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Petite fugue Jean-Paul Bouttier

Jean-Paul Bouttier
aux oubliettes
Portraits de détenus
longues peines

Miguel, Hugo, Peuchère, Moustache, Coty…


Ces détenus des années 1980, condamnés à de
longues peines de réclusion criminelle, étaient tous des
personnages hors norme.
En maison centrale, leur lieu de vie, une lutte contre le

Petite fugue aux oubliettes


Petite fugue
temps devait s’organiser, pour survivre et espérer.
Étonnant témoignage d’un jeune éducateur, avec
des portraits et moments choisis, où comme l’exprime
Christophe Prat, dans sa préface : « On apprend vite que
la réalité dépasse souvent la fiction. Et peut-être aurez-
vous du mal à croire à toutes ces histoires, inattendues,
souvent pittoresques, parfois ahurissantes, or pourtant
aux oubliettes
tout est rigoureusement vrai…»
Portraits de détenus
longues peines
Jean-Paul BOUTTIER a exercé de 1980 à 2020 dans l’administration
Préface de Christophe Prat
pénitentiaire comme éducateur, chef de service, directeur. Il
a travaillé en maison centrale pour longues peines, en maison
d’arrêt, en service d’insertion et de probation pour les condamnés
« hors détention », et en direction interrégionale, comme chef du
département de prévention de la récidive.

Illustration de couverture :
G Graveurs de Mémoire
Récits / France
© albund - 123rf.com
ISBN : 978-2-343-25384-8 9 782343 253848
Graveurs de Mémoire
Prix : 22 €
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Petite fugue aux oubliettes


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Graveurs de mémoire
Collection dirigée par Jérôme Martin

Cette collection est consacrée à l'édition de témoignages et


récits personnels divers contemporains.

Déjà parus

Messahel (Michel), Itinéraire d’un harki, mon père. De


l’Algérois à l’Aquitaine, Histoire d’une famille. Troisième
édition revue et augmentée, 2022.
Lassère (François), L’affaire algérienne. Témoignage et
réflexions, 2021.
Loisel (Jean-Raymond), Lignes de vie. Un itinéraire
personnel, une démarche de transmission, 2021.
Termolle (Marcelle), Yves Pietrasanta. Scientifique,
visionnaire, pionnier de l’écologie, 2021.
Verdier (Thierry), Carnets d’Afrique. 1937-1960, 2021.
Abitbol (Annie), De la Koutoubia à la tour Eiffel, 2021.
Brouri (Malik), Retour à Dzaoudzi ou Carnets de route
d’un médecin colonial à Mayotte et dans la mer des Indes.
Récit, 2021.
Hermann-Moissard (Christiane), Chronique d’une famille
française 1932-1962, 2021.
Gagnieux (Alain), Il voulait être un héros. La Résistance,
l’Indochine et l’infortune, 2021.
Basset-Mourthé (Danielle), Fille du divorce. Une histoire,
2021.
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Jean-Paul Bouttier

Petite fugue aux oubliettes


Portraits de détenus longues peines
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© L’Harmattan, 2022
5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris
www.editions-harmattan.fr
ISBN : 978-2-343-25384-8
EAN : 9782343253848
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À mon aiguillon bienveillant, Christophe, un de mes


précieux compagnons professionnels,
À mon fils Simon, pour la délicate mise en page.
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Préface

J’ai rencontré Jean-Paul en 1992. Alors que j’étais


étudiant en Licence de psychologie, Jean-Paul lui était le
chef des services de probation à la prison d’Aix-Luynes. Il
avait autorisé mon stage de jeune « Génépiste », cette
association qui permettait à des étudiants de donner des
cours aux détenus, à la Maison d’Arrêt d’Aix-en-
Provence. Ce fut ma toute première rencontre avec la
détention, avant que je n’y fasse carrière quelques années
plus tard comme psychologue, pendant plus de vingt
ans… et que j’y retrouve Jean-Paul pour un long chemin
professionnel commun.
Le choix de Jean-Paul de piocher dans ses souvenirs de ses
jeunes années d’éducateur pénitentiaire n’est pas étonnant.
Tous les « pénitentiaires » ont été marqués par leurs
premiers pas en détention, par les murs d’abord, les
personnages qu’on y rencontre, les situations folles qui ne
manquent pas de nous traverser... De mon côté, je me
souviens comme si c’était hier d’un épisode vécu lors de
mes premiers pas en détention, comme étudiant. À la
pause d’un cours de français que je donnais auprès des
mineurs, dans le bâtiment qui abritait les activités
scolaires, un élève avait demandé une cigarette à un
majeur, qui le lui avait refusé en se moquant de lui.

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Deux minutes plus tard, tous les détenus dans le couloir se


battaient, mineurs contre majeurs, dans un chaos
incroyable. Moi figé sur place, j’ai l’image encore très
nette d’un mineur prenant son élan pour shooter dans la
tête d’un homme tombé au sol… L’enseignant m’avait
finalement attrapé par le pull, m’arrachant à ma torpeur,
ainsi qu’un de ses élèves, pour nous tirer à l’intérieur de la
salle de classe et nous mettre à l’abri en refermant la
porte...

La prison vous marque nécessairement, profondément. Et


que l’on soit personnel ou personne détenue, les
expériences, bien que différentes, y sont intenses.

Ce que Jean-Paul nous livre dans les pages qui suivent est,
en un sens, le témoignage de cette intensité vécue, qu’elle
soit tantôt épique, tantôt drôle, mais toujours inattendue.
Et c’est avant tout un récit rare qui nous est proposé ici. Si
les récits d’anciens détenus foisonnent, qu’il existe
quelques récits de surveillants, il n’en existe en revanche
quasiment aucun du point de vue des « éducateurs
pénitentiaires » et du travail de l’ombre qu’ils conduisent
non seulement auprès des personnes détenues, mais aussi
auprès de la prison elle-même : « au plus près » d’une
institution encore méconnue, il nous laisse découvrir
l’angle original du travail éducatif qui peut y être conduit,
fait de ténacité, d’engagement, avec toute l’audace
nécessaire à ce compagnonnage parfois baroque.

Dans le récit de Jean-Paul, il y a d’abord ses personnages :


une foule de portraits, détenus ou personnels, tous
inattendus, souvent pittoresques, parfois ahurissants. On
apprend vite en détention que la réalité dépasse souvent la
fiction. Et peut-être aurez-vous du mal à croire à toutes ces
« histoires », puisque justement tout est rigoureusement
vrai…

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Et puis il y a le décor de ces chroniques : la vieille maison


centrale d’Ensisheim, qui prend vie au fil des pages.
Autrefois collège jésuite au XVIIe siècle, transformé en
camp de travaux forcés à partir de 1938, et enfin
établissement longue peine après-guerre, elle rassemble
aujourd’hui la plus grande partie des tueurs en série
français. Il faut dire que les Maisons Centrales tiennent
une place à part dans la constellation pénitentiaire : le
temps long, avec ce quotidien d’une cohabitation qui
s’étire parfois sur plusieurs dizaines d’années, la
prévalence des troubles psychiatriques lourds, le (très)
grand banditisme… Et de fait, sous la plume de Jean-Paul,
la maison d’Ensisheim devient un personnage à part
entière : ses murs s’incarnent au fil des pages, on y devine
ses portes, ses grosses clefs, ses souterrains… on sent son
cœur battre au rythme des projets qui s’y conduisent…
jusqu’à finalement la voir s’éteindre dans un brasier
ravageur.

Mais le défi de ce témoignage est sûrement ailleurs


encore. Comment dans cette entreprise narrative restituer
l’indicible de l'expérience singulière de la prison, sans la
trahir ? C’est un problème pour tous les personnels
pénitentiaires. Ils ont toujours bien du mal à parler de leur
métier, à esquiver les représentations toutes faites sur la
prison et les jugements par trop hâtifs et définitifs… La
prison est clivante : honte de la république pour les uns,
club de vacances pour les autres. La mesure s’invite
rarement dans les opinions qui s’expriment « sur » la
prison. Le récit que nous livre Jean-Paul non pas « sur »
mais « dans » la prison, tente un pari différent : avancer en
« impressionniste », où par petites touches, l’auteur nous
invite à ressentir cet univers. À travers des portraits, des
anecdotes ou parfois de grandes épopées comme l’évasion
du « gang des mobs » ou encore la mutinerie de la maison
centrale, nous sommes conviés dans cette danse lancinante

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entre vitalisme et rage destructrice. C’est donc pour partie


cette sensorialité qui nous est donnée à sentir, cette
« ambiance » des détentions qui se devine en creux
derrière les histoires de prison : des contrôles à l’entrée, du
portique de détection et son bip strident, jusqu’aux murs,
partout où se pose le regard… les innombrables portes,
grilles, avec leurs claquements métalliques, les cris lancés
aux fenêtres pour communiquer entre détenus, les appels
inaudibles crachés par les haut-parleurs pour rappeler à
l’ordre les promenades… Les odeurs aussi, de tabac, de
désinfectant, qui se mélangent parfois à celles des ordures
jetées par les fenêtres et qui s’accumulent au pied des
bâtiments…

Puis, enfin, il y a ce dont Jean-Paul fait le centre de son


récit : les gens, le bouillonnement de la vie carcérale. Et là
encore, nous éprouvons ce « mouvement immobile ». La
détention qui respire, évolue, malgré la torpeur qui ralentit
ces corps occupés à « tuer le temps ». Certains des
protagonistes de ce récit font des études, d’autres du sport
et d’autres encore planifient une évasion : mais dans tous
les cas, chacun s’occupe de sa survie psychique. À leurs
façons, les uns et les autres s’accrochent à des projets,
réintroduisent une temporalité là où tout peut sembler
figer.

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » disait


Hölderlin. C’est donc bien de cette vitalité inattendue qui
est le cœur même du propos de Jean-Paul. Une vitalité qui
cohabite avec l’apathie, fut-elle dans son expression
paroxystique de crise, parfois. Et alors à la lenteur des
corps, des mouvements succède de brusques accélérations :
des personnels qui courent sur des interventions, des cris
qui retentissent, de joie comme de détresse…

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Et le jeune éducateur à la croisée de tous ces récits en fait


d’une certaine façon l’expérience : à la série de figures
pittoresques, souvent sympathiques, qui nous est proposé,
à des initiatives joyeuses comme la création d’une
bibliothèque de bandes dessinées par un des détenus, ou de
tournois sportifs, succède comme épilogue la destruction
de la prison dans une violence inouïe. « C’est beau une
prison qui brûle », dira Kyou, un des mutins. Comme s'il
ne fallait jamais oublier que la prison relève en réalité
toujours de ce double récit, celui de la dualité qui la
constitue : Éros et Thanatos.

Christophe Prat

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Préambule

La retraite ayant juste sonné, j’ai eu l’envie de retranscrire


quelques souvenirs de la période la plus marquante de ma
carrière, la mémoire répondant encore étonnement bien à
mes dix premières années dans l’Administration
Pénitentiaire.
Affecté à vingt-trois ans à la Maison Centrale d’Ensisheim
(petit village d’Alsace situé entre Colmar et Mulhouse),
j’ai exercé comme éducateur, puis chef de service socio-
éducatif de 1980 à 1990. Avant de devenir Maison
Centrale (prison pour longues peines), l’Établissement
avait été un collège de jésuites puis à partir de 1764, le
collège devient un dépôt de mendicité (jusqu’en 1810, le
Code Pénal qualifiait la mendicité de délit). En 1811, les
bâtiments sont remaniés par l’architecte Ambroise Dubut,
avec notamment l’aménagement d’une usine de textile
pour l’accueil des peines de plus d’un an. En 1938, à la
suite de l’abolition des bagnes coloniaux, les condamnés
aux travaux forcés rejoignent la prison d’Ensisheim pour y
purger leur peine.
Mon bureau était une cellule aménagée au cœur de la nef
de la détention, jusqu’à la mutinerie de 1988. J’ai ainsi
partagé des moments forts et surprenants dans la vie
ordinaire des détenus de cet Établissement, en travaillant à
leurs côtés.

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Notre mission n’était en ce temps-là, pas très éloignée de


ce qui est attendu aujourd’hui des personnels des services
pénitentiaires d’insertion et de probation, même si les
moyens et les outils se sont heureusement renforcés
depuis. Il nous appartenait officiellement de veiller à la
non-détérioration de la personnalité des condamnés et de
viser à permettre aux détenus de retrouver une place dans
la société (disaient les circulaires de l’époque).
En réalité avec des échéances de sortie aussi lointaines
qu’en Maison Centrale, nous cohabitions la journée avec
nos pensionnaires, pour lesquels nous étions à la fois un
soutien psychologique avec une oreille attentive, et
chargés d’éducation au sens large du terme. Dans nos
entretiens quotidiens, nous nous heurtions souvent à des
positionnements asociaux, qui faisaient facilement de la
société, des juges et des tribunaux les responsables
majeurs à tous leurs déboires, avec très peu de remises en
question personnelle. Il nous appartenait dans nos
échanges, parfois vifs, d’apporter une contradiction
pédagogique et argumentée, pour tenter de « faire bouger
les lignes ». La confiance n’allait pas de soi dans cette
relation, qui faisait souvent suite à de nombreuses autres,
depuis la rencontre obligée avec la Justice.
Il fallait parfois des mois ou plus, pour que soit instauré un
lien privilégié, sous lequel le superficiel jouait
malicieusement à cache-cache avec le profond,
l’authentique. Cela imposait de la patience puisque
pendant tout ce temps d’approche, il pouvait y avoir des
entretiens seulement remplis du déversement des toxicités
et rancœurs accumulées. L’éducateur s’effaçait alors, il se
contentait d’écouter, parfois de compatir en essayant de
trouver les mots qui ne les confortent surtout pas dans la
victimisation, dans laquelle ils se réfugiaient la plupart du

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temps. On était là comme un enfant avec ses legos, à


commencer par déconstruire pour pouvoir rebâtir ensuite.
Je me rappelle assez bien que le travail majeur dans ce
relationnel consistait à redonner de l’envie, pour pouvoir
espérer dans un second temps se projeter un peu plus loin
qu’au seul horizon bouché de la triste fenêtre de cellule.
Pour rétablir de l’assurance avec de l’estime de soi dans des
vies aussi cabossées, il était prioritaire de réinstaurer une
forme de confiance envers l’autre. En effet, cet univers de
l’enfermement développait inévitablement des tendances
paranoïaques, appelant à se méfier de tout ce qui vous
environnait. Pour sortir de cette insécurité permanente, et
construire pour soi, il fallait donc favoriser le cheminement
qui finirait par admettre l’altérité… vaste programme 1 !
Heureusement, nous avions aussi, en complément de cette
relation d’aide individuelle directe, le puissant levier du
travail en groupe, avec la responsabilité de la mise en
place de formations professionnelles, en complément de
l’enseignement général, et la programmation des activités
socioculturelles (cinéma, musique, peinture, club de
lecture etc.). Grâce à tous ces supports, au-delà des
dimensions purement occupationnelles et récréatives, il y
avait surtout des rencontres humaines possibles qui
permettaient aux hommes enfermés de se nourrir, de
s’enrichir, de se passionner et donc d’évoluer 2.

1
Pierre Cannat dans son enseignement pour la réforme pénitentiaire
l’exprimait ainsi dès 1949 : « Dans les maisons centrales, chaque
détenu doit être pris en charge par une sorte de guide dont le rôle
consiste à lui rendre fréquemment visite, à le suivre tout le long de sa
peine pour orienter ses pensées, à gagner sa confiance, à le soutenir
dans ses chutes, à l’exalter dans ses efforts, à lui parler de sa libération
et de ses projets au-delà de la prison.
2
Toujours des leçons de Pierre Cannat : « Tout contact entre deux
personnes à une portée éducative positive ou négative, parfois

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De ces années, j’ai conservé en mémoire des souvenirs


précis, sûrement un peu édulcorés. Modestement, j’ai tenté
de vous faire entrevoir une séquence de la vie de quelques-
uns de ces détenus à longues peines, en croquant avec les
mots quelques portraits. Le choix a été fait de ne pas
évoquer les personnages les plus connus médiatiquement.
Peuchère, Lino, Manchot et consorts ont juste changé de
prénom et quelquefois de surnom, mais tout ce qui est
raconté n’est que du vécu, suffisamment prégnant, pour
qu’il remonte aussi facilement à la surface, alors que
depuis, trente années se sont écoulées.
Intercalés entre ces portraits, certains moments
inoubliables de cette période de ma vie professionnelle
sont remis au premier plan. La Maison Centrale
s'astreignait à proposer un lieu de vie animé de l'intérieur,
pour ne pas être un simple et gigantesque sablier apathique
que l'on retourne toutes les années, pour pouvoir indiquer
sur son calendrier le nouveau décompte de l'ennui.
Il convenait au maximum de rendre ce temps vivant et
constructif pour cette communauté de deux cent quatre-
vingts personnes, retenues contre leur gré de nombreuses
années, où la vie n’était pas contemplative, rythmée par les
offices du matin ou les vêpres du soir. Quand la longueur des
journées et des nuits ne s’arrête pas les week-ends, ni les
jours fériés, et encore moins les vacances, cela représente de
longues années de trois cent soixante-cinq jours et trois cent

insignifiante il est vrai, rarement négligeable pour qui sait analyser les
mystérieux facteurs d’influence qui, se combinant ou s’opposant,
s’entrecroisent dans l’infinie variété des rapports sociaux. Je le
rencontre… Je vais parler… Il va parler… Je vais prendre une
attitude… il prendra une attitude… et là inévitablement lorsque nous
nous séparerons il y aura quelque chose de changé dans l’absolu de
nos personnes. Non seulement il faut se garder d’abandonner le détenu
à ses pensées, mais il importe de lui suggérer des idées, de lui apporter
des sujets de réflexion.

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soixante-cinq nuits par an, sans répit. Le temps monotone


s’allonge considérablement. Heureusement pour la majorité
d’entre eux, la sortie de cellule était de l’ordre de trois à huit
heures sur les vingt-quatre que compose une journée
normale. L’institution avait son rythme avec ses activités
socle réglementaires : travail, sport, promenades, auxquelles
pouvaient se rajouter deux ou quatre heures de parloir le
week-end, surtout pour ceux dont la famille était à proximité.
Pour les autres, quand il y avait encore un proche pour
venir au parloir, c’était au mieux, une fois par mois. Il
nous revenait donc de rajouter des temps conséquents pour
élever l’esprit et essayer de rattraper le temps perdu.
« Entre ombre et lumière, là où plus rien n’existe et au
cœur même du désespoir ou plutôt de la fin de l‘espoir,
l’inattendu jaillit soudain… » Ma Satya
.

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Gauldo

Gauldo était le petit nom parfumé de Jean-Marie, le roi de


la Gauloise blonde, la cigarette la moins chère en
détention, en dehors du tabac à rouler. Jean-Marie avait
toujours une clope autour de lui, au bout des lèvres, éteinte
ou incandescente, sur l’oreille ou dans la poche de sa
chemise à carreaux, sous son pull marin. Gauldo était pour
ses codétenus le GPS qui, en toutes circonstances,
conduirait au dépannage en tabac. Encore mieux, il
pouvait t’indiquer la combine pour anticiper la crise
(rupture de stock, livraison décalée, jours fériés, etc.).
Gauldo résidait dans une cellule spéciale par sa situation
très prisée, puisque la plus reculée au deuxième et dernier
étage de la détention. Elle était à un emplacement
stratégique, surtout lorsque l’on avait la chance, comme
Gauldo, d’avoir le régime « porte ouverte ». Ce dernier
était concédé à certains détenus du Service Général qui
recouvraient les emplois nécessaires aux fonctionnements
de la prison (cuisine, nettoyage, buanderie notamment).
On retrouvait parmi ces postes celui de « gamelleur » (très
recherché) qui consistait à assurer le service des repas et le
nettoyage des espaces communs sur son étage. En dehors
du fait que la fonction n’était pas trop fatigante et pas bien
rémunérée (environ 300 francs par mois), elle facilitait une
certaine circulation, intéressante et appréciée par les

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amateurs des petits business internes, avec un sentiment de


relative liberté sur son bâtiment. Ne pas avoir la pression
de la cellule fermée 24h/24, n’avait pas de prix, tout
comme être au courant de toutes les informations internes.
Cela conférait un statut hiérarchique par rapport à ses
codétenus, à qui l’on pouvait apprendre que tel poste de
travail allait se libérer, que le grand chti du premier étage
allait changer de cellule, que le demain matin au rez-de-
chaussée ce serait de service le surveillant pénible et zélé,
qui prend plaisir aux fouilles de cellules poussées.
Les « gamelleurs » au nombre de deux par étage pour
environ soixante cellules, étaient les correspondants
privilégiés de radio tam-tam (Chaîne d'info permanente de
l’époque), qu’il valait mieux avoir dans la poche, si on
voulait bénéficier des utiles et vraies informations. En
effet, même sans internet à cette époque, il pouvait aussi y
avoir déjà les « fake news », destinées à tromper ceux que
l’on souhaitait enfumer ou induire en erreur…
Sur la coursive devant sa cellule, Gauldo pouvait
quasiment voir tout ce qui se passait au niveau des trois
autres étages, seulement séparés par un filet de protection
en grillage (dispositif anti-suicide). Ce mini mirador
interne permettait d’avoir une vue directe sur les bureaux
de surveillants des trois niveaux, tout comme sur l’entrée
unique du bâtiment au rez-de-chaussée, par laquelle la très
grande majorité des mouvements s’effectuaient
(promenades, ateliers, sport, etc.). Seuls les déplacements
pour l’école et les activités partaient du second étage par
une porte qui était située précisément, juste en face de la
cellule de Gauldo, qui voyait ainsi défiler matin et soir
tous « les intellectuels » de la prison.
Gauldo était un personnage étonnant, tout en rondeur, tant
physiquement qu’au niveau de sa personnalité. Il avait un
visage duquel émergeaient des joues avantageuses, comme

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celles d’un poupon du premier âge, qui aurait pu tout aussi


bien lui valoir le surnom d’écureuil ou du hamster. On
avait toujours l'impression qu'il cachait quelques réserves
dans ses bajoues, par peur de manquer. Et il était
constamment aux aguets, comme si son interlocuteur allait
découvrir un de ses secrets pourtant bien cachés. Il avait
dû être élevé dans une famille, marquée par le
rationnement, ou obsédée par la peur du vide dans les
placards qu'il fallait alors vite réapprovisionner.
Ce qui est sûr c'est qu'en cas de siège, où la prison
viendrait à être coupée du monde, notre hamster serait un
des derniers survivants ! Gauldo était également d’un
tempérament calme, cherchant à arrondir les angles. En
tout cas, il était un spécialiste de la reformulation, il
utilisait ses mots en y ajoutant un petit différentiel avec les
propos originels, ce qui lui permettait de grappiller un peu
de terrain en sa faveur. Par exemple, un avis défavorable
devenait, après avoir été distillé par Gauldo : un avis
susceptible de devenir favorable dans certaines
conditions… Toujours très respectueux, à la limite
d'obséquieux, j’avais en effet droit à beaucoup de
Monsieur Bouttier par ci, Monsieur Bouttier par-là ! En
cas de discussion à plusieurs c’était assez facilement,
« comme l’a dit Monsieur Bouttier, et il a tout à fait
raison… ».
Très généreux dans ses exhortations à venir boire le café
dans sa cellule, Gauldo avait souci de servir dans des
verres parfaitement propres, quitte à donner un dernier
coup de torchon à reluire au moment de servir !
Accueillant, il vous proposait de vous asseoir à l’arrière de
son lit, avec une couverture roulée (couleur vert militaire,
dotation générale de l’Administration Pénitentiaire) en
guise de dossier contre le mur, ce qui vous donnait
l’impression d’être dans son salon privé. Sa cellule était

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côté Est, donc bien éclairée par la lumière naturelle


seulement le matin, et un peu sinistre l’après-midi surtout
en hiver. Une lampe de bureau puissante compensait avec
un éclairage indirect du plus bel effet. La vraie surprise,
une fois calé sur son pseudo canapé, c’est que vous aviez
devant vous dans un coin de sa cellule, un vrai spectacle
vivant : un aquarium illuminé d’un mètre de long sur
cinquante centimètres de hauteur !
Les premières années où j’étais donc éducateur à la
Maison Centrale, j’ai eu la surprise de découvrir une
charge dévolue à ce poste qui ne m’avait pas été enseignée
à l’Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire :
celle des achats extérieurs. Nous avions la délicate mission
d’aller acheter une fois par mois, en plus des fournitures
scolaires de quoi nourrir le cheptel et même d’acquérir de
nouveaux spécimens vivants. Nous devions ainsi prendre
les commandes de la douzaine de détenus qui avaient été
autorisés à avoir en cellule un aquarium ou une petite
volière, qui en réalité étaient une grande cage suspendue à
la fenêtre. Heureusement, nous n’étions pas chargés de
nourrir ou soigner la dizaine de chats que comptait encore
la prison. Ce qui faisait toujours beaucoup rire mon
épouse, j’ai ainsi appris à distinguer : black-mollies,
scalaires, poissons-néons, nettoyeurs, etc., que je
rapportais avec précaution dans des sacs plastiques,
directement dans les cellules des aquariophiles !
Curieusement, dans cette prison archaïque, il y avait bien
avant l’heure, des formes de médiation animale qui
s’ignoraient, évidemment encore assez éloignées de ce que
l’on retrouve aujourd’hui dans certains programmes
conduits dans des établissements pénitentiaires français
(médiation avec chevaux ou chiens pour aveugles par
exemple).

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La cellule de Gauldo avait une petite fenêtre étroite, à


deux mètres vingt de hauteur, assez en longueur qui
permettait moyennant un échafaudage de fortune avec
table et chaise, d’avoir une vue plongeante sur le bout de
la petite rue perpendiculaire à la rue principale du village.
Ainsi par-dessus les hauts murs de la prison, à environ
cent cinquante mètres à vol de pigeon, on pouvait deviner
l’entrée d’une école maternelle et la façade d’une banque.
Certains détenus refusaient d’ailleurs ce type de cellule,
considérant que c’était une torture d’avoir presque sous
ses yeux la vie extérieure, préférant carrément mettre sous
cloche cette réalité, pour ne pas souffrir du défilé des
années.
Gauldo avait été condamné à vingt ans, mais curieusement
tellement bien intégré à l’univers de la prison, que
contrairement à la très grande majorité de ses codétenus, il
n’était pas pressé d’évoquer son avenir. Avec certainement
plus de questions et d’appréhension que de certitudes,
Jean-Marie avait finalement rejoint (bien poussé par
l’Administration Pénitentiaire) le quartier de semi-liberté
de Souffelweyersheim dans la banlieue de Strasbourg, afin
de s’organiser progressivement une libération
conditionnelle autour d’un travail et d’un logement.
Ses amis, ses journées, ses pensées, ses activités, sa vie,
quatorze années durant, avaient été imprégnés des codes et
des fonctionnements de la microsociété de la prison.
Désormais il allait devoir muer, en prouvant qu’il avait
gagné en maturité. Tout un programme dans lequel, il y
avait fort à parier, qu'il associerait assez vite un de ses
anciens compagnons d’infortune, au moins dans un
premier temps. Car à la réflexion, Jean-Marie avait peur
de la solitude, autant que de retourner chez les siens en
Lorraine. Peu sûr de lui, il se sentirait plus fort avec un
autre, un proche de ses repères, quelqu’un qui le

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comprendrait mieux, avec qui il pourrait partager et qui


accepterait ses renvois permanents à sa vie derrière les
barreaux. Tel un spationaute, il lui faudrait un sas de
décompression pour, peut-être, progressivement reprendre
pied sur la terre ferme.

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Le Gang des mobs

« Le gang des mobs », aurait pu également s’intituler


« l’ingénieur, le vérin et la pomme ». Ce n’est pas le titre
d’une série policière avec des détenus comme héros, ou
celui d’une fable de Jean de La Fontaine revisitée, mais
par contre cela aurait très bien pu inspirer un scénariste
pour un film à partir de faits réels bien que
particulièrement rocambolesques.
En fait, « le gang des mobs » relate une incroyable
tentative d’évasion. Cette dernière avait été préparée
pendant des mois, la mise en œuvre le jour J avait duré
certainement une petite heure, mais le temps de profit réel
avait été particulièrement compté… « Oh liberté, quel prix
avez-vous ? »
Pour commencer, faisons connaissance avec le cerveau de
notre gang et surtout de l’ensemble de sa production,
extrait d’Internet à partir de son vrai patronyme. Cela vous
mettra un peu dans l’ambiance, et surtout vous
comprendrez mieux ou apprécierez davantage cet
invraisemblable scénario, qui s’est bel et bien déroulé, un
matin, à la prison d’Ensisheim.
En introduction de cette biographie édifiante, il faut
préciser que le maître d’œuvre, tête pensante de cette

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affaire, avait déjà un petit nom donné par les autres


détenus : « l’ingénieur ».
Vous comprendrez très vite pourquoi ce qualificatif, dont
voici la définition du Larousse : « un professionnel
traitant de problèmes complexes d’ingénierie, notamment
en concevant des produits, des processus, si nécessaire
avec des moyens novateurs et dirigeant la réalisation et la
mise en œuvre de l’ensemble : produits, systèmes ou
services ». Dans cette explication vous retrouvez toutes les
bonnes raisons pour lesquelles l’ingénieur d’Ensisheim,
avait été parfaitement bien surnommé par ses pairs. Ainsi
il allait devoir traiter, concevoir et diriger une manœuvre
d’un genre très particulier.
Extraits de biographie 3
L’ingénieur est né en 1935 dans le canton du Valais, en
Suisse. Après une enfance à la campagne, il s’engage, à l’âge
de 18 ans, comme ouvrier dans la construction du barrage
hydro-électrique de la Grande-Dixence à plus de
2 000 mètres d’altitude au fond du Val des Dix. Un an plus
tard, il est engagé par une entreprise de constructions
métalliques. Ouvrier, passionné de mécanique, il obtint ses
diplômes de Maîtrise Fédérale en mécanique puis en
électricité. Il se lance dans la fabrication et la pose de monte-
charges puis d’ascenseurs. L’ingénieur est marié et père deux
enfants.

La fabrique d’ascenseurs : En 1965, il crée, avec un


associé, sa propre fabrique d’ascenseurs. L’entreprise devient
florissante. De cinq employés à sa création, elle passe à
trente puis cinquante employés. La société obtint un statut
international, lorsqu’elle se mit à fabriquer des plates-formes

3
Source Wikipédia - Tribune Le Matin de Lausanne - Nouvelliste du
Valais.

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élévatrices, des rampes pour poids lourds ainsi que des portes
coulissantes pour des ferry-boats en Grèce. L’ingénieur vend
son entreprise. En 1975, il fait la connaissance de sa femme.

Les inventions : Après la vente de son entreprise,


l’ingénieur s’engage dans la réalisation de plusieurs
inventions. Il commence par la mise au point d’un tableau
électronique pour ascenseurs, puis dans la conception et la
réalisation d’un appareil pour le sauvetage des biens et des
personnes en cas d’incendie. Il se lance également dans la
construction de voitures blindées pour chefs d’État et
hommes d’affaires. Peu au fait des aspects financiers et
administratifs, l’ingénieur se trouve rapidement en proie à
des problèmes de liquidités. En difficulté, l’ingénieur eut
recours à l’aide d’un de ses cousins, Joseph. Ce cousin lui
prête des sommes importantes en croyant à la réussite des
projets qui lui ont été présentés. Mais ceux-ci ne
rencontrèrent pas un succès immédiat et l’ingénieur se trouva
dans l’incapacité de rendre les avances faites lorsque son
cousin lui demanda leur remboursement.
L’assassinat : En 1979, l’ingénieur embarque son cousin
pour lui faire essayer son nouveau véhicule. Cette voiture
était la même que celle que l’ingénieur était censé avoir
commandée en France pour son cousin. Cette commande n'a
en réalité jamais été passée, mais l’ingénieur a encaissé
l'avance de dix mille francs demandée à son cousin. Quand
l’ingénieur lui avoue qu'il n'avait jamais commandé ce
véhicule et qu'il ne lui rendrait pas son argent, ils eurent une
dispute. L’ingénieur s'arrêta sur une place très sombre qu'il
avait repérée quelques jours avant. Il tenta tout d'abord de
l'endormir avec un spray soporifique qu'il avait auparavant
testé sur son propre chien. Ce spray ne fonctionnant pas,
l’ingénieur se saisit d’un objet en fer trouvé sur place et
asséna de violents coups sur la tête de son cousin qui mourut
sur place. Au lieu de se rendre à la police, l’ingénieur décide
de se débarrasser du corps de sa victime. Il l’entoura d’une
lourde chaîne qu'il avait prise dans son atelier, ainsi qu'une

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couverture résistante à l'eau. Après avoir vidé les poches de


son cousin, lui prenant les clefs de son domicile et de sa boîte
aux lettres. Il mit le corps enveloppé par la couverture dans
le coffre de son véhicule.
Parvenu sur un pont sur le Rhône qu'il avait repéré par
avance il le jette dans le fleuve. Par la suite, il vide les
comptes de sa victime. Pour ce faire, il avait piégé son cousin
plusieurs jours auparavant en lui faisant apposer sa signature
sur des documents vierges. Durant cette période, il puise
également dans la caisse du club des Inventeurs dont il faisait
partie, ainsi que dans la caisse du club des Chasseurs auquel
il appartenait également.
Le corps de Joseph ne fut retrouvé que deux mois plus tard
au barrage hydro-électrique d’Evionnaz. Soupçonné,
l’ingénieur ne fut arrêté que six mois après. Il fit plusieurs
déclarations contradictoires sur les circonstances du drame,
après avoir fait des aveux dans un premier temps. En 1980, il
s’évade de la prison de Sion, après avoir scié les barreaux de
sa cellule. Il vécut durant un mois dans un chalet mis à sa
disposition par sa compagne.

La condamnation : Arrêté, puis jugé, l’ingénieur est


condamné à la réclusion à perpétuité pour assassinat, les
juges ayant admis qu’il avait prémédité son acte, ce que ce
dernier contestait. Aucun témoin n’ayant assisté au drame, la
condamnation résultait de l’intime conviction des juges et
non pas de preuves matérielles.

La deuxième évasion : L’ingénieur prépara alors son


évasion et s’enfuit de la prison de Champ-Dollon
à Genève en compagnie d’un trafiquant de drogue, membre
d’un réseau actif sur la place d’Amsterdam. Il s’agissait
d’une première, car la prison moderne de Champ-Dollon
était réputée totalement hermétique. Elle ne résista pas à
l’ingénieur qui mit au point et réussit une évasion qui fit la
une des journaux. Dès qu'il fut dehors, il se rendit chez un

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ami auquel il avait confié une importante somme d'argent. Il


se doutait qu'il serait pris et il avait caché cette somme en
prévision d'une éventuelle cavale ; cette somme dépassait le
montant qu'il aurait dû rembourser à son cousin et s'élevait à
cinq cent mille francs. Il ne put en récupérer qu'une partie,
son ami en ayant déjà dépensé.

Le trafic de drogue : Les évadés, aidés de complices,


traversèrent plusieurs frontières pour se rendre à Amsterdam.
Dans cette ville l’ingénieur s’intégra rapidement dans le
milieu et se mit au service des trafiquants. Il se spécialisa
dans la confection de faux passeports et la fabrication de
machines pour étaler les plaques de haschich afin de les
placer dans les fonds des valises.
Muni d’un faux passeport, il fit de nombreux voyages à
travers les cinq continents. Il se lance ensuite dans le trafic à
grande échelle, à titre personnel, et en détournant l’héroïne
de son commanditaire lors de ses voyages en Thaïlande. Il se
rend plusieurs fois en Thaïlande pour acheter de la drogue
qu’il revend, en grande quantité, sur les marchés hollandais
et français. Cette drogue parvint jusque sur la place
genevoise. En Thaïlande, il fait la rencontre d’une jeune fille
thaï âgée de 20 ans avec laquelle il se lance dans une relation
amoureuse.

Nouvelle arrestation, nouvelle condamnation : Arrêté dans


un bar d’Annecy en 1982, l’ingénieur fut condamné par le
tribunal de grande instance de cette ville à une peine de
quatorze années de réclusion. C’est ainsi qu’il passa plus de
onze ans dans les prisons françaises, non sans avoir tenté de
s’évader à plusieurs reprises. Sa tentative de s’évader de la
Maison Centrale d’Ensisheim, faillit réussir et il fut alors
considéré comme un détenu particulièrement surveillé
(DPS), constamment déplacé d’une prison à l’autre. C’est
ainsi qu’il fut successivement emprisonné à Annecy, à
Bonneville, à Lyon St Joseph, à Lyon St Paul, où sa cellule
jouxtait celle de Klaus Barbie le criminel nazi,

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à Colmar à Metz, puis à Toul et enfin à la Maison Centrale


de St Maur, près de Châteauroux.

Retour en Suisse : En 1993 il est transféré en Suisse pour y


subir sa peine de réclusion à perpétuité. Malgré plusieurs
recours en grâce, il ne fut libéré qu’en 2004, après plus de
vingt-quatre ans passés dans les prisons de France et
de Suisse où, hormis ses tentatives d’évasion, il fut placé à la
tête des ateliers des prisons. À peine libéré, l’ingénieur créa
une nouvelle entreprise de montage d’ascenseurs, qu’il céda
par la suite. Il vit aujourd’hui avec sa nouvelle compagne et
sa famille.

Vous savez donc déjà beaucoup de choses sur le chef du


gang des mobs. J’ajouterai simplement qu’il était plutôt
grand, se tenant toujours très droit, avec une tignasse plus
blanche que grise, alors qu’il n’avait que cinquante ans.
Son vécu, spécialement dense et tendu, avait dû accélérer
la dépigmentation de ses cheveux. Je l’ai toujours connu,
habillé avec son bleu de travail, veste et pantalon, sur
lesquels il veillait à ce qu’ils ne se délavent pas. Il ne s’en
dépareillait qu’après la douche de fin de journée, après le
travail. Aux pieds, il portait une paire de baskets blanches,
assorties à sa chevelure argentée.
L’ingénieur était d’une totale discrétion. Aux formalités
d’anthropométrie auxquelles tout repris de justice doit se
soumettre, le fonctionnaire chargé du relevé d’éventuels
signes distinctifs aurait mentionné sans hésitation « état
néant ». L’ingénieur parlait peu et surtout très peu fort,
comme s’il avait peur qu’autrui entende ce qu’il était en
train de dire. Il avait par contre un accent suisse assez
prononcé. Le volume sonore faible, ajouté à l’accent
pouvait amener à faire répéter les réponses faites par
l’ingénieur. Lui ne posait jamais de question, ni

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n’engageait facilement la conversation. Il se contentait


donc de répondre aux interrogations qui venaient à lui.
L’ingénieur était une des personnes, sur laquelle les autres
détenus auraient eu le moins à témoigner. Il visait la
transparence absolue. Attention, bien que Suisse, je n’ai
pas parlé de neutralité intégrale, car il achetait beaucoup
de journaux et de revues qui témoignaient qu’il n’était pas
un détenu désintéressé par l’actualité. Il aurait été
incongru de l’amener à évoquer un quelconque projet
d’avenir. Il devait d’abord achever sa peine française
(quatorze ans) avant de rejoindre la Suisse pour finir sa
condamnation à la Réclusion Criminelle à Perpétuité, et
rendre compte de son évasion de la prison de Genève.
L'ingénieur avait encore un programme chargé devant lui,
qu’il n’entendait surtout pas mener comme un long fleuve
tranquille…
Le gang des mobs qui espérait la liberté avant l’heure
administrative, était composé de trois autres membres, en
plus de l’ingénieur. Toutefois, ce dernier a totalement
éclipsé de ma mémoire la personnalité de ses trois
acolytes. Je me souviens que nous avions affaire à une
équipe internationale, puisque composée, d’un Suisse,
d’un Portugais, d’un ressortissant d’Amérique du Sud
(dont je ne me rappelle plus le pays d’origine), et d’un
dernier détenu, également étranger, mais dont la
nationalité m’échappe. Autant que je me souvienne, deux
d’entre eux étaient là pour trafic de stupéfiants avec des
peines assez lourdes, autour de quinze ans.
Il n’est pas surprenant que ces trois candidats
supplémentaires à la cavale ne m’évoquent que très peu de
choses. Dans sa distribution, l’ingénieur avait dû veiller à
ce qu’ils soient avant tout des « tombes », motivés, parlant
le moins possible le français, et acceptant d’être aux ordres
du chef de bande, aussi bien durant les préparatifs, que

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lors du grand jour. Dernière caractéristique : tous trois


comme leur boss devaient travailler aux ateliers de
ferronnerie, qui allait être la base stratégique, puis la
rampe de lancement de l’opération. Ajoutons un dernier
élément d’ordre topographique, afin de rentrer encore
davantage dans l’histoire. Il y avait une particularité à la
Maison Centrale, c’est qu’elle était traversée d’un bout à
l’autre par un bras de la rivière l’Ill, rivière qui avait donné
son nom à la plus célèbre auberge d’Alsace : « l’Auberge
de l’Ill à Illhaeusern », tenue par les frères Haeberlin,
chefs étoilés (au Nord de Colmar). Pour éviter les entrées
et surtout les sorties par ce canal, pas plus profond qu’un
mètre vingt, il y avait au niveau des murs d’enceinte côté
Nord et Sud, d’énormes grilles en forme de herses, comme
on pouvait en retrouver dans les châteaux forts du Moyen
Âge.
Ces herses laissaient évidemment passer l’eau, mais
étaient garnies dans leur partie basse de gros barreaux
pointus. D’ailleurs, il fallait tous les matins tôt (avant
l’ouverture des cellules) et tous les soirs (après la
fermeture générale de la détention) relever ces deux herses
qui glissaient dans des rainures verticales, manœuvrées au
moyen d’un treuil. Cette délicate opération était confiée à
un détenu de confiance, proche de la sortie, accompagné
par un surveillant. En période de grand froid, il fallait
manipuler à plusieurs reprises le mécanisme, pour veiller à
ce que la grille ne se fasse pas prendre dans la glace. Le
bras de l’Ill qui traversait la prison sur environ deux cent
cinquante mètres, n’était pas un lieu de baignade ou de
pêche. Pour des raisons de sécurité évidentes, il était
couvert d’un bout à l’autre de claustras ajourés en béton
armé, qui faisaient office de couvercle/terrasse. Entre
chaque claustra, cinq à six centimètres laissaient passer
l’air, mais surtout l’eau en cas de crue sévère. Vous l’avez

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compris, le canal de l’Ill a joué un rôle capital dans


l’entreprise de notre gang des mobs.
De l’intérieur de la Maison Centrale, l’ingénieur avait bien
analysé la situation. Pour s’évader, sans avoir recours à
des moyens violents (lesquels étaient sans garantie du
résultat de surcroît), il avait choisi, comme base logistique,
un lieu idéal, celui des ateliers. Il donnait accès à
beaucoup de matériel, on y bénéficiait d’une certaine
liberté de mouvement sur l’ensemble de la chaîne de
production (distincte de la partie emballage/étiquetage).
Ces ateliers avaient aussi un grand espace de stockage,
plutôt intéressant, pour y cacher quelques accessoires, et
enfin opportunité inespérée, ils longeaient ce fameux
canal.
Avec ce providentiel chenal il était plus facile d’imaginer
une perspective qu’avec les gigantesques murs d’enceinte
de six mètres de haut et d’un mètre cinquante d’épaisseur.
L’ingénieur retrouvait là un magnifique challenge, avec
des problèmes complexes d’ingénierie, de la conception
technique et enfin une mise en œuvre finale qui
garantissait une montée d’adrénaline optimum. Cette
opération devait s’opérer avec une précision digne de
l’horlogerie suisse et un timing comparable à celui des
athlètes aux Jeux Olympiques.
Tout le projet d’évasion de l’ingénieur reposait sur une
valse à quatre temps :
1- Il fallait ouvrir le bureau du contremaître, fermé
par un cadenas et une chaîne.
2- Il convenait de faire un passage dans la fenêtre de
ce bureau, occultée par une grille en métal déployé
(sorte de mailles métalliques serrées et très
solides).

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3- Après avoir sauté de cette fenêtre (niveau rez-de-


chaussée) au bas du bâtiment des ateliers, qui
donnait sur le fameux canal couvert : il fallait
écarter les claustras en béton armé pour accéder au
canal.
4- En position courbée, il restait à remonter le canal,
devenu une sorte de tunnel, avec de l’eau jusqu’au-
dessus du nombril pendant une cinquantaine de
mètres, pour parvenir à la herse (ultime rempart).
Et là, il fallait alors encore limer dans l’eau un ou
deux barreaudages de la herse.
Voilà présenté le « road book » idéal de nos aventuriers
pour parvenir à leurs fins. Nous étions là dans un pari
presque insensé, avec une belle course d’obstacles à
réaliser sans trébucher, et dans le meilleur temps possible !
À partir du moment où le « gang des mobs », se mettrait
en mouvement, on pouvait imaginer tous les scénarii
possibles, sur la manière d’interpréter cette valse à quatre
temps. Étaient-ils un, deux, trois ou quatre pour les trois
premiers temps de leur danse à la cadence infernale ? La
seule chose de certaine, c’est qu’ils étaient quatre sur
l’ultime étape, où il faudrait scier la grille débouchant sur
la liberté.
Dans l’enquête qui avait suivi, les préparatifs avaient été
considérés comme si minutieux, que l’on parlait d’un
véritable travail d’orfèvrerie suisse…
Pour venir à bout de la porte du bureau du contremaître,
cela nécessitait une pince coupante, digne de ce nom. Pour
la fenêtre de ce bureau et sa grille de métal déployée, la
pince coupante bien affûtée pouvait faire l’affaire. Par
contre pour écarter les claustras en béton armé, il
convenait d’avoir dans son équipe un bon créateur,
susceptible de concevoir et réaliser un outil adapté. Qu’à

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cela ne tienne : notre ingénieur s’était mis à la tâche à


partir des matériaux disponibles dans l’atelier de
ferronnerie. Ainsi, était-il parvenu à concevoir puis
réaliser un vérin avec poignées de force, permettant
l’ouverture des claustras et l’accès au canal.
L’ingénieur avait donc la totale maîtrise de la logistique :
- La pince coupante utilisée au début de la chaîne de
montage pour étalonner aux bonnes distances les longues
tiges de métal que livrait le concessionnaire, avant qu’elles
ne soient soudées.
- Le « vérin bijou », qu’il allait parvenir à fabriquer de son
poste de travail, dans les moments choisis, loin de la
surveillance des lieux. Dans sa première carrière
d’industriel, il avait conçu et réalisé des instruments
autrement plus complexes, période où il devait être
cependant nettement mieux outillé.
- Les deux ou trois lames de scie à métaux, nécessaires à
couper l’extrémité de la grille du canal ? Sur ce point par
contre, il y avait une vraie question : comment étaient-ils
parvenus à se les procurer ? En effet, s’il y avait une chose
d’extrêmement sensible et de particulièrement contrôlée
dans une prison, cela demeurait les lames de scie. Quel
que soit le motif ou le lieu d’utilisation, cela ne pouvait se
faire qu’avec une procédure très encadrée. Après une
sortie du coffre, les jours d’utilisation, midi et soir, les
lames de scie étaient vérifiées et comptées, avec contre-
signature du fonctionnaire qui en avait la responsabilité.
Aucune lame ne pouvait manquer à l’appel, sans
déclencher une fouille et une enquête. Comment « le gang
des mobs », avait-il pu bien opérer, à cette époque où il
n’y avait pas encore à l’entrée des prisons, les portiques,
détecteurs de masses métalliques d’aujourd’hui ?

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L’hypothèse la plus plausible avancée après coup, c’était


qu’elles aient pu entrer grâce à une complicité extérieure
lors des parloirs. Probablement en plusieurs morceaux,
« planqués » dans le linge (pourtant minutieusement
fouillé) ou astucieusement dissimulés sur une partie du
corps (pourtant lui aussi inspecté systématiquement).
Quel qu'ait été le moyen, les lames de scie étaient pourtant
arrivées d’une manière ou d’une autre à bon port, et là on
ne pouvait pas encore invoquer la livraison par drone !
L’ingénieur était parvenu à régler les difficultés de
contingences matérielles, maintenant il fallait mettre au
point la chorégraphie de leur valse à quatre temps. Et là,
rien à voir avec la fantaisiste temporalité de la valse
chantée par Jacques Brel : « une valse qui s’offre encore
du temps… de s’offrir de détours du côté de l’amour… une
valse à vingt ans, une valse à cent ans… une valse à mille
temps ». En aucun cas ils ne pouvaient s’éterniser sur un
des quatre temps, car dès que l’alarme serait donnée, trois
ou quatre minutes suffisaient pour voir débarquer autour
de l’incident de nombreux personnels en uniformes,
formés pour intervenir. Il semble, d’après quelques
éléments de l’enquête qui avaient fuité, que l’ingénieur
avait déréglé et même mis en panne une des machines de
l’atelier pour détourner l’attention des contremaîtres,
concentrés à remettre au plus vite l’outil de production en
marche.
Jour J, Heure H, Minute M, Seconde S, comme à Cap
Canaveral, le compte à rebours achevé, la mise en orbite
du « gang des mobs » pouvait démarrer !
Les trois premiers temps de la fugue s’étaient déroulés
sans encombre, le vérin « made in taule », avait fait des
merveilles en ouvrant sans difficulté les entrailles du
tunnel vers la liberté. Et là, on imagine assez bien qu’après
la délicate déambulation nautique, le rendez-vous avec

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l’histoire était donné. Il fallait être méthodique, discret et


particulièrement efficace pour arriver au plus vite au bout
du chantier.
Il restait encore à scier un ou deux barreaux dans l’eau,
avec simplement des bouts de lames de scie à métaux, et
une dose de stress certainement à son summum…
Désormais, après tous ces efforts, on peut se mettre assez
bien à la place de ces candidats à la cavale pour crier avec
eux : « Miracle, le passage a été fait ! » Il leur revenait
donc maintenant de prendre leur respiration pour se
faufiler, au fond du canal dans la brèche de la herse. Et un,
et deux, et trois et quatre… le compte était bon.
Nos fugitifs désormais hors d’atteinte pouvaient marcher
sur l’eau pour s’extraire du canal. Et là, après le surprenant
vérin, rentraient en scène à ce moment précis « les
mobs » ! Oui, deux mobs bleu clair des années 60 de la
marque Mobylette, avec sacoches et porte-bagages
confortables les attendaient, comme par enchantement…
Elles avaient la garantie de facilement se fondre dans le
décor de ce village rural.
Au même moment, à une vingtaine de mètres à vol
d’oiseaux, un surveillant qui venait de « manger un bout »
dans son mirador, situé dans un angle de la prison, voulut
jeter son trognon de pomme. Ce mirador surveillait la
prison intra-muros, notamment les toits des ateliers, les
deux cours de promenades, l’intérieur du mur de ronde.
Cette guérite de sécurité n’avait pas vocation à inspecter la
sécurité extérieure.
Mais ce jour-là, vers dix heures et demie, au moment où la
fine équipe, mission accomplie, n’avait plus qu’à
disparaître dans la nature, ce surveillant pas habitué à la
tenue de ce poste, sortit sur la mini-terrasse qui tenait lieu

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d’accès aux escaliers lors des relèves. Il souhaitait


simplement se débarrasser de son trognon de Golden… 4.
Oh surprise ! Il découvrit quatre pensionnaires, tous en
bleus de travail vêtus, en train de faire démarrer deux
mobylettes pour filer à l’anglaise...
Le vigile du jour se jeta sur son téléphone, directement
relié avec la gendarmerie locale, pour donner l’alarme et
toutes les précisions utiles afin que soient récupérés au
plus vite les « trombes l’air » internationaux. Le « Plan
Épervier » était déclenché.
Ordre fut donné à toutes les forces de gendarmerie et de
police de la région, de tenter d’intercepter et d’arrêter les
quatre détenus d’Ensisheim, considérés comme très
dangereux, qui venaient de s’évader de la Maison Centrale
et qui fuyaient à bord de mobylettes en direction de
Mulhouse.
Les gendarmes de la brigade locale se déployaient alors
immédiatement en plusieurs véhicules, pour tenter de
localiser puis de ratisser « le gang des mobs ».
Connaissant parfaitement les lieux, y compris les petites
routes de campagne, contrairement aux évadés, en moins
de quarante minutes, les gendarmes avaient fondu sur
leurs proies. L'épervier portait bien son nom, avec son œil
perçant, il avait repéré « les rats d’égouts », encore très
humides, avant de les neutraliser.

