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SÉQUENCE 1 : LA COORDINATION PAR LE MARCHÉ

POUR ALLER PLUS LOIN

Voici quelques propositions de lectures et écoutes – parmi tant d’autres, soyez curieux ! – qui ont le
double intérêt d’être en lien avec votre cours (en l’approfondissant) et d’en aborder le contenu d’un point
de vue différent.

L’économie en concurrence
Rendez-vous sur le site de France culture et écoutez en podcast l’émission Entendez-vous l’éco ?, par
Tiphaine de Rocquigny des 06, 07, 08 et 09/05/2019 suivantes :
1/4 L’économie en concurrence : La concurrence et le marché
2/4 L’économie en concurrence : Les grandes théories de la concurrence
3/4 L’économie en concurrence : Europe : la puissance industrielle à l’épreuve de la concurrence
4/4 L’économie en concurrence : la lutte contre les cartels

Les approches du marché


Du principe de l’autonomie marchande de l’école classique au rôle central des dispositifs collectifs de la
nouvelle microéconomie, en passant par les travaux de Walras et d’Hayek, tour d’horizon des différentes
théories du marché.
L’autonomisation de l’économie relativement aux autres sciences sociales, qui se produit au début du
XIXe siècle, naît de la conviction profonde que la sphère économique est le lieu d’un phénomène unique
au sein des affaires humaines : l’existence d’un ordre autonome, spontané, ne reposant sur aucun accord
explicite ni aucune volonté collective. Le lieu où se manifeste cet ordre spontané, c’est le marché, dès lors
qu’il induit une concurrence suffisante entre les différents acteurs. Le mouvement de l’économie politique
repose ainsi sur cette conviction que le marché peut, en économie, débarrasser la collectivité humaine de
la question de l’accord collectif.
Or, le concept même d’un marché autonome, permettant l’accord des individus en dehors de toute
perspective collective et de tout autre mode de lien social, est illusoire. S’il existe un point d’accord des
économistes, ou à tout le moins un résultat indiscutable des recherches menées sur le marché comme
modalité d’allocation des ressources, c’est en effet bien celui-là : pour fonctionner, le marché suppose
l’existence d’une société assurant entre les agents des liens suffisamment forts pour qu’ils ne fassent
pas défection.

L’intuition d’Adam Smith


A l’occasion de sa réflexion sur la naissance de la biopolitique, Michel Foucault1 met en lumière la
puissance de l’intuition smithienne concernant le marché et l’influence qu’elle exerce aujourd’hui encore
sur notre représentation de la politique. Foucault souligne que, dans la théorie économique classique,
initiée par Smith, le marché agit comme un « dispositif de véridiction « : lui seul permet de révéler à la
communauté humaine la juste et vraie valeur des biens qu’elle produit.
Par la vertu de la concurrence, chaque producteur est en effet contraint de produire au moindre coût pour
vendre au meilleur prix. Il doit produire ce que veut la demande au moindre coût possible. Faute de quoi il

