DOSSIER — À QUI FRANCE

APPARTIENT LA LUNE ? AVORTEMENT, UN

Alors que les alunissages se multiplient,
il est temps de légiférer. MOMENT HISTORIQUE

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,
Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
No 1740 du 7 au 13 mars 2024

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rre m e n é e p a r Is raël à Gaza
Poè
le u r id e n ti té a lo rs que la gue il li o n s d e déplacés.
et à s et prè s d e 2 m
a fait 30 000 mort

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4.
LES CHOIX
DE “COURRIER”
CLAIRE CARRARD
Lettres
de Palestine
S i nous [les Palestiniens]
voulons continuer à être
une nation, un peuple,
nous devons nous souvenir
mais aussi oublier. Et je ne sais
pas ce que nous devons garder
et ce que nous devons oublier.”
Figure majeure de la poésie
palestinienne contemporaine,
Najwan Darwish expliquait
récemment dans une interview
accordée au quotidien The
Guardian sa diiculté à écrire,
à penser, à vivre face aux
horreurs de la guerre menée
par Israël à Gaza.
L’œuvre de Najwan Darwish
a été traduite dans plus de vingt
langues. “Ses poèmes dépouillés,
élégants, parlent de patrie,
de perte et d’appartenance.
Ils étincellent d’ironie et d’humour
par moments”, relève The
Guardian. Aujourd’hui, le poète
dossier
p.30
À QUI APPARTIENT
LA LUNE ?
Le rêve lunaire renaît. Des engins
se sont posés ces dernières années
sur notre satellite, et plusieurs pays
envisagent d’y créer des bases
ou d’exploiter ses ressources. Face
à la multiplication de ces missions et
à l’arrivée d’acteurs privés, la presse
étrangère appelle à la création
d’un véritable cadre juridique.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
dit écrire “pour témoigner pour d’empêcher tout acte redonner un visage, une voix, d’apatride dans laquelle
l’histoire”. Il n’est pas le seul. de génocide dans la bande raconter des destins individuels on enferme trop souvent
Alors que, depuis quelques de Gaza, rien ne semble au milieu d’une histoire les Palestiniens. “Je ne peux pas
mois, de nombreux artistes pouvoir arrêter Benyamin collective… Voilà l’intention renoncer à mon identité juste
palestiniens ont été censurés
et des expositions annulées
Nétanyahou. À l’heure où nous
inalisons ces pages, les
éditoriale de ce dossier.
Marwa Daoudy, Mohamed
parce que d’autres veulent
m’assigner cette case. Je veux
partout dans le monde, il nous négociations sur une éventuelle Jabaly, Najwan Darwish, Hind choisir de construire mon propre
semblait important, à Courrier trêve n’ont pas abouti au Caire. Joudeh, Adam Rouhana, Noura chemin, tel que je le désire.”
international, de faire entendre Chaque semaine, depuis le Erakat, Mohammed El-Kurd, À noter : tous les articles
ces voix palestiniennes
qui disent leur attachement
à leur identité, à leurs racines,
au moment où leur existence
même semble plus que jamais
7 octobre, nous couvrons
cette actualité en publiant
des reportages et des analyses
repérés dans la presse
étrangère, dans un souci
Noor Hindi : les textes
rassemblés ici donnent à voir
la diversité, la vitalité
et la richesse de la culture
palestinienne. Ils disent
de ce dossier sont accompagnés
d’œuvres d’artistes
palestiniens.
Bonne lecture.
menacée. La guerre à Gaza d’équilibre et de diversiication la douleur de l’exil, les fantômes
a déjà fait 30 000 morts, selon des sources. Dans ce numéro, de la Nakba, la beauté de En couverture :
le Hamas, et près de 2 millions nous avons voulu construire l’écriture, la nostalgie mais Lune : ©The Sunday Times/
de déplacés, dont la plupart les choses diféremment aussi les moments de joie, News Licensing
s’entassent à Rafah, où la crise et changer de registre pour l’attachement à la terre Palestine : “Au cas où” par
humanitaire s’aggrave privilégier une rélexion au long et la solidarité d’un peuple. Taysir Batniji. Dans cette œuvre
chaque jour. Le 29 février, cours en donnant la parole L’universitaire Marwa Daoudy participative, conçue en 2015
118 personnes sont mortes dans à des poètes donc, à des artistes raconte son voyage, des années dans le cadre d’un programme
le nord de l’enclave à l’arrivée ou à des intellectuels plus tôt, sur la terre de ses porté par la Sharjah Foundation,
d’un convoi d’aide alimentaire. palestiniens. ancêtres, entre Tibériade, et réactivée à plusieurs occasions
“Les autorités n’ont pas compris Patiemment, nous avons Jérusalem et Beyrouth. Et dit, depuis, Taysir Batniji, artiste né
que des centaines de milliers rassemblé des tribunes, malgré tout, ses “espoirs de voir en 1966 à Gaza et installé à Paris,
de Palestiniens de Gaza risquent des interviews parues dans un jour les deux peuples vivre proposait aux spectateurs de
de mourir de faim”, accuse la presse étrangère autour côte à côte”. reproduire leur trousseau de clés
le quotidien israélien Ha’Aretz. d’une seule idée : qu’est-ce Invité du festival FIFDH à l’aide d’un copieur. Pour laisser
Malgré les condamnations qu’être palestinien aujourd’hui ? de Genève (dont Courrier une trace de son passage, un peu
internationales, malgré la Cour Cela au moment où la menace international est partenaire), de son “chez-soi”. Photo courtesy
internationale de justice d’un nouvel exode se précise. le cinéaste Mohamed Jabaly de l’artiste et de la galerie Sfeir-
qui a ordonné à l’État hébreu Sortir de l’invisibilisation, s’interroge, lui, sur la condition Semler (Hambourg/Beyrouth).
Sommaire
FRANCE p.16 ÉTATS-UNIS p.24 LES SOURCES
Inscrire l’IVG dans Les usines Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international
la Constitution, d’armes à feu sélectionnent et traduisent des
PHOTO CASPAR BENSON/FSTOP IMAGES/GETTY IMAGES
articles tirés de plus de 1 500 médias
un acte historique déménagent du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
En intégrant la “liberté Après deux siècles de et blogs utilisés dans ce numéro :
garantie” d’avorter dans sa présence dans l’État de New
Constitution, note Le Temps, York, le fabricant d’armes Al-Araby Al-Jadid Londres, quotidien.
la France veut donner l’exemple. Remington ferme son usine Ha’Aretz Tel-Aviv ,quotidien. Asahi
Shimbun Tokyo, quotidien. The
historique pour s’installer
dans le Sud, moins hostile
Christian Science Monitor Boston,
hebdomadaire. Expresso Lisbonne,
SOMALILAND p.26 aux armes à feu, raconte hebdomadaire. The Guardian Londres,
quotidien. Hakai Magazine
The New York Times. (hakaimagazine.com) Victoria, Canada,
“Ce n’est que en ligne. The Nation New York,
hebdomadaire. New Lines Magazine
le début” (newlinesmag.com) Washington, en
ligne. The New York Times New York,
DESSIN D’OLIVER, AUTRICHE
Cet État indépendant de facto quotidien. NIN Belgrade, hebdomadaire.
NRC Amsterdam, quotidien. El País
depuis 1991 va donner un accès Madrid, quotidien. Süddeutsche
à la mer à l’Éthiopie en échange Zeitung Munich, quotidien. Le Temps
de la reconnaissance de son Genève, quotidien. The Times Londres,
quotidien. Die Zeit Hambourg,
existence. La Süddeutsche hebdomadaire. 14ymedio (14ymedio.
Zeitung s’y est rendue. com) La Havane, en ligne.
6. Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
8. Gaza. Un lent massacre
Guerre Israël-Hamas. Une trêve Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux

par la faim avant le ramadan ? Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
Dépôt légal Mars 2024. Commission paritaire no 0727 c 82101.
9. Haïti. Les gangs armés Après cinq mois de guerre, la bande de Gaza est toujours sous le feu ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
seuls maîtres à bord israélien, et la famine s’accentue chaque jour un peu plus. Des négociations Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
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10. Russie. Devant la tombe de pour une trêve se poursuivaient au Caire à l’approche du ramadan. www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Navalny, le défilé des sans-peur Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
12. Allemagne. Le “maillon Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación

faible” de l’Otan dans le viseur États-Unis. Biden-Trump, le duel édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
du Kremlin vraiment lancé ? 16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
D’un continent à l’autre Quinze États votaient le 5 mars lors du Super Tuesday. Ces primaires (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
14. France. Les “demi-dieux” simultanées devraient aboutir sans surprise à une nouvelle confrontation
(Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
du cinéma vacillent mais… entre Donald Trump et Joe Biden pour la présidentielle de novembre. Joe (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
16. Société. L’inscription Biden enchaînera le 7 mars avec un discours crucial sur l’état de l’Union. centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
de l’IVG dans la Constitution, Suivez la campagne des élections américaines sur notre site. Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
un moment historique (Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
(Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
18. Union européenne. Mais
Enquête. Voyage au bout de mon ADN
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
pourquoi Ursula von der Leyen Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef
veut-elle rempiler ? Grâce au boom de la généalogie et des tests ADN, le tourisme mémoriel
de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël),
Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays
20. Portugal. Non, nous est en plein développement aux États-Unis. The Atlantic est allé à du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique
lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et
ne sommes pas un pays riche la rencontre de ces voyageurs d’un nouveau genre et des agences spécialisées Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen
(chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
22. Kosovo. La peur du vide qui organisent leur retour au pays, à la recherche de leur passé familial. Sciences et Signaux, 16 15), Marine Cygler (Sciences et environnement), Annick
24. États-Unis. Les usines Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Lifschitz (16 96)
d’armes à feu déménagent L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
25. Cuba. Dans la limousine poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète.
tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,
Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
de Brejnev Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)

26. Somaliland. “Ce n’est Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Lifschitz (chef de
Twitter, Instagram et Pinterest. service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
que le début” espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
28. Japon. “Ôtez votre masque Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
de mère” espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle

Dossier
30. À qui appartient la Lune ?
Notre nouveau Hors-série évr F ier-mars 2024
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet

Transversales
36. Environnement. Le Pacte
Hors-Série VIVRE AVEC
L’INTELLIGENCE
Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
Au-delà du phénomène ChatGPT, ARTIFICIELLE (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica Robineau
vert européen va enrichir (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand

la Bosnie… et la polluer aussi l’IA bouleverse déjà notre existence : Au-delà du

phénomène
ChatGPT, l’IA
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
bouleverse déjà fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
vie privée et professionnelle, arts,
38. Sciences. Des goélands
notre existence :
vie privée et
professionnelle, Ont participé à ce numéro Christophe Alexandre, Nell Antona, Giuseppe
justice, guerre… Une révolution numérique
…
arts, justice, guerre

planteurs d’arbres Ardiri, Étienne Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Chloé Boyer, Solène Cahon, Aurélie
Une révolution
numérique
décryptée par

décryptée par la presse étrangère. la presse étrangè

re. Chateau, Mélissa David, Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang,
40. Signaux. La Suède,
En partenariat
avec
Valentine Morizot, Jean-Daniel Mougeot, Sébastien Rouet, Isabelle Taudière
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360° EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX international Steeve Dablin (01 57 28 38 84) Directeur délégué au digital Martin
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8.
a ns
7 jours odnde
le m
Gaza. Un lent
massacre par la faim
Le 29 février, 118 personnes, certaines visées par des tirs
israéliens, sont mortes à Gaza, à l’arrivée d’un convoi d’aide
alimentaire. La preuve de la cécité des autorités israéliennes
face à la gravité de la situation, assène ce journal de gauche.
—Ha’Aretz, extraits (Tel-Aviv)
E ntre les postes de garde israéliens
du nord de la bande de Gaza, qui
sont régulièrement approvisionnés
en nourriture et en eau, rôdent des cen-
taines de milliers de Palestiniens afamés
qui subsistent d’aliments pour volaille,
d’herbe et d’eau contaminée. Nul ne sait
si les observateurs indépendants, qu’ils
soient israéliens ou palestiniens, pour-
ront déterminer comment sont mortes
les personnes qui attendaient les camions
de l’aide humanitaire chargés de farine
à Gaza le 29 février : ont-elles été déli-
bérément visées par des tirs israéliens
ou, comme l’airme l’armée, sont-elles
tombées en s’enfuyant alors que les sol-
dats tiraient en l’air ou sur des individus
qu’ils considéraient comme une menace ?
Les journalistes étrangers n’étant pas
autorisés à pénétrer dans Gaza, Israël a
beau jeu d’airmer que les articles qui
reposent sur le travail des journalistes
palestiniens sont de parti pris. Toutes les
agences des Nations unies sont considé-
rées comme des collaboratrices du Hamas,
si bien que quand plusieurs employés
onusiens déclarent que les blessés qu’ils
ont vus dans les hôpitaux avaient des bles-
sures par balles, leurs propos sont égale-
ment catalogués comme “de parti pris”.
Quoi qu’il en soit, le fait de tirer sur
une foule qui attendait de la farine depuis
minuit montre que les autorités sur le ter-
rain et à Tel-Aviv n’ont pas compris que
des centaines de milliers de Palestiniens
de Gaza risquent de mourir de faim. Si
elles reconnaissent la gravité de la situa-
tion, elles n’en ont manifestement pas
informé leurs subordonnés. Sinon, l’ar-
mée se serait préparée correctement à
l’arrivée des camions et aurait donné des
instructions appropriées.
Les chefs n’auraient pas laissé leurs
troupes, protégées par des chars et des
drones, interpréter le spectacle tragique de
milliers de personnes afamées et assoif-
fées se jetant sur les camions de l’aide
humanitaire comme une menace pour
leur vie – c’est l’une des versions des évé-
nements du 29 février données par l’ar-
mée. Le comportement des soldats – qui
s’est traduit par la mort de 118 civils – est
compréhensible si les chefs militaires
ne consultent que les médias israéliens.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
La réaction des soldats témoigne d’une
négligence d’amateurs, ne serait-ce que
du point de vue des relations publiques
et de la diplomatie : Israël et son armée
vont bientôt devoir convaincre la Cour
internationale de justice que l’entrée de
l’aide humanitaire dans Gaza fait partie
de ses mesures destinées à empêcher
un génocide.
Les États occidentaux soutiennent
Israël et sa guerre, ce qui explique en
partie sa durée. L’Occident écoute néan-
moins les propos alarmants des organisa-
tions internationales d’aide concernant la
famine. Depuis la mi-décembre, celles-ci
évoquent une augmentation de la faim,
en particulier dans le nord de Gaza. De
plus, les “distributions spontanées”, à
savoir les attaques de camions d’aide,
se multiplient au fur et à mesure que la
famine se répand. Si les chaufeurs prêts
à conduire les camions d’aide sont rares,
c’est parce qu’ils craignent pour leur vie :
personne ne les protège contre les bandes
armées qui pillent certains produits pour
les revendre au marché noir.
Vif émoi. Les habitants de Gaza rap-
portent également des cas de policiers
envoyés pour protéger les camions contre
les pillards qui ont été abattus par des
soldats israéliens. Début février, l’ambas-
sadeur David Satterield, émissaire spécial
des États-Unis pour les questions huma-
nitaires au Moyen-Orient, a accusé l’ar-
mée israélienne d’avoir tué des policiers
palestiniens qui escortaient un convoi
d’aide à Rafah.
En dehors d’Israël, les annonces des
agences de l’ONU selon lesquelles l’ache-
minement de matériel dans le nord de
Gaza devait être interrompu en raison
d’obstacles trop nombreux ont suscité
un vif émoi. Le 29 février, Jan Egeland,
secrétaire général du Conseil norvégien
pour les réfugiés (NRC), a déclaré avoir
vu des enfants “visiblement mal nourris,
réduits à chercher de la nourriture et de
l’aide dans les rues”. “Il est inimaginable
qu’une population puisse mourir de faim
alors que de grandes quantités de nourri-
ture attendent à quelques kilomètres de là,
de l’autre côté de la frontière”, s’est-il indi-
gné en faisant allusion à ce qu’il avait vu
dans le sud de Gaza.
Le 27 février, l’organisation Save the
Children avait lancé un avertissement :
“Ce à quoi nous assistons à Gaza est un
lent massacre d’enfants, simplement parce
qu’il n’y a plus de nourriture et que plus
aucune aide ne leur parvient.” Le minis-
tère de la Santé de Gaza, administré par
le Hamas, vient d’annoncer qu’au moins
15 enfants sont morts de malnutrition
et de déshydratation ces derniers jours.
Selon le Bureau de la coordination des
afaires humanitaires de l’ONU, le risque de
mourir de faim à Gaza touche de manière
↙ Dessin d’Amorim,
Brésil.
disproportionnée les enfants et les femmes
enceintes. Sur les 416 femmes enceintes
qui se sont rendues dans une clinique de
l’association Project Hope, à Deir Al-Balah,
entre le 5 et le 24 février, environ 20 % pré-
sentaient des signes de malnutrition et
donc un risque accru d’hémorragie post-
partum (potentiellement mortelle), d’ac-
couchement prématuré et d’insuisance
pondérale du bébé à la naissance.
Les autorités israéliennes pensent peut-
être que tout cela n’est que propagande
Le risque de mourir
de faim à Gaza touche de
manière disproportionnée
les enfants et les femmes
enceintes.
du Hamas. Elles concluent peut-être des
rapports du Cogat [l’organe de la défense
israélienne supervisant les activités civiles
dans les Territoires palestiniens] que les
habitants de Gaza disposent d’un approvi-
sionnement régulier et suisant en nour-
riture. Et elles estiment peut-être que les
foules de Palestiniens qui se ruent sur les
camions ne sont que des pillards criminels.
Ce qui est certain, c’est que les tirs
contre ou en direction d’une foule afa-
mée qui ont retenti tôt le 29 février matin
n’étaient pas un accident fortuit résul-
tant d’une fatigue mentale. Ils résultent
du même esprit militaire qui a précédé
le massacre du 7 octobre et qui s’est ren-
forcé après. Un esprit nourri d’une part
de mépris pour les Palestiniens, considé-
rés comme ayant moins de valeur que les
Israéliens, et d’autre part d’une incrimina-
tion visant l’ensemble des Palestiniens en
tant que groupe constituant une menace
par déinition. S’il est acceptable de bom-
barder des immeubles résidentiels abritant
des civils au motif de la présence d’un seul
cadre du Hamas, on a alors certainement
le droit de tirer sur des gens dans l’obs-
curité sans se soucier que leurs parents
âgés ou leurs enfants afamés attendent
qu’ils reviennent avec un peu de farine.
—Amira Hass,
publié le 3 mars
SOURCE
HA’ARETZ
Tel-Aviv, Israël
Quotidien, 70 000 ex.
haaretz.co.il
Premier journal publié
en hébreu sous le mandat
CARTOON MOVEMENT
britannique, en 1919, “Le Pays”
est le journal de référence des
politiques et des intellectuels
israéliens. Aujourd’hui, Ha’Aretz
est situé au centre gauche.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024 7 JOURS. 9

HAÏTI

LE DESSIN
DE LA SEMAINE
Les gangs armés
Un 13e mois pour les retraités
seuls maîtres à bord
Le déchaînement de violence qui a transformé Port-au-Prince
en “chaudron à ciel ouvert” ces derniers jours a pour objectif
le renversement du gouvernement. Il est survenu pendant
que le Premier ministre, Ariel Henry, se trouvait à l’étranger.

L a capitale haïtienne, Port-au-Prince, – les liaisons aériennes avaient préala-

pourtant habituée à une insta- blement été suspendues.
bilité chronique, a traversé une À l’origine de ce déferlement de vio-
vague de violences sans précédent, au lence : une tentative de renversement
point que la question se posait, mardi du Premier ministre, Ariel Henry, chef
5 mars : le gouvernement actuel va-t-il d’État de facto depuis l’assassinat, en juil-
rester en place ? Durant le week-end des let 2021, du président Jovenel Moïse. “Les
2 et 3 mars, les gangs armés gangs, mobilisés pour le renverse-
– qui semblent s’être unis – ment du Premier ministre, Ariel
ont attaqué les deux princi- Henry, ont franchi une nouvelle
pales prisons du pays et libéré étape dans leur stratégie”, écrit
plus de 5 000 détenus, pour la REVUE le quotidien Le Nouvelliste.
plupart des membres de ces DE PRESSE “Nous demandons à la police et
mêmes bandes, qui tiennent à l’armée qu’elles assument leurs
depuis des mois la majeure partie du responsabilités et arrêtent Ariel Henry”,
SUISSE — Personne n’a vu venir l’ampleur du oui avec lequel les Suisses territoire de la conurbation. “La capitale a lancé sur les réseaux sociaux Jimmy
ont plébiscité, par référendum, l’augmentation de leurs retraites, observe s’est transformée en un immense chaudron Chérizier, alias “Barbecue”, chef du gang
Le Temps. Le 3 mars, plus de 58 % ont dit oui au versement d’un 13e mois aux à ciel ouvert. Les gangs sont sortis de leurs G-9 an fanmi (“G-9 en famille”), le plus
retraités, qui, à en croire le dessinateur suisse Alex, se frottent les mains. “Les territoires et s’en prennent maintenant aux puissant du pays. “La population n’est pas
autorités n’avaient clairement pas mesuré le degré d’exaspération des citoyens quartiers situés dans le centre de la capi- notre ennemie”, a-t-il ajouté.
face aux dépenses publiques et à la crise du pouvoir d’achat”, estime le journal tale”, écrivait le site Juno 7. Mardi 5 mars, le Premier ministre était
genevois. L’AVS (assurance-vieillesse et survivants) plafonne les pensions Les attaques auraient fait une dizaine toujours hors du pays, sans que l’on sache
mensuelles à 2450 francs suisses (2570 euros) pour une personne seule et de morts : des policiers, des gardiens de où exactement, et n’avait fait aucune décla-
à 3675 francs pour un couple marié. Le 13e mois entrera en vigueur en 2026. prison, mais aussi des détenus pris entre ration. Le vendredi précédent, il se trou-
deux feux. Les gangs ont ensuite semé vait au Kenya pour finaliser l’accord sur
le chaos dans la capitale, en s’en pre- l’envoi de la Mission multinationale de
nant à des bâtiments publics, des com- soutien à la sécurité (MMSS), dont le
missariats, des médias… “De nombreuses principe avait été acté en octobre par le
Et les queues Une catastrophe vidéos circulant sur les réseaux sociaux Conseil de sécurité de l’ONU. Le Kenya
ont disparu en puissance témoignent de la violence des assauts per- devait prendre la tête de cette mission et
pétrés par ces groupes armés, poursuivait envoyer 1000 policiers à Haïti, soutenu par
SCIENCES MER ROUGE — Deux missiles ↖ AVS : Juno 7. Les images d’élèves et de lycéens d’autres pays, dont le Bénin, les Bahamas
— La revue l’avaient touché le 18 février. Le assurance- accroupis sous leurs tables en classe, avec et la Barbade. Aucune date n’a été fixée et
scientifique Rubymar, un vraquier chargé de vieillesse en arrière-fond le bruit des rafales d’armes la justice kényane, saisie par l’opposition,
de référence 21000 tonnes d’engrais, a coulé le et survivants. automatiques, glacent le sang de n’importe bloque la participation du Kenya.
Nature con- 2 mars. Ce naufrage est le premier Dessin d’Alex quel parent haïtien.” Dans l’immédiat, face à la situation
sacre la cou- d’un navire visé par les rebelles paru dans d’urgence, les États-Unis – à l’initiative
verture de houthistes depuis qu’ils ciblent La Liberté, “Les images d’élèves de la MMSS – ont indiqué qu’ils n’inter-
son édition des cargos en signe de solidarité Fribourg. accroupis sous leurs tables viendraient pas : une intervention amé-
du 29 février avec les Palestiniens. Le Rubymar, en classe glacent le sang ricaine serait très mal vue en Haïti. “Les
au “changement évolutif le plus précise L’Orient-Le Jour, battait États-Unis n’enverront pas de troupes en
important qui distingue les singes pavillon bélizien, était immatri-
de n’importe quel parent Haïti pour soutenir les opérations de sécu-
des êtres humains” : la disparition culé aux îles Marshall et exploité haïtien.” rité de la police nationale”, a indiqué au
de la queue. Le généticien Bo Xia par la société libanaise Blue Fleet LE SITE HAÏTIEN “JUNO 7” Miami Herald une source du Conseil
et ses collègues de la New York Le commandement militaire des de sécurité nationale, qui dépend de la
University, aux États-Unis, en États-Unis pour le Moyen-Orient L’état d’urgence et un couvre-feu ont Maison-Blanche. Alors que la MMSS est
donnent pour la première fois avait mis en garde le 24 février été décrétés jusqu’au mercredi 6 mars, plus que jamais dans les limbes, le secré-
une explication génétique. Ils ont contre une “catastrophe environ- pour une période renouvelable, dans le taire général de l’Organisation des États
mis en évidence qu’un tout petit nementale” si les engrais à base de département de l’Ouest, dont fait partie américains, l’Uruguayen Luis Almagro, a
changement dans le gène TBXT sulfate et de phosphate d’ammo- Port-au-Prince. Mardi 5 mars, les com- sonné l’alarme : “Il est irresponsable que
était à l’origine de la disparition nium se déversaient dans la mer. bats se poursuivaient autour de l’aéro- les mesures et actions nécessaires continuent
de la queue chez les humains et Des images satellite montrent en port international Toussaint-Louverture, d’être retardées.”
les grands singes. outre une “marée noire”. dont les gangs tentaient de s’emparer —Courrier international
10. 7 JOURS Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

RUSSIE IRAN

Devant la tombe de Navalny, pas pour Vladimir Poutine au scrutin

présidentiel du 17 mars prochain et qui
L’abstention
a eu le courage de crier en chœur “Non à comme
le défilé des sans-peur la guerre !” “Cela fait longtemps que nous
n’avons pas été entre nous”, dit une des
lectrices de Meduza. Une autre renché-
contestation
Plusieurs jours après son enterrement, les Moscovites se rendent rit : “Je me suis sentie libre pour la première
fois depuis des années. Et j’ai vu tous ces
Quelque 61 millions
encore sur la tombe de l’opposant. Et communient avec l’esprit d’électeurs étaient
gens bien que nous avons encore en Russie.”
d’un homme qui leur enjoignait de ne jamais “baisser la garde”. Le quotidien Novaïa Gazeta Europe, appelés aux urnes
dont les journalistes vivent eux aussi en le 1er mars. Beaucoup
exil, s’est livré au même exercice, mais ont boudé le scrutin.
en vidéo. On y voit des iles s’allongeant
sur des kilomètres de Russes encadrés

A Moscou, les obsèques d’Alexeï Lorsqu’il nous a été annoncé qu’on allait
Navalny ne se sont pas termi- tous pouvoir entrer dans le cimetière pour
nées le 1er mars au soir, après la faire nos adieux à Alexeï, les applaudisse-
mise en terre du cercueil de l’opposant ments ont éclaté, et on a tous crié : ‘Bravo,
dans le petit cimetière de Borissovo, les gars !’ Malgré le fait que, pour nous, la
par d’impressionnantes forces de l’ordre.
Des gens de tous âges, reprenant les mots
d’ordre de Navalny : ne pas avoir peur,
ne pas baisser la garde. “Il repré sentait
l’espoir d’une autre Russie”, témoigne
“La majo-
rité silen-
surplombé par les barres d’immeubles police fait partie de la machine répressive un jeune homme. cieuse.” C’est
gris d’une banlieue moscovite. Selon un du régime, nous avons trouvé la force de Rarement le contraste avec la “Russie avec ce titre
décompte fait par l’association indépen- les remercier, comme des êtres humains.” oicielle” n’a été si lagrant. Novaïa Gazeta et une photo
dante russe White Counter (“Compteur Dans un autre article, Meduza, comme Europe rappelle que ces obsèques ont été de l a mo s -
blanc”), spécialisée dans l’évaluation du d’autres médias indépendants, a demandé superbement ignorées par les médias quée Ershad
nombre de personnes pré- à ses lecteurs pourquoi ils oiciels, et à peine mentionnées par les de Téhéran,
sentes lors d’événements avaient fait le déplacement, grands journaux de Moscou, comme transformée
publics, quelque 16 500 per- dans la neige et le froid, et Vedomosti, Kommersant ou RBK. Interrogé pour l’occasion en bureau de
sonnes sont venues ce jour- parfois la peur au ventre, pour le jour de l’enterrement sur cet événe- vote, que le quotidien réformateur
là à la cérémonie religieuse, REVUE rendre un dernier hommage ment, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Hammiham évoque les élections
célébrée dans l’église de l’icône DE PRESSE à l’opposant emblématique. Peskov, a décliné tout commentaire sur du 1er mars. Plus de 61 millions
Notre-Dame “Soulage mon Dans leur immense majorité, le fond, se bornant à mettre en garde les d’électeurs étaient appelés à élire
chagrin”, du district de Marino, puis à ces derniers l’appellent par son prénom, sympathisants d’Alexeï Navalny, leur rap- 290 députés et les 88 membres de
l’inhumation au cimetière de Borissovo, comme un parent ou un ami proche ; pelant qu’ils ne devaient pas “enfreindre l’Assemblée des experts, chargée
à quelques kilomètres de là. ils le remercient de leur avoir, malgré la loi”. Lundi 4 mars, on lui a de nouveau de désigner le guide suprême. Or
Mais, comme le rappelle le journal en sa mort, “redonné espoir” et permis de demandé si le Kremlin avait quelque chose seuls 25 millions se sont rendus
exil Meduza, les Moscovites ont continué “vaincre la peur”. “Je suis venu le cœur à dire sur cette mobilisation des Russes. aux urnes, selon les chifres oi-
d’aluer vers le cimetière pendant tout lourd, mais à la vue de tous ces gens je “Nous n’avons plus rien à dire désormais ciels. Le taux de participation s’est
le week-end et les jours suivants. Le tout me suis senti mieux. Si tant de monde est sur ce sujet”, a-t-il répondu, cité par la élevé à 41 %, le plus faible depuis
dans une atmosphère apaisée et plutôt sorti dans la rue malgré la peur instillée, radio oicielle Maïak. la proclamation de la République
dans la bonne entente avec les forces de c’est que rien n’est perdu. La vraie Russie —Courrier international islamique en 1979.
l’ordre chargées d’encadrer cette impres- est là, l’esprit sain et défendant ses vraies À Téhéran, les bulletins blancs
sionnante ferveur populaire. “La police valeurs”, témoigne pour sa part Iegor. étaient si nombreux qu’ils sont
s’est comportée de manière étonnamment Ces funérailles ont, malgré la peine voire arrivés en deuxième position,
adéquate”, témoigne Nastia, 23 ans. Et de la douleur exprimée par certains, pris ainsi rapporte le journal réformateur
raconter l’anecdote suivante : “Une jeune des allures de retrouvailles Arman-é Melli. La preuve d’un
ille portant des leurs s’est approchée d’un pour bon nombre d’habi- désenchantement croissant au
policier et l’a serré dans ses bras, et ils sont tants de cette “véritable” sein de la population. Les condi-
restés ensemble pendant un moment jusqu’à ou “autre Russie”, qui ne tions de vie se sont détériorées
ce que ses supérieurs lui fassent des reproches. votera certainement ces trois dernières années, en
raison d’une crise économique
exacerbée par les sanctions occi-
dentales, mais aussi de l’absence
CARTOON MOVEMENT

