SCIENCES — SUR LES TRACES DE KIK ISRAËL SANS LES

LE MAMMOUTH PHOTOGRAPHIE — PALESTINIENS,

QUAND L’IA REPOUSSE LES LIMITES L’ÉCONOMIE À L’ARRÊT

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

No 1737 du 15 au 21 février 2024

Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,

Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

FENTANYL
L’OVERDOSE
MONDIALE
3’:HIKNLI=XUY^UY:?b@r@d@h@k";
M 03183 - 1737 - F: 4,90 €

Addictive, puissante, insaisissable, mortelle, cette drogue

de synthèse fait des ravages en Amérique du Nord, et pourrait déferler
sur le reste du monde. El País Semanal a mené l’enquête.
Avec SG,
faites grandir vos idées
instantanément.
4. Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

LES CHOIX
DE “COURRIER” enregistré “un nombre les beaux jours de l’industrie les rues de San Francisco, où le même sort que les États-
de surdoses liées au fentanyl pharmaceutique sous errent les toxicomanes accros Unis ? s’interrogeait
VIRGINIE LEPETIT multiplié par plus de cinq différents noms – notamment au fentanyl ; une enquête en novembre The Economist.
entre 2018 et 2022”, rapporte l’OxyContin, qui a fait en Chine, où s’enrichissent Même si ici “ce genre de came
Fentanyl : le site de l’hebdomadaire
local The Oregonian.
la fortune de la famille Sackler
et de sa firme, Purdue Pharma.
les industriels qui produisent
les précurseurs chimiques.
n’a jamais vraiment pris”,
les autorités craignent que
l’overdose C’était donc le moment Cette frontière (pas si claire) Les chiffres donnent le vertige. le fentanyl poursuive bientôt
mondiale de mettre ce sujet à la une.
Car le fentanyl est un “tueur
entre pharmacopée
et substance illicite demeure
Le fentanyl provoque aux
États-Unis 295 morts par jour,
son offensive de ce côté
de l’Atlantique. “Antony Blinken,

C
’est la drogue la moins
chère, la plus addictive,
la plus puissante, la plus
mortelle, la plus incontrôlable.
La plus insaisissable, aussi.
Voilà des semaines que le sujet
montait, occupant même
le devant de la scène lors
de la rencontre entre Xi Jinping
et Joe Biden, au sommet
de l’Apec, en novembre dernier.
Et puis la grande enquête
d’El País Semanal est arrivée
fin janvier, au moment
où Portland, aux États-Unis,
déclarait l’état d’urgence.
Le cœur de la plus grande
ville de l’Oregon, où
des expériences pionnières
de décriminalisation des
drogues dures sont menées,
est ravagé par le fentanyl :
les autorités du comté y ont
de masse”, comme le titre El País
Semanal. Son nom résonne avec
la troisième vague de ce que
l’on nomme désormais
l’“épidémie des opioïdes”
aux États-Unis. Une épidémie
si terrible, si mortelle, qu’elle
a même contribué au recul de
l’espérance de vie dans le pays.
Et un nom qui rappelle que ces
molécules, qui mimétisent et
amplifient des dizaines de fois
les effets de la morphine ou
l’héroïne, sont à la base des
antidouleurs, largement
produits et prescrits par le
système de santé américain.
De fait, avant de devenir
la drogue préférée des cartels
mexicains (et notamment
du cartel de Sinaloa, l’un
des principaux producteurs
et exportateurs vers les États-
Unis), les opioïdes ont fait
encore floue en Chine, où sont
produits les “briques de base”
du fentanyl – une production
restée parfaitement légale
pendant des années.
Mais aujourd’hui, ce puissant
analgésique développé par
le chimiste belge Paul Janssen
en 1959, utilisé avec parcimonie
à l’hôpital, est descendu dans
la rue. Il arrive directement
du Mexique, pays dans lequel
les narcotrafiquants l’élaborent
à partir de produits chimiques
venus de Chine, et fait
des ravages aux États-Unis.
C’est l’histoire que raconte
El País Semanal dans
une grande enquête dont
nous avons retenu trois volets :
le témoignage, ô combien
édifiant, de Miguel, l’un
des chimistes du clan Sinaloa,
au Mexique ; un reportage dans
l’équivalent d’un avion de ligne
qui s’écraserait chaque matin
dans le pays. C’est plus que
les morts dues aux accidents
de la route et aux armes à feu.
Ses consommateurs ont besoin
d’une nouvelle dose toutes les
quarante minutes. On compte
dans la littérature scientifique
quelque 1 400 analogues
à la molécule de base – autant
de variants qui rendent
cette drogue insaisissable.
Les prix atteignent eux aussi
des sommets : Miguel, le petit
chimiste mexicain, gagne
450 000 pesos net par jour
(près de 24 500 euros) ; dans
ces conditions, comment
refuser de “cuisiner” pour
le cartel ? “Je n’allais pas laisser
passer une telle occasion”,
confie-t-il à El País Semanal.
Et l’Europe, va-t-elle connaître
le secrétaire d’État américain,
a averti ses homologues
européens qu’ils avaient déjà,
sans le savoir, un problème avec
les stupéfiants assimilables au
fentanyl, ou qu’ils seraient bientôt
concernés”, poursuit le journal
britannique. C’est le cas
notamment dans les pays
scandinaves. Le quotidien
suédois Svenska Dagbladet
alertait cet automne : “La mort
arrive. Personne ne croit
sérieusement que la police et
les douanes européennes ou
suédoises ont la moindre chance
d’arrêter une vague de fentanyl.”
Bonne lecture.
En couverture :
Fentanyl : d’après photo Jose A.
Bernat Bacete/Getty Images.
Israël : dessin de Faber,
Luxembourg.

Sommaire
SÉNÉGAL p.10 SCIENCES p.34 LES SOURCES

Un coup d’État Sur les traces Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international
institutionnel d’un mammouth sélectionnent et traduisent des

laineux articles tirés de plus de 1 500 médias

© LAURIE SIMMONS

Le Sénégal a-t-il cessé du monde entier. Voici la liste

360°
Idées. L’IA repousse
les limites de l’art et
de la photographie
Les intelligences artificielles
génératives semblent donner
un coup de vieux à la peinture
ou à la photographie, note
The New York Times. Mais
elles permettent aux artistes
qui s’en emparent de pousser plus
loin les réflexions sur le vrai et le réel.
d’être un îlot de stabilité exhaustive des journaux, sites
démocratique en Afrique Grâce à l’analyse chimique d’une et blogs utilisés dans ce numéro :
de l’Ouest ? La crise ouverte de ses défenses, des chercheurs
p.38 par la décision de reporter sont parvenus à se mettre dans Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien.
The Economist Londres, hebdomadaire.
l’élection présidentielle les pas de Kik, un mammouth
Financial Times Londres, quotidien.
perturbe déjà fortement le vieux de 17 000 ans, qui Neue Zürcher Zeitung Zurich,
fonctionnement démocratique a vécu en Alaska. Un récit quotidien. The New York Times
du pays, estime Le Pays. du Smithsonian Magazine. New York, quotidien. Nikkei Asia Tokyo,
hebdomadaire. El País Madrid,
quotidien. El País Semanal Madrid,
hebdomadaire. Le Pays Ouagadougou,
ISRAËL p.20 quotidien. La Repubblica Rome,
quotidien. Smithsonian Magazine
Comment faire tourner l’économie Washington, mensuel. The Spectator
Londres, hebdomadaire. Süddeutsche
sans les Palestiniens ? Zeitung Munich, quotidien.
Tages-Anzeiger Zurich, quotidien.
Visual Capitalist (visualcapitalist.com)
Depuis le début de la guerre, les autorités ont interdit à plus Vancouver, en ligne. The Washington
de 120 000 travailleurs palestiniens d’entrer dans le pays, Post Washington, quotidien. Yazhou
qui manque désormais de main-d’œuvre, constate Ha’Aretz. Zhoukan Hong Kong, hebdomadaire.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024 5

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

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(République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie Dans ce pays inégalitaire, certains dénoncent un ghetto pour familles riches. épicentre de la crise migratoire
centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
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femmes d’avoir leurs propres revenus” les Palestiniens ?
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de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël), Comment financer un monde plus juste ? Pour le troisième épisode de notre anticorruption sous les képis
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du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique de l’armée
lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et dirige une coopérative de producteurs de cacao. Cette structure fait la part
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belle aux femmes, souvent exclues de la propriété foncière et agricole. 23. Philippines. Adieu
(chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
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34. Sciences. Sur les traces

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Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
Hors-série Février-mars 2024
d’un mammouth laineux
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L’INTELLIGENCE 37. Signaux. Les rois de l’export
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Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage: Maury, 45330 Malesherbes l’IA bouleverse déjà notre existence : Au-delà du
phénomène
ChatGPT, l’IA
38. Idées. L’IA repousse
Ont participé à ce numéro Suraya Alizada, Torunn Amiel, Nell Antona, Étienne vie privée et professionnelle, arts, bouleverse déjà
notre existence :
vie privée et
les limites de l’art et
Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Anne-Dominique Boulle, Mélina Bourgoin, Chloé professionnelle,

justice, guerre… Une révolution numérique

…
arts, justice, guerre

de la photographie
Une révolution
Boyer, Solène Cahon, Aurélie Chateau, Anne-Françoise Cochet, Mélissa David, numérique

décryptée par la presse étrangère.

décryptée par
Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot, Diane la presse étrangè
re.

Perpère, Christina Reimer, Sébastien Rouet, Isabelle Taudière 44. Voyage. Le village le plus
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6. Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
a ns
7 jours odnde
le m
États-Unis. Joe Biden Contrepoint
Pas de quoi paniquer
rattrapé par son âge ●●● La presse de centre gauche
dans son ensemble évite tout alarmisme
au sujet de Biden, qui a vu des
Alors que la mémoire défaillante du président américain
est source d’interrogations, ce chroniqueur conservateur
commentateurs voler à sa rescousse.
Le chroniqueur du New York Times
exhorte les démocrates à choisir un autre candidat. Paul Krugman dénonce ainsi l’“opération
téléguidée” du procureur spécial
républicain Robert Hur. Il confie avoir
eu un entretien récent avec le président :
“Je peux vous assurer qu’il est
parfaitement lucide.” Et égratigne Donald
Trump, lui aussi sujet à des confusions
gênantes. “Le procureur spécial dit que
le président est vieux. Rien de nouveau
là-dedans”, estime de son côté
The Washington Post dans son éditorial.
“Les trous de mémoire de Biden, ses
lapsus et autres anecdotes décousues
et enjolivées” sont “une facette de sa
personnalité politique depuis l’époque
où il était bien plus jeune. Et ça ne s’est
tout simplement pas arrangé avec l’âge.”
Le président “a confondu les noms et les
lieux durant toute sa carrière”, abonde
The Atlantic. Ces erreurs ne sont
“pas une preuve de démence”
mais n’en représentent pas moins
“un avertissement pour sa campagne”.
Car “le président doit rassurer les gens”
et aller “davantage faire campagne
auprès des électeurs dans des interactions
spontanées”, qui se sont faites très rares
sous sa présidence, plaide dans
son éditorial The New York Times.
—The New York Times (New York) vacants sont nombreux, que les républi- aussi], ces choses-là arrivent graduelle-
L
cains refusent d’agir au niveau des fron- ment d’abord, et puis brusquement.
es démocrates atterrés par le rap- tières, et que Trump est toujours aussi Les démocrates croient peut-être que
port d’enquête du procureur spé- affreux qu’à son habitude. le silence permettra de dissiper les soup-
cial Robert Hur – qui disculpe Joe Avant la sortie du rapport, cela aurait çons du public, mais ils n’ont pas vrai-
Biden dans l’affaire des documents clas- peut-être suffi – tout juste – à convaincre ment intérêt à essayer d’étouffer l’affaire.
sifiés en décrivant le président comme les électeurs que le président méritait un En tentant de soustraire au maximum le
“un homme âgé à la mémoire défaillante”, second mandat pour “achever le travail”, président au regard du public – la straté-
une phrase politiquement dévastatrice – comme il aime à dire. Mais depuis jeudi gie adoptée jusqu’à présent –, ils ne feront
trouveront sans doute un peu de réconfort [8 février], les Américains ont de nouvelles que renforcer l’impression qu’il y a quelque
dans cette maxime, souvent attribuée à raisons de s’inquiéter : c’est plutôt le travail chose à cacher. En même temps, plus le
Lénine : “Pire c’est, mieux c’est.” qui risque d’achever le président. président s’expose médiatiquement, plus
Bien avant la publication du Si Biden espérait s’en tirer il multiplie les risques de maladresses.
rapport, jeudi [8 février], la can- grâce à sa prestation de jeudi Mais à quelque chose malheur est bon :
didature de Joe Biden était déjà soir, c’est raté : après avoir mar- le président et ses proches, qui semblaient
mal engagée : cela faisait plu- telé devant les caméras que sa résolus à miser l’avenir du pays sur l’idée
sieurs dizaines d’années qu’au- OPINION mémoire fonctionnait à mer- que Joe Biden était le plus à même de nous
cun président sortant ne s’était veille, il a fait passer le président sauver d’un Trump 2.0, ont désormais une
retrouvé en si mauvaise posture à ce stade égyptien pour celui du Mexique [la même bonne raison de revoir leur stratégie. Si
de la campagne. Il se fait systématique- semaine, il a confondu Emmanuel Macron on leur demande quatre années supplé-
ment devancer par Donald Trump dans avec François Mitterrand, puis Angela mentaires à la Maison-Blanche, les élec-
les sondages à l’échelle nationale, et est à Merkel avec Helmut Kohl]. Séparément, teurs ne manqueront pas de s’interroger :
la traîne dans cinq des six États suscep- ces gaffes sont excusables, voire amu- le président, à 81 ans, a-t-il autant de temps
tibles de faire basculer l’élection. santes, mais leur accumulation évoque devant lui ? S’il y a un bien un moment
Son équipe semble persuadée que plutôt une pathologie. Des dizaines de où quelqu’un, à la Maison-Blanche, doit
la dynamique s’inversera lorsque les millions d’Américains savent ce que c’est avoir la noblesse de laisser le flambeau à
Américains prendront conscience que que de voir un proche sombrer dans la la nouvelle génération, c’est maintenant.
l’inflation est derrière eux, que le taux de démence. Comme l’écrivait Hemingway —Bret Stephens,
criminalité est à la baisse, que les emplois à propos de la faillite [dans Le soleil se lève publié le 8 février
↙ Dessin d’Alex paru dans
La Liberté, Fribourg.
Revue
de presse
Avec Trump,
la Russie
fera “ce qui
lui chante”
Le candidat républicain
a menacé de ne pas
protéger un pays
de l’Otan qui ne paierait
pas sa contribution.
T
rump laisse entendre qu’il
ignorerait le traité fonda-
teur de l’Otan et encourage-
rait des attaques russes contre des
alliés”, résume The Washington
Post. Lors d’un meeting tenu le
10 février en Caroline du Sud, le
candidat républicain a affirmé
avoir déclaré à un dirigeant étran-
ger que si son pays ne participait
pas aux dépenses de l’Alliance
atlantique il ne devrait pas comp-
ter sur la protection des États-
Unis. “Un des présidents d’un grand
pays s’est dressé et a lancé : ‘Eh bien,
monsieur, si nous ne payons pas
et que la Russie nous attaque,
nous protégerez-vous ?’ Je lui ai
dit : ‘Vous n’avez pas payé. Vous
êtes en défaut.’ Et lui de répondre :
‘Bon, mais mettons que ça arrive.’
Non, je ne vous protégerais pas. En
fait, je l’encouragerais à faire tout
ce qui lui chante.”
S’il avait déjà tenu des propos
semblables, Trump est cette fois
allé un cran plus loin en par-
lant d’“encourager” Moscou à
faire “ce qui lui chante”. The New
York Times a rapporté en 2019
que, l’année précédente, le pré-
sident républicain avait évoqué
à plusieurs reprises un retrait
de l’Otan. Aujourd’hui, indique
le Washington Post, on peut lire
sur son site de campagne : “Nous
devons achever le processus com-
mencé sous ma présidence afin de
réévaluer fondamentalement la
raison d’être de l’Otan et sa mission.”
L’administration Biden s’est
empressée de condamner des
déclarations “consternantes et
lunaires”, tout comme le secré-
taire général de l’Otan, Jens
Stoltenberg, qui a mis en garde
contre des propos qui “sapent
notre sécurité”. —
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024 7 JOURS. 7

Une marée noire
menace
le carnaval
TRINITÉ-ET-
T O B AG O —
En couverture
de son édition
du 11 février,
le Trinidad
and Tobago
Newsday
publie la photo, prise la veille,
d’une parade dans la capitale,
Port of Spain. Mais le carna-
val, comme l’indique un autre
article sous la photo, risque d’être
plombé par une marée noire
qui souille les côtes de Tobago.
À l’origine de la catastrophe,
le naufrage, le 7 février, d’“un
navire mystérieux”, le Gulfstream,
n’ayant aucun pavillon identi-
fié et n’ayant lancé aucun appel
d’urgence. L’équipage a disparu.
Parlant d’“urgence nationale”, le
Premier ministre, Keith Rowley, a
appelé ses concitoyens à se mobi-
liser pour nettoyer les plages et
sauver ce temps fort de la saison
touristique.
La fermeté face
à Moscou
FINLANDE — “Il s’agissait de la
première élection présidentielle
depuis l’entrée du pays dans
l’Otan”, écrit l’Helsinki Times. Et
les électeurs ont préféré (de peu)
le conservateur Alexander Stubb
à l’écologiste Pekka Haavisto. La
tâche du nouveau président ne
s’annonce pas aisée alors que
“la Finlande partage 1 340 kilo-
mètres de frontière avec la Russie”.
L’ancien Premier ministre de
55 ans, polyglotte et doté d’un
réseau international éprouvé, est
partisan d’une ligne dure face à
PAKISTAN
Moscou. Il compte aussi ancrer
davantage son pays au sein de Le peuple a gagné...
pour l’heure
l’Alliance atlantique.
Un trop-plein
d’enseignants Même si tout avait été fait pour empêcher sa victoire, le camp
d’Imran Khan est arrivé en tête des législatives du 8 février.
CHINE — “Depuis des décennies, les
écoles chinoises sont surchargées,
Son accession au pouvoir n’est cependant pas garantie.
avec jusqu’à 50 élèves par classe
en milieu urbain et une trentaine
dans les zones rurales”, raconte
le South China Morning Post le
13 février. Or en maintenant de
tels niveaux et en tenant compte
de la chute continue du nombre
de naissances, “à l’horizon 2035,
il y aura un excédent de 1,5 million
d’instituteurs dans le primaire et de
370000 enseignants dans le secon-
daire”, écrit le journal en s’ap-
puyant sur une étude conduite
par Qiao Jinzhong, de l’université
de Pékin. L’an dernier, le pays a
enregistré 9 millions de nais-
sances, 500 000 de moins que
l’année précédente.
Un sacre
miraculeux
E
FOOTBALL —
Le 11 février, la
Côte d’Ivoire a
n dépit de tout ce qui a été fait pour “J’étais convaincu que vous viendriez tous
rendre ces élections aussi contro- voter”, peut-on l’entendre dire avec une
remporté pour versées que possible, des millions de voix légèrement robotique à ses partisans
la troisième personnes ont choisi les urnes pour se faire dans un message posté sur son compte X
fois la Coupe entendre”, se félicitait Dawn dans un édito- et relayé par Dawn. “Votre participation
d’Afrique des rial le 10 février, deux jours après le scrutin. massive a stupéfié tout le monde”, poursuit-
nations (CAN). “Le peuple a refusé de se laisser dissuader.” il, évoquant “une riposte sans précédent”.
Dans un stade surchauffé, le onze De fait, les candidats indépendants soute- Une victoire certes, mais sans garan-
ivoirien a battu les Super Eagles nus par l’ancien Premier ministre Imran tie d’accéder au pouvoir. Car le PTI et ses
nigérians sur le score de 2 à 1. Le Khan sont arrivés en tête des législatives candidats indépendants ne disposent pas
pays hôte de la 34e édition de la du 8 février, remportant 92 des 265 sièges, d’une majorité absolue. Pas plus que la
CAN était pourtant loin de partir précise The Express Tribune. Ligue musulmane (PML-N, droite conser-
favori. Après des défaites humi- Pourtant, le Mouvement du Pakistan vatrice) de l’ex-Premier ministre Nawaz
liantes en poules et des victoires pour la justice (PTI, droite populiste) de Sharif, arrivée deuxième, ou que le Parti du
à l’arraché ensuite, la sélection a l’ex-Premier ministre a subi une peuple pakistanais (PPP, centre
su se redresser : “Les Éléphants, répression implacable dans les gauche) de Bilawal Bhutto – fils
de zéro à héros”, résume Le Jour. mois qui ont précédé le scru- de l’ex-Première ministre assas-
tin. La plupart de ses dirigeants sinée en 2007, Benazir Bhutto.
ont été emprisonnés, ses mili- REVUE Ce qui fait dire à The News que
↗ Les partis tants arrêtés et le parti a été DE PRESSE tous “semblent être en lice pour

11 000
de Nawaz privé de son symbole électoral former le prochain gouverne-
Sharif (un élément crucial qui permet aux élec- ment”. Mais une alliance entre le PML-N
et d’Imran teurs illettrés de reconnaître un parti au et le PPP semble la plus probable.
Khan arrivés moment du vote), la batte de cricket. “De Dans tous les cas, reprend Dawn, “les pou-
en tête aux la phase préélectorale aux irrégularités du voirs en place devraient abandonner immé-
LIVRES STERLING, soit 13 000 euros : c’est le montant élections jour du scrutin en passant par le processus diatement leur vendetta” contre le PTI. Un
de la note de frais présentée par Michael Matheson, du 8 février. de dépouillement après le scrutin, les tenta- avis partagé par The Nation, qui appelle
chargé de la Santé au sein du gouvernement local écossais. Dessin de tives visant à saper le PTI ont été menées de “tous les partis politiques et toutes les insti-
Une note correspondant à des frais d’itinérance, l’élu Hassan manière flagrante”, déplore Dawn. tutions” – comprendre l’armée, faiseuse
indépendantiste ayant emporté sa tablette professionnelle Bleibel Du fond de sa prison (il a été condamné de rois au Pakistan – à “placer les intérêts
lors de vacances au Maroc. Après des révélations dans paru dans à quatorze, dix et sept ans de réclusion du pays au-dessus des leurs”. Sans quoi ils
la presse, il a fini par admettre “que ses fils s’étaient servis The Daily dans différentes affaires), Imran Khan risquent de plonger le pays dans une crise
de l’iPad pour regarder des matchs de foot”, rapporte Star, doit savourer cette victoire. Il l’a reven- plus grave encore.
The Scotsman, et a remis sa démission le 8 février. Beyrouth. diquée grâce à l’intelligence artificielle. —Courrier international
8. Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

7 jours a nce
en fr

Mayotte. La réforme du droit moins. “Nous couperons ainsi littéralement

l’attractivité [de Mayotte].”
du sol, “un précédent délicat”
Sans être leur seule demande, c’est
l’une des principales revendications des
Mahorais. Les femmes des îles voisines
viennent accoucher à Mayotte, paraît-il,
Alors que des barrages paralysent ce département français, pour que leurs enfants puissent obtenir
Gérald Darmanin a annoncé la fin du droit du sol sur l’île. la nationalité française [à leur majorité].
Une promesse difficilement tenable, estime ce journal suisse. La réforme constitutionnelle annoncée
par Darmanin ne se fera pas en un cla-
quement de doigts, d’autant plus qu’elle
viendrait créer un précédent délicat. Les
—Tages-Anzeiger, extraits (Zurich) Mahorais, qui suivent à la télévision les
Un nouveau
#MeToo français
SOCIÉTÉ — En brisant le silence
sur les violences qu’elle aurait
subies adolescente, Judith
Godrèche est à l’origine d’un
nouveau #MeToo à la française,
estime la presse internationale.
“Que le cinéaste tout-puissant
puisse exercer un joug sur une jeune
actrice, à la fois sur et hors d’un
plateau de tournage, a trop long-

COURRIER INTERNATIONAL
E
Îles Glorieuses moindres rebondissements de la vie poli- temps été assimilé à une sorte de
(France)
ntre Paris et Mayotte, il y a un tique dans l’Hexagone, en ont parfaite- fatalité romantique en France”, fait
monde. À tous les points de vue. ment conscience. Emmanuel Macron peut observer La Presse. Aujourd’hui,
D’abord géographique : plus de faire de grandes promesses, mais il ne dis- le récit de Judith Godrèche “force
8000 kilomètres – à vol d’oiseau – séparent COMORES pose pas de la majorité parlementaire. Il le monde du cinéma français à se
ces deux territoires. Sur le plan adminis- aura donc besoin du soutien de l’opposi- regarder en face”, souligne la
tratif pourtant, cette petite île de l’océan tion pour faire passer sa réforme. Et il ne Süddeutsche Zeitung.
Indien est bel et bien française, c’est pourra compter pour cela que sur l’aide
même le 101e département. Les Français Mayotte de la droite et de l’extrême droite, depuis
“de métropole” – comme on dit, comme si MOZAMBIQUE
(France)
toujours hostile au principe du droit du sol Une “conscience
l’on vivait encore à l’époque coloniale –
entendent chaque jour le nom de Mayotte
Océan
– et pas seulement à Mayotte. La gauche,
elle, s’oppose à cette révision constitu-
lumineuse”
s’en est allée
Indien MADAGASCAR
100 km
quand le bulletin météo passe aux Drom- tionnelle, qu’elle voit comme une viola-
COM. Cela ne dure pas plus de deux ou tion sans précédent du principe d’égalité DISPARITION — Robert Badinter,
trois secondes, une main qui passe rapi- mais elles ont voté pour l’indépendance entre les différents départements de la le “père de l’abolition”, tel que le
dement des Caraïbes à la Polynésie, en en 1974. À Mayotte, en revanche, le scru- République. décrit Le Temps, est mort dans
survolant l’océan Indien. Il faut dire que tin a dû être répété en 1976 en raison du S’il parvient à réunir une majorité à la nuit du 8 au 9 février à l’âge
la plupart du temps, il fait beau. faible taux de participation lors du pre- l’Assemblée nationale et au Sénat, Emmanuel de 95 ans. Garde des sceaux lors
Mais voilà que des circonstances explo- mier référendum. Et les Mahorais ont Macron devra ensuite obtenir la majorité du premier mandat de François
sives placent Mayotte au cœur des pré- choisi de rester français. des trois cinquièmes au Parlement convo- Mitterrand, il a traversé le
occupations politiques de l’Hexagone. Selon une récente étude, près de qué en Congrès. Ou faire approuver son xxe siècle “comme une conscience
Depuis trois semaines, l’île – appelée 310 000 personnes vivent à Mayotte. En projet par référendum. Tout ce processus lumineuse”, commente Le Soir.
“Maoré” par ses habitants – est paralysée réalité elles sont bien plus nombreuses si demande beaucoup de temps et d’énergie “L’homme qui a
par le mouvement citoyen Forces l’on tient compte des personnes – et marquerait un tournant historique en épargné la mort
vives. Des barrages bloquent la cir- arrivées illégalement qui s’en- cas de victoire. Alors, forcément, le collectif aux condamnés
culation, l’économie, toute l’acti- tassent aujourd’hui dans les bidon- Forces vives a du mal à voir autre chose que vit à jamais dans
vité. Pour les Mahorais, Paris ne villes de la capitale, Mamoudzou. de belles promesses dans cette annonce. la mémoire de cette
se soucie pas assez du flux crois- Selon l’Insee, un habitant de En attendant, Gérald Darmanin a prévu la France qu’il a contri-
sant de migrants qui arrivent sur ANALYSE Mayotte sur deux n’est pas maho- mise en place d’un “rideau de fer” mari- bué à transformer,
l’île en provenance des Comores rais, et donc pas français. time, pour empêcher les embarca- ajoute le journal
voisines ou du continent africain. Le ministre de l’Intérieur, Gérald tions des migrants d’accoster sur belge. Un comble,
Si Mayotte est le département le plus Darmanin, s’est récemment rendu sur l’île. Mayotte compte désormais sachant que Robert
pauvre et le moins diplômé de France, l’île pour apaiser les esprits. Ce qu’il a fait plus de policiers et de gendarmes Badinter avait été
comparé à ses voisins, c’est presque un en déclenchant un coup de tonnerre dont que les villes de Marseille, Lyon l’un des avocats et l’un
pays de cocagne. Sur l’île d’Anjouan, à les échos sont remontés jusqu’à Paris. “Le [et Lille] réunies, d’après le ministre des ministres les plus
seulement 70 kilomètres, facilement par- président de la République m’a chargé de dire de l’Intérieur. Pourtant, les mani- détestés.”
courus à bord d’une barque, les loyers aux Mahorais que nous allons prendre une festants n’ont toujours pas
sont en moyenne dix fois moins élevés. décision radicale, qui est l’inscription de la levé leurs barrages. Malgré
Les écoles du département français sont fin du droit du sol à Mayotte dans une révi- les milliers de kilomètres qui ← Dessin
par ailleurs meilleures, de même que l’ac- sion constitutionnelle”, a-t-il annoncé [à la séparent de Paris, Mayotte de Kichka paru
cès aux soins et les crèches. Un micro- sa descente de l’avion, le 11 février]. Le est subitement devenue l’épi- dans i24News,
cosme des disparités Nord-Sud, en plein simple fait d’être né sur l’île ne suffirait centre de la vie politique française. Tel-Aviv.
Sud global. Les autres îles des Comores plus à obtenir la nationalité française ; —Oliver Meiler,
auraient pu connaître un destin similaire, il faudrait aussi un parent français, au publié le 12 février

LES SENTINELLES
“COMMENT FINANCER UN MONDE PLUS JUSTE ?” NOTRE NOUVELLE SÉRIE
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST. UN PODCAST SIGNÉ
 avec

EN MOUVEMENT
Un tour du monde de la mobilité inclusive à travers les yeux de sportifs en situation de handicap

HLÈTE
IL L E , UN AT
UNE V N PERR
ET
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BASTIE u handiwak
t e u r d
Promo

SINGAPOUR : UN MODÈLE
D’ACCESSIBILITÉ POUR LES
PERSONNES À MOBILITÉ RÉDUITE
La cité-État est réputée pour être la ville la plus accessible du monde
pour les personnes handicapées. Bastien Perret, passionné de sport de

© FRANCK BESSON
glisse, a effectué un tour du monde en fauteuil roulant pour promouvoir
le handiwake, le wakeboard assis tracté par un téléski nautique. Il revient
sur l’accessibilité de Singapour, une des étapes de son voyage.

