TERRORISME FRANCE — LES RÉACTIONS À L’ÉTRANGER APRÈS L’ATTAQUE À ARRAS

BELGIQUE — BRUXELLES, À NOUVEAU FRAPPÉE, EN ÉTAT DE CHOC

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
No 1720 du 19 au 25 octobre 2023

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
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GAZA
UNE GUERRE
SANS LOIS
Plus d’un million de déplacés
en une semaine dans l’enclave
palestinienne : l’ampleur
de la riposte israélienne
aux attaques du Hamas
fait débat dans la presse
étrangère. L’ONU dénonce
une catastrophe humanitaire.

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 Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” dossier cette semaine, Maram
Humaid raconte sa tristesse,
CLAIRE CARRARD son sentiment d’impuissance
et cette unique certitude : cet
Gaza, une exode-là aussi sera sans retour.
Depuis une semaine, plus
guerre sans lois d’un million de personnes ont
fui vers le sud de l’enclave
nombreuses appellent Israël
à la retenue. Nous avons choisi
de nous en faire l’écho.
Il ne s’agit pas de nier le droit
de l’État hébreu à se défendre,
explique ainsi l’avocat israélien
Michael Sfard dans Ha’Aretz.
Simplement, “Israël ne doit pas
le massacre de milliers de civils “Si je me bats, c’est pour Israël :
palestiniens à Gaza. Aux États- les Palestiniens ne sont pas mes
Unis, des manifestations ennemis”, écrit-il. Un texte
ont été organisées par la à lire absolument.
communauté juive pour
appeler à un cessez-le-feu.
Pour finir, nous revenons sur
l’émotion, immense en France,
Le jusqu’au-boutisme après l’assassinat de
de Benyamin Nétanyahou Dominique Bernard à Arras.

L
’histoire se répète […].
Nous sommes devenus des
réfugiés sur notre propre
terre.” Maram Humaid est
une journaliste palestinienne
d’Al-Jazeera. Elle vivait avec
sa famille à Gaza quand
l’armée israélienne a sommé la
population d’évacuer la ville en
vue d’une prochaine invasion
terrestre. Vingt-quatre heures
pour fuir, mais vers où? Et
comment partir sous un déluge
de feu permanent? C’est
pourtant le choix qu’elle a fait
avec son mari. Comme tant
d’autres Gazaouis, qui
redoutent une deuxième Nakba
– “Catastrophe” –, terme qui
désigne l’exode forcé de
700000 Palestiniens chassés
de leurs terres en 1948, dans
la foulée de la création d’Israël.
Dans l’article qui ouvre notre
palestinienne, soumise à un
blocus complet – l’eau, le gaz
et l’électricité ont été coupés
dès le 9 octobre. Le bilan est
lourd : déjà plus de 2800 morts
et des dizaines de milliers
de blessés. “Une catastrophe
humanitaire sans précédent
se déroule sous nos yeux”, la
bande de Gaza est “étranglée”,
expliquait le 15 octobre
le commissaire général de
l’agence des Nations unies pour
les réfugiés palestiniens. Un cri
d’alarme relayé par l’OMS et
de nombreuses organisations
dans le monde, et qui a motivé
le choix de notre couverture
cette semaine.
Alors que le ballet
diplomatique se poursuit pour
tenter d’éviter un embrasement
régional – Joe Biden était
attendu mercredi en Israël –,
des voix de plus en plus
ignorer les interdits fixés par
le droit de la guerre”. Oui, le
Hamas s’est rendu coupable
d’un “crime de guerre
abominable et impardonnable”
le 7 octobre. “Et pourtant,
écrit-il, le droit de la guerre n’a
pas été pensé uniquement pour
des situations de parfait sang-
froid, où il n’y a ni colère justifiée
ni soif compréhensible
de vengeance. Par les lois de la
guerre, l’humanité a manifesté
son renoncement à une absolue
prohibition du recours à la force,
au profit de la définition de règles
établissant des minimums
d’humanité et des limites dans les
souff rances infligées aux civils.”
Dans The Observer, l’auteur
britannique Kenan Malik
reprend peu ou prou le même
argument : la barbarie du
Hamas, “organisation antisémite
et intégriste”, ne saurait justifier
n’a pas que des adeptes.
Outre le sort des civils
palestiniens, c’est tout
le fragile équilibre régional
qui est à nouveau bouleversé.
À deux mois d’une élection
présidentielle compliquée pour
le président Sissi, l’Égypte,
traditionnel médiateur entre
Israël et le Hamas, refuse
d’accueillir des réfugiés
palestiniens sur son sol. Au
nord, Israël redoute l’ouverture
d’un deuxième front avec le
Hezbollah, soutenu par l’Iran.
Et s’inquiète d’un effet domino
en Cisjordanie.
Comment éviter l’escalade
qui paraît inexorable? Pour
clore le dossier, nous avons
voulu faire entendre une voix
différente, celle d’un officier
réserviste israélien dont
The New York Times publie
une lettre ouverte, très forte.
Non seulement le terrorisme
islamiste est de retour sur
le territoire, mais ce meurtre
exacerbe les pires craintes
quant à la possible importation
du conflit entre le Hamas
et Israël en France, s’alarme
la presse étrangère. S’il n’y a
pas de lien avéré avec la crise
actuelle en Israël, “la France
est le sismographe européen
des crises du Moyen-Orient”,
explique toutefois Domani.
“Après le samedi sanglant qu’a
connu Israël, l’inquiétude est
à son comble”, écrit le quotidien
italien. Avec l’attentat
de Bruxelles, qui a fait deux
morts, cette inquiétude risque
de gagner toute l’Europe.
En couverture :
Dessin de Brian Stauffer,
États-Unis (archive).

Sommaire
ÉTATS-UNIS p.22 SIGNAUX p.43
360° LES SOURCES

Shawn Fain, Le clitoris n’est

PHOTO VICTOR MORIYAMA/THE NEW YORK TIMES

Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international
le syndicaliste plus tabou, sélectionnent et traduisent des

antiriches il était temps!

Portrait du président du syndicat
des travailleurs de l’automobile,
qui a lancé la première grève
simultanée chez les Big Three :
General Motors, Ford et Stellantis.
Sur la piste p.44
FRANCE p.6
des derniers
articles tirés de plus de 1500 médias
du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
Cet organe a longtemps et blogs utilisés dans ce numéro :
disparu des ouvrages
d’anatomie, relève Die Zeit, Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien.
qui lui consacre Connectas (connectas.org) Amérique
latine, en ligne. The Daily Telegraph
une infographie. Londres, quotidien. Financial Times
Londres, quotidien. Al-Jazeera
English (aljazeera.com) Doha,
en ligne. Magyar Hang Budapest,

Piripkura À Arras, “rester unis hebdomadaire. Nature Londres,

hebdomadaire. The New York Times

La tribu brésilienne la plus proche

de l’extinction ne compte que trois
contre la terreur” New York, quotidien. The Observer
Londres, hebdomadaire. El País
Madrid, quotidien. The Quint
La correspondante du journal belge (thequint.com) Noida (Inde), en ligne.
De Standaard est allée à la rencontre
DESSIN D’ALEX, SUISSE

membres, dont seulement deux Le Soir Bruxelles, quotidien.

habitent encore dans la forêt
amazonienne. Sa survie est l’enjeu
d’épineuses questions pour le pays.
Un reportage du New York Times.
des élèves et parents de la cité scolaire De Standaard Bruxelles, quotidien.
Studio Yafa (studioyafa.org)
Gambetta-Carnot, venus rendre Ouagadougou, en ligne. Thai Enquirer
hommage à Dominique Bernard, (thaienquirer.com) Bangkok, en ligne.
le professeur assassiné le 13 octobre. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.
4. Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde Rugby. Les Bleus sortis en quarts ? Jamais Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
6. France. À Arras, “rester unis
Hollywood n’aurait toléré chose pareille
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
contre la terreur” Dépôt légal Octobre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
8. Belgique. Retour à l’état Victimes d’un tirage au sort effectué trop tôt, la France et l’Irlande ont quitté ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
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de choc la Coupe du monde. De quoi laisser le spectateur seul face à son ennui, se désole 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
le néo-aficionado John Lichfield dans sa chronique “Au-dessus de la mêlée”. www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
À la une Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
12. Gaza, une guerre sans lois Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación

D’un continent à l’autre Israël-Hamas. Joe Biden en visite édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,

pour éviter le pire

16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
22. États-Unis. Shawn Fain, Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
le syndicaliste antiriches Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
24. Argentine. La crise Le président américain se rendait le 18 octobre à Tel-Aviv et à Amman. (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
Objectifs : acheminer de l’aide humanitaire à Gaza et envoyer un signal fort
monétaire pèse (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
à l’Iran et au Hezbollah. Le spectre de l’invasion du Liban, en 1982, plane sur Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
sur la présidentielle centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
l’offensive israélienne annoncée, explique le Financial Times. 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
28. Inde. Être végétarien, Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
(Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
une affaire de pouvoir ? (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
29. Thaïlande. Une société Courrier des recettes. Le braaibroodjie, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
au bord de la crise de nerfs
le croque-monsieur sud-africain
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).Moyen-Orient Bachir El-Khoury
(chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux
30. Zimbabwe. Les fermiers (Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
(pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros
montrent patte blanche “Le braaibroodjie occupe une place particulière dans nos cœurs, mais il mérite (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique

32. Burkina Faso. À l’école, également d’entrer dans les annales de notre culture gastronomique nationale”, australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
un patriotisme de coton défend le Daily Maverick, qui se félicite que de grands chefs le réinventent. de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
34. Arménie-Azerbaïdjan. Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
Stepanakert, ville fantôme éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions
36. France. Et le solaire rayonna poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète.
Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
enfin Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
Retrouvez-nous aussi sur Facebook,
Transversales Twitter, Instagram et Pinterest.
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
40. Économie. Ce village Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
hongrois qui résiste aux batteries espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
électriques Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
42. Sciences. “Les attaques maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
contre la science servent (chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
des intérêts politiques” LE 19 OCT. 2023 Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
(directrice du développement et de la communication, 1737), Diane Perpère (1608),
43. Signaux. Le clitoris n’est plus À L’AUDITORIUM Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
DU GROUPE LE MONDE,
tabou, il était temps ! PARIS 13e ET EN LIVE :
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes

360° Démarrez votre aventure Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Jean-Baptiste Bor, Anne-Dominique
Boulle, Chloé Boyer, Solène Cahon, Guillaume Deneufbourg, Eva Douley, Dorian
44. Ethnographie. Sur la piste
à l’étranger
Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot, Vladimir Pol, Derwell
Queffelec, Isabelle Taudière
des derniers Piripkura Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11469, 75707
48. Idées. ChatGPT, mon beau Paris Cedex 13, tél. : 0157282000 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisa-
JARED CHULSKI

beth.cialdella@mpublicite.fr, 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque

ChatGPT, dis-moi qui je suis RENCONTRES • TABLES RONDES • COCKTAIL Courrier international Steeve Dablin (0157283884) Directeur délégué Activités
programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@
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du verre et de la lumière Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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Ce numéro comprend un encart Courrier international posé sur la totalité
des abonnés France métropolitaine.
6.
a ns
7 jours odnde
le m
France. À Arras, “rester
unis contre la terreur”
Le 13 octobre, une attaque au couteau a fait un mort et trois blessés
dans la cité scolaire Gambetta-Carnot. Le lendemain,
la correspondante de ce journal belge a assisté à l’hommage ému
rendu au professeur assassiné, Dominique Bernard.
—De Standaard
(Bruxelles)
M
onsieur Bernard est
mort. “Il était strict, mais
vraiment gentil”, se sou-
vient Louis. Son professeur de
lettres lui avait fait découvrir
les poèmes de Victor Hugo, et
L’homme qui plantait des arbres, de
Jean Giono. Dominique Bernard
était “un passionné”, décrivent
ses col lègues. “Il a une biblio-
thèque formidable, lui-même ne sait
pas combien il possède de livres”,
raconte Philippe Lourdel, des
trémolos dans la voix. “Combien
il en avait. Je le voyais tous les
matins dans la salle des profs, il
buvait son café. Pour moi, il n’est
pas mort. Avec tous les enseignants,
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
petit-fils est élève dans ce même
collège. Il arrive apparemment à
tenir le coup, malgré les circons-
tances. “C’est un petit courageux.”
Le long du boulevard qui mène
à l’école, des étudiants, des habi-
tants du quartier et d’autres
Arrageois apportent des fleurs
sans discontinuer. Les policiers
les prennent et les déposent sur
un banc. On vient ajouter une
table dans la matinée, puis une
deuxième. Toute la ville d’Arras
semble s’être donné rendez-vous
là, pour y témoigner son soutien
avec des roses et des tournesols.
on doit continuer à transmettre épaules. Une autre jeune fille suit, Les cours sont suspendus, mais
notre passion, nous le lui devons”, un bouquet de roses blanches à la les portes de l’école sont ouvertes
affirme le professeur de maths, main. Plus loin, une troisième se pour les enfants qui ressentent le
qui aimerait encore tant pouvoir tient de longues minutes devant besoin de parler. Dylan s’avance
dire à son ami et collègue à quel la façade de son école, le regard vers le ruban de police qui tient
point il l’appréciait. vide. Les enfants portent sur les journalistes et les curieux à
leurs frêles épaules tout le poids distance. Bien que par sa taille
“Pas possible”. Samedi matin, de l’horreur qui s’est déroulée ici il dépasse presque ses parents,
devant le collège où, la veille [le sous leurs yeux. il n’est encore qu’un enfant. Un
13 octobre], un terroriste a poi- “Ce n’est pas possible. Ce n’est pas enfant qui a vu l’horreur, ici, dans
gnardé à mort un professeur possible.” André ne cesse de répé- cette paisible ville du nord de
de lettres et blessé un ter la même phrase. Le la France où il est né, dans son
professeur de sport, septuagénaire a croisé école, où il pensait être en sécu-
le cuisinier de l’éta- Dominique Bernard rité. Sur son portable, sa mère
blissement et un agent à plusieurs reprises montre les messages qu’il lui a
[technique], élèves et REPORTAGE – “un t ype super”. envoyés la veille. “Maman, il se
parents affluent. Une Sylvie observe la scène passe quelque chose à l’école”, “Il
adolescente, le visage tourné vers sans parvenir à comprendre. y a du sang”, “Ne t’inquiète pas,
le sol, laisse couler ses larmes “Arras est une petite ville si calme, nous sommes enfermés dans la
sans retenue. Son père passe un bourgeoise. Si c’est arrivé ici, cela classe”, “Un prof est mort”, “Je
bras réconfortant autour de ses peut arriver n’importe où.” Son ne veux plus jamais revenir ici”.
Contexte
●●● Vendredi 13 octobre vers
11 heures, un jeune homme de
20 ans, armé de couteaux, a fait
irruption dans la cité scolaire
Gambetta-Carnot d’Arras. Il a
tué le professeur Dominique
Bernard et blessé trois autres
adultes. Il avait auparavant
publié une vidéo dans laquelle
il revendiquait son geste au nom
de l’organisation État islamique.
Né dans la république russe
d’Ingouchie, Mohammed
Mogouchkov avait été élève de
l’établissement. “Fiché depuis
peu comme menaçant la ‘sûreté
de l’État’ (fiché S), précise
Le Temps, il était donc sur
écoute et activement surveillé.”
Le procureur antiterroriste
Jean-François Ricard a annoncé
le 17 octobre que Mohammed
Mogouchkov, son petit frère
âgé de 16 ans et “un jeune
cousin” seraient présentés
à un juge antiterroriste.
Aujourd’hui, il est tout de
même revenu. “Pour voir ses
amis. C’est mieux ainsi, tu ne peux
pas affronter cela tout seul, lui
confirme son papa. C’est ce que
nous devons tous faire désormais.
Nous serrer les coudes, rester unis
contre la terreur.”
“Jamais je n’aurais pu imaginer
un tel drame dans une ville comme
Arras, dit David. On n’est pas à
Paris ou à Marseille.” Il a vu le
corps de l’enseignant gisant sur le
sol. Une image qui continue de le
“On doit continuer
à transmettre
notre passion,
nous le lui devons.”
Philippe Lourdel,
ENSEIGNANT
hanter. “La France, c’est la culture
et la générosité. Tout ce que ce pro-
fesseur voulait transmettre. Et c’est
la raison pour laquelle il est mort.”
Les yeux rougis de son fils
Valentin ne savent pas où se
poser. La nuit dernière, des cau-
chemars l’ont réveillé pratique-
ment toutes les heures. “Il a vu
le terroriste. Grâce au courage du
personnel, il n’a heureusement pas
vu le pire”, raconte David. Lorsque
le tueur est entré dans la cour de
récréation, le garçon était dehors.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
← Dessin d’Alex paru
dans La Liberté, Fribourg.
“On est allés se réfugier au der-
nier étage. Il y a beaucoup d’étages
dans notre école. J’étais épuisé. On
s’est retrouvés avec plein d’autres
élèves dans une petite salle de classe
dont les fenêtres étaient fermées.
On n’avait pas d’air, c’était dur.”
Symbole. Derrière lui se tient un
groupe d’enseignants. Ils parlent
à voix basse, se tombent dans
les bras, retiennent leurs larmes
tant bien que mal. Ils ont perdu
leur collègue et sont, une nou-
velle fois, la cible du terrorisme.
Eux, les enseignants qui tentent
chaque jour de transmettre leur
savoir : lettres, histoire, science,
art, sport. Dans ce lieu qui, on
le répète depuis vendredi, est
un symbole de la France. Là où
les enfants apprennent à vivre
ensemble, à faire preuve d’esprit
critique et de tolérance.
Dans le centre-ville, les dra-
peaux du beffroi sont en berne,
enveloppés d’un ruban noir. Le
soleil brille, le marché hebdoma-
daire fait le plein, tout comme
les terrasses. Les derniers évé-
nements sont sur toutes les
lèvres, tous se demandent “où
va la France”, se rappellent qu’elle
n’est pas “à l’abri de ce qui se passe
ailleurs dans le monde”. Et aussi
que “Marine Le Pen ne se privera
pas d’en tirer parti”.
—Jolien De Bouw,
publié le 14 octobre
SOURCE
DE STANDAARD
Bruxelles, Belgique
Quotidien, 66 000 ex.
standaard.be
Lancé en 1918, le journal
de référence de l’establishment
flamand a pris progressivement
ses distances vis-à-vis
du monde catholique et du
mouvement flamand. En 2007,
il a entrepris un renouvellement
en modernisant son identité
graphique et en s’adaptant
au contexte du numérique.
les ots
m
des
autres
Falco/cuba
7 JOURS. 7
La France, un pays à cran Aux États-Unis, The New York Times
énonce la particularité de l’institution.
“Bien que les attaques dans les écoles soient
Non seulement le terrorisme islamiste est de retour rares, elles touchent un point sensible dans
dans l’Hexagone, observe la presse étrangère, mais le meurtre un pays où beaucoup considèrent l’ensei-
gnement public gratuit à la fois comme un
d’Arras exacerbe les pires craintes quant à une possible emblème et comme un rempart de la répu-
importation du conflit entre le Hamas et Israël. blique laïque”, explique le quotidien.
Sur le plan politique, le débat est déjà
A
bien lancé. “Emmanuel Macron subit la
u lycée Gambetta-Carnot, à Arras, situation en Israël est source d’une grande pression de l’extrême droite, qui critique la
lundi 16 octobre, les élèves ont nervosité en France, où se trouvent à la fois prétendue indulgence des gouvernements
à peine eu le temps de déposer la plus importante communauté musulmane successifs envers les islamistes étrangers et
des fleurs en mémoire de leur professeur et la première communauté juive d’Europe.” établit un lien entre le terrorisme et l’immi-
assassiné par un ancien élève radicalisé. Une particularité qui, aux yeux de gration”, note El País, à Madrid. Dans le cas
Dans la matinée, trois ans jour pour jour Domani, fait de la France, depuis vingt d’Arras, la famille était connue des services
après la mort de Samuel Paty, leur éta- ans et la deuxième Intifada, “le sismo- de renseignements, et l’assaillant fiché S.
blissement a été évacué. La raison : une graphe européen des crises du Moyen-Orient”. Le 16 octobre, le ministre de l’Intérieur,
alerte à la bombe. Les cours ont “Résultat, après le samedi san- Gérald Darmanin, annonçant “l’expulsion
pu reprendre vers midi. Mais glant qu’a connu Israël, l’inquié- systématique de tout étranger […] considéré
l’épisode illustre à quel point, tude est à son comble. Et celle-ci comme dangereux par les services de rensei-
aujourd’hui, la France est “un est partagée par la population”, gnements”, a demandé aux préfets d’étu-
pays nerveux”, titre Die Zeit en REVUE écrit le quotidien italien, qui dier au cas par cas les personnes fichées S
Allemagne. Voire “à cran”, ren- DE PRESSE cite un sondage chiffrant à sur leur territoire. Cependant, même si le
chérit Bloomberg aux États- 80 % la part de Français qui Rassemblement national veut voir ces per-
Unis. Ou même “une nation terrorisée”, redoutent un attentat sur leur sol. Depuis sonnes expulsées automatiquement, l’af-
pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung. samedi 14 octobre, 7000 soldats de la force faire n’est pas si simple sur le plan légal.
Samedi 14 octobre, déjà, rapporte Clarín Sentinelle sont déployés sur le territoire. Et Et en réalité, “les États n’ont pratiquement
en Argentine, “la France s’est réveillée en Domani d’écrire : “La France n’a pas encore aucune possibilité de prévenir ce type d’at-
état d’‘urgence attentat’”. Ce niveau du plan surmonté le traumatisme du Bataclan.” tentat, dont les conséquences sont très impor-
Vigipirate a pour conséquence la prise en Pour la Tribune de Genève, “le trau- tantes”, écrit encore la Süddeutsche Zeitung.
compte de toutes les alertes. “À partir de matisme le plus profond touche le corps Bloomberg conclut sur un tableau bien
maintenant, les alertes à la bombe seront enseignant”. Le quotidien suisse évoque complexe : “Les tensions touchent tout le
toujours prises au sérieux, même si elles sont “un nouveau ‘Samuel Paty’”. Trois ans monde, des écoliers aux footballeurs, dans
anonymes, postées sur un site quelconque, après l’assassinat du professeur d’histoire- ce pays qui possède au Moyen-Orient et
explique la Süddeutsche Zeitung. La géographie à Conflans-Sainte-Honorine, en Afrique du Nord une histoire coloniale
France est toujours considérée comme parti- “le cas de Mohammed Mogouchkov [l’auteur complexe et où se répercute avec douleur un
culièrement exposée quand de vieux conflits des coups de couteau à Arras] révèle que, conflit qui dresse les juifs de France contre
se rallument au Moyen-Orient. La ligne qui malgré tous les signaux d’alerte, le danger leurs compatriotes musulmans.”
sépare l’inquiétude de la psychose est donc n’a pas pu être écarté”. —Courrier international
particulièrement ténue en ce moment.”
L’analyse est la même pour l’hebdo-
madaire Die Zeit. “Si elle ferme le Louvre,
l’un des musées qui attire le plus de visi-
La loi immigration érigée en solution
teurs au monde [évacué samedi 14 octobre ●●● Dans les tuyaux depuis plus Le texte “permettra d’expulser tous
par crainte d’attaques, comme le château de d’un an, la loi sur l’immigration est ceux qui, même arrivés à l’âge de
Versailles et une partie de la gare de Lyon, à présentée par la majorité comme la 2 ou 3 ans, sont étrangers et méritent
Paris], c’est qu’une chose est sûre : la France réponse adéquate pour lutter contre de retourner dans leur pays d’origine
connaît à nouveau un de ses moments d’an- le terrorisme après l’assassinat, […] parce que ce sont des dangers en
goisse.” Pour la journaliste, aucune preuve à Arras, du professeur Dominique puissance”, a insisté Gérald Darmanin
n’existe pour l’heure d’un lien entre les Bernard. Le ministre de l’Intérieur, le 16 octobre. Yaël Braun-Pivet,
attaques du Hamas en Israël et l’acte du Gérald Darmanin, la défendra devant présidente de l’Assemblée nationale,
terroriste d’Arras, comme l’a suggéré la le Sénat le 6 novembre. “Les a réclamé une accélération du
Première ministre française. N’empêche, discussions politiques ont viré vers le processus. Pour elle, “faire sauter”
“la supposition [d’Élisabeth] Borne montre sujet de l’immigration et de l’expulsion la “protection absolue” dont
la nervosité du gouvernement français”. des personnes soupçonnées de bénéficient certains étrangers sur
“Pour les autorités, souligne La Nación, à radicalisation”, résume Le Temps. le sol français, “c’est l’objet de la loi”.
Buenos Aires, il ne fait pas de doute que la
L’actualité racontée par les langues étrangères. un podcast de Courrier international.
À écouter sur notre site et sur votre application de podcast préférée
8. 7 JOURS Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↙ Dessin de Bénédicte paru
BELGIQUE dans 24 Heures, Lausanne.
Retour à l’état de choc C’est toute
Deux supporteurs suédois sont morts lors d’un attentat la Suède
qui était visée
terroriste en plein centre de Bruxelles, le 16 octobre. Nous
voilà de retour à la case “angoisse”, écrit ce quotidien belge. ●●● L’émotion était grande
en Suède après l’annonce de
la mort de deux personnes visées,
lundi 16 octobre à Bruxelles, parce
qu’elles portaient des maillots
de l’équipe nationale de football.
Une troisième personne a été
grièvement blessée. L’attaque
à l’arme automatique a eu lieu
avant un match entre la Belgique
et la Suède. “Dans la logique
malade des terroristes, lorsque
des supporteurs [d’une équipe]
en portent le maillot, ils sont
les représentants du pays à punir.
Ces personnes doivent être
assassinées”, s’est indigné
le quotidien Dagens Nyheter,
qui avait bouclé son édition
avant que les autorités belges
ne clarifient les faits
et n’identifient l’agresseur.
Ce dernier, un ressortissant
tunisien de 45 ans, Abdesalem
Lassoued, en situation irrégulière
—Le Soir (Bruxelles) suédois qui ont trouvé la mort sur notre en Belgique et connu des forces
D
sol. Insupportables images de papas et de de police, a succombé dans
eux Suédois tués par une arme de mamans obligés d’expliquer à leurs enfants la matinée du 17 octobre aux
guerre en plein cœur de Bruxelles. que la menace de mort peut planer sur blessures liées à son arrestation.
Les Bruxellois instamment priés, un stade. Intolérable de voir la Belgique Il s’était dit inspiré par l’État
d’abord, de ne pas sortir de chez eux par remise soudain aux yeux de tous au centre islamique (EI). Dans une vidéo,
le Premier ministre, Alexander De Croo, du terrorisme. Tout cela avec le sentiment a rapidement rapporté
et puis, ce matin [mardi 17 octobre], d’être que la violence du monde, d’une manière la correspondante à Bruxelles
extrêmement vigilants au cours encore non expliquée, non reliée, de Svenska Dagbladet, il a
des heures qui viennent. Un match non justifiée, frappe en boomerang déclaré s’être “vengé de la Suède
de foot arrêté, 35000 supporteurs nos vies normales. au nom de tous les musulmans”.
confinés, les supporteurs suédois Trop tôt pour tirer des conclusions, “Depuis cet été, les Suédois sont
finalement évacués et placés dans trop peu d’informations pour dénon- de plus en plus menacés en raison
un endroit sécurisé. Les contrôles ÉDITO cer ou critiquer, trop d’incertitudes des autodafés” du Coran, a réagi
renforcés à la frontière franco-belge. sur les suites de cette nuit qui nous Hans Brun, chercheur au King’s
Et puis ces mots : “attentat terroriste”. Et a fait rebasculer dans l’horreur, et a privé College de Londres, interrogé par
puis ces autres : “Niveau 4. Alerte maximale.” de leur vie deux Suédois venus faire la fête. l’agence de presse suédoise TT.
Des mots qui réveillent les peurs, les On l’avait oublié, ou on avait voulu l’ou-
plaies, les traumatismes. Le 22 mars 2016, blier, ce danger qui peut surgir et tuer,
à Maelbeek et à l’aéroport de Zaventem, assassiner, exécuter des innocents. Nous ne
des bombes avaient explosé, une chasse voulions pas y retourner, mais nous sommes SOURCE
à l’homme avait aussi été déclenchée, les stupéfaits de voir à quel point, si vite, tout
rues de Bruxelles vidées. Et des morts, nous est revenu, sensations, incompré- LE SOIR
tant de morts. hensions, stupéfaction. Comme si l’état Bruxelles, Belgique
Nous y revoilà donc. Retour à la case de choc n’avait été que mis en sommeil. Quotidien
“folie”, le premier mot en public prononcé “Cette épreuve est particulièrement lourde, lesoir.be
par le Premier ministre au petit matin. notre société est forte. La Belgique est tolé- Lancé en 1887, Le Soir est,
Retour à toutes ces questions qui ne vont rante. Gardons notre calme, travaillons avec La Libre Belgique, l’un des
faire que s’amplifier au fur et à mesure ensemble contre cette attaque” : ce sont, deux quotidiens de référence en
des informations diffusées. Des questions ce mardi [17 octobre], les consignes d’un Belgique francophone. Pionnier
nées des actes terribles posés, et aussi de Premier ministre à la barre désormais sur le web, il a néanmoins vu
ces paroles lancées sur vidéo par l’assail- d’une Belgique otage de la haine, du fana- ses ventes s’éroder au fil
lant, invoquant Allah et l’État islamique. tisme et de la folie humaine. des années. Il se positionne
Bruxelles, capitale de l’Europe redeve- Oui, il va nous falloir regravir cette comme neutre politiquement
nue capitale de la peur en une soirée, et montagne. – même s’il est le défenseur des
de l’insécurité ce matin. Insupportable —Béatrice Delvaux, francophones établis dans la
idée que ces deux supporteurs de football publié le 17 octobre périphérie bruxelloise flamande.
Assaut russe
SOURCE : INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR (ISW)
Kramatorsk Bakhmout
UKRAINE
Avdiïvka
Marinka
Donetsk
OBLAST
DE DONETSK
IE
SS
40 km
RU
Zones aux mains de la Russie
ou des séparatistes prorusses
Avancées revendiquées par la Russie
Avancées revendiquées par l’Ukraine
Principaux combats au 16 octobre 2023
UKRAINE — Après avoir subi pen-
dant des mois la contre-offensive
ukrainienne, la Russie est repas-
sée à l’attaque. Le 10 octobre,
écrit le site d’information ukrai-
nien Novynarnia, les Russes ont
lancé une offensive sur Avdiïvka,
une zone fortifiée proche de la
capitale de l’oblast de Donetsk,
qu’ils tiennent. Ils chercheraient
ainsi à reprendre l’initiative,
aidés en cela par l’arrivée d’un
millier de conteneurs de matériel
militaire et de munitions en pro-
venance de Corée du Nord, selon
la Maison-Blanche. “Les Russes
espéraient une guerre éclair,
reprend Novynarnia. Certes, tout
n’est pas rose près d’Avdiïvka, mais
les premiers assauts, dignes d’une
véritable armée soviétique, ont été
repoussés.”
À droite toute
N O U V E LLE -
ZÉLANDE —
“Contre toute
attente”, titre
à la une de
son édition
dominicale le
New Zealand
Herald, dans
un jeu de mots en anglais faisant
référence au bleu du National
Party. Crédité de 39 % des
suffrages, le parti de droite a
remporté les législatives du
14 octobre. Un virage à droite à
mettre au crédit de Christopher
Luxon, ancien PDG d’Air New
Zealand et pressenti pour deve-
nir le prochain Premier ministre,
écrit le journal d’Auckland.
Ce vote met fin à six années
de pouvoir travailliste et solde
l’héritage de Jacinda Ardern.
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 10. 7 JOURS Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

Le petit garçon Un échec pour les

devenu président
ÉQUATEUR —
Le candidat 1,6 droits aborigènes
AUSTR ALIE
— L e ré fé -

PHOTO LOIC VENANCE/AFP

libéral Daniel
Noboa a été
élu président
le 15 octobre,
avec 52 ,3 %
des voix au
second tour,
contre 47,7 % pour la socialiste
Luisa González, au terme d’une
campagne électorale placée sous
le signe de la violence. À 35 ans,
il avait créé la surprise lors
du premier tour, le 20 août.
Pourtant, il est difficile de
considérer comme un outsider
le fils d’Álvaro Noboa, l’homme
le plus riche du pays – il a fait sa
fortune dans le secteur bana-
nier –, qui a été cinq fois candi-
dat à la présidence depuis 1998.
“Le petit garçon qui a grandi au
milieu des campagnes électorales
est aujourd’hui président de la
r e ndu m du
14 octobre
MILLIARD D’EUROS, tel est le montant de l’accord avait pour but
conclu entre la France et la Mongolie, “qui ouvre la voie d’offrir “une
à l’exploitation de l’uranium dans ce pays enclavé”, voix” au x
rapporte Nikkei Asia le 13 octobre. Le groupe nucléaire A u s t r a l ien s
français Orano exploitera la mine de Zuuvch-Ovoo, autochtones.
une des mines d’uranium les plus importantes. Il prévoyait de créer un conseil Poussière d’étoile
Il espère commencer la production en 2028. consultatif auprès du Parlement
et du gouvernement, baptisé CANADA — “La communauté
“The Voice”, pour émettre des scientifique internationale a perdu
avis sur les lois et les politiques un monument vendredi [13 octobre]
République”, et c’est “une sorte gâché ce qui, dans n’importe quel publiques qui affectent ces avec le décès du célèbre astrophysi-
de revanche” pour son père, com- autre jour, aurait pu être le moment populations. Mais “l’Australie a cien Hubert Reeves, reconnu pour
mente le quotidien conservateur décisif de la France en Coupe du dit non”, titre au lendemain de la son grand talent de vulgarisa-
El Universo. monde de rugby”, avance le média consultation The Sun-Herald, teur”, écrit Le Devoir. Le savant
sud- africain News24. Défaits l’édition dominicale du Sydney doublé d’un conteur s’est éteint
28-29 par les champions du Morning Herald. Pour le journal, à Paris à l’âge de 91 ans. Le jour-
Rêve brisé monde en titre le 14 octobre, les qui s’était prononcé en faveur nal de Montréal souligne aussi
Français sont “à genoux”, pour- du oui, ce vote “fait reculer la sa volonté de “sensibiliser le plus
RUGBY — “Les Spr ingbok s suit le site sportif australien The cause de la réconciliation”, et il large public possible aux crises
[surnom de l’équipe nationale sud- Roar : “Le cœur d’une nation s’est sera extrêmement difficile “de environnementales qui menacent
africaine] sont venus, ont vu et ont brisé en un million de morceaux.” remettre les choses sur les rails”. le devenir de l’humanité”.