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s’avérera incapable d’écouler sa production. Or, ce dispositif concurrentiel simple et d’apparence anodine
permet de mettre au jour ce qui est autrement invisible : le temps de travail nécessaire pour produire
un bien dans des conditions de production efficaces. Il révèle ainsi la valeur du bien, à savoir, pour les
classiques, le temps de travail humain (direct et indirect, c’est-à-dire incorporé dans les machines)
que la production de ce bien nécessite. En effet, qu’une innovation dans les techniques de production
vienne à apparaître et elle sera, par la vertu du mécanisme de marché, immédiatement inscrite dans le
prix des produits : sa diffusion se fera automatiquement, par mimétisme entre producteurs soucieux de
ne pas perdre des parts de marché. De même, qu’un engouement social pour un bien ou une pénurie
particulière vienne à intervenir et provoque un engorgement de la demande, qui devient supérieure à
l’offre, et ce bien sera immédiatement inscrit dans des prix de marché supérieurs à la moyenne, ce qui
provoquera mécaniquement un afflux d’offreurs prêts à pallier cette demande sociale non pourvue.
Voilà ainsi, par la grâce du marché, des offreurs aimantés par la demande, cherchant en permanence
à la satisfaire au moindre coût, à suivre ses évolutions, à lui prodiguer toute l’attention possible sans
que personne ne les y oblige. Car c’est tout à fait librement, et pour leur propre intérêt, que les offreurs
veillent à chaque instant à satisfaire la demande au moindre coût. Le marché réalise ainsi ce que même
un souverain bien attentionné ne saurait faire : il manquerait à ce dernier le don d’ubiquité et la sagesse
universelle lui permettant de disposer de toute l’information sur les désirs de la population, ainsi que
sur les meilleures techniques disponibles permettant de les satisfaire, une information sans laquelle
personne ne peut dire ce que doit valoir un bien. Le marché, lui, dit le vrai et il est le seul dispositif à
pouvoir en permanence réaliser cette prouesse.
Cette vertu informationnelle est essentielle puisqu’elle semble permettre d’organiser l’économie de
manière décentralisée, en se fondant exclusivement sur l’intérêt personnel des individus, comme le
souligne Smith : « Chaque individu s’efforce continuellement de trouver l’emploi le plus avantageux
pour tout le capital dont il peut disposer. Il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue et
non celui de la société, mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent
nécessairement à préférer précisément ce genre d’emploi qui se trouve être le plus avantageux à la
société (...). En cela comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible pour remplir
une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il
travaille souvent plus efficacement pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y
travailler »2. Autrement dit, le marché met naturellement et harmonieusement en phase les intérêts
personnels des individus, sans qu’aucun accord coercitif ne soit nécessaire. L’opulence collective procède
de la liberté : c’est cette promesse qui donne l’élan au mouvement de l’économie politique jusqu’à nos
jours.
Ce mécanisme marchand est cependant, chez les classiques, le lieu de révélation d’un phénomène
logiquement antérieur : la production. C’est en effet le processus de production qui attribue leur valeur
aux biens, non seulement parce que ce sont les conditions de production qui déterminent le prix naturel,
mais encore parce que l’origine même de la valeur se situe dans les quantités de travail nécessaires à la
production du bien, et non pas dans le désir de possession du bien. La théorie classique des prix est en ce
sens une théorie des prix de production. L’univers classique n’est pas purement marchand. Les individus
y sont, avant d’être échangistes, des producteurs (capitalistes, propriétaires terriens ou travailleurs),
situés socialement en fonction du facteur de production qu’ils possèdent (travail, terre ou capital). Ils
sont socialisés en premier lieu dans la sphère de la production, qui leur attribue un rang social que les
classiques savent être relativement stable (comme en témoigne la « loi d’airain » des salaires expliquant
que ceux-ci ne peuvent qu’exceptionnellement s’écarter du minimum vital), avant de se rencontrer dans
celle de l’échange. Le marché, chez les classiques, se déroule donc sur fond de relations productives
« contraintes ».

Walras et l’économie d’échange pure


C’est précisément cette dépendance du phénomène marchand à l’égard de la sphère productive, et par là
même à l’égard de l’organisation sociale, que la « révolution marginaliste « va chercher à rompre, initiant
ainsi la méthode d’analyse depuis qualifiée de « néoclassique «. Léon Walras, initiateur avec Stanley