B
astien Perret est un passionné
de sports de glisse. En 2005,
un accident de kitesurf le
rend paraplégique. Il conserve
néanmoins intacte sa passion et con­
tinue de pratiquer ses sports favoris
en fauteuil : handiski l’hiver, wake­
board assis l’été. Il obtient un palmarès
impressionnant : vice­champion du
monde de handiski nautique et cham­
pion de France de wakeboard assis en
2009. Mais la compétition n’est pas un
fin en soi pour lui. Sa conception du
sport passe plutôt par le plaisir et le
partage. Il crée une association pour
sensibiliser au handicap et promouvoir
le handiwake, le wake assis tracté par
un téléski nautique. Il se lance alors
dans un tour du monde pour partager
sa passion du sport et se donne comme
objectif d’expérimenter 50 téléskis
nautiques à travers le monde. Après
l’Afrique du Sud, la Malaisie et la Thaï­
lande, il découvre Singapour et est
fasciné par la modernité de ses instal­
lations. “C’est une ville ultramoderne,
il n’y a aucun problème pour faire quoi
que ce soit : les immeubles, les trans-
ports, tout est accessible en fauteuil.
© HU CHEN/UNSPLASH
sont accessibles aux utilisateurs de
fauteuils roulants, aux personnes
âgées et aux personnes handicapées.
Le métro est accessible de plain­pied.
Singapour est dotée d’un “code uni­
versel d’accessibilité sans barrière”.
Contrairement à la plupart des systè­
mes de transport en commun dans le
monde, les utilisateurs de fauteuils
roulants ne sont pas tributaires des
rampes d’accès, ils peuvent monter à
bord des trains de manière autonome
et bénéficier d’un accès équitable.
ALLONGEMENT en activant le dispositif grâce à un
DE LA DURÉE DES FEUX badge. Dans le cadre du “plan di­
POUR LES PIÉTONS recteur des transports terrestres
À MOBILITÉ RÉDUITE 2040”, la Land Transport Authority
OU LES SENIORS (LTA) annonce l’extension de l’ini­
tiative à 2 500 passages piétons de
Depuis 2009, à certains feux de cir­ la ville. De retour en France, avec
culation de la ville, les piétons dis­ son association Magic Bastos, Bas­
posent de treize secondes supplé­ tien Perret continue d’assurer la pro­
mentaires pour traverser. L’initiative, motion de l’handiwake. Aujourd’hui,
appelée Green Man+, permet aux la France est l ’un des pays qui
personnes âgées ou à mobilité ré­ comptent le plus de pratiquants ré­
duite de traverser plus sereinement guliers de ce sport. 
Yosh­e électrifie les fauteuils
roulants
Toyota se fixe l’ambition de faciliter la mobilité pour
tous, notamment celle des personnes en situation
de handicap. Dans ce contexte, Toyota développe le
Yosh-e, en collaboration avec la start-up autrichienne
Klaxon. Pensé pour transformer les fauteuils roulants
classiques en solutions de mobilité électrique, le Yo-
sh-e affiche une autonomie de vingt-cinq kilomètres.
Cinquante unités seront déployées dans le village
paralympique et cent cinquante autres pendant la cé-
rémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris
2024, dont Toyota est le partenaire mobilité officiel.

Dans certains endroits, comme les En garantissant plus de confort et d’autonomie aux
parcs, il y a même des fauteuils de prêt athlètes et au personnel en fauteuil, Toyota s’inscrit
en cas de besoin.” Dans la cité­État, dans l’ambition affichée par Paris 2024 de proposer
plus de 95 % des allées piétonnes, des la compétition la plus inclusive et accessible possible.
stations de taxis et des arrêts de bus

— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —

10.

d’un
continent
à l’a ut r e. Europe ......... 13

afrique Amériques......
Moyen-Orient...
16
20
Asie ........... 22
France ......... 24

Sénégal. Un coup
d’État institutionnel
Le Sénégal a-t-il cessé d’être un îlot de stabilité démocratique
en Afrique de l’Ouest ? La crise ouverte par la décision
du chef de l’État de reporter l’élection présidentielle perturbe
déjà le fonctionnement démocratique du pays.

—Le Pays (Ouagadougou) parti fondé en 2014 par Ousmane comme Karim Wade, [du Parti question, les regards sont tour- sénégalais, à la tête de la confré-

I
Sonko]. On soupçonnait le pou- démocratique sénégalais, PDS] nés vers Touba, la ville sainte rie] dit ne pas se mêler de poli-
l n’était point besoin d’être voir [de Macky Sall] de manœu- dont les députés, soutenus par des mourides, dont la prise de tique, il pourrait avoir son mot
un grand marabout mou- vrer pour l’écarter de la course certains députés de la majorité parole est importante dans un à dire en jouant les médiateurs
ride [confrérie soufie qui à la présidentielle. présidentielle, ont œuvré à l’écla- pays qui compte 95 % de musul- entre les deux camps.
joue un rôle religieux, social et Ce week-end sanglant [des 10 et tement du conflit avec le Conseil mans. Même si le khalife général Mais ce rôle de médiateur est
politique de premier plan dans 11 février] vient s’ajouter aux nom- constitutionnel. des mourides [dignitaire religieux d’ores et déjà rendu très délicat
le pays] du Sénégal pour savoir breuses pressions exercées tant Mieux, Macky Sall s’est entouré
que le président Macky Sall, en de l’intérieur que de l’extérieur de la légalité en faisant adop-
reportant in extremis la sur le président Macky ter par l’Assemblée nationale,
présidentielle initialement Sall. Mais cela suffira-t-il fût-ce au forceps, le projet de Contexte
prévue pour le 25 février à faire reculer l’homme ? loi prolongeant son bail de dix
2024, plaçait son pays dans Rien n’est moins sûr. Car mois supplémentaires à la tête de Un nouveau recul démocratique
une zone de turbulences. le chef de l’État, tout en se l’État sénégalais. C’est dire donc
En effet, le 9 février ÉDITO défendant de toute velléité que le bras de fer avec l’opposi- ●●● “Le ‘coup d’État le Sénégal a réussi à façonner
dernier, des manifestants de se cramponner au pou- tion promet de se durcir dans les constitutionnel’ au Sénégal une démocratie multipartite,
sont descendus dans la rue pour voir, semble convaincu du bien- jours à venir, quand on sait que s’inscrit dans le cadre d’un avec des changements
clamer, haut et fort, leur oppo- fondé de sa décision, qu’il justifie le collectif Aar Sunu Election recul démocratique mondial”, de gouvernement réguliers
sition à ce qu’ils qualifient de par le souci de donner du temps (“Protégeons notre élection”, en affirme le Financial Times. et des élections jamais
“coup d’État institutionnel”. Mais, au pays pour résoudre le diffé- langue wolof) a déjà prévu une Pour le titre britannique, reportées depuis 1963.
comme il fallait s’y attendre, ils rend concernant la disqualifica- nouvelle mobilisation. même si les prémices Le Financial Times élargit son
ont eu en face d’eux les forces tion de certains candidats et le Dans le même temps, les ras- de cette crise n’ont pas été analyse à tout le continent,
de l’ordre, qui n’y sont pas allées devoir pour lui de transmettre semblements de la diaspora se l’habituel triptyque formé rappelant que, depuis 2020,
de main morte pour réprimer la à son successeur un pays stable. poursuivent aussi à l’étranger, de chars de l’armée dans les les gouvernements du Mali,
manifestation. L’on dénombre La probabilité pour le président comme ce fut [le cas] le 10 février rues, de soldats annonçant du Burkina Faso, de la Guinée
pour cette première journée trois Macky Sall de faire machine dernier à Paris, Bordeaux, à la télévision nationale la et du Niger sont tous tombés
morts et de nombreux blessés. arrière est d’autant plus mince Grenoble, Rennes ou encore prise de contrôle de l’État et à la suite de coups d’État.
On oublie volontiers les nom- que l’homme est soutenu par cer- Nice. Le volcan est donc loin de d’un président déchu manu Les armes ont aussi parlé
breux dégâts matériels. tains acteurs de la scène politique s’éteindre, et il faut craindre que militari, il n’en reste pas ailleurs, comme au Tchad,
Le Sénégal a donc renoué avec sénégalaise, et pas des moindres, le Sénégal continue de compter moins que “les événements au Soudan et au Gabon.
les violences politiques après ses morts. qui se sont déroulés au Et au Cameroun, au Rwanda,
l’épisode consécutif à l’affaire Le bras de fer avec Qui donc pour faire entendre Sénégal cette semaine en Ouganda, les dirigeants
Ousmane Sonko, du nom du raison aux acteurs politiques séné- constituent un coup d’État”. ne se donnent même plus
leader du Pastef [Patriotes afri- l’opposition promet galais face à la dégradation de la Un choc d’autant plus fort la peine d’organiser
cains du Sénégal pour le tra- de se durcir dans météo politique ? À l’intérieur pour l’Afrique de l’Ouest que des élections fiables.
vail, l’éthique et la fraternité, les jours à venir. du pays, pour répondre à cette

à partir du moment où plusieurs
organisations religieuses dans le
pays ont clairement pris position
en dénonçant le report de la pré-
sidentielle du 25 février 2024.
Toujours à l’intérieur, le Conseil
constitutionnel a un rôle déter-
minant dans le retour au calme,
d’autant plus que c’est sa respon-
sabilité qui est entièrement enga-
gée dans la présente crise. Cela
dit, il lui appartient de se donner
les moyens d’abord de se laver de
l’opprobre dont il s’est recouvert
mais aussi [de prendre] une posi-
tion claire qui respecte l’esprit et
la lettre du constituant.
Maturité. À l’extérieur, les orga-
nisations internationales comme
la Communauté économique
des États de l’Afrique de l’Ouest
(Cedeao) et l’Union africaine
(UA), qui se sont invitées très
prudemment au débat, devraient
pouvoir prendre leurs respon-
sabilités. Cela est particulière-
ment vrai pour la Cedeao, qui se
trouve dans une mauvaise passe
en raison de sa politique de “deux
poids, deux mesures” face aux
coups d’État, qu’ils soient mili-
taires ou constitutionnels.
Elle a là l’occasion de redorer
son blason, même si la mission
est des plus périlleuses pour une
organisation qui joue sa survie.
Mais en attendant, il appartient
aux Sénégalais, dont on connaît la
maturité politique, d’éviter de se
faire tuer pour des hommes poli-
tiques qui sont prêts à marcher
sur des cadavres pour assouvir
leurs desseins. Ce faisant, tout
en affirmant leur attachement
à la démocratie et aux libertés
individuelles, les manifestants
devraient s’exprimer en arra-
chant aux forces de l’ordre tout
motif de répression violente.
C’est à ce seul prix que les géné-
rations actuelles préserveront le
flambeau des grandes victoires
démocratiques qui ont été rem-
portées respectivement en 2000
sous Abdou Diouf [modèle de pas-
sage démocratique du pouvoir :
élu successivement en 1983, en
1988 puis en 1993, Abdou Diouf
perd la présidentielle de 2000
au second tour et reconnaît sans
heurts sa défaite face à Abdoulaye
Wade] et en 2012 sous Abdoulaye
Wade [candidat à un troisième
mandat inconstitutionnel, ce qui
a suscité de nombreuses manifes-
tations, il est battu par Macky Sall
et accepte sa défaite], et [feront]
dévier ainsi leur pays de la mau-
vaise trajectoire sur laquelle l’a
mis Macky Sall.—
publié le 11 février
AFRIQUE. 11
← Macky Sall : “Premier
mandat” ; “Deuxième mandat” ;
“Report des élections”.
Dessin de Victor Ndula, Kenya.
de perdre le pouvoir. Le candidat
du Pastef [Patriotes africains du
Sénégal pour le travail, l’éthique
et la fraternité, le parti de l’oppo-
sant Ousmane Sonko, inéligible
à la suite de ses déboires judi-
ciaires], Bassirou Diomaye Faye,
était vu comme ayant de bonnes
chances de gagner ces élections.
Ces calculs politiciens ne sont pas
à ignorer dans la crise que connaît
le Sénégal après ce report.
Macky Sall se présente en
homme providentiel, au-dessus
de la mêlée, et il avait annoncé
en juillet 2023 ne pas se présen-
ter pour un troisième mandat.
Maintiendra-t-il cet engage-
ment en décembre ?
C’est la grande question. Quand il
avait annoncé ne pas se représen-
ter, cela avait été un soulagement
pour les Sénégalais, après des mois
de tensions et de mobilisations
contre cette hypothèse en 2022
et 2023. Son recul avait permis de
faire retomber la tension, et il y
avait eu moins de manifestations
violentes. Mais le 3 février a ouvert
une nouvelle parenthèse et une
Ousmane Diallo : “La autre dynamique, car Macky Sall
s’impose de façon unilatérale
crise remonte à 2021”
comme le maître du jeu politique
et électoral. Il utilise cette crise
pour étendre son mandat, censé
finir le 2 avril, au-delà des délais
Ce report autoritaire du scrutin présidentiel a été constitutionnels. Dès maintenant,
précédé par une lente montée des tensions, relève on peut constater que les bases de
le chercheur sénégalais pour Courrier international. sa légitimité pour diriger le pays
et pour appeler à un dialogue sont
fortement compromises.
COURRIER INTERNATIONAL : Quels PDS [Parti démocratique sénéga- Le Conseil constitutionnel, saisi
événements ont mené à la déci- lais, de Karim Wade], et de ceux sur la constitutionnalité de la loi
sion, annoncée le 3 février par le de la majorité présidentielle. entérinant le report, dispose-t-il
président Macky Sall, de repor- d’une marge de manœuvre ?
ter le scrutin présidentiel ? La presse sénégalaise évoque La question est fondamentale au
OUSMANE DIALLO : C’est le der- des sondages qui auraient donné Sénégal et concerne plus large-
nier épisode d’une crise politique le parti d’Ousmane Sonko vain- ment celle de l’indépendance de
qui se déroule depuis 2021. Si la queur et Amadou Ba, le Premier la justice par rapport à l’exécutif.
déclaration du 3 février de Macky ministre, mal placé pour la pré- Je pense que les acteurs de ce
Sall repoussant l’élection prési- sidentielle. Cela explique-t-il pouvoir judiciaire s’affirment
dentielle est un coup ce report ? et assument leur plein pouvoir.
d’éclat majeur, elle a La peur d’une défaite Il doit être saisi par les dépu-
été précédée, au cours était très forte dans tés de l’opposition pour statuer
des trois années précé- le camp présidentiel. sur la constitutionnalité de la
dentes, par des trans- Le choix du candidat loi du 5 février actant le report.
gressions des libertés INTERVIEW Amadou Ba a aussi joué D’autres recours ont été dépo-
fondamentales, des un rôle. Des dissen- sés par des candidats devant la
droits humains et de l’état de sions ont eu lieu à ce sujet dans chambre administrative de la
droit, jusqu’à ce que le président l’entourage proche de Macky Sall, Cour suprême. Le Sénégal attend
reporte ce scrutin en s’appuyant certains, dont des ministres, criti- une décision du Conseil consti-
sur une crise institutionnelle quant ce choix dès sa désignation tutionnel pour respirer. C’est sur
manufacturée de toutes pièces comme candidat. L’unité n’était ce terrain que la bataille se fera.
– avec l’appui de certains dépu- donc pas totale au sein de la majo- —Propos recueillis par
tés de l’opposition, notamment du rité, avec une forte appréhension Courrier international
12. AFRIQUE
Comment neutraliser
ses opposants
Les dirigeants africains ont de plus en plus recours
à des accusations infamantes ou à de longues
procédures judiciaires contre leurs opposants.
Une manière légale de se maintenir au pouvoir.
—The Economist,
extraits (Londres)
L
e précédent le plus dange-
reux de toute l’histoire poli-
tique du Sénégal” : voilà
comment El Malick Ndiaye,
porte-parole du principal parti
d’opposition, a décrit la décision
du Conseil constitutionnel du
pays. Et il pesait ses mots. Le
20 janvier, le Conseil consti-
tutionnel du Sénégal a décidé
qu’Ousmane Sonko, leader de
l’opposition, ne pouvait pas
se présenter à l’élection prési-
dentielle parce qu’il avait été
condamné pour diffamation. [Le
président sénégalais, Macky Sall,
a décidé, le 3 février, du report
au 15 décembre 2024 du scrutin
prévu le 25 février.]
Sonko, qui est en prison et
dont le parti a été dissous, a
également été jugé coupable de
“corruption de la jeunesse”, c’est-
à-dire de comportement immoral
avec une personne de moins de
21 ans. Selon lui, cette décision
de justice et les nouvelles accu-
sations dont il est victime – il est
notamment accusé de fomenter
une insurrection – sont motivées
par des objectifs politiques. Ce
que le gouvernement dément.
Terrorisme. L’éviction de Sonko
et d’autres candidats de la course
à la présidentielle est mauvais
signe pour la démocratie séné-
galaise, longtemps considérée
comme un rempart de stabilité
dans une région troublée. Ces
manœuvres s’inscrivent égale-
ment dans une tendance de plus
en plus répandue en Afrique qui
consiste à instrumentaliser les
tribunaux pour limiter le nombre
de rivaux potentiels et ainsi per-
mettre aux partis au pouvoir d’y
rester, souvent en mettant en
examen des candidats d’opposi-
tion. Une stratégie qui érode la
confiance des citoyens dans la
démocratie et la justice.
En Afrique comme ailleurs, les
hommes politiques ne sont pas
des saints. Mais on pourrait finir
par croire que les dirigeants de
l’opposition sont particulièrement
vicieux, étant donné la fréquence
à laquelle ils se retrouvent devant
la justice. Les accusations portées
contre eux sont souvent graves.
Les inculpations pour ter-
rorisme sont ainsi très répan-
dues. Au Bénin, une leader de
l’opposition [Les Démocrates],
Reckya Madougou, a été condam-
née à vingt ans de prison [en
décembre 2021] – par un tribu-
nal spécial sur la délinquance
financière et le terrorisme mis
en place par le président – pour
avoir financé des activités ter-
roristes. En Tanzanie, Freeman
Mbowe [Parti pour la démocratie
et le progrès], le principal diri-
geant de l’opposition, a passé
plusieurs mois en prison pour
terrorisme, des charges qui ont
ensuite été abandonnées en 2022.
En Tunisie, Rached Ghannouchi,
chef de l’opposition [du parti isla-
miste Ennahda], a été condamné
par contumace [en avril 2023] à
un an de prison (peine ensuite
portée à quinze mois) pour des
accusations similaires.
Les accusations d’abus sexuels
sont aussi très généralisées, sans
doute parce que les journalistes,
les diplomates et les ONG ne
peuvent affirmer qu’elles ont été
fabriquées, par égard pour les vic-
times. Christopher Kayumba,
un ancien journaliste, a
lancé un parti politique [la
Plateforme rwandaise pour
la démocratie] au Rwanda
en 2021. Peu après, il a été
accusé de viol, puis arrêté
et condamné. Au Niger,
Hama Amadou, une figure
de l’opposition de longue
date, a été condamné pour
trafic d’enfants en 2017.
Ce qui l’a empêché de se
présenter à la présiden-
tielle de 2020.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
L’instrumentalisation des tribu-
naux à des fins électorales est par-
fois évidente. Au Sénégal, Sonko a
été condamné pour diffamation à
la suite d’une plainte du ministre
du Tourisme, Mame Mbaye Niang,
que Sonko avait accusé de détour-
ner de l’argent. Niang a expliqué
avoir porté l’affaire devant la jus-
tice pour défendre sa réputation.
Mais, après avoir gagné [en pre-
mière instance], le ministre a
fait appel pour obtenir un ver-
dict plus sévère. Coïncidence
ou non, la première condamna-
tion, de deux mois (avec sursis),
n’était pas suffisante pour rendre
Sonko inéligible et, quand la peine
a été portée en appel à six mois
[toujours avec sursis], l’avocat de
Niang s’est félicité : “Si cette déci-
sion est validée, Ousmane Sonko est
définitivement exclu de la course [à
la présidentielle].”
L’instrumentalisation
des tribunaux ne
s’arrête pas toujours
après les élections.
Dans d’autres pays, les gou-
vernements utilisent les tribu-
naux pour harceler les candidats
et gêner leur campagne. La prin-
cipale figure de l’opposition en
Ouganda, Robert Kyagulanyi, dit
Bobi Wine, a été mise en examen
pour trahison en 2018 dans un
dossier qui a traîné pendant des
années. En Égypte, les autori-
tés ont arrêté les soutiens et les
proches d’Ahmed Al-Tantawi,
chef de l’opposition [Parti de la
dignité], en amont du scrutin
présidentiel de l’année dernière.
Ce genre d’intimidation peut
parfois traverser les frontières.
Succès Masra, longtemps à la
tête de l’opposition au Tchad, a
été visé, alors qu’il était en exil,
par un mandat d’arrêt interna-
tional l’accusant d’incitation à
un soulèvement insurrectionnel.
La pression a porté ses fruits : en
fin d’année dernière, Masra a pu
rentrer au Tchad, mais il a fini
par se ranger derrière le régime
en devenant Premier ministre du
président Mahamat Idriss Déby.
Quand il est trop compliqué de
porter de graves accusations, les
gouvernements se contentent de
procédures juridiques plus tri-
viales. Des questions de résidence
ont suffi à invalider la candidature
de Saviour Kasukuwere à l’élec-
tion présidentielle au Zimbabwe
l’année dernière.
Quand la double citoyenneté
rend inéligible à la présiden-
tielle, des gouvernements pré-
textent parfois que les candidats
de l’opposition n’ont pas renoncé
à temps à leur autre nationalité.
Au Sénégal, le Conseil constitu-
tionnel a ainsi déclaré inéligible
un autre favori à la présidentielle,
Karim Wade, pour ce motif – sans
pour autant remettre en question
le fait qu’il n’était plus français.
Même s’ils se servent de la jus-
tice contre leurs opposants, les
gouvernements n’hésitent pas
à la défier quand elle dessert
leurs objectifs. Au Sénégal, par
exemple, un tribunal avait précé-
demment ordonné la réinscription
d’Ousmane Sonko sur les listes
électorales, ce qui devait lui per-
mettre de déposer sa candidature
auprès du Conseil constitution-
nel. Mais l’agence qui s’occupe
de l’organisation des élections,
et dépend du ministère de l’In-
térieur, a refusé de lui trans-
mettre les documents nécessaires.
“C’est clairement une violation [du
droit]”, explique Ousmane Diallo,
du bureau sénégalais d’Amnesty
International. Quand la commis-
sion électorale s’est emparée du
↙ Dessin de Kountouris
paru dans Efimerida ton
Syntakton, Athènes.
sujet pour que Sonko puisse dépo-
ser sa candidature, le gouverne-
ment a préféré remplacer tous
les membres de la commission.
De même, le Trésor public a
refusé de fournir à Sonko un
reçu pour les 30 000 francs CFA
[45 euros] qu’il avait déposés dans
le cadre de son dossier de candida-
ture (même si, selon ses avocats,
l’État a encaissé le chèque). Ce
reçu manquant a été la première
raison invoquée par le Conseil
constitutionnel pour invalider
son dossier. Quand Sonko a fait
appel de cette décision, ils se sont
rabattus sur sa condamnation
pour diffamation.
Caution. Le vice-président du
parti de Sonko [Patriotes afri-
cains du Sénégal pour le tra-
vail, l’éthique et la fraternité, ou
Pastef] a pu se présenter, mais il
est en prison depuis avril pour
avoir critiqué des dirigeants. Selon
Human Rights Watch, 1 000 oppo-
sants et militants ont également
été arrêtés depuis mars 2021. Les
procureurs et les tribunaux s’ar-
rangent pour leur refuser la libé-
ration sous caution et les garder
en détention jusqu’au procès.
L’instrumentalisation des tri-
bunaux ne s’arrête pas forcément
après les élections. L’année der-
nière, au Zimbabwe, la Coalition
citoyenne pour le changement
(CCC) avait remporté suffisam-
ment de sièges au Parlement pour
priver la formation au pouvoir, la
Zanu-PF, de la majorité des deux
tiers nécessaire pour changer la
Constitution. Deux mois plus
tard, une personne se présen-
tant comme le secrétaire géné-
ral par intérim du parti a fait
savoir que certains des députés
n’étaient plus membres du parti
et devaient donc être révo-
qués. Nelson Chamisa, chef
du CCC, a démenti, mais le
président du Parlement a
révoqué les députés, ce qui
a entraîné des élections par-
tielles. Et les tribunaux ont
interdit aux députés déchus
de se représenter.
Pourtant la manipulation
électorale est un jeu dange-
reux. Neutraliser l’opposition
fait le jeu de la radicalisation.
Lors du prochain coup d’État,
ceux qui descendront dans la rue
pour applaudir seront sans doute
des partisans d’un chef de l’op-
position indûment condamné.—
Publié le 25 janvier
 Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
europe
préparer à la “grande guerre, qu’il
évoque dès l’automne 2021”.
Après le début de l’invasion
russe, en février 2022, “le monde
entier a eu la stupeur d’être témoin
de la résistance de l’Ukraine face à
un ennemi beaucoup plus puissant”.
“La victoire lors de la bataille de
Kiev”, les opérations pour “chas-
ser les occupants des régions de
Kiev, Tchernihiv et Soumy dès la fin
d’avril 2022”, et “la contre-offensive
“Il fallait changer
quelque chose
dans l’organisation
de la résistance
à l’ennemi.”
Valentyn Hladkykh,
POLITOLOGUE
éclair qui expulse les Russes de la
région de Kharkiv […] ont mis fin
au projet poutinien d’occupation
de tout le pays”.
Zaloujny se retrouve même en
une du Time américain en sep-
Ukraine.
tembre 2022, précise le site, qui
ajoute : “Ces grands succès ukrai-
niens […] ont fait du chef d’état-
Le “général
major une véritable superstar de
niveau mondial.”
Dans ce cas, pourquoi se sépa-
de fer” s’en va
rer d’un officier apparemment
aussi populaire tant en Ukraine
qu’à l’étranger ? En dépit de ses
succès, le chef d’état-major des
armées s’opposait de plus en
La rumeur courait depuis des semaines. Le président plus ouvertement au président.
Les tensions entre Zaloujny et
ukrainien a congédié le commandant en chef Zelensky étaient sans doute deve-
des armées, Valeri Zaloujny. Une décision qui suscite nues trop importantes pour que
des réactions mitigées dans la presse nationale. cette collaboration se poursuive.
D’autant plus après la tribune
signée par le commandant en chef
dans le journal britannique The
C
Economist, dans laquelle Zaloujny
’est l’intéressé lui-même acquiert une réelle expérience de concédait que la guerre était “dans
qui l’a confirmé sur les la guerre [après avoir été] nommé une impasse”, ce qui avait irrité
réseaux sociaux, indique en juillet 2014 adjoint du comman- le président ukrainien.
le site d’information Komentari. dant du secteur S, au nord de la Zelensky lui-même a donné
Le général Valeri Zaloujny, région de Donetsk et à l’ouest de les raisons officielles du limo-
qui occupait les fonctions de Louhansk”, alors que geage dans son inter-
chef d’état-major des armées les combats font déjà vention en vidéo du
ukrainiennes, a été officielle- rage dans le Donbass. 8 février au soir, sou-
ment remercié par Volodymyr “Par décret pré- ligne Komentari : “La
Zelensky, jeudi 8 février. sidentiel, le 27 juil- REVUE première année, nous
Dans un article élogieux, le let 2021, Zaloujniy se DE PRESSE avons résisté. Nous
portail d’information Podrobytsi voit confier le poste de avons commencé à
revient sur le parcours de celui chef d’état-major des armées ukrai- reprendre ce qui est à nous. Nous
qui était surnommé le “général niennes, poursuit Podrobytsi. Ce avons prouvé que la Russie pou-
CARTOON MOVEMENT
de fer”. “Premier officier géné- changement est un des grands succès vait être battue. La deuxième
ral ukrainien à n’avoir aucun lien de la politique de Zelensky, car année, nous avons gagné en mer
avec l’armée soviétique”, Zaloujny Zaloujny exerce alors une grande Noire. Nous avons surmonté l’hi-
est né en 1973 dans la région de autorité dans l’armée ukrainienne”, ver. Nous avons montré que nous
Jytomyr, à l’ouest de Kiev. “Il qu’il est ainsi en mesure de mieux pouvions reprendre le contrôle du
D’UN CONTINENT À L’AUTRE.
↙ Volodymyr Zelensky (à g.) et Valeri
Portrait
Le nouveau chef d’état-major
des armées : un “boucher” ?
●●● C’est le général préféré
du président, indiquait en
janvier 2023 le site Glavkom.
À cette époque, Oleksandr
Syrsky était déjà pressenti
pour succéder à Zaloujny.
Une succession finalement
annoncée le 8 février dernier.
Né en 1965 en Russie, Syrsky
y a fait carrière dans l’armée
et a servi en Afghanistan.
Affecté en Ukraine dans les
années 1980, il y reste pour
intégrer les forces armées de
l’Ukraine indépendante après
1991. “Son premier grand
poste à responsabilités lui est
offert en 2017 par le président
Petro Porochenko, qui lui
confie le commandement
de l’Opération antiterroriste”,
nom donné alors aux
opérations contre les Russes
et les séparatistes prorusses
dans le Donbass. “Le 5 août
2019, nouvelle promotion. Le
nouveau président Zelensky
le nomme commandant
en chef de l’armée de terre”,
rappelle Glavkom dans
un portrait publié à l’occasion
de sa récente nomination.
“Avec le début de la grande
offensive russe, le général
Syrsky est chargé de la
défense de Kiev”, précise
le site. Il est “ensuite placé
à la tête du groupement
stratégique Khortytsia.
ciel ukrainien. Mais, malheureu-
sement, nous n’avons pas réussi à
atteindre nos objectifs terrestres. Il
y a un sentiment de stagnation sur
le front sud, et les combats sont dif-
ficiles dans la région de Donetsk.”
Interrogé par Podrobytsi, le
politologue Valentyn Hladkykh
estime que le départ de Zaloujny
est avant tout justifié par “la
nécessité de changer quelque chose
dans l’organisation de la résistance
à l’ennemi.” Ce qui “ne diminue
en rien ce qu’a accompli le général
Zaloujny”. Il n’en reste pas moins,
reconnaît Valentyn Hladkykh en
visant ouvertement l’opposition
rassemblée autour de l’ancien pré-
sident Porochenko, que “certaines
13
Zaloujny. Dessin de Wimar
Verdecia Fuentes, Cuba.
On parle là d’une partie
importante du front,
de Kharkiv, Izioum, Lyman
et Lyssytchansk à Koupiansk,
Bakhmout et Avdiïvka”. À la
mi-septembre 2022, l’armée
ukrainienne libère presque
toute la région de Kharkiv.
“Malheureusement, tempère
encore Glavkom, toutes
les batailles de Syrsky ne se
transforment pas en succès
épiques. Il est également
responsable de la défense
de Soledar et de Bakhmout,
deux villes perdues.”
Oleksandr Syrsky aurait
acquis durant ces batailles
“la réputation de chercher
l’affrontement avec l’ennemi,
quoi qu’il en coûte
en hommes et en matériel”,
et “les combats qui ont
duré plusieurs mois pour
Bakhmout ont contrebalancé
les mérites du général
aux yeux des journalistes
occidentaux”. Au point
“d’être surnommé le ‘boucher’
par de nombreux soldats,
indique l’agence de presse
ukrainienne RBK-Oukraïna.
Ce qui s’expliquerait
par son caractère impitoyable
et sa sévérité. Mais c’est aussi
le surnom qu’on lui donne
dans les médias russes,
pour décrire ce qu’il a infligé
aux envahisseurs.”
forces politiques ont instrumenta-
lisé ce poste de chef d’état-major des
armées, ainsi que sa personne. Et
maintenant, je ne serais pas surpris
d’entendre des déclarations affir-
mant que cette démission aurait de
prétendues motivations politiques”.
Zaloujny est remplacé par le
général Oleksandr Syrsky, aupara-
vant chef d’état-major de l’armée
de terre. Connu pour son côté fon-
ceur, moins diplomate que son
prédécesseur, il va devoir s’atte-
ler à la mission redoutable que
lui a assignée Zelensky, comme
l’explique le site Oukraïnska
Pravda : celle de réformer des
forces armées en pleine guerre.
—Courrier international
14. EUROPE
ESPAGNE
Barcelone en état
d’urgence hydrique
La capitale catalane a déjà réduit sa consommation d’eau
ces dernières années. Mais elle va devoir prendre
d’autres mesures pour répondre à la sécheresse extrême.
—El País, extraits (Madrid)
B
arcelone est la première grande ville
du sud de l’Europe à être confron-
tée à une situation de sécheresse
extrême et aux restrictions d’eau qui en
découlent. La capitale de la Catalogne
abrite 1,6 million d’habitants, et 3 mil-
lions si l’on y ajoute les 35 communes
périphériques formant l’agglomération
de Barcelone (Àrea Metropolitana de
Barcelona, AMB). Ces dernières années, il
y a eu des épisodes de sécheresse graves et
des restrictions dans d’autres pays euro-
péens, comme en France et en Italie, mais
ils ont touché des populations plus petites
que celle de la conurbation barcelonaise.
Ici, l’urgence sécheresse interdit d’ar-
roser les parcs avec de l’eau potable.
L’arrosage se limite au minimum, avec
de l’eau du sous-sol, non potable, au moyen
de camions-citernes. En outre, 25 % des
douches des centres sportifs ont été fer-
mées, et les fontaines ornementales sont
à sec. À partir du mois de juillet, et s’il ne
pleut pas d’ici là, les restrictions concer-
neront aussi les particuliers : la pression
d’eau sera réduite dans les immeubles.
À court terme, le gouvernement central
espagnol a l’intention de faire venir des
bateaux d’eau depuis Valence.
Mais Barcelone et son agglomération
ne sont pas si mal loties, elles ont fait ce
qu’il fallait. La consommation d’eau y est
raisonnable : 170 litres par personne et par
jour en moyenne, un calcul qui inclut les
dépenses domestiques, mais aussi celles
des services publics, de l’industrie et de
l’agriculture. De plus, la capitale catalane
possède d’autres sources d’eau que les
réservoirs, notamment de grands aquifères,
et elle a investi dans des systèmes pion-
niers de récupération des eaux de pluie,
comprenant des dépôts, des collecteurs et
des revêtements drainants. La ville s’ali-
mente également avec l’usine de désalini-
sation [du Prat de Llobregat], construite
après la grande sécheresse de 2008.
Recycler l’eau. Mais avec l’accélération
du dérèglement climatique et la perspec-
tive de sécheresses plus graves, tous ces
moyens ne suffiront pas. La solution passe
par de nouvelles infrastructures de pro-
duction et de recyclage de l’eau : usines
de dessalement, unités de réutilisation de
l’eau des stations d’épuration, installations
de potabilisation. Un remède cher, qui a
un coût pour l’environnement, et remis
en cause par des organismes qui misent
sur un changement structurel. Mais c’est
la recette qu’ont choisie d’autres grandes
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
agglomérations frappées par la sécheresse
dans d’autres régions du monde.
Le pays pionnier est Israël, qui a com-
mencé à construire des infrastructures
dans les années 1970 pour produire et
recycler l’eau. La Californie et Singapour,
eux aussi, ont recours aux usines de des-
salement et à la régénération. Et puis il
y a le cas extrême de la ville du Cap, en
Afrique du Sud, qui en 2018 a été sur le
point de se retrouver sans eau, à tel point
qu’elle a mis en œuvre un plan d’action
en vue de ce qu’elle a appelé le “jour zéro”.
En temps normal, Barcelone et son
agglomération, qui font partie du bassin
hydrographique du Ter et du Llobregat,
étaient alimentées à 80 % par l’eau des
“Il faut augmenter
la quantité d’eau réutilisée
et garder le dessalement
pour les urgences.”
Xavier Sánchez Vila,
HYDROGÉOLOGUE
réservoirs. Aujourd’hui, avec la sécheresse,
les marécages n’apportent que la moitié
de l’eau, et le reste provient du sous-sol,
des deux usines de dessalement en service,
des 24 stations de réutilisation d’eau (un
système qui a à peine un an d’existence)
et de trois unités potabilisatrices, détaille
l’Agence catalane de l’eau (ACA), rattachée
à la Généralité [exécutif autonome catalan].
En 2022, l’AMB, organisme compé-
tent en matière d’alimentation en eau, a
adopté un Plan stratégique du cycle inté-
gral (Pecia), qui à l’horizon 2050 prévoit
de construire de nouvelles infrastruc-
tures pour garantir l’alimentation en
eau. Notamment la mise en œuvre d’une
unité potabilisatrice et d’une station de
réutilisation de l’eau sur le Besòs, l’un
des deux fleuves qui flanquent la ville. Le
plan métropolitain prévoit également un
Une sécheresse endémique
dans le bassin méditerranéen
●●● Le manque d’eau est devenu,
“en raison du dérèglement climatique,
un problème endémique dans les pays
riverains de la Méditerranée”,
relève El Periódico de Catalunya.
Le journal barcelonais s’inquiète
ainsi pour le département français
voisin de la Catalogne, les Pyrénées-
Orientales, dans lequel les secteurs
“de la viticulture et de l’élevage”
sont “plombés” par la sécheresse.
La préfecture a dû limiter
la consommation d’eau pour
“diverses activités économiques”.
↙ Sur le camion-citerne : Eau.
Transport de bien précieux.
Dessin d’Arend van Dam, Pays-Bas.
train de mesures d’économie, une amé-
lioration des installations existantes et
une rénovation du réseau.
Le document de l’AMB souligne que
Barcelone et ses environs disposent de
803 hectomètres cubes d’eau par an,
tandis que la demande est de près de
400. Mais elle rappelle que le change-
ment climatique va réduire de 12 % les
ressources superficielles et les bassins-
versants du Ter et du Llobregat, et de 9 %
les ressources souterraines, tandis que la
demande augmentera pour les usages agri-
coles et ceux de la population, du fait des
projets urbanistiques en cours.
En ce qui concerne la construction de
nouvelles infrastructures visant à utiliser
l’eau de mer ou à recycler l’eau des sta-
tions d’épuration à l’échelle de toute la
Catalogne, le ministre régional à l’Action
climatique de la Généralité, David Mascort,
souhaite doubler le nombre d’unités de
réutilisation des eaux traitées. Il existe
par ailleurs un projet de troisième sta-
tion de désalinisation.
Xavier Sánchez Vila, hydrogéologue de
l’École des ponts et chaussées (université
polytechnique de Catalogne), estime qu’à
l’avenir il faudra “augmenter la quantité
d’eau réutilisée et garder les unités de dessale-
ment pour les urgences, comme aujourd’hui.
Mais en parallèle nous devrons faire des choix,
car n’importe quel projet ou activité suppose
une dépense d’eau, et tout cela implique des
coûts et des bénéfices”.
Le poids du tourisme. En ce sens, la
campagne “D’on no n’hi ha, no en raja”
(qu’on pourrait traduire par “là où il n’y
a rien, on ne peut rien puiser”), lancée au
niveau local par des associations sociales,
territoriales et écologistes, réclamait
récemment un changement structurel
dans le modèle de gestion de l’eau. Elle
dénonce “l’opacité sur les consommations,
le laxisme envers les grands consommateurs
Elle prône notamment l’irrigation
au “goutte-à-goutte”. En Italie,
en janvier, les autorités ont rationné
l’eau dans “plus de 50 communes”
en Sicile. L’île espère maintenant
“recevoir des fonds de la part
du gouvernement, qui soulageront
à la fois le secteur agricole et celui
de l’élevage, actuellement les plus
touchés”, indique El Periódico.
En Grèce aussi il était question d’aides
financières à l’issue d’un été 2023
marqué par la sécheresse et
les incendies, rappelle le quotidien.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
d’eau et les graves répercussions sur les
fleuves”. Ces associations s’élèvent contre
“un modèle économique fondé sur l’augmen-
tation du tourisme et l’exportation de viande
et de fruits, qui assèche et pollue les masses
d’eau disponibles”.
Alejandro Ortiz, directeur de projet de
l’entreprise municipale Barcelone Cycle
de l’eau (BCASA) au sein de la mairie,
explique que le plan sécheresse prévoit le
recours à d’autres ressources hydriques
à l’échelle de la ville. L’utilisation accrue
de l’eau du sous-sol, qui n’est pas potable
mais sert pour l’arrosage ou pour la pro-
preté urbaine, est l’un des principaux
objectifs : il faudrait d’une part la connec-
ter avec toute la ville, et d’autre part réu-
tiliser l’eau du Besòs et augmenter les
débits en amont.
Par ailleurs, la ville construit un double
réseau dans le nouveau quartier de La
Marina, avec de l’eau potable et de l’eau réu-
tilisée pour les chasses d’eau et l’arrosage.
Et elle rédige une nouvelle ordonnance
visant à rendre obligatoire la réutilisa-
tion des eaux ménagères pour remplir les
chasses d’eau. Une norme qu’elle souhaite
appliquer aux bâtiments neufs ou à ceux
faisant l’objet d’importantes rénovations.
Un autre projet envisagé consisterait à
capter l’eau de mer pour les fontaines
ornementales et les réseaux de chaleur
et de froid.
Le biologiste Marc Montlleó, qui a par-
ticipé à la rédaction du plan stratégique,
regrette qu’il faille attendre “les crises pour
investir”. En outre, il reconnaît qu’il a été
possible de “traverser les trois dernières
années grâce à ces investissements”, tout en
alertant que “la prochaine sécheresse arri-
vera très vite et qu’elle sera plus dure que les
précédentes”. Enfin, estime-t-il, “nous pou-
vons être plus efficaces, profiter des nappes
phréatiques, ne pas perdre une seule goutte,
dessaler l’eau de mer… et avec du temps et de
l’argent, donner de l’eau à la population”. Et
d’ajouter : “Mais la sécheresse touche parti-
culièrement le milieu naturel : l’agriculture,
l’élevage, les forêts, les aquifères et les fleuves.
Sur le long terme, ce sont les écosystèmes qui
vont le plus souffrir de la crise climatique.”
—Clara Blanchar,
publié le 4 février
SOURCE
EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 113 000 ex.
elpais.com
Fondé en 1976, six mois après
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et plus sec
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Barcelone UN FILM DE
ESPAGNE
LINA SOUALEM
AVEC
HIAM ABBASS
Indice de précipitations normalisé ( janvier 2024)
(indice établi à partir d'un historique
de précipitations de trois ans)
PRIX DU JURY
Sec Normal Humide
-4 -3 -2 -1,5 -1 -0,5 +0,5 1 1,5 2 3
SOURCE : AGENCE D’ÉTAT DE MÉTÉOROLOGIE D’ESPAGNE
●●● La sécheresse est une réalité “Une petite merveille
quotidienne depuis plus
de trois ans dans plusieurs parties
de subtilité”
de l’Espagne. D’après les dernières LE MONDE
données du ministère
de la Transition écologique
espagnol, 17,7 % du territoire
souffre d’une sécheresse prolongée,
“Un hommage à
et le volume d’eau stockée est la force des femmes
tombé à 50,1 % en moyenne dans
l’ensemble du pays. “Mais le plus
palestiniennes”
grave, souligne le site de la RTVE, ELLE
l’audiovisuel public espagnol,
c’est que les réservoirs destinés
à la consommation humaine
et à l’agriculture sont à 39,2 %.”
Depuis des décennies, “les épisodes
de sécheresse se répètent”, note
le quotidien de centre gauche
El Periódico de Catalunya.
Mais l’actuel est “en passe de
battre des records historiques”. La
Catalogne et l’Andalousie ont pris
des mesures de restriction d’eau
sur leur territoire. Les Catalans
sont allés plus loin en déclarant
l’“état d’urgence” le 1er février.
Néanmoins, “au lieu de croire
que la solution tombera du ciel,
on aurait pu faire de la politique”,
s’insurge El Confidencial. Pour
apprendre à vivre “dans un pays
plus chaud avec beaucoup moins
AU CINÉMA LE 21 FÉVRIER
d’eau”, le média conservateur
interpelle les politiques de tous
bords, au niveau tant régional
que national, avec un message
clair : pour ne plus dépendre
d’une pluie qui ne tombe plus,
l’Espagne doit “repenser
la gestion des débits, l’irrigation
et l’agriculture”, sans oublier
le tourisme.
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis.
Eagle Pass,
épicentre
de la crise
migratoire
La guerre est déclarée entre
le très conservateur gouverneur
du Texas et Washington.
FOCUS Pour lutter contre ce
qu’il considère comme une “invasion
de migrants”, Greg Abbott fait tout
pour sécuriser la frontière, une prérogative
pourtant réservée à l’État fédéral.
—The Washington Post,
extraits (Washington)
I
l y a un siècle et demi, refu-
sant de se rendre aux sol-
dats de l’Union, le général
sudiste Joseph Orville Shelby plon-
geait dans les eaux tumultueuses
du Rio Grande, dans la ville fron-
talière d’Eagle Pass, au Texas,
pour aller se réfugier au Mexique.
Aujourd’hui, c’est à Eagle Pass,
et plus précisément au parc
Shelby, que se cristallise une
nouvelle bataille qui oppose le
Texas et le gouvernement fédé-
ral : la frontière se trouve-t-elle
sous l’autorité du Texas ou de
Washington ? Et, partant, la vague
humaine qui tente par tous les
moyens de la traverser doit-elle
être gérée par l’État texan ou par
l’État fédéral ?
Les véhicules de la Garde natio-
nale du Texas transportent des
troupes armées qui patrouillent
à proximité du parc municipal.
Nouvellement muni de portes
grillagées sécurisant son accès,
ce parc accueillait auparavant
les familles, qui s’y retrouvaient
autour de barbecues et lors des
festivités de l’Independance Day.
Aujourd’hui, tentes, véhicules
militaires, équipements lourds
et toilettes mobiles constellent
son herbe jaunissante. Le gou-
verneur républicain Greg Abbott
a décidé de déclarer la souverai-
neté du Texas en sécurisant le Rio
Grande et il a ordonné à la Garde
nationale du Texas de déployer
le long de la rive un mur fait de
fil barbelé, de conteneurs rouil-
lés et de barils remplis de terre.
Pour justifier cet acte de révolte
digne du général Shelby, le gou-
verneur du Texas invoque le droit
de son État à se défendre contre
ce qu’il considère comme une
invasion. En janvier, il a pris le
contrôle du parc Shelby et chassé
les agents de la police fédérale
des frontières installés depuis
longtemps sur cette zone, faisant
“Des personnes qui
n’ont aucune idée
de ce que nous vivons
prennent des
décisions pour nous.”
Jaime Rodríguez, GÉRANT
D’UNE ÉPICERIE À EAGLE PASS
les gros titres de la presse natio-
nale. Les partisans du gouverneur
saluent cette reprise en main mus-
clée de la situation, tandis que ses
détracteurs dénoncent une action
qui excède dangereusement les
compétences de l’État du Texas.
Pour sa part, la Cour suprême
américaine a ordonné [le 22 jan-
vier] au gouverneur Abbott de
laisser la police fédérale des fron-
tières retirer ou couper les barbe-
lés pour pouvoir accéder au fleuve
et venir en aide aux migrants en
détresse. En réaction, les troupes
d’Abbott ont installé davantage
de barbelés. Récemment, 25 gou-
verneurs républicains ont signé
une lettre ouverte de soutien à
la rébellion d’Abbott, et Donald
Trump a appelé les autres États
à lui emboîter le pas.
La querelle entre Greg Abbott
et l’administration Biden va
crescendo au moment même
où la campagne électorale en
vue de la présidentielle du mois
de novembre prend son envol.
Le sujet galvanise les républi-
cains. Joe Biden, de son côté, a
été contraint de durcir sa posi-
tion : il a récemment déclaré qu’il
“bouclerai[t]” la frontière sud du
pays dans les situations de forte
hausse du nombre de clandestins.
“Maintenant, les gens savent où
se trouve Eagle Pass, ironise Mike
Garcia, vendeur d’assurances à la
retraite et membre de la chambre
de commerce locale, mais sommes-
nous connus en bien ou en mal ?”
Pauvreté. Les habitants d’Eagle
Pass sont pris dans la tourmente.
Cette ville de garnison établie
dans les années 1840, qui s’appe-
lait à l’origine El Paso del Águila
en référence aux aigles mexi-
cains que l’on voit planer dans
les environs, était autrefois aux
mains de hors-la-loi et de rené-
gats. Aujourd’hui, elle abrite une
population en pleine croissance,
largement composée d’Améri-
cains d’origine mexicaine et de
membres de la tribu amérindienne
des Kickapou – une population
qui a hâte que sa vie retrouve son
cours normal.
Eagle Pass est la plus grande
ville du comté de Maverick, qui
compte près de 30 000 âmes,
mais elle est isolée de la plupart
des autres villes frontalières
américaines. La commune la plus
proche est celle de Piedras Negras,
au Mexique, que l’on distingue de
l’autre côté du Rio Grande. Leurs
histoires et leurs destins sont
étroitement liés. Les Mexicains
qui traversent légalement la fron-
tière constituent près de la moitié
de la main-d’œuvre d’Eagle Pass ,
et quantité de résidents améri-
cains passent la frontière dans
l’autre sens pour aller travailler.
Alors que les autorités locales
et les écoles étaient historique-
ment les principaux employeurs
du cru, de plus en plus d’habi-
tants trouvent un emploi dans
les rangs de la police des fron-
tières et dans les grandes usines
du coin. Mais près d’un quart de
la population d’Eagle Pass – soit
deux fois plus que la moyenne
au Texas – vit dans la pauvreté.
Une vague de migration sans
précédent a fait de la frontière
de ce comté, qui longe le fleuve
sur 120 kilomètres, le théâtre
d’une bataille constitution-
nelle et d’un drame humain. Le
nombre historique de migrants
qui traversent le Rio Grande et
les mesures de répression visant