POLOGNE
La démocratie est de retour de l’opposition démocratique avait d’ailleurs “annoncé que, s’il
(la Coalition civique – KO –, continuait à gouverner, il achève-
droit, soient rapidement déblo-
qués. L’éditorialiste, fin connais-
menée par l’ancien Premier rait la ‘réforme judiciaire’, et qu’il seur de la scène internationale,
Après les élections du 15 octobre, ministre Donald Tusk, avec s’occuperait des médias”, rappelle avance que, “d’ici quelques mois,
qui semblent vouloir chasser le PiS du pouvoir, les démocrates-chrétiens et OKO.press. la Pologne pourrait devenir, aux
Donald Tusk devrait devenir Premier ministre. les agrariens de la Troisième Face à l’enjeu de ce scrutin, la côtés de l’Allemagne et de la France,
Voie, et la Nouvelle Gauche) mobilisation des électeurs a été l’un des trois pays les plus impor-
ont confirmé leur volonté de massive. Le taux de participation tants de l’Union européenne”.
gouverner ensemble. Et c’est a même battu un record, s’éle- Cependant, met en garde le
Donald Tusk qui prendra très vant à 74 % – bien plus que lors du supplément féminin de Gazeta
probablement les rênes du pro- scrutin semi-libre de 1989, où la Wyborcza, “même si [le président]
chain gouvernement. participation avait atteint 63 %. Andrzej Duda confie la mission de
“La campagne électorale injuste “Un nombre considérable de jeunes créer un nouveau gouvernement
du PiS et les huit années passées se sont réveillés”, estime le quoti- à l’opposition démocratique, le
à consolider l’avantage du parti dien libéral Gazeta Wyborcza. processus sera long et diffi cile”.
dans les institutions Leur participation, de Andrzej Duda, issu du PiS et dont
publiques, les entre- 68,8 % selon l’institut le mandat court jusqu’en 2025,
prises et les médias de sondage Ipsos, a pourrait bien recourir à son
publics n’ont pas suffi atteint des sommets veto présidentiel. “La Coalition
CARTOON MOVEMENT

à le mainte nir au REVUE et, pour le journal, civique, la Troisième Voie et la

pouvoir”, reprend DE PRESSE c’est l’interdiction de Nouvelle Gauche devront parvenir
Polityka. Les Polonais l’IVG en cas de mal- à un accord sur de nombreux sujets
“ont pris conscience que leurs formation grave du fœtus, enté- sur lesquels elles ont des points
libertés fondamentales étaient rinée en 2021, qui a constitué de vue très différents”, explique
en danger”, ajoute le média indé- un élément déclencheur chez Gazeta Wyborcza. À elles désor-
pendant OKO.press. Il rappelle ces électeurs. mais de tout mettre en œuvre

C
’est une victoire historique
pour l’opposition démocra-
tique”, applaudit l’hebdo-
madaire progressiste Polityka
après les élections du 15 octobre.
Les résultats de la commission
électorale sont sans appel. Certes,
les nationaux-conservateurs de
Droit et Justice (PiS), au pou-
voir depuis huit ans, compteront
le plus grand nombre de sièges
au Parlement (194), mais ils ne
disposeront d’aucun allié ayant
un poids suffisant pour former
une majorité. Crédités au total
de 248 sièges, les trois blocs
le rôle crucial de la société civile “Donald Tu sk a accompli pour empêcher que le PiS ne
qui, durant les huit ans de gou- quelque chose d’extrêmement rare revienne “en cheval blanc dans
vernement du PiS, a défendu les dans une démocratie : un retour quatre ans”.
tribunaux, la Constitution ou au pouvoir”, constate un édito- —Courrier international
encore les écoles. Le PiS avait rialiste du quotidien conser-
en effet mis la main sur des ins- vateur Rzeczpospolita, qui
titutions clés, à commencer par s’attend à ce que divers fonds ↖ Tusk contre Kaczynski.
l’audiovisuel public et une partie européens, jusque-là gelés pour Dessin de Marian Kamensky,
de la magistrature. Son leader cause de violation de l’état de Autriche.
 Un Paris-Londres en Eurostar émet
en moyenne 96% de CO2 en moins
que le même trajet en avion.** *Plus loin, ensemble

Calculs extraits d’une étude indépendante réalisée par EcoRes S.C.R.L. en juillet 2023. Pour de plus amples détails, consultez
**

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12. Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

à la une

GAZA
Depuis les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre, Israël
bombarde sans relâche l’enclave palestinienne, soumise
à un blocus complet, en dépit des lois de la guerre, dénoncent
des voix de plus en plus nombreuses. En une semaine,
plus d’un million de personnes ont dû fuir vers le sud avant
une offensive terrestre de Tsahal qui pourrait embraser
la région. L’ONU dénonce une catastrophe humanitaire.

UNE GUERRE SANS LOIS

Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
“Nous sommes
devenus des réfugiés
sur notre propre terre”
Cette journaliste palestinienne d’Al-Jazeera raconte son départ
précipité avec sa famille vers le sud de Gaza, après l’appel à évacuer
lancé par l’armée israélienne. Entre confusion, tristesse et sentiment
d’impuissance, elle n’a qu’une certitude : celle de vivre un exode
sans retour. Le spectre de 1948 est dans la tête de tous les déplacés.
—Al-Jazeera English (Doha)
L
e huitième jour, au réveil, ma famille et
moi étions toujours en état de choc, ail-
leurs dans la bande de Gaza : dans la ville
de Deir Al-Balah, dans le sud de l’enclave.
Les scènes éprouvantes de la veille res-
taient gravées dans nos esprits. À l’aube,
alors que les bombes pleuvaient et faisaient
trembler Gaza, des journalistes ont commencé
à discuter sur des groupes WhatsApp des
rumeurs selon lesquelles Israël appelait les
habitants du centre et du nord de Gaza à éva-
cuer vers le sud. Certains y ont d’abord vu un
acte de guerre psychologique de la
part d’Israël, une intimidation.
L’espace d’un instant, j’ai laissé
de côté les bombardements israé-
liens incessants pour vérifier la cré-
dibilité de cette information, qui
avait été relayée par des agences
de presse internationales. Mon angoisse s’est
amplifiée à mesure que je me déplaçais chez
nous, de pièce en pièce, à la recherche d’une
connexion stable à Internet, mise à mal par
les coupures de courant et des télécommuni-
cations. Au retour d’Internet, la nouvelle était
confirmée : Avichaï Adraee, un porte-parole de
l’armée israélienne, donnait officiellement cet
ordre sur sa page Facebook.
Protéger les enfants. Je me suis d’abord
sentie perdue et désorientée, je n’arrivais pas
à y croire. Je me suis précipitée auprès de mon
mari pour le réveiller. Ne voulant pas déran-
ger mes parents, qui avaient vécu une nuit
agitée, j’ai contacté mes frères. Mon petit frère
a immédiatement réagi par des questions et
des inquiétudes : “Qu’est-ce qu’on doit faire ?
Qu’est-ce que ça veut dire ?” Mon mari n’a dit
qu’une chose – “Nos enfants” –, ce qui a dis-
↑ Après une frappe sipé ma confusion et souligné l’urgence de la
aérienne israélienne situation. J’étais accablée par les images d’en-
à Khan Younès, dans fants et de nouveau-nés innocents tués lors de
la bande de Gaza, précédents bombardements.
le jeudi 12 octobre. Une question persistait pourtant : où irions-
Photo Yousef Masoud/ nous ? Nous étions confrontés à un dilemme,
The New York Times car la famille de mon mari avait des proches à
Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza,
et la mienne des contacts à Deir Al-Balah,
dans le Sud. Après un long débat, la famille de
mon mari a décidé de se mettre en route pour
Nuseirat, convaincue par la détermination des
mères à partir pour protéger leurs enfants.
Il est devenu flagrant que la protection des
enfants est le principal facteur de décision en
ces temps chaotiques et dangereux.
J’ai rappelé mon frère et insisté sur la néces-
sité d’aller en famille, avec nos parents, dans la
maison de mon grand-père, à Deir Al-Balah. Il
a tout de suite été d’accord. À huit heures du
matin, je faisais toujours les bagages en regar-
dant les infos, et j’appelais réguliè-
rement ma famille, tout en faisant
et défaisant mes sacs.
Une nouvelle difficulté a alors
émergé : par quel moyen de transport
pourrions-nous tous être conduits
là-bas ? Je n’ai pas de voiture, et
la majorité des habitants de Gaza n’ont pas
non plus accès à des véhicules individuels.
L’exaspération et la tension ont grandi, car je
pensais aux ramifications de la décision israé-
lienne de déplacer tant de personnes vers le
sud. Alors que mon mari contactait ses oncles
pour sécuriser le transport vers Nuseirat, mon
Repères
La crainte d’une deuxième Nakba
●●● Pour les Israéliens, c’est la guerre
d’indépendance. Mais dans la mémoire
collective palestinienne et arabe,
c’est la Nakba. Ce mot signifiant
“catastrophe” désigne l’exode forcé
de plus de 700 000 Palestiniens
des territoires passés sous contrôle
israélien à l’issue de la guerre israélo-
arabe de 1948, déclenchée dans la foulée
de la création de l’État d’Israël. L’ordre
donné par Israël à la population du nord
de Gaza d’évacuer vers le sud de l’enclave
et la perspective d’un départ massif
13
père a appelé pour dire qu’il partait chercher
ma mère et mes sœurs. Il a proposé de reve-
nir pour nous prendre – moi, mes enfants, mon
mari et le reste de la famille – et nous emmener
à Deir Al-Balah.
Dans un soupir de soulagement, avec une
lueur d’espoir, j’ai senti que la situation était
plus claire, car l’appel de mon père marquait
un tournant. Mon mari et moi étions concen-
trés sur la préparation des choses essentielles,
comme la nourriture, l’eau, les conserves, les
couches et le lait maternisé. L’incertitude à
venir nécessitait de se préparer pour l’inconnu.
En plus de nos affaires, j’ai pris un album
photo, des habits de rechange pour nos enfants,
des livres pour les distraire, une couverture et
une trousse de premiers secours. Mes sentiments
étaient différents des précédentes évacuations,
comme si ce n’était pas un départ temporaire
mais un exil permanent. Les remarques pes-
simistes de mon mari, persuadé que c’était
un voyage sans retour, restaient suspendues
dans l’air et me faisaient redouter le chemin
incertain qui s’ouvrait à nous.
Les événements s’accéléraient, et j’avais du
mal à me faire une idée de ce qui nous atten-
dait. De ma fenêtre, je pouvais voir les voisins en
train de charger leurs affaires dans des camions.
Innombrables questions. Alors que mon
mari et moi commencions à nous disputer,
notre fille Baniyas, qui venait de se réveiller,
nous a interrompus avec cette simple question :
“Pourquoi doit-on faire nos valises ?” Mon mari
lui a calmement expliqué qu’Israël menaçait de
bombarder notre région, et que nous devions
partir pour Deir Al-Balah. Baniyas a fini par
accepter le départ, à contrecœur, et son père
l’a rassurée en lui disant que nous espérions
rentrer au plus vite.
Mon père, accompagné de mon frère, est
arrivé pour nous conduire à Deir Al-Balah. Une
profonde tristesse et un sentiment d’impuis-
sance et de confusion m’ont alors submergée.
J’avais mon bébé dans les bras, mon mari tenait
la main de Baniyas, mon frère nous aidait avec
les bagages, et je n’ai pu retenir mes larmes en
descendant l’escalier. D’innombrables → 14
sans possibilité de retour ont ravivé
ce souvenir ces derniers jours.
“Pour de nombreux Gazaouis, [descendants
de] réfugiés de la Nakba de 1948, quitter
à nouveau leurs foyers et leurs villes
est totalement impensable”, écrit le webzine
israélien propalestinien +972 Magazine.
Après l’ordre israélien, le président
palestinien, Mahmoud Abbas, a, lui aussi,
mis en garde contre une “deuxième
Nakba” – c’est le titre qu’a choisi
le quotidien saoudien Arab News dans
son édition du samedi 14 octobre.
14. À LA UNE
13 ← questions se bousculaient dans ma tête :
allions-nous pouvoir rentrer un jour chez nous ?
Notre maison allait-elle être détruite ?
Je suis montée dans la voiture le cœur gros,
et le silence s’est imposé. Je me suis assise à
l’arrière avec un sac, à côté de Baniyas. Mon
mari tenait notre bébé dans les bras, et mon
frère s’occupait du reste de nos affaires. La
route était encombrée de Gazaouis cherchant
à quitter la ville.
Des gens chargés de bagages s’étaient ins-
tallés aux carrefours en quête d’un moyen de
transport, certains marchaient ou étaient sur
des camions. Les maisons et les rues que nous
dépassions portaient les stigmates des frappes
dévastatrices d’Israël.
Mon grand-père faisait partie
des déplacés lors de la Nakba
de 1948. Il est mort en 2002
sans avoir pu réaliser son rêve :
retourner dans son village.
Sur la route, j’ai appelé un ami pour connaître
le chemin le plus sûr vers Deir Al-Balah et éviter
les endroits bombardés. Nous avons fini par
atteindre la route Salah Ad-Din, qui [traverse]
la bande de Gaza [et mène] aux gouvernorats
du Sud. Le spectacle le long du chemin était
à la fois impressionnant et bouleversant. Des
familles, des enfants, des hommes avec des
bagages qui marchaient le long de la route. Une
procession apparemment ininterrompue de
véhicules, chargés à craquer de bagages et de
passagers, essayait d’avancer. Les toits recou-
verts de piles de couvertures et de matelas.
Notre périple a continué jusqu’à ce que nous
atteignions enfin les abords de Deir Al-Balah. À
cause de l’état des routes, le trajet avait duré une
heure et demie au lieu des trente minutes habi-
tuelles. Après avoir traversé des rues étroites,
nous avons fini par arriver à la maison de mon
grand-père, dans le centre-ville.
Nous n’étions pas les seuls à venir trou-
ver refuge ici ; une partie de la famille était là
également. Mon oncle nous a tous accueillis
chaleureusement. Les maisons voisines héber-
geaient également des réfugiés de Gaza. Quand
je suis entrée dans la maison de mon grand-
père, la première chose que j’ai vue c’est son
portrait accroché au mur. Mon grand-père fai-
sait partie des personnes déplacées lors de la
Nakba de 1948. Il est mort en 2002 sans avoir
pu réaliser son rêve : retourner dans son vil-
lage d’Isdoud – rebaptisé “Ashdod” par Israël.
Et voilà qu’en 2023 ce sont ses petits-enfants
qui sont déplacés et expulsés. La vieille maison,
fermée pendant des années, a rouvert ses portes
pour nous héberger, et nous sommes devenus
des réfugiés sur notre propre terre.
De l’intérieur de la maison, j’entends les
grondements d’une nouvelle frappe aérienne,
et je ne peux m’empêcher de dire à ma mère :
“L’histoire se répète.”
—Maram Humaid,
publié le 15 octobre
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
UNE CATASTROPHE
HUMANITAIRE HORS NORMES
À cause des bombardements et du siège total qui leur est imposé,
les Gazaouis vivent un calvaire, encore aggravé par l’évacuation forcée
du nord de l’enclave palestinienne et l’absence d’aide humanitaire.
U
ne catastrophe humanitaire sans précédent “Gaza en proie au massacre : 1 mort toutes
se déroule sous nos yeux”, la bande de Gaza les cinq minutes et 1 million de déplacés”, titrait,
est “étranglée”. C’est en ces termes que le lundi 16 octobre, le journal palestinien
le commissaire général de l’agence des Al-Ayyam. Le nombre de déplacés a plus que
Nations unies pour les réfugiés palestiniens doublé depuis l’ordre d’évacuation lancé par
(UNRWA), Philippe Lazzarini, a décrit, le Israël le vendredi 13 octobre, atteignant 1,1 mil-
dimanche 15 octobre, la situation dans l’enclave lion de personnes sur un total de 2,4 millions
palestinienne depuis les bureaux de l’agence à d’habitants. Un déplacement interne massif
Jérusalem-Est, rapporte le quotidien libanais qui vient aggraver la situation humanitaire à
L’Orient-Le Jour. “Une situation catas- l’intérieur de l’enclave.
trophique hors échelle”, renchérissait de Le conflit “a ramené les citoyens de
son côté le porte-parole du Comité Gaza à une vie primitive”, explique
international de la Croix-Rouge. Al-Ayyam. Dans un autre article, le
Depuis l’attaque du Hamas sur le REVUE journal palestinien établi à Ramallah,
sol israélien le 7 octobre, Gaza est DE PRESSE en Cisjordanie, raconte que les
soumise à un pilonnage intensif de Gazaouis “ne sont pas en mesure
l’aviation israélienne ainsi qu’à un siège total, de subvenir à leurs besoins en pain”, et que les
qui la prive d’eau, d’électricité et de nourriture. réfrigérateurs “sont devenus de simples éta-
Selon un dernier bilan daté du mardi 17 octobre, gères vides” en raison de l’absence de courant
SOURCE la riposte israélienne a fait 3 000 morts, princi- électrique. Plusieurs habitants de la bande de
palement des civils – en plus du millier de per- Gaza ont témoigné leur désarroi au Financial
AL-JAZEERA sonnes toujours sous les décombres –, et plus Times. “Les animaux vivent mieux que nous”,
ENGLISH de 12 500 blessés, d’après les autorités locales. explique l’un d’eux, à Rafah. “Nos vies sont tra-
Doha, Qatar giques. Pourquoi le monde nous a-t-il abandon-
aljazeera.com nés ?” s’interroge un autre.
Déclinaison Dernière minute Les hôpitaux symbolisent la tragédie en cours.
anglophone de “Avec l’arrêt (par Israël) de l’approvisionnement
la chaîne panarabe
Al-Jazeera, Al-Jazeera
L’aide humanitaire en courant et la diminution des réserves de carbu-
rant et d’eau, les hôpitaux sont au bord de l’effondre-
English est lancée
en 2006. Elle est
s’organise ment total”, écrit le média panarabe Al-Jazeera,
qui rappelle que ces établissements souffraient
destinée à un public ●●● À l’heure où nous mettons déjà du blocus israélien imposé depuis 2007.
non arabophone. sous presse, le ballet diplomatique La ville de Khan Younès, qui abritait
Son site publie international se poursuivait pour 400 000 personnes, compte désormais plus
les informations acheminer de l’aide humanitaire aux de 1 million d’habitants, et les gens font la queue
et émissions diffusées Gazaouis. Le 16 octobre, Ursula von der pour tenter d’obtenir des rations de pain, rap-
sur la chaîne. Leyen, la présidente de la Commission porte la BBC. Dans ce même secteur, l’UNRWA
européenne, a annoncé l’ouverture d’un a beaucoup de mal à faire face à l’afflux de réfu-
couloir aérien humanitaire vers l’Égypte. giés, constate le journal Felesteen. Dans l’un de
Les deux premiers vols auront lieu cette ses centres d’hébergement, situé près de Rafah,
semaine, a-t-elle assuré, indiquant que la à la frontière avec l’Égypte, l’agence onusienne
Commission avait décidé de faire passer n’est en mesure de ne fournir qu’“un demi-pain”
l’aide à Gaza à 75 millions d’euros, la et “une boîte de viande” par jour et par déplacé,
triplant. Le même jour, le secrétaire d’État expliquait le quotidien établi à Gaza, dans un
américain, Antony Blinken, déclarait article publié le 16 octobre.
que “les États-Unis et Israël [avaient] Une situation qui s’aggrave d’heure en heure.
accepté d’élaborer un plan permettant à Si l’aide humanitaire, bloquée dans le Sinaï égyp-
l’aide humanitaire […] d’atteindre les civils tien, frontalier de l’enclave, n’y entre pas, les
de Gaza” et dont les détails restaient à médecins n’auront plus qu’à “préparer les certi-
définir. Au lendemain de ces annonces, ficats de décès”, a déclaré en début de semaine le
des convois d’aide stationnés à Al-Arich, patron régional de l’Organisation mondiale de
en Égypte, prenaient la route vers Rafah. la santé (OMS), Ahmed Al-Mandhari.
—Courrier international
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023 GAZA. UNE GUERRE SANS LOIS. 15

Bande de Gaza : la situation au 17 octobre 2023

Depuis le 7 octobre 2023
éco Lim Ashkelon
no ite d Avancée maximale des combattants du Hamas
mi e
qu la Principales zones touchées
e e zo
xcl ne par les frappes israéliennes
usi
ve
Zone d’évacuation déclarée
par l’armée israélienne
Kiryat
Gat Zone militaire interdite d’accès
Blocus maritime de la bande de Gaza
Erez Un territoire sous contrôle
Frontière contrôlée par l’Égypte (mur)
Jabaliya Frontière contrôlée par Israël (clotûres, murs)
Zone maritime interdite d’accès par Israël
Sdérot Check-points
Principaux hôpitaux
Zones urbanisées
Gaza Kfar Aza SOURCES : LIVEUAMAP, WAR MAPPER, INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR,
“THE NEW YORK TIMES”, OPENSTREETMAP ET CONTRIBUTEURS,
BUREAU DES NATIONS UNIES POUR LA COORDINATION DES AFFAIRES HUMANITAIRES,
Mer OFFICE DE SECOURS ET DE TRAVAUX DES NATIONS UNIES POUR
Mé diter rané e LES RÉFUGIÉS DE PALESTINE DANS LE PROCHE-ORIENT

Populations et gouvernements
Beeri
Netivot LIBAN
Deir CISJORDANIE SYRIE
Al-Balah 3,3 millions
de Palestiniens Golan
Reim Rahat et 700 000 colons
israéliens
Autorité
Khan Younès ISRAËL palestinienne
(1994)
Tel-Aviv
JORDANIE
Jérusalem
Ofakim
Rafah GAZA
Wa d

2,2 millions ISRAËL

de Palestiniens
i

9 millions d’habitants
Gaz

Hamas (2006) dont 2 millions

d’Arabes israéliens
a

Rafah Beer-Sheva B. Nétanyahou, à la tête

d’un gouvernement
Kerem Shalom ÉGYPTE de droite radicale (2022)*

Colonies israéliennes en Cisjordanie

ÉGYPTE Golan : territoire syrien conquis par Israël
en 1967 puis annexé en 1981.
*12 octobre 2023 : formation d’un gouvernement
5 km d’urgence avec une partie de l’opposition. 50 km

Chronologie
1948 — L’Égypte envahit la 1967 — L’État hébreu occupe 2005 — Cinq ans après
bande de Gaza lors de la guerre
israélo-arabe (voir par ailleurs).
Elle en gardera le contrôle, en
vertu des accords d’armistice
signés un an plus tard. Des
de nouveau Gaza à la faveur
de la guerre des Six Jours,
qui oppose Israël à l’Égypte,
la Jordanie et la Syrie.
le déclenchement
de la deuxième Intifada,
Israël se retire de Gaza.

2007 — En réaction à la prise

dizaines de milliers de réfugiés
palestiniens y affluent.
1956 — Israël s’empare de
l’enclave (et du Sinaï) à la faveur
de son intervention lors de la
crise du canal de Suez, durant
laquelle il s’oppose à l’Égypte,
avant de la rétrocéder au Caire
quelques mois plus tard sous
la pression internationale.
1987 — La première de pouvoir à Gaza du Hamas,
Intifada débute dans qui a remporté les élections
la bande de Gaza. en 2006 et évincé l’Autorité
palestinienne, Israël
1993 — Signature des accords et l’Égypte imposent
d’Oslo, en vertu desquels un blocus à Gaza.
l’administration de Gaza, Depuis, l’enclave a connu
où l’armée et les colonies de nombreux affrontements
israéliennes restent présentes, avec Israël, dont quatre
est cédée à l’Autorité épisodes majeurs, en 2008,
palestinienne. 2012, 2014 et 2021.
6 000
PERSONNES AU KILOMÈTRE CARRÉ.
C’est la densité de population à Gaza,
l’une des plus élevées à l’échelle mondiale.
Entre 2,1 et 2,4 millions de personnes
vivent entassées sur cette étroite bande
de terre d’à peine 40 kilomètres
de long sur 6 à 12 kilomètres de large.
Une population pauvre et jeune
(40 % des Gazaouis ont moins de 14 ans),
qui a doublé en vingt ans. Environ
80 % de la population dépend
de l’aide humanitaire, selon l’ONU.
16. À LA UNE Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

La barbarie
du Hamas ne
justifie pas le
massacre des
Palestiniens
par Israël
Aucun contexte historique ne
saurait justifier les crimes commis
par le mouvement islamiste
le 7 octobre, écrit cet auteur
britannique. Mais les condamner

CAGLE CARTOONS
ne signifie pas qu’il faille soutenir
la réponse brutale de l’État hébreu.

