lors de ce “Swiftposium” seront
professions. analysés des sujets aussi variés que les chansons
de la star, son inluence sur les mouvements féministes
et LGBTQI, ou encore son inluence culturelle
ou politique. N’en déplaise au quotidien de Melbourne,
des programmes d’études sur la chanteuse existent
déjà dans les universités de New York, du Texas,
de l’Arizona, de Stanford (Californie) ou encore
de Gand (Belgique), énumérait en août USA Today.
 Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
confiante et telle une confidente. Elle est bien, à l’aise,
comme chez elle.
C’est généralement l’impression qu’elle dégage quand
elle ne danse pas. Elle sait trottiner sur l’immense
scène sans être écrasée par le stade. Elle sait prendre la
pose pour jeter un regard par-dessus l’épaule en direc-
tion des caméras. Elle sait habiter ses costumes étin-
celants, rouler des hanches dans son habit à franges,
juchée sur des Louboutin et laisser flotter les manches
longues de sa robe folk comme [la chanteuse de folk
américaine] Stevie Nicks savait jouer de ses foulards.
Alors qu’importe si dans son numéro de danse de
cabaret sur Vigilante Shit, un hommage aux chorégra-
phies de Bob Fosse, elle semble si imprécise et en réalité
peu sensible aux plaisirs et aux dangers du sexe ? D’un
côté, non, ce n’est pas grave, car son public l’aime de
Chaque concert
est un défilé de
tenues. Au stade
SoFi d’Inglewood,
en Californie,
le 3 août.
PHOTO EMMA MCINTYRE/TAS23/GETTY IMAGES FOR TAS RIGHTS MANAGEMENT
UN CAS D’ÉCOLE POUR LES LÉGISLATEURS
Dans de nombreux pays, les prix faramineux
auxquels ont pu s’écouler, à la revente, des billets
pour The Eras Tour (jusqu’à plus de 2 700 euros
à Londres, selon The Guardian), ont suscité
colère et indignation. En réaction, le projet
législatif PL 3.120/2023, vite affublé du surnom
plus glamour de “loi Taylor Swift”, a été déposé
en juin au Congrès brésilien par la députée Simone
Marquetto (MDB, centre droit). Il prévoit
d’interdire la revente au prix fort de tickets pour
des événements culturels ou sportifs, sous peine
de prison (d’un à quatre ans) et d’amende
(cent fois la valeur de revente), relate le site
Poder360. “Sans citer expressément Taylor Swift,
la proposition de loi fait allusion à la chanteuse
américaine et aux concerts qu’elle doit donner en
novembre à São Paulo”, précise le site de Brasilia.
360o. 55
toute manière. Et de l’autre, si, c’est important parce
que ses faiblesses de danseuse renforcent son image Gros plan
de femme ordinaire. Il devient d’autant plus facile de
s’identifier à elle.
Et voilà à quoi tient la réussite de ses concerts : la
Une star des réseaux
fusion entre Taylor Swift et ses admirateurs, qu’elle ne ●●● Elle est l’une des personnalités les plus
cesse de remercier et de flatter, ses fans qui connaissent suivies au monde sur les réseaux sociaux :
chaque parole de chacune de ses chansons. À son Taylor Swift cumule plus de 470 millions
public de Los Angeles, elle explique qu’en l’entendant d’abonnés sur TikTok, Facebook, X (ex-Twitter)
reprendre ses chansons en chœur elle a l’impression et Instagram. Son implication sur
qu’il ressent les mêmes choses qu’elle. ces plateformes explique en partie son
On comprend dès lors pourquoi elle danse comme succès. Elle y “partage des contenus exclusifs,
vous et moi. Afin que vous et moi puissions nous ima- des aperçus de son quotidien en coulisses
giner être elle – dans toute sa puissance. et interagit directement avec son public”,
—Brian Seibert, explique Forbes. Elle y fait d’importantes
publié le 9 août annonces et mobilise ses admirateurs
en nombre. Pour chaque album, détaille
The Daily Telegraph, elle sème sur
les réseaux sociaux des easter eggs
(littéralement : des “œufs de Pâques”),
soit des indices cachés que les Swifties
“collectent et mettent en commun, créant
des moments de connexion qui font monter
le buzz autour de l’annonce attendue”.
