Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,

Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

No 1722 du 2 au 8 novembre 2023

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,

Portugal cont. 5,50 €,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

MOYEN-ORIENT
GAZA : UNE GUERRE SANS FIN
Le gouvernement israélien a promis d’“éradiquer le Hamas”.
Sans solution politique pour l’après-conflit, dénonce
la presse étrangère. Et à quel prix ?

VIVRE
À CRÉDIT
“Achetez maintenant, payez plus tard” :
les applis de paiement différé
séduisent partout dans le monde.
Mais le surendettement guette,
et les usuriers menacent.
3’:HIKNLI=XUY^UY:?l@r@c@c@a";
M 03183 - 1722 - F: 4,90 €
 Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” “Contrairement à l’ancienne
génération, qui cherchait
CLAIRE CARRARD à épargner en prévision des vieux
jours, explique l’auteur, les jeunes
Vivre à crédit n’hésitent pas à ‘assouvir leurs
Times en début d’année.
Au Canada, l’engouement pour
les applications de paiement
différé est aussi phénoménal,
ajoute le site financier
semaine, c’est bien sûr la de George W. Bush espérait
guerre entre Israël et le Hamas. ‘nettoyer’ le pays du parti Baas
Depuis le 7 octobre, jour des de Saddam Hussein et ainsi créer
attaques sans précédent du un ‘nouvel Irak’. Ce fut un échec
Hamas en territoire israélien, colossal et retentissant.”

A
chetez maintenant,
payez plus tard !”
Partout dans le monde,
les applications sur mobile
permettant un paiement
différé se multiplient. Dans
un contexte d’inflation
galopante, ils sont de plus
en plus nombreux, parmi
le public, à se laisser tenter,
au risque de finir surendettés,
voire d’être pris à la gorge
par des usuriers sans scrupule.
En Chine, les jeunes sont
les principales victimes de
ces prêts en ligne qui favorisent
les dépenses à outrance
et la consommation à crédit.
C’est ce que raconte l’article
qui ouvre notre dossier cette
semaine. Il a été repéré par
nos journalistes sur Weixin,
le moyen de communication
le plus populaire en Chine
– qui est aussi une plateforme
de blogs offrant un espace
de relative liberté.
rêves d’aujourd’hui avec l’argent
de demain’, c’est un véritable
mode de vie.” Et un engrenage,
comme en témoignent
plusieurs jeunes cités dans
l’article, qui ont souvent
multiplié les crédits en ligne
avant de crouler sous
les dettes. Il faut dire que
la tentation est à portée de
main : Ant Credit Pay, Baitiao,
360 Jietiao… Les plateformes
de crédit en ligne fleurissent
dans le pays. “Comme
leurs offres sont beaucoup plus
accessibles, elles facilitent la vie
des adeptes de la consommation
à crédit”, écrit encore l’auteur.
À partir de cet article, nous
avons voulu mesurer l’étendue
du problème. Le phénomène
ne concerne pas que la Chine,
loin de là : au Royaume-Uni,
“le recours à ce type d’emprunt,
important chez les jeunes de 18 à
24 ans, s’étend aux seniors, dont
le pouvoir d’achat est rogné par
l’inflation”, notait le Financial
PaymentsJournal.
En Inde, comme le rapporte un
documentaire de la BBC, ou au
Kenya, comme l’exposait l’an
dernier un article du Guardian,
le boom de ces applications
profite aussi à des usuriers qui
n’hésitent pas à harceler, voire
à menacer les emprunteurs qui
ne remboursent pas en temps
voulu. De quoi conforter ceux
qui appellent à réguler un
secteur en pleine croissance,
“deux fois supérieure à celle
des transferts bancaires”, relève
Forbes. “Aujourd’hui, plaide
le magazine, le fait que le BNPL
[Buy Now Pay Later] ne soit plus
réservé aux achats exceptionnels
comme les machines de fitness
ou les vêtements de luxe, et même
qu’il soit devenu un moyen
de consommer comme un autre,
rend la mise en place de règles
indispensable.”
L’autre actualité à laquelle
nous accordons encore une
très large place en une cette
nous avons consacré trois unes Les fantômes de l’Irak, il en est
de l’hebdomadaire à leurs aussi question dans l’article
conséquences. du New York Times qui tente
Nous continuerons à couvrir d’évaluer les risques posés
très largement et dans toute par une invasion terrestre
sa complexité cette crise. de l’enclave palestinienne.
Cette semaine, et alors que Damien Cave y établit
Tsahal (l’armée israélienne) un parallèle avec la guerre
multiplie les incursions contre le groupe État islamique
terrestres à Gaza, où en 2016 à Mossoul, ou encore
elle a encore accentué avec les combats à Falloujah
les bombardements, la presse en 2004, et cite des spécialistes
étrangère met en cause selon lesquels “les troupes
la stratégie de l’État hébreu. de Tsahal pourraient vivre
Ou plutôt l’absence de stratégie certains des combats de rue les
à long terme. Benyamin plus acharnés depuis la Seconde
Nétanyahou a promis Guerre mondiale”. Rien de
d’éradiquer le Hamas, mais moins. Nous sommes à l’aube
après ? s’interroge le quotidien d’une guerre très longue.
de centre gauche Ha’Aretz. On voit mal aujourd’hui
“Même si Israël remplit tous ce qui pourrait l’arrêter.
ses objectifs, la guerre contre
le Hamas ne pourra se terminer En couverture :
sur une absence de plan de sortie Vivre à crédit : dessin de Maren
censé garantir un nouvel ordre Amini, Allemagne/Anna Goodson.
dans la bande de Gaza”, écrit Zvi Gaza : funérailles à Khan
Barel, qui rappelle le précédent Younès. Photo Yousef Masoud/
irakien : “L’administration The New York Times

Sommaire
IMMIGRATION p.12 ÉCONOMIE p.40 LES SOURCES
PHOTO WALLY SKALIJ/LOS ANGELES TIMES/TNS

Une France Airbnb n’est plus Chaque semaine, les journalistes

rêvée
En Algérie, la mort de Nahel
n’a en rien découragé une
jeunesse qui rêve d’émigrer.
The Sunday Times est allé à
Béjaïa, en Kabylie, rencontrer
ÉTATS-UNIS p.16 ces candidats au départ.
de Courrier international
ce qu’il était sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1 500 médias
Les ennuis de la plateforme née du monde entier. Voici la liste
en 2008 sont proportionnels exhaustive des journaux, sites
à sa réussite. Pour le magazine et blogs utilisés dans ce numéro :
The Atlantic, Airbnb ne fait
tout simplement plus partie Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien.
de l’économie du partage. The Atlantic Washington, mensuel.
The Continent Johannesburg,

La folle tournée dont

hebdomadaire. Deutsche Welle
360°
PHOTOS MD. ZOBAYER HOSSAIN JOATI

p.46 (dw.com) Bonn, en ligne. Folha de São

Trump est le “messie”

Paulo São Paulo, quotidien. Los Angeles
Times Los Angeles, quotidien. The New

Véritable grand-messe de l’extrême

droite religieuse américaine,
le ReAwaken America Tour sillonne
les États-Unis depuis trois ans en
mélangeant allègrement prophéties
apocalyptiques, théories du complot
et soutien à Donald Trump.
Un reportage du Los Angeles Times.
Au Bangladesh, European Londres, hebdomadaire.
New Scientist Londres, hebdomadaire.
des vies The New York Times New York,
quotidien. El País Madrid, quotidien.
de combats El País México (elpais.com/mexico)
Mexico, en ligne. The Spectator
Londres, hebdomadaire. Süddeutsche
Depuis 2020, Zobayer Joati sillonne son pays pour photographier Zeitung Munich, quotidien. The Sunday
des pratiquants de sports de combat et d’arts martiaux. Times Londres, hebdomadaire. Weixin
Tous luttent pour vivre de leur passion mais, malgré les défis, (WeChat) (weixin.qq.com) Shenzhen,
y trouvent du réconfort. en ligne. Xinjing Bao Pékin, quotidien.
4. Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
D’un continent à l’autre Guerre Israël-Hamas. La nuit Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
6. Israël. En finir avec le Hamas
qui ne finit pas
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
à Gaza, et après ? Dépôt légal Novembre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
12. France. Les jeunes Algériens Israël bombarde sans relâche la bande de Gaza; les morts et les blessés se ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
multiplient; et l’aide humanitaire arrive au compte-goutte. Les parents des
rêvent toujours de la France 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
otages israéliens, eux, plaident toujours pour la vie de leurs proches, comme le www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
16. États-Unis. La folle tournée montre un grand reportage de la Süddeutsche Zeitung à Tel-Aviv, à retrouver
Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
dont Trump est le “messie” sur notre site, où nous suivons au jour le jour l’évolution du conflit. Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
20. Mexique. Gloria, François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
l’infatigable militante tuée Nouvelle-Zélande. Quand les enfants 16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
de 51 balles dans la peau
jouent à éradiquer les espèces invasives
Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
24. Allemagne. L’émergence (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
d’une gauche populiste En juin, un concours de chasse aux chats errants avait été ouvert aux enfants. (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
26. Ukraine. “L’autre guerre” Face à un tollé qu’ils n’avaient pas anticipé, les organisateurs y ont renoncé. centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
Mais le débat, qui traduit un clivage profond entre ruraux et citadins, n’est pas 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
se poursuit quand même Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
clos. Un reporter du New York Times est parti enquêter sur place. (Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
28. Chine. On m’a volé (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
mon visage
30. Afrique du Sud. Pas Podcast. “Les Mots des autres” Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).Moyen-Orient Bachir El-Khoury
(chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux

de fossiles dans l’espace ! Au fil des grandes épopées humaines, les langues se sont nourries les unes (Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
(pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros
des autres. Dans cette nouvelle série, c’est à ces mots qui ont traversé (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
les frontières que l’on s’intéresse. À travers le vocabulaire de la mode, Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
À la une de la météo, de la flore, et, bien sûr, à travers le franglais. Bonne écoute. de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
32. La vie à crédit Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
Transversales poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète.
Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
40. Économie. Airbnb Retrouvez-nous aussi sur Facebook,
Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
n’est plus ce qu’il était Twitter, Instagram et Pinterest. espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
42. Sciences. Un nerf vague Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
mais essentiel
NOTRE NOUVEAU espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort

HORS-SÉRIE
Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
Hors-série
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
Octobre-novembre 2023

360° Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello

(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
46. Portfolio. Au Bangladesh, Pourquoi est-il si important de parler ukrainien Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
des vies de combats en Ukraine, cantonais à Hong Kong ou swahili (directrice du développement et de la communication, 1737), Diane Perpère (1608),
en Afrique de l’Est? La presse étrangère décrit Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
50. Culture. En Espagne, des langues en perpétuel mouvement,
Pourquoi est-il si important
de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
les langues régionales
ou swahili en Afrique de l’Est ?
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes
qui s’affrontent, s’effacent, ou se réinventent
La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,

Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Christophe Alexandre, Nell Antona,

en se mélangeant.
s’effacent, ou se réinventent

montent le son
en se mélangeant.

La bataille Giuseppe Ardiri, Aurélie Boissière, Jean-Baptiste Bor, Anne-Dominique Boulle,

Chloé Boyer, Solène Cahon, Anne-Françoise Cochet, Marine Cygler, Dorian
52. Voyage. Sous le charme
des langues Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot, Olivia Muller,
Derwell Queffelec, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio
du Pantanal EN PARTENARIAT AVEC Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11469, 75707
54. Histoire. La plus grande Paris Cedex 13, tél. : 0157282000 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisa-
beth.cialdella@mpublicite.fr, 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque
bataille de la guerre civile EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Courrier international Steeve Dablin (0157283884) Directeur délégué Activités
programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@
espagnole mpublicite.fr, 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren (francois.
deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué, pôle Opérations spéciales
Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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m 1 AN (52 numéros) + 6 hors-séries au prix de 159 € au lieu de 290,60 €* m L’édition abonnés du site Internet
May Vang, Anthony Pittavino Responsable du numérique Kévin Jolivet, Louise
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d’un
continent
à l’a ut r e.
moyen-
orient

Légende photo italique.

Photo

Israël. En finir
—Ha’Aretz (Tel-Aviv) été tués par des frappes israé-

L
liennes depuis le début des raids
e programme opérationnel sur Gaza]. Personne ne se souvien-

avec le Hamas
de Tsahal [l’armée israé-
lienne] pour Gaza repose
sur un objectif principal : détruire
les infrastructures du Hamas et
annihiler toute perspective de
dra de la leçon de l’échange d’un
millier de prisonniers palestiniens
par Israël contre la libération
d’un seul soldat [franco-israé-
lien], Gilad Shalit, en 2011.