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Jevons et Carl Menger3 de la théorie néoclassique et concepteur de la théorie de l’équilibre général, vise
en effet explicitement à donner un fondement rationnel au mythe smithien de la main invisible. Pour y
parvenir, il lui paraît nécessaire de concevoir un marché véritablement autonome, c’est-à-dire débarrassé
de la sphère de la production qui est première chez les classiques. Tant que le processus marchand est
second, situé dans le prolongement de l’activité productive, comment en effet s’assurer que c’est bien le
marché et lui seul qui réalise l’accord et permet de parvenir à une distribution optimale des ressources ?
Les théoriciens néoclassiques vont réaliser cette coupure et achever d’isoler le processus marchand en
considérant que l’origine de la valeur se situe non pas dans les quantités de travail incorporées, mais
exclusivement dans la sphère subjective et individuelle du désir. Dès lors, le marché cesse de révéler
une essence de la valeur qui aurait son siège dans un autre lieu social (la production). Avec l’approche
néoclassique, le marché devient l’unique lieu où les biens prennent une valeur « objective « sous l’effet
de la confrontation concurrentielle des désirs subjectifs des individus. Le marché devient ainsi le siège,
non pas seulement de l’apparition, mais bien de la constitution de la valeur objective des biens. Le prix de
marché n’est plus déterminé par le coût de production, mais découle de la confrontation des désirs des
agents. C’est le premier point de clarification analytique qu’apporte l’approche néoclassique.
Le deuxième point porte sur la figure de l’agent. Tandis que les classiques arrivaient à l’individu à
partir d’une conception de la société stratifiée en classes sociales en fonction du rôle des agents dans
le processus productif, l’analyse néoclassique construit un individu souverain, exclusivement défini
par sa rationalité et ses préférences subjectives. Ces préférences ne relèvent pas de l’analyse mais
sont supposées être cohérentes. Sa rationalité est uniquement définie sous l’angle instrumental :
l’individu choisit le meilleur instrument en vue d’une fin donnée (la maximisation de son intérêt), et ce
indépendamment de toute réflexion éthique ou politique sur la nature des moyens employés. Autrement
dit, homo oeconomicus considère que la fin justifie les moyens et se borne à raisonner pour déterminer
les moyens les plus efficaces de parvenir à ses fins.
Le troisième point de clarification consiste à proposer une définition d’un processus de marché qui
permette de s’assurer que les prix découlent du processus concurrentiel et seulement de ce processus.
Dans cet objectif, il faut s’assurer que les agents ne peuvent, en aucun cas, manipuler seuls le prix
des biens portés à l’échange, faute de quoi le mécanisme de révélation des prix serait faussé. La seule
manière de s’en assurer vraiment est de poser une extériorité absolue entre la détermination des prix et
chacun des agents, ce que garantit en deux temps la procédure de marché conçue par Walras.
Le premier pilier de cette procédure est l’hypothèse (dite de nomenclature) selon laquelle les biens et les
services échangés sont parfaitement définis (sur le plan technique, mais aussi en ce qui concerne leurs
conditions de disponibilité temporelle et spatiale : un bien représentant une série de caractéristiques
aussi précises que nécessaires, une date de livraison, un lieu de livraison, etc.). C’est une hypothèse sans
doute lourde, mais pas totalement irréaliste4 : il est aisé en effet de constater à quel point les biens que
l’on trouve par exemple au supermarché sont détaillés très précisément (jusqu’à énoncer l’intitulé des
différents composants chimiques, probablement incompréhensibles par le commun des mortels...). Elle
assure que l’individu n’a besoin d’aucune médiation dans son rapport aux biens. Chacun des biens ainsi
définis fait l’objet d’un marché autonome, ce qui évite tout biais dans la détermination des plans d’offre
et de demande des individus. Ainsi, il existe autant de marchés et autant de prix qu’il existe de biens
particuliers.
Le second pilier se constitue de ce qu’il est convenu d’appeler la procédure de « tâtonnement «,
personnifiée par le commissaire-priseur (voir encadré). Cette théorie propose un dispositif de
détermination des prix d’équilibre qui permet de poser clairement la question de la stabilité du processus
marchand. Dès lors que les quantités demandées évoluent en raison inverse des prix et que les quantités
offertes y sont positivement corrélées, Walras fait l’hypothèse que la procédure de tâtonnement converge
vers un système de prix d’équilibre, pour lequel chacun des marchés est à l’équilibre. C’est l’équilibre
général.
Cette mise au point conceptuelle met en évidence une question essentielle. Pour que le processus
marchand fonctionne sans entrave, c’est-à-dire pour qu’aucun acteur ne puisse le contrarier, Walras
montre finalement qu’il est crucial que les individus n’entrent à aucun moment en contact direct avec

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leurs semblables. Dans le dispositif marchand qu’il théorise, chacun est en effet dans un rapport
exclusif, d’une part, aux marchandises et, d’autre part, au commissaire-priseur. Ainsi, la condition pour
que le processus concurrentiel soit non faussé est que les individus ne se rencontrent jamais durant le
processus concurrentiel. Finalement, l’apport de Walras revient à avoir montré que le marché fonctionne
mieux... sans échange !
C’est un sérieux problème, dès lors que l’on a souligné que, dans une économie d’échange pure, le
marché est l’unique lieu de socialisation. Problème que symbolise la curieuse figure du commissaire-
priseur, instance surplombante et en partie coercitive, qui « coordonne « les désirs des individus malgré
eux. En creux, l’entreprise théorique de Walras montre déjà la nécessité, lorsqu’on se représente des
interactions entre individus libres et exclusivement intéressés par leur intérêt propre, d’une institution
centralisatrice imposant aux agents des règles du jeu précises. En cherchant à donner un fondement
analytique aux intuitions smithiennes, il s’en écarte déjà. C’est ce que confirmera la théorie « moderne »
de l’équilibre général et son échec.