Cette brillante stratégie marketing “donne
l’impression aux Swifties d’être uniques tout
PHOTO OCTAVIO JONES/TAS23/GETTY IMAGES FOR FOR TAS RIGHTS MANAGEMENT
en faisant partie d’une cohorte de plusieurs
millions de fans”, juge le quotidien
britannique. La star s’y met aussi en scène
avec ses amis, certains très célèbres.
Pour Brittany Spanos, qui prodigue un cours
sur la chanteuse à l’université de New York,
la pertinence de Taylor Swift tient à cet usage
exhaustif des réseaux, en parfaite digital
native qu’elle est. “C’est une artiste qui
a touché à presque tous les réseaux sociaux
possibles et imaginables. Ses premiers fans
l’ont découverte sur Myspace. Elle est
longtemps restée sur Tumblr. Puis Twitter.
Maintenant elle est sur TikTok, où elle
commente les vidéos des gens. Elle a
une façon d’utiliser ces outils qui donne
l’impression à ses fans qu’ils peuvent vraiment
tisser un lien direct avec elle”, explique-t-elle
au site de la radio américaine NPR.
PHOTO JOHN SHEARER/TAS23/GETTY IMAGES FOR TAS RIGHTS MANAGEMENT
Retour à ses PAIN BÉNIT POUR
origines country LES JOURNALISTES
sur la scène L’intéressée a beau ne plus guère
du stade Nissan parler aux médias, ils s’intéressent
de Nashville, à elle. Aux États-Unis, le groupe
dans le de presse Gannett a annoncé le
Tennessee, 12 septembre qu’il créait un nouveau
le 6 mai. poste : celui de reporter chargé
de couvrir uniquement l’actualité
de la chanteuse pour ses journaux
USA Today et The Tennessean.
Selon The New York Times,
cette décision reflète “la frénésie”
qui entoure Taylor Swift cette année.
C’est aussi une façon pour le groupe
de presse, mal en point, de faire
parler de lui – et, si possible,
de relancer ses ventes.
56. 360o
Aux États-Unis,
Venue de l’univers conservateur de la country, Taylor Swift se dit féministe
et proavortement. Et réussit à réunir lors de ses concerts des Américains
pourtant très divisés. Analyse de cet intrigant art de la synthèse.
—Die Zeit, extraits (Hambourg)
I
l est des photos qui résument des chapitres politiques
essentiels de l’histoire des États-Unis : le drapeau
américain lottant à la surface de la Lune, la “petite
ille au napalm” pendant la guerre du Vietnam ou
bien la famille Obama après l’élection du premier
président noir américain. Au rayon culture pop, on
trouve aussi désormais un polaroïd en noir et blanc de
Taylor Swift en chemise canadienne.
C’est un cliché que la chanteuse a posté le 8 octobre
2018 sur Instagram, avec un texte appelant à “lutter pour
les droits des LGBTQI” et “contre l’efroyable racisme systé-
mique de ce pays”. C’est à ce moment-là que la plus grande
pop star de notre époque est devenue une igure politique.
Taylor Swift est une chanteuse aux convictions aussi
progressistes qu’inofensives. Et alors ? En mars, une
étude du cabinet Morning Consult a révélé que plus de
la moitié des Américains étaient fans de cette artiste.
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
Pourtant, 45 % d’entre eux ont voté pour Donald Trump
en 2020. Et Taylor Swift vient de la musique country,
courant si étroitement associé au patriotisme, au rêve
américain et aux vieux modèles de masculinité.
Cela fait certes longtemps que la jeune femme a délaissé
la country pour s’aventurer sur un terrain pop mâtiné
d’inluences indé, hip-hop et folk. Mais, avec ses bal-
lades romantiques et tout public, sa guitare acoustique
et ses bottes de cow-boy, elle pourrait encore incarner
l’idéal américain de nombreux républicains. Si elle n’avait
pas exprimé certaines ainités politiques ces dernières
années : contre Donald Trump et contre les républicains.
Une “fille gentille”. Sa popularité repose en bonne partie
sur ce grand écart : Taylor Swift est une country girl qui ne
craint pas de brandir le drapeau arc-en-ciel. Une artiste
qui défend les valeurs chrétiennes en même temps que
le droit à l’avortement, qui joue autant la carte de la nos-
talgie que celle du progressisme, une ille gentille et ordi-
naire doublée d’une redoutable femme d’afaires – elle est
tout cela à la fois. Sa crinière est le panache blond derrière
lequel se rallient tous les Américains à un moment où la
société n’a jamais semblé aussi profondément divisée.