4
Ce surveillant était habituellement le Monsieur Propre de
l’Établissement. Il effectuait avec un détenu, le nettoyage des bureaux
en partie administrative. Exceptionnellement, ce jour-là il assurait le
remplacement de l’agent initialement prévu au mirador. Ne trouvant
pas la poubelle qui normalement garnit ce poste de travail, ce
surveillant a cherché à se débarrasser de son trognon de pomme.

40
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Dès la perception du premier coup de sirène deux tons des


forces de sécurité, si distinctifs, les deux mobylettes
s’étaient pourtant désolidarisées, en vain. La griserie de la
course en mobylette que l’ingénieur et sa bande avaient
tant espérée, rappelait celle de l’acteur Michel Robin (qui
nous a quitté, fin novembre 2020), dans la belle pépite
cinématographique « Les petites fugues »5. Ironie de
l’histoire… ce chef-d’œuvre est Suisse, réalisé par un
Helvète : Yves Yersin !
On avait toujours qualifié cette affaire de tentative
d’évasion (comme le mentionne d’ailleurs la biographie de
l’ingénieur). Or pour moi, il s’agit d’une véritable
« surenchère de langage ». Même si d’un point de vue
juridique, il y avait eu le délai minimum de soustraction à
l’autorité publique, cette tentative d’évasion aurait
davantage mérité la qualification de petite fugue ! Il me
plaît de penser aujourd’hui, que dans le cas présent, la
tentative avait été moins sanctionnée que ne l’aurait été
une vraie évasion. En effet nous avions été témoins d’une
très courte, mais belle tentative, sans heurt ni violence…
Pour ce qui concerne les observateurs que nous étions
tous, personnels de cette prison, une fois les choses
rentrées dans l’ordre, deux choses étaient apparues très
surprenantes. Tout d’abord qu’en aurait-il été si dans les
sacoches des mobylettes il y avait eu des armes, même des
armes factices d’ailleurs ? Autre fait troublant, c’est qu’il
y avait eu forcément une complicité extérieure pour
apporter les deux mobs… complicité active le matin même
de l’évasion. Pourquoi n’était-elle pas restée à proximité,
5
Synopsis « Les Petites Fugues » : Pipe est un vieux valet de ferme,
employé depuis toujours chez les Duperrey, dans un petit village du
canton de Vaud. Ayant touché pour la première fois sa retraite, il s’offre
un vélomoteur. Après avoir péniblement appris à conduire cet engin, il
prend goût aux escapades, aux dépens de son travail à la ferme.

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pour récupérer les fuyards et leur donner un temps


d’avance, par rapport aux gendarmes si vite à leurs
trousses ? L’enquête dévoilera que le pourvoyeur de mobs
était le fils de l’ingénieur, qui venait un week-end par
mois voir son père aux parloirs.
« Cette odyssée » aurait pu inspirer un fabuliste. La
Fontaine avec sa richesse de style, aurait certainement pu
réécrire ce récit, avec les personnages réincarnés en
animaux pour instruire les hommes...
Je vous propose à ce titre une petite fin extraite de la fable
« le rat et l’huître » :
« …d’aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille ;
Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelques victuailles ;
Et si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs,
Car l’huître tout d’un coup se referme… »
Morale pour Jean de La Fontaine :
« Tel est pris qui croyait réussir »,
Pour « le gang des mobs », dont la fugue s’est avérée une
chimère impossible, la morale aurait pu candidement
s’écrire ainsi :
« Le diable se cache parfois dans les détails… jusque dans
un ridicule trognon de pomme ! ».

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Histoires d’écrans

À la Maison Centrale d’Ensisheim, j’ai connu trois types


d’écrans. Le tout grand, de la salle de cinéma qui faisait un
brin « vieille France », puis la petite lucarne, installée
précipitamment dans les cellules en 1985, avant de voir
surgir les écrans d’ordinateur, juste avant l'arrivée du
XXIe siècle (sans connexion internet).

Pendant de nombreuses années, la séance de cinéma


bimensuelle à la prison était très suivie. Un peu comme
dans les ciné-clubs des villages, une projection était
organisée, en format super-huit, de films grand public,
présélectionnés par trois détenus qui se réunissaient une
fois par mois dans le bureau du chef de service éducatif.
Ce dernier faisait partie des vieux éducateurs, qui avaient
été recrutés bien avant que l’Administration pénitentiaire
crée son propre corps éducatif en 1966. En effet dès 1945,
la Réforme Armor6 avait permis d’engager de nouveaux

6
La Réforme Amor, à travers ses quatorze principes, affirmait que
« le traitement infligé au prisonnier, hors de toute promiscuité
corruptive, doit être humain, exempt de vexations, et tendre
principalement à son instruction générale et professionnelle et à son
amélioration ». Elle énonce également « qu’à cette fin, un régime
progressif est appliqué dans chacun des établissements en vue

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personnels, pour la mise en œuvre du premier principe


qu’elle avait décrété : « la peine privative de liberté a pour
but essentiel l’amendement et le reclassement social du
condamné ».

Cette projection avait lieu dans une salle de spectacles


d’environ cent vingt places, composées de sièges en bois
rabattables. La salle, avait un vieux plancher en pente,
permettant aux spectateurs de ne pas être dérangés par le
rang de devant. Sur l’estrade, un grand écran réceptionnait
les images. Comme au cinéma, les détenus qui avaient
acheté leur billet en amont, devaient le présenter à l’entrée
de la salle. La Direction avait officiellement plafonné sa
capacité à cent personnes. L’ambiance de cette salle, me
ramenait inévitablement, à celle de mon village natal, où
gamin, j’étais allé voir mon premier film au cinéma : « Le
vieil homme et la mer ».
Après le super-huit était arrivé le magnétoscope, pour un
usage plus contemporain de la vidéo. La prison, grâce à
l’association socioculturelle interne7, autofinancée par les
cotisations des détenus, avait acquis un des premiers
magnétoscopes sur le marché : un Philips V2000 qui
précédait de quelques années les magnétoscopes VHS.
Révolution de palais, les habitants de la prison allaient
enfin pouvoir partager l’actualité que vivait le monde
extérieur. Grâce à cet enregistreur d’images et de sons
modernes, certains grands évènements allaient pouvoir
être rediffusés sur grand écran, avec un décalage de

d’adapter le traitement du prisonnier à son attitude et à son degré


d’amendement ».
7
Si certaines activités prélevaient une cotisation mensuelle,
l’Association récupérait également la remise que faisaient les
commerçants pour les achats des détenus via l’Association
(fournitures scolaires, tenues sportives, aliments pour oiseaux et
poissons d’aquarium…).

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quelques jours. J’ai souvenir de quelques grands moments


de télévision, que les détenus avaient apprécié de pouvoir
découvrir.
Évidemment les évènements sportifs remportaient la
palme au suffrage des consultations organisées pour
connaître les préférences des détenus. Toutefois, le débat
des élections présidentielles de 1981 Giscard – Mitterrand
avait pu être projeté devant des détenus, qui étaient plutôt
sur la réserve, quant à leurs opinions politiques.
Figurez-vous que le magique V2000, fleuron de la haute
technologie de l’époque présentait une innovation avec sa
possibilité d’enregistrer sur les deux faces d’une même
cassette. Mais il cachait un inconvénient majeur, puisqu’il
ne pouvait enregistrer des cassettes d’une durée supérieure
à soixante minutes, ce qui était nettement insuffisant pour
un film ou match par exemple. Aussi il fallait donc un
opérateur humain, au milieu de l’opération, pour retourner
la cassette, ce qui incomba naturellement aux trois
éducateurs, qui à tour de rôle en fonction des évènements,
avaient en responsabilité cette délicate mission de
captation du programme plébiscité.
La plupart du temps en soirée, cette opération
d’enregistrement était toujours pour moi une double
source de stress. Tout d’abord, il fallait veiller au grain
pour que le travail du magnétoscope soit parfaitement
assuré, sans interruption due à d’éventuels sauts de
tension, notamment les soirs d’orage. Il convenait d’opérer
un aller et retour de la cassette le plus leste et intelligent
possible, pour que la petite coupure qu’engendrait cette
opération ne soit pas trop préjudiciable au suspens du
match, ni à l’intrigue du film…
La seconde origine de mes angoisses concernait le trajet
retour, entre la salle de spectacle où je procédais aux

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enregistrements, et la porte d’entrée. Certes muni du


trousseau de clés avec le pass pour franchir les portes, il
me fallait cependant traverser une cour de promenade, peu
éclairée, mais suffisamment pour que mon ombre chinoise
se fasse remarquer.
Visiteur du soir inhabituel, je venais troubler la quiétude
ordinaire de la sécurité. En premier lieu celle d’un
mirador, où un surveillant armé d’un fusil était toujours à
l’affût du moindre mouvement suspect. Bref, j’étais
content ces soirs-là de retrouver le bitume ferme de la rue,
hors l’enceinte de la prison.
J’ai un souvenir impérissable de la rediffusion d’un match
de la Coupe du Monde de football de 1982. Pourtant il ne
s’agissait pas des toutes dernières parties finales, mais
d’un simple match de poules, comme on l'exprime dans le
jargon. Oui ce soir-là, l’Autriche et l’Allemagne
s’affrontaient avec un enjeu majeur, puisque l’équipe
gagnante était qualifiée pour la suite de la compétition.
L’Algérie de son côté regardait fiévreusement le résultat,
puisqu’elle-même pouvait être qualifiée pour la première
fois de son histoire, si l’Allemagne ou l’Autriche prenait le
dessus. Hélas, ce match « arrangé » avec un match nul à la
sortie (0 à 0), avait éliminé l’Algérie et qualifié
lamentablement les deux pays de l’Europe du Nord ! Entre
détenus, certains favorables au Maghreb, d’autres à
l’Europe, les éclats de voix avaient été sonores et les
explications tendues à la fin du match, dans le couloir qui
ramenait les spectateurs vers la détention. Ce match avait
marqué les esprits du monde entier : qualifié de
« Nichtangriffspakt » ou pacte de non-agression par les
Allemands et les Autrichiens, et de « match de la honte »
par tout le reste de la planète. Les détenus étaient témoins
avec un léger décalage, de cette actualité brûlante.

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Avant que l’invasion des télévisions individuelles n'ait


renvoyé tout le monde en cellule, j’ai encore le souvenir
d’un moment grandiose, suite à une diffusion sur ce grand
écran, encore avant l’arrivée du magnétoscope.
Nous avions réussi à négocier une programmation
exceptionnelle avec un cycle trimestriel de conférences
filmées de « Connaissances du Monde », dont les grandes
affiches jaunes, écrites en rouge, placardées dans la France
entière avaient marqué deux ou trois décennies.
Nous n’avions pas eu ce samedi après-midi-là, une des
grandes « pointures », qui parfois assuraient le
commentaire du film en direct, micro en main (Hertzog,
Tazieff, Bombard, Mahuzier, etc.), mais un conférencier
anonyme qui était parvenu à captiver son auditoire, bien
mieux, il l’avait hypnotisé avec son récit. Exceptionnel
voyage en Amérique du Sud (Équateur, Pérou, Chili… je
ne sais plus) de deux heures, suivi d’une heure de
questions/réponses, où une cinquantaine de détenus
s’étaient frénétiquement expatriés le temps d’un après-
midi. Un moment où l’on aurait volontiers appelé
Lamartine à nos côtés :
« Ô temps, suspends ton vol ! Et vous heures propices,
suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les rapides
délices des plus beaux de nos jours ! »

L’arrivée des téléviseurs en cellule.


Courant 1985, à l’initiative de Robert Badinter, alors
Garde des Sceaux, l’installation de la télévision dans les
établissements pénitentiaires avait été décidée. Annoncée
dans les médias, avant même que l’information ait été
relayée par les circuits officiels, il s’agissait d’un véritable
coup de tonnerre. Découvrant ce scoop frénétiquement
relayé à la radio et dans les journaux, l’Administration

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pénitentiaire était en totale impréparation sur cette


question, pas du tout travaillée en amont. Il lui fallait
cependant aller vite en raison de l'urgence de la mise en
place de ce projet.
L'Administration Centrale s'était alors prononcée en
faveur d'un système visant à recourir, par l'intermédiaire
des associations socioculturelles, aux services de sociétés
de location de téléviseurs, et à faire intégrer, dans le prix
de la location payé par les détenus, l'amortissement des
travaux d'installation. Sans recul ni expérimentation,
chaque établissement devait faire au mieux, quitte à
improviser, mais il ne fallait pas que cela coûte un
« kopeck » aux contribuables.
Heureusement, au moment où il a fallu prévoir et
organiser localement cette implantation, nous avions à la
tête de l’Établissement, un jeune Directeur très
entreprenant. Il y avait une grosse pression de la détention,
qui après l’annonce du Ministre, se chargeait de nous
interpeller quotidiennement. Désormais, il n’y avait plus
que ce sujet dans les conversations, peu importaient les
questions de logistique au regard des détenus, mais la
parole de Monsieur Badinter devait être suivie dans les
faits. En ce temps-là, l’association socioculturelle interne
(comme partout en France) correspondait à une véritable
association parapublique, bras armé pour toutes les
activités réalisées à l’intérieur de la prison. On ne parlait
pas de marchés publics, ni même d’appels à la
concurrence.
Le Directeur de la Maison Centrale était le président de
l’association et le trésorier était obligatoirement un
fonctionnaire. Or, j’étais alors justement le trésorier pour
tenter de faire avancer les projets, mais celui-là ne figurait
pas dans le « cahier des charges ». Nous avons donc dû
retrousser les manches pour au plus vite obtenir des devis

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qui nous permettraient de situer les propositions


financières.
Nous comptions encore la monnaie en francs, et l'on
parlait alors de sommes aux montants qui me semblaient
vertigineux. Câbler deux cent quatre-vingts cellules dans
de très vieux bâtiments aux murs épais, sur lesquels il
n’était pas question de faire courir des goulottes
plastiques, quel chantier ! Le raccordement à l’antenne de
télévision centrale devait se faire avec des saignées dans
les murs, pour éviter les « cachettes » qu’une installation
légère aurait inévitablement entraînées.
Sans s’arrêter à ces complications techniques majeures, le
Directeur avait une stratégie très claire : obtenir les
meilleurs prix et utiliser l’association pour qu’elle fasse
office de banquière, sans passer par une société sous-
traitante, alors qu’il s’agissait pourtant de la
recommandation du Ministère. Cela éviterait la marge
qu’immanquablement prendrait tout intermédiaire
supplémentaire.
Nous avions donc déjà négocié dans un premier temps les
meilleurs prix avec deux grandes surfaces, qui ne seraient
pourtant jamais retenues pour cette opération, puisque le
Directeur avait déjà en tête de confier ce marché
(téléviseurs et câblage) au commerce d’électricité-
électroménager du village, qui se trouvait dans la rue
principale, à moins de cent mètres de l’entrée de la prison.
On ne pouvait pas rêver de circuit plus court ! Le patron
de ce magasin de grande proximité avait été rapidement
ébloui par le miroir aux alouettes, qui laissait entrevoir un
marché de plusieurs centaines de milliers de Francs (entre
400 000 et 500 000 Francs). Toutefois, il lui fallait
s’aligner aux meilleures conditions que les autres devis
avaient fait émerger.

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J’avoue que moi-même, trésorier de l’association, je


suivais inquiet le pas décidé de mon Directeur qui
semblait bien maîtriser la situation. Cela m’avait valu tout
de même quelques nuits agitées, à l’idée d’apposer ma
signature au nom de l’association pour un emprunt sur dix
ans, échéance nécessaire pour amortir toute l’opération.
Aujourd’hui rapportées en Euros, toutes ces sommes
paraissent maigrelettes, mais à ce moment-là, il fallait
accepter de se dire que l’Association s’engageait à
rembourser 50 000 francs par an soit 4 200 francs par
mois… Avec comme seule ressource la location mensuelle
des détenus, dont on faisait le pari qu’au moins soixante-
quinze pour cent d’entre eux se doteraient d’un récepteur.
Au-delà, ce ne serait qu'un pur « bénéfice » pour
l’association, que nous pourrions réinjecter dans les
activités.
Entre le moment de l’annonce de Robert Badinter et la
première soirée, où nos pensionnaires avaient pu
s’endormir sur le générique de fermeture d’antenne avec
les images d’hommes volants de Folon, il s’était passé
trois bons mois. Certainement, les semaines les plus
longues, au milieu de toutes ces années d’isolement, tant
l’attente était forte.
Si l'introduction de la télévision avait suscité de fortes
critiques de la part des personnels, ce n’était pas tant une
hostilité pour cette évolution en faveur des détentions,
mais c’était surtout qu’elle n’était pas assortie d’un
progrès social à leur attention. En effet depuis les graves
mutineries de 1974, les avancées se faisaient en parallèle
pour gardiens et prisonniers (dénominations de ces
années-là). Tout le monde se souvient que ces
soulèvements historiques avaient flambé de la sorte, grâce
à la connivence des personnels, qui revendiquaient aussi
de voir leurs conditions évoluer.

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Or avec l’arrivée des télévisions d’un côté, il n’était pas


annoncé pour les surveillants d’amélioration statutaire ou
indemnitaire. Les organisations syndicales dénonçaient ce
déséquilibre, où les détenus grignotaient des avantages, là
où les uniformes stagnaient.
Cependant très vite après l’avènement des petits écrans
dans les cellules, les personnels saluaient unanimement ce
confort nouveau de travail pour eux, puisqu’il permettait à
la fois de rompre l'ennui, de maintenir un lien avec le
monde extérieur, de goûter aux joies des évènements
télévisuels, et surtout de leur assurer une tranquillité
inespérée.
Quelle embellie avait apporté ces téléviseurs, qui avaient
permis de sortir de l’exclusive relation duelle surveillant-
détenu !
Désormais, les rapports humains se jouaient à trois bandes,
un peu comme au billard, avec un nouvel interlocuteur qui
faisait irruption en permanence sur les coursives : « vous
avez vu surveillant à la télé, le crash de l'hélico de
Balavoine ? », « vous avez vu chef, comme je vous l'avais
dit, l’Alsace a été irradiée par Tchernobyl ? », « on est
tous en deuil avec l’accident de Coluche »… Même si la
dramaturgie l’emportait souvent sur des sujets plus
heureux, la télévision faisait consensus, comme rarement à
propos des sujets qui concernaient le régime de détention.
Il m’avait été raconté, peu après mon arrivée, un mode de
fonctionnement, en lien avec ce chapitre, tellement
surréaliste, que je ne résiste pas à vous le faire partager.
En 1975, pour gérer la détention et garantir une forme de
tranquillité générale, et avec l’assentiment de la direction,
lors des grands matchs de football qui faisaient l’actualité,
les personnels en uniforme sortaient le grand jeu. Faisant
fi de toute considération réglementaire, ils se mobilisaient

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pour installer un écran par étage un peu en hauteur pour


être vus par le plus grand nombre. Les détenus qui
s’étaient précédemment inscrits (peu importait leur profil),
pouvaient sortir de leur cellule avec leur chaise dans les
couloirs… admirer les exploits en Coupe d’Europe des
verts de Saint-Étienne ou des surprenants Corses de
Bastia. Pour ces matchs de gala exceptionnels, des
surveillants et gradés sacrifiaient volontairement une
soirée personnelle, alors qu’ils n’étaient pas de service,
pour donner un coup de main à l’équipe de nuit,
insuffisamment étoffée pour garantir le bon déroulement
de ce type de manifestations nocturnes, tellement hors
normes. La reconnaissance des détenus était évidemment
au rendez-vous, puisque cette coutume s’était inscrite dans
le « pur droit local » durant au moins quatre ans, avant que
les pratiques réglementaires, proscrivant toute activité
après la fermeture de dix-neuf heures, ne reprennent le
dessus…

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Miguel

Miguel était espagnol, mais parlait bien le français.


Toutefois, pour bien se comprendre, à cause de ses
problèmes d'audition, il fallait parlait fort et pas trop vite.
À partir de son adolescence, avant sa cavale meurtrière,
Miguel avait passé son temps à aller d'Espagne en France,
et de France en Espagne, sans se poser vraiment. En
Espagne, il vivait avec son père et un peu de famille avec
lesquels il avait grandi, comme enfant unique. À
Toulouse, côté français résidait sa mère, séparé de son
mari violent. Son fils comptait beaucoup pour elle, tout
autant que sa maman comptait pour lui.
Miguel, né en 1940, avait eu une courte mais dense
existence avant la prison, où il était entré pour un long
séjour à l'âge de vingt-quatre ans. Très jeune, il avait tenté
une petite expérience dans la Légion espagnole, dont il
n'avait pas forcément fait sienne la devise « valeur et
discipline », puisque très vite après, il avait entrepris son
parcours criminel partagé entre l'Espagne et la France.
Cette dernière avait fini par l'expulser vers son pays natal,
mais il en était revenu à la nage, après avoir franchi la
rivière « Le Bidassoa », fleuve côtier du Pays Basque en
traînant avec lui, un sac plastique, contenant quelques
vêtements et son revolver, qu'il ne quittait plus. Il avait

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naturellement fait une étape chez sa maman, qui avait elle-


même fini par le mettre dehors, trop effrayée à l'idée de
voir débarquer la police.
À l'été 1964, Miguel était parti à l'aventure, sans projet
précis, vivant de ses méfaits (cambriolages et vols à main
armée). Son périple l'avait amené jusqu'à La Coucourde,
une petite commune située entre Montélimar et Valence (à
dix kilomètres de mon village natal). Il avait trouvé refuge
pour la nuit dans un petit cabanon, à deux pas de la célèbre
Nationale 7, reliant Paris à Nice. Mais un accident au
carrefour tout proche était survenu de bonne heure, et
allait changer son destin.
La gendarmerie voisine était alors venue effectuer un
constat, avec une chaîne d'arpenteur (instrument de mesure
de l'époque) pour mesurer les traces de freinage. Un des
deux gendarmes, observateur, avait été intrigué par une
voiture qui se trouvait tout près du cabanon, juste en retrait
de quelques dizaines de mètres. Repérant le squatteur
occasionnel, le fonctionnaire en uniforme avait demandé à
vérifier ses papiers ainsi que ceux du véhicule. Prétextant
aller les chercher dans sa voiture, Miguel était allé
récupérer son arme à feu et tua de sang-froid le gendarme
de trente-deux ans, considéré comme trop indiscret. On
pouvait retrouver là quelques restes de la Légion, dont le
cri de guerre : « Vive la mort ! », était aussi barbare que le
crime que venait de commettre Miguel.
Il s'était aussitôt évanoui dans la nature, avec toutes les
forces de sécurité de France à ses trousses. Quelques jours
plus tard, il avait été finalement arrêté à Nice. Devant la
Cour d'Assises de Valence, à l'âge de vingt-cinq ans, il fut
condamné à la peine capitale, avec une exécution
programmée à Grenoble. Le 14 juin 1965, il fut gracié par
le Président Charles de Gaulle.

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Au cours des huit années, où j'ai eu à connaître Miguel à


Ensisheim, j'ai vite découvert qu'en fait je côtoyais deux
Miguel. Les trois premières années, il était quelqu'un
d'enjoué, agréable au contact, avec qui on pouvait
dialoguer facilement. Discret et en retrait par rapport à la
vie en détention, Miguel menait une sorte de vie d'ermite
pénitentiaire ! Il se contentait d'un petit boulot de
nettoyage à mi-temps qu'il occupait tous les matins à
l'infirmerie. L'après-midi, par beau temps, il allait marcher
seul ou avec l'unique promeneur à qui il adressait la
parole, qui lui, sortait tous les jours. Sinon il restait en
cellule, où il lisait et écrivait son courrier.
Les deux personnes avec qui il correspondait encore
étaient sa maman, âgée et diminuée, qui habitait toujours
Toulouse, et une religieuse catholique, retirée dans les
Pyrénées espagnoles. Ce contact comptait doublement
pour lui, car en plus du lien épistolaire, il avait eu une
promesse d'hospitalité de la Mère supérieure de la
congrégation, avec le projet de se retirer à sa sortie dans ce
monastère. Il imaginait en guise de repentance, pouvoir
travailler et découvrir une vie pieuse, rythmée par les
offices.
Miguel avait déjà la tenue, l'allure et certaines lectures
adaptées. Son physique ne dépareillerait pas dans un tel
lieu, puisqu'il portait une longue barbe touffue d'une
quinzaine de centimètres, et des vêtements amples, sans
souci d'esthétique. Il avait également sur la table à côté de
son lit une Bible, dont il nous disait lire un passage
quotidiennement.
Pendant cette période, Miguel avait plaisir à évoquer son
Espagne chérie ou encore ses lectures tournées vers les
voyages et la découverte d'autres pays. Miguel aimait bien
recevoir ma visite, car c'était une des rares occasions, où il
pouvait dialoguer avec une personne civile, à laquelle il

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pouvait se confier, comme il le faisait aussi avec


l'aumônier catholique, mais là il était davantage tourné
vers sa foi chrétienne. Il n'aimait pas les surveillants, qu'il
appelait les « porte-clés », pas plus qu'il n'avait d'empathie
pour ses codétenus, en lesquels il n'avait aucune confiance,
surtout pour parler de sa vie privée ou intime.
Il avait encore un petit sens de l'humour avec quelques
allusions pince-sans-rire. Chaque fois que j'arrivais dans
sa cellule, de manière rituelle, son mot d'accueil était le
même : « Alors le jeune, vous venez voir le vieux… » Il
avait en ces moments-là, une voix feutrée, apaisante avec
un débit de parole tranquille. Effectivement, il avait du
temps devant lui, rien ne pressait, pas même de finir ses
phrases.
En 1983 et pour la première fois, son dossier allait être
examiné en Commission d'Application des Peines, pour
une éventuelle transmission d'une demande de libération
conditionnelle au Bureau des Affaires Criminelles et des
Grâces. À ce dernier il incombait la décision finale, pour
un quelconque aménagement de peine avant la date de
sortie. Il faut savoir qu'un condamné à mort gracié voyait
sa peine automatiquement commuée en Réclusion
Criminelle à Perpétuité, à compter de la date de la
commutation. Miguel pour la première fois depuis 1964
entendait parler de manière officielle de sa sortie.
À ce moment-là, l'essentiel de mon discours auprès de lui
se voulait réaliste, pour ne surtout pas lui donner de faux
espoirs. Son pedigree, associé au fait qu'il avait
délibérément tué un gendarme, ne pouvait pas
raisonnablement lui laisser espérer une quelconque
transmission de son dossier à Paris, avant d'avoir accompli
au minimum vingt années de détention. Ensuite, on savait
tous que la sensibilité extrême de ces cas imposait une
décision politique au plus haut sommet de l'État, soit a

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minima, le Garde des Sceaux, mais probablement après


concertation avec le Premier Ministre voire le Président de
la République. On ne parlait pas alors de l'indépendance
de la Justice, comme aujourd'hui… Libérer un ancien
condamné à mort était une décision de la plus haute
importance, qui fuitait systématiquement pour être ensuite
reprise dans la presse. Comme prévu lors de son premier
passage devant la Commission d'Application des Peines,
la transmission du dossier de Miguel fut rejetée.
Ce moment a correspondu à une sorte de basculement
dans l'attitude de Miguel, qui se cabra, refusant d'admettre
que localement cette décision ait pu être prise. Traversé
par un profond sentiment d'injustice, il répétait en boucle
que si cette décision était venue de Paris, il l'aurait
supportée, mais qu'on lui fasse payer le meurtre d'un flic…
ici, à Ensisheim, où il était irréprochable, ce n'était pas
tolérable ! Progressivement, on découvrit alors Miguel II,
un peu hélas comme une mauvaise suite d'un premier film
prometteur.
Notre espagnol se referma sur lui-même, n'acceptant
pratiquement plus la discussion. Nous avions droit à un
monologue qui consistait à asséner « sa » vérité,
condamnant la Justice (chacun son tour), laquelle
prétendait prendre en compte les évolutions des
condamnés et leurs bons comportements, mais à ses yeux
sans le faire en vérité. Miguel venait d'entrer dans une
sorte de grave dépression, où tout était noir et sans
perspective, l'amenant à prendre ses distances avec ses
interlocuteurs, comme pour tomber dans l'oubli. À mon
niveau, j'étais bien en difficulté pour rétablir la confiance,
car je n'avais en plus aucune garantie sur l'échéance sur
laquelle il fallait miser pour un avis favorable de la
commission locale : une, deux ou trois années, peut-être
plus ?

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Si les politiques pénales changeaient souvent, les faits


gravissimes au sommet de l'échelle des peines, restaient
insensiblement visés par une punition maximum, c’est-à-
dire proche de la peine d'élimination lente. En plus, si le
condamné avait échappé à la peine de mort, il était
considéré que la situation particulière avait déjà été
hautement prise en compte.
Très jeune, Victor Hugo s'était assigné par la plume la
mission de sauver les hommes de la barbarie de l'échafaud.
Mais l'abolition de la peine de mort prônée par Robert
Badinter, ne fut finalement votée qu'en 1981. Elle restera
bien entendu l'avancée majeure, sans aucune mesure avec
tout ce qui pourrait être décrété ultérieurement pour les
longues peines, plutôt condamnées à ne pas voir la durée
de leur enfermement se rétrécir.
Évidemment quand j'allais le voir, il n'était plus question
de jeune ou de vieux, mais plutôt de soupe à la grimace.
Heureusement l'expérience aidant, en concertation avec la
Direction de l'Établissement afin que nos discours soient
le moins dissonants possibles, nous sommes partis avec
Miguel sur une nouvelle hypothèse de travail pour son
avenir.
Après avoir approché le Bureau compétent du Ministère,
nous pouvions monter un dossier, qui permettrait à Miguel
de purger sa fin de peine dans son pays d'origine,
conformément aux dispositions récentes de la Conférence
de Strasbourg et aux accords entre pays signataires, sous
réserve de son accord. Nous avancions très prudemment
sur ce dossier, qui serait un des tout premiers avec une
situation pénale aussi lourde.
Il fallait dans tous les cas que cette idée chemine dans
l'esprit de Miguel, jusqu'à ce qu'il fasse sienne cette
nouvelle perspective.

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De toutes les manières, même avec une libération


conditionnelle prononcée par la France, cela ne pouvait
s'envisager que sous la forme d'une expulsion préalable,
avec remise aux autorités espagnoles. Il serait donc a
priori moins difficile pour son pays natal d'accepter une
libération anticipée pour son ancien légionnaire, qui avait
gravement failli en France, et pas sur son territoire.
Miguel n'était plus le même, sans espoir à court terme, sa
dépression s'était durablement installée.
La seule personne qui parvenait à échanger encore
normalement avec lui était l'infirmier qui lui était en
dehors de toutes ces problématiques. Miguel faisait office
d'aide-infirmier, chargé du nettoyage des locaux, mais
aussi de toutes les fioles en plastique avec un bouchon
rouge, dans lesquels étaient préparés par le personnel
médical, les cocktails médicamenteux pour un bon nombre
de détenus.
Pour conforter Miguel dans la perspective de retour au
pays en passant par les geôles espagnoles, nous avions
sollicité le Consulat d'Espagne de Strasbourg, en
expliquant notre démarche. Par chance, nous avions eu
affaire à une personne de très compréhensive, tout à fait
d'accord pour se déplacer et venir pour la première fois
dans l'enceinte d'une Maison Centrale. Sa venue avait été
bien préparée. Le matin elle ferait une visite générale de
l'Établissement. En fin de matinée, nous la brieferions sur
la situation particulière de Miguel. Nous déjeunerions avec
elle au Mess de l'Établissement, avant qu'elle ne le
rencontre en début d'après-midi aux parloirs avocats.
C'était un peu un quitte ou double. Ou bien l'employé
consulaire parvenait à apporter sa caution à la procédure,
qui consistait pour Miguel à finir sa peine dans une prison
espagnole, ou bien cette idée allait l'effrayer et il enverrait

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tout promener, refusant cette démarche avec un retour à la


case de départ.
Comme prévu le Consulat se présenta, représenté par une
dame, petite taille, mais particulièrement énergique, tant
dans ses paroles à fort débit et à haut niveau sonore, que
dans sa gestuelle. La rencontre allait-elle « matcher » ? En
tout cas, Miguel s'était mis sur son « trente-et-un ». Même
avec des couleurs sombres, il avait meilleure allure
qu'avec son habituelle veste en laine à carreaux rouges, qui
faisait penser à une robe de chambre pour vieillard ou pour
malade en cours de convalescence.
La représentante du Consul avait parlé pendant plus d'une
heure avec Miguel, qui avait apprécié, semblait-il cette
visite, surtout que l'entretien s'était déroulé dans sa langue
paternelle. Elle l'engagea fortement à rédiger « une
demande de transfert pour l'Espagne ». Cependant très
méfiant, un peu parano, Miguel avait quitté l'entretien en
disant qu'il prenait le temps de la réflexion et qu'il ferait
connaître sa décision par la prison.
Ayant fini par admettre qu'il n'avait plus rien à perdre,
Miguel accepta de recopier une demande qui exprimait
son accord à être transféré en Espagne. Il aurait bien voulu
ajouter : « avec engagement des autorités espagnoles à le
remettre en liberté dans les meilleurs délais », mais le
formulaire ne permettait pas ce genre d'extrapolation…
Au bout de deux années encore, avec le concours du
Consulat, Miguel, qui n'avait pas pour autant retrouvé sa
bonhomie (mais après plus de vingt ans de détention,
pouvait-il en être autrement ?), partit un matin de bonne
heure avec la Police de l'Air et des Frontières pour
regagner une prison madrilène.
Nous sommes restés sans nouvelles, même si
personnellement je l'imaginais assez bien dans son

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monastère, avec toujours sa longue barbe, son pas


tranquille, à l'opposé du pas cadencé rapide de la Légion à
laquelle il avait jadis tourné le dos. Peut-être pouvait-il
travailler à la bibliothèque, rudoyant quiconque viendrait
le chatouiller sur son jardin secret.
Une autre horloge du temps avait pu se remettre en
marche, où les minutes et les heures seraient toujours
égales à elles-mêmes, mais où régulièrement le coucou
rejaillirait de son cadran, pour rappeler à Miguel que
désormais le temps de la liberté retrouvée était enfin
arrivé.

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La Tripe

Pourquoi la tripe… ? Marcel était tout simplement


originaire de la région de Caen, capitale « des abats
cuisinés » ! Il était d’ailleurs un des rares détenus
normands égarés en Alsace.
Marcel avait une particularité connue de toute la détention,
c’est qu’il était pointilleux, maniaque même sur son
hygiène corporelle. Du genre à passer une demi-heure tous
les matins dans sa « salle de bains », même pour aller
travailler ensuite. Sauf qu’en détention, en guise de salle
de bains, il devait se contenter du petit lavabo de base en
porcelaine blanche dans lequel il pouvait tout juste entrer
ses deux mains, et qui servait aussi d’évier de cuisine.
Concernant la douche, il devait se satisfaire des séances
collectives, avec cinq douches séparées par un muret,
ouvertes seulement sur certains créneaux horaires : deux
fois par semaine, à tour de rôle pour les non-actifs, et tous
les soirs de semaine pour les laborieux travailleurs, dont
Marcel bien sûr.
La tripe avait une cellule qui annonçait la couleur,
puisqu’en entrant, juste après la paroi des w.-c., autour de
son lavabo, il était parvenu à réaliser une armoire en
carton, « façon façon », où dans chaque casier étaient
stockés ses produits, crèmes, lotions et autres accessoires
de toilette. Une vraie petite armoire de toilette vitrine, pas

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du tout réglementaire, que les personnels avaient fini par


tolérer mais qui ne résisterait pas longtemps, si une fouille
générale passait par là8.
Le second sketch auquel on pouvait assister régulièrement,
c’était son retour de la douche d’où il revenait les bras
chargés, et très souvent par commodité, avec sa seule
serviette autour de la taille… or en détention on ne doit
normalement circuler qu’habillé. Mais la tripe, à son
retour en cellule, voulait encore poursuivre quelques
ablutions. On assistait parfois à quelques frictions, qui la
plupart du temps, se terminaient par des plaisanteries,
notre « Monsieur Propre » comprenant vite, qu'il valait
mieux se soumettre.
Marcel était parallèlement quelqu’un qui vivait pour
travailler. Il ne pouvait pas imaginer ses journées
autrement qu’occupées à une activité, de préférence
physique, reconnaissant bien volontiers que l’école n’avait
pas été son truc. Aussi avait-il été « classé » (terme
signifiant : affecté au travail) juste après son arrivée à
Ensisheim. Vite repéré comme quelqu’un de courageux et
efficace, il avait même rapidement été nommé chef
d’équipe dans son atelier, où la Société Kaiser encadrait
pour son compte des travaux de serrurerie, métallerie et
ferronnerie. Elle embauchait, rien que pour la prison,
soixante à quatre-vingts détenus suivant l’activité du
moment.

8
Grande opération de sécurité menée sur un Établissement et pilotée
par la Direction Interrégionale, avec le renfort de personnels venus
d’autres prisons. La grande fouille avait plusieurs objectifs : retrouver
un ou plusieurs outils sensibles ayant disparu ou une éventuelle arme
cachée – remettre en conformité avec la réglementation les lieux de
vie, notamment les cellules vite gagnées par un encombrement rendant
délicat les fouilles ordinaires – aller fouiller des lieux particuliers, type
ateliers, qui pouvaient servir de bonnes « planques ».

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Dans ce grand atelier, où il y avait entre autres des cabines


de peinture et des postes de soudure, il était fabriqué tous
les escabeaux, toutes les échelles et petits échafaudages,
qui étaient vendus sur les catalogues de vente par
correspondance (la Redoute, les Trois Suisses etc.). Tous
les jours, c’était le balai des camions qui apportaient la
matière première le matin, avant l’ouverture des ateliers et
qui en fin de journée, au bout de la chaîne de production,
repartaient avec les produits finis, après qu’ils aient été
blistés, près à l’expédition.
La tripe prenait très au sérieux son travail, acceptant même
les heures supplémentaires lorsque la semaine de quarante
heures ne suffisait pas. Ainsi sa vie était rythmée par un
départ aux ateliers le matin à 7h15 avec retour pour la
pause déjeuner à 11h30, jusqu’à 13h30 pour une fin de
travail à 17h30. Cela ressemblait un peu à la cadence
métro/boulot/dodo, sauf que pour lui, les trajets sous-
terrain étaient remplacés par les séances devant sa glace
notamment pour parfaire la taille au cordeau de sa barbe.
Le travail physique qui était le sien avec des journées
chargées, engendrait de bonnes nuits réparatrices, sans
besoin de quelconque calmant. Les jours s’enchaînaient,
les semaines défilaient, permettant à Marcel, même sous-
payé, d’oublier sa condition de prisonnier. Seuls les
courriers qu’il recevait de sa famille, l’amenaient à penser
au monde extérieur et à sa situation pénale. Il ne perdait
pas de vue, que grignoter quelques mois de liberté lui
conviendrait bien, tant psychologiquement que
matériellement.
Marcel avait une petite peine pour une affectation en
Maison Centrale : huit ans. Cela aurait dû lui permettre de
bénéficier d’une affectation dans un Centre de Détention,
au régime plus favorable, mais sa personnalité très
affirmée (un « fort en gueule ») lui avait valu pendant sa

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détention préventive, un sérieux incident à Fresnes. Il


s’était emporté avec un Gradé et avait donc été orienté
vers un lieu plus sécuritaire.
La tripe n’avait pas une formation dans le culinaire,
comme on aurait pu s’y attendre, mais en carrosserie. Il
était passionné par l’automobile, comme en témoignaient
les revues qu’il achetait et accumulait dans sa cellule.
Même sans le CAP, son expérience en la matière allait être
un vrai atout pour sa recherche d’un travail à la sortie. En
ce temps-là, à la Maison Centrale, les démarches auprès
des employeurs étaient confiées à l’assistante sociale qui
jouait de son téléphone et de son réseau pour tenter
d’obtenir le véritable sésame à une libération anticipée.
La promesse d’emploi était le gage supérieur aux yeux des
magistrats, soucieux qu’avec le toit, le libéré conditionnel
ait des ressources pour vivre au quotidien, avec aussi les
moyens de rembourser les victimes selon un échéancier
mensuel, calculé en fonction des capacités contributives.
Rarement la liberté retrouvée, la Justice s’effaçait
complètement. De l'intérieur, on avait beau exhorter nos
pensionnaires à payer le maximum, tant qu’ils étaient
incarcérés, rares étaient ceux qui s’étaient totalement
délivrés de leurs charges connexes à la peine de prison.
Marcel attendait depuis plusieurs mois que l’assistante
sociale le mette en contact avec un employeur potentiel.
Un peu agacé par la situation, voyant la date de fin de
peine approcher à grands pas, le jeune éducateur que
j’étais se décida, contre l’avis de ma collègue, à aller
négocier directement avec le Juge de l’Application des
Peines, une permission de sortie d’un type très particulier
et plutôt exceptionnellement utilisé avec des détenus de
Maison Centrale : la permission pour recherche d’un
emploi ou présentation à un employeur.

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Avec l’annuaire jaune des entreprises, j’avais donc pris


téléphoniquement six ou sept rendez-vous avec les garages
des grandes concessions sur Colmar, pour présenter mon
client et tenter de faire aboutir le projet d’une semi-liberté
à la Maison d’Arrêt de Colmar. Ce régime permettait aux
travailleurs d’aller effectuer leur activité la journée pour
revenir dormir le soir à la prison. La non-réintégration
équivalait très vite à une évasion, ce qui était dissuasif.
Nous voilà partis ensemble, dans ma Renault 4L, pour
faire la tournée des garages où j’avais obtenu un rendez-
vous. Partout nous étions très poliment reçus, mais tout
aussi joliment éconduits, toujours pour une bonne raison,
qui jamais ne renvoyait au fait que la candidature
présentée était celle d’un repris de justice… J’avais
certainement commis une erreur stratégique de débutant,
en ayant ciblé les grandes marques. En effet dans leurs
beaux bureaux moquettés, voisins des rutilants derniers
modèles exposés, on avait déjà des patrons ou
responsables (qui ne s’appelaient pas alors DRH) avertis et
peu enclins à prendre des risques, même pour faire un peu
de social. Plus avançait la fin de journée, plus je sentais en
moi monter la pression d’un retour bredouille à la prison,
qui n’aurait pas manqué d’être ébruité et commenté… Il
fallait se rendre à l’évidence, après l’ultime rendez-vous
sans succès, nous n’allions pas aboutir.
Un peu défaits, nous prenions le chemin du retour par la
Zone Industrielle de Colmar, quand une semi-casse autos,
semi-garage sans enseigne attira notre regard. Et si on
tentait le coup, même sans s’être annoncés ? Nous nous
sommes arrêtés sur le trottoir d’en face. Un berger
allemand légèrement agressif, se chargeait cependant
d’annoncer l’arrivée d’intrus.
Là, un mécano à l’ancienne, comme les mécaniciens de
l’époque des locomotives à charbon, avec les mains et la

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salopette bien crasseuses, nous a fait signe d’approcher du


véhicule sur lequel il travaillait : « c’est pour quoi ? ». Et
là comme par enchantement, bien rodés par nos
précédentes présentations, à deux voix nous avons déroulé
notre menu : Marcel vantant son expérience et son envie
pour la carrosserie et moi expliquant sommairement le
contexte de la semi-liberté.
Nous étions parvenus à remettre debout notre mécanicien,
plié jusqu’à présent dans le moteur d’une Renault R16
bleue. Notre chance, c’est qu’il venait précisément de
perdre son unique employé qui faisait de la carrosserie,
mais aussi un peu de mécanique en soutien au patron.
Nous tombions à point, et fort de son accord de principe,
je lui ai proposé de repasser le lendemain pour aller
ensemble au Quartier de semi-liberté au centre-ville de
Colmar. Nous accomplirions les formalités et signerions
les papiers ad hoc. Notre mécano serait presque reparti
avec mon permissionnaire chez lui pour qu’il puisse
attaquer à ses côtés dès le lendemain. J’avais donc dû lui
expliquer qu’un petit délai était nécessaire, car il fallait la
décision d’un juge. La tripe frappa dans la main de son
futur patron en lui promettant qu’il ne serait pas déçu.
Effectivement, Marcel était parvenu à démarrer la semaine
suivante et avait accompli ses quatre mois de semi-liberté
sans encombre avant de regagner sa Normandie.
La tripe m’avait téléphoné quelques fois pour me donner
de ses nouvelles et me réserva une surprise : une drôle de
surprise. En effet, malgré l’éloignement avec les bords de
Manche natale, il avait obtenu une permission de sortie de
sa semi-liberté pour aller voir sa famille et poser ses
premiers jalons avant son retour « au pays ». De son
périple, il m’avait gentiment rapporté une spécialité locale
(heureusement pas des tripes !), mais une bonne bouteille
de Calvados artisanal. Ce type de breuvage qui vous

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enflamme la trachée et vous décape les narines rien qu’en


les approchant du bouchon !
C’était sa livraison qui avait été épique, puisqu’il avait
sonné à la porte de la prison pour déposer son cadeau au
profit du jeune fonctionnaire incorruptible… Refus du
portier, qui lui avait cependant conseillé discrètement de
déposer son colis dans le bureau de tabac/presse d’en face
qui se chargerait bien de la mise en relation. Effectivement
un soir après le travail, l’illustre tenancière de l’échoppe
depuis plus de vingt ans, très discrètement (hum !) me héla
dans la rue « M. Bouttier, M. Bouttier venez voir, j‘ai
quelque chose pour vous ». Tout emmailloté dans du
papier journal, je découvris le fameux élixir à la pomme
en provenance de Normandie.
La tripe avait encore écrit dans l’année qui avait suivi à un
de ses anciens collègues détenus d’Ensisheim qui se
chargeait de me donner le bonjour. A priori, tout semblait
bien aller pour lui, qui consacrait désormais beaucoup de
temps à « bichonner » sa nouvelle acquisition, une voiture
de collection décapotable.
On n’avait pas de mal à l’imaginer non plus, débarquant
sur les plages normandes, pour faire le beau, et rattraper le
temps perdu !

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Le DUT de l’espoir

Face au combat contre le temps mort qu’engageaient


chaque année plusieurs milliers de détenus, la meilleure
option pour les personnels socio-éducatifs était notamment
de se mobiliser pour en faire un allié (« Avec le temps,
avec le temps va… »). Pas pour qu’il devienne seulement
source d’espérance, mais surtout pour qu’il devienne un
capital, dans lequel il était utile d'investir.
C’était dans cet esprit, que j’avais participé aux travaux
d’une équipe projet, qui s’était regroupée pour imaginer
une formation qualifiante nouvelle, hors des sentiers
battus. Ces derniers conduisaient habituellement aux
métiers du bâtiment et de la cuisine, réputés porteurs
d’emploi. Il convenait d’être certes réaliste mais aussi
créatif, pour ne pas embarquer certains candidats à
l’évasion par de douces chimères, qui demain ne leur
permettraient pas de trouver écho à leur mobilisation dans
le monde du travail. Nous avions fait le choix de partir
pour un secteur que l’on disait d’avenir. Le « mot
effrayant » allait être lâché : « INFORMATIQUE ! ».
Il nous fallait avancer très prudemment, à une époque où
cette folie révolutionnaire venait tout juste de faire son
apparition dans notre administration, avec des personnels
très réfractaires, majoritairement arc-boutés sur leur
machine à écrire (au mieux électronique), leur calculatrice

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(parfois, avec bande papier pour conserver trace), quand


ce n’était pas sur leur règle, crayon de bois et gomme...
Nous n’en étions qu’aux balbutiements puisque c’était
l’époque, où dans les familles, comme dans l’entreprise
parfois, on découvrait les Commodore 64, les Atari 800 et
les Amstrad9.
Notre pré-projet, sur la pointe des pieds, n’allait donc
qu’émettre une hypothèse de travail, en forme de
question : « Accéder aux métiers de l’informatique en
prison, pourquoi pas ? » L’idée était lancée, désormais il
fallait construire le projet avec un partenariat à instaurer,
convaincre, du niveau local jusqu'au Ministère.
Et dans ce type d’aventure, il fallait souvent avoir de la
chance, notamment dans les rencontres des personnes à
associer pour fédérer la dynamique initiée. Pour
coconstruire ce projet, nous avions donc été démarchés
dans les deux villes de proximité, Colmar et Mulhouse.
Après avoir eu un premier contact avec l’IUT de gestion
de Colmar et l’Université de Haute-Alsace de Mulhouse,
cette dernière nous avait immédiatement ouvert ses portes
et délivré un accord de principe, avec l’envie forte de son
Directeur de développer son Département de Formation
pour Adultes. Il n’avait heureusement émis aucune crainte
au particularisme de nos éventuels futurs étudiants. Très
rapidement, un contenu de formation avec un calendrier

9
Pour pouvoir doter l’Association de l’Établissement d’un des
premiers ordinateurs spécialisés en bureautique (l’AMSTRAD 6128),
il avait fallu faire la démonstration de son intérêt. Avec l’aide d’un
tableur, réaliser les payes d’une formation professionnelle devenait un
jeu d’enfants. Chaque mois, il suffisait de faire évoluer le nombre
d’heures par stagiaire, pour qu’avec quelques simples formules de
calcul, l’ensemble de l’état apparaisse magiquement actualisé. Ne pas
avoir tous les mois à ressaisir avec la machine à écrire, tous les états
civils des stagiaires suffisait au bonheur des premiers sceptiques.