L’échec de la théorie de l’équilibre général


Dans ce cadre formel que Walras bâtit à la fin du XIXe siècle, ses continuateurs, au premier rang desquels
Kenneth J. Arrow, parviennent, une cinquantaine d’années plus tard, à d’importants résultats qui vont
entretenir l’espoir d’une démonstration permettant d’établir une fois pour toutes la supériorité du
marché comme mode d’allocation des ressources. Arrow démontre en 1951 que l’équilibre concurrentiel
représente une distribution optimale des ressources5. Il démontre ensuite en 1954, avec le Français
Gérard Debreu, qu’il existe un système de prix assurant l’égalité de l’offre et de la demande sur chacun
des marchés6.
Il reste cependant une étape, essentielle, qui consiste à déterminer comment se forment les prix,
c’est-à-dire comment le système marchand, partant d’une situation de déséquilibre, se stabilise
automatiquement en engendrant des prix d’équilibre. Les théoriciens modernes de l’équilibre général
reprennent là encore le cadre walrasien et cherchent à démontrer que le processus de tâtonnement
converge effectivement vers l’équilibre. Cependant, cette ultime étape ne débouche finalement que
sur un constat très noir établi simultanément par Hugo Sonnenschein en 1972 et confirmé par Gérard
Debreu et Rolf Mantel par la suite7. Ce résultat, resté dans la théorie sous l’appellation de « théorème de
Sonnenschein ", indique que, compte tenu de ce que l’on sait du comportement d’un consommateur et
d’un producteur rationnel, il n’est pas possible de conclure quoi que ce soit de l’évolution des fonctions
de demandes globales. Ainsi, s’il est prouvé que, sous les hypothèses walrasiennes, la baisse de prix d’un
bien provoque la hausse de la consommation de ce bien par un individu rationnel, ce résultat n’est pas
extrapolable au niveau global.
Ce théorème ruine donc tout espoir d’établir le caractère convergent de la procédure de tâtonnement
dans un cadre walrasien : la supposition faite par Walras selon laquelle les mécanismes d’ajustement
de l’offre et de la demande fonctionnent au niveau global est condamnée à rester une supposition
non fondée. La loi de l’offre et de la demande n’est pas une loi qui peut être démontrée dans un cadre
walrasien. Ainsi s’achève la quête débutée une centaine d’années plus tôt, qui visait à démontrer
formellement l’existence d’une main invisible assurant un ajustement parfait de l’offre à la demande par
la flexibilité des prix. La main invisible reste, dans le cadre walrasien, un mythe.

Les enseignements de la nouvelle microéconomie


Dans les années 70, le paradigme de l’équilibre général est donc en crise. Il apparaît que la
démonstration de l’intuition smithienne est finalement hors de portée du cadre walrasien et de la
définition du « marché-sans-échange « qu’elle soutient. Pour retrouver Smith, il faut donc renouveler
l’analyse du marché. Les économistes vont le faire en réinjectant de l’échange dans le marché8.
Cette nouvelle orientation agit comme un révélateur des impasses du principe de l’autonomie marchande.
Car toutes les recherches convergent pour souligner qu’au coeur de l’échange réside la question de