à Gaza, et après ?
Même si l’État hébreu remplit ses objectifs
et parvient à “éradiquer le Hamas”, comme
l’ont annoncé son armée et son gouvernement,
FOCUS il devra, avec ses alliés occidentaux et arabes,
assurer la gestion de la bande de Gaza avant de la confier
à de nouveaux acteurs locaux. Ce qui est loin d’être gagné,
prévient ce quotidien israélien de centre gauche.
résurrection en tant que gouver-
nement de facto de ce territoire
palestinien. Certes, ce programme
est ambitieux et nécessaire, mais
le prix à payer risque d’être très
élevé, et rien n’indique que cet
objectif soit réalisable.
Il suffit d’imaginer quelle sera
la réaction de l’opinion publique
israélienne si une offensive ter-
restre à Gaza coïncide avec la dif-
fusion par le Hamas ou le Djihad
islamique de vidéos insoutenables
montrant une à une les exécu-
tions d’otages israéliens enlevés
dans les villages juifs le 7 octobre.
La rhétorique martiale et l’hys-
térie qui ont dominé les débats
télévisés [israéliens] pourraient
rapidement céder la place à l’exi-
gence d’une libération à tout prix
des [239] otages israéliens [le
26 octobre, le Hamas annon-
çait que 50 d’entre eux auraient
Administration civile. La ques-
tion du sort des otages n’est que
l’un des défis que va devoir rele-
ver Tsahal. Qu’entendent précisé-
ment l’armée et le gouvernement
israéliens en affirmant vouloir
“éradiquer le Hamas” ? Assassiner
“seulement” les dirigeants poli-
tiques et militaires de cette orga-
nisation ou démobiliser de force
plusieurs dizaines de milliers de
miliciens islamistes et de simples
fonctionnaires ?
Ce programme ambitieux ne
pourra se passer de l’adminis-
tration civile (c’est-à-dire non
partisane) mise sur pied par le
Hamas pour combler le vide laissé
par l’Autorité palestinienne (AP)
après l’expulsion de cette der-
nière [de la bande de Gaza] en
juin 2007. Une administration
qui emploie et rémunère quelque
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
← Une femme et une fillette
en état de choc après des
frappes aériennes
israéliennes sur le quartier
Ridwan, à Gaza, le 23 octobre.
Photo Ali Jadallah/Anadolu/AFP
40000 fonctionnaires, parmi les-
quels des milliers d’enseignants,
de policiers, de médecins, d’ins-
tituteurs, de professeurs et d’in-
génieurs, à qui incombe la tâche
de répondre aux besoins quo-
tidiens et essentiels de toute la
bande de Gaza.
Quiconque cherche à évaluer
les perspectives d’une telle offen-
sive terrestre israélienne serait
bien inspiré de lire les rapports
du Government Accountability
Office [chargé du contrôle des
comptes publics aux États-Unis,
comparable à la Cour des comptes
en France] sur l’Irak et l’Afgha-
nistan. En Irak, l’administra-
tion de George W. Bush espérait
En Irak, George
W. Bush espérait
“nettoyer” l’Irak du
parti Baas de Saddam
Hussein. Ce fut
un échec colossal.
“nettoyer” l’Irak du parti Baas
de Saddam Hussein (dans l’ar-
mée mais aussi dans l’adminis-
tration) et ainsi créer un “nouvel
Irak”. Ce fut un échec colossal et
retentissant.
Des milliers de soldats et de
fonctionnaires irakiens furent
mis à pied uniquement parce
qu’ils étaient membres du parti
ou parce qu’ils n’auraient jamais
pu obtenir leur poste sans prêter
allégeance au Baas et à son tyran,
Saddam Hussein. Des milliers
de professeurs d’université, de
juges, d’enseignants et de méde-
cins furent licenciés, ce qui plaça
le premier proconsul américain
Paul Bremer dans une situation
intenable et repoussa de plusieurs
années toute perspective de réha-
bilitation de l’Irak. Bremer se
retrouva sans armée, sans forces
de police, sans système judiciaire,
sans simples fonctionnaires et
sans écoles. Et, en peu de temps,
ceux qui avaient été renvoyés
de la fonction publique, à com-
mencer par l’armée, se transfor-
mèrent en une armée terroriste,
avant de pactiser avec Al-Qaida
et plus tard avec Daech.
MOYEN-ORIENT. 7
La différence entre le Hamas centaines de milliers de Gazaouis. frapperont des cibles américaines
palestinien et le Baas irakien Non parce que l’Égypte est un au nom de la guerre de Palestine Vu des
réside dans l’ancrage régional du “pays hostile” à la Palestine, mais [une menace mise à exécution : États-Unis
Mouvement de la résistance isla- parce que le régime militaire d’Ab- le 18 octobre, les milices armées
mique [Hamas], qui s’étend bien del Fattah Al-Sissi craint que des
au-delà de Gaza. Il dispose désor- milliers de miliciens du Hamas
pro-Iran ont commencé à cibler
les bases américaines en Irak. Le
La nécessité
mais de forces armées ne se cachent parmi lendemain, les Américains inter- d’une
au Liban qui ont déjà
prouvé leur capacité à
les centaines de mil-
liers de réfugiés dépla-
ceptaient au large du Yémen trois
missiles et plusieurs drones lancés “offensive
tirer des roquettes sur
Israël. Et la réconcilia-
cés de l’autre côté de la
frontière et y fassent
par la rébellion houthiste].
Même si Israël remplit tous
politique”
tion entre le Hamas et OPINION une base arrière contre ses objectifs, la guerre contre le ●●● Israël court le risque
le régime syrien, après Israël, en s’alliant aux Hamas ne pourra se terminer de se retrouver pris dans
une longue période de rupture, groupes terroristes islamistes sur une absence de plan de sortie le piège d’une “guérilla
pourrait fournir au Hamas une opérant déjà dans le Sinaï. censé garantir un nouvel ordre coûteuse et sans fin” dans
base d’opération supplémentaire. Cela ne signifie pas que la dans la bande de Gaza. Si l’hy- le cas d’une vaste opération
Enfin, on peut également sup- lutte contre les infrastructures pothèse de travail est qu’après la au sol, estime l’éditorialiste
poser qu’Israël ne voudra pas du Hamas à Gaza doive être sus- guerre Israël n’aura besoin d’au- au Washington Post
prendre le risque de déclencher pendue, mais il faut soupeser les cune autre opération militaire Max Boot, qui alerte
une guerre contre le Qatar, lequel nouvelles menaces que cette cam- pour rétablir sa force de dissua- sur une possible réédition
héberge une partie des dirigeants pagne militaire risque d’engen- sion face au Hamas, l’État juif du scénario américain en Irak
politiques du Hamas. drer. La plus grave d’entre elles devra prendre garde à ce qu’au- et en Afghanistan. Un danger
Le Hamas est une organisation est que le Hamas passe du statut cune nouvelle menace ne surgisse exacerbé par l’absence d’une
dont les partisans sont présents de mouvement politico-militaire de la bande de Gaza. “offensive politique” pour
dans presque tous les pays arabo- dirigeant un mini-État et cher- accompagner l’éventuelle
musulmans, y compris ceux qui chant à stabiliser son pouvoir Autorité légitime. De même opération terrestre. Ce plan,
ont signé des accords de paix avec politique sur un territoire bien que l’État juif n’avait pas anti- ou cette feuille de route,
Israël ces quatre dernières années. circonscrit et à mener la guerre cipé l’offensive du Hamas en ter- pour gérer l’après-Hamas
Ce soutien a permis au Hamas de contre Israël à partir de ce ter- ritoire israélien, il ne dispose pas permettrait, selon
survivre au blocus militaire et civil ritoire au statut d’organisation davantage de plan pour contrôler le journaliste, “de limiter
israélien, et il pourrait augmenter coopérant avec d’autres groupes la bande de Gaza après la guerre, les retombées des opérations
une fois qu’Israël aura “extirpé” terroristes à travers le monde. Ce d’autant plus que le ministre militaires [en cas
le Hamas de la bande de Gaza. qui pourrait provoquer une guerre israélien chargé des Territoires d’enlisement] et de préparer
Ces pays s’inquiètent des consé- de plusieurs années. n’est autre que Bezalel Smotrich, le terrain pour une paix
quences que pourrait avoir la Ce n’est pas un risque théo- chef du parti HaTzionut HaDatit durable”. Mais rien n’indique
chute du Hamas. Il suffit de regar- rique. Les milices chiites en [“Sionisme religieux”, extrême que les dirigeants israéliens
der la réaction épidermique de Irak et les houthistes au Yémen, droite suprémaciste juive], un aient réfléchi à la phase
l’Égypte, qui fait tout ce qu’elle deux mandataires iraniens dans pyromane qui, ces neuf derniers post-guerre. “Il est certes très
peut pour éviter d’accueillir des la région, affirment déjà qu’ils mois, via la frange ultra des colons difficile d’imaginer comment
israéliens, n’a démontré d’autre Israël pourrait stabiliser Gaza
compétence que celle d’embra- après l’[éventuelle] chute
Gaza : 2,2 millions de Palestiniens. Ashkelon
Gouverné par le Hamas depuis 2007. ser les territoires palestiniens du Hamas sans reprendre
Kiryat
de Cisjordanie. les choses en main.”
26 octobre 2023 Gat Il est encore temps de planifier L’éditorialiste cite notamment
Première incursion
terrestre israélienne une solution civile et politique un rapport du Washington
dans la bande de Gaza pour la bande de Gaza et de négo- Institute for Near East Policy
Jabaliya Sdérot
cier avec nos alliés de l’Occident qui suggère que – en cas
Gaza et du Golfe les milliards de dol- de défaite du Hamas – Israël
Mer Méditerranée
ISRAËL lars qui seront nécessaires pour établisse une administration
reconstruire les immeubles civils, palestinienne intérimaire
Deir
22 octobre 2023
Premier convoi Al-Balah Netivot rétablir les infrastructures d’eau pour gérer la bande de Gaza
humanitaire autorisé Rahat et d’électricité, repaver les routes jusqu’à ce que l’Autorité
à entrer dans Gaza
Khan
et bâtir une “usine à gaz” soumise palestinienne prenne le
Younès à un régime différent. Encore relais. Au niveau sécuritaire,
faudra-t-il se mettre rapidement le plan suggère l’envoi
Rafah
Ofakim CISJORDANIE d’accord sur qui contrôlera Gaza, d’une force arabe.
de préférence en se fondant sur “Cinq États arabes ayant
une source d’autorité considérée conclu des accords de paix
GAZA
Rafah comme légitime par la majorité [ou de normalisation]
ISRAËL de la population palestinienne. avec Israël […] pourraient
ÉGYPTE 10 km
Sans cela, le Hamas récupérera envoyer des forces pour aider
Checkpoint ouvert par intermittence Checkpoints fermés rapidement sa capacité d’action à maintenir l’ordre.”
Concentrations connues de troupes Zone militaire israélienne et de nuisance, à Gaza et sur de Quant aux organisations
israéliennes et de véhicules militaires interdite d’accès
nouveaux théâtres. Et Israël s’em- internationales,
Avancée maximale des combattants du Hamas le 7 octobre 2023
bourbera durablement, comme au elles pourraient “apporter
Acheminement de l’aide humanitaire
Liban entre 1982 et 2000. une aide d’urgence, tandis
SOURCES : LIVEUAMAP, WAR MAPPER, “THE NEW YORK TIMES”, “THE WASHINGTON POST”, OPENSTREETMAP
ET CONTRIBUTEURS, BUREAU DES NATIONS UNIES POUR LA COORDINATION DES AFFAIRES HUMANITAIRES, —Zvi Barel, qu’Israël lèverait son blocus”
OFFICE DE SECOURS ET DE TRAVAUX DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS DE PALESTINE DANS LE PROCHE-ORIENT
publié le 17 octobre en place depuis seize ans.
8. MOYEN-ORIENT
Dernière
minute
“La guerre sera
longue”, selon
Nétanyahou
●●● Après avoir mené une
première incursion terrestre
la veille, l’armée israélienne
est entrée dans la bande de
Gaza le 27 octobre et mène
depuis des combats sur le
terrain avec un soutien aérien
et maritime. C’est le “début
de la deuxième étape de la
guerre, dont le but est de
détruire les capacités
militaires […] du Hamas
et de libérer les [239] otages”,
a déclaré, le lendemain,
le Premier ministre, Benyamin
Nétanyahou, cité par le
Jerusalem Post. “Nous
ne sommes qu’au début
du chemin. La guerre sera
dure et longue. […] Mais
nous y sommes préparés.
C’est notre deuxième guerre
d’indépendance”, a-t-il
ajouté, faisant ainsi allusion
à la première guerre
israélo-arabe ayant eu lieu
dans le sillage de la création
de l’État hébreu, en 1948.
Le 30 octobre, à l’heure où
nous mettions sous presse,
l’armée israélienne avait
annoncé avoir “frappé
600 cibles” du Hamas en
vingt-quatre heures,
selon Ha’Aretz. Les chars
avançaient, en parallèle,
à l’intérieur de l’enclave
palestinienne, certains
entrant dans un quartier
à la lisière de la ville de Gaza
et coupant la route de
Salaheddine, principal axe
routier reliant le nord au
sud de la bande. Alors que
l’invasion terrestre semble
bel et bien entamée – même
si Israël rechigne à l’affirmer
explicitement –, les yeux sont
rivés sur les autres fronts
potentiellement explosifs:
celui du nord d’Israël, où
des tirs de roquettes en
provenance du sud du Liban
et du plateau syrien du Golan
se sont accrus depuis
le début de l’offensive
terrestre, mais aussi
la Cisjordanie.
FOCUS ISRAËL
Gaza, dangereux guet-apens
L’invasion terrestre de l’enclave palestinienne pourrait s’avérer l’une
des guerres de rue les plus acharnées depuis la Seconde Guerre mondiale,
notamment en raison de la complexité de l’environnement urbain,
prévient ce journaliste américain.
—The New York Times,
extraits (New York)
A
lors que l’armée israé-
lienne masse des chars
à la frontière de Gaza
et menace de déclencher une
invasion qui aurait pour objec-
tif d’écraser le Hamas, les spé-
cialistes préviennent que les
troupes de Tsahal pourraient
vivre certains des combats de
rue les plus acharnés depuis la
Seconde Guerre mondiale.
Les analystes de la guerre
en milieu urbain et les respon-
sables américains établissent
de lugubres comparaisons avec
l’Irak : prenons le cas de Falloujah
en 2004, la bataille la plus ter-
rible qu’aient connue les forces
américaines depuis le Vietnam,
ou les affrontements qui ont duré
neuf mois pour vaincre le groupe
État islamique (EI) à Mossoul
en 2016, et qui ont causé la mort
de 10 000 civils. Puis multipliez
le résultat destructeur, peut-être
même de façon exponentielle.
Le Hamas aligne trois à cinq
fois plus de combattants – peut-
être 40 000 en tout – que n’en
comptait Daech à Mossoul. Il
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
peut puiser des réserves dans une
population jeune et en colère et
est soutenu, au niveau internatio-
nal, par des pays comme l’Iran.
Même abandonné à lui-même,
le mouvement a eu des années
pour se préparer au combat dans
toute la bande de Gaza, y com-
pris dans les rues des villes, où
la supériorité des chars et des
munitions de précision peut être
compensée par des tactiques de
guérilla.
Benyamin Nétanyahou, le
Premier ministre israélien, a juré
de “démolir Gaza”. Sans détailler
ce qu’il entend par là. Or Gaza,
une zone très urbanisée où le
Hamas est solidement retranché,
est un champ de bataille d’une
redoutable complexité.
Inquiet des difficultés à venir,
le gouvernement Biden a envoyé
des officiers de haut rang, qui s’ap-
puient sur leurs propres expé-
riences en Irak, pour conseiller
les Israéliens, tout en insistant
pour que l’État hébreu retarde
l’invasion. Le but est de laisser
plus de temps aux négociations
en vue de libérer les otages pris
par le Hamas et de livrer davan-
tage d’aide humanitaire.
↓ Dessin de Haddad
paru dans Al-Hayat, Londres.
Les autorités américaines
craignent qu’Israël n’ait pas de
plan aux objectifs clairs et réa-
lisables, ce qui serait à l’origine
de pertes catastrophiques parmi
les plus de deux millions de civils
palestiniens.
Si l’on se réfère à l’histoire, une
guerre terrestre dans les villes de
la bande de Gaza serait soumise
à trois facteurs : l’environnement
urbain, l’interaction entre les
combattants et les civils, et les
pressions politiques.
La bande de Gaza, une région
étroite guère plus grande que Las
Vegas, a une superficie d’environ
365 km², avec un grand nombre de
centres urbains. Gaza, la capitale,
compte quelque 700 000 habi-
tants entassés sur une cinquan-
taine de kilomètres carrés, avec
plus de grands immeubles que ce
qu’ont dû gérer les forces qui se
battaient à Mossoul sous com-
mandement américain, créant
un front tridimensionnel plus
dangereux.
Beaucoup d’invasions en milieu
urbain – du Moyen Âge à nos
jours – ont commencé par une
avancée rapide, qui a fini par s’en-
liser dans des quartiers où les
défenseurs sont à leur avantage.
Mossoul en est un bon exemple.
Ou encore le siège, l’an dernier,
de Marioupol. Quelques milliers
de soldats ukrainiens ont tenu la
ville pendant presque trois mois
face à une force russe cinq à huit
fois plus importante.
Les villes peuvent également
constituer un environnement
changeant. À Gaza, les frappes
aériennes d’Israël ont détruit
des centaines de bâtiments. Le
Hamas, longtemps avant l’at-
taque qu’il a lancée ce mois-ci
contre Israël, a creusé des cen-
taines de kilomètres de tunnels
sous la ville, qui permettent de
se déplacer d’une position de
combat à une autre, de dissimu-
ler des otages et de protéger le
ravitaillement.
Si Israël attaque Gaza par
voie terrestre, il est probable
que l’on ait quelques surprises
– des usines de roquettes sous
des écoles, des armes stockées
dans les mosquées.
À Mossoul, où Daech avait eu
moins de temps pour s’organiser,
les combattants avaient percé des
brèches dans les murs pour pou-
voir tirer sur les chars à travers
les bâtiments. Ils utilisaient des
drones bon marché, équipés de
caméras, pour guider les conduc-
teurs de voitures piégées, et éten-
daient des toiles au-dessus des
rues pour cacher leurs circuits
d’approvisionnement.
Çà et là, des explosifs étaient
disposés dans les ruines, attachés
aux portes des appartements. Des
réfrigérateurs, des tas d’ordures
en feu et des blocs-moteurs ser-
vaient à stopper la progression
des véhicules.
Civil ou belligérant ?
Les combats de rue
ont plus souvent
tendance à brouiller
les frontières.
Plus les combats de rue traînent
en longueur, plus il devient dif-
ficile de tolérer les pertes mili-
taires. À Mossoul, quand le taux
de pertes des forces irakiennes a
atteint 50 %, les frappes aériennes
ont augmenté. Les Irakiens récla-
maient souvent que leurs par-
tenaires américains détruisent
plus d’un seul bâtiment. Il a fallu
252 jours et le déploiement de
100 000 soldats irakiens, avec
l’appui aérien américain, pour
 Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
chasser l’EI de Mossoul. Outre
10 000 civils tués, 8 200 soldats
irakiens ont été tués ou blessés,
et au moins 13 000 bâtiments
rendus inhabitables, d’après les
Nations unies.
Civil ou belligérant ? Les com-
bats de rue ont plus souvent ten-
dance à brouiller les frontières,
de façon meurtrière.
Alors même qu’Israël encou-
rage les habitants de Gaza à se
mettre en sécurité plus au sud,
beaucoup d’entre eux obéissent
aux instructions du Hamas ou des
chefs religieux, qui les incitent à
rester ou disent qu’ils ne peuvent
pas se permettre de partir.
Le problème n’est pas nou-
veau. En 2004, le gouvernement
Bush n’avait donné aux marines
que soixante-douze heures pour
préparer l’invasion de Falloujah
après la mort de quatre civils amé-
ricains dont on avait retrouvé les
dépouilles accrochées à un pont.
Les responsables des opéra-
tions avaient prévenu qu’une
offensive ayant la vengeance
pour mobile risquait de mettre
les civils en danger et d’échouer,
et ils s’étaient retirés après avoir
subi de lourdes pertes, laissant aux
Irakiens six mois pour fuir avant
un nouvel assaut. Entre 30 000
et 90 000 habitants étaient restés
sur place.
L’État hébreu souligne avec
insistance qu’il ne prend pas les
civils pour cibles. Mais lors de
combats en zone urbaine, les com-
mandants d’unité essuient sou-
vent des tirs depuis des édifices
qui abritent à la fois des com-
battants et des familles, ce qui
les oblige à faire un choix : soit
envoyer des troupes “nettoyer” les
bâtiments, les mettant du même
coup en danger, soit réclamer un
soutien plus lourd, susceptible de
causer la mort de civils.
Si les troupes israéliennes sont
mieux entraînées que l’armée
irakienne, ayant eu des années
pour préparer des plans d’inva-
sion et des unités spéciales du
génie pour gérer des problèmes
comme les tunnels, elles seront
confrontées à un adversaire plus
redoutable.
D’après les premières estima-
tions américaines, au début de
l’opération à Mossoul, on comptait
entre 3 000 et 5 000 combattants
CAGLE CARTOONS
de Daech dans la ville, auxquels
se sont ajoutés quelques milliers
d’autres par la suite. La branche
militaire du Hamas, les Brigades
Al-Qassam, alignerait de 30 000
à 40 000 hommes, sans compter
des milliers d’autres militants de
groupes comme le Djihad isla-
mique palestinien.
De plus, la plupart des combat-
tants de l’EI étaient originaires
d’autres pays. Ceux du Hamas
ont grandi à Gaza. Les unités
sont soudées par des liens locaux,
familiaux, religieux et leur colère
commune envers Israël.
Ces derniers temps, rares sont
les guerres qui se sont déroulées
La branche militaire
du Hamas, les
Brigades Al-Qassam,
alignerait de 30 000
à 40 000 hommes.
aussi vite que l’espérait l’un ou
l’autre camp : Mossoul devait
être nettoyé en trois mois, et non
neuf ; la Russie rêvait d’une charge
victorieuse jusqu’à Kiev. Et alors
que les pertes s’alourdissent et
que l’économie sombre, le sou-
tien international finit généra-
lement par fléchir.
Dans le cas présent, les respon-
sables israéliens ont prévenu qu’ils
s’attendaient à ce que les com-
bats durent des mois, voire des
années. Les autorités américaines
craignent que la guerre ne s’étende
au Liban et à l’Iran, y compris avec
des attaques contre les troupes
américaines en Irak. Ces inquié-
tudes pourraient influer sur la
façon qu’aura Washington de
conseiller Israël au fil de l’évo-
lution du conflit.
Durant les dernières guerres,
l’opinion publique israélienne a
soutenu les opérations militaires
tant qu’elles semblaient progres-
ser, avec la présentation d’arse-
naux détruits et d’autres résultats
tangibles.
Toutefois, les sonda ges
montrent qu’aujourd’hui les
Israéliens ont moins confiance
dans leur gouvernement.
Par ailleurs, les objec-
tifs pourraient être
plus difficiles à réa-
liser cette fois-ci,
notamment parce
que le Hamas a gagné en force
avec l’aide de l’Iran, augmentant
considérablement son stock de
roquettes et déployant de nou-
velles technologies, comme les
drones.
—Damien Cave,
publié le 24 octobre
MOYEN-ORIENT. 9
↙ Mahmoud Abbas.
Dessin de Greenberg, États-Unis.
L’Autorité au pire comme un facilitateur de
l’occupation israélienne”.
Selon une enquête d’opi-
palestinienne plus nion publiée en septembre par
le Palestinian Center for Policy
faible que jamais
and Survey Research (PSR),
relayée par des médias de la
région et internationaux, 58 %
des Palestiniens interrogés ont
Le président palestinien, âgé de 88 ans, était déjà déclaré être favorables à la “lutte
en perte de vitesse avant la guerre. Aujourd’hui, armée” contre Israël.
il a perdu toute légitimité auprès de sa population. C’est sur ce terreau de l’occu-
pation israélienne, de la coloni-
sation rampante et de la perte
P
de légitimité de l’AP auprès d’une
our administrer la bande de “exigeant le départ de Mahmoud grande partie de la population
Gaza si le Hamas est défait, Abbas”. C’est une illustration de de Cisjordanie qu’ont d’ailleurs
tous les regards se portent la “colère populaire” dirigée contre émergé des groupes armés comme
vers l’Autorité palestinienne (AP), l’Autorité palestinienne, souligne les Brigades de Jénine ou les Lions
présidée depuis plus de dix-huit le média panarabe Al-Jazeera. de Naplouse, échappant notam-
ans par Mahmoud Abbas, 88 ans. Les manifestants reprochent ment au contrôle du Fatah [parti
Celle-ci gouvernait l’enclave avant notamment au président de l’AP au pouvoir].
d’en être chassé en 2007 par le ses prises de position depuis On reproche à l’AP, qui n’exerce
mouvement islamiste, vainqueur le 7 octobre, comme sa condam- son autorité que sur certaines por-
des élections législatives organi- nation de la mort de civils “des tions de la Cisjordanie, non seu-
sées un an plus tôt dans l’ensemble deux côtés”, ainsi qu’une décla- lement “sa faiblesse vis-à-vis des
des Territoires palestiniens. ration dans laquelle il expliquait autorités israéliennes”, mais éga-
Mais aujourd’hui, l’AP “ne que “les politiques et les actions lement “son manque de représen-
semble pas être en position de du Hamas ne repré- tativité et son caractère
prendre en charge l’enclave côtière”, sentaient pas le peuple corrompu”, écrit The
explique The Economist. Pire, palestinien”, explique Observer.
“il n’y a pas de garanties qu’à la le journal panarabe Les dernières élec-
fin de cette guerre elle ait encore le Al-Arab. REVUE tions présidentielle et
contrôle de Ramallah”, la capitale “L’A P est restée DE PRESSE législatives ont res-
de facto de la Cisjordanie, qu’elle neutre pendant de pectivement eu lieu
administre, affirme l’hebdoma- nombreux jours depuis le début de en 2005 et 2006. Mahmoud Abbas
daire britannique. cette guerre. Aujourd’hui, tout le a tout fait pour verrouiller le pou-
Depuis le 7 octobre, de nom- monde prend conscience qu’elle ne voir. D’après le sondage de PSR,
breuses manifestations de fait que soutenir Israël”, explique 78 % des Palestiniens sont d’ail-
solidarité avec Gaza ont été orga- un Palestinien habitant à Huwara, leurs favorables à une démission de
nisées dans différentes villes de ville de Cisjordanie qui a été le Mahmoud Abbas. L’Autorité pales-
Cisjordanie, dont Ramallah, mais théâtre d’une expédition punitive tinienne, “corrompue et inerte”, ren-
aussi Hébron, Jénine et Naplouse. et meurtrière de colons israéliens chérit The Washington Post, “a
Lors de ces ras- en février, cité par le quotidien très peu fait […] pour améliorer la
semblements, les libanais L’Orient-Le Jour. condition des Palestiniens”.
protestataires La défiance envers Mahmoud Dans ce contexte, quelle repré-
ont sca ndé Abbas et l’Autorité palestinienne sentation politique pour les
de s slo g a n s ne date pas d’hier. Depuis qu’il a Palestiniens à l’avenir ? Le Fatah
succédé à l’emblématique Yasser semble divisé sur la façon de trai-
Arafat en 2005, “Abou Mazen”, ter la question du Hamas, sans
de son nom de guerre, “n’a cessé compter qu’il est rongé “par les
de soutenir une résolution pacifique luttes intestines” dans la perspec-
du conflit israélo-palestinien”, écrit tive de la succession de Mahmoud
le Financial Times. Militant his- Abbas, explique The Economist.
torique de la cause palestinienne, Dans un sondage d’A rab
il est l’un des principaux archi- Barometer effectué avant la
tectes des accords d’Oslo, signés guerre, relayé par le Foreign
en 1993. “Mais à mesure que le rêve Affairs, c’est Marwan Barghouti
d’un État palestinien indépendant qui arriverait en tête à Gaza
s’amenuisait […], l’influence de l’Au- et en Cisjordanie, loin devant
torité palestinienne régressait.” Mahmoud Abbas et le leader poli-
Au point que “de nombreux tique du Hamas, Ismaïl Haniyeh.
Palestiniens en sont venus à le consi- Le “Mandela palestinien”, comme
dérer au mieux comme impuissant, le décrit La Repubblica, est âgé
de 64 ans. Il est le leader des pre-
mière et seconde Intifada, et est
prisonnier en Israël depuis 2002.
—Courrier international
10. MOYEN-ORIENT
—The Sunday Times
(Londres)
D ne veulent plus voir de Palestiniens
ans un avant-poste tenu
par des colons juifs, la
traque de l’ennemi bat
son plein. Un drone de surveil-
lance patrouille le périmètre en
bourdonnant, transmettant des
images vidéo aux militaires sta-
tionnés dans un bâtiment provi-
soire non loin de là. Des enfants
remplissent des sacs de sable des-
tinés aux postes défensifs. Des
colons, certains en uniformes de
réservistes des Forces de défense
israéliennes (FDI), d’autres en
jean et tee-shirt – mais tous armés
et financés par l’État hébreu –
arpentent la colline, munis de
fusils d’assaut, à la recherche de
tout signe d’“infiltration” en pro-
venance des villes et des villages
palestiniens de la vallée située en
contrebas.
Nous sommes en Cisjordanie,
où Israël, [trois semaines] après
le déclenchement de la guerre à
Gaza, est confronté à la perspec-
tive d’un soulèvement palesti-
nien, renforcée par les attaques
de plus en plus meurtrières lan-
cées par des colons juifs et les FDI,
ainsi que par la colère engendrée
FOCUS ISRAËL
En Cisjordanie, les colons
La situation est de plus en tendue dans ce territoire administré par l’Autorité
palestinienne et occupé par l’armée israélienne. Les colons juifs y multiplient
les attaques meurtrières, raconte cette reporter britannique.
par les nombreux décès dans les
rangs des civils à Gaza.
L’armée occupe la Cisjordanie,
qui s’étire sur 130 kilomètres du
nord au sud entre Israël et la
Jordanie, depuis qu’elle l’a prise
à la Jordanie pendant la guerre des
Six Jours, en 1967. La Cisjordanie
est gouvernée non pas par le
Hamas – qui a la haute main sur
un territoire nettement plus petit,
Gaza –, mais par l’Autorité pales-
tinienne, présidée par Mahmoud
Abbas, dont le parti, le Fatah, a
Certains colons
juifs défendent l’idée
d’une épuration
ethnique de
la Cisjordanie.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
été fondé par Yasser Arafat [lire
page précédente].
Q uelq ue 3 m i l l ion s de
Palestiniens vivent à l’intérieur de
ses frontières, dans une mosaïque
de villes et de villages, aux côtés
de 450 000 colons juifs [700 000
en comptant ceux qui vivent à
Jérusalem-Est] qui prétendent
suivre une prescription de la Bible
en vivant sur les terres de l’an-
cienne Judée-Samarie, au mépris
du droit international.
Des accrochages localisés oppo-
sant l’armée israélienne et les
colons aux Palestiniens ont d’ores
et déjà menacé de déclencher un
affrontement de grande enver-
gure, qui se solderait par une
hécatombe et amènerait Israël à
se battre sur deux fronts, à l’est
et à l’ouest, alors même que la
menace du Hezbollah grandit au
nord. Entre le 7 et le 21 octobre,
le ministère de la Santé pales-
tinien a fait savoir que 74 per-
sonnes avaient été tuées et plus
d’un millier d’autres blessées par
les forces israéliennes.
Les tensions autour des avant-
postes sauvages comme Sde Boaz,
dont même Israël reconnaît qu’ils
sont illégaux, s’intensifient de
jour en jour. Quand les colons
juifs regardent en contrebas de
leur colline, ils voient des val-
lées grouillant de terroristes qui
veulent leur faire la peau. Les
Palestiniens qui lèvent les yeux
voient des gens qui occupent illé-
galement leur terre et veulent les
en chasser.
← Originaire de Sde Boaz,
Tsahala Sermoneta fait partie
des volontaires chargés
de surveiller la colonie.
Photo Oliver Marsden/
The Sunday Times/Middle East
Images/via AFP
Chacun des camps pense être
confronté à une menace existen-
tielle. Et l’un de ces camps béné-
ficie du soutien et des armes de
l’armée israélienne.
“On ne peut pas passer sa vie dans
une poudrière”, observe Aharon
Eydinov, 31 ans, réserviste de
l’armée originaire de Sde Boaz,
chargé de coordonner la sécurité
de la colonie. “Tôt ou tard, ça finit
par péter.”
“Anéantir l’ennemi”. Aharon,
dont la famille est arrivée en
Israël de Russie, a grandi dans
la région et a élu domicile à Sde
Boaz. Construite voilà vingt ans,
c’est une colonie mêlant maisons,
camions et caravanes, où les ados
écument les vallées au guidon de
leurs motos de cross. Dans ses
“mauvais jours”, confesse Aharon,
il comprend ceux qui veulent “en
finir une bonne fois pour toutes”, à
savoir expulser les Palestiniens
de l’ensemble de la Cisjordanie.
Si le gouvernement israélien n’est
pas favorable à une épuration eth-
nique, ce n’en est pas moins une
idée défendue par certains colons.
La semaine dernière, un mes-
sage en hébreu et en arabe a été
diffusé sur WhatsApp par un
groupe de colons baptisé “Hilltop
News” [“Des nouvelles du
sommet de la colline”], menaçant
les Palestiniens de violences s’ils
ne quittaient pas la Cisjordanie.
“Nous vous laissons la possibilité
de fuir en Jordanie maintenant en
bon ordre, car nous allons anéan-
tir l’ennemi et vous bouter hors de
nos terres”, y lisait-on.
Les colons sont bien repré-
sentés dans le gouvernement
de Benyamin Nétanyahou, qui
contient plusieurs éléments de
la droite dure jugés extrémistes
par beaucoup d’Israéliens. Quatre
ministres de son gouvernement,
dont le ministre des Finances et
celui de la Sécurité nationale,
vivent dans des colonies.
Par le passé, l’armée (très pro-
tectrice envers les colons) les a
dissuadés, dans certaines régions,
d’accaparer des terres d’office ou
de lancer des attaques contre les
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Palestiniens. Mais, aujourd’hui,
une bonne partie de l’armée régu-
lière a été appelée à Gaza, et les
militaires se voient donc rem-
placés par des volontaires en
armes et des réservistes issus
des colonies.
À Sde Boaz, révèle ainsi Aharon,
85% des hommes ont été appelés
sous les drapeaux et envoyés à la
guerre. Sur les seize réservistes
qui restent, la plupart sont des
locaux. Ils ont reçu le renfort de
huit volontaires équipés de fusils
d’assaut de l’armée israélienne.
Gidi Kelman, un guide tou-
ristique israélo-britannique et
père de trois enfants tous deve-
nus réservistes, installé à Sde
Boaz depuis 2006, explique que
sa colonie, perchée sur une col-
line au sud de Jérusalem, protège
la Ville sainte des Palestiniens.
“Comme on ne veut pas qu’ils
contrôlent Jérusalem à partir d’ici,
il faut bien qu’on reste”, juge-t-il,
regardant la ville palestinienne
de Bethléem en contrebas, fusil
d’assaut en bandoulière.
Comme beaucoup de colons,
Gidi assure qu’il aspirait à vivre
en paix avec les Palestiniens,
mais dans un État juif qui s’éten-
drait jusqu’à la frontière avec
la Jordanie, où les Palestiniens
peuvent vivre, mais sans droit de
vote. Il voudrait également que
“Ils nous tirent
dessus si on
s’approche
de nos terres.”
Rami Hamamra, RESPONSABLE
PALESTINIEN DE HUSAN
des pans entiers de la bande de
Gaza soient “recolonisés” par les
Juifs, qui avaient dû quitter les
lieux en 2005, sous Ariel Sharon,
Premier ministre.
Tsahala Sermoneta, 30 ans, une
doctorante qui vit à Sde Boaz,
porte également une arme. Elle
affirme avoir entendu, quelques
nuits plus tôt, des centaines
de Palestiniens dans le village
voisin de Husan scander : “Tuez
les Juifs !”
Gidi Kelman, le guide touris-
tique israélo-britannique, opine.
“Des fois, ils ne font que prier, ce
qui me va très bien, d’autres fois ils
disent qu’ils veulent massacrer les
Juifs, littéralement.”
Littéralement, ou pas. Dans son
bureau de Husan, en Cisjordanie,
Rami Hamamra, le responsable
MOYEN-ORIENT. 11
de la municipalité, nie que qui- paix”, les Palestiniens voient un Israël a essayé d’étouffer tout
conque ait scandé quoi que ce monde où ils sont, au mieux, embryon de soulèvement en fer-
soit d’approchant. Au contraire, tolérés comme des citoyens de mant des routes et des postes
assure-t-il, les gens de Husan seconde zone dans un État juif de contrôle et en lançant des
sont terrifiés par les colons, qui et, au pire, expulsés purement “opérations” en Cisjordanie qui
les empêchent d’accéder à leurs et simplement de leurs terres. ciblent des “terroristes” et autres
terres agricoles. “Ils nous tirent Avant même les attaques du “menaces pour la sécurité” du pays. SUR NOTRE SITE
dessus si on s’approche de nos Hamas, la vie des Palestiniens courrierinternational.com
terres”, poursuit-il. en Cisjordanie était marquée par “Bêtes sauvages”. Jeudi
Abu Diab, un barbier exer- les entraves et les vexations liées [19 octobre], des hordes de jeunes ●●● “Je ne peux même
çant près de la mosquée, peine à l’occupation militaire israé- hommes, pour certains bran- plus haïr” : en Israël, les
à croire que les colons lienne. Les militaires dissant le drapeau du Fatah, se parents des otages plaident
puissent les considérer tiennent des postes de sont rassemblées à l’extérieur pour la vie de leurs proches.
comme une menace. contrôle dans toute la d’un camp de réfugiés non loin Rue Kaplan, à Tel-Aviv,
“Ah bon, ils ont peur de région et font des des- de Bethléem pour les funérailles une nouvelle fracture est
nous? demande-t-il. Ce REPORTAGE centes dans les villes et d’Ahmed Munir Sadouq, un ado- apparue depuis les attaques
n’est pas nous qui leur les villages. Soutenus lescent de 14 ans qui aurait été du Hamas, le 7 octobre.
faisons du mal, ils se font du mal par le gouvernement et l’armée, abattu par les forces israéliennes D’un côté, ceux qui supplient
tout seuls.” les colons ont abattu les oliviers pendant une descente. les autorités de sauver
Là où les colons voient des “ten- des Palestiniens, empoisonné “Ce sont des bêtes sauvages! hur- les otages, de l’autre, ceux
tatives d’infiltration” visant à repro- leurs puits ou les ont empêchés lait un jeune homme, hors de lui, qui exigent que le Hamas
duire les atrocités perpétrées d’accéder aux sources. les yeux rougis par les larmes. Ils soit anéanti, raconte
par le Hamas, les Palestiniens Aujourd’hui, tous ces éléments sont en train de nous tuer.” la Süddeutsche Zeitung.
disent qu’ils se rendent simple- viennent s’ajouter à une situa- La veille, à quelques encablures
ment sur leurs terres. Et, là où tion extrêmement instable qui de là seulement, mais de l’autre ●●● À Gaza, l’insoutenable
les colons parlent de “vivre en peut dégénérer à tout moment. côté d’un fossé qui se creuse de fragilité de la vie. Déplacé
jour en jour, une autre foule en par la guerre et désormais
BANDE
deuil s’était rassemblée. Dans une réfugié dans le camp
3,3 millions de Palestiniens vivent
DE en Cisjordanie (Jérusalem-Est incluse). colonie proche de Goush Etzion, de Rafah, dans le sud de
GAZA
Environ 700 000 colons israéliens Moriel et son épouse Mehola fai- la bande de Gaza, un juriste
sont présents dans 250 implantations.
saient leur shiva [“deuil”] chez palestinien livre dans Daraj
eux. Leur fille Rinat, 23 ans, qui un témoignage glaçant sur
chantait si bien, a été assassi- la situation humanitaire.
née le 7 octobre dernier lors de
l’attaque du festival Supernova. ●●● À Khan Younès,
Moriel explique qu’il a vu dans le quotidien insoutenable
l’assassinat de sa fi lle la main des déplacés du nord
des Amalécites, les ennemis des de Gaza. Une journaliste
Jourdain
Israélites dans la Bible. établie à Khan Younès,
“Ces gens-là sont comme les ville du sud de l’enclave
Allemands pendant l’Holocauste, palestinienne, raconte
Mer CISJORDANIE
JORDANIE
cingle-t-il. Ce ne sont pas des gens, les conditions très difficiles
Méditerranée
ce ne sont pas des êtres humains. des dizaines de milliers
C’est autre chose. Il faut les détruire. de déplacés ayant fui le Nord
Ramallah Tous, sans exception. Les petits, après l’ordre d’évacuation
ISRAËL les grands, les aînés, les frères, les donné par Israël.
sœurs, les mères. Ils descendent Ils manquent de tout
tous du Mal. Il faut les rayer de la et ne sont pas épargnés
Jérusalem-Ouest surface de la Terre.” par les bombardements
Jérusalem-Est —Louise Callaghan, israéliens. Mais une solidarité
Bethléem publié le 22 octobre sociale s’est construite.
Sde Boaz
te r
●●● En vidéo : voilà à quoi
Mer Mo
Ligne verte (ligne
d’armistice de 1949) ressemblent les tunnels
Hébron SOURCE du Hamas. Les autorités
israéliennes disent préparer
THE SUNDAY TIMES une offensive terrestre
Londres, Royaume-Uni dans la bande de Gaza
Hebdomadaire, 647 000 ex. pour “éradiquer le Hamas”.
10 km
thesundaytimes.co.uk Mais sous la surface de
Fondé en 1822, ce journal ce territoire de 41 kilomètres
Zones A et B Sous contrôle civil de l’Autorité palestinienne conservateur a fusionné de long très densément
Zone C “Glacis” colonial sous contrôle exclusif de l’armée israélienne avec The Times en 1967. peuplé, un “deuxième
Colonies israéliennes Habitations et terres annexées
L’enfant chéri de Rupert étage” est caché, rappelle
Murdoch est aujourd’hui The Wall Street Journal.
Jérusalem-Est Annexée unilatéralement par Israël en juin 1967
l’un des meilleurs Détruire ces tunnels est loin
Mur de sécurité : construit en construction journaux du dimanche, d’être une tâche aisée.
SOURCE : OCHA (UNITED NATIONS OFFICE FOR THE COORDINATION OF HUMANITARIAN AFFAIRS), OCHAOPT.ORG
en tout cas le plus lu. Explications en vidéo.
12. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
—The Sunday Times,
extraits (Londres)
L Algériens rêvent
e plus vieux café de Béjaïa
[en Petite Kabylie, dans
l’est du pays] est encadré
de bâtiments en ruine datant de
l’époque coloniale française. La
clientèle est masculine : les plus
âgés y boivent du café très sucré en
fumant des cigarettes, tandis que
les jeunes font défiler les vidéos
sur TikTok. Parfois, ils lèvent les
yeux et regardent vers le port, au
nord, et plus loin vers l’Europe.
C’est de cette ville balnéaire
de presque 200 000 habitants
que sont partis les ancêtres de
Nahel Merzouk. [La mort par
balle du jeune homme de 17 ans
tué par un policier] à Nanterre,
en juin dernier, a déclenché dans
toute la France des émeutes d’une
ampleur inégalée depuis plus de
dix ans. Le président Macron
a d’abord qualifié le décès du
jeune homme d’“inexplicable”
et lancé un appel au calme. Puis,
lorsque les manifestations contre
les violences policières ont dégé-
néré en incendies et en pillages,
il a déployé plus de 45 000 poli-
ciers dans les rues et instauré des
couvre-feux.
Le sort de Nahel a attristé les
clients du café, mais ne les a pas
surpris. Le jeune homme était
né et avait grandi à Nanterre,
une banlieue parisienne. C’est
Immigration. Les jeunes
toujours de la France
La mort de Nahel a été très commentée en Algérie, mais elle n’a en rien
découragé une jeunesse algérienne qui rêve, éveillée, d’émigrer.
là qu’il a été abattu, après avoir
refusé d’obtempérer lors d’un
contrôle routier.
“Nous n’avons pas été éton-
nés par son assassinat, ni par les
émeutes qui ont suivi”, commente
Idir, 42 ans, entrepreneur, avant de
se lancer dans une liste très pré-
cise d’exemples de violences com-
mises par l’État français contre
des Algériens. C’est “la routine”,
ajoute-t-il.
Un pays jeune. Un dixième de
la population française est né
à l’étranger. Les Algériens sont
les plus nombreux : ils repré-
sentent 13 % des immigrés.
Dans les semaines qui ont suivi
sa mort, Nahel est devenu un
symbole des inégalités raciales en
France : plus d’un quart (28 %) des
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
↓ ÀBéjaïa, en Algérie. À gauche, “Monsieur Sea”, un passeur de 20 ans.
À droite, Mohammed Hawari, ici avec sa mère, qui a disparu en mer.
Photo Jo Daniel/The Sunday Times/News Licensing
été vue plus d’un million de fois.
Une autre montre des migrants
filmer avec leur smartphone des
dauphins qui sautent près d’une
embarcation en bois.
Rêve de paradis. Certaines
vidéos sont accompagnées par
la musique du rappeur algérien
Soolking. Il a vécu dix ans dans
la clandestinité en France avant
de régulariser sa situation et de
devenir célèbre. “Sans visa, sans
papiers, on viendra même à pied.
[...] Sans adresse, sans visa, emme-
nez-moi loin de la misère”, dit-il
dans sa chanson Sans visa.
Abdel, un enfant de 10 ans qui
vit dans la banlieue d’Alger, la
capitale, regarde sur Facebook
des selfies pris au pied de la tour
Eiffel. Tous les exemples de réus-
site qu’il a vus dans sa courte vie
lui ont été donnés par ceux qui
gagnent de l’argent à l’étranger
et l’envoient au pays.
Ce qu’il ne voit pas, c’est le
nombre de personnes dispa-
rues pendant le voyage (au cours
des cinq dernières années, six
migrants par jour en moyenne
sont morts en essayant de
rejoindre l’Espagne par la mer,
depuis l’Algérie), ni la solitude
et la paranoïa qui sont le lot des
sans-papiers, ni l’exploitation
des travailleurs clandestins, ni
les logements surpeuplés.
“Je vais aller en Europe, gagner
de l’argent et m’acheter ma propre
voiture”, dit-il en faisant battre
ses longs cils. L’odeur qui vient
d’une plateforme pétrolière toute
proche, la fumée des feux de forêt
et de la montagne de déchets plas-
tiques brûlant derrière lui le font
habitants qui sont nés à l’étran- plus de 3 000 livres [3 500 euros], tousser pendant qu’il rêve des
ger vivent dans la pauvreté rela- soit 8 % des 36 000 livres terres qui l’attendent de l’autre
tive et un cinquième (21 %) des [42 000 euros] de la France. côté de la Méditerranée. “C’est
jeunes issus de cette population Dans toutes les familles algé- vraiment le paradis ?” demande-t-il.
sont au chômage, contre 11 % riennes, il y a des harraga (lit- L’envie de partir a gagné
dans les deux cas pour les per- téralement “ceux qui brûlent” presque toutes les couches de
sonnes nées en France. Ces écarts [leurs papiers]), des personnes la société et vide le pays de
sont considérablement qui ont détruit leurs ses meilleurs talents, comme
plus importants qu’au documents d’iden- les médecins et les ingénieurs.
Royaume-Uni et aux tité [pour échapper à Plus de 15 000 médecins algé-
États-Unis. l’expulsion] avant de riens exercent en France, dont
Pourtant, chaque REPORTAGE prendre le bateau pour 1 200 arrivés l’année dernière.
année, des dizaines l’Europe. Dans un pays Khouria a 17 ans. C’est une
de milliers d’Algériens partent rongé par la corruption et le népo- jeune fille de la classe moyenne
pour le pays de l’ancien occu- tisme, nombreux sont ceux qui originaire de Béjaïa. Elle constate :
pant colonial. Pourquoi ? pensent qu’il n’y a pas vraiment “Tous les élèves de ma classe veulent
L’Algérie est un pays jeune : la d’autre façon de réussir. s’enfuir d’ici.”
moitié de ses 45 millions d’habi- TikTok est inondé de vidéos Elle parle plusieurs langues et
tants a moins de 30 ans. Et bien de harraga qui filment leur tra- rêve de devenir architecte. “Même
que riche en ressources, c’est versée. Une vidéo de jeunes gar- lorsque vous venez d’une bonne
aussi un pays pauvre, avec un çons en route pour l’Espagne famille et que vous sortez d’une
revenu par habitant d’un peu sur un petit bateau à moteur a bonne école, votre candidature est
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
rejetée au profit des fils ou des neveux
issus des élites. Alors, à quoi bon?”
Beaucoup de jeunes femmes
de son âge, poursuit-elle,
attendent que leur amoureux
parti en Europe revienne avec
suffisamment d’argent pour leurs
noces, comme promis, puis elles
apprennent qu’il s’est marié à
l’étranger pour régulariser sa
situation.
L’Algérie est une république
présidentielle, mais sous la férule
de l’armée et du parti au pou-
voir. L’ONG américaine Freedom
House l’a classée parmi les pays
“non libres”. Les sondages poli-
tiques réalisés en Algérie même
ne sont pas fiables mais selon le
Baromètre arabe, un réseau de
Le nombre de
traversées illégales
a triplé depuis 2019,
dépassant les 13 000
en 2021.
chercheurs indépendants, 95 %
des Algériens pensent que le sys-
tème politique a besoin d’être
réformé.
La corruption est le problème
le plus urgent à leurs yeux, suivie
par le déclin de l’économie.
Bien que l’Algérie soit le plus
grand pays d’Afrique et le neu-
vième exportateur mondial de
gaz naturel liquéfié, elle n’a pas
réussi à diversifier son économie :
le pétrole et le gaz représentent
93 % de ses exportations.
Le salaire moyen est d’envi-
ron 230 livres [260 euros] par
mois. Les Algériens les mieux
payés, avec 620 livres [710 euros]
par mois en moyenne, sont ceux
qui travaillent dans l’extraction
du pétrole et du gaz. Seules 16 %
des femmes ont un emploi, bien
que 67 % d’entre elles ont fait des
études supérieures, contre seule-
ment 41 % des hommes.
L’approvisionnement ali-
mentaire dépend en partie des
importations, notamment le blé,
le sucre et l’huile de tournesol.
Le principal pays fournisseur
étant l’Ukraine, les consomma-
teurs ont vu les prix augmenter
jusqu’à 17 % à la suite de l’inva-
sion russe.
Les autorités du pays coopèrent
rarement avec les gouvernements
européens qui cherchent à expul-
ser les Algériens en situation
irrégulière, ce qui a poussé le pré-
sident français Emmanuel Macron
à réduire [en septembre 2021] le
quota de visas accordés aux res-
sortissants de l’Algérie.
Depuis 2009, il est illégal de
quitter le pays sans visa, mais
l’argent envoyé par les migrants
à leur famille est bien accueilli
par un État qui peine à off rir
des opportunités économiques
à ses citoyens.
Le nombre de traversées
illégales recensées a triplé
depuis 2019, dépassant les
13 000 en 2021. Selon l’agence
européenne de protection des
frontières (Frontex), deux tiers
des migrants détectés sur les
côtes espagnoles sont algériens.
Le chiff re réel, en incluant les
entrées non détectées, est pro-
bablement beaucoup plus élevé.
Les Algériens ont présenté
l’année dernière trois fois plus
de demandes de visa Schengen
que les années précédentes, avec
presque 400000 dossiers dépo-
sés, et déboursé pour cela 31 mil-
lions d’euros en frais. L’Algérie
est le cinquième plus gros deman-
deur de visas pour l’Europe, der-
rière la Russie, la Turquie, l’Inde
et le Maroc. Elle a aussi le taux
de refus le plus élevé parmi ces
pays, avec 80 %. L’année dernière,
la France a accordé 111 000 visas
à des ressortissants algériens.
La détermination des jeunes
Algériens à partir travailler à
l’étranger et la faible chance d’y
parvenir par la voie légale ont
fait prospérer le trafic d’êtres
humains.
Said Bahari, un jeune homme
de 20 ans au visage poupin qui
se fait appeler “Monsieur Sea”
[Monsieur Mer], n’est qu’un
petit poisson dans ce domaine.
Il a commencé à l’âge de 15 ans,
lorsqu’il a été payé 500 livres
[570 euros] pour garder un
bateau en attendant que les
FRANCE
ESPAGNE
Alger
Oran
Océan
Atlantique Mostaganem
MAROC
ALGÉRIE
500 km
passeurs trouvent le bon moment
pour partir. Il voulait gagner de
[entre 2200 et 5700 euros] pour
un “service rapide” sur un bateau
l’argent pour faire lui-même la
traversée un jour et rejoindre la
avec un moteur puissant. Les
clients corpulents et lourds sont
France, où il a des cousins.
Mais il a vite compris que
facturés plus cher que les légers :
“Si on veut un billet bon marché, il
conduire des bateaux chargés faut se mettre au régime.”
de migrants lui rapporterait bien
plus que de travailler dans la “Au fond de la mer”. “Monsieur
cuisine d’un restaurant fran- Sea” veut casser l’image du pas-
çais pour moins que le salaire seur de clandestins qui recherche
minimum. uniquement le profit et ne se
La première fois, il a amené soucie pas de la sécurité de ses
dix personnes en Espagne depuis clients : “Lorsque vous êtes vous-
Oran et gagné 6 000 livres même un passager, vous faites
[6 800 euros] , soit l’équivalent attention à la sécurité.”
de plus de deux années de travail Il a récemment fait demi-tour
pour un Algérien moyen. peu de temps après avoir pris la
Après quelques traversées à mer parce que le bateau a com-
peine, il avait de quoi construire mencé à se remplir d’eau, une
une maison de quatre étages pour décision qui lui a coûté plusieurs
sa famille. Les passeurs comme lui milliers d’euros.
peuvent gagner de l’argent aussi L’année dernière, le jour de
bien à l’aller, en transportant des Noël, Mohammed Hawari, 41 ans,
migrants vers l’Espagne, qu’au a quitté le port de Mostaganem
retour, en ramenant en Algérie [dans le nord-ouest de l’Algé-
des produits illicites. rie] pour l’Espagne. Il voulait
Après avoir déposé un baiser rejoindre ses frères en France.
sur le front de sa mère rayon- Rester chez lui et ne pas pou-
nante de fierté, le jeune homme voir subvenir aux besoins de sa
montre sa nouvelle terrasse avec femme et de ses enfants était
vue sur Oran. Il n’a pas grand- pire que tout ce qui l’attendait
chose à faire pour trouver des peut-être en France.
clients et dort jusqu’au milieu Il a cessé de donner des nou-
de l’après-midi, lorsque la cha- velles au bout de vingt-quatre
leur commence à décliner. heures. Le bateau sur lequel il
Sa clientèle a bondi depuis qu’il avait pris place a disparu. Sa
propose ses services sur TikTok. femme a donné naissance à leur
“C’est beaucoup plus facile à orga- quatrième enfant peu de temps
niser maintenant, explique-t-il. après, un garçon qui ne connaî-
Et on peut toucher tout le pays. tra peut-être jamais son père.
Nos clients sont majoritairement “S’il vous plaît, parlez de lui au
des Algériens, mais beaucoup de présent, demande sa mère. Il est
Marocains prennent d’abord un drôle. Il est gentil. C’est mon fils.”
billet d’avion pour venir ici parce Dans la maison où il vivait, une
que les traversées sont beaucoup bâtisse délabrée sans chauffage
plus surveillées chez eux. Il y a aussi ni eau courante, on voit encore
beaucoup de Syriens.” les dessins de ses enfants grif-
Les prix sont les mêmes pour les fonnés sur les murs et leurs san-
Algériens comme pour les étran- dales Hello Kitty oubliées sur le
gers et vont de 2000 à 5 000 livres sol. “Parfois je me dis qu’il a été
capturé par la police, puis je me
demande pourquoi il n’a pas appelé.
ITALIE Et parfois, je le vois au fond de la
mer, confie-t-elle.
Mer
Méditerranée “Aucune sanction contre les pas-
seurs ou les assassins prise par
la France n’empêchera les gens
Béjaïa de partir, poursuit la mère de
Mohammed. Nous avons besoin
d’opportunités et de liberté en
Algérie, c’est le seul moyen d’em-
pêcher que d’autres familles
COURRIER INTERNATIONAL
Petite TUNISIE
Kabylie connaissent elles aussi cette souf-
france, cette blessure qui ne gué-
rira jamais.”
LIBYE —Jo Daniel,
publié le 5 août
FRANCE. 13
Un débat
qui vire
très à droite
C’est dans un climat
perturbé, en pleine
menace sécuritaire,
que le gouvernement
français présentera
la très clivante
loi immigration
au Parlement.
C
ette fois-ci doit être
la bonne. Maintes fois
annoncé, puis ajourné,
enfin présenté au printemps, puis
enterré jusqu’à nouvel ordre, le
controversé projet de loi immigra-
tion arrive au Sénat le 6 novembre.
Son historique législatif est déjà
chaotique. Et, en fin de compte,
le contexte dans lequel seront
discutés les articles réformant
la politique d’immigration fran-
çaise est très tendu, constate la
presse étrangère.
“L’assassinat du professeur
Dominique Bernard à Arras
a apparemment eu raison de la
patience du gouvernement d’Em-
manuel Macron”, note le quotidien
“Le gouvernement
français est prêt à
aller à l’encontre
du droit européen.”
Reaction,
SITE BRITANNIQUE
catholique espagnol El Debate. Si,
sur le plan international, le pré-
sident français vient d’afficher, à
Jérusalem, sa détermination dans
la lutte contre le terrorisme, ren-
chérit Reaction, “cette fermeté se
reflète dans la politique intérieure
française”. “Le gouvernement fran-
çais est prêt à aller à l’encontre du
droit européen en matière de droits
de l’homme afin d’expulser des délin-
quants étrangers, notamment des
islamistes radicalisés”, enchaîne
le site britannique.
Concrètement, interrogé sur le
texte “le plus ferme depuis trente
ans”, le ministre de l’Intérieur
disait assumer le fait de ne plus
attendre le jugement de la Cour
européenne des droits de l’homme
(CEDH) avant d’expulser → 14
14. FRANCE
↓ Emmanuel Macron.
Dessin de Tiounine paru
dans Kommersant, Moscou.
13 ← une personne considérée
comme dangereuse. Depuis l’as-
sassinat d’Arras, la question de
l’efficacité des OQTF (obliga-
tions de quitter le territoire fran-
çais) occupe une place centrale
dans le débat. “Paris est disposé
à payer les amendes qu’il faudra”,
constate El Debate.
Gérald Darmanin “est convaincu
que, avec la montée du risque ter-
roriste dans un contexte de guerre
entre Israël et Gaza, l’opinion
publique sera de son côté”, sou-
ligne The Times, à Londres. Le
ministre n’a donc pas hésité à se
précipiter sur la loi, “tentant de lui
donner l’air d’être tout droit sortie
d’un tiroir de l’extrême droite”,
écrit la Süddeutsche Zeitung, en
Allemagne. L’autre réorientation
envisagée pour le texte conforte
cette idée. Sous la pression de la
droite, une disposition chère à
l’aile gauche du camp présiden-
tiel pourrait se trouver sur la sel-
lette : l’article 3, qui prévoit un
titre de séjour particulier pour
les travailleurs sans papiers dans
les métiers en tension.
On sort ainsi du “en même
temps” présidentiel, pour le Times,
qui voit dans la loi immigration
un texte “conçu pour plaire aux
électeurs de la droite traditionnelle
et de la droite dure qui votent géné-
ralement pour les Républicains ou
pour le Rassemblement national de
Marine Le Pen”. Mais le ministre
ne va-t-il pas trop loin ? À l’ap-
proche du vote sur ce texte déci-
sif, certains s’interrogent dans la
presse internationale.
“Gérald Darmanin peut porter
haut la ligne droitière dont
Emmanuel Macron a besoin pour
répondre aux peurs d’un pays qui
ne lui a pas donné de majorité par-
lementaire”, écrit Le Temps, en
Suisse. Sans oublier que plus
tard, en 2027, l’ancien disciple de
Nicolas Sarkozy pourra “embras-
ser plus à droite encore, dans un
paysage politique qu’il faudra recom-
poser post-Macron”.
Mais pour l’heure, nuance The
Times, le ministre hyperactif “se
voit reprocher, à cause de cette ligne
dure, de saper le deuxième mandat de
Macron en abandonnant les valeurs
proeuropéennes chères au président”.
L’idée est reprise également dans la
Süddeutsche Zeitung. Le quotidien
de centre gauche voit Darmanin
en opposition avec les appels à
l’unité formulés ces jours-ci par
le chef de l’État, qu’il “sabote avec
ses provocations et en brisant des
tabous à peu près tous les jours”.
“Darmanin ne cesse d’en rajouter.
Sans nécessité. Au lieu d’apaiser les
esprits, sa stratégie ne fait qu’alimen-
ter la psychose”, juge le quotidien.
L’examen du projet de loi immi-
gration à l’Assemblée nationale a
été avancé au 12 décembre.
—Courrier international
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
La réponse répressive
aux émeutes urbaines
La possibilité d’un
encadrement militaire
des délinquants, des stages
de parentalité ou des travaux
d’intérêt général pour
responsabiliser les familles :
le gouvernement sort
l’artillerie lourde quatre mois
après les émeutes urbaines
du mois de juin, commente
le quotidien belge Le Soir.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Pour Courrier international, le journaliste
AU-DESSUS britannique John Lichfield, correspondant
en France de The Local et de Politico, livre
DE LA MÊLÉE son regard sur la Coupe du monde de rugby.
C’est la fin
du Mond...ial
Le néoaficionado John
Lichfield fait le bilan de
ses huit semaines de cure
d’ovalie, entre joies
et crève-cœurs.
J
’ai un aveu à faire. Je n’ai jamais
vraiment été fan de rugby.
Mes deux frères y jouaient
quand nous étions jeunes. Ma femme
adore. Mais pas moi. J’ai toujours pré-
féré le ballon rond.
Comme des millions de Français,
j’ai subi une intense cure d’ovalie au
cours des deux derniers mois. Selon un
de mes voisins normands, “c’est abso-
lument passionnant. Malheureusement,
les trois quarts du temps, je ne com-
prends pas ce qui se passe”.
Pour les authentiques adeptes, le
rugby est le plus beau sport du monde.
Et pour eux, le grand événement de la
semaine passée n’était pas le conflit
au Moyen-Orient, ni la possible fin du
monde, mais bien la fin de la Coupe
du monde de rugby.
Voici donc un compte rendu per-
sonnel de ce Mondial de rugby 2023.
Parlons d’abord de l’organisation.
Après la débâcle de la finale de la
Ligue des champions (ballon rond) au
Stade de France l’année dernière – et
à quelques mois des Jeux olympiques
d’été –, le gouvernement français
misait sur ce Mondial pour restau-
rer la réputation et la note globale
Le rugby peut
être la symbiose
parfaite du cérébral
et du brutal.
de la France sur Booking.com en
tant que nation organisatrice d’évé-
nements sportifs.
Mission accomplie ? Oui, pour
l’essentiel.
Les débuts n’ont pas toujours été
faciles, avec d’importants retards
dans les transports et de longues
files d’attente à l’entrée des stades.
À Marseille et à Bordeaux, on s’est
également retrouvé à court de bière.
Cela était en partie dû à la canicule
tardive des deux premières semaines
de septembre. Les réserves de bière
étaient suffisantes, mais on n’avait
pas de quoi les refroidir. Même chose
d’ailleurs pour les esprits des sup-
porteurs. Sur la fin du tournoi, en
revanche, dans le froid et la pluie, tout
marchait comme sur des roulettes.
Note : 7 sur 10.
Passons maintenant au côté
spectacle.
Il y a eu trois finales : deux en quarts,
puis la véritable finale. Le tirage au
sort des équipes a été fait il y a trois
ans. Et les quatre meilleures équipes
du monde – Irlande, Afrique du Sud,
France et Nouvelle-Zélande – se sont
retrouvées dans le même groupe.
Résultat : le tournoi a atteint son
paroxysme sportif trop tôt. Comme
dirait feu Jacques Chirac, “il a fait
pschitt”.
Les quarts de finale France-Afrique
du Sud et Irlande–Nouvelle-Zélande
figurent parmi les plus belles ren-
contres de l’histoire du rugby (selon
un observateur plus qualifié que
moi). Elles auraient dû se dérouler
en demi-finales.
Le résultat aurait peut-être été dif-
férent. Peut-être pas.
Les vrais perdants ont été les bars
et les hôtels de Paris. Les tarifs des
nuitées ont diminué de deux tiers sur
le dernier week-end. La consomma-
tion de bière, homérique dans les pre-
miers jours, s’est effondrée.
Bilan du spectacle : 6 sur 10.
Mon opinion sur le rugby a-t-elle
changé ?
Oui. Il s’agit effectivement du sport
le plus extraordinaire du monde – par
moments. Sur des matchs entiers ou
pour dix minutes de pure magie, le
rugby peut être la symbiose parfaite
du cérébral et du brutal, un mélange
entre les échecs et le combat de sumos.
Mais il y a aussi les autres matchs,
ceux d’un ennui si profond qu’ils vous
donnent envie de trucider votre télé
à coups de télécommande. Les règles
de ce sport sont tellement complexes
que l’on fait appel à des panels d’ar-
bitres à distance.
Samedi, un sublime essai a été
refusé aux All Blacks en raison
d’une entorse à une règle obscure
cinq minutes plus tôt. C’est comme
regarder un film dans lequel le réali-
sateur fait constamment des retours
en arrière pour changer le montage.
L’arbitrage vidéo pose déjà pro-
blème sur les terrains de football – il
ruine à présent le sport que j’aime par
intermittence.
—John Lichfield
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. La folle tournée
dont Trump est le “messie”
Véritable grand-messe de l’extrême droite religieuse américaine, le ReAwaken America Tour
sillonne les États-Unis depuis trois ans en mélangeant allègrement prophéties apocalyptiques,
théories du complot et soutien quasi religieux à Donald Trump.
—Los Angeles Times, extraits
(Los Angeles)
E
ntre deux rangées de toilettes
mobiles, des candidats au baptême
font la queue devant un bassin en
aluminium. L’un après l’autre, ils s’im-
mergent et ressortent de l’eau unis dans
un grand dessein : être les nouveaux sol-
dats de Donald Trump. Non loin, du rock
chrétien résonne sous un vaste chapiteau.
Là, des pasteurs prient et pratiquent le
rituel de l’imposition des mains sur les
personnes venues assister au ReAwaken
America Tour [“Tournée pour rÉveiller
l’Amérique”]. Voilà trois ans que cette
grand-messe de l’extrême droite reli-
gieuse américaine tourne dans tous les
États-Unis.
Créé par le général à la retraite Michael
Flynn (un partisan de Trump qui a joué
un rôle clé dans les manœuvres pour ren-
verser le résultat de la présidentielle de
2020) et par Clay Clark, un homme d’af-
faires et podcasteur de l’Oklahoma, l’évé-
nement fédère aussi bien les tenants de
la mouvance Maga [acronyme de “Make
America Great Again”, ou “Rendre sa
grandeur à l’Amérique”] que des conspi-
rationnistes de QAnon et des prophètes
de l’apocalypse.
Durant deux jours, au mois d’août, dans
la banlieue de Las Vegas, quelque 70 inter-
venants sont venus clamer, pêle-mêle, que
les vaccins sont un poison qui mènera
le monde à sa perte, que des dirigeants
mondiaux forment un vaste réseau pédo-
criminel et que l’élection présidentielle
américaine de 2020 a été volée. Avec,
en toile de fond, le même refrain catas-
trophiste : si Trump ne revient pas à la
présidence, c’en est fini de l’Amérique.
Dieu veut la victoire de Trump en 2024,
ont-ils martelé, et il est du devoir des chré-
tiens de faire en sorte que cette victoire
advienne. “Celui qui règne là-haut, nous le
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
connaissons, et je suis convaincue qu’il a sa
main sur Donald Trump”, a par exemple
déclaré Lara Trump, la belle-fille de l’an-
cien président : “Dieu est engagé dans cette
élection. Je le sens, au plus profond de moi.”
Ils sont déjà des milliers d’Américains
à avoir assisté à une date de la tournée
ReAwaken America, passée dans plusieurs
dizaines de villes du pays. C’est Clay Clark
qui l’a lancée en 2021, d’abord en réaction
aux restrictions sanitaires prises pendant
la pandémie de Covid-19. Puis, avec le sou-
tien de Michael Flynn, la tournée s’est mise
à promouvoir le nationalisme chrétien et
les théories du complot. Et depuis un an, le
Maga Tour met de plus en plus l’accent sur
“Celui qui règne là-haut,
je suis convaincue qu’il a sa
main sur Donald Trump.”
Lara Trump,
BELLE-FILLE DE L’ANCIEN PRÉSIDENT
la réélection de Trump. Comme ici à Vegas,
où plusieurs orateurs le désignaient comme
le “président légitime” et des prophètes auto-
proclamés le présentaient comme l’“élu de
Dieu”. Tous assuraient que sa réélection est
nécessaire pour sauver le pays des griffes
du mal. “Tout comme Jésus notre Seigneur
m’a sauvé, je suis profondément convaincu
qu’il délivrera Trump et sauvera notre pays
qui est aux prises avec les pires dangers”, a
prédit Roger Stone, l’ancien conseiller poli-
tique de Trump.
Appels à la mort. Dans ces rassemble-
ments, la rhétorique se fait parfois vio-
lente. Quand l’animateur radio d’extrême
droite Stew Peters a appelé de ses vœux la
mort de Hunter Biden, le fils du président
démocrate, et celle de l’ancien conseiller
à la santé de la Maison-Blanche Anthony
Fauci, la foule coiffée de casquettes rouges
floquées du slogan “Make America Great
Again” a éclaté de rire. “Soyons clairs. On
a des comptes à rendre devant Dieu, mais
pas seulement, a-t-il lancé. Une fois que
[Fauci] aura été condamné, au terme d’un
procès court et rapide, il sera pendu au bout
d’une corde… Quand [Hunter Biden] sera
condamné, il ira… à la mort !”
Il fut un temps où, en politique, être asso-
cié à ce genre d’événement, c’était mettre
un coup d’arrêt définitif à sa carrière.
Aujourd’hui, au ReAwaken America Tour
viennent défiler tous ceux qui comptent
dans la galaxie Trump. Outre Roger Stone
et Lara Trump, Donald Trump Jr. et sa com-
pagne, Kimberly Guilfoyle, se sont aussi
exprimés à Vegas. On a également pu voir
sur scène l’avocate de Trump Alina Habba,
ainsi que Kash Patel, un ancien du minis-
tère de la Défense qui siège aujourd’hui
au conseil d’administration du Trump
Media & Technology Group, l’opérateur
du réseau social Truth Social.
Dans son discours, le fils Trump a lancé
une sombre mise en garde sur l’élection à
venir, enjoignant à l’auditoire de contrer
l’opposition venue de la droite classique :
“Nous devons nous réveiller et faire table
rase, faute de quoi ce sera le début de la fin de
tout ce que nous connaissons aujourd’hui.”
La désaffection des républicains modé-
rés pour Trump a rendu l’extrême droite
d’autant plus essentielle à sa réélection,
considère Clyde Wilcox, professeur à
l’université Georgetown. Si les théories
du complot et le fondamentalisme chré-
tien se font entendre dans le Parti républi-
cain depuis les années 1990, rappelle-t-il,
aucune grande figure politique ne leur
avait donné autant de place. “Trump a
vraiment augmenté la visibilité et la portée
[de l’extrême droite], précise-t-il, et beau-
coup lui rendent quelque chose qui tient du
culte de la personnalité.”
Pendant toute la conférence, deux
peintures grandeur nature trônaient sur
scène. Sur la première, Trump figurait
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

