PORTRAIT — VICTOR WEMBANYAMA, LE HAUT DU PANIER MOYEN-ORIENT —

LES FEMMES EN FAISEUSES DE PAIX MATHÉMATIQUES — LA MAGIE DU TABLEAU NOIR

Sénégal 3 400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3 600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1 100 XPF, Tunisie 10 DT,

Japon 1 100 ¥, Maroc 48 DH,
Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
No 1739 du 29 février au 6 mars 2024

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courrierinternational.com
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Automobile
LE DÉFI ÉLECTRIQUE
Face à la déferlante de véhicules bon marché made in China,
les constructeurs européens cherchent la parade.
Et pourraient s’allier pour mieux résister.
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4.
LES CHOIX
DE “COURRIER”
CLAIRE CARRARD
Automobile :
le défi électrique
C
’est un cargo qui
annonce une révolution,
celle de la voiture
électrique. Le BYD Explorer
No. 1 est arrivé le 21 février
dans le port de Flessingue,
aux Pays-Bas, et le quotidien
britannique The Times en a fait
le symbole d’un bouleversement
économique majeur à venir :
“L’arrivée de sa cargaison devrait
marquer au choix l’ouverture
d’un nouveau chapitre de la
suprématie industrielle chinoise
ou le début d’une guerre
commerciale.” L’Explorer
transportait “7000 voitures
électriques destinées aux marchés
européen et britannique”,
précise le journal. Le navire est
la propriété de BYD, l’entreprise
chinoise qui vient de détrôner
Tesla en devenant le premier
constructeur mondial de
AFRIQUE p.12
Avec l’Africa
Corps, le Kremlin
reprend la main
Malgré la décapitation
du groupe Wagner avec
l’assassinat de son chef,
Evgueni Prigojine, la Russie
n’a pas déserté le continent.
Elle s’y redéploie simplement
sous un autre nom, comme
l’explique The Independent.
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
voitures électriques. S’il souffre et à moindre coût que tous [leurs] aujourd’hui à un coup de mou de Donald Trump, ont érigé
encore d’un déficit de notoriété concurrents”. “Les modèles sur les ventes de ces véhicules des barrières douanières pour
en Europe, le groupe a fait d’entrée de gamme [de BYD] en Europe. “Parmi les vents empêcher le déferlement des
l’objet de très nombreux se vendent en Chine pour un peu contraires qui soufflent sur le voitures électriques chinoises.
articles dans la presse
étrangère ces derniers mois.
plus de 8000 livres [9350 euros],
quand les Britanniques doivent
secteur, écrit Bloomberg.com,
citons l’abandon des subventions
Ce n’est pas forcément ce que
souhaitent les constructeurs
Au point que nous avions débourser près de 40000 livres [à l’achat de voitures électriques], comme Volkswagen, qui
envisagé dès la fin de septembre [46800 euros]” pour une Tesla, la frilosité des sociétés de location craignent des représailles sur
de monter un dossier sur explique encore The Times. devant l’explosion des coûts leurs activités sur le marché
le déferlement des voitures Le fossé est énorme, et c’est de réparation des véhicules chinois. Et puis, la bataille ne
électriques chinoises, après pour protéger l’industrie électriques et la grogne croissante se joue pas sur un seul terrain.
les déclarations alarmistes automobile européenne, qui des consommateurs en réaction Même s’ils parviennent,
d’Ursula von der Leyen représente 7 % de l’économie à des politiques climatiques à terme, à rivaliser avec
devant le Parlement européen. du continent et emploie qui grèvent leur portefeuille.” les constructeurs chinois,
Face à l’outrageuse domination 13 millions de personnes, Pour sortir du marasme et les Européens demeureront
chinoise en la matière, qu’Ursula von der Leyen et répondre au défi chinois, dépendants de la Chine
Bruxelles avait annoncé la Commission européenne ont avance le site américain, pour tout ce qui concerne
l’ouverture d’une enquête choisi de riposter en dénonçant Volkswagen, Renault les batteries. “La riposte la plus
sur des subventions publiques des subventions cachées et Stellantis envisagent probable reste la réduction des
chinoises déguisées aux de Pékin. Cela d’autant que “l’impensable” : s’allier pour exportations de certains minerais
véhicules électriques, l’Europe affiche des objectifs mutualiser les coûts et les indispensables aux batteries
provoquant la colère de ambitieux en matière de investissements en formant électriques, dont Pékin domine
Pékin et de la presse chinoise. transition écologique et que une sorte d’“Airbus de l’auto”, l’essentiel de l’extraction
Nous en étions là quand les voitures “propres” sont pour reprendre les termes de et de la production”, affirme
l’actualité au Moyen-Orient est au cœur de sa politique : Luca de Meo, PDG de Renault. The Times. Comme l’explique
venue totalement bouleverser en 2035, la vente de véhicules “En dernier recours, au magazine chinois Caixin
notre programmation. thermiques neufs sera interdite les constructeurs pourraient un analyste japonais,
Six mois plus tard, la presse dans l’UE, qui espère, comme le réclamer un renforcement de “la compétition vient à peine
étrangère relance le débat, Royaume-Uni, que les voitures la protection commerciale de commencer”. Bonne lecture.
et nous aussi, car il y a urgence. électriques représenteront et réglementaire”, explique
Les industriels chinois, et alors l’essentiel du marché… Bloomberg.com. Après tout, c’est En couverture : dessin de
notamment BYD, “ont trouvé la Le problème, relève la presse ce qu’ont fait les Américains, Joe Magee, Royaume-Uni,
recette pour produire davantage étrangère, c’est qu’on assiste qui, dès le premier mandat pour Courrier international.
Sommaire
SCIENCES p.40 MEXIQUE p.22 LES SOURCES
La magie Quand les gangs Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international
du tableau de l’avocat
DESSIN DE TIOUNINE, RUSSIE.
sélectionnent et traduisent des
noir incendient la forêt articles tirés de plus de 1500 médias
du monde entier. Voici la liste
Dans l’imaginaire collectif, Dans l’État du Michoacán, exhaustive des journaux, sites et
les mathématiciens dessinent les plantations illégales prolifèrent blogs utilisés dans ce numéro :
des signes abstraits au tableau au bénéfice de groupes armés
pour réfléchir. Dans la vie, qui, raconte The New York Times,
Bloomberg.com (bloomberg.com)
New York, en ligne. The Continent
c’est vrai aussi, constate le site
scientifique Nautilus.
n’hésitent pas à brûler pour cela
des forêts entières.
Johannesburg, hebdomadaire.
The Economist Londres, hebdomadaire.
Foreign Policy Washington, bimestriel.
The Guardian Londres, quotidien.
7 JOURS DANS LE MONDE p.8 The Independent Londres, quotidien.
Irish Independent Dublin, quotidien.
France. Une campagne Nautilus (nautil.us) New York, en ligne.
The New York Times New York,
à 100000 volts quotidien. El País Madrid, quotidien.
San Francisco Chronicle San Francisco,
Rendez-vous annuel des paysans, le Salon de l’agriculture quotidien. Le Soir Bruxelles, quotidien.
The Spectator Londres, hebdomadaire.
s’est transformé en foire d’empoigne, estime Le Soir. The Straits Times Singapour, quotidien.
En toile de fond : un duel d’une violence inouïe entre le camp The Times Londres, quotidien.
présidentiel et le Rassemblement national. USA Today McLean (États-Unis),
quotidien. Die Welt Berlin, quotidien.
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6. Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

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16. Moyen-Orient. Les femmes, Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
actrices essentielles de la paix
Vu d’Allemagne. Pour Judith Godrèche,
édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
20. États-Unis. Trump dans
des applaudissements mais peu d’écho
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
la phase 2 de sa campagne Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
22. Mexique. Quand les gangs Dans le discours qu’elle a prononcé lors de la cérémonie des Césars, l’actrice
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros
(Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
de l’avocat incendient la forêt française a dénoncé les violences sexuelles et l’emprise qu’elle a subies
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
(République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
24. Irlande. L’accueil adolescente de la part de réalisateurs plus âgés. Mais elle a rencontré un Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
des réfugiés se heurte soutien étonnamment faible, observe la Frankfurter Allgemeine Zeitung. 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
aux “éternels oubliés” (Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
28. France. Victor
Wembanyama, le haut du panier
Vu d’Espagne. Des doubleurs (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang

devenus maîtres du cri d’horreur

Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef
30. Corée du Nord. de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël),
Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays
Des perruques et des faux cils L’art du doublage est toujours bel et bien vivant en Espagne, particulièrement du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique
très précieux dans le cinéma d’horreur. Le quotidien de Barcelone La Vanguardia est lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et
Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen
À la une allé à la rencontre de ces doubleurs, toutes générations confondues, devenus (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
Sciences et Signaux, 16 15), Marine Cygler (Sciences et environnement), Annick
32. Automobile, la course des professionnels du cri. Ils livrent leurs astuces et des anecdotes insolites. Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
à l’électrique Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,
Transversales poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
38. Économie. L’IA,
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
une technologie qui aiguise Twitter, Instagram et Pinterest. service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
les intérêts nationaux (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
40. Sciences. La magie anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,

Notre nouveau
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
du tableau noir Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
Hors-série Février-mars 2024

41. Environnement. Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet

Hors-Série
Les séquoias, arbres phénix Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
360° VIVRE AVEC Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline

42. Portfolio. À Curaçao, L’INTELLIGENCE Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández
Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica
Au-delà du phénomène ChatGPT, ARTIFICIELLE Robineau (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
sur la piste des esprits Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
l’IA bouleverse déjà notre existence :
46. Plein écran. “Pour
Au-delà du
phénomène
ChatGPT, l’IA
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage: Maury, 45330 Malesherbes
vie privée et professionnelle, arts, bouleverse déjà
notre existence :
Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Christophe Alexandre, Suraya Alizada,
les femmes, la liberté n’est vie privée et
professionnelle,

justice, guerre… Une révolution numérique Nouhaïla Amari, Nell Antona, Étienne Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Mélina Bourgoin,
…
arts, justice, guerre

parfois qu’une illusion”

Une révolution
numérique Chloé Boyer, Solène Cahon, Aurélie Chateau, Mélissa David, Jeanne Delval,
décryptée par la presse étrangère.
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50. Histoire. La peste et la météo EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX cialdella@mpublicite.fr, 3968), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier
international Steeve Dablin (01 57 28 38 84) Directeur délégué au digital Martin
ont-elles causé la chute de Rome ? Clamart (martin.clamart@mpublicite.fr) Directeur délégué, pôle Agences
François de Ren (francois.deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué,
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un duel d’une violence inouïe entre le camp présidentiel
et le Rassemblement national.
—Le Soir (Bruxelles)
D
eux salles, deux ambiances. À
vingt-quatre heures d’intervalle,
les visites d’Emmanuel Macron
puis de Jordan Bardella au Salon de l’agri-
culture ont livré ce week-end des images
aux contrastes spectaculaires. Des images
qui laisseront des traces.
Ce dimanche [25 février], le président
du Rassemblement national [RN] a pu
déambuler presque normalement dans
les allées du Parc des expositions de la
porte de Versailles, savourant les selfies.
Des heures de visite pour tâter le “cul des
vaches”, comme on le disait sous Chirac.
Mais surtout pour flatter ses potentiels
électeurs à trois mois et demi d’une
élection européenne pour laquelle l’ex-
trême droite a pris un large ascendant
dans les sondages.
Le décalage est saisissant avec le spec-
tacle de la veille. Durant treize heures,
Emmanuel Macron était resté présent
à la porte de Versailles. Mais dans quel
chaos ! [Le président] à peine arrivé,
des dizaines de manifestants déchaînés
avaient forcé les grilles du salon. Des
heurts avaient suivi avec les forces de
l’ordre. Puis ce fut un festival de cris,
d’injures, de bras d’honneur et de bous-
culades. Bilan : huit blessés.
Une nouvelle fois, comme il l’avait déjà
fait durant les grands débats qui avaient
suivi la crise des “gilets jaunes”, le pré-
sident n’a pas eu peur d’aller au contact.
En chemise, manches retroussées, on l’a
vu tenir tête à un parterre ultra-hostile.
Au président, la colère et la détermination.
Aux paysans, la rage et le désespoir. “J’ai
Des mesures à court terme
●●● Le 26 février, tandis que se
tenait un conseil européen des
ministres de l’Agriculture consacré
à la crise actuelle, “des centaines
d’agriculteurs venus de Wallonie et
de Flandre, mais aussi d’Allemagne,
de France, d’Italie, d’Espagne
ou encore du Portugal” se sont
rassemblés à Bruxelles, “bien décidés
à se faire entendre”, raconte Le Soir.
“Pour répondre à la pression des
agriculteurs, les ministres ont validé
des actions de très court terme
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
failli passer à l’acte”, lui a même lancé un
agriculteur, père de deux enfants, quand
il a été question des suicides, nombreux
dans les fermes.
Emmanuel Macron a fait de nouvelles
propositions, après plusieurs gestes déjà
consentis ces dernières semaines. Les
exploitations les plus en difficulté seront
répertoriées avant de déployer une aide
d’urgence, des prix plancher seront assu-
rés, une clause de revoyure est actée
à l’Élysée dans trois semaines avec les
syndicats. Mais si le chef de l’État, en les
tutoyant parfois et en usant d’un langage
peu protocolaire, a réussi à “retourner”
une partie des agriculteurs, qui ont même
fini par l’applaudir, le constat est amer.
La défiance est telle que la parole poli-
tique n’est plus entendue. La sienne, en
tout cas. Et l’extrême droite entend bien
s’engouffrer dans la brèche.
En vantant le nationalisme
comme une arme contre
le libre-échange, l’extrême
droite étend son territoire
dans le monde rural.
Car la crise agricole a dépassé le cadre
du mal-être paysan. Elle sert de carbu-
rant à l’impitoyable bataille qu’ont décidé
de se livrer le camp présidentiel et l’ex-
trême droite.
“Partout où il se déplace, Emmanuel
Macron suscite de la tension, du rejet”, a
taclé Jordan Bardella. Le président du
RN a sorti la sulfateuse : “Le président
est dans une dérive schizophrénique inquié-
tante et dangereuse au regard de sa fonction.
Il tombe probablement dans une forme de
complotisme, de paranoïa qui est le propre
de tout extrême”, a-t-il lancé.
Taxer Emmanuel Macron d’extré-
miste : l’attaque, d’une violence inouïe,
répond aux missiles envoyés la veille
par le locataire de l’Élysée. Emmanuel
Macron avait piqué une colère homé-
rique. “J’ai débattu pendant deux heures et
demie. Mais j’avais en face de moi des gens
proposées par la Commission
européenne”, complète L’Écho.
Parmi elles, “des mesures de
simplification, notamment censées
réduire le nombre de visites
de contrôle administratives dans
les exploitations, ainsi qu’un
assouplissement des obligations
de maintien des prairies permanentes
pour éviter des pertes de revenus”.
Le conseil a demandé à la Commission
de compléter ces mesures
par d’autres, “plus ambitieuses”.
↙ Emmanuel Macron.
Dessin de Ramsés, Cuba.
qui étaient venus avec un projet politique :
servir le RN, avait-il tonné. L’agriculture
mérite mieux que ça. Le projet du RN, c’est
un projet d’appauvrissement du pays par
les extrêmes. L’agriculture française mérite
mieux que ce projet de décroissance et de
bêtise. Le RN, c’est le parti du Frexit. Mais
s’il n’y a pas d’Europe, il n’y a plus d’agri-
culture !” Sur X, Marine Le Pen avait
cinglé : “Sincèrement, il y a encore des
gens qui croient à ce grossier mensonge ?”
Depuis que le RN ne prône plus la sortie
de l’euro, l’extrême droite, en faisant cam-
pagne contre le déclassement et en van-
tant le nationalisme comme une arme
contre le libre- échange, étend son ter-
ritoire dans le monde rural. Comme s’il
s’agissait de tenter une OPA sur un monde
agricole longtemps rétif aux extrêmes.
Il faut se souvenir de l’époque où Jean-
Marie Le Pen était éjecté des carrés de
foin. Désormais, les “bonnets jaunes” de
la Coordination rurale accueillent le RN
comme chez lui. “On est chez nous” ont
même scandé des agriculteurs, comme
dans les meetings lepénistes.
La semaine dernière, le Premier
ministre, Gabriel Attal, qui gérait
jusqu’alors la crise agricole en première
ligne, avait imploré de ne pas faire du
salon l’otage des joutes politiques. C’est
raté. Il lui [a fallu], lui aussi, affronter le
test du “bousculomètre” en se rendant
au salon mardi [27 février].
Le camp présidentiel, après avoir long-
temps tergiversé, semble enfin avoir
choisi sa tête de liste pour les élec-
tions européennes : ce sera Valérie
Hayer, la présidente du groupe Renew
au Parlement européen, croit savoir La
Tribune Dimanche. Le choix de cette fille
de paysans mayennais de 37 ans n’est
évidemment pas anodin en pleine crise
agricole. Mais si certains en doutaient
encore, les voilà pleinement avertis. C’est
bien Emmanuel Macron lui-même et son
Premier ministre, Gabriel Attal, qui sont
dans l’arène.
—Joëlle Meskens,
publié le 25 février
SOURCE
LE SOIR
Bruxelles, Belgique
Quotidien
lesoir.be
Lancé en 1887, Le Soir est, avec
La Libre Belgique, l’un des deux
quotidiens de référence en
Belgique francophone. Riche
en suppléments et pionnier
sur le web, ce titre généraliste
édité par le groupe Rossel a vu
ses ventes s’éroder fortement
au fil des années.
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
UKRAINE
Un tabou
est brisé
Lors d’un sommet organisé
en urgence à Paris,
Emmanuel Macron n’a pas
exclu l’envoi de troupes
en Ukraine, raconte
ce journal espagnol.
—El País, extraits (Madrid)
L De très lourds
undi [26 février], Emmanuel
Macron et ses partenaires euro-
péens ont voulu envoyer un mes-
sage à Vladimir Poutine : deux ans après
le début de l’offensive contre l’Ukraine,
l’Europe est loin de se désintéresser
de la guerre, et elle ne laissera pas la
Russie l’emporter. Car après l’Ukraine,
avance Macron, des membres de l’Union
européenne (UE) ou de l’Otan pour-
raient être les prochains objectifs russes.
L’engagement occidental aux côtés de
Kiev pourrait même briser un tabou :
celui de l’envoi de troupes.
“Il n’y a pas de consensus aujourd’hui
pour envoyer de manière officielle, assumer
et endosser des troupes au sol”, a constaté le
président français lors d’une conférence
de presse à l’issue du sommet de soutien à
l’Ukraine, qui réunissait 27 chefs d’État et
ministres de l’UE et de l’Otan. Cependant,
a-t-il poursuivi, “rien ne doit être exclu. Nous
ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne
puisse pas gagner cette guerre.”
Lors de la conférence et du dîner qui a
suivi, a précisé Emmanuel Macron, l’envoi
de troupes a été évoqué parmi les options
de renforcement de l’aide à l’Ukraine. Et il a
plaidé “l’ambiguïté stratégique” de la France
sur ce sujet, sans préciser si son pays était
pour ou contre cette option. Avant la ren-
contre, le Premier ministre slovaque, Robert
Fico, présent à Paris, avait déjà annoncé
que l’envoi de troupes était à l’ordre du
↓ Dessin de Martirena,
Cuba.
jour pour
ces discus-
sions, ajoutant
que la perspec-
tive lui faisait “froid
dans le dos”.
Il n’est pas anodin
que Macron, au moment
de résumer les dis-
cussions, soit allé
jusqu’à la présen-
ter comme une hypo-
thèse vraisemblable, ou en
tout cas digne d’être men-
tionnée. Quand, à l’hi-
ver 2022, on parlait de
“proposer des sacs de cou-
chage et des casques”, a-t-il
rappelé, on dit aujourd’hui
qu’“il faut agir plus vite et plus
fort pour avoir des missiles et
des chars”. Il a asséné : “Tout est possible,
si c’est utile pour atteindre notre objectif.”
Parmi les autres initiatives ayant émergé
de cette rencontre : l’émission commune
d’une dette pour financer l’aide militaire à
l’Ukraine, proposée par l’Estonie, et l’achat
de munitions hors d’Europe pour soute-
nir l’effort de guerre ukrainien. Il a éga-
lement été décidé de créer une coalition
afin de faciliter la fourniture de missiles
de moyenne et longue portées.
“Premièrement, la Russie ne peut ni ne
doit gagner cette guerre en Ukraine, pour
l’Ukraine elle-même, a déclaré Macron dans
son discours d’ouverture. Deuxièmement,
Un accueil glacial
●●● Le 27 février, au lendemain des
déclarations d’Emmanuel Macron sur
le possible envoi de troupes, la plupart
des alliés de l’Ukraine ont pris leurs
distances, rapporte The Guardian.
Le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie,
l’Espagne, la Suède, la République
tchèque, la Pologne et la Hongrie ont
exclu une telle initiative, tout comme
le secrétaire général de l’Otan, Jens
Stoltenberg. Le Kremlin, pour sa part,
a laissé entendre qu’un conflit entre
la Russie et l’Alliance atlantique serait
inévitable si des États membres de l’Otan
envoyaient des troupes combattre
en Ukraine. À Kiev, Pavlo Klimkine,
ancien ministre des Affaires étrangères,
a quant à lui appuyé l’idée sur le site
de la chaîne 24 : “Je suis un grand fan de
cette approche. […] Cela peut représenter
pour nous une version ‘light’ de l’Otan.”
nous sommes en train d’assurer notre sécu-
rité collective d’aujourd’hui et de demain.”
Le chef de l’État a également rappelé les
récentes cyberattaques et campagnes de
désinformation orchestrées par la Russie,
et a ajouté, au sujet d’une future menace
militaire au-delà de l’Ukraine : “Le consen-
sus, l’analyse collective [des pays participants]
est que, d’ici quelques années, il faut s’at-
tendre à ce que la Russie attaque lesdits pays.”
L’Europe, selon cette analyse, doit aider
l’Ukraine, parce qu’une victoire de la
Russie encouragerait Poutine à attaquer
d’autres pays. Et défendre l’Ukraine en
lui apportant une aide militaire et finan-
cière, c’est défendre l’Europe.
Les dirigeants ont essayé d’enrayer
le pessimisme ambiant des opinions
publiques quant à l’issue des combats.
Et ils ont confirmé leur engagement sans
faille aux côtés du pays agressé. Mais ils
doivent aussi dissiper les doutes gran-
dissants sur leurs capacités à fournir à
temps le volume d’armes et de munitions
nécessaires à l’Ukraine pour freiner les
avancées russes.
Ce sommet, à l’initiative d’Emmanuel
Macron, répondait à l’urgence du moment.
Premier motif d’inquiétude, immédiat : le
blocage au Congrès américain de l’aide à
Kiev, qui laisse désormais les Européens
seuls à soutenir l’Ukraine. Autre motif, à
moyen terme : la crainte, avec une éven-
tuelle victoire de Donald Trump à l’élec-
tion présidentielle de novembre, de voir
la première puissance mondiale abandon-
ner l’Europe à son sort.
“Si nous ne nous dotons pas de moyens
pour faire plus et mieux de manière décisive
[pour l’Ukraine], nous courons le risque de
céder trop de terrain aux Russes”, disait à
la veille du sommet un conseiller du pré-
sident français, qui a tenu à rester ano-
nyme. L’objectif de la rencontre, selon lui :
“Envoyer un signal fort au président Poutine
pour lui faire comprendre que, premièrement,
il ne gagnera pas et que, deuxièmement, nous
ne sommes pas fatigués et nous sommes au
contraire plus déterminés que jamais.”
Parmi les points abordés par les diri-
geants à Paris, la question de l’accéléra-
tion de la production de munitions pour
l’Ukraine ou de leur achat à d’autres pays
était au cœur des discussions. “Il faut
pouvoir leur livrer plus d’obus, soulignait
le conseiller de l’Élysée. Nous en achète-
rons là où il y en aura.”
En filigrane ressortait également la ques-
tion des pays qui apportent le plus ou le
moins d’aide à l’Ukraine. Pour la France,
loin derrière l’Allemagne selon le classe-
ment de l’Institut économique de Kiel,
il ne faut pas chercher à quantifier seu-
lement la valeur économique des armes
envoyées, mais surtout leur efficacité sur
le théâtre des opérations.
—Marc Bassets,
publié le 27 février
7 JOURS. 9
À la une
“DEUX ANS DE GUERRE”,
titrait sobrement le 24 février
le Taggespiegel, choisissant
de publier une photo d’un soldat
ukrainien et de sa femme.
Dans un éditorial, le journal
centriste appelle l’Occident
et les soutiens de l’Ukraine,
Allemagne en tête, à un
“virage décisif”, alors que
“le pessimisme s’est généralisé”
et que le pays “perd bataille
sur bataille”. “Il n’en va pas
seulement de l’existence de
l’Ukraine, mais de la sécurité de
l’Europe. Si Kiev tombe, l’Europe
sera en danger immédiat.”
Contexte
bilans
●●● “Environ 31 000 soldats
ukrainiens ont été tués depuis
le début de la guerre”, rapporte
Kyiv Independent en reprenant
le bilan communiqué par Volodymyr
Zelensky, le 25 février. Le président
ukrainien n’avait jamais évoqué
publiquement le nombre de tués
dans les rangs ukrainiens. “Je ne
donnerai pas le nombre de blessés,
car la Russie saurait alors combien
ont quitté le champ de bataille”,
a-t-il déclaré, ajoutant que
des dizaines de milliers de civils
avaient été tués dans les zones
occupées. Les Occidentaux
estiment que les pertes
ukrainiennes sont plus proches
de 70 000. Volodymyr Zelensky
a aussi affirmé que 180 000 soldats
russes avaient trouvé la mort et
que quelque 300 000 autres
avaient été blessés. Le 24 février,
le site russe en exil Meduza a
publié sa propre estimation. Selon
lui, les pertes russes atteignaient
à la fin de 2023 “75 000 hommes”.
Un chiffre qui pourrait avoisiner
les 83 000 en prenant en compte
les deux premiers mois de 2024.
10. 7 JOURS Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

RUSSIE

Alexeï Navalny était-il Record boursier Décrocher la Lune

sur le point d’être libéré?

JAPON — Pour
l’occasion, le
Nihon Keizai
Shimbun a
Selon Maria Pevchikh, présidente de la Fondation sorti une édi-
anticorruption d’Alexeï Navalny, l’opposant aurait pu tion spéciale :
le 22 février,
bénéficier d’un accord sur un échange de prisonniers. l’indice Nikkei
de la Bourse de Tokyo a atteint
en fin de journée 39098 points
et battu ainsi le précédent record
de 38915 points, établi en 1989.
Le 26 février, il a même clôturé
← Dessin à 39233,71 points. Le moteur de
de Tom paru cette progression, “c’est le secteur
dans Trouw, automobile”, précise le journal.
Amsterdam. Toyota, par exemple, bénéficie
de la chute du yen face au dollar,
ce qui lui permet d’accroître ses
ventes à l’étranger. Pour l’éco-
nomie japonaise, le symbole est
fort. Car le record de 1989 avait
été suivi de l’éclatement de la
bulle financière et d’une stagna-
tion sans fin. Une période appelée
les “trente ans perdus”. L’espoir
est donc grand de voir enfin le
bout de ce tunnel.
Double salto
arrière
ESPACE — Dans la nuit du 22 au
23 février, le module Odysseus de
la société américaine Intuitive
Machines, qui transportait des
équipements de la Nasa, s’est
posé sur la Lune. Une première
pour une entreprise privée. Mais
aussi le premier alunissage pour
les États-Unis depuis la mission
Apollo 17, en 1972. “Même si cette
expédition était bien plus modeste
que les missions Apollo […], la
Nasa espère ainsi ouvrir la voie
à une petite révolution : des vols
spatiaux économiques à travers
le Système solaire”, commente
The New York Times.
Un ex-président
sur la sellette
HONDURAS —
“Quel que soit le
verdict du tri-
bunal de New
York, le mal est
fait : l’image de
tout un pays est
abîmée”, com-
mente le quotidien El Heraldo.
À sa une du 22 février, un dessin
montre le procureur américain

L
e 19 février, Ioulia Navalnaïa, veuve
d’Alexeï Navalny, avait assuré que
Vladimir Poutine était derrière la
mort de son mari et qu’elle connaissait ses
motivations. “Et voilà que Maria Pevchikh,
présidente de la Fondation anticorruption de
Navalny, a révélé le pourquoi de ces propos”,
assure Meduza. Le 26 février, le journal
russe en exil s’est fait l’écho d’une vidéo
choc, diffusée par l’équipe de Navalny sur
YouTube. Maria Pevchikh y assure que
juste avant sa mort, l’opposant politique
était sur le point d’être libéré.
D’après elle, Navalny et “deux citoyens
américains” auraient dû être échangés
“Poutine n’étant pas prêt
à laisser partir Navalny, il
CEDEAO — Réunie en sommet David Robles pointant du doigt
Mais alors que les négociations tou- ex traordina ire à Abuja le l’ex- président Juan Orlando
chaient “à leur fin”, le Kremlin aurait 24 février, la Communauté éco- Hernández, dont le procès s’est
changé d’avis. Alexeï Navalny serait mort nomique des États d’Afrique de ouvert deux jours plus tôt à
le 16 février, au lendemain de discussions l’Ouest (Cedeao) a partiellement New York : “Cet homme a envoyé des
cruciales. “Et comme Poutine voulait abso- levé les sanctions imposées l’été tonnes de drogue” aux États-Unis.
lument obtenir la libération de Krasikov, dernier au Niger. Aurait-elle L’ancien président (2014-2022)
mais qu’il n’était pas prêt à laisser partir plié face au Niger, au Mali et au avait été extradé aux États-Unis
Navalny, affirme Pevchikh, il a décidé de Burkina Faso, qui ont annoncé quatre mois à peine après la fin
‘se débarrasser de sa monnaie d’échange’ et le 28 janvier leur intention de de son second mandat, accusé
d’attendre une prochaine occasion.” la quitter ? Une décision qui, d’avoir aidé à la contrebande d’au
Avec ces accusations non vérifiées de déplore Le Djely, s’est opérée moins 500 tonnes de cocaïne.
manière indépendante, “les proches de “sans contrepartie”. Un “double Juan Orlando Hernández, qui
Navalny ont laissé sortir une révélation salto arrière”, résume pour sa clame son innocence, risque la
stupéfiante”, a réagi Bild. Le tabloïd alle- part L’Observateur Paalga. prison à vie.
mand avait été le premier média à évo-
quer d’éventuelles négociations pour
la libération de Navalny le 16 février,
parlant de “scénario explosif”. Vladimir
Poutine lui-même avait fait allusion à un

a décidé de ‘se débarrasser
de sa monnaie d’échange’.”
“MEDUZA”, JOURNAL RUSSE EN EXIL
contre Vadim Krasikov, emprisonné en
Allemagne pour l’assassinat par balles de
Zelimkhan Khangochvili, un Géorgien issu
de la minorité tchétchène, en 2019, dans
le parc berlinois du Petit Tiergarten. Le
milliardaire russe Roman Abramovitch
aurait notamment été chargé de travailler
à un tel accord avec l’équipe de Navalny,
les États-Unis et l’Allemagne.
possible échange de prisonniers. Dans
une interview avec l’ex-présentateur de
Fox News Tucker Carlson, il avait laissé
entendre que la Russie pourrait relâcher
le journaliste du Wall Street Journal Evan
Gershkovich, accusé d’espionnage, en
échange de Vadim Krasikov.
Interrogés à propos des allégations de
Maria Pevchikh, des porte-parole des
autorités allemandes et américaines se
sont refusés, l’un comme l’autre, à tout
commentaire.
—Courrier international
538000
YUANS, SOIT PRÈS DE 70000 EUROS, c’est le coût moyen
de l’éducation d’un enfant en Chine jusqu’à l’âge de 18 ans.
Le chiffre a été publié le 23 février par l’Institut Yuwa de
recherche démographique de Pékin et est repris par le Yangzi
Wanbao. Il est 6,3 fois supérieur au PIB par habitant chinois.
Ces frais, qui sont les plus élevés après ceux de la Corée
du Sud, plombent la natalité dans le pays. Il y a donc urgence
à agir, assène le grand journal du soir de Nankin, notamment
pour soutenir les mères dans leur carrière professionnelle.
Alors que l’Ukraine connaît son deuxième hiver de guerre, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL se tient aux côtés
des populations les plus affectées par les combats et leurs conséquences.
Au plus proche de la ligne de front, dans des zones récemment libérées ou difficilement accessibles,
SOLIDARITÉS INTERNATIONAL assure un accès à l’eau potable, distribue des moyens de se chauffer ou de
réparer les habitations endommagées et fournit des articles d’hygiène ou nécessaires à la vie du foyer.