à les en empêcher attirent l’at-
tention de tous, des défenseurs
des droits humains aux milices
racistes, curieuses de voir si la
suprématie de l’État fédéral, qui
a résisté à une guerre civile [la
guerre de Sécession], survivra
ou non à une autre.
Les restaurants de la ville sont
pleins à craquer de visiteurs et les
hôtels affichent complet. Les auto-
rités texanes ont rouvert Camp
Charlie, une base à la périphérie
de la ville, pour héberger les cen-
taines de soldats de la Garde natio-
nale du Texas. À quelques mètres
de là, le Service des douanes et de
la protection des frontières des
États-Unis a aménagé en 2022 un
village de tentes pour désengor-
ger ses deux centres d’accueil de
migrants. L’équipe de golf de la
ville vient encore s’exercer au parc
Shelby, mais l’équipe de cross-
country du lycée, elle, n’a plus le
droit de s’y entraîner. Récemment,
des soldats y ont découvert deux
migrants vénézuéliens frisson-
nant derrière les barbelés de la
rive, qui appelaient au secours.
“Nous ne nous attendions pas à
cela”, lâche Kevin Rolando Gomez,
← Des migrants dans le Rio
Grande, près d’une chaîne
de bouées visant à empêcher
la traversée du fleuve,
le 8 août 2023, à Eagle Pass.
Photo Jordan Vonderhaar/
The New York Times
un migrant de 25 ans, en pointant
du doigt les barbelés et les sol-
dats. “Nous avons besoin d’aide.”
Cela fait près de deux ans que
Greg Abbott et d’autres gouver-
neurs républicains multiplient
leurs visites dans cette ville
tejana [texane] traditionnelle-
ment démocrate pour y donner
des conférences de presse. Ils y
dénoncent “la politique des fron-
tières ouvertes” et annoncent
leurs dernières initiatives en
date, allant du déploiement des
troupes texanes à la mise en place
d’une barrière flottante de bouées
sur le fleuve. Légalement, la fron-
tière entre le Texas et le Mexique
est une frontière internationale
et elle se trouve donc sous la juri-
diction des autorités fédérales. Or
Abbott et ses alliés s’estiment en
droit d’intervenir au motif que
l’administration Biden ne fait
pas le nécessaire pour endiguer
la vague record de migrants.
Même les habitants qui cri-
tiquent la croisade d’Abbott se
plaignent que l’immigration
siphonne les caisses publiques.
La police et les pompiers locaux
sont parfois tellement pris par les
urgences du côté du Rio Grande
que le personnel et les ambu-
lances ne sont plus disponibles
pour la population locale. Et il
arrive que des migrants blessés
ou malades occupent la totalité
des 18 lits de l’hôpital. “La ville
n’a pas les moyens d’accueillir des
milliers de personnes”, dénonce le
procureur du comté de Maverick,
Jaime Iracheta.
Comme dans beaucoup de loca-
lités frontalières, les habitants ont
une vision de l’immigration aussi
complexe que leur histoire fami-
liale, et que le chemin qui les a
menés à devenir des fronterizos.
Une chose est sûre, s’accordent
habitants et élus locaux, les auto-
rités fédérales et du Texas ne les
écoutent pas. “C’est frustrant, sou-
ligne Jaime Rodríguez, gérant
de l’épicerie familiale, fondée il
y a quatre-vingt-cinq ans, dans
le centre-ville d’Eagle Pass. Ce
sont des personnes qui ne sont pas
AMÉRIQUES. 17
d’ici et n’ont aucune idée de ce que prévus au parc – a estimé que les dollars et attendre des années
nous vivons qui prennent des déci- recours juridiques étaient trop pour faire entrer leur famille léga-
sions pour nous.” coûteux. La population, elle, pense lement dans le pays.
Le fait est que la transformation que les responsables municipaux Lorsqu’il était enfant, le profes-
des rives de la ville en une zone n’osent pas s’opposer au gouver- seur d’arts plastiques Francisco
militarisée a des effets négatifs, neur, qui a octroyé à la ville et au Riojas faisait du vélo entre le parc
dénoncent ses habitants. Les sol- comté des millions de dollars de Shelby et sa maison, située dans
dats ont rasé des îles et repoussé subventions dans le cadre de son un quartier résidentiel que les
d’importantes quantités de terre projet sécuritaire baptisé “opé- migrants traversent fréquem-
vers le Texas pour empêcher les ration Lone Star”. ment. Cela fait partie de la vie
migrants de s’y rassembler, ce Quoi qu’en disent certains poli- près de la frontière, estime-t-il.
qui a modifié le cours du fleuve. ticiens alarmistes, la crimina- Ces rencontres sont d’ailleurs
On ignore pour l’heure l’ampleur lité n’a pas augmenté. Mais la rarement négatives ou dan-
de l’érosion et le coût environ- militarisation de la gestion de la gereuses. Mais, ces dernières
nemental de ces interventions. migration “nuit à tous ceux qu’elle années, la flambée du nombre
“Ils sont en train de détruire le touche”, dénonce Valeria Wheeler, de migrants inquiète ses voisins,
fleuve et tout ce en quoi je qui dirige la seule ONG qui parlent parfois de cambrio-
croyais”, soupire Jessie d’aide aux migrants du lages. Francisco Rojas en sait
Fuentes, qui possède comté. “Je n’arrive pas quelque chose : il s’est lui-même
une société de loca- à croire que les choses fait voler son vélo, qui était dans
tion de kayaks. Il hésite REPORTAGE puissent aller si loin.” son jardin, et il se reproche de
désormais à proposer La grande majorité l’avoir laissé dehors sans anti-
ses excursions à cause de tous des habitants d’Eagle Pass ne voit vol. “D’un côté, les gens sont en
les barbelés qui se cachent sous jamais ces migrants et ne subit rogne, de l’autre, ils sont préoccu-
la surface du fleuve. “Je n’arrive pas d’impact direct de cette vague pés par le sort de ces personnes et
pas à croire que c’est cela, l’Amé- d’hommes, de femmes et d’en- ressentent de l’empathie parce qu’ils
rique d’aujourd’hui”, ajoute-t-il. fants qui traversent leur fleuve savent qu’elles essaient simplement
Mais les soldats et les troupes du bien-aimé. Certains disent com- de survivre”, souligne-t-il.
Texas qui installent ces horribles prendre, parfois intimement, la
rouleaux de barbelés concertina, nécessité qu’ont les migrants de Liasses de billets. Chaque fois
en temps normal réservés aux pri- quitter leurs pays et les raisons que le Service des douanes et de
sons et aux champs de bataille, qui les poussent à passer par Eagle la protection des frontières des
sont les bienvenus aux yeux de Pass. Ils savent que, de l’autre côté États-Unis ferme inopinément
certains, car ils louent, mangent de la frontière, l’État mexicain de le pont vers Piedras Negras, de
et achètent sur place et font tour- Coahuila est considéré comme l’autre côté du Rio Grande, pour
ner l’économie locale. l’un des plus sûrs du nord du pays. faciliter la gestion des migrants,
La prise inopinée du parc Shelby Certains, eux-mêmes immigrés, la vie de toute la ville s’en trouve
par Greg Abbott et ses troupes en nourrissent une rancune silen- perturbée. Certains de ses habi-
janvier est abusive, se sont indi- cieuse à l’égard de cette généra- tants ont en effet recours aux
gnés les responsables de la ville. tion de migrants, qui bénéficient médecins et aux pharmacies
Mais le conseil municipal d’Eagle de dispositifs d’hébergement, de mexicains, car les soins de santé
Pass – qui risque de perdre près de services de transport et d’une et les médicaments sont meilleur
1 million de dollars de recettes en protection, alors qu’eux-mêmes marché de l’autre côté de la fron-
cas d’annulation des événements ont dû dépenser des milliers de tière. Dans le centre-ville d’Eagle
Pass, les commerces tirent près
COLORADO KANSAS de 40 % de leur chiffre d’affaires
de clients mexicains. Sans oublier
qu’une bonne part de la bière
É T A T S - U N I S mexicaine vendue aux États-
OKLAHOMA Unis transite par Eagle Pass. Du
NOUVEAU-
MEXIQUE ARKANSAS reste, environ 55 % des recettes
de la municipalité proviennent
Dallas des droits de passage dont s’ac-
Rí LOUISIANE quittent piétons et véhicules
oG TEXAS pour emprunter le pont.
ra
nd Aussi, quand le gouverneur est
e Eagle Pass Austin
venu à Eagle Pass avec ses liasses
Houston
de billets estampillées “opéra-
San Antonio tion Lone Star”, les autorités
municipales ont accepté l’argent
SOURCE : CONTRIBUTEURS OPENSTREETMAP
MEXIQUE sans grande hésitation. L’État du
Golfe du
Texas a ainsi versé plus de 8 mil-
Mexique lions de dollars pour moderniser
Piedras
Parc Shelby le bureau du procureur du comté,
Negras rembourser une partie des frais
Eagle des forces de l’ordre locales et
Pass
TEXAS financer de nouveaux véhicules,
5 km 200 km des équipements et du personnel
18. AMÉRIQUES FOCUS ÉTATS-UNIS Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

pour gérer les milliers de procé-
dures d’entrée non autorisée sur
le territoire des migrants qui ont
été arrêtés par la police texane.
“Nous sommes reconnaissants pour
l’argent, explique Jaime Iracheta,
le procureur du comté, sauf que
cela ne résout pas le problème.”
Hypothermie. Le capitaine des
pompiers, Manuel Mello III, dit
avoir obtenu 400 000 dollars de
subventions [370 000 euros] pour
financer une partie des heures
supplémentaires de ses hommes
et des services d’urgence, dues à
l’explosion du nombre d’urgences
médicales chez les migrants. En
six mois, tout a été dépensé.
L’initiative d’Abbott stimule
aussi le développement écono-
mique, soulignent les habitants.
Avant la crise migratoire, la ville
affichait une croissance au ralenti.
Puis, avec le déploiement de cen-
taines de soldats texans et de sol-
dats envoyés par les gouverneurs
d’autres États, le marché de la loca-
tion de courte et de longue durée
a explosé. “D’un point de vue éco-
nomique, l’immigration profite à la
ville. C’est une bonne chose pour les
des parents peuvent-ils prendre
de tels risques ? Ils sont tristes
– par quoi doivent passer toutes
ces familles pour arriver ici ? Ils
sont désabusés – comment tout
cela est-il simplement possible ?
Manuel Mello III nous conduit
à six kilomètres en aval du parc,
le long du fleuve, traversant un
verger de pacaniers et une petite
clairière où la Patrouille fron-
talière et la Garde nationale du
Texas ne se tirent pas dans les
pattes. Il marque une pause et
pointe du doigt le sol, jonché
de détritus – vieilles couches,
bibles, couvertures, flacons de
sirop contre la toux et autres. Il
se remémore ce jour, deux mois
plus tôt, où ses équipes ont tenté
de ranimer, ici, deux Vénézuéliens
que l’on venait de sortir de l’eau.
Aucun d’eux n’a survécu.
Le travail des équipes
de premier secours
est si dur que
certains sauveteurs
ont jeté l’éponge.
Pendant que les autorités
→ À Eagle Pass, au Texas,
des migrants attendent
de se rendre aux forces de
l’ordre, le 23 septembre 2023.
Photo Verónica G. Cárdenas/
The New York Times
↙ Marjorie Escobar (à g.),
arrivée du Venezuela,
dans un centre d’accueil
de la ville avec sa famille,
le 18 juillet 2023. Photo Go
Nakamura/The New York Times
utiliser la rampe pour mettre à
l’eau leurs bateaux, mais ils n’ont
pas accès à toute la zone. Alors
que les moteurs des véhicules
militaires vrombissent, des cha-
riots élévateurs déposent de plus
en plus de rouleaux de barbelés
et de barrières. Deux migrants
vénézuéliens se tiennent sur la
rive qui s’érode, à quelques pas
des soldats.
Deux jours durant, Kevin
Rolando Gomez et sa petite amie
de 21 ans ont erré sur le sol améri-
Pourquoi les États-
cain, juste de l’autre côté des bar-
belés, à la recherche de secours et
d’un passage. Sous la menace de

