MUSIQUE — JORJA SMITH, RETOUR LIBYE

AUX SOURCES ÉTATS-UNIS — HUNTER UNE TRAGEDIE

BIDEN, LE BOULET DE SON PÈRE PREVISIBLE

Sénégal 3 400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3 600 FCFA.

No 1716 du 21 au 27 septembre 2023

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1 100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
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France : 4,90 €

NOS DONNÉES
nous trahissent
Un crédit refusé, une offre d’emploi ou une location qui vous
échappe? Au-delà du ciblage publicitaire, votre profil numérique
affecte directement votre vie. L’enquête à charge du New Scientist.

M 03183 - 1716 - F: 4,90 €

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 Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” cette semaine. Au-delà du
simple ciblage publicitaire,
CLAIRE CARRARD nos données personnelles
sont désormais utilisées pour
Nos données déterminer notre profil
psychologique, professionnel
nous trahissent ou financier, alerte la journaliste
dans cette enquête écrite
pour cartographier, organiser
ces données et tenter de
comprendre ce que lesdites
entreprises savent au juste de
ses faits et gestes. Le résultat ?
“C’est édifiant. Et un peu
terrifiant”, explique-t-elle.
Les données personnelles,
par supprimer les applications international avait consacré
que nous n’utilisons pas, plusieurs articles à l’émergence
en éteignant régulièrement du crédit social en Chine,
nos téléphones, en modifiant soit un système de notation
nos façons de payer…
L’autre grand article de notre
permettant de sanctionner
ou de récompenser les
dossier a été publié dans la MIT comportements des individus
Technology Review. Il s’agit en fonction de leurs

O
ù suis-je ? Qui suis-je ?
Que vais-je faire
(ou pas) demain ?
Ces questions, vous n’êtes plus
seul(e) à pouvoir y répondre.
Désormais, vos données
personnelles, que les
entreprises s’échangent et se
vendent dans le plus grand flou
juridique – malgré l’entrée en
vigueur du règlement général
sur la protection des données
personnelles (RGPD), en 2018,
dans l’Union européenne –,
disent tout de vous, dans les
moindres détails. Il n’y a plus
d’endroit où se cacher, plus
d’intimité numérique, explique
Amanda Ruggeri dans un
article qui a récemment fait
la une du New Scientist,
l’un des meilleurs magazines
d’information scientifique,
et qui ouvre notre dossier
à la première personne.
Conséquence : elles touchent
directement nos vies réelles,
et cela change tout. “En me
penchant sur le sujet, écrit
Amanda Ruggeri, j’ai découvert
que la collecte de mes données
personnelles pouvait avoir
des conséquences sur mes
perspectives professionnelles,
mes demandes de crédit et mon
accès aux soins. Autrement dit,
cette pratique a potentiellement
des répercussions sur ma vie
dont je n’ai même pas idée.”
Pour son enquête, la journaliste
a d’abord demandé à plusieurs
entreprises de lui fournir les
données personnelles qu’elles
ont enregistrées sur elle,
“une démarche plus laborieuse
qu’on ne serait en droit de
le croire depuis le RGPD”.
Elle s’est ensuite rendue
dans une start-up à Lausanne
ce sont les traces numériques
que nous laissons sur les applis
et les sites que nous consultons,
et c’est cela qui a de la valeur :
“Qu’il s’agisse d’un simple outil
de prise de notes ou d’une appli de
courses en ligne, à peu près toutes
les applications de mon téléphone
sollicitent en permanence des
entreprises pendant que je vis
ma vie”, constate Amanda
Ruggeri. Ce sont ces données
qui donnent lieu ensuite
à des échanges nébuleux,
très difficiles à reconstituer.
“Quelles données personnelles
ces entreprises s’échangent-elles ?
Pour le savoir, il faudrait que je
pose la question à chacune d’entre
elles”, se désole la journaliste.
Pour elle, il est temps
de reprendre le contrôle
de nos données personnelles
et, partant, de notre vie.
En commençant par exemple
davantage ici de surveillance antécédents bancaires,
pure et dure. Des chercheurs de leur comportement social
viennent de repérer que “Sogou ou de leurs interventions sur
Input Method, l’une des applis de les réseaux sociaux. “Cela
clavier chinois les plus populaires, revient, écrivait en 2018 depuis
présentait une énorme faille de Hong Kong le Shunpo Monthly,
sécurité”, rapporte le magazine pour la première fois au monde,
américain. Une faille qui permet à étendre le système de notation
“à des yeux espions de consulter des institutions financières
tout ce que [les utilisateurs] tapent”. occidentales aux différents aspects
On imagine bien l’utilisation de la vie sociale, puis à
que le régime chinois pourrait ‘récompenser l’intégrité’ par
en faire. La MIT Technology des avantages, ou au contraire
Review évoque ainsi “un risque à sanctionner ces mauvais
de sécurité pour des centaines résultats par des restrictions dans
de millions de personnes”. tous les domaines, selon
C’est la lecture de ces deux un barème prédéterminé.”
articles dans la presse étrangère Nous n’en sommes pas encore
qui nous a convaincus là, mais peut-être plus très loin.
de consacrer une nouvelle une
aux menaces qui pèsent En couverture :
sur notre vie privée en ligne. Données : dessin de Luca
Ce n’est pas la première, d’Urbino paru dans
ni sans doute la dernière. The Economist, Londres.
Il y a quelques années, Courrier Libye : Photo Karim Sahib/AFP.

Sommaire
ENVIRONNEMENT p.38 LES SOURCES
MUSIQUE p.46
La forêt boréale Chaque semaine, les journalistes

en péril Jorja Smith de Courrier international sélectionnent

et traduisent des articles tirés de plus

Au Québec, toujours en proie

revient de 1 500 médias du monde entier.
Voici la liste exhaustive des journaux,
PHOTO PEDRO GOMES/REDFERNS/GETTY IMAGES
PHOTO KARIM SAHIB/AFP

aux incendies, une partie aux sources sites et blogs utilisés dans ce numéro :

des forêts d’épinette noire Cicero Berlin, mensuel. Le Devoir

va laisser la place à de la lande. Montréal, quotidien. Financial Times
Londres, quotidien. The Guardian
Un basculement redouté des Londres, quotidien. The Independent
scientifiques, raconte Le Devoir. (independent.co.uk) Londres, en ligne.
LIBYE p.10 Koran Tempo Jakarta, quotidien. Middle
East Eye (middleeasteye.net) Londres, en
La tragédie aurait pu ALLEMAGNE p.16 ligne. MIT Technology Review Cambridge
(Massachusetts), bimestriel. New Lines

être évitée C’en est fini

Le dérèglement climatique est
évidemment en cause à Derna
et explique le nombre affolant
de morts. Mais la situation
politique du pays, scindé en deux
administrations ennemies, a aussi
été déterminante, selon
cette enquête de Middle East Eye.
de notre industrie!
Alors que le pays est affaibli par
les crises sanitaire et énergétique,
le journal conservateur Cicero
accuse les écologistes de vouloir
le “transformer en paradis bio”,
sans égard pour son économie.
Magazine (newlinesmag.com) Washington,
en ligne. New Scientist Londres,
hebdomadaire. The New York Times
La jeune Britannique sort
à la fin de septembre un
New York, quotidien. Nihon Keizai
Shimbun Tokyo, quotidien. Le Soir
Bruxelles, quotidien. The Spectator
deuxième album très attendu. Londres, hebdomadaire. La Stampa Turin,
quotidien. Der Standard Vienne,
Pour le confectionner, la star quotidien. Süddeutsche Zeitung Munich,
s’est retirée dans sa ville quotidien. Le Temps Genève, quotidien.
natale, loin de la pression du Il Venerdì di Repubblica Rome,
hebdomadaire. The Vietnamese
succès, raconte The Guardian, Magazine (thevietnamese.org) Vietnam,
qui l’a rencontrée. en ligne. Die Welt Berlin, quotidien.
4. Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
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7 jours dans le monde Guerre en Ukraine. Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
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6. Italie. À Lampedusa,
l’humanité en souffrance La ligne de défense russe percée ? Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
9. Controverse. Faut-il interdire Kiev a affirmé lundi 18 septembre avoir repris deux villages près 16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
certains molosses ? de la ville dévastée de Bakhmout et veut y voir un signe encourageant Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
pour sa contre-offensive, qui semble stagner. Retrouvez l’actualité (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
D’un continent à l’autre (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
sur le terrain et les analyses de la presse étrangère sur notre site.
10. Libye. La tragédie aurait Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
(République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
pu être évitée
Reportage. Sur le fleuve Congo,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
14. Irak. À Chama, le rêve trahi 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
d’un État kurde
16. Allemagne. C’en est fini
l’île du Diable et sa sirène vaudoue Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Morgann
Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine)
Asie Daniel Bastard (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
de notre industrie ! La légende assure que personne n’est jamais parvenu à y accoster. Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud),

20. Ukraine. Les pionnières Entourée d’écueils, peu abordable en raison des courants, l’île du Diable Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).
Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie,

du déminage est aussi nimbée de mystère. Une étrange divinité occuperait les lieux, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura
racontent les Congolais interrogés par El Mundo. (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef
22. Société. À Paris, de rubrique), Vincent Barros (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb),
Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique
tous en terrasse !
Coupe du monde de rugby. Toulouse,
de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
26. États-Unis. Hunter Biden, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick
Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
le boulet de son père
28. Cuba. Comment vivre
où bat le cœur du ballon ovale Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
dans La Havane en ruine Dans la Ville rose, le rugby est vécu, aimé et célébré. Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)

30. Vietnam. Tous Die Tageszeitung est revenue enthousiaste d’une visite sur place. Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)

dans la classe moyenne ? Une traduction à retrouver ce week-end sur notre site. Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
31. Indonésie. Eka, prêtresse espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
musulmane du “cinquième genre” Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
À la une espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
32. Nos données nous trahissent Twitter, Instagram et Pinterest. Direction artistique Alice Andersen Maquette Denis Scudeller, Gilles de
Obaldia Cartographie Paul Gallet Infographie Catherine Doutey Web design
Transversales et animation Alexandre Errichiello (chef de service), Benjamin Fernandez,
38. Environnement. La forêt Jonnathan Renaud-Badet Iconographie Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de

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service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline Merrien (colorisation), Astrid Mouget
boréale en péril Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
40. Économie. Le boom rendez-vous communication, 1737), Diane Perpère (1608), Alizée Marchal (1738), Florent Normand
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de la chaleur propre • Pop culture, géopolitique, fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes
41. Signaux. Les tiques attaquent sports, société, sciences… Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Giuseppe Ardiri, Étienne Bianchi,
Un nouveau format Jean-Baptiste Bor, Anne-Dominique Boulle, Chloé Boyer, François Burkard,
360° à retrouver chaque
Solène Cahon, Cécile Chemel, Anne-Françoise Cochet, Eva Douley, Lucie Droulers,
Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot, Jean-Daniel
42. Patrimoine. En Tunisie, jour sur notre site Mougeot, Colin Porcile, Derwell Queffelec, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio
il était une fois les fdaouis et notre application. Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11469, 75707
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Décryptage. La techno
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L’info prend à partir de la presse Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
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6. Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
a ns
7 jours odnde
le m
Italie. À Lampedusa,
Contexte
l’humanité
●●● En trois jours, quelque
8 500 personnes, soit plus
que l’ensemble de la population
en souffrance
de Lampedusa, ont débarqué
sur l’île à bord de 199 bateaux,
selon l’agence des Nations unies
pour les migrations. Depuis
Entre le 11 et le 13 septembre, 8 500 migrants ont débarqué le début de l’année, plus de
sur la petite île italienne. Dépêché sur place, un reporter 127 000 migrants ont débarqué sur
les côtes italiennes, près de deux
de ce journal turinois raconte l’incompréhension fois plus qu’à la même période
mais aussi l’hostilité qui prévalent parmi les résidents. en 2022. Face à cet afflux, Ursula
von der Leyen, qui s’est rendue
sur place le 17 septembre en
compagnie de la présidente
du Conseil italien, Giorgia Meloni,
s’est “alignée sur la ligne dure
du gouvernement italien en matière
d’immigration”, retient Politico
Europe. La présidente de la
Commission européenne a présenté
un plan d’action en dix points et
promis une “réponse coordonnée”
de Bruxelles pour faire face à la
crise. Elle s’est notamment engagée
“à améliorer les forces de lutte
contre le trafic d’êtres humains,
à accroître la surveillance aérienne
et à envisager une éventuelle
nouvelle mission navale européenne
en mer Méditerranée”, selon le site.
de bouteilles et des excréments. Des
hommes et des femmes qui dorment à
même le sol, dans le peu d’ombre que
projettent les deux cars avec lesquels,
plus tard, on évacuera une centaine de
migrants [dans la soirée du 17 septembre,
la plupart ont été conduits vers la Sicile].
Les plus chanceux se sont trouvé un petit
coin, au milieu des ronces, où rêver à la
paix. Voilà une mobylette abandonnée,
en piteux état. Des papiers, du plastique,
de la sueur, des bouteilles d’eau vides,
encore. Il faudrait au bas mot deux ou
trois fois plus de volontaires de la Croix-
—La Stampa (Turin) Quarante-huit heures plus tard, par Rouge pour les secourir tous.
C
une journée accablée de soleil, Kader est Il faudrait un endroit où tous ces gens
ombien cela peut-il coûter de rêver allongé sur un muret de pierres sèches qui ont débarqué de leur rafiot puissent
à l’avenir pour ensuite se retrouver et raconte. Il n’a rien à manger et n’a pas retrouver une dignité. Mais on ne peut
à dormir au milieu des immondices, réussi à entrer dans le centre d’accueil. Il pas. On n’y arrive pas. À peine a-t-il pris
derrière le centre d’accueil de Lampedusa ? n’a donc d’autre choix que de se servir dans son service que le médecin de la Croix-
Kader Dialo compte sur ses les caroubiers. “Même les chèvres Rouge doit courir au chevet d’une femme
doigts. Il fait ses calculs dans n’en veulent pas”, grommelle un enceinte, étendue sur un lit de camp, à l’ex-
le dialecte des habitants de la vieil homme qui regarde de loin. térieur de l’enceinte du centre. L’armée
Gambie. Pour quitter les plages Mais, pour Kader, les fruits de en surveille les entrées.
de Tunisie et arriver jusqu’à cet REPORTAGE cet arbre sauvage sont un trésor. Aldo, volontaire arrivé de Gênes, doit
avant-poste de l’Italie, Kader a Ils vous remplissent la panse et aller prêter main-forte en cuisine : “Ils ne
déboursé 82 000 dalasis. Soit 5 000 euros. on peut alors penser qu’on vit peut-être sont que deux, ils ont besoin d’aide.” Mais
C’est ce qu’il avait gagné en travaillant sa dernière humiliation, avant de refaire comment trois, dix, ou même vingt per-
deux ans en Libye. Bien avant d’embar- sa vie. Où ça ? “Là où il n’y a pas la mer.” sonnes sont-elles censées pouvoir en ras-
quer au port de Sfax et de voir enfin les À 16 heures, le terrain situé à 200 mètres sasier 4 000, cloîtrées dans un espace
côtes italiennes approcher, le matin du du centre d’accueil est un dépotoir noyé qui devrait en contenir au moins dix fois
12 septembre. dans la poussière. Partout, des cadavres moins ? Malgré tout, ils essaient, tandis
↙ Dessin de Mauro Biani paru
dans La Repubblica, Rome.
que les affamés sont là, debout, côte à côte,
fixant la porte de la cuisine comme si, à
tout moment, un miracle pouvait surve-
nir. Comme si, même sans avoir la foi, il
était possible de multiplier le pain et l’eau.
Mais il n’y aura pas de miracle ici,
aujourd’hui. Et, çà et là, on commence à
s’indisposer de cette humanité en souf-
france qui se répand dans toute la contrée.
Qui colonise les rues, les places, les trot-
toirs, les parkings. Et qui s’allonge sur le
parvis de l’église de San Calogero, atten-
dant que quelqu’un arrive et se mette à
distribuer du pain à ceux qui ont faim. Et
à consoler ceux qui pleurent. Caterina,
77 ans, pointe le bout de son nez à la porte
et regarde. Est-elle effrayée ? “Non, je n’ai
pas peur, je n’ai plus peur. Mais je regarde,
et puis je ferme les portes et les fenêtres.”
Sentiment d’impuissance. Ce n’est
pas de la méchanceté, c’est l’impression
de ne plus savoir que faire. C’est ce même
sentiment d’impuissance qui vous saisit
quand vous comprenez que, sans aide,
vous n’irez pas plus loin. C’est la colère
engendrée par les réponses qui n’arrivent
pas. Si vous regardez la situation à travers
ce prisme, alors vous pouvez même com-
prendre cet homme d’un âge déjà avancé
qui s’accroche avec le jeune allongé sur le
muret. “Ils ont barboté deux sacs de citrons
gros comme ça, même pas mûrs. Ils les ont
mangés. Et puis je les ai vus regarder la
chèvre que j’ai dans l’enclos, là derrière. Je
les tenais à l’œil et eux me regardaient, aussi.
Mais elle est à moi.”
Des choses à protéger, et d’autres à par-
tager. Un plat de pâtes. Une miche de pain.
Une bouteille d’eau à cette femme de Guinée
qui se promène avec un sac cabas sur la tête.
Son mari et un ami portent les enfants.
“Boutique !” répètent-ils, implorant qu’on
leur dise où ils peuvent trouver à manger.
Mais leur expliquer est impossible. Même
le traducteur automatique du téléphone
portable n’est ici d’aucun secours. Deux
heures plus tard, ils sont sur la colline,
derrière le centre d’accueil. Ils ont trouvé
ITALIE
Sardaigne
Mer
Méditerranée
Tunis Sicile
MALTE
Sfax
TUNISIE
Lampedusa (Italie)
COURRIER INTERNATIONAL
Tripoli
LIBYE
150 km
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
Darmanin affiche sa “fermeté”
●●● Gérald Darmanin s’est rendu
à Rome avec, dans ses bagages, un
“message de fermeté”. Face à l’afflux
de migrants sur l’île de Lampedusa,
le ministre de l’Intérieur français
a asséné, lundi 18 septembre:
“Nous devons protéger les frontières
extérieures de l’Union européenne.”
Un message à l’adresse du
gouvernement italien, qui, la veille,
avait reproché à ses partenaires
européens de manquer de solidarité.
Si “le ministre français se montre aussi
dur avec l’Italie sur la question des
migrants”, comme le titre le quotidien
Corriere della Sera, c’est pour
plusieurs raisons: “Darmanin se
retrouve, comme toujours, dans
une position délicate. D’un côté,
des figues de Barbarie encore vertes et
les mangent en les ouvrant à mains nues.
Les carabinieri sont postés à 100 mètres
de l’entrée du centre. Interdiction pour
ceux qui sont à l’intérieur d’en sortir.
Ceux qui veulent s’en échapper sautent
les murs, escaladent les grillages, tentent
de franchir la colline qui mène au village.
Mais Lampedusa n’est pas l’Italie conti-
nentale. Ici il n’y a pas d’autoroutes qui
vous amènent à Naples, à Rome ou dans
le nord de l’Europe. Lampedusa, c’est
juste un quai sur une mer d’où, de temps
à autre, surgissent des embarcations dont
la coque ne mesure souvent pas plus de
trois millimètres d’épaisseur, débordant
de gens qui rêvent d’une deuxième chance.
Et pourtant, Lampedusa, n’est pas le
débarcadère des vaincus. Malgré l’inquié-
tude, c’est une lueur d’espoir. D’une voix
chuchotée, Adbullah Blech résume parfai-
tement la situation, en anglais: “Football is
my choice” – moi, c’est le foot. Gambien de
16 ans, Adbullah jouait au ballon dans la
première équipe de Kololi [ville balnéaire
à l’ouest de la Gambie]. Et il se débrouil-
lait bien, raconte-t-il. Il voulait monter
en première division. Et puis la vie a pris
un tour inattendu. Et il s’est enfui. Deux
années durant, il a erré à travers l’Afrique.
Il a travaillé dans les camps. Dormi dans
des étables. Aujourd’hui, il montre des
photos de lui en maillot bleu et blanc.
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
il est l’un des hommes forts du
gouvernement en France – pays lié
à l’Italie par le traité du Quirinal, signé
en novembre 2021 et qui officialise
la coopération [bilatérale]. De l’autre,
il a depuis longtemps fait de la lutte
contre l’immigration clandestine l’un
des sujets favoris de sa politique,
notamment dans la perspective de
la prochaine élection présidentielle.”
En mai, le ministre italien des Affaires
étrangères, Antonio Tajani, avait
annulé une visite à Paris après des
propos qualifiés d’“inacceptables”
de Gérald Darmanin contre la
Première ministre italienne. “Giorgia
Meloni est incapable de régler les
problèmes migratoires de son pays”,
avait déclaré le ministre français.
Dans un stade qui ressemble à un ter-
rain de foot de banlieue. “Football is my
choice” : le foot, c’est sa chance.
À 20 heures, rue de Rome, les touristes
déambulent au milieu des boutiques de
souvenirs et des odeurs de friture. Il est
loin, le quai de Favarolo. Le centre d’ac-
cueil est à dix minutes à pied. Des gens
en claquettes et survêtements élimés se
mêlent aux vacanciers vêtus de lin blanc.
Lampedusa allume les lumières du centre.
Là-bas, au bord de l’eau, on attend encore
l’arrivée d’un énième bateau.
—Lodovico Poletto,
publié le 15 septembre
SOURCE
LA STAMPA
Turin, Italie
Quotidien
lastampa.it
Créée en 1895, La Stampa est
à la fois le principal journal de
Turin et un des quotidiens les plus
vendus du pays. D’orientation
libérale, ce média se situe plutôt
au centre de l’échiquier politique.
On trouve dans ses colonnes
des analyses et des reportages
de très bonne facture.
7 JOURS. 7
L’Europe au pied du mur
Vu d’Allemagne. L’arrivée massive de réfugiés à Lampedusa
a contraint Ursula von der Leyen à s’y rendre.
“Sa marge de manœuvre est toutefois sévèrement limitée”,
commente ce quotidien libéral.
—Süddeutsche Zeitung (Munich) problème. Par sa visite sur place, Ursula
U
von der Leyen assume ses responsabilités.
rsula von der Leyen a bien fait de Sa marge de manœuvre est toutefois
se rendre à Lampedusa dimanche sévèrement limitée. Si la grande réforme
[17 septembre]. Il était grand temps du droit d’asile européen est presque ache-
qu’elle fasse ce déplacement. À vrai dire, vée, elle arrive malheureusement trop tard.
il arrive même trop tard. Il s’est écoulé trop de temps depuis 2015
Dans son discours sur l’état de l’Union et 2016. Les gouvernements populistes
européenne (UE), la semaine dernière, la hongrois et polonais ont retardé le pro-
présidente de la Commission n’a abordé cessus, mais l’Allemagne a aussi une part
la question migratoire qu’à la toute fin. de responsabilité. L’actuelle coalition gou-
Et, tandis qu’elle exprimait toute sa com- vernementale défend des principes huma-
passion pour les victimes ukrainiennes de nitaires si éloignés de ceux des autres pays
l’agression russe, il n’y avait guère de sen- membres que sa position est devenue plus
timents pour les migrants. Pas un mot de problématique que constructive.
sympathie pour ces hommes et ces femmes Von der Leyen a à présent le devoir d’orga-
qui prennent des risques sans nom pour niser la solidarité à l’échelle européenne. Il
parvenir jusqu’en Europe. Pas un faut un effort coordonné pour sou-
mot non plus pour les gens qui lager l’Italie, faute de quoi Giorgia
se sentent débordés, en Europe, Meloni pourrait, sous la pression
face au nombre toujours croissant de ses partenaires de coalition,
de nouveaux arrivants. se voir contrainte de prendre des
La politique migratoire n’est pas OPINION mesures contraires aux principes
le genre de sujet qui permet d’es- européens. Les pays européens
quisser de grands tableaux vibrants comme doivent se serrer les coudes et se répar-
les affectionne Ursula von der Leyen. Le tir les migrants. Mais l’Europe ne tiendra
sujet est toujours encadré par un dilemme qu’à condition que leur nombre diminue.
moral: d’un côté, la nécessité de défendre Un blocus maritime, tel que le réclame
les valeurs humanistes de l’Europe ; de l’Italie, est exclu. Ce qui repose la ques-
l’autre, l’impossibilité d’accueillir tous tion de l’accord migratoire avec la Tunisie.
ceux qui souhaitent trouver asile sur le Ce dernier n’a encore jamais fonctionné,
continent. En matière de politique migra- mais l’UE n’a pas vraiment d’autre option.
toire, toute prise de décision implique de Ursula von der Leyen n’a malheureusement
se salir les mains. pas évoqué le dilemme moral qu’implique
Cela étant, la présidente de la cet accord. Pourquoi devrait-on promettre
Commission est parfaitement représen- des centaines de millions d’euros à un pré-
tative de l’attitude des sociétés euro- sident autocrate pour qu’il dissuade des
péennes : elle était occupée par d’autres gens de venir en Europe?
crises. La pandémie de coronavirus, la La question migratoire est le sujet qui
catastrophe climatique et l’agression pourrait définitivement scinder des socié-
russe en Ukraine monopolisent les éner- tés européennes déjà usées par les crises.
gies. C’est avec un haussement d’épaules L’Europe et les migrations sont les sujets
que l’Europe prend note des centaines de de prédilection des populistes d’extrême
morts en Méditerranée. Aujourd’hui, c’est droite. Et il ne reste que quelques mois
parce que la situation à Lampedusa place avant les élections européennes.
la dirigeante italienne, Giorgia Meloni, —Josef Kelnberger,
dans l’embarras, que l’on se préoccupe du publié le 17 septembre
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE
8. 7 JOURS Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

↙ Dessin de Ahmad Rahma,

Turquie.

LE DESSIN À couteaux tirés plus remarquables du xxe siècle,

tous pays confondus.” Obsédé par
céréales ukrainiennes, malgré
la levée des restrictions déci-
DE LA SEMAINE CANADA- le volume, il était surtout connu dée par Bruxelles. Fin avril, la
INDE — pour avoir peint et sculpté des Commission européenne avait

Un anniversaire “Meurtre
d’un dirigeant
femmes rondes et voluptueuses,
reconnaissables au premier coup
permis à ces trois États ainsi qu’à
la Bulgarie et à la Roumanie de

sous tension sikh sur le sol

c an a di e n :
Trudeau
accuse l’Inde.”
A u le n d e -
main des accusations portées par
le Premier ministre, The Globe
and Mail consacre l’ensemble de
sa une du 19 septembre à cette
affaire d’État. Sans aucune photo.
Justin Trudeau a dit disposer
d’“éléments crédibles selon les-
CARTOON MOVEMENT
d’œil. Mais il a aussi accompa-
gné tout un pan de l’histoire
moderne de la Colombie, en
bloquer sur leur sol la commer-
cialisation de blé, maïs, colza et
tournesol ukrainiens afin de pro-
peignant la violence de son téger leurs agriculteurs. Le 15 sep-
Medellín natal et en sculptant tembre, elle a levé cet embargo.
la paix obtenue au terme d’âpres Bulgarie et Roumanie ont obtem-
négociations entre l’État et la péré, pas les trois autres. Pour le
guérilla des Farc, en 2016. site hongrois Origo, la décision de
Bruxelles “ne sert pas les intérêts
des États membres mais du grand
capital international et d’un pays
Une marche qui n’est même pas dans l’Union”.
pour “l’Histoire”

quels” l’Inde serait responsable Au-delà d’“inonder le marché des

du meurtre par balle de Hardeep
Singh Nijjar en juin. Ottawa a aus-
sitôt expulsé un haut diplomate.
Quelques heures plus tard, New
Delhi faisait de même. “L’Inde
IRAN — Samedi 16 septembre, un an après la mort n’est pas censée être un ennemi ni
en détention de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs même un adversaire, commente
pour un voile mal porté, des dizaines de courageux sont le journal de Toronto. Des ten-
descendus dans la rue pour lui rendre hommage – comme
l’a fait à sa manière le dessinateur turc Ahmed Rahma.
sions existent, car le gouvernement
indien accuse depuis des décen-
Dans la crainte d’une forte mobilisation, les autorités avaient nies le Canada d’être indulgent à
déployé un imposant dispositif de sécurité et ont procédé l’égard des terroristes khalistanais,
à de nombreuses arrestations, écrit Iran International. qui cherchent à créer un État sikh
indépendant dans le nord de l’Inde.”
Belgique. Qui a peur
de l’éducation sexuelle? Immense Botero
COLOMBIE —
En Belgique francophone, huit écoles ont subi “Imme nse”
titre tout sim-
des dégradations après l’introduction de quatre p le m e nt E l
pays voisins”, assène le média
AUSTRALIE — “La tête haute”, proche du pouvoir, le blé ukrai-
se félicite le quotidien nien pousse sur des terres “lar-
tasmanien The Mercury gement contrôlées par Monsanto”.
le 18 septembre. La veille,
sous le mot d’ordre
“L’Histoire nous appelle”,
200 000 personnes ont pris Le canal
part à des marches à travers le
pays pour appeler à voter oui
de la discorde
au référendum du 14 octobre.
Ce vote pourrait accorder Pepillo Salcedo
aux Aborigènes le droit
constitutionnel à être
Fort- RÉPUBLIQUE
consultés sur les politiques qui
Liberté
DOMINICAINE
les concernent. Les sondages
récents montrent toutefois
Dajabón
qu’environ 60 % des électeurs Ouanaminthe
sont opposés à la réforme. HAÏTI
Rivière Massacre
(rio Dajabón)
10 km

heures obligatoires de formation et de prévention. Espec tador La guerre

COURRIER INTERNATIONAL
le 16 sep -
tembre au
des grains RÉP.
HAÏTI
DOMINICAINE
lendemain de UKRAINE — Kiev a annoncé le

D
epuis le 12 septembre,
huit écoles belges ont été
victimes d’incendies et/
ou dégradées au moyen de graf-
fitis dénonçant le programme
Evras, acronyme pour “Éducation
poursuit Le Soir. Certains parents
s’indignent, notamment pour des
raisons religieuses, de la possibi-
lité de parler de ces sujets avec des
enfants. D’autres s’interrogent
sur la façon dont ces animations
la disparition
du peintre Fernando Botero à
Monaco, à l’âge de 91 ans. “Par
sa quête obstinée d’un style, Botero
reste comme l’un des artistes les
18 septembre avoir porté plainte
200 km
devant l’OMC contre trois pays
de l’UE (Pologne, Slovaquie et
Hongrie) qui ont prolongé leur RÉPUBLIQUE DOMINICAINE-
embargo sur les importations de HAÏTI — La République domi-
nicaine a fermé ses frontières
terrestre, maritime et aérienne