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prévisionnel avait pu s’esquisser, dès l’instant qu’il


pouvait s’envisager à une échéance à dix-huit mois.
Il fallait avoir le temps de trouver des réponses à toutes les
questions de contingence : financement des installations et
du matériel nécessaire, recrutement des professeurs et des
futurs stagiaires. Cette dernière problématique était en
effet une difficulté majeure, puisque nous partions sur une
formation d’un niveau Bac et qu’instantanément, nous
n’avions pas dans nos effectifs à la prison, un nombre
suffisant de détenus proches de ces prérequis. Pour ne pas
buter sur la question des diplômes, monnaie peu courante
dans nos détentions, l’idée de faire passer une batterie de
tests en amont, pour vérifier quelques préalables de niveau
semblait plus adapté. Mais dans tous les cas, il fallait
retenir le principe et faire valider l’idée d’un recrutement
national, de manière à approcher les dix-huit candidats
nécessaires pour débuter. Cela imposait l’accord du
Ministère, qui aurait ensuite la main pour faire transférer à
Ensisheim tous les détenus retenus.
Ainsi tout doucement la magie allait opérer, et l'alchimie
prendre puisque ce projet au départ un peu utopique pour
certains (dont le Chef d’Établissement de la prison de
l’époque) avait fini par prendre forme. Cette formation
« DUT en informatique de gestion », calquée sur un cursus
identique réalisé à l’Université de Mulhouse, comportait
un total de mille heures de cours pour chaque étudiant, sur
vingt-deux mois. Deux options seraient possibles après la
première année : analyste pour les meilleurs ou
programmeur pour les autres.
Début décembre 1984, nous avions pu démarrer après
avoir recruté dix-sept détenus sur la France entière, dont
quatre de la Maison Centrale d’Ensisheim. Les difficultés
n’avaient pas manqué pour cette première expérience,
mais le temps lissant un peu les choses, on se souvient

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vaguement des soucis matériels, de la gestion des


personnalités des stagiaires avec la dynamique de groupe
qu’il avait fallu canaliser. Par contre, on ne peut oublier la
complexité qu’avait représentée le remplacement des
stages en entreprise de deux mois, par des mémoires que
devaient réaliser les stagiaires. Cela avait été la condition
émise depuis le départ par l’Université pour déroger au
stage normalement obligatoire. Ce mémoire (véritable
cauchemar pour les stagiaires) devait s’adosser en plus à
une production à réaliser pour le compte d’une entreprise.
Je me souviens du casse-tête chinois que cela avait été.
J’ai cependant retrouvé trace de quelques sujets : gestion
des congés pour l’ANPE, gestion de la course de vélo la
Rhénane, gestion de stock pour un Lycée d’Enseignement
Professionnel, gestion d’une école de danse (pour la
copine d’un des stagiaires).
Ce premier DUT nous avait beaucoup mobilisés durant
plus de trois ans, avec un de mes collègues éducateurs.
Heureusement, il avait été une réussite, puisqu’après
l’évaluation finale accomplie avec des représentants de
notre Administration Centrale, il avait été décidé de le
reconduire. J’ai d’ailleurs retrouvé les résultats officiels.
Fin septembre 1986, sur dix-sept détenus : quatre avaient
abandonné (au bout d’un trimestre ou juste avant les
examens), un avait été exclu (pour des écarts de
comportement répétés), un avait échoué (à la moyenne des
contrôles continus et des examens finaux). Onze stagiaires
avaient donc été reçus, six dans l’option de programmeur,
cinq dans l’option d’analyste. Nous étions avec un taux de
soixante-cinq pour cent de réussite, pas très loin de la
même session dispensée à l’extérieur (une petite dizaine
de pour cent en moins).
Cette action avait pu être couronnée de succès, grâce à des
hommes qui n’avaient rien à voir avec l’Administration

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Pénitentiaire, mais qui avaient accepté de relever le défi.


Le concours de l’Université de Haute-Alsace avait été
déterminant grâce à son Directeur, mais aussi par
l’engagement d’un de ses professeurs, qui était un
passionné de l’informatique de la première heure, devenu
professeur principal. Il nous avait accompagnés, mais
aussi transmis son appétence à la plupart de nos stagiaires,
clé de la réussite in fine.
Autre renfort de poids, dont nous avions bénéficié : celui
de deux ingénieurs de la Société Bull (quasiment leader à
l’époque dans son domaine). Messieurs Girard et Brochet,
méritent d’être cités tant leur aide avait été fondamentale
dans la réalisation de notre entreprise. Ils avaient répondu
présents au départ à un appel lancé pour une aide en
matériel et en conseils. Montés à bord du navire, ils nous
avaient « escortés » sans compter leurs efforts et leurs
déplacements, puisqu’ils venaient chaque fois de
Strasbourg (à une heure d’Ensisheim). Grâce à eux, nous
étions même parvenus à créer en complémentarité de la
formation, un Club Informatique, qui équivalait à du
temps de travail pratique, en renfort de la formation
parfois un peu théorique pour des stagiaires assoiffés par
plus de concret.
J’ai souvenir dans le cadre de ce club, d’une journée
mémorable, dans un bel hôtel, à côté de Gérardmer dans
les Vosges. La Société Bull réunissait une fois par an tous
ses revendeurs de la Région Est. C’était l’occasion, dans
un beau cadre, avec une restauration de qualité, de
dynamiser ses troupes et de leur présenter de nouvelles
gammes de produits. J’ai encore en mémoire que l’on
parlait tant du Soft pour les logiciels que du Hard pour le
matériel…
Messieurs Brochet et Girard nous avaient réservé dans le
cadre de ce séminaire un créneau sur le premier jour pour

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présenter notre action. Une délégation de trois personnes


de la Maison Centrale, à laquelle j’appartenais, était donc
venue rejoindre cet hôtel avec la Renault 4L
administrative. Un sous-directeur avait présenté en un
quart d’heure la prison avec sa dimension « longues
peines ». J’avais eu quinze minutes pour détailler le
contenu de la formation. Et un détenu en permission de
sortie avait eu le même temps de parole pour évoquer les
activités développées dans le cadre du Club Informatique.
Évidemment nous étions les premiers arrivés à Gérardmer.
Café et viennoiseries nous attendaient en guise de
bienvenue. La surprise avait été totale pour notre
délégation, quand il nous avait été présenté le programme
de la journée qui annonçait un timing serré et une
animation à l’américaine.
Chaque intervenant était limité par un créneau de
présentation d’un maximum de quinze minutes. Trente
secondes avant la fin du temps imparti, à travers de
grosses enceintes, France Gall entrait en scène avec sa
musique douce au départ qui montait crescendo, pour finir
assourdissante au top des quinze minutes. Cela clôturait
musicalement la séquence. « Résiste » ou « Jouer du piano
debout » nous transperçaient encore pendant une minute
de plus, le temps pour l’intervenant suivant, de venir
s’installer devant le micro.
Notre délégation, qui avait eu les créneaux horaires juste
avant la pause méridienne, s’en était plutôt bien tiré avec
une attention soutenue de la quarantaine de revendeurs,
intrigués par notre provenance « exotique ». Autre surprise
dans le programme : fin des travaux du matin à treize
heures avec reprise à seize heures jusqu’à vingt heures. La
longue pause de midi prévoyait ski ou piscine au choix,
avec un buffet à disposition pour prendre quelques forces
avant l’activité. Notre permissionnaire avait opté pour le

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ski, qu’il avait testé dans sa jeunesse. Le job avait été fait,
avec à la clé quelques promesses de mise en relation de
clients pour d’éventuels travaux à sous-traiter au profit de
notre Club.
Pour notre stagiaire cette immersion dans le monde du
travail avait été très spéciale, d’autant qu’elle était sa
première sortie dans le monde libre depuis six ans. Il en
était revenu enchanté et fier d’avoir ainsi joué le porte-
parole de sa promotion.
Dans les semaines qui ont suivi, certains stagiaires se sont
vus confier des travaux de sous-traitance. Une société de
Mulhouse, avec autorisation, venait notamment le
vendredi en fin d’après-midi pour déposer du travail,
qu’un binôme de stagiaires traitait jour et nuit durant le
week-end (grâce à l'apparition des premiers ordinateurs
dans les cellules). Je me souviens également que la maison
d’édition Berger-Levrault se déplaçait régulièrement de
Nancy pour son département chargé de développements
informatiques au profit des collectivités locales. Un
stagiaire, ancien professeur de Maths, avait obtenu de
travailler sur un logiciel de gestion des concessions de
cimetière, pour les communes de plus de vingt mille
habitants. Après la formation, il était même devenu salarié
de Berger-Levrault tout en restant détenu, avec des
missions de plusieurs mois chaque fois renouvelées.
Originaire de La Réunion, sa reconversion serait garantie,
quand il retrouverait son île.
Trois stagiaires avaient obtenu des libérations
conditionnelles dans les deux années qui avaient suivi la
formation, avec des promesses d’embauche dans le secteur
informatique. Le benjamin de la formation, moins de
trente ans, qui n’avait pas le profil d’un détenu de Maison
Centrale, avait absolument tenu à effectuer cette
formation. Bon choix, puisqu’il était reparti dans la région

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lyonnaise, après sa petite peine (huit ans tout de même)


pour une période d’essai chez Bull. Nos deux parrains de
la maison avaient encore apporté leur concours.
À la frileuse question de départ : « Accéder aux métiers de
l’informatique en prison, pourquoi pas ? », une réponse
très probante avait été apportée sur le terrain.
La seconde session de ce DUT avait bien fonctionné,
jusqu’à ce que la mutinerie d’avril 1988 l’ensevelisse
comme un tsunami recouvre une station balnéaire.
Heureusement, la Maison Centrale de Poissy, dans la
région parisienne avait suivi notre exemple et monté une
formation du même genre. Cela nous avait permis de
réorienter une partie de la quinzaine de stagiaires restant,
pour qu’ils puissent « sauver les meubles », avec le
soutien des personnels et les professeurs de l’organisme de
formation sur place.
La réussite, en début de carrière, de ce projet ambitieux, a
ensuite beaucoup compté dans ma fidélité à notre
Administration. En effet paradoxalement, face aux
barricades de la sécurité, j’ai toujours trouvé que la
Pénitentiaire offrait un vaste champ de possibilités, dès
l’instant que l’on prenait le parti de la rendre complice.
« Jamais contre, toujours avec » devait être le mot d’ordre,
même si parfois cela prenait du temps. Mais comme c’était
précisément sur le temps qu’il importait de capitaliser,
l'enjeu méritait la patience et la détermination dont il
fallait faire preuve, pour convaincre, puis aboutir.

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Pizo

Pour le joueur de cartes invétéré qu’était Pizo, ses


codétenus ne s’étaient pas trop « décarcassés les
méninges » pour lui trouver un petit nom évocateur. Ils
auraient pu se lâcher avec leur compagnon originaire du
midi : César, Monsieur Brun, Escartefigue, Panisse… ils
avaient pourtant le choix. Non, ils s’étaient cantonnés
comme souvent à l’école, à retenir les deux premières
syllabes de son nom, pour en faire le diminutif qui le
suivrait ensuite de détention en détention.
Pizo incarnait parfaitement ce que pouvait être un pilier de
prison. Non pas parce qu’il mesurait près de deux mètres
et qu’il aurait pu soutenir quelques jolies arches de pierres,
mais plutôt par le fait qu’il était un habitué de l’institution.
Il était l’équivalent pour la pénitentiaire d’un pilier de bar :
présent au petit noir du matin, qui ne ratait jamais les
jaunes de midi, pour achever sa journée à la fermeture
avec une bière ou un digestif. De la même manière, Pizo
avait démarré sa vie de grand adolescent au quartier des
mineurs de la prison de Nîmes, puis une fois adulte, il
avait connu les maisons d’arrêt d’Avignon et Nîmes et
enfin à bientôt quarante ans, le grand saut avec une
sérieuse peine criminelle qui l’avait déporté à Fresnes,
puis à la Maison Centrale d’Ensisheim.
Enfant, Pizo avait baigné dans l’ambiance bar, trafic,
argent nauséabond. Poussé par son environnement

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familial, il avait pris l’habitude, jeune, de carburer aux


boissons fortes. Son père et sa mère étaient gérants d’un
bar à Nîmes, où son père avait été amené à trinquer plus
que de raison. Les mauvaises fréquentations qu’entretenait
ce dernier et ses absences prolongées signaient ses
passages par la case prison, où comme au jeu du
Monopoly, il avait fait quelques tours.
Pour Pizo, pas question de dévoiler les affres de son père,
dont il ne connaissait probablement pas lui-même tous les
secrets. Bien qu’habituellement c’est plutôt le père qui
couvre son fils, Pizo, lui, n’accablait surtout pas son père,
même s’il ne le portait pas vraiment dans son cœur. Par
contre, pour sa maman, Pizo avait une véritable dévotion.
Elle avait dû le protéger, pas forcément en lui apportant
les meilleurs outils pour grandir, mais au moins en lui
témoignant tout l’amour qu’elle pouvait, dans les
conditions de vie qui étaient les siennes. Elle avait dû lui
éviter bien des tourments et des corrections, tout en étant
toujours là pour le soutenir, matériellement et
financièrement. Pizo n’avait pas eu de formation et au
mieux, il avait effectué des petits boulots. Aussi, sa
Maman avait économisé pour son fils, que ce soit pour
l'achat d'une voiture ou pour plus tard la location d'un
appartement avec la copine. À ses yeux c’était une sainte,
à qui il devait tout, même le linge propre et repassé lors de
ses précédents séjours en prison.
Cette fois à Ensisheim c’était du sérieux, plus de visite au
parloir toutes les semaines… C’était même la première
fois de sa vie, qu’il dépassait le nord d’Avignon. Il avait
dû quitter le ciel bleu du midi et le parler « avé l’accent »
de Fernandel, pour gagner les frimas de l’Est et son
« alsacophonie », avec un dialecte un peu plus éloigné du
chant des cigales. Quel changement culturel pour Pizo !
Il n’avait même pas dû réaliser vraiment, quand il avait

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signé sa fiche d’écrou en arrivant. Par contre, ce qu’il


avait bien retenu, c’est qu’il avait reçu la peine de vingt
ans d’emprisonnement de la Cour d’Assises du Gard,
pour une série de hold-up en bande organisée. Même
avec quelques réductions de peine glanées en cours de
route, il lui restait un long bail à accomplir à l’ombre,
après ses cinq premières années accomplies depuis son
arrestation.
Pizo que j’avais vu arriver dans une cellule à l’étage de
mon bureau était en quelque sorte mon voisin de palier. Il
habitait la cellule presque en face. Il s’était très vite
adapté, car les rythmes de vie, les cellules, les uniformes
des personnels, les règlements et les relations étaient très
similaires d’une prison à une autre. La seule vraie plus-
value qu’apportait la Maison Centrale, c’était qu’il n’y
avait qu’un « résident » par cellule, finie l’abominable
promiscuité. On peut dire que Pizo avait fait très vite sa
place en détention, notamment par les sketches qu’il
réalisait dans les coursives. Il aimait particulièrement
blaguer, tant avec les personnels qu’avec les autres
détenus. Il jouait de sa faconde pour faire rire, bonne
manière de se mettre tout le monde dans la poche. Son
sujet favori c’était le football, avec les résultats des matchs
du championnat. Les scores des équipes de Strasbourg ou
de l’Olympique de Marseille étaient pour lui source de
commentaires et de palabres sans fin, car avant que
n’arrive la télévision en détention, il écoutait tous les
matchs à la radio. Le must c’était quand l’équipe de
France jouait, car alors il n’y avait plus de rivalités, tous
étaient supporters des tricolores. Et la grande fierté de
Pizo, c’était qu’il y avait deux joueurs nîmois à ce
moment-là en équipe de France. Ces jours-là, il était sur
son petit nuage.

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Pour lui, toutes les occasions étaient bonnes pour venir


toquer à mon bureau et échanger. Profitant souvent d’un petit
quart d’heure de battement avant la distribution du repas, ils
étaient deux ou trois détenus, juste après les réintégrations de
promenade ou des ateliers à venir s’incruster et « taper la
discussion ». Quand le personnel ne les trouvait pas dans
leurs cellules, en tout premier il venait vérifier s’ils n’étaient
pas en train de « tchatcher » avec l’éduc.

Peu instruit, Pizo avait néanmoins une curiosité enfantine


débordante : « Pourquoi ? Comment expliquez-vous
que ? ». Il aimait bien comprendre les choses pour ensuite
se faire son propre avis. Il fallait rester sur des explications
simples et pas trop longues, mais souvent il demandait à
ce que l’on reprenne un thème sur lequel on n’avait pas
fait le tour de la question.
Les sujets d’actualité ne manquaient pas : l’arrivée de la
gauche au pouvoir, le nucléaire, la triste affaire du petit
Grégory, le TGV ou l’avènement de Bernard Tapie.
Aimant bien avoir le mot de la fin, il résumait facilement
la discussion avec une formule lapidaire ou une galéjade,
pour conclure et faire rire ou choquer l’auditoire.
J'ai souvenir encore de deux de ses « sorties », comme il
devait en entendre au comptoir de ses parents. Une à
propos du Sida : « on émascule tous les PD et le
problème est résolu ! », l’autre à propos de la politique :
« Mitterrand, il est comme tous les autres. Maintenant
qu’il est en place il nous oublie, nous les petites gens ».
Presque attendrissant de voir ce « grand dadais »
s’identifier aux petites gens, dans lesquels il devait
mettre père, mère et tous ceux qu’il avait fréquentés au
bar familial, à l’école, dans son quartier, puis en prison.
J’ai en mémoire un moment bien précis avec Pizo,
beaucoup moins plaisant. C’était un matin, un peu avant

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midi, heure où était distribué le courrier. C’était autant les


enveloppes timbrées avec son lot de bonnes et mauvaises
nouvelles, que le courrier interne avec les réponses des
services faites aux demandes des détenus. Il venait de se
voir refuser par la Direction un achat par correspondance à
La Redoute (l’Amazon de l’époque). J’avais entendu un
grand vacarme sur la coursive à l’étage, qui m’avait obligé
à sortir précipitamment de mon bureau, pour découvrir
Pizo en crise, pleurant, vociférant aussi fort que possible :
« les enc…, ils m’ont rejeté mon poste ! ».
Le plus impressionnant c’était que Pizo avait joint l’acte à
la parole pour s’insurger sur ce qu’il vivait comme une
nouvelle grave injustice. Il se tailladait le bras gauche avec
une lame de rasoir de haut en bas. Plus le sang coulait,
plus il accélérait sa scarification… jusqu’au moment, où à
bout de nerfs et de forces, il avait plongé dans les draps de
son lit pour étouffer sa colère et éponger ses plaies. Très
spectaculaire et perturbante, cette crise où on pouvait avoir
la sensation que la vie ne tenait qu’à un fil, et qu’un jour,
face à une mauvaise nouvelle de plus grande importance,
il pourrait carrément se trancher la carotide !
Heureusement plus de peur que de mal, dès le lendemain,
bandé du poignet à l’épaule, Pizo arpentait à nouveau la
coursive. D’habitude blagueur et loquace, là il était
taiseux, traversé encore par la frustration et la colère à
fleur de peau de s’être vu refuser l’achat d’un poste audio
d’un prix supérieur au plafond autorisé.
En fait on aurait pu comparer le grand gaillard de Pizo à
un haut massif alpin à quatre faces.
Face Nord, c’était celle où il était laborieux et acceptait de
travailler. Pour lui c’était alors uniquement alimentaire,
par pure obligation. Le petit pécule qui tombait tous les
mois, adressé par la famille ne lui suffisait plus,
notamment quand les dettes de jeu s’accumulaient, il

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fallait reprendre le bleu de chauffe pour renflouer les


caisses. Les contremaîtres de l’atelier le connaissaient bien
puisqu’il était leur ouvrier par intermittence.
Il choisissait les périodes austères de l’automne et de
l’hiver pour jouer la fourmi et s’enfermer ainsi au travail.
Mais dès que les beaux jours arrivaient (guère avant mi-
avril en Alsace), il avait des fourmis dans les jambes et
besoin de retrouver la lumière avec les cours de
promenade et le terrain de foot. Il partait en quelque sorte
faire la cigale pour aller chanter tout l’été…
Face Sud, on y devinait le Pizo sociable, où il discutait,
débattait, rigolait, tel que l’on avait plaisir à le voir. Beau
parleur, avec des expressions truculentes et son accent du
Midi, il avait aussi son franc-parler qui parfois agaçait les
vrais Alsaciens, détenus comme personnels, qui voyaient
en ce clown du Midi plus de bouffonnerie que de sérieux.
Dans les deux ou trois expressions qui revenaient au
moins une fois par discussion, on retrouvait : « tu es
fada ! » allant même à dire « Monsieur l’éducateur, vous
êtes fada ! » ; « il est ensuqué » pour dire de quelqu’un
qu’il était plein de médicaments ou alors tout mou ; « je
me fais escagasser ! » pour sous-entendre, je me fais
démolir…
La face Orientale représentait en quelque sorte la période
la plus sombre de son existence, où il s’auto-séquestrait
sur une table de la cour de promenade, pour des parties de
cartes interminables et à enjeux évidemment. À coups de
cartouches de cigarettes, il s’était retrouvé ainsi plumé
régulièrement, l’obligeant à repasser par l’ascension
laborieuse, la face Nord, pour réalimenter son compte.
Toutefois quand il l’avait décidé, il quittait la table, enrichi
ou appauvri au bout de plusieurs semaines. Là, très
déterminé, il le faisait savoir haut et fort : « stop j’arrête ».

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Il ne voulait pas être relancé par quiconque, car la


tentation aurait pu être trop forte.
L’ultime paroi possible, c’était la face Occidentale, celle
du soleil couchant. Elle incarnait en fait la passion de sa
vie : le football. Ce sport qu’il adorait pratiquer, avait
inondé de plaisir sa jeunesse et contrebalançait un peu
avec tous les vices qu’il avait côtoyés par ailleurs.
Par chance pour lui, chaque année à la Maison Centrale
entre le 1er mai et le 30 juin, c’était une institution, il était
organisé par le moniteur de sport, le grand championnat
interne de foot. Au maximum huit équipes de six joueurs
allaient s’affronter à tour de rôle en fin d’après-midi, pour
déterminer les deux équipes qui joueraient la grande
finale. Cette dernière était l’évènement de l’année et se
passait sous le regard des autorités avec la participation
exceptionnelle de tous les détenus qui souhaitaient assister
au match.
Durant toute cette période, Pizo était surexcité,
complètement pris par l’ambiance qui montait de jour en
jour. C’était tellement sérieux et important pour lui, qu’il
arrêtait même de fumer quelques jours avant pour ne pas
être à court de souffle, disait-il. Le moniteur de sport
désignait un capitaine pour chacune des équipes, à charge
pour eux de rassembler leurs affinités. Chaque équipe
portait un nom prestigieux de son choix : Olympique de
Marseille, Real de Madrid, Bayern de Munich, Juventus
de Turin, Ajax d’Amsterdam etc.…
Pizo faisait partie des meilleurs joueurs et son charisme
était reconnu. Il constituait son équipe de laquelle il était à
la fois coach et capitaine, mais à la condition qu’elle porte
la couleur rouge et qu’elle représente le Nîmes
Olympique. Durant les deux mois que durait cette
compétition, Pizo était méconnaissable, transfiguré par la

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joie que lui procuraient les montées d’adrénaline de ce jeu


de ballon. Évidemment, les résultats influaient sur
l’humeur de Pizo, qui comme chacun, aimait par-dessus
tout gagner. Toutefois il était pleinement conscient que
tout devait bien se passer, pour garantir la pérennité de
cette compétition. Si besoin, il usait de son autorité de
super footeux et de sa grande taille pour ramener l’ordre.
Voilà donc la vie que menait Pizo : tantôt travailleur aux
ateliers avec sa tenue bleu marine, tantôt joueur de cartes à
la recherche du gain, tantôt comédien soignant son image
de marque, ou alors il enfilait le short et le maillot pour
s’adonner au football.
Si tout pouvait sembler ainsi bien cadencé et rythmé, les
choses étaient plus difficiles que ça dans le quotidien de
Pizo. En effet deux démons s’entrechoquaient et
rejaillissaient régulièrement au gré de son humeur :
l’alcool et le jeu.
Avant que la bière avec alcool soit officiellement
supprimée en détention, Pizo commandait
systématiquement chaque semaine les deux canettes
quotidiennes auxquelles il avait droit. Parallèlement il
troquait avec ceux qui ne consommaient pas, ou récupérait
d’anciennes dettes de jeu de cartes, ce qui lui permettait de
s’assurer entre cinq et six bières par jour, sans souci. Pour
lui cela correspondait au ballon de rouge quotidien,
recommandé alors aux Français par tous les médecins pour
avoir un bon cœur et vivre longtemps.
Une fois par mois, le Dimanche, c’était « la fête à la
prison ». La coutume locale autorisait, après qu’une
demande écrite ait été validée par le Chef de Détention, le
regroupement pour le déjeuner de midi de trois détenus
maximum dans la même cellule, pour partager un repas
amélioré. On assistait à cette occasion au pire comme au

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meilleur, même si officiellement tous les détenus


concernés se réjouissaient de pouvoir mettre les petits
plats dans les grands, pour « faire bombance » à plusieurs.
Chacun en amont réalisait une spécialité ou cantinait
quelques produits un peu plus sélects, que ceux qu’on leur
servait dans la gamelle de tous les jours. Parfois c’était
une simple « empiffrade » de spaghettis à la Bolognaise,
avec tous les ingrédients mijotés avec soin. Parfois on
avait parmi les détenus, quelques apprentis chefs, qui
aimaient cuisiner dans ces occasions, capables même de
réaliser de bons gâteaux. Les détenus n’avaient à leur
disposition qu’une plaque chauffante (résistance en forme
d’escargot montée sur un support). Avec beaucoup
d’ingéniosité, quelques malins parvenaient à confectionner
un véritable petit four, sur lesquels les surveillants
généralement fermaient les yeux. Ce mini-four se
fabriquait avec deux plaques chauffantes et des parois en
carton doublées de papier aluminium.
Pizo aimait beaucoup ces dimanches festifs où on pouvait
s’amuser, rigoler, bien manger, mais aussi boire plus que
de raison. Une fête réussie devait être pour lui bien
arrosée. En général, Pizo s’arrangeait pour que ce déjeuner
exceptionnel se déroule dans sa cellule. Ainsi il était sûr
de pouvoir écouter les cassettes de musique qu’il voulait et
il pourrait gagner son lit en fin de journée, sans avoir à
déambuler dans la coursive. Il savait trop qu’au moindre
esclandre, il serait privé pendant des mois de ce
regroupement exceptionnel. Ces dimanches, on était sur
des consommations nettement au-dessus des deux bières
autorisées par personne. Moyennant un stockage discret
sur la semaine qui précédait, que les personnels toléraient
plus ou moins, il était possible pour Pizo et quelques
autres de retrouver la griserie de l’ivresse de leur jeunesse.
Ainsi Pizo entretenait son alcoolisme chronique, alors que
ce temps en prison aurait dû être l’occasion unique de

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procéder à une cure de désintoxication contrainte, même si


la volonté du patient, si chère aux thérapeutes, aurait là été
contournée. Heureusement quelques années plus tard, la
« mousse » traditionnelle a été supprimée par
l’Administration, au profit de la bière sans alcool.
Pizo était souvent lucide, parfaitement conscient de
nombre de ses défauts. Il souhaitait les gommer ou au
moins leur livrer bataille. Régulièrement, il annonçait haut
et fort, considérant que la prise à témoin des autres était
une source de motivation supplémentaire, qu’il avait pris
une nouvelle résolution… et que cette fois, il tiendrait. Par
exemple, il était capable de donner, avec toujours un côté
démonstratif pour se subjuguer davantage, le reste des
cartouches de cigarettes qu’il avait en cellule pour
marquer le top départ de son engagement. Ce n’était pas
rien, car même si le prix de cigarettes à l’époque n’avait
rien à voir avec celui d’aujourd’hui, cela pouvait parfois,
représenter une vingtaine de paquets. Effectivement Pizo
s’accrochait et durant plusieurs mois, il ne touchait plus
une seule clope, bien que la tentation soit extrêmement
forte (en prison à cette époque trois détenus sur quatre
fumaient). Toutefois toute la prison était au courant que
Pizo tentait un sevrage-tabac, et qu’il ne fallait surtout pas
lui tendre « un fruit de la tentation ».
Il se chargeait sinon de réprimander le malheureux qui
avait eu le geste d’une générosité malvenue : « Putain tu
le sais que je ne fume plus ! Ne viens pas me pourrir la vie
avec ta saloperie de drogue ! »
Régulièrement ruiné, voire endetté par ses parties de
cartes, il décidait de repartir au travail, où dans l’atelier de
ferronnerie il avait une place pratiquement dédiée, à force
de faire des allers et retours. Du fait de sa très grande taille
et d’une belle force de bras, même si lui, n’avait jamais été
adepte de l’haltérophilie et de ses soulevés de poids, il

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était principalement affecté à un poste qui consistait à


charger et décharger les camions. Ceux-ci apportaient les
grandes tiges métalliques brutes ou autres produits
nécessaires à la fabrication et repartaient chargés de colis
prêts pour l’expédition (échelles, escabeaux, lits pliants,
échafaudages). Il était surtout apprécié par le chef des
ateliers qui voyait en lui un boute-en-train hors norme, qui
apportait un peu de bonne humeur dans ses chaînes de
montage. Parfois il devait le recadrer, car pris dans la
bonne ambiance, Pizo était capable de se laisser aller en
tentant d’entraîner d’autres détenus à des blagues un peu
trop démonstratives… Un jour, il avait réalisé, avec
d’autres, deux faux cercueils en carton, suffisamment
lestés pour laisser penser, qu’il y avait deux évadés
potentiels à l’intérieur… Ainsi, le surveillant chargé de la
fouille du camion dans le SAS de départ avait appelé du
renfort, avant d’ouvrir ces sarcophages. La plaisanterie
n’avait pas du tout été appréciée par les personnels
chargés de la sécurité et le contremaître avait même dû
s’en expliquer…
Comme pour ses tentatives d’arrêt de la cigarette, Pizo
tenait rarement plus de six mois aux ateliers, car au bout
d’un certain temps, le courage lui manquait pour écarter
les tentations qui revenaient inexorablement. Dans ces
moments-là, il passait me voir quelques jours avant,
sentant qu’il était sur la mauvaise pente et m’annonçait
qu’il ne tenait plus et qu’il allait lâcher le travail. Le dire
en amont du passage à l’acte était pour lui, comme amortir
sa prise de décision, il faisait sien le fameux dicton
populaire : « faute avouée, faute à moitié pardonnée ».
J’avais beau à ce moment-là l’encourager, sortir toute
l’artillerie lourde des arguments pour tenter de le faire
revenir sur sa décision… en essayant même du côté des
sentiments « votre parole ne vaut donc pas grand-chose,
puisque vous n’êtes même pas capable de tenir vos

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promesses ! », rien n'y faisait. Comme si les forces du mal


l’emportaient, malgré la petite voix qui résonnait en lui :
« Ne fais pas cette connerie, reste au boulot ! » ou « Non,
ne reprends pas la cigarette ! ».
Quel désordre, quelles pulsions en lui le rongeaient ? Il
savait pertinemment que l’option qu’il prenait n’était pas
la bonne. Il était d’ailleurs tout à fait capable de le
verbaliser très clairement. S’avouer vaincu en toute
conscience était un déchirement pour lui, même s’il savait
aussi bien relativiser, en considérant que c’était un
mauvais moment à passer. Plus d’une fois, il revenait sur
cet évènement et s’exprimait sans complaisance, avec son
propre langage : « de toute façon, je ne suis qu’une
merde !… je n’ai pas de parole !… je n’ai pas de figure ! »
On sentait bien la douleur qu’il y avait derrière ces mots
violents. Plusieurs fois je me suis retrouvé dans cette
situation, où Pizo lâchait prise et où j’étais fatalement moi
l’éducateur, en situation d’échec, ne parvenant pas à
convaincre suffisamment ni rendre la raison à mon sujet.
Je ressentais ça un peu comme une forme d’impuissance,
même si l’on m’avait bien appris que pour marcher en
autonomie, un enfant passe d’abord par le stade des
bûches à répétition. C’était la démonstration que « le bon
Pizo » était toujours irrémédiablement rattrapé par le
« mauvais Pizo »… Aussi fortes et déterminées qu’aient
pu être les résolutions de départ, aussi désolants et
désespérants apparaissaient ses échecs répétitifs, qui le
conduisaient systématiquement dans une impasse.
Rétrospectivement, comme je regrette de ne pas avoir
bénéficié à ce moment-là des outils d’aujourd’hui, tels que
le programme Parcours, en faveur de la désistance, du
criminologue canadien Denis Lafortune. En y repensant, je
me serais régalé de coanimer des sessions de travail
collectif avec ce genre d’individus, pour lesquels les seuls

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entretiens individuels s’avéraient effectivement bien trop


insuffisants.
J’avais cependant fait une petite tentative avec Pizo et les
alcooliques anonymes. Un médecin alcoologue et deux
représentants de l’Association des alcooliques anonymes
étaient venus à la Maison Centrale pour effectuer une
information et mesurer la possibilité d’initier un groupe de
parole, avec quelques détenus.
Après un gros travail au corps de Pizo, j’avais réussi à le
convaincre de participer au moins à la première partie qui
était celle avec le médecin. Lui, des alcooliques
anonymes, il ne voulait pas entendre parler… il faut bien
reconnaître que l’intitulé de cette association pouvait faire
peur et annoncer la couleur un peu brutalement. Ce jour-là
Pizo était présent, mais avait bien pris soin de se mettre au
dernier rang des quelques chaises disposées dans la salle,
juste à côté de la porte de sortie. Le groupe était un peu
tendu au départ, mais le médecin avait pris soin de
s’adapter au public en n’allant pas trop frontalement sur le
sujet. On avait davantage le sentiment de faire une
révision de sciences naturelles sur le corps humain. Avec
le support de grands schémas colorés successivement
accrochés au tableau noir, plus une bonne dose d’humour,
la douzaine de participants plutôt âgés avait fini par se
détendre et acceptait de répondre aux questions bien
amenées par l’intervenant. D’ailleurs chaque fois, comme
par respect en direction du sachant, les détenus
commençaient ou finissaient leur phrase par Docteur. Le
mot magique qui sécurisait et évitait dans un premier
temps d’aller sur le fond du problème, que chacun ne
sous-estimait pas. Progressivement le médecin avait fini
par aborder les méfaits pour l’organisme de l’absorption
de beaucoup d’alcool. À un moment il avait même
interrogé à tour de rôle l’auditoire, pour savoir ce qu’ils

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consommaient chaque jour avant d’entrer en prison. Les


réponses trinquaient timidement avec quelques bières
jusqu’à la vingtaine de pastis (rien qu’à midi), sans oublier
le bon vin rouge et surtout pas le gros rouge qui tache... Le
médecin avait relevé que curieusement dans une région
viticole où le vin blanc était roi, il n’était pas revenu dans
les réponses.
Il y avait en effet très peu d’Alsaciens parmi les détenus,
et quand leur accent ne les démasquait pas, ils évitaient de
le revendiquer. Pour la majorité des détenus, un des leurs
d'origine alsacienne, n’était plus vraiment de la famille,
mais risquait plutôt d’être un indic, proche des personnels.
Le toubib lui n’était certainement pas d’Alsace, mais finit
son intervention par expliquer que l’on avait généralement
une consommation liée à son environnement culturel et
familial. Ainsi nous avions tous une responsabilité envers
nos enfants et petits-enfants.
Pizo très discret jusque-là, n’avait pu s’empêcher de faire
remarquer que lui n’avait pas d’enfants et encore moins de
petits enfants, qu’il n’était donc pas concerné… Ensuite
deux hommes avaient pris la parole pour expliquer
l’activité de l’Association, et quand avait débuté le
traditionnel témoignage d’un ancien buveur, Pizo lui avait
consommé son capital patience et sa capacité d’écoute. Il
m’avait fait signe pour m’indiquer qu’il souhaitait
regagner sa cellule. Le contrat était rempli de sa part, j’ai
donc demandé au surveillant qui se tenait au fond de la
salle de lui permettre de regagner ses appartements. La
séance s’était achevée sans Pizo ni deux autres détenus qui
lui avaient emboîté le pas, mais avec un personnel en
uniforme très intéressé, qui avait même pris les
coordonnées de l’Association.
Pizo après six années à Ensisheim, était reparti pour la
Maison Centrale de Nîmes, à partir de laquelle il lui serait

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plus facile de concevoir un projet de sortie. Sa maman


pourrait revenir lui rendre visite au parloir et renouer avec
à son fils.
Si on n’imaginait pas Pizo s’implanter ailleurs qu’à
proximité de sa région d’origine, où il avait tous ses
repères10, on avait aussi beaucoup de mal à penser à un
avenir tranquille pour lui.

10
Les repères de Pizo étaient notamment liés à sa culture dont le
langage était si expressif et savoureux, que je lui dédie ce petit lexique
d’expressions ou de mots évocateurs, dont aucun ne lui aurait
échappé :
olives → oulivo ; anchois → anchoyo ; courge → coucourde ;
grosse chaleur → cagnasse ; chèvre → bique ; tête → coco ;
oreille → esgourde ; chapeau → capèou ; petit → pitcho ;
s’associer (avec des coquins) → acouquina ; taquiner → tarabusta
serrer → esquicha ; petit brigand → brigandas ; collègues → coulègo ;
parler beaucoup → barjaqua ; imbécile → djöbi ou bestiari ; idiot →
calu ; cafetier → bistroquet ; personne qui sort beaucoup →
barrulaïre ; celui qui remue → boulégaïre ; gentil → bravas ; bêtise →
cagade ; verre de vin → canoun ; bête → couillonas ; petit garçon →
drole ; mal habillé → enfagota ; mettre son pantalon → rambraïa ;
somme → roupillon ; parleur → bagou ; bouffon → badinaïre.

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Smart

J’évoquerai avec Dragan appelé « Smart », un détenu au


régime très particulier, mais n’était-ce pas justement cela
l’application d’un des grands principes du Droit Pénal
français, à savoir l’individualisation des peines ?
Smart ne travaillait pas en détention ; il ne vivait ni ne
dormait en détention, au sens sécuritaire du terme, mais il
restait cependant incarcéré et en prison vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, avec en réalité un confinement de jour
comme de nuit au mess de l’Établissement. Ce dernier se
situait juste après l’entrée principale, à trois portes de la
liberté, bien loin des cellules de détention, qui elles,
nécessitaient l’ouverture de huit portes ou grilles dont trois
d’entre elles, se faisait par une intervention humaine
différente11.
Smart était originaire de l'ex-Yougoslavie, arrivé à l’âge
d’environ vingt ans en France pour travailler dans la
restauration. À quarante-cinq ans, il finissait le dernier
tiers de sa peine de quinze ans dans un régime de
confiance, espérant ainsi être soutenu dans sa demande
11
Les trousseaux de clés traditionnels étaient encore en vigueur, avec
notamment l’énorme clé de cellule traditionnelle de vingt-cinq
centimètres de long. Seule l’énorme porte d’entrée qui faisait trembler
toute la façade chaque fois qu’elle se refermait, avait fini dans les
années 1985, par être activée par une gâche électrique.

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prioritaire de ne pas être expulsé après avoir entièrement


purgé sa condamnation.
Il avait bien repéré que toute demande de sortie
prématurée, passerait par une libération conditionnelle
expulsion, avenir dont il ne voulait surtout pas entendre
parler. Que craignait-il réellement de son pays d’origine ?
Apparemment pas grand-chose. On pouvait juste supposer
qu’il était quelqu’un de fier et que son amour-propre lui
dictait que seul un retour volontaire, le jour où il aurait
refait surface pourrait s’imaginer, mais pas à l’issue d’une
remise aux autorités yougoslaves par la Police Aux
Frontières française.
Ses prédispositions naturelles et ses acquis en faisaient
effectivement un professionnel expérimenté du monde de
la restauration. Le voir et l’entendre parler de ce secteur
d’activité, valaient mieux que tous les tests
psychotechniques. C’était d’ailleurs le grand soin qu’il
portait à son apparence physique, toujours très propre sur
lui, qui lui avait valu de se faire appeler Smart. Quand il
était en service, Smart impressionnait par son
professionnalisme et son efficacité. Au mess d’Ensisheim,
fait assez rare pour mériter d’être relevé, nous n’étions pas
dans un self-service de collectivité, les personnels ou
consommateurs étaient tous servis à table. Pour apporter
les plats ou assiettes, Smart était élégant sur lui-même,
chemise parfaitement repassée, manches soigneusement
repliées à mi-bras et pantalon en tergal aux plis bien
marqués. Petite coquetterie, qui lui permettait aussi de
bien voir lui-même, sans être trop fixé du regard, il portait
toujours des lunettes de soleil teintées claires, aux verres
tantôt bleus, tantôt jaunes. Exceptionnellement en fin de
service, au moment de débarrasser, il les remontait dans
ses cheveux, comme pour signifier que maintenant il
pouvait être un peu plus détendu et se laisser un peu aller.

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Smart avait les gestes fins et rapides du serveur de métier,


comme dans les petits mots qu’il délivrait à chacun, loin
des formules toutes faites. Avec son accent charmeur, il
pouvait faire preuve d’humour, mais parfois on pouvait
aussi le sentir tendu, certainement contrarié par des
consignes qui ne lui convenaient pas. Il faut dire qu’il
devait « envoyer » seul, entre cinquante et soixante
couverts, sur une heure et demie de service, et n’avait
donc pas trop le temps de se disperser. Dans ces moments-
là, tout le monde comprenait que c’était un jour sans, où il
était inutile de tenter de glisser un mot doux ou même de
blaguer pour détendre l’atmosphère. Pour cela, il valait
mieux attendre le lendemain, que le nuage soit passé.
Discret, mais chaleureux quand il l’avait décidé, Smart
finissait par bien connaître la vie de certains personnels,
grands habitués du mess, où même le samedi midi certains
venaient en famille élargie. Ils bénéficiaient alors d’un
repas amélioré. Smart conservait toujours la distance
adéquate pour ne pas risquer de se voir taxé de trop de
familiarités. À la période des vœux par contre, il était de
bon ton et parfaitement admis qu’il fasse la bise aux
dames et enfants pour leur souhaiter une bonne nouvelle
année.
Smart bénéficiait d’une grande « chambre » avec fenêtre à
barreaux, de cinq fois la taille d’une cellule normale, mais
qu’il devait partager avec ses deux collègues de travail, le
cuistot et le plongeur. Exception suprême, dans cette
grande cellule aménagée, trônait un énorme téléviseur noir
et blanc qui faisait office de privilège supérieur par
rapport au reste des détenus de la détention, qui eux
devaient encore se contenter de la radio. Les télévisions en
location dans les cellules étaient apparues que plus tard.
Au plafond, des tentures un peu particulières : vêtements
et tenues de travail de Smart séchaient en permanence, car

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pour lui contrairement à ses comparses de travail, il n’était


pas question de mélanger ses effets avec ceux du reste de
la détention, via la buanderie de la prison. Smart, quand il
n’était pas en service, avait une seconde activité
majeure avec le lavage et le repassage de ses tenues, qu’il
mettait un point d’honneur à renouveler chaque jour.
Dragan avait fini par sortir en fin de peine, sans être
récupéré par la Police Aux Frontières à l’issue de sa levée
d’écrou. Très discret sur ses projets, on imaginait
cependant qu’il aspirait à vite se fondre dans Paris. Dans
l’anonymat, il n’aurait aussi aucun mal à retrouver
rapidement une activité dans la restauration pour laquelle
il était vraiment taillé, et à partir de laquelle, il devrait
pouvoir refaire sa vie sans trop de difficultés.

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Hugo

Désiré était un des détenus qui incarnait la diversité au


sein de la Maison Centrale, puisqu’il était un des deux
seuls hommes noirs sur l’ensemble des deux cent quatre-
vingts personnes écrouées. Lui, ne provenait pas des îles,
mais d’Afrique, précisément d’un village du nom de
Kimparana de la région de Ségou au Mali, où aujourd’hui,
il ne doit vraiment pas faire bon vivre…
Alors pourquoi ce petit nom si prestigieux donné par ses
confrères de détention ? Et Désiré, le savait-il précisément
d’ailleurs ? Il correspondait assurément à l’humour de
premier degré de nos détentions, s’adonnant facilement
aux railleries bien appuyées en direction des faibles. Nos
« artistes », toujours très tournés vers l’apparat, faisaient
référence aux paillettes et au luxe, alors que Désiré
incarnait tout son contraire. Il s’était donc aisément fait
étiqueter d’une marque illustre et clinquante, en guise de
clin d’œil moqueur. Son accoutrement était en fait
considéré comme totalement grotesque par tous ceux qui
au contraire prenaient grand soin de leur image. Ces
derniers quitte à se saigner ou à coûter cher à leurs
familles, voulaient porter de beaux vêtements, de
préférence de marque. À l’époque, le logo du crocodile
vert faisait grand effet, puisqu’il incarnait un style à la fois
sportif et élégant, de quoi contrebalancer sur les plateaux

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en cuivre de la balance de la Justice, et le ragoutant statut


de « bagnard » ! Désiré était bien loin de tout ça, il se
contentait de porter le simple droguet, vieil uniforme
fourni par l’administration pénitentiaire, veste et pantalon
en tergal gris. Le seul signe distinctif d’Hugo était ses
lunettes de soleil très sombres, qu’il prenait soin de mettre
sur ses yeux, chaque fois qu’il sortait de cellule. Il
s’agissait de lunettes toutes simples avec lesquelles il avait
dû rentrer en prison, bien loin de bésicles de marque ! Et
là encore, le sarcasme de la communauté pouvait bien
avoir encore trouvé son inspiration pour sévir à petit prix.
Désiré était un détenu atypique, taciturne, puisqu’il ne se
livrait pas. Les seules choses que je puisse raconter le
concernant sont purement factuelles. Un peu comme les
marathoniens des hauts plateaux du Kenya, il était très fin
et de petite taille. Il ne pouvait d’ailleurs être « observé »
qu’à travers ses postures en cour de promenade, sa seule
activité hors de cellule. Les jours de soleil, il sortait
systématiquement pour profiter de ses chaudes radiations
et renforcer son capital en vitamine D. Il était le seul
détenu qui demandait parfois à réintégrer immédiatement
sa cellule, à peine après avoir humé l’air du jour (trop
froid, ou trop humide ?). Les conditions météo ne lui
convenant pas, il rebroussait chemin d’un pas assuré,
avant la fermeture de la cour de promenade.
Désiré a toujours refusé le collectif et donc ne participait à
aucune activité qui l’aurait forcément obligé à dialoguer.
Que les journées devaient lui sembler longues, notamment
l’hiver avec le peu de luminosité ambiante, et les très rares
sorties qu’il effectuait ! Cela pouvait correspondre en
réalité à un confinement de vingt-quatre heures sur vingt-
quatre dans environ douze mètres carrés.
Sur la cour de promenade, il se faisait remarquer
autrement que par sa seule couleur de peau. En effet, il

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avait deux modes de fonctionnement, il optait pour l’un ou


l’autre, essentiellement en fonction du temps et de son
humeur. Il était soit statique, soit mobile. Mais chacune de
ces deux attitudes était très marquée et complètement
insolite.
Quand il avait choisi d’être immobile, Désiré se
positionnait debout les mains derrière le dos, et fixait le
soleil avec les yeux fermés ou ouverts, nul ne pouvait le
deviner derrière ses lunettes noires. Et là, il restait environ
une heure et demie, sans marcher, au mieux il se décalait
de quelques centimètres pour suivre la déclinaison du
soleil, ou éviter l’ombre générée par les nuages
perturbateurs.
Quand sonnait l’heure de la fin de promenade, comme
dans les cours de récréation des écoles, il secouait ses
mains avec vigueur, comme quelqu’un qui cherchait à
faire circuler le sang ou à éparpiller les fourmis qui avaient
engourdi ses paluches. Puis tranquillement, pour remonter
en cellule, au ralenti, il emboîtait le pas de ses codétenus
auxquels il n’adressait pas la parole.
Le jour où Désiré avait décidé d’être « actif » (avec de
gros guillemets), il occupait alors son terrain de jeu, que
toute la détention connaissait et qu’elle n’imaginait pas un
instant venir encombrer. En fait, il s’agissait d’une petite
bande de terrain légèrement herbeuse de quinze mètres de
long et de trois mètres de large, avec au milieu un passage
de terre à nu, puisque piétinée régulièrement par ce
promeneur, bien loin du personnage du promeneur du
Champ de Mars… Désiré se distinguait encore par son
énigmatique façon de fouler la cour de promenade, elle-
même beaucoup plus vaste que son petit lopin de terre,
puisque trente à cinquante détenus se déliaient les jambes
quotidiennement en effectuant une balade circulaire avec
des tours d’environ deux cents mètres de long.