↙ Un portrait géant de Trump entouré de ses fils Don Jr. et Eric sert de décor
à la scène, ici à Las Vegas. Photo Wally Skalij/Los Angeles Times/TNS

en majesté devant un drapeau améri- Le public venu assister au ReAwaken

cain flottant au vent, flanqué de ses fils. Tour s’y sent comme dans un “safe space”,
Sur l’autre, Michael Flynn, le “général de un refuge. Linda Hoy, 62 ans, venue en Chaque mois, découvrez
l’Amérique”, comme on le surnomme ici, voisine de Henderson, dans le Nevada,
était représenté en uniforme d’apparat disait être là “pour passer deux jours avec les événements et
devant un pygargue à tête blanche traver- des gens comme moi, des patriotes qui vivent les avantages réservés
sant un ciel strié d’éclairs. D’autres por- dans la crainte de Dieu et l’amour de Jésus,
traits de l’ancien président – déchirant sa et pour entendre ce que les intervenants ont
aux abonnés de
chemise sur un costume de super-héros à dire sur notre santé et sur ce que l’on peut Courrier international.
ou en champion de boxe torse faire pour sauver notre pays du
nu – étaient en vente au stand communisme”.
de produits dérivés. De nombreux stands de pro-
À la tribune, les intervenants duits dérivés proposaient des
faisaient sans cesse référence REPORTAGE tee-shirts, des purificateurs
à la campagne électorale de d’eau, des œuvres d’art ou du LIVE OPÉRA
Trump, à ses démêlés avec la justice, et au matériel de fitness. Une entreprise du Recevez un code pour visionner
fameux mugshot, la photo d’identité judi- nom de Redemption Shield [“Bouclier de Turandot, de Giacomo Puccini,
ciaire prise à Atlanta lors de son incul- la rédemption”] vantait ses produits censés en live depuis l’Opéra de Paris,
pation pour ses agissements durant la protéger leurs utilisateurs des fréquences via la plateforme POP,
campagne présidentielle de 2020. “Quand de la 5G. La docteure Stella Immanuel, qui le 7 novembre.
Trump a été arrêté, le Seigneur m’a parlé défend l’idée que l’hydroxychloroquine
très clairement : ‘Souviens-toi, qui d’autre guérit le Covid-19, y tenait un stand de
ont-ils arrêté ? Jésus. Et comment cela compléments alimentaires.
s’est-il terminé pour eux ?’” a lancé sur Comme lors d’autres étapes, les orga-
scène le youtubeur Bo Polny, obsédé par nisateurs de la tournée ont eu toutes les
l’or et les cryptomonnaies, avant d’ajou- peines du monde pour trouver un site,
ter : “Gardez-vous bien de toucher à ceux raconte Clay Clark, et le grand chapiteau
que j’ai choisis, c’est la Bible qui le dit.” climatisé installé dans un parc dans le nord
de Las Vegas leur a coûté 600 000 dollars,
“Quand Trump a été car de nombreux lieux les avaient refou-
arrêté, le Seigneur m’a lés, redoutant de “nuire à leur réputation”.
parlé très clairement : Les participants, eux, bénéficiaient d’un
tarif préférentiel au Trump International
‘Souviens-toi, qui d’autre Hotel, situé sur le Strip, la célèbre avenue
ont-ils arrêté ? Jésus.’” des casinos.
Bo Polny, YOUTUBEUR Si la tournée peine à trouver des lieux GUIDE
où s’installer, c’est notamment parce que Tentez de remporter un BANDE DESSINÉE
Michael Flynn a annoncé que le l’association Faithful America a demandé Guide Évasion Oman, Jouez pour gagner
ReAwaken America Tour se produi- aux élus locaux de ne pas accorder de proposé par Hachette. un album papier de la BD
rait tous les mois jusqu’à l’élection de permis à ses organisateurs et exhorté les de Víctor L. Pinel Échecs,
novembre 2024, usant d’une rhétorique entreprises à ne pas leur louer de locaux. collection “Grand Angle”
guerrière pour décrire les efforts néces- (Bamboo Édition).
saires pour soutenir Trump : “Ces gens ne Les “sbires de Lucifer.” Son direc-
se rendent pas compte de ce qui les attend, teur, le pasteur Nathan Empsall, indique
jamais nous ne baisserons les bras, jamais que son association a financé l’installa-
nous ne nous rendrons !” tion de panneaux publicitaires mobiles JEU DE
Assimilant la campagne présidentielle autour de la manifestation à Las Vegas. SOCIÉTÉ
à une juste et noble bataille, les orateurs “Le nationalisme chrétien, et le nationalisme Tentez de
invités sur la tournée dénoncent devant chrétien blanc en particulier, est sans doute remporter
les participants l’“État profond” qui les aujourd’hui la plus grande menace qui pèse
l’extension
maltraite et les manipule, eux, leur santé sur la démocratie américaine et sur l’Église,
Harmonies
et leurs proches. D’autres intervenants souligne-t-il. Et le ReAwaken America Tour
moins célèbres et des personnalités issues est l’une des expressions les plus décomple- du jeu
de médias de droite se mêlent à la foule, xées de ce nationalisme chrétien.” Pour lui, CINÉMA de société
distribuant accolades et dédicaces. cette tournée n’a rien à voir avec la foi, Recevez un code pour Dixit.
En quittant l’estrade de Las Vegas, Ian c’est une affaire de pouvoir et de politique, découvrir En attendant
Smith, qui s’est fait une petite notoriété et les chrétiens ont le devoir de dénoncer les hirondelles, de Karim
pendant le confinement en refusant de ce que font Clay Clark et Michael Flynn. Moussaoui, via Universciné.
fermer son club de gym du New Jersey, Pendant ce temps, sous le chapiteau, la
a reçu maintes tapes sur l’épaule. Micki désinformation et les théories du complot
Witthoeft, la mère de la Californienne Ashli allaient bon train. Un orateur expliquait
Babbitt, émeutière abattue par la police qu’un projet mondial est en cours pour
lors de l’assaut contre le Capitole, le 6 jan- fusionner l’être humain et la machine et
vier 2021, peinait à traverser la foule tant contrôler les populations grâce à l’intelli-
elle était sollicitée. Elle était venue col- gence artificielle. Maria Zeee, qui se présente
lecter des fonds pour financer la défense comme une journaliste indépendante venue
des émeutiers mis en cause dans l’insur- d’Australie, assurait que des techniques de
rection du Capitole. modification météorologique sont → 18
18. AMÉRIQUES
17 ← actuellement mises en œuvre pour
prendre le contrôle de l’Amérique, et qu’un
petit groupe de dirigeants mondiaux s’ap-
prête à interdire l’accès à l’argent et aux
voyages à toute personne n’étant pas vac-
cinée. “Voilà ce qui va se passer si nous n’ar-
rêtons pas ces sbires de Lucifer”, arguait-elle.
Des exclamations ont agité l’assistance
à l’écoute de l’enregistrement du prédica-
teur sud-africain Kim Clement, aujourd’hui
disparu, qui aurait prophétisé la présidence
de Trump avant son élection, en 2016. Sa
fille, Donné Clement Petruska, a qualifié
les participants de “guerriers d’un nou-
veau millénaire”. Et de haranguer la foule :
“Vous êtes ce peuple que mon père a vu, les
derniers fidèles qui exécuteront la volonté
divine en réveillant et en sauvant ce pays.”
Comme le souligne l’universitaire Clyde
Wilcox, une frange de l’extrême droite
religieuse a embrassé l’idée de Trump en
sauveur, et tant pis si ses actes sont aux
antipodes de leurs convictions. “Si tout
s’effondre, si le danger est immense, nous
sommes alors en droit de fermer les yeux
sur ses défauts en tant que personne, car il
arrive que Dieu élève un homme fort pour
faire ce qu’il y a à faire – voilà la théologie
que ces gens se construisent”, analyse-t-il.
la soirée
des abonnés
Le vendredi 17 novembre à 18h30
à l’auditorium du groupe Le Monde,
67/69 avenue Pierre Mendès-France, 75013 Paris .
Vous êtes abonné ? Courrier international vous ouvre ses portes.
Découvrez les coulisses de votre hebdomadaire
préféré et venez rencontrer la rédaction.
Au programme notamment :
Table ronde : “la France vue d’ailleurs”, avec
les correspondants de la presse étrangère.
Atelier : la fabrique de la une
La soirée sera suivie d’un cocktail.
Inscrivez-vous courrierinternational.com/soiree-abonnes-novembre-2023
La veille de l’ouverture de la conférence,
une centaine de personnes étaient rassem-
blées sous le chapiteau pour une soirée
organisée par l’organisation Pastors for
Trump. Les ministres du culte ont droit
à un tarif réduit pour assister à la tour-
née. “De nos jours, dans ce pays de liberté,
les impies s’en prennent au président Trump
VÉRANE COTTIN
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
↓ Un moment de prière durant
le ReAwaken Tour, à Las Vegas.
Photo Wally Skalij/Los Angeles Times/TNS
parce qu’il s’efforce de nous protéger”, assu-
rait le pasteur John Bennett, ex-président
du Parti républicain de l’Oklahoma et
ancien député au Parlement local.
Selon Jackson Lahmeyer, cofondateur de
Pastors for Trump, l’organisation a recruté
plus de 10 000 ministres du culte à travers
le pays afin de mobiliser l’électorat évan-
gélique en vue de l’élection de 2024. “S’ils
votent pour leurs valeurs, mes amis, je vous
garantis qu’ils voteront Trump”, se félicite-
t-il. Julie Green, prophétesse autoprocla-
mée, certifiait aux pasteurs présents que
c’est à la fois une guerre révolutionnaire
et une guerre civile qu’ils ont à livrer
aujourd’hui. Invitant l’auditoire à la prière,
elle l’a averti : “Non seulement il est attaqué,
mais c’est nous tous qui sommes attaqués.”
Un meeting de radicalisation. Trump
et nombre de ses partisans s’attachent à
dresser un tableau cataclysmique du monde
actuel et à rallier les groupes religieux à
leur cause, constate Ruth Ben-Ghiat, pro-
fesseure d’histoire à l’université de New
York et spécialiste du fascisme, de l’au-
toritarisme et des menaces sur la démo-
cratie. Pour elle, le ReAwaken America
Tour est un “meeting de radicalisation”.
“Les dirigeants autoritaires trouvent tou-
jours du soutien et des alliés dans les ins-
titutions religieuses, alors qu’ils sont bien
souvent hérétiques, observe-t-elle. Ils ont
besoin d’instaurer un climat de crise pour
mieux s’ériger en sauveurs.”
Alex Newman, à la tête d’un site Internet
d’extrême droite, a cité la Bible à la tri-
bune : “Tant que nous ne ferons rien, ils
continueront à voler les élections. Notre pays
est en guerre”, a-t-il rugi. Suspendu à ses
paroles, le public tentait de se rafraîchir
en s’éventant à l’aide de feuillets annon-
çant la fin du monde. Il faisait 41 °C. La
climatisation était en panne. Mais rien ne
pouvait entamer la motivation des fidèles.
—Sarah D. Wire (de Las Vegas),
publié le 13 octobre
Revue
de presse
Un coup de force
au Congrès
Le républicain Mike Johnson,
élu falot de Louisiane, a été
désigné président de
la Chambre des représentants.
Grâce au soutien décisif
de Donald Trump.
L
e mouvement Maga [Make America
Great Again, ‘Rendre sa grandeur
à l’Amérique’] a son speaker”,
constate le site Axios. Le républicain
Mike Johnson, député trumpiste peu
en vue jusqu’ici, a été élu président de la
Chambre des représentants le 25 octobre,
au bout de trois semaines de blocage du
Congrès. L’élu de Louisiane prend donc la
tête de la chambre basse à majorité répu-
blicaine, succédant à Kevin McCarthy,
l’ex-speaker destitué le 3 octobre à l’insti-
gation d’une frange radicale d’élus trum-
pistes. Avant lui, trois candidats – Steve
Scalise, Jim Jordan et Tom Emmer –
avaient échoué à obtenir une majorité.
“Le seul […] capable d’unir les républicains
de la Chambre est apparemment celui qui
n’a pas [été en poste] assez longtemps pour
se faire des ennemis”, commente Axios, qui
rappelle que l’avocat de 51 ans, entré au
Congrès en 2016, n’a jamais présidé de
commission. C’est aussi une figure qui
satisfait “les républicains les plus intransi-
geants”, souligne The New York Times. Ce
chrétien évangélique “partage l’idéologie
profondément conservatrice de son mentor,
l’élu de l’Ohio Jim Jordan, mais n’a pas son
profil conflictuel ni son style tranché. En
fait, il n’a pas de profil du tout.”
Mike Johnson, qui avait “joué un rôle
clé dans les tentatives juridiques pour ren-
verser les résultats de l’élection présiden-
tielle de 2020”, a surtout un avantage
décisif : le soutien de Trump, complète
The Guardian. L’ex-président et actuel
candidat à la présidentielle de 2024 avait
lui-même torpillé la troisième candida-
ture, celle de Tom Emmer, trop modéré
à son goût.
Au bout du compte, ce long feuilleton
“révèle à quel point Trump tient encore les
républicains d’une main de fer”. Le nouveau
speaker va rapidement devoir faire face à
plusieurs défis, prévient Axios. Dont l’un
pressant : le Congrès a jusqu’au 17 novembre
pour éviter un shutdown, une fermeture
partielle de l’administration fédérale, faute
d’accord sur son financement.
—Courrier international
 La nouvelle réalité des
inégalités dans le monde

Questions internationales n° 121

10,90 € (papier), 7,49 € (numérique)
Disponible depuis le 4 octobre 2023
Dans ce numéro :
- Les inégalités de revenus et de patrimoine
- Femmes-hommes : des inégalités qui perdurent
- La démocratie minée par les inégalités ?
- Inégalités d’accès à l’éducation et aux systèmes de santé
- Les migrations, causes et conséquences des inégalités

La Turquie et le conflit russo-ukrainien

Prochainement :
Canada : une politique étrangère originale
La paix perpétuelle : une longue quête

Questions internationales no 122

Fracturation(s) Questions Questions
Entretien
avec Thierry de Montbrial
Entretiens
avec Michel Duclos et Robert Frank
internationales

internationales

internationales internationales
et Michel Foucher
La politique européenne de cohésion Les Balkans à l’heure de la guerre d’Ukraine

20 ans de relations internationales

Le prochain numéro « Fracturation (s).
L’Iran, le Caucase et l’Asie centrale Les enjeux mémoriaux dans l’Union européenne Le Pakistan, État sous tension
Le pétrole vu par Hollywood La stratégie indopacifique de la France Le Japon et Taïwan
Godzilla : entre risque climatique et péril nucléaire

La France
Questions

Questions

20 ans de relations internationales » fait

le point sur les profonds changements Ukraine dans le monde
entre Est et Ouest
que le monde a subis au cours des deux
dernières décennies : climat, éclipse du
No 122 Décembre-janvier 2024

No 117 Février-mars 2023

No 118 Avril-mai 2023

multilatéralismes, démocratie illibérale,

Nos 119-120 Mai-août 2023

nouvelles technologies….
3’:HIKTSJ=YVU^UY:?a@b@l@r@a";

3’:HIKTSJ=YVU^UY:?a@l@l@i@a";
3’:HIKTSJ=YVXUUY:?k@b@a@r@a";

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20. AMÉRIQUES Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

↙ Dessin de Falco,
MEXIQUE Cuba.