Agissez avec nous sur solidarites.org

Avec le soutien de
12. Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

d’un
continent
↓ Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant,

à l’a ut r e.
Moscou.

Moyen-Orient... 16 estiment des obser vateurs Benghazi, et se sont également

afrique Amériques...... 20 occidentaux qui analysent les rendus en République centrafri-

Europe ........ 24 activités russes en Afrique du
France ......... 28 Nord et au Sahel.
Un projet de base navale russe
Asie ........... 30
est de nouveau envisagé à Port-
Soudan, sur la mer Rouge, où les
houthistes se battent contre les
bâtiments de guerre américains
et britanniques qui protègent
une voie de navigation inter-
nationale stratégique. Wagner
caine, au Burkina Faso, au Mali
et au Niger – autant de pays où
Wagner s’est installé, ou tente
de le faire, après que les forces
occidentales sous commande-
ment français ont été obligées
de se replier sous la pression des
régimes militaires locaux.
Comme le dit un spécialiste
occidental des questions de sécu-

Géopolitique.
a entamé les travaux prépara-
toires sur le projet portuaire.
Le groupe est depuis longtemps
implanté au Soudan, où il four-
rité : “La Russie est bien sûr concen-
trée sur l’Ukraine, et son influence
au Moyen-Orient, autrefois incon-
tournable, a clairement diminué.

Avec l’Africa Corps,

nirait des armes aux deux camps Elle pense qu’un retour sur la scène
dans la guerre civile, tout en est désormais possible, et Wagner,
s’enrichissant grâce au commerce quel que soit le nom qu’on lui donne
illégal de l’or. à l’avenir, est un paravent très pra-

le Kremlin
Nouvelle offensive. D’anciens
com ma nda nts de Wa g ner
auraient été identifiés en Libye, à
tique. La différence, maintenant,
c’est que la société va passer nette-
ment plus sous le contrôle direct du

reprend la main
leur arrivée sur la base aérienne
d’Al-Khadim, dans l’Est, ainsi
qu’à Syrte et Al-Djoufrah, dans
le Centre, des régions aux mains
du maréchal Khalifa Haftar, le
chef rebelle soutenu par Moscou
Malgré la décapitation du groupe Wagner avec l’assassinat de son chef, dans le conflit qui déchire le pays
Evgueni Prigojine, la Russie n’a pas déserté le continent. Elle s’y redéploie depuis la chute de Mouammar
Kadhafi.
simplement sous un autre nom, comme l’explique ce média britannique. Moscou s’efforcerait en outre
d’exploiter la colère du Sud global
face à ce qui est perçu comme
l’incapacité de l’Occident, en
particulier des États-Unis et
—The Independent, a pris part à l’ambitieuse cam- sérieux, bien organisés, et donc du Royaume-Uni, à condam-
extraits (Londres) pagne contre les forces britan- beaucoup d’hommes prennent leur ner Israël pour les événements

A
lors que les rumeurs de
guerre ne cessent d’en-
fler au Moyen-Orient,
où les affrontements se mul-
tiplient dans plusieurs pays,
faisant craindre un élargisse-
ment du conflit, les mercenaires
du Groupe Wagner entrent de
nouveau en action. Huit mois
après l’échec de la marche de
Wagner sur Moscou, six mois
après la disparition d’Evgueni
Prigojine et de ses principaux
commandants quand son avion
a été détruit en plein vol, un
acte de vengeance de Vladimir
Poutine, les combattants sont
appelés à reprendre du service
avec la bénédiction du Kremlin.
Les immensités enneigées de
l’Ukraine ont été remplacées par
le sable et la savane de l’Afrique.
Et ils se rassemblent sous une
nouvelle bannière – l’Africa
Corps, un nom qui évoque le sou-
venir de l’Afrikakorps allemand
du maréchal Erwin Rommel, qui
niques et alliées en Libye pendant
la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce scénario de plus en
plus explosif, l’ancien Groupe
Wagner consolide sa présence
en Libye et au Soudan, dans
une région particulièrement
instable, tout en se renforçant
dans des États africains où il
s’est substitué aux forces occi-
dentales en repli.
“Ça a l’air d’être des
gens sérieux, et donc
beaucoup d’hommes
prennent leur off re
en considération.”
Sergueï, ANCIEN COMBATTANT
DE WAGNER
Beaucoup d’anciens combat-
tants de Wagner souhaiteraient
rejoindre le Corps. Sergueï, qui
a servi pour Wagner en Syrie
et en Ukraine avant de partir
juste avant la tentative de putsch,
déclare : “Ça a l’air d’être des gens
offre en considération. Ils sont
doués sur le plan psychologique.
Ils soulignent que beaucoup de sol-
dats ont du mal à se réadapter à la
vie civile, et on sait bien que c’est
vrai. En guise d’avertissement, ils
rappellent ce qui est arrivé à cer-
tains de ceux qui avaient servi en
Afghanistan, en Tchétchénie. Ils se
sont mis à boire, à se droguer, ils
se sont retrouvés en prison, leur
mariage a mal fini. Reprendre du
service, c’est un moyen d’éviter ça.”
“Il y a beaucoup de gens qui
regrettent le temps où ils étaient
chez Wagner, ajoute-t-il. Au début,
c’était un groupe à part. Pas ce qui
s’est passé en Ukraine, avec les
détenus et les autres gens inutiles
qui ont été appelés, mais comment
c’était au début, formé de soldats de
métier, beaucoup qui venaient des
forces spéciales. Et Africa Corps,
c’est aussi un nom à part dans la
guerre, hein? Un nom historique.”
Moscou tient à saisir les occa-
sions que lui offre la crise, à
exploiter l’instabilité actuelle,
à Gaza, qui ont fait pour l’ins-
tant plus de 26000 morts, d’après
le ministère de la Santé palesti-
nien [de Gaza, contrôlé par le
Hamas]. L’Afrique du Sud
a pris la tête de ceux qui
accusent l’État hébreu
devant la Cour inter-
nationale de jus-
tice, la plus haute
instance judiciaire
des Nations unies,
de commettre un
génocide à Gaza.
Ce qu’Israël dément
avec véhémence.
Le vice-ministre de la
Défense russe, Iounous-
Bek Evkourov, et le général
Andreï Averianov, du GRU,
le renseignement militaire
russe, jouent un rôle essentiel
dans la nouvelle offensive
du Kremlin en Afrique.
Les deux hommes sont
partis en Libye
pour rencon-
trer Haftar à
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
Kremlin qu’avec des gens comme
Prigojine et ses associés. On ne sau-
rait nier qu’il y a une sorte de vide
dans le domaine de la sécurité après
ce qui s’est passé avec les Français
en Afrique de l’Ouest, un vide que
la Russie tente de combler à l’aide
d’une société de sécurité privée.”
Ce sont des blogueurs mili-
taires russes qui, les premiers,
ont annoncé la création de
l’Africa Corps en tant que succes-
seur de Wagner. L’information
a été con f i r mée pa r Igor
Korotchenko, ancien colonel
et rédacteur en chef de la revue
Natsionalnaïa Oborona (“Défense
nationale”), proche du ministère
de la Défense, à Moscou.
Le Corps cherche à reprendre
à son compte le rôle jusque-là
dévolu à Wagner, qui avait d’im-
portants intérêts en Afrique, où
la société assurait la sécurité
de régimes et d’autocrates en
échange de paiements, souvent
sous la forme de droits miniers
lucratifs.
Après que le président Poutine
a semblé lui pardonner sa tenta-
tive de putsch, Prigojine a effec-
tué une tournée en Afrique
pour garantir à ses clients
que Wagner continuerait à
assurer ses services avec
le soutien du gouverne-
ment russe. “Prigojine a
été filmé dans la région
avant le crash
de son avion. La région est en quête
de soutien, et le Kremlin tient main-
tenant à lui prouver qu’il y est tou-
jours engagé”, commente Riley
Moeder, analyste du New Lines
Institute, un groupe de réflexion
situé aux États-Unis.
“L’Africa Corps
sera nettement plus
sous le contrôle
direct du Kremlin.”
UN SPÉCIALISTE OCCIDENTAL
DES QUESTIONS DE SÉCURITÉ
E v kou rov e t Aver ia nov
connaissaient tous deux Prigojine
– une association qui n’avait
rien d’amical. Evkourov a été
exhibé en tant que prisonnier
de Prigojine quand les forces
de Wagner ont investi la ville
de Rostov, durant les premières
heures de la tentative de putsch
– une honte publique que le vice-
ministre de la Défense n’a pas
oubliée. Averianov et le GRU ont
été accusés d’avoir été impliqués
dans le complot qui a abouti à
l’assassinat de Prigojine et de
son état-major, et qui aurait été
orchestré par Nikolaï Patrouchev,
patron du Conseil de la sécurité
nationale du Kremlin.
Dans des posts sur Telegram,
l’Africa Corps a évoqué le fait
qu’une “ouverture” se présentait
pour des recrues potentielles en
Afrique, parce que certains États
du continent se détournaient de
l’Occident. Parmi les exemples
cités se trouvait le retrait des
forces françaises du Mali et du
Niger. “Maintenant, alors que
la Russie a gagné en force et
défié le monde entier, elle
a plus que jamais besoin
de combattants profes-
sionnels”, disait un des
posts.
Insignes Wagner.
Le Corps mettait l’ac-
cent sur le fait que sa
hiérarchie se compo-
sait de commandants
expérimentés ayant
servi dans des unités
d’“élite” et de “spé-
cialistes” tant dans
les forces armées
que dans les socié-
tés de séc u r ité
privées russes.
Dont certains,
dit-on, auraient
travaillé pour
Wagner. Les anciens membres
du groupe étaient invités à sou-
mettre leur candidature ; ils
seraient accueillis avec respect
et seraient autorisés à arborer
les insignes de Wagner sur leurs
uniformes en même temps que
ceux de l’Africa Corps.
La campagne de recrutement
promettait des salaires élevés,
payés au besoin en devises étran-
gères, un commandement et des
services de santé compétents et
professionnels, et des avantages
sociaux comprenant des com-
pensations généreuses pour les
familles de combattants blessés
ou tués en service.
Sergueï, l’ancien de Wagner,
qui réside actuellement dans
un pays d’Europe centrale, pré-
cise : “Il y a un autre sujet sur
lequel ils ont aussi été très positifs.
Beaucoup de gens qui sont partis
de chez Wagner craignaient d’être
poursuivis pour la mobilisation
[la tentative de putsch], même s’ils
n’étaient pas impliqués. Et là, eux,
ils disent que le fait d’avoir été chez
Wagner ne pose pas de problème,
et que c’est même un bon point.
La seule règle, pour ce qu’on en
sait, c’est que les gens de Wagner
qui ont rejoint la Rosgvardia – la
garde nationale russe – après [le
coup d’État] doivent y rester, ils
ne peuvent pas être transférés.”
Reste à savoir ce qu’il advien-
dra de l’Africa Corps dans le
monde impitoyable du Kremlin
et des mercenaires russes.
—Kim Sengupta,
publié le 3 février
SOURCE
THE INDEPENDENT
Londres, Royaume-Uni
independent.co.uk
Fondé en 1986, The Independent
est l’un des grands titres de la
presse britannique. C’est aussi
le premier quotidien généraliste
à être devenu un journal tout
en ligne. Durant l’ère Thatcher,
l’équipe avait fait le pari
de publier un quotidien qui ne
soit affilié ni aux conservateurs
ni aux travaillistes. Aujourd’hui,
The Independent est clairement
de gauche. Il se distingue
de ses concurrents par
son indépendance d’esprit,
son engagement proeuropéen
et ses positions libérales
sur les questions de société.
AFRIQUE. 13
MAGHREB
Lutte d’influence
entre Alger et Rabat au Sahel
En réponse aux projets marocains en cours dans
la région, Alger a annoncé le 13 février la création
de zones franches avec cinq “pays frères”.
D
ans une allocution donnée D’ailleurs, observe le site d’in-
en visioconférence, le formation marocain Le 360, “le
13 février, à l’occasion Mali et le Niger se sont totalement
de la 41e réunion du Comité émancipés de l’inf luence algé-
d’orientation des chefs d’État et rienne et se tournent vers d’autres
de gouvernement du Nouveau pays, dont le Maroc, à la faveur
Partenariat pour le développe- notamment de l’initiative royale
ment de l’Afrique (Nepad), le conduite par Mohammed VI lui-
président algérien, Abdelmadjid même : l’Alliance atlantique [le
Tebboune, a annoncé “la créa- Maroc a accueilli les trois pays de
tion de zones franches avec des l’AES et le Tchad dans ce cadre le
pays frères, à commencer par la 23 décembre].”
Mauritanie, puis les pays du Sahel Et de titrer : “Le pipeau de trop
tels que le Mali et le Niger, outre la du président Tebboune”. Selon
Tunisie et la Libye”, rap- Le 360, la décision du
porte le journal algé- président algérien
rien El-Moudjahid. serait motivée par
Selon ce quoti- son exaspération face
dien d’État, la pre- REVUE aux “projets concrets
mière zone franche DE PRESSE en cours d’exécution
commerciale devrait par le Maroc au Sahel
voir le jour au premier semestre et en Afrique de l’Ouest”.
de 2024, dans la wilaya de Tindouf, L’annonce de la création de
limitrophe de la Mauritanie. Le ces zones de libre-échange coïn-
chef de l’État a déjà ordonné cide avec un ballet diplomatique
l’allocation d’une enveloppe de entre les pays sahéliens et les
29,5 milliards de dinars (environ deux voisins maghrébins. Le
202 millions d’euros) à cette fin. 8 décembre, relate le site nigé-
Lors de son a llocution, rien Aïr info, une délégation de
Abdelmadjid Tebboune n’a pas “la République sœur d’Algérie” est
manqué de rappeler “les projets arrivée à Agadez, carrefour com-
d’envergure à dimension conti- mercial très dépendant de ses
nentale lancés” par Alger, note échanges avec Alger. À la tête de
Aujourd’hui au Faso, tels que cette délégation, Abed Hallouz,
“la route transsaharienne reliant patron de l’Agence algérienne de
six pays africains ou encore le projet coopération internationale pour
de la route reliant la ville de Tindouf la solidarité et le développement,
et celle de Zouerate, en Mauritanie” a passé en revue les projets de la
et “le gazoduc transsaharien qui coopération algéro-nigérienne,
transportera le gaz du Nigeria vers motivée par la volonté d’Alger de
l’Europe, en passant par l’Algérie”. “partager le progrès avec son voi-
Une énumération qui illustre sinage par le biais de la solidarité”.
l’offensive de charme de l’Algérie, Quatre jours plus tard, le
alors qu’elle est “en train de perdre Premier ministre nigérien, Lamine
pied au Sahel”, estime le quotidien Zeine, se rendait à Rabat. Au-delà
burkinabè. des relations déjà “anciennes et
Les relations entre Alger et fructueuses” entre le Niger et le
Bamako se sont en effet dégra- Maroc, cette visite, résume le
dées fin décembre. Or le Mali, média marocain Tel Quel, visait
le Burkina Faso et le Niger, pays le “raffermissement des relations
enclavés désormais rassemblés de coopération entre les États du
sous la bannière de l’Alliance Sahel et le royaume”.
des États du Sahel (AES), gèrent Algérie comme Maroc, chacun
ensemble la reconfiguration de semble donc jouer ses cartes pour
leurs partenariats, et font bloc charmer l’AES.
dans les prises de décision. —Courrier international
14. AFRIQUE
KENYA
William Ruto,
opportuniste
en chef
Il a été élu président en 2022 en proposant
un programme axé sur les besoins
des classes populaires kényanes.
Mais depuis, il a d’autres ambitions.
—The Continent
(Johannesburg)
L
e mot “débrouillard” peut
désigner une personne
qui a de l’ambition, qui
déborde d’énergie et d’esprit d’ini-
tiative. Mais il a aussi le sens de
“filou”, “escroc” ou “arnaqueur”.
Au cours de sa première année au
pouvoir, l’autoproclamé “débrouil-
lard en chef” de la nation kényane,
le président William Ruto, a mani-
festement transformé son diction-
naire des synonymes en check-list.
Sur la scène internationale,
William Ruto se positionne
comme la voix de l’Afrique, don-
nant haut et fort son opinion sur
des questions telles que le chan-
gement climatique, la suprématie
du dollar et les partenariats désé-
quilibrés entre le Nord et le Sud.
Mais, dans le secret des conseils
d’administration, le “roi de la
débrouille” est le chouchou des
institutions de Bretton Woods
[le Fonds monétaire internatio-
nal et la Banque mondiale] parce
qu’il a le don de tout transformer
en marchandise. Le Kenya est
son hameçon, et les gains sont
énormes : de luxueux voyages à
l’étranger, un budget multiplié
par trois pour son épouse, de pos-
sibles pots-de-vin pour les légis-
lateurs, la rénovation du palais
présidentiel selon ses goûts et
des montres à 50 000 dollars à
son poignet.
Sa position sur le changement
climatique est révélatrice. Il fait
tout pour être vu comme la Greta
Thunberg du Kenya : il assiste reli-
gieusement aux événements pour
le climat et a organisé la première
Semaine africaine du climat, où il
s’est rendu en voiture électrique.
Il pointe du doigt les gros pollueurs,
a instauré une journée nationale
de plantation d’arbres, promis
une énergie 100 % renouvelable
d’ici à 2030 et appelé à une cam-
pagne mondiale en faveur d’une
“taxe carbone”. Mais, lorsqu’on
gratte ce vernis, on constate que
William Ruto a tendance à mini-
miser la menace existentielle posée
par le changement climatique et
à orienter plutôt son discours vers
les “possibilités” qu’il ouvre.
Accords secrets. Les crédits
carbone, par exemple, sont pour
lui un moyen de tirer des profits de
la nature kényane. C’est ainsi que
des millions d’hectares de forêt
ont été attribués à des étrangers
dans le cadre d’accords secrets. La
seule chose que le “débrouillard
en chef” ait à faire, c’est expul-
ser les Kényans de leurs terres.
Nairobi, capitale des raouts environnementaux
●●● Ce 21 février, nous
apprend Press Afrik, plus
de 86 États et 83 partenaires
non étatiques, ONG et autres
associations, se sont réunis
à Nairobi pour travailler à
l’élaboration d’un programme
commun de lutte contre la
crise climatique. C’est aussi
à Nairobi que des délégations
du monde entier s’étaient
réunies du 13 au 19 novembre
2023 afin de définir les détails
du premier traité d’envergure
internationale visant à lutter
contre la pollution plastique.
Et, en septembre 2023, la
capitale kényane accueillait
l’Africa Climate Summit,
À en croire l’image qu’il se
donne, il serait le président des
pauvres. Pourtant, 70000 emplois
et un nombre incalculable de
petites entreprises ont disparu
dans l’année qui a suivi son arri-
vée au pouvoir. William Ruto
a surclassé son prédécesseur,
Uhuru Kenyatta, en emprun-
tant deux fois plus d’argent au
cours des huit premiers mois de
son mandat. Et la valeur du shil-
ling kényan a dégringolé jusqu’à
un niveau historiquement bas.
Le montant des défauts de
paiement enregistrés par son
“Fonds des débrouillards”, un
programme de microcrédit des-
tiné à financer des microentre-
prises, aurait atteint 9,9 milliards
de shillings [59 millions d’euros]
en onze mois.
Confrontés à la brutalité fiscale
de leur leader, les Kényans ont pris
qui avait débouché sur
une déclaration commune
appelant à un allègement
de la dette des pays, à la mise
en place de taxes carbone
et à des investissements
dans les énergies propres,
indiquait alors The Nation.
En moins d’un an, Nairobi
a donc servi de cadre à trois
sommets sur les questions
environnementales. Un signe
de la préoccupation pour
l’écologie affichée par William
Ruto. Mais, dans la presse du
continent, cette ostentatoire
préoccupation du président
kényan ne fait pas illusion.
“[Il] s’est positionné,
no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
l’habitude de l’appeler “Zakayo”,
une allusion à Zachée, le collecteur
d’impôts de la Bible [dans l’Évan-
gile de Luc], parce qu’au fur et à
mesure que les comptes du pays
ont viré au rouge il s’est contenté
d’instaurer de nouvelles taxes ou
de nouveaux impôts. Les spécia-
listes ont qualifié de “razzia dans
les poches des citoyens” son inten-
tion de prélever 1,5 % de plus sur
les revenus par le biais d’une nou-
velle taxe sur le logement. Les
hommes de loi semblent partager
leur avis, puisque la Haute Cour
et la Cour d’appel se sont pro-
noncées contre le projet.
Alors peut-être est-ce son
image de “dirigeant choisi par
Dieu” qui lui correspond le
mieux ? Pour comprendre ses
inclinations idéologiques, il faut
avoir en tête son parcours poli-
tique. En 1992, la Youth for Kanu
astucieusement mais
malhonnêtement, comme
le leader panafricain du
climat et s’est autoproclamé
porte-parole africain de
la croissance verte”, estimait
ainsi à la fin de 2023 le site
kényan The Elephant. Qui
accusait aussi Ruto d’utiliser
ses racines paysannes pour se
dépeindre comme “proche de
la terre”, alors qu’il est avant
tout un grand propriétaire
terrien. Ses investissements
dans “l’agriculture climato-
intelligente […] l’enrichiront
sans aucun doute au
détriment de la plupart
des agriculteurs”.
← Dessin de John Nyagah
paru dans The East African,
Nairobi.
(YK’92) [une organisation de
jeunes militants du parti Union
nationale africaine du Kenya, ou
Kanu] a permis à Daniel Arap Moi,
alors l’homme fort du Kenya, de
rester au pouvoir à l’issue de l’un
des scrutins les plus frauduleux
et sanglants qu’ait connus le pays.
William Ruto, qui dirigeait alors
la YK’92, a assuré l’avenir poli-
tique de son mentor. Mais ce pre-
mier accomplissement l’a engagé
sur un chemin pavé de violence,
qui l’a conduit devant la Cour
pénale internationale [CPI] pour
son rôle dans les massacres qui
ont suivi les élections de 2007
[William Ruto avait été inculpé
de crimes contre l’humanité :
meurtre, déportation, persécu-
tion et transfert forcé de popula-
tion]. Dans son pays, sa proximité
avec les fondamentalistes chré-
tiens est primordiale pour blan-
chir son image d’assassin [il est le
premier président chrétien évan-
gélique du Kenya].
Infirmières. À l’étranger,
William Ruto fait la cour à l’em-
pire [américain], qui le regar-
dait avec dégoût il y a dix ans, en
signant tous les projets néolibé-
raux qu’on lui met sous le nez.
Il est heureux d’exporter de la
main-d’œuvre partout, même
vers des pays exploiteurs ou
racistes tels qu’Israël, le Liban,
l’Arabie saoudite, les Émirats
arabes unis et l’Allemagne. Il peut
ainsi parler à ses amis de Bretton
Woods de l’argent envoyé par les
infirmières kényanes exerçant à
l’étranger, pendant que les hôpi-
taux du pays souffrent de pénu-
ries de personnel.
William Ruto est passé maître
en machiavélisme et continue de
tirer toutes les ficelles à sa portée
pour rester sur la scène politique.
C’est ce qui lui a permis de sur-
vivre à la plupart des acteurs de
la politique kényane [ou à ses
rivaux], et d’être lavé, aussi bien
au Kenya qu’ailleurs, des accu-
sations portées contre lui par la
CPI [William Ruto, alors vice-
président, a obtenu un non-lieu
en avril 2016].
Il ne recule devant rien, que ce
soit salir ses pairs ou se présen-
ter comme un allié du Sud tout
en vendant son pays au capital.
La débrouille façon William Ruto
marchera peut-être. Mais pour
lui, et lui seul.
—Catherine Amayi,
publié le 3 février
 08-17.03.2024
GENÈVE
En partenariat avec