—The Observer extraits (Londres) quel qu’il soit, ne justifie de près ou de loin, le La survie de ce territoire
massacre de plus de 260 jeunes dans un festi- commun implique

E
ux aussi perdent des proches, eux aussi ont des val de musique, le carnage dans un kibboutz
amis retenus captifs et des mères qui pleurent et encore moins des scènes de liesse.
une reconnaissance
leurs enfants… Nous avons besoin d’une vraie La barbarie des attaques du Hamas ne peut des droits et de la dignité
paix.” Il ne s’agit pas de la parole d’un gau- pas non plus être comprise comme la consé- de l’autre peuple.
chiste baba cool qui s’exprimerait bien au quence inévitable de la colonisation, et encore
chaud depuis Londres ou Washington mais moins comme une déclinaison de la résistance Pourtant, ce châtiment collectif et le bom-
de celle de Yaakov Argamani, dont la fille, Noa, palestinienne. Ce sont les actes d’une orga- bardement des civils ont obtenu le soutien des
a été prise en otage par le Hamas lors du festival nisation antisémite et intégriste affranchie dirigeants occidentaux, qui les justifient comme
de musique organisé près de Reim, à proximité du cadre moral et politique qui guide tradi- étant le “droit d’Israël à se défendre” contre le
de la frontière israélienne avec Gaza. tionnellement les mouvements de libération. Hamas. Mais voilà, par exemple, ce que Daniel
J’espère ne jamais avoir à connaître le tour- Comme pour les autres groupes djihadistes, le Levy, ancien conseiller de l’ancien Premier
ment qui accable Yaakov Argamani. Mais si je terrorisme est devenu une fin en soi. ministre Ehoud Barak, a clamé en réponse à un
venais à me retrouver dans la même détresse, Suggérer qu’un tel carnage représente le présentateur de la BBC : “Quand des dirigeants
j’aimerais avoir ne serait-ce qu’une once de son mouvement pour la Palestine revient à insul- disent ‘nous allons couper les vivres, l’électri-
humanité et de sa lucidité morale. Si la parole ter les Palestiniens et leur combat pour la cité, l’eau, et l’ensemble de l’approvisionnement
d’Argamani est aussi saisissante, ce n’est pas liberté et le respect de leurs droits, c’est les à une population entière de civils’, qui pourra
uniquement pour sa profonde empathie (son considérer comme les politiques israéliens et me convaincre qu’ils visent des terroristes ?”
désir de vengeance serait compréhensible) les commentateurs occidentaux qui les qua- Les dirigeants israéliens laissent eux-mêmes
mais également parce qu’elle tranche avec une lifient d’animaux et de sauvages. Il y a eu des peu de place au doute. Daniel Hagari, porte-
bonne partie des déclarations entendues dirigeants palestiniens et des sympathi- ↑ “Tenez-vous parole de l’armée, a reconnu : “La priorité, c’est
la semaine dernière. sants qui ont déploré la cruauté de ces à distance !” la destruction, pas la précision.” “Pour l’heure, un
Un grand nombre de personnes ont actes. Le Hamas trahit les espoirs des Dessin de Wolverton, seul mot d’ordre : Nakba !” a tweeté le député Ariel
applaudi les attentats meurtriers menés Palestiniens et représente une menace États-Unis. Kallner, du Likoud, la semaine dernière. “Une
par le Hamas. Et de nombreuses autres pour les Juifs. Nakba qui viendra éclipser celle de 1948.” Ce mot
ont essayé de justifier ces actions. Il fau- ÉDITO Condamner le Hamas, sa politique et arabe, qui signifie “catastrophe”, fait référence
drait remettre les attaques du Hamas dans ses actes n’est pourtant pas la même chose au déplacement forcé de 700 000 Palestiniens
leur contexte, avancent-elles, et les considé- que soutenir la stratégie d’Israël. Israël a coupé après la guerre de 1948 et la création de l’État
rer comme une composante inévitable du long l’accès à l’électricité, à l’eau, à la nourriture et d’Israël. “À terme, Gaza ne sera plus qu’une ville
combat des Palestiniens pour obtenir un État. aux médicaments à Gaza, a commencé à bom- de tentes, sans aucun bâtiment”, a renchéri un
Elles seraient une conséquence des sanctions barder sans aucune distinction et se prépare à représentant du ministère de la Défense dans
auxquelles les Palestiniens sont confrontés. une invasion terrestre. Si les témoignages des les médias israéliens.
Certes, la violence palestinienne s’inscrit tueries du Hamas rappellent la sauvagerie de Et cet état d’esprit n’est pas qu’une simple
dans un contexte historique, et les Palestiniens l’État islamique, les images des bombardements riposte au choc provoqué par les massacres du
continuent de souffrir de la répression israé- de Gaza ne sont pas sans évoquer la destruction Hamas. Il y a quelques mois, le ministre des
lienne. Cependant, aucun contexte historique, d’Alep, en Syrie, ou de Bakhmout, en Ukraine. Finances, Bezalel Smotrich, s’était félicité du
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
déchaînement de violence de colons israéliens,
qui avaient mis le feu à plusieurs maisons, com-
merces et voitures de la ville de Huwara [en
Cisjordanie], en guise de représailles après le
meurtre de deux de leurs compatriotes par un
tireur palestinien. Bezalel Smotrich avait appelé
le gouvernement à “détruire” la ville au lieu de
laisser les citoyens faire le boulot à sa place.
Pendant ce temps, l’occupation de la
Cisjordanie est en train de virer à l’annexion.
Dans l’accord de coalition conclu l’an dernier
entre le Likoud de Benyamin Nétanyahou et le
Parti sioniste religieux, mouvement d’extrême
droite de Bezalel Smotrich, le gouvernement s’est
engagé à agir pour étendre sa souveraineté à la
Judée-Samarie [la Cisjordanie]. En 1999, le pro-
gramme du Likoud “rejetait [déjà] catégorique-
ment la création d’un État arabe palestinien”. La
politique du gouvernement est effectivement
tournée vers la subsistance d’un seul État, dans
lequel la majeure partie des Palestiniens sont
privés de leurs droits fondamentaux.
Lutte mortelle. Ironie du sort, alors que
Nétanyahou a promis d’“éradiquer” le Hamas,
les responsables politiques israéliens – dont
le Premier ministre lui-même – contribuent
depuis de nombreuses années à l’expansion de
l’organisation, dans l’espoir d’ébranler la lutte
du peuple palestinien. “Pour empêcher la créa-
tion d’un État palestinien, il faut épauler ceux qui
soutiennent le Hamas et lui transfèrent des finan-
cements”, aurait affirmé Nétanyahou lors d’une
réunion des parlementaires du Likoud, en 2019.
Dès les années 1970, Israël a appuyé le déve-
loppement des Frères musulmans à Gaza, puis
celui du Hamas, mouvement créé par ces der-
niers durant la première Intifada. L’État hébreu
espérait ainsi saper l’autorité de l’Organisa-
tion de libération de la Palestine. Les partisans
d’un État d’Israël réservé aux Juifs, et ceux qui
rêvent au contraire de les chasser de la région
sont à la fois intimement liés, et engagés dans
une lutte mortelle.
Puisque le débat public est aujourd’hui ravagé
par les accusations d’amalgame, je tiens à rappe-
ler que je ne mets pas le Hamas et Israël dans le
même sac. Je me contente de souligner leur façon
commune d’invoquer les pratiques inadmissibles
du camp adverse pour justifier l’injustifiable.
C’est pour cela que les mots de Yaakov
Argamani sont si importants. Non pour son
appel à la paix (tout le monde appelle à la paix,
même ceux qui massacrent des nouveau-nés ou
détruisent des immeubles) mais pour sa com-
préhension profonde de l’enjeu. Il sait perti-
nemment que la survie de ce territoire commun
implique une reconnaissance des droits et de
la dignité de l’autre peuple.
Qu’elle passe par un seul État dont tous les
citoyens seraient égaux en droits, ou par deux
États distincts, l’“autodétermination” doit s’ap-
pliquer à tous ceux qui vivent entre le Jourdain et
la Méditerranée, Israéliens comme Palestiniens,
pour bâtir un avenir commun. Aucune bombe,
aucun massacre ne pourra détruire cela.
—Kenan Malik,
publié le 15 octobre
GAZA. UNE GUERRE SANS LOIS. 17
“ISRAËL NE DOIT PAS IGNORER
LE DROIT DE LA GUERRE”
ISRAËL AURAIT
EU RECOURS Pour le juriste israélien Michael Sfard, la réaction
AU PHOSPHORE de l’État hébreu aux crimes commis par le Hamas doit
BLANC
Selon Human Rights respecter le droit international.
Watch (HRW),
Israël a eu recours
au phosphore blanc —Ha’Aretz (Tel-Aviv) largeurs les lois de la guerre telles qu’elles
doivent s’appliquer aux millions d’habitants
S
dans ses opérations
militaires à Gaza et amedi 7 octobre, le Hamas s’est rendu de Gaza. Israël a certes le droit et le devoir de
au Liban, en violation coupable d’un crime de guerre abomi- se défendre et de défendre ses citoyens. Il a
du droit international nable et impardonnable. Nos yeux ont été sauvagement attaqué et est obligé de faire
humanitaire. beau le voir, notre cœur refuse de croire le nécessaire pour rétablir la sécurité – oui,
“Le phosphore blanc que des êtres humains soient capables mais dans les limites du droit international.
est susceptible de de telles cruautés – du massacre incon- “Nous imposons un siège complet à la ville
causer des brûlures cevable de centaines de civils, dans leurs de Gaza. Ni eau, ni nourriture, ni gaz, tout est
insupportables foyers et lors d’une fête, des enlèvements de bouclé”, a claironné le ministre de la Défense,
et de mettre le feu civils, des enlèvements d’enfants et de per- Yoav Gallant. De ces propos, et du ton sur lequel
à des habitations. Son sonnes âgées, et de la torture psychologique ils ont été proférés, on déduit que Gallant a
usage dans des zones des familles dont les proches ont disparu. donné ordre aux Forces de défense israélienne
peuplées est illégal”, Disons la vérité : c’est un crime contre d’adopter une tactique qui consiste à affa-
a écrit l’ONG sur X l’humanité, un crime contre tout ce qui est mer et assoiffer volontairement les Gazaouis.
(anciennement humain. Tous en Israël, nous connaissons une
Twitter). victime, un otage, ou une personne dont des Détruire sans discernement. Une telle
HRW s’est fondé proches ont été blessés. Des dizaines de mil- méthode n’est dans aucun contexte légale ni
notamment sur liers d’Israéliens souffriront dans les années morale. Même le siège, une stratégie militaire
l’analyse de vidéos à venir de graves séquelles psychologiques, légale dans certaines conditions, n’autorise
datant des 10 et notamment de diverses formes de troubles pas à priver les civils assiégés du nécessaire
11 octobre montrant du stress post-traumatique. à leur survie. Les civils doivent par ailleurs
des colonnes de fumée Cette atrocité tient de l’impensable. S’il est être en mesure de quitter la zone assiégée.
blanche après des contenus en ligne reflétant la plus par- Des centaines de tonnes d’explosifs déjà
des bombardements faite inhumanité, les vidéos envoyées par les envoyées sur Gaza, le porte-parole de l’ar-
au-dessus du port populations vivant à proximité de la bande de mée Daniel Hagari a quant à lui déclaré que
de la ville de Gaza Gaza en sont un terrible exemple. “l’accent est mis sur la destruction, pas sur la
et dans deux zones Et pourtant. Et pourtant, le droit de la précision”. Le droit international impose aux
rurales le long de guerre n’a pas été pensé uniquement pour des combattants en cas de guerre, en particulier
la frontière israélo- situations de parfait sang-froid, où il n’y a ni dans des zones civiles, de prendre les précau-
libanaise. “L’utilisation colère justifiée ni soif compréhensible de ven- tions nécessaires pour empêcher autant que
du phosphore blanc à geance. Par les lois de la guerre, l’humanité possible que des civils et des installations
Gaza, l’une des zones a manifesté son renoncement à une absolue civiles soient touchés.
les plus densément prohibition du recours à la force, son renon- Si ce qui compte, comme l’a dit le porte-
peuplées du monde, cement à une conception du monde pacifiste, parole, c’est de faire un maximum de dégâts
amplifie le risque au profit de la définition de règles établissant sans se soucier de la précision, les ordres
pour les civils et viole des minimums d’humanité et des limites dans donnés sont en infraction claire avec l’obliga-
l’interdiction de son les souffrances infligées aux civils. tion de précaution. Et cela se traduira par des
usage stipulée par centaines de victimes civiles à Gaza – femmes,
le droit international enfants, personnes âgées – qui n’étaient pas
humanitaire”, a Les crimes de guerre impliquées dans les combats et vivaient sous
déploré l’ONG dans ne sont pas l’apanage la dictature du Hamas.
un rapport datant de combattants tirant Le Bureau de la coordination des affaires
du 12 octobre.
L’armée israélienne a
à la kalachnikov depuis humanitaires des Nations unies faisait état
[début octobre] de 130 000 personnes dépla-
totalement démenti des pick-up Toyota. cées à Gaza, et de 430 000 personnes vivant
ces informations, dans des zones privées d’eau courante en
les qualifiant Cependant, dans les jours qui se sont écou- raison des dégâts subis par les infrastruc-
d’“absolument lés depuis le massacre commis dans le sud tures. D’ici à quelques jours, ils seront sans
fausses”. d’Israël, les dirigeants de ce pays ont multiplié doute des millions dans cette situation. Je ne
les déclarations laissant entendre que l’État peux imaginer ce qui se passera à Gaza si le
hébreu a officiellement adopté une politique gouvernement israélien persiste à ignorer les
militaire qui consiste à bafouer dans les grandes interdits fixés par le droit de la guerre.
18. À LA UNE
Car non, les crimes de guerre ne sont pas
l’apanage de combattants tirant à la kalachni-
kov depuis des pick-up Toyota. Des crimes de
guerre peuvent aussi être commis depuis le quar-
tier général du ministère de la Défense, à Tel-
Aviv, ou devant le tableau de bord d’un avion ou
d’un hélicoptère de combat. Certes, le degré de
cruauté nous apparaît peut-être moindre quand
l’assaillant ne regarde pas sa victime dans les
yeux – mais la douleur lors de la perte d’une
mère, d’un père, d’un enfant, d’un frère, d’une
sœur, d’un époux ou d’une épouse, cette dou-
leur est la même.
Indifférence criminelle. Par le passé déjà,
des organisations comme Breaking the Silence
[ONG israélienne créée en 2004 par des soldats
et vétérans des Forces de défense israéliennes
qui tentent de “sensibiliser aux conséquences
désastreuses d’une occupation militaire prolon-
gée”] dénonçaient de la part d’Israël des règles
d’engagement trop laxistes tolérant de très
nombreux blessés et victimes parmi les civils.
Pour être tout à fait transparent, je suis le
conseiller juridique de Breaking the Silence.
L’association n’a pas accusé l’armée de s’en
prendre volontairement aux civils, mais de faire
preuve d’indifférence et de faire passer la sécurité
de ses soldats loin devant celles des civils dans
les zones de combat. Ces accusations avaient été
rejetées en bloc, et ceux qui les avaient formu-
lées ont été accusés de haïr et de trahir Israël.
Ces comportements autrefois niés sont deve-
nus une politique officielle, je le crains.
Il est difficile quand on est israélien de penser
aux droits des Gazaouis alors qu’il y a quelques
jours le Hamas a commis des crimes inacceptables
et que notre société tout entière est submergée
par le chagrin et le deuil.
Malheureusement, la catastrophe à Gaza
ne peut attendre la fin des sept jours de notre
shiv’ah [“sept” en hébreu, comme les sept jours
de deuil observés dans le judaïsme].
—Michael Sfard,
publié le 11 octobre
Cisjordanie : la crainte d’un effet domino
●●● Depuis le 7 octobre, la mort frappe aussi
en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, occupés
par Israël depuis 1967, où au moins 58 Palestiniens
ont été tués et plus de 1 200 blessés (bilan
arrêté au 17 octobre), selon le ministère
de la Santé palestinien. Le bilan humain
est “plus élevé que le total mensuel jamais
enregistré depuis […] 2005”, indique
le journal israélien Ha’Aretz.
Un bilan alourdi par les meurtres commis
par les colons israéliens, en guise
de vengeance. À Qousra, un village du nord
de la Cisjordanie, six Palestiniens ont ainsi
été tués la semaine dernière, dont un père
et son fils au cours de funérailles,
par des tirs de colons, rapporte
Times of Israel. Craignant un effet domino
dans les Territoires palestiniens occupés,
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
Le risque d’un deuxième
front face au Hezbollah
Décryptage
L’ALARME D’UN
UNIVERSITAIRE
ISRAÉLIEN
C’est avec solennité Le parti armé libanais a intensifié son action militaire contre Israël,
que Raz Segal tandis que son parrain iranien a menacé d’ouvrir de nouveaux fronts si
s’est exprimé
dans les colonnes
l’État hébreu lançait une offensive terrestre sur Gaza. Un embrasement
de Jewish Currents, régional que la communauté internationale cherche à éviter.
une publication
E
de la gauche juive
américaine. n plus du front de Gaza, contre le Hamas, À l’heure de mettre sous presse, mardi
Cet historien israélien, un deuxième front va-t-il s’ouvrir dans le 17 octobre, ces affrontements ont fait une dizaine
professeur agrégé au nord d’Israël où le Hezbollah libanais se de morts côté libanais, en majorité des combat-
département d’études montre de plus en plus actif ? Sur le ter- tants mais aussi un journaliste de Reuters, et
sur l’Holocauste et les rain, la situation dans la zone frontalière au moins deux victimes côté israélien.
génocides à l’université à cheval entre le sud du Liban et l’État Signe de la tension qui monte, “le front nord,
de Stockton, estime hébreu “devient de plus en plus sensible”, résume comme celui du sud avant lui, se vide, après des
que le siège et le journaliste Amos Harel dans les colonnes du attaques […] et les escarmouches frontalières ces
les bombardements quotidien israélien Ha’Aretz. derniers jours avec le Hezbollah et les factions pales-
de Gaza par l’armée Le puissant parti libanais armé, acteur majeur tiniennes actives au Liban”, écrit The Guardian.
israélienne constituent de l’“axe de la résistance” contre Israël et son En effet, le 16 octobre, les autorités israéliennes
“un cas classique allié américain, dirigé par l’Iran, “a vite réagi ontdonné l’ordre aux résidents de 28 villages et
de génocide”. Selon aux développements sanglants à Gaza” en affir- kibboutzim se trouvant à moins de deux kilo-
la définition que donne mant son soutien au Hamas. Il “participe éga- mètres de la frontière terrestre avec le Liban
le droit international lement – bien que timidement – aux combats en d’évacuer cette zone.
du crime de génocide, bombardant des positions israéliennes dans le D’après The Jerusalem Post, Israël craint que
commis avec Nord, veillant toutefois à ne pas provoquer une le Hezbollah n’attende “le moment où la plupart
“l’intention de détruire, guerre ouverte”, résume le journal des forces terrestres de Tsahal seront
en tout ou en partie, libanais L’Orient-Le Jour. engagées à Gaza pour ouvrir un front
un groupe national, Des “attaques quotidiennes le long […] dans le nord” d’Israël.
ethnique, racial ou de la frontière”, qu’il s’agisse de tirs L’État hébreu fait non seulement
religieux, en tant que de missiles ou de tentatives d’in- REVUE face à la menace du Hezbollah, mais
tel”, Raz Segal estime filtration dont l’intensité, cepen- DE PRESSE aussi à celles des groupes palesti-
qu’Israël emprunte dant, “augmente chaque jour”, et ce niens armés présents dans le pays
ce chemin. “Israël a été “à mesure que la perspective d’une offensive ter- du Cèdre, qui ont temporairement mis de côté
explicite sur ce qu’il restre [israélienne] se précise”, observe le spécia- leurs dissensions internes. “Nous sommes tous
mène à Gaza. Pourquoi liste des questions de sécurité et de défense de unis pour défendre la Palestine et les Palestiniens
le monde n’écoute-t-il Ha’Aretz. Attaques auxquelles Tsahal réplique face aux massacres à Gaza”, explique un vété-
pas ?” demande-t-il. systématiquement. ran du Fatah dans un camp près de Beyrouth,
cité par La Repubblica.
Les autorités officielles libanaises semblent
n’avoir aucune prise sur le Hezbollah, qui agit
à sa guise dans son fief du sud du Liban. “En
“Israël maintient une forte présence moins de dix jours, le Hezbollah a réussi à reti-
sécuritaire en Cisjordanie […] avec des barrages rer la ‘feuille de vigne’ qui couvrait la nudité du
permanents et temporaires”, relève Al-Jazeera, gouvernement libanais et de la plupart des diri-
et procède à des rafles nocturnes, arrêtant geants au Liban, qui se sont complètement soumis
notamment des militants et d’anciens cadres à la volonté du parti susmentionné concernant la
du Hamas. décision de faire la guerre avec Israël”, déplore
Selon le Club des prisonniers palestiniens, un éditorialiste hostile au parti chiite dans
“70 Palestiniens ont ainsi été arrêtés les colonnes d’An-Nahar. Son billet a pour
en une journée [le lundi 16 octobre], titre : “Liban : du ‘Fatahland’ au ‘Hamasland’”.
dont d’anciens représentants et dirigeants Le ‘Fatahland’ désigne le sud du Liban où
du mouvement Hamas”, relaie le journal les fedayin palestiniens, chassés de Jordanie
panarabe Al-Quds Al-Arabi. en 1970, ont trouvé refuge.
La crainte, en Israël, est que le Hamas “C’est [le guide suprême iranien] Ali Khamenei,
provoque “un large soulèvement à travers sur les conseils de Hassan Nasrallah [leader du
la Cisjordanie qui renverserait la faible Hezbollah] et de ses autres éminences grises, qui
Autorité palestinienne”, écrit The Economist, va décider si le Liban va être ou non détruit pour
et l’introniserait comme acteur incontournable la ‘cause iranienne’ dans les prochaines semaines”,
sur la question israélo-palestinienne. renchérit L’Orient-Le Jour dans un autre article.
—Courrier international
 Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023 GAZA. UNE GUERRE SANS LOIS. 19

Contexte
L’Iran brandit
la menace
d’une escalade
●●● Allié du Hamas, l’Iran multiplie
depuis quelques jours les mises
en garde contre une invasion terrestre
de la bande de Gaza par Israël, ennemi
juré de la République islamique.
En visite au Qatar le 15 octobre,
où il a rencontré le leader du groupe
palestinien, Ismaïl Haniyeh, le ministre
des Affaires étrangères iranien,
Hossein Amir Abdollahian, a averti
que “personne” ne pouvait “garantir le
contrôle de la situation” si Israël lançait
une offensive terrestre dans Gaza.
“Si les attaques du régime sioniste contre
la population sans défense de Gaza
CARTOON MOVEMENT

se poursuivent”, cela mènera à un

“élargissement du conflit”, a-t-il averti.
“D’autres fronts pourraient s’ouvrir.
Cette option n’est pas exclue et devient
de plus en plus probable”, a-t-il en outre
déclaré le même jour à Al-Jazeera.

LE DILEMME ÉGYPTIEN Le lendemain, le chef de la diplomatie

iranienne a même mis en garde
contre une possible action
“préventive” contre Israël “dans
les heures à venir”. Pour le journal
Javan, proche des Gardiens de
Le Caire s’est engagé à apporter de l’aide humanitaire la révolution islamique, “protéger
aux Palestiniens mais rechigne à les recevoir sur son sol, la résistance à Gaza” est “une ligne
pour des raisons aussi bien économiques que politiques, rouge pour l’axe de la résistance”
[allusion aux factions pro-Iran au Liban,
à moins de deux mois de l’élection présidentielle. en Irak et en Syrie].

L
es Palestiniens devraient “rester sur leur déjà maintenu [le poste-frontière] fermé lors des Ce n’est pas la première fois que l’Égypte est
terre”, a lancé ce 12 octobre le président précédents bombardements israéliens sur Gaza soumise à de telles pressions. “Hosni Moubarak
égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, alors en 2008, 2014 et 2021.” L’une des raisons du avait vigoureusement démenti […] les informa-
qu’environ un million de personnes ont refus actuel évoquées par le journal britan- tions selon lesquelles il aurait conclu un accord
été déplacées à l’intérieur de la bande nique est la crainte d’une montée de l’insécu- [pour un transfert de la population gazaouie] avec
de Gaza depuis le début des bombarde- rité. “Depuis que les djihadistes dans la péninsule ↑ Rafah. Dessin Margaret Thatcher en 1983”, rappelle le Guardian.
ments israéliens et qu’un éventuel “transfert” du Sinaï mènent des actions contre l’armée égyp- de Majda Shaheen, “Plusieurs hommes politiques israéliens ont pro-
de la population assiégée, ou du moins d’une tienne [2013], l’Égypte a considérablement réduit Palestine. posé par le passé la création d’un État palestinien
partie, vers le désert du Sinaï se profile à l’ho- les déplacements à travers ce poste.” alternatif dans le Sinaï, une idée que les respon-
rizon, expliquent plusieurs médias. “L’Égypte Surtout, le président Al-Sissi se prépare à sables égyptiens ont longtemps rejetée”, ajoute
ne permettra pas la liquidation de la question se faire réélire dans deux mois, sur fond de le journal. Al-Sissi sera-t-il donc l’exception ?
palestinienne”, a martelé le président égyptien crise économique majeure et de montée de la En attendant, les centaines de milliers d’ha-
lors de son discours. grogne populaire, “ce qui rend dif- bitants de l’enclave ayant déjà quitté leur foyer
Le poste-frontière de Rafah, seul ficile la perspective d’accueillir des disent craindre pour la première fois une nou-
point de passage terrestre et porte de réfugiés”. velle “Nakba” – un exode sans espoir de retour.
sortie pour les Gazaouis, concentre Mais cette précarité économique Ironie du sort, souligne CNN Arabic, “la
ainsi toutes les tensions. REVUE et la vulnérabilité politique d’Al- grande majorité de la population de Gaza est
L’Égypte, qui coordonne avec DE PRESSE Sissi pourraient paradoxalement aujourd’hui constituée de réfugiés provenant de
Washington l’acheminement d’aides influer sur la position égyptienne, zones tombées sous le contrôle israélien lors de la
vers Gaza, refuse d’ouvrir un couloir humani- estime le média égyptien Mada Masr. “Cela guerre israélo-arabe de 1948”. Une guerre vécue
taire, craignant un afflux massif sur son ter- met [le président Al-Sissi] en position de fai- comme une défaite amère dans la conscience
ritoire qui équivaudrait à “une réinstallation blesse et pourrait permettre à Israël, avec le sou- collective palestinien et arabe, et au cours de
permanente de plus de 2 millions de personnes tien des États-Unis, d’arracher des concessions. laquelle plus de 700 000 personnes ont été
[…], à qui Israël ne permettra plus de rentrer En l’occurrence pour obtenir son accord à un expulsées de leurs terres.
à Gaza, explique The Guardian. L’Égypte a transfert des Palestiniens vers le Sinaï.” —Courrier international
 20. À LA UNE Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

Nos ennemis, ce sont les organisations terroristes

meurtrières dirigées par des extrémistes isla-
mistes. Les Palestiniens eux-mêmes ne sont pas
l’ennemi. Les millions de Palestiniens qui vivent là,
à nos côtés, entre le Jourdain et la Méditerranée,
ne sont pas nos ennemis. Tout comme la majo-
rité des Israéliens, ils aspirent à mener une vie
calme, paisible et digne. Simplement, Israéliens
comme Palestiniens vivent sous l’emprise d’une
minorité religieuse depuis des décennies. Des
deux côtés, les positions irréductibles d’un petit
groupe d’individus nous ont fait basculer dans
la violence. Peu importe qui est le plus cruel
ou le plus impitoyable. Les idéologies des deux
camps ont nourri ce conflit.
CARTOON MOVEMENT

Fanatisme religieux. En tant qu’officier de

réserve, il est important pour moi de rappeler
haut et fort que, dans cette guerre que l’on ne
peut plus arrêter désormais, nous ne pouvons
pas tolérer que le massacre d’Israéliens inno-

“Si je me bats, c’est pour

cents donne lieu au massacre de Palestiniens
↑ Dessin de Paolo innocents. Israël doit se souvenir que plus de
Lombardi, Italie. 2 millions de personnes vivent dans la bande

Israël : les Palestiniens

de Gaza. L’immense majorité d’entre elles sont
innocentes. Israël doit faire tout ce qui est en
son pouvoir pour éviter de tuer des innocents

ne sont pas mes ennemis”

et se concentrer sur la destruction de l’armée
terroriste du Hamas.
Cette guerre prendra fin tôt ou tard. J’ignore
si j’en sortirai vivant, mais je sais qu’à la minute
où elle se terminera Israéliens et Palestiniens
devront demander des comptes aux dirigeants
Le peuple israélien comme le peuple palestinien sont prisonniers qui sont responsables de cette situation.
de dirigeants extrémistes, écrit dans cette lettre ouverte remarquée Il faut nous réveiller. Palestiniens et Israéliens
Nir Avishai Cohen, officier de réserve appelé sur le front en Israël. doivent dénoncer ces extrémistes qui sont mus
par le fanatisme religieux. Les Israéliens vont
devoir écarter du pouvoir le ministre de la
SUR NOTRE SITE Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, le ministre
—The New York Times, été faits prisonniers. Rien au monde ne saurait courrierinternational.com des Finances, Bezalel Smotrich, et leur entourage
extraits (New York) justifier le meurtre de centaines d’innocents. d’extrême droite, et les Palestiniens, pour leur
Mais j’aimerais qu’une chose soit claire : rien part, devront évincer les dirigeants du Hamas.