Issue de la petite bourgeoisie de Pennsylvanie, Taylor
Swift a signé son premier contrat à 15 ans. Aujourd’hui,
elle fait tomber record après record. De nombreux poli-
tiques cherchent à surfer sur sa popularité : cet été, cer-
tains maires ont temporairement rebaptisé leur ville en
l’honneur de la chanteuse venue y donner un concert. En
Californie, Santa Clara est brièvement devenue “Swiftie
Clara”. Mais c’est seulement en octobre 2018, avec ce
message posté sur Instagram à la veille des élections
de mi-mandat, que la chanteuse a pour la première fois
exprimé une opinion claire. Avant cela, pas un mot de
politique. Elle voulait juste être une “ille gentille”, coniait-
elle dans Miss Americana, le documentaire Netlix [sorti
en janvier 2020] qui lui a été consacré.
Pour ses fans conservateurs, cette prise de position a
fait l’efet d’une bombe. Trump a déclaré qu’il “l’aim[ait]
désormais 25 % de moins”. Plusieurs responsables poli-
tiques avaient assisté à ses concerts, accompagnés de
généreux donateurs, et ils étaient nombreux à la consi-
dérer largement acquise à leur cause de “rendre sa gran-
deur à l’Amérique”. Le blog néonazi The Daily Stormer
la voyait en “déesse aryenne”, et le blogueur d’extrême
droite Milo Yiannopoulos s’extasiait devant “son aura de
ELLE N’A PAS LA RADICALITÉ
D’UNE MADONNA QUI, EN 2016,
PROMETTAIT UNE PIPE
À CEUX QUI VOTERAIENT
POUR HILLARY CLINTON.
conservatrice née”. Alors certes, un malentendu est vite
arrivé sur Internet, mais pourquoi Taylor Swift était-
elle si bien vue de l’extrême droite ?
La chanteuse ne s’est jamais déclarée en faveur de ce
courant politique. Mais, avec sa peau blanche, ses che-
veux blonds et ses yeux bleus, elle correspond physi-
quement à un idéal raciste, et sa musique a longtemps
été empreinte d’un romantisme un peu suranné entre
légendes, igures féminines et masculines très tradition-
nelles et éloge de la nature. Un de ses premiers tubes,
Love Story [sorti en 2008], est une réinterprétation de
Roméo et Juliette dans laquelle la “gentille ille” se garde
bien d’embrasser son Roméo, se contentant de frôler son
visage dans les herbes hautes au soleil couchant.
Ce n’est pas la faute de la jeune chanteuse si elle a été
récupérée par l’extrême droite parce qu’elle rêvait du
prince charmant – c’est là un fantasme d’adolescente, pas
un positionnement politique. Mais alors que ses avocats
poursuivaient en justice les auteurs de mèmes mêlant
les paroles de ses chansons avec des images d’Hitler sur
Internet, elle-même ne disait rien. Ce n’est que des années
plus tard, dans son post Instagram de 2018, qu’elle est
enin sortie de son silence. Ses vidéos sont désormais
peuplées de drapeaux arc-en-ciel et son site vend des
porte-clés “Fuck the patriarchy”. Dans les rangs de l’ex-
trême droite, c’est la consternation.
La politisation de Taylor Swift est une chose récente.
La chanteuse a commencé à s’exprimer dans ce domaine
quelques années avant la mort de George Floyd [tué
↖→ Près du stade MetLife d’East
Rutherford, dans le New Jersey,
le 26 mai. Cette fan (à gauche)
a brodé sur son blouson le titre des
dix albums studio de Taylor Swift.
D’autres (comme ici, à droite)
se sont habillées comme leur idole.
 Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
par un policier blanc en mai 2020] et avant que la Cour
suprême ne revienne sur le droit à l’avortement. C’est-
à-dire quand le choix du silence n’était plus tenable et
risquait d’être interprété comme une prise de position,
et pas seulement du côté de l’extrême droite.
Sur le plan de l’image, le progressisme se révèle un
choix judicieux pour Taylor Swift. Bien qu’elle-même
raconte une genèse légèrement diférente : en 2017, elle
remporte son procès contre l’animateur radio David
Mueller, accusé de lui avoir mis une main aux fesses
devant un mur de photographes. À l’époque, elle aurait
voulu être plus active politiquement, mais ses managers
l’auraient mise en garde, craignant des salles de concert
à moitié vides. C’est du moins ce qu’elle laisse entendre
dans le documentaire Netlix.
