3’:HIKNLI=XUY^UY:?

b@h@m@d@k";
M 03183 - 1723 - F: 4,90 €

s’inquiète la presse étrangère. Témoignages.

Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, les actes
antisémites se multiplient partout dans le monde,
GAZA — LA BATAILLE

L’ANTISÉMITISME
NE SE CACHE PLUS
France : 4,90 €
DES RUES A COMMENCÉ
courrierinternational.com
No 1723 du 9 au 15 novembre 2023

Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,

Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
Portugal cont. 5,50 €,
Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
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 Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” israélienne, à l’exception
d’un voyage éclair et sous
CLAIRE CARRARD surveillance le week-end
dernier. “Alors que le sang coule
L’antisémitisme à flots, et avec lui des ruisseaux
d’amertume, de rage et de haine,
ne se cache plus la presse est dans l’incapacité
de rendre compte
et qu’une grande partie des débats
à ce sujet étaient une obsession”
née de l’énorme traumatisme lié
à la Shoah, écrit ainsi Anshel
Pfeffer, journaliste au quotidien
israélien de centre gauche
Ha’Aretz, “j’ai eu tort”.
“Nous avons peur”, titre
pans de la société”, avance
le journal. À l’extrême droite
(avec l’AfD) mais aussi à gauche,
“sous les atours de la solidarité
avec la Palestine. Elle a une autre
dimension, dépasse l’hostilité
à Israël”, ajoute l’hebdomadaire.
Le Spiegel n’est pas le seul
conférence s’est déroulée
sous surveillance policière.
Celle d’Erwin Chemerinsky,
doyen de la faculté de droit
de l’université Berkeley,
en Californie, qui ne se remet
pas de la violence qu’il a pu
constater sur les campus

U
n mois après les
attaques terroristes du
Hamas contre Israël et
alors que la bataille de Gaza qui
commence s’annonce des plus
meurtrières, de nombreuses
voix s’élèvent dans le monde
pour réclamer un cessez-le-feu
ou, au moins, une pause
humanitaire. “Le cauchemar
de Gaza est plus qu’une crise
humanitaire. C’est une crise
de l’humanité”, a ainsi déclaré
António Guterres, le secrétaire
général des Nations unies.
Depuis le 7 octobre,
les bombardements israéliens
sur la bande de Gaza auraient
fait plus de 10 000 morts, selon
le Hamas. Un chiffre impossible
à vérifier tant cette guerre
se déroule à huis clos,
les journalistes étrangers ayant
été interdits d’accès par l’armée
de ce qui se passe à Gaza”,
déplore La Libre Belgique.
Dans ce numéro, nous
consacrons malgré tout sept
pages à la situation sur le
terrain en publiant notamment
le reportage de Ronen Bergman,
l’un des rares journalistes à être
entrés, pour The New York
Times, dans Gaza.
Mais ce conflit ne se joue pas
que sur place. L’onde de choc
de la guerre entre Israël et
le Hamas s’est propagée partout
dans le monde, et l’une de ses
conséquences les plus visibles
ces dernières semaines est une
explosion des actes à caractère
antisémite, notamment
en Europe. Ces actes réveillent
une mémoire douloureuse.
“Au fil des ans, je me suis plusieurs
fois répété que l’antisémitisme
n’était plus une menace majeure
pour les Juifs de la diaspora,
de son côté Der Spiegel
dans son édition du 28 octobre,
en publiant de nombreux
témoignages de Juifs
traumatisés par la montée
des actes antisémites
en Allemagne : plus de
1 800 recensés en un mois
(et plus de 1 000 en France).
“Déjà, lors de précédentes
irruptions du conflit au Moyen-
Orient, la haine et la violence
avaient contaminé l’Allemagne.
Mais jamais les débordements
antisémites et israélophobes
n’avaient été si massifs et si
nombreux qu’aujourd’hui”, relève
le journal de centre gauche.
Ce que montre très bien
l’enquête du Spiegel en revanche,
c’est que la recrudescence
de l’antisémitisme était palpable
en Allemagne bien avant le
7 octobre. “L’hostilité à l’endroit
des Juifs a gagné de nombreux
média étranger à avoir consacré
une large place à ce “retour”
de l’antisémitisme
– sa manifestation à visage
découvert plutôt.
L’hebdomadaire tchèque
Respekt, le New York Times,
le site Politico, qui s’est rendu
dans le quartier de la “petite
Jérusalem” à Sarcelles :
tous insistent sur la peur que
ressentent les Juifs d’Europe.
Du jamais-vu depuis
la Seconde Guerre mondiale.
Face à la gravité de la menace,
nous avons choisi cette semaine
de faire entendre des voix
de la communauté juive relayées
par la presse étrangère. Celle
d’Ivar Buterfas-Frankenthal,
longuement cité par
Der Spiegel, qui s’est donné
pour mission de raconter
son expérience de survivant
du nazisme. Et dont la dernière
américains : “Je suis un homme
juif âgé de 70 ans et jamais dans
ma vie je n’avais vu ni ressenti
l’antisémitisme de ces dernières
semaines.” Celle encore
de Tanya Gold, journaliste
britannique qui s’étonne
dans The New Statesman
du “silence assourdissant de
[s]es amis progressistes”. “Je
pleure la mort des Juifs d’Europe
tous les jours – j’allais écrire
‘disparition’, mais c’est faux. Je
sais bien que cela paraît fou, mais
c’est ainsi, écrit-elle. La judéité
est, entre autres choses, une
éternelle cérémonie du souvenir.”
Des mots à ne jamais oublier.
En couverture : Antisémitisme,
dessin de Chloe Cushman paru
dans The Toronto Star, Canada.
Gaza : Khan Younès,
le 4 novembre.
Photo Mahmud Hams/AFP

Sommaire
ARGENTINE p.22 CHINE p.28
360° LES SOURCES

Les chercheurs Le “roi du rouge Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international sélectionnent
d’or de la à lèvres” perd et traduisent des articles tirés de plus
de 1 500 médias du monde entier.
“cordillère ses couleurs Voici la liste exhaustive des journaux,

du vent”
sites et blogs utilisés dans ce numéro :

Lors d’une émission de téléachat

PHOTO WIRESTOCK/ALAMY/PHOTO12

Agência Pública (apublica.org) São Paulo,

La Nacíon a rencontré les frères
San Martín. À 70 ans, ils sont
p.44
les deux derniers orpailleurs
Promenons-nous
d’Andacollo, dans une région
andine qui a vécu au siècle
en ligne, l’influenceur beauté
le plus célèbre du pays a créé
un malaise en s’en prenant
à ses abonnés. Nikkei Asia se
penche sur ce secteur hautement
en ligne. Daraj (daraj.media) Beyrouth,
en ligne. The Economist Londres,
hebdomadaire. Folha de São Paulo
São Paulo, quotidien. Gatopardo Mexico,
mensuel. ISS Africa (Institut d’études
de sécurité), en ligne. Los Angeles Times

dans les bois
Dans Gatopardo, l’écrivaine
mexicaine Mónica Nepote
nous invite à la rejoindre lors
d’une randonnée en forêt près
de Mexico : la marche devient
l’occasion de s’interroger sur
l’idée de nature et de porter un
nouveau regard sur le monde.
dernier une ruée vers l’or. concurrentiel et en plein essor. Los Angeles, quotidien. Middle East Eye
(middleeasteye.net) Londres, en ligne.
La Nación Buenos Aires, quotidien.
New Statesman Londres, hebdomadaire.
7 JOURS DANS LE MONDE p.6 The New York Times New York, quotidien.
Gaza. Qui pour arrêter le massacre ? Nikkei Asia Tokyo, hebdomadaire. El País
Madrid, quotidien. Politico Bruxelles,
hebdomadaire. The Post Internazionale
Alors que la bataille de la ville de Gaza commence entre Tsahal (TPI) Rome, hebdomadaire. Scroll.in
et le Hamas, de nombreuses voix s’élèvent dans le monde pour (scroll.in) New Delhi, en ligne.
Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire.
réclamer un cessez-le-feu ou au moins une pause humanitaire. The Sunday Times Londres,
Seront-elles entendues ? s’interroge la presse étrangère. hebdomadaire. Tages-Anzeiger Zurich,
quotidien. Die Zeit Hambourg, quotidien.
4. Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
6. Gaza. Qui pour arrêter
Guerre Israël-Hamas. La bataille de Gaza Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
L’armée israélienne a commencé son opération militaire dans l’enclave, Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
le massacre ? dont la situation humanitaire inquiète le monde entier. Suivez sur notre site Dépôt légal Novembre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
14. Birmanie. L’offensive qui cette nouvelle étape de la guerre entre Israël et le Hamas avec la traduction Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
redonne espoir à la résistance de reportages et d’analyses de la presse étrangère. 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
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15. France. Le garde des Sceaux Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
à la barre Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas

Vu du Royaume-Uni. Parlez-vous
Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
D’un continent à l’autre édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde

le parisien ?
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16. Royaume-Uni. Les “Années 16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
folles” des ultrariches Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
18. Ukraine. “Nous sommes “Quand mes ados parlent le parisien entre eux, j’ai parfois l’impression (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
(Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
dans une impasse” d’entendre un charabia inintelligible”, raconte Simon Kuper dans le Financial Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet

20. France. Darmanin, entre Times. Il s’essaie à un guide de conversation de cette langue “qui mêle les tics (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
linguistiques du français avec de l’anglais, de l’arabe et du verlan”. centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
provocations et sabotages 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
22. Argentine. Les chercheurs (Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
d’or de la “cordillère du vent”
24. Brésil. La vie chamboulée
Vu des États-Unis. Pour les grévistes de (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang

l’automobile, une victoire contre l’inégalité

Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).Moyen-Orient Bachir El-Khoury
des riverains du rio Negro, à sec (chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux
(Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
26. Éthiopie. La justice Le vent est redevenu favorable aux salariés et au syndicalisme après le succès (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros
traditionnelle, source de cohésion de la grève simultanée au sein des trois grands constructeurs de Detroit, (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
28. Chine. Le “roi du rouge souligne l’économiste Paul Krugman dans le New York Times. Ce qui pourrait Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
à lèvres” perd ses couleurs augurer un retour vers une société plus égalitaire. 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
30. Afghanistan. L’espoir Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
retrouvé grâce au cricket L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
À la une poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
32. L’antisémitisme Retrouvez-nous aussi sur Facebook, service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
ne se cache plus Twitter, Instagram et Pinterest.
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
Transversales anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,

NOTRE NOUVEAU
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
40. Économie. Le temps Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
des taxes carbone est bien arrivé Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première

42. Environnement. L’air HORS-SÉRIE Hors-série Octobre-novembre 2023 maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
irrespirable de la plaine du Pô Pourquoi est-il si important de parler ukrainien Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
43. Signaux. Rencontre en Ukraine, cantonais à Hong Kong ou swahili
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
(directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica Robineau
avec la ménagerie de l’espace en Afrique de l’Est? La presse étrangère décrit (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
des langues en perpétuel mouvement,
Pourquoi est-il si important

360°
de parler ukrainien en Ukraine,

fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes

cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ?

qui s’affrontent, s’effacent, ou se réinventent

La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Christophe Alexandre, Nell Antona,
44. Environnement.
mouvement, qui s’affrontent,

en se mélangeant.
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.
Jean-Baptiste Bor, Anne-Dominique Boulle, Chloé Boyer, Solène Cahon, Anne-
Promenons nous dans les bois La bataille Françoise Cochet, Marine Cygler, Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang,
Valentine Morizot, Diane Perpère, Vladimir Pol, Derwell Queffelec, Isabelle Taudière
48. Culture. Al-Andalus, des langues Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11469, 75707
Paris Cedex 13, tél. : 0157282000 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisa-
le paradis perdu des poètes arabes EN PARTENARIAT AVEC
beth.cialdella@mpublicite.fr, 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque
50. Histoire. Comme Courrier international Steeve Dablin (0157283884) Directeur délégué Activités
programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@
un éléphant dans une armée EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX mpublicite.fr, 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois.
deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué, pôle Opérations spéciales
romaine Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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France métropolitaine
 GAZA
Qui pour arrêter
le massacre ?
Alors que la bataille de Gaza commence entre Tsahal
et le Hamas, de nombreuses voix s’élèvent partout dans
le monde pour réclamer un cessez-le-feu ou au moins une pause
humanitaire. En un mois, selon le mouvement islamiste
palestinien, les bombardements israéliens auraient fait au moins
10 000 morts dans la bande de Gaza, désormais coupée en deux.

ou rs d a n s
7 j
le monde
Des journalistes accompagnent
les forces de Tsahal dans le nord
de Gaza. Photo Ronen Bergman/
The New York Times
7
En première ligne
avec Tsahal
Invité par l’armée israélienne dans la bande
de Gaza le 4 novembre, ce reporter raconte
les destructions, les tirs et la détermination
des Israéliens à anéantir le Hamas.
—The New York Times Hamas – et prenant le contrôle
(New York) du Nord de la route côtière.
U
Il y a encore un mois, ce bord
n mur d’école réduit de mer était une région tran-
à l’état de gravats. Le quille parsemée d’hôtels et de
minaret d’une mosquée stations balnéaires. Aujourd’hui,
penchant dangereusement d’un ce n’est plus qu’un vaste camp
côté. Le toit d’une villa en bord de militaire israélien. De longues
mer complètement évaporé, lais- files de soldats cheminent le
sant un canapé marron exposé long de la route, générant sur
aux éléments. Sur la côte nord leur passage de gros nuages de
de Gaza, voici les témoins de la poussière. D’un côté de la route,
guerre qui oppose le Hamas, la le paysage de dunes est dominé
milice palestinienne qui contrôle par des colonnes de chars et de
la bande de Gaza, à l’armée israé- véhicules blindés jusqu’à perte
lienne, qui s’efforce de vue.
depuis huit jours de D’in nombr ables
l’en déloger. Le samedi bâtiments ne sont plus
4 novembre, pendant que ruine, leurs murs
quatre heures, une REPORTAGE transformés en pas-
poignée de journa- soires par les impacts
listes étrangers a été invitée par de balle. Certains ont probable-
les responsables militaires israé- ment été frappés par les bombar-
liens à venir constater l’avancée dements israéliens, qui, selon les
de Tsahal dans le nord de Gaza. autorités de Gaza (contrôlées par
le Hamas), auraient déjà fait plus
Plus que des ruines. Le ven- de 9 000 morts [plus de 10 000,
dredi 27 octobre, plusieurs mil- selon un bilan rendu public le
liers de soldats israéliens se sont 6 novembre].
infiltrés le long de la côte, lan- Les résidents palestiniens se
çant le début d’une opération sont enfuis vers le sud, abandon-
en trois étapes visant à anéan- nant la côte nord aux soldats de
tir le Hamas après le massacre Tsahal et à quelques chiens et
de 1 400 personnes en Israël le chats errants. Le lieutenant-colo-
mois dernier. nel Iddo Ben-Anat, qui accom-
Huit jours plus tard, l’armée pagne les journalistes, affiche
israélienne avait progressé de une assurance tranquille. Le
plusieurs kilomètres vers le Hamas est parti, dit-il, chassé
sud, atteignant les faubourgs de ses bases dissimulées dans la
de la ville de Gaza – bastion du mosquée au minaret incliné → 8
8. 7 JOURS
Une guerre
sans témoins
●●● Le 4 novembre,
près d’un mois après
les attaques du Hamas
en Israël et le début
de la riposte israélienne
dans la bande de Gaza,
Tsahal a invité une poignée
de journalistes, dont celui
du New York Times,
à l’accompagner pendant
quatre heures dans le Nord.
Un voyage encadré de très
près. Car, comme le déplore
La Libre Belgique, “une
autre sale guerre se joue
actuellement : celle de
l’information”. “Alors que
le sang coule à flots, et
avec lui des ruisseaux
d’amertume, de rage et
de haine, la presse est
dans l’incapacité de rendre
compte de ce qui se passe
à Gaza.” En dehors
de ce voyage éclair sous
surveillance, aucun
journaliste étranger ne s’est
en effet rendu dans la bande
de Gaza, Israël leur en ayant
interdit l’accès. Et ceux
qui étaient sur place avant
le début des bombardements
israéliens sont de moins
en moins nombreux.
Au 2 novembre, rapporte
le magazine américain Time,
le Comité pour la protection
des journalistes (CPJ) et
Reporters sans frontières
(RSF) estimaient à 35 le
nombre de journalistes tués
depuis le début du conflit.
RSF, pour sa part, précise
qu’“au moins 12 [d’entre eux]
ont trouvé la mort dans
l’exercice de leur activité
– 10 à Gaza, 1 en Israël et
1 au Liban”. L’organisation
de défense de la liberté de
la presse a d’ailleurs déposé
une plainte pour crimes
de guerre auprès du bureau
du procureur de la Cour
pénale internationale (CPI).
“Celle-ci détaille les cas de
9 des journalistes tués depuis
le 7 octobre et de 2 blessés
dans l’exercice de leurs
fonctions. Elle mentionne
également la destruction
intentionnelle, totale ou
partielle, des locaux de plus
de 50 médias à Gaza.”
FOCUS GAZA
7 ← et l’école démolie. “C’est le
jeu du chat et de la souris, poursuit
le militaire. Il faut trouver l’en-
nemi. Vous savez qu’il est là. Vous
ne savez pas où il est, mais vous
savez que quand vous lui mettrez la
main dessus, ce sera fini pour lui.”
À côté, des groupes de soldats
s’affairent autour de réchauds à
gaz portables où mijotent des
carottes et du maïs. On discute,
on plaisante. Certains arborent
d’impressionnantes moustaches
– rappel incongru du Movembre,
le défi international à but cari-
tatif durant lequel les hommes
se laissent pousser la moustache
au mois de novembre.
“C’est le jeu du chat
et de la souris.
Il faut trouver
l’ennemi. Vous
savez qu’il est là.”
UN SOLDAT ISRAÉLIEN
Fini les divisions politiques
de l’an passé – où des milliers
de réservistes israéliens avaient
refusé de servir en signe de pro-
testation contre le gouverne-
ment. La plupart des hommes
ici présents sont des réservistes,
souligne le lieutenant-colonel.
“Unis, ensemble”, résume-t-il. Au
loin, comme un démenti à ces
rodomontades, nous parviennent
Bande de Gaza : 2,2 millions de Palestiniens.
Gouvernée par le Hamas depuis 2007.
2 novembre 2023
La ville de Gaza
est encerclée par
l’armée israélienne
Gaza
Mer Méditerranée
1 novembre 2023
er
Deir
500 personnes Al-Balah
ont été évacuées
par le check-point
Khan
Younès
Rafah
Rafah
ÉGYPTE
Opérations au sol revendiquées par l’armée israélienne dans la bande de Gaza
Principaux mouvements de l’armée israélienne
Check-point ouvert par intermittence
Zone militaire israélienne interdite d’accès
Avancée maximale des combattants du Hamas le 7 octobre 2023
Frontières contrôlées par l’Égypte ou par Israël (murs, clotûres, barrières)
SOURCES : LIVEUAMAP, WAR MAPPER, “THE NEW YORK TIMES”, “THE WASHINGTON POST”, OPENSTREETMAP
ET CONTRIBUTEURS, BUREAU DES NATIONS UNIES POUR LA COORDINATION DES AFFAIRES HUMANITAIRES,
OFFICE DE SECOURS ET DE TRAVAUX DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS DE PALESTINE DANS LE PROCHE-ORIENT
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
les échos d’une guerre encore
loin d’être achevée. Même
quand les soldats cuisinent et
se reposent, d’autres gardent
leurs armes à portée de main et
scrutent l’horizon pour repérer
d’éventuels assaillants.
À tout moment, explique le
lieutenant-colonel, les combat-
tants du Hamas peuvent émerger
des entrées cachées qui mènent
à un vaste réseau de tunnels
s’étendant sur des centaines de
kilomètres, et attaquer les sol-
dats israéliens.
Des coups de feu claquent sans
interruption et des projectiles
filent régulièrement au-dessus
de nos têtes.
Afin de pouvoir pénétrer dans
Gaza, le journaliste du New York
Times a dû rester avec les soldats
israéliens le temps de sa visite.
Il a accepté de ne pas prendre
de photo de l’intérieur des véhi-
cules de transport ou des clichés
de points de repère qui pour-
raient révéler la position des
Israéliens. Le New York Times,
en revanche, a refusé que l’ar-
mée israélienne relise son repor-
tage avant publication.
Peu après l’entrée des repor-
ters dans Gaza, par un trou dans
le mur qui délimite son péri-
mètre, un tir de mortier a atterri
à proximité du véhicule blindé
qui les emmenait vers le sud.
Ashkelon
Kiryat
Gat
Jabaliya
Sderot
ISRAËL
Netivot
Rahat
Ofakim CISJORDANIE
GAZA
ISRAËL
10 km
Check-points fermés
Un tir de mortier
a atterri près des
journalistes quand
ils se sont rapprochés
de la ligne de front.
Quelques minutes plus tard, une
bombe a explosé sur le bord de
la route au passage du véhicule.
Il y a eu une boule de feu, et du
sable a été projeté dans les airs.
Un autre tir de mortier a atterri
près des journalistes quand ils
se sont rapprochés de la ligne
de front.
Pour atteindre le front, les
journalistes ont voyagé dans un
convoi composé de cinq chars
et de deux véhicules blindés. Le
journaliste du New York Times se
trouvait dans un blindé appelé
Eitan, sans la moindre ouverture.
Pour voir où il va, le chauffeur
consulte un écran qui diff use
en direct une vidéo de la route.
Les journalistes palestiniens
ne bénéficient pas de ce genre de
protection, des dizaines d’entre
eux ont été tués dans des frappes
aériennes depuis le début de la
guerre, selon la Commission
de protection des journalistes.
Des habitants terrés. Pour
vraiment déloger le Hamas, Israël
doit se rendre maître de la tota-
lité de Gaza, assure le lieutenant-
colonel. Des batailles encore
plus meurtrières attendent les
Israéliens dans la ville de Gaza,
où les combattants du Hamas
sont retranchés dans leurs for-
tifications souterraines et pré-
voient de nouvelles embuscades.
Selon les spécialistes, ces com-
bats risquent d’être catastro-
phiques pour les civils, une issue
qu’Israël dit vouloir éviter. “Nous
faisons tout notre possible pour
détruire uniquement le Hamas, sans
faire de mal aux civils, assure le
lieutenant-colonel Ben-Anat. Nous
réfléchissons longuement avant
d’entreprendre quoi que ce soit.”
Mais pour les civils de la ville
de Gaza, témoins des bom-
bardements les plus intenses
du xxie siècle, la stratégie de l’ar-
mée israélienne est tout bonne-
ment terrifiante.
Saher Abu Agdham, 37 ans,
est un graphiste palestinien, il
parcourt les rues à la recherche
de bois pour faire cuire du riz.
Quand la nuit tombe, il se
terre chez lui au cas où l’ar-
mée progresserait. “Je ne veux
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Vidéo. Ils croyaient
en la paix, le Hamas
leur a ôté leur empathie :
des rescapés israéliens
témoignent. Dans
cette vidéo traduite
en français par
Courrier international,
le New York Times
interroge des rescapés
des attaques du 7 octobre
sur leur traumatisme
et leur vision du conflit
israélo-palestinien.
pas me retrouver face à un char”,
explique-t-il par téléphone.
Les réseaux de télécommuni-
cation étant régulièrement hors
service, certains habitants de
la ville de Gaza essaient d’éva-
luer la progression israélienne à
l’oreille. “Comme nous n’avons pas
Internet pour obtenir des informa-
tions et savoir ce qui se passe, nous
sommes très attentifs aux bruits
environnants”, commente Majdi
Ahmed, 32 ans, un chauffeur de
taxi qui a trouvé refuge dans
un hôpital de la ville. “J’entends
actuellement des échanges de tirs,
raconte Ahmed dans un message
vocal. Apparemment, ça chauffe.”
—Ronen Bergman,
publié le 4 novembre
SOURCE
THE NEW YORK TIMES
New York, États-Unis
Quotidien, 310 000 ex.
nytimes.com
Avec 1 600 journalistes,
35 bureaux à l’étranger,
130 prix Pulitzer et plus
de 9 millions d’abonnés
au total, The New York Times
est de loin le premier
quotidien du pays.
C’est le journal de référence
des États-Unis. La famille
Ochs-Sulzberger, qui,
en 1896, a pris
la direction de ce journal
créé en 1851, est toujours
à la tête du quotidien
de centre gauche.
 Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
↓ Dessin de Mohammad
Sabaaneh, Palestine.
CARTOON MOVEMENT
Dans les camps de réfugiés,
l’insoutenable fragilité de la vie
Ce juriste palestinien déplacé par la guerre, désormais réfugié
dans le camp de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, livre
un témoignage glaçant sur la situation humanitaire des Gazaouis,
l’extrême fragilité de leur vie et leur rapport à la mort.
—Daraj (Beyrouth)
M
a cousine Halima, 70 ans,
avait dû évacuer le camp
de réfugiés de Jabaliya,
dans le nord de la bande de Gaza,
pour rejoindre celui de Deir
Al-Balah, dans le Sud. Quand
elle y est morte, je n’ai pas pu
lui faire mes adieux ni respec-
ter les rituels du deuil.
Les bombardements israé-
liens intempestifs m’empêchent
même de me remémorer les bons
moments passés avec elle. J’ai
l’impression de devenir insensible
au deuil et d’avoir
perdu mon humanité.
Impossible aussi de
passer un coup de fil
aux frères et sœurs de
la défunte pour leur
présenter mes condo-
léances. Deux d’entre eux vivent
à moins de 500 mètres, dans le
camp de réfugiés de Rafah – dans
le Sud –, vers lequel j’ai dû fuir
moi aussi.
Que ce soit pendant la nuit ou
en journée, les heures passent
lentement à Rafah, avec des
bombardements incessants.
Écouter les informations est une
épreuve. Même pour prendre
des nouvelles de ses proches, il
faut du courage. On a toujours
peur d’apprendre un nouveau
drame qui nous fait comprendre
que notre survie n’est qu’une
question de hasard.
Quand j’arrive à charger la bat-
terie du téléphone portable, et
quand l’état du réseau le permet,
je leur demande seulement “com-
ment ça va”, et leurs réponses
sont généralement laconiques :
“Al-hamdu lillah [‘Ça va’].” Nous
évitons d’en dire plus,
dans la mesure où
toute expression d’op-
timisme risque à tout
instant d’être contre-
dite par la réalité.
L’armée israélienne
a donné l’injonction aux habi-
tants de quitter le nord de la
bande de Gaza. Mais les bom-
bardements poursuivent les per-
sonnes déplacées jusque dans le
Sud, où les gens s’entassent dans
des logements trop petits ou dans
des tentes dressées dans la rue.
Les marchés aussi sont bondés.
Les gens achètent des vêtements
après avoir dû précipitamment
quitter leurs maisons. Étrange
spectacle, ce shopping sous les
bombes. Mais cela permet au
moins de se convaincre qu’on
est encore en vie. La guerre que
nous menons, c’est celle de rester
en vie. Avoir à manger, à boire et
des médicaments sont autant de
batailles. Avec, en arrière-plan,
l’attente de la mort. Il faut cou-
vrir ces besoins fondamentaux
pour tenir bon. Tenir, c’est la
seule arme qui nous reste.
Le carburant est le principal
élément de survie à Gaza. Sans
carburant, pas d’eau, ni d’élec-
tricité ni d’Internet. Mais Israël
n’en laisse presque pas passer,
avec les rares aides humanitaires
qui constituent une goutte d’eau
dans l’océan des besoins.
Les gens cherchent à sur-
vivre, mais le reste du monde
est dominé par le jeu de dupes
autour du sempiternel discours
du “droit d’Israël à se défendre”.
Ce qui se passe, c’est une puni-
tion collective, avec des milliers
de morts dans lesquels le monde
extérieur ne voit que des chiffres
et non pas des victimes des crimes
de guerre israéliens.
Lundi 23 octobre, j’ai com-
mencé à réfléchir à la manière
d’assurer l’accès à l’eau. Il n’y en
avait presque plus. La soif n’était
pas loin. Il fallait de l’eau. Des
légumes, il y en a encore peut-
être pour quelques jours, puisque
des agriculteurs continuent d’en
produire, malgré la peur des
bombes. Mais d’autres denrées
alimentaires essentielles sont
quasiment en rupture de stock.
Avoir à manger,
à boire et des
médicaments sont
autant de batailles en
attendant la mort.
L’Office de secours et de tra-
vaux des Nations unies pour
les réfugiés de Palestine dans le
Proche-Orient [UNRWA] s’oc-
cupe de la distribution de farine
aux boulangeries, en contrepar-
tie d’une partie de la production
de pain au profit des réfugiés
qui s’entassent dans les centres
d’accueil. Mais même là, on n’est
pas à l’abri des bombes. Même
l’UNRWA est à terre. Ses moyens
s’amenuisent et les employés
internationaux ont disparu ou
ont quitté le territoire.
En temps de guerre, il n’y a pas
de place pour les droits humains
et le droit international est ins-
trumentalisé pour justifier le
fait d’affamer les Palestiniens de
Gaza et pour leur dénier le droit
à la justice et à la vie.
—Mustafa Ibrahim,
publié le 24 octobre
SOURCE
DARAJ
Beyrouth, Liban
daraj.media
Daraj, “escalier”, en arabe, est
un site d’information alternatif
né en 2017 à Beyrouth qui
emploie des journalistes du
Liban et d’autres pays arabes.
Le site tranche avec les médias
arabes traditionnels en
accordant une vraie place au
reportage et à l’enquête. Il
traite aussi de sujets rares dans
les médias de la région : droits
civiques, gender, fake news…
7 JOURS. 9
Dernière
minute
●●● Une dizaine
de jours après le début
de ses opérations terrestres
dans le nord de la bande
de Gaza, l’armée israélienne
a annoncé mardi
7 novembre, jour de notre
bouclage, avoir “achevé”
l’encerclement de la ville
de Gaza, divisant ainsi
l’enclave palestinienne
en deux.
Pour de nombreux
observateurs, il s’agit
de la dernière étape
avant l’invasion terrestre
de la ville, où se trouverait
une grande partie
du commandement
et des combattants
du Hamas qu’Israël
cherche à éliminer.
Beaucoup craignent que
cette bataille, qui n’avait
pas officiellement débuté
à l’heure de mettre
sous presse, et les combats
rapprochés qui s’annoncent
ne fassent de nombreuses
victimes civiles, d’autant
que plusieurs dizaines
de milliers de personnes
se trouvent encore
dans la partie nord
de la bande de Gaza.
Et cette bataille pourrait
durer. Le ministre de
la Défense israélien,
Yoav Gallant, a reconnu
le 7 novembre, lors d’une
audition parlementaire,
qu’Israël s’attendait
à “une guerre longue”
contre le Hamas.
“C’est une guerre
différente de toutes
celles que nous avons
connues”, a-t-il précisé.
Benyamin Nétanyahou
a, lui, déjà esquissé ce
à quoi pourrait ressembler
la période qui suivra
la fin de la guerre
contre le Hamas.
Dans une interview
accordée à ABC News,
le Premier ministre israélien
a déclaré que l’État
hébreu “aura[it], pour
une durée indéterminée,
la responsabilité globale
de la sécurité”
de ce territoire.
10. 7 JOURS
“Trop, c’est
trop” : l’appel
des agences
de l’ONU
●●● “Nous avons besoin
d’un cessez-le-feu
humanitaire immédiat.
Cela fait trente jours. Trop,
c’est trop. Cela doit cesser
maintenant.” C’est le cri
d’alarme lancé par les
directeurs de 18 agences
des Nations unies, dont
l’Unicef et le Programme
alimentaire mondial,
face au sort des civils
dans la bande de Gaza.
Selon le Hamas, la barre
des 10 000 victimes
des bombardements
israéliens sur l’enclave
palestinienne a été
franchie depuis la riposte
de l’État hébreu à l’attaque
sanglante du Hamas
en Israël, le 7 octobre, qui
a fait au moins 1 400 morts.
À Gaza, “une population
entière est assiégée
et attaquée, interdite
d’accès aux [éléments]
essentiels à la survie,
[les habitants] sont
bombardés à leur domicile,
dans les abris, les hôpitaux
et les lieux de culte.
C’est inacceptable”,
peut-on lire dans un rare
communiqué commun
publié le 5 novembre.
Les responsables des
agences onusiennes
appellent donc à faire entrer
davantage de nourriture,
d’eau, de médicaments et
de carburant à destination
de la population.
Ils exhortent également
le Hamas à libérer
de manière “immédiate
et inconditionnelle” les plus
de 240 otages qu’il détient.
Ces responsables
demandent aussi que
les parties engagées
dans ce conflit respectent
“toutes leurs obligations
en vertu du droit
international humanitaire
et des droits humains”.
FOCUS GAZA
I
l n’y aura pas de cessez-le-
feu, de cessez-le-feu général,
à Gaza sans la libération de
nos otages”, a déclaré le Premier
ministre israélien, Benyamin
Nétanyahou, lors d’une inter-
view diffusée le 6 novembre sur
la chaîne américaine ABC News,
alors que la guerre contre le
Hamas est entrée cette semaine
dans son deuxième mois.
En riposte à l’attaque sans pré-
cédent menée le 7 octobre par le
mouvement islamiste palestinien
sur le sol israélien, au cours de
laquelle plus de 240 civils et mili-
taires, israéliens, binationaux ou
étrangers, ont été enlevés, l’ar-
mée israélienne pilonne sans
relâche l’enclave palestinienne.
Selon les autorités locales du
Hamas, ces bombardements ont
fait plus de 10 000 morts, en
grande majorité des civils. À
cela s’ajoute le siège total imposé
depuis le 9 octobre aux quelque
2,4 millions de Gazaouis, privés
d’eau, de nourriture, d’électricité
et de carburant.
Face à cette détérioration
de la situation humanitaire, de
nombreux pays et organisations
internationales appellent à un
cessez-le-feu immédiat, indique
le Financial Times. À l’image du
secrétaire général des Nations
unies, António Guterres, qui a
déclaré le 6 novembre que la
bande de Gaza devenait “un cime-
tière pour enfants”.
“Le cauchemar de Gaza est plus
qu’une crise humanitaire. C’est une
crise de l’humanité”, a-t-il ajouté.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Mobilisation
diplomatique face à
l’urgence humanitaire
Opposé à un cessez-le-feu général, Benyamin
Nétanyahou s’est toutefois dit ouvert à de “petites
pauses” dans les combats à Gaza. Une concession
qui porte la marque de Washington.
Il a par ailleurs déploré le fait
que l’aide humanitaire achemi-
née via le terminal de Rafah,
en Égypte, “versée au compte-
gouttes, ne répond pas à l’océan
des besoins”.
Biden aurait fait
pression sur
Nétanyahou pour
obtenir des pauses
dans les combats.
C’est également à travers ce
passage qu’un certain nombre
de blessés et de binationaux ont
pu quitter l’enclave.
Le chef du gouvernement
israélien s’est toutefois dit
ouvert à de “petites pauses tac-
tiques” dans les combats à Gaza.
“Nous en avons déjà eu par le
passé […] pour vérifier les cir-
constances afin de permettre aux
biens humanitaires d’entrer ou à
nos otages, aux otages individuels,
de partir”, a-t-il déclaré.
Cette concession de Benyamin
Nétanyahou, lequel avait jusqu’à
présent rejeté les appels à une
pause humanitaire, comme le
rappelle Axios, porte la marque
de Washington.
En effet, selon ABC News,
le président américain, Joe
Biden, avait “fait pression” sur
le Premier ministre israélien,
au cours d’un entretien télépho-
nique, pour obtenir ces pauses.
C’est également en faveur de ces
pauses que le secrétaire d’État
américain, Antony Blinken, a
plaidé lors de sa dernière visite
en Israël, le 3 novembre, lors de
laquelle il avait poussé “les res-
ponsables israéliens à prendre
garde au bilan de plus en plus
lourd chez les civils”, rappelle
The Washington Post.
↙ Dessin de Peter Schrank,
Royaume-Uni.
Les Américains tracent ainsi
“lentement et prudemment des
lignes rouges”, renchérit Ha’Aretz.
Sur un autre plan, l’adminis-
tration démocrate pousse aussi
Israël à combattre les violences
des colons, qui se sont multi-
pliées en Cisjordanie.
Débat. Le chef de la diploma-
tie américaine s’était ensuite
rendu en Cisjordanie, où il s’est
entretenu avec le président
de l’Autorité palestinienne,
Mahmoud Abbas, en Jordanie,
pour y rencontrer des représen-
tants de pays arabes, puis en
Irak, où des bases américaines
ont été visées par des attaques
à la roquette et au drone attri-
buées à des groupes armés pro-
Iran, ainsi qu’en Turquie, où il a
été snobé par le président Recep
Tayyip Erdogan.
Il ne s’agit cependant pas
d’une pause humanitaire telle
que l’imaginent certains et en
faveur de laquelle plaide par
exemple la France. Une idée
qui “est controversée en Israël”,
souligne The Jerusalem Post.
Cette idée fait également débat
dans la presse américaine.
The New York Times plaide en
faveur d’une telle option, en pre-
nant soin de la distinguer d’un
cessez-le-feu. “Une pause huma-
nitaire offrirait aussi une chance à
plus de civils […] de se mettre rela-
tivement à l’abri jusqu’à la fin des
hostilités”, espère le journal de
centre gauche.
Aux yeux du Wall Street
Journal, en revanche, “une
‘pause’ israélienne aiderait le
Hamas”. “Alors que les forces
israéliennes ont avancé, encer-
clant rapidement la ville de Gaza
et pilonnant les tunnels et les bas-
tions du Hamas, celui-ci n’aimerait
rien tant que les ralentir, écrit le
journal conservateur. On peine
à croire que le Hamas n’utiliserait
pas une pause à son avantage. Il
n’y a guère de chances non plus
qu’il libère tous les otages et se
prive ainsi de sa meilleure carte. Il
pourrait faire traîner en longueur
les négociations et les relâcher au
compte-gouttes.”
À l’opposé, des militants
propalestiniens jugent que des
pauses ne suffisent pas et “n’ab-
soudraient pas les États-Unis de
leur complicité dans les attaques
israéliennes”, écrit la chaîne
qatarie Al-Jazeera.
—Courrier international
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Peut-on parler de “génocide” ?
Les représailles israéliennes massives menées par l’armée israélienne
contre le Hamas dans la bande de Gaza s’apparentent-elles
à un génocide ? Plusieurs intellectuels et chercheurs juifs et israéliens
se posent la question. Et les avis divergent.
L
e samedi 7 octobre, quelque
1 400 Israéliens ont été
assassinés en une seule
journée par des commandos
du Hamas dans l’“enveloppe de
Gaza”. En représailles, Tsahal a
déclenché une vaste offensive
aérienne et terrestre ayant déjà
fait plus de 9 000 morts dans
l’enclave palestinienne, selon
les chiffres du Hamas, soumise
depuis le 9 octobre à un siège total.
Depuis, de plus en plus de voix
s’élèvent pour dénoncer un “géno-
cide” en cours. Le 2 novembre, des
experts de l’ONU ont estimé que
le peuple palestinien “courait un
grave risque de génocide” tandis que
deux jours plus tôt un haut res-
ponsable du Haut-Commissariat
aux droits de l’homme de l’ONU,
Craig Mokhiber, démissionnait
en protestant contre “l’échec” des
Nations unies à empêcher ce qu’il
a qualifié de “génocide” des civils
palestiniens.
Cette qualification a été large-
ment reprise dans le champ poli-
tique et médiatique, y compris par
certains intellectuels en Israël et
au sein de la diaspora juive. Non
sans déplaire.
Ainsi, rapporte le site Middle
East Eye, lors d’une conférence
organisée le 30 octobre à Londres
par l’organisation antisioniste
International Centre of Justice for
Palestinians, l’historien israélo-
britannique Avi Shlaïm, d’origine
irakienne, a déclaré que “l’ap-
pui réactionnaire [de l’Occident] à
Israël a été porté à un niveau jamais
atteint dans la négation de l’histori-
cité et de l’humanité palestiniennes”.
Dans la foulée, Avi Shlaïm a
affirmé que “les puissances occi-
dentales confèrent à Israël un
‘mandat de génocide’ dans la
bande de Gaza”. Des propos
mal acceptés par les
Israéliens, y compris
les partisans d’une
paix fondée sur
la coexistence
entre l’État
d’Israël et
un État
palestinien.
7 JOURS. 11
↓ Journal du Moyen-Orient.
Dessin de Ramsés, Cuba.
le rappeler, du rejet par Yasser
Arafat, le défunt chef de l’OLP, de Le Hezbollah
plans de compromis qui auraient
pu aboutir à la création d’un État
en reste
palestinien indépendant et libéré au stade
de la colonisation israélienne.”
Et l’historien de poursuivre : de la menace
“Depuis 1860, ‘seulement’ quelque ●●● “Présenté comme
120 000 Arabes et Juifs ont été tués un possible tournant”
dans le conflit entre la Palestine et du conflit, la première
D’autant qu’en août, déjà, l’his- Simon Sebag Montefiore rejette Israël. En revanche, depuis le début apparition publique,
torien affirmait que les Juifs l’usage du terme “génocide” dans de la guerre de Syrie, en 2011, au le 3 novembre, du chef
d’Irak n’avaient jamais été vic- le contexte de la guerre actuelle moins 500 000 personnes, princi- du Hezbollah libanais,
times de violences antijuives, entre Israël et le Hamas. palement des civils, ont été tuées. Hassan Nasrallah, depuis
oubliant notamment le Farhoud, “Le ‘génocide’ israélien (en Qui parle de ‘génocide’ syrien ?” les attaques du Hamas
ce massacre de quelque 140 Juifs Palestine) relève d’une doxa occi- Finalement, c’est Eitay Mack, contre Israël, “a presque
de Bagdad perpétré en juin 1941 dentale antisémite qui accuse les juriste de gauche, économiste et été un non-événement”,
par l’extrême droite nationaliste Juifs de crimes contre l’humanité expert indépendant en matière juge le quotidien libanais
irakienne. dont ils ont été les premières vic- de ventes et de trafics d’armes L’Orient-Le Jour. Le chef
Le terme “génocide” a été uti- times. […] Ce qui se passe est une israéliennes au Moyen-Orient, de l’organisation armée
lisé pour la première fois en 1944 tragédie. […] C’est épouvantable et qui, dans Ha’Aretz, termine la pro-Iran a pourtant “ouvert
par l’avocat polonais Raphaël inacceptable. Mais cela s’appelle un démonstration. “Nous sommes la voie à une escalade”, note
Lemkin, dans son livre crime de guerre, pas un encerclés par de furieux antisé- le journal Al-Akhbar, réputé
intitulé Axis Rule in génocide, […] un mot mites pour qui les Juifs sont le proche du “parti de Dieu”.
Occupied Europe qui, appliqué à tout mal absolu, y compris les mili- Il a souligné que l’éventualité
(“Le Règne de l’Axe et n’importe quoi aux tants israéliens qui soutiennent d’“une guerre totale” était
en Europe occupée”, REVUE quatre coins du monde, le droit de s Pale s t inie n s à “réaliste”, tout en appelant
non traduit en fran- DE PRESSE a fini par être dévalo- l’autodétermination.” les États-Unis à “arrêter
çais). En 1946, cette risé et devenir abscons Non sans formuler un vœu : rapidement l’agression
pratique, qui renvoie à la des- par son outrance métaphorique.” “Le droit international est truffé de à Gaza” s’ils voulaient
truction totale ou partielle d’un E s t- c e à d i r e q u e l e s lacunes quant à la protection des “empêcher une guerre
groupe national, ethnique, racial Palestiniens ne sont pas victimes civils, en théorie comme en pra- régionale”. Au-delà de
ou religieux, a été pour la pre- d’une politique israélienne de tique. Nous devons compenser ces ces menaces sans surprise,
mière fois reconnue comme un déshumanisation ? Non, réplique lacunes en défendant la morale et Nasrallah n’a pas été jusqu’à
crime de droit international par Simon Sebag Montefiore. “Les les valeurs universelles qu’exècrent imposer un ultimatum
l’Assemblée générale de l’ONU. Palestiniens souffrent de beaucoup le Hamas, ses partenaires djiha- à l’État hébreu, note le Times
Dans un article fleuve publié de choses, de l’occupation militaire, distes ainsi que l’extrême droite of Israel, et “a parfois même
dans The Atlantic et destiné de l’intimidation et de la violence israélienne. […] Mais gardons-nous donné l’impression de tenir
à tailler en pièces le “narratif des colons, d’une Autorité pales- de donner écho aux allégations le Hezbollah éloigné
décolonial” tel qu’appliqué au tinienne corrompue, de l’insensi- outrancières et tout simplement du conflit”, notamment
conflit israélo-palestinien, l’his- bilité des 20 États fallacieuses de ‘génocide’.” en expliquant que l’attaque
torien juif séfarade britannique arabes et, il faut —Courrier international sanglante menée par
le Hamas le 7 octobre était
“100 % palestinienne”. Ainsi,
le discours “a offert un peu
de soulagement à beaucoup”,
estime le New York Times.
Notamment au Liban, relève
Al-Jazeera. “Beaucoup
craignaient le spectre
de la guerre” dans ce pays
exsangue sur le plan
économique et financier
qui “attendait avec anxiété”
de connaître la position du
Hezbollah. “Pour le moment,
ces peurs sont apaisées.”
Sur le front nord, plus
de 80 personnes ont été
tuées du côté libanais,
dont près d’une soixantaine
de combattants du
Hezbollah, selon un bilan
daté du 6 novembre.
Côté israélien, six soldats
et deux civils ont été tués.
12. 7 JOURS
Les travailleurs
détenus
enfin renvoyés
chez eux
●●● Des milliers
de travailleurs gazaouis
qui étaient présents
en Israël et en Cisjordanie
au moment de l’attaque
du Hamas sur le sol israélien
le 7 octobre ont été
renvoyés dans la bande
de Gaza le 3 novembre
sur décision du
gouvernement israélien.
Quelque 18 500 habitants
de l’enclave palestinienne
étaient détenteurs
d’un permis de travail
en Israël à ce moment-là,
précise le site anglophone
d’Al-Jazeera.
Dès le 7 octobre,
ces travailleurs s’étaient
aussitôt inquiétés
de leur sort, sachant qu’ils
ne pouvaient plus rentrer
chez eux, ni parfois
contacter leurs familles,
raconte The Washington
Post. Beaucoup ont
alors cherché refuge
en Cisjordanie.
Mais nombre d’entre eux ont
été arrêtés dans ce territoire
palestinien occupé par
Israël depuis 1967, et placés
dans des centres de
détention sur des bases
militaires israéliennes.
Et ce, dans des conditions
déplorables, explique
le quotidien israélien
Ha’Aretz.
“Selon l’un des détenus,
relâché depuis, ils ont été
placés en plein soleil, sans
nourriture, pendant deux
jours, les yeux bandés
etles mains attachées.
Des milliers d’entre eux ont
ensuite été transférés dans
des installations surpeuplées
ressemblant à des cages
et y ont été retenus alors
que la plupart n’étaient
suspectés d’aucun méfait.”
↗ Dessin de Paolo Lombardi,
Italie.
FOCUS GAZA
L Israël envisage
e transfert de la popula-
tion de Gaza vers le Sinaï,
en Égypte, a bel et bien été
étudié, rapporte The Times of
Israel en résumant un document
du ministère du Renseignement
israélien qui appelle “au trans-
fert de la population civile dans des
villes de tentes dans le nord du Sinaï,
et dans un deuxième temps, à la
construction de villes permanentes”.
Le document est daté du
13 octobre, soit près d’une semaine
après l’attaque du Hamas en Israël
et le début de l’opération militaire
israélienne qui a suivi. Il étudie
deux autres scénarios pour l’après-
guerre, une fois le Hamas défait :
le retour de l’Autorité palesti-
nienne (actuellement au pouvoir
en Cisjordanie) dans la bande de
Gaza ou l’établissement d’un nou-
veau “pouvoir local”. Mais ces deux
pistes ont été rapidement écar-
tées par le ministère, car elles ne
permettraient pas d’éviter de nou-
velles attaques en Israël, relève
encore le journal.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
le transfert de la
population en Égypte
Ce serait l’option préférée pour l’après-guerre
du ministère du Renseignement israélien :
le déplacement forcé des Gazaouis dans le Sinaï.
Le ministère du Renseignement
a confirmé l’existence du docu-
ment, indique pour sa part le jour-
nal israélien de gauche Ha’Aretz,
mais en “minimise l’importance”
au motif qu’il n’est “pas l’entité
gouvernementale adéquate pour
prendre une telle décision”.
Le site israélo-palestinien +972
Magazine, qui a traduit le docu-
ment en anglais, explique que le
ministère du Renseignement,
“malgré son nom”, est un “petit
organe gouvernemental” qui
“élabore [simplement] des études”
et dont “l’influence est relative-
ment faible”. Toutefois, dans le
monde arabe, on prend ces hypo-
thèses très au sérieux, d’autant
que des déplacements en masse
de population ont déjà eu lieu en
soixante-quinze ans d’existence
de l’État d’Israël.
“Alors qu’Israël parle ouverte-
ment d’une purification ethnique
des Palestiniens à Gaza, les pays
occidentaux sont invisibles et inau-
dibles”, dénonce Michael Young, à
propos de ce document de travail,
sur le site du groupe de réflexion
Carnegie Middle East Center.
Le chercheur et spécialiste des
affaires moyen-orientales ajoute
qu’un ancien chef du Conseil
national de sécurité israélien,
Giora Eiland, s’est exprimé dans
le même sens, avec des termes
encore plus crus. Dans un article
paru le 12 octobre sur le site israé-
lien Ynet, il appelait en effet à
“créer des conditions pour que la
vie à Gaza devienne insoutenable”
et à provoquer “une crise huma-
nitaire” pour que “la totalité de la
population parte soit vers l’Égypte,
soit vers les pays du Golfe”.
Pressions extérieures. Le jour-
nal économique britannique le
Financial Times a révélé que
le Premier ministre israélien,
Benyamin Nétanyahou, a “tenté
de convaincre des dirigeants euro-
péens de faire pression sur l’Égypte
pour qu’elle accepte d’accueillir des
réfugiés de Gaza”. Mais l’idée a été
rejetée par des “pays clés, notam-
ment la France, l’Allemagne et le
Royaume-Uni”.
De son côté, le président Abdel
Fattah Al-Sissi a, dès le 12 octobre,
fermement rejeté l’idée de “liqui-
der la question palestinienne” au
détriment de l’Égypte. “Les
Gazaouis doivent rester présents
sur leur territoire”, ne cesse-t-il
de marteler depuis. Une posi-
tion ferme qui lui vaut une cer-
taine popularité, qui s’exprime
dans des manifestations de sou-
tien plus ou moins spontanées.
Cependant, le 13 octobre, le
site égyptien indépendant Mada
Masr affirmait que l’Égypte avait
“d’ores et déjà lancé des préparatifs
logistiques, en prévoyant d’instal-
ler des camps [dans le Sinaï] autour
desquels serait établi un cordon sani-
taire”. Selon ce même article, la
situation économique et finan-
cière du pays le rend perméable
à d’éventuelles pressions exté-
rieures, consistant à offrir l’an-
nulation d’une partie de sa dette
en contrepartie d’une acceptation
des Gazaouis sur son sol.
Ce texte a valu à Mada Masr l’ac-
cusation de “diff usion de fausses
nouvelles” par l’organisme de
régulation des médias, avec défè-
rement devant le parquet et blo-
CARTOON MOVEMENT
cage du site en Égypte pendant
six mois, a rapporté le média le
29 octobre sur son compte X
(anciennement Twitter).
—Courrier international
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14. 7 JOURS Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