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Désiré, dans sa bordure attitrée, légèrement surélevée, où


miraculeusement au printemps fleurissaient quelques
pissenlits et coquelicots, tournait très vite sur lui-même,
après avoir effectué d’Est en Ouest, une vingtaine de
foulées sur son espace réservé. Le plus surprenant, c’était
que lorsqu’il arrivait à une des deux extrémités, il était
face à un mur d’une façade de bâtiment, d’une douzaine
de mètres de hauteur. Là, il s’approchait doucement à ras
de l’obstacle pour effectuer son demi-tour, tellement près
de la paroi que l’on aurait pu craindre pour son front ou
pour son nez. Ainsi durant quatre-vingt-dix minutes,
Désiré effectuait des allers et retours sans inquiétude ni
émotion, à peine tournait-il la tête, quand les avions
assourdissants de la base militaire voisine rasaient
l’établissement.
Voici deux anecdotes qui ont marqué son passage à
Ensisheim, avant qu’il ne soit expulsé en fin de peine vers
son pays d’origine, dont les autorités ont mis d’ailleurs
très longtemps à accepter de fournir le laissez-passer, sans
lequel l’intéressé ne pouvait pas être confié à la Police des
Frontières, pour qu’elle l’escorte jusqu’à son avion à
destination de Bamako.
Peu de temps après mon arrivée comme éducateur à la
Maison Centrale, apprenant que Désiré était originaire du
Mali, je me suis imaginé que nous aurions un sujet de
discussion tout trouvé. En effet quelques mois auparavant
j’avais séjourné deux mois en Afrique, dont quinze jours
au Mali. Nous allions donc pouvoir évoquer son pays,
moi-même ayant été marqué par mon passage dans la
région de Gao et Mopti toute proche de Ségou, où ses
papiers le déclaraient né, même si la date de naissance
précise ne figurait pas.
Pour faciliter le dialogue et l’entrée en discussion, je me
suis invité dans sa cellule, démarche habituelle pour des

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entretiens moins formels, hors de mon bureau, lui


davantage réservé à des temps de travail officiels. Après
m’être présenté, j’ai commencé à évoquer la célèbre
mosquée de Mopti, le fleuve Niger, les falaises de
Bandiagara, mais en face… pas de réaction. Hugo était de
marbre, sans même laisser entrevoir un petit filet de
lumière par lequel je pourrais amorcer un embryon de
relation ! Il regardait fixement le plafond de sa cellule,
sans sourciller ni desserrer les dents. J’ai bien senti que le
simple « Bonjour Monsieur » à l’arrivée était de pure
courtoisie, mais que je ne devais pas insister… et que
peut-être, il lui reviendrait ultérieurement l’envie de parler
du pays. Jamais plus je n’ai eu l’occasion de revenir sur le
sujet, comme sur aucun sujet d’ailleurs, Désiré se terrant
dans son isolement, il était décidément bien un humain
d’une autre planète.
Je n’ai pas eu à évoquer heureusement son cas en
commission d’application des peines, pour aborder un
éventuel projet de sortie, car pour finir je ne savais rien de
lui ou si peu de choses. Seuls les expertises et le jugement
qui figuraient dans son dossier retranscrivaient ce que les
jurés avaient eu à en connaître, lors de son passage aux
Assises. Celles-ci l’avaient condamné à vingt ans pour
assassinat après qu’il ait été arrêté avec dans son coffre de
voiture, le corps d’un chauffeur de taxi coupé en
morceaux.
La seconde anecdote concerne un gradé, qui un jour était
venu dans sa cellule pour notifier à Désiré une décision du
juge de l’application des peines, qui comme chaque année
lui octroyait trois mois de réduction de peine pour bon
comportement. Désiré ne posait en effet pas de souci en
détention, sans anicroche avec le personnel ni ses
codétenus, tous ayant bien compris qu’il n’était pas un
homme favorable à la discussion et qu’il valait donc

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mieux sagement l’ignorer. La modification de sa date de


sortie nécessitait donc une information et notification à
l’intéressé. Ce jour-là, est-ce que le Gradé a effectué une
blague douteuse ? Ou Désiré a-t-il mal interprété ses
propos ?... Toujours est-il que sans même hausser le ton de
sa voix, il lui a ordonné de sortir de sa cellule, le bras et
l’index pointés vers la direction de la porte, en ajoutant
même « je ne veux plus vous voir… je vous jette un
sort ! ». Dans le mois qui a suivi, dans les escaliers des
étages de la détention, ledit Gradé a chuté suffisamment
lourdement pour se fracturer le bassin ! Hugo fut
immédiatement rebaptisé, mais seulement sous le manteau
et à voix basse, de « sorcier vaudou », aux pouvoirs
surnaturels.

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La Reine Isabelle

Dans les détentions, comme dans les cours de récréation


des écoles, se succédaient des modes. Alors un
engouement pour une activité prenait possession des lieux.
On se souvient tous des parties acharnées de billes, de
cordes à sauter, de marelles, d'échanges de porte-clés ou
de figurines. Dans les cours de promenade des détentions,
cette actualité prenait des formes moins enfantines, mais
avec une même ferveur extrême. Même si c’était
officiellement interdit, pour gagner en intérêt, les parties
faisaient souvent l’objet d’enjeux. Jamais de paris en
argent, ce dernier étant proscrit en détention, mais les
jetons de plastiques colorés des troquets ou des salles de
jeux, trouvaient leur équivalence en nature (cigarettes,
timbres, bières, etc.).
Depuis longtemps, les échanges entre détenus,
normalement interdits dans le Code de Procédure Pénale,
faisaient partie de la vie carcérale quotidienne. Ces
mouvements de va-et-vient s’exerçaient entre cellules
notamment au moment de la distribution des repas. Pour
paraître discrètes, les « dettes de jeu » étaient parfois
emballées dans des journaux qui servaient de prétexte :
« Chef, j’en ai pour dix secondes, je vais juste rendre ces
journaux à mon pote ». Personne n’était dupe, avec une
tolérance à géométrie variable, en fonction de l’approche
de l’agent d’étage. L’échange entre plusieurs étages

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prenait parfois un peu de temps, avec des intermédiaires


qui faisaient office de coursiers. Le grand classique était le
dépannage en sauce tomate pour les spaghettis, qui
pouvait cacher dans le sac plastique, d’autres ingrédients
pas forcément culinaires…
Ainsi à la Maison Centrale d’Ensisheim j’ai souvent vu les
détenus jouer aux cartes, tantôt belote, tantôt contrée ou
tarot. Durant une période cela a même été un peu plus
physique avec un panier de basket qui faisait fureur pour
des concours les plus insensés. Celui qui avait réussi le
panier le plus lointain avait gagné la manche, même avec
un lancer peu orthodoxe, ce qui comptait c’était que les
filets tremblent. Bonjour les éclats de voix, quand la
tentative était fructueuse !
En 1985, il y avait même eu la folie des paris sportifs à
leur apparition dans les kiosques à journaux. L’attraction
se faisait autour de pronostics de matchs (pas que de
football d’ailleurs). Ainsi, les grilles proposées par la
presse étaient étudiées sur les tables en cours de
promenade. Tous ceux qui acceptaient de jouer devaient
miser par exemple un paquet de cigarettes, et celui qui
avait le mieux pronostiqué emportait la mise totale. Sur la
cour de promenade « attitrée aux jeux de société », l’autre
cour de promenade servant davantage de terrain de
football, il y avait en fait deux tables. La table
« historique », légèrement à l’ombre l’été, où les détenus
les plus « huppés » se retrouvaient entre eux, pour se
distraire, « se charrier » gentiment. Le jour où les décibels
étaient les plus forts correspondait au moment où étaient
dépouillées les grilles des résultats des paris sportifs et
prononcé le vainqueur de la semaine. L’autre table était
moins agitée avec des « seconds couteaux », à l’affût pour
au plus vite intégrer la table majeure, où les spectateurs
plus nombreux contribuaient aussi à faire l’ambiance.

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Cette hiérarchie interne relevait d’une véritable alchimie


entre les nombreuses caractéristiques qui pouvaient définir
puis classifier les détenus condamnés à de longues peines.
On était très loin de la classification des criminels du père
de la criminologie, Lombroso !
Intervenait tout d’abord la personnalité à travers son
charisme, qui en faisait quelqu’un d’influent, méritant
donc d’être considéré, indépendamment de toute
considération criminelle. Évidemment ensuite l’échelle du
crime, telle que se l’étaient auto-constitué les délinquants
eux-mêmes, au fil des années. Elle donnait des points, aux
membres du crime organisé, surtout si leurs affaires
avaient été accompagnées de violence et avaient défrayé la
chronique. La médiatisation n’était pas toujours une plus-
value dans le regard des autres, mais elle permettait de
faire quelques vérifications, par rapport aux récits souvent
exagérés ou colportés dans les cours de promenade.
La réputation de quelqu’un jouait aussi un rôle très
important, principalement dans une prison où était brassée
une population qui venait des quatre coins de l’hexagone,
et parfois d’encore plus loin. Le potentiel de
« respectabilité » du détenu devait ensuite être pris en
compte. On était là très loin des bienséances de la conduite
sociale, puisqu’en fait les autres détenus souhaitaient être
informés au plus près de sa capacité à nuire et de sa
dangerosité éventuelle : fallait-il l’éviter ? Faire
allégeance ? L’ignorer ? Le regarder dans les yeux, quand
on lui parlait ? Bref, si vous étiez un caïd du milieu, vous
étiez vraisemblablement charismatique, connu, redouté et
si vous acceptiez de vous mêler aux autres (ce qui n'était
pas forcément le cas), vous faisiez bien entendu partie du
premier cercle, avec une place réservée à la table numéro
une. Quand j’évoque les tables de jeu, on était loin des
tables des salles de jeux feutrées des casinos ou de la salle

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Wagram. Ce qui faisait office de table était un plateau en


béton de cinquante centimètres sur cinquante centimètres,
avec tout autour quatre tabourets moulés aussi en béton,
l'ensemble scellé au sol, pour éviter que ce mobilier puisse
avoir une autre destination que sa vocation initiale.
La mode du jeu d’échecs, contrairement aux paris sportifs,
avait duré beaucoup plus longtemps. Tout au début, de
manière presque confidentielle, deux détenus avaient
commencé à s’affronter, en initiant vaguement les
quelques badauds qui cherchaient à comprendre. Un
nouveau collègue éducateur, passionné de ce jeu de
stratégie, avait lancé une activité avec un cours par
semaine, dispensé par un étudiant bénévole du club local.
Assez vite, il avait fallu dédoubler le cours pour accueillir
un niveau initiation, et un échelon perfectionnement.
Chacun progressait, car les parties se prolongeaient durant
la journée pour les oisifs et en fin de journée, avant le
repas du soir pour les travailleurs. Le samedi et le
dimanche souvent les plateaux et les pièces d’échecs
descendaient eux aussi de cellule pour prendre l’air.
Au bout d’une année, après quelques tournois internes,
l’appétit venant en mangeant, les meilleurs joueurs avaient
tellement insisté, qu’une équipe avait été engagée en
championnat de Ligue d’Alsace. Une douzaine de samedis
ou de dimanche, à tour de rôle, les éducateurs avaient en
charge la réception de l’équipe extérieure et l’organisation
du match qui voyait s’affronter quatre ou cinq joueurs de
chaque équipe. Ainsi les joueurs des clubs des villages
voisins entrevoyaient un peu l’univers de cette prison,
dont ils avaient tous entendu parler, mais dont ils ne
connaissaient que très peu de choses. Les matchs se
déroulaient pour la circonstance dans la bibliothèque
aménagée, avec des tables d’écolier réquisitionnées et
espacées d’un mètre. Chacune était équipée d’une

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pendule, petit boîtier qui servait de chronomètre sur lequel


chaque joueur « buzzait », dès qu’il avait joué, faisant
alors égrener le temps de son adversaire. De manière à ce
que les parties soient contenues dans un certain temps, un
cumul s’opérait du temps de réflexion par joueur.
En plus des cinq joueurs, tous les détenus du club interne
pouvaient venir supporter leurs favoris (en silence, très
légers chuchotements à peine tolérés). Cela donnait une
quinzaine de détenus en plus, comme simples
observateurs. La frénésie de ces rencontres avec
l’extérieur était telle, que le club avait même inscrit ses
licenciés en Coupe d’Alsace et en Coupe de France. Les
joueurs des deux équipes tous très concentrés à leur sujet,
ne se parlaient pas, mais prenaient par contre, bien soin de
noter chacun des coups, pour pouvoir ensuite refaire le
match en cellule, ou en cour de promenade. Surtout s’ils
avaient perdu, c’était l’occasion de comprendre et de
progresser. Durant trois années, les échecs avaient eu ainsi
le vent en poupe, allant même jusqu’à inciter certains
détenus à jouer par correspondance. Coup par coup, ils
concouraient ainsi à leur partie par courrier.
Avec le délai du facteur entre chaque envoi, les parties
s’éternisaient sur plusieurs mois, mais quelle urgence
avaient-ils à boucler la partie au plus vite ? Hélas les
pigeons qui trouvaient refuge dans les recoins de la prison
et sur les toits au moindre rayon de soleil, n’étaient pas
voyageurs, sinon ils auraient pu servir d’utiles et rapides
messagers pour nos fans des échecs.
Nous étions loin des parties effectuées aujourd’hui en
direct par internet, même si le progrès allait finir par entrer
à la prison. Le joueur le plus doué du club avait en effet
obtenu l’autorisation d’acquérir un jeu d’échecs
électronique, qui lui permettrait de jouer seul en cellule.
Sa passion pour la stratégie de ce jeu était devenue une

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véritable addiction et le surnom de Bobby Fischer que lui


avait donné ses acolytes, n’allait certainement pas
l’amener à lever le pied. C’était en souvenir du mémorable
Championnat du monde entre cet américain et le russe
Boris Spassky. Évènement qui avait remué la planète
entière, dépassant nettement le simple jeu de société pour
en faire un combat de modèles de société, dont Bobby
Fischer était sorti vainqueur ! Notre « maître », c’est ainsi
que l’on nomme les grands champions (pouvant même
être reconnus comme « maître international »), passait ses
heures, ses jours et une partie de ses nuits à étudier et à
affronter l’ordinateur.
Pour clôturer une belle saison du club de la Maison
Centrale qui avait obtenu des résultats honorables dans son
championnat, il avait été décidé d’organiser un évènement
autour de cette activité qui allait donc connaître son heure
de gloire. Ni Bobby Fischer « himself », ni Karpov, le
nouveau champion soviétique n’était annoncé en visite à
l’Établissement pour effectuer une démonstration.
Nous étions déjà dans l’option du circuit court… avec la
venue de Strasbourg d’une championne connue dans la
France entière, puisqu’elle n’était ni plus ni moins que la
championne de France féminine (toutes catégories), en
titre ! Mais oh surprise, cette reine des échecs n’avait que
douze ans d’âge, pas plus que les bons whiskies… Après
avoir obtenu les autorisations pour faire intervenir une
jeune mineure dans une prison aux pensionnaires avec un
lourd passé criminel, il ne restait plus qu’à profiter de cette
rencontre, qui allait se révéler être un grand moment.
Souvenir mémorable, que de voir alignées dans le long
couloir des activités, seize tables d’écolier avec seize
détenus du club, tous assis du même côté. En face, une
seule adversaire pour livrer bataille dans le cadre d’une
partie « simultanée ». Chaque table avait sa pendule.

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« Top départ » : Isabelle naviguait debout de table en table


pour développer toutes ses seize parties en même temps,
mais avec une durée de réflexion nettement écourtée par
rapport à ses adversaires… Au bout de deux heures trente
de match, quinze rois avaient chuté, mis « échec et mat ».
Cela signifiait que la partie avait été perdue pour quinze
joueurs de l’effectif du club. Un seul était parvenu à
garder son roi droit, mais sans être cependant vainqueur…
le Bobby Fischer d’Ensisheim ! Il avait quand même
réussi à accrocher un match nul avec la reine Isabelle.
Le regard de nos pensionnaires présents durant cet
évènement valait son pesant d’or. Jamais dans leur vie ils
n’avaient croisé de génie, même s’ils avaient un temps
espéré au génie de leur avocat, pour un coup de maître
devant la Cour d’Assises… Là, sous leurs yeux, une jeune
fille de douze ans affrontait seize cerveaux à la fois, et elle
leur damnait le pion en direct !
Incrédules, admiratifs, décontenancés, impressionnés, ils
ne cherchaient plus à comprendre, la force de
l’intelligence s’imposait à eux et terrassait tout sur son
passage. La reine des échecs, une fois sa partie en
simultané accomplie, partagea en toute simplicité un
moment de convivialité autour d’un jus de fruits. Pour elle
devant les questions de ceux qui cherchaient des
explications, il n’y avait pas vraiment de réponse ni de
secret, tout cela lui semblait tellement naturel. La seule
vraie raison revenait à la potion magique, puisque comme
Obélix, elle était tombée dedans toute petite. Ensuite avec
un cursus de Sport et Études (Option Échecs) au Lycée
Kleber de Strasbourg, elle avait énormément pratiqué. Sa
chance relevait certainement que là où cela pouvait
apparaître comme une authentique épreuve pour certains,
pour elle ce n’était qu'un simple jeu. Elle mettait donc

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toute son énergie pour progresser encore et encore, en


prenant toujours autant de plaisir.
La presse, avertie qu’une championne avait relevé le défi
de venir affronter les « bandits » d’Ensisheim, l’attendait
pour une photo à l’entrée, devant « les portes du
pénitencier…, avant que bientôt elles ne se referment ».
Dès le lendemain, les Dernières Nouvelles d’Alsace
offraient une belle demi-page pour rendre compte de la
visite de reine Isabelle aux prisonniers enfermés pour de
nombreuses années. Cet article avait fait le sujet des
conversations la semaine suivante, et la photocopieuse de
l’Administration avait pu laisser une trace vivante à
chacun des détenus présents. Quel avait été l’impact réel
de cet évènement ? Peut-être l'exemplarité ? Peu de mots
avaient été échangés, mais la fraîcheur, la gentillesse et la
facilité de cette championne au talent exceptionnel, avait
propulsé la reine Isabelle pour toujours au plus profond
des mémoires.
L’année suivante à treize ans, Isabelle avait décroché la
médaille de bronze au Championnat du monde féminin qui
s’était déroulé en Israël.
Elle méritait bien sa couronne de « reine des échecs » au-
delà de la seule prison d’Ensisheim, adossée à la célèbre
citation de Corneille :
« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre
des années ».

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Laverdure
Personnage hors du commun, complètement surréaliste
pour l’univers de la prison, Laverdure était en vérité un
véritable chevalier du ciel, mais pas du tout sur le même
registre que le héros d’Uderzo, même si à sa façon, il était
aussi un excellent pilote de chasse !
Je regrette de ne pas savoir croquer, au sens graphique du
terme, car Laverdure avait la tête d’un héros de Bandes
Dessinées. Quasiment indescriptible, tellement atypique et
surprenant, c’est au travers de sa passion pour la BD, que
l’on peut arriver à mieux cerner le personnage. C’était un
amoureux transi de bulles, vignettes et graphismes colorés.
Il était d’origine suisse, sans véritable âge à première vue,
presque intemporel, à travers ses jeux extrêmement
puérils, comme ses méditations philosophiques très
poussées, sur le sens de la vie.
Laverdure affichait cependant presque quarante ans à
l’état civil. Pour autant que ses parents….. n’aient…..
pas….. trop… pris….. leur….. temps….. pour….. le..…
déclarer en jour et en heure, avec la même désinvolture
naturelle que celle de leur rejeton.
Laverdure était en fait légèrement, mais agréablement
déjanté, ayant tout dans son attitude au quotidien, du
polisson surdoué, parfois bien insupportable ! C’était à sa
façon un artiste qui avait un peu oublié de grandir, pour
lequel le peigne ou la brosse à cheveux n’étaient qu’outils

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conventionnels et bourgeois et donc superflus. Cela lui


donnait une mine un peu patibulaire, avec des cheveux en
pétard, comme si l'on avait allumé la mèche tous les
matins au lever du lit. Son visage était d’ailleurs plutôt
ingrat, rappelant dès le premier coup d’œil, que nous
avions devant nous, quelqu’un qui avait largement dévoré
la vie par tous les bouts possibles des addictions, mais
réjoui par un regard perçant. Cependant, dès que vous
rentriez en contact avec lui, son flux de paroles vous
captivait instantanément, ne vous laissant pas le temps de
vous attarder à observer son physique. Il vous saisissait
par ses récits, ses retours sur les informations qu’il
écoutait quotidiennement à la radio, quand il n’était pas
branché sur des musiques de rock endiablées. Mais son
sujet de conversation favori, avec lequel il vous
envahissait, tournait autour de ses projets, qui le mettaient
en ébullition permanente. Comment peut-on avoir autant
de projets en étant incarcéré et pour plusieurs années ?
C’était pour lui : « vivre en s’agitant ou mourir ! » En fait,
Laverdure soulevait toujours un flot de questions sur sa
nouvelle saine addiction : la BD. Il était habillé cool,
comme un vrai soixante-huitard, même s’il n’avait
certainement pas participé aux manifs parisiennes de
l’époque. Il incarnait cependant bien l’esprit par ses idées
généreuses et utopistes, quasiment « révolutionnaires ». Il
lui convenait donc de ne surtout pas faire d’effort sur son
apparence, mais d’être au plus près des slogans qu’il
affichait généreusement dans sa cellule :
« Soyez réalistes, demandez l’impossible » ;
« Le réveil sonne : première humiliation de la journée » ;
« Imagine : c’est la guerre et personne n’y va ! ».
Il fallait bien reconnaître que voir placardées ces appels
libertaires dans la cellule d’un « prisonnier » en 1982, huit

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ans seulement après les terribles mutineries de 1974,


correspondait à une baignade dans les glaces de la
banquise pour un adepte du soleil et du naturisme !
Unique en son genre, Laverdure avait cependant réussi un
pari impossible, une folle utopie, se construire un
quotidien de détention autour de son violon d’Ingres. Oui,
dans cet univers hostile, plus habitué à favoriser l’égoïsme
et la violence, notre chevalier du ciel, il fallait au moins
être envoyé d’aussi loin pour y parvenir, avait soutenu la
gageure de créer, puis de se fondre dans un poste de
« médiateur culturel » bénévole. Terminologie
d’aujourd’hui, mais qui n’existait pas à cette époque,
même dans les M.J.C. (Maison des Jeunes et de la
Culture) les plus avant-gardistes.
Le matricule 29 032 était arrivé de la Maison d’Arrêt de
Besançon, où il avait enduré sa détention préventive dans
une cellule à deux ou trois suivant les périodes. Après son
passage aux Assises du Doubs, il était soulagé de poser
son paquetage dans un lieu avec moins de promiscuité, où
enfin il se retrouvait seul en cellule, seul avec lui-même. Il
avait avoué avoir connu de difficiles conditions de
détention, entièrement recroquevillé dans le mode
« survie ». Il en portait d’ailleurs encore les stigmates,
avec une dent de devant ébréchée, souvenir d’une
agression dont il avait été victime.
Son côté extraverti, avec toujours beaucoup de choses à
dire à voix haute, de thèses à défendre ou de combats à
mener, l’avait pas mal exposé à ses codétenus, peu enclins
à écouter et à s’interroger. Cela lui avait valu plus
d’inimitié que de sympathie de la part de ses pairs, dont le
seul point commun avec lui, demeurait leur passage
devant un tribunal. Le personnel se méfiait aussi
certainement de ce Suisse, aux abords sympathiques, mais
très vite « prise de tête », avec ses multiples questions et

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demandes farfelues, le tout présenté avec une belle


argumentation.
Parallèlement, Laverdure n'était pas un chantre de
l'hygiène et de la propreté. En la matière, il ne faisait pas
Suisse du tout. Probablement que pour lui cela
correspondait à une perte de temps, que de s'occuper de
son corps et de sa garde-robe. Il considérait qu’il était
suffisant de renouveler ses chemises deux trois fois par
mois, et ne parlons pas de ses pantalons. Avec ses dents de
fumeur, aussi jaunes que du papier journal terni par le
temps, il avait une haleine de chacal, qui donnait envie de
se tenir à la fameuse distance sociale préconisée ces
derniers mois…
En effet, piqué à la « Bédéphiline », en guise d’antidote à
sa détention préventive, désormais notre Laverdure était
intarissable sur le sujet. « Oui, croyez-moi Monsieur
l’éducateur », rapidement devenu Jean-Paul, pour cet anti-
conventionnel né, « nous allons ensemble créer une
Bédéthèque, qui aura bientôt plus de succès que votre
Bibliothèque aux vieux bouquins poussiéreux et couverts
de papier Kraft beige ! » « Banco allons-y ! »
Et nous voilà partis sur une campagne d’affichage pour
chaque étage de détention, où il était expliqué les grandes
lignes de ce qui dans un premier temps, avait été appelé
« Club BD ». En résumé, vous les détenus qui rêvez de
pouvoir vous distraire en cellule, avec de beaux albums de
Bandes Dessinées, il vous est proposé une cotisation
mensuelle, qui vous donnera accès à tous les achats
qu’auront permis les participations financières de chacun.
Vous serez sollicité pour le choix des acquisitions. Vous
appréciez le fantastique, l’action, le western, l’humour, la
science-fiction, l’érotisme, le policier, l’histoire, le
documentaire… vous exprimerez vos choix, et tous les

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mois notre fonds de BD s’élargira. Venez rejoindre le club


BD en acceptant de souscrire cinq francs par mois.
Les premiers mois, cette activité nouvelle demeurait un
peu confidentielle avec une vingtaine d’adhérents. Grâce à
la motivation de notre Laverdure, commercial hors pair,
qui avait obtenu l’autorisation de pouvoir démarcher en
faisant du porte-à-porte tel un VRP en assurance, le Club
BD est passé rapidement à cinquante puis quatre-vingts
membres, avant d’atteindre à son apogée (trois ans après
son lancement) plus de cent vingt détenus, soit presque la
moitié des clients potentiels !
Cette belle croissance… aurait fait pâlir bien des
économistes, d’autant qu’avec l’assentiment général, pour
gonfler encore plus le stock et offrir davantage de choix, la
cotisation mensuelle avait grimpé progressivement avec
une gentille augmentation régulière pour atteindre
20 francs ! Cette somme représentait en fait de mémoire,
le prix d’une BD, sauf que Laverdure avait frappé dur
avec sa force de persuasion et était parvenu à négocier des
remises exceptionnelles auprès des éditeurs, tous sensibles
à la nature du public empêché que représentaient les
détenus. Ainsi à la même vitesse vertigineuse que
l’augmentation du nombre d’adhérents, Laverdure avait
réussi à convaincre les Editeurs Dargaud, Casterman,
Glénat, Dupuis, Fleurus etc., qu'avec 60 % de remise, cela
garantissait un niveau de commande très intéressant. Bref
le petit club de BD initié par notre Laverdure maison, était
sous son impulsion parvenu à remporter un tel succès, que
la Direction Régionale de l’Action Culturelle d’Alsace et
la Bibliothèque Départementale du Haut-Rhin de Colmar,
venaient régulièrement s’enthousiasmer pour cette belle
initiative et tenter parallèlement d’aider la Bibliothèque, à
profiter de cette dynamique autour du livre. L’atelier
menuiserie avait même construit pour accueillir les albums

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qui n’étaient pas en circulation dans les cellules, des


meubles de rangement se calquant sur les plans de
mobiliers professionnels.
Ainsi avant l’inexorable essoufflement que connaissent de
tels projets, portés par des ambassadeurs convaincus, la
Maison Centrale avait pu proposer à la lecture entre deux
mille cinq cent et trois mille albums. On pouvait trouver
du Boule et Bill à la Conque de Ramor, en passant par
Michel Vaillant, Gaston Lagaffe, Lucky Luke, Blake et
Mortimer, Achille Talon, les Bidochons, Corto Maltese et
multiples autres albums, que de nombreux conservateurs
de Bibliothèques extérieures auraient bien aimé avoir dans
leurs fonds d’ouvrages.
Laverdure a quitté la prison comme il y était arrivé, dans
une relative confidentialité, récupéré par sa sœur qui
habitait Genève. Son passage au royaume des condamnés
à de la réclusion criminelle, avait été tout sauf neutre.
Il avait produit une vraie bouffée d’oxygène pour la
Maison Centrale. Bravo l’artiste pour cet incroyable
exercice de haute voltige ! Petite réplique finale tirée du
fameux album d’"Astérix aux Jeux Olympiques", d’un
personnage qui lui correspondait tellement bien par
certains côtés, le barde Assurancetourix :
« Ah ! moi aussi, je suis fan de moi ! »

***

Après une recherche sur internet, je suis parvenu à repérer


que Laverdure s’était retiré à Bulle entre Lausanne et
Fribourg, sur le lac de Gruyère. Là, il a rencontré l’amour
avec une femme artiste qu’il a épousé. Tous deux ont
cultivé leur relation à travers la peinture. Laverdure a

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même exposé pour la dernière fois en 2011, avant de


décéder à l’âge de 66 ans.
Son entourage parvint à organiser quelques années après,
un catalogue de peinture à titre posthume où l’on y
découvrait une « Petite chronique illustrée de l’ère
Atomik ». Les propos introductifs étaient signés de sa
main « L’évènement le plus marquant qui symbolise
l’entrée de l’humanité dans l’ère atomique est sans aucun
doute l’explosion de la bombe à Hiroshima. Elle
symbolise les progrès dans le domaine scientifique, mais
aussi comment l’Homme peut se servir de manière erronée
de ses connaissances… »

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Pablo

José avait une double raison de s’être fait surnommer


Pablo. Mais une des deux s’imposait à vous, dès que vous
aviez ouvert la porte de sa cellule.
Certes José était condamné pour trafic de stupéfiants et le
rapprochement avec le Pablo Escobar de Colombie
pouvait se faire de manière simpliste. Mais la vraie raison
c’était que, passé le pas de la porte de la cellule de José,
vous tombiez nez à nez avec toiles, seaux, palettes,
pinceaux, tubes de peinture, crayons, bref tout l’arsenal de
l'artiste peintre. José étant d’origine espagnole, là aussi le
raccourci le plus direct était d’en faire un Pablo Picasso !
Fatale erreur, nous étions là en présence d’un véritable
faux. Je ne m’autoriserais pas à le rebaptiser Salvador pour
corriger cette très mauvaise faute de goût. Pourtant avec
José, nous étions en présence d’un « petit génie » sans
moustache, qui exposait dans sa cellule deux grands
tableaux somptueux, inspirés de son maître absolu :
Salvador Dali. Je me suis très facilement souvenu
visuellement de ces deux toiles de grand format, dont j’ai
retrouvé les noms en cherchant sur Internet.
Certainement que les déserts de sable étaient inspirants
pour lui, puisqu’on en retrouvait un sur chacun de ces
deux tableaux. Le premier était tiré de « la réminiscence
archéologique de l'Angélus de Millet ». Il avait revisité

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cette œuvre avec son inspiration d’homme très tourmenté,


en conservant intégralement le fond (ciel, sable et dunes
au loin), tout en modifiant les personnages centraux,
comme l’avait déjà fait Dali par rapport à Millet, en
considérant pour sa part qu'un couple se recueillait devant
le cercueil d’un enfant 12.
José était allé encore plus loin, avec une scène imprécise
dans mes souvenirs, mais très glauque. On pouvait
notamment deviner un embryon humain à l’air libre…
nous étions bien loin de l’œuvre paysanne originale, avec
une scène ordinaire du quotidien empreint de piété.
Le second tableau « Analyse de la tentation de Saint
Antoine »13 était une reproduction à l’identique,
parfaitement réalisée, dont vous découvrirez sa
surprenante « transfiguration ».
Pablo était d’une corpulence inversement proportionnelle
à son talent d’artiste. Maigrelet et « court sur pattes », il
avait un type ibérique : peau mate, yeux marrons, cheveux
très foncés. Son français était parfait, bercé par un accent
12
Cette huile sur panneau est inspirée, comme son nom l'indique, de
« L'Angélus » de Jean-François Millet. Ce tableau évoquant d'une
façon archéologique l'œuvre de Millet représente une ruine au milieu
d'un désert encerclée de montagnes.
13
Le tableau représentait Saint Antoine dans le désert, agenouillé et
portant une croix pour se protéger des tentations. Saint Antoine était
représenté sous les traits d'un mendiant alors que chaque animal était
chargé d'une tentation sur son dos. Ensuite venaient les richesses. Il
s'agit un obélisque d'or, inspiré de « l'Obélisque du Bernin » à Rome.
Suit une femme nue prisonnière dans une maison dorée. En fond, un
dernier éléphant porte un monolithe phallique immense et dépassant
un nuage sur lequel figure un château. Face à ce cortège, Saint
Antoine semble faible ; il est nu et dépouillé. Le crâne devant lui peut
rappeler la difficulté de la vie dans le désert. Au milieu du paysage
désert, sous les éléphants, deux hommes se disputent. L'un est vêtu
d'une cape rouge et porte une croix, rappelant la crucifixion. L'autre
est gris et penché en avant. Un ange blanc vole au-dessus du désert.

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espagnol chantant qui faisait écho à sa double culture, dont


on sentait dès le premier échange, qu’elle avait les faveurs
de l’Espagne. Cela devait certainement s’expliquer par son
histoire familiale, et ses démêlés avec la Justice, qui
avaient été traités par la France. Pablo avait une double
personnalité, avec une fibre artistique quasiment innée,
alliée à des mains en or, qui tranchait avec son caractère
épouvantable, que l’enfermement ne pouvait expliquer à
lui seul.
Pablo avait eu de la chance, car dès son arrivée, il avait été
affecté dans le quartier anciennement appelé quartier
d’amélioration (réminiscence pénitentiaire de l’ex régime
progressif), bâtiment le moins sécuritaire et le moins
inconfortable, avec des cellules plus grandes que la
moyenne. Il comprenait sur trois niveaux quatre-vingts
cellules et se trouvait perpendiculaire au grand quartier
avec sa nef et ses deux cents cellules. Le quartier de Pablo
avait des étages qui ne communiquaient pas entre eux ce
qui présentait la garantie d’une certaine tranquillité, mais
surtout sa vraie plus-value revenait à ses grandes fenêtres
qui, même avec des barreaux, permettaient de mieux
respirer et renvoyaient moins à la claustration que les
cellules traditionnelles. Pablo avait expliqué qu’il ne
sortait pas de cellule et que sa seule activité tournait autour
de la peinture, ce qui lui avait permis de négocier la
meilleure exposition possible. En plus de la grande
fenêtre, il était au second étage, côté sud. Royal pour la
chaleur, derrière ces murs épais, et surtout pour la lumière,
si essentielle à l’expression de son art !
Et j’ajoute heureusement qu’il avait bénéficié de cette
configuration. En effet, Salvador était un personnage noir,
très aigri, à la limite du dépressif permanent, avec lequel
les relations étaient au mieux, compliquées, mais presque
toujours conflictuelles, sans parler des jours où il vous
faisait comprendre qu’il n’était pas d’humeur à parler. On

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ne pouvait le rencontrer et discuter avec lui que sur son


terrain, c’est-à-dire au milieu de son chantier d’artiste
peintre. Si vous aviez émis l’idée de le convoquer par écrit
ou par un surveillant, il ne serait pas venu jusqu’à vous. Il
ne sortait de sa cellule que pour aller au service médical et
une fois par trimestre au parloir avec sa maman. Cette
dernière habitait Mulhouse, à deux pas, et serait venue
bien plus souvent si cela n'avait tenu qu’à elle. Mais lui,
sans concession, imposait la cadence des visites.
Peut-être ne voulait-il pas que sa mère ait à endurer
l’épreuve que représentait chaque fois, la venue en car, les
attentes avec les autres familles et l’heure avec son fils,
jamais propre à vous remonter le moral. Mais je crois
également qu’il voulait porter seul le fardeau de sa
condamnation, sans partager la souffrance qui était un peu
le carburant de son mal-être, dont il s’auto-alimentait.
Mais de quoi parlait-on avec Salvador ? Tout d’abord, il
fallait choisir son moment, en étant bien conscient qu’avec
lui, on ne pouvait pas pousser la porte de sa cellule pour
moins de quarante-cinq minutes et que parfois cela pouvait
durer une heure et demie. Contrairement à toutes les règles
de fonctionnement des entretiens habituels qui font de
l’éducateur celui qui maîtrise l’ordre du jour, la
distribution de la parole et la gestion du temps, avec Pablo
vous ne maîtrisiez pas grand-chose. Il fallait vous asseoir
sur tous les beaux principes que l’on vous enseigne dans
les écoles de sciences sociales. Avec l’expérience, je
savais qu’il fallait que je prenne sur moi et m’étais forgé
une méthodologie à trois temps. En premier, je devais
accepter qu’il déverse son fiel, avec une négativité totale
sur tout ce qu’il exprimait, n’acceptant pas le moindre
bémol que vous tentiez d’apporter à son flot de paroles.
Aucun des sujets qui passaient à la moulinette n’échappait
à ses jugements couperet et à sa défiance envers
l’humanité, considérant tous les êtres de la planète comme

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responsables et coupables du monde dans lequel nous


vivions. Rien ni personne ne trouvait grâce à ses yeux, ni
ses proches (sa maman ou sa sœur), ni souvent lui-même
d’ailleurs. Il exerçait un peu facilement le droit de retrait
pour s’extraire de la mêlée, dans laquelle il prétendait
n’être jamais entré…
Vous écoutiez donc son trop-plein, qui pouvait aller de
petits tracas futiles liés à la vie dans la prison, comme à
une question d’actualité, sans aucune conséquence pour lui
d’ailleurs, tant aujourd’hui que pour le restant de ses jours.
Pour lui la polémique était une forme d'oxygène, et il était
hors de question de respirer du gaz carbonique à travers la
contradiction que pouvait lui apporter son interlocuteur.
Pour sortir de ce premier temps d’une lourdeur extrême,
une seule issue, l’amener à parler de son travail et de sa
réflexion actuelle sur ses projets artistiques.
Acte deux : évoquer le faire et la création allégeait
progressivement l’atmosphère, car il n’y avait plus d’enjeu
ni de rapport de force. Le sachant et le faisant c’était lui, et
il pouvait ainsi prendre plaisir, même s’il cachait bien sa
joie, à faire découvrir et partager. Pablo vous faisait alors
un véritable cours d’art, en expliquant son cheminement
intellectuel (jamais simple et souvent proche d’une
tortueuse pérégrination), et sa progression pour arriver à
l’état dans lequel était son œuvre du moment, calée sur
son chevalet. Parfois il ressortait d’anciennes toiles, qui
étaient pourtant finies, mais qu’il souhaitait reprendre, car
après réflexion, il n’en était pas satisfait et par exemple le
personnage au second plan, n’exprimait pas suffisamment
ce qu’il voulait transmettre à l'observateur.
Là, le support jouait pleinement son rôle de médiation
pour permettre enfin une relation un peu apaisée avec cet
écorché vif. On sentait qu’il appréciait que l’on s’intéresse
à son travail, car sinon où était la reconnaissance à son

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labeur d'artiste ? Heureusement de temps en temps, il


faisait sortir des toiles au parloir par sa sœur qui
accompagnait sa maman, ainsi avait-il des retours par
courrier de ses proches.
Venait le temps trois, qui était à l'origine la raison de ma
venue, où avant de repartir, j'évoquais son avenir et ses
projets de sortie. Au début j’avais tenté de le conseiller et
de l’accompagner dans son cheminement, mais je m’étais
heurté à quelqu’un d’incapable d’entendre, seulement
habité par ses certitudes, lesquelles ne voulaient surtout
pas pactiser avec un quelconque principe de réalité.
Pour son premier passage en Commission d’Application
des Peines, il avait obtenu un certificat de travail de
boucher par le voisin de sa maman, afin d’espérer une
sortie en libération conditionnelle. Qui pouvait ne pas
imaginer une totale complaisance de l’employeur ?
Évidemment, tous les membres de la Commission avaient
bien compris la stratégie de l’artiste, et n’imaginaient pas
une seconde, Pablo en tablier blanc, en train de désosser
dans l’arrière-boutique ou proposer aux clients des
morceaux de viande sanguinolents. Le poids de la moindre
carcasse de bœuf porté sur le dos de notre pensionnaire
l’aurait littéralement plié en deux ! Le scénario le moins
dommageable aurait été qu’à peine sorti, il demande juste
à changer de boulot, mais pour faire quoi ?
Il prétendait qu’il allait vivre de ses œuvres, alors qu'il
n’avait encore jamais fait d’exposition, et que son nom
n’apparaissait encore nulle part sur le marché de l’art. La
décision de rejet de la commission n’était pas comprise ni
admise par Pablo qui tournait en boucle sur le refrain bien
connu : « avec mon histoire de stups, on m’en veut », « je
ne sortirai jamais avant la fin de peine… », « Je suis un
incompris… », etc.

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Après cet échec, il accepta que je prenne des photos de ces


tableaux, tant ceux de sa cellule que ceux stockés chez sa
maman, histoire de commencer des démarches pour qu’il
puisse exposer dans une galerie ou au moins se constituer
une sorte de book, pour mettre en valeur ses réalisations.
Ainsi environ vingt-cinq à trente œuvres pouvaient
constituer un premier fonds présentable, pour être adressé
aux gens du métier susceptibles de lui ouvrir leurs portes.
Sur ce point aussi, Pablo était difficilement gérable, il
avait retiré de la sélection, quelques-unes de ses plus
belles œuvres, considérant que sa côte allait monter et
qu’il ne fallait surtout pas brader celles qu’il estimait le
plus. Histoire de prendre le pouls, nous avons rédigé
ensemble un courrier à destination de galeries, auquel
nous avons adjoint quelques photos, sans occulter la
situation dans laquelle était notre peintre, momentanément
empêché. Lui voulait directement cibler Paris, mais j’ai
réussi à le convaincre que cela allait entraîner des frais de
port considérables. Moi j’étais parti pour viser Colmar et
Mulhouse, les villes de proximité. Nous avons trouvé un
compromis en ajoutant dans la liste Strasbourg. À partir de
l’annuaire des pages jaunes, le choix a été fait de retenir
deux galeries par ville, espérant avoir réponse, d’au moins
une sur deux.
Salvador a eu deux réponses, adressées avec du magnifique
papier d’imprimerie de couleur ou du papier glacé avec un
logo étincelant. La réponse provenant de Strasbourg était
nette, il convenait à Salvador de reprendre contact après sa
sortie. Celle de la galerie de Colmar plus positive,
puisqu’elle se prétendait susceptible d’être intéressée, sous
un calendrier à définir, à partir d’une évaluation des
tableaux qui restait à effectuer en amont. Elle précisait
également les conditions générales de l’exposition-vente
qui mentionnaient que le galeriste prenait 50 % sur la vente

127
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des œuvres et qu’il convenait à l’artiste de souscrire une


assurance pour les protéger durant la sortie, le transport et
l’accrochage. La galerie avait de son côté sa propre
assurance pour les fonds durant le temps de leur exposition.
Inutile de vous décrire la colère bleue de Pablo qui m’avait
fait demander de toute urgence à réception de ce courrier.
« Quoi ? Ils ne vont pas se faire leur beurre sur mon dos,
hors de question que j’accepte ces conditions de profiteurs
du malheur des autres… »
Le ton était donné et le projet d’exposition-vente bien mal
parti, sachant que Pablo ne voulait pas entendre parler de
simple exposition dans un lieu culturel. Pour lui, il fallait
absolument qu’il commence à être positionné sur le
marché de l’art, et que sa valeur marchande apparaisse
officiellement. J’ai tenté de lui dire que peut-être pour une
première tentative, il lui suffisait d'accepter ces conditions
pour deux ou trois de ses toiles, dont une qu’il considérait
majeure, histoire déjà de voir combien il pouvait en
espérer et pour faire ses premiers pas dans ce monde
intraitable, dont je ne sous-estimais pas qu’il était aussi un
commerce avec ses requins. Évidemment refus
catégorique de sa part, qui s’imaginait déjà à sa sortie
ouvrir sa propre galerie pour empocher, sans
intermédiaire, les 100 % de ses ventes.
Après quelques hauts et beaucoup de bas, durant ses deux
dernières années de détention, Salvador avait fini par sortir
en libération conditionnelle, hébergé chez sa maman, pour
accomplir sa dernière année sous l’assistance et le contrôle
du Comité de Probation de Mulhouse. Sa sœur et moi
étions parvenus à obtenir un contrat à l’essai de trois mois
dans le magasin qui vendait des fournitures en arts
plastiques, établissement où se servait la prison.
Le responsable local était très à l’écoute, prêt à prendre le
risque, mais il fallait au moins en informer le grand patron,

128
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dont le siège social était à Paris. Je dois reconnaître que


devant sa frilosité, je ne lui avais pas tout dit au téléphone,
arguant surtout que Salvador serait sous le contrôle strict
d’un juge… En attendant, les commandes de matériel de
Pablo passaient par les achats extérieurs effectués tous les
mois grâce à la généreuse alimentation de son compte de
quelques dizaines de Francs par sa famille. Cette dernière
était prête à faire des sacrifices, pour que José ne manque
surtout de rien dans son travail.
Heureusement au Comité de Probation son suivi avait été
intelligemment confié à un ancien éducateur de la Maison
Centrale d’Ensisheim, habitué aux frasques et difficultés
d’insertion des longues peines. José avait été au bout des
trois mois d’essai, mais avec de nombreux trous dans ses
semaines de travail, et des retards récurrents le matin à
l’heure de l’embauche. La compréhension extrêmement
bienveillante de l’employeur s’était évidemment arrêtée au
bout des douze semaines. José avait donc vivoté sur le dos
des siens et surtout de sa mère, jusqu’au terme de son
suivi, se contentant de venir aux rendez-vous fixés au
Tribunal, plutôt les après-midis, car une bonne partie de la
nuit il peignait, et dormait donc tard le matin.
Je reviens sur la prodigieuse reproduction du tableau
« Analyse de la tentation de Saint-Antoine » de Dali,
magnifiquement réalisée par notre « Salvador maison ». En
effet, j’ai vécu un moment qui avait été une vraie
dramaturgie pour moi, que j’évoque encore trente-cinq ans
après avec émotion. Si votre curiosité est forte, je vous
invite à aller voir le tableau en question sur Internet. Vous
aurez facilement compris, rien qu’en lisant la petite note
descriptive de Wikipédia, que cette œuvre était non
seulement d’une complexité extrême, mais qu’elle avait
aussi nécessité pour Pablo des jours et des nuits de travail.
Même si contrairement à son maître, lui avait bénéficié

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d’une photo du modèle, le travail qu'elle avait demandé


était colossal.
Après avoir admiré cette œuvre à chacun de mes passages
dans sa cellule, plus époustouflé par la finesse de tous les
détails que par l’œuvre elle-même, un après-midi j’ai vécu
un cauchemar en arrivant dans « l’antre » de Pablo. Non,
ce grand tableau d’environ quatre-vingt-dix centimètres de
large sur un mètre vingt de longueur n’avait pas été
démonté de son cadre, ni transpercé ou brûlé… il avait été
défiguré. Par qui ? Comment ? Et pourquoi ?
Massacré par l’artiste lui-même qui avait infligé un
assassin coup de pinceau, représentant un dollar en signe
cabalistique $, au plein cœur de la toile. Salvador avait
bien fait les choses, si l’on peut dire, il avait saisi un gros
pinceau plat d’environ cinq centimètres de large, qu’il
avait trempé dans de la peinture blanche, en prenant bien
soin qu’elle dégouline fortement, pour démolir sa parfaite
copie, avec désormais en rôle principal le symbole de la
monnaie qui dirigeait le monde !
Seul Saint-Antoine en bas à gauche du tableau avait été
totalement épargné, peut-être parce qu’il était déjà en
faiblesse, ou parce qu’il portait une croix ? Horrifié, j’ai
interrogé Pablo qui lui au contraire jouissait de me voir
indigné et de mon questionnement. « Mais pourquoi ? »
« Stop ! rideau ! » Pablo était bien le petit génie fou,
capable du pire comme du meilleur, que j’ai côtoyé quatre
ans durant, dans sa cellule-atelier.
Je conserve heureusement un très joli cadeau qu’il m’avait
fait au moment de sortir : une aquarelle reposante, douce
et mélancolique, précieusement encadrée à la maison, qui
représente une femme en robe longue, assise sur un petit
tabouret, les jambes croisées, foulard sur la tête, devant
son pas-de-porte de maison, songeuse, regardant au loin.

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Intrusion de l’Art Contemporain

Un de mes collègues éducateurs, grand amateur d’art,


avait réussi à négocier avec le Fonds Régional d’Art
Contemporain (FRAC) de Strasbourg, le prêt d’une
exposition pendant deux mois pour la prison. Nous allions
donc assister à des jours inédits où les murs allaient
subitement s’animer. Depuis des décennies, ils avaient
connu au mieux une couche de peinture, et des graffitis de
détenus énervés, qui le faisaient savoir à leur manière.
Rarement esthétiques, ces extraits d’états d’âme
s’extériorisaient par des hiéroglyphes ou au mieux par de
maladroits dessins. Tous ces murs de prison n’étaient en
réalité pas propices à l’expression fugace, ils étaient
conformes à leur vocation : contenir, détenir, empêcher.
Dans la prison ces « remparts » étaient épais, froids, très
hauts, souvent humides, sans aucune ouverture possible à
l’imaginaire. Les murs des cellules n’étaient guère plus
hospitaliers, même si timidement la lumière passait par la
fenêtre haut placée. Elle était en effet à plus de deux
mètres de hauteur, relativement inaccessible, ne
permettant pas de regarder facilement l’au-delà. Une
fenêtre fait habituellement circuler l’air, entrer la vie
extérieure, avec une vue parfois sur le cerisier d’un jardin,
parfois sur l’arrière d’un autre immeuble ou sur l’agitation
de l’activité de la rue voisine.

