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Pour la doxa

… en attendant l’épistémè

Quand même il n’y aurait pas de théorie de l’architecture, nous devons constater qu’il y a de la théorie dans
l’architecture, entendue dans son sens étymologique de contemplation d’un objet. Aussi souvent qu’il le peut,
entre deux réunions, un architecte s’adonne à ce qu’il considère comme son activité principale : il reste assis
devant un carnet de croquis ou un écran d’ordinateur ; à l’occasion, il griffonne ; plus souvent, il est les bras
ballant ; il traîne ; il paresse… Mais ses yeux sont loin d’être inertes. Tantôt le regard se perd dans
d’insondables points de fuites, tantôt les pupilles vont et viennent sur la feuille et sur l’écran. Selon toutes
probabilités, l’architecte pense ! Il pense à son projet, à ce projet que justement, il contemple. Cette étrange
rêverie lie la nécessaire vérification d’un travail artisanal, la délibération intérieure caractéristique d’un travail
intellectuel, et d’autres choses encore. Il y a, dans le comportement de l’architecte, la sensualité d’un ébéniste
dont la main caresse la planche, qui de l’œil la vise de coté, qui évalue un nœud ou une aspérité particulière,
qui choisit de contourner la difficulté au de l’affronter, d’employer le rabot ou le papier de verre. C’est un
travail de vérification. Il y a la brusquerie et l’impatience d’un décideur, l’index qui, à coté de la souris, frappe
la table à très petits coups rapides, l’œil qui régulièrement revient à la barre d’outil où s’égrènent les
secondes, quand il y a lieu, très vite, de savoir s’il faut vendre les stocks actions ou déclarer la guerre au
japon. C’est un travail de délibération. Mais il y a aussi une certaine langueur contemplative, une certaine
manière d’accepter le temps perdu, fut-il compté, dans un dérive infinie, qui mêle des considérations
pratiques, des choix, et d’étranges objets théoriques qui n’ont d’apparence rien à voir avec le travail en cours
: l’intégrité morale du plan libre, le temps qu’il fait dehors, les vérités ultimes, la couleur rasante qui
s’accroche aux imperfections du béton, etc. La même dérive, le même discours incompréhensible au profane,
se retrouve dans les ateliers d’une école d’architecture, dans le monologue sidérant d’un enseignant qui,
commentant un vague dessin accroché au mur, paraît ne jamais vouloir cesser de dire, du coq à l’âne, tout ce
qui lui passe par la tête, de la largeur qu’il convient de donner à une porte au sens ultime de nos pauvres vies,
comme on le fait, ailleurs, sur un divan. Cette contemplation bavarde du travail en train de se faire, qui paraît
si nécessaire que les traités d’architecture encouragent l’étudiant et l’architecte à la pratiquer aussi souvent
que possible, cette introspection obscène, réitérée à tous les étages de l’architecture, c’est ce que nous
appelons, au sens étymologique, la théorie dans l’architecture. Vue de loin, elle paraît un étrange foutoir, une
dérive insignifiante. L’intime conviction de ceux qui en ont l’expérience est très différente. Ils sont assez
souvent persuadés que cette dérive est un effort constant de mise en cohérence. Ils savent que l’intime
conviction ne prouve rien, mais persistent à penser que cette théorie, il faut la dire, dans les ateliers, dans les
studios, ou encore ici, sur la toile… Il faut la dire, quand même elle ne relève que du sens commun, du
préjugé, de l’opinion, quand même elle ne vaut que pour la doxa, en attendant l’épistémè…

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1 – La disparition du public

L’architecture ne fait plus vivre les hommes. Les hommes font vivre l’architecture. Avec
complaisance, sinon avec passion, ils viennent combler certains territoires délaissés. Ils occupent
l’architecture, mais ils ne la désirent plus. Ils en sont les sujets. Ils n’en sont plus le public.

Van Eesteren, Magasins et restaurant, La Haye, Hollande, 1924

Des spectres hantent les projets d’architectures, personnages en pieds, précisément dessinés ou seulement
évoqués par des taches de couleurs, figurés par des photos collées ou détourées sur Photoshop®, profilés
jusqu’à la caricature : Adrienne, la ménagère de moins de cinquante ans ; Benoît, le cadre dynamique ;
Charles, le vieux assis sur un banc ; David, le jeune debout contre un arbre ; Eléonore, l’adolescente rieuse ;
Frédéric, l’éphèbe acrobate ; Gérard, bon père et bon mari ; Hélène, sa femme en t–shirt ; Irène, sa fille en
poussette ; Jules, le roller édenté ; Kerstin, la cycliste arrêtée ; Léopold, habillé en survêtement ; Marianne,
en tailleur gris ; Natacha, en petite robe blanche ; Olivier, le culturiste guindé ; Pascal, votre serviteur ;
Quentin, l’ami des bêtes ; Rintintin, tenu en laisse ; Sylvie, la fille en rouge ; Thierry, le petit gros ; Ursula, la
grosse blonde paresseuse ; Victor, le vacancier en short ; Wendy, la belle endormie ; Xavier, le beau
ténébreux ; Yvonne, la lycéenne ; Zénon, le stoïcien… Ils sont les premiers occupants d’un bâtiment. Ils sont
les seuls habitants d’un projet. Ils sont les sujets de l’architecture.
Donnez vie à vos idées, Anonyme, 2004
.jpg 1600 x 800 pixels, collection particulière, Les Aygalades.

Ils ne sont les héros d’aucune bataille homérique, d’aucune intrigue scabreuse, ni même d’aucune scène de
genre, qui captiverait le spectateur et ravalerait l’architecture au rang d’un simple décor. Au contraire, leurs
mines convenues et leurs pratiques communes –ils vont et viennent, ils téléphonent en marchant, ils jettent un
regard distrait sur les vitrines, parfois ils sont seulement plantés comme des piquets – signalent qu’ils sont
seulement là pour « donner l’échelle » et pour meubler la scène architecturale, unique objet de notre attention.
Mais les images ne sont jamais aussi simples qu’on le voudrait, et la chair égaie, hélas, ceux que les murs
effraient. Aux yeux des spectateurs, les architectures désertes paraissent dénuées du moindre intérêt, privées
de sens, inquiétantes, ou tristes, ou mortes, en sorte que seule une présence humaine peut les tenir en vie. Dès
lors, ceux qui ne devaient être que les figurants de l’architecture s’arrogent le premier rôle. Autant que les
oiseaux parasites qui nettoient les plaies d’un vieux crocodile, ils sont mis au service de l’architecture : dans
une reconstitution archéologique, les sujets « font revivre » l’architecture disparue ; dans un projet, ils « font
vivre » l’architecture en puissance. De leur souffle, ils réchauffent les pierres, ils animent les bétons, ils
éclairent les bitumes. Ils comblent le vide. Ils dissipent la peur. Quel talent !

Absolument moderne, Pascal Urbain, 2001


.jpg 1600 x 800 pixels, collection particulière, l’Estaque

Cette manière d’enchanter l’architecture par une présence humaine, d’apparence si naturelle, devrait pourtant
nous étonner. Il n’est pas si commun d’aimer la promiscuité, ou de l’avouer. Quand même on est librement
entassé sur une plage, il convient d’y regretter la foule et d’y évoquer certaines criques désertes, en certains
pays lointains. Á plus forte raison, on vante le calme des campagnes, la beauté des alpages, le silence des
causses. En ces lieux, même l’architecture (rustique) peut être aimable, surtout si elle est abandonnée. Et la
maison (régionale) qu’on habite doit être, aussi près de l’autoroute qu’elle soit, à l’image de ces paradis : on
y trouvera une chambre par enfant, un coin de jardin, un arbre et un bassin, à l’abri des regards et du bruit,
au bout d’une allée privée largement dimensionnée. Ainsi, dans la plupart des circonstances, un isolement
relatif est, tantôt réellement requis, tantôt formellement souhaité. La peur du vide, quand elle subsiste, est plus
efficacement traitée par l’accumulation de nains en céramique que par la présence d’étrangers dans le
lotissement. En contrepoint d’une vie relativement isolée, le goût pour la multitude s’énonce, sous des formes
choisies et en des lieux spécifiques : le concert et le stade ; la galerie marchande et le petit commerce ; le café
et le restaurant ; la cour de récréation et la médiathèque ; la rue et la place publique…

La Ferme Célébrités, Endemol, 2004 – Isolement résidentiel au premier


plan, promiscuité en arrière, régie au centre

Deux siècles employés à la dispersion des fonctions ont permit cette heureuse alternance de retraites et de
promiscuités choisies, dans les plus riches parties du monde. Les citoyens solvables n’ont plus, pour aller de
lotissement en parc d’activité, de hard discounter en centre de loisir, à passer nulle part ailleurs que sur des
voies rapides, à l’abri d’un véhicule d’atmosphère conditionnée, pour autant qu’il y a encore du pétrole.
N’ayant plus à traverser les rues par obligation, les contribuables ne prennent des bains de foules qu’à loisir,
dans des lieux spécialement affectés : parcs d’attractions, galeries marchandes, centres historiques.
L’essentiel de l’économie et de l’habitat est organisé en périphérie de la ville ancienne, raccordé à un réseau
routier toujours plus concentrique que radial. Les centres historiques, dépouillés de leurs prérogatives
anciennes, demeurent aux centres des compositions, comme l’œil d’un cyclone, étrangement calme, ou
comme le tertre mortuaire d’un rond–point, vide géométriquement nécessaire à la giration des véhicules, mais
foncièrement désaffecté, seulement décoré d’une ruine ou d’un palmier. Ce que fut la ville apparaît désormais
comme tous les délaissés nécessaires à la fluidité des circulations, comme une jachère, comme un objet
encombrant qu’on voudrait pouvoir affecter à quelque usage, puisqu’il est là.

Les gestionnaires de la ville contemporaine tiennent les comptes des délaissés : les ruines doivent être mises
en sécurité ; les ordures doivent être déblayées ; les rues doivent être entretenues ; en vis–à–vis des
dépenses, ils espèrent un peu d’habitat, un peu de commerce et d’artisanat. Ainsi, de nombreux territoires ne
sont plus considérés comme des actifs qu’il faut investir, mais comme des charges qu’il faut amortir. Dans les
mêmes agglomérations, souvent dans les mêmes quartiers, certains terrains s’arrachent à prix d’or, et
d’autres ne trouveraient aucun acquéreur, s’ils étaient mis à l’encan. La vielle recherche de « l’espace vital »
côtoie le nouveau souci de « faire vivre l’espace ». Cette préoccupation gestionnaire inspire les
représentations sociales de l’architecture : à l’ancienne, l’architecture fait vivre les gens, bien mieux dedans
que s’ils étaient restés dehors ; par renversement, les gens sont de plus souvent invités à faire vivre une
architecture dont ils n’aiment pas toujours la facture. La maison individuelle néo–régionale est assurément une
architecture qui fait vivre. L’équipement public moderne est généralement une architecture qu’il faut faire
vivre. L’ambivalence des représentations explique en partie l’étrange comportement du sujet, qui renouvelle
par chacun de ses actes privés son serment d’allégeance à l’architecture néo–régionale, mais qui accepte
sans broncher la modernité des lieux publics.

Qu’il le sache ou non, l’homme moderne est en charge de faire vivre l’architecture, par sa présence. Dans les
agglomérations distendues par les commodités automobiles, dans les sociétés assez riches pour que chacun y
dispose d’espaces privés généreusement dimensionnés, il est vain d’espérer des lieux publics aussi
systématiquement occupés que pouvaient l’être les moindres interstices de la ville traditionnelle. La
congestion, si commune dans les pays pauvres, est une figure d’exception du premier monde : Hongkong,
New York, Londres, Paris à l’extrême rigueur… Pour le reste, les gestionnaires sont assez heureux s’ils
peuvent « faire vivre » trois ou quatre équipements, une dizaine de rues et deux belles places. Tandis que les
foules laborieuses paraissent toujours excédentaires dans la production, qui se contenterait d’un contingent
sensiblement restreint, les foules solvables savent se faire désirer, dans l’espace public autant que dans les
galeries marchandes. Elles finissent toujours par céder, les foules, trop contentes d’être considérée comme
une denrée rare. Elles vont au concert, elles vont au parc, elles vont au restaurant, elles vont dans les bars,
elles vont sur les places où elles n’habitent plus, elles vont elles dans les rues où elles ne travaillent plus, elles
vont aux monuments et aux chefs-d’œuvre, les foules, elles vont à l’architecture sans l’aimer, avec la
tranquille assurance de ceux qui se savent désirés.

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2 – La disparition de l’auteur

Les hommes sont en rapports constants avec des automates, réels ou virtuels, et prêtent aux
images une autonomie égale à la leur. La présence d’un auteur, qui aurait fabriqué ces images,
n’est ni probable, ni souhaitée.

Que des figurines puissent être considérées avec assez de sérieux, jusqu’à paraître aussi légitimes dans les
représentations de l’architecture que nous le sommes face à l’architecture réalisée, ne s’entend que dans un
monde enchanté, le nôtre, où tous veulent croire au golem. Un oxymoron – la réalité virtuelle – désigne
l’ambiguïté de notre croyance : nous ne craignons pas vraiment que les personnages de synthèses puissent
jaillir hors de l’écran, pour nous avaler, mais nous frissonnons à cette idée, chaque fois qu’un habile scénario
la mène à son terme. Comme on humanise les animaux qui nous sont familiers, on prête aux créations
informatiques un peu plus d’autonomie qu’elles en ont. Si, pour suivre Walter Benjamin, la reproduction
technique de l’œuvre d’art l’a dépouillée de son aura[1], l’image de synthèse, déliée de toute référence à un «
original » et indéfiniment reproductible, en ressort auréolée d’un nouveau mystère : la part d’automatisation
de la production nous étant inconnue, nous pouvons imaginer une pure mécanique, délié de son auteur, ou
n’en ayant jamais eut.

Une œuvre produite sur ordinateur est entièrement contenue dans une suite d’informations abstraites.
L’œuvre n’est pas le support conjoncturel de ces informations, minuscules altérations de la matière d’une
barrette mémoire ou d’un disque dur, microscopiques cuvettes creusées dans les sillons d’un Cd-Rom.
L’œuvre n’est, pas plus, l’une ou l’autre des manifestations physiques de ces informations, projections sur un
écran cathodique, sur un écran Lcd, sur un mur, impression au jet d’encre ou au laser, sur papier mat ou
glacé, en grand ou en petit format… Mais l’œuvre n’est pas non plus la série d’informations, qui n’est
pratiquement jamais considérée pour elle–même, ni par l’auteur supposé, ni par le spectateur. Á la marge,
l’auteur s’intéresse à certaines informations seulement accessibles par des boites de dialogues : taille de
l’image, modalités, niveaux et balance des couleurs, etc. Mais pour l’essentiel, l’auteur travaille à vue, sur
écran : il trace un trait ; il le jauge ; il le rectifie ; à chaque mouvement du stylet correspond des inflexions de la
mémoire vive, une recomposition des informations, mais surtout, un nouvel état de l’écran, seul témoin du
travail en cours.

Le spectateur en sait encore moins que l’auteur, il ignore tout des variables cachées, il ne considère que la
page imprimée, ou l’écran, ou la projection, dont les tailles, les textures et les couleurs sont toujours
sensiblement différentes de celles que l’auteur aura vues. Alors, si l’œuvre n’est, ni aucun des supports
physiques de l’information, ni aucune des projections de l’information, ni l’information elle-même, elle ne peut
être qu’une forme très générale et très abstraite, un analogon de toutes les images produites à partir de la
même série d’informations, et pour tout dire, une « idée » platonicienne dont découlent un jeu d’ombres
variées.

Il faut relativiser l’impact du paradoxe. Quelques soient les variations de tailles et de couleurs, c’est bien la
même image, sinon le même original, que l’auteur dévoile et que le spectateur découvre. Mais la crainte des
spectres transpire à la marge, par quelques symptômes récurrents : le rejet des images immatérielles ; le rejet
du montage narratif ; le rejet de l’auteur supposé.

Les nouveaux utilisateurs d’appareils photos numériques rejettent les images immatérielles, ils tiennent à
toutes forces à ce que leurs images soient imprimées, à ce qu’elles soient de « vraies photos »[2]. Certains
professionnels tiennent également à exprimer la taille des images en grandeurs géométriques plutôt qu’en
pixels – ils parleront de « 16 cm à 300 dpi [3] » plutôt que de « 1890 pixels », y compris pour une image
projetée. Fut elle montrée plus longuement et plus immobile qu’on ne la verra jamais sur un papier aux reflets
changeants, l’image projetée n’est pas une « chose », elle n’a pas de « matière », elle est seulement
constituée de photons, particules dont on sait le caractère fantasque. L’image projetée peut disparaître à
chaque instant, sans crier gare. L’épreuve papier reste la seule preuve d’une image qui, autrement, resterait à
jamais dans le monde des idées… Les créateurs de jeux électroniques rejettent les techniques essentielles du
montage narratif – le plan fixe, la coupe franche[4] – et privilégient des artifices que les cinéastes n’avaient
manipulés qu’avec d’extrêmes précautions – le multifenêtrage, le plan-séquence, la caméra subjective,
façon montagnes russes, jusqu’à la nausée. La coupe franche est la structure fondamentale du cinéma : le
plan passe, le récit continue…

Les jeux électroniques « dont vous êtes le héros » inversent le dispositif : le récit s’effiloche, le point de vue
continue[5]. Le monde est vu à la manière du jeune Fabrice, que Stendhal plonge (en caméra subjective) au
cœur de la bataille de Waterloo[6]. Fabrice voit tout, mais ne comprend rien. Les évènements qu’il subit, ses
impressions et ses états d’âmes se succèdent sans suite, son temps subjectif les tient seul ensemble. Si le flux
de conscience venait à s’interrompre, si une coupe franche le brisait, plus rien ne tiendrait l’histoire bricolée
dont il est la victime. Les arts majeurs sont généralement épargnés par ce bouleversement. Le cinéma intègre
les thèmes, les apparences et les techniques informatiques, sans jamais déroger à la structure fondamentale du
scénario et du montage : l’histoire d’une histoire à choix multiple n’est pas une histoire à choix multiple[7].
Mais les créateurs d’images fixes, quand ils ne sont pas rattachés à la tradition du récit, sont plus sensibles à
l’air du temps. Les monteurs de diaporamas édulcorent la coupe franche à grand renfort d’effets spéciaux
obligeamment fournis dans PowerPoin® : l’image apparaît en arrivant d’un pas de sénateur, coté jardin ; elle
tire sa révérence coté cour, en sautillant ; elle se délite en fondu enchaîné, elle se délie en mosaïque, elle
revient en tiroirs coulissants… De toutes les manières possibles, on ruse avec la mort subite de l’image,
syndrome moderne.

Enfin, les sujets en viennent à rejeter l’auteur supposé de ce qui est donné à voir. Le créateur d’un jeu n’est
que très partiellement l’auteur d’une histoire, forcément infléchie par les errements du joueur. Les évènements
s’enchaînent sans rime ni raison, les amis et les ennemis surgissent à l’improviste, et puisqu’ils ne sont pas
strictement déterminés par l’intrigue, il faut bien leur supposer une autonomie relative, des intérêts spécifiques,
ni plus ni moins que ceux du joueur. L’esthétique des jeux électronique place les automates au même rang
que le joueur. C’est au choix : ou bien, vous êtes avalés dans la réalité virtuelle[8] ; ou bien, ils vous
rejoignent dans la virtualité réelle[9]. L’indépendance conjointe des automates et des joueurs, effectivement
constatée dans les jeux élaborés, est supposée dans le moindre dessin pixellisé. Même averti, le sujet
s’obstine à considérer les perspectives qui lui sont présentées comme des « images de synthèse » dont il
pourrait, à la demande, changer le point de vue et l’éclairage, par des procédés strictement mécaniques. Le
sujet anticipe sur des jours prochains, où les modèles en trois dimensions seront assez aboutis pour qu’une
image « brute de calcul » puisse le satisfaire. Plus intensément, vouloir, à toute force, changer le point de vue
et l’éclairage d’une perspective photo–réaliste, c’est dénier ce qui fait de l’infographiste un auteur à part
entière : il a choisi le lieu et l’instant, le point de vue et le cadrage, les formes, les couleurs et les contrastes.
L’auteur d’une perspective architecturale devrait idéalement disparaître, pour affranchir définitivement les
automates et les joueurs. La tradition occidentale rapporte complaisamment l’histoire, probablement vraie,
d’une certain primitif, africain ou amérindien, australien ou asiate, selon les versions, qui refuse d’être
photographié par crainte de voir son âme à jamais captive. Ils auraient tort d’en rire, ceux qui croient tant aux
golems qu’ils veulent faire disparaître leurs créateurs.

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[1] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935 – 1939
[2] Le désir de « vraies photos » est évidement amplifié par les laboratoires photographiques, qui considèrent le tirage papier comme leur
seule planche de salut. M ais le même désir est exploité par les fabricants d’appareils numériques, qui proposent des imprimantes
dédiées.
[3] Dots Per Inch, nombre de pixels par pouces.
[4] Le cut, le passage apparemment instantané entre deux plans.
[5] Des histoires à choix multiples sont élaborées par Raymond Queneau dans les années soixante (Cent M ille M illiards de Poèmes,
Gallimard, 1961, Un conte à contre façon, 1967), bien avant que les moyens techniques permettent de les informatiser pour le grand
public.
[6] Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1838
[7] Smoking/No smoking, Alain Resnais, 1993
[8] Tron, Steven Lisberger, 1982
[9] La Rose pourpre du Caire, Woody Allen, 1984, singulièrement contemporain de Tron, mais d’une esthétique forcément plus
moderne, puisqu’elle est des années trente.

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3 – La disparition de l’œuvre

Chaque projet d’aménagement de l’espace public contient, en puissance, une architecture


générique, un plan libre, uniforme, délié de toutes les singularités qui en feraient une œuvre à part
entière.

Julius Shulman – Killingsworth, Brady & Smith


Magasin Lincoln Mercury, Long Beach, Usa 1963

Les photographes d’architecture sont régulièrement embarrassés par les passants, qui se tiennent rarement là
où ils devraient. Tantôt ils cachent un détail essentiel, tantôt ils sont trop loin, ou trop près… Certains auteurs
sont ouverts aux aléas humains, ils en jouent avec adresse, mais d’autres, plus nombreux, travaillent en poses
longues, à la lumière d’un petit matin désert, qu’ils prétendent aimer. D’aucuns les soupçonnent d’avoir choisi
d’abord le moment où les rues sont désertes, et d’adopter la pose longue seulement par incidence. Dans les
deux cas, il n’y a personne ! D’autres ont les moyens de faire intervenir des figurants, qui viennent au bon
moment et à la juste place. Julius Shulman est un maître du genre : un jeune femme passe à l’instant précis où
l’ombre d’un auvent s’inscrit sur la diagonale d’un mur, quand l’architecture commande au soleil ; un athlète,
juste avant de plonger dans l’eau encore étale, échange quelque mots avec une belle alanguie ; ce monsieur
au crâne dégarni, à droite, est il l’ami ou le mari ? L’intérêt pour la scène de genre concurrence sérieusement
l’attrait de l’architecture.
Julius Shulman – Frey Albert Maison Frey, Palm springs, Usa 1947 1953

Entre l’architecture et ses sujets, l’éventuelle concurrence des contenus importe moins qu’une certaine
concurrence formelle, fréquente dans les représentations de l’architecture urbaine.

A contrario, les figures les plus convenues sont formellement cohérentes :

Musée +arodni, Prague, République Tchèque

– la représentation frontale de l’architecture en fond de scène, avec des sujets au premier plan ; c’est le mode
de représentation privilégié de l’architecture classique ;

Pavillon Mies ven der Rohe, Barcelone, Espagne

– la représentation de sujets librement répartis entre deux plans horizontaux : c’est le mode de représentation
privilégié de l’architecture moderne.

Mais l’espace urbain est autrement constitué :


– les sujets sont, comme dans le paradigme de l’architecture moderne, aussi librement répartis que possible
sur un plan horizontal ;
– l’architecture dresse des plans verticaux, parallèles aux voies et aux axes de vues les plus courants.

Panthéon, Rome, Italie

En vues plongeantes, les sujets suivent les lignes de fuite qui s’élèvent, ils paraissent captifs de la structure
architecturale, encore que rien, dans leur comportement, ne signale leur intérêt pour la chose.

En revanche, la construction perspective d’une vue réglée à hauteur d’homme réparti les personnages sur un
plan étiré, les yeux étant tous, peu ou prou, ajustés sur la ligne d’horizon. Le même point de fuite, très en
dessous des corniches et des chenaux, exalte les verticales des rues corridors, si méchamment traitées par
Jeanneret.

La ville morte
La ville animée

La ville idéale

Ainsi, une même image peut montrer, à des personnes différentes, deux représentations opposées du même
site, celle d’une structure architecturale très fermement constituée ; celle d’un plan libre, ouvert à toutes les
pratiques qu’on voudra. On peut même supposer un regard assez acéré, sinon assez conscient, pour
soupçonner l’inversion des termes qui s’opère, et le triomphe d’une foule qui s’affirme, dans ses
comportements et dans ses parcours, déliée de la forme urbaine, indifférente à la forme architecturale. Les
personnes réelle, confrontée à la ville, peuvent craindre de finir écrasées si elles en viennent à se comporter
comme les perspectives architecturale les invitent à le faire. Mais les automates qui les représentent dans la «
réalité virtuelle » n’ont, ni leurs craintes, ni leurs prudences. Ils traversent les rues comme ils veulent et où ils
veulent. Ils vaquent librement à leurs occupations ordinaires, mais variées. Tantôt ils jettent un œil de coté, sur
une vitrine, mais jamais ils ne regardent les immeubles. Pourquoi faire ? Déjà, les bâtiments n’existent plus
que comme l’arrière plan insignifiant de nos vies rêvées.

La disparition des bâtiments aux yeux de ceux qui les utilisent constitue l’aménagement d’espace public – les
traitements de sols, les mobiliers et les plantations – comme une activité séparée. S’agit-il d’édifier un
forum? D’imposer aux constructeurs mitoyens un ensemble bâti ordonné? De rassembler quelques
monuments autour d’un parvis de belle proportion? Ou faute de ne pouvoir rien construire, de tracer au
moins la limite des voies et des parcelles… Sûrement pas! Le lieu d’intervention – place de ville ou vide de
banlieue – est généralement déjà constitué. Les parcelles sont définies, les bâtiments sont là. L’aménagement
ne concerne que le réglage des fils d’eau, un revêtement de sol en pierre ou en béton, quelques arbres, une
cabine téléphonique et une dizaine de bancs publics, assortis d’une révision générale des réseaux enterrés,
pour faire bonne mesure. « Un projet pour la ville!” », lira–t’on dans un revue, à l’annonce de ce qui serait
passé, il y a trente ans, pour une simple « “mise à niveau des Voies et Réseaux Divers. ». La médiocrité du
rêve importe moins que sa bizarrerie :
– Ce n’est pas une unité d’intervention qu’imposeraient les modes de production. L’aménagement mobilise,
outre les entreprises de voirie, une foultitude de compétences éparses – serrurerie, menuiserie, miroiterie,
stéréotomie – qui d’un même mouvement, distinguent le projet d’une simple réfection, et compliquent
singulièrement la tâche des « poseurs de noir »[1].
– L’aménagement n’est pas plus une entité qu’imposerait l’usage. Les fonctions – circuler, manger en
terrasse, lécher les vitrines, attendre un bus, applaudir un bateleur – sont hétérogènes. Ce sont celles de
la ville dans son intégralité, et rien ne justifie qu’une intervention qui les concernerait toutes soit amputée du
bâti, du tracé des voies et du parcellaire.
– Surtout, l’aménagement n’est l’objet théorique de personne. Aucune discipline digne de ce nom n’en
revendique la paternité. La « place publique », c’est tout autre chose… Les architectes, les jardiniers, les
urbanistes, certains ingénieurs ont pu en faire la théorie. Mais dans tous les cas, l’idée d’une place engageait,
sinon toujours l’ordonnancement et les modénatures de façades, ou la présence de monuments, du moins le
tracé des alignements et des voies de dessertes, le découpage parcellaire, l’épannelage des façades, voire,
dans certaines versions modernes, quelques « fonctions » alentours.

L’aménagement d’espace public ne va pas de soi, ni au regard de l’usage, ni au regard de la théorie des
bâtisseurs, ni même au regard des modes de productions. Il apparaît, pour reprendre un joli mot de Paul
Veyne, comme une curiosité d’époque, une de ces bizarreries sociales que tous, sur le moment, s’accordent
à considérer avec naturel, quand un siècle plus tôt, ou un siècle plus tard, on n’en comprendrait rien.

Les designers et les paysagistes ont été les plus près d’admettre « l’aménagement d’espace public »
comme un objet digne d’attention. Ils ont supposé un « environnement », ou un « mobilier urbain intégré
», qui auraient vocation à animer et à ordonner la cité. Ils ont appelé de leurs voeux un type d’intervention qui
s’apparente d’assez près à celles que mettent aujourd’hui en oeuvre les collectivités. L’aménagement
d’espace public s’est bizarrement insinué dans les revues professionnelles, par taches éruptives, de plus en
plus nombreuses et de plus en plus grandes, qu’on ne saurait dater précisément, en l’absence d’un geste
fondateur, de même calibre que ceux qui signalaient, dans les années soixante–dix, l’avènement du projet
urbain.

Ce n’est ni dans l’AMC de Lucan, ni dans l’AA de Huet, ni dans le MACADAM de Chaslin, qu’on trouvera
des antécédents à l’aménagement d’espace public. Tout au contraire, les projets que présentaient ces revues
liaient étroitement les traitements de sols, le mobilier et les formes bâties, au même pas que les théoriciens
liaient la rue à l’îlot, la maison à la parcelle. Le CRÉÉ de gilles de Bure nous informe mieux des antécédents
les plus probables de notre objet. Cette revue, consacrée au design dans ce qu’il avait de plus « orange » –
tabouret « diabolo » et affiche « Che » en tête de lit « Prisunic » – s’est progressivement matinée d’un
propos sur la ville, avant d’être avalé, et ravalé, au rang d’une simple revue d’architecture. Entre–temps, la
revue aura suggéré, sinon parfaitement théorisé ou mis en pratique, l’accouplement obscène entre « l’urban
design » et la forme urbaine.

Un article de 1972[2] résume à lui seul l’événement. Ciriani, Corajoud et Huidobro y proposent un
aménagement mobilier du parvis de la Défense. Ils mêlent des aplats orange à des vues en noir et blanc de la
ville traditionnelle.

Ils hésitent encore entre les silhouettes en pattes d’éléphants et les collages historiques du dernier chic. Ils
alternent le petit nègre publicitaire – « intérieur (espace fonction) extérieur (espace relation) s’affrontent
violemment » – et la fulgurance critique – « le piéton (…) se heurte sans cesse aux parois d’architecture
programmée pour elle même ». Au bout du compte, ceux qui s’illustreront, ailleurs, dans le renouveau de
l’architecture et le nouveau du paysagisme, craignent que le « correcteur » qu’ils proposent pour « urbaniser
» la dalle de la défense puisse « très bien s’illustrer comme le nouveau gadget illusoire d’un lieu ou la
pratique sociale a depuis toujours disparue ».

On peut raconter de cent façons la naissance d’une curiosité d’époque. Par définition, elle ne jaillit pas des
profondeurs de l’histoire, elle ne résulte pas d’une géniale synthèse, elle n’est pas le négatif du négatif… Elle
est assemblée de bric et de broc, elle procède d’une soupe pataphysique de toutes petites causes, associées
parce qu’elles passaient par là, à ce moment là. À ce titre, l’aménagement d’espaces publics peut être,
comme il vous plaira, la leçon de Barcelone, des trottoirs de Copa Cabana et des ready–made de
Duschamps…

Toutes choses étant égales par ailleurs, il ne nous déplaît pas d’imaginer un acte de naissance qui fut signé loin
de Versailles, loin de Saint Marc, loin du Parc Güel, sur la dalle de la Défense, là ou des meubles et des sols
devaient, nécessairement, pallier à l’absence d’architecture, cosigné par trois concepteurs inquiets, au terme
d’une commande bizarre.

Dans les versions les moins naïves de son discours fondateur, l’aménagement est nettement défini comme «
correcteur », comme palliatif à la faillite de l’architecture, comme une façon désespérée de compenser ce
qu’elle peut avoir de terrible.

Dans les versions les plus classiques de l’art urbain, les traitements de sols sont seulement perçus comme la «
cinquième façade » d’un espace public essentiellement constitués par les « quatre murs » qui l’entourent.

Mais dans les versions les plus enthousiastes, l’aménagement d’espace public scelle la disparition des
bâtiments aux yeux de ceux qui les fréquentent. Superstudio eut l’intuition géniale d’une architecture réduite à
son fondement, un sol régulièrement tramé, un système de coordonnées qui permet à chacun d’être
exactement situé, un plan libre pour des sujets libérés.

Déliée de toutes les entraves bâties, de toutes les aspérités qui font la singularité d’une œuvre, l’architecture
est un plan générique, qui ne peut « vivre » que par la présence des sujets.

Cette perspective, plus terrible que la plus terrible des constructions actuelles, est contenu, au moins
partiellement, dans les projets d’aménagement d’espaces publics et dans les représentations qui en sont
faites.

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[1] Les entreprises de voieries, en charge des goudrons (noirs) par opposition aux entreprises de bâtiments, en charge des bétons (blancs)
[2] L’homme à pied est–il un programme ?, in Créé N°14

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De la désillusion

Prolégomènes

Anonyme, « Passage de la Mer Rouge par les Hébreux ». (Collection particulière). « La Mer Rouge
s’est retirée ; les Hébreux sont passés ; les Egyptiens vont arriver d’une minute à l’autre… » In «
Subsidia Pataphysica » ,°0, 28 tatane 92, Collège de Pataphysique, p.47 Au commencement,
rapportent nos traditions, il n’y avait rien.
D’après Robert Fludd , « Et sic in infinitum », 1619. (Collection particulière) « Big Bang. La soupe
originelle est servie ; l’assiette déborde ; le temps va arriver d’une seconde à l’autre… » Au
commencement, rapportent nos physiciens, il y avait de tout.

Salvador Dali, d’après Pollock. « Jackson, ,°1 ». (Collection Dali). « Même bouillabaisse que
Monticelli, mais bien moins succulent, juste l’indigestion. » – In « Les Cocus du Vieil Art Moderne »,
Salvador Dali, 1956, Bernard Grasset & Fasquelle, p.76 Mais nos impressions premières sont très
différentes de ces deux modèles. Nous pouvons parfaitement concevoir une indigestion première : des
températures, des pressions, des particules et des ondes qui nous assaillent en rangs serrés, sans queue ni
tête. Nous sommes sans souvenir explicite de cette expérience primordiale. Pour des raisons qui nous
échappent, notre conscience s’élabore en contravention du monde tel qu’il est, dans l’effort dérisoire et
pathétique d’en discerner les contours, d’en rendre raison.

Salvador Dali, d’après Mondrian. « Composition ». (Collection Dali). « Piet ",iet" » In « Les Cocus
du Vieil Art Moderne », Salvador Dali, 1956, Bernard Grasset & Fasquelle, p. 83 A l’occasion, nous
rêvons d’un monde en ordre .

Salvador Dali, d’après Monticelli. « La fontaine ». (collection Dali) « La bouillabaisse pour la


bouillabaisse » – In « Les Cocus du Vieil Art Moderne » Salvador Dali, 1956. Bernard Grasset &
Fasquelle, page 76 Mais dans la plupart des cas courants qui nous sont donnés à sentir, le monde n’apparaît
ni comme un ordre implacable, ni comme une soupe originelle*. C’est un assemblage de formes partiellement
constituées, que nous reconnaissons comme des « choses » distinctes les unes des autres : un « homme », une
« femme », une « fontaine », etc. Aussi bien, nous pourrions voir un « couple », un « postérieur », une « eau »
ou un « végétal », à moins que nous préférions considérer le même phénomène comme un «tableau », un «
cadre », des « taches » blanches et noires…

D’après René Magritte. « Ceci n’est pas une pipe ». 1928/1929. (Collection particulière) Huile sur
toile. Los Angeles, County Museum. « La trahison des images » Et certaines fois, il nous arrive de nous
tromper.

Pascal Urbain, 2001

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Voir aussi Modernité Vs Actualité

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De la désillusion

1. Espace

« Il n’est pas clair ce qu’il faut entendre ici par "lieu" et "espace" »
Albert Einstein, tradition orale

La théorie instruit « d’une grande diversité d’études et de connaissances »1 qui sont requises pour
pratiquer l’architecture. Vitruve considérait qu’un architecte digne de ce nom devait « savoir écrire et
dessiner, être instruit de la Géométrie, et n’être pas ignorant de l’Optique, avoir appris
l’Arithmétique, et savoir beaucoup de l’Histoire, avoir bien étudié la philosophie, avoir connaissance
de la Musique, et quelque teinture de Médecine, de la Jurisprudence et de l’Astrologie »2. Un architecte
contemporain en sait tout autant, dans des domaines variés : il sait qu’un triangle rectangle est inscrit dans un
arc de cercle dont l’hypoténuse est le diamètre ; il sait que les lignes parallèles tendent vers un point de fuite ;
il sait que la suite de Fibonacci tend vers le nombre d’or ; il sait que Le Corbusier* est né à la Chaux-de-
Fonds ; il sait que la beauté est une finalité* sans fin3 ; il sait qu’une série harmonique est obtenue par
division ; il sait que le retournement d’une personne à mobilité réduite est inscrit dans un cercle de 150
centimètres de diamètre… il en sait tant que, dans certaines baraques de chantier, des entrepreneurs
malicieux affichent cette maxime anonyme : « les ingénieurs savent beaucoup de choses dans un nombre
restreint de domaines et se perfectionnent au point de savoir presque tout sur pratiquement rien ; les
architectes savent certaines choses dans un grand nombre de domaine et, en vieillissant, finissent par
ne rien savoir sur presque tout ». Ce savoir encyclopédique qui confine à l’ignorance, l’enseignant doit le
transmettre, d’une façon ou d’une autre.
Les difficultés tiennent à l’incertitude des savoirs : certains d’entre eux paraissent assez sûrs pour figurer au
rang des sciences, d’autres relèvent manifestement de l’opinion, de la convention, voire de la superstition.
Les complications tiennent à la fonction du savoir : certaines connaissances ont un effet direct sur la pratique,
d’autres relèvent d’une teinture culturelle que l’architecte veut donner à son travail.
Surtout, même vrais, même utiles, les savoirs sont convoqués dans le désordre. La collection des petits
savoirs de l’architecte a toutes les apparences d’un fatras, d’un grenier charmant, peut être, mais
poussiéreux. La remise en ordre est une gageure*. Dans le meilleur des cas, les savoirs de l’architecte
peuvent être rangés, emboîtés, combinés astucieusement, pour tenir un peu moins de place dans le grenier et
dans les têtes. La théorie de l’architecture a une fonction purement mnémotechnique : des savoirs bien rangés
sont plus faciles à mémoriser et à convoquer, même si, comme des livres alignés par ordre de tailles ou de
couleurs, leurs contenus sont sans rapport.
L’hypothèse de rangement des cours qui vous sont présentés est que l’architecture est déjà assez bonne
quand elle est descriptible. L’essentiel de la mise en ordre architecturale tient à ce qu’un projet peut être
décrit, décomposé en éléments désignés et en relations explicites.
L’hypothèse savante, puisqu’il en faut une dans l’enseignement, est que certains savoirs traditionnellement
associés à l’architecture relèvent de la construction d’objets connaissables par le sens commun. Un objet
n’est pas nécessairement connaissable : certains acariens sont trop petits pour être aperçus ; certains oiseaux
s’envolent avant qu’on ait eut le temps de leur mettre du sel sur la queue. Ces deux exemples signalent deux
conditions formelles de la connaissance commune : l’objet doit être assez gros pour être vu et assez lent pour
être détaillé. Une part significative des savoirs de l’architecte serait le simple énoncé de ces conditions
formelles, et de quelques autres, à peine plus sophistiquées. La théorie de l’architecture ne serait qu’une
épistémologie* de la connaissance vulgaire*.
Entendue comme construction d’objets connaissables, l’architecture s’apparente à toutes les disciplines* qui
visent la connaissance du monde. Einstein, quand il construit le temps relatif, Bohr, quand il construit l’atome,
seraient les « architectes » du savoir. Encore que cette métaphore soit assez commune, elle dépasse les
compétences d’un assistant de première classe à l’école d’architecte de Luminy, « c’est à dire nulle part »4.
Le propos est plus restreint.
1) L’objet que construit l’architecture est un corps pratiquement rigide immobilier. Il ne se déforme pas de
façon visible, il n’est pas automobile et un homme seul ne suffit pas à le déplacer.
2) La connaissance de l’objet concerne ses apparences, telle que la vue et le toucher humains peuvent les
percevoir sans instrument.
3) La connaissance est transmissible verbalement, sans support écrit et sans vocabulaire technique qui excède
le sens commun.
4) L’objet est connaissable si une compagnie humaine peut, au terme d’un débat rationnel, s’accorder sur
l’ensemble des énoncés et y reconnaître l’objet considéré.

On peut imaginer, dans une série B américaines des années 50, un groupe d’explorateurs égarés dans un
désert lointain, volés par le guide indélicat qui les a plantés là, sous une pluie battante, comme jamais on en
avait vu dans la région. Ils ont assez d’expérience pour n’être pas particulièrement inquiets et s’en retournent
dans la bonne direction. En passant, ils découvrent un bâtiment manifestement abandonné depuis plusieurs
siècles. Mais l’édifice, dont le déluge sape les fondations, vit peut être ses derniers instants. Les aventuriers
souhaitent rapporter une description précise de leur découverte avant qu’elle ne disparaisse. Ils disposent de
peu de temps et le guide félon a tout emporté : instruments de mesure, outils, caméras, carnets et stylos. En
quelques dizaines de minutes, les aventuriers doivent tout décrire, tout mémoriser, pour tout transmettre. Ils
s’estimeront heureux si, à leur retour, ils peuvent restituer une copie de la ruine fidèle au souvenir que chacun
emporte.
On peut aussi imaginer, dans un film d’art et d’essai français des années 70, un petit groupe d’intellectuels
vieillissants qui s’ennuient à mourir dans une maison de campagne louée pour le week-end. Chacun juge le
bâtiment à sa manière : l’un adore, l’autre déteste, un troisième est intéressé… Ils inventent un jeu. Ils
entreprennent la description de l’édifice. Ils conviennent de n’avoir jamais recours aux artifices de l’évocation
poétique. Toutes les propositions explicites qu’ils pourront formuler doivent pouvoir être discutée et
tranchées au terme d’un débat sincère. Et ils veulent être assez complets pour qu’au terme de l’entreprise,
une copie, exclusivement fondée sur la description commune, provoque exactement les mêmes impressions
que l’original.
On reconnaît, dans ces deux saynètes, la forme générale d’un descriptif d’architecture, ensemble de
propositions explicites concernant un édifice5. Tendanciellement, une réalisation est une application bijective
entre un descriptif et un bâtiment : à chaque élément du descriptif correspond un seul élément du bâtiment. Le
relevé* qu’entreprennent nos explorateurs est l’opération inverse d’une réalisation : à chaque élément du
bâtiment correspond un seul élément du descriptif. Dans un cas comme dans l’autre, toutes les propriétés du
bâtiment ne sont pas rigoureusement décrites. Certaines propriétés sont réglées par convention et peuvent, à
bon droit, être considérées comme implicites. D’autres propriétés sont rigoureusement indifférentes, comme
l’origine précise des sables de rivières utilisés dans le béton, par exemple. L’information qui passe du projet
au bâtiment ou du bâtiment au relevé n’est pas toute l’information possible. Elle n’est pas exhaustive au
regard du bâtiment, mais de certaines performances implicites ou explicites que l’on veut atteindre.
En imaginant le relevé rapide et rudimentaire d’un homme sans appareil, qui permettrait d’établir une copie
d’apparence fidèle, on suppose la construction d’un objet connaissable dont la reconnaissance serait le
critère. Q’un édifice puisse être reconnu parmi d’autres serait une performance déjà considérable…
Plus généralement, l’architecte viserait à construire un monde intelligible au sens commun. Son projet sera
appelé désillusion, parce que la connaissance réfléchie est un effort qui vise à supprimer une illusion
antérieure.
S’il est montré, au terme des cours, que certains savoirs traditionnellement associés à l’architecture relèvent
de la construction d’objets connaissables, l’hypothèse sera corroborée*. Sinon, on se consolera en
constatant que, fut-ce dans l’ordre apparent d’une hypothèse trompeuse, les savoirs traditionnels auront
quand même été transmis.
Ce travail scolaire prolonge une longue tradition pragmatique. Il s’inspire des moyens employés par Kevin
Lynch pour établir « L’image de la cité » 6. Il hérite des traités académiques*, quand ils sont débarrassés
des évocations convenues à l’esthétique.
Il s’inscrit dans une lignée qui reconnaît ses faiblesses théoriques, qui admet les conventions sans leur attribuer
trop d’importance, qui contourne les mystères sans nier leur existence, qui insiste sur ce que Charles Perrault
appelle les « beautés positives »7 de l’architecture : la solidité, la clarté, la simplicité, la mise en ordre. Cette
tradition pragmatique redouble son objet : elle met en ordre les savoirs de l’architecture comme l’architecture
met en ordre les éléments bâtis ; elle force le trait de l’ordonnance, elle chapeaute d’un même principe
théorique deux ou trois idées qui n’ont rien à voir entre elles, de la même manière qu’un portique uniforme
recouvre une cuisine, un salon et une chambre ; elle reconnaît qu’une part non négligeable de la cohérence
théorique tient à des effets plutôt qu’à l’articulation logique des contenus, de la même façon qu’une part non
négligeable de l’ordonnance architecturale tient à des artifices plutôt qu’à des principes profonds.
Chaque cours est conclu par l’interprétation commune d’une des grandes affaires qui ont agité le monde de
l’architecture. Le Panthéon est régulièrement convoqué : Ictinos, Alberti, Le Corbusier… Ce sont des dieux
grecs : on a le devoir de les honorer ; on a le droit de les haïr.