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la confiance en l’autre, ou tout au moins en son comportement. S’engager dans l’échange implique en
effet de s’assurer que l’autre contractant va également assumer sa part d’engagement, c’est-à-dire par
exemple donner le bien correspondant à la somme versée, ou bien encore la somme conclue pour l’obten-
tion du bien ou du service délivré. Or, fondamentalement, rien ne suggère que deux homo oeconomicus
peuvent mutuellement se faire confiance : leur caractéristique est en effet de n’accéder à aucun repère
moral concernant la conduite à tenir. La conséquence de cet état de fait théorique est simple : l’échange
ne peut pas se tenir et le marché se dissout par l’absence de lien social ou moral entre individus.
Telle est la conclusion célèbre de l’étude par George Akerlof du marché des voitures d’occasion, mais
aussi celles auxquelles parvient Arrow à propos des conséquences de la prise en compte de l’incertitude.
Dès lors que la coordination ne s’opère plus par un dispositif centralisateur comme le commissaire-
priseur, la question de la confiance entre acteurs réapparaît. Or, cette question est insoluble si on
l’appréhende dans le strict cadre d’une interaction entre individus tout à fait autonomes et sans repères
moraux.
Cette prise de conscience récente des impasses d’une représentation du marché fondée sur l’autonomie
et l’indifférence parfaite des agents les uns vis-à-vis des autres a conduit les économistes à insister sur le
rôle central des dispositifs non marchands dans la possibilité même de l’échange. Arrow souligne ainsi :
« Des contrôles non marchands, qu’ils soient internalisés, comme les principes moraux ou imposés de
l’extérieur, sont, jusqu’à un certain point, nécessaires pour assurer l’efficience économique. » Ou bien
encore : « Des éléments éthiques entrent en jeu dans toute transaction ; sans eux, aucun marché ne
pourrait fonctionner. » Les codes éthiques (comme le serment d’Hippocrate, qui permet la confiance en
son médecin), les conventions sociales (par exemple celles qui gèrent la mesure du travail), les règles
juridiques (qui constituent le droit de la concurrence) forment un ensemble de dispositifs collectifs qui ont
pour premier objet de rendre l’échange possible, malgré le caractère intéressé des échangistes. Sans cet
arrière-plan social, qui réunit les acteurs en dehors du marché et signe leur appartenance à une même
société, le marché ne peut tout simplement pas exister.

1
Naissance de la biopolitique, par Michel Foucault, coll. Hautes études, coéd. Gallimard-Seuil, 2004.
2
Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, par Adam Smith, traduction de Paulette Taieb, éd. PUF, 1995.
3
Le Français Léon Walras publie en 1874 ses Eléments d’économie politique pure. L’Autrichien Carl Menger publie en 1870 ses Principes
d’économie politique (Grundsätze der Volkswirtschaftslehre). L’Anglais Stanley Jevons publie en 1871 sa Theory of Political Economy.
4
Gérard Debreu, dans sa Théorie de la valeur (1959), revient sur ces hypothèses et indique que le degré de précision technique est tel
qu’» aucune caractéristique susceptible d’affecter le bien-être d’un agent n’est cachée «. Autrement dit, la définition des biens épuise tout
questionnement possible dans l’humanité.
5
Voir “ An Extension of the Basic Theorem of Classical Welfare Economics “, par Kenneth J. Arrow, dans Proceedings of the Second Bekerley
Symposium on Mathematical Statistics and Probability, par J. Neyman (dir.), 1951, pp. 507-532.
6
Voir “ Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy “, par Kenneth J. Arrow et Gérard Debreu, Econometrica, vol. 22, 1954, pp. 265-290.
7
Voir " Market Excess Demand Functions ", par Hugo Sonnenschein, Econometrica, vol. 40, n° 3, mai 1972, pp. 549-563 ; “ Excess Demand
Functions “, Journal of Mathematical “, par Hugo Sonnenschein, Economics, vol. 1, 1974, pp. 15-21 ; “ On the Characterisation of Aggregate
Excess Demand “, par Rolf Mantel, Journal of Economic Theory, vol. 7, n° 3, 1974, pp. 348-353.
8
Une référence accessible sur ce point : La nouvelle microéconomie, par Pierre Cahuc, coll. Repères, éd. La Découverte, 1993.