Gloria, l’infatigable malgré la mort de son mari. Elle Gómez, dui a travaillé à diverses

COURRIER INTERNATIONAL
leur a permis de faire des études, reprises avec Gloria Cañez.
É TA T S - U N I S

militante tuée de
elle a repris les rênes de toutes Après le meurtre de son mari,
ÉTAT DE

Si e r
les affaires de son mari, elle par- Gloria Cañez s’est éloignée un CHIHUAHUA
tait travailler dans la montagne… temps de la vie publique. Elle a

ra
Chihuahua

51 balles dans la peau

M
C’était une femme courageuse à cessé de monter dans la sierra,

ad
tout point de vue. Très déterminée de participer à des assemblées,

re
Sierra de

oc
Chihuahua
dans ses engagements.” Celle qui d’être la porte-étendard de la

ci
(Tarahumara)

de
Elle se battait depuis trente ans pour récupérer la décrit est l’une de ses amies, contestation. “Elle a dit un jour :

nta
qui tient à garder l’anonymat ‘Rien ne m’est plus cher que la

le
des terres appartenant à son peuple, les Rarámuri. pour sa sécurité. Elle a peur que vie de mes enfants’, raconte son Océan MEXIQUE
Pacifique
Lorsque Gloria Cañez Chávez a été assassinée début la même bande criminelle qui a amie. Elle est restée un certain Mexico

septembre, elle venait d’obtenir enfin gain de cause. assassiné Gloria Cañez Chávez
et sa fille revienne terminer sa
sale besogne, c’est-à-dire élimi-
ner ceux qui osent parler dans
la sierra de Chihuahua.
Ici, dénonce-t-elle, le cartel de
Sinaloa et ses filiales locales ont
imposé depuis longtemps la loi
du silence, profitant de l’indiffé-
rence active de la police.
Victoire juridique. Les mafias
contrôlent le business de l’abat-
tage d’arbres et de la vente de
bois dans cette région. Or Gloria
Cañez Chávez venait d’obtenir
enfi n la concession des terres
qu’elle réclamait depuis trente
ans, pour elle et 60 autres per-
sonnes, “dans leur majorité des
Rarámuri et quelques métis”.
Les autorités elles-mêmes
reconnaissent que ces assassi-
nats ont été motivés par l’ex-
ploitation des terrains forestiers.
“Nous savons de source sûre que ce
crime est lié à un différend concer-
nant les exploitations forestières,
qu’il est l’œuvre d’une bande orga-
nisée de la région”, assure le pro-
cureur de district du sud de l’État
[de Chihuahua].
Cette déclaration suscite l’in-
dignation des parents des vic-
times. “Qu’on ne vienne pas nous
raconter qu’ils ne savent pas quelle
—El País México, extraits travailler la terre comme leurs organisation criminelle sévit dans
(Mexico) ancêtres l’avaient fait avant eux. la région”, lance l’amie de Gloria
temps en marge du mouvement,
avant de décider de reprendre la
lutte.” Elle conciliait la défense
du territoire rarámuri avec le tra-
vail dans la sierra, sur une petite
parcelle où elle faisait paître ses
vaches et plantait des cultures.
Il a fallu beaucoup batailler
pour récupérer la terre. Les pay-
sans ont dû démontrer devant les
tribunaux que les terrains appar-
tenaient aux Rarámuri, que leurs
grands-parents avaient habité
là avant tout le monde. Gloria
Cañez a raconté un jour à son
amie : “J’ai dû retrouver des photos
de mes ancêtres pour prouver que
ces terres leur appartenaient.”
L’affaire était compliquée,
car les propriétaires des ejidos
[terrains communautaires] qui
entouraient leurs terres esti-
maient que ces terrains leur
revenaient de droit. Il n’était pas
étonnant qu’ils viennent abattre
des arbres sans autorisation, la
propriété des terres étant encore
contestée devant les tribunaux.
Et la main invisible qui dirige
cette activité est celle des cartels.
“Aujourd’hui, au Chihuahua,
les bandes organisées contrôlent
la totalité du commerce du bois. Ils
se partagent les ejidos, ils décident
où va le bois, qui sont les inter-
“Au Chihuahua,
les bandes organisées
300 km
cas, comme celui de Joaquín
Molina Covarrubia, commis-
saire de l’ejido de la Pinta, dans
la communauté de Balleza, criblé
de balles en mars dernier. “Nous
avons plusieurs fois réclamé la
présence permanente de l’armée,
car en réalité [les mafieux] n’ont
de respect que pour les soldats.
La police municipale et la police
fédérale sont corrompues. Comme
chacun sait, la criminalité organi-
sée est un monstre, il s’est emparé
de cette région, on l’a laissé grandir
et voilà les conséquences. Il y a des
communautés ici dans la sierra qui
ont été abandonnées après plusieurs
assassinats.”
Exode. “Il y a une communauté
qui s’appelle l’ejido Los Lirios,
elle s’est vidée de ses habitants, ils
ont fui dans d’autres régions du
Chihuahua, dans d’autres villes.
On ne laisse pas les gens vivre
et travailler, personne ne veut
revenir.”
Gloria Cañez et sa fille ont été
les dernières victimes d’une ter-
rible réalité. Elles avaient réussi
à obtenir que le tribunal des
affaires agricoles reconnaisse leur
communauté comme propriétaire

G
lor ia Ca ñez C hávez
“n’avait peur de rien”, elle
était “courageuse”, c’était
une “infatigable militante”. Cette
femme avait des convictions si
enracinées qu’il a fallu 51 balles
pour la réduire au silence après
trente ans de lutte, l’assassinat de
son mari en 2014 et des décennies
d’hostilité.
Elle bataillait pour récupérer
les terres de ses grands-parents,
ces terrains forestiers qui, his-
toriquement, appartiennent aux
Rarámuri, un peuple indigène
de la sierra de Chihuahua. Elle
voulait que les siens puissent
Gloria Cañez Chávez est morte
un samedi, le deuxième de sep-
tembre, criblée de balles. Les tirs
provenaient d’armes identiques
à celles qui équipent les soldats
de l’Otan, mais aussi de vieux
fusils soviétiques et de pistolets
comme ceux qu’utilise la police
des États-Unis. Tout un arsenal
de guerre pour truffer de plomb
deux femmes sans armes : elle et
sa fille, Sally Avella Cañez, qui
avait eu la malchance de l’accom-
pagner à ce moment-là. Les deux
femmes avaient respectivement
63 et 23 ans.
“Gloria voulait que ses enfants
s’en sortent, et elle y est parvenue,
Cañez Chávez : “Il n’y a pas à
chercher très loin, ils ont endeuillé
des familles entières, c’est le cartel
de Sinaloa.”
Ce n’est pas la seule déclara-
tion du ministère public à avoir
irrité ceux qui connaissaient
Gloria Cañez. Le ministère public
a fait valoir que cette femme
n’était ni militante ni défenseur
de la terre, ce qui revient à ne pas
reconnaître qu’il s’agit d’un crime
politique. “De l’avis de tous, Gloria
était une combattante infatigable,
attachée à la protection de son ter-
ritoire et de sa communauté – ce qui
faisait d’elle une vraie militante des
droits humains”, assure Gabino
contrôlent la totalité
du commerce du bois.”
UNE AMIE DE
GLORIA CAÑEZ CHÁVEZ
médiaires. Ce sont eux aussi qui
contrôlent la distribution de bière,
de sodas, de [chips] Sabritas. Ils
contrôlent tout”, énumère l’amie.
Un modèle de capitalisme sau-
vage fondé sur la force des armes.
Les assassinats de dirigeants
communautaires, de paysans ou
simplement de gens qui haussent
le ton sont monnaie courante
dans la région. L’amie de Gloria
Cañez cite de mémoire plusieurs
légitime des terres. Cette déci-
sion de justice était l’aboutisse-
ment d’une lutte entamée dans
les années 1970 par ses grands-
parents. En laissant cet héritage
à sa communauté, la militante a
creusé sa propre tombe.
“Le vide que laisse la mort de
Gloria sera impossible à combler,
se lamente Gabino Gómez. Toute
une communauté se retrouve orphe-
line. Ce n’était pas seulement une
militante, ils ont tué une mère de
famille, une tante, une amie et,
comme si cela ne leur suffisait pas,
ils ont aussi abattu sa fille.”
—Alejandro Santos Cid,
publié le 18 septembre

Solidaire, démocratique et humaine,
itinéraire d’une banque mutualiste
engagée auprès des associations
En cultivant sa différence, le Crédit Mutuel s’appuie sur
ses valeurs humanistes pour accompagner le secteur associatif.
Sans doute y a-t-il un défi à prétendre qu’une
banque peut être solidaire. Pourtant, cette
banque existe bel et bien. On pense évidem-
ment à un établissement implanté localement,
très proche de ses clients, mais on doit à la
vérité de révéler qu’il s’agit aussi d’une
grande banque bien solide… et surtout,
qu’une part de ses clients ne sont pas
seulement des clients mais des sociétaires.
Et que cela change tout !
Sa nature mutualiste et sa recherche du bien
commun lui confèrent un lien particulier
avec tous les acteurs de l’économie sociale et
solidaire. Elle est la banque privilégiée des
associations : plus d’une sur quatre1 l’a
choisie pour partenaire. Sa différence tient
dans sa volonté de faire rimer solidarité avec
1
Source : Enquête CES - CNRS Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Centre de Recherche sur les Associations, 2021-2022
2
Source : Stress-test BCE – juillet 2023
modernité. Deux principes qu’elle conjugue
dans le monde associatif dont la vitalité
dépend toujours du respect de valeurs
humaines, de la proximité, mais aussi de
l’adaptation à de nouveaux impératifs :
digitalisation, transition énergétique… Le
Crédit Mutuel l’a compris et apparaît comme
un étonnant trait d’union entre deux
mondes : d’un côté, la banque française la
plus solide 2 selon le cla ssement de
la Banque centrale européenne, et de l’autre,
celle qui propose des livrets solidaires dont
les intérêts sont reversés à un certain type
d’associations.
Concilier performance et valeurs de
solidarité lui confère un statut à part, qui
s’adapte en tous points au monde associatif.
Pas d’actionnaires, pas de capitaux dans les
mains de puissants investisseurs, mais
8,6 millions de clients-sociétaires qui
participent à la gouvernance.
La réussite tient dans le développement de
ce modèle aux antipodes du système
bancaire capitaliste. L’idée fondatrice date
de 1846 lorsqu’en pleine disette, Frédéric-
Guillaume Raiffeisen, bourgmestre d’un
village de Rhénanie, crée une « Association
pour le pain » en mettant en commun le blé
des paysans pour nourrir la population.
Six ans plus tard, il crée une association cha-
ritable qui accorde des prêts. Aujourd’hui,
l’état d’esprit et les principes demeurent
identiques : humanisme, bénévolat, non-
centralisation, gouvernance participative…
PUBLICITÉ
Dans chacune des 2 000 caisses locales du
CréditMutuel,lesclients-sociétairesparticipent
aux assemblées générales selon le principe
démocratique : une personne, une voix !
Au niveau national, l’organe central au statut
d’association « loi 1901 » exerce un contrôle
sur les caisses et en défend les intérêts.
Dans cette logique, il a créé, en 2009, Asso-
ciathèque, une formidable boîte à outils et
mine d’informations constamment mise à
jour à la disposition des associations. Elle
constitueunélémentfortdel’accompagnement
des associations de toutes tailles et de toutes
natures — sportives, culturelles, sociales,
éducatives… Accompagnement, solidarité,
inclusion, adaptation… Le Crédit Mutuel
montrerait-il la voie d’une économie plus
humaine pour demain ?
PUBLICITÉ
ACCOMPAGNER, AIDER, MODERNISER :
LES 3 ACTIONS D’UNE BANQUE
ENGAGÉE AUPRÈS DES ASSOCIATIONS
Si le Crédit Mutuel compte 550 000 organisations à but non
lucratif parmi ses clients, c’est grâce à sa proximité avec
le monde associatif, et à l’accompagnement qu’il met en
pratique dans la vie quotidienne des associations.
Un accompagnement au plus près
« Notremodèled’organisationetdegouvernance
avec nos clients-sociétaires élus, qui intègrent
les conseils d’administration de nos caisses
locales, nous rend particulièrement crédibles
auprès des associations, estime Nicolas
Frouin, délégué départemental de Vendée
pour la Caisse fédérale du Crédit Mutuel
Océan. Nous les accompagnons, quel que soit
leur taille ou leur domaine d’activités, aussi
bien dans le sport ou la culture que dans le
secteur social. Notre soutien passe aussi par
des “enveloppes solidarité” remises aux per-
sonnes en difficulté. Nous avons par exemple
organisé un appel aux dons abondé par le
Crédit Mutuel pour accompagner 56 enfants
en situation de handicap. Nous accompagnons
SOS Femmes Vendée qui aide des femmes
victimes de violences conjugales et d’accidents
de la vie. Nous avons aussi répondu par une
participation concrète à “L’Outil en main” qui
favorise l’inclusion des jeunes par des retraités
de l’artisanat en leur apprenant un métier. »
En Vendée, le Festival Poupet fournit un
exemple intéressant d’accompagnement du
Crédit Mutuel dans le domaine culturel.
« C’est une fête de village qui a bien grandi,
explique Nicolas Frouin. Elle vit maintenant
grâce à ses 400 bénévoles et attire près de
120 000 spectateurs chaque été. Nos salariés
viennent donner des coups de main à titre
bénévole, et nous participons avec plaisir au
rayonnement de cet événement intergénéra-
tionnel. De fait, nous sommes organisés pour
accompagner les très grands festivals (Les
Francofolies de La Rochelle par exemple) et
aussi pour donner les moyens à nos caisses
locales d’être aux côtés des festivals ou des
soirées de concert beaucoup plus modestes
parce qu’elles sont capables de fédérer énor-
mément localement. » Les premiers contacts
avec une association partent le plus souvent
d’une relation bancaire, et très vite apparaît
l’utilité pour le territoire, par le développe-
ment et le lien social qu’elle va créer. « Nous
sommes un acteur économique de proximité
sur un territoire, et sommes utiles par les
moyens financiers et matériels que nous
pouvons lui consacrer. Il arrive assez souvent
qu’un des membres de l’association fasse
partie de nos conseils d’administration. Cette
alchimie se déroule plutôt bien, parce que
quand on sait qu’une association est dyna-
mique, avec une équipe dirigeante qui va
relever des défis intéressants, on a d’autant
plus envie de s’engager. »
Le Crédit Mutuel Océan dispose d’un réseau
dédié qui s’appuie souvent sur les respon-
sables d’agence. « Ce sont les interlocuteurs
privilégiés du monde associatif, poursuit
Nicolas Frouin. Ils développent toute une
gamme de services. » De plus, le site
Associathèque, grande boîte à outils réac-
tualisée en permanence avec des conseils
d’experts, complète cet accompagnement au
quotidien pour toutes les phases de la vie
d’une association.
Un accélérateur d’inclusion
et de solidarité
« Nous sommes au plus près des problèmes
locaux, déclare Constant Reibel, président
de l’Union des Banques alimentaires du
Grand Est et président du conseil d’adminis-
trationdelaFédérationfrançaisedesBanques
alimentaires. Au plus près des personnes
dans la précarité et donc en mesure de réagir
le plus rapidement possible. C’est là, le paral-
lèle avec le Crédit Mutuel. L’an dernier, par
exemple, j’ai pu fédérer l’ensemble des caisses
du Crédit Mutuel du Bas-Rhin, qui ont participé
au financement pour l’acquisition d’un camion
de 60 000 euros destiné à la Banque alimen-
taire du département. »
Les 79 Banques alimentaires réparties sur
tout le territoire national soutiennent
2,4 millions de personnes en difficulté à
travers 6 029 associations partenaires. Elles

regroupent 7 400 bénévoles (120 000 le jour
de la grande collecte de novembre) et
600 salariés, dont un bon nombre bénéficie
de contrats aidés, de contrats d’insertion qui
débouchent notamment sur les métiers
de la logistique.
Laurence Champier, directrice fédérale des
Banques Alimentaires tient à souligner le
niveau de participation particulièrement élevé
du Crédit Mutuel : « C’est la première entreprise
qui nous aide à hauteur de 5 millions d’euros.
Le Crédit Mutuel nous a entendus parce nous
demandions de l’argent dans un but précis,
celui d’aider les Banques alimentaires sur tout
le territoire. Nous sommes une plateforme logis-
tique solidaire alimentaire avec 600 camions
et des centaines de milliers de mètres carrés
d’entrepôts et de chambres froides. Tout cela
fonctionne avec des énergies dont les coûts ont
augmenté avec l’inflation. Le Crédit Mutuel
nous aide à la fois à apporter une aide alimen-
taire de qualité à toutes les associations
partenaires et à soutenir les producteurs
locaux puisque la Banque alimentaire achète
la moitié des produits localement. C’est
vraiment unecéconomie circulaire vertueuse. »
Une simplification et une modernisation
par la digitalisation
L’accompagnement des associations s’étend
aussi aux usages digitaux. Stéphane Rabecq,
responsable animation commerciale et
marchés au Crédit Mutuel Maine-Anjou,
Basse-Normandie, incite les associations à
franchir le pas. « La digitalisation concerne
toutes les associations, à commencer par les
plus petites comme un club de pêche à la ligne
de 30 adhérents, jusqu’à certaines grandes
organisations comme la Fédération Française
de Tennis qui a choisi le Crédit Mutuel comme
unique intervenant pour toutes les opérations
de collecte de cotisations et de centralisation
de ses différentes associations affiliées. Autre
exemple avec La Marche des roses, associa-
tion qui, pendant Octobre rose, organise des
campagnes de sensibilisation contre le cancer
du sein. Elle est passée du tout physique au
tout digital. Auparavant, il fallait se rendre à
tel endroit à telle heure pour s’inscrire.
Maintenant, les adhérents s’inscrivent en ligne
24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Lorsqu’on
commence à parler digitalisation à une
association, elle comprend très vite tous
les avantages qu’elle peut en retirer. Une
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plateforme numérique permet par exemple les remboursements.
des inscriptions et le paiement des cotisa- « De plus, les associations qui n’ont pas de
tions par internet, édite les bulletins d’adhésion, locaux pour recevoir leurs adhérents peuvent
sécurise les flux en évitant au trésorier de ouvrir une boutique digitalisée pour vendre
pointer les chèques et les remises d’espèces. » leur “goodies”, leurs textiles, ajoute Stéphane
Cette plateforme permet également de Rabecq. Et tout cela pour un coût zéro, sans
lancerdesappelsauxdons,ouducrowdfunding, aucune commission sur les paiements. Les
et de gérer des événements, la billetterie bénévoles se libèrent ainsi de tâches
d’un événement et peut même, en cas fastidieuses pour se consacrer à l’activité de
d’annulation, effectuer automatiquement leur association. »
UN NOUVEAU CALCULATEUR CARBONE
PRESENTÉ AU FORUM DES ASSOCIATIONS
Avec plus de 5 000 participants et 100 partenaires, le Forum National
des Associations et Fondations, qui s’est tenu le 18 octobre dernier au
Palais des Congrès de la porte Maillot, est devenu l’événement
incontournable de la rentrée de l’économie sociale et solidaire (ESS).
Doublement partenaire, puisque les experts du site Associathèque y
assuraient également une présence active, le Crédit Mutuel a tenu un
stand pour proposer un accompagnement aux associations, et a
organisé une conférence sur le thème : « Diminuer l’empreinte carbone
de ses activités dans l’économie sociale et solidaire : pourquoi,
comment ? ».
À cette occasion, la banque mutualiste a présenté un nouvel outil en
ligne, un calculateur carbone développé par l’UDES (Union des
employeurs de l’économie sociale et solidaire) et ABC (Association pour
la transition Bas Carbone) pour permettre à chaque structure de l’ESS
de mesurer l’empreinte carbone de l’ensemble de ses activités,
d’évaluer sa responsabilité dans les émissions carbone et de
se décider à agir.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Allemagne. L’émergence
d’une gauche populiste
L’élue Sahra Wagenknecht entend combler le vide politique entre la gauche
radicale et l’extrême droite. L’ancienne communiste a annoncé le 23 octobre la
création d’un parti qui pourrait séduire les deux bords de l’échiquier politique.
—Deutsche Welle, extraits
(Bonn)
S
es rapports avec la gauche
radicale de Die Linke n’ont
jamais été simples. Sahra
Wagenknecht vient d’y mettre
un point final : elle a claqué la
porte du parti. La docteure en
économie de 54 ans a annoncé
vouloir fonder un nouveau parti
à son nom, l’Alliance Sahra
Wagenknecht pour la raison
et la justice (Bündnis Sahra
Wagenknecht, BSW).
Sahra Wagenknecht avait
apporté de l’eau au moulin de la
rumeur au gré des interviews. Si
elle saute le pas aujourd’hui, c’est
sans doute parce que les sondages
prédisent à un parti dont elle
prendrait les rênes des scores à
deux chiffres aux élections. Dans
une enquête récente de l’institut
de sondage Civey pour le média
T-Online, 20 % des personnes
interrogées se disent ainsi prêtes
à donner leur voix à un parti pré-
sidé par Sahra Wagenknecht.
Son ancien parti, Die Linke, est
à l’inverse en perte de vitesse. Au
début d’octobre, il n’est pas par-
venu à décrocher les 5 % requis aux
élections régionales de Bavière
et de Hesse, si bien qu’il n’est
plus représenté dans aucun Land
de l’Ouest. Il n’y a plus désor-
mais qu’à Hambourg et à Brême,
deux villes-États, que Die Linke
garde un pied dans des Parlements
régionaux.
“Petites gens”. Dans l’Est,
Die Linke a perdu presque par-
tout son statut de parti populaire
capable de rafler plus de 20 %
des suffrages. Le soutien solide
dont il bénéficiait autrefois était
lié aux racines du parti, succes-
seur du Parti socialiste unifié
d’Allemagne, le SED. Cette for-
mation était la seule, à l’époque
de la partition de l’Allemagne,
à tenir les manettes du pouvoir
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
sous la dictature communiste
est-allemande, jusqu’à la chute
du mur de Berlin, en 1989.
C’est lorsque le SED a perdu
son monopole, à l’issue de cette
révolution pacifique, et changé
de nom que Sahra Wagenknecht,
née en RDA, a décidé de mus-
cler son engagement au sein du
parti. En 2009, elle est élue pour
la première fois au Bundestag, le
Parlement fédéral allemand, et
prend la tête du groupe parle-
mentaire avec Dietmar Bartsch
lorsqu’elle y retourne en 2015. Die
Linke devient alors la première
force d’opposition.
À l’époque déjà, des dissen-
sions se font jour au sein du parti.
Wagenknecht fait partie de ceux
qui s’opposent à la politique d’ou-
verture des frontières aux réfu-
giés. Par ailleurs, elle reproche
au parti de négliger les territoires
et les “petites gens” au profit des
milieux individualistes et cosmo-
polites des grandes villes.
La conséquence de ces
divergences sera la création
du mouvement de rassemble-
ment transpartisan Aufstehen
[“Debout”, en français], qu’elle
cofonde en 2018. Mais le souf-
flé créé par l’alliance Aufstehen
retombe vite. En 2019, Sahra
Wagenknecht essuie un nou-
veau revers : pour des raisons
de santé, elle quitte la direction
du groupe au Bundestag. Elle-
même parlera publiquement de
“surmenage”. Après s’être remise
d’aplomb, elle recandidate à la
députation en 2021.
Elle ne doit cependant son
mandat qu’aux trois députés élus
directement lors de ce scrutin. [En
“Beaucoup de gens
votent extrême droite
sous le coup de la
colère et du désespoir.”
Sahra Wagenknecht
Allemagne, chaque électeur pos-
sède deux voix aux législatives,
l’une sert à élire directement un
candidat, l’autre à élire une liste.]
C’est cela uniquement qui permet
à Die Linke de reprendre pied au
Parlement avec 39 députés, alors
que le parti avait raté d’un cheveu
la barre des 5 %. Cette spécificité
électorale allemande doit être sup-
primée – c’est en tout cas le sou-
hait des partis au pouvoir, à savoir
les sociaux-démocrates, les Verts
et les libéraux. De quoi nourrir les
craintes de Die Linke, qui risque
de rater son retour au Bundestag
aux législatives de 2025.
Sahra Wagenknecht pourrait
alors combler le vide laissé par
Die Linke avec son nouveau parti.
“Beaucoup de gens ne savent plus
pour qui voter, ou votent extrême
droite sous le coup de la colère et du
désespoir”, affirmait-elle le jour
de la présentation de son projet
à Berlin. Quand elle dit “extrême
droite”, Sahra Wagenknecht fait
allusion à l’Alternative pour
l’Allemagne (Alternative für
Deutschland, AfD), une forma-
tion surveillée par les renseigne-
ments allemands, qui a repris
le rôle que tenait jusque-là Die
Linke, celui de parti contestataire.
Un constat que faisait Sarah
Wagner, politologue à l’université
de Mannheim, dans une inter-
view donnée à la Deutsche Welle
au mois d’août : “On voit que la
question migratoire, en particu-
lier, est très étroitement associée à
↙ Un passant interpelle Sahra
Wagenknecht en lui montrant la
flèche rouge du parti AfD :
“Madame Wagenknecht, vous avez
perdu quelque chose !” Dessin de
Marian Kamensky, Autriche.
Wagenknecht.” Quand on regarde
les gens qui voteraient pour Sahra
Wagenknecht, poursuit-elle, on
s’aperçoit qu’ils ne sont pas sim-
plement opposés à l’ouverture des
frontières, mais qu’ils affichent
des opinions conservatrices. Qui
“peuvent aussi prendre la forme du
climatoscepticisme ou d’une oppo-
sition aux droits des communautés
LGBTQI”, constate la chercheuse
dans ses travaux sur l’AfD.
Pour la politologue, le nouveau
parti de Sahra Wagenknecht a des
chances de siphonner des voix à
l’extrême droite. “Ce sont des élec-
teurs qui sont plutôt remontés contre
la démocratie, qui ont une attitude
plutôt conservatrice. Beaucoup ont
du mal avec l’AfD mais ne voient
pas d’autre parti pour lequel voter.”
Sahra Wagenknecht parle
d’“espace vacant”. Lors de la pré-
sentation de son projet, elle a mis
en avant la multiplication des
guerres et des conflits, et le risque
d’escalade. “Et il a fallu que ce soit à
ce moment-là que la République fédé-
rale hérite de ce qui est sans doute le
pire gouvernement de son histoire.
Un gouvernement imprévoyant, à
la vue courte, voire tout bonnement
incompétent.” Sont-ce là les mots
d’une populiste ? Bon nombre de
ses détracteurs et détractrices
répondent depuis longtemps à
cette question par l’affirmative.
—Marcel Fürstenau,
publié le 23 octobre
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Sahra Wagenknecht,
la “Rosa Luxemburg” qui
tente de révolutionner
la gauche allemande
Le journal conservateur
Die Welt dresse
le portrait de celle qui
concentre en elle l’histoire
de la social-démocratie
allemande.
 La Poste.
La Poste – SA au capital de 5 857 785 892 € – 356 000 000 RCS Paris – Siège social : 9, rue du Colonel Pierre Avia 75015 Paris

Ça crée des liens

entre nous.
Bureaux de poste, commerçants, mairies,
partout en France ce sont 35000 points de services
de La Poste proches de chez vous.
26. EUROPE
UKRAINE
“L’autre guerre” se poursuit
quand même
Invitée au festival littéraire de Lviv, cette reporter britannique se désole
de la relégation au second plan de l’agression russe du pays, symbolisée par
la remarque cinglante de son rédacteur en chef : “Tu t’es trompée de guerre.”
—The Spectator (Londres)
C
’est quand on m’a invi-
tée à soumettre des ques-
tions qui permettraient de
prouver mon identité en cas d’en-
lèvement que j’ai compris que j’as-
sistais à un salon du livre hors du
commun. J’ai participé à quelques
salons fort peu conventionnels,
et il m’est arrivé de faire des ren-
contres inhabituelles, comme
cette femme qui m’a demandé
de dédicacer un livre pour son
défunt mari, ajoutant qu’il était
en train de le lire quand il est
mort. Mais là, c’est mon premier
salon dans une zone de guerre.
Les organisateurs du Forum du
livre de Lviv nous ont
avertis poliment : “En
cas de frappe aérienne,
nous interromprons
l’événement.”
Une démonstration
de plus de la capacité
de résistance des Ukrainiens, bien
décidés à poursuivre leur vie en
dépit de l’agression russe.
Pourtant, quelques jours après
mon arrivée, cette guerre était
déjà devenue “l’autre guerre”. Sur
nos portables, des “alertes info”
nous annonçaient le massacre et
le rapt de jeunes et de personnes
âgées par des terroristes du Hamas
en Israël. Même vu d’un pays lui-
même victime d’une invasion bru-
tale, c’était ignoble. Et cela venait
nous remettre en mémoire la ques-
tion palestinienne, laquelle, alors
que je débutais comme correspon-
dante il y a vingt-cinq ans, était la
crise internationale la plus pres-
sante, mais dont nous avions tous
prétendu, d’une certaine façon,
qu’elle n’était plus d’actualité.
J’ai traversé la frontière polo-
naise en compagnie d’une autre
participante, la docteure Rachel
Clarke, spécialiste des soins pal-
liatifs, et autrice dont j’avais suivi
les tweets enflammés, émis depuis
la ligne de front des
hôpitaux britanniques
pendant le Covid. La
veille, j’avais regardé
Partygate, la docufic-
tion de Channel 4 sur
les fiestas orchestrées
à Downing Street pendant la pan-
démie, et je lui ai donc demandé
si elle l’avait vu. “Je n’ai pas pu m’y
résoudre, m’a-t-elle répondu. À
l’époque, c’est moi qui devais dire aux
gens qu’ils ne pourraient pas faire
leurs adieux à leurs proches mou-
rants, à cause des réglementations.”
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Au cours de notre long voyage
jusqu’à Lviv, nous avons évoqué à
quel point il était difficile d’obte-
nir que quiconque, au gouverne-
ment, se soucie des soins palliatifs,
financés aux deux tiers par des
associations caritatives. Alors,
que doit-il en être en Ukraine,
en pleine guerre, et où l’on ne
recense qu’une poignée de centres
de soins palliatifs soutenus par
l’État? C’est pourquoi Rachel, en
compagnie du neurochirurgien
BIÉLORUSSIE
POLOGNE
Kiev
UKRAINE
Préparatifs militaires
ukrainiens le long du Dniepr
MO.
Kherson
Odessa
ROUMANIE
ube
Dan
Zones aux mains des Russes ou des séparatistes prorusses
Principaux affrontements en cours
Principales offensives russes
Corridor ukrainien temporaire dans la mer Noire
↙ Dessin de Schrank paru dans
The Economist, Londres.
Henry Marsh, a créé l’organisa-
tion caritative Hospice Ukraine.
Depuis la frontière, elle met en
ligne des vidéos pour promou-
voir le projet.
Le festival se déroule dans un
lieu approprié, la tour poudrière,
un des rares vestiges des fortifica-
tions de Lviv datant du xvie siècle.
Le premier débat auquel j’assiste
a pour titre : “Peut-on être heu-
reux en temps de guerre?” La salle
est bondée, le public est essen-
tiellement composé de jeunes
femmes – les hommes sont partis
au combat. La réponse est non,
semble-t-il, et la colère est pal-
pable quand un auteur croate
met sur le même plan le chagrin
dû au deuil d’une mère russe et
d’une mère ukrainienne.
Pendant une discussion sur
“un plan Marshall pour l’Ukraine”,
la nouvelle tombe : le pays vient
d’être victime d’une des attaques
les plus meurtrières en dix-neuf
mois de guerre. Des missiles russes
ont frappé un café à Hroza, près
de Kharkiv, et tué 52 [59] per-
sonnes – un habitant sur six de ce
village minuscule. Cette attaque
en pousse certains à se deman-
der comment il est possible de
seulement parler de reconstruc-
tion – mais le drame ne fait pas la
une mondiale, comme cela aurait
été le cas il y a un an. La commu-
nauté internationale est “fatiguée
de l’Ukraine”, une réalité qui pèse
lourdement sur le festival, et qui
n’est en rien aidée par la récente
élection d’un dirigeant pro-Pou-
tine en Slovaquie, tandis que le
chaos règne au Congrès américain.
Comment trouver les mots
justes pour parler de la guerre,
voilà le thème central du Forum.
MO. Moldavie
R U S S I E
Dn
iep Avdiïvka
r Louhansk
Zaporijjia
Donetsk
Melitopol
Mer
d’Azov
CRIMÉE
Mer
Noire
250 km
Réseau de fortifications russes
Principales contre-offensives ukrainiennes
Des auteurs ukrainiens ont dit
qu’il était impossible d’écrire,
que le temps était venu de se
battre, et ils sont partis dans les
tranchées. D’autres considèrent
que la poésie est mieux à même
de traduire l’instant – jamais on
n’en a autant écrit. Entre-temps,
nous sommes nombreux à décou-
vrir des romanciers ukrainiens
comme Andreï Kourkov, auteur du
magique Pingouin. Kourkov écrit
en russe, sa langue maternelle,
bien que la plupart des librairies
ukrainiennes refusent de vendre
désormais des ouvrages en russe.
Aux morts. Quand Kourkov a pris
part à une rencontre à Toronto avec
la journaliste russe en exil Masha
Gessen, des auteurs ukrainiens se
sont insurgés, et le Forum a un
temps supprimé la page qui présen-
tait son événement d’ouverture, un
entretien enregistré entre Andreï
Kourkov et Jonathan Franzen. La
page a rapidement été remise en
ligne, ce qui a suscité la perplexité
quand Kourkov, depuis le festi-
val littéraire de Cheltenham [au
Royaume-Uni], a affirmé que l’évé-
nement avait été annulé. “Faut-il
que nous nous battions entre nous,
les choses ne sont-elles pas déjà assez
compliquées comme ça?” s’interroge
Sofia Tcheliak, directrice du pro-
gramme du Forum.
J’ai participé à une autre ren-
contre, “À la mémoire de Viktoria
Amelina”, poétesse, autrice et amie,
tuée en juillet par une frappe de
missile russe sur le restaurant Ria
Pizza, à Kramatorsk. Elle n’avait
que 37 ans, et c’est grâce à elle que
j’assiste au festival – c’est elle qui
m’a invitée, et elle avait promis
de me faire visiter ses endroits
préférés. Au lieu de cela, je me
SOURCES : BRADY AFRICK, INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR (ISW)
rends sur sa tombe, au cimetière
Lytchakiv. Outre des fleurs, des
amis y ont déposé un pot avec des
stylos. Il est difficile de retenir ses
larmes alors que nous nous sou-
venons avec eux que l’invasion
l’avait poussée à suivre une for-
mation d’enquêtrice spécialisée
n
dans les crimes de guerre. Les
Do autres journalistes, eux, se pré-
parent à partir pour Israël. “Tu
t’es trompée de guerre”, m’a déclaré
mon rédacteur en chef. Le monde
peut-il faire face à un autre conflit
majeur? L’intitulé du dernier débat
du salon du livre paraît étrange-
ment adapté : “Je préfère rire pour
m’empêcher de pleurer”.
—Christina Lamb,
publié le 19 octobre
 PUBLICITÉ

Lorine Azoulai, CCFD-Terre Solidaire :

« Pour lutter contre la faim et le dérèglement
climatique, changeons les règles du jeu ! »
Depuis six ans, la faim dans le monde augmente inexorablement, et le dérèglement

© Lorine Azoulai/CCFD-Terre Solidaire

climatique est une cause majeure de cette insécurité alimentaire. Cependant, des
solutions existent, comme l’agroécologie, mais elles doivent être portées par une volonté
politiqueforte.ExplicationsdeLorineAzoulai,chargéedeplaidoyersouverainetéalimentaire
au CCFD-Terre Solidaire, première ONG française de solidarité internationale et
de développement.