L’ombre d’un objet

Prise en bloc, l’architecture associe des considérations constructives, sociales, économiques, politiques, qui
en font une de ces improbables curiosités d’époques que Paul Veyne met en évidence8, inaccessible à tout
savoir organisé, échappant à toute permanence, si ce n’est celle, bien pauvre et bien générale, d’être toujours
historiquement datée…
Pourquoi en serait-il autrement ? Pourquoi l’architecte échapperait-il au destin commun de savoir un peu de
tout sur tout ? Pourquoi le savoir de l’architecte serait autrement constitué que nos agendas, de rendez-vous
divers, de listes de commissions, d’adresses et de notes éparses, de coq à l’âne ? Les parties du monde qui
échappent au désordre ne sont pas si nombreuses après tout, malgré les efforts que nous avons entrepris
pour identifier ses régularités.
Certaines victoires ont été remportées : certains traités de philosophie ne sont pas des fatras ; certains traités
de physique ne sont pas des fourre-tout. Mais ces succès sont précaires et limités. Ils sont limités par notre
ignorance temporaire des mystères. Ils sont aussi limités par notre connaissance temporaire des mystères,
dont certains paraissent effectivement insurmontables. Enfin, nos succès sont limités à certains objets de
connaissance, au sens savant du terme, assez éloignés des phénomènes que nous observons.
La chute des feuilles en automne est un phénomène observable : nous avons vu des feuilles tomber. Mais
d’un certain point de vue, c’est un objet inconnaissable : nous ne savons pas, à le seconde près, au mètre
près, ni quand tombera une feuille, ni où elle tombera. Un poète peut croire que les feuilles sont des choses
capricieuses qui tombent quand elles veulent et où elles veulent. Un déterministe doit croire que le phénomène
est strictement causal : la feuille tombe quand la mort des cellules fragilise le lien avec la branche, quand un
coup de vent emporte la feuille, quand la gravitation la ramène au sol. Comme la décomposition cellulaire est
un objet de connaissance, comme la mécanique des fluides est un objet de connaissance, comme la
gravitation est un objet de connaissance, nous avons de bonnes raisons de croire que nous savons à peu près
tout sur les déterminants de cet événement particulier. Malheureusement, les lois simples qui déterminent
l’événement se combinent de telle manière qu’aucune formule simple ne détermine rigoureusement la
trajectoire d’une feuille morte. Nous savons tout de la chute des feuilles mais nous ne savons pratiquement
rien de la chute d’une feuille particulière. Tout se passe, pour les déterministes autant que pour les poètes,
comme si la feuille tombait à son gré.
Dans un premier temps, on peut supposer que notre ignorance relative est seule en cause : le calcul existe,
mais il est trop complexe pour nos moyens actuels. Rien ne nous empêche d’imaginer qu’avec des mesures
précises du vent en différents endroits, des senseurs nombreux greffés sur l’arbre, des moyens informatiques
puissants, nous pourrions déterminer exactement la trajectoire d’une certaine feuille morte. Les
météorologues ne font pas autrement pour prédire le temps qu’il fera demain.
Dans un deuxième temps, ce sont nos connaissances qui nous entravent, plus gravement que notre ignorance :
la théorie du chaos nous informe que dans un modèle complexe, une variation limitée de la moindre mesure
peut bouleverser le résultat du tout au tout ; si, d’aventure, ces variations que nous voulons réduire se jouent
à l’échelle des particules élémentaires, la théorie quantique* nous informe que l’installation des outils de
mesure va transformer irrémédiablement le phénomène que nous voulions observer. Alors nous pourrons
déterminer la chute d’une feuille… mais ce ne sera plus la chute que nous voulions étudier.
Dans un troisième temps, nous pouvons imaginer que la théorie quantique et la théorie du chaos ne sont, elles
aussi, que de grossières approximations, qu’un perfectionnement des connaissances nous permettra de
dépasser bientôt. Mais alors, le savoir aujourd’hui accumulé nous ramène à notre ignorance originelle : en
l’état actuel de nos ignorances et en l’état actuel de nos connaissances, la chute d’une feuille particulière n’est
pas un objet de connaissance.
Il arrive que nous ayons la main plus heureuse. Nous croyons savoir aujourd’hui que les gaz sont des amas
de particules capricieuses, jetées en vrac dans le vide qu’elles peuvent occuper. Pas plus que la chute des
feuilles, nous ne pouvons connaître l’état de toutes ces petites choses bizarres et vaguement ondulatoires.
Mais pour des raisons que nous connaissons, ces petites choses paraissent, à certains moments, dans
certaines conditions d’observations, régies par des règles approximatives assez efficaces et assez simples
pour être comprises. Les gaz se compressent, ils se dilatent, ils réagissent simplement.
Les gaz ont – au contraire des feuilles mortes – l’extrême politesse de paraître régis par des lois. La
mécanique des fluides est un objet de connaissance, même si nous savons qu’elle n’est qu’une très grossière
approximation.
Ces deux exemples strictement physiques signalent que la présence ou l’absence d’un objet de connaissance
n’est liée ni au « mystère du vivant » ni à la « nature humaine »9 de l’objet considéré.
Une certaine tradition voudrait pourtant que ce soit autour de l’homme et du rat que se jouent les mystères
insondables, tandis que le solde respecterait scrupuleusement les principes des prétendues « sciences
exactes ». La tradition s’en réjouit : « heureusement, nous ne sommes pas des machines… » Pourquoi
pas ? C’est affaire d’opinion ! En tout état de cause, les feuilles mortes n’en réclament pas tant pour être
imprévisibles. Nous n’avons pas besoin d’échapper au déterminisme pour constater que certains objets de
sens commun ne sont pas des objets de connaissance et que certains objets de connaissance sont
singulièrement éloignés des choses de sens commun. Les choses, comme la chute d’une feuille, sont offertes
par le monde. Les objets de connaissance, comme la mécanique des fluides, sont construits par l’homme.
L’idée d’un objet connaissable construit est assez moderne. Très longtemps, l’homme n’a pas su qu’il
construisait ses objets. Il s’interrogeait sur ce qui lui était donné à voir. Confronté à l’erreur commune – on
croit voir une pipe dans la pénombre et on découvre par la suite que « ceci n’est pas une pipe » – l’homme
a longtemps cru qu’il y avait encore quelque chose à connaître. Un certain grec a imaginé une certaine
caverne ou nous prendrions assez systématiquement l’ombre pour la proie. L’idéalisme* était né : la pipe est
là, mais ce n’est que l’apparence d’une pipe idéale. Au moyen-age, le nominalisme* a prit le relais : la pipe
est là, mais « les pipes » ne sont qu’une manière de regrouper arbitrairement des individus distincts. Le
solipsisme* a été encore plus radical : la pipe qui est là n’est que la pipe dont je rêve… Idéale, singulière ou
rêvée, la pipe demeurait quelque chose. Les anciens doutaient des propriétés de la pipe, des causes de la
pipe, des effets de la pipe, mais ne cessaient jamais de croire qu’il y avait quelque chose. D’ailleurs, tant que
la pipe restait tranquillement à sa place, au fond du tiroir, les spéculations intellectuelles étaient remisées en
haut du placard. La science moderne les en a redescendu par nécessité, juchée sur les larges épaules de
Kant.
Avant lui, la science n’avait eut à contester que ses propres trouvailles. Pour développer la chimie, Lavoisier
avait du discréditer le phlogistique.
Ce « feu fixé dans la matière et qui s’en échappe lors des combustions »10 n’était pourtant pas rien. On
pouvait le peser au terme de chaque combustion et il permettait d’expliquer un grand nombre de phénomènes
chimiques. Mais ce n’était, après tout, qu’une hypothèse d’école qui faisait long feu, avantageusement
remplacée par une autre. Newton a gravement perturbé ce jeu. Sa théorie physique, manifestement plus
précise que toutes celles qui avaient précédé, s’éloignait terriblement du sens commun. Elle mettait en œuvre
une « force » immatérielle, aussi peu intuitive que possible. Elle quantifiait les phénomènes sans les expliquer.
Avec Newton, savoir plus, mieux prédire, c’est moins bien comprendre. Kant a tiré les leçons de cette
immense frustration : si la pipe qui est là est inconnaissable en raison, il faut construire un objet que la raison
puisse atteindre. La tradition savante postérieure à la critique kantienne considère, de façon explicite ou
diffuse, qu’un objet n’est susceptible d’une connaissance organisée que s’il est taillé à la mesure des moyens
que nous avons de le connaître. Dans cette tradition, construire un objet de connaissance, c’est généralement
fuir les objets qui nous paraissent aller de soi – la matière, le temps absolu, par exemple – pour déterminer
d’autres objets, compatibles avec l’état présent de notre boite à outil intellectuelle – les particules, le temps
relatif, par exemple.
Les sciences humaines, à peine sorties de l’œuf, n’ont pas tardé à rattraper les sciences physiques dans le
discrédit généralisé des choses du sens commun. En France, Michel Foucault a férocement tapé dans le tas.
En vrac, il a partiellement révoqué la justice, le savoir, le sexe et la folie… En première lecture, Foucault se
contente d’écrire l’histoire des sujets dont il traite : la « folie » n’a pas toujours désigné les mêmes personnes
et les mêmes comportements, elle n’a pas toujours provoqué les mêmes réactions sociales à ces
comportements11. A mesure que Foucault approfondit son sujet, il autorise une lecture plus radicale, que
défend Paul Veyne12 : si le mot « folie » a désigné des pratiques si différentes les unes des autres, il n’y a
aucune raison de prendre ce mot au sérieux ; la folie n’existe pas. Le fait social existe : des gens ont bel et
bien identifiés et enfermés des « fous ». Mais ils ont également brûlé des « sorcières » innocentes.
Ce qui nous permet, aujourd’hui, d’affirmer que le phlogistique ou la sorcellerie n’existent pas, n’est pas
nécessairement un progrès, mais un dispositif intellectuel singulier, ni plus ni moins pittoresque* que ceux qui
ont précédé.
Aujourd’hui, nous croyons en règle générale qu’il y a un réel, d’une part, et d’autre part, des mots pour le
décrire. Les mots, comme nous les imaginons, effleurent les choses sans susciter leur accord ou leur
réprobation, ils découpent arbitrairement, par une chirurgie indolore, certaines portions du réel : ceci sera la «
folie », cela sera le « phlogistique ».
Mais le monde nous paraît pouvoir se découper arbitrairement en autant de portions distinctes que nous le
voulons. Et aucune façon de découper le réel ne parait a priori supérieure aux autres. Dès lors, les mots sont
jaugés à l’aulne des vérités qu’ils permettent d’atteindre et les mots qui entravent la découverte de la vérité
sont rejetés sans procès.
Au sens strict, le phlogistique existe : quand on brûle un objet, une certaine masse s’en échappe, qu’on est
parfaitement en droit de désigner comme « phlogistique ». Mais en insistant sur l’unité du phénomène
d’échappement, le mot entrave deux découvertes ultérieures de Lavoisier : ce n’est pas le même composé
chimique qui s’échappe et ce composé ne disparaît pas, il se recompose ailleurs avec l’oxygène. En affirmant
que le phlogistique n’existe pas, on ne condamne pas seulement la théorie qui fonde l’objet, mais le mot
même, parce que ses performances heuristiques* sont moindres que celles du mot « oxydation ».
Dans une perspective libérale, la culture savante moderne met les mots en concurrence : seules survivent les
manières de découper le réel qui permettent de développer le savoir13. Construire un objet de connaissance,
c’est découper le réel d’une telle façon, généralement étrangère au sens commun, qu’on pourra en dire
quelque chose de vrai que le sens commun n’avait pas soupçonné.

L’ombre d’une vérité

Formellement, un objet de connaissance doit respecter deux conditions :


– L’objet est reconnu sans ambiguïté.
– L’objet a au moins une caractéristique distincte de sa définition et de ses conséquences triviales*.
On admettra sans démonstration qu’un objet qui n’est pas reconnu n’est pas l’objet d’une connaissance. Un
mot peut suffire pour désigner l’objet – « architecture », par exemple – si le public peut identifier sans erreur
ce qui relève ou ne relève pas de l’objet. Si ce n’est pas le cas, une définition s’avère nécessaire, « le jeu
savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » ou « les écoles, les prisons et
les logements », par exemples. Dès lors que la définition permet de reconnaître l’objet sans ambiguïté (ce qui
n’est pas le cas de nos deux exemples), elle est suffisante. Il n’est ni nécessaire, ni généralement possible, de
définir un objet d’étude de façon complète : la définition de chaque mot de la définition de chaque mot de la
définition… serait inépuisable et épuisante.
On admettra aussi qu’une tautologie* est une connaissance triviale. « L’architecture, c’est l’architecture »
est une forte pensée, une proposition vraie, mais strictement contenue dans sa définition. Il faut au moins une
caractéristique de plus pour valider l’objet. Cette condition peut paraître anodine. La moindre des choses a
des caractéristiques distinctes. L’Acropole d’Athènes (définition sans ambiguïté) est construite en pierre
(propriété distincte de la définition). Justement, l’Acropole d’Athènes est un objet connaissable. En revanche,
« l’architecture rouge », regroupant toutes les œuvres architecturales uniformément rouges (définition sans
ambiguïté) n’a probablement pas d’autres propriétés que celles des bâtiments ou celles du rouge. Pour le
reste, « l’architecture rouge » regroupe des objets différents les uns des autres. Si on veut en dire quelque
chose de vrai, il faut en arriver à cette conclusion paradoxale : il n’y a pas une architecture rouge mais des
architectures rouges, différentes selon les architectures considérées et les rouges considérés.
En langage courant, on dira que l’Acropole existe presque certainement et que l’architecture rouge n’existe
probablement pas.
Il peut paraître excessif de prétendre que l’architecture rouge n’existe pas. Certains bâtiments sont rouges.
L’architecture rouge n’est pas un ensemble vide. Mais à l’heure actuelle, il n’y a pas de connaissance
associée au concept. C’est une manière arbitraire de découper le réel, sans conséquence théorique. Ca ne
fait d’ailleurs pas l’objet d’un débat particulier : « l’architecture rouge », personne n’en parle.
En revanche, on a longtemps parlé d’une « architecture stalinienne » et Bernard Huet, en réaction à cet
objet supposé, a fortement affirmé : « il n’y a pas d’architecture fasciste, ni stalinienne dans la "forme",
il n’y a que de l’architecture de la période fasciste ou stalinienne »14. Les bâtiments construits sous
Staline n’auraient pas de caractéristiques communes, non comprises dans la définition et ses conséquences
triviales ? Rolland Castro répond violemment à Bernard Huet : « l’architecture stalinienne est la fusion de
la fascination qu’exerce l’Amérique sur la Russie soviétique, de la démagogie du retour à
l’ornementation pâtissière et de la mise en scène de la ville comme présence immuable du
pouvoir (…) »15. Peut être… Au moins, on reconnaîtra que presque tous les bâtiments staliniens sont d’une
extrême monumentalité – c’est une propriété de l’objet – mais qu’ils ne sont pas les seuls à être d’une
extrême monumentalité. Tandis que pour Rolland Castro, cette monumentalité est la preuve d’une expression
du pouvoir totalitaire dans l’architecture, pour Huet, ce n’est qu’une des manifestations d’une bien plus large
« architecture réaliste » qu’il ne veut pas condamner en bloc, sous le prétexte futile qu’à un certain moment
de son histoire, elle aurait été mise en œuvre par des staliniens. Sans détailler les enjeux de ce vieux débat, il
tourne formellement autour d’une propriété de l’architecture stalinienne, non spécifique de son objet mais
distincte de sa définition.
Au sens strict, « l’architecture stalinienne est très souvent monumentale » est une proposition vraie qui
suffit à fonder « l’architecture stalinienne » comme objet connaissable. Mais comme ce n’est pas un trait
distinctif de l’architecture stalinienne, Huet peut croire que cette architecture n’est qu’une des manifestations
d’un objet de plus grande ampleur.
Deux théories explicatives s’opposent. Pour Castro, il y a une architecture stalinienne, parce que le régime
stalinien explique le caractère de cette architecture. Pour Huet, il n’y a pas d’architecture stalinienne, parce
que le régime stalinien n’est pas déterminant dans le caractère de cette architecture. Aucun de ceux qui sont
engagés dans cette polémique ne conteste formellement qu’il y ait des choses à dire sur l’architecture
stalinienne. Mais les uns et les autres sont en quête d’une théorie où l’objet « architecture stalinienne » est
tantôt la cause d’une certaine propriété, tantôt l’effet d’un autre objet. Derrière la mise en concurrence des
mots, ce sont les théories qui s’affrontent.

L’ombre d’une apparence

C’est ainsi : avec Kant, il n’y a plus de vérité sans objet construit en raison ; après Kant, il n’y a plus d’objet
sans vérité à son propos. En ne s’intéressant qu’aux objets de connaissances, la culture savante moderne
rapporte à l’objet toutes les conditions qu’elle a définies pour valider une vérité. Ces conditions sont d’une
rare exigence. En particulier, une connaissance doit être explicite, réfutable* et corroborée16. «
L’architecture rouge est d’un charme indicible que je suis seul à ressentir » n’est ni explicite, ni
réfutable, même si mon opinion la corrobore. Ce n’est pas une connaissance. Ca ne suffit pas à fonder un
objet.
Une des obligations qui s’impose traditionnellement à une vérité nouvelle est de « sauver les apparences »
des vérités anciennes. Cette expression imagée désigne la nécessité d’expliquer, dans une nouvelle théorie,
pourquoi la théorie précédente donnait déjà d’assez bons résultats. La communauté savante a, depuis
longtemps, pris son parti de voir tour à tour détrônées toutes les idoles qu’elle avait adorée. Mais elle attend
de son nouveau sorcier un minimum d’explications sur les performances du faux dieu précédent. Lavoisier a
pris la peine d’expliquer pourquoi le phlogistique obtenait certains résultats tangibles. Bohr a pris le temps
d’expliquer pourquoi la mécanique de Newton demeurait relativement satisfaisante dans la plupart des cas.
C’est très compréhensible en ce qui concerne une assez grosse théorie. Si la mécanique classique a obtenu si
régulièrement de bons résultats, il est hautement probable que la mécanique quantique, qui la révoque et
l’englobe, puisse expliquer pourquoi ses résultats étaient d’apparences si convaincantes. Mais pour de petites
vérités, les raisons d’une erreur peuvent être hétérogènes aux raisons d’une démonstration. Les outils de la
critique d’art – qui démontrent qu’une certaine chose est un tableau de Magritte – n’expliquent pas pourquoi
un abruti a pu considérer que c’était une pipe.
On verra, en traitant de la mystérieuse affaire de la chambre vide, qu’un objet bien ancré dans la tradition,
« l’espace architectural », n’a pas plus d’existence que « l’architecture rouge ».

L’affaire de la chambre vide

Un étudiant en architecture a forcément entendu parler de « l’espace architectural ». C’est le creux d’un
bâtiment, le vide conformé par les parois, le négatif des corps solides. Un mur, une colonne, un plancher,
sont des corps solides. Un salon, une chambre, une rue, sont des espaces. Mais au-delà de cette définition, si
facile à comprendre, le mot gagne en architecture une certaine substance, propre à la discipline, rarement
expliquée et jamais comprise. L’espace respecte la forme générale des objets théoriques en architecture : le
profane connaît le sens commun du mot ; l’initié emploie le mot dans un sens qui paraît différend ; le profane
demande une explication ; l’initié brasse l’air d’un large effet de manche ; le profane, après un certain temps,
fait semblant de savoir et transmet à d’autres la bonne parole d’un certain sentiment de l’espace auquel
personne ne comprend rien.
Le premier théorème de l’architecture fait écho au vieux proverbe de Confucius : « quand le sage montre la
lune, l’imbécile regarde le doigt » ; « quand l’architecte montre un concept, il n’y a rien à voir au bout
du doigt ». C’est pour partie le lot commun des objets immatériels : on ne les montre pas du doigt. Mais
dans certaines disciplines savantes, on définit une notion, on démontre ses propriétés, on montre ses
manifestations phénoménales. La notion est élevée au rang enviable de concept.
L’exercice est partiellement tenté en architecture. Mais l’explication s’adosse toujours à une injonction, qui
apparente l’enseignement de l’architecture à une secte mystique : « vois ! »
Le sentiment de l’espace est le fond de sauce d’un élitisme transi. Dès lors que l’objet de l’architecture n’est
pas vu par le commun des mortels, il devient une marque de distinction, au sens où l’entend un certain
sociologue17.
Au-delà du concept, que tout un chacun peut comprendre, le sentiment de l’espace joue pour les étudiants le
rôle d’un rite initiatique, d’autant plus impressionnant qu’il se déroule dans une église : Saint Charles à Rome,
Saint Stéphane à Londres, Sainte Sophie à Istanbul, Saint Vitale à Ravenne ou le Saint Esprit de Florence,
espaces majeurs, scandent un chemin de croix prolongé sur les parvis : Saint Pierre de Rome, Saint Marc de
Venise…
L’espace architectural a été, sinon découvert, du moins systématisé par Bruno Zevi dans un ouvrage de
1948, « Apprendre à voir l’architecture »18, où le vide est appelé tantôt « espace interne », tantôt
« espace intérieur ». Bruno Zevi part d’un constat commun : « ceux qui ont réfléchi au problème savent
que le caractère distinctif de l’architecture est qu’elle existe dans un espace tridimensionnel qui inclut
l’homme. La peinture existe sur deux dimensions, même si elle en suggère trois ou quatre. La
sculpture vit selon trois dimensions, mais l’homme en reste extérieur. L’architecture, au contraire, est
comme une grande sculpture évidée, à l’intérieur de laquelle , l’homme pénètre, marche, vit »19. A la
décharge de l’auteur, il ne pouvait pas connaître les installations d’artistes, qui, une dizaine d’année plus tard,
priveront l’architecture de sa spécificité. En revanche, Bruno Zevi a délibérément mis en marge de son
propos un très grand nombre de bâtiments dont l’intérieur est peu significatif, ne serait-ce que la Pyramide
d’Imhotep, le Parthénon d’Ictinos et le Tempietto de Bramante. Peu importe : l’espace architectural, entendu
comme « grande sculpture évidée », est un objet reconnu sans ambiguïté.
S’il a d’autres propriétés, c’est un objet de connaissance valide. Pour satisfaire à ce second critère, Zevi
annonce une thèse explicite et réfutable : « l’espace interne, cet espace qui nous entoure et nous
“comprend”, constitue le critère principal pour le jugement* d’un édifice et décide du “oui” ou du
“non ” de toute conclusion esthétique »20.
Pour corroborer sa thèse, Bruno Zevi va nous montrer, en repassant au pas de course l’histoire de
l’architecture, qu’à chaque époque correspond un certain type d’espace. Il oublie les égyptiens et passe
assez vite sur les grecs, qui n’étaient pas réputés pour leurs espaces intérieurs. En revanche, il décrit
brillamment les périodes suivantes : l’espace statique de la Rome antique ne privilégie pas une direction, par
opposition à l’espace humain des premiers chrétiens, orientée vers un autel ; le style Byzantin est un espace
dilaté ; dans l’espace du haut moyen-age, le visiteur est constamment retardé par les ruptures de rythmes ;
l’espace roman est métrique, régulier et apaisé ; l’espace gothique est élevé, rythmé, sans solution de
continuité ; l’espace de la première renaissance est mesuré et réglé ; l’espace classique est essentiellement
plastique et l’espace baroque est naturellement mouvementé ; enfin, l’espace moderne est libre, fluide et
organique. La plupart des analyses de Zevi sont pertinentes. Mais au bout du compte, l’auteur souffle en
sourdine ce qui a été déjà dit de « l’architecture rouge » : il n’y a pas un espace architectural, il y a des
espaces architecturaux, romain, byzantin, gothique, etc. Ca ne suffit pas à fonder l’espace architectural
comme objet de connaissance. Ca ne corrobore en aucune façon la prééminence de l’espace architectural
dans le jugement d’architecture.
En revanche, nous trouvons une réfutation assez efficace de Bruno Zevi dans le « système logique de
l’architecture »21 de Norberg-Schultz. L’auteur compare, de part et d’autre de l’église San Lorenzo de
Florence, la Vieille Sacristie de Brunelleschi et la chapelle des Médicis de Michel-Ange. Ces deux « espaces
» ont presque exactement la même configuration géométrique : mêmes dimensions et mêmes agencements22.
La vieille sacristie ; à gauche, et la chapelle Médicis, à droite, photos 3orberg-Schultz

Seuls diffèrent les ornements, les modénatures et les détails. Norberg-Schultz constate, comme quiconque
visite les deux chapelles, que l’effet est très différend dans l’une et dans l’autre : « La chapelle de Michel-
Ange doit être considérée comme une "architecture symbolique du monde", fondamentalement
différente de la simple définition stéréométrique de Brunelleschi. Disons en passant que la solution de
Michel-Ange est relativement indépendante de la forme spatiale. »23
De deux choses l’une, nous dit Norberg-Schultz en substance :
– Ou bien « l’espace intérieur » est entendu comme la configuration géométrique générale d’une pièce, et
alors, l’expérience des deux chapelles démontre qu’une même configuration peut générer des architectures
extrêmement différentes. L’espace intérieur, entendu comme configuration géométrique, n’est ni le seul, ni le
principal déterminant de l’architecture.
– Ou bien « l’espace intérieur » intègre tous les aspects de l’architecture, y compris les couleurs, les détails,
les références symboliques, et alors, le terme se confond strictement avec l’architecture. L’espace intérieur
est strictement synonyme d’architecture.
Norberg-Schultz conclut : « il n’y a aucune raison pour donner, dans la théorie de l’architecture, une
autre signification au mot "espace" que celle de la tridimensionalité de tout bâtiment »24… et aucune
raison d’appeler « espace » ce que tout un chacun appelle « architecture ».
L’auteur veut démontrer la primauté des significations de l’architecture, qu’il considère comme un système
sémiotique. C’est un point de vue contestable. Mais en passant, il dénonce radicalement la thèse de Bruno
Zevi :
– Ou bien c’est une erreur – l’architecture n’est pas la géométrie.
– Ou bien c’est tautologie – l’architecture, c’est l’architecture.
Le raisonnement de Norberg-Schultz serait impeccable, si l’espace de Bruno Zevi était strictement «
l’espace tridimensionnel qui inclut l’homme » – définition de départ – ou strictement « l’effet spatial
total » que suggère une lecture attentive de l’ouvrage. Justement, Zevi joue parfaitement de cette ambiguïté, il
manipule une notion mutante, qui se dérobe constamment à la critique. Norberg-Schultz peut, à bon droit,
considérer qu’il en a fini avec Bruno Zevi, mais il lui est plus facile de réfuter une thèse explicite, annoncée
d’emblée, que de révoquer un objet fuyant et protéiforme, dès lors qu’il est passé dans les usages.
Quand Bruno Zevi compare San Vitale de Ravenne et Sainte Sabine pour illustrer « l’espace dilaté », il est
bien entendu que ces deux églises n’ont absolument pas la même configuration géométrique d’ensemble. Elles
ont en commun le même mode de débordement de centre vers l’extérieur. C’est une analyse pertinente25.
Mais elle relève strictement de la bonne vieille notion de composition. D’une façon plus générale, tout ce que
Bruno Zevi dit de vrai sur les différentes époques de l’architecture a déjà été dit sans recours à cette notion :
Choisy a très bien compris le gothique et Wolfflin a découvert le baroque sans recours à un « espace ».
Non seulement l’espace architectural n’est pas le critère déterminant de l’architecture, non seulement il n’est
pas un outil d’analyse nécessaire à la compréhension des architectures mais, en se focalisant sur lui, on se
prive de certaines analyses importantes.

Sainte Sabine, achevée en 537 et San Vitale, achevée en 547, d’après Zevi

En ne s’intéressant qu’aux configurations géométriques, on oublie que les mêmes principes s’appliquent à
tous les autres aspects de l’architecture : le gothique est élancé dans le détail comme dans l’ensemble ; le
Baroque est mouvementé dans le détail comme dans l’ensemble, en dehors comme en dedans, en surface
comme en volume…
En assimilant les places et les rues à des espaces intérieurs ouverts, Zevi estompe leurs différences. Une seule
d’entre elles peut être évoquée à titre d’exemple : tendanciellement, le vide se déploie à l’horizontale au
dehors, à la verticale au dedans. Quand Le Corbusier élève le plafond de ses séjours, il agrandit la pièce.
Quand les façades d’une place publique sont élevées, la taille apparente de la place diminue. Pas de mystère :
la lumière latérale envahit un dedans à mesure que la façade s’élève et que la profondeur de la pièce est
restreinte ; la lumière zénithale* croît en raison strictement inverse au dehors. Le ciel n’est pas un toit.
Désigner d’un même nom les mécaniques formelles intérieures et extérieures opposées complique
singulièrement le débat.
Il est impossible d’épuiser toutes les réfutations possibles d’un objet qui peut prendre toutes les formes
possibles. Il peut avoir deux ou trois propriétés distinctes de sa propre définition. Mais, mis en concurrence
avec d’autres concepts, il est d’une très faible valeur heuristique.
En revanche, pour qui cherche à connaître le milieu social et culturel des architectes, l’objet « espace
architectural » a un très grand nombre de propriétés distinctes de sa définition : il est employé à tout bout de
champ ; il est utilisé pour des analyses qui se dispenseraient de sa présence ; il entrave des analyses qui
bénéficieraient de son absence ; c’est la « sorcellerie » de l’architecture. Pour « sauver les apparences » de
cet objet social remarquable, il faut expliquer pourquoi un si grand nombre d’architectes croient que l’espace
architectural est un élément majeur de leur discipline.
L’espace, même de sens commun, est un objet historique. A la fin du XVIIIe siècle, Kant considérait encore
l’espace comme « une condition a priori de la connaissance ». Il ne faisait rien d’autre, en la circonstance,
que de théoriser le sens commun de ses contemporains, qui suffisait d’ailleurs largement pour les besoins du
moment.
Les premiers à imaginer l’espace autrement ont été des mathématiciens, dans un contexte où un très grand
nombre de postulats étaient mis en doute. Dès lors, on pouvait considérer des espaces à plus ou moins de
trois dimensions, ou considérer le postulat d’Euclide comme une simple hypothèse. Heureuse surprise : si
deux droites parallèles se rejoignent, la géométrie ne sombre pas dans le chaos. Elle a d’autres règles, c’est
tout. Les terreplatiens imaginés par Edwin Abbott Abbott26, heureusement repris par Rudy Rucker27, vivent
dans un monde où la géométrie est très différente de la notre. Ils ne s’en portent pas plus mal. Ces espaces
bizarres auraient pu rester de pures spéculations intellectuelles si Einstein n’avait pas découvert qu’à certaines
échelles et à certaines vitesses, l’espace ne se comportait plus de façon euclidienne. Ce fut un grave coup
porté à la conception de l’espace comme « condition a priori de la connaissance ». L’espace n’est plus,
au XXe siècle, que l’ensemble des propriétés qui lient entre elles les mesures que nous pouvons faire. Avec
un bâton qui nous sert d’unité de mesure, nous mesurons une hauteur de 3 bâtons et une largeur de 4 bâtons.
Il est très probable que, sur la diagonale du triangle, on puisse reporter 5 fois le bâton, parce qu’on sait qu’en
règle générale, la géométrie de nos mesures respecte le théorème de Pythagore. C’est tout. L’espace n’est
plus autre chose qu’un ensemble de propriétés vérifiables.
Nous résistons malgré nous à cette conception moderne. D’une façon ou d’une autre, nous considérons
l’espace, sinon toujours comme une substance, au moins comme une « page vierge » où les corps physiques
se déplacent. Nous pouvons imaginer, sur une sphère, un espace courbe à deux dimensions. Mais nous ne
pouvons que très difficilement l’imaginer sans la troisième dimension qui nous permet de voir la sphère. Nous
pouvons imaginer, avant le big-bang, une minuscule boule noire qui concentrerait toute la masse du monde.
Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous demander ce qu’il y avait à l’extérieur de la boule. Nous ne
pouvons que très difficilement reconnaître que l’expression « extérieur de la minuscule boule noire » est
dénuée de sens. Nous n’intégrons qu’à grand peine l’idée qu’il n’y a pas de page de vierge antérieure au
déplacement des corps physiques.
Ce qui vaut pour nous vaut également pour la société cultivée des années vingt. Comme nous, elle savait que
l’espace n’était pas ce qu’il paraît, mais comme nous, elle n’y comprenait rien. Confronté au mystère, il était
de bon ton, dans les salons, d’évoquer le « vide » des artistes japonais ou l’énigmatique « quatrième
dimension » que les cubistes érigeaient en slogan publicitaire.
Il était hautement probable, dans ce contexte, que l’espace vienne à l’architecture sous une forme ou sous
une autre. Mais ceux qui l’y font venir, comprenant mal la physique du moment, considèrent l’espace comme
une page blanche ou pire encore, comme une substance.
Bruno Zevi, qui n’est pas loin de cette position archaïque, se reconnaît un seul prédécesseur : Geoffrey Scott,
« jeune et subtil critique anglais »28 qui, traitant d’architecture, parle explicitement d’espace à trois
dimensions quelques années auparavant.
Mais ici et là, avant guerre, on trouve plusieurs références à des notions de même acabit, parfaitement
illustrées par un ouvrage de Jean Bayet publiée en 193229.
« L’Architecte. – vous représentez-vous seulement ce qu’est un volume intérieur ?
Brault. – Parbleu !
L’Architecte. – En faisant abstraction des murs ?
Brault. – Ah…
Jean-Alexis. – Comment cela ?
L’Architecte. – Eh oui ! Un volume d’air, quoi !
Brault. – Billevesées, mon cher. Si l’architecte est définissable, c’est l’homme qui élève des murs.
L’Architecte. – 3on : qui se sert de maçonnerie pour créer des volumes intérieurs.
Dréville. – Je sens très bien ce que l’Architecte veut dire. Couleur, goût et, dirait-on, la masse même
de l’air changent quand on entre dans un édifice.
L’Architecte. – Cela même. Mais ajoutez qu’au volume intérieur repose l’essentiel de la pensée.
Brault. – On vous laisserait dire, vous prétendriez que l’architecte se contente d’habiller un certain
cube d’air ! »30
Ce dialogue, si bien dans la manière de l’entre deux guerres, nous informe précisément de ce que pouvait être
socialement le « volume intérieur ». C’est un petit paradoxe qui ne mange pas de pain. Mais il y a toujours,
dans la conversation, un imbécile de service31, pour que l’idée émoustille un peu les protagonistes sensibles
et intelligents. D’autres citations, plus ou moins longues, montreraient que l’espace architectural, désigné
comme tel ou comme « volume », est une notion qui traîne dans les années 30, sans que personne ne
prennent la peine d’y réfléchir sérieusement. Ce n’est ni une notion ancienne, banale, ni une notion si nouvelle
qu’elle en serait révolutionnaire.
Un sort particulier doit être fait à Le Corbusier, dont les articles regroupés dans « Vers Une Architecture
»32 évoquent régulièrement le « volume » et le « dedans ». Pour un lecteur d’aujourd’hui, le livre entier est
un éloge de l’espace. Mais cette lecture rétrospective est particulièrement suspecte. Il faut y regarder de plus
près.
L’analyse de la "Casa del Noce" (Sic) est caractéristique :

Le Corbusier, Casa del 3oce, plan et caveidium

« Aussi le petit vestibule qui enlève de votre esprit la rue. Et vous voilà dans le caveidium (atrium) ;
quatre colonnes au milieu (quatre cylindres) enlèvent d’un jet vers l’ombre de la toiture, sensation de
force et témoignage de moyens puissants ; mais au fond, l’éclat du jardin vu à travers le péristyle qui
étale d’un geste large cette lumière, la distribue, la signale, s’étendant loin à gauche et à droite,
faisant un grand espace. Entre deux, le tablium resserrant cette vision comme l’oculaire d’un
appareil. A droite, à gauche, deux espaces d’ombre, petits. (…) De la rue de tout le monde et
grouillante, pleine d’accidents pittoresques, vous êtes entrés chez un romain. »33.
Dans cet ouvrage, Le Corbusier emploie si peu souvent le mot « espace » qu’il faut ici en souligner les deux
occurrences. Mais c’est pour constater que le mot est rigoureusement employé dans son sens commun : un
vide. Très précisément, le mot espace est utilisé seulement quand la pièce ne peut pas être autrement
désignée : cavedium ; péristyle ; tablium… A chaque fois qu’il y a un mot juste, Le Corbusier l’emploie.
D’un point de vue rétrospectif, c’est toute la citation qui traite de l’espace, de l’enchaînement de vides petits
et grands, sombres et lumineux. Mais la chose n’a pas, chez Le Corbusier, à être désignée. Le mot est
strictement réservé à son usage courant.
Le Corbusier n’ignore pas que l’architecture enclos certaines parties du monde derrière des murs. Il désigne
la partie enclose comme « intérieur » ou « dedans ». Il en donne une propriété, partiale au demeurant : « un
plan procède du dedans au dehors »34. Considérant une partie de l’architecture, dedans, il la distingue
d’une autre, dehors. Il ne ramène jamais l’architecture à une seule de ses parties.
Un chapitre le suggère pourtant par son titre : « le dehors est toujours un dedans »35. Un lecteur moderne
s’attend naturellement ici à ce que Le Corbusier traite des espaces extérieurs enclos, de cette « expérience
spatiale propre à l’architecture » dont Bruno Zevi dira qu’elle « se prolonge dans la ville, dans les rues,
dans les places, dans les ruelles et dans les parcs, dans les stades et dans les jardins, partout où
l’œuvre de l’homme a limité des "vides", c’est à dire des espaces "clos". Si, à l’intérieur d’un édifice,
l’espace est limité par six pans (plancher, toit et quatre murs), cela ne signifie pas qu’un vide compris
entre cinq plans, comme une cours ou une place, ne soit pas aussi un espace clos »36. Mais Le
Corbusier déjoue notre attente. Il n’évoque que les masses : « Les maisons voisines, la montagne lointaine
ou proche, l’horizon bas ou haut, sont des masses formidables qui agissent avec puissance de leur
cube. Le cube d’aspect et le cube réel sont instantanément jaugés, pressentis par l’intelligence. La
sensation cube est immédiate, primordiale; votre édifice cube 100.000 mètres cubes, mais ce qui est
autour cube des millions de mètres cubes, ce qui compte. Puis vient la sensation densité : un pierrier,
un arbre, une colline sont moins forts, de densité plus faible qu’un agencement géométrique de
formes. Le marbre est plus dense à l’œil et à l’esprit que du bois et ainsi de suite. Hiérarchie toujours.
En résumé, dans les spectacles architecturaux, les éléments du site interviennent en vertu de leur
cube, de leur densité, de la qualité de leur matière, porteurs de sensations bien définies et bien
différentes (bois, marbre, arbre, gazon, horizons bleus, mer proche ou lointaine, ciel). Les éléments du
site se dressent comme des murs affublés en puissance de leur coefficient "cube", stratification,
matière, etc., comme les murs d’une salle. Murs et lumière, ombre ou lumière, triste, gai ou serein, etc.
Il faut composer avec ces éléments. »37

Le Corbusier, forum de Pompéi

Le Corbusier parle de pleins, de masses, de poids, de murs. Les images le confirment à l’exception d’une
seule, la dernière, concernant le forum de Pompéi. Mais de la colonnade qui enserre un « espace », Le
Corbusier ne dit rien. L’introduction du chapitre nous informe plus complètement des outils conceptuels
employés par Le Corbusier : « Quand, à l’Ecole, on tire des axes en étoile, on s’imagine que le
spectateur arrivant devant l’édifice n’est sensible qu’à cet édifice et que son œil s’en va infailliblement
et reste exclusivement rivé au centre de gravité que ces axes ont déterminé. L’œil humain, dans ses
investigations, tourne toujours et l’homme tourne toujours aussi à gauche, à droite, pirouette. Il
s’attache à tout et est attiré par le centre de gravité du site entier. D’un coup le problème s’étend à
l’entour. »38
Ce que Le Corbusier évoque précisément, c’est l’analyse pittoresque, c’est à dire à hauteur d’homme, pour
un promeneur soumis à toutes les sollicitations formelles d’un paysage. Les origines de cette référence sont
connues : c’est la lecture avouée d’Auguste Choisy39 et la lecture inavouable de Camillo Sitte40, que Le
Corbusier a tant aimé avant de le renier.
Techniquement, un architecte du calibre de Le Corbusier n’a pas besoin d’un « espace architectural » pour
concevoir et analyser. Aucun architecte moderne n’en a besoin. L’espace architectural aurait pu rester une
vague curiosité d’époque, tant que les avant-gardes se donnaient pour tache de repartir à zéro. Mais après-
guerre, une certaine crise des avant-gardes fournit l’occasion d’un retour à l’histoire.
Sybil Moholy-Nagy plante le décor : « Durant près d’une génération, de 1920 à 1955, la fonction de
l’historien dans la pédagogie architecturale a été semblable à celle du personnage pathétique
proposant un toast. Son devoir était de saluer, avec plus ou moins d’embarras, une continuité
culturelle désormais sans relation avec ce que l’architecture considérait comme sa réelle mission.
Dans les années 20, les maîtres de l’architecture moderne avaient proclamé que cette mission
consistait à repartir à zéro. La muse de Gropius, Mies Van der Rohe, Le Corbusier, Aalto, Oud et de
quelques dizaines d’autres n’admettait pas d’amours illicites avec l’histoire. »41 Ce mépris de
l’histoire n’est plus possible quand un certain nombre d’architectes – notamment italiens – se
compromettent avec le régionalisme et l’historicisme. Il faut pouvoir en dire quelque chose…
Bruno Zevi, italien dont l’engagement dans le mouvement moderne ne fait aucun doute, est l’homme de la
situation. Il ne fait pas que porter un toast à l’histoire de l’architecture. Véritablement, il « sauve les
apparences », il propose une continuité au moins crédible entre les taches actuelles de l’architecture moderne
et les périodes antérieures.
L’espace architectural, aussi vide de sens qu’il soit, est une feuille de vigne qui habille les périodes antérieures
de l’architecture en même temps qu’elle les déshabille de leurs ornements. Elle les place, dans une égale
nudité, au même rang que l’architecture moderne. En réduisant l’architecture romaine à un « espace statique
», Bruno Zevi fait écho à l’oukase de Le Corbusier : « les romains (…) construisaient des châssis
superbes, mais ils dessinaient des carrosseries déplorables comme les landaus de Louis XIV. »42 Zevi
reconstruit la seule histoire de l’architecture ancienne que les modernes pouvaient aimer.

Le Corbusier, Propylées et Temple de la Victoire Aptères

Si la fonction idéologique de l’ouvrage de Zevi suffit à expliquer le succès d’un livre excellent, dont la lecture
doit encore être conseillée aux étudiants, elle ne dit rien de l’étonnante longévité du terme, qui reste encore
aujourd’hui en usage.
Il faut dire d’abord que si l’espace architectural est un objet qui ne colle que très approximativement à la
critique des architectures anciennes, « espace fluide » est un terme pertinent en ce qui concerne l’architecture
moderne. Si on définit comme « espace fluide » tout ce qui relève du glissement, de l’entre-deux, de
l’ouverture des angles, on obtient effectivement une caractéristique qui n’est pas contenue dans sa définition :
« l’espace fluide » est mis en œuvre dans toute l’architecture d’avant-garde des années 20 à 50 et dans une
grande partie de l’architecture contemporaine.
Il faut dire ensuite que « l’espace architectural » peut à bon droit désigner la pratique critique qui consiste à
déshabiller l’architecture de sa « carrosserie », que Le Corbusier entreprend pour les romains après que le
jeune Jeanneret en eut la géniale intuition. C’est une méthode terriblement efficace dans l’analyse et dans la
conception. On peut en désigner le résultat comme on veut et « espace architectural » peut parfaitement
convenir à ce propos.
Il faut dire aussi que « espace » est un mot commode pour désigner tous les lieux de l’architecture qui n’ont
pas de nom propre. On a vu que Le Corbusier nommait ainsi certains recoins de la Casa del Noce, qui ne
pouvaient être qualifié ni d’atrium, ni de péristyle, ni de vestibule. En architecture moderne, la rupture des
conventions génère de plus en plus de lieux sans désignation. Moins il y a de « salons », de « galeries », de
« chambres », de « halls », plus il y a de salles sans nom, qu’on appellera « espaces ». Surtout,
l’architecture moderne génère ces entre-deux, ces transitions, ces glissements entre dedans et dehors, qui ne
peuvent plus être qualifiés par les mots communs traditionnels. Ce ne sont ni des « salles », ni des « pièces »,
ni des « recoins », ni même des « embrasures ». On pourrait les qualifier de « lieux », de « zones », de «
volumes », mais l’usage courant a consacré « espaces ». Ce n’est pas idiot.
Il faut dire enfin que les étudiants débutants ont une tendance commune à remplir entièrement le fond d’une
composition quelconque, à surcharger une façade par des fenêtres, un détail par des boulons, une pièce par
des meubles, une parcelle par des bâtiments. Ils respectent en toutes circonstances la maxime inversée de
Baudrillard : « une chose pour chaque place et chaque place a sa chose ». Pour l’enseignant qui doit
constamment corriger ce travers, il est commode de désigner comme « espace » le fond qu’il veut préserver,
pour que les corps puissent bouger, pour que les regards puissent filer.
Les exemples d’emplois pertinents du mot « espace » foisonnent à l’envi. Ils relèvent tous du sens commun.
Comme la folie, l’espace est un mot qui désigne un grand nombre de choses différentes. La fortune du mot
tient justement à sa polysémie. Dans un milieu culturel – l’architecture – où l’implicite, l’ignoré, le sentiment,
tiennent une place importante, il est commode d’utiliser un mot-valise qui fait croire un instant que toutes les
choses qu’il désigne tiennent ensemble, qu’elles constituent un système, qu’elles forment un tout.
Le fait social est si prégnant qu’un enseignant peut passer des milliers d’heures à montrer de milliers de
façons différentes que l’espace architectural n’est pas un objet de connaissance unitaire, que le mot désigne
un fatras de petites choses distinctes les unes des autres, en vain…

Le Corbusier, Villa Adriana

Le mot est trop commode pour disparaître, dans une société architecturale qui reste persuadée « qu’il doit y
avoir un rapport » entre les différents objets que le mot désigne. Pourquoi pas ? Il n’est pas exclu que cette
hypothèse puisse être féconde un jour prochain. Dans cette attente, il suffit de se souvenir qu’il est presque
aussi difficile de réfuter un objet consacré par l’usage que de construire un objet de connaissance.
Les trois cours qui suivent vont traiter de trois notions qu’Alberti associe dans le « De Re Aedificatori »43,
premier traité d’architecture de la renaissance :
– le nombre (numérus)
– la mesure (finitio)
– la collocation44 (collocatio)
On verra que les éléments d’un édifice quelconque ne peuvent être comptés, mesurés et placés qu’à certaines
conditions formelles.