Atemporelle. Taylor Swift a grandi sous les projecteurs
et connaît tous les travers de la célébrité : les troubles
alimentaires, les insultes sexistes, le harcèlement de
certains fans. On lui reproche d’être trop grosse, trop
mince, trop solitaire, trop garce, etc. Si elle se tourne
vers le féminisme, c’est inalement moins par empathie
qu’au il de ses expériences personnelles. Elle n’a pas la
radicalité d’une Madonna s’aichant aux côtés des Pussy
Riot contre Poutine ou promettant des pipes aux élec-
teurs qui voteraient pour Hillary Clinton [lors de la pré-
sidentielle de 2016].
Serait-elle donc une icône de gauche légèrement décon-
nectée du réel ? Après tout, les ballades-bluettes de sa jeu-
nesse qui plaisaient tant aux conservateurs remontent à
plus de dix ans. Sa période country est derrière elle. Mais
comment fait-elle pour défendre des idées progressistes
tout en séduisant toujours autant les conservateurs ?
Cela tient peut-être à son dernier coup d’éclat : il y
a quatre ans, le producteur Scooter Braun rachète les
droits sur ses six premiers albums – contre l’avis de la
chanteuse, qui décide alors de les réenregistrer. Les trois
premiers sont déjà sortis sous le titre Taylor’s Version
[“la version de Taylor”]. Non seulement Taylor Swift a
repris la main sur sa musique, mais ces vieux albums se
PHOTOS JUTHARAT PINYODOONYACHET/THE NEW YORK TIMES
AVEC SES CHANSONS DE COW-BOY
ET SES AIRS À L’HARMONICA,
ELLE NE RISQUE PAS DE S’ALIÉNER
LE PUBLIC CONSERVATEUR.
sont de nouveau vendus comme des petits pains. Treize
ans après sa première sortie, Love Story a caracolé une
fois encore en tête des classements de musique country.
Le New York Times a un jour écrit que Taylor Swift
aspirait à “une forme d’atemporalité”. Et c’est vrai : elle
n’a jamais été branchée, elle portait des bottes de cow-
boy vingt ans avant qu’elles ne redeviennent à la mode ;
elle n’arbore ni les ongles longs ni les pantalons larges
des starlettes qui suivent les tendances. À l’époque où
Cardi B et Megan Thee Stallion chantaient des obscénités
sur WAP, Taylor Swift sortait un titre baptisé Cardigan
dans un album intitulé Folklore.
En réenregistrant ses vieux morceaux et en lançant
une tournée mondiale autour de ses dix albums, Taylor
Swift fait encore la démonstration de son atempora-
lité. Alors que certains lui reprochent de faire du “queer-
baiting”, c’est-à-dire de faire de l’œil à la communauté
queer en en récupérant les symboles sans être queer
elle-même, on pourrait objecter qu’elle pratique plutôt
le “conservativebaiting” avec ses hymnes pop entrecou-
pés de chansons de cow-boy, de morceaux d’harmonica
et d’un soupçon d’esprit petit-bourgeois.
Pour les milléniaux américains, Taylor Swift est un
peu l’Angela Merkel de la pop : propulsée sur le devant de
la scène par les conservateurs, convertie aux idées pro-
gressistes quand toutes les autres options furent deve-
nues inacceptables, elle est tolérée du centre gauche au
centre droit, par conviction ou simplement parce qu’elle
nous rappelle le début des années 2000, quand on croyait
encore à l’amour pour toujours et en la solidité de l’éco-
nomie allemande. Par pure nostalgie, donc.