→ Dessin de Paolo Calleri,

Allemagne. de perspective politique à la suite
de la répression dans le sang du
mouvement “Femme, vie, liberté”.
Il s’agit du troisième scrutin de
suite avec une participation infé-
rieure à 50 %. Le régime islamique
“soufre d’une crise de légitimité”,
estime Farhikhtegan. D’après ce
quotidien conservateur modéré,
le “boycott n’est autre qu’un acte
de protestation”. La faible parti-
cipation est “un signe de rejet du
système politique” annonciateur
du “déclin” du régime, renchérit
le quotidien modéré Ettelaat.
—Courrier international
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 12. 7 JOURS
ALLEMAGNE
Le “maillon faible” de l’Otan
dans le viseur du Kremlin
Un “cadeau trois étoiles”, des “munitions pour Poutine” :
après la fuite d’une conversation secrète entre hauts gradés
de la Bundeswehr, la presse allemande se montre très sévère.
CARTOON MOVEMENT
C e sont trente-huit minutes de honte”,
assure le magazine de gauche
Stern. Trente-huit minutes d’une
discussion top secret probablement enre-
gistrée en catimini par les services russes
et publiée le 1er mars sur les réseaux
Moldavie. L’armée
russe va-t-elle
se déployer
en Transnistrie?
Les élus de la région
sécessionniste ont demandé
le soutien de Moscou,
attisant les tensions.
L es députés de la République moldave
de Transnistrie (région sécession-
niste prorusse qui s’est autoprocla-
mée indépendante en 1990) ont adopté le
28 février une résolution contenant un
appel au Sénat et à la Douma de Russie,
sociaux par le média pro-Kremlin RT
(anciennement Russia Today). Le com-
mandant de l’armée de l’air allemande et
ses collaborateurs y échangent sur l’éven-
tualité de livrer des missiles Taurus à
l’Ukraine, sans savoir qu’ils sont écoutés.
rapporte le quotidien russe Kommersant.
COURRIER INTERNATIONAL
Ils demandent à la Russie son assistance
face à un “blocus économique” imposé par
Chisinau. Depuis le début de la guerre en
Ukraine, ce territoire est observé de près
par la communauté internationale, notam-
ment parce qu’il abrite des troupes russes
de maintien de la paix (1500 hommes) et
un important arsenal militaire. De fait, la
tension entre Tiraspol et Chisinau ne cesse
de croître depuis février 2022.
Dans leur résolution, reprise par Novosti
Pridnestrovia, l’agence de presse de
Tiraspol, les députés demandent à Moscou
de “prendre des mesures afin de défendre la
Transnistrie” dans un contexte de “renfor-
cement de la pression de la Moldavie”. “La
Transnistrie continuera de se battre obsti-
nément pour son identité”, affirme le texte.
Moscou a entendu la demande de Tiraspol.
Si Vladimir Poutine ne l’a pas évoquée dans
son discours à la nation le 29 février, le
ministère des Affaires étrangères russe a
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
↙ Joe Biden, Emmanuel Macron, Olaf
Scholz et Volodymyr Zelensky.
Vladimir Poutine : “Pas de troupes au sol!”
Dessin de Marian Kamensky, Autriche.
Mais en diffusant une conversation
“Les dégâts causés à l’image de l’Allemagne
sont énormes.” Et le coup est rude pour menée par des militaires allemands,
l’Organisation du traité de l’Atlantique reprend Der Spiegel, le maître du Kremlin
Nord (Otan). cherche surtout “à maintenir la pression sur
Avec ce nouveau scandale, “l’Allemagne Scholz et son gouvernement” pour qu’ils ne
a livré des munitions à Poutine”, commente livrent pas de Taurus aux troupes ukrai-
le quotidien conservateur Frankfurter niennes. Si ces puissants missiles étaient
Allgemeine Zeitung. Le 26 février, le utilisés pour détruire le pont construit
chancelier, Olaf Scholz, s’était déjà attiré par la Russie vers la péninsule annexée de
la colère de ses alliés en affirmant à demi- Crimée, comme l’envisagent les militaires
mot que des soldats français et britan- allemands, Moscou aurait bien du mal à
niques étaient présents en ravitailler ses troupes dans les
Ukraine. L’enregistrement territoires ukrainiens occupés.
dé v oi lé p a r le s R u s s e s Pour le titre de Hambourg, le
confirme que c’est aussi le président russe sait qu’Olaf
cas d’Américains. Même si REVUE Scholz est réticent à envoyer
“c’était un secret de Polichinelle DE PRESSE des armes capables de toucher
dans les milieux de la défense”, Moscou, par peur d’entraîner
de telles révélations apparaissent comme l’Allemagne dans une confrontation directe.
un “cadeau trois étoiles” pour la propa- Il a donc décidé de jouer sur les craintes
gande russe. du chancelier allemand.
L’affaire “montre une fois de plus la naï- Son but ? Diviser et intimider le bloc
veté dont certains font encore preuve en occidental. “La semaine dernière encore,
Allemagne, après plus de deux ans de guerre Poutine a annoncé dans son discours à la
en Ukraine”, estime l’hebdomadaire de nation qu’il ferait usage d’armes nucléaires
centre gauche Der Spiegel. Mais aussi à si les pays de l’Otan envoyaient des troupes
quel point l’Allemagne, au deuxième rang en Ukraine, comme le président français,
des États soutenant l’Ukraine, est consi- Emmanuel Macron, l’avait envisagé.”
dérée par la Russie comme un pays clé Mais il entend aussi utiliser l’enregistre-
dans son bras de fer avec l’Otan. ment des militaires allemands pour servir
La première économie européenne est ses ambitions en politique intérieure. Le
particulièrement vulnérable à l’espion- document, enregistré en février, a été dif-
nage. Par le passé, l’Agence de sécurité fusé moins de deux semaines avant l’élec-
nationale américaine (NSA) a utilisé le tion présidentielle russe. “Le Kremlin préfère
pays pour espionner le Vieux Continent. Et de loin que l’on parle des conversations des
en 2022 la presse avait révélé qu’un cadre militaires allemands plutôt que des milliers
du service fédéral du renseignement, le de Russes qui se rendent sur la tombe d’Alexeï
BND, était en réalité un agent double à Navalny, son détracteur le plus célèbre [lire
la solde du Kremlin. “Poutine appuie tou- page 10], remarque Der Spiegel. Celui-ci a été
jours sur le point le plus douloureux, com- inhumé vendredi [1er mars], le jour où l’affaire
mente Die Frankfurter Allgemeine Zeitung. des missiles Taurus a été rendue publique.”
Il vise le maillon faible.” —Courrier international
de Transnistrie Valeri Litskaï, qui dans
UKRAINE
Kommersant déclare : “Demander à nouveau
TRANSNISTRIE
(territoire
sécessionniste
notre intégration à la Fédération de Russie
dans le contexte de l’‘opération spéciale’ en
MOLDAVIE prorusse)
Ukraine ne mènerait à rien. Au contraire,
cela créerait davantage de risques.”
Chisinau
ROUMANIE
Néanmoins, selon certains en Russie,
Tiraspol les choses pourraient se précipiter. Le
site patriote Pravda.ru n’hésite ainsi pas
à écrire que “la Transnistrie est en train
Mer de se préparer à devenir une région russe…
Noire L’armée russe entrera très bientôt à Tiraspol.”
100 km Le référendum organisé en 2006 dans la
république a déjà entériné la perspective
déclaré, selon Kommersant, que “la défense d’une intégration, note le site. Dans ce
des intérêts des habitants de Transnistrie contexte, “la demande de Tiraspol rappelle
[était] l’une [des] priorités” de Moscou. celle des Républiques populaires de Donetsk
Cela pourrait-il aller jusqu’à l’étude d’une
demande d’intégration à la Fédération?
Les spécialistes du dossier affirment
qu’un tel geste est trop dangereux et pas
à l’ordre du jour. C’est notamment le cas
et de Louhansk, en février 2022, qui a précédé
le déclenchement de l’‘opération militaire spé-
ciale’”. Et d’ajouter : “Les responsables mili-
taires de Russie disent depuis longtemps que la
jonction avec la Transnistrie est indispensable.”
de l’ex-ministre des Affaires étrangères —Courrier international
 08-17.03.2024
GENÈVE
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FIFDH 2024 © Photographie : Benoît Paillé Design : studiobad.ch

FIFDH.ORG
14.
d’un
continent
à l’a ut r e.
fra nce
Cinéma. Les
“demi-dieux”
vacillent mais…
Les témoignages de violences sexuelles
se multiplient ces dernières semaines, mais
le cinéma français peine à leur donner un écho.
—The Christian Science
Monitor (Boston)
P our de nombreux ciné-
philes américains, Gérard
Depardieu est l’un des
visages emblématiques du cinéma
français, connu pour son rôle
dans Cyrano de Bergerac ou son
interprétation de Dominique
Strauss-Kahn dans Welcome to
New York, en 2014.
Mais, plus récemment, Gérard
Depardieu s’est fait connaître
comme prédateur sexuel. Plus
d’une douzaine de femmes ont
accusé l’acteur d’agressions
sexuelles ou de harcèlement
sexuel, et il est accusé d’avoir
violé une femme en 2018.
En décembre, il semblait com-
plètement tombé en disgrâce
après la diff usion du documen-
taire Depardieu. La chute de l’ogre,
où l’on voyait l’acteur faire des
remarques sexistes en Corée du
Nord en 2018. Mais deux semaines
plus tard, en dépit d’une vague de
réprobation, 56 stars du cinéma
français ont signé une tribune en
son nom, Emmanuel Macron a
défendu l’acteur à la télévision en
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
↙ Dessin de Boligán
paru dans El Universal,
Europe ......... 18 Mexico.
Amériques...... 24
Afrique ........ 26
Asie ........... 28
affirmant que Depardieu faisait
“la fierté de la France” grâce à ses
contributions passées à la culture.
Et l’ancien agent de l’acteur a
déclaré qu’il était “un monstre,
oui, mais un monstre sacré”.
Déni. La question ne se limite pas
à Depardieu. Lors des Césars, le
23 février, un discours a marqué
la cérémonie : celui de Judith
Godrèche, dans lequel elle a
condamné le “niveau d’impunité, de
déni et de privilège” dans ce milieu.
À 51 ans, l’actrice accuse deux
réalisateurs, Benoît Jacquot et
Jacques Doillon, de l’avoir agres-
sée sexuellement alors qu’elle était
adolescente et qu’ils étaient tout
deux plus âgés de plusieurs décen-
nies. Les deux hommes ont nié
avoir commis des agissements illé- les accusent? “La tendance va vers Les acteurs français bénéficient “légitimité artis-
gaux, mais les projecteurs n’ont l’écoute des victimes, mais ça reste d’une position privilégiée depuis tique” leur confé-
été braqués que récemment sur parole contre parole, analyse Bruno le xviiie siècle. Mais à partir des rant le statut de
leur comportement. Péquignot, sociologue et profes- années 1950, avec l’avènement du création intellectuelle – au même
En dépit des avancées du mou- seur émérite d’arts et de culture “film d’auteur”, c’est-à-dire d’une titre qu’une œuvre d’art ou de
vement #MeToo, permettant aux à la Sorbonne nouvelle, à Paris. production reflétant la personna- littérature. Et leurs réalisateurs,
victimes de violences sexuelles Dans le même temps, il y a cette lité artistique de son réalisateur, généralement des hommes, ont
d’être entendues, pourquoi les impression que les stars de cinéma les cinéastes se sont aussi fait été élevés au rang de demi-dieux,
Français semblent-ils plus dispo- existent au-dessus de l’homme ordi- une place unique dans le cœur à qui les contre-pouvoirs ne s’ap-
sés à faire confiance à leurs icônes naire, que leur comportement est et l’esprit des Français. Les films pliquent pas. Cette situation a per-
du cinéma qu’aux personnes qui en dehors de la norme.” eux-mêmes ont vite acquis une duré et s’est étendue aux esprits
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
créatifs d’outre-Atlantique, tels
que Woody Allen ou Quentin
Tarantino, ainsi qu’à leurs pre-
miers rôles masculins.
“En France, le culte religieux a
été remplacé par le culte artistique,
affirme Geneviève Sellier, pro-
fesseure émérite en études ciné-
matographiques à l’université
Bordeaux Montaigne. Il y a une
vision du génie masculin qui a carte
blanche pour s’exprimer, de l’ar-
tiste qui existe hors du cadre légal.”
Mais certains estiment que ce
pouvoir a permis aux acteurs et aux
réalisateurs français de se livrer,
au nom de la création artistique, à
des comportements limites sur le
plan de la légalité. Des personnes
ayant une bonne connaissance de
ce milieu affirment qu’un élément
de séduction existe souvent dès les
auditions, et qu’il est attendu des
jeunes actrices qu’elles aient des
relations physiques avec les réa-
lisateurs pour accélérer leur car-
rière. De ce fait, les situations où
la vie imite l’art – même lorsque
c’est déplacé – deviennent plus
courantes et donc tolérées, à la
fois sur les plateaux de tournage
et par le grand public.
“C’est une industrie qui existe
en dehors des règles de la société,
“Il y a une vision
du génie masculin
qui a carte blanche
pour s’exprimer.”
Geneviève Sellier,
PROFESSEURE ÉMÉRITE EN
ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES
résume Fatima Benomar, copré-
sidente du collectif Coudes à
Coudes. Une mineure peut embras-
ser un homme plus âgé dans un film
ou avoir une scène de nu, et c’est
acceptable parce que c’est au nom
de l’art, mais clairement, dans la
vraie vie, ces choses-là sont illégales.
Donc, déjà, ils ne sont pas soumis
aux mêmes règles.”
Ce qui fait la spécificité de
la France sur ce sujet, analyse
Geneviève Sellier, s’explique en
partie par une théorie controver-
sée de l’historienne Mona Ozouf,
selon laquelle, en France, hommes
et femmes doivent suivre “un code
de séduction” alors qu’aux États-
Unis ils se livrent une “guerre
des sexes”. “Ce mythe de la séduc-
tion, très répandu dans les élites
culturelles françaises, explique sans
doute pourquoi on refuse de voir la
domination masculine comme une
L’ancien agent
de Gérard Depardieu
a déclaré qu’il était
“un monstre, oui, mais
un monstre sacré”.
composante essentielle des relations
sociales, y compris dans la sphère
privée, poursuit Geneviève Sellier.
C’est aussi pour cela que la France
a rejoint si tardivement le mouve-
ment #MeToo.”
Reste que l’explosion de
#MeToo, en 2017, a eu un effet
positif en brisant l’omerta sur
les agressions sexuelles dans le
cinéma français. Après les accu-
sations de l’actrice Adèle Haenel,
le réalisateur Christophe Ruggia
a été mis en examen pour agres-
sions sexuelles aggravées sur
mineure de 15 ans. Depuis, on
observe une montée en puissance
des femmes réalisatrices et des
personnages féminins forts dans
le cinéma tricolore.
“Il y aura toujours des pervers
narcissiques dans ce milieu, mais
nous devons veiller à ne pas stigma-
tiser tous les réalisateurs, nuance
Jonathan Broda, historien du
cinéma à l’École internationale
de création audiovisuelle et de
réalisation (Eicar) de Paris. Je
suis vraiment favorable à l’éduca-
tion et au respect. Je dis toujours à
mes étudiantes de rester sur leurs
gardes et d’être vigilantes.”
Les associations féministes
dénoncent néanmoins des obs-
tacles qui compliquent la tâche
des victimes d’abus sexuels en
France. Car, outre le statut social
particulier que leur confère leur
rôle d’ambassadeurs culturels, les
représentants masculins des élites
françaises peuvent compter sur
un système judiciaire singuliè-
rement lent, souligne Geneviève
Sellier. Près de 80 % des affaires
de viol sont rejetées, et moins de
1 % aboutissent à des condamna-
tions, indique le Haut Conseil à
l’égalité entre les femmes et les
hommes. Si un texte voté en 2018
[en France] a permis de renforcer
les peines pour harcèlement, vio-
lences sexuelles ou sexisme, le pré-
sident Macron a refusé de définir
le viol [dans le cadre d’une direc-
tive européenne] comme un rap-
port sexuel non consenti – comme
onze autres pays européens [qui
s’opposaient à l’adoption d’une
définition communautaire du
viol, car ce domaine relève de la
compétence des États].
“Il est absolument essentiel que
le gouvernement soutienne de nou-
velles lois [contre le harcèlement et
les violences sexuelles] si l’on veut
faire émerger de nouvelles règles
sociétales, affirme Violaine de
Filippis-Abate, avocate et mili-
tante d’Osez le féminisme. Il y a
encore bien trop de sexisme ordi-
naire, de même que cette concep-
tion qui veut que, quand une femme
porte plainte, c’est qu’elle exagère et
que ‘ce n’est pas si horrible que ça’.”
En l’absence de décision juri-
dique, les enquêtes des médias se
sont souvent révélées plus effi-
caces pour “juger” des personna-
lités du cinéma accusées d’abus
sexuels. Des stars comme Luc
Besson – accusé de viol en 2018 –
ont toutefois échappé au lynchage
médiatique. Et seul le temps dira
si le discours de Judith Godrèche
lors des Césars aura un effet
tangible. Les derniers propos
de Gérard Depardieu semblent
toutefois être ceux de trop pour
bon nombre de Français.
Plusieurs acteurs et actrices
signataires de la tribune qui le
défendait lui ont retiré leur sou-
tien. Et si le président Macron
n’a pas fait de même, il semble
avoir compris le risque politique
de sa prise de position, déclarant
quelques semaines plus tard qu’il
aurait dû avoir un mot pour les
victimes. “Dans l’affaire Depardieu,
le public s’est constitué juge et l’a
déclaré coupable, observe le socio-
logue Bruno Péquignot. Je pense
que, à défaut d’autre chose, cette
histoire aura renforcé la capacité
des victimes à se faire entendre.”
—Colette Davidson,
publié le 26 février
SOURCE
THE CHRISTIAN SCIENCE
MONITOR
Boston, États-Unis
Hebdomadaire
csmonitor.com
Lancé en 1908 par Mary Baker
Eddy, fondatrice de l’église First
Church of Christ, Scientist, qui
finance la publication, ce journal
ne se veut pas pour autant
un titre religieux. Il revendique
des valeurs humanistes et
un traitement pédagogique des
sujets. Il a cessé d’être imprimé
quotidiennement en 2009,
conservant son site web et une
version papier hebdomadaire.
“L’époque des Lolita
est terminée”
●●● “Qui aurait cru
qu’enfin le cinéma français,
réticent au mouvement
#MeToo, tantôt défenseur
d’une ‘liberté d’importuner’,
brandissant son ‘exception
culturelle’ sorte brièvement
de sa torpeur face au fléau
des violences sexuelles ?”
Impressionné par l’attitude
de Judith Godrèche aux
Césars puis devant le Sénat,
Le Soir s’interroge.
Auditionnée devant
la délégation aux droits
des femmes au Palais du
Luxembourg le 29 février,
l’actrice a demandé qu’une
commission d’enquête sur
les violences sexistes et
sexuelles dans le cinéma
soit constituée, et que soit
“impos[é] un référent neutre
sur les tournages avec
un mineur”. “C’est une
première pour une artiste,
écrit le quotidien belge.
Et la continuité, évidente,
de son discours aux Césars”,
quand la salle debout
“applaudit Godrèche à tout
rompre”. Puis la salle s’est
rassise, rappelant un
moment similaire en 2020,
quand “Adèle Haenel
a essuyé les plâtres”,
écrit Le Soir. La question
de savoir si la France, elle,
a changé depuis persiste.
Dans l’“électrochoc”
Godrèche, il y a aussi Gérard
Miller. Le psychanalyste,
“personnalité médiatique”
en France, est accusé de viol
et d’agression sexuelle.
Il fait l’objet d’une enquête
du parquet de Paris, et
les accusations portées
à son encontre constituent
les “dernières en date
dans une longue série
d’accusations portées contre
des hommes puissants
du cinéma et de la télévision
par des femmes mineures
au moment des faits”,
rapporte, à Londres,
The Guardian.
“L’époque des Lolita
est terminée”, juge la Neue
Zürcher Zeitung (NZZ),
FRANCE. 15
en Suisse. Pour le quotidien,
les affaires impliquant Benoît
Jacquot, Jacques Doillon et
Gérard Miller “révèlent, avec
une clarté rarement vue
auparavant, des mœurs qui
étaient considérées comme
totalement légitimes dans
le milieu culturel français
– et depuis longtemps”.
Le journal estime que
“la France a effectivement
un peu changé ces dernières
années”, depuis que
“les Américains se sont
fait traiter d’hystériques
et de pudibonds quand les
premières accusations contre
Harvey Weinstein ont lancé
la première vague #MeToo
en 2017”. Les révélations
s’enchaînent depuis quatre
ans dans le monde culturel,
universitaire ou politique,
au sujet aussi des violences
conjugales. Pour la NZZ,
“la société française est
relativement en retard.
Comme le montre le dossier
Miller, certaines choses y ont
été tolérées plus longtemps
qu’ailleurs – ou tues […]. Il
est plus difficile de démonter
une personnalité célèbre
en France qu’ailleurs.”
En question : un pacte du
silence et une société ayant
des réserves à l’égard des
femmes qui accusent des
célébrités. Mais aujourd’hui
“le cinéma français s’est
lui aussi largement adapté
aux conceptions morales
actuelles”.
La vague Godrèche est allée
encore plus loin, rapporte
La Presse, au Canada.
Depuis le 22 février et les
déclarations du comédien
Aurélien Wiik, qui a révélé
avoir été abusé à 11 ans
par son agent, des milliers
d’hommes ont témoigné sous
le hashtag #MeTooGarçons
de violences sexuelles
subies dans l’enfance.
Et le 4 mars, une enquête
du parquet de Paris a été
ouverte contre le cinéaste
André Téchiné pour
harcèlement sexuel.
 16. FRANCE
SOCIÉTÉ
L’inscription de l’IVG
dans la Constitution,
un moment historique
En intégrant la “liberté garantie” d’avorter dans
sa Constitution, la France veut donner l’exemple.
Une dimension historique qui imprègne tous
les discours politiques, relève ce quotidien suisse.
IKON IMAGES
—Le Temps, extraits
(Genève)
A vec des députés et des
sénateurs réunis au
grand complet, tout le
Parlement français [s’est retrouvé]
ce lundi [4 mars] sous la très rare
forme d’un Congrès à Versailles,
le plus grand hémicycle de la
République, le plus illustre aussi.
Il s’agit de valider solennellement
à la majorité des trois cinquièmes
l’inscription de l’interruption
volontaire de grossesse (IVG)
dans la Constitution.
Cette modiication du texte
fondamental a été régulièrement
présentée comme une réaction
aux reculs sur cette question à
travers le monde, sous la pression
d’une extrême droite de plus en
plus puissante. Très souvent cités
au cours des débats, la Hongrie,
la Pologne et bien sûr les États-
Unis ont efectivement fait passer
des législations réduisant les
possibilités de recours à l’avorte-
ment. Telle est l’explication prin-
cipale de ce recours à un projet de
loi constitutionnelle en France,
par ailleurs bien pratique pour
pointer les menaces d’une arri-
vée au pouvoir du Rassemblement
national, particulièrement gêné
aux entournures sur ce sujet.
Mercredi [28 février], le Sénat
débattait avec passion mais gra-
vité du texte, les rangs et les
couloirs de la Chambre haute
frémissaient au sein du palais
du Luxembourg. L’orientation
plus conservatrice du Sénat par
rapport à l’Assemblée nationale
attirait l’attention et rendait le
résultat incertain.
L’élu écologiste Guy Benarroche
est intervenu pour insister sur
la menace, très concrète selon
lui. “Si le pire n’est pas certain, il
est possible, et nous devons lutter
contre le pire dès maintenant et
pas au moment où il adviendra”,
a lancé le Provençal.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
L’élu de la circonscription mar-
seillaise a tenu à insister par
ailleurs sur le fait que l’aspect
symbolique de la démarche comp-
tait aussi : “Notre pays a pu être
souvent dans le passé, et le sera je
l’espère encore dans le futur, le pre-
mier à mettre en avant un certain
nombre de libertés et de lumières
qui ont été un phare pour d’autres.”
L’argument du signal envoyé
aux pays qui menacent le droit
d’avorter est régulièrement res-
sorti au cours des mois de débat.
La France a-t-elle vraiment été
historiquement en avance sur
les autres pays occidentaux pour
ce qui est des droits des femmes
mais aussi d’autres libertés ?
“La France va devenir
le premier État
à garantir le droit
à l’avortement. Nous
écrivons l’histoire.”
Mathilde Panot,
DÉPUTÉE INSOUMISE
Ceux qui le pensent peuvent
s’appuyer sur les philosophes
des Lumières, ainsi que sur
la Révolution française et
la Déclaration des droits de
l’homme. Parmi les premières
nations à abolir l’esclavage dans
leurs colonies, la France n’a cepen-
dant pas été particulièrement
avant-gardiste sur le droit de vote
des femmes, généralisé en 1944,
bien après le Royaume-Uni ou
l’Allemagne (1918).
“Que la France se présente comme
pays phare sur les sujets d’autono-
mie corporelle me paraît un peu
bizarre, ajoute Nathalie Sebbane,
maîtresse de conférences à l’uni-
versité Sorbonne-Nouvelle. Sur le
‘mariage pour tous’ par exemple, la
campagne était d’une violence inouïe
et le pays n’était pas en avance.”
Toujours est-il qu’au bout du
compte les deux chambres ont
validé le texte soumis au vote
du Congrès ce lundi. Au soir de
la validation par le Sénat, plus
tendue, le Premier ministre,
Gabriel Attal, se réjouissait aussi
de cet aspect historique et exem-
plaire : “Il y a des jours qui marquent
l’histoire politique et parlementaire
de notre pays, tweetait-il. Quand
les droits des femmes sont attaqués
dans le monde, la France se lève et
se place à l’avant-garde du progrès.”
L’enthousiasme était très lar-
gement partagé et les mécon-
tents se faisaient discrets, une
↙ Dessin de Paul Reid,
Royaume-Uni.
ambiance de consensus rare dans
ce paysage politique enlammé.
Mathilde Panot, patronne des
députés Insoumis, a ainsi tweeté :
“Victoire ! […] Le dernier verrou
a sauté. La France va devenir le
premier État du monde à garan-
tir le droit à l’avortement. Nous
écrivons l’histoire.”
Pour le ministre de la Justice,
Éric Dupond-Moretti, “le Sénat
a écrit une nouvelle page du
droit des femmes, ce vote est his-
torique, nous serons le premier
pays du monde à inscrire dans la
Constitution cette liberté pour les
femmes de disposer de leur corps.”
Cet aspect historique a aussi
régulièrement ressurgi dans les
débats parlementaires au travers
des références à Simone Veil, ico-
nique ministre de la Santé et des
Afaires sociales qui a porté la loi
dépénalisant l’avortement sous
Valéry Giscard d’Estaing.
“Nous sommes au 50e anniver-
saire de la loi Veil, quel bel anni-
versaire de voter, beaucoup y sont
attachés, tous y ont fait référence,
cette constitutionnalisation et de
rendre hommage à ce qu’il s’est passé
en 1974”, déclarait par exemple
la sénatrice socialiste de Paris
Marie-Pierre de La Gontrie. On
notera également que le séna-
teur Les Républicains Philippe
Bas a été particulièrement actif
dans ces débats. Il était un proche
collaborateur de Simone Veil au
ministère de la Santé.
“Symbole très fort”. Claudine
Monteil, femme de lettres et
ancienne diplomate, signataire
du Manifeste des 343 femmes sur
l’IVG et militante féministe aux
côtés de Simone de Beauvoir et
Gisèle Halimi, voit aussi “un événe-
ment historique” dans la constitu-
tionnalisation de ce lundi, même
si elle préfère éviter les générali-
sations à d’autres sujets : “Nous ne
sommes pas forcément toujours les
premiers, mais c’est un symbole très
fort et inspirant pour des millions de
femmes dans le monde. À certaines
manque justement ce mot ‘liberté’,
qui va entrer dans la Constitution
au côté de la notion d’avortement,
une idée qui était encore complè-
tement taboue dans ma jeunesse.
Il y a un tableau magnifique de
Delacroix, La Liberté guidant le
peuple, qui illustre bien ça. Je ne
peux pas m’empêcher d’y penser
dans le contexte actuel.”
Même du côté des rares oppo-
sants vindicatifs, c’est aussi sur
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
La France se montre
“à la hauteur
des Lumières” se réjouit
Die Tageszeitung.
La presse étrangère salue
quant à elle “Un signal
fort au monde entier”
envoyé avec cette
première mondiale.
Des réactions à lire dans
notre revue de presse.
l’aspect historique qu’on a voulu
appuyer. Une des voix radica-
lement opposées au projet, le
sénateur zemmouriste Stéphane
Ravier, s’est fait conspuer dans une
des très rares broncas du Sénat.
Pour lui, “dans la Constitution
comme au Panthéon”, la place est
trop limitée pour que l’on y fasse
mention de l’IVG. “Vous voulez
panthéoniser l’avortement aux côtés
du principe de précaution de 2004,
de la garantie des droits inaliénables
et sacrés de tout être humain de 1946,
de la liberté de conscience de 1989,
vous voulez faire rentrer l’avorte-
ment au Panthéon des institutions
alors qu’un certain Schœlcher est
rentré au Panthéon des hommes
pour avoir mis fin à l’esclavage,
a-t-il déclamé. Tenez-vous vrai-
ment à rejoindre le dictateur com-
muniste Tito, qui fut le seul, le seul
dans l’histoire du monde, à graver
l’avortement dans le marbre de la
Constitution yougoslave ?” a conclu
le sénateur d’extrême droite sous
les huées des autres élus.
—Paul Ackermann,
publié le 4 mars
SOURCE
LE TEMPS
Genève, Suisse
Quotidien, 36 800 ex.
letemps.ch
Fondé en 1998, Le Temps
est un quotidien généraliste
francophone de dimension
nationale en Suisse. Il emploie
environ 150 collaborateurs
et dispose de correspondants
dans le monde entier.
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
—Die Zeit, extraits
(Hambourg)
S a décision est prise,
depuis l’automne dernier
en réalité : Ursula von
der Leyen se présentera comme
Spitzenkandidatin [littéralement
“tête de liste”] des partis conser-
vateurs, rassemblés au sein du
Parti populaire européen (PPE),
aux élections européennes du
9 juin prochain. [Et ce ain de rem-
piler à la tête de la Commission
européenne après le scrutin.]
Cette candidature [qui devrait
être approuvée par le PPE lors
d’un Congrès à Bucarest les 6 et
7 mars] a quelque chose d’étrange
et de tragique ; elle cause beau-
coup de joie et quelques inquié-
tudes à la candidate.
Le vendredi 2 février, nous
avions rendez-vous pour abor-
der tout cela au 13 e étage du
Berlay mont, le siège de la
Commission européenne, à
Bruxelles, dont le seul point
commun avec la Maison-Blanche
est d’abriter aussi la résidence de
leur célèbre locataire. À part cela,
cet immense bâtiment, planté au
milieu des maisonnettes belges,
des cafés et des pubs, semble avoir
atterri là par hasard, en prove-
nance d’une planète lointaine,
baptisée Europe.
Commençons par l’étrange. Les
institutions européennes sont
organisées de telle façon que le
Union européenne. Mais
pourquoi Ursula von der
Leyen veut-elle rempiler?
Après cinq ans à la tête de la Commission, l’Allemande brigue
un second mandat. Pour ce journal de centre gauche, celle qui vient
aussi d’être nommée tête de liste du PPE aux européennes pourrait
devenir la plus grande protectrice de la démocratie libérale.
nom du Spitzenkandidat ne igure
sur aucun bulletin de vote. Les
électeurs italiens qui souhaite-
raient soutenir la candidature
de von der Leyen devront donc
voter pour les postfascistes de
[la Première ministre] Giorgia
Meloni, puisqu’il est désor-
mais de notoriété publique que
les deux femmes sont en bons
termes. En France, en revanche,
les Républicains, pourtant oi-
ciellement membres du groupe
PPE, refusent de donner leur voix
à l’Allemande, aussi progressiste
qu’ils sont réactionnaires.
Autre bizarrerie, la présidente
de l’Europe serait bien en peine
de mener une véritable campagne
électorale dans l’Union, car dans la
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
plupart des États membres elle ne
peut communiquer qu’en anglais
– ce qui est loin d’être idéal pour
toucher un maximum d’électeurs.
Certes, son nom ne igure pas
sur le bulletin de vote, et elle ne
pourra guère s’adresser au grand
public, mais peu importe, puisque
le verdict des urnes ne joue qu’un
rôle mineur dans sa reconduction.
Car, au bout du compte, c’est le
Conseil européen, c’est-à-dire l’as-
semblée des 27 chefs d’État et de
gouvernement, qui choisit le ou
la présidente de la Commission.
Le Parlement n’a qu’un pouvoir
d’intervention limité.
Autrement dit : l’Union euro-
péenne (UE) est une démocratie
très, très indirecte et renfermée
sur elle-même. D’une certaine
manière, en annonçant sa can-
didature, la présidente de la
Commission vient de décider
elle-même qu’elle serait recon-
duite à son poste. À supposer,
bien sûr, que les chefs d’État et de
gouvernement acceptent de pro-
longer son mandat (ils semblent
bien partis pour) et que les élec-
teurs n’efectuent pas un virage
radical à droite le 9 juin (mais ne
parlons pas de malheur).
Son nom ne figure
pas sur le bulletin de
vote, et elle ne pourra
guère s’adresser
au grand public.
On s’imagine toujours que les
politiciens n’aspirent, par nature,
qu’à une seule chose : le pouvoir.
La présidente de la Commission
européenne, elle, entretient une
relation bien particulière avec
ce concept. Sur l’un des murs
de son bureau- appartement,
comme dans beaucoup d’autres
pièces du 13e étage du Berlaymont,
trône une grande photo en noir
et blanc représentant une bro-
chette d’hommes importants.
Au centre de l’image se dresse
la silhouette familière du chan-
celier chrétien-démocrate alle-
mand Konrad Adenauer.
Bleu clair. Juste à côté de ce
cadre, Ursula von der Leyen a
accroché – à dessein, souligne-
t-elle – une ribambelle de photos
personnelles : ses trois petits-
enfants, immortalisés dans des
teintes pastel. Chez elle, près de
Hanovre, l’attendent aussi un
grand jardin, des chevaux, de
vieux chênes qui auraient bien
besoin d’entretien. L’été dernier,
planait un soupçon de fatigue, de
“je n’en peux plus”. La présidente
aurait donc eu quelques bonnes
raisons de rendre son tablier.
D’autant plus qu’un quatrième
petit- enfant est prévu pour le
mois de mars.
Le quotidien d’Ursula von der
Leyen est rempli de bleu clair.
C’est de cette couleur que sont
notés ses rendez-vous dans son
agenda électronique. Les plages
libres, elles, sont en blanc. Autant
dire que le bleu est omnipré-
sent, sept jours sur sept, tout
au long de l’année, ou presque.
Vu la complexité de la politique
européenne, avec ses 27 diri-
geants nationaux habitués à être
au centre de l’attention, et les
crises qui s’accumulent, il faut
une sacrée discipline pour sup-
porter un tel programme.
Comme tous les sportifs de haut
niveau, Ursula von der Leyen ne
boit jamais une goutte d’alcool.
Mais une bonne condition phy-
sique ne suit pas pour afronter
les drames qui vont avec le poste.
Car, en tant que voix et visage
de l’Europe, la présidente de la
Commission doit aller partout
où surgissent les crises, sur tout
le Vieux Continent et au-delà.
Au printemps 2022, lorsque le
monde entier découvre le mas-
sacre de civils perpétré par l’ar-
mée russe à Boutcha, en Ukraine,
elle est la première responsable
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
↙ Ursula von der Leyen. Traité.
À traiter. Dessin de Schrank paru
dans The Economist, Londres.
politique occidentale à se rendre
sur place, à voir les traces de l’hor-
reur et à exprimer sa solidarité.
Le 17 septembre 2023, elle
accompagne Giorgia Meloni
sur l’île de Lampedusa, dont
les infrastructures menacent
de s’efondrer sous la pression
migratoire. Le spectacle de ces
innombrables bateaux, sur les-
quels les passeurs entassent les
candidats à l’exil, l’a bouleversée.
Ces embarcations, inadaptées à
la navigation en mer, incarnent le
cynisme des traiquants, qui font
commerce de la misère humaine,
résume-t-elle.
Le 13 octobre, à peine une
semaine après le déchaînement
de violence du Hamas en Israël,
elle est dans le kibboutz Kfar Aza
[tout près de la frontière avec la
bande de Gaza]. Si elle ne s’étend
pas sur les détails de ce qu’elle a vu
là-bas, on sent bien que ces scènes
l’ont profondément marquée.
Une chose est sûre, la politique
revêt pour elle une dimension
bien plus personnelle qu’on ne
pourrait l’imaginer en la voyant
à la télévision, avec ses tenues
ultraclassiques et son sourire
parfois forcé, à l’américaine. Avec
Volodymyr Zelensky, le président
ukrainien, propulsé au rang de
chef de guerre, elle entretient
désormais une relation que l’on
pourrait qualiier d’amicale. En
tout cas, elle parle toujours de lui
avec le plus grand respect et ne
nie pas défendre une politique
pro-ukrainienne. Depuis le début
de l’invasion russe, elle s’est déjà
rendue six fois en Ukraine.
Un autre sujet la touche per-
sonnellement, celui d’Israël. Sur
ce point, elle ne peut renier une
facette de son identité qu’elle
essaie pourtant de gommer d’ordi-
naire pour représenter l’ensemble
de l’Union : sa nationalité alle-
mande. Cette année, elle a célé-
bré son anniversaire sans grand
fracas, c’était le lendemain de l’at-
taque du Hamas. Sa prise de posi-
tion en faveur d’Israël, héritage de
sa nationalité, lui a valu une ava-
lanche de critiques, et beaucoup
d’incompréhension, notamment
chez les Irlandais, qui se sentent
proches du peuple palestinien de
par leur propre histoire.
À l’heure des crises à répétition,
l’Europe est sur tous les fronts et
assaillie par ses propres contra-
dictions. Tout cela passe par elle,
la présidente de la Commission,
pourtant loin de pouvoir compter
sur tout le soutien dont dispose un
président américain – ou même
français. Pas d’entourage pour
lui déblayer le terrain, d’avions
toujours prêts à décoller, de sys-
tème patriarcal sur lequel s’ap-
puyer. Et rien, absolument rien,
ne laisse augurer que ce second
mandat sera plus facile que le pre-
mier, que les crises cesseront, ou
tout au moins qu’elles attendront
sagement leur tour pour éclater,
comme autrefois.
Alors pourquoi diable rempi-
ler pour cinq années de plus ?
C’est là que la dimension tra-
gique entre en scène.
Elle sait bien que c’est une
manière de penser “typiquement
féminine”, et l’admet volontiers ;
pourtant, aujourd’hui encore,
Ursula von der Leyen ne peut
s’empêcher de s’interroger : est-
elle vraiment celle que l’on décrit ?
La femme la plus puissante du
monde – à en croire le magazine
Forbes ? Elle se sent étrangère au
pouvoir. Elle l’a pourtant côtoyé
dès sa plus tendre enfance : son
père, Ernst Albrecht, a présidé
le Land de Basse-Saxe de 1976
à 1990 et croisait régulièrement,
entre autres, le président alle-
mand Richard von Weizsäcker,
un politicien au charisme hors
norme. Mais pour la petite Ursula,
ils faisaient partie d’une catégorie
à part. Celle des hommes qu’on
admire, mais dont on n’imagine
absolument pas suivre les traces.
Si Trump était élu
aux États-Unis, elle
pourrait être la voix
la plus importante de
tout l’Occident libre.
Qu’entend-on, au juste, par
“femme la plus puissante du
monde” ? Quelqu’un de très
inluent ? Ou seulement la moins
mal lotie de toutes les femmes,
qui n’ont guère de pouvoir dans ce
monde ? Cette question pourrait
bien perdre tout son sens en fonc-
tion de la tournure que prendra
cette année décisive pour l’avenir
de l’Occident. Car la vraie date
importante, pour le monde en
général et pour Ursula von der
Leyen en particulier, est moins
le 9 juin, jour des élections euro-
péennes, que le 5 novembre, date
à laquelle les Américains décide-
ront s’ils veulent rester la première
puissance occidentale – et, plus
généralement, une démocratie.
EUROPE. 19
de Bruxelles est bien trop bureau-
cratique. Le pouvoir d’Ursula von
Contrepoint der Leyen est certes immense,
mais surtout insaisissable.
Le virage à droite Ces cinq dernières années, elle
a tout de même joué un rôle déci-
●●● “Von der Leyen candidate à un nouveau mandat, sif dans de nombreux dossiers :
mais celui-ci sera complètement à droite.” C’est avec ce titre l’élaboration du Pacte vert – un
très explicite que le quotidien progressiste Domani ensemble de mesures historique
commence sa critique de la présidente de la Commission. visant à atteindre la neutralité
Élue également avec le soutien des socialistes et des libéraux, climatique en Europe –, la lutte
Ursula von der Leyen “aurait dû défendre un programme contre la pandémie de Covid-19,
progressiste”, mais, mise sous pression par le PPE l’adoption de multiples mesures
de Manfred Weber, “elle a redimensionné les réformes de soutien à l’Ukraine contre
sur le climat” et concédé de “nombreuses dérogations l’agresseur russe – qui protègent
aux grandes entreprises”, accuse le média italien. Au chapitre indirectement l’Union.
politique étrangère, Domani déinit von der Leyen comme Ce n’est pas rien, mais il reste
“une présidente américaine”, en lui reprochant sa proximité beaucoup à faire. La transition
avec Joe Biden, mais aussi avec Israël. En somme : agricole a besoin d’un nouveau
une politique qui s’est de plus en plus “droitisée” et qui, soule, la protection de l’envi-
par intérêt stratégique, conirmera cette tendance ronnement ne progresse pas assez
dans son prochain mandat, conclut le média italien. vite, la révolution numérique est
toujours à la traîne. Et, surtout,
l’équilibre géopolitique est en train
Si Donald Trump remporte beau milieu d’une guerre sur le sol de basculer – les bouleversements
l’élection présidentielle, les européen. Que l’UE réagit à l’élec- seront rapides mais rationnels si
choses seront bien diférentes tion… Comment, d’ailleurs ? Que tout se passe bien le 5 novembre
de ce qu’elles étaient en 2016. la présidente de la Commission prochain, radicaux et imprévi-
Premièrement, parce que le mil- déclara… Quoi donc ? sibles dans le cas contraire.
liardaire est mieux préparé. Il Je pose donc une dernière
pourra assouvir sa soif de ven- Scénario catastrophe. En fois la question : pourquoi ne
geance, toujours plus intense, avec d’autres termes – qui ne sont pas pas rester tranquillement dans
un certain professionnalisme. Sa ceux d’Ursula von der Leyen –, le jardin de Hanovre, à l’ombre
présence à la Maison-Blanche ne l’UE dispose de dix mois, dont des chênes ? Pour toutes ces rai-
sera plus seulement une anoma- plusieurs semaines de campagne sons, justement. La présidente
lie, mais pourrait annoncer l’avè- électorale, pour se préparer men- n’imagine pas prendre sa retraite
nement d’une ère terrible. talement, idéologiquement et alors que toutes ces catastrophes
D’autant plus que, cette fois, militairement au scénario catas- guettent, et laisser son succes-
l’Union est engagée dans une trophe. Comment ? [Le président seur prendre ses marques dans
guerre indirecte avec Moscou français] Emmanuel Macron, [le de telles conditions.
juste derrière ses propres fron- chancelier allemand] Olaf Scholz, Cette entrevue a lieu le len-
tières. Et si elle parvient à peu [le Premier ministre polonais] demain de son triomphe contre
près à garder la tête hors de l’eau Donald Tusk, mais aussi si pos- Viktor Orban, éternel trouble-fête
jusqu’à présent, c’est unique- sible [le Premier ministre britan- du club des Vingt-Sept – encore
ment grâce au soutien massif nique] Rishi Sunak et, surtout, que le triomphalisme ne soit sans
des États-Unis. Ursula von der Leyen pourraient doute pas vraiment le genre de la
Il est donc tout à fait possible par exemple exprimer leur volonté maison. Le [Premier ministre]
qu’au matin du 6 novembre Ursula de défendre toujours plus ferme- hongrois a ini par accepter l’octroi
von der Leyen ait perdu sa cou- ment les intérêts et les valeurs d’une nouvelle aide de plusieurs
ronne de femme la plus puis- européennes et s’engager pour la milliards d’euros à l’Ukraine. Et
sante du monde pour devenir la défense du continent, même s’ils s’est vite consolé de ce renonce-
voix la plus importante de tout doivent opérer seuls. Et annoncer ment : les élections européennes
l’Occident libre, la présidente de aux Européens qu’ils devront pour arrivent, on dit que les populistes
la première puissance occidentale, cela leur imposer des contraintes de droite réaliseront un joli score,
plongée dans la pire crise qu’elle disparues depuis longtemps. puis Trump reviendra à la Maison-
ait jamais connue depuis 1945. Soyons clairs : ce n’est pas le Blanche, et c’en sera ini de la
Si le pire se produit, les livres discours que tient actuellement guerre contre son ami Poutine.
d’histoire diront peut-être, dans la présidente de la Commission. Mais, en définitive, ce n’est
quelques années, que la seconde Mais il laisse entrevoir ce qui pas Viktor Orban qui fait pen-
victoire de Donald Trump a signé pourrait arriver, ce à quoi nous cher la balance lorsque les choses
l’arrêt de mort du règne occiden- devons nous préparer. deviennent vraiment sérieuses. Ce
tal. Que l’Otan fut suspendu de Il est quasiment impossible sont les 26 autres chefs d’État et
facto et que, pour la première d’évaluer objectivement l’effi- de gouvernement. Et la femme qui
fois en plus d’un siècle, les États- cacité d’une présidente de la continue de se demander si elle est
Unis cessèrent d’intervenir pour Commission européenne. Les vraiment à sa place. Visiblement,
garantir la sécurité et la stabilité choses sont trop compliquées, la réponse est oui.
de l’Europe, les privant de leur trop d’instances différentes —Bernd Ulrich,
parapluie nucléaire – le tout au entrent en jeu, le fonctionnement publié le 7 février
20. EUROPE Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