Suite
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1-Vitruve, Les Dix Livres d’Architecture, chapitre 1, p. 2


2-Idem, p. 3. Vitruve est l’auteur du seul traité qui nous reste de l’antiquité
3-Résumé traditionnel et approximatif de Kant, qui précise dans sa critique de la faculté de juger : « la
beauté est la forme d’une finalité d’un objet, en tant qu’elle y est perçue sans représentation d’une fin
»
4-Jarry, Ubu Roi ou les polonais, 1896
5-Un projet d’architecture est constitué par des pièces graphiques – plans, coupes, élévations, détails – et
par des pièces écrites. Pour partie, elles informent des manières de faire. Pour l’essentiel, elles décrivent
l’objet à faire.
6-Lynch, The Image of The City, 1960
7-Perrault, Parallèle des anciens et des modernes, 1688, cité par François Fichet, La théorie architecturale à
l’age classique, 1979, p.193
8-Veyne, Le quotidien et l’intéressant, 1995
9-Si la « nature humaine » joue un rôle, ce n’est pas celle de l’objet considéré mais celle de l’observateur,
dont la raison ne peut pas tout.
10-Stahl Georg Ernst (1660-1734)
11-Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison, 1961
12-Veyne, "Foucault révolutionne l’histoire", Comment on écrit l’histoire, 1978
13-En revanche, on verra que le sens commun fait « durer » les mots au delà de toute raison.
14-Huet, " Formalisme-Réalisme", Architecture d’Aujourd’hui n°190, avril 1977, Rééd. Huet,
Anachroniques d’architecture, 1981, où sont également publiées les principales critiques adressées à ce
propos à l’auteur.
15-Idem
16-Ces conditions sont celles d’une épistémologie réaliste, à la manière de Popper, Objective Knowledge,
1979, trad. Le connaissance objective, 1998. Pour une conception plus libérale et réjouissante, voir
Feyerabend, Against Method, 1975, trad. Contre la méthode, 1979. Pour les aspect historiques, voir Kuhn,
The Structure of Scientific Révolutions, 1962, trad. La structure des révolutions scientifiques, 1983
17-Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, 1979. Pour Bourdieu, la « distinction » est la
marque d’un capital culturel qui se transmet exclusivement dans les classes bourgeoises, de parents à enfants.
C’est un mode de sélection sociale.
18-Zevi, Saper vedere l’architettura, 1948, Trad. Apprendre à voir l’architecture, 1959
19-Idem, p.10
20-Ibid p.17
21-Norberg-Schultz, Système logique de l’architecture, 1974
22-Norberg-Schultz va un peu vite en besogne. Argan montre un emboîtement perspectif de la chapelle et de
l’autel de Brunelleschi qui n’a pas d’équivalent chez Michel-Ange. Mais dans la mesure où Zevi ne convoque
pas la perspective dans sa définition de l’espace, l’analogie des agencements suffit à Norberg-Schultz pour
réfuter Zevi.
23-Idem, p.103
24-Ibid, p.105
25-Une manière de le dire sans « espace » : l’architecture byzantine est « gonflé comme une bulle de savon
», Le Corbusier, Vers une architecture; 1923
26-Abbott, Terreplate, 1884
27-Rucker, La quatrième dimension, 1984
28-Op. cité
29-Bayet, Architecture et Poésie, 1932
30-Idem, p.135
31-En la circonstance, un certain Brault, qui tient ce rôle convenu jusqu’à la page 242
32-Le Corbusier, Vers une architecture, 1923
33Idem, p.149
34-Ibid, p.146
35-Ibid, p.154
36-Opus cité, p.16
37-Ibid, p.154
38-Ibid, p.154
39-Choisy, Histoire de l’Architecture, 1899
40-Sitte, L’art de bâtir les villes, 1889
41-Moholy-Nagy, Conférence à Pittsburg, Charrette, 1963, cité par Manfredo Tafuri, Théories et histoire de
l’architecture, 1976, p.22
42-Op. cité, p.126
43-, Alberti, De re aedificatoria, Trad. Caye & Choay, l’Art d’édifier, Seuil, Paris, 2004. On
approchera également l’ouvrage par la lecture d’ouvrages modernes : Gadol, Leon Battista Alberti, 1969 ;
Choay, La règle et le modèle, 1980
44-La collocation désigne l’arrangement ou le juste lieu des parties de l’édifice. Le verbe « colloquer » existe
encore et peut être utilisé à juste titre, quand il s’agit de placer dans un ordre prescrit..

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De la désillusion

2. ombres

« 1 tu tournes, 2 tu passes, 3 tu glisses »


Henri Ciriani, tradition orale

d’après Palladio
L’architecture est une science exacte : Si 3 colonnes sont belles, 1 colonne est 3 fois moins belle, 8 colonnes
sont 8 fois plus belles… L’application de la règle de trois à l’esthétique architecturale n’est pas certaine. Mais
elle produit un effet de vérité. L’architecture manipule, plus souvent qu’à sont tour, des éléments strictement
égaux, en très grands nombres. La musique sérielle et la peinture abstraite sont loin du compte, la répétition y
est généralement tempérée par des gradations. Seuls les architectes et quelques artistes conceptuels de la pire
espèce sont obsédés par la pure répétition. C’est dire l’importance des procédures de dénombrement en
architecture.
On admettra que l’homme reconnaît certaines formes, qu’il sait les comparer, qu’il sait déterminer celles qui
sont identiques. Il va devoir les compter. La distinction des quantités dépend des individus et des cultures.
Nous savons que certains comptables reconnaissent des erreurs de calcul d’un premier coup d’œil, nous
savons que certains bergers peuvent d’un seul regard reconnaître l’absence d’un mouton… Les théoriciens
de la reconnaissance des formes ont certainement beaucoup de chose à dire à ce propos1, dont nous
retiendrons l’essentiel : les objets que nous avons à connaître ne sont pas identifiés par décomposition en
éléments ; des formes générales sont reconnues en première approche ; quelles que soient les cultures et les
individus, certaines procédures sont invariantes. Sans forcément maîtriser la théorie, l’architecte bricole des
règles empiriques qui s’en approchent. Ce sont ces bricolages qui importent
Quiconque a déjà joué aux dés n’a pas à « compter » pour reconnaître la série 1, 2, 3, 4, 5, 6. Les figures
sont reconnues aussi vite que si elles étaient désignées « 1 », « 2 », « 3 », etc. Mais nous soupçonnons que
l’arrangement des points est moins arbitraire que la numération arabe adoptée par convention. Nous pouvons
croire qu’un analphabète reconnaîtrait nos dés comme système de numération universel.

L’hypothèse n’est pas certaine. Nous reconnaissons vite le 7 en référence aux cartes à jouer. Mais il nous
faut un instant de réflexion pour évaluer le 9, et un petit moment pour le 8. Le système des dés serait-il de
pure convention ? Pour répondre, il faut se pencher sur les sériés linéaires, dont on suppose qu’elles ne
renvoient pas à des arrangements conventionnels. Ni une ni deux, ni trois, ne nécessitent de dénombrement.
Ce sont des nombres reconnus.
Mais sommes-nous surs de reconnaître 4, 5 et 6, quand ils sont en lignes ? Après 7, il nous faut compter
pour identifier une série. Mais ce compte ne présente pas de difficulté majeure, il parait ne pas mobiliser les
sphères supérieures de la conscience. Ce sont des quantités dénombrables.

Passé une ou deux dizaines, les quantités nécessitent un dénombrement réfléchit. On suit avec le doigt, on
raye avec un stylo, on compte, on déduit une quantité. Quelle que soit la modalité choisie, elle est d’ordre
conscient, c’est une besogne qu’on s’impose. En première approche, toutes ces quantités apparaissent
simplement comme « beaucoup ». Avec un peu d’emphase, nous dirons qu’elles sont innombrables. Les
frontières ne sont pas sures et certaines passerelles permettent de réduire le dénombrable au reconnu et
l’innombrable au dénombrable.

Du dénombrable au reconnu

D’une façon générale, les quantités dénombrables peuvent être ramenées à des opérations arithmétiques
simples sur les 3 ou 4 nombres reconnus. Sont dénombrables les quantités réductibles à des quantités
reconnues par des opérations élémentaires. Les fluctuations de l’ensemble dénombrable dépendent pour
partie des conventions culturelles, pour partie de l’arrangement des opérations. Pour revenir aux dés et aux
cartes, c’est par convention que nous reconnaissons le 9 = ((2 x 2) x 2) + 1, plus vite que le très élémentaire
9 = 3 x 3. Mais c’est par défaut d’arrangement que nous peinons sur le 8 organisé en carré. Nous hésitons
entre 3 + 3 + 2 = 8 et (3 x 3) – 1 = 8. L’arrangement conventionnel (2 x 2) x 2 est plus systématique et facile
à interpréter.
Les arrangements par simple multiplication sont particulièrement efficaces. Avec un doigt de convention, ils
résorbent les dénombrables en reconnus.
Les arrangements croissants et décroissants, à gauche, sont moins nets que les multiplications, mais d’assez
bonne qualité : 6 = 1 + 2 + 3 = 3 + 2 + 1. Les arrangements symétriques impairs sont aussi efficaces : 9 = (2
x 2) + 5 ; 7 = (2 x 3) + 1. La symétrie paire est encore plus efficace : on reconnaît la moitié et on multiplie
par 2.

La double multiplication est très claire. Quand elle concerne de petites quantités, elle confine à la
reconnaissance : 12 = ( 2 x 2 ) 3. Les grandes quantités sont plus difficiles à saisir. Nous comprenons vite 9
= 3 x 3, mais il nous faut réfléchir un instant pour 27 = ( 3 x 3 ) x 3.

Les claires commutations, à gauche, sont également appréciables : 15 = ( 2 + 3 ) x 3 = (2 x 3) + (3 x 3). Les


alternances, à droite, ne sont pas à négliger.

Mais au-delà de deux ou trois opérations successives, la figure sombre dans l’innombrable. A droite, le seul
nombre reconnu est « beaucoup ».

De l’innombrable au dénombrable

Les outils qui permettent de réduire l’innombrable au dénombrable sont assez différents de ceux qui
résorbent le dénombrable en reconnu.
Le premier choix est de ne rien faire. « beaucoup » est intelligible en soi, comme une pâte homogène. Nous
pouvons l’apprécier comme telle, à la manière de nombreuses cultures anciennes qui n’éprouvaient pas le
besoin de désigner autrement tout ce qui excédait deux ou trois dizaines : « beaucoup », c’est bien assez.

A gauche, la soustraction opérée dans la multitude créée, par contraste, un nombre reconnu. L’addition, à
droite, seule ou associé à une soustraction, produit le même effet.
La multitude peut être également divisée ou multipliée. Dans le système orthogonal qui est utilisé ici, la division
distingue, sur l’axe vertical, des nombres reconnus de rangées qui contrastent avec les colonnes innombrables
de l’axe horizontal.
Plus généralement, dans n’importe quel système innombrable, multiplications et divisions organisent des
rapports de comparaisons élémentaires – plus, moins, égal – évalués en masse.
A droite, la division génère une quantité reconnue ( 1 ) et deux quantités dénombrables ( 9 et 6 ) qui
proportionnent l’inégalité des deux masses innombrables situées dans un rapport de 2 à 3.

A gauche, l’innombrable est entièrement ramené à des quantités dénombrables. Cette procédure n’est
possible que pour de tout petits « beaucoup ». A droite, l’effet inverse est produit. La pâte cohérente n’existe
plus, « beaucoup » ne plus être évalué en masse et rien d’autre ne peut être sérieusement évalué. Les
quantités reconnues, dénombrables et innombrables se chevauchent et se contrarient. Ces effets d’étrangeté
peuvent être explicitement recherchés.
Nombres et architecture
En charge de grandes séries, les architectes ont assez souvent cherché à les rendre intelligibles. Plus ou moins
consciemment, ils ont clarifié les rapports entre les quantités reconnues, dénombrables et innombrables.
Quelques moments de leurs recherches peuvent être cités rapidement pour fixer les idées.
Pour la plupart des travaux courants, tandis que les pierres, les briques et les tuiles sont sans ambiguïté
innombrables, les portes, les fenêtres, les colonnes, sont en quantités dénombrables. L’organisation en
travées, en corps et en avant corps, vise à résorber le dénombrable en reconnu.
Tout, dans le « temple du soleil et de la lune » reconstitué par Palladio, est strictement ramené à des quantités
reconnues : les 9 travées se décomposent au rez-de-chaussée en 1 + 3 + 1 + 3 + 1, tandis qu’à l’étage elles
sont recomposées en 3 + 3 + 3. Ailleurs, pour une série de 7 travées, une porte dans l’axe de symétrie suffit
à décomposer 7 = 3 + 1 + 3. Il arrive souvent que l’architecture classique travaille aux limites du
dénombrable, comme en ce qui concerne les 9 travées de droite.
Palladio. de gauche à droite : temples du soleil et de la lune, planche 139, Montano Barbarano,
planche 52, Palladio, Giacomo Angarano, planche 922

Palladio, Leonardo Emo, planche 75

Mais d’une façon générale, les classiques jouent sur le contraste entre beaucoup et des nombres reconnus.
Pour Leonardo Emo, Palladio propose 1+beaucoup+1+3+1+beaucoup+1.
A toutes les époques de l’architecture, les grands programmes ont nécessité des fenêtres ou des portiques
innombrables. Les architectes ont du renoncer à les faire reconnaître. Ils ont adopté, le plus souvent, des
dispositifs qui dégageaient des massifs dénombrables dans l’axe et aux extrémités, et des séries innombrables
dans les intervalles de l’axe horizontal.
La même histoire s’est déroulée sur l’axe vertical, dans la terrible affaire de la tour sans fin, qui a agité le
milieu architectural de Chicago entre 1879 et 1893.

L’affaire de la tour sans fin

Immeuble parisien en 1858

Assez longtemps, la plupart des bâtiments courants étaient assez bas pour gérer toujours des quantités
dénombrables. En 1858, les quantités gérées sur l’axe vertical permettent encore aux architectes parisiens de
franchir gaillardement 7 ou 8 niveaux et de les répartir en quantités dénombrables : rez-de-chaussée ; entresol
; étage noble ; deux ou trois étages courants ; étage mansardé.
Mais sur une très courte période, les bâtiments gagnent en hauteur et le problème de la gestion des quantités
est posé en des termes nouveaux, par la conjonction de trois évènements.
D’une part, après 1879, le croisement du « balloon frame » américain et de l’acier – protégé de l’incendie
par des briques – permet à Le Baron Jenney de franchir de grandes hauteurs à peu de frais.
D’autre part, l’invention de l’ascenseur à vapeur – New York, 1857 – de l’ascenseur hydraulique – Chicago
1870 – et enfin de l’ascenseur électrique – Chicago 1887 – permet aux utilisateurs d’atteindre les hauteurs
techniquement possibles.
Enfin, les conditions économiques d’une construction en masse apparaissent avec le grand incendie de
Chicago. Cette ville de 300 000 habitants est presque entièrement détruite en 1871. La reconstruction
démarre lentement, mais s’accélère entre 1880 et 1900. Il faut reconstruire vite, sur un terrain cher. La
grande hauteur est appropriée. Les architectes de Chicago sont confrontés à un programme nouveau : gérer,
sur l’axe vertical, des quantités trop grandes pour être décomposées en nombres reconnus ou dénombrables.

Le Baron Jenney, Leiter Building 1, 1879

Ni les 7 étages du Leiter buiding 1, ni les 8 étages du Leiter building 2 et du Ludington building, ne posent de
problèmes majeurs à Le Baron Jenney. Un rez-de-chaussée, un entre-sol le cas échéant, et une solide
corniche, contiennent des quantités d’étages encore dénombrables.

Le Baron Jenney – Home Insurrance Building, 1884

En revanche, les 12 niveaux du Home Insurance building cessent de pouvoir être gérés par des moyens
classiques. Pour ce qui est considéré comme le premier gratte-ciel du monde, la décomposition qu’imagine
Le Baron Jenney – 1 + 1 + 2 + 3 + 2 + 1 + 2 – est au moins bizarre, probablement ratée et franchement
illisible.
Chaque quantité est parfaitement dénombrable, mais le nombre d’opérations successives est trop important
pour être reconnu. Face à ce problème de lisibilité, deux voies sont explorées.

Holabird et Roche, Tacoma building, 1889

La première serait la « voie royale » des modernes. L’étage en grand nombre est un « beaucoup » sans
manière. On devine encore sur le Tacoma building une série presque aussi bizarre que celle du Home
Insunrance building : 1 + 3 + 4 + 2 + 2 + 1. Mais ces distinctions sont à peine marquées par des corniches
un peu plus ouvragées que les autres. Elles ne comptent pas vraiment dans l’appréciation d’ensemble de la
quantité, qui se résume au rez-de-chaussée, aux étages courants et au couronnement : 1 + beaucoup + 1.

Burnham et Root, Reliance building, 1890

C’est avec le Reliance building, où tous les étages courants sont indifférenciés, que Burnham illustre ce que
les modernes considéreront plus tard comme un impératif moral : traiter de la même manière les étages de
même fonction.
Mais Burnham explore aussi une autre voie, celle d’une gestion classique des quantités en haut et en bas du
bâtiment, de part et d’autre d’une série d’étages courants indifférenciés.

Burnham et Root, Masonic temple, 1892

Son temple maçonnique de 1892 utilise encore des arcs et des toitures.

Burnham, People’s Gas building, 1910

Son people’s gas building de 1910 s’en tient à des pilastres, des colonnes et des entablements. L’un et
l’autre sont régis par le même mode de répartition : reconnu + innombrable + reconnu.
Burnham, Flat Iron, building, 1ew York, 1902

La même gestion des quantités est retenue par l’ensemble des architectes pragmatiques qui seront en charge
de réaliser les gratte-ciel américains.

Le Corbusier, gratte-ciel du quartier de la Marine d’Alger

Aux deux traditions de gestion des grandes quantités verticales – dénombrable + beaucoup, dénombrable +
beaucoup + dénombrable – s’en ajoute une troisième, où Le Corbusier est passé maître. Considérant la
grande quantité comme une pâte uniforme, une texture indistincte, il la proportionne d’abord, et la souligne de
quantités dénombrables. C’est vrai pour les unités* d’habitation et pour les esquisses du bâtiment de l’Onu.
C’est particulièrement saisissant au gratte-ciel du quartier de la Marine d’Alger. Au-dessus d’un rez-de-
chaussée et de quatre étages qui paraissent en entresol, la grande quantité des étages courants est divisée,
par proportion, en 3 parties égales, fortement distinguées par des étages aveugles. Le tiers médian est à
nouveau découpé en trois parties inégales – 2 / 7, 3 / 7, 2 / 7 – dont seule la partie centrale est réellement
marquée par un nombre reconnu.
Les étages de doubles hauteurs situés à la gauche de la façade donnent facilement la clef du dispositif :
(beaucoup/3)x3=((2×2)+(3×2)+(2×2))x3=36 auxquels s’ajoutent les étages aveugles, le couronnement, le
rez-de-chaussée et les entresols
Bien sûr, personne ne compte vraiment les étages. Mais implicitement, toutes les quantités paraissent
rigoureusement quantifiables, par proportion et dénombrement.
Cette solution particulièrement efficace, symétrique sur l’axe vertical, est à rapprocher de celle qu’imaginait
Le Baron Jenney pour le Home Insurance building, ou la partie centrale (1+2+3+2+1) est également
symétrique. Mais Le Corbusier simplifie le nombre d’opérations, radicalise les oppositions, travaille sur une
pâte homogène de grandes quantités dont ne disposaient pas encore les architectes de Chicago.
Par ailleurs, Le Corbusier s’arrange presque toujours pour que les différences qu’il instaure entre les étages
correspondent effectivement à des fonctions différentes. Il ne déroge pas franchement à l’impératif moral des
modernes – traiter de la même manière les étages de même fonction – mais s’en accommode au mieux de ses
impératifs plastiques. De la même façon, les meilleurs architectes modernes vont constamment ruser avec
l’impératif moral qu’ils se sont donnés, en inventant des distinctions fonctionnelles là où ils cherchent à
proportionner l’innombrable.
Du point de vue de la « marche en avant » du mouvement moderne, l’aventure de Chicago finit mal. En 1893,
l’exposition universelle de Chicago témoigne d’un retour en force de l’académisme, cautionné par les conseils
de Burnham, pourtant engagé dans la création des gratte-ciel précédents. Pour certains des historiens officiels
des avant-gardes, c’est une pure trahison de la part de Burnham.
Leonardo Benevolo3 est plus fin dans son analyse. Il reconnaît dans le revirement supposé de Burnham la
marque d’un « réalisme » qui, à la fois, lui permet d’inventer des solutions nouvelles et l’empêche de
systématiser les résultats obtenus. Pertinent dans son analyse, Benevolo reste englué dans le credo moderne :
un programme nouveau, le gratte-ciel, doit nécessairement générer une nouvelle esthétique anti-classique.

Grille et Falconnet, « Revue technique de l’exposition de Chicago », Bernard, Paris, 1894

Les architectes de Chicago sont plus pragmatiques. Ils constatent que les grandes quantités ne peuvent plus
être ramenées à du dénombrable sur l’axe vertical. Ils redécouvrent les solutions que les romans et les
gothiques avaient expérimentés avant eux dans les programmes de grandes hauteurs : dénombrable +
beaucoup, dénombrable + beaucoup + dénombrable. Mais quand, à l’exposition universelle, ils sont ramenés
au problème précédent – gérer deux ou trois niveaux sur l’axe vertical – ils reviennent aux solutions
éprouvées.
Ont-ils même jamais cessé d’être classiques ? Les grandes quantités de l’exposition, déployées sur les axes
horizontaux, sont traitées de la même manière que les gratte-ciel, de part et d’autre des axes de symétrie :
dénombrable+beaucoup+dénombrable. S’il y a une régression indéniable, elle concerne le style des
modénatures, qui préfigurait l’art nouveau dans les gratte-ciel et qui revient dans le giron de l’académie à
l’exposition universelle. Mais le mode de gestion des quantités est, pour l’essentiel, d’un académisme de
stricte obédience, dont quelques principes restent d’actualité.
Suite
Retour

1-Voir à ce propos Arnheim, Visual Thinking, 1969, trad. La pensée visuelle, 1976, avec toutes les réserves
d’usages sur la thèse centrale de l’auteur
2-Palladio, Les quatre livres de l’architecture, 1650
3-Bénévolo, Storia dell’Architteta moderna, 1960, Trad. Histoire de l’architecture moderne, 1978

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De la désillusion

3. Mesure

« La section dort, la caravane dine »


Anonyme, tradition orale

Les termes associés à la mesure – proportion, échelle, dimension, dimensionnement – sont constamment
utilisés par les architectes. Ils sont probablement importants. Mais ils sont de sens fluctuants.
Occasionnellement, la « dimension » est synonyme de « caractère ». L’expression « dimension constructive
de l’espace architectural », par exemple, est synonyme de « caractère constructif de l’architecture ». C’est
une référence ostensible à un « espace » dont la « construction » serait un des axes de coordonnées. Mais
comme il n’y a aucun système de transformations qui permettrait de passer de la « dimension constructive » à
la « dimension affective », par exemple, ou toute autre dimension qu’on voudra, cette référence est purement
rhétorique. La « dimension constructive de l’architecture » regroupe simplement tout ce qui concerne la
construction en architecture. En ce sens, la « dimension » » est un mot valise de même nature que l’espace.
En revanche, l’emploi le plus courant de la « dimension » est assez précis. Le mot désigne, en architecture
comme ailleurs, la distance entre deux points de l’espace euclidien. La « grandeur », la « taille » et la «
longueur » sont pratiquement synonymes.
Au sens large, une « proportion » désigne n’importe quel rapport quantitatif entre deux objets. Au sens
restreint, la « proportion » désigne seulement les rapports quantitatifs qui nous satisfont. Dans cette
acceptation du terme, on peut dire d’un bâtiment qu’il est « sans proportions », parce que les rapports
dimensionnels qu’on y trouve ne sont pas jugés bons. En règle générale, la « proportion » est employée à mi-
chemin des sens premiers, seulement quand un jugement de valeur est affecté au rapport considéré. On dira,
par constat d’une bienveillante neutralité, qu’il y a « un rapport de 1 à 5 » mais on jugera que « la proportion
de 1 à 5 est mauvaise », ou « bonne », comme on voudra. Le mot reste synonyme de « rapport quantitatif »,
mais son usage est plutôt réservé au jugement de valeur.

Au sens strict, une « échelle » désigne le rapport entre une représentation et l’objet qu’elle représente. Une
échelle de 1/20° signale que le bâtiment considéré est ou sera vingt fois plus grand que le plan qu’on a sous
les yeux. Par extension, une « échelle » désigne tout ce qui informe le rapport de la représentation à l’objet
représenté. Un rectangle dessiné n’a pas d’échelle. Un rectangle placé à coté d’un bâtonnet de 1 mètre a une
échelle. Plus efficacement, un rectangle avec une porte et un homme debout représente un bâtiment dont la
dimension nous est à peu près connue. Plus généralement, une « échelle » nous informe des dimensions de
l’objet lui-même, quand nous ne pouvons pas savoir si un objet est petit ou loin. Nous le jugeons par
comparaison avec les éléments familiers qu’il côtoie. En ce sens, un bâtiment peut être « sans échelle », s’il y
a trop peu d’élément reconnus pour déterminer sa dimension. Un autre édifice peut « avoir de l’échelle » si un
grand nombre d’éléments reconnus nous informent. Mais une « échelle » peut aussi désigner un rapport
quantitatif quelconque. Un bâtiment « à l’échelle du paysage » désigne une proportion jugée acceptable entre
l’édifice et ses environs. Une construction « hors d’échelle » paraît trop grande pour son environnement. En
ce sens, « échelle » est synonyme de « proportion ». Pour Philippe Boudon1, une « échelle » désigne par
extension tout ce qui confère une dimension à un ouvrage.
Une « mesure » désigne généralement la méthode qui permet de déterminer une dimension. Mais assez
souvent, la « mesure » est synonyme de « proportion » ou « échelle ». Un même bâtiment peut être
indifféremment « à la mesure de l’homme », « à l’échelle humaine » ou « de proportions humaines ».
Un « dimensionnement » est la prescription d’une ou plusieurs dimensions d’un objet à réaliser. C’est le seul
mot de la série qui ait un sens à peu près stable, encore qu’il soit, rarement, utilisé pour désigner la mesure
proprement dite.

Mesures à bâtons

Personne n’a le pouvoir de discipliner l’emploi des mots de sens commun. Mais on peut très provisoirement
affecter un sens précis à certains de ces mots, pour montrer que dans le monde physique, ils désignent
toujours le même objet :

une mesure est une méthode qui permet d’établir un rapport quantitatif entre deux objets ;
une proportion est le rapport quantitatif produit par la mesure ;
une dimension est la proportion d’un objet inconnu rapportée à un objet reconnu ;
une échelle est le rapport inverse d’une dimension ;
un dimensionnement est une méthode qui permet d’établir la dimension d’un objet à partir d’une proportion
déterminée et d’autres objets.

La géométrie physique est l’ensemble des propriétés constantes des dimensions, pour autant qu’il y en ait.
La méthode de mesure utilisée pour fonder la géométrie physique concerne les corps pratiquement rigides,
lisses et longs : on plaque un des corps rigides sur l’autre, de telle manière que deux de leurs extrémités
coïncident ; on marque la deuxième extrémité du premier sur le second ; on reporte la première extrémité du
premier corps jusqu’à qu’à la marque ; on marque à nouveau sa deuxième extrémité ; on répète l’opération
autant de fois que possible ; on arrête quand on ne peut plus faire de marque sur le deuxième corps. Si on a
pu reporter 4 fois un bâton sur l’arrête d’une table, la proportion du bâton à la table est de 1 à 4, la
dimension de la table est de 4 bâtons et des poussières, la dimension du bâton est à l’échelle 1/4 de la
dimension de la table… Et la géométrie physique est l’ensemble des propriétés constantes des dimensions
constatées. Une fois convaincu de ces propriétés constantes, on peut construire géométriquement un
centième de bâton et mesurer avec lui les « poussières » qui dépassent du nombre entier. On peut reporter le
bâton sur une corde que l’on noue à chaque intervalle et mesurer les courbes avec la corde. On peut aussi,
en s’appuyant sur le théorème de Thalès, induit des mesures, trianguler la hauteur d’un nuage sans jamais
l’atteindre réellement avec un bâton. Toutes les mesures de distances, même les plus sophistiquées, découlent
directement ou indirectement de l’expérience du bâton2.
Pour dimensionner une table, la méthode n’est pas très différente. Pour obtenir une table de 3 bâtons, comme
pour une mesure, on reporte 3 fois le bâton sur l’arête de la table et on découpe tout ce qui dépasse, en
espérant que les pieds de la table tiendront. Alors que la mesure détermine un rapport à partir de deux
objets, le dimensionnement détermine un objet à partir d’un autre objet et d’un rapport déterminé. C’est une
variante intentionnelle de la mesure. On ne constate pas une dimension, une proportion ou une échelle,
comme on voudra l’appeler, on la prescrit : ce lit doit faire 2 bâtons de long ; la proportion du bâton au lit
doit être de 1 à 2 ; ce bâton doit représenter le lit à l’échelle 1/2.
Dans des circonstances normales3, les dimensions obtenues par mesures ou dimensionnements ont trois
propriétés exceptionnelles.
D’une part, la même mesure, réitérée avec le même bâton, obtient le même résultat : à température et
pression constantes, une table mesurée à 3 bâtons peut être plusieurs fois mesurées à 3 bâtons.
D’autre part, les proportions de proportions sont constantes, quel que soit le bâton utilisé. En France, le
bâton le plus courant est un « mètre », copie conforme d’un original déposé au Pavillon de Breteuil. Ailleurs,
le bâton est un pied. Auparavant, c’était une canne ou une coudée. Peu importe : les proportions de
proportions ne changent pas, quelle que soit l’unité de mesure adoptée au départ. Si la proportion entre la
hauteur d’une porte et un mètre étalon est de 4, si la proportion entre la largeur de porte et le mètre est de 2,
la proportion entre la hauteur et la largeur de la porte est de 4 / 2 = 2 / 1. Cette proportion seconde reste
vraie, même si nous utilisons le pied comme unité de mesure. Les dimensions sont changées : la hauteur est de
13,12 pieds ; la largeur est de 6,56 pieds. Mais la proportion des proportions est constante : 13,12 / 6,56 =
2 / 1. L’unité de mesure de départ est indifférente pour établir la proportion entre deux objets inconnus4.
Enfin, toutes les mesures opérées dans des circonstances normales respectent l’ensemble des propriétés d’un
objet mathématique – la géométrie euclidienne – où les dimensions sont associatives et commutatives, où le
carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des cotés, où la circonférence d’un cercle est égale au
produit de son diamètre par Pi… et tout ce qui s’ensuit.
Dans ces circonstances, la connaissance d’un seul terme permet de déduire les autres : si on connaît la
grandeur – 3 bâtons – on connaît la proportion – 1 à 3 – et l’échelle – 1/3 ; si on connaît l’échelle, on connaît
la grandeur et la proportion ; si on connaît la proportion, on connaît la grandeur et l’échelle. Les trois termes
sont déduits de la même mesure.
Il n’y a donc pas lieu de se troubler des confusions du sens commun, qui utilise les mots avec une grande
libéralité. On pourrait espérer un peu plus de rigueur. Mais en l’espèce, le sens commun est d’assez bon sens
: dans le monde physique des mesures à bâtons, c’est toujours le même objet, la mesure, qui est désigné. Peu
importe par quel terme, « grandeur », « proportion », « rapport », « échelle », etc.
Il n’importe pas plus, dans le monde physique, de reconstruire la géométrie à partir de la mesure, comme
cela vient d’être fait. Le sens commun s’en tient à la démarche inverse : il y a des grandeurs géométriques,
d’abord, et des moyens de les mesurer, ensuite. L’effort d’inversion des termes, la méthode de Kant qui met
les moyens de connaître en avant des objets à connaître, n’est utile que dans des circonstances
exceptionnelles. Si Einstein et Mandelbrot prennent la peine de reconstruire une notion si familière, c’est
qu’ils ont du pain sur la planche. Ils ont à dire que dans certaines circonstances, les propriétés géométriques
que nous pensions vraies ne le sont pas autant que ça. Si le même chemin est emprunté ici, c’est aussi, dans
une moindre mesure, parce que certaines propriétés des grandeurs architecturales seraient mal comprises
sans cette pénible reconstruction du sens commun : la mesure d’abord, la proportion, la grandeur et l’échelle
ensuite, comme produits de la mesure.

Mesure à tâtons

Si les mesures à bâtons fondent l’extraordinaire coïncidence entre le monde physique et la géométrie
euclidienne, l’explorateur sans appareil imaginé en introduction, l’architecte, pendant le projet, et le visiteur,
après la réception des ouvrages, utilisent des mesures à tâtons. C’est en tâtonnant, à vue de nez, par
approximations successives, qu’ils mesurent les choses, plus ou moins bien.
La géométrie à tâtons est fondée sur un système incomplet et bancal. Un objet y est plus long ou plus court
qu’un autre, ces termes clairs étant complétés par des prépositions imprécises : beaucoup plus long, un poil
plus court, au moins aussi long, presque pareil ou à peine différent. La numération, généralement tempérée
par une préposition, est limitée à la première série décimale : au moins deux fois plus grand ; peut être trois
fois plus large ; entre quatre et huit fois plus long…
Les opérations possibles sur ces quantités sont extrêmement limitées et presque toujours incertaines : un peu
plus court que A + nettement plus long que A = bien plus que 2A, en certaines circonstances, ou
presque 2A, en d’autres. Tout n’est pas absolument possible dans cette géométrie : 2 x un poil plus long que
A n’y sera jamais inférieur à 2A. Mais dans l’ensemble, les lois y sont trop floues pour des calculs sereins.
Ce faisant, les proportions de proportions n’y sont plus constantes, et souvent incommensurables. Si la
hauteur d’une porte est mesurée à presque deux fois un joueur de basket debout et sa largeur à un poil de
moins qu’un joueur de basket couché, quelle est la proportion de la hauteur à la largeur ?
Elle ne sera pas forcément la même que si ces mesures prennent pour base un nain de jardin : bien plus que
3 nains de jardin / 2 nains à tout casser # presque 2 joueurs de basket / un poil moins qu’un joueur de
basket. Le miracle constamment renouvelé de la géométrie classique n’a pas lieu.
Dans la géométrie à tâtons, l’unité de mesure n’est jamais indifférente aux résultats. Nous y utilisons un très
grand nombre de mesures croisées, fondées sur des unités parfois présentes, parfois absentes, comme le
grand gaillard que nous avons imaginé. Nous rapportons mentalement la hauteur d’une porte à sa largeur,
nous imaginons un homme qui passerait par cette porte. Nous reportons la hauteur totale du bâtiment à son
plus petit élément, nous comparons des éléments reconnus par convention et des éléments inconnus.
Qu’il s’agisse d’un objet ou de sa représentation, nous effectuons un très grand nombre de mesures
approximatives qui aboutissent à des résultats souvent contradictoires.
Une autre particularité de la géométrie à tâtons est la diversité des mesures en fonction des situations. Une
distance un poil plus longue de face peut devenir franchement plus courte de profil, parce que le raccourci
perspectif l’aura restreinte. Une distance pratiquement égale en biais peut devenir bien plus grande à angle
droit, parce l’esprit humain, en se figurant la bissectrice de l’angle droit, apprécie bien la différence entre la
longueur et la largeur d’un rectangle.
Dans ce monde où les proportions de proportions ne sont pas constantes, il n’est pas toujours indifférent de
distinguer assez nettement l’échelle – rapport d’un objet inconnu à un objet reconnu – de la proportion –
rapport entre deux objets inconnus. Il n’est pas non plus indifférent de distinguer la grandeur « apparente » –
qui est vue de biais – de la grandeur « vraie » – qui est vue de face. Mais l’effort constant des architectes
sera de ramener les mesures à tâtons dans le giron de la géométrie à bâtons, dans cette géométrie de mesures
stables où les distinctions lexicales n’ont plus aucune espèce d’importance.

Mesures estimables

Il n’est pas exclu que l’homme sans appareil ait pu, assez longtemps, se contenter des mesures à tâtons et de
la géométrie bizarre qui s’ensuit. Mais l’homme adulte que nous connaissons aujourd’hui a une très claire
intuition de la géométrie euclidienne. A tort ou à raison, il croit que les distances sont constantes et il s’étonne
à chaque fois que, les mesurant à tâtons, elles cessent de l’être. Pour apaiser son trouble, l’architecture utilise
des techniques qui permettent, autant que faire se peut, la coïncidence entre la géométrie à tâtons et la
géométrie à bâtons. L’architecture produit un ensemble de grandeurs estimables, au sens premier du terme :
elles peuvent être estimées.
L’homme sans appareil évalue les grandeurs de plusieurs façons.
Certaines mesures sont directement rapportées à la taille de l’observateur. Dans une mesure à bâton, la
différence observable entre la règle et l’objet mesuré est proportionnelle à l’acuité visuelle de l’observateur et
à la distance qui le sépare de l’objet mesuré. La mesure est pratiquement indépendante de la taille de l’objet
et de la taille du bâton. Une manière particulièrement efficace de donner à voir les mesures à un homme sans
appareil découle de la mesure à bâtons (1) : les grandes dimensions peuvent être rapportées à une quantité
dénombrable de modules reconnus : étages, travées, joints, caissons, lits, panneaux, etc. Le goût de
l’architecte pour la stricte répétition n’est pas gratuit : il produit des grandeurs estimables par des mesures
indépendantes de la taille de l’objet. Mais les conditions formelles du procédé – quantité dénombrable de
modules reconnus – ne sont pas toujours réunies.
Evaluation des grandeurs relatives

1a rapport d’égalité, 1b rapport inestimable, 1c rapport estimable, 1d rapport inestimable


2, 3, 4, 5, séries d’éléments comparables 2 par 2, rapports entre 1,2 et 2

Plus souvent, la différence qu’un homme sans appareil peut apprécier entre deux objets est proportionnelle
aux objets considérés : plus les objets sont grands et plus la différence doit être importante pour être
identifiée, indépendamment de la taille de l’observateur. Des circonstances font varier la différence
observable : si deux bâtons sont éloignés et placés de biais l’un par rapport à l’autre (2), il est très difficile de
déterminer lequel est le plus long en deçà d’un rapport de 1 à 2. Si les bâtons sont rabattus sur des plans de
références, alignés (3) ou réglés sur des angles droits (4), l’appréciation des proportions est plus fine, de
l’ordre de 1 à 1,2. Mais dans tous les cas de figures, la différence observable est proportionnelle aux objets
considérés.
Abstraction faite des circonstances, qui varient d’une configuration à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une
personne à l’autre, plusieurs constantes peuvent être énoncées en principe :
il y a un plus grand rapport d’égalité ; au-dessous d’un certain rapport euclidien – 1,1 environ pour les
cotés d’un « carré », par exemple – deux segments sont pratiquement égaux ;
il y a un plus petit rapport estimable ; au-dessus d’un certain rapport – 1,2 environ pour les cotés d’un
rectangle, par exemple – deux segments sont pratiquement différents ;
il y a un plus grand rapport estimable ; au-dessus d’un rapport de 1 à 4, on peine à estimer la hauteur et la
largeur d’un rectangle ; au-dessus d’un rapport de 1 à 10, on cesse de voir un « rectangle » pour ne plus
considérer qu’une « ligne » plus ou moins épaisse ;
il y a des rapports inestimables ; au-dessus du plus grand rapport estimable, entre le plus grand rapport
d’égalité et le plus petit rapport estimable, certaines grandeurs sont difficilement comparables ;
l’ensemble des plus petits rapports estimables est contenu dans une série géométrique ; si un premier
élément n’est comparable avec le second qu’au dessus d’un certain rapport, le second ne sera comparable
avec un troisième qu’au dessus du même rapport ; si on ne veut dimensionner que des grandeurs distinctes
les unes des autres, on doit utiliser une règle dont les graduations se raréfient à mesure qu’on s’éloigne du
point de départ, dans une proportion géométrique fondée sur le plus petit rapport estimable5.
il y a un nombre fini d’éléments qui peuvent être comparés deux par deux ; Si les limites varient selon les
circonstances, le principe est toujours vrai. Dans des circonstances normales, un homme sans appareil ne
peut pas comparer deux par deux plus de 3 à 6 éléments6.

Cette dernière restriction est d’une portée considérable, parfaitement illustrée par le problème classique de la
corniche, tel qu’il est présenté par Georges Gromort7 dans le chapitre qu’il consacre au « contraste » qui,
selon lui, doit être le plus grand possible.

« D’une manière générale, un ensemble de moulures de ce genre comporte trois valeurs principales : les
grandes telles que A, B, C, D, E ; celles de moyenne largeur, F, G, H ; enfin les moulures très fines, J, K. Il
est visible qu’on s’est appliqué soigneusement à créer des contrastes partout. On remarquera que, presque
jamais, deux moulures de même valeur ne se suivent ; deux moulures larges A et B (l’une d’ailleurs plate et
l’autre de profil incurvé) sont séparées par un groupe JG, dont l’ensemble lui-même est nettement moins fort
que chacune des valeurs A et B. Mais dans ce petit groupe, le listel J et le talon G diffèrent encore (…) par
leur degré de finesse … »8

Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture, p.75, 76. P.U, Systèmes d’emboîtements, à droite

Pour obtenir le plus grand contraste possible, l’architecte ne peut pas accroître les différences entre les
éléments. Il souhaite aussi que toutes les proportions soient estimables, inférieures au plus grand rapport
estimable possible. Dès lors, dans une conception classique des proportions – qui va de 1,3 à 4 environ – il
n’a pas à sa disposition plus de 3 à 4 grandeurs comparables deux par deux pour gérer les 10 éléments de sa
corniche. Il range les éléments en classes contrastées, ABD, CE, FGH et JK, de telle manière que deux
mesures quelconques soient toujours pratiquement égales, si elles appartiennent à la même classe, ou
franchement différentes, si elles sont dans deux classes différentes. Par ailleurs, il fait en sorte que les mesures
mitoyennes soient toujours contrastées : A # F & J, B # G & C, etc. Il cherche aussi à ce que les groupes
d’éléments mitoyens soit, tantôt pratiquement égaux – EDKHC ≈ BGJAF – tantôt franchement différents –
ED # KHC # B # GJAF.
L’extrême rareté des séries d’éléments qui peuvent être comparés deux par deux conduit les architectes à
manipuler plusieurs séries distinctes et à clarifier les rapports entre les séries par des médiateurs. Dans une
travée classique, par exemple, il n’y a pas de rapport estimable direct entre la colonne et l’entablement. En
revanche, il y a des rapports estimables entre l’entablement (a), l’arc (b) et les piédroits (c). Il y a des
rapports estimables entre l’entablement, les bases* (f) et les chapiteaux (d,e). L’entablement a un rôle
médiateur entre la série des grandes dimensions – arcs, piédroits, colonnes – et la série des petites
dimensions – bases et chapiteaux.
Le Corbusier, Villa Stein, Garches, 1927

Dans un tout autre genre, la façade principale que Le Corbusier a réalisé à Garches illustre parfaitement ce
que peut être un ensemble de rapports estimables. Rien n’y est laissé à l’écart de nos mesures à tâtons. Ce
travail explicitement fondé sur la section d’or montre une rythmique horizontale finalement classique, a-b-a-b-
a, et une gradation verticale, 1-2-3-4, où toutes les dimensions qui ne sont pas strictement égales sont
nettement différentes.
Mais l’obsession du rapport strictement estimable – caractéristique de l’Académie et de Le Corbusier – a
quatre exceptions : je ne sais quoi, presque rien, absolument grand et absolument petit.

Louis Kahn, Phillips Exeter Academy, 1972

La bibliothèque de la Phillips Exeter Academy de Louis Kahn* est un édifice en brique dont les linteaux sont,
logiquement, évasés vers le haut. A chaque étage, de façon imperceptible, l’évasement des linteaux resserre
les trumeaux et élargissent les baies. Kahn a eut par ailleurs une très belle formule pour en parler : « le
moment où les fenêtres, en s’élargissant, transforment les murs en colonnes. » C’est précisément ce qui se
passe ici : en bas, nous avons un mur percé de fenêtres ; en haut, nous avons un vide rythmé par des
colonnes ; mais entre les deux, nous évaluons mal la mécanique du resserrement. Le rez-de-chaussée aux
ombres profondes est nettement distinct, ainsi que l’étage de couronnement qui ouvre sur le ciel. En
revanche, le premier étage, et surtout les deux suivants, sont pratiquement identiques, à ceci près qu’à chaque
niveau, la brique des trumeaux s’amenuise, le verre et le bois des baies s’élargissent. Ces différences sont
presque imperceptibles. Avant analyse, nous n’en sommes pas réellement conscients. Nous retenons
seulement une manière d’élévation de la terre au ciel, une certaine dématérialisation progressive du bâtiment.
Le jeu des proportions tient, même privé des effets conjugués des ombres noires et du ciel bleu, une place
considérable dans le dispositif. Comme Le Corbusier, Louis Kahn a voulu faire passer de la terre au ciel.
Mais les deux architectes ont pris des partis opposés : Le Corbusier augmente la part des murs de bas en
haut, Louis Kahn les allège. Surtout, ils gèrent les proportions de façon opposées : Le Corbusier les donnent
toutes à voir ; Louis Kahn en cache l’essentiel.
Sa ruse ultime est de constituer les fenêtres de chaque étage comme de véritables machines à proportion,
dont chaque élément peut être apprécié par rapport aux autres. C’est la différence entre les trois types de
fenêtres qui est difficile à estimer, c’est elle qui nous penser à un « je ne sais quoi », là où il n’y a qu’un artifice
maîtrisé.

Adolph Loos, Michaelerplatz, 1910

En pendant au « je ne sais quoi » de Louis Kahn, Adolph Loos est un adepte du « presque rien »9. Par
doctrine, il prétend n’être attentif qu’aux usages. De fait, il manipule des proportions bizarres. Construit en
1910, l’immeuble de la Michaelerplatz de Vienne insère, entre un rez-de-chaussée assez classique et une
corniche impeccable, un presque carré ou s’insèrent des fenêtres pas tout à fait carrée, entre des trumeaux et
des linteaux de largeurs à peine différentes. Il n’y a pas, ici, le mystère du « je ne sais quoi », mais une
manière d’agacement, pour celui qui veut mesurer à vue de nez des proportions qui se dérobent
constamment, de « presque rien », à ce que nous serions en droit d’attendre.
Louis Kahn, Yale Center for British Art, 1969

Louis Kahn illustre une autre contravention majeure au principe des séries géométriques croissantes. Dans le
Yale Center for British Art, toutes les grandeurs peuvent être distinguées les unes des autres, rapportées les
unes aux autres dans des rapports tendus de 1 / 2 à 1 / 5. Les panneaux d’aciers et de verres sont tous
commensurables, sauf les joints creux et les encadrements, d’une finesse qui défie la mesure à vue de nez.
Ces toutes petites dimensions, dont nous ne pouvons pas dire le rapport aux grandes, cessent d’être relatives
et figurent un « absolument petit » magnifiquement résumée par un aphorisme de Le Corbusier visitant le
Parthénon : « la fraction de millimètre intervient »10.