Unis sont dépassés

affaires, reconnaît l’ancien juge du
comté Pepe Aranda. D’un point de
vue humain, c’est une autre histoire.”
Les équipes de premier secours
d’Eagle Pass s’occupent des
migrants qui se cassent une
jambe, font une crise cardiaque
ou ressortent du fleuve en état
d’hypothermie. Le travail est
si dur que certains sauveteurs
ont jeté l’éponge, explique le
capitaine des pompiers, qui
texanes et fédérales ferraillent
devant la justice, la population
d’Eagle Pass se demande ce que lui
réserve l’avenir. Beaucoup pensent
que les choses ne s’amélioreront
pas tant que les extrémistes mono-
poliseront la parole et que les
personnes plus rationnelles ne
sortiront pas de leur silence.
Par un autre après-midi de
janvier, des soldats de la Garde
nationale du Texas escortent plu-
criminels, le couple a paniqué et
sauté dans le fleuve, raconte Kevin
Rolando Gomez, tremblant de
froid, les manches déchirées par
les barbelés. Ils ne pouvaient pas Si les migrants sont si nombreux à franchir
faire demi-tour, dit-il, ils ne pou- la frontière, c’est qu’ils sont convaincus de pouvoir
vaient retourner ni au Mexique
ni au Venezuela. Ils auraient bien rester sur le territoire en demandant l’asile.
pu se rendre à une porte d’en-
trée officielle, poursuit-il, mais il
avait peur que les autorités mexi- —The New York Times, C’est même une étape essen-
caines, moins compatissantes, les extraits (New York) tielle pour pouvoir déposer une

consacre du temps à discuter
du problème avec ses équipes.
Ils sont en colère – comment
sieurs journalistes près du fleuve.
Les agents de la police fédérale
des frontières peuvent encore
arrêtent et les remettent entre les
mains d’organisations criminelles.
“Mon but, ça n’a jamais été d’en-
trer illégalement aux États-Unis”,
explique Kevin Rolando Gomez de
l’autre côté de quatre rangées de
barbelés. Le couple espérait arri-
ver à Denver, dans le Colorado, où
leur famille les attend. La jeune
femme s’est blessée en essayant
de progresser au milieu des bar-
belés et son pantalon est taché
de sang. Ces jours-ci, il a plu à
Eagle Pass et les températures
sont descendues à 4 °C la nuit.
Les deux Vénézuéliens n’ont rien
mangé et ont perdu dans l’eau du
fleuve tout ce qu’ils possédaient.
Les soldats leur donnent de l’eau
potable, mais ne peuvent pour
l’heure guère faire plus pour sou-
lager leur détresse.
—Arelis R. Hernández,
publié le 30 janvier
P
endant des décennies, de
jeunes hommes céliba-
taires, essentiellement
venus du Mexique et plus tard
d’Amérique centrale, se sont effor-
cés de gagner Los Angeles, Atlanta
et d’autres villes avides de leurs
bras en évitant la police des fron-
tières américaine.
Aujourd’hui, des gens du monde
entier franchissent en masse la
frontière du Sud, également dans
le but de travailler pour la plu-
part. Cependant, loin de tenter
d’échapper aux agents de la police
des frontières, l’immense majo-
rité d’entre eux les recherchent
pour se rendre, et attendent par-
fois pendant des heures ou des
jours à cette fin. Se faire embar-
quer dans un véhicule de la police
des frontières et emmener à un
centre d’accueil n’est pas un échec.
demande d’asile politique – ce
qui est désormais le moyen le
plus sûr de rester aux États-Unis.
Nous vivons à une époque de
migration de masse. Celle-ci est
alimentée par les conflits, le dérè-
glement climatique, la répres-
sion politique, et encouragée
par la prolifération de vidéos sur
TikTok et YouTube qui chro-
niquent le voyage des migrants
vers les États-Unis. Six millions
de Vénézuéliens ont fui leur pays :
c’est le plus grand déplacement de
population de l’histoire moderne
de l’Amérique latine. En Afrique,
en Asie, en Amérique du Sud,
des personnes hypothèquent les
terres familiales, vendent leur voi-
ture ou empruntent de l’argent
pour se lancer dans un long
voyage souvent périlleux vers les
États-Unis. Rien qu’en décembre
plus de 300 000 personnes ont
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
franchi la frontière méridionale
– un chiffre record.
Ce n’est pas seulement que les
migrants pensent réussir à passer ;
ils sont également convaincus
que, une fois arrivés aux États-
Unis, ils pourront y rester. Pour
toujours. Et, dans l’ensemble, ils
n’ont pas tort.
Les États-Unis tentent de faire
fonctionner un système d’immi-
gration avec une infime partie
des juges, des officiers de protec-
tion, des interprètes et autres qu’il
faudrait pour s’occuper des cen-
taines de milliers de personnes
qui arrivent chaque année. Le
pays n’est donc pas en mesure de
décider rapidement qui peut rester
et qui doit être renvoyé dans son
pays d’origine. “Je ne connais per-
sonne qui ait été expulsé”, assure
Carolina Ortiz, 40 ans, une infir-
mière colombienne que nous avons
rencontrée à la fin de décembre
dans un campement à quelque
100 kilomètres au sud-est de San
Diego [en Californie] et à un jet
de pierre de la clôture qui sépare
les États-Unis du Mexique.
Les États-Unis représentent
toujours le pays des possibilités
pour beaucoup de migrants. Ils
viennent pour trouver du travail et
sont prêts à tout pour cela, même
à déposer une demande d’asile
qui n’a guère de chance d’abou-
tir, exposent plusieurs avocats.
Pour obtenir l’asile, le deman-
deur doit convaincre le juge qu’en
retournant dans son pays il risque
des persécutions ou la mort en
raison de son origine ethnique,
de sa religion, de sa nationalité, de
ses opinions politiques ou de son
appartenance à un groupe social.
Carolina Ortiz compte fonder
sa demande sur la violence qui
règne en Colombie. Elle a peu de
chances d’obtenir gain de cause,
car la violence seule ne suffit pas.
Mais elle ne pourra pas être expul-
sée tant que sa demande sera en
attente – et elle pourra obtenir
un permis de travail.
Les tribunaux qui traitent les
demandes d’asile manquent de
fonds et croulent sous les dossiers,
et les demandes traînent pendant
des années. Pendant ce temps, les
intéressés se construisent une vie
aux États-Unis.
La plupart des demandeurs
finissent par être déboutés ; mais,
même quand c’est le cas, ils sont
peu susceptibles d’être expul-
sés. Vu les millions de personnes
qui séjournent illégalement dans
le pays, les autorités préfèrent
arrêter et expulser celles qui
ont commis des crimes graves
et constituent une menace pour
la sécurité publique.
Plus de 2,5 millions de per-
sonnes ont franchi la frontière
méridionale pendant l’année
fiscale 2023, soit plus que la
population de la majorité des
villes américaines. La frontière
est donc un sujet très sensible
pour les maires et les gouver-
neurs confrontés à un afflux de
migrants. De même que pour
Même quand les
demandeurs finissent
par être déboutés, ils
sont peu susceptibles
d’être expulsés.
les républicains, désireux de
faire porter la responsabilité de
la situation au président Biden,
en campagne pour un second
mandat.
Le système d’immigration amé-
ricain n’a pas été réformé depuis
près de quarante ans. Donald
Trump et nombre de républi-
cains s’emploient à exacerber
l’inquiétude au sujet de l’immigra-
tion, devenue une carte politique
essentielle. Mais, s’ils appellent à
renforcer la frontière, ils ne pro-
posent pas grand-chose pour
régler les défaillances du reste du
système, totalement sclérosé. Or,
objecte Doris Meissner, de l’Ins-
titut pour la politique migratoire,
un groupe de réflexion indépen-
dant, “on ne pourra pas résoudre le
problème des frontières tant qu’on
n’augmentera pas les ressources
affectées aux autres services qui
touchent à l’immigration.”
Examen initial. Si le système
fonctionnait comme il se doit, la
plupart des migrants demandant
l’asile seraient entendus à la fron-
tière pour évaluer si leur crainte
de persécution en cas de retour
forcé dans leur pays d’origine est
crédible. C’est normalement la
première étape du processus, et
les personnes dont la demande
est jugée infondée peuvent être
rapidement expulsées. Il y a envi-
ron 500 entretiens de ce type par
jour, un chiffre sans précédent ;
mais ils ne concernent qu’une
infime partie des migrants qui
arrivent, souvent 5 000 par jour,
voire plus. La plupart des per-
sonnes qui franchissent la fron-
tière ne passent jamais par cet
examen initial. Elles sont relâ-
chées avec un rendez-vous au
tribunal dans une ville, souvent
des années plus tard.
En 2012, 300 000 demandes
d’asile étaient en attente de
décision sur l’ensemble du ter-
ritoire des États-Unis. Ce chiffre
représente désormais le stock de
demandes rien que pour l’État
de New York. Dans l’ensemble,
plus de 3 millions de dossiers
languissent auprès des tribu-
naux spécialisés, un million de
plus qu’il y a un an seulement.
Si une décision n’est pas rendue
sous cent cinquante jours – ce qui
est à peu près impossible actuel-
lement –, les demandeurs d’asile
deviennent automatiquement
éligibles à un permis de travail.
Jusqu’à il y a quelques années,
Katy Chavez, une avocate de
Caroline du Nord spéciali-
sée dans l’immigration, rece-
vait quelques appels par an de
personnes qui souhaitaient
demander l’asile. Elle en reçoit
aujourd’hui plus d’une vingtaine
par mois. Les demandeurs ont
en général fui de graves difficul-
tés économiques. “Ils m’appellent
parce qu’ils veulent leur permis de
travail, confie-t-elle. Ils ne savent
même pas ce qu’est l’asile.”
—Miriam Jordan,
publié le 31 janvier
AMÉRIQUES. 19
Une crise fatale à Joe Biden ?
Les républicains ont rejeté un accord sur
l’immigration pourtant largement conforme
à leurs demandes. Le but : pouvoir attaquer
le président démocrate sur ce terrain.
• “Comment la f rontière Trump et la droite affirment
pourrait coûter l’élection à que l’accord migratoire n’était
Biden”, titrait récemment pas assez dur, autorisant jusqu’à
The Economist en une, alors 5 000 entrées clandestines par
que l’immigration clandes- jour. Une justification “trom-
tine aux États-Unis atteint peuse”, selon The New York Times.
des records. Donald Trump, “Ils pensent qu’ils obtiendront sans
favori pour l’investiture répu- doute de meilleurs résultats électo-
blicaine, espère à coup sûr un raux cette année en laissant pourrir
tel scénario. le problème et en en tenant Biden
Récemment, il a poussé pour responsable”, écrit le jour-
son camp à rejeter un accord nal de centre gauche.
bipartisan sur l’immigration, La question migratoire “est
le qualifiant de “gros cadeau l’une des plus délicates pour Biden” :
aux démocrates” qui les aurait seuls 29 % des Américains
“absous” de leur gestion de la approuvent sa gestion en la
frontière, “juste à temps” pour matière, selon un sondage cité
la présidentielle de novembre. par The New York Times. Le pré-
Pourtant, rappelle The Wall sident “avait promis de mettre fin
Street Journal, aux pratiques brutales
ce sont au départ de l’administration
les républicains Trump” et “cherché
qui “exigeaient des un équilibre, créant des
réformes migra- REVUE voies d’entrée légales
toires en contre- DE PRESSE pour les migrants […]
partie de milliards tout en adoptant cer-
de dollars d’aide à l’Ukraine”. taines des méthodes plus strictes
Négocié par le très conserva- de Donald Trump. Mais ces efforts
teur James Lankford, séna- ont été rapidement dépassés par
teur de l’Oklahoma, l’accord la quantité de gens arrivant à la
“aurait durci les règles pour frontière”, raconte le quotidien
les demandeurs d’asile, étendu new-yorkais.
les centres de détention, accru Pendant trois ans, Joe Biden
le recrutement d’agents fron- “a évité autant que possible d’évo-
taliers, accéléré le renvoi des quer le sujet publiquement”. Avant
migrants non éligibles, et il de changer de cap, promettant
prévoyait même la fermeture de fermer la frontière, quitte
de la frontière en période de à se mettre la gauche à dos.
pic. Sans inclure aucune des Désormais, avec le rejet de la
mesures demandées de longue réforme, la Maison-Blanche
date par les démocrates”, pour- espère avoir “une occasion de
suit The New York Times. passer de la défense à l’attaque”.
Le soutien à ce texte du pré- “Chaque jour jusqu’en novembre,
sident démocrate, Joe Biden, les Américains se verront rappeler
“en disait long sur le change- que la seule raison pour laquelle
ment d’atmosphère politique sur la frontière n’est pas sûre, c’est
le sujet ces dernières années”. Trump et ses amis”, a averti Joe
Mais les sénateurs républi- Biden dans un discours télévisé
cains “l’ont coulé dans un vote le 6 février.
le 7 février”. Avec pour victime Toutefois, tempère The New
collatérale l’aide à l’Ukraine York Times, “ses détracteurs
et à Israël. Celle-ci pourrait doutent qu’il puisse rejeter la faute
être votée séparément par après si longtemps, soulignant
le Sénat, mais risque de se que, durant l’essentiel de sa prési-
heurter aux réticences d’élus dence, lui et ses alliés n’ont même
républicains à la Chambre des pas voulu reconnaître qu’il y avait
représentants. une crise”.—
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

moyen-
orient
Israël. Comment Les suspects de l’attentat de
Ra’anana étaient des membres
d’une famille du village de Bani
Pour autant, les débats sur
la sécurité cachent une réa-
lité désagréable à entendre : les
“Actuellement, il
y a pour 1,6 milliard

faire tourner
Na’im, dans la région d’Hébron. Israéliens ne veulent pas occu- de shekels de fruits
Ils se trouvaient en Israël sans per des postes manuels dans qui attendent
autorisation. Selon le Shin Bet des secteurs comme le bâtiment d’être cueillis.”

l’économie sans
[le service de renseignements], et l’agriculture, et l’économie Daniel Klusky, PROPRIÉTAIRE
les suspects n’avaient jamais été israélienne est donc très dépen- D’UN VERGER À EMEK HEFER
condamnés pour des questions dante de la main-d’œuvre pales-

les Palestiniens ?
de sécurité mais ils étaient sous
le coup d’une interdiction de
séjour en Israël pour être entrés
plusieurs fois illégalement dans
le pays. L’un d’entre eux avait
Depuis le début de la guerre, les autorités travaillé dans une station de
lavage de voitures à Ra’anana
ont interdit à plus de 120 000 travailleurs en décembre.
palestiniens de Cisjordanie d’entrer dans le pays, Avant la guerre, environ
qui manque désormais de main-d’œuvre. 40 000 Palestiniens travail-
laient sans permis de travail
en Israël et les autorités israé-
liennes fermaient les yeux. Le
Service d’assistance téléphonique
—Ha’Aretz, extraits de ceux qui travaillaient clandes- pour la protection des droits des
(Tel-Aviv) tinement en Israël. travailleurs estime qu’environ
tinienne. Tant qu’il n’y aura pas
de programme ambitieux pour
remplacer cette main-d’œuvre
par des travailleurs étrangers,
l’économie israélienne continuera
de dépendre des Palestiniens.
Manque à gagner. Alors que
des débats stériles sur le sujet
ont lieu à la Knesset et que les
députés sont dans la surenchère
pour interdire définitivement
aux Palestiniens de pénétrer sur
le territoire israélien, les consé-
quences sur le terrain sont tra-
giques. Les députés de la Knesset
dans les secteurs du bâtiment,
de l’industrie et de l’agriculture
dépasse les 3 milliards de shekels
[760 millions d’euros] par mois.
Zvi Dror, PDG et propriétaire
d’Arco Inbar Industries, a perdu
environ la moitié de son person-
nel du jour au lendemain. Vingt
Palestiniens de Jénine travail-
laient pour lui avant le début de
la guerre. “Nous prenons moins de
commandes pour ne pas être sur-
chargés, explique-t-il. Même les
commandes relativement petites
ne sont plus honorées. C’est difficile
de travailler avec un tel manque