↙ Dessin de Cristina Sampaio

ÉLECTIONS paru dans Expresso, Lisbonne.

Non, le Portugal n’est pour nous préparer à ce qu’elle

augmente encore : c’est vrai, mais
les chifres à regarder seraient
pas un pays riche plutôt ceux de la part de l’im-
pôt par rapport aux revenus des
ménages et des individus et à
À la veille du scrutin législatif prévu le 10 mars, leur pouvoir d’achat, comparés à
ce célèbre éditorialiste lisboète s’inquiète de l’état ceux des autres pays et à la qua-
du pays après huit ans de gouvernance socialiste. lité des services publics. Ces cri-
tères dessinent le tableau d’un
pays où l’essentiel des recettes
iscales sert à inancer le fonc-
tionnement de l’État. Le pays
—Expresso, extraits qui pour s’en remettre auraient compte aujourd’hui plus de fonc-
(Lisbonne) besoin de nouvelles injections de tionnaires qu’en 2008, et tout
sommes colossales. fonctionne plus mal.
le littoral, créant de gigantesques
problèmes de croissance.
À cela s’ajoutent les consé-
quences de deux guerres, dont
une, celle en Ukraine, est venue
déstabiliser et appauvrir toute
l’économie européenne.
Quand nous regardons l’état
économique du monde, force est
de constater que les pays d’Europe
de l’Est et les pays Baltes conti-
nuent de croître plus que nous :
ce n’est pas seulement parce
qu’ils ont fait meilleur usage de
l’argent européen ou parce qu’une
mémoire plus récente de la misère
Or de tout cela pas un mot
dans le débat électoral actuel.
Personne n’ose mettre ces sujets
sur la table, et encore moins regar-
der des électeurs dans les yeux et
leur dire : “Écoutez, hormis peut-
être la grande période de la ruée
vers l’or du Brésil [au xviiie siècle]
dont aucun de nous n’a le souve-
nir, le Portugal n’a jamais été un
pays riche. Même avec nos colonies
africaines, nous ne survivions que
grâce à l’émigration, et depuis cin-
quante ans nous ne survivons que
grâce à la dette et aux subventions
européennes. Et très bientôt tout

A écouter les acteurs de la La seule activité économique

campagne électorale en rentable et dont dépend notre
cours, le Portugal serait balance commerciale pour ne pas
un pays riche, ou pourrait le deve- s’efondrer complètement est le
nir moyennant quelques solutions tourisme – activité qui fait payer le
Les facteurs structurels sont
nombreux. Nous sommes le
deuxième des plus vieux pays
d’Europe, avec le plus faible taux
de natalité du continent, à 1,2 %.
les pousse à être plus productifs,
c’est aussi parce qu’avec l’élargis-
sement de l’UE le centre névral-
gique de l’économie européenne
s’est peu à peu déplacé du centre
cela va s’arrêter, si bien que nous
allons au-devant d’un sérieux pro-
blème. Il est très improbable que
nous devenions riches, mais peut-
être pouvons-nous apprendre à
très simples. Et quiconque est prix fort à l’environnement et aux L’émigration des jeunes diplômés et du sud vers l’est et le nord, où faire autrement ?”
d’un autre avis est voué à sortir paysages, et qui s’appuie sur une se trouvent les centres de produc-
essoré de ce scrutin. main-d’œuvre étrangère pauvre Bientôt nous n’aurons tion, les nouvelles industries et Jérémiades. Je crois que le
Examinons la question de plus qui n’est pas accueillie dans des plus qu’un actif pour une main-d’œuvre compétitive. Portugal n’a jamais été riche
près. Depuis son adhésion [le conditions dignes. C’est le cas De la même façon, à l’échelle et qu’il a de moins en moins de
1er janvier 1986] à ce qui était aussi de l’agriculture, qui vit de un retraité – ce qui mondiale, d’un grand axe atlan- chances de le devenir. Mais il
alors la Communauté écono- subventions européennes et de suffit à définir tique l’économie s’est réorientée n’est pas condamné à devenir un
mique européenne, le Portugal l’exploitation intensive de la terre un pays non viable. vers l’Asie-Paciique. Résultat : pays pauvre. Il possède des armes
a reçu de l’Europe 157 milliards et des ressources, avec à la clé de le Portugal est sans cesse plus pour se défendre, et des difé-
d’euros entre 1987 et 2022, aux- graves dommages écologiques. augmente chaque année, et bien- isolé, sans cesse repoussé plus à rences à faire valoir, à condition
quels viendront s’ajouter 22,2 mil- Nous avons vu mourir des sec- tôt nous n’aurons plus qu’un actif la périphérie des centres de déci- de changer de mentalité collec-
liards d’euros d’ici à 2030 dans teurs où nous excellions autrefois, pour un retraité – ce qui suit à sion et des centres de production tive. Nous devons cesser d’en-
le cadre du plan de relance. Ce comme la construction navale, déinir un pays non viable, inca- de richesse, d’innovation tech- courager l’assistanat, la paresse
ne sont pas simplement l’agrochimie, les ciments pable de fait de inancer son sys- nologique et d’échanges. Nous et les jérémiades pour valoriser
de grosses sommes – ce ou la sidérurgie. Nous tème de santé, sa sécurité sociale, continuons à regarder le monde réellement ceux qui travaillent,
sont des sommes astro- n’avons pas de matières pre- et de produire de la croissance. à travers notre lorgnette, celle qui investissent, qui prennent des
nomiques, et qui pourtant mières, hormis le lithium, Le déclin démographique s’ac- des vieux axes Brésil-Afrique- risques, qui créent de la richesse,
ne nous ont pas permis que nous n’arrivons pas à compagne de surcroît d’une déser- Portugal et Allemagne-Europe, qui servent le bien commun, dans
d’atteindre la moyenne ÉDITO exploiter, et le vent et le tiication de l’intérieur du pays, sauf que le monde autour de le public comme dans le privé.
européenne en matière de soleil, que nous n’exploi- dont les habitants migrent vers nous bouge. Il nous faut d’une part recon-
revenu par habitant, ni de crois- tons pas faute d’argent et d’au- naître et récompenser le mérite,
sance du PIB ou de productivité. dace. Nous payons donc l’énergie la et refuser la médiocrité et les pri-
Malgré tout cet argent, nous plus chère d’Europe, ainsi que les vilèges installés, et d’autre part
parvenons seulement, et mar- communications les plus chères, cesser d’accepter les bas salaires
ginalement, à faire passer notre les logements les plus chers (après et l’absence de responsabilité des
dette publique sous la barre des les Suisses) et, malgré toutes les entreprises. L’envie et la mesqui-
100 % du PIB, alors que la valeur louanges au Service national de nerie que certains confondent
de référence au sein de la zone santé et à l’enseignement public, avec la lutte des classes sont à
euro est ixée à [60 % par le pacte nous faisons partie des Européens bannir, et il faut sanctionner ceux
de stabilité et de croissance]. Les qui consacrent la plus large part de qui de leur côté confondent les
eforts en ce sens se sont traduits leurs revenus à la santé et à l’édu- règles du marché avec un marché
par une dégradation terrible de cation de leurs enfants. sans règles. Le grand changement
nos services publics essentiels – On nous dit (la gauche nous à accomplir se fera dans nos têtes.
santé, logement, édu- dit) que la iscalité reste en des- —Miguel Sousa Tavares,
cation, transports –, sous de la moyenne européenne, publié le 1er mars
 WEEK-END
U É
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 22. EUROPE
KOSOVO
La peur du vide
Depuis le 1er janvier, date de la libéralisation du régime des visas, les Albanais
du Kosovo se précipitent vers les pays de l’UE. Quant aux Serbes, ils quittent
eux aussi le pays, mais en direction de la Serbie.
IKON IMAGES
—NIN, extraits (Belgrade)
A près avoir patienté douze
ans et rempli 102 condi-
tions, les citoyens du
Kosovo peuvent désormais
voyager sans visa dans l’Union
européenne (UE). Sur le papier,
c’est une bonne nouvelle pour
Pristina, mais, dans le contexte
de la réalité balkanique, elle fait
craindre un grand exode des
Kosovars. L’enthousiasme sus-
cité par cette bonne nouvelle
a rapidement cédé la place à
l’inquiétude.
À en croire le rapport publié
par l’Institut GAP de Pristina,
28 % de la population kosovare
envisagerait de quitter le pays
au cours du premier semestre de
cette année. Ceux qui aspirent
au départ regardent surtout
vers l’Allemagne, l’Autriche et
la Suisse, où vit une nombreuse
diaspora kosovare. Selon le der-
nier recensement organisé en
Suisse, 3 % de la population de
ce pays a déclaré être d’origine
albanaise. Il s’agit d’immigrés
pour la plupart originaires du
Kosovo.
Si la situation économique
est évoquée comme la raison
principale de l’émigration des
Kosovars, les secteurs de la
construction, de la restauration
et du commerce risquent d’être
les plus touchés. Et, avec eux, le
développement durable de ce
pays de 2 millions d’habitants.
Crédibilité. Le journaliste
Afrim Demiri trouve ces pré-
v isions t rop pessi m istes.
“L’émigration n’est pas un phé-
nomène nouveau au Kosovo, elle
existe depuis plus de trois décen-
nies. Cependant, pour la première
fois, les Kosovars ne quittent pas
leur pays pour des raisons poli-
tiques mais pour des raisons écono-
miques et familiales”, affirme-t-il.
Beaucoup sont mécontents de la
corruption, de l’état du système
de santé et du marché du tra-
vail. “Toutefois, ils gardent l’espoir
qu’après la phase de transition des
changements sociaux positifs sur-
viendront”, analyse Afrim Demiri.
Le journaliste Redzep Maloku
juge quant à lui les résultats de
l’étude alarmants. “Ils devraient
préoccuper notre élite politique et le
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
pouvoir, car les chiff res évoqués sont
la conséquence d’une crise profonde
de la crédibilité des institutions
politiques”, considère-t-il. Cette
fois, c’est la classe moyenne, base
de toute société, qui affiche son
intention de partir. La transition
démocratique semble sans fin, la
sécurité socio-économique pré-
caire. Les interminables négo-
ciations avec la Serbie [sur la
normalisation des relations] pié-
tinent, ce qui sape le Kosovo
de l’extérieur et de l’intérieur.
“Dans le contexte où le Kosovo ne
parvient pas à obtenir sa pleine
reconnaissance internationale [la
Serbie s’y oppose, considérant le
Kosovo comme faisant toujours
partie de son territoire], les chan-
gements géopolitiques majeurs qui
planent actuellement sur l’Europe
ont de quoi inquiéter les citoyens”,
explique notre interlocuteur.
Les Kosovars ont appris à
attendre peu de l’État, qu’il
s’agisse de la Serbie, dans laquelle
ils ont vécu jusqu’en 1999, ou
du Kosovo, indépendant depuis
2008. “L’intention d’émigrer est
étroitement liée à la volonté des
citoyens de prendre en main leur
destin personnel et familial. Faute
d’une force critique capable de
canaliser le mécontentement social
et politique, que ce soit par des
manifestations ou d’autres formes
de protestation, la fuite démogra-
phique s’est imposée comme une
forme de contestation”, conclut
Redzep Maloku.
Perdants. Durant les dix pre-
miers jours de l’année, 83000 bil-
lets aller-retour ont été vendus
à l’aéroport de Pristina. Pour
mémoire, de 2018 à 2022, plus
de 150000 personnes ont quitté
le Kosovo. La tendance à l’émi-
gration est claire.
En raison d’un imbroglio
politico-administratif, quelque
120 000 Serbes du Kosovo ne
peuvent bénéficier du régime
de libéralisation des visas pour
se rendre dans l’UE. La Serbie a
délivré aux citoyens serbes du
Kosovo des passeports spéciaux
(non reconnus par l’UE), sous
prétexte qu’ils vivent sur un terri-
toire dont Belgrade ne reconnaît
pas l’indépendance. Les Serbes
du Kosovo ont été ainsi privés
du passeport de l’État serbe et
de la possibilité de bénéficier
du régime de libéralisation des
visas, en vigueur pour les ressor-
tissants serbes depuis 2009. De
fait, ils sont les plus grands per-
dants de la politique de Belgrade
à l’égard du Kosovo, affirment
nos sources serbes et kosovares.
Notamment depuis le 24 sep-
tembre, qui a vu s’aff ronter le
groupe armé dirigé par Milan
Radoicic [un des principaux res-
ponsables politiques des Serbes
du Kosovo] et une patrouille de la
police spéciale du Kosovo près du
monastère de Banjska. Cet inci-
dent n’est que le dernier en date
d’une série d’événements qui ont
accru les tensions au Kosovo. Il
a été précédé par les élections
organisées dans quatre munici-
palités à majorité serbe à la suite
du retrait des Serbes des institu-
tions kosovares, et par la nomi-
nation de maires albanais élus
parfois avec moins de 4 % des
voix. Sans oublier les barricades
érigées par les Serbes à l’occasion
du contentieux portant sur l’im-
matriculation des voitures appar-
tenant aux Serbes.
Le président serbe, Aleksandar
Vucic, affirme que 11 % des Serbes
ont quitté le Kosovo en 2023 par
crainte de la “terreur de Kurti”,
[du nom du Premier ministre,
↙ Dessin de Gary Waters,
Royaume-Uni.
Albin Kurti, expression utili-
sée par Belgrade pour quali-
fier le gouvernement actuel du
Kosovo]. Selon le chef sortant de
la diplomatie serbe, Ivica Dacic,
ce pourcentage aurait augmenté
de deux points en novembre. Il
est impossible de vérifier ces
chiff res, car on ne connaît pas
le nombre de Serbes vivant tou-
jours au Kosovo, la plupart ayant
refusé de participer au recense-
ment en 2021. Par conséquent, on
ne peut parler que de tendances
démographiques. Belgrade sonne
l’alarme en parlant d’une émi-
gration dramatique des Serbes
du Kosovo, qui serait le résul-
tat, selon lui, de la politique de
la peur menée par les autorités
de Pristina. Toutefois, selon le
politologue Ognjen Gogic, “la res-
ponsabilité est probablement par-
tagée, car Belgrade et Pristina sont
largement responsables du climat
d’instabilité qui a poussé de plus en
plus de gens à quitter le Kosovo”.
L’organisation non gouver-
nementale Aktiv, de Mitrovica-
Nord, a publié à la fin de 2022
les résultats de ses recherches,
qui montraient qu’un Serbe sur
deux prévoyait alors de quitter
le Kosovo d’ici cinq ans : 15 %
des personnes interrogées évo-
quaient comme raison l’insta-
bilité politique et le manque de
respect des droits des Serbes,
20 % l’insécurité, tandis que la
majorité, près de 50 %, mettait
en avant la situation économique.
Une autre enquête réalisée par
MO. Monténégro
Leposavic
SERBIE
Zvecan
MO. Mitrovica-
Zubin
Potok Nord
Pristina
KOSOVO
ALBANIE
MACÉDOINE
DU NORD
Belgrade
30 km
Zones de peuplement serbe
Enclaves serbes
Villes où les élections ont été
boycottées par les Serbes
Principales destinations de
la diaspora kosovare :
Allemagne, Autriche, Suisse
COURRIER INTERNATIONAL
Courrier international
¤M;!Pg"GP ARI M I M AYT A A ARE E R E I M

‘‘ UN THRILLER FAMILIAL,
MAGISTRAL ET SAISISSANT ’’
VARIETY

Risque d’une nouvelle escalade ★★★★ PREMIÈRE

●●● Depuis le 1er février, la Banque centrale du Kosovo
n’autorise plus les paiements en espèces ou électroniques
en dinars serbes. La seule monnaie de transaction est
désormais l’euro, monnaie oicielle du Kosovo depuis 2002.
“La nouvelle réglementation a des répercussions directes
sur la vie de 120 000 Serbes [du Kosovo], 95 000 d’entre eux
recevant salaire, retraite, bourse et autres allocations
sociales versées par Belgrade en dinars”, explique le
quotidien serbe Danas. Selon le Premier ministre du Kosovo,
Albin Kurti, la nouvelle réglementation a pour but
d’“empêcher les malversations destinées à inancer les
institutions parallèles serbes au Kosovo”, rapporte Danas.
Face à la pression de plusieurs pays occidentaux,
qui considèrent l’interdiction comme une provocation
susceptible de déclencher de nouveau des tensions
entre Belgrade et Pristina, le gouvernement kosovar s’est
engagé à accorder une période de transition de trois mois.

Aktiv en mars 2023 a révélé que mainmise des partis politiques,

seul un Serbe sur cinq vivant au
Kosovo fait confiance au gouver-
nement serbe, et un sur deux ne
fait confiance à personne. Les
représentants de la Srpska Lista,
le principal parti des Serbes du
Kosovo, une sorte d’extension
du Parti progressiste serbe, au
pouvoir en Serbie, ne s’en sortent
pas mieux.
Cercle vicieux. Un certain
nombre de personnes ont quitté
le nord du Kosovo, seules ou avec
leur famille, par crainte de pour-
suites pénales consécutives à
leur participation aux barrages
est la raison le plus souvent évo-
quée comme motif d’émigration.
Un cercle vicieux de précarité poli-
tique, économique et sécuritaire
est en place, poussant les Serbes
à quitter le Kosovo.
“Le déclin démographique
entraîne un déclin des activités éco-
nomiques. Les restaurateurs et les
commerçants du nord du Kosovo
sont les plus affectés. Leur situa-
tion est aggravée par les actions
des autorités de Pristina, telles que
l’interdiction d’importer des pro-
duits serbes ou les perquisitions et
saisies aléatoires de marchandises.
Cela a conduit à la fermeture de

routiers, aux barricades et aux
échauffourées. Cependant, la
plupart des Serbes partent du
Kosovo faute d’espoir de voir la
situation générale se normaliser
et les conditions de vie s’amélio-
Inchallah
petites entreprises et à de nouveaux
départs”, explique Ognjen Gogic.
Selon lui, les causes de l’émigra-
tion de la population, tant alba-
naise que serbe, débordent les
questions politiques, elles sont

un ils
rer. Cela n’est pas seulement la structurelles.
conséquence de leur méfiance —Stefan Slavkovic,
à l’égard de Pristina, mais aussi publié le 22 janvier
de leur perte de confiance dans
la politique menée par Belgrade.
Lorsque les Serbes se sont reti-
rés des institutions du Kosovo, SOURCE
ils ont en échange obtenu des
contrats avec le Bureau pour NIN
un film de AMJAD AL RASHEED
le Kosovo-Metohija, dirigé par Belgrade, Serbie
Belgrade. Finalement, certains Hebdomadaire " "¯" "0"0"M M"P¤M"g " ̋figh " ¯" "a¯" "__" "gg"7 "g a３"¯" fia a;
ont décidé de partir du Kosovo nin.co.rs
peu de temps après, estimant que C’était le plus important
leur position n’était pas tenable.
Privés de contrats de travail, ils
hebdomadaire du temps
de la république fédérale
Actuellement au cinéma
AFFICHE : ©2024 PYRAMIDE, LOUISE MATAS, SALOMÉ WOJTOWIEZ