à la vie relationnelle, affective et
sexuelle”, rapporte Le Soir. Si
cette matière faisait déjà partie
des missions de l’enseignement
francophone, il est désormais obli-
gatoire d’en prévoir au minimum
deux séances de deux heures : une
en sixième et une en seconde.
En fonction de l’âge des élèves,
et sur la base des questions qu’ils
formulent eux-mêmes, les forma-
teurs y abordent des thèmes tels
que le consentement, les relations
sexuelles, l’identité de genre et la
contraception. Or ce programme
“fait l’objet d’oppositions diverses”,
sont menées. Le 17 septembre,
quelque 2 000 personnes ont
manifesté à Bruxelles.
“S’il est normal que des parents se
posent des questions, écrit le média
public RTBF, il est probable aussi que
certains aient été influencés par de
la désinformation.” Ces dernières
semaines particulièrement, de
nombreuses infox circulent sur les
réseaux sociaux, affirmant que les
animations Evras visent à sexua-
liser les enfants, à leur apprendre
la masturbation ou encore à les
inciter à changer de genre.
—Courrier international
100
avec Haïti le 15 septembre, mobi-
lisant son armée le long des
380 kilomètres de frontière. À
l’origine de cette décision, un
conflit autour de l’eau : des agri-
YUANS OU 13 EUROS : c’est le forfait annuel demandé culteurs haïtiens travaillent à la
à chaque élève par le lycée chinois Lianhe Zhongxue de la ville construction d’un canal d’irri-
de Meizhou, dans la province du Guangdong, afin de financer gation, dans les environs d’Oua-
le système de reconnaissance faciale. Dingduan Xinwen l’a naminthe, qui détournerait une
révélé le 13 septembre après avoir consulté une lettre envoyée partie des eaux de la rivière
aux parents d’élèves dans laquelle la direction dit vouloir Massacre. Saint-Domingue y
“améliorer la sécurité du campus”. Beaucoup se sont offusqués voit une violation des traités
contre cette “cotisation” mais peu contre le principe même entre les deux pays, ce qui fait
d’un système de reconnaissance faciale à l’intérieur d’une école. dire au quotidien Listín Diario
Ainsi, pour le site Hong Wang, ce système “présente beaucoup qu’il faut défendre “la souverai-
d’avantages, mais presque aucun inconvénient”. neté et la sécurité de notre pays”.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
CONTROVERSE
Faut-il interdire certains molosses ?
Au Royaume-Uni, l’attaque d’une fillette par un american bully XL a rouvert le débat sur le danger que représentent ces chiens.
Plusieurs organisations de protection des animaux s’opposent à leur interdiction. Mais le gouvernement semble prêt à sévir.
OUI
Pour éviter
d’autres carnages
—The Spectator, extraits (Londres)
A
Birmingham, samedi 9 septembre,
trois personnes, dont une petite
fille de 11 ans, ont été sauvagement
mutilées par un chien de la race american
bully XL. Sur la vidéo de l’attaque, insou-
tenable, on voit l’enfant se faire mordre
alors qu’elle est allongée, à terre. Le chien
s’en prend ensuite à deux hommes venus
s’interposer, et en fait tomber un au sol
avant de lui sauter à la tête et à la gorge.
C’est un miracle si personne n’a été tué.
Il y a trop longtemps que l’État, qui a
pourtant le pouvoir d’interdire ces molosses
ultraviolents, reste les bras croisés. Mais il
semble enfin mesurer la gravité du danger.
La ministre de l’Intérieur, Suella Braverman,
a ouvert une “consultation urgente”, alors
que grandit l’inquiétude des Britanniques
devant ces chiens à l’origine d’un vrai
carnage dans le pays [le 15 septembre, le
Premier ministre, Rishi Sunak, a finalement
ouvert la voie à l’interdiction de la race,
“une fois celle-ci bien définie”]. Depuis 2021,
on a recensé au moins 11 décès causés par
des bullys XL, et les attaques sont innom-
brables. La Metropolitan Police [chargée du
Grand Londres] réalise un nombre record
de saisies de ces chiens, dont certains pro-
viennent d’élevages illégaux. Selon une
récente enquête YouGov, 57 % des sondés
sont désormais favorables à une interdic-
tion, contre seulement 17 % s’y opposant.
Les grandes organisations de défense
des animaux, dont la RSPCA [la SPA bri-
tannique], le Dogs Trust, le Kennel Club
et la British Veterinary Association, sont
opposées à toute législation visant une
race précise d’animal. “Aucune étude pré-
cise ne démontre que la sélection [génétique]
pour le combat donne naissance à des chiens
plus agressifs envers l’homme que d’autres”,
estime la RSPCA par la voix de sa porte-
parole, Sam Gaines.
Sauf que le bully XL n’est pas un chien
ordinaire, ni physiquement, ni mentale-
ment. Des croisements sélectifs menés
depuis des siècles, d’abord pour des com-
bats avec des taureaux et des ours, puis
pour des combats de chiens, ont donné
naissance au parfait chien tueur, qui peut
même considérer comme une proie un
congénère de la même espèce. Quand un
bully XL s’en prend à un petit chien, il l’at-
trape avec sa mâchoire comme une vulgaire
poupée de chiffon au point de parfois lui
briser le cou, ou de lui causer des blessures
internes gravissimes.
Quand il attaque un être humain, le bully
XL cible les membres ou la gorge (comme
l’a fait celui de Birmingham) et, une fois sa
puissante mâchoire serrée, il est presque
impossible de lui faire lâcher prise. Voilà
pourquoi l’issue d’une attaque de bully XL
peut si souvent être fatale.
Poigne. Même les american bullys XL
maîtrisés représentent un danger : quand
par malheur vous en croisez un dans la
rue, le plus souvent il est en train de tirer
de toutes ses forces sur sa laisse, et même
une personne ayant de la poigne aura du
mal à tenir un tel animal. Une fois en mode
attaque, ce chien est capable de renverser un
être humain et de le traîner au sol, et il est
difficile, voire impossible, même pour son
maître, de le maîtriser. Un enfant n’a pas
l’ombre d’une chance face à un tel molosse.
Les pitbulls et chiens assimilés sont inter-
dits en Grande-Bretagne depuis trente ans,
et cela avait permis de réduire drastique-
ment le nombre de morts. Mais l’introduc-
tion de l’american bully XL a radicalement
inversé cette tendance. L’État doit agir
immédiatement et interdire l’american bully
de catégorie XL avant d’autres attaques,
d’autres carnages, d’autres morts d’enfants
(et d’animaux).
—Julia Lewis,
publié le 11 septembre
NON
Attaquons-nous
aux propriétaires
—The Independent, extraits
(Londres)
I
l faut faire quelque chose au sujet des
chiens. Rares sont ceux qui oseraient
prétendre le contraire après avoir
vu les images de la terrible attaque subie
par une fillette de 11 ans à Birmingham. La
réaction de la ministre de l’Intérieur, Suella
Braverman, qui a appelé à l’interdiction de
À la une
LE DAILY MIRROR SORT
LES CROCS
“Terreur dans nos rues”, fulminait
le Daily Mirror, le 11 septembre,
après l’attaque de Birmingham.
Le tabloïd de gauche réclame
une révision de la loi sur les chiens
dangereux avec un durcissement
des sanctions, une meilleure
application du texte actuel pour
mettre fin à l’élevage et à la vente
illégale de canidés, une campagne
publique de prévention et un appel
à la formation des propriétaires.
la race incriminée – l’american bully XL –
n’a rien d’étonnant. Mais si c’est la première
chose qui vous vient à l’esprit, interrogez-
vous ensuite sur la personnalité du proprié-
taire. Car personne ne semble s’intéresser
à cet aspect, pourtant essentiel, du débat.
Ce sont nous qui élevons et éduquons
les chiens. Cet american bully ne s’est pas
créé, nourri, ni dressé tout seul. Il y a un
être humain derrière, et l’interdiction de
cette race pourrait n’être qu’un coup d’épée
dans l’eau si nous ne nous attaquons pas à
la masculinité toxique qui sous-tend l’inté-
rêt croissant pour les chiens “puissants”.
Les races de tels chiens ne manquent pas
dans ce pays. Le rhodesian ridgeback était
à l’origine dressé pour la chasse au lion, le
dogue allemand possède la musculature
et la carrure nécessaires pour chasser le
sanglier sauvage ou le cerf, et l’akita inu
était autrefois élevé pour aider au combat
et à la chasse. Tous ont été dressés – par
l’homme – pour des missions nécessitant
une grande force, et sont assez imposants
pour blesser un enfant, et même un adulte.
Alors pourquoi ces races-là ne défraient-
elles pas la chronique ? Tout simplement
parce que les hommes qui élèvent des ame-
rican bullies et des pitbulls ne s’y inté-
ressent pas. Pas encore, du moins.
Par expérience, je sais que ces races
intéressent surtout les hommes. Plus
7 JOURS. 9
précisément, un certain type d’hommes,
avec une approche toxique de la masculi-
nité et un besoin de s’afficher comme ayant
la maîtrise et la responsabilité d’un chien
puissant. Un chien qui serait aussi viril
qu’eux-mêmes. Ou qui le serait à leur place.
Il suffit d’ouvrir Instagram pour tomber
sur des publications d’hommes vantant les
mérites de leur chien avec des légendes
comme “Hades. Visez un peu cette char-
pente de monstre” ou “Quel poitrail, quelle
carrure, c’est dingue”. Des émojis soigneu-
sement choisis – le gorille, la flamme, la
voiture de course, le coup de poing, la
fusée – viennent souligner la puissance,
la singularité, la carrure imposante et la
musculature de l’animal qu’ils ont dressé.
Dealers de dogues. Mais le compor-
tement de ces hommes – éleveurs à la
chaîne, dealers de drogues reconvertis en
dealers de dogues, dresseurs amateurs –
a des conséquences dévastatrices sur nos
compagnons à quatre pattes. Ces chiens
sont devenus des marqueurs sociaux, et
leurs maîtres ne s’embarrassent guère de
considérations éthiques sur le bien-être
animal, ni des recommandations officielles
en matière d’élevage.
La suite logique des événements semble
être l’interdiction de l’american bully XL,
et c’est tout à fait compréhensible. Mais si
l’on ne s’attaque pas au passage aux des-
sous peu reluisants du monde de l’élevage
canin, cela ne nous mènera nulle part.
Pour les spécialistes de The Police Have
My Dog – une équipe de juristes venant
en aide aux propriétaires de chiens saisis
par les autorités ou faisant l’objet d’une
enquête –, “l’ajout d’un nouveau nom à la
liste des espèces interdites n’est qu’un cautère
sur une jambe de bois”.
Le gouvernement a trop longtemps auto-
risé les pratiques épouvantables de cer-
tains élevages à la chaîne, qui vendent des
animaux inadaptés à la vie au sein d’une
famille – et souffrent de problèmes médi-
caux et comportementaux lors de leur
adoption. Je parle d’expérience.
Au lieu de réagir à la hâte, nous devrions
profiter de ce drame pour nous engager
pour de bon à changer les pratiques d’éle-
vage et d’éducation de nos chiens. Et pas
seulement de l’american bully XL. Sans
mesures appropriées, les hommes toxiques
se contenteront de jeter leur dévolu sur une
autre race, tout aussi puissante. Et nous
reviendrons à la case départ.
—Louise Glazebrook,
publié le 12 septembre
10. Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
d’un
continent
à l’a ut r e.
afrique
Libye.
—Middle East Eye (Londres) catastrophe que pendant la nuit
A
La tragédie
près le passage de la tem-
pête Daniel dans la ville
de Derna [dans la nuit du
10 au 11 septembre], dans l’est
aurait pu
de la Libye, qui a emporté des
familles entières, les Libyens
peinent à comprendre comment
une telle catastrophe a pu se pro-
duire. Les autorités estiment
être évitée
que 20 000 personnes pour-
raient avoir péri [un bilan encore
invérifiable : à la date du 18 sep-
tembre, l’Organisation mon-
diale de la santé avait confirmé
3 922 décès, mais les chiffres
Si le dérèglement climatique devraient être bien plus impor-
tants selon l’ONU].
explique en partie le nombre Pourtant, dans les heures
affolant de morts provoqué qui ont précédé la rupture de
deux barrages à la périphérie
FOCUS par les inondations à Derna, de Derna, à l’origine d’inonda-
tions catastrophiques, les auto-
la situation politique du pays, scindé rités et les habitants semblaient
en deux administrations ennemies, a aussi avoir été informés d’un risque
mortel imminent. Des sources
été déterminante, selon Middle East Eye. sur le terrain et les déclarations
publiques des autorités libyennes
révèlent une réaction confuse et
molle face au danger, tant dans
les heures qui ont précédé la
fatidique où les pluies se sont
abattues sur l’est de la Libye.
Jeudi [14 septembre], le secré-
taire général de l’Organisation
météorologique mondiale a
déclaré que “la plupart des pertes
humaines” auraient pu être évi-
tées si les autorités avaient émis
des avertissements adéquats et
procédé à des évacuations.
La tempête Daniel a sévi
en Turquie, en Grèce et en
Bulgarie avant d’atteindre les
côtes libyennes dimanche. Les
observatoires internationaux
ont averti du danger les auto-
rités libyennes, divisées entre
deux gouvernements concur-
rents dans l’Est et dans l’Ouest.
Pas d’évacuation. Les autori-
tés de la Cyrénaïque, dans l’est de
la Libye, ont réagi en annonçant
un couvre-feu samedi dans plu-
sieurs localités, en particulier à
Benghazi, la plus grande ville de
la région, où les dégâts les plus
importants étaient attendus.
Oussama Hamada, Premier
ministre du gouvernement de
l’est du pays, a demandé à son
↙ À Derna (Libye),
le 18 septembre.
Photo Karim Sahib/AFP
ministre de la Gouvernance
locale, Sami Al-Dawi, de former
une cellule de crise “pour se
préparer et prendre des mesures
de précaution afin de faire face
à toutes les conséquences d’une
situation d’urgence”.
En fin de compte, Benghazi
a été largement épargnée, bien
que les principales routes reliant
les villes côtières aient été dure-
ment touchées. En revanche,
la pluie s’est accumulée dans
la région vallonnée du djebel
Les déclarations
des autorités révèlent
une réaction
confuse et molle
face au danger.
Akhdar [situé entre Benghazi
et Derna, longeant la côte sur
330 kilomètres], la “montagne
Verte”, qui a subi durant dix-
sept heures des précipitations
abondantes jusqu’aux environs
de minuit le dimanche.
Cette nuit-là, les appels à l’aide
ont commencé à affluer des villes
et des villages de la “montagne
Verte” et de ses environs, comme
Shahat et Susah, où les eaux mon-
taient rapidement et piégeaient
les habitants chez eux. Bien qu’il
soit connu que les zones de basse
altitude situées en contrebas de
la “montagne Verte” sont les plus
susceptibles d’être inondées lors
des pluies annuelles, les autorités
locales et les services d’urgence
n’ont pas évacué les habitants de
ces régions.
Finalement, indiquent à Middle
East Eye des sources locales, les
autorités ont décidé de réagir en
déclarant les localités touchées
comme zones sinistrées. Il était
alors trop tard.
La situation a été aggravée par
la présence en Libye de deux gou-
vernements concurrents : une
administration reconnue par
l’ONU à Tripoli et une autre dans
l’Est soutenue par une majorité
de députés et par le commandant
de l’est du pays, Khalifa Haftar.
Dans un communiqué, le
Gouvernement d’union natio-
nale (GUN) [du Premier ministre
Abdel Hamid Dbeibah], installé
à Tripoli, a reconnu que des tor-
rents étaient attendus dans la
“montagne Verte” et assuré que
des équipes d’urgence étaient
prêtes à intervenir, mais qu’il
n’avait aucune autorité, ni aucune
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
présence dans l’est de la Libye.
Tard dans la soirée de dimanche,
le Premier ministre du GUN,
Abdel Hamid Dbeibah, a déclaré
avoir demandé à tous les bureaux
concernés de fournir une aide en
fonction des besoins et a même
affirmé que son gouvernement
se chargerait d’indemniser la
population pour les dommages
qui seraient causés.
Le maire de Derna, Abdel
Moneim Al-Ghaithi, a décrété
un couvre-feu dans sa ville à
19 heures, expliquant qu’il s’agis-
sait d’une mesure de préparation
à la tempête qui balayait déjà la
région de la “montagne Verte”,
notamment la ville d’El-Beïda,
à 100 kilomètres de là.
La municipalité a même diffusé
des images du maire en train de
diriger les opérations et de soute-
nir la mise en œuvre du couvre-
feu dans la nuit de dimanche à
lundi, alors que les eaux mon-
taient rapidement et que des
vidéos de citoyens pris au piège
chez eux circulaient en ligne.
En parallèle, des experts, dont
certains avaient constaté l’an
dernier que les barrages de la
vallée du Wadi Derna [ou oued
Derna, cours d’eau intermit-
tent de la Cyrénaïque dont la
Le nord-est du pays ravagé par la tempête
Localités le plus sévèrement touchées
El-Beïda Shahat
Soussa
Tolmeita
Tocra
Bujarrar
El-Bayyada
rr éé nn aa ï ï qq uue e
Benghazi
C yy
50 km LIBY E
Des inondations amplifiées par la rupture
de deux barrages en amont de Derna
second barrage
10 km
Les autorités
locales ont
continué d’exhorter
les habitants
à rester chez eux.
ville tire son nom, régulière-
ment sujet à des crues qui avaient
nécessité la construction dans les
années 1970 de deux barrages
pour protéger Derna], ont lancé
des avertissements et affi rmé
que les habitants de la région
devaient être alertés du danger.
[Ce sont ces deux barrages qui
ont rompu et causé l’inondation
meurtrière de la ville.]
Cependant, les autorités
locales et les gouvernements divi-
sés ont continué d’affirmer que
la situation était sous contrôle,
tandis que les autorités à Derna
ont démenti les informations,
faisant état de l’effondrement
imminent des barrages, en dépit
des nombreux articles de presse
spéculant à ce sujet.
Dimanche, dès 23 heures, les
services d’urgence de Derna ont
reçu des appels incessants d’ha-
bitants en détresse, en particulier
dans la campagne en amont, où
les maisons commençaient à être
submergées. À Derna, les Libyens
Total des précipitations cumulées
du 9 au 12 septembre (en mm)
2 350
Mer Méditerranée
Derna
Tripoli
Tobrouk
Derna
Zone submergée par les inondations
Rupture du
na
Der
Rupture du
premier barrage
vivant dans les immeubles lon- Contexte
geant la vallée ont vu une quantité
d’eau sans précédent se déverser
dans le canal reliant le barrage à Derna,
la mer. Les autorités locales ont
continué d’exhorter les habitants l’éternelle
à rester chez eux.
Les eaux du canal se sont mises
rebelle
à monter de plus en plus rapide- ●●● La tempête Daniel
ment, jusqu’à déborder des berges a sinistré une ville particulière
et à atteindre les axes routiers et en Libye : Derna a en effet
les bâtiments voisins. Vers 1h30, toujours eu une réputation
des équipes d’intervention ont de ville rebelle et réfractaire.
été déployées dans plusieurs Cette ville portuaire de l’est
quartiers, alors que les signa- du pays, qui comptait
lements au sujet de personnes 100 000 habitants avant
prises au piège et en danger de le cataclysme, a toujours été
noyade affluaient. tout à la fois “crainte et
négligée par les autorités
Une mer couleur argile. Un successives”, selon
habitant d’El-Beïda souhaitant l’expression de Middle East
conserver l’anonymat raconte à Eye. En 2011, Derna et la ville
MEE que sa maison était déjà gra- voisine de Benghazi ont ainsi
vement inondée lorsqu’il a com- été parmi les premières
mencé à recevoir des vidéos des à se révolter contre le régime
torrents qui dévalaient le canal de Mouammar Kadhafi.
à Derna. Il explique : “J’ai immé- La Cyrénaïque et ses tribus
diatement contacté mes proches au pouvoir très structuré ont
vivant près du canal pour leur toujours été traditionnellement
dire de rejoindre de toute urgence hostiles au colonel. La région
un endroit plus sûr et d’alerter les orientale estimait avoir été
autres de la gravité de la situation.” délaissée et défavorisée au
Ils ont suivi ses instructions profit de la partie occidentale
et ont quitté la rue Al-Wadi, du pays, la Tripolitaine.
qui longe le canal, pour → 12 Après la chute de Kadhafi,
la ville est restée tout à la fois
“négligée et punie” par
les autorités successives qui
l’ont administrée. Le maréchal
Haftar a ainsi assiégé Derna
de 2015 à 2018, afin
d’en déloger un groupe
islamiste rival et de
consolider son pouvoir dans
SOURCES : RELIEFWEB, UN MIGRATION, REACH INITIATIVE, UNITAR, “THE NEW YORK TIMES”, “THE WASHINGTON POST”
El-Beïda Derna l’Est. Une fois la ville
Tobrouk conquise, Khalifa Haftar
Benghazi
est resté très “méfiant”
envers Derna. Les habitants
L I BYE sont restés exclus
du processus décisionnel
concernant leur ville,
Mer et le maréchal a toujours
Méditerranée
considéré qu’une nouvelle
rébellion pouvait encore
y émerger.
Derna et sa région
concentraient, avant l’arrivée
de l’ouragan Daniel,
“les marginalisés” du conflit
Tripoli de pouvoir entre l’Ouest
Derna
et l’Est, selon l’expression,
Benghazi
rapportée par
LIBYE The Washington Post,
de la chercheuse Natasha
Hall, membre du think tank
Center for Strategic
and International Studies,
établi à Washington.
AFRIQUE. 11
Le mot
Medicane
●●● Depuis que la Libye a
été dévastée par le cyclone
Daniel, entre le 9 et le
11 septembre, un mot revient
partout dans les médias :
“medicane”. Contraction
des mots anglais
mediterranean et hurricane
(“méditerranéen” et
“cyclone”), il caractérise
un phénomène
météorologique violent,
semblable à un ouragan
tropical. Un phénomène
aux dimensions néanmoins
plus réduites que les cyclones,
ouragans et typhons qui
se forment au-dessus
des eaux chaudes des océans
Atlantique, Pacifique et Indien
(de l’ordre de 300 kilomètres
de diamètre, au lieu
de 1500 kilomètres).
“Ce terme [medicane] a été
inventé dans les années 1980,
après que des satellites ont
détecté au-dessus de
la Méditerranée des nuages
dont la disposition rappelait
celle d’un cyclone :
ils formaient une spirale avec
un vide au centre – l’œil
du cyclone. Autour de cet œil,
des nuages et des rideaux
de pluie tournoyaient à toute
vitesse, entraînés par des vents
violents”, explique la Deutsche
Welle. Sauf qu’à la différence
des cyclones tropicaux, qui
ont “un cœur chaud”,
celui des medicanes est froid,
explique à la Libre Belgique
Xavier Fettweis, climatologue
à l’université de Liège.
Daniel est passé sur la Grèce,
la Turquie et la Bulgarie, puis
a traversé la Méditerranée
en se renforçant au passage.
“Plus l’air est chaud
à proximité de la mer, plus
il peut contenir de la vapeur
d’eau, poursuit le journal
belge. C’est cela qui a permis
au medicane Daniel
d’absorber de grandes
quantités d’eau de la
Méditerranée. Une fois que
cette masse d’air a rencontré
les déserts et les quelques
reliefs qu’il y avait en Libye,
elle s’est entièrement
déchargée de son humidité”,
explique Xavier Fettweis.
12. AFRIQUE LIBYE Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

11 ← se réfugier dans une partie → Dessin de Tjeerd

plus sûre de la ville. Des survi-
vants de Derna actuellement
réfugiés à El-Beïda affirment à
MEE avoir entendu une explo-
sion retentir à 2 h 30. Les bar-
rages avaient cédé.
Ils racontent qu’une crue sou-
daine a ravagé plusieurs quar-
tiers de la ville, dont la vieille
ville historique. Les habitants
de la rue Al-Wadi ont été empor-
tés dans la mer. Des tours rési-
“De ma famille,
il ne reste que moi.
Je suis toujours à la
recherche des corps
de mes proches.”
UN SURVIVANT DE DERNA
dentielles de huit étages ont
été balayées par les eaux, qui
ont envahi Derna à une vitesse
estimée à 3 500 m3 par heure.
Cela a coïncidé avec une panne
totale des réseaux d’électricité
Royaards, Pays-Bas.
“Le principal défi pour les plon-
geurs est le changement de cou-
leur de l’eau de mer en une couleur
argile rougeâtre, qui obstrue forte-
ment la visibilité, explique à MEE
Deya Abu Zariba, instructeur de
plongée en apnée. Les conditions
en mer sont extrêmement dan-
gereuses, avec de forts sous-cou-
rants, des remontées d’eau et des
vagues atteignant jusqu’à 2 mètres
de hauteur.”
“Les fonds marins dans cette
zone sont parsemés de rochers
tranchants et de débris de chan-
tiers, ce qui présente des risques
importants pour les plongeurs et
pourrait entraîner d’autres pertes
humaines, au lieu de permettre de
repêcher les corps des victimes”,
souligne-t-il.
—Hussein Eddeb
et Mohamed Mhawach,
publié le 15 septembre

La catastrophe comme
et de communication. Les auto-
rités ont commencé à se mani- Peter Beaumont, grand reporter
fester, reconnaissant l’ampleur au Guardian, a passé la semaine

de la catastrophe et appelant à
une intervention immédiate.
A., un survivant, décrit pour
MEE le moment où il a été cerné
par les eaux. “Nous étions sur le
toit de notre maison de quatre étages
pour tenter d’échapper aux inonda-
tions. Mais de ma famille, il ne reste
que moi, indique-t-il. Les autres
ont disparu après que l’eau nous
a emportés, et je me suis retrouvé
seul dans une rue de la ville. Je suis
toujours à la recherche des corps de
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Le drame de Derna,
un “signal d’alarme”
contre les barrages
vieillissants
S’ils sont en meilleur état
que les ouvrages libyens,
révélateur politique
dans les montagnes de l’Atlas et a
effectué de nombreux reportages
en Libye il y a plusieurs années :
“La Libye est un État en déshérence
De façon quasi concomitante, le Maroc et la Libye ou presque, ce pays n’arrive pas à
ont été touchés par des phénomènes naturels se sortir d’une guerre civile depuis
destructeurs. Mais leur réponse respective 2011, ce qui a forcément eu de grandes
répercussions sur les infrastruc-
a été révélatrice de situations bien différentes. tures du pays et la cohésion sociale.
Le Maroc, en revanche, est un État
moderne. (…) Les gens ordinaires
—The Guardian, au fur et à mesure de l’arrivée des se sont fortement mobilisés, et il y
extraits (Londres) équipes de secours et de la décou- a un véritable sentiment d’appar-