BIRMANIE

L’offensive qui redonne António Costa

poussé
espoir à la résistance à la démission
PORTUGAL — On le pensait
Fin octobre, plusieurs groupes armés se sont emparés indéboulonnable, mais António
de positions de l’armée dans le nord du pays. Costa, 62 ans, a démissionné
le 7 novembre de son poste de
Certains veulent croire à un tournant dans les opérations Premier ministre. Reconduit lors
de résistance, commencées en février 2021. des législatives de janvier 2022,
avec en prime une majorité abso-
Bras de fer
avec Tesla
SUÈDE — D’abord une grève
dans les ateliers de répara-
tion de Tesla, observée depuis
le 27 octobre. Puis un blocus
de ses voitures transitant dans
quatre ports du royaume depuis
le 7 novembre. Les syndicats ont
passé la vitesse supérieure pour
tenter de faire plier le groupe

SOURCES : “THE IRRAWADDY”, ONU, “ALJAZEERA”, “VOICE OF AMERICA”

Kunming lue au Parlement, le socialiste américain, qui depuis plusieurs
KACHIN dirigeait le pays depuis huit ans. années s’oppose à ce que les
INDE Muse
Laukkai CHINE
Naypyidaw SAGAING Plus dure est la chute : éclaboussé personnes travaillant pour lui
PROVINCE par un scandale de corruption, en Suède soient couvertes par
BIRMANIE Hsenwi Chinshwehaw DU YUNNAN
Costa a décidé de se retirer et le système de conventions col-
Rangoon a déjà précisé qu’il ne se repré- lectives. Pour le journal social-
BA. Mandalay Lashio VIETNAM senterait pas. Son annonce “était démocrate Aftonbladet, Elon
SHAN d’une grande dignité politique et Musk “veut venir en Suède et la
MANDALAY personnelle”, a réagi Sebastião détruire” en “soumettant [son]
BA. BANGLADESH
Bugalho, commentateur poli- marché du travail aux règles amé-
BIRMANIE LAOS tique de la chaîne SIC. ricaines”.
Golfe
du Bengale THAÏLANDE

250 km Un Mondial Séisme meurtrier

États et régions dans lesquels a lieu l’opération 1027 menée par l’Alliance de la fraternité déjà controversé NÉPAL —“Un
Principaux affrontements entre l’armée régulière et les troupes de l’Alliance de la fraternité ARABIE SAOUDITE — “Sortez tremblement
Routes stratégiques pour les échanges commerciaux de la junte birmane depuis la Chine
vos écharpes vertes et vos mail- de terre fait
Zones où se concentrent des activités illégales (paris, trafics d’êtres humains, cybercriminalité)
lots : la Coupe du monde de foot- des ravages
ball, le plus grand événement sportif à Jajakort et
de la planète, débarque en Arabie à Ru k um”,
saoudite”, clame Arab News. Le annonce le

O
retrait de la candidature de l’Aus- 5 novembre
pération 1027” : sous ce nom de de la région de Kokang, qui “a récemment tralie pour l’organisation de la The Kath-
code, une alliance de trois “armées acquis une forte notoriété en tant que plaque Coupe du monde 2034, annoncé mandu Post sous une photo
ethniques” a lancé le 27 octobre tournante des jeux d’argent en ligne et des le 31 octobre, laisse la voie libre au d’habitants d’Aathbiskot devant
des attaques coordonnées contre des escroqueries [en ligne] à grande échelle”. royaume wahhabite, désormais des maisons effondrées. Deux
positions de l’armée régulière dans le “Quelque 80 % des exportations du seul en lice. “Cela montre le chan- jours plus tôt, à 400 kilomètres à
nord de la Birmanie. Cette offensive sur- pays sont acheminées vers la Chine par gement extraordinaire à l’œuvre l’ouest de Katmandou, un séisme
prise a permis à l’Alliance de la fraternité les routes commerciales du nord de l’État dans l’équilibre des forces en matière de 5,6 sur l’échelle de Richter a
(Brotherhood Alliance), du nom de cette Shan”, reprend The Irrawaddy, qui anti- de sport, et un recentrage vers le fait au moins 157 morts et laissé
union militaire, de s’emparer d’une cen- cipe de “lourdes pertes” pour la junte. De Moyen-Orient”, analyse la BBC. des milliers de personnes sans
taine de “bases de la junte” et de “villes fait, relève le South China Morning Post en Mais, ajoute le média britannique, abri. “Bien que situé dans une des
stratégiques” à la frontière avec la Chine, s’appuyant sur les avis d’experts, “l’am- au regard des droits humains et zones les plus sismiques de la pla-
rapporte The Irrawaddy. Le site indépen- pleur et la rapidité de la progression de l’Al- des enjeux environnementaux, la nète, le Népal possède un système
dant parle d’“offensive la plus liance de la fraternité pourraient compétition “pourrait être encore de réponse aux catastrophes parmi
importante et la mieux organisée à terme constituer une menace plus controversée que celle organisée les moins performants”, déplore le
menée contre le régime militaire de taille pour la junte, débordée”. au Qatar l’année dernière”. quotidien.
depuis le coup d’État de 2021”. Et, ajoute Al-Jazeera, elles
Dans cette région, explique REVUE pourraient également procurer