A
Jusqu’à présent, Nétanyahou 150 000 foyers palestiniens n’ont continuent de toucher leur salaire de main-d’œuvre, et notre chiffre
près des mois de flotte- avait, comme toujours, préféré plus de revenus à cause du blo- tandis que les agriculteurs, les d’affaires en souffre énormément.”
ment, le Premier ministre l’immobilisme afin d’éviter d’en- cage des territoires, car de nom- restaurateurs, les industriels Le secteur de l’agriculture
Benyamin Nétanyahou trer en conflit avec les membres breux travailleurs ont souvent et les promoteurs immobiliers est également sous pression.
a évoqué samedi [20 janvier] la de sa coalition et sa base, qui le plus d’une famille à leur charge. voient leurs revenus s’effondrer “Actuellement, il y a pour 1,6 mil-
possibilité d’un rétablissement déborde sur sa droite. L’attentat Le fait que tant de Palestiniens après avoir perdu un pourcen- liard de shekels de fruits qui
des permis de travail pour les terroriste meurtrier perpétré [le soient interdits de séjour en Israël tage non négligeable de leurs attendent d’être cueillis sur les
Palestiniens, interdits de séjour 15 janvier] à Ra’anana n’a fait que pourrait avoir des conséquences effectifs. arbres”, estime Daniel Klusky,
en Israël depuis le début de la conforter ceux qui s’opposent à désastreuses pour l’économie de Selon les estimations du chef propriétaire d’un verger à Emek
guerre. Interrogé à ce sujet lors la levée de l’interdiction faite aux l’Autorité palestinienne et indi- économiste du ministère des Hefer et secrétaire général de
d’une conférence de presse, il a travailleurs palestiniens. rectement aggraver les tensions. Finances, le manque à gagner l’Association des producteurs
répondu que la question était
compliquée en raison des pro-
blèmes de sécurité. “Mais nous
prendrons peut-être des dispositions
partielles, afin de trouver une solu-
tion à cette question. Par exemple,
un programme pilote qui serait mis
en œuvre dans des lieux isolés, sous
protection renforcée, a-t-il déclaré.
Nous allons dans cette direction.”
À quelques exceptions près, le
gouvernement interdit aux tra-
vailleurs de Cisjordanie d’en-
trer en Israël depuis le début de
la guerre en octobre. Rien n’a été
mis en place pour les remplacer,
et des tentatives fébriles sont en
cours pour combler ce manque en
faisant venir une main-d’œuvre
étrangère. Cependant, ce recru-
tement sera insuffisant pour
résoudre la grave pénurie de main-
d’œuvre qui frappe l’économie
israélienne.
Le gouvernement a pris
quelques mesures pour aug-
menter le quota de travailleurs
étrangers, mais il faudra beau-
coup de temps pour remplacer
les 110 000 Palestiniens qui béné-
ficiaient d’un permis de travail,
ainsi que le nombre considérable
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
↙ Dessin de Faber,
Luxembourg.
d’agrumes. “Reste à savoir combien
de fruits pourront être récoltés et
combien d’argent nous allons perdre
avec les fruits qui pourriront sur
les arbres.” Pendant la saison des
agrumes, qui dure de novembre
à avril, il embauche environ
8000 Palestiniens (certains avec
un permis de travail, d’autres
non) et emploie 3500 personnes
hors saison. Il fait également
travailler des Israéliens et des
Thaïlandais.
Actuellement, alors que la
saison des agrumes bat son plein,
les producteurs manquent de
bras, puisque 75 % des effectifs
nécessaires font défaut. Si des
volontaires sont venus les aider,
ils sont de moins en moins nom-
breux. En outre, l’étape actuelle
de la récolte nécessite des com-
pétences que les nouveaux venus
n’ont pas. “Si 75 % des fruits restent
sur les arbres, c’est la faillite pour
les producteurs. Nous n’allons pas
pouvoir nous en sortir”, déplore
Daniel Klusky.
Coup d’arrêt. Yossi Shabi, qui
possède une entreprise d’écha-
faudages, faisait travailler huit
Palestiniens avant la guerre.
Aujourd’hui il est tout seul. Son
affaire florissante a été mise à
l’arrêt du jour au lendemain. Il
y avait beaucoup de travail et
ses employés venaient tous les
jours des villes de Qalqilyah et
Biddya, en Cisjordanie. “Depuis
qu’ils ne peuvent plus passer, ma
situation économique s’est beau-
coup dégradée, raconte-t-il. Je
ne peux plus travailler du tout.
Mes chèques ne sont plus accep-
tés et je ne peux plus rembourser
mes crédits et mes autres dettes.”
Ce père de trois filles vit dans
le quartier de Magdiel à Hod
Hasharon. Il cherche à recru-
ter, mais sans succès. “J’ai essayé
de faire venir des Chinois mais ils
réclament 1500 shekels [380 euros]
par jour et même à ce prix ils ne
veulent pas travailler, assure-
t-il. Et malgré mes supplications,
les Israéliens ne veulent pas faire
ce travail.” Le secteur de la
ILS REFONT LA FRANCE
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
rénovation a été particulière-
ment touché par cette interdic-
tion de séjour des Palestiniens, et
Yossi Shabi est loin d’être le seul
à subir cette crise de plein fouet.
“De nomb re u x e nt re p re -
neurs sont au bord de la faillite,
explique Eran Siev, à la tête de
l’Association israélienne des
entreprises de rénovation. “Je
reçois des coups de téléphone de per-
sonnes en larmes qui n’ont aucune
rentrée d’argent depuis trois mois
et qui n’arrivent plus à s’en sortir.”
Avant la guerre, dit-il, le secteur
de la rénovation faisait travailler
“De nombreux
entrepreneurs sont
au bord de la faillite.”
Eran Siev, PRÉSIDENT DE
L’ASSOCIATION ISRAÉLIENNE DES
ENTREPRISES DE RÉNOVATION
10 000 Palestiniens munis d’un
permis de travail et 5000 autres
sans papiers.
Selon les chiff res officiels du
recensement et de l’immigra-
tion, 80 000 Palestiniens tra-
vaillaient dans le secteur du
bâtiment avant la guerre. Raul
Sugro, président de l’Association
des professionnels du bâtiment
en Israël, affirme qu’il faut ajouter
à ce chiff re 35 000 Palestiniens
sans permis de travail. Soit
120 000 personnes au total qui
ne peuvent plus travailler – et
une mise à l’arrêt de la moitié
des chantiers en Israël.
À en croire les chiffres du
ministère des Finances, l’ab-
sence des Palestiniens va entraî-
ner une perte de 2,4 milliards
de shekels [600 millions d’eu-
ros] par mois dans le secteur du
bâtiment. “C’est l’une des pires
crises que le secteur du bâtiment ait
connues dans ce pays, estime Raul
Sugro. Si l’État décide qu’il n’y aura
plus de travailleurs palestiniens,
qu’il le dise franchement. Et s’il
compte les faire revenir, pourquoi
attendre? Pourquoi mettre en péril
notre économie ? déplore-t-il. Le
Premier ministre doit prendre une
décision. Car le préjudice est consi-
dérable.” “Nous avons besoin des
Palestiniens, mais nous ne devons
pas être dans une relation de dépen-
dance, poursuit Raul Sugro. Il faut
inverser les proportions afin qu’il y
ait plus de travailleurs étrangers,
mais l’État n’est pas capable de
régler ça rapidement. Pour sortir
le secteur de cette crise, il faut nous
permettre de faire venir plus de tra-
vailleurs étrangers et sauver notre
modèle économique.”
Autre secteur en crise à cause
de la pénurie de main-d’œuvre : la
restauration. Devant la Knesset,
le restaurateur Ilan Zigdon a
déclaré que, selon ses estima-
tions, le secteur faisait travailler
7 000 Palestiniens avant la
guerre. Président du Forum des
restaurateurs du Sud, Ilan Zigdon
a expliqué qu’il avait dû fermer
deux de ses trois restaurants à
cause du manque de personnel en
cuisine. “Les Israéliens ne veulent
pas faire ce travail, affirme-t-il. Et
pourtant je suis prêt à payer le prix
fort, mais je ne trouve personne. Il
y a une pénurie absurde dans notre
profession et nous sommes au bord
du gouff re. J’ai demandé à la res-
ponsable d’un de mes restaurants
de donner un coup de main et elle
m’a répondu : ‘Mon boulot c’est
de gérer un restaurant, pas de
faire la plonge.’”
—Netanel Gamss,
publié le 22 janvier
SOURCE
HA’ARETZ
Tel-Aviv, Israël
Quotidien, 70 000 ex.
haaretz.co.il
Premier journal publié
en hébreu sous le mandat
britannique, en 1919, “Le Pays”
est le journal de référence des
intellectuels israéliens. Situé
au centre gauche, il a toujours
cultivé une ligne éditoriale
indépendante du mouvement
travailliste et davantage encore
de la droite nationaliste.
Analyse
“La fin d’une ère de prospérité”
●●● Dans un article paru
dans le journal américain
Foreign Policy, David
Rosenberg, rédacteur
du Ha’Aretz, estime que
les mois, voire les années
à venir seront difficiles
pour l’économie israélienne,
même en cas d’arrêt
des hostilités. Selon lui,
la guerre actuelle à Gaza
“marque la fin d’une ère
de vingt ans de paix (selon
les normes israéliennes)
et de prospérité”, ainsi
qu’un “retour à un État
et une société plus
militarisés”, semblables
à ce qu’“Israël fut pendant
le premier demi-siècle
de son existence”.
“Avant le 7 octobre,
les Israéliens avaient
fondamentalement
abandonné l’idée qu’ils
étaient en guerre perpétuelle.
Les guerres qu’Israël a
menées ont été de courte
durée et n’ont causé
Dernière
minute
Rafah sous le feu israélien
●●● Le Premier ministre
israélien a ordonné
à son armée de préparer
une offensive terrestre dans
la ville de Rafah, à la pointe
sud de la bande de Gaza,
considérée comme le dernier
bastion du Hamas.
Une opération que Benyamin
Nétanyahou souhaiterait
voir finie avant le 10 mars,
date du début du ramadan,
précise Ha’Aretz. Plusieurs
pays et organisations ont mis
En partenariat avec
MOYEN-ORIENT. 21
que peu ou pas de dégâts
à l’économie.”
“Rien de tout cela n’était
totalement illusoire”,
ajoute David Rosenberg,
d’autant qu’une série
d’accords de normalisation
avec des pays arabes avaient
entretenu cette perception.
Mais, depuis, tout a changé,
explique-t-il, et l’impact
risque d’être durable
et particulièrement lourd
“pour le secteur des start-up
israéliennes”, un des fleurons
de l’économie qui a d’ailleurs
conféré à l’État hébreu
une place prépondérante
parmi les “start-up nations”.
Or, plus de la moitié
du capital de ces sociétés est
levée auprès d’investisseurs
vivant à l’étranger, tandis
que le secteur “s’appuie
fortement sur une main-
d’œuvre majoritairement
jeune et masculine, qui
devra allouer plus de temps
au service militaire”.
en garde contre une telle
offensive dans cette zone où
plus de 1 million de déplacés
gazaouis ont trouvé refuge.
Plus largement, le président
américain, Joe Biden,
a jugé “excessive” la riposte
israélienne à Gaza.
“Si vous pensez que trop
de gens sont tués, peut-être
devriez-vous fournir moins
d’armes”, lui a rétorqué
le chef de la diplomatie
européenne, Josep Borrell.
© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Chine. Tempête anti-
corruption sous les képis
de l’armée
Les purges opérées ces derniers mois
à la tête de l’armée chinoise ne sont
que le nouvel épisode d’un vieux
serpent de mer, explique
ce magazine de Hong Kong.
—Yazhou Zhoukan
(Hong Kong)
E
n 2023, cela a attiré l’at-
tention du monde entier :
l’enquête menée par la
Chine sur des faits de corruption
au sein de la Force des missiles a
révélé la présence de nombreuses
brebis galeuses dans les rangs de
ce qui constitue l’arme la plus
puissante du pays. Un sérieux
coup a ainsi été porté à la puis-
sance de frappe de l’Armée popu-
laire de libération [APL, le nom
de l’armée chinoise, dont la Force
des missiles est l’une des cinq
branches, consacrée notamment
à la dissuasion nucléaire]. Au-delà
de ses répercussions directes sur
l’institution militaire, cette affaire
pourrait aussi freiner les efforts
de la Chine en vue d’une unifi-
cation nationale [avec Taïwan].
Les investigations au sein de
la Force des missiles ne sont pas
encore terminées. Du reste, on a
perdu la trace de l’ancien com-
missaire politique de l’armée,
Xu Zhongbo. Wei Fenghe, ancien
premier commandant de la Force
des missiles et ancien ministre
de la Défense, a lui aussi disparu
des radars. Quant au comman-
dant de la Force de soutien stra-
tégique [la branche “espace et
cyber” de l’APL], Ju Qiansheng,
il s’est également évaporé ; son
absence remarquée lors de la fête
anniversaire de la fondation de
l’APL [en juillet dernier] avait,
d’ailleurs, fait naître toutes sortes
de spéculations.
En 2023, pas moins de quinze
généraux de l’APL ont été démis de
leurs fonctions, la plupart appar-
tenant à la Force des missiles, au
Département
du développe-
ment de l’équipe-
ment ou au Réseau
des industries militaires
[deux branches du génie militaire].
Wei Fenghe a longtemps servi
dans le deuxième corps d’artil-
lerie. Il en a été le commandant
de 2012 à 2015, avant d’occuper
durant deux ans le poste de com-
mandant de la fameuse Force
des missiles, l’entité qui a suc-
cédé à ce corps d’armée. Il a
ensuite été promu ministre de
la Défense pendant cinq ans, de
2018 à 2023, après avoir été briève-
ment membre de la Commission
militaire centrale [l’état-major
civil et militaire].
En 2023, pas moins
de 15 généraux
ont été démis
de leurs fonctions.
C’est lors des sessions parle-
mentaires annuelles de mars 2023
que Wei Fenghe a été démis de
ses fonctions de ministre. On n’a
aucune nouvelle de lui depuis sa
passation de pouvoir avec son suc-
cesseur, Li Shangfu [à son tour,
limogé en octobre dernier]. Tous
deux feraient l’objet d’une enquête
de la part de la Commission cen-
trale de contrôle de la discipline
[l’organe anticorruption du Parti
communiste, au pouvoir].
Alors que ces affaires de cor-
ruption au sein de la Force des
missiles étaient déjà sur toutes
les lèvres en Chine, neuf députés
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
issus des rangs de l’armée ont, à
leur tour, été soudainement révo-
qués de leur mandat au sein de
l’Assemblée populaire nationale.
La corruption au sein de l’APL
est une pratique à laquelle la
population chinoise est habi-
tuée. De nombreux entrepreneurs
chinois savent que décrocher
l’appel d’offres d’un projet de
chantier pour l’armée revient
à gagner le gros lot. Et, pour ce
faire, les professionnels du bâti-
ment rivalisent de talents.
Le patron d’une entreprise
qui avait rénové la villa de Guo
Boxiong, [un ancien général] qui a
gagné le surnom d’“homme le plus
corrompu de l’armée”, a raconté que
les employés chargés de refaire la
décoration étaient restés ébahis
face à la masse d’objets de luxe
que contenaient les lieux.
Les services logistiques et
d’approvisionnement sont, plus
particulièrement, des nids de cor-
ruption dans l’institution mili-
taire. Ceux qui ont des relations
dans ces milieux-là peuvent faire
le plein dans une station-service
de l’armée sans avoir à débour-
ser un yuan. Avant le 18e Congrès
national du Parti communiste
chinois [en 2012, quand Xi Jinping
en a pris la tête], des militaires
faisaient volontiers bénéficier
des chefs d’entreprise d’avantages
réservés à l’armée – en contre-
partie, d’autres types de faveurs.
Pire : dans l’armée, tout ce qui
touche au secteur tertiaire pré-
sente un risque élevé de corrup-
tion. Un sérieux coup d’arrêt a
d’ailleurs été mis à la gestion de
ce type d’activités par l’armée,
après ce même 18e Congrès. Les
responsables des bases militaires
se sont vu interdire de proposer
des locaux très bien situés à la
location, comme c’était la
pratique; même inoc-
cupés, ceux-ci ne
peuvent plus être
utilisés à des fins
commerciales.
L’exemple le
plus édifiant était
celui de la rue
Ping’anli, dans le
centre de Pékin, où
se trouvait un célèbre
centre commercial de
produits électroniques,
propriété de l’armée, juste à
côté du siège de la Commission
de contrôle de la discipline.
Depuis le 18e Congrès, la location
de ces locaux à des civils est inter-
dite – ce qui a, du reste, poussé
de nombreux petits commer-
çants qui y travaillaient depuis
des années à quitter les lieux la
mort dans l’âme. Toujours dans
l’agglomération pékinoise, des
bases militaires ont longtemps
loué leurs bâtiments inoccupés
pour mettre du beurre dans les
épinards de la caserne ; ce n’est
désormais plus possible. → 23
↑ Dessin de Hajo
paru dans As-Safir,
Beyrouth.
L’introuvable
modernisation
●●● Issue du mythe
maoïste d’une “armée
d’ouvriers et de paysans”,
l’armée chinoise
a longtemps été une force
principalement terrestre,
composée de soldats
peu équipés. Une première
modernisation
a sensiblement développé
l’armée de l’air et la marine
à partir des années 1980.
Mais ce mouvement,
associé au boom
de l’économie chinoise,
a généré un niveau
de corruption jusqu’alors
inégalé. C’est le prétexte
dont s’est emparé Xi
Jinping lorsqu’il a pris la
tête du Parti communiste
– et donc de l’armée –
en 2012 pour mettre en
œuvre une vaste purge
en 2014, puis une profonde
restructuration de l’état-
major en 2016. Si l’objectif
officiel était de “centraliser
le commandement et
le contrôle”, cela a surtout
été, pour le dirigeant
chinois, un moyen de
se débarrasser d’officiers
jugés trop loyaux envers
ses prédécesseurs,
qu’il considérait comme
des rivaux. Depuis,
la lutte contre “les tigres
corrompus de l’armée”
fait rage : gare aux képis
qui ne suivent pas la ligne!
L’année passée, le site web
du ministère de la Défense
chinois a publié une phrase
cryptique de la “Pensée
Xi Jinping”, sorte
de “bréviaire du bon petit
soldat” : “Tout au long de
l’histoire, de nombreuses
armées aux performances
militaires remarquables
se sont effondrées
à cause de
la corruption.
Cela doit servir
d’avertissement.”
Il semble que
certains officiers
n’étudient pas
assez assidûment
leurs manuels.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
22 ← Dans les années 1980 et
1990, le budget de l’armée était
relativement restreint et, pour
compenser ce manque de fonds,
les gradés de l’époque autori-
saient tacitement les militaires à
s’engager dans des activités com-
merciales. Mais en ouvrant cette
brèche, la corruption est devenue
aussi incontrôlable qu’un cheval
au galop. Les militaires se sont
mis à s’associer à des hommes
d’affaires, leur faisant bénéfi-
Dans les années 1980
et 1990, la corruption
est devenue aussi
incontrôlable qu’un
cheval au galop.
cier de certaines prérogatives
en contrepartie d’autres avan-
tages. C’est ainsi qu’un investis-
seur bien connu en Chine avait
pu parader, il y a une vingtaine
d’années, en uniforme de colo-
nel avec des plaques d’immatri-
culation d’un véhicule militaire.
Comme le souligne un article
publié le 15 janvier dans le
Jiefangjun Bao, le “Journal de
l’APL”, la lutte contre la cor-
ruption est “un combat politique
qui ne supporte que des progrès et
aucun recul”. C’est une longue
guerre d’usure, qui nécessite
ténacité et persévérance. Car,
précise le magazine, même si
l’institution militaire à une mis-
sion spécifique à remplir, l’armée
ne peut faire l’objet d’exceptions
en matière de corruption. Dans
cette lutte, elle ne saurait demeu-
rer l’angle mort.
—Sung Tin-kai,
publié le 22 janvier
SOURCE
YAZHOU ZHOUKAN
Hong Kong, Chine
Hebdomadaire, 110 000 ex.
yzzk.com
“Semaine d’Asie” se dit
le “journal des Chinois du
monde entier”. Avec une équipe
rédactionnelle composée
de personnes originaires
de Chine populaire, de Taïwan
et de Hong Kong, ce magazine
est souvent plus informatif
que la presse du continent.
Mais il reste proche de Pékin
sur les sujets brûlants comme
le Tibet ou Taïwan.
PHILIPPINES
Adieu les jeepneys !
Ces vieux taxis emblématiques des Philippines
auraient dû cesser de circuler le 31 décembre.
Mais face à la résistance de leurs propriétaires,
une dérogation a été accordée jusqu’au 30 avril.
—Nikkei Asia (Tokyo)
O
liver Valarozo a récem-
ment passé toute une
matinée à attendre une
jeepney qui n’est jamais venue. Il
a finalement dû marcher trente
minutes pour se rendre à son
université. Plus tard encore, il
a de nouveau attendu en vain la
jeepney qui le conduit à l’arrêt
de la navette qu’il prend pour se
rendre au travail. Il est arrivé en
retard à son bureau.
Les jeepne y s, le moyen
de transport public le plus
répandu aux Philippines, se
font aujourd’hui de plus en plus
rares, obligeant Oliver Valarozo
et beaucoup d’autres Philippins
comme lui à chercher une solu-
tion de rechange pour se dépla-
cer. Le jeune homme envisage
même de quitter la capitale et
de retourner dans sa ville natale,
en province, pour ne plus avoir à
subir le stress des longs trajets.
“Au lieu d’attendre, j’aurais pu ter-
miner mes devoirs”, explique-t-il.
Le plan de remplacement
progressif des jeepneys par des
minibus mis en œuvre par le
gouvernement est à l’origine
d’une myriade de problèmes
pour les Philippins. Beaucoup
comptent sur les embléma-
tiques véhicules aux couleurs
flamboyantes pour se déplacer
à moindre coût. Selon une étude,
Jes Aznar/The New York Times/REA
des transports terrestres] exige
des propriétaires de jeepneys
qu’ils acquièrent un minibus et
intègrent une coopérative. Ce
qui leur coûtera 2,8 millions de
pesos [46 000 euros].
Des grèves à répétition depuis
2017 ont retardé la mise en œuvre
du plan de remplacement des
jeepneys. Lors des dernières
fêtes de fin d’année, plusieurs
milliers de conducteurs ont de
nouveau cessé le travail et mani-
festé devant le palais présidentiel,
demandant au gouvernement de
revenir sur la date limite.
Selon le syndicat Piston, à l’ori-
gine de cette action, les conduc-
teurs gagnent environ 400 pesos
[6,50 euros] par jour, ce qui met
le coût de la transition deman-
dée hors de leur portée. Pour son
président, Mody Floranda, le plan
du gouvernement “prive des mil-
liers de Philippins de leur gagne-
pain, profite aux constructeurs
automobiles et nuit aux usagers”.
Le Grand Manille compte
15 millions d’habitants et cer-
179 000 jeepneys seraient en cir- taines des rues les plus encom-
culation à travers l’archipel, dont brées du monde. La Banque
la plupart roulent déjà depuis mondiale a estimé que le temps
plusieurs décennies. perdu dans les embouteillages
coûtait chaque année à l’écono-
Minibus modernes. Leur mie du pays 18 milliards de dol-
moteur diesel faisant d’elles lars en perte de productivité.
une importante source de pol- Selon un sondage de l’institut
lution, les pouvoirs publics philippin Social Weather, en
tentent depuis longtemps de les 2022, seuls 6 % des habitants
supprimer. Ils ont récemment de l’archipel possédaient un
frappé un grand coup en fixant véhicule à quatre roues.
au 31 décembre [2023] la date Le LTFRB a annoncé un délai
limite pour que les conducteurs de grâce jusqu’au 31 janvier [puis
et les opérateurs remplacent les un autre jusqu’au 30 avril], au
jeepneys traditionnelles par des cours duquel les propriétaires
minibus. Le Land Transportation qui n’ont pas encore adhéré à
Franchising and Regulatory Board une coopérative pourront uti-
(LTFRB) [organisme chargé de liser leurs jeepneys sur certains
la réglementation et du contrôle itinéraires. Selon le ministère
Histoire
Des jeeps américaines relookées
●●● À la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand
les troupes américaines quittent les Philippines, elles laissent
derrière elles des centaines de jeeps. Les Philippins
s’en emparent, y ajoutent un toit en métal, les allongent,
les égayent avec des peintures flamboyantes et des chromes
rutilants. Ces décorations “sont considérées comme criardes
par certains, comme de l’art populaire par d’autres”,
écrit le Philippine Star. Les jeepneys deviennent dans
tous les cas le moyen de transport en commun le plus
répandu et le meilleur marché à travers l’archipel.
“Un emblème” qui en fait sa fierté, précise le journal de Manille.
ASIE. 23
↙ Un jeepney dans une rue de
Manille, en mars 2023. Photo
des Transports, 70 % des opé-
rateurs de jeepneys du pays et
40 % de ceux du Grand Manille
ont demandé à rejoindre une
coopérative.
Pour Gina Gatarin, une univer-
sitaire spécialiste de la question,
le “plan jeepney” va aggraver les
problèmes de transport du pays
et perturber l’économie, car un
grand nombre de personnes arri-
veront en retard à leur travail. La
plupart des décideurs politiques,
insiste-t-elle, “ne dépendent pas,
comme la majorité des Philippins,
du système de transport public frag-
menté qui caractérise le pays”. “Il
faudrait plutôt réfléchir à un chan-
gement par étapes, poursuit-elle.
L’effort de modernisation s’est can-
tonné à un simple changement de
“[Ce plan] prive des
milliers de Philippins
de leur gagne-pain.”
Mody Floranda, PRÉSIDENT
DU SYNDICAT PISTON
véhicules, au lieu d’améliorer l’ex-
périence des usagers des transports
et aussi de permettre aux presta-
taires de gagner dignement leur vie.”
Le syndicat Piston affirme que
le combat n’est pas terminé. Il
encourage les conducteurs de
jeepneys à rester sur les routes
en signe de protestation contre le
plan du gouvernement. Une nou-
velle série de manifestations est
prévue. “Les routes sont faites pour
les gens, martèle Mody Floranda.
Nous devons retourner au travail,
mais sans cesser de demander des
comptes à ceux qui sont au pou-
voir et qui sont responsables des
transports désastreux.”
—Michael Beltran,
(de Manille), publié le 8 janvier
SOURCE
NIKKEI ASIA
Tokyo, Japon
Hebdomadaire
asia.nikkei.com
Connu sous le nom
de Nikkei Asian Review
jusqu’en septembre 2020,
le magazine Nikkei Asia
conserve la même ligne
éditoriale. Il fait partie
du groupe Nikkei, qui possède
aussi le Financial Times
et le Nikkei 225, principal
indice de la Bourse de Tokyo.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Controverse. Les JO,
une chance pour Paris ?
À quelques mois des Jeux Olympiques, nul ne peut nier que la capitale est un
vaste bazar. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Les avis divergent entre ceux qui
estiment que c’est l’occasion pour Paris de se refaire une beauté, et ceux pour
qui rien de bon n’en sortira. À l’instar de ces deux journalistes britanniques.
OUI
Après la
galère viendra
la gloire
—Financial Times
(Londres)
P
aris, la ville où j’habite, est
en plein chambardement.
Des rues sont éventrées
et rénovées en prévision des Jeux
olympiques (JO) de l’été prochain.
Des écoles, des aéroports et des
musées ont connu des alertes
à la bombe : cette capitale aux
plus fortes populations musul-
mane et juive d’Europe vit dans la
peur d’importer le conflit israélo-
palestinien. Et nous venons d’en-
trer dans les cinq mois où nous
sommes privés de soleil.
Mais s’il est une chose que
peu de Parisiens sont prêts à
admettre, c’est que la ville va
bientôt redevenir le summum
du vivable. Cela s’inscrit dans
une renaissance urbaine post-
pandémique, propre à tout
l’Occident. (L’immobilier com-
mercial est une autre affaire.)
Paris a même un plan pour ne
pas devenir une forteresse de
riches, l’un des grands écueils
des villes prospères modernes.
Toute personne qui n’est pas
venue ici récemment pourrait
avoir du mal à mesurer la trans-
formation. Pour commencer,
l’économie est florissante. Le
chômage régional est de 6,7 %,
son plus faible niveau depuis une
quinzaine d’années. La capitale du
luxe – celle notamment de Louis
Vuitton, le plus récent sponsor
des JO – propose [depuis 2010]
des fontaines publiques à eau
gazeuse. Mais la prospérité ne
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
concerne pas que la capitale.
Même en Seine-Saint-Denis, le
département le plus pauvre de
l’Hexagone, la plupart des postes
ont du mal à trouver preneur. Ce
qui contribue à expliquer pour-
quoi les émeutes des banlieues
de juin dernier, si médiatisées,
ont fait pschitt.
Pour la première fois depuis
fort longtemps, à l’échelle de la
région, les employeurs ont du
mal à embaucher des artistes,
et les bouchers deviennent des
superstars surcotées. J’ai reçu
une offre d’emploi dans le com-
merce de détail par texto auto-
matisé ; mon fils de 15 ans s’est
vu illégalement proposer un
emploi de vigile.
Paris devient une capitale
bilingue des affaires, presque
comme Copenhague. Dans une
petite rue près de mon bureau,
une entrée d’immeuble arbore
une nouvelle pancarte, en
anglais : Paris School of Technology
& Business. Des entreprises de
ce genre apparaissent un peu
partout dans la ville.
Dans le même temps, les
banques d’affaires parisiennes
ont vu grossir leurs rangs de
réfugiés londoniens post-Brexit.
Valérie Pécresse, la présidente de
la région Île-de-France, annonce
fièrement : “Pour la première fois,
la région est numéro un en Europe,
devant Londres, concernant les
nouveaux investissements étran-
gers… L’Île-de-France est numéro
un mondial pour les investissements
en recherche et développement.”
Accueillir les JO, c’est
comme organiser
un mariage dans
la maison familiale.
Par ailleurs, Paris devient plus
vivable – à condition que vous
ne conduisiez pas. Les cyclistes
disposent de plus d’espace, sans
parler des piétons : 65 % des tra-
jets se font désormais à pied.
De nombreuses rues autour
des écoles ont été rendues pié-
tonnes. L’ancienne voie Georges-
Pompidou [inaugurée en 1967]
a été transformée [en 2016] en
meilleure promenade urbaine
du monde. Tout cela a rendu l’air
parisien moins irrespirable.
Les Jeux olympiques vont
en définitive améliorer la ville.
Accueillir les JO, c’est comme
organiser un mariage dans la
maison familiale. Les préparatifs
sont stressants ; tout ce qui est
cassé ou trop vieux doit être rem-
placé. L’événement en lui-même
est source de stress. Les Jeux de
Paris pourraient être gâchés par
le terrorisme, des grèves, ou les
deux. Mais une fois que les invi-
tés sont partis, on se retrouve
dans une maison rénovée – une
maison avec piscine, puisque
la ville fait en sorte de dépol-
luer la Seine afin d’accueillir des
épreuves de natation, et ce pour
la première fois depuis 1923.
La plus grande transforma-
tion aura lieu dans les trans-
ports. Plusieurs des 68 nouvelles
stations de métro en cours de
construction en banlieue dans
le cadre du projet Grand Paris
Express – le plus grand d’Eu-
rope – vont ouvrir pour les JO.
Créer une ville magnifique a
aussi un inconvénient : elle est
si attrayante qu’elle en devient
↙ Dessin de Chappatte paru
dans Le Temps, Genève.
inabordable pour la plupart
d’entre nous. Les prix des appar-
tements parisiens ont presque
quadruplé depuis 2000. La ville
risque de devenir un décor de rêve
pour riches, façon Emily in Paris.
Afin d’éviter cela, Paris suit
l’exemple de Vienne, où près de
60 % des habitants vivent dans
des logements subventionnés.
Désormais, près d’un quart des
habitations de Paris intra-muros
sont des logements sociaux, contre
13 % en 2001. La ville vise les
30 % d’ici à 2035, ce à quoi vien-
draient s’ajouter 10 % de loge-
ments “abordables”, c’est-à-dire un
cinquième en dessous des prix du
marché. Certaines des autres villes
sociales-démocrates et prospères
d’Europe prennent des mesures
comparables : à l’horizon 2050, un
tiers du parc immobilier de Zurich
est censé être subventionné.
Contrairement à d’autres
villes, Paris construit aussi de
nombreux logements, dont des
milliers autour de chacune des
nouvelles stations de métro.
Citons notamment le village
olympique, un ensemble d’im-
meubles spacieux et clairs le long
du fleuve, en Seine-Saint-Denis.
Ces bâtiments seront envelop-
pés d’arbres et autres plantes,
pour répondre à la végétalisa-
tion voulue par la municipalité.
Après les Jeux, le village olym-
pique sera reconverti en loge-
ments, sociaux et privés, et en
bureaux, boutiques et cafés. J’ai
récemment visité ce village, un
matin, et j’ai été stupéfait. J’en
ai gardé ce sentiment qui n’a rien
de parisien : l’optimisme.
—Simon Kuper,
publié le 7 décembre 2023
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environnement, sports…
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contenus sur les Jeux
olympiques de Paris dans
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com/sujet/jeux-
olympiques-2024
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
NON
C’est l’enfer
pour les
Parisiens
—The Spectator (Londres)
L
orsque des centaines de
bateaux descendront élé-
gamment la Seine pen-
dant la cérémonie d’ouverture
des Jeux olympiques à Paris,
cet été, un monument célèbre
et chéri manquera à l’appel. Les
bouquinistes, installés le long des
berges depuis des siècles, auront
décampé pour la durée des JO.
Pour nombre de Parisiens qui
s’apprêtent à voir déferler dans
leur ville 1 million de visiteurs,
c’est le coup de grâce.
Une grande partie de la popu-
lation française est favorable aux
Jeux ou y est indifférente, mais
les Franciliens ont été prompts
à s’en plaindre. Selon un son-
dage, près de 44 % d’entre eux
pensent qu’accueillir les Jeux
olympiques est une “mauvaise
chose”, et 52 % envisagent de quit-
ter la capitale pendant la durée
de la manifestation.
Selon un sondage,
52 % des Franciliens
envisagent de quitter
la capitale pendant
la durée des Jeux.
À l’été 2023, entre les infes-
tations de punaises de lit et les
travaux qui perturbaient la cir-
culation du métro, Paris ne sem-
blait tout simplement pas prête
pour ces JO dont elle ne veut pas.
Même si l’événement se
déroule sans anicroche, beau-
coup de Parisiens ne seront pas
là pour y assister. Nombre de
mes amis prévoient de fuir la
ville à la perspective d’une pré-
sence policière colossale et de
routes bloquées. Pour eux, le
seul point positif est la possibi-
lité de gagner un peu d’argent
en louant leur logement.
Paris n’étant pas une ville très
vaste, avec une dizaine de kilo-
mètres de largeur, le logement y
a toujours été une question sen-
sible. Les Jeux olympiques ont
DÉCOUVREZ LA SÉLECTION
COURRIER INTERNATIONAL
SUR LA BOUTIQUE
exacerbé le problème, dans la pour cela agacer les Parisiens.
mesure où les propriétaires se La Seine sera la star de la céré-
pressent de mettre leurs appar- monie d’ouverture des Jeux, avec Nos hors-séries
tements en location temporaire. une procession de bateaux du
Les athlètes seront logés dans pont d’Austerlitz au pont d’Iéna,
le village olympique et à proxi- en face de la tour Eiffel – monu-
mité, mais le gouvernement a ment aujourd’hui emblématique
annoncé que des milliers d’étu- mais jadis honni.
diants seraient chassés de leurs B e auc oup de P a r i sie n s
cités universitaires pendant la conviennent qu’en apparence
durée des JO. En échange, ils l’événement sera magnifique,
ont reçu 100 euros et deux bil- mais que ce sera un cauchemar
lets pour assister à des épreuves, pour les autorités en matière
même si on ignore où ils dormi- de sécurité. Pour canaliser les
ront compte tenu des prix exor- multitudes de personnes qui
bitants des hôtels à cette période. afflueront le long des berges de
Certains craignent
aussi que la fréné-
Seine, le ministre de
l’Intérieur, Gérald
Atlas
sie actuelle crée une Darmanin, a promis
bulle immobilière. le déploiement de
Au vu des sommes PARIS 35 000 policiers lors
à gagner en louant 2024 de la cérémonie d’ou-
u n appa r tement verture afin de s’as-
pendant les Jeux olympiques surer que personne ne tente de
– période où, d’après le cabi- décrocher la médaille d’or de la
net Deloitte, la hausse des prix rébellion.
pourrait atteindre 85 % –, des Il est bien connu que les
personnes achètent des apparte- Parisiens aiment râler, alors il
ments pour en faire à long terme n’est peut-être pas surprenant
des locations de courte durée. que les Jeux olympiques fassent
Selon les Parisiens, la capi- tant d’histoires. Mais les habi-
tale risque de ressembler encore tants de Paris ont leur fierté, Livres et BD
plus à une ville-musée, comme et beaucoup craignent que leur
Venise, où peu d’habitants ont Ville lumière soit imparfaite au
les moyens d’y vivre. Difficile moment où tous les projecteurs
de savoir si la charte d’engage- seront braqués sur elle.
ment proposée par Emmanuel Il faudra attendre l’été pour
Macron pour atténuer les prix savoir si les JO auront ou non
exorbitants aura un effet. été une réussite, mais une chose
Les autorités ont déjà annoncé est déjà à peu près sûre : les
que les personnes sans abri ne Parisiens seront soulagés que
seraient pas les bienvenues à ça se termine.
Paris pendant les JO. Environ —Natasha Voase,
3 000 à 4 000 Parisiens sans publié le 1er janvier
domicile fixe seront envoyés
vers des “sas d’accueil tempo- Et aussi :
raires régionaux”. L’objectif - DVD
est de mettre à disposition des
touristes, pendant la durée des
SOURCE - PUBLICATIONS NUMÉRIQUES
Jeux, des hôtels bon marché qui THE SPECTATOR - NOS NOUVEAUTÉS…
servent souvent à loger les SDF. Londres, Royaume-Uni
Finalement, y a-t-il de bons Hebdomadaire, 109 000 ex.
côtés aux JO ? Quiconque est spectator.co.uk
passé à Paris depuis un an sait “Le Spectateur” est
que le métro, qui souffrait d’un une institution de la presse
sous-investissement chronique, britannique. Fondé en 1828, Pour commander,
bénéficie de rénovations indis- c’est le journal de référence scannez le code QR
pensables. Les Franciliens, en des intellectuels et dirigeants
particulier ceux qui habitent conservateurs, mais
au-delà du périphérique, sont aussi des eurosceptiques : Ou rendez-vous sur notre site :
prompts à se plaindre parce qu’ils The Spectator a soutenu https://boutiquevpc.courrierinternational.com/
se retrouvent sans transports le la sortie de l’UE lors
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Les organisateurs sont déter- de Bruxelles. Le journal sur notre site Internet : https://boutique.courrierinternational.com/cgv-co
minés à montrer Paris sous son est réputé pour ses analyses
meilleur jour, même s’il faut et son ton incisif.
26. Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
à la une
Fentanyl
L’OVERDOSE MONDIALE
M
iguel est, selon la définition des autori-
SINALOA / MEXIQUE tés américaines, l’un des “chimistes qua-
lifiés” qu’emploie le cartel de Sinaloa
pour produire du fentanyl à grande
Miguel,
échelle. Mais Miguel n’est pas chimiste.
Il n’a même pas fini ses études secon-
daires. Il travaille comme “cuisinier” sur le ter-
le “chimiste”
ritoire des Chapitos, les quatre fils de Joaquín
Guzmán, dit “El Chapo”, qui ont hérité de
l’affaire depuis que leur père purge une peine
clandestin
à perpétuité dans une prison de très haute
sécurité du Colorado (États-Unis).
“J’ai appris à cuisiner en regardant les autres”,
explique Miguel, affalé dans un fauteuil de la
planque des environs de Culiacán, capitale
de l’État de Sinaloa, au Mexique. Dehors, le
thermomètre affiche plus de 30 °C. Dans cette
pièce à moitié vide, le ronronnement de la cli-
matisation accompagne notre conversation,
qui dure près d’une heure.
Il a 29 ans, dit-il, et gagne sa vie en fabriquant
du fentanyl dans les hautes terres, berceau des
barons de la drogue historiques comme El Chapo.
Il gagne même très bien sa vie, précise-t-il : il
touche environ 450 000 pesos net par jour (plus
de 24 500 euros). Enfant, il travaillait dans les
champs. À 13 ans, il a été embauché comme
puntero, ou “guetteur”, surveillant un tronçon
de route pour le compte des narcos. À 15 ans, des
oncles lui ont proposé un emploi de factotum
dans un laboratoire d’héroïne. Ils le payaient
500 pesos [un peu plus de 30 euros de l’époque] :
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
Ce puissant analgésique, utilisé avec parcimonie
à l’hôpital, est en passe de devenir une drogue
mondiale. Le fentanyl “de rue” fait des ravages
mortels, notamment aux États-Unis. Il arrive
directement du Mexique, où les narcotrafiquants
l’élaborent à partir de précurseurs chimiques
venus de Chine. —El País Semanal, extraits (Madrid)
“Vous n’auriez pas accepté, à ma place ? Je n’allais
pas laisser passer une telle occasion.”
Il a commencé par apprendre à transformer
la gomme d’opium en héroïne. Puis, il y a un
peu plus d’une dizaine d’années, il s’est atta-
qué à la méthamphétamine, qui était alors très
demandée. Il n’aimait pas ce produit : l’odeur
lui donnait la nausée.
Une recette en trois étapes. Sa “cuisine”
de fentanyl est une petite cabane dans les mon-
tagnes, recouverte de bâches et dissimulée sous
des branchages. C’est là un autre des grands avan-
tages de cette drogue par rapport à l’héroïne.
Le fentanyl est non seulement une substance
beaucoup plus puissante et addictive, mais il est
27
Selon la Drug Enforcement Administration
(DEA, l’agence antidrogue américaine), le cartel
paie environ 800 dollars pour un kilo de pré-
curseurs chimiques chinois – de quoi produire
quatre kilos de fentanyl. Le bénéfice peut être
de 200 à 800 fois supérieur à la mise de départ
– rapportant entre 160 000 et 640 000 dollars
[entre 149 000 et 595 000 euros] par kilo. Les
enjeux sont tels que, lors des pics de demande, le
laboratoire emploie jusqu’à quatorze personnes.
Le Sinaloa, un État du nord-ouest du Mexique,
est l’un des hauts lieux de la production de
cette drogue qui met en échec les États-Unis.
C’est ici que se concentrent la plupart des sai-
sies de l’armée. La région de Culiacán, l’un des
épicentres de l’empire de la narco-culture, qui
érige le culte du crime organisé en mode de vie,
est contrôlée par les Chapitos.
En janvier 2023, les forces de l’ordre mexi-
caines ont arrêté Ovidio Guzmán, le frère cadet.
Après quoi, le cartel a décrété une pause, ordon-
nant à ses troupes de ne pas se faire remarquer
←← Corry Johnson en et de faire profil bas. “Attendre un peu.” Miguel a
larmes alors que des donc mis son laboratoire en veilleuse. Il affirme
pompiers s’occupent avoir pour l’instant suffisamment d’économies
de son amie, victime pour vivre tranquillement et est persuadé qu’il
d’une probable reprendra bientôt le travail.
overdose à Portland, Le terme de plebada, qui, dans le Sinaloa,
le 7 mai 2023. désigne une “bande de jeunes”, revient plusieurs
fois dans la conversation. “Je n’ai rien à voir avec
← Desmond She, la plebada”, assure Miguel. Ou bien : “La plebada
un consommateur a ses propres travailleurs.” Ou encore : “Il arrive
de fentanyl vivant parfois que l’on doive collaborer avec des gars de
dans un campement la plebada.” Vers la fin de notre entretien, il est
appelé “The Pit”, plus explicite : “La plebada, ce sont les Chapitos.”
à Portland, Il affirme ne pas travailler exclusivement
le 21 avril 2023. pour eux. Il a sa propre clientèle, des gens dis-
Photos Jordan Gale/ crets, des entrepreneurs qui travaillent bien,
The New York Times “qui achètent des kilos”. Il préfère ne pas trop
se frotter aux hommes des Chapitos : “S’ils
t’ordonnent d’assassiner quelqu’un, tu dois y aller.
Et tuer des gens, ce n’est pas mon métier.”
C’est pourquoi Miguel a son propre labora-
toire dans les montagnes, et c’est pourquoi,
une fois l’entretien terminé, il repartira en
vitesse vers son ranch. Il ne veut pas “avoir
d’embrouilles avec la plebada”.—
aussi beaucoup plus facile à produire et à trans- Réaction
porter : il n’y a plus besoin de grands champs de
pavots ni de paysans pour s’en occuper, ni même COORDINATION TRILATÉRALE
de s’inquiéter lors de la saison des tempêtes. Le 7 février, à Mexico, le fentanyl était
Pour synthétiser le fentanyl, Miguel suit une au cœur des discussions du IIIe Comité
recette en trois étapes. Il commence par les trilatéral de lutte contre le trafic
précurseurs chimiques nécessaires à la formule, de drogue et d’armes, qui réunissait
qu’il appelle les “liquides”. Combien en utilise- les États-Unis, le Mexique et le Canada.
t-il ? Il hésite quelques secondes, comptant sur Les trois pays sont tombés d’accord sur
ses doigts : “Dix, plus la base”, répond-il. De ses plusieurs points, notamment l’échange
“fournisseurs” en précurseurs, en revanche, il d’informations en temps réel. “Contrôler
ne dit rien. À la fin de l’opération, il tend une le trafic de fentanyl est une priorité
toile sur laquelle il met l’épais mélange à sécher. pour nous, surtout en raison du nombre
Il en ressort des grumeaux qu’il fait passer de morts”, a déclaré Alicia Bárcena,
dans un mixeur artisanal jusqu’à obtenir une la ministre des Relations extérieures
poudre blanche. mexicaine, citée par Animal Político.
28. À LA UNE
Making-of
Une enquête
d’El País Semanal
C’est la drogue
la moins chère,
la plus addictive,
la plus puissante,
la plus mortelle,
la plus incontrôlable.
Les narcotrafiquants
mexicains se sont
emparés du fentanyl.
Avec des précurseurs chimiques
essentiellement venus de Chine,
ils produisent cette drogue, revendue
ensuite sous forme de poudre blanche
ou de pilules, essentiellement
aux États-Unis. “Elle est responsable
des deux tiers des 107 888 décès
par overdose enregistrés aux États-Unis
en 2022 – un record absolu. Cela
représente 295 décès par jour, l’équivalent
d’un avion de ligne qui s’écraserait
chaque matin sur l’aéroport de New York”,
écrit El País Semanal dans son édition
du 14 janvier titrée : “Le voyage mortel
du fentanyl”. Le supplément dominical
du grand quotidien espagnol a mené
une enquête au long cours, à travers
six villes, sur deux continents et trois pays,
les principaux concernés : la Chine,
les États-Unis, le Mexique. “Le tueur
en série le plus efficace des Américains
de 18 à 49 ans fait davantage de victimes
que les accidents de la route et les armes
à feu, écrit El País Semanal. Le périple
nous mène des bidonvilles, où le narco
‘cuisine’ le fentanyl, jusqu’aux ports
mexicains du Pacifique, rongés
par la corruption. Il explore la machine
de propagande de Pékin. […] Il franchit
clandestinement la frontière américano-
mexicaine […] et remonte des routes,
par lesquelles il transite dans des camions
jusqu’aux bas-fonds de Philadelphie
ou de San Francisco, les deux villes
qui arrivent en tête du classement mondial
des décès dus au fentanyl.” Courrier
international a sélectionné trois des dix
chapitres de cette enquête exceptionnelle.
Le photographe
JORDAN GALE
Ce dossier est illustré par le photographe
américain Jordan Gale, 30 ans, qui vit
à Portland, dans l’Oregon. Récompensé
par plusieurs prix, il collabore avec
certains des plus grands journaux
américains. Cela fait deux ans que Jordan
Gale travaille sur la crise des drogues
à Portland. Les photos de notre dossier
ont été publiées dans un long reportage
de The New York Times du 31 juillet 2023.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
SAN FRANCISCO /
ÉTATS-UNIS
Les toxicomanes
ne tiennent
plus debout
I
l est 11 h 30, et le brouillard s’installe pour une
nouvelle journée sur Tenderloin, un quartier
du centre de San Francisco au passé bohème
devenu un symbole apocalyptique de la déca-
dence de la ville dans l’après-pandémie. Joseph,
41 ans, vit dans ces rues. Assis par terre, il
lit un article sur la guerre en Ukraine dans un
vieux journal. Il aime bien se tenir au courant de
ce qui se passe dans le monde, dit-il. Il manque
de sommeil, mais il dort surtout le jour, pour
éviter de se faire voler ses maigres possessions :
un sac à dos et un sac en plastique qu’il traîne
en marchant, tant il a du mal à se tenir debout.
Il est arrivé à San Francisco en 2016, de Chicago
SOURCE où il vivait avec sa copine dans un appartement
du centre-ville. Après leur rupture, ses anciens
EL PAÍS SEMANAL problèmes d’addiction se sont aggravés et il a
Madrid, Espagne fini par rejoindre les rangs des 653 000 sans-abri
Hebdomadaire, qui vivent dans la misère aux États-Unis, soit
190 000 ex. 12 % de plus [qu’en 2022], un record historique.
elpais.com/eps
Inclus dans la livraison De temps à autre, on entend
dominicale d’El País
depuis la création
quelqu’un crier “overdose ”,
du quotidien en 1976, et une foule accourt, armée
le magazine est réputé de sprays de naloxone.
pour ses signatures
et la diversité de ses Joseph utilise également le journal pour embal-
reportages au long ler un demi-gramme de fentanyl, un peu de
cours. Ce supplément crack, du papier aluminium et un briquet. Dans
hebdomadaire une ruelle isolée, il sort une pipe, l’allume et tire
s’intéresse à une une bouffée. Il se recroqueville et se balance.
diversité de sujets, Quelques minutes plus tard, revenu de quelque
illustrés avec soin. limite de la conscience, il avoue : “Avant, je prenais
de l’héroïne. Cette saloperie-là est bien pire, il m’en
faut toujours plus. Et j’ai besoin de ma dose toutes
les quarante minutes. Sinon, je deviens fou.”
Les neurologues ont effectivement établi
que le fentanyl avait un effet euphorisant plus
puissant mais plus bref [que l’héroïne], ce qui
induit chez les toxicomanes dépendants cette
angoisse que décrit Joseph. “Et le pire, c’est que
ce n’est jamais comme la première fois.”
Ils sont des centaines comme lui, dans le
quartier de Tenderloin, à rechercher les sen-
sations agréables qu’ils ont éprouvées la pre-
mière fois. Presque tous ont des antécédents de
consommation de drogues, et beaucoup disent
avoir fini par se mettre au fentanyl après un
coup dur : une maladie, une perte, l’épidémie
de santé mentale qui balaie le pays…
Ce sont pour la plupart des Blancs, acteurs du
troisième acte de la tragédie des opiacés qui a
débuté dans les années 1990 avec l’OxyContin,
un puissant analgésique [dérivé de l’oxycodone]
délivré sur ordonnance, puis s’est poursuivie
avec le retour en force de l’héroïne dans les
années 2000 et a repris vers 2015 avec le fen-
tanyl, qui a détrôné tous les autres stupéfiants
à tous les coins de rue.
Les toxicomanes végètent dans le centre-ville
de San Francisco parmi les tentes, les fauteuils
à roulettes, les égouts fumants et les déchets.
Le matin, ils achètent le poison bon marché
qui les tue à petit feu. À midi, ils vont cher-
cher du jus de fruit ou quelque chose à manger.
Certains se regroupent afin de se sentir proté-
gés ; ils ne se disent pas grand-chose d’intelli-
gible, mais ils hochent la tête ensemble. Quand
ils sont défoncés, ils s’avachissent sur le trot-
toir, la tête contre le pavé. Entre deux trips,
ils sourient aux passants, disent merci et bon-
jour, comme pour se raccrocher à la parcelle
d’humanité qu’est la politesse.
De temps à autre, on entend quelqu’un crier
“overdose ”, et une foule accourt, armée de sprays
de naloxone. Cet antidote aux surdoses d’opioïdes,
conditionné sous forme de spray nasal sous la
marque Narcan, agit sur les mêmes neurorécep-
teurs que le fentanyl, neutralisant ainsi son effet
fulgurant. Selon une étude du Massachusetts
General Hospital, le fentanyl est une drogue
d’autant plus dangereuse que le moindre sur-
dosage suffit à provoquer une asphyxie brutale,
avant même que le sujet ne perde connaissance.
En cas de fausse alerte à l’overdose, les victimes
réanimées s’éclipsent sans demander leur reste
ni prendre le temps de remercier leur bonne
étoile. Personne n’a envie d’échouer à l’hôpital :
une nuit sans fentanyl serait pire que la mort.
Au coin des rues, les dealeurs, sentinelles
cagoulées, veillent à la bonne marche de leur
commerce, chacun tenant les autres à l’œil. On
les repère aisément : ils n’ont pas l’air défoncés.
L’ordre et la sécurité des riverains sont assu-
rés par des bénévoles d’associations telles que
Urban Alchemy, subventionnée par la mairie.
La police a d’autres priorités. Après trois mois
passés à sillonner Tenderloin plusieurs fois par
semaine, on ne peut s’empêcher de penser que
la ville a livré le quartier aux toxicomanes et
que la vie s’organise autour d’eux.
En 2021, la maire démocrate, London Breed,
a déclaré l’état d’urgence et demandé l’aide de
l’État de Californie et du gouvernement fédé-
ral. Depuis, la police routière de l’État et la
garde nationale collaborent avec les forces de
l’ordre locales pour réprimer les gangs de dea-
leurs. En novembre 2023, ils ont fait un grand
ménage dans les rues pour accueillir le sommet
des pays de la Coopération économique pour
l’Asie-Pacifique (Apec), à l’issue duquel le pré-
sident, Joe Biden, et son homologue chinois,
Xi Jinping, se sont engagés à renforcer leur colla-
boration pour lutter contre cette crise. Ce n’était
qu’un mirage. À peine les dirigeants mondiaux
étaient-ils repartis que l’apocalypse revenait.—
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
WUHAN / CHINE
Les vendeurs
de matières
premières
L
e 15 décembre 2021, un entrepreneur chinois
autodidacte est devenu l’un des hommes les
plus recherchés du trafic mondial du fenta-
nyl. Il est connu sous son nom cantonais,
Chuen Fat Yip. Il a 70 ans, les yeux bruns,
mesure 1,72 mètre et pèse 68 kilos. Il est
né à Wuhan. Le département d’État américain
offre une récompense de 5 millions de dollars
[4,6 millions d’euros] pour toute information ↑ “Irish”,
menant à son arrestation. un consommateur
Selon Washington, Chuen “dirige un réseau de fentanyl, sur
de trafic de drogues de synthèse opérant en Chine le pont Northwest
continentale et à Hong Kong” et “contrôle un Broadway à Portland,
groupe de sociétés qui vendent des composés et des le 4 avril 2023.
précurseurs chimiques”. L’une de ces entités est
la Wuhan Yuancheng Gongchuang Technology. ↗ Un cachet
Sur son site Internet, l’entreprise dit exporter sa de fentanyl
production dans plus de vingt pays. Elle donne partiellement fumé,
aussi son numéro de téléphone. À l’autre bout sur du papier
du fil, un homme nous répond. Interrogé sur les d’aluminium.
sanctions [imposées en 2015 par le ministère Photos Jordan Gale/
des Finances américain], il s’excuse :“Je ne suis The New York Times
FENTANYL : L’OVERDOSE MONDIALE. 29
qu’un simple vendeur.” Par la suite il ne répondra
plus aux messages.
Chuen proteste de son innocence, affirmant
que cette affaire repose sur des “informations
mensongères” du journaliste américain Ben
Westhoff. Ces informations figurent dans une
déclaration que sa société a envoyée en 2022
à un tribunal du Texas, où il est notamment
accusé d’avoir fait expédier 24 kilos de 4-ANPP,
un précurseur du fentanyl.
Ben Westhoff est journaliste d’investigation.
C’est en travaillant sur son livre Fentanyl, Inc.
[2019, non traduit en français] qu’il a rencontré
Chuen. Il a recherché sur Internet des annonces
de précurseurs chimiques et est tombé sur
des centaines de pages d’entreprises pharma-
ceutiques chinoises qui en produisaient et en
exportaient. Presque toutes les pistes semblaient
mener vers une seule et même société mère :
Wuhan Yuancheng Gongchuang Technology.
C’était en 2017, à l’époque où la production et
la vente de ces précurseurs chimiques étaient
encore légales en Chine. C’était précisément
là une partie du problème : ils n’étaient pas
interdits. Ils étaient responsables de dizaines
de milliers de morts à l’autre bout du monde,
même s’ils ne faisaient aucun dégât en Chine.
L’une des sources d’information officielles les
plus récentes est un documentaire récemment
diffusé par la télévision publique chinoise.
“Un grand nombre de composés
chimiques peuvent être utilisés
pour fabriquer du fentanyl,
et en Chine, ils sont légaux.”
Ben Westhoff, JOURNALISTE
D’INVESTIGATION AMÉRICAIN
Il affirme qu’en Chine, où la réglementation
antidrogue est l’une des plus sévères du monde,
l’abus de fentanyl est “pratiquement inconnu”.
Le documentaire reconnaît toutefois qu’il
est difficile de tenir le compte des nouveaux
variants. En 2013, il existait déjà treize types
de fentanyl. Dix ans plus tard, on en dénombre
plus de cinquante, rien qu’en Chine.
Colis ordinaires. Depuis 2015, Pékin ne cesse
d’augmenter le nombre de produits de synthèse
inscrits sur sa liste de substances contrôlées et
ciblées : il y en avait six cette année-là, quatre
en 2017, deux de plus l’année suivante. Après
que le NPP et le 4-ANPP [deux précurseurs
du fentanyl] ont été ajoutés à la liste des com-
posés contrôlés en 2017, les vendeurs en ligne
chinois ont commencé à proposer à Westhoff
des substituts légaux. Westhoff, au téléphone
depuis Saint-Louis (Missouri), résume ce cercle
vicieux : “Un grand nombre de composés chimiques
différents peuvent être utilisés pour fabriquer du
fentanyl, et en Chine, ils sont légaux.”
Dans les premières années de l’épidémie, une
part importante du fentanyl arrivant aux États-
Unis provenait de Chine dans des colis envoyés
par courrier ordinaire. Lorsque les autorités
asiatiques ont donné un tour de vis à sa pro-
duction, les trafiquants de drogue mexicains
(mais aussi certains laboratoires aux États-
Unis et au Canada, où le plus grand laboratoire
découvert à ce jour vient d’être démantelé à
Vancouver) ont rapidement appris à le “cuisi-
ner”, mais ils avaient toujours besoin que la
Chine leur fournisse les ingrédients de base de
la recette : les fameux précurseurs chimiques.
En février 2018, se faisant passer pour un
client, Westhoff a fini par se retrouver → 30
30. À LA UNE Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