mes proches, sans succès.”
Aujourd’hui, Derna recherche
ses morts et les enterre quand
elle le peut. La ville s’est rapi-
dement retrouvée à court de
housses mortuaires.
Les corps sont transportés
dans des camions depuis le
centre-ville vers des secteurs
comme Dahr Al-Hamar, dans le
sud de la ville, et à Martouba [à
près de 30 kilomètres de Derna],
où des milliers d’habitants de la
ville ont été enterrés. Les équipes
de secours, d’évaluation et de
soutien se débattent avec des
ressources limitées.
De nombreux morts gisant
dans les rues attendent d’être
identifiés. La mer en rejette
chaque jour un peu plus. Des
plongeurs se tiennent prêts à
scruter la mer, mais elle reste
trop agitée pour l’instant.
des milliers de grands
barrages à travers le
monde sont proches
de l’obsolescence.
Dans une tribune publiée
le 17 septembre par
The New York Times,
Josh Klemm et Isabella
Winkler, codirecteurs de
l’ONG International Rivers,
estiment que “ce ne seront
pas les derniers grands
barrages à s’effondrer
si nous ne réparons pas
certaines structures
obsolètes”. Selon eux,
“le plus grand danger se
trouve en Inde et en Chine,
où les 28 000 grands
barrages construits au
milieu du xxe siècle sont
aujourd’hui proches
de l’obsolescence.”
D
eux catastrophes meur-
trières ont eu lieu en
l’espace de seulement
quelques jours : le tremblement
de terre au Maroc et les inonda-
tions dévastatrices en Libye.
Au moins 2 900 personnes
seraient mortes dans le séisme
de magnitude 6,8 qui a frappé les
montagnes du Haut Atlas [le 8 sep-
tembre], et, selon les autorités, ce
bilan pourrait encore s’alourdir.
Trois jours plus tard, le 11 sep-
tembre, des inondations en Libye
ont fait céder deux barrages qui
ont libéré un torrent d’eau et de
boue sur Derna et détruit des
quartiers entiers de la ville.
Vendredi matin [15 septembre],
le Croissant-Rouge libyen a
annoncé que le nombre de morts
dans la ville avait atteint les 11000.
Ce bilan devrait encore augmenter
verte de nouveaux corps. Selon
les autorités, 30 000 personnes
sont portées disparues.
L’étendue du désastre est
encore inconnue, puisque rares
sont les organismes humanitaires
internationaux ou les journa-
listes à avoir pu se rendre dans
la zone inondée. La région est
en effet contrôlée par un chef
de guerre rival du gouverne-
ment de Tripoli.
Le Maroc et la Libye ont beau
être proches géographiquement,
ces deux pays ne sauraient être
plus différents. Et leur gestion
de ces catastrophes s’en ressent.
En Libye,
les inondations ont
eu lieu dans la région
sous la coupe
du général Haftar.
tenance nationale.”
Peter Beaumont est arrivé au
Maroc [le 10 septembre] et a pu se
rendre en voiture directement sur
le lieu de l’épicentre, près d’Adassil.
“En moins d’une heure, j’étais dans
un village frappé par le séisme et je
pouvais écouter les témoignages des
victimes et des sauveteurs.”
La situation serait bien diffé-
rente s’il avait été envoyé en repor-
tage en Libye, confirme-t-il. “Le
problème de la couverture de catas-
trophes en zone de conflit, c’est que le
chaos s’ajoute au chaos (…). Je suis
déjà allé en Libye, et c’est un pays
où il est presque impossible de faire
son travail de journaliste.”
Tout d’abord, il faut un visa.
Mais impossible de savoir si c’est
possible, ni combien de temps il
vous faudra pour l’obtenir. Une fois
que le visa vous est accordé, vous
ne pouvez vous rendre que dans
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
l’ouest du pays, une zone contrôlée
par le gouvernement de Tripoli.
Mais les inondations ont eu lieu
à Derna, dans la région de l’Est
sous la coupe du général Haftar,
de l’Armée nationale libyenne, qui
est soutenu par l’Égypte et aidé
par les mercenaires russes de la
célèbre milice Wagner.
Risque d’épidémies. “Je ne me
suis jamais senti aussi en danger qu’en
Libye”, raconte Peter Beaumont,
dont le précédent séjour sur place
remonte à 2011, au moment du ren-
versement du dictateur Kadhafi.
Ces questions de sécurité et les
infrastructures à l’abandon com-
pliquent la tâche des associations
humanitaires et des journalistes
étrangers qui ne peuvent pas se
rendre compte de l’ampleur des
dégâts à Derna. “Comme toutes
les dictatures répressives, la Libye
sous Kadhafi était un pays organisé,
qui, en plus, bénéficiait de la manne
pétrolière. Il tournait bien : même
s’il n’y avait ni droits ni libertés, les
infrastructures étaient en bon état.
Ce n’est plus du tout le cas.”
Selon l’Organisation météorolo-
gique mondiale, ce bilan meurtrier
aurait pu être évité si la Libye avait
eu une agence météorologique
digne de ce nom. “Ils auraient
pu lancer l’alerte, estime Petteri
Taalas, son secrétaire général. Les
autorités auraient fait évacuer les
populations. Et la plupart des pertes
humaines auraient pu être évitées.”
L’aide internationale a com-
mencé à arriver à Derna le 13 sep-
tembre, deux jours après la rupture
des barrages. C’est sans doute
trop tard pour espérer retrou-
ver des survivants. Le maire de la
ville, Abdoulmenam Al-Ghaithi, a
d’ailleurs confirmé : “Nous avons
surtout besoin d’équipes spécialisées
dans la récupération des corps.”
Le directeur d’une équipe de
recherche a déclaré à Al-Jazeera :
“Il faut s’attendre à une flambée
d’épidémies dans la ville en raison
du grand nombre de cadavres encore
présents sous les décombres et dans
l’eau. Nous allons avoir besoin de
housses mortuaires.”
les ots
m
des
autres
Falco/cuba
Un autre explique que le nombre
de victimes pourrait augmenter
fortement alors que la “mer rejette
régulièrement des dizaines de corps”.
S’il est plus facile d’achemi-
ner des secours au Maroc qu’en
Libye, le gouvernement marocain
a été critiqué après avoir refusé
l’aide de certains pays. Pour l’ins-
tant, seules les équipes de sauve-
tage venues du Royaume-Uni, du
Qatar, d’Espagne et des Émirats
arabes unis ont été autorisées à
intervenir. La France, ancienne
puissance coloniale, s’est vu oppo-
ser une fin de non-recevoir. Une
décision qui s’inscrit dans un
contexte de plusieurs années de
relations tendues.
Si le roi se montre hostile à
l’égard du gouvernement fran-
çais, il passe cependant une grande
partie de l’année en France dans
son hôtel particulier près de la
tour Eiffel. Il est également pro-
priétaire du château de Betz, une
demeure du xviiie siècle à 70 kilo-
mètres au nord-est de Paris.
Pour Peter Beaumont, [ces] ten-
sions ont sans doute été montées
en épingle, et le Maroc n’a peut-
être pas vraiment besoin d’as-
sistance supplémentaire étant
donné les spécificités de cette
tragédie. La plupart des maisons
étaient construites en pisé et non
en béton, rappelle-t-il, donc, soit
les gens “sont déjà morts, soit ils
ont survécu”.
Les Marocains ont rouvert une
grande partie de la Nationale 10,
la route principale qui traverse les
montagnes de l’Atlas, jusqu’à Talat
N’Yaaqoub, à environ 20 kilo-
mètres de l’épicentre du séisme.
“C’est vraiment un exploit incroyable
d’avoir réussi à rouvrir cette route
alors que de larges tronçons étaient
encore bloqués quelques jours aupa-
ravant”, dit-il. Les rôles ont été
inversés quand Peter Beaumont
a été contacté par une journaliste
locale qui voulait l’interviewer.
“En fait, elle voulait surtout savoir
si j’avais été impressionné par tout ce
que le pays avait réussi à accomplir.”
—Rupert Neate,
publié le 15 septembre
L’actualité racontée par les langues étrangères. un podcast de Courrier international.
À écouter sur notre site et sur votre application de podcast préférée
AFRIQUE. 13
↓ Dessin de Ramsés,
Cuba.
MAROC
Indemniser
pour étouffer
la colère
Le roi du Maroc a annoncé
une série de mesures
destinées aux victimes
du séisme. Tout le pays est mis
à contribution, même
le monarque, alors que la presse
internationale continue de
s’interroger sur sa gestion de la crise.
A
près le tremblement de terre qui gestion du séisme par le souverain maro-
a dévasté la région d’Al-Haouz, cain. Le site australien ABC.net consacre
la presse marocaine a fait état ainsi un long article aux absences du
des nombreuses mesures adoptées sous monarque, notant que si “pendant des
l’égide de Mohammed VI. Des mesures décennies, le roi a bénéficié d’un contrôle
diverses qui visent “à venir en aide aux médiatique strict et d’un public fidèle”, le
familles et citoyens sinistrés”, indique l’heb- séisme pourrait avoir changé la donne,
domadaire marocain Tel Quel. car “la colère des Marocains monte”.
Parmi les décisions prises, celle d’un Le Financial Times fait le même constat,
vaste plan de relogement pour pallier les soulignant que l’absence royale au
50 000 logements totalement moment du tremblement de
ou partiellement effondrés terre “a ravivé les grognements
après le séisme. D’autre part, de certains Marocains”, qui s’in-
l’État devrait allouer une aide terrogent sur ce temps passé
d’urgence de 30 000 dirhams REVUE par le monarque à l’étranger
(2 746 euros) aux ménages DE PRESSE ces dernières années.
concernés. Sont prévues des Une interrogation d’autant
aides fi nancières de 140 000 dirhams plus forte que, selon la Constitution
(12 800 euros) pour les logements tota- marocaine, le roi exerce un pouvoir quasi
lement effondrés et de 80 000 dirhams absolu et est le décideur ultime en matière
(7 300 euros) pour la réhabilitation des économique et politique. Une centra-
habitations partiellement effondrées. lité institutionnelle qui a pu peser sur
Mohammed VI lui-même a fait un la prise de décision gouvernementale
don de 1 milliard de dirhams (91 mil- après le séisme.
lions d’euros) au Fonds spécial séisme, À tout cela, note le quotidien britan-
ouvrant “la voie à d’autres dons importants nique, Mohammed VI oppose encore un
de grandes entreprises et d’institutions”, silence. Mais il a été filmé par la télévi-
indique 360 Maroc. Le Financial Times sion marocaine donnant son sang à l’hô-
rappelle que sa fortune est estimée, selon pital universitaire de Marrakech et lors
le classement Forbes de 2015, à 5,7 mil- d’un “voyage soigneusement chorégraphié”
liards de dollars (5,3 milliards d’euros). dans la ville historique.
La presse marocaine souligne l’im- Ce qui fait dire à un analyste occi-
pulsion royale qui a lancé cette série dental que, “pour le moment, la machine
de mesures, comme pour répondre, ou médiatique derrière le roi est probablement
conjurer, une presse internationale dont plus audible que la voix de la contestation”.
les interrogations se multiplient sur la —Courrier international
14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
—Le Temps, extraits
(Genève)
D trahi d’un État kurde
’abord, cette histoire
d’amour. Comme beau-
coup de jeunes gens, Matin
Haji avait mis au point un “code
secret” pour pouvoir parler à
son amoureuse. Bien entendu,
le père ne tarda pas à découvrir
le stratagème : c’est lui qui prit le
téléphone. Des noces furent orga-
nisées entre les deux amoureux,
qui se trouvaient être aussi des
cousins, vivant aux deux extré-
mités du même village. Mais nous
sommes dans le Kurdistan, et
Chama, le village en question, a
été coupé en deux il y a mainte-
nant cent ans. “J’ai dû ramener
ma fiancée de Turquie à travers la
montagne. Le voyage a duré dix-
sept heures, à dos d’âne!” raconte
Matin, aujourd’hui âgé de 37 ans.
Zone de guerre. Les Haji ont le
goût de l’hospitalité. La famille a
fait de la place sous la petite tente
pour accueillir le visiteur, que l’on
régale de riz aux fèves, sorti de
grosses marmites, en rappelant
les détails de cette drôle de noce.
Puis vient l’heure de la pastèque,
découpée en tranches généreuses.
Mais l’hospitalité n’empêche pas
l’humour : “Donne-lui la plus grande
part. Même s’il vient de Lausanne et
qu’il a détruit mon pays. En fin de
compte, c’est à cause de lui que nous
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
↙ Dessin de Ione Rail pour
The Skinny, Édimbourg.
exterminés à l’arme chimique,
quelque 2 000 villages kurdes
furent systématiquement détruits
dans la région, coûtant la vie à
des dizaines de milliers de per-
sonnes. “À l’époque, 77 hommes du
village furent tués, rappelle l’un
des habitants, qui s’est appro-
ché pour se joindre à la conver-
sation. Il ne restait pratiquement
plus une seule maison debout. En
fait, depuis quarante-cinq ans, les
destructions n’ont plus jamais vrai-
ment cessé.”
Razzias. Vient en effet le tour des
militaires turcs qui, dès la signa-
ture du traité de Lausanne, ont
multiplié les razzias dans le vil-
lage, emportant souvent avec eux
des villageois que l’on ne reverrait
plus. Matin Haji est l’un des ins-
tituteurs du village. Il enseigne
aux enfants les mathématiques
et la biologie, et il aime être aussi
précis que possible. “Ici, les gens
savent à peine ce qui se passe dans le
village d’à côté. Il y a cent ans, per-
Irak. À Chama, le rêve
sonne n’est venu leur expliquer que
le traité de Lausanne avait été signé
et que leur vie allait changer. Ce n’est
que des années plus tard que l’on a
compris les implications directes de
ce traité sur les habitants.”
Entre-temps, la chasse aux
combattants du Parti des travail-
En 1923, le traité de Lausanne mettait fin aux espoirs d’indépendance kurdes. leurs du Kurdistan (la guérilla du
PKK) a fait rage, ici aussi. Le PKK
Ce journaliste suisse s’est rendu à Chama, village coupé en deux entre l’Irak et – considéré comme une organi-
la Turquie, où les habitants tentent de garder vivante l’unité du peuple kurde. sation terroriste par la Turquie –
se moque des frontières et s’est
servi de ces montagnes officielle-
ment irakiennes pour lancer des
assauts. En représailles, l’armée
n’avons pas pu avoir un mariage Bienvenue dans l’extrême transformé en zone de guerre, turque a tenté de dynamiter le
normal”, rigole Matin, en appre- nord de l’Irak, aux confins des ce qu’il reste encore en grande petit pont qui traverse Chama.
nant que nous venons de Suisse… empires, là où Arabes, Perses et partie. D’un côté ou de l’autre Elle a aussi bombardé le village.
Le traité de Lausanne, signé le Turcs règlent leurs différends à de la frontière, il n’a pas fait bon Lorsque les Turcs organisent
24 juillet 1923, a déchiqueté le vil- la marge. D’Erbil, la capitale du être kurde, malgré les assurances des expéditions militaires dans la
lage de Chama, à l’image de tout le Kurdistan irakien, il faut comp- d’égalité de droits consciencieu- montagne, ils laissent le terrain
Kurdistan. Sur les décombres de ter trois bonnes heures de route sement alignées à l’époque par miné derrière eux. À intervalles
l’Empire ottoman, le nord du vil- vers les montagnes qui bordent la le texte du traité de Lausanne. réguliers, l’armée envoie désor-
lage est resté en Turquie. De l’autre frontière. Puis ajoutez une heure Côté irakien, le dictateur mais des drones qui, larguant
côté d’une frontière arbitraire, supplémentaire pour parcourir les Saddam Hussein appliqua ici, en leurs bombes, provoquent des
dessinée entre les dizaines de kilomètres 1988, ce qu’il nomma l’“opération incendies dans la forêt, obligeant
grandes puissances de d’une route caillou- Anfal”, soit la “solution finale” au les habitants à se battre contre les
l’époque et la nouvelle teuse, qui n’en finit problème kurde et à ses insur- flammes en empoignant bâtons
République turque, le plus de grimper entre rections à répétition. Tandis et couvertures.
reste de Chama est allé REPORTAGE les rochers escarpés. que, plus à l’est, les habitants Il y a trois mois, un nouveau
rejoindre l’Irak. “Les Inutile, ici, d’évoquer de la ville de Halabja étaient poste-frontière venait pourtant
tombes du vieux cimetière commun Genève, Berne ou Zurich, per- de s’ouvrir ici, entre la Turquie
sont encore là, explique l’un des sonne n’en aura jamais entendu “Les tombes du vieux et le Kurdistan irakien. Pour les
hommes. Il est divisé par un mur parler. En revanche, le nom de cimetière commun autorités kurdes, la bonne entente
qui passe au milieu.” Tout autour, le Lausanne résonne pour chacun sont encore là. Il est avec Ankara est une nécessité
terrain est miné. Les douaniers et de manière on ne peut plus intime. absolue, pratiquement une ques-
les militaires turcs guettent. Voilà L’Irak, la Turquie ? Oubliez
divisé par un mur qui tion de vie ou de mort.
des décennies que les villageois l’amour : pendant un siècle, cet passe au milieu.” S’il n’y a plus besoin de traver-
ne s’aventurent pas à proximité. espace frontalier s’est surtout Un habitant de Chama (Irak) ser la frontière illégalement à dos
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
d’âne, il faut descendre à Erbil
pour demander un visa. La pro-
cédure prend des semaines et,
une fois du côté turc, les doua-
niers se chargent de mettre les
points sur les i. “Vous venez d’où?
demandent-ils. — Du Kurdistan,
juste en face. — Le Kurdistan, ça
n’existe pas. Vous n’avez rien à
faire là-bas”, répondent les doua-
niers, en turc.
Les deux enfants de Matin, qui
ont la double nationalité, portent
des noms différents des deux
côtés du village. “Le prénom Gara
a été refusé par les Turcs, cela leur
faisait trop penser au PKK. Mon
fils, pour eux, s’appelle Mustafa”,
explique le père.
Côté irakien, les enfants n’ap-
prennent plus l’arabe, l’enseigne-
ment est fait en kurde. En face,
la langue kurde est interdite. On
parle turc. “La langue, l’habille-
ment, la cuisine et même la danse
traditionnelle… Toutes nos cou-
tumes s’éloignent selon que l’on vive
d’un côté ou de l’autre de la fron-
tière. Nous en parlons souvent entre
@W/L> midjourney
nous. Mais nous n’y pouvons rien”,
poursuit Matin Haji.
Comment garder l’unité
malgré cent ans d’éclatement
du Kurdistan? Comment main-
tenir vivant le sentiment national
malgré les calculs politiques et les
accommodements nécessaires
[des autorités kurdes locales]
avec les puissances?
Retour à Erbil, pour rendre
visite à une princesse. Sinem Bedir
Khan a gardé chez elle pendant
des décennies un des symboles de
cette volonté d’unité kurde. Une
paroi de la maison garde encore la
trace de l’immense drapeau qui a
trôné au salon pendant des décen-
nies. Rouge, blanc et vert, orné
d’un soleil jaune : c’est le grand-
père de Sinem Bedir Khan qui
l’a dessiné, vers 1920, pour sym-
boliser la lutte d’indépendance
kurde face à l’Empire ottoman.
Sinem Bedir Khan, 85 ans,
est la dernière princesse du
Kurdistan. Elle est issue d’une
dynastie qui, dès la première
partie du xixe siècle, avait mené
MOYEN-ORIENT. 15
Zone des détroits, “Le cercle d’intellectuels qui
démilitarisée. Mer Noire entourait ma famille était tout
GÉORGIE
Constantinople occupé à trouver les moyens d’ap-
Ankara AR.
pliquer ce traité sur le terrain. Il
fut pris complètement au dépourvu
T U RQU I E par le coup de poignard que repré-
GRÈCE senta Lausanne, note la princesse.
COURRIER INTERNATIONAL D’APRÈS “LE TEMPS”
Les années qui suivirent se pas-
Chama
sèrent à tenter de minimiser les
Erbil dégâts vis-à-vis des quatre pays
Mer CHYPRE SYRIE
IRAK (Turquie, Irak, Iran, Syrie) qui
Méditerranée
AR. Arménie 250 km se répartissaient le territoire du
Le découpage de l'Empire ottoman prévu par le traité de Sèvres (1920) Kurdistan. Une tâche qui, en fait,
Acquisitions arméniennes Acquisitions grecques Possible province
autonome kurde
n’a plus jamais cessé.”
Acquisitions britanniques Acquisitions italiennes
Frontières actuelles Aux oreilles des jeunes géné-
Acquisitions françaises Zones d'influence rations, ce combat centenaire ne
résonne plus de la même manière,
des révoltes contre la Sublime des Kurdes d’Irak, Massoud reconnaît pourtant la princesse.
Porte, allant jusqu’à proclamer Barzani. “Le président pleurait “À la maison, nous entendions cent
une brève principauté indépen- d’émotion. Il n’y a pas de meilleure fois par jour le mot ‘Kurdistan’. Nous
dante entre 1844 et 1846. Ces personne que lui pour défendre cet ne parlions que de cela, sourit-elle,
velléités indépendantistes n’ont héritage”, explique-t-elle. forcée de constater que ce n’est
plus quitté la famille. L’oncle de Nulle part autant qu’ici, le nom plus le cas. Il y a cent ans, les Kurdes
Sinem, l’émir Kamuran Ali Bedir de Lausanne n’est à ce point syno- ont découvert qu’ils n’étaient que
Khan, fut le premier à rédiger nyme de trahison. Trois ans plus de simples invités sur leurs terres.
un dictionnaire kurdo-français. tôt, un autre traité, celui de Sèvres, Depuis lors, ils font ce qu’ils peuvent
En février dernier, Sinem Bedir promettait d’exaucer les vœux pour survivre dans cette situation.”
Khan s’est résolue à décrocher le des nationalistes kurdes en leur —Louis Lema,
drapeau et à le confier au leader assurant un État indépendant. publié le 24 juillet
philosophie
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16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
europe
Allemagne. libéraux] n’entre en action. Car c’est
l’ensemble des partis de la coalition gou-
vernementale – chacun pour des raisons
C’en est fini
diverses et de différentes manières – qui
est responsable du mouvement de dés-
industrialisation qu’on observe déjà dans
de notre industrie !
plusieurs secteurs.
La coalition du chancelier social-
démocrate Olaf Scholz est arrivée au
pouvoir sur la promesse ronflante de
réinventer l’“économie sociale de marché”
Ce journal conservateur enterre la politique énergétique du conservateur Ludwig Erhard [consi-
engagée par Angela Merkel et sonne l’alarme, accusant déré comme l’artisan du “miracle éco-
les écologistes de vouloir “transformer la république fédérale nomique” allemand après la Seconde
en paradis bio”, sans égard pour son économie. Guerre mondiale]. Mais elle a surtout
réussi à accélérer cette vaste opération
de démolition. Tout cela parce que les
Verts, un parti fondamentalement hos-
tile à l’industrie et à l’idée de croissance,
tiennent les manettes du pouvoir.
La nomination de leur chef, Robert
Habeck, comme 21e successeur de Ludwig
Erhard au poste de ministre de l’Écono-
mie, a d’abord été accueillie avec enthou-
siasme. L’homme paraissait frais et non
dogmatique ; il savait à la fois écouter et
parler. Ses vidéos improvisées, dans les-
quelles il expliquait sa politique sur un
ton désinvolte et familier, faisaient mer-
veille. Habeck marquait alors des points
non seulement dans son propre parti,
mais également dans les milieux éco-
nomiques et industriels.
Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose
de cet enthousiasme initial et de l’es-
poir d’assister à un “miracle économique
CARTOON MOVEMENT
et écologique”. L’ambition du renouveau a
laissé la place à la frustration et à la rési-
gnation dans les entreprises allemandes.
Les temps sont durs pour les industries
qui consomment beaucoup d’énergie et
font face à la concurrence internatio-
nale : usines à papier, fonderies, acié-
ries ou industrie chimique.
—Cicero, extraits (Berlin) chancelière conservatrice n’a fait que Bureaucratie foisonnante. En défen-
E
rebondir de crise en crise, sans vision dant l’idée d’un encadrement du tarif
ntrepreneurs et cadres dirigeants globale et sans cap pour le pays. industriel de l’électricité, le ministre de
sont par nature opportunistes. Si Parce qu’elle a préféré caresser ses élec- l’Économie révèle toute la confusion et les
le vent tourne, ils changent de cap. teurs dans le sens du poil, elle a renoncé contradictions de la politique allemande
À court terme, cela peut paraître sensé à des réformes pourtant nécessaires. actuelle. Il voudrait à présent couvrir les
car il n’est pas bon pour les affaires de Résultat : des infrastructures en piteux dépenses d’énergie des secteurs les plus
résister trop longtemps à des change- état, une bureaucratie envahissante, gourmands à l’aide de subventions. Cela
ments qui semblent inéluctables. À long une numérisation au ralenti et un sys- après avoir fait fermer les dernières cen-
terme néanmoins, la remarquable sou- tème d’assurance sociale et de retraite trales nucléaires allemandes, qui auraient
plesse des élites économiques de plus en plus étouffant pour été une source d’électricité fiable et bon
allemandes pourrait nuire à tout les jeunes et les générations à marché (ces installations étant amor-
le pays. Nous en voyons déjà les venir. Aujourd’hui, la guerre ties depuis longtemps). Les économistes
conséquences. Car ce pays, qui en Ukraine souligne aussi l’er- l’avaient pourtant mis en garde. Mais pen-
a bâti sa force, sa valeur et sa reur fondamentale qu’a été le dant des mois, Robert Habeck a affirmé
place dans le monde sur sa légen- OPINION tournant de la politique énergé- – sans base factuelle – que l’Allemagne
daire capacité à reconstruire son tique allemande après la catas- n’avait pas de problème d’approvision-
industrie après deux guerres mondiales trophe de Fukushima [à savoir la sortie nement en énergie. Parce qu’il ne voulait
perdues, est sur le point d’anéantir les du nucléaire et l’importance croissante du pas se disputer avec ses vieux camarades
piliers de sa réussite. gaz russe pour faire tourner l’économie]. de parti contre le nucléaire.
L’avalanche de problèmes qui s’abat Cela n’était qu’un prélude, avant que Stephan Bauer, lui, a un problème d’ap-
aujourd’hui sur l’industrie allemande est le gouvernement actuel [composé des provisionnement – et un gros. “Quand
l’héritage d’Angela Merkel. L’ancienne sociaux-démocrates, des Verts et des notre usine tourne à plein régime, elle
↙ Sur le bandeau : Conjoncture
mondiale 2023. En bas : À la traîne. Dessin
de Pepsch Gottscheber, Allemagne.
consomme autant d’électricité qu’une ville
de 150 000 habitants. Soit plus de 500 giga­
wattheures par an”, explique le dirigeant
de RW Silicium.
Installée à Pocking, en Basse-Bavière,
son entreprise extrait du silicium brut,
un composé essentiel pour la produc-
tion de puces électroniques, de panneaux
solaires et dans l’industrie chimique.
Raison pour laquelle l’Union européenne
(UE) a désigné le silicium comme une
matière première d’importance straté-
gique. RW Silicium, qui appartient à l’amé-
ricain Advanced Metallurgical Group, est
le seul producteur en Allemagne.
“Nous sommes
en concurrence avec
des entreprises étrangères
qui paient leur électricité
bien moins cher.”
Stephan Bauer,
DIRIGEANT DE RW SILICIUM
“L’électricité représente plus de la moitié
de nos coûts de production. Le problème
est que nous sommes en concurrence avec
des entreprises étrangères qui paient leur
électricité bien moins cher : la Chine, la
Norvège, la France, poursuit Stephan
Bauer. L’électricité était devenue tellement
chère que nous avons dû arrêter la produc­
tion en début d’année. Nous l’avons relan­
cée en mars, mais seulement à 25 %, ce n’est
pas rentable.”
Un constat que partage Ulf Gehrckens,
responsable de la société Aurubis, qui
produit du cuivre : sans plafonnement
du prix de l’électricité pour les indus-
triels, les entreprises les plus énergivores
risquent de quitter l’Allemagne. “Aux
États­Unis, j’ai conclu un contrat à 3 cents
le kilowattheure, a-t-il déclaré début mai
lors d’une réunion du think tank [libé-
ral] Marktwirtschaft. En Allemagne, nous
sommes à 12 cents. Les industries énergi­
vores ne peuvent pas suivre.”
Le climat est désastreux, en particu-
lier pour les entreprises qui sont pré-
sentes sur des marchés internationaux
mais restent enracinées dans leur pays
d’origine. Cette morosité a été confirmée
fin avril par une étude menée par une
association de petites et moyennes entre-
prises (PME) auprès de 845 entreprises
familiales. Parmi elles, 96 % estiment que
la désindustrialisation de l’Allemagne a
déjà commencé. La moitié d’entre elles
est même convaincue que le mouve-
ment “bat actuellement son plein”. L’autre
moitié témoigne d’une désindustrialisa-
tion rampante.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
Contrepoint
L’occasion
de se réinventer
●●● L’Allemagne est peut-être
mal en point, mais elle est loin
d’être en phase terminale, assure
la Süddeutsche Zeitung (SZ).
Le pays a effectivement été
affaibli par les récentes crises
sanitaire et énergétique, concède
le quotidien de gauche.
Mais, même si “la transformation
est longue et douloureuse”,
il se dirige aujourd’hui vers
“un nouveau modèle
économique”, plus vert et plus
performant. Grâce aux incitations
de l’État, des entreprises comme
Intel ou Tesla continuent
à s’installer outre-Rhin, malgré
l’arrêt des livraisons de gaz russe
bon marché. “La lumière et
le chauffage ne se sont pas éteints
en hiver, des terminaux de gaz
naturel liquéfié ont fait leur
apparition à une vitesse record.”
La SZ le reconnaît, cela ne suffit
pas pour que “le patient
allemand” se rétablisse vraiment.
D’autant que le principe
constitutionnel du “frein
à l’endettement” limite le déficit
budgétaire du pays – et donc
les investissements publics.
Le titre appelle donc
les entreprises à prendre leur
part de responsabilité
et à se réinventer.
C’est précisément le caractère insi-
dieux de cette évolution qui est le plus
dangereux. Lorsque les faits sont appa-
rents, c’est qu’il est trop tard. Quand un
grand groupe ferme une usine et licen-
cie des centaines d’employés, la nouvelle
fait la une de tous les journaux. Mais
quand une PME hésite à investir dans
son activité en Allemagne, on ne l’ap-
prend généralement que lorsque l’issue
de cette réflexion est positive.
Ces entreprises ne quittent pas le
pays du jour au lendemain. Mais elles
ne construisent rien de nouveau non
plus. C’est là tout le danger. À la ques-
tion “Où envisageriez-vous d’installer une
entreprise ?” seules 44 % d’entre elles ont
répondu “En Allemagne”. La majorité
opte pour “un autre pays”.
Le coût élevé de l’énergie est une chose.
Mais pour les entrepreneurs et respon-
sables allemands, la bureaucratie foison-
nante est encore plus problématique. Qu’il
EUROPE. 17
s’agisse de chaînes d’approvisionnement structures de coûts des constructeurs
ou de permis de construire, partout les européens ne changent pas, toutes les À la une
réglementations prolifèrent ainsi que les voitures électriques à 25 000 euros seront
obligations administratives, les procé- à l’avenir produites en dehors du conti-
dures traînent en longueur et les admi- nent, prophétise le dirigeant portugais,
nistrations s’entravent mutuellement. qui dresse un avenir sombre pour l’Eu-
Leonhard Birnbaum, PDG de E.ON, rope : “Dans dix ans, on servira le café aux
fournisseur d’électricité situé à Essen, touristes chinois et américains en Europe.”
n’a pas mâché ses mots lors d’une réu- Cela peut paraître cynique et exagéré,
nion du think tank Marktwirtschaft. mais cela pourrait bien être l’aboutis-
“L’ensemble du système administratif alle- sement de la politique économique que
mand n’est plus en état de fonctionner”, mène actuellement l’Allemagne sous
a-t-il déclaré. Dans les communes, les l’égide des Verts. Ce parti de salle des
services sont dépassés par la complexité profs, hostile à l’industrie, s’emploie “NOUS, LES PERDANTS”
de la réglementation. Il cite l’exemple du à mettre en œuvre un nouveau plan ●●● La peur du déclassement
remplacement d’un type de transforma- Morgenthau [projet d’après-guerre qui obsède Der Spiegel. Sur sa une,
teurs, longtemps refusé parce que les prévoyait de faire de l’Allemagne une le magazine affiche un graphique
autorités routières craignaient qu’il ne nation essentiellement agricole et pasto- évocateur : on y voit des prévisions
provoque l’arrêt momentané d’un feu rale]. Leur rêve de transformer la répu- de croissance positive pour cinq
de signalisation. blique fédérale en paradis bio servira pays du Nord. Tandis que le PIB de
peut-être de décor à de riches visiteurs l’Allemagne est représenté par une
Protectionnisme américain. À écou- venus de contrées économiquement flèche rouge descendante. Et pour
ter Leonhard Birnbaum, on est gagné plus prospères. Il serait alors plus judi- cause, il pourrait se contracter
par l’impression que la transformation cieux de construire des châteaux que des de 0,3 % en 2023, transformant
annoncée est condamnée à l’échec. Que éoliennes. Car pour l’heure, la désindus- la “locomotive économique”
l’État n’est pas en mesure de mettre trialisation de l’Allemagne s’accompagne allemande en “lanterne rouge”
en œuvre ses projets. Surtout lorsqu’il d’une industrialisation des paysages. de l’UE. “Tous parviennent à faire
s’échine à tout régler et cadrer dans le —Daniel Gräber, croître leur économie, se désole
moindre détail. publié le 11 septembre le titre de gauche. Sauf nous.”
C’est là le grand contentieux qui oppose
les Verts et les libéraux du FDP dans la
coalition gouvernementale. Tandis que
Habeck et compagnie veulent régle- “UNE INVITATION À LA SPLENDEUR”
TÉLÉRAMA
menter tout ce que les entreprises et les
citoyens ont le droit de faire, les libé-
raux misent sur les forces du marché.
Eux aussi veulent se fixer des objectifs
climatiques ambitieux, mais en laissant
la voie libre aux acteurs du changement.
Pour l’industrie allemande, les diffi-
cultés ne viennent pas seulement de la
volonté de restructuration du gouverne-
ment. Dans le monde entier, la concur-
rence se fait plus rude. Les États-Unis
misent sur le protectionnisme et les sub-
ventions massives tandis que la Chine
joue pleinement de ses avantages en
matière de coût de production et de
matières premières. Les constructeurs
Les voitures électriques
chinoises inondent le Vieux
Continent et font baisser
les ventes de constructeurs
européens en Chine.
automobiles européens commencent à
en faire les frais. Les voitures électriques
chinoises inondent le Vieux Continent
et font baisser les ventes de construc-
teurs européens en Chine.
L’ARBRE AUX
Début mai, lors du salon de l’auto-
mobile de Bochum, le PDG du groupe
PAPILLONS D’OR
PHAM THIÊN ÂN
UN FILM DE
Stellantis (Citroën, Opel, Fiat, Jeep, ACTUELLEMENT
Chrysler), Carlos Tavares, a prévenu que AU CINÉMA
la guerre des prix avec les Chinois et les
Américains risquait de mal finir. Si les
18. EUROPE
Scholz propose
un “pacte”
à la droite
Face aux difficultés croissantes
de son gouvernement,
le chancelier social-démocrate
tente de s’entendre
avec l’opposition conservatrice.
A
vant de faire de la politique à plein
temps, Olaf Scholz était avocat.
Mais ces derniers temps, le chan-
celier allemand faisait “plutôt penser à un
agent immobilier tentant de faire passer un
taudis pour un charmant nid douillet”, iro-
nise Der Spiegel. Les murs de la maison
“Allemagne” s’effritaient, de la moisissure
était apparue au plafond, “mais le chan-
celier ‘agent immobilier’ passait de pièce
en pièce en s’extasiant sur la beauté et le
confort qu’on y trouverait bientôt”.
L’urgence avec laquelle le social-
démocrate a récemment enjoint à l’op-
position conservatrice, ainsi qu’aux
représentants des Länder, des communes
et aux acteurs économiques, de former
un “pacte pour l’Allemagne” est apparue
d’autant plus surprenante. “Mettons nos
forces en commun [pour moderniser le pays]”,
a-t-il plaidé, le 6 septembre. D’après la
Deutsche Welle, “Scholz n’avait pas seu-
lement présenté un nouveau visage – égrati-
gné et orné d’un patch sur un œil à la suite
d’une chute pendant un footing –, il avait
aussi changé d’attitude.”
Le sexagénaire est sous pression.
L’extrême droite est en hausse dans les
sondages – elle est même la première force
politique dans certains Länder de l’est du
pays. À gauche, la figure charismatique du
parti de gauche radicale Die Linke, Sahra
Wagenknecht, envisage de créer sa propre
formation. Elle s’est donnée “jusqu’à la
fin de l’année” pour cette entreprise, qui
pourrait aussi convaincre les sympathi-
sants d’extrême droite d’Alternative pour
l’Allemagne (AfD).
Position de dépendance. “Dans les
rangs du parti social-démocrate (SPD), on
s’inquiète à présent d’une spirale négative,
estime Handelsblatt, dans un article
publié avant l’appel de Scholz à l’unité
nationale. Il y a la crainte d’une défaite
aux élections régionales [en Bavière et en
Hesse] à l’automne, puis aux européennes
en juin, puis dans trois des Länder de l’Est
à l’automne 2024 – tout cela en supportant
les hurlements de joie de l’AfD.”
Da ns cet te opt ique, a ssu re la
Tageszeitung, le social-démocrate présente
implicitement “un pacte contre l’Alternative
pour l’Allemagne”, un parti qu’il qualifie de
“commando de démolition [de la république]”.
Car pour mener ses réformes, le chan-
celier a besoin d’une famille politique bien
implantée. “Le système fédéral allemand
place le gouvernement de Berlin en position
de dépendance par rapport aux Länder dans
de nombreux domaines, rappelle la Deutsche
Welle. Le Bundestag n’est pas le seul organe
législatif, dans de nombreux cas, le Bundesrat
– qui rassemble les 16 Länder – participe
aussi à l’élaboration des lois.”
“En désespoir de cause, la majorité des
Allemands lui souhaitent probablement bonne
chance avec son ‘pacte pour l’Allemagne’”,
commente Die Welt. Mais pour le jour-
nal conservateur, Olaf Scholz s’est lancé
dans une opération complexe. Au sein de
sa coalition, il doit déjà gérer “trois partis
[les sociaux-démocrates, les Verts et les libé-
raux] plus enclins à s’affronter qu’à coopérer”.
Il entend désormais composer avec une
opposition qui voit sa main tendue comme
un coup médiatique, “et des Länder dont
les dirigeants, réunis à Bruxelles [le 7 sep-
tembre], ont demandé la mise en place d’un
encadrement du tarif industriel de l’électri-
cité dont le chancelier ne veut pas”.
—Courrier international
À la une
“L’HOMME MALADE
DE L’EUROPE ?”
●●● Près de vingt-cinq ans
après avoir qualifié l’Allemagne
d’“homme malade de l’Europe”,
The Economist a repris la même
expression cet été pour décrire la
crise qu’elle traverse actuellement.
Sur sa une du 19 août, le journal
britannique affiche l’image d’un
“Ampelmann”, l’emblématique
homme à chapeau des feux
de signalisation est-allemands.
Mais, contrairement à ce
que pourrait laisser penser
son pas déterminé, celui-ci
est représenté sous perfusion.
“Autrefois réputée pour ses bonnes
performances en matière de
croissance, la première puissance
économique du Vieux Continent est
désormais à la traîne”, déplore
le journal libéral londonien.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
BIÉLORUSSIE
Les exilés politiques privés
de papiers par Loukachenko
Un nouveau décret de Minsk interdit aux ambassades
biélorusses de renouveler les passeports de leurs ressortissants.
Une mesure destinée à compliquer la vie des opposants en exil.
C
omme l’indique l’agence de presse s’est fortement accélérée. Les chiffres
officielle biélorusse Belta, le 7 sep- varient de 300 000 à 500 000 personnes,
tembre est entré en vigueur un sur une population totale de 9,5 millions
décret présidentiel retirant environ. Selon le site biélorusse
aux consulats et ambassades BG.Media, 83,5 % sont installés
de Biélorussie la capacité de en Pologne, 11 % en Lituanie, 5 %
“remettre, renouveler ou pro- en Géorgie, 0,6 % en Lettonie.
roger” les documents d’iden- REVUE Selon la chef du Département
tité des citoyens biélorusses DE PRESSE des migrations de Lituanie,
résidant à l’étranger, y com- Evelina Gudzinskaite, relayée
pris les passeports. Ces démarches ne par le site, la majorité des 31 000 Biélorusses
peuvent être désormais accomplies que arrivés en Lituanie depuis 2020 sont des
sur le sol biélorusse. émigrés économiques, tandis que seuls
Une nouvelle mesure qui va compli- 255 permis de séjour ont été remis pour
quer la vie des citoyens biélorusses émi- “raisons humanitaires” (politiques).
grés, mais qui portent surtout un coup C’est à Vilnius, capitale de la Lituanie,
très dur aux exilés politiques. En effet, que s’est établi le Conseil de coordina-
où qu’ils aient élu domicile, à échéance tion de l’opposition démocratique biélo-
de la validité de leur passeport, ils ne russe, autour de sa candidate au scrutin
pourront le renouveler qu’en repassant de 2020, Svetlana Tikhanovskaïa, consi-
la frontière de leur pays, où ils risquent dérée comme la véritable vainqueur à
d’être arrêtés. S’ils n’accomplissent pas l’époque et comme la présidente offi-
cette démarche, ils seront dépourvus de cieuse du pays par l’Union européenne.
documents d’identité valides, ne pour- “La Russie actuelle et la Biélorussie font
ront plus quitter le pays qui les tout pour pousser vers l’étranger même
accueille et se retrouveront, les opposants les plus modérés. Comme
sur le plan administratif, plus aucune voix ne s’élève contre, il n’y
apatrides. a plus de frein à la domination des dic-
Depuis l’élection pré- tateurs”, s’est insurgé une éditoria-
sidentielle biélorusse liste lituanienne sur le média public
d’août 2020, dont les résul- LRT. Et de poser la question qui préoc-
tats donnant la victoire à cupe les défenseurs de droits et les pou-
Alexandre Loukachenko voirs publics dans ce pays d’accueil :
ont été considérés comme “Qu’allons-nous faire des Biélorusses qui
frauduleux par la majorité resteront sans passeport ?”
des pays occidentaux, et Pour l’opposition biélorusse en exil,
qui a débouché sur une il existe une autre solution. Celle des
vague de répressions “passeports pour étrangers”, indique à
politiques, l’émigration nouveau Evelina Gudzinskaite tou-
jours sur le site de
LRT. Ils “ne seront
d é li v r é s q u’au x
Biélorusses qui ne
peuvent pas retour-
ner en Biélorussie
pour des raisons
humanitaire s”,
précise-t-elle.
—Courrier
international
← Dessin
de Kianoush, Iran.
20. EUROPE
UKRAINE
Les pionnières du déminage
De plus en plus de femmes désamorcent des engins explosifs
dans les régions libérées. Si elles sont encore minoritaires,
leur travail constitue une source d’espoir pour la population locale.
—Der Standard, extraits
(Vienne)
O
lha Jachimovitch a tou-
jours aimé travailler au
contact des autres et s’ima-
ginait un avenir dans le monde de
la restauration. Avant 2014, du
moins. Dans une autre vie, avant
que les combats n’éclatent dans
le Donbass, sa région natale, elle
rêvait d’ouvrir un petit café.
Mais, comme pour la plupart
des Ukrainiens de l’est du pays,
tout ne s’est pas passé comme
prévu, raconte la jeune femme de
35 ans, dans une forêt des environs
de Kiev. Autour d’elle se dressent
des maisons d’été à l’allure pai-
sible, des arbres chargés de fruits.
Et des panneaux annonçant la
présence de mines.
“Je voulais apporter ma pierre à
l’édifice”, explique-t-elle. Sa che-
velure châtain est rassemblée en
tresses sous une casquette de
base-ball ; sur sa poitrine, une
radio est fixée à un gilet pare-
balles bleu ciel. Elle s’est lancée
il y a six ans dans une formation
de déminage et dirige aujourd’hui
une unité de l’ONG américano-
britannique Halo Trust, qui traque
les engins explosifs enfouis dans
les zones de guerre du monde
entier. “C’est un métier qui a du
sens, et c’est bien payé.”
Peu après l’ouverture du premier
bureau de l’ONG à Kramatorsk,
sa ville natale (située dans l’oblast
de Donetsk), son mari et sa sœur
ont décidé de suivre ses traces.
Son mari combat désormais au
front, et les deux femmes œuvrent
dans les régions libérées – loin
du Donbass, qu’elles ont dû fuir
en compagnie de leurs enfants.
Armes à sous-munitions. En
un an et demi, la végétation a
envahi les champs, et cela ne faci-
lite pas le travail avec le détec-
teur de métaux, explique la jeune
femme, qui œuvre ce jour-là
autour du village de Loukianivka,
au nord-ouest de Kiev. Elle ajoute :
“Chaque fois que l’on repère un objet,
c’est toute la zone autour, dans un
rayon de 25 mètres, qui est poten-
tiellement minée elle aussi.”
Elle désigne des piquets plan-
tés entre les arbres, à l’écart du
chemin, qu’il ne faut jamais quit-
ter. Ils marquent tous les endroits
où son équipe a déterré des engins
explosifs et métalliques au cours
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
des derniers mois – une petite
centaine en tout, provenant
pour la plupart d’armes à sous-
munitions. Ces trouvailles sont
ensuite rassemblées dans une
fosse, puis l’explosion est déclen-
chée en toute sécurité par la pro-
tection civile et l’armée. “On
nettoie la région du mieux possible.”
D’après Human Rights Watch,
Russes et Ukrainiens utilisent
des mines antichars, et Moscou
a également eu recours à au
moins treize modèles différents
de mines antipersonnel depuis
le 24 février 2022. Résultat, les
près de 1 000 kilomètres de fron-
tière sont aujourd’hui en grande
partie minés et, selon l’armée
ukrainienne, c’est l’une des prin-
cipales raisons de l’enlisement de
la contre-offensive – outre la supé-
riorité aérienne des troupes russes.
Dès qu’une région est libérée,
il faut la débarrasser des mines
“Je voulais apporter
ma pierre à l’édifice.
C’est un métier qui a
du sens, et bien payé.”
Olha Jachimovitch,
DÉMINEUSE
↙ Une équipe de l’ONG américano-
britannique Halo Trust dans une forêt
près de Kiev. Photo Olga Ivashchenko
et des munitions non explo-
sées – une tâche qui prendra
plusieurs décennies. Neuf ans
après le début des affrontements
dans l’est de l’Ukraine, plus de
30 % du territoire du pays serait
aujourd’hui miné.
Depuis février 2022, au moins
855 civils, dont de nombreux agri-
culteurs, ont été blessés ou tués
par 550 explosions de mines,
d’après Halo Trust. Pendant que,
dans certaines régions, l’ONG
intervient en concertation avec
les autorités locales, ailleurs dans
le pays, des civils prennent les
choses en main.
Pommes de terre. Par une
chaude journée d’été, Petro
Pilipaka – en tee-shirt, short et
sandales en plastique – charrie un
fragment de bombe à sous-muni-
tions avec son tracteur, comme
s’il s’agissait d’un simple tronc.
Puis il va déposer son charge-
ment près de voitures rouillées
marquées du Z de l’armée russe.
Nous sommes dans le centre de
Tsyrkouny, village de l’oblast de
Kharkiv, dont la majeure partie
a été libérée par l’armée ukrai-
nienne l’an dernier.
Avant la guerre et l’occupation
russe, le quinquagénaire était déjà
connu dans la région pour ses tra-
vaux forestiers. “Maintenant, les
gens m’appellent parfois pour savoir
si je pourrais venir récupérer un
morceau de missile”, raconte-t-il.
Au début, les soldats le prenaient
pour un fou, mais désormais ils
le laissent faire. Il a “nettoyé” lui-
même les prairies et les champs du
village. “La culture des pommes de
terre ne pouvait pas attendre un an
et demi, c’est beaucoup trop long.”
Poussant le portail de son
jardin, il nous désigne les six
autres morceaux de roquettes à
sous-munitions qui trônent le long
des dalles en pierre menant à sa
maison. “Elles vous plaisent, mes
fleurs ?” ironise-t-il. L’occupation
russe ne lui a pas fait perdre son
sens de l’humour. Il en faut pour
surmonter tout cela, confie-t-il :
l’assassinat des voisins, l’exil de
sa famille, le départ au front de
ses deux fils, la destruction qui
frappe partout dans le pays.
Dans la mairie, Ivan Jakovtchik,
commandant des unités de démi-
nage de la région, nous montre sur
une carte les zones déjà sécuri-
sées. Tsyrkouny est le premier vil-
lage de l’ancienne zone occupée
de l’oblast de Kharkiv à avoir été
déminé. Rien qu’ici, les démineurs
ont éliminé plus de 1 500 objets
– là encore, des armes à sous-
munitions pour la plupart. Deux
hommes de son unité y ont laissé
la vie, un autre a été blessé, détaille
Jakovtchik, 39 ans.
L’Ukraine est désormais le pays
le plus miné du monde, et les mis-
siles russes continuent à pleuvoir,
mais ce ne sont pas les seules dif-
ficultés auxquelles sont confron-
tées les associations locales, la
protection civile et l’armée. Elles
manquent aussi de bras pour le
déminage, de nombreux hommes
se trouvant actuellement au front.
“J’aimerais bien avoir au moins 5 %
de femmes dans mon unité, soupire
le commandant. Pour l’instant, je
ne suis qu’autour de 1 %.”
En revanche, chez Halo
Trust, près de 30 % des quelque
800 employés sont des femmes,
et cette tendance devrait encore
s’accentuer d’ici la fin de l’an-
née. Désormais, les annonces de
Depuis février 2022,
550 explosions
de mines ont blessé
ou tué au moins
855 civils.
recrutement s’adressent expressé-
ment aux femmes. Les conditions
de travail, le salaire et l’ouver-
ture d’esprit qui y règne font des
organisations internationales des
employeurs particulièrement
attractifs – plus que l’armée ou
la protection civile. “Nous savons
bien que nous sommes des pion-
nières”, assure Olha Jachimovitch
au milieu de son équipe, en grande
partie féminine.
Du jardin qui borde sa datcha,
une retraitée salue les démi-
neuses. La simple présence
de l’équipe, les quelques mots
échangés et leur oreille attentive
comptent énormément pour ces
gens, analyse Olha Jachimovitch.
Cela leur montre qu’on ne les
oublie pas, après le stress de la
guerre et de l’occupation.
Les Ukrainiens souhaitent
par-dessus tout aller de l’avant.
Olha Jachimovitch et sa sœur
rêvent elles aussi de retrou-
ver une vie normale et de ren-
trer chez elles. “J’espère que nos
enfants pourront quand même
profiter un peu de leur enfance”,
souffle-t-elle.
—Daniela Prugger,
publié le 4 septembre
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non rétroactive et non cumulable avec une autre offre. IM067100025 - Photo non contractuelle - Crédit photo : CroisiEurope - Parution : septembre 2023.