se heurtent à de nombreux pro- de Yougoslavie. “Le Journal

blèmes pratiques, par exemple
pour souscrire à un prêt.
La difficulté de trouver un
emploi dans le secteur public,
gangrené par le népotisme et la
d’information hebdomadaire”
est ensuite passé par une
période de nationalisme fervent.
Relet vivant de l’actualité, il
retrouve aujourd’hui ses repères.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis.
Les usines
d’armes à feu
déménagent
Après deux siècles de présence dans
l’État de New York, le fabricant d’armes
Remington ferme son usine historique
pour s’installer dans le Sud,
moins hostile aux armes à feu.
—The New York Times,
extraits (New York)
I l y a plus de deux cents ans,
Eliphalet Remington fabri-
quait son premier canon de
fusil dans la forge de son père,
quelque part dans le nord de l’État
de New York. À cette époque, les
balles étaient rondes, les Anglais
étaient les ennemis, et quand on
parlait de contrôler les armes à
feu, on pensait à la force qu’il
fallait dans le bras.
Une dizaine d’années plus tard,
Remington s’installait à Ilion, tou-
jours dans l’État de New York,
pour fabriquer ses armes. Elles
étaient utilisées par les policiers,
les voleurs, les soldats et le grand
public. Mais au fil du temps, la
concurrence mondiale a érodé
les bénéfices de Remington et
son assise dans la ville, dont la
rue principale s’arrête aux portes
de l’usine. Cette histoire a fini
dans une impasse en novembre,
lorsque l’entreprise a annoncé
qu’elle délocalisait ses activités
dans l’État de Géorgie.
Selon ses dirigeants, ce sont les
efforts déployés par l’État de New
York pour réduire la violence par
armes à feu qui poussent cette
institution locale à plier bagage.
Cette décision va priver de leur
emploi plus de 300 salariés, dont
beaucoup fabriquent des armes à
feu à la main depuis des décen-
nies et dont l’identité est pro-
fondément liée à Remington. Il
y a dix ans encore, l’usine d’Ilion
employait plus de 1 000 per-
sonnes. “Ce sont deux cent huit
ans d’histoire qui sont balayés d’un
coup, commente John P. Stephens,
le maire du village, dont le père
a travaillé trente-sept ans chez
Remington. Ilion, c’est Remington,
Remington, c’est Ilion.”
“Chassé de l’État”. Réputée
pour la qualité de ses carabines et
de ses fusils de chasse, la chaîne
de montage d’Ilion produit encore
des centaines d’armes par jour
malgré la réduction progressive
de ses effectifs. La fermeture
de l’usine est prévue en mars,
et le ministère du Travail de
l’État de New York a commencé
à prendre en charge la reconver-
sion professionnelle des employés.
Dans un communiqué, le PDG
de Remington, Ken D’Arcy, a fait
l’éloge des ouvriers d’Ilion et qua-
lifié la Géorgie d’“État accueil-
lant pour l’industrie des armes à
feu”. “Nous sommes profondément
attristés par la fermeture de ce site
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
historique, poursuivait-il. Mais les
bâtiments sont très anciens et leur
exploitation et leur maintenance ont
un coût prohibitif. L’environnement
législatif de l’État de New York
est par ailleurs une source de pré-
occupation majeure pour notre
industrie.”
La députée républicaine Elise
Stefanik, dont la circonscrip-
tion comprend Ilion, a attribué
la faute du départ de Remington
aux “politiques radicales allant à
l’encontre du deuxième amende-
ment” [garantissant le droit au
port d’armes] mises en place par
l’État, notamment les lois adop-
tées après la fusillade de l’école
Sandy Hook, en 2012, et la tuerie
de 2022 dans un supermarché
de Buffalo. “Le plus ancien fabri-
cant d’armes du pays a été chassé
de l’État”, a clamé Elise Stefanik.
Mais pour Frank Brown, le pré-
sident de la section locale 717 de
l’Union syndicale des mineurs
américains, qui représente les
travailleurs de l’usine, la ferme-
ture n’a pas grand-chose à voir
avec la législation sur les armes
à feu. “Nous fabriquons des armes
depuis plus de deux cents ans et
nous n’avons jamais eu de problème
pour les vendre, explique Brown,
59 ans, qui travaille dans la forge
de l’usine depuis presque trente
ans. Ils ne le font que pour l’argent,
par cupidité.”
À Ilion, beaucoup ont le senti-
ment que ce n’est que le dernier
chapitre d’un long déclin. Michael
Helms, historien, explique que
Remington a prospéré au milieu
du xixe siècle, lorsque les usines
de Nouvelle-Angleterre et du nord
de l’État de New York se sont
mises à produire des armes à feu.
Au point que la région a fini par
être surnommée la “Gun Valley”
[“vallée des armes à feu”]. “Il
s’agit d’un phénomène typiquement
américain et unique dans l’histoire
mondiale de la fabrication d’armes
à feu”, poursuit Helms.
Les armuriers ont fait fortune.
Mais ces dernières années, le vent
a tourné. Depuis 2013, des piliers
de la Gun Valley, tels que Sturm,
Ruger & Company, Smith &
Wesson et O.F. Mossberg & Sons
ont tous ouvert ou agrandi des
usines dans les États du Sud, au
climat politique plus favorable aux
armes à feu, et qui offrent sou-
vent une main-d’œuvre non syn-
diquée et des avantages fiscaux.
“Ils sont partis pour l’Ala-
bama, le Kentucky, le Tennessee,
la Caroline du Nord et du Sud, et
la Géorgie, précise Michael Press,
un consultant qui a travaillé pour
Remington. Principalement pour
une question de coût d’exploitation.”
L’accord que Remington a passé
avec la Géorgie prévoit ainsi un
loyer de 10 dollars pour le terrain
et un crédit d’impôt de 13 millions
de dollars [12 millions d’euros].
CANADA
Ilion
Albany
NEW
YORK
Washington
ÉTATS-UNIS
ÉTATS-UNIS
GÉORGIE
Océan
Atlantique
Golfe
du Mexique
250 km
COURRIER INTERNATIONAL
↙ Dessin d’O liver paru dans
Der Standard, Vienne.
Les finances de Remington
étaient devenues tendues au fur
et à mesure qu’elle était passée
d’un propriétaire à un autre à Wall
Street. Les ventes ne suivaient pas.
La demande est en partie alimen-
tée par la crainte d’un renforce-
ment du contrôle des armes à feu,
et la victoire de Donald Trump à
la présidentielle a paradoxalement
été mauvaise pour les affaires.
Accablée de dettes, Remington
s’est placée sous la protection de
la loi sur les faillites en 2018, puis
à nouveau en 2020.
Mouvement général. En 2022,
après une longue bataille judi-
ciaire, Remington a accepté
de verser 73 millions de dol-
lars [67 millions d’euros] aux
familles des victimes du mas-
sacre de l’école primaire Sandy
Hook, où vingt jeunes enfants
et six adultes ont été tués par
un jeune homme souff rant de
troubles mentaux. L’arme qu’il
avait utilisée était un fusil d’as-
saut semi-automatique de type
AR-15 fabriqué par Remington.
Le centre-ville d’Ilion est tou-
jours dominé par les bâtiments en
brique de l’usine. Le petit musée
qui faisait partie du complexe est
aujourd’hui fermé. Pour Robert
Smullen, républicain membre de
l’Assemblée de l’État de New York
et représentant d’Ilion, le départ
de Remington s’inscrit dans un
mouvement plus large : beaucoup
d’autres entreprises industrielles
du nord de l’État, dont des tan-
neries, ont fermé au fil des ans,
en partie en raison des régle-
mentations fédérales en matière
d’environnement. Mais Ilion est
résilient, assure-t-il : “Comme le
Phénix, il renaîtra de ses cendres.”
Certains habitants néan-
moins, comme John McGraw,
s’inquiètent des répercussions de
la fermeture de Remington sur
les commerces, et de la possibi-
lité que l’usine reste inoccupée.
“Nous avons un trou gigantesque
au milieu de la ville et personne
pour le remplir. C’est terrible.” Un
slogan sur le site web de l’entre-
prise énonce clairement que cette
fin est proche. “Révolutionner une
industrie. Construire une nation,
peut-on lire. Remington Country
[la “nation Remington”] est, a été
et sera toujours plus grande que
n’importe quel lieu.”
—Jesse McKinley
et Jesse Barron,
publié le 18 février
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
CUBA
Dans la limousine
de Brejnev
L’une des voitures officielles offertes dans
les années 1970 par l’URSS à Fidel Castro,
qui ne les aimait pas, sert aujourd’hui
de taxi collectif à La Havane.
—14ymedio (La Havane)
E
lle faisait partie de la
flotte de limousines GAZ
14 Tchaïka offerte par
Leonid Brejnev à Fidel Castro
dans les années 1970. Et la voilà
aujourd’hui reconvertie en taxi
collectif à La Havane, comme
une vulgaire almendrón [vieille
américaine], à faire la navette
entre le parc de la Fraternité et
Santiago de las Vegas [en ban-
lieue]. “Vu qu’il n’y a pas de tou-
risme et qu’il faut bien manger, la
société Cubataxi nous a affectés au
transport des Cubains”, explique
le chauffeur dans le froid du petit
matin, tandis que montent cinq
clients [il existe en théorie des
taxis collectifs pour les touristes
et d’autres pour les habitants].
Avec sa carrosserie noire ruti-
lante et sa longueur intimidante,
cette Tchaïka a été adaptée pour
pouvoir embarquer six passagers,
en plus du conducteur. Là où la
conception d’origine avait ménagé
ILS REFONT LA FRANCE
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
un grand espace aux voyageurs
souhaitant allonger leurs jambes
est désormais installée une ban-
quette où l’on a presque les genoux
dans le menton.
Mais ces transgressions n’enta-
ment en rien l’allure altière et la
valeur patrimoniale du véhicule.
“C’était l’une des limousines uti-
lisées pour les gardes du corps de
Fidel Castro, c’est pour ça qu’elle
“Fidel n’a jamais
beaucoup aimé
les Tchaïka. Il s’en est
servi peu de temps.”
UN EMPLOYÉ
DE LA SOCIÉTÉ CUBATAXI
n’est pas blindée”, raconte le chauf-
feur aux clients curieux. Un autre
employé de Cubataxi explique :
“Fidel n’a jamais beaucoup aimé
les Tchaïka. Il s’en est servi peu de
temps, avant de passer à d’autres
voitures, de fabrication capitaliste,
c’est celles qu’il préférait.”
Des 15 exemplaires de GAZ 14
envoyés à Cuba par le Parti com-
muniste de l’URSS, “seuls cinq sont
encore en circulation et sont [en
temps normal] destinés au trans-
port des touristes”, poursuit-il.
À leur heure de gloire, celles
qu’on surnomme les “limousines
soviétiques” étaient des véhicules
officiels dans lesquels prenaient
place les visiteurs de marque.
Chefs d’État, hauts diplomates et
alliés politiques étaient véhiculés
dans ces voitures qui affichaient
haut et fort les liens entre
le Kremlin et le régime
castriste. Et quand
elles ont été mises
au service du tou-
risme, les étrangers
ont adoré se faire
prendre en photo devant
ces reliques de la guerre froide.
Un enthousiasme que ne par-
tageait pas Fidel. “Ses premières
voitures, en 1959 [année de la révo-
lution], étaient des Oldsmobile, pour
lui et pour son entourage, puis ce
furent des Alfa Romeo. Les Tchaïka,
il ne les a utilisées que peu de temps,
pour faire plaisir aux Russkofs, et
finalement ce sont les Mercedes-
Benz qu’il a choisies”, énumère
l’employé de Cubataxi, qui a jadis
travaillé pour le service du pro-
tocole du pouvoir.
“La plupart des gens qui montent
dans ces Tchaïka aujourd’hui
ignorent tout de cette histoire,
ils n’y voient que de vieux tacots
comme on en a tant à Cuba. Alors
que ce modèle est aussi solide qu’une
Chevrolet, tout en étant une voi-
ture de prestige, à la fois en raison
du petit nombre d’exemplaires en
circulation et de l’identité de ceux
qui y ont pris place”, poursuit
notre expert. “Quand on leur
explique l’origine de cette voiture,
les gens rigolent, la surnomment
une ’almendrovitch’ [jeu de mots
entre almendrón, vieille amé-
ricaine, et une terminaison ’à la
russe’]. Mais c’est un pan d’his-
toire, une vraie pièce de musée
montée sur roues !”
—Natalia López Moya,
publié le 21 février
AMÉRIQUES. 25
↙ Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant,
Moscou.
Même le pain de base subventionnés qu’elles
peuvent se procurer sur les mar-
quotidien chés d’État.
va manquer
Avant les nouvelles restric-
tions, les Cubains pouvaient
ainsi obtenir quotidiennement
50 grammes de pain au prix de
En pleine crise 12 pesos, soit 50 centimes d’eu-
ros au cours officiel. Du pain de
alimentaire, mauvaise qualité, coupé, comme
le gouvernement cubain le signale le site d’opposition
a annoncé qu’il ne 14ymedio, avec des “produits
pouvait plus produire additionnels” comme “du manioc,
de la calebasse et du riz”.
suffisamment de pain De l’aveu même du président
pour la population. du GEIA, “actuellement seule une
minoterie cubaine [sur cinq] pro-
D
duit de la farine, avec une capacité
e crise en crise : Cuba ne maximale de 250 tonnes par jour,
pourra plus garantir le quand les besoins de consomma-
pain quotidien faute de tion sont de 700 tonnes”.
farine”, titre le site dissident Toujours dans Granma, les
Café Fuerte. Dans un pays où les autorités pointent du doigt “le
pénuries – essence, lait, café… – blocus [embargo] imposé par le
sont de plus en plus fréquentes gouvernement américain et ses
faute de devises, l’élément de conséquences sur la disponibi-
base de l’alimentation va faire lité du blé”. Cependant, l’em-
déf aut au moi ns bargo des États-Unis
“ ju squ’à la f in de ne concerne pas les
mars”, a annoncé, le produits alimentaires
samedi 24 février, le – ni les médicaments.
président du Groupe REVUE “En fait, continue Café
d’entreprises de l’in- DE PRESSE Fuer te, Cuba peut
dustrie alimentaire acheter tout le blé et
(GEIA), cité par Granma, le quo- la farine dont l’île a besoin sur le
tidien officiel du Parti commu- marché américain, à la condition
niste de Cuba. qu’elle paie comptant, sans possi-
Explications, selon la direc- bilité de crédit. Sur les 342 millions
trice commerciale de l’Entreprise de dollars [315 millions d’euros]
cubaine de minoterie : “Des res- dépensés l’an dernier en produits
trictions financières et logistiques alimentaires sur le marché améri-
ont provoqué du retard dans les cain, 504 000 dollars l’ont été en
livraisons, en provenance de pays farine de blé.”
étrangers, du blé nécessaire à la L’économiste de renom Pedro
production de farine.” Monreal, cité par le site d’oppo-
Première conséquence, écrit sition Diario de Cuba, explique
le site Cubanet : “Cuba n’aura que, “ces dix dernières années, les
pas assez de farine pour garantir statistiques officielles ont montré
la présence de pain dans le panier une réduction des importations de
de base.” “Panier de base” est blé, le deuxième produit alimen-
l’expression utilisée par la dicta- taire acheté à l’étranger”. Selon
ture pour désigner les produits ce docteur en économie de l’uni-
accessibles grâce au carnet d’ap- versité de La Havane, qui vit
provisionnement – dit aussi, par désormais en exil, “ce n’est pas un
les Cubains, “de rationnement”. problème conjoncturel : le modèle
Ce carnet, délivré chaque mois cubain ne produit pas assez pour
aux familles, leur permet d’ob- couvrir ses importations”.
tenir des produits alimentaires —Courrier international
© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL
En partenariat avec
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Somaliland.
“Ce n’est
que le début”
Un accès à la mer en échange d’une reconnaissance
officielle de son existence : c’est, en substance,
le fond de l’accord commercial conclu avec
l’Éthiopie par cet État indépendant de facto
depuis 1991. Au risque de réveiller des tensions
mal éteintes avec la Somalie.
—Süddeutsche Zeitung,
extraits (Munich)
A li Aden Naleye, 62 ans, a
ini pour aujourd’hui. Il
s’est levé à 4 heures du
matin pour prier. Puis il est allé
au port de Berbera pour récep-
tionner un conteneur, régler les
formalités et charger la cargai-
son sur un camion.
Ce conteneur, ce n’était pas de
la tarte. Il venait de Turquie et
contenait tout le matériel pour
équiper dix maisons. Mais, que
ce soit de la tarte ou pas, Ali
Aden Naleye aimerait bien avoir
un peu plus à faire. Plus de tra-
vail. Certaines semaines, la boîte
a de quoi faire tous les jours ;
d’autres, rien du tout.
Il a le bon pressentiment
que cette époque est révolue.
Après tout, il y a cet accord que
le Somaliland a conclu avec
l’Éthiopie. Tout le monde ne
parle que de ça dans sa société
de transport. L’accord va pro-
voquer un boom à Berbera, la
deuxième ville du Somaliland,
au port, et doper les afaires de
sa société, il en est convaincu.
Un boom ! Et ce n’est pas tout,
Ali Aden Naleye en est convaincu
aussi : cet accord va enin faire
du Somaliland, le pays pour la
liberté duquel il s’est battu et a
été blessé, ce qu’il aurait pu être
depuis longtemps si le monde
était juste : un véritable État.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Le Somaliland n’est pas un pour y installer sa marine. Et le été reconnu par plus de 30 États. gagné, mais le pays était détruit.
État mais un petit miracle est- Somaliland, qui est peut-être le Puis, le 1er juillet, la Somalie s’est Si le Somaliland est en paix et
africain de 5 millions d’habi- pays dépendant le plus indépen- séparée de l’Italie et les deux ter- sûr, contrairement à la Somalie,
tants, bordant le golfe d’Aden, dant du monde, serait oiciel-
et un peu plus petit que l’Italie. lement reconnu par l’Éthiopie.
Il a fait sécession de la Somalie Pour le gouvernement du
en 1991, après une guerre civile Somaliland, cet accord repré-
meurtrière. Depuis, il se gouverne sente un triomphe historique.
ritoires ont fusionné. Le nouvel
État a pris le nom de la partie
sud – la Somalie – et a adopté sa
capitale, Mogadiscio.
C’est donc la Somalie qui a
c’est grâce au sommet des chefs
de clan qui s’est ouvert en
avril 1991 à Burao pour discu-
ter de la suite et de la façon de
régler les conlits sans se sauter
lui-même – plutôt avec succès. De plus, il renforcera les rela- rejoint le Somaliland et non directement à la gorge. Il s’est
Le Somaliland est pauvre, tions économiques entre les deux l’inverse, une précision très terminé le 18 mai par la décla-
mais aucun pays de la Corne parties et favorisera le dévelop- importante pour les habitants ration d’indépendance.
de l’Afrique n’est plus pement du commerce du Somaliland.
stable, plus sûr et plus éthiopien par Berbera. “On s’est fait avoir”, soupire Contrastes. Le Somaliland
paisible depuis des Il pourrait cepen- Ali Aden Naleye dans un café de s’est reconstruit, avec depuis
décennies – surtout dant aussi se révéler Berbera. Les gens voulaient un quelques années de l’aide au
pas la Somalie. Et tout REPORTAGE une erreur historique. État pour tous les Somaliens et développement et des investis-
ça sans aide extérieure, D’une part parce que se sont retrouvés avec un État où sements étrangers. La pauvreté
parce que celle-ci est réservée aux l’Éthiopie ne semble pas pressée tout était déterminé par le Sud. reste malgré tout importante,
États, et qu’aux yeux du monde de reconnaître le Somaliland, “Quand on voulait faire des études, comme les contrastes. Les men-
le Somaliland n’est pas un État d’autre part parce que cet accord quand on avait besoin d’un pas- diants de Hargeisa, la capitale,
mais une partie de la Somalie. présenté comme gag nant- seport, quand on voulait prendre vous tendent un bout de carton
S’il a gagné la lutte pour l’in- gagnant produit deux perdants l’avion : tout ça, ça ne se faisait avec un numéro de téléphone
dépendance, ça fait trente-trois furieux : la Somalie, qui parle qu’à Mogadiscio.” dessus dans l’espoir que vous
ans qu’il perd la lutte pour la d’agression et rallie ses alliés, Ali Aden Naleye n’était pas leur fassiez un don par téléphone
reconnaissance. Jusqu’à main- et la population de la partie de né en 1960, mais il a vu le rêve portable – tout le monde utilise
tenant. Le premier jour de l’an- la côte du Somaliland où pour- d’unité se transformer en cau- ce système de paiement et plus
née, le petit Somaliland a conclu rait bientôt lotter le drapeau chemar pour le Somaliland sous personne ou presque n’a d’argent
avec son grand voisin éthiopien éthiopien. la dictature de Siad Barré [pré- liquide sur soi. Berbera compte
un accord qui met toute l’Afrique Le Somaliland a déjà été un État, sident de la Somalie entre 1969 très peu de rues goudronnées,
de l’Est en émoi. Le contenu pendant cinq jours. Le 26 juin et 1991]. Si on appartenait au mais un port rutilant, qui est
du document est encore secret, 1960, il a proclamé son indépen- clan des Isaaq, qui est de loin le soigneusement entretenu grâce
mais à en croire le Somaliland dance de la Grande-Bretagne et a plus grand du Somaliland, “on aux millions d’Abou Dhabi.
il exauce les plus grands vœux pouvait tout simplement se faire L’activité du port s’est bien
des deux parties. “Nous nous battons abattre dans la rue”, raconte- développée, raconte Ali Aden
L’Éthiopie, qui, avec 125 mil- depuis trente-trois t-il [le génocide de civils isaaq, Naleye. Meubles de Turquie,
lions d’habitants, est le pays qui a eu lieu entre 1987 et 1989, pousse-pousse d’Inde, canali-
sans accès à la mer le plus ans pour cette aurait fait, selon les chifres, de sations de Chine… Les conte-
peuplé du monde, recevrait une reconnaissance.” 100 000 à 200 000 morts]. neurs viennent de tous les pays
bande de 20 kilomètres de lar- Rhoda Elmi, MEMBRE DU En 1991, au bout de dix ans ou presque, mais on a atteint
geur de la côte du Somaliland GOUVERNEMENT DE HARGEISA de guerre, les rebelles avaient une limite, les afaires stagnent.

Le Somaliland est allé aussi
loin que le peut un État que le
monde ne reconnaît pas, qui n’est
plus exclu mais pas intégré non
plus. Cependant, on va aller de
l’avant grâce à l’Éthiopie. “Tout
va changer désormais.”
Le Somaliland dispose en
fait de tout ce dont un État a
besoin : un peuple, un territoire,
un hymne, un gouvernement – et
l’indépendance. Cependant, un
État, ce n’est pas comme une
association, on ne peut pas l’en-
registrer dès que sept adultes se
sont mis d’accord sur les statuts,
le président et le nom.
Un État n’est un État que si
les autres États le considèrent
comme tel. Ce n’est qu’à cette
condition qu’une province
séparatiste peut un jour deve-
nir membre des Nations unies,
DJ. Djibouti
ER. Érythrée
Mer
Rouge
ER.
YÉMEN
DJ. Berbera
Hargeisa
ÉTHIOPIE
SOMALIE
KENYA
Mogadiscio
← Une rue de Hargeisa, Rhoda Elmi a, bien entendu,
la capitale du Somaliland, constaté que le Premier ministre
en septembre 2021, trente éthiopien, Abiy Ahmed, n’avait
ans après la déclaration jusque-là pas présenté la chose
d’indépendance du territoire. comme un fait établi mais comme
Photo Eduardo Soteras/AFP une option à examiner dans un
avenir incertain, mais cela ne
contredit en rien les informa-
tions dont elle dispose, ajoute-
comme récemment le Timor t-elle froidement.
oriental, le Soudan du Sud ou Abiy Ahmed avait si souvent
le Monténégro. Et bientôt le souligné, avant le 1er janvier, que
Somaliland, le gouvernement l’Éthiopie avait besoin d’un accès
en est absolument convaincu, à la mer et qu’elle l’obtiendrait
maintenant que le premier pas d’une façon ou d’une autre que
est fait. “Nous nous battons depuis la peur de la guerre planait sur la
trente-trois ans pour cette recon- Corne de l’Afrique – surtout sur
naissance, déclare Rhoda Elmi, la l’Érythrée, qui a fait sécession de
vice-ministre des Affaires étran- l’Éthiopie en 1993 et a pris toute sa
gères. Et ce n’est que le début.” côte. Toute la région sait de quoi
il est capable depuis qu’il a lâché
Rumeurs. Rhoda Elmi est une son armée sur le peuple du Tigré
enfant de la diaspora, comme [une région du nord de l’Éthiopie]
beaucoup de gens ici. Elle a en 2020 – alors qu’il avait reçu
grandi en Suède, où son père le prix Nobel de la paix en 2019.
s’était réfugié. [Chef d’entreprise, Abiy Ahmed a donc trouvé un
nommée ambassadrice en Suède moyen d’accéder à la mer sans
en 2012], elle a pendant cinq ans violence, mais pas nécessaire-
frappé aux portes à Stockholm et ment de façon pacifique.
à Bruxelles pour s’entendre dire L’accord conclu avec le
toujours la même chose : si vous Somaliland constitue une décla-
voulez qu’on vous reconnaisse, ration de guerre pour Djibouti,
commencez par l’Afrique. “C’est qui détenait jusqu’à présent la
exactement ce que nous sommes en part du lion dans le commerce
train de faire”, explique-t-elle. maritime éthiopien. Et il est tout
Rhoda Elmi ne précise pas ce simplement inacceptable pour
que son gouvernement a négocié la Somalie. Car, d’après le droit
exactement avec l’Éthiopie, mais international, c’est son terri-
dément quelques rumeurs : que toire que le Somaliland compte
l’Éthiopie achète la bande côtière louer à une puissance étrangère.
de 20 kilomètres au Somaliland, Mogadiscio a protesté et
qu’elle y construira un port qui annoncé qu’il défendrait sa sou-
fera concurrence à Berbera. Rien veraineté par tous les moyens
de tout cela n’est vrai, assure- légaux. Cet accord est, selon lui,
t-elle. L’Éthiopie va développer le illégal et met en péril la sécurité
commerce qui passe par Berbera de toute la région. La Somalie a
et louera la bande côtière pour reçu le soutien des Nations unies,
cinquante ans afi n d’y établir des États-Unis, de l’Union afri-
une base navale. En contrepartie, caine, de l’Union européenne, de
elle reconnaîtra le Somaliland. l’Érythrée et de l’Égypte. Ça fait
Tout simplement. beaucoup de vent contraire pour
le petit Somaliland, mais Rhoda
COURRIER INTERNATIONAL
Elmi ne se laisse pas impression-
ner. “Cela montre quand même que
nous avons mis quelque chose en
branle”, déclare-t-elle.
Golfe d’Aden Le Somaliland n’a pas à
craindre d’être envahi par la
Somalie : l’armée somalienne
S O MA L IL A N D
est déjà dépassée par sa lutte
contre les islamistes et les pirates.
“La Somalie ne contrôle même pas
son propre territoire”, déclare
Océan
Indien
Rhoda Elmi presque mécham-
ment. Cela ne veut cependant
pas dire qu’elle ne peut pas lui
250 km
compliquer la vie. Mogadiscio
contrôle par exemple l’espace
aérien du Somaliland et pourrait
le couper du trafic aérien interna-
tional. La Somalie en a donné un
avant-goût en obligeant un avion
qui devait amener le représen-
tant du gouvernement éthiopien
à Hargeisa à faire demi-tour, le
17 janvier. “Nous avons surmonté
pire”, commente Rhoda Elmi.
À propos de pire, l’image pai-
sible du Somaliland s’est vilai-
nement ternie depuis peu. Le
gouvernement est attaqué par
des rebelles séparatistes à l’est.
L’année dernière a été marquée
par des combats qui ont fait
des centaines de morts. Et un
soulèvement menace à l’ouest,
à Lughaya, à cause de l’accord
avec l’Éthiopie.
Lughaya est à la fois une pro-
vince et un village côtier de
quelque 3500 habitants situé à mi-
chemin entre Berbera et Djibouti.
La plupart des gens du coin n’ap-
partiennent pas au clan Isaaq
mais aux clans Gadabuursi et Issa.
Quand l’information se répand
Mogadiscio a reçu
le soutien des Nations
unies, des États-Unis,
de l’Union africaine,
de l’UE…
qu’une voiture avec un étranger
vient d’arriver, les hommes se
présentent en foule sur la place
du village, bien décidés à donner
leur opinion sur l’Éthiopie, y com-
pris les uns aux autres.
Un jeune homme portant un
maillot de la Juventus Turin
attend que les débats se calment
pour s’asseoir sur une chaise en
plastique à l’ombre des arbres et
se présenter : Sahal Bashe Haji,
29 ans, divorcé, un enfant, chô-
meur. Il est contre le fait que
l’Éthiopie reçoive de la terre ici,
leur terre. Presque tout le monde
est contre. Une manifestation
a eu lieu au début de janvier,
tout le village était dans la rue.
Toutefois, il a l’air plus inquiet
qu’en colère.
Il n’est pas confi rmé que la
marine éthiopienne viendra s’ins-
taller à Lughaya, mais le gou-
vernement éthiopien a souvent
fait part de son intérêt pour la
chose. Si le Somaliland donne
suite, ça finira mal, selon Sahal
Bashe Haji. “C’est notre terre,
déclare-t-il. Si quelqu’un veut nous
la prendre, il y aura la guerre.” Ce
n’est pas dit comme une menace
AFRIQUE. 27
mais comme un fait, regrettable
mais inévitable.
Le visage fermé, les anciens
confient qu’ils ont déjà sorti leurs
fusils des armoires au cas où une
délégation éthiopienne pointe-
rait le bout de son nez. Jusqu’à
présent, personne n’est venu leur
parler, de la capitale non plus.
Si la paix règne au Somaliland
depuis trente ans, déclare un
ancien, c’est parce que les clans
parlent et trouvent des solutions
entre eux, mais c’est terminé
maintenant. Le ministre de la
Défense du Somaliland, qui est
originaire de la région, a démis-
sionné pour protester contre l’ac-
cord avec l’Éthiopie.
Un homme en tee-sh ir t
vert veut dire quelque chose.
“Qu’est-ce qu’on a à perdre ?
demande-t-il. Qu’est-ce qu’il y a
ici? Qu’ils viennent, les Éthiopiens.
On perdra peut-être notre village
et notre terre, mais en échange on
aura des emplois et des routes.”
Il est pêcheur, mais il ne peut
plus sortir en mer depuis que
son bateau a été détruit par un
ouragan. Il ne peut plus que
patauger dans l’eau et jeter ses
filets directement du rivage.
“C’est vrai, on est pauvres, confie
Sahal Bashe Haji. Mais si on perd
notre liberté et notre terre, on ne
sera plus jamais aussi heureux
que maintenant.”
Quoi qu’il en soit, Ali Aden
Naleye, le transporteur de
Berbera, espère que l’accord sera
appliqué. Tout est paré pour le
boom, et lui aussi. Et, contraire-
ment à ce qu’il se passe à Lughaya,
les Éthiopiens sont déjà là, on leur
a fait visiter le port la veille. En
partant, ils ont dit : “À bientôt.”
—Paul Munzinger,
publié le 28 janvier
SOURCE
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG
Munich, Allemagne
Quotidien
sueddeutsche.de
Créé en 1945, le “Journal
du sud de l’Allemagne”
compte parmi les quotidiens
suprarégionaux de référence
du pays. De tendance libérale,
il est un grand défenseur
des valeurs démocratiques.
Sa page 3, qui publie grands
reportages et articles
de fond, est une institution.
28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

asie ← Dessin d’Ajubel paru

dans El Mundo, Madrid.

Japon. “Ôtez aux sentences défi-

nitives prononcées
par des personnes
avec ma fille. M’occuper d’elle
était une épreuve mais, para-
doxalement, son existence m’a

votre masque
ignorantes, du genre :
“L’écriture? c’est un tra-
vail que l’on peut faire
à la maison”, ou “Les
donné la force de tenir.
De nombreuses mères ont cer-
tainement souffert des mêmes
sentiments d’enfermement et

de mère” femmes sont plus

aptes à s’occuper
des enfants”. Or
dans ce calvaire,
Dans ce vibrant essai, l’écrivaine Hitomi tout mon esprit
Kanehara dénonce la pression sociale qui réduit était accaparé par
les mères nippones à des “machines à enfants”. une chose : la survie du
nourrisson que j’avais
Et invite ces femmes à se libérer de ce carcan. en face de moi.
J’ai sombré dans
une dépression post-
partum et, alors que
ma fille était encore
—Asahi Shimbun, Cependant, d’un point bébé, j’ai eu envie de
extraits (Tokyo) de vue complètement mettre fin à mes
différent, le fait de jours à plusieurs
d’isolement, mais les voix des
unes ne sont pas parvenues aux
autres. Les choses ont changé
depuis une dizaine d’années,
avec des réseaux sociaux comme
Twitter, qui ont créé un espace
où les parents peuvent partager
ce qu’ils ressentent avec d’autres
parents, ainsi qu’avec celles et
ceux qui désirent des enfants,
ou envisagent d’en avoir.
L’apparition et la diffusion
de l’expression one-opé ikuji
ont également contribué à
faire connaître les difficultés
qu’éprouvent les mères qui assu-

C ’était un jour de repos, ne pas avoir pu déci-

en début d’après-midi. der d’un événement
Je me suis allongée pour qui aurait une telle
lire. Éblouie par le soleil, j’ai un influence sur mon identité
peu baissé le volet. Au moment m’a donné l’impression de
reprises. Un
dégoût injusti-
fié de moi-même
et une angoisse
causée par le poids
ment seules la charge paren-
tale, à nuancer les jugements et
à faire reconnaître le problème
comme un phénomène social
plutôt qu’une tare individuelle.
où je sentais le sommeil m’en- perdre la maîtrise de ma des responsabili-
vahir doucement, un sentiment vie, et même ma dignité. tés m’ont poussée Mépris de la société. Isolée
de nostalgie a surgi, me main- La défiance que j’ai alors à la folie. Mon corps, comme je l’étais, la crèche m’a
tenant éveillée. Un tressaille- éprouvée à l’égard de mon comme pris en étau, offert ma première bouffée d’oxy-
ment s’est diffusé de ma poitrine conjoint a subsisté sous la menaçait d’explo- gène après l’accouchement, en
à tout mon corps. “Moi aussi, forme d’un ressentiment, ser à tout instant. garantissant que ma fille serait
j’étais comme ça.” ne cessant de croître avec Ma v ie n’était prise en charge de manière res-
Depuis quelque temps déjà, le changement d’époque, plus qu’une suc- ponsable de telle heure à telle
j’avais la sensation, ineffable, de l’évolution des mentalités et cession de jour- heure. Et si certains voient d’un
retrouver celle que j’étais avant la sensibilisation à la condi- nées à surmonter. mauvais œil le fait de mettre en
ma vie de mère. Mais ce jour-là, à tion féminine. Quand je voyais des crèche un enfant de moins de
ce moment-là, j’en ai pris pleine- Après l’accouchement, reportages sur les 1 an, je pense, pour ma part, que
ment conscience pour la première mon conjoint étant très tourments ou le sui- cela m’a sauvé la vie.
fois. C’était comme si je ren- pris par son travail, je me suis exister en dehors du foyer et cide de femmes souf- Je ne peux m’empêcher de m’in-
contrais par hasard occupée seule de qui, telles des aides domestiques, frant de dépression post-partum, digner du mauvais traitement
une vieille amie avec notre fille qui, à part posaient parfois un pied à la je ne pouvais m’empêcher de réservé aux puériculteurs : leur
laquelle j’étais autre- lorsqu’elle dormait maison, sans plus. Tandis que m’identifier à elles. travail, qui soutient pourtant la
fois inséparable : “Je ou tétait, pleurait la les mères, elles, étaient généra- Cloîtrée à la maison avec mon vie et la santé mentale des gens,
pensais ne jamais te TÉMOIGNAGE plupart du temps ; lement obligées de consentir à bébé, je me suis sentie étouffer est rarement apprécié à sa juste
revoir. Tu n’as pas du en somme, un par- tous les sacrifices. mais, pour autant, je n’ai pas valeur. Or cela fait précisément
tout changé. Tu es donc toujours fait exemple de one-opé ikuji [une Forte de l’énergie de mes trouvé davantage de réconfort en écho au mépris de la société à
vivante !” Mes enfants avaient expression composée de one-opé, 24 ans, je ne voulais pas freiner dehors. Quand je sortais, je devais l’égard des mères – laquelle société
alors 8 et 5 ans. abréviation de one-operation, un ma carrière d’écrivaine quatre aff ronter des regards réproba- considère tout à fait normal que
Le premier avait été voulu par anglicisme nippon signifiant ans après mes débuts, alors que teurs si je fumais, si je buvais ces dernières se dévouent corps
mon conjoint, contre mon propre “seul aux commandes”, et de je venais de signer avec plusieurs ou si j’étais simplement habillée et âme pour leurs enfants.
désir. Non, je n’étais pas encore ikuji, “garde des enfants”]. éditeurs. J’ai donc repris l’écri- de manière trop voyante. Si, une Mes enfants sont adorables et
prête à être mère. Mais une fois ture deux mois après la naissance seule fois sur trente, mon conjoint je ne regrette pas de les avoir eus.
le bébé là, on ne pouvait plus Tous les sacrifices. À l’époque, de ma fille – ce qui a entraîné avec emmenait notre petite fille chez Mais, à un autre niveau, je sou-
revenir en arrière. D’un point même s’il n’existait encore aucun mon conjoint une “lutte achar- le médecin, les gens s’exclamaient tiens que la parentalité ne devrait
de vue pratique, sa venue m’a terme pour désigner le phéno- née pour le temps de travail”. Et “Quel papa en or!”; alors que per- pas engendrer tant de souffrance.
apporté de bonnes choses : j’ai mène, il était bien réel dans de a conduit à la fin d’une relation sonne n’aurait pensé à me félici- Si je n’avais pas obtenu une place
vécu diverses expériences liées nombreuses familles. Même ma amoureuse qui avait jusque-là ter pour les vingt-neuf autres fois en crèche ou si nous avions eu
à la grossesse, à l’accouchement rédactrice en chef, intelligente nourri mon existence. où c’était moi qui l’y emmenais. moins de moyens, il est presque
et à la maternité, me permet- et forte d’esprit, avait ces mots : Sans parents ni amis avec J’étais réduite à être traitée certain que je n’aurais pas sur-
tant d’écrire un roman. Et sur- “Pars du principe que ton mari ne enfants sur lesquels compter, comme une machine à garder vécu à cette période horrible.
tout, j’ai fait la connaissance de s’occupe jamais des enfants. Et, s’il j’ai mené de front maternité et mon enfant, sans conscience Bien entendu, élever un enfant
ce qui était à l’époque mon seul t’aide de temps à autre, tu ne pour- écriture avec un sentiment d’en- propre, et j’en suis venue moi- peut être plus ou moins diffi-
et unique enfant. C’est pourquoi ras que lui en être reconnaissante.” fermement; j’avais l’impression même à me considérer comme cile selon les conditions : le sou-
il m’est difficile de critiquer sa J’enviais – et, souvent, je haïs- d’être recluse dans une cave avec telle. La seule chose positive de tien ou non des parents ou des
naissance en elle-même. sais – les pères qui pouvaient mon bébé. Et je devais faire face cette époque a été ma rencontre beaux-parents, les ressources
Courrier international
“Même si vous
pensez l’avoir perdu,
votre moi d’autrefois
n’a pas disparu.”
physiques, mentales, tempo-
relles et inancières, la compré-
hension des employeurs et les
particularités de l’enfant – s’il
fait ou non ses nuits, s’il est de
constitution forte ou faible…
Certaines de ces conditions étant
parfaitement indépendantes de
votre volonté, on peut dire que la
parentalité est souvent un exer-
cice de funambulisme. Dans mon
cas, les conditions ont clairement
joué en ma défaveur.
Pendant les huit années qui
se sont écoulées entre la nais-
sance de mon premier enfant
et le cinquième anniversaire du
second, je pense avoir joué le rôle
de mère en permanence – sauf,
peut-être, quand j’écrivais. Mes
enfants ayant aujourd’hui 16 et
12 ans, je n’endosse ce rôle plus
qu’occasionnellement, quand ils
ont besoin de conseils moraux.
Séparée de mon conjoint, je vis
désormais comme un individu à
part entière, et non plus comme
une simple “machine” vouée à
prendre soin des autres. Quand
j’ai pu de nouveau manger seule,
quand j’ai pu de nouveau expri-
mer mes envies par des mots,
quand j’ai pu de nouveau me
promener sans tenir la main de
qui que ce soit, la mère qui était
en moi s’est efacée un peu plus.
Mon vrai visage. Le moi que
j’ai retrouvé ce jour-là, sur ce
lit, en France, a repris sa place
progressivement. Il est toujours
là, presque inchangé depuis mes
14 ans environ, quand j’ai pris
conscience de la personne que
j’étais, c’est-à-dire une per-
sonne inadaptée au monde et à
la société, peu encline aux com-
promis, vaine et frivole, une noc-
tambule qui ne respire que par
la lecture et par l’écriture de
romans, un être stupide guidé
par ses désirs et ses pulsions.
Une fois mères, certaines
femmes embrassent entièrement
ce rôle pour ne plus le quitter,
considérant sans doute qu’il est
plus facile de vivre ainsi. Moi qui
ne me suis jamais sentie proche
de ce personnage, je m’en suis
défaite sans tarder. Quand je
l’incarnais, il m’oppressait, il
m’asphyxiait. Quand j’ai retiré le
masque, je me suis rappelé mon
vrai visage. Ce moi est peut-être
laid, mais il vaut toujours mieux Chaque mois, découvrez
que ce masque étoufant.
Cela ne veut pas dire qu’il les événements et les avantages
est facile de vivre de nouveau réservés aux abonnés
comme celle que j’étais avant.
Mais je préfère cette soufrance- de Courrier international.
là à l’autre. Et je suis soula-
gée de la retrouver. Si quelque
chose devait me tuer, je vou- GUIDE BANDE DESSINÉE
lais que ce soit ce mal de vivre
Jouez pour remporter un “Guide Tentez de gagner l’album
que je connaissais depuis mon
inspiré du voyageur” : Voyages La Venise des louves,
enfance et dont je ne me suis
jamais débarrassée. autour des lieux cachés, proposé d’A. Wellenstein et E. Contarini,
Aux femmes qui souffrent par les éditions Christine Bonneton. proposé par les éditions Drakoo.
aujourd’hui en tant que mères,
je ne peux garantir qu’elles pour-
ront un jour ôter leur masque et
respirer de nouveau. Il y en a cer-
tainement qui souhaitent le faire,
mais qui sont empêchées par
les circonstances. Mais, même
si vous pensez l’avoir perdu,
votre moi d’autrefois n’a pas dis- Jouez pour remporter l’album
paru. Il vous observe et se blot- LIVRE Mukanda Tiodora, illustré
tit au plus près de vous, prêt à Jouez pour remporter Malaga, par Marcelo D’Salete et proposé
reprendre sa place à la moindre de Luis Ruiz Padrón, proposé par par les éditions Çà et là.
ouverture. les Artisans-Voyageurs éditeurs.
Les sentiments de vanité, de
frivolité ou de stupidité qui vous
tourmentent depuis si longtemps
ne disparaîtront certainement
pas si facilement. Ce peut être
votre désespoir, mais aussi votre
espoir. Rappelez-vous que vous
avez le droit de décider de ce qui
vous hante et vous étrangle. Et
de vous en libérer. FESTIVAL CINÉMA
—Hitomi Kanehara, Tentez de gagner une invitation Recevez un code pour découvrir
publié le 15 novembre 2023 pour le Festival du cinéma La Cordillère des songes, de
brésilien de Paris. Patricio Guzmán, via Universciné.
SOURCE
ASAHI SHIMBUN
Tokyo, Japon
Quotidien, 4 500 000 ex.
asahi.com
Fondé en 1879, à Osaka,
le “Journal du Soleil-Levant”
est une véritable institution.
Trois mille journalistes, répartis OPÉRA
dans 300 bureaux nationaux
Visionnez l’opéra The Exterminating
et 30 à l’étranger, veillent
à la récolte de l’information. Angel, le 9 mars à 20 heures,
Pour un intellectuel japonais, en direct sur POP, la plateforme
écrire dans l’Asahi Shimbun de streaming de l’Opéra de Paris.
est une consécration. Après
avoir été le défenseur de
la démocratie dans les années
suivant sa création, il a été,
comme tous ses confrères,
inféodé au pouvoir militaire
durant la Seconde Guerre
mondiale. Depuis, il s’est fait
le chantre du paciisme nippon.
30. Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