Nicolas Postel, Alternatives économiques, Hors-série n°077, le 01/07/2008

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Économie de marché : le besoin d’institutions
Le marché n’a réellement pris son essor que lorsqu’il a été organisé et réglementé. Il est donc d’abord
une affaire d’institutions, desquelles dépend son dynamisme.
Le marché naît-il spontanément ? Adam Smith le pensait profondément. Il y voyait « la conséquence
nécessaire (...) d’un certain penchant naturel à tous les hommes (...) qui les porte à trafiquer, à faire
des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ». Ce qui, nous explique-t-il longuement dans
La richesse des nations, a permis la division du travail, elle-même à l’origine des « plus grandes
améliorations dans la puissance productive du travail ». Tu as besoin de mes pommes de terre, j’ai envie
de ton poulet ? Tope là, faisons affaire, ainsi naîtrait le marché.
Il est possible que les choses se soient passées ainsi, comme le soutenait Fernand Braudel, qui faisait
de ces échanges du quotidien le soubassement économique des sociétés humaines bien avant que
le capitalisme n’apparaisse. Mais les échanges revêtaient aussi des aspects sociaux et cérémoniels
importants, la circulation des choses visait à instaurer des liens réciproques entre les hommes au moins
autant qu’à satisfaire des besoins économiques1. Et sur ces marchés traditionnels, quelle qu’en soit
la nature profonde, ne circulait qu’une part infime de la production. Le marché n’est parvenu à sortir
de cette marginalité - plus ou moins récemment, entre le XIIe et le XVIIIe siècles en ce qui concerne les
sociétés occidentales - que lorsqu’il a été organisé, surveillé, réglementé, voire cantonné. Le marché est
donc d’abord une affaire d’institutions et ce sont ces dernières qui déterminent son dynamisme.

De l’apparition à la construction du marché


L’économie des sociétés traditionnelles laisse peu de place à l’échange, car on y produit surtout pour soi,
pour le clan ou pour la tribu, et ce n’est que le surplus qui est échangé. Et c’est avec des proches, des
voisins, des parents que s’effectue l’essentiel des échanges. Mais lorsque les villes grandissent, qu’il faut
les approvisionner et que, en leur sein, des artisans fabriquent des produits destinés à la vente dans des
foires plus ou moins lointaines, les échanges deviennent vitaux et s’effectuent principalement entre gens
qui ne se connaissent guère, voire pas du tout. Deux caractéristiques qui changent tout. Car comment
s’assurer que les quantités nécessaires et les qualités convenues seront livrées et le prix convenu versé ?
Comment faire affaire avec des gens que l’on ne connaît pas et que l’on ne reverra peut-être jamais ?
C’est alors que naît réellement le marché. Ou, plutôt, la « place du marché «, qu’elle s’appelle marché
tout court, halle, foire, foirail, bazar ou souk. Dans tous les cas, il s’agit d’un lieu surveillé et réglementé :
horaires d’ouverture, nature des produits, vérification des poids et mesures, tout est mis en oeuvre pour
que l’échange s’y effectue de façon régulière. Police et justice ne sont jamais bien loin, pour sanctionner
le tricheur ou l’escroc, comme le constate - et l’approuve - Antoine de Montchrestien, l’auteur du premier
traité d’économie politique jamais publié (1615). Il y écrit : « La police est utile au pays, car le crédit [au
sens de « confiance »] est l’âme du commerce, il faut le maintenir en réputation qui veut le rendre utile et
profitable. »
Grâce à l’encadrement du marché, les échanges peuvent prospérer, parce que les acheteurs et les
vendeurs sont mis en confiance. Dans ce processus d’institutionnalisation, Michel Henochsberg2 souligne
le rôle essentiel de l’autorité politique « qui désigne le périmètre, la périodicité et les heures strictes
d’ouverture, qui fixe les taxes diverses et qui contrôle et limite l’activité du négoce qui s’y déroule ». Parce
que cette autorité est seule en mesure d’empêcher ou de punir le brigandage, la tromperie, la violence
ou la mise en coupe réglée du faible par le fort, et donc de créer les conditions de bon fonctionnement du
marché.

Un bien public
Avec le temps et l’essor de la production, les marchés sont devenus moins géographiques. Certes, ils
n’ont évidemment pas disparu : « faire son marché «, c’est-à-dire choisir les produits achetés dans un
lieu où l’ensemble des vendeurs sont réunis et se font concurrence, demeure une réalité. Dans certains