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 france
—The New York Times
(New York)
L
e bruit de verres de vin qui
s’entrechoquent emplit
l’air ce soir d’été, où de
nombreux consommateurs sont
attablés en terrasse à siroter un
verre de rosé frais en picorant
dans des assiettes de fromage
devant les cafés, restaurants et
épiceries tout autour de la place
d’Aligre, dans le quartier de la
Bastille, à Paris.
Les serveurs se faufilent dans
la foule, leurs plateaux chargés de
spritz Aperol et d’huîtres, alors
que les gens affluent pour venir
retrouver leurs amis sur place.
Des enfants jouent au loup, fon-
çant sur la table de leurs parents
pour y chiper une frite. Après avoir
commandé des boissons, des tou-
ristes prennent la pose pour des
photos Instagram qui ne man-
queront pas de faire des envieux
à leur retour dans leur pays.
Les clients du soir se tassent,
serrés les uns contre les autres,
sur les centaines de chaises sor-
ties plus tôt dans l’après-midi.
Mais leur temps est compté :
en effet, l’ensemble du mobilier
sorti pour les accueillir devra être
rangé avant 22 heures, conformé-
ment à une réglementation très
stricte, instaurée après l’épidémie
de Covid-19, en tenant compte
des intérêts de chacun, ceux qui
profitent des lieux et ceux pour
Société. À Paris,
tous en terrasse !
Pensées comme éphémères durant la pandémie, les extensions de terrasses
ont été pérennisées à la belle saison. Une situation qui provoque des réticences,
mais permet de faire revivre certains quartiers.
qui cela constitue une nuisance.
Paris est depuis longtemps
réputé pour ses cafés très animés.
La ville comptait 13 000 terrasses
en plein air installées sur les trot-
toirs et les places au cours des
années qui ont précédé la pan-
démie. Mais des milliers d’es-
paces extérieurs supplémentaires
ont vu le jour à la faveur du plan
d’urgence mis en place pour sou-
lager les entreprises touchées
par les différents confinements
liés au Covid. Le dispositif a été
“Personne ne venait
place d’Aligre le soir.
Maintenant, on voit
arriver du monde des
quatre coins de Paris.”
Laurent Zennadi, CAFETIER
pérennisé par un arrêté muni-
cipal de 2021 pris par la maire,
Anne Hidalgo, qui autorise les
terrasses estivales à faire leur
réapparition chaque année d’avril
à novembre.
De ce fait, des quartiers de Paris
autrefois inoccupés, voire un peu
glauques, se sont métamorphosés
en destinations animées, avec un
miniboom économique à la clé.
La place d’Aligre fait partie de
ces endroits-là. Pratiquement
déserte la nuit avant 2020, elle
a opéré une étonnante mutation.
“Les lieux ont changé du tout au
tout”, explique Laurent Zennadi,
le gérant de Chez Camille, un café
familial jadis surtout fréquenté le
matin et à l’heure du déjeuner par
les clients du marché d’Aligre, un
marché alimentaire fondé en 1779
et situé à proximité. “Personne ne
venait ici le soir. Maintenant, on
voit arriver du monde des quatre
coins de Paris.”
#saccageparis. Chez Salvo
Olio e Vino en Vrac, un traiteur
italien réputé pour ses jambons
truffés et ses vins en barrique,
Salvatore Cantarella, le proprié-
taire, peut désormais accueillir
toute une flopée de nouveaux
clients sur la place d’Aligre grâce
à l’autorisation qu’il a obtenu
d’ouvrir une “terrasse estivale”.
Ce surcroît d’activité lui a permis
de ne pas sombrer. “Je suis très
content qu’on ait trouvé une si
bonne solution”, dit-il.
“On est si bien ici !” lance Claire-
Anne Haines, organisatrice d’évé-
nements, pourtant installée un
peu à l’étroit derrière une petite
table avec ses amis sur la terrasse
aménagée sur une place de sta-
tionnement par un bistrot de la
rue Condorcet, à Montmartre.
“En passant à vélo, j’ai remarqué
cette terrasse qui avait l’air sympa,
et j’ai proposé à mes amis de s’y
retrouver”, raconte-t-elle.
Tout cela s’inscrit dans le cadre
d’un plan plus vaste élaboré par
Anne Hidalgo. Ce plan prévoit
de faire de Paris une métropole
plus respectueuse de l’environne-
ment, en libérant l’espace public
des voitures au profit des piétons
et des activités collectives.
Mais ces changements ne font
pas la joie de tous. Les mécon-
tents reprochent à Anne Hidalgo
de laisser les commerçants priva-
tiser le domaine public. Quant aux
automobilistes, ils râlent à cause
des places de stationnement per-
dues. Le hashtag #saccageparis
est d’ailleurs devenu un exutoire
pour les personnes indignées par
ces changements : elles y postent
des photos de terrasses délabrées
qui, selon elles, défigurent la ville.
“La situation est infernale”,
estime Éric Durand, le porte-
parole de Droit au sommeil, un
collectif qui a des représentants
dans tous les quartiers de Paris.
En effet, les nuisances sonores
ont augmenté de façon exponen-
tielle là où il habite, près de la
rue des Abbesses, à Montmartre.
Certains de ses voisins ont démé-
nagé. Ceux qui n’en ont pas les
moyens sont obligés de garder
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
“Nous voulons
que cette invasion
de l’espace
public cesse.”
Éric Durand, DU COLLECTIF
DROIT AU SOMMEIL
leurs fenêtres fermées ou – hor-
reur suprême pour un Parisien –
d’acheter des climatiseurs pour
avoir un peu de fraîcheur les soirs
d’été, lorsque l’animation bat son
plein sur les terrasses.
“Nous voulons que cette inva-
sion de l’espace public cesse”, dit
Éric Durand.
Mais à l’Hôtel de ville, les res-
ponsables affirment que les ter-
rasses d’été ne sont pas près de
disparaître. “Paris est la ville des
cafés, ils font partie de l’art de vivre
à la française”, souligne Olivia
Polski, l’adjointe à la maire de
Paris chargée du commerce.
Aujourd’hui, 4 000 terrasses
d’été sont autorisées, moyen-
nant le paiement d’une rede-
vance ; à l’époque du Covid, elles
étaient 14 000 à avoir pu ouvrir
librement dans le cadre des poli-
tiques d’urgence. Désormais, les
terrasses doivent respecter de
nouvelles règles en matière d’es-
thétique et de bruit, avec l’obli-
gation de fermer à 22 heures. La
musique forte est interdite, et
les propriétaires contrevenants
s’exposent à tout “un arsenal
de sanctions et aux dispositions
↙↓ La place d’Aligre, à Paris,
le 10 août. Photos Dmitry
Kostyukov/The New York Times
prévues par de nouveaux règle-
ments en cas d’infraction”, dont
de lourdes amendes ou même le
retrait de leur permis d’exploi-
tation, explique Olivia Polski.
Plus de 200 établissements ont
été fermés l’an dernier à cause
de cela.
Sur la place de la Réunion,
un endroit bucolique de l’est de
Paris, agrémenté de pins para-
sols et d’une fontaine d’orne-
ment, les tenanciers de café
sont allés consulter les résidents
locaux pour répondre à leurs
préoccupations.
“Nous avons écouté les voisins
et appris à chercher des solutions”,
explique Perrine Virey, la gérante
du Café La Chope, dont la ter-
rasse d’été offre 130 places assises,
contre 40 pour la terrasse habi-
tuelle du café avant le Covid. Parmi
les solutions trouvées, son équipe
et elle se sont engagées à ne pas
jeter les bouteilles vides le soir
et à commencer à faire sortir les
clients de la place à 21 h 45.
Embauches. Outre les plaintes
liées au bruit, les terrasses pré-
sentent un autre inconvénient, aux
yeux de certains Parisiens : leur
succès accélérerait l’embourgeoi-
sement des quartiers présentant
une grande mixité sociale. “Cela
pousse les gens les plus pauvres à
quitter les endroits où ils avaient
l’habitude de vivre”, selon Rafaël
Ludovici, un jeune diplômé.
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Mais sur la place d’Aligre, les
partisans des terrasses affir-
ment que l’arrivée des dîneurs Hors-séries
des soirs d’été a apporté un nou-
veau dynamisme au quartier
ouvrier. À La Grille, un bistrot
ouvert depuis plus de quarante
ans mais qui a failli faire faillite
à cause de l’épidémie de Covid,
l’afflux de clientèle a conduit à
l’embauche d’une douzaine de
nouveaux employés.
Ce soir-là, après la fermeture
du marché d’Aligre et le nettoyage
des trottoirs par les éboueurs, un
vieux camion Renault des années
1930 fait son apparition, chargé de
tables et de chaises pour le café Atlas
La Grille. À 17 heures, une pitto-
resque terrasse est aménagée,
comme surgie de nulle part, et
une heure plus tard, les premiers
clients viennent déjà s’y installer
par dizaines.
“Cela a vraiment renforcé le
charme du lieu et créé un lien entre les
gens”, estime Omar Hammouche,
le propriétaire de La Grille, alors
que nombreux habitués s’arrêtent
pour lui serrer la main en passant.
Chez Camille, Laurent Zennadi
et sa famille ont installé de nou- Livres et BD
veaux sièges en plein air pour
une centaine de personnes, en
plus des 400 sièges ajoutés par
d’autres cafés sur la place.
Le café vient même de lancer
sa propre microbrasserie, nous
annonce fièrement M. Zennadi, qui
ajoute, alors que tout un groupe
d’amis se retrouve pour l’apéritif
sur la terrasse inondée de soleil :
“L’arrivée du Covid n’était souhai-
tée par personne, mais nous pouvons
quand même être reconnaissants des
bonnes choses qui en ont découlé.” Et aussi :
—Liz Alderman, - DVD
Publié le 21 août
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24. FRANCE
URBANISME
Haro sur la France moche !
Après avoir pullulé dans les années 1980, les zones commerciales
n’ont plus la cote. L’exécutif voudrait les réaménager. Chiche !
—Le Soir (Bruxelles)
Q
u’en termes délicats ces choses-là
sont dites ! “Disgracieuses.” Tel est
le mot prudemment choisi par la
ministre du Commerce, Olivia Grégoire,
pour qualifier les zones commerciales péri-
phériques qui enlaidissent le pays depuis
près de cinquante ans et que le gouver-
nement entend réhabiliter. Le magazine
Télérama avait pris moins de pincettes
en 2010 quand il avait déjà poussé le premier
cri d’horreur. “Halte à la France moche !”,
avait alors osé titrer l’hebdo [qui comme
Courrier international fait partie du groupe
Le Monde]. Il s’agit cette fois de ne pas
froisser celles et ceux qui fréquentent ces
temples du commerce. On se souvient du
tollé qu’avait essuyé une ancienne ministre
du Logement, Emmanuelle Wargon, qui
avait osé critiquer la France pavillonnaire
avec ses pelouses en gazon, ses garages et
ses déperditions énergétiques.
Comme des champignons. Cette
“France moche”, c’est celle que tous les
visiteurs belges qui quittent les auto-
routes traversent forcément. D’une ville
à l’autre, de la Bretagne à la Provence, se
succèdent partout ces mêmes espaces où
les mêmes enseignes d’habillement ou de
bricolage, reliées par les mêmes ronds-
points, ont installé les mêmes entrepôts
dotés des mêmes parkings autour des
mêmes hypermarchés. Ces horreurs urba-
nistiques, symboles des années 1980, ont
poussé comme des champignons. Au point
qu’il en existe aujourd’hui 1 500. Et que
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
↓ Dessin de Chappatte paru
dans Le Temps, Genève.
ces 1 500 zones encaissent les trois quarts
des achats des Français au détriment des
commerces des centres-villes.
Mais ça y est, c’est fini ? Le gouverne-
ment veut s’atteler à ce qui est devenu, avec
la bétonisation, l’artificialisation des sols
et l’usage intensif de la voiture, un non-
sens écologique total. Le mouvement est
déjà enclenché, car même si les consom-
mateurs en sont encore friands, on en
construit déjà nettement moins depuis
la crise financière de 2008. L’idée est de
revoir ces zones en y favorisant une forme
de mixité urbanistique. On y construirait
des logements au-dessus des magasins, on
y créerait des espaces verts en surélevant
les parkings, on y adjoindrait des espaces
culturels, des bâtiments publics, ce genre
de choses. Autrement dit, on créerait de
la ville dans ces territoires sans âme. Un
théâtre à côté de Buffalo Grill ? Chiche !
Mais on n’est sans doute pas près de
voir le premier magasin démoli à l’explosif
comme on l’a fait, devant les caméras, de
certaines tours dans les cités de banlieue
pour signifier la fin d’une époque qu’on
voudrait révolue. Dans l’immédiat, seuls
24 millions d’euros seront engagés par
l’État pour financer des études qui envi-
sageront les moyens de revoir et de cor-
riger ces no man’s land dédiés à la grande
consommation. Mais soyons fair-play :
même s’il faudra plus de temps pour réa-
ménager ces zones qu’il n’en a fallu pour
les ériger, acter la fin souhaitée de ce
modèle, c’est déjà une petite révolution.
—Joëlle Meskens,
publié le 11 septembre
Pour Courrier international, le journaliste
AU-DESSUS
DE LA MÊLÉE
britannique John Lichfield, correspondant
en France de The Local et de Politico, livre
son regard sur la Coupe du monde de rugby.
Brutal
mais cérébral
Pourquoi les règles
de ce sport qui doit autant
aux échecs et au bridge
qu’aux bagarres à l’ancienne
sont-elles si compliquées ?
I
maginez un sport qui tienne
à la fois des échecs et des arts
martiaux mixtes. Un sport si
complexe que les joueurs n’en com-
prennent pas les règles (et les arbitres
non plus, à en croire certains spécia-
listes). De temps à autre, la moitié de
chaque équipe se retrouve embar-
quée dans une compétition différente
où, têtes contre têtes, elle pousse et
grogne dans l’espoir de faire s’écrou-
ler l’adversaire.
C’est un sport qui ralentit le temps.
Dix minutes peuvent en durer vingt
sur un cadran. Et la règle du malheur
au vaincu n’y a pas cours. Une équipe
peut perdre et gagner des points.
Imaginez que ce sport improbable
soit ensuite diffusé presque tous les
jours et tous les soirs à la télévision
aux heures de grande écoute, et ce
pendant sept semaines. Avec des
matchs aussi étranges sur le plan géo-
politique que Fidji-Géorgie.
C’est un sport qui
ralentit le temps.
Dix minutes peuvent
en durer vingt sur
un cadran.
Et pourtant, la Coupe du monde de
rugby est un franc succès. La première
rencontre, France–Nouvelle-Zélande,
a attiré 15 millions de téléspectateurs
en France – la plus forte audience
télévisée de l’année. Ce soir-là, les
deux tiers des gens qui ont regardé
la télé en France ont suivi le match.
Même l’audience des matchs autres
que ceux de la France est plus forte
qu’espérée : près de 5 millions pour
pays de Galles-Fidji ; plus de 2 mil-
lions pour Japon-Chili. Six Français
sur dix disent suivre tout ou partie de
la compétition – 58 %, contre seule-
ment 46 % pour la Coupe du monde
de football au Qatar l’hiver dernier.
Le rugby a quelque chose d’incom-
préhensible, et de séduisant. C’est
à la fois le sport le plus absurde du
monde (après le football américain)
et le plus fascinant. Comment se fait-
il qu’il soit si compliqué ? Pourquoi
est-il violent, tout en étant minu-
tieusement réglementé ?
Le rugby est l’un des dérivés des
formes primitives de football, ou
bagarres organisées, qui ont eu lieu
pendant des siècles dans les villes
anglaises et écossaises. Une moitié
de la population masculine affrontait
l’autre moitié. Il arrivait parfois qu’un
camp marque un but. Ce sport existe
toujours en divers endroits, comme
à Ashbourne, dans le Derbyshire, et
à Kirkwall, dans les Orcades.
Le football association, ou le soccer,
est une version extrêmement raffi-
née de ce proto-football. Sa tendance
traditionnelle à dégénérer en bataille
rangée est entretenue par les suppor-
teurs. Le rugby conserve certains élé-
ments des combats de rue d’origine,
comme la mêlée, le ruck et le maul.
Les supporteurs, en revanche, sont
moins enclins à se bagarrer entre eux.
Pourquoi y a-t-il tant de règles au
rugby ? À vrai dire, le rugby n’a pas
de règles, pas plus que le football. Il
a des “lois” – héritage de l’origine des
deux sports, pratiqués par la classe
supérieure britannique au xixe siècle.
Ces lois ont en fait peu changé au fil
des ans. Leur interprétation est sans
cesse révisée par la Fédération inter-
nationale de rugby, d’où la confusion.
Une grande partie de tout ce que
l’on ne voyait pas et qui se passait à
l’intérieur de la mêlée ou dans le dos
de l’arbitre est désormais filmée par
les caméras de télévision. Des essais
sont annulés et des cartons rouges dis-
tribués longtemps après les incidents.
Les modifications (ou réinter-
prétations) des lois et l’arbitrage en
vidéo en ont fait un sport plus sûr – et
parfois fort ennuyeux. Ils le rendent
aussi plus complexe, plus tactique, plus
exigeant sur le plan mental.
J’ai un aveu à vous faire. Je n’ai jamais
vraiment été un passionné de rugby.
C’est en suivant cette Coupe du monde
que je m’y suis converti, un peu.
Un sport qui a l’air si brutal se révèle
aussi étonnamment cérébral (à l’ex-
ception des mêlées). Imaginez-vous
en train d’essayer de jouer aux échecs
ou au bridge pendant que quelqu’un
s’enroule autour de vos jambes pour
vous faire tomber comme une masse.
Tonga-Roumanie, c’est quand ?
—John Lichfield
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26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. Hunter Biden,
le boulet de son père
Alors que les républicains, accusant la famille Biden de corruption, ont lancé
une enquête visant à destituer le président, The New York Times revient sur les
errements du fils cadet de Joe Biden et sur la relation qui unit les deux hommes.
—The New York Times,
extraits (New York)
A
u début de l’été, le pré-
sident américain, Joe
Biden, a cru pouvoir souf-
fler. Les avocats de son fils Hunter
avaient trouvé un accord de plai-
der coupable avec la justice fédé-
rale dans l’affaire le mettant en
cause pour fraude fiscale et pos-
session illégale d’une arme à feu,
et le président pensait voir enfin le
bout d’un long calvaire judiciaire.
Mais quand, à la fin de juillet,
l’arrangement a été annulé [et
l’enquête confiée au procureur
spécial David Weiss], Joe Biden
a été submergé de tristesse et de
colère. Depuis, quand il évoque
son fils Hunter, il y a dans sa façon
de parler une résignation qui ne
s’entendait pas auparavant.
Alors que le ministère de la
Justice s’apprête à inculper Hunter
Biden pour détention illégale
d’arme [ce qu’il a fait le 14 sep-
tembre], les équipes de la Maison-
Blanche se préparent : ce qui les
attend, ce sont de longs mois de
nouvelles attaques des républi-
cains et la perspective d’un procès
au pénal en 2024, en pleine cam-
pagne présidentielle. [Sans comp-
ter l’annonce, le 12 septembre,
par le président républicain de
la Chambre des représentants,
Kevin McCarthy, d’une enquête
en destitution contre Joe Biden.]
Les républicains présentent les
déboires du fils Biden sous le jour
du népotisme et de la corruption,
ce que nie la Maison-Blanche. Une
chose est sûre : le cas Hunter est
une épreuve, à la fois politique et
affective, pour son père et pour
tous ceux qui appellent de leurs
vœux sa réélection.
Le lien qui unit les deux
hommes est d’une intensité hors
du commun. Mais certains, y
compris des alliés du président,
trouvent que ce dernier a parfois
une déférence excessive pour son
fils cadet et peut avoir du mal à
lui dire non, malgré les problèmes
de Hunter et les mauvaises déci-
sions qu’il a multipliées.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
Hunter Biden est né le 4 février
1970, un an et un jour après son
grand frère, Beau. Les deux gar-
çons ont grandi dans une grande
proximité. Beau incarnait l’avenir
de la lignée politique des Biden
– c’est lui qui était pressenti pour
se présenter un jour à une prési-
dentielle, à en croire son père, qui
a aussi déclaré à propos de son
aîné : “C’est moi, les inconvénients
en moins.” Diplômé en droit d’une
prestigieuse université de l’Ivy
League, Beau était un meneur
dans l’âme et un sportif, et il était
devenu une figure populaire dans
l’État du Delaware.
Lobbying. Hunter, lui, était doté
d’une fibre artistique, extraverti
et bavard comme son père. Après
avoir décroché son diplôme à l’uni-
versité Georgetown, il a été béné-
vole pour le corps des volontaires
jésuites à Portland, dans l’Ore-
gon. À l’été 1992, il y a rencontré
Kathleen Buhle, bénévole comme
lui. Très vite, elle est tombée
enceinte, et le couple s’est marié
↙ Le président américain, Joe Biden, et son fils Hunter
à leur retour d’un voyage en Irlande, le 14 avril 2023.
Photo Kenny Holston/The New York Times
en juillet 1993. Hunter est sorti
par la suite diplômé de la faculté
de droit de Yale.
Au début des années 2000, ins-
tallé avec son épouse et leurs trois
filles dans le Delaware, Hunter se
met à boire – au dîner, dans les
soirées et après le travail, quand
il sort de chez Oldaker, Biden &
Belair, le cabinet d’avocats et de
lobbyistes dont il est un associé.
Peu après que son père est
devenu vice-président [en 2009],
le gouvernement Obama ayant
pris des mesures restreignant le
travail des lobbyistes avec l’État,
Hunter Biden a pris ses distances
avec le lobbying. Mais ses nou-
velles activités attirent les suspi-
cions : en 2014, il entre au conseil
d’administration de Burisma, une
compagnie gazière ukrainienne
sous le coup d’une enquête pour
corruption, alors même que son
père est responsable de la poli-
tique de la Maison-Blanche vis-
à-vis de l’Ukraine.
Face à son père et à son frère,
doués pour la vie publique, Hunter
se voyait comme le financier de la
famille. “J’avais plus d’argent sur
mes comptes en banque qu’aucun
autre membre de la famille Biden
depuis six générations”, écrit-il
dans Beautiful Things [“Belles
choses”, non traduit en français],
ses Mémoires parues en 2021. Au
plus fort de sa carrière de lob-
byiste, à la fin des années 1990,
raconte-t-il, il a pu aider son frère
à rembourser ses prêts étudiants,
scolariser ses trois filles dans le
privé et assurer le rembourse-
ment du crédit immobilier de la
maison où lui et Beau vivaient.
Bien plus tard, pourtant, il a
commencé à se plaindre de ces
lourdes responsabilités.
L’histoire de la famille Biden
est depuis des générations mar-
quée par les drames et les addic-
tions. Hunter avait à peine 2 ans
quand sa mère et sa petite sœur
sont mortes dans un accident
de voiture, dont lui et son frère
ont réchappé, gravement blessés.
Beau est décédé d’un cancer du
cerveau en 2015, à l’âge de 46 ans.
Après la disparition de son frère
aîné, Hunter a sombré dans l’al-
coolisme et dans une ravageuse
dépendance au crack.
Le père de Joe Biden s’adon-
nait déjà à la boisson et l’un de ses
frères, Frank, souffrait d’alcoo-
lisme. Ashley, la fille du président,
a suivi un traitement pour ses
addictions. Lors de la campagne
électorale de 2008, alors qu’il bri-
guait la vice-présidence, Joe Biden
avait donné cette explication sur
son propre refus de boire de l’al-
cool : “Il y a suffisamment d’alcoo-
liques dans ma famille.”
Confronté à des problèmes de
dépendance de plus en plus mar-
qués, Hunter a vu sa vie partir
à vau-l’eau. Après la séparation
avec son épouse, Kathleen Buhle,
en 2017, il a eu avec Hallie, la veuve
de son frère, une relation qui a
déchaîné la presse people et la
colère du clan.
Lit d’appoint. Joe Biden semble
parfois désemparé, et soucieux
de ne pas rejeter Hunter. À la
demande de son fils, il avait ainsi
publié un communiqué pour affi-
cher son soutien au couple formé
par Hunter et Hallie. Leur relation
a rapidement pris fin, et Hunter a
alors enchaîné les allers-retours
dans des centres de désintoxi-
cation et testé toutes sortes de
thérapies expérimentales, à base
de kétamine, notamment, et de
“sécrétions glandulaires de crapaud
du Sonora”, précise-t-il dans ses
Mémoires. Bien souvent, il n’était
pas capable de rester sobre plus
de deux semaines d’affilée.
Hunter est le père d’une qua-
trième fille, Navy Joan Roberts,
conçue en 2017 lors d’un rapport
sans lendemain dont il dit n’avoir
aucun souvenir. Joe Biden n’a
reconnu ce petit-enfant qu’en
juillet, et seulement après que
Hunter a donné son aval.
Aujourd’hui Hunter Biden
assure être sobre depuis 2019 et
sa rencontre avec sa deuxième
femme, Melissa Cohen.
Joe Biden essaie de ne jamais
rester trop loin de son fils. Lorsque
Hunter a accompagné son père en
déplacement officiel en Irlande
au printemps dernier, il a fait le
voyage à bord de l’avion prési-
dentiel, Air Force One, et dormi
à l’hôtel dans la chambre de son
père, sur un lit d’appoint.
Quand Hunter quitte sa rési-
dence de Malibu, en Californie,
pour séjourner à Washington,
c’est à la Maison-Blanche qu’il
s’installe. Et quand il est sur la
côte Ouest, son père l’appelle
tous les jours ou presque.
Si les alliés du président res-
pectent leur relation, en privé ils
n’hésitent pas à reprocher à Joe
Biden d’avoir été incapable de
dire non à son fils quand ce der-
nier cherchait à l’impliquer dans
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
ses affaires. Sa trop grande indul-
gence à son égard – il l’invite à des
dîners officiels et pose avec lui sur
le balcon de la Maison-Blanche –
aurait été la cause de turbulences
politiques évitables.
Il n’y a cependant pas de preuve
que Joe Biden ait personnelle-
ment participé aux affaires de
son fils (ou en ait retiré un quel-
conque bénéfice), ni qu’il ait uti-
lisé sa fonction pour avantager
des clients de son fils quand il
était vice-président.
Néanmoins, selon des témoi-
gnages et des documents, Hunter
Biden se serait servi de son nom
de famille pour signer des contrats
lucratifs. Devon Archer, un ancien
associé de Hunter Biden, a déclaré
[en août] devant la commission de
surveillance de la Chambre des
représentants que celui-ci faisait
miroiter “l’illusion d’un possible
accès à son père” pour s’attirer les
bonnes grâces d’éventuels parte-
naires commerciaux.
Devon Archer a également
déclaré que Joe Biden s’était
retrouvé en présence de clients
de son fils qui cherchaient appa-
remment à avoir leurs entrées à la
Maison-Blanche. Mais son témoi-
gnage a tout de même douché les
espoirs des républicains qui vou-
laient prouver l’implication du pré-
sident dans les efforts déployés par
son fils pour obtenir des contrats
à l’étranger.
Si, pour de nombreux observa-
teurs, toutes ces affaires jettent
une ombre menaçante sur la
présidence du père, ce n’est pas
un sujet sur lequel Joe Biden et
son fils s’étendent lors de leurs
conversations téléphoniques quo-
tidiennes. Il leur arrive de parler
Une affaire de famille
●●● En l’espace d’une
semaine, Hunter Biden, le fils
cadet de Joe Biden, s’est
retrouvé au cœur de la
tourmente. Le 12 septembre,
le président de la Chambre
des représentants, le
républicain Kevin McCarthy,
a annoncé le lancement
d’une enquête en destitution
du président sur les affaires
controversées de son fils
à l’étranger, en accusant
notamment le locataire
de la Maison-Blanche
d’alimenter une “culture
politique; Hunter fait parfois office
de conseiller officieux en aidant
son père à trouver des idées pour
ses discours. Mais en général le
président partage surtout les nou-
velles de la famille.
En Californie, Hunter Biden
vit avec sa femme et leur petit
garçon, baptisé Beau comme son
frère disparu, dans une maison
de location au-dessus de l’océan
Quand Hunter est
dans sa résidence,
sur la côte Ouest,
son père l’appelle tous
les jours ou presque.
Pacifique. Le matin, en général,
il reste chez lui pour peindre, un
rituel qui, dit-il, l’aide à rester
sobre. Ensuite, il prend sa voi-
ture, suivi de près par le Secret
Service [chargé de la protection
rapprochée du président et de sa
famille], pour rendre visite à Kevin
Morris, un avocat d’Hollywood
devenu sa planche de salut finan-
cière et affective depuis qu’ils se
sont rencontrés lors d’une collecte
de fonds durant la campagne pré-
sidentielle de Joe Biden, en 2019.
Hunter Biden a déménagé en
Californie pour “s’effacer”, selon
ses propres termes, alors que son
père était candidat à la présiden-
tielle. Sa nouvelle femme était
enceinte. Mais, ayant choisi de
vivre dans l’une des régions les
plus chères du pays, il avait du
mal à garder la tête hors de l’eau.
L’avocat Kevin Morris, qui a fait
fortune en représentant des célé-
brités, comme l’acteur Matthew
McConaughey, lui a prêté des
de la corruption”. Puis,
le 14 septembre, le procureur
spécial David Weiss
a annoncé l’inculpation
de Hunter Biden, au niveau
fédéral, pour détention
illégale d’arme à feu. Le fils
Biden est accusé d’avoir fait
une fausse déclaration au
moment d’acheter une arme
en 2018, en disant qu’il
ne souffrait pas d’addictions.
Il pourrait être en procès en
plein pendant la campagne
électorale de son père pour
la présidentielle de 2024.
millions pour qu’il puisse payer
ses impôts et faire vivre sa famille.
Les amis de la famille Biden
redoutent que la Californie ne soit
pas idéale pour cet ancien toxi-
comane, soumis à beaucoup de
pression. Ses amis le disent déter-
miné et doté d’une grande capa-
cité à rebondir, mais le décrivent
aussi comme un homme irascible
et prompt à perdre son sang-froid.
Ces jours-ci, c’est sous la sur-
veillance d’un drone, que Kevin
Morris utilise pour repérer les
photographes et les intrus, que
l’avocat et le fils du président se
retrouvent pour évaluer les dégâts
du jour. L’accord initial de plai-
der coupable qui tombe à l’eau.
L’enquête du procureur spécial. La
mise en examen qui se rapproche.
Et un très probable procès à la clé.
Tous les jours, inévitablement,
il y a une nouvelle crise à gérer.
“Vieux briscard”. Joe Biden ne
croit pas que les attaques des répu-
blicains contre son fils vont nuire
à sa réélection en 2024. Dans un
sondage Reuters et Ipsos datant
du mois de juin, 58 % des sondés
déclaraient qu’ils ne prendraient
pas en compte le facteur Hunter
Biden dans leur choix.
“Joe Biden est un vieux briscard
de la politique”, rappelle le stra-
tège démocrate David Axelrod,
qui souligne que les décisions du
locataire de la Maison-Blanche
à propos de son fils ne sont pas
dictées par ses conseillers ou des
consultants. “C’est lui qui gère, en
fonction de ce qu’il ressent et de sa
relation avec son fils.”
En mai, Joe Biden déclarait à
la chaîne télévisée MSNBC que
son fils n’avait rien fait de mal.
“Je lui fais confiance, a-t-il mar-
telé. Je crois en lui.”
Le mois dernier, alors que le
président était à Camp David
[pour recevoir des dignitaires
étrangers], des journalistes lui
ont posé des questions sur l’en-
quête du procureur spécial, et la
réponse de Joe Biden a été plus
laconique. “C’est du ressort du
ministère de la Justice, a-t-il lancé,
c’est tout ce que j’ai à dire.”
Joe Biden a ensuite quitté la
résidence d’été présidentielle de
Camp David à bord d’Air Force
One pour passer quelques jours
de vacances au bord du lac Tahoe.
Hunter l’y a rejoint. Mais, cette
fois, il a pris un vol commercial.
—Katie Rogers,
publié le 10 septembre
AMÉRIQUES. 27
SOCIAL
Grève historique
chez les “Big Three”
de l’automobile
C’est une première pour l’UAW : le syndicat
américain lance une grève simultanée chez
General Motors, Ford et Stellantis. Un mouvement
qui pourrait avoir d’importantes retombées.
D
es milliers d’ouvriers syn- souligne le Chicago Tribune, à un
diqués à l’United Auto moment où les travailleurs amé-
Workers (UAW), le puis- ricains sont de plus en plus orga-
sant syndicat des travailleurs nisés et les mobilisations et les
de l’automobile aux États-Unis, syndicats vus d’un meilleur œil.
ont entamé une grève, le 15 sep- Cette nouvelle stratégie a
tembre, juste après minuit, dans notamment pour objectif d’obte-
trois usines appartenant aux trois nir des augmentations de salaires.
constructeurs automobiles histo- L’UAW réclame un relèvement
riques, General Motors, Ford et des salaires de 36 % sur quatre
Stellantis (Chrysler), dans trois ans ainsi que l’obtention de nou-
États du Midwest américain : le veaux avantages, comme des jours
Michigan, l’Ohio et le Missouri, de congé supplémentaires et une
rapporte The New York Times. augmentation des pensions de
La grève a commencé par retraite versées par les caisses
immobiliser un site de produc- de chaque constructeur.
tion de chaque constructeur, Cette grève est une bien mau-
l’usine d’assemblage de General vaise nouvelle pour le président
Motors à Wentzville, américain, Joe Biden,
dans le Missouri, une qui aime à se présen-
usine Ford à Wayne, ter comme un cham-
toute proche de la pion du mouvement
ville de Detroit, dans REVUE syndical et qui obser-
le Michigan, et une DE PRESSE vait de près les négo-
usine d’assemblage de ciations en cours
Jeeps de Stellantis à Toledo, dans chez les constructeurs automo-
l’Ohio. Elle pourrait “contraindre biles, souligne de son côté The
les constructeurs automobiles à Washington Post. Le locataire
stopper la production sur d’autres de la Maison-Blanche fonde en
sites et devrait provoquer une onde effet sa campagne de réélection
de choc économique dans les villes pour un second mandat sur ses
industrielles du Midwest”, estime bons résultats économiques, et
le quotidien. cette grève historique pourrait
Depuis sa fondation il y a avoir des retombées politiques
quatre-vingt-huit ans, le syn- importantes, “ne serait-ce que
dicat UAW a toujours fait en dans l’État clé du Michigan”.
sorte de ne viser qu’un construc- Comme le souligne le quo-
teur à la fois lors de ses grandes tidien de la capitale fédérale,
grèves et a parfois réussi à blo- “même une grève partielle pour-
quer la production pendant plu- rait déstabiliser un secteur qui
sieurs semaines, “comme cela a contribue à hauteur d’environ
été le cas en 2019 chez General 3 % au PIB américain et fragi-
Motors, dont les usines ont été à liser les économies des États du
l’arrêt pendant quarante jours”, Midwest et au-delà”. Une grève
rappelle le journal. prolongée pourrait même abou-
Mais, les négociations pour tir à une nouvelle hausse du prix
trouver un accord sur de nou- des voitures, un des moteurs de
velles conventions collectives l’inflation outre-Atlantique, qui
d’une durée de quatre ans ayant commençait à peine à montrer
achoppé, le syndicat a opté pour des signes de ralentissement.
cette nouvelle stratégie offensive, —Courrier international
28. AMÉRIQUES Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

↙ Sur les panneaux :

“Fermé pour réparation”. Dessin
CUBA de Martirena, Cuba.