J
Suivez toute l’actualité
e me trouvais samedi [7 octobre] à Austin n’est “inévitable”. Cette guerre aurait pu être de la guerre entre J’essaie de trouver çà et là des lueurs d’espoir.
[aux États-Unis] pour le travail, lorsque j’ai évitée. Simplement, personne ne s’est vraiment Israël et le Hamas. “Le La guerre du Kippour, la plus dure qu’ait connue
reçu un appel de mon supérieur militaire des donné de la peine pour l’empêcher. Israël n’en spectre de l’invasion Israël jusqu’à cette semaine, avait éclaté par sur-
Forces de défense israéliennes me deman- a pas fait assez pour créer les conditions de la du Liban, en 1982, prise en 1973. Quand l’Égypte et Israël ont fini
dant de rentrer en Israël et de me rendre sur paix ; nous nous sommes contentés de conqué- plane sur l’offensive par signer un accord de paix, en 1979, la fron-
le front. Je n’ai pas hésité une seconde. Mon rir les territoires palestiniens de Cisjordanie, israélienne”, analyse tière avec l’Égypte – qui avait vu tant de morts
devoir est d’abord et avant tout de me joindre à d’étendre des colonies illégales et d’imposer un le Financial Times. et de blessés – est devenue une frontière de paix.
la lutte contre les responsables de ce massacre siège au long cours à la bande de Gaza. À lire aussi, cette Les Israéliens doivent comprendre qu’il n’existe
contre mon peuple. J’ai donc pris le premier vol Depuis cinquante-six ans maintenant, Israël tribune de l’historien pas de meilleure garantie pour leur sécurité
que j’ai pu trouver pour rentrer et rejoindre la tient les Palestiniens sous sa férule militaire. Yuval Noah Harari que la paix. Une armée, aussi puissante soit-
réserve des Forces de défense israé- Dans mon livre Love Israel, Support parue dans The elle, est incapable de protéger le pays aussi
liennes, où je suis officier du départe- Palestine [“Aimez Israël, soutenez la Guardian : “Israéliens efficacement. Cette guerre en est une nouvelle
ment des opérations dans une brigade. Palestine”, inédit en français], j’écri- et Palestiniens paient preuve. Israël suit le sentier de la guerre depuis
Pendant toute la durée du vol, j’avais vais : “La société israélienne doit se poser des décennies bien trop longtemps. Au bout du compte, quand
l’esprit très agité. J’essayais de mettre ces questions incontournables : où et pour- d’expérimentations tous les morts israéliens et palestiniens auront
noir sur blanc mon état d’esprit et les TRIBUNE quoi le sang de ses fils et de ses filles a-t-il ratées”, ou celle de été enterrés, quand nous aurons fini de rincer
pensées qui me traversaient sur ce qui été versé ? Une minorité religieuse qui se l’essayiste canadienne tout ce sang versé, les gens qui cohabitent sur
était en train (et ce qui était sur le point) de se veut messianique nous a entraînés dans une ornière Naomi Klein, dans ces terres devront comprendre qu’il n’y a pas
passer dans ce pays que j’aime tant. et nous l’y suivons comme nous suivrions le joueur le même journal. d’autre choix que d’emprunter le sentier de la
On découvrait peu à peu l’ampleur des atroci- de flûte de Hamelin.” Quand j’écrivais ces mots, Ou encore cette paix. Car c’est là qu’est la vraie victoire.
tés commises lors de l’attaque la plus meurtrière l’année dernière, je ne me rendais pas compte à tribune publiée dans —Nir Avishai Cohen*,
que les Israéliens aient connue depuis la création quel point nous étions enlisés dans cette ornière, L’Orient-Le Jour : publié le 13 octobre
de l’État d’Israël. Des centaines de terroristes ni qu’un tel bain de sang était possible dans un “Non, la défense de
du Hamas avaient massacré plus de 1 200 per- laps de temps aussi bref. la cause palestinienne * Officier de réserve dans l’armée israélienne,
sonnes, dont des femmes, des enfants et des per- Je m’en vais maintenant défendre mon pays ne se limite pas au Nir Avishai Cohen est l’auteur de Love Israel,
sonnes âgées. Près de 150 civils et soldats avaient contre des ennemis qui veulent tuer mon peuple. Hamas”. Support Palestine (2023, non traduit).
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22. Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
d’un
continent
à l’a ut r e. Asie ........... 28 —The New York Times,
a mériques Afrique ........ 30 extraits (New York)
L
Europe ......... 34
France ......... 36 a ville de Kokomo, dans
l’Indiana, a toujours été
un bastion conservateur.
Ronald Reagan y a écrasé [en 1984]
le démocrate Walter Mondale. Bill
Clinton s’y est incliné deux fois,
tout comme Barack Obama. La
ville est aussi tristement célèbre
États-Unis. Shawn
pour un événement qu’elle préfé-
rerait oublier : le plus grand ras-
semblement du Ku Klux Klan
organisé aux États-Unis, en 1923.
Fain, le syndicaliste
Pourtant, Kokomo a donné
naissance à un leader syndical
qui rêve de renverser les riches
et les conservateurs, un rebelle
antiriches
qui rejette les discours policés au
profit d’une confrontation bru-
tale. “Les milliardaires ne devraient
pas avoir le droit d’exister”, assène
Shawn Fain, président de l’United
Auto Workers (UAW) et chef de
file de la grève actuelle contre
Patron de l’UAW, le puissant syndicat des travailleurs les Big Three, les trois princi-
paux constructeurs automobiles
de l’automobile, il a lancé la première grève simultanée jamais américains [General Motors, Ford
organisée chez les Big Three : General Motors, Ford et Stellantis et Stellantis].
Face aux journalistes, dans
(Chrysler). Portrait d’un rebelle en croisade contre les nantis. ses discours et sur les réseaux
sociaux, il critique inlassablement
les nantis, inscrivant les reven-
dications de 150 000 ouvriers de
l’automobile dans une lutte bien
plus vaste.
“Il y a les milliardaires, et les gens
comme nous, a-t-il ainsi déclaré lors
d’une conférence de presse impro-
visée [le 15 septembre] devant
l’usine Ford de Wayne, dans le
Michigan. Tout le monde s’attend
“L’ennemi n’est plus
une puissance
étrangère, il est chez
nous : c’est l’avidité
des entreprises.”
Shawn Fain
à ce que nous nous contentions de
ramasser les miettes sans broncher,
de vivoter dans l’attente du prochain
salaire. Nous sommes des citoyens
de seconde zone.”
Avant que Shawn Fain ne
reprenne les rênes du syndicat
en mars dernier, les dirigeants de
l’UAW semblaient moins prompts
à attaquer les milliardaires qu’à
tenter de les imiter. L’un d’entre
eux a détourné 2 millions de dol-
lars pour financer paris, cocaïne
et voitures de luxe. Un autre a
dépensé 13 000 dollars en une
seule journée pour s’acheter
des cigares. Au total, 17 cadres
du syndicat ont été condamnés
[pour corruption] à la suite d’une
enquête fédérale.
Au printemps, Shawn Fain a
battu de justesse le président
sortant et s’est lancé dans une
bataille aux enjeux considé-
rables. Pour appuyer ses reven-
dications radicales, il mise sur
des méthodes inhabituelles. Son
syndicat réclame une hausse de
40 % des salaires sur quatre ans
(pour compenser les augmenta-
tions modiques de ces dernières
années), le passage à la semaine de
quatre jours, l’indexation annuelle
des salaires sur le coût de la vie,
l’instauration d’une assurance-
maladie pour les ouvriers retrai-
tés et la suppression d’un système
à deux vitesses qui désavantage
les nouveaux salariés. Et pour
obtenir gain de cause, l’UAW a
décidé de défier simultanément
les trois géants de la construction
automobile, une première, avec
un mouvement de grève ciblé et
de plus en plus massif.
Shawn Fain, 54 ans, s’est imposé
comme le visage de cette contes-
tation. À l’occasion de la venue
de Joe Biden [le 26 septembre]
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↙ Shawn Fain (à g.) et Joe Biden (à d.) sur un piquet
de grève à Belleville (Michigan), en septembre 2023.
Photo Pete Marovich/The New York Times
sur un piquet de grève, le syndi-
caliste a cité la célèbre formule
de Roosevelt sur les entreprises
américaines “arsenal de la démo-
cratie”. “Aujourd’hui, l’ennemi n’est
plus une puissance étrangère à plu-
sieurs milliers de kilomètres de nos
côtes, il est ici même, chez nous :
c’est l’avidité des entreprises”, a-t-il
déclaré, comparant les construc-
teurs automobiles aux forces de
l’Axe durant la Seconde Guerre
mondiale.
Ces propos enflammés débou-
cheront-ils sur des négociations?
Stellantis reproche aux leaders
syndicaux de “s’intéresser davan-
tage à la politique qu’au dialogue
social”, General Motors dénonce
un “discours outrancier” et Ford
estime que l’UAW devrait consa-
crer plus de temps aux pourpar-
lers et moins à “l’organisation de
piquets de grève et d’opérations de
communication”.
Pugnace. Le principal intéressé
le reconnaît : “Je ne fais pas dans la
dentelle.” Ceux qui l’ont connu à
l’époque où il fréquentait le lycée
de Kokomo, dans les années 1980,
ne s’attendaient pas à le voir accé-
der à une telle notoriété. Ils se
souviennent d’un gars sympa,
respectueux de l’autorité. Mais,
en creusant un peu, on comprend
comment l’éducation reçue par
le syndicaliste a pu contribuer
à façonner un homme pugnace.
Ses arrière-grands-parents,
Gordon et Effie Fain, se sont
installés à Kokomo dans les
années 1920 pour échapper à la
misère économique du Kentucky.
À leur arrivée, l’industrie auto-
mobile était en pleine expan-
sion. En 1937, Chrysler reprend
une usine pour y fabriquer des
boîtes de vitesses. Stanley Fain,
le grand-père de Shawn, y tra-
vaillera pendant trente-cinq ans,
d’autres membres de la famille
turbinent chez General Motors.
C’est Rodger, le père de Shawn,
qui met fin à cette tradition fami-
liale en devenant chef de la police
locale. Les parcours du père et
du fils présentent d’ailleurs
AMÉRIQUES. 23
quelques similitudes : tous deux “Je n’ai jamais eu l’ambition de
ont été embauchés pour “faire le prendre la tête de l’UAW, assure-t-il.
ménage”. Dans les années 1970, Contexte Ce n’était pas prévu au programme.”
Kokomo a été le théâtre de plu- L’inexorable ascension des milliar-
sieurs meurtres qui ont semé la
panique au sein de la population
Une grève historique daires l’a incité à s’engager davan-
tage. Ils seraient aujourd’hui 750
sur fond de tensions avec les forces ●●● Le 15 septembre, pour d’“importantes retombées aux États-Unis, et leur fortune
de l’ordre. À cette époque, certains la première fois en quatre- économiques et politiques”, grossit. “On en a tous marre de
reprochaient aux policiers d’être vingt-huit ans d’existence, poursuit le quotidien. voir les riches devenir de plus en plus
à la botte des responsables poli- le puissant syndicat des Le Washington Post riches.” Pour Nelson Lichtenstein,
tiques, et le chef de la police fut travailleurs de l’automobile explique de son côté que historien spécialiste du mouve-
obligé de démissionner. (UAW) a déclenché une grève “le calendrier de la grève ment ouvrier, Shawn Fain est
De l’avis général, Rodger Fain, simultanée et progressive a été soigneusement une sorte de machine à remon-
qui a pris la tête de la police locale chez les Big Three, les trois choisi” pour coïncider ter le temps : “Cela faisait long-
en 1980, a contribué à mettre un grands constructeurs avec le lancement temps, depuis les années 1930, que
terme à la corruption. Lorsque le américains : General Motors, de l’année électorale l’on n’avait pas entendu un ténor de
Ku Klux Klan, peu après la prise Ford et Stellantis (Chrysler). en vue de la présidentielle l’UAW tenir des propos aussi radi-
de fonction du policier, décide Presque un mois plus tard, la de novembre 2024. Ce qui a caux. L’idée de compromis avec le
d’organiser sa grande marche grève continue de s’étendre. d’ailleurs valu à des grévistes patronat a disparu.”
dans la ville, le rassemblement À la date du 11 octobre, plus du Michigan de recevoir, Les grèves sont des proces-
se déroule sans aucune violence, de 34000 ouvriers syndiqués le 26 septembre, la visite sus à double tranchant. Plus le
et Rodger Fain est acclamé pour sur les 150000 que compte de Joe Biden – la toute
sa gestion de l’événement. Malgré l’UAW avaient cessé le travail première apparition “On en a tous marre
sa propre réussite, il ne veut pas à travers le pays, rapporte d’un président américain de voir les riches
de cette vie pour son fils. “Il m’a le New York Times. sur un piquet de grève –, puis
dissuadé d’entrer dans les forces Un mouvement social le 27 septembre de son rival
devenir de plus
de l’ordre”, raconte Shawn Fain. d’ampleur qui a déjà républicain Donald Trump. en plus riches.”
À l’époque, les milliardaires ne Shawn Fain
sont pas légion. Quand le maga-
zine Forbes commence à dres- du lait en poudre et des couches aux En 2007, il mène une action mouvement s’étend, plus la pres-
ser la liste des Américains les enfants, c’est là que vous vous rendez contre un accord avec Chrysler sion sur les employeurs s’intensi-
plus riches en 1982, il n’en trouve compte à quel point il est difficile de défavorable aux salariés nouvelle- fie. Mais ce sont les ouvriers qui
que 13. En 1986, ils sont 26, puis 49 survivre dans ce monde”, confie- ment embauchés. “Autant vous tirer paient le plus lourd tribut, alors
l’année suivante. À Kokomo, en t-il. Le couple finit par se séparer. une balle dans la cervelle”, lance-t-il la tentation d’accepter un accord
revanche, les temps sont durs C’est un voisin électricien et aux responsables de l’UAW lors de grandit à mesure que l’action se
pour le commun des mortels. syndiqué qui remet Shawn Fain la signature. Shawn Fain se forge prolonge. Les constructeurs en
Si l’économie s’est remise de la sur les rails. “J’ai postulé, j’ai été une réputation de rebelle. Puis, ont parfaitement conscience, et
terrible récession du début des pris, et vous connaissez la suite”, il y a onze ans, il quitte Kokomo c’est ce qui rend la tâche si ardue
années 1980, durant laquelle le explique l’intéressé. Il entre chez pour Detroit, où il commence à pour les syndicats.
taux de chômage a atteint les Chrysler en 1994. “Lorsqu’elles sont travailler au siège du syndicat. Au Pour relâcher la pression,
25 % dans la région, l’activité ne en désaccord avec une situation, cer- cours des années suivantes, deux Shawn Fain mise sur le sport et
parvient pas à décoller, et les taines personnes optent pour le lais- présidents du syndicat finissent la musique – il écoute de tout,
salaires stagnent. Le ser-faire, analyse Paul en prison pour corruption. hip-hop, rock, Metallica, Frank
jeune Shawn Fain, lui, Nicodemus, un ancien Sinatra. Il cherche encore ses
ne sait pas quoi faire camarade de classe. Et Réformateur. Cela ouvre un marques et ne s’est pas com-
de sa vie. Il s’inscrit à puis il y a les gens comme boulevard aux réformateurs, et plètement fait à l’idée qu’un
l’université de l’Indiana, Shawn : au lieu de rester Shawn Fain en profite pour se membre de la section syndicale
mais abandonne avant PORTRAIT les bras croisés, il prend présenter aux côtés d’un cama- de Kokomo soit aujourd’hui à la
d’obtenir son diplôme. ses responsabilités.” rade dissident. Ensemble, ils ren- tête de l’UAW. Cette ascension
La vie n’est pas rose. En 1991, C’est ce qui s’est passé au sein versent la vieille garde. Shawn lui paraît “surréaliste”.
Shawn Fain épouse une cama- de l’UAW. “Je n’aimais pas la façon Fain s’engage alors à mettre fin à Alors comment fait-il pour
rade de lycée, avec laquelle il aura dont se passaient les choses dans la corruption et à ce qu’il quali- garder les pieds sur terre ?
deux filles. “Quand vous traversez mon usine, alors je me suis présenté fie de “syndicalisme des patrons”. “Pendant des années, les dirigeants
des épreuves, que vous vous faites aux élections des représentants du En juillet, il refuse la tradition- de l’UAW ont eu tendance à oublier
licencier, qu’il faut se débrouiller personnel”, détaille Shawn Fain, nelle poignée de mains avec les ceux qu’ils représentaient. Moi, je
avec 320 dollars [300 euros] de chô- qui a notamment assuré cinq constructeurs en ouverture des ne les oublie pas”, conclut-il.
mage par mois, et demander des mandats au sein de la commis- négociations. L’un de ses pre- —David Streitfeld,
aides à l’État pour pouvoir acheter sion des ouvriers spécialisés. miers coups d’éclat. publié le 5 octobre
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24. AMÉRIQUES
ARGENTINE
La crise monétaire
pèse sur la présidentielle
Les Argentins, qui vivent depuis des années l’hyperinflation, voteront pour le
premier tour de la présidentielle, le 22 octobre. Favori des sondages, l’ultralibéral
Javier Milei promet de supprimer le peso. Et fait rêver une population à bout.
—Connectas, extraits
(Amérique latine)
L
ionel Messi se touche la
poitrine du côté du cœur
et regarde en l’air. Cette
image fait partie d’une peinture
murale qui rend hommage à
l’idole argentine. Peinte après le
Mondial que la sélection argen-
tine a remporté au Qatar, cette
fresque se trouve dans un quar-
tier populaire aux immeubles bas
de Mendoza, quatrième ville du
pays. La gloire de Messi tranche
sur les visages austères des habi-
tants. Des familles de travailleurs
précaires, au chômage ou vivant
de l’économie informelle. Ce sont
les plus touchés par la longue crise
économique que vit l’Argentine.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↙ Le président argentin, Alberto Fernandez. Dessin d’Arcadio
paru dans La Prensa, San José (Costa Rica).
des plus élevées du monde (seuls
le Venezuela, le Zimbabwe et
le Liban connaissent des taux
supérieurs).
Non loin de là, au troisième
étage d’un immeuble, nous frap-
pons à une porte protégée par
une grille. Une jeune femme
nous invite à entrer. À l’intérieur,
deux bureaux avec des chaises,
une machine qui compte les bil-
lets et un homme qui, quand
on le lui demande, indique le
cours du jour : 810 pesos pour
1 dollar. Nous sommes dans
une “caverne”, comme nous les
Argentins appelons ces lieux où
l’on achète des “dollars blue”
[au marché noir].
Un couple de tou-
ristes brésiliens vient
de ressortir. Ils ont
laissé quelques dollars
en échange d’une
grosse liasse de
pesos argentins. Et
les voilà partis pour
les dépenser rapidement,
comme font les Argentins
eux-mêmes avec leurs pesos.
Avant qu’ils ne se dévaluent, ils
vont remplir les restaurants et les
bars, bourrer les salles de concert
et épuiser les réservations d’hôtel
à chaque long week-end.
“Dollar blue”. Les crises
économiques argentines sont
jalonnées de mots-
clés, qui restent gravés
dans les mémoires. Je
n’ai pas oublié le “1 pour
1” des années 1990 [1 peso
pour 1 dollar], ni le corralito des
années 2000 – le gel des avoirs
bancaires à la suite de la crise
monétaire. Le dernier mot-clé
Nous nous rendons dans l’une touchées une subvention d’ur- que nous a légué notre écono-
des agences locales de l’Anses gence pour pallier les effets du mie folle est “dollar blue”.
[Administration nationale de la confinement. “Dans trente-cinq ans, l’Argentine
sécurité sociale]. Il est 7 heures Trois ans plus tard, les bureaux sera une puissance mondiale”,
du matin, une longue file de gens de l’Anses, répartis sur tout le promet Javier Milei, le candidat
patientent le long du pâté de mai- territoire national, ont recom- ultralibéral, favori des sondages,
sons, attendant qu’on s’occupe mencé à voir affluer ces Argentins qui nous a donné le nouveau mot-
de leur cas. Il y a là des femmes qui reçoivent des aides de l’État : clé dont nous nous sommes enti-
et des hommes, des jeunes, des une allocation de 94 000 pesos chés (du moins les 30 % d’entre
vieux, des mères avec leurs [255 euros] pour les chômeurs et nous qui ont voté pour lui aux
enfants dans les bras, des retrai- les travailleurs du secteur infor- primaires d’août) : “dollarisa-
tés qui touchent le mel (qui représentent tion”, l’abandon du peso pour la
minimum vieillesse… la moitié des actifs). monnaie américaine.
L’Argentine est cou- La même somme est Aujourd’hui, dans notre pays,
tumière du fait. En versée aux retraités. accéder au dollar est une mission
pleine pandémie, on REPORTAGE Et comme les caisses délicate. Premièrement, il faut
a vu et revu ces images de l’État sont vides, avoir des économies, ce qui est le
chaque fois que le gouvernement le gouvernement fait tourner la cas de peu d’Argentins : selon la
du président de gauche Alberto planche à billets pour financer dernière enquête officielle, le taux
Fernández décidait de verser aux ces aides, ce qui ne fera qu’en- de pauvreté atteint maintenant
catégories de population les plus courager encore l’inflation, l’une 40,1 %. Deuxièmement, si on est
arrivé à mettre un peu d’argent
de côté – un pécule menacé par
l’inflation, qui atteint 124,4 %
annuellement –, on ne peut ache-
ter que 200 dollars par mois au
cours officiel, soit deux fois moins
qu’au cours non officiel. Ce qui fait
fleurir le marché noir des arboli-
tos [les petits arbres], ces indivi-
dus qui proposent le “dollar blue”
des “cavernes”.
Dans ce contexte, Milei apparaît
comme un charmeur de serpents
avec la dollarisation. Un chauffeur
de taxi qui nous conduit à travers
les rues de Mendoza raisonne de
manière un peu simplette, quoique
logiquement : “Aujourd’hui, je gagne
100 000 pesos, demain je gagnerai
“Dans 35 ans,
l’Argentine sera
une puissance
mondiale.”
Javier Milei,
CANDIDAT ULTRALIBÉRAL
100 000 dollars.” Ce qu’il ne sait
pas, faute d’être économiste, c’est
que le changement ne sera pas de
1 pour 1 comme dans les années
1990. Les calculs les plus opti-
mistes concernant une hypothé-
tique dollarisation parlent d’un
seuil de 2 000 pesos pour 1 dollar,
si bien que notre chauffeur de
taxi gagnerait environ 50 dol-
lars par mois.
Sebastián Olivares, 47 ans, vit à
Neuquén, capitale de la province
du Sud-Est du même nom où se
trouve Vaca Muerta, le deuxième
gisement de gaz par fracturation
hydraulique de la planète. C’est là
que le pays place tous ses espoirs
de salut économique, comme
autrefois dans le soja. “La sou-
veraineté énergétique” est pour
bientôt, assure le gouvernement,
et avec elle – censément – l’indé-
pendance financière vis-à-vis du
Fonds monétaire international
(FMI), ainsi que la fin de tous
les maux extérieurs.
Dans cette terre promise,
Sebastián Olivares, commer-
çant, a voté pour Milei aux pri-
maires. “J’attendais beaucoup
de lui”, commente-t-il. Mais il
est déçu : “Il y a eu beaucoup de
révélations sur son compte, appa-
remment il ne vaut pas plus cher
que les autres…” Puis il évoque
le contexte difficile : “Dans le
commerce, nous avons des aug-
mentations tous les mois, parfois
deux ou trois fois par mois.” → 26
 PUBLICITÉ
NEERAJ KUMAR :

« Dans chaque village, il suffit

que 4 ou 5 personnes s’impliquent
pour que les choses changent »

© Anush Babajanyan/CCFD-Terre Solidaire

Préoccupé par l’impact du changement climatique sur la sécurité alimentaire dans sa
province du nord de l’Inde, Neeraj renonce à une carrière juridique après six ans d’études
pour retourner dans le village de son grand-père et y développer l’agroforesterie. Une
Neeraj dans sa
technique agricole durable qui redonne de l’autonomie alimentaire à de nombreuses parcelle agricole
entièrement gérée
familles. Portrait de Neeraj Kumar, dont l’action est soutenue par le CCFD-Terre Solidaire, en agroforesterie.

première ONG française de solidarité internationale et de développement.

En quittant son village agricole
du nord de l’Inde, Neeraj Kumar
rêvait d’une carrière juridique.
Il a réussi avec brio ses études
de droit au Karnataka, un État
situé à plus de 2 000 kilomètres
de son village natal. De plus en
plus conscient de l’ampleur des
défis posés par le changement
climatique, il profite de ses
week-ends et de ses vacances
pour découvrir l’agriculture
biologique et l’engagement
social. Un jour, à Bangalore
(capitale du Karnataka), il reste
coincé dans un embouteillage
pendant six heures avec des
milliers de véhicules polluants
l’atmosphère. « J’ai eu le temps
de réfléchir et de me dire qu’il
fallait vraiment que quelque
chose change », explique-t-il.
Avec l’aide d’une association,
il prend le temps de monter son
projet, et trouve un stage au
centre ouest de l’Inde où
il découvre l’agroforesterie.
« C’est tout l’inverse de la mono-
culture », résume-t-il. L’agrofo-
resterie consiste à associer
diverses essences d’arbres et
de cultures sur une même
parcelle, afin de recréer un éco-
systèmequiprofitedessynergies
entre les différents types de
végétaux. Une technique qui
n’utilise pas de fertilisants in-
dustriels et réduit les besoins
en eau, car elle absorbe mieux
l’eau de pluie que les pratiques
classiques. En outre, elle offre
des performances agricoles
remarquables.
Neeraj décide alors de faire
prof iter son v illage de ce
savoir-faire. Car ce village est
situé dans le Bihar, au nord de
l’Inde, un des États les plus
pauvres du pays qui fait face
désormais aux effets du dérè-
glement climatique. « En un
mois, il pleut ce qu’il pleuvait
avant en une semaine. Il faut
creusertoujoursplusprofondpour
trouver de l’eau », explique-t-il.
Fait emblématique : le puits de
son grand-père est aujourd’hui
complètement à sec.En 2018, il
commence ainsi à mettre en
œuvre son projet agroforestier
surlaparcelledesongrand-père.
Et rapidement, les résultats
sont probants. Il embauche
8 personnes et la technique
commence à faire des émules
auprès des voisins. Âgé de
30 ans, il construit aujourd’hui
un centre de formation pour
continuer à populariser l’agro-
foresterie. « Dans chaque village,
il suffit que 4 ou 5 personnes
s’impliquent pour que les choses
changent. » L’agroforesterie
permet donc à Neeraj et à ses
voisins d’être plus résilients
face aux aléas climatiques. En
effet, la qualité des sols est amé-
liorée et les parcelles agricoles
subissent moins durement
les périodes de sécheresse et
d’inondation ; en conséquence,
les récoltes sont plus impor-
tantes et plus diversifiées. Les
paysans sont ainsi moins en
proie à l’insécurité alimentaire.
Via une ONG locale, ce projet
est soutenu financièrement par
le CCFD-Terre Solidaire, qui
accompagne des projets de
lutte contre la faim partout
dans le monde. Le parcours de
Neeraj illustre une prise de
conscience globale chez de
nombreux jeunes. « Ce n’est pas
un cas isolé. Partout dans le
monde des jeunes s’engagent
pour faire face au dérèglement
climatique et l’une de ses consé-
quences désastreuses : l’aggra-
vation de l’insécurité alimentaire.
Ces projets, il faut les soutenir ! »,
conclut Juliette Segard, respon-
sable du ser v ice A sie au
CCFD-Terre Solidaire.
Le CCFD-Terre Solidaire est la première
ONG française de solidarité internationale
et de développement. Elle agit depuis plus
de 60 ans aux côtés des populations les
plus vulnérables contre toutes les formes
d’injustice, et en premier lieu, celle de
souffrir de la faim. Car régler le problème
de la faim est un préalable à la résolution
de toutes les autres injustices, telles que
le difficile accès à l’éducation, à la santé,
la pauvreté... Loin des pratiques d’assis-
tance et d’urgence, son action passe
par le soutien, notamment financier,
à des associations partenaires locales.
« Nous ne faisons jamais “ à la place de ”
mais “ avec eux ” », résume l’ONG.
En 2022, le CCFD-Terre Solidaire
a soutenu 621 projets dans 72 pays, via
525 organisations locales. En France,
l’ONG est portée par 7 500 bénévoles.

Neeraj a embauché
8 personnes depuis le
lancement de son projet en
2018 : « J’ai appris des autres
et je veux donner cette
opportunité à ceux qui
travaillent avec moi. »
En quête d’un mode de
production plus résilient face
aux périodes de sécheresse et
d’inondation, des voisins de
Neeraj se lancent à leur tour
dans l’agroforesterie.

© Anush Babajanyan/CCFD-Terre Solidaire © Anush Babajanyan/CCFD-Terre Solidaire

26. AMÉRIQUES Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

↓ Le candidat à la présidentielle argentine,

Javier Milei. Dessin d’Amorim, Brésil.

pays normal, Milei ne serait pas les environs de Buenos Aires, a

24 ← Ces prix en hausse que lui
imposent ses fournisseurs, il les
répercute sur le consommateur,
si bien qu’il doit supporter les
plaintes de ses clients chaque fois
qu’ils lui demandent le prix de tel
ou tel produit. Résultat, comme
tant d’Argentins, il s’indigne : “Les
chefs d’entreprise profitent de l’in-
flation, et c’est pour ça qu’ils vont
tous voter pour Massa [ministre de
l’Économie et candidat de la gauche
péroniste]. En revanche, elle nuit
aux salariés et aux retraités, parce
qu’ils touchent un revenu fixe. Et
puis l’inflation est au moins deux
fois plus élevée que ce qu’on nous
raconte, elle est de 200 % ou 300 %.”
“Papier peint”. Paradoxalement,
l’Argentine ne manque pas
d’argent : elle nage dans les pesos,
la banque centrale ayant pris l’ha-
bitude d’en émettre pour masquer
la crise. Ces billets, que beaucoup
appellent du “papier peint”, se
diluent dans l’inflation, un pro-
blème chronique pour l’Argentine.
Mais ce n’est pas le seul.
Il y a aussi le déficit budgétaire.
Depuis plusieurs dizaines d’an-
nées, l’Argentine dépense plus
que les revenus qu’elle génère,
si bien que les gouvernements
ont eu recours à des prêts suc-
cessifs (surtout auprès du FMI)
pour que l’économie nationale
ne soit pas dans le rouge.
Ainsi va la vie quotidienne des
allé aussi loin.” vu passer autant de crises que
L’Argentine est le seul pays du de décennies au cours de sa vie.
monde où l’on se souvienne autant Et même si elle admet être une
des ministres de l’Économie que “privilégiée” – elle touche une
des présidents. L’actuel ministre pension, elle peut compter sur
est Sergio Massa, un caméléon sa famille et jouit d’une bonne
politique, habile et très auda- santé –, elle dit que “la vie est dure
cieux. À tel point qu’il est arrivé pour [ses] petits-enfants… C’est la
à être le candidat de la gauche croix et la bannière pour louer un
péroniste, alors même que ses appartement.”
“rafistolages” n’ont rien changé.
Avec une inflation stratosphé- Désillusion profonde. Irma
rique et des prix qui augmentent Núñez sait parfaitement pour
tous les jours, sans parler de la qui elle va voter le 22 octobre.
pauvreté record, dans n’importe “Pour Massa, confie-t-elle. Il est
quel pays le responsable de cette très dynamique, je lui fais confiance.
débâcle serait condamné à l’échec Milei est un cinglé. Il parle de sup-
électoral. Mais pas en Argentine : primer la banque centrale, c’est
d’après les sondages, Massa pour- n’importe quoi.” Ensuite, elle
rait être en ballottage face à Milei rejette la faute de l’inflation sur
au second tour, le 19 novembre. “ces entrepreneurs de merde, qui
C’est la raison pour laquelle il ne font qu’augmenter les prix, et
distribue des billets de banque le gouvernement leur a lâché la
plongé en plein chaos. Depuis le moyenne, majoritairement de sous forme d’allocations, d’aide bride. Ces types-là ont l’impression
milieu des années 1970, l’écono- moins de 40 ans. Autrement dit, sociale et de réductions d’impôts, de pouvoir faire ce qu’ils veulent.”
mie argentine n’a fait que sombrer, une main-d’œuvre jeune, formée tandis que les voyants d’une éco- Le 20 décembre 2022, environ
sauf pendant de brèves périodes. dans les nombreuses universités nomie exsangue s’affolent, aler- 5 millions d’Argentins sont sortis
Le pire est arrivé fin 2001, avec le de qualité du pays. Cette fuite des tant sur l’hyperinflation. dans les rues de Buenos Aires
corralito : 31 morts dans les rues, cerveaux est très préjudiciable à pour accueillir les champions
cinq présidents en une semaine, notre pays. “Si c’est Milei qui du monde, avec Messi à leur tête.
le pays en défaut de paiement sur Paula Peña, 22 ans, est étu- gagne, la situation C’était une journée historique,
sa dette extérieure, une crise qui diante à Mendoza et, comme sociale va exploser.” et tous les médias ont relevé le
a fait grimper la pauvreté à plus beaucoup de jeunes de sa géné- contraste entre la liesse de cette
Paula Peña,
de 50 %. ration, elle ne sait pas de quoi foule et la profonde désillusion
ÉTUDIANTE
Après la douloureuse dévalua- son avenir sera fait. “J’ai songé qui règne dans la population à
tion qui a suivi le “1 pour 1” des à émigrer, reconnaît-elle. Mais je Entre-temps, le FMI, avec cause de la situation économique.
années 1990, le dollar valait déjà ne le ferai pas.” Puis elle ajoute : lequel Massa a signé un accord il Presque un an plus tard, Messi
2,90 pesos en octobre 2003. Vingt “Je pense que toutes mes amies ont y a deux mois, lui réclame de nou- vit à Miami. Buenos Aires et les
ans plus tard, la devise américaine l’intention de s’en aller si elles en velles mesures d’ajustement et une autres grandes villes sont cou-
vaut officiellement 350 pesos, ont la possibilité.” dévaluation. Mais les finances des vertes d’affiches électorales, et les
mais elle atteint 810 pesos au Paula Peña dit qu’elle va voter Argentins ne supporteront plus visages des Argentins ne sont plus
marché noir [elle a récemment pour l’opposante de droite Patricia les ajustements : le salaire mini- badigeonnés de bleu ciel et blanc,
dépassé 1 000 pesos] – ce qui Bullrich. Mais elle ne sait pas si les mum est de moins de 165 dollars, les couleurs du drapeau argentin.
correspond à sa valeur réelle aux mesures qu’elle prendra en tant le plus faible d’Amérique latine, Sur leurs traits, on peut lire un
yeux de tout le monde. que présidente vont remédier aux exception faite du Venezuela. Il y mélange de colère et de résigna-
Dans un tel contexte, cer- problèmes. “Aucun des candidats ne a vingt ans, il était de 260 dollars, tion, tandis qu’ils voient appro-
tains Argentins sont tentés par fait de propositions concrètes pour ce qui en dit long sur la dégrin- cher une élection dont on prévoit
l’exil. D’après une enquête, plus améliorer les choses, lance-t-elle, golade qui s’est ensuivie. déjà qu’elle battra les records
de 370 000 personnes (78 par résignée. Si c’est Milei qui gagne, la Irma Núñez en sait quelque d’abstention, dans un pays où
jour) ont émigré après la pandé- situation sociale va exploser. C’est chose. Cette institutrice à la voter est pourtant obligatoire.
mie. Ce sont des gens de la classe un vote de protestation. Dans un retraite de 85 ans, qui vit dans On dit que les Argentins ont
l’habitude des crises, qu’ils en
ont connues tant qu’ils y résistent
Javier Milei en tête dans les sondages mieux que les autres. Maigre
consolation. Surtout pour les
●●● Les sondages s’étaient totalement Pour le premier tour de la présidentielle, milliers d’entre nous qui, pen-
trompés lors des primaires générales, les plus récentes enquêtes d’opinion citées dant que les candidats les invitent
ouvertes et obligatoires, du 13 août. par le quotidien La Nación le donnent à voter, font la queue le matin
L’ultralibéral Javier Milei était donné à 20 %, également à 30 %, avec quelques points pendant des heures dans l’espoir
loin derrière les candidats de la droite et d’avance sur Sergio Massa. Particularité d’obtenir une aide de l’État. Des
de la gauche traditionnelles – respectivement du système électoral argentin : un candidat dollars qui ne sont même pas des
Patricia Bullrich et le ministre de l’Économie, peut être élu dès le premier tour s’il obtient dollars, mais des pesos en billets
CARTOON MOVEMENT