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cas, le marché, bien que concernant des opérateurs situés un peu partout dans le monde, demeure
physiquement situé dans un même lieu. C’est le cas pour les matières premières, la seule différence avec
un marché de ville étant qu’on y achète et qu’on y vend des engagements - des « promesses », dit Pierre-
Noël Giraud3 - et non le produit lui-même. Ces « Bourses de matières premières « sont en réalité des
marchés financiers.
Désormais, la notion de marché correspond de moins en moins souvent à un lieu particulier et de plus
en plus à un produit déterminé : le marché du logement, de l’automobile ou du jouet. Chaque fois, des
règles sont fixées - le plus souvent par les opérateurs eux-mêmes, mais l’Etat garde toujours un oeil - et
des institutions sont créées (chambres syndicales, assurances, crédit, organes d’information comme, par
exemple, L’argus de l’automobile), de manière à sécuriser les transactions, garantir leur transparence
et sanctionner les abus. Un marché ne peut correctement fonctionner sans système de droits de
propriété dûment établis et vérifiés, sans tribunal de commerce, sans crédit, sans règles, sans système
d’information et sans contre-pouvoir organisé.
Contrairement à la vision d’Adam Smith, la tendance des hommes à « trafiquer, à faire des échanges et
des trocs » ne débouche sur le marché qu’au terme d’un long cheminement dans lequel la puissance
publique a joué un rôle essentiel, pour garantir la loyauté et la sécurité des échanges. A défaut, des
mafias rançonnent les marchands et leurs clients. Il ne faut pas s’y tromper : l’organisation qu’est le
marché est bien plus qu’une organisation et bien davantage qu’un lieu de rencontres et d’échanges.
C’est aussi un bien public, c’est-à-dire une forme organisationnelle génératrice d’avantages pour tous.
Le marché crée un appel d’air, pas seulement en faveur de tous les métiers - commerçants, changeurs,
banquiers... - qui vivent de l’échange et le favorisent : en offrant des débouchés prévisibles, structurés et
quantifiés, il incite à développer l’activité productive.

De la protection à la limitation du marché


Le propre d’un bien public est que, si tout le monde finit par en bénéficier, personne ne veut en supporter
les coûts. En 1989-1991, lorsque les économies de l’Est se sont effondrées et que l’organisation planifiée
de la production et de la répartition qui prévalait a disparu, les autorités publiques soviétiques, dépassées
puis bientôt éliminées, ne sont pas parvenues à mettre en place les éléments nécessaires à un marché.
Comme la « nature » économique a horreur du vide, des formes plus ou moins brutales de pillage public
au bénéfice des mieux placés se sont donc substituées au bien public inexistant : les apparatchiks
sont devenus des oligarches et d’immenses fortunes se sont constituées par appropriation privée
d’entreprises jusqu’alors socialisées ou par substitution de monopoles privés aux monopoles publics.
Même lorsque le marché existe, des lacunes dans la réglementation peuvent aboutir à des formes
analogues de pillage. L’exemple de John D. Rockfeller, le fondateur de la Standard Oil Company (en 1870),
est édifiant. Sa société, au départ, se bornait à raffiner l’or noir. Il comprit vite que le point névralgique
était le transport du pétrole brut (et des produits raffinés). Il s’arrangea donc pour obtenir - secrètement,
évidemment - des patrons de lignes de chemin de fer qu’ils surfacturent les expéditions de ses concurrents,
une partie de cette surfacturation étant « ristournée « à la Standard Oil. Quelques déraillements opportuns
convainquirent les sociétés ferroviaires réticentes. Rockfeller pouvait alors racheter à bon compte les
raffineurs au bord de la faillite. Et si cela ne suffisait pas, attaques à coups de pics et jets d’eau bouillante,
voire incendie des usines, venaient à bout du concurrent récalcitrant. En 1880, la Standard contrôlait 80 %
de l’industrie américaine du raffinage. Jusqu’à ce que les premières lois anti-trust4 soient votées, en 1890, à
l’initiative de John Sherman, sénateur de l’Ohio : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne
pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. »
Bref, le marché, pour ne pas devenir le règne du plus fort et l’exploitation du plus faible, a besoin d’être
contenu. Dans le domaine de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, du transport, des mines et
carrières, du logement, du commerce et, surtout, du travail - cette liste n’est évidemment pas limitative
-, le législateur est intervenu pour contrer les abus et faire respecter un intérêt général que les plus
libéraux, contre toute évidence, estiment mieux servi par le libre marché que par l’intervention publique5.