Quel est le lien entre la
crise climatique et la faim
dans le monde ?
Lorine Azoulai — Le dérè-
glement climatique est un
facteur aggravant majeur de
la faim dans le monde. La
multiplicationdesphénomènes
climatiques extrêmes, tels
que les inondations, les sé-
cheresses et les incendies,
ou encore la salinisation
des sols due à l’élévation du
niveau des mers, détruit les
culturesetdégradelesmoyens
de production alimentaire.
En parallèle, la crise clima-
tique est elle-même aggravée
par les systèmes alimen-
taires mondialisés, car le
modèle agro-industr iel
dominant est très polluant.
Environ un tiers des émis-
sions de gaz à effet de serre
(GES) prov ien nent des
systèmes alimentaires, de
laproductionàladistribution.
L’évolution de ces systèmes
a l i ment a i res f a it donc
aussi partie des solutions
pour l’adaptation et l’atté-
nuation du changement
climatique.
En quoi une évolution des
systèmes alimentaires
pourrait-elle changer la
donne ?
Ces s ystèmes sont au-
jourd’hui pilotés par une
poignée d’industriels et
servent majoritairement
des intérêts économiques.
À titre d’exemple : 6 entre-
prises possèdent 78 % du
marché mondial des pesti-
cides. Le secteur privé est
de plus en plus représenté
dans la gouvernance des
systèmes alimentaires, au
détriment des paysans et
citoyens qui ont du mal à
entendre leur voix et à
défendreleursdroits.C’estun
peu « mange et tais-toi ! ».
Il faut changer de para-
digme : « Nous produisons,
nous mangeons, nous
décidons. » Nous devons
engager massivement une
transitionversl’agroécologie :
délaisser la chimie, la méca-
nisation lourde et la mono-
culture, pour nous appuyer
sur les synergies naturelles
du vivant. C’est une agricul-
ture diversifiée, qui permet
de déployer sur une même
parcelle plusieurs cultures
et de répondre aux besoins
propres à chaque territoire.
L’agroécologie est plus rési-
liente face aux dérèglements
climatiques, plus productive
et plus démocratique.
Que faut-il pour démocra-
tiser l’agroécologie ?
Il n’y a pas de difficultés
techniques majeures, et les
solutions sont déjà connues !
Il faut en revanche une
volonté politique forte pour
dépasser les intérêts privés.
C’est pourquoi le CCFD
Terre Solidaire soutient
partout dans le monde des
s t r uc tu r e s loc a le s qu i
défendent les pratiques
agroécologiques, en les ac-
compagnant financièrement
et durablement dans la
réalisation de leurs projets.
Nous portons également ce
messa ge au x n iveau x
français,européenetmondial,
pour que nos politiques
encouragent le développe-
ment de l’agroécologie,
plutôt qu’un modèle
inéquitable et polluant.
Faceàcerouleaucompresseur,
nous tenons à être présents
sur tous les fronts, afin de
lutter durablement contre
la faim !
Le CCFD-Terre Solidaire est la première
ONG française de solidarité internationale
et de développement. Elle agit depuis plus
de 60 ans aux côtés des populations les
plus vulnérables contre toutes les formes
d’injustice, et en premier lieu, celle de
souffrir de la faim. Car régler le problème
de la faim est un préalable à la résolution
de toutes les autres injustices, telles que
le difficile accès à l’éducation, à la santé,
la pauvreté... Loin des pratiques d’assis-
tance et d’urgence, son action passe
par le soutien, notamment financier,
à des associations partenaires locales.
« Nous ne faisons jamais “à la place de”
mais “avec eux” », résume l’ONG.
En 2022, le CCFD-Terre Solidaire
a soutenu 621 projets dans 72 pays, via
525 organisations locales. En France,
l’ONG est portée par 7 500 bénévoles.

Grâce à l’agroécologie,
En 2022, le défi de faire pousser des
828 millions légumes dans un milieu
de personnes souffraient désertique peut être relevé.
d’insécurité alimentaire La preuve par l’exemple en
dans le monde. Mauritanie, à Nouakchott.

© Roberta Valerio/CCFD-Terre Solidaire © Roberta VALERIO/CCFD-Terre Solidaire

28.

asie
—Xinjing Bao, extraits
(Pékin)

L ’appel vidéo n’a duré que

sept secondes. Assez,
cependant, pour que
Fang Yangyu soit persuadé que
ce visage et cette voix étaient bien
ceux d’un de ses proches. Et pour
qu’il vire 300 000 yuans [près
de 39 000 euros] sur un compte
bancaire. “En fait, tout était faux !”
tranche le commissaire Zhang
Zhenhua, du bureau de la sécu-
rité publique de Shanghe [un dis-
trict de la province du Shandong,
dans l’est de la Chine]. “C’était une
escroquerie par IA, comme on en
voit beaucoup ces derniers temps.”
L’affaire a débuté le 29 mai :
Fang Yangyu, qui réside à Jinan
[la capitale du Shandong], regarde
de courtes vidéos chez lui,
quand il reçoit un message d’un
inconnu qui se présente comme
un membre de sa famille, et qui
lui envoie son identifiant QQ
[“Kioukiou”, du nom d’un des
principaux réseaux de messagerie
en Chine]. À peine Fang Yangyu
a-t-il ajouté le contact qu’il reçoit
un appel vidéo de celui qui a tout
l’air d’être un de ses “cousins”.
Sous prétexte de la mauvaise
qualité du réseau, son interlo-

IKON IMAGES
cuteur raccroche au bout de
quelques phrases échangées.
Leur conversation se poursuit

Chine. On m’a volé

dans le chat : le “cousin” explique
qu’il doit de toute urgence trans- souligne Wang Jie. Car, à l’ère de
férer une somme d’argent, mais l’IA, la voix et le visage humains

qu’il n’arrive pas à le faire direc-
tement. Il voudrait donc d’abord
virer les fonds sur le compte de
Fang Yangyu pour que celui-ci les
transfère ensuite sur une carte
bancaire donnée.
“Deepfake” trompeur. Il lui
envoie deux captures d’écran
attestant du virement des sommes
sur le compte de Fang Yangyu, qui
s’étonne tout de même de n’avoir
pas reçu de notification de sa
banque. “Ça devrait arriver dans les
vingt-quatre heures. De toute façon,
les justificatifs bancaires font foi”, lui
assure son “cousin”, qui fait dou-
cement monter la pression. Face
à ses demandes répétées, Fang
finit par virer les 300 000 yuans
sur le compte indiqué.
Peu après, son interlocu-
teur lui demande de transfé-
rer 350 000 yuans de plus. Fang
Yangyu se méfie, se souvenant
d’un message de sensibilisation
aux arnaques ; il téléphone à un
mon visage
sont devenus des données qui
peuvent se marchander et deve-
nir source de profits.
De fait, nombreux sont ceux qui
“perdent la face” sans s’en aperce-
voir. Il suffit pour cela de quelques
Chantage à la fausse sextape, arnaques bancaires… En Chine, le développement secondes, comme en a fait l’amère
de l’intelligence artificielle nourrit l’escroquerie en ligne. Dans une société sous expérience Pan Ziping, un habi-
surveillance vidéo et où l’usage de la reconnaissance faciale est massif, les données tant de la province de l’Anhui,
dans l’est de la Chine. Le 24 mars
relatives aux visages ou à la voix des individus se monnaient à vil prix sur le Net. au soir, plongé dans la lecture
d’un roman de fantasy sur son
téléphone portable, il clique par
inadvertance sur une publicité
en voulant faire défiler le texte.
autre membre de sa famille [pour le cerveau de cette escroquerie chercheur associé en droit à L’action déclenche le téléchar-
vérifier l’identité de ce “cousin”] par IA se trouve dans le nord de la l’Académie des sciences sociales gement d’un jeu. Par curiosité,
et finit par découvrir le pot aux Birmanie. Les six individus arrê- de Pékin, raconte avoir entendu Pan Ziping tente d’y jouer, puis
roses. Le soir même, il prévient tés en Chine, eux, s’étaient orga- parler pour la première fois de ce désinstalle le programme, qu’il
la police, qui constate que sa nisés pour blanchir de l’argent au genre d’arnaque en 2019, lorsqu’un juge inintéressant.
carte bancaire a été utilisée dans profit d’escrocs situés à l’étran- étudiant étranger avait cru échan- Dans la foulée, il reçoit un appel
une bijouterie de la province du ger en se répartissant les tâches ger avec ses parents en visio alors téléphonique de l’étranger. Son
Guangdong [à l’autre bout de la (achats d’or, versements en liquide que c’était un hypertrucage (ou interlocuteur affirme avoir accès
Chine, dans le Sud-Est]. à la banque, arnaques en ligne…). deepfake) réalisé par des malfai- à toutes les informations conte-
Le lendemain, la police locale Ces affaires d’escroqueries teurs. “Derrière les arnaques par nues dans son smartphone, en
interpelle six suspects dans la ville par IA interposée touchent tout intelligence artificielle, il y a toujours particulier sa galerie de photos et
de Dongguan. Elle découvre que le territoire chinois. Wang Jie, un problème de fuite de données”, son répertoire. Il lui propose d’en
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
← Dessin de Michael Villegas,
États-Unis.
parler sur QQ. Sans trop réfléchir,
Pan Ziping l’ajoute à ses contacts.
Il reçoit tout de suite un appel en
visio. L’homme, qui n’a pas bran-
ché sa caméra, lui cite alors plu-
sieurs noms de personnes figurant
dans son carnet d’adresses, puis
met fin à l’appel vidéo.
Quelques minutes plus tard,
Pan Ziping reçoit par QQ une
vidéo pornographique d’une
dizaine de secondes : on y voit
un homme nu en pleine action ;
mais le visage de cet homme,
c’est le sien. Pan Ziping est aba-
sourdi. Alors qu’il est toujours
interloqué, il reçoit un nouveau
coup de téléphone, menaçant : “Si
tu ne me verses pas 38 000 yuans
[près de 5 000 euros], j’envoie ta
‘petite vidéo’ à tout ton répertoire !”
L’homme joint une copie d’écran
montrant que la vidéo est prête à
partir ; un simple clic, et tous les
amis, tous les contacts de Pan
Ziping la reçoivent…
Sites web douteux. Pan Ziping
partage alors son écran pour mon-
trer à son interlocuteur qu’il n’a
pas assez d’argent sur ses comptes
Alipay et WeChat [nécessaires aux
transferts d’argent]. L’homme
diminue alors son prix, n’exigeant
plus que 28000 yuans, puis 18 000
et finalement 8 000 yuans [un peu
plus de 1 000 euros]. Mais Pan
Ziping est formel, c’est au-dessus
de ses moyens. Son interlocuteur
le pousse donc à emprunter les
sommes nécessaires sur des pla-
teformes de prêt en ligne.
Pan hésite, prépare le trans-
fert, puis il finit par quitter l’ap-
pel et téléphone au 110 [le numéro
d’urgence de la police]. Au bout
du fil, l’agent refuse de recevoir
sa plainte, au motif qu’il n’y a pas
de préjudice avéré. Pan Ziping
demande ce qu’il doit faire pour
régler cette histoire de vidéo
porno truquée par IA. On lui
répond que la police n’a pas les
moyens de la détruire. Et que
la seule solution, pour lui, c’est
d’envoyer un message collectif
expliquant cette affaire à tout
son carnet d’adresses.
Au fil de ses recherches, le cher-
cheur Wang Jie a documenté de
nombreux cas de pertes de don-
nées personnelles par des indi-
vidus qui, après avoir consulté
des sites web douteux, ont été
victimes d’arnaques. Il estime
que, avec les techniques actuelles,
“capturer des données faciales est
devenu un jeu d’enfant”. Elles sont
collectées à notre insu par les
caméras de surveillance omni-
présentes, par les systèmes de
détection faciale de nos smart-
phones ou encore par les appli-
cations qui demandent l’accès à
nos galeries de photos.
En 2021, à Hefei [la capitale
de l’Anhui], la police a débusqué
un groupe de malfaiteurs qui se
servaient de techniques d’intel-
ligence artificielle pour trafiquer
les visages de personnes sur des
FMV [pour full motion videos, des
scènes reconstituées à partir de
fichiers vidéo préenregistrés].
Sur les ordinateurs des suspects,
on a découvert une dizaine de
gigaoctets de données faciales,
qui avaient changé de mains à
plusieurs reprises sur Internet
– à l’insu, bien sûr, des personnes
concernées.
Entre autres paliers franchis par
les technologies de l’intelligence
artificielle, les outils d’échange de
visages par IA (aussi connus sous
le nom face swap) sont désormais
à la portée de tous. Dès 2019, une
application de ce genre appelée
ZAO faisait fureur [en Chine],
avant d’être retirée pour viola-
tion des droits d’auteur et atteinte
à la vie privée. Ses utilisateurs
n’avaient qu’à fournir une photo
de leur visage pour se retrou-
ver, dans des vidéos, à la place
de leur personnage de film ou
de série préféré.
Spécialiste de droit pénal, Liu
Xianquan met en garde contre
les dangers qui peuvent résulter
du détournement le plus anodin :
“En fait, ce n’est pas tant la techno-
logie d’échange de visages par IA qui
pose problème que la façon dont elle
est utilisée.”
La Chine a mis en place, le
10 janvier dernier, un règlement
limitant les services d’hypertru-
cage proposés sur Internet dans
le pays. Il stipule que les fournis-
seurs de ces services de deepfake
ont pour obligation d’ajouter une
fonction permettant d’identifier
clairement le contenu comme
issu d’un trucage numérique. Par
ailleurs, lorsqu’ils proposent des
montages à partir de données
biométriques comme la voix ou
le visage d’un individu, ils sont
tenus de prévenir leurs clients de
l’obligation d’obtenir le consen-
tement de cet individu.
Problème : les techniques
d’échange de visages par IA se
monnayent bien souvent en cati-
mini sur Internet, ce qui rend
“Derrière les arnaques
par IA, il y a toujours
un problème de fuite
de données.”
l’application de ce règlement
particulièrement difficile.
On trouve des services en ligne
proposant de changer les visages
sur des photos pour 35, 50 ou
100 yuans [de 4,50 à 13 euros].
Sur des vidéos, la tarification est
à la minute, de 70 à 400 yuans
[de 9 à 50 euros]. “Il est possible
de changer n’importe quel visage”,
indique l’un de ces marchands,
qui se fait appeler “Zhang l’ingé-
nieur”. Si un client lui fournit la
photo ou la vidéo d’un visage, il est
capable de l’intervertir avec celui
d’une vedette, par exemple, mais
aussi de “ressusciter” en vidéo des
personnes mortes.
Tutoriel de trucage. Zhang
l’ingénieur ne propose pas seule-
ment des prestations clé en main,
mais aussi d’enseigner les tech-
niques d’échange de visages : “Chez
nous, on peut acheter un tutoriel et
apprendre à tout faire soi-même.”
Il a lui-même développé un algo-
rithme, qu’il vend 368 yuans pour
une utilisation illimitée pendant
cinquante ans !
Pour un rendu plus natu-
rel, certains de ces marchands
demandent une photo de départ
prise sous le même angle que celle
de destination. Mais un autre ven-
deur affirme parvenir à un résul-
tat criant de vérité avec juste une
photo de face : “Grâce au processus
de ‘machine learning automatisé’,
on peut reconstituer un visage dans
ses moindres détails – y compris les
parties invisibles.”
Le patron du studio de design
vidéo Jielun, une boutique en
ligne sur la plateforme WeChat,
se présente comme un expert
dans l’échange de visages par IA.
Il montre avec fierté une vidéo de
dix-neuf secondes qu’il a diffusée
en mai auprès de son cercle d’amis.
Wang Jie,
CHERCHEUR EN DROIT
Une femme en bustier, minijupe
et bas noirs s’y déhanche face à
la caméra. Son visage ressemble
en tout point à celui de la star [du
cinéma et de la chanson] Yang Mi ;
seul un léger décalage est déce-
lable lorsqu’elle regarde vers le
bas ou se tourne sur le côté. Le
studio Jielun facture 70 yuans la
minute pour des vidéos ordinaires
et 150 yuans [20 euros] pour des
vidéos obscènes. Notre enquête
confirme qu’il faut à peine deux
heures de travail pour créer une
minute de vidéo porno truquée.
Au cours de nos échanges, le
patron du studio a demandé à plu-
sieurs reprises à retirer des infor-
mations qu’il considérait comme
“sensibles”. En revanche, il n’a
jamais indiqué vouloir informer
les “individus édités” de l’utilisa-
tion de leurs données faciales. Et,
sur la vidéo truquée, il n’est nulle
part fait mention d’un échange
de visages par IA. Le “commer-
çant” se retranche derrière ce qu’il
appelle la “clause exonératoire de
responsabilité” jointe à la vidéo. Elle
stipule que “toute diffusion de maté-
riel graphique ou vidéo est interdite,
et le producteur n’en assume aucune
conséquence. La vidéo est réalisée à
des fins de divertissement unique-
ment, et nous ne pourrons en aucun
cas être tenus responsables de l’uti-
lisation des images et des vidéos, ni
de tout autre dommage.”
Au studio Jielun, on trouve
également des applications ou
des logiciels gratuits d’échange
de visages par IA. Une rapide
recherche sur TikTok suffit à
découvrir de nombreuses offres
assorties de liens de télécharge-
ment. Ensuite, il suffit d’un clic :
un clip publicitaire de vingt-cinq
secondes se lance, après quoi, on
peut utiliser gratuitement l’appli
pour réaliser une vidéo truquée
ASIE. 29
d’une dizaine de secondes à partir
de courtes vidéos de célébrités ou
de gens ordinaires, disponibles
sur la page d’accueil.
“C’est comme quand quelqu’un
achète un couteau et commet un
meurtre avec. Aurait-on l’idée d’en
rejeter la faute sur le couteau ou
sur celui qui l’a vendu ?” Pour Gan
Shirong, du cabinet d’avocats
Huacheng de Pékin, ce n’est pas
la technologie qui pose problème,
mais l’utilisateur qui commet
un acte illégal avec. Le juriste
insiste sur le fait que la vente
“non encadrée” de ce genre de
technologie augmente le risque
de violation de la loi et rend son
contrôle plus difficile.
Besoin de lois. Surtout, il est
encore très compliqué de défendre
les droits des victimes d’une vio-
lation d’identité par IA interpo-
sée. Comme le fait observer Liu
Xianquan, aucune réglementa-
tion n’existe actuellement sur
l’utilisation et le développement
des technologies d’intelligence
artificielle.
Quant à Pan Ziping, il n’a finale-
ment pas pu porter plainte après le
vol de son visage et son utilisation
dans une vidéo pornographique.
L’affaire n’a pas eu de conséquence
financière pour lui [puisqu’il a
refusé le chantage], mais il n’a
pas pu empêcher la diffusion de
la vidéo. Son seul recours a été
d’envoyer un message à tous les
contacts de son répertoire pour
leur demander de ne pas relayer
la vidéo. Et, malgré les images,
de ne pas croire à son contenu.
—Wang Chang,
publié le 12 juillet
SOURCE
XINJING BAO
Pékin, Chine
Quotidien
bjnews.com.cn
Lancé à Pékin le 11 novembre
2003, ce journal est issu
d’une alliance entre
le Guangming Ribao de Pékin
(lu par les intellectuels)
et le Nanfang Ribao de Canton
(lu par les cols blancs du Sud).
La création de ce quotidien
fait également partie d’un projet
pilote du gouvernement
chinois, qui souhaite réformer
les médias et les sensibiliser
aux attentes du marché.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Afrique du Sud.
Pas de fossiles
dans l’espace !
La communauté des paléontologues sud-africains
a protesté avec véhémence contre l’envoi
dans l’espace de deux os très rares d’hominidés,
fragiles et d’une valeur inestimable.
—The Continent
(Johannesburg)
L
e matin du vendredi 8 sep-
tembre, le VSS Unity, un
vaisseau spatial de la
société Virgin Galactic, s’est
dirigé vers la ligne de Karman,
la limite entre l’atmosphère ter-
restre et l’espace.
À bord se trouvaient deux
pilotes, un instructeur astro-
naute, trois passagers payants
et un tube en fibre de carbone
décoré du drapeau sud-africain.
À l’intérieur de celui-ci, deux
fossiles : l’os du pouce d’un Homo
naledi, un de nos ancêtres vieux de
LES OTS
M
DES
AUTRES
FALCO/CUBA
quelque 250000 ans, et une clavi-
cule d’Australopithecus sediba, un
de nos ancêtres vieux de quelque
2 millions d’années. Tous deux
étaient sous la garde de l’univer-
sité du Witwatersrand (Wits), de
Johannesburg.
Ce n’est pas la première fois que
des fossiles voyagent dans l’espace,
mais c’est la première fois que
des restes d’hominidés quittent
la Terre, selon la revue Nature,
et sont exposés aux dangers du
voyage spatial et à d’éventuelles
radiations. Le fossile d’Australo-
pithecus sediba est particulière-
ment rare et important. C’est un
spécimen type, c’est-à-dire qu’il
L’actualité racontée par les langues étrangères. Un podcast de Courrier international.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
est le premier de son espèce à avoir
été décrit et qu’il constitue l’aune
à laquelle on mesure les autres
fossiles. Il est irremplaçable tant
qu’on n’aura pas inventé de nou-
velles technologies ou découvert
un autre exemplaire.
Parti du Nouveau-Mexique,
le VSS Unity – dont l’équipage
comprenait “les plus vieux astro-
nautes à être allés dans l’espace”,
pour reprendre les termes de
Wits concernant les fossiles –
a passé une heure dans l’espace
suborbital avant de revenir sur
Terre. “Le voyage de ces fossiles
dans l’espace montre que l’huma-
nité reconnaît la contribution de
tous ses ancêtres et de ses parents
les plus anciens, déclare le paléo-
anthropologue sud-africain Lee
Berger. S’ils n’avaient pas inventé
des technologies, le feu et les outils,
par exemple, et contribué à l’évolu-
tion de l’esprit humain, des entre-
prises aussi extraordinaires que
le voyage dans l’espace n’auraient
pas eu lieu.”
Berger a dirigé les équipes qui
ont découvert Australopithecus
Plusieurs organismes
ont condamné
l’événement, qu’ils
accusent d’être
un coup de com.
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCAST PRÉFÉRÉE
sediba et Homo naledi. Directeur du
Centre pour l’exploration de l’his-
toire de l’évolution humaine de
Wits, il avait demandé et obtenu
l’autorisation d’envoyer les fossiles
dans l’espace auprès de l’Agence
sud-africaine des ressources patri-
moniales. Cette entreprise avait
selon lui pour but de promouvoir
la science et de “faire connaître au
monde nos compétences en matière
de recherche sur les origines de
l’humanité”.
Tout le monde n’est pas de cet
avis. Plusieurs organismes ont
condamné l’événement, qu’ils
accusent d’être un coup de com.
Pour l’Association sud-africaine
des archéologues profession-
nels, “cette entreprise n’était pas
destinée à produire des résultats
scientifiques. Elle soulève des pré-
occupations éthiques quant au trai-
tement réservé à notre patrimoine
[de restes humains] et exposait les
fossiles à des risques inutiles à des
fins publicitaires.”
Selon Robyn Pickering, une géo-
logue de l’université du Cap, ce
voyage n’a pas fait la promotion
de la science. Il a à peine été cou-
vert par les médias en Afrique du
Sud et n’a donné lieu à aucun com-
mentaire dans le reste du monde,
à part quelques réactions scanda-
lisées de scientifiques en Afrique
et dans l’hémisphère Nord.
↙ Dessin de Kopelnitsky,
États-Unis.
Ces réactions mettaient en
question la déontologie de l’en-
treprise et les processus régle-
mentaires qui l’ont autorisée. Ce
genre de choses risque selon elle
de conforter le discours selon
lequel les États africains sont
incapables de préserver leur
propre patrimoine – une affir-
mation souvent mise en avant
pour ne pas restituer au continent
les objets qui lui ont été volés.
Pour Dipuo Kgotleng, direc-
trice de l’Institut de recherche
en paléontologie de l’univer-
sité de Johannesburg, ce voyage
spatial est une “virée” incons-
ciente : elle ne tient pas compte
des liens avec les ancêtres, qui
sont si importants dans nombre
de cultures africaines.
Tout ce qu’il prouve, selon
elle, c’est que les riches et les
puissants peuvent utiliser le
patrimoine sud-africain – en
l’occurrence le patrimoine de
l’humanité – pour servir leurs
propres fins. Un paléoanthropo-
logue sud-africain n’a pas accès
à ces fossiles, mais ceux qui ont
de l’argent ne se heurtent pas à
cet obstacle.
Le milliardaire sud-africain
Tim Nash, l’astronaute qui a
transporté les os dans la poche
de son pantalon, possède 47 % du
Cradle of Humankind [Berceau
de l’humanité], le site où les fos-
siles ont été découverts.
—Kiri Rupiah,
publié le 23 septembre
SOURCE
THE CONTINENT
Johannesburg, Afrique du Sud
Hebdomadaire
mg.co.za/thecontinent
The Continent s’est lancé
en 2020. Cet hebdomadaire
a pour ambition de réunir
“les meilleurs reportages”
réalisés sur le continent africain.
Adossé au journal sud-africain
Mail & Guardian, il est
disponible gratuitement.
RÉPUBLIQUE
DÉMOCRATIQUE
DU CONGO
30 ANS DE CRISE HUMANITAIRE
CONTEXTE
Épidémies, catastrophes naturelles et échecs
des négociations de paix : la situation sécuritaire
et humanitaire en République démocratique
du Congo reste préoccupante.
En 2023, plus de 6 millions de personnes ont été
forcées de se déplacer à l’intérieur du pays,
27 millions de personnes ont besoin d’une aide
humanitaire et près de 25 millions de personnes
sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë.

AIDEZ-NOUS À NE PAS LES OUBLIER

NOTRE ACTION
Depuis 2021, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL et Action
contre la Faim collaborent pour apporter une réponse
adaptée et complémentaire à des premières interventions
d’urgence, afin de subvenir aux besoins essentiels

Crédit photo : © GUERCHOM N’DEBO / SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

des populations affectées par les chocs. En deux ans,
près de 100 000 personnes ont reçu de l’aide pour
faire face à l’insécurité alimentaire et ont bénéficié
d’un accès sûr et équitable aux services d’eau potable,
d’hygiène et d’assainissement ainsi qu’à des soins
de santé primaires, afin de lutter contre la malnutrition
dans l’Est de la République démocratique du Congo,
notamment dans la province de l’Ituri.

PARTICIPEZ VOUS AUSSI À ASSURER

LA PROTECTION, LA DIGNITÉ ET L’AUTONOMIE
DES POPULATIONS DE LA RDC.