29 ← dans l’entreprise de Chuen à Wuhan.

La ville, tristement célèbre comme foyer de
Une déferlante l’épidémie de Covid-19, est la capitale de la
province du Hubei, l’un des centres de l’indus-
Bien plus puissant que les autres opioïdes, le fentanyl fait des ravages aux États-Unis. trie chimique du pays, qui abrite également le
siège de plusieurs sociétés sanctionnées par les
Saisies de fentanyl à la frontière Quantité nécessaire pour un effet États-Unis pour leurs liens avec le fentanyl.
entre le Mexique et les États-Unis équivalent en puissance La Chine est le premier producteur mondial
(en kg par année fiscale*) 12 119 de produits pharmaceutiques, mais cela n’a pas
toujours été le cas. Le changement est inter-
1 mg venu avec les réformes et l’ouverture de Deng
* Aux États-Unis l’année fiscale de fentanyl COMMENT NE PAS Xiaoping [au début des années 1980]. En 1985,
va d’octobre à septembre.
“EXTERMINER” lorsque la Chine a commencé à accueillir des
SES CLIENTS capitaux étrangers, l’une des premières entre-
6 398
Malgré le nombre prises pharmaceutiques à débarquer a été le
de surdoses mortelles, laboratoire belge Janssen. Son fondateur, Paul
4 802 les trafiquants Janssen (1926-2003), était amoureux de la Chine.
50 mexicains n’ont C’était également le chimiste qui, en 1959, syn-
m g d ’ h é ro ï n e aucun intérêt à tuer thétisa pour la première fois le fentanyl, qui
67 les consommateurs, s’est rapidement imposé comme l’un des anal-
2 067 m g d’oxycodone
précise El País gésiques opioïdes les plus utilisés au monde.
1 194 Semanal, dans
10 0
m g d e m o rp hine le chapitre VII Sanctions américaines. Le jour de la visite
2019 2020 2021 2022 2023 de son enquête, de Westhoff, des centaines de vendeurs tra-
où le “chimiste” Miguel vaillaient dans les bureaux en open space de
est à nouveau cité. Chuen. Les deux hommes se sont brièvement

1 400
Nombre de morts par overdose aux États-Unis (en milliers)
Chez l’humain, la dose létale estimée de fentanyl est de 2 mg La drogue est malgré entretenus. Dans son livre, le journaliste pré-
tout extrêmement cise que Yuancheng ne vendait pas de marchan-
1re vague 2e vague 3e vague
difficile à élaborer : dises considérées comme illégales en Chine,
Total
C’est le nombre 100
Opioïdes Héroïne Opioïdes “Il faut savoir jusqu’à mais que tout porte à croire que Chuen savait
d’analogues chimiques sur prescription de synthèse quel point on peut que ses précurseurs étaient utilisés pour fabri-
Total des
de cette molécule 80 opioïdes couper [le fentanyl] quer illégalement du fentanyl.
recensés dans la sans diminuer Yu Haibin, directeur adjoint du Bureau natio-
littérature scientifique Fentanyl sa puissance. nal de contrôle des stupéfiants, l’un des plus
60
par l’American et autres
Et inversement, jusqu’à hauts responsables chinois de la lutte anti-
Chemical Society. opioïdes
quel degré de pureté drogue, a déclaré être au courant de l’affaire
Tous ont en commun 40
la structure de base on peut le doser pour de Chuen Fat Yip. Mais, a-t-il ajouté, “à ce jour,
Cocaïne le rendre plus addictif nous n’avons trouvé aucun élément attestant que
du fentanyl, ce qui 20 Opioïdes sur
complique la tâche prescription
sans exterminer lui ou son entreprise ont enfreint la loi en Chine.
des autorités pour la clientèle”, précise Si les États-Unis étaient en mesure de nous fournir
0 Héroïne
identifier ces produits. le journal. Avant des preuves obtenues légalement, nous pourrions
2000 2005 2010 2015 20202022 de l’exporter aux engager des actions dans le cadre de la législation
États-Unis, les narcos chinoise. Nous sommes ouverts à la coopération.”
testent le produit Cette affaire est symptomatique du problème
La recette sur des toxicomanes de fond. Alors que les tensions géopolitiques
Les petits chimistes criminels fabriquent souvent le fentanyl à partir d’ingrédients achetés en Chine, mexicains. Notamment entre Washington et Pékin sont à leur comble,
où leur vente est peu contrôlée. Le coût de production est relativement faible (environ 1 000 dollars par kilo), dans des terrains en 2023, la Maison-Blanche a multiplié les sanc-
mais sa valeur de revente dans la rue peut varier de 50 000 à 110 000 dollars. Voici comment fabriquer vagues près tions à l’encontre de dizaines d’entreprises et
un produit très rentable, mais illégal.
de Culiacán. Miguel de citoyens chinois. Or, poursuit Yu Haibin,
CHINE ÉTATS-UNIS évoque l’une les enquêtes chinoises révèlent que le maté-
2 Associer le NPP
à d’autres produits Production Vente et de ces expériences. riel et les substances incriminés “ne relèvent
chimiques. des précurseurs consommation Un jour, un toxicomane pas des produits contrôlés” en Chine. Ce qui
chimiques du fentanyl
a pris une dose plus revient à dire que leur commercialisation n’est
1 3 importante derrière pas interdite.
1 son dos : “Et bam! Lors de sa rencontre avec Biden à San Francisco
Acheter en Il est tombé en novembre 2023, Xi s’est engagé à prendre
Chine l’ingrédient Océan
essentiel, le NPP Pacifique
comme une pierre.” davantage de mesures pour régler la crise. Yu
(N-Phénéthyl- Haibin explique que les prochaines étapes pré-
4-pipéridone). voient une “coopération totale impliquant le par-
3 tage de renseignements, une enquête dans certains
MEXIQUE 2
Synthèse cas et des échanges techniques”. Pour l’instant, il
du fentanyl n’est pas certain que ces initiatives soient suf-
fisantes. La DEA a déjà constaté une augmen-
On obtient
du fentanyl tation du trafic de précurseurs chimiques en
provenance d’Inde.
—David Marcial Pérez,
SOURCES : “EL PAÍS”, CDC - NATIONAL CENTER FOR HEALTH STATISTICS, INSIGHTCRIME.ORG, U.S. CUSTOMS AND BORDER PROTECTION,
“THE WALL STREET JOURNAL”, AMERICAN CHEMICAL SOCIETY
Iker Seisdedos et Guillermo Abril,
publié le 14 janvier
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024 FENTANYL : L’OVERDOSE MONDIALE. 31

DÉCRIMINALISER,
censés orienter vers des soins les gens qu’ils voient
prendre du fentanyl – et non les envoyer en prison”,
Contexte explique le journal new-yorkais. Pourtant, même

Les États-Unis UNE FAUSSE si une évaluation sanitaire permet la levée d’une
amende, beaucoup de ces personnes ne font pas
débordés par la démarche “et continuent de consommer ouver-

la polytoxicomanie
●●● “Les États-Unis sont entrés dans
une nouvelle phase dangereuse de leur
bataille contre les stupéfiants, avertit
The New York Times. Le fléau ne se limite
pas aux opioïdes tels que le fentanyl ;
il prend la forme d’une pratique en forte
croissance”, baptisée “polytoxicomanie”.
“Depuis trois ans, les études portant sur
des personnes dépendantes aux opioïdes
[…] montrent que de 70 % à 80 % d’entre
BONNE IDÉE ?
Le fentanyl a des effets
dévastateurs à Vancouver et
à Portland, où la consommation
de drogues dures a été
décriminalisée. À Portland,
l’état d’urgence a été déclaré.
tement dans les parcs, les bus ou encore en face des
restaurants, en toute impunité”.
“C’est un vrai fiasco”, estime même Mingus
Mapps, conseiller municipal démocrate qui a
voté pour la décriminalisation, et candidat à
la mairie de Portland en 2024. The Christian
Science Monitor rappelle néanmoins que la
mesure a été mise en œuvre dans un contexte
très compliqué : pandémie, tensions avec la
police, épidémie d’opioïdes… Aussi, ses défen-
seurs “estiment que cette loi est devenue le bouc
émissaire de toutes les difficultés”.
Les législateurs de l’Oregon “examineront en
février des propositions visant à interdire la consom-