Etienne-Louis Boullée, Cénotaphe de =ewton, 1784

A l’envers du joint « absolument petit », la coupe sur le Cénotaphe de Newton que Etienne-Louis Boullée
imaginait à la fin du 18e siècle est probablement la meilleure illustration du « sublime », que Kant définit
comme ce qui est « absolument grand ». Si le bâtiment avait été construit, il est probable que les visiteurs,
après être passé par les tunnels et remontés par les escaliers, n’aient que le sentiment que nous pouvons avoir
dans un planétarium moderne, celui d’une voûte étoilée sans proportion. C’est la coupe qui est proprement
sublime en ce qu’elle donne à voir, à la fois, les proportions mesurées des tunnels, des escaliers et du
catafalque de Newton, d’une part, et d’autre part, le hors d’échelle de la voûte. Aucune commune mesure ne
la rattache aux éléments que nous pouvons reconnaître, et c’est en ce sens qu’elle est « absolument grande »,
paradoxe géométrique que Kant avait parfaitement identifié dans son heureuse définition.

Les exceptions signalées – « je ne sais quoi », « presque rien », « absolument petit » et « absolument grand »
– viennent en contrepoints, toujours exceptionnels, des proportions strictement estimables, généralement
utilisées, même si les modernes ont tendance à jouer plus souvent sur la stricte égalité et sur des rapports plus
tendus que les classiques : 1/3, 2/3, c’est classique, 1/5, 4/5, c’est moderne.
Le dispositif général est tiraillé entre deux principes :
- la série géométrique des plus petits rapports estimables, de forme générale Y = KX ;
- l’extrême rareté des éléments qui peuvent être comparés deux par deux, de l’ordre de 3 à 6 selon les
circonstances.
Ces deux facteurs conduisent les architectes à emboîter plusieurs séries d’éléments commensurables les unes
dans les autres, tandis que l’observateur est lui-même enclin à associer les éléments mitoyens dans des
groupes commensurables. L’architecte l’y encourage parfois par des artifices que la morale réprouve. Dans
un projet pour la Société des Nations, un bateau sur le lac Leman estompe la symétrie du corps central et
met en exergue une série croissante de droite à gauche. L’architecte qui a dessiné le bateau et le bâtiment a
été un des principaux acteurs de l’effroyable affaire de la section d’or.

Le Corbusier, Société des =ations. P.U., report des proportions

L’affaire de la section d’or

Même si la recherche de rapports simplement estimables suffit pour explorer les proportions employés par
les architectes, eux même se sont plus souvent intéressés à la « belle » proportion. Les anciens et les maîtres
d’œuvres du moyen-age ne l’ont certainement pas ignorée, mais c’est à la Renaissance qu’une relative
abondance des textes permet à Rudolph Wittkower11 de traiter sérieusement la question. C’est bien de
mesure, de proportion et d’échelle dont parle Alberti quand il traite de la « finitio », qu’il définit comme « la
détermination des limites » de l’édifice. Comme nous pouvons le connaître, l’homme cultivé de la
Renaissance croit, explicitement ou implicitement, que la nature est régie par de justes proportions, que le
créateur a déterminé une fois pour toutes. En retrouvant ces proportions, l’architecte ou le peintre peut établir
une analogie pertinente entre son travail et la gâche du Dieu Sauveur12. Comme Pythagore avant eux, ils
étaient fascinés par la métrique musicale, qui établissait une stricte correspondance entre les « harmoniques »
perçues par l’oreille et la vibration de cordes de longueurs fractionnées par des nombres entiers. Si des
proportions géométriques existaient – et pour eux, elles existaient certainement – elles devaient s’exprimer
par des nombres entiers.
La proportion qui lie deux éléments entre eux, était envisagée de façon assez libérale, dès lors qu’elle pouvait
être exprimée par des entiers : 2/3, 3/4, 4/5, etc., peu importe… En revanche, dès qu’un troisième élément
apparaissait – la hauteur d’une pièce dont on connaît la longueur et la largeur, par exemple – il devait être
dans un rapport déterminé aux deux premiers. Le problème s’exprimait généralement comme la recherche
d’une moyenne entre deux extrêmes. Les auteurs de la Renaissance en reconnaissaient trois : le moyenne
arithmétiques, la moyenne géométrique et la moyenne harmonique.

La moyenne arithmétique est la plus simple à exprimer : « le second terme excède le premier de la même
quantité que le troisième excède le second. ». Dans une suite, on ajoute une quantité constante à chaque fois :
3 + 2 = 5 + 2 = 7 + 2 = 9, etc.13-
Sous forme algébrique, on a :
Y1 + K = Y2, Y2 + K = Y3
Y2 = (Y1+Y3) / 2
Suite YX = K x X + 1 ou YX = K x X*
La moyenne est « arithmétique » par addition.

La moyenne géométrique est à peine plus compliquée : « le premier terme est au second ce que le second est
au troisième. ». Dans une suite, on multiplie par une quantité constante à chaque fois. 3 x 2 = 6 x 2 = 12 x 2
= 24, etc.
Sous forme algébrique, on a :
Y1 x K = Y2, Y2 x K = Y3
Y2 = racine ( Y1 x Y3 )
Suite Y = KX + 1 ou Y = KX
La moyenne est « géométrique » par multiplication.

La moyenne harmonique est d’une définition moins intuitive : « la distance entre les deux extrêmes et la
moyenne est une même fraction de leur propre quantité ». Plus simplement, la moyenne harmonique est la
division d’une même quantité par des nombres croissants : 120 / 2 = 60, 120 / 3 = 40, 120 / 4 = 30, etc.
Sous forme algébrique, on a :
( Y2 – Y1 ) / Y1 = ( Y3 – Y2 ) / Y3
Y2 = 2 ( Y1 x Y3 ) / ( Y1 + Y3 )
Suite Y = 1 / ( K – X ) ou Y = 1 / X
La moyenne est « harmonique » par division.

Les moyennes arithmétiques, géométriques et harmoniques ne sont pas qu’un discours de salon. Elles sont
effectivement mises en œuvre à la Renaissance et à l’age classique. Pour ne citer qu’eux, les plans de Palladio
sont modulés et les hauteurs des salles sont en rapports simples avec les longueurs et les largeurs. Sous des
formes moins rigoureuses, les proportions architecturales vont être assez longtemps réglées sur des nombres
entiers ou des fractions entières de modules, pour des raisons théoriques et pratiques. D’une part, certains
architectes jugent commodes de travailler leurs esquisses sur du papier quadrillé, qui donne des directions et
des échelles. D’autre part, le module permet, tantôt des traitements répétitifs, tantôt une rigueur apparente,
dont certains effets on déjà été évoqués14.
Quelles que soient les descendances pratiques et théoriques du module, elles n’ont plus, depuis longtemps,
l’assise solide d’une référence à Dieu ou à la Nature. Des attaques en règles ont ruiné cette prétention. La
plus sérieuse a été le « Parallèle des anciens et des modernes » de Charles Perrault, publié en 1688 :
« L’abbé
« On prétend qu’entre les colonnes qui sont au palais des Tuileries, il y en a une qui a cette proportion
tant désirée, et qu’on va voir par admiration, comme la seule où l’architecte a rencontré le point
imperceptible de la perfection. On dit même qu’il n’y a pas longtemps qu’un vieil architecte s’y faisait
conduire tous les jours, et passait là deux heures entières assis dans sa chaise à contempler ce chef
d’œuvre.
« Le chevalier
« Je ne m’en étonne pas. Il se reposait d’autant, et dans un lieu très agréable. Il s’acquérait d’ailleurs
une réputation à peu de frais, car moins on voyait ce qui pouvait le charmer dans cette colonne, et
plus on supposait en lui une profonde connaissance des mystères de l’architecture. »15

Alors que les « anciens » croient à des proportions fondées sur une nature divine, les « modernes » y
reconnaissent une « beauté arbitraire », fondée sur l’accoutumance. Les « beautés positives » fondées en
raison se limitent alors aux proportions déterminées par la fonction et la technique. Perrault ne cherche pas à
modifier les proportions en usage. Mais il n’y voit qu’une habitude, qui n’est pas d’essence divine.
Sans aller jusqu’à une contestation aussi radicale que Perrault, un grand nombre d’architecte des XVIIIe et
XIXe siècles vont être assez sceptiques, reconnaître dans la proportion une affaire de goût, de sensibilité ou
d’indicible.
C’est, dans une ambiance éclectique, le sentiment général des architectes au début du 20e siècle. Il est
tardivement exprimé par Gromort, qui incarne les restes d’une Académie toujours « moderne », au sens de
Perrault : « certains architectes (se) demandent si certaines formes géométriques, ou si les propriétés de
certains nombres, n’étaient pas de nature à créer une sorte d’arithmétique ou de géométrie de la beauté,
permettant d’obtenir, à coup sûr, d’heureux effets. Or il est incontestable que certaines formes et certaines
relations plaisent mieux que d’autres, sans qu’on puisse en donner des raisons bien sérieuses. »16. Gromort
résume encore mieux l’opinion commune, débarrassée de la charge critique de Perrault : « Ce que nous
appelons en art la proportion, c’est le je ne sais quoi qui fait que tel rapport nous plaît mieux que d’autres…
»17
En désignant « certains architectes » qui assigneraient une charge esthétique à certains nombres, Gromort
pense peut-être aux architectes « modernes », à contre sens de Perrault. Dans la première moitié du 20e
siècle, c’est en effet dans les avant-gardes que se niche le mysticisme des temps anciens. Mais le goût des
artistes a changé : ils juraient par les nombres entiers ; ils n’adorent plus que les nombres irrationnels, tout
particulièrement la section d’or, « mythe moderne » qu’il va falloir désosser à la suite de Marguerite
Neveux18-.

Le nombre d’or est


La série géométrique qui en découle, Yn+1= Phi Yn , Y = PhiX a une propriété remarquable : Yn + Yn+1 =
Yn+2

On peut obtenir la section d’or par approximation, dans la suite de Fibbonacci, où les chiffres s’additionnent
en série :
1 + 2 = 3 + 2 = 5 + 3 = 8 + 5 = 13 + 8 = 21, etc.

5/3 est déjà une bonne approximation de la section d’or : 1,66


On peut construire géométriquement la section d’or de plusieurs façons, dont les plus fameuses sont fondées
sur demi-carré :
1 . BC = AB / 2, CD = BC, AE = AD, AE = EB x Phi
2 . BC = AB, DB = AB / 2, DE = DC, AE = AB x Phi

La section d’or est évoquée par Euclide, comme le moyen de couper une droite en extrême et moyenne
raison. Elle sert à construire le pentagone (3), plus généralement les polyèdres réguliers, et chez Euclide, elle
ne sert pratiquement qu’à ça A la Renaissance, Luca Pacioli, moine franciscain et professeur de
mathématique, surtout connu pour sa « Somme d’arithmétique, géométrie, proportion et proportionnalité » de
1487, est également l’auteur d’une « Divine proportion »19 où il reprend les principaux éléments d’Euclide
concernant les corps réguliers. Si Pacioli insiste sur le partage en extrême et moyenne raison, c’est, comme
Euclide, parce qu’il permet de construire le pentagone et le dodécaèdre. En passant, il attribue à cette
proportion des propriétés liées à la foi chrétienne : il mentionne 13 effets de la proportion, en référence aux
12 apôtres et au Sauveur ; il établit des correspondances singulières entre le ciel et la terre, « comme dieu a
créé l’univers de même notre sainte proportion donne sa forme au dodécaèdre »20.

Pacioli, Divine proportion, appendice

Alors que la divine proportion est terminée en 1498, sa publication de 1509 est augmentée de deux
appendices indépendants. Un de ces appendices est destiné aux architectes et aux sculpteurs. Il établit les
mesures et proportions du corps humain, des chapiteaux et des colonnes, mais uniquement dans des rapports
arithmétiques simples comme 10, 8, 6 et 3, traditionnels à la Renaissance. Incidemment, Pacioli conseille de
décorer les bases de chapiteaux par des corps mathématiques « qui donnent à réfléchir aux doctes et aux
savants pour la raison que toujours ils seront faits avec cette science de la divine proportion comportant un
moyen et deux extrêmes. »21 C’est la seule référence explicite au traité mathématique proprement dit.

Comment comprendre, aujourd’hui, l’association dans un même ouvrage d’un traité mathématique et de
considérations architecturales qui n’ont pratiquement rien à voir avec le traité ?
Certaines thèses de Michel Foucault peuvent y aider. Dans « Les mots et les choses »22, il montre, pour des
ouvrages de la même époque, les propos objectifs mêlés aux récits légendaires. La rationalité de la
Renaissance n’est que partiellement semblable à la notre. On peut à la fois mener une démonstration
rigoureuse et rapporter des contes de vieilles sorcières. Foucault y voit la marque d’une « ressemblance » qui
préside aux associations d’idées, qui lie les choses aux choses et les mots aux choses. Certainement, Pacioli
ne doute pas qu’il y a une ressemblance entre l’architecture et la divine proportion, comme entre les 13
propriétés mathématiques de la section d’or et le nombre des apôtres. Mais il n’établit aucune stricte
correspondance, aucun lien de cause à effet comme nous pourrions l’entendre. En associant à son ouvrage
mathématique un appendice esthétique, il n’agit pas autrement qu’un directeur de rédaction moderne qui,
dans un même numéro, associe deux articles différents dont il pense qu’ils vont bien ensemble. C’est
probablement ainsi que les contemporains de Pacioli interprètent son propos, puisque qu’aucun traité
d’architecture contemporain ne fera une affaire de la section d’or.
Cet objet strictement mathématique ne vient à l’esthétique qu’au XIXe siècle, en Allemagne, dans un
contexte qui associe de fortes recherches scientifiques et un mysticisme diffus. Adolf Zeising, professeur de
philosophie, publie en 1854 de « Nouvelles leçons sur les proportions du corps humain »23- qui vont
inaugurer une longue suite d’ouvrages. Selon Zeising, il existe une relation inévitable entre la beauté et la
proportion, fondée sur une même définition. Pour lui, « Le beau est l’harmonie qui relie l’unité à la diversité.
Le rapport entre deux parties inégales doit être égal au rapport des parties au tout. » Ca tombe bien : c’est
précisément la définition de la section d’or : Y1 / Y2 = Y2 / (Y1 + Y2 ). Cette théorie, pratiquement fondée
sur un witz*, sur un jeu de mot, sur une ressemblance entre deux définitions, va être reprise par de nombreux
auteurs qui se copient les uns les autres, qui s’adossent les uns aux autres. Pacioli est naturellement convoqué,
en principe plutôt qu’en toutes lettres.
En France, le plus pittoresque des théoriciens de la section d’or est probablement Charles Henry, qui invente
un « triple décimètre esthétique » et un rapporteur de même tonneau.
C’est par Charles Henry, qui donne des cours et conférences vers 1870, que la section d’or va pénétrer les
cercles artistiques. Signac et Seurat, entre autres, sont des auditeurs attentifs.
Naturellement, on recherchera des vérifications expérimentales de la théorie. Elles viendront. Des dessins
d’une clarté confondante vont montrer que le Parthénon est rigoureusement inscrit dans une foultitude de
rectangles d’or.
On montre aussi bien, à la même époque, que la pyramide de Kheops détermine la distance de la terre à la
lune et que les colonnes Maurice parisiennes sont réglées par la circonférence du soleil. Mais en ce dernier
cas, c’est un humoriste qui tente l’exercice, pour rappeler utilement que dans un objet complexe dont on peut
choisir n’importe quels points, on peut retrouver, entre ces points, toutes les proportions approximative que
l’on veut.

Josef Hoffmann, Palais Stoclet, dessin d’avant projet, vers 1905. P.U. Rapports 5/3

Marguerite Neveux24 nous rappelle aussi que si un grand nombre de tableaux paraissent construits sur la
section d’or, c’est que la plupart des peintres utilisent un carroyage pour leurs composition :. dans un
carroyage plus grand que 5 par 3, on peut retrouver le rapport 5/3, très proche de la section d’or. De la
même manière, on trouve dans n’importe quel projet d’architecture carroyé autant de section d’or que l’on
veut… Même si de nombreux indices peuvent faire penser que le nombre d’or a été utilisé par des artistes
avant le XIXe siècle, les relevés d’œuvres complexes ne sont pas des preuves directes de son emploi25-. Il
faut en la circonstance se contenter de l’histoire : c’est au début du XXe siècle que la section d’or apparaît
dans le domaine des arts et de l’architecture.
Le Corbusier est un ardent promoteur de la « Divine Proportion ». Il s’en fait le héraut dans « Vers une
architecture ». Il y mentionne deux types de rapports : le « lieu de l’angle droit », pour le capitole, le Petit
Trianon, et la section d’or, qu’il utilise explicitement dans ses projets. Après ce qui est peut être la plus belle
illustration des « tracés régulateurs » fondés sur un module, Le Corbusier s’en tient, en ce qui concerne la
proportion, à marteler ce qu’il croit être une évidence : « le passé nous a légué des preuves. ».

Le Corbusier, « lieux de l’angle droit » du Capitole de Rome, Vers une Architecture, p.60

C’est avec « Le Modulor, essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à
l’architecture et à la mécanique »26, que Le Corbusier va complètement théoriser ses rapports amoureux à
1,618. L’ouvrage émerge pendant la guerre. Le nord de la France est occupé.
« Un des jeunes, Hanning, devait filer en Savoie de l’autre coté de la ligne (de démarcation). "Donnez moi
une tache pour occuper mes heures vides !" (…) "Voici, lui fut-il répondu : L’afnor propose de normaliser les
objets de la construction, la méthode est simpliste. (…) Je rêve d’installer sur les chantiers qui couvriront plus
tard le pays, une « grille des proportions » tracée sur le mur ou, appuyée au mur, faite de fers feuillards
soudés, et qui sera la règle du chantier, l’étalon ouvrant la série illimitée des combinaisons et des
proportionnements, le maçon, le charpentier, le menuisier viendront à tout instant y choisir les mesures de
leurs ouvrages et tous ces ouvrages divers et différenciés seront des témoignages d’harmonie. Tel est mon
rêve. Prenez l’homme-le-bras-levé, 2,20 m de haut, installez-le dans deux carrés superposés de 1,10 m;
faites jouer à cheval sur les deux carrés, un troisième carré qui doit vous fournir une solution. Le lieu de
l’angle droit doit pouvoir vous aider à situer ce troisième carré. « Avec cette grille de chantier et réglée sur
l’homme installé à l’intérieur, je suis persuadé que vous aboutirez à une série de mesures accordant la stature
humaine (le bras levé) et la mathématique…"
Telles furent mes instructions à Hanning.
Le 25 août 1943 arrivait une première proposition »26
P.U. Les différents tracés, d’après Le Corbusier, Modulor 1

Dans l’ambiance de débâcle qu’on imagine sous l’occupation, le fameux travail va enchaîner d’incroyables
erreurs de géométrie élémentaire. Hanning propose un double rabattement à partir du carré, d’une section
d’or en bas (1B) et d’une racine de deux vers le haut (1C). La figure induite est plus grande qu’un double
carré (1D) et les deux diagonales ne définissent le « lieu de l’angle droit » qu’en apparence. Personne ne s’en
soucie. Maillard, autre membre de l’agence, reprend le flambeau. Il rabat la section d’or de la même manière
que Hanning (2B) mais repart ensuite à la perpendiculaire de la diagonale (2C). Le « lieu de l’angle droit » est
trouvé, mais la figure n’est toujours pas un double carré (2D). Il faut attendre le 10 mars 1944 pour que
Hanning signale par courrier que le seul « lieu de l’angle droit » d’un double carré le découpe en deux parties
rigoureusement égales (1E). Ca n’empêchera pas Le Corbusier de présenter son travail à un grand
professeur et, plus tard, à Albert Einstein. Les conseils d’un instituteur auraient suffit…

Le Corbusier, ensemble de dimensions, Modulor 1

On a compris que le Modulor est d’abord une figure finie, un ensemble de dimensions (au sens propre, des
proportions rapportées à un homme debout, bras levé) renvoyant à des pratiques : homme assis, attablé,
debout, accoudé, etc.
Ce n’est qu’en 1945 que l’outil de chantier devient un véritable système de proportions. Un jeune de
l’agence découvre le pot au rose et s’adresse au maître :

« Monsieur, il m’apparaît que votre invention n’exploite pas un événement en surface, mais un événement
linéaire. La "Grille" que vous avez trouvée n’est qu’un fragment d’une série linéaire, série de sections d’or
tendant d’un côté vers zéro, de l’autre vers l’infini.
« Parfait, ais-je répondu, nous la baptiserons désormais : "Règle" des proportions. »28
Les séries rouges et bleues, tendant vers l’infini, ne sont pas nées au hasard. Comme la somme de deux
sections d’or qui se suivent est égale à la section d’or suivante, toute confrontation d’une double longueur à
sa section d’or génère, par addition ou par différence, de nouvelles sections d’or29. Outil de chantier réglé
sur une seule section d’or, le modulor génère en cascade une suite infinie de sections d’or.
Malgré Le Corbusier, peu de gens croient encore aujourd’hui à des proportions qui seraient belles par
nature. L’incroyable approximation qui a présidée au « lieu de l’angle droit » du double carré confirme assez
le principe général de la colonne Maurice : dans un objet complexe dont on peut choisir les points, on peut
retrouver, entre ces points, toutes les proportions approximatives que l’on veut.
Le Corbusier démontre aussi, non seulement qu’on peut être le plus grand architecte d’un siècle en étant
d’une rare nullité en géométrie, mais qu’on peut aussi parfaitement théoriser son travail, dans la plus complète
approximation.
En effet, le modulor demeure, sous une forme exacte ou approximative, un outil pratique d’une terrible
efficacité.
Ce qui a été dit de l’ensemble des plus petits rapports estimables, contenus dans la série Y = KX, vaut
également pour les « belles » proportions : si un élément Y et un « beau » rapport Phi sont posés a priori,
l’ensemble des éléments estimables sera contenu dans la série géométrique Y = PhiX. Et quand même nous
ne croyons pas que Phi soit le plus « beau » rapport possible, nous pouvons convenir qu’il est dans la
moyenne des rapports estimables compris entre 1,2 et 2. Il a donc une certaine fréquence statistique.
Par ailleurs, la propriété remarquable de Phi augmente sensiblement le nombre des grandeurs
commensurables possibles par regroupement d’éléments. Si Y = Phi X le regroupement Y + X = Phi Y est
dans le même rapport.
Cette propriété contribue pour partie, pour partie seulement, à résoudre le problème de la rareté des
proportions comparables deux par deux. Dans une opération de dimensionnement complexe, effectuée par
approximations successives, il est fréquent qu’un concepteur cherchant des mesures estimables par
groupement d’éléments mitoyens, « tombe » sur une valeur approchée de Phi, non parce qu’il croit à la magie
des nombres, mais parce que Y + X est estimable de la même manière que Y et X[30].
On verra, plus tard, que l’architecture est un art des coïncidences.

Suite
Retour

1-Philippe Boudon considère l’échelle comme le concept majeur de ce qu’il appelle l’architecturologie. Il est
difficile de parler d’échelle et de proportion après lui, non parce qu’il aurait épuisé le sujet, mais parce que
ses analyses, la plupart du temps passionnantes, sont si nombreuses et foisonnantes que n’importe quel
propos sur l’échelle est déjà contenu dans son œuvre. Pour rendre justice à l’auteur, il faudrait le citer
toujours… ou ne le citer qu’une fois : Boudon Philippe, Introduction à l’architecturologie, 1992
2-C’est précisément la méthode utilisée par Albert Einstein pour fonder la théorie de la relativité : « En vertu
de l’interprétation physique de la distance (…) nous sommes aussi en état de déterminer la distance de deux
points sur un corps rigide au moyen de mesures. A cet effet nous avons besoin d’une droite (bâtonnet S), qui
nous servira d’unité de mesure. Si maintenant A et B sont deux points d’un corps rigide, la droite qui les relie
peut être construite d’après les lois de la géométrie ; on peut ensuite appliquer sur cette droite la droite S à
partir de A autant de fois qu’il est nécessaire pour atteindre B. Le nombre des applications successives est la
mesure de la droite AB. C’est sur ce procédé que repose toute mesure de longueur. » La relativité, 1956,
p.11
3-C’est à dire celles des grandeurs et des vitesses généralement considérées à la surface de la terre. Les
particules et les corps célestes en sont exclus, depuis Einstein, ainsi que les objets poreux, depuis
Mandelbrot.
4-Cette constante ne concerne que les objets lisses. Les objets poreux, comme les iles et les choux-fleurs,
ont des longueurs qui dépendent de l’unité de mesure adoptée. Une île n’a pas le même périmètre, selon qu’il
est mesuré avec un décamètre, qui s’en tient aux rocher, un décimètre qui tourne autour de chaque cailloux,
un millimètre qui tourne autour de chaque grain de sable, et ainsi de suite.
5-Si la plus petite différence qui peut être établie avec Y1 est Y2 = KY1, la plus petite que l’on pourra établir
avec Y2 sera Y3 = KY2, et ainsi de suite, constituant la série géométrique Yx+1 = KYx, de fonction générale
Y = KX
6-Supposons que dans une circonstance donnée, le plus petit rapport estimable soit de 1,2 et le plus grand
rapport estimable soit 2 ; le rapport du plus petit élément de la série au plus grand doit être inférieur à 2 ; si
un troisième élément est nécessaire, comparable aux deux premiers, la plus grande différence possible sera la
série 1,00/1,41/2,00 ; pour quatre éléments, la plus grande différence possible sera la série
1,00/1,26/1,58/2,00 ; en recherchant la plus grande différence possible, on s’approche dangereusement du
plus petit rapport estimable… ça passe au chausse-pied pour les 5 éléments de la série
1,00/1,20/1,44/1,73/2,00 ; mais il n’y a pas de solution au problème pour 6 éléments et plus. Pour un
nombre maximal d’éléments N, un plus petit rapport estimable K un plus grand rapport estimable Y, on a Y
= KN-1
7-Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture, 1937
8-Idem, p.76
9-Les termes sont choisis en référence lointaine à Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-
rien, PUF, Paris, 1957, 1980
10-Op.cité, p.175
11-Wittkower, Architectural Principles in the Age of Humanism, 194,. trad. Les principes de l’architecture à
la Renaissance, 1996, p.126
12-Ce thème recouvre une croyance ancienne, qui aurait été celle de Pythagore. Pour ce que nous en
savons, Pythagore considérait que « la Nature agit toujours de façon cohérente et avec des proportions
constantes dans toutes ses opérations » et que ces proportions étaient exprimables par des nombres entiers.
Les grecs s’en tenaient aux nombres rationnels, aux entiers et aux fractions de nombres entiers. Ils avaient
clairement démontré que certaines grandeurs – à commencer par la circonférence du cercle et la diagonale du
carré – étaient inexprimables par fractions. Cette anomalie les tarabustait un peu, perturbait leurs visions
atomistes, mais n’empêchait aucun mathématicien grec de manipuler – avec dextérité – ces quantités bizarres.
13-Par soucis de clarté et par esprit de système, chaque moyenne est exprimée sous forme de suites
proportionnelles, qui concernent un nombre infini de grandeurs. Mais ce n’est pas en terme de suites ou de
séries que les choses étaient dites à la Renaissance.
14-Il faut signaler en passant que l’épaisseur des matériaux ruine toute continuité possible entre la trame
entre-axes d’un quadrillage d’esquisse et la trame réalisée au nu extérieur ou intérieur d’un édifice. Ce point
sera développé à propos de l’harmonie.
15-Opus cité, p.193
16-Gromort, Initiation à l’architecture, 1948, p.25
17-Idem, p.23
18-Neveux, Le nombre d’or, radiographie d’un mythe, 1995
19-Pacioli, Divina Proportione, 1509, Trad. Divine Proportion, 1988
20-Idem
21-Ibid
22-Foucault, Les Mots et les Choses, Archéologie des sciences humaines, 1966
23-Zeising, Nouvelles leçons sur les proportions du corps humains, 1854, cité par Marguerite Neuveux,
op.cité p.28
24-Op.cité
25-Conférer Annexe 1
26-Le Corbusier, Le Modulor 1, 1950. Réed. Denoël, 1977
27-Idem, p.35
28-Op.cité p.48
29-Pour PhiY1 = Y2 et PhiY2 = Y3 la propriété remarquable Y1 + Y2 = Y3 implique 2Y2 – Y1 = Y1 / Phi =
Y0 et 2Y3 – Y2 = PhiY3 = Y4.
30- Cet énoncé, qui paraissait se suffire à lui même, mérite un commentaire. Si l’on considère X, Y et la
somme X+Y, d’un rapport Y=Phi X, il y a un rapport Y+X = Phi Y.

Phi est le plus grand rapport possible des trois éléments X, Y et X+Y, comparés deux par deux.

Si Y était plus grand que Phi X, X+Y serait plus petit que Phi Y.
Si Y était plus petit que Phi X, X+Y serait plus grand que Phi Y.

Imaginons un architecte qui recherche le plus grand contraste possible entre les parties X, Y et X+Y de la
colonnade du Louvre.

Il peut abaisser le soutènement, ce qui produira de plus grands contrastes entre X et Y, d’une part, et X et
X+Y, d’autre part. En revanche, le rapport de Y à X+Y sera restreint.

Il peut élever le soutènement. Le rapport Y à X+Y sera plus grand, mais les rapports de X à Y et X à X+Y
seront restreint. L’architecte considéré reviendra à la première solution, par raison ou par tâtonnement.

Á plus forte raison, dans un système où de très nombreuses grandeurs dépendent les unes des autres, tel
qu’un grand nombre d’entre-elles soient la somme de deux autres, un architecte qui recherche les plus grands
contrastes possibles entre les éléments va peu ou prou être conduit à produire un grand nombre de rapport
approchant la valeur de Phi, qu’il apprécie ou non ce rapport particulier, qu’il lui attribue ou non une valeur
symbolique. C’est dire qu’à constater une certaine fréquence du rapport Phi dans un ouvrage complexe, cela
n’implique pas nécessairement que son concepteur attribue à ce rapport une valeur particulière. Cela peut
aussi bien vouloir dire qu’il recherche, par tâtonnement, les plus grands contrastes possibles au sein du
système.

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De la désillusion

4. Collocation

« Quand l’architecte classique montre le mur, l’architecte moderne regarde le paysage »


Anonyme, tradition orale

Le vocabulaire alloué à la position des choses n’est pas plus précis que celui qui préside aux nombres et à la
mesure. Un objet inconnu peut se trouver « devant » ou « derrière », « plus haut » ou « plus bas », « à droite
» ou « à gauche » d’un objet reconnu.
Le plus grave défaut du système est d’être entièrement déterminé par la position de l’observateur, à partir de
laquelle sont déduits le haut et le bas, le devant et le derrière, la droite et la gauche.

Miroirs

Dans un emballage de papillote, on a pu trouver une histoire qui informe assez complètement de la difficulté :
un enfant demande à sa mère : « maman, dans un miroir, si la gauche et la droite sont inversés, pourquoi le
haut et le bas restent à leur place ? ». Cette histoire effraie les enfants plus qu’elle ne les amuse. Pour dissiper
sa terreur, un gamin peut avoir la bonne idée de s’allonger avec un miroir dans la main. Tant que, par
habitude, il rapporte le haut et le bas à sa propre personne, les chevaux en haut et le menton en bas, ses yeux
gauche et droit sont inversés. Mais dès qu’il fait l’effort de rapporter le haut et le bas à la pièce où il est
couché, son œil haut reste en haut, son œil bas reste en bas, ses cheveux de gauche passent à droite et son
menton de droite passe à gauche. L’enfant comprend qu’il y a deux phénomènes distincts :
– l’inversion d’une image dans le miroir, d’une part ;
– un système de coordonnées qui traduit cette inversion en terme de gauche et de droite, sur un axe relatif à
l’axe de haut en bas qu’on a choisi, d’autre part.
En revenant à son premier réflexe, en rapportant le haut et le bas à sa propre personne, l’enfant découvre
que cet axe n’est pas une propriété de l’objet, mais une propriété du sujet. L’histoire, si commune, ne
mériterait pas d’être longuement rapportée, si certains étudiants ne croyaient pas encore, contre toute raison,
que le haut et le bas sont déterminés par la pesanteur qui lie nos corps au sol.

Louis Kahn, Centre judaïque, Ewing Township, 1954-1959

C’est probablement par l’habitude de se tenir debout que ce système de coordonnées étrange s’est imposé à
nous. Mais dès lors qu’il est en nous, il cesse d’appartenir au monde. Il y a deux axes de coordonnées liés à
l’observateur – devant et derrière, haut et bas – et un troisième axe déduit des deux premiers, de gauche à
droite. Les coureurs de bois, les acteurs, les marins et les aviateurs ont cherchés à s’affranchir de ce système
incomplet et bizarre. Dans un premier temps, ils ont rapporté la gauche et la droite aux axes de leur monde :
levant et couchant pour l’homme des bois, coté cour et coté jardin pour l’acteur, bâbord et tribord pour le
marin. Dans un deuxième temps, les aviateurs ont inventé un système de coordonnées polaires plus précis,
fondé sur les aiguilles d’une montre : « ennemi à trois heures en haut, renforts à neuf heures en bas… ». Mais
ces dispositifs ne sont pas rentrés dans le langage courant, qui se contente encore des trois axes relatifs et de
pondérations imprécises : « un poil plus à gauche », « beaucoup plus à droite », « encore plus haut », etc.
Comme en ce qui concerne les nombres et les mesures, il ne s’agit pas de perfectionner le système de
coordonnées de l’observateur, mais de déterminer le monde qu’il peut connaître à partir de son système de
coordonnées. Il faut, dans les choses plus que dans les têtes, limiter l’imprécision et réduire la relativité.

Carré noir sur fond de Pollock, collection particulière

Limiter l’imprécision

La précision du repérage est généralement obtenue par la raréfaction des choses, par leur rabattement sur
des figures plutôt que sur des amas, sur des surfaces plutôt que sur des volumes, sur des lignes plutôt que sur
des surfaces. La raréfaction est particulièrement efficace. Tendanciellement, moins il y a de choses à
observer, plus il est facile de les distinguer. On repère difficilement un objet dans un fatras. On le trouve
facilement quand il n’y a rien d’autre à voir. Mais « rien » n’est pas un objet. Alors, autour des objets
considérés, il faut produire l’apparence du rien, établir un « fond » uniforme ou texturé, tel que les rares
objets considérés s’en détachent.
La raréfaction du monde peut être obtenue en supprimant des choses1. Mais assez souvent, la raréfaction du
monde est obtenue par adjonction d’éléments venus d’ailleurs. La « même bouillabaisse que Monticelli »
devient un fond texturé, par contraste avec un carré noir, clairement positionné en haut à droite du Pollock.
Le fatras n’a pas disparu. Il a été réduit à l’état de fond.
La raréfaction du monde est d’autant plus facile à comprendre que, même à l’état de nature, le monde est
pingre. Nous ne voyons pas, ou peu, l’air que nous respirons, l’agitation moléculaire qui nous réchauffe, la
radioactivité ambiante, les ondes longues qui frappent nos oreilles, les ondes courtes qui animent nos
téléviseurs, nos radios et nos téléphones. Dans le calme apparent de nos sens, des choses distinctes
paraissent se détacher nettement les unes des autres. Elles sont d’autant plus facile à repérer qu’elles sont
elles même assez rares et assez stables. On peut généralement les désigner par des noms propres ou
génériques, « cheval » ou « rhinocéros », parce qu’il n’y a jamais eut de licorne entre le cheval et le
rhinocéros.
Cette rareté naturelle est une aubaine pour l’entendement. Elle demeure imparfaite à plusieurs titres. Pour une
prairie uniformément verte, il y a cent vallées qui jouent à la « même bouillabaisse que Monticelli », pour un
pic clairement identifié, il y cent montagnes aux frontières indistinctes. Et à l’exception des arbres, la plupart
des choses de formes simples ont la mauvaise idée d’être en mouvement. Les animaux se carapatent à notre
approche, si vite qu’on n’a jamais pu savoir, avant l’invention de la photographie à grande vitesse, si un
cheval au galop avait à certains moments les quatre pattes en l’air. La raréfaction du monde de l’architecture
est autrement efficace. De grands aplats uniformes permettent de distinguer clairement des figures assez rares
et immobiles pour être désignées et positionnées : « la première fenêtre à droite de la porte », « la troisième
rue à gauche », etc.
Après la raréfaction du monde, le rabattement des choses sur des figures, des lignes et des surfaces contribue
à leur claire collocation. Notre exceptionnelle capacité à identifier des figures simples est particulièrement utile
pour l’observation d’un ciel étoilé : « par-là, tu vas trouver un trapèze avec une queue, une sorte de chariot à
bras ; l’étoile est au bout du bras ». Encore que l’homme moderne ait rarement vu de chariot ailleurs que
dans les livres, le repérage reste assez efficace. Dans une zone très imprécise – « par-là » – l’observateur
reconnaît le chariot et positionne l’étoile sur la figure. La découverte sera d’autant plus facile que les choses
seront disposées sur une surface ou accrochées à l’arête vive d’une surface. Le repérage relatif passe de trois
axes à deux, puis un seul : « le troisième clampin en file indienne » est une position pratiquement dénuée
d’ambiguïté… pour autant qu’on ait distingué clairement le début et la fin de la file.

Piranèse, Prisons, planche XIV

Réduire la relativité

Même dans un monde raréfié, même rabattues sur une ligne, les choses ne peuvent être positionnées qu’en
valeurs relatives à l’observateur. C’est cette relativité qu’il faut réduire en dernière instance.
Le moyen le plus simple est d’expliciter la position de l’observateur. « Depuis la rue Saint Ferréol, à une
centaine de mètre à droite de la Préfecture, sur le trottoir de gauche » est une information assez précise.
D’une part, le monde a été raréfié, puisqu’une seule rue, bordée par deux trottoirs, est accessible « à droite »
de la Préfecture. D’autre part, la position de l’observateur a été déterminée : implicitement, il marche les
pieds au sol et tête vers le ciel ; explicitement, il est dans la rue Saint Ferréol et regarde la Préfecture. Tous
les axes sont déterminés, pour autant que l’on sache où sont la rue Saint Ferréol et la Préfecture, ce qui n’est
pas le cas de nos explorateurs perdus dans le désert.
Le génie de l’architecture tient à ce qu’elle va augmenter l’implicite et restreindre le discours explicite : « à
droite » et « à gauche » vont être réglés par convention. L’axe haut/bas étant généralement déterminé par la
pesanteur, deux points suffisent pour déterminer l’axe devant/derrière objectif. Il peut s’agir de deux corps
solides distincts (A) mais ce dispositif n’est pas toujours clair, si les deux points sont mêlés à d’autres, sans
hiérarchie. Une solution plus efficace consiste à élever un mur orienté (B) assez haut et assez imposant. Mais
s’il s’agit d’un corps solide opaque, l’observateur n’en connaît qu’un seul coté et tous les objets qu’il
considère sont situés du même coté que lui. Le système peut être perfectionné en ajoutant un corps solide
ponctuel (C) tel que l’axe implicite est la parallèle au mur qui passe par le corps ponctuel. Ce dispositif
génère un autre axe, passant par le point et perpendiculaire au mur. L’axe parallèle au mur permet de
positionner les objets environnants de dispositif, alors que l’axe perpendiculaire au mur permet de positionner
les évènements situés sur le mur. Une autre manière d’instituer un axe perpendiculaire au mur est de créer un
évènement (D) dans le mur lui-même. Mais si le mur est occupé par un grand nombre d’évènements (E),
aucun axe ne s’impose, qui permettait de situer les évènements à sa gauche ou à sa droite. Un outil puissant,
généralement utilisé par l’architecture classique, est d’instaurer une symétrie totale (F) ou partielle dans les
évènements. Alors, n’importe quel événement peut être situé à gauche ou à droite de l’axe de symétrie. Une
autre manière de privilégier un seul axe perpendiculaire au mur est de raréfier les évènements de part et
d’autre d’un événement isolé (G) qui sera identifié comme le départ de l’axe. Ces méthodes peuvent être
associées de différentes façons (H), étant entendu qu’en règle générale, l’axe parallèle au mur (C,H) permet
de positionner les évènements extérieurs au mur, alors que l’axe perpendiculaire au mur (D,F,G,H) permet de
positionner les évènements du mur lui-même.
La combinaison de plusieurs dispositifs imparfaits permet en général de situer l’axe assez précisément. C’est
un axe partiellement objectif, délié de l’axe subjectif de l’observateur, contrairement à ce qu’imaginait
Auguste Choisy dans la sinistre affaire du touriste borgne.

A la recherche d’un axe objectif

L’affaire du touriste borgne

On a vu que la symétrie joue un rôle important dans la réduction du relatif, dans la convention qui attribue un
axe devant/derrière à l’objet considéré plutôt qu’à l’observateur.
La symétrie désignait, chez Vitruve, « l’accord qui convient entre l’ensemble des parties d’un même ouvrage
et la correspondance de mesure entre chacune des parties prises séparément et l’aspect de la configuration
prise comme un tout »2. Ce n’est pas très clair. C’est un peu de l’harmonie – rapport des parties au tout – et
un peu de la proportion – rapport des mesures. Perrault, qui établit une traduction critique de Vitruve en
1673, tranche dans le vif et résume la symétrie à « l’équilibre visuel des parties ». Le sens moderne s’impose :
la symétrie est l’identité des parties gauches et droites d’un édifice, telle que, si elles étaient repliées sur un
axe, à chaque élément d’un coté correspondrait exactement un élément de l’autre coté.
La symétrie, telle qu’elle est perçue, peut être jugée plus ou moins importante, non pas en rapport à son
exactitude, mais en terme d’infléchissement des cotés vers l’axe.
Mathématiquement, les figures A10, A20, A30 et A40 sont symétriques sur leurs deux axes verticaux et
horizontaux. Mais en termes perceptifs, la symétrie peut être plus ou moins apparente. La symétrie du
rectangle A10 est peu apparente, parce que le quart de rectangle A11 est lui-même symétrique. En revanche,
la figure A40 est d’une symétrie manifeste, parce que le quart de rectangle A41 est dissymétrique sur ses
deux axes. La symétrie est d’autant plus apparente que la figure divisée en deux ou quatre est infléchie vers
l’axe.
Les deux carrés B10 ne sont pas infléchis ; la symétrie est peu apparente. En B20, l’infléchissement renforce
l’axe. En B30, les deux carrés ne sont pas infléchis mais un motif central affirme l’axe. En B40, les symétries
latérales, affirmées dans chacun des deux carrés, détruisent la symétrie centrale. La figure B50 est ambiguë,
elle cumule les symétries latérales et centrales. Plusieurs axes de symétrie peuvent se conjuguer ou s’affronter
dans la même figure.
Bizarrement, la figure C10 paraît moins symétrique que son reflet C20. Le motif central est rehaussé sur la
verticale et prend un caractère dominant. En C30, l’importance accrue du motif central renforce encore la
symétrie. En C40, la médiocrité du motif central fait décroître la symétrie principale. En C50, la symétrie
principale est accrue par un autre artifice, qui relève de la mise en perspective. Des gradations liées à la
hauteur des motifs, à leur importance ou à la perspective peuvent renforcer certains axes de symétrie au
détriment des autres.
L’importance des axes de symétrie décroît de D11 à D51. Par ailleurs, les découpages impairs, D21 et D41,
qui suggèrent un motif central en D20 et D40, paraissent plus symétriques que les découpages pairs D11,
D31 et D51. La sérialité et la parité entrent en concurrence avec la symétrie.
Enfin, les symétries de la série E, même pondérées par des motifs dissymétriques, demeurent partiellement
apparentes. Les symétries imparfaites sont reconnues.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que la symétrie perçue, distincte de la symétrie mathématique, est
un objet de connaissance régit par quelques lois, pittoresques mais assez stables pour être sérieusement
énoncées.