dossier

À QUI APPARTIENT
LA LUNE ?
Le 14 décembre 1972, Apollo 17
quittait la Lune. Depuis, plus
aucun humain n’a foulé le sol de
notre satellite. Mais des engins
s’y sont posés ces dernières
années, et plusieurs pays
envisagent d’y créer des bases
ou d’exploiter ses ressources.
Le rêve lunaire renaît.
Face à la multiplication de
ces missions et à l’arrivée
d’acteurs privés, la presse
étrangère appelle à la création
d’un véritable cadre juridique.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Tout y est permis,
c’est bien le problème
Avec la multiplication d’alunissages – ou de tentatives d’alunissage –
ces derniers mois, l’exploration lunaire est au cœur de l’actualité spatiale.
Une réglementation devient plus que jamais nécessaire, notamment
pour réguler les ambitions commerciales des uns et des autres.
—The Times (Londres)
n pas de géant dans l’exploration à visée
U commerciale de l’espace risque de devenir
un casse-tête géant pour tous ceux qui
veulent réglementer les activités sur la
Lune. Alors qu’Intuitive Machines fêtait
l’alunissage réussi, [le 22 février 2024],
d’Odysseus, un engin spatial qui contribue à
préparer l’émergence d’une “humanité lunaire”,
des juristes ont attiré l’attention sur une ques-
tion à laquelle il devient de plus en plus urgent
de répondre : qui gouverne la Lune ?
“À l’heure actuelle, tout est permis sur la Lune,
déclare Michelle Hanlon, directrice du Centre
de recherche en droit aérien et spatial de l’uni-
versité du Mississippi, aux États-Unis. La loi
dit seulement que la Lune doit être utilisée exclu-
sivement à des ins paciiques et qu’il est interdit
d’y aménager des installations militaires. En gros,
on peut mettre ce qu’on veut sur la Lune, tant que
ce n’est pas une arme nucléaire.”
Lorsque la course à l’espace a commencé,
dans les années 1950, en pleine guerre froide, il
n’y avait que deux concurrents en lice. L’Union
soviétique a gagné les premières manches en
mettant en orbite autour de la Terre d’abord le
premier satellite artiiciel, Spoutnik 1, en 1957,
puis le premier humain, Youri Gagarine, en 1961.
Mais les États-Unis ont ini par remporter la
bataille de l’espace en envoyant l’équipage
d’Apollo 11 marcher sur la Lune en 1969, puis
en réitérant cet exploit au cours de cinq autres
missions habitées sur notre satellite naturel.
Colonisation et exploitation. Aujourd’hui,
les compétiteurs se bousculent et travaillent
d’arrache-pied à des projets d’exploration,
de colonisation et d’exploitation de la Lune,
souvent dans le cadre du programme Artemis
de la Nasa. Mais la montée en puissance d’en-
treprises privées à vocation commerciale ainsi
que l’ombre de rivalités géopolitiques ont remis
à l’ordre du jour la nécessité d’une gouver-
nance de l’espace.
Face à l’accélération de la commerciali-
sation de l’espace, les observateurs veulent
savoir qui décidera si McDonald’s peut ou
non ériger un panneau publicitaire sur la mer
de la Tranquillité. Actuellement, aucune loi
ne s’y oppose. Odysseus, qui compte plu-
sieurs sociétés privées parmi ses clients, a
placé une première publicité sur la Lune : le
logo de Columbia Sportswear, qui a fourni
un tissu isolant pour protéger l’atterrisseur
des températures extrêmes de l’espace, était
aiché sur le vaisseau.
Élaboré par l’ONU et ratiié en 1967, le traité
de l’espace exige de ses 114 signataires qu’ils
fassent preuve de respect les uns envers les
autres et assument la responsabilité de leurs
activités dans l’espace. Pour Michelle Hanlon,
le texte présente “beaucoup de lacunes”.
Mais l’experte en droit spatial y voit aussi des
aspects positifs. “L’idée d’instituer des périmètres
de sécurité sur la Lune, par exemple, me paraît
bonne, précise-t-elle. Parce que, en raison de la
composition du régolithe [poussière et fragments
de roches lunaires], le simple fait d’approcher un
Qui décidera si McDonald’s
peut ou non ériger un panneau
publicitaire sur la mer de
la Tranquillité ? Actuellement,
aucune loi ne s’y oppose.
peu trop près des opérations de quelqu’un d’autre
pourrait les mettre en péril.” Le premier à atter-
rir, poursuit-elle, pourrait par exemple exiger
un périmètre de sécurité de 30 kilomètres.
Un autre traité, les accords Artemis, a été [plus
récemment] rédigé par la Nasa. Non contrai-
gnant, il vise à assurer une utilisation sûre,
paciique et prospère de l’espace. Il a été signé
par 35 pays mais pas par les deux grandes puis-
sances spatiales que sont la Chine et la Russie.
Lors de la Conférence sur le transport spa-
tial commercial qui s’est tenue à Washington
[les 21 et 22 février 2024], Pam Melroy, admi-
nistratrice adjointe de la Nasa et ancienne
astronaute, a prévenu que l’avenir de la gou-
vernance spatiale nécessitait d’être préparé
avec la plus grande précaution.
Pour souligner son propos, Pam Melroy
s’est appuyée sur la science-iction. Opposant le
gouvernement démocratique dans Star Trek au
régime sénatorial autoritaire dans Star Wars et
aux factions en guerre de la série The Expanse,
elle a posé la question suivante : “Que voulons-
nous ? La Fédération des planètes unies ou le Sénat
impérial ? Ou, Dieu nous en garde, [le risque
d’une guerre totale comme dans] The Expanse ?”
—Jacqui Goddard,
publié le 23 février
31
Repères
Les grands traités
de l’espace
●●● Dans quels cadres juridiques
se font l’exploration de notre Univers
et la possible exploitation
de ses ressources ? Avec le renouveau
de la conquête spatiale, le principe
de “bien commun” pourrait être remis
en cause par des accords bilatéraux
entre la Nasa et certains États
en vue de la future mission Artemis.
LE TRAITÉ DE L’ESPACE DE 1967
Élaboré dans le cadre des Nations unies,
signé par les États-Unis, l’Union soviétique
et le Royaume-Uni le 27 janvier 1967
(et ratiié par plus de 100 pays
aujourd’hui), c’est le traité fondamental
de droit spatial. “Véritable Constitution
de l’espace, ce traité énonce les principes
SOURCE et les limites des activités étatiques,
mais également privées”, rappelaient
THE TIMES des juristes de l’université de Neuchâtel,
Londres, Royaume-Uni en Suisse, dans une tribune du Temps
Quotidien, 365 800 ex. en septembre dernier. Il airme que tous
thetimes.co.uk les États ont le droit d’explorer l’espace
Le plus ancien dans un but paciique. Sa militarisation
des quotidiens est interdite, mais pas l’exploitation
britanniques (créé de ses ressources, à condition
en 1785) et le plus qu’elle bénéicie à l’humanité tout
connu à l’étranger entière. Grâce à ce traité, élaboré
appartient depuis 1981 en pleine course à la Lune, “l’espace
à News UK, propriété est immunisé contre les tentatives
du milliardaire Rupert d’appropriation, écrivent les juristes.
Murdoch. De tendance L’article II prohibe toute forme
conservatrice, de souveraineté sur les corps célestes.”
il a longtemps été
le journal de référence LES ACCORDS ARTEMIS
de l’establishment. D’autres petits traités internationaux
En 2020, News UK ont été établis entre 1967 et 1979,
a lancé Times Radio, année de la ratiication du Traité
radio généraliste dont sur la Lune, qui empêche l’exploitation
les émissions, animées de ses ressources naturelles.
en partie par des Mais les grandes puissances spatiales,
journalistes du Times, notamment les États-Unis, n’en sont
attirent un demi- pas signataires. Washington établit
million d’auditeurs depuis 2020 des accords bilatéraux
par semaine. de coopération, les accords Artemis,
avec les pays qui veulent participer
à ses côtés à l’exploration d’autres
planètes. Ces accords réairment
les grands principes du Traité de l’espace,
en particulier la collaboration paciique,
l’assistance mutuelle et la préservation
du patrimoine spatial. Mais ils introduisent
aussi des notions controversées,
dénoncées par la Chine et la Russie.
De fait, souligne Le Temps, les accords
Artemis “se positionnent en faveur
de ‘zones de sécurité’ autour des futurs
← Photo Caspar sites d’exploitation. Ces zones
Benson/fStop Images/ d’exclusion ofriraient un avantage
Getty Images décisif au premier arrivant.”
32. DOSSIER Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

Une “ruée
chaotique”
est à craindre

À qui appartient la Lune ?

Plusieurs ouvrages publiés
récemment posent la question.
Et celle-ci n’a rien d’anecdotique,
au vu des nombreuses missions
en préparation pour envoyer
des humains sur cet astre
ou exploiter ses ressources.

’année 2024 sera celle de la Lune”, titrait “Gagner de l’argent sur la Lune ou créer une nou-

L New Scientist en janvier. “Mais allons-y velle économie lunaire suscite beaucoup d’enthou-
avec précaution”, ajoutait l’hebdomadaire siasme et d’intérêt”, conirme Rebecca Boyle dans L’OBJET
d’emblée. Le lancement de la fusée Vulcan, le Christian Science Monitor. Elle déplore néan-
le 8 janvier, a marqué le début de ce qui moins : “J’ai l’impression qu’il y a peu de discus-
pourrait être la plus grande déferlante de sions sur les modalités et les parties prenantes de
DE TOUTES
missions que notre satellite naturel ait jamais ces projets, et sur les personnes qui doivent avoir
connue. Avec la promesse que des humains fou- voix au chapitre.”
leront de nouveau son sol d’ici à deux ans. Une Au-delà des convoitises qu’elle suscite, la ↑ À vendre.
LES AMBITIONS
efervescence qui avait déjà (re)commencé avec Lune continue de représenter un enjeu pour The Sunday Times/ Missions habitées, extraction
l’arrivée sur la Lune de la Chine en 2019, de la science et l’acquisition de connaissances. News Licensing
l’Inde en août 2023, du Japon en janvier, puis, “Cette surface, qui n’a pas subi les inluences de
de minerais, base permanente…
le mois dernier, avec le retour des États-Unis, l’activité géologique et biologique, peut nous révé- la conquête lunaire est la pierre
cinquante-quatre ans après leur der- ler des détails cruciaux non seulement angulaire des programmes
nière mission habitée, Apollo 17. Cet sur le passé de la Terre, mais aussi spatiaux nationaux.
alunissage est le tout premier orches- sur l’évolution du Système solaire tout Quels sont les objectifs
tré par une entreprise privée, dans le entier”, insiste New Scientist, qui
cadre d’un partenariat avec la Nasa. REVUE martèle : “Il serait impardonnable de des principaux acteurs ?
Pas étonnant que plusieurs DE PRESSE ne pas tirer les leçons de nos erreurs”,
ouvrages consacrés à l’astre parte- en référence aux efets persistants
naire de la Terre soient publiés cette année. Dans voire destructeurs des activités humaines sur
son livre Our Moon [“Notre Lune”, paru en jan- l’environnement.
Inde, les vertus
vier, inédit en français], la journaliste scienti- “A. C. Grayling ne se montre pas optimiste”, du réalisme
ique Rebecca Boyle “retrace les liens étroits qui observe le Sydney Morning Herald. Le philo-
unissent la Lune, la Terre et l’humanité”, rapporte sophe redoute de potentielles frictions entre
The Christian Science Monitor. De son côté, les agences publiques et les sociétés privées ● Un peu comme la tortue face au lièvre,
le philosophe britannique Anthony Cliford qui investissent massivement dans l’exploita- le programme spatial indien, au regard
Grayling se demande à qui appartient la Lune tion des ressources lunaires. Il craint en par- de ses équivalents chinois et américain,
en titre de son ouvrage publié le 7 mars [Who ticulier qu’un conlit sélène ne se répercute a comme vertu son pragmatisme.
Owns the Moon? inédit en français]. sur Terre. “Et s’il n’est certainement pas le pre- Et sa vision à long terme : “Ce que nous
“Dans les années 1960, le prestige était au cœur des mier à mettre en garde contre le risque d’une ruée voulons, c’est qu’un Indien marche
missions [lunaires], relève The Sydney Morning chaotique sur les terres lunaires, il nous rappelle sur la Lune d’ici à 2040”, expliquait in
Herald. A. C. Grayling fait valoir que, dans les que le cadre juridique relatif à la colonisation et à février le président de l’Organisation
années 2020, l’objectif est de gagner de l’argent.” l’extraction minière commerciale sur la Lune est indienne de recherche spatiale,
L’auteur constate que la course au platine, au peu contraignant”, écrit le quotidien australien. Sreedhara Somanath, dans The Indian
titane, au lithium – des métaux rares utiles pour Pour Rebecca Boyle, “c’est ainsi qu’il nous faut Express. Mais avant cela, il faudra
la production de batteries pour voitures élec- concevoir le projet à partir de maintenant : un projet multiplier “les expériences de missions
triques, notamment – et même à la glace lunaire pour toutes et tous”, dit-elle au Christian Science et un développement substantiel des
est déjà lancée, certains espérant que ces res- Monitor. Et d’insister : “La Lune appartient à tout connaissances” : capacité des lanceurs,
sources puissent être transformées en carbu- le monde, et donc à personne.” expériences en laboratoire, systèmes
rant permettant d’aller vers Mars et au-delà. —Courrier international de simulation… Ce ne sera “ni le fruit
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
d’une improvisation ni un exercice
bon marché”, a prévenu le chef
de la mission indienne, faisant
en creux référence à l’aventurisme
de la société SpaceX. La méthode
indienne semble davantage inspirée
du pragmatisme qui a fait le succès
de sa mission Chandrayaan-3,
laquelle a permis, en août dernier,
de poser un module sur le pôle sud
de la Lune, jusqu’alors inexploré.
Selon Sreedhara Somanath, c’est
parce qu’ils ont “particulièrement
bien étudié les raisons de la débâcle
de Chandrayaan-2” (le vaisseau
s’était crashé en 2019) que la mission
suivante a été un tel succès.
Le Japon gagne
en influence
● Le 20 janvier 2024 restera comme
un moment clé pour l’agence spatiale
nippone, la Jaxa, qui a réussi
pour la première fois l’alunissage
de son module Slim (“atterrisseur
intelligent pour les recherches
lunaires”). Le Japon est le cinquième
État à connaître la réussite d’une
telle opération. En plus de sa valeur
symbolique, ce succès revêt une
importance stratégique à long terme,
souligne le quotidien Mainichi
Shimbun. À ce stade, aucun traité
ne régit l’exploitation des ressources
dormant sur et sous le sol lunaire
– acier, titane, etc. Dans ce contexte,
cet alunissage réussi “permet
au Japon d’avoir une position
plus inluente”, explique au journal
Kazuto Suzuki, spécialiste
de la politique spatiale, rappelant
que Tokyo participe au programme
américain Artemis. “Désormais,
il est important que l’État promeuve
davantage l’exploration de la Lune
tout en soutenant les entreprises
privées”, poursuit-il.
Chine. Objectif 2030
● “La Lune, nous arrivons”,
s’enthousiasme CCTV, la Télévision
centrale de Chine, en annonçant
le premier alunissage d’un Chinois
d’ici à 2030. Le 24 février, le bureau
chinois d’ingénierie spatiale habitée
a dévoilé le nom de son vaisseau
et de son atterrisseur lunaire
nouvelle génération : Mengzhou
(littéralement “Vaisseau de rêve”)
et Lanyue (“Étreindre la Lune”).
Réutilisable, le premier sera capable
d’emmener trois taïkonautes (comme
on appelle les spationautes chinois)
en orbite lunaire. L’atterrisseur
pourra, quant à lui, transporter deux
personnes ainsi qu’un rover lunaire.
Sont également prévus un centre
de vie lunaire, un centre énergétique
et un centre de données. Depuis
le lancement de son ambitieux projet
d’exploration lunaire en 2004,
la Chine a réalisé un par un tous
ses objectifs. Le 3 janvier 2019,
Chang’e 4 est devenu la première
sonde spatiale à se poser sur la face
cachée de la Lune. Deux ans plus tard,
Chang’e 5 a rapporté 1 731 grammes
d’échantillons lunaires, faisant
ainsi de la Chine le troisième pays
à réussir une telle mission.
Russie : 2027
dans le viseur
● Le 11 août 2023, quarante-sept ans
après la mission soviétique Luna 24
en 1976, Roscosmos lançait Luna 25,
avec pour nouvel objectif d’alunir
au pôle sud du satellite de la Terre,
et comme programme scientiique
la recherche d’eau. Mais, le 20 août,
l’agence spatiale russe annonçait
la perte de sa sonde à la suite
d’une collision avec le sol lunaire.
Lors du 14e symposium international
sur les recherches sur le Système
solaire, qui s’est tenu à Moscou
deux mois plus tard, le directeur
scientiique du programme lunaire
russe, Lev Zeleny, a cependant
airmé que l’échec de la mission
n’était pas total, car “tous les
instruments scientiiques de la sonde
ont pu être testés et certains résultats
Sites d’alunissage
par pays
Chine
États-Unis
Inde
Japon
Union
soviétique
Appolo 11
japonaise Slim
25 janvier 2024
Site d’alunissage
visé par Odysseus
À QUI APPARTIENT LA LUNE ? 33
scientiiques ont été obtenus”, rapporte
l’agence de presse Ria Novosti. L’Europe veut
Les participants au symposium
ont également proposé d’“accélérer
se doter de son
la mise en œuvre du programme propre vaisseau
lunaire russe, de réaliser plus
de lancements et de créer des missions
incluant un double”, qui serait lancé ● Le premier Européen qui posera
quelques mois après la mission un pied sur la Lune fera partie
principale. Enin, ils ont présenté de la mission Artemis, dirigée
le “plan rénové des vols en direction par la Nasa. Mais l’Agence spatiale
de la Lune et de Vénus”, annonçant européenne (ESA) a annoncé
pour 2027 le lancement de Luna 26. lors de son dernier sommet,
en novembre 2023, son souhait
États-Unis : d’avoir son propre vaisseau capable
de transporter des humains
un nouveau modèle dans l’espace. Aujourd’hui, seuls
trois pays (les États-Unis, la Russie
public-privé et la Chine) peuvent envoyer
des équipages en orbite sans l’aide
d’un tiers. Pour l’ESA, il s’agirait
● “La Nasa mise sur le privé pour
ses missions lunaires en 2024”, titrait
d’abord d’un vaisseau-cargo
pour faire des allers-retours avec
The Wall Street Journal en janvier. la Station spatiale internationale
Le quotidien américain expliquait (ISS). Mais l’ambition est plus vaste.
qu’à partir de cette année l’agence “Cette annonce pourrait bien marquer
spatiale américaine “laissait les rênes un tournant historique, décrypte
au secteur privé pour la conception The Guardian, cela signiie que
et le lancement des atterrisseurs, l’Europe vient de se lancer dans
une première pour les missions une aventure qui pourrait lui
lunaires”. Le programme Apollo, permettre d’envoyer un jour
qui a permis d’envoyer les premiers ses propres astronautes sur la Lune.”
humains sur la Lune, était En toute indépendance.
supervisé en totalité par la Nasa,
qui compte dorénavant réduire
les coûts “en devenant cliente Émirats arabes unis :
plutôt que fournisseur”. Après
l’échec d’Astrobotic Technology
des projets
et de la mission Peregrine, c’est tous azimuts
inalement Intuitive Machines
qui a été la première entreprise
privée à réussir un alunissage ● “Nos ambitions vont jusqu’à Mars
et à concrétiser ce nouveau modèle et la Lune”, promet Salem Al-Marri,
public-privé voulu par la Nasa. le directeur du Centre spatial
des Émirats arabes unis, qui vante
son équipe de “250 Émiratis”
àl’agenda bien rempli, rapporte
le quotidien émirati Al-Khaleej.
SOURCE : JET PROPULSION LABORATORY, CALIFRONIA INSTITUTE OF TECHNOLOGY, NASA ; “THE TIMES”
Après la signature, en novembre,
d’un accord entre une université
du pays et la Chine pour développer
une “base permanente sur la Lune d’ici
au milieu des années 2030”, selon le
South China Morning Post, les émirats
ont également signé, au début de
janvier, un accord avec les Américains
pour le développement d’une station
spatiale nommée Gateway. Elle doit
être placée en orbite autour de la Lune
pour permettre le séjour dans l’espace
et, potentiellement, des expéditions
Mission vers Mars, se félicite le journal émirati
The National. À plus court terme,
les Émirats arabes unis “visent
à lancer un engin spatial en 2024
pour essayer d’être le quatrième
Mission indienne
Chandrayaan-3 pays à se poser sur la Lune”, précise
23 août 2023
le Washington Examiner.
34. DOSSIER
Même les petites entreprises
rêvent de l’espace
L’arrivée de petits satellites bon marché révolutionne
le secteur spatial. Plus de 100 000 de ces engins pourraient
se retrouver en orbite autour de la Terre d’ici à 2030.
—El País (Madrid)
a première course à l’espace a commencé
L par une compétition guerrière, placée
sous le signe de la propagande. En 1957,
quand les Américains ont capté le signal
de Spoutnik, [le premier satellite artii-
ciel], ils ont compris que les missiles russes
pourraient tirer sur leurs villes. En 1969, ils
ont dû se sentir soulagés quand Wernher von
Braun, [l’ingénieur] transfuge nazi qui a créé
les premiers missiles de combat, leur a permis
de gagner la course vers la Lune grâce aux
puissantes fusées Saturn.
Les retombées technologiques de cet afron-
tement sont nombreuses et s’appliquent à des
domaines variés. Elles permettent notam-
ment de localiser par satellite des randonneurs
égarés. Mais cette poussée initiale s’est arrê-
tée avec la chute de l’Union soviétique. Trois
décennies plus tard, n’en déplaise à ceux qui
avaient pronostiqué la in de l’histoire [à l’instar
de l’intellectuel américain Francis Fukuyama,
dans un article publié en 1989], une nouvelle
course à l’espace est lancée. Les grandes puis-
sances recommencent à fourbir leurs armes
et à rivaliser d’ambition. Mais cette nouvelle
course va compter encore plus de participants :
des petites entreprises, des étudiants ou des
professeurs, de presque tous les pays, dont les
apports vont être importants.
Une industrie en mutation. Jusqu’en 2013,
Vicente Díaz et Miguel Ángel Vázquez fabri-
quaient des panneaux photovoltaïques pour
produire de l’électricité sur Terre. L’arrivée
des entreprises chinoises a mis in à leur acti-
vité et leur a posé un dilemme. “Des collègues à
nous sont passés au gaz et au pétrole, mais comme
j’avais travaillé dans les énergies renouvelables, je
n’en avais pas trop envie”, raconte Vicente Díaz,
assis à la table d’un hôtel de Malaga. Au cours
de ces années-là, on assistait à la naissance
d’un nouvel espace. L’industrie aérospatiale,
en pleine mutation, et l’évolution des techno-
logies permettaient de fabriquer des satellites
plus petits et meilleur marché, qu’on pouvait
lancer grâce à des fusées abordables. Ainsi, on
pouvait participer à la course à l’espace depuis
la Costa del Sol, à des milliers de kilomètres
de Houston, Moscou ou Pékin.
Vicente Díaz et Miguel Ángel Vázquez ont
alors fondé DHV Technology, une entreprise
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
qui fabrique des panneaux solaires destinés à
produire de l’électricité dans l’espace. Leurs
dispositifs équipent déjà plus de 260 satel-
lites. Par ailleurs, les deux hommes sont les
organisateurs du Small Satellites and Services
International Forum (SSIF) [“Forum interna-
tional des petits satellites et services”], qui a
réuni, à la in de février, de nombreux acteurs
du secteur à Malaga, en vue de cette nouvelle
phase de la course à l’espace.
“Quand je me suis lancé, si on voulait travailler
dans ce domaine, il fallait aller aux États-Unis.
Aujourd’hui, on peut le faire depuis presque n’im-
porte où”, se réjouit Jordi Puig-Suari, l’un des
Cette nouvelle course va
compter encore plus
de participants : des petites
entreprises, des étudiants
ou des professeurs.
pères des CubeSats, des satellites de petite
taille et bon marché, représentatifs de cette
ère nouvelle où l’accès à l’espace se démo-
cratise. “Autrefois, devenir rocket scientist
[‘spécialiste des fusées’] avait quelque chose d’in-
timidant, explique ce professeur de l’université
Cal Poly (université d’État polytechnique de
Californie). Pour lancer un satellite, il fallait de
grandes entreprises et de gros investissements.”
Juan Tomás Hernani, directeur général de
Satlantis, entreprise spécialisée dans l’obser-
vation de la Terre au moyen de petits satellites
de surveillance des frontières ou de contrôle
du changement climatique, dresse un premier
bilan de ce nouveau monde. Les satellites tra-
ditionnels sont plus grands et nécessitent une
technologie qui reste utilisable pendant les
décennies nécessaires à un retour sur inves-
tissement, sachant que de tels projets englou-
tissent des sommes énormes. Aujourd’hui, on
n’a pas à être obnubilé par la viabilité d’une
technologie. Il suit qu’elle produise les résul-
tats escomptés pendant quelques années, de
quoi rentrer dans ses frais avant que la techno-
logie ne devienne obsolète ou que le satellite
ne cesse de fonctionner. À ce moment-là, on
peut le remplacer par un autre, qui sera équipé
d’une nouvelle technologie.
Un satellite d’observation de la Terre comme
PAZ, du ministère de la Défense espagnol,
pèse 1,4 tonne et coûte 160 millions d’euros.
→ Dessin de Peter
Kuper, États-Unis.
CAGLE CARTOONS
Les satellites de petite taille pèsent dans les
100 kilos et coûtent moins d’un dixième de
cette somme. Et, d’après Jordi Puig-Suari, de
tels engins peuvent servir à la défense. “Avant,
un satellite très cher pouvait être désactivé par
une attaque, rappelle-t-il. Aujourd’hui, il y a
des constellations de très petits satellites qui ont
les mêmes fonctions et sont plus diiciles à neu-
traliser.” Les petits satellites ne remplaceront
SOURCE pas les gros, mais ils les compléteront et per-
mettront à davantage d’entreprises d’exercer
EL PAÍS leur activité dans l’espace.
Madrid, Espagne Fernando Aguado, professeur à l’université
Quotidien 113 000 ex de Vigo et créateur du premier satellite espa-
elpais.com gnol faisant appel à la technologie CubeSat,
Fondé en 1976, après cite d’autres applications spatiales “qui amé-
la mort de Franco, liorent notre quotidien de diverses manières
“Le Pays” est le journal sans qu’on en ait conscience”. La possibilité
le plus lu en Espagne. de prendre continuellement des images de
Quotidien de centre la Terre a permis d’améliorer le système des
gauche, il appartient microcrédits, grâce auquel des paysans se
au groupe éditorial inancent dans des pays comme le Kenya ou
Prisa. À la in de 2013, l’Inde. En examinant le type d’exploitation de
elpais.com a lancé tel ou tel agriculteur, il est possible d’évaluer
El País Brasil (fermé avec plus de facilité et de précision le “risque
en 2021) et El País de crédit”, et ainsi de donner un feu vert plus
América. Et, en 2020, rapidement. L’épopée de l’exploration lunaire
El País México, était naguère encore une source d’inspiration ;
également doté aujourd’hui elle permet de participer à l’ex-
de son propre site et ploration spatiale, même s’il s’agit de projets
de sa propre rédaction. plus modestes.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
“Quand je me suis lancé, pour
travailler dans ce domaine,
il fallait aller aux États-Unis.
Aujourd’hui on peut le faire
depuis presque n’importe où.”
Jordi Puig-Suari,
L’UN DES INVENTEURS DES CUBESATS
Pour l’instant, les nouveaux explorateurs
se cantonnent à l’orbite terrestre, où proli-
fèrent les petits satellites comme ceux que
Startical veut lancer pour améliorer le contrôle
du traic aérien et permettre aux avions de
voler plus près les uns des autres et de manière
plus eicace. Mais à Malaga on a pu voir que
la conquête de l’espace continuait à susciter
des vocations.
Plusieurs représentants de la Nasa et de
l’ESA (l’Agence spatiale européenne) ont expli-
qué leurs projets de retourner sur la Lune et
d’y installer des colonies qui prépareront le
voyage vers Mars. Ces ambitions continuent
à être inancées essentiellement par les États,
même si ensuite les pouvoirs publics sous-
traitent certains services [par exemple le
lancement de fusées transportant des sondes
ou des équipements] à des sociétés privées
comme SpaceX, d’Elon Musk.
Carlos García Galán, de la Nasa, explique :
“Nous nous concentrons sur les choses diiciles,
sur l’envoi d’astronautes, sur la construction
d’une base ou d’une station spatiale. Ensuite, le
secteur privé peut nous vendre des services comme
la logistique ou les communications.”
Parmi les projets présentés à Malaga, il y
avait aussi Roxy, un système mis au point par
Airbus qui permettra de produire de l’oxy-
gène à partir de régolithe lunaire, une étape
indispensable pour que nous puissions vivre
sur notre satellite naturel. Tout cela devrait
permettre d’accélérer le retour sur la Lune,
un retour déinitif cette fois, et de le rendre
moins coûteux.
Minimiser les risques. Mais certains aspects
sont plus compliqués qu’il y a soixante ans.
“Aujourd’hui, nous ne pourrions plus tolérer des
morts comme il y en a eu avec le programme Apollo
[Virgil Grissom, Ed White et Roger Chafee ont
péri au cours d’un essai, le 27 janvier 1967], fait
valoir Carlos García Galán. C’est pourquoi nous
avons pris plus de temps pour mettre au point
les systèmes Artemis II et III”, qui enverront de
nouveau des équipages sur la Lune.
Andrés Martínez est l’un des ingénieurs char-
gés d’exploiter le potentiel des petits satellites
dans l’exploration spatiale pour la Nasa. Il a
notamment mené le projet BioSentinel, qui a
consisté à lancer, grâce à ce satellite de la taille
d’une boîte à chaussures, des échantillons de
levure de bière (Saccharomyces cerevisiae) vers
l’espace lointain, ain d’étudier les efets des
radiations sur les êtres vivants et d’évaluer
les risques de voyages vers la Lune ou Mars.
À Malaga, il rappelle que la première mission
lunaire de la compagnie Astrobotic a échoué,
et plaisante en disant que ç’a été une chance.
La mission fait partie du programme CLPS
[pour “Commercial Lunar Payload Services”],
grâce auquel la Nasa veut réduire les coûts
d’un retour sur la Lune en faisant appel à des
sociétés privées. “La prochaine mission va trans-
porter un rover très coûteux que nous avons mis
au point”, airme Andrés Martínez. Ce robot
explorateur nommé “Viper” cherchera de la
glace et autres ressources utiles sur le pôle
sud de la Lune. La sonde Odysseus a aluni le
22 février. Il s’agit de la première mission du
programme CLPS à atteindre notre satellite
naturel avec succès.
La base lunaire sur laquelle la Nasa ou l’ESA
apprendront à vivre en dehors de la Terre com-
mencera à être construite dans les années 2030.
Ce qu’on apprendra pendant cette décen-
nie permettra de savoir si le rêve de coloni-
ser Mars est réalisable. Carlos García Galán
reconnaît que ce n’est pas gagné, car il existe
beaucoup d’inconnues dans l’espace. Quand les
premiers humains retourneront sur la Lune,
ils commenceront à tester des systèmes pour
travailler sans assistance depuis la Terre. Les
communications avec Mars auront un retard
de vingt minutes, si bien que les astronautes
seront seuls face aux urgences. Ils devront
apprendre à régler seuls des problèmes peu
glorieux, mais très importants, comme le fait
DANS NOS
ARCHIVES
courrierinternational.com
PROTESTER EST UN DROIT
8 PAGES AVEC AMNESTY
INTERNATIONAL
ESPACE
LE NOUVEAU
FAR WEST
Exploration du cosmos,
exploitation des ressources…
La course entre les grandes
puissances s’accélère.
Une nouvelle éthique
s’impose.
Espace, le nouveau
Far West
Le 2 décembre 2021,
Courrier international
soulignait la nécessité
de déinir des règles
éthiques pour encadrer
la course à l’exploration
du cosmos
et à l’exploitation
de ses ressources
(CI n° 1622).
N U M é R O
Ici la Lune
Pour célébrer
le 50e anniversaire
du premier pas
de l’homme sur la Lune,
ce numéro spécial,
publié le 18 juillet 2019,
était consacré
aux divers programmes
nationaux visant
à envoyer des hommes
sur notre satellite
naturel (CI n° 1498).
MIGRANTS — CALAIS, LE NAUFRAGE
DE LA HONTE CovId-19 — POURQUOI
OMICRON AFFOLE LA PLANÈTE
No 1622 du 2 au 8 décembre 2021
courrierinternational.com
France : 4,50 €
S P é C I A
No 1498 du 18 au 24 juillet 2019
courrierinternational.com
France : 4,50 €
ICI LA LUNE
Cinquante ans après Apollo 11,
la course à l’espace est relancée.
La presse terrienne jubile
À QUI APPARTIENT LA LUNE ? 35
O pi
nio
n
Gare aux “motifs
fallacieux”
●●● L’humain doit avoir de bonnes
raisons d’aller dans l’espace, tant
il recèle de dangers. Voilà ce que plaide
Philip Ball dans Aeon. L’écrivain
et journaliste scientiique britannique
rappelle que si le vide, le froid extrême
ou les atmosphères irrespirables
des planètes lointaines n’y suisaient
pas, les radiations complètent
le tableau des risques de la conquête
spatiale. En outre, le schéma
de pensée de la colonisation spatiale,
Bretagne 4,60 £, Grèce 5,20 €, Italie
530 DA, Allemagne 5,40 €, Andorre
5,20 €, Japon 850 Y, Maroc 41 DH,
5,00 €, Espagne 5,20 €, Grande-
Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie
Pays-Bas 5,20 €, Portugal cont.
5,00 €, Canada 7,75 $CAN, DOM
5,20 €, Suisse 6,70 CHF, TOM
850 XPF, Tunisie 7,20 DT.
même à visée scientiique, pose
de nombreuses questions aux experts
et aux philosophes interviewés.
L’humanité n’en est pas encore
à débattre des conditions de travail
pour les ouvriers mineurs d’astéroïdes,
mais il vaudrait mieux le faire avant
qu’il ne soit trop tard.
Or la comparaison avec les Magellan,
Colomb et autres Vasco de Gama
a déjà des répercussions profondes,
résume Philip Ball dans sa conclusion.
“Il est diicile de considérer comme
éthique une entreprise qui met
des personnes en danger à un coût
gigantesque […], si nous le faisons
sous des motifs fallacieux.
Si nous prétendons que l’espace
L est comme ces océans traversés
Pays-Bas 5,20 € Portugal cont. 5,20 €
Grèce 5,20 € Italie 5,20 € Japon 850 ¥
Autriche 5,40 € Canada 7,75 $CAN
DOM 5 € Espagne 5,20 € G-B 4,60 £
Allemagne 5,40 € Andorre 5 €
Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF
Liban 9 000 LBP Maroc 41 DH
Afrique CFA 3 400 FCFA
par des explorateurs intrépides,
Tunisie 7,20 DT
avec la promesse de territoires
vierges et luxuriants à l’horizon ;
si nous recourons à ce récit colonialiste
comme motivation en oblitérant le mal
immense qu’il a causé ; si nous faisons
i de ce que l’histoire nous apprend
sur l’exploitation humaine dans
les avant-postes ; si nous utilisons
la science comme couverture
pour des motifs autres que la science,
alors notre projet n’a rien d’éthique.”
qu’une poussière lunaire chargée négativement
se colle sur toutes les surfaces.
Entre-temps, les satellites petits et grands
continueront à transformer le monde.
Actuellement, plus de 8 000 sont en orbite
autour de la Terre, mais d’ici à la in de la décen-
nie ce chifre devrait dépasser les 100 000. Sur
la Terre, la situation politique internationale
peut ralentir un secteur spatial où l’initiative
privée compte de plus en plus, mais le contraire
pourrait aussi se produire. Les années où la
technologie spatiale s’est le plus développée
étaient aussi celles où l’humanité a été le plus
proche de son anéantissement.
—Daniel Mediavilla,
publié le 24 février
36.
tra n s-
versales.
e n v i r o n n e m e nt
Le Pacte vert européen
va enrichir la Bosnie…
et la polluer aussi
Industrie. Pour réduire ses émissions de gaz à effet
de serre, l’Europe compte sur des technologies “vertes” qui
requièrent quantité de minerais. En Bosnie, leur extraction
créerait des emplois mais dégraderait l’environnement.
—NRC, extraits
(Amsterdam)
D ans les montagnes du
centre de la Bosnie-
Herzégovine, bâtiments
délabrés et statues de mineurs
bordent les rues du village de
Vares. Une vieille femme coiffée
d’une toque de fourrure traverse
prudemment la rue glissante.
Quelques personnes prennent
le café dans un troquet. Pour le
reste, les environs sont déserts.
Paul Cronin, cofondateur et
directeur général de la société
minière britannique Adriatic
Metals, se souvient d’un autre
temps : “Avant, on se serait cru
à Monaco. Il y avait une piscine
découverte où les femmes en bikini
sirotaient des cocktails, avec leurs
grosses lunettes de soleil.” Paul
Cronin pense pouvoir apporter
quelque chose à Vares, dont la
plupart des jeunes partent cher-
cher du travail aux quatre coins
de l’Union européenne (UE). La
mine de Rupice, qu’il vient d’ou-
vrir, doit créer du travail. Dans
ce village de 7 000 habitants,
elle emploie déjà 300 personnes.
Le sous-sol des montagnes
boisées qui entourent le village
recèle quelque 21 millions de
tonnes de métal – notamment
de l’argent, du zinc et du plomb.
D’après les estimations des auto-
rités, ces stocks valent plusieurs
milliards d’euros. Et leur exploi-
tation pourrait donner un bon
coup de fouet au PIB bosnien,
qui s’élève aujourd’hui à 21 mil-
liards d’euros. C’est en partie
pour cette raison que la Banque
européenne pour la reconstruc-
tion et le développement (Berd)
a apporté une modeste contri-
bution au projet, à hauteur de
2,6 %. Adriatic Metals, pour sa
part, estime que sa nouvelle mine
produira chaque année pour
400 millions d’euros de minerai.
L’entreprise a déjà réalisé
quantité de forages d’exploration
L’Union européenne
entend devenir
moins dépendante
des ressources
extraites en Chine.
et installé les équipements néces-
saires. À ce jour, elle a investi près
de 30 millions d’euros pour réali-
ser ces forages et former du per-
sonnel. Mais elle n’a pas encore
fait entrer d’argent dans ses
caisses. Adriatic Metals compte
extraire à Vares 800000 tonnes
de minerai par an, dont les fon-
deries de l’UE pourraient tirer
environ 150000 tonnes de plomb,
de zinc et d’argent.
Paul Cronin en est certain : la
mine profitera à l’Europe comme
à la Bosnie, candidate à l’adhésion
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Sciences.......38
Signaux .......40
à l’UE. Quand les Bosniens y
voient des emplois et des revenus,
Bruxelles s’intéresse aux métaux
rares. Il existe une forte demande
mondiale de minéraux comme
la barytine, le zinc et l’argent,
utilisés pour produire les voi-
tures électriques, les éoliennes
et les panneaux solaires, notam-
ment. Des produits essentiels
aux projets de développement
durable européens, au cœur
du Pacte vert pour l’Europe.
Aujourd’hui, leur fabrication
repose en grande partie sur des
ressources extraites en Chine,
dont l’Union entend devenir de
moins en moins dépendante.
Bientôt, le minerai de zinc bos-
nien atterrira, entre autres, dans
les fonderies de Boliden. Ce géant
du métal installé à Stockholm
exploite des mines en Suède,
en Finlande et en Irlande, et
importe aussi du minerai extra-
européen. Paul Cronin souligne
que ses clients européens sont
attentifs à leurs émissions de
CO2 . Or lorsqu’ils importent du
minerai de l’autre bout du monde,
le fioul lourd que consomment
les navires fait grimper en flèche
leurs émissions. “Nos clients
cherchent donc des producteurs
plus proches”, résume-t-il.
Mais en Bosnie-Herzégovine,
les défenseurs de l’environne-
ment s’indignent : Bruxelles ne
fait à leurs yeux que déplacer le
problème dans des pays voisins
de l’UE. Dans la ville de Kakanj,
non loin de Vares, un groupe de
citoyens a déposé une plainte
auprès du Conseil de l’Europe.
Ils s’appuient sur la convention
de Berne, un traité relatif à la
conservation de la vie sauvage
et du milieu naturel de l’Europe.
D’après eux, la mine, située dans
des forêts où vivent des loups et
des ours, menace la biodiversité
et pollue l’eau potable de dizaines
de milliers de personnes.
“Je n’ose plus boire l’eau du robi-
net”, souffle Amila Cizmic, dans
MO. Monténégro
SLOVÉNIE
CROATIE
BOSNIE-
HERZÉGOVINE
Mine de Rupice
Vares
Kakanj a Mer
vic
ko
Bu
5 km
ITALIE
150 km
la rue principale de Kakanj, une
commune d’environ 35000 âmes,
à proximité de la mine. Cette eau
contient des métaux toxiques qui
proviennent de la mine de Rupice,
assure-t-elle. “Depuis le début du
projet, je m’inquiète pour la santé
de mes deux enfants.”
D’autres habita nts sont
inquiets. C’est le cas de la mili-
tante écologiste et professeure
d’anglais Hajrija Cobo. Dans un
centre culturel, elle donne une
conférence devant des militants,
des chercheurs et des membres
de la fonction publique. Au
HONGRIE
COURRIER INTERNATIONAL
SERBIE
Sarajevo
MO.
KOSOVO
Adriatique MACÉDOINE
DU NORD
ALBANIE
GRÈCE