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Dans le grand quartier d’Ensisheim, où la nef était tout en


longueur du Nord au Sud avec les cellules de part et
d’autre, les fenêtres jouaient juste leur rôle de vasistas,
simples puits de lumière, permettant aussi l’aération. Avec
un gros avantage pour les cellules exposées à l’ouest, où la
lumière était beaucoup plus dense et chaude les après-
midis et les soirées. L’intensité de la clarté était également
proportionnelle à l’altitude de votre cellule. Au second
étage, vous étiez moins vite coupés du soleil couchant par
les murs d’enceinte. Heureusement dans les cellules, la
plupart des détenus avaient souci d’habiller les murs pour
amortir la tristesse et le renvoi du temps immobile qu’ils
dégageaient.
Les cellules correspondaient de manière rustique aux
chambres universitaires des étudiants, ou à celles d’un
foyer de jeunes travailleurs, c’était le « petit chez-soi » de
nos pensionnaires. Dans certaines cellules, vous ne
pouviez d’ailleurs entrer qu’après avoir chaussé des patins,
qui vous attendaient sur le pas de la porte. Il convenait de
ne surtout pas salir les lieux, ni l’intimité de son occupant.
Les photos de famille rivalisaient souvent avec les posters
de femmes nues, comme si ces derniers garantissaient la
virilité de son exposant. Les photos de famille étaient
soigneusement exposées sur le tableau d’affichage en liège
réglementaire fourni par l’Administration, ou dans des
constructions artisanales de cadres, la plupart du temps
fabriquées en allumettes.
La manière dont la cellule était agencée en disait beaucoup
sur celui qui l’occupait, et elle se révélait être d’ailleurs un
enjeu marqué entre le personnel et les détenus. « Tu restes
tranquille, et je ferme les yeux sur tes petits écarts à la
réglementation ».
Quelques exemples : il n’était en principe pas autorisé à
afficher en dehors du ridicule petit tableau en liège prévu à

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cet effet ; les rideaux souvent constitués par une grande


serviette de bain pouvaient être tolérés tout au plus la
nuit ; les placards confectionnés en carton n’avaient
normalement pas droit de cité dans les cellules, mais la
simple armoire fournie par l’Administration était bien trop
petite pour entreposer tout ce qu’un prisonnier pouvait
accumuler avec les années (un surveillant zélé pouvait
demander à un détenu de restituer l’excédent à son
vestiaire). Sous le motif de sécurité (souvent brandi à tort
et à travers), l’Administration pouvait obliger un détenu à
changer de cellule régulièrement. Mais pour les longues
peines cela correspondait à un véritablement
déménagement, rarement bien vécu, sauf si c’était le
détenu qui en faisait lui-même la demande. On imaginait
assez bien que le fait de pouvoir conserver sa cellule
plusieurs années, voire toute sa détention, pouvait être une
bonne monnaie d’échange pour les surveillants. Cela
revenait parfois à acheter la tranquillité de quelqu’un à qui
l’on garantissait le statu quo, s’il ne faisait pas parler de
lui, ou s’il rapportait quelques informations intéressantes.
Ce mode de gestion pouvait s’avérer efficace en termes de
pure détention, avec certains détenus dociles qui
effectuaient ainsi toute leur peine dans la même cellule, et
sans jamais avoir fait l’objet d’un rapport d’incident14.
Par contre, avec ce type de management (on parle
davantage de traitement dans les manuels de

14
Procédure écrite, contenue sur un petit feuillet vert avec carbone
(comme pour les PV), sur laquelle un surveillant indiquait l’incident
(mineur comme grave) dont il avait été témoin, par exemple : « ce
jour à 11h40, lors de la distribution du repas, M. Martin a agressé le
détenu Durant avec sa fourchette, sans gravité grâce à l’intervention
de mon collègue surveillant M. Dupont ». Sur ce rapport d’incident,
était également mentionnée l’explication du « contrevenant », par
exemple : « Durant m’a mal parlé ce matin quand je lui ai demandé
de me prêter un peu de lessive. »

133
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criminologie), on infantilisait là beaucoup l’individu, et on


ne le préparait pas du tout aux inévitables changements
que la vie l’obligerait à affronter, une fois la liberté
retrouvée.
Revenons-en à l’exposition du Fonds Régional d’Art
Contemporain (FRAC), grâce à laquelle certains murs
allaient prendre de la couleur, raconter une histoire, ou
questionner sur ce qu’avait bien voulu exprimer l’artiste.
Mon collègue éducateur, en lien avec la Direction, avait
imaginé pour faciliter cette intrusion, qui allait quelque
peu « bouleverser » les habitudes du personnel de
surveillance, que cette exposition devait être expliquée et
partagée aussi avec eux.
Cette manière d'opérer était presque « visionnaire »,
puisque vingt-cinq ans plus tard dans le cadre du plan de
formation continue des personnels (notamment sur la
Direction Interrégionale de Marseille), trois jours de stage
sur la thématique : « la place de l’art contemporain dans la
culture » ont été proposés sur le site d’exposition même du
FRAC, à plusieurs reprises, aux personnels pénitentiaires
de manière pluridisciplinaire. Cette approche nouvelle
était particulièrement judicieuse en matière de
management. Elle permettait ainsi de ne pas donner le
sentiment, notamment aux surveillants, que les détenus
étaient mieux considérés. Plus encore, c’était une bonne
façon de les associer indirectement à la mission de
réinsertion, de laquelle ils étaient trop souvent écartés, au
profit de la seule dimension sécuritaire.
Avant même l’accrochage des œuvres, une note de service
avait annoncé cette exposition qui ferait l’objet d’une
visite guidée à destination des personnels avant d’être
proposée aux détenus. J’avais moi-même participé à cette
avant-première assurée par la Conservatrice du FRAC. Ce
temps d’explication n’avait pas été du luxe, tellement cette

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nouvelle forme d’art qui se vulgarisait tout juste


apparaissait saugrenue, et même parfois dérangeante.
Nous étions une petite vingtaine, piqués par la curiosité, à
avoir honoré ce rendez-vous. Le second temps était celui
du vernissage officiel de cette exposition, réalisé par une
visite guidée pour quelques détenus préinscrits, candidats
à la découverte.
Cette exposition avait nécessité des tractations avec les
assurances pour s’assurer qu’en cas de dégradation, elles
accepteraient le coût de la restauration. Inutile de préciser
qu’elles n’étaient pas très « chaudes » pour cette
opération, qu’elles avaient eu beaucoup de mal à
formaliser dans leurs précontrats habituels. Pour
contourner les craintes qui n’avaient pas manqué de
s’exprimer autour de cet évènement (en dehors des visites
guidées, elles-mêmes bien balisées), il avait été décidé de
s’appuyer sur deux principes de fonctionnement. Le
premier cantonnait les lieux de l’exposition aux salles de
cours et d’activités ainsi qu’aux couloirs d’accès des deux
bâtiments de détention. Le second postulat confiait la
responsabilité au surveillant des activités de veiller aux
œuvres, notamment celles exposées dans les couloirs au
moment de la circulation. La Conservatrice, après les
personnels, avait remarquablement tenté d’initier les
détenus à l’Art Contemporain.
Si ses explications n’avaient pas toujours convaincu son
auditoire, elles avaient au moins eu le mérite d’éviter les
jugements couperet qui souvent ne font alors pas dans la
dentelle, face à la nouveauté, du genre : « je n’aime pas ! »
Par respect, tout au moins de l’intervenante, les remarques
avaient été plus nuancées « je ne vois pas » ou « je ne
comprends pas »… Nous étions bien là dans une approche
didactique, conforme au projet initial.

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Petit aparté vécu lors de la visite guidée avec les détenus :


avec le Chef d’Établissement, nous officiions comme
« serre-file » lorsqu’un détenu très connu pour ses
frasques nous a interpellés de belle manière. Ce visiteur de
l’exposition était un détenu « célèbre », non pas pour la
qualité de ses œuvres picturales, mais pour ses profonds
tourments psychiatriques, qu’heureusement il n’affichait
jamais de manière agressive, mais tout au plus de manière
insistante comme un disque vinyle rayé repasse en boucle
un refrain. De corpulence moyenne, avec une chevelure
abondante, style afro comme Angela Davis, notre détenu
s’inscrivait à tout ce qu’il pouvait dans les cours scolaires,
comme s’il était persuadé au plus profond de lui-même
que son salut proviendrait notamment des études, pour
lesquelles il n’avait cependant pas de réelles
prédispositions. Ce jour-là, face à une œuvre aussi chargée
que peu figurative, où seul l’imaginaire permettait de
s’échapper du dessin lui-même, Antoine s’était pris la tête
à deux mains, l’air torturé, et s’était exprimé ainsi :
« Monsieur le Directeur, je fais un blocus dans ma tête, je
ne comprends rien ! ». L’artiste était donc bien dans le
style qui visait à rompre avec les canons de l’art classique
et figuratif.
Son but avait été atteint : questionner, critiquer, révéler
autrement le réel, ses contradictions et ses crises. Il fallut
cependant tout le doigté et la douceur de la Conservatrice
pour apaiser Antoine et lever « son blocus » qui l’aurait
encore davantage coupé du monde…

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Peuchère

Louis le marseillais se faisait encourager ainsi : « Allez


Peuchère ! », car il faisait partie de l’équipe de détenus de
basket-ball, portant les couleurs rouge et jaune de la
Maison Centrale, qui rencontrait régulièrement des
équipes extérieures.
Dans la motivation de notre personnage à pratiquer
activement un sport collectif, il y avait la fierté affûtée à
prouver et démontrer qu’il pouvait briller (à l'image des
exploits de l’Olympique de Marseille relatés dans les
médias). Mais Peuchère aurait tellement aimé aussi se
démarquer de ce petit nom, qui lui avait été donné à son
arrivée en détention et qui lui collait maintenant à la peau.
Ce surnom n’avait rien de glorieux puisqu’il renvoyait
surtout au physique frêle de sa personne. Petit blondinet,
presque chétif, au crâne dégarni, Louis aurait nettement
préféré que lui soit attribué le patronyme d’un bon bandit
du Sud ou d’un célèbre personnage de Pagnol : Ange,
Amoretti, Marius...
Louis était une figure à Ensisheim. Homme de contrastes,
il ne laissait pas indifférent. On le côtoyait ou on
l’ignorait, mais la majorité des codétenus préféraient le
laisser à distance, non sans tout d’abord le respecter.
En effet il était craint. Pas tellement par sa masse
athlétique, plus proche d’un ouistiti domestique, que d’un

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gorille du Congo, mais plutôt par sa gouaille adossée à une


véritable emprise mentale, avec laquelle il pouvait
rapidement vous hypnotiser. Louis avait compris très
jeune, que l’on était maître ou serviteur, un dominateur ou
un assujetti. Lui avait choisi son camp, et encore plus en
détention. Là, il savait qu’il ne devait rien lâcher pour
prendre au plus vite l’ascendant, quitte à se fâcher avec
son interlocuteur et ensuite marquer ses distances, pour ne
plus être dans un rapport de force en sa défaveur.
Louis parlait très peu de son enfance. Au mieux au
carrefour d’une conversation pour planter le décor et bien
se positionner, il vous balançait avec quelques décibels :
« Moi, je suis un enfant de la rue, ma mère était une
prostituée à Marseille et j’ai été élevé dans un bar, on n’a
donc pas grand-chose à m’apprendre de la vie ! ». La
dernière partie de sa réplique était lourde de sens,
puisqu’en fait c’était tout le contraire, il avait beaucoup à
apprendre des autres.
Louis était donc parti avec un handicap majeur, où
l’affection, la tendresse, l’amour ne faisaient pas partie de
son quotidien, pire encore ces sentiments-là signaient à ses
yeux un aveu de faiblesse. Son enfance il ne l’évoquait
que pour dire qu’elle n’avait pas existé, sous-entendant
que sans père, on la lui avait en réalité volée. Pourtant à
ses yeux, lui qui avait été élevé dans la culture du larcin, le
vol ne pouvait qu’être matériel. Sa prime jeunesse avait
particulièrement mal fini, puisqu’après de nombreux petits
méfaits, à dix-huit ans, embarqué par des caïds plus
chevronnés qui avaient flairé en lui un jeune filou avec du
potentiel, il avait été arrêté pour une campagne de
braquages avec meurtre. Incarcéré puis condamné à vingt
ans de réclusion criminelle, il avait bénéficié de l’excuse
de minorité, sans laquelle il aurait écopé de la redoutable
Réclusion Criminelle à Perpétuité…

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Avec ce palmarès et cette échéance à vingt ans qu’il


annonçait volontiers, il s’affichait braqueur, dans le haut
du panier de la délinquance, conforme à son rejet de la
médiocrité. Dix ans après les faits, Louis osait toujours
inscrire son parcours et son passage à l’acte, dans la lutte
des classes et surtout pas dans le remords. « On s’attaquait
aux banques… On prenait l’argent là où il y en avait…
sans jamais faire de mal aux petites gens ! »
On pouvait alors mesurer le fossé culturel entre Louis et
nous, fonctionnaires, qui timidement et sans excès de zèle
pour autant, défendions l’ordre établi, les lois, les
institutions, la démocratie. Quelle passerelle pouvait relier
nos deux berges entre lesquelles la rivière de la dissension
tourbillonnait ? L’accès à l’école, aux livres, au savoir par
le prisme de l’enseignement en prison, serait-ce suffisant
pour lui permettre de rattraper les carences accumulées
dans ses tendres années, sans tendresse ? Cette chance,
paradoxalement, il la devait à sa fierté enracinée au plus
profond de lui-même, car jamais il ne s’abaisserait à
travailler en prison, et surtout pas pour des poignées de
figues ! Par contre cette opportunité, il la devait aussi au
soutien extérieur en provenance de Marseille, qui
généreusement tous les mois, lui adressait un mandat, pour
lui permettre d’améliorer le modeste ordinaire que
l’Administration assurait avec le gîte et le couvert.
Ces mandats officiellement étaient expédiés par sa
maman… En espérant que Louis n’était pas juste en train
de se constituer une belle ardoise pour sa sortie. Quatorze
ou quinze années avec une petite pension mensuelle plus
les intérêts, cela pouvait vite finir par chiffrer.
Grâce aux heures passées à étudier au centre scolaire de la
prison, Louis avait donc bénéficié d’une belle
échappatoire à la cellule durant ses quatre à cinq années en
Maison d’Arrêt. Sa curiosité l’avait amené à suivre des

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cours, qui lui ont permis en plus de l’apprentissage d’avoir


un statut d’étudiant en rencontrant des gens plus
intéressants que la moyenne, pour progresser et ensuite
passer des examens. Après le BEPC (le Brevet des
Collèges d’aujourd’hui), il avait mis cap sur le DAEU
(Diplôme d’Accès à l’Entrée à l’Université) littéraire,
équivalent du Baccalauréat pour toutes les personnes
considérées comme empêchées (hospitalisés, malades,
détenus). Sous l’influence de quelques autres détenus, il
avait déjà en ligne de mire les études de psychologie, avec
l’objectif d’atteindre le DEUG, voire la Licence. Quel plus
beau trophée que, parti du niveau quatrième, il puisse
ressortir avec une licence en Psychologie en poche ?
Auprès des siens et dans son quartier, il passerait pour le
Prix Nobel de l’intelligence et de la réussite !
Sa détermination à progresser était tout aussi farouche que
celle d’obtenir les moyens d’étudier. Il avait donc fallu
être à ses côtés pour lui permettre de disposer de tous les
ouvrages dont il avait besoin, car étudier par
correspondance, sans accès à une bibliothèque
universitaire, imposait certaines autres facilités que lui
seul, du fond de sa cellule ne pouvait activer. Organiser
également le passage des examens en détention, pour un
seul candidat de ce niveau, nécessitait une importante
mobilisation.
De nature impatiente et avec un tempérament nerveux,
Louis avait le chantage facile à l’abandon des études,
quand il n’obtenait pas exactement ce qu’il voulait ou pas
dans les délais raisonnables à ses yeux. Heureusement, il
tenait plus que tout à ce qu’il avait entrepris de longue
date. Il parvint à son DEUG sans difficulté majeure en
deux années, et mit ensuite deux ans pour obtenir toutes
les Unités de Valeur que comportait la Licence. Cet
examen supérieur, il l’avait pourtant longtemps considéré

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comme inaccessible, vu les complexes que lui donnait son


petit niveau de départ.
Son humour était un peu intérieur, rarement démonstratif,
sinon cela aurait correspondu à minimiser le poids de la
souffrance infligée par la peine qu’il subissait. Le naturel
avait cependant tendance à revenir au galop. Son accent
marseillais chantant, ses truculents et nombreux
« peuchère », lui avaient valu à l'évidence son surnom. Sa
faconde méridionale, qui rappelait qu’il était bien du pays
du pastis et de la Bonne Mère, contrastait avec l’image de
chien battu qu’il essayait d’afficher à certains moments. Il
était néanmoins quelqu’un à la compagnie agréable, si on
n'évoquait pas trop sur les sujets de société. Car sur ces
thèmes, il était sans aucune concession, mais là, il ne
fallait surtout pas s’arrêter à ses positionnements
d’anarchiste révolutionnaire de premier degré. Dès que
l’on poussait un peu la discussion, on sentait ses thèses
plus épidermiques qu’arrimées à de solides bases
idéologiques.
Pour obtenir la réponse aux résultats de ses examens,
avant la confirmation écrite, qui elle se faisait toujours de
manière assez décalée dans le temps, il fallait littéralement
harceler le Département de l’Université, spécialisé dans
les cours par correspondance.
Les logiques des deux institutions s’affrontaient. L’une ne
voulait pas déroger aux sacro-saints principes, que l’on ne
divulguait pas de résultats par téléphone, l’autre prétextait
le contexte particulier de l’enfermement pour négocier une
dérogation exceptionnelle, s’appuyant sur la nécessité de
préparer le candidat à repartir sur des révisions s’il devait
aller sur des sessions de rattrapage ou pire s’il fallait
amortir la déception d’une année à refaire. Avec le temps,
les représentants de l'Enseignement Supérieur et de la
Justice étaient parvenus à un modus vivendi, qui

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permettait à chacun de fonctionner avec ses propres


contraintes.
Le jour où il avait fallu annoncer à Louis qu’il avait réussi
sa Licence, nous avions sorti le grand jeu, même si ce
n’était certainement pas ce à quoi Peuchère aurait aspiré.
Le directeur, le chef de détention, le chef de service socio-
éducatif et l’instituteur l’attendaient dans une salle de
cours, où il avait été conduit, pour se voir officialiser la
bonne nouvelle et recevoir leurs félicitations. Désormais,
Monsieur Louis était hautement diplômé de l’Université
de Haute-Alsace ! Si le sourire qui accompagnait la
réception de cette annonce restait très discret sur son
visage, on devinait aisément qu’il intériorisait beaucoup
son émotion. Quelle plus belle revanche sur la vie ? Un
beau cadeau à annoncer à sa maman, qui le partagerait
fièrement avec tout le quartier du Panier.
Il vint de la part du directeur l’inévitable question qui
brûlait sur toutes les lèvres de ceux qui ne le connaissaient
pas bien : « Et maintenant ? ». Louis avait tellement
idéalisé cette Licence qu’il considérait que c’était une fin
en soi et surtout pas un début d’autre chose. Un peu gêné
car pris de vitesse, notre étudiant, après avoir rapidement
réfléchi répondit avec son mordant habituel que c’était son
affaire et que surtout il comptait sur nous, pour que cela se
passe en liberté conditionnelle ! On n’en saura pas plus ce
jour-là, car il fallait d’abord se satisfaire de ce beau
résultat, fruit de presque dix années d’études dans
l’enceinte pénitentiaire. La réponse à la question sur son
avenir, après sa longue période de conclave carcéral, allait
néanmoins, très vite, devenir l’actualité de Louis.
Sans partir sur un projet de vie très précis, Louis parvint à
obtenir des permissions de sortir, considérées comme
utiles au rapprochement familial (termes de la loi). Le
concernant il s’agissait davantage d’approcher l’amie avec

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laquelle il envisageait de se construire un avenir, que de


renouer comme parfois cela peut être le cas dans certaines
situations, avec épouse, famille, ou anciennes
connaissances. J’ai souvenir d’une permission de sortie sur
Mulhouse (il était interdit de séjour à Marseille et dans
toutes les Bouches-du-Rhône), de laquelle il était revenu
« chamboulé », car très content d’avoir regoûté aux
griseries de la liberté, mais aussi aigri à l’idée de retrouver
la médiocrité et les contraintes de la détention. Il
prétendait qu’avec son retour en jour et en heure de sa
permission de sortir, il avait déjà apporté des gages
suffisants.
Relatant sommairement sa sortie sur la région, il exprima
alors quelque chose de très surprenant, quasiment une
citation d’école : « J’ai trouvé plus de plaisir à siroter seul
un Orangina à la terrasse d’un café sur la Place de la
Réunion à Mulhouse en observant et redécouvrant le
monde, que celui que me procurait le Champagne jadis
quand j’en buvais dans une boîte de nuit, en bonne
compagnie ! »
On aurait presque pu se dire « c’est gagné, il a tout
compris ! », mais nous savions trop combien la réinsertion
après un long passage par la case prison était compliquée.
Tant que nous avions une prise directe avec Louis, il était
captif. On pouvait au mieux l’accompagner, le conseiller,
l’encourager, l’orienter, et aussi espérer.
À un peu plus de trente ans, Louis avait fini, malgré un
Procureur circonspect, par obtenir une libération
conditionnelle. Le meilleur argument dans ces situations
de pari sur l’avenir consistait à soutenir que dans deux ou
trois ans, même en fin de peine, l’intéressé allait sortir.
Aussi, mieux valait une sortie anticipée, mais sécurisée
avec une mesure socio-judiciaire, qu’une sortie en fin de
peine, sans aucun suivi.

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Durant sa libération conditionnelle, il avait habité chez son


amie du même âge, originaire d’Alsace, qui lui avait
trouvé un emploi dans une librairie, où elle avait une
connaissance. La mesure de probation achevée, sa
compagne enceinte se laissa convaincre par le bellâtre
Louis, qu’elle ne pouvait accoucher ailleurs qu’à
Marseille ! Fatale erreur ?
Après au moins un ou deux changements d’emploi, trois
années se sont écoulées, jusqu’à ce que les vieux démons
le rattrapent. Par l’intermédiaire des médias j’avais en
effet appris qu’il avait été à nouveau emprisonné, impliqué
dans une très grosse affaire qui avait défrayé la chronique
des faits divers. En 1990, il avait participé, avec une
équipe du Sud, à la juteuse attaque d’un fourgon blindé
entre Bâle et Mulhouse, qui assurait un transfert de fonds
entre la Suisse et la Banque de France. Les malfaiteurs
étaient repartis, sans tirer un coup de feu, mais en
emportant une douzaine de sacs de grosses coupures
représentant 34 millions de Francs !
Toujours obsédé par le haut niveau, cela lui avait valu une
nouvelle condamnation à 12 ans de réclusion criminelle.
Dans un article de presse de 2012, longtemps après les
faits, la Justice tentait de rattraper un parrain du
banditisme marseillais pour lui faire porter le costume de
cerveau de l’affaire. J’ai pu lire que Louis, témoin cité,
avait tout fait pour éviter ce scénario, notamment en
amusant la galerie à l’audience et en tentant
désespérément de se hisser au niveau des avocats, ténors
du barreau, Maîtres Liénard et Dupont-Moretti.
Le journaliste des Dernières Nouvelles d'Alsace
mentionnait à propos de la déposition de Louis :
« un Vésuve logorrhéique, un tsunami dont le verbe, teinté
d'un accent marseillais de compétition, engloutit les

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assises du Haut-Rhin… c'est vrai que je suis un peu


volubile, mais je veux éviter une erreur judiciaire ! »

En dehors de la grosse déception d’un tel gâchis au regard


des espoirs qu’avaient laissé entrevoir une telle ascension
dans les études, probablement qu’une orientation pour une
carrière de comédien en stand-up aurait été plus
judicieuse…

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Lino

Une fois de plus, le petit nom trouvé par les codétenus était
très à l’avantage de celui qui en était affublé. Oui Paul avait
une belle carrure, avec des épaules musclées, certes il avait
une voix grave, avec un ton généralement cassant pour en
réalité cacher sa timidité et ses difficultés de langage. Il était
tout de même assez loin de pouvoir incarner l’icône Lino
Ventura ! Par contre, il aurait facilement pu interpréter un
rôle de porte-flingue dans « Le clan des Siciliens » ou dans
« Les tontons flingueurs ».
Lino est resté dans ma mémoire alors qu’aucun évènement
particulier n’était venu troubler ou agrémenter les six
années à Ensisheim, où je l’ai vu arriver puis repartir. Lino
était une force de la nature, sculptée à la machette, un vrai
cube presque aussi large des épaules que haut en taille…
Ses pognes de travailleur de force faisaient au moins le
double de mes petites menottes de fonctionnaire. Je
n’aurais pas voulu recevoir une gifle de sa part, je pense
qu’il m’aurait dévissé le cou ! Son apparence physique,
toujours accoutré avec de vieux survêtements en coton
complètement démodés, comme sa manière de parler avec
des phrases courtes parfois sans verbe, mais martelées
avec une voix grave et sans nuance, lui confiait une allure
d’un être fruste.

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Dans les campagnes, pour ce type de personnage, on


parlait de rustres. Il en était un, lui qui avait été justement
élevé dans une ferme. Toutefois c’est sa personnalité
tellement atypique qui me vaut de si bien me souvenir de
lui. Il était en effet quelqu'un de complètement
indépendant, qualité pourtant très délicate à conserver
dans cet univers aux rapports de force permanents, où on
se sentait rapidement plus fort à plusieurs. Or en Maison
Centrale, sauf si vous présentiez quelques désordres
psychologiques ou psychiatriques, vous étiez toujours
rattaché à un clan, à un étage, à un bâtiment, à une activité,
bref vous faisiez partie d’une famille d’infortune, qui vous
venait plus ou moins en aide, face aux tourments parfois
violents de la vie en collectivité. Et ce n’est pas la seule
présence de barreaux aux fenêtres qui suffisait à éteindre
les vices développés dans les vies antérieures.
La sentence d’un tribunal, si dure soit-elle, ne vous
purgeait par davantage le cerveau ! L’Administration
intervenait peu dans ces régulations inter-détenus, dès
l’instant qu’elles ne mettaient pas en péril le fragile
équilibre général de la détention, et qu’elles ne
contrevenaient pas manifestement au règlement intérieur.
Parfois, on pouvait deviner une forme de petit racket, où
certains détenus convaincants parvenaient à se faire
discrètement commander des victuailles par un plus faible,
belle manière d’améliorer l’ordinaire à moindres frais.
Parfois même quand un jeune détenu (soit moins de trente-
cinq ans) arrivait, il était souvent courtisé par quelques
vieilles « canailles ».
Sous couvert de leur assurer leur protection, elles allaient
jusqu’à leur demander ou exiger parfois quelques faveurs,
dont on imaginait bien de quel ordre elles pouvaient être.
Lino était loin de tout ça. Il surprenait par sa totale
indépendance, sans inimitié ni déférence particulière

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envers quiconque, alors que son physique impressionnant


lui aurait permis de jouer un rôle de tout premier rang dans
ces rapports où les ego et la testostérone se mesuraient
pour un rien. Son indépendance, il se l’était probablement
fabriquée, en étant confronté très jeune à la dureté de la
vie. Cette dernière lui avait forgé un caractère lui intimant
l’ordre de ne compter que sur lui-même.
De père inconnu, Lino n’avait pas de souvenirs de sa
mère, contrainte de devoir placer son môme à l’âge de
quatre ou cinq ans. Il a toujours pensé, qu’elle était une
prostituée, mais sans aucun élément officiel qui lui ait
permis de l’attester. La rumeur des uns ou des autres ? En
attendant, il s’était construit ainsi, avec cette image de sa
mère. Il se disait enfant de l’Assistance Publique, élevé à
la ferme. Au début des années 50, ce type de placement
d’enfant, dans ces conditions, correspondait à du soi-
disant « gagnant-gagnant ». L’enfant était accueilli dans
une famille, nourri, logé, blanchi. En compensation, très
vite il devait donner un coup de main à la ferme. Lino
avait été placé dans les Vosges, où à l’école il avait été un
cancre fini, alors qu'il s’occupait plutôt bien des vaches.
Pourtant le climat y était rude et l’ambiance détestable, au
point de l’amener à faire de nombreuses fugues, pour
échapper à la tyrannie des fermiers, dont il n’avait
heureusement jamais entendu dire qu’ils souhaitaient
l’adopter.
Après ses premiers petits délits crapuleux ou de violence
sur fond d’alcool, il s’est inévitablement retrouvé en
maison de correction, où racontait-il, il s’était souvent
« bastonné », ne supportant pas plus la discipline de
l’institution, que les manières des autres jeunes. Les
gendarmes du secteur, rodés en la matière, l’avaient
souvent raccompagné dans son centre après plusieurs
fugues, qui ne l’amenaient jamais très loin.

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Inexorablement, cela lui avait valu de nombreux courts


séjours de prison, où son côté « tête brûlée » ne lui avait
pas fait que des amis, même si certains avaient vite repéré,
le parfait allié qu’il pourrait faire pour les prochains bons
coups à prévoir une fois dehors. C’était une de ces
fameuses embellies qui l’avait conduit jusqu’à Ensisheim,
après être passé par la Maison d’Arrêt d'Epinal, le Centre
National d’Orientation de Fresnes et la Maison Centrale de
Clairvaux, dont il conservait un très mauvais souvenir.
Entre-temps, il avait écopé d’une peine de vingt ans de
réclusion criminelle pour un cambriolage qui avait mal
tourné, Lino avait fait usage d’un fusil de chasse, tuant le
propriétaire des lieux.
Mon travail d’éducateur m’amenait à rencontrer tous les
détenus de mon effectif le plus souvent possible, et si pour
deux tiers d’entre eux c’était environ une fois par mois,
pour certains récalcitrants, allergiques à la prise en charge
socio-éducative et fermés au dialogue, cela pouvait être
une fois par trimestre. Ce pouvait parfois être un échange
bref, au cours duquel il jaillissait plus ou moins de marge
de manœuvre. On essayait de faire un tour complet de la
situation en interne (santé, travail, formation, activités),
puis on glissait sur les relations avec l’extérieur
lorsqu’elles existaient.
Évidemment, quand les échéances étaient encore lointaines,
on ne venait pas trop sur les projets de sortie. Néanmoins,
dans la palette des outils visant la mobilisation, la
projection dans le futur avait une place privilégiée.
Commencer à penser à l'avenir, obligeait à ne pas négliger
ses lendemains, et à mettre des mots sur les éventuelles
difficultés pour ajuster le projet. Parfois, et cela a été le cas
avec Lino, après de longs rounds d’observation, teintés
d’une grande méfiance envers cet agent « suppôt de

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l’Administration », la situation finissait par se débloquer et


progressivement le dialogue s’amorçait.
Le concernant j’ai pensé que c’était ma participation aux
parties de basket-ball, un soir ou deux par semaine qui
l’avait sécurisé, pouvant percevoir en moi, un joueur
comme les autres, mais jamais critique maniant davantage
les encouragements que les remontrances. Les rencontres
contre les équipes corporatives extérieures soudaient notre
équipe interne, même si le plus souvent Lino était
remplaçant. Quand le score était acquis, pratiquement
toujours en faveur de l’équipe extérieure, notre coach, le
moniteur de sport de la prison, le faisait jouer le plus
possible pour qu’il ne se décourage pas, lui le déménageur
toujours très volontaire.
Pendant ses deux premières années à la Centrale, Lino
m’avait bien fait comprendre qu’avec sa douzaine
d’années de prison derrière lui (en plusieurs séjours) et
avec ses cinq ou six années qui lui restaient encore, il
n’espérait rien et que je devais donc davantage consacrer
mon temps à m’occuper des autres. Après ces paroles un
peu définitives, j’appréhendais chaque fois que je le
convoquais dans mon bureau. Oui je redoutais qu’il me
ressorte son refrain, si plein de défaitisme, en
m’éconduisant poliment, mais fermement, sans même
avoir eu le temps de parler un peu.
Heureusement parmi ses acquis, il y avait la valeur du
travail. Pas question pour lui de rester en cellule à tourner
comme un ours en cage, et il avait exprimé dès le jour de
son arrivée sa volonté de travailler au plus vite, pour
occuper ses journées. Sa demande d’être classé aux
ateliers, avait été accompagnée d’une exigence qui n’était
encore jamais apparue jusque-là : « je ne veux pas être
classé dans un travail payé à l’heure, mais je veux bosser,
là où on est rémunéré à la pièce ! » Il ne voulait surtout

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pas perdre son temps dans des pauses café, ni être


solidaire de travailleurs moins efficaces ou moins
courageux. Il vous annonçait cash, qu’il voulait se
dépenser et s’occuper, mais aussi gagner le maximum
d’argent. A priori, s’abrutir au travail, même avec des
gestes très répétitifs ne lui faisait pas peur.
Lino ne correspondait avec personne et n’avait pas voulu
entendre parler d’un visiteur de prison pour rompre la
solitude. En dehors du boulot, il était cent pour cent sport.
Il courait allègrement, ses épaules se dandinant au rythme
de sa foulée peu gracieuse, mais terriblement efficace. En
effet, il avalait chaque semaine après le travail, ou les
week-ends, plusieurs dizaines de kilomètres de footing,
d’où ses mollets aussi musclés que ses bras. Il soulevait
volontiers de la fonte, discipline où il était parmi les
meilleurs de la prison. La sueur qu’il transpirait était à la
hauteur des tonnes de métal manipulées. Les serviettes
éponges, grand format, faisaient partie de la panoplie des
adeptes de la musculation, repartant deux fois plus lourdes
qu’elles n’étaient arrivées. Les dernières activités
sportives auxquelles il s’adonnait, mais où il était par
contre nettement moins performant étaient les sports
collectifs.
En l’occurrence, les deux principaux pratiqués à la prison :
le football et le basket-ball. Plein de bonne volonté et de
détermination, Lino aurait voulu briller avec le ballon,
mais sa seule densité physique ne suffisait pas, il était en
fait maladroit autant avec ses pieds qu’avec ses bras. Sa
carrure de boxeur ou de judoka était toujours
impressionnante pour l’adversaire, prêt à faire un pas de
côté pour s’éviter la confrontation aux épaules, mais le
taureau Lino ascendant éléphant, n’en profitait pas pour
autant pour conclure avec un beau shoot ou une belle
adresse devant le panier.

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Se sachant en dessous de la moyenne sur ces plateaux de


sports collectifs, il était toujours un peu nerveux et il lui
était arrivé de quitter brutalement un match, ne supportant
pas la réflexion d’un autre joueur ou la décision d’un
arbitre, sans chercher à comprendre et sans remords pour
ses coéquipiers. Vous imaginez bien que personne n’allait
le relancer pour qu’il revienne sur sa décision. En général,
il se remettait dans sa bulle d’homme solitaire et sauvage,
partant en petites foulées terminer sa séance de sport par
du footing, les autres n’existaient déjà plus.
Certainement un peu plus en confiance, Lino avait fini par
venir dans mon bureau plus régulièrement, car lui n’était
pas quelqu’un que l’on pouvait aller rencontrer dans sa
cellule, trop attaché à son intimité et sa fameuse
indépendance.
Jamais Lino n’a cru aux chimères d’une éventuelle sortie
anticipée. Son discours était dur, sans nuances : « je
croque toutes les remises de peine que l’on veut bien me
donner, j’accumule le maximum d’argent - sans trop se
préoccuper des dédommagements de la victime, en dehors
de la ponction automatique qu’effectue la comptabilité - et
puis au moment de sortir, on verra bien ».
La seule perspective un peu surprenante, mais concrète
qu’il évoquait sans être précis, c’était qu’il aimerait par la
suite travailler avec les chevaux, et qu’il serait donc peut-
être bien d'effectuer une formation de maréchal-ferrant.
Sans que nous ayons eu le temps de travailler cette
ébauche de projet, Lino avait un peu sur un coup de tête,
fait une demande pour finir sa peine au Centre de
Détention de Mauzac ou celui d’Eysses dans le Sud-Ouest,
tous deux à vocation agricole. C'était son troisième choix
qu’il avait obtenu, avec une affectation au Centre de
Détention de Muret, près de Toulouse, où il est donc parti
avec son paquetage, ses ombres et ses mystères.

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Petites balles et gros ballon

En prison, la pratique du sport est une des rares


échappatoires à dimension physique en dehors du travail.
À Ensisheim le sport s’exerçait dans différentes
disciplines : football, musculation (souvent proche de la
« gonflette » pour la plastique de son corps), footing,
volleyball, tennis de table ou basketball. Les petites balles
et le gros ballon des deux dernières disciplines m’ont
rappelé certains bons souvenirs.
Petites balles : Antérieurement, le modeste ping-pong était
alors pratiqué dans une petite salle d’activité de manière
confidentielle jusqu’à ce que nous soyons parvenus à lui
faire gagner les galons de pratique sportive à part entière.
Sa vraie reconnaissance passa par l’affiliation de l’activité
à la Fédération Française de Tennis de Table, mais
comment cette évolution avait-elle été possible ?
Il avait fallu négocier avec la Direction de l’Établissement
l’aménagement à moindres frais, d’une grande surface au-
dessus d’un atelier de production, soit un plateau
d’environ dix mètres de largeur pour vingt mètres de
longueur. Ce lieu permettait d’offrir deux fois par semaine
à vingt-cinq détenus des séances d’entraînement sur quatre
tables, parfois dirigées bénévolement par l’entraîneur d’un
club voisin. D’une distraction à vocation simplement
occupationnelle, cette activité sportive avait rapidement

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changé de dimension en devenant très attractive. Elle


permettait une belle dépense d’énergie avec défoulement
garanti, sans passer par les obligations des sports
collectifs, où il faut nécessairement jouer des coudes et de
la voix pour se faire admettre dans l’équipe.
Après une année complète consacrée aux entraînements et
à des tournois internes, le niveau général grimpa
singulièrement sous la houlette de l’intervenant
quinquagénaire à la pédagogie très stimulante. Ce dernier
payait de ses efforts en transpirant lui-même autant que
ses élèves. Il avait dans sa palette d’instructions une
consigne qui lui amena son surnom : « Monsieur Séries ».
En effet pour lui il n’était pas question de commencer une
quelconque séance, sans s’être échauffé avec des coups
identiques en grand nombre, soit une série de revers, une
série de services ou de smash ou d’autres coups que
comportait la discipline. Parfois, il intervenait sur une
table et réclamait à tue-tête aux deux adversaires à tour de
rôle : « une série de coups droits ! ». La force du
commandement portait ses fruits, car rarement les joueurs
se soustrayaient à la série de dix ou vingt que réclamait le
coach. Monsieur Séries faisait ainsi réaliser leurs gammes
à ses apprentis. Il ressemblait davantage à un grand frère
soixante-huitard qu’à un coach sportif, mais son énergie
était quasiment contagieuse : les mous devenaient vifs et
les excités apprenaient à se maîtriser. En cas de geste
déplacé ou d’énervement majeur, le joueur était
immédiatement exclu et envoyé cinq minutes sur une
chaise en guise de recadrage.
Au bout de quelques mois, force était à la discipline et au
respect des consignes et des adversaires, la chaise de
l’exclu temporaire n’était pratiquement plus que
symbolique…

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Content des progrès enregistrés, Monsieur Séries proposa


d’inscrire la Maison Centrale dans le championnat
corporatif du secteur. Ainsi pendant huit mois de l’année,
très fréquemment, l’équipe de la prison composée de cinq
à six joueurs recevait les équipes des entreprises de la
région. La première fois les visiteurs étaient forcément
impressionnés de passer toutes les grilles avant d’arriver à
la salle. Une fois en short et baskets, il n’y avait plus que
le sport qui comptait, l’adversaire n’avait ni âge ni
pedigree, seul son niveau en tennis de table comptait,
puisqu’il convenait d’aller chercher la victoire. Une fois
les matchs terminés, il y avait toujours un temps
d’échanges, mais cela tournait surtout autour des matchs et
du championnat. Les visiteurs intimidés, n’osaient que
rarement poser des questions sur la vie en détention.
La Maison Centrale avait eu pendant plusieurs années un
joueur très fort, qui gagnait la majorité de ses matchs. Il
était d’origine allemande, solitaire et peu loquace avec ses
pairs, intériorisant toutes ses émotions : colère, stress, joie,
tristesse, toutes à la même enseigne. Il aurait pu faire un
bon joueur de poker d’autant qu’il avait une moustache
rouquine, qui lui permettait de dissimuler encore plus
facilement ses rictus de la bouche. Après ses matchs, il
aimait bien aller trouver ses adversaires et discuter avec
eux en allemand, proche du dialecte alsacien. Ainsi il
prenait un malin plaisir à échanger sans se faire
comprendre par les autres détenus, ce qui avait le don
d’irriter certains, qui ne comprenaient pas un traître mot de
son « charabia » !
Lors de la mutinerie d’avril 1988, la salle fut entièrement
détruite avec le saccage volontaire de l’atelier du rez-de-
chaussée, et au grand dam des pratiquants, le tennis de
table dut jusqu’à nouvel ordre, être abandonné au rayon
des souvenirs, faute d’installations.

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Gros ballon : Le basket-ball était également pratiqué à la


prison d’Ensisheim, grâce au moniteur de sport qui avait
lui-même un bon niveau, ce qui lui permettait de fédérer
autour de cette discipline. L’avantage du basket, c’était
qu’il disposait au centre d’une cour de promenade, d’un
terrain en ciment aux dimensions réglementaires. Cela
permettait à ceux qui le voulaient de s’amuser, même en
dehors des entraînements officiels. Mais attention si
quelqu’un était surpris à donner un coup de pied dans un
ballon de basket, son nom était relevé par le surveillant de
la cour, puis transmis à la comptabilité pour une amende
d’un franc !
Ayant moi-même pratiqué en internat ce sport, et avec une
taille intéressante sous les panneaux, j’ai pu intégrer
l’équipe des détenus qui participait depuis plusieurs
années au championnat corporatif. Les entraînements
étaient l’occasion de trouver le bon positionnement de
chacun et de travailler quelques combinaisons à reproduire
durant les matchs. La cohésion entre joueurs était aussi
essentielle à entretenir (et cela n’allait pas de soi), car dans
le groupe d’une douzaine de joueurs que nous étions, il y
avait quelques forts caractères, qu’il convenait de
canaliser.
Le moniteur de sport, entraîneur de l’équipe, avait autorité
sur son groupe. Il avait d’ailleurs été dans sa jeunesse
champion de France militaire de lancer de javelot. Son
sifflet perçait les oreilles quand il l’estimait utile,
renvoyant parfois l’un ou l’autre à la douche, avant même
la fin de la séance. Le risque de ne pas participer au match
suivant était pour les joueurs, plus dissuasif que tout
rappel oral au règlement. Car les temps forts de la pratique
du basket, restaient les rencontres avec les équipes
extérieures. Les matchs aller et retour ne pouvaient
s'effectuer qu'à la prison en fin d’après-midi ! Certains

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détenus venaient comme simples spectateurs, mais se


transformaient rapidement en chauds supporters, se
chargeant de faire grimper l’ambiance pour mettre la
pression aux joueurs adverses. Ce climat galvanisait
évidemment l’équipe que nous étions, à la recherche de ne
pas décevoir, même si la victoire n’était que rarement au
rendez-vous. L’important était de se démener face à
l’équipe adverse, et d’offrir le jeu le plus agréable
possible.
Deux souvenirs marquants me restent des quatre saisons
auxquelles j’ai participé.
L’évènement de l’année était le match contre l’équipe
corporative de Peugeot Mulhouse. En effet, nous avions là
une des meilleures équipes de France, qui débarquait avec
leurs équipements rutilants de couleur mauve. Nous avions
affaire à l’élite, avec de grands gabarits parfois anciens
professionnels, qui survolaient la compétition pour
atteindre en général les phases finales de la compétition au
niveau national. Le plus spectaculaire était d’ailleurs leur
échauffement, où sous les ordres de leur coach à fort
accent slave, les joueurs déroulaient tous les gestes
techniques avec une belle synchronisation entre eux, digne
d’un ballet d’opéra. Inutile de vous décrire à côté nos
combinaisons de petits amateurs… Pour l’équipe de la
prison, c’était le clou de l’année avec pratiquement une
démonstration des célèbres « Harlem Globe Trotters »
(Équipe des États-Unis qui se produit à travers le monde
pour des matchs d’exhibition). Pour éviter le ridicule et
favoriser le spectacle, il était toujours entendu que nos
deux équipes étaient mélangées, et que Peugeot Mulhouse
avait match gagné, avant même le coup d’envoi. La moitié
des joueurs de la Maison Centrale avait la fierté
d’endosser le superbe maillot de Peugeot Mulhouse. Les
autres conservaient la couleur jaune ou rouge des maillots

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de la prison, mais étaient renforcés par des doubles mètres


très impressionnants. La consigne pour les joueurs
extérieurs était claire, faire jouer le mieux possible « les
coéquipiers du jour », tout en privilégiant le spectacle,
donc sans se priver de beaux mouvements entre eux. Les
spectateurs avertis de l’évènement étaient en nombre et
pour une fois soutenaient les deux équipes, avec des
encouragements teintés de quelques galéjades
savoureuses. C’était en quelque sorte la Fête du Sport,
comme il était arrivé en 1981, la Fête de la Musique !
Seconde évocation : le temps de la douche collective à
l’issue du match.... Cela me rappelait les souvenirs des
vestiaires de rugby, que j’avais pratiqué durant ma
jeunesse. Après le match, qu'il ait été perdu ou gagné (une
fois sur cinq environ), nous nous retrouvions pour un
rapide débriefing du coach, avant de passer sous la douche
spécialement aménagée à proximité du terrain.
Sensation étonnante que de tels moments peuvent
apporter : nous étions là environ une dizaine, certains
préférant regagner directement leur cellule, à refaire le
match sous les pommeaux de douche à l’ancienne, dans
une ambiance bon enfant, au milieu de la mousse et des
vapeurs d’eau. Il n’était pas question de pudeur ni de gêne,
les hommes que nous étions récupéraient et se refaisaient
une beauté. « Vive le sport ! »

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Moustache

« Moustache » a été un des personnages qui m’a le plus


marqué, alors qu’il faisait partie de la cohorte des
anonymes discrets. Probablement, parce que j’ai pu
constater de près son évolution sur les trois années où j’ai
eu à l’accompagner en détention avant sa sortie.
Lucien, portait effectivement sur son visage son surnom
de détention. Tout aussi caractéristique, son costard de
travail qui en fait n’était qu’une grande blouse en coton
bleu, portant les stigmates de ses années de travail dans
l’encre et la colle. Ses sourcils en bataille et ses grosses
lunettes à monture noire n’adoucissaient pas beaucoup un
visage que la vie avait déjà bien assombri. Il me faisait un
peu penser à mes rudes et austères instituteurs à blouses
grises de l’école primaire. Dès sept heures quarante-cinq,
tous les jours de la semaine, il sortait de sa cellule avec sa
tenue de travail pour rejoindre son atelier. On aurait pu
l’imaginer bosser à la chaîne, chez Citroën ou Renault.
Beaucoup plus subtil, il occupait l’unique poste de relieur
de la prison, juste à côté de l’atelier d’imprimerie, qui
employait trois personnes détenues.
Tout ce monde était sous la houlette d’un
surveillant/contremaître en or, Monsieur Meyer qui
supervisait également un atelier de rempaillage et de
cannage de chaises, avec la plupart du temps trois ou

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quatre gitans, experts en la matière. Durant son séjour à


Ensisheim, Moustache a appris puis exercé le précieux
métier de relieur. Pour occuper ce poste, il avait déjà dû
faire ses preuves à l’imprimerie, lieu beaucoup plus
bruyant et salissant. En effet, le travail de relieur était
considéré comme une activité noble à responsabilités, où
la confiance devait être absolue, car les documents et les
œuvres d’art manipulés, étaient tous sensibles. Ils étaient
précieux, par les informations que ces supports
contenaient, ou forts sentimentalement pour les clients qui
souhaitaient faire mémoire de leur histoire personnelle ou
familiale. Ce poste de relieur imposait d’être très soigné et
soigneux, puisqu’il allait falloir être le soignant de reliques
ou archives prestigieuses et importantes. Il convenait
d’être archi-méticuleux et exercer avec une fine technicité,
car ce type de travail manuel ne permettait pas d’offrir une
seconde chance au produit. La première tentative devait
être la bonne sous peine d’une séance de rattrapage, qui
elle, ne pouvait qu’endommager la précieuse matière
première.
Cet atelier recevait toutes les commandes des services de
la Justice du ressort de la Cour d’Appel de Colmar
(Départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin), où l'on ne
connaissait pas encore l’informatique. On ne savait même
pas que le mot numérisation existait, cela viendra
progressivement après le changement de siècle ! Les
collectivités ou particuliers, informés de ce travail de
qualité pour un prix très avantageux, confiaient volontiers
leurs travaux au contremaître à la porte d’entrée de
l’Établissement.
J’ai souvent vu Moustache à pied d’œuvre dans son
atelier, mais dans ces moments-là il était concentré à la
tâche, peu disponible pour discuter, ceci dit, il n’était pas
payé pour ça. Fierté de l’Établissement, les ateliers

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d’imprimerie et de reliure étaient systématiquement au


programme, lors des visites d’officiels qui venaient
découvrir ou respirer les sensations de la prison « pour
mieux se rendre compte ». Monsieur Meyer était lui très
content de recevoir du monde et de se voir ainsi encouragé
et justement félicité pour la qualité du travail accompli par
ses employés. Il éprouvait du plaisir à raconter dans les
moindres détails toutes les finesses de leurs activités, et
pouvait aussi rapporter les conditions dans lesquelles les
détenus vivaient, mais surtout étaient formés et
rémunérés15.
Moustache détestait cette dimension de représentation
qu’imposaient les visites. Elles revenaient probablement
pour lui à trop vanter le travail de l’administration, soit
indirectement, et à faire admettre le bon traitement dont elle
faisait preuve à destination de ses résidents. Notre relieur
n’oubliait pas que la toute première finalité du travail pénal,
consistait à faire encaisser des années de prison aux exclus
de la vie qui, à ses yeux, ne méritaient pas tous les lourdes

15
L’utilisation de l’argent des prisonniers qui passait par ce que l’on
appelle dans le jargon pénitentiaire « le compte nominatif ». Aussi
fallait-il toujours expliquer avec précision que l’argent gagné (on
n'était jamais au-dessus de 50 % du SMIC) était réparti en trois
comptes : le « pécule libérable » où étaient placés 10 % de toutes les
recettes, servant d’économies, remises le jour de la sortie en fin de
peine. - Le « compte frais de justice », que le détenu alimentait
volontairement plus ou moins, de manière à régler progressivement le
remboursement des indemnisations de ses victimes et les frais de
justice - Le « pécule disponible ou cantinable », qui était en quelque
sorte l’argent de poche du détenu qui pouvait ainsi effectuer des
achats et s’améliorer l’ordinaire (habits, alimentation, journaux et
produits de première nécessité). Cet argent servait aussi bien souvent
pour soutenir la famille ou des proches. Pour être complet, il faut aussi
préciser que l’Administration prélevait à la source des « frais
d’entretien », qui pouvait à aller jusqu’à un maximum de
300 francs/mois.