Symétries

On peut librement imaginer que ces lois sont indirectement dérivées de principes mathématiques, déductibles
de certaines lois de la perception ou partiellement réglées par des conventions arbitraires, propre à chaque
culture. Le renforcement d’une symétrie par un éloignement perspectif du motif central peut très bien n’avoir
aucune pertinence en dehors des cultures qui maîtrisent la perspective. Mais dans la mesure où presque
toutes les civilisations humaines ont eut recours à la symétrie dans leurs créations, en des termes proches de
ceux qui sont énoncés, le domaine de pertinence de la symétrie perçue est assez considérable.
Les théories anciennes ont souvent associé la symétrie à l’image du corps, en particulier celle du corps
humain. A l’exception des escargots, régis par le nombre d’or, et des soles enfarinées dans le sable avant de
passer à la poêle, un très grand nombre d’animaux sont d’apparence symétrique. Peu importe ce que cette
parenté de l’animal et du bâtiment signifie. En terme de collocation, il suffit de constater ce que la symétrie fait
aux choses que nous observons : elle détermine un axe qui permet d’objectiver l’axe de l’observateur. Peu
importe que ce soit par convention ou par nature. La plupart des cultures qui établissent des symétries dans
les choses, les utilisent effectivement pour colloquer les parties à droites ou à gauche d’un observateur virtuel
placé dans l’axe.
Cet usage va être bouleversé à l’époque moderne, comme il l’avait peut être déjà été à quelques rares
époques antérieures. Toute l’architecture moderne, depuis la « maison rouge » de Morris, est un combat
contre la symétrie. Il est mené sur deux fronts distincts : la commodité et l’esthétique.
Le front de la commodité tient à un principe simple : si rien, dans les fonctions qu’assure un ensemble, n’est
équilibré en deux parties égales, il n’y a aucune raison pratique à la symétrie des éléments qui assurent ces
fonctions.3 Ce principe n’a de sens que dans le cadre d’une culture qui assigne des formes à des fonctions.
Ce n’est pas toujours le cas des sociétés humaines et, dans une société donnée, ce n’est pas le cas pour
toutes les fonctions et toutes les formes. On peut supposer que les anciens avaient une claire conscience du
rapport entre certaines fonctions et certaines formes. On se réunissait au forum, on se détendait au théâtre, on
se passionnait au cirque. Justement, les forums, les théâtres et les cirques ne sont généralement pas répartis
dans la ville par paires symétriques. Ailleurs, on attendait dans l’anti-chambre, on recevait dans la chambre,
on se confiait dans le boudoir. Justement, l’antichambre, la chambre et le boudoir d’un appartement du 18e
siècle ne sont pas nécessairement alignés sur un axe de symétrie. En revanche, chacun des éléments
considérés – antichambre, chambre, boudoir, forum, théâtre, cirque – était, en lui-même, strictement
symétrique, comme les façades principales et les enfilades de salons. A supposer qu’une machine à remonter
le temps puissent faire se rencontrer un fonctionnaliste moderne et un architecte du XVIIIe siècle, leur
conversation animée porterait moins sur le principe général – à fonctions dissymétriques, formes
dissymétriques – que sur les éléments concernés par le principe. Un architecte classique pourrait admettre le
principe, ne serait ce que parce qu’il le met déjà partiellement en pratique : les écuries sont à droites, les
remises à gauche, le petit jardin d’agrément en retrait du talus, etc. Mais il ne pourrait pas considérer une
façade principale, une enfilade de salon, une chambre particulière, comme étant un « assemblage » de
fonctions différentes. On lui dirait alors que la façade doit exprimer la diversité des fonctions qu’elle abrite.
Mais cet impératif moral ne serait plus du tout le principe général. Le vieil architecte ne renoncerait pas plus à
une symétrie qu’il juge nécessaire à la façade, que nous ne renonçons à celle des voitures, dont chacun sait
pourtant – hors d’Angleterre – qu’elles roulent à droite. Le principe de la dissymétrie fonctionnelle ne
s’entend complètement que dans une culture qui a déjà déstructuré la façade, dissocié les fonctions,
spécialisé les pièces, déjà décomposé la « salle commune » en « cuisine », « salle à manger », « salon », etc.,
dans un monde qui pressent déjà les futurs « coin cuisine », « coin repas » et « coin télé ». C’est dans un
contexte déjà étriqué, où chaque pièce est décomposée en une myriade de « sous espaces » assignés à des
fonctions particulières, que le principe de dissymétrie fonctionnelle peut être imaginé et mis en œuvre.
Les avant-gardes modernes, vaguement conscientes de leur faiblesse théorique sur le front des usages, ont
ouvert un deuxième front, où la dissymétrie acquière une valeur purement esthétique. Les architectes
modernes s’adossent partiellement, par le truchement du mouvement Art & Craft, sur les maisons paysannes
constituées par adjonctions successives d’éléments, dont chacun peut être symétrique, mais dont
l’assemblage final est dissymétrique. Ils tireront quelques leçons des maisons japonaises – architecture
savante qui assume explicitement la dissymétrie – des villes du Maghreb, du moyen-age européen et de la
Grèce antique. Le Corbusier s’en tient, pour parler de l’axe et des dissymétries qui s’organisent de part et
d’autre, aux villas de Pompéi et à l’Acropole d’Athènes. Sa première source d’inspiration a déjà été
mentionnée dans le premier cours : c’est l’analyse de l’Acropole entreprise par Choisy.
Choisy, Histoire de l’Architecture, 1899, t1, p.329, 330, 331, 332

Chacun des 4 dessins qui illustrent la promenade pittoresque sur l’Acropole d’Athènes restituée4 est marqué
d’un trait pointillé qui figure l’axe. Comme ces axes sont dessinés, on les trouve évidents, on oublie parfois de
se demander pourquoi ce sont ceux-là, et pas d’autres, qui sont montrés. Le premier axe (1) relève d’une
simple symétrie, celle des Propylées situées à l’entrée de l’Acropole. Le commentaire de Choisy concerne
exclusivement les éléments situés de part et d’autre du portique d’entrée, dont il affirme qu’ils sont équilibrés,
parce qu’ils occupent la même part du champ visuel de part et d’autre de l’axe subjectif. Ce n’est
malheureusement vrai qu’en un point précis du parcours. En amont et en aval, l’équilibre disparaît. Le
deuxième axe (2) n’est pas déterminé par une façade symétrique, mais par un objet saillant, la Minerve
Promachos. L’angle de l’axe est déterminé pour un observateur venant des Propylées, ce qui est logique
pour un premier tour d’horizon rapide de ce qu’il y a à voir.

P.U., d’après Choisy, ordre de visite des vues 1, 2, 3 et 4


Choisy suppose alors, non sans raisons, que le visiteur va se tourner vers le bâtiment qui paraît le plus proche
de lui, le Parthénon.
En s’approchant du Parthénon (3) , l’observateur va découvrir la troisième vue, en se fixant pour but l’axe de
la façade principale.
Par la suite, il va découvrir l’Erechthéion (4) qui clôture la visite de Choisy.
Le cumul des axes rapportés sur un même plan suggère assez bien le trajet d’un touriste pressé, qui n’aura
pas pris le temps de s’approcher des bâtiments, mais qui pourra rapporter chez lui deux ou trois belles
photos. Par ailleurs, l’observateur est probablement borgne, exclusivement intéressé par l’équilibre du champ
de vision, sans référence aux éloignements relatifs des choses qu’une vision binoculaire révèle assez bien.
L’analyse pittoresque montre une série de vues choisies à différentes étapes d’un parcours vraisemblable et
démontre que chaque vue est intéressante. Choisy veut montrer que les grecs n’ont pas établi leurs bâtiments
pour qu’ils soient vus dans l’axe. A l’exception des Propylées, toutes les façades symétriques de l’Acropole
sont nécessairement découvertes de biais, même si ce ne sont pas toujours les mêmes biais que ceux de
Choisy. Ailleurs, Camillo Sitte montrera que les places des cathédrales gothiques sont desservies par des
rues décalées qui retardent le moment de la découverte, sur des axes obliques. La façade paraît brutalement,
immense, incommensurable5. On en dirait autant de certaines façades baroques, dont les courbes et les
contre-courbes réglées sur un axe de symétrie sont d’autant plus saisissantes qu’elles sont, dans les rues
étroites, toujours découvertes à l’oblique. L’exaltation de l’oblique, telle que l’entreprend Choisy et quelques
autres à la fin du 19e siècle, doit être entendue au sens propre : on est oblique à quelque chose ! En la
circonstance, c’est bien l’axe de symétrie du Parthénon que vise l’observateur. Il ne prend conscience de sa
vue oblique que par la différence manifeste entre l’axe du bâtiment et son propre axe de vision.
Bruno Zevi a peut être relu Choisy avant d’écrire que « pour exalter sa tridimensionnalité, le palais Farnèse
devrait apparaître de biais (en haut) ; au contraire, il se présente comme un mur bidimensionnel (en bas). »6.
Zevi oublie de préciser que le Palais Farnèse n’est, dans le dispositif actuel, presque jamais découvert de
face, ni par les rues latérales, ni même, exactement, par la rue centrale7. Non seulement l’axe de symétrie du
bâtiment permet un repérage objectif des éléments à droite et à gauche d’un axe, mais il permet à
l’observateur de situer sa propre personne par rapport au bâtiment. L’oblique qu’ont tant aimé les architectes
de presque toutes les époques, l’oblique que Choisy redécouvre, désigne précisément l’angle entre l’axe
subjectif de l’observateur et l’axe objectif du bâtiment. C’est parce qu’il y a un axe donné par l’objet qu’il
peut y avoir un axe choisi par l’observateur.

Bruno Zevi, Le langage moderne de l’architecture. P.U. angles de visions ajoutés sur plan
En introduction du chapitre « Ordonnance »8, c’est de l’axe oblique de Choisy dont nous parle Le
Corbusier.
En réaction à une Académie alors sclérosée, qui trace des axes sans but, Le Corbusier nous rappelle que «
l’axe est une ligne de conduite vers un but. En architecture, il faut un but à l’axe. »
C’est de l’axe subjectif dont il parle, qui va vers l’objet, alors que l’axe objectif en part, vers l’infini. C’est
l’axe de Choisy dont il enfonce le clou : « Et parce qu’ils sont hors de cet axe violent, le Parthénon à droite et
l’Erechthéion à gauche, vous avez la chance de les voir de trois quarts, dans leur physionomie totale. »9.
C’est l’axe subjectif d’un observateur qui regarde l’objet de ses envies.

Le Corbusier, les Propylées, Vers une architecture

En revanche, le dessin qu’il a fait des Propylées est assez différent de celui de Choisy, et pas seulement parce
que Le Corbusier se retourne après la visite, sans restituer les constructions disparues. Ce n’est pas du tout
l’équilibre du champ visuel, à droite et à gauche de l’axe subjectif, que recherche Le Corbusier. Les
Propylées sont toutes entières rejetées sur la droite. Le Corbusier ne regarde ni les collines, à gauche, ni les
Propylées, à droite, mais paraît viser leur ligne de démarcation.

Plan de la Villa Adriana


Le Corbusier, Villa Adriana

Le même strabisme divergent préside à la composition qu’il fait de la villa d’Hadrien. Il y a bien une petite
chose noire, tout au bout du grand mur, qui donne l’axe objectif. Mais Le Corbusier regarde ailleurs, vers les
montagnes « qui calent la composition ». On se souvient du passage extrait du chapitre suivant : « … la
montagne lointaine ou proche, l’horizon bas ou haut, sont des masses formidables qui agissent avec puissance
de leur cube. Le cube d’aspect et le cube réel sont instantanément jaugés, pressentis par l’intelligence. La
sensation cube est immédiate, primordiale; votre édifice cube 100.000 mètres cubes, mais ce qui est autour
cube des millions de mètres cubes, ce qui compte. »10 La vérité se dévoile : L’architecte ne regarde pas
l’architecture, il regarde le paysage, comme tout un chacun, ou de manière plus savante, le rapport du
paysage à l’architecture.
Heureusement, les peintres n’ont pas attendu Le Corbusier pour inventer les vues lointaines. Mais ce regard
si familier des artistes, Le Corbusier va le construire, ce qui compte.
Choisy, pour montrer l’Acropole comme il suppose que les grecs voulaient qu’on la découvre, utilise le
contraste entre l’axe subjectif du visiteur et l’axe objectif perpendiculaire au mur. En revanche, Le Corbusier,
pour montrer le paysage, doit plutôt s’appuyer sur les axes parallèles au mur, fixés par des horizontales
filantes et des objets saillants.

Le Corbusier, étude pour une maison d’artiste. P.U. points de fuites

Son étude pour une maison d’artiste est calée par les horizontales du mur de gauche, fuyantes en A. Comme
les horizontales du mur du fond paraissent parallèles, sans point de fuite, on devrait supposer que
l’observateur est placé sur l’axe du point A.
Mais comme cette perspective à main levée a plusieurs points de fuites – le mur de droite fuit en B, le tapis
fuit en C – on doit plutôt imaginer un observateur fixant l’angle occupé par des étagères, au centre G de la
composition. C’est le même point que paraît viser le peintre, encore qu’il puisse également regarder par la
fenêtre. On n’en sait rien : son tableau est rigoureusement vide, soit parce qu’il s’agit d’une licence de dessin,
soit parce qu’il n’a encore pas commencé à peindre : la pointe de son pinceau, en D, n’atteint pas la toile, en
E.
Sans pouvoir dire précisément ce que le peintre regarde, on peut être assuré de l’axe sur lequel il se trouve :
ses pieds, son bras, le chevalet et la toile, sont alignés sur l’arête vive du plafond F qui rejoint le poteau G. Il
y a bien un axe de symétrie en H, suggéré par la voûte du plafond, mais il ne répartit pas franchement les
objets mobiliers, il est d’importance mineure. L’axe objectif de la composition architecturale est bien celui de
l’arête et du poteau, c’est l’axe que le peintre a choisi pour un paysage absent.

Le Corbusier, toiture de la Cité Radieuse de Marseille

Il y a ici, comme dans les vues de l’Acropole signalées par Choisy, une oblique entre l’axe objectif de la
composition architecturale et l’axe subjectif de l’observateur.
Mais alors que Choisy vise encore une chose matérielle, le Parthénon ou les Propylées, Le Corbusier vise
une certaine absence, un certain écartement entre les choses, un certain paysage vide, déjà signalé sur les
croquis de la villa d’Hadrien et des Propylées, un certain « carré blanc sur fond blanc » que l’artiste a peut-
être déjà fini de peindre.
Le même dispositif se retrouve sur la toiture de la Cité Radieuse de Marseille. Dans la vue qu’en présente les
Œuvres Complètes, on remarque deux objets d’apparence métaphysique, des gradins qui tournent le dos à
un écran et un mur qui sépare rien de rien. L’axe objectif serait celui qui, parallèle au mur, passe par le milieu
des gradins. On peut aussi bien considérer que l‘intersection virtuelle des deux voiles en béton tient ce rôle.
Dans tous les cas, une direction est donnée. On ne peut pas dire que sur le toit de la Cité Radieuse, Le
Corbusier définisse un « espace » clos. On ne peut même pas dire qu’il « cadre » le paysage. Il le livre tout
entier, dans son immensité. Mais en passant, il lui offre un système de coordonnées partiellement délié de
l’observateur.
Palladio, Villa Rotonda

On peut mesurer l’écart entre Choisy et Le Corbusier. Choisy a insisté sur le pittoresque de l’architecture,
sur cette vue à hauteur d’homme que Le Corbusier appelle encore de ses vœux dans ses premiers écrits.
Choisy insiste sur l’équilibre optique des masses de part et d’autre de l’axe subjectif de l’observateur. Il
apprécie les vues biaises, mais c’est toujours le bâtiment qu’il regarde. En revanche, Le Corbusier regarde
ailleurs et nous fait voir l’ailleurs.
Une collocation est un objet de connaissances, quand tous les éléments peuvent être nettement rapportés à
des axes objectifs hiérarchisés.
L’architecte n’est jamais aussi puissant que le soleil, qui a une fois pour toutes planté le décor d’est en ouest.
Les axes objectifs de l’architecte sont d’importances locales, de pertinences restreintes à leur environnement
immédiat.
Mais ici et là, ils colloquent deux ou trois évènements, presque rien, un peu de ciel et de collines, ce qui
compte.
Tendanciellement, l’axe objectif d’un projet qui vise à colloquer les éléments d’un mur est perpendiculaire au
mur, généralement fondé par symétrie (A) ou par raréfaction des évènements de part et d’autre d’un motif
dominant.
Tendanciellement, l’axe objectif d’un projet qui vise à découvrir les objets alentours est organisé sur un axe
parallèle au mur (B). C’est souvent sur ce principe que les modernes vont construire les axes objectifs de
leurs projets, abandonnant la symétrie à ceux qui ne veulent voir que les murs.

Suite
Retour

1- théoriquement, nous ne pouvons rien supprimer, nous pouvons seulement déplacer ou transformer les
choses. Pratiquement, certaines choses peuvent effectivement être déplacées ou transformées pour produire
un effet de raréfaction : le fatras du grenier peut être descendu à la cave pour ne laisser en haut que les objets
que nous voulons voir ; un fauteuil peut être transformé en cendres et en oxydes par combustion. C’est assez
pour qu’il y ait moins de choses dans la pièce.
2- Op.cité
3- Cette proposition est partiellement constatée en nature : tandis que les éléments pairs qui assurent des
fonctions pratiquement identiques – bras, jambes, yeux, etc. – sont généralement symétriques, les éléments
singuliers – cœur, rate, intestin, etc. – sont généralement dissymétriques. Le nez au milieu de la figure, malgré
ses deux narines, est une exception notable, que des manipulations génétiques devraient pouvoir rectifier
bientôt. Dans les faits, il y a des raisons mathématiques à ce que n’importe quel processus d’évolution
emprunte les chemins de la symétrie. Mais rien n’implique que les artefacts soient réalisés de la même façon.
Voir à ce propos Weyl, Symmetry, 1952, trad. Symétrie et mathématique moderne, 1964
4- Choisy considère l’Acropole dans un état antérieur aux destructions, en particulier celles de 1687
5- Les gothiques, en charge de très grandes hauteurs, ont régulièrement joué du contraste entre un bas
mesurable et un haut incommensurable, à peu près dans les mêmes termes que les architectes de Chicago.
6- Zevi, Il linguaggio moderno dell’archittetura, 1973. Trad. Le langage moderne de l’architecture, 1981,
p.20
7- Elle est plus droite que sur le plan de Zevi, mais demeure légèrement décalée
8- Vers une architecture, op.cité
9- Idem, p.151
10- Ibid, p.154

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De la désillusion

5. Harmonie

« Quand les bénitiers sont aussi haut qu’un modulor au bras levé, la taille des colonnes est hors du
commun. » Anonyme, tradition orale

Les cours précédents ont montré que certains principes enseignés dans les écoles d’architecture ont pour
effet de rendre l’objet architectural descriptible : ayant reconnu et désigné les élément, on peut les compter,
les mesurer et les positionner dans un système de coordonnées partiellement délié de l’observateur. Ce cours
tentera de montrer ce que peut être l’harmonie d’un objet de connaissance, sa fonction, sa place et sa
condition.

Fonction de l’harmonie

L’harmonie, traditionnellement définie comme le rapport des parties au tout, peut être aussi bien considérée
comme le solde des finalités particulières d’un édifice.
Si les cours précédents ont insisté sur le caractère heuristique de l’architecture, les quantités, les mesures et
les collocations sont essentiellement déterminées par des finalités particulières, par des considérations de
construction, d’usages et de goût, par des règles, des conventions et des normes1. Une poutre doit supporter
un certain effort et cette performance est liée par calcul à une certaine proportion de la hauteur de la poutre et
de sa portée. Un lit doit permettre à un homme couché de bouger les pieds sans faire tomber la couette et
cette performance est liée par convention à une proportion minimale entre l’homme et le lit2. Une porte doit
permettre le passage d’un fauteuil roulant et cette performance est liée par règlement à une proportion entre
la largeur de la porte et celle du fauteuil. Presque toutes les quantités, toutes les mesures et collocations d’un
projet sont surdéterminées par un grand nombre de facteurs et il est très exceptionnel que ces facteurs
coïncident miraculeusement. Des arbitrages sont nécessaires, qui comparent systématiquement des carottes
fonctionnelles, des navets constructifs, des tomates réglementaires, dont chacun sait, depuis l’école primaire,
qu’elles sont sans commune mesure.
Parfois, les contraintes se raréfient. Une salle d’archive peu fréquentée profiterait certainement d’un éclairage
naturel. Lequel ? Dans un bureau occupé 8 heures par jour, des considérations pratiques peuvent déterminer
le nombre, la position et les dimensions des fenêtres. Mais un niveau moyen d’éclairement suffit dans une salle
d’archives. Le concepteur est livré à lui-même. Il doit décider « librement » de la hauteur, de la largeur et de
la position de la fenêtre.
Plus tard, les contraintes se concentrent jusqu’à l’étouffement et la fenêtre « librement » conçue va être
brutalement entravée par le passage d’un escalier. Les marches d’un escalier public sont liées à un règlement
(17 cm x 28 cm au plus raide), à une convention (règle de Rondelet, 2h + L = 60 cm à 64 cm), à un usage
(c’est l’escalier d’entrée, il doit être très confortable), à des dimensions nominales (les blocs de bétons utilisés
doivent être de 30 cm, 35 cm ou 40 cm), à des dimensions maximales (si l’escalier est trop grand, le hall est
amputé), et ainsi de suite. Le concepteur, confronté au nœud gordien des finalités concurrentes, n’imagine
plus pouvoir s’en tirer sans trancher dans le vif3.
D’une façon ou d’une autre, soit parce que la maille des déterminants est relâchée à certains endroits du
projet, soit parce qu’elle est trop serrée dans l’ensemble, l’architecte ne s’en satisfait pas. Il doit chercher,
ailleurs, les raisons de ses choix. Il convoque l’harmonie : « ça sera une belle barre moderne et tout doit
rentrer dans la barre »
L’habitant est logé à la même enseigne que l’architecte. Il évalue d’abord un bâtiment à l’aulne des
performances qu’il en attend, mais se trouve assez souvent en situation d’avoir à juger certaines « pures
proportions » sans référence à une performance explicite.
A d’autres moments, l’utilisateur veut, lui aussi, faire craquer les coutures d’un vêtement trop bien ajusté. Son
jugement se reporte du détail à l’ensemble : « le lit est confortable, la table est de bonne taille, l’armoire
est pratique, le papier peint me plait, mais bon dieu, que la chambre est vilaine ».
Le jugement de goût intervient à tous moments du projet et de l’utilisation, entendu comme solde des finalités
explicites, comme un reflet des affaires sérieuses, comme une ombre portée dont on ne peut pas se
débarrasser à bon compte. Ce n’est pas un problème majeur pour l’utilisateur qui, dans une société moderne,
n’a pas à donner les raisons de son goût personnel : « c’est mon choix » d’aimer ou de haïr telle ou telle
architecture. En revanche, l’architecte, vaguement terrorisé par les implications de son libre arbitre, est
également sommé par ses clients et par la société4 de fonder ses choix en raison. Il a souvent tenté l’exercice
et, fidèle à ses habitudes, il a commencé par ranger les finalités de l’architecture en trois catégories distinctes :
solidité, utilité et beauté.
Ces trois principes sont mentionnés en passant chez Vitruve, sans que cette tripartition tienne une place
significative dans son ouvrage. Ces trois classes de finalités sont reprises et systématisées par Alberti, en un
sens et avec des mots différents : nécessité, commodité et plaisir, considérés comme trois degrés hiérarchisés
de la satisfaction humaine : le nécessaire, le commode et le plaisant, valeur ultime5. La grande originalité
d’Alberti tient à ce qu’à chaque degré de satisfaction humaine correspond quasiment un type architectural ou,
plus précisément, un ordre de préoccupation dans le projet. L’enchaînement des trois types va déterminer le
plan de son ouvrage.
A la nécessité correspond, en mode mineur, la maison primitive, le premier carré où l’homme n’aura ni froid
ni peur, et sur un mode majeur, les préoccupations de construction qui se rapportent à ce niveau très général
où la maison peut être décrite comme un périmètre, des murs, des planchers et un toit. C’est pour Françoise
Choay, la question du passage à l’acte d’architecture, l’union de la forme et de la matière
A la commodité correspond, en mode mineur, la partition intérieure d’une maison, un édifice plus complexe
et plus articulé, et sur un mode majeur, les préoccupations d’usages. C’est pour Françoise Choay, la
question de l’articulation du bâtir, l’adéquation d’un modèle primitif à la diversité des usages.
Au plaisir correspond, en mode mineur, un type ordonné par des ordres, et sur un mode majeur, les
préoccupations liées à la beauté. C’est dans ce dernier registre que sont placés l’harmonie, le nombre, la
proportion et la collocation.
C’est une fort bel emboîtement, à la manière des « trois petits cochons » : on imagine, dans un premier
temps, un toit et quatre murs pour s’abriter ; dans un deuxième temps, quelques cloisons intérieures pour
assurer l’intimité des uns des autres ; et pour couronner le tout, quelques belles colonnes et un fronton sur la
façade principale.
Mais dès le départ, l’édifice prend l’eau. Alberti ne se dépêtre pas de la beauté. S’il s’étend longuement sur
la mesure, il en dit très peu sur le nombre et la collocation. Il ne donne pas de règles. A propos de la
collocation, il laisse « l’arrangement des parties de l’édifice au jugement esthétique de l’architecte »6 Il
fait deux suggestions : d’une part, l’architecte doit rechercher « une correspondance de nature » entre la
droite et la gauche, le haut et le bas, dont les conséquences pratiques ont déjà été dites ; d’autre part,
l’architecte doit rechercher une correspondance de mesure entre les différentes parties de l’édifice, ce qui
ramène à la proportion. Autant il y a des règles de mesure, autant, en ce qui concerne le nombre et la
collocation, Alberti renvoie au sens général de l’harmonie, entendue comme une loi absolue et première de la
nature, dont on ne saura pas grand chose7, si ce n’est qu’elle préside aussi à la construction du corps
humain. Pour finir, la beauté se résume, chez Alberti, à l’emploi des ordres classiques. Son mutisme, à
propos des principes, et son pragmatisme, à propos des ordres, vont être repris sous des formes diverses
dans les théories ultérieures8. Il y a une telle difficulté à dire la beauté qu’on voudra assez vite la ramener aux
deux principes d’apparences plus claires, la construction et la commodité.
Place de l’harmonie

La solidité comme principe premier de l’harmonie est théorisée par Viollet Le Duc. Dans l’architecture
gothique, il identifie un système constructif qui préside à tous les rapports entre les parties et le tout. Dans ses
propres travaux, il exalte les principes constructifs, comme le feront, bien plus tard, Prouvé et Fuller, parmi
d’autres. Un des principes de l’harmonie constructive est la recherche du meilleur rapport entre le volume
couvert et la quantité de matière utilisée. Plus il y a de volume, moins il y a de matière, mieux c’est ! Un autre
principe peut être aussi le meilleur rapport entre la hauteur d’un bâtiment et sa résistance au vent ou le
meilleur rapport entre la répétition d’un module et le temps d’exécution d’un chantier… D’une façon
générale, un rapport simple entre deux ou trois données physiques étant posé, les meilleures solutions
possibles peuvent s’exprimer par des structures mathématiques simples : dômes géodésiques de Fuller,
courbes des ponts suspendus de Brunel, des voûtes de Gaudi, de la tour d’Effel, etc. L’esprit humain
reconnaît ces fonctions mathématiques simples et, sans forcément les comprendre, peut les juger
harmonieuses. L’harmonie constructive est souvent pertinente pour les projets univoques, quand un seul
rapport simple domine tous les autres. Les choses se compliquent dès que plusieurs paramètres conjugués
sont mis en jeu : économie, rapidité d’exécution, disponibilité de matériaux, compétence des entreprises,
écologie du projet, etc. Il n’y a plus aucune raison physique pour que toutes ces performances conjuguées
convergent vers une structure mathématique simple. Pour sauver les apparences de l’harmonie constructive, il
faut forcer le trait : on exagère l’importance d’un rapport simple dans l’économie du projet ; on privilégie les
grandes portées ; on choisit un matériau cher, pour que le rapport volume/poids soit dominant ; etc. Au bout
du compte, on choisit librement une « expression de la structure » qui n’est plus fondée en raison. Presque
tous les architectes sont heureux de rencontrer, dans le nœud complexe des performances qu’ils veulent
atteindre, une fonction mathématique simple ou un dispositif constructif récurent qui ordonne leur travail. Mais
dans la plupart des cas, la construction ne détermine pas l’harmonie.
L’accord des formes et des fonctions a souvent été évoqué par les architectes comme principe de
l’harmonie, encore qu’il y ait finalement assez peu d’architectes strictement fonctionnalistes. En revanche, il
n’y a pratiquement pas d’architectes modernes qui n’insiste, à part égale avec d’autres considérations, sur
l’importance des fonctions. Tous s’inspirent peu ou prou de l’aphorisme de Louis Sullivan : « form follows
function »9. Au sens strict du fonctionnalisme, la beauté n’existe pas et les formes découlent exclusivement
des fonctions. Au sens large de la vulgate fonctionnaliste, héritée d’Aristote, la beauté est un effet de la
commodité : si c’est utile, c’est beau. En revanche, l’application n’est pas bijective : tout ce qui est utile est
beau, mais tout ce qui est beau n’est pas nécessairement utile. On convient généralement que le « besoin »
satisfait par une harmonie musicale n’est pas du même ordre que le boire et le manger, ce qui ramène au «
plaisir » d’Alberti. On en vient à espérer, comme en ce qui concerne la construction, une heureuse
conjonction entre des fonctions explicites et des formes agréables à l’œil. Malheureusement, le fatras de nos
pauvres vies est, plus encore que la construction, très éloigné des formes pures. La lecture de Georges
Perec10 suffit à nous convaincre de la bizarrerie de nos pratiques. Il n’y a aucune raison pour que l’ensemble
des meilleurs dispositifs formels possibles, permettant d’assurer chaque élément de notre fatras, puisse
révéler un certain ordre caché dans le désordre de nos vies. Si on veut, à toute force, lier les formes aux
fonctions, il faut inverser les termes : c’est la cohérence formelle d’un bâtiment qui produit une apparence
d’ordre dans nos vies. Si les enfants qui, tour à tour, attendent dans les couloirs, étudient en salle, se
distraient en cour de récréation, mangent à la cantine, ont la triste certitude d’être « à l’école », ce n’est pas
par un enchaînement logique des fonctions, mais parce qu’un même bâtiment les assume toutes. Si les
romains considèrent qu’il est agréable ou naturel de se badigeonner d’huile rance, de se tremper dans l’eau
froide, de s’ébouillanter, de lire un livre, de discuter d’une affaire, ce n’est pas parce qu’un ordre logique et
nécessaire préside à l’enchaînement de ces activités, mais parce qu’un même lieu formellement cohérent, les
thermes, assure toutes ces fonctions. Pas plus que la construction, la fonction ne peut déterminer l’harmonie.
Le plaisir, tel qu’il est définit par Alberti, demeure le lieu privilégié de l’harmonie. Au vu des harmonies
musicales qui contentent l’oreille, les théoriciens de l’architecture ont longtemps espéré découvrir les belles
proportions qui contenteraient l’œil. Tant que la beauté est entendue comme une œuvre de Dieu, qu’il suffit
de reconnaître, les justes formules du plaisir peuvent être assez facilement imposées à coup de trique. Mais à
mesure que les membres du corps social s’individualisent, ce qui ne manque pas d’arriver de la Renaissance
à nos jours, le plaisir apparaît comme une affaire de goûts personnels dont, comme chacun sait, on ne discute
pas : à chacun son plaisir, à chacun son goût. En distinguant nettement la beauté du goût personnel, Kant n’a
fait que déplacer le problème, à son corps défendant. Il a définit la beauté comme « la forme d’une finalité
d’un objet, en tant qu’elle y est perçue sans représentation d’une fin », ou plus simplement une « finalité
sans fin ». Il suffit ici d’en souligner le sens intuitif. La beauté a toutes les formes d’une finalité : nous voulons
la beauté et nous y prenons du plaisir. Mais notre plaisir est délié de l’existence de son objet. Il n’a pas de
fin, pas d’objectif précis, pas de performance explicite à atteindre. En l’absence de fins explicites, sur
lesquelles tout le monde pourrait tomber d’accord, le débat sur la beauté d’une proportion « fait long feu »,
au double sens du terme : il tourne court en certaines circonstances ; en d’autres, il n’en finit pas. Déliée des
conventions, la beauté n’est plus qu’un combat entre le client et l’architecte, au nom de « bons goûts » qui
leurs sont strictement personnels. Le plaisir ne fonde plus l’universalité de l’harmonie.
Dès lors, pour gérer le solde des finalités explicites de l’architecture, la théorie n’a plus d’autre recours
qu’une tradition éclectique, dont l’histoire se confond avec la fin de l’académisme. L’Académie Royale
d’Architecture, créé par Colbert en 1671, avait pour fonction explicite de fonder l’architecture en raison, de
déterminer le bon goût et d’en finir avec une manière italienne qui portait ombrage à la gloire du Roi.
L’institution s’acquittait très honorablement de cette tache, assez longtemps sur le modèle de l’architecture
classique dont elle initiait et accompagnait les changements. C’était toujours la beauté objective, celle que
Dieu a caché en Nature, qui fondait les règles établies.
Mais ce principe, déjà entamé par Charles Perrault, n’est plus tenable au XIXe siècle. Les avatars de
l’Académie, et en particulier l’Ecole des Beaux-Arts, doivent infléchir le discours sans jamais en rabattre sur
ses objectifs.
Les travers de l’académisme tardif sont connus : il décroche des avant-gardes, il s’éloigne des arts vivants.
Ses qualités théoriques méritent d’être rappelées. On en trouve un résumé simple et clair chez Georges
Gromort, dernier et frêle rempart face aux hordes « barbares » qui déferlent à la suite de Le Corbusier. Pour
Gromort, comme pour ses prédécesseurs, la composition est au cœur du dispositif esthétique de
l’architecture : « Composer, c’est grouper des éléments choisis pour en faire un tout homogène et
complet, de telle sorte qu’aucune partie de ce tout ne puisse prétendre se suffire à lui-même, mais que
toutes au contraire se subordonnent plus ou moins à un élément commun d’intérêt, centre et raison
d’être de la composition ».
Si cette définition s’inspire de la Collocation d’Alberti et de la définition classique de l’harmonie, elle a aussi
une connotation proprement académique : alors qu’un architecte classique considère l’harmonie comme un
accord déterminé entre un tout et ses parties, posées a priori, l’académisme considère une procédure qui
valide un tout à partir des parties. Dans la conception classique, les parties et le tout sont reconnus sans
procès et une certaine relation harmonique doit les lier. Dans la conception académique, c’est la relation des
parties qui détermine le tout. Dans la conception classique, l’harmonie est une propriété du tout. Dans la
conception académique, le tout est un effet de l’harmonie11.
Pour expliquer ce pragmatisme, le plus simple est de prendre la définition de l’harmonie au sérieux : c’est un
rapport des parties tel que rien ne peut être transformé, enlevé ou ajouté à l’ensemble.
– il existe un ensemble d’éléments ;
– il existe un ou plusieurs rapports déterminés entre les éléments ;
– L’adition, la soustraction ou la transformation d’un élément quelconque détruisent les rapports considérés.
Pacioli, Divine proportion, p.78, 79

Le rapport harmonique d’un cercle peut être l’équidistance à un centre commun ou le trajet d’un triangle
rectangle d’hypoténuse fixe. Tous les points du cercle sont concernés, et seulement eux. En ce sens,
l’harmonie n’est rien d’autre que la condition formelle d’un objet de connaissance : il doit avoir au moins une
propriété distincte de sa définition. Si nous reconnaissons un cercle comme l’ensemble des points équidistants
du centre, nous ne considérons ce cercle comme un objet de connaissance que si nous pouvons lui trouver au
moins une autre propriété : tous les triangles-rectangles dont l’hypoténuse coïncide avec le diamètre du cercle
ont leur troisième sommet sur la circonférence.
En toute rigueur, il n’y a pas d’objet avant l’énoncé d’une de ses propriétés :
– ou bien on a reconnu les éléments, les points du cercle, mais rien ne permet de les considérer comme un
ensemble tant que le rapport qui les lie n’a pas été énoncé ;
– ou bien on a reconnu l’ensemble, le cercle, mais rien n’impose de le décomposer en petits points, tant
qu’aucun énoncé ne les concerne.
Compter, mesurer et colloquer les éléments ne suffit pas. Il faut, en plus, déterminer ou soupçonner un ou
plusieurs rapports qui lient les parties entre-elles.
Dans le monde des idées – le cercle en est une – il n’est pas très difficile de trouver des harmonies, des
rapports entre toutes les parties qui fondent un objet de connaissance.
Mais la recherche est singulièrement compliquée dans le monde sensible, foisonnant, jamais assez rare pour
être connaissable. Pour établir un objet, pour raréfier le monde, deux stratégies sont en concurrence. La
première est celle des physiciens : ils excluent du monde les choses sans propriétés générales. La seconde est
celle des pataphysiciens : ils fondent leurs objets sur un foisonnement de coïncidences particulières.
Un physicien peut trouver un très grand nombre de rapports vrais concernant une porte dessinée par Serlio
dans son « Premier livre d’Architecture ». AF = 2 FE, par exemple, est un rapport explicite. L’adjonction
ou la suppression d’un élément est impossible dans un rapport duel. La transformation d’un point
quelconque, A, F ou G, détruirait irrémédiablement le rapport considéré. AF = 2 FE est une harmonie. Mais
elle concerne exclusivement l’ensemble des trois petites taches noires situées en A, F et E. Si le physicien
devait prolonger son effort, il pourrait étendre sa trouvaille en considérant les triangles DEF et ACF : leurs
angles sont égaux et leurs cotés sont, deux par deux, dans un rapport de 1 à 2. De cette propriété
remarquable, que le physicien peut vérifier sur d’autres figures, il peut induire une loi physique : deux triangles
dont les angles sont égaux deux par deux ont des cotés proportionnels deux par deux. De proche en proche,
il va parvenir à une loi de portée encore plus générale, que nous connaissons déjà : la géométrie physique
respecte l’ensemble des propriétés de la géométrie euclidienne, harmonie puissante qui fut considérée comme
vraie jusqu’en 1907. Confronté au foisonnement du monde et à l’extraordinaire profusion des conjectures
vraisemblables le concernant, l’homme de science est comme un enfant à qui on offrirait un sac de friandises.
Il va rechercher les bonbons les plus rares, ceux qui, au fond du sac, sont enveloppées dans du papier doré.
La gourmandise de l’homme de science va aux lois générales, aux propositions simples et manifestes dans le
plus grand nombre possible de phénomènes. Mais en construisant son objet de connaissance, le physicien se
sera terriblement éloigné de la chose qu’il considérait d’abord. La porte de Serlio – dont 5 points seulement
ont été considérés, A, C, D, F et E – n’apparaît jamais comme un objet à part entière. Pour établir ses
harmoniques, le physicien exclut du phénomène un très grand nombre de parties, considérées comme des
épiphénomènes négligeables.

Serlio, Construction d’une porte, Primo Libro dell’architettura

Le Docteur Faustroll12, né en Circassie, en 1898, à l’age de soixante-trois ans, qu’il conserva toute sa vie, a
été, plus qu’aucun autre avant lui, inquiet de ce terrible éloignement entre le phénomène sensible et l’objet de
connaissance. Il a élaboré une ‘Pataphysique qui se donne pour mission d’étudier ces mystérieux
épiphénomènes que la physique néglige. Rejetant les lois générales, il n’étudie que les lois particulières à
chaque phénomène considéré. Dans cette perspective, on peut établir autant de liens de cause à effet que
l’on veut, entre n’importe quels éléments de la porte de Serlio : « la porte est un double carré parce que le
fronton est à double pan », « les diagonales du carré se croisent en leur milieu parce que Serlio se
croisait en bon chrétien », « le bas des consoles et le linteau sont à la même altitude parce que FG est
au tiers de la hauteur totale », sont des lois rigoureusement vraies, pour autant qu’elles ne concernent que
cette porte là. Ce sont des lois particulières au phénomène considéré. D’aucuns considèrent la ‘Pataphysique
comme une farce. Mais alors, la farce des trois énoncés proposés ressemble furieusement aux blagues de la
critique d’art qui, en étudiant une œuvre singulière, y cherche, y trouve, des rapports de pure coïncidence.
Dans un genre moins rigoureux qu’Alfred Jarry, mais plus sérieux, Nathalie Heinich13 montre l’extraordinaire
difficulté à manipuler la singularité de l’œuvre dans un système des lois générales. S’il existe une harmonie de
la porte de Serlio, qui concernerait toutes ses parties et seulement elles, cette harmonie singulière est
nécessairement pataphysique.
La théorie de l’architecture, genre sérieux, ne peut pas dresser la liste de toutes les coïncidences
pataphysiques qu’un observateur attentif va trouver dans une œuvre particulière. La théorie ne peut que
montrer, en règles générales, les conditions formelles d’apparition des coïncidences qui font accroire qu’il y a
un peu d’harmonie14.
Ignoto del 1ovecento, « La gloire de Jeanneret », collection particulière

Condition de l’harmonie

Entendue comme conditions formelles d’un objet de connaissance pour un homme sans appareil, l’harmonie
nécessite :
– l’enchâssement des rapports établis entre les éléments ;
– le rabattement de la géométrie à tâtons sur le géométrie à bâtons.
Il existe toujours au moins un énoncé susceptible de rendre compte de tous les éléments d’un ensemble, tels
qu’aucun élément ne puisse être transformé, supprimé ou ajouté sans détruire cet énoncé : c’est la liste de
tous les éléments, précisément dénombrés, mesurés et colloqués, c’est le descriptif complet qu’entreprennent
les explorateurs imaginés en introduction. Mais il y a une difficulté pratique et une difficulté théorique à cette
énumération. Pratiquement, l’homme a une mémoire défaillante qui ne lui permet pas d’intégrer la liste
complète. Théoriquement, la liste n’a pas de critère de validité, hors d’elle même, qui permettrait aux
aventuriers de vérifier la pertinence de leur travail, de reconnaître ce qu’ils croient connaître. Théoriquement,
il faut au moins deux informations : la liste connue et une propriété reconnue, explicitement ou implicitement.
Pratiquement, il faut croiser un plus grand nombre d’énoncés, assez courts pour être mémorisés et assez
nombreux pour être vérifiés les uns par les autres.
Même dans le monde raréfié de la porte de Serlio, sans texture et sans couleurs, il y a un très grand nombre
d’éléments. Il est improbable qu’une seule propriété, une seule règle, puisse réunir un si grand nombre
d’éléments, de telle manière qu’aucun ne puisse être retranché ou ajouté sans détruire la propriété. La
démarche généralement adoptée par les architectes est de croiser un grand nombre de propriétés distinctes,
ou mieux, d’emboîter une même propriété à plusieurs échelles, de produire un foisonnement de règles
dérivées les unes des autres.
Les harmonies classiques et académiques sont généralement fondées par symétrie. Cette propriété de l’objet
exclu qu’on puisse ajouter ou retrancher un quelconque élément singulier. En revanche, il est toujours
possible d’enlever ou d’ajouter une paire quelconque d’élément identiques, de part et d’autre de l’axe de
symétrie. Des propriétés complémentaires sont nécessaires.
Michel-Ange, façade de la basilique laurentienne, maquette

Dans ses meilleures manières, l’architecture classique enchâsse plusieurs symétries dans un système de
travées régulières ou rythmiques. On peut assez facilement mémoriser de nombreux aspects de la façade de
la Laurentienne : travées horizontales b-c-b-a-b-c-b ; étagement vertical 1-3-2-1-3 ; symétrie d’ensemble b-
c-b-A-b-c-b ; symétries partielles b-C-b ; alternance de presque carrés (a5, b4) et de doubles carrés
(A4,A1) ; etc. Une seule proposition générale – enchâssements de symétries partielles dans un système de
travées rythmiques – ne contient pas toutes les informations. Mais une dizaine de propositions croisées, plus
ou moins déduites les unes des autres, peuvent suffire à une reconnaissance efficace d’une copie assez
convaincante15.
En retrait de l’architecture classique, l’académie se contente la plupart du temps, pour fonder une harmonie,
de propriétés qui font converger les éléments vers un motif central situé dans l’axe. Cette convergence vers
l’axe témoigne d’une crainte idiote, d’une prévention contre la dualité qui, pour l’académie, détruit l’unité de
l’objet.

Le Corbusier, toiture de la Cité Radieuse de Marseille


Le mur et les gradins du toit de la Cité Radieuse (page 115) sont d’une terrible dualité. Comme nous les
reconnaissons, il y a deux objets déliés. Mais dès lors qu’ils cadrent un pan du paysage, ou mieux, qu’ils
ordonnent l’ensemble du paysage sur un système de coordonnées objectif, nous pouvons les considérer
comme un seul et même objet. De l’autre coté de la même toiture, la dualité préside à la composition : il y a 2
rampes qui ordonnent les objets à droite et à gauche d’un axe, 2 bâtiments, un devant et un derrière, 2
escaliers en vis à vis16, 2 cheminées de ventilation qui s’alignent sur le même axe. C’est, parmi d’autres, un
lien ténu mais suffisant pour conforter le sentiment qu’il y a de l’harmonie dans ce fatras.
Tandis que des relations vraies entre les parties fondent le tout, d’autres relations déterminent les parties. Si
nous considérons les relations d’empilement, la cheminée est un élément porté par un socle, tout comme la
terrasse du premier plan est portée par un poteau. Si nous considérons les relations de dessertes, le socle
portant la cheminée et la terrasse portée par le poteau sont desservis l’un et l’autre par des escaliers. Si nous
considérons les relations volumétriques, le cylindre du poteau porte le parallélépipède de la terrasse à
l’envers de la cheminée, portée par un parallélépipède. Selon le propos, nous ne considérons pas les mêmes
éléments : tantôt le poteau seul, tantôt la terrasse et son poteau, tantôt la terrasse et l’escalier. Mais tous les
éléments paraissent constamment inversés deux par deux.
En fondant l’harmonie sur des dualités croisées, Le Corbusier réalise un ensemble aux limites du chaos. On
peut, si on veut, considérer cela comme une métaphore de la lutte de l’homme contre l’entropie. Mais la
métaphore nous intéresse moins que la victoire réelle de Le Corbusier : il a constitué un seul objet avec une
maternelle, deux ou trois souches de cheminées, quatre ou cinq machins bizarres et le cirque des collines
marseillaises. C’est tout ce qu’il ordonne, et seulement pour les promeneurs de la toiture17.
Si l’enchâssement des rapports, explicite ou implicite, fonde un objet, il n’est généralement possible qu’au
terme d’un rabattement de la géométrie à tâtons, partiellement subjective, sur le géométrie à bâtons,
essentiellement objective.
Le toit de la Cité Radieuse est-il harmonieux, au sens esthétique ? C’est affaire de points de vues, au sens
propre : la composition varie selon le point d’où l’observateur regarde. Tant que l’on considère les
dimensions objectives, on peut dire que les objets sont dénombrés, mesurés et placés. Mais dès que l’on
considère les différents points de vues d’un observateur, on peut être assuré que si l’un d’entre eux est
conforme, ceux qui suivent et ceux qui précèdent ne le sont pas, quel que soit le critère que nous avons
retenu pour définir une belle proportion. Si nous jugeons que sur une photo, les masses sont exactement
équilibrées, un seul pas de coté doit nécessairement rompre cet équilibre.
Le Corbusier. Toiture de la Cité Radieuse de Marseille

Ou bien nous changeons de critère à chaque instant, ce qui est possible mais inconnaissable, ou bien nous
nous contentons d’une succession ordonnée et restreinte de point de vues, à la manière de Choisy : on
découvre les propylées ; on pense à autre chose en montant les escaliers ; on admire la Minerve Promachos ;
on baisse les yeux pour ne pas buter sur les pierres disjointes ; on lève la tête sur le Parthénon ; on ferme les
yeux jusqu’à l’Erechthéion, etc. On peut, de la même manière, suivre certaines « promenades
architecturales » où le premier Le Corbusier nous canalise. Mais sur le toit de la Cité Radieuse, nous
sommes libres d’aller et venir en tout sens, libre de trouver, quel que soit le critère de jugement que nous
avons choisi, autant de vues « laides » que nous le voulons. L’harmonie architecturale, si nous voulons la
voir, doit être déliée du point de vue subjectif de l’observateur.