FIFDH 2024 © Photographie : Benoît Paillé Design : studiobad.ch

FIFDH.ORG
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Moyen-Orient.
Les femmes, actrices
essentielles de la paix
Palestiniennes et Israéliennes assument depuis des décennies un rôle majeur
dans la promotion de la paix, souligne cette autrice. Elle suggère qu’elles soient
associées aux négociations en cours liées à la guerre entre Israël et le Hamas.
—Foreign Policy, extraits
(Washington)
A
lors que la guerre entre
Israël et le Hamas fait
rage dans la bande de
Gaza, on peine à entrevoir la fin
du conflit. Depuis des décennies,
pourtant, un mouvement de plus
en plus vaste de femmes palesti-
niennes et israéliennes imagine
et appelle vigoureusement à une
coexistence pacifique entre les
deux peuples.
Trois jours à peine avant l’at-
taque du Hamas du 7 octobre 2023,
des milliers de femmes issues de
deux mouvements de défense
de la paix se sont retrouvées
devant le Monument de la tolé-
rance à Jérusalem pour mani-
fester et marcher ensemble.
Les Israéliennes du mouve-
ment Women Wage Peace [“Les
femmes œuvrent pour la paix”]
portaient des drapeaux bleus, et
les Palestiniennes de l’associa-
tion Women of the Sun [“Les
femmes du soleil”] des drapeaux
jaunes. Les manifestantes des
deux camps ont rejoint les rives
de la mer Morte – réputée depuis
l’Antiquité pour ses vertus cura-
tives –, où elles ont dressé une
table et sorti des chaises, en
symbole de leur volonté d’une
reprise des négociations [israélo-
palestiniennes] afin de parvenir
à une solution politique.
Le mouvement Women Wage
Peace est apparu en réaction à
l’opération Bordure protectrice,
l’offensive terrestre israélienne
lancée à l’été 2014 sur la bande
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
de Gaza. “Nous, mères palesti-
niennes et israéliennes, sommes
déterminées à mettre fin au cercle
vicieux de l’effusion de sang”, lit-on
en préambule de leur manifeste
commun, “L’Appel des mères”.
Leur campagne, qui a mis neuf
mois à aboutir, visait à s’entendre
sur un programme unique exi-
geant une solution politique dans
un délai limité.
Voix absentes. Elles ont ins-
tallé une table pour souligner
l’importance du dialogue et de la
participation des femmes au pro-
cessus décisionnel. Mais depuis
que la guerre entre Israël et le
Hamas a éclaté [au lendemain du
7 octobre], les voix des femmes
sont largement absentes des
négociations et des consultations.
Assurer la participation des
femmes n’est pas une question
d’équité ou de justice, ni même
d’inclusion. Il s’agit de gagner
la paix. En 2014, Laurel Stone,
alors chercheuse à l’université
américaine Seton Hall [dans le
New Jersey], a réalisé une analyse
quantitative de 156 accords de
paix conclus au fil du temps. Elle
“Je suis déterminée
à m’investir
pour nous assurer
un avenir meilleur.”
UNE MILITANTE
DE WOMEN OF THE SUN
a constaté que lorsque les femmes
sont impliquées dans le proces-
sus de décision – en tant que
négociatrices et médiatrices –,
la probabilité qu’un accord dure
au moins deux ans augmentait
de 20 %.
En Israël et à Gaza, les femmes
devront jouer un rôle de premier
plan dans la mise en œuvre de
tout nouvel accord entre Israël
et la Palestine, a déclaré Yael
Braudo-Bahat, codirectrice de
Women Wage Peace. Malgré
l’assassinat de sa cofondatrice,
Vivian Silver, 74 ans, par le
Hamas, le 7 octobre, elle souligne
que son mouvement est toujours
aussi étroitement lié à l’associa-
tion palestinienne Women of
the Sun. “Nous poursuivons nos
projets, nous travaillons ensemble
et nous ne nous en cachons pas,
assure-t-elle. Ce pourrait être
dangereux pour nos homologues
palestiniennes, mais elles sont
remarquablement courageuses.”
B ie n que de nombre u x
Palestiniens souhaitent la paix,
d’autres estiment que “la paix,
c’est la normalisation”, confiait
une militante de Women of the
Sun par WhatsApp, choisissant
de ne signer que des initiales
M. H. afin de préserver son ano-
nymat et sa sécurité. Certains
Palestiniens pensent qu’“il est
honteux de traiter avec Israël”,
ajoutait-elle, car cela pourrait
laisser entendre que l’attitude
et la politique des Israéliens à
l’égard des Palestiniens sont tolé-
rables. “Je crois que nous devons
nous impliquer activement dans le
processus de collaboration, même
si certains veulent y voir une nor-
malisation, poursuivait M. H. Je
suis déterminée à m’investir pour
nous assurer un avenir meilleur.”
↙ Dessin de Kianoush,
Iran.
S’il est vrai qu’au chapitre des
droits des femmes et de leur rôle
décisionnel, le bilan d’Israël ne
cesse de se détériorer, les femmes
sont engagées dans la guerre en
tant que politiciennes, militaires
et civiles. Sur la scène politique,
elles ont accompli des progrès
notables pour parvenir à l’éga-
lité entre les sexes, bien que
sur les 32 ministres nommés au
gouvernement l’an dernier [en
octobre 2023], il n’y avait que cinq
femmes. L’une a été limogée lors
de la fermeture récente du minis-
tère de l’Avancement de la condi-
tion féminine [en janvier 2024].
À Gaza, la réalité des femmes
est bien plus difficile pour ce
qui est de l’accès aux postes à
responsabilités. Elles ne par-
ticipent généralement pas aux
activités politiques publiques
et n’occupent pas de fonctions
publiques, bien que le Hamas
ait nommé en novembre sa pre-
mière femme porte-parole, en
la personne d’Isra Al-Modallal,
âgée de 23 ans.
Au début du conflit, sur les
quinze membres du bureau
politique du Hamas, il n’y avait
qu’une seule femme, Jamila
Al-Shanti, 68 ans. Mme Al-Shanti,
qui était également l’une des
fondatrices du mouvement des
femmes du Hamas, a été tuée
lors d’une frappe aérienne israé-
lienne le 19 octobre. “On entend
une rhétorique étonnante et des
beaux discours, même de la part
des dirigeants palestiniens, déclare
Dalal Iriqat, maîtresse de confé-
rences à l’Université arabe amé-
ricaine de Cisjordanie. Mais dans
les faits, je ne trouve que très peu de
femmes au niveau décisionnaire.”
Dans les territoires palesti-
niens comme en Israël, les orga-
nisations féminines ont pourtant
une longue histoire d’engagement
politique. Les femmes palesti-
niennes ont créé des structures
sociales telles que des dispen-
saires et des orphelinats pour les
Palestiniens déplacés à la suite de
la guerre israélo-arabe de 1948.
Au lendemain de la guerre des
Six-Jours, en 1967, alors que les
structures politiques s’étaient
effondrées et que Gaza et la
Cisjordanie étaient sous occu-
pation israélienne, des femmes
de toutes origines sociales sont
apparues sur le devant de la scène.
C’est grâce aux réseaux qu’elles
ont constitués qu’un nouveau
groupe de militantes s’est imposé
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
↘ – “Cessez le…” – “FEU !” Dessin
de Niels Bo Bojesen paru dans
Jyllands-Posten, Danemark.
en décembre 1987, lorsque l’exas-
pération des Palestiniens face au
régime israélien a débouché sur
la première Intifada (“soulève-
ment”). Derrière cette révolte
palestinienne largement non vio-
lente, il y avait une forte mobi-
lisation sociale, économique et
politique menée par les femmes.
Les dirigeants politiques pales-
tiniens ont reconnu le rôle cen-
tral des femmes dans l’intifada,
ce qui a ouvert la voie aux négo-
ciations avec Israël. Ils ont ainsi
intégré trois femmes à la délé-
gation qui a participé aux pour-
parlers de paix au Moyen-Orient,
qui ont abouti à la conférence de
Madrid, en octobre 1991.
En fin de compte, les dirigeants
en exil de l’Organisation de libé-
ration de la Palestine (OLP) ont
ignoré le processus de Madrid
pour entamer des pourparlers
secrets avec Israël, qui ont abouti
[en septembre 1993] aux accords
d’Oslo, axés sur la sécurité, et à
la création de l’Autorité palesti-
nienne. Sous l’effet conjugué du
nouveau gouvernement, de l’oc-
cupation israélienne et de l’échec
des accords d’Oslo, les idéaux
démocratiques et les droits des
femmes se sont peu à peu érodés.
Engagement risqué. Le gou-
vernement palestinien compte
aujourd’hui trois femmes, dont
la ministre des Affaires fémi-
nines, bien que les femmes aient
encore à se battre pour l’égalité
des chances et la prévention des
violences.
“Les femmes s’abstiennent
généralement de militer en poli-
tique, témoigne une militante de
Cisjordanie qui a préféré garder
l’anonymat pour des raisons de
sécurité. Elles ont peur de s’engager
dans des activités politiques, parce
qu’elles seront jetées en prison ou
s’exposeront à toutes sortes de vio-
lences.” Elle ajoute que les condi-
tions sont encore pires pour les
femmes lorsque les financements
sont limités, ainsi que sous le
régime du Hamas.
Selon Serena Awad, une béné-
vole gazaouie qui vit maintenant
à Rafah, les femmes gazaouies
dirigeaient et géraient de nom-
breux aspects de l’action huma-
nitaire. Elles travaillent pour
les Nations unies et dans des
organisations sanitaires, cultu-
relles, de protection de l’enfance,
de défense des droits humains,
sportives et juridiques.
“J’ai subi six agressions, et à
chaque fois, j’attends que vienne
mon tour de mourir, confie Serena
Awad, 24 ans. Ce que je veux que le
monde sache, c’est que les femmes
de Gaza sont comme toutes les
autres femmes : nous faisons des
études, nous travaillons, nous avons
notre propre famille, mais nous
souffrons.”
Les femmes israéliennes et
palestiniennes qui travaillent à
la construction de la paix disent
avoir besoin de davantage de
soutien international. Les orga-
nisations féminines sont notoi-
rement sous-financées, même
dans les périodes les plus favo-
rables. Selon les estimations de
l’Association pour les droits de
la femme dans le développement
“On entend de beaux
discours, mais dans
les faits, très peu
de femmes sont à un
niveau décisionnaire.”
Dalal Iriqat, ENSEIGNANTE
À L’UNIVERSITÉ ARABE
AMÉRICAINE DE CISJORDANIE
(Awid), pas plus de 0,4 % des
fonds mondiaux liés au genre ali-
mentent directement les caisses
des organisations de défense des
droits de la femme.
Pour 2024, Women of the Sun
dispose d’un budget d’environ
100 000 dollars [93 000 euros],
contre environ 1 million de dol-
lars [930 000 euros] pour Women
Wage Peace, selon les respon-
sables de ces organisations.
Le Qatar, les États-Unis et
l’Égypte conduisent actuelle-
ment des négociations pour
tenter de mettre fin au conflit
entre le Hamas et Israël. Ces
pays et d’autres acteurs régio-
naux – parmi lesquels la Jordanie,
Israël et l’Autorité palesti-
nienne – s’étaient déjà dotés de
plans d’action nationaux recon-
naissant l’impact particulier de
la guerre sur les femmes et le
rôle crucial des femmes pour
promouvoir la paix.
S’ils ont réellement une volonté
politique de les faire partici-
per, les Israéliens comme les
Palestiniens disposent d’un
vaste vivier de militantes dans
lequel ils peuvent puiser pour
les négociations et les discus-
sions officielles et en coulisses.
Une liste d iversif iée de
12 femmes israéliennes et
palestiniennes qualifiées pour
participer à de telles négocia-
tions a été transmise à l’ambas-
sade des États-Unis et à d’autres
ambassades et organismes inter-
nationaux par le “Projet 1325”
[ainsi nommé en référence à la
résolution 1325 de l’ONU, qui
met en avant le rôle prépondé-
rant des femmes dans la résolu-
tion des conflits], dirigé par des
militantes de l’association des
Femmes avocates pour la justice
sociale, plus connue en Israël
sous le nom d’“Itach Ma’aki”.
Yael Braudo-Bahat a exhorté
les décideurs à impliquer dès
à présent les femmes dans les
négociations, sans attendre
la fin des violences. “Le lende-
main de la guerre, c’est hier… Nous
devons commencer maintenant”,
insiste-t-elle.
À Gaza, l’eau a un goût de
poison, il fait un froid glacial
et Serena Awad, la jeune béné-
vole, maigrit à vue d’œil. Elle
a demandé à une douzaine de
femmes leaders de Gaza ce qui,
selon elles, permettrait de trou-
ver une solution au conflit et de
faire en sorte que les femmes
participent aux négociations.
Aucune n’a pu lui donner de
réponse. Elles étaient occupées
à leurs missions humanitaires
et n’avaient plus de réseau télé-
phonique ni d’accès à Internet.
Dalal Iriqat, qui enseigne à
l’Université arabe américaine,
n’a qu’un seul souhait : “Que
quelqu’un comprenne que si les
femmes sont à la manœuvre et
s’impliquent, un accord plus
stratégique pourrait tenir.”
—Xanthe Scharff,
publié le 2 février
SOURCE
FOREIGN POLICY
Washington, États-Unis
Bimestriel, 75 000 ex.
foreignpolicy.com
Fondé en 1970 dans le but
de “stimuler le débat
sur les questions essentielles
de la politique étrangère
américaine”, Foreign Policy
a longtemps été une revue
académique avant de devenir
un bimestriel en 2000.
Son ambition aujourd’hui :
être le premier “magazine
sur la politique, l’économie
et les idées internationales”.
MOYEN-ORIENT. 17
Vers un cessez-le-feu
à Gaza ?
Les discussions en vue d’une trêve dans l’enclave
palestinienne pendant le ramadan semblent
avancer. Mais Benyamin Nétanyahou s’est dit
déterminé à lancer une offensive sur Rafah.
U
n accord sur un cessez- et le Hamas, ont présenté à une
le-feu qui permettrait la délégation israélienne les “nou-
libération des derniers veaux contours” d’un compro-
otages dans la bande de Gaza ; le mis sur une trêve des combats
lancement d’une offensive mili- de six semaines lors de laquelle
taire terrestre sur Rafah ; ou les 40 otages – femmes, enfants,
deux ? À l’heure où ces lignes sont femmes soldats, personnes âgées
écrites, mardi 27 février, toutes et malades – seraient libérés en
ces options étaient encore sur échange de la libération de 200
la table du gouvernement et du à 400 prisonniers palestiniens
cabinet de guerre israélien de détenus en Israël et de l’entrée
Benyamin Nétanyahou. d’aide humanitaire. L’État hébreu
Le Premier ministre israélien “a donné une réponse de principe
s’est donné pour objectifs de positive” à cet accord, croit savoir
guerre de démanteler le Hamas, le quotidien israélien Ha’Aretz.
responsable des attaques sans Le Hamas, lui, réclame un
précédent du 7 octobre sur le cessez-le-feu permanent à Gaza.
sol israélien, qui ont fait plus Mais si, après des discussions
de 1 100 morts, en majorité des entre les leaders du mouvement à
civils, et de libérer les personnes Gaza et les dirigeants politiques
encore aux mains du mouvement qui se trouvent à Doha, le Hamas
islamiste dans l’en- donnait son accord de
clave palestinienne principe, “l’intention
– 130 otages, dont est d’essayer de par-
31 seraient morts. venir à un accord final
C’est sur ce second REVUE avant le début du rama-
volet que les choses DE PRESSE dan”, qui commence le
semblent évoluer 10 ou le 11 mars pro-
dans le bon sens. “Optimisme chain. “Mon espoir est que d’ici
prudent pour une nouvelle trêve à lundi prochain [4 mars], nous
Gaza”, titrait le journal libanais ayons un cessez-le-feu”, a déclaré
L’Orient-Le Jour dans son édi- le président américain, Joe Biden.
tion du lundi 26 février. Cependant, le Premier ministre
Le vendredi 23 février à Paris, israélien a réaffirmé dimanche
des responsables des États-Unis, 25 février dans l’émission Face
du Qatar et de l’Égypte, qui font the Nation sur la chaîne améri-
office de médiateurs entre Israël caine CBS qu’il restait déterminé
18. MOYEN-ORIENT
à lancer une offensive militaire
terrestre à Rafah, même en cas
d’accord sur une trêve.
Avec cette opération dans la
grande ville de l’extrême sud de
la bande de Gaza, frontalière de
l’Égypte, considérée comme le
dernier bastion du Hamas dans
l’enclave, Israël ne serait qu’“à
quelques semaines” d’une “victoire
totale”, a assuré Nétanyahou.
Selon un dernier bilan du
ministère de la Santé du Hamas,
la riposte militaire israélienne
aux attaques du 7 octobre a fait
environ 30 000 morts dans la
bande de Gaza. De nombreux
pays, dont les États-Unis, princi-
pal allié d’Israël, ont mis en garde
l’État hébreu contre une opéra-
tion terrestre de grande enver-
gure à Rafah et ses environs, où
s’entasse désormais la majorité
de la population de Gaza – plus
de 2 millions de personnes –
déplacée par les combats, dans
des conditions humanitaires
désastreuses.
Face à ces préoccupations,
l’armée israélienne a présenté
au cabinet de guerre un plan
d’“évacuation” des civils des
“zones de combat” dans la bande
de Gaza, notamment à Rafah.
C’est aussi par Rafah que passe
l’essentiel de l’aide humanitaire,
limitée, dans l’enclave. Et de ce
point de vue, le chef des Nations
unies, António Guterres, a averti
lundi 26 février qu’une offen-
sive à Rafah “sonnerait le glas”
des programmes d’aide dans la
bande de Gaza.
Une perspective qui aggraverait
encore la situation humanitaire
dans l’enclave, dont la popula-
tion est menacée d’une “famine
de masse”. Surtout dans le nord
du territoire, où résident encore
environ 300 000 Gazaouis et où
l’acheminement de l’aide huma-
nitaire est devenu quasiment
impossible.
“La situation dans la ville de
Gaza et le nord [de l’enclave] est
véritablement catastrophique, au
vu de la pénurie de nourriture et
d’eau potable”, témoigne un habi-
tant au média panarabe Sky News
Arabia. Depuis quelques jours,
certains “utilisent du fourrage”
pour les animaux mélangé à de
la farine “pour fabriquer du pain”
et sont obligés, faute de mieux,
de se rabattre sur des denrées
avariées, raconte notamment le
quotidien palestinien Al-Ayyam.
—Courrier international
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
↙ Dessin de Chappatte paru
dans International
IRAN Herald Tribune, États-Unis.
Verrouiller pour mieux femme morte après avoir été arrêtée puis
battue par la police des mœurs pour
régner ?
port “inapproprié” du voile. La contes-
tation, qui s’est répandue dans tout le
pays, a été violemment réprimée, avant
de s’éteindre. Mais le feu couve toujours
Les Iraniens sont appelés aux urnes le 1er mars pour élire sous la cendre.
leurs représentants au Parlement. Mais le régime islamique Arrivé au pouvoir en 2021, le président
s’est employé à écarter tous les candidats réformateurs. conservateur Ebrahim Raïssi et le camp
auquel il appartient tentent de verrouil-
ler davantage un pouvoir politique de
plus en plus contesté. Pour les législa-
tives de 2024, il n’y aura “plus de compé-
tition entre conservateurs et réformistes”,
s’est réjoui, pour sa part, le journal Iran
Newspaper, proche du pouvoir. Les réfor-
mateurs “ont refusé de se présenter sous
prétexte que leurs candidats seraient dis-
qualifiés”, mais “en réalité ils avaient peur
de l’échec”, d’après le quotidien.
Le boycott des élections a conduit à
la “formation du plus grand alignement”
entre diverses forces politiques, “des
réformateurs aux opposants du régime à
l’étranger”, constate Radio Farda. “Ce
niveau de consensus parmi un grand nombre
de forces politiques” est “sans précédent”
dans l’histoire de la République isla-
mique. Désormais, le régime iranien est
“confronté à sa plus grande crise de légiti-
mité”, assure le média d’opposition.
Mais les conservateurs au pouvoir
ne veulent visiblement rien entendre.
Parallèlement aux législatives, ils se sont
employés à écarter tous les réformateurs
et à limiter le nombre de candidats pour
l’élection, prévue également le 1er mars,
des membres de l’Assemblée des experts,
D
chargée de désigner le successeur du guide
epuis des semaines, les dirigeants supérieures du système” politique du pays suprême, Ali Khamenei, âgé de 84 ans.
du régime iranien exhortent les ainsi que l’“indifférence des parlementaires En effet, le Conseil des gardiens de
61 millions d’électeurs à se rendre aux protestations” sont les principales la Constitution a approuvé seulement
vendredi 1er mars dans les bureaux de raisons du désintérêt des Iraniens pour “144 des plus de 500 candidats” en lice pour
vote, souvent des écoles ou des mos- cette nouvelle échéance électorale, rap- les 88 sièges de cet organe-clé, rapporte
quées, pour élire leurs 290 représentants porte de son côté le journal Hammihan. le journal conservateur Javan. La quasi-
au Parlement pour un nouveau mandat De nombreuses figures de l’opposition, totalité des personnalités réformatrices
de quatre ans. au sein de la diaspora mais et modérées ont été disquali-
Plongé dans une crise économique aiguë aussi à l’intérieur de l’Iran, ont fiées, notamment l’ancien pré-
et en proie l’an dernier à un soulèvement d’ailleurs appelé ouvertement sident modéré (de 2013 à 2021)
populaire inédit, le pouvoir fait face à un au boycott des élections. Fait Hassan Rohani, membre de ce
enjeu crucial, d’autant que le précédent inédit, le Front des réformes, REVUE collège depuis 1999.
scrutin de 2020 avait été marqué par principale coalition de partis DE PRESSE “Ce n’est plus une élection, mais
un fort recul du taux de participation : réformateurs (qui font partie une allégeance” au futur guide
seulement 42,6 % des électeurs avaient de la République islamique ; à distinguer suprême, a ainsi déploré le quotidien
voté, le plus faible pourcentage depuis la des partis ou formations d’opposition en réformateur Etemad.
révolution islamique de 1979. exil), a déclaré qu’il n’aura aucun candi- La disqualification de Rohani et d’autres
Selon le dernier sondage mené par dat à ces législatives, “vides de sens” et membres du “clergé traditionnel” révèle
le gouvernement et relayé par le quo- “sans concurrence”. la crainte au sein du pouvoir d’“un déclin
tidien Etemad, la participation dans Cité par le journal Hamdeli, le vice-pré- de la position des religieux et des conser-
l’ensemble du pays risque de s’élever à sident de cette coalition, Mohsen Armin, vateurs sur l’échiquier politique”, estime le
35 %, tandis qu’à Téhéran, la capitale, a justifié cette décision par l’absence de journal iranien réformateur Hammihan.
elle devrait atteindre seulement 18 %. “Il liberté, un espace politique de plus en plus “La République islamique se referme pro-
semble que même certains groupes conser- “verrouillé” et une société “très en colère”. gressivement sur elle-même et évolue vers
vateurs n’aient aucun espoir d’un taux de La “participation aux élections n’aboutira à une structure qui s’appuie uniquement sur
participation élevé aux prochaines élec- aucun changement”, a-t-il regretté. les fondamentalistes en excluant toutes les
tions”, avance le journal. L’Iran a connu des manifestations forces traditionnelles et laïques”, regrette
Le “manque de confiance dans les auto- sans précédent après la mort, en sep- le quotidien.
rités”, la “corruption dans les sphères tembre 2022, de Mahsa Amini, une jeune —Courrier international
 présentent