15 288
le South China Morning Post, DE PRESSE un nouvel élan au mouvement
“les milices fidèles à la junte au de résistance au coup d’État
pouvoir contrôlent les principaux postes com- de 2021. Ailleurs en Birmanie, assure déjà
merciaux par lesquels des centaines de mil- The Irrawaddy, inspirés par l’“opération
lions de dollars de marchandises passent en 1027”, “d’autres groupes de résistance ont
Chine chaque année, ainsi que la constellation intensifié leurs attaques contre des cibles KILOMÈTRES, c’est la distance parcourue par une baleine
de casinos utilisés pour blanchir l’argent de la du régime”. franche australe entre l’Afrique du Sud et l’Argentine.
drogue et les réseaux d’escroquerie en ligne”. Cela dit, pondère Morgan Michaels, “Les baleines franches australes arrivent habituellement
Or les forces de la “résistance”, comme de l’Institut international d’études stra- dans les eaux du littoral sud-africain au début de juin pour
les appelle The Irrawaddy, auraient pris le tégiques, dans le South China Morning mettre bas et repartent en octobre pour aller se nourrir
contrôle des villes clés de Chinshwehaw, Post, étant donné l’étendue des zones en Antarctique”, explique le magazine Hakai le 3 novembre,
point de passage des marchandises entre la conquises, “si l’armée régulière se révèle en faisant état de l’étude menée par le Mammal Research
Chine et la Birmanie, et de Hsenwi, au car- capable de mettre sur pied une contre-offen- Institute de Pretoria. Après avoir mis des balises satellite
refour des routes menant à Chinshwehaw sive majeure, il sera difficile [pour l’Alliance en 2021 sur quatre femelles adultes, ces chercheurs ont ainsi
et Muse. L’ultime objectif, croit savoir de la fraternité] de conserver ces territoires”. observé que la baleine 221 423 avait parcouru 7 000 kilomètres
The Diplomat, serait Laukkai, la capitale —Courrier international de plus que le dernier record connu pour ce cétacé.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
FRANCE
Le garde
des Sceaux
à la barre
Éric Dupont-Moretti
comparaît depuis le 6 novembre
devant la Cour de justice de
la République. Une première
pour un ministre en exercice.
P
endant dix jours, “il sera dans
le prétoire, mais cette fois sans sa
robe noire d’avocat”, note Le Soir.
Éric Dupont-Moretti, garde des Sceaux, a
commencé à comparaître le 6 novembre
pour “prise illégale d’intérêts” devant la
Cour de justice de la République. “Une
première sous la Ve République !” souligne
le quotidien de Bruxelles. Et “du jamais-
vu pour un ministre en exercice”, renchérit
Politico. De surcroît quand il s’agit d’“un
ancien avocat de la défense très médiatisé,
RENDEZ-VOUS WITH YOU : RENDEZ-VOUS AVEC VOUS
qui était un choix très audacieux de la part
du président français en 2020”, commente
le Financial Times.
L’affaire, qui embarrasse autant le
ministre qu’Emmanuel Macron, concerne
deux dossiers. On reproche à celui qu’on
surnomme “Acquittator”, en référence à
son passé en tant que ténor du barreau,
d’avoir ordonné des enquêtes adminis-
tratives contre quatre magistrats avec
qui il a eu des différends lors de son
passé d’avocat.
DU 4 AU 19 NOVEMBRE
LE RENDEZ-VOUS
LIGNE ROSET
Le ministre encourt cinq ans de prison,
500000 euros d’amende ainsi qu’une peine
d’inéligibilité et d’interdiction d’exercer
une fonction publique.
Mais, pour l’heure, et jusqu’au 16 no-
vembre, l’exécutif a fait le choix de main-
tenir le ministre en fonction, indique en
Espagne El Correo. Il met ainsi “en avant
l’habitude de Macron de ne pas se séparer
de ses ministres et conseillers qui ont des
démêlés avec la justice, malgré sa promesse
en 2017 d’un gouvernement transparent et
7 JOURS. 15
← Éric Dupont-Morreti.
Dessin de Kroll paru
dans Le Soir, Bruxelles.
sans casseroles”, commente le Financial
Times.
Au-delà du cas du ministre, le procès
“aura également valeur de test pour ce
tribunal spécial, la Cour de justice de la
République”, dont la composition mixte
(juges professionnels et parlementaires)
suscite régulièrement des critiques.
Plusieurs présidents, dont François
Hollande et Emmanuel Macron, ont
envisagé de l’abolir. Et son bilan montre
“des condamnations peu nombreuses et
généralement assez légères”, rappelle le
quotidien britannique. Et de citer à ce
sujet Paul Cassia, professeur de droit :
“La situation est très étrange. Vous avez
un ministre en exercice qui va être jugé
pour prise illégale d’intérêt par des gens
avec qui il se trouve en conflit d’intérêts.”
Éric Dupont-Moretti est loin d’être
le seul de la Macronie à être confronté
à des soucis judiciaires : Oliv ier
Dussopt, le ministre du Travail, sera
jugé du 27 au 30 novembre pour “favori-
tisme”. Alexis Kohler, le secrétaire géné-
ral de l’Élysée, est mis en examen pour
“prise illégale d’intérêts” concernant ses
liens avec l’armateur italo-suisse MSC.
—Courrier international
16.
d’un
continent
à l’a ut r e.
europe
Royaume-Uni.
Les “Années
folles” des
ultrariches
À Londres, en dépit du Brexit et des crises
internationales et nationales, l’argent
coule à flots. Cette journaliste a pu le constater
de ses propres yeux.
—The Sunday Times
(Londres)
L
es amuse-bouches sont
dorés à la feuille d’or,
de même que les dan-
seuses. Les sources de cham-
pagne sont intarissables et
nous sommes entourés d’une
jungle d’arrangements floraux
dignes de funérailles nationales.
J’assiste à l’ouverture du Raffles,
un nouvel hôtel situé en plein
cœur de Londres où une nuit
vous soulagera le portefeuille
d’un millier de livres [environ
1 150 euros] pour la chambre la
plus modeste ou de 25000 livres
[plus de 28 700 euros] si vous
optez pour la plus chère.
La princesse royale [Anne, la
sœur de Charles III] est pré-
sente. Je ne reconnais pas beau-
coup d’autres visages dans la
foule, à l’exception de ceux de
députés conservateurs qui m’ont
l’air aussi mal à l’aise que moi.
France .........
Amériques......
Afrique ........
Asie ...........
Nul doute que bon nombre des
personnes ici présentes paient
des sommes rondelettes pour
ne pas être reconnues par des
gens comme moi.
L’ambassadeur d’Ouzbékistan
se présente et ma coupe se rem-
plit de champagne. Un peu
plus loin, dans l’est de la capi-
tale, les ordures s’entassent
sur les trottoirs : les éboueurs
sont en grève.
Bon temps. Il se passe quelque
chose d’étrange aujourd’hui au
Royaume-Uni, et plus spécifique-
ment à Londres, même si on s’en
aperçoit également dans certains
coins huppés de l’Oxfordshire
et du Buckinghamshire. Tandis
que le commun des mortels se
débat entre les trains annulés,
les écoles en ruine et l’impossi-
bilité de trouver un rendez-vous
chez le généraliste, les ultra-
riches, eux, se portent encore
mieux que d’habitude.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
20 Bien qu’il règne une atmos-
22 phère crépusculaire dans la City,
26 où jamais on n’a conclu aussi
28 peu d’affaires en quatorze ans,
si vous avez envie de passer du
bon temps sans compter, Londres
vous tend les bras.
Pour la plupart d’entre nous,
la vie post-Covid est toujours
plus chère et plus difficile. Mais
pour certaines élites, les Années
folles sont bel et bien de retour.
“Comme dans les années 1920, il y
a beaucoup de pauvreté et de misère
sociale, mais dans les échelons supé-
rieurs, les élites transatlantiques
n’ont jamais mené aussi grand
train”, explique Alex Lawrie,
conseiller en relations publiques
dans l’immobilier pour les ultra-
riches. Lorsque je lui demande si
une maison à 10 millions de livres
est un bien “ultra-exclusif” pour
les ultrariches, Alex Lawrie, qui
arbore une bague et une montre
Bulgari, me regarde avec effare-
ment avant de lâcher : “Chérie,
en dessous de 10 millions, c’est la
maison du cuisinier.”
Jets privés. Si vous êtes cui-
sinier, ou exercez toute autre
activité professionnelle avec
la modeste ambition de
faire partie de la classe
moyenne, Londres est
de plus en plus hors de
prix. Sauf pour les ultra-
riches, manifestement
peu soucieux de réduire leur
train de vie. Raffles est le
deuxième hôtel de plus
de 1 milliard de livres à
avoir ouvert ses portes
dans la capitale britan-
nique cette année.
Et pas moins
de 13 autres
établisse-
ments de
luxe devraient
être inaugurés à
Londres d’ici à 2025.
Sur l’aéroport de
Farnborough, au sud-ouest
de la capitale, le nombre de jets
privés a augmenté de 27 % l’an
dernier. Les services publics bri-
tanniques peuvent être dans un
état de délabrement chronique ;
les ultrariches sont à mille lieues
de ces problèmes. Ils n’utilisent
pas les transports publics. Ils
n’ont pas besoin de couverture
sociale. Ils ne font pas la queue
avec nous autres, simples mor-
tels, pour montrer leur passe-
port. Car, de fait, la plupart des
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
↙ Dessin de Belle Mellor paru
dans The Guardian, Londres.
contrariétés qui composent notre
quotidien sont solubles dans des
flots d’argent.
Le comble étant que bon
nombre des ultrariches pros-
pèrent aujourd’hui en raison – et
non en dépit – des événements
mondiaux qui ont mis nos vies
sens dessus dessous. Ils sont
“Il y a davantage de
personnel de maison
au Royaume-Uni
aujourd’hui qu’à
l’époque victorienne.”
Alex Lawrie, CONSEILLER
EN RELATIONS PUBLIQUES
nombreux à avoir encaissé d’im-
menses profits grâce à la pandé-
mie de Covid-19 ou à la guerre en
Ukraine. Si vous avez des intérêts
dans les secteurs de l’énergie, de
la santé, de la technologie ou des
armes, ces dernières années vous
ont probablement rapporté gros.
La faiblesse de la livre sterling
par rapport au dollar permet aux
ploutocrates américains d’en
avoir – vraiment beaucoup – pour
leur argent lors d’un séjour au
Royaume-Uni en ce moment.
Après le Brexit, “nous avons réalisé
les six meilleurs mois de notre his-
toire”, explique Chris Richmond,
employé pour l’entreprise amé-
ricaine de services financiers
CIT Group.
Notre entretien se déroule
alors que je viens de visiter le
nouveau projet immobilier de
CIT : Lancer Square, à deux pas
de [la station de métro] High
Street Kensington, où un appar-
tement de quatre pièces coûte
plus de [17 millions d’euros]
et où le jacuzzi au sous-sol est
plus grand que ma chambre. En
découvrant la salle de bains en
marbre d’un des appartements,
je ne peux retenir un sifflement
d’admiration. Cela sent la fortune
jusque dans l’air que l’on respire
ici. Les riches refusent d’habiter
dans des maisons ne proposant
pas un certain niveau d’air condi-
tionné, m’explique un autre pro-
moteur immobilier un peu plus
tard. Ils ne respirent littérale-
ment pas le même air que nous.
Si cela vous paraît encore un
peu plébéien, il y a une maison
jumelée un peu plus loin, vendue
plus de [37 millions d’euros]. Et
si cela ne convient toujours pas,
il existe actuellement six proprié-
tés “supra-exclusives” estimées
à plus de [115 millions d’euros]
à Londres.
Mais pourquoi les ultrariches
aiment-ils toujours autant cette
ville ? “L’attractivité de Londres
repose sur des choses qui n’ont pas
vraiment changé”, répond Chris
Richmond. Et qui ne changeront
pour la plupart jamais. Quand
on possède des intérêts com-
merciaux dans le monde entier
et qu’on a un jet privé sous la
main, Londres reste un grand
carrefour international. La ville
se trouve sur un fuseau horaire
qui permet de faire sans peine
des affaires avec Los Angeles,
Moscou ou Dubaï. Elle se situe
également à un emplacement
de choix. “De Londres, vous avez
facilement accès à New York ou à
votre villa dans le sud de la France.
Vous pouvez faire une virée shop-
ping à Milan ou aller faire la fête à
Mykonos”, explique Alex Lawrie.
En outre, pour les milliardaires
encombrés de quelques casseroles
qui auraient besoin de lessiver
LES JOURNÉES DE L’ORIENTATION
PARCOURSUP ET LES
ÉCOLES DE COMMERCE
25 NOV. 2023 | PARIS
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leur réputation, de mettre à l’abri
quelques biens mal acquis ou de
remporter une plainte en diffa-
mation, le Royaume-Uni reste
l’endroit idéal.
Tout cela peut paraître obscène
à certains, mais la présence de
ces ultrariches a quelques avan-
tages. Les 1 % les plus fortu-
nés représentent près d’un tiers
des recettes fiscales de l’État,
et leurs exubérantes habitudes
de consommation créent des
emplois – des avocats et des
comptables, oui, mais aussi
des domestiques. “Il y a plus de
valets et de personnel de maison
au Royaume-Uni aujourd’hui
qu’à l’époque géorgienne ou vic-
torienne”, affirme Alex Lawrie,
et les Britanniques n’ont pas
d’égal en la matière. “C’est 50 %
de prestige social et 50 % d’effet
Mary Poppins, les gens adorent.”
C’est également ce qui amène
les ultrariches à inscrire leurs
enfants dans les grandes écoles
britanniques. L’établissement
privé pour garçons d’Eton et
les autres grandes institutions
ayant maintenu leur réputa-
tion, le système éducatif bri-
tannique reste une référence
pour les élites mondiales. Pour
rappel, à Eton, les frais d’ins-
cription s’élèvent aujourd’hui à
presque [58 000 euros] l’année,
contre [38 000] en 2013.
Londres est aussi une forme
d’échappatoire. Pour un certain
“J’adore Dubaï. J’ai
une maison là-bas.
Mais il n’y a pas
de culture.”
Kam Babaee, PROMOTEUR
IMMOBILIER MULTIMILLIONNAIRE
présentent
nombre de jeunes gens issus de
milieux plus stricts, Londres est
l’endroit où s’amuser et vivre
comme ils l’entendent, sou-
ligne Alex Lawrie, qui évoque
le cas de deux filles d’hommes
d’affaires du Golfe qui sont en
couple à Londres mais cachent
leur relation dans leur pays.
Capitale du monde. “J’adore
Dubaï. J’ai une maison là-bas.
Mais il n’y a pas de culture”, confie
Kam Babaee, promoteur immo-
bilier et multimillionnaire qui a
quitté l’Iran et vit avec sa famille
au Royaume-Uni depuis l’âge de
10 ans. “Ici, vous pouvez passer un
an à aller chaque soir dans un res-
taurant différent. Et puis il y a la
crème de la crème à Londres. C’est
la capitale du monde.”
Sans compter que des liens
anciens rattachent les ultrariches
à ce pays. “Les générations précé-
dentes ont fréquenté nos écoles, rap-
pelle Alex Cheatle [à la tête d’une
entreprise de conciergerie]. Ils y
retrouvent leurs semblables aussi.
Ils connaissent la ville. Si vous ne
pouvez pas dire si vous préférez
Kensington, Mayfair ou Hampstead
[quartiers cossus de Londres], c’est
comme si vous n’aviez pas de station
de ski préférée.”
Je ne fais pas partie des clients
d’Alex Cheatle : l’évidence s’est
imposée un lundi soir. J’ai tenté
de dîner dans quatre restaurants
différents de Mayfair avant de
trouver une table. “Il n’y a que des
imbéciles pour tenter leur chance
sans réserver”, semblaient me
dire les sourcils du maître d’hôtel
tandis que j’implorais une place
à côté des toilettes. Dans tout le
pays, des restaurants sont désor-
mais fermés le lundi par manque
EUROPE. 17
d’affluence, mais ceux de Mayfair
sont pleins à craquer. La note
pour trois personnes s’élevait à
[444 euros]. Sans dessert.
Alors qu’en compagnie de mes
guides dans ce monde luxueux
j’attendais qu’une table nous soit
attribuée, nous avons regretté
de ne pas être resté à la Maison
Estelle, le nouveau club privé
branché dont tout le monde parle,
où nous avions pris un verre un
peu plus tôt. Là-bas, le club-
sandwich coûte [25 euros] et, à
votre arrivée, on appose un auto-
collant sur la caméra de votre
téléphone portable au cas où
une célébrité ferait son entrée.
Ce club était plus bondé que mon
pub de quartier.
Les Années folles sont bien là.
Du moins pour ceux qui en ont
les moyens.
—Charlotte Ivers,
publié le 1er octobre
SOURCE
THE SUNDAY TIMES
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire 647 000 ex.
(2020)
thetimes.co.uk
Fondé en 1822, ce journal
conservateur a fusionné
avec The Times en 1967.
L’enfant chéri de Rupert
Murdoch est aujourd’hui
l’un des meilleurs journaux
du dimanche, en tout cas
le plus lu. Contrairement à
l’édition quotidienne (les deux
rédactions sont distinctes),
The Sunday Times a soutenu
le vote en faveur de la sortie
de l’Union européenne, en 2016.
18. EUROPE
UKRAINE
“Nous sommes
dans une impasse”
Valeriy Zaloujny, commandant en chef des forces armées
ukrainiennes, a reconnu dans The Economist le fiasco
de la contre-offensive, tout en proposant des solutions
pour reprendre le dessus. Un aveu d’échec, selon Moscou.
E
n cinq mois de contre-offensive, nous
avons avancé de 17 kilomètres” ; “Il
ne faut pas s’attendre à une percée” ;
“Nous sommes dans une impasse”… Dans
une série d’interventions (un article
d’opinion, une longue analyse et une
interview) parues dans le prestigieux
magazine britannique The Economist, le
commandant en chef des forces armées
ukrainiennes, Valeriy Zaloujny, dresse,
pour la première fois depuis le début de
la contre-offensive ukrainienne, un état
des lieux extrêmement franc des progrès
de son armée.
Sur le champ de bataille, les deux adver-
saires ont, selon lui, atteint une sorte
de parité militaire et technologique.
Comparable à la Première Guerre mon-
diale, cette situation augure logiquement
un conflit long et coûteux en matériel et
en vies humaines.
C’est une “impasse”, admet-il, en souli-
gnant que ce scénario ne peut être favorable
qu’à la Russie, dont le puissant complexe
militaro-industriel tourne à plein régime
et où “la vie humaine ne vaut pas grand-
chose”. “Soyons honnêtes, il s’agit d’un État
féodal dans lequel la ressource la moins chère
est la vie humaine. Et pour nous, la chose la
plus chère que nous ayons, c’est notre peuple”,
déclare-t-il lors de l’entretien.
Au passage, il admet également s’être
trompé en imaginant pouvoir arrêter
“La Russie a perdu
150 000 hommes. Dans
n’importe quel autre pays,
de telles pertes auraient
mis fin à la guerre.”
Valeriy Zaloujny, CHEF DES FORCES
ARMÉES UKRAINIENNES
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
l’agression russe en saignant son armée.
“C’était mon erreur”, dit-il. Il poursuit : “La
Russie a perdu au bas mot 150 000 hommes.
Dans n’importe quel autre pays, de telles
pertes auraient mis fin à la guerre.”
Mais pas en Russie, où les références en
la matière sont la Première et la Seconde
Guerre mondiale, au cours desquelles
l’Union soviétique a perdu des dizaines
de millions de personnes…
Sans surprise, ces déclarations d’une
étonnante franchise ont fait couler pas
Des officiels russes
n’hésitent pas à parler
d’un “début de
capitulation”
pour l’Ukraine.
mal d’encre des deux côtés du front.
À Kiev, les médias se sont immédiate-
ment fait l’écho de l’analyse du général
Zaloujny, en grande partie inédite pour
le lecteur ukrainien, en insistant sur les
solutions que le chef de guerre propose
pour sortir de ce “piège”.
Le journal en ligne Oukraïnska Pravda
rend ainsi minutieusement compte de
sa tribune publiée dans The Economist
qui appelle à un “bond technologique” qui
permettrait à l’armée ukrainienne de
reprendre le dessus. Le tabloïd Telegraf,
lui, traduit intégralement de l’anglais la
copieuse analyse du général intitulée
“La guerre de positions moderne : com-
ment la gagner”.
À Moscou, les médias ont réagi tout
aussi vite, mais pour rapporter tous les
bons points que le général ukrainien attri-
bue à l’armée et aux armements russes.
Il ne faut pas sous-estimer la Russie,
martèle-t-il, car elle “aura la supério-
rité en matière d’armes, d’équipements,
de missiles et de munitions pendant une
période considérable”, et cela n’est pas
pour déplaire au quotidien populaire
Moskovski Komsomolets, qui estime que
Zaloujny “couvre la Russie de compliments”.
“Un aveu inattendu”, titre pour sa part
l’agence officielle Ria Novosti en rendant
compte de ces déclarations. “Il n’y aura
pas de percée profonde et magnifique”, ren-
chérit le très lu journal en ligne Gazeta.
ru, en reprenant là aussi les propos de
Zaloujny.
Sur le plan officiel, les réactions – la
plupart dans la même veine – n’ont pas
tardé, certains n’hésitant pas à parler
même d’un “début de capitulation” pour
l’Ukraine. Dmitri Peskov, le porte-parole
du Kremlin, est en désaccord avec Zaloujny
sur un seul point : la situation sur le
front n’est pas dans l’impasse, a-t-il com-
menté dans le quotidien Kommersant,
car la Russie continue de mener, elle, sans
relâche son “opération militaire spéciale”.
—Courrier international
↙ Dessin de Ruben
L. Oppenheimer, Pays-Bas.
Contexte
Un rival pour
Zelensky à la
présidentielle
●●● Véritable “star” de la scène
politique ukrainienne dans les
premiers mois de la guerre avant
d’être déchu de ses fonctions,
Oleksiy Arestovitch a confirmé,
dans un long entretien accordé
au journal russe en exil Meduza,
son ambition de se présenter
à la prochaine élection
présidentielle, dont le premier
tour doit se tenir le 31 mars 2024.
Ce n’est pas un hasard si l’ancien
spin doctor de Volodymyr Zelensky
a choisi un média d’opposition
russe pour s’épancher.
Ses détracteurs en Ukraine
l’accusent de faire le jeu
du Kremlin en critiquant
ouvertement la direction politique
du pays et en invitant l’opinion
publique à ne pas “déshumaniser”
les Russes. Aujourd’hui,
“il promet à ses électeurs la paix
avec la Russie”, écrit Meduza.
À en croire Arestovitch, l’Ukraine
va mal, et il faut absolument
organiser ce scrutin pour sortir
de l’impasse. “La lassitude
de la population, l’absence
de réelles perspectives de victoire
pour l’Ukraine et la crise de
légitimité – externe et interne –
du pouvoir conduisent presque
invariablement à des élections”,
estime-t-il. Arestovitch
est partisan d’une solution
temporaire, suggérée par
Henry Kissinger, pour faire cesser
les hostilités : laisser la Crimée
et le Donbass aux mains
des Russes en attendant que
le pouvoir change au Kremlin.
“Je suis persuadé que
les successeurs de Poutine
seront plus sains d’esprit
que lui et son entourage.”
Depuis plusieurs semaines,
la classe politique ukrainienne
débat de la possibilité d’annuler
ce scrutin. Dans un récent
entretien accordé à une chaîne
de télévision italienne,
Volodymyr Zelensky s’est dit
plutôt favorable à son maintien,
à condition que le gouvernement
puisse garantir la sécurité
des électeurs, rappelle Meduza.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Polémique autour
d’un article du “Time”
Le magazine américain consacre sa dernière une
au président Zelensky, avec un article négatif
qui affirme que Kiev a perdu la guerre, provoquant
une levée de boucliers médiatique dans le pays.
S
ur la couverture rouge du maga-
zine new-yorkais Time, Zelensky
est de dos, la tête tournée vers la
gauche, l’air presque désemparé. Et au-
dessus, en anglais, une phrase tirée d’un
entretien qu’il a accordé au journaliste
Simon Shuster : “Personne ne croit en
notre victoire comme moi. Personne.” Le
ton est donné : le président ukrainien
est dépeint comme un homme isolé qui
s’acharne dans une guerre
que l’Ukraine ne peut pas
gagner.
“La publication dans Time
d’un article qui jette un regard
critique sur le président
Zelensky et sur l’évolution de
la guerre russo-ukrainienne
suscite de nombreuses réac-
tions, analyse le site d’in-
formation Komentari. Le
conseiller du cabinet présiden-
tiel, Mykhaïlo Podoliak, rap-
pelle qu’il s’agit du ‘point de vue subjectif
d’un journaliste’.” Oleksiy Danilov, chef
du Conseil de la défense et de la sécurité
nationale (RNBO), assure que “l’auteur
de la publication s’est fondé sur la ‘vision
russe’” des événements, ajoute le site.
Interrogé par Komentari, le politologue
Situation le 7 novembre 2023
BIÉLORUSSIE
POLOGNE
Kiev
UKRAINE
Préparatifs militaires Dn
iep
ukrainiens le long du Dniepr r Louhansk
MO.
Kherson
Odessa
ROUMANIE
ube
Mer
Dan
Noire
Zones aux mains des Russes ou des séparatistes prorusses
Principaux affrontements en cours
Principales offensives russes Principales contre-offensives ukrainiennes
Corridor ukrainien temporaire dans la mer Noire
Ihor Reïterovitch déclare : “L’article est
assez subjectif, […] avec une certaine ten-
dance à sélectionner telle ou telle déclara-
tion, généralement à partir d’une source
anonyme.”
En fait, la source en question n’est plus si
anonyme que cela. Simon Shuster se serait
en effet essentiellement appuyé sur ses dis-
cussions avec Oleksiy Arestovitch, “conseil-
ler de la présidence du 1er décembre 2020
au 17 janvier 2023”, affirme
Komentari dans un autre
article. Du reste, Arestovitch,
un temps coqueluche des
médias, limogé après avoir
accumulé les maladresses,
s’en vante sur Twitter.
“Signal de l’Occident” ?
Et il va même plus loin dans
sa volonté apparente de régler
ses comptes avec son ancien
patron, puisqu’il écrit, sou-
ligne Komentari, que “dans l’article du
Time, on voit un personnage connu et déplai-
sant : celui du dictateur abandonné de tous,
qui erre dans son bunker, ne souhaite pas
regarder la réalité en face et crie hystéri-
quement au sujet d’une victoire rapide qu’il
n’est pas capable d’obtenir. […] Les dictateurs
MO. Moldavie
R U S S I E
Avdiïvka
Zaporijjia
n
Donetsk Do
Melitopol
Mer
d’Azov
CRIMÉE
250 km
Réseau de fortifications russes
coupés (au nom de leurs fantasmes) de la
réalité finissent tous de la même façon. Cet
article condamne Zelensky à la solitude et
au jugement de l’histoire – une solitude dont
il est seul responsable.”
Volodymyr Fessenko, qui s’exprime
sur le site de l’hebdomadaire NV, estime
cependant qu’il ne faut pas accorder à
l’article du Time plus d’importance qu’il
n’en a. “Si on s’intéresse aux commentaires
à propos de cet article, dit-il, on peut avoir
l’impression que les commentateurs n’ont pas
lu le même texte. Chacun y trouve quelque
chose qui le concerne et ne réagit qu’à ce qui
lui plaît ou lui déplaît. En règle générale, ils
réagissent de façon émotionnelle plutôt que
rationnelle. Ce qui est peut-être lié au fait
que l’article lui-même est assez émotion-
nel, et qu’il accentue ostensiblement son
ton dramatique.”
Or, insiste Fessenko, cet article “ne
représente pas la position de l’Occident”.
Il s’explique : “Il faudrait voir dans cet
article un signal de l’Occident adressé à
l’Ukraine. Écoutez, il ne faut pas prendre
TENTEZ DE GAGNER
chaque article dans les médias occiden- UNE INVITATION
taux comme un ‘signal de l’Occident’. Les pour deux personnes
signaux passent par les déclarations et les à l’avant-première
actes des représentants officiels américains, du film d’Anthony Chen
européens et du G7.”
Ce “miroir médiatique peut parfois être Un hiver à Yanji,
déformant, […], positif envers nous ou cri- qui aura lieu le lundi
tique. Mais il est toujours subjectif, conclut- 20 novembre 2023
il. Il ne faut pas considérer ces articles à 19h30 au Forum
comme la vérité absolue ou comme une pro-
des images, Paris 1er.
vocation de l’ennemi (même si ce soupçon
se fait jour de temps à autre). En revanche, La projection sera
il faut les prendre en compte, les analyser suivie d’une séance
et en tirer les conclusions pratiques néces-
saires à notre politique dans nos relations de questions-réponses
avec l’Occident.” avec la rédaction de
—Courrier international Courrier international.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
“Des vagues d’assauts
24 heures sur 24” :
le spectre de Bakhmout
et Marioupol plane
sur Avdiïvka
Les combats ne faiblissent
pas autour de la ville fortifiée
d’Avdiïvka, près de Donetsk,
que les Russes semblent
déterminés à prendre au
mépris des pertes. La situation
s’aggrave et inquiète
les médias ukrainiens.
Toute l’actualité de la guerre
en Ukraine est à retrouver
sur notre site.
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Politique. Darmanin,
entre provocations
et sabotages
Torse bombé et menton en avant, le ministre de l’Intérieur attise les tensions.
Un calcul politique qui n’aide en rien à apaiser le pays selon ce journal suisse.
—Tages-Anzeiger (Zurich)
L
’unité nationale ne serait
pas du luxe en France
aujourd’hui pour apaiser
les esprits. Cette nouvelle guerre
au Proche-Orient agite et frac-
ture le pays. C’est le cas ailleurs
aussi, mais l’Hexagone compte à
la fois la plus nombreuse com-
munauté juive et la plus nom-
breuse communauté musulmane
d’Europe, de sorte que les conflits
qui éclatent de l’autre côté de la
Méditerranée y trouvent toujours
un écho particulier.
La crainte d’une flambée de res-
sentiment a poussé Emmanuel
Macron à inviter le peuple à
l’union. “Restons unis”, a exhorté
le chef de l’État dans l’allocution
télévisée qui a suivi les attaques
du Hamas en Israël. “N’ajoutons
pas des fractures nationales aux
fractures internationales.”
Cette phrase exprimait à la fois
un sentiment d’urgence et un
mauvais pressentiment. Même
au sein de son propre gouverne-
ment, tout le monde ne l’écoute
pas, dont des poids lourds. Le
numéro trois de l’exécutif, le
ministre de l’Intérieur, Gérald
Darmanin, ne manque pas une
occasion de saboter l’appel du pré-
sident à coups de provocations
et de franchissements de lignes.
Surenchère. “Darmanin, la
stratégie de la surenchère”, titrait
Le Monde voilà quelques jours
[Courrier international fait partie
du Groupe Le Monde]. Et c’est
exactement comme ça qu’il faut
l’imaginer, comme une vente aux
enchères. Darmanin en rajoute
toujours une couche. Sans qu’il
en soit besoin. Le Valenciennois
de 41 ans est un habitué des juge-
ments à l’emporte-pièce, établis-
sant par exemple un lien direct
entre immigration et terrorisme,
menaçant de passer outre au droit
européen au besoin pour proté-
ger les Français. Or, au lieu de
les rassurer, cette stratégie ne
fait qu’entretenir la psychose.
Citons trois exemples datant
de ces derniers jours. Au lende-
main de l’attentat perpétré par
un homme d’origine ingouche à
Arras, au cours duquel un ensei-
gnant a perdu la vie, Darmanin a
immédiatement mis en avant le
projet de loi sur l’immigra-
tion : si le texte était déjà
entré en vigueur, a-t-il
affirmé, l’auteur de
l’attentat, “fiché S” par
les autorités, aurait
pu êt re ex pu lsé
depuis belle lurette.
L’inter prétation
était aventureuse.
Mais, ce faisant,
Darmanin par-
venait à imposer
l’immigration
dans le débat
dans le sillage de
l’attentat.
Le projet de loi en
question devrait être
débattu à l’Assemblée
dans quelques semaines.
Darmanin, naguère membre
des Républicains, tente d’y
imprimer sa marque de sorte
qu’on puisse croire le texte
tout droit sorti des tiroirs
de l’extrême droite. C’est
d’ailleurs son objec-
tif avoué : voler la
vedette à Marine
Le Pen en lui bar-
botant ses thèmes
de prédilection.
C’est la seule façon,
serine Darmanin à
longueur de temps,
de battre Le Pen. Se
pose néanmoins la
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
question de savoir si les élec-
teurs d’extrême droite ne pré-
féreront pas l’original à la copie.
Darmanin fait également beau-
coup de vagues en affirmant
devant les caméras de télévi-
sion que le footballeur Karim
Benzema était “en lien notoire
avec les Frères musulmans”. Dans
un post publié sur X (ex-Twitter),
Benzema avait appelé à prier
pour les femmes et les enfants de
Gaza, victimes une fois de plus de
bombardements aveugles. Quand
on a demandé à Darmanin s’il
détenait des preuves de ce qu’il
avançait, il s’est perdu en insi-
nuations confuses et autres déro-
bades. Karim Benzema aurait
“quelque chose à cacher” et ses
posts publiés sur les réseaux
sociaux seraient problématiques.
Peut-on tenir ce genre de
propos lorsqu’on est ministre ?
S’il détenait des preuves et qu’une
procédure était en cours contre
Benzema, Darmanin n’aurait
aucun droit d’en parler. En
revanche, s’il n’existe pas de
preuves et qu’aucune enquête
n’a été ouverte contre l’inter-
national, c’est que le ministre
de l’Intérieur de la République
se contente de faire courir des
rumeurs. Benzema envisage
actuellement de porter plainte
contre Darmanin pour diffama-
tion – les Frères musul-
mans étant considérés
dans plusieurs pays
comme une organi-
sation terroriste.
La décision de
Darmanin d’inter-
dire systématique-
ment et jusqu’à
nouvel ordre toutes
les manifestations
propalestiniennes
sur l’ensemble du
te r r itoi re f a it
également polé-
mique. Pour des
raisons de sécu-
rité, comme il l’af-
firme, et pour éviter
les slogans antisémites
parfois scandés dans les
manifestations de ce type.
L’interdiction est restée en
vigueur quelques jours, avant
que le Conseil d’État ne l’annule,
estimant qu’elle enfreignait par
son caractère systématique le
droit fondamental à la liberté
d’expression.
Lorsque la mauvaise humeur
ne trouve pas d’exutoire,
l’ambiance générale s’en
ressent au sein de la popula-
tion. Et ce n’est pas comme
si la police française n’avait
pas d’expérience dans la ges-
tion des marches et des mani-
festations, bien au contraire.
Darmanin se sent malgré
tout conforté dans son choix
↙ Dessin de Glez paru dans
Journal du jeudi, Ouagadougou.
d’incarner la ligne dure. Dans
une grande enquête Ipsos – inti-
tulée “Fractures françaises” –,
82 % des sondés déclarent vouloir
un “vrai chef” afin de remettre
de l’ordre dans le pays. C’est ce
que veut incarner Darmanin. Et
tant mieux s’il éclipse le chef de
l’État au passage.
Hautes visées. Le ministre de
l’Intérieur aurait aimé passer
Premier ministre cet été, mais
le président a choisi de recon-
duire Élisabeth Borne. Depuis
lors, Darmanin se sent libre, y
compris de faire des échappées
solitaires.
La France n’a pas manqué, au
cours de son histoire, de ministres
de l’Intérieur impétueux qui,
torse bombé, menton en avant,
recherchaient la lumière, le feu
des projecteurs sur les scènes
de crime et les plateaux de télé,
comme une forme d’ubiquité. Et
qui pensaient carrière. La place
Beauvau est un tremplin, une
catapulte. Le palais de l’Élysée
n’est qu’à deux pas, littérale-
ment : 50 mètres tout au plus.
On dit de Gérald Darmanin,
à l’Intérieur depuis un peu plus
de trois ans, qu’il rêve nuit et
jour de traverser la rue. Comme
l’avait fait Nicolas Sarkozy, son
grand modèle, en 2007. Darmanin
passe pour son clone, dans le
style comme dans la politique.
Et c’est à travers le prisme de
ces hautes visées que les jour-
naux français analysent toute
sortie tonitruante ou toute polé-
mique ourdie de sa part.
Certes, la prochaine prési-
dentielle est encore loin (2027),
mais, en France, les hommes et
les femmes politiques aiment à
se mettre en position de bonne
heure. Darmanin est encore
jeune, nonobstant ses cheveux
grisonnants. Et il est impatient.
—Oliver Meiler,
publié le 27 octobre
SOURCE
TAGES-ANZEIGER
Zurich, Suisse
Quotidien, 235 000 ex.
tages-anzeiger.ch
Journal indépendant,
de qualité et très complet.
Il réalise le plus fort tirage
parmi les quotidiens
helvétiques d’information.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
ENVIRONNEMENT
Le pétrole brésilien
inquiète la Guyane
Le département français redoute que les projets
pétroliers de la société Petrobras à proximité de ses
côtes nuisent à ses habitants et à ses écosystèmes.
—Agência Pública, extraits
(São Paulo)
L
e regard fi xé sur la mer,
Yves Tiouka explique en
quoi la pêche et la nature
ont radicalement changé dans sa
région ces dix dernières années.
Il vit à Awala-Yalimapo, un village
d’un peu plus de mille habitants
situé à quelque 200 kilomètres
de Cayenne, chef-lieu de la
collectivité territoriale. Comme
une bonne partie de la popula-
tion de la région, les habitants
de cette commune vivent prin-
cipalement de la pêche.
Le projet de l’entreprise pétro-
lière brésilienne Petrobras dans le
bassin de Foz do Amazonas com-
prend la création d’une zone de
prospection de 2200 kilomètres le
long de la côte brésilienne, du nord
de l’Amapá, à la frontière de la
Guyane française, au littoral du
Rio Grande do Norte, avec la mise
en place de seize puits d’explora-
tion. Yves Tiouka est inquiet : “S’il
y a un accident et que le pétrole arrive
ici, on n’aura plus de quoi manger.
Personne ne congèle la nourriture
ici, on sort pêcher tous les jours, c’est
comme ça qu’on se nourrit.”
Si un accident entraînant des
rejets de pétrole se produit, les
conséquences se feront sentir en
moins de quarante-huit heures
en Guyane française. Le litto-
ral est en grande partie couvert
de mangroves, ce qui empêche
toute mesure de protection. La
Guyane n’exploite pas de pétrole
dans ses eaux et ne dispose pas
du moindre plan concret de
contention à grande échelle en
cas de marée noire.
Formé dans l’Atlantique sud,
le courant du nord du Brésil
remonte la côte septentrionale
du pays, où il rencontre le fleuve
Amazone, le plus grand écoule-
ment d’eaux continentales dans
l’environnement marin au monde.
Une partie du courant continue
vers le nord, et devient le cou-
rant de Guyane, qui se mêle à
l’Orénoque, au Venezuela, ce qui
crée un environnement unique.
C’est exactement à l’endroit où
circulent ces puissants courants
que Petrobras entend forer.
Selon le groupe public, 3 mil-
liards de dollars d’investissement
seront affectés à cette “nouvelle
frontière” pétrolière. Petrobras
attend l’autorisation de l’Institut
brésilien de l’environnement et
des ressources naturelles renou-
velables (Ibama) pour commen-
cer à prospecter sur la côte de
l’Amapá. Une première demande
avait été refusée en 2014. Ce
rejet a été confi rmé le 17 mai.
Rodrigo Agostinho, le président
de l’Ibama, déclare dans la déci-
sion que le projet présente “des
incohérences préoccupantes pour
la sécurité de cette activité” dans
une région “à haute vulnérabilité
socio-environnementale”.
Mangroves et lagunes. Pour
Marcelo Soares, un chercheur
spécialisé en géosciences, l’exploi-
tation du pétrole dans la région
mettrait en péril des écosystèmes
uniques et peu étudiés : “Nous
avons dans ces eaux profondes des
environnements récifaux qui font
partie d’un système unique, qu’on
trouve sur toute la côte du Brésil,
en Guyane française et jusque dans
les Caraïbes.”
Ainsi de la réserve naturelle de
l’Amana, qui se trouve à Awala-
Yalimapo. Reconnus depuis 1993
comme zone humide d’intérêt
international, ses 14800 hectares
que
Oréno
VENEZUELA
GU.
COLOMBIE
A
RORAIM
Rio
Negro
AMAZONAS
ira
de
Ma
B R
Forêts humides Zones économiques exclusives des États
Forêts sèches Mangroves
↙ Dessin de Dario paru dans
El Imparcial, Mexico.
comportent mangroves, forêts
marécageuses et lagunes. La
réserve est en évolution constante
du fait de la progression des
bancs de vase en provenance
de l’Amazone, qui remontent la
côte d’est en ouest.
Marcelo Soares attire éga-
lement l’attention sur la zone
prévue pour l’exploitation pétro-
lière, à la limite de la Guyane
française. “En cas d’accident, le
problème deviendra international
et entrera dans la zone européenne,
laquelle a des lois assez spécifiques.
Cela pourrait être négatif pour le
Brésil sur les plans géopolitique
et écologique, alors qu’il s’efforce
d’agir à nouveau plus positivement
sur l’environnement.”
L’exploitation pétrolière elle-
même augmente considérable-
ment les émissions de CO₂ au
niveau mondial. Le chercheur
rappelle que le nord du Brésil et
la Guyane française sont déjà
confrontés aux conséquences de
ce phénomène : augmentation des
températures, sécheresse et éléva-
tion du niveau de la mer sont déjà
perceptibles à Awala-Yalimapo.
Kudwayada est une maison
d’hôtes à l’architecture amé-
rindienne d’aspect rustique, à
quelques kilomètres de la plage
des Hattes, à Awala-Yalimapo.
Sylvain Kilinian, le propriétaire,
manifeste son inquiétude. Les
affaires ont progressé, mais il a
peur de tout perdre à cause du
changement climatique et de la
disparition des espèces du litto-
ral. “Toute ma vie dépend de ce lieu,
confie-t-il. Il faut lutter à fond pour
préserver la nature et ne pas lais-
ser disparaître notre histoire. S’il
y a un accident avec le pétrole au
Brésil et que la marée noire arrive
ici, tout sera fini.”
La Guyane est passée par
diverses vagues de prospection
pétrolière depuis les années 1970.
Saint-Laurent-du-Maroni 500 km
Awala-Yalimapo
Cayenne
ou
C
ran
t du
SU. Guyane nord
(France) du Br
Bassin de
ésil
AMAPÁ Foz do Amazonas
e
Amazon
RIO GRANDE
MINAS GERAIS
DO NORTE
MARANHÃO CEARÁ
Xin
gu
É S I L PIAUÍ
SOURCES : EPBR, WWF
FRANCE. 21
Bras de fer politique
●●● Les projets pétroliers
de Petrobras dans l’estuaire
de l’Amazone ont généré
un bras de fer politique entre
le ministre des Mines et de
l’Énergie, Alexandre Silveira, et
la ministre de l’Environnement,
Marina Silva, souligne Agência
Pública. En attendant que
l’affaire soit tranchée en haut
lieu (fin mai, Petrobras a déposé
une nouvelle demande auprès
de l’Ibama), la société pétrolière
a réservé des hôtels entiers
jusqu’à au moins la fin de 2023
dans la commune d’Oiapoque,
à la limite entre l’Amapá et la
Guyane française. Et, en accord
avec la municipalité, le groupe
s’emploie également à adapter
l’aérodrome local afin de
faciliter l’exploitation du pétrole
sur le littoral de l’État.
En 2017, la France a adopté une loi
qui a signifié la fin de la recherche
et de l’exploitation des hydrocar-
bures. Les pêcheurs de Guyane
française – qui représentent le
troisième secteur économique de
la région – déplorent le peu d’in-
formations dont ils disposent sur
le projet de Foz do Amazonas.
Stéfan Icho, un ingénieur de Saint-
Laurent-du-Maroni, fils et petit-
fils de pêcheurs, déplore : “On a
déjà une pollution au mercure avec
les chercheurs d’or clandestins, et
maintenant on a en plus ce risque
de marée noire. Tout cela va sans
aucun doute affecter nos popula-
tions autochtones des deux côtés.
Beaucoup de personnes dépendent
de la pêche pour survivre.”
Hervé Berville, le secrétaire
d’État à la Mer, qui s’est rendu à
Awala-Yalimapo en avril, a cor-
roboré les propos des pêcheurs
dans un entretien accordé à
Agência Pública. Du côté français,
déclarait-il, on ne dispose pas de
beaucoup d’informations concer-
nant l’exploitation de pétrole sur
la côte voisine. Le dialogue avec
le gouvernement Bolsonaro sur
les questions environnemen-
tales a toujours été compliqué,
a-t-il ajouté, mais les relations
franco-brésiliennes s’améliorent
avec le président Lula.
—Rudja Santos,
publié le 24 mai
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
—La Nación, extraits
(Buenos Aires)
L chercheurs d’or
’or vous attend toujours”,
philosophe Juan San
Martín, 75 ans, plongé
dans la boue jusqu’à la taille par
une température de 3 °C. Nous
sommes en montagne, non loin de
Huaraco, dans la province argen-
tine de Neuquén. D’une main, il
fait tourner un mélange d’eau
et d’alluvions dans une batée, et
quand au fond surgissent quelques
éclairs dorés, ce sont ses yeux
qui s’illuminent – des paillettes
d’or. Lui et son frère sont les der-
niers chercheurs d’or, les pirqui-
neros comme on les appelle ici :
“Plus personne ne veut être orpail-
leur, les gens préfèrent toucher des
aides sociales.”
Les bons jours, Juan San Martín
peut rassembler deux grammes
d’or, qu’il va vendre à Neuquén,
la capitale de la province, pour
26 000 pesos le gramme [70 euros
au cours officiel]. Pour cela, il lui
faut traverser toute la province
dans l’omnibus qui s’arrête dans
tous les villages de cette route qui
serpente à travers la Cordillera
del Viento [“Cordillère du vent”].
Il range le métal précieux dans
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
↓ Juan San Martín, à Andacollo, ville
située dans la province de Neuquén,
en Argentine. Photo Hernan Zenteno
une grande partie du xxe siècle,
Andacollo fut la “Californie argen-
tine”. Le village doit d’ailleurs sa
naissance, autour de 1910, à une
ruée vers le précieux métal.
“Les institutrices savaient que
je ne faisais pas l’école buisson-
nière, que j’allais chercher de l’or
avec mon père”, se souvient Juan
San Martín. C’est en hiver et au
printemps que travaillent les
orpailleurs, quand les eaux qui
descendent de la montagne gros-
sissent les cours d’eau. Au travail,
on se chauffait à l’aide d’un feu
de graisse allumé dans un seau,
et les enfants devaient aider les
pères à laver la terre. “C’était dur,
mais moins qu’aujourd’hui.”
Trouver le bon filon. Avant
l’arrivée des sociétés minières,
un code de la fraternité régissait
les relations entre les orpailleurs
– “Il y avait beaucoup de solidarité”.
“La première chose, la plus impor-
tante, c’est que la jalousie fait fuir
l’or, continue Juan. L’or reconnaît
les envieux et les égoïstes.” On tra-
vaillait en communauté. Sur les
hauteurs, des orpailleurs étaient
chargés de creuser des tranchées
[au fond desquelles surgissait de
Argentine. Les derniers
l’eau souterraine]. Si quelqu’un
trouvait un filon, tous les pirqui-
neros étaient informés, pour que
chacun puisse à son tour aller au
lavage et trouver les précieuses
paillettes.
“Il y avait beaucoup d’or, et il
de la “Cordillère du vent”
appartenait à tout le monde”, se
souvient Renato. “On travaillait
du lever au coucher du soleil, sans
pause, mais quand tu allais à l’épi-
cerie troquer de l’or contre de la
nourriture, quelle fierté !” enchaîne
Les frères San Martín sont, à 70 ans, les deux derniers orpailleurs Juan. Il se souvient d’un moment
d’Andacollo, dans les contreforts des Andes. Une région qui a vécu au siècle de bonheur avec son père : “Un
dernier une ruée vers l’or. jour, on a trouvé trois grammes.”
“Il nous a transmis ce métier, et le
travail c’est la dignité”, poursuit-il
en regardant son frère, le visage
maculé de boue, qui tourne la
une vieille boîte de conserve de les céréales, à Andacollo on récol- lavage, ils le troquaient contre du batée en larges mouvements
viande hachée. C’est du 21 carats tait l’or laissé par les alluvions pain, du vin, des pâtes ou autres concentriques pour séparer les
– l’or d’Andacollo est de qualité. – les pirquineros pouvaient tra- produits dans les magasins du vil- paillettes et les impuretés.
“Avant, on n’avait pas le choix : soit vailler quatorze heures par jour. lage. “L’orpaillage à Andacollo a “L’or est plus lourd, il reste au
tu étais chercheur d’or, soit tu ne Juan peut en témoigner : “Il n’y toujours été une question de survie”, fond de la batée”, explique Renato.
mangeais pas”, renchérit Renato, a pas si longtemps que la monnaie rappelle Ariel Aravena, ancien Comme son frère, il garde ses
son frère, à genoux est arrivée à Andacollo.” maire du village, aujourd’hui pépites dans une vieille conserve
devant sa batée. Jusque da ns les engagé dans la préservation des de viande hachée. À quelques
“C’est mon père qui années 1970, toutes les traditions minières : “Ici, on était mètres de là, Juan poursuit le
m’a appris le métier”, transactions du quo- soit criancero [“berger transhu- lavage, armé de deux autres
se souv ient Juan. REPORTAGE tidien se faisaient en mant”], soit pirquinero.” outils indispensables, une lanière
L’orpaillage est un art métal précieux. “Toute Les habitants d’Andacollo accrochée à une branche et une
d’initiés qui se transmet de géné- la journée nous cherchions de l’or, avaient bien la viande de chèvre montre. La première pour chas-
ration en génération. Comme il n’y avait pas d’autre revenu.” Ce à mettre sur la table, mais pour ser les chiens qui errent dans
dans d’autres villages on cultivait qu’ils dénichaient au terme du le reste il fallait de l’or. Pendant la montagne, la seconde pour
Courrier international
Exposition 8 novembre 2023—
Mucem, J4 11 mars 2024