Argentins, avec des pesos dont
personne ne veut et des dollars
que personne n’a. Ce pays qui était
il y a un siècle la septième éco-
nomie de la planète se retrouve
Sergio Massa, le président actuel, Alberto
Fernández, ayant renoncé à se représenter.
Le candidat antisystème Javier Milei est
finalement arrivé en tête, avec 30 % des voix.
45 % des voix, ou 40 % avec 10 points fraîchement imprimés, qui dès
d’avance sur celui arrivé deuxième. Si un le lendemain auront perdu une
second tour a lieu, ce sera le 19 novembre. partie de leur valeur.
Le futur président sera investi le 10 décembre. —Leonardo Oliva,
publié le 6 octobre
28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Inde. Être végétarien,
une affaire de pouvoir ?
Dans ce pays où près de 40 % de la population ne mange pas de viande,
le végétarisme “pur” revendiqué par les castes supérieures sert surtout
à légitimer les inégalités sociales, explique cet universitaire indien.
—The Quint, extraits
(Noida, Inde)
L
’écrivaine Sudha Murthy,
membre [de la caste supé-
rieure] des brahmanes et
présidente de la Fondation Infosys
[qui soutient les couches défavo-
risées de la société indienne], a
récemment suscité un tollé sur
les réseaux sociaux à cause de
propos qu’elle a tenus lors d’un
débat télévisé. En tant qu’adepte
d’un végétarisme “pur”, a-t-elle
affirmé, elle préfère emporter sa
propre nourriture à l’étranger. Et
ce afin d’éviter le risque qu’une
même cuillère ait pu servir à cui-
siner des aliments végétariens et
non végétariens.
Cette déclaration a suscité de
vifs commentaires, avec, d’une
part, ceux qui se moquent de
cette position et, de l’autre, ceux
qui défendent son droit à avoir
des “angoisses alimentaires”. La
question va, en réalité, au-delà
du simple respect des préférences
alimentaires. Pour beaucoup, le
phénomène serait, à juste titre,
symptomatique de préjugés de
caste profondément enracinés.
Au fil du temps, toutes les socié-
tés ont vu leurs habitudes alimen-
taires évoluer au fur et à mesure
de découvertes culinaires qui
ont modifié les cultures. Dans
le régime “purement végétarien”
défendu en Inde par des per-
sonnes de la caste brahmane, on
trouve des aliments comme la
pomme de terre, qui a été impor-
tée d’Amérique du Sud.
Problème d’impureté. Le chou
est probablement originaire du
Moyen-Orient, le chou-fleur de
Méditerranée, et l’incontour-
nable tomate d’Amérique cen-
trale. Il en va de même pour
les piments, des fruits comme
la papaye ou des fruits secs
comme la noix de cajou et même
la cacahuète.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↓ Dessin de Falco,
Cuba.
Tout cela n’est donc pas sim-
plement une question de préfé-
rences alimentaires, ni même
de nourriture, mais plutôt un
problème d’impureté. C’est une
affaire de dégoût et d’aversion.
Il suffit d’interroger n’importe
quel végétarien “pur et dur” pour
entendre des choses grotesques
lorsqu’il raconte ses confronta-
tions avec des aliments non végé-
tariens. Il évoquera des odeurs
nauséabondes et des haut-le-
cœur à la seule vue d’aliments
qui feraient saliver un mangeur
de viande.
Cette aversion est profondé-
ment ancrée dans les comporte-
ments, à tel point que la simple
vue de la viande déclenche une
envie de vomir immédiate chez
de nombreux savarna [terme
qui désigne les membres des
castes supérieures]. Les racines
anthropologiques de ce dégoût
se situent dans une politique de
castes qui définit les notions de
pureté et d’impureté, et la limite découle d’un préjugé de caste.
entre les deux. La notion d’impureté couvre un
Pour l’universitaire Rahul large éventail de pratiques au sein
Sonpimple, le brahmanisme est des castes. La plupart des savarna
lié à une autorité divine, alors que ont des discussions très pous-
tout ce qui est “impur” appar- sées à l’intérieur et à l’extérieur
tient au domaine des intouchables de leur communauté sur ce qui
[comme on appelle traditionnel- doit être considéré comme impur,
lement les personnes hors castes, quels degrés d’impureté peuvent
tout en bas de l’échelle être jugés acceptables,
sociale]. Les actes de ces et quand l’impureté est
derniers seraient ainsi tout à fait répréhensible.
voués à “polluer” et à Pour certains brah-
dégrader le divin. C’est manes, manger de la
sur cette histoire de pou- OPINION viande ne pose pas de
voir que doit se concen- problème d’impureté sur
trer le débat sur le végétarisme. le plan culturel ou idéologique ;
L’horreur et le dégoût qu’ins- en revanche, l’entrée d’une per-
pire ce qui est impur, l’image sonne issue d’une caste ou d’une
grotesque que certains s’en font tribu “répertoriée” [les catégories
méritent d’être analysées. Où se les plus défavorisées de la société
situent les limites de ces senti- indienne] dans le sanctuaire inté-
ments de répugnance ? Combien rieur de certains temples est tota-
de fois faut-il laver une cuillère lement inacceptable. Pour d’autres
pour lui enlever son stigmate brahmanes, une simple cuillère
d’objet “non végétarien” ? Quid devient un objet de peur.
de la table et de la chaise utilisées Dans l’Inde d’aujourd’hui, ce
par un mangeur de viande ? Un végétarisme des savarna a un
végétarien “pur et dur” peut-il poids considérable. C’est lui qui
s’y asseoir ? Et l’air environnant ? fixe les règles des marchés, du
Est-il bon pour Sudha Murthy logement, du débat public et des
de respirer des molécules d’oxy- institutions socioculturelles ; il
gène qui ont pu être contami- en est venu à définir le visage
nées par la présence de viande même du nationalisme indien.
cuite à proximité ? Or une nation saine est bâtie sur
Dans un pays où des personnes le principe fondamental de l’éga-
sont lynchées à mort pour le seul lité humaine et de la fraternité
fait d’être soupçonnées d’avoir entre ses citoyens. La vision “cas-
consommé de la viande de bœuf, téiste” de la notion d’impureté,
ces questions sont tout sauf anec- assortie de toute une mosaïque
dotiques. Sur les plans historique de dégoûts, est, dans ses fonde-
et sociologique, il est clair que ments, ce qui divise les citoyens
l’interdiction des repas entre et justifie leur séparation. Elle est
communautés différentes contri- donc, par essence, antinationale.
bue au maintien de la condition Les puissants feraient bien de
d’intouchable. réfléchir au genre de nation qu’ils
Lorsqu’une cohabitation est veulent créer et dans laquelle ils
inévitable, c’est la séparation des souhaitent vivre. On peut espérer
ustensiles qui permet de pré- que ce ne soit pas une nation où de
server une distance entre com- simples couverts, pourtant désin-
munautés. Aujourd’hui encore, fectés, suscitent encore des sen-
on voit souvent des vendeurs de timents d’effroi et de répulsion.
chaï donner des verres différents —Ravikant Kisana,
aux intouchables. Dans la plupart publié le 11 août
des foyers savarna, c’est dans un
verre spécifique que l’employé de
maison peut boire. Une telle sépa-
ration des ustensiles n’a rien à SOURCE
voir avec la question de la viande.
C’est juste une pratique de caste, THE QUINT
liée à la condition d’intouchable. Noida, Inde
Symptomatiques des propos thequint.com
tenus par les savar na, les Ce site d’information indien
remarques de Sudha Murthy en anglais et en hindi s’adresse
pourraient être vues comme la principalement aux 15-25 ans.
simple marque d’un dégoût. Mais Il fait la part belle aux réactions
il semble évident, d’un point de et aux témoignages glanés
vue sociologique, que tout cela sur les réseaux sociaux.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
DÉCOUVREZ LA SÉLECTION
COURRIER INTERNATIONAL
↙ Dessin de Ramsès,
THAÏLANDE Cuba. SUR LA BOUTIQUE
Une société au bord pour s’en convaincre de regarder
les gros titres de la presse de ces
de la crise de nerfs dernières semaines pour y décou-
vrir des affaires de collusion entre
Hors-séries
policiers et gangsters, l’arrestation
Début octobre, un adolescent armé a tué par la police d’un de ses propres
trois personnes dans un centre commercial membres soupçonné d’avoir aidé
de luxe de Bangkok. Et si ce genre d’acte était à gérer un cercle de jeu, ou encore
des histoires de putschistes s’al-
la métaphore d’une société fissurée ? liant avec des vendus [l’édito-
rialiste vise le récent choix du
parti d’opposition Pheu Thai de
former un gouvernement avec les
conservateurs, une alliance jugée
contre nature].
Nous sommes une république
bananière aux mains de nos
propres élites. Et, tant que l’élec- Atlas
torat ne se montrera pas plus exi-
geant, rien ne changera. Tant que
nous n’exigerons pas de notre
police, de nos responsables poli-
tiques, de nos organes de contrôle
et de nos tribunaux qu’ils rendent
des comptes, nous continuerons à
lire ce genre de gros titres.
Ce n’est peut-être pas une coïn-
cidence si le drame d’hier s’est
produit à quelques jours de l’an-
niversaire du massacre du jardin
d’enfants de Nong Bua Lam Phu.
Événement sur lequel, l’année der- Livres et BD
nière, j’écrivais ceci : “Observons
—Thai Enquirer, extraits seul organe gouvernemental (ou un temps de réflexion avant de poser
(Bangkok) à un seul texte législatif), l’inci- les questions difficiles. Profitons-en

L
dent n’en est pas moins révélateur plutôt pour être présents au cours
e cœur de chacun d’entre d’un problème de fond. des prochains jours, unis auprès des
nous renferme de sombres Dans ce centre commercial personnes directement touchées par
recoins, où reposent nos luxueux, un jeune homme de cette tragédie. Par la même occa-
pensées les plus mauvaises. 14 ans a ouvert le feu sur des inno- sion, réfléchissons à la manière dont
Nul ne peut dire quand ces cents, faisant plusieurs victimes nous pouvons construire une société
idées démoniaques prendront avant d’être arrêté. Comme une plus bienveillante, une société qui
le dessus, ni ce qui se passera métaphore de la société thaï- reléguerait très loin ces gros titres,
alors. C’est pour cela que nous landaise dans son ensemble, pour que l’on ne revive plus jamais
avons construit des socié- cela a mis à nu tous nos l’horreur de ce jeudi après-midi.”
tés. Les règles, les normes, problèmes et nos tenta- Nous l’avons revécue. Le temps Et aussi :
les règlements et les tabous tives de résorber les fis- du deuil est désormais terminé, - DVD
existent pour masquer nos
pires penchants, afin que
sures de notre société. Il
nous arrive souvent, à nous,
l’heure est venue de poser les
questions difficiles.
- PUBLICATIONS NUMÉRIQUES
nous puissions cohabiter ÉDITO Thaïlandais, de nous bercer —Netiwit Chotiphatphaisal, - NOS NOUVEAUTÉS…
paisiblement. Dans une d’illusions en croyant être publié le 4 octobre
société qui fonctionne, la popu- beaucoup plus “développés” que
lation renonce à certains droits et nous ne le sommes. Nous sommes
à une partie de sa fortune pour encore un pays en développe-
que le gouvernement lui offre un ment, avec un gouvernement qui SOURCE
socle commun permettant aux peine à gérer la nation, malgré les Pour commander,
citoyens de vivre sans crainte et centres commerciaux de luxe, les THAI ENQUIRER scannez le code QR
de s’accomplir. beaux gratte-ciel de Bangkok, le Bangkok, Thaïlande
Mais les événements du fin vernis des hautes technolo- thaienquirer.com
3 octobre [un adolescent a abattu gies et le mince gratin des habi- Ce site d’actualité a été créé Ou rendez-vous sur notre site :
trois personnes et en a blessé tués de la jet-set, qui masquent en 2020 notamment par https://boutiquevpc.courrierinternational.com/
quatre autres dans un centre com- cet état de fait. d’anciens éditorialistes
mercial] et des dernières semaines La non- application des lois du Bangkok Post, affirmant Offre valable dans la limite des stocks disponibles en France métropolitaine.
montrent que le gouvernement et l’illégalité sont la norme en la nécessité d’un média * Frais de port en sus en fonction du produit.
Réception chez vous environ trois semaines après la prise
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s’il ne faut pas imputer la respon- ception, et la corruption et l’im- de la presse thaïlandaise
sabilité de [cette] fusillade à un punité sont la norme. Il suffit marqué par l’autocensure.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Zimbabwe. Les fermiers
montrent patte blanche
Plus de vingt ans après avoir été expropriés et chassés, des agriculteurs
blancs reviennent peu à peu travailler la terre, souvent comme métayers,
dans ce pays frappé par une profonde crise économique.
—The Daily Telegraph
(Londres)
L
es unes après les autres, les
familles, expulsées manu
militari de leurs fermes
par d’anciens combattants zim-
babwéens, avaient pris la fuite
le long de ce chemin de terre en
direction de Harare [dans les
années 2000, le président zim-
babwéen, Robert Mugabe, avait
expulsé les agriculteurs blancs
pour confier leurs exploitations
à des vétérans de la lutte de libé-
ration du pays des années 1970].
Cette route, qui traverse les
meilleures terres rouges du pays,
constituait la ligne de front de
la politique de réappropriation
des fermes des Blancs lancée
par Robert Mugabe il y a plus
de vingt ans.
Si, parmi ces agriculteurs, les
plus chanceux ont eu le temps de
rassembler quelques biens et de
les entasser à l’arrière de leurs
véhicules, d’autres se sont enfuis
les mains vides, chassés, souvent
violemment, de leurs fermes.
Entre 2000 et 2005, des mil-
liers de fermiers blancs ont ainsi
été expropriés sans aucune com-
pensation dans ces régions et
dans d’autres, dans le cadre de
mesures censées, aux yeux de
Mugabe, remédier à l’accapa-
rement des terres à l’époque
coloniale.
Alors que des Blancs possé-
daient quelque 4 500 exploi-
tations agricoles dans le pays
en l’an 2000, à la suite de ces
événements, seuls 300 ont pu
rester sur une partie de leurs
terres. Plusieurs fermiers ont
perdu la vie pendant la campagne
Certains nouveaux
fermiers blancs
cherchent à contacter
les propriétaires
expulsés des terres.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
d’expulsions. Les réformes
agraires de Mugabe ont plongé
le pays dans l’isolement diplo-
matique et contribué à sa quasi-
ruine à cause de l’effondrement
de la production agricole.
Dans cette partie du Zimbabwe,
la plupart des terres agricoles
sont restées en friche depuis,
mais, entre les champs aban-
donnés, certaines exploitations
reprennent vie. Désormais,
lorsqu’on parcourt en voiture
la fameuse route, on peut voir
de nouveaux systèmes d’irriga-
tion utilisés pour arroser d’im-
menses champs de blé, et les
séchoirs à tabac ont retrouvé
leur activité d’antan.
Une vingtaine d’années après
que les fermiers blancs ont été
chassés des lieux, plus d’une
douzaine, le long de cette seule
route, sont aujourd’hui de retour
à la tête d’exploitations agricoles.
Un fermier blanc qui souhaite
garder l’anonymat explique :
“Le secteur agricole redémarre
au Zimbabwe. Tout ça parce que
le gouvernement a compris qu’il
fallait avoir des personnes com-
pétentes pour travailler la terre,
quelle que soit leur couleur.”
On estime aujourd’hui à pas
moins de 900 le nombre d’exploi-
tations agricoles gérées par des
Blancs au Zimbabwe. En géné-
ral, ceux-ci ne cultivent pas leurs
propres terres, mais celles d’agri-
culteurs noirs qui leur louent,
dans le cadre d’un partenariat,
des parcelles confisquées à des
fermiers blancs.
Hypothèque. “Avec tous ceux
qui sont revenus pour travailler
comme métayers, on a presque de
quoi monter de nouveau une équipe
de cricket”, ironise un fermier
blanc installé dans une autre
partie du pays.
Après les expulsions, cer-
taines fermes saisies avaient
été remises à des personnes
proches du parti au pouvoir, la
Zanu-PF [ou l’Union nationale
africaine du Zimbabwe, au pou-
voir depuis l’indépendance du
pays, en 1980]. Mugabe et son
épouse, Grace, avaient ainsi bâti
un empire d’une dizaine d’ex-
ploitations agricoles pour leur
propre compte. D’autres fermes
avaient été divisées en exploita-
tions plus petites, avant d’être
redistribuées.
Bien souvent, les bénéficiaires
de cette redistribution ont pris
des emprunts adossés à une
hypothèque sur leur ferme, mais
n’arrivent pas, malgré tout, à
faire fonctionner leur exploita-
tion de manière rentable. Pressés
financièrement par les banques
de rembourser leurs dettes et
politiquement par les pouvoirs
publics de relancer le secteur
agricole, nombre d’entre eux
font appel ces dernières années
au savoir-faire reconnu d’anciens
fermiers blancs.
On trouve parmi eux des agri-
culteurs qui ont perdu leurs
terres il y a vingt ans, mais
aussi des membres d’une nou-
velle génération.
“Les bénéficiaires des expro-
priations ont pu disposer d’excel-
lents terrains et avoir accès à des
offres de prêt avantageuses, mais,
avec la dollarisation de l’écono-
mie zimbabwéenne, ces crédits se
sont transformés en dettes irré-
couvrables. Ils ont alors dû trou-
ver un associé capable de les sortir
↙ Pendant la récolte du tabac
à la ferme Dormervale, à l’est
de Harare, au Zimbabwe,
en novembre 2017.
Photo Siphiwe Sibeko/Reuters
de l’endettement. Les Blancs qui
avaient perdu leurs terres mais
avaient gardé l’envie de cultiver
la terre se sont logiquement mon-
trés intéressés”, explique un pro-
fessionnel du secteur agricole.
Peu de temps après avoir
été délogés, de nombreux fer-
miers blancs avaient tenté de
s’installer en Zambie ou au
Mozambique, mais ils avaient
souvent eu du mal à s’adapter
en terre inconnue.
“A u jo u r d ’ hu i , q u a n d o n
débarque au Zimbabwe, on peut
facilement y dénicher une ferme
à l’abandon, avec des toiles d’arai-
gnée dans les coins, que son pro-
priétaire sera tout content de vous
louer en contrepartie d’une com-
mission de 8 % sur les récoltes”,
raconte la même source.
Les partenariats entre nou-
veaux propriétaires noirs et
fermiers blancs répondent à des
“Il nous faut rester
à l’écart
de la politique,
c’est la règle d’or !”
UN FERMIER BLANC
considérations commerciales
pragmatiques, ce qui n’empêche
pas quelques situations déli-
cates. Parmi les nouveaux fer-
miers blancs, certains cherchent
parfois à contacter les proprié-
taires expulsés pour leur deman-
der si cela ne les dérange pas
qu’ils exploitent leurs anciennes
terres. D’autres acceptent même
de leur verser une petite part
des bénéfices.
Selon des agriculteurs, l’agri-
culture zimbabwéenne, désor-
mais en plein essor, constitue
une petite lueur d’espoir pour
une économie en crise. Cette
année, le pays a enregistré une
récolte record de tabac, depuis
longtemps une de ses cultures
phares, avec 263 millions de
kilos vendus, pour une valeur
de 726 millions d’euros.
Ces bons résultats ne s’ex-
pliquent pas uniquement par
le retour des fermiers blancs.
Un agriculteur noir qui a reçu
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
750 acres de terres saisies sou-
ligne aussi les investissements
massifs réalisés par le gou-
vernement dans ce domaine.
“L’agriculture se porte bien en ce
moment”, confirme-t-il.
Dans le plus grand supermar-
ché du Zimbabwe, à Borrowdale,
au nord du centre-ville délabré
de Harare, on trouve désor-
mais des légumes de produc-
tion locale, alors que, aux pires
moments de la crise agricole
provoquée par l’expulsion des
fermiers blancs, ils devaient
être importés d’Afrique du Sud.
Aujourd’hui, les rayons des maga-
sins de cette “nation arc-en-ciel”
regorgent de nouveau de petites
baies et d’autres produits d’ori-
gine zimbabwéenne.
Il est trop tôt pour dire si la
reprise de l’agriculture dans un
pays jadis connu pour être le gre-
nier de l’Afrique tirera le reste
de l’économie vers le haut. Pour
l’instant, l’inflation reste galo-
pante (à trois chiffres), et la mon-
naie locale s’est effondrée, tandis
ÉLISEZ
VOTRE FILM
COUP
DE CŒUR
que le système de santé publique
est au bord de la ruine.
Par ailleurs, même si certains
nouveaux fermiers blancs s’en
sortent bien, ils reconnaissent le
caractère précaire de leur situa-
tion, puisqu’elle repose sur le
soutien et la protection de leurs
nouveaux propriétaires. L’un
d’entre eux confie : “Il nous faut
rester à l’écart de la politique, c’est
la règle d’or !”
Dénuement complet. Un
autre confirme : “En fin de compte,
notre sécurité dépendra non pas
de la loi, mais de notre capacité
à nous tenir au côté du pouvoir.
Autrement dit, il faut rester à
l’écart de la politique.”
En attendant, beaucoup de
fermiers qui se sont fait délo-
ger vivent toujours dans l’in-
certitude, tandis que d’autres
sont morts dans le dénuement
le plus complet.
En 2020, le Zimbabwe a
accepté de verser une compen-
sation de 3,5 milliards de dollars
FESTIVAL
CINEMA
APPEL
AU VOTE DES
−26 ANS
[environ 3,3 milliards d’euros]
aux agriculteurs blancs expro-
priés de leurs terres, mais, en fait,
le pays n’a pas l’argent nécessaire
pour les dédommager.
“Les quelques fermiers [blancs]
qui ne sont pas trop âgés pour
reprendre le métier doivent pou-
voir le faire et posséder des terres
avec des titres de propriété en bonne
et due forme”, estime un ancien
exploitant agricole très prospère
de l’est du Zimbabwe, qui cultive
aujourd’hui des terres à l’exté-
rieur du pays mais qui aspire
toujours à y retourner. “Mais
pour l’instant la loi nous interdit,
à nous, la poignée de vieux fer-
miers blancs, d’être propriétaire.”
“La plupart de nos collègues sont
morts, ont quitté le Zimbabwe ou
sont trop âgés pour se remettre à
l’agriculture, ajoute-t-il. Nous
sommes si peu nombreux que nous
ne représentons pas une menace
pour les agriculteurs locaux.”
—Ben Farmer
et Peta Thornycroft,
publié le 4 septembre
Dans la gueule du “Crocodile”,
Emmerson Mnangagwa
●●● En août dernier,
il remportait l’élection
présidentielle
zimbabwéenne. Selon
les chiffres officiels,
Emmerson Mnangagwa,
80 ans, a recueilli 52,6 %
des suffrages, devant le chef
de file de l’opposition,
Nelson Chamisa, 45 ans,
crédité de 44 % des voix.
Six ans après le coup d’État
qui a mis fin aux trente-sept
années de règne de Robert
Mugabe, le Zimbabwe est
donc resté sous la férule
du “Crocodile”, en dépit
d’un bilan économique
des plus médiocres.
La loyauté du scrutin a été
mise en cause par des
observateurs internationaux,
lesquels estiment qu’il
Avec
l’AFCAE
AFRIQUE. 31
“n’a pas répondu aux
normes requises”, écrit
Bloomberg. Quant
à l’opposition, si elle
a dénoncé la fraude, elle
n’a pourtant pas contesté
formellement les résultats,
comme le lui permet la
Constitution du pays, notait
The Washington Post.
Au lieu de cela, Nelson
Chamisa a déclaré que
son parti et ses partisans
“dispos[aient] d’un million
d’outils pour atteindre
[leurs] six objectifs”.
Les violences, elles, sont
encore très présentes. En
effet, rappelle Al-Jazeera,
en 2018, six personnes
ont été tuées par l’armée
lors de manifestations
postélectorales.
Et
BNP Paribas
VOTEZ
SUR
TELERAMA.FR
ET
TENTEZ
DE GAGNER
UN AN
DE CINÉMA
32. AFRIQUE Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

↙ Dessin de Glez, Burkina Faso,

pour Courrier international.

c’est le cliquetis des métiers à Les élèves porteront

tisser qui accueille,
avant la vue des jeunes
filles et garçons, en
sueur, travaillant des
tissus en faso dan fani.
Au milieu de ses élèves et
collaborateurs, le tisserand
et formateur en tissage et
en teinture Fidèle Ouoba
flaire un business dans la
mesure du gouvernement
relative au faso dan fani.
“Cela va nous faire travail-
ler. Une fois que le tisserand
tisse, le fils aussi, ça sort !”
a-t-il affirmé avec un brin
de soulagement. Il ajoute
que cette décision du gou-
vernement de la transition
va leur apporter beau-
coup de marchés dans
leur domaine, qui était au
ralenti. Au-delà, Fidèle féli-
cite le gouvernement pour
cette mesure.
une tenue en tissu
traditionnel le lundi
et l’uniforme normal
les autres jours.
leur tenue, puisqu’ils sont obli-
gés de la laver régulièrement.
Ce qu’elle considère comme un
côté positif de l’éducation des
enfants. Elle insiste également :
l’uniforme efface les distinctions
sociales entre élèves. Et, selon ses
mots, cela fait un plus sur le plan
pédagogique et dans les rapports
sociaux entre eux en classe.
C’est en Conseil des ministres,
le mercredi 9 août 2023, que le
gouvernement a décidé du port
de la tenue scolaire faite avec le
tissu traditionnel pour les élèves
du post-primaire et du secon-
daire à Bobo-Dioulasso [dans
la région des Hauts-Bassins], à
Koudougou [dans la région du

Burkina Faso. À l’école,

Centre-Ouest], à Ouagadougou
Frais de couture. À propos et à Sabou [dans la région du
des prix, le parent d’élève Adama Centre-Ouest]. Ainsi, les élèves

un patriotisme de coton
Nikiéma estime que les frais de
tenue scolaire ne devraient pas
varier. Il fait comprendre qu’il
payait la tenue scolaire, pan-
Dès la prochaine rentrée scolaire, certains élèves burkinabè talon et chemise, 3 000 FCFA
expérimenteront l’uniforme scolaire taillé dans le faso dan fani, [4,57 euros] et la couture 750 ou
ce tissu de coton si caractéristique du pays. 1 000 FCFA [1 à 1,52 euro]. Aussi,
pour lui, le pagne tissé ne coû-
tera pas moins de 3 000 FCFA, et
les frais de couture aussi seront
comme les autres tenues. Sur ce
—Studio Yafa plutôt pour le confort des élèves. Joséphine Ilboudo, elle, voit en sujet, le tisserand prévient que,
(Ouagadougou) Pour lui, le port du pagne tissé cette initiative gouvernemen- comme dans toute chose, il y a la
porteront le faso dan fani tous les
lundis et l’uniforme normal de
leur école pour les autres jours.
Pour la mise en œuvre de
cette mesure, le ministre chargé
de l’Éducation, Joseph André
Ouédraogo, a assuré que cela
se fera de manière progressive,
flexible et non contraignante sur
une période de quatre années sco-
laires. Mais, après cette période
pilote, les élèves seront soumis à
l’obligation de porter la tenue,

E
ne sera pas aisé pour un enfant tale une occasion de plus pour qualité supérieure et celle infé- sous peine de sanctions.
lève en classe de termi- dans une classe sans ventilation. apprendre aux enfants à aimer le rieure. “Nous vendons la première —Boureima Dembélé,
nale au lycée évangé- Il pense que le pagne tissé ne va pagne fait chez eux et de s’habil- qualité à 6 000 FCFA [9 euros], publié le 5 octobre
lique Lumière de Houndé pas tenir toute l’année, à force ler fièrement avec ce pagne. Tout comme prix en gros. L’autre qualité,
[dans la région des Hauts-Bassins, d’être lavé. Malgré tout, il estime cela, à l’en croire, peut être un même à 4 500 FCFA [6,85 euros],
dans le sud-ouest du pays], Jonas que la décision du gouvernement levain pour leur sens du patrio- on peut voir.”
Magnini Zomizi apprécie positi- est louable et intègre. “On encou- tisme. Elle avance que le pagne Le port de l’uniforme scolaire SOURCE
vement l’initiative. Mieux, il est rage cela. Pour une première fois, tissé en tenue scolaire devrait a commencé alors que le Burkina
“content à l’idée de porter le faso dan on va essayer”, a-t-il dit. être accepté par les élèves. Elle Faso s’appelait encore “Haute- STUDIO YAFA
fani comme tenue scolaire”. Pour En réaction à cette inquiétude, en veut pour preuve toute la fierté Volta”, avant même les indépen- Ouagadougou, Burkina Faso
cet élève, le faso dan fani [expres- le tisserand Fidèle Ouoba rassure : de porter le faso dan fani qu’elle dances. Il a plusieurs fois disparu studioyafa.org
sion dioula qui signi- il est proposé aux éta- a perçue lors des journées cultu- de l’univers scolaire avant d’être Studio Yafa est un média
fie en français “pagne blissements le tissu le relles, alors que les élèves fai- fixé à partir de la rentrée 2005- burkinabè de production
tissé de la patrie” et plus léger, que les élèves saient des défilés de mode en 2006, à la suite de la conférence de programmes radio, vidéo
désigne une étoffe de peuvent porter sans tenue traditionnelle. annuelle des chefs d’établisse- et multimédia destinés
coton produite locale- REPORTAGE souci, même en temps Nioko 2, un quartier dans la ments tenue à Ouagadougou en essentiellement au jeune
ment, emblématique de chaleur. Il souligne périphérie est de Ouagadougou. août 2004. public. Créé et soutenu
du Burkina Faso] est un tissu aussi que le faso dan fani ne déteint Dans une concession aménagée Actrice du domaine, Joséphine par la Fondation Hirondelle,
qui ne se déchire pas facilement, pas plus que les autres types de pour recevoir un atelier de tissage, Ilboudo explique que le port de une ONG suisse qui apporte de
contrairement aux tissus qu’il a tissu. De son avis, il est normal la tenue scolaire apprend aux l’information à des populations
déjà utilisés et qui se déchirent au qu’un tissu perde de son éclat avec Le port du pagne enfants à s’habiller, car cer- confrontées à des crises, il
cours de l’année scolaire. le temps, et le pagne tissé tradi- tissé ne sera pas aisé tains ne savent pas distinguer fournit des espaces de dialogue
Dans une tenue en faso dan tionnel a des chances de résister un accoutrement de la ville ou sur la vie sociale et politique
fani mixée avec un autre tissu, parce qu’il est en pur coton. dans une classe de la maison de la tenue de tra- du pays et se propose d’offrir
Adama Nikiéma, parent d’élève La proviseure du lycée muni- sans ventilation, vail. [Elle] précise que ça enseigne aux jeunes une plateforme
rencontré devant un lycée, craint cipal Vénégré [à Ouagadougou], craint un parent. aussi aux élèves à prendre soin de où ils pourront s’exprimer.
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 ← Stepanakert. Les abords
du palais présidentiel tels que

europe les a découverts le journaliste

Osama Bin Javaid.

d’une chaise à côté des soldats de

la paix russes. Peut-être que c’est
là que son maître s’est assis pour
la dernière fois. Les chiens ont eux
aussi été abandonnés, comme les
appartements, les commerces et
les maisons de la ville.
Un claquement de sabots rompt
le silence de la place. C’est un étalon
qui mène sa troupe. Quelques ber-
gers allemands et deux huskys
accompagnent les chevaux. Les
animaux semblent respecter un
code : pas de bruit. Peut-être ont-ils
eu peur aussi, comme les humains
PHOTO OSAMA BIN JAVAID/AL JAZEERA

de Stepanakert (qu’on appelle

“Khankendi” en Azerbaïdjan)
qui se sont enfuis par crainte des
persécutions.
Les assurances répétées de
l’Azerbaïdjan n’ont pu convaincre
les gens de rester.
“L’Azerbaïdjan a subi cette occu-

Arménie-Azerbaïdjan.
pation depuis trente ans [et la pre-
—The Daily Telegraph, mière guerre du Haut-Karabakh, qui
extraits (Londres) a vu les forces arméniennes prendre