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 20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. Trump
dans la phase 2
de sa campagne
Après sa victoire à la primaire de Caroline du Sud,
il est désormais prêt à en découdre directement avec Joe Biden.
Et présente son rival comme la véritable “menace
pour la démocratie” américaine.
CARTOON MOVEMENT
—USA Today, extraits
(McLean, États-Unis)
N
ikki quoi ? ? Après sa victoire contre
Nikki Haley à la primaire du New
Hampshire, le 23 janvier, Donald
Trump avait pris un malin plaisir à tour-
ner sa rivale en ridicule, se moquant de sa
façon de s’habiller comme de ses propos.
Après l’avoir battue à plates coutures à la
primaire de Caroline du Sud, le 24 février, il
n’a même pas prononcé son nom. Bienvenue
dans la nouvelle phase de la campagne
présidentielle américaine.
De son côté, Nikki Haley a réaffirmé
son intention de rester dans la course à
l’investiture républicaine, et dit avoir les
finances nécessaires pour se maintenir au
moins jusqu’au Super Tuesday, le 5 mars
[lire ci-contre]. Mais après la débâcle enre-
gistrée dans son État d’origine, où elle a été
battue avec 20 points d’écart, l’ancienne
gouverneure de Caroline du Sud ne semble
plus avoir aucune chance de priver Donald
Trump de l’investiture républicaine.
“La campagne des primaires s’est termi-
née ce soir, a aussitôt fait savoir l’équipe de
Trump dans une déclaration écrite. Il est
temps de s’intéresser à l’élection présiden-
tielle pour battre Crooked Joe [Joe l’Escroc].”
Une stratégie que Trump avait hâte
d’adopter. Le 24 février, dans son discours
de victoire en Caroline du Sud, et un peu
plus tôt devant la CPAC [Conservative
Political Action Conference, la conférence
annuelle des conservateurs américains,
qui s’est tenue du 21 au 24 février], l’an-
cien président a concentré ses attaques sur
Joe Biden. “On sera là le 5 novembre, et on
regardera Joe Biden, et on lui dira : ‘Joe, tu
En route vers le Super Tuesday
●●● Le 5 mars se tiendra
le Super Tuesday. Ce mardi-là,
quinze États et un territoire
américains organiseront leurs
primaires de façon simultanée.
Pour les républicains, c’est
le temps fort des primaires :
un tiers des délégués nécessaires
à une investiture par le parti sont
en jeu. À la date du 27 février,
Donald Trump avait déjà 110 délégués
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
es viré’”, a promis Donald Trump, repre-
nant sa célèbre citation de l’émission de
télé-réalité The Apprentice, qu’il a animée
de longues années. “Dégage, Joe ! T’es viré !”
Ces deux discours marquent un tour-
nant dans la campagne de Donald Trump
et nous éclairent sur la stratégie qu’il a
choisie pour sa troisième candidature à
l’élection présidentielle américaine. “Le
Parti républicain n’a jamais été aussi uni
qu’aujourd’hui”, s’est-il félicité.
Alors qu’il faisait face à une dizaine
d’adversaires au début de la campagne,
Donald Trump s’est imposé lors des quatre
premiers scrutins des primaires républi-
caines, en Iowa, dans le New Hampshire,
dans le Nevada et en Caroline du Sud. Sur
le plan national, il peut se targuer d’avoir
reçu le soutien de la quasi-totalité des élus
républicains, qui ont déjà fait leur choix.
Jamais dans l’histoire récente la désigna-
tion d’un candidat à la présidentielle n’a
été aussi peu disputée.
Famille. Et pourtant, on ne peut pas dire
que le Parti républicain soit aujourd’hui une
grande famille unie, du moins pas encore.
Après tout, 40 % des électeurs républi-
cains en Caroline du Sud se sont pronon-
cés pour Nikki Haley. “Ce n’est pas une
infime minorité”, a souligné la candidate.
Et la plupart de ses partisans ne sont pas
prêts à se ranger derrière Donald Trump.
Plus d’un tiers des électeurs républicains
aux primaires, soit 35 %, seraient “mécon-
tents” si celui-ci remportait l’investiture du
parti. Et jusqu’ici un électeur républicain
sur cinq en Iowa, dans le New Hampshire et
en Caroline du Sud a déclaré qu’il ne vote-
rait pas pour Donald Trump en novembre.
Si le soutien des républicains est suffi-
sant pour permettre à Donald Trump de
remporter l’investiture du parti, il ne le sera
pas pour être élu à la Maison-Blanche. Le
candidat aura besoin d’autres voix, notam-
ment celles des électeurs indécis vivant
dans les banlieues résidentielles, et peut-
être même celles de certains démocrates.
Son équipe espère en particulier ral-
lier une partie de l’électorat noir, histo-
riquement acquis aux démocrates. C’est
pour cette raison que Donald Trump
de son côté, contre 20 pour Nikki
Haley. Au total, il faut être soutenu
par 1 215 délégués pour être
officiellement désigné candidat
républicain. La convention nationale
républicaine, au cours de laquelle
sera désigné le candidat du parti,
se tiendra à Milwaukee du 15 au
18 juillet. Du côté des démocrates,
la convention nationale se déroulera
du 19 au 22 août à Chicago.
↙ Nikki Haley à Donald Trump :
“Eh ! Le vieux !” Dessin
de Paolo Calleri, Allemagne.
s’est exprimé, à la veille de la primaire de
Caroline du Sud, au gala de la Fédération
conservatrice noire à Columbia. Il a été
rejoint sur scène par des élus républicains
noirs en vue, comme l’ancien ministre du
Logement et de l’Urbanisme Ben Carson ou
le sénateur de Caroline du Sud Tim Scott.
“De nombreuses personnes disent que si les
Noirs m’aiment autant, c’est parce que, eux
aussi, ils ont été maltraités et victimes d’in-
justices”, a-t-il affirmé [en faisant allusion
à ses déboires judiciaires], avant d’ajouter
que les Africains-Américains “raffolent”
des tee-shirts avec sa photo d’identité
judiciaire prise lors de son interpellation
en Géorgie. Des propos jugés “offensants”
par Nikki Haley et “insultants”, “idiots”
et “tout bonnement racistes” par Cedric
Richmond, qui codirige l’équipe de cam-
pagne de Joe Biden.
Pour l’instant, Donald Trump ne pro-
gresse pas beaucoup auprès de l’électo-
rat noir. D’après un récent sondage d’USA
Today et de l’université Suffolk, il ne béné-
ficie du soutien que de 12 % des électeurs
noirs, soit le même pourcentage qu’en 2020.
Les républicains y voient cependant une
ouverture, puisque la popularité de Joe
Biden auprès des Africains-Américains a
plongé depuis 2020 : elle est passée de 87 %
à 63 %, un électeur noir sur cinq déclarant
préférer se reporter sur d’autres candidats.
“Ce qu’il y a en face”. Joe Biden décrit
Donald Trump comme un homme dan-
gereux, un despote en puissance qui veut
démanteler l’Otan, priver les femmes du
droit d’avorter et qui va mettre en péril les
institutions et la démocratie. Ces attaques
participent d’une volonté de faire de la pré-
sidentielle non pas un vote sur le bilan de
Biden, mais un choix entre lui et Trump.
“Ne me comparez pas au Tout-Puissant,
répète régulièrement Joe Biden, comparez-
moi à ce qu’il y a en face.”
Ces derniers jours, Donald Trump lui
aussi se prête au jeu des comparaisons.
Selon lui, la frontière sud du pays était plus
sûre, l’économie plus florissante et l’insé-
curité plus faible quand il était président
(des affirmations hautement discutables).
Devant la CPAC, il s’est adressé aux
femmes des banlieues résidentielles, les
mettant en garde contre les “gangs” de
migrants “qui vont envahir leurs quartiers”
si Joe Biden est réélu. “Chaque bulletin de
vote pour Trump est un laissez-passer pour
la liberté, a-t-il martelé. C’est votre passe-
port pour sortir de la tyrannie et votre seul
moyen d’échapper à l’aller simple pour l’en-
fer que nous promet Biden.”
Trump a ensuite retourné les critiques
de Biden contre ce dernier. “Joe Biden met
en danger notre démocratie, c’est un fait, a
déclaré Trump. C’est une vraie menace pour
la démocratie.”
—Susan Page,
publié le 25 février
 CO2402
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Pour toute question, contactez notre service clients par e-mail à abo@courrierinternational.com ou par téléphone au 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGVU sont consultables et téléchargeables à cette adresse : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
22. AMÉRIQUES
—The New York Times,
extraits (New York)
C
’était [en 2022]. Le sommet
de la montagne était
noyé dans la brume. Les
camions remplis d’hommes armés
sont arrivés, puis les flammes
sont apparues et se sont propa-
gées à travers la forêt de pins et de
chênes majestueux où les gens du
coin allaient chercher des cham-
pignons. Une fois la forêt détruite
par le feu, les camions sont reve-
nus, cette fois chargés de plants
d’avocatier qui se sont retrouvés
dans des plantations éparpillées
sur la montagne.
“On n’avait jamais vu un incen-
die d’une telle ampleur”, déclare
Maricela Baca Yépez, 46 ans,
employée municipale de Patuán,
une ville blottie sur le plateau
volcanique où les Purépecha [un
peuple amérindien du Michoacán]
vivent depuis des siècles.
Voracité américaine. Les forêts
de l’ouest du Mexique sont rasées
à une vitesse ahurissante pour
satisfaire la voracité des États-
Unis pour les avocats. Criminels,
propriétaires terriens, fonction-
naires et chefs de communauté
corrompus sont impliqués et n’hé-
sitent pas à s’emparer de terres
appartenant à des particuliers en
toute illégalité. Toutes les opé-
rations de déforestation ayant
pour but la production d’avo-
cats réalisées ces vingt dernières
années sont selon toute probabi-
lité contraires au droit mexicain,
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
Mexique. Quand quatorze pins à maturité, explique
Jeff Miller, qui a écrit une his-
toire mondiale de l’avocat : “On
les gangs de l’avocat
plante des forêts d’arbres à feuilles
caduques très gourmands en eau
et on détruit des forêts de conifères
incendient la forêt
beaucoup moins gourmands en eau :
c’est tout simplement massacrer
l’environnement.”
Certaines parties du Mexique
sont déjà sous pression à cause de
guerres de la drogue, et la dispari-
tion de la forêt y alimente de nou-
Dans l’État du Michoacán, les plantations illégales d’“or vert” prolifèrent sous veaux conflits. De plus, tout porte
la menace de groupes armés qui profitent de l’engouement des Américains à croire que les bûcherons clan-
pour ce fruit. Et n’hésitent pas à brûler pour cela des forêts entières. destins et les producteurs d’avo-
cats agissent en toute impunité.
Dès que les plantations d’avo-
cats font leur apparition dans les
zones déboisées, des puits illé-
gaux apparaissent à proximité.
qui interdit tout “changement de des forêts, assèchement des Selon Fresh Del Monte, l’un des L’eau est acheminée aux plan-
destination des terres” sans l’au- aquifères pour fournir de l’eau aux plus grands distributeurs d’avo- tations par un système labyrin-
torisation des autorités. plantations et augmentation de cats des États-Unis, le secteur sou- thique de tuyaux en plastique
Les États-Unis se sont mis à la violence, car les organisations tient des projets de reforestation qui pille les réserves des produc-
importer des avocats du Mexique criminelles veulent leur part de au Mexique, mais la société pré- teurs de cultures traditionnelles,
il y a moins de quarante ans et, cette activité très rentable. cise ne pas posséder d’exploita- comme les tomates ou le maïs.
depuis, leur consommation a Les responsables de l’environ- tions au Mexique et faire appel à Il y a des milliers d’années
explosé. Les campagnes de mar- nement mexicains ont appelé la “collaboration du secteur” pour qu’on consomme des avocats
keting présentent ce fruit comme les États-Unis à interdire sur que les planteurs respectent la dans la région, mais ce n’est que
bon pour le cœur, et la leur marché l’entrée réglementation locale. dans les années 1990 qu’on a vu
demande pour certains d’avocats produits Comme partout ailleurs, apparaître une production à une
plats (tartines à l’avo- sur des terres issues l’abattage de ces forêts réduit échelle industrielle destinée à
cat, California rolls…) de la déforestation, le stockage du gaz carbonique l’exportation. Le Mexique avait
est permanente. Les REPORTAGE mais les Américains et libère des gaz qui favorisent alors demandé aux États-Unis de
Américains mangent n’ont pris aucune le réchauffement climatique.
trois fois plus d’avocats qu’il y a mesure, selon des documents De plus, la culture des avocats “Les avocats que
vingt ans. obtenus par Climate Rights nécessite de grandes quantités vous mangez aux
La satisfaction de cette International, une organisation d’eau et assèche les nappes phréa-
demande se paie très cher au à but non lucratif qui étudie la tiques, vitales pour de nombreux États-Unis baignent
sud de la frontière, d’après les contribution au changement agriculteurs. dans le sang.”
défenseurs des droits humains et climatique des violations des Un avocatier à maturité UN MILITANT LOCAL CONTRE
de l’environnement : disparition droits humains. consomme autant d’eau que LA DÉFORESTATION
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
lever son interdiction d’importer
des avocats après avoir ouvert
son marché au maïs américain.
Le Mexique représente désor-
mais 90 % des avocats expédiés
aux États-Unis. Dans l’État du
Michoacán, le secteur emploie
300000 personnes sur une popu-
lation de 4,8 millions d’habitants,
selon les chiff res officiels.
Corruption en haut lieu. La
puissante association des pro-
ducteurs d’avocats mexicains
reconnaît que la déforestation est
un problème, mais affirme s’en
occuper : elle forme et équipe
des brigades de pompiers spécia-
lisées de façon que l’alerte soit
lancée lors des départs de feu.
Armando López Orduña, le direc-
teur de l’organisme, explique :
“Personne ne souhaite la fin de
cet atout économique qu’est l’avo-
cat du Michoacán.”
Cependant, en pratique, la cor-
ruption conduit à une déforesta-
tion importante. Le service des
crimes environnementaux du
bureau du procureur de l’État
du Michoacán s’est vu ordonner
par les autorités supérieures de
ne pas enquêter sur les planta-
tions d’avocats d’une superficie
supérieure à 5 hectares, même
en cas de dépôt de plainte, selon
un de ses membres, qui souhaite
conserver l’anonymat par peur de
représailles. En échange, les pro-
priétaires de plantation doivent
verser des pots-de-vin dont le
montant est fonction de la taille
de l’exploitation, ajoute-t-il.
Dans le Michoacán, plus de
10100 hectares des plantations
d’avocats autorisées à exporter
vers les États-Unis se trouvent
sur des terres qui étaient encore
couvertes de forêt en 2014, selon
les géographes spécialisés dans
l’environnement de l’université
du Texas, à Austin.
En 2021, les responsables de
l’environnement du Mexique
ont envoyé au ministère de
l’Agriculture des États-Unis une
lettre proposant d’amender un
accord sur les exportations d’avo-
cats mexicains afin d’interdire
l’entrée sur le marché américain
de ceux qui proviennent de terres
déboisées illégalement. Il ne s’est
rien passé. La proposition “a été
ignorée”, déclare David Wilkinson,
de Climate Rights International.
Les autorités américaines ont
au contraire modifié cet accord
pour autoriser l’État de Jalisco, le
deuxième producteur d’avocats
du Mexique, à en exporter vers
les États-Unis en 2022.
BE. Belize, HO. Honduras,
GU. Guatemala, SA. Salvador
ÉTATS-UNIS
Golfe
MEXIQUE du Mexique
Mexico
MICHOACÁN
BE.
GU.
SA
Océan
Pacifique
1 000 km
“Tout ce qui arrive
est de notre faute,
parce que nous
sommes complices.”
José León Aguilar,
PRODUCTEUR D’AVOCATS
Faute d’aide extérieure signifi-
cative, les militants locaux contre
la déforestation doivent souvent se
battre seuls et au péril de leur inté-
grité physique. Un militant du vil-
lage de Villa Madero raconte avoir
été enlevé et passé à tabac en 2021.
Les chefs purépecha de Zirahuén,
une petite ville du Michoacán,
qui s’étaient opposés au décou-
page de parcelles de terre de la
communauté afin de créer des
plantations d’avocats, racontent
avoir été enlevés chez eux par des
hommes armés membres d’une
organisation criminelle locale.
“Les avocats que vous mangez aux
États-Unis baignent dans le sang”,
déclare l’un d’entre eux, qui s’est
retrouvé avec une arme braquée
MEXIQUE
JALISCO
Zacapu
Ziracuaretiro Zirahuén
Villa Madero
Uruapan Patúan
MICHOACÁN
HO.
Océan
Pacifique
100 km
COURRIER INTERNATIONAL
sur la tête à cette occasion. Il sou-
haite conserver l’anonymat pour
des raisons de sécurité.
Près de la ville de Zacapu,
Donaciano Arévalo, 60 ans, avait
acheté 20 hectares de terre. Un
jour il a découvert des hommes
qui abattaient les arbres à la tron-
çonneuse pour planter des avo-
cats sur sa parcelle. Celle-ci avait
été revendue sans qu’il le sache.
Il a tenté en vain de déloger les
intrus et a été menacé par des
hommes armés.
M. Arévalo a déposé plainte
en 2020 auprès du procureur local
pour récupérer sa terre : “Je sentais
mon cœur battre très fort dans ma
poitrine. Je me disais que ces types
allaient me tuer ou me livrer à des
criminels.” Il a maintenu sa plainte
malgré l’assassinat de deux chefs
de l’association foncière locale. “Je
n’ai pas arrêté parce que c’était la
seule chose que j’allais léguer à mes
enfants”, confie-t-il.
Les habitants de Patuán, où la
forêt a brûlé [en 2022], ont tenté
de se mobiliser contre la défo-
restation. Ils ont installé un bar-
rage à l’entrée de la ville pour
empêcher les camions chargés
de plants d’avocatier de passer,
mais cela demandait beaucoup
de temps, et ils ont renoncé au
bout de trois mois. Les camions,
les plants d’avocatier et les pots-
de-vin ont commencé à arriver.
“On est venu me voir : ‘Vous savez
quoi, monsieur le conseiller? Je
vous offre 40000, 50000 pesos
[de 2100 à 2700 euros]. Travaillons
ensemble !’”, relate José León
AMÉRIQUES. 23
←←← Récolte d’avocats dans
la commune d’Uruapan, en
octobre 2023. Dans l’État
du Michoacán, le secteur
emploie 300 000 personnes
sur une population
de 4,8 millions d’habitants.
←← Dans une usine de
conditionnement, à Uruapan,
en octobre 2023. Le Mexique
est le pays d’origine
de 90 % des avocats exportés
aux États-Unis.
← Des troncs d’arbres brûlés
dans la commune
de Ziracuaretiro, dans l’État
du Michoacán, principal
producteur d’avocats du
Mexique, le 17 octobre 2023.
Photos César Rodriguez/The New
York Times
Aguilar. Chargé de représenter
les intérêts financiers de la ville,
il est également producteur
d’avocats : “Tout ce qui arrive est
de notre faute parce que nous sommes
complices.” Dans le même temps,
il nie avoir jamais fait quoi que ce
soit d’illégal. “Je ne me suis jamais
laissé aller à faire quoi que ce soit
de mal”, affirme-t-il.
Le commerce des avocats a
beau baigner dans le massacre
de l’environnement, la violence
et la corruption, il va selon toute
probabilité continuer à prospérer.
“Nous sommes conscients que nous
ne pouvons pas provoquer l’effondre-
ment de l’économie de l’État, déclare
Alejandro Méndez, le ministre de
l’Environnement du Michoacán.
Mais nous sommes aussi conscients
que si nous ne mettons pas un terme à
tout ça, il ne nous restera plus rien.”
—Simon Romero et Emiliano
Rodríguez Mega,
publié le 28 novembre 2023
SOURCE
THE NEW YORK TIMES
New York, États-Unis
Quotidien
nytimes.com
Avec 1600 journalistes,
35 bureaux à l’étranger, et plus
de 10 millions d’abonnés,
c’est le quotidien de référence
aux États-Unis, dans lequel
on peut lire “all the news that’s
fit to print” (“toute l’information
digne d’être publiée”).
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Irlande. L’accueil
des réfugiés se heurte
aux “éternels oubliés”
Imposée par Dublin, la reconversion de l’unique hôtel de la ville de Roscrea
en centre d’hébergement provoque de vives crispations. Les habitants
fustigent l’effort important demandé à des ruraux négligés par la capitale.
—Irish Independent
(Dublin)
L
e jour de ma visite à
Roscrea, la ville de mon
père et de ses ancêtres,
où j’ai passé mon enfance, j’ai
constamment entendu le même
son de cloche : l’endroit ne fait
jamais parler de lui en bien,
selon une grande majorité des
personnes rencontrées en ce
mercredi glacial de janvier.
Mes interlocuteurs s’ex-
primaient avec résignation
et méfiance : les journalistes
étaient venus en masse derniè-
rement, et certains habitants
avaient l’impression que leur
point de vue n’était pas correc-
tement relayé par les médias
nationaux. La dernière fois que
la ville, située dans le comté de
Tipperary, avait fait la une des
journaux, c’était à cause d’une
grande manifestation d’habitants
inquiets de l’augmentation du
trafic de drogue. La fermeture
d’entreprises et de commerces
locaux a aussi souvent focalisé
l’attention des médias.
“Vous au moins, vous connais-
sez cette ville. Alors, s’il vous plaît,
ne nous dénigrez pas !” me lance
une personne rencontrée près
du supermarché Tesco. “Faites
des articles sur tout ce qu’il y a de
positif ici ! Dites bien que c’est un
endroit qui a accueilli beaucoup de
demandeurs d’asile. Ils nous font
passer pour des racistes, mais nous
ne le sommes pas.”
Pendant la majeure partie
du mois de janvier, Roscrea a
été très suivie sur les réseaux
sociaux et a été l’un des princi-
paux sujets d’actualité couverts
par les médias. Les manifesta-
tions passionnées qui se sont
tenues devant l’hôtel Racket Hall,
dans l’est de la ville, ont soulevé
des questions inconfortables sur
la manière dont l’Irlande gère
l’accueil des demandeurs d’asile.
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
Les événements se sont
enchaînés. Mi-janvier, on a
appris que l’hôtel, une auberge
du xviiie siècle, allait fermer
immédiatement ses portes au
public pour que ses 40 chambres
puissent être mises à la disposi-
tion de 160 demandeurs d’asile.
De vives tensions en ont découlé.
Sur des vidéos, on a pu voir
quelques-uns des demandeurs
d’asile, dont des enfants, être
conduits à travers un cordon de
policiers au milieu des échauf-
fourées et des huées des manifes-
tants. Le spectacle était désolant.
Des figures politiques de tous
bords ont rapidement exprimé
leur écœurement face à ce qu’elles
ont qualifié de “démonstrations
d’intolérance et d’idées préconçues”.
Inversement, des agitateurs d’ex-
trême droite se sont fait une joie
de citer le cas de Roscrea comme
un bel exemple d’une Irlande qui
s’opposait enfin aux “faux réfu-
giés” venus réaliser une “grande
↙ Sur la casquette : Majorité silencieuse.
Dessin de Bromley paru dans
le Financial Times, Londres.
plantation” [référence historique de la ville. Après avoir obtenu
à l’installation de colons anglais mon Leaving Certificate [l’équi-
sur l’île à partir du xvie siècle]. valent du baccalauréat] en 1993,
Cela a été une période diffi- je suis parti étudier à Dublin,
cile pour la ville. “D’accord, les mais j’ai gardé des attaches dans
vidéos des enfants étaient terribles, la région. J’y ai toujours de la
estime une habitante de la ville, famille et des amis.
présente ce jour-là, mais elles ont Comme tout le monde ici, le
été prises hors contexte. Les poli- Racket Hall a été pour moi la toile
ciers n’y sont pas allés avec le dos de fond de plusieurs événements
de la cuillère, et parmi les manifes- sociaux et personnels. C’est là
tants les plus bruyants, beaucoup que j’ai logé la veille des funé-
n’étaient pas d’ici.” railles de mon père, début 2020,
Dans tout le pays, l’héberge- et c’est là que s’est tenue la récep-
ment des demandeurs d’asile et tion qui a suivi. En parlant aux
des réfugiés en provenance de habitants, on comprend à quel
pays comme l’Ukraine se heurte point la fermeture soudaine du
à de plus en plus de difficultés seul hôtel de la ville constitue
ces douze derniers mois. Des pour eux une grande perte, alors
bâtiments destinés à accueillir qu’au niveau national cela sus-
des demandeurs d’asile ont été la cite peu d’émoi.
cible d’incendies d’origine sans Cela étant, Thomas Byrne, le
doute criminelle, et plusieurs ministre d’État chargé du tou-
mouvements de protestation risme, a annoncé que l’ancien
ont secoué le pays. Le malaise Grant’s Hotel, situé dans le centre
a même gagné les petites villes. de Roscrea, pourrait être rénové
avec l’aide de l’État. Une pro-
Bâtiments reconvertis. À position tournée en dérision
Roscrea, les habitants tiennent par quasiment toute la popu-
à souligner que leur ville de lation de la ville. “Ils ont fermé
5 500 habitants accueille déjà sans avertir un hôtel en parfait
des demandeurs d’asile à l’ab- état, et maintenant ils parlent de
baye Sean Ross et dans l’an- rénover un endroit fermé depuis
cien couvent du Sacré-Cœur, dix ans. On a l’impression qu’ils
lequel devrait héberger à terme improvisent au fur et à mesure.
400 Ukrainiens. D’autres per- C’est à se demander s’ils ont vrai-
sonnes sont aussi logées dans des ment un plan pour l’immigration”,
pensions de famille ou dans des s’indigne un habitant rencontré
bâtiments reconvertis à cette fin. juste en face du Grant’s Hotel.
J’ai eu beau passer toute ma Pour Joan Walsh, une ancienne
vie adulte à Dublin, mes racines candidate du [parti classé à
sont profondément ancrées à gauche] Sinn Féin aux élections
Roscrea. Feu mon père était un locales, qui manifeste devant le
gars du cru. Pendant de nom- Racket Hall avec sa fille Laura,
breuses années, il a été l’un des la décision d’installer sur place
directeurs de l’usine de bacon, des demandeurs d’asile a été,
qui reste le plus gros employeur pour la ville, la goutte d’eau qui
a fait déborder le vase. “Roscrea
était déjà dans un bel état de déla-
brement, avant cela. Nous sommes
ÉCOSSE
(R-U) les éternels oubliés. Vous n’avez
pas idée à quel point il est difficile
d’obtenir un rendez-vous chez un
dentiste ou un médecin ici !”
Océan
Atlantique IRLANDE
En revanche, Brian Colclough,
DU NORD le propriétaire du SuperValu de
(R-U)
la ville, que tout le monde sur-
nomme Bernie’s, souligne que
IRLANDE Dublin
Roscrea a une tradition de ville
accueillante et insiste sur son
Roscrea côté multiculturel : parmi les
Limerick nouveaux arrivants étrangers qui
ont élu domicile ici et travaillent
COURRIER INTERNATIONAL
dans la ville, on trouve aussi
COMTÉ DE
TIPPERARY
bien des Polonais, des Hongrois
Mer
que des Brésiliens. Le patron
Celtique du supermarché ajoute que les
100 km
demandeurs d’asile ont bénéficié
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
d’un soutien local important
qui a facilité leur intégration.
Il rend hommage aux organisa-
tions locales et aux occupants
des centres qui ont participé à
plusieurs opérations lancées à
Roscrea, notamment à une cam-
pagne “Ville propre”, très réussie.
“Le fait est qu’il existe à Roscrea
un esprit de communauté et une
culture de l’accueil qu’on ne trouve
pas ailleurs, et dont nous sommes
très fiers”, affirme-t-il, ajoutant
qu’il serait très important d’avoir
un débat sur la notion d’équité.
“On veut que chacun apporte sa
pierre à l’édifice dans le pays. C’est
donc normal qu’émerge un senti-
ment d’injustice lorsqu’une ville
doit faire beaucoup plus que les
autres ; les gens se sentent lésés.”
À noter qu’à ce moment le
Taoiseach [Premier ministre]
n’avait pas encore demandé à
ses différents ministères de pro-
poser des mesures pour venir
en aide aux dix régions du pays
ayant accueilli le plus d’immigrés
depuis février 2022.
RENDEZ-VOUS WITH YOU : RENDEZ-VOUS AVEC VOUS
“Lorsqu’une ville doit
faire beaucoup plus
que les autres, les
gens se sentent lésés.”
Brian Colclough, PROPRIÉTAIRE
D’UN SUPERMARCHÉ
“Roscrea ainsi que ses nom-
breuses associations et commer-
çants locaux de grande valeur,
méritent beaucoup mieux, estime
Brian Colclough. En tant que petit
commerçant, j’ai déjà du mal à
survivre, je n’avais vraiment pas
besoin qu’une décision gouverne-
mentale impose la fermeture d’un
établissement local qui jouait un
rôle essentiel par la clientèle qu’il
amenait, en faisant venir les tou-
ristes indispensables à la vie de
notre ville.” Désormais, l’offre
hôtelière est réduite à très peu
de lits : seulement neuf chambres
selon une personne bien informée
de Roscrea.
Même ses plus ardents défen-
seurs s’accordent à dire que
Roscrea a connu des temps
LE RENDEZ-VOUS
LIGNE ROSET
meilleurs. Elle a été victime
non pas d’un contournement,
mais de deux. L’achèvement de
l’autoroute M7 reliant Dublin à
Limerick a été pour elle un coup
de massue en 2010. Avant, les
automobilistes avaient l’habitude
de faire une pause à Roscrea sur
leur trajet entre les deux villes.
Les répercussions de la chute du
nombre de visiteurs sautent aux
yeux dans toutes les grandes rues,
avec leurs commerces vacants.
Fierté et espoirs. L’ancienne
usine pharmaceutique Antigen,
jad is l’u n des pr incipau x
employeurs de la ville, est
déserte, ses grilles en fer forgé
rongées par la rouille. Si une
partie du site a bénéficié d’une
reconversion réussie par de
petites entreprises, il subsiste
une vaste zone qui pourrait être
utilisée pour des logements ou
des magasins.
Néanmoins, un sentiment de
fierté est toujours présent à tous
les coins de rue : j’ai été frappé
DU 9 AU 24 MARS
par le nombre de boutiques qui
restent superbement entrete-
nues, comme le magasin du pho-
tographe, Redmond Photography,
l’un des plus anciens commerces
de la ville. Et en cette froide jour-
née, j’ai quand même eu l’occa-
sion de rencontrer des personnes
nourrissant des ambitions et des
espoirs pour Roscrea.
Pendant ce temps, à l’exté-
rieur du Racket Hall, la manifes-
tation se poursuit. Joan Walsh
se dit déterminée à rester aussi
longtemps que nécessaire. “Je
viens passer deux ou trois heures
ici tous les jours, et je compte bien
continuer à le faire.”
Pendant que nous parlons,
nous nous faisons klaxonner
par des automobilistes qui ralen-
tissent en roulant devant nous.
Des habitants et des commer-
çants locaux s’arrêtent pour
déposer de la nourriture et du
bois de chauffage. “Certains
essaient de faire croire que ce mou-
vement est raciste, mais ce n’est
pas le cas, explique Joan Walsh.
EUROPE. 25
Dans la région, nous sommes venus
en aide à énormément de gens. Ces
quinze dernières années, des per-
sonnes du monde entier sont venues
s’installer ici, des gens sympas qui
font maintenant partie de Roscrea ;
tout le monde a été très heureux de
les accueillir et de les aider. Mais
il y a quand même des limites à
ce qu’une petite ville peut faire.”
—John Meagher,
publié le 20 janvier
SOURCE
IRISH INDEPENDENT
Dublin, Irlande
Quotidien, 61 000 ex.
independent.ie
Sur les deux titres nationaux que
compte l’Irlande, The Irish Times
est le plus prestigieux, mais
l’Irish Independent est le plus lu.
Il se distingue par le point de
vue libéral qu’il apporte aux
problèmes sociaux et religieux,
si délicats dans la région.
26. EUROPE Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

↙ Dessin de Morten Morland

paru dans The Spectator
ESTONIE Magazine, Londres.

Par −20 °C, l’Otan

[américaine] en 2012, [le candi- prenne les fonctions de chef d’état- quelque 470 000 soldats russes
dat républicain] Mitt Romney major des armées. S’il obtient le présents en Ukraine peuvent y
avait déclaré que Moscou consti- poste, sa seule mission sera de dis- tirer 20 000 obus par jour, et leur

répète sa guerre
tuait une menace, et [son adver- suader une invasion russe. aviation reste en grande partie
saire démocrate] Barack Obama D’après les dirigeants baltes, le opérationnelle.
l’avait tourné en dérision : “Les Nord serait le point le plus faible Da ns u n exercice, les

contre la Russie
années 1980 voudraient récupé-
rer leur politique étrangère. Ça
fait vingt ans que la guerre froide
est finie !” Tel était l’état d’esprit
en Amérique et en Europe, à la
À la veille du deuxième anniversaire du début suite de quoi les pays occiden-
de la guerre en Ukraine, cet hebdomadaire taux ont réduit leur budget consa-
cré à la défense et recentré leurs
britannique s’est rendu en Estonie, à la frontière forces armées sur les opérations
russe, pour observer des manœuvres de l’Alliance. au Moyen-Orient. Il y a cinq ans
à peine, Emmanuel Macron affir-
mait que l’Otan était en état de
“mort cérébrale” et que ce serait
une “énorme erreur” de ne pas
renouer le dialogue avec la Russie
– Poutine ne voulait pas la guerre.
Puis Poutine a envahi l’Ukraine.
L’Alliance a été “réveillée avec le
pire des électrochocs”, a concédé
Macron l’an dernier. La Russie
semble avoir le dessus en Ukraine,
et les dirigeants européens pré-
viennent qu’elle pourrait bien-
tôt lancer un assaut contre un
membre de l’Otan. La Première
ministre estonienne, le chef de la
sécurité nationale polonaise et le
ministre de la Défense danois ont
tous assuré que la Russie pour-
rait aligner les soldats et l’équipe-
ment nécessaires d’ici trois ans.
Pour se préparer, l’Otan organise
cette année les manœuvres les
plus ambitieuses depuis l’effon-
drement de l’Union soviétique :
en 2024, quelque 100 000 soldats
de toute l’Alliance s’entraîneront
à défendre le sol européen.
Endurance. Dans la forêt esto-
nienne, la plupart des forces
étrangères opèrent pour la pre-
mière fois dans des conditions de
froid extrême. Parfois, les moteurs
ne démarrent pas, les armes ne
tirent pas, et des choses toutes
simples, comme le fait d’ouvrir
les portières des camions blin-
dés, deviennent difficiles. Les
—The Spectator, extraits d’artillerie Himars – certains des soldats non plus ne sont pas habi-
(Londres) meilleurs équipements dont dis- tués à ces températures. “Ce n’est
de l’Otan. La Russie a 1 500 kilo- Britanniques, les Français et
mètres de frontière commune les Américains attaquent les
avec la Norvège, la Finlande, Estoniens à l’aide de chars
l’Estonie et la Lettonie. La zone Challenger II et des systèmes
se militarise rapidement. Moscou d’artillerie Himars. Les Estoniens
est en train de créer un nouveau alignent des véhicules blindés
corps d’armée dans la république suédois CV-90, un hélicoptère et
rurale de Carélie, frontalière de des transports de troupes XA-188,
la Finlande, dont elle a fait partie et ils défendent deux routes qui
jusqu’en 1940. Les Finlandais, qui sinuent vers le nord à travers la
forêt. Tous les soldats sont en
Dans le froid de tenue de camouflage blanche,
la forêt estonienne, et leurs armes sont équipées de
lasers pour viser les capteurs des
parfois les moteurs gilets pare-éclats de l’adversaire.
ne démarrent pas, les Quand les chars et l’artillerie
armes ne tirent pas. ouvrent le feu, des messages sont
envoyés à la base, où l’on calcule
n’ont rejoint l’Alliance atlantique combien d’hommes auraient été
que l’an dernier, débattent de la tués. Les “morts” quittent alors le
possibilité d’accueillir des armes champ de bataille. S’il faut fran-
nucléaires sur leur territoire. Les chir un faux obstacle, comme
trois États baltes prévoient de un champ de mines, les soldats
construire des centaines de bun- appellent la base et somnolent
kers le long de leur frontière avec pendant une dizaine de minutes
la Russie et la Biélorussie. pour simuler le retard. Tout cela
La réaction de l’Otan si Poutine rend l’exercice aussi paisible que
frappe a déjà été planifiée par lent. Il débute en milieu de mati-
Chris Cavoli, un géné- née, et devrait s’ache-
ral américain qui com- ver vers minuit, par des
mande les opérations combats rapprochés
militaires de l’Alliance. avec des lunettes de
Les “plans régionaux” REPORTAGE vision nocturne.
de l’Otan répartissent En milieu d’après-
avec précision les unités mili- midi, les assaillants font une
taires sur le terrain : X chars pour pause, et cinq soldats français
telle ville, Y soldats pour telle sont envoyés en reconnaissance
autre. Ces plans, classifiés, inté- dans la forêt de pins enneigée.
greraient des tactiques fondées Dans une poudreuse épaisse, il
sur les méthodes de combat de leur faut du temps pour atteindre
l’armée russe en Ukraine. leur objectif. “Ce sont les Français,
“Ils recommencent à penser non qu’est-ce qu’on y peut ?” lâche un
seulement en termes de géographie, soldat qui observe la manœuvre.
mais aussi de temps, commente Je demande à un militaire bri-
un haut responsable de l’Otan. tannique si l’armée est prête à
Où faut-il se déployer ? Avec quelles une guerre contre la Russie. “On
forces ? Quand ?” fait déjà la guerre à l’immigration.
Cette année, les exercices de On n’est même pas fichu d’arrêter
l’Alliance visent essentiellement un Zodiac”, dit-il en haussant les
à appliquer les plans de Cavoli. épaules.
Des pays dont la dernière expé- Chris Cavoli peut-il savoir à