Comment vivre dans jamais sur le trottoir. Il ne se passe

en effet pas une journée sans que
militaire qui, dès 2016, avait com-
mencé à soustraire à l’Oficina
Résultat, chaque r ue de
La Havane est hérissée de pan-

La Havane en ruine
ne s’écroule un balcon, un toit,
une corniche. Au gré des rues, les
portes ouvertes laissent entrevoir
l’état de délabrement des esca-
Immeubles effondrés, logements délabrés, balcons liers, des halls et des murs ; les
écroulés… Loin des cartes postales, le centre gens contournent, comme si de
historique de la capitale cubaine se délite à vue rien n’était, les eaux usées qui
s’écoulent sur les trottoirs.
d’œil. Récit du magazine italien Il Venerdì. La Havane n’a plus rien à voir
avec la ville décatie mais roman-
tique qui nous est vendue d’or-
dinaire. C’est une métropole en
ruine. Abel Tablada, architecte
et enseignant à l’Universidad
Tecnológica, observe : “Les mer-
veilles architecturales de ses monu-
ments datant de l’époque coloniale
et républicaine ne relèvent presque
plus que de l’imaginaire. Le risque,
c’est que ce patrimoine soit déjà
perdu à jamais.”
“Le délabrement du centre his-
torique est une catastrophe per-
manente à bas bruit”, lit-on dans
le Plan directeur 2030 de l’Ofi-
cina del Historiador, l’agence
publique chargée de la réhabili-
tation du quartier le plus ancien
de la capitale, dont elle est par-
venue à restaurer, en trente ans,
33 % du patrimoine immobilier.
Le travail effectué par l’agence
au fil des années est exemplaire.
Mort en 2020, son inspirateur,
Eusebio Leal, s’était battu afin
d’obtenir pour l’agence un degré
d’autonomie exceptionnel dans
ses interventions comme dans
l’utilisation des ressources, sans
équivalent dans le pays.
Il a relancé l’activité écono-
mique grâce à des hôtels, des bou-
tiques, des ateliers d’artisans et
des restaurants, tout en se bat-
tant pour maintenir une offre
—Il Venerdì di étoiles tout de verre et d’acier : de logements dans le centre de
Repubblica, extraits (Rome) depuis la fin de 2019, il domine la ville. Abel Tablada poursuit :
del Historiador des ressources
et des contrats. Difficile de pré-
dire les répercussions à long terme
sur l’autonomie de l’agence ; ce
que l’on peut d’ores et déjà dire,
sans l’ombre d’un doute, c’est
que Gaesa [très présent dans le
secteur du tourisme] ne rend de
comptes à personne, œuvre dans
l’opacité la plus totale et consacre
actuellement toute son énergie à
la construction d’hôtels de luxe.
C’est d’ailleurs bien la seule
fièvre immobilière qui se soit
emparée de la ville : l’État s’y
consacre à plein, main dans la
main avec le grand capital inter-
national. En 2021, d’après l’Office
national des statistiques (ONEI),
“les services d’affaires et d’activité
immobilière” – en un mot, les
hôtels – “ont absorbé 35,2 % des
investissements publics”, à comparer
aux 2,9 % alloués à l’agriculture,
dans un pays où la nourriture se
fait rare. La mendicité se répand
et l’on voit de plus en plus de
laissés-pour-compte fouiller dans
les poubelles.
L’État se consacre
à la construction
d’hôtels de luxe,
main dans la main
avec le grand capital.
Les immeubles bordant le
Paseo del Prado et les environs
du Capitole – cartes postales des
touristes en balade – n’échappent
pas non plus à la décrépitude.
Ce décor prend des teintes dra-
matiques quand on aperçoit la
carcasse du Saratoga, l’hôtel his-
torique qui, en mai 2022, à une
semaine de sa réouverture au
neaux “À vendre” : les candidats
au départ vendent tout, les mai-
sons et les meubles avec, même à
10 000 ou 15 000 dollars, la somme
dont ils ont besoin pour partir.
Cercle vicieux. Délabrement et
exode urbain forment un cercle
vicieux. “Toute intervention sur
l’architecture devrait être étroite-
ment articulée à l’amélioration des
conditions de vie des habitants, à la
revitalisation de l’espace urbain et
à la création de perspectives éco-
nomiques”, insiste Abel Tablada.
Or s’il y a un mot que l’on n’en-
tend jamais à La Havane, c’est
bien celui d’“architecte”.
Depuis le début, la révolu-
tion castriste de 1959 y voyait
un “métier de bourgeois”, le ban-
nissant du débat public et de la
scène culturelle. Orlando Inclán,
fondateur de HrG Arquitectura,
un groupe de jeunes archi-
tectes, explique : “La Oficina del
Historiador a fait œuvre de pion-
nière en créant des petites sociétés
mixtes publiques-privées avec des
groupes d’architectes, sur le modèle
des petites entreprises que l’État a
commencé à réglementer.”
Mais, pendant qu’on discute et
qu’on expérimente, La Havane
ne sait toujours pas comment
sortir de l’ornière. Sur la grande
avenue Neptuno, Maryelis est
encore secouée : voilà quelques
mois, un balcon s’est écroulé au-
dessus de l’entrée d’un magasin
gouvernemental, toujours bondé.
“C’est un miracle que je ne me sois
pas trouvée là.” D’autres balcons
s’écrouleront. Maryelis le sait,
tout le monde le sait.
—Fabio Bozzato
(à La Havane),

C
’est là, chez moi”, m’indique
Pascual, canne à pêche à
la main, profitant d’une
mer calme pour essayer d’attra-
per quelque chose sur le Malecón,
la promenade du front de mer
de La Havane. Le bâtiment est
resté miraculeusement debout
quand les deux immeubles voi-
sins se sont effondrés. “La porte
d’entrée s’est écroulée, elle aussi.
J’ai dit à ma femme que ça ferait
entrer l’air frais de la mer et qu’on
n’aurait plus besoin de ventilateur.”
Les Cubains ont appris à manier
l’humour pour survivre.
Un peu plus loin, on aperçoit
le Paseo del Prado, un hôtel cinq
l’embouchure de l’élégante avenue
dont il a pris le nom. De près, l’édi-
fice ne semble tenir debout qu’en
s’appuyant sur ses 250 chambres
et 36 suites. Le Malecón, le ren-
dez-vous nocturne de la ville, est
un chapelet d’immeubles déla-
brés, pour certains encore habi-
tés, d’autres couverts d’étais de
bois, d’autres encore réduits à
l’état de décombres.
La règle numéro un que chaque
Havanais doit connaître de nos
jours, en tout cas dans les grands
quartiers limitrophes de Centro
Habana et de La Habana Vieja
(deux des quartiers historiques
du cœur de la capitale), c’est de
marcher au milieu de la chaussée,
“Il a montré ce que ça voulait dire,
avoir une vision. Il a réuni les meil-
leurs professionnels et misé sur
une approche pragmatique. L’État
cubain devrait en tirer les leçons.”
Opacité totale. C’est une
conjonction de facteurs qui a
fait empirer la situation : aux éter-
nelles sanctions américaines sont
venues s’ajouter la pandémie et les
répercussions des réformes éco-
nomiques et monétaires mises en
chantier voilà deux ans – une thé-
rapie de choc maladroite.
Petit à petit, les moyens confiés
à Eusebio Leal (et son énergie) se
sont épuisés, et Gaesa est entré en
scène – le puissant conglomérat
terme d’une campagne de tra-
vaux, a explosé à la suite d’une
fuite de gaz. Tous mettent en
cause un défaut d’entretien.
Ce n’est pas un hasard si, ces
dernières années, à l’heure où
le niveau de vie s’effondrait, les
Cubains ont commencé à émigrer
en masse : sur la seule année 2022,
250 000 personnes ont gagné
les États-Unis en passant par le
Mexique et des milliers par la mer
sur des embarcations de fortune.
Sans parler des nombreux regrou-
pements familiaux en Europe et
en Amérique du Sud. Faute de
données officielles, on estime que
plus de 500 000 Cubains auraient
quitté l’île depuis la fin 2021.
publié le 26 juin
SOURCE
IL VENERDÌ DI REPUBBLICA
Rome, Italie
Hebdomadaire
repubblica.it/venerdi
Comme son nom l’indique,
ce supplément du quotidien
de centre gauche La Repubblica
paraît le vendredi. Les plus
illustres plumes du journal
y tiennent des chroniques,
qui côtoient des reportages,
mais aussi des pages Courrier
du cœur et Consommation.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

↙ Dessin de Cost

asie paru dans Le Soir,

Bruxelles.

Vietnam. Tous dans citadins, issus de familles riches, proprié-

taires d’“une maison pour vivre et d’une
autre à louer”. Ils ont un pouvoir financier,
que sa famille habite un appartement
luxueux à seulement une centaine de mètres
de l’arrêt de bus. Qu’elle emploie des baby-

la classe moyenne?
une position sociale et leurs entrées en poli-
tique. Ils appartiennent souvent à l’élite
de la vie sociale, politique et économique.
En d’autres termes, ils font aussi partie
Dans les médias, sur les réseaux sociaux, les membres les plus des 6 % mentionnés précédemment, indi-
cation d’une énorme déconnexion entre
influents de la société gomment le fossé entre les classes sociales. eux et les autres citoyens vietnamiens
Au point d’ignorer la vie des travailleurs pauvres et ordinaires. pourtant également considérés comme
membres de la classe moyenne. Ils se
décrivent eux-mêmes comme “la classe
moyenne urbaine” avec seulement le strict
nécessaire pour vivre. Forts de leur posi-
—The Vietnamese Magazine, En prenant en compte l’inflation et les tion dominante, ces 6 % pensent que leur
extraits (Vietnam) augmentations de revenus annuels, on mode de vie s’applique à tous, qu’ils repré-
sitters mais aussi du personnel pour s’occu-
per des membres les plus âgés de la famille
quand il n’est pas là. Qu’il n’a jamais eu à
envisager de chercher un deuxième ou un
troisième boulot pour gagner un peu plus
d’argent afin de le mettre de côté et de pré-
server sa famille en cas de coup dur. Et que,
le week-end ou en vacances, sa famille peut
prendre la voiture et donc être conforta-
blement transportée, protégée de la cha-
leur extrême ou des pluies torrentielles.
Monstruosité. Il oublie également de dire
que les familles des travailleurs migrants,

U
s’aperçoit que Hill Asean et Cimigo pré- sentent la “moyenne” et que “tout le monde les étudiants et les gens qui n’ont pas
ne tendance mondiale porte les sentent une vision relativement simi- peut se permettre” de vivre comme eux. beaucoup d’argent, c’est-à-dire la majo-
personnes venant de milieux socio- laire de la situation : un foyer qui touche Un de mes amis, qui se targue d’être rité de la population vietnamienne, n’ont
économiques favorisés à croire un revenu total médian entre 7 000 et un grand connaisseur de la société et de pas accès à ce genre de privilèges.
qu’elles représentent la classe moyenne 8000 dollars [de 6500 à 7500 euros] par la vie politique vietnamienne, m’a expli- La qualité médiocre des bus, leur manque
et en font partie. Ce phénomène est par- an est considéré comme appartenant à la qué que, pour inciter les gens à prendre de régularité et un réseau peu étendu font
ticulièrement visible au Vietnam. classe moyenne. davantage le bus, notre gouvernement de ce transport en commun une mons-
Naturellement, il y a un fossé évident Pourtant, comme le souligne Cimigo, devrait prendre des mesures visant à empê- truosité. De nombreux Vietnamiens ne
entre les modes de vie et le pouvoir d’achat les foyers qui gagnent 1 288 dollars cher l’usage des deux-roues. Selon lui, les comprennent pas pourquoi le gouverne-
des classes moyennes d’une part, [1200 euros] ou plus par mois ne Vietnamiens ne prennent pas le bus parce ment veut le leur imposer. La plupart des
et ceux des plus aisés de l’autre. représentent que 6 % des familles qu’ils sont fainéants et qu’ils privilégient Vietnamiens ne détestent pas les transports
Pourtant, l’illusion d’une classe vietnamiennes, ce qui indique que leur petit confort. en commun par idéologie politique. Ils les
moyenne dite “universelle” a ten- seuls une minorité de citoyens du Lui qui se décrit comme un salarié ordi- détestent parce que vouloir interdire les
dance à banaliser l’achat de biens pays peuvent être véritablement naire de la classe moyenne m’a également deux-roues motorisés et faire croire que
de luxe et la recherche de styles OPINION qualifiés de classe moyenne. expliqué tous les avantages du bus. Tous “les bus sont une solution d’avenir” est la
de vie coûteux chez des indivi- L e s i nd i v idu s d it s les jours, il le prend à 7 heures du matin preuve que personne ne prend en compte
dus qui, en fait, n’ont pas les moyens de “influents” au Vietnam, c’est-à-dire pour se rendre à son bureau. Il le reprend la réalité de leur vie quotidienne.
tenir à long terme un tel train de vie. Les ceux qui dirigent et contrôlent à 17 h 30 pour rentrer chez lui. Cependant, Avec la prédominance de groupes sociaux
médias et le marketing entretiennent les informations, ceux qui tra- il oublie de dire qu’il a un travail stable, aisés dans les principaux médias, sur les
l’illusion que ce mode de vie est généra- vaillent dans les médias, la un bon salaire et suffisamment d’entre- réseaux sociaux et dans la publicité, et la
lisé et que les citoyens ordinaires ont les publicité et le divertisse- gent pour se voir garantir un emploi tendance à considérer que tout le monde
moyens de se l’offrir. ment, jouent un rôle très aux horaires fixes, 9 heures-17 heures. appartient à “la classe moyenne”, il ne faut
important dans la représen- Autant de privilèges dont nombre pas s’étonner si bientôt on ne sait plus à
Déconnexion. La classe moyenne vietna- tation de la réalité sociale. de Vietnamiens sont privés. quoi ressemble la vie des classes populaires
mienne semble traverser une telle phase. Pour la plupart, ce sont des Il oublie aussi de mentionner vietnamiennes. Les travailleurs pauvres et
Si les spécialistes ne sont pas tous d’ac- ordinaires seront bientôt une “minorité”
cord sur la définition exacte de la classe que de nombreux soi-disant “spécialistes”
moyenne, tous reconnaissent que le vont bientôt qualifier d’exemples de “ceux
revenu moyen d’un foyer en est un élé- qui ne font pas suffisamment d’efforts” pour
ment fondamental. y arriver. À terme, ils iront jusqu’à les igno-
Le Vietnam manque de données offi- rer comme s’ils “n’existaient” même pas.
cielles sur le sujet, ce qui complique l’éta- —Tan Trung Nguyen,
blissement d’une référence exacte à l’échelle publié le 7 septembre
du pays tout entier. Pourtant, un rap-
port de 2016 de l’Institut Hill Asean affir-
mait que le revenu annuel de la classe
moyenne vietnamienne était compris entre SOURCE
5000 et plus de 35000 dollars [de 4600 600 à
32000
000 euros]. Ce groupe représenterait THE VIETNAMESE MAGAZINE
environ la moitié des 98 millions d’ha- Vietnam
bitants du Vietnam – ce qui est énorme. thevietnamese.org/tag/news
Une autre étude, menée en 2023 par The Vietnamese Magazine est un
l’agence d’études de marché Cimigo, va média d’informations indépendant
dans le même sens. Cimigo estime que en ligne. Lancé en novembre 2017
plus de 15 millions de foyers vietnamiens par des journalistes indépendants,
ont un revenu supérieur à 15 millions de des avocats et des militants de la
dongs par mois [600 euros], ce qui équi- cause des droits humains, il offre
vaut à 7 728 dollars [7 200 euros] par an. des reportages et des analyses sur
Par rapport à l’échelle des revenus au la situation politique et celle des
Vietnam, ce groupe se situe également droits de l’homme. Le site publie à
dans la classe moyenne, d’après Cimigo. la fois en anglais et en vietnamien.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
INDONÉSIE
Eka, prêtresse musulmane
du “cinquième genre”
En Indonésie, le peuple des Bugis reconnaît pas moins de cinq
genres, dont les bissu, des prêtresses non binaires. L’une d’entre
elles, Eka, vient d’effectuer son pèlerinage à La Mecque.
—Koran Tempo, extraits (Jakarta)
V
êtue d’une tunique blanche à
manches courtes et d’un panta-
lon noir, Kahar Eka Haeruddin
vient d’effectuer la prière du vendredi à la
mosquée Al-lkhlas, à Maros, dans le sud
de Sulawesi. Ce 11 août, Eka a abandonné
momentanément son statut de bissu pour
“redevenir” un homme.
Les croyances traditionnelles des Bugis,
le peuple majoritaire du sud de Sulawesi,
reconnaissent quatre genres : homme,
femme, homme de sensibilité féminine (ou
calabai) et femme de sensibilité masculine
(calalai). Considérées comme le cinquième
genre, les bissu sont une combinaison de
tous ces genres, qu’elles transcendent en
devenant prêtresses. Depuis l’époque des
royaumes préislamiques de Sulawesi, elles
font l’objet d’un grand respect. Leur his-
toire est mentionnée dans La Galigo, un
récit mythologique qui raconte la créa-
tion de la civilisation bugis.
Par le passé, les bissu jouaient un rôle cen-
tral dans l’investiture des rois, les mariages
Vous êtes un établissement, une entreprise, une collectivité ?
Découvrez notre offre d’
et les naissances des familles nobles, ainsi
que la consécration des insignes royaux.
Elles récitaient des mantras qui avaient,
dit-on, le pouvoir de rendre leurs corps
invulnérables aux armes.
La honte de la famille. Ce vendredi,
“Bissu Eka” [comme on l’appelle] est accom-
pagnée d’un assistant. Après la prière à la
mosquée, ils parcourent une cinquantaine
de kilomètres en camionnette jusqu’à
Makassar [la capitale régionale]. Tout en
roulant, Bissu Eka raconte son pèlerinage
à La Mecque, le 8 juin dernier : “J’ai fait le
hadj parce que je voulais en savoir plus sur
les enseignements islamiques.”
Âgée de 46 ans, Eka réside dans le vil-
lage de Segeri, dans le district de Pangkep.
Ici, les gens la connaissent comme chef de
la communauté bissu, depuis qu’elle a été
ordonnée prêtresse en 2000. Son rêve de
voir la Kaaba [l’édifice cubique sacré de
La Mecque] de ses propres yeux est né il
y a treize ans. Pour le réaliser, elle a éco-
nomisé sou après sou sur ses revenus de
maquilleuse et de décoratrice pour mariages.
d’abonnement numérique collectif
• Un compte commun et unique à partir de dix bénéficiaires grâce à la reconnaissance IP
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ASIE. 31
↙ Eka lors d’une cérémonie
en novembre 2022 à Pangkajene, dans l’île
de Sulawesi. Photo Indra Abriyanto/AFP
Depuis le collège, Eka a toujours adoré la communauté sont venus chez elle; des
habiller les gens et arranger des décors panneaux de félicitations et des compo-
de fêtes. Cette passion lui a permis de sitions florales étaient devant sa maison.
payer elle-même ses frais de scolarité – sa Halilintar Lathief, maître de conférences
famille en étant incapable. Lycéenne, elle à l’université d’État de Makassar et spé-
a ouvert un salon de coiff ure dan le vil- cialiste des bissu, confirme que le pèleri-
lage de Segeri, en transformant l’épicerie nage à La Mecque existe depuis longtemps
d’un ami. À cette époque, son seul capital pour les bissu. “Cela indique qu’elles se sont
était un miroir, des ciseaux, un peigne et adaptées à l’islam il y a des centaines d’an-
100000 roupies [7 euros]. nées”, observe le chercheur.
À la fin du lycée, elle est partie travailler Il y a pourtant eu des périodes où les
comme assistante maquilleuse dans plu- bissu ont été pourchassées, comme lorsque
sieurs grandes villes de l’archi- [le parti] Darul Islam a pris le
pel. En réalité, elle s’est enfuie pouvoir dans le sud de Sulawesi,
de chez elle parce que sa famille en 1948. Lors d’une opération
rejetait son identité de calabai. punitive, les prêtresses ont été
Son premier nom, Kahar, lui a été accusées par les rebelles musul-
donné par son père, qui admi- PORTRAIT mans d’être des impies, adora-
rait Kahar Muzakkar, une figure trices d’idoles et membres du
locale du Darul Islam [un groupe armé Parti communiste. Elles ont été forcées de
musulman qui, dans les années 1940-1950, “redevenir” des hommes, sous la menace
voulait faire de l’Indonésie nouvellement d’être décapitées.
indépendante une république islamique].
“Mon père avait choisi ce nom pour moi, son Attraction touristique. Après cette
fils, parce que ça sonnait viril”, raconte Eka. période tourmentée, les bissu ont vécu
Son frère et son père frappaient souvent sous une pression constante. Halilintar
Eka parce qu’elle se comportait comme Lathief cite l’exemple d’une bissu qui, dans
une fille. Elle était, pour eux, la honte de les années 1970, a renoncé à son statut à
la famille. Son père l’a rejetée jusqu’à la son retour du hadj. [Redevenu homme],
fin de sa vie. Seule sa mère l’a acceptée il s’est ensuite marié, a eu des enfants…
en tant que calabai. La gorge nouée, Eka Jusqu’à ce qu’il soit poignardé une nuit,
confie qu’elle a dû travailler dur pour que les dans son sommeil.
gens de son village l’acceptent à leur tour. Halilintar Lathief note que le nombre de
La croissance rapide de son entreprise de bissu ne cesse de diminuer. Le conserva-
maquillage et de décors de mariages lui a tisme religieux et des politiques régionales
permis d’aider de nombreuses personnes. qui en font une attraction touristique, les
Car être bissu n’est pas seulement une vidant de leur essence sacrée, menacent
affaire sacrée. Eka doit faire preuve de même leur survie. Dans le district de
sagesse pour jouer un rôle de médiatrice Pangkep, par exemple, il ne reste que sept
en cas de conflit. Pour autant, les bissu bissu – alors qu’elles étaient quarante,
sont tenues de rester à l’écart de la vie par le passé, à participer à chaque rituel.
mondaine, d’entretenir les pratiques spiri- Le secrétaire adjoint du Conseil local
tuelles et de cultiver la tranquillité d’esprit. des oulémas, Samuin Husain, estime que
Bissu Eka n’a à renoncer ni à son statut ni
“Mon père avait choisi à son rôle maintenant qu’elle a accompli
le hadj. Selon lui, il existe des similitudes
ce nom [Kahar] pour moi entre les enseignements islamiques et les
parce que ça sonnait viril.” rituels bissu. Pour sa part, Eka soutient
Kahar Eka Haeruddin, qu’elle ne changera pas son identité de
“BISSU EKA” calabai et qu’elle restera une bissu. Pour
elle, la spiritualité de l’islam est déjà pré-
En raison de ce rôle social, Eka a été sente dans les anciennes croyances pré-
accueillie avec chaleur et enthousiasme islamiques des Bugis. Et de citer, à l’appui,
par les villageois de Segeri, à son retour des poèmes en lontara [l’alphabet cunéi-
de la Terre sainte. Des responsables du forme bugis] qui décrivent un Dieu unique,
Conseil indonésien des oulémas [une ins- fort de nombreux apôtres et prophètes.
titution musulmane très conservatrice], —Shinta Maharani,
des universitaires et des personnalités de publié le 16 août
Contact et devis sur mesure : institutions@courrierinternational.com
32. Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

à la une

Dessin de Martin Tognola

paru dans The Wall
Street Journal, New York.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023 33

NOS DONNÉES
nous trahissent
Pourquoi cette offre d’emploi n’est-elle jamais arrivée politiques de confidentialité des marques sont
devenues de plus en plus complexes, et non l’in-
jusqu’à vous ? Pourquoi n’obtenez-vous pas ce crédit ? verse. Et si vous vous croyez protégé par les blo-
La faute à vos données personnelles. Au-delà du ciblage queurs de publicité et les VPN qui masquent
votre adresse IP, détrompez-vous. Bon nombre
publicitaire, elles sont désormais utilisées pour déterminer de ces services vendent également vos données.
Nous commençons à peine à mesurer l’am-
votre profil psychologique, professionnel ou financier. pleur et la complexité du problème. Une poi-
Il est temps de reprendre le contrôle, affirme New Scientist. gnée d’entreprises – Google, Meta, Amazon
et Microsoft – pèsent lourd dans l’équation,
reconnaît Isabel Wagner, chercheuse en cyber-
sécurité à l’université de Bâle, en Suisse. Mais
—New Scientist, extraits (Londres) accès aux soins. Autrement dit, cette pratique derrière eux se cache une myriade d’acteurs qui
a potentiellement des répercussions sur ma vie achètent, vendent, hébergent, pistent et ana-