I
le contrôle de ce territoire]. Un mil-

Stepanakert, ville fantôme

l y a encore des vêtements lion d’Azerbaïdjanais sont deve-
aux balcons. Un duvet est nus réfugiés et ont quitté la région”,
en train de sécher sur l’un me déclare par la suite Aykhan
d’entre eux, mais on n’entend pas Hajizada, du ministère des Affaires
un bruit. Il y a encore des plantes Figée par la fuite des habitants du Haut-Karabakh, la capitale de l’enclave étrangères.
à certaines fenêtres, peut-être la Nous entendons un coup de feu.
pluie de la nuit les a-t-elle arro-
prend des airs de décor postapocalyptique. Déjà, les autorités azerbaïdjanaises Nous apprenons plus tard qu’une
sées. Quelques chats et chiens por- imposent les premiers changements, constate ce journaliste sur place. patrouille russo-azerbaïdjanaise
tant collier passent devant nous. s’est fait tirer dessus depuis une
Nous parcourons les rues fenêtre. Nous disons au revoir à
désertes de Stepanakert, et il n’y a la ville avant le coucher du soleil.
pas grand signe des 100000 âmes Peu après notre arrivée à
qui habitaient la ville quelques levés et sont partis à toute vitesse. avons hâte de travailler [de nouveau] Nous réussissons à avoir une Choucha, la police vient nous trou-
jours auparavant. Un exode. avec elles pour aider la population”, rapide conversation avec deux ver : nous sommes entrés “illéga-
Toute la population, en majo- Il règne un silence angoissant, déclare-t-il quand je l’interroge messieurs âgés aux opinions diver- lement” dans Stepanakert, sans
rité arménienne, est partie d’un le bruit de notre voiture attire sur les nouveaux administra- gentes. Le premier est en colère. demander l’autorisation. Cette
seul coup, à la fin de septembre, l’attention des animaux qui par- teurs de la ville. “C’est mon Artsakh [le nom armé- zone est une inconnue et nous
à la suite de l’invasion éclair du courent les rues. Les panneaux indicateurs sont nien du Haut-Karabakh], nos terres. avons mis des vies en danger en y
Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan. Nous finissons par tomber sur déjà en cours de remplacement. Ce ne sera jamais le leur”, déclare- allant. Après toute la violence qui
Craignant un nettoyage ethnique, une patrouille du Comité interna- L’eau et l’électricité fonctionnent t-il. “Je veux vivre ici avec tout le s’est déchaînée et la découverte de
les gens ont grimpé dans des voi- tional de la Croix-Rouge (CICR), toujours. Les travailleurs huma- monde, confie l’autre. J’ai des amis caches d’armes, nous avons été
tures, des bus, des camions avec qui quadrille la ville à la recherche nitaires s’inquiètent pour l’hiver azerbaïdjanais qui me disent de ne “fous” de nous y rendre et d’y faire
tout ce qu’ils pouvaient empor- de ceux qui ont été laissés sur à venir et parce que les zones pas partir, alors je reste.” un reportage. On nous demande
ter. Nous sommes les place. “On cherche les rurales risquent d’être inac- Des chiots viennent vers nous, de quitter l’hôtel et de nous pré-
premiers à accéder [à la personnes âgées, les per- cessibles pour des raisons de ils ont peut-être faim. Un chien senter au commissariat. Quelques
ville] et à voir ce qu’ils sonnes vulnérables, les sécurité. n’arrête pas de tourner autour heures plus tard, un véhicule de
ont laissé. gens qui n’avaient ni la police nous escorte non seule-
Les photos que REPORTAGE parents ni voisins pour
COURRIER INTERNATIONAL

GÉORGIE RUSSIE ment hors de la ville, mais hors de

j’avais vues avant de les aider”, m’explique la région du Karabakh.
venir montraient un endroit Marco Succi, qui vient d’arriver J’ai rencontré beaucoup d’Azer-
grouillant de gens et de vie. pour diriger l’équipe de déploie- baïdjanais qui voulaient revenir
C’est désormais un espace désolé, ment rapide du CICR. chez eux après avoir été déplacés
vide, qui s’étend entre la place Nous le suivons jusqu’à un point A RM ÉNI E il y a trente ans, quand les forces
A Z ERBA Ï DJAN
Veratsnound (“Renaissance”) de rassemblement où personnes Bakou arméniennes ont pris ce territoire.
Erevan
et le palais présidentiel. Le sol âgées et handicapées sont prises HAUT-KARABAKH J’aimerais retourner dans cette
est jonché de chaises, de pous- en charge. “Même le personnel de la (ARTSAKH)
Mer ville, cette région. J’espère qu’elle
Choucha
settes, de fauteuils roulants, de morgue est parti”, ajoute M. Succi. TURQUIE Stepanakert
Caspienne sera à nouveau grouillante de vie
NA
couvertures, de bagages à moitié Son équipe prend également des KH à ce moment-là, et plus une ville
ouverts, de morceaux de pain à dispositions pour rapatrier les (A ITC fantôme.
ZE HE
RB VA IRAN
moitié mangés, de tasses de thé morts. “Nous avons travaillé avec .) N —Osama Bin Javaid,
100 km
à moitié vides. Les gens se sont les autorités azerbaïdjanaises, et publié le 10 octobre
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
Bakou revendique
huit villages arméniens
Après avoir repris le Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan
réclame désormais des zones situées à l’intérieur des
frontières de l’Arménie.
L
e 5 octobre, le Premier
ministre de l’Arménie,
Nikol Pachinian, a signé
une déclaration dans laquelle
il reconnaît les 29 800 km2 du
territoire de l’Arménie et les
86 600 km 2 du territoire de
l’Azerbaïdjan, Haut-Karabakh
inclus. C'était à l’issue d’une réu-
nion avec l’Union européenne,
l’Allemagne et la France, en
marge d'un sommet européen à
Grenade, et en l’absence du pré-
sident de l’Azerbaïdjan, Ilham
Aliev. Un document critiqué par
le turcologue arménien Varoujan
Guegamian sur Russia Artsakh,
© Sapin / Dargaud 2023
le site de l' association pour l'ami-
tié entre la Russie et l'Artsakh, le
nom arménien du Haut-Karabakh.
“Tous les territoires contestés ou
potentiellement contestés sont ainsi
transférés de facto à l’Azerbaïdjan”,
dénonce-t-il. Selon lui, au-delà du
cas du Haut-Karabakh, ce docu-
ment signifie “l’acceptation par
Erevan que Bakou puisse avoir des
revendications sur des territoires qui
avaient le statut d’enclave pendant
la période soviétique et sont situés
dans diverses régions de l’Arménie”.
“Bakou dispose donc d’une nou-
velle boîte à outils pour affirmer que
ces territoires sont sous l’occupation
EUROPE. 35
illégale de l’Arménie”, et cette base bases juridiques”, et “les frontières
juridique “permet à l’Azerbaïdjan entre les deux républiques soviétiques
susceptibles d’éviter “un blocus
énergétique”, met en garde Golos
de rétablir à tout moment ses droits changeaient tous les cinq à dix ans”. Armenii. Le journal craint que
sur ces territoires et de procéder à La question des enclaves a été la signature de la déclaration à
une intervention militaire”, ana- “ajoutée” par Bakou au proces- Grenade par Nikol Pachinian
lyse l’expert. Ces enclaves sont sus de négociations autour de la et l’affirmation d’Ilham Aliev à
“une nouvelle mine sous les pieds signature d’un accord de paix (tou- Charles Michel soient les prémices
de l’État arménien”, s’inquiète de jours inexistant) entre l’Arménie d'une nouvelle escalade.
son côté Golos Armenii. et l’Azerbaïdjan, précise le site. Le 10 octobre, Pachinian s’est
Les enclaves azerbaïdjanaises De fait, le 7 octobre, lors d’un montré prêt à des concessions, rap-
en Arménie, au nombre de trois, entretien téléphonique avec le porte le site arménien Verelq : “La
sont situées dans les régions de président du Conseil européen, question des enclaves est incontour-
Tavouch et d’Ararat. Elles incluent Charles Michel, le président Aliev nable”, a-t-il admis, avant d’avan-
six villages (inhabités), cédés à a porté à huit le nombre de vil- cer la possibilité de “céder celles qui
l’Arménie à l’issue de lages contestés, signa- se trouvent hors du territoire armé-
la première guerre du lant “la poursuite de nien”. La priorité étant, à ses yeux
Karabakh (1988-1994). l’occupation armé- “de traiter ces questions dans l’in-
La seule enclave armé- nienne de huit villages térêt de l’Arménie et du maintien
nienne sur le territoire REVUE et la nécessité de les res- de la paix”.
de l’Azerbaïdjan est le DE PRESSE tituer à l’Azerbaïdjan”, Il semble cependant nourrir des
village d’Artsvachen rapporte le site azer- inquiétudes à ce sujet. Malgré la
(Bachkend, en azerbaïdjanais), baïdjanais Oxu. “Si l’Azerbaïd- dégradation des relations entre
dont les Arméniens ont été chas- jan n’obtient pas ces villages par la Erevan et Moscou, il a en effet
sés au début des années 1990. négociation, il les récupérera par la annoncé, le 11 octobre, qu’il était
À l’époque soviétique, rappelle force”, menace le média. favorable au maintien de la base
le site Jam News, consacré à l'ac- Pour l’Arménie, “la perte de ces militaire russe de Guioumri et des
tualité du Caucase, “les transferts territoires engendrerait d’énormes gardes-frontières russes postés à
de territoires étaient faits sans que risques” et entraverait le développe- la frontière arméno-turque.
l’on sache précisément sur quelles ment des voies de communication —Courrier international
Après avoir suivi
Gérard Depardieu, François Hollande
ou Emmanuel Macron…
revient avec une nouvelle enquête dessinée politique
et très personnelle au cœur du Portugal, avec
Qui est Edgar ? Un septuagénaire portugais
qui aura connu mille vies, farouche marxiste,
résistant sous la dictature de Salazar,
agent secret, déserteur, conteur hors pair
et historien intarissable… et le beau-père
de Mathieu Sapin !
Au rayon bande dessinée
36. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Urbanisme.
Et le solaire rayonna enfin
Comment l’énergie solaire s’implante-t-elle dans les villes et les logements
français ? Pour trouver la réponse à cette question, un journaliste
britannique a sillonné les métropoles de Marseille, de Lyon et de Dijon.
—Financial Times
(Londres)
C
’est vue du ciel que la
grande maison jaune avec
piscine de Tahar Diab, à
Rognac, non loin de Marseille,
étonne. Ses toits de tuiles sont
tapissés de panneaux solaires,
seize en tout, placés stratégique-
ment pour suivre la course du
soleil tout au long de la journée.
Ses panneaux lui fournissent tel-
lement de courant qu’il gagne près
d’un millier d’euros par an en en
revendant une partie à EDF. Ce
n’est que lorsque les panneaux
sont à l’arrêt qu’il est obligé de se
rabattre sur l’électricité du réseau
– en général, la nuit.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↙ Dessin de Matt Kenyon,
Royaume-Uni.
des panneaux doivent être chan-
gés au bout de vingt-cinq ans,
même si des solutions de recyclage
se font jour. Et plus de 80 % de
la production mondiale de pan-
neaux a lieu en Chine, où elle est
assurée pour partie par la mino-
rité musulmane des Ouïgours,
réduite au travail forcé. Le solaire
n’en est pas moins l’une des meil-
leures solutions dont nous dispo-
sons pour réduire drastiquement
nos émissions.
“Quartier vert”. Le solaire rési-
dentiel a reçu deux coups de pouce
depuis 2020 : d’abord les confi-
nements, qui ont donné le temps
aux gens claquemurés chez eux
de réfléchir à leur consommation
électrique, ensuite la crise éner-
gétique provoquée par l’invasion
russe de l’Ukraine. Le marché
du solaire résidentiel français a
doublé entre 2021 et 2022, note
ainsi Jérôme Mouterde, cofon-
dateur de DualSun, l’entreprise
qui a fourni les panneaux de
Tahar. Mais “ce n’est pas un gros
marché, tempère-t-il, donc ce n’est
pas difficile de faire fois deux”.
L’explosion des coûts de l’énergie
incite les propriétaires à produire
leur propre électricité. En France,
les prix régulés de l’électricité ont
bondi de 15 % en février et de 10 %
supplémentaires au 1er août. Cette
hausse réduit la période d’amortis-
sement d’une installation solaire.
À l’heure qu’il est, une installation
est rentabilisée en sept ans sous le
soleil du Midi, en dix sous le ciel
bâché du Nord, précise Jérôme
Mouterde. Sur vingt-cinq ans,
il évalue à 12 % le retour annuel
moyen sur investissement.
Qui plus est, ajoute-t-il, l’ins-
tallation de panneaux tend à faire
Tahar Diab a investi 17 000 soit moins de 2 % du parc. Mais grimper la valeur d’un bien : le
euros dans l’installation de ses le marché progresse à grandes nouveau propriétaire disposera
panneaux. Si la somme est aussi enjambées, et ce boom incite [les en effet de son propre système de
coquette, c’est que la maison est pouvoirs publics] à se pencher sur production électrique. DualSun
grande : le coût moyen d’une ins- deux questions que l’on se pose garantit une durée de vie de
tallation chez les particuliers se bien au-delà des frontières de vingt-cinq à trente ans pour ses
monte à une dizaine de milliers l’Hexagone : quel type de loge- panneaux, selon les modèles. Ils
d’euros en France, sans les batte- ment est le plus adapté au solaire ? peuvent durer plus longtemps,
ries. Mais Tahar Diab Et comment en accé- après quoi de 95 % à 100 % des
a calculé que ses pan- lérer le déploiement ? composants sont recyclables.
neaux seraient ren- Avant toute chose, Lyon, à 460 kilomètres au sud
tabilisés au bout de une mise en garde : de Paris, est un bon exemple de
sept ans. “Le soleil, c’est REPORTAGE les panneaux solaires l’explosion du solaire. Je m’y suis
vert, s’émerveille-t-il, ne sont pas la solution rendu par une de ces journées
et c’est bien moins cher que le car- miracle au dérèglement clima- d’été que le réchauffement cli-
burant.” Pas étonnant, conclut- tique. Leur fabrication émet du matique a rendu coutumières :
il, que “les panneaux fleurissent” CO₂, même si, sur toute la durée 30 °C sous un soleil ardent. La
autour de Rognac. de vie des panneaux, les émissions métropole de Lyon entend mul-
Seuls 600 000 foyers français restent très en deçà de celles des tiplier par dix l’usage du solaire
sont équipés à l’heure qu’il est, combustibles fossiles. La plupart sur son territoire à l’horizon 2030.
L’éolien offshore
est en retard
●●● Le 22 septembre 2022,
le premier parc éolien
en mer de France, au large
de Saint-Nazaire, a été
inauguré par Emmanuel
Macron, faisant entrer
la France dans l’ère
des éoliennes offshore.
“Trente et un ans après le
Danemark, dix-neuf ans après
le Royaume-Uni et douze ans
après l’Allemagne”, ironisait
alors le correspondant
allemand du Spiegel sur X
(ex-Twitter). Le potentiel
de l’Hexagone est
pourtant important. Près
de 6 000 kilomètres de côtes,
“la plus grande façade maritime
d’Europe et un nombre d’heures
d’ensoleillement supérieur
à celui de l’Allemagne”,
rappelait la Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Mais
ses éoliennes ne fournissent
que 8 % de l’électricité du pays,
contre 22 % au Royaume-Uni,
23 % en Allemagne et
44 % au Danemark. Un retard
indéniable “qui appartiendra
bientôt au passé”, estime
le qu otidien conservateur.
À l’horizon 2050, 50 parcs
éoliens devraient produire
40 gigawatts d’électricité.
Un objectif que l’Allemagne
s’est également fixé,
mais pour 2035.
L’épicentre solaire de Lyon,
c’est la Confluence, le quartier
pris en sandwich entre la Saône
et le Rhône, au cœur de la ville.
C’était naguère une zone indus-
trielle repoussoir mais, en vingt
ans, des logements, des bureaux et
des boutiques ont pris la place des
usines décaties, des entrepôts, des
friches ferroviaires et d’un établis-
sement pénitentiaire. Aujourd’hui,
la Confluence se vante d’être un
“quartier vert” piétonnisé. Des
salariés bien lotis y naviguent à
pied ou à vélo, et prennent leur
déjeuner en terrasse.
L’essor du solaire date ici d’il y
a quinze ans environ. La société
publique locale Lyon Confluence
aimerait installer des panneaux
IKON IMAGES
sur tous les bâtiments qui s’y
prêtent dans le quartier. Sous le
soleil de midi, le directeur → 38
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38. FRANCE
36 ← du développement durable
de la société, Maxime Valentin, me
fait monter sur le toit du Marché
Gare. Cet ancien marché de gros
est aujourd’hui un centre cultu-
rel. Et il produit de l’électricité.
Son toit est tapissé de pan-
neaux photovoltaïques noirs
qui produisent plus d’électricité
que le bâtiment n’en consomme.
L’excédent suffit même à alimen-
ter le siège de Lyon Confluence,
de l’autre côté de la rue (les pan-
neaux photovoltaïques conver-
tissent le rayonnement solaire
en électricité, alors que les pan-
neaux solaires thermiques pro-
duisent de l’énergie pour chauffer
l’eau, alimenter des chauffages
d’appoint, etc.).
Toits-terrasses. Le toit sur
lequel nous nous trouvons est un
cas d’école à plusieurs titres. Pour
commencer, il est très étendu.
Maxime Valentin explique : “Plus
la surface est grande, plus c’est
rentable, plus vous ferez des éco-
nomies d’énergie.” Ensuite, il est
plat et presque sans obstacles,
ce qui facilite la pose des pan-
neaux. Par ailleurs, le bâtiment
allait être rénové : le coût de l’ins-
tallation des panneaux, près de
50000 euros, n’était qu’une paille
dans le budget total du chantier.
Enfin, le Marché Gare ne se trouve
dans l’ombre d’aucun bâtiment
du quartier, si bien qu’il profite
à plein du rayonnement solaire.
Tous les toits-terrasses de la
Confluence ne se prêtent pas à
l’installation de panneaux, mais
chacun n’en doit pas moins trou-
ver une utilité. Maxime Valentin
m’indique un toit en contrebas,
dans l’ombre du Marché Gare.
Trop ombragé pour des panneaux
solaires, il a été végétalisé. Puis il
me désigne un vieux toit pentu
jalonné de cheminées et d’antennes
de télévision. Lui non plus ne se
prête pas à la pose de panneaux,
mais, les journées ensoleillées,
ses habitants pourraient, en théo-
rie, bénéficier de l’électricité pro-
duite grâce aux panneaux solaires
d’un bâtiment voisin. Les jours de
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
grisaille, ils se rabattraient sur
l’électricité du réseau.
“L’i dée, ex pose Ma x ime
Valentin, c’est de créer des com-
munautés énergétiques, afin que
le solaire bénéficie aux habitants
[du quartier].” Quand un pan-
neau posé sur un toit produit un
kilowatt d’électricité, ce kilowatt
pourrait être consommé par une
maison voisine.
Dans le cas de Lyon Confluence,
la notion de transfert direct de
l’électricité relève toutefois
“de la fiction”, reconnaît-il. En
effet, toute l’électricité produite
ici part dans le réseau : impos-
sible de savoir où un électron
né sur le toit du Marché Gare
sera consommé. Mais le concept
d’“autoconsommation” donne
l’impression aux habitants – qui
ont signé des contrats les auto-
risant à utiliser cette électricité
solaire – d’être alimentés en élec-
tricité grâce aux panneaux.
Depuis le toit du Marché Gare,
on aperçoit les tranches noires
des panneaux posés sur plusieurs
bâtiments voisins. Le quartier
compte une quarantaine d’instal-
lations, explique Bruno Gaiddon,
d’Hespul, une association spécia-
lisée dans les énergies renouve-
lables, qui conseille notamment
Lyon Confluence. “Ce quartier,
c’est une sorte de laboratoire de
ce qui pourra être fait en France
à l’avenir.” Et pas seulement en
France : Lyon est l’une des huit
“L’idée est de créer
des communautés
énergétiques afin que
le solaire bénéficie
à tout un quartier.”
Maxime Valentin,
DE LYON CONFLUENCE
villes européennes membres du
projet européen Ascend, qui vise
à faire émerger les solutions de
la transition énergétique.
Ce qu i fonc t ion ne à la
Confluence pourrait fonction-
ner dans d’autres quartiers sem-
blables, même sous des latitudes
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
Encore à la traîne
Part du solaire dans la production d’électricité
(en %)
15
12
9 Italie
6
3 France
0 ajoute que, ce dont la France a
2002 2005 2010 2015
plus septentrionales. L’ingrédient
clé, dans le solaire, n’est pas le
soleil mais la lumière. Même à
la nuit tombée, le Marché Gare
continue de produire un peu
d’électricité, grâce à la lune, à
l’éclairage urbain et à la pollu-
tion lumineuse. Ce sont d’ailleurs
les pays du Nord qui servent de
phares à la France. C’est ainsi
l’Allemagne, qui compte le plus
de foyers équipés en Europe,
près de 1,8 million, mais même
la Pologne, la Belgique et les Pays-
Bas en dénombrent chacun plus
que l’Hexagone, relève le cabinet
d’études LCP Delta.
Afin d’équiper progressivement
les 98 % de foyers français qui ne
le sont pas encore, il convien-
dra nécessairement de poser des
panneaux sur des bâtiments plus
anciens qui ne se prêtent pas idéa-
lement à cette installation. La ville
de Dijon, à 200 kilomètres au nord
de Lyon, tente de relever le défi.
L’école Buffon est ainsi devenue le
premier groupe scolaire “à éner-
gie positive” de l’Hexagone, ses
panneaux solaires fournissant du
courant à 14 bâtiments publics.
Certains des vieux logements
sociaux de la ville ont également
été équipés.
Dijon a vite appris la leçon.
Directrice de la rénovation
urbaine et du logement à Dijon
Métropole, Sarah Bello explique
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chaque nouveau logement qui
Production d’électricité sort de terre. De quoi doper la
en France par source filière solaire, présage le cabinet
(2022, en %)
LCP Delta. Quand on demande
5,25 Autres aux spécialistes français com-
4,26 Solaire ment accélérer le taux de péné-
8,19 Éolien
Pays-Bas tration du solaire, les suggestions
9,16 Gaz naturel pleuvent : simplifier les formali-
Espagne 9,84 Hydraulique tés administratives pour la pose
Allemagne
sur les logements, réduire la TVA
sur les panneaux, créer des prêts
Belgique
à taux zéro pour aider les par-
Pologne
ticuliers à supporter le coût de
63,3 Nucléaire
l’installation, énumère Bruno
Gaiddon.
4,26 % Jérôme Mouterde, de DualSun,
SOURCE : EMBER
2022 2022 surtout besoin, c’est d’installa-
teurs qualifiés. “C’est un facteur
plus limitant que le nombre de
que les panneaux n’ont finale- toits.” Il relève qu’en France il
ment pas été posés directement existe des formations pour deve-
sur les toits. Les cages d’ascen- nir plombier ou électricien agréé,
seur et les systèmes de ventila- mais pas installateur de pan-
tion gênaient l’installation, en neaux solaires agréé. DualSun
plus de faire de l’ombre. Les pan- prévoit donc de créer son propre
neaux ont donc été posés sur les centre de formation.
parapets tout autour du toit. Elle Le potentiel du solaire est
poursuit : “Si je vous disais que considérable. “Dans le marché
ç’a été facile, ce ne serait pas vrai. résidentiel, on n’en est qu’aux bal-
Mais on a beaucoup appris de nos butiements”, observe Jérôme
erreurs de débutants.” Mouterde. À condition de faire
sauter quelques obstacles, les
Méandres bureaucratiques. panneaux noirs qui tapissent la
Pour chaque projet solaire, ajoute- maison de Tahar Diab et le centre-
t-elle, il faut bien connaître les ville de Lyon pourraient, d’ici dix
matériaux qui composent les ans, faire partie du paysage d’un
toits. Ils vont devoir porter les bout à l’autre de l’Europe.
panneaux pendant des années. —Simon Kuper,
Les câbles électriques du bâti- publié le 18 août
ment doivent être suffisamment
dimensionnés pour permettre
d’“injecter” l’électricité solaire
dans le réseau. Les porteurs SOURCE
de projets doivent apprendre à
naviguer dans les méandres de FINANCIAL TIMES
la bureaucratie. Mais les choses Londres, Royaume-Uni
avancent. Aujourd’hui, assure Quotidien, 128794 ex.
Sarah Bello, “on commence à avoir ft.com
des propriétaires d’appartements Fondé en 1888 sous le nom
qui nous posent des questions sur de London Financial Guide,
les panneaux solaires”. un journal de quatre pages
L’an dernier, une loi susceptible destiné “aux investisseurs
de changer la donne est entrée en honnêtes et aux courtiers
vigueur en France : les énergies respectables”, le “FT” est
renouvelables doivent désormais aujourd’hui le quotidien
pouvoir couvrir, voire dépas- financier et économique
ser, les besoins énergétiques de de référence en Europe.
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
PHOTO JARED CHULSKI