D
ans une forêt de pins à
deux heures de la frontière
entre l’Estonie et la Russie,
des préparatifs militaires sont en
cours. Des soldats britanniques,
français, américains et estoniens
répètent ce que ferait l’Otan si
Vladimir Poutine attaquait. Ils ont
déployé des chars Challenger II,
un chasseur F-16 et des systèmes
pose l’Occident – pour deux
semaines de simulations de com-
bats. Il s’agit de se préparer à la
guerre de tranchées, aux champs
de mines, aux embuscades et aux
frappes de mortiers par −20 °C
dans trente centimètres de neige.
Il n’y a pas si longtemps, l’idée
d’une guerre contre la Russie sus-
citait une incrédulité amusée.
Durant la campagne présidentielle
pas qu’une question d’endurance
physique, il s’agit aussi de savoir
comment faire face psychologique-
ment au climat”, explique Andrus
Merilo, qui commande la princi-
pale brigade estonienne.
Grand, l’air grave, cet homme
aux dents de travers et à la barbe
grise est prêt à en découdre. Hanno
Pevkur, le ministre de la Défense
estonien, a proposé que Merilo
rience du combat remonte aux quoi ressemblera la prochaine
affrontements contre les terro- guerre ? “C’est l’éternel problème,
ristes de Daech doivent s’adap- confie un responsable de l’Otan.
ter à des circonstances tout à On se prépare à la prochaine guerre
fait différentes. Les djihadistes en étudiant la dernière.”
n’avaient que peu d’artillerie, Nombre de représentants de
et leur aviation se composait de l’Alliance ne sont même pas
trois chasseurs volés datant des convaincus que l’on soit à la
années 1970. L’Otan aurait plus veille d’une confrontation avec
de problèmes avec la puissance la Russie. “Je ne suis pas certain
de feu écrasante des Russes. Les qu’il y ait une guerre”, m’avoue
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
RU. Russie (enclave de Kaliningrad)
FINLANDE
Helsinki
Mer Tallinn
Baltique
Île de Hiiumaa ESTONIE
Île de Saaremaa
Riga
LETTONIE
LITUANIE
Vilnius
RU.
250 km
Philip Breedlove, un des prédé-
cesseurs de Chris Cavoli. George
Robertson, le dernier Britannique
à avoir occupé le poste de secré-
taire général de l’Otan, est de
cet avis : “Je ne pense pas que
Poutine ait l’intention de franchir
la ligne de l’article 5 [du traité de
l’Alliance, qui prévoit une assistance
mutuelle des États membres en cas
d’agression].” Il croit plutôt que
Moscou pourrait s’en prendre
à la Moldavie ou à la Géorgie.
Poutine lui-même a déclaré à
Tucker Carlson qu’il n’envahi-
rait pas la Pologne ou les pays
Baltes – pour ce que cela vaut.
“Pourquoi irions-nous faire ça ?
a-t-il demandé. Cela ne nous inté-
resse tout simplement pas.”
L’Otan peut s’inquiéter du fait
que la contre-offensive ukrai-
nienne, appliquant des tactiques
occidentales, ait échoué. Il s’est
révélé trop difficile de coor-
donner les tirs d’artillerie et de
missiles et les mouvements de
troupes, et les frappes n’ont pas
suffi à déloger les Russes de leurs
positions. De plus, Poutine cor-
rige les faiblesses de son armée.
Après avoir perdu tant d’hommes
et d’équipement lors du premier
assaut désordonné sur Kiev, l’ar-
mée russe a construit des forti-
fications sur plusieurs niveaux
pour défendre les territoires dont
elle s’est emparée dans l’est de
l’Ukraine. Elle a appris à brouil-
ler les Himars.
SUR LA BOUTIQUE 27
DE COURRIER INTERNATIONAL
Coffret Télérama de 10 DVD des
responsable de l’Otan. Mais par-
RÉPUBLIQUE fois il faut juste de grandes quanti- “Films à voir & à revoir” volume 13
DE CARÉLIE
tés de trucs un peu plus basiques.”
En mars 2023, avant la contre-
offensive ukrainienne, l’UE a
ciale
promis à Zelensky de lui fournir Offre spé à nos
1 million d’obus de 155 mm avant réser vé e
Golfe le printemps 2024. Les dirigeants abonnés
de Finlande européens annoncent maintenant
Saint-
Tapa Pétersbourg qu’ils n’en livreront que 600000.
Pevkur prétend que la situation
s’améliore et que l’Europe pro-
duira 2 millions d’obus par an, soit
Tartu 170000 par mois, d’ici la fin de
COURRIER INTERNATIONAL
RUSSIE l’an prochain. Pas assez pour par-
tager entre l’Ukraine et l’Otan si
les deux sont en guerre : l’Ukraine
a besoin de 200 000 obus par
mois pour lancer et poursuivre
une nouvelle contre-offensive.
États partageant
une frontière terrestre
avec la Russie ou la Biélorussie Retardement. Les représen-
États membres de l’Otan tants de l’Alliance reprochent
aux gouvernements européens
Mur, barrière ou clôture
existant ou en construction d’avoir tardé à signer des contrats 45 €*
le long de la frontière avec d’armement et d’avoir trop long-
la Russie ou la Biélorussie
temps voulu gérer leur défense à
bas prix. L’Europe prend en outre
Même si les plans et les tac- peu à peu conscience qu’elle ne Les dix films marquants de 2022 :
tiques de l’Otan sont les bons, peut pas compter sur les États-
les membres de l’Alliance n’ont Unis pour compenser sa pénurie
pas le matériel nécessaire pour dans ce secteur. Donald Trump, • L’Innocent de Louis Garrel
combattre la Russie. Les pays en campagne électorale, a récem- • La Nuit du 12 de Dominik Moll
Baltes, par exemple, n’ont pas de ment clamé qu’il encouragerait
systèmes de missiles à même de la Russie “à faire tout ce qui [lui] • Chronique d’une liaison passagère
protéger leur espace aérien. L’an chante” à un pays européen qui d’Emmanuel Mouret
dernier, une batterie antiaérienne aurait lésiné sur sa défense. En
a été promise à l’Estonie, mais février, un de ses conseillers, • Les Enfants des autres
elle ne l’a pas encore reçue. Tous Keith Kellogg, a soutenu qu’il fau- de Rebecca Zlotowski
les systèmes ont été envoyés drait classer les pays de l’Otan • Ouistreham d’Emmanuel Carrère
en Ukraine. “La défense anti- et priver d’un certain niveau de
aérienne a été donnée à l’Ukraine protection ceux qui consacrent • Decision to Leave de Park Chan-wook
en quantités si énormes qu’il y a moins de fonds à leur défense.
évidemment des failles dans nos Dans cet exercice particulier • As Bestas de Rodrigo Sorogoyen
capacités”, reconnaît Hanno
Pevkur, le ministre de la Défense.
en Estonie, il n’y a eu ni vain-
queur ni vaincu. Les défenseurs
• En corps de Cédric Klapisch
Ses troupes comptent sur les ont mené une “opération de retar- • La Conspiration du Caire
systèmes de la Finlande. “Nous dement”, qui permet aux troupes de Tarik Saleh
acceptons la situation, ajoute-t-il.
Pour le moment, l’Ukraine en a
de se replier en bon ordre tout en
donnant aux renforts le temps
• Sans filtre de Ruben Östlund
davantage besoin.” d’arriver. Si Poutine attaque la
frontière orientale de l’Estonie,
“C’est l’éternel il est probable que l’armée esto-
problème. On nienne exécute une manœuvre
se prépare à la de ce type. Quelque 8 000 mili-
Pour commander,
taires d’active et 80 000 réser-
prochaine guerre en vistes tiendront jusqu’à ce que scannez le code QR
étudiant la dernière.” le reste de l’Alliance débarque.
UN RESPONSABLE DE L’OTAN Des avions décolleront, l’artille-
rie sera transférée vers le front,
Les stocks européens sont des centaines de milliers de sol-
réduits parce que l’industrie de dats prêts au combat traverseront https://boutiquevpc.courrierinternational.com/105-dvd
défense ne produit pas assez. l’Atlantique. D’autres progresse-
“Les armées européennes ont ront par l’Europe centrale – et Offre valable dans la limite des stocks disponibles en France métropolitaine jusqu’au 30 juin 2024
aujourd’hui des obus d’artillerie les Russes seront battus. En tout * Frais de port en sus en fonction du produit. Réception environ une semaine après la prise en compte
de votre commande. Nos conditions générales de vente sont disponibles sur notre site Internet :
supersophistiqués, capables de faire cas, c’est ce que prévoit le plan. https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
des pirouettes et toutes sortes de —Max Jeffery,
choses fantastiques, ironise le publié le 17 février
28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Basket. Victor
Wembanyama,
le haut du panier
Auteur de débuts réussis en NBA, le jeune joueur
français des San Antonio Spurs se montre
sélectif dans ses choix de contrats publicitaires.
Pour ce média économique américain, il pourrait
incarner un nouveau modèle de superstar du sport.
—Bloomberg.com,
extraits (New York)
L
a nouvelle coque-
luche de la NBA, Victor
Wembanyama, pourrait
devenir le premier basketteur
professionnel à gagner 1 mil-
liard de dollars uniquement sur
le terrain.
Le phénomène français, qui
mesure 2,24 mètres et a eu 20 ans
le 4 janvier 2024, a été recruté
[l’été dernier] par les San Antonio
Spurs, l’équipe qui faisait ses
choix en premier lors des sélec-
tions de la NBA en 2023. On lui a
proposé un contrat de débutant
à 55,2 millions de dollars [51 mil-
lions d’euros] sur quatre ans, soit
le maximum autorisé [pour les
rookies, les joueurs débutant en
NBA,] par l’accord en vigueur
au sein de la ligue américaine.
Ce contrat est la première
étape d’une carrière qui pourrait
être plus lucrative que toute autre
grâce aux seuls matchs. Plusieurs
basketteurs célèbres sont deve-
nus riches grâce à des contrats
publicitaires et à d’autres entre-
prises commerciales. Mais Victor
Wembanyama, qui a grandi au
Chesnay, en région parisienne,
pourrait intégrer les rangs des
ultrariches uniquement en laçant
ses baskets et en jouant sur le
terrain soir après soir.
En respectant les limites
contractuelles en vigueur à la
NBA, Victor Wembanyama pour-
rait amasser, d’ici à ses 33 ans,
plus de 1 milliard de dollars
de revenus tirés du basket. À
la fin de son contrat de débu-
tant, il pourrait bénéficier
d’un second contrat au même
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
pourrait franchir la barre du mil-
liard. Ce dernier contrat pourrait
LeBron James, recruté par les
Cleveland Cavaliers vingt ans
valoir 760 millions de dollars sur plus tôt. Son nombre exception-
cinq ans, selon les estimations nel de paniers n’est pas sans rap-
de Bloomberg. peler la star Kevin Durant, et
“Ce n’est pas une chose à laquelle son envergure de 2,40 m pour-
j’avais pensé avant, a déclaré rait le rendre remarquable en
Victor Wembanyama lors d’une défense, à l’instar [du Grec]
interview avec Bloomberg News. Giannis Antetokounmpo et [du
Ça élargit le champ des possibles et Français] Rudy Gobert.
l’impact que je peux avoir.” Peu d’autres sportifs de premier
L’intégration à la NBA de plan sont devenus milliardaires
Victor Wembanyama, surnommé sans compléter leurs revenus
“Wemby” par ses fans, a suscité grâce à d’autres projets com-
un emballement inédit depuis merciaux en dehors du terrain.
La star du football Cristiano
Ronaldo a gagné plus de 1 mil-
liard de dollars, selon les calculs
de Forbes, en jouant pour des
clubs en Angleterre, en Espagne,
en Italie et en Arabie saou-
statut pendant cinq ans, suscep- dite. Shohei Ohtani, joueur
tible de lui rapporter 316 millions de base-ball qui a signé avec
de dollars. Ensuite, s’il continue les Los Angeles Dodgers en
à briller sur le terrain et qu’il décembre 2023 pour 700 millions
reste en bonne santé, il pour- de dollars sur dix ans, détient le
rait enchaîner avec un contrat contrat le plus rémunérateur tous
dit “supermax” d’une valeur sports professionnels confon-
approximative de 529 millions dus, et pourrait s’approcher du
de dollars sur cinq ans. Les reve- milliard au cours de sa carrière
nus tirés de son activité sportive sportive.
dépasseraient alors tout juste LeBron James est, à 39 ans, le
900 millions de dollars. joueur le mieux payé de l’histoire
À l’issue de la première année de la NBA, avec 479 millions de
d’un second contrat “super- dollars tirés de ses contrats de
max”, le jeune athlète basketteur. Forbes estime que la
fortune de la star des Lakers a
franchi la barre du milliard pen-
dant l’été 2023, grâce à plusieurs
réussites dans le secteur privé :
SpringHill Company, une société
de divertissement qui a atteint
une valorisation de 750 millions
de dollars en 2021 ; un contrat
avec Nike d’une valeur supé-
rieure à 1 milliard de dollars ; et
des parts dans le Fenway Sports
Group, qui possède l’équipe de
base-ball des Boston Red Sox et
le Liverpool Football Club.
Michael Jordan, légende de
la NBA, est devenu milliardaire
en 2014 et pèserait aujourd’hui
3,5 milliards de dollars, selon le
classement de Bloomberg. Michael
Jordan, qui a pris sa retraite de la
NBA en 2003, a gagné 94 millions
de dollars en tant que joueur,
mais il a amassé plusieurs fois
cette somme grâce à la vente [du
club] des Charlotte Hornets, à un
“Je préfère ne rien
faire que faire
quelque chose qui
n’a pas de sens.”
Victor Wembanyama,
BASKETTEUR
contrat inédit pour être ambas-
sadeur des baskets Nike et à
des contrats publicitaires avec
McDonald’s, Gatorade et Hanes.
Victor Wembanyama a expli-
qué qu’il ne voulait pas
imiter ses prédécesseurs
en tout point. Pour
l’instant, il a privilé-
gié des contrats plus
modestes, qu’il juge
plus compatibles avec
ses valeurs. “Je pré-
fère ne rien faire que
faire quelque chose
qui n’a pas de sens”,
déclare-t-il.
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
↙ Dessin de Luis Grañena,
Espagne, pour
Courrier international.
Victor Wembanyama pèse par
ailleurs assez à la NBA pour être
appelé à l’aider dans son expan-
sion internationale. La ligue de
basket américaine s’emploie à
développer son public en dehors
des États-Unis depuis des années.
Des joueurs comme le pivot Yao
Ming, né en Chine et recruté par
les Houston Rockets en 2002,
ont brièvement permis de doper
la popularité de la NBA en Asie.
La ligue a organisé des matchs
au Mexique et en Europe. Les
Brooklyn Nets et les Cleveland
Cavaliers [jouaient] à Paris le
11 janvier.
Jeux olympiques. Dans le
même temps, d’autres grands
talents arrivent à la NBA de
l’étranger. Victor Wembanyama
faisait partie d’un groupe de
quatre Français sélectionnés
en 2023. Ces cinq dernières sai-
sons, le prix du MVP [meilleur
joueur de la saison] remis par la
NBA a récompensé un joueur né
à l’étranger. Pourtant, la NBA ne
mobilise pas encore les foules à
l’international par rapport à des
compétitions comme la Premier
League britannique, poids lourd
du football.
La célébrité naissante de
Victor Wembanyama coïncide
avec les Jeux olympiques – l’un
des plus grands rendez-vous
sportifs du monde – qui se tien-
dront pendant l’été 2024 à Paris.
Le jeune basketteur sera une
star de l’équipe du pays orga-
nisateur, ce qui pourrait susci-
ter davantage d’intérêt pour la
NBA. Le basket n’est pas autant
ancré dans la culture en France,
explique-t-il, mais “mieux faire
connaître ce sport dans mon pays
est l’une de mes priorités à long
terme”.
Avoir une meilleure assise
internationale permettrait à la
NBA de négocier de plus gros
contrats de retransmission télé-
visée, et les joueurs sollicite-
raient alors une plus grande
part de ces montants. Le contrat
médiatique en cours à la NBA,
ILS REFONT LA FRANCE
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
L’“extraterrestre” a bien atterri
●●● Le 13 février,
à Toronto, “une foule de
19 800 personnes a rempli
une Scotiabank Arena
à guichets fermés pour voir
deux des pires équipes
de la NBA”, raconte le San
Antonio Express-News.
Mais, malgré l’affiche a priori
peu excitante entre les
Raptors de Toronto et les
Spurs de San Antonio, “elles
ont pu se délecter du dernier
match en date de Victor
Wembanyama, et cela valait
bien chaque dollar canadien
du prix du billet”. Ce soir-là,
au sein de son équipe, qui
occupe la dernière place de
la conférence Ouest de la
ligue de basket-ball
américaine, le Français de
20 ans a encore une fois
brillé et confirmé son statut
de future superstar. Avec
27 points, 14 rebonds et
10 contres, il a été l’auteur
d’une valeur de 24 milliards
de dollars, prendra fin après la
saison 2024-2025. Le suivant
pourrait peser de 70 à 80 mil-
liards de dollars. La convention
collective qui régit les condi-
tions d’emploi est en vigueur
jusqu’en 2030, l’option d’une
renégociation étant ouverte pour
l’employeur et les joueurs après
la saison 2028-2029.
Aux États-Unis, les chaînes de
télévision s’attendent à ce que
Victor Wembanyama fasse grim-
per l’audimat. Les San Antonio
Spurs doivent jouer 19 matchs
diffusés sur des chaînes natio-
nales en 2024. L’équipe [qui,
au 23 février, n’avait gagné
que 11 matchs sur 56 dispu-
tés] mise beaucoup sur Victor
Wembanyama pour remonter
dans le classement du cham-
pionnat, son dernier titre remon-
tant à 2014.
d’une performance qu’aucun
débutant en NBA n’avait
réalisée depuis 1990.
Ce fut “l’une des nuits
les plus mémorables de
sa toujours plus folle saison
de rookie”, s’emballe
The Athletic. Il y a quelques
semaines, le site tirait
un bilan de la première
moitié de saison de
“Wemby”, le joueur le plus
attendu pour ses débuts en
NBA depuis LeBron James,
qui l’avait d’ailleurs qualifié
d’“extraterrestre”. Verdict :
“Ça ne fait qu’une demi-
saison. Il n’a joué que
35 matchs. Et pourtant, le
phénomène des San Antonio
Spurs Victor Wembanyama
a déjà montré qu’il était
l’un des joueurs les plus
polyvalents et talentueux des
annales de la NBA. Et voilà
ce qui fait peur : il progresse
encore à pas de géant.”
Si le jeune Français relancera
quasi certainement la NBA, il est
moins certain qu’il soit un atout
pour les marques habituellement
associées aux grands sportifs.
De nombreux basketteurs com-
plètent leurs revenus en étant
les ambassadeurs de chaussures
de basket et de boissons énergi-
santes. Des chaînes de restaura-
tion rapide, des studios de jeux
vidéo, des assureurs et des géants
d’Internet ont aussi recruté des
joueurs de la NBA pour vendre
leurs produits. Mais les jeunes
comme Victor Wembanyama,
qui se soucient davantage de leur
image et qui gagnent une plus
Le Français pèse
assez à la NBA pour
être appelé à l’aider
dans son expansion
internationale.
grande partie de leurs revenus sur
le terrain que les générations pré-
cédentes, se montrent plus sélec-
tifs. “Il y a trente ans, les joueurs
acceptaient n’importe quoi auprès
de n’importe qui, car c’était une pos-
sibilité et les salaires étaient plus
faibles”, explique Mark Patricof,
fondateur de Patricof Co., une pla-
teforme de conseil et d’investisse-
ment pour les athlètes. Selon lui,
ils ont aujourd’hui une perspec-
tive bien plus vaste sur le monde.
C’est ce qu’illustre très bien le
contrat de Victor Wembanyama
avec Barcode, fabricant d’une
boisson à base de plantes créée
par Mubarak Malik, dit “Bar”,
et par l’ailier des Washington
Wizards Kyle Kuzma. Au lieu
de proposer un gros chèque
d’emblée, Barcode a persuadé
Victor Wembanyama d’investir.
“Je savais que, sur le plan financier,
on ne pouvait pas rivaliser avec les
offres des grandes marques sur le
court terme”, explique Mubarak
Malik lors d’une interview sur
Zoom. “Mais, à long terme, avec
ce que nous avons prévu, il aura
une chance de posséder une part
non négligeable de l’entreprise et
de gagner beaucoup d’argent si on
fait les choses bien.”
Mubarak Malik a pris contact
avec Victor Wembanyama via
un investisseur à Paris, puis il
s’est rendu dans la capitale fran-
çaise et a rencontré la famille du
joueur. À son arrivée, la mère de
Victor, nutritionniste et mas-
seuse, était ravie de voir que les
vitamines qu’elle donnait à son
fils lorsqu’il était petit faisaient
partie des ingrédients de la bois-
son, se souvient l’entrepreneur.
Victor Wembanyama a reçu des
offres lucratives d’autres marques
de boissons énergisantes, comme
Gatorade et Body Armor, selon
des personnes proches du dos-
sier, mais le Français trouvait
Barcode plus en phase avec ses
priorités. Le montant des parts
acquises n’a pas été révélé.
“Si je m’associais à une marque
qui n’est pas bonne pour la santé
et que je ne consomme pas, ce ne
En partenariat avec
FRANCE. 29
serait pas authentique, explique
Victor Wembanyama. Ce serait
perdre de vue mon identité.”
Victor Wembanyama sera
pourtant ambassadeur de cer-
taines marques tout comme
d’autres stars avant lui, par
exemple Michael Jordan et
LeBron James. [Le 20 février,
“Wemby” a été annoncé comme
nouvel ambassadeur de la maison
Louis Vuitton.] Il travaille notam-
ment avec Nike depuis qu’il a
commencé à jouer profession-
nellement en France, à 15 ans, et
il espère avoir une basket à son
nom. “Je veux que mon modèle
ait l’air léger et soit conforme à
mon style de jeu, explique le jeune
homme. Il doit être flexible pour
que les gens soient rapides.”
Accès à l’eau potable. Victor
Wembanyama espère mettre à
profit une partie de ses reve-
nus en améliorant l’accès à l’eau
dans des régions où elle est rare.
Un article de Bloomberg paru
en octobre 2023 indiquait que
3,6 milliards de personnes n’ont
pas un accès suffisant à l’eau au
moins un mois chaque année.
L’Organisation météorologique
internationale s’attend à ce que
ce chiffre dépasse 5 milliards d’ici
à 2050. “Ce dont les humains ont le
plus besoin dans la vie, c’est l’eau,
résume le basketteur. Une grande
partie de la population mondiale
dans les pays pauvres n’a pas accès
à l’eau potable.” Les régions qui
manquent le plus d’eau dans le
monde sont le Moyen-Orient,
l’Afrique du Nord et l’Asie du
Sud. L’Institut des ressources
mondiales estime que 25 pays,
où vit un quart de la population
mondiale, risquent un stress
hydrique extrême.
Victor Wembanyama explique
qu’affecter son argent à ce type
de causes est aussi un moyen de
façonner son identité : “Tout le
monde cherche la meilleure chance à
saisir dans le business, mais moi, je
cherche encore à savoir qui je suis.”
—Randall Williams,
publié le 5 janvier
© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
—The Straits Times,
extraits (Singapour)
L Des perruques et des
a Corée du Nord est sur-
tout connue pour sa
production d’armes de
destruction massive, pourtant
son premier produit d’exporta-
tion est bien plus inoffensif, voire
délicat. L’essentiel des ventes
nord-coréennes en Chine, de loin
le premier partenaire commer-
cial de Pyongyang, est consti-
tué de faux cils et de perruques.
En 2023, ces accessoires repré-
sentaient près de 60 % des expor-
tations annuelles de Pyongyang
vers la Chine, d’un montant
total de 292 millions de dollars
[272 millions d’euros], d’après
les données de l’Administration
générale des douanes chinoises,
publiées le 22 janvier.
L’an dernier, la vente de ces
accessoires de beauté a rapporté
163 millions de dollars [152 millions
d’euros] à l’économie nord-
coréenne, 13 fois plus qu’en 2022.
Cette hausse coïncide avec
l’assouplissement des contrôles
aux frontières mis en place lors de
la crise du Covid-19 et la reprise
des échanges commerciaux avec
Pékin. Mais les ventes ont aussi
triplé par rapport à 2019, avant
l’arrivée de la pandémie.
Emplois et devises. Si la
demande en perruques et en
faux cils augmente subitement
aujourd’hui, alors que la Corée du
Nord produit ces articles depuis
plus de dix ans, c’est sans doute
parce qu’ils font partie des rares
Corée du Nord.
faux cils très précieux
Ne figurant pas parmi les produits touchés par les sanctions des Nations unies,
ces accessoires capillaires représentent désormais 60 % des exportations du
régime de Pyongyang vers la Chine. Une manne pour une économie vacillante.
articles non soumis aux sanc-
tions des Nations unies, analyse
Mitsuhiro Mimura, de l’Institut de
recherche économique et sociale
pour l’Asie du Nord-Est, rattaché
à l’université de Niigata, au Japon.
Ce genre de dynamique est inha-
bituel, reconnaît-il : Pyongyang
n’a pas eu d’autre choix que de
remplacer le commerce de vête-
ments par celui de perruques et
de faux cils, afin de maintenir ses
rentrées de devises étrangères et
son taux d’emploi. “Avant 2016, la
Corée du Nord expédiait énormé-
ment de vêtements vers la Chine,
mais les sanctions de l’ONU ont
mis un coup d’arrêt au secteur tex-
tile. Les ouvriers qui fabriquaient
ces vêtements se sont tous retrou-
vés au chômage.”
En 2016, les produits textiles
se classaient au deuxième rang
des exportations nord-coréennes,
après le charbon et d’autres
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
minerais, et ont rapporté 752 mil-
lions de dollars [700 millions d’eu-
ros]. Mais depuis que l’ONU a durci
ses sanctions, d’abord en 2016, puis
en 2017, en guise de représailles
aux essais nucléaires et balistiques,
Pyongyang ne peut plus exporter
ses ressources les plus rentables
– charbon, fer, fruits de mer et
articles textiles.
Sans être en proie à la famine,
le pays traverse tout de même
“une terrible dépression écono-
mique”, selon Mitsuhiro Mimura,
COURRIER INTERNATIONAL
qui s’est rendu en Corée du Nord
une quarantaine de fois pour des
échanges universitaires. La plupart
des quelque 26 millions de Nord-
Coréens ne peuvent plus s’offrir
que deux repas par jour, explique-
t-il, et le gouvernement a déses-
pérément besoin de devises pour
acheter du pétrole et des produits
de consommation courante pour
ses citoyens. “Le pouvoir d’achat est
↓ Dessin de Beppe Giacobbe,
mis à mal par l’inflation et la diminu-
tion croissante des rentrées de devises.
Mais [l’État] ne peut pas augmenter
le prix des denrées de base comme
le riz ou le maïs. Résultat, l’écono-
mie est vraiment très mal en point.”
Alors, pour aider leur famille
à joindre les deux bouts, de
RU. Russie
CHINE
CORÉE DU NORD
Dandong
Sinuiju
Pyongyang
Qingdao
250 km
Italie.
nombreux lycéens prennent
un petit boulot dans les usines
de perruques, d’après le Livre
blanc sur les droits humains en
Corée du Nord en 2022, publié
en 2023 par l’Institut coréen pour
l’unification nationale. Grâce à
leur bonne vue, les adolescents
peuvent travailler à la lumière
des lampes à huile, un avantage
non négligeable dans ce pays où
l’électricité est une denrée rare.
Chaque perruque demande quatre
à cinq heures de travail, et peut
rapporter jusqu’à 12 kilos de riz,
d’après le témoignage d’un exilé
ayant fui en Corée du Sud en 2021.
Cheveux contre maïs. À
Sinuiju, cité frontalière située
tout près de la ville chinoise de
Dandong, de nombreux commer-
çants abandonnent leur travail sur
les marchés pour se consacrer à
la fabrication de perruques, bien
plus lucrative, selon le média en
ligne nord-coréen Daily NK. La
plupart des matières premières
utilisées sont importées de Chine,
mais pour suivre l’augmenta-
tion de la demande, les entre-
prises publiques nord-coréennes
achètent désormais des mèches de
cheveux aux particuliers – en lot
de 25 centimètres de longueur –
pour 20, voire 25 kilos de maïs.
Toujours d’après le Livre blanc,
même les camps de travail com-
prennent des ateliers de fabrica-
tion de perruques et faux cils, où
les prisonniers – ou plutôt les pri-
sonnières, car il s’agit le plus sou-
vent de femmes – travaillent sans
aucune contrepartie financière.
La fabrication de ces accessoires
exige, semble-t-il, beaucoup de
main-d’œuvre, en particulier
pour les articles cousus à la main.
Les faux cils de Corée du Nord
sont réputés de “qualité supé-
rieure”, chaque cil étant travaillé
au millimètre près et fixé indivi-
duellement, détaille un directeur
d’usine de Qingdao [en Chine],
cité par le média chinois Jiemian
RU. Xinwen. Épicentre de la produc-
tion chinoise de faux cils, la ville
de Qingdao centraliserait 70 %
du marché mondial et impor-
terait 80 % de ses produits de
Corée du Nord.
Séoul
Il faut dire que la fabrication
CORÉE
d’une perruque haut de gamme
DU SUD coûte 1000 yuans [130 euros] de
main-d’œuvre en Chine, contre
seulement 300 yuans [39 euros]
JAPON
en Corée du Nord, pour les moins
chères. Sur la célèbre plateforme de
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
À la une
“LE POINT DE RUPTURE”
“Le régime de Kim Jong-un
est-il en train de se fissurer ?”
se demande l’hebdomadaire
new-yorkais Newsweek le
23 février. Si “la Corée du Nord
de 2024 est plus belliqueuse,
plus provocatrice et plus axée
sur l’action militaire que
jamais”, cette agressivité cache
mal des défis existentiels pour
le régime. Le magazine explore
notamment l’hypothèse
d’un coup d’État perpétré
par des dignitaires du régime.
Pas de quoi calmer la paranoïa
légendaire du “commandant
suprême” nord-coréen.
commerce en ligne 1688 [version
nationale d’Alibaba], les faux cils
fabriqués en Corée du Nord, qui
peuvent être personnalisés pour
respecter “les normes européennes
et américaines”, se vendent à partir
de 15 yuans le lot [à peine 2 euros].
Les perruques produites selon “le
savoir-faire nord-coréen” vont cher-
cher dans les 350 yuans [45 euros].
Les échanges commerciaux
entre Pékin et P yong yang
devraient encore augmenter
en 2024, prédit Troy Stangarone,
de l’Institut économique pour la
Corée, un think tank américain
installé à Washington. Mais la
Corée du Nord aurait tout inté-
rêt à rediversifier ses exporta-
tions, pour ne pas trop dépendre
des ventes de perruques et de faux
cils. Pyongyang pourrait notam-
ment se tourner vers les mouve-
ments d’horlogerie, ces petites
pièces qui constituent le méca-
nisme des montres et permettent
la rotation des aiguilles, avance
le chercheur. Avant de conclure :
à long terme, le développement
de “nouveaux secteurs industriels
permettant la création d’emplois”
ne profiterait pas seulement au
gouvernement, mais à l’ensemble
de la population nord-coréenne.
—Wendy Teo,
publié le 3 février
ASIE. 31
↙ Dessin de De Angelis,
AFGHANISTAN Italie.
La “police du langage” fait À Téhéran, où l’on parle aussi persan,
le média iranien khabaronline confirme
la chasse aux mots persans
que ce chef taliban a ordonné que tous
les documents de l’institution soient tra-
duits du persan au pachto : “Il est désormais
interdit d’utiliser les mots ‘étrangers’
Parlée par plus de la moitié de la population, la langue persane [comprendre les mots ‘persans’] tels que
danishgah [‘université’], danishkada
est la cible d’attaques de la part des talibans, qui parlent [‘faculté’], etc.”
le pachto, l’autre principale langue du pays. Les derniers assauts “Que ce soit dans les relevés de notes, les
en date concernent les milieux universitaires. diplômes et autres certificats, ces termes et
ces phrases étrangers affaiblissent la culture
nationale.” La citation semble une décli-
naison d’une directive récemment édic-
L
tée par le ministre de l’Enseignement
es talibans veulent-ils empêcher Pays pluriethnique, l’Afghanistan supérieur du gouvernement des talibans,
les Afghans de parler leur langue ? compte de nombreuses langues, mais la Neda Mohammad Nadeem, citée par 8am.
La question se pose sérieusement. Constitution de 2004 reconnaît le persan media : “N’utilisez plus les mots persans
Dans un article publié le 12 février, le (aussi appelé “dari”) et le pachto comme dadgah [‘tribunal’], dadsitani [‘bureau
journal en exil 8am.media reproduit langues officielles. La pratique du procureur’] ou danishjo
des documents émanant d’un certain a changé de façon radicale après [‘étudiant’] dans vos travaux
Kamaluddin Munib, chef taliban au sein la prise de Kaboul par les tali- scientifiques, vos recherches et
de l’université de Takhar, une province bans, en août 2021. Les membres vos traductions.”
du nord du pays. Ceux-ci mettent en du groupe islamique, essentiel- REVUE Cette politique des talibans
place des directives officielles interdi- lement d’ethnie pachtoune, se DE PRESSE n’est pas nouvelle, à en croire
sant formellement l’utilisation de mots sont lancés, explique 8am.media, les archives les plus récentes de
persans au sein de l’établissement. Ces dans une politique de généralisation de la chaîne d’information afghane établie à
documents font également l’usage du pachto et d’“antipersianisme”. Le Londres Afghanistan International. Le
état du renvoi d’au moins journal cite une source anonyme au sein site web de la station signalait en sep-
17 employés au motif de l’université : “Peu instruit, le mollah tembre 2023 que les enseignes des universi-
que leur langue [Munib] se comporte de manière inap- tés situées dans des bassins de population
maternelle propriée avec les employés et les pro- persophone comme les villes de Herat
n’est pas fesseurs. Deux enseignants ont été et de Takhar, ou la province de Kapisa,
le pachto. contraints de démissionner.” avaient été changées du persan au pachto.
Un autre article de la chaîne cite le témoi-
gnage de citoyens de Takhar et de Balkh
à ce propos, qui estiment être victimes
de “la poursuite d’une discrimination systé-
matique contre la langue persane” et même
d’un “antipersianisme dogmatique”.
Et pour cause. Afghanistan International
a également reproduit les propos récem-
ment tenus par Mohammad Yunus Rashid,
vice-ministre de l’Information et de la
Culture des talibans : “L’Afghanistan n’a
nul besoin de la langue persane. Les jeunes
doivent se contenter d’apprendre des dis-
ciplines grâce auxquelles nous pouvons
fabriquer des outils de guerre avancés.”
Cependant, les talibans semblent réser-
ver ce traitement spécial aux mots per-
sans, comme le relevait récemment le
service en persan de la chaîne Euronews :
“Désormais considérés comme des mots
issus d’une ‘langue étrangère’, les mots per-
sans sont interdits par les talibans dans
les domaines universitaires et scien-
tifiques. Pourtant, les talibans ne
font pas preuve d’une telle intolé-
rance avec l’utilisation
de mots et d’expres-
sions issus d’autres
langues étrangères,
comme l’ourdou [parlé
au Pakistan voisin] ou
l’anglais.”
—Courrier
international
32. Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

à la une

AUTOMOBILE
Tous en voiture électrique… chinoise ! Face
à la déferlante de véhicules bon marché made
in China, les industriels européens ont du mal

La course
à trouver la parade. Si la fin du moteur thermique
est programmée pour 2035 dans l’UE, elle ne
se fait pas sans hoquets. Les constructeurs du

à l’électrique
continent ont pris du retard et leurs véhicules sont
plus chers que leurs équivalents chinois. La Chine
est bien en tête de la course, de quoi pousser
Volkswagen, Stellantis et Renault à faire alliance
pour ne pas se laisser distancer.
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
Un champion chinois
en première ligne
BYD a déjà dépassé Tesla en devenant le premier fabricant mondial
de véhicules électriques. L’industriel chinois va-t-il prendre de vitesse
les constructeurs européens grâce à ses modèles bon marché ?
—The Times, extraits (Londres)
A
première vue, le BYD Explorer No. 1, qui
[vient d’effectuer] sa première traversée
de la Manche, ressemble à tous les autres
cargos géants qui sillonnent le couloir de
navigation le plus fréquenté du monde.
En réalité, il annonce une révolution.
L’arrivée de sa cargaison [le 21 février] au port
de Flessingue, aux Pays-Bas, devrait marquer
au choix l’ouverture d’un nouveau chapitre de
la suprématie industrielle chinoise ou le début
d’une guerre commerciale. Tout dépendra de
l’indulgence des électeurs et des responsables
politiques à Londres et à Bruxelles.
L’Explorer No. 1 appartient à BYD, entreprise
chinoise encore relativement méconnue des
consommateurs occidentaux, bien qu’elle soit
sans doute l’une des plus puissantes du monde.
À son bord, 7 000 voitures électriques destinées
aux marchés européen et britannique.
Emblématique. En fin d’année dernière, BYD
a détrôné Tesla, l’entreprise d’Elon Musk, en
devenant le premier constructeur mondial de
véhicules électriques – cette production emblé-
matique de la transition écologique mondiale et
de la volonté de sortir des combustibles fossiles.
Comme beaucoup d’autres sociétés chinoises
ces quarante dernières années, BYD a trouvé la
recette pour produire davantage et à moindre
coût que tous ses concurrents. Ses modèles
d’entrée de gamme se vendent en Chine pour
un peu plus de 8 000 livres [9 350 euros], quand
les Britanniques doivent débourser près de
40 000 livres [46 800 euros] pour s’offrir la moins
chère des Tesla [42 990 euros en France, où les
Tesla ne sont pas éligibles au bonus écologique].
Sur le plan commercial aussi, BYD voit les
choses en grand. Le BYD Explorer No. 1 a la par-
ticularité d’avoir été conçu spécifiquement pour
le constructeur chinois. C’est [le premier] des
huit navires rouliers commandés par l’entreprise
pour acheminer ses véhicules. D’ordinaire, les
fabricants d’automobiles font appel à de grands
transporteurs internationaux. Mais BYD a pré-
féré faire construire ses propres cargos, crai-
gnant que le nombre de navires rouliers dans
le monde ne soit insuffisant pour transporter
l’ensemble de sa production.
33
de vendre des voitures thermiques neuves, ini-
tialement prévue pour 2030, le Royaume-Uni,
comme le reste de l’Europe, espère toujours que
les voitures électriques représenteront 80 %
du marché du neuf d’ici à la fin de la décennie.
Coup de semonce. Pourtant, les ventes ne
À la une décollent toujours pas – l’an dernier, seuls 16 %
des véhicules achetés en Grande-Bretagne
étaient 100 % électriques, et la proportion n’était
pas meilleure dans l’UE [14,6 %]. Notamment
parce que ces voitures restent plus onéreuses
que les modèles à moteur thermique ou hybride.
La plupart des États européens proposent des
subventions ou des réductions d’impôts pour
l’achat de véhicules électriques. Mais ces dispo-
sitifs concernent aussi bien les modèles impor-
tés que ceux produits localement.
Seule ombre au tableau pour BYD : la politique “L’ASSAUT Pékin et ses alliés accusent les Européens
des gouvernements occidentaux, notamment DES VOITURES de réagir de façon disproportionnée avec leurs
de l’Union européenne. Les gouvernements ont ÉLECTRIQUES menaces douanières, la part de marché des véhi-
compris sur le tard que leurs propres construc- DE CHINE” cules chinois étant encore relativement faible.
teurs risquaient de se faire doubler par les La couverture de La Chine a d’ores et déjà riposté en ouvrant
entreprises chinoises. Portées par la politique The Economist une enquête sur les subventions françaises aux
de Pékin, qui encourage le développement du 14 janvier, qui titre exportations de cognac – un coup de semonce
de technologies plus respectueuses de l’envi- “L’assaut des voitures qui vise Paris, premier partisan de mesures
ronnement, celles-ci font des progrès fulgu- électriques de Chine”, protectionnistes sur les véhicules électriques.
rants en matière de production et de prix [voir est une référence Paradoxalement, les constructeurs euro-
graphiques p. 35]. explicite aux péens comme Volkswagen ne semblent pas
Washington a déjà instauré des droits de envahisseurs particulièrement favorables – du moins en
douane de 27,5 % sur les véhicules électriques de l’espace. public – à l’instauration de droits de douane,
importés de Chine, et Bruxelles envisage des L’hebdomadaire alors qu’ils auraient tout à y gagner en théorie.
mesures similaires pour protéger Volkswagen, britannique explique Ils redoutent en effet des représailles préjudi-
Renault et les filiales locales de géants interna- que “l’afflux de voitures ciables à leurs activités en Chine, laquelle repré-
tionaux, comme l’usine [du japonais] Nissan à chinoises terrifie sente une part considérable de leur marché.
Sunderland [au Royaume-Uni]. l’Occident”, où La riposte la plus probable reste toutefois la
“Les marchés mondiaux sont aujourd’hui inondés le “choc chinois” réduction des exportations de certains minerais
de voitures électriques chinoises bon marché”, aler- qui a eu lieu entre 1997 indispensables aux batteries électriques, dont
tait [en septembre] Ursula von der Leyen, la pré- et 2001, quand les Pékin domine l’essentiel de l’extraction et de la
sidente de la Commission, devant le Parlement produits à bas coût en production. Le cas échéant, les constructeurs
européen, en annonçant l’ouverture d’une provenance de Chine européens vendraient certes plus de véhicules,
enquête qui pourrait aboutir à l’instauration ont mené à la mais ils se retrouveraient obligés d’acheter
de taxes à l’importation. désindustrialisation, davantage de batteries chinoises. “C’est là que
est encore très présent les Chinois peuvent faire du tort aux Européens,
Les aides proposées en Europe dans les mémoires.
L’arrivée en masse des
qui sont dépendants de ces importations”, relève
Noah Barkin, spécialiste en commerce interna-
pour l’achat de véhicules véhicules électriques tional pour le [think tank américain] German
électriques concernent aussi chinois aujourd’hui Marshall Fund.
bien les modèles importés “devrait être célébrée
plutôt que crainte”,
—Richard Spencer,
publié le 16 février
que ceux produits localement. estime le magazine
libéral. Car elle signifie
Cette enquête permettra de déterminer si l’accélération de la
les véhicules produits par BYD et deux de ses “transition vers la SOURCE
principaux concurrents chinois, Geely et SAIC, neutralité carbone”.
bénéficient ou non de subventions publiques THE TIMES
“cachées” – via l’octroi de prêts à des conditions Londres, Royaume-Uni
préférentielles et la fourniture d’acier et d’élec- Quotidien
tricité, deux des plus gros postes de dépenses thetimes.co.uk
du secteur. “Leur prix est maintenu artificielle- Le plus ancien des quotidiens
ment bas par des subventions publiques massives, a britanniques (1785) et le plus
dénoncé la présidente de la Commission, ce qui connu à l’étranger appartient
crée une distorsion du marché.” depuis 1981 à News UK,
L’UE comme le Royaume-Uni se sont fixé propriété de Rupert Murdoch.
des objectifs ambitieux pour remplacer les ↖ Dessin de Henry De tendance conservatrice,
moteurs à diesel ou à essence par des batte- Wong paru dans le il a longtemps été le journal
ries électriques. Et bien qu’en septembre Rishi South China Morning de référence et la voix
Sunak ait repoussé de cinq ans l’interdiction Post, Hong Kong. de l’establishment.
34. À LA UNE Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