programme : la déforestation
et l’incidence de la mine. “De
nombreux éléments prouvent que
la mine pollue l’eau, notamment des
analyses de laboratoire officielles.
C’est une catastrophe.”
Les mesures effectuées par
Vodokom, l’agence officielle
de l’eau à Kakanj, révèlent la
présence de niveaux élevés de
métaux lourds dans la Bukovica,
la rivière où est puisée l’eau
potable. L’organisme public est
préoccupé : la concentration
de cadmium était de 5,5 micro-
grammes par litre en 2023,
contre moins de 0,000 01 en
avril 2021. Le plafond légal est
de 5 microgrammes.
Pour Vodokom, les chiff res
sont “alarmants”. Le cadmium,
qui peut être naturellement
présent dans le sol et l’eau, est
cancérigène. Il peut également
perturber le système rénal et
affaiblir les os.
Traditionminière.Paul Cronin
a récemment fait réaliser des
mesures, lesquelles confirment le
niveau élevé de cadmium. Cela le
préoccupe grandement, lui aussi,
dit-il, mais son entreprise n’en
est pas responsable. “Dans une
mine sèche comme la nôtre, il n’y
a pas d’eau souterraine. Il est donc
impossible que des métaux lourds
se dissolvent dans l’eau souterraine
et la contaminent.”
Ce sont les anciennes instal-
lations industrielles qui sont
à l’origine de cette pollution,
affirme-t-il. Le fait est que la
région accueille des mines depuis
des siècles. Dès le Moyen Âge,
des mineurs originaires de Saxe
se sont installés à Vares. Et c’est
en 1891 que la première usine
sidérurgique y a été construite.
L’exploitation minière a atteint
son âge d’or après la Seconde
Guerre mondiale, avec l’indus-
trialisation de la Yougoslavie.
Du temps de la république socia-
liste, la grande région indus-
trielle au sein de laquelle se
trouve Vares et qui s’étend de
la capitale bosnienne, Sarajevo,
jusqu’à la ville de Zenica comp-
tait trois mines de lignite, trois
usines sidérurgiques, une cen-
trale électrique, une mine de fer
et une cimenterie.
Adriatic Metals souligne
qu’elle dispose de toutes les auto-
risations environnementales
requises. Et que pour les obtenir
elle a respecté les lois nationales
et les traités internationaux.
Les enquêtes préliminaires
ont conclu que les activités de
l’entreprise n’auraient “aucune
conséquence sur la quantité ou la
qualité de l’eau de la Bukovica”,
nous dit-on, et “Vodokom effec-
tue régulièrement des contrôles
externes additionnels”. Enfin,
les “laboratoires agréés” par le
←“Nos nouveaux
objectifs pour
le climat ! En ligne
de mire!”
Dessin d’Oliver
paru dans Der
Standard,
Vienne.
ministère fédéral de
l’Environnement et du
Tourisme avaient déjà enre-
gistré des concentrations éle-
vées de cadmium avant l’arrivée
d’Adriatic Metals.
“Mensonges !” clame Hajrija
Cobo. Selon les analyses de
Vodokom, les concentrations
de cadmium n’ont augmenté
qu’après qu’Adriatic Metals a
commencé ses activités. “Nous
devons les faire cesser maintenant.
Ce sont des métaux lourds, nous
ne pouvons prendre aucun risque.
Même si on n’en ingère qu’en quan-
tité minime, ils restent dans le corps
et ils l’empoisonnent peu à peu.”
Entre-temps, le Bureau de la
convention de Berne a demandé
aux autorités bosniennes de
stopper l’exploitation du minerai
“De nombreux
éléments prouvent
que la mine pollue
l’eau. C’est une
catastrophe.”
Hajrija Cobo,
MILITANTE ÉCOLOGISTE
tant que la lumière n’aura pas été
faite sur la situation. Quelques
jours plus tard, Adriatic Metals
a porté plainte contre Hajrija
Cobo pour diffamation. “Ils nous
privent de notre liberté d’expres-
sion, ils violent notre droit à vivre
dans un environnement sain et à
boire une eau propre, s’indigne-t-
elle. Je veux que le gouvernement
mette fin à son contrat avec la mine.
La majeure partie des bénéfices ira
tout droit dans les poches d’Adriatic
Metals. Nos vies ont bien plus de
valeur que l’argent que toucheront
les pouvoirs publics.”
Milos Bosnjakovic, qui a pré-
paré l’arrivée d’Adriatic Metals en
Bosnie, comprend les craintes de
la population. “Le principal réser-
voir d’eau se trouve à proximité de
la zone d’exploitation. D’entrée de
jeu, c’était un sujet préoccupant. La
TRANSVERSALES.
population doit contraindre l’entre-
prise à fournir le plus haut niveau
de protection possible.”
Depuis, Milos Bosnjakovic
a quitté Adriatic Metals pour
fonder plusieu rs sociétés
minières. “Les Balkans occiden-
taux possèdent d’énormes quanti-
tés de minerais cruciaux, le plus
souvent inexploités, qui peuvent
intéresser l’UE.” Il n’est pas le
seul sur ce filon. Des entreprises
du monde entier cherchent à
exploiter le sous-sol de la région.
Et les autorités s’en réjouissent,
témoigne-t-il. “D’après mon
expérience, elles accordent les
permis de bon cœur.”
Droits de concession. Anes
Podic, de l’association de défense
de l’environnement Eko Akcija, à
Sarajevo, sait pourquoi : les auto-
rités cherchent à attirer autant
d’entreprises que possible pour
empocher des droits de conces-
sion. C’est d’autant plus facile que
les réglementations environne-
mentales sont peu efficaces. “Avec
toute leur paperasserie, les orga-
nismes qui émettent des permis et
les pouvoirs publics n’ont qu’un
but : noyer le poisson.”
La Bosnie ne possède pas
d’agence environnementale et,
souvent, les inspecteurs sont
incompétents, estime Anes Podic.
“C’est délibéré. Les autorités veulent
se mettre à l’abri des tracas admi-
nistratifs.” Selon lui, les querelles
politiques se concentrent sur le
contrôle des ressources natu-
relles : qui a le droit d’octroyer
des concessions ?
Milos Bosnjakovic ne peut que
constater l’opposition croissante
que suscite l’exploitation minière
dans les Balkans. Par exemple,
en Serbie, une mine de lithium
du géant Rio Tinto a dû cesser
ses activités à la suite de protes-
tations massives de défenseurs
de l’environnement. D’après lui,
l’UE devrait en faire davantage
pour défendre ses intérêts. “Si
ces gens nous empêchent de tra-
vailler, comment ferez-vous pour
avoir des téléphones portables ?”
Anes Podic, lui, pense que
l’UE est en train de “dévaster”
la Bosnie pour obtenir du mine-
rai. Et à bon compte. Les droits
miniers ne sont pas mis aux
enchères publiquement mais
bradés à des “prix criminelle-
ment bas”. Alors qu’en Bosnie les
autorités touchent 2 euros par
tonne de minerai, quel qu’il soit,
37
en Australie ou dans l’UE, par
exemple, c’est la valeur réelle de
chaque minerai qui compte : une
tonne d’argent pur rapporte envi-
ron 700 000 euros, soit 300 fois
plus qu’une tonne de zinc.
Anes Podic compare la situa-
tion des Balkans à celle de pays
d’Afrique dotés d’importantes
réserves minières, comme la
République démocratique du
Congo : les entreprises pro-
fitent du chaos politique du pays,
sous les yeux de l’UE qui reste
bras croisés.
Une grande partie des droits
miniers acquittés par Adriatic
Metals vont à la commune de
Vares. La ville voisine de Kakanj,
qui en perçoit une fraction,
regrette de n’avoir guère eu son
mot à dire dans le projet. Son
maire, Mirnes Bajtarevic, est
furieux contre le gouvernement
fédéral et la Commission euro-
péenne. Il dénonce l’hypocrisie
européenne : “À Bruxelles, on
dit qu’il faut fermer les mines de
charbon, et dans le même temps on
ouvre une mine dévastatrice, ici,
juste de l’autre côté de la frontière
de l’UE. C’est ça, leur justice ?”
Le maire de Vares, Zdravko
Marosevic, veut surtout voir
les progrès qu’apporte la mine :
“Vares n’est ni Dubrovnik ni la
Côte d’Azur, nous devons faire
avec ce que nous avons.” Il y a
peu, son village n’attirait que
les touristes ; à présent, des
entreprises viennent s’y ins-
taller. L’immobilier a pris de la
valeur, le chômage a reculé. “Il y
a six ans, j’aurais volontiers passé
le flambeau à quelqu’un d’autre.
Aujourd’hui, le monde entier vient
à Vares.”
—Ingrid Gercama
et Harun Dinarević,
publié le 3 janvier
SOURCE
NRC
Amsterdam, Pays-Bas
Quotidien
nrc.nl
Créé en 1970, le titre est
sans conteste le quotidien
de référence de l’intelligentsia
néerlandaise, libéral par
tradition et rigoureux par choix.
Longtemps édité à Rotterdam,
ce quotidien national
du soir a déménagé dans
la capitale début 2012.
 38. TRANSVERSALES
SCIENCES
Des goélands
planteurs d’arbres
Écologie. Les goélands leucophées des Baléares
sont de grands amateurs d’olives. Et leur
gourmandise transforme l’écosystème de ces îles.
THE BRIGHT AGENCY
—Hakai Magazine
(Victoria, Canada)
L ’archipel des Baléares,
au large de l’Espagne,
est une destination très
prisée des touristes. Ibiza attire
de nombreux fêtards, tandis que
les familles et les jeunes mariés
préfèrent Majorque, ses plages
ensoleillées et son patrimoine
historique. Seule ombre au
tableau, les goélands et leurs cris
stridents, véritable cauchemar
des touristes et des baigneurs.
Il y en a partout.
Mais ces volatiles ne se
contentent pas d’arracher les
frites des mains des passants,
ils occupent aussi une place fon-
damentale dans l’écosystème
du pittoresque archipel. Il y a
vingt ans, alors qu’il étudiait les
colonies d’oiseaux marins qui
vivent le long de la côte espa-
gnole, en face des Baléares, le
biologiste Alejandro Martínez
Abraín a remarqué quelque chose
LES SENTINELLES
“COMMENT FINANCER UN MONDE PLUS JUSTE ?” NOTRE NOUVELLE SÉRIE
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
d’étrange. Sur les affleurements
rocheux ou dans des criques iso-
lées, le sol était jonché de noyaux
d’olives brun-vert, éparpillés
sous les pattes palmées des goé-
lands leucophées. Dans la plu-
part des cas, ces noyaux s’étaient
accumulés dans les fissures de
calcaire sans germer. Mais dans
le delta de l’Èbre, à 175 kilomètres
au sud de Barcelone, de jeunes
oliviers étaient en train de sortir
des dunes.
Les oliviers sauvages sont
monnaie courante en Espagne
depuis qu’ils ont été impor-
tés du Moyen-Orient par les
Phéniciens, il y a trois mille ans.
Ils occupent désormais une place
centrale dans la culture locale,
et sont cultivés dans la région
depuis au moins le Moyen Âge.
Mais dans le delta de l’Èbre les
noyaux tombés au sol étaient
en train de transformer l’éco-
système, se souvient Alejandro
Martínez Abraín, qui travaille
aujourd’hui pour l’université
de La Corogne. Petit à petit, les
forêts d’oliviers sauvages rem-
plaçaient les pelouses naturelles
et les conifères broussailleux
typiques des systèmes dunaires.
Graines régurgitées. Le cher-
cheur a fini par faire le lien avec
la présence des goélands : ces
derniers mangent des olives ail-
leurs et régurgitent les noyaux
en petits tas près de leur site de
reproduction. “Personne n’avait
jamais prêté attention à ce phéno-
mène”, fait remarquer Alejandro
Martínez Abraín, qui a alors com-
mencé à récolter les noyaux
recrachés par les oiseaux.
Sa découverte a pris une nou-
velle tournure lorsque Haruko
Ando, une spécialiste de la dis-
persion des graines à l’Institut
national japonais de recherche
environnementale, a appris
l’existence de ces goélands
mangeurs d’olives au cours d’un
voyage en Espagne.
Avec l’aide d’autres cher-
cheurs, les deux scientifiques ont
montré que le goéland leucophée
consommait des olives sauvages
et cultivées, et en disséminait les
noyaux sur de longues distances
dans les Baléares. L’archipel offre
des conditions d’observation
idéales pour étudier la dispersion
par les oiseaux. En effet, si cer-
taines îles, comme Sa Dragonera,
située à moins d’un kilomètre
à l’ouest de Majorque, abritent
des oliveraies et des oliviers sau-
vages, dans d’autres, plus petites
et dépourvues d’arbres, seuls
les oiseaux peuvent apporter
des noyaux.
Certains volatiles
transporteraient
même les noyaux
sur 100 kilomètres.
Ce constat “prouve clai-
rement que les goélands sont
capables de déplacer les noyaux
d’une île à l’autre”, analyse Debra
Wotton, écologue à l’univer-
sité de Canterbury, en Nouvelle-
Zéla nde, et fondatr ice de
l’institut de conseil Moa’s Ark
Research, qui n’a pas participé
à l’étude. “Or la dispersion des
graines joue un rôle essentiel dans
la formation des communautés
végétales, qui sont la base des éco-
systèmes, détaille-t-elle. Ces goé-
lands font donc partie intégrante
de leur environnement.”
Pour découvrir jusqu’où ces
oiseaux étaient capables de dissé-
miner les noyaux d’olive, Haruko
Ando et ses coauteurs ont d’abord
dû déterminer le laps de temps
nécessaire à la régurgitation des
graines. Ils ont effectué des tests
en laboratoire, en faisant ingérer
à quatre goélands leucophées des
noyaux dissimulés dans des sar-
dines. En moyenne, les oiseaux
mettaient plus de trente heures
à recracher les noyaux dépulpés.
Or, durant cette période éton-
namment longue, les goélands
sont capables de parcourir de
grandes distances. En se fon-
dant sur les déplacements de
goélands sauvages équipés de
GPS, les chercheurs ont estimé
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
UN PODCAST SIGNÉ
↙ Dessin de Paddy Donnelly,
Irlande.
que les oiseaux transportaient
les noyaux d’olives sauvages sur
plus de 7,5 kilomètres, et ceux
d’olives cultivées sur plus de
12,5 kilomètres. Certains vola-
tiles transporteraient même les
noyaux sur 100 kilomètres.
La différence entre les types
d’olives laisse à penser que les
oiseaux – comme nous – pré-
fèrent les olives de culture, plus
grosses et plus charnues, et sont
prêts à parcourir de plus longues
distances pour aller en cher-
cher dans les oliveraies, explique
Haruko Ando.
Les goélands leucophées ont
longtemps été perçus comme
une nuisance à contrôler plutôt
que comme une composante
de l’écosystème, fait remarquer
Alejandro Martínez Abraín. Le
chercheur espère désormais
réussir à faire reconnaître leur
rôle précieux dans la disper-
sion des graines. Les goélands
ne sont pas seulement des pil-
leurs de poubelles et la bête noire
des pêcheurs : ils contribuent
aussi à façonner les paysages
de l’archipel.
Aucune espèce n’est purement
nuisible ou bénéfique, conclut le
chercheur. Toutes ont un rôle à
jouer. Il suffit parfois de remonter
le fil d’une observation sur le ter-
rain pour découvrir un lien entre
un oiseau marin et les petites
choses qu’on déguste à l’apéro.
—Lauren Leffer,
publié le 24 janvier
SOURCE
HAKAI MAGAZINE
Victoria, Canada
hakaimagazine.com
Hakai Magazine a été lancé
en ligne en janvier 2015
avec comme ambition de faire
découvrir le monde
des littoraux, où habite près
de la moitié de la population
mondiale. L’idée : transformer
des découvertes scientifiques
en histoires captivantes.
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
LA LETTRE
TECH
PHILIPPE COSTE, à New York
Kara Swisher cogne sur la Big Tech
et Laurie Anderson parle à Lou Reed
C ela remonte à la nuit des temps,
aux années 1990. À l’époque,
nos connexions Internet sur
AOL et Compuserve grésillaient sur
la ligne téléphonique, et Kara Swisher,
aujourd’hui mentor révéré du jour-
nalisme tech, débutait au Washington
Post dans une nouvelle rubrique, dont
personne ne voyait l’utilité, consacrée
à Internet. La fouineuse du Post pré-
parait déjà ses lecteurs à une révolu-
tion mondiale imminente et tentait
même de prévenir les patrons de son
journal qu’ils serviraient bientôt de
casse-croûte aux jeunes fauves de la
Silicon Valley.
Les bonnes feuilles de son nouveau
livre, Burn Book, publiées par le New
York Magazine, racontent comment
le site Craigslist, fondé en 1995 par un
obscur programmeur de San Francisco,
a détruit en deux années le business
des petites annonces du Washington
Post. Trente ans après l’essor du Net,
ces mémoires déroulent la chronique
de la mort annoncée des médias amé-
ricains, victimes de la cécité de beau-
coup de patrons de la presse papier,
spoliés de recettes publicitaires par
la googlisation des contenus en ligne
et voués à la chasse aux clics stériles
sur les réseaux sociaux.
Kara Swisher, grâce à son talent, et
parce qu’elle les côtoie depuis des décen-
nies, est l’une des rares dans notre pro-
fession à étriller aussi impitoyablement
les demi-dieux de la Big Tech ; à révé-
ler, chez certains de ceux qu’elle qua-
liie de “bambins adultes”, leurs mœurs
de brutes et leur immaturité conqué-
rante, diicilement masquée par leurs
capuches de hoodies et leurs sandales.
Son soufre-douleur favori se nomme
Mark Zuckerberg. À ses yeux, le fonda-
teur de Facebook est “l’homme le plus
dangereux et irresponsable du monde”,
Kara Swisher ne lui a jamais pardonné
sa réponse, en 2018, lors d’une inter-
view en public sur la dérive extrémiste
des réseaux sociaux, lorsqu’il a airmé
que “les négationnistes de l’Holocauste ne
mentent pas intentionnellement”, comme
le rapportait, à l’époque, Vanity Fair.
Aujourd’hui, elle se souvient, lors de
l’échange qui s’ensuivit, “des ruisseaux de
sueur qui inondaient sa face blêmissante”.
Tous les quinze jours,
l’actualité de la Silicon
Valley vue des États-Unis
Lou et Laurie
Je revendique un faible pour Laurie
Anderson, artiste d’avant-garde, l’une
des premières à avoir prospecté les
filons de la poésie de l’ère techno-
logique. Dans The Guardian, la chan-
teuse raconte qu’en 2020, invitée par
l’Institute of Machine Learning de
l’université d’Adelaïde, en Australie,
elle avait reçu en cadeau des cher-
cheurs un chatbot nourri des textes,
musiques et interviews de son compa-
gnon, Lou Reed, mort en 2013. Depuis
elle se dit “complètement, tristement,
accro” à ce dialogue surréaliste. “Je
sais très bien que je ne parle pas ni écris
des chansons avec mon mari décédé”,
précise-t-elle. Plus loin, elle ajoute :
“Les trois quarts du temps, c’est n’im-
porte quoi et idiot, mais dans 15 % des
cas, je me dis… Oh… Et cela devient inté-
ressant. Dans le domaine de l’écriture, ce
n’est pas un si mauvais ratio.”
Escrocs et médocs
Nouvel exploit des truands du ran-
çongiciel : le gang ALPHV, originaire
de Russie, s’est emparé des ichiers
d’une entreprise américaine qui sert
d’intermédiaire entre les assurances
médicales privées et 70 000 phar-
macies pour assurer le rembourse-
ment des médicaments. Résultat : le
chaos. Selon The Washington Post,
des patients sont en rade ou contraints
de payer le plein tarif, souvent exor-
bitant, des produits prescrits. Les
pharmacies ont contourné cet obs-
tacle dans la majorité des cas, au prix
d’un casse-tête bureaucratique, mais
d’autres attaques pourraient para-
lyser le système de santé américain,
notoirement vulnérable.—
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
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La Lettre tech.
40. Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

La Suède, championne de l’égalité de genre

L’égalité entre les femmes et les hommes progresse au sein de l’Union européenne. Mais chaque pays avance à son rythme.

L’indice d’égalité de genre attribue à l’Union européenne

(UE) et aux États membres une note de 1 à 100.

UE à 27

agne
La note maximale suppose que le pays concerné Indice 2023
ait atteint l’égalité totale et parfaite entre

Suède

Allem
Indice 2013
les femmes et les hommes.
Slo

e
Indice

rich
UE 2023
vén 100

Aut
ie Indice
UE 2013
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56,1 40

Portug e
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Pologne Danemark

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75,7 Fin
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mb
68,2 de
e
Lux
Fr
nie

an
ua

ce
Lit

Grè
e

Note : les données de

i
ton

l’indice 2013 datent

ce
Hongr

principalement de 2010 ;
Italie
Let

Irlande

celles de l’indice 2023

proviennent principalement
de 2021 et 2022.
ie
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024 TRANSVERSALES. 41

COURRIER INTERNATIONAL. Cette infographie a été conçue Depuis 2007, cette agence de l’Union européenne installée à Vilnius,
La source et réalisée par notre infographiste, Catherine Doutey. Elle s’appuie en Lituanie, récolte des données dans les pays membres et les analyse
sur les données de l’indice d’égalité de genre 2023, un rapport pour comprendre la situation et comparer leur évolution. En 2023,
de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes. l’indice a connu sa plus forte augmentation annuelle (1,6) depuis 2013.

Suède
L’indice le plus haut
TRAVAIL REVENUS SAVOIR UE à 27 TRAVAIL REVENUS SAVOIR

+7,1
+2,1 73,8 82,6 63,6
84,8 87,2 76,4
2023
2013
TEMPS POUVOIR SANTÉ TEMPS POUVOIR SANTÉ

71,9 85,1 94,5 68,5 59,1 88,5

82,2 70,2

France TRAVAIL REVENUS SAVOIR Tendance dans l’UE

depuis 2013
Évolution
depuis 2013
+8,2
2013 2015 2017 2019 2021 2023
73,2 84,9 65,2
70,2
Indice + 7,1
TEMPS POUVOIR SANTÉ 63,1

68,7 83,8 88,3 73,8

Travail + 4,1
75,7 +31,4
69,7

Italie TRAVAIL REVENUS SAVOIR

82,6
+ 3,5
La plus forte progression Revenus
+14,9 79,1
65 80,3 60,8

TEMPS POUVOIR SANTÉ 63,6

Savoir + 3,8
59,8
67,4 62,7 89,2

68,2 +37,5 68,5

Temps + 3,3
65,2
Roumanie
L’indice le plus bas
TRAVAIL REVENUS SAVOIR
59,1

+5,3
67 70,6 54,4 Pouvoir + 17,2

TEMPS POUVOIR SANTÉ 41,9

Santé 88,5 + 1,8

69,2 30,7 70 86,7
56,1
SOURCE : INSTITUT EUROPÉEN POUR L’ÉGALITÉ ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES - RAPPORT 2023 ( HTTPS://EIGE.EUROPA.EU/GENDER-EQUALITY-INDEX/2023)
 42.