PA. Paraguay
R-U Royaume-Uni
BOLIVIE
BRÉSIL
une route de graviers, ce troquet
doublé d’une petite épicerie est
Une autre
histoire
UR. Uruguay
PA.
resté en activité jusque dans les
années 1980, prisé des pirquine-
Océan
Pacifique ros. Renato se souvient : “Nous
ARGENTINE payions nos verres en or.”
Buenos Aires UR. Dans les effluves de bière et

du monde
la fumée du tabac bon marché,
CHILI Andacollo les orpailleurs se racontaient
PROVINCE
des histoires, comme celle du
DE NEUQUÉN “perro negro”, le “chien noir”.
Un beau jour, dit-on, un homme
Océan
Atlantique a débarqué et indiqué aux habi-
tués l’emplacement d’un coffre
COURRIER INTERNATIONAL

rempli d’or – assorti d’une mise

Îles en garde : celui qui irait le cher-
Malouines
(R-U) cher ne devait pas avoir peur de
ce qu’il verrait.
L’un des orpailleurs a décidé
de se rendre sur place, de nuit.
garder le contact avec le temps, Il a creusé dans le sol, heurté
et savoir quand redescendre à la quelque chose de dur : c’était bien
maison, tout en bas. Que faut-il un coffre, et ce coffre contenait
d’autre pour trouver de l’or ? “De de l’or. Mais alors que l’homme
la patience, beaucoup de patience, allait emporter son butin, un
et de la confiance.” chien noir a bondi du coffre.
“Au village, tout le monde a Apeuré, l’homme a sorti son cou-
un passé minier”, rappelle Ariel teau et blessé l’animal, qui s’est
Aravena. C’est à partir du milieu enfui en hurlant dans la forêt.
du xxe siècle que se sont installées Quand l’homme a de nouveau
les premières sociétés minières, porté ses yeux sur le coffre, l’or
Maquette de pirogue, inv. D979-3-1133, dépôt de la collection de la Propagation de la Foi-OPM, musée des Confluences
venues exploiter à l’échelle indus- avait disparu. Le bar El Minero (Lyon, France), © Olivier Garcin

trielle la cinquantaine de filons est aujourd’hui un musée, qui

d’importance qui, selon les géo- se visite.
logues, courent dans la pierre Le dos douloureux à force de
des montagnes qui entourent passer leurs journées penchés sur
Andacollo. “Elles ont toutes fait leur batée, les frères San Martín
la même chose : quelques années lèvent les yeux vers la Cordillera
d’exploitation, puis la faillite”, del Viento. Le vent a fraîchi, “c’est
raconte Aravena. À chaque faillite, qu’il a commencé à neiger sur les
le village est jeté dans une léthar- sommets”, juge Renato. Encore
gie dont il a chaque fois plus de quelques heures de soleil avant
mal à sortir. “Il y a beaucoup de la nuit. “J’ai fait vivre toute ma
chômeurs, beaucoup quittent le famille grâce à l’or, se rengorge
village”, constate l’ancien maire. Juan. C’est ma grande fierté.”
—Leandro Vesco
Mine mise à l’arrêt. La (d’Andacollo),
Corporación Minera del Neuquén publié le 22 septembre
(Cormine) est une entreprise
publique chargée de promou-
voir le développement des acti-
vités minières dans la province, SOURCE
et c’est elle qui, à ce titre, délivre
les permis d’exploitation. La mine LA NACIÓN

Mucem
Sofía est le seul projet aurifère. Buenos Aires, Argentine
Mais la suspension des activités a Quotidien, 185 000 ex.
été déclarée en 2020, et depuis la lanacion.com.ar
mine est à l’arrêt : 280 employés Fondé en 1870, ce quotidien
ne touchent plus de salaire. Certes national plutôt conservateur
l’État leur verse une aide, mais le est l’un des journaux les plus
village rêve de voir la mine rouvrir. lus du pays. Depuis l’arrivée
“Il y a des réserves d’or”, affirme au pouvoir des Kirchner,
Aravena. Dans les bars et sur les en 2003, il a trouvé sa place
marchés, tous s’enquièrent des parmi les titres d’opposition. Avec le soutien de Partenariats médias
nouvelles, attendent une solution. Sa rubrique internationale,
“Après le travail, nous nous qui occupe les premières
retrouvions au bar El Minero”, pages, contribue
se souvient Juan. Situé sur la 39, à sa réputation.
24. AMÉRIQUES Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

↙ Dessin de Turcios,
BRÉSIL Espagne.

Le rio Negro à sec, les riverains de la communauté – et donc la Les gens tentent de se procu-
plus isolée en cet étiage prolongé. rer de l’eau avec des cacimbas,

vivent sur des bancs de sable

Autour de cet affluent de l’Amazone, l’eau est à son plus bas niveau
historique, isolant les villages et modifiant les paysages. Les habitants
sont obligés d’aller vivre sur des pirogues pour se rapprocher du fleuve.
—Folha de São Paulo, les igarapés [bras étroits et peu sable qui est devenu leur nouvelle gues. Un batelier va chercher les témoigne : “Toutes les commu-
extraits (São Paulo) profonds d’un cours d’eau] et isole adresse. La communauté s’est devoirs à faire à l’école de la com- nautés ont du mal à accéder à l’eau
Carlos Alberto da Silva vit sur le des structures de bois de forme
banc de sable depuis un mois avec carrée qu’on construit près des
sa femme, un beau-fils, l’épouse sources d’eau et qui retiennent
de celui-ci et trois enfants. L’eau celle-ci tout en filtrant les sédi-
qu’ils consomment est potable, on ments. “Tout le monde n’a pas de
la leur a donnée. Cela n’a pas tou- puits. Il y a de plus en plus de gens
jours été le cas : avant ils buvaient qui ont recours à une cacimba cette
l’eau du rio Negro, non traitée. Ils année”, déclare Aldeni Teixeira da
vont bientôt être à court d’eau Silva, 38 ans, de l’Association des
potable et devront à nouveau rem- producteurs agricoles de la com-
plir les bidons à la rivière. “On ne munauté de Sobrado, qui est éga-
va à la maison que pour aller cher- lement guide touristique. “Il y a
cher de la farine quand on n’en a une plage qui est apparue au milieu
plus ici et pour s’occuper des poules de la rivière. Le chenal s’est trans-
et des chiens, confie Carlos. On n’y formé en plage. C’est inimaginable.”
retournera que quand la rivière
remontera. Ça devrait être à la fin de Eau fétide. Ce qu’il reste de
novembre ou au début de décembre.” l’eau de l’igarapé est impropre à
Lors des précédentes séche- la consommation : des poches
resses, ils s’étaient bricolé un d’une eau stagnante, bourrée
abri à l’embouchure du chenal de sédiments et de poissons en
qui mène à la communauté, mais, décomposition, fétide.
cette fois-ci, la rivière a telle- La sécheresse affecte la rou-
ment baissé qu’ils ont dû conver- tine du parc national d’Anavilha-
tir des pirogues en maisons pour nas. Il y a davantage d’activités
se rapprocher de l’eau. Il faut plus illégales, comme la pêche spor-
d’une demi-journée pour faire tive et la chasse à la tortue, parce
l’aller et retour jusqu’à que ces animaux sont
la communauté. On plus faciles à attraper.
leur a donné de petits Enrique Salazar, qui
panneaux solaires, qui analyse l’environne-
leur assurent un point REPORTAGE ment de l’Anavilhanas
d’éclairage sur les piro- pour l’ICMBio,

E
les communautés. Celles-ci sont retrouvée isolée avec la baisse munauté et les remet aux enfants. potable. Ceux qui ont un puits n’ont
lles se trouvent en bordure au nombre de 54 autour du parc et du niveau de la rivière. Elle était La sécheresse touche les petites que de l’eau boueuse.”
de l’un des plus grands vivent principalement de la pêche. accessible avec de petites embar- comme les grandes communautés. Novo A irão se trouve à
archipels f luviaux du Nous nous sommes rendus dans cations, mais le trajet durait des Parmi les grandes, il y a Sobrado, 200 kilomètres du centre de
monde, mais des familles entières l’archipel le 17 octobre et avons heures. Les habitants se retrou- 129 familles, qui se trouve à qua- Manaus. Les deux villes sont bai-
emménagent dans des pirogues constaté que l’étiage extrême vaient sans accès à l’eau et avaient rante minutes de bateau de Novo gnées par le rio Negro. Un record
pour être plus près de l’eau. La avait poussé les familles à s’ins- du mal à aller pêcher. Ils ont donc Airão, entre la ville et les bancs de a été battu 16 octobre : la rivière
sécheresse extrême qui frappe taller plus près de l’eau. décidé de s’installer dans des piro- sable où se trouvent les pirogues- était à 13,59 mètres, son niveau
cet endroit de l’Amazonie – le rio gues échouées sur les bancs de maisons. L’igarapé à l’arrière- le plus bas dans la capitale de
Negro atteint un niveau jamais vu Isolement. De grandes piro- sable en bordure de l’Anavilhanas. plan s’est asséché, et certaines l’État depuis cent vingt ans que
dans l’histoire récente – contraint gues couvertes d’une structure de Ceux qui vivent dans une personnes vivent à plus de cinq le port de Manaus effectue des
la population à se déplacer et à toile et ancrées sur les bancs de pirogue depuis le plus longtemps, kilomètres du centre de la com- mesures. Et elle continue à bais-
vivre dans un environnement en sable sont devenues des maisons. plus de deux mois, sont ceux dont munauté. On ne peut déjà plus se ser, preuve que la sécheresse se
temps normal humide et marqué Certains vivent ainsi depuis plu- la maison était la plus él oignée baigner dans le rio Negro. poursuit. Cet étiage extrême va
par la prolifération des cours d’eau. sieurs mois – et devraient conti- prolonger le séjour des familles
Situé entre Manaus et Novo nuer à le faire jusqu’en décembre, dans les pirogues ancrées sur les
Airão, dans l’État d’Amazonas, selon les prévisions des intéres- bancs de sable de l’Anavilhanas.
dans le lit du rio Negro, l’archi- sés eux-mêmes. Ces pirogues- Manaus Jean, 14 ans, un des fils de
pel fluvial d’Anavilhanas compte maisons se trouvent à une heure AMAZONAS Silva, est l’un des habitants de
plus de 400 îles et 60 lacs. C’est le de navigation de Novo Airão. Nous BRÉSIL la pirogue. Il passe ses journées
Parc national
deuxième archipel de ce type du avons rencontré huit familles d’Anavilhanas sur les bancs de sable. “Tu pré-
monde par la taille, selon les tech- qui vivent de cette façon. Carlos Novo Airão
fères habiter dans la communauté
niciens de l’Institut Chico Mendes Alberto da Silva, 53 ans, raconte : ou ici, sur la plage, dans la pirogue?
Ri

pour la préservation de la biodi- “Je n’avais jamais habité dans une — Ici.
oN

versité (ICMBio), qui administre pirogue. C’est la pire sécheresse que — Pourquoi?
eg
ro

le parc national d’Anavilhanas. j’aie jamais vue. Avant, l’eau était Manaus
— Parce que là-bas, c’est triste.
Cette sécheresse historique a près de la communauté.” Ama — Et pourquoi c’est triste?
zone
des effets directs sur la zone. Elle Ces personnes viennent de la — Parce qu’il n’y a plus personne.”
fait apparaître des îles et des bancs communauté Renascer, laquelle ne —Vinicius Sassine
Amazo
de sable supplémentaires, draine se trouve à plus de quatre kilo- (de Novo Airão),
l’eau, modifie le paysage, assèche mètres à vol d’oiseau du banc de SOURCES : “FOLHA DE SÃO PAULO”, OPENSTREETMAP ET CONTRIBUTEURS publié le 18 octobre
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Éthiopie. S’appuyer sur
la justice traditionnelle
pour réparer la société
Un an après les accords de Pretoria, qui ont mis fin à la guerre civile au Tigré,
l’Éthiopie doit réapprendre le “vivre-ensemble”. La justice traditionnelle
pourrait aider à panser les plaies et à réconcilier la société, estime ce chercheur.
—ISS Africa (Institut
d’études de sécurité)
L
’Éthiopie possède toute
une série de mécanismes
de règlement des litiges
qui permettent de réconcilier des
adversaires, de réparer des rela-
tions et de préserver l’harmonie au
sein d’une communauté. Certains
sont de nature interethnique.
Au Merkato d’Addis-Abeba, le
plus grand marché d’Éthiopie, les
litiges commerciaux sont réglés
en fonction de procédures et de
valeurs traditionnelles.
Si la Constitution reconnaît la
possibilité d’y recourir dans des
affaires familiales et personnelles,
même si ce n’est que de façon
limitée, la justice pénale les ignore
totalement. Le droit éthiopien a
été codifié sous la supervision des
Européens dans les années 1950
et 1960, et ceux-ci ont délibéré-
ment omis ces traditions qu’ils
jugeaient incompatibles avec
un système judiciaire moderne.
Le processus actuel de retour
à la paix – dialogue et mise en
place d’une justice transition-
nelle – remet la justice tradition-
nelle sous le feu des projecteurs.
Il faut que la Commission pour le
dialogue national (CDN)* intègre
les connaissances et les valeurs
traditionnelles au processus de
dialogue, nous confie un de ses
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
membres, qui a demandé à garder
l’anonymat. Le “Livre vert sur
les options en matière de justice
transitionnelle” publié au début
de 2023 reconnaît le potentiel
de ces mécanismes. Il appelle
à les étudier pour déterminer
comment les employer.
Les mécanismes de justice
traditionnels, qui fonctionnent
parallèlement au système officiel,
sont la méthode de résolution des
En Éthiopie,
les méthodes
traditionnelles
règlent 3 millions
de litiges par an.
litiges préférée des Éthiopiens.
D’après une étude réalisée par
l’Institut de La Haye pour l’inno-
vation du droit en 2021, le système
judiciaire officiel règle environ
18 % des litiges chaque année,
alors que les méthodes tradition-
nelles en traitent 43 % et règlent
3 millions de litiges par an.
D ’a p r è s u n e é t u d e d u
[centre de recherche] Harvard
Humanitarian Initiative réalisée
en 2023, 80 % des Éthiopiens (à
quelques variations régionales
près) pensent qu’il faudrait faire
appel aux mécanismes tradi-
tionnels pour s’attaquer à la vio-
lence. La plus grande partie de
la population considère que les
acteurs et les institutions tra-
ditionnels sont plus pertinents
que le système judiciaire officiel
pour construire la paix.
Rétablir la paix. La question
n’est donc pas de savoir s’il faut
faire appel aux mécanismes tra-
ditionnels, mais de quelle façon il
faut les intégrer dans le dialogue
et le processus de justice transi-
tionnelle à l’échelle nationale et
locale. À l’échelle nationale, il faut
les considérer d’un point de vue
global : non comme des méthodes
isolées et contradictoires, mais
comme des institutions possé-
dant des valeurs communes et
visant à rétablir la paix.
On pourrait ainsi en tirer un
principe directeur semblable à
l’ubuntu** sud-africain, à savoir
la conscience d’appartenir à l’hu-
manité et la volonté de chercher
la réconciliation, et les plaintes
seraient examinées dans cette
optique. Il ne devrait pas être
trop difficile de trouver une
perspective commune aux ins-
titutions traditionnelles éthio-
piennes puisque les différences
entre celles-ci sont davantage
d’ordre procédural et rituel que
philosophique.
Cette pensée commune, pré-
sentée en plusieurs langues moins
technocratiques, favoriserait le
dialogue comme le processus de
justice transitionnelle. La CDN
doit recourir à cette philosophie
pour faire comprendre qu’il est
important de participer à des
discussions faisant intervenir
groupes ethniques, gouverne-
ment fédéral et fonctionnaires
et population.
Il faut à l’Éthiopie une idée de
paix et de justice qui transcende
les communautés. On pourra
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
ainsi mobiliser la population pour
soigner les blessures du pays,
indemniser les victimes et leur
permettre de guérir, dire la vérité,
se souvenir du passé, pardonner
aux auteurs d’actes répréhen-
sibles ou les poursuivre.
Il faut à l’Éthiopie
une idée de paix
et de justice
qui transcende
les communautés.
À l’échelle locale, les méca-
nismes traditionnels permet-
traient de faciliter ou d’organiser
des séances de dialogue inter-
ethnique. On pourrait, par
exemple, confier aux chefs coutu-
miers le soin de diriger ou de faci-
liter les débats. Ceux-ci seraient
en outre utiles à une Commission
Vérité et Réconciliation, au cas
où on créerait une.
En matière pénale, les méca-
nismes traditionnels permet-
traient de rendre la justice à
plus grande échelle et dans des
endroits où le système normal
ne fonctionne pas ou mal.
L’Éthiopie a de nombreux dos-
siers et périodes de violence à trai-
ter, et le système judiciaire officiel
risque d’être débordé. D’après un
haut fonctionnaire qui souhaite
conserver l’anonymat, n’importe
quel pays aurait du mal à gérer le
nombre de dossiers et de ques-
tions auxquels l’Éthiopie sera
confrontée quand le processus
de justice transitionnelle aura
commencé, l’année prochaine.
Il faudrait que tout le pays ait
accès à certains mécanismes,
réparateurs ou rétributeurs, en
particulier dans les kebele (la divi-
sion administrative de base). On
pourrait par exemple reconnaître
officiellement les mécanismes
traditionnels et les constituer
en tribunaux coutumiers. C’est
déjà ce qui se fait dans la région
de l’Oromia pour améliorer l’ac-
cès à la justice. Le ministère de
la Justice encourage les autres
régions à suivre cet exemple.
Les tribunaux coutumiers
pourraient ensuite être intégrés
au processus de justice transi-
tionnelle – ils seraient comme
les gacaca du Rwanda, ces tri-
bunaux populaires mis sur pied
dans le pays après 1994 [dans les
années 2000]. Ils pourraient trai-
ter les coupables de petites infrac-
tions en s’inspirant des gacaca.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 AFRIQUE. 27

Les tribunaux officiels pourraient
ainsi se concentrer sur les indivi-
dus les plus coupables, comme le
précise le “Livre vert”. Ce double
système éviterait aux tribunaux
ordinaires de crouler sous des
milliers d’affaires et aux procès
d’être bâclés, comme ce fut le cas
dans le processus de justice tran-
sitionnelle d’après 1991.
Les mécanismes tradition-
nels devront toutefois faire l’ob-
jet d’adaptations substantielles
pour pouvoir fonctionner. Par
exemple, ils ne seront pas com-
pétents pour juger les infractions
complexes et de grande ampleur
pour lesquelles les méthodes tra-
ditionnelles n’ont pas été conçues.
De plus, nombre de méca-
nismes de règlement des litiges
ont leurs racines dans une tra-
dition patriarcale et sont donc
sexistes. Enfi n, certains chefs
KENYA
traditionnels soient utilisés plus
largement.
Le recours aux mécanismes
La BD, arme de défense de la police
traditionnels de règlement des Très critiquée en raison de ses méthodes violentes, la police kényane
litiges doit se faire avec prudence. communique à tout-va. Et en fait un peu trop, selon ce magazine britannique.
Leur efficacité en matière de dia-
logue et de justice transition-
nelle dépend grandement de
leur capacité à demeurer auto-
nomes et fidèles aux principes
traditionnels.
—Tadesse Simie Metekia,
publié le 16 octobre
* Mise en place en décembre 2021,
au plus fort de la guerre entre
le gouvernement fédéral éthiopien
et les forces tigréennes,
cette commission est chargée
de résoudre les divergences
d’opinions sur les questions
fondamentales et de forger
un “consensus national”.
** En langue bantoue, l’ubuntu
est une notion proche des concepts
d’humanité et de fraternité.

coutumiers sont accusés de coop-
tation. Voilà quelques-uns des
facteurs auxquels il faudra remé-
dier pour que les mécanismes
DCI KENYA/X
L’ubuntu a servi de base
au travail de la Commission
Vérité et Réconciliation
sud-africaine en 1995.

Une paix encore si fragile —The Economist, extraits

(Londres)
pu supposer que les guerriers
du clavier de la DCI allaient
de la police n’est en effet pas des
plus reluisantes. Près de 70 %

●●● Le 2 novembre 2022,
les autorités éthiopiennes
et les rebelles tigréens
signaient à Pretoria,
en Afrique du Sud,
un accord qui mettait fin
à deux ans de guerre civile.
Selon l’ONU, cette guerre
a fait 600 000 morts
et 1 million de déplacés.
Cet accord, alors qualifié
d’historique, prévoyait
des mécanismes de justice
transitionnelle, avec
notamment un cadre pour
le règlement des différends
juridiques et politiques,
afin de “garantir
la responsabilité,
la vérité, la réconciliation
et l’apaisement”.
Un an après, la paix semble
cependant fragile. Selon
une analyse de la Fondation
Carnegie pour la paix
L
internationale, les besoins
de reconstruction
et de réconciliation après
les conflits dans le nord
de l’Éthiopie restent
“immenses et largement
insatisfaits”.
En outre, de nouvelles crises
intérieures fragilisent
le pays. L’armée éthiopienne
est aux prises avec
des groupes armés dans
les deux plus grandes
régions du pays, Oromia
et Amhara.
Or, s’alarme le think tank
d’analyses internationales,
basé à Washington,
ces conflits ont alimenté
une polarisation ethnique
dangereuse qui pèse
sur la coexistence
entre les grands groupes
ethniques éthiopiens
et sur leur équilibre.
’un d’entre eux tira sur l’ins-
pecteur et rata son oreille
d’un cheveu. Mais l’inspec-
teur s’empressa de lui rendre la
pareille et envoya le voyou retrou-
ver son créateur.” On pourrait
croire que ces mots sont tirés
d’un roman d’action nerveux (et
vulgaire). En fait, c’est le récit
d’un échange de tirs mortel
publié sur les réseaux sociaux
par la Direction des enquêtes cri-
minelles [DCI], l’un des services
de la police nationale kényane.
La stratégie de communication
de la DCI est confondante à plus
d’un égard. L’année dernière,
trois policiers ont été condam-
nés pour avoir torturé et tué
un avocat spécialiste des droits
humains, son client (qui avait
porté plainte contre la police
après s’être fait tirer dessus à
tort) et leur chauffeur de taxi.
Pendant le procès, on aurait
s’étaler sur la prudence dont
les agents faisaient preuve avec
leur arme. Pas du tout : ils ont
posté un récit haletant accom-
pagné d’illustrations en bande
dessinée dans lesquelles quatre
policiers ouvraient le feu sur des
voleurs de bétail armés avec une
mitrailleuse polyvalente, une
arme qui est normalement utili-
sée pour la guerre, pas pour des
opérations de police.
Grandiloquence. “Une ava-
lanche de feu suivit. Le servant
déchaîna la féroce puissance de feu
de la machine et nettoya toutes les
broussailles où les bandits s’étaient
mis à couvert, a posté la DCI
sur X (anciennement Twitter).
La mitrailleuse balaya la zone pen-
dant que son rugissement terri-
fiant retentissait dans les collines
et les vallées.”
Il y a quelques raisons à ces
épanchements littéraires. L’image
des Kényans considèrent que “la
plupart” ou “tous” les policiers
sont corrompus, selon l’institut
de sondage Afrobarometer. Et
ses limiers ne semblent pas très
doués pour résoudre les crimes.
Il y a environ 3 000 meurtres
par an au Kenya, mais un tiers
des affaires seulement arrivent
jusqu’au tribunal. Et moins de
500 poursuites pour meurtre
aboutissent par an.
Hélas, même la grandiloquence
ne dure pas. Les dépêches se font
sèches et ternes depuis quelque
temps. C’est peut-être parce que
la DCI est mal vue par le nou-
veau gouvernement. Le président
William Ruto a démantelé son
unité spéciale l’année dernière au
motif qu’elle “tu[ait] les Kényans
arbitrairement”. Une accusation
que même le plus créatif des
écrivains aurait du mal à tourner
en sa faveur.—
Publié le 28 septembre

LES OTS
M
DES
AUTRES
FALCO/CUBA

L’actualité racontée par les langues étrangères. Un podcast de Courrier international.

À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST PRÉFÉRÉE
28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

↓ Austin Li Jiaqi, ici en octobre 2018, compte

asie près de 75 millions d’abonnés sur la plateforme

Taobao Live. Photo VCG/VCG via Getty Images

—Nikkei Asia, extraits

(Tokyo)

L i Jiaqi [connu sous son nom

international Austin Li]
est l’un des influenceurs
les plus célèbres de Chine, où il
anime notamment des “live shop-
ping” – des émissions en ligne de
téléachat en direct.
Surnommé “Kouhong Yige”
(littéralement “Grand frère Rouge
à lèvres”, plus connu à l’étranger
comme le “roi du rouge à lèvres”),
il compte près de 75 millions
d’abonnés sur Taobao Live, une
plateforme de téléachat appar-
tenant au géant chinois du com-
merce électronique Alibaba. Ces
dernières années, Austin Li a
cultivé une image de bienveil-
lance envers ses abonnés, pour la
plupart des femmes et des jeunes
filles en quête de bonnes affaires.

Casse-tête. Pourtant, mi-

septembre, alors qu’une spec-
tatrice se plaint du coût élevé
d’un crayon à sourcils de marque
chinoise, l’influenceur s’emporte :
“Quoi ? Trop cher ? s’écrie-t-il. Le
prix n’a pas bougé depuis des années,
ne dites pas n’importe quoi !”