E
n 2021, un vendredi, je suis entrée dans un
hôtel d’Exeter, en Angleterre, à 17 heures,
57 minutes et 35 secondes. Le lendemain
matin, j’ai conduit pendant neuf minutes
pour me rendre à l’hôpital voisin. J’y suis
restée trois jours. Le trajet de retour, qui
dure normalement une heure quinze, m’a pris
une heure quarante. Pourquoi cette vitesse
ralentie ? Parce que je transportais mon nou-
veau-né à l’arrière.
Il ne s’agit pas d’un extrait de mon journal
intime. C’est ce que Google sait du jour de la
naissance de ma fille, rien qu’avec mon histo-
rique de géolocalisation.
Et les données personnelles amassées par
d’autres entreprises ce week-end-là leur per-
mettent d’en savoir beaucoup plus encore. Netflix
se souvient que j’ai regardé plusieurs comé-
dies légères, dont Comment se faire larguer en
10 leçons. Instagram a noté que j’avais liké un
post sur l’accouchement déclenché et que je ne
me suis pas reconnectée pendant une semaine.
Et alors ? Nous savons tous aujourd’hui que
la moindre de nos activités en ligne est suivie
et que les données collectées sont extrême-
ment détaillées et s’accumulent en continu.
D’ailleurs, peut-être appréciez-vous que Netflix
et Instagram connaissent si bien vos goûts.
Pourtant, les enquêtes et procès se multiplient
et dressent un tableau où la collecte de nos don-
nées a une incidence nettement plus insidieuse
que ce que la plupart d’entre nous imaginent. En
me penchant sur le sujet, j’ai découvert que la
collecte de mes données personnelles pouvait
avoir des conséquences sur mes perspectives pro-
fessionnelles, mes demandes de crédit et mon
dont je n’ai même pas idée. “C’est un immense
problème, et chaque jour il y a de quoi être horrifié”,
résume Reuben Binns de l’université d’Oxford.
On pourrait croire qu’avec la mise en place
en 2018 du RGPD (Règlement général sur la
protection des données) – la loi européenne qui
permet aux internautes de mieux contrôler la
collecte et l’utilisation de leurs données person-
nelles –, les questions de vie privée ont été pour
l’essentiel résolues. Après tout, il suffit de ne pas
accepter les cookies pour ne pas être pisté, non ?
Alors que je tiens ce raisonnement devant Pam
Dixon, représentante du World Privacy Forum,
elle part d’un grand éclat de rire incrédule. “Vous
croyez vraiment ça ? me lance-t-elle.
SI VOUS VOUS CROYEZ PROTÉGÉ
PAR LES BLOQUEURS DE PUBLICITÉ
ET LES VPN, DÉTROMPEZ-VOUS.
BON NOMBRE DE CES SERVICES
VENDENT AUSSI VOS DONNÉES.
Des centaines d’amendes ont déjà été infligées
pour manquement au RGPD, notamment contre
Google, British Airways et Amazon. Mais pour
les spécialistes, ce n’est que la partie émergée
de l’iceberg. Selon une étude menée l’an der-
nier par David Basin, de l’école polytechnique
de Zurich, près de 95 % des sites Internet pour-
raient être en situation d’infraction.
Alors que la loi devait aider les citoyens à mieux
comprendre de quelles données ils autorisent
la collecte, plusieurs études montrent que les
lysent nos données personnelles.
Des centaines de points. Qu’est-ce que cela
signifie pour une personne ordinaire comme moi ?
Pour le savoir, je me suis rendue à Lausanne,
à HestiaLabs, une start-up fondée par Paul-
Olivier Dehaye, mathématicien et principal
lanceur d’alerte dans le scandale de Cambridge
SOURCE Analytica. Ce cabinet de conseil politique avait
illégalement utilisé des données d’utilisateurs
NEW SCIENTIST Facebook pour faire pencher l’élection prési-
Londres, Royaume-Uni dentielle de 2016 en faveur de Donald Trump.
Hebdomadaire L’enquête de Paul-Olivier Dehaye sur Cambridge
newscientist.com Analytica a révélé jusqu’où s’étendait le pouvoir
Stimulant, d’influence des vendeurs et acheteurs de données.
soucieux d’écologie C’est pour changer cela qu’il a créé HestiaLabs.
et bon vulgarisateur, Avant notre rendez-vous, je demande à plu-
New Scientist est sieurs entreprises de me fournir les données
l’un des meilleurs
magazines
personnelles qu’elles ont enregistrées sur moi
– une démarche plus laborieuse qu’on ne serait
d’information en droit de le croire depuis le RGPD. Puis, je
scientifique du monde. retrouve Charles Foucault-Dumas, responsable
Créé en 1956, de projet à HestiaLabs, dans les bureaux de la
il réalise un tiers société, un espace de coworking en face de la
de ses ventes gare de Lausanne. Installés face à son ordinateur,
à l’étranger. nous chargeons mes données sur son portail.
Mes données s’affichent devant moi sous la
forme d’une carte indiquant tous les endroits
où je suis allée, tous les “j’aime” que j’ai distri-
bués et toutes les applications ayant contacté
une régie publicitaire. Sur les lieux que je fré-
quente régulièrement, comme la crèche de ma
fille, des centaines de points forment de grosses
taches colorées. Mon adresse personnelle est
marquée par un énorme point, impossible à
manquer. C’est édifiant. Et un peu terrifiant.
34. À LA UNE
Le plus surprenant est de découvrir quelles
applications contactent des services tiers en
mon nom. La semaine dernière, le comporte-
ment le plus coupable – 29 entreprises contac-
tées – est venu d’un navigateur Internet qui se
vante précisément de respecter votre vie privée.
Mais, finalement, qu’il s’agisse d’un simple outil
de prise de notes ou d’une appli de courses en
ligne, à peu près toutes les applications de mon
téléphone sollicitent en permanence des entre-
prises pendant que je vis ma vie.
En règle générale, une entreprise qui vend un
produit ou un service s’adresse à une agence
de communication faisant le lien avec des pla-
teformes de vente, d’achat et d’échanges d’es-
paces publicitaires, elles-mêmes connectées à
SUIS-JE UNE “MAMAN ACCRO
À SON PORTABLE”, UNE “BONNE
VIVANTE”, UNE “FACILEMENT
DÉCOURAGÉE” OU UNE “WOKE” ?
JE N’EN SAIS RIEN.
des régies publicitaires chargées de placer les
annonces sur un média. Chaque fois que vous
allez sur un site Internet ou que vous survolez
un message sur un réseau social, toute cette
machinerie se met en route – et produit plus
de 175 milliards d’euros par an.
Quelles données personnelles ces entreprises
s’échangent-elles ? Pour le savoir, il faudrait que
je pose la question à chacune d’entre elles. Et
même dans le cas de celles que j’ai pu contac-
ter avec l’aide d’HestiaLabs, la réponse n’est pas
toujours évidente.
Prenons l’exemple d’Instagram. Le réseau
social liste 333 “centres d’intérêt” associés à
mon profil. Certains sont pour le moins sur-
prenants : le rugby, le festival Burning Man, le
marché immobilier et même “femme à chats”.
Ami lecteur, sache que je n’ai jamais eu de chat.
D’autres sont plus justes, et sans surprise :
un certain nombre d’entre eux sont liés à la
parentalité, qu’il s’agisse de marques comme
Huggies ou Peppa Pig, de discussions sur les lits
de bébé ou le sevrage. J’en viens à me demander
de quelle manière ces données n’ont pas seule-
ment influencé mes achats mais aussi la vie de
ma fille. Sa fascination pour les aventures d’une
famille de petits cochons roses est-elle entière-
ment naturelle ou nous a-t-on “servi” ces vidéos
en raison de certaines de mes données per-
sonnelles transmises par Instagram ? Tous ces
messages sur le sevrage sont-ils apparus spon-
tanément sur mes réseaux sociaux – influant
sur la façon dont j’ai initié ma fille à la nourri-
ture solide – ou ai-je été ciblée ? Impossible de
reconstruire les liens de cause à effet. J’ignore
complètement si mes “centres d’intérêt” m’ont
désignée pour d’éventuels démarchages.
Les échanges de données personnelles forment
un écheveau quasiment impossible à démêler. Il
n’est pas rare que des données soient copiées,
segmentées et ingurgitées par des algorithmes
et des systèmes d’apprentissage automatique.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
Résultat, explique Pam Dixon, même avec une
législation comme le RGPD, nous n’avons pas
accès à la totalité de nos données personnelles.
“Il y a un double niveau à ce problème. Il existe une
première strate, constituée par les données que nous
pouvons retrouver, poursuit-elle. Et une seconde
que l’on ne voit pas, que nous n’avons légalement
pas le droit de voir, personne.”
De récents rapports offrent toutefois quelques
aperçus. En juin, une enquête du journal améri- Repères
cain The Markup a révélé que ce type de données
cachées permettait aux publicitaires de nous caté- QU’EST-CE QUE
goriser en fonction de nos affinités politiques, de LE RGPD ?
notre état de santé et de notre profil psycholo- Le règlement général
gique. Suis-je une “maman accro à son portable”, sur la protection des
une “bonne vivante”, une “facilement découragée” données (RGPD)
ou une “woke” ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, s’applique depuis
c’est que toutes ces étiquettes sont utilisées par le 25 mai 2018 dans
les régies publicitaires en ligne. l’ensemble des
Il est perturbant d’apprendre que je suis ainsi
étiquetée sans savoir pourquoi ni comment. Une
27 pays de l’Union
européenne. Ce texte
part de moi se demande si c’est vraiment grave. vise essentiellement
Car je comprends l’intérêt d’avoir des publici- à renforcer le droit
tés qui tiennent compte de mes préférences, ou des personnes
d’ouvrir mon application de navigation et de voir concernées par
apparaître les musées et les restaurants où je le traitement de leurs
suis déjà allée ou qui sont susceptibles de me données à caractère
plaire. Mais, croyez-moi, la désinvolture avec personnel.
laquelle nous acceptons ce marché est l’un des On entend par là toute
moyens les plus sûrs de faire grincer des dents information se
un spécialiste de la vie privée. rapportant à une
personne physique :
“Noter” les consommateurs. D’une part, nom, prénom mais
commence Pam Dixon, les utilisations de ces aussi numéro de
données vont bien au-delà du ciblage publici- client, de téléphone,
taire. Il suffit d’un détail aussi insignifiant que de sécurité sociale ou
l’enseigne où vous faites vos courses (être client encore magasin dans
d’une chaîne discount est un indicateur de faible lequel elle fait ses
revenu) ou l’achat d’un produit de sport (signe achats, centres
que vous faites de l’exercice) pour modifier votre d’intérêt… et la liste En effet, sur LinkedIn, un des présupposés liés
profil de candidat à l’entrée d’une université ou est longue. à mon profil indique que je ne suis ni “une per-
le montant de votre prime d’assurance médi- L’une des dispositions sonnalité de leader” ni “un manager senior”. Alors
cale. “On ne parle pas que de publicité ici, insiste- du RGPD est le que j’ai dirigé une équipe de 20 personnes à la
t-elle. C’est la vie réelle.” consentement BBC et qu’avant cela j’ai été rédactrice en chef
Aux États-Unis, de récentes lois ont levé le “explicite” et “positif”. de plusieurs sites web de la chaîne – autant d’in-
voile sur les pratiques de certaines entreprises. Par exemple, sur formations que j’ai spécifiquement compilées sur
Adopté en 2018 dans le Vermont, le Data Broker Internet (sites web, mon profil LinkedIn. Cela a-t-il une incidence
Act a ainsi révélé que les courtiers en données applications, réseaux sur mon évolution professionnelle ? Lorsque je
enregistrés dans cet État – mais également pré- sociaux, etc.), un pose la question à un représentant de la plate-
sents dans d’autres – vendaient des données citoyen doit pouvoir forme, on m’assure que ces “présupposés” ne sont
personnelles à de potentiels employeurs ou bail- choisir s’il accepte ou aucunement utilisés “pour sélectionner les offres
leurs, souvent via des intermédiaires. En juillet, non les cookies – en d’emploi qui [me] sont proposées sur ce réseau”.
le bureau américain de protection financière du clair, s’il accepte que Pourtant, plusieurs actions en justice ont
consommateur a découvert que des données de petites quantités révélé que, sur Facebook, des données étaient
cachées servaient à “noter” les consommateurs, de données soient utilisées afin de cacher aux femmes certaines
un peu de la même manière que les banques vous stockées et échangées offres d’emploi dans le secteur des technologies.
attribuent une note financière globale lorsque avec un serveur. En 2019, la maison mère du réseau, Meta, a sup-
vous faites une demande de prêt. Reuben Binns primé cette possibilité pour les annonceurs. Sauf
explique : “Il y a les choses que vous faites, les sites qu’il est très facile de trouver d’autres moyens
que vous visitez, les applications que vous utilisez, d’exclure les femmes, soulignent les spécialistes,
tous ces services peuvent alimenter des plateformes
qui vérifient si vous êtes un bon candidat à la loca-
tion et quelles conditions de crédit vous proposer.” “ON NE PARLE PAS
À HestiaLabs, je comprends que j’ai peut-être
moi aussi été affectée par ces pratiques dans mon
QUE DE PUBLICITÉ ICI.
quotidien, pas seulement à travers le ciblage C’EST LA VIE RÉELLE.”
publicitaire mais également par la façon dont Pam Dixon, REPRÉSENTANTE
mes données sont traitées par les algorithmes. DU WORLD PRIVACY FORUM
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
← Sur les mains : Privé.
Dessin de Peter Arkle
paru dans Business
Week, New York.
par exemple en ciblant les profils comportant des
intérêts associés à des stéréotypes masculins.
“Ces préjudices ne sont pas visibles sur le moment
pour l’utilisateur. Ils sont souvent très abstraits et
peuvent intervenir très tard dans le processus de
filtrage”, explique Isabel Wagner.
Manque de transparence. Plus le volume de
données collectées augmente, plus la liste des
problèmes signalés dans les médias s’allonge.
Des applications de suivi d’ovulation – ainsi
que des SMS, des courriels et des recherches
sur Internet – ont été utilisées pour lancer des
poursuites contre des femmes s’étant fait avor-
ter aux États-Unis depuis la suppression de l’ar-
rêt Roe vs Wade [qui a provoqué en juin 2022 un
retour à la situation d’avant 1973, quand chaque
État était libre d’interdire ou non l’avortement].
Des prêtres ont vu leur homosexualité dévoi-
lée après qu’ils ont utilisé l’application de ren-
contre Grindr. Un officier russe a été tué lors
de son jogging matinal après avoir été suivi,
présume-t-on, par l’intermédiaire des données
publiques de son compte Strava. La protection
des données vise à empêcher ce genre de pro-
blèmes. “Mais de toute évidence la mise en œuvre
laisse fortement à désirer”, soupire Reuben Binns.
Le problème tient en partie au manque de
transparence des entreprises. Nombre d’entre
NOS DONNÉES NOUS TRAHISSENT. 35
elles optent pour des systèmes “protégeant la vie
privée” où les données d’une personne sont seg-
mentées en plusieurs points de données qui sont
disséminés dans différents serveurs ou locale-
ment chiffrés. Paradoxalement, cela complique
surtout la tâche pour l’utilisateur qui souhaite
accéder à ses propres données et comprendre
comment elles sont utilisées.
Du point de vue de Paul-Olivier Dehaye, d’Hes-
tiaLabs, il ne fait aucun doute que les entreprises
peuvent et doivent nous rendre le pouvoir sur
nos données. “Si vous allez sur un site maintenant,
une multitude d’entités en seront informées dans la
seconde et sauront qui vous êtes et sur quel site vous
avez commandé une paire de baskets il y a deux
semaines. Dès lors que l’objectif est de vous inonder
de mauvaises pubs, les entreprises sont capables de
résoudre tous les problèmes. Mais demandez-leur
vos données, et elles ne savent plus rien faire. Mais
il existe un moyen de mettre cette force du capita-
lisme à votre service plutôt qu’au leur.”
J’espère qu’il a raison. Alors que je marche
dans les rues de Lausanne après avoir quitté les
bureaux d’HestiaLabs, je vois un homme devant
la vitrine d’un magasin de couteaux, son télé-
phone portable dépassant de sa poche, puis une
femme tirée à quatre épingles, un sac Zara dans
“SI VOUS ALLEZ SUR UN SITE
MAINTENANT, UNE MULTITUDE
D’ENTITÉS EN SERONT INFORMÉES
DANS LA SECONDE ET SAURONT
QUI VOUS ÊTES.”
Paul-Olivier Dehaye, LANCEUR D’ALERTE
DU SCANDALE CAMBRIDGE ANALYTICA
une main et son portable dans l’autre. Un peu
plus loin, un homme parle avec animation dans
son téléphone devant le commissariat de police.
Pour eux comme pour moi, tous ces instants
sont aussi brefs qu’insignifiants. Mais pour les
entreprises qui collectent nos données, ce sont
autant d’occasions à saisir. Des opportunités
monnayables. Et tous ces points de données
ne disparaîtront peut-être jamais.
Suivant les conseils de Paul-Olivier Dehaye
et des autres spécialistes que j’ai interrogés,
je décide en rentrant chez moi de faire le tri
dans mon téléphone et de supprimer les appli-
cations dont je ne me sers pas. Je me débar-
rasse également de celles que j’utilise peu et
qui contactent un peu trop d’entreprises ; je
les utiliserai depuis mon ordinateur portable à
la place. (J’utilise un service appelé “TC Slim”
qui m’indique quelles entreprises sont en lien
avec mes applications.) J’installe également un
nouveau navigateur qui respecte réellement
– semble-t-il – ma vie privée. Les applications
open source et non commerciales sont géné-
ralement de bonnes solutions, explique Isabel
Wagner, car leurs développeurs ont moins d’in-
térêt à collecter vos données.
J’ai également commencé à éteindre mon télé-
phone lorsque je ne m’en sers pas. Car la plu-
part des téléphones continuent à transmettre
La Californie
montre l’exemple
●●● Une victoire pour le respect
de la vie privée vient d’être remportée
en Californie : les citoyens
de cet État américain auront
la possibilité d’effacer facilement
leur empreinte numérique à partir
de 2026. “Les législateurs californiens
ont adopté [le 12 septembre] un projet
de loi qui devrait permettre
aux consommateurs de contraindre
les courtiers en données à supprimer
toutes les informations les concernant,
sur simple et unique demande”,
rapporte le Los Angeles Times. Un gain
de temps non négligeable quand on sait
qu’environ 500 courtiers en données
sont enregistrés en Californie,
et que la plupart d’entre eux n’ont
jamais été en contact direct avec
le consommateur, mais qu’ils disposent
de certaines informations grâce
à l’achat de bases de données
par exemple. Pour le moment,
et malgré la loi californienne sur
la protection de la vie privée adoptée
en 2018, il est difficile de savoir
de quelles informations les entreprises
disposent. Elles peuvent refuser
d’effacer les données des personnes
qui le leur demandent ou tout
simplement ne pas répondre.
Ce qui ne sera plus autorisé en 2026.
vos données de géolocalisation même lorsque
vous coupez la connexion wifi ou activez le
mode avion. Sur mon compte Google, j’ai déco-
ché l’option de sauvegarde des lieux.
On peut également modifier notre façon de
payer. Pam Dixon préconise d’avoir plusieurs
cartes bancaires et de choisir “minutieusement”
lesquelles utiliser sur Internet. Pour les achats
susceptibles d’envoyer un signal “négatif”, dans
un magasin discount par exemple, préférez les
paiements en liquide. Elle recommande également
d’éviter les sites et applications liés à la santé.
“C’est un terrain miné en général”, résume-t-elle.
“C’est un jeu où on ne peut que perdre”, conclut
Paul-Olivier Dehaye. Raison pour laquelle
la solution ne relève pas des seuls individus.
“Nous avons besoin d’un véritable changement
sociétal”, confirme Reuben Binns. Si suffisam-
ment de gens parviennent à faire entendre
leur voix, nous pourrons faire évoluer le sys-
tème, espère Paul-Olivier Dehaye. La première
étape consiste à faire une demande d’accès à
vos données personnelles. “Faites comprendre
aux entreprises que si elles font un pas de travers
vous ne leur ferez plus confiance, résume-t-il. À
l’ère des données, si vous perdez la confiance des
gens, votre entreprise est condamnée.”
—Amanda Ruggeri,
publié le 23 août
36. À LA UNE
Mon clavier est un espion
Indispensables en Chine, les applications destinées à faciliter la saisie
des caractères ne sont pas sans risque. Des chercheurs viennent
de révéler une grave faille de sécurité dans l’une des plus utilisées.
—MIT Technology Review,
extraits (Cambridge, États-Unis)
L
e premier logiciel que téléchargent des mil-
lions de Chinois sur un nouvel ordinateur
portable ou un nouveau smartphone est tou-
jours le même : une application de clavier.
Mais rares sont ceux qui ont conscience
qu’ils [permettent ainsi] à des yeux espions
de consulter tout ce qu’ils tapent.
Comme des dizaines de caractères chinois
se transcrivent phonétiquement de la même
manière en alphabet latin, un clavier de type
QWERTY classique n’est pas pratique du tout.
Une application de clavier bien conçue peut
faire gagner beaucoup de temps, car elle prédit
les caractères et les mots que l’utilisateur veut
saisir. Aujourd’hui, plus de 800 millions de
Chinois utilisent ce genre d’applications tierces
sur leurs PC et téléphones mobiles.
Mais un récent rapport du Citizen Lab, un
groupe de recherche sous la tutelle de l’univer-
sité de Toronto, spécialisé dans les technologies
et la sécurité, révèle que Sogou Input Method,
l’une des applis de clavier chinois les plus popu-
laires, présentait une énorme faille de sécurité.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
“C’est une application qui manie des informa-
tions très sensibles, puisqu’elle sait tout ce qu’on
tape”, explique Jeffrey Knockel, chercheur asso-
cié senior au Citizen Lab et coauteur du rapport.
Avec ses collègues, il a découvert que le système
de cryptage de Sogou pouvait être exploité pour
intercepter et décrypter avec précision ce qu’on
saisissait, en temps réel.
Sogou, qui a été racheté par le géant des hautes
technologies Tencent en 2021, a rapidement
corrigé cette faille après que les chercheurs du
Citizen Lab l’ont révélée à l’entreprise.
“Accès complet” à l’appareil. Mais rien
ne garantit qu’elle soit la seule de l’application,
et les chercheurs ne se sont pas penchés sur
d’autres applications de clavier très appréciées
sur le marché chinois. Autrement dit, ce genre
de logiciels très répandus va continuer de repré-
senter un risque de sécurité pour des centaines
de millions de personnes. Ce qui est particu-
lièrement inquiétant, c’est que certaines com-
munications censées être cryptées – grâce à
des applications comme Signal, par exemple –
deviennent ainsi exposées aux systèmes de sur-
veillance de l’État chinois.
Les applications de clavier, également connues
sous le nom d’IME [sigle anglais pour input
method editor, éditeur de méthode d’entrée],
sont nécessaires pour entrer du texte dans des
langues dont le nombre de caractères est supé-
rieur à ce qu’un clavier courant en alphabet
latin peut contenir. C’est le cas avec les carac-
tères japonais, coréens ou indiens notamment.
De leur côté, les utilisateurs chinois sont qua-
siment obligés d’avoir un IME.
“Lorsque l’on saisit des caractères chinois à partir
d’un alphabet latin, on se trouve confronté à de
nombreuses ambiguïtés”, explique Mona Wang,
membre de l’Open Technology Fund au Citizen
Lab et coautrice du rapport. Une même trans-
cription phonétique peut correspondre à des
dizaines, voire à des centaines de caractères
chinois, lesquels peuvent par ailleurs être asso-
ciés de différentes manières pour former des
mots. Une application de clavier adaptée à la
langue chinoise se montre donc beaucoup plus
performante que le clavier d’origine.
Depuis l’arrivée des ordinateurs personnels,
les développeurs chinois ont proposé toutes
sortes d’IME pour accélérer la frappe, certains
abandonnant même le système de transcrip-
tion phonétique au profit du dessin sur écran ou
du choix de parties d’idéogrammes. Par consé-
quent, tout le monde a pris l’habitude en Chine
de télécharger un logiciel de clavier alternatif.
L’an dernier, Baidu Input Method arrivait en
tête des applications de clavier en Chine, avec
607 millions d’utilisateurs et 46,4 % de part de
marché, contre encore 561 millions d’utilisa-
teurs pour Sogou Input Method, selon iiMedia
Research, un cabinet d’analyse chinois.
Une application de clavier peut accéder à de
très nombreuses informations sur son utilisa-
teur. Ainsi, lorsqu’on télécharge et ajoute aux
options du clavier d’un iPhone l’application
Sogou, celle-ci demande un “accès complet” à
l’appareil. Si l’utilisateur donne son accord, tout
ce qu’il tapera sera susceptible d’être envoyé sur
un serveur Sogou dans le cloud.
C’est cette connexion au cloud qui est le secret
de la réussite de la plupart des IME. Elle leur
permet d’améliorer la suggestion de texte et de
↑ Dessin de Schot, proposer d’autres fonctions, comme la recherche
Pays-Bas. de GIF et de mèmes. Le revers de la médaille est
que cela accroît les risques puisque du contenu
peut être intercepté pendant sa transmission.
PLUS DE 800 MILLIONS DE CHINOIS
UTILISENT CE GENRE
D’APPLICATIONS TIERCES
SUR LEURS PC ET TÉLÉPHONES.
Il est de la responsabilité des applications de
chiffrer les données pour empêcher que cela ne
se produise. Selon la charte de Sogou, l’entre-
prise a “pris toutes les mesures technologiques de
sécurité standard nécessaires […]” pour éviter au
maximum un “accès non autorisé” aux informa-
tions personnelles des utilisateurs, ainsi que
toute “fuite, destruction, utilisation abusive, divul-
gation non autorisée ou altération” de celles-ci.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
Mona Wang le rappelle : “Les gens se méfient
généralement [des applications de clavier] parce
qu’elles font de la publicité pour leur service dans
le cloud. Il ne fait quasiment aucun doute qu’elles
diffusent sur Internet un certain nombre de don-
nées sur les frappes de texte.”
Malgré cela, les utilisateurs continuent de leur
accorder un accès total à leur appareil.
Mais tous les mots ne sont pas transmis dans
le cloud, selon les constatations des chercheurs.
“Quand on tape quelque chose comme nihao [‘bon-
jour’, en chinois], [l’application] peut réagir sans
avoir à utiliser la base de données sur le cloud, mais
elle doit y faire appel quand on veut entrer quelque
chose de plus compliqué et, disons-le, plus intéres-
sant…” explique Jeffrey Knockel.
En plus du contenu saisi, Jeffrey Knockel et
ses collègues du Citizen Lab ont obtenu d’autres
informations comme les identifiants techniques
de l’appareil de l’utilisateur, des renseignements
sur l’application qui a permis la frappe, et même
une liste des applications installées sur l’appareil.
Arrestation d’étudiants. De nombreuses
personnes malintentionnées, comme des cyber-
criminels à la recherche d’informations privées
(adresses postales, numéros de compte ban-
caire) ou des pirates informatiques travaillant
pour les pouvoirs publics, souhaiteraient sans
doute exploiter ce genre de faille pour se livrer
à de l’espionnage, font observer les chercheurs.
En l’occurrence, la faille a été comblée par une
mise à jour du logiciel Sogou Input Method par
Tencent sur toutes ses plateformes fin juillet.
Partout dans le monde, ceux qui sont dans le
collimateur des autorités se tournent vers des
applications proposant un chiffrement de bout en
bout. Mais avec la vulnérabilité des applications
de clavier, des applications de communication
chiffrée comme Signal ou WhatsApp deviennent
également peu sûres. En outre, lorsqu’un IME
est piraté, même une application qui n’est pas
en ligne, comme l’application par défaut d’un
ordinateur portable, peut également présenter
un risque en matière de sécurité.
Dès 2019, Naomi Wu, qui habite Shenzhen et
tient un blog sur les hautes technologies sous
le pseudo de SexyCyborg, alertait déjà sur les
risques liés à l’utilisation d’applications de cla-
vier chinoises avec Signal. Elle soupçonnait
même cette messagerie d’avoir conduit à l’ar-
restation par la police, en 2018, d’étudiants mili-
tants chinois qui l’utilisaient pour communiquer
avec des journalistes étrangers.
En janvier 2021, Signal a tenu à clarifier la
situation, affirmant que sa fonction “clavier
incognito” (qui ne fonctionne que pour les uti-
lisateurs de systèmes Android, plus vulnérables
que les iOS) n’était pas un outil de confidentia-
lité infaillible. “Les claviers et IME sur Android
peuvent ignorer le mode ‘clavier incognito’. Cette
option d’Android n’est qu’une solution préventive
et ne constitue pas une garantie. Il est important
d’utiliser un clavier ou un IME dans lequel vous
avez confiance. Signal ne peut ni détecter ni pro-
téger votre appareil des logiciels malveillants”, a
ajouté l’entreprise sur sa page web consacrée à
la sécurité des claviers.
NOS DONNÉES NOUS TRAHISSENT. 37
Les récentes conclusions du Citizen Lab
viennent étayer les soupçons de Naomi Wu. Le
risque est particulièrement élevé pour les utili- Des voitures
sateurs chinois, plus susceptibles d’utiliser des
applications de clavier et qui font l’objet d’une
très indiscrètes
surveillance sévère de la part de leur gouver- ●●● Ne vous fiez pas à votre voiture.
nement. (Naomi Wu a elle-même disparu des C’est la conclusion qu’on peut tirer
réseaux sociaux depuis la fin du mois de juin, de la dernière enquête de la Fondation
à la suite d’une descente de police à son domi- Mozilla. Cette association à but
cile, consécutive sans doute à ses propos en non lucratif évalue régulièrement
ligne sur Signal et les applications de clavier). le respect de la vie privée
Mais d’autres gouvernements accordent éga- des utilisateurs qu’offrent les objets
lement beaucoup d’attention au problème de connectés et les applications en ligne.
vulnérabilité dans la transmission de données “Toutes les marques de voiture
cryptées. Ainsi, dans un document de 2012 À lire que nous avons examinées [25 au total]
divulgué par Edward Snowden, on apprend que récoltent beaucoup plus de données
l’alliance des services de renseignements Five personnelles que nécessaire et utilisent
Eyes (qui comprend le Canada, les États-Unis, ces informations à de tout autres fins
la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle- que de simplement faire fonctionner
Zélande) a discrètement exploité une faille simi- votre véhicule et répondre
laire du navigateur UC Browser, très populaire en à vos besoins”, fait savoir Mozilla.
Chine, pour intercepter certaines transmissions. Pire, certaines grandes marques
Les informations de frappe obtenues par le comme Cadillac, Chevrolet
biais d’applications de clavier ne sont pas seu- et d’autres indiquent dans
lement très convoitées par les agents de l’État, leur déclaration de confidentialité
elles peuvent aussi être vendues, divulguées Comment les Chinois qu’elles peuvent enregistrer
et piratées à d’autres fins. En 2021, après avoir perçoivent-ils des données sur les “caractéristiques
eu accès à des données personnelles grâce aux la censure et génétiques, physiologiques,
IME de Sogou, Baidu et autres applications du le contrôle numérique comportementales et biologiques”
même genre, des annonceurs les auraient utili- que leur impose des personnes. En outre, plus
sées pour diffuser des publicités personnalisées. un pouvoir de plus de 84 % des marques vendent
en plus autoritaire ? ou partagent les données récoltées.
Dans une enquête Seules deux marques, Renault et
AVEC LA VULNÉRABILITÉ intitulée La Société Dacia (qui appartiennent au même
DES APPLICATIONS DE CLAVIER, de surveillance made groupe automobile), assurent à leurs
DES APPLICATIONS CHIFFRÉES in China, parue
aux éditions de l’Aube
conducteurs le droit d’effacer leurs
données. “Ce n’est pas un hasard
COMME SIGNAL DEVIENNENT en février, Zhang si les voitures qui collectent le moins
ÉGALEMENT PEU SÛRES. Zhulin, journaliste de données sont seulement disponibles
à Courrier en Europe, qui est protégée par
Ces problèmes de sécurité ne sont pas propres international, livre le très sérieux règlement général
aux applications chinoises. En 2016, les utilisa- des témoignages sur la protection des données (RGPD)”,
teurs de SwiftKey, un IME racheté par Microsoft glaçants sur la vie notent les auteurs.
cette année-là, ont eu la surprise de constater quotidienne
que l’application remplissait automatiquement sous le régime
les adresses électroniques et les informations de Xi Jinping.
personnelles d’autres personnes ; c’était la consé-
quence d’un bogue dans le système de synchro- SOURCE
nisation dans le cloud. L’année suivante, une
application de clavier virtuel a divulgué par MIT TECHNOLOGY REVIEW
mégarde les données personnelles de 31 mil- Cambridge, États-Unis
lions d’utilisateurs. Bimestriel
Même si la faille identifiée par Citizen Lab techreview.com
chez Sogou a été corrigée rapidement, on peut Fondée en 1899, la revue
s’attendre à la révélation sous peu d’une autre est installée sur le campus
faille de sécurité dans une application de cla- du célèbre Massachusetts
vier, compte tenu de toutes ces brèches. Institute of Technology (MIT)
Comme le fait remarquer Jeffrey Knockel, l’uti- et s’adresse aux ingénieurs,
lisation de Sogou et d’autres applications simi- scientifiques et hommes
laires présente toujours des risques de sécurité, d’affaires soucieux de
en particulier en Chine, où toutes les applications s’informer des nouvelles
ont l’obligation légale de fournir des données au tendances technologiques
gouvernement s’il le leur demande. “Si cela vous et des décisions politiques
gêne, remarque le chercheur, vous pouvez tout en la matière. Le magazine
simplement vous interroger sur la nécessité d’uti- papier est consultable
liser Sogou Input Method. Point barre.” gratuitement sur le site,
—Zeyi Yang, qui propose également
publié le 21 août une production exclusive.
38.
tra n s-
versales.
e n v i r o n n e m e nt
La forêt
boréale
en péril
Écologie. Au Québec, toujours
en proie aux incendies,
la forêt d’épinettes noires
va partiellement laisser la place
à de la lande. Un basculement
redouté des scientifiques.
—Le Devoir (Montréal)
C
e sont 290 000 hectares
– l’équivalent de trois
fois le lac Saint-Jean – de
forêt brûlés au Québec cet été qui
présentent des “risques élevés de
mauvaise régénération”, selon une
analyse dont les résultats ont été
transmis au Devoir. À moins de
faire l’objet d’un chantier histo-
rique de reboisement, ces terri-
toires verront les épinettes noires
[ou épicéas noirs] disparaître au
profit d’arbustes et de lichens, qui
domineront les paysages affectés
pour des milliers d’années.
Pour l’industrie forestière, c’est
une perte colossale. Pour les éco-
systèmes, une transformation
radicale. Et pour la séquestration
de carbone, un déficit inquiétant.
D’autant plus que les 290000 hec-
tares ne concernent que la “zone
intensive” de la forêt boréale qué-
bécoise, c’est-à-dire celle exploitée
pour son bois au sud du 51e paral-
lèle. Plus au nord, d’immenses
territoires supplémentaires éprou-
veront aussi de graves difficultés
à se régénérer.
“C’est énorme!” observe Victor
Danneyrolles, un professeur d’éco-
logie forestière de l’université du
Québec à Chicoutimi (UQAC) qui
fait partie des auteurs de l’analyse.
“Les accidents de régénération, c’est
Économie ......40
Signaux .......41
un phénomène qu’on observe depuis
toujours, mais plutôt de manière
ponctuelle. On savait que ce serait
un gros enjeu en cas d’augmentation
des feux. Avec près de 300000 hec-
tares d’un coup, ça devient vraiment
un gros problème. Et si ce qu’on
voit cette année devient la nouvelle
norme, là, on sera complètement
ailleurs…”, ajoute-t-il.
Les accidents de régénération
surviennent quand un feu frappe
une jeune forêt d’épinettes noires,
NB NouveauBrunswick
ÎPE Île–du–Prince–Édouard
Baie
d’Hudson
ONTARIO
C A N A D A
Ottawa
Feux de forêts actifs (superficie, en hectares)
1 230 000 400 000
Zone de végétation
Forêts boréales et taïga
Toundra
coupée ou brûlée dans le dernier de façon éparse. “En forêt boréale
demi-siècle. Ces arbres mettent nordique, on ne voit pas de recons-
des décennies pour arriver à matu- titution de ces forêts-là même après
rité sexuelle. Les jeunes épinettes des milliers d’années”, explique Yan
qui meurent dans les flammes ne Boucher, professeur à l’UQAC
laissent donc aucune cocotte [ou et directeur de l’Observatoire
cône] pour assurer la relève. Ce qui régional de recherche sur la forêt
laisse toute la place aux éricacées, boréale, qui a aussi contribué à
des arbustes à fleurs [comme le l’analyse. “Si on ne fait rien, ces
rhododendron et le myrtillier], et territoires vont rester des landes et
aux lichens. Ces végétaux couvrent n’abriteront plus de forêt. Et dans
le sol et bloquent la repousse des le contexte des changements clima-
arbres, qui ne resurgissent que tiques, en termes de carbone qui ne
sera plus séquestré, c’est majeur.”
Pour quantifier les superficies
Mer
du Labrador
de forêt sujettes à la mauvaise
régénération, les deux chercheurs
TERRE NEUVE de l’UQAC ont déterminé très
ET LABRADOR
précisément la position géogra-
phique des feux de cet été grâce
aux images des satellites euro-
péens Sentinel-2. Ils ont ensuite
croisé cette carte des feux avec la
QUÉBEC ΖP E carte écoforestière du Québec, qui
SOURCE : CENTRE INTERSERVICES DES FEUX DE FORÊTS DU CANADA
recense le type de végétation et
N B l’âge de chaque parcelle de forêt
Québec
NOUVELLE-
ÉCOSSE de la province.
Montréal
Océan
Atlantique
Prairies ouvertes. Les sec-
teurs qu’ils considèrent comme
à “risque élevé” de mauvaise régé-
nération sont ceux où les feux ont
100 000 décimé des peuplements d’épi-
nettes noires de moins de 60 ans.
Les peuplements à forte teneur en
Autres forêts tempérées
(mixte, confières, feuillus) feuillus ou en pin gris – un coni-
fère qui arrive à maturité sexuelle
après aussi peu que dix ans – ont
été exclus. Les auteurs prévoient
de soumettre leurs résultats à une
revue scientifique cet automne.
La création massive de landes
forestières correspond au bascu-
lement de la forêt boréale redouté
par plusieurs spécialistes. Un
“dépérissement significatif” de cette
forêt pourrait entraîner la création
“de vastes boisés dégagés et de prai-
ries ouvertes”, évoquait le Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (Giec)
en 2018. En entrevue au Devoir, au
début du mois, l’écologiste fores-
tière Catherine Potvin s’inquiétait
de voir les premiers signes d’un tel
basculement.
Le reboisement des forêts brû-
lées pourra réparer une partie
des accidents de régénération.
Le ministère des Forêts finance
le reboisement d’une moyenne
de 50 000 hectares par année.
Ces plantations remplacent une
fraction des superficies brûlées
ou coupées, qui, dans la dernière
SOCIÉTÉ DE PROTECTION DES FORÊTS/AFP
décennie, s’élèvent respectivement
à 15000 et 150000 hectares par
année, en moyenne.
Vu l’ampleur des feux de cette
année, Yan Boucher conseille que
les efforts soient concentrés sur les
forêts qui auront le plus de mal à
se régénérer. Reboiser l’ensemble
des forêts brûlées en zone intensive