UNE DOMINATION
du marché intérieur chinois, sans tenir assez
compte des lois et des réglementations des
marchés étrangers. Et c’est justement là que
QUI RESTE les enjeux autour des véhicules électriques se
font plus prégnants.
Comme le constate l’édition chinoise du
FRAGILE Nikkei, la volonté des Européens de réduire
leur dépendance à l’égard de certains pays
est telle que les voitures électriques fabri-
quées en Chine sont devenues “la cible de
la répression” européenne. Or, poursuit le
Si les constructeurs chinois journal économique nippon, une série d’ins-
tallations d’usines chinoises est justement envi-
dominent le marché mondial sagée sur le Vieux Continent : c’est le cas pour
des voitures électriques, rien n’est BYD, le leader du secteur, Great Wall Motors,
joué pour autant. Car la bataille Shanghai Automotive Industry Corporation
ne fait que commencer, estime (SAIC Motor) ou encore Ningde Shidai (CATL),
le fleuron chinois de la production de batte-
la presse asiatique. ries pour voiture.
À Singapour, le quotidien Lianhe Zaobao
décrit pour sa part la situation “inconfortable”
En Asie du Sud-Est,
une expansion
à tout crin
Vu du
●●● La Thaïlande a d’abord pris
des mesures pour inciter les particuliers
à acheter des véhicules électriques.
Japon Puis, le 21 février, elle les a étendues aux
entreprises pour l’achat de poids lourds,
LA TRANSITION, rapporte le Bangkok Post. En Indonésie,
UN DÉFI la TVA sur les véhicules électriques
EXISTENTIEL a été abaissée à 1 %, indique le Jakarta
Pourvoyeuse de Globe. Ces subventions “ne visent pas
5 millions d’emplois seulement à assainir la qualité de l’air”,
directs, l’industrie souligne le magazine chinois Caixin.
automobile nippone Premiers marchés automobiles d’Asie
fait vivre une multitude du Sud-Est, la Thaïlande et l’Indonésie,
de PME travaillant entendent devenir des constructeurs

L
pour les grands de premier plan en conditionnant
es entreprises chinoises n’ont “presque aucun des constructeurs européens, “sur la sellette” constructeurs, comme leurs aides à une production locale.
rival” sur le marché des véhicules à énergie face à la montée en puissance des concurrents Toyota. La plupart En Indonésie, le faible taux de TVA sera
nouvelle, notait il y a quelques jours l’heb- chinois. Histoire de permettre à l’industrie euro- d’entre elles sont accordé aux véhicules qui “comportent
domadaire économique chinois Caixin. Cet péenne de gagner du temps, poursuit le jour- encore spécialisées au moins 40 % de composants produits
avantage concurrentiel se traduit par une nal, l’UE a adopté une série de mesures visant à dans la production localement”. La Thaïlande, qui abrite
part toujours grandissante de ces véhicules limiter l’entrée de véhicules électriques chinois : de moteurs déjà de nombreuses usines automobiles,
dans les exportations de voitures chinoises : normes sur l’empreinte carbone des batteries, thermiques, ce qui espère que 30 % des voitures et deux-
parmi les 4,9 millions d’unités exportées ouverture d’enquêtes sur les subventions du gou- explique le sérieux roues produits dans le royaume seront
en 2023, près d’un tiers sont des “voitures propres”. vernement chinois… Or, pour Pékin, l’Europe retard que les géants électriques en 2030. L’Indonésie compte,
C’est l’année dernière que la Chine a détrôné est un marché majeur, le premier débouché japonais ont pris elle, produire 600 000 véhicules
le Japon en devenant le champion mondial des pour ses voitures électriques : selon les don- dans la transition vers électriques en 2030 en attirant
véhicules exportés. Il y a, selon Caixin, nées de l’Association chinoise des la voiture électrique. des investissements étrangers. Toyota
deux explications à ce phénomène : voitures particulières, au premier “Le moteur thermique et Hyundai sont déjà présents dans
d’une part, la féroce concurrence semestre 2023, 40 % des exporta- a toujours le pays. Le vietnamien VinFast envisage,
qui règne sur le marché automobile tions chinoises de véhicules à éner- constitué la source lui aussi, d’y construire une usine capable
intérieur chinois ; et d’autre part, une REVUE gie nouvelle avaient pour destination de leur compétitivité de produire 50 000 véhicules par an,
reprise économique décevante, qui DE PRESSE le Vieux Continent. internationale, analyse précise Nikkei Asia. Avant cela, le
oblige les constructeurs chinois à se D’autant que, “par rapport au l’expert Kouki Nakanishi 25 février, VinFast a posé la première
positionner sur les marchés étrangers, comme marché européen, les constructeurs automo- dans le quotidien pierre d’une usine à 2 milliards de dollars
une sorte d’“issue de secours”. biles chinois sont confrontés à des défis autre- Mainichi Shimbun. en Inde, écrit VNExpress. Une fois en
Caixin observe que “de nombreux facteurs acci- ment sévères sur le sol américain”, souligne le Or il est difficile service, elle sera censée produire chaque
dentels” ont par ailleurs tiré la croissance des Lianhe Zaobao. En plus de la politique de l’an- d’aller à l’encontre année 150 000 véhicules électriques.
exportations d’automobiles chinoises – ther- cien président Donald Trump, qui a imposé de son point fort.” Pour
miques et électriques confondues. À commen- des droits de douane de 25 % sur toutes les la survie de l’industrie,
cer par le vide laissé par le retrait du marché voitures chinoises, l’administration Biden a dont dépend le sort de Royaume-Uni, l’Espagne et la Belgique ont connu
russe des constructeurs occidentaux, lié à la mis en place sa “loi sur la réduction de l’infla- l’économie japonaise, une diminution “significative” en novembre 2023,
guerre en Ukraine, qui explique la croissance tion”, qui exclu de sa chaîne d’approvisionne- il est donc désormais alerte le quotidien singapourien. Or, en paral-
spectaculaire des ventes chinoises après 2022. ment tout véhicule électrique, toute batterie urgent de trouver lèle, celles vers la Thaïlande et les Philippines
Durant les onze premiers mois de 2023, la Chine et toute autre pièce automobile produite par des solutions. ont épousé une courbe exactement inverse. Le
les entreprises chinoises. “L’industrie automobile principal “champ de bataille” pour les expor-
Le développement Afin de contourner ces obstacles, les construc-
teurs chinois ont accéléré leur déploiement au
est un pilier de
l’économie japonaise.
tateurs chinois s’est donc déplacé de l’Europe
vers l’Asie du Sud-Est.
des produits chinois ne tient Mexique au cours des trois dernières années, Il faut qu’elle continue Même si la Chine a réussi à se positionner
pas assez compte des lois faisant de ce pays une tête de pont pour l’en- à briller, surtout en leader sur le marché international des véhi-
et des réglementations trée sur le marché nord-américain. Constatant
que 25 % des véhicules vendus au Mexique
après la transition”,
espère le journal
cules électriques, le Lianhe Zaobao rejoint l’ana-
lyse de Caixin, et insiste sur les nombreux défis
des marchés étrangers. provenaient de Chine en 2023, le président dans un éditorial. qui restent à surmonter pour les industriels
de Ford s’est exclamé : “Le monde est en train chinois. À commencer par un grand déficit de
a exporté 841 000 voitures vers la Russie, soit de changer !” rapportait l’agence Reuters le notoriété pour les marques exportées. Ce qui
5,5 fois plus que lors de la période précédente. 15 février. Le Lianhe Zaobao précise en outre fait dire aux deux journaux que les construc-
Le pays est devenu la première destination des qu’“au moins six constructeurs automobiles chinois teurs chinois doivent impérativement renfor-
exportations d’automobiles chinoises. envisagent de construire des usines au Mexique cer leur coopération avec les acteurs locaux.
Pour autant, un professionnel souhaitant ou de mener une coopération approfondie avec Comme l’explique à Caixin un analyste japo-
garder l’anonymat s’inquiète auprès de Caixin des agents locaux”. nais, les entreprises chinoises sont peut-être
du manque de vision globale des constructeurs Aujourd’hui, côté chinois, l’heure est au trop optimistes. Or, selon lui, “la compétition
chinois : le développement des produits se redéploiement. Car les exportations de voi- vient à peine de commencer”.
fait, note-t-il, uniquement à partir de critères tures électriques vers l’Allemagne, la France, le —Courrier international
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024 AUTOMOBILE : LA COURSE À L’ÉLECTRIQUE. 35

Le boom CHINE La Hongrie,

de l’électrique porte d’entrée
8 millions

pour Pékin
La Chine, numéro 1 mondial
Ventes de voitures électriques par pays
(de 2016 à 2023, en millions)
Gros plan
4 LES BATTERIES
DU FUTUR
3 EUROPE 3,4 millions
Avec la montée
en flèche des ventes
2 de voitures électriques, Le chinois BYD a choisi la ville
ÉTATS-UNIS 1,6 million la course de Szeged pour bâtir sa première
1
AUTRES 0,9 million
au développement usine en Europe. Sa main-d’œuvre
de nouvelles batteries
0 s’accélère partout
bon marché lui permettra
2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022 2023 dans le monde. de réduire encore ses prix.
Elles doivent répondre
En Europe, les moteurs thermiques Un léger fléchissement

L
à des exigences
n’ont plus la cote des ventes strictes : contenir a Chine espère vendre ses véhicules élec-
Immatriculations de voitures neuves dans l’Union Immatriculations de voitures électriques neuves un maximum d’énergie triques à grande échelle en Europe, assurait
européenne (UE) par source d’énergie ( janvier 2024, en %) en Europe (de 2017 à janvier 2024, en millions) dans un minimum déjà Die Frankfurter Allgemeine Zeitung
de matériau, en novembre dernier. Et la Hongrie jouera
Autre Électrique 10,9 fournir une bonne un rôle essentiel dans ce projet.” Aussitôt
3,9 2
accélération, dit, aussitôt fait. En décembre, l’entre-
Diesel
13,4 Hybride se recharger prise BYD annonçait qu’elle construirait
36,6 rapidement, une première usine à Szeged, dans le sud de
fonctionner dans la Hongrie – confirmant les prédictions du
1 de larges plages journal allemand.
de température, Avec cette opération, BYD entend “réduire
* Estimation avoir une durée de vie le prix de ses véhicules de manière significative”,
longue et, bien commente Die Süddeutsche Zeitung, pour qui
Essence
35,2 0 entendu, être sûres. “la bataille des prix va très vite redoubler avec les
2018 2020 2022 2024* Actuellement, ce sont constructeurs allemands sur le marché national”.
surtout des batteries Le constructeur automobile de Shenzhen a
lithium-ion qui sont choisi le pays pour sa main-d’œuvre bon marché

2035
Tesla et BYD leaders mondiaux
utilisées. “Bien qu’il soit et son expertise. Mais aussi pour contourner
Ventes de véhicules électriques par constructeur (2023)
difficile de faire mieux, une éventuelle hausse des droits de douane, si
les chercheurs l’Union européenne venait à juger la concur-
C’est la date d’interdiction TESLA 1,8 million estiment que certaines rence chinoise déloyale.
des ventes de véhicules BYD 1,6 million options pourraient C’est tout le continent que ciblent les construc-
thermiques neufs dans l’UE. être adaptées à teurs chinois, précise Die Zeit. L’hebdomadaire
En 2021, lors de la COP26, VOLKSWAGEN 739 700
des marchés de niche : de Hambourg prend l’exemple de la marque
100 gouvernements, villes, BMW 376 200 certaines batteries très Nio, qui souhaite se positionner sur le marché
États et entreprises signaient
STELLANTIS 350 000 bon marché, d’autres des voitures électriques haut de gamme. “La
la déclaration de Glasgow,
MERCEDES-BENZ plus puissantes”, conception technique – par exemple pour le châs-
actant la fin des moteurs 222 600
à combustion d’ici à 2035. rapporte Nature. sis – se fait au Royaume-Uni. Le design est réalisé
RENAULT 146 700 Les recherches à Munich, les logiciels sont programmés à Berlin,
sur des batteries “tout et la fabrication a lieu à Hefei, en Chine.”
L’envol chinois solide” ou sodium-ion Une telle organisation doit permettre de

15 000
Production de véhicules propres (hybrides et électriques) en Chine commencent mieux comprendre les attentes des consom-
(2023, en millions) à porter leurs fruits. mateurs, poursuit Die Zeit. “À l’instar des

euros
1,2
Et, ajoute la revue, constructeurs allemands qui développent des
“pour beaucoup, voitures ‘en Chine pour la Chine’, équipées de
le graal recherché fonctions karaoké et autres applications chères
1
C’est en moyenne au bout de cette quête aux Chinois, les industriels chinois adaptent leur
le surcoût à l’achat serait une batterie offre au marché européen : carrosserie plus sobre,
0,8
d’une citadine électrique lithium-air”. navigation plus intuitive et un choix plus réduit
(une petite voiture) par d’applications embarquées.”
0,6 rapport à son équivalent Les ambitions chinoises sont élevées. D’après le
thermique (hors bonus titre munichois Focus, “certains constructeurs se
0,4 et aides de l’État). voient déjà marcher sur les traces d’Apple : concep-
Janv. Mars Mai Juill. Sept. Nov. tion et design au pays de Mercedes-Benz et Daimler.
SOURCES : AGENCE INTERNATIONALE DE L'ÉNERGIE (AIE), BLOOMBERGNEF, BLOOMBERG, CHIFFRES CONSTRUCTEURS,
Production dans un pays où la main-d’œuvre est
ASSOCIATION CHINOISE DES CONSTRUCTEURS AUTOMOBILES bon marché. En Europe de l’Est ou en Chine.”
—Courrier international
36. À LA UNE
LES CONSTRUCTEURS
EUROPÉENS PLANCHENT
SUR UN AIRBUS DE L’AUTO
Face à la concurrence chinoise, Volkswagen, Renault et Stellantis
envisagent “l’impensable” : se rapprocher pour sortir du marasme
une industrie qui représente 7 % de l’économie du continent
et emploie 13 millions de personnes.
—Bloomberg.com, extraits (New York)
V
olkswagen, Renault et Stellantis envi-
sagent en ce moment l’impensable : se
rapprocher de concurrents acharnés pour
réduire les coûts de fabrication de leurs
voitures électriques et parer ainsi aux
dangers existentiels qui les menacent.
À l’heure où la concurrence chinoise et celle
de Tesla mettent en évidence le déficit de com-
pétitivité des grands constructeurs européens,
l’urgence de la situation saute aux yeux. “Je suis
parfaitement conscient qu’à l’avenir les entreprises
qui ne sont pas aptes à résister à la concurrence
chinoise se mettront elles-mêmes en difficulté”,
confiait [le 15 février à Bloomberg Television]
Carlos Tavares, le PDG de Stellantis, groupe né
de la fusion en 2021 de l’italien Fiat et du fran-
çais PSA. Il avait déclaré plus tôt que l’industrie
automobile européenne allait au-devant d’un
“bain de sang” si elle ne s’adaptait pas.
Aiguillonnés par le ralentissement du taux
d’adoption de l’électrique [en décembre 2023],
les patrons du secteur planchent sur plusieurs
options, de la mise en commun des ressources de
recherche et développement à des regroupements
européens, pour pouvoir tenir tête à la concur-
rence dans un contexte de branle-bas inédit
pour le secteur. Les mois à venir seront décisifs.
Loin de supplanter la voiture à essence,
les véhicules électriques devraient voir leurs
ventes se tasser cette année, pour revenir aux
chiffres de 2019, selon [le cabinet d’études]
BloombergNEF. Un coup de frein inattendu qui
ravive la concurrence entre les constructeurs.
Même chez Tesla, ce ralentissement (qui s’est
traduit par des remises tous azimuts) n’a pas été
sans répercussions. La culbute de 20 % de l’ac-
tion Tesla cette année aura fait s’envoler près
de 150 milliards de dollars [138 milliards d’eu-
ros] de capitalisation boursière – c’est plus de
deux fois la valeur de Volkswagen.
Parmi les vents contraires qui soufflent sur
le secteur, citons l’abandon des subventions
[à l’achat de voitures électriques], la frilosité
des sociétés de location devant l’explosion des
coûts de réparation des véhicules électriques
et la grogne croissante des consommateurs en
réaction à des politiques climatiques qui grèvent
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
coûts faramineux que représente la fabrication
de voitures électriques bon marché tout en fai-
sant bénéficier [les entreprises qui en feraient
partie] d’économies d’échelle.
L’intérêt d’une mutualisation des coûts a refait
surface à la fin de l’année dernière, quand Renault
a présenté un concept de citadine électrique qui
coûterait moins de 20 000 euros, moitié moins
que l’ID.3 de Volkswagen. Un projet inspiré des
SOURCE Kei Cars japonaises : ces voiturettes très prisées
sont fabriquées par plusieurs constructeurs et
BLOOMBERG.COM bénéficient d’une réglementation avantageuse.
New York, États-Unis Diverses stratégies se dessinent. Carlos Tavares,
bloomberg.com chez Stellantis, a ouvertement fait part de son
Bloomberg.com est intérêt pour des fusions et acquisitions, tandis
le média en ligne que d’autres s’attachent à des formes de parte-
de Bloomberg, nariat plus consensuelles.
le groupe américain Du côté de Renault, Luca de Meo a minimisé
d’informations à la mi-février les rumeurs portant sur un éven-
leur portefeuille. Les élections aux États-Unis financières et tuel regroupement de grande envergure, assurant
[au début de novembre] et en Europe [en juin] à Bloomberg Television que la souplesse comp-
économiques créé
pourraient bien attiser ce désamour, à l’approche par l’ex-trader et tait davantage que la taille. Il a confirmé que des
d’un tournant dans le secteur. milliardaire Michael discussions sur une plateforme électrique com-
L’année 2025 verra un durcissement des normes Bloomberg, qui a mune avaient lieu “à droite et à gauche”. Luca
concernant les émissions au sein de l’Union connu le succès grâce de Meo, qui a travaillé par le passé pour Fiat et
européenne, ce qui signifie que les construc- à ses terminaux Volkswagen, explique : “Nous sommes tout à fait
teurs devront écouler davantage de voitures connectés aux bases disposés à mutualiser ce type d’investissements,
électriques, sous peine de se voir infliger de de données financières car il est très difficile de dégager une marge sur les
lourdes amendes. Dans le pire des cas (qui est et boursières. petites voitures. On essaie de trouver une solution.”
peu probable), Volkswagen pourrait avoir à Ce grand remue-ménage en Europe pourrait
verser plus de 2 milliards d’euros de pénalités bien avoir des répercussions aux États-Unis, où
si le groupe ne parvient pas à réduire suffisam- Ford et General Motors rognent sur les inves-
ment les émissions de sa flotte, selon les calculs tissements dans l’électrique et font savoir qu’ils
de Bloomberg fondés sur les données du fabri- sont ouverts à des partenariats avec d’autres
cant et des organismes de régulation. constructeurs. The New York Times rapportait
À l’heure où les groupes européens se voient [le 17 février] que le gouvernement de Joe Biden
pressés de mettre les bouchées doubles sur
l’électrique, leurs homologues chinois, épau-
lés par l’État, arrivent sur ce marché en perte
de vitesse avec des modèles souvent supérieurs
et moins coûteux.
Plan B. À niveau d’équipement équivalent, la
Dolphin de BYD est ainsi proposée à quelque
7 000 euros de moins qu’une Volkswagen ID.3,
que le constructeur allemand présentait comme
la Coccinelle de l’ère électrique. L’entreprise
chinoise devrait confirmer ses ambitions euro-
péennes en présentant plusieurs modèles élec-
triques au Salon de l’automobile de Genève [lire
ci-contre], parmi lesquels un SUV haut de gamme
rivalisant avec la classe G de Mercedes.
L’incapacité des constructeurs européens à
présenter un plan B qui tienne la route risque
de mettre en difficulté un secteur qui emploie
13 millions de personnes et représente 7 % de
l’économie européenne. “Notre industrie a mis
des milliards dans la mobilité électrique, assure
Holger Klein, le PDG de ZF Friedrichshafen,
un équipementier allemand qui fait travailler
près de 165 000 personnes à travers le monde.
Maintenant, la question qui se pose, c’est celle de
savoir si l’on a les bons paramètres.”
Le PDG de Renault, Luca de Meo, plaide en
faveur d’une alliance analogue à celle qui a donné
naissance à un avionneur européen capable de
rivaliser avec Boeing. Le dirigeant estime qu’un
“Airbus de l’auto” permettrait de partager les
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
envisageait d’accorder davantage de temps aux
constructeurs pour leur transition vers l’élec-
trique [lire aussi ci-contre].
S’ils révisent leurs projets d’investissement
à la baisse, les acteurs historiques du secteur
ne s’en montrent pas moins généreux avec
leurs actionnaires, ce qui prouve bien que le
manque de moyens n’est pas en cause. General
“Il est très difficile de dégager
une marge sur les petites
voitures. On essaie de trouver
une solution.”
Luca de Meo, PDG DE RENAULT
Motors, Ford et Stellantis ont déboursé à eux
trois 22,7 milliards de dollars [21 milliards d’eu-
ros] dans le rachat d’actions et la distribution de
dividendes l’année passée, tandis que Renault
vient de verser à ses actionnaires ses dividendes
les plus généreux depuis cinq ans.
Ce n’est pas vraiment la tournure qu’étaient
censées prendre les choses quand l’UE a adopté,
l’année dernière, un calendrier de sortie du moteur
thermique à compter de 2035. Plusieurs raisons
expliquent ce désamour pour l’électrique. Les
consommateurs ont découvert des bugs élec-
troniques et des frais d’entretien élevés auxquels
ils ne s’attendaient pas. En raison de la com-
plexité de l’entretien, assurer un véhicule élec-
trique coûte par ailleurs plus cher qu’un véhicule
thermique – deux fois plus au Royaume-Uni, par
exemple. Mais le prix [d’achat] reste sans doute
le premier obstacle.
AUTOMOBILE : LA COURSE À L’ÉLECTRIQUE. 37
Ce passage à vide ne devrait toutefois pas
durer, relativise Colin McKerracher, analyste à
BloombergNEF, qui relève les progrès accom-
plis sur les batteries et les stations de recharge.
Reste que le décalage entre les attentes et
la réalité fait du tort [à l’électrique]. Sur son
site de production de véhicules électriques de
Zwickau, dans l’est de l’Allemagne, Volkswagen
a licencié plus de 200 intérimaires et supprimé
une équipe sur l’une de ses lignes d’assemblage.
Les projets de rapprochement pourraient s’avé-
rer cruciaux pour Volkswagen, à la peine malgré
des investissements considérables. Dans le sillage
du Dieselgate de 2015, le premier constructeur
européen s’est doté de ce qui était sans doute
la stratégie la plus ambitieuse du secteur dans
le domaine de l’électrique, sous la houlette de
son PDG d’alors, Herbert Diess. Mais des bugs
électroniques ont retardé la sortie de modèles
phares de la gamme, précipitant l’éviction de ce
dernier en 2022. Son successeur, Oliver Blume,
est revenu sur bon nombre de projets, notam-
ment sur celui de construire une usine à 2 mil-
liards d’euros en Allemagne, et la direction a
prévenu les salariés qu’ils devaient se préparer à
des coups de rabot supplémentaires cette année.
Lobbying. À moins de revoir leur copie stra-
tégique, les constructeurs européens risquent
de prendre encore plus de retard, et l’observa-
tion de leurs obligations réglementaires pour-
rait les amener à acheter davantage de crédits
carbone à Tesla [qui a empoché 1,79 milliard
de dollars de chiffre d’affaires en crédits car-
bone en 2023].
Il leur reste peut-être une dernière chance.
Volkswagen, Renault et Stellantis planchent en
ce moment chacun de leur côté sur des modèles
à moins de 25 000 euros, tandis que Mercedes
et BMW ont prévu de sortir plusieurs modèles
électriques équipés d’une technologie plus per-
formante d’ici au milieu de la décennie.
En dernier recours, les constructeurs pour-
raient réclamer un renforcement de la protec-
tion commerciale et réglementaire. L’Union
européenne doit revenir sur son calendrier de
sortie du moteur thermique, et les construc-
teurs préparent une campagne de lobbying
qu’ils lanceraient juste après les élections euro-
péennes de juin, selon des sources proches du
dossier. La Commission européenne examine
en ce moment même le détail des subventions
chinoises à la production de véhicules élec-
triques, ce qui pourrait déboucher sur l’instau-
ration de droits de douane supplémentaires dès
le mois de juillet.
Le report de l’abandon du thermique accorde-
rait un répit qui ne permettrait cependant pas
de remédier aux déficits de compétitivité entra-
vant la transition de l’Europe vers l’électrique.
Alexandre Marian, directeur associé [du cabi-
net de conseil] AlixPartners, à Paris, constate :
“Il y a beaucoup de fébrilité et d’attentisme autour
de l’année 2024 parmi les chefs d’entreprise et les
conseils d’administration.”
—Albertina Torsoli, Stefan Nicola
et Monica Raymunt,
publié le 20 février
↙ Dessin de Falco,
Cuba. Coup de frein
aux États-Unis
●●● Même Elon Musk redoute l’invasion
du marché par les voitures électriques
chinoises. Le PDG de Tesla a prévenu que,
“en l’absence de barrières commerciales,
les constructeurs automobiles chinois
‘démolir[aie]nt’ leurs concurrents
mondiaux”, relève Axios. Il faut dire qu’au
dernier trimestre 2023 Tesla a été détrôné
de la première place des ventes mondiales
de véhicules électriques par le chinois BYD.
Les groupes américains “voient de plus
en plus les voitures électriques chinoises
Vu de comme une menace existentielle, bien
France qu’elles ne soient pas en vente sur le sol
américain” grâce aux barrières douanières
LE “LEASING érigées par l’ex-président Donald Trump,
SOCIAL” VICTIME poursuit le média. Les constructeurs
DE SON SUCCÈS viennent d’obtenir de l’administration Biden
“Victime de son un assouplissement des restrictions sur
succès”, observait les émissions de gaz d’échappement des
Der Spiegel, en voitures, révélait le 17 février The New York
Allemagne. Un mois Times. Édictées au printemps 2023, ces
et demi seulement limites, “les plus strictes jamais imposées”,
après le lancement contraignaient le secteur à prendre le virage
du “leasing social” de l’électrique sur les chapeaux de roues
de voitures électriques, pour arriver à “67 % de voitures neuves
le gouvernement 100 % électriques vendues d’ici à 2032,
français a décidé d’y contre 7,6 % en 2023”. Cette révision était
mettre fin, le 12 février. “inévitable après la baisse drastique de
“Le programme a la demande au deuxième semestre 2023”,
visiblement trop bien commente Business Insider. Il n’est pas
marché”, écrit le impossible que Joe Biden ait aussi eu en tête
magazine allemand. des considérations électorales. Donald
Le dispositif, promesse Trump critique sa “vision tout électrique”,
électorale d’Emmanuel rapporte The Hill, avançant que ces
Macron, qui permettait véhicules “nécessitent beaucoup moins
aux ménages modestes d’ouvriers pour leur fabrication”, qu’ils “ne
d’accéder à une voiture sont pas plébiscités par les consommateurs,
électrique pour et qu’ils seront tous fabriqués en Chine”.
100 euros par mois, Certes, “les espoirs du président Biden
avait largement de voir les voitures électriques conquérir
dépassé les attentes, les routes américaines se heurtent à des
avec plus de obstacles”, convient Politico. Mais, “d’ici
50 000 commandes à 2032, plus de deux tiers des nouvelles
validées, “soit plus voitures vendues aux États-Unis seront
de deux fois plus électriques, comme prévu”.
que les prévisions
du gouvernement”,
rapportait aussi Les marques
The Guardian.
Le programme sera du continent boudent
reconduit en 2025,
précise le quotidien,
le salon de Genève
mais il est loin d’être ●●● Ni BMW ni Volkswagen ne sont
sûr que les conditions présents au Salon international de
restent les mêmes. l’automobile de Genève, qui, après
quatre ans d’absence, a rouvert ses portes
le 26 février, et les fermera le 3 mars. Parmi
les constructeurs français, seul Renault
a fait le déplacement pour présenter
sa R5 électrique. Cette version réduite
de l’ancien rendez-vous incontournable
de l’automobile européenne attire en
revanche les chinois BYD, MG et SAIC.
38.
tra n s-
versales.
économie
L’IA, une technologie
qui aiguise
les intérêts nationaux
Industrie. Derrière la bataille des géants de la tech
pour l’intelligence artificielle émerge celle des États.
La France, l’Inde ou l’Arabie saoudite poussent
leurs champions. Une stratégie du “chacun pour soi”
risquée, estime cet hebdomadaire britannique.
—The Economist, extraits
(Londres)
L
es dernières semaines de
l’année ont été bien rem-
plies pour la technologie
phare de 2023. Le 28 novembre,
Abou Dhabi lançait AI71, une
entreprise publique d’intelli-
gence artificielle (IA) qui com-
mercialisera Falcon, son propre
grand modèle de langage (LLM).
Le 11 décembre, Mistral, start-
up française lancée sept mois
auparavant, annonçait une levée
de fonds record de 385 millions
d’euros, ce qui devrait valoriser
l’entreprise à plus de 2 milliards
de dollars [environ 1,85 milliard
d’euros]. Quatre jours plus tard,
Krutrim, une nouvelle start-up
indienne, révélait le premier LLM
multilingue d’Inde, à peine une
semaine après que Sarvam, né
cinq mois plus tôt, avait levé
41 millions de dollars [38 millions
d’euros] pour mettre au point
ses LLM de langues indiennes.
Depuis qu’OpenAI, entreprise
américaine, a lancé son agent
conversationnel ChatGPT en
novembre 2022, pas un mois
ne passe sans annonces du
même tonneau. Ces dernières
ne dérogent pas à l’ordinaire,
mais révèlent une tendance pro-
fonde. Chacune à sa manière,
Sciences........ 40
Environnement .. 41
ces trois sociétés se battent
pour devenir des championnes
nationales de l’IA.
“Nous voulons que AI71 soit un
concurrent planétaire de socié-
tés comme OpenAI”, a déclaré
Faisal Al-Bannai, de l’Advanced
Technology Research Council,
l’agence gouvernementale à
l’origine de la start-up émiratie.
“Bravo à Mistral, c’est ça, le génie
français !” a salué le président
Emmanuel Macron. ChatGPT et
d’autres LLM où l’anglais prédo-
mine “ne peuvent pas saisir notre
culture, notre langue, notre philoso-
phie”, déclare Bhavish Aggarwal,
le fondateur de Krutrim. Sarvam
a commencé par les langues
indiennes parce que, a justifié
son cofondateur Vivek Raghavan,
il s’agissait de “construire une
entreprise indienne”.
L’IA est déjà au cœur d’une
bataille technologique de plus
en plus intense entre les États-
Unis et la Chine. Au cours de
“Nous voulons
que AI71 soit
un concurrent
planétaire de sociétés
comme OpenAI.”
Faisal Al-Bannai,
DIRECTEUR D’UNE AGENCE
GOUVERNEMENTALE ÉMIRATIE
l’année écoulée, ces deux États
ont promis d’investir chacun
entre 40 et 50 milliards de dol-
lars dans l’IA. Les autres pays ne
veulent pas rester à la traîne – ou
se retrouver avec une technologie
décisive dominée par l’étranger.
En 2023, six autres États ayant
de grandes ambitions concernant
l’IA – le Royaume-Uni, la France,
l’Allemagne, l’Inde, l’Arabie saou-
dite et les Émirats arabes unis
(EAU) – ont promis d’investir au
total quelque 40 milliards de dol-
lars dans l’IA. L’essentiel de cet
argent sera utilisé pour l’achat
d’unités de traitement graphique
(les GPU, les processeurs utilisés
pour entraîner les modèles d’IA),
pour [la construction] d’usines
fabriquant de telles puces, et
pour le financement des entre-
prises d’IA. La nature et le degré
d’intervention de l’État varient
selon les grandes puissances
en devenir de l’IA. Ce n’est que
le début, mais d’ores et déjà les
contours de nouveaux complexes
industriels de l’IA se dessinent.
Commençons par les États-
Unis, dont le monde entier envie
les entreprises de la tech. Leur
secteur privé si dynamique
innove furieusement, sans sou-
tien direct de l’Oncle Sam. Mais
le gouvernement dépense envi-
ron 50 milliards de dollars sur
cinq ans pour accroître la capa-
cité de production nationale de
puces. But de l’opération : réduire
la dépendance des États-Unis
auprès des fabricants taïwanais
de semi-conducteurs comme
TSMC, le géant planétaire du
secteur. Les livraisons depuis
Taïwan pourraient être com-
promises, craignent les enragés
de la sécurité à Washington, si
la Chine décidait d’envahir l’île,
qu’elle considère comme faisant
partie de son territoire.
Protectionnisme. Pour rester
en tête, les États-Unis mettent
aussi des bâtons dans les
roues à leurs concurrents.
L’administration Biden a imposé
des contrôles drastiques sur les
exportations, qui proscrivent la
vente de technologies de pointe
dans le domaine de l’IA à des
pays rivaux comme la Chine et
la Russie. Il est également inter-
dit aux Américains de partager
leur expertise en matière d’IA
avec ces pays.
Et maintenant Washington
essaie également de faire ren-
trer dans le rang les pays qui
auraient des hésitations géo-
politiques. En octobre, le gouver-
nement américain a commencé
à exiger des entreprises de pays
tiers, comme l’Arabie saoudite
Le Royaume-Uni va
débloquer 1 milliard
de livres pour
développer l’IA et des
supercalculateurs.
et les EAU, qu’elles obtiennent
son accord, grâce à une licence,
pour acheter des puces à Nvidia,
l’entreprise américaine leader
mondiale dans ce domaine.
La stratégie chinoise en
matière d’IA est en grande
partie une riposte à l’offensive
américaine. Selon la société
d’études de marché JW Insights,
l’État chinois a dépensé près de
300 milliards de dollars, entre
2021 et 2022, pour recréer sa
propre chaîne d’approvisionne-
ment en semi-conducteurs, afin
d’échapper aux sanctions occi-
dentales. C’est sans doute grâce
à cela que Huawei et SMIC, le
plus gros fabricant de puces en
Chine, ont réussi à concevoir et
à fabriquer une GPU étonnam-
ment puissante l’année dernière.
Les autorités centrales et
locales engagent également
des capitaux dans des entre-
prises d’IA par le biais de “fonds
d’orientation”. Près de 2 000
d’entre eux investissent dans
toutes les technologies que l’État
juge d’intérêt stratégique. Le