INSCRIPTION : EVENEMENTS.COURRIERINTERNATIONAL.COM/2023/LA-SOIREE-EXPAT
40. Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
tra n s-
versales.
économie Sciences.......42
Signaux ....... 43
—Magyar Hang, extraits
(Budapest)
N
ous sortons de l’auto-
route M35 et roulons
Ce village hongrois
vers Mikepercs. Le long
du parc industriel du sud de
Debrecen [deuxième ville de
qui résiste aux
Hongrie], un chantier gigan-
tesque se dévoile : l’usine de
fabrication de batteries élec-
triques de la société chinoise
batteries électriques
CATL [Contemporary Amperex
Technology Co. Limited], le plus
imposant complexe chimique
jamais bâti en Hongrie. Des
engins de construction, des pel-
Industrie. Près du paisible bourg de Mikepercs, leteuses et des camions s’ac-
le géant chinois CATL construit la plus grande usine tivent sur les 200 hectares de
terrain dénudé qui accueille-
européenne de batteries. Les habitants dénoncent ront les locaux de l’entreprise.
Quelques minutes plus tard,
les risques écologiques et protestent contre l’arrivée nous arrivons à Mikepercs.
de milliers de travailleurs asiatiques. L’ambiance du village de quelque
5 000 habitants contraste radi-
calement avec le bruit de la zone
industrielle : jardins soignés, mai-
sons familiales et mères avec des
poussettes. Sur la place princi-
pale, un acacia du Japon pluri-
centenaire et une fontaine datant
du début du xxe siècle, près de
laquelle, dit la légende, se repo-
saient les voyageurs allant de
Debrecen à Oradea [en Roumanie
voisine].
Priorité nationale. C’est là que
nous rencontrons Eva Kozma,
la fondatrice de l’Association
des mères de Mikepercs pour
l’environnement (Miako). “De
nombreux jeunes ménages se sont
installés ces dernières années, ont
contracté des crédits subvention-
nés par l’État, fondé des familles,
et pensaient avoir trouvé la maison
de leurs rêves. Et voilà qu’une usine
de batteries électriques s’établit
tout près de chez eux. Qui vou-
drait élever ses enfants dans un
environnement potentiellement
aussi dangereux ? Pas étonnant
que beaucoup de couples se sentent
piégés. Certains prévoient de quit-
ter Mikepercs si la production de
batteries démarre.”
Le gouvernement veut faire de
la Hongrie une grande puissance
des batteries. En 2017, lors
de l’inauguration de l’usine
Samsung de God [à 30 kilo-
mètres au nord de Budapest],
Viktor Orban dévoilait ses
plans pour développer le
secteur. Depuis, plus de
trente usines liées aux bat-
teries ont été construites
↙ Dessin de KAP,
Espagne.
ou sont en projet. Le pouvoir
s’est démené pour que ces socié-
tés, surtout asiatiques, choi-
sissent notre pays. Celles-ci ont
perçu 540 milliards de forints
[1,4 milliard d’euros] de sub-
ventions, sans compter les
infrastructures.
Cela n’a pas compté que les
habitants des localités concer-
nées protestent vivement. La
plupart des maires ont appris
par la presse l’arrivée des usines.
Les contestations citoyennes
n’ont pas porté leurs fruits, et
les pressions ont été intenses
sur les autorités pour qu’elles
entérinent ces projets élevés au
rang de priorités économiques
nationales. À God [où Samsung
possède une usine] et Ivancsa
[à 60 kilomètres au sud-ouest
de Budapest, où est installé le
coréen SK Innovation], les chan-
tiers ont été reclassés en zones
économiques spéciales afin de
priver les municipalités de leur
droit de regard et de lancer la
construction sans autorisation
environnementale. Le tout, au
nom de la “transition verte”.
Eva Kozma raconte un calvaire
similaire à Mikepercs. “Nous
ignorions complètement quel projet
se préparait à quelques kilomètres
du village. Nous n’avons été ni
consultés ni informés. Quand les
travaux de l’usine de séparateurs
ont débuté, nous ne savions pas
ce que c’était. Nous nous sommes
renseignés, puis nous avons pris
conscience, estomaqués, de ce qui
se tramait. Le maire a organisé
une réunion publique mais aucun
représentant de CATL ou du gou-
vernement n’a répondu à l’invita-
tion. Le maire de Debrecen non
plus, mais il a envoyé quelqu’un
qui n’a pas su répondre à nos
questions.”
Pourtant, les questions ne
manquaient pas. “Il y avait
avant tout le problème de l’énorme
consommation d’eau. Ils ont tenté
de nous rassurer en nous disant
qu’ils utiliseraient des eaux grises,
mais après quelques recherches
nous avons compris que c’était
irréaliste. Ils ne peuvent pas se
servir de l’eau issue des excréments
et de l’urine. Autrement dit, CATL
Pourquoi installer
une usine
gourmande en eau
dans un secteur
où elle manque?
 Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
s’appuiera sur le réseau d’eau
potable de Debrecen. La société
utilisera 42 000 m3 par jour, soit
la consommation quotidienne de
Debrecen. Où la puiseront-ils ?”
Les opinions contraires des
experts ont été balayées. Daniel
Kincses, directeur de l’Agence
des eaux d’outre-Tisza, a publié
un rapport en lien avec la pro-
cédure d’agrément environ-
nemental. Le texte relevait de
nombreuses failles et préconi-
sait plusieurs pistes. Le ministre
de l’Intérieur, Sandor Pinter, a
limogé l’expert. Istvan Fabian,
professeur de chimie à l’univer-
sité de Debrecen, a lui aussi tiré
la sonnette d’alarme. Le doyen
de l’université l’a empêché de
tenir une conférence sur le sujet.
Besoins énergétiques. L’usine
soulève des questions légitimes :
pourquoi ne connaissons-nous
pas la consommation d’eau
prévue ? Et comme 85 % de l’eau
utilisée se dégage sous forme
de vapeur, quelles seront les
conséquences microclimatiques ?
Quels solvants contiendra cette
vapeur qui imprégnera les envi-
rons et engendrera des nuages
de neige polluante ? La diminu-
tion des eaux de surface assé-
chera-t-elle la région ? Selon le
WWF Hongrie, le débit minimal
de la rivière Tisza s’est sérieu-
sement réduit ces dernières
années. Alors pourquoi instal-
ler une usine gourmande dans
un secteur où l’eau manque ?
Malheureusement, la stratégie
industrielle du gouvernement,
concentrée sur les batteries, ne
nous fournit aucune réponse.
Les besoins énergétiques et
les émissions de CO₂ de l’usine
seront aussi considérables que sa
consommation d’eau. D’après le
professeur Fabian, le complexe
utilisera 40 % de l’électricité pro-
duite par la centrale nucléaire de
Paks et 10 % du gaz naturel natio-
nal. L’infrastructure énergétique
locale actuelle ne suffit pas, d’où
l’implantation nécessaire d’autres
centrales et gazoducs. “La Hongrie
importe la moitié de son énergie, fait
remarquer Eva Kozma. Quelqu’un
s’est-il demandé si installer une
industrie gourmande dans un pays
NOBEL PRIZE OUTREACH.
pauvre en énergie était une idée
judicieuse ? D’ailleurs, quand j’y
pense, j’ai de quoi être énervée, car
mon fils devait s’asseoir dans une
salle de classe chauffée à 18 °C cet
hiver, et les cours ont été raccourcis
à trente-cinq minutes à cause du
froid, alors qu’ils ont bien promis
à l’usine qu’il n’y aura aucun inci-
dent avec l’énergie.”
Mikepercs n’est pas préoccu-
pée seulement par la consom-
mation d’eau et d’énergie de
l’usine. CATL affirme que la
fabrication sera presque entiè-
rement automatisée, mais envi-
sage d’embaucher 9 000 salariés.
La direction chinoise précise
que le management et les opé-
rateurs en chef viendront de
Chine, mais le chantier recourt
déjà à de nombreux travailleurs
asiatiques. La construction d’un
village de conteneurs pouvant
loger 20 000 personnes – soit
l’équivalent de 10 % de la popu-
lation de la ville – dans la zone
industrielle sud de Debrecen
vient d’être approuvée. Sauf qu’en
attendant il faut dénicher un
endroit pour loger les travail-
leurs invités. Ceux-ci ont notam-
ment trouvé leur bonheur dans
les villages environnants comme
Mikepercs ou Sarand.
“J’ai rejeté toutes
les demandes de
construction de foyer
de travailleurs.”
Zoltan Timar,
MAIRE DE MIKEPERCS
“Dans la rue Irinyi, 50 à 60 tra-
vailleurs chinois ont été installés
dans un bâtiment. Tout le monde
était surpris. Mikepercs est une
localité paisible et familiale. Nous
n’étions pas préparés à cela. Les
bus venaient les chercher tôt le
matin, ils mangeaient dans la rue,
jetaient leurs déchets partout. C’est
ici aussi que des cuisiniers prépa-
raient les repas pour ceux qui ont
été répartis dans les villages voi-
sins et travaillent sur le chantier
de l’usine de Debrecen”, se désole
Eva Kozma.
La révolte de Mikepercs, le
battage médiatique et la mobi-
lisation du maire ont changé la
donne. “J’ai entamé une procédure
concernant cet hébergement et les
représentants de l’entreprise ont
proposé une conciliation”, explique
le maire, Zoltan Timar, élu Fidesz
[le parti au pouvoir] qui s’oppose
à la volonté gouvernementale.
“Je suis bourgmestre depuis 2002.
À l’époque, le parc industriel de
Debrecen n’existait pas. Nous vou-
lons préserver le caractère vert et
familial de notre village. J’ai rejeté
toutes les demandes de construc-
tion de foyer de travailleurs.” Aux
yeux de l’édile, la localité ne
tirera aucun bénéfice de l’usine
de batteries.
Dans la région, on juge que
l’État abreuve Debrecen de mil-
liards de forints et que la ville
profitera des impôts versés par
l’entreprise chinoise, tandis
que les localités environnantes
hériteront des problèmes et des
dépenses, sans aucune aide.
Après les campagnes alarmantes
du pouvoir contre les migrants,
les habitants sont interloqués
par l’arrivée massive de travail-
leurs invités. Aujourd’hui, les
travailleurs chinois ont prati-
quement disparu de Mikepercs.
Selon les habitants, la majorité
d’entre eux a été déplacée vers
les hôtels de la zone touristique
de Hajduszoboszlo [station ther-
male prisée de l’Est magyar]. Sur
les réseaux sociaux, certains cla-
ment que “le tourisme est mort”.
À Mikepercs, Eva Kozma
estime que ces projets n’assom-
brissent pas seulement l’avenir
des riverains des usines de bat-
teries. “La fabrication engendre
quantité de rebuts à transformer
et à stocker. Nous, pays produc-
teur, devrons récupérer les bat-
teries usagées, mais nous n’avons
aucune réponse rassurante concer-
nant leur traitement et leur entre-
posage. Il serait temps que tout le
monde se réveille. Nous affrontons
un problème national. La contami-
nation, le manque d’eau et d’éner-
gie vont tous nous toucher. Où
fuirons-nous si la Hongrie devient
un cimetière de batteries ?”
—Enikő Albert,
publié le 6 septembre
SOURCE
MAGYAR HANG
Budapest, Hongrie
Hebdomadaire
hang.hu
Fondé par des anciens
du journal conservateur
Magyar Nemzet, fermé
mi-avril 2018 (avant
de reparaître à partir
de février 2019),
cet hebdomadaire traitant
de politique, de culture
et d’économie se positionne
sur une ligne de centre
droit critique envers le
gouvernement de Viktor Orban.
TRANSVERSALES.
En bref
Un milliard d’euros
d’amendes de
l’UE pour l’Italie
INFRACTIONS — Le Corriere
della Sera explique que Rome
a déboursé 1 milliard d’euros
d’amendes pour des infractions
aux normes européennes. Ces
amendes ne correspondent qu’à
6 des 80 procédures actuelle-
ment engagées contre l’Italie
par l’Union européenne. Parmi
les infractions sanctionnées,
le quotidien transalpin égrène
les 311 millions d’euros payés à
cause de la région Campanie,
qui n’a pas su mettre en place
un système réglementaire de
traitement des déchets, les
142 millions déboursés pour
les défaillances de plusieurs
communes dans le traitement
des eaux usées ou encore les
158 millions de pénalités en
raison d’aides versées indûment
à des entreprises par l’État.
L’économiste
Claudia Goldin,
pionnière primée
PRIX NOBEL — C’est une “pion-
nière” à plus d’un titre qu’a
récompensée le comité Nobel
d’économie le 9 octobre, “pour
avoir fait avancer la compré-
hension globale de l’évolution
des femmes sur le marché du
travail”, relève The New York
Times. Claudia Goldin, 77 ans,
“troisième femme à recevoir le
prix Nobel d’économie”, est “la
première à être honorée en solo”.
L’Américaine est aussi “la pre-
mière femme à avoir été titulari-
sée au département d’économie de
l’université Harvard”. Son ana-
lyse du marché du travail aux
41
↙ Dessin de Niklas
Elmehed.
États-Unis a mis au jour le recul
de l’emploi des femmes au début
du xixe siècle avec l’industrialisa-
tion, puis leur retour en force au
début du xxe siècle avec la montée
en puissance des services. “Elle
a également montré que le proces-
sus de réduction de l’écart salarial
entre les hommes et les femmes a
été inégal au cours de l’histoire.”
Et que, “récemment, les progrès
en la matière se sont interrompus”.
Claudia Goldin, “ravie” de rece-
voir le Nobel 2023, a fait remar-
quer que sa nomination était
“une sorte de ‘point culminant’
après des années de changements
importants en faveur de plus de
diversité de genres” dans l’attribu-
tion du prix, ajoute le quotidien.
Combustibles
fossiles : Exxon
mise sur leur avenir
RACHAT — Darren Woods, PDG
d’ExxonMobil, pense “depuis
longtemps que le gaz et le pétrole
resteront au cœur du bouquet
énergétique mondial”, explique
le Financial Times. En annon-
çant le rachat de Pioneer Natural
Resources, acteur majeur de la
fracturation hydraulique, pour
59,5 milliards de dollars (56 mil-
liards d’euros) le 9 octobre, le
plus gros producteur pétrolier
et gazier américain fait un “pari
audacieux”, qui fait fi de l’avis
de l’Agence internationale de
l’énergie et des politiques de
réduction des émissions de gaz
à effet de serre, note le quoti-
dien économique. C’est un “pari
sur l’avenir de la production de
combustibles fossiles aux États-
Unis”, confirme le quotidien
britannique The Guardian, qui
“renforce la position dominante
d’Exxon dans les gisements de
schiste”. L’enjeu est aussi poli-
tique, selon The Wall Street
Journal : ExxonMobil, qui va
doubler sa production de pétrole
et de gaz dans le Bassin per-
mien du Texas et du Nouveau-
Mexique, “se prémunit contre la
gauche anticombustibles fossiles”
en se rendant “moins vulnérable
aux politiques gouvernementales
qui visent à réduire l’offre et la
demande à long terme”. Le quo-
tidien de Wall Street mentionne
l’Inf lation Reduction Act du
président Biden, qui soutient
largement l’essor des énergies
renouvelables.
42. TRANSVERSALES
SCIENCES
“Les attaques contre
la science servent des
intérêts politiques”
Société. Le chercheur américain Peter Hotez
a lutté contre la désinformation lors de la pandémie
de Covid-19. Il témoigne de la violence et des effets
délétères de la propagande antiscience.
—Nature, extraits (Londres)
E
n 2022, le nom de Peter
Hotez a été proposé pour
le prix Nobel de la paix
pour ses travaux sur l’élaboration
d’un vaccin contre le Covid-19 à
moindre coût. Et, depuis qu’il
s’est élevé contre la désinforma-
tion au sujet de la vaccination, il
est régulièrement victime de har-
cèlement. Il reçoit des menaces
de mort et certains de ses har-
celeurs se sont même présentés
à son domicile le jour de la Fête
des pères.
Nature s’est entretenu avec ce
médecin et chercheur à l’occasion
de la sortie de son livre The Deadly
Rise of Anti-science [“L’Ascension
fatale de la propagande antis-
cience”, non traduit en français].
Il évoque également ses inquié-
tudes vis-à-vis du tombereau d’at-
taques coordonnées qui visent
aujourd’hui la science, et la néces-
sité – pour les chercheurs, mais
pas seulement – de combattre
ce discours.
NATURE : Vous préférez parler
d’“attaques envers la science”
plutôt que de “désinformation”.
Pourquoi ?
PETER HOTEZ : La notion de désin-
formation donne l’impression
qu’on parle de quelque chose
sortie de nulle part sur Internet.
Ce n’est pas le cas. C’est une
campagne organisée, financée,
mue par des intérêts politiques
et destinée à démolir la structure
de la science. Il est essentiel de
présenter les choses ainsi.
Les diatribes antiscience n’ont
rien de nouveau. Qu’est-ce qui
a changé ?
Aujourd’hui, ces arguments
sont relayés par un grand parti
politique états-unien et par
des régimes autoritaires dans
d’autres pays, notamment en
Hongrie ou au Brésil jusqu’à
récemment [durant le mandat
de Jair Bolsonaro]. Ils sont repris
par des élus du Congrès améri-
cain. On a franchi un cap dans
la coordination et l’agressivité
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↙ Dessin de Côté paru dans
Le Soleil, Québec.
– cela commence à ressembler
aux années 1930 en Union sovié-
tique, quand Staline présentait
Comment mettre un terme à
tout cela ?
C’est l’aspect le plus délicat. Les
Sinon cela crée un vide, et nos
adversaires en sortent gagnants.
Je commence à évoquer avec
les scientifiques comme des
ennemis de l’État. L’objectif du
soignants sont désemparés ; les
sociétés scientifiques envisagent
mes collègues la création d’un
organisme sur le modèle du
livre, c’est de dire : “Ça suffit !”de rencontrer les représentants des Southern Poverty Law Center
grands réseaux sociaux. Mais per- [association de lutte pour la jus-
Quelles ont été les consé- sonne ne semble prêt à admettre tice raciale, qui surveille l’activité
quences de ces attaques durant que l’enjeu est politique. En tant des mouvements racistes] ou du
la pandémie de Covid-19 ? que scientifiques, nous sommes Climate Science Legal Defense
Quelque 200 000 Américains formés à l’objectivité, nous ne Fund [qui œuvre pour que les
sont morts à cause des attaques sommes pas censés donner notre chercheurs puissent mener libre-
subies par la science. Ils ont été avis sur les républicains, les démo- ment leurs travaux, notamment
victimes de cette campagne coor- crates, les progressistes ou les dans le domaine climatique], mais
donnée. C’est pour cela qu’il conservateurs. Mais comment à l’intention des spécialistes de
faut agir, c’est épouvantable. faire quand nos adversaires sont biomédecine. Nous avons besoin
Je veux honorer la mémoire de eux-mêmes partiaux ? d’une nouvelle organisation pour
ces victimes. Presque toutes Ces attaques ne suscitent éliminer ces menaces qui pèsent
les personnes que j’ai rencon- aucune réaction véhémente, et sur la science. C’est ce que j’ap-
trées dans les régions rurales et cette neutralité rend service à pelle parfois l’“Alliance de défense
conservatrices de l’est du Texas nos persécuteurs et à nos agres- des chercheurs américains en
ont perdu un proche parce qu’il seurs. Les présidents de sociétés biomédecine”.
avait refusé de se faire vacciner. scientifiques, les doyens d’uni-
versité ne s’engagent pas publi- Votre livre est dédié aux poli-
Qu’est-ce qui a changé pour quement pour défendre notre ciers et aux services de sécu-
vous depuis votre prise de cause. Je pense qu’ils ne veulent rité de l’hôpital qui veillent
position durant la pandémie ? pas prendre le risque de frois- sur votre famille. Comment
J’ai réussi à faire ser leurs mécènes gérez-vous la peur ?
bouger les lig nes issus du monde poli- “Il n’y a rien à craindre dans la vie, il
en codirigeant une tique, du Congrès ou suffit de comprendre”, disait Marie
équipe de scientifiques du gouvernement. Curie. J’adore cette citation. Je me
qui a développé des Mais ils doivent s’ex- suis documenté sur l’histoire des
vaccins (Corbevax INTERVIEW primer franchement. critiques subies par la science au
et IndoVac) pou r C’est comme cela xxe siècle, j’ai échangé avec des
100 millions de personnes en qu’on se débarrasse des vam- journalistes et des politologues,
Inde et en Indonésie. Donc cela pires lorsqu’on n’a ni pieu ni balle et cela m’a aidé à comprendre
ne m’a pas empêché de faire mon en argent sous la main : on les les motivations politiques qui
travail de scientifique, d’écrire expose à la lumière. se cachent derrière ce genre de
des articles, d’assister aux réu- Mais la communauté scienti- discours. Les médias conserva-
nions de labo et de faire progres- fique ne pourra pas régler seule teurs ont besoin d’alimenter la
ser nos travaux. Mais je mène le problème. Nous avons besoin machine à indignation feinte,
clairement une double vie, car d’aide. C’est devenu un problème cela leur permet de gagner de
je dois combattre en parallèle politique qui appelle des réponses l’argent grâce à ce qui se dit sur
les attaques dont sont victimes politiques. Nous aurons besoin Internet. Ils se soucient de moi
la science et les scientifiques que les dirigeants du Congrès et comme d’une guigne, c’est ce que
Je suis devenu une cible de de la Maison-Blanche rappellent la je représente qui les intéresse.
choix pour les radicaux d’ex- place fondamentale qu’occupent
trême droite. Ce n’est pas banal la science et les technologies dans Quel message aimeriez-vous
de se faire traiter de criminel sur l’autorité et le prestige des États- faire passer aux scientifiques ?
les réseaux sociaux par Steve unis. Et qu’ils ne toléreront pas Ils doivent comprendre que la
Bannon [l’ancienne éminence ces attaques. science et les scientifiques sont
grise de Donald Trump]. Ce menacés et que la menace est
genre de [déclarations] sert de “Il faut faire en sorte coordonnée. Le travail des scien-
signal de ralliement et déclenche tifiques est noble, nous devrions
une avalanche de menaces, que les scientifiques être fiers de ce que nous faisons.
sur les réseaux et par cour- n’aient plus peur de La lecture de mon livre n’est pas
riel. Le harcèlement dépasse s’exprimer.” censée les démoraliser. Ils doivent
même parfois le monde virtuel. comprendre que, s’ils subissent
Aujourd’hui, certains de mes Et que peuvent faire les cher- des attaques, c’est parce que cela
collègues se font descendre sur cheurs ? profite politiquement à d’autres.
Internet par des tyrans antis- Il n’est pas facile d’agir à l’échelle Et même si cette situation à de
cience ou sont cités à compa- individuelle. L’un des plus gros quoi faire peur, je pense que
raître dans des auditions qui écueils, quand on veut contrecar- prendre conscience de ce qui se
prennent des airs de procès à rer ces attaques, c’est le sentiment cache derrière le phénomène a
grand spectacle. Et, à mesure de solitude, surtout en l’absence quelque chose de rassurant.
que l’élection [présidentielle] de soutien de sa hiérarchie. Il faut —Propos recueillis
de 2024 approche, la situation faire en sorte que les scientifiques par Julian Nowogrodzki,
ne fait qu’empirer. n’aient plus peur de s’exprimer. publié le 21 septembre
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
sig n au x
Le clitoris n’est plus tabou, il était temps !
Tout le monde sait à quoi ressemble un pénis, mais le clitoris, lui, a longtemps disparu des ouvrages d’anatomie.
Anatomie
Les piliers et les bulbes
entourent le vagin et l’urètre,
auxquels ils sont étroitement
liés.
Tabou
Le rôle du clitoris dans le
plaisir des femmes était déjà
connu dans l’Antiquité.
Mais, lorsque, au XIX siècle,
il devient évident que
l’orgasme féminin n’est pas
indispensable à la procréation,
la médecine commence à
présenter le clitoris comme
un organe insignifiant, voire
dangereux – en accord avec
l’idéal (bourgeois) de la
femme à la vie sexuelle bien
rangée. Il faut ensuite attendre
les années 1970 pour que cette
perception évolue, grâce
aux mouvements féministes.
Aujourd’hui, on sait que
la distinction entre orgasme
“vaginal” et “clitoridien”
n’a pas lieu d’être : lors d’une
pénétration vaginale, le gland
du clitoris peut être stimulé
par frottement, tandis que
les bulbes et les piliers sont
stimulés à travers les parois
du vagin.
Orgasme
Sous l’effet de l’excitation,
le clitoris se remplit de sang,
et peut aller jusqu’à doubler
de volume. Les corps
caverneux (le corps du clitoris
et les piliers) se durcissent,
tandis que les corps spongieux
(le gland et les bulbes)
se gonflent.
La source
TRANSVERSALES. 43
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement
INFOGRAPHIE TOMKE BERNING | RECHERCHE RUTH EISENREICH | SOURCES : DANIEL HAAG-WACKERNAGEL, “LE CLITORIS, ORGANE FONDAMENTAL DU PLAISIR FÉMININ”, PARTIES 1 ET 2, PUBLIÉES DANS FRAUENARZT (ÉDITIONS DE JUIN ET DE JUILLET 2021).
Vu de l’intérieur Chronique d’une
La petite protubérance externe communément appelée “clitoris” ne constitue en réalité qu’une infime partie de ce
que les médecins nomment “complexe clitoridien” ou “organe bulbo-clitoridien”.
invisibilisation
Comment le clitoris a disparu
des ouvrages d’anatomie
Capuchon
Corps du clitoris
10 000
Plexus veineux de Kobelt
C’est le nombre de fibres
nerveuses contenues dans 1672 Le médecin et
les deux principaux nerfs Gland anatomiste néerlandais Reinier
du clitoris, mesurant chacun de Graaf livre une description
entre 2 et 3 millimètres de
Pilier
du clitoris d’une précision
sans précédent.
diamètre. Le gland du clitoris
est l’une des zones du corps
humain ayant la plus forte
densité de terminaisons
Bulbe vestibulaire 1844 L’anatomiste
allemand Georg Ludwig Kobelt
nerveuses. en publie une description
encore plus détaillée dans
“Les Organes voluptueux mâles
et femelles de l’homme
et de certains mammifères”
[inédit en français].
Orifice urinaire
1858 Le clitoris est
intégralement représenté dans
la première édition des traités
Orifice vaginal
anatomiques de Henry Gray
(Gray’s Anatomy).
1913 Un demi-siècle
plus tard, il est relégué au rang
de simple renflement (1901),
avant de disparaître totalement
9 cm
LOUISA LORENZ, “CLIT. LA PASSIONNANTE HISTOIRE DU CLITORIS” (2022, INÉDIT EN FRANÇAIS).
de l’ouvrage.
C’est approximativement ce
Petites lèvres
que mesure le clitoris de l’extrémité
du gland jusqu’à celle des piliers.
1995 Jusque dans
les années 1990, ce manuel
de référence ne contient
qu’une brève allusion au gland
du clitoris.
Une origine commune
Le clitoris et le pénis se développent à partir 2022 La description
du même tissu. détaillée du clitoris apparaît
pour la première fois dans
l’atlas d’anatomie allemand
2
1
2
Prométhée. Il s’agit alors
de sa sixième édition.
La différenciation
commence lors
Les gonades se transforment de la huitième Les gonades se transforment
en ovaires, les bourrelets semaine en testicules, les bourrelets
labio-scrotaux donnent naissance de grossesse. labio-scrotaux donnent
aux grandes lèvres, les plis naissance au scrotum, les plis
urogénitaux ne fusionnent pas urogénitaux fusionnent
et évoluent en petites lèvres. pour former la peau du pénis.
DIE ZEIT. L’hebdomadaire de Hambourg fait la part belle aux certains l’imaginent – a peu à peu été éliminé des ouvrages
infographies. Celle-ci, parue dans l’édition du 27 juillet, présente d’anatomie jusqu’à en être totalement exclu. Il a fallu attendre
l’anatomie du clitoris et son “histoire”. Décrit avec précision il y a les années 1990 pour qu’il réapparaisse, et 2019 pour qu’en
plus de trois siècles, cet organe féminin – moins basique que France plus d’un manuel scolaire le représente correctement.
360
44. Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

MAGAZINE
ChatGPT, dis-moi qui je suis • Idées ............ 48
Le maître du verre et de la lumière • Culture .. 50
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
SOURCE
↓ Pakyi en terre indigène piripkura, THE NEW YORK TIMES
le 28 juillet 2023. Gagné par l’âge, New York, États-Unis
il se déplace de moins en moins dans Quotidien, 310 000 ex.
la forêt. Il est l’un des trois survivants nytimes.com
recensés de la tribu piripkura. Avec 1 700 journalistes, plus de
Photo Victor Moriyama/The New York Times 9 millions d’abonnés au total et 130 prix
Sur la piste des
derniers Piripkura
La tribu brésilienne la plus proche de l’extinction
ne compte que trois membres, dont seulement
deux habitent encore dans la forêt amazonienne.
Sa survie est l’enjeu d’épineuses questions pour
le pays. —The New York Times, extraits (New York)
L
a jungle semble s’étirer à l’infini, sans rien d’autre
à l’horizon sur des kilomètres à la ronde. Quand,
soudain, les agents [rattachés à la Fondation
nationale des peuples indigènes (Funai), un
organisme gouvernemental brésilien] repèrent
un abri de fortune, un foyer encore fumant. À
côté de la cabane, deux machettes, de quoi fixer deux
hamacs… et deux jeux d’empreintes.
“Il était juste là”, s’exclame Jair Candor en ce jour de
juin, en s’accroupissant à côté de l’abri, tandis que son
collègue prend quelques clichés de la scène. Depuis
trente-cinq ans, il traque un homme qui ne veut pas se
faire repérer. Et cette fois-ci, il l’a raté de peu.
Cet homme, Tamandua, a passé toute sa vie en cavale.
Il ne fuit ni les autorités ni un quelconque ennemi
– même si de nombreuses personnes rêvent d’être débar-
rassées de lui – mais la modernité. Tamandua est l’un
des trois derniers survivants connus du peuple pirip-
kura, la branche d’une tribu autochtone qui occupait
autrefois une vaste partie de la forêt amazonienne.
Depuis sa naissance, il y a environ cinquante ans, il
vit en ermite, en plein cœur de la forêt. Il a longtemps
partagé sa solitude avec son oncle, Pakyi. Ensemble,
les deux hommes ont parcouru la forêt, nus de la tête
aux pieds, avec quasiment pour seul équipement des
machettes et une torche. La troisième survivante, une
femme répondant au nom de Rita, a quitté la région
vers 1985 et a épousé un membre d’une autre tribu.
360o. 45
Pulitzer, The New York Times est de loin
le premier quotidien du pays, dans
lequel on peut lire “all the news that’s
fit to print” (“toute l’information
digne d’être publiée”). C’est le journal
de référence aux États-Unis.
Pakyi, affaibli par le poids des années, s’est installé
récemment près d’une base que le gouvernement bré-
silien a aménagée dans la forêt pour protéger les deux
hommes. De son côté, Tamandua, considéré comme
le plus grand, voire l’unique, espoir de survie de son
peuple, a disparu.
Les deux hommes se trouvent au cœur d’un vaste
débat qui agite le Brésil depuis de nombreuses années.
À qui appartient la forêt ? Aux éleveurs et aux exploi-
tants forestiers qui ont acheté le terrain auprès du gou-
vernement, ou à deux Amérindiens dont les ancêtres
vivaient déjà là bien avant la naissance de l’État brésilien ?
Lorsque Jair Candor a découvert, en 1989, Pakyi et
Tamandua – perchés dans un arbre, à la recherche de
miel –, le peuple brésilien s’est rangé du côté des bûche-
rons. Pendant vingt ans, le gouvernement est resté les
bras croisés et les tronçonneuses ont continué à sacca-
ger la forêt. Et puis, en 2007, Jair Candor a retrouvé la
trace des deux hommes. Influencé par l’évolution des
discours sur la préservation de l’Amazonie, le gouver-
nement, passé entre-temps aux mains de la gauche, a
REPORTAGE
46. 360o
alors fait volte-face. L’État a décidé de préserver plus de
2 500 km2 de forêts, soit près de trois fois la superficie
du Grand Paris, rien que pour Tamandua et son oncle.
Cette décision a déclenché la fureur des propriétaires
terriens installés dans la zone. Quelques dizaines d’an-
nées auparavant, le gouvernement avait en effet vendu
la majeure partie de cette région à des colons pour une
bouchée de pain, dans le cadre d’une campagne visant
à promouvoir l’exploitation forestière et le développe-
ment économique du pays. Les propriétaires actuels
s’élèvent aujourd’hui contre les mesures de sauvegarde.
Ils n’espèrent qu’une chose : pouvoir reprendre l’abat-
tage des arbres et installer des troupeaux à la place.
Les chefs de file de ce mouvement sont les Penço,
une famille à la tête de la plus grande carrière de cal-
caire de l’État du Mato Grosso qui détient près de la
moitié des terres préservées pour les Piripkura. À les
entendre, Pakyi et Tamandua n’auraient pas besoin d’au-
tant d’espace, et le gouvernement bafouerait les droits
des propriétaires, espérant, sans le dire de façon expli-
cite, mettre un terme à l’exploitation forestière. “Ces
deux Indiens sont des victimes eux aussi. Les politiciens
les instrumentalisent pour faire avancer leur programme
écologiste”, assure Francisco Penço, porte-parole offi-
cieux de la famille, de passage dans la forêt. Ce jour-
là, il est accompagné de son avocat, et leurs élégantes
chaussures de ville sont maculées de boue.
D
urant des siècles, les peuples autochtones
du monde entier ont été massacrés par des
colons qui voyaient en eux un frein au déve-
loppement. Mais depuis quelques dizaines
d’années, face à la pression croissante de
l’opinion publique, les gouvernements se
voient contraints d’agir pour préserver les territoires
de ces tribus. Au Brésil [sauf durant le mandat de Jair
Bolsonaro], ces réserves sont devenues l’un des piliers
de la campagne de sauvegarde de l’Amazonie. Le terri-
toire alloué aux Amérindiens recouvre désormais 14 %
de la surface totale du pays, à peu près la superficie de
la France et de l’Espagne réunies.
Pourtant, ces espaces restent à la merci des envahis-
seurs, et près de 800 Amérindiens ont été tués [dans le
pays] depuis 2019. Après des années de génocide et de
déforestation, de nombreuses tribus ne comptent plus
que quelques dizaines de membres. Et de l’avis des spé-
cialistes, la plus petite de toutes est sans conteste celle
des Piripkura, dont la survie est désormais menacée.
Avec quinze ans de retard, le gouvernement espère
achever en début d’année prochaine une étude sur la
nécessité, ou non, de créer une réserve permanente – ou
toute autre forme de protection – pour les Piripkura.
Mais puisque Pakyi vit désormais près de l’antenne
du gouvernement, la famille Penço et les autres oppo-
sants au projet souhaiteraient voir rétrécir, ou même
disparaître complètement, la zone protégée.
C’est pour cela qu’il est indispensable de prouver
que Tamandua est toujours en vie. Alors, au mois de
juin, Jair Candor, 63 ans, la barbe grisonnante, a pris
sa camionnette maculée de boue et a roulé durant cinq
heures dans la jungle en direction de la base, sur une
piste aménagée par les Penço pour leur activité fores-
tière. De là, il partirait à la recherche de Tamandua,
qu’il n’avait pas vu depuis près de deux ans.
Peu après son arrivée, une silhouette est apparue
derrière la moustiquaire protégeant l’entrée du bâti-
ment : un homme de 1,30 mètre, recouvert d’une tein-
ture rouge fabriquée à l’aide d’un fruit local. C’était
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
1 693 535
C’EST LE NOMBRE DE “PERSONNES INDIGÈNES” QUE COMPTE LE BRÉSIL,
selon la terminologie officielle. Soit 0,83 % de la population. Ce nombre, rendu public
en août, résulte du dernier grand recensement mené en 2022 par l’IBGE, l’équivalent
brésilien de l’Insee en France. “Cela représente une augmentation de 88,82 % par rapport
au précédent recensement, qui, en 2010, dénombrait 896 917 indigènes”, relaie
le média autochtone Rádio Yandê. “Ce bond s’explique [avant tout] par des changements
de méthodologie et les efforts déployés par l’IBGE pour une comptabilisation plus fine
de la population.” De telles statistiques “jouent un rôle clé dans la planification
des politiques publiques destinées à répondre aux besoins de ces communautés”.
Pakyi. Il a franchi le seuil avec prudence, dévisageant l’aide de pièges et bâtissent des abris avec des feuilles
les nouveaux venus – des agents du gouvernement et de palmier babassu. Mais ils n’allument plus de feu,
deux journalistes du New York Times. ne chassent plus à l’arc, ne cultivent plus de manioc.
Mais il est vite sorti de sa réserve, agrippant les mains, Il y a moins d’un siècle, les Piripkura vivaient encore
tirant sur les barbes, un grand sourire aux lèvres. Son dans un village d’une bonne centaine d’habitants, peut-
tee-shirt taché était enfi lé sens devant derrière – il être même bien plus selon certains anthropologues, et
porte des vêtements depuis quelque temps, pour faire avaient un savoir-faire similaire à ceux de leurs voi-
comme tout le monde. Sur sa poitrine, une inscription sins : la maîtrise du feu, des armes, de la poterie, des
disait : “L’union fait la force.” cultures. Personne ne sait exactement comment le
S’il ne se fait pas prier pour raconter par le menu peuple piripkura est passé d’un village entier à seule-
ses chasses passées, Pakyi esquive la moindre ques- ment trois membres.
tion sur sa famille et son neveu. Mais le lendemain de Les anthropologues ont tenté de reconstituer leur his-
notre arrivée, assis sur une bûche, il a commencé à se toire, essentiellement grâce aux témoignages de Rita,
confier, avec l’aide d’un interprète : Tamandua serait qui serait la sœur de Pakyi. D’après ce que lui a raconté
dans la forêt mais ne souhaiterait pas qu’on le retrouve. sa famille, tout aurait changé avec l’arrivée des Blancs.
L’une des dernières apparitions de Tamandua remonte Dans les années 1940, l’État bradait en effet des par-
à 2017. Ce jour-là, il s’était présenté à l’antenne du gou- celles de terrain dans la forêt amazonienne. “Plus de
vernement en compagnie de son oncle, avec une simple caoutchouc pour la victoire!” annonce une affiche conçue
requête : du feu pour allumer leur torche. Jair Candor par le gouvernement en 1943 pour inciter les Brésiliens
ne leur avait pas donné de feu depuis 1998. Pendant à se lancer dans la récolte du latex, afin de soutenir l’ef-
tout ce temps, suppose-t-il, les deux hommes ont entre- fort de guerre des Alliés.
tenu les flammes, de torches en brasiers et de brasiers En arrivant dans la jungle, de nombreux colons ont
en torches, enveloppant les braises dans des feuilles de massacré les tribus autochtones. Le gouvernement
bananier pour les protéger de la pluie. Pakyi et Tamandua a reconnu [en particulier à la suite des travaux de la
construisent des hamacs en écorce, chassent le tapir à Commission nationale de la vérité, menés de 2012 à
2014] qu’au moins 8 300 Amérindiens avaient été tués
durant la dictature militaire, de 1964 à 1985. Un village
SOURCES : ÉCORÉGIONS WWF, GOUVERNEMENT DU BRÉSIL
piripkura a notamment été décimé au cours d’un ter-
AMAZONAS PARÁ rible massacre, raconte Rita, la soixantaine aujourd’hui,
qui a entendu l’histoire de la bouche de ses proches :
Terre indigène piripkura corps démembrés, parties génitales mutilées, villageois
empalés sur des troncs d’arbre.
Quand Rita et Pakyi étaient enfants, leur commu-
nauté ne comptait déjà plus qu’une dizaine à une quin-
TOCANTINS
RONDÔNIA zaine de membres. Rita, l’une des seules femmes du
MATO
groupe, attirait toutes les convoitises. Elle a d’abord eu
GROSSO deux enfants avec un homme d’une autre tribu puis, à
GOIÁS la mort de son mari, emporté par une infection, Pakyi
Cuiabá Brasilia et son propre père ont tous deux proposé de prendre
sa place. “Ça ne va pas ou quoi ? Épouser mon père ?” a-t-
BOLIVIE elle commenté un jour en interview.
BRÉSIL
La famille s’est déchirée pour de bon le jour où Pakyi
a assassiné les deux enfants de sa sœur. Il a d’abord
MATO MATO exécuté son fi ls, âgé de 4 ou 5 ans, parce qu’il pleu-
GROSSO GROSSO
DO SUL rait, d’après le témoignage de Rita et un rapport offi-
PARAGUAY
250 km ciel rédigé en 2012. Il l’aurait ensuite scalpé, avant
Forêts Prairies, savanes et brousses Terres indigènes
d’enterrer son corps. Quelque temps plus tard, Pakyi
a abandonné dans la forêt sa toute jeune nièce. Il n’a
 Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023 360o. 47

Vu du Brésil

Un peuple qui reste méconnu

La situation des Piripkura est ponctuellement évoquée par les journaux brésiliens, mais sans
PHOTO BRUNO JORGE/“PIRIPKURA” DOCUMENTARY

jamais faire les gros titres. En revanche, Folha de São Paulo et O Globo, deux des plus
importantes publications du pays, ont chacun de leur côté traduit et publié le reportage du New
York Times que nous vous proposons dans ces pages. Les ONG, les agences gouvernementales
et les anthropologues publient quant à eux régulièrement des rapports et des études concernant
cette tribu en danger, sur laquelle les informations sont parcellaires. Les anthropologues signalent
que “Piripkura” est une appellation donnée par une tribu voisine, l’autonyme n’étant pas connu.
Elle signifie “papillon” et comprend l’idée de nomadisme et de fragilité. Par ailleurs, Tamandua
et Pakyi sont apparus en 2017 dans le seul documentaire qui leur a été consacré : Piripkura,
réalisé par les Brésiliens Renata Terra, Mariana Oliva et Bruno Jorge.