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32. Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

à la une

LA VIE À CRÉDIT
“Achetez maintenant, payez plus tard !” Cette injonction s’applique désormais
à tous les produits du quotidien sur tous les continents : de la Chine au Canada,
en passant par le Royaume-Uni ou l’Espagne. En cause, les applications sur mobile,
qui rendent de plus en plus facile le recours au crédit fractionné. Et l’inflation,
qui vient peser sur les budgets des ménages et pousse à recourir à ces solutions.
Avec, évidemment, le spectre du surendettement, mais aussi, comme en Chine
ou au Kenya, le risque d’être pris à la gorge par des usuriers peu amènes.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Les jeunes Chinois pris
au piège des prêts en ligne
Rien de plus facile que d’obtenir un crédit en ligne, en Chine
comme ailleurs. Chez les jeunes Chinois, ces emprunts modifient
les habitudes de consommation, favorisant les dépenses à outrance
et la consommation à crédit.
—Weixin (WeChat), extraits (Shenzhen)
E
n dépit de la chaleur estivale suffocante,
Ruoyi* a des sueurs froides. Elle jette un
coup d’œil morne à son téléphone por-
table en train de vibrer : encore un appel
inconnu, le vingt-troisième de la journée !
Il s’agit sans doute d’une nouvelle demande
de recouvrement, assortie de menaces. Elle
peut en recevoir jusqu’à des centaines par jour.
Contrairement à l’ancienne génération, qui cher-
chait à épargner en prévision des vieux jours,
les jeunes n’hésitent pas à “assouvir leurs rêves
d’aujourd’hui avec l’argent de demain”, un véri-
table mode de vie.
De nombreuses plateformes de prêt
en ligne ont vu le jour en réponse à
cette nouvelle tendance. Comme
leurs offres sont beaucoup plus acces-
sibles et permettent d’obtenir des
montants plus importants que les
canaux de prêt traditionnels comme les banques,
elles facilitent la vie des adeptes de la consom-
mation à crédit, mais plongent aussi de nom-
breux jeunes dans le surendettement.
“Ce restaurant a l’air top. Cette robe, il te la
faut !” Alors qu’elle venait à peine d’entrer à
l’université, pour être dans l’air du temps et
mener une vie “brillante”, Ruoyi s’est retrouvée
contrainte de demander toujours plus d’argent
à ses parents, qui ne roulaient pourtant pas sur
l’or. Mais comment cela pouvait-il lui suffire,
sachant qu’elle était capable de claquer tout
son argent de poche mensuel (1 000 yuans
[130 euros]) en une journée, simplement en
allant manger dans un restaurant japonais avec
des amies et en achetant une nouvelle robe ?
Crédits en cascade. Aspirée dans une spi-
rale consumériste, Ruoyi s’est intéressée aux
offres des prêteurs en ligne et a profité des cré-
dits à la consommation d’Ant Credit Pay, Baitiao
et 360 Jietiao. “Il est très agréable d’être traitée
comme une personne au pouvoir d’achat impor-
tant.” Elle est tombée dans le piège des prêteurs
en ligne, se retrouvant obligée de contracter des
crédits pour en rembourser d’autres.
Mais ces dépenses qui pèsent sur l’avenir des
jeunes ne sont-elles pas une façon de mettre leur
jeunesse à découvert ? De fait, certains croulent
désormais sous les dettes, ce qui constitue pour
eux une charge insupportable.
Comme Ruoyi, Jia*, un jeune homme origi-
naire du Henan [centre de la Chine], a lui aussi
été pris dans l’engrenage des prêts en ligne.
Alors qu’il vient juste de passer le cap de la
trentaine, il ressemble déjà à un vieillard avec
ses cheveux blancs et sa silhouette maigre et
décharnée. Il y a six ans, il a pris contact avec
des prêteurs en ligne sur les conseils d’amis.
Il a ainsi emprunté de l’argent sur sept ou huit
plateformes, pour un montant total de plus de
2,6 millions de yuans [près de 340 000 euros].
Pour lui qui, avec des parents et un
enfant à charge, a déjà du mal à assu-
rer la subsistance de toute sa famille,
rembourser ses dettes est mission
impossible.
Il soupire, sort de sa poche une
cigarette, l’allume et en tire une pro-
fonde bouffée avant de nous confier en secouant
la tête, l’air désemparé : “Tout le monde sait que
les prêts en ligne sont risqués. Mais à l’époque,
j’étais jeune et plein d’énergie, j’étais persuadé de
pouvoir rembourser facilement mes crédits en fai-
sant des petits boulots en plus.”
En 2017, Jia a quitté sa région rurale natale
pour venir travailler à Pékin, où il gagnait
5 000 yuans par mois [650 euros]. Mais comme
le coût de la vie dans la capitale était assez élevé
et qu’il n’avait pas conscience de la nécessité
d’économiser, il dépensait toujours entièrement
son salaire à peine l’avait-il touché.
À cette époque, un ancien camarade de classe
du collège lui a demandé de lui prêter de l’argent.
Comme Jia ne voulait pas lui montrer qu’il
était très juste financièrement, il a souscrit
un crédit auprès d’un prêteur en ligne pour
pouvoir prêter à son ami, en pensant que cela
n’avait rien de grave.
Quant à Xiongxiong*, elle a voulu tout de suite
chercher un logement sans attendre d’avoir un
emploi, juste après avoir obtenu son diplôme
universitaire, en 2018. Le problème est que le
travail a tardé à venir et qu’il lui fallait, malgré
tout, continuer à honorer son loyer. Faute d’autre
solution, Xiongxiong a donc sollicité des orga-
nismes de crédit en ligne. Elle a d’abord utilisé
33
les services de sa carte de crédit et a souscrit
un prêt sur Ant Credit Pay, mais ces canaux
classiques ont fini par ne plus suffire pour cou-
vrir ses besoins. Elle s’est donc tournée vers
d’autres prêteurs en ligne, en changeant de pla-
teforme de prêt dès qu’elle avait épuisé sa ligne
de crédit quelque part. C’est ainsi qu’en seu-
lement deux ans, elle a contracté des crédits
auprès d’une dizaine de plateformes.
Effet boule de neige. “Au début, je n’avais pas
du tout l’intention d’emprunter autant d’argent ; je
voulais seulement avoir de quoi payer mon loyer,
pour ne pas me retrouver à la rue le mois suivant.
Je n’aurais jamais pensé en arriver là, à cause
d’un effet boule de neige !” précise Xiongxiong,
dont l’amour-propre l’a empêchée de partager
ses soucis avec ses parents, gênée qu’elle était
de leur demander encore de l’argent mainte-
nant qu’elle était diplômée. C’est ainsi qu’elle
est tombée dans l’engrenage des prêts à la
consommation en ligne.
La société Nielsen, spécialisée dans les études
marketing, a publié [en novembre 2019] un rap-
port sur l’endettement des jeunes en Chine,
qui montre que, sur les plus de 3 000 per-
sonnes âgées de 18 à 29 ans interrogées, le taux
SOURCE de pénétration des crédits était de 86,6 %, et
la proportion de celles qui achetaient à tem-
WEIXIN (WECHAT) pérament des produits de consommation sur
Shenzhen, Chine Internet atteignait 61 %. On voit donc que
weixin.qq.com c’est vers Internet que se tournent en priorité
Weixin est le moyen la plupart des jeunes souhaitant emprunter.
de communication La sonnerie stridente du téléphone de Ruoyi
le plus populaire ne cesse d’agresser ses tympans. Elle est sur les
en Chine. Le groupe nerfs car elle vient d’apprendre que le montant
Tencent, auquel de ses intérêts était passé à 1 000 yuans, contre
l’application 300 initialement. “Si je rembourse la semaine
de messagerie par prochaine, est-ce que ça va ?” Le ton suppliant
texte, son ou image de sa voix ne semble pas émouvoir la société
appartient, fait état de prêt, qui lui répond : “Nous continuerons à
de plus d’un milliard vous facturer des intérêts de retard conformément
de comptes. à nos conditions particulières et, si nécessaire,
Weixin est aussi une
plateforme de blogs
qui donne un espace “Il est très agréable
de relative liberté d’être traitée comme
aux Chinois, dans
un environnement
une personne au pouvoir
médiatique d’achat important.”
très contrôlé. Ruoyi, ÉTUDIANTE
nous demanderons le remboursement du prêt à
vos proches.” C’est un déclic pour Ruoyi, qui
prend conscience à ce moment-là de la pro-
fondeur de l’abîme dans lequel elle est tombée.
D’après une étude nationale, près d’un étu-
diant sur dix a contracté un prêt, et un étu-
diant sur vingt l’a fait auprès d’un prêteur en
ligne. Mais cela ne concerne pas que les étu-
diants, certains jeunes déjà entrés dans la vie
active sont aussi endettés.
L’hiver 2018 restera gravé à jamais dans la
mémoire de Jia. Au cours du seul mois de juin
de cette année-là, il avait contracté pas moins
↖ Dessin de Bénédicte de cinq prêts de respectivement 10 000 yuans,
paru dans 24 Heures, 22 000 yuans, 45 000 yuans, 30 000 yuans et
Lausanne. 7 000 yuans. Il ne restait plus que huit jours
34. À LA UNE
avant qu’ils n’arrivent à échéance, et Jia savait
pertinemment qu’il ne pourrait pas les rem-
bourser. La société où il travaillait a dû réduire
la voilure, et lui qui n’avait pas de qualification
particulière a été licencié.
Jia s’est donc retrouvé sans revenus, alors qu’il
était endetté jusqu’au cou, et a été contraint de
prendre un nouvel emprunt pour rembourser ses
crédits. Les prêteurs détenant toutes ses don-
nées personnelles, Jia a reçu des appels ou des
messages WeChat d’une dizaine de personnes
qui ne cessaient de le harceler et de le menacer.
N’en pouvant plus, il a finalement décidé de
rentrer dans sa région natale, dans la province
du Henan, où il travaille désormais comme
chauffeur routier. Il gagne ainsi 4 000 yuans
par mois, ce qui lui sert avant tout à nourrir sa
famille et à rembourser ses prêts avec l’argent
restant. “Ma vie est foutue, je n’aurais jamais
dû faire ça !” déclare-t-il. À son retour dans sa
ville natale, il s’est aperçu, en discutant avec
d’autres, que de nombreuses personnes étaient
aussi endettées, pour des raisons qui sont
bien souvent les mêmes : besoin d’argent pour
envoyer les enfants à l’école ou tout simplement
pour survivre.
“Quand j’étais au plus mal, j’ai dû prendre des
somnifères pour dormir, raconte Xiongxiong. À
l’époque, mon loyer s’élevait à 9 000 yuans par
trimestre. Je devais aussi payer 2 100 yuans d’in-
térêts pour tous mes crédits à la consommation
souscrits.”
“Ces gens-là ont su profiter
de mes faiblesses et utiliser
mes données personnelles
pour m’attaquer et même
attaquer ma famille.”
Xiongxiong, JEUNE DIPLÔMÉE
Alors que les prêteurs lui avaient donné
un mois pour rembourser sa dette, elle a
reçu un appel automatique du service clients
moins d’une semaine plus tard lui réclamant
l’argent. Xiongxiong n’y a pas prêté attention
et a repoussé le problème à plus tard. Mais
les créanciers n’ont pas pris autant de
pincettes avec elle quand est arrivé le
jour fixé pour le remboursement.
Ils ont réussi à la faire craquer, à
force de lui envoyer des SMS et
de nombreux coups de téléphone,
la menaçant de se rendre à son
domicile pour récupérer l’argent
si elle ne les remboursait pas.
“Ces gens-là ont su profiter de mes
faiblesses et utiliser mes données per-
sonnelles pour m’attaquer et même
attaquer ma famille. À leurs yeux,
il n’y a que l’argent qui compte,
et les personnes ne méritent pas
qu’on préserve leur dignité.”
Sur Weibo et Douban [réseau
social chinois qui compte plus de
200 millions d’utilisateurs enregis-
trés], on trouve beaucoup d’“alliances
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
de surendettés”, où nombreux sont les jeunes
qui implorent de l’aide pour se remettre à flot.
Les situations exposées sont toujours très bou-
leversantes et attristantes.
“Appel à l’aide”. Dans le cas de Ruoyi, ses
colocataires ont vite constaté que quelque
chose ne tournait pas rond. À force de patientes
sollicitations, ils ont réussi à pousser Ruoyi à
leur avouer la vérité. Fort heureusement, elle
n’avait pas emprunté beaucoup : 10 000 yuans
→ Dessin de Banegas, au total. Ses colocataires lui ont proposé de
Honduras. consacrer son budget mensuel au rembour-
sement de ses crédits et de se reposer sur eux
↓ Dessin de Martirena,
Cuba.
pour les achats alimentaires. Elle pourra leur
rendre l’argent correspondant une fois ses
dettes apurées. Mais pour se remettre à flot,
le chemin est long !
Contrairement à Ruoyi, Xiongxiong a choisi,
elle, de lancer un “appel à l’aide” à sa famille.
Elle reconnaît que la consommation à crédit
est un processus très toxique et qu’elle a eu le
tort de ne pas avoir su y résister.
Le recours aux facilités de paiement offertes
par les cartes de crédit ou des
applications comme Anyihua
ou A nt Credit Pay ne
conduit certes pas à un
endettement massif,
mais a pour effet de
modifier inconsciem-
ment les habitudes
de consommation,
en favor isa nt les
dépenses à outrance
et la consommation à crédit. Et de là à recourir
aux prêteurs en ligne, il n’y a plus qu’un pas.
Après des discussions deux soirs de suite avec
sa famille, Xiongxiong a finalement décidé de
rentrer chez elle pour chercher un emploi sur
place. Les salaires pratiqués n’y sont pas aussi
élevés, mais au moins elle peut compter sur
le soutien et l’encadrement de sa famille. Les
plateformes de prêt en ligne sont si facilement
accessibles et mènent des campagnes publi-
citaires si incisives qu’il est difficile, pour les
étudiants, de ne pas succomber à la tentation
de prendre un crédit.
“Chaque fois que je suis sur
le point de faire un paiement,
on me propose d’utiliser
les services de Baitiao
ou d’Ant Credit Pay.”
Ruoyi
“Chaque fois que je suis sur le point de faire un
paiement ou que j’ai validé mon paiement, on me
propose d’utiliser les services de Baitiao ou d’Ant
Credit Pay, et c’est même parfois la formule de
paiement par défaut”, explique Ruoyi, qui pense
que les plateformes de prêt en ligne, poussées
par l’appât du gain, encouragent délibérément
leurs clients à consommer à crédit, en parti-
culier les jeunes utilisateurs, à qui cela permet
d’acheter à découvert.
Selon une évaluation des principaux acteurs
du crédit à la consommation en Chine, réalisée
par un groupe de chercheurs du Centre univer-
sitaire sur la pensée et la pratique économiques
chinoises de l’université Tsinghua [Academic
Center for Chinese Economic Practice and
Thinking], on observe un rajeunissement de
la clientèle adepte du crédit à la consomma-
tion : les personnes nées dans les années 1990
et suivantes représentent désormais près
de 50 % du total.
En février, Xiongxiong a fini
de rembourser ses dernières
dettes avec l’aide de sa famille.
Récemment, elle a passé des
entretiens d’embauche. Elle
veut repartir de zéro.
Ruoyi, quant à elle, a sup-
primé tous ses comptes sur les
plateformes de prêt en ligne.
Pour couvrir ses dépenses, elle
puise dans l’argent de poche que lui
donnent ses parents et travaille à temps
partiel le week-end.
Jia ne s’en tire pas aussi bien que ces deux
jeunes filles. Il a en effet calculé qu’il lui
faudra encore cinquante-cinq ans pour
rembourser la totalité de ses dettes, et
encore en supposant que sa famille ne
mange ni ne boive rien durant tout ce
temps. Il aura donc 85 ans quand il aura
fini d’apurer ses crédits…—
Publié le 3 juillet
* Ruoyi, Jia et Xiongxiong sont des noms d’emprunt.
 Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Inde. Enquête sur
un harcèlement meurtrier
Des dizaines de personnes harcelées et humiliées dans quatorze pays,
au moins soixante suicides en Inde, telle est l’ampleur du scandale des
applis de crédit vautours révélé par la “BBC” dans un documentaire.
U • Ouistreham d’Emmanuel Carrère
ne escroquerie planétaire ayant des rami-
fications dans au moins quatorze pays” et
qui “utilise honte et chantage pour réaliser
des profits, détruisant ainsi des vies.” C’est
ce que décrit le documentaire de la BBC
intitulé Le Piège. L’arnaque la plus meur-
trière de l’Inde, et diffusé pour la première fois
le 14 octobre. Il raconte comment de très nom­
breuses victimes sont tombées dans les mailles
d’une arnaque aux dimensions planétaires.
“Le modèle économique est brutal mais simple”,
écrit le site de la BBC. De nombreuses applica­
tions promettent un prêt d’argent sans tracas,
en quelques minutes seulement. “Mais beau-
coup – une fois téléchargées – récupèrent vos
contacts, photos et pièces d’identité afin d’uti-
liser ces informations plus tard dans le but de
vous extorquer” de l’argent.
Si les clients ne remboursent pas à temps,
les sociétés de crédit partagent ces informa­
tions avec des agents dans des centres d’appels,
dont le travail est de harceler et d’humilier les
mauvais payeurs.
La BBC revient notamment sur le calvaire
CARTOON MOVEMENT
vécu par Bhoomi Sinhaa, qui avait emprunté
de l’argent à des applications vautours. Une
fois qu’elle a eu tout remboursé, une appli­
cation a continué de la harceler. Un jour,
un collègue l’a appelée à son bureau et lui a
montré un photomontage pornographique,
associant son visage au corps nu d’une autre
femme, qu’il venait de recevoir sur son télé­
phone. L’une des applications de crédit avait
envoyé ce cliché trafiqué à tous les contacts
du téléphone de Bhoomi Sinhaa. Ce jour­là,
cette mère célibataire a sérieusement songé
à mettre fin à ses jours.
Rien qu’en Inde, la BBC a découvert qu’au
moins soixante personnes s’étaient suicidées
après avoir été harcelées par des applications
de prêt. La plupart étaient âgées de 20 à 30 ans.
Quatre étaient des adolescents.
“Dans son documentaire policier […], la BBC
enquête sur les applications de prêt détenues par
des investisseurs chinois qui poussent les gens dans
une spirale d’endettement, et sur les tactiques d’in-
timidation employées par les centres d’appels pour
recouvrement de prêts et sur les abus”, indique
Newslaundry dans sa critique du film.
“Auparavant, en matière d’extorsion, la pression
s’exerçait sur des habitants des zones urbaines,
dont les photos étaient transformées. Mais, la
nouvelle des suicides s’étant répandue, désormais
les appels se font uniquement via WhatsApp, et
les personnes vivant dans les zones rurales sont
prises pour cibles”, a déclaré au site d’infor­
mation indien Poonam Agarwal, journaliste
de la BBC.—
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de Rebecca Zlotowski
• Decision to Leave de Park Chan-wook
• As Bestas de Rodrigo Sorogoyen
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36. À LA UNE Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

Royaume-Uni. Payer
ses courses plus tard, 100
mais à quel prix?
MILLIONS DE CLIENTS
EN EUROPE DANS 11 PAYS
C’est ce que revendique la fintech
SUR NOTRE SITE suédoise Klarna, l’une des pionnières
courrierinternational.com des applis “buy now, pay later”.
Un beau résultat, mais payé au prix fort.
“Paye ta dette!” : L’entreprise, qui a commencé
au Kenya, les applis par conquérir le marché américain
d’emprunt en dépensant des sommes colossales
La forte inflation enregistrée ces derniers mois dans le pays a grignoté font des ravages (100 millions de dollars par mois,
le pouvoir d’achat des Britanniques, de plus en plus nombreux, Dans un pays où les selon Fortune) a enregistré des pertes
banques sont surtout abyssales : 1 milliard de dollars
jeunes et vieux, à reporter le paiement de leurs achats du quotidien. numériques, les sur l’année 2022 après 680 millions
applications de crédit de dollars en 2021.

C
se multiplient, et avec
’est comme des sables mouvants”, alerte 115 euros), d’après les estimations dont le site elles des méthodes
l’organisation Citizens Advice. Aisé d’y Bloomberg se fait l’écho. “Un client britannique de harcèlement,
mettre un pied. Difficile d’en ressortir. sur trois a deux BNPL ouverts en même temps”, de pression et Vu
L’essor du Buy now, pay later (BNPL, ou précise le site d’information américain. de chantage quand d’Espagne
“Acheter maintenant, payer plus tard”) “On voit de plus en plus de jeunes venir nous les emprunteurs
préoccupe les associations de consom- voir depuis le début de la crise du coût de la vie, ne remboursent pas EN VACANCES, JE DÉPENSE
mateurs britanniques, dans un contexte de alerte le directeur de Step Change, associa- en temps voulu. Un TOUT !
crise persistante du coût de la vie. tion d’aide en matière d’endette- système qui s’appuie “Pour s’offrir leurs vacances d’été,
“Le recours à ce type d’emprunt, ment. Ces produits ciblent en priorité largement sur les failles les ménages espagnols ont emprunté
important chez les jeunes de 18 à 24 ans, cette catégorie de la population”, de la protection des l’équivalent du budget des îles Canaries
s’étend aux seniors”, dont le pou- sur fond d’explosion des achats en données personnelles, ou des dépenses consacrées
voir d’achat est rogné par l’infla- REVUE ligne. Désormais, même la plate- décrit le Guardian. par le gouvernement à la défense”,
tion (6,7 % en septembre), notait le DE PRESSE forme de livraison Deliveroo off re observe La Sexta. Le site de la chaîne
Financial Times en début d’année. à ses utilisateurs la possibilité de de télévision espagnole fait référence
“Une personne sur cinq âgée de 65 ans ou plus payer leur pizza à une date ultérieure. “Nous aux 11,24 milliards d’euros de crédit
déclare avoir déjà souscrit ce type de produit ou sommes incroyablement inquiets de voir des à la consommation contractés par
compte le faire au cours des douze mois à venir.” gens souscrire des crédits sans savoir dans quoi les familles espagnoles en juin 2023.
Surtout, les crédits BNPL servent de manière ils s’engagent, insiste le responsable associa- Ce qui représente “la plus forte hausse
croissante à payer les achats du quotidien. tif auprès de la BBC. Ni ce qu’ils risquent en de leur endettement de l’histoire”,
“Courses, factures d’énergie, essence : c’est cas d’incapacité à rembourser.” ↓ Dessin de Willis, observe de son côté El Confidencial.
le cas d’un client sur cinq”, à en croire une —Courrier international Tunisie.
enquête du Money and Pension Service, orga-
nisme de conseils financiers, relayée par The
Independent. Ce type de financement rapide
“permet d’étaler le paiement de ses courses dans
le temps sans avoir à s’acquitter d’intérêts”. Une
solution tentante, à première vue, lorsque les
fins de mois s’annoncent difficiles. “Mais les
associations s’inquiètent des difficultés de rem-
boursement, qui entraînent des pénalités, ou de
la contraction de crédits classiques, avec intérêts
cette fois, pour rembourser le BNPL”.

Surconsommation. Autre écueil relevé par

les organisations de protection des consom-
mateurs et certains députés travaillistes, favo-
rables à la régulation du secteur : le risque
d’achats excessifs provoqué par l’illusion d’un
portefeuille mieux garni. “La perspective d’éta-
ler des paiements nous incite à dépenser davan-
tage que prévu, confirme The Observer. Est-ce
que c’est parce qu’on se sent plus serein à l’idée
d’échelonner ? Ou parce qu’on cède à la tenta-
tion d’acquérir des produits qui sont au-dessus
de nos moyens ?”
Quelle que soit la réponse, 30 % des utili-
sateurs de BNPL se retrouvent avec une fac-
ture totale supérieure à 100 livres (environ
 CO2302
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38. À LA UNE
La fièvre dépensière,
une affaire de famille
Ce sont nos parents qui nous
transmettent nos compétences
de gestionnaire… Ainsi que notre
tendance à trop dépenser, rappellent
des économistes et des psychologues
dans ce quotidien allemand. Et se
défaire de ces mauvaises habitudes
demande du temps et des efforts.
—Süddeutsche Zeitung extraits (Munich)
T
out faire pour ne pas ressembler à ses
parents s’apparente souvent à un acte de
rébellion. Mais, pour Sonja, c’est désormais
une décision consciente, prise en connais-
sance de cause. Car elle a trop longtemps
reproduit les travers financiers de sa mère :
comme elle, elle a souscrit son premier contrat
téléphonique dès 18 ans pour ne pas payer au
plein tarif son smartphone. Comme elle, elle a
équipé son premier logement avec des appareils
électroménagers achetés à crédit. Et, comme elle,
elle a arrêté ses études lorsqu’elle est tombée
enceinte. “Elle prenait tout à la légère, se disait
qu’elle rembourserait plus tard”, se souvient Sonja,
qui ne souhaite pas apparaître sous son nom
complet, pour préserver sa mère.
Téléviseur haut de gamme. Sonja, 35 ans,
a grandi dans un milieu modeste. Sa mère l’a
élevée seule : d’abord en travaillant de nuit,
dans la distribution de journaux, puis de jour,
comme femme de ménage, avant de devenir
caissière chez un marchand de boissons. Quant
à son père, elle ne l’a jamais connu, il ne versait
même pas de pension. Malgré les allocations
familiales, en fin de mois, il fallait souvent se
contenter de nouilles à la tomate pour le dîner,
raconte la trentenaire. Mais il y avait toujours
des cadeaux au pied du sapin, et pour les anni-
versaires. Sa mère trouvait invariablement le
moyen de combler les envies de Sonja et de sa
sœur, de deux ans son aînée.
À l’adolescence, Sonja s’est rendu compte que
sa mère vivait au-dessus de ses moyens. Le télé-
viseur familial était un modèle haut de gamme,
et quand le lave-linge a rendu l’âme, elle l’a rem-
placé par une machine flambant neuve, plutôt
que d’occasion. Elle achetait tout à crédit, et
remettait les factures au lendemain. “Ça n’en
finissait plus. C’est là que j’ai compris qu’elle était
endettée, elle n’a même pas eu besoin de l’avouer.”
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Chercheuse en
psychologie écono-
mique, spécialiste de psycho-
logie financière et de comportement
des consommateurs, Julia Pitters connaît bien
ce phénomène. Elle sait que les enfants sont
influencés par les habitudes budgétaires de
leurs parents. L’enfance joue un rôle détermi-
nant dans la formation du rapport à l’argent,
explique-t-elle : “Les très jeunes enfants n’appré-
cient l’argent que sous forme de pièces. C’est ce qui
se rapproche le plus de l’or, et leur valeur est pro-
fondément ancrée dans notre cerveau.” L’aspect
sensoriel, le fait de tenir dans sa main un objet
“Si le surendettement est
inenvisageable dans le foyer
familial, cette idée va s’ancrer
et perdurer à l’âge adulte.”
Julia Pitters,
SPÉCIALISTE DE PSYCHOLOGIE FINANCIÈRE
que l’on peut échanger contre un autre, est éga-
lement très important. C’est seulement vers
l’âge de 12 ans que nous apprenons à penser de
manière abstraite et à appréhender la valeur
d’une carte de crédit, par exemple.
La valeur accordée à l’argent
dépend de nos parents, poursuit la
psychologue. “Les enfants apprennent
par mimétisme. Si le surendettement est
inenvisageable dans le foyer familial, cette
idée va s’ancrer et perdurer à l’âge adulte.”
Dans la famille de Sonja, c’était tout
le contraire. C’est en voulant ache-
ter un abonnement de transports en
commun, au début de ses études,
qu’elle a été confrontée pour la pre-
mière fois de manière concrète aux
dettes de sa mère : “Elle n’avait pas
réglé la totalité de mon ancien abon-
nement, il restait une soixantaine d’eu-
ros, qu’il fallait absolument payer pour
pouvoir effectuer le renouvellement.”
Aujourd’hui, Sonja sait que le com-
portement de sa mère n’était pas dicté par
l’amour du luxe, mais plutôt par un manque
de confiance dans les produits bon marché,
supposément moins résistants. C’est pour cela
qu’elle ne jurait que par le haut de gamme. Et
ces habitudes ont longtemps poursuivi sa fille.
Paresse cérébrale. Les comportements acquis
ont la vie dure, souligne Julia Pitters. L’exemple
de Sonja est loin d’être un cas isolé : “Peu de
parents apprennent à leurs enfants comment gérer
leur argent.” Ce manque d’accompagnement
donne beaucoup de fil à retordre lors de l’en-
trée dans la vie active. “L’être humain est avare
d’effort cérébral : nous n’aimons pas en faire plus
que nécessaire. Alors quand on a pris l’habitude,
dès l’enfance, de vivre au-dessus de ses moyens,
changer d’approche demande beaucoup de travail.”
La solution pourrait être relativement simple.
Antonia Grohmann est économiste et cher-
cheuse en finance comportementale. Dans le
cadre d’une étude réalisée pour le compte de
l’Institut allemand de recherche économique,
elle a découvert que les apprentissages scolaires
contribuaient autant que le modèle parental à la
formation du rapport à l’argent chez les enfants.
“Intégrer des cours d’économie au programme sco-
laire, par exemple, pourrait avoir une vraie utilité
et une véritable influence sur les comportements
financiers”, estime-t-elle.
Certes, l’école pourrait parfaire le rapport
à l’argent des enfants, mais ce serait aussi le
↑ Dessin de Belle moyen, pour la classe politique, d’interférer dans
Mellor paru l’éducation financière [redoutent certains]. On
dans The Guardian, est bien loin de cette situation, assure l’écono-
Londres. miste : “Beaucoup de personnes craignent qu’en
instaurant des cours de gestion financière on donne
naissance à une armada de petits néolibéraux. C’est
faux, évidemment!” Pour elle, un rapport sain
à l’argent ne se définit pas uniquement par les
habitudes de consommation. La notion d’inves-
tissement – vaut-il mieux épargner ou investir
dans des actions, par exemple? – joue aussi un
rôle. Ce n’est pas non plus parce qu’une famille
commence un beau jour à se montrer dépensière
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
que ses descendants continueront à s’endetter
pendant des siècles. Pour Antonia Grohmann,
la transmission du rapport à l’argent peut évo-
luer au fil des générations. Tout dépend de la
conjoncture – le cours de la Bourse, le niveau
d’inflation ou le montant des retraites.
“Intégrer des cours
d’économie au programme
scolaire pourrait avoir une
véritable influence sur les
comportements financiers.”
Antonia Grohmann, CHERCHEUSE
EN FINANCE COMPORTEMENTALE
L’économiste Ulrike Malmendier et la docto-
rante en économie Karin Li se sont penchées
sur ce phénomène. Elles ont notamment étudié
l’influence de la hausse des prix sur le rapport à
l’argent, et ont découvert que les prévisions infla-
tionnistes rendaient l’épargne moins attractive
et poussaient à la consommation. Une situation
qui, si elle se prolonge, peut avoir des répercus-
sions durables – les consommateurs s’attendant
à subir une inflation à long terme augmente-
ront à l’avenir leurs dépenses en conséquence.
Les jeunes qui découvrent aujourd’hui com-
ment gérer leur argent, alors que le taux d’infla-
tion atteint les 7 %, pourraient donc devenir de
grands consommateurs, car ils ont grandi avec
l’idée que l’épargne n’était pas intéressante. À
l’école, on pourrait plutôt leur apprendre à placer
leurs économies dans des actions, par exemple,
défend Antonia Grohmann.
Sonja, elle, a finalement réussi à se débar-
rasser de ses penchants dépensiers. Elle tra-
vaille aujourd’hui dans la fiscalité, et a épongé
ses dettes depuis près d’un an. Si elle s’en est
sortie, c’est grâce au soutien de sa chef, qui lui
a prêté beaucoup d’argent, lui évitant ainsi l’in-
solvabilité. “Aujourd’hui, je ne vis plus au-dessus
de mes moyens. Nous partons régulièrement en
vacances, mais seulement à condition d’avoir suf-
fisamment économisé”, explique la trentenaire.
Elle suit ses comptes de près, ne vit plus à crédit,
et fait attention aux prix. Depuis deux mois,
elle applique également la méthode “des enve-
loppes” : elle répartit dans des enveloppes les
sommes allouées à ses différents postes bud-
gétaires – le loyer, les repas, les loisirs. Une
méthode recommandée par Julia Pitters : “Cela
empêche de dépenser plus que le contenu de l’enve-
loppe. Et le contact physique avec l’argent est très
important”, rappelle-t-elle.
Sonja a également ouvert un livret d’épargne
au nom de sa fille, qui servira à financer son
permis de conduire ou ses premiers loyers. Son
prochain objectif ? Avoir trois mois de loyer
d’avance sur son compte courant. Sa fille, qui
a aujourd’hui 13 ans, semble avoir un rapport à
l’argent bien différent du sien à son âge. “Elle
connaît le prix des choses, elle sait ce qui est cher
ou non. Elle est plutôt économe.” Elle tient sûre-
ment cela de sa mère.
—Marie Vandenhirtz,
publié le 29 août
LA VIE À CRÉDIT. 39
Canada. Boom canadien montre que la plupart sont âgés entre
18 et 44 ans. Parmi les répondants de l’étude,
des paiements
42 % disent qu’ils utilisent ces services comme
une aide pour budgétiser, 39 % parce qu’ils ne
peuvent pas se permettre un achat immédiat
différés
et 23 % pour éviter les intérêts et des frais.
Mais attention aux écueils, rappelle le site
Daily Hive : ces plans de financement sup-
priment les obstacles que constituent par
exemple les longs processus d’approbation
de crédit, mais de ce fait ils “réduisent ainsi
Régler ses achats en différé est de le temps nécessaire aux consommateurs pour
plus en plus populaire au Canada. reconsidérer leurs achats coûteux”. C’est pour-
Avec un risque de surendettement quoi des organismes s’inquiètent. Un rapport
du Forum économique mondial et de la firme
chronique, alertent les experts. Deloitte, dont fait état le Toronto Star, aver-
tit que la plupart de ces prêts accordés par ces
fournisseurs de paiement différé ne sont pas
E
n mai 2022, déjà, plusieurs journaux cana- rapportés aux bureaux de crédit, ce qui “pour-
diens annonçaient l’arrivée massive de nou- rait conduire à des défauts de paiement sur les
velles solutions de paiement sur mobile, prêts bancaires et à un surendettement chronique
et certains s’en inquiétaient. Des solutions de la part des consommateurs”.
Vu des “achetez maintenant, payez plus tard”, qui L’avocate Clarisse N’Kaa indique au jour-
permettent d’utiliser ces services pour de nal Le Devoir que “la plupart de ces compagnies
États-Unis toutes petites sommes, “sans paperasse et sans se présentent comme des alternatives au crédit”
frais apparents”, indiquait Le Devoir. alors que leurs produits devraient se qualifier
LES EUROPÉENS En tête de ce marché, les applis Afterpay comme du crédit. L’analyste constate que ces
S’APPAUVRISSENT ou encore Klarna. “Avec [ces appli- produits sont offerts au Canada “sans
“Les Européens cations], on peut s’offrir un iPhone à respect forcément des règles relatives
sont confrontés 1 000 dollars, des souliers à 70 dollars aux contrats de crédit”. Une étude de
à une nouvelle réalité et même un rouge à lèvres à 20 dollars, son organisme Option consomma-
économique, qu’ils en quatre, six ou douze versements REVUE teurs conclut que la législation qué-
n’ont pas connue égaux, habituellement sans frais ni DE PRESSE bécoise “ne protège pas suffisamment
depuis des décennies : intérêts. Le premier paiement s’effec- les consommateurs face aux possibles
ils s’appauvrissent”, tue à l’achat, les autres suivent chaque semaine, dérives de ce mode de financement”, et presse le
observe The Wall toutes les deux semaines ou au mois”, expliquait gouvernement de la province d’agir.
Street Journal. alors Le Journal de Montréal. Les consommateurs, eux, se pressent toujours
Depuis 2019, les Plus d’un an plus tard, l’engouement est plus nombreux devant ces portillons numé-
salaires réels (corrigés phénoménal : l’appli suédoise Klarna a séduit riques : la firme d’études de marché Research
des effets de l’inflation) 640 000 utilisateurs actifs au cours de ses dix- and Markets prévoit au Canada une croissance
ont augmenté de 6 % huit premiers mois d’activités au Canada, note de 51,6 % des paiements différés en 2023 et
aux États-Unis, le site financier PaymentsJournal. anticipe que cela représentera un marché de
souligne en effet Qui sont les adeptes du “achetez maintenant, 5,77 milliards d’euros en 2028.
le quotidien américain, payez plus tard” ? Une étude du gouvernement —Courrier international
en se fondant sur des
données de l’OCDE.
Et dans le même
temps, ils ont diminué
Un manque criant de régulation
de 3 % en Allemagne, ●●● Toujours rien. Deux ans et demi après et même qu’il soit devenu un moyen de
de 3,5 % en Italie et en la prise de conscience du gouvernement consommer comme un autre, rend la mise
Espagne et de 6 % en britannique et sa promesse d’“agir en place de règles indispensable.” Autre
Grèce. Le Wall Street rapidement pour éviter les effets néfastes”, raison, avancée par le Financial Times,
Journal y voit les crédits Buy Now Pay Later (BNPL ou la multiplication des options de paiement
les conséquences “achetez maintenant, payez plus tard”) en ligne tend à induire les clients en erreur :
du vieillissement souffrent d’un manque criant de régulation, 28 % des utilisateurs de BNPL interrogés
de la population constate la presse économique. D’abord au Royaume-Uni par l’organisation
européenne, “qui apanage d’une poignée de fintechs, dont Citizens Advice ignoraient y avoir eu
accorde une grande le suédois Klarna, la méthode de paiement recours. “Ce type d’emprunt peut être utile,
importance à son s’est généralisée : Apple et Amazon car il permet d’éviter les options plus chères
temps libre” et qui ont intégré des options similaires à leurs [avec intérêts], estime le quotidien financier
a été confrontée services. “La croissance du secteur est de Londres. Mais il est temps de le
aux crises provoquées deux fois supérieure à celle des transferts réglementer au même titre que les autres
par le Covid-19 bancaires et trois fois supérieure à celle des formes de crédit à la consommation,
et la guerre en Ukraine. portefeuilles en ligne, relève le magazine avec une obligation d’information,
Forbes. Aujourd’hui, le fait que des contrôles de solvabilité et la possibilité
le BNPL ne soit plus réservé aux achats de faire appel au médiateur financier.
exceptionnels comme les machines La crise du coût de la vie ne doit pas être
de fitness ou les vêtements de luxe, une excuse pour rester dans l’inaction.”
40.
tra n s-
versales.
économie
Airbnb n’est plus ce qu’il était
Logement. Les ennuis de la plateforme née en 2008 sont proportionnels
à sa réussite. Depuis septembre, New York lui interdit toute location
à court terme. Ses clients se rebellent. Pour ce média américain, Airbnb
ne fait tout simplement plus partie de l’économie du partage.
—The Atlantic, extraits
(Washington)
A
u lendemain d’un mariage cet été
dans le Vermont, pendant que mes
amis passaient la matinée dans
un jacuzzi pour se remettre, je bataillais
avec un broyeur d’évier. Puis j’ai récuré le
plan de travail. Défait le lit. Sorti la pou-
belle de tri. Mon petit ami et moi avions
fait l’erreur de prendre un Airbnb. Malgré
les 95 dollars de frais de ménage, la liste de
consignes pour le check-out était longue
comme le bras.
Quelque chose ne tourne pas rond chez
Airbnb. Qui cherche un hébergement
authentique et accueillant doit désor-
mais braver des prix mirobolants, des frais
incohérents, des corvées de départ à n’en
plus finir ainsi que des photos et des des-
criptions à la fiabilité douteuse. Non seu-
lement les clients sont furieux et le disent
haut et fort sur les réseaux sociaux, mais
les municipalités sonnent aussi l’hallali.
Début septembre, la ville de New York a
frappé fort en interdisant de facto la quasi-
totalité des locations à court terme, si bien
que 15000 annonces ont disparu d’Airbnb.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
Les ennuis de la plateforme sont pro-
portionnels à sa réussite. La société a été
créée en 2008, un an après une naissance
en mode débrouille sous la forme de trois
matelas gonflables installés dans le salon de
ses fondateurs – on est loin aujourd’hui de
la plateforme bricolée pour mettre en rela-
tion des particuliers et fondée sur l’écono-
mie du partage. C’est devenu une industrie
à part entière, peuplée d’hôtes permanents
et de grosses sociétés immobilières gérant
à elles seules des dizaines, voire des cen-
taines, d’annonces. Et à mesure que l’offre
a augmenté en quantité, la qualité s’est
↙ Dessin de Sondron paru
dans L’Avenir, Namur.
dégradée. Comme toute société de la tech,
Airbnb cherchait la croissance. En chemin,
elle a été dépassée par les événements.
Aujourd’hui le concept d’Airbnb peut
sembler simple et évident, mais c’était à
l’époque une petite révolution : et si on
pouvait gagner de l’argent grâce à cette
chambre d’amis qui ne sert jamais ou à
ce studio aménagé au-dessus du garage?
En échange, des vacanciers pourraient
se loger à petit prix, auprès d’un hôte sur
place, dans une tout autre vision, bien
plus personnelle, du voyage. Dès 2011, la
plateforme totalisait 1 million de nuitées.
Boîtier à code. Et le gâteau Airbnb est
devenu si gros que tout le monde en a voulu
une part. Ce furent d’abord les proprié-
taires de résidences secondaires dans des
régions prisées, comme [aux États-Unis] le
lac Tahoe et la vallée de l’Hudson, raconte
Jamie Lane, économiste chez AirDNA, un
cabinet d’analyse spécialiste d’Airbnb et
des plateformes de location de courte
durée. Ces hébergements loués par des
gens qui n’y habitent pas dérogent toute-
fois au concept original d’Airbnb, l’hôte ne
se trouvant plus à portée de main, que ce
soit pour dispenser ses recommandations
ou en cas de problème. Les clés sont dans
un boîtier sécurisé à code, et bien souvent
les locataires Airbnb n’ont pas la moindre
interaction avec leur hôte.
À mesure que l’off re
a augmenté en
quantité, la qualité
s’est dégradée.
Dès lors que certains ont acheté un bien
immobilier dans l’objectif de le propo-
ser sur Airbnb, les choses ont été claires:
Airbnb est devenu une entreprise clas-
sique. Depuis 2015, le nombre d’annonces
sur la plateforme aux États-Unis est passé
de 150000 environ à près de 1,5 million,
relève Jamie Lane.
La différence entre Airbnb et l’hôtel-
lerie est devenue de plus en plus ténue.
Certes, l’hôte type sur Airbnb propose
1,5 annonce en moyenne, constate l’éco-
nomiste, mais les “mégahôtes” (des entre-
prises ou de riches particuliers proposant
au moins 21 propriétés et qui ont des
moyens autrement importants pour les
mettre en valeur) représentent aujourd’hui
30% des annonces actives. Faute de pou-
voir rivaliser, certains hôtels ont même
basculé en 2018, quand la plateforme a
autorisé les petits hôtels et les maisons
d’hôtes à poster des annonces.
À ce stade, on est loin de l’économie du
partage. Neal Carpenter gère à Nashville
l’agence The Air Butler, qui s’occupe de
18 logements, dont un lui appartenant, pour
lesquels il se charge de faire les photogra-
phies, de créer les annonces sur Airbnb,
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023 TRANSVERSALES. 41