Parti communiste chinois redi-
rige aussi l’argent privé vers des
technologies prioritaires. Le
gouvernement développe éga-
lement les échanges de don-
nées, en permettant à de petites
entreprises qui ont des ambi-
tions dans l’IA de s’insérer sur
des marchés autrefois réservés
aux géants de la collecte de don-
nées. Il existe déjà cinquante
bourses d’échange de données
en Chine.
Ce dirigisme économique
donne des idées à d’autres pays
dans le monde, notamment
aux États pétroliers du Golfe.
Comme il s’agit de régimes auto-
ritaires, il est plus facile pour
l’Arabie saoudite et les EAU d’al-
ler plus vite que les démocra-
ties, qui doivent tenir compte
des inquiétudes des citoyens
concernant l’influence de l’IA sur
la protection des données per-
sonnelles ou l’emploi. Et comme
ces pays ont des moyens consi-
dérables, ils peuvent s’offrir à
la fois des GPU et l’électricité
nécessaire pour faire fonctionner
ces puces énergivores.
Le financement du dévelop-
pement du capital humain n’est
pas non plus un problème. Leurs
universités largement subven-
tionnées sont en train de se
hisser rapidement en tête des
classements mondiaux. Le pro-
gramme IA de l’université des
sciences et technologies du roi
Abdallah, en Arabie saoudite, et
l’université d’intelligence arti-
ficielle Mohamed ben Zayed
(MBZUAI), à Abou Dhabi, la pre-
mière consacrée à l’IA, a débau-
ché les meilleurs professeurs
d’institutions illustres comme
les universités Berkeley, en
Californie, ou Carnegie Mellon,
à Pittsburgh [en Pennsylvanie].
Nombre de leurs étudiants et
de leurs chercheurs viennent
de Chine. Et beaucoup choi-
sissent de rester.
Cette stratégie des pays du
Golfe porte ses fruits. Les capa-
cités du modèle Falcon, construit
au départ par une équipe d’une
vingtaine d’ingénieurs, riva-
lisent avec celles de Llama 2,
le modèle open source [dont le
code est en libre accès] le plus
largement utilisé [il est gratuit
pour la recherche], conçu par
Meta, le géant de la tech améri-
cain [maison mère de Facebook].
AI71 compte bien améliorer ses
modèles open source en utili-
sant des ensembles de données
nationales provenant des sec-
teurs de la santé, de l’éducation
et, un jour peut-être, du pétrole.
Comme le dit Faisal Al-Bannai :
“Ces cinquante dernières années,
le pétrole a été le moteur du pays…
Aujourd’hui, les données sont le
nouveau pétrole.”
Enfin, un troisième groupe
de gouvernements mélange
certains éléments de la posi-
tion américaine aux approches
chinoise et émiratie. L’Allemagne
finance un tiers des 30 milliards
d’euros que devrait coûter la
nouvelle usine de semi-conduc-
teurs que le fabricant améri-
cain Intel construit dans le pays.
Le Royaume-Uni s’est engagé à
débloquer 1 milliard de livres
[1,17 milliard d’euros] sur cinq
Le pari des pays du
Golfe sur les modèles
open source pourrait
échouer si des pays
en limitent l’usage.
ans pour développer l’IA et des
supercalculateurs. L’Inde, elle,
soutient la production, y compris
de semi- conducteurs, à coups
de “généreuses incitations” pour
encourager les principaux four-
nisseurs de stockage informa-
tique à construire davantage
de centres de données, où sont
entraînés les LLM, en Inde.
À l’image de la Chine et des
pays du Golfe – mais contrai-
rement aux États-Unis, où
TRANSVERSALES.
← Dessin d’Alberto Miranda
paru dans The Economist,
Londres.
l’administration n’aime guère
donner accès à des données
publiques –, l’Inde et plusieurs
pays européens n’hésitent pas à
les mettre à disposition des entre-
prises. En France, le gouverne-
ment “apporte son soutien plein et
entier”, dit Arthur Mensch, cofon-
dateur de Mistral. À Londres, le
gouvernement envisage d’auto-
riser les entreprises à exploiter
les nombreuses données du ser-
vice de santé publique (NHS). En
Inde, la plateforme de services
publics numériques India Stack
regorge d’informations utiles.
Faible régulation. À la dif-
férence de la Chine, où les
IA destinées au grand public
sont strictement encadrées,
le Royaume-Uni, l’Allemagne
et la France, au moins pour le
moment, ont une approche régle-
mentaire plus minimaliste – ou
absente dans le cas de l’Inde.
L’adoption de l’AI Act [à la fin
de 2023] a d’ailleurs fait grincer
des dents des côtés français et
allemand, sans doute parce que
ce texte pourrait gêner le déve-
loppement de Mistral et d’Aleph
Alpha, numéro un allemand des
systèmes d’IA, qui a levé 467 mil-
lions d’euros en novembre.
Cette volonté de maîtrise est
bien compréhensible à l’égard
d’une technologie si révolution-
naire. D’autant plus dans les sec-
teurs sensibles ou fortement
régulés, comme la défense, la
banque ou la santé, pour lesquels
de nombreux gouvernements pré-
féreraient ne pas recourir à des
IA importées. Toutefois, chaque
variante du nationalisme appli-
qué à l’IA présente un certain
nombre de risques.
Le “chacun pour soi” améri-
cain a des chances d’irriter non
seulement ses adversaires mais
également certains de ses alliés.
Le strict encadrement chinois
risque d’annuler certains des
bénéfices attendus à la suite de
ses lourds investissements. Le
développement de LLM pour
des langues locales, tel que l’en-
visagent Krutrim et Sarvam en
Inde, pourrait se révéler inu-
tile si les LLM venus de l’étran-
ger continuent d’améliorer leurs
performances multilingues.
Le pari des pays du Golfe sur
les modèles open source pour-
rait échouer si d’autres gouver-
nements en limitent l’usage, ce
que suggère un récent décret
39
En kiosque
NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE
Au-delà du phénomène
ChatGPT, l’IA bouleverse
déjà notre existence : vie
privée et professionnelle,
arts, justice, guerre…
Cette révolution
numérique est décryptée
par la presse étrangère
dans notre nouveau
hors-série, Vivre
avec l’intelligence
artificielle.
Soixante-seize pages
de reportages et
d’analyses à retrouver
chez votre marchand
de journaux.
du président Biden. C’est aussi
ce que pourrait entreprendre
l’Union européenne (UE) par
le biais de sa loi sur l’IA, qui
suppose que des LLM ouverts
seraient potentiellement dange-
reux entre de mauvaises mains.
L’Arabie saoudite et les Émirats
arabes unis pourraient avoir
du mal à retenir les talents : un
développeur ayant travaillé sur
Falcon reconnaît avoir beaucoup
profité d’un partenariat avec une
équipe d’ingénieurs français, qui
ont depuis été débauchés par
Hugging Face, une start-up d’IA
très en vue de la Silicon Valley.
Ainsi que le résume Nathan
Benaich, de la société de capital-
risque Air Street Capital, la plu-
part des efforts pour bâtir des
IA nationales “sont probable-
ment un gâchis financier”. Son
avertissement a toutefois peu
de chances de dissuader les
gouvernements, que l’IA et ses
potentiels bénéfices attirent. Le
président Macron ne sera sans
doute pas le seul à l’accueillir
d’un haussement d’épaules.—
Publié le 1er janvier
40. TRANSVERSALES
SCIENCES
La magie
du tableau noir
Mathématiques. Dans l’imaginaire collectif,
les théoriciens dessinent des signes abstraits
sur des tableaux noirs pour réfléchir. Dans la vie,
c’est vrai aussi, constate ce site scientifique.
—Nautilus (New York)
A
u départ, il n’y a rien.
Puis un trait blanc appa-
raît. Puis un autre. Des
caractères s’esquissent. Des
formes émergent du noir. L’ordre
naît du chaos.
Il se passe quelque chose
de magique lorsqu’un cher-
cheur écrit à la craie sur un
tableau noir. Les réalisateurs
de Hollywood l’ont bien com-
pris en exploitant ce filon dans
des films comme Un homme d’ex-
ception (A Beautiful Mind) ou
Oppenheimer. Néanmoins, per-
sonne ne tient autant en estime
cette vénérable technique que les
physiciens et les mathématiciens.
Ceux-ci préfèrent, de loin, utiliser
un modeste tableau noir plutôt
que ses rivaux issus des hautes
technologies. On peut se deman-
der pourquoi. Qu’est-ce que l’ar-
doise et la craie offrent de plus
que leurs équivalents papier ou
plastique ?
“C’est un culte qui remonte à
plusieurs siècles”, explique Yang-
Hui He, professeur à l’Institut
des sciences mathématiques de
Londres (LIMS, London Institute
for Mathematical Sciences). “Si
tenir une craie en regardant un
tableau noir donne l’impression
de faire des maths, c’est parce que
c’est ainsi que l’on a toujours fait.”
Cette pratique date au moins
du xie siècle, quand l’érudit persan
Al-Biruni décrit des écoliers écri-
vant sur des ardoises. Mais la tra-
dition ne suffit pas à expliquer
pourquoi les physiciens conti-
nuent d’utiliser la craie. Rares
sont les écrivains qui, aujourd’hui,
se servent encore d’un parche-
min et d’une plume d’oie, même
si c’est ainsi que Shakespeare a
composé Hamlet.
Afin de comprendre l’at-
trait intemporel des tableaux
noirs, nous avons rendu visite
à nos amis du LIMS à Mayfair,
dans le centre de Londres. Ce
groupe de théoriciens, membres
du seul institut indépendant de
mathématiques du Royaume-
Uni non affilié à une université,
s’adonne à ce type de calculs qui
se font à la craie.
Dès que nous entrons dans la
pièce, le tableau noir imposant
de 3,6 mètres de longueur sur
1,6 mètre de hauteur, qui occupe
presque tout un pan de mur, nous
fixe du regard. Même chose dans
la salle voisine, et dans celle d’à
côté… Chacune est dominée par
un tableau noir fixé au mur ou
posé sur un chevalet comme la
gigantesque œuvre en cours d’un
peintre ecclésiastique. Tous sont
couverts de symboles runiques
[l’ancien alphabet des langues
germaniques orientales et septen-
trionales], d’énigmes et de gri-
bouillis mathématiques.
Outil de déblocage. “La phy-
sique est un processus de blocages
successifs, explique le direc-
teur de l’institut, Thomas Fink.
Les tableaux noirs constituent
le meilleur outil
de déblocage. On
fait d’abord l’es-
sentiel des calculs
sur papier, puis,
l o r s q u ’o n s e
retrouve dans une
impasse, on expose
le problème à un
collègue sur un
tableau noir, et ce
qui est drôle, c’est
que bien souvent
on parvient ainsi
à résoudre le pro-
blème soi-même,
s imple me nt e n
l’écrivant.”
Pour com-
prendre pourquoi,
nous en avons dis-
cuté avec Albert
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
Read, l’auteur de The Imagination
Muscle [“Le Muscle de l’imagina-
tion”]. Selon lui, l’imagination
est intimement liée aux actes
de création, dont celui d’écrire.
“On n’imagine pas quelque chose
avant de l’écrire. C’est par l’acte
d’écrire que les idées se révèlent.”
Quand ils sont au tableau, les
chercheurs ont “des réflexions qui
ne leur viendraient pas s’ils res-
taient là les bras croisés”.
Le tableau noir est donc une
scène de stand-up pour les théo-
riciens. Mais le processus ne
s’arrête pas là. Ce qui suit fait
penser à une course de relais,
selon Forrest Sheldon, un jeune
chercheur de l’institut : “On s’y
attelle chacun son tour. L’un de
nous commence à rédiger un pro-
blème, jusqu’à ce qu’un autre lui
prenne la craie, comme le bâton
lors du passage de relais.”
Socrate estima it que la
philosophie devait se faire par
le dialogue : deux personnes
se livraient à une séance de
questions-réponses fondée sur
un échange de contradictions
et de confirmations. “C’est exac-
tement la même chose qui se passe
lorsque nous nous confrontons au
tableau noir, à la différence près
que l’on peut voir l’argument écrit
à la craie sur le tableau”, explique
Thomas Fink.
Une fois la course terminée, il
reste encore à accomplir une der-
nière partie du processus, pré-
cise Alisa Sedunova, chercheuse
invitée à l’institut. “Le lendemain
matin, lorsqu’on revient dans la
salle, on retrouve tout le travail
de la veille, toujours au tableau.
On le voit chaque fois qu’on passe
devant, jusqu’au jour où l’on voit
quelque chose que l’on n’avait pas
remarqué avant.”
Les sceptiques pourraient affir-
mer qu’il n’y a pas vraiment de
raison pour que ces trois étapes
(l’écriture, le passage de relais
et le réexamen) ne puissent se
dérouler que sur un tableau noir.
Cependant, le fait est que la plu-
“On n’imagine pas
quelque chose avant
de l’écrire. C’est par
l’acte d’écrire que
les idées se révèlent.”
Albert Read, AUTEUR DE
“THE IMAGINATION MUSCLE”
part des chercheurs n’aiment
pas les équivalents numériques,
comme l’application Notability,
qui permet de dessiner sur un
écran tactile, en partageant
son travail avec des collègues
connectés à la même application.
“Avec les tableaux noirs, on ne
stresse pas à toujours se deman-
der si ça va marcher, si on ne va
pas tout perdre, ou si le serveur ne
va pas tomber en panne, souligne
Albert Read. C’est une bulle de
sécurité qui permet au cerveau d’at-
teindre la lucidité voulue.” C’est
aussi parce qu’aujourd’hui les
écrans peuvent être des armes
de distraction massive, selon
l’auteur. “On peut y consulter
ses courriels ou surfer sur les
réseaux sociaux. Les limites d’un
tableau noir sont une force, car cela
oblige à réfléchir. C’est un support
très épuré.”
↙ Dessin d’Emma
Hanquist, Suède.
D’une certaine façon, les théo-
riciens devant un tableau noir
ressemblent à des magiciens, à
des philosophes et à des athlètes.
Ils ont aussi quelque chose en
commun avec les artistes, pro-
duisant des œuvres d’art intel-
lectuelles qui semblent faites
pour Instagram. En parcourant
l’exposition de tableaux noirs de
l’institut londonien, on est frappé
par leur beauté austère.
Si les théoriciens sont des
artistes, la craie est ce qui leur
sert à faire de rapides ébauches
plutôt que des produits finis,
estime Yang-Hui He. Selon lui,
“la craie présente l’avantage d’être
facilement effaçable. Les théoriciens
font toujours des erreurs. S’ils n’en
font pas, c’est qu’ils ne font pas assez
d’efforts.” Thomas Fink apprécie
pour sa part le fait que, une fois
effacée, la craie laisse en géné-
ral une trace de ce qui a été écrit
auparavant : “On peut voir où les
autres ont vu juste, mais aussi où
ils se sont trompés.”
Conversation à la craie. Dans
The Notebook, un ouvrage consa-
cré à l’histoire de la prise de notes
[paru en novembre 2023, non
traduit], l’auteur, Roland Allen,
affirme que le carnet de notes est
plus qu’un outil de réflexion, c’est
un prolongement du cerveau. Ce
que le cahier est pour les mots, le
tableau noir l’est pour les équa-
tions. Ainsi, lorsque des cher-
cheurs collaborent craie en main,
on assiste à la synthèse créatrice
de deux esprits mathématiques.
Pour conclure notre enquête,
nous nous sommes entretenus
avec Christie Marr, la direc-
trice générale de l’Académie
des sciences mathématiques
(Academy for the Mathematical
Sciences), en cours de création au
Royaume-Uni. Voici comment elle
résume le travail artistique col-
laboratif que permet un tableau
noir : “Lorsque vous le regardez,
vous pouvez voir à quel genre de
dialogue il a donné lieu ; pédago-
gique ou déjà bien élaboré. On peut
y voir aussi parfois trois ou quatre
mains interagissant, avec des cou-
leurs différentes, des endroits recou-
verts, des ratures, des fausses routes,
des demi-tours et des moments de
clarté soudaine. Le résultat final
est le fruit de toute une conversa-
tion à la craie. C’est magnifique !”
IKON IMAGES
—Theo Zenou
et Thomas W. Hodkinson,
publié le 10 janvier
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
ENVIRONNEMENT
Les séquoias,
arbres phénix
Biologie. Grâce à d’anciennes réserves en sucre,
ces conifères géants renaissent de leurs cendres.
—San Francisco
Chronicle (San Francisco)
E
n 2020, de violents feux
de forêt ont ravagé le
parc californien de Big
Basin Redwoods, au sud de San
Francisco. Ils ont transformé
l’immense cathédrale naturelle
en un cimetière vertical. Certains
de ses arbres, les plus vieux sur
terre, semblaient trop calcinés
pour en réchapper. Mais ils ont
mobilisé un remarquable stock
d’énergie qui leur a permis de
repartir, alors même que les
incendies avaient carbonisé
jusqu’à la dernière aiguille verte
essentielle à leur survie.
On a maintenant une idée de
l’âge de ces réserves. Des cher-
cheurs qui étudient un groupe
de ces séquoias primaires gra-
vement brûlés de Big Basin ont
en effet observé que les arbres
nourrissaient des bourgeons,
cachés sous leur épaisse écorce
depuis plus de mille ans, grâce à
du carbone transformé en sucres
par des rayons lumineux il y a
plus de cinquante ans. “C’est la
longévité des tissus de ces bour­
geons qui nous fascine”, résume
Drew Peltier, chargé de cours à
la Northern Arizona University.
Les Sequoia sempervirens [qui
ont un feuillage persistant tout
au long de l’année] sont les plus
↙ Un séquoia du parc Jedediah Smith
Photo Jim Wilson/The New York Times
grands arbres sur terre. Et ils
peuvent vivre plus de 2 500 ans.
Grâce à leur écorce épaisse et
à leur capacité de générer des
rejets, ces arbres sont particuliè-
rement résistants aux flammes.
Mais en 2020, l’incendie
dans le parc a été extrêmement
grave, et les flammes ont grimpé
jusqu’aux couronnes d’aiguilles
vertes de ces géants, dont cer-
tains atteignent 90 mètres de
haut. Même si la plupart des
séquoias ont survécu, beaucoup
ont été gravement carbonisés.
Lors de son premier passage
dans le parc, six mois après les
incendies, Drew Peltier pen-
sait que le lieu était “totale­
ment détruit”. “Franchement, j’ai
été stupéfait” de voir que tant
d’arbres “n’avaient plus aucune
branche et étaient complètement
noircis”, confie-t-il. Les premiers
signes de résilience n’étaient
alors pas encore visibles.
Près de la moitié du
carbone présent dans
les bourgeons a été
absorbée il y a plus de
cinquante-sept ans.
Son collègue George Koch se
souvient d’avoir trouvé un arbre
calciné qui semblait assez solide
pour être escaladé. C’est après
avoir grimpé bien au-dessus du
sol qu’il a vu des pousses vertes
émerger de l’écorce carbonisée à
l’extrémité de plusieurs branches.
“C’était une petite lueur d’espoir”,
estime le professeur au Centre
pour la société et la science des
écosystèmes de la Northern
Arizona University.
Drew Peltier, George Koch et
un groupe de collègues ont voulu
savoir à quelle profondeur les
séquoias avaient dû puiser dans
leurs réserves après cet incendie
sans précédent dans l’histoire
du parc. L’essentiel du carbone
non structurel – stocké sous
forme de sucres et d’amidons,
par opposition à de la matière
ligneuse – est relativement jeune
et transitoire et provient au jour
le jour de la photo synthèse.
Mais les scientifiques soup-
çonnaient que les séquoias pou-
vaient stocker des sucres bien
plus longtemps, peut-être même
pendant des décennies.
Pour déterminer de quand
datait le carbone stocké sous
forme de sucres et d’amidon,
TRANSVERSALES.
Redwoods, en Californie.
ils ont eu recours une nouvelle
technique de datation au car-
bone 14, qui utilise comme mar-
queur historique la prolifération
des essais nucléaires dans les
années 1950 et 1960.
Au cours de cette période, et
jusqu’à ce qu’un traité mette fin
à ce déferlement, en 1963, les
États-Unis et l’Union soviétique
ont fait exploser des centaines de
bombes atomiques dans le cadre
d’essais. Ces explosions ont laissé
des traces de carbone radioactif
dans les organismes du monde
entier, explique Drew Peltier.
“Les gens nés dans les années 1950
ont davantage de carbone radio­
actif dans leur émail dentaire que
moi”, précise le chercheur, né
dans les années 1980.
“Assurance incendie”. C’est
ainsi que les spécialistes des
séquoias sont parvenus à la
conclusion que près de la moitié
du carbone utilisé dans ces nou-
veaux bourgeons – qu’ils ont
recouverts pour les isoler de
toute nouvelle photosynthèse –
avait été absorbée il y a plus de
cinquante-sept ans.
Selon George Koch, ces
résultats révèlent comment un
organisme de la longévité d’un
séquoia peut faire perdurer son
imposante stature pendant des
millénaires. “On a conclu que ces
arbres semblaient investir dans une
sorte d’assurance contre les incen­
dies, si j’ose dire. Des réserves qui les
aident à récupérer”, affirme-t-il.
En 2023, la majorité des
séquoias du parc de Big Basin
ne ressemblaient plus du tout à
ceux d’avant les feux. Beaucoup
d’arbres ont perdu des branches
aussi grosses que des troncs et
sont couverts de petits bour-
geons, “comme des poteaux télé­
phoniques duveteux”, compare
Drew Peltier.
Les incendies de 2020 ont
forcé ces arbres millénaires à
puiser dans leurs réserves pro-
fondes et potentiellement à les
épuiser. Ces géants s’en trou-
veront d’autant plus fragilisés
pour affronter les prochains fac-
teurs de stress, comme la séche-
resse et d’autres feux, souligne
George Koch. “Cette espèce pro­
digieuse semble pouvoir encais­
ser beaucoup de choses, mais ces
arbres ne sont pas indestructibles”,
prévient le chercheur.
—Julie Johnson,
publié le 7 décembre 2023
41
En bref
Dur, dur
pour les ours
polaires
ARCTIQUE — Une étude de
Nature Communications ren-
force les inquiétudes sur la capa-
cité des ours polaires à s’adapter
au réchauffement climatique.
Durant la saison estivale, et
avec le recul de la banquise, ils
sont obligés de se réfugier sur
la terre ferme et par conséquent
de modifier leur régime alimen-
taire. Ainsi, les chercheurs ont
constaté que la majorité des
animaux étudiés perdait jusqu’à
un kilo par jour. Selon Anthony
Pagano, biologiste à l’Alaska
Science Center, interrogé par
The Globe and Mail, un mâle
adulte pourrait mourir de faim
si son séjour loin de la banquise
dépassait cent quatre-vingts
jours. Actuellement, explique
le journal canadien, les ours
passent environ cent trente
jours sur la terre ferme. C’est
environ trois semaines de plus
que dans les années 1980.
L’Afrique reboisée,
la savane abîmée
PLANTATION — “Les projets de
reforestation sont indispensables,
mais ils doivent être adaptés à
chaque écosystème”, explique
Kate Parr, chercheuse en éco-
logie tropicale à l’université
de Liverpool, au journal bri-
tannique The Guardian. Or,
d’après une étude qu’elle vient
de mener sur le continent afri-
cain, “l’équivalent de la super­
ficie de la France serait menacé
par des projets de reforestation
inadaptés”, lesquels mettent en
péril des écosystèmes essentiels,
comme la savane ou les prairies.
Les scientifiques se sont intéres-
sés à l’African Forest Landscape
Restoration Initiative (AFR100),
qui réunit 34 pays africains qui
se sont engagés à reboiser plus
de 133 millions d’hectares dans
le cadre du Défi de Bonn, lancé
en 2011. Selon l’étude, 52 % des
projets en cours sont situés sur
des zones de prairie et de savane
et près de 60 % impliquent des
essences d’arbres non endé-
miques, avec le risque d’intro-
duire des espèces invasives.
360
42. Courrier international — 1739 du 29 février au 6 mars 2024

MAGAZINE
Le film “Inchallah, un fils” • Cinéma ........... 46
L’exposition “Cute”, à Londres • Culture ......... 48
Les causes de la chute de Rome • Histoire ....... 50

À Curaçao, sur la piste

des esprits
État autonome au sein du royaume des Pays-Bas, Curaçao
est marqué par une histoire coloniale douloureuse
et encore méconnue. Dans sa série “Klof : Bario di Spiritu”,
le photographe Kevin Osepa puise dans la mythologie
et les récits qui entourent Klof, une route réputée dangereuse,
avec l’ambition de se réapproprier la mémoire de son île natale.

PHOTOS KEVIN OSEPA

Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024 360o. 43

← “Hole kachu”.
↙ “Kokolishi kalakuna”.
Les titres des photos sont
en papiamento, langue créole
des Antilles néerlandaises.