—Jolinde Hüchtker,
publié le 23 septembre
360o. 57
REPUBLIC RECORDS
À venir
“1989” ou le passé
recomposé
●●● C’est l’autre événement, avec la sortie
du ilm The Eras Tour, que les fans de Taylor
Swift ont coché sur le calendrier pour ce mois
d’octobre. Le 27 octobre sortira 1989 (Taylor’s
Version), un réenregistrement de l’album
de 2014 qui a marqué “un tournant musical”
dans la carrière de l’Américaine, rappelle la
BBC. C’est sur ce disque aux nombreux hits
qu’elle a “vraiment consolidé son virage pop”,
en s’éloignant de la country. Les critiques, très
élogieux, l’ont dès lors considérée “davantage
comme une autrice, et plus seulement comme
une interprète”. Et 1989 a permis à la star de
nouer une nouvelle relation de proximité avec
ses fans, notamment par ses paroles à la fois
intimes et universelles. Pour le site de la radio
britannique, “ce chef-d’œuvre rétrofuturiste
revient dans les bacs presque dix ans après
sa première sortie, et il tombe à pic. Cet album
intemporel entremêle les inluences et les
époques dans la musique, mais aussi dans
ses paroles, qui examinent l’avenir à la lumière
du souvenir et de la perte – le regard en arrière
tout en allant de l’avant.” En outre, présage
The Guardian, 1989 (Taylor’s Version)
“pourrait faire de bien meilleures ventes
en première semaine que le disque original,
car la domination de Taylor Swift est sans
commune mesure avec ce qu’elle était à
l’époque”. Car ses batailles médiatiques et
musicales contre le producteur Scooter Braun
(qui, en achetant contre sa volonté les droits
des albums originaux de la chanteuse, a poussé
celle-ci à tous les réenregistrer, un par un,
pour se les réapproprier) “lui ont permis de
reconquérir le cœur d’une partie de ce public
qu’elle avait perdu dans sa période post-1989”,
airme le podcasteur musical Louis
Mandelbaum au quotidien britannique :
“Les fans de sa pop ont ainsi vu en elle
la femme, autrice-compositrice-interprète,
qui s’était fait voler son œuvre par un homme,
cadre de l’industrie musicale.”
58. 360o
histoire.
La Renaissance
des cosmétiques
XVe-XVIIe siècle — Europe
Élisabeth Ire d’Angleterre était connue
pour l’épaisse couche de fard blanc
qui recouvrait son visage. Mais les femmes
de l’époque utilisaient aussi d’autres
produits de beauté, plus sophistiqués
qu’on ne l’a longtemps cru.
—The Guardian, extraits (Londres)
J ill Burke et Wilson Poon, respective-
ment historienne de l’art et physicien,
ont entrepris de tester des recettes de
beauté pour le visage, le corps et les cheveux
élaborées entre le xve et le xviie siècle. Et ils
ont été stupéiés par leur modernité.
Les deux chercheurs ont déjà recréé pas moins
de trente recettes, de la crème antirides à l’écran
Courrier international — no 1719 du 12 au 18 octobre 2023
solaire, en passant par les lotions toniques et
les exfoliants. Tous ces produits témoignent
d’une connaissance fascinante des propriétés
thérapeutiques des plantes et des réactions
chimiques, notamment la distillation. Leurs
créateurs préparaient des émulsions pour le
visage et utilisaient le mucilage naturellement
présent dans les plantes pour confectionner des
soins pour les cheveux, par exemple.
Si elle n’avait pas su de quand dataient ces
recettes, Jill Burke, professeure d’histoire
de l’art à l’université d’Édimbourg, aurait pu
croire qu’il s’agissait, pour la plupart, de pro-
duits d’aujourd’hui. “C’est vraiment étonnant”,
conie-t-elle. “Tout ce que nous pensions savoir
sur le maquillage à la Renaissance – qu’il s’agis-
sait d’un ramassis de substances toxiques – n’est
pas vrai. Ces recettes reposent sur un niveau de
connaissances et de compétences bien plus élevé
qu’on ne le croyait.”
Ses travaux du moment portent sur une crème
pour le visage à base de suif (de la graisse de
mouton), une excellente source de vitamine E et
d’antioxydants. “C’est fantastique. Pour calmer les
rougeurs, ils utilisaient des métaux dont les efets
sont prouvés. En fait, nous avons découvert que la
plupart de leurs recettes ne contenaient aucun des
ingrédients aujourd’hui connus pour leur toxicité
– et, bien souvent, le résultat est vraiment eicace.”
L’un de ces produits s’est révélé tellement
précieux pour dompter les mèches rebelles
que la belle-mère de Jill Burke l’a adopté, et
refuse désormais d’utiliser autre chose. “C’est
une mixture gluante à base de leurs de mauve,
de feuilles de saule et de psyllium bouillis que l’on
étale sur les cheveux comme un après-shampoing
sans rinçage. Une simple noisette suit à empê-
cher les frisottis.”
Bien que plusieurs milliers de recettes de ce
genre nous soient parvenues par l’intermédiaire
de livres ou de manuscrits jamais publiés, les
historiens ont mis longtemps à s’y intéresser. Il
faut dire qu’elles peuvent paraître un brin fan-
taisistes à la première lecture. “On y trouve des
instructions telles que : ‘Prenez de la graisse et
lavez la graisse.’ Comment ça, laver la graisse ?