60 dollars par personne, contre 89 dol- cause de telle ou telle décision d’un PDG
lars à l’hôtel, rappelle Sally French. quelconque, mais parce qu’une entre-
Verbatim Mais la plateforme elle-même mesure prise se présentant comme la version
que les choses ont changé. Depuis mai, le débrouille d’une activité bien établie
“Nous devons remettre la maison [Airbnb] site permet de paramétrer sa recherche ne peut se développer qu’en suivant le
en ordre. Nous n’avons jamais parachevé en fonction du prix total, hors taxes mais
tous frais inclus. Elle a aussi lancé Airbnb
modèle même qu’elle prétendait rempla-
cer. Et c’est quand elle essaye d’être les
ses fondations. Elle repose sur quatre piliers Chambres, qui revient au modèle origi- deux à la fois que les ennuis commencent.
nal du séjour chez l’habitant, et met l’ac- —Kate Lindsay,
là où il lui en faudrait dix.” cent sur le prix doux et la convivialité. publié le 18 septembre
Brian Chesky, “Nous sommes attachés à créer de nouveaux
COFONDATEUR ET PDG D’AIRBNB outils, de façon que notre plateforme conti-
nue de proposer des séjours à prix compé-
À la tête de l’entreprise depuis 2008, Brian Chesky se montre “réaliste” titifs”, avance le porte-parole. SOURCE
dans un entretien à Bloomberg, “avouant que les dernières annonces L’évolution d’Airbnb est assez typique.
[de nouvelles fonctionnalités] n’étaient qu’un replâtrage des fissures [La société américaine de vente en ligne THE ATLANTIC
profondes d’Airbnb”, relate le média économique. Pour convaincre que de produits vintage et artisanaux] Etsy Washington, États-Unis
la maison Airbnb ne s’écroule pas, il use de la métaphore des fondations a suivi une trajectoire semblable, qui Mensuel, 462 000 ex.
à “consolider”, reconnaissant que sa plateforme a été bâtie “pour une a débouché l’année dernière sur une theatlantic.com
bien plus petite entreprise et qu’elle a connu une croissance fulgurante”. grève de ses vendeurs, comme les chauf- L’anticipation est l’un des points
feurs d’Uber [à New York], qui ont fait de forts de The Atlantic depuis
même en janvier. “Dès qu’émerge un sec- sa création, en 1857. Cette
d’assurer le renouvellement des équi- Et on en arrive à des situations comme teur potentiellement lucratif, une entreprise vénérable publication,
pements et de dialoguer avec les clients celle qu’a vécue Tracy Chou. Après avoir qui a de gros moyens peut débarquer et se où écrivent les plumes
pendant leur séjour. Il y a aussi le suivi payé 160 dollars [152 euros] de frais de dire qu’il y a de l’argent à se faire”, résume prestigieuses du moment, a su
du frigo, des sociétés de nettoyage, de la ménage pour un Airbnb dans le Vaucluse, Erin Hatton, sociologue à l’université de mieux que toute autre prendre
gestion financière pour veiller à ce que en France, elle et ses amis se sont fait Buffalo et spécialiste de la gig economy. le tournant Internet, en faisant
chaque propriétaire reçoive les sommes incendier sur WhatsApp par le proprié- Tout cela est le signe d’une économie de son site un très dynamique
qui lui reviennent, etc. Maintenir la com- taire, qui leur reprochait d’avoir manqué collaborative qui vole en éclats, non à lieu de réflexion et de débat.
pétitivité d’une offre d’hébergement n’a du “minimum de respect” en laissant dans
plus rien d’un petit boulot d’appoint : c’est la cuisine les sacs-poubelle et les bou-
un travail à plein temps. teilles de vin vides. L’ingénieure dit s’être
Aujourd’hui, la plateforme conçue pour sentie flouée par les avis des autres voya-
une économie du partage qu’elle n’incarne geurs, qui lui avaient fait miroiter une
plus est donc le terrain d’affrontement de expérience cinq étoiles.
mégahôtes aux ressources importantes L’essor de la plateforme, au-delà des
et de propriétaires cherchant à rentabi- conflits entre hôtes et locataires, a aussi
liser leur résidence secondaire. Prenons poussé les pouvoirs publics à intervenir.
l’exemple si irritant des frais de ménage. Malgré un fonctionnement désormais très
Chaque hôte est libre d’en fixer le mon- semblable à celui des hôtels, les logements
tant, et les variations d’une annonce Airbnb ne sont pas soumis aux mêmes
à l’autre sont délirantes : un tarif à la exigences réglementaires. Outre l’oukaze
nuitée qui semblait correct peut s’alour- de New York, Washington a mis en œuvre
dir de 100 dollars, sinon plus – sachant ses propres restrictions l’année dernière,
que la nuitée a elle aussi bondi de 36 % en en imposant l’obtention d’un agrément
quelques années. De son côté, le loueur pour faire de la location courte durée et
peut juger ces frais de ménage indis- en interdisant ces agréments aux rési-
pensables pour des raisons qui n’ont dences secondaires.
rien à voir avec l’entretien du logement.
Sur Airbnb, les utilisateurs cherchent En famille. Los Angeles et San Francisco
le plus souvent en fonction du prix par exigent aussi l’enregistrement des héber-
nuit, qui ne comprend pas les frais de gements, et d’autres villes ont imposé
ménage. Alors pour remonter dans les leurs propres règles, en interdisant à un
résultats de recherche, certains loueurs hôte de multiplier les annonces ou en
ont pris le parti de baisser le prix de la limitant la location à un nombre de jours
nuitée et de se rattraper sur les frais de déterminé par an. “Nous sommes à l’aise
ménage. Sally French, experte voyage dans nos relations avec les municipalités et
chez NerdWallet, raconte : “Comme me les réglementations dans le monde”, assure
l’a dit un loueur, c’est la course au moins un porte-parole d’Airbnb. Mais les règles
cher. Ça n’est franchement pas satisfaisant, de New York “sont une aberration et une
mais d’après eux c’est la seule façon d’avoir exception dans le panorama des mesures
des réservations.” adoptées par d’autres villes des États-Unis”.
L’esprit Airbnb n’est pas tout à fait mort.
Airbnb Chambres Il reste possible de trouver un héberge-
ment moins cher et plus séduisant qu’une
revient au modèle chambre d’hôtel, en particulier quand
original du séjour on voyage en famille ou entre amis. Sur
chez l’habitant. Airbnb, la location moyenne revient à
42. TRANSVERSALES
SCIENCES
Un nerf vague
mais essentiel
Santé. Des chercheurs se sont lancés dans
la cartographie complexe de ce nerf qui relie
le cou à de nombreux organes, dans l’espoir
de révolutionner la médecine de précision.
—New Scientist, extraits
(Londres)
D
e v a nt les r a m i f ica-
tions nerveuses étalées
comme des tentacules
sur la table devant moi, je ne
peux m’empêcher de penser à
un immense ver solitaire ou à
un calmar maigrichon. Mais
cette apparente médiocrité ne
rend pas justice aux merveilles
qu’est capable d’accomplir le
nerf vague, sorte d’autoroute
sensorielle qui relie le cerveau
à la plupart des organes vitaux
et contribue à réguler de nom-
breuses fonctions, de la diges-
tion à la fréquence cardiaque.
J’ai devant moi l’un des
30 échantillons de nerfs vagues
en train d’être débités, tranchés
et photographiés par Stavros
Zanos et son équipe, à l’Institut
Feinstein de recherche médicale
de New York. L’objectif ? Établir
une cartographie détaillée des
quelque 160 000 fibres nerveuses
qui le composent.
S’ils se sont lancés dans cette
entreprise ambitieuse, c’est parce
que des chercheurs ont décou-
vert récemment le rôle crucial de
ce nerf, qui intervient dans bien
plus de processus qu’on ne l’avait
longtemps soupçonné – dans la
supervision de certaines fonc-
tions organiques, mais aussi dans
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
↙ Dessin de Walenta paru
dans The Washington Post,
États-Unis.
l’analyse des expressions faciales
et même dans le contrôle de l’hu-
meur. Plus incroyable encore, la
science commence tout juste à
comprendre son implication dans
la régulation de l’inflammation,
mécanisme de défense immuni-
taire associé à de nombreuses
pathologies, des troubles car-
diaques à la maladie de Parkinson.
Or, si les médecins utilisent
déjà des techniques de stimu-
lation électrique du nerf vague
pour traiter l’épilepsie, la dépres-
sion, la migraine et l’obésité, cette
pratique est restreinte par notre
connaissance rudimentaire de la
structure complexe de ce nerf.
Pour remédier à ces lacunes, les
chercheurs tentent de percer ses
moindres secrets en cartogra-
phiant chaque ramification, ce
qui leur a déjà permis de décou-
vrir des types de cellules spé-
cialisées jusqu’alors inconnues.
Au-delà du contrôle de l’inflam-
mation, ces données pourraient
ouvrir de nombreuses perspec-
tives à la médecine de précision.
Soulager les patients. Le nerf
vague est un faisceau de fibres
nerveuses qui prend racine au
niveau du tronc cérébral, avant
de se diviser en deux branches
qui descendent de chaque côté du
cou puis se rejoignent au niveau
du cœur, et poursuivent leur
course vers le tube digestif et
d’autres organes.
Les premiers témoignages
de son importance capitale
remontent à près de deu x
mille ans, quand le médecin [grec]
Galien a constaté par hasard que
le sectionnement d’un faisceau
nerveux chez un cochon mettait
fin à ses cris de douleur mais pas
à ses convulsions. Il s’est révélé
par la suite que Galien avait coupé
une portion du nerf vague impli-
quée dans la transmission de l’in-
formation entre le cerveau et les
cordes vocales.
Par la suite, d’autres expé-
riences ont montré que le nerf
vague contribuait à réguler le
fonctionnement du cœur, de
l’estomac, des poumons, du
foie, et bien plus encore. Mais
c’est seulement depuis une tren-
taine d’années que les médecins
commencent à agir dessus pour
soulager leurs patients.
L’une des premières maladies
contre laquelle cette méthode a
fait ses preuves est l’épilepsie : à
la fin des années 1980, J. Kiffin
Penry et Joan Christine Dean, qui
travaillaient alors pour l’univer-
sité de Wake Forest, en Caroline
du Nord, ont montré que l’im-
plantation d’un stimulateur élec-
trique permettait de réduire,
voire d’éliminer, les crises d’épi-
lepsie chez certains patients.
Il s’agit la plupart du temps
d’implants sous-cutanés – à
peine plus gros qu’un jeton de
poker – installés au niveau de
la poitrine, qui émettent des
impulsions électriques trans-
mises via un fil jusqu’à un dis-
positif enroulé autour du nerf
vague dans le cou. Le premier
générateur de ce type a été homo-
logué par l’Agence américaine
du médicament (FDA) en 1997,
pour traiter l’épilepsie lorsque les
médicaments ne suffisaient pas.
Depuis, la FDA a également
autorisé l’utilisation d’implants
pour lutter contre la dépression,
après que des essais ont prouvé
leur capacité à atténuer les symp-
tômes de la maladie chez près
de 40 % des patients ayant déjà
eu recours, sans succès, à au
moins quatre autres formes de
traitement. Un dispositif simi-
laire, baptisé “VBLOC”, est uti-
lisé contre l’obésité : les patients
qui l’ont testé ont perdu envi-
ron 8 % de surcharge pondérale
en plus par rapport aux indi-
vidus de l’échantillon témoin.
Dernièrement, la FDA a homo-
logué un stimulateur permettant
L’élément le plus
prometteur est sans
doute le rôle joué
par le nerf vague
dans le contrôle
de l’inflammation.
de regagner en mobilité dans
le haut du corps après un AVC.
Ce type d’outils pourrait égale-
ment aider à réguler la pression
artérielle et la glycémie.
Mais l’élément le plus pro-
metteur est sans doute le rôle
joué par le nerf vague dans le
contrôle de l’inflammation. Les
premiers indices en ce sens sont
apparus dans les années 1990,
lorsque Kevin Tracey (qui tra-
vaille aujourd’hui à l’Institut
Feinstein de recherche médicale)
et son équipe ont mis au point
un traitement anti-inflammatoire
capable d’inhiber la production
de cytokines, les protéines à l’ori-
gine de la réponse immunitaire
de l’organisme en cas d’infection
ou de maladie.
En quantité adaptée, la sécré-
tion de cytokines et la réaction
inflammatoire qui s’ensuit per-
mettent de repousser les agents
pathogènes et de soigner les
blessures, mais une produc-
tion excessive entraîne l’effet
inverse : lésions des tissus, risque
de développer des maladies chro-
niques, voire insuffisances de
certains organes.
Rôle de catalyseur. En injec-
tant leur nouveau médicament
dans le cerveau de rats victimes
d’AVC provoqués par des infec-
tions bactériennes, Kevin Tracey
et son équipe ont observé, confor-
mément à leurs attentes, que cela
atténuait l’inflammation céré-
brale. Mais, à leur grande sur-
prise, les effets de la molécule se
propageaient dans l’ensemble de
l’organisme. Si ce type d’action
généralisée n’a rien d’étonnant
après l’administration d’un trai-
tement par voie orale ou intra-
veineuse, les chercheurs ne
s’attendaient pas à observer un
tel phénomène après une injec-
tion directement dans le cerveau.
Kevin Tracey se souvient :
“Pendant des mois, nous avons
tourné le problème dans tous les
sens pour comprendre le méca-
nisme sous-jacent.” Jusqu’à ce
qu’ils sectionnent le nerf vague
des rongeurs. “C’est là que l’effet
anti-inf lammatoire a disparu,
raconte-t-il. Les scientifiques ne
disent plus ‘Eureka’, mais ‘Oh,
putain !’ Et c’est bien ce qu’on a
entendu ce jour-là.”
Ce rôle de catalyseur de l’in-
flammation, que Kevin Tracey
a baptisé “réflexe inflamma-
toire”, se met en branle lorsque
certains neurones spécialisés
détectent la présence de cyto-
kines. Ils envoient alors un mes-
sage au cerveau, qui transmet à
son tour l’information à la rate,
afin d’augmenter la production
de globules blancs [acteurs clés
de la réponse immunitaire].
Selon Kevin Tracey, on pour-
rait donc interrompre la réac-
tion inflammatoire à l’aide d’une
électrode [agissant sur le nerf
vague], et plus seulement avec
des médicaments.
En 2012, un dispositif à élec-
trode conçu par le chercheur
et SetPoint Medical, entre-
prise californienne spécialisée
dans les biotechnologies, → 44
44. TRANSVERSALES
42 ← a été testé sur un petit
groupe de patients souffrant
de polyarthrite rhumatoïde, une
maladie inflammatoire chro-
nique. [L’étude parue en 2016
montre que] 70 % d’entre eux
ont constaté une diminution
d’au moins 20 % de leurs symp-
tômes, et près de la moitié ont
fait état d’une amélioration de
50 % de leur état de santé.
Certains médicaments per-
mettent d’obtenir des résultats
comparables, mais l’électrode
présente un avantage consi-
dérable : les molécules anti-
inf lammatoires provoquent
généralement une forte inhibi-
tion du système immunitaire, ce
qui rend les malades particulière-
ment vulnérables aux infections.
La stimulation du nerf vague,
au contraire, inhibe suffisam-
ment la libération de cytokines
pour éviter que l’inflammation
ne devienne incontrôlable, mais
pas assez pour laisser le sys-
tème immunitaire sans défense,
explique Kevin Tracey.
“L’inflammation se retrouve dans
presque toutes les maladies chro­
niques, rappelle Stavros Zanos.
Je ne dis pas que la stimulation du
nerf vague fonctionnera pour cha­
cune d’entre elles, mais il paraît
logique de tester cette méthode
d’une manière ou d’une autre.”
Seul bémol : le fonctionnement
exact de ces traitements demeure
un mystère. On ne sait même
pas sur quelles fibres agissent
les stimulateurs. Et la zone d’ac-
tion de ces dispositifs est encore
plus difficile à repérer lorsqu’ils
agissent à travers la peau.
Aujourd’hui, les stimula-
teurs transcutanés sont
disponibles sans ordon-
nance dans de nom-
breux pays, à partir de
200 dollars environ
[190 euros]. Ils sont
souvent présentés
comme un moyen
de relancer le
“tonus vagal”, un
prétendu indicateur
de l’activité du nerf.
Mais, de l’avis des
chercheurs, tout cela
n’est guère scientifique.
Certains de ces appa-
reils ont néanmoins suivi
des tests rigoureux. En
2018, la FDA a homologué
un modèle conçu pour
soulager les patients
souffrant de migraine
↓ Dessin de Balaban,
Luxembourg.
chronique et d’algie vasculaire de
la face [un trouble neurologique
caractérisé par des crises dou-
loureuses intenses et soudaines
touchant un côté du visage],
après que des chercheurs ont
montré son efficacité à réduire
le nombre de crises. Mais il est
important de consulter un méde-
cin avant de recourir à ce type
de dispositifs, souligne Kevin
Tracey. Ils peuvent en effet être
contre-indiqués pour certaines
personnes ayant des problèmes
cardiaques, car ils peuvent agir
sur le rythme cardiaque.
Effets indésirables. Et c’est là
que le bât blesse. L’extraordinaire
complexité du nerf vague permet
d’entrevoir des possibilités
d’amélioration pour de nom-
breux aspects de la santé, mais
le manque de spécificité dans
les traitements implique un
risque d’effets indésirables. Et
explique peut-être aussi pourquoi
la neurostimulation vagale n’est
pas une science exacte. Stavros
Zanos confie : “Cela fait des années
que l’on développe des électrodes,
et qu’on les place sur un nerf ou
dans le cerveau en croisant les
doigts pour que cela fonctionne.”
Impossible d’obtenir des
résultats plus constants ou
d’étendre le champ des appli-
cations possibles sans une meil-
leure connaissance du sujet.
Voilà pourquoi je me retrouve
aujourd’hui devant cette matière
filandreuse dans le laboratoire de
Stavros Zanos. Avec son équipe, il
s’est embarqué dans une aventure
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
de trois ans, un projet à 6,7 mil-
lions de dollars financé par l’Ins-
titut national de la santé des
États-Unis : établir une cartogra-
phie exhaustive du nerf vague.
Pour ce faire, ils devront iden-
tifier la moindre fibre nerveuse
et suivre sa trajectoire le long
de cet enchevêtrement sinueux.
Un travail de fourmi qui com-
mence par l’extraction du nerf
vague d’un cadavre. Par endroits,
il est plus fin qu’un fil de coton,
et les chercheurs doivent noter
avec précision à quels organes
sont raccordées ses nombreuses
ramifications. Puis ils débitent
le tout en morceaux, dont les
plus larges font la taille d’un fla-
geolet, avant de les mouler dans
des blocs de cire. Ces derniers
sont ensuite insérés dans ce qui
ressemble à une trancheuse de
charcuterie, où les portions de
nerfs sont coupées en lamelles
de l’épaisseur d’un cheveu.
Enfin, ces segments de nerf
sont immergés dans une solution
colorante pour faire apparaître
leurs nombreux détails internes.
Stavros Zanos me montre une
image sur l’écran de son ordi-
nateur : la masse brune plutôt
terne s’est transformée en un
mélange de fluorescences rouges,
vertes et bleues. Chaque couleur
correspond à un type de fibre
et donne des indications sur sa
fonction, m’explique-t-il.
Il est possible de déterminer
quels types de messages trans-
portent les neurones grâce à
leurs caractéristiques anato-
miques : les neurones afférents
véhiculent l’information senso-
rielle en direction du cerveau,
tandis que les neurones efférents
relaient jusqu’aux muscles les
messages du cerveau, pour super-
viser les fonctions motrices. Les
fibres isolées par de la myéline
(membrane constituée essentiel-
lement de lipides) fonctionnent
généralement plus vite que les
autres. “Donc si un neurone est
“La cartographie
du nerf vague
permettra de créer
des stimulateurs
ultrasélectifs.”
Stavros Zanos, CHERCHEUR
Apprendre à moduler
l’inflammation
avec précision
constituerait une
véritable révolution.
efférent et présente une gaine de
myéline, on sait qu’il agit très pro­
bablement sur la contraction mus­
culaire”, précise le chercheur.
La cartographie du nerf vague
ne permettra pas seulement de
mieux anticiper les effets des
électrodes installées tout du long.
Elle pourrait également débou-
cher sur la création de stimula-
teurs ultrasélectifs n’agissant que
sur certaines fibres, se réjouit-il.
Son équipe a déjà prouvé la
faisabilité de cette idée. Après
avoir cartographié le nerf vague
du cochon, ils ont mis au point
un stimulateur ultraprécis doté
de dix points de contact dis-
tincts. Une fois implanté chez
des cochons vivants, ce disposi-
tif permet d’agir sur leur respi-
ration sans effets considérables
sur les autres organes, comme
en atteste une étude publiée
en février.
Neurones sensoriels. La car-
tographie du nerf vague n’est
qu’une première étape, annonce
Cristin Welle, de l’université
du Colorado. “Il faudra ensuite
déterminer la façon dont chaque
type de fibres interagit avec le reste
du système nerveux.” Avec son
équipe, elle aborde le problème
par l’autre bout, et cherche à iden-
tifier sur quelles aires cérébrales
ce nerf agit. L’an dernier, ils ont
observé chez la souris que la sti-
mulation du nerf vague activait
les neurones du cortex moteur
primaire, démultipliant ainsi les
capacités d’apprentissage moteur
de l’animal.
Le séquençage génétique pour-
rait permettre de gagner encore
en précision, en perçant les mys-
tères de certains neurones spé-
cifiques, veut croire Stephen
Liberles, chercheur en biologie
cellulaire à Harvard. En particu-
lier ceux des neurones sensoriels,
qui représentent près de 80 % du
nerf vague et sont capables de
déceler les altérations de l’envi-
ronnement grâce à leurs récep-
teurs spécifiques. “La découverte
des récepteurs olfactifs et visuels a
marqué un tournant dans la com­
préhension des [cinq] sens externes,
explique-t-il. Mais nous n’avons
identifié presque aucun récepteur
impliqué dans les sens internes
[la thermoception ou la proprio­
ception, par exemple].”
Ses collègues et lui ont déjà
repéré des neurones d’un type
jusque-là inconnu, qui inter-
viennent dans la respiration,
régulent la pression artérielle
et détectent les nutriments dans
le système digestif. Un jour,
nous aurons des médicaments
capables d’agir uniquement sur
certaines cellules spécifiques
du nerf vague, prédit Stephen
Liberles. Si ce nerf est l’auto-
route de l’organisme, alors ces
traitements pourraient réguler le
trafic voiture par voiture, là où les
stimulateurs électriques gèrent
le flux de circulation global, sur
plusieurs voies à la fois.
Le chercheur conclut : “En
déchiffrant le fonctionnement de
ces canaux de communication
vitale entre le cerveau et le reste
du corps, nous ouvrirons la voie à
de nouveaux traitements permet­
tant d’activer [ces] canaux avec une
précision redoutable.” Apprendre
à moduler l’inflammation ou
d’autres fonctions physiques avec
une telle exactitude constituerait
une véritable révolution pour la
médecine moderne.
En quittant le laboratoire de
Stavros Zanos, je jette un der-
nier regard à ce ruban de matière
blanche, éblouie par ses pouvoirs
extraordinaires – et par l’ingé-
niosité des scientifiques qui le
cartographient et le manipulent.
—Grace Wade,
publié le 22 août
SOURCE
NEW SCIENTIST
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 84 215 ex.
newscientist.com
Stimulant, soucieux d’écologie
et bon vulgarisateur,
New Scientist est l’un
des meilleurs magazines
d’information scientifique
du monde. Créé en 1956,
il réalise un tiers de ses ventes
à l’étranger. Il s’intéresse
particulièrement aux
développements scientifiques
et technologiques dans
le domaine de l’environnement,
dans l’industrie et, plus
simplement, dans la vie
quotidienne.
360
46. Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

MAGAZINE
Espagne : du son neuf • Culture ................ 50
Sous le charme du Pantanal • Voyage ............ 52
1938 : la bataille de l’Èbre • Histoire ......... 54
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023 360o. 47

↓ Le boxeur Joynul Islam, au club AF

Boxing Gym de Dacca, en février 2021.