elles consomment aussi d’autres substances
illicites.” Cette mutation de l’épidémie
“contrecarre les stratégies mises en place
par les autorités”, en particulier lorsque
la drogue associée est la méthamphétamine
(meth), précise le journal. “Non seulement
il n’existe aucun traitement médical
homologué contre la dépendance à la meth,
mais cette substance peut aussi saper
l’efficacité des thérapies visant le sevrage
des opioïdes.” Certains consommateurs
“recherchent le feu d’artifice que leur font
ressentir la meth et d’autres stimulants
pour compenser la douce somnolence
des opioïdes” ou en prennent “pour rester
éveillés”. Mais les mélanges ne sont pas
toujours volontaires. “Les dealers mélangent
parfois une drogue à une autre afin
de rendre la clientèle accro au nouveau
cocktail”, affirme Paul Trowbridge,
addictologue. Or, comme l’explique le New
York Times, “apaiser le besoin de stimulants
qui libèrent des quantités stratosphériques
de dopamine et de sérotonine est
plus complexe”. La méthamphétamine
“est un monstre”, conclut Paul Trowbridge.
S
ur la côte ouest des États-Unis et du mation publique de fentanyl et d’autres substances
Canada, l’État de l’Oregon et la province illégales, ainsi qu’à revenir sur certains aspects de
de Colombie-Britannique ont lancé des la mesure 110”, rapporte Oregonlive. Des initia-
expériences pionnières de décrimina- tives populaires ont aussi été lancées pour “rec-
lisation des drogues dures. À ce jour, la tifier” la loi.
situation reste difficile de part et d’autre La Colombie-Britannique, le voisin du nord, a
↑ Un policier se de la frontière. Côté américain, les autorités de recensé l’an dernier 2 511 décès dus à la drogue,
penche sur Justin, l’Oregon et la municipalité de Portland ont déclaré soit le nombre “le plus important […] depuis 2016”,
probablement fin janvier l’état d’urgence dans le centre de la souligne Radio-Canada. Downtown Eastside,
victime d’une ville. Le cœur de Portland est en effet ravagé par à Vancouver, est le quartier le plus touché. Le
overdose, dans le le fentanyl. Les autorités du comté fentanyl serait responsable de 86 %
centre de Portland, ont enregistré “un nombre d’over- de ces vies perdues. Responsable
le 16 mai 2023. doses de fentanyl multiplié par plus de du service chargé d’enquêter sur
cinq entre 2018 et 2022”, rapporte le les décès suspects, Lisa Lapointe
↗ Kristiana et Josh site local Oregonlive. REVUE assure que ceux-ci ne sont pas liés
le 15 juillet 2023. “Beaucoup de villes subissent les DE PRESSE à la décriminalisation de la posses-
Consommateurs conséquences du fentanyl. En Oregon, le sion de substances illicites, adoptée
de fentanyl, problème a été exacerbé par une loi approuvée par en janvier 2023 dans la province canadienne.
ils ont déménagé les électeurs en 2020, qui a décriminalisé l’usage Ce que conteste le leader du parti d’opposi-
de Vancouver des drogues dites ‘dures’, rappelle The New York tion BC United, Kevin Falcon, qui tire à bou-
à Portland il y a Times. À l’époque, la ‘mesure 110’ était célébrée lets rouges sur le gouvernement de gauche du
un an, et vivent dans comme une loi pionnière à l’échelle du pays, une Nouveau Parti démocratique (NPD) et sa “poli-
une camionnette. tentative de traiter l’addiction à la drogue comme tique désastreuse de décriminalisation […] qui a
Photos Jordan Gale/ un problème de santé et non comme un crime.” mis des vies en danger de manière imprudente”.
The New York Times En application de la mesure 110, “les policiers sont —Courrier international
32. À LA UNE
LA MENACE
SE RÉPAND
Les États-Unis ne sont pas les
seuls touchés par la propagation
du fentanyl. À terme, l’Asie,
l’Europe et l’Afrique risquent
d’être concernées.
S
i les surdoses de fentanyl font environ
70 000 morts par an aux États-Unis, il
n’existe pas de statistiques mondiales
sur la consommation de cette drogue
et les morts qui s’ensuivent. Un rapport
de l’Organisation mondiale de la santé
d’août 2023 signale malgré tout une croissance
de son utilisation : “Ces dernières années, le
nombre de surdoses d’opioïdes a augmenté dans
plusieurs pays [notamment] du fait de la consom-
mation accrue d’opioïdes [synthétiques] très puis-
sants”, dont le fentanyl, tout en haut de l’échelle.
“Le fentanyl tue des milliers de personnes
chaque année aux États-Unis. L’Europe va-t-elle
connaître le même sort ?” s’interroge une tribune
de The Economist du 16 novembre dernier. “En
Europe, ce genre de came n’a jamais vraiment pris”,
écrit l’hebdomadaire britannique, qui précise
cependant : “Les autorités ont peur que ça ne soit
plus le cas pour très longtemps. Ils craignent que le
fentanyl poursuive bientôt son offensive de ce côté de
l’Atlantique.” “Antony Blinken, le secrétaire d’État
américain, a averti ses homologues européens qu’ils
avaient déjà un problème avec les stupéfiants assi-
milables au fentanyl sans le savoir, ou qu’ils seraient
bientôt concernés”, poursuit le journal.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
←← Le Washington
Center a servi de
marché de la drogue
à ciel ouvert à
Portland. Ce squat
a été évacué et fermé.
← Noah Nethers
nettoyant
sa pipe à fentanyl
dans sa tente,
le 1er novembre 2023.
Photos Jordan Gale/
The New York Times
Pour l’heure, les chiffres sont faibles : une près de Vancouver, la police canadienne a saisi
note de juin dernier de l’Observatoire européen en novembre “25 kilos de fentanyl pur ainsi que
des drogues et des toxicomanies ne signalait 3 kilos dilués prêts à être distribués dans la rue”,
sur l’année 2021 que 140 morts dans l’Union relate le site de la chaîne de télévision CBC.
européenne dues au fentanyl, “bien qu’il s’agisse “Les autorités canadiennes ont identifié que la
probablement d’une sous-estimation”. Le rapport criminalité organisée au niveau local, dont des
annuel 2023 sur les drogues précise : “Des don- gangs de motards ayant des contacts en Asie, était
nées indiquent une hausse de l’accès aux opioïdes de avant tout responsable de la production de fenta-
synthèse et de leurs méfaits, notamment des morts nyl”, écrit sur son site la chaîne d’information
dues à la drogue, par exemple dans certains pays Bloomberg BNN.
d’Europe du Nord et les pays Baltes.” D’ailleurs, Le fentanyl a fait son apparition en Afrique à
le quotidien suédois Svenska Dagbladet aler- travers le plus grand pays du continent, le Nigeria,
tait en novembre : “La mort arrive. […] Personne selon une chronique d’août dernier du site amé-
ne croit sérieusement que la police et les douanes ricain Undark, qui titrait : “Une crise du fentanyl
européennes ou suédoises ont la moindre chance est imminente au Nigeria : cet opioïde de synthèse
d’arrêter une vague de fentanyl.” a fait son entrée sur le marché de la drogue dans ce
Une logique de proximité explique que la pays.” “En mai 2023, précise le site, la présence de
consommation est en forte croissance dans les cette substance au Nigeria a été confirmée après une
pays du continent américain. saisie de la NDLEA [l’agence antidrogue]. Le sys-
Le Mexique, d’abord, où les narcotrafiquants tème de santé du pays, déjà sous tension en raison
synthétisent la drogue. Les premières régions des maladies transmissibles et du manque de moyens
touchées ont été les zones frontalières avec les financiers, sera mal préparé pour affronter une crise
États-Unis, comme à Tijuana. Plus récemment, des opioïdes due au fentanyl.” Comme dans bien
le site El País Mexico, reprenant une d’autres pays du monde, le fentanyl
étude de la revue médicale Harm y est pour l’instant utilisé comme
Reduction Journal, signalait l’arrivée agent adultérant pour les substances
du fentanyl “dans la capitale et sa zone opioïdes et non opioïdes disponibles
métropolitaine. […] L’étude montre que REVUE sur le marché des drogues : “Les prin-
des drogues comme la cocaïne ou l’ecstasy DE PRESSE cipaux consommateurs pourraient donc
avaient été coupées avec du fentanyl.” Et être accidentellement exposés au fenta-
il y a un an, le site d’investigation panaméricain nyl s’il s’implante au Nigeria.”
Connectas signalait “des indices que la produc- Par ailleurs, l’Afrique du Sud est connue pour
tion de fentanyl s’étendait depuis le Mexique vers être une plaque tournante du trafic de drogue
le Guatemala et le Honduras”. Ainsi qu’une crois- sur le continent et au-delà. Début janvier, la
sance de la consommation en Colombie et en police sud-africaine a saisi à l’aéroport inter-
Argentine, souvent dans des produits coupés : national de Johannesburg 23 kilos de drogue
“C’est un spectre qui menace l’Amérique latine.” déguisés en œuvres d’art pour une valeur de
Mais c’est plus au nord, au Canada, que les faits 37 millions de rands (1,8 million d’euros). Parmi
ont dépassé la seule inquiétude (lire aussi p. 31). ces stupéfiants, “13 kilos se sont révélés positifs au
Le fentanyl y provoquerait 7 000 morts par an. fentanyl”, écrit le site sud-africain IOL. Cette
Plusieurs laboratoires clandestins ont été déman- fois, ils étaient destinés à la Nouvelle-Zélande.
telés ces derniers mois. Dans l’un d’entre eux, —Courrier international
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34.
tra n s-
versales.
sciences
Sur les
traces d’un
mammouth
laineux
Paléontologie. Grâce à l’analyse
chimique d’une de ses défenses,
des chercheurs sont parvenus
à se mettre dans les pas de Kik,
un mammouth vieux de 17 000 ans,
qui a vécu en Alaska.
—Smithsonian Magazine
(Washington)
I
l s’appelait Kik, c’était un
mammouth laineux arc-
tique. Il est aujourd’hui
un des rares mammifères de
l’ère glaciaire dont on peut retra-
cer l’existence en détail. Il est
né il y a environ 17 100 ans en
Alaska, dans une région bordée
par la chaîne Brooks au nord et
la chaîne d’Alaska au sud.
À l’époque, c’était une toun-
dra froide et sèche qui s’éten-
dait sur le pont terrestre de la
Béringie, jusqu’en Sibérie, puis,
au-delà, jusque dans l’ouest de
l’Europe. Les paléontologues ont
surnommé cette immense région
la “steppe des mammouths”, du
nom des plus grands animaux
à l’avoir arpentée.
À l’âge adulte, un mam-
mouth laineux mâle atteignait
3,6 mètres au garrot, avec une
peau épaisse couverte d’une
Économie ......36
Signaux .......37
fourrure hirsute et des défenses
de plus de 3 mètres de longueur.
Aucun prédateur n’était capable
de tuer un adulte.
Mais il arrivait que les jeunes
mammouths, d’environ 1,2 mètre
de hauteur, soient la proie de
félins à dents de sabre. Kik et
les membres de son troupeau
se méfiaient de ces prédateurs
de plus de 200 kilos et dotés de
canines crantées capables de
percer le cuir d’un mammouth.
Les lions de Béringie représen-
taient une autre menace. Le
paysage était également peuplé
de bisons, de grands ours à face
courte (Arctodus simus), ou
encore des loups gris et ours
bruns que nous connaissons
aujourd’hui.
Durant les deux premières
années de sa vie, Kik a principa-
lement vécu dans le bassin infé-
rieur du Yukon, probablement
au sein d’un troupeau matriar-
cal. Puis, au cours des quatorze
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
années suivantes, le jeune pachy-
derme a voyagé sur des distances
phénoménales. Se déplaçant sans
doute toujours avec le troupeau,
il a entrepris de longs allers-
retours dans les quelque 400 kilo-
mètres de steppe entre les chaînes
Brooks et d’Alaska. Parfois, il
s’est aventuré jusqu’à l’extrémité
orientale de la chaîne Brooks. Il a
également parcouru la péninsule
de Seward, sur ce qui est de nos
jours la côte ouest, un voyage de
plus de 1 100 kilomètres.
Une défense
de mammouth
peut être comparée
à un journal
gravé dans l’ivoire.
D’après les données dont on
dispose, il a marché en moyenne
une quinzaine de kilomètres par
jour pendant une grande partie
de sa vie. Au fil de son existence, il
a ainsi dû couvrir à peu près deux
fois l’équivalent de la circonfé-
rence terrestre – une distance
beaucoup plus grande que celle
que les mammouths parcouraient
habituellement.
La capacité à retracer les
déplacements d’un animal de
l’ère glaciaire avec un tel luxe
de détails représente un formi-
dable tournant pour la paléonto-
logie. Tout a commencé quand
Matthew Wooller, spécialiste des
isotopes à l’université d’Alaska
de Fairbanks, s’est laissé empor-
ter par sa curiosité. En 2015, il
était dans son laboratoire et
regardait un de ses étudiants
analyser des otolithes de pois-
son – de petits os de l’oreille qui
accumulent une nouvelle couche
chaque année et stockent des
informations chimiques sur la
vie et l’habitat du poisson. “Et si
on faisait pareil avec une défense
de mammouth ?” s’est demandé
Matthew Wooller.
Pour lui, une défense de mam-
mouth peut être comparée à
un journal gravé dans l’ivoire.
“Chaque année, il y a une nou-
velle couche, et les couches s’em-
pilent les unes sur les autres comme
des cornets de glace, explique-
t-il. Dans ces couches, les isotopes
enregistrent où était l’animal et ce
qu’il a mangé ce jour-là.”
Les isotopes d’un élément
chimique donné sont des atomes
identiques à un détail près : leurs
masses diffèrent, car ils ne pos-
sèdent pas le même nombre de
neutrons [alors qu’ils possèdent
le même nombre de protons et
d’électrons]. “On peut considérer
les isotopes comme des signatures
chimiques, poursuit-il encore. On
les trouve dans la roche, le sol, la
végétation et l’eau, et les animaux
les accumulent [en mangeant les
végétaux et en s’hydratant].” Ces
signatures – ou “empreintes” –
sont associées à des lieux précis.
Matthew Wooller imaginait que
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
← Dessin de Christopher Buzelli
paru dans Popular Science
magazine, New York.
les isotopes présents dans les
défenses d’éléphant pouvaient
révéler les routes migratoires.
“Où va un mammouth ? C’était
la principale question à laquelle
je souhaitais répondre.”
Il a lancé son projet en 2016,
en commençant par traverser le
campus jusqu’au musée du Nord,
à l’université d’Alaska, où sont
conservées 174 défenses de mam­
mouths laineux. Il en a choisi une,
découverte par des chercheurs
de l’université en 2010, près de
la rivière Kikiakrorak, dans la
région North Slope [littérale­
ment “versant nord”] de l’Alaska.
La mâchoire du mammouth,
pourvue de molaires de la taille
d’une chaussure d’homme, a
été retrouvée sur le même site.
D’après la datation au car­
bone 14, l’animal serait mort il
y a 17 100 ans ; l’analyse géné­
tique a révélé qu’il s’agissait
d’un mâle. “Nous l’avons sur-
nommé ‘Kik’, à cause de la rivière
Kikiakrorak”, précise Matthew
Wooller, qui a rassemblé une
équipe de 16 scientifiques venus
de quatre pays différents pour
travailler sur le projet.
Sciée en deux. La tâche la plus
difficile, sur le plan physique,
a consisté à fendre en deux la
défense, qui pesait une vingtaine
de kilos. “Nous nous y sommes mis
à six pour la couper avec une scie à
ruban, raconte le chercheur. La
défense présente une double cour-
bure, donc il fallait tout le temps
l’ajuster, elle craquait et grinçait
comme si elle allait exploser. Ça
nous a pris toute une journée.”
La défense fendue repose
désormais sur une paillasse de
laboratoire. Chacune des deux
moitiés est longue de plus de
1,65 mètre, et ses couches de
croissance sont identifiées par
de la teinture bleue. Matthew
Wooller décrit : “La pointe de la
défense remonte à la jeunesse du
mammouth, la base représente l’âge
adulte, et tout ce qui se trouve entre
les deux, c’est sa vie.”
Sur un écran, il ouvre une carte
fascinante. Elle montre les diffé­
rentes régions d’Alaska que Kik
a visitées durant les différentes
phases de son existence, ainsi
que le tracé des centaines de
déplacements qu’il a effectués.
Quand on lui demande com­
ment son équipe a réussi à carto­
graphier la vie de Kik de façon
si détaillée, Matthew Wooller
évoque l’aide étrange dont ils
ont bénéficié : “C’est incroyable
ce que des campagnols peuvent
nous dire. De vrais scientifiques
amateurs de petite taille.” Les
campagnols se déplacent peu et
ne vont pas très loin. Par consé­
quent, les isotopes présents
dans leurs dents enregistrent
des informations précises sur
les lieux où ils ont vécu – ce qui
a permis à Matthew Wooller
de remonter dans le passé avec
encore plus de clarté.
Dans les sous­sols du musée
du Nord, les armoires recèlent
une riche collection de campa­
gnols et d’autres rongeurs récu­
pérés dans tout l’État. Patrick
Druckenmiller, paléontologue et
directeur du musée, qui a contri­
bué à l’étude sur Kik, confie
que les isotopes de strontium
présents dans les dents de ces
rongeurs ont été d’une aide pré­
cieuse. “Les signatures isotopiques
varient d’un endroit à l’autre, en
fonction de la géologie du sous-sol.
Les végétaux absorbent le stron-
tium de la roche sous le sol, et les
animaux l’ingèrent en mangeant
des végétaux.”
En analysant les valeurs du
strontium chez 162 de ces ron­
geurs, son équipe a été capable
de dessiner une carte du stron­
tium en Alaska. Bien qu’elle
repose sur les données prove­
nant de rongeurs de l’époque
moderne, la carte est également
valable pour le pléistocène, car
les roches du sous­sol sont les
Pont terrestre
de Béringie
S longues distances et s’être limité
I B
RU É n
SS R I
IE E Béring
Mer
de Béring
Zones régulièrement fréquentées par Kik le mammouth :
durant ses premières années
à l’âge adulte
durant les deux derniers hivers de sa vie
Lieu de la mort de Kik
mêmes. “Les valeurs du stron-
tium correspondent à la géologie
du soubassement [socle rocheux
sur lesquels reposent les couches
meubles], donc elles changent très,
très lentement, pendant des mil-
lions d’années”, commente Patrick
Druckenmiller.
Au même moment, Matthew
Wooller et ses collègues s’in­
téressaient au strontium et à
d’autres isotopes présents dans la
défense de Kik. En l’étudiant d’un
bout à l’autre, ils ont découpé
des fragments de cinq centi­
mètres de profondeur, les ont
préparés et placés dans un ins­
trument scientifique baptisé
spectromètre de masse à plasma
induit par couplage inductif par
ablation au laser.
Avec son laser de 80 microns,
l’instrument a lentement aus­
culté chaque frag ment de
défense, en transformant de
minuscules portions en pous­
sière fine. Puis il a procédé à une
rapide analyse isotopique des
particules. En tout, il a fourni
plus de 400 000 points de don­
nées sur les lieux où est passé Kik
et ce qu’il a mangé durant sa vie.
“Nous connaissions l’endroit où
il est mort, donc nous avons retracé
ses voyages à partir du point d’ar-
rivée, indique Matthew Wooller.
En établissant une correspondance
entre les valeurs du strontium dans
la défense et la carte du strontium
de l’Alaska, nous avons pu voir où
il était allé, et ensuite nous n’avons
plus eu qu’à relier le tout.”
Océan Arctique
ro
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Détroit de
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Yukon
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Péninsule
de Seward
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en
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Iles
COURRIER INTERNATIONAL
TRANSVERSALES.
Pour reconstituer le parcours
de Kik, il a aussi fallu faire preuve
de bon sens. Il paraissait logique
de penser que le pachyderme
n’aurait pas entrepris l’ascension
de parois escarpées, et qu’il ne
se serait pas non plus hasardé
en haute montagne et sur les
glaciers.
À partir de l’âge de 16 ans,
Kik s’est aventuré encore plus
loin. Selon les chercheurs, il
est probable qu’il ait quitté le
troupeau matriarcal pour errer
seul ou en compagnie d’un petit
groupe d’autres mâles, comme
les éléphants mâles quand ils
atteignent la maturité sexuelle. Il
s’est souvent déplacé entre l’in­
térieur de l’Alaska et le North
Slope de la chaîne Brooks, soit
L’analyse isotopique
a fourni plus
de 400 000 points de
données sur les lieux
où est passé Kik.
des trajets d’environ 1 100 kilo­
mètres, voire 1 600 s’il faisait des
détours pour se nourrir.
Matthew Wooller suppose que
Kik devait réagir aux change­
ments saisonniers dans les herbes
et les plantes qu’il consommait.
Pour parvenir jusqu’au North
Slope, Kik empruntait de préfé­
rence le même col à basse alti­
tude, dans la partie occidentale
de la chaîne, qu’utilisent de nos
jours les caribous dans leurs
migrations.
La dernière année et demie
de la vie de Kik est enregistrée
dans les dix centimètres d’ivoire
A
D
N
A à la base de la défense. Il semble
CA alors avoir cessé de parcourir de
ks
o
au North Slope. Lors de son der­
ka nier été, les isotopes d’azote ont
las
commencé à augmenter dans
sa défense. Ainsi que l’explique
în
Patrick Druckenmiller, “quand un
animal se met à souffrir de la faim,
en gros il mange son propre orga-
nisme, et on remarque alors des pics
d’azote tout à fait caractéristiques.
Pourquoi cet animal mourait-il de
Océan faim ? Était-il malade ? C’est ce que
j’aurais tendance à croire – mais
nous n’en savons rien.”
500 km
La durée de vie moyenne d’un
mammouth laineux arctique a été
évaluée à soixante ans. D’après
les indices, Kik serait mort d’ina­
nition à l’âge de 28 ans, à la fin de
SOURCE : “SCIENCE”
l’hiver ou au début du printemps,
35
alors que les ressources étaient
au plus bas. Il s’est couché pour
la dernière fois dans la vallée de
la rivière Kikiakrorak, où des par­
ties de son squelette ont subsisté
pendant près de 17 100 ans, sur
une parcelle de terrain qui borde
aujourd’hui le cours supérieur
de la Kikiakrorak, un modeste
affluent du Colville.
Victime climatique ? Il est peu
probable que Kik ait jamais vu
d’être humain, même si ce n’est
pas impossible. Le site archéo­
logique le plus ancien en Alaska
remonte à 14 300 ans, presque
3 000 ans après la mort de Kik,
mais d’autres sites plus anciens
pourraient être découverts. Au
Nouveau­Mexique, on a retrouvé
une série d’empreintes de pieds
humains vieilles d’à peu près
23 000 ans, ce qui laisse penser
qu’il y avait bien des hommes en
Amérique du Nord à l’époque
de Kik.
En Alaska, les mammouths
laineux ont disparu il y a envi­
ron 13 000 ans. Beaucoup de cher­
cheurs pensent que des chasseurs
humains en seraient respon­
sables, d’autres estiment que c’est
le changement climatique qui a
eu une influence déterminante.
Pour Matthew Wooller, ce
sont les deux. “Quand le climat
s’est réchauffé et est devenu plus
humide, les herbes ont été rem-
placées par des arbres, raconte­
t­il. Les mammouths étaient en
train de perdre leur habitat, et
leur capacité à se déplacer. Dans
le même temps, il y avait un nou-
veau prédateur très dangereux
dans le paysage : nous.”
—Richard Grant,
publié le 1er novembre 2023
SOURCE
SMITHSONIAN MAGAZINE
Washington, États-Unis
Mensuel, 2 000 000 ex.
smithsonianmag.com
Ce magazine culturel
mâtiné d’histoire naturelle
et d’écologie est l’émanation
du Smithsonian Institute,
une entité publique fondée
à Washington qui rassemble
16 musées et divers centres
de recherche internationaux.
Paru pour la première fois
en 1970, le magazine se définit
comme “non partisan”.
36. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
Mort annoncée
d’une licorne
Start-up. Après le piratage des données de millions
de ses clients, le site de tests génétiques américain
23andMe est menacé d’exclusion boursière.
Une issue prévisible, selon ce quotidien allemand.
—Süddeutsche Zeitung
(Munich)
S
i l’on avait soumis la start-
up 23andMe à l’un de ses
propres tests ADN juste
avant son introduction en Bourse
en juin 2021, le résultat n’aurait
pas fait l’ombre d’un doute : les
gènes étaient ceux d’une licorne
[le surnom donné aux start-up
valorisées à au moins 1 milliard
de dollars].
Sa fondatrice, Anne Wojcicki,
née à Palo Alto d’un universitaire
de Stanford, donc une enfant
pure souche de la Silicon Valley
– sans qu’il soit besoin de test
ADN pour le prouver – , avait
créé cette entreprise intéres-
sante, dont on parlait dans les
soirées mondaines. Et presque
exclusivement de façon posi-
tive, contrairement à beaucoup
d’autres licornes californiennes :
“Ah, vous avez des gènes méditer-
ranéens ? Plus de 10 % ? C’est fas-
cinant ! Et vous avez vu ce que
cette entreprise pourrait accom-
plir contre le cancer et la mala-
die d’Alzheimer ? Et le test sur les
risques médicaux, vous l’avez fait
aussi ? Non ? Quel dommage !”
Cette analyse plus poussée du
code génétique coûte deux fois
plus cher, et c’est exactement ce
qu’aurait dû faire l’entreprise pour
se rendre compte que la licorne
présentait quelques facteurs de
risque – qui sont désormais fla-
grants et ont fait dévisser son
cours en Bourse.
À son apogée, en 2021, la start-
up était valorisée à 6 milliards
de dollars [5,6 milliards d’euros].
Aujourd’hui, elle ne vaut plus
que 2 % de ce montant, l’action
s’échangeant à 73 cents [68 cen-
times], ce qui a conduit le Nasdaq
[plus important marché de la
Bourse de New York derrière le
Nyse] à poser un ultimatum en
novembre dernier : si le cours de
l’action ne repassait pas la barre
du dollar d’ici six mois, 23andMe
pouvait dire adieu à sa cotation.
Anne Wojcicki, qui a été mariée
au cofondateur de Google Sergey
Brin de 2007 à 2015 et dont la fille
Susan a dirigé YouTube de 2014 à
2023, a donc moins de trois mois
pour redresser la barre.
Hype. Et ses ennuis ne s’arrêtent
pas là : l’entreprise se débat tou-
jours avec les retombées d’un
piratage informatique au cours
duquel ont été dérobées les don-
nées personnelles de 6,9 millions
de ses clients (elle en compte
14 millions), et plus particulière-
ment de ceux dont l’ascendance
était notée “chinoise” ou “juive
ashkénaze”. Il a fallu plus de cinq
mois à 23andMe pour déceler l’at-
taque. Elle est aujourd’hui visée
par près de 40 plaintes collectives.
Son modèle économique : une
énorme hype. Grâce à Oprah
Winfrey, la reine du talk-show,
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
qui a fait l’éloge de ses tests, et
à la chanteuse Lizzo, qui, dans
son titre Truth Hurts, balançait
“J’ai fait un test ADN, visiblement
je suis une garce à 100 %”, avant
de se déguiser en test génétique
pour Halloween en 2019. Grâce
aussi au comique Eddie Murphy,
qui lui a consacré un sketch de
cinq minutes dans l’émission sati-
rique Saturday Night Live. “C’était
intéressant pour tous ceux qui vou-
laient en savoir plus sur leurs ori-
gines, ça aidait à briser la glace en
soirée”, explique Bruno Bowden,
un investisseur spécialisé dans la
tech. Entre les lignes, son témoi-
gnage dit aussi : 23andMe n’avait
guère plus à offrir.
Pour obtenir des informa-
tions sur votre ascendance, il
vous suffit de faire le test une
fois, facturé 119 dollars [111 euros].
Pour une recherche plus poussée
sur des maladies héréditaires,
par exemple, comptez le double,
mais là encore il n’y a pas matière
à prendre un abonnement. La
demande plafonne vite et le buzz
retombe. C’est pourquoi il est rapi-
dement apparu que 23andMe avait
autant vocation à vous renseigner
sur votre ascendance génétique
que Facebook avait pour mission
de connecter les gens entre eux.
Il s’agit en fait des données
personnelles et de leur moné-
tisation – et l’idée semble tou-
jours aussi alléchante : les clients
obtiennent des indications sur
d’éventuelles intolérances médi-
camenteuses ou leurs risques de
développer un cancer, et auto-
risent en contrepartie 23andMe
(près de 80 % d’entre eux ont
donné leur accord) à transmettre
leurs données pour la recherche
de nouveaux traitements contre le
cancer ou la maladie d’Alzheimer.
À 50 ans, Anne Wojcicki vou-
lait faire de cette entreprise dont
on parlait en société un acteur
majeur dans le domaine de la
En 2021, la société
était valorisée à
6 milliards de dollars.
Elle ne vaut plus que
2 % de ce montant.
santé. Elle confiait au Wall Street
Journal : “C’est plus difficile que
ce que nous avions pensé. Mais je
pense que nous n’avons pas encore
réellement concrétisé notre vision.”
Passer du statut de start-up
d’analyse génétique à celui d’en-
treprise de la santé est une ambi-
tion qui demande du temps et
de l’argent – deux choses que
23andMe possède en quantité
très limitée. Une situation qui
ne risque guère de s’arranger
après le piratage dont la société
a été victime. En effet, difficile
d’imaginer pire, quand on veut
inspirer confiance à ses clients,
que d’apprendre cinq mois après
les faits, sur un obscur forum et
à l’initiative du pirate lui-même,
que les données de vos utilisa-
teurs se vendent depuis près de
deux mois sur le dark web.
↙ Dessin de Schot,
Pays-Bas.
Dans une plainte en action
collective, on lit qu’un hackeur
nommé “Golem” a publié le
1er octobre 2023 les données de
près d’un million de personnes
d’ascendance juive sur le site
BreachForums – forum utilisé
par des cybercriminels. On peut
y trouver leur nom, adresse et
date de naissance. Peu après, à la
demande d’un certain “Wuhan”,
le hackeur a publié les données de
100 000 personnes d’ascendance
chinoise ; puis, le 17 octobre, après
l’explosion de l’hôpital Al-Ahli
Arabi à Gaza, il a annoncé son
intention de mettre aux enchères
les données de personnes “dont
les riches familles soutiennent le sio-
nisme”. C’est là que ce piratage
a pris une dimension politique.
“Le contexte géopolitique ainsi
que le climat social accroissent les
risques”, lit-on dans la plainte.
Le 31 janvier, les équipes juri-
diques de 23andMe ont rencon-
tré une vingtaine d’avocats afin
de fusionner les plaintes en une
seule et de parvenir à un accord.
La décision n’est toutefois pas
attendue avant mars. La société
reste donc un excellent sujet
de conversation pour les soi-
rées mondaines, même si c’est
plutôt pour évoquer qui a été vic-
time du piratage et quelle action
mener en justice. Et pour noter
que, aujourd’hui, un test ADN de
23andMe montrerait une licorne
en danger de mort.
—Jürgen Schmieder,
publié le 2 février
SOURCE
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG
Munich, Allemagne
Quotidien
sueddeutsche.de
Créé en 1945, le “Journal
du sud de l’Allemagne”
compte parmi les quotidiens
suprarégionaux de référence
du pays. De tendance libérale,
il est un grand défenseur
des valeurs démocratiques
et de l’état de droit. Il emploie
ou a employé les meilleures
plumes du pays. Sa page 3,
qui accueille grands reportages
et articles de fond, est une
institution. Le titre se distingue
aussi par l’importance qu’il
accorde à la culture, traitée
dans ses pages immédiatement
après l’actualité politique.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024 TRANSVERSALES. 37

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Les rois de l’export

La Chine est aujourd’hui le plus grand exportateur du monde. Une domination toute récente à l’aune de l’histoire industrielle.

VISUAL CAPITALIST. Ce site canadien créé en 2011 propose cent cinquante dernières années. Au xixe siècle, le Royaume-Uni,
des infographies sur des sujets variés. Celle-ci, publiée le alors premier exportateur, était un empire riche – surtout
17 janvier, montre comment la part des exportations mondiales de ses colonies. Avec un tiers de sa population employée dans
La source pour certaines des plus grandes puissances a évolué au cours des les usines, c’était aussi le pays le plus industrialisé du monde.
360
38.
L’IA repousse
les limites de l’art et
de la photographie
Les intelligences
artificielles génératives
semblent donner
un coup de vieux
à la peinture ou
à la photographie.
Mais elles permettent
aux artistes qui s’en
emparent de pousser
plus loin les réflexions
sur le vrai et le réel, note
ce critique américain.
—The New York Times
(New York)
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
MAGAZINE
Le village le plus suisse des Appalaches • Voyage ..44
Le pouvoir des hiéroglyphes • Histoire ............ 46
J
ohn Szarkowski, conservateur légendaire du
musée d’Art moderne de New York [de 1962 à
Awards ; l’artiste allemand Boris Eldagsen a ensuite
refusé son prix du photographe amateur le plus créatif,
1991], a un jour défini la photographie comme
“l’acte de pointer, de montrer du doigt”. Depuis
arguant qu’il avait voulu ouvrir le débat sur l’intrusion
des IA dans le monde de l’art]. Autant d’éléments qui
son invention voilà près de deux cents ans, la
photographie a consisté à offrir une perspec-
ont ravivé un débat vieux de deux siècles : qu’appelle-
t-on au juste une “photographie” ?
tive visuelle sur le monde physique, se servant pour
ce faire de la lumière – d’abord au moyen de plaques
Il ne s’agit pas ici de pinailler sur l’étymologie même
du terme. Le fait d’appeler “photographie” une image
photosensibles, puis de pellicules, et enfin de capteurs
numériques.
produite par l’IA – une pratique dont je suis régulière-
ment témoin [l’auteur, Gideon Jacobs, est journaliste
Quand le numérique a commencé à se démocrati-
ser, beaucoup de photographes ont déploré l’abandon
et critique de photographie] – peut ajouter à la confu-
sion, à un moment de l’histoire qui est déjà pour le
de l’argentique, mais, dans l’ensemble, la définition
de John Szarkowski tenait encore : la photographie
moins déroutant. Du fait de l’omniprésence des appa-
reils numériques, nous vivons dans un monde qui croule
consiste toujours à “pointer du doigt”, en réaction à
quelque chose qui existe dans le monde.
déjà sous les photos ; plus de mille milliards de photos
sont prises chaque année. Ces images numériques sont
Or, avec l’avènement des générateurs d’images arti-
ficielles, cette définition prend un coup de vieux.
faciles à truquer à l’aide d’outils existants, dont ceux
qui sont intégrés dans votre téléphone. Mais elles n’en
Les outils d’intelligence artificielle (IA) générative
sont capables de produire des images photoréalistes,
conservent pas moins un lien direct avec des scènes et
des événements qui se sont réellement produits.
généralement à partir d’invites écrites. Ces images sont Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un nou-
disponibles à l’achat dans de vastes photothèques à veau déluge d’images qui, aussi artistiques et → 40
côté des photographies traditionnelles. Il n’est pas rare
qu’elles deviennent virales avant que leur origine ne soit
percée à jour, et il arrive même qu’elles remportent de
IDÉES
prestigieux prix de photographie [ainsi que cela s’est
produit en 2023, lors des Sony World Photography
 Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024 360o. 39

SOURCE
THE NEW YORK TIMES
New York, États-Unis
Quotidien
nytimes.com
Avec 1 600 journalistes, plus de
10 millions d’abonnés au total et
130 prix Pulitzer, The New York Times
est de loin le premier quotidien du pays,
dans lequel on peut lire “all the news
that’s fit to print” (“toute l’information
digne d’être publiée”). C’est le journal
de référence aux États-Unis.

→ Car Dog.
Charlie Engman

Le photographe
américain Charlie
Engman, né en 1987,
travaille aussi bien
pour la presse que pour
la mode. La force
des IA est de générer
des images “qui sont
structurées par notre
culture visuelle sans
être définies par
sa signification, et qui
reflètent donc nos codes
visuels de façon
surprenante et souvent
© CHARLIE ENGMAN

déstabilisante”, dit-il
au New York Times.
 40. 360o
Portrait
ALEXANDER REBEN,
ARTISTE PIONNIER
“C’est une première pour une start-up
qui se trouve au cœur des débats sur
l’art et les intelligences artificielles”,
relève The New York Times. OpenAI,
l’entreprise de San Francisco à qui l’on
doit le générateur de texte ChatGPT
et le générateur d’images DALL-E,
accueille depuis janvier, et pour
trois mois, son premier artiste en
résidence en la personne d’Alexander
Reben, 38 ans. Formé au MIT Media
Lab, directeur de la technologie et
de la recherche au Stochastic Labs,
une structure de Berkeley (Californie)
œuvrant à la rencontre de l’art
et de la science, cet artiste roboticien
continuera d’explorer les répercussions
que les intelligences artificielles
pourraient avoir sur le travail
et la subsistance des artistes. Lui
refuse tout fatalisme, convaincu que
“plus les machines se perfectionnent,
plus les humains doivent se poser de
meilleures questions, notamment sur
les biais [des algorithmes] et les enjeux
de la propriété”, et qu’il est nécessaire
que les développeurs comme
les utilisateurs participent à cette
réflexion, résume le quotidien.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
La beauté étrange d’un passé
réinventé grâce à l’intelligence
artificielle. Retrouvez en portfolio
© ROZETTE HALVORSON/THE NEW YORK TIMES
le projet Another America, pour lequel
le photographe britannique Phillip
Toledano a eu recours à l’IA afin de
donner à voir une histoire imaginaire
des États-Unis et d’interroger
l’impact de cette technologie sur
l’idée du vrai et du faux. Un travail
repris dans notre hors-série
Vivre avec l’intelligence artificielle,
actuellement en kiosque.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
“On n’a jamais donné
un sens au monde
uniquement en
regardant des images.”
38 ← convaincantes soient-elles, sont déconnectées
du monde. De fait, les images produites par l’IA sont
généralement des images composites créées à partir
des innombrables photographies existantes. Dès lors,
en vertu de quelle définition peut-on les dire “réelles” ?
Pas étonnant que certains observateurs s’interrogent :
comment désormais croire ce que l’on voit ?
En dehors des préoccupations bien réelles relatives à
la subsistance même des photographes professionnels,
en particulier ceux qui travaillent dans la photographie
commerciale, je crains que les générateurs d’images
n’accroissent la vulnérabilité de l’ensemble de la société
à la manipulation généralisée – comme le laissent pré-
sager les fausses images de Donald Trump se débat-
tant lors de son arrestation ou, exemple plus cocasse,
du pape François portant une doudoune Balenciaga.
Mais, en dépit de tous ces risques, je me dis que cette
évolution peut aussi lancer un débat – et nourrir un
scepticisme éclairé – sur tous les contenus visuels et
le rapport qu’ont ces images, quelle que soit leur ori-
gine, avec ce qu’on appelle la “vérité”.
A
rtistes, écrivains et théoriciens constatent
depuis longtemps notre tendance très
humaine à projeter une vision équivoque
de la vérité sur une surface bidimension-
nelle. En 1921, Franz Kafka a entendu parler
d’une machine miraculeuse capable de faire
des portraits de manière automatique, le “‘Connais-toi
toi-même’ mécanique”. Il a alors proposé un nom pour
l’appareil en question : le “Méprends-toi toi-même”.
Kafka était en avance sur son temps. Dans un essai
publié en 1977 [dans l’ouvrage Sur la photographie, paru
en français aux éditions Christian Bourgois], Dans la
caverne de Platon, Susan Sontag écrivait : “Bien qu’il soit
vrai qu’en un sens l’appareil fait plus qu’interpréter la réa-
lité, qu’il la capture effectivement, les photographies sont
tout autant une interprétation du monde que les tableaux
et les dessins.” À ses yeux, chaque photographie était à
l’évidence le produit d’une multitude de décisions liées
(consciemment ou non) aux préférences et aux partis
pris du photographe, ainsi qu’aux limites et aux para-
mètres propres à la technologie employée.
Ainsi, lorsque j’entends certains qualifier l’arrivée de
l’IA d’“arrêt de mort” de la photographie, je songe au
peintre français Paul Delaroche [1797-1856], qui, d’après
la légende, aurait décrété la peinture “morte” après avoir
vu un daguerréotype, l’un des tout premiers procédés
photographiques. Or la peinture n’est pas morte, elle a
simplement évolué vers une autre forme d’art, libérée
Trevor Paglen,
ARTISTE ET GÉOGRAPHE
cette fois des obligations de la vraisemblance. La pho-
tographie se retrouve à une croisée des chemins du
même ordre. J’ai donc demandé à quatre artistes qui
se servent dans leur pratique d’images générées par
l’IA – Alejandro Cartagena, Charlie Engman, Trevor
Paglen et Laurie Simmons – de me dire ce qu’ils pen-
saient de cette technologie et des évolutions possibles.
Alejandro, vous êtes sans doute ici celui qui a la
plus longue expérience de la photographie docu-
mentaire : comment réagissez-vous au fait que
des images générées par l’IA soient qualifiées de
“photographies” ?
ALEJANDRO CARTAGENA (photographe et directeur de la
publication de Fellowship, un site consacré à la promotion
de la photographie et à l’exploration de l’imagerie postpho-
tographique) : Oui, en un sens, ces images sont de nature
photographique. Par exemple, les modèles informatiques
comprennent le cadrage photographique. Ils savent
se servir de l’horizon. Ils savent cadrer un portrait en
s’appuyant sur cent quatre-vingts ans de diarrhée pho-
tographique. Ces modèles s’appuient sur des images. Or
les plus répandues, ce sont les photographies. Je pense
que ce type de technologie était inévitable : qu’est-ce
qu’on était censés faire d’autre, sinon, de ces milliards
d’images qui ont été produites ?
C’est très intéressant – l’idée que ces générateurs
d’images soient en quelque sorte la suite logique,
qu’il fallait bien trouver un moyen de mettre à profit
cette profusion de photographies, sans quoi on
aurait passé le siècle dernier à amasser des quantités
faramineuses de “bruit visuel” pour rien.
LAURIE SIMMONS (artiste et photographe) : Terence McKenna
[écrivain et philosophe américain, 1946-2000] a dit un
jour : “Arrêtez de consommer des images et commencez à
en produire”, ce qui peut être une façon de définir ma
pratique. La première fois que j’ai rédigé une invite à l’IA,
c’était le 2 septembre 2022, et j’ai senti la terre trembler
sous mes pieds ! J’avais l’impression d’être “la femme
qui murmure à l’oreille de l’IA”. Et, en même temps, ça
soulevait tellement de questions que ça m’a entraînée
dans deux voies, l’une après l’autre : la première, c’est
celle de la création ; la seconde, ç’a été d’essayer de
comprendre ce que cette technologie implique sur le
plan culturel, politique et professionnel.
Beaucoup de gens dénoncent depuis des années le
recours à des outils de retouche comme Photoshop
ou les filtres numériques, mais je ne me souviens pas
 Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
que les débats aient été aussi animés que le débat
en cours sur les images générées par l’IA. Comme
le paysage change continuellement, on a vraiment
du mal à s’y retrouver ou à prendre position sur
l’IA. Laurie, le travail avec un générateur d’images
comme DALL-E se rapproche-t-il du processus
de création photographique ? Les images qui en
résultent sont-elles des photographies à vos yeux ?
LAURIE SIMMONS : Pas vraiment, mais je ne me considère
pas comme une photographe. Je suis une artiste qui se
sert d’un appareil photo. Pour moi, ces images générées
par l’IA se situent dans une sorte d’espace interstitiel
au croisement du dessin, de la photographie et de la
sculpture. Elles existent dans un espace pour lequel
je n’ai pas encore de nom.
CHARLIE ENGMAN (photographe et réalisateur) : Si je
m’intéresse à l’image photographique, c’est à cause de
son rapport supposé à la réalité ou à la vérité, comme
© LAURIE SIMMONS
on veut. Pour ce qui concerne l’IA, l’une de ses carac-
téristiques à mes yeux est l’étendue de sa capacité à
produire des images d’apparence photographique.
Personnellement, je ne m’intéresse pas aux outils qui
360o. 41
↖ Autofiction : Indoor
Swimming Pool (Midlake),
2023. Laurie Simmons
produisent des images ressemblant à des peintures, à
des illustrations ou à des rendus 3D. Si je m’intéresse à L’Américaine Laurie
l’image photographique, c’est parce qu’elle a une sorte Simmons, née en 1949,
de lien direct avec la notion de vérité. Même si je sais est associée à la Pictures
que ces images ne sont pas vraies, qu’elles ne l’ont jamais Generation, un groupe
été, une partie de moi y croit tout de même. Dans mon d’artistes connus pour
rapport à la photographie, il y a une part de suspension détourner l’imagerie
volontaire de l’incrédulité. de la publicité, du cinéma
TREVOR PAGLEN (artiste et géographe) : L’idée qu’une et des médias de masse.
photographie, en tant que telle, puisse enregistrer une Elle aime la déroutante
forme de vérité a toujours relevé de la fiction. Regardez “magie” des IA, qui lui
Gustave Le Gray [l’un des pionniers de la photographie permettent de créer “des
en France (1820-1884), à l’origine de nombreuses expé- images qui semblent sorties
rimentations]. Regardez la photographie spirite [qui, au de [son] imagination”, confie-
xixe siècle, a tenté de prouver l’existence d’un monde t-elle au New York Times.
des esprits en jouant des flous artistiques, accidents
et autres trucages]. Il est impossible de produire une
image qui ne soit pas manipulée.
LAURIE SIMMONS : La première fois que j’ai pris un appareil
photo, ce qui m’intéressait, c’était le fait que les images
pouvaient mentir, que l’appareil pouvait raconter des
craques. La vérité ne m’a jamais intéressée, et le → 42
42. 360o Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

→ From “Apple” to
“Anomaly”. Trevor Paglen

Artiste et géographe
né en 1974, l’Américain
Trevor Paglen explore
dans son travail la façon
dont les ordinateurs
pensent. En 2019, il a réalisé
pour The Barbican Center,
à Londres, une installation
(ci-contre) qui interroge
la profusion infinie des
images. Trop nombreuses
pour être regardées par
les humains, mais bien
prises en compte
par les algorithmes.