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sanctions auxquelles ils avaient été condamnés. Dans ces


occasions, il avait un œil noir, encore plus foncé que son
marron naturel déjà très sombre, et surtout il tournait sa tête
légèrement du côté opposé à l’auditoire, pour ne surtout pas
avoir à soutenir leurs regards.
Le comportement et les aptitudes dans les activités,
quelles qu’elles soient, étaient pour nous personnels, une
mine d’or sur le plan de l'observation. Du sport au travail,
en passant par les activités socioculturelles et
l’enseignement, ces temps collectifs permettaient
d’évaluer l’individu dans un contexte qui se rapprochait
davantage de la vraie vie, celle de demain, à plus ou moins
longue échéance. Ainsi, sa capacité à affronter les règles
ou l’autorité, à surmonter ses frustrations et à admettre la
différence chez ses codétenus était très éclairante à travers
le support du faire. Bien plus riche et probant, que les
seules déclarations d’intention qui étaient déclamées dans
les entretiens individuels.
À un moment ou à un autre, il serait en effet demandé aux
personnels d’effectuer un « pronostic » sur l’avenir d’untel
ou untel, ou tout au moins de mesurer ses évolutions, en
tentant de distinguer ses points forts et ses points faibles,
avec son éventuelle marge de progression. Nous étions à
ce moment-là, dans l’artisanat de la criminologie, encore
très confiant en l’intuition humaine.
Moustache était plutôt un tempérament « nerveux rentré »,
et sa consommation à haute dose en café (même si ce
n’était que de la Ricorée16), ne contribuait pas à alléger ses
sautes d’humeur. Heureusement, avec une diplomatie hors
16
Le café fait partie des produits interdits en prison. Considéré comme
excitant, il pourrait être consommé à haute dose, ce qui poserait
rapidement des problèmes de comportement et des difficultés de
discipline. Par ailleurs, il ne ferait certainement pas bon ménage avec
les médicaments prescrits par médecins et psychiatres.

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pair, même si elle n’était pas tirée des manuels de


psychologie, Monsieur Meyer parvenait parfaitement à
canaliser « son fantasque poulain ». Ses colères étaient
essentiellement tournées contre lui-même, lorsqu'au
travail, les affaires ne marchaient pas comme il le
souhaitait. Il était ultra-perfectionniste (ou ultra-rigide ?)
et ainsi deux ou trois millimètres de décalage dans la
bordure d’un ouvrage suffisaient à le rendre chafouin.
Petit détail de pure forme, que quatre-vingt-dix pour cent
des personnes n’auraient même pas relevé ! Il considérait
qu’il exerçait une activité « d’orfèvrerie » qui imposait un
résultat irréprochable. Il avait aussi un fond cyclothymique
avec une belle dose de mauvaise humeur certains jours,
sans que l’on puisse identifier la raison de cette irritabilité
passagère.
D’ailleurs, quand on l’interrogeait, il ne parvenait pas à
exprimer la cause de ce mal-être, préférant se réfugier
dans le silence ou une posture qui vous faisait comprendre,
qu’il fallait laisser passer un peu de temps avant de revenir
vers lui. On pouvait imaginer que les blessures de son
passé ressurgissaient, et que dans de ces moments-là, elles
bouillonnaient à l’intérieur, au point de ne pas trouver
l’apaisement suffisant pour parler sans éclabousser son
interlocuteur des mauvais postillons de la mémoire. Des
souvenirs que j’en ai, Moustache avait été élevé par un
père alcoolique et violent, ce qui lui avait forcément laissé
quelques séquelles. Les plus visibles l’amenaient parfois à
communiquer plutôt par des paroles brutales, que par des
propos mesurés sans trop de décibels… Quand
remontaient à la surface certains souvenirs de ces
moments pénibles, il fulminait alors contre son père, la
vie, la société à ses yeux plus vengeresse et punitive que
juste et protectrice.

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Son attractif poste de travail était pourtant confiné dans


une pièce aveugle, sans lumière du jour puisque le mur du
fond de son atelier au premier étage donnait directement
sur le mur d’enceinte (côté village). Deux gros spots qui
chauffaient autant qu’ils éclairaient, compensaient le
faible chauffage des lieux en hiver.
Comme dans tous les recoins de la prison, un transistor
reliait cette micro-société des prisons avec celle des gens
libres. Les soirées et les nuits, Gonzague Saint Bris avec
sa « ligne ouverte » avait longtemps eu un vif succès, tout
comme Ménie Grégoire, et son émission d’écoute « Allô,
Ménie ». Depuis 1983 c’était Radio Nostalgie qui faisait le
plus d’audience, avec davantage de musique et moins de
parlottes, permettant grâce à quelques tubes d’antan, de
faire ressurgir de bons souvenirs du passé.
Méticuleux à l’extrême, maniaque même, pourrait-on dire,
Moustache avait une manie ou un bon réflexe de
travailleur consciencieux. Tous les soirs quinze minutes
avant l’heure de fin de travail, plus rien ne comptait, et il
s’agitait dans tous les sens pour ranger, nettoyer, jeter,
trier, il fallait que sa place soit nette, comme s’il allait
mourir dans la nuit. Il avait donc l’obsession de laisser à
son potentiel successeur un poste de travail
irréprochablement tenu.
Moustache, était donc quelqu’un de tempérament, mais
attachant. Il ne fallait pas le « chauffer », ni trop lui donner
d’ordres, pensant qu’il était en âge de savoir mieux que
quiconque ce qu’il devait faire et comment le réaliser.
Heureusement, avec sa douce et persuasive diplomatie
Monsieur Meyer était « the right man in the right place ! »
Quant à moi, son tout jeune éducateur, parfois dans sa
cellule après dix-sept heures, j’écoutais beaucoup,
compatissais parfois, et souvent l’interrogeais pour
l’amener sur des terres inexplorées. Effet inespéré, cela

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l’avait assez vite mis en confiance, puisque se présentait à


lui l’occasion d’échanger, et non plus de ruminer seul dans
son coin. Même si j’ai toujours senti qu’il restait sur ses
gardes, une mauvaise parole, ou un questionnement un peu
trop appuyé là où cela faisait mal, pouvait à tout moment,
comme un escargot à qui l’on effleure le bout de ses
antennes, l’amener à se refermer pour se protéger.
Moustache avait cinquante ans quand je suis arrivé à
Ensisheim, et paraissait physiquement dix années de plus
du fait de l’érosion que son parcours de vie avait engendré
sur son physique. Il venait de divorcer, avec un fils d’une
petite trentaine, dont il n’avait plus de nouvelles.
Originaire du Nord, il ne voulait surtout pas y retourner,
tant cette région lui rappelait de mauvais souvenirs. En
tout cas, il ne parvenait pas à extraire quelconques
agréables moments de son enfance, susceptibles de lui
donner l’envie d’effectuer un retour aux sources. La seule
personne à qui il aurait pu aller rendre visite était sa grand-
mère, mais elle avait rejoint le pré des silencieux depuis
peu.
Comme cela se ferait aujourd’hui par Facebook ou Meetic,
Moustache avait entamé une correspondance via une petite
annonce du journal Libération, avec une femme originaire
de Normandie. Elle-même mariée avec deux enfants, au
début elle imaginait apporter du réconfort avec une lettre
hebdomadaire… mais la fréquence des lettres s’est assez
vite rapprochée, tout comme les sentiments de nos deux
communicants épistolaires. Durant deux années, ils ont
fini par s’écrire presque tous les jours, les amenant à
passer en fait quotidiennement une ou deux heures
ensemble par procuration. En lisant ou en rédigeant
chaque jour, ils avaient fini par certainement mieux se
connaître que certains couples vivant sous le même toit.

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Vint le moment, où la correspondante prénommée Lily,


devenue amie puis chérie, se décida à franchir le pas de
venir voir Moustache au parloir.
Lui avait longtemps espéré sans pour autant brusquer les
choses, mais elle avait pris son temps pour s’assurer de la
solidité des liens, avec quelques garanties, avant de
s’engager. Cela devrait donc s’accompagner pour elle
d’une procédure de divorce et d’une explication aux deux
enfants, adolescents. La recherche d’une activité pour
gagner au plus vite son autonomie financière, avec
probablement à la clé un déménagement qui entraînerait
donc aussi un changement de région à court terme. Le
premier parloir revêtait une importance capitale, puisqu’il
s’agissait d’une rencontre physique quasiment initiatique.
Les masques allaient tomber, l’un et l’autre souhaitant
retrouver le charme fantasmé à travers les échanges de
photos, qui avaient bien amorcé et renforcé les sentiments.
Les longues lettres journalières ne suffisaient plus. Il
fallait désormais penser à un parloir mensuel sur deux
jours puisqu’en Maison Centrale, pour ne pas contrarier le
travail pénal, ceux-ci avaient lieu les samedis et les
dimanches. Moustache s’était engagé à financer train et
hôtel pour favoriser ces rencontres, devenues vitales dans
la découverte réciproque et pour évoquer les projets
d’avenir. Or, quoi de plus grisant et de plus motivant, pour
un détenu purgeant une longue peine, que de pouvoir se
projeter dans le temps, en s’imaginant une nouvelle vie,
une nouvelle chance ? Cette perspective était souvent
génératrice de grandes angoisses, tant l’enfermement avait
verrouillé les aptitudes, les sentiments, les émotions et
même détourné les gestes innés du quotidien : allais-je
encore savoir faire les choses ? Ne serais-je pas ridicule
quand je m’adresserai aux autres ? Serais-je à la hauteur
dans ma relation avec ma future compagne ?

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En effet, la majorité des détenus libérés après plusieurs


années de détention avaient tous l’impression que dans la
rue on parvenait déjà à identifier en eux « le bagnard »
sortant de prison. Que ce soit par les gestes, les attitudes,
les expressions, comme si sur leurs fronts il y avait un
post-it fluorescent collé où figuraient leurs numéros
d’écrou ! Ceci était parfaitement compréhensible d’ailleurs
puisque par exemple pour parler de chambre, ils diraient
« cellule », pour évoquer la maison ou l’appartement, ils
mentionneraient « prison » ou « détention », pour acheter
ils diraient « cantiner »17, etc. Leurs regards n’étaient plus
habitués à se porter loin, mais davantage circonscrits aux
quelques mètres de la cour de la promenade au mieux,
sinon aux douze mètres carrés de la cellule.
Inévitablement les agressions du monde extérieur étaient
source de déstabilisation, et allaient mettre aux aguets
ceux qui auraient besoin de temps pour réapprendre à
vivre normalement, sans se sentir sous perpétuelle
surveillance ou en sursis permanent.
Heureusement, depuis 1983 une des réformes de Robert
Badinter, alors Garde des Sceaux, avait été d’instaurer les
parloirs libres, permettant de la proximité contrairement
aux parloirs à hygiaphone, considérés alors comme
véritable guillotine de la vie affective.
Moustache et Lily pourraient se faire la bise en
s’approchant l’un de l’autre pour la première fois et aussi
se tenir ou se caresser la main, pour apprendre à
s’apprivoiser lors de leurs premiers contacts. Une
indispensable marche d’approche permettant d’entrevoir le
sommet qu’ils leur restaient à gravir. Ils allaient aussi
découvrir leurs voix, leurs intonations, leurs mimiques que
les centaines de feuillets rédigés jusque-là avaient juste
17
Cantiner : en prison cela correspond à effectuer des achats sur des
bons à partir de listes d’articles préétablies.

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permis de sublimer. À la suite du premier parloir qui


s’était bien passé, les tourtereaux avaient encore rallongé
leurs pages d’écriture. Aux habituelles discussions se
rajoutait désormais le sujet de la préparation concrète du
transfert de Lily de l’Ouest de la France, vers le grand Est.
Six mois après le premier parloir, Lily s’est installée à
Mulhouse dans un studio à Illzach, banlieue de Mulhouse
(à douze kilomètres d’Ensisheim), sur la ligne de bus qui
l’amènerait désormais tous les week-ends à la prison.
Ce studio permettrait aussi d’offrir un hébergement à
Moustache, lorsqu’il pourrait enfin demander une
permission de sortir. Moustache avait vite reconnu que le
plus difficile pour Lily avait été d’accepter que ses deux
enfants adolescents, aient fait le choix de rester en
Normandie chez leur père. Mais comment
raisonnablement imaginer un autre scénario ? Moustache
avait d’ailleurs eu la sagesse de ne pas se projeter sur une
vie commune, si les enfants suivaient leur mère. Cet
énorme sacrifice de Lily, magnifique preuve d’amour,
mettait d’ailleurs une grosse pression à Moustache qui
considérait qu’en retour, il n’avait pas le droit de décevoir.
Désormais, comme certains détenus laissent leurs
chaussures devant la prison à leur sortie, pour conjurer le
sort en disant qu’ils n’y remettront plus les pieds, Lucien
rebaptisé Moustache douze ans durant, redevenait le vrai
Lucien. Il allait quitter son pseudo de détention, lâcher son
poste de relieur et ses habitudes de vieux garçon, en
bénéficiant d’une libération conditionnelle que lui avait
accordé le Bureau de l’exécution des peines du ministère
de la Justice.
Son cas avait été relativement facile à présenter.
Convaincre de l’intérêt de ce retour à la liberté anticipée
sous condition prenait tout son sens, même si le plus dur

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restait à accomplir, contrairement au discours ambiant des


détentions qui véhiculait, que le plus compliqué consistait
à sortir des griffes de l’impitoyable Justice.
J’ai eu des nouvelles de Lucien pendant deux ans et demi,
le temps de sa libération conditionnelle, où il avait trouvé
un travail de magasinier (hélas, pas dans la reliure, secteur
en voie d’extinction). Cela semblait bien se passer, même
si la fille de Lily s’était fâchée avec son père et avait
rejoint sa mère, ce qui avait forcément compliqué la
situation. Ensuite, s’est heureusement appliqué le droit à
l’oubli, qui a fait que leur avenir était dans leurs mains,
souhaitant évidemment le meilleur pour cette attachante et
courageuse famille recomposée.

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Jeannot et Coty

À pas tout à fait quarante ans, Jeannot avait sur son état
civil un double prénom du genre Louis-Ferdinand, ou
François-Auguste qui aurait pu faire penser qu’il était de
la « haute ». Pas du tout, il avait été élevé dans une cité
d’Aubervilliers dans le 93. Dans les prisons, on était
davantage habitué à des prénoms plus populaires et moins
sophistiqués. Finalement ce prénom correspondait bien à
Jeannot, car physiquement nous étions en présence d’un
bel homme, qui tranchait avec le reste de ses codétenus, la
plupart du temps prématurément vieillis. Grand, fin,
cheveux très bruns et mi-longs avec des yeux bleus
d’outre-mer, il avait une allure quasiment féline lorsqu’il
se déplaçait, le pas alerte. Précieux, un tantinet dandy,
Jeannot avait toujours souci de « bien s’apprêter », avec
des vêtements surtout pas trop classiques. Il s’habillait
avec des tenues sportives, très éloignées cependant des
survêtements et polos de marque pour « frimeurs ». Il
aimait les couleurs chatoyantes, qui le mettaient en valeur,
il ne pouvait pas vous échapper quand il arpentait une
coursive de détention, ou une cour de promenade. Il faisait
contraste. Se sachant « beau gosse », il en usait autant que
possible, pour se démarquer de ses pairs.
René, dit Coty, avait juste soixante-cinq ans mais en
paraissait dix ou quinze de plus. Il incarnait l’antithèse du

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beau Jeannot. Petit, tout « rabougri », cheveux grisonnants


et crasseux, il portait des lunettes avec des verres aussi
épais qu’un cul de bouteille d’une bière de premier prix.
Derrière ses carreaux, on distinguait difficilement ses yeux
à demi-fermés, très concentrés à distinguer ce qui se
profilait en face à lui. Coty ne semblait avoir qu’une seule
tenue, le droguet, uniforme avec lequel on envoyait jadis
les prisonniers au bagne. La réforme qui avait autorisé le
port des habits civils pour tous les détenus n’était pas
arrivée jusqu’à lui. Son droguet gris foncé, était sûrement
chaud l’été, et peu confortable, mais est-ce que cette
notion avait encore une signification pour lui ? Son
pantalon, comme sa veste, ne devaient pas avoir connu de
nettoyage depuis de très nombreux mois, voire de
nombreuses années. Il incarnait dans son allure, un SDF,
un clochard, aux moyens intellectuels particulièrement
limités. Pour les autres détenus, il passait pour le « ravi de
la crèche », à qui il n’était pas de bon ton d’adresser la
parole, sinon, « c’était du plus mauvais effet » aux yeux
des autres.
Jeannot et Coty avaient un point commun lorsqu’on les
croisait l’un ou l’autre, au hasard de leurs déplacements.
Tous deux avaient sous le bras des documents. Coty, lui se
« trimballait » toujours avec une pile d’au moins trente
centimètres de hauteur de vieux papiers, contenu dans un
porte-documents aussi usé que les deux élastiques qui le
ceinturaient.
On y retrouvait toutes les pages de journaux bien jaunies,
où figuraient les articles de presse qui avaient évoqué ses
tribulations avec la Justice.
Grave paranoïaque, il ne lâchait pas son paquet, trop
peureux à l’idée qu’on lui vole ses vieilles reliques, qui ne
devaient pas être loin de représenter pour lui, toute son
histoire, toute sa vie sur papier. Même dans son lit, il ne

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dormait jamais, sans son trésor de souvenirs, dont on


comprenait bien qu’il soit si cher à son cœur. On revoyait
Harpagon dans l’avare de Molière avec sa cassette
disparue : « Je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré »...
Jeannot lui était nettement plus pragmatique, il circulait
toujours accompagné d’une pochette en carton bleu avec
rabats, dans laquelle il conservait la trace de ses dernières
demandes ou démarches soit une vingtaine de feuillets tout
au plus. Cela lui permettait éventuellement d’interpeller à
tout moment le dentiste, le chef de détention, le directeur
ou tout autre interlocuteur, pour obtenir réponse, qu’il
attendait de pied ferme, à une demande antérieure. Être en
capacité de montrer, rubis sur ongle, que ce qu’il disait
était vrai, confirmé par un écrit, apportait
automatiquement crédit à sa parole et à ses interrogations.
Il pouvait ainsi justifier de l’antériorité de sa demande, et
manifester en toute bonne foi sa légitime impatience.
Coty devait ce surnom de détention au Président de la
République de l’époque, qui le 28 décembre 1955,
sensible à son jeune âge (dix-neuf ans) l’avait gracié de sa
condamnation à la peine de mort, lui évitant d’avoir la tête
tranchée. Extrait d’internet : « Il était né au sein d’une
famille ouvrière du nord de la France. Alors qu’il était
enfant, son père décéda. Sa mère alcoolique renonça à
l’élever et le confia à sa grand-mère, qui l’hébergea dans
une bâtisse misérable donnant sur une cour commune.
Enfant difficile, il apprit à peine à lire et à écrire. Par
contre, il se distingua par sa violence et ses crises de
colère. À l’âge de dix ans, il blessa sa grand-mère d’un
coup de hache. Il fut envoyé dans différentes maisons de
correction, qui en cette période d’après-guerre, étaient de
véritables bagnes pour enfants. Jusqu’à l’âge de dix-huit
ans, il intégra de nombreux centres dont il s’échappa
régulièrement. Ainsi il parvint à fuir de l’Établissement de

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Belle-Île-en-Mer à la nage. À une autre occasion, il


s’échappa du bureau du juge d’instruction d’Arras par
une fenêtre. Régulièrement repris au domicile de sa
grand-mère, seul point de chute dont il disposait… En été
1954, il s’enivra à la fête foraine de la ville voisine. En
regagnant son domicile vers vingt heures, il alla réclamer
un verre de vin chez son voisin qui refusa. Quelques
minutes plus tard, il revint, armé d’une hache, et frappa le
retraité. Son petit-fils de treize ans, n’intervint que pour
être aussi massacré. Ce fut dans son lit qu’il fut arrêté dès
le lendemain matin. »
Coty vécut à Ensisheim ses derniers mois en prison, où
nous personnels, étions tous démunis, face à quelqu’un
sans ressource, dans tous les sens du terme, qui appartenait
à un autre monde que le nôtre. Il était complètement
enfermé dans ses tourments, obnubilé par ses soucis de
contingence matérielle qui tournaient autour de
l’équipement minimum de sa cellule et de la sauvegarde
de son « trésor en papier ». Imaginer avec lui une
quelconque projection était devenu mission impossible.
Comme le disait le psychiatre, avec lequel nous évoquions
son cas, nous assurions un peu le service minimum
pourtant capital à son équilibre : « il faut l’écouter pour
tenter de calmer ses angoisses permanentes, le conforter
quand il dit quelque chose de pas trop décalé, et surtout
ne pas trop le contrarier pour qu’il ne dévisse pas, ou
qu’il fasse une nouvelle fixation. Il faut l’encourager à
aller au maximum en promenade et veiller à ce que les
autres détenus ne le provoquent pas ».
Parallèlement le « Docteur es neurones », veillait à ce que
son traitement lourd soit scrupuleusement administré.
Coty, nanti de la réputation d’être le détenu de France
ayant accompli le plus grand nombre d’années en
détention, les autres détenus étaient plutôt enclins à

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s’apitoyer sur son sort, s’indignant même que l’on puisse


en arriver là, tout en gardant la bonne « distanciation
sociale », un peu comme s’il portait sur lui le virus de la
folie. Ce calcul du nombre d’années prenait en compte ses
séjours en hôpital, puisque durant presque quarante ans, il
avait fait des allers et retours, où parfois, considéré comme
« criminel sain d’esprit », il était derrière les barreaux,
parfois considéré comme « criminel dément », il dépendait
de la psychiatrie.
Se basant sur les dernières expertises, le psychiatre qui
accomplissait des vacations à la Maison Centrale, en
accord avec l’Administration Centrale, réussit à obtenir
une orientation pour un placement définitif dans un
Établissement spécialisé dans la prise en charge des
malades mentaux.
Très pudiquement pour les cas les plus dangereux on
appelait ces services les UMD « Unités pour Malades
Difficiles ». À l’époque, nous connaissions les UMD de
Cadillac dans le Sud-Ouest près de Bordeaux, et de
Sarreguemines proche des frontières du Luxembourg et de
l’Allemagne, où Coty allait partir pour vraisemblablement
finir ses jours.
Jeannot avait été condamné à vingt ans pour braquage à
main armée dans la région parisienne. Il était à deux
facettes, avec la féroce volonté de démarquer son présent
et son avenir, de son passé qu’il voulait à tout prix
désormais laisser aux oubliettes. Comme si sa vie
démarrait seulement avec son arrivée en détention
(curieux de revendiquer la prison de La Santé comme
maternité !). Probablement voulait-il que seule sa
« glorieuse renaissance » émerge pour envoyer
définitivement au pilori son casier judiciaire et son
honneur entaché.

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Très rarement, nous pouvions évoquer sa jeunesse, qu’il


résumait à celle d’un gars ordinaire de banlieue, logeant en
HLM, mais sans jamais entrer dans les détails. Seuls les
experts nommés pour éclairer la Cour d’Assises avaient pu
visiter et questionner son histoire. Quand étaient évoqués
avec lui les faits l’ayant conduit en prison, ou sa
participation à une délinquance violente, Jeannot se
réfugiait immédiatement dans le discours très commun,
celui de l’incompréhension des juges et de leur justice,
celle des bourgeois qui voulaient protéger leurs biens et
leurs privilèges. Il n’avait jamais nié les faits, mais cela lui
aurait été difficile puisque les agissements de sa bande
avaient été enrayés en pleine flagrance. Jeannot se
démenait pour minimiser la qualification pénale de vol à
main armée, en réduisant notamment les victimes aux
succursales des banques, celles qui spéculaient et
s’enrichissaient sur le dos du peuple et des petits
travailleurs. Jeannot tel un escrimeur, avait l’art de
l’esquive, déplaçant toujours l’objet de la discussion pour
éviter l’interpellation directe.
Alors, comme l’autre détenu étudiant Peuchère, Jeannot
s’était investi dans les études pour donner un sens à ses
années de détention. Lui avait opté pour la Philosophie,
avec laquelle on se demandait un peu comment il allait
pouvoir rebondir à sa sortie en matière d’emploi. Il avait
fini sa maîtrise par correspondance, après avoir été
transféré une dizaine de jours à la prison de Reims, ville
de rattachement pour y passer ses derniers examens, et
notamment sa soutenance orale. Dans le débriefing à
l’issue de ses ultimes épreuves, il se souvenait de son
trajet retour, puisqu'il était seul dans un fourgon cellulaire,
tapissé au sol de caisses de Champagne, rapportées par
l’escorte qui avait fait un petit détour, pour honorer les
commandes passées par les personnels.

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Fort de son charme et intellectuellement enrichi par ses


amis Platon, Nietzsche, Aristote et consort, Jeannot avait
réussi à séduire une jeune et jolie avocate parisienne, qui
venait lui rendre visite au parloir famille, un week-end
tous les mois. Il n’avait donc pas eu besoin d’éducateur
pour l’aider à se construire un avenir, son élue en robe
noire se chargeait de tout. Trois années avant sa date de fin
de peine, Jeannot bénéficia donc d’une libération
conditionnelle sur Strasbourg (en évitant sagement la
région parisienne), où un cabinet d’avocats avait accepté
de l’embaucher comme collaborateur…
De la philosophie au juridique, il n’y a qu’un pas, c’est
bien connu : « Vivent les miracles de l’amour ! »

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Parloirs enfin libres

La réforme des parloirs de janvier 1983 avait généralisé


les parloirs sans dispositif de séparation à l’ensemble des
établissements pénitentiaires. Depuis 1975, seuls les
Centres de Détention bénéficiaient de cette disposition. En
un siècle (1877 - 1975), le seul véritable changement qui
avait été opéré, consistait à remplacer les doubles grilles,
installées pour séparer visiteurs et prisonniers dans tous les
Établissements sous la IIIème République. On avait
installé des vitres plexiglas qui transformaient ces parloirs
grillagés, en parloirs à hygiaphones. Ces derniers restent
aujourd’hui encore en activité en petit nombre dans les
établissements pénitentiaires, mais ne sont utilisés que
dans certaines circonstances. Soit comme sanction
disciplinaire pour donner suite à une infraction liée
justement aux fonctionnements des parloirs, comme une
entrée de produits illicites par exemple, mais aussi pour
certains profils, tels que les détenus affectés au Quartier
d’Isolement pour des raisons de sécurité.
Sans entrer dans un exposé sur l’évolution historique des
parloirs, il est juste intéressant de noter, qu’ensuite, des
évolutions notoires surviendront avec notamment
l’ouverture des Unités de Vie Familiale (première
expérience en 2003 au Centre Pénitentiaire de Rennes).
Ces Unités permettent aux détenus de recevoir pour un
temps défini (entre six et soixante-douze heures) des

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membres de leur famille ou des proches, dans des


conditions matérielles respectant la discrétion et l’intimité.
En 1983, j’avais participé à la Maison Centrale
d'Ensisheim, à cette évolution historique, en faisant partie
du groupe de travail qui s’était constitué, dès l’annonce
faite par le Garde-des-Sceaux de l’époque Robert
Badinter. Comment transformer fonctionnellement et
harmonieusement une institution dans l’institution ? En
effet, il ne s’agissait surtout pas de se contenter d’abattre
la seule séparation constituée d’hygiaphone dans les
mémorables box. Sinon c’était seulement transformer
l’existant en une série de réduits de 4 m², sans lumière du
jour… une bien piètre évolution !
Avant de revenir sur les mesures et dispositions prises
localement, j’avais eu à ce moment-là l’occasion
d’effectuer un joli clin d’œil à mon Administration. À la
fin de mes études d’éducateur de l’Administration
Pénitentiaire, chaque élève devait travailler et rédiger un
mémoire de fin d’études qu’il fallait ensuite soutenir
devant un jury à l’Annexe parisienne du ministère de la
Justice, Boulevard Saint-Honoré. J’avais opté pour un
sujet délicat sur les parloirs, avec un titre volontairement
non provocateur « le dehors du dedans », mais qui
correspondait en réalité à un plaidoyer en faveur de la
généralisation des parloirs libres. La « thèse » défendue
consistait à argumenter sur le fait que le maintien des liens
familiaux, ne pouvait se faire dans les conditions
archaïques et inhumaines des parloirs à hygiaphone du
moment. Les parloirs libres avaient d’ailleurs fait leurs
preuves dans de nombreux pays, un peu plus progressistes
à travers le monde.
La tradition entre l’École Nationale de l’Administration
Pénitentiaire et le ministère de la Justice consistait à
rendre l’Inspecteur Général des Prisons (terminologie de

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l’époque, aujourd’hui on évoque le Contrôleur général des


Lieux de Privation de Liberté) destinataire chaque année,
des sujets de mémoires des éducateurs en fin d’études. Il
choisissait quatre sujets pour lesquels il serait le rapporteur
pour l’ensemble du jury, sur une journée de soutenance.
Cette année-là, l’Inspecteur était un haut magistrat qui
avait la réputation d’être d’une extrême fermeté, sans
beaucoup d’humour. Évidemment, il avait opté parmi ses
choix, pour le sujet « Le dehors du dedans », curieux de
savoir comment il avait bien pu être traité.
La soutenance avait été un terrible moment à passer, où
l’Inspecteur Monsieur C. occupait tout l’espace,
« terrorisant » aussi bien le candidat que les autres
membres du jury. Après cinq petites minutes de
présentation de ma part, il effectua un long monologue de
vingt minutes, digne d’un réquisitoire d’Avocat Général
de Cour d’Assises.
Considérant que le rédacteur était un « gauchiste, naïf et
utopique » heureusement pour un débutant, non ? Il avait
méthodiquement déconstruit tout mon travail, sans oublier
de mentionner le numéro de la page des quelques fautes de
forme (syntaxe ou orthographe). Sa férocité avait fait
« piquer du nez » les membres du jury, tous à la recherche
dans l’écrit de questions pouvant servir ensuite de bouées
de sauvetage, généreusement lancées au candidat en
perdition que j’étais…
Pour finir, étonnante surprise, dans ses quelques mots de
conclusion, Monsieur C. avait lâché : « heureusement
votre oral rattrape quelque peu votre écrit…» Un comble,
alors que je n’avais jamais véritablement pu m’exprimer,
paralysé par la détermination de mon contradicteur, qui
normalement était prévu comme rapporteur pour donner
au jury les éléments, afin qu’il se fasse sa propre opinion.
Pour finir, la note de l’oral m’avait juste suffi pour passer

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l’obstacle du mémoire de fin d’études, lequel m’a


cependant laissé quelques mémorables souvenirs ! La
déception de ce rendez-vous que j’avais considéré comme
manqué, prit un petit air de revanche, quand trois ans plus
tard, les parloirs furent officiellement libres.
Sur site, il fallait passer de la théorie à la pratique et
évidemment à moyens constants (formule polie pour
préciser : sans abondement budgétaire particulier). Il
convient de signaler qu’en Maison Centrale, les parloirs
étaient très différents de ceux de Maisons d’Arrêt (qui
elles contenaient et contiennent toujours d’ailleurs,
environ deux tiers de la population pénale). À Ensisheim
les parloirs se déroulaient les week-ends et jours fériés.
Hormis les détenus originaires de la région Est, qui eux
profitaient de parloirs très réguliers, la plupart avaient un
ou deux parloirs par trimestre. Les trente pour cent restant
n’avaient pas du tout de parloir ou au mieux un ou deux
parloirs par an. D’ailleurs souvent c’était les détenus eux-
mêmes qui sollicitaient leur famille pour des parloirs
relativement espacés, conscients des frais et gênes
qu’occasionnaient ces visites.
La réunion de travail que nous avions eue, avait été
organisée sur les lieux mêmes des parloirs, pour imaginer
cette métamorphose et tenter de dresser sur plan un projet
qui réponde aux nouvelles exigences réglementaires, sans
pouvoir pousser les murs et sans gros travaux
d’aménagement. Ce « casse-tête » avait trouvé consensus
autour de l’idée d’aménager le plus grand espace possible
en récupérant le hall d’entrée, la salle d’attente et les
couloirs d’accès. Ensuite, sept ou huit îlots avec une table
basse et quelques chaises, sans séparation aucune,
constitueraient les parloirs libres « première génération ».
On peut imaginer que ces lieux aujourd'hui sont tout
autres, favorisant l’intimité avec une prise en compte de

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l’isolation phonique, et quelques petites touches de


décoration
Il avait fallu, comme souvent dans la Pénitentiaire, faire
vite et au mieux, tout en expliquant aux surveillants
l’intérêt de cette réforme, dont ils percevaient avant tout
les failles qu’elles allaient générer en matière de sécurité.
Une fois de plus, « le miracle » allait s’opérer, après
quelques ajustements sur les premières semaines, les
parloirs, que l’on ne qualifiait même plus de libres, avaient
intégré les fragiles fonctionnements généraux de
l’Établissement, sans les déséquilibrer. Un portique de
détection des masses métalliques avait été fourni par le
Ministère, et avait été installé à l’entrée pour le passage
des familles.
Évidemment, cela avait obligé à une extrême vigilance de
la part des personnels et entraîné quelques tensions avec
les familles, mais c’était à ce prix que désormais les
condamnés à de longues peines pouvaient toucher, prendre
dans les bras, embrasser et converser librement avec leur
conjointe, leurs enfants, leurs proches et amis.
Nous pouvions alors vraiment considérer que le maintien
des liens familiaux était beaucoup plus qu’une simple
disposition livresque et virtuelle. Chaque week-end, la
durée du parloir se matérialisait par un temps privilégié de
proximité, enfin devenu humain et constructif. Pères et
mères allaient pouvoir évoquer l’éducation des enfants ou
simplement les projets d’avenir par exemple, sans
parasitage dans la communication. Jusque-là, tout cela se
faisait dans un tumulte général indescriptible, avec
l’obligation de parler haut et fort, même sur les sujets les
plus sensibles, pour se faire simplement entendre de
l’autre côté du plexiglas.

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Peut-être de manière exagérée et certainement parce que


j’avais quelques années en arrière travaillé la thématique
et pris parti, mais j’avais considéré à ce moment-là être un
témoin privilégié d’un virage important de notre
institution. Elle était contrainte d’accepter de lâcher de sa
dimension punitive, au profit de la valeur resocialisation.
C’était à mes yeux un « coup double », puisqu’il était pris
en compte à la fois l’intérêt supérieur de la reconstruction
des personnes détenues et celui de la mission des services
vouée à cette cause. Le difficile pari de permettre aux
condamnés de réintégrer un jour la société, ne pouvait
s’entrevoir, sans faciliter la pratique ou mieux encore, le
développement de quelques aptitudes sociales, en faveur
du relationnel et de l’affect.
Cette belle évolution avait été une nouvelle pierre posée
sur le cairn du tortueux sentier en direction du progrès,
avec des lieux d’échanges enfin libres…
« … Sur toute chair accordée,
Sur le front de mes amis,
Sur chaque main qui se tend, J’écris ton nom… »

Liberté - Paul Eluard

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Momo

Momo malgré la brièveté de son passage à la prison


d’Ensisheim, avait marqué tous les personnels (des
surveillants au directeur en passant par les travailleurs
sociaux et les psys) comme ceux des nombreux
Établissements, dans lesquels il avait séjourné auparavant.
Fait très rare, alors que son affaire criminelle n’avait pas
défrayé la chronique, tous les personnels avaient entendu
parler de Momo, même sans avoir eu affaire à lui. Momo
faisait la une des tracts syndicaux, car partout où il passait
il semait la terreur. La majorité des gros Établissements ou
prisons sécuritaires avaient tenté de contenir ce détenu
ingérable, qui ne restait jamais plus de quelques mois, au
même endroit. Le Directeur de l’Administration
Pénitentiaire, interpellé par les représentants syndicaux
nationaux avait déclaré que ce cas méritait un traitement
particulier, qui appelait à le faire changer très
fréquemment d’affectation. Les organisations syndicales
réclamaient une prise en charge cent pour cent
psychiatrique. L’Administration française répondait par
une prise en charge alternative entre le monde du soin et
celui de la pénitentiaire.
Quelques jours avant même l’arrivée effective de Momo,
la rumeur circulait qu’il allait être transféré à Ensisheim.
Localement, les syndicats s’étaient déjà indignés et
mobilisés pour qu’en amont la Direction de

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l’Établissement fasse barrage et refuse ce transfert. Il avait


été dit et annoncé que toute l’Administration Pénitentiaire
allait être mise à contribution. C’était désormais le tour de
la Maison Centrale d’Ensisheim où les protestations
n’avaient rien changé, Momo allait devoir y être écroué.
Évidemment, les informations précisant le moment de son
arrivée avaient été bien cachées. Une fin de matinée
ordinaire, juste après midi, alors que je traversais les cours
de promenade vides pour aller déjeuner, des coups de
sirène de police demandaient l’ouverture de la porte
d’accès aux véhicules. L’heure inhabituelle de ces sirènes
indiquait déjà que nous étions sur une opération un peu
exceptionnelle. L’annonce de l’arrivée de Momo se
propageait immédiatement, sans même que quiconque en
ait eu confirmation. Une forme de tension était déjà
palpable chez les surveillants, alors que le véhicule de
transfert n’avait même pas franchi l’enceinte de la prison.
Après la pause méridienne, comme presque tous les jours,
je passais vers quatorze heures au greffe de
l’Établissement pour faire le point sur les dossiers en
cours. Les salutations d’usage juste accomplies, l’alarme
se mit à sonner, stridente et anxiogène. Branle-bas de
combat général, comme toujours dans ces cas-là, les
personnels en uniforme couraient en renfort vers la
détention avec dans une main leur trousseau de clés,
l’autre main servant à maintenir la casquette sur la tête
(encore obligatoire à ce moment-là).
Cette acrobatie visait à éviter que le couvre-chef ne voltige
dans la gesticulation qu’entraînait le pas de course
qu’imposait ce type d’évènement. Passé le premier
moment de grande agitation, il y avait toujours un temps
où les personnels retenaient leur souffle, attendant
fiévreusement des nouvelles de ceux qui étaient partis en
première ligne. Tous savaient que l’incident pouvait être

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mineur, comme il pouvait s’avérer gravissime avec


l’hypothétique mise en danger des fonctionnaires en poste.
Un quart d’heure s’était écoulé, avant que les premières
informations parviennent en partie administrative. Rien de
grave, simplement Momo s’était déjà manifesté, à peine
deux heures après son arrivée ! Autorisé à rejoindre la
cour de promenade, il s’en était pris à un autre détenu qui
tapait dans une balle de tennis. Momo estimait qu’il aurait
dû le laisser passer avant de poursuivre son entraînement.
Il devait certainement s’être senti agressé, ou bien avait-il
imaginé un test du nouvel arrivant ? Déjà furieux alors
qu’il n’avait même pas eu le temps de faire connaissance.
Dans tous les cas, Momo avait considéré qu’il fallait
immédiatement réagir, dans le but de manifester auprès
des autres détenus qu’il n’était pas du genre à s’en laisser
compter…
Le ton était donné, désormais après avoir été dans le
viseur des personnels, Momo risquait très vite d’être dans
le collimateur des détenus. Ces derniers ne se laisseraient
pas impressionner et n’accepteraient jamais le dictat d’un
« fou pareil » ! Cependant, Momo avait quelques
arguments à faire valoir avec une morphologie
impressionnante, rappelant notre champion de judo Teddy
Riner, au moins pour les mensurations (deux mètres de
haut et plus de cent vingt kilos sur la balance)…
Au niveau mental, Momo n’avait peur de rien, du moins
en apparence. Le regard de Momo était également peu
doux, celui d’un angoissé permanent qui vous rendait
automatiquement méfiant, pour ne pas dire que vous vous
sentiez obligé d’être sur la défensive d’emblée.
Certainement que les a priori, dus à sa réputation,
suffisaient à eux seuls pour modifier la perception réelle.
À la suite de plusieurs incidents (mineurs par rapport à
ceux qu’il avait déjà créés antérieurement), Momo avait

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été placé à l’isolement18, pour lui éviter le cachot qu’il


n’aurait pas supporté. Comme il ne savait pratiquement
pas lire ni écrire, j’avais accepté d’aller une fois tous les
dix jours environ, l’aider à rédiger son courrier. Cette
mission a finalement duré deux mois. Exceptionnellement
pour ces occasions, la salle du prétoire19 nous était
ouverte. Sur une grande table, nous pouvions ainsi avec
papier, stylo et enveloppe, rédiger ensemble du courrier,
suivant les demandes de Momo.
Les deux premières fois, j’avais senti Momo un peu
nerveux, me demandant même si j’allais pouvoir aller au
bout de ce que j’avais prévu de faire avec lui. Il avait du
mal à rester assis. Un peu comme un ours en cage, il
tournait en rond dans la pièce sans vraiment me dicter les
propos qu’il voulait voir retranscrits. Au bout d’un
moment, il se rasseyait, j’en profitais pour lui relire
l’ébauche de ce que j’avais écrit. Souvent, ses premiers
mots ne lui convenaient plus, et il m’indiquait très
vaguement le sens de ce qu’il voulait rectifier. Ce n’était
plus une missive, mais un brouillon de lettre que je
m‘engageais alors chaque fois à lui remettre au propre
avant son envoi.
Lors des premières séances, je n’étais pas très rassuré, me
demandant même parfois si ce n’était pas un peu risqué
pour moi. Il m’était même furtivement venu à l’idée qu’il
pouvait sans aucune difficulté me prendre en otage… La
pointe du stylo Bic, piqué sous la gorge, aurait suffi à me
18
Il s’agit d’un régime de détention où le détenu bénéficie d’une
cellule normale, contrairement au quartier disciplinaire, dans un
quartier spécifique, sans contact avec les autres. Généralement y sont
placés les détenus dangereux sur le plan de la sécurité, ou ceux qui ont
à craindre pour leur propre sécurité.
19
Le prétoire est en quelque sorte la salle d’audience du
« tribunal interne ». C’est dans ce lieu que la commission de discipline
entend les détenus pour qu’ils répondent des infractions commises.

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mettre en mauvaise posture. Du coup, les séances


suivantes, j’avais opté pour un feutre bleu, à la pointe plus
douce… Certainement un peu naïvement, j’ai toujours
pensé, qu’en étant à l’écoute et bienveillant, il n’agirait
pas de la sorte, en tout cas avec moi. Par contre, j’ai eu le
temps d’analyser le personnage pour me conforter dans
l’idée qu’il avait mieux valu confier cette mission à un
homme, de surcroît pas trop impressionnable. Je pense
qu’avec une femme il n’aurait pas du tout eu le même
comportement, en jouant tantôt la séduction (hum !) tantôt
de son côté impressionnant. D’ailleurs la toute première
fois, à deux ou trois reprises, il a eu des gesticulations un
peu brusques, suite auxquelles il me regardait bien
fixement, en me demandant si j’avais peur… Je ne me
rappelle plus de mes réponses, mais je devais
certainement, sans être trop fier intérieurement, ne pas lui
laisser penser que j’étais « mort de trouille » (ce qui n’a
jamais d’ailleurs été totalement mon cas).
Mais à qui voulait-il écrire ? « À ma fiancée », disait-il
crânement. Momo m’avait préalablement demandé de lui
relire le courrier de plusieurs pages, qu’il avait reçu, il y
avait déjà plusieurs mois. J’avais fini par comprendre que
la fiancée était en réalité une cousine, qui lui donnait
surtout des nouvelles de toute la famille. Cependant, les
bisous qu’elle lui adressait en fin de page sonnaient
comme des paroles d’amour et de tendresse qu’il aurait eu
envie d’entendre…
Momo en réalité commençait à être de plus en plus
contrarié, puisque sa fiancée ne répondait pas depuis des
mois, à ses différents courriers. Aussi d’une fois sur
l’autre on sentait dans ce qu’il voulait exprimer, l’envie de
durcir le ton pour lui mettre la pression, afin qu’elle
daigne enfin lui redonner signe de vie. Rédiger un courrier
dans ces conditions était un véritable exercice de style,

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puisqu’il convenait d’utiliser le plus possible ses mots,


même si j’ai souvent dû le convaincre qu’il lui fallait
tempérer son ardeur ! D’une fois sur l’autre, il revenait
toujours sur les mêmes choses, avec ce que l’on pouvait
ressentir comme la profonde peur d’être abandonné. La
fameuse fiancée/cousine était en effet son dernier lien avec
la vie extérieure. Durant ces deux mois, où Momo
séjournait au quartier d’isolement, malgré ses relances, il
n’eut pas de nouvelles de sa correspondante de la région
lyonnaise. Le quartier d’isolement dans lequel il était
hébergé portait donc décidément bien son nom…
J’ai dû également rédiger une lettre pour le Président de la
République (François Mitterrand). Momo avait entendu
qu’il pouvait à tout moment effectuer une demande de
grâce présidentielle et que chaque année pour le 14 juillet
certains détenus bénéficiaient ainsi de remises de peine
exceptionnelles, pouvant même aller jusqu’à plusieurs
années pour de grosses peines. Cette information rapportée
par « radio-tinettes »20 ne lui avait pas précisé qu’il fallait
en fait présenter des gages exceptionnels, pour pouvoir
espérer bénéficier ainsi, de l’indulgence du Chef de l’État.
Je dois reconnaître qu’il n’avait pas beaucoup d’arguments
à faire valoir et que je ne lui en ai pas non plus fabriqués
artificiellement.
Je me suis motivé à faire ce courrier en imaginant qu’elle
allait plutôt arriver sur le bureau de Dieu, caricaturé à
l’époque en grenouille par le Bébête Show… Je pensais
que ce recours en grâce aurait alors beaucoup plus de
chance d’obtenir une issue plus clémente ! Nous étions là
dans la pure tradition des fantasmes de détention, où
même les espoirs les plus fous aident à vivre. Comme à la

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Tinettes : nom donné aux seaux qui faisaient office de toilettes dans
les cellules, avant l’installation des cuvettes wc.

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loterie nationale, cent pour cent des gagnants avaient tenté


leur chance…
Après deux ou trois mois à l’isolement, Momo avait fini par
se faire un peu oublier, avec l’appoint des calmants distillés
pour atténuer son énergie et ses troubles. La Direction,
contre l’avis des gradés, avait décidé de tenter un retour en
détention normale. Pendant un mois, craint autant par ses
codétenus que par les personnels, Momo était parvenu à se
faire une petite existence, presque normale, où chacun
faisait attention de ne pas le contrarier.
Probablement que ce qui avait contribué à le stabiliser,
c’était que tous les jours au retour de la promenade du
matin, il avait une petite discussion de cinq à dix minutes
avec le Grand Chef (le Chef de Détention en réalité). Cette
considération, ce petit échange avec le plus haut gradé,
bardé de plusieurs galons d’or, suffisait à son équilibre. Il
trouvait réponse à la majorité de ses questions qui
touchaient en général aux subtilités de la vie en détention
(le linge, le travail, la cellule, les autorisations à solliciter
auprès des différents services, etc.). Parfois à des
demandes complètement farfelues, auxquelles le Chef de
Détention ne pouvait accéder, Momo ne trouvait rien à
redire, le Grand Chef avait parlé.
Parfois le Chef de Détention pour des petites futilités
matérielles, en fin tacticien, allait au-delà même de la
demande de Momo qui de ce fait redoublait de confiance
envers le gradé supérieur. Momo avait bénéficié ainsi
d’une double dose de tous les produits d’hygiène, qu’il se
trouvait alors dans l’obligation d’utiliser. Hélas, la
machine s’était progressivement grippée, et un matin,
avait même déraillé. Pourtant le « Chef de gare » avait été
très clair avec lui, une fois par jour au retour des
promenades, ils pouvaient faire le point ensemble.