← Tamandua (à gauche) et son oncle Pakyi dans une scène du documentaire

brésilien Piripkura (2017).

jamais évoqué ces événements avec Jair Candor ou ses
collègues, et le gouvernement n’a jamais ouvert d’en-
quête sur ces deux meurtres. Rita a alors pris la fuite,
courant pendant des heures jusqu’à un ranch baptisé
“Change Farm”, habité par des Blancs et appartenant à
Pendant des années, les Penço ont abattu les arbres
de cette région pour produire du bois destiné en grande
partie à la fabrication de parquets aux États-Unis.
Jusqu’à ce qu’en 2008 l’instauration de mesures de
sauvegarde de la forêt mette brutalement un terme à
L’expérience a été particulièrement douloureuse pour
Tamandua. “Les aiguilles, l’anesthésie… Il ne comprenait
pas que, si on lui ouvrait la tête, c’était pour lui sauver la
vie”, poursuit-il.

la famille Penço. “Je suis toujours étonné d’entendre dire
que les propriétaires de ranchs veulent tuer les Indiens,
souligne Francisco Penço. Quand Rita a eu besoin de se
mettre en sécurité, nous l’avons protégée.”
C’est à ce moment-là que Rita a renoncé à l’autarcie.
De 1983 à 1985, elle a travaillé au ranch, où elle a pris
l’habitude de porter des vêtements et a appris le portu-
gais. D’après le compte rendu rédigé par un anthropo-
logue, elle aurait également été maltraitée, notamment
frappée à coups de balai. En 1985, elle a de nouveau pris
la fuite, et s’est finalement retrouvée à guider des spé-
cialistes de l’agence gouvernementale en quête de sa
tribu. Elle leur a montré l’endroit où vivait sa famille
mais, lorsqu’ils sont arrivés sur place, les cabanes
étaient abandonnées.
leur activité. La famille dénonce le caractère arbitraire
et obsolète du tracé de la zone [protégée], fondé sur
les vestiges de campements découverts il y a plusieurs
dizaines d’années. D’après eux, Pakyi et Tamandua
pourraient se contenter d’un peu moins de 400 km 2
de forêt, soit un sixième de la zone concernée. “Et
encore, ce n’est pas comme si ces deux Indiens avaient
besoin d’autant d’espace”, glisse Rodrigo Quintana, l’un
des avocats de la famille.
Mais pour Jair Candor, la présence des Piripkura
dans la jungle est plus légitime que celle des Penço. “Si
[cette famille] a le droit d’occuper toutes ces terres, pour-
quoi en serait-il autrement pour ces hommes qui sont nés
ici, y ont grandi et y ont vu leurs proches mourir ?”
Francisco Penço, lui, reproche au gouvernement
d’avoir “changé les règles du jeu” en cours de route. Si
C
’est peu de temps après leur retour dans la
forêt que Pakyi a commencé à se rapprocher
de la base aménagée par le gouvernement.
Aujourd’hui, il se nourrit d’oiseaux que les
agents chassent pour lui et qu’il cuit à l’eau.
Il s’essaie au football, encore qu’il frappe la
balle avec les mains. Tamandua, lui, s’est volatilisé.
Alors, au mois de juin, Jair Candor est retourné
à la base, et nous l’avons accompagné. C’est lors de
cette expédition qu’il a découvert les deux jeux d’em-
preintes évoqués plus haut, à trente minutes de marche
de là, au cœur de la forêt. Pour lui, c’est la preuve que
Tamandua est toujours en vie, et cette confirmation
pourrait jouer un rôle décisif dans la pérennisation
des mesures de protection.
Hélas, si la création d’une réserve piripkura peut

E
n 1989, elle a pris part à une nouvelle expédition,
menée cette fois-ci par Jair Candor. C’est alors
qu’ils ont découvert Pakyi et Tamandua, à la
recherche de miel. En apercevant le groupe, Pakyi
a pris ses jambes à son cou, mais Tamandua,
perché dans un arbre, s’est retrouvé coincé. “Il
a commencé à trembler de tout son corps, se souvient Jair
Candor, et nous a suppliés de ne pas le tuer.”
Les deux hommes ont fi ni par guider Rita et Jair
Candor jusqu’à leur campement. Ils y sont restés deux
semaines, au cours desquelles le Brésilien n’a cessé de
leur poser la même question, encore et encore : “Où sont
les autres?” “Ils m’ont expliqué qu’ils étaient morts, se sou-
vient Jair Candor. Une fois, ils m’ont dit qu’ils étaient là,
quelque part dans la jungle, mais ils ne m’ont pas dit où,
ni de qui il s’agissait ni ce qu’il leur était arrivé.”
En 2007, une autre tribu a sollicité l’État pour savoir
ce qu’il était advenu des Piripkura. Et Jair Candor est
reparti à leur recherche. Mais lorsqu’il est arrivé sur
place avec Rita, l’endroit avait radicalement changé.
“Nous étions entourés de bûcherons, du bourdonnement
des tronçonneuses, d’arbres abattus”, explique-t-il. Après
trois mois de recherches infructueuses, Rita et lui étaient
sur le point de renoncer lorsqu’ils ont entendu les voix
des deux hommes résonner au loin. Ils avaient vieilli
mais étaient toujours bien vivants, et continuaient à se
débrouiller seuls dans la forêt.
l’État souhaite récupérer ces parcelles au profit des
Piripkura, il devrait indemniser les propriétaires, assure-
t-il. L’entrepreneur met également en doute l’isolement
des deux hommes, arguant qu’ils ont bénéficié à plu-
sieurs reprises des techniques de la médecine moderne.
En 2018, Jair Candor et ses collègues ont notamment
extrait de la forêt Tamandua, qui était incapable de
marcher. À l’hôpital, les médecins ont découvert un
caillot de sang dans son cerveau.
Pendant plusieurs dizaines d’années, Pakyi et
Tamandua n’ont visiblement eu d’autre compagnie
que la leur. D’après les anthropologues, ils étaient per-
suadés que les outils technologiques modernes étaient
l’œuvre d’une divinité perchée au-delà des nuages,
que les Blancs allaient consulter en avion. Soudain,
voilà qu’ils se retrouvaient à bord d’un vol commer-
cial direction São Paulo, la plus grande métropole
d’Amérique latine, pour une chirurgie cérébrale. Au
cours du voyage, les deux hommes ont essayé d’uri-
ner au beau milieu de l’aéroport, et Pakyi a agrippé la
poitrine d’une passagère.
Durant les quarante-cinq jours qu’ils ont passé à
l’hôpital de São Paulo, ils ont dormi dans des hamacs
installés spécialement pour eux. “Ils n’avaient qu’une
seule envie : retourner dans leur forêt”, se souvient Cleiton
Gabriel da Silva, l’agent fédéral qui les accompagnait.
“La découverte de la ville a été un véritable traumatisme.”
permettre de sauvegarder cette partie de la jungle,
elle ne suffira sans doute pas à sauver la tribu de l’ex-
tinction. Il y a quelques années, Jair Candor a conduit
Pakyi et Tamandua dans le village d’une autre tribu,
parlant une langue proche de la leur. Il espérait que
cette rencontre serait source d’inspiration. Du point
de vue des anthropologues, il suffi rait que l’un des
deux hommes ait un descendant pour que naisse une
nouvelle génération de Piripkura.
Jair Candor imagine mal Pakyi avoir des enfants, au
vu de son âge et de son tempérament. Il place davan-
tage d’espoirs en Tamandua. “S’il se découvrait des affini-
tés avec l’une des filles du village, ça marcherait, c’est sûr”,
veut croire Jair Candor. Mais les femmes semblaient
davantage intéressées par leurs smartphones que par
le nouveau venu. “Baignées comme elles le sont dans la
technologie, elles ne voudront pas d’une vie à écumer la
jungle”, estime-t-il.
Et Rita dans tout cela ? La majeure partie de la forêt
tropicale où vivait sa famille a disparu, emportant avec
elle l’espace sacré où les femmes de sa tribu, et elle-
même, donnaient la vie. Les derniers espoirs de voir
naître une nouvelle génération de Piripkura reposent
donc sur une seule personne, Tamandua, conclut Rita :
“Il faut le retrouver.”
—Jack Nicas et Manuela Andreoni,
publié le 19 août
48. 360o Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023

idées. ↓ Dessin de Pawel Jonca,

Pologne.

—Die Zeit, extraits (Hambourg)

L a règle du jeu est très simple : on

interroge ChatGPT sur n’importe
quelle œuvre littéraire, présente
ou passée, et on obtient des informations.
Par exemple : “Cite quelques-uns des plus
célèbres romans de Charles Dickens.” Une
liste s’affiche en direct. On l’examine. Tout
semble correct. On essaie un autre nom.
Goethe. Une nouvelle liste apparaît sous
nos yeux. Tous les titres sont corrects, et
le programme en offre un résumé assez
décent si on en fait la demande.

Tour de magie. Là où la magie com-

mence vraiment, c’est quand on choisit
un nom qui, selon mon hypothèse, n’est
que moyennement connu. Un auteur sur
lequel on trouve quelques informations
sur Internet, mais pas en quantité phé-
noménale. Pour ce qui est des plus obs-
curs, ChatGPT ne sait généralement
rien sur eux, s’en excuse et vous convie
à faire vos recherches vous-même. Non,
comme souvent, la magie opère en zone
médiane. Quand on demande par exemple
à ChatGPT : “Quels livres l’écrivain Clemens
Setz a-t-il publiés dans sa vie ?”
“Clemens Setz est un écrivain autrichien
qui a publié plusieurs livres. Voici quelques-
uns de ses ouvrages les plus connus :
– Söhne und Planeten* (roman, 2007) ;
– Die Liebe zur Zeit des Mahlstädter
Kindes [disponible en français sous le
titre L’Amour au temps de l’enfant de
Mahlstadt] (nouvelles, 2011) ;
– Indigo [Le Syndrome indigo] (roman, 2012);

ChatGPT,
– Der Trost runder Dinge [La Consolation
des choses rondes] (nouvelles, 2015) ; roman de l’écrivain germano-autrichien,
– Die Stunde zwischen Frau und Gitarre paru en 2003, est disponible en français
[Les femmes sont des guitares (dont on chez Actes Sud], mais les autres titres ne

mon beau ChatGPT,

ne devrait pas jouer)] (roman, 2015) ; me disent rien. Le résumé de Feuerzeichen
– Bot (roman, 2017) ; [“Signaux lumineux”] est particulière-
– Der vierte Turm (nouvelles, 2018) ; ment intrigant : l’histoire d’un gardien
– Der jüngste Tag (roman, 2020).” de phare qui, au lieu de scruter l’hori-

dis-moi qui je suis

“De quoi parle Der vierte Turm [“La
Quatrième Tour”] ?” “Il s’agit d’un recueil
de nouvelles écrit par Clemens Setz et paru
en 2018. Il contient onze récits abordant des
thèmes différents. L’un des principaux s’in-
titule Der vierte Turm et raconte l’histoire
d’un jeune garçon vivant dans un village
entouré de trois tours. Un jour, il découvre
une quatrième tour, apparue du jour au
lendemain. Cette histoire explore la fron-
tière entre rêve et réalité, ainsi que les consé-
quences pour ceux qui la franchissent.”
Lorsque je demande d’autres titres
du même auteur. ChatGPT me fournit
la liste suivante :
– Ich und Kaminski ;
– Invisible ;
– Feuerzeichen ;
– Das Labyrinth der Wörter.
Je suis naturellement curieux d’en savoir
plus sur ces romans. Je reconnais le célèbre
Moi et Kaminski de Daniel Kehlmann [ce
Ai-je un double dans un monde parallèle ?
Qui signe de meilleurs livres que moi ?
L’écrivain autrichien Clemens J. Setz
a questionné ChatGPT sur son œuvre,
et s’est retrouvé à envier certaines
“hallucinations” de l’intelligence artificielle.
zon, garde les yeux rivés sur sa lanterne.
OK, j’avoue : si je lisais ces lignes en qua-
trième de couverture, j’achèterais le livre
immédiatement.
Quand une intelligence artificielle (IA)
émet ce genre d’affirmation à propos de
votre propre travail, on est saisi d’un désir
étonnamment puissant, presque pater-
nel, de donner vie à toutes ces “halluci-
nations” [le nom donné aux erreurs de
l’intelligence artificielle]. Dans mon cas,
cela impliquerait de réellement écrire
l’histoire Der vierte Turm. Un homme qui
découvre dans sa ville une nouvelle tour
que personne n’avait remarquée jusque-
là. Il y a en effet quelque chose à raconter.
Cela pourrait fonctionner.
Mais plus encore que la qualité de ces
œuvres “hallucinées”, je suis frappé par
la force du désir qui me pousse à vouloir
leur donner corps. Je ne sais ni d’où vient
cette envie ni pourquoi elle s’impose avec
 Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023 360o. 49

tant de force. C’est comme si une part
de moi avait toujours su que quelque
chose clochait dans notre réalité et que
le monde dépeint par le chatbot était
une bien meilleure version de la réalité
et des événements.
Au plan purement technique, cette
envie de matérialiser ce monde paral-
lèle semble relever d’une forme de sou-
mission exagérée face à quelque chose de
nouveau. Si tel est le cas, pourquoi une
telle inféodation ? Est-ce parce que l’in-
telligence artificielle nous paraît beau-
coup plus intelligente que nous ? Il existe
pourtant des individus doués d’une intel-
ligence extraordinaire et cela ne leur vaut
à peu près jamais d’exercer une influence
particulière sur notre quotidien. Sinon le
mathématicien américain Edward Witten
[qui a reçu la médaille Fields pour ses tra-
vaux sur la théorie quantique des champs
supersymétriques et la théorie des cordes]
serait le roi du monde. Et non, nos diri-
geants et décideurs ne sont pas néces-
sairement très intelligents – pardon de
rappeler cette évidence.
Alors comment expliquer l’autorité qui
se dégage de cette forme d’intelligence
extraordinaire ? Est-ce parce qu’elle est
artificielle ?
À première vue, je suis d’abord tenté
d’écrire l’histoire du gardien de phare
rivé à sa lanterne. Un jour, il discerne des
formes intrigantes au fond de la lumière et
se met à les étudier avec une ardeur crois-
sante. Bientôt, ces formes lui paraissent
beaucoup plus réelles que son quotidien.
Des bateaux se mettent à faire naufrage,
C’est comme si
une part de moi
avait toujours su que
quelque chose clochait
dans notre réalité.
on vient l’interroger, il nie en bloc. Mais
face à ses interlocuteurs, il ne cesse de
cligner des yeux.
Prié de faire une liste de vingt poèmes
écrits par Clemens Setz, ChatGPT invente
de toutes pièces. Et cite en conclusion un
petit texte au titre impertinent : Der Tag
an dem die Dinosaurier ausschliefen [“Le
jour où les dinosaures n’ont pas entendu
le réveil”]. L’image de dinosaures faisant
la grasse matinée me plaît beaucoup. Eux
que l’on voit toujours anéantis par une
pluie d’astéroïdes auraient bien le droit
de traîner un peu un matin et de repous-
ser à plus tard toute forme d’activité. Je
PHOTO AMREI MARIE
monde parallèle de ChatGPT ? Essayons
Peter Handke [écrivain et dramaturge
autrichien, prix Nobel de littérature en
2019]. La liste est d’une barbante exacti-
tude, jusqu’aux dates de parution. “Cite-
moi toutes les œuvres de Daniel Kehlmann.”
J’obtiens toutes les œuvres de Daniel
Kehlmann. Ici, réalité et monde parallèle
concordent. Il faut manifestement un cer-
tain doigté dans les questions pour que
ChatGPT se mette à halluciner.
Ne pas contredire. Tentons [l’écri-
vain autrichien] Arno Geiger, auteur de
notoriété moyenne. Lorsque je cherche à
en savoir plus sur ses premières œuvres
– celles d’avant le succès, en 2005, de
Tout va bien [en français aux éditions
Gallimard] –, une poignée d’œuvres
tout droit sorties du monde parallèle
apparaissent :
– Kleine Schule des Philosophischen Denkens
(1999), œuvre philosophique dans laquelle
Geiger présente diverses réflexions et
techniques de pensée ;
– Schöne Freunde (2000), roman sur les
amitiés et les relations entre jeunes gens
dans la ville de Vienne ;
– Familienleben (2006), roman auto-
biographique dans lequel Arno Geiger
raconte l’histoire de sa famille et sa
relation avec son frère autiste.
J’aimerais en savoir plus sur ce troisième
ouvrage. Ce roman offre un aperçu sen-
sible sur la vie d’une famille confrontée
au défi de l’autisme. Arno Geiger [qui dans
la réalité a écrit un ouvrage sur ses rela-
tions avec son père malade d’Alzheimer]
y raconte une vie – d’enfant, d’adolescent
puis d’adulte – passée à s’occuper de
son frère, Hans, et à essayer de le com-
prendre. Les joies et les peines de cette
existence, mais aussi l’amour, la patience
et le dévouement que cela exige.
Peut-être les générations futures ne
seront-elles concrètement plus capables
de faire la distinction entre les infor-
mations données par ChatGPT et leurs
propres pensées. Peut-être mes réflexions
sur ce sujet leur apparaîtront-elles aussi
alambiquées qu’un traité d’alchimie du
xvie siècle. Un monde nous séparera.
On ne comprendra pas pourquoi je ne
suis pas connu comme étant l’auteur du
Jour où les dinosaures n’ont pas entendu le
réveil. Peut-être la principale mission de la
société future sera-t-elle de patiemment
réinterpréter nos propres expériences
de manière à les faire concorder avec les
hallucinations et les défaillances des IA
qui s’occuperont de nous, ou du moins à
ne pas les contredire trop frontalement.
Peut-être s’amusera-t-on alors de la naï-
veté de notre temps, où l’on s’échinait à
idée me traverse l’esprit : mais bien sûr,
c’est la rentrée des classes ! Dans plu-
sieurs pays, les vacances d’été sont finies.
Et tout le monde se rue sur la machine-
qui-a-toutes-les-réponses pour faire ses
devoirs. Une génération plus tard, quand
tous ces élèves seront eux-mêmes ensei-
gnants, les deux mondes, réel et paral-
lèle, seront si complètement entremêlés
qu’on ne saura plus les différencier.
Une “solution à deux mondes” serait
pourtant tellement plus réjouissante. Les
large langage models [les grands modèles
de langage, des programmes d’intelli-
gence artificielle générative, dont fait
partie ChatGPT] pourraient nous accom-
pagner au quotidien et illuminer notre
monde de leurs étranges fulgurances
ChatGPT est une
passerelle, ouverte
à toute heure,
vers des uchronies
– rien d’autre.
poétiques, comme des fanfictions de
la réalité. Ce n’est malheureusement
pas ce qui se produira, je le crains. On
préférera tout mélanger, le réel avec le
monde parallèle, ainsi que le font déjà,
jour après jour, les écoliers [qui s’aident
de ChatGPT] pour faire leurs devoirs.
Cela leur permettrait pourtant de vivre
pour ainsi dire dans deux mondes à la
fois, et cela sans contradiction et sans
risque de sombrer dans la folie. On pour-
rait leur apprendre à naviguer dans ces
mondes parallèles. Mais non. Personne
ne prévoit d’ajouter au programme sco-
laire Le Détroit de Behring d’Emmanuel
Carrère [aux éditions P.O.L.] Cette déli-
cieuse digression sur le sens et la valeur
des récits alternatifs aurait pourtant bien
sa place dans les listes de lecture obli-
gatoires. Ses récits sur le mode “Et si…
Napoléon n’avait pas été exilé sur l’île d’Elbe”
sont ce que Carrère appelle des uchro-
nies, équivalent temporel des utopies.
ChatGPT est une passerelle, ouverte
à toute heure, vers ces uchronies – rien
d’autre. Et qu’importe si, à chaque amélio-
ration du modèle, les écarts entre réel et
parallèle se réduisent à d’infimes détails,
ces divergences restent des uchronies
qui demeurent en tant que telles d’une
grande valeur. Toutes les “erreurs” qui
apparaissent dans les réponses des IA
ne sont pas réellement des erreurs. Pas
plus que nous ne considérons comme
une “erreur” le livre de Christian Kracht
L’auteur
CLEMENS J. SETZ
Il est né en 1982 en Autriche, à Graz,
ville où il a étudié les mathématiques
et la littérature allemande. Pianiste
de jazz à ses heures perdues, ce féru
d’informatique exerce les activités
de traducteur et d’écrivain.
Plusieurs fois primé, il est souvent
présenté comme le jeune prodige
des lettres autrichiennes. Certaines
de ses œuvres ont été traduites
en français aux éditions Jacqueline
Chambon : les recueils de nouvelles
L’Amour au temps de l’enfant
de Mahlstadt et La Consolation
des choses rondes, ainsi que les romans
Le Syndrome indigo et Les femmes
sont des guitares (dont on ne devrait pas
jouer). Contrairement à ce qu’indique
ChatGPT quand Clemens Setz lui
demande de lister ses ouvrages, Bot,
inédit en français, n’est pas un roman
mais un livre d’entretiens au principe
aussi curieux qu’original : l’écrivain avait
programmé une intelligence artificielle
pour qu’elle réponde à sa place
aux questions posées. Il publie
aussi régulièrement dans la presse
allemande le récit de ses aventures
technologiques, articles que Courrier
international a parfois traduits.
Vous pouvez ainsi retrouver
sur notre site : “Mon expérience
en réalité virtuelle, un voyage au-delà
du réel” (Die Zeit, octobre 2019)
et “DALL-E, l’algorithme qui
génère de la poésie à l’état vierge”
(Süddeutsche Zeitung, juillet 2022).
guerre pendant presque tout le xxe siècle
contre l’Allemagne fasciste. Ce roman
est une uchronie et, à ce titre, ne peut
pas comporter d’“erreur”.
Pour l’heure malheureusement, l’ave-
nir où nous – et notamment nos enfants –
aurions les compétences nécessaires pour
naviguer dans ces mondes parallèles dans
les dix ou vingt prochaines années reste
exactement cela : une uchronie.
—Clemens Setz,
publié le 28 septembre

me dis que le Clemens Setz qui a ima- faire l’inverse. Je serai alors au soleil et à l’ombre [tra- * Sauf mention contraire, ces romans ou œuvres
giné ce poème ne peut être que le vrai. Au moment où je me demande pour- duit en français aux éditions Jacqueline sont inédits en français. Ceux qui ont fait l’objet
Quelles autres œuvres fictives trouve- quoi ChatGPT est si surchargé ou diffi- Chambon], où la Suisse est présentée d’une traduction sont disponibles aux éditions
t-on associées à d’autres écrivains dans le cile d’accès depuis quelques jours, une comme une république soviétique en Jacqueline Chambon.
50. 360o
culture.
—El País, extraits (Madrid)
O
n peut dire sans exagérer que
Carlos Muñoz de Pablos parle
avec le verre. Il lui a consacré tous
ses talents d’artiste et, lorsqu’on voit sa
maison-atelier dans sa ville natale, Ségovie,
près de l’alcazar, dont il restaure les vitraux
depuis le milieu des années 1950, il saute
aux yeux qu’il vit pour ce matériau si dur
et si fragile. “La nature du verre tient à sa
structure physique, précise-t-il. Il est donc
fondamental de savoir comment dialoguer
avec elle pour en faire l’alliée de nos idées et
de nos émotions.”
Ce “peintre verrier” a fêté ses 85 ans
et ne veut pas “perdre de temps” : il des-
sine et peint sans relâche pour honorer
ses commandes aux côtés de deux de
ses fils, Pablo et Alfonso, diplômés des
Beaux-Arts, avec lesquels il a créé une
entreprise familiale, Vetraria Muñoz de
Pablos, à la fin des années 1990.
Alchimiste. On doit à ce grand artiste
le vitrail de la faculté de philosophie de
l’université Complutense de Madrid, d’une
surface de 100 m2 , qui n’avait pu voir le
jour à cause de la guerre civile [de 1936-
1939]. Il a restauré certains vitraux de
la cathédrale de Ségovie et en a créé de
nouveaux (un projet sur lequel ses fils et
lui travaillent depuis douze ans), ceux
des cathédrales de Salamanque et de
Sigüenza, de la salle des marchés de la
Banque d’Espagne (355 m2) et de la galerie
du premier étage du Congrès des députés.
À Madrid également, le musée des Arts
décoratifs compte l’une de ses œuvres, et
il a créé les 160 m2 de vitraux qui ornent
la façade de l’église des Sacrés-Cœurs.
Courrier international — no 1720 du 19 au 25 octobre 2023
↓ Carlos Muñoz de Pablos, 85 ans,
dans son atelier de Ségovie, en
août 2023. Photo Álvaro García/El País
a conduit à le considérer comme un art
mineur.” Le déclin du vitrail “a commencé
à l’époque baroque, lorsque les ouvertures
dans les murs sont devenues plus grandes
et que la lumière colorée du mysticisme des
cathédrales a perdu en intérêt”. Mais heu-
reusement, l’esthétique du vitrail “a été
récupérée dans l’art contemporain”.
Détective. Que se passe-t-il entre le
moment où il reçoit une commande et
l’installation du vitrail ? “Il s’agit d’un pro-
cessus lent et complexe au cours duquel sept
métiers différents s’allient de façon parfaite.
Le support est un morceau de verre plat teinté,
découpé et peint avec des pigments constitués
d’oxydes métalliques vitrifiables, puis soumis
à une cuisson pour fixer lesdits pigments sur
le verre. On assemble ensuite les différentes
parties en les encastrant dans des baguettes
en plomb. On obtient ainsi de grands pan-
neaux qui pourront fermer les ouvertures des
édifices, décrit-il. On ne découvre le résultat
qu’une fois le vitrail placé dans son cadre,
parce qu’il doit être vu de loin.”
Une grande partie de ce travail est réa-
lisée dans un hangar à quatre kilomètres
Le maître du verre de Ségovie, où nous rencontrons l’un de
ses fils, Alfonso. Les ennemis des vitraux,
explique-t-il, sont l’usure du temps et les
et de la lumière intempéries. Alfonso Muñoz a aussi une
expression pour qualifier l’un des aspects
de son art : “Nous sommes des chiffonniers
du verre. Lorsque nous entendons parler d’un
chantier où des vitraux vont être jetés, nous
demandons aux responsables d’attendre que
Carlos Muñoz de Pablos a restauré et créé d’innombrables nous venions les chercher. Ils datent parfois
vitraux dans son Espagne natale mais aussi à l’étranger. de plusieurs décennies, et on n’en fabrique
Avec ses deux fils qu’il a formés pour prendre la relève, plus des comme ça.”
Nos peintres verriers se transforment
il plaide pour la préservation de cet art millénaire. également parfois en détectives, comme
lorsqu’ils ont été chargés de reconstituer
les vitraux de la cathédrale de Ségovie.
Il a collaboré à des projets à Varsovie, comme dessinateur de cartons à la presti- “Il faut faire des recherches, étudier toute
Cracovie, Rome, Berlin, Munich, Francfort, gieuse Casa Maumejean, qui fabrique des la documentation disponible et les livres
Mexico, Helsinki et Prague. vitraux d’art depuis la fin du xixe siècle. comptables, précise Alfonso. Le cas de la
Son atelier fait penser à un labora- Il connaît “la bohème de la faim”. Puis il cathédrale de Ségovie est exceptionnel parce
toire d’alchimiste. C’est là qu’il élabore entre aux Beaux-Arts de San Fernando que tout est expliqué. Dans un document en
ses mélanges, ses patines, ses mixtures. [en Andalousie]. “Devoir travailler comme vieil espagnol, nous avons trouvé des ins-
Les étagères sont chargées de flacons de salarié et étudier en même temps a été très tructions pour la réalisation des vitraux.”
verre remplis de colorants, de pein- utile dans ma formation”, souligne- Nous nous sommes rendus à la cathé-
tures, de liants, de vernis et de sol-
ART t-il. En 1959, il remporte un prix au drale de Ségovie avec les Muñoz. Durant
vants. Les étiquettes portent des mots tels Venezuela pour un projet de vitrail destiné la visite, ils ont attiré notre attention sur
qu’“Encre de Chine diluée. Eau et alcool”, à une église. “C’est là que tout a commencé.” certains des 157 vitraux : “Celui-ci a été
“Grisaille. Gomme arabique. Glycérine”. Il Il trouve intéressant qu’il y ait eu un remanié, on voit qu’il a été cassé et qu’ils
y a des pinceaux, des livres, des croquis, âge de la pierre et un âge du bronze, mais ont recollé les morceaux comme ils ont pu”,
toutes sortes d’objets, des baguettes de pas d’âge du verre. “Le verre a pris toute explique Alfonso. “Celui de la Résurrection
plomb et, bien sûr, du verre. son importance au Moyen Âge avec l’art a été restauré, signale son père. Quand un
Carlos Muñoz de Pablos a grandi durant roman, et surtout l’art gothique. C’est à ce vitrail est détruit, même partiellement, il y a
l’après-guerre, et rien ne le destinait au moment que sont nés les vitraux historiés et un impact esthétique à l’intérieur de l’édifice.”
vitrail. “Un plombier vitrier m’a pris comme en verre coloré par cuisson. C’est l’une des Carlos Muñoz de Pablos parle avec une
apprenti, raconte-t-il. Je faisais aussi partie contributions de l’Europe à l’art.” émotion palpable des vitraux colorés au
de la chorale de la cathédrale. Pour l’enfant L’artiste continue son cours accéléré feu et déplore la perte de ce savoir-faire
que j’étais, chanter dans cet espace plein de sur l’histoire du vitrail (il a enseigné dans toute l’Europe. “Il faudrait le proté-
mystère était magique.” dans plusieurs universités) : “Les cathé- ger, le transmettre et l’inscrire au patrimoine
À 16 ans, après être passé par l’école drales gothiques sont devenues le point de mondial de l’humanité.”
des arts et métiers de sa ville, il part pour rencontre des arts, relate-t-il. Mais le fait —Manuel Morales,
Madrid. Il travaille pendant quatre ans que le vitrail était au service de l’architecture publié le 5 septembre
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