Un pompier inspecte
un pare-feu près de Chapais,
au Québec, en juin.
Photo Audrey Marcoux
serait impossible. Reboiser les
290 000 hectares les plus fragiles
serait une entreprise difficile, mais
pas complètement inimaginable. À
2000 dollars [canadiens, soit envi-
ron 1 350 euros] l’hectare reboisé,
on parle d’un projet de plusieurs
centaines de millions de dollars.
Vulnérabilité. De l’avis de Victor
Danneyrolles, le Forestier en
chef du Québec devra réduire
les volumes de bois coupé chaque
année dans la province pour éviter
la multiplication des accidents de
régénération. Car chaque inter-
vention qui rajeunit la forêt la
rend plus vulnérable. “Si on conti-
nue de couper autant que mainte-
nant et que la forêt ne se régénère
plus, on va se retrouver avec une
ressource qui diminue, qui n’est
plus en équilibre”, dit-il.
Contacté par Le Devoir, le
Forestier en chef reconnaît les
risques de mauvaise régénération
associés aux feux de cette année.
Dans un courriel, il explique être
actuellement en train de colliger
des informations qui lui permet-
tront “de prendre en compte l’effet
des feux et d’ajuster, au besoin, les
niveaux de récolte pour les terri-
toires concernés afin d’assurer la
pérennité de la ressource”.
—Alexis Riopel,
publié le 25 août
SCIENCES
Le prolapsus, encore
un tabou à lever
Santé. Le prolapsus génital, ou descente d’organes,
est un sujet difficile à aborder, y compris avec
le corps médical. Pourtant, cette affection touche
de très nombreuses femmes de tous âges.
—Le Temps, extraits
(Genève)
L
e sujet est encore haute-
ment sensible, voire car-
rément tabou. Pourtant,
entre 30 % et 50 % des femmes,
tous âges confondus, selon les
chiffres de la Haute Autorité de
santé (HAS) française, sont tou-
chées par un prolapsus génital,
que l’on appelle aussi commu-
nément “descente d’organes”.
Cette affection se caractérise par
le glissement dans le vagin, ou à
l’extérieur de la vulve, d’un ou de
plusieurs organes – à savoir l’uté-
rus (ou le dôme vaginal en cas
d’ablation de l’utérus), la vessie
et/ou le rectum –, qui sont d’ordi-
naire retenus en place par des liga-
ments et les muscles du périnée.
Il peut [en effet] arriver que le
plancher pelvien ne parvienne
plus à jouer son rôle de hamac
pour les organes en question. Et
que les ligaments qui ancrent
ceux-ci sur les os du bassin ne
constituent plus un système effi-
cace de suspension, à l’image
d’élastiques sur lesquels on aurait
trop tiré.
Souvent ressenti comme une
boule dans le vagin ou une sen-
sation de lourdeur au niveau
du périnée, un prolapsus peut
notamment engendrer, selon
l’organe touché, des infections
urinaires à répétition, des pro-
blèmes pour bien vider sa vessie,
de l’incontinence urinaire ou
fécale, de la constipation ou
encore des douleurs lors des
rapports sexuels.
En cause ? “Il s’agit très cer-
tainement d’une problématique
multifactorielle”, explique Chahin
Achtari, médecin-chef au service
de gynécologie du Centre hos-
pitalier universitaire vaudois
(CHUV), à Lausanne. “La qua-
lité des tissus de soutien est propre
à chacun, et sur ces différences
interpersonnelles viennent se gref-
fer des traumatismes uniques ou
répétés qui peuvent les affaiblir.”
La ménopause, le fait d’avoir
eu un accouchement difficile
par voie vaginale, de multiples
grossesses, l’obésité, le taba-
gisme, mais aussi la toux chro-
nique ou le port répété d’objets
lourds – de par la pression que
cela exerce sur le périnée – font
partie des facteurs de risque.
“J’ai eu très peur.” Alors
qu’elle prenait sa douche, Maria,
48 ans, a senti une boule de la
taille d’une balle de ping-pong
sortir de son vagin. À ce moment-
là elle ne le sait pas encore, mais
il s’agit d’un prolapsus touchant
à la fois sa vessie et son utérus.
“J’ai eu très peur. Avant cela, je
sentais parfois quelque chose de
dérangeant quand je marchais qui
semblait descendre puis remonter,
et aussi un poids au fond du ventre.
Et tout d’un coup cette boule est
apparue”, se rappelle l’opératrice
de production qui est souvent
amenée à soulever d’importantes
TRANSVERSALES.
charges. “J’avais déjà fait aupara-
vant des séances de physiothérapie
[ou kinésithérapie] en raison d’in-
fections urinaires à répétition, mais
on ne m’avait jamais dit que cela
pouvait être causé par la descente
de ma vessie.”
Si environ 80 % des prolapsus
sont dits “de stade 1” ou “intra-
vaginaux” et n’occasionnent
aucune gêne, les stades plus
avancés peuvent être l’objet
d’un traitement non invasif, dit
“conservateur” ou “chirurgical”.
Principale option côté conserva-
teur : la mise en place d’un anneau
retirable dans le vagin, appelé
“pessaire”, afin de [soutenir] les
organes. “Des séances de physio-
thérapie peuvent aussi contribuer
à réduire les symptômes en toni-
fiant la musculature du plancher
pelvien, mais cela ne permettra pas
d’empêcher la descente des organes
“Il est difficile
d’évoquer
publiquement ce
genre de problèmes.”
Maria, 48 ans
sur le long terme, analyse Chahin
Achtari. Ces derniers sont en effet
retenus par des tissus inertes que
l’on ne peut, de fait, pas renforcer.”
Entre 3 % et 10 % des cas de
prolapsus, selon les estimations,
nécessitent un acte chirurgical.
Cela a été le cas pour Maria, qui
a été opérée en mai au CHUV.
En parallèle à l’ablation de ses
ovaires et de son utérus, sa vessie
a été remise à sa place grâce à la
pose de filets.
39
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
“Il y a plusieurs approches pos-
sibles lorsqu’une opération est néces-
saire, décrit Chahin Achtari. La
première consiste à utiliser les
propres tissus des patientes et [à]
les remettre en tension pour sou-
tenir les organes en passant par la
voie vaginale, ce qui ne laisse pas
de cicatrices visibles. Le désavan-
tage, c’est que les tissus mobilisés
pour la réparation sont déjà un
peu endommagés, et les récidives
sont donc un peu plus fréquentes.”
Prévention. La seconde consiste
à remplacer les tissus par des
filets non résorbables fixés à des
structures solides du bassin, en
passant par la voie abdominale à
l’aide de petites incisions. Parfois
encore pratiquée, la pose de ces
mêmes filets par voie vaginale
est désormais très contestée au
sein du corps médical : “Cela ne
devrait plus se faire, en raison des
possibles complications, met en
garde le médecin lausannois. En
passant par le vagin, on traverse
un milieu naturellement conta-
miné par des bactéries, ce qui peut
provoquer des infections. De plus,
dans ce cas de figure, le filet est fixé
en passant par ce que l’on appelle
‘le trou obturateur’, qui est un ori-
fice dans le bassin comblé par une
membrane. Cette procédure peut
engendrer des douleurs très impor-
tantes chez les patientes.”
Le cas de Maria est aussi emblé-
matique du peu de prise de parole
autour de cette question. “C’est en
commençant à en parler que je me
suis rendu compte que l’une de mes
collègues avait eu la même chose que
moi… Nous sommes peut-être beau-
coup de femmes dans le même cas,
mais il est difficile d’évoquer publi-
quement ce genre de problèmes.”
“C’est en effet une thématique
dont on ne parle pas beaucoup,
même avec son médecin, confirme
Chahin Achtari. Nous devons sou-
vent aller à la pêche aux renseigne-
ments pour savoir si la personne
en face de nous est possiblement
concernée.” Le gynécologue plaide
pour davantage d’information
et de prévention primaire chez
les jeunes femmes. “On devrait
envisager de mettre en place des
cours – comme cela se fait dans
certains pays anglo-saxons ou
scandinaves – qui permettraient
d’améliorer, sur le long terme, la
santé du périnée, aujourd’hui encore
bien trop négligée.”
—Sylvie Logean,
publié le 19 août
 40. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
Le boom de
la chaleur propre
Énergie. Pour atteindre leurs objectifs climatiques,
les pays européens doivent, entre autres,
en finir avec le chauffage au gaz. La filière
de la pompe à chaleur peine à suivre.
IKON IMAGES
—Financial Times, extraits
(Londres)
Q
uand il a voulu participer à
la révolution verte en rem-
plaçant sa chaudière au
fioul par une pompe à chaleur,
Lord Adair Turner of Ecchinswell
a dû patienter un an et payer une
lourde facture. Cet ancien conseil-
ler pour le climat du gouvernement
britannique, aujourd’hui président
de la Commission pour la transi-
tion énergétique, a pour mission
d’encourager le grand public à
passer aux énergies propres. “Le
plus grand défi est de trouver com-
ment permettre à des millions de
ménages de faire ce que je viens de
faire”, reconnaît-il.
Dans leurs efforts pour élimi-
ner les émissions de CO₂ engen-
drées par le chauffage au gaz, les
gouvernements d’Europe sont
confrontés aux mêmes problèmes :
un manque d’offres alternatives et
des coûts élevés.
Les pompes à chaleur sont l’une
des principales solutions dispo-
nibles. Leur efficacité n’est plus
à démontrer : en récupérant les
calories présentes dans l’air exté-
rieur ou dans le sol, elles peuvent
produire 3 kWh ou plus de chaleur
pour chaque kWh d’électricité
consommé. Mais leur déploiement
est loin d’être simple. Changer
de système de chauffage est coû-
teux et compliqué, ce qui freine la
demande. Et les efforts des gou-
vernements qui tentent d’impo-
ser les changements nécessaires
ne sont pas toujours récompensés.
En Allemagne, un projet qui
aurait eu pour effet de multiplier
par deux le parc de pompes à cha-
leur est suspendu, à la suite d’une
crise gouvernementale provoquée
par la proposition des Verts d’in-
terdire les chaudières au gaz et
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
au fioul. Une proposition qui a
contribué à la première victoire
du parti d’extrême droite AfD
[Alternative pour l’Allemagne] à
des élections municipales, en juin,
à Sonnenberg. [La loi, finalement
adoptée le 9 septembre, impose
dans les nouveaux bâtiments le
remplacement des chaudières au
gaz et au fioul par des systèmes
fonctionnant à 65 % à partir d’éner-
gie renouvelable, dès 2024.] En
Allemagne, les pompes à chaleur
représentent un peu moins de 6 %
des 21 millions d’installations de
chauffage ; la grande majorité des
logements sont équipés de chau-
dières au fioul ou au gaz.
Carotte et bâton. Selon l’As-
sociation européenne pour les
pompes à chaleur, la crise du prix
du gaz en Europe l’année der-
nière a contribué à “changer la
donne” : les ventes ont augmenté
de 39 % en 2022, et près de 20 mil-
lions de pompes à chaleur sont
aujourd’hui installées en Europe
et au Royaume-Uni. Les chiffres
varient beaucoup selon les pays,
en fonction du coût de l’énergie, du
parc de chauffage existant et de la
manière dont les gouvernements
manient la carotte et le bâton.
Si la Norvège s’est enrichie
en devenant un grand produc-
teur de pétrole et de gaz, elle
a commencé à se détourner du
chauffage au fioul après le choc
pétrolier de 1973 et a interdit l’uti-
lisation de pétrole et de paraf-
fine pour le chauffage en 2020.
Grâce à ses importantes capa-
cités hydroélectriques, elle a pu
se tourner vers le chauffage élec-
trique et les pompes à chaleur.
La hausse des prix de l’électri-
cité l’année dernière a stimulé la
demande, constate le secrétaire
général de l’Association norvé-
gienne pour les pompes à chaleur,
Rolf Hagemoen, qui a récemment
installé l’un de ces appareils dans
son chalet de montagne. “Il répond
parfaitement à mes besoins, assure-
t-il. Aujourd’hui je n’utilise le bois
que lorsque j’ai envie de retrou-
ver la sensation de confort douil-
let qu’il procure.”
En Pologne, le nombre de
pompes à chaleur installées a
doublé l’année dernière. Les
normes de qualité de l’air ainsi
que des subventions pouvant cou-
vrir jusqu’à 90 % du coût de rem-
placement des vieilles chaudières
y sont pour beaucoup, de même
que la solidarité avec l’Ukraine.
“Il était hors de question que je
finance Poutine”, explique Pawel
Lachman, de Port PC, une entre-
prise de chauffage. Il a installé une
pompe à chaleur géothermique
après l’invasion de la Géorgie par
la Russie en 2008.
En Italie, des crédits d’impôt
représentant jusqu’à 110 % des
dépenses engagées pour améliorer
l’efficacité énergétique ont dopé les
ventes, qui se sont hissées au sep-
tième rang pour l’Europe l’année
dernière [le classement est dominé
par la Finlande, avec 69 équipe-
ments vendus pour 1 000 foyers,
la Norvège, la Suède, l’Estonie, le
Danemark et la France – 20 pour
1 000 foyers]. Federico Musazzi,
père de trois enfants, vit à Milan.
Le propriétaire de son logement a
installé une pompe à chaleur géo-
thermique. “En termes de confort,
c’est désormais le mode de chauffage
que je préfère.” Mais, ajoute-t-il, le
prix élevé de l’électricité en Italie
limite les économies.
Partout, les entreprises aug-
mentent leur production pour
répondre à la demande. Le géant
chinois Midea poursuit son expan-
sion en Europe en implantant une
usine en Italie. Le groupe allemand
Vaillant s’est engagé à investir
près de 2 milliards d’euros pour
“L’Europe est
le marché le plus
attractif au monde.”
David Gitlin, DIRECTEUR
GÉNÉRAL DE CARRIER GLOBAL
accroître son activité, en construi-
sant notamment une usine en
Espagne, ce qui doublera sa capa-
cité de production et la portera à
500 000 appareils par an. Bosch
va pour sa part investir plus de
1 milliard d’euros pour se dévelop-
per en Allemagne, au Portugal et
en Suède, et pour construire une
usine en Pologne.
L’Américain Carrier Global a,
de son côté, déboursé 12 milliards
d’euros pour acquérir [la branche
pompes à chaleur de] l’industriel
allemand Viessmann. Selon son
directeur général, David Gitlin,
l’Europe est le “marché le plus
attractif au monde”. Il s’attend à
voir les ventes de pompes à cha-
leur tripler au sein de l’Union euro-
péenne et atteindre 15 milliards
de dollars d’ici à 2027.
Le Royaume-Uni fait figure de
retardataire. La différence de prix
entre l’électricité et le gaz explique
↙ Dessin de Ian Whadcock,
Royaume-Uni.
en partie le faible intérêt suscité
par cette technologie, avec seule-
ment 1,9 pompe à chaleur vendue
pour 1 000 foyers l’année der-
nière, soit le taux le plus bas d’Eu-
rope. En Grande-Bretagne, 1 kWh
d’électricité coûte aujourd’hui
30 pence [35 centimes d’euros],
contre 8 pence pour le gaz. Or, “il
y a un lien évident entre une électri-
cité peu chère et une forte demande
de pompes à chaleur”, souligne
Charlotte Lee, de l’Association
britannique des fabricants de
pompes à chaleur. “Il est beau-
coup plus facile de se lancer si la
décision se justifie financièrement.”
Mais, même au prix actuel de
l’électricité, les économies peuvent
être importantes. Steve Munn,
propriétaire d’une maison dans le
Derbyshire, a installé une pompe à
chaleur et des panneaux solaires,
et opté pour une voiture électrique
en leasing. Il estime avoir écono-
misé environ 930 livres sterling
[1 080 euros] en quatre mois seu-
lement. “Nous devons nous sevrer
du gaz”, insiste-t-il.
Travail manuel. Selon les esti-
mations, l’achat et l’installation
d’une pompe à chaleur air/air en
Grande-Bretagne coûtent entre
7 000 et 15 000 livres [entre 8 160
et 17 500 euros]. Les fournisseurs,
dont Octopus Energy, cherchent à
faire baisser les prix. Reste à savoir
jusqu’où ils pourront aller. “Je ne
crois pas que nous pourrons faire
d’importantes économies d’échelle
en jouant sur les coûts de fabrica-
tion, explique Carl Antzen, PDG
de l’usine de Bosch à Worcester.
Mais il y a des économies à faire
au niveau du temps requis pour
l’installation.” Là encore, il y a
des limites : “Cela reste un travail
fait par des gens avec leurs mains”,
souligne Emma Bohan, directrice
générale de l’installateur IMS
Heat Pumps, près de Sheffield.
Et même si les coûts baissent,
il restera des obstacles adminis-
tratifs. En Angleterre, les pro-
priétaires doivent obtenir un
permis de construire pour ins-
taller une pompe à chaleur [qui
fait du bruit nuit et jour] à moins
d’un mètre de la limite de leur
propriété. “C’est suffisant pour dis-
suader même les plus déterminés”,
regrette Clementine Cowton,
responsable des relations exté-
rieures d’Octopus Energy.
—Rachel Millard, Camilla
Hodgson et Patricia Nilsson,
publié le 7 août
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023 TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Les tiques attaquent

Le nombre de cas de maladie de Lyme a plus que doublé en trente ans aux États-Unis. Probablement grâce à un meilleur diagnostic.

THE GUARDIAN. Le quotidien britannique confie régulièrement de l’année où le nombre de cas de cette maladie causée par
des infographies à la datajournaliste Mona Chalabi. Celle-ci montre la bactérie Borrelia burgdorferi, transmise par les piqûres de tiques,
l’évolution du nombre de cas de borréliose de Lyme entre 1992 commence à diminuer après un pic en juin et juillet. En France,
La source et 2022 aux États-Unis. Elle est parue le 2 août, une période on dénombre environ 50 000 nouveaux cas chaque année.
360
42.
En Tunisie, il était
une fois les fdaouis
Autrefois, ces conteurs publics sillonnaient le pays
pour narrer des épopées ancestrales qui transportaient
leurs auditoires. Certains tentent aujourd’hui de sauver
cette tradition orale. —New Lines Magazine (Washington)
D
es bulbes de fenouil et des dattes en branches
s’empilent sur les étals. Des vendeurs invitent
les gens à s’approcher. Le vieil homme avance
en direction de la place du marché. Des enfants
tout excités l’y attendent déjà – ils l’ont attendu
avec impatience toute la semaine. D’autres
les rejoindront plus tard, une fois qu’il aura commencé.
D’abord, l’homme pose quelques images au sol : des
reproductions mais aussi des dessins de sa main qu’il
réutilise chaque fois. Il les époussette machinalement
et en lisse les plis. Des années qu’il accomplit ce rituel,
il n’aime pas brûler les étapes. Ces gestes l’aident à
entrer dans son personnage.
Un jeune garçon dans le public – mon père – recon-
naît sur l’une des images Ali, le cousin et gendre du
Prophète, qui régna au viie siècle sur des territoires s’éti-
rant de l’Égypte à certaines parties de l’Afghanistan. Sur
son destrier noir, dans un uniforme de soldat éblouis-
sant, Ali brandit son épée à deux pointes, Zulfikar. Mon
père m’a raconté que les enfants se battaient pour les
places à proximité des images.
L’homme, dans son long manteau à capuche, une
kachabia de laine marron, est sur le point de commen-
cer son histoire.
PATRIMOINE
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
MAGAZINE
Jorja Smith revient aux sources • Musique ...... 46
Au Vietnam, l’homme-chrysalide • Cinéma......... 47
À Tokyo, rendez-vous sous les rails • Voyage ... 48
La naumachie, spectacle mortel • Histoire ...... 50
Les fdaouis sont les conteurs tunisiens traditionnels.
Depuis la nuit des temps, ils racontent des myriades
d’histoires et font vivre la culture populaire – tout
comme Shéhérazade et ses Mille et Une Nuits. Mais,
depuis ces années où mon père écoutait goulûment les
histoires du conteur de la place du marché, l’évolution
des technologies, des médias et du monde économique L’autrice
a relégué les conteurs aux marges de la société, et ils
ont bien failli disparaître. Si le rituel de s’asseoir sur FARAH
une place publique pour écouter des histoires ne survit ABDESSAMAD
que dans la mémoire des anciens, depuis quelque temps, Établie à New York,
une nouvelle génération de conteurs redonne vie à cet Farah Abdessamad est
art et l’entraîne vers de nouveaux horizons. une essayiste et critique
Les histoires d’Ali et de ses faits d’armes ont en tout franco-tunisienne
temps été populaires. Le héros s’est illustré à la bataille qui a vécu au Yémen,
de Badr, en l’an 2 du calendrier islamique (an 624 de en Somalie, en Irak
l’ère chrétienne), lors de laquelle il a vaincu en duel un et au Liban, entre autres.
féroce guerrier de La Mecque. Pour réaliser cet exploit, Elle écrit sur la littérature,
Ali a pu compter sur les pouvoirs de Zulfikar, une épée l’art et l’histoire,
qu’il aurait reçue des mains du Prophète, en signe de et a notamment signé
haute estime. Selon une autre version, Zulfikar est le des papiers dans New
fruit d’un miracle : Dieu a transformé une branche Lines Magazine, Middle
d’arbre en cette arme redoutable. East Eye, et dans des
Aux premiers jours, difficiles, de la conquête isla- médias anglophones
mique, cette épée tout droit tombée du ciel a fait d’Ali spécialisés dans la
un guerrier invincible. Des anges sont même venus à culture. Elle travaille
son secours. Et il a survécu aux ruses de ses ennemis, actuellement à l’écriture
y compris des femmes qui chantaient et récitaient des d’une collection d’essais
poèmes dans le but d’affaiblir la résolution de bons sur l’histoire de
musulmans comme lui. → 44 la Méditerranée.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
↓ Un conteur en pleine action,
en 1932, en Tunisie. Photo Yva/Ullstein
Bild via Getty Images
SOURCE
NEW LINES MAGAZINE
Washington, États-Unis
newlinesmag.com
Crée en 2020, ce site émane du think
tank américain Newlines Institute
for Strategy and Policy. Son rédacteur
en chef, Hassan Hassan, grand
360o. 43
spécialiste de l’État islamique, est
le directeur du cercle de réflexion.
“Magazine local sur l’actualité
mondiale”, il entend donner en priorité
la parole à des auteurs qui connaissent
intimement le terrain et les sujets
dont ils parlent dans leurs articles.
44. 360o Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023

42 ← Mais l’histoire qu’écoutait mon père ce jour-là au

marché parlait du combat entre Ali et la goule, l’ogre de
l’Arabie préislamique. Mon père se souvient du barde
qui redonnait vie à ce féroce affrontement, arrondis-
sant le dos, modulant sa voix pour faire entendre l’ar-
rivée d’un danger, brandissant une épée invisible et
esquivant des coups imaginaires.
Et quel effet ! “Il n’existe aucun homme pareil à Ali,
aucune épée pareille à Zulfikar !” trompetait le barde, et → Les fdaouis
le public répétait. Les enfants criaient en chœur quand ont été balayés
la goule approchait. Et ils poussaient de joyeuses accla- avec l’irruption
mations quand, à la fin, elle était vaincue. de la radio et
de la télévision.

A
li semble être un étrange personnage pour Photo Yva/
jouir d’une telle popularité en Tunisie, Ullstein Bild via
puisqu’il est généralement associé aux Getty Images
communautés chiites. Mais sa présence
rappelle que la Tunisie [aujourd’hui à majorité
sunnite] a autrefois appartenu au Califat
chiite fatimide, qui s’est étendu sur de grandes parties
de l’Afrique du Nord du xe au xiie siècle. Ces histoires
d’Ali ne constituent du reste qu’une partie du répertoire
singulier des contes tunisiens, lequel comprend égale-
ment des histoires populaires locales, qui mettent en
valeur la diversité culturelle des régions du pays, mais
aussi des récits de l’époque ottomane ou plus généra-
lement du monde islamique, tels que Les Mille et Une
Nuits. De leurs côtés, les Juifs tunisiens et les groupes
berbères ont également maintenu en vie leurs propres
répertoires de contes.
Les fdaouis d’autrefois travaillaient le plus souvent dans
des espaces publics : cafés, marchés, places, hammams.
Certains cafés avaient même leurs propres conteurs. Au
milieu de la fumée, des discussions, des disputes et des
rires, ils gagnaient leur vie en distrayant les gens. Les
bardes professionnels s’adressaient principalement à un
public masculin, les cafés étant réservés aux hommes et,
dans les hammams, les sexes étant séparés.
S’il était mal vu qu’une femme s’attarde en dehors senti ma viande, alors tu dois payer !” Joha sort une pièce, de nourriture et de pluie, la tribu quitte ses terres tradi-
du foyer et écoute les histoires d’un homme qui pour- qu’il met ensuite dans une boîte en fer-blanc. Il secoue tionnelles. À noter que cette migration, appelée “taghriba”,
rait tenter de la séduire ou de la corrompre, nombreuses la boîte devant le marchand : “Maintenant, paie-moi s’est réellement produite au xie siècle. Des dizaines de mil-
étaient les femmes qui participaient à cet art folklorique puisque tu as écouté le bruit de ma pièce.” liers d’Arabes ont marché en direction de l’ouest, vers le
en partageant leurs histoires à la maison. Au sein de la Les épopées, elles, duraient plusieurs jours. L’une sud de l’actuelle Tunisie. Dans le poème, ils connaissent
famille ou d’un cercle social, elles désignaient celles d’elles, le roman, en arabe, du chevalier et poète Antar, bien d’autres pérégrinations après qu’une première mis-
qui, parmi les mères, les tantes, les grands-mères et les aurait influencé les romans arthuriens. Déterminé à sion de reconnaissance se heurte à des difficultés, croi-
sœurs, étaient les conteuses les plus douées. C’est ainsi épouser sa bien-aimée, Abla, Antar traverse d’innom- sant sur son chemin une séductrice, un serpent et moult
que ma tante est devenue la fdaouia attitrée de notre brables aventures pour prouver sa bravoure. autres tentations et périls.
famille – principalement parce que, une fois qu’elle est Mais la plus célèbre d’entre toutes reste l’épopée Rien que le récit des errances de la tribu en Tunisie
lancée, plus personne ne peut l’arrêter. Hilali, ou Al-Sirah al-Hilaliyyah. Avec près d’un mil- pouvait durer une journée entière. En fin de compte,
Alléchée par les souvenirs de mon père, je brûlais d’ex- lion de vers, ce poème historique est l’un des plus longs c’est une histoire tragique de conquête et de chute. Unis
plorer le monde des conteurs tunisiens. Si leur répertoire que les bardes apprenaient par cœur d’une génération durant la guerre, Abou Zaïd et sa tribu s’entretuent iné-
est vaste et varié, quelques archétypes s’en dégagent. Il y à l’autre et, comme il était souvent récité aux mariages luctablement lorsque le temps vient de partager le butin.
a les histoires sur l’aroussa, l’épouse, et l’azouza, la vieille et autres fêtes familiales, il a imprégné le tissu de toute