Chine. Le “roi du rouge à

Austin Li se lance alors dans
une violente diatribe contre ses ralentissement des ventes sur
propres spectateurs, mettant en ses plateformes traditionnelles

lèvres” perd ses couleurs

doute leur assiduité au travail – et
oubliant au passage l’effondre-
ment du revenu moyen en Chine
ces dernières années. Beaucoup
de ses followers réagissent, sur
le coup, avec un mélange de stu-
peur et d’écœurement. Certains
appellent au boycottage. Du jour
au lendemain, le “roi du rouge à
lèvres” perd plus d’un million
d’abonnés.
Cet incident n’est pas seule-
ment un casse-tête pour Alibaba,
la plus grande société chinoise
de commerce en ligne – ou pour
le fabricant du crayon à sour-
cils, qui se retrouve en position
de victime collatérale. Il met
aussi en lumière l’ampleur des
enjeux – et des risques – pour les
entreprises qui tentent de profi-
ter de l’essor de ce téléachat 2.0,
à un moment où les plateformes
traditionnelles d’e-commerce
perdent de la vitesse.
Facturant leurs services aux
marques qu’ils mettent en valeur,
les influenceurs qui animent ces
émissions de téléachat en ligne
prennent généralement une com-
mission de 20 % sur les ventes
directes. À mesure que leur
d’e-commerce. Le géant fait face
à la concurrence accrue de nou-
veaux acteurs comme Douyin
[l’équivalent de TikTok], propriété
de ByteDance, et Kuaishou, qui
L’influenceur beauté le plus célèbre de Chine s’en est pris à ses abonnés lancent des campagnes promo-
tionnelles agressives.
durant une émission de téléachat en ligne, qu’il réalise pour le compte Taobao reste le numéro un
du géant de l’e-commerce Alibaba. À l’approche du Double 11, la plus chinois de la vente en ligne en
grande foire commerciale en ligne du monde, l’incident a créé un malaise. matière de valeur brute des mar-
chandises (VBM) – l’indicateur de
référence pour ce type de plate-
forme, puisqu’il inclut à la fois les
ventes et les annulations de com-
nombre d’abonnés augmente, et à gagner des abonnés. L’autre qui peut complètement rogner les mande. Mais la VBM combinée
ils peuvent disposer de moyens conséquence de ce système est sa marges [des entreprises].” de Taobao et Tmall (l’autre plate-
assez considérables pour négo- dépendance disproportionnée à Lui-même ancien vendeur forme d’Alibaba), qui représentait
cier des réductions pour leurs une poignée de vedettes, pour- de cosmétiques dans un centre 7 170 milliards de yuans en 2022
abonnés. Plusieurs centaines de suit Jacob Cooke : “Il n’a jamais commercial, Austin Li s’est fait [environ 920 milliards d’euros],
milliers d’entre eux sont devenus été viable pour les marques ou les connaître en ligne grâce aux est en baisse de 7 % par rapport
riches du jour au lendemain ; et plateformes de s’appuyer autant immenses ressources et au pré- à l’année précédente.
les plus suivis, comme Austin Li, sur un tout petit nombre d’influen- cieux soutien d’Alibaba. Son statut À l’inverse, si la VBM de Douyin
sont aujourd’hui milliardaires. ceurs superstars. Les stars se font d’ambassadeur incontestable de est estimée en 2022 entre 1 400 et
La partie est plus difficile pour payer un prix exorbitant et exigent Taobao Live s’est encore ren- 1 500 milliards de yuans [autour
les influenceurs moins réputés, des réductions exceptionnelles, ce forcé après la suspension de deux de 85 milliards d’euros], elle
tempère Jacob Cooke, cofonda- rivales, Viya et Cherie [Weiya est en hausse de 75 % par rap-
teur du cabinet de conseil WPIC Sur ses plateformes et Chenhui, en chinois], deux port à 2021 ; celle de Kuaishou
Marketing and Technologies, traditionnelles, influenceuses accusées d’évasion se montait à 900 milliards de
installé à Pékin. N’ayant pas les fiscale [à la fin de l’année 2021]. yuans [autour de 115 milliards
moyens d’obtenir de telles réduc- Alibaba connaît L’affaire de l’emportement d’euros]. Pour ces deux entre-
tions, ils ont le plus grand mal à un ralentissement en ligne d’Austin Li survient prises, l’essentiel des transactions
se faire une place sur ce marché des ventes. alors qu’Alibaba enregistre un provenait du téléachat. Quant à
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Taobao Live, sa VBM plafonne à
770 milliards de yuans [moins de
100 milliards d’euros].
C’est là que la popularité
d’Austin Li se révèle être une
arme à double tranchant pour
Alibaba. Comme plusieurs médias
chinois l’ont révélé, Douyin aurait
tenté de recruter Austin Li avant
qu’Alibaba lui fasse une meilleure
offre. “Taobao ne veut pas se sépa-
rer d’Austin Li, mais l’entreprise ne
souhaite pas non plus qu’il monopo-
lise l’espace du téléachat sur sa plate-
La clientèle chinoise
représenterait 25 %
de la consommation
mondiale de produits
de luxe cette année.
forme. Lui et Taobao ont besoin l’un
de l’autre, jusqu’à ce qu’une meilleure
opportunité se présente”, explique,
sous le couvert de l’anonymat, un
haut responsable d’Alibaba.
Contrairement à Taobao, Douyin
et Kuaishou sont, à l’origine, des
plateformes de publication de
contenus – avec, respectivement,
600 et 370 millions d’utilisateurs
actifs quotidiens. Elles avaient
donc une réserve d’utilisateurs
dans laquelle elles ont pu puiser
au moment de se lancer dans le
téléachat. En outre, la complexité
de l’algorithme de Douyin empêche
tout phénomène de starification
des vendeurs.
Le scandale d’évasion fiscale
qui a frappé les influenceuses
vedettes de Taobao, fin 2021, a
convaincu Alibaba de la néces-
sité de diversifier ses représen-
tants. Les marques sont à présent
incitées à gérer leur téléachat
elles-mêmes, quitte à soutenir
davantage les petits influenceurs.
Depuis le début de 2023, Taobao
Live a emboîté le pas à Douyin
sur la création de contenus et
pousse l’émulation avec son rival
jusqu’à débaucher certains de ses
influenceurs. Taobao Live propose
désormais les mêmes fonction-
nalités interactives que Douyin.
Durant une émission spéciale
en juin dernier, Taobao a invité
Lionel Messi à faire une appari-
tion en direct – même si le foot-
balleur argentin n’avait lui-même
rien à vendre.
Plusieurs vendeurs confient
toutefois que les ventes liées à la
publication de contenus restent
décevantes. Taobao n’étant pas
reconnu comme un réseau social,
Le Double 11,
un Black Friday
multiplié par dix
●●● C’est, à l’origine, une
mode lancée par des étudiants
chinois dans les années 1990,
qui voulaient créer une fête
pour les célibataires – d’où
le choix du 11 novembre, ou 11/11,
symbole de l’individualité.
Au fil des ans, ce Double 11
est devenu une immense foire
commerciale sur Internet, portée
par le géant du secteur, Alibaba
Vu d’Occident, on compare
cet événement au Black Friday
venu des États-Unis et, plus
généralement, à la saison des
grandes promotions en ligne
de la Cyber Week, à la suite
de la journée de Thanksgiving.
Le volume des affaires est,
du reste, près de dix fois
supérieur : 79 milliards d’euros
pour le Double 11 chinois
en 2022, contre seulement
8,5 milliards pour le Black Friday.
la plupart des utilisateurs en
repartent comme ils sont venus,
une fois leurs achats terminés.
Pire, pour Alibaba : la concur-
rence s’accroît avec des rivaux qui
se lancent eux aussi dans le téléa-
chat en ligne, comme JD.com et
Pinduoduo.
Même le gouvernement s’inté-
resse au potentiel de ce nouveau
marché. Son centre de recherche
et développement a publié un
rapport, il y a quelques mois, qui
explique que les modèles d’e-
commerce chinois sont en pleine
d’évolution : le téléachat en ligne et
le shopping par ciblage de centres
d’intérêt seront probablement,
est-il précisé, d’“importants sou-
tiens à la consommation”. Le rap-
port indique aussi que les marques
et les fabricants chinois se servent
de ces nouvelles formes d’e-com-
merce pour évaluer les niveaux de
la demande et ajuster leur produc-
tion en fonction de cela.
Responsable du conseil finan-
cier chez le consultant Deloitte
Chine, Crystal Wang estime que
les jeunes sont attirés par les for-
mats courts de vidéo ou de live
streaming, qui leur permettent
d’optimiser leur temps pour se
renseigner sur une marque ou
NOTRE SÉLECTION
trouver des inspirations mode.
“La tendance est particulièrement Pour commander,
manifeste cette année, surtout après scannez le code QR
la pandémie”, ajoute-t-elle [le confi-
nement strict ayant été abandonné
seulement fin 2022 en Chine].
D’après un rapport de Deloitte,
les plateformes de contenus sont
Ou rendez-vous sur notre site :
des canaux de communication de https://boutiquevpc.courrierinternational.com/185-atlas
plus en plus importants pour les
marques de luxe. Les consom-
mateurs chinois expriment en
effet leur souhait de s’appuyer
sur de courtes vidéos ou des dif-
fusions en direct pour mieux les Le Moyen-Orient
connaître. Dans le secteur du
en cartes
luxe, ils sont 36 % à estimer que
la diffusion vidéo en direct offre
Cet atlas original,
une expérience plus immersive et
réalisé avec les meilleurs
spécialistes, synthétise
28 % des consommateurs pensent des siècles d’histoire et
qu’elle génère de meilleures inte- éclaire d’un jour nouveau,
ractions avec les personnalités au-delà des émotions,
dites “influentes”, poursuit l’étude. les enjeux géopolitiques
Deloitte estime que la clientèle actuels.
chinoise représentera 25 % de la
consommation mondiale de pro-
duits de luxe cette année. Et le 12 €*
ralentissement de la consomma-
tion, observé à l’échelle du pays, ne
devrait pas concerner les Chinois
les plus fortunés, clients de ces
marques de luxe. Du côté d’Alibaba, L’eau et les océans
des choix difficiles vont devoir en cartes
être faits quant à sa stratégie de Berceau de la vie, l’eau est
téléachat. Jacob Cooke, de WPIC, aussi à l’origine des
résume ce dilemme : “Austin Li civilisations. Parcourez
était un partenaire important pour cette vaste géographie
Taobao dans la phase de dévelop- aquatique qui irrigue
pement du format du téléachat. De notre histoire au gré de
fait, il est moins utile aujourd’hui.” plus de 200 cartes.
“Il vaut mieux, précise Jacob
Cooke, répartir son budget publi-
citaire sur plusieurs influenceurs 14,90 €*
de moyen calibre ainsi que sur les
outils marketing d’achat en direct.
Pour Alibaba, c’est plus intéressant
que de tout miser ou presque sur un
seul contrat avec Austin Li.” Les peuples
—Cissy Zhou,
publié le 6 octobre en cartes
Ce hors-série revient
sur la façon dont se sont
construits les peuples et
les États-nations au fil
SOURCE du temps et sur ce qui
les définit : une langue,
NIKKEI ASIA un territoire, une culture,
Tokyo, Japon un récit fondateur...
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de la Bourse de Tokyo.
30. ASIE
AFGHANISTAN
L’espoir retrouvé grâce
à la magie du cricket
La sélection afghane a enchaîné les victoires
durant la Coupe du monde de cricket.
Une épopée qui redonne espoir à un peuple
traumatisé, analyse l’écrivaine Moska Najibullah.
—Scroll.in, extraits
(New Delhi)
D
urant mes années d’ado-
lescence en Inde, je n’étais
pas du tout fan de cric-
ket. Je suis née en Afghanistan,
un pays où cette discipline était
alors inconnue. Pour moi, c’était
un sport étranger, qui offrait un
spectacle déroutant dont je ne
parvenais pas vraiment à com-
prendre les règles. Souvent, je me
demandais : “Mais quel intérêt ?”
Dans les années 1990, c’était
encore un sport uniquement mas-
culin, qui plus est d’une lenteur
mortelle. Pour l’apprécier, il fallait
vraiment s’y intéresser et, pour
lui rester fidèle, il fallait avoir la
patience d’endurer des matchs
qui s’étalaient sur plusieurs jours.
Un de mes amis, l’acteur [indien
d’origine américaine] Tom Alter,
était un passionné de cricket.
Auteur de nombreux livres et
romans sur ce sport, il tentait de
me faire saisir tout le charme de
ce jeu lorsque nous nous voyions.
Il pensait que, si l’Afghanistan
avait eu une équipe de cricket,
je n’aurais pas été aussi indif-
férente. Ce à quoi je lui répon-
dais en plaisantant : “Sahib, les
Britanniques ne sont jamais parve-
nus à nous envahir. Nous les avons
chassés, eux et leur jeu !”
Quelques années plus tard, par
une journée anormalement prin-
tanière de février 2010, j’ai reçu
un courriel de Tom, accompa-
gné d’une pièce jointe : “J’espère
que cet article te parviendra. Il est
“Les autres équipes
ont une histoire vieille
de plus d’un siècle,
alors que la nôtre
n’a pas vingt ans.”
Ajay Jadeja, ENTRAÎNEUR
DE L’ÉQUIPE AFGHANE
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
passionnant.” Je me souviens très
bien de ce moment. L’article avait
pour titre : “L’Afghanistan se pré-
pare à affronter les États-Unis”, et
racontait la montée en puissance
de l’équipe afghane, désormais
membre de l’ICC (le Conseil inter-
national de cricket) en dépit des
troubles internes qui secouaient le
pays. Soudain, ce sport avait pris
une nouvelle dimension à mes
yeux, moi qui observais jusque-
là le cricket de loin.
Une dizaine d’années ont passé
depuis. Dans un récent entretien,
durant la Coupe du monde 2023,
Ajay Jadeja, l’entraîneur [indien]
de l’équipe d’Afghanistan, résume
à merveille le chemin parcouru :
“Les autres équipes ont une histoire
qui s’étend sur plus d’un siècle, alors
que la nôtre n’a même pas vingt ans.”
Nouvelle identité. C’est sans
doute sa présence si récente dans
ce sport qui rend l’ascension de
l’Afghanistan si fascinante, une
épopée qui a fait aimer le cricket à
beaucoup d’entre nous. L’histoire
de l’équipe afghane, qui a vu le jour
dans des camps de réfugiés, et sur-
tout de ses jeunes, témoigne de
leur détermination inébranlable
à se forger une nouvelle identité,
loin des ténèbres des fusils, des
balles et des bombes.
Contrairement aux équipes
d’élite professionnelles du reste
du monde, ces jeunes gens n’ont
jamais eu le luxe de s’entraîner
avec des équipements de classe
mondiale. Ils ont dû fabriquer
eux-mêmes leurs filets, terras-
ser eux-mêmes les terrains, et
façonner leurs balles et leurs
battes à partir de vieux tissus
et de planches cassées.
Avec une immense persévé-
rance, ils ont frappé encore et
encore la balle, avec une concen-
tration et une détermination qui
ont jailli du chaos. Lors de chaque
match, il leur a fallu réprimer
leurs émotions malgré les senti-
ments d’incertitude, de douleur
et de profonde tristesse qui les
étreignaient en voyant leur pays
pris au piège d’interminables
années de conflit. Impossible
pour eux de bénéficier de séances
de thérapie ni de s’échapper de
leurs difficultés quotidiennes.
Ces jeunes hommes n’ont trouvé
qu’une seule source de récon-
fort : pratiquer leur sport sans
discontinuer, ne pas s’arrêter
de lancer la balle et de la frap-
per avec leur batte.
Avec la victoire contre
le Pakistan, le fait
d’être afghan est
devenu quelque chose
d’étrangement léger.
Aux yeux du reste du monde,
l’Afghanistan évoque souvent des
images de dévastation. Depuis
plus de quarante ans, nous tra-
versons des conflits avec, comme
prix à payer, une agitation inté-
rieure que nous portons en nous,
un fardeau supplémentaire,
devenu inséparable de nos vies.
Pour la plupart des Afghans de
ma génération, l’instabilité per-
manente fait partie de la réalité,
elle implique la nécessité d’an-
ticiper les crises, de s’épanouir
malgré la pression et de naviguer
dans le chaos et l’incertitude.
Imaginez un peu, si vous le
voulez bien, ce que cela peut faire
de jouer contre une équipe de
niveau mondial alors que votre
pays s’est effondré, que vous avez
été déplacé, que les membres de
votre famille sont menacés ou
ont été enlevés.
Sur tous les Afghans pèse une
indicible chape d’anxiété et de
tristesse. Nous donnons sou-
vent aux personnes extérieures
l’impression de contenir nos
émotions intenses et pesantes,
et d’être dans l’introspection.
En fait, beaucoup de gens ne se
rendent pas compte que nous
portons le poids d’années d’an-
xiété, de douleur, de lutte et de
chagrin. Nous avons dû grandir
avec les cicatrices de la guerre,
tatouée sans ménagement dans
nos esprits et nos mémoires.
Mais avec cette v ictoire
[de l’équipe afghane contre le
Pakistan, fin octobre], le fait
d’être afghan est devenu quelque
chose d’étrangement léger. Pour
la première fois depuis très long-
temps, j’ai partagé la joie qui
a submergé beaucoup d’entre
nous à cette occasion. Nous nous
sommes mis à chanter et pousser
des hourras pour célébrer notre
victoire ; et nous nous sommes
retrouvés unis par la grâce du
sport. Dans tout le pays, parmi
la diaspora du monde entier,
des flots d’Afghans en liesse ont
déferlé dans les rues, exprimant
leur joie à grands coups de klaxon
et de feux d’artifice.
Je ne suis ni une commenta-
trice ni une spécialiste du cricket,
mais n’importe quel Afghan, qu’il
↙ Dessin d’Ale+Ale,
Italie.
habite au pays ou quelque part à
l’étranger, pourrait vous expliquer
pourquoi ce match compte plus
que toutes les Coupes du monde.
L’équipe a joué avec une envie
de gagner et un courage sans
pareils ; les joueurs ont réussi à
canaliser leur colère, leur dou-
leur et leurs pertes sur le terrain.
Tranquillement, et de la plus belle
des manières, ils ont triomphé
avec leurs battes et leurs balles.
Union nationale. Aujourd’hui,
je ne me pose plus la question
“Mais quel intérêt ?” Car j’ai enfin
compris le pouvoir unificateur
de ce sport. Je suis émue lorsque
notre hymne national retentit,
comme un écho de l’unité de cen-
taines de milliers d’Afghans qui
l’entonnent avec fierté.
Pour les passionnés de cricket,
l’équipe afghane a fait preuve d’un
esprit sportif exceptionnel. Pour
nous, la partie s’est jouée sur le
plan du cœur. Ce tournoi a vu des
étoiles montantes comme Mujeeb
Ur Rahman ou Ibrahim Zadran
dédier leurs récompenses [comme
hommes du match] aux victimes
du tremblement de terre d’Herat
[du 7 octobre] et aux réfugiés
afghans persécutés au Pakistan
– ce qui a donné un regain d’es-
poir aux voix silencieuses de la
communauté afghane.
J ’au r a i s t a nt a i mé que
Tom Sahib soit encore en vie
aujourd’hui pour pouvoir lui dire
à quel point il avait raison. Car
oui : le cricket est vraiment un
sport de gentleman !
—Moska Najibullah,
publié le 26 octobre
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Le cricket, un sport
“so British” devenu une
passion en Asie du Sud
Alors que la Coupe
du monde de cricket bat
son plein jusqu’au
19 novembre en Inde, cet
article de The Print relève
l’importance qu’ont prise
les joueurs originaires
du sous-continent indien
dans les équipes favorites.
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32. Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

à la une

L’ANTISÉMITISME
ne se cache plus
Depuis l’attaque du Hamas
contre Israël, le 7 octobre, les actes
antisémites se multiplient dans
le monde, du Royaume-Uni jusqu’au
Daghestan, ainsi qu’aux États-Unis,
notamment. “Nous avons peur”, a titré
le 28 octobre Der Spiegel, qui donne
la parole à de nombreux Juifs
allemands. Une peur partagée
à Sarcelles comme à Londres,
mais aussi sur les campus
américains. Qu’est-ce
qui est à l’œuvre dans
ces mécaniques de haine ?
Témoignages recueillis
dans la presse étrangère.

Dessin d’Emiliano
Ponzi paru dans
Internazionale, Rome.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Allemagne : “Ce qu’on vit
en ce moment marque
un tournant”
Les politiques allemands semblent incapables d’enrayer la vague
de violences antisémites qui secoue le pays. De quoi réveiller
les traumatismes de la population juive.
—Der Spiegel, extraits (Hambourg)
I
var Buterfas-Frankenthal est l’un des der-
niers survivants de l’Holocauste, un témoin
de 90 ans à la crinière en bataille et à l’œil
qui pétille. Il nous reçoit dans son salon de
Bendestorf, une commune de Basse-Saxe
[dans le nord de l’Allemagne], pour nous
parler des incidents antisémites de ces der-
niers jours. “Nous, les Juifs, on est une fois de
plus la ‘petite gourmandise’ de tous les bas du
front qui se promènent dans nos rues”, dit-il.
La maison où il vit, en compagnie de son
épouse, Dagmar, est une vraie place forte : les
fenêtres sont en verre blindé, une vingtaine
de caméras de vidéosurveillance maillent la
propriété, envoyant leurs images sur un écran
posé à côté de la cheminée. À la nuit tombée,
des projecteurs illuminent le terrain. Ivar dit
avoir reçu une vingtaine de menaces de mort
au fil des années. Quelqu’un l’a traité de “sale
Juif” au téléphone et lui a raconté qu’il lui
avait confectionné une caisse dans laquelle
il avait déjà gazé un cochon de 85 kilos, pour
faire un essai.
Ivar Buterfas-Frankenthal s’est donné pour
mission de raconter son expérience de sur-
vivant du nazisme. Depuis trente ans main-
tenant, il donne des conférences dans les
écoles et les universités, les théâtres et les
mairies, afin de mettre en garde contre l’an-
tisémitisme et la xénophobie. Il a raconté son
histoire en public 1 563 fois très exactement.
À la mi-octobre, c’était dans la Hesse [dans
le centre de l’Allemagne]. Mais il y avait une
nouveauté : pour la première fois, il était sous
protection policière.
Tandis qu’il s’adressait à des lycéens dans
une salle de cinéma de Marbourg, deux poli-
ciers en noir veillaient au grain. À Giessen,
deux voitures de police étaient stationnées
sur le campus pendant qu’il racontait l’hor-
reur nazie dans un amphi. L’idée de devoir être
protégé par des policiers pendant qu’il se bat
contre l’oubli lui semble “affreuse”. S’inquiète-
t-il pour ses enfants et ses petits-enfants ?
“S’ils veulent émigrer, ils n’ont qu’à me le dire,
confie-t-il. Je les financerai.”
Depuis que des terroristes du Hamas ont atta-
qué Israël le 7 octobre, tuant plus de 1 400 Juifs,
dont des vieillards et des enfants, l’Allemagne
est touchée à son tour par une nouvelle vague
d’antisémitisme.
Dans le quartier berlinois de Neukölln, des
sympathisants des terroristes palestiniens ont
organisé une distribution festive de baklavas le
jour de l’attaque, et un snack de Bad Hersfeld
[dans le centre du pays] a fait moitié prix sur
ses produits pendant deux jours après l’as-
saut meurtrier.
QUELQUE CHOSE A CHANGÉ
AU PAYS DE LA CULPABILITÉ :
LA SOLIDARITÉ AVEC ISRAËL
ET LES JUIFS S’EST EFFILOCHÉE.
Dans le quartier berlinois de Mitte, des
cocktails Molotov ont atterri devant la syna-
gogue de la communauté Kahal Adass Jisroel.
À Duisbourg [dans le nord-ouest du pays], la
police a appréhendé un islamiste soupçonné
de vouloir jeter un camion sur une manifes-
tation pro-israélienne. À Munich, un Irakien
a menacé, en marge d’une marche de solida-
rité : “Juifs de merde, on va tous vous fumer.”
Déjà, lors de précédentes éruptions du conflit
au Moyen-Orient, la haine et la violence avaient
contaminé l’Allemagne. Ce fut le cas en 2014,
en 2017 et en 2021. Mais jamais les déborde-
ments antisémites et israélophobes n’avaient
été si massifs et si nombreux qu’aujourd’hui.
Depuis que le Hamas a attaqué Israël, la police
a recensé quelque 1 800 délits à caractère poli-
tique. “Ce qu’on vit en ce moment marque un
tournant”, prévient le patron des services de
renseignement, Thomas Haldenwang.
La classe politique allemande est sous le
choc – et réagit comme le commande l’his-
toire de ce pays : il faut maintenant montrer
33
ce que signifie “notre ‘plus jamais ça’”, a mar-
telé le chancelier, Olaf Scholz, lors de sa visite
d’une nouvelle synagogue à Dessau [dans l’est
de l’Allemagne], kippa vissée sur la tête. Il est
“inadmissible que des Juifs et des Juives connaissent
à nouveau la peur, qui plus est dans ce pays”, a
À la une tonné pour sa part le président de l’Allemagne,
Frank-Walter Steinmeier, lors d’un rassemble-
ment devant la porte de Brandebourg.
Si le ton est résolu, la réaction de la classe
politique n’en laisse pas moins une impression
d’impuissance. Si Israël n’est pas capable d’em-
pêcher une attaque comme celle du Hamas,
comment l’Allemagne pourrait-elle donner
aux Juifs des garanties de sécurité afin de les
protéger du terrorisme ?
La protection des vies juives n’est pas seu-
lement une mission de l’État, mais aussi le
“NOUS AVONS “devoir civique” de tous, a rappelé le président
PEUR” allemand. Mais que se passe-t-il quand les
Lancé en 1947, citoyens et les citoyennes sont de moins en
Der Spiegel a choisi moins nombreux à s’acquitter de leurs devoirs ?
la ligne du journalisme Quand l’appel se perd dans le vide ?
Dans le quartier de Harburg, à Hambourg,
d’investigation. Il est le
magazine d’actualités un jeune issu de l’immigration hurle au nez
allemand à la plus des caméras de télévision : “Moi, je suis pour
grande diffusion. Adolf Hitler, gazez les Juifs !” Dans le quartier
Dans son édition du de Dorstfeld, à Dortmund, les néonazis ont
28 octobre, titrée en suspendu à un balcon une banderole frap-
une “Nous avons peur”, pée de l’inscription “Israël est notre malheur”.
et dans laquelle a été À Berlin, des jeunes apparemment de gauche
publié l’article ont scandé en anglais le slogan : “Libérez la
ci-contre, le Spiegel Palestine de la culpabilité allemande.”
donne aussi la parole Quelque chose a changé au pays de la culpa-
à ceux qui subissent bilité : la solidarité avec Israël et les Juifs s’est
l’antisémitisme : effilochée. Non pas au sommet de l’État, non,
la chorale juive de mais à l’évidence dans l’esprit de bon nombre
Hannah Shule Katz de gens. L’hostilité à l’endroit des Juifs a gagné
est sous protection de nombreux pans de la société.
policière ; Gal Mizrachi
s’est fait cracher dessus
Avant même cette nouvelle guerre au Moyen-
Orient, la recrudescence de l’antisémitisme en
parce qu’il parlait en Allemagne était palpable. Les auteurs de l’étude
hébreu dans la rue ; Mitte, sorte de thermomètre des attitudes anti-
Adeline Perl a appris démocratiques et xénophobes, pointent du doigt
par un voisin qu’une une envolée des positions ouvertement anti-
croix gammée avait sémites en 2023 : 11,8 % des sondés sont d’ac-
été gravée au-dessus cord avec l’affirmation selon laquelle “l’influence
de sa sonnette. Ces des Juifs est encore trop grande aujourd’hui”.
témoignages, relayés Les voyants sont de toute évidence au rouge.
dans un autre article “Des discours qui, longtemps, ne passaient
du Spiegel, montrent pas, passent à nouveau”, analyse Andreas Zick,
pourquoi de nombreux spécialiste des conflits établi à Bielefeld et
Juifs s’inquiètent coordinateur de l’étude. Le phénomène tien-
pour leur sécurité drait aussi à la montée du parti d’extrême
en Allemagne. droite AfD (Alternative pour l’Allemagne) et
d’autres idéologues nationalistes.
Et à la pandémie de Covid-19, aussi, pen-
dant laquelle les récits complotistes antisé-
mites se sont propagés aussi vite que le virus
lui-même : des fables dont les protagonistes
sont de puissants commanditaires, comme
George Soros ou les Rothschild, qui cherche-
raient à contrôler la population via les vac-
cins. Les manifestants portaient des étoiles
jaunes barrées de l’inscription “non vacciné”.
Le délégué du gouvernement pour la vie juive,
Felix Klein, a qualifié la période de la pandé-
mie d’“accélérateur de l’antisémitisme”.
34. À LA UNE Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

Ces jours-ci, la haine d’Israël et des Juifs se

manifeste surtout chez les jeunes immigrés et
les musulmans radicaux. Entre le 7 octobre
et le milieu de [la semaine du 23 octobre], la
police a recensé 1 254 délits à caractère poli-
tique motivés par une “idéologie étrangère”,
auxquels s’ajoutent 172 autres délits rangés
À la une
dans la catégorie “idéologie religieuse”.
Mais l’on voit aussi poindre une nouvelle
variante de l’antisémitisme à gauche, sous les
atours de la solidarité avec la Palestine. Elle
a une autre dimension, dépasse l’hostilité à
Israël que la gauche anti-impérialiste entre-
tient depuis des décennies. Meron Mendel,
directeur du centre de formation Anne Frank,
historien, pédagogue et père de trois enfants,
parle d’“antisémitisme woke” à son sujet.
Mendel a longtemps critiqué le gouver- DE LA
nement israélien, prenant position contre RESPONSABILITÉ
l’occupation et pour un État palestinien indé- DE L’EXTRÊME
pendant. Aujourd’hui, il s’alarme de “l’absence DROITE
totale d’empathie” de gens qui se focalisent sur “Les Juifs vivent de
la cause palestinienne. “Ils occultent totalement nouveau dans la peur”,
la vie des Juifs.” titrait Respekt
Certains milieux de la scène culturelle ont en une le 6 novembre,
également du mal à condamner ouvertement au-dessus d’un dessin
le Hamas, “comme s’il s’agissait de combattants montrant un tagueur
de la liberté de gauche et pas d’une organisation encapuchonné,
terroriste fondamentaliste”. Déjà, en 2022, lors et donc difficilement
de [la foire d’art contemporain] Documenta, à identifiable, dessinant
Kassel, quelque chose avait basculé, des œuvres une étoile de David sur
d’art antisémites étant parvenues à se glis- un mur. “Berlin fait face
ser dans l’exposition. L’une d’elles représen- à une nouvelle vague
tait un soldat affublé d’un visage de cochon d’antisémitisme”, note
portant autour du cou un foulard frappé de l’hebdomadaire libéral
l’étoile de David. tchèque, qui souligne
Aujourd’hui, poursuit Meron Mendel, il suffit néanmoins que
de regarder la longue liste d’artistes et d’intel- la capitale allemande
lectuels internationaux qui ont signé une lettre n’est pas la seule
ouverte dans les pages de la revue Artforum. “touchée”. Le magazine
Parmi eux, des artistes de renom comme [la propose un long
photographe] Nan Goldin, la pionnière des reportage à ses
lecteurs pour mieux
comprendre l’évolution
MERON MENDEL, HISTORIEN JUIF, d’une situation qui,
SE DÉCOUVRE EN CE MOMENT, certes, évoque
les heures les plus
NON SANS AMERTUME, PLUS sombres de l’histoire
D’AFFINITÉS AVEC LA DROITE de l’Europe, mais aussi
pour rappeler que
QU’AVEC LA GAUCHE. “l’immense majorité
des actes antisémites
études de genre Judith Butler ou encore le commis [en Allemagne] et au mouvement américain Black Lives Matter, s’entendaient jusque-là que dans les milieux
couturier Martin Margiela. en 2022 l’ont été par ils divisent le monde en noir et blanc, entre d’un d’extrême droite. Depuis des dizaines d’an-
Dans la lettre en question, ils réclament la l’extrême droite”. côté les nantis et de l’autre les laissés-pour- nées, les extrémistes accusent les élites alle-
libération de la Palestine, se voyant comme les compte, entre les bourreaux et les victimes. mandes de faire des courbettes à Israël et au
témoins d’un “génocide”. Les crimes du Hamas Les Israéliens sont à leurs yeux privilégiés, reste du monde à cause des crimes perpétrés
ne sont pas condamnés, “même à demi-mot”, les Palestiniens lésés. Des schémas de pensée par les nazis.
dénonce Meron Mendel. Il a fallu attendre qui leur permettent visiblement de fermer les Désormais, certains, à gauche, aspirent
plusieurs jours pour que ladite lettre se voie yeux sur les plus odieux massacres. visiblement à tirer un trait sur le travail de
ajouter quelques mots laconiques pour les vic- ↗ Rassemblement Cela peut donner lieu à des scènes déran- mémoire.
times israéliennes. Meron Mendel se découvre pro-israélien geantes, comme celle de la semaine dernière, Nous appelons la psychologue Marina
en ce moment, non sans amertume, plus d’af- contre devant le ministère des Affaires étrangères alle- Chernivsky. Elle est à la tête de l’Ofek, un ser-
finités avec la droite qu’avec la gauche. Alors l’antisémitisme mand. Un groupe de militants habillés en hips- vice de conseil aux victimes d’antisémitisme
qu’il s’est toujours senti le cœur à gauche. et contre la haine ters a pris possession de la rue en scandant : qui possède des bureaux dans cinq Länder
Un antiracisme exacerbé est devenu le pilier à Berlin “Free Palestine from German guilt” [“Libérez allemands. Depuis le 7 octobre, le nombre de
central de la pensée des jeunes militants, en par- le 22 octobre 2023. la Palestine de la culpabilité allemande”]. Des demandes a été multiplié par treize. “Ça fait trois
ticulier. Biberonnés aux discours postcoloniaux Photo Robert Luba, REA expressions comme “culte de la culpabilité” ne semaines qu’on est en mode urgence”, explique
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 L’ANTISÉMITISME NE SE CACHE PLUS. 35