Intérieur de Saint Pierre de Rome, Rome, Boulfroy, 1890


Au demeurant, dans les conditions normales de l’architecture, l’illusion subjective n’est jamais aussi prégnante
que Choisy voudrait le croire. Un étudiant qui découvre Saint Pierre de Rome s’attend à une vilaine petite
église, comme on lui a dit qu’elle serait : il a appris que l’ordre colossal de Saint Pierre franchit toute la
hauteur qui, d’habitude, accueille deux ou trois ordres superposés, et qu’en cette circonstance, un visiteur
devrait, inconsciemment, rapetisser la vraie grandeur du bâtiment. Mais ça ne marche pas. Le visiteur trouve
quand même que l’église est grande. Il voit la hauteur des bénitiers, la taille des touristes, il évalue le retour
acoustique des murmures et des pas… il ne peut pas trouver les colonnes de Saint Pierre aussi petites
qu’elles paraissent sur une vue perspective privée de ces informations capitales. Les bénitiers sont trop hauts
pour que les colonnes soient petites.
L’architecte qui veut ruser avec les échelles, les orientations et les nombres, doit s’attendre à un visiteur
encore plus malin que lui. Il a meilleurs temps de l’aider, d’instaurer une harmonie aussi objective que
possible, par un rabattement de la géométrie à tâtons sur la géométrie à bâtons, dont nous avons une claire
intuition.

Piero della Francesca, la flagellation du Christ

La plupart des figures de rabattement d’une géométrie sur l’autre ont déjà été évoquées :

La convention rattache n’importe quelle nouveauté à des expériences familières. Le portique de la «


Flagellation du Christ » de Piero della Francesca18 pourrait avoir n’importe quelle grandeur, s’il n’était pas
tissé de conventions. La proportion entre le Christ et le portique n’est pas d’essence différente de celle qui lie
la hauteur et la largeur d’une porte. Mais le Christ nous est assez familier, comme tous les autres personnages
de la scène, comme les corbeaux qui débordent du toit, comme les colonnes, pour que nous puissions croire
à des unités de mesure qui ne seraient pas arbitraires.
La répétition d’un même module est un outil de mesure et de collocation efficace. A tort ou raison, on
suppose que les chaque caisson du plafond est identique à tous les autres. Alors, on peut parfaitement
mesurer la longueur de la salle : 3 plafonds à caissons. On peut connaître la largeur d’un plafond : 7 caissons.
Quelle est la longueur d’un caisson ? Cent centièmes de caisson !
Daniel Urbain, La Flagellation du Christ en 3 D, collection particulière

Le plan où les évènements sont rabattus est un outils de connaissance presque aussi efficaces que le module.
De front, nous pouvons estimer la proportion d’une porte. De biais, le plan du sol nous permet dévaluer
l’éloignement relatif des personnages qui y posent les pieds.
La ligne permet de rapporter les éléments d’un plan sur l’autre, de ramener le Christ dans l’axe de la porte et
les trois personnages de droite en avant du portique, au point que tout paraît contenu dans un réseau d’arêtes
vives qui facilitent nos collocations19.
L’angle droit, enfin, permet la construction de bissectrices imaginaires, qui nous assurent que le portique est
un carré presque parfait. L’angle à 90° n’a pour lui qu’une petite propriété remarquable, qu’il partage avec
l’angle de 60° : il permet un maillage régulier de figures identiques ; cette seule propriété suffit à notre attente.
Le travail d’un jeune artiste marseillais nous montre assez bien que les rabattements qui permettent de lier la
géométrie à bâtons et la géométrie à tâtons ne sont pas des métaphores : le plan est un rabattement
opérationnel de 3 à 2 dimensions ; la convention est un rabattement opérationnel des proportions sur des
d’objets reconnus ; le module est un rabattement opérationnel de la géométrie dans l’arithmétique ; etc.
Contrairement à ce qui dit la doxa, il n’est absolument pas nécessaire de « voir dans l’espace » pour être
architecte. Tout un chacun peut « voir dans l’espace » et personne n’imagine sérieusement qu’on puisse voir
ailleurs que dans l’espace. La compétence particulière de l’architecte est d’organiser un réseau serré de
relations pataphysiques entre des éléments rabattus dans une géométrie que l’observateur peut comprendre.
Il importe peu que les architectes veuillent ou ne veuillent pas construire des objets connaissables. C’est ce
qu’ils font. Ils font coïncider deux géométries. Ce n’est pas si simple. L’architecte affronte un grand nombre
de difficultés, souvent liées à l’épaisseur des choses, dont l’exemple le plus frappant est la formidable affaire
de l’angle mort.

L’affaire de l’angle mort


Le cube impossible

Les choses occupent un certain volume. L’épaisseur des corps rigides et des joints qui les séparent pose
toutes sortes de problèmes. N’importe quel bricoleur sait qu’il est rigoureusement impossible de constituer un
cube avec six faces carrées, parce que les faces sont des corps rigides épais et que les joints qui les séparent
doivent superposer deux bords francs. Ce problème a trouvé plusieurs solutions imparfaites qui, étrangement,
ressemblent presque toutes à de l’architecture.

A B C D E F G

Le croisement impossible

Le problème de rabattement le plus commun est le croisement de deux lignes. En géométrie euclidienne, les
deux lignes se croisent, sans solution de continuité, en un seul point (A). Dans la géométrie incarnée, les
arêtes de deux lignes épaisses se replient sans jamais se croiser (B), en totale contravention avec la géométrie
dont nous avons l’intuition. Pour restaurer la continuité d’une des lignes, il est possible d’interrompre l’autre
par des joints affirmés (C). Pour maintenir les deux lignes, il est possible de retourner l’horizontale épaisse
autour de la verticale (D). Le nœud épais qui en résulte étant réglé sur le même axe de symétrie que la
verticale, il apparaît comme un épaississement de cette verticale, tandis que ses arêtes vives prolongent les
arêtes de l’horizontale. Les classiques ont systématisé ce dispositif en multipliant les lignes horizontales (E) ;
l’empilement de plusieurs débords affirme à la fois l’axe de symétrie vertical et la continuité des arêtes
horizontales. Certains modernes ont également utilisés le même principe (F) : l’axe de symétrie assure le
continuité verticale et le prolongement des arêtes assure la continuité horizontale. Il est également possible
d’affiner les lignes à l’approche du nœud, qui sera figuré par une petite sphère (G).

Un autre problème de rabattement est la division d’une certaines distance en travées égales. En géométrie
euclidienne, un segment peut être divisé en autant de parties égales que l’on veut : Y = X / N. En géométrie à
tâtons, pour un trait de scie d’une épaisseur E, la division en N parties égales est Y = X – E ( N – 1) / N, ce
qui implique un nombre fini de divisions, au delà duquel on se coupe les doigts.
Si nous voulons diviser une façade X en travées séparées par des colonnes d’épaisseur E, il faut compter : Y
= X – E ( N + 1 ) / N, qui se construit géométriquement en retranchant l’épaisseur E du segment considéré,
en divisant le solde par la quantité N et en reportant l’épaisseur E de chaque travée.
Si nous flanquons chaque colonne E1 de deux petits pilastres E2, aux angles chanfreinés E3, d’arêtes E4, etc.
nous aurons
Y = X – Somme Em ( 2m / 2 ) x ( N + 1) / N.
En pratique, les architectes s’en tiennent prudemment à deux ou trois occurrences.
Brunelleschi, Florence, chapelle Pazzi

L’incontestable supériorité de la géométrie à bâton tient à ce que la théorie des intervalles explique la
difficulté des divisions dans la géométrie à tâtons. Mais ça n’enlève rien aux difficultés du rabattement.
L’addition des deux problèmes évoqués – le croisement de deux lignes et la division d’une grandeur en
travées égales – complique singulièrement le problème architectural du poteau d’angle, déjà considérable
quand il est saillant, parfaitement insoluble quand il est rentrant.
Brunelleschi a généralement pris le parti de souligner les angles de ses murs gris clair par des pilastres gris
foncé en saillie légère du plan des murs. A l’arête saillante des murs, le chapiteau est un peu compliqué mais
le pilastre se retourne sans trop de difficulté.
En revanche, l’angle rentrant est bizarre. Sur un des cotés, il ne reste qu’un moignon de pilastre, traité sans
procès : c’est effectivement le solde du pilastre à l’intersection exacte des deux plans.

Florence, palais Strozzi

C’est sur le même principe que la première Renaissance traite les angles rentrants des cours intérieures. Au
rez-de-chaussée, on obtient des colonnes impeccables, dans les angles exactement comme en partie
courante. Mais à l’étage supérieur, dans l’angle rentrant, les pilastres qui finissent les travées sont noyés dans
l’épaisseur du mur. Les travées d’angles, flanquées d’un coté par un pilastre complet et de l’autre par un
moignon, paraissent incomplètes et déséquilibrées. En référence à notre connaissance intuitive de la géométrie
euclidienne, on ne comprend pas pourquoi une division parfaite au rez-de-chaussée, sans les murs, génère
une division imparfaite à l’étage, avec l’épaisseur des murs.
La solution que les architectes vont trouver est de renforcer les angles en doublant les pilastres, avec un joint
creux au Palais Ducal d’Urbino ou, plus généralement, avec un gros pilastre saillant.

Laurana, Urbino, palais ducal

Ces pilastres d’angles peuvent apparaître, en première lecture, comme un renforcement structurel des angles.
C’est ce qu’ils sont pour partie.
Mais en premier lieu, c’est la résolution d’un problème purement géométrique, une nécessaire conciliation
entre la géométrie que nous voulons voir et la géométrie des corps solides que nous mettons en œuvre.
La solution demeure imparfaite : en étage, on gagne des travées complètes avec les murs ; au rez-de-
chaussée, on perd la régularité de la division sans les murs.
Un problème du même ordre concerne les angles saillants et conduit également les architectes à redoubler les
pilastres d’angles. Mies van der Rohe est confronté à ce problème dans sa carrière américaine, quand il tente
de reconstituer des boites fermées20.

Mies van der Rohe, 1 Seagram building, 2 Lake Shore Drive, 3 I.T.Illinois

Les façades du Seagram building de New York et du Lake Shore Drive de Chicago sont régulièrement
tramées, à l’intérieur par des poteaux structurels, à l’extérieur par des lisses décoratives. Mais l’épaisseur des
poteaux ne permet pas, à l’angle saillant, une continuité de l’angle. Au contraire des classiques, qui
épaississent l’angle, Mies van der Rohe l’allège jusqu’au nu du poteau intérieur. Le poteau d’angle de la
bibliothèque de l’Institut Technologique de l’Illinois montre le goût personnel de Mies van der Rohe pour ce
type de dispositif sophistiqué. Mais au Seagram building, Mies n’avait pas le choix, il était confronté à un pur
problème de géométrie. Ce n’est pas un problème de construction : aussi fins que soient les poteaux et les
joints, tant qu’ils ont une certaine épaisseur, le problème demeure. En règles générale, les architectes
négligent le problème quand les joints et les matériaux sont d’épaisseurs inférieures au demi-centimètre. Mies
van der Rohe et Carlo Scarpa s’obstinent jusqu’au dixième de millimètre. On a justement qualifié Mies de
platonicien. Il faut le prendre au sens propre : Mies a une « idée » de l’angle, issue de la géométrie
euclidienne, mais se coltine avec les incarnations forcément imparfaites de la géométrie à tâtons.
Avant d’affronter courageusement le problème classique de l’angle, Mies a usé d’un autre dispositif qui règle
radicalement le problème : le plan libre. La dissociation des points porteurs et des enveloppes a l’extrême
mérite géométrique de ne jamais compromettre les poteaux et les murs, de ne jamais avoir à se poser la
question de l’angle mort. Les poteaux sont d’une trame impeccable.

Plan Libre. Mies van der Rohe, Barcelone, pavillon allemand

Entre sol et plafond, les murs glissent assez loin des poteaux pour ne pas les compromettre, assez près d’eux
pour constituer avec eux un seul objet de connaissance : « le mur et les deux poteaux qui le frôlent ».

Boite longue. Mies van der Rohe, maison Fansworth, Plano

Une autre technique moderne pour régler le problème d’angle est de ne jamais retourner des façades
équivalentes. Si, dans une boite longue, les deux cotés de l’angle ont des mesures et des collocations très
différentes, en particulier si un seul des cotés est organisé en travées répétitives, il n’y a plus de problème
d’angle : la régularité ne s’évalue que sur un seul des deux axes21.
Bruno Zevi, Le langage moderne de l’architecture, p.25

Entre les classiques et les modernes, le programme a changé : les classiques usent et abusent du pilastre. Les
modernes s’interdisent l’ornement, en particulier l’ornement saillant, auquel ils préfèrent le joint creux. Ce seul
impératif suffit à expliquer pourquoi ils vont généralement éviter la solution classique du problème d’angle. On
ne saurait négliger, dans une évaluation complète, le goût moderne pour les lignes filantes, les dissymétries, les
angles creux. Mais d’une façon générale, dans le rabattement géométrique, dès lors qu’ils s’interdisent le
pilastre, ils n’ont pas d’autre choix pour traiter l’angle que le plan libre, les façades contrastées ou le
maniérisme de Mies van der Rohe.
Bruno Zevi interprète le plan libre et ses dérivés comme une volonté moderne de « casser la boite » qui nous
enfermait. C’est peut-être ce que les modernes ont voulu faire…
Mais comme ils avaient mis le pilastre saillant à l’index, ils ne pouvaient plus construire une boite
régulièrement tramée qu’à certaines conditions formelles. Ils n’avaient pas le choix : « ces évènements nous
échappent, feignons d’en être les instigateurs ». Tout se ramène en dernière instance à ce dès à 6 faces
qu’on n’arrive jamais, pour des raisons strictement géométriques, à construire avec six faces régulières.
L’harmonie consiste, assez souvent, à produire les apparence d’une géométrie euclidienne, rigoureusement
impossible dans le monde que nous pouvons connaître.

Suite
Retour

1- A propos des déterminants dimensionnels, voir Hamburger, Dupré, Paul, Savignat, Thiebaut, Deux essais
sur la construction, 1981
2- Dans le cas d’espèce, la « bonne proportion » qui fonde la prescription met le lit en rapport de 1,10 avec
une personne d’assez grande taille. Assez simple, cette proportion n’est pourtant pas si facile à expliquer
complètement. Elle mêle des considérations fonctionnelles – un modulor de 0,91 lit peut bouger les pieds
sans faire tomber la couette – des considérations pratiques – un nain de 0,60 modulor dort très bien dans un
lit trop grand – et des considérations économiques – les joueurs de basket professionnels de 1,2 lits ne
constituent pas une part de marché significative.
3- Il y a une « météorologie » du projet, avec ses zones de hautes et basses pressions, qui évoluent, qui se
concentrent, qui se dissipent. Dans le temps du projet, la prévision n’y est ni pire ni meilleure que celle de la
météo nationale. Un architecte expérimenté sait quel seront, demain, les zones de hautes pressions du projet
où un grand nombre de contraintes sont en concurrences. A une semaine près, il peut prévoir quels
problèmes vont se déplacer du grand escalier vers les bureaux. A long terme, il sait qu’au « beau temps » de
l’esquisse va succéder l’hivers de l’avant-projet détaillé. Mais entre le semaine et la saison, il ne sait
pratiquement rien.
4- L’état français reconnaît officiellement « l’utilité publique » de l’architecture. C’est dans cette perspective
de droits et de devoirs qu’a été décrété le recours obligatoire à l’architecte. Les revendications corporatistes
l’oublient trop souvent.
5- Ibid, page 88
6- Cité par Gadol, Leon Battista Alberti, 1969 p.105
7- Choay, La règle et le modèle, 1980, p.125
8- Voir Fichet, La théorie architecturale à l’age classique, Essai d’anthologie critique, 1979
9- la forme suit la fonction
10- Perec, Espèces d’espaces, 1971. Perec imagine, entre autres choses, une répartitions des fonctions qui
ne serait pas réglés sur des heures – déjeuner à 7 heure en cuisine, salle de bain à 8 heures, télé à 19 heure,
etc. – mais sur des jours, avec des pièces appropriées à chacun, lundoir, mardoir, mercredoir, etc. Notre vie
commune n’est certainement pas moins bizarre et incohérente que celle là.
11- Les mérites de l’académie ne doivent pas occulter ses travers. La conception de l’unité y est très
restrictive. Les parties ne sont pas seulement subordonnée au tout, mais aussi à « un élément commun
d’intérêt » dont Gromort précise plus loin la nature : c’est un « élément principal dominant », une « tête de
plan » qu’on place en haut et dans l’axe du Pannet et qu’on flanque de corps symétriques subordonnés.
12- Sa biographie complète a été établie par Alfred Jarry, Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, 1911
13- Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, 1998
14- Conférer annexe 1
15- Copie d’autant plus satisfaisante qu’en la circonstance, il n’y a pas d’original de cette façade.
16- Et 2 escaliers parallèles, dont l’un, au bout de la rampe, nous est caché
17- Le Corbusier a gagné un bataille, mais il a perdu la guerre. Sous les pilotis de la Cité Radieuse, on
compte les morts : l’alignement du boulevard Michelet, le rapport du boulevard au chemin de Mazargue, les
maisons voisines rapetissées par la masse immense. On ne peut pas aimer quelqu’un qui publie la Charte
d’Athènes en 1943
18- L’exemple n’a pas été choisi au hasard. Les peintres et les architectes de la Renaissance ont
certainement voulu, plus qu’aucuns autres, exalter l’ordre et la mesure. Mais n’y a pas de bâtiment qui, de
près ou de loin, n’utilise pas tout ou partie des figures de rabattements.
19- On reconnaît bien sûr les éléments essentiels de la théorie de Le Corbusier : le plan générateur du volume
; le volume des prismes purs ; la surface où s’inscrivent les lignes accusatrices et génératrices du volume.
20- L’analyse du poteau d’angle de Mies Van der Rohe se trouve partout. La plus réjouissante est due à
Charles Jencks, Modern Movements in architecture, 1973, trad. Mouvements modernes en architecture,
1977, p.120
21- Mais on verrait d’un peu plus près que le problème de retournement demeure à l’échelle des dormants
en acier et des cloisons de verre, que Mies traite aussi avec une rigueur apparente.

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De la désillusion

6. Plaisir

« Il n’y a pas de symbole attaché à ces formes »


Le Corbusier, tradition orale

En insistant constamment sur le caractère heuristique de l’architecture, ces cours sont forcément décevants.
La beauté indicible a d’autres charmes que le savoir explicite. On se rassure à juste titre en constatant le
solde de la théorie : même après que l’édifice a été constitué en objet de connaissance, il y a encore de la «
finalité sans fin » que toutes les fins explicites n’épuisent pas. Mais il y a déjà du plaisir dans le savoir,
quand il est offert. La beauté particulière de l’objet de connaissance, la désillusion, sera montrée en
conclusion, passant une dernière fois par Athènes et Rome.

Athènes

Dans une lettre à Romain Rolland de 1936, Freud s’entretient d’un certain « trouble de mémoire sur
l’Acropole »1 dont il a été victime. Déjà mûr, déjà célèbre, Freud a l’habitude de partir en vacances chaque
année avec son frère cadet.
Cette année là ils n’ont qu’une semaine de libre et se décident pour Corfou. Arrivés à Trieste, un ami les en
dissuade : « Qu’y feriez vous à cette époque de l’année? Il fait tellement chaud que vous ne pourrez
rien entreprendre. Allez donc plutôt à Athènes. Le vapeur de la Lloyd part cet après-midi, il vous
laissera trois jours pour visiter la ville et il vous reprendra au retour. Ce sera plus agréable et plus
avantageux. ».
En le quittant, les deux frères sont d’humeur maussade, ils imaginent toutes sortes d’obstacles et se
persuadent mutuellement que l’idée est mauvaise.
Mais à l’heure d’ouverture des bureaux de la Lloyd, ils s’y retrouvent comme par hasard, ils prennent leurs
billets, sans débat, « comme si cela allait de soi. » Plus tard, arrivé sur l’Acropole, Freud est saisi d’une
idée étrange : « Ainsi tout cela existe réellement comme nous l’avons appris à l’école ! ».
Il décrit son étonnement comme un dédoublement de la personnalité : « la personne qui manifestait son
sentiment se distinguait beaucoup plus nettement qu’il n’apparaît d’ordinaire d’une autre personne
qui, elle, enregistrait la manifestation, et toutes deux étaient étonnées, encore que ce ne fût pas de la
même chose. La première faisait comme si, sous cette impression indubitable, il lui fallait croire à
quelque chose dont, jusque là, la réalité lui avait paru incertaine. En exagérant un peu, elle faisait
comme quelqu’un qui, se promenant en Ecosse sur les bords du Loch ,ess, verrait tout à coup le
corps du célèbre monstre jeté sur le rivage devant lui et serait ainsi contraint de s’avouer : il existe
donc vraiment ce serpent de mer auquel nous n’avons jamais cru ! Mais l’autre personne s’étonnait à
bon droit parce qu’elle ignorait que l’existence réelle d’Athènes, de l’Acropole et de ce paysage eût
jamais été un objet de doute. Elle eût été plutôt préparée à une expression d’exaltation et de
ravissement. »
Pour interpréter son trouble, Freud écarte d’emblée qu’il puisse s’agir d’un doute réel. Même enfant, il a
toujours cru à l’existence de l’Acropole. En revanche, il rattache son sentiment au scepticisme dont il avait
fait preuve à Trieste.
Il identifie un too good to be true commun, « un de ces cas de scepticisme qui se manifeste si
fréquemment quand on est surpris par une nouvelle messagère de bonheur, quand on a gagné le gros
lot, obtenu un prix, ou, pour une jeune fille, quand l’homme secrètement aimé a demandé sa main à
ses parents, etc. ». Il en trouve les causes : « ,ous ne pouvions pas croire que la joie de voir Athènes
nous fût réservée. Le fait que la portion de réalité que nous voulions refuser n’avait été d’abord
qu’une possibilité détermina les particularités de notre réaction sur le moment. Mais lorsque nous
nous trouvâmes sur l’Acropole, la possibilité était devenue réalité, et le même scepticisme trouva une
manière différente de s’exprimer, beaucoup plus claire toutefois. Sans déformation, le scepticisme
aurait dû dire : "Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de voir Athènes de mes propres yeux, ce
qui est pourtant incontestablement le cas!" En me rappelant de quel désir ardent de voyager et de
voir le monde j’étais possédé pendant mes années de lycée et plus tard, et avec quel retard ce désir a
trouvé un début d’accomplissement, je ne m’étonne pas des répercussions qu’il a eues sur l’Acropole;
à cette époque j’avais quarante-huit ans. ».
Freud identifie les raisons psychologiques de son trouble. Il n’était pas dit que les fils d’un négociant peu
cultivé iraient jamais à Athènes.
En se trouvant là, Freud manifeste sa supériorité intellectuelle à l’égard du père, il « dépasse le père », il
franchit un interdit, il se sent pris en faute, un peu à la manière de Napoléon 1e qui, le jour de son
couronnement, glisse une question à son frère : « Que dirait Monsieur notre père2 s’il pouvait être ici
maintenant ? »
Ces raisons psychologiques nous importent moins que la forme du trouble, finement analysée par Freud, qui
identifie, à partir d’un premier refus de croire – il n’est pas possible que je sois sur l’acropole – deux
déplacements du propos initial : « d’abord il est rejeté dans le passé, puis transféré de mes rapports avec
l’Acropole sur l’existence de l’Acropole elle-même ».
Ce n’est pas de l’Acropole dont il doute, mais de sa propre présence à l’Acropole. « La situation
comprend ma personne, l’Acropole et ma perception de celle-ci. Je ne sais où caser ce doute, puisque
je ne peux pas mettre en doute les impressions sensorielles qui me viennent de l’Acropole. Mais je me
souviens que, dans le passé, j’ai douté de quelque chose qui avait affaire avec cet endroit justement,
et je trouve là l’information qui me permet de replacer mon doute dans le passé. Mais du même coup
le doute change de contenu. Car je ne me rappelle pas simplement que dans mon jeune âge je doutais
de jamais voir d’Acropole moi-même, j’affirme qu’à cette époque je n’avais absolument pas cru à la
réalité de l’Acropole. C’est justement ce résultat de la déformation qui me permet de conclure que la
situation d’alors sur l’Acropole contenait un élément de doute à l’égard de la réalité. »
Freud a voulu échapper à un sentiment d’étrangeté – ce que je vois là n’est pas réel – et n’y parviens qu’au
prix d’un énoncé erroné sur le passé – j’ai un jour douté de l’existence de l’Acropole. Il voit, au sentiment
d’étrangeté, l’envers « d’autres phénomènes, ceux qu’on appelle fausse reconnaissance, déjà vu, déjà
raconté3, illusions dans lesquelles nous voulons accepter quelque chose comme faisant partie de notre
Moi, de la même façon que dans les sentiments d’étrangeté nous nous efforçons d’exclure quelque
chose de nous-mêmes. ».
A ce titre – le sentiment d’étrangeté fonctionne à l’envers de l’illusion – il n’est pas déraisonnable de le
désigner comme désillusion.

Rome

Nous imaginons, sans preuves, que Le Corbusier a été victime d’un même sentiment d’étrangeté quand il est
arrivé à Rome.
Le premier indice est « la Leçon de Rome » qui tient une place particulière dans « Vers une architecture » :
c’est le seul article qui ne traite pas un problème théorique ou d’actualité. Dans la suite des propos de Le
Corbusier, la « Leçon de Rome » apparaît de prime abord comme une parenthèse, un « billet d’humeur »
contre les pensionnaires de la villa Médicis. En deuxième analyse, c’est une manière de résumé pour
l’ensemble de l’ouvrage. Ce peut être aussi un point de rupture dans la biographie du jeune Charles Edouard
Jeanneret, avant qu’il ne devienne Le Corbusier : « mettre dans Rome des étudiants architectes, c’est les
meurtrir pour la vie. »4
En 1911, Jeanneret, âgé de 24 ans, entreprend un voyage en Orient dont il rend compte par une série
d’articles que publie la « feuille d’avis de La Chaux-de-Fonds », plus tard regroupés en volume5. Il passe
par Rome à son retour, ville qu’il ne mentionne qu’en quelques lignes désabusées. Au demeurant, il doit y
être assez préoccupé par les conditions de son retour en Suisse, par une rupture annoncée, inéluctables, avec
son maître en architecture, L’Eplattenier. Il craint moins ses ennemis – explicites depuis les premières années
de sa formation – que les amis qu’il ne peut plus suivre, pour des raisons théoriques, quelle que soit
l’affection qu’il leur porte encore. Probablement, il se sent à la fois traître et trahi. Il avait pris le large en
Orient : « j’avais entrepris cette cure, ce voyage pour me guérir »6. Il en reviendra douloureusement
perturbé : « …vais je faire de ma vie une lutte accablante contre ce à quoi je suis destiné ? Y en a-t-il
assez de souffrant et de meurtris ? Soit, je deviendrais comme L’Eplattenier. Et vous me promettez
que vous ne m’aimerez plus ? »7 Il hésite encore, il ne pourra clairement dire qu’un an plus tard ce qui se
joue alors : « C’est tout plein de masques, c’est des rictus partout. Des masques qu’il faut faire tomber
(…) il a fallu briser avec L’Eplattenier »8. Son passage à Rome est sur ce chemin là.
Nous y reconnaissons l’image d’un père symbolique – L’Eplattenier – que Jeanneret va devoir dépasser pour
devenir Le Corbusier.
Un autre thème biographique paraît en pointillé : la religion. Le scepticisme de Jeanneret, issu d’une ville
protestante, à l’égard de la religion en général et du catholicisme en particulier, transpire dans la démarche
qu’il entreprend auprès d’un curé de la Chaux-de-Fonds qui veut construire une église : « Et ce bon
Monsieur9 Cottier de trouver que j’étais un bon protestant au moins au courant des choses de l’Eglise
de Rome, et plus amoureux de la messe, et enclin à une compréhension, à des amitiés dûment
catholiques (…) En tout cas, Monsieur Cottier, de me confesser, qu’après cette heure d’entretien, il
était tout heureux et joyeux de rencontrer un architecte et en somme une personne qui parlait de
choses rares, qui comprît certaines manifestations plutôt subtiles, qui ne fut dans la glèbe et la marne
jusqu’au cou, et qui crût en les pierres, en les lignes, en les volumes, comme on croit en Dieu, en la
musique, comme on croit en un nuage qui passe, en un ciel de saphir. »
Après un long séjour en pays orthodoxes, c’est bien la capitale des catholiques que traverse le jeune
protestant. Rien n’existe, dans les ors de la Rome baroque, qui ne soit marqué par la contre-réforme. Rien
qui ne puisse être perçu autrement, par un protestant, que comme la marque d’une persécution ancienne ?
En tout cas, le retour de Le Corbusier à la pénombre et aux sensualités baroques se fera justement quarante
ans plus tard, à la chapelle de Rongchamp, que l’église catholique lui commande, comme un acte
d’allégeance à son talent ! En tout cas, dans « La Leçon de Rome », la seule église que Le Corbusier cite
sans réserve (ce qui ne sera pas le cas de saint-Pierre) est de rite grec, « cette toute petite église de Sainte-
Marie, église de gens misérables, (qui) proclame dans Rome bruyamment luxueuse, le faste insigne de
la mathématique, la puissance imbattable de la proportion, l’éloquence souveraine des rapports » !
Il n’est pas exagéré d’imaginer dans Rome le jeune Jeanneret habité, dans le tumulte d’une extrême
sensibilité, par quelque désir de revanche, par quelque haine pour le masque hideux de l’inquisition.
Ces deux thèmes biographiques, ces deux solitudes – être moderne contre ses anciens maîtres, être
protestant à Rome – s’intriquent étroitement avec les délibérations théoriques qui animent le jeune homme : le
prisme pur et l’œil situé « à 1 m 70 du sol ».
Le prisme pur est une idée ancienne. Jeanneret n’est plus un débutant. Il a visité l’Italie du Nord en 1907, il a
travaillé à Paris ou il a rencontré Perret, et à Berlin, il a travaillé chez Berhens, il a rencontré Gropius et Mies
van der Rohe en 1910. Il a quelques visions déjà de ce que sera son architecture. C’est précisément au
retour de son voyage en Orient qu’il l’énonce clairement : « Des rues droites avec des fenêtres en damier
aux façades ; pas d’ornement. Une seule couleur, un seul matériau dans toute la ville. Des autos
déferlent, des aéroplanes passent sans plus qu’on les regarde. Il y aurait de vos rues sur les toits, au
milieu des fleurs et des arbres »10. Cette vision enfin moderne est systématiquement associée aux prismes
purs : « Ici et là il y aurait un temple, un cylindre, une demi-sphère, un cube, un polyèdre. Et des
espaces vides pour souffler »11. Une seule couleur sied à ces prismes : « je balbutie de la géométrie
élémentaire avec l’avidité de savoir et de pouvoir un jour. Dans leur course folle, le rouge, le bleu et
le jaune sont devenus blanc. Je suis fou de couleur blanche (…) Il faut blanchir le monde et couper les
Giebels »12. Ce qu’il nous dit, aux aéroplanes près, ressemble de très près aux villes grecques, aux toits
plats, aux murs lisses et blancs qu’il vient de quitter. Mais ce qu’il faut, partant ou revenant de la ville
européenne, pour restituer cette pureté, ressemble de très près à une mutilation. Les Giebels, il faut les
couper ! Les pierres de Rome, il faut les laver ! Un texte de 1914 le dira plus précisément : « Qu’on prenne
un jour la râpe, le rabot et l’éponge ; qu’on ravale les façades, qu’on aplanisse les cadres, qu’on lave
plafonds et murs. S’il reste quelque chose à regarder, ce sera le rythme, la cadence des volumes,
l’engendrement des masses, la proportion : l’architecte en sortira respecté. Et s’il ne reste que
cacophonie, chaos, pauvreté, l’architecte sera démasqué. Raclez le Parthénon et dépeuplez ses
frontons et ses frises : le Parthénon demeure (il est justement ainsi à Athènes). Voyez à Pompéi, les
"maisons du Boulanger", "du Boucher", toutes mutilées par les laves ; comment expliquer
l’enthousiasme qui vous saisit quand vous passez d’une chambre dans l’autre et de là au jardin ? En
serait-il de même de beaucoup de nos maisons d’aujourd’hui, toutes salies de décors, lorsque les laves
d’un volcan y auraient passé ? ,on. Preuve que l’activité de l’architecte, s’absorbe dans la
fabrication futile d’ornements éphémères, grimaces de toutes nos villes. En supprimant cette grimace,
on en supprime la provenance : plus de maisons de technicums allemands, plus de maisons de l’Ecole
des Beaux-Arts, plus de façades Renaissance à coté d’une Gothique, face à une autre de ,orvège ou à
un chalet suisse. Quel nettoyage ! Et plus même enfin de "modern styl" (sic) ? Les villes de nouveau
reprendront de l’uniformité. L’architecture nouvelle alors, dans son jansénisme apparent13, saine et
franche, n’aura-t-elle pas droit de cité ? Personne, dans quelques années, ne s’étonnera à son aspect,
pas plus qu’à rencontrer en mer un paquebot au lieu d’une goélette. Dans sa forme neutre mais
vivante, elle s’offrira docilement aux influences du milieu pour ne plus faire tache »14. La mention
réitérée de la pureté, de la tache, du blanc fou et d’une certaine éruption volcanique pourrait suggérer à un
psychanalyste le trouble commun d’un jeune homme de 24 ans qui voyage seul dans l’Orient mystérieux. Plus
sérieusement, Jeanneret veut supprimer les « grimaces » de l’architecture comme il veut faire tomber les «
masques » de ses amis et de son maître. Il veut « laver » et ravaler les monuments catholiques, romains, au
rang d’un « chalet suisse », janséniste, forcément janséniste. L’objet théorique de Le Corbusier, le « volume
pur », s’imbrique très étroitement avec les thèmes de la biographie personnelle de Jeanneret.
L’œil situé « à 1 m 70 du sol », celui de l’analyse pittoresque de Choisy, va étrangement changer de nature
et va permettre à Jeanneret de passer sans hiatus théorique – sinon sans émoi personnel – de son premier
amour, Camillo Sitte, à son dernier avatar, Le Corbusier. Tout porte à croire que L’Epplatenier n’a lu
Camillo Sitte qu’en diagonale, pour y retrouver quelques convictions personnelles. Jeanneret fut un lecteur et
un commentateur beaucoup plus attentif. Dans son manuscrit de 1910, « la construction des villes », il
explique fort bien la loi du point mort que Sitte énonçait. Le point mort est situé à l’écart des embouchures,
des croisements, des flux divers qui sillonnent le sol d’une place. C’est justement aux points morts que sont
édifiés les monuments et les fontaines, là où ils paraissent les plus grands, là où ils sont assurés du maximum
d’effet, par un regard en biais, par une vue plongeante, par un pas de coté. Quand Jeanneret commente Sitte,
quand il défend les rues courbes, les places biscornues, il insiste tout particulièrement sur les vues biaises, les
regards en coin, les perspectives fuyantes. Il développe et systématise la notion présente chez Sitte de la
place publique considérée comme « pièce à ciel ouvert » : « Les éléments plastiques indispensables à la
beauté d’une place dérivent tous d’une condition primordiale : la corporalité. ,ous avons déjà dit
cette vérité de La Palice, qu’une œuvre d’art plastique doit être concrète, saisissable aux regards. Or
les places du 19e siècle (…) n’ont pas de corporalité ; tandis que les villes de toutes les belles époques,
avaient au plus haut degré le caractère de volume, de chambre. Si une place n’est pas une chambre
aux vastes lambris, aux meubles judicieusement placés, aux fenêtres percées sur de belles
perspectives, elle ne peut prétendre à quoi que ce soit de la beauté ; telle la rue droite, longue et non
fermée, elle est un volume inexistant pour l’œil, par conséquent inexpressif »15. La question de la
corporalité, dérobée à Camillo Sitte et transmise à Bruno Zevi, est justement celle qu’on attendait, en vain,
dans « le dehors est toujours un dedans ». C’est qu’entre-temps, l’œil situé « à 1 m 70 du sol » a changé :
« l’œil est absolument incapable de mesurer certaines figures géométriques dans l’espace (…). C’est
une fois de plus que s’affirme la nulle valeur du dessin sur le papier et l’obligation pour le traceur de
plan de voir les choses dans l’espace. »16
Une fois de plus, Jeanneret utilise le mot « espace » aux deux bouts d’un même paragraphe, dans le sens
commun. Qu’est-ce que c’est que cet œil d’abord incapable de mesurer dans l’espace mais contraint de voir
dans l’espace ? C’est encore l’œil abusé de Sitte et de Choisy, l’œil qui équilibre des masses apparentes
dans son champ de vision, qui confond les objets petits et loin, qui prend les vessies pour des lanternes.
En vieillissant, l’œil de Jeanneret va gagner en assurance : « Le cube d’aspect et le cube réel sont
instantanément jaugés, pressentis par l’intelligence. » La montagne au fond de la villa d’Hadrien, qui
paraît si petite dans le champ de vision, l’intelligence la jauge instantanément à sa juste valeur. Comme nous
tous, Jeanneret savait bien que l’œil est plus malin que les apparences. Mais c’est Le Corbusier qui a
absolument besoin d’un œil intelligent, pour évaluer à leurs justes mesures les « prismes purs » qui, dans le
montage de Choisy et Sitte, paraissent nécessairement déformés. Les reconstitutions de la Rome que Le
Corbusier aurait pu aimer sont axonométriques ou axiales, objectives plutôt que subjectives, reconstruites par
l’intelligence plutôt qu’en vue directe de l’œil abusé.

Le Corbusier, Vers une architecture, p.128

C’est le fin mot de « l’espace architectural ». Même sans le désigner, Jeanneret l’a compris à travers Sitte et
Choisy, comme une donnée subjective. Le Corbusier doit absolument s’en débarrasser, pour mieux voir les
prismes purs.
Le lavement dont rêve Jeanneret, est une terrible désillusion : dans Rome, une certaine vérité est cachée par
l’ornement. L’œil de Jeanneret ne la voyait pas, l’intelligence de Le Corbusier la dévoile. L’œil, éblouit par le
soleil d’Orient, s’est dessillé dans le clair-obscur baroque. Nous voulons croire que c’est précisément à
Rome que Jeanneret a été pris d’un divin vertige : « Ainsi Saint Pierre est aussi grand que nous l’avons
appris à l’école… Mais, bon dieu, que les bénitiers sont vilains ! »
Le Corbusier veut montrer ce qu’il a découvert. Il veut « exclure quelque chose de (lui)-mêmes », il veut
mettre dans les choses une découverte qui lui appartient en propre. Il veut fabriquer du réel.

Réel

Le réel est un objet fabriqué, même si le bon sens nous engage à la considérer comme une donnée préalable
à toute pensée et à tout discours : « a rose is a rose is a rose… »17. Le réel est a priori sans mystère : c’est
ce qui est, tout ce qui est, rien que ce qui est… Et Descartes range l’existence parmi « les notions qui sont
d’elles mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir »18. De ce point de vue, le réel n’est
certainement pas « fabriqué » : il est ce qui est ; il précède tout ce que je peux en dire ; il survit au dernier
regard que je porte sur lui ; c’est un objet sans sujet. A l’extrême rigueur, le sens commun concède que le
sujet a sa part dans l’objet : l’homme a inventé le concept de « réel », par sa pensée ; il a modifié une part du
réel, par son travail ; il est lui-même une part du réel, par son existence. Si je veux, quand je veux, je peux
déplacer les lignes, infléchir un tant soi peu le réel. Si je n’y étais pas, le réel serait autrement fait. Mais je
demeure persuadé qu’il se passerait de ma présence sans trop de difficulté.
Mon expérience confirme ma croyance. J’emploie le mot « réel » pour désigner ce dont je ne suis pas le
maître, ou, pour parler comme les stoïciens, « ce qui n’est pas de moi ». J’ai cru voir une oasis dans le
désert : ce n’est pas réel ! il n’y a que le sable sec : c’est réel ! J’imagine un loup-garou : ce n’est pas réel !
un chien s’approche : c’est réel ! J’espère un billet gagnant : ce n’est pas réel ! la mise est perdue : c’est réel !
Réellement employé, le mot « réel » désigne ce qui ne dépend ni de mes sens, ni de mes pensées, ni de mes
désirs. Le réel s’entend par opposition à l’apparent, au relatif, au possible, à toutes les façons dont un sujet
considère un objet. Pour réintégrer le sujet dans le réel, il faut le considérer à son tour comme un objet : il a
réellement cru voir une oasis, il a réellement imaginé un loup-garou, il a réellement espéré gagner au loto…
Quand il parle du réel, le sujet considère un monde sans lui.
Le sujet lui-même est un concept a priori sans mystère : c’est moi, convaincu de ma propre existence au
monde. Ce pourrait être un autre, en ce qu’il serait également convaincu de sa propre existence.
De cette notion là, nous pourrions dire aussi qu’elle est d’elle même si claire qu’on l’obscurcirait en la voulant
définir. Mais Descartes lui-même l’a singulièrement obscurcis en la dédoublant : « je pense, donc je suis ».
Le second « je », celui qui est, est bien une part du réel, que je reconnais comme ma propre personne. Mais
le premier « je », celui qui pense, apparaît comme un préalable : « je pense donc je suis ». Le sens commun
concède que, historiquement, l’enfant « est » avant que de « penser ». Mais il penserait avant que de pouvoir
conclure à sa propre existence. Il n’est pas hors du monde mais paraît ne pouvoir penser qu’à coté du réel…
Confusément, je crois que ma pensée est en dehors du réel auquel je pense.
Mon expérience confirme ma croyance. Si le « je » est d’usage commun, au même rang que le « tu » et le «
il », je n’emploie le « moi-je » que pour désigner un quant-a-moi, une position de repli, une manière de se
tenir assez loin du réel pour n’en être ni le dupe, ni l’esclave. Tantôt, moi-je peux seul identifier le réel : « ils
croient que c’est une oasis mais, moi, je sais que c’est un mirage ». Tantôt, moi-je peut seul s’échapper
du réel : « ce n’est q’un chien, mais, moi, je suis libre d’y voir un loup-garou ». D’une façon ou d’une
autre, quand il parle de soi, le sujet considère une part du monde qui n’est pas le réel.
Ainsi, dans un monde unitaire, le moi et le réel se définissent par exclusions mutuelles : le réel, c’est le monde
sans moi ; moi, c’est une part du monde qui n’est pas le réel. Les hommes n’ont pas toujours et partout
conçu le réel et le sujet par exclusions mutuelles, ni explicitement, ni même implicitement. Parménide en serait
mort de rire. De fait, il est mort. Mais nous autres, vivants, devons encore constater que notre sens commun
est incohérent : « ce qui est est » ; « ce qui n’est pas n’est pas » ; je suis, donc il n’y a ni réel sans moi, ni
moi hors du réel.
Ce sont des circonstances datées et situées qui nous font adopter un point de vue différend : un positiviste
croit observer le réel sans y participer ; un électeur croit librement déterminer le réel sans être déterminé par
le réel ; etc.
En deçà de l’évidente historicité des idées, nous voudrions voir, dans la condition humaine, au moins une
circonstance partagée où cette conception bizarre du réel est strictement nécessaire. Nous n’en sommes pas
loin, quand nous considérons un sujet qui cesse de croire ce qu’il a cru : dans une caverne platonicienne, il
croit voir une pipe ; il réalise que ce n’est qu’un tableau ; il conclut que ce n’est pas une pipe… mais il se
souvient avoir pensé le contraire. Il s’en sort en construisant deux objets distincts : le réel où il n’y a jamais
eut de pipe ; le sujet qui a cru voir une pipe.
C’est justement parce qu’il se trompe de temps en temps qu’il considère le réel comme une hypothèse
crédible : « Qu’il doive exister une donnée pure, c’est là, je pense, l’irréfutable conséquence logique du
fait que la perception suscite des connaissances nouvelles. Supposons par exemple que j’ai accepté
jusqu’ici un certain groupe de théories, mais que je m’aperçoive maintenant qu’il y a quelque part
parmi ces théories une erreur. Il y a nécessairement dans ce cas quelque chose qui ne se déduit pas des
théories antérieures, et ce quelque chose est une donnée nouvelle dans ma connaissance des faits
concrets, car nous entendons par "donnée" simplement un fragment de connaissance qui n’est pas
déduit. »19
Objectivement, l’hypothèse réaliste est sans contradiction logique : il y a un réel et le sujet en fait partie. Mais
dans l’expérience subjective de la désillusion, c’est un divorce incohérent : il y a un réel et un sujet qui
s’excluent mutuellement. Dès lors que le sujet a compris le tableau de Magritte comme la représentation
d’une pipe, dès lors qu’il y reconnaît sa propre représentation d’une pipe, la pipe elle-même devient
suspecte, enserrée dans un jeu de miroirs où le réel ne se dévoile jamais en personne. L’enfant cesse de
croire au père Noël. Mais à la joie de débusquer une petite illusion, de constituer le réel hors de lui, succède
l’envie d’impossibles retrouvailles : les ombres qu’il caresse sont familières, réglées à la mesure de sa main ;
les formes sont celles qu’il peut connaître, réglées à la mesure de sa raison ; l’étrangeté du sujet et de réel
demeure, ultime désillusion… Et l’homme retourne à Rome pour voir si, d’aventure, la Ville existerait encore.

Plans analytiques de Saint Charles au Quatre Fontaines

Livre en main – ce sera le « Génie de l’architecture européenne » de Nikaulos Pevsner20 – on découvre


Saint Charles aux Quatre Fontaines : « Cet édifice, mieux qu’aucun autre, est à même de nous faire
comprendre les avantages énormes que les architectes baroques trouvèrent à utiliser dans leur
composition des ovales plutôt que des rectangles ou des cercles. Pendant toute la Renaissance, la
clarté de la composition spatiale était restée le principal soucis des artistes ; le regard du spectateur
pouvait se déplacer sans rencontrer d’obstacle d’une partie à l’autre ; la signification de l’ensemble,
de même que celle des détails, demeurait claire et parfaitement lisible. Par contre, à St-Charles, on ne
peut, au premier coup d’œil, ni distinguer les éléments de l’édifice ni comprendre la manière dont ils
sont articulés pour créer un tel effet d’enroulement et de balancement. Pour analyser le plan, il vaut
mieux ne pas commencer par l’ovale situé perpendiculairement à la façade – aspect que donne
grossièrement l’église -, mais par la croix grecque couverte d’une coupole, motif de la Renaissance.
Borromini a donné à sa coupole le pas sur des bras qui ne sont, en vérité, que les extrémités
atrophiées d’une croix grecques (1). Les angles s’incurvent et, sous la coupole ovale, l’église a la
forme d’un losange étiré (2), bras rabougris de la croix grecque, point de départ, débouchant sur des
chapelles sans profondeur. Les chapelles de droite et de gauche sont des fragments d’ovale – si on
prolongeait leurs courbes, elles se rejoindraient au centre du bâtiment. La chapelle d’entrée et celle de
l’abside sont des parties d’ovales tangents à ceux des cotés (3)21. L’église St Charles est donc la
combinaison spatiale de cinq figures géométriques admirablement fondues les unes dans les autres.
Ainsi, en quelque place qu’on soit, on participe au rythme balancé de quelques unes d’entre-elles. »22
On ne doute pas, en entrant à Saint Charles, d’atteindre un satori, un sentiment de l’espace qui nous ferait
saisir l’essence du baroque, dilaté et contracté, unitaire et varié. Ca ne marche pas : le ciel est gris, les murs
muets, on partage la petite église avec un photographe japonais allongé par terre, qui essaye, lui aussi, de
saisir la substantifique moelle ; on est déçu, d’abord, désillusionné, ensuite : tout se livre à nous sans mystère,
les courbes et les contre-courbes sont toutes explicites, compréhensibles, intelligibles à un spectateur attentif.