Ou encore : ‘Ajoutez un blanc d’œuf et de la
gomme d’arbre.’ On a l’impression de perdre son
temps”, concède la chercheuse. Mais lorsque
l’on prend la peine de les essayer, ces recettes
fonctionnent. “Celle-ci donne une crème pour le
visage qui ressemble à s’y méprendre à une crème
hydratante moderne.”
Pour Jill Burke, ces cosmétiques de la
Renaissance ofrent un gros avantage : chacun
peut les adapter à sa convenance. “Si vous aimez
le parfum des roses, par exemple, il suit d’ajou-
ter de l’eau ou de l’huile de rose.”
C’est un ouvrage italien du xvie siècle, Gli
ornamenti delle donne [littéralement “Les
Ornements des femmes”], écrit par un certain
Giovanni Marinello, qui lui a donné l’idée de ces
recherches. Ce livre, traduit en son temps en
anglais, allemand et français, contient plus de
1 400 recettes classées en fonction de la partie
du corps à laquelle elles s’adressent.
Marinello avait même compris le rôle répa-
rateur du sommeil et vantait les mérites d’un
↙ La Femme au miroir,
de Titien (v. 1515).
Photo AKG Images
repos “vecteur de jeunesse”. Jill Burke a décou-
vert de nombreux autres traités de cosmé-
tique dans ce genre, tous destinés à un large
public. Parmi les recettes : un baume à lèvres
à base de cire d’abeille râpée et d’huile de
rose mijotées à feu doux, un onguent pour
les yeux au miel et aux œufs et un exfoliant
aux miettes de pain.
De même qu’aujourd’hui les femmes rêvent
de ressembler aux mannequins des magazines,
certains auteurs de la Renaissance exhortaient
leurs lectrices à s’inspirer des femmes ima-
ginées par les peintres et les poètes comme
Titien ou Pétrarque.
“La plupart de leurs recettes
ne contenaient aucun
des ingrédients aujourd’hui
connus pour leur toxicité.”
Jill Burke,
HISTORIENNE DE L’ART
Pour rehausser le teint, on confectionnait
aussi des rouges à lèvres et de quoi apporter
un peu de couleur aux joues. Un mélange de
bois de santal et d’eau-de-vie permettait ainsi
de colorer la peau pendant plusieurs jours d’af-
ilée. Mais certaines recettes sont bien moins
ragoûtantes, reconnaît Jill Burke.
“Ces préparations, même celles de physiciens
comme Marinello, contenaient souvent des ingré-
dients d’origine animale qui pour nous relèvent des
pratiques des sorcières – des tritons, des colombes,
des chauves-souris, des crapauds, des poulets ayant
mangé des serpents… Pour soigner les problèmes
de peau, il recommandait même ‘trois litres de
sang d’hommes roux en bonne santé, de 25 ou
30 ans tout au plus’.”
Certains ingrédients ne donnent pas vrai-
ment envie. Les crottes de chat avaient notam-
ment la réputation d’éliminer les poils, explique
l’historienne de l’art, avant de préciser : “Mais
ça, je n’ai pas essayé.”
Jill Burke collabore également avec une col-
lègue néo-zélandaise, Erin Grifey, qui étudie
les efets bénéiques sur le grain de peau de
nombreux ingrédients utilisés à la Renaissance.
Le projet Renaissance Goo [“Mixtures de la
Renaissance”], mené par la Britannique avec
l’appui inancier de la Royal Society, vise à
mieux comprendre le quotidien des femmes
à cette époque. Burke va continuer à tester
d’autres recettes avec l’aide de Wilson Poon,
et leurs conclusions pourraient s’avérer riches
d’enseignements pour les produits cosmé-
tiques modernes.
Jill Burke espère que ses travaux incite-
ront le grand public à reproduire ces recettes.
“Aujourd’hui, même quand on a des roses dans
son jardin, on ne prend plus la peine de cueillir
des pétales pour fabriquer des eaux ou des huiles.
C’est bien dommage. Ce serait l’occasion d’avoir
le parfum de l’été à portée de main tout au long de
l’année – et c’est une excellente façon de tuer une
heure ou deux un dimanche matin.”
—Dalya Alberge,
publié le 16 juillet
 NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE

Hors-série Octobre-novembre 2023

Pourquoi est-il si important

de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ?
La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.

La bataille
des langues
E N PA R T E N A R I AT AV E C

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