Le photographe
Né en 1994 à Curaçao, Kevin Osepa
s’est passionné très tôt pour
la photographie. Enfant, il s’amusait
à documenter la vie de sa sœur.
Puis, son baccalauréat en poche,
il s’est envolé vers le continent,
où il a étudié la photographie
à l’université d’Utrecht. Son œuvre
explore les dimensions surréalistes
de l’image pour aborder des thèmes
tels que le colonialisme, l’identité
et la spiritualité. Installé à Amsterdam,
où ses travaux ont notamment été
exposés au Buro Stedelijk, il retourne
régulièrement sur son île natale,
un lieu central dans son travail visuel.
Il y organise des expositions publiques
et gratuites. Kevin Osepa s’intéresse
également au cinéma. En 2022,
il a réalisé un court-métrage
documentaire, La Última Ascensión.

PAYS-BAS
250 km
Mer des Caraïbes
Curaçao

VENEZUELA

COLOMBIE GUYANA

COURRIER INTERNATIONAL
Barber
Soto CURAÇAO
(PAYS-BAS)
Mer des
Caraïbes
Sint Michiel
Willemstad
Klein
Curaçao
15 km

PORTFOLIO
44. 360o Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

COURRIER INTERNATIONAL : Comment vous est venue

l’idée de la série Klof ?

KEVIN OSEPA : Je m’intéresse à l’approche narrative et à

l’histoire de mon île, ses mythologies, ses rituels avec
lesquels j’ai grandi. Il y avait ce lieu dont me parlait sou­
vent mon père lorsqu’on allait à la plage, nous longions
cette longue route encerclée d’arbres formant comme un
tunnel, appelée Klof, qui signifie “gouffre”. Beaucoup de
récits impliquant des esprits entourent ce lieu.
J’ai effectué des recherches en interviewant des per­
sonnes qui vivent là et en collectant des textes d’anthro­
pologues, et j’ai découvert un passé colonial très lourd,
non seulement parce que les Néerlandais y avaient amené
des esclaves d’Afrique, mais aussi parce que des autoch­
tones y ont été massacrés, lors de batailles sanglantes.
Cette histoire douloureuse subsiste et s’est transformée
en récits. Cette série était pour moi une façon de com­
prendre notre histoire et de coexister avec ces esprits.

Avez-vous appris des faits historiques lors de vos

interviews ou cette histoire est-elle encore méconnue ?
Aujourd’hui, les gens connaissent ce lieu pour les his­
toires impliquant des esprits sans forcément connaître
les événements historiques. C’est en discutant avec des
universitaires que j’en ai appris plus à ce sujet. Mon projet
a donc aussi pour but de faire connaître cette page de
notre passé. L’on raconte que ces esprits sont ceux de
personnes qui sont mortes là à cette époque ou de gens
décédés de nos jours dans des accidents de voiture. Jusqu’à
maintenant, cette route est perçue comme dangereuse.

Ce n’est donc pas enseigné dans les écoles à Curaçao ?

Non, notre éducation se fait principalement en néerlan­
dais et nous avons des programmes scolaires dans un
contexte européen. L’histoire de l’île n’est pas enseignée
dans les écoles, elle se transmet surtout par les récits
de nos grands­parents.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les personnes

photographiées dans cette série, et notamment sur

PHOTOS KEVIN OSEPA

le portrait très symbolique d’une femme vêtue de
blanc tenant sa tresse en feu ?
Ce sont des personnes que j’ai interviewées ou des
proches, car pour moi c’est une histoire collective qui
émane de nous tous, alors il est important que je par­
tage cela. La femme que l’on voit sur cette image m’a
raconté que, selon certaines croyances, si quelqu’un
marchait sur la route de Klof et qu’il sentait la présence
d’un esprit, il devait se brûler les cheveux car l’odeur
le repousserait, d’où cette mise en scène.

Vous utilisez un bleu particulier dans certains

portraits.
Il s’agit d’un savon chimique pas cher qui a une nuance
de bleu Klein intense. Les habitants en mettent sur leur
tête pour se protéger du mauvais œil. Cela me fascine
et c’est devenu une façon de protéger mes images.

Votre œuvre est empreinte de surréalisme, d’où

vous vient cet attrait ?
J’ai grandi dans un monde baigné de rituels et de pensée
magique. La photographie, qui a le pouvoir d’enregistrer
et de devenir quasiment une preuve, est le lieu dans
lequel je peux mêler normal et paranormal. C’est une
forme de documentaire dans laquelle je peux incorporer
ces éléments invisibles.
—Propos recueillis par Courrier international
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024 360o. 45

←← “Luna Blou”.
← “Auto ku blous”.
↙ “Dikwa pasa kokolishi”.
↓ “Wan Danki”.

← De gauche à droite :
“Buriku”, “Dikwa”,
“Yuana yuana”.
46. 360o Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024

plein écran. ↙ Le réalisateur Amjad

Al-Rasheed. Photo Pyramide

“Pour les femmes, COURRIER INTERNATIONAL : Dans quel

milieu avez-vous grandi ?
AMJAD AL-RASHEED : Je suis issu d’une
pour en faire la promotion je me suis
rendu compte qu’il entrait en résonance
avec d’autres lois, dans d’autres pays. En

la liberté n’est parfois

famille de la classe moyenne. Mon père Occident, il existe quantité de lois qui ne
vient de la ville de Salt, à 35 kilomètres sont pas du côté des femmes. L’égalité
d’Amman, la capitale. Ma mère a des salariale, par exemple, est loin d’être une

qu’une illusion”
Inchallah, un fils sort le 6 mars en France.
Premier long-métrage du Jordanien Amjad
Al-Rasheed, il met en scène une jeune veuve
obligée de batailler pour conserver sa maison et
la garde de sa fille. Rencontre avec son réalisateur.
origines palestiniennes. Mes parents,
musulmans, m’ont scolarisé dans un éta-
blissement privé catholique d’Amman, le
collège de La Salle : ils voulaient que nous
soyons confrontés à l’altérité.
Ma famille compte beaucoup de femmes.
J’ai huit ou neuf tantes du côté maternel !
Je me souviens qu’enfant, plutôt que de
jouer, je préférais rester assis à écouter
ma grand-mère, ma mère et ses sœurs.
Leurs histoires m’ont marqué. Ce sont
des battantes, et je les aime pour cela.
Car au Moyen-Orient, de telles femmes
sont souvent dites têtues ou bornées.
Très tôt, j’ai été frappé par la force que
les femmes doivent avoir pour être elles-
mêmes. Cela va au-delà du féminisme, il
s’agit de regarder comment nous nous
traitons mutuellement au sein d’une
société, si nous nous jugeons tous égaux.
réalité. La démocratie, la liberté ne sont
pas généralisées pour tous.
Dans une scène, Lauren et Nawal dis-
cutent de ce qui est haram, et de l’utilité
de s’arranger avec ce qui est licite et
autorisé. Cette scène résume-t-elle le
message de votre film ?
Je déteste le terme “message”. C’est trop
attendre de l’art que de lui demander de
délivrer des messages. J’espère que la
scène dont vous parlez fera réfléchir les
gens et ouvrira un débat, mais mon rôle
n’est pas d’indiquer quelle devrait être
la conclusion de cette discussion. Pour
moi, un film débute au générique de fin,
quand les spectateurs quittent la salle de
cinéma et qu’ils vont discuter de ce qu’ils
ont vu chez eux, au bar ou au café. Si un tel
échange a lieu, alors j’ai atteint mon but.

Votre héroïne, Nawal, est projetée dans Inchallah, un fils fonctionne comme
une situation difficile. Mais vous n’en un film de prison. On regarde Nawal
faites ni une sainte ni une martyre. chercher une échappatoire. Des films
Elle a ses failles, elle fait des erreurs. ont-ils inspiré votre mise en scène ?
Je n’ai pas voulu brosser le portrait d’une Oui, notamment Rosemary’s Baby, de
victime. Nawal est une victime mais, Roman Polanski [un film d’horreur fan-
comme les femmes de mon entourage, tastique, sorti en 1968, qui met en scène
elle ne se comporte pas ainsi. Alors que je une femme enceinte]. Certes, Inchallah, un
préparais mon film, pour gagner ma vie, fils est un thriller social, et son suspense
j’ai tourné des vidéos pour des ONG dans ne repose pas sur l’utilisation d’effets
tout le royaume, et ce travail m’a fait ren- spéciaux. Mais j’ai mis à profit certaines
contrer beaucoup de Jordaniennes. des techniques de Polanski car
Quand elles ont des difficultés, c’est CINÉMA je voulais que, comme dans
souvent dû à un homme dans leur vie, et Rosemary’s Baby, le spectateur se sente
la loi ne les soutient pas. J’ai voulu mon- dans la peau de l’héroïne. Je voulais qu’il
trer l’oppression que la société exerce sur voie ce que voit Nawal, ressente ce qu’elle
elles, mais aussi le fait qu’elles se battent. ressent. Qu’il éprouve de l’empathie et se
dise que ce qui arrive à Nawal pourrait
Nawal est musulmane, issue d’un milieu aussi lui arriver.
populaire. Elle rencontre Lauren, une
chrétienne, issue d’une famille aisée. L’impression d’une prison vient aussi du
L’une désespère d’avoir un enfant, fait que, dans l’appartement de Nawal,
l’autre voudrait avorter. Pourquoi avez- les rideaux sont toujours soigneusement
vous construit ces deux personnages tirés. Cela reflète-t-il une réalité sociale,
en miroir ? ou est-ce une invention de votre part ?
Je voulais montrer que l’oppression reste Beaucoup de vidéos humoristiques, sur les
la même, quel que soit le milieu social réseaux sociaux, montrent des Jordaniens
ou la religion. Le personnage de Lauren qui rentrent chez eux. Une mère, par
me permet en plus de suggérer que la exemple, va demander à ses enfants de
liberté peut n’être qu’une illusion. Ses tirer les rideaux pour se protéger des
parents l’ont envoyée étudier à l’étran- regards, et deux hommes, dans la rue,
ger, elle peut s’habiller comme elle veut, vont exprimer leur déception : zut, ils ne
sortir dans des bars avec ses amis. Elle se voient plus rien. Je vois le même genre
croit forte et libre, mais elle ne voit pas de vidéos venant d’autres pays comme
qu’elle vit dans une cage dorée. Et le jour l’Égypte, donc oui, cela reflète une réalité.
où elle désobéit aux règles de la société, Mais pour moi, les rideaux de Nawal
elle en paie les conséquences. Nawal est symbolisent aussi le hidjab, qui recouvre
plus en mesure de se défendre car elle est autant la tête que les sentiments, tandis que
davantage au contact de la réalité. les barreaux aux fenêtres de la maison de
Mon film parle de lois spécifiques à la Lauren représentent la prison dans laquelle
Jordanie, mais en voyageant à l’étranger elle vit, même sans devoir porter le voile.

Tout mon scénario est structuré autour
de trois lieux, qui sont autant de geôles :
l’appartement de Nawal, où elle vit ; la
maison de Lauren, où elle travaille [elle est
l’infirmière de la grand-mère de Lauren] ;
la ville entre les deux, les transports et
l’espace public, soumis aux regards des
autres. L’enjeu n’est pas le droit à l’inti-
mité ou à une vie privée. Il s’agit de démê-
ler ce qui est acceptable ou non pour la
société. Le seul espace où Nawal a un peu
de liberté, c’est le pick-up de son mari,
qu’elle veut apprendre à conduire pour
mener la vie qu’elle veut.
Avec un sujet si sensible, avez-vous eu
du mal à réunir les financements pour
réaliser votre film ?
Hormis l’apport de la société française
Georges Films, tous les financements
viennent du monde arabe. La Royal Film
Commission [créée en 2003 pour sou-
tenir l’industrie cinématographique
jordanienne] m’a beaucoup soutenu,
À savoir
UN FILM INSPIRÉ
D’UNE HISTOIRE RÉELLE
Inchallah, un fils est le premier
long-métrage d’Amjad Al-Rasheed,
réalisateur jordanien né en 1985.
Il met en scène le combat que doit
mener Nawal (jouée par Mouna
Hawa), 30 ans, pour conserver
sa maison et la garde de sa fille après
la mort subite de son mari. En effet,
le couple n’a pas de garçon et, selon
la loi islamique, sa belle-famille
est en droit de réclamer la moitié
de l’héritage. Pour gagner du temps,
Nawal prétend être enceinte :
si elle accouche d’un héritier mâle,
les cartes seront rebattues.
Amjad Al-Rasheed a expliqué
que l’idée du film lui avait été
et l’essentiel de la production est jor-
danienne. J’ai aussi obtenu des fonds
d’Arabie saoudite, via le Red Sea Film
Fund et le Doha Film Institute, mais
aussi d’Égypte.
Aucun de mes producteurs ne m’a
demandé de changer une virgule à mon
scénario. Mon film aborde un sujet sen-
sible, mais il ne lance pas d’attaques
superficielles, il pose des questions
profondes. Et poser des questions, ce
n’est pas la même chose que fournir une
réponse. Cela fait réfléchir les gens, plutôt
que de les inciter à juger.
Inchallah, un fils sortira-t-il en Jordanie ?
À quel accueil vous attendez-vous ?
Une sortie en Jordanie est prévue, mais
mes distributeurs préfèrent que le film
tourne un peu dans des festivals du
monde arabe avant cela. Il a déjà été
montré en Arabie saoudite et en Turquie,
et l’accueil y a été positif. Pendant long-
temps, il n’y a eu personne pour raconter
inspirée par une femme de sa famille,
qui a failli se retrouver dans la même
situation que l’héroïne.
PARTENARIAT
Inchallah, un fils
sort le 6 mars
en France,
en partenariat
avec Courrier
international.
Nous vous
proposons
de découvrir le film en avant-
première, le 4 mars, au Forum
des images, à Paris. La séance,
à 19 h 30, sera suivie d’un échange
avec le réalisateur. Des places
sont à gagner sur notre site Internet.
← Une scène du film,
avec Nawal (Mouna Hawa)
et sa fille. Photo Pyramide
des histoires jordaniennes. Ou alors sous
forme de téléfilms faibles sur le fond
comme sur la forme, et qui faisaient l’ob-
jet de sarcasmes. En 2003, la création
de la Royal Film Commission a permis
l’apparition d’un réseau de production
et la formation de très bonnes équipes
techniques, qui travaillent sur des pro-
jets hollywoodiens [comme Démineurs,
Zero Dark Thirty ou plus récemment les
deux volets de Dune] et ont accumulé
beaucoup de savoir-faire. Et un mouve-
ment de réalisateurs a émergé, encore
jeune et timide.
Nous sommes peu nombreux, donc
nous nous connaissons tous. Il y a Naji
Abu Nowar qui a tourné Theeb. La nais-
sance d’un chef [un film sorti en 2014 dont
l’action se déroule en 1916, sous l’occupa-
tion britannique], Bassel Ghandour qui
a réalisé The Alleys [un thriller se dérou-
lant à Amman, visible sur Netflix], Zaid
Abu Hamdan, le cinéaste de Daughters of
Abdul-Rahman [inédit en France, il met
en scène la réunion de quatre sœurs en
quête de leur père disparu], Tima Shomali
qui a réalisé la série AlRawabi School for
Girls [sur le harcèlement scolaire dans
un collège de filles, visible sur Netflix]…
Mais notre travail n’est pas vu en Jordanie.
Nous tendons un miroir peu flatteur au
public jordanien, et il n’y est pas habi-
tué. Il préférerait du divertissement, il
voudrait qu’on lui présente le royaume
sous son meilleur jour, or ce n’est pas la
raison d’être du cinéma.
Par ailleurs, je ne suis pas très opti-
miste quant à la place de l’art et de la
culture en Jordanie et au Moyen-Orient
aujourd’hui. Nous avons basculé dans une
situation où la priorité des parents est
d’envoyer leurs enfants à l’école et de les
nourrir. Les gens vivent au jour le jour,
nous sommes en mode survie, et c’est
un autre aspect que je laisse entrevoir
dans mon film.
—Propos recueillis
par Courrier international
360o.
Vu du
monde arabe
Une “audace”
bienvenue
C’est “sans conteste le film le plus
audacieux qui soit jamais sorti
en Jordanie”, commente Middle
East Eye, un site d’information
panarabe installé à Londres.
Raseef22, son équivalent
beyrouthin, est du même avis :
en plus d’ouvrir le débat sur
le droit des femmes à hériter,
Inchallah, un fils “met en scène
plusieurs sujets tabous dans
les sociétés arabes, comme le port
du voile, le sexe hors mariage,
l’instinct maternel, le droit
à avorter […] et d’autres enjeux
qu’on n’aurait jamais imaginé
pouvoir être abordés si directement
dans un film arabe”.
Premier film jordanien présenté
au Festival de Cannes,
à la Semaine de la critique,
en 2023, le long-métrage d’Amjad
Al-Rasheed a été projeté pour
la première fois au Moyen-Orient
en décembre, lors du Festival
international du film de la mer
Rouge, en Arabie saoudite.
L’occasion pour Arab News,
un site d’information de Djeddah,
de se faire l’écho des propos
du cinéaste pour constater
que “le point de vue des femmes
est rarement représenté
à l’écran, particulièrement
dans cette région”.
Une audace bien accueillie dans
de nombreux médias, y compris
en Jordanie. Inchallah, un fils
propose “un voyage poignant
à travers les méandres d’une
société jordanienne patriarcale,
où l’identité d’une femme est
intimement liée à l’existence ou
non d’un héritier mâle”, commente
ainsi Jordan News. Le film “met
en lumière le manque de pouvoir
que les femmes ont sur leur destin,
et les violations permanentes
de leurs droits dans le monde
arabe”, poursuit le site anglophone
jordanien, saluant au passage
“le scénario nuancé d’Al-Rasheed
et le jeu remarquable des acteurs”.
Bien que le long-métrage ne soit
pas encore sorti dans le royaume,
il a été choisi pour représenter
le pays dans la course à l’Oscar
du meilleur film étranger.
48. 360o
culture.
—The Guardian, extraits (Londres)
I
l y a quelques semaines, un ado-
rable chaton blanc est apparu sur
des affiches du métro londonien,
enveloppé dans une fourrure arc-en-ciel,
sa tête ronde et duveteuse coiffée d’une
corne de licorne dorée. Mais, attendez, à
y regarder de plus près, l’image est trou-
blante. Cette petite créature potelée pos-
sède une troisième paire de pattes qui
lui sort du cou. Sa corne métallique res-
semble davantage à une vis qu’on lui aurait
enfoncée dans le crâne. Et ces grands yeux
bleus sont vides, inquiétants.
“Nous voulions mettre mal à l’aise,
explique Claire Catterall, commissaire
de l’exposition “Cute” [“mignon”], à la
Somerset House [jusqu’au 14 avril]. Nous
voulions faire quelque chose de dérangeant,
avec à la fois un côté irrésistiblement mignon
et un côté plus sombre.” Sur les murs de
l’entrée de l’exposition, dix-huit chatons
de ce genre, aussi adorables qu’épouvan-
tables, accueillent le visiteur. Ils ont été
créés par le studio de création graphique
Graphic Thought Facility avec des outils
d’intelligence artificielle pour donner le
ton de cette exposition qui envoûte autant
qu’elle déroute. Telle un cupcake dégou-
linant de sucre, avec un étrange arrière-
goût auquel vous ne vous attendiez pas.
Les chats, une vieille tradition. Ces
chatons enfantés par l’IA sont un bon
point de départ : le fait est qu’une bonne
partie de ce que génère l’intelligence
artificielle baigne dans l’esthétique du
mignon. Ce qui n’est guère surprenant, vu
que l’IA puise sa matière première sur la
Toile, où le mignon est devenu la langue
par défaut, depuis les lolcats et le doggo-
lingo, en passant par les gifs et les émojis
tous plus cartoonesques les uns que les
autres. Les chats, eux, sont les rois du
cyberespace. Et lorsqu’on a demandé au
père d’Internet, Tim Berners-Lee, quel
usage du World Wide Web il n’avait pas
anticipé, sa réponse a tenu en deux mots :
“Les chatons.”
Sans surprise, la première salle de l’ex-
position est consacrée aux félins. On y
découvre les visions psychédéliques du
peintre schizophrène Louis Wain [1860-
1939] et ce qui constitue selon Claire
Catterall les “premiers mèmes de chat”
de l’histoire : de petites cartes de vœux
faites avec des photos prises par Harry
Pointer dans les années 1870, lesquelles
“Nous voulions
faire quelque chose de
dérangeant, avec un côté
irrésistiblement mignon
et un côté plus sombre.”
Claire Catterall,
COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
↙ Une salle de l’exposition “Cute”
consacrée à Hello Kitty. Photo David
Parry/PA for Somerset House
À l’étage, place au monde contemporain :
un chapelet d’artistes, dont beaucoup sont
nés dans les années 1990, proposent des
œuvres mimi à gogo. Et çà et là, des “îlots”
explorent différents aspects du sujet. Au
menu [entre autres] : le mignon tendance
triste, avec des créatures conçues pour
nous mettre les larmes aux yeux et nous
donner envie de les cajoler, depuis les
poupées vintage Susie Sad Eyes jusqu’à
une figurine japonaise blessée, la mine
dépitée, les yeux fixés sur son bras bandé.
Sentiment d’appartenance. Un autre
îlot donne à voir la façon dont ce petit
monde enchanté peut nous apporter un
sentiment d’appartenance et de commu-
nauté. Ici, une armée de jouets Mon Petit
Poney nous faire découvrir l’existence des
Bronies, un improbable fan-club composé
pour l’essentiel d’hommes adultes hété-
ros qui font de l’art avec des poneys et
cherchent dans ces équidés à la crinière
Tout est beau
arc-en-ciel rien de moins que des guides
spirituels. Un troisième îlot nous dit la
façon dont cette orgie de mignonneries
dans le mignon ?
peut dissimuler l’horreur, avec, entre
autres pièces, une photographie d’Hit-
ler en train de nourrir un faon.
À première vue, une bonne partie des
œuvres exposées sont ironiques, reste
qu’elles recèlent pour la plupart une sin-
cérité sous-jacente, en particulier chez la
génération Z. L’artiste multidisciplinaire
Hannah Diamond [née en 1991] a conçu
Très attendue, l’exposition “Cute”, à la Somerset House, une salle sur le thème de la soirée pyjama,
à Londres, explore l’hégémonie culturelle du “mignon”. truffée de poufs et de petits écrans qui
passent en boucle des clips d’une dance
Visite guidée entre chatons, ambiance kawaï et Hello Kitty. music léchée et synthétique. S’appuyant
sur une sorte d’hyperféminité saturée
de rose, l’œuvre de Hannah Diamond
montrent ses chats en train de prendre le sont issues de la tradition du shojo manga, rejette les connotations péjoratives du
thé entre félins ou de faire du tricycle. Ces dessiné par et pour des femmes. Par ail- féminin pour affirmer sa puissance et
créations sont la preuve que notre besoin leurs, les couvertures torrides de Barazoku, sa force transformatrice.
d’anthropomorphiser les chatons, d’ajou- premier magazine gay japonais, lancé dans À la fin de l’exposition, Ed Fornieles
ter sur ces images des légendes amusantes les années 1970, montrent que la culture nous sert une dernière louche d’effroi.
et de les partager sous la forme d’images du kawaï n’est pas destinée qu’aux filles. Pendant la pandémie, l’artiste a créé une
de petite taille est une vieille tradition, et Ce n’est pas un hasard si le boom de tripotée d’adorables personnages, les
non une mode née sur le Net. la culture kawaï, dans les années 1990, a Finis, qui ont depuis donné naissance à
La leçon d’histoire se poursuit avec coïncidé avec la crise économique japo- une dizaine de milliers de rejetons, des
une salle consacrée à la culture japo- naise. Ce retrait dans le cocon sécuri- “NFT vivants” dont les émotions fluc-
naise du kawaï, qui prend une sant du mignon, alors que tout tuent en fonction de la valeur de la crypto-
forme très différente, en partie EXPOSITION autour la société s’effrite, tend monnaie à laquelle ils sont associés. Ils
expliquée par son origine tout aussi diffé- un miroir impitoyable à notre époque. exultent de joie quand leur monnaie a
rente. L’adjectif anglais cute dérive d’acute, Bombardements tous azimuts, chaos cli- le vent en poupe ; ils sont tristes, voire
au sens de “perspicace” ou “astucieux”, matique, retour de Trump – oh, mais, malades, lorsqu’elle est en berne.
abrégé pour la première fois au xviiie siècle. là, regardez-moi ce-p’tit-cha-tou-mimi ! Depuis des peluches en forme de com-
L’adjectif “kawaï”, en revanche, vient de Comme le dit Claire Catterall, la popula- primé d’OxyContin jusqu’aux mascottes
l’expression kawa hayushi, apparue au rité actuelle du mignon peut être en partie à poil long et à taille humaine, en pas-
xie siècle, qui signifie “visage qui rougit”, attribuée à “la merditude générale de tout”. sant par les cadeaux qui remplissent à
dans le sens d’être embarrassé ou hon- Vient ensuite un sanctuaire géant consa- craquer la boutique de l’exposition, le
teux. D’où ces illustrations des années 1930 cré à Hello Kitty. L’endroit parfait pour mignon devient une arme, un anesthé-
représentant des femmes aux yeux déme- oublier le monde extérieur : un arc de siant qui sert à nous tenir en laisse et à
surés, pleins de désir, et, plus tard, les triomphe de l’emblématique créature nous pousser à consommer toujours plus.
yeux étincelants de ces personnages en sans bouche [créée il y a tout juste cin- Et vous, le mignon aura-t-il raison
couverture de mangas. quante ans] nous invite à entrer dans une de vous ?
Ces images peuvent ressembler à des fan- salle aux murs recouverts de centaines et —Oliver Wainwright,
tasmes masculins sexistes, mais beaucoup de centaines de peluches à moustaches. publié le 24 janvier
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50. 360o
histoire.
La peste et la météo
ont-elles causé
la chute de Rome ?
Du IIe au VIe siècle — Empire romain
À en croire une équipe de chercheurs
allemands, les pandémies et le changement
climatique ont joué un rôle central dans
le déclin de l’Empire romain. Des thèmes
qui ont une forte résonance aujourd’hui.
—Die Welt, extraits (Berlin)
E
n quête de trésors, des légionnaires romains
pillent un temple en Mésopotamie. Dont
s’échappe alors une “corruption primitive”,
rapporte l’historien romain Ammien Marcellin.
“Bientôt, la peste ravagea tout le pays, depuis les fron-
tières perses jusqu’au Rhin et à la Gaule.” L’épisode
a lieu en 165, alors qu’une armée romaine, com-
mandée par les coempereurs Marc Aurèle et
Lucius Verus [adoptés par Antonin le Pieux, ils
lui succèdent conjointement à sa mort, en 161,
et règnent ensemble jusqu’au décès de Lucius
Verus, en 169, Marc Aurèle lui survivant onze
↗ La Peste à Rome ans], marche sur la capitale parthe, Ctésiphon,
(1869), du peintre sur le Tigre. La campagne doit être interrompue
français Jules-Élie à cause de la peste dite “antonine” (du nom de
Delaunay. Photo Liszt la dynastie impériale des Antonins).
Collection/Akg-Images L’épidémie aurait continué à tuer pendant
plus de vingt ans. Cette mortalité sans fin pour-
rait également s’expliquer par un changement
climatique. C’est ce que conclut une équipe
dirigée par Karin A. F. Zonneveld, micropa-
léontologue à l’université de Brême, dans une
étude publiée dans la revue Science. Selon cette
théorie, la crise que traverse l’Empire romain à
partir de la fin du iie siècle de notre ère pour-
rait avoir eu pour origine des perturbations
climatiques.
Les scientifiques ont comparé des sédiments
du golfe de Tarente, dans le sud de l’Italie,
avec les enregistrements de températures et
de précipitations entre l’an 200 et l’an 600. Ils
ont aussi analysé les informations disponibles
pour les décennies précédentes. Les données
montrent que depuis l’an 130, on constate des
fluctuations de température plus importantes
dans l’espace méditerranéen. Les années sont
devenues plus fraîches et plus sèches, avec des
répercussions importantes sur les rendements
Courrier international — no 1739 du 29 février au 6 mars 2024
agricoles, l’approvisionnement et la santé de la
population de l’empire. Les auteurs de l’article
parlent de “stress climatique”.
Outre la peste antonine, l’équipe a établi un
autre parallèle entre le changement climatique
et la crise qui secoue l’empire, avec ce que l’on
a nommé la peste de Cyprien, du nom de l’au-
teur et évêque chrétien Cyprien de Carthage
[vers 200-258]. Il décrit l’épidémie, autour de
252 : “Les intestins sont secoués par un vomisse-
ment continuel, [et] les yeux sont en feu avec le
sang injecté. […] Dans certains cas, les pieds ou
certaines parties des membres se détachent à cause
de la contagion de la putréfaction à la suite de la
maladie.” Si les avis des chercheurs divergent
quant aux agents pathogènes responsables de
ces deux épidémies, on considère que la cause
de la peste justinienne a, elle, été identifiée.
Sous le règne de l’empereur Justinien Ier [527-
565], Yersinia pestis, l’agent de la peste pneumo-
nique et bubonique, a envahi l’empire par l’est
à partir de 541. Dans certaines régions, il aurait
tué jusqu’à 50 % de la population.
Petite ère glaciaire. Or Karin A. F. Zonneveld
et ses collègues estiment que cette période a
constitué une véritable petite ère glaciaire. Ainsi
que le montrent de nouvelles études, les tem-
pératures estivales moyennes auraient chuté
de 2,5 °C à la fin des années 530 et de 2,7 °C
de plus dans les années 540. Selon les analyses
des carottes de forage arctiques et alpines, une
éruption volcanique dans l’hémisphère Nord,
probablement en Islande, en 536, semble avoir
provoqué ce refroidissement. En 540 et en 547,
d’autres violentes éruptions auraient libéré
d’énormes quantités de cendres et de parti-
cules de poussière qui auraient voilé le soleil
pendant des années. Il aurait même neigé en
Mésopotamie.
Une série de désastres a secoué l’Empire
byzantin [héritier de l’Empire romain d’Orient,
né de la division de l’Empire romain en 395].
Outre l’épidémie, les sources font état de trem-
blements de terre, d’incendies et d’inondations,
d’éclipses solaires, d’invasions de criquets, de
mauvaises récoltes, de phénomènes célestes
inhabituels (comètes) et de guerres. Selon des
estimations récentes, la peste aurait réduit d’un
quart la population de l’espace méditerranéen.
Il est probable “que la baisse de la population de
l’Empire romain d’Orient, du fait des épidémies
et catastrophes du vie siècle, ait facilité l’expan-
sion rapide des Arabes, qui ont peut-être été moins
touchés par la peste”, estime l’historien Mischa
Meier. À partir de 633, la domination byzantine
sur la région s’étendant de la Syrie à la Tunisie
se disloque en quelques décennies.
On est cependant en droit de douter que la
peste antonine et la peste de Cyprien aient eu
des répercussions aussi considérables. Confronté
à de grandes alliances entre tribus germaniques
et à leurs incursions sur le territoire impérial,
aux coups d’État à répétition, au renforcement
de l’Empire perse sassanide et à la progression
des peuples nomades venus d’Asie, l’empire
se trouve en permanence dans une situation
d’urgence, à laquelle il parvient à résister en
Occident jusqu’au ve siècle. Dans sa célèbre
étude intitulée La Chute de Rome, l’historien
Alexander Demandt a montré que les mul-
tiples théories proposées au sujet de la chute
de Rome reflètent “l’air du temps, la vision du
monde et l’expérience” de leurs auteurs. Si, ces
dernières années, les invasions et les migra-
tions étaient au centre de l’attention, le chan-
gement climatique est aujourd’hui au cœur de
nos préoccupations.
—Berthold Seewald,
publié le 7 février
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