“LE SILENCE
Marina Chernivsky, qui est née à Lviv, en Pourtant, les Juifs britanniques sont les plus
Ukraine, et a grandi en Israël, avant de poser chanceux d’Europe : c’est la seule commu-
ses valises à Berlin en 2001. nauté qui n’ait pas été dévastée par la Shoah.
Les Juifs qui prennent contact avec son ser-
vice parlent d’agressions verbales, de menaces
et d’attaques – dans la rue, sur la Toile, à l’école
ASSOURDISSANT En Pologne, on comptait 3,5 millions de Juifs
en 1940, aujourd’hui, ils ne sont même pas 5 000.
Leur nombre a diminué également au Royaume-
et à l’université. De l’inquiétude aussi de savoir
si leurs enfants sont encore en sécurité. Et des
Vu
DE MES AMIS Uni – d’environ un tiers sur la même période,
selon le recensement de 2021 [pour s’établir

traumatismes que les attentats en Israël ont
déclenchés chez eux.
Si elle regrette l’absence globale d’empathie
au sein de la population, Marina Chernivsky
n’est pas surprise pour autant. La psychologue
ALEXANDER GAULAND,
LE PRÉSIDENT D’HONNEUR
DE L’AFD, A QUALIFIÉ LE NAZISME
DE SIMPLE “FIENTE D’OISEAU”
DANS L’HISTOIRE ALLEMANDE.
explique : “L’empathie pour les Juifs a toujours
été fragile.”
PROGRESSISTES”
à 271 000] –, mais c’est en partie en raison de
d’Israël l’assimilation démographique.
Certains avaient beaucoup à dire [après l’at-
UNE NOUVELLE taque du Hamas], d’autres n’ont pipé mot. Je
ÈRE DE MENACES pleure la mort des Juifs d’Europe tous les jours
Dans un article – j’allais écrire “la disparition”, mais c’est faux.
d’opinion rédigé à la Je sais bien que cela paraît fou, mais c’est ainsi.
première personne,
Vivre dans un pays préservé La judéité est, entre autres choses, une éter-
de la Shoah, mais nullement
Anshell Pfeffer,
journaliste au quotidien épargné par l’antisémitisme,
nelle cérémonie du souvenir. Je peux vous dire
que nous sommes arrivés en Angleterre avec
israélien de centre éveille une foule de sentiments Guillaume le Conquérant, qui nous offrait sa
gauche Ha’Aretz, contradictoires chez cette protection, car notre statut de tueurs du Christ
dit s’inquiéter de la (selon les Évangiles) nous rendait vulnérables
flambée des actes journaliste juive britannique. [ailleurs en Europe], et parce que nous lui prê-
antisémites à travers tions de l’argent. La première accusation de crime
le monde. “Au fil rituel – selon laquelle les Juifs feraient du pain
des ans, je me suis —New Statesman, extraits (Londres) avec le sang d’enfants chrétiens – est apparue

Chez lui, à Bendestorf, Ivar Buterfas-
Frankenthal, le rescapé de l’Holocauste de
Basse-Saxe, se demande ce que “le bon Dieu
peut bien avoir encore en tête pour son peuple
élu”. Voilà deux mille ans maintenant que les
Juifs sont tenus responsables de tous les mal-
heurs du monde.
Ce qui le préoccupe tout autant, c’est la
montée en puissance de l’AfD. Dont le pré-
sident d’honneur, Alexander Gauland, a qua-
lifié le nazisme de simple “fiente d’oiseau” dans
l’histoire allemande. Björn Höcke, le patron
de l’AfD en Thuringe [un Land de l’est de
l’Allemagne], a quant à lui qualifié le mémo-
rial de la Shoah à Berlin de “monument de la
honte”. Ceux qui votent AfD, pour Ivar Buterfas-
Frankenthal, “n’ont pas grand-chose dans la cer-
velle”. Il espère que les Allemands finiront par
se réveiller et s’en apercevoir.
Dans les semaines qui viennent, il prévoit
de prendre la parole à Brême, Kiel, Stade et
Braunschweig. Il s’adressera également à de
futurs policiers afin de les sensibiliser à l’anti-
sémitisme. Depuis quelque temps, ses sou-
venirs d’enfance sont disponibles au format
numérique dans des supports pédagogiques
destinés aux élèves à partir de la sixième. Le
titre : Qu’est-ce que ça fait d’être victime de dis-
crimination antijuive ?
Le témoignage d’Ivar Buterfas-Frankenthal a
sans doute rarement revêtu autant d’importance
qu’aujourd’hui. Mais tous ces déplacements
sont de plus en plus éprouvants pour le nonagé-
naire. Le 27 janvier, il prendra la parole à l’église
Saint-Michel de Hambourg, à l’occasion de la
Journée du souvenir consacrée à la mémoire
des victimes du nazisme. Ce sera sa dernière
apparition publique. Vraisemblablement sous
protection policière.
—Jörg Diehl, Deike Dienig,
Maik Grossekathöfer, Tobias Rapp,
Wolf Wiedmann-Schmidt,
publié le 28 octobre
O
plusieurs fois répété
que l’antisémitisme n dit que, si un Juif se retrouvait sur une
n’était plus une menace île déserte, il lui faudrait au moins deux
majeure, et qu’une synagogues : une où prier, l’autre où refu-
grande partie des ser de mettre les pieds. À titre personnel,
débats à ce sujet cette vieille blague me parle. Je suis une
étaient une obsession” Juive bourgeoise, non pratiquante, issue
née du traumatisme lié d’une petite école prestigieuse et je vis dans la
à la Shoah, affirme-t-il. crainte constante de n’être ni juive ni britan-
“J’ai eu tort d’écarter nique, mais un vague simulacre des deux. Sauf
cette menace.” ces derniers temps, où je me sens pleinement
Désormais, “il n’est plus juive. Ces derniers temps où je ne suis pas sur-
possible de dire que les prise de voir que des façades d’écoles primaires
Juifs ne sont pas juives sont aspergées de peinture, que des étu-
menacés”, regrette-t-il. diants juifs ont trop peur pour participer à des
“Pas quand, dans les rassemblements en l’honneur d’Israël, que des
rues de ma ville natale affiches d’enfants otages israéliens sont déchi-
de Manchester, rées et dégradées, ou qu’un homme brandissant
la police retire des un drapeau israélien dans une manifestation
affiches d’otages juifs propalestinienne est poursuivi dans la rue. Tout
ou lorsque le mot ‘Gaza’ cela est familier.
est peint en rouge sur
la Wiener Holocaust
Library, à Londres, […]
ou quand des étoiles de
Royaume-Uni. La haine se propage
David sont peintes sur ●●● “La haine sans fard des Juifs
les maisons et se propage au Royaume-Uni”, alerte
les commerces juifs l’hebdomadaire Jewish Chronicle,
à Paris [selon le parquet à Londres. Entre le 7 et le 31 octobre,
de Paris, le caractère 893 actes antisémites ont été relevés par
antisémite de ces tags le Community Security Trust, l’organisme
n’est pas établi].” chargé de la protection de la communauté
du pays. Menaces, dégradations des biens,
agressions : le nombre d’incidents dépasse
en trois semaines le total observé sur les six
premiers mois de l’année. “Dans la capitale
et ailleurs”, certaines manifestations en
faveur de la Palestine, parmi les plus
importantes d’Europe, “ont parfois versé
dans l’antisémitisme”, regrette The
Observer, journal dominical classé à
gauche. “Bien entendu, c’est le fait d’une
à Norwich en 1144. La ferveur des croisades a
conduit à des massacres à Londres, à Lincoln
et surtout à York, où, comme par hasard, les
registres des dettes ont disparu dans les flammes
en même temps que les Juifs.
C’est Léon Trotski (né Lev Bronstein) qui a le
mieux décrit ce qu’était un pogrom, dans 1905.
Je le cite ici, car la mécanique est toujours la
même : “Le moindre misérable devient maître de
la situation. Tout à l’heure encore esclave trem-
blant, pourchassé par la police, mourant de faim, il
sent qu’à présent aucune barrière ne pourrait s’op-
poser à son despotisme. Tout lui est permis, il dis-
pose de l’honneur comme des biens des citoyens, il
a droit de vie et de mort. Si cela lui convient, il jet-
tera dans la rue une vieille femme par la fenêtre
d’un troisième étage […]. Il peut tout, il ose tout.”
L’Angleterre a été le premier pays à expul-
ser ses Juifs, en 1290. D’autres pays européens
lui ont emboîté le pas. C’est devenu une mode.
Puis Oliver Cromwell nous a autorisés à → 36
minorité, mais cela contribue à créer
un climat de peur.” Au point de faire dire
au grand rabbin du pays, Ephraïm Mirvis,
que les Juifs du Royaume-Uni “n’ont jamais
autant craint” pour leur sécurité depuis
la Seconde Guerre mondiale. “Le 7 octobre
a constitué un trauma, confirme la BBC,
sachant que 70 % d’entre eux ont de
laxfamille en Israël.” Cet été, avant même
l’attaque du Hamas, le quotidien
conservateur The Times mettait en garde
contre une hausse des actes antisémites
ces dix dernières années. “Pour ceux
qui avaient les yeux ouverts, c’était une
évidence”, tance le Jewish Chronicle.
Et de regretter la “complaisance et
le manque de réactivité” des autorités.
36. À LA UNE Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

35 ← revenir, en 1656, même si l’édit d’expul-

sion n’a jamais été formellement retiré. Les
Juifs d’Europe de l’Est sont arrivés à partir
des années 1880, fuyant les pogroms. Les Juifs
d’Allemagne et d’Autriche les ont suivis, fuyant
Hitler. Le Royaume-Uni a accueilli 10 000 enfants
juifs, mais a refusé l’entrée à leurs parents.
À partir de 1939, Londres a également restreint
l’accès des immigrés juifs à la Palestine. Les
dernières émeutes antijuives se sont déroulées
en 1947 à Manchester, à Glasgow et à Liverpool,
en réponse à l’attentat contre l’hôtel King David
de Jérusalem, commis par des terroristes juifs
de l’organisation Irgoun qui espéraient chasser Vu
les Britanniques de Palestine. d’Australie
Être juive et britannique est une chose étrange :
on est dedans et dehors, avec et sans. Nous avons LE QUEENSLAND
tendance à tendre un miroir à la société : voilà DURCIT SA LOI
notre gratitude, notre angoisse et parfois notre Le 9 octobre,
humour. Le plus célèbre ouvrage sur le patri- un rassemblement
moine architectural britannique a été écrit par en faveur des
un réfugié germano-britannique du nom de Palestiniens a été
Nikolaus Pevsner. Notre plus célèbre synagogue, organisé devant
Bevis Marks, dans la City de Londres, ressemble l’opéra de Sydney.
à une église. “Voyez comme je vous aime, semble- Y ont été entendus
t-elle dire, même si je ne suis pas comme vous.” des slogans
J’ai peur à présent. J’ai entendu le silence étour- antisémites, raconte
dissant – et horrifiant – de mes amis non juifs The Australian.
progressistes, dont j’attendais mieux. Je cherche Au point d’inciter,
du réconfort dans la culture des Juifs américains, dès le 12 octobre,
plus enchantée que la nôtre. Les Producteurs de les législateurs de
Mel Brooks est mon film juif préféré. Il raconte l’État du Queensland
l’histoire de deux producteurs qui décident de à durcir la loi. Les
monter une comédie musicale sur Hitler. Les pro- propos antisémites
ducteurs sont Max Bialystock (Zero Mostel) et seront désormais
Leo Bloom (Gene Wilder). Bialystock est aussi traités comme un

Sarcelles sur le qui-vive

terrifiant que débordant de vie, tandis que Bloom crime de haine,
est recroquevillé par la terreur. Ils sont les deux passible de trois ans
visages de Brooks, des Juifs et de moi-même. de prison, contre six
J’ai passé la semaine suivant le 7 octobre dans mois auparavant.
le maelstrom des réseaux sociaux. J’y ai lu qu’un “L’affichage public
homme a rigolé en visitant le camp d’Auschwitz- de symboles de haine,
Birkenau. Un autre encore soutenait que le monde sur des drapeaux et
tournait “essentiellement” au profit des Juifs. On des tatouages nazis,
m’accuse de participer à un génocide et d’être sera considéré comme La guerre entre Israël et le Hamas a fait réapparaître des fractures dans
indifférente à la souffrance des non-Juifs. Je un délit”, indique le
me présente : je suis une sioniste progressiste, journal. Le Queensland la société française. Dans la banlieue parisienne, l’ambiance est morne.
favorable à une solution à deux États. Mais cela s’aligne ainsi sur les
ne compte pas, car, pour certains, tous les sio- autres États
nistes sont coupables de crime par anticipation. australiens, “qui ont —Politico (Bruxelles) soupire-t-il devant un écran XXL qui diffuse
Les plus compatissants sont les chrétiens prati- en boucle des images du conflit.

quants : j’en suis aussi reconnaissante que mor-
tifiée. Je ne tiens pas à remercier des “alliés” qui
se servent des Juifs dans leur vendetta contre
les musulmans.
Le pire a été quand j’ai lu que des écoles juives
avaient dû fermer un jour à Amsterdam par
mesure de sécurité. Anne Frank a vécu cachée à
Amsterdam, et des millions de gens ont été tou-
chés par son histoire. Comment ne pas l’aimer ?
Et puis je suis tombée sur une image de l’arc
de Titus, à Rome, illuminé aux couleurs d’Israël.
Cet arc a été érigé pour célébrer la victoire
des Romains sur les Juifs et leur exil de Judée
en 70 après J.-C. Un merveilleux concentré d’iro-
nie juive, qui lui seul me fait sourire aujourd’hui.
—Tanya Gold,
publié le 18 octobre
D
interdit, ou sont en
passe d’interdire, ans le quartier d’ordinaire animé de la
les symboles associés “petite Jérusalem”, à Sarcelles, les seules
à l’idéologie nazie”. âmes qui vivent sont les militaires en
patrouille. Depuis l’attaque meurtrière
du Hamas contre Israël, le 7 octobre,
un silence inhabituel s’est abattu sur
cette enclave à majorité juive de la banlieue
nord de Paris : les habitants réduisent leurs
déplacements au strict minimum, les cafés
et restaurants sont privés de leur clientèle
habituelle – apeurée par une recrudescence
des agressions antisémites à travers le pays.
“Les gens ont peur, ils sont en état de choc, ils
n’ont plus envie de sortir”, confie Alexis Timsit,
le patron d’une pizzeria casher. “Je ne fais
plus que la moitié de mon chiffre, il n’y a plus
d’animation dans la rue, il n’y a plus un chat”,
La France a recensé plus d’incidents anti-
sémites ces trois dernières semaines que sur
l’ensemble de l’année écoulée : 501 agressions,
allant de l’insulte à l’agression physique en
passant par la menace de mort et le graffiti
antisémite. Parmi les actes antisémites fai-
sant actuellement l’objet d’une enquête, il y
a des menaces proférées lors d’attroupements
devant des synagogues, ou encore des tags
comme “tuer les Juifs est un devoir”, inscrit sur
le mur d’enceinte d’un stade de Carcassonne. Le
ministre de l’Intérieur a déployé des policiers et
des militaires supplémentaires dans les écoles
juives, les lieux de culte et les centres com-
munautaires depuis les attaques. À Sarcelles,
les militaires surveillent les entrées et les sor-
ties des classes. “J’essaie de ne pas montrer à
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 L’ANTISÉMITISME NE SE CACHE PLUS. 37

ma fille que j’ai peur”, confesse Suedu Avner, “La peur des violences [en France] date de la
qui espère que le conflit ne durera pas. Une
sorte de panique ne s’en est pas moins empa-
seconde Intifada”, analyse Marc Hecker, spécia-
liste du conflit israélo-palestinien à l’Institut Inquiétudes
rée de la communauté depuis les attaques du
Hamas, se propageant parfois comme une
français des relations internationales (Ifri),
faisant ici référence au soulèvement contre
au sommet de l’UE
traînée de poudre sur les groupes WhatsApp. l’occupation israélienne dans les territoires ●●● Les violences contre les Juifs
Lors d’une journée d’angoisse pire que les palestiniens [entre 2000 et 2005]. sont “incompatibles avec les valeurs
autres, les parents sont allés jusqu’à retirer “À chaque nouvelle f lambée de violence au fondamentales de l’Europe et les
leurs enfants de l’école. Proche-Orient, on constate une recrudescence principes sur lesquels l’UE est fondée”.
La France abrite la plus grande commu- des actes antisémites en France”, poursuit-il. Cette déclaration de la Commission
nauté juive en dehors d’Israël et des États- Ce risque accru d’agressions antisémites a ← Dessin d’Ajubel paru européenne, relayée par le site belge
Unis, estimée à 500 000 personnes environ, entraîné un renforcement de la sécurité dans dans El Mundo, EUobserver, montre l’inquiétude
et l’une des plus grandes communautés musul- les écoles juives et les synagogues, et dissuadé Madrid. de Bruxelles face à la montée de
manes d’Europe. La préoccupation sécuri- beaucoup de Juifs de porter la kippa dans cer- l’antisémitisme. Dans la semaine qui a
taire ne date pas d’hier pour la communauté tains quartiers, selon les organisations juives. suivi l’attaque du Hamas contre Israël,
juive de France qui, d’une certaine manière, En plus des agressions sporadiques, les ce type d’incidents a augmenté en
était sur le qui-vive depuis la série d’attentats Juifs de France sont également la cible privi- Allemagne d’environ 240 % par rapport
islamistes perpétrés sur le sol français ces dix légiée des islamistes, à l’heure où l’Hexagone à la même période en 2022. À peu
dernières années. subit une vague d’attentats qui a notamment près au même moment, l’Autriche
La guerre menée par Israël contre le Hamas frappé des établissements scolaires, des bars enregistrait une hausse des actes
vient désormais menacer une paix fragile dans et des bâtiments publics au cours des dix der- antisémites de 300 %. En France,
des endroits comme Sarcelles, l’une des villes nières années. plus de 1 000 incidents ont été recensés
les plus pauvres de France, où des milliers de En 2012, trois enfants et un rabbin ont été depuis le 7 octobre, d’après les données
juifs côtoient une population à majorité musul- abattus à bout portant dans une école juive de compilées par l’organisation américaine
mane, originaire d’Afrique du Nord, issue de Toulouse par Mohamed Merah, un terroriste Anti-Defamation League (ADL).
l’immigration, vivant dans des cités HLM. qui avait revendiqué son allégeance à Al-Qaida. SOURCE Pour EUobserver, ce phénomène rappelle
En 2015, quatre personnes ont été assassinées les heures les plus sombres de l’Europe.
dans un supermarché casher, à Paris. POLITICO “Au cours du dernier incident en date,
LES MUSULMANS ET LES JUIFS Si les réseaux du Hamas, d’Al-Qaida et de Bruxelles, Belgique des étoiles de David ont été taguées sur
MÈNENT DES VIES RELATIVEMENT l’État islamique sont bien distincts, Marc Hecker
prévient que l’ampleur de l’attaque du Hamas
Hebdomadaire,
15 000 ex.
la porte de logements appartenant à des
familles juives à Paris. Un acte
SÉPARÉES, LA PLUPART DES contre Israël a “galvanisé” l’ensemble du spectre politico.eu d’intimidation qui évoque l’Allemagne
ENFANTS JUIFS ÉTANT INSCRITS islamiste, faisant naître une fois de plus une Lancé le 21 avril 2015 nazie, où des millions de Juifs avaient été
inquiétude profonde chez les Juifs de France. dans le but avoué catalogués avant d’être envoyés dans
DANS DES ÉCOLES JUIVES. La plupart des Juifs de Sarcelles sont des de “secouer” des chambres à gaz.”
Séfarades – c’est-à-dire d’origine espagnole, la couverture
Les pouvoirs publics sont souvent tiraillés partis s’installer en Afrique du Nord quand journalistique de
entre des injonctions contradictoires – entre l’Espagne a expulsé sa population juive, au l’Union européenne, beaucoup qui en veulent à Israël”, poursuit celle
les juifs qui craignent pour leur sécurité et Moyen Âge. La plupart sont arrivés en France Politico est avant tout qui a quitté l’Algérie pour s’installer en France
les musulmans qui se sentent des affinités après avoir vécu dans les anciennes colonies l’extension du site alors qu’elle était jeune adulte.
avec la cause palestinienne. Lors de sa visite françaises d’Algérie et de Tunisie. La popu- américain créé “J’ai des amis musulmans, on s’entend bien, on
en Israël et dans les territoires palestiniens, lation musulmane de Sarcelles partage donc par deux signatures ne se tape pas dessus”, confirme Suedu Avner.
Emmanuel Macron s’est lui-même livré à un une histoire culturelle et linguistique avec sa importantes Reste que, pour beaucoup, la politique et
numéro d’équilibriste, entre le soutien à Israël communauté juive, et les deux communautés du Washington Post, le conflit israélo-palestinien sont des sujets
dans sa lutte contre le Hamas et un appel à vivent dans une relative harmonie depuis des John F. Harris et tabous, et que les deux communautés mènent
épargner les vies palestiniennes. décennies. Jim VandeHei, des vies relativement séparées, la plupart des
Pour Alexis Timsit, la menace est bien réelle. Dans son bureau, le maire de Sarcelles, en 2007. enfants juifs étant inscrits dans des écoles
Sa pizzeria a été mise à sac par des émeu- Patrick Haddad, revient sur la coexistence à juives. Beaucoup de Juifs de Sarcelles ont
tiers, voilà quelques mois, quand la mort d’un ce jour pacifique entre les deux communau- également choisi d’émigrer en Israël ces der-
adolescent sous les balles de la police, dans tés, sous le regard de Marianne et de Nelson nières années.
une banlieue de Paris, a entraîné Mandela, dont les portraits sont Mais l’image d’Israël en tant que dernier
des débordements dans les cités de accrochés au mur. asile sûr pour les Juifs est sérieusement ternie
l’Hexagone. “Il n’y a pas eu une seule agression par les attaques meurtrières du Hamas, qui
En l’occurrence, il ne s’agissait antisémite à Sarcelles depuis les atten- ont coûté la vie à plus de 1 400 Israéliens,
pas d’un acte antisémite, précise-t- REPORTAGE tats… Ça fait plus de quinze jours et observe Patrick Haddad. “Où [les Juifs] vont-
il, mais la piqûre de rappel n’en fut on tient bon”, confie-t-il en souriant, ils aller s’ils ne sont pas en sécurité en Israël ?
pas moins brutale. En 2014, une manifesta- malgré une tension palpable. Les rapports Les craintes s’exacerbent, les gens ont peur de ce
tion propalestinienne contre une offensive ter- entre les musulmans et les juifs de sa ville sont qui se passe ici, et peur de ce qui est en train de
restre d’Israël à Gaza avait dégénéré en émeute amicaux, assure-t-il, et les Sarcellois sont fiers se passer dans ce qui est censé être la terre d’asile
antisémite ciblant les magasins juifs. “Il suffit de leurs liens d’amitié avec des représentants des Juifs”, analyse-t-il.
d’une étincelle pour que ça recommence”, observe d’une autre religion que la leur. Dans un de ces retournements tragiques
Alexis Timsit. Les juifs de France ont constaté “Les rapports sont bons, on partage une même dont l’histoire juive est coutumière, plusieurs
une augmentation des agressions antisémites culture, beaucoup de Juifs sont originaires de familles françaises sont revenues d’Israël depuis
depuis le début des années 2000, un phéno- Tunisie, d’Algérie, ils parlent même un peu arabe, les attaques du Hamas pour trouver momen-
mène qui vient ébranler la psyché nationale confie Naïma, une retraitée musulmane qui tanément refuge dans le havre de paix relatif
en profondeur en réveillant le souvenir de la ne donnera pas son nom de famille, tenant à qu’est Sarcelles.
collaboration de la France avec l’Allemagne protéger sa vie privée. Ma famille, mon mari et —Clea Caulcutt,
nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. mes enfants respectent les Juifs, mais j’en connais publié le 30 octobre
38. À LA UNE
“RIEN NE M’AVAIT PRÉPARÉ
À L’ANTISÉMITISME
QUI RÈGNE SUR LES CAMPUS”
Doyen de la faculté de droit de l’université Berkeley, en Californie,
Erwin Chemerinsky a décidé de prendre la plume pour dénoncer
les propos antisémites et l’atmosphère délétère qui règne dans
les universités outre-Atlantique.
—Los Angeles Times, extraits (Los Angeles)
J
e suis un homme juif âgé de 70 ans et jamais
dans ma vie je n’avais vu ni ressenti l’anti­
sémitisme de ces dernières semaines. Au
cours de mon existence, il m’est arrivé de
temps à autre d’entendre des propos anti­
sémites. Je me souviens, enfant, m’être fait
traiter de “sale Juif”. Je me souviens aussi que,
sur le chemin de l’école juive, mes amis et moi
nous faisions traiter de “tueurs du Christ”.
Quand j’étais étudiant, les parents d’une petite
amie lui ont dit de ne pas sortir avec moi parce
que “les Juifs sont différents”. Plus tard, dans un
cours d’éthique des négociations que je don­
nais, un étudiant a dit tout de go, sans avoir le
moins du monde conscience d’être insultant :
“L’autre partie essaiera de vous avoir en Juif.”
Mais rien de tout cela ne pouvait me préparer
à ce qui se produit depuis quelques semaines.
Vendredi 27 octobre, une personne de ma faculté
a posté sur Instagram une photo de moi avec
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
cette légende : “Erwin Chemerinsky a pris, pour
une durée indéterminée, un congé sabbatique de
la faculté de droit de Berkeley pour rejoindre les
forces armées israéliennes.”
À la mi­octobre, lors d’une réunion publique,
une étudiante m’a dit que, pour qu’elle se sente
en sécurité à la faculté, il faudrait “se débarras-
ser de tous les sionistes”. J’ai entendu plusieurs
fois dire que je faisais “partie d’une conspira-
tion sioniste” – en écho aux idées antisémites
qui circulent depuis des siècles.
J’ai été sidéré quand des étudiants de tout le
pays, y compris les miens, ont fêté l’attaque ter­
roriste du Hamas du 7 octobre. L’association
Students for Justice in Palestine a qualifié cet
attentat de “victoire historique” pour la “résis-
tance palestinienne”. Un professeur de l’univer­
sité Columbia en a dit que c’était un événement
“génial”, une “victoire stupéfiante”. Un professeur
de Yale a écrit sur X (anciennement Twitter) que
“cela a été une journée extraordinaire !” et traité
Israël d’“État colonisateur meurtrier, génocidaire”.
Une ambiance
délétère
●●● Depuis le 7 octobre, les campus
américains sont en ébullition. Par
endroits, les débats et manifestations
ont dégénéré en affrontements, observe
The Washington Post, relevant “une série
d’incidents antisémites sur les campus”
à la fin d’octobre.“À New York,
des étudiants juifs de la Cooper Union
[un établissement privé] se terraient
dans une bibliothèque pendant que des
manifestants propalestiniens cognaient
sur les baies vitrées. Lors d’une
manifestation propalestinienne près
de l’université Tulane, au moins deux
↑ “Unis contre étudiants ont été agressés […]. Et des
le sionisme”, proclame internautes anonymes ont inondé de
en anglais et en arabe menaces un forum en ligne de l’université
cette banderole Cornell.” La montée des tensions touche
brandie lors aussi des étudiants propalestiniens, ajoute
d’une manifestation le journal. En Floride, raconte l’un d’eux,
de soutien un tweet présentait des rassemblements
aux Palestiniens pacifiques comme un “champ de tir”.
à Los Angeles, Dans une lettre, plus de 100 professeurs
le 4 novembre. ont condamné “les attaques féroces”
Photo Gina Ferazzi/ contre leurs étudiants propalestiniens,
Los Angeles Times “‘doxés’ [voyant leurs informations
divulguées en ligne], mis au pilori […]
et victimes de représailles des
employeurs”. Au-delà des campus, le pays
vit une flambée des actes tant antisémites
qu’antiarabes et islamophobes,
rapporte Vox. “Ça rappelle l’immédiat
après-11 Septembre”, souligne
Abed Ayoub, du Comité anti-
discrimination américano-arabe.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
À Chicago, une professeure d’art a posté
sur Instagram : “Les Israéliens sont des porcs.
Des sauvages. De très très mauvaises personnes.
D’irrécupérables excréments.” Et ajouté : “Puissent-
ils tous pourrir en enfer.” À l’université de
Californie à Davis, un enseignant a partagé
sur X : “Les journalistes sionistes […] ont des mai-
sons avec des adresses, des enfants à l’école”, et
“ils peuvent avoir peur de leurs patrons, mais ils
devraient avoir plus peur de nous”. Les exemples,
malheureusement, sont innombrables.
Comment un être humain peut-il se réjouir
de l’assassinat de 260 jeunes qui assistaient à
un festival de musique, du massacre barbare de
plus de cent personnes dans un kibboutz, de
la prise en otage de dizaines de civils ? Si cela
arrivait à des personnes qui ne sont pas juives,
y aurait-il tous ces cris de liesse ?
J’ai entendu peu de responsables d’univer-
sité s’exprimer publiquement sur l’antisémi-
tisme qui se répand ce mois-ci comme une
traînée de poudre. Ils veulent rester neutres ou
ne pas paraître islamophobes. Je le comprends.
Moi aussi, je me suis abstenu de m’exprimer
contre ceux qui défendent l’attaque terroriste
du Hamas. Mais quand sortirons-nous enfin de
notre silence pour dire que l’antisémitisme est
condamnable et inacceptable dans nos universi-
tés ? Je suis convaincu que le moment est venu.
Bien sûr, critiquer le gouvernement israélien
n’est pas antisémite. Je suis fermement opposé
à la politique du gouvernement Nétanyahou, je
COMMENT PEUT-ON SE RÉJOUIR
DE L’ASSASSINAT DE 260 JEUNES
QUI ASSISTAIENT À UN FESTIVAL
DE MUSIQUE ?
suis favorable à ce que les Palestiniens recouvrent
leurs pleins droits et je suis persuadé de la
nécessité d’une solution à deux États.
Or, dans les universités américaines, cer-
taines voix appellent non pas à un changement
des politiques israéliennes, mais à la fin pure et
simple d’Israël. Des étudiants chantent régu-
lièrement ce slogan : “De la rivière à la mer, la
Palestine sera libre.” Et celui-ci : “Nous ne vou-
lons pas deux États, nous voulons 48” – autre-
ment dit, la situation de 1948, avant la création
d’Israël. Je n’ai aucune idée de la façon de déter-
miner qui a droit à quelle terre, mais ce dont je
suis sûr, c’est qu’appeler à l’élimination totale
d’Israël est antisémite.
Le silence et la tolérance ont suffisamment
duré. J’appelle les autres responsables d’uni-
versité à s’exprimer et à dénoncer la glorifica-
tion du Hamas et l’antisémitisme flagrant de
ces dernières semaines.
Les étudiants ont le droit de tenir des propos
très offensants, voire haineux, mais les res-
ponsables d’universités ont eux aussi le droit
de s’exprimer. Ils doivent aujourd’hui prendre
position, même s’ils en offensent certains et
s’exposent aux critiques.
—Erwin Chemerinsky,
publié le 29 octobre
L’ANTISÉMITISME NE SE CACHE PLUS. 39
Violences dans sous le contrôle du Comité d’enquête fédéral a
été ouverte pour des délits passibles de huit à
le Caucase
quinze ans de prison. Cinquante passagers se
trouvaient à bord de l’avion en provenance de
Tel-Aviv, essentiellement des femmes et des
du Nord
enfants de citoyenneté russe. Aucun blessé
n’a été à déplorer.
Comme le souligne Kommersant, l’as-
saut de l’aéroport avait été précédé de “plu-
Vu sieurs actions à caractère antisémite” ailleurs
de Turquie à Makhatchkala, mais aussi dans les villes
de Khassaviourt (Daghestan), de Tcherkessk
LE POUVOIR (Karatchaevo-Tcherkessie) et de Naltchik
ALIMENTE Ce district fédéral de Russie a été (Kabardino-Balkarie). Les plus hauts digni-
LE CLIMAT le théâtre de nombreux actes taires des religions officielles de la Fédération
DE HAINE antisémites, dont une tentative de Russie se sont émus de la situation.
Depuis le 7 octobre, de pogrom à l’aéroport La Tchétchénie, république voisine du
les 20 000 Juifs de Daghestan, a pris publiquement position sur
Turquie, pays qui abrite de Makhatchkala, au Daghestan. les troubles de Makhatchkala, par la voix de son
depuis des siècles ministre de l’Information, Akhmed Doudaev,
qui a appelé à “cesser les actes antisémites dans
D
la plus importante
communauté juive ans la soirée du 29 octobre, plusieurs le Caucase du Nord” : “Nous n’avons pas le droit
du monde musulman, centaines de personnes ont pris d’as- de projeter les actions des dirigeants criminels
sont inquiets. Pour saut l’aéroport de Makhatchkala, la capi- d’Israël sur l’ensemble des Juifs”, a-t-il asséné.
des raisons de sécurité, tale de la république russe à majorité Avant de poursuivre : “Toute agression contre
les synagogues ont musulmane du Daghestan, des Juifs jouera en faveur de nos enne-
annulé leurs activités dans le Caucase du Nord, en mis, qui visent à ébranler le monde à
jusqu’à nouvel ordre brandissant des drapeaux palesti- travers le conflit israélo-palestinien.”
à Istanbul et à Izmir, niens et en “scandant des slogans anti- Ces événements ont eu lieu alors
où un lieu de culte israéliens et antisémites”, rapporte le REVUE que Moscou, dans le conflit qui
a été vandalisé. Dans quotidien Kommersant. Elles réagis- DE PRESSE oppose Israël au Hamas, occupe
le journal islamiste saient à l’annonce de l’atterrissage une position qui tranche avec celle
Yeni Akit, réputé d’un avion en provenance de Tel-Aviv trans- des capitales occidentales. Après l’attaque du
proche du pouvoir, portant des “réfugiés” israéliens, un message Hamas, le 7 octobre, la Russie a pris immédia-
des appels à déchoir diffusé par des chaînes Telegram. Leur objec- tement position en faveur d’un cessez-le-feu
les citoyens juifs, tif ? Apparemment s’en prendre aux passagers. dans la bande de Gaza et réclamé la création
“valets du sionisme”, Il a fallu aux forces de l’ordre plus de deux de deux États dans les frontières de 1967. Par
de leur nationalité heures pour venir à bout de l’assaut, et les heurts ailleurs, le Kremlin ne considère pas le Hamas
turque ont été lancés. ont fait plus de 20 blessés parmi les assaillants comme une organisation terroriste. Certains
Un climat tendu auquel et les policiers, relate le quotidien russe en ligne de ses délégués ont même été reçus à Moscou
participe l’AKP Gazeta.ru. Au total, 150 personnes ont “parti- le 26 octobre par le représentant spécial du
du président Recep cipé activement aux violences”, selon les autorités. Kremlin pour le Moyen-Orient. Un acte consi-
Tayyip Erdogan, D’après les données régionales, 83 personnes déré comme “indigne” par Israël.
qui a pris fait et cause auraient déjà été arrêtées. Une enquête placée —Courrier international
pour le Hamas,
créant une tension
diplomatique avec
Israël. Des villes
Tunisie. Une loi hostile à Israël qui inquiète
dirigées par le parti ●●● L’onde de choc moyen-orientale et activité à l’international. De la même
au pouvoir ont annoncé se fait sentir jusqu’en Tunisie. Composée manière, des investisseurs étrangers
un boycott des produits d’un millier de personnes, la communauté ont d’ores et déjà exprimé leur inquiétude,
israéliens, et un juive tunisienne craint de faire les frais voire leur volonté de quitter la Tunisie,
conseiller municipal a des événements en cours dans la bande redoutant les conséquences d’une telle loi
même rendu hommage de Gaza. Le 2 novembre, rapporte le site sur leurs activités.
à Adolf Hitler. Kapitalis, le Parlement tunisien a lancé Auparavant, dans la nuit du 17 au 18 octobre,
la discussion d’une loi qui criminalise tout quelques heures après l’annonce
acte de normalisation avec l’État d’Israël. de l’explosion survenue à l’hôpital Al-Ahli,
Le texte législatif prévoit une peine à Gaza, un site sacré juif avait été incendié
de six à douze ans de prison pour ceux qui et dégradé par une foule en colère
commettent “le crime de normalisation”, lors d’une manifestation propalestinienne
qualifié de “haute trahison”, et la réclusion dans la ville d’El-Hamma, rapporte
à perpétuité pour les récidivistes. le site d’information panarabe Al-Monitor.
Une loi qui soulève déjà l’inquiétude Des centaines d’hommes “brandissant
des opérateurs économiques comme des drapeaux palestiniens et scandant
des milieux culturels et sportifs tunisiens. des slogans islamistes” s’en sont pris
Ils redoutent, note le site tunisien, d’être au sanctuaire du rabbin Youssef El-Maarabi,
mis en “porte-à-faux” dans leur présence un sage du xvie siècle.
40.
tra n s-
versales.
économie
Le temps des taxes
carbone est bien arrivé
Climat. Pour lutter contre le réchauffement,
les systèmes de tarification des émissions de gaz
à effet de serre se multiplient. Le tout nouveau dispositif
européen d’ajustement carbone aux frontières
donne l’exemple.
—The Economist, extraits
(Londres)
P
our limiter le réchauf-
fement climatique, tout
le monde ou presque est
d’accord, il faut renoncer au plus
vite aux combustibles fossiles.
Choisir la façon d’y parvenir est
plus compliqué. Les économistes
sont favorables à la fixation d’un
prix des émissions de gaz à effet
de serre (GES), mécanisme que
l’Union européenne (UE) a intro-
duit dès 2005. Le marché peut
alors identifier les sources de GES
les moins onéreuses à réduire et
la société lutte ainsi à moindres
frais contre le changement cli-
matique. Mais certains respon-
sables politiques redoutent que
cela provoque une hausse des
coûts – et la colère des consom-
mateurs. Les États-Unis, sous la
présidence de Joe Biden, ont ainsi
préféré distribuer des centaines
de milliards de dollars pour verdir
les chaînes d’approvisionnement.
Pourtant, le reste du monde
commence à adopter la méthode
européenne, et la tarification des
émissions [par un mécanisme
d’échanges de quotas] se déve-
loppe dans les pays riches comme
dans les pays pauvres. Voyez l’In-
donésie, neuvième plus gros pol-
lueur de la planète. L’archipel
affiche des ambitions vertes, alors
qu’il émet 620 millions de tonnes
d’équivalent CO2 par an, et que
près de la moitié de sa consom-
mation d’énergie (en forte hausse)
Environnement .. 42
Signaux ........ 43
provient du charbon. Le 26 sep-
tembre, lors du lancement du
premier marché carbone indo-
nésien, le président Joko Widodo
s’est targué de faire du pays une
plaque tournante du commerce
du carbone, et les banques locales
se sont empressées d’acheter les
crédits d’un fournisseur d’éner-
gie géothermique. Le pays a
aussi mis en place un système
d’échange de quotas d’émissions
en février, qui oblige les grandes
centrales à charbon à acheter des
permis au-delà d’un certain seuil
d’émissions.
Bref, même dans les pays
connus pour être plutôt des
pollueurs, les choses bougent.
Selon le FMI,
49 pays ont instauré
des mécanismes
de tarification
du carbone.
Au début 2023, le marché car-
bone couvrait 23 % des émissions
mondiales, contre seulement 5 %
en 2010. Selon le Fonds monétaire
international (FMI), 49 pays ont
instauré des mécanismes de tari-
fication du carbone et 23 autres
envisagent de le faire. La poli-
tique novatrice lancée par l’Union
européenne le 1er octobre, avec le
Mécanisme d’ajustement carbone
aux frontières (MACF), prévoit
de soumettre les produits impor-
tés dans l’Union à une tarification
du carbone à partir de 2026. Ce
qui devrait fortement inciter les
entreprises du continent à pous-
ser leurs fournisseurs, partout
dans le monde, à se montrer plus
vertueux.
Il y a trois façons de pratiquer
la tarification carbone. La pre-
mière passe par la création de
nouveaux marchés et de nouvelles
taxes. C’est ce qu’a fait l’Indoné-
sie. Si tout se passe comme prévu,
une taxe carbone viendra s’ajou-
ter à son marché. Le Japon, lui, a
lancé en avril un marché natio-
nal de compensation volontaire
des émissions carbone, qui vient
compléter un système régional de
plafonnement et d’échange des
droits d’émissions. En vertu de
ce système, appelé à se durcir, les
entreprises responsables d’envi-
ron 40 % de la pollution du pays
devront rendre publiques leurs
émissions de GES et se fixer des
objectifs de réduction. Le Vietnam
travaille de son côté sur un sys-
tème d’échange de quotas qui
devrait être opérationnel en 2028.
Les entreprises dépassant un cer-
tain seuil d’émissions devront
les compenser en achetant des
crédits.
Deuxième approche : les pays
qui disposent déjà de marchés
établis en durcissent les règles.
Le Centre national chinois de
stratégie climatique a annoncé
en septembre que son système
d’échange de quotas d’émissions,
le plus important du monde, ne
se concentrera plus uniquement
sur l’intensité carbone [le rap-
port des émissions de CO2 à la
production de l’entreprise] des
centrales au charbon, mais à la
fois sur leur intensité et sur leurs
émissions totales. Le système sera
lié à un marché de crédits car-
bone, ce qui permettra aux cen-
trales électriques de remplir leurs
obligations en achetant des cré-
dits pour des projets d’énergies
renouvelables, de forestation ou
de restauration des mangroves.
Phase de transition. L’Australie,
qui avait abandonné sa première
taxe carbone en 2014, a pour sa
part réformé son “mécanisme de
sauvegarde”. Depuis juillet, les
[215] installations industrielles
responsables de 28 % des émis-
sions du pays doivent les réduire
de 4,9 % par an. Celles qui n’y par-
viendraient pas doivent acheter
des compensations, qui se négo-
cient à environ 20 dollars la tonne.
Enfin, il y a les mécanismes
transfrontaliers. Celui de l’UE
est de loin le plus avancé. Dans
le cadre du MACF, pendant
la phase de transition [dite “à
blanc”, du 1er octobre 2023 à la
fin 2025], les importateurs d’alu-
minium, de ciment, d’électricité,
d’engrais, d’hydrogène, de fer et
d’acier devront déclarer ce qu’ils
achètent hors de l’UE et l’équi-
valent d’émissions de carbone
(générées par la production et le
transport). À partir de 2026, ils
devront payer une taxe équiva-
lente à la différence entre le coût
carbone de ces émissions dans le
système de l’UE et le prix du car-
bone payé par l’exportateur sur
son marché intérieur. Par ailleurs,
les quotas gratuits accordés à cer-
tains secteurs seront peu à peu
supprimés, tandis que les sec-
teurs du bâtiment et des trans-
ports seront intégrés au marché.
Il faudra du temps pour que la
plupart de ces systèmes fassent
sentir leurs effets. Beaucoup en
Asie sont fragiles et les prix trop
bas pour entraîner de vrais chan-
gements – bien en deçà du prix
actuel [moyen du quota d’équi-
valent CO₂] de l’UE. À environ
90 euros, il n’atteint toujours
pas l’estimation du coût social
des émissions de CO2 établi par
les économistes du climat [en
compilant les effets négatifs
sur la santé, sur l’économie de
l’émission d’une tonne de CO2].
Par exemple, la moitié des cen-
trales au charbon visées par le
système chinois d’échange de
quotas d’émissions sont soumises
à un prix du carbone négatif : elles
sont en fait payées pour brûler du
combustible sale, l’intensité de
leurs émissions étant inférieure
à la moyenne nationale, explique
Lauri Myllyvirta, du Centre for
Research on Energy and Clean
Air [un groupe de recherche fin-
landais indépendant].
Partout dans le monde, les
militants dénoncent le sys-
tème des compensations, qui
permet aux entreprises de faire
du greenwashing en se présentant