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Catastrophes sociales
Karl Polanyi, un socio-économiste d’origine hongroise, a développé plus que tout autre la nécessité de
cette limitation. Lorsque tout ce qui peut l’être devient objet de marché - la terre, le travail, la monnaie
notamment -, cela conduit à des catastrophes sociales, soutient-il dans son maître livre, La grande
transformation6. Ce fut le cas, nous dit Polanyi, lors des enclosures en Grande-Bretagne, lorsque le droit
de vaine pâture fut retiré aux paysans sans terre, les privant de toute ressource et les contraignant à
travailler, eux et leurs enfants, pour des salaires de misère dans l’industrie naissante. Ou encore, lors de
la Grande Crise des années 30, lorsque le chômage de masse provoqua une baisse sans précédent d’une
partie des salaires dans les pays les plus libéraux de l’époque. Une régulation autoritaire tend alors à se
substituer à la régulation libérale, parce que la population voit dans un pouvoir fort le seul moyen de son
salut. Le marché sans entrave tend ainsi, estimait Polanyi, à engendrer le fascisme, parce qu’il n’est plus
contenu (« encastré ») par des règles sociales plus fortes que lui, des règles sociales dont la société a
besoin pour vivre.
La thèse de Polanyi a évidemment été très discutée, et on peut lui opposer le constat que la Grande Crise
n’a débouché sur le fascisme ni aux Etats-Unis ni au Royaume-Uni. Mais, d’une certaine manière, la
façon dont la Russie post-communiste a évolué apporte de l’eau à son moulin : Poutine est le substitut
de pouvoir fort que la population, ruinée par un marché libéré de toute entrave, appelait de ses vœux.
Lorsque le marché tend à dominer l’ensemble de la vie sociale, il produit des désordres tels que l’appel à
un maître plus puissant devient le seul recours.
Tel est bien le principal défi des décennies à venir : comment contenir la dynamique du marché dans
une société qui se mondialise ? L’absence de pouvoir politique compensateur au niveau mondial
élargit considérablement ses marges de manœuvre et ouvre la porte à des marchés échappant à
toute régulation. Or, l’expérience aussi bien que la réflexion montrent que les contre-pouvoirs issus
du marché lui-même (la concurrence) ne suffisent pas à instaurer une régulation socialement et
environnementalement acceptable ; les acteurs ont tendance à vouloir faire supporter le coût du bien
public par les concurrents plutôt que par eux-mêmes. Du coup, la dynamique du marché, au lieu
de ruisseler sur l’ensemble de la population, engendre des drames sociaux et environnementaux
insoutenables dans une société qui, pourtant, s’enrichit globalement. A défaut d’être contenu, le marché
risque fort de jouer les apprentis sorciers. Mais cette fois-ci, sans maître tout puissant capable de
ramener l’ordre.

1
Voir Dé-penser l’économique, par Alain Caillé, éd. La Découverte, 2005, pp. 109 et suivantes. Voir aussi Marcel Mauss, savant et politique, par
Sylvain Dzimira, éd. La Découverte, 2007.
2
La place du marché, éd. Denoël, 2001, p. 41.
3
L
 e commerce des promesses, éd. du Seuil, 1999. Voir également Le poivre et l’or noir. L’extraordinaire épopée des matières premières, par
Philippe Chalmin, éd. Bourin, 2007.
4
Le système du trust a été inventé par Rockfeller : les entreprises qui passaient sous sa coupe n’étaient pas rachetées, mais leurs propriétaires
lui remettaient leurs actions (trust signifie confiance) et se contentaient de toucher leurs dividendes. Il s’agit donc d’une concentration
économique, mais pas juridique.
5
Par exemple, Pascal Salin, dans Libéralisme (éd. Odile Jacob, 2000), propose de laisser s’établir librement comme médecin toute personne qui
le souhaite, alors que seuls les docteurs en médecine le peuvent actuellement.
6
 ublié en anglais en 1944, ce livre a été traduit en français et édité chez Gallimard en 1983. Pour une présentation ramassée, mais éclairante,
P
de sa thèse, voir la contribution de Jérôme Maucourant, « Marché, démocratie et totalitarisme » dans Peut-on critiquer le capitalisme ?, éd. La
Dispute, 2008.

Denis Clerc, Alternatives économiques, Hors-série N°077, le 01/07/2008

8 CNED – PREMIÈRE – SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

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