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Mais au fil des jours, vers onze heures trente, heure de


remontée de la promenade du matin, Momo se faisait de
plus en plus exigeant, de plus en plus insistant pour
bénéficier de nouveaux petits privilèges ou pour voir le
Chef une seconde fois dans la journée. Sentant la
pression monter, ce dernier avait accepté de faire une ou
l’autre fois exception, jusqu’au jour où un « clash »
retentissant… avait sonné en quelque sorte la fin de la
récréation avec Momo. En effet ce matin-là le Chef de
Détention était en Commission d’Application des Peines
et ne pouvait donc pas le voir. Bien que cela lui avait été
expliqué auparavant, il n’avait pas retenu l’information
ou sa paranoïa avait repris le dessus, il pensait que l’on
était en train de lui faire une « arnaque ». Plusieurs
surveillants et un gradé, avec un peu moins de galons
d’or que d’habitude, tentaient de lui faire réintégrer sa
cellule en reformulant l’explication de l’absence du
Grand Chef. Quand tout à coup, de rage, Momo avait
explosé la vitre d’un bureau d’audience qui se trouvait à
proximité. Il avait empoigné un grand morceau de verre,
qui traversait à moitié sa main déjà en sang, pour
menacer quiconque qui approcherait. Prévenu, le Chef de
Détention avait accouru pour tenter de ramener Momo à
la raison et éteindre le feu qui couvait. À ce moment
précis, il y avait deux options, la négociation ou le
rapport de force avec tous les risques que cela encourait.
Le Chef de Détention, mesurant bien l’état de nerfs dans
lequel se trouvait son interlocuteur, ne voulait surtout pas
s’aventurer dans le dur. Malgré les énervements et les
menaces, il fallait tout d’abord faire baisser la pression,
avant d’imaginer la suite. Les personnels avaient bouclé
toutes les cellules des autres détenus, qui avaient
compris, que la distribution du repas risquait d’être
légèrement différée. Momo revendiquait de pouvoir
discuter seul dans sa cellule, en tête à tête, avec le Chef

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de Détention. Après un bon quart d’heure de palabres, le


Chef de Détention avait pris un ton ferme et persuasif
pour faire une proposition à Momo, toujours avec son
arme artisanale dans la main. Il lui proposait de le
recevoir dans son bureau, mais seulement à seize heures,
pas immédiatement. En attendant, il lui proposait de le
faire accompagner jusqu’à l’infirmerie pour qu’il soit
soigné au niveau de sa main. « Promis, je vous verrai à
quatre heures cet après-midi. » L’infirmier Jo, qui était
lui-même calibré comme un joueur de football américain,
avec près de deux mètres sous la toise, était arrivé pour
proposer ses services. La soupape de la cocotte-minute
avait fini par fonctionner, laissant échapper le trop-plein
de pression. Momo avait accepté de lâcher son morceau
de verre, permettant à l’infirmier d’enrubanner la main
désarmée, avant les vrais soins. Ouf ! Nous étions passés
tout près de la catastrophe, puisque Momo par le passé
avait déjà blessé plusieurs codétenus et surveillants,
notamment dans les moments où il fallait le maîtriser.
À seize heures comme convenu, Momo avait été
accompagné jusqu’au bureau du Chef de Détention, où là
par surprise, il avait été immédiatement neutralisé par
plusieurs surveillants, avant d’être accompagné jusqu’au
camion ambulance de l’hôpital psychiatrique du secteur.
Après l’avoir immobilisé par des moyens de contention,
l’infirmier psychiatrique avait même décidé pour la
première fois de sa carrière, d’administrer une piqûre de
calmant à travers le pantalon, tant la solution classique lui
semblait périlleuse. Vraiment à ce moment-là, on avait
l’impression que la communauté humaine, tellement
désemparée n’avait d’autre recours que de traiter un des
siens comme un animal… comme un fauve !
L’écrivain public que j’avais été pendant quelques
semaines, n’avait pas imaginé, une telle fin de séjour pour

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Momo. Cela m’avait rappelé une de mes premières


lectures durant mon temps de formation à l’École
Nationale de l’Administration Pénitentiaire : « Asiles »
d’Ervin Goffman, où l’auteur faisait des parallèles entre
psychiatrie et prison. Nous y étions en plein.
J’étais loin de tout connaître de Momo, mais certaines
parties significatives de son dossier que j’avais forcément
bien épluchées, ne s’oublient pas. Momo était un beur, issu
d’un quartier populaire de Lyon, où son père, venu
d’Algérie s’était installé. Il avait traversé la Méditerranée
pour venir travailler pour le compte des usines Berliet de
Vénissieux. Momo était l’aîné d’une famille de plusieurs
enfants, où il fut maltraité dès son plus jeune âge. Son père
qui voulait que le plus grand serve d’exemple à la fratrie,
lui donnait régulièrement à manger dans l’écuelle du chien,
pour lui imposer la soumission et affirmer son autorité.
Pour le punir (ou le dresser ?), il n’hésitait pas à le corriger
avec la chaîne du chien, qui était devenu son meilleur
compagnon dans cet univers violent. J’ai sûrement lu
d’autres détails sordides, mais je ne me souviens que de ce
terrible passage, qui se suffisait déjà à lui-même pour
expliquer bien des choses.
Tout juste âgé de vingt et un ans Momo avait été
condamné à vingt ans par la Cour d’Assises de Saône-et-
Loire. Momo était dans le train, quand dans son
compartiment, deux Marocains auraient eu des propos
déplacés en direction de la communauté algérienne
(propos réellement tenus ou surinterprétés ?). S'ensuivit
une terrible bagarre où Momo planta à mort avec son
couteau un des deux passagers.
Pris de panique, sous la menace de sa lame, il avait pris en
otage le second marocain, après avoir tiré l’alarme de
secours du train. Il s’était enfui à travers champs avec son

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malheureux compagnon de compartiment, pour trouver


refuge dans une forêt. L’otage avait profité d’un moment
d’assoupissement de Momo durant la nuit, pour lui
échapper. Momo vite repéré au petit matin, avait été arrêté
puis conduit en garde à vue, avant de rejoindre la Maison
d’Arrêt de Chalon-sur-Saône, où avait alors débuté son
parcours pénitentiaire.
L’ultime souvenir du dossier de Momo correspondait à un
épisode rocambolesque de son existence, où Momo lors
d’un de ses internements psychiatriques dépendait de
l’hôpital de Sarreguemines. Ce dernier était considéré
comme sécuritaire, puisqu’il y accueillait les malades les
plus dangereux de la région devenue Grand Est.
Momo avait profité d’un rendez-vous chez le dentiste, qui
faisait des vacations à l’hôpital, pour échapper à la vigilance
de son accompagnateur et s’évader jusqu’en Allemagne,
dont la ville de Sarreguemines était frontalière. Le portail
censé faire SAS n’avait, semblait-il, pas fonctionné, ce qui
n’avait pas échappé au patient/détenu Momo… Incroyable
mais vrai, non seulement Momo avait été plus fort que la
sécurité, mais à coups de pouce levé était parvenu à se faire
prendre en stop… en basket, bas de jogging, haut de pyjama
et veste en laine ! Le chauffeur d’origine allemande parlait
un peu français, suffisamment visiblement pour se faire
comprendre et réaliser qu’il avait avec lui un étrange touriste,
au discours et à l’allure un peu inquiétante. Prétextant un mal
à la tête qui nécessitait un arrêt en pharmacie, il avait en fait
prévenu la police, pas encore informée de cette évasion par
les autorités françaises. Ces dernières furent toutes surprises
de pouvoir récupérer aussi facilement, celui qui s’avérait être
un criminel en évasion. Momo s’était ainsi offert une petite
fugue à l’international, sans incidence pour l’ordre public, ni
pour l’empreinte carbone…

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Manchot et Cohn-Bendit

Rarissime en Maison Centrale, nous avions deux frères,


Manchot et Cohn-Bendit sous le même toit, qui
curieusement bien que très complices dans leurs vies
turbulentes en liberté, se fréquentaient assez peu en
détention, ou alors pour se disputer, ce qui semblait être
leur étonnant mode de communication.
Quelle paire que ces deux frangins, qui rajoutaient de la
complexité dans leur prise en charge, tant nous étions en
présence de deux spécimens ! Le fait qu’ils portaient le
même patronyme et que leur destin dans la criminalité soit
étroitement lié, empêchait de les dissocier. Aujourd’hui,
en clin d’œil au cinéma, on les appellerait
complaisamment « les frères Pétard », Cohn-Bendit serait
Gérard Lanvin et Manchot incarnerait le regretté Jacques
Villeret. Ce serait cependant très à l’avantage de nos deux
« loustics » qui étaient sans foi ni loi, dans la vraie vie,
incarnant la « canaillocratie ». Pour évacuer la question,
voici succinctement leurs pedigrees dans les grandes
lignes. Entrés tous deux très jeunes dans la délinquance,
ils avaient été condamnés à de multiples reprises dont une
fois pour proxénétisme tout de même, avant d’avoir
« changé de braquet » et de s’être fait arrêter, puis
« coffrer » pour de nombreuses années. Embarqué dans
une série de vols à main armée dans la région d’Évreux,
Manchot s'était fait arrêter le premier. Cohn-Bendit avait

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comploté pour faire évader son frère de l’hôpital, car lui


était certes traqué, mais encore « libre ».
Si leur pacte « à la vie, à la mort » signifiait encore
quelque chose, c’était le moment d’en témoigner. Sauf que
les événements tournèrent mal dans cette tentative
d’exfiltration, et que lors d’échanges de coups de feu,
Cohn-Bendit tua un policier de l’escorte. Manchot lui
avait pris du plomb dans une main, son surnom provenant
donc probablement de cette histoire. Aux Assises,
défendus comme souvent pour les grands bandits par des
ténors du barreau parisien, Manchot avait été condamné à
vingt ans, et Cohn-Bendit à la Réclusion Criminelle à
Perpétuité.
Contrairement aux autres détenus, qui tôt ou tard
finissaient par s’épancher sur leur jeunesse puis leur vie,
nos deux frères clôturaient le sujet avant de l’avoir abordé.
Ils revendiquaient tous deux appartenir à la catégorie des
gros durs, insensibles, qui jamais ne se retournaient en
arrière, ne supportant pas l’ombre d’un sentiment de pitié
ou de compassion, qui les renverrait vers les faibles. Pour
être allé une fois sur ce terrain avec Cohn-Bendit, je
m’étais fait littéralement « remonter le col », par
quelqu’un qui immédiatement avait perdu ses moyens,
vociférant le plus fort possible pour que le maximum de
codétenus en profite, « des expertises et des rapports de
psys, il y en a plein mon dossier. Cela n’a pas empêché de
me faire massacrer aux Assises ! ». Dont acte.
« Notre Cohn-Bendit » était bien loin du vrai Dany le
Rouge, à part peut-être son côté rebelle de ses jeunes
années. II aurait d’ailleurs davantage mérité de se faire
appeler « Cohn-Bandit » ! D’un point de vue physique, il y
avait effectivement quelques points de ressemblance, mais
c’est probablement son âme de révolutionnaire, qui lui
avait valu ce sobriquet dans les coursives. Cohn-Bendit ne

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pouvait pas s’adresser aux personnels, sans être dans la


revendication, la revendication agressive, dure, quasiment
vengeresse. Son parcours violent et surtout, son mauvais
comportement disciplinaire, l’avait amené à visiter
pratiquement toutes les « taules » les plus sécuritaires de
France, dont certains Quartiers de Haute Sécurité tels
qu’Évreux, Fresnes et Mende. Ces derniers, tournés le plus
possible vers l’isolement des condamnés, avaient été
abandonnés, car ils avaient fini par être considérés comme
inhumains, broyant les occupants. Avec Cohn-Bendit, on
avait effectivement un bel exemple de quelqu’un qui était
passé dans le concasseur. Quelqu’un pour qui désormais,
l’unique combat était tourné contre l’injuste Justice, contre
la totalitaire Administration Pénitentiaire.
Les réponses fermes de ces institutions l’avaient renforcé
dans sa théorie du complot, dont il se prétendait victime.
Sa tournée des établissements pénitentiaires lui avait
permis de se constituer un réseau et un carnet d’adresses
des détenus les plus retors et contestataires du système,
devenus frères de lutte. Il avait souvent à la bouche les
noms des plus charismatiques d’entre eux, qui étaient
généralement très connus par l’Administration
Pénitentiaire et parfois par les médias. Il correspondait de
temps en temps avec eux, sans jamais être sûr qu’ils
étaient encore dans la prison où il adressait son courrier,
mais celui-ci suivait.
Le principe qu’avaient adopté les membres de cette chaîne
de correspondants (pseudo syndicat sauvage auto-
proclamé) était de ne pas trop s’étaler sur les situations
personnelles de chacun, pour se consacrer aux dispositions
internes de l’Établissement dans lequel il séjournait
(chaque prison ayant son propre règlement intérieur).
L’idée était de permettre une avancée des dispositions les
plus favorables ou progressistes. Il avait été constitué une

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véritable checklist, dans laquelle on retrouvait tous les


points sensibles, qui faisaient le quotidien des détentions :
prix des cantines, horaires des promenades, durée et jours
de parloirs, l’échelle des sanctions disciplinaires, les accès
au sport et aux douches, etc. Tout était passé en revue,
même la jurisprudence de l’application des peines, pour
connaître notamment le régime des réductions de peines et
des permissions de sortie. Un véritable audit, plus ou
moins bien renseigné, s’effectuait un peu comme la
chronique d’une revue des consommateurs, où les étoiles
de satisfaction étaient particulièrement rares. Cela pouvait
influencer les demandes de transfert, mais surtout c’était
source de motivation pour les batailles internes qui étaient
menées, afin d’obtenir les meilleures conditions de
détention possibles.
Cohn-Bendit s’était longtemps complu dans le rôle de
meneur de ces luttes, qui aboutissaient parfois à ce que
l’on appelait des mouvements collectifs. C’est-à-dire que
les détenus, derrière l’expression de revendications,
refusaient classiquement de remonter de promenade, ou
rejetaient les repas (action moins populaire), voire
faisaient grève aux ateliers, mouvement de revendication
beaucoup plus rare, car difficile à mettre en œuvre, sans
avoir de bons relais dans les chaînes de production.
Pour que l’adhésion soit plus collective, elle pouvait
même parfois se faire par de l’intimidation. S'ils n'avaient
pas été découverts en amont, les meneurs facilement
identifiés, étaient alors « balluchonnés ». Cela
correspondait à un transfert disciplinaire, vers un autre lieu
de détention.
Cohn-Bendit avait ainsi été transféré disciplinairement une
dizaine de fois avant d’arriver à la Maison Centrale
d’Ensisheim. Sa durée de détention approchant les quinze
ans, il avait osé avouer qu’il baissait désormais la garde,

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ne voulant plus être en première ligne, il laissait la place


aux autres pour « monter aux barricades ».
Avec l’expérience, et l’usure du temps, il préférait rester
au second plan, poussant au front d’autres détenus, plus
jeunes et prêts à en découdre. Ce statut de « parrain de la
révolution » lui allait bien et lui évitait de devoir ainsi
régulièrement refaire sa vie en détention, après un transfert
non désiré. Cohn-Bendit qui apparaissait comme
quelqu’un de plutôt intelligent, sans savoir ce qu’en
disaient vraiment les expertises, à bientôt cinquante ans,
commençait à réaliser que si un jour il voulait espérer
sortir, tout doucement il fallait mettre la pédale douce en
terme purement disciplinaire, sans pour autant trahir ses
convictions. La réitération d’un mauvais comportement en
détention, teinté de violence n’était jamais perçue comme
un gage pour la sortie. En tentant de se contenir, et en
changeant d’objectif, peut-être pouvait-il espérer qu’il soit
analysé dans cette évolution, le fait qu’il vieillissait, mieux
encore qu’il avait mûri… Nous savions tous d’expérience,
que le meurtre d’un policier n’était pas loin d’être
considéré comme le summum, dans l’échelle de la gravité
par le spectre de l’ordre public.
On touchait là une délinquance « choisie ou plus ou moins
conscientisée », très déterminée, prête à aller jusqu’à
atteindre un serviteur de l’état en uniforme. Généralement
dans cette caste de « gros voyous », on ne parlait jamais de
remords ou de regrets, mais plutôt de risques du métier.
Froidement dans ces situations, le mot d’ordre était sans
ambiguïté : « il valait mieux faire le boucher que le
cochon ! »
J’avais perdu trace de Cohn-Bendit, dont on pouvait
pressentir qu’il était parti pour accomplir largement vingt-
cinq ans de prison. Cela avait dû l’amener, dans le
meilleur des cas pour lui, à sortir un peu avant soixante-

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cinq ans. Par curiosité, mais aussi avec un peu


d’appréhension, j’ai « Googlisé » le vrai nom de notre
personnage, que je ne suis pas prêt d’oublier. J’aurais
peut-être mieux fait d’en rester à son surnom de
détention... Je vous passe les détails, mais la grave
récidive était au rendez-vous. Il a encore comparu devant
les Assises, où en première instance, il a écopé à nouveau
de la Réclusion Criminelle à Perpétuité. En appel, à 71
ans, il a été condamné à vingt-cinq ans de prison,
coupables de viols et agressions sexuelles. Nous étions
bien loin des crimes de bandit, qui lui conféraient son
ancien statut de caïd du milieu !
Cette récidive interroge évidemment, comme elle devrait
questionner tous les segments de la Justice qui ont eu à
connaître de ce cas. Hélas il n’existe pas à ma
connaissance d’instance de débriefing, susceptible de
tenter de comprendre et de tirer des enseignements pour
autant que ce soit possible. Très modestement à mon petit
niveau, avec beaucoup de recul (trente ans), je peux
seulement dire que je n’avais que très très rarement croisé,
en dix années de Maison Centrale, de détenus avec un
aussi fort concentré de ressentiment et de mauvaise foi.
L’histoire nous enseigne qu’il s’agissait même d’un
concentré de dangerosité. Cette « bombe vivante », et je
l’ai très vite qualifié ainsi sur mes premières notes, me
faisait dire qu’en m’approchant de lui, voire en essayant
de l’amadouer, j’avais un peu l’impression de pactiser
avec le diable ! Désormais Albert, dit Cohn-Bendit, avec
sa monstrueuse récidive, finira ses jours en prison,
probablement avec un autre surnom, en emportant
certainement avec lui, des éléments qui seraient pourtant si
utiles pour éclairer les Sciences Criminelles.
Heureusement Manchot, qui était l’aîné des deux frères,
lui a priori n’a pas défrayé la chronique comme son frère,

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sans pour autant savoir ce qu’il est réellement devenu. Les


souvenirs que j’ai de lui sont moins abyssaux qu’avec son
frère, je peux même dire qu’ils sont plus légers. Je me
souviens en effet de l’accompagnement de deux
permissions de sortie que j’avais eu à accomplir avec lui.
La première permission de sortie, à dix-huit mois de la fin
de peine, était d’ordre médical. En effet Manchot avait été
invité à se présenter à « SOS mains » à Strasbourg, pour
des examens complémentaires de sa main gravement
atteinte quinze années auparavant, afin qu’une décision
soit prise sur l’intérêt d’une nouvelle intervention
chirurgicale au niveau des tendons. J’avais été un peu sur
mes gardes toute la journée, en me disant : « est-ce qu’il
ne va pas me fausser compagnie ? » Je me rassurais en me
disant que je n’étais pas là pour assurer une escorte de
sécurité, donc libre à lui de faire son choix. Se mettre en
« cavale », représenterait alors un nombre d’embûches et
de difficultés qu’il valait mieux avoir largement
anticipées ! Le temps du trajet aller, c’était moi qui avais
beaucoup parlé. Peut-être une manière d’occuper le
terrain, en l’intéressant à tout ce que je pouvais lui
raconter sur les lieux traversés, histoire qu’il ne
"gamberge" pas trop. Par contre au retour, j’étais
beaucoup plus détendu, considérant que la partie était
gagnée. Manchot avait eu jusque-là, de nombreuses
occasions de s’éclipser en douceur, si tel était son projet.
Sûrement en confiance, Manchot s’était par contre mis
alors à parler comme jamais. Passé le moment où il
m’avait confessé, qu’il avait été aujourd’hui dans les
mains de personnels féminins fort agréables, il s‘était un
peu lâché. Il avait évoqué sa maman, très éprouvée par les
« conneries » de ses deux garçons, mais qui continuait à
leur assurer son soutien, notamment par un petit écot,
qu’elle versait en allant à la poste tous les mois, pour faire
un mandat à chacun.

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Cela valait beaucoup mieux à ses yeux comme preuve


d’amour que toute lettre qu’elle aurait certainement eu du
mal à rédiger. Pour ses enfants, c’était effectivement
précieux et probablement une dette éternelle, qui pouvait
peut-être chaque mois leur rappeler de là où ils venaient.
La seconde permission de sortie, qui m’avait encore valu
d’accompagner Manchot alors à environ un an de sa sortie,
concernait un rendez-vous à Mulhouse, où il était
convoqué par une instance, chargée d’évaluer le niveau de
handicap de sa main. Ce dernier, voyant se profiler la
sortie, avait introduit une demande de revalorisation de
son handicap, espérant bénéficier d’une augmentation de
sa petite allocation, pour selon son expression, « mettre un
peu de beurre dans les épinards ».
Manchot avait emporté avec lui son gros dossier, où
s’étaient accumulées depuis quinze ans toutes les pièces
qui évoquaient tant la partie médicale, que la partie
administrative de son handicap. Je pense qu’il imaginait
que l’épaisseur de son dossier pèserait suffisamment lourd,
pour obtenir la fameuse revalorisation escomptée. Après
avoir beaucoup patienté, rendant assez nerveux Manchot,
nous avions été invités à pénétrer dans la salle où les
membres présents allaient étudier son cas. L’instance de
recours était impressionnante, composée d’une dizaine de
personnes autour de la table, qui évidemment, averties de
la situation particulière de ce dossier, nous avaient
immédiatement défigurés des pieds à la tête.
J’avais expliqué très succinctement le contexte de la
Maison Centrale et la raison de ma présence
(accompagnement d'un permissionnaire), laissant le soin à
Manchot de présenter la motivation de sa demande. Le
Président de la séance était très direct, autoritaire même, et
ne voulait pas se perdre dans les détails. Il avait donc mis
la pression d’entrée sur Manchot en lui coupant la parole,

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pour qu’il se contente de répondre brièvement aux


questions posées. Manchot était alors sorti de ses gonds,
ne comprenant pas qu’on le fasse venir, si c'était pour ne
pas l’écouter. Il avait même brandi la menace de saisir
« les plus hautes autorités » pour faire valoir ses droits.
Puis coup de théâtre, à moins que ce ne soit un coup de
maître comme aux échecs. Le Président avait repris la
parole sur un ton très tranquille, annonçant qu’il laissait
cinq à six minutes à Manchot pour présenter sa demande
et qu’ensuite, il devrait répondre aux questions posées. Un
peu décontenancé après son coup de sang, Manchot avait
bafouillé en lisant maladroitement quelques phrases qu’il
avait préalablement rédigées pour sa « plaidoirie ». Le
Président en venait même à l’aider pour finir ses phrases et
pour donner le sentiment qu’il s’intéressait vraiment à sa
situation. Enfin mis en confiance, Manchot s’était mis à
parler assez librement. Avoir la parole devant une
assemblée « tout ouïe », cela n’avait pas dû lui arriver bien
souvent. Ainsi le Président, seul membre de la commission
qui se soit exprimé sur les quarante minutes qu’avait duré
cette convocation, en était venu très tactiquement, sans
avoir l’air d’y toucher, à l’évocation des projets de sortie
de Manchot.
Une Association bien connue dans la région avait donné
son accord de principe pour l’accueillir. Il pourrait
bénéficier d’un hébergement et d’une activité de
manutentionnaire rémunérée, ce qui devrait lui permettre
de bénéficier d’une libération conditionnelle, avant le
terme de sa fin de peine. Le Président était alors devenu
très curieux, à la recherche de quelques détails sur le poste
de travail qu’il occuperait… la nasse était en train de se
refermer sur Manchot, sans qu’à aucun moment il ne s’en
soit rendu compte. « Oui, j’aurai un travail de petite
manutention ».

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Le Président, certainement très éclairé et déjà assuré de la


réponse de la commission, nous avait courtoisement
remerciés de notre venue. Il avait ainsi obtenu beaucoup
plus d’informations avec sa stratégie d’ouverture que s’il
était resté sur sa position autoritaire du départ, qui aurait
alors transformé Manchot au mieux en une huître fermée,
ou plus vraisemblablement en un taureau fou, se laissant
aller à prendre à partie tout ce qui aurait bougé. Sans
surprise, un mois après, Manchot très remonté, m’avait
montré la réponse sans appel qu’il avait reçue.
Manchot était donc sorti dans les conditions prévues, à
Besançon en Franche-Comté, où j’avais souhaité bon
courage aux contremaîtres et éducateurs de ladite
association pour accompagner, épauler et cadrer notre
pensionnaire dans la vie libre. Deux mois après,
l’Association m’avait appelé pour me dire que ça allait à
peu près, mais surtout pour me demander si j’étais au
courant de son projet de repartir dans sa région d’origine.
Le Juge de l’Application des Peines qui avait pris cette
décision pouvait être questionné, mais il serait de toutes
les façons, opposé à cette perspective, en tout cas pas
avant un bon délai durant lequel il devait faire ses preuves.
Les explications de texte n’étaient donc pas finies avec
Manchot.

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La Mutinerie des desperados

Tout au long de ces mois d’écriture j'ai souvent pensé à ce


moment, où j’allais devoir raconter ce sombre épisode.
Conscient qu'ayant beaucoup de choses à dire, j’avais
aussi la curieuse sensation persistante, qu'il fallait que je
me fasse un peu violence. Pas pour mettre sur le papier le
récit lui-même, mais pour revenir sur ces jours peu
glorieux, où l’interpellation des faits m’avait à juste titre
bien bousculé. Forcément, ce type d’évènement m’avait
appelé à une introspection inhabituelle. Beaucoup de ce
que nous avions fait sur ces dernières années se trouvait
ainsi balayé par les forces du mal, auxquelles je préfère
attribuer le qualificatif de forces du désespoir…
Mon travail venait de subir un choc frontal qui laisserait
naturellement des séquelles, sur le sens que je lui conférais
jusqu’à présent. De rudes questions surgissaient sur la
nature humaine, la Justice et ses réponses, le pouvoir et ses
insuffisances. En attendant, je devais faire le constat que
même en vivant au plus près de nos pensionnaires, même
en tentant de se mettre un peu à leur place tous les jours,
on ne pouvait réaliser l’étendue des dégâts profonds
qu’entraînaient ces vies gâchées.
À chaud, je m’étais même interrogé : « En tant
qu’éducateur, est-ce que je ne participais pas à ce
diabolique traitement, administré sur tant d'années

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d’enfermement, qui pouvait se révéler dans certains cas


pires que le mal initial ? » J’avais vécu cette mutinerie
comme une possible négation de mon métier, pouvant
aller jusqu’à me poser une question capitale : « pouvait-on
effectuer de l’éducatif dans un tel contexte ? »
Heureusement, la flambée de violence retombée, le
traumatisme dépassé, la lucidité en passe d’être revenue,
au moment où il allait falloir reconstruire… plus que
jamais il fallait « repartir au combat », pour imposer la
place des outils de l’insertion. Surtout ne pas déserter,
sinon la tentation du tout sécuritaire avait pléthore
d’arguments pour imaginer des lieux et des
fonctionnements tournant le dos aux espaces et temps
collectifs, qui eux seuls, permettaient de nourrir la
socialisation. Pour la vie de ces longues peines
criminelles, et pour éviter qu’un tel désastre ne se
reproduise (la centrale ayant été détruite aux trois quarts),
il fallait en effet prévoir un renforcement de certaines
normes de sécurité, tout en prévoyant aussi une salle
polyvalente, des salles de cours, des salles d’activité et des
aires sportives.
Épaisse fumée âcre, uniformes noirs, bleus, kakis
omniprésents, gyrophares éblouissants, groupes
électrogènes assourdissants, ballet permanent de véhicules
rouges, bleus, noirs, surveillants, GIGN, médias, Croix-
Rouge, forces de l’ordre, autorités : voilà le décor planté
des très longues heures d’angoisse et d’absolu chaos, où
deux otages étaient aux mains des mutins qui avaient
parallèlement tout cassé, presque brûlé toutes les
installations, sauf la partie administrative…
Samedi 16 avril 17h : Échange de banalités entre deux
fonctionnaires de permanence ce jour-là, qui s’apprêtaient
à repartir dans leur foyer : « RAS ? » « RAS… tout est
calme ! ». Le chef de détention et moi-même alors chef de

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service éducatif, regagnions ensemble la porte de sortie.


Le gradé me souhaite un bon Dimanche, me confessant
qu’il partait enfiler la tenue de jardinier, pour aller
entretenir son potager.
17h15 : Le temps d’installer avec ma femme nos deux
enfants aînés dans la voiture, nous partons sur Colmar
(distant de vingt kilomètres d’Ensisheim), où nous allions
effectuer un aller-retour pour une course.
18h30 : Sur le trajet retour, de très loin nous apercevons
une colonne de fumée étrange. Plus les kilomètres défilent
plus la localisation de cette fumée nous inquiète « C’est
sûr c’est à Ensisheim que ça crame ! ». Comme nous
venions d’installer un poêle de chauffage raccordé au gaz
de ville, et que nous habitions un appartement au cœur du
village, en face de l’enceinte de la prison, nous avions
rapidement émis deux hypothèses : « soit c’est la prison,
soit c’est notre immeuble ! »
18h40 : Un gendarme fait la circulation à l’entrée du
village, nous comprenons donc vite qu’il y a un problème
de sécurité publique, auquel la prison n’est certainement
pas étrangère.
18h45 : Devant la prison, pompiers et forces de l’ordre
s’affairent, nous informant rapidement qu’il y a un
incendie dans les ateliers de la prison.
18h50 : Parti aux nouvelles, je reviens avec l’information
qu’il y aurait un début de mutinerie... J’ai souvenir à ce
moment-là, du ballet incessant des autorités et de
l’atmosphère insoutenable qui régnait du fait
principalement de l’absence d’information, notamment
pour les familles des surveillants de service venues aux
nouvelles. Les journalistes avec leurs micros rôdaient déjà
à la recherche du moindre témoignage, et de toute
information susceptible d’éclairer la dramaturgie en cours.
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Enfin vers 21h, à la nuit noire et dans une forte odeur de


fumée d’incendie le Préfet et le Procureur sortent sur le
trottoir pour délivrer un communiqué : la mutinerie se
poursuit avec deux personnes prises en otage, un
surveillant et une visiteuse de prison. Le procureur
annonce qu’ils reviendront donner de plus amples
informations dès qu’ils en sauront davantage.
23h : Effectivement, le Préfet se représente devant les
micros pour confirmer que l’Établissement est sous
contrôle, au moins sur sa partie périphérique, et que les
deux otages sont identifiés : un jeune surveillant de vingt-
deux ans, originaire de Besançon, dont la famille est
attendue d’une minute à l’autre et une sœur franciscaine
de Mulhouse de quarante-neuf ans, visiteuse de prison, qui
vient tous les samedis rencontrer quelques détenus.
23h30 : Suite à un contact avec le Directeur, nous faisons
la proposition d’accueillir chez nous, juste en face de la
prison, la famille du surveillant pris en otage, après qu’elle
ait été reçue par les autorités.
0h00 : Le bruissement de la machine à café fait écho aux
échanges que nous parvenons rapidement à instaurer avec
les parents du jeune surveillant et sa fiancée.
Heureusement, les parents sont plutôt calmes, espérant que
leur fils, qu’ils décrivent comme quelqu’un de tranquille,
gentil et sérieux, parviendra à convaincre qu’il ne mérite
pas, qu’on lui fasse du mal. La fiancée très anxieuse s’est
positionnée debout vers la fenêtre donnant sur l’entrée de
la prison, à la recherche du regard d’une évolution de la
situation. La maman est rongée de l’intérieur, elle aussi
par l’angoisse. Là commence une terrible attente, où le
temps s’égrène très très lentement. Les quelques
victuailles proposées, ne trouvent pas d’amateur tellement
l’inquiétude étouffe, mais le côté cosy de la cuisine
heureusement génère la solidarité et le partage qui donnent

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la force du front uni, face aux doutes et aux éventuelles


idées noires. Canapé et fauteuils permettent un peu de
repos du corps, mais l’esprit est ailleurs.
Au milieu de la nuit, nous avons assisté avec un peu
d’effroi, à la sortie de la prison d’une ambulance, jusqu’à
ce que l’on apprenne qu’il s’agissait de l’évacuation d’un
détenu gravement blessé. Approvisionné par le stock de
bières pillé dans le magasin d’alimentation, il était ivre et
était tombé d’un toit, à six ou sept mètres de hauteur,
duquel il s’amusait à enlever les tuiles une à une pour les
balancer dans le vide, en ayant le plaisir de les entendre
s’éclater au pied du bâtiment (une déconstruction plus que
symbolique de la prison !). Il était parti dans un état
critique, mais finalement réintégrera quelques semaines
plus tard, après avoir dû soigner plusieurs côtes cassées et
un poumon perforé. Depuis, on a appris que les meneurs
avaient fait vider toutes les cannettes de bière dans la cour
de promenade, pour éviter des débordements incontrôlés
de détenus sous l’emprise d’alcool.
Si nous connaissions « Le jour le plus long » par le cinéma
avec John Wayne, retraçant le débarquement en
Normandie en juin 1944, nous découvrions la réalité de
« la nuit la plus longue » pour une famille, dont un des
leurs était retenu comme otage, par des détenus dont un
certain nombre n’avaient pas grand-chose à perdre,
tellement leurs fins de peine étaient lointaines… En fait,
nous avions tous hâte que la nuit finisse, pour qu’enfin
nous puissions revoir les contours des lieux et des hommes
à la lumière du jour, et que surtout la situation évolue.
Au petit matin, un peu avant 8 heures, les parents du
surveillant sont à nouveau reçus dans le bureau du
Directeur de la Prison, devenu QG de crise. Il leur est
expliqué que les officiels ont la garantie que les otages
sont en vie et bien traités et que bientôt vont commencer
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les négociations avec les mutins. Pour le moment, il est


encore difficile de savoir comment et avec qui les autorités
vont devoir négocier, sachant que toutes les installations
de la prison ont été brûlées ou saccagées. Mais dans tous
les cas, les familles peuvent être rassurées, il n’y aura pas
d’assaut lancé, tant que la vie des otages sera en danger.
Attendre et encore attendre en se contentant des petites
informations qui fuitent par-ci par-là, sans garantie de leur
véracité.
8h30 : le Procureur vient dire aux médias ce qui a été
annoncé aux familles des otages quelques minutes avant.
Il précise qu’il reviendra très régulièrement pour faire part
de l’évolution de la situation. Il répond sommairement à
deux ou trois questions des journalistes, précisant qu’il n’y
aurait pas eu, à sa connaissance, de graves règlements de
compte entre détenus, comme la rumeur l’a laissé entendre
pendant toute la nuit, faisant état de morts…
En fin de matinée, le Procureur, devant caméras et micros,
précise que les mutins souhaitent avec leur action
dénoncer les conditions de détention dans les
Établissements pour longues peines. Ils revendiquent la fin
des Quartiers d’Isolement, déguisés selon eux, en
Quartiers de Haute Sécurité, eux-mêmes supprimés en
1982. Les conditions de leur reddition imposent la
présence de deux avocats, réclamée pour être témoins de
la fin des évènements.
Vers 13h, un mouvement général s’opère autour et devant
la prison, qui laisse penser qu’il va se passer quelque
chose d’important. On voit notamment arriver encore des
renforts de CRS, dans leurs bus bleus. On imagine tous
que l’action, peut-être l’assaut (?) est imminent, souhaitant
surtout qu’avec les deux otages toujours retenus, ce soient
les bonnes décisions qui aient été prises.

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En ce début d’après-midi, la fièvre monte encore d’un


cran, tout le monde y va de son hypothèse ou de son
scénario. Vers 14h, les deux ténors du barreau (Maîtres
Lienard et Metzner) exigés par les mutins, sont arrivés sur
place. Les familles des deux otages, qui commencent à
croire à une issue favorable à cet horrible cauchemar, sont
appelées pour rejoindre l’intérieur de la prison.
Le Procureur réapparaît sur le parvis de la Centrale, un
peu moins tendu, laissant entrevoir un dénouement
prochain. Les détenus réclamaient avec insistance, le
transfert de tous les détenus vers d’autres prisons.
Quelques détails supplémentaires restaient encore à régler
avant d’assister à ce qui est appelé habituellement, dans de
telles circonstances : la reddition.
Ce qui pour nous apparaissait comme des détails, relevait
en fait d’une haute importance pour les acteurs de
l’intérieur. Les meneurs allaient se montrer d’ailleurs
intransigeants jusqu’à faire du sort d’un chat et de la
récupération d’une montre, les deux dernières conditions à
respecter par l’Administration, pour qu’enfin la
« délivrance » tant attendue puisse intervenir.
Le chat « Pirouette » était le compagnon de cellule depuis
dix ans de Simon. Il n’était donc pas question de
l’abandonner dans les décombres, ni de risquer qu’il finisse
dans la chaudière. Simon détenu plutôt modèle et tranquille,
a certainement trouvé dans cet ultime combat pour la vie de
son être cher, l’énergie et la détermination suffisante pour
se faire violence et parvenir à mettre la pression aux
leaders. Il leur fallait en effet obtenir la garantie, de la part
des autorités, que la fidèle boule de poils de Simon, soit
remise aux bons soins du vétérinaire du village.
On sait aussi qu’un autre détenu voulait absolument
récupérer sa montre, qu’il estimait de valeur, stockée à son
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vestiaire, car il n’était pas sûr, qu’à l’issue de ces


évènements, il puisse la revoir… « Une chasse à
l’homme » avait donc été engagée pour retrouver le
comptable de l’Établissement, seul habilité à détenir les
clés de l’armoire forte des valeurs précieuses, où elles
étaient soigneusement répertoriées et rangées.
Ainsi « Pirouette » reparti dans un panier en osier, et la
« tocante » remise au poignet de son propriétaire, la fin
des hostilités pouvait voir le jour !
À partir de ce moment-là, les minutes allaient compter
double, tellement l’enjeu et l’attente étaient intenses. Nous
aimerions tous comprendre en ayant accès à la stratégie
qui va être développée, pour en quelque sorte participer,
après avoir vibré vingt heures durant ! Mais la condition
de la réussite passait par une totale discrétion, sinon les
ondes des radios qui traînaient tout autour de la prison
pourraient relayer des informations erronées, susceptibles
de faire capoter les négociations finales. Nous savions que
les détenus, eux aussi étaient à la recherche d’indications,
et qu’une grande partie écoutait la radio, pour connaître la
manière dont il était rendu compte des évènements.
On avait pu constater qu’une bonne partie de la nuit, les
radios relayaient les noms des détenus les plus médiatiques,
incarcérés à Ensisheim. Certainement le plus connu d’entre
eux, « Tommy », s’était même vu à six heures trente du
matin sur France Info, qualifié d’auteur de la mutinerie...
Un nom qui avait déjà beaucoup défrayé la chronique des
faits divers, avec à son palmarès des crimes de sang : le
coupable idéal, alors qu’il n’en était rien. Tout au contraire,
il a même été un des principaux protecteurs de Sœur
Françoise dans le grand Quartier, où il avait sa cellule.
D’ailleurs pour connaître un peu Tommy, je ne l’imaginais
pas avoir d’ascendant suffisant sur ses pairs, pour jouer le

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chef de bande. Tout au plus, je le sentais davantage


capable de rassembler quelques âmes pieuses, à la foi
exaltée, pour jouer le pare-feu devant l’ambassadrice de
Dieu, retenue parmi eux. Dans ces scénarios fictifs, je
l’aurais au contraire, plutôt vu victime d’un règlement de
compte, tout comme au moins un autre, meurtrier d’enfant
« tristement célèbre ». Heureusement, il n’en a rien été, la
Justice des hommes était déjà passée, il n’était pas revenu
à celle du milieu de dicter ses propres sentences.
Les célèbres avocats relayaient avec leur éloquence
habituelle les revendications, dont toute personne avertie,
savait pertinemment, qu’elles émanaient d’un nombre de
meneurs qui se comptait sur les doigts d’une main. Mais
dans le contexte du jour, ce sont eux qui avaient le pouvoir
et la mainmise sur la détention, il fallait donc que les
autorités discutent avec ces « pseudo-représentants », à la
recherche d’une issue sans violence.
Retour à l’extérieur de la prison, il est environ trois heures
de l’après-midi, quand la famille du surveillant pris en
otage est invitée à nouveau à se transporter jusqu’au QG.
Cela sent le dénouement proche, d’autant que depuis le
début de l’après-midi, on assiste à l’évacuation
progressive des détenus dans les bus bleus de transfert de
l’Administration Pénitentiaire, tous escortés par des
motards de la Gendarmerie.
Tout a dû s’accélérer en très peu de temps, puisque vers
seize heures, à la surprise générale, sortent sur le parvis de
la prison les deux otages souriants, accompagnés de
quelques autorités pour officialiser une fin heureuse à
toutes ces heures d’angoisse. Après une belle bousculade
le temps que les micros et objectifs soient installés, les
deux otages sont interrogés. Sœur Françoise est plus
détendue et prolixe que le jeune surveillant encore sous le
choc, les traits tirés.
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Tous deux confirment avoir eu très peur (plus des fumées


et incendies en réalité que des détenus), mais avoir été
bien traités, toujours sous protection dans une cellule
barricadée. Ils ne s’expriment pas davantage sur les
conditions dans lesquelles ils ont enduré ces évènements.
Leurs témoignages sont davantage réservés à l’instruction
de l’enquête, qui va suivre.
En fin d’après-midi, le Directeur de la prison me contacte
pour me demander de l’accompagner lors de la visite avec
les officiels qui veulent faire un rapide premier état des
lieux. Il souhaite simplement qu’avec mon appareil photo,
j’immortalise sur la pellicule, les lieux après le
« tsunami » que vient de subir la Maison Centrale.
J’avoue me rappeler avoir vécu alors… un grand moment
d’émotion. Tout semblait irréel, comme dans un
cauchemar prolongé. Je me souviens avoir prestement
endossé l’habit de « grand reporter », pour en fait, à coups
de déclencheur de mon Panasonic (nous étions encore à
l’ère de la photo argentique), garder mémoire de cette
page de l’histoire de l’institution. J’étais, tout au long de
cette fin de journée, dans un état second, tellement choqué
par ce paysage d’apocalypse. Au milieu des fumées et des
odeurs de feu encore puissantes, j’ai photographié des
installations qui n’étaient plus que ruines… Je me serais
cru aux heures les plus noires des attentats de Beyrouth
(avec les centaines de morts en moins) ! Le plus grand
choc fut probablement de constater, en tout début de
visite, que des ateliers qui occupaient des espaces sur deux
étages, et qui fonctionnaient à plein encore l’avant-veille,
avaient été soufflés de l’intérieur. Ils n’étaient plus qu’un
tas de gravats fumants à ciel ouvert, où s’entremêlaient
poutres, tuiles, pierres et restes de machines-outils
explosées, sur une hauteur de trois à quatre mètres. Seul le
petit ruissellement d’eau d’une canalisation qui avait

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éclaté, donnait encore vie à cette scène de guerre. Quand


on pense que ce bâtiment avait résisté à certains tirs de
mortiers de la Seconde Guerre mondiale (impacts jadis
encore visibles sur les façades).
Le souffle qu’avait dégagé le cocktail de produits
chimiques et de gaz, habituellement utilisés dans les
ateliers pour confectionner notamment les échelles et
escabeaux, avait tout atomisé de l’intérieur.
Plus loin dans la visite, nous constations que rien n’avait
eu grâce au déferlement de violence des « casseurs ». Pas
même les lieux d’activités, tous flambés au même titre que
les autres installations. La célèbre collection de BD de
notre « ami Laverdure », comme les ouvrages de la
Bibliothèque étaient carbonisés ; à ce massacre culturel,
avait curieusement échappé la première page du « Petit
Prince » de Saint-Exupéry. Peut-être pour le rappel de son
évocation d’un serpent boa qui étouffait et avalait un
fauve, nous signifiant que le monde pouvait être bien
cruel.
Le long des murs noircis par les fumées, les équipements
électriques avaient suinté sous l’extrême chaleur. Certains
ordinateurs aux écrans étoilés par les chocs et déformés
par les brasiers, auraient pu prendre une place de choix,
dans une exposition d’art moderne au Centre Beaubourg.
Mais l’heure n’était pas à la contemplation, surtout quand
j’ai découvert la stratégie des autorités qui profitaient de
cette visite, pour analyser la faisabilité de leur plan. En
effet, le grand quartier en forme de nef sur quatre niveaux,
comprenait quatre-vingts pour cent des cellules de la
Maison Centrale, et à la suite de ces évènements, il
semblait être la seule partie de détention à ne pas avoir son
pronostic vital engagé. Il fallait donc le vérifier de visu.

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Les détenus de la Centrale d’Ensisheim que nous croyions


disséminés dans d’autres détentions, étaient en réalité tous
« stockés » au gymnase de la sortie du village, sous haute
surveillance. Il convenait donc d’imaginer le surprenant
scénario… d’un retour de ces mêmes détenus dans les
quatre-vingt-dix cellules qui le permettaient, entassés
jusqu’à trois dans les cellules, sans eau ni électricité, en
permanence sous la surveillance des gardes mobiles
armés.
Lors de cette visite de la nef principale, où s’affairaient les
personnels au déblaiement rapide des décombres, j’ai eu
l’occasion d’assister à des scènes surréalistes, avec des
hommes aux abois, terrorisés à l’idée que leur maison
centrale puisse fermer.
De mes propres yeux, j’ai vu des surveillants faire le tour
des cellules pour enlever le verre qui avait éclaté, afin
d’éviter que les détenus juste de retour, s’automutilent et
fragilisent encore davantage l’équilibre du projet de
maintien de la Centrale sur Ensisheim. Jusque dans les
cuvettes de w.-c., à mains nues certains agents retiraient
les éclats de verre susceptibles de nuire à l’hypothétique
pari d’un maintien de leur outil de travail…
Effectivement, dès le soir même, tard dans la nuit, c’est ce
qui fut mis en œuvre, les bus bleus de la pénitentiaire
rapatriaient du gymnase voisin, tous les détenus dont deux
meneurs. Les trois autres avaient été répartis dans des
prisons de proximité, pour les enquêtes et poursuites
pénales qui allaient s’en suivre.
Épilogue
Grâce à la farouche détermination de certains acteurs :
autorités préfectorales, judiciaires et pénitentiaires, contre
l’avis des élus locaux, et malgré de grosses pressions pour

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faire sortir l’Établissement du centre-ville, quitte à le


reconstruire sur un terrain en périphérie du village, le
projet de maintien sur site fut validé. Très vite, grâce à
cette prompte décision, la dynamique d’un futur prochain
avec des jours meilleurs l’emporta sur les larmoiements
teintés de nostalgie du temps d’avant.
Dès le lendemain, il m’avait fallu avec mes collègues du
service socio-éducatif, retourner à l’économat de
l’Établissement pour se voir doter de quelques fournitures
de bureau neuves, puisqu’il ne restait plus rien de nos
bureaux entièrement brûlés ! Dans un premier temps,
jusqu'à la sortie de ce chaos, se substituerait à l’ordinateur
le simple cahier d’écolier et le fidèle stylo Bic… mais le
plus gros travail aller devoir s’effectuer dans les têtes, où
il allait falloir assez vite se projeter et passer à autre chose.
J'ai gardé en mémoire cette atmosphère vraiment
particulière en détention, où dans un silence de cathédrale,
en l’absence des surveillants, les gardes mobiles, pistolets
mitrailleurs à la ceinture, patrouillaient, un peu comme
« l’opération Sentinelle » du plan Vigipirate actuel. Dans
le grand quartier, ils assuraient le service minimum : la
distribution des repas et la surveillance des promenades.
Alors que la reconstruction allait prendre seize mois, très
progressivement les travaux avançaient permettant de jour
en jour de retrouver des fonctionnements plus
académiques. Les relations s’apaisaient, et redevenaient
enfin fondamentales dans la gouvernance de cette
collectivité, après être naturellement passées au second
plan, pendant toute cette période de sidération, hors du
temps. Des mois durant, on ne parlait alors que de la
programmation des travaux et des petites avancées
matérielles qu’elles laissaient entrevoir. C’était également
le prix à payer d’un chantier aussi complexe, sur site
occupé, selon la formule des professionnels du bâtiment.
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Parmi les nombreuses images qui ressurgissent de ces


mois de travaux, je revois notamment, alors que la prison
était « à sac », sur des cendres presque encore chaudes,
arriver deux semi-remorques Villeroy & Boch, pleins de
cuvettes de w.-c. et de lavabos neufs, qui allaient être
réinstallés dans les vieilles cellules, fortement dégradées
suite aux évènements. Pour cela tous les services
techniques des prisons de la région avaient été
réquisitionnés.
Autre moment étonnant, en début de chantier, où au milieu
des gravats et des décombres, une monstrueuse grue
agitait avec légèreté au bout de sa flèche, une énorme
grosse pierre ronde de plusieurs tonnes, appelée boule de
démolition. Tout en douceur, elle venait heurter certains
corps de bâtiment, mais en prenant soin de ne surtout pas
ébranler les édifices attenants. On avait l’impression d’une
opération à cœur ouvert en direct, où chaque coup de
scalpel devait avoir une précision chirurgicale. Quel
contraste entre ce travail d’orfèvre nécessitant un fin
doigté, et le déchaînement de violences, proche de la
guérilla urbaine, que nous avions connu quelques
semaines auparavant !
Effectivement en octobre 1989, une petite cérémonie de
fin de chantier célébrait une victoire à la Pyrrhus, au prix
de cinquante millions de francs, pour moderniser et donner
toute sa dimension sécuritaire à ce qui resterait pour finir
la Maison Centrale d’Ensisheim. Sa capacité serait
désormais de deux cent vingt cellules contre deux cent
quatre-vingts avant les évènements. L’Établissement
perdait de son charme et de son caractère encore un peu
« familial », liés à une architecture ancienne et une histoire
locale. À l’avenir, cette maison centrale serait
certainement plus fonctionnelle, répondrait davantage aux
normes notamment de sécurité, mais avec cette évolution,

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c’est certainement un peu d’humanité et de son âme qui


étaient parties en fumée…
Article dans les Échos de Pascale Braun : « Qui s’y frotte,
s’y brûle »
« Initialement condamnés le 28 mai 1988, en première
instance par le Tribunal Correctionnel de Colmar à quatre
ans d’emprisonnement (après que le Procureur ait requis
des peines de six à huit ans), les cinq mutins assument à
nouveau l’entière responsabilité de la mutinerie devant la
Cour d’Appel de Colmar. Celle-ci confirme ces peines de
quatre ans avec annulation des remises de peine et
condamne chacun à trois cent mille francs de dommages et
intérêts. Il s’agit là de la plus forte peine jamais infligée
pour des faits de mutinerie. »

***

En miroir à ce récit vécu de près, mais tout de même en


périphérie, voici (avec l’accord de son auteur Kyou)
quelques extraits d’un ouvrage rédigé par un des
principaux meneurs de cette mutinerie.
Le titre du livre « Beau comme une prison qui brûle ! »
résonne comme l’embrasement de cette révolte, pourtant
plus improvisée que politique et préméditée, puisqu’en
réalité elle répondait davantage à deux tentatives
d’évasion avortées.
Les préalables à la mutinerie :
- Les préparatifs à la première tentative d’évasion :
« Gégé m’avait laissé faire mon tour de la centrale avant
de me parler de ses projets. Il pensait que d’ici on pouvait
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s’évader. Il m’expliqua tous les points faibles de la


centrale. Il y avait le canal qui traversait et aussi un
bâtiment qui abritait des ateliers dont un mur donnait
directement sur le temple protestant.…
Le canal, ça a déjà été fait et les gars se sont fait serrer à
la sortie. Depuis ils ont renforcé la sécurité sur ce point,
m’informa Baptiste.
Et le mur ? Seulement on ne peut pas y accéder, précisa
Gégé, la direction n’envoie dans cet atelier que les
détenus sûrs. Il nous faut deux clefs pour accéder au mur
qui jouxte le temple, et j’ai déjà récupéré la clef des
couloirs, fabriquée en atelier par les candidats de la
dernière cavale par le canal (évoquée dans le chapitre « le
gang des mobs »).
… il manquait la deuxième clef de détention… on peut la
fabriquer… il nous fallait aussi l’empreinte de la seconde
clef et cela nous posait problème.
Un maton ne se sépare jamais de ses clefs. Ils sont
indissociables. Le surveillant est la pièce la plus
perfectionnée de la serrure, m’avait dit un vieux taulard
au détour d’un couloir.
Nous tentâmes durant quelques jours de redessiner les
contours de la clef en l’observant chaque fois que
possible, mais aucun d’entre nous n’était d’accord sur les
proportions.
… Ce fut Baptiste qui pensa au professeur de l’école. Le
civil possédait cette clef quand il se rendait en salle de
classe dans le quartier culturel et la laissait dans sa
sacoche. Nous demandâmes au jeune Ali qui pratiquait le
sport avec nous de bloquer le prof pour quelques minutes.
Pourquoi ? demanda Ali. Tu ne poses pas de question et tu
nous rends service, lui rétorqua Gégé.