femme, mais aussi sur les riches sultans et les hommes
d’affaires, et sur les pauvres âmes infortunées. Les conflits
matrimoniaux et les querelles de succession y figurent
en bonne place. Toutes ces histoires pouvaient durer
plusieurs jours ou bien quelques minutes.
Les plus courtes, les bardes tunisiens les puisaient du
côté de Joha, un personnage populaire que l’on retrouve
dans des contes de l’Asie centrale jusqu’au Maghreb.
Joha, que l’on connaît aussi sous le nom de Nasreddin
Hodja en Turquie, est un homme filou et irrévéren-
cieux qui se retrouve souvent dans des situations gro-
tesques. Un jour, Joha va au marché. Il s’arrête devant
un marchand de viande grillée ; elle a l’air savoureuse.
Soudain, le marchand lui demande de le payer. “Mais
pourquoi ?” demande Joha, qui n’a rien mangé. “Tu as
la société tunisienne.
Des plats de couscous fumant sur la table, les familles,
dans leurs plus beaux atours, se rassemblaient autour
du fdaoui pour vivre les tribulations de la tribu de
Bédouins Banu Hilal et de son chef, Abou Zaïd, jusqu’à
l’actuelle Tunisie. Les conteurs, souvent accompagnés
d’une troupe de musiciens, racontaient également la
célèbre histoire de la funeste naissance d’Abou Zaïd
– un oiseau noir apparaît à sa mère lorsqu’elle le porte
dans son ventre – et les épreuves qu’il a endurées pour
devenir un véritable héros.
Mais le nœud de l’histoire réside dans l’exil d’Abou
Zaïd et de la confédération de tribus Banu Hilal qu’il
dirige – une sorte de mix arabe de l’Iliade et de la quête du
Saint-Graal. Après avoir souffert des années du manque
L
es Tunisiens écoutaient ces histoires sur la vie
nomade, les valeurs chevaleresques et la nature
sanglante des conquêtes tout en célébrant les
fêtes et les grands moments de la vie. Ils se
voyaient comme les fils et filles de ces héros
fictifs peuplant des histoires tissées à partir
d’éléments historiques. Si cette épopée a été inscrite
en 2008 sur la liste du Patrimoine culturel immatériel
de l’humanité de l’Unesco, elle n’est quasiment plus
jamais récitée, et les fdaouis ont pratiquement disparu.
Les récits oraux traditionnels ont évolué dans les
années 1960, tout comme les lieux où les conteurs se
produisaient. “Les espaces de convivialité ont changé”,
observe Ahmed Hafiz, un conteur tunisien “tout-terrain”,
comme il se définit, établi en Belgique. Voilà maintenant
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
vingt ans que cet acteur-chanteur-scénariste ressus-
cite cet art ancestral avec de nouvelles histoires et des
spectacles en solo. Avec l’avènement du phonographe,
de la radio et de la télévision, les fdaouis ont dû s’adap-
ter aux nouvelles modes et aux nouveaux publics. Les
goûts ont changé. Dans les cafés, on s’est mis à écouter
de la musique, puis, de plus en plus souvent, à regarder
des matchs de foot.
Ahmed Hafiz doit sa vocation notamment à Abdelaziz
El Aroui, un fdaoui d’un nouveau genre, ancien journa-
liste reconverti en conteur, devenu célèbre à l’époque
de l’indépendance [proclamée en 1956] pour des émis-
sions de radio et de télévision populaires. Pendant le
ramadan, les familles se rassemblaient et ne perdaient
pas une miette de ses histoires. Le dimanche, enfants
et adultes se branchaient sur les fréquences de Radio
“Certaines histoires
étaient racistes. J’ai dû
les changer”, reconnaît
Hamouda Alias, qui a
créé sa chaîne YouTube.
Tunis pour ne pas manquer ses contes, par exemple
celui intitulé La Femme et le Lion.
J’imagine un enfant, dans un salon, qui monte le son
du poste de radio, et s’en écarte dès que résonnent les
premières paroles d’El Aroui. Assis, les yeux écarquil-
lés, il boit l’histoire de cette femme, mariée à un lion,
qui rend visite à sa mère pour la première fois depuis
son mariage. La mère demande à sa fille si elle est bien
traitée et si elle est heureuse. La fille répond que oui,
pour aussitôt se mettre à critiquer la mauvaise haleine
de son époux. Elle ne se doute pas que son lion de mari
est en train d’épier leur conversation. À la maison, le lion
demande à son épouse de le frapper de toutes ses forces
avec une épée. Elle le regarde l’air surpris, décontenan-
cée, puis obéit. Blessé, le lion lui dit qu’il a entendu toute
sa conversation avec sa mère. “Les médisances causent
des blessures plus profondes que celles que tu m’as infli-
gées physiquement avec cette épée”, tranche-t-il. Avant de
la manger. L’enfant qui écoute l’histoire en retient une
leçon de tolérance : il ne faut pas dire de mal des autres.
La plupart des Tunisiens associent les contes au nom
d’El Aroui, affectueusement surnommé “Baba Aroui”.
Mort en 1971, il a raconté d’innombrables histoires qui
ont été compilées et publiées dans plusieurs livres.
Aujourd’hui, une chaîne YouTube [en dialecte tunisien]
propose plus de onze heures de ses contes ; une appli-
cation permet même de les télécharger. (Quand je l’ex-
plique à mon père, il me demande aussi sec son nom :
“Abdelaziz El Aroui”, sur iTunes.)
El Aroui avait un talent pour raconter des histoires
populaires dans un style bien à lui, magistral – il faisait
vibrer les mots et ménageait des pauses pour rythmer
le récit. Il avait aussi fière allure, troquant le long man-
teau traditionnel des conteurs contre un complet-veston
et une toque en feutre de style ottoman.
“Il existe une technique pour ne pas perdre les gens dans
les détails, les emmener dans l’histoire en jouant sur la voix,
la prononciation, la diction, le rythme”, souligne Ahmed
Hafiz, qui crée des spectacles de contes originaux, accom-
pagnés d’une musique légère et du rythme des darbou-
kas. Il fait partie de cette génération d’artistes tunisiens
qui façonnent le monde du conte post-El Aroui.
Alors que la télévision a supplanté les fdaouis tradi-
tionnels dans les cafés, depuis les années 1980, le théâtre
tente de dépoussiérer leur art, avec des seuls en scène et
des stand-up modernes. Les spectacles se sont mis à jour,
même s’ils ne nécessitent toujours qu’un conteur et un
public : alors qu’auparavant on pouvait à tout moment,
spontanément, rejoindre le public d’un conte puis donner
un pourboire au conteur, aujourd’hui, il faut acheter son
billet. Par ailleurs, une équipe s’occupe généralement
de la production. Les Tunisiens continuent de raffoler
de leurs contes, qu’ils considèrent comme un héritage
vivant, en perpétuelle transformation. Et la Tunisie s’ef-
forçant de préserver cet héritage, même les artistes ama-
teurs y trouvent leur place.
Dans la cinquantaine, Hamouda Alias me raconte au
téléphone que, lorsqu’il était enfant, son goût pour l’im-
provisation de contes l’a aidé à l’école : il se faisait des
amis en racontant ses histoires. Puis, un jour, en 2015,
pendant le ramadan, alors qu’il s’ennuyait en famille
devant les insipides émissions télévisées consacrées
au mois saint, l’idée lui est venue de créer sa chaîne
YouTube. Huit ans plus tard, sa série Histoires tunisiennes
oubliées [racontées en dialecte tunisien] totalise près de
300 vidéos et plus de 170 000 abonnés.
Hamouda Alias me donne quelques clés. Lorsqu’un conte
parle de chameaux, il vient du sud ; s’il met en scène des
chevaux ou des attelages tirés par des chevaux, c’est qu’il
vient du nord. Quand ses vidéos comprennent du son et
des images, il essaie de les réduire au minimum pour ne
pas interférer avec le récit. Le plus souvent, il raconte des
histoires qu’il a apprises par cœur. Parfois, ses abonnés
en partagent de nouvelles avec lui – sa passion a donné
naissance à un projet participatif. Une de ses vidéos les
plus longues, sur une famille qui doit apprendre à vivre
après la mort du père, et sur ses sacrifices, a attiré près
d’un million de spectateurs en novembre 2020.
Aux yeux de Hamouda Alias, le monde du fdaoui
constitue un espace préservé, à l’abri de la polarisa-
tion politique croissante de la Tunisie postrévolution.
Alors que les désaccords politiques provoquent régu-
lièrement des débordements sur les réseaux sociaux, sa
chaîne n’a suscité “aucun commentaire grossier ni insulte
en huit ans”. Des femmes, des hommes et des familles
entières suivent ses vidéos, qui parlent à “l’enfant inté-
rieur” de chacun. Et transmettent le monde de nos
arrière-arrière-arrière-grands-parents.
Il me raconte des histoires d’enlèvements de mariées :
celle d’une mystérieuse disparition dans un hammam,
derrière laquelle se cacherait un djinn, et celle d’une
mariée qui tombe dans un abîme, la terre s’étant ouverte
sous ses pieds, alors qu’elle se rend dans la maison de son
époux (mais un ancien amant la sauve et ils s’échappent).
Comme ma tante, on ne peut plus l’arrêter.
Voilà près de deux heures que nous parlons, et il
pense soudain aux goules. “Il n’existe pas de texte his-
torique sur le cannibalisme au Maghreb”, souligne-t-il.
Puis il m’explique en quoi les descriptions des goules
nord-africaines diffèrent de celles de leurs consœurs
moyen-orientales. Les goules tunisiennes, qui ont une
apparence “plus humaine”, prennent souvent la forme
d’une femme semblable à Méduse, avec une chevelure
folle, hirsute. Sans me le dire directement, Alias me
pousse à me demander si la goule tunisienne – le cau-
chemar de l’enfance de mon père, dont il rit aujourd’hui
360o. 45
comme d’une terreur exorcisée – pourrait symboliser
le tabou du cannibalisme. Je ne sais plus s’il me donne
des informations ou s’il me raconte une histoire. C’est
là la magie des fdaouis. Ils suggèrent, sèment des idées
et nous laissent à nos réflexions.
Comme la plupart des fdaouis professionnels et ama-
teurs, Alias aime le passé, tout en étant très ancré dans
le présent. Je l’interroge sur les femmes et les minorités.
Mise à part Al Jazia, l’intrépide compagne d’Abou Zaïd,
le héros de l’épopée hilalienne, je suis incapable de citer
d’autres femmes qui ne soient pas des mariées impuis-
santes, des épouses malignes ou des tantes cruelles et
autres marâtres. En existe-t-il seulement ?
E
t, outre Abou Zaïd ou Antar, quid des personnes à
la peau noire ou brune ? Les contes les réduisent
si souvent à des rôles d’esclaves, d’eunuques et
de boucs émissaires, perpétuant les stéréotypes
délétères. “Certaines histoires étaient racistes.
J’ai dû les changer”, reconnaît Hamouda Alias.
Les fdaouis sont des observateurs. Des témoins. Ils nous
tendent un miroir. Je pose les mêmes questions à Ahmed
Hafiz, qui écrit lui-même ses textes. Les histoires “sont
le reflet d’une époque et d’une société”, me répond-il.
La question de l’ancien contre le nouveau refait sur-
face lors d’une conversation avec Hatem Bourial, jour-
naliste et grand fdaoui contemporain. Il a récemment
collecté des contes du quartier de Bhar Lazreg, en péri-
phérie de Tunis, où vivent de nombreux migrants et
demandeurs d’asile noirs. Dans son dernier spectacle,
il fait également intervenir un conteur noir africain. À
ses yeux, le conte est un processus de greffe qui mêle
différentes traditions pour créer des histoires encore
meilleures.
“Quelle influence les échanges transsahariens ont-ils
eue sur les histoires et les personnages ?” s’interroge le
journaliste, alors que nous échangeons par messages
vocaux sur WhatsApp. On dit souvent que, quand les
Morisques ont fui l’Andalousie pour venir s’installer en
Tunisie au xviie siècle, ils y ont apporté leurs contes.
Mais nous ne savons pas grand-chose de la pollinisa-
tion culturelle croisée qui s’est sans doute produite à
l’époque. Se pourrait-il qu’un Morisque ait entendu
une histoire d’un conteur nord-africain ? Les contes,
comme les humains, sont les fruits de la mobilité et
des échanges culturels, parfois de la violence.
Aujourd’hui, la ville côtière de Sousse et l’oasis de
Douz, en plein désert, continuent de faire honneur à la
figure du fdaoui. Sousse célèbre depuis vingt ans les “jour-
nées du fdaoui” dans sa petite forteresse, l’antique ribat,
mais aussi sur plusieurs places et sur le site archéolo-
gique voisin de Takrouna. En outre, des ateliers organi-
sés en marge du festival attirent des dizaines de fdaouis
en herbe, hommes et femmes, enfants et adultes.
À Tunis, l’espace d’art contemporain B7L9 a organisé
en 2019 une ribambelle de performances pour réveiller
des cafés et autres lieux publics. “Les fdaouis font partie
de la mémoire collective, peut-être même de l’inconscient
collectif”, pointe Hatem Bourial.
Les conteurs traditionnels étaient les dépositaires de
notre culture. Ils transmettaient une mémoire généa-
logique, avec des thèmes et des personnages qui ont
contribué à forger une identité nationale. Les conteurs
du présent et de l’avenir, eux, nous emmèneront vers
de nouvelles terres plus inclusives. La morale de l’his-
toire ? Nous avons besoin d’eux, autant qu’eux de nous.
—Farah Abdessamad,
publié le 25 juillet
46. 360o
culture.
Jorja Smith revient
aux sources
La jeune Britannique sort, le 29 septembre, un deuxième album
très attendu. Pour confectionner Falling or Flying, la star
s’est retirée dans sa ville natale, loin de la pression du succès.
—The Guardian (Londres)
J
orja Smith en a eu assez de Londres.
C’était au début de 2021, cinq ans
après avoir quitté, à 18 ans, sa ville
natale de Walsall [dans le centre de l’An-
gleterre] pour devenir une star. La chan-
teuse s’en était pas mal sortie : deux Brit
Awards, un prix Mercury et des nomina-
tions aux Grammy Awards avaient accueilli
son premier album, en 2018, l’atmosphé-
rique Lost & Found. Mais le bonheur se
faisait attendre. “Je me suis sentie vraiment
submergée, à Londres, confie-t-elle. Je me
suis rendu compte que c’était à cause d’un
truc tout simple : je ne pouvais pas voir le
ciel. Dis-toi que chez moi il y a des arbres
partout, alors qu’ici je me sentais piégée.”
Elle est retournée s’installer à Walsall,
où elle loue une maisonnette pendant la
rénovation d’une ferme du xviie siècle
qu’elle a achetée en 2019. Avec tout le res-
pect dû à cette bourgade en périphérie
nord de Birmingham, ce n’est pas là qu’on
trouve d’habitude les jeunes vedettes de la
pop et du R & B, et encore moins celles qui
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
← Jorja Smith en concert à Lisbonne,
au Portugal, le 7 juillet 2022.
Photo Pedro Gomes/Redferns/Getty Images
ont 3,7 millions d’abonnés sur Instagram Elle s’était déjà rendu compte que son
et qui ont travaillé avec Drake, Stormzy, corps changeait. “Avec le début de la pro-
FKA Twigs, Burna Boy et Kendrick Lamar, motion, j’ai été très occupée et je fais moins
et fait plus d’un défilé de mode. de sport. Je mange plus sainement, mais j’ar-
Maintenant, elle a tendance à se scin- rive peut-être à un âge où je prends plus faci-
der en deux : Jorja l’artiste et Jorja la pro- lement du poids. Notre corps change avec le
vinciale ordinaire. Elle a coupé court à la temps, non ?” Elle se dit intraitable avec elle-
nervosité typique d’un deuxième album même de toute façon : “Je me dis : ‘Merde,
en travaillant sur Falling or Flying avec le je suis un peu complexée et c’est ça que
duo de productrices DameDame*, deux les gens commentent.’” Elle poursuit avec
anonymes venues de Walsall, dont une un sourire narquois : “Je me demande :
qu’elle connaît depuis ses 15 ans. Qu’est-ce qu’ils traversent dans leur vie en
La plénitude semble sienne. Jorja est ce moment ?’ Personne ne m’a jamais rien
chaleureuse, joyeuse et parle vite, bondis- dit en face, jamais. C’est très intéressant.”
sant d’une pensée à l’autre avant Elle se sent plus à l’aise
de revenir à l’idée de départ, et en MUSIQUE lorsqu’elle “chante en studio, impro-
s’interrompant parfois pour se demander : vise de la musique entre amis, enregistre”.
“Je disais quoi déjà ?” Elle admet doutes et Elle rectifie : “En fait je n’aime pas enre-
incertitudes, mais son énergie bouillon- gistrer ! Je préfère vivre l’instant.” Le duo
nante, sans filtre, laisse entrevoir une DameDame* l’a aidée à prendre confiance
femme à l’aise avec la personne qu’elle et à se démarquer du tempo lent qui carac-
devient : une personne faite d’extrêmes, térisait son premier album.
selon ses dires. Falling or Flying est plus audacieux,
comme on l’entend déjà dans Little Things
“Vivre l’instant”. Le jour de notre et dans le single précédent, Try Me. Ce der-
rendez-vous, elle arrive en avance et attend nier livre un mélange percutant et syn-
dans sa voiture devant un studio photo. Elle copé de grosses caisses, de cordes et de
se penche pour me sourire alors qu’elle est guitare grésillante, émaillé de sons comme
encore derrière le volant. Elle est venue dans un pistolet qu’on arme et de bijoux qui
cette zone industrielle du nord de Londres s’entrechoquent. Le résultat est théâtral.
pour notre interview. Les artistes ont les Des titres tout aussi effrénés pulsent une
nerfs mis à rude épreuve lorsqu’ils enta- ambiance qui fait la part belle aux basses
ment la promotion d’un album des mois et nous donne plus d’élan que les chan-
avant sa sortie, un battage médiatique qui sons d’amour adolescent que Jorja Smith
passe aussi par les réseaux sociaux. proposait dans Lost & Found.
Lors de notre précédente interview, Il y a quand même quelques titres intros-
en 2017, elle m’avait expliqué qu’elle publiait pectifs, quoique entraînants, des sortes de
sur Instagram puis fermait l’appli tout de ballades qui rappellent le R & B traditionnel.
suite. Que pense-t-elle aujourd’hui des Jorja Smith souligne la plus grande liberté
réseaux sociaux ? “Je déteste”, tranche-t- qui a caractérisé ce deuxième album. Elle
elle, à part TikTok qu’elle trouve “sympa”.
“Mais Instagram… Quelqu’un s’en occupe Elle est à mi-chemin
pour moi”, précise-t-elle, assise en tail-
entre les paillettes
leur sur un canapé.
“Parfois j’aimerais avoir un nom de scène des tapis rouges et
pour me détacher un peu de tout ça.” Utiliser le cocon d’une vie simple.
son véritable nom dans le cadre profession-
nel l’empêche de prendre du recul vis-à- a trouvé ses marques pendant la période
vis des commentaires négatifs. Elle a aussi d’écriture, de la fin de 2021 à la fin de 2022.
vu au printemps toutes les discussions en “Je me suis un peu retrouvée, j’ai retrouvé
ligne sur son poids, des remarques assez celle que j’étais avant tout ça. Peut-être parce
nombreuses pour qu’elle figure en ten- que DameDame* sont mes amies, mais aussi
dances sur Twitter pendant deux jours. parce que je travaille avec des gens qui ne sont
Elle aborde spontanément la question. pas des têtes d’affiche. C’est comme ça que je
“C’est marrant, une amie m’a dit : ‘Je pen- faisais de la musique. Avant. Vous voyez ?”
sais que tu lisais pas les commentaires.’ Et Elle évoque fréquemment cet “avant” la
j’ai répondu [elle prend une voix faussement célébrité. L’une des chansons portait ini-
plaintive] : ‘Je les lis pas, mais des fois ils tialement sur une amie de longue date et,
me rattrapent.’” À la mi-juin, son interpré- en se la chantant devant le miroir, elle a
tation du remix jungle de Little Things avec compris qu’elle s’y reconnaissait aussi. Elle
Nia Archives a été publiée en ligne, accom- me cite quelques paroles : “Ils croient me
pagnée d’une vidéo euphorique. Mais Jorja connaître ici / Mais je sais que tu sais que je
explique que, dans les commentaires, “il ne suis plus tout à fait moi depuis des années.”
y a énormément de gens qui parlent de [son] Elle poursuit : “Les gens voient cette per-
poids, ce qui est quand même dingue”. “J’ai sonne sur scène qui paraît un peu extraver-
26 ans, pas 18 ans. Je n’ai jamais été hyper- tie, sûre d’elle, qui dit oui à tout le monde,
mince. J’ai été plus mince, mais j’étais aussi qui est toujours joyeuse, etc. Mais au fond de
plus jeune. J’étais une gamine.” moi, ajoute-t-elle en montrant son cœur,
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
je sais que je ne suis pas vraiment heureuse,
je doute pas mal de moi, j’ai des difficultés
à gérer beaucoup de choses liées à la ‘Jorja
Smith’ publique.”
SMS osés. Elle s’est sentie scrutée par le
public, qui, parfois, l’a fait douter d’elle.
“Jusqu’à ce que je commence à travailler
sur ce projet, je n’arrivais pas à savoir si je
m’en sortais bien ou pas, si j’étais heureuse
ou malheureuse, si j’étais gagnante ou per-
dante. Je n’en sais rien. Tout est un peu flou,
mais en même temps pas vraiment.” Là
encore, elle révèle qu’elle est faite d’ex-
trêmes, une personne qui parle de l’in-
tensité de ce qu’elle ressent puis redevient
très souriante quelques phrases plus tard.
À chaque fois qu’elle risque de perdre le
contrôle, c’est éphémère.
À Walsall, elle aime être absolument nor-
male et introvertie : elle cuisine, regarde
des films, fait le ménage (ce qu’elle mur-
mure comme si elle confiait un secret) et
lit : “Queenie de Candice Carty-Williams [un
livre à succès qui raconte les déboires d’une
jeune journaliste londonienne d’origine jamaï-
caine, traduit en français chez Calmann-Lévy]
m’a redonné goût à la lecture.” Jorja Smith
n’a jamais voulu signer de contrat avec un
gros label et ses albums restent des produc-
tions indépendantes : elle se trouve main-
tenant à mi-chemin entre une immense
célébrité et un succès underground, entre
les paillettes des tapis rouges et le cocon
d’une vie simple.
En 2020, raconte-t-elle, “tout allait trop
vite”. Elle a enchaîné les relations, et com-
prend aujourd’hui en quoi cela a pu la tirailler
entre telle et telle direction. “C’est difficile
d’être avec quelqu’un qui veut commenter qui
tu es. J’ai envie de dire : ‘Une minute, hein, je
sais pas encore trop qui je suis’”, modère-t-
elle dans un éclat de rire. “Je n’ai pas besoin
d’avoir les opinions de quelqu’un au réveil, du
style : ‘Tu aurais peut-être dû porter ça.’”
Elle ne souhaite pas dire si elle est céli-
bataire, mais raconte en plaisantant la fois
où elle a envoyé des SMS osés à un mec :
“Du genre ‘je ne sais pas où tu es, mais je
n’ai pas envie de dormir’.” Il ne lui a pas
rendu la pareille (“C’est parce qu’il est un
gentleman !”), mais au moins elle en a tiré
l’inspiration pour la chanson qui donne
son titre à l’album. Elle s’estime chan-
ceuse d’avoir pu discuter de célébrité avec
Adele, Stormzy et, récemment, Alicia Keys :
“Personne ne nous apprend à gérer ça. Il n’y
a pas de manuel sur la célébrité, sur ce mode
de vie. Mais je suis reconnaissante de tout ce
qui est possible grâce à cette vie-là. C’est une
vie bizarre, c’est tout.”
Juste avant de partir, elle me décrit ses
projets pour la soirée de vendredi : rentrer
en voiture à Walsall et prendre des plats
chinois à emporter. “Le bonheur, quoi”,
rayonne-t-elle.
—Tshepo Mokoena,
publié le 14 juillet
360o. 47
↙ Thien (Le Phong Vu), personnage
CINÉMA principal du film L’Arbre
aux papillons d’or. Photo Nour Films
Au Vietnam, sur les traces la présence de la caméra”, explique le
réalisateur de 33 ans au site Viet Nam
de l’homme-chrysalide
News, émanation de l’agence de presse
officielle du pouvoir.
Son odyssée conduit Thien à revenir
sur son passé et à interroger l’homme
qu’il est devenu, inquiet et insatisfait, en
L’Arbre aux papillons d’or, splendide premier long-métrage rupture avec la religion catholique dans
du Vietnamien Pham Thien An, sort en salle. Il livre laquelle il a grandi. La métaphore de la
le délicat portrait d’un homme en pleine quête existentielle. chrysalide lui colle pour ainsi dire à la
peau. “Le cocon doré est une métaphore du
masque que chacun porte en société, l’en-
veloppe charnelle qui entraîne les êtres
humains vers l’agitation et le chaos, en
quête de fortune et de réussite. L’intérieur
du cocon, c’est la chrysalide qui symbolise
l’âme de chaque personne”, confie Pham
Thien An à Viet Nam News. “Dans ce film,
le personnage principal est une âme oubliée
qui se débat en son for intérieur pour se
transformer, sortir du cocon des tenta-
tions et des préjugés sociaux, pour deve-
nir un homme nouveau et authentique.”
“Mon héros est une âme
oubliée, qui se débat
pour sortir du cocon
des tentations et
des préjugés sociaux.”
Pham Thien An,
CINÉASTE
L
a vieille dame boit son thé, seule [grand-mère maternelle], à savoir que si La caméra est souvent fixe, les travel-
sur la terrasse d’une maison, quelqu’un pouvait jamais revenir en ce bas lings millimétrés. Le film, contemplatif,
face à la montagne. Un vent monde après l’avoir quitté, ce serait peut- est gorgé de beauté, de sons et de sensa-
léger danse dans ses cheveux. Sa famille être pour épargner des chagrins à d’autres.” tions. La caméra de Pham Thien An “ne
la qualifie de sénile, d’inutile. Au pre- Il est souvent question de foi et d’au- se contente pas d’observer, elle cueille la
mier regard qu’elle jette en direction delà dans L’Arbre aux papillons d’or. vie”, souligne Nguyen Le dans Saigoneer.
de la caméra, la scène vacille. Cette Caméra d’or au dernier Festival de “Le périple de Thien nous entraîne loin
femme a la majesté d’une pythie. Cannes, le premier long-métrage de des traditionnelles virées géographiques.
Instant fragile. “Les âmes sont déli- Pham Thien An sort ce 20 septembre en C’est un voyage dans les contrées de l’es-
cates, dit-elle. Elles sont légères. Quand France, plus d’un mois après sa sortie au prit, entre le passé et le présent, le rêve et
elles respirent la puanteur de la terre, Vietnam. C’est un film lent et sinueux, la réalité, à la recherche de son tam.” Le
elles souffrent. Mais le plus triste pour méditatif, mystérieux, dans la lignée prénom du frère disparu signifie “âme”
elles, c’est de savoir que je d’un Andreï Tarkovski ou d’un en vietnamien, commente Viet Nam News
dois retourner dans ce corps.” Theo Angelopoulos, avec “un dans un autre article.
Thien (Le Phong Vu) ton, une atmosphère et des pay- “L’image du cocon doré et la scène des
écoute la vieille dame en sages spécifiquement vietna- papillons blancs dans la forêt mystique
silence. Il vient de Hô Chi REVUE miens”, décrit le journaliste [qui a inspiré le titre français du film]
Minh-Ville, la plus grande DE PRESSE du Saigoneer. nous invitent à nous reposer la question
ville du Vietnam. Après la Le titre original du film est du philosophe [chinois taoïste] Tchouang-
mort de sa belle-sœur dans un accident Ben Trong Vo Ken Vang, “à l’intérieur du tseu : ‘Qui suis-je ?’”, analyse encore le
de voiture, il s’est retrouvé en charge cocon doré”. Ce qui explique de nom- site : “Suis-je Tchouang-tseu rêvant qu’il
de son neveu Dao (Nguyen Thinh), breux partis pris de mise en scène, comme est un papillon, ou bien le papillon rêvant
5 ans. Tous deux ont d’abord fait route les fenêtres, voiles et autres grillages qu’il est Tchouang-tseu ?”
vers le village familial, situé dans le qui semblent parfois bloquer le regard, Plus le long-métrage progresse, plus
Lam Dong, une province du centre mais sont autant d’invitations à creuser ses composantes “semblent secondaires,
du pays, montagneuse et nimbée de un sillon vers l’intimité des êtres et des au service de notions plus vastes et éta-
brouillard. Maintenant, Thien est en choses. Fan de magie, Pham Tien An a blies”, reprend Nguyen Le dans Saigoneer.
quête du père de Dao, son frère aîné réussi avec peu de moyens à concevoir Autant alors mettre la raison en veilleuse,
Tam, évanoui dans la nature depuis des plans-séquences qui dévoilent de et s’abandonner au fil du film, long de
de longues années. fabuleux paysages intérieurs. presque trois heures. “Ce n’est pas que
Cette scène sur la terrasse a fait “Je voulais créer de l’espace et du temps j’ai abandonné, mais plutôt que j’ai écouté le
verser quelques larmes à Nguyen Le, le pour que les spectateurs puissent libre- film. Et il semblait me conseiller l’humilité
critique du site vietnamien Saigoneer. ment regarder, choisir et attendre. Ainsi, face à des forces plus puissantes, connues et
“Peut-être parce que ces paroles faisaient les images s’ancrent plus profondément inconnues, visibles et invisibles.”
écho à ce que croyait ma propre ba ngoai dans l’esprit des spectateurs, et on oublie —Courrier international
 360o
voyage.
—Nihon Keizai Shimbun (Tokyo)
E
n fin de journée, à Tokyo, salariés et
entrepreneurs se retrouvent dans
les établissements qui bordent les
passages sous les rails pour parler travail
ou vie privée autour d’un verre. À l’origine
de cette culture particulière se trouvait
un restaurant d’oden [pot-au-feu à base
de poisson et de légumes].
Nous sommes à la gare de Yurakucho
[un quartier de commerce dans l’hy-
percentre de la capitale], sur la ligne JR
[Japan Railways] Yamanote. À la sortie
Hibiya, en direction de Shimbashi, les
restaurants [et les bars] s’alignent sous
les voies ferrées. C’est là qu’avait ouvert,
dans les années 1920, le tout premier res-
taurant sous rails du Japon. Une interview
du patron de l’établissement, Zen’emon
Iwasaki, rapportée dans l’ouvrage Jitsugyo
Kongoishi [“Joyaux de commerce”, non tra-
duit en français], de Naganobu Ogasawara,
nous apprend que celui-ci avait aupara-
vant possédé un restaurant à Asakusa
[un autre quartier, populaire, de Tokyo].
Mais ce dernier avait été détruit dans le
grand tremblement de terre qui a frappé le
Kanto [la région métropolitaine] en 1923.
Prisé des journalistes. Ruiné et désem-
paré, Iwasaki a eu l’idée de reprendre son
activité sous un pont ferroviaire, dans un
espace alors non utilisé où, dit-il, “il n’y
avait pas de pas-de-porte à payer”. Il a sim-
plement demandé l’autorisation de louer
l’emplacement à l’autorité compétente, la
Société gouvernementale des chemins
de fer. Sur des photos d’époque, on peut
voir sous l’arche de briques une enseigne
sur laquelle est écrit “Uozen” – zen pro-
venant du premier caractère du prénom
de Zen’emon [et uo signifiant “poisson”].
À Tokyo, cent ans de
rendez-vous sous les rails
En 1923, un restaurant a ouvert sous un viaduc ferroviaire,
au cœur de la capitale japonaise. D’autres enseignes l’ont
rapidement imité. Elles continuent d’attirer locaux et touristes,
Le nouveau restaurant a dès lors pros-
péré. À l’époque, Yurakucho rassemblait
les rédactions des journaux, lui valant le
surnom de “quartier de la presse”. Le res-
taurant d’Iwasaki, ouvert 24 heures sur 24,
nourrissait les journalistes qui y travail-
laient tôt le matin et tard le soir.
Un événement allait toutefois com-
promettre les affaires. Lorsque, après la
Seconde Guerre mondiale, la compétence
ferroviaire a été transférée aux Chemins
de fer nationaux japonais [créés en 1949],
les contrats d’exploitation des emplace-
ments sous les rails, très convoités par
les commerçants qui cherchaient à sur-
vivre en cette période de chaos, ont dû
être renouvelés. Iwasaki a perdu la com-
pétition. “Il ne faisait pas le poids contre
des entreprises plus importantes”, estime
Hiroshige Iwasaki, 81 ans, petit-fils de
Zen’emon. Ce restaurateur de troisième
génération tient aujourd’hui un restaurant
de menus à prix fixe dans une ruelle des
environs de la gare de Yurakucho.
Le premier viaduc ferroviaire du Japon a
été construit entre les gares de Shimbashi
et d’Ueno, passant par celle de Yurakucho.
Avant 1909, ce secteur était dépourvu
de chemin de fer. Sur la page d’accueil
de son site Internet, Kajima, l’entreprise
qui a construit le viaduc, présente l’his-
toire du développement ferroviaire. Le
quartier de Nihonbashi [que traverse
le viaduc] était autrefois au cœur des
échanges commerciaux. Le transport de
marchandises était compliqué et, avec
l’inauguration du port de Tokyo, les voi-
tures hippomobiles ne suffisaient plus.
Le gouvernement a alorsvoulu l’ache-
minement des marchandises par le rail.
Certains ont néanmoins objecté que la
construction d’un chemin de fer dans le
centre couperait la ville en deux, gênant
le quotidien de ses habitants et la circula-
tion à la fois des personnes et des voitures.
De plus, les trains à charbon de l’époque
étaient source non seulement de fumée
mais également d’étincelles. “Comme les
habitations riveraines étaient pour beau-
coup en bois, on craignait que les étincelles
projetées au sol ne provoquent des incendies”,
explique le journaliste Ichiro Kobayashi,
spécialisé dans l’architecture.
Pour dissiper ces inquiétudes, il a été
décidé de construire un viaduc ferro-
viaire, dont la solidité a été éprouvée lors
Près de la gare de Yurakucho,
à Tokyo, le 27 avril 2016.
Photo Mahathir Mohd Yasin/
Alamy/Photo12
du grand tremblement de terre du Kanto.
Dans l’après-guerre, l’utilisation des
emplacements sous rails s’est étendue
à divers secteurs. Des sociétés de taxis
et de logistique pétrolière figuraient par
exemple en 1961 sur la liste des utilisa-
teurs des espaces autour de la gare de
Yurakucho. La perspective de profiter de
l’affluence des usagers du rail a également
attiré théâtres, cafés, salles de pachinko
[jeu de hasard très populaire dans l’ar-
chipel] et salons de coiff ure.
Rénovation.Ne sont pas rares toutefois
ceux qui préfèrent ne pas s’attarder dans
ces passages, considérés comme sombres
et humides. Ces dernières années, des ini-
tiatives ont été lancées pour changer cette
image. Les voies ferrées qui relient les
gares de Yurakucho et Shimbashi abritent
aujourd’hui le centre commercial Hibiya
Okuroji [inauguré en septembre 2020].
Les briques rouges, symbole de la révo-
lution industrielle, y ont été associées au
béton, ce matériau moderne inorganique
qui illumine l’espace en reflétant l’éclai-
rage, pour créer une atmosphère raffinée
qui correspond à l’image du quartier de
Hibiya. On en oublierait presque qu’on se
trouve sous un viaduc ferroviaire.
JR East Urban Development continue
d’œuvrer à la rénovation des passages sous
rails pour “apporter sa contribution à la
société en prenant en compte les caractéris-
tiques de la ville”. Avec la généralisation du
télétravail, les espaces sous rails des zones
résidentielles seront sans doute également
exploités. Les usages de ces lieux jusque-
là jugés sombres et dangereux devraient
encore se diversifier à l’avenir, en accord
avec les besoins de la population.
—Yasuteru Okamoto,
publié le 13 août
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50. 360o
histoire.
La naumachie,
mortel
spectacle vivant
Antiquité — Rome
Représentations données à la gloire de
l’empereur, les naumachies nécessitaient
des moyens grandioses. Des milliers de
prisonniers y reconstituaient des batailles
navales, sans la moindre chance de survie.
—Die Welt, extraits (Berlin)
E
n 52 après J.-C., l’empereur Claude fait
monter une armée de criminels à bord
de vaisseaux de guerre sur le lac Fucin
[aujourd’hui asséché], dans le centre de l’Italie, et
leur enjoint de prendre leurs postes de combat.
“Ave Caesar, morituri te salutant ! [‘Ave César, ceux
qui vont mourir te saluent !’]” hurlent à l’unisson
les équipages s’adressant à l’empereur, juché
sur un trône installé sur la rive. Le bain de sang
peut commencer.
↗ La Naumachie, Car ce que Claude a organisé là est ce qu’on
par le peintre appelle une “naumachie”, une reconstitution
espagnol Ulpiano de bataille navale. Ce spectacle fut le plus fas-
Checa (1860-1916). tueux, le plus dispendieux, le plus spectaculaire
Musée Ulpiano de toute la Rome antique. Le plus sanglant, aussi.
Checa, Madrid/ Ceux qui étaient contraints de prendre part à la
Photo AKG Images bataille avaient peu de chances d’en réchapper :
les combattants étaient littéralement des mori-
turi. “Claude fit combattre 19 000 hommes. Une
enceinte flottante formée de radeaux reliés les uns
aux autres empêchait toute tentative de fuite, écrit
l’historien Tacite. Les rivages, les collines et les
versants des montagnes formaient un vaste amphi-
théâtre où se pressait une foule immense, accourue
des villes voisines et même de Rome.”
Le coup d’envoi de la bataille avait été donné
par une trompe tonitruante, et l’empereur “bon-
dissait de son siège”, courait en long et en large
sur la berge, exhortant les hommes à se battre
tout en proférant des menaces grossières, lit-on
dans les écrits de son biographe, Suétone. Les
condamnés à mort tentaient d’éperonner les
navires de l’adversaire pour les couler ou partir
à l’abordage. Ils ferraillaient à coups de glaives
et de javelots, se jetant les uns les autres par-
dessus bord, se taillant mutuellement en pièces…
Ce jour-là, l’eau du lac Fucin s’empourpra du
sang des morts et des blessés. “Le combat, quoique
entre criminels, fut digne des plus braves soldats”,
conclut Tacite, lapidaire. L’empereur et le peuple
s’étaient fort divertis de ce bain de sang.
Courrier international — no 1716 du 21 au 27 septembre 2023
La naumachie n’était pas une nouveauté sous
Claude. La première reconstitution de bataille
navale remonte au temps de César qui, en 46 avant
J.-C., avait célébré sa mainmise quasi absolue
sur l’Empire par une longue série de festivités,
les jeux triomphaux. Sur le Champ de Mars
de Rome, sur les berges du Tibre, il avait fait
aménager un bassin sur lequel des milliers de
rameurs et de matelots, à bord de vaisseaux,
avaient “joué” à la bataille navale.
Pour les Romains, qui, avec les chasses aux
fauves, les combats de gladiateurs et les courses
de chars, disposaient déjà d’une palette de diver-
tissements étoffée, l’expérience était incompa-
rable. “L’annonce de tous ces spectacles avait attiré
à Rome une si prodigieuse affluence d’étrangers que
César avait lancé une mode
que les potentats qui lui
ont succédé allaient suivre,
prenant pour devise :
plus c’est gros, mieux c’est.
la plupart d’entre eux couchèrent sous des tentes,
dans les rues et dans les carrefours, écrit Suétone.
Beaucoup de personnes, entre autres deux séna-
teurs, furent écrasées ou étouffées dans la foule.”
César avait lancé une mode que les poten-
tats qui lui ont succédé allaient suivre, pre-
nant pour devise : plus c’est gros, mieux c’est.
L’investissement financier et la durée des pré-
paratifs des naumachies prirent cependant des
proportions telles que les potentats de Rome
n’en organisèrent qu’une douzaine en trois cents
ans : il fallait creuser et remplir les bassins, fabri-
quer les tribunes, “se procurer” des combattants,
recruter des gardiens, construire les navires…
Il ne s’agissait nullement d’ailleurs de simples
bateaux, mais de trirèmes ou de quadrirèmes.
Dans ces dernières, on dénombrait quatre équipes
de rameurs les unes au-dessus des autres : de tels
navires pouvaient accueillir plusieurs centaines
d’hommes. De véritables vaisseaux de guerre,
en somme, “analogues à ceux qui étaient en ser-
vice dans la flotte romaine”, observe l’historien
[de l’université de Mannheim] Christian Mann.
Ce spécialiste de l’Antiquité le rappelle, il
convient de faire la différence entre les gla-
diateurs et les hommes qui prenaient part aux
naumachies : on pouvait devenir gladiateur
de son plein gré, et beaucoup d’hommes (et
de femmes) luttaient dans les arènes de l’Em-
pire romain pour la gloire et la fortune. Mais
les criminels ou les prisonniers de guerre qui
se produisaient dans ces reconstitutions de
batailles navales n’avaient à l’inverse aucune
échappatoire.
On estime qu’au Ier siècle après J.-C., un combat
de gladiateurs sur cinq seulement se soldait par
la mort, alors que les hommes qui avaient pris
place à bord des navires, eux, étaient condam-
nés. La naumachie prenait fin lorsque tous les
participants étaient morts ou hors d’état de com-
battre – à moins que l’empereur, comme Claude
en 52 après J.-C., ne gracie les rares rescapés.
Les naumachies ne se tenaient pas nécessaire-
ment sur des lacs : l’empereur Néron a fait inon-
der à cette fin des amphithéâtres entiers à Rome
en 57 et en 61 après J.-C., et, selon Dion Cassius
[historien romain du iie siècle], il y a même fait
ajouter des “poissons et autres créatures marines”
afin de parfaire le tableau. Même le Colisée de
Rome servira de théâtre à une naumachie – lors
de son inauguration, en 80 après J.-C.
À l’origine, le Colisée reposait sur des poteaux
de bois, “ce qui permettait de démonter rapide-
ment l’esplanade de l’arène et de mettre le site en
eau pour la naumachie”, révèle Christian Mann.
C’est au IIIe siècle qu’a lieu la dernière nau-
machie connue : l’empereur Philippe l’Arabe
l’organise en 248 pour les 1000 ans de Rome.
Après quoi, plus aucun potentat n’osera, semble-
t-il, mettre sur pied ce type d’événements XXL.
—Manuel Opitz,
publié le 8 août
 Sophia Aram
Bertrand Belin

Barbara Carlotti

Julien Cazarre

Adama Diop

Romain Duris

Camille Étienne

Cécile de France

Fanny Herrero

Le mardi Ivan Jablonka

10 octobre, Thomas Jolly
au Théâtre du Kubra Khademi
Rond-Point Paris Morgan Large

Philippe Madec

Rencontrez Laurent Mauvignier

des artistes Guillaume Meurice

et les journalistes Yolande Moreau

de Télérama Olivier Nakache

November Ultra
Christian Olivier

Mathieu Pernot

Nicolas Philibert

Just Philippot
Pomme
Éric Toledano

Augustin Trapenard

Réservations theatredurond Charline Vanhoenacker

point.fr