faussement comme écorespon-
sables. Certains programmes
peinent par ailleurs à prouver
leur efficacité. L’an dernier, une
équipe d’universitaires, dirigée
par Andrew Macintosh, de l’Uni-
versité nationale australienne, a
affirmé que le reboisement comp-
tabilisé en crédits carbone dans
le pays n’avait pas eu lieu ou qu’il
aurait été de toute façon effec-
tué même sans les paiements au
titre de compensations.
Même limités, les systèmes
de tarification carbone aideront
malgré tout à modifier les com-
portements, tout simplement
parce qu’ils poussent à mesurer les
émissions. Deux ans après sa mise
en œuvre, le programme chinois
d’échange de quotas a été enta-
ché de fraudes, des consultants
étant soupçonnés d’avoir aidé des
usines à falsifier leurs échantil-
lons. Les autorités ont annoncé
au début de l’année des mesures
de répression et se disent désor-
mais satisfaites de la qualité des
informations.
Aux États-Unis, malgré l’ab-
sence de tarification carbone, les
entreprises sont également inci-
tées à contrôler leurs émissions.
Joe Biden a imposé aux fournis-
seurs de l’État fédéral de publier le
montant de leurs émissions et de
Même dans les pays
connus pour être
plutôt des pollueurs,
les choses bougent.
← Dessin de Côté
paru dans Le Soleil, Québec.
mettre en place des plans pour les
réduire. De nombreuses grandes
entreprises se sont fixé un objec-
tif de zéro émission nette. C’est le
cas d’Apple, la plus grande entre-
prise du monde, qui s’est engagée
à atteindre la neutralité carbone
pour sa chaîne d’approvisionne-
ment d’ici à 2030.
Le MACF constitue pour les
industriels une incitation encore
plus forte à suivre avec précision
leur empreinte carbone. Son prin-
cipal objectif est de permettre à
l’UE de lutter contre les “fuites
de carbone”. En effet, avant son
introduction, la tarification car-
bone en Europe équivalait à faire
davantage payer les industriels des
États membres que ceux d’autres
pays aux plans de décarbonation
moins ambitieux. Ce qui incitait
les entreprises à s’approvisionner
en matières premières à l’étran-
ger, même si celles-ci étaient plus
polluantes. Pour y remédier, l’UE
a alors délivré des permis [de pol-
luer] aux industriels. Ces quotas
gratuits disparaîtront au fur et à
mesure de la montée en charge
du MACF.
Effet domino. Pendant sa phase
de transition, le MACF consti-
tue simplement un obstacle sup-
plémentaire (une “barrière non
tarifaire”) pour les exportateurs
vers l’UE. Il oblige les entreprises
européennes à déclarer les émis-
sions réelles de leurs importa-
tions. Si elles ne disposent pas de
ces données, elles doivent utiliser
les valeurs de référence fournies
par l’UE, basées sur les émissions
des industries les plus polluantes
de l’Union.
On pourrait bientôt voir les
droits de douane carbone se mul-
tiplier. En Australie, le gouverne-
ment a récemment annoncé une
étude sur les fuites de carbone
qui devrait envisager ce genre
de solution. En 2021, les États-
Unis et l’Union européenne ont
mis un terme à un différend com-
mercial né sous la présidence
de Donald Trump, en entamant
des négociations sur un accord
mondial sur l’acier et l’alumi-
nium durables. Les États-Unis
souhaitent qu’un tarif douanier
externe commun s’applique aux
aciéristes polluants. Cependant,
comme le pays n’a pas instauré
de tarification nationale du car-
bone, la mesure enfreindrait les
règles de l’Organisation mon-
diale du commerce. Si l’UE et les
États-Unis ne parviennent pas à
un accord, les droits de douane
de l’ère Trump et les mesures de
rétorsion de l’UE seront rétablis.
Il existe un effet domino de
la tarification carbone. Dès lors
qu’un secteur y est soumis, les
entreprises concernées exigent
naturellement que leurs concur-
rents respectent les mêmes règles.
Les centrales au charbon font
ainsi pression pour que les cen-
trales au gaz subissent les mêmes
contraintes. Et les États ont inté-
rêt à ce que leurs entreprises
exportatrices s’acquittent d’une
compensation carbone chez eux
plutôt que de droits de douane à
l’étranger.
Le principal objectif
de l’UE est de lutter
contre les “fuites
de carbone”.
Reste à savoir si la chute des
dominos sera assez rapide. Aucun
système d’échange de quotas ou
presque ne s’attaque par exemple
aux émissions de l’immobilier
résidentiel ou de l’automobile,
ce qui serait vraiment doulou-
reux pour les consommateurs.
Dans leur choix d’instaurer des
systèmes de tarification du car-
bone, puis de les élargir et de les
muscler, les décideurs politiques
sont soutenus par la plupart des
économistes et progressent plus
rapidement qu’on ne l’imagine.
Mais à l’avenir, ils n’auront pas
d’autre solution que de rendre
ces mesures encore plus gênantes
s’ils veulent minimiser les effets
du changement climatique. Alors,
il leur faudra aussi convaincre les
électeurs.—
Publié le 1er octobre
SOURCE
THE ECONOMIST
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 1 511 000 ex.
economist.com
Grande institution de la presse
britannique, The Economist,
fondé en 1843 par un chapelier
écossais, est la bible de tous
ceux qui s’intéressent à
l’actualité internationale.
Ouvertement libéral, il défend
généralement le libre-échange,
la mondialisation, l’immigration
et le libéralisme culturel.
TRANSVERSALES.
LA LETTRE
TECH
PHILIPPE COSTE, à New York
Une honte nommée
SBF et le robot
compagnon de lecture
S
am Bankman-Fried,
dit “SBF”, le prétendu
titan des cryptomon-
naies, a été déclaré coupable
le 3 novembre d’une des plus
grandes fraudes de l’histoire
américaine et pourrait écoper
d’un maximum de cent dix
ans de prison lorsque le tri-
bunal fédéral de New York
prononcera sa sentence, en
mars 2024. En attendant, Vox
fouille les décombres d’une
des plus absurdes mytholo-
gies de la tech, incarnée par
ce matheux chevelu de 31 ans
érigé, depuis 2019 et jusqu’à
sa faillite l’année dernière, en
prophète de l’éthique.
Après avoir dopé l’engoue-
ment pour les cryptos grâce
à sa science des médias et ses
gigantesques contributions
aux campagnes électorales des
élus du Congrès, SBF entraîne
dans sa chute la réputation
déjà un tantinet sulfureuse
du secteur. La réaction des
fleurons des cryptos au juge-
ment ? Déjà, durant le procès,
Wired décrivait “l’embarras
d’ampleur galactique” des ana-
lystes devant le déballage des
magouilles de SBF. CoinDesk,
le journal de la crypto qui,
en 2022, a dévoilé la situation
financière tragique des deux
sociétés de l’entrepreneur,
FTX et Alameda, donne la
parole aux professionnels des
bitcoins et autres FTT. Tous
célèbrent la condamnation de
la brebis galeuse comme une
“immense victoire”, en espé-
rant que leurs affaires repren-
dront bientôt.
Robot répétiteur
On vous rassure. Il n’est pas
question de faire écrire des
livres à des robots, mais de
muer l’intelligence artifi-
cielle en compagnon de lec-
ture. Wired a rencontré le
41
Tous les quinze jours,
l’actualité de la Silicon
Valley vue des États-Unis
fondateur de YouAI, une start-
up qui démarche les éditeurs
dans l’espoir d’adjoindre à
leurs bouquins un chatbot
capable de répondre aux ques-
tions de lecteurs en quête de
précisions, d’éclaircissements
ou de simples discussions sur
les sujets traités. Solution Tree,
un gros éditeur de livres de for-
mation permanente, lui a déjà
commandé des “compagnons de
conversation” pour plusieurs de
ses manuels. Les élèves pour-
ront, à toute heure du jour et
de la nuit, revisiter des cha-
pitres avec le robot, lui deman-
der d’autres exemples que ceux
présentés dans les textes.
YouAI semble avoir trouvé la
parade contre les hallucina-
tions de l’intelligence artifi-
cielle, sa tendance regrettable
à raconter n’importe quoi
lorsque ses sources d’infor-
mation sont trop étendues. Sa
technologie limite, par sécu-
rité, le champ d’action du chat-
bot au livre lui-même et au
sujet traité.
Wired n’a pas résisté à la ten-
tation de tester l’appli avec un
roman, le Frankenstein de Mary
Shelley. Le robot a dressé un
parallèle entre “la prétention
de Frankenstein de se substi-
tuer à Dieu et de créer la vie”
et les dangers que recèlerait
une intelligence artificielle
dotée d’une conscience. Pas
mal tout de même.—
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La Lettre tech.
42. TRANSVERSALES
ENVIRONNEMENT
L’air irrespirable
de la plaine du Pô
Santé. C’est en Lombardie qu’on enregistre la plus
forte pollution aux particules fines en Europe, montre
une étude menée par un consortium de médias.
—The Post Internazionale
(TPI), extraits (Rome)
A
certaines périodes de l’an-
née, l’air est vraiment irres-
pirable. Certains jours, il
y a une odeur âcre et piquante qui
irrite le nez et la gorge et qui vous
pénètre. Mais je me suis toujours
adapté, quand je faisais de la com-
pétition et que je m’entraînais, je
courais beaucoup, malgré le smog,
mais je reconnais que la respira-
tion, c’était très compliqué à gérer.
Pendant les pics, la plupart des
gens restent à l’intérieur, surtout
pendant l’hiver, quand la brume,
le brouillard et l’absence presque
complète de vent empêchent un bon
renouvellement de l’air.” Gabriele
Gregori, 20 ans, vit et travaille
à Crémone, sa ville natale. Pour
se rendre au McDonald’s dont il
est le manager, il enfourche tou-
jours son vélo, malgré les 20 kilo-
mètres aller-retour.
D’après une étude menée, sous
la houlette de la Deutsche Welle,
par plusieurs rédactions de l’Eu-
ropean Data Journalism Network,
plus de 98 % de la population
européenne vit dans une zone
où la concentration de particules
fines (PM2.5) dans l’air et de par-
ticules de diamètre supérieur
(PM10) dépasse les limites fixées
par l’Organisation mondiale de
la santé (OMS).
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Parmi les régions les plus pol-
luées – principalement du fait de
l’utilisation du charbon pour le
chauffage et la production indus-
trielle –, on trouve des zones d’Eu-
rope centrale ainsi que certaines
métropoles où la circulation auto-
mobile émet du dioxyde d’azote.
Mais c’est dans la plaine du Pô
[en Italie] qu’on enregistre les
valeurs les plus élevées. La ville
métropolitaine de Milan et les
provinces de Crémone et Monza
sont en effet les zones les plus pol-
luées de tout le continent. Elles
se trouvent en Lombardie, une
région qui compte 10 millions
d’habitants.
D’après l’OMS, la pollution de
l’air est le principal facteur de
risque pour la santé des Européens.
Malgré la prise de conscience
croissante du phénomène et les
efforts consentis pour le com-
battre, la situation reste très grave.
La qualité de l’air s’est nettement
dégradée sous l’effet des activités
humaines – notamment celles liées
à l’industrie, à la production d’éner-
gie, au chauffage domestique, à
l’agriculture et aux transports –,
qui sont à l’origine d’émissions
polluantes susceptibles de causer
des maladies graves.
Ainsi, une enquête du quoti-
dien britannique The Guardian a
révélé que la mauvaise qualité de
l’air dans la vallée du Pô était en
cause dans 50 303 morts préma-
turées en Italie en 2020, et que
Crémone était la province ita-
lienne qui recensait le nombre le
plus élevé de décès– entre 150 et
200 pour 100 000 habitants –
attribués aux particules fines.
Mort prématurée. Entre 2005
et 2020, le nombre de morts pré-
maturées liés à la pollution de l’air
a pourtant reculé de 45 % dans
l’Union européenne. Si cette ten-
dance se poursuit, l’UE devrait
atteindre l’objectif de sa straté-
gie “zéro pollution” en 2050, qui
vise, entre autres, à réduire de
55 % la mortalité précoce liée à
la pollution de l’air d’ici à 2030.
À l’heure actuelle, on impute
quelque 300 000 morts par an
aux seules particules fines, qui
parviennent à pénétrer profon-
dément dans l’appareil respira-
toire et circulatoire humain grâce
à leur petite taille, quelques mil-
lièmes de millimètre.
Au cœur de la province de
Crémone, Alberto possède une
exploitation agricole et tient à
SUISSE
Monza
Milan
Pô Crémone
Plaine du P
ITALIE
Mer
Ligurienne
50 km
se défendre. “On accuse l’agri-
culture d’être responsable d’une
grande partie de cette pollution
à l’échelle nationale, en particu-
lier l’agriculture intensive. Mais il
faut dire qu’on est obligés d’utiliser
des produits phytosanitaires, régle-
mentés et homologués mais qui ont
des répercussions.”
Alberto m’explique que, pour
lui, un des principaux points
faibles de l’Italie tient au fait que
les agriculteurs ne peuvent pas
utiliser d’OGM, contrairement au
reste du monde. La raison? Il a été
décidé que la péninsule serait une
nation “sans OGM”. [Dans l’Union
européenne, seule une variété de
maïs génétiquement modifié est
autorisée, mais 9 pays, dont l’Ita-
lie et la France, l’interdisent.]
“Mais on la paie cher, cette déci-
sion, et, si vous voulez mon avis, il
faudrait revenir dessus, parce que
les produits phytosanitaires qu’on
est obligés d’utiliser pour le maïs
finissent dans les nappes phréa-
tiques et dans l’atmosphère.”
Coincée entre les Alpes et les
Apennins, éloignée de la côte
et peu venteuse, la plaine du Pô
est particulièrement sujette à la
pollution. En outre, elle est très
urbanisée, peuplée et industria-
lisée, ce qui entraîne l’émission
de grandes quantités de polluants
dans l’atmosphère qui, faute de
vent, ne se dispersent pas.
Mais à quoi ressemble la vie
quand l’air est irrespirable?
“Dans les villages qui sont proches
des aciéries, les gens s’enferment
souvent chez eux pendant des
jours à cause des poussières qui
s’échappent des cheminées et de la
noria incessante de poids lourds. Il
y a un rayon de 10 ou 15 kilomètres
où l’air est vicié, déplore Alberto.
À mon avis, il faudrait favoriser la
création d’espaces verts : quand un
permis de construire est accordé,
↙ Dessin de Cost paru
dans Le Soir, Bruxelles.
ô Mer
Adriatique
SAINT-MARIN
COURRIER INTERNATIONAL
on pourrait le conditionner à la
plantation d’arbres… Mais mal-
heureusement ces propositions ne
sont pas prises en considération.”
“C’est quand je suis en voyage
que je me rends compte à quel point
l’air est pollué dans la plaine du Pô,
raconte de son côté Gabriele. Un
autre signal d’alarme, c’est quand
je ne peux pas laisser les fenêtres de
ma chambre ouvertes dans la jour-
née à cause de la puanteur.”
Éducation. “Je crois qu’il est très
important d’éduquer et de sensibili-
ser, de s’informer et de s’intéresser
au monde qui nous entoure, mais
je suis bien conscient qu’à l’école on
a peu de temps pour des matières
comme l’éducation civique, concède-
t-il. On sait bien que les problèmes
de pollution ne tiennent pas à nos
comportements individuels. Mais
ça ne veut pas dire qu’on n’a pas
une marge d’amélioration indivi-
duelle. Personnellement, j’ai com-
mencé à ramasser des déchets. Je ne
me considère pas comme un mili-
tant, je suis un simple citoyen qui
aime la nature, j’essaie de la proté-
ger et de lui rendre l’amour qu’elle
me donne.”
—Chiara Godino,
publié le 6 octobre
SOURCE
THE POST
INTERNAZIONALE (TPI)
Rome, Italie
Hebdomadaire
tpi.it
Plus connu sous son acronyme,
TPI est un site d’information
généraliste créé en 2010, qui,
depuis 2021, est également
un hebdomadaire paraissant
le vendredi. Il traite de politique
nationale et internationale.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 TRANSVERSALES. 43

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Rencontre avec la ménagerie de l’espace

Chiens, singes, mais aussi mouches ou poissons... L’être humain a envoyé dans l’espace de nombreuses autres créatures.

2 479 méduses
En 1991, elles décollent à bord de la navette

INFOGRAPHIE ANNE GERDES , RECHERCHE MATS SCHÖNAUER | SOURCES : SUPERCLUSTER (BANQUE DE DONNÉES ASTRONAUTIQUES), NASA, AGENCE SPATIALE EUROPÉENNE, AGENCE ALLEMANDE D’AÉRONAUTIQUE ET D’AÉROSPATIALE
Columbia. Même si les méduses vivent plus ou
moins en apesanteur dans la mer, les spécimens
nés dans l’espace semblaient complètement
désorientés à leur retour sur Terre.
231 poissons
Des porte-épées
et deux carpes koï.

32 singes Quelques végétaux

En 1949, Albert II est le premier mammifère Depuis 1946, les agences spatiales
à atteindre l’espace, mais il périt envoient régulièrement des graines
dans le crash de la capsule américaine dans l’espace, notamment du maïs
qui le transporte, après la rentrée dans et du seigle. En 1971, 500 graines
l’atmosphère. La plupart de ses successeurs d’arbres orbitent autour
mourront pendant leur voyage ou peu de la Lune – avant d’être plantées
de temps après – à cause du stress, sur Terre à leur retour.
d’explosions ou de dysfonctionnements Durant leurs missions spatiales,
des parachutes. Le dernier primate les astronautes font pousser du riz,
astronaute en date, Fargam, un singe rhésus, de la salade et des radis.
a été envoyé par l’Iran en 2013.

Robots
7 600 mouches En 2013, le robot conversationnel japonais
Et quelques abeilles, frelons, Kirobo intègre la Station spatiale
drosophiles, papillons, cafards, internationale. La plupart des autres robots
phasmes, ténébrions, spatiaux sont des véhicules conçus pour se
sauterelles, arachnides déplacer sur la Lune, sur Mars ou sur les
(des scorpions, par exemple), astéroïdes. En 2018, l’Allemand Alexander
organismes unicellulaires Gerst emporte Cimon, doté d’une
et nématodes. intelligence artificielle, à bord de l’ISS.

47 chiens Tardigrades et compagnie

En 1951, l’URSS envoie les premiers chiens, En 2007, l’Agence spatiale européenne
Dezik et Tsigane, vers les étoiles. Six ans plus envoie des tardigrades dans l’espace
tard, la célèbre Laïka succombe quelques heures sans protection – une première,
seulement après le décollage sous l’effet toutes espèces confondues.
de la chaleur et du stress. En 1959, Marfusha Quelques-uns survivront aux dix jours
est le premier lapin cosmonaute, et, en 1963, d’expédition, malgré les rayonnements
la France envoie la première chatte, Félicette. ultraviolets.

Naissances en apesanteur
En 1990, six cailles voient le jour à bord
de la station spatiale Mir – ce sont
les premiers oiseaux à voyager dans l’espace.
En 1991, 44 crustacés éclosent à bord de la
navette Atlantis – cinq d’entre eux survivront
jusqu’au retour sur Terre. En 1992,
440 têtards naissent à bord de la navette
Endeavour.

DIE ZEIT. L’hebdomadaire de Hambourg fait la part belle aux depuis le début de la conquête spatiale. Le mois dernier, on fêtait
infographies. Celle-ci est un extrait de celle parue dans l’édition les 60 ans du voyage d’une quinzaine de minutes dans l’espace
datée du 10 août. Sans être exhaustive, elle se concentre de Félicette, envoyée le 18 octobre 1963 à bord de la fusée
La source sur les êtres non humains qui ont été envoyés dans l’espace Véronique, dans le cadre du programme spatial français.
360
44.
Promenons-nous
dans les bois
Dans ce texte intime, l’écrivaine mexicaine Mónica Nepote
nous invite à la rejoindre lors d’une randonnée en forêt
près de Mexico : la marche devient l’occasion de s’interroger
sur l’idée de nature, et de porter un nouveau regard
sur le monde. —Gatopardo, extraits (Mexico)
N
ous grimpons sur un large chemin pavé. Ce n’est
pas le genre de terrain que je préfère. J’aime
mieux marcher sur le sol terreux, beaucoup
plus doux pour les articulations que cette
montée que je trouve plus fatigante et mou-
vementée. Mais je n’ai pas vraiment le choix,
je dois continuer sur ce sentier : je suis partie pour une
longue marche, et il vaut mieux suivre le groupe qui,
cette fois-ci, est particulièrement étoffé. Nous sommes
au tout début de janvier, et je suppose que, s’il y a tant
de monde pour cette randonnée, c’est justement parce
qu’elle est la première de l’année, ce qui lui confère
une dimension symbolique. C’est aussi parce que nous
avons survécu à une année [2022] difficile : après le
confinement dû à la pandémie, revenir au bureau et à
l’école en présentiel s’est révélé étrangement épuisant.
Pourtant, j’ai l’impression que nous avons tous
envie de marcher dans cet environnement que nous
ENVIRONNEMENT
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
MAGAZINE
Le paradis d’Al Andalus • Culture ....................48
Comme un éléphant dans une armée romaine • Histoire ..50
appelons “la nature”, et je me demande s’il est pos-
sible d’aller vers elle alors que, en réalité, c’est d’elle
que nous venons. Dans l’imaginaire collectif, le natu-
rel s’oppose à l’urbain autant que le sauvage s’oppose
au civilisé, les distances qui s’ouvrent entre ces pola-
rités sont immenses et infranchissables. Tandis que,
dans un récit où l’humain n’a plus la place de protago-
niste, nous savons que ce que nous appelons “humain”
appartient à la nature.
Terminer ou commencer l’année en forêt est un
rituel que j’ai intégré à ma vie il y a quelques années.
Je dois dire que l’idée de passer d’un calendrier à un
autre sans quitter mon horizon urbain me perturbe.
Il me manque quelque chose. Je ne suis pas en paix.
J’ai besoin de marcher pour penser, ou peut-être pour
me détacher d’une certaine définition de “penser”,
forgée dans un quotidien voué à la productivité et à
l’angoisse d’atteindre buts et objectifs. Sortir en forêt
c’est se débarrasser des fantômes mentaux, sortir en
forêt sert à écouter d’autres voix intérieures, à avoir
d’autres dialogues avec moi-même.
La forêt est un texte inépuisable et, pour tout dire, je
consacrerais ma vie à le lire, ou, plus précisément, à
l’interpréter. Je suis bien consciente que je ne peux y
parvenir seule : je n’ai pas l’enracinement dans → 46
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 360o. 45