360
COURTESY DE L’ARTISTE ET DES GALERIES SFEIR-SEMLER (HAMBOURG/BEYROUTH) ET ÉRIC DUPONT (PARIS)
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

ÊTRE PALE
 Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024 360o. 43

ESTINIEN De Gaza à Ramallah, de Jérusalem

à Washington, ils sont les voix
de la Palestine, attachés à préserver
leur identité, leur dignité,
leur liberté. Pour être entendus
et pour exister. Une lutte aussi
ancienne que la Nakba, l’exode forcé
d’au moins 700 000 Palestiniens
lors de la création d’Israël, en 1948,
qui s’accompagne d’un attachement
fort à des coutumes et à des
traditions transmises de génération
en génération. Mais aussi d’espoirs :
celui du retour et celui de la paix.
À l’heure où des expositions sont
censurées ou annulées en Occident,
nous vous présentons une sélection
de récits, de témoignages et d’images
de poètes, d’artistes et d’intellectuels
palestiniens. Ils prennent la plume
ou leur appareil pour se raconter,
retracer des destins individuels
mêlés à ceux de leurs ancêtres.
Ainsi, ils donnent à voir la diversité,
la vitalité et la richesse de la culture,
de l’histoire et de l’identité
palestinienne.

“GAZA WALLS”
PAR TAYSIR BATNIJI
Réalisée au début de la seconde Intifada
en 2001, cette photo d’un portrait d’un
Palestinien sur un mur à Gaza fait partie
d’une série sur la représentation des
personnes absentes, des “martyrs”, dont
les portraits s’effacent au fil du temps.
La série se veut “la (re)présentation
de cette double disparition : absence
des êtres dont l’existence est en quelque
sorte ‘reconnue’ à travers la présence
imagée (l’aiche) et disparition
du véhicule même de la mémoire”.
44. 360o Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

Marwa Daoudy à côté de “l’ancien bureau de poste”. Il n’en res-

tait aucune trace. Le quartier était fortement
urbanisé et densément peuplé, entièrement
occupé par des Israéliens. J’ai appris qu’après

De Tibériade l’expulsion la maison de notre famille avait été

préemptée par la municipalité.
Dépeinte dans la mémoire collective palesti-

à Beyrouth, sur les traces nienne comme une belle ville en bordure de la
mer de Galilée, Tibériade est aujourd’hui une
destination touristique clinquante. Ces profondes

de mes aïeux transformations ont touché de nombreuses

villes et villages historiques palestiniens, qui
ont soit totalement disparu, soit ont été refon-
dus dans le cadre du grand projet sioniste. Les
seuls Palestiniens restés sur place ont été repous-
Bio express sés à la périphérie de la ville dans des quartiers
De l’exode en 1948 à l’exil, Marwa Daoudy retrace avec nostalgie le destin ouvriers pauvres. J’ai ini par retrouver l’empla-
de sa famille palestinienne, bouleversé par la création d’Israël. Née en Syrie, cement présumé du bureau de poste, j’ai enfoncé
L’universitaire raconte son voyage en 2010 sur la terre de ses ancêtres Marwa Daoudy est mes mains dans le sol et j’ai rapporté un peu de
et ses rencontres marquantes avec des Palestiniens, de Gaza une universitaire suisse terre à ma mère, prénommée Amal (“Espoir”),
d’origine syrienne qui l’a dispersée sur les tombes de ses parents,
à Ramallah en passant par le Golan occupé et Jérusalem. et palestinienne. à Beyrouth. Elle a voulu leur ofrir, à titre pos-
Professeure thume, une part de leurs souvenirs et du passé
de relations qui leur avait été conisqué.
—New Lines Magazine, extraits de conseiller les Palestiniens dans leurs négo- internationales Mon arrière-grand-père soutenait activement
(Washington) ciations avec Israël. Sous les bombardements à l’université les organisations palestiniennes luttant contre
incessants d’Israël, dans le paysage dévasté de de Georgetown, le mouvement sioniste, qui visait à établir un
a mère n’a jamais pu retourner en Gaza, des souvenirs me reviennent – des sou- à Washington, foyer national juif en Palestine au détriment

M
Palestine après que la Haganah, venirs de ce qui est devenu un voyage très per- elle est aussi de la population palestinienne autochtone. Il
la milice sioniste intégrée par la sonnel dans le passé de ma famille et sur leur l’autrice de plusieurs croyait également à la cohabitation ancestrale
suite aux Forces de défense israé- terre perdue depuis longtemps. ouvrages sur la Syrie entre musulmans, chrétiens et juifs palestiniens
liennes, a expulsé manu militari sa Dans le cadre de mon travail, je faisais tous et le monde arabe. en Palestine. Il parlait hébreu et aidait les réfu-
famille de sa maison ancestrale de les jours la navette de Jérusalem-Est à Ramallah giés juifs qui avaient fui l’Europe pour trouver
Tibériade, en avril 1948. Ils sont d’abord venus dans une voiture munie de plaques d’immatricu- asile en Palestine dans les années 1940, pendant
chercher mon arrière-grand-père, l’un des plus lation israéliennes jaunes – la “bonne” couleur
anciens notables de la ville, et l’ont conduit de pour passer les postes de contrôle. Je pouvais faire
force à la frontière syrienne, ain de ce trajet grâce à mon passeport étran-
pousser le dernier carré d’Arabes ger. À Haïfa, j’ai rencontré des citoyens
palestiniens à partir. Parmi les indi- palestiniens d’Israël. Ils dénonçaient
vidus en treillis qui cognèrent à sa la discrimination dont ils étaient vic-
porte ce jour-là, il y avait une jeune times au quotidien et leur statut de
femme. C’était une rescapée de la TÉMOIGNAGE citoyens de seconde zone dans l’État
Shoah, une petite orpheline juive prétendument démocratique d’Israël,
réfugiée de Pologne qu’il avait recueillie au tout en se disant solidaires de leurs compatriotes
début des années 1940. Dans un moment de palestiniens vivant sous occupation.
vérité tout shakespearien, il se tourna vers elle Quittant Haïfa, j’ai rejoint le plateau du Golan.
et lui demanda : “Toi aussi ?” “Désolée, Hajj Khalil, La majeure partie des habitants de ce territoire a
répondit-elle, j’ai des ordres de la Haganah.” La été expulsée vers la Syrie en 1967, lorsque Israël
jeune femme qu’il avait protégée et accueillie a occupé la région, avant de l’annexer en 1981.
chez lui participait à l’expulsion de sa famille. L’occupation et l’annexion sont toujours illégales
au regard du droit international. La population
Une clé en héritage. Ayant perdu sa terre restée après 1967 est devenue une communauté
et son foyer, mon arrière-grand-père mourut dynamique de 500 000 Syriens. Dans les maga-
en exil. Parmi ses efets personnels, il y avait sins où je suis entrée, de nombreuses personnes
la clé de la demeure familiale de Tibériade qui étaient aussi surprises qu’heureuses de rencon-
leur avait été volée. Son ils (mon grand-père) trer une compatriote. J’ai pris contact avec des
était resté sur place pour apporter une aide organisations de jeunesse et des militants prô-
médicale pendant la guerre [israélo-arabe] nant la résistance non violente à l’occupation
de 1948, jusqu’à ce qu’il soit à son tour contraint israélienne. Leurs actions consistaient à refuser
de quitter son pays. Quand ma grand-mère est les mesures du gouvernement israélien visant à
morte à Beyrouth, en 2007, nous avons décou- imposer l’hébreu comme première langue dans
vert que mes grands-parents avaient hérité de les écoles, et à préserver leur identité et leurs
PHOTO HAZEM HARB

la clé, transmise de génération en génération. coutumes de Syriens.

En 2010, proitant d’une pause entre deux Laissant les hauteurs du Golan, j’ai ilé vers
postes universitaires, j’ai passé plusieurs mois Tibériade pour enquêter sur l’histoire de ma
dans les territoires palestiniens occupés en tant famille. Ma mère, qui était encore enfant lors
que conseillère auprès du Programme des Nations de la Nakba de 1948, ne se souvenait que d’une
unies pour le développement en Palestine, ain chose : les propriétés familiales se trouvaient
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
la Shoah. Sa famille vivait à Tibériade depuis
plusieurs siècles. À la création d’Israël, en 1948,
ils ont tout perdu : leur maison, leurs biens et
les vastes étendues de terre que mon arrière-
grand-père a refusé de vendre au Fonds natio-
nal juif, qui rachetait des terrains en Palestine
pour implanter les colonies sionistes. En quelques
jours, Tibériade, qui était une ville mixte où Juifs
et Arabes palestiniens vivaient dans la concorde,
est devenue une ville entièrement juive.
Alors que la Palestine était sous mandat bri-
tannique, la Haganah et l’Irgoun, les branches
militaires du mouvement sioniste, s’employaient
à semer la terreur parmi les Palestiniens, dont
quelque 700 000 furent expulsés lors de la
Nakba. Mon grand-père, déjà médecin en 1948,
décida de rester à Tulkarem, en Cisjordanie,
ain de soigner les blessés. Il envoya sa famille
à Beyrouth, où était née ma grand-mère liba-
naise. Pour recueillir des bribes sur l’enfance de
ma mère, j’ai frappé aux portes à Tulkarem. Une
vieille dame s’est souvenue du médecin et m’a
guidée jusqu’à la maison. Il n’en restait qu’un
bâtiment à l’abandon, qui serait démoli pour faire
un centre commercial. En 1950, forcé de quitter
la Palestine, mon grand-père a rejoint sa famille
à Beyrouth, où il est mort en 1963. En 1952, ma
grand-mère, Wadia Kaddoura Khartabil, chefe de
ile des militantes des droits des femmes pales-
tiniennes, a fondé l’Union des femmes arabes
palestiniennes à Beyrouth.
La découverte de Jérusalem a été un choc. Sa
beauté matérielle et sa charge historique grisante
contrastaient avec les signes ostentatoires de
“En Palestine/Israël, le langage
peut être broyé, trahi”
En Palestine/Israël, on grandit en se rendant compte
que le langage est autre, qu’il n’est pas uniquement
un instrument servant à parler ou à communiquer.
Il peut être outragé, broyé, trahi. Comment
se ier au langage quand lui aussi il vous crée
de la soufrance. Quand il vous abandonne
et que vous devez afronter la cruauté nue,
en ayant perdu les mots ? Toute la question est là.
Adania Shibli,
ÉCRIVAINE PALESTINIENNE, DANS LA STAMPA
domination, les colonies juives et les empiètements
sur la partie orientale de la ville. À Jérusalem-
Est, j’ai appris que mes ancêtres paternels, qui
avaient fait le voyage de Jérusalem à Damas il y
a environ cinq cents ans, s’étaient vu conier par
Saladin [sultan d’Égypte et de Syrie] la garde du
tombeau de David sur le mont Sion de Jérusalem,
en reconnaissance de leur bravoure dans la lutte
contre les croisés. Pour marquer cet honneur, la
famille changea son nom de Bayt Al-Dajani en
Bayt Al-Daoudy (“la maison de David”). L’idée
que des musulmans aient eu le privilège de pro-
téger les restes d’un prophète vénéré aussi bien
par les musulmans que par les chrétiens et les
juifs cadrait parfaitement avec l’esprit de ce lieu
d’exception. Pourtant, les tensions étaient pal-
pables à chaque coin de rue, chaque jour. J’avais
hâte de quitter cette ville, plombée par sa pré-
sence militaire oppressante et ses colons.
Registres ottomans. L’une de mes rencontres
les plus marquantes fut avec Khalil Tafakji, direc-
teur du département de cartographie de la Société
d’études arabes, une association palestinienne ins-
tallée dans la Maison de l’Orient. Tafakji conservait
des registres et des cartes retraçant la présence
“THE SILK LINE palestinienne à Jérusalem. Il m’a demandé de lui
OF IDENTITY” envoyer tous les actes d’enregistrement des terres
PAR HAZEM datant de l’époque ottomane (qui établissaient
HARB les droits de propriété foncière des Palestiniens
Né à Gaza et avant 1948) toujours en possession de ma famille.
installé à Dubaï, En 2017, l’armée israélienne a fermé le départe-
Hazem Harb veut, ment de cartographie, et a arrêté Tafakji, conis-
à travers son art, quant ses cartes et autres collections.
faire entendre À Jérusalem, j’ai aussi rencontré des militants
la voix de son et des journalistes israéliens qui ont ravivé mes
peuple. Dans ce espoirs de voir un jour les deux peuples vivre
collage, il utilise côte à côte, de même que l’opposition active à
de rares portraits la guerre à Gaza, exprimée par divers groupes
du xixe siècle juifs et israéliens tels que Jewish Voice for Peace,
de femmes portant ofre une voie vers l’égalité et une paix réelle.
l’habit traditionnel Ramallah ressemblait à une nouvelle Amman,
de Bethléem. avec ses rues bordées de cafés à l’occidentale. Sous
Son œuvre l’apparence de la paix, la ville incarnait l’hégémo-
questionne nie israélienne de l’après-Oslo. En discutant avec
le pouvoir, plusieurs acteurs des négociations sur les res-
la hiérarchie sources en eau, j’ai pris conscience de l’ampleur
et les valeurs. de la domination que le prétendu “processus de
paix” avait ratiiée et institutionnalisée. L’“argent
360o. 45
de la paix” versé par l’Union européenne et d’autres
donateurs a permis à quelques Palestiniens triés
sur le volet de vivre dans de luxueuses demeures
et de rouler dans des voitures de luxe.
À quelques kilomètres de la coquette capitale
de facto de la Palestine, la réalité était bien dif-
férente. Les colonies israéliennes continuent
d’être implantées à un rythme soutenu. Le vil-
lage de Bilin présente un contraste saisissant :
jeunes et vieux, autochtones et étrangers, cita-
dins et ruraux manifestent régulièrement contre
l’occupation israélienne, afrontant des soldats
israéliens armés jusqu’aux dents.
Dans Silence pour Gaza, le poète palestinien
Mahmoud Darwich écrit : “Car à Gaza le temps
est un autre temps. / Le temps de Gaza n’est pas
neutre, / Il n’envoûte pas le monde de froide impas-
sibilité, / Mais contre le réel il se heurte et il explose !
/ Le temps là-bas ne transporte pas les enfants de
l’enfance à la vieillesse, / Mais d’un bond, dès leur
premier choc avec l’ennemi, il en fait des hommes.”
Efectivement, le temps était un autre temps à
Gaza. En traversant seule à pied le long boulevard
vide du point de passage, j’avais l’impression de
marcher au ralenti sur la bande sonore du ilm
Intervention divine [2002], du cinéaste palestinien
Elia Suleiman, une description burlesque, surréa-
liste et satirique de l’occupation israélienne. Gaza
était une ville majestueuse qui portait les vestiges
de sa longue histoire de cultures et d’empires,
des anciens Égyptiens aux Assyriens, en passant
par les Philistins, les Romains, les Byzantins et
les Arabes. Les Palestiniens de Gaza sont parmi
les gens les plus chaleureux et les plus aimables
que j’ai rencontrés au cours de mon voyage. Ils
ont un attachement particulier au petit bout de
terre qui leur a été laissé.
Aujourd’hui, cette ville, qui foisonnait de
beauté, de joie et de vie en dépit de la misère
environnante, a presque disparu.
J’ai grandi avec les mots “quand nous reviendrons
en Palestine”, et j’ai ensuite vu de près l’ampleur
de la politique de colonisation et de l’apartheid
israéliens ; pour moi comme pour d’autres, la
catastrophe actuelle représente une nouvelle
étape dans la longue histoire de la Nakba. Elle
restera dans les mémoires comme l’un de ses
chapitres les plus tragiques.
—Marwa Daoudy,
publié le 29 novembre 2023
SOURCE
NEW LINES MAGAZINE
Washington, États-Unis
newlinesmag.com
Créé en 2020, ce site émane
du think tank américain
Newlines Institute for Strategy
and Policy. Au départ consacré
au Moyen-Orient, il a élargi son
spectre, mais sans abandonner
son envie première : donner
la parole à des journalistes
qui connaissent intimement
le sujet de leurs articles.
46. 360o
Mohamed Jabaly
“On nous assigne
la catégorie d’apatride”
Dans Life Is Beautiful, Mohamed Jabaly se filme lors de son séjour
en Norvège en 2014. Invité dans le cadre d’un échange culturel,
le cinéaste gazaoui se retrouve bloqué dans le pays puis sommé de
le quitter, alors que l’accès à Gaza a été fermé dans le sillage de la guerre.
Une situation kafkaïenne qui reflète celle de nombreux Palestiniens.
COURRIER INTERNATIONAL : Comment allez-
vous ces jours-ci au regard de la situation
actuelle à Gaza ?
MOHAMED JABALY : Je n’arrive pas à contrôler
mon esprit, et c’est très diicile de continuer
à vivre normalement. Cela afecte toutes les
facettes de notre vie. Il y a des jours où on ne
peut pas contacter nos familles car les com-
munications et Internet sont coupés. Mon
grand-père est mort il y a quelques semaines
car il est tombé malade et ne pouvait pas se
soigner, vu qu’il n’y a plus d’hôpital. Des amis
proches ont été tués durant ce génocide. Je
n’ai aucune idée d’où se trouvent actuellement
certains de mes proches.
Que signiie être palestinien, et membre
d’une diaspora, aujourd’hui ?
Je suis né et j’ai grandi à Gaza, c’est mon iden-
tité, et c’est un moment où je dois me battre
pour mon identité. La seule façon pour moi
de le faire, c’est en continuant à parler de nos
vies et à montrer nos peines et nos luttes,
pour mobiliser plus de gens afin d’obtenir
notre liberté, pour laquelle nous luttons depuis
soixante-quinze ans.
Votre ilm Life Is Beautiful [qui n’a pas de
date de sortie prévue en France] montre les
entraves au déplacement que subissent les
Palestiniens et l’absurdité qui en résulte
pour vous : en 2014, vous vous trouvez
bloqué en Norvège, où vous avez été invité
dans le cadre d’un échange culturel, et dont
l’État vous ordonne de quitter le territoire
alors que l’accès à Gaza a été fermé à la
suite de la guerre.
On nous met dans une case, celle d’apatride.
Alors, j’essaie de me battre encore et encore pour
mon droit à exister, et je suis confronté à des
papiers et à des mots qui me déshumanisent. Je
dois forcément lutter davantage. Je ne peux pas
renoncer à mon identité juste parce que d’autres
veulent m’assigner cette case ou une certaine
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
manière de vivre. Je veux choisir de construire
mon propre chemin, tel que je le désire.
Comment vous est venue l’idée de ilmer
ce documentaire sous forme de journal de
bord de vos mésaventures, et que voulez-
vous montrer au public ?
Quand j’ai quitté Gaza, je ilmais et documen-
tais en continu mon voyage. Lorsque je me suis
retrouvé coincé dans cette situation nouvelle,
dans les limbes administratifs, c’était un déi
pour moi de continuer à le faire. Et jusqu’à
présent j’ai cette habitude de tout documenter
pour garder des traces. Je n’ai jamais voulu être
devant la caméra et devenir l’histoire, mais il
fallait que je montre ce qu’il m’arrivait.
Certaines séquences montrent des scènes
du quotidien pleines de vie, lorsque vous
étiez encore à Gaza. Comment était-ce d’y
grandir ?
J’étais plus heureux à Gaza que n’importe où
ailleurs, car c’est là où j’ai toute ma vie. Bien
sûr, il y avait aussi de grandes restrictions
et des défis, puisque l’on grandit avec des
guerres successives, en voyant des bombes
nous tomber dessus. Mais nous essayions tous
de mener malgré tout une vie la plus normale
possible : c’est à Gaza que j’ai appris à être
positif, à rester optimiste.
Vous résidez en Norvège depuis 2014. Dans
le ilm, vous dites à quel point il est diicile
d’être en exil : comment le vivez-vous ?
On essaie de maintenir un lien avec ce qui nous
est le plus intime, par exemple en cuisinant un
plat de chez nous avec le même goût que celui
de notre mère. Par le goût, on peut un instant
retourner en Palestine, et par la musique et
d’autres activités culturelles aussi. C’est ce
que je montre dans le ilm, tout comme les
épreuves que nous traversons.
—Propos recueillis par
Courrier international
Bio express
Né dans la ville de Gaza en 1990,
Mohamed Jabaly y a appris
le cinéma en autodidacte et
l’a enseigné dans un cadre
associatif. Depuis 2014, il réside
en Norvège, où il a étudié
le cinéma et suit actuellement
une formation aux beaux-arts.
Dans son premier long métrage
documentaire, Ambulance (2016),
il suit le quotidien de secouristes
dans la bande de Gaza
lors de la guerre qui a secoué
l’enclave durant l’été 2014.
Partenariat
Du 8 au 17 mars
aura lieu,
à Genève (Suisse),
la 22e édition
du Festival
du ilm et forum
international
sur les droits
humains (FIFDH),
un événement
dont Courrier international est
partenaire. Des ilms sont projetés
et des tables rondes organisées pour
alimenter le débat sur les droits
humains dans le monde. Outre
les guerres à Gaza et en Ukraine,
les violences policières, l’intelligence
artiicielle ou le féminisme seront
notamment abordés. Life is beautiful
de Mohamed Jabaly y sera projeté.
Deux débats (les 10 et 12 mars)
tourneront autour de la Palestine.
Plus d’infos sur fifdh.org.
“La Palestine est une douleur
persistante”
Le souvenir de Yafa [aujourd’hui Jafa]
est gravé dans ma mémoire, la lumière
de la ville sous le soleil et le bleu du ciel.
Le souvenir des jardins en leurs,
de la sa jeunesse et de sa gaieté. Mais
la Palestine est également une douleur
persistante, de celle qui nous incite
à chérir toujours plus les traditions
etles amitiés que nous conservons
malgré la distance et les séparations.
Samia Halaby,
87 ANS, FIGURE AMÉRICANO-PALESTINIENNE DE L’ART
ABSTRAIT, QUI A DÛ QUITTER LA PALESTINE À 11 ANS,
LORS DE LA NAKBA, DANS THE NEW ARAB
 CO2401
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48. 360o
Najwan Darwish
“J’écris pour
témoigner pour l’histoire”
Najwan Darwish est une figure majeure de la poésie palestinienne
contemporaine. Il dit sa difficulté à écrire, à penser et à vivre depuis
le 7 octobre, face aux horreurs de la guerre menée par Israël à Gaza.
—The Guardian, extraits (Londres)
uand l’écrivain et professeur Refaat
Q
Alareer a été tué [en décembre 2023]
lors d’un bombardement israélien, le
monde a porté le deuil. Alareer était
une igure aimée de la communauté
littéraire palestinienne, il encourageait
les jeunes de Gaza à écrire et à s’exprimer en
anglais. Son poème Si je dois mourir, qui inclut
les vers “Si je dois mourir / que ce soit porteur
d’espoir / que ce soit une histoire”, a trouvé un
écho dans le monde entier.
Quelques jours après sa mort, j’ai contacté le
poète palestinien Najwan Darwish pour savoir
ce qu’il pensait du rôle de la poésie en temps
de guerre. Il est considéré par The New York
Review of Books comme l’un des “poètes arabes
contemporains les plus importants”, et son œuvre
a été traduite dans plus de vingt langues. Ses
poèmes dépouillés, élégants, parlent de patrie,
de perte et d’appartenance. Ils étincellent d’iro-
nie et d’humour par moments. Najwan Darwish
(aucun rapport avec le célèbre poète palestinien
Mahmoud Darwich [1941-2008]) et moi nous
sommes entretenus par téléphone des frappes
israéliennes sur Gaza, d’art, et de l’importance
de conserver son humanité devant des atrocités.
THE GUARDIAN : Comment avez-vous appris
la mort de Refaat Alareer ?
NAJWAN DARWISH : Ça faisait un moment que je
connaissais Refaat par ses écrits et ses vidéos
YouTube – des cours de littérature anglaise
pour ses étudiants [de l’Université islamique
de Gaza]. C’était une voix inluente. J’avais
suivi ses dernières vidéos, dans lesquelles il se
disait visé par les Israéliens. Ils ont bombardé
son appartement et il a survécu, mais ensuite,
ils ont bombardé l’appartement de sa sœur,
chez qui il se trouvait, et il est mort, comme
sa sœur, les enfants de celles-ci, et d’autres
membres de la famille. Il est diicile de trouver
les mots pour qualiier cela.
Il y a des [dizaines] d’auteurs et de journa-
listes palestiniens de Gaza qui ont été tués par
les Israéliens. J’en connaissais certains par leur
travail, d’autres étaient des amis. Il y a Saleem
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Al-Nafar, un poète dont j’ai fait la connaissance
à Édimbourg, où nous étudiions la poésie, il y a
peut-être vingt ans. C’était un homme merveil-
leux, bon et très drôle. J’ai entendu dire récem-
ment qu’il avait été tué avec sa femme, ses deux
illes, son ils et d’autres membres de sa famille.
C’est efroyable, l’idée que toute votre famille
puisse être anéantie.
C’est vrai. Il y a aussi d’autres choses, secon-
daires, que nous sommes en train de perdre
aussi. Nous n’avons pas seulement perdu Alareer,
nous avons perdu sa poésie : tout est sous les
décombres, tous les poèmes qu’il aurait écrits
à l’avenir. Et tous ces artistes qui ont été tués,
qu’est-il arrivé à leurs œuvres ? On parle du
nombre de morts et on ne peut même pas com-
mencer à prendre la mesure de cette autre perte.
Les artistes et auteurs palestiniens sont-ils
particulièrement visés ?
Non, ce ne sont pas seulement les journalistes,
les écrivains ou les artistes. Les mots, les paroles,
c’est ça qui est visé. Israël peut vous prendre
pour cible rien que pour avoir posté quelque
chose sur les réseaux sociaux. [en Israël et en
Cisjordanie, de nombreux Palestiniens ont été
arrêtés pour “incitation au terrorisme” après la
publication de messages ou de photos.]
Par le passé, Israël maquillait ses méthodes,
si j’ose dire. Il voulait que les choses aient
l’air bien, il commettait ces crimes contre les
Palestiniens de façon décente en quelque sorte.
Maintenant qu’ils ont le feu vert des États-Unis
et des démocraties européennes, ils peuvent tuer
autant de gens qu’ils veulent. Ça montre bien
l’hypocrisie de ces démocraties occidentales
qui disent s’engager pour les droits humains.
Regardez [la réaction] des États-Unis, regardez
le Royaume-Uni.
Pour être clair, j’ajoute que je ne considère
pas que le régime israélien est représentatif du
peuple juif. Il faut bien faire la diférence entre le
régime colonial israélien et les Juifs du monde.
Ça m’énerve quand je vois [le Premier ministre
israélien Benyamin] Nétanyahou parler en leur
nom, comme s’il les représentait ou se souciait
d’eux. Alors que ce n’est évidemment pas le cas.
“RESIDENTIAL WAREHOUSE/AROUND THE CORNER”
PAR MOHAMED ABUSAL
L’une des questions qui me hantent, c’est
comment garder son humanité quand tout
s’efondre autour de soi ? En tant qu’artiste,
avez-vous une réponse ?
Je n’ai pas de réponse. Avant le 7 octobre, mes
Bio express idées et mes convictions étaient plus sûres,
plus fermes. Après, les choses ont changé : j’ai
Né en 1978 l’impression d’avoir perdu ma capacité à ressen-
à Jérusalem, tir. Je vois des choses, des atrocités, mais je ne
Najwan Darwish les ressens pas. Je sais que ça reviendra avec le
a écrit plusieurs temps et que je serai capable de reconnaître ce
recueils de poésie qu’il se passe. Depuis plus de soixante-dix jours
arabe acclamés [l’interview date de décembre 2023], tous les
par la critique. jours, plusieurs fois par jour, je vois des vidéos
Considéré comme l’un et des images d’enfants tués et blessés, dans des
des écrivains arabes hôpitaux bombardés, sous les décombres, etc.
les plus importants Je n’arrête pas de penser à eux. Quand vous
de sa génération, il a êtes dans une période aussi horrible, vos idées
vu son œuvre traduite sur l’art et le rôle de l’art, de la poésie ou de
dans plus de vingt l’écriture ne peuvent rester les mêmes.
langues [en français, Il y a eu un moment au début du génocide [une
l’un de ses recueils, accusation qui fait l’objet d’un recours contre
Tu n’es pas un poète Israël devant la Cour internationale de justice
à Grenade, a été (CIJ)] où j’ai cru que je n’écrirais plus jamais.
traduit aux éditions D’habitude, j’écris sur papier, j’ai un carnet
Le Castor Astral]. sur moi où que j’aille. J’y écris des poèmes à
Il est également titre d’entraînement quotidien, comme si je
critique culturel pour tenais un journal. Quand je inis un carnet,
divers médias arabes. je le relis, je coupe et ça devient un recueil de
poèmes, un livre.
J’ai été convié au Festival de Literatura de
Bogota, en Colombie, en novembre, en tant
qu’invité spécial. C’était prévu avant les événe-
ments du 7 octobre. Je me suis senti obligé d’y
aller, comme si c’était de mon devoir de faire
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Né en 1976 à Gaza, Mohamed Abusal explore dans sa photographie l’espace, mesurant ainsi
ce bout de terre qu’est Gaza. Et de réaliser par là que l’enclave s’apparente à un large entrepôt,
dont les habitants sont piégés par ses frontières.
quelque chose. Je n’étais pas bien émotionnel-
lement. J’étais perdu et c’est un long voyage.
À l’aéroport d’Amsterdam, j’ai été retenu pour
un contrôle supplémentaire – la procédure
raciste habituelle. Ils n’étaient pas très aimables,
comme vous pouvez l’imaginer. Quand j’ai ini
par me retrouver dans l’avion, je me suis aperçu
que j’avais perdu mon carnet. Il était plein de
poèmes pour mon prochain livre. J’avais écrit
beaucoup de choses sur la guerre d’octobre,
sur les enfants de Gaza. Je me suis dit : c’est
terminé. Je n’ai rien écrit pendant un moment.
J’avais l’impression que le fait que ça arrive pen-
dant le génocide était un signe.
Et qu’est-ce qu’il s’est passé après ?
J’ai pris un autre carnet et je me suis mis peu à
peu à écrire dedans. J’ai essayé de me rappeler
mes poèmes, mais j’en ai retrouvé très peu. Et
ce processus est douloureux parce que je me
rappelle certaines choses que je ne peux plus
écrire. J’essaie de me rappeler pour pouvoir réé-
crire au moins quelques vers, mais j’essaie aussi
d’oublier pour pouvoir à nouveau vivre ma vie.
C’est aussi une métaphore de notre vie parce
que même si nous [les Palestiniens] voulons
continuer à être une nation, un peuple, nous
devons nous souvenir mais aussi oublier. Et je
ne sais pas ce que nous devons garder et ce que
nous devons oublier. Les gens se montrent cou-
rageux et forts devant les caméras tous les jours,
mais Israël a causé des dégâts énormes à notre
vie. Ça fait quatre-vingts ans, sinon un siècle,
de soufrance à cause de ce projet colonial. C’est
comme vivre toute sa vie dans un cauchemar.
360o. 49
Vos poèmes abordent souvent des sujets
lourds, comme le colonialisme et les horreurs
de la guerre. Mais vous écrivez aussi sur les
beaux moments, voire les banalités de la
vie. Comment faites-vous pour ne pas vous
perdre dans toute cette tristesse ?
Je dirais que je vois beaucoup de beauté malgré
tout. Je ne suis pas du genre à louer mon pays,
mais il y a beaucoup de beauté en Palestine,
dans la nature, la culture, les gens. Et puis je lis
beaucoup ; la lecture est une sorte de remède.
Elle vous relie aux autres humains et à leur
passé. La bibliothèque, ce sont les archives de
l’âme humaine. L’art aussi : il vous libère des
limitations et des cruautés du moment. Et il y
a la poésie, bien sûr. Je ne considère pas mes
poèmes comme du militantisme. Ça, je le fais
en dehors. La poésie, c’est comme prier. On
ne peut pas faire du militantisme à l’intérieur
d’une prière. C’est plus une pratique spirituelle.
Bien sûr, tout ceci ne marche que quand la
PHOTOS MOHAMED ABUSAL
situation est plus normale. Pas comme en ce
moment. L’une des grandes diicultés présen-
tement, c’est de ne pas perdre l’esprit, parce
qu’un des buts de tout système oppresseur, c’est
de rendre fous les opprimés. C’est un système
de contrôle. S’ils parviennent à leurs ins, per-
sonne ne vous écoutera quand vous vous met-
trez à crier. C’est arrivé à des gens autour de
moi, donc je suis devenu un peu obsédé par ça.
Il doit être diicile de continuer à travailler
en ce moment ?
Dans de précédents entretiens, vous avez J’aimerais arrêter de travailler parfois. C’est une
déclaré que le poète avait un rôle d’historien. vie inhabituelle. Je me réveille avec des choses
Qu’entendez-vous par là ? bizarres dans la tête, je vis trop dans le passé et
Je pense qu’écrire, c’est témoigner pour l’histoire. je ressens trop l’avenir. Quand vous avez parlé du
Si quelqu’un lit mes poèmes un jour à l’avenir, je poète qui est un historien, c’est vrai : je me soucie
pense qu’il pourra dire qui est le colonisateur et de l’histoire. Je continue à la revisiter. J’ai écrit
qui sont les gens de cette terre. La littérature peut un poème sur l’histoire arménienne. Je constate
parfois traduire cette réalité mieux aujourd’hui que les Palestiniens sont en
que n’importe quel discours politique. train de vivre quelque chose de similaire.
Les médias parlent de ce qu’ils L’histoire se moque de nous. Elle nous
appellent un “conflit”. Je ne suis pas montre que les choses que les gens ont
d’accord avec le terme “conlit”. En subies et qu’on pensait du passé sont
Palestine, on n’a pas un conlit, on a INTERVIEW toujours là, devant nous. Elle nous dit :
du colonialisme. Israël est un projet vous croyez que vous écrivez sur le
colonialiste. Ce n’est pas un combat entre deux passé, mais en fait vous écrivez sur votre avenir.
pays ou deux voisins, comme ce que prétendent Mais d’une certaine manière, l’histoire permet
les médias. de voir que tout et tout le monde est lié. Ce qui
est arrivé aux Palestiniens est aussi arrivé aux
L’écriture fait en grande partie appel à l’em- Maoris [en décembre, le nouveau gouverne-
pathie. Beaucoup de poèmes traitent de la ment néo-zélandais a annoncé vouloir abroger
question de l’occupation et plutôt que de ou réviser une douzaine de politiques en faveur
“mythologiser” les gens ou de les présen- de ce peuple autochtone]. L’une des choses les
ter comme des victimes, les personnages plus précieuses que j’aie reçues dernièrement,
semblent réels et possèdent une sorte de c’étaient des messages de Maoris, le peuple ori-
dignité silencieuse. ginel de ce qu’on appelle la Nouvelle-Zélande,
Oui, et je crois que c’est très représentatif du qui ont traduit une sélection de mes œuvres et
peuple palestinien : c’est sa contribution à mon l’ont publiée dans le cadre d’une journée de soli-
écriture. J’ai vu ça toute ma vie, depuis que je darité avec les Palestiniens.
suis enfant, et encore maintenant : je vois des Nous, les êtres humains, ne semblons pas
gens qui s’eforcent de conserver leur dignité comprendre que nous sommes tous liés. Tout
autant que possible. La dignité humaine devrait le monde est un “étranger” à un moment ou
être garantie pour tout le monde, partout. Ça un autre. Chacun d’entre nous peut devenir un
devrait être un droit incontestable. Mais le étranger et un réfugié à n’importe quel moment.
système dans lequel nous vivons, comme le —Propos recueillis par Alexia Underwood,
capitalisme, élimine la dignité humaine. publié le 4 janvier
50. 360o Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

Hind Joudeh
“Je cherche
à fuir les larmes
au profit
des mots”
À Gaza, Hind Joudeh a grandi
en ayant ancré “dans le cœur
le souvenir de ce lieu lointain”
qu’était la Palestine avant 1948.
Devenue poétesse, elle proclame
son amour pour son peuple
“solidaire, libre et digne” et pour
l’écriture, échappatoire
à la brutalité des bombes.