Plans analytiques de Saint André du Quirinal

En remontant vers le Quirinal, on visite Saint André en passant, comme en passant Pevsner cite cette église
du Bernin. Le plan paraît sans mystère. Mais c’est là, par surprise, que se révèle ce sentiment de l’espace
qu’on espérait à Saint Charles. Où qu’on se trouve dans l’église, on croit être mal placé, on pense rater un
lieu d’où l’ensemble aurait été intelligible. On se déplace de mètre en mètre dans la quête éperdue d’un point
d’équilibre. L’effet est assez bien connu pour être rappelé sans fioriture. L’entrée et l’autel de Saint André
sont situé sur le petit axe d’un ovale. En revanche, le grand axe n’est pas prolongé par des chapelles, comme
on pourrait s’y attendre, mais par des pilastres (1). A la recherche de la plus grande dimension, le visiteur se
détourne des pilastres et recherche la profondeur des chapelles. Mais ces dernières ne convergent pas vers
un centre unique (2). En dehors de l’axe central, le visiteur ne peut embrasser la profondeur des niches que
par des vues biaises (3). L’ensemble du bâtiment lui paraît, à certain moment, étrangement dissymétrique.
Mais dès qu’il a compris l’artifice, de ceux que Jean-Marc Chancel appelle « les camemberts péteurs du
baroque »23, si faciles à éventer, le visiteur en rit de bon cœur et en revient à ce trouble essentiel de
l’esthétique architecturale : « Ainsi tout cela existe réellement comme nous l’avons appris à l’école ! ».
Et oui, ça existe vraiment, ni plus ni moins en notre absence qu’en notre présence. Les retrouvailles du sujet
et du réel, comme souvent dans les vieux couples séparés, sont rarement extatiques, empruntes d’une douce
langueur : on sait tout de l’autre.
Les raisons de ce retour au réel sont obscures. Pourquoi des milliers de touristes se pressent chaque jour à
Rome ? On y explore pas une terre inconnue. On n’en ramène pas un savoir nouveau qui vaudrait
l’admiration du monde. Même nos proches n’en sont pas épatés. Pour soi, on découvre encore quelques
choses nouvelles : les petits carrés d’ombres cendrées qui rappellent l’état antérieur de la chapelle Sixtine,
quand Michel-Ange n’était pas restauré aux couleurs de Mickey24 ; les échafaudages qui enserrent le temple
de Vesta ; un restaurant chinois de la via dei Giubbonari … On retrouve avec plaisir certaines vues
communes : les forums révélés par surprise, au palais des Sénateurs ; le trafic automobile étourdissant, au
Colisée, l’ombre d’Anita Ekberg, à la fontaine de Trevi… Mais rien n’est là, qu’un film, qu’un livre, qu’une
photo, ne rendraient aussi bien, ou mieux25. Sans doute, les architectes ont le privilège d’aller retrouver une
troisième dimension qui manque aux reproductions du moment et une échelle que les images réduites
trahissent. Ils pourraient s’en souvenir aussi bien, dans leur fauteuil, sans la cohue des aéroports ou le
vacarme des trains couchettes. Pour tous, la découverte est un alibi. La petite désillusion mérite un détour,
mais l’ultime désillusion vaut le voyage : aller constater, encore une fois, que le réel reste étranger au sujet…
et que la colonne Trajane est toujours à sa place.
Paul Veyne26 s’est sérieusement interrogé sur le prétendu « message » des 184 bas-reliefs enroulés en
torsade autour de la colonne, qui racontent les victoires de Trajan dans sa campagne de Dacie. Non
seulement nous ne maîtrisons plus les codes qui nous permettraient de les interpréter, mais, même à l’époque
de sa création, la hauteur de la colonne empêchait quiconque de discerner les images au delà des deux ou
trois premiers mètres.
Colonne Trajane

Adossé à une dizaine d’autres exemples, Paul Veyne montre que l’art ne parle pas à son public supposé : «
la colonne n’informe pas les humains, n’essaie pas de les convaincre par sa rhétorique : elle laisse
seulement constater qu’elle proclame la gloire de Trajan à la face du ciel et du temps. »27 Notre
présence n’est ni requise, ni interdite. Elle s’en moque, la colonne, de nos efforts pathétique pour comprendre
ce qu’elle dit au ciel et au temps. Nous pouvons même, moyennant finance, nous faire photographier devant
elle, au coté d’un clochard habillé en légionnaire romain. La colonne Trajane reste indifférente. Notre désir
secret serait qu’elle nous parle, par une miraculeuse réunion du sujet et de l’objet. Mais notre plaisir effectif
est dans le pur constat de l’objet. La colonne est là, qui se laisse embrasser d’un commentaire savant ou
trivial.
N’importe quel objet peut suffire à notre désir d’aller baiser le réel, avec la langue, pratique moderne.
L’architecture, grosse et immobile, est un candidat sérieux à cette fonction vitale. L’architecture ne nous parle
pas. Mais nous pouvons parler d’elle. Nous pouvons reconnaître la colonne comme un cylindre ; nous
pouvons estimer sa hauteur ; nous pouvons comprendre l’enroulement de sa torsade ; nous pouvons deviner,
par le frémissement des ombres, que les épisodes inaccessibles sont aussi soigneusement sculptés que ceux
qui sont à notre portée.
Nous pouvons connaître la colonne Trajane et la reconnaître comme un objet. L’architecte ne donne pas du
sens aux choses mais livre des choses à la langue.
On n’a pas lu tous les livres. Quoi qu’il sache, l’architecte sur le retour est encore surpris à chacune de ses
visites. Il est comme le visiteur innocent qui, ne sachant presque rien, est presque toujours ébloui. Mais l’un
comme l’autre en savent toujours assez pour reconnaître Rome, pour aimer la familiarité du troisième jour,
pour croire que « si Rome avait une Canebière, ça serait Marseille en plus petit. »28 On a tort de rire de
celui qui ramène à lui un paysage qui n’aurait jamais du se distinguer de lui, qui ravale sa part du monde, qui
rumine le réel, « pure création de l’esprit »29.
C’est la seule manière qu’il a pour dénouer le paradoxe de Jeanneret et déjouer l’échec de Le Corbusier : «
L’abstraction architecturale a cela de particulier et de magnifique que se racinant dans le fait brutal,
elle le spiritualise, parce que le fait brutal n’est pas autre chose que la matérialisation, le symbole de
l’idée possible. »30
Des clous ! A Saint Charles comme à Ronchamp, le visiteur rejoue à faire semblant de croire mais il est
crucifié au réel des prismes impurs. La porte grince. Le japonais se relève. Il n’y a pas d’idées dans les
choses. C’est déjà bien assez beau de voir des choses qui se laissent caresser par les idées.
C’est ce que corrobore la véridique affaire de la colonne penchée.

L’affaire de la colonne penchée

Les anciens, dit-on, appliquaient des « corrections optiques » à leurs bâtiments. Certaines d’entres elles sont
assez étonnantes.
La plus simple et la plus claire concerne les raccourcis angulaires. Pour un spectateur, les éléments situés en
limite du champ visuel, paraissent plus petits que les éléments vus de front, dans l’axe, parce que
l’observateur apprécie des distances angulaires plutôt que des distances linéaires. Cette déformation peut être
corrigée en agrandissant artificiellement les parties supérieures et latérales d’un édifice.
Pour présenter cette correction optique, Choisy produit une inscription gravée du temple de Priène où la
hauteur des lettres varie d’une ligne à l’autre, de telle manière, dit-il, qu’elles paraissent toujours de même
hauteur pour un spectateur placé au point O. On cite assez souvent des dispositifs de même nature
concernant les parties supérieures des cathédrales gothiques. Dans tous ces dispositifs, ont comprend
clairement que l’artifice employé vise à compenser un effet optique.
Mais les deux corrections optiques les plus fameuses sont beaucoup moins claires : le galbe des colonnes et
l’inflexion des temples grecs.
Les colonnes classiques sont galbées, prétendument pour corriger un effet d’optique. Il y a bien un effet
d’optique, lié à la perspective : un pur cylindre, vu de près, paraît se rétrécir vers le haut et, très légèrement,
vers le bas ; quand un observateur lève la tête, les bords parallèles du cylindre ont un point de fuite commun
et le haut de la colonne paraît plus étroit que sa base.
Mais, paradoxalement, le galbe qui est donné aux colonnes ne corrige pas cet effet. Il l’accentue : la partie
qui est réputée à hauteur d’homme est augmentée, tandis que le haut est rétréci. L’explication généralement
donnée est citée par Choisy : « nous lisons dans un traité grec d’optique cette remarque, qu’un cylindre
exact paraît étranglé en son milieu. » Combien d’étudiants se sont usés les yeux à chercher le
rétrécissement apparent des cylindres ? Il est, dans le meilleurs des cas, infinitésimal, par comparaison avec le
raccourci perspectif que tout un chacun peut constater en levant les yeux.

Choisy, effet d’éloignement et galbe des colonnes, p.320, 321


Choisy, Histoire de l’architecture, t1, p.322, 323

Les corrections optiques apportées aux temples grecs sont de même nature. Choisy considère qu’une façade
strictement rectangulaire (A) paraît avoir des colonnes qui s’écartent vers l’extérieur (A’) et un fronton
concave vers le bas (R). Ce serait pour cette raison que les grecs auraient apporté une certaine correction
optique (R’) en infléchissant légèrement les colonnes vers le centre et en relevant le milieu de l’entablement.
Mais là aussi, l’expérience d’un temple vu de près contrarie le principe. En levant la tête vers les chapiteaux,
on voit les colonnes qui se rétrécissent vers un point de fuite commun ; en regardant de coté, les parallèles
des entablements fuient à l’horizon. Là aussi, loin d’être une correction optique, l’artifice (R’) est une
accentuation du raccourci perspectif.
La bizarrerie n’échappe pas à Choisy qui conclut : « Vitruve nous parle de l’artifice des courbures comme
d’une pratique qui se serait perpétuée jusqu’à l’époque romaine, et la raison qu’il en donne est celle
que nous en avons rapporté : la compensation d’une erreur visuelle plus ou moins inexpliquée, mais
indiscutable comme fait. La théorie de Vitruve serait décisive, si la flèche légère produisait l’illusion
de la ligne droite. En réalité, la courbure reste sensible. Est-ce à dire que le but soit manqué ?
,ullement : que l’on en ait ou non conscience, il résulte de cette allure inusitée des lignes une
impression étrange et neuve. (…) l’édifice échappe à l’aspect vulgaire des constructions à lignes
rigides, il s’empreint d’un caractère imprévu et neuf qui se soustrait peut être à l’analyse mais nous
saisit alors même que nous en ignorons le vrai sens et la cause. »31

Panofsky, Figure 4, perspectives curviligne et droite, d’après Guido Hauck

Le trouble de Choisy est à rapprocher d’un étrange propos que tient Erwin Panofsky dans « La perspective
comme forme symbolique »32 : « …alors qu’en projection perspective plane les lignes droites sont des
droites, ces mêmes droites sont perçues par notre organe visuel comme des courbes à courbure
convexe en partant du centre de l’image. Ainsi, un pavement en échiquier objectivement rectiligne
semble se bomber comme un bouclier quand on s’en approche, alors qu’au contraire tel motif
décoratif curviligne semble en quelque sorte se redresser : a telle enseigne que les lignes de fuite d’un
édifice, qu’en construction perspective plane on représente par des droites, devraient être
représentées par des courbes si l’on considère l’image rétinienne effective – sans oublier qu’en toute
rigueur les verticales devraient elles aussi, contrairement au dessin de Guido Hank reproduit dans la
figure 4, subir une légère incurvation vers l’extérieur. »
Contrairement à Choisy, Panofsky ne se trompe pas sur l’effet : un pavement en échiquier se bombe
effectivement quand on s’en approche, si on le regarde avec attention. Plus que la courbure rétinienne, le
raccourcis perspectif y contribue. Notre œil, en se tournant à droite et à gauche, voit les lignes parallèles
converger vers les points de fuites extérieurs. L’erreur de Panofsky la plus extraordinaire concerne
l’assimilation d’une perspective à une image rétinienne. L’auteur sait bien, pourtant, qu’une perspective ne
tapisse pas un fond de l’œil, mais s’intercale entre l’œil de l’observateur et l’objet supposé, de telle manière
qu’à chaque point de la représentation perspective corresponde un point de l’objet supposé.

Principe de projection perspective

Si une déformation s’appliquait à l’impression rétinienne de l’objet, elle s’appliquerait exactement de la même
manière à l’impression rétinienne de la perspective qui le remplace. Il n’y a donc aucune raison de corriger
dans la perspective, située en amont du cristallin, un effet d’optique supposé qui se situe en aval du cristallin.
Panofsky, d’une si rare finesse d’analyse en règle générale, paraît avoir commis un lapsus. Il a voulu
confondre la représentation dessinée et la représentation que s’en fait le sujet. Il a voulu mettre hors du sujet
une impression de fond de l’œil qui appartient au sujet. Il aurait, lui aussi, été la victime consentante d’une
désillusion.
Le Corbusier. Vers une architecture. Photo du Parthénon

Quiconque a porté des lunettes a pu constater, la première semaine, des déformations hallucinantes, et les
semaines suivantes, une remise en ordre des droites et des plans. Non seulement les déformations curvilignes
du fond de l’œil, mais toutes déformations extérieures d’assez longue durée, sont systématiquement corrigées
par l’esprit humain. Pour tout un chacun, avec ou sans lunettes, les droites sont droites, les cylindres sont
cylindriques, les rectangles sont rectangulaires. L’esprit corrige en permanence les illusions qu’il connaît bien,
y compris le raccourci perspectif. Panofsky le sait d’autant mieux que dans l’ensemble de son ouvrage, c’est
précisément ce qu’il veut démontrer : la perspective n’est pas une représentation fidèle de la réalité mais une
forme symbolique historiquement datée. L’homme qui, avant l’invention de la perspective, considérait un
cube, voyait précisément un cube, avec six faces égales, comme nous autres. C’est parce qu’il interprétait
immédiatement l’ensemble de trois losanges irréguliers comme étant un cube qu’il a pu, si longtemps, ne pas
s’apercevoir ou ne pas vouloir réaliser qu’en projection plane tronconique, les arêtes des losanges apparents
convergeaient vers des points de fuites. Comme on l’a déjà vu, la difficulté n’est pas de « voir dans l’espace
», ce que tout un chacun sait faire quand il interprète un cube à partir de trois losanges, mais de « voir en
plan », d’admettre que sur le plan de projection, les parallèles sont convergentes, les jambes sont plus
courtes que les bustes, les rouges unis vont du jaune au violet, etc. La difficulté de la représentation est de
voir les choses avant le filtre calculateur de l’esprit.
Si les architectes grecs n’avaient pas inventé l’objectif photographique de 28 mm, qui arrondi les lignes
droites, ils avaient certainement observé qu’avant le filtre calculateur, les hauts des colonnes se rétrécissent et
les rectangles se gonflent à la manière d’une perspective curviligne. Ils n’ont pas corrigé une illusion
perspective, ils l’ont accentué, mis en exergue, mise au jour de ceux qui étaient trop calculateurs pour la voir.
Si, à toute force, il faut tenir à ce que le galbe du Parthénon soit une correction optique, elle est toute
différente : là où nous croyons voir des cylindres, l’architecture grecque nous rappelle que notre œil perçoit
des fuseaux ; là où nous croyons voir un rectangle, l’architecture grecque nous prévient que notre œil ne
perçoit qu’une forme gonflée comme un oreiller.
Dans un premier temps, la courbure du temple nous rapproche du réel : de loin, nous voyons le Parthénon
comme nous le verrions de plus près, dans le raccourcis perspectif. Dans un deuxième temps, la déformation
nous éloigne du réel : la courbure qui était en nous est jetée hors de nous.
La métis* d’Ictinos va au-delà d’une architecture qui se donne à savoir ; elle informe des conditions de ce
savoir ; elle associe dans un même mouvement les deux moments de la désillusion : elle instaure et révèle un
camembert péteur ; elle donne à voir des colonnes qui sont exactement comme nous pouvons les connaître.
Cronos, père de Zeus, ayant dévoré les autres enfants qu’il avait de Rhéa, Métis lui fit boire par ruse un
vomitif, qui fit sortir les enfants hors du dieu cruel et permit à Zeus de triompher de son père. Ictinos ne fait
pas autrement.
Comme Freud à mis sur le dos de l’Acropole le doute qu’il avait eut, lui, de voir l’Acropole, comme
Panofsky a mis sur le dos de la perspective une déformation qu’il avait vue, lui, en s’approchant d’un
échiquier, comme Le Corbusier a mis sur le dos de l’architecture les murs blancs qu’il avait vu, lui, dans une
carrosserie romaine débarrassée de ses marbres, Ictinos a mis sur le dos du Parthénon la courbure qu’il avait
vue, lui, dans les entablements.
Les architectes mettent dans les choses les illusions qui nous appartiennent en propre. Et nous revenons,
toujours, constater ce qu’il y a de nous dans les choses, et tenter, en vain, de ravaler un peu du réel dont
nous sommes privés. Tout porte à croire que nous y prenons plaisir.

Edward Dodwell, vue de l’Acropole, 1821

Dans la tradition humaniste, l’architecture est à la mesure de l’homme. Elle n’est pas à son image. Elle n’est ni
fragile, ni petite, ni mortelle comme nous sommes. Elle est à la mesure de nos moyens de connaître le monde.
Certains autistes ont la capacité remarquable d’estimer assez exactement les dimensions d’un ouvrage
quelconque, comme d’autres peuvent extraire une racine cubique d’un nombre à huit chiffres sans reprendre
leur souffle. Cela n’a rien d’étonnant, au regard des capacités d’un esprit humain. Une calculette de bureau,
dont nous avons tous la prétention de penser qu’elle est moins intelligente que nous, sait extraire une racine
cubique sans délai significatif, un télémètre binoculaire pourrait mesurer les distances sans trop de calculs. Ce
n’est pas par bêtise que nous ne savons pas faire ce que font des machines rudimentaires. Notre incapacité à
recevoir, sans procès, toute l’information du monde, est une chance qui nous est offerte. A un certain moment
de son histoire, l’esprit humain a pu, un peu, échapper à « l’aveuglante proximité du réel »34 que Michel
Bitbol reconnaît comme notre principale difficulté à connaître le monde. Mais ce que nous avons gagné en
esprit critique, nous en payons le prix fort : c’est à tâtons que nous devons reconnaître un monde qui, à
d’autres, se livre sans mystère et sans espoir. Nous ne recouvrons la juste mesure des choses qu’à l’aide
d’artifices, dans un monde apaisé de lignes, de plans et de conventions.

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1- Freud, Eine Erinnerungssttirung auf der Akropolis, 1936. Trad. "trouble de mémoire sur l’Acropole",
Résultats, idées, problèmes, 1985, p.221à 230
2- En français dans le texte
3- En français dans le texte
4- Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, p.140
5- Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1966
6- lettre à Ritter, 18/09/1911, La construction des villes,1992, p.181
7- lettre à Ritter, 22/12/1914, idem p.181
8- lettre à Ritter, 04/09/1912, ibid p.179,
9- C’est nous qui soulignons « Monsieur », « Rome » et « confesser »
10- lettre à Ritter, 01/11/1911, Ibid, p178
11- Ibid, p.178
12- Ibid, p.178
13- c’est nous qui soulignons
14- le Renouveau dans l’architecture, l’œuvre, Bentelli, Berne, 1914
15- Le Corbusier, La construction des villes, manuscrit de 1910, 1992, p.104
16- Idem, p.88
17- Gertrud Stein, Making of Americans, 1925
18- Descartes, Principes, I, X
19- Russel, Signification et vérité, 1969, p.140
20- Pevsner, An Outline of Européan Architecture, 1943, trad. Génie de l’architecture Européenne, 1991
21- Les croquis et les références ont été ajoutées par nos soins
22- Pevsner, An outline of européan architecture, 1943. Trad. Génie de l’architecture Européenne, 1991
23- Chancel, Pierre Puget n’existe pas, 2004, p.37
24- On nous dit, on nous répète, que les nouvelles couleurs de la chapelle sont celles de l’original. Comment
ne pas le croire ? Mais comment ne pas reconnaître l’effet de vérité que produit un des derniers
commentaires de Guy Debord : « On refait même le vrai, dès que c’est possible, pour le faire ressembler
au faux. (…) C’est pourquoi les fresques de Michel-Ange devront prendre des couleurs ravivées de
bandes dessinées… », Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988
25- Fellini Roma devrait, une fois pour toute, décourager le visiteur, s’il est seulement en quête d’une
découverte, forcément décevante.
26- Veyne, "Propagande expression roi, image idole oracle", La société romaine, 1991
27- Idem, p.321. Pour ceux qui voudraient vérifier que, de toute façon, on y comprend rien, on peut voir des
moulages en plâtre de tous les panneaux au musée de la civilisation romaine
28- D’après Alexandre Dumas, "Si Paris avait la Canebière, Paris serait un petit Marseille", Le Comte
de Monte-Cristo, t.1 c.1 et Si Paris avait la Canebière, Darcelys, Barnoin, Manse, 1931
29- Le Corbusier, Vers une architecture, p.165
30- Idem, p.15
31- Choisy, Histoire de l’Architecture, t.1, p.323
32- Panoksky, Perspektive als symbolische form, 1927. Trad. La perspective comme forme symbolique,
1967
33- Idem, p.49
34- Bitbol, L’aveuglante proximité du réel, 1998

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Modernité Vs Actualité – 2004

La désillusion est une expérience commune : on ne peut plus croire ce que l’on croyait auparavant ; on se
représentait un objet ; on le découvre autrement fait que sa représentation ; on reconnaît cette représentation
préalable comme une illusion, c’est-à-dire comme un état du sujet, plutôt que comme un état de l’objet. La
désillusion est généralement considérée comme une perte, parce que le réel est souvent plus dur que sa
représentation : on cesse de « croire au Père oël » parce que le réel « ne fait pas de cadeau ». Mais par
ambivalence, la désillusion apparaît aussi comme un plaisir nécessaire, au moins depuis que Platon l’a
imaginée dans sa caverne, et bien après que Brecht l’a mise en œuvre dans son théâtre. Á mesure que le
monde moderne perfectionne les moyens techniques de l’illusion, l’homme moderne se complait dans la
découverte des artifices, dans la révélation des secrets, dans la mise au jour des conspirations, dans
l’éventement des complots. La désillusion est si nécessaire que quand le réel est conforme à sa
représentation, ce qui peut arriver, le sujet en vient à imaginer de fausses représentations, à seule fin de les
dissiper. Cette forme de la désillusion est la plus parfaite. Elle est vécue par Freud sur l’Acropole, dont il
constate l’existence, comme s’il en avait douté auparavant[1]. Elle peut être ce que Charles Edouard
Jeanneret vit à Rome, dont il évente les artifices, comme s’ils l’avaient abusé auparavant. Plus simplement, la
désillusion est de toutes les visites architecturales, des attentes déjouées, des espoirs déçus, des plus
heureuses surprises, des écarts creusés, à dessein, entre les constructions et leurs représentations
rétrospectives, des étrangetés attribuées, à tort, aux objets plutôt qu’aux sujets. Les foules se pressent à
Venise, à Rome, à Shanghai, avec la même soif de réel qu’un homme politique qui se rend « sur le terrain »,
avec la même sincérité qu’un écrivain qui vient, en personne, « témoigner » d’une guerre qui se déroule à
deux heures d’avion de Paris, comme si cette précision horaire, qui fait bon compte des aléas du trafic aérien,
conférait un surcroît d’étrangeté à l’évènement. Á Madrid et à New York, aux lendemains des attentats, on
éclaire les décombres de l’architecture avec des bougies.

Pour qu’advienne une désillusion, il faut qu’une représentation chasse l’autre. Il faut que le sujet reconnaisse
la (nouvelle) représentation pour sa plus grande fidélité à l’objet qu’il considère. D’une façon ou d’une autre,
il faut que le sujet ait à connaître son objet, par un témoignage digne de foi, peut-être, par une expérience
sophistiquée, par un raisonnement savant, ou plus sûrement, pense-t-il, par la méthode de Thomas : « Parce
que tu m’as vu, tu as cru. ». Avide de certitude, le sujet ne se satisfait pas d’un seul regard. Comme
l’apôtre, il veut mettre son doigt dans la marque des clous, il veut passer la main sur le coté blessé. Il
escompte un objet aussi complaisant que le fils ressuscité, qui se livre sans réserve aux investigations de son
disciple : « avance ici ton doigt, et regarde mes mains ; avance aussi ta main, et mets-la dans mon côté
». Hélas ! Les phénomènes naturels se laissent moins facilement caresser par celui qui veut les connaître : les
bêtes se rebiffent ; les montagnes gardent leurs distances et les gouffres, leurs secrets. Alors, pour
qu’advienne une désillusion, il revient à l’architecte de construire certaines parties du monde, de les faire telles
que nous pouvons les connaître, aussi sûrement que le permettent nos moyens de connaître. Ces moyens sont
si limités, nos mots si peu appropriés aux choses, nos sens si facile à abuser, qu’il n’est pas si facile de les
désabuser. L’architecture y parvient tantôt, en construisant des objets identifiés, bornés, classés, rangés,
mesurés, énumérés, etc. Á ces conditions, au terme d’un examen sans autre appareil de mesure que ses sens,
un sujet peut prétendre à la désillusion : « c’est plus petit que je l’imaginais », dit-il. Il ne traite pas des faux
semblants. C’est l’objet lui-même qu’il juge « plus petit » que la représentation qu’il en avait. Mais qu’est-ce
qu’il en sait, le sujet ? Et comment il le sait ? Et pourquoi il en est convaincu ? Pour autant qu’elles soient
traitées en raison, ces questions sur la validité d’une connaissance sans appareil constituent une manière
d’épistémologie de la connaissance vulgaire : à quelles conditions un objet est connaissable par un homme
sans appareil ? De fait, les réponses raisonnées à cette seule question constituent un reflet assez crédible des
traités d’architecture que nous connaissons, ou plus encore, le modèle d’un traité d’architecture générique qui
rassemblerait toutes les petites ficelles du métier sous un seul grand chapeau : l’architecture est la
production d’objets connaissables.

Ce modèle n’est pas nouveau. De nombreux théoriciens ont justifiés une part de leurs prescriptions
architecturales par des exigences de clarté et de simplicité. En particuliers, les prescriptions académiques –
franchise du parti, contraste des proportions, par exemple – visent moins le bon goût que le bien
connaître. Plus systématiquement et consciemment, Kevin Lynch a produit un reflet crédible de l’art urbain
traditionnel, un modèle théorique de cet art, en répondant à une seule question : à quelles conditions un sujet
en sait-il assez sur la ville qu’il pratique pour en dessiner un plan fidèle, de mémoire ? Mais Lynch est trop
intelligent, hélas, pour s’en tenir à cette épure ; il commente, il amende, il explique, il complique, il arrondi les
angles, il estompe la brutalité du modèle par le raffinement des repentirs[2]. D’une façon ou d’une autre, le
modèle théorique sous-jacent à de nombreux travaux n’est jamais avoué dans sa forme la plus abrupte :
l’architecture est la production d’objets connaissables. Comme tout bon modèle, il est contradictoire,
réducteur, incomplet, partiellement réfuté, il brinquebale, il prend l’eau de toute part, mais il va vite. Plus vite
que Panofsky : les églises gothiques sont connaissables par la pensée scholastique[3]. Plus vite que le
Modulor : les séries géométriques uniformément croissantes sont connaissables par des mesures sans
appareil. Etc. Le modèle théorique – l’architecture est la production d’objets connaissables – permet de
déduire, à moindre frais, ne nombreuses prescriptions anciennes[4]. Au demeurant, la nouveauté de mon
travail tient moins à l’expression brutale et systématique d’une théorie déjà effleurée par de nombreux
auteurs, qu’au lien entre cette théorie et l’expérience sensible de la désillusion : pour qu’advienne une
désillusion, il faut qu’une représentation chasse l’autre, il faut que le sujet reconnaisse la (nouvelle)
représentation pour sa plus grande fidélité à l’objet qu’il considère ; il faut que cet objet soit connaissable. Si
la connaissance de l’objet est nécessaire au plaisir esthétique de la désillusion, il y a lieu d’énoncer des règles,
nécessaires, sinon suffisantes, à ces plaisirs esthétiques. Ca n’est pas rien, surtout dans un monde où il n’y
aurait plus d’autre plaisir esthétique que la désillusion. Cette prééminence de la désillusion dans l’expérience
esthétique contemporaine, effleurée dans le livre, peut être plus longuement développée à partir d’un
exemple.

Il y a une petite quinzaine, avec un retard bien compréhensible dans nos provinces, je découvrais «
l’Architecture du Réel » d’Éric Lapierre[5], dont l’enthousiasme pour les créations du moment contraste de
façon si charmante avec les photos implacables qui illustrent son propos. Alors que j’admirais les images
d’Emmanuel Pinard, Paola Salerno et Claire Chevrier, si proches de la désillusion, je craignais naturellement
que le texte, postérieur à mon propre ouvrage à ce propos[6], mais infiniment plus prestigieux et largement
diffusé, révèle les raisons de notre fascination à voir ainsi certains chef d’oeuvres en posture de bouches
trous. J’étais d’autant plus inquiet quand j’abordais le chapitre que l’auteur consacre à « l’inquiétante
étrangeté », présentée par Freud comme une face refoulée de la familiarité, en ce sens très proche de la
désillusion. Je ne fus soulagé qu’au terme de ma lecture : Éric Lapierre ne dit rien de décisif à ce propos. De
son propre aveu, il se délie de Freud. Il maintient « l’inquiétante étrangeté » au coté du mystère et du
supplément d’âme. Selon lui, l’objet ne doit pas se livrer au premier regard : « l’inquiétante étrangeté
impose une résistance à l’appréhension, elle créé une forme d’exigence pour aller, au-delà des
apparences premières et immédiates, au cœur d’une œuvre ». Fine pupille, il soupçonne « la
construction d’architectures qui se donnent à percevoir en tant que phénomènes physiques immédiats
», mais, en repentir immédiat, il revient à la magie. Il devine que l’affaire se joue du coté de l’inquiétante
familiarité des architectures nouvelles, qui se livrent à nous sans réserve, qui se donnent à connaître sans délai.
Mais il ne peut croire, comme la plupart des gens, qu’il y aurait quelque difficulté technique à se montrer et
quelque prouesse artistique à paraître. Alors, il dénie la pure jubilation qu’il eut probablement, comme nous
tous, à voir l’architecture dans son plus simple appareil. Éric Lapierre craint de perdre ses illusions, il rêve
d’étoles et de pénombres, il préfère l’érotisme à la pornographie. Ce n’est pas seulement un faute de goût. Il
rate de bons moments.

Maison pour un Officier de Marine, Le prieuré, l’Illustration, 30 mars 1929


Maison pour un Officier de Marine, Bernard Desmoulin, Ambérieu

Pour montrer une désillusion en acte, il faut voir la Villa Lyprendi, comme elle est représentée dans l’ouvrage
de Lapierre. Cette barrette de trente-quatre mètres de long, encastrée dans la colline, dont j’apprécie
l’auteur, égal à ce qu’il est, m’est d’autant plus chère qu’elle appartient à la collection retreinte, mais de haute
tenue dans l’histoire de l’architecture, des Maisons pour un Officier de Marine, où se côtoient le remarquable
Prieuré, paru dans l’Illustration du 30 mars 1929, et l’exceptionnelle maison d’Ambérieu que Bernard
Desmoulin dessina, pour un ami commun, qui commandait, conjointement, le feu nucléaire et un sous-marin
approprié à cet effet. De ce moment, j’ai aimé la façon dont les architectes, travaillant pour des officiers de
marines, pétrifiaient le temps et l’air du large, mais ce sont des raisons moins personnelles qu’il faut montrer
ici.

httpwww.archilab.orgpublic2000catalogriccioricci02.htm
(en attente d’un scan du AA 02/1999)

1) L’intérêt de la villa Lyprendi ne concerne, ni l’objet isolé, ni le rapport qu’il entretient à la pente. Le
bâtiment est parfaitement présenté dans le numéro de février 1999 de l’Architecture d’Aujourd’hui, en
contre-plongée serrée, idéalement isolé entre les rochers et les pins. C’est propre, efficace, mais aussi
convenu qu’un exercice scolaire, que n’importe quel honorable étudiant en architecture aurait pu dessiner.
L’adjonction tardive d’une tenue de camouflage n’y change rien. Nous admirons le tour de force procédural :
celui qui a dégotté un tel client et qui a construit une telle maison à Toulon est certainement plus digne
d’éloge qu’un maître de ballet qui aurait monté le Lac des Cygnes à Bagdad, pendant l’assaut. Mais
l’excellente note technique, qui récompense l’exploit sportif, n’a aucune incidence sur la note artistique, tout
juste correcte. Rien, dans l’objet isolé, ne nous épate comme nous avons été épatés par le Stadium de
Vitrolles. C’est la colline toute entière qui nous fascine, avec tout son barda. C’est en grand angle que la villa
mérite plus qu’une double page et c’est en grand angle que Ricciotti la présente fièrement : « Dans un
lotissement catalogue du désastre culturel, consécutif aux dérives de la confiance néorégionaliste, (…)
cette maison de refus de la crispation identitaire, propriété d’un officier de marine, affirme, le dos
tourné au territoire, la seule fascination crédible : voir la mer d’abord et Toulon de loin ! »[7]

Villa Lyprendi, Photos de Paola Salerno et Claire Chevrier,


l’Architecture du Réel, Éric Lapierre

2) L’intérêt de la villa Lyprendi n’est pas non plus dans un rapport exclusif au grand paysage. Les photos de
Paola Salerno et Claire Chevrier montrent très nettement que « voir la mer d’abord et Toulon de loin »
n’est pas une « fascination crédible ». Depuis la terrasse, les cadrages sont systématiquement contaminés
par les maisons voisines et par les premiers plans bâtis, qui participent à notre trouble, dedans comme
dehors. L’émoi du visiteur n’a pratiquement rien à voir avec le spectacle affligeant du grand bleu, ni avec les
politesses déprimantes qu’il doit faire à son hôte : « Qu’elle belle vue ! m’écriai-je en arrivant sur une
terrasse ! »[8]. Pour concilier le plaisir qu’est sensé procurer un pur horizon et le plaisir effectivement suscité
par le bric-à-brac qui l’encombre, Ricciotti brouille les cartes : « Oui j’étais au Janicule. Oui Rome a brûlé
». Peut-être, il s’imagine en Pape, ou plus probablement en Empereur. Suburre est en flamme. Il a lui-même
ordonné l’incendie. Il jouit, conjointement, d’un constat et d’une promesse, du chaos brûlant dans la nuit et
de l’horizon dégagé qui viendra au petit jour. Il joue de la lyre. Bonjour la modernité ! La villa Lyprendi
serait, dans cette perspective, un manifeste contre le « désastre culturel, consécutif aux dérives de la
confiance néorégionaliste », contre « la crispation identitaire », et tout ce qui s’ensuit, nous dit Ricciotti.

Villa Lyprendi, Photo d’Emmanuel Pinard,


l’Architecture du Réel, Éric Lapierre

3) L’intérêt de la villa Lyprendi n’est pas non plus dans un quelconque message qu’elle adresserait au monde.
La présence d’une maison moderne dans un lotissement régionaliste ne dit rien, ne démontre rien, qui ne
puisse être renversé.

La Vie à la Campagne °76, 15 septembre 1932

Au propos convenu des architectes modernes – seul face à la mer – fait pendant les propos convenus des
architectes régionalistes : « La côte des Maures, du Lavandou à Saint-Tropez, comporte une succession
de collines admirablement orientées, où de nombreuses villas sont construites chaque année. La
plupart, inspirées des vieilles maisons de Provence et du Languedoc, et construites en matériaux du
pays, s’harmonisent parfaitement avec le milieu. Mais parmi celles-ci, n’est-il pas regrettable de voir
surgir des constructions cubistes, d’une fantaisie déconcertante, par leur silhouette et leurs couleurs ?
»[9] Des paysages pratiquement identiques sont montrés en exemple par les deux partis, les mêmes pièces
servent des convictions différentes. Sans doute, la colline pelée qui, en 1932, sert d’argument aux
régionalistes, n’est pas exactement la même que celle de 2003. Le paysage de 1932 oppose des bâtiments
de même type, simplement différenciés par les toits en tuiles et les linteaux arqués. Le paysage de 2003
oppose non seulement deux styles, avec ou sans tuiles, mais également deux types différents, la barrette
encastrée dans la pente, virtuellement discrète, et la maison à deux étages sur plateforme en déblai-remblai,
réellement tapageuse. Cette différence n’empêche pas que les deux discours antagonistes trouveront, sur
l’une ou l’autre des collines, assez d’arguments pour considérer l’une et l’autre comme des preuves à charge,
ou à décharge. Les discours constitués sont des interprétations concurrentes, mais crédibles, des faits les plus
courants. Ces discours ont été spécifiquement forgés, et trempés, pour résister à l’épreuve de ces faits. Il
faudrait, pour les ébranler, certains faits nouveaux et surprenants, certaines maisons que nous nous n’aurions
jamais vues, certains paysages que nous n’aurions pas connus.
Plan et coupe de la Villa Lyprendi

4) Enfin, l’intérêt de la villa Lyprendi n’est pas non plus la nouveauté, ni celle du bâtiment, ni celle du
paysage, ni de l’un dans l’autre. Le bâtiment est convenu. Le paysage est d’une parfaite banalité : une colline
entaillée, pelée et bâtie, comme presque toutes les autres, de Marseille à Menton. Á son profil encore arboré,
nous pouvons deviner ce que fut cette colline avant d’être occupée. Par goût personnel, nous pouvons
regretter ce qu’elle fut. Mais en aucun cas, nous ne pouvons feindre la surprise : une colline constructible,
dans le Var, c’est ça ! J’entends bien qu’un certain persan, qui n’aurait eut à connaître la région que par un
guide Baedeker des années vingt, puisse en être déconcerté. Mais nous autres, nous savons qu’une maison,
même moderne, nécessite un permis de construire, que ce permis n’est accordé, même dans le Var, que si
le terrain est en zone constructible, et qu’une zone constructible, surtout dans le Var, est entièrement
occupée par un méli-mélo de villas néo-provençales, finement persillé de maisons modernes. Le sachant,
nous n’aurions pas misé un zlopeck sur une autre situation que celle qui nous est donnée à voir aux abords de
la villa Lyprendi. En toute conscience, nous n’avons aucune raison d’en être surpris, et déçu moins encore.

Ni ravi, ni charmé, ni ébloui, ni même franchement déçu par ce qui nous est montré, il faut comprendre
autrement notre fascination, il faut approcher par d’autres voies le sentiment de désillusion qui nous étreint, il
faut explorer les illusions rétrospectives qui seraient spécifiquement provoquées par ce paysage là, et dans le
paysage, par cette maison là.
Réclame pour l’Espace

L’horizontale de la terrasse, les claires proportions du linteau et des baies, instituent le bâtiment comme seul
objet connaissable. Par contraste, tous les autres paraissent compliqués, difficiles à distinguer les uns des
autres, difficile à positionner les uns par rapport aux autres. Le plus simple, pour les situer, est de les
rapporter à la barrette : « au dessus du machin moderne » ; « à gauche du truc en verre »… La villa
Lyprendi, qu’on l’aime ou pas, sert d’axe et de pivot pour l’ensemble de la composition. Elle donne la
mesure, elle informe des distances et elle garde ses distances, comme une réclame pour les Espaces Renault.

Les illusions rétrospectives s’ensuivent. La réclame de l’Espace Renault n’est pas une plage déserte,
ni un régiment en campagne,

ni une foule compacte.


P.U, d’après Emmanuel Pinard

Le paysage photographié par Emmanuel Pinard n’est pas une maison seule sur la colline,

ni une colline sans maison,


ni une colline sans cette maison là,

ni toutes les maisons comme celle-là…

Pourtant, aucune de ces représentations n’est absolument déliée du réel. Des maisons seules dans la colline,
des barrettes modernes isolées dans les pins, bâties juste avant que les droits à construire soient arrêtés, il y
eut dans les années soixante, il en reste ici ou là. Des collines sans maison, entièrement préservées, il y en a.
Des collines entièrement modernes, finement striées par de longues lignes de verres et de bétons, il y a en a
une. Des collines exclusivement régionalistes, sans aucune maison moderne pour gâcher la vue, il y en a
d’autres. En imaginant l’une ou l’autre de ces situations vraisemblables, sinon probables, nous pouvons nous
croire authentiquement surpris : « Ah bon, elle n’est pas seule sur la colline, la maison de Rudy ? » ; « Ça
alors, ils ont autorisé une vilaine toiture terrasse en Provence ? » ; « Bon sang de bonsoir, quel bric-à-
brac ! ».
Hillel Schocken, Métaphores de Ronchamp,
cité par Charles Jencks, L’architecture postmoderne

Dans le « libre jeu de l’imagination et de l’entendement » qui caractérise le plaisir esthétique, il est courant
d’associer l’imagination à ce que l’objet pourrait être : la chapelle de Ronchamp ressemble à une étrave de
bateau, à une cornette de bonne sœur, au flanc d’un canard… On insiste moins souvent sur le temps passé à
considérer ce que l’objet ne peut pas être : la chapelle de Ronchamp ne peut pas être une œuvre de Le
Corbusier, ce prisme n’est pas aussi métaphysiques qu’il devrait l’être, cette fenêtre n’est pas parfaitement
carrée, ce crépi blanc ne peut être, ni celui d’un bateau, ni d’une cornette, ni d’un canard. Dans notre
délibération intérieure, nous passons au moins autant de temps à dire ce qui n’est pas qu’à dire ce qui
pourrait être, et l’exercice demande au moins autant d’imagination. Cette imagination paradoxale, qui refoule
ses œuvres à mesure qu’elle les créé, et qui les créé à seule fin de les refouler, constitue ce que nous appelons
la réalité, comme « ce qui n’est pas de nous », pour le dire comme les stoïciens, ce qui résiste à nos
fantasmes, ce qui exclu les fausses représentations. Cette réalité, construction humaine, expérience
primordiale, n’est jamais parfaitement acquise. Il nous faut, régulièrement, vérifier sa présence à nos cotés,
par des rencontre un peu perverses, où le réel se complait à nous faire caresser ses cicatrices.

S’agissant des métaphores de Ronchamp – ou de toutes autres métaphores architecturales –


l’identification d’une désillusion change radicalement la perspective sensible de ce qui nous est autrement
présenté comme une ressemblance. Mais le contenu logique des deux approches est commun. Le critique qui
identifie une ressemblance tient pour acquit implicite que l’église de Ronchamp n’est ni un bateau, ni une
cornette, ni un canard. Et celui qui insiste, à rebrousse-poil, sur ce qui distingue l‘église du bateau, de la
cornette ou du canard, tient également pour acquit implicite qu’il y a un lien entre leurs formes. En positif ou
en négatif, ce sont les mêmes parentés, et les mêmes dissemblances, qui sont désignées par l’un et par
l’autre.

En revanche, la désillusion est un outil puissant pour identifier des métonymies, qui ne seraient pas
découvertes autrement. Á vouloir figurer le tout par une de ses parties, chaque partie engage à d’autres
« tout » que celui qui nous est donné à voir. Et les différentes images que suggèrent alors le panorama de la
Villa Lyprendi se ressemblent si peu que c’est bien leurs différences qui frappent l’imagination, après que
l’entendement les a générées : le paysage eut été tout autre, s’il avait été maintenu à l’état naturel, s’il avait été
maîtrisé par un architecte de talent, si plusieurs d’entre eux s’y étaient attelés, ou si aucun d’entre eux ne s’en
était mêlé. Á bien des égards, n’importe laquelle de ces hypothèses aurait produit un plus joli paysage. Mais
aucune d’entre elle n’aurait eut le mérite esthétique d’engendrer toutes les autres, comme autant d’illusions
perdues. La Villa Lyprendi témoigne, de la plus forte façon, de ce qui sépare l’actualité et la modernité.

Pascal Urbain, mars 2004

Annexe – Beauté tragique


Mur entre Bat Hefer (Israël, à droite) et Tulkarem (Palestine, à gauche)
Libération du 23 février 2004

C’est une erreur commune : comme nous parlons d’architecture, nous pensons que l’architecture nous parle.
Quand nous voyons, de part et d’autre d’un mur qui sépare Israël de la Palestine, des toits en tuiles et des
toits terrasses, nous pouvons très bien « comprendre » cette image comme une métaphore dantesque de la
querelle des anciens et des modernes ( anciens : 1 – Modernes : 0 ). Mais nous ne pouvons pas croire que
les maisons ont été ainsi disposées par un locuteur masqué, dans le seul but de nous « dire » quelque chose.
Nous ne devons même pas croire qu’il il aurait une secrète connexion entre la querelle architecturale et la
guerre territoriale. Les faits sont moins drôles : la toiture plate est un modèle indigène ; le climat permet de le
reconduire à peu de frais, avec des techniques simples, adaptées à un pays pauvre, comme la Palestine ; la
toiture en pente est un modèle importé d’Europe ; il convient à la petite bourgeoisie ; il est adapté à l’industrie
pavillonnaire ; il est conforme à une stratégie d’occupation du territoire qui doit se différencier des modèles
indigènes. Ces désillusions successives nous persuadent que l’ouvrage d’art qui sépare Israël de la Palestine
n’est pas une œuvre d’art. Ça n’enlève rien à sa beauté tragique.