↓ Dans le parc naturel
Los Dinamos, à Mexico.
Photo Arlette Lopez/Getty Images
L’autrice
Née en 1970, l’écrivaine
mexicaine Mónica Nepote fait
ses études de lettres à l’université
de Guadalajara, dans l’État
de Jalisco. Elle a publié
plusieurs ouvrages (non traduits
en français), notamment
des recueils de poésie
et un livre pour enfants. Elle
a aussi travaillé comme scénariste
pour une chaîne de télévision
ou encore comme responsable
au sein de la revue littéraire
Tierra Adentro. Également
éditrice, Mónica Nepote
contribue au développement
de la littérature au format
électronique.
46. 360o
44 ← la terre de ces gens qui, dès l’enfance, ont été
définis par ces cadres et continuent d’y évoluer, vivant
au quotidien en bonne intelligence avec des présences
animales ou végétales, voire géologiques. Mon expé-
rience est récente et j’ai besoin, pour l’intégrer pleine-
ment, d’un geste collectif. Pour comprendre un tant
soit peu la forêt, je m’en suis remise à d’autres textes
– littéraires, historiques, botaniques, philosophiques –
et surtout aux expériences, aux savoirs et aux connais-
sances de nombreuses personnes. Parler de la forêt
dans la forêt est devenu l’une de mes façons préférées
de converser, mais parler de cet espace en dehors de la
forêt est aussi une façon d’y revenir.
L
ors d’une conversation qui a eu lieu en dehors
de l’espace forestier, Ireri, une jeune mycologue,
m’a raconté une expérience dans laquelle j’ai
voulu voir le témoignage d’un émerveillement
sans cesse renouvelé. Elle a fait un voyage avec
une de ses amies, employée de bureau, qui se
montrait fascinée par tout ce qu’elle voyait. “Je me dis
parfois que nous autres scientifiques sommes tellement
absorbés par ce que nous savons que nous ne laissons plus
aux autres l’occasion de ressentir les choses à partir de
leurs propres champs de connaissances”, m’a-t-elle confié.
C’est peut-être là qu’est mon refuge, auprès de ce que
la biologiste et écrivaine [américaine] Rachel Carson
appelait le sens de l’émerveillement et dont elle espé-
rait qu’il serait “si indestructible qu’il durerait toute une
vie”. Être toujours attentif, percevoir, regarder, sentir.
La forêt est un espace où les sens peuvent et doivent
se développer, où j’arrive à comprendre ce qu’est véri-
tablement une “expérience immersive”. Mais je me
demande par quels moyens la forêt contribue à cette
conscience d’“être”, dans toute la force de cet infinitif.
Un sentiment dont la ville me dépossède.
Il y a un an, lors d’une randonnée avec un groupe
beaucoup plus restreint dans ces collines du parc natu-
rel Los Dinamos [au sud de Mexico, toujours dans les
limites administratives de la capitale], en suivant notre
guide, Lalo, nous avons quitté le chemin empierré pour
rejoindre le belvédère de la Coconetla. Nous avons
emprunté des sentiers passant au cœur de la forêt de
sapins et d’oyamels.
À un certain moment, nous nous sommes retrouvés
dans un tableau presque idyllique – du moins pour des
citadins du xxie siècle : marcher dans les bois, rencon-
trer un troupeau de moutons, discuter avec le berger, lui
demander le nom de ses chiens (en avait-il cinq ?), lais-
ser la conversation en suspens et poursuivre jusqu’au
ravin de la Coconetla, en m’efforçant de maîtriser les
tours déstabilisants que l’altitude jouait à tout mon
corps. Me tenir en bordure du précipice, regarder les
replis des flancs de collines, observer les cimes épaisses
des sapins propres à cette région et me dire : “Cela fait
aussi partie de la ville de Mexico, qui l’eût cru ?”
Pour marcher en forêt, il faut savoir comment mar-
cher. Cela s’apprend. À ce titre, j’ai eu de la chance :
mon amie Luisa, kinésithérapeute et grande alpiniste,
m’a appris à faire un pas après l’autre. Elle a le même
Se promener en forêt, c’est réécrire
les chemins qu’ont foulés
plusieurs générations, qui avaient
elles-mêmes leurs propres
conflits et leurs propres peurs.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
↑↘ Dans le parc naturel Los Dinamos, à Mexico.
Photos Wirestock/Alamy/Photo12
prénom que ma grand-mère paternelle, Luigina [une
variante de “Louise”], et je retrouve quelque chose de
familier dans sa façon d’observer mes pas.
Je dois réfléchir à la façon de plier les genoux et d’évi-
ter de leur faire supporter tout mon poids pour ne pas les
abîmer, faire travailler mes quadriceps, savoir tomber,
au cas où cela m’arriverait : toujours vers l’amont de la
montagne. Marcher m’expose à des risques et me ravit
tout à la fois ; cela me donne surtout une autre perspec-
tive sur la façon de penser et de décrypter mon envi-
ronnement, peut-être parce que mon corps se consacre
entièrement à cette tâche : marcher et écouter, com-
prendre qu’écouter c’est aussi être vigilant, aiguiser
ma vision…
Je continue sur le chemin empierré, ceux qui nous
ont devancés nous attendent à un embranchement : il
faut savoir exactement de quel côté prendre. Encore
quelques mètres de cette montée visiblement conçue
davantage pour la circulation automobile que pour
celle des humains et des animaux. Ce n’est pas là que
je trouverais un berger, mais je me distrais en son-
geant que nous allons bientôt quitter la commune de
Magdalena Contreras pour entrer dans celle d’Álvaro
Obregón [ces deux divisions territoriales font partie
de la ville de Mexico].
Ces détails semblent pourtant ne plus avoir la moindre
importance, ou s’estomper dans les ramures triangu-
laires des imposants oyamels. Ils nous sont parfois rap-
pelés par des villageois exigeant une taxe pour nous
laisser passer de “l’autre côté” de la forêt – demande
qui se heurte généralement à la surprise et au mécon-
tentement des promeneurs venus de la ville, qui affir-
ment avoir déjà payé.
Ils demandent 20 pesos par personne [1 centime
d’euro], ce qui n’est pas exorbitant si les recettes vont
vraiment aux villageois et si ceux-ci sont les premiers à
intervenir en cas d’incendie. Nous avons ici affaire à des
gens gentils et agréables, mais j’ai vu et entendu parler
d’autres personnes bien plus cupides et malveillantes.
Récemment, lors d’un atelier de collecte de semences,
un biologiste nous a raconté que, alors qu’il accompa-
gnait un groupe en randonnée, muni de tous les permis
et autorisations nécessaires, un propriétaire terrien les
a empêchés de passer, les menaçant d’une arme. Ils ont
parlementé et il a fini par baisser son arme et les lais-
ser continuer leur chemin.
C’est dans ce genre de situation que l’on se rend compte
que certains promeneurs sont totalement déconnec-
tés de la réalité : ils imaginent que les espaces naturels
se gèrent tout seuls, ignorent que certaines zones sont
menacées par le déboisement sauvage et que les gens
qui veillent sur ces forêts sont eux-mêmes constam-
ment menacés par des projets d’urbanisation. Or ces
villageois qui viennent à notre rencontre défendent
peut-être ces espaces comme le faisaient leurs parents
et grands-parents, qui, eux, devaient vraiment payer
des droits aux contremaîtres des domaines forestiers
pour faire paître leurs troupeaux ou couper du bois de
chauffage ou du bois d’œuvre.
Lors d’une autre balade dans le parc national Los
Dinamos, un homme qui se trouvait près de moi sur
le belvédère de Puerta del Cielo m’a dit : “La forêt est
un tout.” Or nous la découpons en parcelles, nous lui
fixons des limites ; pour la distinguer, nous lui donnons
un nom, peut-être parce que nommer est le propre de
l’humain : nommer, se rappeler, transmettre. Se pro-
mener en forêt revient à composer avec des paramètres
changeants selon que le terrain se trouve dans un parc
national ou une zone protégée, un corridor écologique
ou une propriété privée. La gestion de ces espaces a
conduit, au fil du temps, à des tensions et à des accords,
à des usages du sol et à des expropriations.
S
e promener en forêt, c’est réécrire les che-
mins qu’ont foulés plusieurs générations, qui
avaient elles-mêmes leurs propres conflits
et leurs propres peurs. Ce paysage qui nous
attire tant en ce xxie siècle dissimule des
arrangements et des violences dont nous ne
saurons jamais rien tant que nous ne voudrons pas
connaître son histoire.
Nous laissons derrière nous le chemin empierré et,
par la magie de la géographie, un vaste panorama se
dégage, ouvrant un passage vers une vallée pailletée de
givre ; une pellicule de gelée blanche recouvre l’herbe et
les petites pousses d’oyamel et d’autres arbustes dont
j’ignore le nom. Parvenue à ces points de transition,
je ne résiste jamais à m’arrêter, prendre une photo et
partager mon émerveillement avec le premier mar-
cheur qui me suit : “J’adore quand le chemin s’ouvre et
qu’on découvre la vallée.”
J’ai vécu ce genre de moment sur le chemin de randon-
née de Milpa Alta à San Juan, vers Tepoztlán [à 80 kilo-
mètres au sud de Mexico] ; sur le sentier du belvédère
de la Vierge à San Nicolás Totolapan [non loin de Los
Dinamos], qui débouche sur la vallée Marlboro – je
me demande encore d’où lui vient ce nom. Cette belle
région m’évoque le repos, la possibilité de contempler
le paysage depuis ce que l’écrivaine écossaise Nan
Shepherd appelle “le plateau” dans La Montagne vivante
[paru en français chez Christian Bourgois], l’une de
mes bibles pour les pérégrinations en forêt et en mon-
tagne. Techniquement, un plateau est un terrain rela-
tivement plat situé en haute altitude ; c’est un espace
de récupération avant une ascension ou bien, dans le
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Sur le plateau, dans la vallée
ou dans une clairière, je peux
m’arrêter, faire de mon corps
une sorte d’organisme
dont le seul rôle est d’être là.
cas de Shepherd, entre deux ascensions, puisque son
plateau est situé entre les différents sommets de la
chaîne des Cairngorms, dans les Highlands écossais.
Pour moi, marcheuse de 52 ans dénuée de tout esprit
de compétition, moi qui appartiens à ce club des “non-
conquérants des sommets”, pour reprendre l’expression
de la poétesse [américaine vivant à Mexico] Tanya
Huntington, l’idée de “plateau” constitue aussi bien
une revendication physique que politique. Le plateau
me permet de rester dans la forêt et de percevoir sim-
plement une série de récits qui s’y déroulent : celui des
arbres, des oiseaux, des mousses ou des lichens et, en
saison, l’apparition magique des champignons et bien
d’autres façons de raconter la vie que je ne décèle ou
ne remarque pas encore.
Sur le plateau, dans la vallée ou dans une clairière,
je peux m’arrêter, faire de mon corps une sorte d’or-
ganisme dont le seul rôle est d’être là, de percevoir
tout ce qu’il lui est donné de percevoir aujourd’hui.
Le botaniste Dante S. Figueroa, spécialiste des coni-
fères, que j’ai brièvement interviewé pour savoir ce que
ressent quelqu’un qui fréquente constamment la forêt,
m’a confié : “Ce que je vois ou ce qui se déploie devant
moi, ce sont de nouvelles choses ou de nouvelles façons de
connaître quelque chose que j’avais déjà vu.” Ses propos
me troublent : ainsi, ce que je ressens, vis et perçois
peut être un seul ressenti constant, à chaque fois que
je pénètre dans ces zones de verdure. Aussi souvent
que je puisse venir, la forêt ne sera jamais ni tout à fait
la même ni tout à fait une autre.
Plus loin, après un embranchement, nous attaquons
un raidillon sur un sentier beaucoup plus étroit. On
aperçoit un torrent qui gronde. Nous sommes dans le
bassin de la rivière Magdalena. En contrebas, avant de
grimper vers l’aire de stationnement, nous sommes en
présence de la rivière, unique résurgence survivante.
C’est-à-dire la seule que tout Chilango [habitant de
Mexico] peut apprécier au corps à corps, un espace de
démystification : le cours d’une rivière n’est pas for-
cément canalisé. La rivière et l’eau, voilà des forces
non humaines que l’on a un jour décidé par décret de
cacher à la vue des citadins, ce qui n’a fait que les éloi-
gner plus encore de cet élément.
Entre les pierres instables et les racines, il faut
faire attention où l’on met les pieds. Je suis équipée
de bâtons de marche, et ce n’est pas le moment de les
plier pour les ranger dans mon sac à dos. J’observe
la route et j’observe mon corps. De la même manière
que je laisse entrer et sortir l’air en coordonnant ma
respiration, mes pieds touchent le sol avec prudence
et attention, et je sens la fermeté des pierres. Dans
la descente, mon regard choisit la zone où mon pied
va se poser, œil et pied à l’unisson, inspirer, expirer,
attention, flexion, talon-pointe, une chorégraphie qui
mobilise tous mes sens.
Je me souviens de la célèbre phrase de Walter Benjamin
que je me répétais lorsque je me revendiquais flâ-
neuse* : “Trouver son chemin dans une ville ne signifie
pas grand-chose, mais se perdre dans une ville comme on
se perd dans une forêt demande tout un apprentissage.”
Mais aujourd’hui, alors qu’elle me revient à l’esprit et
que, devenue marcheuse en forêt, je l’écris, elle me
met mal à l’aise.
Pour son flâneur*, Walter Benjamin donnait à l’idée
de se perdre en forêt une certaine puissance esthétique,
désirant cette errance idyllique, cette perte de tout sens
de l’orientation. En me la répétant, je sens un petit rire
nerveux et, en toile de fond, l’image d’un fantôme : je ne
suis pas certaine que j’aimerais vraiment me perdre dans
une forêt. Je pense à cette randonneuse qui s’est perdue
dans la sierra, entre Nuevo León et Coahuila. Avant de
ne plus avoir de réseau, elle a posté une photo de fleur
et, en légende, écrit : “J’aime la sierra.” Quelques heures
plus tard, elle n’a pas retrouvé le chemin pour rejoindre
ses sœurs. Elles l’ont cherchée pendant six jours et ont
fini par la retrouver sans vie.
Pour connaître la forêt, la montagne, la sierra, il faut
en passer par des années d’observation et d’apprentis-
sage, cher Benjamin. Quant à moi, mes connaissances
me permettent à peine de me perdre en ville et encore,
si cela m’arrivait, je ne suis pas certaine que je m’en sor-
tirais vivante – du moins pas au Mexique, pas en tant
que femme.
Pourtant, je pense à Rebecca Solnit, qui a consacré tout
un livre [A Field Guide to Getting Lost, 2005, non traduit
en français] à l’art de se perdre, ou plutôt un guide. Si je
me perds dans l’histoire des fois où je me suis perdue,
c’est un souvenir de lycée qui me revient : une sortie
scolaire d’un week-end et une longue promenade au
cours de laquelle il m’est arrivé un petit incident dans
la rivière. Pour ne pas mouiller mes chaussures, j’ai eu
la mauvaise idée de les enlever pour franchir le torrent
à gué, tenant la main d’une amie qui, en sentant le cou-
rant, m’a tiré le bras comme elle se serait agrippée à un
bâton de marche. Mon pied a heurté une pierre, et j’ai
fini la balade tout endolorie, avec un orteil enflé. Puis,
à la nuit tombante, nous nous sommes rendu compte
que nous étions perdus en pleine campagne. Je me rap-
pelle m’être sentie fatiguée et un peu angoissée, mais
360o. 47
surtout mal à l’aise lorsqu’un camarade s’est mis à nous
sermonner car nous étions incapables de nous orien-
ter en lisant le ciel. Je ne saurai jamais si ce reproche
ne visait que les filles ou tout le groupe – et lui avec.
Mais ce que je sais, c’est que j’ai gardé profondément
ancrée en moi cette première image lamentable de moi-
même en créature humaine à la dérive, sans point de
référence, errant dans la campagne.
E
t je crains de ne pouvoir, aujourd’hui encore,
me défaire de ce sentiment d’abandon. Je
déplore à chaque fois que mon vocabulaire
soit trop pauvre pour déceler et reconnaître
l’orientation des chemins.
En montagne ou en forêt, la marche est pour
moi un acte d’humilité. Je pars du principe que je m’en
remets au savoir des autres, je me revendique appren-
tie et je ne cherche à rivaliser avec personne. J’avance
et je me demande comment je marcherais en solitaire
si je possédais ces autres sens de l’orientation que j’ai
entendu [l’écrivain et universitaire mexicain] Francisco
Serratos décrire lors d’une conférence, à la surprise de
l’auditoire : les bisons s’orientent à l’aide des étoiles.
De nombreux animaux ont leur propre façon de
cartographier un territoire ; les oiseaux, par exemple,
savent prévoir le temps ; les hirondelles interprètent la
température des couches d’air et savent à quel moment
prendre leur envol pour ne pas s’épuiser ; chaque année,
des milliers d’oiseaux d’espèces différentes retracent
les routes migratoires de leurs ancêtres. L’homme, en
revanche, comme le soulignent plusieurs auteurs de
trekking, a perdu ces sens innés.
Pour rejoindre le point culminant de la colline San
Miguel depuis le Cuarto Dinamo, nous avons marché
près de cinq heures. Plusieurs participants se dispersent
sur les rochers et sortent leur casse-croûte. Avant de
m’asseoir avec eux, je vais faire un tour dans la cha-
pelle consacrée à l’archange saint Michel, construite au
xviiie siècle par des moines du Carmel, ceux-là mêmes
qui ont bâti le couvent du Désert des Lions, en contre-
bas. Pour moi, il est important de revenir en ce lieu.
San Miguel est la première colline que j’ai gravie quand
j’ai commencé à marcher, il y a huit ans, dans cette
région que l’on appelle “la ceinture néovolcanique”.
J’étais alors en pleine crise existentielle, et la marche
est devenue mon rite de passage – je tournais une page
de ma vie pour adopter un nouveau rapport au monde.
Revenir à San Miguel après ces années et ces kilomètres
de marche, de découvertes et – autant le dire – de pas-
sion pour la forêt, c’est boucler une boucle. Ou plutôt,
une spirale. Je suis une autre. Je sais maintenant déce-
ler les présences, je connais mieux mon corps et l’im-
mense corps que je parcours. Je sais que cela ne suffira
jamais, que la forêt est mon école et mon foyer, dans
une certaine mesure. Je sais que je trouverai toujours
des espaces verts qui me surprendront, des fougères
qui m’envelopperont, des mousses qui me laisseront
sans voix, je sais que le mois d’août est une invitation
à dénicher des champignons, un déferlement de cou-
leurs. Je sais que ce texte infini que j’appelle forêt colle
à la semelle de mes chaussures, à mon regard.
J’aimerais savoir quel nom la forêt me donne. Même
si c’est un sifflement du vent et un nom commun à de
nombreuses créatures, c’est un nom digne et beau.
—Mónica Nepote,
publié le 27 avril
* En français dans le texte.
48. 360o Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023

culture. ↓ Dessin d’Ale+Ale,

Italie.

intellectuelle florissante et un degré de

tolérance religieuse rarement vu ailleurs
au Moyen Âge.
Qabbani, comme d’autres poètes d’ori-
gine musulmane et arabe, a trouvé refuge
dans cette histoire ; dans le souvenir d’Al-
Andalus, la splendeur arabe reste intacte
malgré les réalités sombres du présent.
Son sentiment de fierté se reflète suc-
cinctement dans ce poème : “Elle a dit :
Alhambra ! Orgueil resplendissant de mes
ancêtres, / Sur ses murs se lisent mes gloires
qui brillent et s’affichent.”

Des intellectuels
comme Ibn Rochd
(Averroès) ont influencé
les penseurs chrétiens
tels que Thomas d’Aquin.
D’Abd Al-Wahab Al-Bayati [Irak, 1926-
1999] à Mohamed Iqbal [actuel Pakistan,
1877-1938] en passant par Ahmed Shawqi
[Égypte, 1868-1932] , Adonis [Syrie, né
en 1930] et Mahmoud Darwish [Palestine,
1941-2008], [pour les poètes,] Al-Andalus
a été telle l’Atlantide, image d’un joyau
perdu mais, surtout, d’une étoile polaire
susceptible de guider les civilisations
arabes et musulmanes vers leurs gloires
passées après les dommages infligés par
la colonisation et les régimes arabes
modernes.
Si les musulmans ont perdu le contrôle
physique de leurs territoires en Espagne
en 1492 et que les chrétiens victorieux
se sont efforcés d’effacer leur souvenir,
la profondeur de la culture islamique
sur la péninsule Ibérique s’est révélée
difficile à effacer de la mémoire cultu-
relle européenne.
Cela tient en partie à l’impact pro-
fond qu’a eu l’Espagne musulmane sur
la pensée européenne, avec des intellec-
tuels tels qu’Ibn Rochd (Averroès) qui
ont ensuite influencé les penseurs chré-
tiens tels que Thomas d’Aquin.
—Middle East Eye, extraits
(Londres) Al-Andalus, le paradis L’existence d’une civilisation musul-
mane avancée en Espagne, consignée

D
ans son poème Grenade de 1961, qui
doit son nom à la ville espagnole
située au cœur de l’Andalousie, le
grand poète syrien Nizar Qabbani [1923-
1998] dit à sa bien-aimée : “À l’entrée de
l’Alhambra, nous nous sommes rencontrés.”
Cette référence à l’ensemble pala-
tial fortifié de la ville rappelle une ère
qui pour de nombreux Arabes consti-
tue l’âge d’or de leur culture. Dans leur
mémoire, Al-Andalus [le nom donné aux
territoires de la péninsule Ibérique et du
sud de la France qui, entre 711 et 1492,
ont été sous domination musulmane]
était un phare dans un continent plongé
dans l’obscurité. Un lieu de merveilles
architecturales, où existaient une vie
perdu des poètes arabes
et musulmans
Plus de cinq cents ans après sa chute, l’Espagne musulmane
continue d’inspirer les poètes du monde islamique. Ils puisent
dans la nostalgie de cet âge d’or du réconfort, mais aussi
les mots pour dénoncer les sombres réalités du présent.
par les Européens eux-mêmes, a fourni
un contre-argument puissant aux impé-
rialistes du continent qui ont justifié
leurs efforts coloniaux dans le monde
islamique aux xixe et xxe siècles par la
nécessité de civiliser des populations
autochtones sous-développées.
“La Grande-Bretagne et la France ont
justifié leurs conquêtes coloniales en affir-
mant qu’elles libéraient en fait les peuples
colonisés… et leur offraient la civilisation,
le développement économique, des droits et
l’éducation”, commente Yaseen Noorani,
professeur à l’université de l’Arizona.
Selon lui, Al-Andalus avait “véritable-
ment accompli toutes les choses que les
Européens prétendaient [réaliser dans]
leurs colonies”.
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023 360o. 49

d’Al-Andalus et les échecs des États arabes en 1991, et dans son poème Les Violons,
d’aujourd’hui. “On sait qu’à Al-Andalus, il il écrit : “Les violons pleurent les Arabes
Partenariat y avait aussi à l’époque des taïfas [émirats qui sortent de l’Andalousie / Les violons
indépendants], des dirigeants musulmans pleurent un temps perdu qui ne reviendra
“Une autre histoire du monde” divisés, se battant toujours les uns contre
les autres et, dans certains cas, s’alliant
pas / Les violons pleurent une patrie perdue
qui peut-être reviendra.”
Jusqu’au 11 mars 2024, le musée renouvelés les siècles passés, avec des ennemis castillans”, explique-t-il. Dans la perte de l’Espagne arabe
des Civilisations de l’Europe et du xiiie siècle jusqu’à aujourd’hui. “C’est ce qui se passe aujourd’hui en Libye, en 1492 et la nostalgie née de cette perte,
de la Méditerranée (Mucem), L’occasion de redécouvrir l’histoire par exemple, ou au Yémen”, poursuit-il. Mahmoud Darwish entrevoit le sort de sa
à Marseille, propose d’explorer de l’humanité selon des perspectives “Certains disent […] que le monde arabe propre patrie palestinienne. “Je suis l’Adam
des récits différents de l’histoire africaines, asiatiques, américaines vit comme sous les taïfas. Certains pays des deux édens / L’un et l’autre perdus.”
du monde, distincts de la perspective ou bien océaniennes, et de constater arabes s’allient à des puissances étran- —Bianca Carrera,
occidentale. Au fil de quelque que la mondialisation n’a pas été gères pour diviser et occuper d’autres pays publié le 27 août
150 œuvres ou objets (sculptures, une aventure seulement européenne arabes.”
peintures, textiles, cartes, lancée avec les grands navigateurs Cette confrontation avec la réalité
artefacts archéologiques, de la Renaissance. remet en perspective le souvenir d’Al-
manuscrits…), cette exposition Courrier international est partenaire Andalus, qui n’est pas tant un objectif SOURCE
nous propose de décentrer notre de cette exposition. historique à reproduire qu’un instru-
regard, de regarder sous des prismes Plus d’infos : mucem.org ment littéraire parfait pour évoquer les MIDDLE EAST EYE
problèmes contemporains. Londres, Royaume-Uni
Réalité mise à part, cet outil litté- middleeasteye.net
Il n’est donc pas surprenant que tant L’idée d’Al-Andalus, renforcée par les raire est fréquemment convoqué par les Fondé en février 2014,
de poètes, de l’Inde à l’Égypte, pays poètes qui ont vécu lors de son apogée, poètes pour parler de colonisation ou de Middle East Eye est un site
en proie à l’ingérence européenne, ont fournit un contraste aux circonstances la perte de leur patrie, comme l’a fait [le d’information panarabe établi
trouvé du réconfort dans l’idéal d’Al- dans lesquelles de nombreux écrivains poète palestinien] Mahmoud Darwish, à Londres. Grâce à un large
Andalus et ont convoqué son souvenir arabes se sont retrouvés au xxe siècle. qui établit des parallèles entre la perte réseau de correspondants,
pour rappeler à leurs peuples un passé Pour les poètes arabes de l’époque de de la Palestine et celle d’Al-Andalus. il couvre 24 pays et aborde
arabe et islamique glorieux. Qabbani, les sources de joie et de fierté “Dans chaque poète, il y a un Andalou”, des sujets politiques,
Comme l’écrit Yaseen Noorani [dans un étaient peu nombreuses alors que les aurait dit Darwish dans une interview économiques et sociaux.
article publié en 1999 dans l’International États arabes étaient à la traîne de l’Eu-
Journal of Middle East Studies], ce souve- rope en matière de développement maté-
nir a voyagé bien au-delà du monde arabe. riel et de stabilité politique. Bien qu’ayant
été diplomate dans sa jeunesse, le poète
Instrument littéraire. Poète de lan- syrien est devenu un franc critique des
gues perse et ourdoue et père spirituel de gouvernements arabes en raison de leur
l’État du Pakistan, Mohamed Iqbal s’est manière d’étouffer les libertés, de leur
HORS-SÉRIE
rendu en Andalousie en plein cœur de incapacité à résoudre la crise palesti-
la lutte pour l’indépendance indienne, nienne et d’assurer le développement
en 1933, et a prié à la grande mosquée économique de leurs pays.
de Cordoue, depuis longtemps conver- Dans ce contexte, Al-Andalus est
tie en cathédrale. devenu le symbole de ce qui pourrait
Cette visite lui a inspiré son poème être. Professeur au Connecticut College
Masjid-i Qurtubah, dans lequel il décrit et auteur, Waed Athamneh écrit qu’“Al-
l’effet instructif de l’islam andalou sur Andalus a toujours été et sera toujours les
l’Europe. “Flot des eaux du Guadalquivir / [ruines] sur lesquelles certains poètes arabes
sur tes rives se tient quelqu’un qui rêve d’un pleureront, la demeure de l’être cher qui n’est

40
autre temps. / Un nouveau monde se trouve plus là… L’Espagne est le paradis perdu.”
derrière le rideau du décret divin ; / Son Cette envie d’une vie meilleure ancrée
aube se dévoile à mon regard. / Si je soule- dans la nostalgie d’Al-Andalus continue
vais le voile du visage de mes pensées / l’Eu- à influencer les œuvres des poètes et
rope ne résisterait pas au génie de mon fils.” écrivains arabes. Cependant, les idéali-
sations d’Al-Andalus ne sont que cela jus-
CARTES
POUR COMPRENDRE
tement, des idéalisations. À quel point la
UN MONDE FRACTURÉ
SOURCE : “HISTOIRE À LA CARTE”

réalité d’Al-Andalus correspond à cette

Royaume
Comté de nostalgie fait débat parmi les intellec-
Barcelone
de Léon tuels arabes.
Abdelkhak Najmi, chercheur et tra-
ducteur marocain qui vit à Grenade,
Califat de Cordoue dresse des parallèles entre la politique
Cordoue
Grenade
Mer
Méditerranée “Flot des eaux 40 CARTES POUR COMPRENDRE
du Guadalquivir / UN MONDE FRACTURÉ
sur tes rives se tient
quelqu’un qui rêve Un hors-série du « Monde »
116 pages - 11,90 €
Califat de Cordoue vers la fin du Xe siècle d’un autre temps.” Chez votre marchand de journaux
Royaumes chrétiens
Extension maximale du territoire Poème de Mohamed Iqbal, et sur lemonde.fr/boutique
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50. 360o
histoire.
Comme un éléphant
dans une armée
romaine
330-48 av. J.-C. — Monde antique.
Impressionné par l’utilisation de ces
pachydermes par les Carthaginois, Rome
a tenté de les imiter. Sans grand succès.
—El País extraits (Madrid)
L
a première bataille où des éléphants
auraient été utilisés comme arme de
guerre est celle de Gaugamèles (dans
l’actuel Irak), en 330 av. J.-C. Elle met aux prises
le Macédonien Alexandre le Grand et le Perse
Darius III, qui se présente sur le terrain avec un
très petit nombre de pachydermes. Il est vaincu.
Quelques années plus tard, en Inde, Alexandre
affronte le roi Poros, qui déploie 200 probos-
cidiens. Mais cela ne lui suffit pas à battre le
magistral chef militaire grec.
L’effet causé par les pachydermes sur le champ
de bataille devait être effrayant. “Quand les sol-
dats voyaient un éléphant pour la première fois, ils
devaient être frappés de stupeur, explique l’histo-
rien Christian San Jose. Le barrissement, l’emploi
de la trompe dans les combats et les dimensions de
l’animal semaient la terreur chez l’ennemi.”
Quant aux Romains, ils emploient des pachy-
dermes pour la première fois pendant la deuxième
↗ Les éléphants guerre macédonienne (200-197 av. J.-C.). Il
d’Hannibal face aux s’agit d’animaux fournis par le royaume numide
Romains durant au consul Publius Sulpicius Galba Maximus.
la bataille de Zama, En Hispanie, les Romains ont recours à dix
en 202 av. J.–C. Huile proboscidiens en 153 av. J.-C. lors du siège de
sur toile de 1521, Numance. Le consul Quintus Fulvius Nobilior
musée Pouchkine, les lance contre les Arévaques, mais les ani-
Moscou. maux prennent peur, si bien que les Romains
Photo Akg-images sont mis en déroute.
L’historien Appien (95-160) raconte ainsi cet
épisode : le consul Quintus Fulvius Nobilior pour-
suit les Arévaques jusqu’aux murs de la ville où
la bataille fait rage, “jusqu’à ce qu’un des éléphants
soit frappé à la tête par la chute d’une grosse pierre.
Alors, il devint enragé, poussa un énorme barris-
sement, se retourna contre les siens, et commença
à détruire tout ce qui était sur son chemin, ne fai-
sant aucune distinction entre amis et ennemis. Les
autres éléphants, affolés par ses cris, commencèrent
à faire la même chose, piétinant les Romains sous
leurs pattes, les dispersant et les lançant en l’air.”
Courrier international — no 1723 du 9 au 15 novembre 2023
Selon les sources écrites de l’époque, Hannibal
en utilise en Hispanie : en 220 av. J.-C. contre
les Vaccéens de Helmantica (Salamanque) et
d’Arbucala (Toro), puis contre les Olcades et les
Carpétans (ou Carpesi) dans la bataille du Tage.
Il ne dispose alors que de 40 animaux. Pour aug-
menter leur contingent, les Carthaginois dressent
davantage d’éléphants, de sorte que le général
finit par en posséder 58. Il en cède 21 à son frère
Hasdrubal pour qu’il poursuive la lutte contre
les Romains en Hispanie, tandis qu’il part lui-
même à la conquête de Rome avec 37 éléphants.
Lancés contre les Arévaques,
les animaux prennent peur,
si bien que les Romains
sont mis en déroute.
Première difficulté à laquelle il se heurte, les
pachydermes doivent franchir le Rhône. Ensuite,
marchant sur Rome, Hannibal traverse les
Alpes en plein hiver. Il emprunte des passages
glissants, des chemins qu’il faut dégager pour
permettre l’accès des chevaux et des éléphants.
Selon les études actuelles, les pachydermes du
Carthaginois “apportent la preuve que ces ani-
maux ont un grand sens de l’équilibre, des appuis
très stables et une grande capacité à avancer dans
des zones escarpées et gelées, qui dépasse parfois
celle des chèvres”.
L’exploit d’Hannibal était donc avant tout
logistique. Un éléphant est capable d’engloutir
environ 220 kilos de fourrage par jour, ce qui,
multiplié par les 37 animaux, donne une consom-
mation quotidienne de 8,14 tonnes. “Le général
punique dut mettre au point un véritable système
de stockage et de distribution alimentaire. En défi-
nitive, l’exploit d’Hannibal […] ne se limite pas au
fait d’avoir fait passer les pachydermes par les mon-
tagnes. S’il réussit à faire fouler à ses éléphants le
territoire romain, c’est surtout grâce à la logistique
et à la planification”, écrit San Jose.
La bataille de la Trébie fut livrée en
décembre 218 av. J.-C. Hannibal place ses élé-
phants en première ligne, divisés en deux blocs,
avant de les lancer contre l’artillerie romaine.
“L’odeur des pachydermes déconcerta les chevaux
romains”, poursuit l’historien. Le Carthaginois
remporte la victoire. Mais, quand il arrive dans
les Apennins, il ne lui reste plus qu’un seul
pachyderme. Pour la bataille décisive de Zama
(202 av. J.-C.), en territoire africain cette fois,
il aligne 80 éléphants, encore déployés en pre-
mière ligne. Mais il commet une grave erreur :
il fait appel à des animaux adultes inexpérimen-
tés, qui viennent d’être capturés en toute hâte
dans les forêts d’Afrique du Nord. Dans l’ardeur
des combats, les pachydermes se retournent
contre les soldats carthaginois.
De son côté, Jules César utilise des éléphants
dans la campagne d’Hispanie, en 48 av. J.-C.,
contre les partisans de Pompée. Ils lui ont été
fournis par le roi mauritanien Bogud. Toutefois,
comme l’écrit l’historien Mario Llop dans La
Légion romaine et les éléphants de guerre [inédit
en français], cette arme de guerre hors normes
pose de nombreux problèmes : “L’alimentation
des éléphants était coûteuse, il fallait les élever
dans un climat auquel ils n’étaient pas habitués, les
femelles ne mettaient bas leur unique éléphanteau
qu’au bout de vingt-deux mois, le dressage était plus
complexe qu’une simple domestication, les conduc-
teurs et les dresseurs étaient rares, la chasse et le
transport étaient difficiles, et, enfin, les éléphants
du nord de l’Atlas étaient en voie d’extinction.”
Llop explique que les pachydermes avaient
“perdu leur valeur tactique pour les légions”, et
furent relégués aux jeux du cirque. Mais au moins
l’un d’entre eux ne connut pas cette fin. Celui
qu’on a découvert il y a quatre ans dans le centre
de Cordoue [lors de fouilles], et dont on vient
de préciser l’origine, appartenait-il à Hannibal
ou à César ? Les scientifiques hésitent encore.
—Vicente G. Olaya,
publié le 2 octobre
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