—Al-Araby Al-Jadid, extraits (Londres)

AL-ARABY AL-JADID : Dans l’un de vos récents Bio express
poèmes, Que signifie être poète en temps de
guerre, vous dites qu’on “multiplie les excuses” Née en 1983 dans
et qu’on a mauvaise conscience quand on s’en le camp de réfugiés
sort. Cela doit être un fardeau. de Bureij, dans
HIND JOUDEH : La guerre est l’incarnation absolue la bande de Gaza,
PHOTO DANA BARQAWI

de la force brute. C’est l’anéantissement de la Hind Joudeh

bienveillance. Je n’ai pas connu toutes les guerres
de Gaza puisque je me suis mariée et que j’ai
vécu en Arabie saoudite pendant dix ans avant
de revenir. Je sais donc ce que cela veut dire de
vivre en paix et de pouvoir voyager librement.
J’ai aussi connu le mal du pays et le désir du
retour, dans un étrange mélange de sentiments,
à devoir choisir entre un endroit sûr mais qui
n’est pas mon pays et un endroit dangereux
où la vie est un déi permanent, à savoir Gaza.
Mais lors de chacune des guerres auxquelles
j’ai assisté, les gens disaient que c’était la plus
dure. Cette fois-ci, c’est efectivement très dif-
icile. Les gens vivent dans le sentiment per-
manent d’être en danger de mort, sur chaque
pouce du territoire. Tous ont fait l’expérience
de la faim, de la soif, de l’absence d’électricité,
des coupures à répétition des télécommunica-
tions. Quand les rayons des magasins d’alimen-
tation ont commencé à être vides, c’était le début
d’un véritable drame. L’armée d’occupation a
mené une politique délibérée consistant à afa-
mer la population. Elle a bombardé et brûlé les
boulangeries et les commerces. Quand j’écoute
les informations, je m’imagine les détails der-
rière ces informations. Dès les deux premières
semaines de la guerre, préparer un repas est
devenu un déi quotidien.
est poétesse
et nouvelliste.
Son premier recueil
de poésie en arabe,
Quelqu’un s’en va
toujours (inédit en “IT TAKES A VILLAGE” PAR DANA BARQAWI
français), a été publié Dans cette œuvre abordant “la maternité autochtone et le colonialisme”, l’artiste, qui vit en
en 2013 par une Jordanie, évoque le pouvoir de résistance de sa grand-mère, de sa mère, de sa ille et le sien.
maison d’édition
jordanienne.
Elle a également Il faut probablement un certain temps pour
été rédactrice en écrire de la poésie à partir d’expériences aussi
chef du magazine diiciles. Mais à Gaza vous n’avez pas ce luxe :
culturel gazaoui 28. avant même que vous ayez pu digérer une
guerre, la suivante éclate. Cette réalité hors
normes produit-elle des écrivains capables
d’écrire sous les bombes ?
L’écriture en temps de guerre est un cri de
secours. C’est un déi. Il faut annoncer la mort
d’untel et en même temps parler de celui qui
a survécu. Il y en a qui pleurent par les mots,
d’autres qui honorent les victimes. Il y en a
qui pleurent sur leurs maisons, d’autres qui
enterrent leurs rêves. Mais surtout, la plupart
sont devenus silencieux. Plus la guerre dure,
plus les gens se disent : à quoi bon ? Ils sont
incapables de pleurer, alors qu’il faudrait pleurer
compte tenu de ce qui se passe. C’est quelque
chose qui m’inquiète. Il en allait de même lors
de la guerre de 2021. Ça a laissé des traces. À
force d’entendre des explosions, on se retrouve
à ne plus bien entendre, comme si l’ouïe mettait
une barrière pour nous protéger du monde qui
nous entoure. Mais dès qu’une porte claque, on
sursaute. Les gens pensent qu’ils s’en sont remis,
mais cela ne dure que jusqu’à la prochaine guerre.
Votre grand-mère a été témoin des crimes
commis durant la Nakba. Vous, vous appar-
tenez à une génération qui a connu la Nakba
par des récits : qu’est-ce que cela fait ?
Le récit de la Nakba est le point de départ pour
comprendre tout ce qui a suivi : la raison pour
laquelle nous vivons dans des lieux qui s’appellent
“camps”, la présence des soldats dans la rue,
les pierres que lancent les jeunes et les tirs de
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
gaz lacrymogène en retour, le sens des slogans d’information sur la mort, les blessés, les des-
sur les murs, les coups de bottes des soldats tructions, de nouveaux orphelins.
devant votre porte. Puis des balles, beaucoup
de balles tirées, des prisonniers, beaucoup de Des auteurs arabes ont organisé des séances
prisonniers, des destructions des maisons des de lecture de vos poèmes par solidarité avec
familles des prisonniers, des enterrements, des Gaza. Comment voyez-vous leur initiative ?
cris et des pleurs. Ce sont des personnalités arabes, telles que des
J’ai vécu tout cela du point de vue d’un enfant. acteurs, qui veulent rapporter ce qui se passe
Mais j’ai écouté également les récits de ma grand- à Gaza, par des lectures et des traductions de
mère, dans les bras de laquelle je dormais chaque textes vers l’anglais. Leur initiative, nommée Ici
nuit. Je garde le souvenir de ce qu’elle disait de sa Gaza, donne chaud au cœur et fait que nous ne
maison familiale à Ashdod. Puisque, nous sentons pas seuls. Grâce à eux,
comme on dit, j’y retournerai peut- la voix de l’humanité de Gaza peut se
être un jour. C’était la base de l’éduca- faire entendre par la voie indirecte de
tion patriotique : ancrer dans le cœur la littérature. Je les remercie.
le souvenir de ce lieu lointain. J’ai vu
les massacres à travers ses yeux, j’ai INTERVIEW Comment voyez-vous votre avenir
aimé par son amour, mon imagina- en tant que poétesse ?
tion était nourrie de ce qu’elle me racontait. Depuis deux ans, je garde un troisième recueil
J’aime mon peuple, qui est solidaire, qui serre sous le coude. À chaque fois que j’ai songé à le
les rangs, qui résiste et qui est toujours là, sur publier, j’ai hésité. J’attends qu’advienne un
sa terre, malgré tout ce qu’il a subi. Et qui ne moment de beauté pour qu’il voie le jour dans
renonce pas à ce que l’humain a de plus impor- des circonstances propices. J’y ajouterai proba-
tant : être soi-même, préserver sa liberté et sa blement des textes sur la guerre actuelle, pour
dignité. Ce peuple dit aux occupants, par tous une publication une fois celle-ci terminée.
les moyens : vous ne trouverez pas le repos tant À la suite d’un bombardement, j’ai perdu mon
que nous sommes vivants. C’est pour cela que bureau et mon joli appartement dans une tour de
l’occupant, lui aussi par tous les moyens, cherche quatorze étages. Depuis le 24 novembre, il n’en
à en inir avec nous. Que ce soit par les assassi- reste que des gravats. J’essaie de ne pas penser
nats, le blocus ou des moyens symboliques tels à la perte de ce chez-moi, de mes biens, de ma
que les destructions de maisons, des barrages fenêtre d’où je voyais des arbustes, des tableaux
ou la prison, qui vole leur jeunesse à des milliers qui ornaient les murs, de mes vêtements dans les
de Palestiniens et broie leur santé psychique. armoires. J’imagine que tout cela gémit sous les
décombres, que tout cela est peut-être mort. Ce
Une des pires choses est de considérer la que j’espère retrouver le plus, une fois la guerre
guerre à travers des chiffres, le nombre terminée, ce sont les albums photo et les robes
de victimes et la quantité de bâtiments de ma grand-mère.
détruits, sans prêter attention aux petites Tout ce que j’espère vraiment maintenant,
choses de la vie. Dans un court poème, vous c’est la in du massacre, que ma famille et tous
demandez “qui rendra aux femmes de Gaza ceux que j’aime restent en bonne santé. Il y aura
leurs tracas ordinaires”, vous parlez de ces une solution pour ce qui est des destructions.
petites choses derrière les chifres. C’est On trouvera des moyens, à notre façon, puisque
cela, le rôle du poète ? nous sommes habitués à relever le déi de tels
Dans la guerre, je ne peux pas me départir de ma ravages. À condition d’en réchapper et de rester,
qualité de femme ou me désolidariser des autres nous reconstruirons Gaza. Alors que tout est
femmes. Je sais d’expérience que les guerres ont couvert de poussière aujourd’hui, les visages, les
un efet dévastateur sur la vie quotidienne, ordi- maisons et les rues retrouveront leurs couleurs.
naire. Je ne peux pas ignorer la poésie quand elle —Propos recueillis
jaillit en moi. L’écriture est alors efectivement par Maliha Maslamani,
un secours temporaire, un moyen de réduire le publié le 29 décembre 2023
poids des événements, et peut-être de fuir. Par
exemple, je me trouve à vouloir écrire alors que
j’observe les regards des enfants qui ont peur,
écrire sur mon envie de les protéger. Ne serait- SOURCE
ce que contre l’efrayant bruit des explosions.
On les fait dormir le plus tôt possible, et le plus AL-ARABY AL-JADID
loin possible des fenêtres. Beaucoup d’enfants Londres, Royaume-Uni
de Gaza dorment avec les mains sur les oreilles. alaraby.co.uk
En littérature, il faut dépasser la langue des Fondé en 2014 à Londres,
chifres et des mètres carrés pour arriver à le “Nouvel Arabe” est inancé
parler de ce qu’il y a derrière. Pour humaniser par le Qatar et dirigé par
les choses. Il faut parler des peurs, des rêves, l’ancien député arabe israélien
des espoirs et des désespoirs. Je cherche pro- Azmi Bishara, ex-conseiller de
bablement à fuir les larmes au proit des mots, l’émir. Une version anglophone,
la brutalité au proit de l’imagination. C’est The New Arab, qui propose des
un exode intérieur qui permet de connaître la contenus exclusifs en anglais,
griserie de l’écriture. Mais celle-ci cesse aus- a été lancée en même temps
sitôt avec le bruit des bombes et les bulletins que la version arabophone.
360o. 51
Repères
UNE CUISINE QUI UNIT
“Cette maklouba, c’est notre résilience”, écrit le photoreporter
gazaoui Motaz Azaiza sous une vidéo publiée sur Instagram
au sujet de ce plat national à base de riz, de légumes et
de viande, devenu symbole d’unité, explique The Guardian.
Pour les Palestiniens, transmettre sa culture et la préserver
passe beaucoup par la cuisine, notamment dans la diaspora.
Autrice du livre The Gaza Kitchen, l’Américaine d’origine
gazaouie Leila El-Haddad explique au journal que la cuisine
de Gaza est remarquablement diverse, ses habitants venant
des quatre coins de la Palestine d’avant 1948. “Il y a chez nous
la conviction que rompre le pain ensemble crée un lien très
fort entre les personnes”, airme Wafa Shami. Ayant grandi
à Ramallah avant de déménager en Californie, cette blogueuse
culinaire explique l’importance de l’olivier et de son huile :
“La récolte des olives est une fête pour les Palestiniens :
on chante, on danse, on célèbre ce bienfait que donnent chaque
année les arbres.” Parmi les mets prisés des Palestiniens igurent
les musakhan, des rouleaux de poulet et oignon caramélisé,
le rummaniyeh, un ragoût de lentilles et d’aubergine
à la grenade, ou le knafeh, une pâtisserie.
LE KEFFIEH, TOUTE UNE HISTOIRE
Le keieh devient un symbole de la lutte dès les années 1930,
lorsque les paysans palestiniens dépossédés de leurs terres
au proit du Fonds national juif, aidé par les forces britanniques,
se mettent en grève. Brutalement réprimé, le soulèvement
“entraîne dans son lot toutes les classes de la société
palestinienne, qui adoptent le keieh à la fois comme signe
de reconnaissance et garantie d’anonymat”, explique L’Orient-
Le Jour. “D’identitaire, le keieh va se transformer en symbole
romantique et universel des révolutions” lorsqu’il est porté
par les fedayin, les combattants palestiniens. “Toujours noir
pour [Yasser] Arafat [leader historique de l’OLP], qui en fait un
identiiant culturel, dans sa version rouge, il illustre la résistance
et le sang prêt à être versé pour la cause. Arafat poussait
l’argument jusqu’à rabattre son keieh de manière à ce
qu’il prenne la forme de la carte de la Palestine originelle.”
Les motifs “signalaient le village et l’appartenance de leur
propriétaire”, et le ilet est “devenu l’illustration des ils barbelés”
de l’occupation. “La maille est aussi un symbole d’unité”,
tandis que la frise de bordure rappelle la feuille d’olivier, et
les bandes noires “représenteraient les routes commerciales”.
LA MUSIQUE AU CŒUR DE LA LUTTE
L’héritage musical de la Palestine est constitutif de la lutte,
relate Al-Jazeera, à commencer par la chanson traditionnelle
qui “raconte les histoires des épopées quotidiennes vécues
par les Palestiniens”, des célébrations à l’exil en passant par
le deuil. L’une des plus célèbres, Ya Taleen al Jabel (“Ceux
qui grimpent la montagne”), est chantée par les femmes
qui portaient ainsi un message crypté aux prisonniers que
les fedayin tentaient de libérer. Wen Ala Ramallah (“Nous
allons à Ramallah”) est devenue un hymne chanté dans
les manifestations comme les mariages, accompagné de pas
de dabkeh, danse traditionnelle classée au patrimoine culturel
immatériel de l’humanité. Au il du temps, la musique s’est
diversiiée, et son utilisation à des ins de mobilisation élargie.
“Dans les années 1960, les styles de musique occidentale
devenaient populaires”, selon Al-Jazeera. Et aujourd’hui,
de nombreux artistes mêlent inluences occidentales et
orientales pour raconter leur quotidien, comme les rappeurs
du célèbre collectif établi à Ramallah BLTNM, le groupe
jordano-palestinien de dabkeh fusion 47 Souls ou l’une
des igures de la techno mondiale, Sama Abdulhadi.
52. 360o Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024

Adam Rouhana
Au il du temps, j’ai entendu d’innombrables
histoires qui racontent une mosaïque sociale,
culturelle et religieuse.
Aujourd’hui, la plupart des photos que je vois
de Palestiniens donnent de nous l’image d’un

“Mes images racontent peuple qui soufre. Je vois des parents tenant dans
leurs bras leurs enfants au visage noirci, devant
un amas de décombres, ou des hommes arrêtés

SOURCE
l’histoire de mon peuple” par des soldats israéliens lourdement armés,
ou encore des enfants afamés quémandant
de l’eau et de la nourriture. Certes, un tel tra-
THE NEW YORK vail photographique vient rendre compte de la
TIMES réalité brutale des violences aveugles qu’inlige
New York, États-Unis Israël à Gaza. Mais il permet aussi à celui qui
Quotidien Le photographe américano-palestinien s’attache le regarde de continuer de voir les Palestiniens
nytimes.com à capturer les moments de joie et la beauté de Palestiniens comme des silhouettes, et non comme des êtres
Avec 1 600 journalistes, dotés d’une vie, d’une histoire, de rêves.
35 bureaux à l’étranger, habituellement représentés dans le malheur. Or quand ce type d’images devient la repré-
130 prix Pulitzer sentation principale d’un peuple, les a priori
et plus de 10 millions s’ancrent profondément dans les esprits. Dans
d’abonnés au total, —The New York Times (New York) Steinbeck et Baldwin, et écoutait Bob Dylan, le cas des Palestiniens, cette iconographie insi-
The New York Times mais chaque année j’allais en vacances dans ma dieuse facilite la destruction gratuite de Gaza
est le quotidien de ’est l’un de mes tout premiers souvenirs famille sur le mont Carmel. Et quand à 12 ans par Israël. Dans un contexte de violence et de

C
référence aux États- d’enfance. Je suis assis sur les genoux
Unis, dans lequel on de ma teta (grand-mère), dans l’air
peut lire “all the news lotte l’odeur des igues mûres, celle
that’s it to print” de la douceur d’une in d’été. Nous
(“toute l’information savourons l’ombre et la fraîcheur que
digne d’être publiée”). ménage la loggia de la ferme familiale, située
dans des montagnes verdoyantes, dans un village
aujourd’hui israélien, mais qui n’a jamais cessé
pour moi d’être la Palestine. Nos quatre mains
s’afairent à détacher les feuilles de vigne que
nous avons cueillies sur les ceps du jardin. Ma
teta s’en sert pour préparer mon plat préféré,
les warak enab, des feuilles de vigne farcies.
Mes grands-parents étaient des fellahin : ils
travaillaient la terre, qui à son tour les travaillait.
Je suis l’enfant de leur fils, marié à une
Américaine de New York. J’ai grandi en Nouvelle-
Angleterre, en bon petit Américain qui lisait
on m’a mis un appareil photo entre les mains,
c’est ce que j’avais autour de moi que j’ai com-
mencé à immortaliser : la vie des Palestiniens.
À mesure que je grandissais et que j’approfon-
dissais ma pratique photographique, je n’ai pu
que noter l’écart béant entre l’image que se fai-
sait l’Occident de la société palestinienne et les
images que je produisais – et la vie que je vivais.
Dans les médias, les Palestiniens étaient souvent
soit masqués et violents, soit interchangeables
et sans vie – un peuple sans visage, plongé dans
le malheur. Ce n’est pourtant pas ce que je vois
quand je suis là-bas. Ce que je vois là-bas à tra-
vers mon objectif, c’est un amour inconditionnel
du prochain, un attachement et un sentiment
d’appartenance historique très forts à la terre,
et au quotidien une générosité et un sens du col-
lectif que je ressens rarement aux États-Unis.
destruction, la violence et la destruction se
trouvent banalisées.
“Les sourires des anciens”. Mais les choses
bougent. Les réseaux sociaux court-circuitent
les canaux traditionnels d’information et ofrent
un espace à des représentations plus idèles qui
peuvent venir façonner l’imaginaire occidental.
À l’heure où j’écris ces lignes, les rares photo-
graphes palestiniens encore à Gaza difusent une
vision immédiate de leur réalité, et trop souvent
le paient de leur vie (au moins six ont trouvé la
mort depuis le 7 octobre, ainsi que 70 autres
journalistes). Au lieu de la beauté de Gaza, ils
n’ont plus grand-chose d’autre à donner à voir
que des paysages de mort. “Je rêve douloureuse-
ment au temps d’avant, quand je photographiais mon
peuple, ma terre”, s’attriste dans une interview
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
ADAM ROUHANA
est un photographe
américano-palestinien,
qui vit actuellement
entre Jérusalem
et Londres. Après avoir
passé ses premières
années aux États-Unis,
il est retourné
vivre en Palestine
avec sa famille.
Diplômé d’Oxford,
il cherche, à travers
sa photographie,
à déconstruire
les visions
orientalistes.
le photographe Motaz Azaiza. “Les photos d’en-
fants sur les balançoires me manquent, les sourires
des anciens, les réunions de famille, la nature et la
mer, ma belle Gaza, tout ça me manque tellement.”
Depuis bien avant le 7 octobre, nous, photo-
graphes palestiniens, construisons un langage
visuel de la Palestine contemporaine, marqué
par une éthique de l’autodétermination. Si les
photographies racontent les histoires des gens,
nos images racontent l’histoire de notre peuple.
Certains dénoncent le sionisme parce qu’il s’est
bâti sur un mythe : la Palestine, une terre sans
peuple pour un peuple sans terre. Mon tra-
vail démonte ce mythe : la Palestine est notre
terre. Photographier la vie des Palestiniens,
c’est s’élever contre les forces de l’efacement.
De telles images peuvent nous aider à retrou-
ver le chemin d’un avenir de justice – vers une
Palestine où nous pouvons tous vivre ensemble,
dans l’égalité et la liberté. Un foyer où je pourrai
un jour prendre ma petite-ille sur mes genoux.
Une terre où elle a un passé et un avenir.
—Adam Rouhana,
publié le 19 janvier
“Je suis un réfugié
depuis que je suis né”
Je suis venu au monde six ans après la Nakba.
Et je suis un réfugié depuis que je suis né. Ailleurs,
dans un pays non arabe, j’aurais obtenu la nationalité
et je serais devenu un citoyen à part entière.
Mais soixante-dix ans plus tard, dans le pays arabe
[la Syrie] où j’ai passé ma vie, on me considère
toujours comme un étranger. Et cela sous prétexte
de préserver mon identité et de servir ma cause.
Majed Kayali, JOURNALISTE DE 70 ANS, DANS DARAJ
Mohammed
El-Kurd t
Noura Ekarat
Des voix
qui comptent
Bio express
Figures importantes de la cause
Née en 1980 aux palestinienne, l’avocate des droits
États-Unis, Noura
Erakat est une avocate
humains américano-palestinienne
qui défend les droits Noura Erakat et le journaliste
humains et une et poète de Jérusalem
militante. Elle enseigne Mohammed El-Kurd répondent
également les relations à la question “Que signifie
internationales
dans des universités être Palestinien aujourd’hui ?”
américaines.
Né en 1998,
Mohammed El-Kurd tre palestinien aujourd’hui, c’est avoir l’im-
est un poète
et journaliste de
Jérusalem-Est, secteur
E pression d’être prisonnier d’un rêve iévreux,
pris au piège d’une hallucination qui n’est
pas la sienne, où la question du sort des colons
occupé par Israël, qui a semble se poser avec plus d’urgence que celle
étudié aux États-Unis. du bien-être des 6 millions de réfugiés palesti-
Son premier recueil niens apatrides, dispersés un peu partout dans
en anglais, Rifqa le monde”, se désole Mohammed El-Kurd. Le
(publié aux éditions journaliste et poète de Jérusalem répond à la
Haymarket Books question posée en janvier à plusieurs person-
en 2021), fait le récit nalités palestiniennes par le magazine améri-
des déplacements cain de gauche The Nation : “Que signiie être
forcés de sa famille. palestinien aujourd’hui ?”
Il est le correspondant Correspondant du magazine pour la Palestine,
en Palestine Mohammed El-Kurd est devenu une igure
de The Nation. de la lutte palestinienne en menant une cam-
pagne contre les expulsions forcées et en docu-
mentant, avec sa sœur Muna, les attaques de
colons israéliens visant sa maison et celles
de ses voisins à Cheikh Jarrah, quartier de
Jérusalem-Est occupé et annexé par Israël.
Être palestinien, c’est aussi “être interrogé sur
le caractère insidieux de nos chants, alors même
que les igures politiques israéliennes se vantent
de procéder à un nettoyage ethnique de Gaza dans
les journaux et lors d’interviews”, poursuit-il.
Et c’est “se voir crier dessus, réduit au silence,
par des personnes prétendant craindre pour leur
vie, pourtant bien en sécurité dans leurs appar-
tements jamais touchés par la moindre arme au
phosphore blanc (et qui n’ont jamais afronté
quelque chose de plus dur qu’un hiver américain),
tandis que d’autres, dans un autre coin de la pla-
nète, cherchent des êtres chers enterrés sous les
décombres d’immeubles démolis”.
Alors que la Cour internationale de justice a
appelé Israël à empêcher un génocide à Gaza,
360o. 53
Mohammed El-Kurd dénonce la dissonance
entre les images qu’il voit tous les jours de corps
d’enfants, de femmes et d’hommes déchiquetés
par les bombes israéliennes à Gaza et le traite-
ment médiatique qu’il constate aux États-Unis.
Il s’ofusque ainsi de voir que les “discussions sur
la Palestine en Occident reposent sur des notions
abstraites et des hypothèses”, alors que plus de
30 000 personnes ont déjà été tuées depuis le
7 octobre à Gaza, selon les chifres du Hamas.
Alerter et mobiliser pour la paix. Cette dif-
iculté à se faire entendre sur la scène interna-
tionale, et particulièrement dans les médias et
institutions politiques aux États-Unis, est éga-
lement relevée par Noura Erakat. Tout comme
le sentiment d’être suspect de facto lorsque l’on
est palestinien en Occident. Avocate spéciali-
sée dans la défense des droits humains, cette
Américaine d’origine palestinienne est égale-
ment la nièce de Saëb Erakat, ancien diplomate
et secrétaire général de l’Organisation de libé-
ration de la Palestine, mort en 2020.
“D’habitude, je ne manifeste pas d’animosité
particulière vis-à-vis des médias, mais derniè-
rement, la manière dont ils ont couvert les évé-
nements m’a rendue furieuse, et en me mettant à
l’index ou en refusant de publier mes interviews,
les chaînes câblées ont épuisé ma patience”, conie-
t-elle. Et de donner pour exemple son échange
avec un journaliste lui ayant demandé si elle
n’avait pas le contact de chefs du Hamas, ou
une autre ayant fait des amalgames “racistes”
avant d’annuler son interview.
Être palestinienne, c’est aussi pour elle se
démener au quotidien pour alerter, aider et
mobiliser plus de monde pour la paix, que ce
soit par les manifestations, les réseaux sociaux,
ou à travers son travail. Elle reçoit de nom-
breux messages d’appel à l’aide de Gazaouis
voulant poursuivre en justice l’État hébreu.
Et, le soir venu, dans l’intimité de son lit et
devant les nouvelles partagées sur les écrans,
elle conie : “Je mets toute mon attention à obser-
ver et à écouter ce qui se passe. Je pleure les yeux
fermés, en souhaitant apprendre à mon réveil la
nouvelle d’un cessez-le-feu.”
—Courrier international
À lire aussi
Dans un dossier publié en ligne
le 25 janvier, le magazine
de gauche américain The Nation,
fondé par les abolitionnistes,
a posé la question “Que signiie
être Palestinien aujourd’hui”
à plusieurs personnalités
palestiniennes. Outre Mohammed
El-Kurd, Noura Erakat et Noor
Hindi dont nous vous présentons
les textes, d’autres Palestiniens
de la diaspora y signent des
contributions personnelles que
vous pouvez retrouver sur le site
de la revue, thenation.com
54. 360o
Noor Hindi
“Ce sol me
tourmente sans
que je l’aie
jamais foulé”
L’écrivaine américaine d’origine
palestinienne Noor Hindi confie
sa difficulté à être palestinienne
en Occident et son attachement
à sa terre. Un sentiment transmis
de génération en génération,
tout comme la douleur de l’exil.
—The Nation, extraits (New York)
l n’y a pas longtemps, j’ai posé une ques-
I tion très simple à mon père : “Y a-t-il encore
de l’espoir ?” J’étais dans notre cuisine, à
Dearborn, dans le Michigan, en train de couper
des mangues, et je le voyais dans le salon, comme
à son habitude, les yeux rivés sur son téléphone,
afaissé sur le canapé, les traits tirés. Il était
déjà en train de regarder les infos.
PHOTO MOHAMMED ALHAJ
Courrier international — no 1740 du 7 au 13 mars 2024
Je ne suis jamais allée en Palestine. Mais je
ne connais que trop bien le chaos des informa-
tions en provenance de notre terre. Ainsi que
ce passé qui nous hante. Quand j’étais enfant,
je m’endormais sur les genoux de mon père au
son d’Al-Jazeera. Lors des réunions de famille,
j’écoutais nos histoires : celle de ma grand-
mère qui a survécu à la Nakba à 5 ans, l’en-
fance de mon père dans le camp de réfugiés
de Kalandia [village situé en Cisjordanie occu-
pée], les arbres que mon arrière-grand-père
avait plantés autour de sa maison à Al-Koubab
(aujourd’hui Ramleh), l’un des 418 villages
palestiniens détruits entre 1948 et 1949.
Une nuit, l’année dernière, j’ai rêvé de la
Palestine. Dans mon rêve, j’étais agenouillée à
côté de mon père, et j’avais dans la bouche une
poignée de terre de Palestine. Je me suis réveillée,
tourmentée par une soif brûlante, un manque qui
me serrait la gorge et me vidait physiquement. J’ai
appelé mon père un peu plus tard dans la jour-
née. “Nous irons en Palestine, lui ai-je promis. En
octobre 2024.” Il n’a exprimé qu’une seule exi-
gence : il voulait y aller en août “pour la saison des
igues”, et je pouvais l’entendre sourire à l’autre
bout du il. Je veux pouvoir goûter l’amertume de
la terre de Palestine. Depuis des années, ce sol me
tourmente sans que je l’aie jamais foulé. Je veux
trouver le lieu exact de ma soufrance, les coor-
données spatiales de ce manque. Et dernièrement
ce besoin est devenu impérieux.
Récemment, lors d’une manifestation à
Dearborn, j’ai dû me mettre à l’écart sous un
arbre. J’avais du mal à reprendre mon soule. Mon
corps me jouait des tours, je suppliais mes pieds
de s’ancrer dans le sol, de trouver du réconfort
dans ce pays pour lequel je ne suis pas faite. J’ai
vu un père essayer de rattraper son ils. L’enfant
était pieds nus. Il riait à gorge déployée. Il avait
ramassé une feuille rouge et la lançait dans les
airs. Un condensé de joie pure et de vie. J’ignore
quel avenir nous allons lui laisser.
Depuis des mois, les Gazaouis s’assurent que
Bio express
les violences que leur inlige Israël sont indis-
cutables. Avant de faire leur deuil, de constater
l’étendue de ce qu’ils ont perdu, avant même de
Née en 1995, Noor
prendre Allah à témoin, ils sortent leurs télé-
phones pour tout ilmer, tout prendre en photo.
Hindi est une poétesse
et journaliste
américaine d’origine
Je ne veux pas redonner vie à ces images ici. Et
décrire l’indescriptible. Mais voilà ce que je peux
dire. En octobre, des médecins de Gaza ont tenu
palestinienne.
Pour son premier
recueil, Dear God.
une conférence de presse à l’hôpital Al-Ahli Arabi.
Ils étaient entourés d’une mer d’enfants morts,
des petits corps enveloppés dans des draps blancs.
Dear Bones. Dear Pourtant Israël continue d’en tuer des milliers
Yellow (“Conversation d’autres. Sous les yeux du reste du monde.
avec Dieu, mon corps
et le jaune”, inédit Une violence niée. En novembre, les enfants
en français), sorti de Gaza ont tenu leur propre conférence de
en 2022, elle a reçu presse devant l’hôpital Al-Chifa. Ils s’expri-
l’Arab American maient en anglais. Ils nous suppliaient de les
Book Award, protéger. Pourtant Israël continue d’en tuer
une récompense des milliers d’autres. Sous les yeux du reste du
littéraire destinée monde. Sur Instagram, des Gazaouis comme
aux auteurs issus Motaz Azaiza [il a depuis quitté l’enclave pales-
des diasporas arabes tinienne] et Bisan Owda, armés seulement de
des États-Unis. leur téléphone et de leurs témoignages, docu-
mentent leur propre génocide. Les bombarde-
ments incessants, les déplacements de masse,
l’eau empoisonnée, la faim imposée, l’inconso-
lable peine. Pourtant Israël continue d’en tuer
des milliers d’autres. Sous les yeux du reste du
monde. Que faut-il de plus ?
Nous, les Palestiniens, ne pouvons pas faire
le deuil de nos morts. Nous devons prouver
notre humanité, prouver que nos traumatismes
sont bien réels, prouver encore et toujours que
nous n’avons pas mérité notre sort. Cela fait
soixante-quinze ans que ça dure. Il n’y a rien
de plus éprouvant que d’assister impuissant
au génocide de son peuple. Il n’y a rien de plus
démoralisant que de voir le reste du monde
nier cette violence pourtant constatée et dif-
fusée par les gens qui la vivent au quotidien.
Les titres des journaux m’agacent. Ou encore
cette injonction de l’Occident à prendre en
compte la “complexité” de la crise – une com-
plexité qui ne vaut que pour les morts palesti-
“DISPLACEMENT” niens – ou à commencer toute discussion sur
PAR le sujet par le 7 octobre, alors que nous savons
MOHAMMED bien que cette date ne marque pas le début de
ALHAJ la crise, tant s’en faut. Je refuse. Je veux qu’on
Cette toile de 2020 me rende mon pays, ce n’est pas compliqué.
signée du peintre J’écris en prévision d’un avenir dont j’ignore
gazaoui Mohamed s’il est encore possible. Je rêve d’une Palestine
Alhaj a été que je ne connaîtrai sans doute jamais. Pourtant
exposée à Londres je continue de rêver. Quand je demande à mon
dans une exposition père s’il y a encore de l’espoir, il n’hésite pas une
consacrée seconde. “Bien sûr qu’il y a de l’espoir. – Mais où ?
à la Palestine. – Je n’ai pas perdu espoir.”
Il y évoque, entre C’est cela être palestinien. Dans cette vie, dans
expressionnisme la prochaine et la suivante encore, nous choi-
et abstraction, sirons toujours la Palestine. Rien ne peut nous
les déplacements et faire renoncer à l’espoir. Face à l’inimaginable,
l’exil de génération je m’accroche à cette espérance.
en génération. —Noor Hindi,
publié le 25 janvier
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