PORTFOLIO

N G L A D E S H ,
AU B A
DES V I E S
DE C O M B A TS
Zobayer Joati sillonne depuis 2020 son
pays pour photographier des pratiquants
de sports de combat et d’arts martiaux.
Tous luttent pour vivre de leur passion mais,
malgré les défis, y trouvent du réconfort.
PHOTOS MD. ZOBAYER HOSSAIN JOATI / ZOBAYERJOTI.COM

Le photographe
Originaire de Dacca, la capitale du Bangladesh,
Zobayer Jaoti est un photographe
indépendant âgé de 28 ans. Après un diplôme
d’ingénieur en 2018, il décide de se consacrer
à sa passion et suit une formation
professionnelle au sein du centre
de photographie Counter Foto, dans sa ville.
Sa pratique documentaire et artistique
se concentre sur différents enjeux
sociopolitiques, de l’égalité entre les genres
à la marginalisation de certaines populations,
en passant par l’étude des normes
culturelles. Ses travaux ont été publiés
dans plusieurs magazines en Allemagne,
aux États-Unis ou en Finlande. En 2023,
il a été le lauréat de la Bourse étudiante
Alexia Grant pour la série We Live to Fight,
que nous vous présentons ici.
48. 360o
L
a photographie est un outil très politique”, assure
Zobayer Hossain Joati. Et photographier le sport
s’avère bien politique chez ce jeune Bangladais.
Sa série We Live to Fight (“Nous vivons pour
combattre”) documente les sports de combat et
les arts martiaux au Bangladesh. Le photographe
indépendant sillonne depuis 2020 son pays pour ce projet
conçu initialement comme un reportage sportif. “Mais
au fil des rencontres, c’est devenu un documentaire social.”
Réalisées en noir et blanc pour qu’elles aient “un air
intemporel”, ses photographies explorent les interac-
tions humaines et les défis sociaux que rencontrent les
communautés des diverses pratiques : du taekwondo
à la boxe en passant par des arts martiaux locaux, tels
que le boli khela, un type de lutte né aux xixe siècle à
Chittagong, deuxième ville du pays.
“Tous ces sports ont une chose en commun, ce sont les
difficultés financières et sociales, car ce n’est pas forcément
accepté de les pratiquer étant donné qu’il est difficile d’en
faire une carrière”, explique Zobayer Joati. Beaucoup
d’athlètes issus de classes populaires rêvent d’en faire
leur gagne-pain et d’imiter Amranul Faysal, surnommé
“Killer Machine”. Posant fièrement torse nu devant
un miroir en plein entraînement, cet ex-champion de
MMA s’est mis à la boxe “dans l’espoir de développer un
milieu” encore marginalisé.
Un rêve qui reste chimérique pour la plupart des
Bangladais. Car la pratique des sports de combat tradi-
tionnels s’amenuise, et celle des plus modernes, impor-
tés seulement à partir des années 1970 dans ce pays
↑ Amranul Faysal, surnommé “Killer
Machine”. Cet ex-champion de MMA est l’un
des jeunes espoirs de la boxe au Bangladesh.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
d’Asie du Sud, manque cruellement de financements.
Particulièrement touché par ces athlètes, Zobayer Joati
comprend leur lutte. “Car faire de la photographie mon
métier n’était pas accepté non plus par mon entourage,
vu le peu de perspectives au Bangladesh dans ce secteur.”
Inspiré par Bollywood, le jeune homme de 28 ans
s’est pris de passion très jeune pour l’image, réalisant
des portraits lors des réunions de famille. Très intro-
verti, il a trouvé dans la photographie une manière de
se connecter aux autres, de communiquer et, plus tard,
de donner une voix à des communautés marginalisées.
C’est le cas avec cette série, pour laquelle il a dû
convaincre des sportifs de prendre la parole, “car cer-
taines histoires étaient très sensibles”. Il a ainsi été par-
ticulièrement touché par Nasima Akter Jui. Première
femme entraîneuse de karaté au Bangladesh et double
championne nationale, cette sportive de 32 ans “est
une véritable inspiration pour tous ses élèves”, explique
le photographe, en décrivant la symbiose régnant dans
ses cours.
Mais derrière ces exploits se dévoile une tragédie
intime : Nasima Akter Jui a perdu la garde de sa fille
après son divorce, accusée par sa belle-famille d’être
“une femme active trop occupée” et d’avoir une mère illet-
trée ; toutes deux ont donc été jugées inaptes à éduquer
un enfant. “Les arts martiaux l’aident à guérir de ses
traumas”, rapporte Zobayer Joati. Un sentiment qu’il
connaît très bien, lui qui pratique la photo comme un
“moyen de soulager le stress”.
—Courrier international
↑ Md. Rois Uddin (à droite) et ses petites-
filles, en septembre 2023. Ils tiennent
des bâtons de lathi khela, un art martial
traditionnel.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023 360o. 49

← Lovely Hoque, 26 ans. Étudiante

syndicaliste, elle est aussi coach
en autodéfense à la Pritilata Brigade,
une organisation féminine de lutte
contre les violences sexuelles faites
aux femmes. À Dacca, en janvier 2022.

↓ La karatéka Nasima Akter Jui après

sa médaille d’or lors d’un tournoi national
en 2005 (à droite), et après sa médaille de
bronze aux Jeux sud-asiatiques en 2006, aux
côtés de son entraîneur, Juel Osmani.

PHOTOS MD. ZOBAYER HOSSAIN JOATI / ZOBAYERJOTI.COM

→ Le combattant de MMA
Tanzid Khan, lors d’un combat
à Dacca, en novembre 2020.
50. 360o Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023

culture.
En Espagne,
les langues régionales
montent le son

Longtemps cantonnée à un registre identitaire,

la musique en catalan, en basque ou en galicien
fait sa mue. De jeunes artistes bilingues explorent
de nouveaux sujets d’inspiration, sur fond
de sonorités pop et urbaines. Ils commencent
à être entendus dans tout le pays.

—El País, extraits (Madrid) Le galicien ne fait pas exception : pen- raisons politiques ? Le fera-t-il pour des María Rodès [barcelonaise elle aussi,

I
dant des décennies, les œuvres dans questions esthétiques, comme la sono- 37 ans] compte à son actif sept disques
l y a plus de cinquante ans, lors cette langue qui ont fait le tour de la rité de certains mots ou le placement des en solo [dans la veine folk-pop], parmi
d’un concert à l’Olympia, à Paris, péninsule Ibérique sont passées prin- accents ? Enfin, tout simplement, fera-t-il lesquels elle a enregistré quelques titres
Lluís Llach a chanté la version la cipalement par les festivals de musique ce qui lui paraît le plus naturel ? en catalan et des collaborations dans les
plus mémorable de sa chanson L’Estaca. folk ou celtique. La musique en galicien deux langues. “Habituellement, j’écris en
Enregistrée en direct, cette interpréta- renvoie aux origines, même si derniè- Choix esthétique. Julieta Gracián (ou castillan, parce que c’est ma langue mater-
tion est devenue une pièce maîtresse de la rement, et grâce entre autres à Baiuca, Julieta) est barcelonaise, elle a 22 ans et nelle, et celle dans laquelle je pense en géné-
nova cançó [ou “nouvelle chanson”, pour Fillas de Cassandra ou Tanxugueiras, vient de sortir 5AM, son troisième album ral. Mais je suis quand même totalement
désigner ce courant musical qui s’était on a tendance à s’éloigner de celles-ci. [à la croisée de la pop, de l’électro et de bilingue, et même si j’écris la majorité de
mis à composer en catalan des appels Quoi qu’il en soit, pourquoi programme- musiques urbaines comme le reggaeton]. mes chansons en castillan, je parle le cata-
à la liberté, en double signe de défi à la t-on si peu de groupes utilisant les langues Un opus singulier, puisqu’on y trouve des lan avec 80 % de mes amis en Catalogne.”
dictature de Franco]. régionales [catalan, basque et galicien] chansons en catalan et en castillan, et Elle distingue aussi des sonorités et des
Plus tard, des groupes du monde entier dans des festivals situés en dehors des d’autres avec une strophe dans chacune caractéristiques propres à chacune des
ont enregistré des versions de L’Estaca territoires bilingues ? Existe-t-il une scène de ces langues. Julieta est l’un des jeunes langues : “Je crois que chaque langue a des
dans leurs langues respectives, imperméable dans chaque ter- espoirs de la scène catalane. Elle explique capacités expressives différentes, et j’adore
et ce thème est devenu l’hymne MUSIQUE ritoire et pour chaque langue ? ainsi comment elle décide d’écrire dans la phonétique du catalan. Les mots sont
de révoltes aussi lointaines que la “révo- Traînons-nous depuis des décennies des telle ou telle langue : “Pour moi, c’est un plus courts, et les sons des consonnes moins
lution du jasmin” (Tunisie, 2010) ou des préjugés consistant à associer chaque choix esthétique. Le catalan a une sonorité agressifs. Cela facilite les choses quand il
manifestations contre Loukachenko en langue avec un seul genre ? Quelle partie très différente de celles du castillan et de l’an- s’agit de composer : pour moi, le catalan est
Biélorussie (2020). d’une chanson est politique, au-delà de glais. J’ai entendu beaucoup de musique en une langue qui se prête mieux à l’écriture
Le mouvement de la nova cançó, lancé son contenu explicite ? français, et je trouve que le catalan lui res- de chansons.”
il y a soixante ans par des auteurs- Un artiste bilingue, dès qu’il commence semble beaucoup sur le plan sonore.” Le catalan, le galicien et l’euskera [ou
compositeurs antifranquistes comme à composer, doit prendre une décision qui Est-ce qu’elle s’est sentie gênée d’uti- basque] sont des langues “minorisées”.
Joan Manuel Serrat, reste aujourd’hui la n’a rien d’anodin : dans laquelle des deux liser l’une ou l’autre langue ? “Pour nous Ce qui veut dire qu’à telle ou telle période
manifestation la plus importante, par ses langues qu’il maîtrise va-t-il s’exprimer ? qui vivons en Catalogne, le bilinguisme est
répercussions et ses ventes, de la musique Pensera-t-il au public qu’il veut toucher quelque chose de tout à fait naturel, de telle- Julieta Gracián chante
populaire en catalan. À tel point que, de (potentiellement important s’agissant du ment normal qu’à la maison nous employons en catalan et en castillan.
l’aveu de certains jeunes artistes, une castillan) ? Se rappellera-t-il les rapports indifféremment les deux idiomes, répond-
bonne partie du public continue d’as- de pouvoir existant entre les locuteurs elle. Je pense dans les deux langues, chacune
“Chaque langue représente
socier à ce genre historique n’importe de l’une et de l’autre langue ? Autrement d’entre elles représente quelque chose pour pour moi quelque chose
quelle chanson catalane. dit, son choix sera-t-il motivé par des moi – quelque chose de sincère et de réel.” de sincère et de réel.”
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023 360o. 51

↓ Les Fillas de Cassandra sur scène à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 4 mars

2023. Dans leur dernier album, Acrópole, elles explorent en galicien le destin
funeste d’héroïnes de la mythologie grecque. Photo Sergio “Steel” Cora

de leur histoire, leur emploi a été margi-
nalisé, opprimé et même interdit. María
Pérez et Sara Faro [respectivement nées
en 1996 et en 2001] sont conscientes de
cette réalité. Elles reconnaissent qu’elles
font inévitablement de la politique quand
elles chantent en galicien. Elles, ce sont
les Fillas de Cassandra, et cet été elles
ont fait sensation dans tous les festivals
où elles ont présenté leur disque Acrópole
[sorti en février dernier, et sur lequel elles
incorporent des rythmes électros à la
musique folklorique galicienne].
“Chanter en galicien, soutient Sara, indé-
pendamment de ce qu’on dit, c’est en soi un
acte politique, car on contribue à la survie
et à la transmission d’une langue minori-
sée.” Et elle ajoute : “Parler galicien, sur-
tout à l’adolescence, cela suppose une réelle
volonté de consommer de la culture en gali-
cien et de communiquer dans cette langue.
C’est pourquoi [cette culture] doit exister,
être à la portée de tous, il doit y en avoir pour
tous les goûts. C’est la grande conquête de la
scène musicale actuelle, et peut-être la raison
pour laquelle notre musique vit un grand
moment : elle parle de ce qui nous arrive,
elle nous parle à nous, et incontestablement,
c’est un fait politique.”
L’offre des festivals espagnols n’est pas
suffisamment variée. C’est le cas en par-
ticulier des plus grands d’entre eux, les
plus visibles et les plus subventionnés. Le
critique musical Nando Cruz a examiné
cette question. Pour lui, en matière de
festivals, nous vivons “un jour sans fin” :
“Les affiches sont toujours les mêmes, et le
circuit dépend d’agences internationales
opaques et de grands programmateurs,
victimes de leur propre réseau d’amitiés, de
leur inertie et de leurs faiblesses.”
Des festivals trop frileux. Si dans les
grands festivals il s’avère compliqué d’ac-
céder aux nouveautés, il est encore plus
dur d’écouter un groupe dont la langue
n’est ni l’anglais ni l’espagnol en dehors
des territoires bilingues. Parfois, c’est
même difficile à l’intérieur de ces ter-
ritoires, comme en témoignent le FIB
de Benicàssim ou le Low Festival de
Benidorm : ces deux festivals ont beau
avoir lieu dans des villes où le valencien
est langue coofficielle, ils n’ont programmé
ces dernières années aucun groupe qui
emploie ce dialecte.
L’Association professionnelle des
agents, promoteurs et managers de
Catalogne (ARC) indique qu’il “est très
préoccupant que des festivals d’envergure
ne programment aucun groupe du terri-
toire avoisinant […]. Dans des cas comme
celui de Benidorm, il n’y a aucune infra-
structure, aucun lieu qui permettrait aux
groupes locaux de se montrer, de faire leurs
premières armes. Le manque de moyens éco-
nomiques pour la culture et le tourisme est
alarmant, et le peu d’argent dont on dispose
va à des festivals dans lesquels les groupes
locaux ne se produisent pas et où l’on verse
des cachets démesurés aux étrangers. Les
groupes locaux n’ont pas de débouchés, les
festivals deviennent des cirques ambulants
qui s’installent puis repartent.”
L’ARC publie chaque année un annuaire
dans lequel figurent les principales sta-
tistiques concernant la musique en
Catalogne, ainsi que les opinions de
dizaines de spécialistes. Il recense les
musiciens catalans présents sur les scènes
de Catalogne et précise la langue qu’ils
utilisent. La pandémie et ses restrictions
leur ont été favorables : en 2020, 70 %
des musiciens qui se sont produits en
Catalogne étaient nés dans cette région
autonome. Cet effet s’est dilué, et, en
2022, à peine plus du quart des festivals
catalans a accueilli des artistes locaux, si
bien que, pendant la dernière saison, seuls
17 % des concerts ont eu lieu en catalan.
Face à ces chiffres, Rut Carandell, de
Plataforma per la Llengua [“Plateforme
pour la langue”, une ONG de promotion
du catalan] se plaint que “la part la plus
importante des aides publiques aux festivals
aille à des projets dans lesquels la chanson en
catalan est minoritaire”. Malgré des excep-
tions comme Canet Rock [à Barcelone] ou
Acústica [à Figueras, dans le nord de la
Catalogne], les festivals programment peu
de catalan, en dépit du fait que les ama-
teurs de chansons dans cette langue ont
augmenté ces dernières années. D’après
l’ARC, 75 % des Catalans affirment qu’ils
“écoutent quotidiennement des chansons en
espagnol”, “70 % en anglais” et “42 % en
écoutent en catalan”. En 2012, les ama-
teurs de chansons en catalan n’étaient
que 10 %.
Il n’existe pas de statistiques aussi
détaillées sur la consommation cultu-
relle en euskera ou en galicien, si bien
qu’il faut s’en tenir à des impressions
subjectives, ou à des études moins en
profondeur, comme celle de l’Institut
basque des statistiques. On y apprend que
58 % des Basques “écoutent habituellement
de la musique de groupes basques”, sans
qu’il soit précisé quelle langue utilisent
ces groupes.
Pour sa part, María Pérez a eu le senti-
ment que les Fillas de Cassandra avaient
été engagées “au nom du féminisme et de la
défense de la langue”. Mais de nombreuses
personnes leur donnent des conseils
qu’elles n’ont pas demandés : “Des gens
“La nouvelle génération
se permet de parler
d’autre chose, sans
préjugés à l’égard
des rythmes ou des sons.”
Sara Faro, DU DUO GALICIEN
FILLAS DE CASSANDRA
âgés, surtout, nous recommandent de passer
au castillan pour continuer à avancer. Il
y a des générations pour lesquelles le gali-
cien est quelque chose qui ferme des portes
au lieu d’en ouvrir.”
“Malheureusement, il y a toujours une trop
grande séparation entre la culture catalane,
ou plutôt la culture en catalan, et le reste
de l’Espagne, estime pour sa part María
Rodès. Il continue d’y avoir de nombreux
artistes catalans, comme Ferrán Palau et
Pau Vallvé, qui font un tabac en Catalogne
et qui ne sont guère connus dans le reste de
la péninsule. C’est dommage qu’il existe de
telles barrières.”
Même si des groupes catalans comme
Manel sont numéro un des ventes en
Espagne, que d’autres, à l’instar d’Antònia
Font, tournent dans tout le pays et que
certains chantant en euskera, tels que les
Navarrais Chill Mafia, font salle comble
en dehors du territoire basque, il manque
des passerelles. Mais toute la faute n’en
revient pas aux programmateurs, aux
médias ou au public du reste de l’Espagne.
Julieta affirme, pour l’avoir observé de
l’intérieur, que “le milieu de la musique en
Catalogne ne regarde pas vers l’extérieur, il
s’est sclérosé. J’y suis entrée parce que j’avais
entendu dire que la chanson catalane était
un genre à elle seule, mais ça n’en est pas un,
elle devrait inclure de nombreux genres. Et
les affiches sont les mêmes depuis des années :
des groupes de jeunes qui jouent de la trom-
pette, etc. Je n’ai rien contre, mais on ne peut
pas fonder tout un secteur musical là-des-
sus. La mentalité est en train de changer,
mais ce n’est pas gagné : beaucoup de ces
groupes n’ont pas la moitié des auditeurs
que nous avons, Mushkaa ou moi, mais ils
ont plus de possibilités, parce qu’ils font de
la musique de fête patronale.”
Ainsi, d’une part, les chansons en
catalan, en galicien ou en basque sont
confrontées à un problème de diffusion
en dehors de leur territoire et, d’autre
part elles sont en butte à l’inertie des
promoteurs locaux. Pourtant, leurs pers-
pectives sont bonnes. Julieta elle-même
reconnaît qu’on commence à constater
un changement, et que de plus en plus
de jeunes proposent du reggaeton, de la
techno ou de la house en catalan.
Quant à Sara Faro, elle trouve aussi
que les choses ont changé en Galice.
“Pendant de longues années, la chanson en
galicien était métalinguistique : elle parlait
majoritairement de la langue comme arme
politique, généralement dans des styles bien
déterminés. Apparemment, la nouvelle géné-
ration non seulement a intégré ce message,
mais, consciemment ou inconsciemment, elle
assume aussi ces conquêtes et se permet de
parler d’autre chose, sans préjugés à l’égard
des rythmes ou des sons.”
“Nous pouvons chanter en galicien sur ce
qui nous arrive en tant que jeunes, poursuit-
elle, sur nos préoccupations, nos amours et
nos désamours, sur nos désirs et nos frus-
trations. Et pour cela nous pouvons aussi
bien passer par le trap de Boyanka Kostova
que par l’indie-funk de The Rapants, le
folk de Caamaño e Ameixeiras ou encore
la pop de Berto. De nombreux projets gali-
ciens apportent la preuve, dans les enre-
gistrements et les concerts, que les jeunes
Galiciens, et le public d’une façon générale,
veulent une offre musicale variée.”
—Enrique Rey,
publié le 30 septembre
SOURCE
EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 113 000 ex.
elpais.com
Fondé en 1976, six mois
après la mort de Franco,
“Le Pays” est le journal le plus
lu en Espagne. Quotidien
de centre gauche, il appartient
au groupe éditorial espagnol
Prisa. L’article ci-contre
a été publié dans Icon,
un supplément mensuel
lancé en 2013 à destination
d’un lectorat masculin.
52. 360o
voyage.
—Folha de São Paulo,
extraits (São Paulo)
A du Pantanal
Barão de Melgaço [dans le Mato
Grosso], le Pantanal s’éveille. Le
moteur d’un petit canot ronronne
sur le Mutum en direction de la baie de
Siá Mariana. Dans la baie, le soleil n’est
pas levé et le silence règne, mais l’horizon
et ses reflets sur l’eau prennent peu à peu
de nouvelles nuances jaunes et orangées,
et bientôt les couleurs du matin sont là.
Sur le chemin du retour, quelques oiseaux
chantent déjà, des animaux se montrent
sur les berges et on aperçoit en haut d’un
arbre une buse à tête blanche, dans les
airs des hérons cocoi et, à fleur d’eau, un
caïman yacaré, comme un point d’orgue
à cette aube du Pantanal.
Cette zone humide, l’une des plus
grandes plaines inondées du monde, ren-
ferme une immense biodiversité. La popu-
lation du Pantanal, et le tourisme dans la
région, a beaucoup souffert des incendies
survenus en 2020 [qui ont détruit près
de 25 000 km² de végétation et tué des
milliers d’animaux] et de la pandémie de
Covid-19. Les autorités touristiques du
Mato Grosso œuvrent donc pour faire
revenir les visiteurs en proposant des cir-
cuits tournés vers la culture locale, avec
spectacles musicaux ou immersion dans
le quotidien pantaneiro.
L’un des exemples à découvrir est le
Museu da Viola de Cocho, à Santo Antônio
de Leverger, à 30 kilomètres de Cuiabá [la
capitale de l’État du Mato Grosso]. Dans
ce musée consacré à une petite guitare
↓ Des touristes sur la rivière Cuiabà, dans le nord
du Pantanal (État du Mato Grosso), au Brésil.
Photo Wolfgang Kaehler/LightRocket/Getty Images
Sous le charme
Pour attirer les touristes, cette région brésilienne marécageuse
mise sur son patrimoine culturel et sa riche faune. Avis
aux amateurs d’oiseaux, de reptiles et de grands félins !
typique de la région, le maître luthier
Alcides Ribeiro impressionne par son
savoir. Issu d’une famille de luthiers, dont
il incarne la quatrième génération, il maî-
trise de bout en bout la confection de cet
instrument à cordes, entièrement sculpté
dans un unique morceau de bois. Dans
le musée, on découvre comment le bois
est taillé et on peut entendre jouer de la
viola de cocho.
Pour comprendre l’histoire du Mato
Grosso, direction la Comunidade
Quilombola Mata Cavalo, à Nossa
Senhora do Livramento (à 50 kilomètres
de Cuiabá). Ces quelque 14 000 hectares
ont été donnés en 1883 à d’anciens esclaves,
puis prises par des fermiers [sous la dic-
tature, 1964-1985] et enfin reprises après
la Constitution de 1988 [et le retour de la
SOURCE : ÉCORÉGIONS WWF
démocratie]. Dans cette ancienne com-
munauté refuge, les familles présentes
depuis des générations œuvrent ensemble
au quotidien, participant à l’éducation
au sein de l’école Tereza de Conceição
Arruda [un établissement public allant
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
[que l’on pourrait traduire par “brise-
faim”]. C’est ainsi qu’on appelle par ici
le solide petit déjeuner des travailleurs,
à base d’arroz Maria Isabel, une recette
de riz à la viande séchée, accompagné de
plantains frits avec de la farine de manioc
et d’un œuf au plat.
Les esprits plus aventureux partiront
admirer le coucher du soleil en kayak sur
les eaux de la rivière Paraguay, à Cáceres,
à 220 kilomètres de Cuiabá. Le cours d’eau
trouve sa source au Mato Grosso avant
d’aller couler en Bolivie, au Paraguay et
en Argentine.
Voir un jaguar. La formidable biodiver-
sité du Pantanal attire les ornithologues
amateurs et les photographes du monde
entier. Lisa Canavarros, cogérante de l’Ay-
mara Lodge, à Poconé, à 130 kilomètres
de Cuiabá, estime ainsi que la moitié de
ses hôtes viennent de l’étranger, en majo-
rité des États-Unis et du Royaume-Uni. Et
pour répondre à leurs envies, la pension
s’est adjoint les services de spécialistes
de la nature, notamment des biologistes
de São Paulo et des guides.
Les passionnés de nature apprécieront
les safaris et les croisières, des occasions
uniques de s’immerger dans l’environne-
ment et d’avoir la chance, peut-être, de
croiser un jaguar. Le visiteur peut tenter
de partir à la rencontre du plus grand félin
des Amériques par le biais de prestataires
privés, hôtels ou tour-opérateurs, ou dans
des réserves naturelles, notamment le
Parque Estadual Encontro das Águas.
Diverses actions de protection de la
faune sont menées dans la région, de la
sensibilisation en direction des habitants
et des agriculteurs aux projets de réin-
troduction. Dans ce domaine travaille
l’ONG Panthera, une organisation inter-
du primaire au lycée] ou à la confection nationale qui se consacre à la conserva-
de produits d’artisanat. tion des félins, en particulier du jaguar et
Le visiteur peut aussi s’immerger dans de l’ocelot. Comme le rappelle Fernando
la vie rurale, par exemple à l’Estância Tortato, coordinateur pour Panthera,
Maués, une ancienne ferme laitière située le tourisme autour de l’observation des
à Leverger : on passe plusieurs heures dans jaguars n’existe que depuis vingt-cinq
cette ferme et l’on y déguste le quebra-torto ans environ.
C’est à la saison sèche, de juillet à
Guyane octobre, que les chances de rencontrer
VE. GU. (France) le félin sont les plus grandes : la faune
CO. SU.
Oc é an convergeant le long des rivières et des
Atlantiq ue
points d’eau, les jaguars s’y rendent aussi
pour chasser, notamment les caïmans et
BRÉSIL les capybaras. Les excursions n’ont pas
d’horaire fixe, voitures et bateaux partant
MATO vers 6 heures du matin. Dans certains
GROSSO cas, vous serez rentrés à l’hôtel quelques
Cuiabá Brasilia heures plus tard, mais certains presta-
BOLIVIE Pantanal taires restent jusqu’à 18 heures pour aug-
MATO
GROSSO menter les chances d’observation. Lors de
DO SUL
PA.
notre voyage, c’est autour de Poconé que
l’on nous a rapporté le plus grand nombre
CHILI
CO. Colombie
GU. Guyana
PA. Paraguay
d’observations de jaguars.
ARGENTINE
SU. Suriname
UR. Uruguay
—Tatiana Harada,
500 km
VE. Venezuela publié le 27 septembre
 PRIX DE LA LIBERTÉ

Goodbye
Julia
un film de
Mohamed Kordofani
©CARACTÈRES - CREDITS NON CONTRACTUELS

LE 8 NOVEMBRE AU CINEMA
54. 360o
histoire.
La plus grande
bataille de la guerre
civile espagnole
De juillet à novembre 1938 — Espagne
Deux ans après le début du conflit,
les forces républicaines lancent une grande
offensive contre les troupes de Franco au sud
de Barcelone. Le bilan humain est terrible.
—The New European (Londres)
S
ur une petite route à Corbera d’Ebre,
ville au sud-ouest de Barcelone, le musée
privé de La Trinxera ouvre de temps à
autre. Dans ses vitrines sont alignés des pisto-
lets, des uniformes et des fusils, des insignes
de casquette, et des pin’s, des drapeaux et des
manifestes de partis politiques.
Au mur, il y a le plateau d’un jeu de petits
chevaux, version anarchiste, et, dans une autre
vitrine, une pellicule Bell & Howell “comme
celles utilisées par Robert Capa”, selon le cartel,
à côté d’un pistolet-mitrailleur Thompson. Par
terre, il y a un tas de casques qui semblent tail-
lés pour des enfants de 5 ans, mais qui étaient
à l’époque la seule chose qui protégeait les têtes
des éclats d’obus.
↗ Des soldats L’essentiel de ces objets a été collecté dans
républicains les champs avoisinants par Pere Sans, proprié-
traversant l’Èbre, taire et guide du musée ; le reste lui a été remis
en juillet 1938. Photo par des agriculteurs. Pere Sans a aussi un album
Album/AKG photo de ses opérations de déminage, menées
dans les champs du coin. Sur l’un des clichés,
il dévisse courageusement le détonateur d’un
obus non explosé. Sur un autre, il transforme
le cône de 75 mm en patère.
Je lui demande (un peu bêtement) si ce n’était
pas d’une grande imprudence. “Au moins, la mort
aurait été rapide, répond-il. Je connais des gens
qui agonisent toute leur vie.”
Ici même, en juillet 1938, dans cette région de
Terra Alta, la guerre civile espagnole a connu
son ultime bataille décisive – la dernière offen-
sive désespérée du gouvernement républicain,
élu démocratiquement, contre les nationalistes
du général Franco.
Lors de leur avancée sur l’un des plus grands
fleuves d’Espagne, l’Èbre, sans appui aérien, sans
De nombreux soldats sont
morts de leurs blessures,
tués par des éclats de pierre
projetés par les explosions.
Courrier international — no 1722 du 2 au 8 novembre 2023
vrai pont flottant ou matériel adapté, les répu-
blicains ont tout de même gagné du terrain dans
un premier temps, repoussant les franquistes
jusqu’à la ville de Gandesa, à quelques kilomètres
à l’ouest de Corbera d’Ebre. De violents affronte-
ments se sont poursuivis pendant des mois sur
ce terrain difficile, strié de ravins et de crêtes.
Les Brigades internationales, des volontaires
du monde entier, constituaient l’essentiel de la
force républicaine. Des antifascistes britan-
niques, français, allemands et italiens ont com-
battu sur cette zone du front. Le bilan humain
chez ces brigadistas a été extrêmement lourd,
proportionnellement plus élevé que celui de
l’armée britannique dans la Somme. Beaucoup
de ceux qui ont combattu à Corbera d’Ebre – et
lors des épouvantables retraites avant et après
la bataille – restent portés disparus à ce jour.
Citons parmi eux le chef des volontaires des
États-Unis, Robert Merriman, qui a inspiré le
personnage de Robert Jordan dans Pour qui
sonne le glas, d’Ernest Hemingway. “Je le trou-
verai, jure Pere Sans. Un jour, je le trouverai !”
Et nul doute que si quelqu’un en est capable,
c’est bien le propriétaire de La Trinxera.
Une guide allemande, Claudia Honefeld, nous
emmène à la Cota 402. Venue dans la région pour
étudier les brigadistas allemands, elle est fina-
lement restée et a rejoint Porta de la Historia,
un groupe de spécialistes et de guides étran-
gers et espagnols. Cette colline était le quar-
tier général républicain pendant une partie de
la bataille. Elle n’a pas tardé à devenir un bour-
bier le long d’un front qui s’étendait de Corbera
d’Ebre à Amposta, où le fleuve s’étale dans les
marais de son delta.
En 1938, la Cota 402 était un rocher anéanti
par les bombes. Quelques tranchées ont fait l’ob-
jet d’excavations pour être reconstituées, mais
on ressent plus que tout une immense fragilité
du terrain. Sous le feu nourri de l’armée fran-
quiste – puis sous les bombes de la tristement
célèbre légion Condor nazie –, de nombreux
soldats sont morts de leurs blessures, tués par
des éclats de pierre projetés par les explosions.
Autour d’un déjeuner après la visite, nous
avons débattu des tactiques des républicains,
et nous nous sommes demandé s’ils avaient
fait le meilleur usage de leurs moyens. Cette
armée ne s’est jamais remise de cette défaite,
et, quelques mois plus tard, les forces de Franco
entraient à Barcelone, Madrid avait capitulé et
la guerre était finie.
Ce genre de conversations a quelque chose
de gênant, puisqu’elles ont lieu en toute sécu-
rité dans un restaurant, des décennies plus tard,
alors que nous sommes attablés autour de déli-
cieuses saucisses catalanes appelées butifarras
et de verres de vin. Mais la guerre civile espa-
gnole fait partie des épisodes de l’histoire euro-
péenne et mondiale qui ont toujours suscité de
nombreuses hypothèses ; un récit de grands
espoirs, de trahisons et de massacres fratricides.
Aujourd’hui aussi, à l’heure où les nouveaux
franquistes – les élus du parti Vox – prennent
place au sein de plusieurs autorités régionales
et locales, la guerre civile a encore beaucoup à
nous dire, sur les collines de Terra Alta balayées
par les vents.
—Jonathan Gorvett,
publié le 27 septembre
SOURCE
THE NEW EUROPEAN
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 23 000 ex
theneweuropean.co.uk
Fondé en 2016 en réaction
au résultat du référendum
sur la sortie de l’Union
européenne, The New
European milite ouvertement
pour l’annulation du Brexit.
L’hebdomadaire appartient
au groupe Archant.
 NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE

Hors-série Octobre-novembre 2023

Pourquoi est-il si important

de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ?
La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.

La bataille
des langues
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