41 ← fait de travailler avec l’IA était donc une forme
d’évolution naturelle pour moi.
TREVOR PAGLEN : Tu ne fais jamais confiance à une photo,
hein ? Pour ma part, je ne m’inquiète pas vraiment de
perdre notre capacité à nous servir des images pour
donner un sens au monde, pour la bonne raison qu’on
n’a jamais donné un sens au monde uniquement en
regardant des images. Quand on le fait, on se retrouve
dans un monde étrange, comme celui du monstre du
Loch Ness.
ALEJANDRO CARTAGENA : Tout est subjectif. Tout n’est
qu’une sélection de la réalité, et donc n’est ni la réalité
ni la vérité.
Le volume considérable de données et le lien qu’éta-
blissent les générateurs d’IA entre le langage et
DALL-E à partir du mot “mignon” ne sont-elles pas
ce qui se rapproche le plus d’un consensus sur le
sens de “mignon” ?
CHARLIE ENGMAN : Je viens de publier un article sur
mon travail avec l’IA dans The New Yorker, dans lequel
je lançais avec une certaine désinvolture que ce qui
est fabuleux avec l’IA, c’est que je peux créer quelque
chose comme 300 images par jour. Bien sûr, des gens
sur Internet y ont vu la mort de la créativité ! Ce que
j’ai trouvé intéressant [dans cette réaction], c’est que
le travail – le temps investi dans la création d’une
image – était considéré comme une mesure de la valeur.
Autrement dit, si vous pouvez travailler aussi vite, c’est
que ce n’est plus de l’art.
ALEJANDRO CARTAGENA : Mais c’était la même chose
quand la pellicule a laissé la place au numérique. Je
trois camps : celui des alarmistes, qui voient le bond
en avant technologique d’un mauvais œil, celui
des optimistes, qui le voient d’un bon œil, et celui
des “perspectivistes”, qui tentent de replacer les
choses dans une perspective historique en partant
du principe que cette avancée sera plus ou moins
comparable aux avancées précédentes – des avancées
auxquelles la société s’est toujours adaptée dans une
certaine mesure. Dans quel camp vous situez-vous
par rapport à l’IA ?
CHARLIE ENGMAN : Je me situerais dans ce dernier
camp, celui des réalistes. J’ai totalement adopté l’IA
dans ma pratique et j’ai hâte d’en explorer le potentiel
créatif. Mais je comprends que ça puisse angoisser les
gens, et je pense qu’il faut se pencher sur la nature de
cette angoisse.
© TREVOR PAGLEN/THE BARBICAN

l’image m’amènent à me demander si ces images
ne seraient pas ce qui rapproche le plus l’humanité
d’une sorte d’idéal, de la théorie des formes de
Platon [selon laquelle les concepts existent en tant
que tels, accessibles par l’intellect, et se déclinent
dans le monde sensoriel en copies et en images
forcément trompeuses]. Les images produites par
me souviens de débats houleux au club photo, où tout
le monde tenait un discours du genre : “Tu peux faire
300 images en une seule séance ? Mais ce n’est pas normal !
Ce n’est pas ça, la photo.”
Les réactions aux grandes avancées technologiques
permettent généralement de classer les gens en
Trevor, êtes-vous optimiste, pessimiste ou quelque
part entre les deux ?
TREVOR PAGLEN : Rien de tout ça, j’imagine. Tous ces
camps partent du principe que les progrès de la tech-
nologie et de la civilisation sont liés, or je ne pense pas
que ce soit le cas.
Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
En bref
Concours
novateur
Aucun concours
de photographie dans
le monde n’était encore allé
aussi loin. En Australie,
le Brisbane Portrait Prize
a décidé d’accepter,
sans les cantonner dans
une catégorie distincte,
les portraits générés
pour tout ou partie
par des IA génératives.
L’œuvre doit être
entièrement exécutée
par le participant, et celui-ci
en détenir l’intégralité
des droits. Un des
organisateurs a expliqué
à The Guardian Australia
qu’il était dans l’essence
de l’art de toujours
évoluer et d’absorber
le changement.
Explorations
japonaises
Alors que le débat sur
la réglementation des IA bat
son plein en Europe et aux
États-Unis, les explorations
se multiplient au Japon
pour “élargir les possibilités
de l’art”, note le Nihon
Keizai Shimbun. Ainsi,
Laurie ? à Tokyo, à l’automne dernier,
LAURIE SIMMONS : Je vais me ranger derrière Terence les curateurs d’une
McKenna sur ce point et dire qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. exposition d’art abstrait
avaient installé un système
Alejandro ?
ALEJANDRO CARTAGENA : J’imagine que je suis un pers-
permettant de lire les ondes
cérébrales des visiteurs et
pectiviste, puisque je suis déjà passé par une phase de de créer, par IA, un tableau
crainte et d’angoisse pendant la bascule de l’argentique à partir de celles-ci. Dans
vers le numérique dans les années 1990. Je suis arrivé à la même veine, un “grand
la photo à ce moment-là, quand les adeptes de l’argen- prix de l’art par intelligence
tique s’arrachaient les cheveux parce qu’ils ne voulaient artificielle” a été décerné
pas que l’on parle de “photographie” au sujet de la par un jury de chercheurs et
photo numérique. Ils estimaient que, si rien ne venait d’artistes, rapporte la NHK.
frapper physiquement le celluloïd, on ne pouvait pas Le lauréat a créé une IA
parler de photographie. Je ne sais pas si c’est un effet générative permettant
du syndrome de stress post-traumatique ou simplement de décliner un portrait
l’impression étrange d’avoir eu le même genre de débat en 23 avatars. “L’IA peut
enflammé voilà près de vingt ans, mais, étant passé par nous servir pour améliorer
là et ayant compris qu’on ne peut rien y faire une fois les capacités humaines
que la technologie est mature, j’ai plutôt tendance à me ou compenser celles qui
dire : à quoi bon lutter puisqu’elle est là ? nous manquent”, analyse
—Propos recueillis par Gideon Jacobs, la chaîne de télévision.
publié le 26 décembre 2023
Droits d’auteur
Le pillage
a débuté
Frida Kahlo, David Hockney,
Walt Disney, Yayoi Kusama,
Damien Hirst, Banksy…
Ce sont quelques-uns des
16 000 noms prestigieux
qui figuraient sur un fichier
intitulé “Midjourney Style
List”, qui a fuité à la fin
de 2023. Vraisemblablement
une liste des artistes dont
les ingénieurs de Midjourney
ont utilisé les œuvres
pour nourrir leur générateur
d’images, sans l’autorisation
des intéressés ou de
leurs ayants droit, suppose
The Art Newspaper.
Ce n’est donc pas un hasard
si nombre de ces noms
se retrouvent sur la liste
des plaignants d’un procès
en “class action” intenté
dans la foulée devant
un tribunal américain.
Si l’affaire se déploie
sur un “territoire
juridiquement incertain”,
elle a le mérite “de braquer
les projecteurs sur le fait
que la conversion
d’œuvres sous copyright
en outils de référence
pour des intelligences
artificielles est déjà bel
et bien en cours”, souligne
la revue spécialisée.
Le dilemme
indien
Les artistes d’Inde,
du Pakistan, d’Afghanistan
ou encore du Sri Lanka
sont confrontés à
“un casse-tête déroutant”,
résume le site
The Juggernaut,
spécialiste de l’Asie
du Sud. Soit ils acceptent
que leurs œuvres
nourrissent les générateurs
d’images par intelligence
artificielle (IA) développés
aux États-Unis, au risque
de ne pas être rétribués pour
leur travail, soit ils acceptent
360o. 43
que les algorithmes
continuent de fonctionner
comme ils le font, avec
leurs préjugés raciaux et
leurs biais de toutes sortes.
Ce dernier point n’est pas
anodin. En juin dernier,
rappelle le site, une étude
menée par des chercheurs
de Google a mis en avant
le manque de diversité des
représentations proposées
par Dall-E ou Stable
Diffusion. Par exemple,
la requête “Enfants
mangeant de la street
food à Bénarès ou Lahore”
débouchait sur
des images d’enfants
blancs, “manifestement
occidentaux”. Et, si
les modèles d’IA pouvaient
reproduire de manière
reconnaissable les styles
d’artistes européens comme
Monet ou Picasso,
ils étaient loin de pouvoir
en faire autant avec
l’Indien Abanindranath
Tagore (1871-1951)
ou le Bangladais Zainul
Abedin (1914-1976).
Une meilleure
représentativité est
possible. Mais à quel prix ?
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
“Créateurs de tous pays,
il est temps de vous unir
face aux IA” L’année 2024
sera celle de la bataille
des copyrights, prévient
Brian Merchant, chroniqueur
tech au Los Angeles Times.
Les artistes feraient
bien de fourbir leurs armes,
car ils ont déjà plusieurs
coups de retard.
44. 360o Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024

voyage.
Le village le plus
suisse des Appalaches
Fondée en 1869 par des immigrés, la commune
d’Helvetia connaît un regain de notoriété
depuis la sortie du jeu vidéo “Fallout 76”, dont
l’intrigue se déroule en Virginie-Occidentale.

—Neue Zürcher Zeitung, a plus de cent cinquante ans. Autre lieu

extraits (Zurich) incontournable du village : la Kultur-Haus,

O
n se croirait dans une vieille maison
de famille, quelque part au fin fond
de la campagne suisse. Dans la salle
à manger du restaurant Die Hütte [“La
Cabane”, en suisse allemand], des photos
jaunies et un vieux moulin à café trônent
sur une étagère, un tableau représentant
une montée à l’alpage est accroché au mur.
Dans l’arrière-salle, un harmonium prend
la poussière sous une lampe à pétrole. Ma
table est recouverte d’une nappe à car-
reaux blancs et rouges, et quand la ser-
veuse m’apporte le menu j’y découvre du
rôti mariné au vinaigre, des röstis, de la
choucroute accompagnée de compote de
pommes et du fromage. Contrairement
aux apparences, nous sommes bien aux
États-Unis. Plus exactement à Helvetia,
en Virginie-Occidentale.
Ce village est sans doute plus connu
pour sa version virtuelle dans le célèbre
jeu vidéo Fallout 76 [du studio américain
Bethesda, sorti sur PC et consoles en
2018], qui met en scène, en 2102, les survi-
vants d’une guerre nucléaire. Ces derniers
errent, en compagnie de robots, dans des
champs de ruines radioactifs à l’ambiance
postapocalyptique. Ce décor est inspiré
du vrai Helvetia, dont les bâtiments ont
qui abrite le bureau de poste et l’épice-
rie, avec sa collection de masques de car-
naval en papier mâché. Outre le fromage
et le miel produits localement, le maga-
sin vend également des livres, notam-
ment un recueil de recettes intitulé Öppis
Guets vu Helvetia [“Les Bons Petits Plats
d’Helvetia”] – même si plus personne ici
ne parle encore le suisse allemand.
À la grande époque – dans les années 1910,
quand les mines de charbon tournaient à
plein régime –, Helvetia comptait quelque
500 habitants. Puis l’exploitation du char-
bon a commencé à décliner. La dernière
mine de la région a d’ailleurs mis la clé
sous la porte. Dans les rues d’Helvetia,
de nombreuses maisons sont désormais
à l’abandon. L’église est encore ouverte,
mais les fidèles se font rares. Les jeunes
quittent le pays pour trouver du travail
et fuir l’ennui. Helvetia est toutefois loin
d’être un cas isolé en Virginie-Occidentale, de téléphone arabe musical, les couplets ↑↑ Au Star Band Hall d’Helvetia,
l’un des États les plus pauvres des États- et les refrains se transmettent oralement avant le cours de danse folklorique.
Unis. La crise des opioïdes [lire aussi pages de génération en génération, et la ver-
26-32], particulièrement marquée dans sion actuelle n’a plus grand-chose à voir ↑ Le magasin du village.
cette partie du pays, a fait des victimes avec l’original. Photos Jonas Kakó
jusque dans le petit village suisse. Dave Whipp est un peu l’historien du
MA. Maryland PENNSYLVANIE
Les habitants d’Helvetia craignent village. Il me guide à travers Helvetia, en
de voir disparaître un jour leur village. commençant par une antique cabane de É T AT S - U N I S
Helvetia finirait par ressembler à son bois construite au milieu d’un pré. C’est
OHIO

été reproduits avec un soin minutieux.
Le véritable village, lui, ne compte que
38 habitants. Il a été fondé en 1869 par des
immigrés suisses séduits par les paysages
vallonnés des Appalaches, qui leur rappe-
MA.
pendant virtuel postapocalyptique. Alors là que les tout premiers immigrés suisses Helvetia
pour les habitants, Fallout 76 prend des se sont installés, après un dur voyage, à la
airs d’avertissement funeste. Et c’est fin de l’automne 1869. Quatorze hommes
Charleston
peut-être pour cela qu’ils se cramponnent et une femme, partis de New York. Ils
VIRGINIE- COMTÉ
autant à leurs traditions. Dans l’espoir ont bâti cette cabane en rondins d’envi- DE RANDOLPH
KENTUCKY

laient leur terre natale. Helvetia est tel-
lement loin de tout que les portables ne
captent pas, et pour passer leurs appels les
habitants doivent utiliser le téléphone fixe
que tout reste comme avant.
Ce soir, chez Dave Whipp, c’est raclette.
Après le repas et quelques verres de vin,
Joe McInroy sort sa guitare et entonne de
OCCIDENTALE
ron trois mètres sur trois, et y ont vécu
ensemble, dans une seule pièce, durant
VIRGINIE
toute la première année. Puis d’autres les
ont rejoints, et, en 1871, le village comptait
COURRIER INTERNATIONAL

du restaurant ou la cabine téléphonique
installée au centre du village.
Pour Internet, il y a le wifi de la biblio-
thèque municipale. C’est aussi là que sont
conservées les archives du village, dont le
drapeau suisse apporté par les colons il y
vieux airs suisses avec son accent amé-
ricain à couper au couteau. Les textes
ont traversé les générations, mais plus
personne ne les comprend au village, et
quelques approximations se sont glissées
dans les paroles. Comme dans une sorte
32 habitants. D’autres immigrés helvètes
sont ensuite arrivés des quatre coins des
États-Unis, du Canada, et parfois directe- CAROLINE
ment de Suisse. Les profils étaient variés : DU NORD
maçons, charpentiers, peintres, fromagers, 150 km
professeurs, musiciens, prêtres, médecins,

↓ Soirée raclette
et chants suisses
chez Dave Whipp.
horlogers, cordonniers. Sur les stèles du
cimetière, on trouve encore de nombreux
noms typiquement suisses.
Aujourd’hui, ceux qui font le choix de
revenir à Helvetia après l’avoir quitté sont
rares. Clara Lehmann est l’une d’entre
eux. “À l’adolescence, je ne rêvais que d’une
chose : partir d’ici”, raconte la jeune femme,
qui a aujourd’hui 38 ans. Elle a donc mis
les voiles direction le Minnesota, où elle
a suivi des études d’art et rencontré son
mari, Jonathan. Ensemble, ils se sont ins-
tallés à Chicago. “J’étais heureuse là-bas,
et puis un jour, à ma grande surprise, j’ai
commencé à avoir le mal du pays.”
Le couple a donc pris une décision inha-
bituelle : quitter une mégapole pour un
petit village. Là, ils ont fondé leur entre-
prise de production audiovisuelle, baptisée
Coat of Arms [“Armoiries”, en français].
N’est-il pas bizarre de se lancer dans
un secteur aussi moderne quand on vit
dans un hameau reculé où le simple fait
de se connecter à Internet relève déjà de
↓↓ Russel Morgan coupe l’un
des fromages élaborés par sa femme,
Thrayron, fromagère, selon
une recette de sa grand-mère.
l’opération commando ? “C’est ce qu’on s’est
dit au début, reconnaît Clara Lehmann.
Mais habiter aussi loin de tout et de la ville
constitue finalement un avantage : cela nous
permet de nous démarquer.”
Il n’y a pas l’ombre d’un képi à Helvetia.
“En cas de problème, on s’adresse aux voisins
qui ont des armes chez eux, explique la
jeune femme. Le premier poste de police est
à une heure d’ici.” La gestion des urgences
médicales prend aussi des allures de défi,
malgré la présence d’un petit dispen-
saire. “Quand on appelle une ambulance,
on roule à sa rencontre pour lui confier le
malade à mi-chemin.”
Vu son isolement et sa population déri-
soire, le village est plus ou moins oublié du
reste des États-Unis. Helvetia ne s’est pas
constitué en municipalité. Il est laissé pour
compte, diront les plus pessimistes ; libre
et autonome, diront les autres. Le hameau
n’a pas de maire ni de conseil municipal.
Une année, les habitants ont élu Jessie, le
chien du village, pour plaisanter.
Les affaires publiques sont gérées par
de petits groupes de bénévoles qui veillent
à ce que personne n’accapare le pouvoir.
La démocratie directe à la suisse s’est
transformée ici en une sorte d’anarchie
pacifique. De fait, peu d’habitants se défi-
nissent comme républicains ou démo-
crates, et bien souvent, lors des élections,
c’est surtout la personnalité et le pro-
gramme des candidats qui comptent, plus
que leur allégeance à un parti.
Sur les berges de la rivière Buckhannon,
qui traverse le village, j’aperçois un garçon
posté près du pont. Armé de sa canne à
pêche, il tente d’attraper une truite – tou-
jours la même, visiblement – qui barbote
autour de son hameçon sans jamais mordre.
“J’ai le temps”, glisse le garçon, patient.
Sur la rive opposée, une femme instal-
lée sur une chaise pliante, les pieds dans
l’eau, fait signe aux passants. On dirait
bien que j’ai découvert le spa d’Helvetia.
Mais n’allez pas croire que la vie ici est
monotone, ni que tous les Helvètes se res-
semblent. À y regarder d’un peu plus près,
Clara et Jonathan ne sont pas les seuls
habitants aux parcours de vie atypiques.
“On perpétue les traditions
peut-être encore plus
consciencieusement que
les Suisses eux-mêmes.”
Russell Morgan,
HABITANT D’HELVETIA
Thrayron Morgan, par exemple, est froma-
gère. “J’utilise la recette de ma grand-mère”,
confie-t-elle. Mais comme les chansons,
la recette s’est un peu éloignée de l’ori-
ginal au fil des générations. Son fromage
est bon, mais il n’a plus grand-chose à voir
avec ceux du terroir suisse.
Fidèle aux recommandations de ses
voisins, j’ai attendu une heure décente
pour aller l’interroger. La fromagère est
visiblement la seule adepte des grasses
matinées du village. Avec son mari,
Russell, elle garde précieusement l’un
des trésors d’Helvetia : deux cors des
Alpes. Pour ses vingt-cinq ans de mariage,
le couple s’est offert un voyage en Suisse,
dont il a rapporté un cor fait à la main, à
la demande du village. L’objet a coûté une
petite fortune à la communauté.
À défaut de savoir en jouer, Russell nous
réserve une autre surprise : il saisit une
jatte à lait, une pièce de 5 francs [suisses]
de 1968, et se lance dans une démonstra-
tion de Talerschwingen digne d’un véri-
table Suisse [aussi appelée “ronde de l’écu”,
cette pratique traditionnelle consiste à
faire tournoyer une pièce dans un réci-
pient pour produire un accompagnement
musical].
Pourtant, Russell Morgan est tout ce
qu’il y a de plus américain. Il a servi pen-
dant plus de quarante ans dans l’armée
360o. 45
américaine, notamment en Afghanistan,
au Honduras et en Égypte. Mais personne
ne semble pouvoir échapper à l’influence
helvète dans le village. Russell organise
régulièrement des soirées jass [jeu de
cartes très populaire en Suisse] avec ses
amis. “On perpétue les traditions peut-
être encore plus consciencieusement que les
Suisses eux-mêmes”, s’amuse-t-il.
Afflux d’inconnus. Non loin de chez
les Morgan se trouve la maison de Nancy
Gain. Elle vit avec son mari et leurs deux
petites-filles, occupées ce matin-là à nour-
rir les moutons et à collecter les œufs dans
le poulailler. Nancy extrait d’une étagère
un superbe livre sur les tenues tradition-
nelles suisses, dont elle s’est inspirée pour
confectionner, avec d’autres femmes du
village, des robes folkloriques pour les
fêtes locales. L’après-midi, ses petites-
filles enfilent leur tenue et retrouvent les
filles de Clara Lehmann au Star Band Hall
pour s’entraîner aux danses folkloriques.
L’épopée de Fallout 76 a commencé
par l’arrivée d’une camionnette équipée
d’une caméra sur le toit, qui s’est mis à
sillonner Helvetia en long en large et en
travers sans que personne sache pour-
quoi. “Et puis un beau jour, des gars bizarres
ont commencé à se présenter au restaurant
et à poser des questions morbides – sur le
cimetière, les décès, ce genre de choses”, se
souvient Clara Lehmann. Les villageois
ont fini par faire le lien avec le jeu vidéo.
Dès sa sortie, en 2018, Fallout 76 a séduit
14 millions de joueurs, qui faisaient évo-
luer leurs personnages dans une ville imi-
tant Helvetia dans les moindres détails.
Conséquence de ce succès, en 2019 de
nombreux inconnus ont débarqué dans le
village pour son grand événement annuel,
mélange de carnaval et des Sechseläuten,
fêtes traditionnelles zurichoises célébrant
l’arrivée du printemps. Ce jour-là, les
habitants portent des masques en papier
mâché confectionnés de leurs mains et
brûlent un pantin symbolisant l’hiver.
D’ordinaire, seuls les gens d’Helvetia et
quelque 200 à 300 personnes venues des
villes alentour participaient aux festivités.
Mais cette année-là, l’événement a attiré
2 000 curieux, pour beaucoup passionnés
du jeu vidéo, et les riverains ont été pris
de court par l’affluence.
Certains gameurs portaient des cos-
tumes futuristes inspirés de l’univers du
jeu et espéraient organiser leur propre
défilé thématique. “Nous en avons discuté
entre nous”, raconte Clara Lehmann. Les
villageois ont finalement opté pour un
compromis, dans la plus pure tradition
suisse. “Nous avons décidé d’organiser un
circuit spécial pour les fans de Fallout 76,
tout en conservant l’esprit ancestral de
la fête et du village.”
—David Signer
publié le 30 décembre 2023
46. 360o Courrier international — no 1737 du 15 au 21 février 2024
histoire.
—La Repubblica (Rome)
L
’écriture est indissociable du dévelop-
pement de l’Égypte. Dès l’aube de la
civilisation qui s’est déployée sur les
rives du Nil, on assiste aux prémices du sys-
tème codifié qui accompagnera la longue et
complexe évolution de cette culture millénaire.
Autour de 3 200 avant Jésus-Christ, des ins-
criptions découvertes dans la tombe bapti-
sée “U-j”, une nécropole prédynastique située
à Oumm El-Qa’ab, près d’Abydos, en Haute-
Égypte, attestent de l’utilisation de signes sous
une forme codifiée : orientation particulière,
miniaturisation, dimensions calibrées. Cette
proto- écriture, retrouvée sur des tablettes
cérémonielles, servait à indiquer la valeur des
biens et à en permettre l’identification. Le pas
est alors franchi : peu de temps après, autour de
3 100 avant Jésus-Christ, pendant la dynastie
dite “zéro”, on voit apparaître des inscriptions
prenant la forme de brefs groupes nominaux
mais pas encore de prédicats, ni de longs textes
d’un seul tenant.
La première locution complète témoignant
d’un début de complexité linguistique date de
la fin de la IIe dynastie (vers 2690 avant Jésus-
Christ). Elle a été retrouvée sur un sceau-cylindre
du pharaon Peribsen, sur lequel on peut lire :
“Celui qui est d’or a réuni les deux terres pour
son fils, le seigneur de la Haute- et de la Basse-
Égypte, Peribsen.”
L’écriture devient dès lors le système qui
permet de structurer les activités humaines,
d’apporter des réponses précises à des besoins
spécifiques et de mesurer, de contrôler et d’or-
ganiser la vie des hommes. Considérée comme
un savoir exclusif, la connaissance des hiéro-
glyphes, appelés médou-netjer (“parole divine”),
était cependant limitée, et une petite frange seu-
lement de la population, entre 1 % et 10 % selon
les périodes, savait lire et écrire.
On prêtait alors à ces signes un pouvoir par-
ticulier, les pensant habités par le divin, ce qui
explique la mutilation rituelle des hiéroglyphes
Le pouvoir
dans les textes funéraires visant à neutraliser
leur pouvoir potentiellement néfaste. À l’in-
verse, en leur adjoignant des bras et des jambes,
des hiéroglyphes…
certains signes pouvaient être animés, de sorte
que des éléments scripturaux pouvaient deve-
nir des emblèmes ou des symboles protecteurs.
Et de l’écriture
On pouvait aussi se contenter de toucher les
écritures hiéroglyphiques pour bénéficier de
leurs bienfaits. À la Basse Époque, on versait de
l’eau sur les cippes d’Horus, des stèles couvertes
d’inscriptions parmi lesquelles était représenté
Antiquité — Égypte le fils d’Osiris, pour ensuite la boire dans l’espoir
d’être guéri de telle ou telle maladie.
L’écriture a joué un grand rôle dans l’essor L’écriture est liée intimement à la mémoire.
Si la culture du souvenir est, d’abord et avant
de la civilisation qui s’est épanouie sur les tout, une référence au passé, et si le passé voit
rives du Nil. Et elle occupait une place très le jour à l’instant où l’on prend conscience d’une
particulière dans la mémoire et le souvenir différence entre le présent et un temps anté-
rieur, la mort est l’expérience première d’une
des défunts, relate cet égyptologue italien. telle césure et le souvenir des morts, la forme
originelle de la mémoire culturelle.
La commémoration rétrospective des défunts
est la forme la plus commune, la plus primaire
↙ Dessin de Boligán paru
dans El Universal, Mexico.
et la plus naturelle du souvenir. C’est la manière
dont une société vit avec ses morts et conjugue
leur mémoire au présent, se donnant ainsi une
image d’unité et d’intégrité qui englobe néces-
sairement les générations qui ont précédé.
Dans la dimension prospective [du souve-
nir], en revanche, l’accent est mis sur la glo-
rification et la célébrité, c’est-à-dire sur les
moyens de se rendre soi-même mémorable
et d’acquérir une renommée. Au cœur de la
dimension rétrospective, il y a la dévotion,
c’est-à-dire les moyens pour que les autres ne
soient pas oubliés.
Cette double dimension de la commémora-
tion des défunts, tournée à la fois vers le passé
et l’avenir, fait de l’Égypte ancienne un cas à
part. Cette combinaison ne tient pas seulement
à la capacité de celui qui vient d’accéder à de
hautes fonctions de se faire ériger un tom-
beau ostentatoire, et donc d’œuvrer ainsi, de
Les monuments ne sont pas
les seuls vecteurs
de perpétuation : un nom
peut continuer à vivre
à travers le son de la voix.
manière prospective, à sa commémoration
future. Derrière de telles dépenses se cache
en fait une conception particulière de la réci-
procité, selon laquelle on attend des descen-
dants un respect au moins égal à celui que l’on
voue aux ancêtres. Les liens sociaux de la réci-
procité se traduisent ainsi dans la dimension
temporelle qui mène à l’éternité.
Les monuments ne sont cependant pas les
seuls vecteurs de perpétuation : un nom peut
continuer à vivre à travers le simple son de la
voix. Dans les textes anciens égyptiens, on
apprend ainsi qu’un homme vit tant que son
nom est prononcé.
L’espoir de continuer à vivre à travers le sou-
venir de sa communauté et l’idée d’emporter
ses morts avec soi dans le temps présent font
sans doute partie des fondamentaux univer-
sels de l’existence humaine. C’est à travers
le lien avec les défunts, produit par le souve-
nir, qu’une communauté affirme son identité.
—Christian Greco,
publié le 21 décembre 2023
SOURCE
LA REPUBBLICA
Rome, Italie
Quotidien
repubblica.it
Né en 1976, le titre se veut
le journal de l’élite intellectuelle.
Orienté à gauche, avec une
sympathie affichée pour le Parti
démocrate, et réputé pour
ses “plumes”, le quotidien est
l’un des plus vendus en Italie.
 Notre nouveau Hors-Série

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