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Ali appela le prof juste à l’instant où il posait sa sacoche


et l’attira jusqu’à un tableau à l’entrée du quartier
culturel pour lui demander des explications. Baptiste
bloqua la porte de la salle de classe, prêt à intervenir pour
refouler tout intrus et Gégé et moi prîmes l’empreinte.
Nous avions préparé deux moules différents pour avoir
deux empreintes. Nous agissions vite… pendant que Gégé
appliqua l’empreinte, nettoya la clef avec un mouchoir et
replaça les clefs. Cela nous avait pris quelques secondes
et déjà la voix d’Ali se rapprochait. Le prof ne voulait pas
rester trop loin de sa sacoche. Nous avions désormais
l’empreinte et attendions le morceau de ferraille pour
tailler la clef….
Gégé était un véritable artiste et avait de l’or dans les
doigts. Il savait tout fabriquer. Baptiste discutait planté
devant l’œilleton de la cellule pour cacher la vue au
maton durant une ronde… Cela nous a pris plusieurs
jours pour fabriquer la clef. Officiellement nous
confectionnons des gâteaux. Gégé avait inventé une
recette aux cacahuètes qui embaumait la cellule.
Les vacances de Pentecôte approchaient et pour
l’occasion l’atelier était fermé quinze jours durant
lesquels, il nous restait à creuser le mur épais d’un mètre.
Auparavant il nous fallait encore nous occuper du
cadenas qui bloquait la porte des ateliers par laquelle
nous voulions entrer….
Une fois la patte du cadenas fabriquée dans un seau en
plastique et repeinte couleur rouille, nous avions accès à
l’atelier…
Je passais les derniers jours à étudier les cartes de la
région récupérées sur un atlas à la bibliothèque et noter
les itinéraires de fuite. La centrale était perdue dans un
bled de campagne et il nous fallait rapidement quitter la

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région… Gégé nous avait fabriqué des brassards de police


qui nous faciliteraient l’arrêt d’une voiture dans la rue.
… Nous pensions le mur épais d’un mètre et il nous
faudrait au moins trois jours pour le creuser sans bruit.
Gégé et Baptiste avaient trouvé l’ouverture et
commençaient les travaux. Ils se servaient d’outils trouvés
sur place. Il y avait même une chignole à main. Moi je
faisais le guet… trente centimètres le premier jour, puis
soixante le deuxième jour…»

- L’échec à cette tentative d’évasion :


«… en attendant que Gégé vienne gratter à la porte, je
m’aperçus soudain que le pêne était enclenché. J’étais sûr
d’avoir laissé la porte ouverte.
… il y a un problème… vite ! vite ! on s’arrache de là !...
J’ai vu le gradé qui tenait dans la main la patte du
cadenas… j’ai pensé que vous étiez déjà au mitard !
La nuit se passa sans alerte et dès neuf heures, je
retrouvai Gégé et Baptiste. Nous comprîmes très vite que
la cavale avait été éventée. Il y avait des gendarmes dans
la centrale, disait-on. Il avait été fait appel au maton qui
s’occupait de l’atelier et avait tout de suite remarqué le
déplacement d’une étagère, la sacoche contenant les plans
et le matériel… de fil en aiguille les matons étaient
remontés jusqu’à nous.
À quinze heures Gégé, Baptiste et moi étions appelés
auprès du chef de détention. En fait les matons nous
conduisirent aux gendarmes qui nous attendaient. Nous
fûmes isolés chacun dans un bureau et l’interrogatoire
commença… »

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- De la seconde tentative d’évasion à la mutinerie :


« Le soir même, Gégé nous expliqua à mots couverts par
la fenêtre du mitard son nouveau plan. Il avait l’intention
de bloquer le maton du mitard, s’emparer de la clef des
cellules, attendre le gradé pour récupérer son trousseau et
tenter de fuir par les ateliers qui construisaient les
échelles. Il nous faudrait ensuite tenter de franchir une
passerelle branlante posée entre les murs sous le feu du
mirador.
Je savais ce plan aléatoire, voire suicidaire, relevant
seulement de la chance, mais j’acceptais d’en être.
Baptiste donna aussi son accord. Il ne s’agissait plus
seulement d’évasion, mais de solidarité…
Nous étions huit détenus au mitard. Outre nous trois, il y
avait Aldo, Ali, Saïd, Thierry, et un semi-fou qui nous
insultait à longueur de journée par la fenêtre…
Gégé attendait l’occasion. Il fallait qu’un maton fasse
l’erreur de lui ouvrir seul la seconde porte de la cellule
durant le week-end, quand les ateliers étaient vides. S’il
s’emparait des clefs, le quartier disciplinaire était à nous.
… Le second week-end, Gégé demanda au maton d’aller
chercher des livres dans la salle du prétoire qui servait
aussi de bibliothèque. Le maton n’avait pas le droit
d’ouvrir seul la cellule d’un puni, mais les routines usent
toutes les sécurités.
J’étais à la fenêtre en train de discuter avec Ali, quand
j’entendis les cris du maton… quelques secondes plus
tard, Gégé m’ouvrit les deux portes de la cellule… puis
celle d’Aldo et de Thierry, nous étions à présent cinq en
action… avions réceptionné trois matons supplémentaires
et une demi-douzaine de détenus (venus pour téléphoner
sous contrôle de l’administration) tous allongés et ligotés
côte à côte. Mais il nous fallait attendre... Nous

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attendions l’arrivée d’un gradé pour franchir la porte des


ateliers… Cela faisait presque une heure que l’action
avait commencé quand un gradé, finalement inquiet de la
disparition systématique de ses subordonnés, se présenta à
la porte du quartier. Il fut immédiatement ligoté et nous
nous emparâmes de ses clefs…
… Abandonnant nos ligotés, nous avançâmes tous les cinq
à travers les ateliers pour rejoindre l’enceinte. Les clefs
du premier surveillant nous ouvraient la voie presque
jusqu’à la porte d’entrée. Quand une dernière porte nous
résista, nous étions dans une courette, face à un atelier
dont le toit atteignait le premier mur d’enceinte. Gégé
grimpa le premier et je le suivis. L’espace entre les murs
était trop large pour notre passerelle et le toit nous
interdisait de tenter le saut.
À ce moment, un maton apparut à une fenêtre, nous vit et
donna l’alerte. Les sirènes résonnèrent à travers la prison
et le maton du mirador sortit aussitôt sur la passerelle,
fusil en main. Nous étions bloqués… Qu’est-ce qu’on
fait ? demanda Baptiste. On s’empare de la taule,
proposais-je. L’idée de prendre la taule pour la détruire
m’était naturellement venue, depuis le temps que j’en
rêvais. D’accord ! accepta Gégé. Autant casquer pour
quelque chose…

La mutinerie :
… on s’empare de la taule, il y a des extincteurs de
poudre dans les ateliers, on peut s’en servir comme
fumigènes…
L’électricité avait disjoncté, les bâtiments étaient plongés
dans le noir. Des silhouettes se déplaçaient dans l’ombre,
armées de couteaux et de barres de fer, certains gars
portaient même des cagoules. Je confisquai d’autorité un
couteau de boucher à un type qui passait, pour le glisser

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sur mon ventre dans le dos d’épaisses revues qui


arrêteraient les coups de lames. Plus personne n’était en
sécurité dans cette pénombre, où seule la loi du plus fort
régnait.
En retournant dans une cour de promenade, je tombai sur
une bonne centaine de détenus qui s’inquiétaient et
recherchaient une protection.
Il n’y aura aucun règlement de comptes, leur assurai-je.
On se bat contre la prison !… C’est la révolution, je vais
vous expliquer ! J’allai m’emparer d’une télévision dans
une cellule et la balançai dans le vide de coursives ;
l’appareil s’abîma au sol dans un grand bruit. Ce n’était
plus une révolte, mais un coup d’État. On fait la guerre à
la prison… Vous vous organisez en équipe et je ne veux
plus voir une cellule intacte, brûlez tout !
… Quelques minutes plus tard, les gars m’apportaient le
premier blessé dans une couverture. Luc avait un
tournevis planté dans l’œil. Il faut l’évacuer, décidai-je.
… Il était trois heures du matin, nous étions tous les cinq
(les meneurs), réunis autour d’une table en ciment de la
cour de promenade, dans un ciel devenu pourpre, au-
dessus de la Centrale un hélicoptère tournait, faisant
voltiger des milliers de petites flammèches… le spectacle
était féerique, c’est beau une prison qui brûle, murmurai-
je… la prison ne se réforme pas, elle se détruit.
… Il va bien falloir qu’on leur rende la prison. Je vais
essayer de dealer notre condamnation. En attendant, on
continue à détruire la taule, il faut réussir à la faire
fermer.
… Toutes les cellules avaient subi le même traitement.
Mobilier, sanitaires et fenêtres avaient été détruits à coups
de barre. Il restait les murs, les barreaux, les portes trop
lourdes pour avoir été dégondées et les lits de ferraille.

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…Alors ils peuvent donner l’assaut, s’inquiéta un gars ?…


Ils sont d’accord pour l’évacuation de la Centrale, et il
n’y aura pas d’autres condamnés que nous cinq. »

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Le Chef de détention

Parmi l’ensemble des personnels de détention, donc


agents en uniforme, les surveillants constituaient « le gros
du bataillon », encadrés par des gradés de premier niveau,
appelés premiers surveillants, tous dirigés par un chef de
détention et son adjoint. L’ensemble de ces agents en
uniforme n’étaient alors presque que des hommes, jusqu’à
ce que la féminisation intervienne quelques années plus
tard (1984) - les femmes exerçant alors presque
exclusivement dans les quartiers femmes ou dans des
postes « périphériques ». À Ensisheim, la toute première
femme à exercer a été une surveillante gradée en 1987.
Le portrait du moment, c’est celui de l’homme le plus haut
gradé : le chef de détention. Il était un fonctionnaire assez
grand et fin, toujours tiré à « quatre épingles » avec son
uniforme bleu marine, que l’on aurait pu croire taillé sur
mesure. Il ne quittait jamais sa veste, été comme hiver. Sa
chemise bleu ciel toujours parfaitement apprêtée était
fermée jusqu’au dernier bouton au niveau de son cou, pour
permettre à la cravate, de la même couleur que la veste et
le pantalon, de trouver sa place et de bien finir sa tenue de
chef. Aux plus fortes chaleurs, il s’autorisait
exceptionnellement à ne pas fermer le dernier bouton. À
ses pieds, il portait des chaussures aussi noires et brillantes
que ses cheveux. Dans son bureau, il avait toujours à
portée de main, dans un tiroir, une brosse à reluire, avec
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son agrafeuse et son annuaire téléphonique. M. le chef de


détention avait une fine moustache, taillée au cordeau, un
peu comme celle de Zorro, avec des yeux marron très
foncé. Sur les épaulettes de sa veste brillait une série de
trois galons d’or qui signifiaient à tout interlocuteur qu’il
avait affaire à « un dignitaire du régime ». Le liseré doré,
qui entourait sa casquette, lui aussi rappelait son grade.
Son couvre-chef lui servait d’ailleurs davantage de caisses
à outils, puisqu’il le quittait dès qu’il était assis à son
bureau ou en réunion. Il positionnait sa casquette à
l’envers pour lui confier son trousseau de clés et son
talkie-walkie. D’ailleurs, il suffisait de le voir partir en
intervention en toute hâte, pour bien comprendre pourquoi
le port de la casquette a été abandonné pour l’ensemble
des personnels en tenue quelques années plus tard. En
effet, il fallait alors courir en maintenant avec une main la
casquette sur sa tête pour qu’elle ne s’envole pas, ou alors
elle était portée sous le bras, le temps de la course…
M. Jean-Jacques était un homme de contrastes, haut en
couleur, comme souvent les Français originaires
d’Algérie. Son accent, sa culture, son humour et son
tempérament sentaient la Méditerranée, ce qui apportait un
peu de soleil, lors des longs mois froids et humides
d’Alsace ! Il parlait fort en toute situation, riait facilement
et même parfois à gorge déployée. Son langage était
toujours compréhensible, mais très direct, avec des
expressions imagées qui permettaient à son interlocuteur
de ne pas lui faire répéter ce qu’il venait de dire.
Rapidement, on pouvait percevoir son point de vue sur la
question abordée. Le chef de détention était avant tout un
homme de dialogue, l’essentiel de sa journée consistant à
parler, avec « ses hommes » ou avec les détenus.
Il aimait beaucoup discuter et argumenter pour convaincre,
avec parfois un peu de mal à se laisser convaincre lui-

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même. Quand il avait pris sa décision, il entendait qu’elle


soit appliquée et complètement. À ces moments-là, il
pouvait se montrer autoritaire, un ordre restait un ordre,
qui ne se discutait pas. Le chef de détention, avait un
charisme qui, allié à son autorité naturelle, en faisait un
vrai fonctionnaire au service du commandement.
Tout d’abord, il s’appliquait à lui-même une discipline de
fer, qui lui permettait en retour d’obtenir des
fonctionnements rigoureux de la part de ses agents. Il
voulait que son exemplarité transpire pour qu’elle
produise des résultats.
En première illustration, il ne tutoyait personne et
personne ne le tutoyait, même les gradés avec lesquels il
avait une inévitable complicité. Avec certains détenus, les
uniformes, avaient souvent tendance à oublier cette
consigne élémentaire, alors que ce n’était pas autorisé
officiellement. Pour M. Jean-Jacques, même en situation
de crise ou en cas d’énervement, le vouvoiement restait
une règle qu’il respectait, la meilleure manière de
conserver une bonne mise à distance professionnelle.
Petit aparté amusant, puisque j’ai retrouvé l’intéressé
quelques années plus tard à la prison des Baumettes à
Marseille, où il avait été promu sous-directeur, et là, il
avait épousé la culture méridionale, maniant très
facilement le tutoiement !
Autre illustration de sa rigueur professionnelle, tous les
matins à huit heures, il lisait attentivement les cahiers
d’observation21 et le cahier du gradé de nuit, qu’il s’était

21
Cahier sur lequel chaque agent consignait ses observations
notables : de l’anicroche sérieuse entre deux détenus, au repas servi
pas assez chaud, en passant par l’étrange baisse de régime d’un
détenu, subitement renfermé sur lui-même, alors qu’il incarnait
habituellement « la bonne humeur ».
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fait déposer sur son bureau. Ainsi le chef de détention


prenait le pouls de sa prison, un peu comme le médecin-
chef à l’hôpital qui jadis, commençait le matin par faire le
tour de ses malades en scrutant leur température
mentionnée sur le relevé des infirmières.
Dernier exemple de rigueur absolue qu’il s’imposait :
pratiquement tous les matins vers onze heures et toutes les
fins de journée vers dix-sept heures, il se postait à la
remontée des promenades et du sport, puis des ateliers. Il
se tenait droit comme un i sur le perron du Grand Quartier,
son trousseau de clés dans la main droite, paré à
invectiver, à sermonner, à mettre en demeure, mais aussi
prêt à encourager et à répondre aux questions du jour. Ces
réintégrations échelonnées duraient environ quarante-cinq
minutes, tant le matin que le soir. Il se chargeait d’ailleurs
de faire accélérer le mouvement quand cela lambinait un
peu trop à son goût.
Il avait fait de cette heure et demie de présence en
détention, sa stratégie de travail quotidienne. Sur ce
temps-là, il réglait neuf dixièmes des questions, qui lui
seraient vraisemblablement remontées d'une manière ou
d'une autre. Il acceptait d’être interpellé directement par
les détenus, dès l’instant qu’ils ne revenaient pas à la
charge trop souvent.
On appelait ça les audiences sauvages, ou audiences de
coursives. Cela concernait souvent le travail pénal, les
changements de cellule, les achats extérieurs ou les
parloirs. Plutôt que le détenu soit obligé de lui écrire pour
solliciter un entretien ou une autorisation, il pouvait la
plupart du temps lui répondre en direct. Même les
questions les plus futiles étaient abordées à voix haute, les
autres détenus prenaient ainsi connaissance de « la
politique » du chef. Parfois, le chef de détention n’hésitait

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pas à élever sérieusement la voix et brocarder


publiquement son interlocuteur.
La plupart du temps, il répondait aux questions avec
humour, allant même jusqu’à rendre le demandeur
complice de sa décision : « Monsieur Duchemin, nous
sommes d’accord, on fait comme ça ! ». Les demandes
pouvaient parfois nécessiter un délai de réponse, auquel
cas il disait tout fort : « Ne vous cassez pas la tête,
Monsieur Martin, je me renseigne et demain je vous
apporte la réponse. » Alors le chef sortait son petit carnet
de prises de notes, pour se souvenir de qui avait demandé
quoi. Si son interlocuteur était un peu dubitatif sur la
réponse faite, il le tranquillisait : « vous avez vu Monsieur
Martin, j’ai pris note de votre question, demain vous aurez
la réponse. »
Il y avait des jours où ces audiences « sauvages » étaient
plus tendues, c’était les lendemains des Commissions
d’Application des Peines. En effet une fois par mois, cette
instance siégeait avec le juge de l’application des peines,
le procureur, la direction de l’établissement, le greffe, le
chef de détention, les éducateurs, et l’assistante sociale. Il
était examiné les remises de peine pour l’année qui venait
de s’écouler, les demandes de permission de sortir ainsi
que les projets de libération conditionnelle, pour ceux qui
étaient dans les temps. Ces décisions impactaient
directement une éventuelle sortie anticipée, et revêtaient
donc un caractère particulièrement sensible.
Cette fameuse commission locale ne pouvait toutefois
décider complètement pour les libérations conditionnelles,
puisqu’elle ne faisait qu’émettre un avis avant de
transmettre ou pas, à la Direction des Affaires Criminelles
et des Grâces du ministère de la Justice. C’était elle, qui
tranchait en tout dernier lieu. Les enjeux étaient forts pour

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ceux qui voyaient ainsi écourtées ou différées leurs dates


de sortie.
Parfois justifier ou expliquer les décisions du président de
la Commission de l’Application des Peines, relevait de
l’équilibrisme, d’autant qu’il fallait respecter le secret des
débats. Pour cela le chef de détention lui n’était pas trop
dans l’explication de texte, il rappelait tel ou tel incident
ou s’en tenait aux seuls évènements factuels qui avaient pu
amener le juge à prendre sa décision. D’une manière
générale, il aimait bien renvoyer les détenus à leurs
responsabilités, sans trop faire preuve de compassion :
« Évitez les embrouilles, vous vous en rappellerez ! »,
« l’année prochaine vous changerez votre fusil
d’épaule ! » Jamais de grands discours, mais avec ses
galons et sa respectabilité, il était légitime à donner des
injonctions fortes.
Lors de ces audiences, sentant parfois que le sujet était
plus grave ou plus sensible, il prenait avec lui le détenu un
peu à l’écart, loin des oreilles et des regards des autres, en
bout de coursive ou carrément dans le poste des agents,
situé au rez-de-chaussée. À ce moment-là, tout le monde
savait qu’il ne fallait pas le déranger et que cet entretien
permettrait au détenu de s’épancher davantage. Cela durait
une dizaine de minutes, jamais plus, car le chef ne voulait
pas jouer le rôle de psy. Pour conclure, quand la question
le justifiait, il ouvrait sur une éventuelle suite à donner, en
s’engageant à en parler, au directeur, à l’éducateur, au
contremaître ou au médecin. On pouvait aussi facilement
imaginer que la majorité des détenus ayant confiance en
lui, certains n’hésitaient pas parfois à donner une
information intéressante, à celui qui avait la plus grande
responsabilité en termes de sécurité. « Balancer » disaient
et disent toujours les pensionnaires.

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Une des principales qualités que reconnaissaient détenus


et personnels à Monsieur Jean-Jacques, c’est qu’il
tranchait. C’était oui ou c’était non, ou alors il renvoyait
catégoriquement son interlocuteur à une échéance plus
lointaine : « Prouvez-moi que je peux vous faire confiance,
et on en reparle dans six mois. »
Parallèlement, notre chef de détention était aussi un
« filou », qui connaissait parfaitement les rouages et
interactions des détentions. Aussi avait-il appris à
manœuvrer avec des individus qui traînaient leurs guêtres
en détention depuis fort longtemps, prêts à tous les
stratagèmes, pour contourner les règles et bons usages.
Aussi Monsieur Jean-Jacques savait parfaitement piéger
les roublards qui parfois se servaient d’un écran de fumée
en guise de leurre pour tirer les ficelles par-derrière. Le
chef de détention était devenu un expert pour prêcher le
faux, afin de savoir le vrai. Il annonçait par exemple de
prochains travaux de rafraîchissement dans deux ou trois
cellules bien ciblées, pour que ce soit répété aux
occupants. Ainsi ces derniers par anticipation tentaient de
rapidement se débarrasser de certains petits accessoires
utiles, mais pas trop réglementaires. Les personnels alors à
l’affût, parvenaient facilement à intercepter ces échanges,
dans lesquels on pouvait trouver : un bijou, de l’argent
liquide, un petit outil de poche. Nous n'étions pas encore à
l'heure du cannabis, aujourd'hui source de tous les trafics.
Monsieur Jean-Jacques était ferme, mais avec une forme
de bienveillance dès l’instant que l’on ne touchait pas aux
fondamentaux de la sécurité en détention. Il était « réglo »
avec quatre-vingt-quinze pour cent des détenus. Par
contre, les cinq pour cent qu’il avait identifiés comme les
plus dangereux, capables de tout, et surtout pouvant à tout
moment passer à l’acte, il les avait à l’œil, et ne leur
laissait rien passer.
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D’ailleurs en général, ce public-là ne rentrait pas en


communication avec ce chef hiérarchique, ayant bien
compris qu’il n’obtiendrait aucune marque de confiance,
donc rien à espérer auprès de lui. Ces détenus au profil très
particulier, un peu comme les meneurs de la mutinerie
déjà évoquée, considéraient alors qu’il fallait surtout
ignorer ce gradé, ne jamais lui adresser les civilités
minimums, ce qui aurait correspondu à un signe de
faiblesse. Au mieux, ils le toisaient de loin, pour bien
signifier qu’ils étaient en défiance vis-à-vis de l’institution
et donc de son plus haut représentant gradé.
La gestion de cette minorité était toujours très compliquée
pour toutes les catégories de professionnels qui la
côtoyaient au quotidien, puisque l’on était constamment
dans le rapport de force. D’ailleurs, l’Administration
Centrale qui décidait des affectations de tous les détenus
longues peines, avait fini par accepter que cette clientèle-
là doive « tourner » régulièrement d’un Établissement à
l’autre.
Il fallait éviter qu’elle soit trop installée sur un lieu, en
train de préparer un mauvais coup, sauf si un changement
de comportement réel avait pu être observé. Il ne s’agissait
pas pour autant de considérer que ces détenus devaient
aimer la Pénitentiaire et ses personnels, mais a minima il
fallait pouvoir communiquer sans être dans l’affrontement,
l’obstruction et la contestation systématique.
Régulièrement de guerre lasse, certains anciens détenus de
cette envergure lâchaient prise, et finissaient par s’acheter
une conduite, pour au moins ne plus être « baluchonnés »
(transférés), tous les six mois. Si sur le fond, ils gardaient
les mêmes convictions dans leur perception de la Justice et
de l’Institution, « tous pourris », au moins dans les
rapports humains du quotidien, ils acceptaient de faire les
efforts minimums.

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Ne pas être dans le conflit ouvert permanent, suffisait à


manifester la volonté d'un « cessez-le-feu », au moins
provisoire.
Le chef de détention veillait tout particulièrement à ces
petites équipes. Son objectif était d’avoir toujours une
longueur d’avance sur leurs intentions. Ces clients
cherchaient en effet par tous moyens à fragiliser les
difficiles équilibres de détention. Leur combat c’était de
rallier le maximum d’autres forces vives à leur cause. Le
moment venu, ils lançaient une pétition, une grève de la
faim, du tapage, un refus de réintégrer. Tous ces modes
d’action qui visaient à désorganiser étaient interdits,
qualifiés même dans le Code de Procédure Pénale de
« mouvements collectifs ». Les motifs pouvaient être très
nombreux : le travail, les activités, l’application des
peines, les fouilles, la discipline, bref tous les sujets
brûlants pour une collectivité contrainte à ronger son frein
derrière des barreaux.
Monsieur Jean-Jacques siégeait aux Commissions
d’Application des Peines, où son avis était toujours très
écouté par les autorités judiciaires, persuadées qu’il
connaissait son monde, mieux que quiconque. Mais dans
ce contexte particulier, où il allait être statué sur l’avenir
des personnes détenues, le chef de détention était
davantage sur la réserve que d’habitude. Il était lucide et
conscient que trop de sévérité avec beaucoup de décisions
défavorables risquait de faire gronder sa détention. D'autre
part, il avait l’intelligence d’accepter que les décisions de
cette instance, soient le fruit d'analyses avec des regards
croisés, plutôt qu’un trop rapide jugement couperet,
derrière lequel la discussion aurait été close, avant même
que soient ouverts les débats. D’ailleurs, le Juge de
l’Application des Peines de l’époque avait certainement
contribué à affiner les positions de tous les membres de

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cette commission. Sentant à sa prise de poste qu’il y avait


un peu trop souvent deux blocs assis sur leurs certitudes,
les « pros » et les « antis ». Avec pédagogie et tact, il avait
pris le temps d’expliquer sa conception de l’application
des peines et son attente envers tous les membres qui
composaient cette instance. Le juge très fin, avait usé de
son pouvoir de persuasion pour assouplir les positions de
chacun, lui permettant de prononcer des décisions très
souvent partagées par la majorité. Ce magistrat,
unanimement apprécié, fit d’ailleurs quasiment toute sa
carrière en Alsace.
Après cinq années à la Maison Centrale, où Monsieur
Jean-Jacques eut à collaborer avec deux directeurs et trois
sous-directeurs, « le chef de dèt », (diminutif employé au
quotidien phonétiquement par les détenus), partit
rejoindre, pas tout à fait par hasard, un de ses anciens
sous-directeurs, nommé chef d’établissement à la prison
des Baumettes à Marseille.
Ce départ était une belle promotion, puisqu’il rejoignait le
staff des quatre ou cinq sous-directeurs que composait
celui de l’historique et célèbre centre pénitentiaire du
midi. Il allait pouvoir quitter l’uniforme pénitentiaire, pour
le costume cravate civil d’un personnel de direction. La
direction d’un des quatre bâtiments que composaient les
Baumettes, l'attendait. De manière très surprenante, il fut
affecté sur la division des plus « durs à cuire ».
Ce chef de détention avait marqué son passage par son
énergique et efficace mode de commandement, dans
lequel tous les personnels reconnaissaient qu’avec lui, il y
avait un vrai capitaine à bord du navire. D’ailleurs, après
la mutinerie d’avril 1987, beaucoup s’accordaient à dire
que s’il avait été encore là, les évènements ne se seraient
certainement pas déroulés de la sorte.

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Portraits en rafale

J’ai eu du mal à sélectionner mes personnages pour


composer une galerie de portraits, tellement les
personnalités hors norme étaient nombreuses dans ces
oubliettes. Aussi, je n’ai pas voulu laisser au bord du
chemin de mon écriture, certains autres détenus avec qui
j’avais « cohabité ». Tel un mosaïste artisanal, j’ai utilisé
des fragments de vies humaines, riches et meurtries, pour
reconstituer cette ultime fresque vivante.

- « Luther King » : Jeune écorché vif du quartier du


Neudorf à Strasbourg, il prétendait avoir rencontré non pas
Dieu, mais Jésus. Il déclamait facilement avec un certain
talent poèmes et prières de sa composition. Luther King se
produisait même en cour de promenade, où il prônait la
non-violence absolue, tout en parvenant à ne pas se faire
malmener. Les autres le considéraient comme un
sympathique illuminé, à qui de temps en temps, quand il
se faisait un peu trop envahissant, il fallait seulement dire
« stop ! »

- « Kleenex » : Italien de 75 ans qui avait bien réussi dans


les affaires à la tête d’un garage automobile. Il adorait
faire la popote en cellule, mais dès qu’il entrait en
discussion avec quelqu’un, il y avait comme avec les

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oignons en cuisine, une séance crise de larmes


systématique. Démonstratif, photos à l’appui, Kleenex
faisait part de son grand chagrin en évoquant l’amour de
sa vie, qu’il jurait ne pas avoir voulu tuer, même si sa
jalousie avait entraîné l'irrémédiable.

- « Feufeu » : Incendiaire criminel, spécialisé dans les


cages d’immeubles, il avait mis la région de Mulhouse en
émoi durant des mois, avant de se faire arrêter par hasard
sur sa mobylette. Les gendarmes n’avaient pas eu de mal à
le démasquer, puisque dans les sacoches de son
vélomoteur, ils étaient tombés sur l’arsenal du parfait
pyromane. Feufeu portait sur le front les stigmates d’une
trépanation, à une époque où les cicatrices faisaient
certainement partie de la réparation… Considéré comme
« simplet » par ses codétenus, ces derniers pour allumer
leur cigarette avaient un malin plaisir à le héler sur les
cours de promenade : « Feufeu tu as du feu ? ». Il sortait
alors fièrement son briquet fétiche pour rendre service. Un
matin il fut retrouvé mort, étendu sur le carrelage de sa
cellule, terrassé par une crise cardiaque.

- « Monsieur Cinéma » : Vieux trafiquant d’héroïne de la


French Connection, il avait été condamné à vingt ans et
une colossale amende douanière. Monsieur Cinéma était
amoureux des vieux films, même en noir et blanc. Avant
l’arrivée des téléviseurs en cellule, il houspillait son
monde, pour que le plus souvent possible, la projection sur
grand écran soit « d’Art et Essai ». Il a pu ainsi revoir ses
films favoris au premier rang desquels on retrouvait par
exemple les grands classiques d’Alfred Hitchcock
(« L’inconnu du Nord Express », « La mort aux trousses »,
« Fenêtre sur cour ») ou d’Ingmar Bergman (« Les fraises
sauvages », « Cris et chuchotements »). De manière à

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garantir le succès de ses choix, il avait toujours autour de


lui une véritable petite cour, d’une dizaine de fidèles, qui
étaient plus là pour lui faire plaisir et répondre à ses
sollicitations, que par véritable engouement
cinématographique …

- « La sardine » : Surnommé comme cet énorme poisson


qui un jour avait, selon la légende, bouché le Vieux Port
de Marseille. Ce provençal avait été condamné à vingt ans
de Réclusion Criminelle pour avoir maquillé le meurtre de
sa femme, et cela ne s’invente pas, sur la route des crêtes
entre Cassis et La Ciotat, à la falaise du Cap Canaille !
- « Einstein » : À l’âge de 19 ans (la majorité venait juste
de passer à dix-huit ans, sinon il aurait bénéficié de
l’excuse de minorité), Einstein qui n’en avait aucun trait à
l’époque, avait été condamné à la Réclusion Criminelle à
Perpétuité pour avoir dévalisé et tué un automobiliste qui
avait eu le malheur de le prendre en stop. Einstein devait
son petit nom à sa seule intelligence qu’il avait mise à
profit en détention pour de bonnes études scientifiques
avec une spécialisation poussée en électrotechnique. Cette
dernière lui valait l’autorisation d’avoir en cellule un
véritable petit atelier (station de soudage électrique,
ampèremètre, composants électroniques, etc.), à partir
duquel il avait pu répondre aux exigences de ses études
par correspondance, mais aussi se faire la main comme
réparateur officiel de la prison.
Il bricolait notamment pour le compte des détenus tous les
postes radio qui grésillaient ou avaient le souffle court. Il
était aussi officieusement le technicien-assistant pour les
personnels techniques de la prison, bien moins doués que
lui en la matière. Ayant la totale confiance des personnels
sur sa discrétion, il était même déjà intervenu, sur des
créneaux horaires choisis et loin des regards, dans les murs

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de ronde pour des installations ou dépannages d’alarme de


sécurité… « Chouchou » d’un sous-directeur, ce dernier
avait réalisé un mémoire pour soutenir la demande de
commutation de sa peine de Réclusion Criminelle à
Perpétuité en vingt ans. Dans la foulée, il avait même
bénéficié, évènement quasiment unique dans les geôles de
France, d’une libération conditionnelle alors qu’il avait
tout juste purgé quinze années de détention. Ainsi pour un
ancien condamné à perpétuité, il aurait pu figurer dans le
livre des records de la Justice, mais il est vrai que nous
étions en présence d’Einstein !

- « Guewurtz » : Nous avions avec ce personnage un jeu


de mots très local répondant au véritable patronyme de
l’intéressé, qui n’était pas sans rappeler les bons produits
de la célèbre route des vins d’Alsace… Pour autant ses
passages à l’acte n’avaient jamais lieu sous l’emprise
alcoolique, puisque Guewurtz était un délinquant sexuel
récidiviste, qui admettait sans se cacher que chaque fois, il
agissait sous la domination d’une pulsion qu’il ne
parvenait pas à contenir. Purgeant une seconde peine
criminelle pour des faits de viol, il confessait à voix basse,
mais sans détour qu’il souhaitait se faire lobotomiser 22
pour qu’enfin ses démons cessent au profit d’une vie
normale.

- « Vagabond » : Condamné à perpétuité, Vagabond se


serait fait baptiser aujourd’hui SDF, parce qu’il était en
réalité de nulle part. Mais son principal signe distinctif ne
permettait pas de le regarder facilement droit dans les
22
La lobotomie est une opération chirurgicale du cerveau qui
consistait à sectionner la substance blanche d’un lobe cérébral, pour
traiter des troubles psychiatriques. Depuis la découverte des
neuroleptiques dans les années 50, cette pratique fut progressivement.

244
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yeux. Il était en effet badigeonné de tatouages dont des


larmes d’encre bleue qui ruisselaient au départ de ses
yeux, le long de ses joues. Vagabond était aussi ciselé,
tout autour de son cou, par des pointillés que lui avaient
tatoué jadis ses codétenus. À ce moment-là, il ne savait
pas encore si son crime odieux n’allait pas lui valoir de se
faire trancher la tête par la barbare guillotine !
Vagabond que j’ai connu sur sa dernière partie de
détention avait fini par se laisser convaincre de l’utilité de
se faire enlever les tatouages du visage, avant de regagner
la vie civile. Le début d’existence de Vagabond,
abandonné par ses parents, ressemblait à celle de Rémi
dans « Sans famille ».
Après plus de vingt années de détention, il avait trouvé
refuge pour sa sortie dans un Foyer situé entre Colmar et
le Rhin. Un soir de Noël ou un soir de Réveillon (je ne sais
plus précisément), il était venu sonner à la porte de la
Maison Centrale d’Ensisheim, pour demander à être
repris… Mission évidemment impossible qui m’avait valu
un appel téléphonique, me demandant de le raccompagner
à son centre d’hébergement. En route, il m’avait confessé,
lui l’ex-détenu aux vingt-cinq années de taule, qu’il avait
peur dans son Foyer. En effet, son compagnon de chambre
ne supportait plus ses ronflements la nuit, et l’avait
menacé de représailles s’il continuait… Vagabond fut
repris par un Directeur compréhensif qui le logea
provisoirement sur le canapé d’un bureau, en attendant
qu’une chambre d’une place se libère.

- « Le brasseur » : Bandit de grand chemin, le brasseur


avait été condamné une seconde fois pour vol à main
armée. Cette fois l’attaque de la banque qui s’était
terminée par des échanges de coups de feu, s’était aussi
soldée par un policier blessé et un malfaiteur tué. Il avait

245
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fallu tout le talent de Maître Pelletier du barreau de Paris,


pour expliquer que les tirs de feu du côté des assaillants
avaient été administrés par le braqueur décédé… évitant
ainsi la Réclusion Criminelle à Perpétuité pour les trois
complices survivants. Condamné cependant à vingt ans, le
brasseur ou sa famille, avait dû débourser vingt millions
de centimes de l’époque, celle des anciens francs, pour
que ce ténor du barreau accepte de prendre son dossier.
Cela revenait en fait à une cote d’un million de centimes
par année de détention !
Son surnom était associé à son activité, puisqu’il tenait sur
son temps d’activité d’honnête citoyen, une brasserie dans
le centre de Lyon. Le brasseur sentait toujours fort l’eau
de toilette ou le parfum et s’adressait à vous comme un
aristocrate du banditisme. Pas question pour lui de
s’abaisser à une quelconque activité organisée par
l’administration pénitentiaire destinée à ceux qui n’ont
rien dans la vie…
Très soutenu et assisté par ses parents, il recevait des
journaux et des revues dont la lecture l’occupait plusieurs
heures par jour. Le matin ou l’après-midi, il faisait ses
deux heures de promenade, parfois deux fois par jour,
mais toujours entouré de quelques personnalités du
banditisme, les seules dont il acceptait la compagnie. Je
l’avais une fois, volontairement provoqué en le
questionnant sur l’idée d’occuper un poste de travail. Avec
un large sourire, il m’avait demandé de bien le regarder,
pour observer s’il avait une tête à se faire exploiter par un
négrier… En attendant ses parents de quatre-vingts ans
l’aidaient financièrement et venaient fidèlement lui rendre
visite aux parloirs un week-end par mois.

- « La fouine et l’anguille » : Deux personnages


indissociables tellement ils se ressemblaient et allaient
bien ensemble. Plus ou moins officiellement en couple

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(bien avant le mariage pour tous), même s’ils n’occupaient


pas la même cellule, leurs looks étaient déjà surprenants
puisqu’ils avaient de longs cheveux qu’ils portaient coiffés
différemment selon les jours. Ils étaient toujours à l’affût
des nouveaux détenus arrivants, auprès desquels ils
espéraient obtenir quelques faveurs, ce qui parfois
entraînait des scènes de jalousie violentes entre eux.
C’était souvent l’histoire de quelques jours de brouille,
avant que les affaires ne rentrent à nouveau dans l’ordre.
Ils incarnaient pour moi les faces obscures et cachées de la
prison, certainement pas les plus glorieuses. Toujours
prêts à rendre service à quiconque, on sentait cette
générosité malsaine et pas vraiment cadrée par les
personnels…
Plutôt sympathiques au premier abord, la fouine et
l’anguille, n’avaient cependant leurs centres d’intérêt que
tournaient vers l’intérieur. Ils étaient en quelque sorte
« prisonniers de leur prison », où seuls les petits avantages
matériels grappillés ou petites reconnaissances suffisaient
à leur bonheur. Insaisissables comme leurs qualificatifs
animaliers l’indiquaient, ils n’inspiraient aucune
confiance, au point qu’évoquer leur avenir hors les murs
semblait surréaliste.
L’un des eux, la fouine ou l’anguille, avait un parcours
chargé. Ancien condamné à mort, gracié par le Président
Valéry Giscard d’Estaing, il avait été recruté comme tueur
à gages, pour liquider deux hommes, impliqués dans une
affaire de tromperie de couple. Son complice au moment
des faits (condamné par la Justice), pour clamer son
innocence, avait avalé des fourchettes et morceaux de
verre avant d’adresser un doigt au Directeur des Affaires
Criminelles et des Grâces, suivi d’une deuxième phalange
pour manifester sa totale détermination. Ce fameux
« complice » a fini par être acquitté en 1985, après que la
diabolique fouine soit revenue sur ses déclarations de
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départ… Après sept années derrière les barreaux, l’homme


innocenté aux huit doigts, qui avait pourtant retrouvé la
liberté, s’était même tiré une balle dans le pied, pour que
la Justice accélère son indemnisation de deux cent mille
nouveaux francs !

- « L’Antillais » : Joli petit bébé de cent trente kilos, tout


en rondeur, l’Antillais souffrait néanmoins énormément du
froid. Aussi passait-il son temps en cour de promenade, tel
un lézard, à chercher la meilleure exposition par rapport au
soleil, mais aussi par rapport au vent. Son meilleur
compagnon était son pot de camphre, dont il s’enduisait,
dès qu’il se sentait en hypothermie. À l’odeur, on pouvait
donc facilement suivre l’homme des îles à la trace…

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Épilogue

J’espère être parvenu à témoigner de mon travail en


parlant des autres de la place qui était la mienne. J’ai
humblement tenté de contribuer, en agrégeant mes récits à
une tresse d’histoires et d’anecdotes de cet univers, où
comme l’écrit Patrick Chamoiseau :

« On peut y étouffer et percevoir dans le même temps, les


souffles d’un infini qui se déclenche en soi. C’est le lieu
des contraires qui s’animent et se complètent, des
antagonismes qui produisent du nouveau, dans les
synthèses inattendues d’une aventure humaine ».

Au bout de ce retour écrit sur une décennie de temps de


travail, je garde de cette expérience un sentiment mitigé où
la mystérieuse prison oscille constamment entre le feu et
la glace. Les êtres qui composent cette institution des deux
côtés, restent capables du meilleur, ce sur quoi il faut
s’appuyer, pour écarter le pire qui peut également surgir
des démons de la fragilité humaine.

L’image qui m’est le plus souvent revenue, face aux


interrogations pressantes de ceux qui cherchaient à
comprendre : l’administration pénitentiaire comme un
funambule sur sa cordelette élastique est constamment à la
recherche de son frêle équilibre. Malgré les turbulences,
« le miracle permanent » du rétablissement de l’acrobate
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s’opère non pas grâce à son balancier, mais grâce à tous


les contre-pouvoirs qui heureusement gravitent et
s’activent en coulisses. J’ai eu aussi la confirmation, tout
au long de ma carrière, que cette toute première
expérience, bien que très jeune, par rapport à des détenus
chevronnés, a été particulièrement formatrice. Je peux
ainsi facilement attester, que comme certains le disaient :
« après quelques années en Maison Centrale, tu pourras
voyager ! ».

Ce « premier galop » à Ensisheim m’a effectivement


façonné professionnellement et humainement : « Je le
rencontre… Je vais parler… Il va parler… Je vais prendre
une attitude… il prendra une attitude… et là
inévitablement lorsque nous nous séparerons, il y aura
quelque chose de changé dans l’absolu de nos
personnes. » (Extrait du Préambule).

Place à un ultime et très précieux témoignage, qui faisait


initialement partie des portraits en rafale, mais qui
refermera parfaitement le ban23, sur une réconfortante
tonalité d’optimisme. « Di Nallo » : Nom d’un illustre
footballeur international lyonnais des années soixante-dix,
lui-même surnommé « le petit prince de Gerland »,
appellation du stade dans lequel il jouait avec l’équipe de
Lyon sur le bord du Rhône.

Pour mériter ce surnom de Di Nallo, notre détenu cochait


les deux cases incontournables : il était très fort au foot
marquant beaucoup de buts, et il était d’origine lyonnaise.

Par contre physiquement il ne lui ressemblait pas du tout,


le vrai Di Nallo étant tout petit, alors que le « nôtre » était

23
Fermer le ban : ordre donné pour que le clairon joue un morceau
spécifique signifiant la fin d’un évènement.

250
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grand et trapu. Ce détenu était aussi doué ballon au pied,


qu’il avait mauvais caractère. Certes gagneur, mais
hargneux, voire agressif, pas toujours dans le bon sens du
terme, Di Nallo surtout ne supportait pas la contradiction,
et encore moins que quiconque lui tienne tête.

Jeune bûcheron avant ses ennuis judiciaires, fils de


vigneron, dernier d’une fratrie de six, il écumait les bals et
multipliait les partenaires de castagne. Il avait été
condamné à la Réclusion Criminelle à Perpétuité pour
avoir, à vingt-deux ans, lors d’une soirée arrosée, tué à
l’arme blanche un jeune militaire.

En fait, j’ai suivi sa métamorphose à distance. Ce têtard


turbulent et asocial devenu grenouille vigoureuse et
exemplaire demeure pour moi, tout en y étant strictement
pour rien, une des plus belles réussites de réinsertion.
D’ailleurs à Ensisheim, il était encore dans une phase, où
sa méthode d’affirmation passait par les poings et la
revendication.

Heureusement, il a fait ensuite des rencontres en prison et


découvert la lecture puis les études. D’abord l’étranger
d’Albert Camus, puis des ouvrages sacrés la Bible, la
Torah, le Coran avant d’atterrir chez les philosophes. Il
raconte « ces lectures m’ont permis de me chercher, de
comprendre comment je ressentais les situations, quel
rapport j’avais à la schizophrénie, la paranoïa à la
mythomanie, très développées prison. » Il passe des
licences de psychologie et de sociologie, puis un master de
philosophie. « Au bout de huit ans, grâce à ce que j’avais
accumulé en autodidacte, j’ai enfin pris conscience de qui
j’étais… ».

Sa peine est commuée en vingt ans. « J’ai réfléchi à un


projet à l’extérieur aux côtés de jeunes, car j’avais

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remarqué que ma parole était écoutée en détention, j’étais


devenu intéressant pour les détenus des cités. » Il
convainc et s’engage comme éducateur de prévention dans
une commune, après dix-neuf ans de détention.

Une nouvelle vie qu’il a inaugurée avec une pensée pour


les proches de sa victime. « Je leur ai écrit pour leur dire
que je sortais, et que je vivais toujours avec cette
culpabilité. Je n’ai pas écrit grand-chose, c’était difficile,
mais je me suis senti obligé de dire quelque chose ». Une
sœur du militaire lui a répondu. Sans lui pardonner, elle a
reconnu qu’il avait purgé sa peine et lui a accordé le droit
de refaire sa vie.

« Le besoin d’être digne à ma sortie m’a hanté toutes mes


dernières années de détention ». Depuis Di Nallo a fait
son chemin, « fier d’avoir emmené une bande de jeunes au
Burkina Faso en 2005 pour participer à la construction
d’un orphelinat… un ancien détenu avec des racailles de
quartier : il fallait le vendre ce projet ! »

En 2015, il anime même des ateliers d’écriture en Maison


d’Arrêt, « le premier jour a été difficile, notamment de
retrouver la moiteur et l’odeur des prisons. Mais je suis
content que l’on ait fait appel à moi. Ce n’est pas une
revanche, juste la preuve que l’homme peut changer ».

Comme l'a déclaré Winston Churchill :

« Mieux vaut prendre le changement par la main


avant qu’il ne vous prenne par la gorge ».

252
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Table des matières

Préface........................................................................... 9

Préambule ................................................................... 15

Gauldo ......................................................................... 21

Le Gang des mobs ....................................................... 27

Histoires d'écrans ........................................................ 43

Miguel ......................................................................... 53

La Tripe ....................................................................... 63

Le DUT de l'espoir ...................................................... 71

Pizo ............................................................................. 79

Smart ........................................................................... 95

Hugo ............................................................................ 99

La Reine Isabelle....................................................... 105

Laverdure .................................................................. 113

253
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Pablo ......................................................................... 121

Intrusion de l'Art contemporain ................................ 131

Peuchère .................................................................... 137

Lino ........................................................................... 147

Petites balles et gros ballon ....................................... 155

Moustache ................................................................. 161

Jeannot et Coty .......................................................... 173

Parloirs enfin libres ................................................... 181

Momo ........................................................................ 187

Manchot et Cohn-Bendit ........................................... 199

La Mutinerie des desperados .................................... 209

Le Chef de détention ................................................. 231

Portraits en rafale ...................................................... 241

Épilogue .................................................................... 249

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Petite fugue Jean-Paul Bouttier

Jean-Paul Bouttier
aux oubliettes
Portraits de détenus
longues peines

Miguel, Hugo, Peuchère, Moustache, Coty…


Ces détenus des années 1980, condamnés à de
longues peines de réclusion criminelle, étaient tous des
personnages hors norme.
En maison centrale, leur lieu de vie, une lutte contre le

Petite fugue aux oubliettes


Petite fugue
temps devait s’organiser, pour survivre et espérer.
Étonnant témoignage d’un jeune éducateur, avec
des portraits et moments choisis, où comme l’exprime
Christophe Prat, dans sa préface : « On apprend vite que
la réalité dépasse souvent la fiction. Et peut-être aurez-
vous du mal à croire à toutes ces histoires, inattendues,
souvent pittoresques, parfois ahurissantes, or pourtant
aux oubliettes
tout est rigoureusement vrai…»
Portraits de détenus
longues peines
Jean-Paul BOUTTIER a exercé de 1980 à 2020 dans l’administration
Préface de Christophe Prat
pénitentiaire comme éducateur, chef de service, directeur. Il
a travaillé en maison centrale pour longues peines, en maison
d’arrêt, en service d’insertion et de probation pour les condamnés
« hors détention », et en direction interrégionale, comme chef du
département de prévention de la récidive.

Illustration de couverture :
G Graveurs de Mémoire
Récits / France
© albund - 123rf.com
ISBN : 978-2-343-25384-8 9 782343 253848
Graveurs de Mémoire
Prix : 22 €

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