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Voir aussi De la désillusion

Notes
1- Freud, Eine Erinnerungssttirung auf der Akropolis, 1936. Trad. « trouble de mémoire sur l’Acropole »,
Résultats, idées, problèmes, 1985, p.221à 230
2- C’est un des problèmes des sciences humaines : ceux qui énoncent les théories savent qu’elles ne
marchent pas ! Les sciences physiques ne sont pas plus « exactes », mais les théories y sont généralement
plus neuves, en sorte qu’il revient à certains de les énoncer clairement, sans l’ombre d’un doute, et à
d’autres, plus tard, de les ajuster aux faits, de les rapiécer, de les rapetasser aussi longtemps qu’une nouvelle
théorie ne vient pas prendre le relais – voir Kuhn, la structure des révolutions scientifiques. Pour les choses
humaines, les mêmes auteurs sont en charge douloureuse d’énoncer la théorie et de la rapetasser, de la
clarifier et de l’obscurcir.
3- Pour expliquer la ressemblance qu’il constate entre l’architecture gothique et la pensée scholastique,
Panofsky imagine un habitus commun, une même manière de penser, une même mentalité entre les maîtres
d’œuvres et les universitaires. Il est moins problématique d’imaginer que les maîtres d’œuvre font une
architecture que les universitaires peuvent connaître.
4- Certains de mes rares lecteurs m’ont reproché de confondre les prescriptions doctrinales et les
propositions théoriques. La détestable manie de distinguer la théorie et la doctrine les empêche de considérer
qu’un même énoncé peut être, dans le contexte de sa création, une prescription doctrinale, et dans le
contexte de son examen, une proposition théorique, vraie ou fausse, réfutée ou réfutable.
5- Lapierre Éric, Architecture du réel, Le Moniteur, Paris 2003
6- De la désillusion
7- Rudy Ricciotti cité par Joêl Cariou in Maisons d’architectes N°4, Alternatives, 2001
8- Cabet, Voyage en Icarie, 1840
9- La Vie à la Campagne N°76, 15 septembre 1932
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La (dernière) typologie – 2002

La ville n’est plus en ville

Le 17 septembre 14, Tibère se présente devant le Sénat romain pour succéder à Auguste, mort un mois
auparavant. Il feint, conformément aux usages, de résister à l’honneur qu’on veut lui faire. Mais très
sincèrement, il propose de répartir la charge de l’Empire sur trois têtes au lieu d’une seule, il propose à la
haute assemblée de recouvrer son pouvoir sur la chose publique, il attend qu’elle lui dise quelle part lui sera
déléguée. Asinius Gallus, ancien consul, lui fait maladroitement allégeance : « Alors, choisis, César, la part
de pouvoir que tu désires te voir confier ». Tibère s’en offusque. Asinius se repent. Dans la plus extrême
confusion, le Sénat attribue les pleins pouvoirs à Tibère. La messe est dite. Mais bizarrement, dans les
tribunes, on invoque le républicain Cicéron pour valider la prorogation de l’Empire. Il durera plus de quatre
siècles, longtemps accompagné par la fiction d’un Sénat souverain.

Les sénateurs n’ont probablement pas tort de décliner l’ouverture que propose Tibère. Ils n’ont plus le goût
des responsabilités. Ils ont encore celui des honneurs. Ils ne veulent plus du pouvoir. Ils en veulent les signes.
Plus confusément, ils savent que la République, de conception patrimoniale, étriquée, est incapable de gérer
les provinces, de garantir leur prospérité, d’ouvrir la citoyenneté romaine aux peuples asservis. Ils savent que
l’Empire plébiscité est l’avenir du monde comme il va. Mais il n’ira, si longtemps et si bien, que sous les
oripeaux constamment rapetassés d’une république pérenne.

Il arrive exceptionnellement qu’un nouveau pouvoir ait besoin d’un nouveau discours. Mais quand il a su, en
secret, s’installer confortablement dans les replis du vieux monde, il ne craint rien moins que d’être mis au
jour. Il se satisfait, aussi longtemps que possible, de prétendre avoir toujours été là, ou de tenir sa légitimité
de ce qui l’a précédé. En avouant publiquement l’impuissance du Sénat, Asinius Gallus ne l’a pas compris. Il
ajoute la bêtise à la servilité.

On nous dit : l’ouverture des marchés, la suppression des frontières, en un mot la « mondialisation », et son
territoire, la « ville émergente », sont déjà là, inéluctables, bénéfiques, surpassant l’état et son territoire, la
ville submergée.

Nous entendons : la ville ancienne concernait un très petit nombre de « citoyens » avares de leurs privilèges ;
longtemps, ils ont pu les préserver en droit ; plus tard, l’abolition de l’esclavage et l’avènement des états-
nations ont ruiné cette exclusive ; mais tandis que la ville industrielle attirait par nécessité les foules paysannes
dans son orbite, elle les maintenait à distance, elle les reléguait en périphérie d’une citoyenneté de fait, que
consacrait le franchissement des murs ou des boulevards ; les citoyens de droit ou de fait paraissent n’avoir
jamais pu affranchir leurs esclaves, leurs tributaires, leurs serfs, leurs paysans, et bien après, leurs
banlieusards ; en plébiscitant la ville émergente, ces derniers tiennent leur revanche.

La ville émergente se présente d’abord comme un « tiers-territoire » qui, venu de rien, « aspire à devenir
quelque chose »1. En se libérant des liens de dépendance du centre à la périphérie, le tiers-territoire ravale la
ville traditionnelle au rang d’aristocrate déchu, de ci-devant centre historique, qui, dans le meilleurs des cas,
peut espérer conserver les droits de tout un chacun, mais qui, en toute justice, mérite d’être proprement
raccourci.
La messe est dite. Mais bizarrement, il importerait aux promoteurs du monde nouveau – si différend de la
« ville » qui précède – qu’il y ait encore une « ville » et que l’État y ait encore à voir. Au contraire du tiers-
état, qui à aucun moment de sa libération ne s’attribue le nom des aristocrates honnis, le tiers-territoire
revendique haut et fort d’être une « ville » nouvelle, au même rang que l’empire n’a jamais cessé de
prétendre être encore une « république ». On nous dit : la ville est morte, vive la ville. Nous entendons : la
ville n’est plus en ville.

Il ne suffit pas qu’elle soit partout, cette ville nouvelle, il faudrait encore la considérer avec un respect tout
particulier. A en croire les tribuns du tiers-territoire, il serait urgent de voir et de penser la ville émergente, ou
la ville générique, comme ils veulent l’appeler, afin qu’elle serve de modèle à toute ville future.

Cette injonction est un paradoxe commun : transformer l’inéluctable en projet délibéré ; désirer et ordonner
ce qui adviendra de toute façon ; « empire triomphant, triomphe ! » ; « prolétariat révolté, révolte toi ! »
; « mondialisation capitaliste, mondialise-toi ! » ; « ville émergente, émerge ! »… Dans tous les cas,
l’injonction adventiste permet de rattraper un train en marche : « ces évènements nous échappent, feignons
d’en être les organisateurs ! » Mais on ne devient effectivement organisateur du phénomène que s’il est
imparfaitement déterminé. On n’accède au rang enviable de chauffeur que si la locomotive ne va pas sans
nous, que s’il faut nourrir la bête et manipuler les aiguillages. Confronté à un phénomène d’apparence
inéluctable, le propagandiste est tiraillé entre deux exigences contradictoires : exagérer le déterminisme du
phénomène, pour nous convaincre de suivre les rails comme ils ont été tracés ; exagérer l’aléatoire du
phénomène, pour nous persuader d’aller au charbon et d’alimenter une machine qui, sans nous, battrait la
campagne. Le propagandiste s’en tire généralement en plaçant le déterminisme et l’aléatoire sur des plans
distincts : c’est ce chemin qu’il faut prendre – parce qu’il n’y en a pas d’autre – et il faut y marcher bon
train – parce que les méchants risquent de nous rattraper. Confronté au mélange des genres, le sceptique
doute d’abord du déterminisme : il n’était pas sûr que le prolétariat triomphera… ; il n’est pas sûr que la
mondialisation capitaliste soit l’avenir radieux de l’humanité… Mais dès lors qu’il serait convaincu du
déterminisme, le sceptique douterait de l’aléatoire : si la ville émergente est l’avenir radieux du territoire, si
c’est une telle certitude que rien, jamais, ne pourra se substituer à elle, il n’y aucune raison, ni de la désirer, ni
de l’ordonner, ni de l’organiser. Le sceptique sait que « la ville générique représente la mort définitive de
la planification »2. Il sait que les « ennemis » supposés de la ville émergente – quelques élus qui veulent
mailler leur ville, quelques architectes qui militent pour la forme urbaine, quelques associations de
cyclistes – ne sont certainement pas assez puissants, ni pour entraver la grande marche, ni pour que les
organisateurs auto-proclamés du monde comme il va aient à s’inquiéter des vaines nostalgies. Si les «
ennemis » de l’empire romain – quelques sénateurs avares de leurs privilèges, quelques citoyens en
concurrence directe avec les riches affranchis – n’ont pas pu entraver son avènement, les partisans de
l’empire n’ont même pas eut à le « penser » pour qu’il advienne.

Un second paradoxe s’emboîte dans le premier : instaurer l’état des lieux comme modèle ; faire advenir ce
qui est déjà ; transformer le présent en futur ; instaurer la tautologie comme projet ; « ce qui est… doit être
». Considérée comme modèle, la ville émergente n’est plus un horizon à atteindre. Elle est déjà là, dans toutes
ses manifestations annoncées : agglomérations tentaculaires ; lotissements protégés par des vigiles armés ;
bidonvilles et grands ensembles ; malls et parkings ; infrastructures routières et délaissés. Cet état des lieux
devrait être, pour suivre les propagandistes de la ville émergente, le modèle opératoire de sa propre
reproduction, comme sont les personnages narcissiques de Loft Story : « je suis moi, tu es toi, tu es ce que
tu es, je dois rester ce que je suis… ». Mais poser un modèle en principe d’une action, c’est supposer un
état des lieux distinct du modèle. Même dans le cas particulier de l’entretien préventif d’un monument
historique, le modèle ne se confond pas avec l’état des lieux : pour combattre les dégradations ultérieures, on
durcit artificiellement les éléments friables, on change la composition chimique des murs, on assèche les
fondations, etc. ; pour maintenir l’état des lieux apparent, on révoque l’état des lieux réel, on importe des
modèles techniques distincts de la technique effectivement constatée, on applique la tactique du Guépard –
« tout changer pour que rien ne change »3. Le modèle d’une invariance – « que rien ne change » – ne se
conçoit qu’à l’extérieur d’un monde où – sans notre action – tout partirait à vau l’eau. Á plus forte raison, le
modèle d’une transformation – « changer quelque chose » – est extérieur à l’objet que nous voulons
modifier. D’une façon ou d’une autre, le modèle n’est pas l’état des lieux. Et la ville émergente ne peut pas
être le modèle de la ville émergente. Dans le détail, il est parfaitement possible qu’un certain élément, un
certain immeuble, un certain quartier, servent de modèles à un autre élément, à un autre immeuble, un autre
quartier. Mais il faut choisir : cet élément mérite d’être détruit ; cet élément mérite d’être copié. Il faut
distinguer, dans l’état des lieux, quel élément a prééminence sur l’autre. Si la ville émergente est pensée
comme une partie de l’état des lieux, il faut dire quelles autres parties doivent être reconstruites d’après le
modèle, quelle ville ancienne doit être détruite, quelle campagne traditionnelle doit disparaître. Si, au
contraire, la ville émergente est pensée comme la totalité de l’état des lieux, il faut dire quels éléments de la
totalité serviront de modèle à la transformation des autres éléments, quel lotissement privé remplacera un
grand ensemble délabré, quel mall remplacera une rue de ville, quelle autoroute remplacera une route de
campagne. Il n’y a aucune contradiction logique – sinon aucune honte – à instaurer le mall, le lotissement et
l’autoroute comme modèles visant explicitement à remplacer les villes et leurs banlieues, les villages et leurs
campagnes. Mais les idéologues de cette révolution territoriale paraissent incapables de désigner le bon grain
et l’ivraie. Décemment, ils ne peuvent pas désigner les gratte-ciel de Guangzhou4 ou les bidonvilles de
Jo’burg5 comme les plus hautes expressions du génie humain. Raisonnablement, ils ne veulent pas désigner la
ville traditionnelle chinoise et le Kraal6 zoulou comme les pires entraves à la liberté nouvelle. Incapables
d’avouer quels territoires particuliers sont effectivement détruits et quels modèles particuliers sont
effectivement mis en œuvre, ils considèrent la ville émergente dans son ensemble, ils instaurent la totalité
comme état des lieux et comme modèle. En prenant Rome comme modèle, les partisans de l’empire ont pu
taire la disparition de la république.

Ce n’est pas la première fois qu’une architecture est prise pour modèle d’elle-même. En 1977, Vidler mettait
en évidence la succession de trois « typologies » servant à légitimer la production architecturale : la nature et
la cabane primitive en premier lieu ; la machine ensuite ; la ville traditionnelle enfin, qui devenait l’argument de
sa propre reproduction. Pour l’auteur de « la troisième typologie », le retour à la forme urbaine n’était plus
« légitimé par une nature extérieure » mais fondé sur « le lieu de son objet ». La même démarche nous est
proposée pour la ville émergente, qui pourrait à ce titre constituer une « quatrième typologie ». Mais
l’aporie de la troisième y est reconduite sous d’autres formes. Même quand « la ville se construit sur la
ville », le modèle et l’imitation sont disjoints. Pour les anciens, une certaine « cabane primitive » détruite
permet de reconsidérer la maison. Pour Le Corbusier, le « Triplan Caproni » permet de reconsidérer
l’immeuble de rapport. Pour Venturi, « l’enseignement de Las Vegas » permet de reconsidérer le paysage
rationaliste. Et pour Vidler, quoiqu’il en dise, la « ville » ne sert de modèle que par l’espoir d’y conformer la
banlieue.

Si le nouveau modèle est la ville émergente, quel autre territoire est-elle en charge de submerger ? Si la ville
émergente est un projet, quel autre territoire lui sert de modèle ? Nous supposons une seule réponse à ces
deux questions : un certain terrain vague, que nous appellerons provisoirement la (dernière) typologie. Ce
n’est ni la ville émergente, ni la ville submergée, mais la zone franche où ceci tue cela.

La (dernière) typologie vise les failles entre la ville émergente et la ville submergée, entre les nouveaux
territoires et ce qui reste des territoires meurtris. Ces lieux ouverts, entre une passerelle autoroutière et un
quartier éventré, entre une rocade et un village démembré, entre un pavillon de banlieue et la ruine d’une
bastide, fissures étroites ou béances, nous fascinent tous, pour toutes sortes de raisons : la confrontation des
architectures concurrentes ; l’évocation d’une bataille qu’on aurait oublié ; l’attente d’une guerre qui n’aurait
jamais lieu ; la pure contemplation du rien ; plus simplement, le souvenir d’y avoir grandit, là où personne ne
nous disputait la place. Entre-temps, les terrains vagues ont été largement explorés par les artistes de tout
acabit, jusqu’à devenir lieux communs.

Le « regard moderne » sur le territoire contemporain est lié au spectacle constamment recommencé de la
destruction des villes anciennes. Le badaud en apprécie toujours le spectacle : la masse qui frappe les murs;
les pans qui s’effondrent dans la poussière; les pelleteuses qui gravissent l’amoncellement des gravats… Et
après le départ des engins, le charme incomparable d’un délaissé, qui constitue concrètement la source
d’inspiration du projet contemporain, quel qu’il soit.

La ville émergente, conçue comme un territoire global, n’a pas d’autre « ailleurs » que ce qui lui échappe
encore. Elle ne peut pas avoir de projet, si ce n’est, indéfiniment, celui de submerger la ville ancienne, en
espérant secrètement qu’elle survive après avoir bu la tasse. Incapable d’avaler ce qui a déjà été consommé,
incapable de recracher une part de sa totalité, la ville émergente rumine la ville submergée pour l’éternité.
Concrètement, les choses sont simples. On construit une autoroute dans un bout de campagne. On construit
des tours et des barres. On laisse faire des hypermarchés et des lotissements. On laisse quelques emplois et
quelques équipements en ville. On y fait rentrer les autos au forceps. On casse pour plaire à ceux qui passent.
On restaure pour ne pas mécontenter ceux qui s’encrassent. Des lambeaux de ville sont régulièrement
agressés et retapés. Concrètement, les choses sont simples.

Mais concrètement, les gens se représentent leur territoire. Les marchands se représentent leurs clients. Les
élus se représentent leurs électeurs. Et ces représentations tournent toutes autour de la ville submergée. On
préfère un bout de jardin à un appartement, tout autant qu’on ait l’idée d’un appartement où on aurait vécu
auparavant. On aime bien les hypermarchés, mais on descend en ville pour un achat de prestige. On passe
ses vacances autour d’une piscine, mais un jour de pluie on renifle les vieilles pierres. Très concrètement,
dans l’univers des pratiques liées à la représentation, la ville émergente rumine la ville submergée.

Dans « la ville générique », Rem Koolhaas n’envisage les restes de la ville submergée que comme un alibi,
ou un vague remord :
« Toute la ville générique a son Quartier Alibi, où sont préservées quelques reliques du passé: en
général, un vieux train, un tramway ou un autobus à impériale le parcourt en agitant d’inquiétantes
cloches version locale du vaisseau fantôme où se traîne le Hollandais volant. Les cabines
téléphoniques sont peintes en rouge et importées de Londres, ou ornées de petits toits en pagode. Le
Quailier Alibi (qui s’appellera aussi Remords, Rive quelque chose, Trop tard, 42e Rue, le Tillage, ou
même le Sous Sol) est un mythe savamment élaboré: il célèbre le passé comme seul peut le faire ce qui
a été conçu de fraîche date. C’est une machine. »

Mais, peut-être parce qu’il est lui-même particulièrement sensible au remord, il refuse de considérer trop
clairement l’engloutissement de la ville traditionnelle comme opérateur de la ville émergente, comme son
ultime référence.

Il est clair, pour tous, que les lambeaux du territoire submergé ne peuvent plus se prévaloir de leurs privilèges
anciens. D’apparence figée, les fragments de villes traditionnelles sont profondément changés. Leurs fonctions
économiques sont effectivement celles d’un parc d’attraction, en concurrences avec d’autres. Mais au
contraire d’un ci-devant – contraint, pour vivre, d’ouvrir les portes de son château aux touristes – la
ville submergée est dans le rôle pathétique d’un sénateur romain qui doit maintenir les apparences. Personne
ne croit sérieusement, ni à son pouvoir, ni à la restauration de son honneur. La jouissance de tous – y
compris celle des nostalgiques – est dans l’humiliation permanente du vieillard qu’on rapetasse à mesure
qu’on le dévore. L’admiration de tous – y compris celle des nouveaux maîtres – va à l’image toujours
renouvelée d’une dignité constamment flétrie. L’admiration des foules va aux formes les plus dégradées du
territoire traditionnel. On reproduit ses formes à l’envie – Quatre pentes et Pizza hut – sans faute de goût,
puisque la ville traditionnelle est effectivement dégradée. Les foules savantes n’admirent pas autrement. Dans
la ville traditionnelle qu’elles aiment encore, elles recherchent aussi bien l’envers du décor, le hiatus, la
rupture, l’écorché

Le décor est planté. Tous s’y côtoient. Les architectes modernes visent les béances ouvertes depuis la rue
qu’ils détestent. Les partisans de la forme urbaine sont installés au cœur de la brèche, regardant alentour ce
qui reste de la ville écorchée. Dans l’ombre, les conducteurs d’engins émergents piaffent d’impatience. Ils ont
tous grandis dans le même terrain vague. Enfants, ils y ont joué à la guerre. Ils sont adultes. Leurs fins sont
toujours concurrentes. Certainement, ils en viendront aux mains. Mais ils parlent la même langue. Ils louchent
sur le même terrain, qui ne peut être ni la ville submergée, ni la ville émergente. La (dernière) typologie est
le chantier de démolition de la ville submergée par la ville émergente.

Contrat social

Les architectes auraient tort de se priver d’un festin à leur goût, si une raison essentiellement morale ne les
empêchait d’en jouir sans réserve : la ville émergente ne respecte pas la clause territoriale du contrat social;
elle n’est pas le lieu possible d’une démocratie réelle ; elle n’est même pas le lieu où les maîtres sont au vu
des esclaves.

Presque toujours, presque partout, les maîtres, les citoyens et les esclaves se sont côtoyés. Une certaine
proximité territoriale les liait les uns aux autres, aussi distants qu’ils puissent être à tout autre point de vue.
Assez souvent, cette proximité a déplu aux maîtres, qui s’en sont protégés par toute sorte d’artifices. La Cité
Interdite et le Château de Versailles témoignent d’une nécessaire et imparfaite mise à distance. Les
côtoiements y sont limités à certaines obligations de services : la présence du monarque est requise aux
cérémonies ; les travaux quotidiens sont assurés par des domestiques contrôlés et révocables. Il n’empêche :
la distance est toujours mesurable ; l’éloignement est toujours mis en scène ; les grilles sont d’autant plus
solides, les enceintes sont d’autant plus hautes, les fossés d’autant plus profonds, les tabous d’autant plus
sacrés, qu’ils sont au vu et au su de tout un chacun, à qui peut venir l’idée de briser les tabous, d’abattre les
grilles et de franchir les murs. Certaines têtes coupées sont là pour témoigner de l’imperfection des dispositifs.

Plus souvent encore, la structure physique des villes a imposé aux maîtres une étroite promiscuité avec le
commun. Un sénateur romain est tout autre chose qu’un humaniste. Il méprise les esclaves. Il méprise la
plèbe. Le cas échéant, il méprise les chevaliers. Il n’empêche : pour rejoindre le Sénat, entouré et protégé par
la cohorte de ses clients, il est contraint de passer par les rues étroites et encombrées où se côtoient
indifféremment les esclaves, les plébéiens, les chevaliers et les sénateurs. Ils se voient. Ils se sentent. Il arrive
qu’ils se touchent. Le partage d’un même domaine de droit public n’induit absolument ni l’amour, ni le
respect, ni aucune autre solidarité entre les hommes. Mais dans ces lieux que tous fréquentent, personne, fut-
il Consul, n’est absolument à l’abri d’un coup de poignard. De façon ineffable, le crime toujours possible créé
des liens sociaux entre ceux qui pourraient en être les acteurs ou les victimes. Depuis que Juvénal lui a dit son
fait, nous savons que la ville n’est pas un jardin d’Éden. C’est un contrat social de partage du territoire et de
surveillance mutuelle. C’est le prix à payer d’être, anonyme, sous le regard et l’éventuelle protection d’un
autre. La ville traditionnelle est le lieu d’une promiscuité subie, telle qu’un crime significatif y sera vu, y sera
condamné ou y sera justifié.
Récemment, la structure physique des villes a changé. Un cadre supérieur peut être humaniste, proche de ses
subordonnés, aimables avec les serveurs de restaurants, sensible au malheur des plus démunis. Il n’empêche :
il peut passer un jour, une semaine, un mois, sans jamais poser le pied sur un lieu public. Le matin, quittant en
voiture son lotissement (de droit privé), il rejoint le parking de son entreprise (de droit privé), le parking d’un
restaurant (de droit privé), le parking d’un hypermarché (de droit privé), le parking d’un club de tennis (de
droit privé), avant de dîner chez des amis, dans une résidence de droit privé. Dans les faits, il est en contact
permanent avec des hommes de toutes origines. L’hypermarché est proche d’une banlieue populaire. Le
tennis est assez largement ouvert. Les amis peuvent être aussi bien instituteurs que chefs d’entreprises… Mais
techniquement, notre ami du peuple a d’ores et déjà la possibilité de sauter, par des moyens mécaniques,
d’un domaine réservé à un autre, et de ne jamais y rencontrer qui que ce soit d’autre que ses pairs. La
structure physique du territoire moderne permet l’isolement absolu de toutes les classes, de tous les clans, de
toutes les tribus, loin des autoroutes où se croisent leurs véhicules blindés.

La ville traditionnelle n’a empêché aucun crime significatif. Des sénateurs sont morts assassinés. Des citoyens
ont été égorgés en masse. Des peuples ont été enfermés. Mais la configuration physique était telle que le
crime était vu, l’enfermement manifeste. Aux pires moments de la guerre entre les Guelfes et les Gibelins, les
rues de Florence étaient si peu sures qu’un réseau serrés de flux dénivelés, passerelles et souterrains,
permettaient aux clans de circuler sans se rencontrer. La rupture de contrat était visible. Au comble de
l’horreur, les nazis ont du, pour enfermer le ghetto de Varsovie, rompre toutes les continuités urbaines. Ils ont
muré les rues en long et en large. Ils ont colmaté les brèches en travers des îlots. Ils ont « dénivelé les flux »
de la passerelle qui reliait le petit ghetto au grand ghetto. Mais jusqu’à l’inévitable insurrection, ce n’est pas à
Varsovie qu’ils ont mis en oeuvre la solution finale. La besogne était faite dans ces si belles campagnes qu’on
peut voir aujourd’hui à Auschwitz et Treblinka. Il importait aux maîtres que des polonais, même indifférents,
même antisémites, mêmes juifs encerclés, ne puissent pas voir l’incroyable.

La ville émergente n’a commis aucun crime significatif. Les populations les plus défavorisées, les moins
motorisées, les plus reléguées, n’ont jamais été aussi mobiles que ces dernières années. Les pôles d’activités
n’ont jamais été aussi fréquentés par tous, indifféremment mêlés dans les quartiers anciens, les grandes
surfaces, les stades et les salles de spectacles. Tout se passe comme si le dispositif de ségrégation
géographique le plus implacable qu’on ai jamais vu était mis au service de la société la plus libérale qu’on ait
jamais imaginée. Un paradoxe de même nature régente l’économie. Les dispositifs les plus inégalitaires ne
perturbent le confort de tous qu’aux marges de la société. Une minorité peut bien crever dehors. Une
minorité peut bien accumuler les richesses. Les classes moyennes s’en accommodent, sures d’être encore
pour longtemps la norme sociale. A plus forte raison, les citoyens solvables s’accommodent des autoroutes,
des giratoires, des lotissements et des cités, qu’ils considèrent comme un territoire taillé à leur mesure. Dans
leurs villas conviviales, dans leurs lotissements d’une extrême aménité, ils sont libérés d’une promiscuité
étouffante. Ils choisissent librement les moments de se soumettre au regard de l’autre, convaincus que les
médias, plus sûrement que la rue, les informeront des injustices commises ailleurs, et informeraient l’autre du
tort qui pourrait leurs être fait.

Une ombre effleure le citoyen solvable, seul dans son auto. La radio l’informe des nouveautés : ici et là, on
licencie ; les marchés financiers s’en réjouissent ; un écrivain s’alarme de ce que les travailleurs en trop
pourraient tout simplement être amenés à disparaître ; un sociologue prétend, pure hypothèse d’école, que la
guerre du golfe n’aurait pas eut lieu. Le citoyen solvable n’y croit pas plus que nous. Mais vraiment, ils n’a
pas vu d’image du désert saoudien. Il n’a pas vu, sur son écran, les sous bois de Sebrenika. Il a mal vu
Timisoara. Il n’a jamais vu de clochards dans les galeries marchandes. Il a rarement croisé son député, il n’a
heureusement pas trouvé son adresse personnelle le jour où il voulait avoir avec lui une conversation un peu
gaillarde… Le citoyen solvable se souvient le prix qu’il en a coûté à ses parents de ne pas se prémunir contre
l’incroyable. Il n’est pas franchement inquiet. Le pire n’est jamais certain, rarement probable. Mais en
rentrant de Luminy à Vitrolles, il évite le tunnel Prado-Carénage, il s’engage dans la rue de Rome, il traverse
la Canebière, il longe le Cours Belsunce jusqu’à la porte d’Aix. Les rues sont dégagées. Aucun mur ne les
entrave. Aucune passerelle ne les franchit. Dans la foule indifférente, un clochard ivre apostrophe un policier
qui détourne la tête. Le citoyen solvable avale le réel à grandes goulées.

Tout va bien. Tant que nous pouvons librement circuler dans une maille serrée de lieux publics,
indifféremment ouverts à tous les citoyens et au mode de locomotion du plus démuni d’entre eux, tant qu’on
ne barre pas nos rues, tant qu’on ne mure pas maisons, tant que nous ne sommes pas relégués dans des
lotissements ou des cités en impasses, tant que nous n’empruntons pas des réseaux réservés, tant que nos
représentants auront à passer dans nos rues pour se rendre aux assemblées, nous sommes raisonnablement
assurés que notre élimination en masse n’est pas à l’ordre du jour.
C’est la condition territoriale du contrat social, au sens ou l’entend Rawls. La mention d’un contrat social, qui
associerait le plus démuni d’entre les citoyens, fait référence à ses travaux sur « la théorie de la justice ».
Comme mécanique déjà réalisée, la ville émergente ne respecte pas la condition territoriale du contrat. La
Cité Interdite et le Château de Versailles ne la respectaient pas plus.
Comme aspiration au calme, à la verdure, au stationnement et aux plaisirs variés, la ville émergente est
compatible avec la condition territoriale du contrat social. De nombreuses villes américaines, réputées
émergentes, pavillonnaires et hypermarchandisées, sont construites sur une trame serrée plutôt qu’en archipel.

Commande

Dans une société raisonnablement démocratique, les effets pervers de la ville émergente deviennent sensible
et sont efficacement relayés par les acteurs sociaux : on n’accède plus au centre ville ; les enfants sont cloîtrés
dans des lotissements barricadés ; on ne peut plus traverser les grands ensembles ; on stationne mal… Mieux
encore : les services techniques de l’Etat ne savent plus réguler la circulation à l’approche des centres, qu’ils
soient urbains ou commerciaux. Ils en viennent à préconiser le déclassement des voies rapides, le maillage
des rues, le carrefour à feux tricolores et le développement des transports en commun. Ce que deux
générations d’écologistes et de partisans de la forme urbaine n’ont pu que rêver, les gens peuvent l’obtenir,
pour autant qu’ils le réclament. Leurs revendications ne concernent ni le charmes des vieilles pierres, ni les
continuités bâties, ni l’agora, ni aucune autre forme de la prestigieuse urbanité. Ils tiennent à leurs pavillons et
à leurs hypermarchés, probablement à juste titre. Ils revendiquent plus simplement leur droit au déplacement.
De façon encore confuse, ils soupçonnent la ville émergente du seul crime dont elle est effectivement
coupable : la rupture de la clause territoriale du contrat social.

La cause est loin d’être gagnée. Dans le même temps, certains réclament encore l’enfermement des grands
ensembles et le cloisonnement des lotissements. La promiscuité, comme condition territoriale de la
citoyenneté, n’est certainement pas revendiquée comme telle, et ne le sera probablement jamais. Mais, au
moins en ce qui concerne le droit d’accès aux équipements publics et à la ville submergée, les revendications
publiques sont déjà d’une extrême clarté… Elles concernent les droits d’accès.

La commande s’ensuit. Ses termes sont encore englués dans le feint remord d’avoir à humilier encore et
toujours la ville traditionnelle : urbanité, continuité urbaine, boulevard urbain… Mais pour peu qu’on oublie ce
fatras de pure forme, les demandes sont extrêmement précises : accessibilité à tout publics ; transports
collectifs en sites propres ; maillage ; carrefours à feux…

La cause n’est pas gagnée. Un nouveau territoire est à inventer, forcément décevant pour les nostalgiques de
la ville traditionnelle. II sera, comme il est déjà, d’une incroyable cruauté à l’égard de la haute culture qu’il
dévore, qu’il régurgite, qu’il rumine. Mais il n’est pas exclu que ce territoire, maillé, puisse être moralement
acceptable.

Enseignement

Dans les conditions qui ont été dites, l’enseignement du projet urbain nécessite une difficile disjonction entre
le jugement de goût et le jugement moral.

Très simplement, la connaissance approfondie des formes urbaines engage un « amour des villes » qui ne
coïncide pas, ou plus, avec les termes de la commande. Á l’inverse, le trouble plaisir esthétique des villes
émergentes entraîne un amour des vides, des délaissés, des télescopages, qui n’est pas l’objet de la
commande, au moins telle qu’elle s’exprime en Europe. Très simplement, les amoureux de Rome et les
passionnés de Guangzhou sont déçus par les questions posées et par les réponses possibles.

Mais cette attente nécessairement inassouvie, d’une merveilleuse ville classique, ou d’une métropole zébrée
d’autoroutes, cette désillusion même peut être au cœur d’une esthétique et d’une morale urbaine.
La désillusion est inhérente aux « ennuis variés » de l’esthétique contemporaine, dont il faut apprendre
qu’elle est toute entière construite sur le « décept », heureuse expression de Nathalie Heinich à propos de Ce
que l’art fait à la sociologie. Des étudiants de deuxième cycle, réputés avoir déjà épuisés les charmes de
Séville et la magie des viaducs du port de Marseille, sont en mesure d’apprécier, à sa juste valeur esthétique,
le territoire tout-venant, pour autant qu’on leur en donne les moyens, pour autant qu’on associe à la visite
architecturale certaines explications sur l’art contemporain.

D’une autre façon, la désillusion est contenue dans le projet moral et politique d’un monde où tous pourraient
vivre libres, non pas seulement la déception de ne pas y parvenir, mais celle d’une finalité médiocre, à la
mesure de nos pauvres vies : le droit de vaquer librement à nos occupations. Des étudiants qui, on l’espère,
ont déjà vécu sans temps mort et jouit sans entrave, peuvent accepter la trivialité d’un programme
pédagogique aussi proche que possible du réel, pour autant qu’on associe à l’expression d’une commande
vraisemblable les joies de la critique. S’il y a un gai savoir dans le projet urbain, il n’est certainement pas dans
l’exaltation de tracer des plans de villes ou de zébrer le ciel. Le plaisir intellectuel peut plus sûrement advenir,
quand on aura ramené, ou travesti, 10 kilomètres d’autoroute à 12 chemins restitués, 13 rues nouvelles, 14
réserves foncières et 15 coupes en travers.

Annexe : la poétique des ruines modernes

L’archétype du terrain vague moderne apparaît quand Haussmann éventre Paris. Des rues nouvelles sont
tracées en travers de la ville. Pendant 20 ans, la capitale est en chantier. Des vides immenses déchirent la
trame urbaine. Les premières photographies et des gravures en donnent une idée.

Percement de la rue de Rennes, L’illustration, 1868

Le « percement de la rue de Rennes » représenté dans « L’illustration » en 1868 confronte autour du


clocher de Saint-Germain, un porche monumental, un cœur d’îlot rejeté dans l’ombre et un pignon nu,
dévoilant les conduits de cheminées et la trace des étages qui s’y adossaient. Au sol, dans les gravats,
s’active la foule des ouvriers en noirs et blancs. En l’absence d’un point de fuite clairement identifiable, le
dessin cadre une sélection arbitraire d’objets presque isolés, autour d’un presque lieu, ni tout à fait structuré,
comme pourrait l’être une place publique, ni totalement désorganisé. Le chantier préfigure ce que seront les
plus grandes artères haussmanniennes. Les vides immenses n’apparaissent plus comme des enclos. Le
mobilier urbain et la foule grouillante comptent plus que les façades alentours. C’est dans la ville structurée,
épaisse, continue, que la blessure inaugure un regard moderne.

Le Corbusier, Villa d’Hadrien, Vers une Architecture, 1923

Très tôt, les papiers peints arrachés, les murs pignons découvrant leurs entrailles, inspirent les peintres, les
photographes et les poètes. Pour les architectes modernes de stricte obédience, le culte voué à la machine, à
la fonction et à l’hygiène interdit assez longtemps des références trop explicites à cette source d’inspiration.
Mais on garde en mémoire la fascination de Le Corbusier pour la béance : « Aujourd’hui la démolition est
opérée en partie. Une étendue impressionnante permet, avant qu’elle ne soit recouverte de bâtiments,
de rêver… à bien des choses. Cette étendue est là; on l’a créée; c’est un événement urbain de 1925,
au centre de Paris. Chirurgie hardie ». On peut comprendre la ville moderne, assemblage d’objets isolés
en tension permanente, comme une évocation des chantiers qui l’ont précédé. On peut voir dans chaque
maison moderne l’évocation d’une ruine que le temps aura dépouillée de ses ornements.

Depaule, Paneray, parcelle à Versailles, Eléments d’analyse urbaine, 1980

Les partisans de la forme urbaine traditionnelle l’envisagent d’une façon qui découle directement des mêmes
blessures. Dans ses formes les plus avancées, le discours sur la ville ancienne s’intéresse moins aux décors, à
l’apparence des rues, à la mise en scène des perspectives, qu’à l’épaisseur des îlots, à la complexité du
parcellaire, à l’opposition des devants et des derrières. Est-ce un hasard si ces qualités sont justement celles
que les démolitions ont mises au jour, rendues évidentes par des écorchés impitoyables ?

Rudy Ricciotti, Stadium de Vitrolles, 1994

Quant à l’architecture contemporaine savante, elle s’adonne régulièrement aux métaphores : échafaudages
démembrés, murs décrépis, tôles froissées, poutrelles tordues, etc. Les premières étaient déconstructivistes,
attachées aux déhanchements formels, aux frictions géométriques. Les suivantes s’intéressent plus
particulièrement aux textures de la ruine : usures, morsures, déchirures…

Denis de Lapparent, Marseille avant-après, Après, 2001

Si l’architecture prétendument savante est presque toujours une métaphore littérale de la ruine, l’architecture
commune – telle qu’on peut la voir partout, sans signature – s’approche au plus près de ce que pourrait
être une interprétation « savante » du terrain vague. Sans effet de manche, l’architecture commune
représente – pour qui sait voir, comme Denis de Lapparent – les faux raccords, les assemblages
approximatifs, les demi-couvertures, les bardages incomplets d’un bidonville, d’une ruine moderne ripolinée
de frais. L’architecture commune est caractérisée par ce que la culture architecturale désignait comme un «
chameau », c’est à dire un hiatus entre deux représentations géométrales d’un même objet, ou plus
généralement entre deux logiques distinctes. La superposition d’un plan carré et d’un plan circulaire est un
chameau géométral, résolu plus ou moins adroitement par l’architecture classique, à grand renfort de trompes
et de tromperies. La prolongation d’une toiture fermée et d’un auvent à moitié couvert est un chameau entre
une logique constructive, qui préconise de prolonger les mêmes éléments, et un logique fonctionnelle, qui
distingue les deux usages. L’architecture commune multiplie les chameaux sans jamais les résoudre. Elle
précède et surpasse Venturi et Rem Koolhaas, parmi les seuls qui ont tenté l’exercice dans le registre de
l’architecture savante. L’architecture commune ne figure la ruine que par incidence : le fatras d’une
architecture contemporaine ordinaire ne tient pas ensemble, comme ne tiennent pas ensembles les éléments
épars d’un terrain vague. Au contraire de l’architecture savante, qui a toujours voulu dissimuler les apories de
la discipline, l’architecture ordinaire exhibe sans pudeur les logiques distinctes qui président à une
construction. Elle met en scène ce qu’il y a d’irréconciliable dans les programmes, d’inconciliables dans les
formes, d’impossible dans l’architecture.

Denis de Lapparent, Marseille avant-après, Avant, 2001

Pascal Urbain, 2002

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1- Emmanuel Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ? 1789


2- Rem Koolhaas, La Ville générique, Mutations, Actar, Bordeaux
3- Luchino Visconti, pour le film, Tomasi di Lampedusa, pour le roman
4- Canton, en français submergé
5- Johannesburg, en anglais submergé
6- village traditionnel, en zoulou submergé

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Détails – 1990

Le détail d’architecture est-il un crime ?

Le moindre détail négligé me révulse : un plastique mou collé sur un escalier, tranché sur le rampant ; le bout
de plinthe interrompu à l’arrête d’une marche ; les pattes de fixation d’un garde-corps métallique ; un tuyau
oublié le long d’un mur ; un faux-plafond interrompu hors de sa trame ; les sections grasses d’une fenêtre en
plastique ; le design d’un radiateur et les clips qu’on aperçoit de profil… Je rêve de murs nus, de calepinages
impeccables, de placages chanfreinés aux angles, de rotules métalliques, de câbles impeccablement tendus,
de vis à têtes creuses, de sections minimales, de joints réglés… Mais en de rares endroits où l’architecte a
maitrisé ces détails, je rêve encore, jusqu’à douter de la réalité d’un bâtiment trop précis, dans un monde
flou.
Parce que l’ornement est un crime, la discipline architecturale s’est réfugiée dans le détail, comme ultime
pratique du dessin : profiter de chaque changement d’échelle pour révéler l’épaisseur d’un trait auparavant
immatériel, pour le charger de virtualités constructives, pour enrichir la forme à mesure qu’elle s’incarne. Mais
parce qu’au contraire de l’ornement, le détail s’insinue dans l’épaisseur des matériaux, se frotte à leur
logique, la rigueur d’une architecture est aujourd’hui, comme jamais auparavant, liée à l’excellence de son
exécution.
Paradoxalement, le siècle des demoiselles d’Avignon, de la Machine Molle, de la Bande à Part et d’Electric
Ladyland, le temps des visages brouillés, des phrases bouleversées, des montages hachés, des larsens
interminables, a désiré une architecture Suisse, précise, comme une horloge arrêtée.
Paradoxalement, le siècle des chevaux-vapeurs et des puces électroniques, le temps des surfaces polies au
micron et des assemblages au quart de poil à épargné l’architecture, produite encore aujourd’hui à cent lieues
des procédures industrielles. La maison n’est qu’un invraisemblable bricolage de semi-produits, plus ou
moins bien découpés, presque toujours mal assemblés. Le plus rudimentaire des hache-patates est plus
perfectionné que le plus savant détail d’étanchéité. Le béton, le plastique, l’isolant, le goudron, le gravier sont
successivement coulés, déroulés, taillés, répandus ou tartouillés, à la truelle, à la pelle, à la cisaille, à la faucille
et au marteau…
Paradoxalement, dans un siècle où l’architecture de masse s’apparente – par son bricolage – aux œuvres
d’art d’exceptions, l’architecture d’exception singe – par le fini très couture de ses détails – la perfection des
objets industriels produits en masse.
Le détail d’architecture est-il un crime ?
Pire qu’un crime, c’est une faute de gout !
Un siècle s’achève, et que demain vaille que vaille.
La modernité triomphe partout.
J’y sacrifie, comme vous tous.
Mais rêvons encore, par quelque artifice informulé, de trancher le lien immonde entre la rigueur de
l’architecture et sa parfaite exécution,
d’abolir l’excellence obscène.

Pour en finir avec « le grand professionnel »

Tout le monde croit savoir dessiner un beau détail. Mais au pied du mur, dans le vacarme du chantier, seul
passe la rampe « le grand professionnel »… Lui seul a pu cacher l’écrou bancal, exalter le beau boulon.
Seul, il n’a oublié aucun tuyau, il a parfaitement coordonné une vingtaine de corps d’états hostiles. Seul, il ne
rougit d’aucun détail. Ne serait-ce que par jalousie, il mérite d’être éreinté.

Le « grand professionnel » construit mal. Interrogé dans la revue PACA, Jean Pierre Manfredi le faisait
remarquer à Bui Kien Quoc : le regard de l’architecte mis à part, « on construit bien. Les murs sont droits
et solides. Les bâtiments ne s’effondrent pas. Les radiateurs fonctionnent. Les matériaux sont
durables… ». Qu’un « grand professionnel » se mêle d’imposer son regard, d’expérimenter des techniques
nouvelles, d’importer des matériaux du cul-du-loup et des savoir-faire aux antipodes des pratiques courantes,
et déferle la cohorte des embrouilles constructives, les désordres innombrables, que de surcroit, et
légitimement, on imputera aux entrepreneurs défaillants, épuisés par l’excellence qu’on leur impose. Le «
grand professionnel » coute cher. Il n’est pas d’exemple d’entreprise qui n’ait fait payer les avanies qu’on
lui a fait subir.

Le « grand professionnel » est d’un gout commun. Le regard du public, aiguisé par la pratique
quotidienne des objets industriels, et tout autant, nostalgique d’un passé reconstruit, ne supporte plus que les
surfaces lisses ou délibérément rugueuses, que la perfection ou le rustique. Partout où la perfection est trop
chère, le rustique s’impose : on préfère un enduit grossièrement taloché à un ciment irrégulier, une moquette à
un carrelage en queue de billard, des gouttelettes ou un papier peint à une laque qui révèlerait les raccords de
cloisons. Contre toute attente, le regard du « grand professionnel » n’est pas différend. Quand il délaisse la
perfection du détail, il sombre dans le béton brut de décoffrage et le fer mis à nu, toutes formes possible de
l’emphase rustique. Un jour ou l’autre, il en revient au détail léché.

Le « grand professionnel » méprise le travail. Partagé entre la nostalgie de l’artisanat qualifié « sur ce
chantier, les compagnons m’ont fait un boulot remarquable » et le gout naïf pour les hautes
technologies « j’ai visité l’usine qui m’a fournit la fibre de carbone, chapeau, tous en gants blancs ! »
le « grand professionnel » manifeste son dégout du travail courant, de l’exécution réelle d’un bâtiment réel,
dans un chantier réel, par des hommes (et des vrais). Alors qu’on a pu, concernant la ville dans son
ensemble, exalter la sédimentation, la poésie des interventions successives, des superpositions et des
recouvrements, le « grand professionnel » ne comprend pas qu’un bâtiment d’aujourd’hui, pourvu qu’il soit
traité par dessus la jambe, révèle, dans l’enchainement de corps d’états mal coordonnés, une poétique de
même nature.

Le « grand professionnel » ne va jamais faire pipi. Au fond de quelque grand projet, dans quelque
embrasure, il n’est pas rare que se terrent, à coté d’une porte d’ascenseur, un sanitaire mal fagoté, des
faïences mal calepinées, des traces de colle et du polystyrène dans les joints ; à deux pas des poutres
carrossées, des lignes pures et des détails réglés, un havre de négligence, un oasis de réalité.

Le « grand professionnel » encombre les poubelles de l’histoire, en compagnie des golden-boys, des chefs
d’entreprises dynamiques, des cadres performances, et des dix dernières années d’ennui.

Pascal Urbain, l’A, 1990

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Métiers et discipline

Il est commun, dans les milieux de l’architecture, de distinguer les métiers de la discipline.
Les métiers, ce sont les pratiques professionnelles réelles.
La discipline, c’est l’objet théorique supposé qui fonde le métier.
Bizarrement, le métier et la discipline sont désignés par un seul mot, « le projet », entendu dans des sens
différents.

1. Les métiers

Il y a plusieurs manières de classer les pratiques professionnelles de l’architecte. Celle qui vous est présentée
a le mérite de constituer un dispositif combinatoire. On considèrera :
• 4 phases successives :
– les études préalables à l’acte de bâtir ;
– la conception des ouvrages ;
– la construction des ouvrages ;
– la réception des ouvrages.
• 4 acteurs :
– les maîtres d’ouvrages, c’est-à-dire les commanditaires d’un projet ;
– les maîtres d’œuvres, c’est-à-dire les concepteurs d’un projet ;
– les constructeurs, c’est-à-dire les réalisateurs d’un projet ;
– les tiers, intervenants extérieurs de toutes natures, associations d’utilisateurs, services concédés et
organismes de contrôles.
• 4 domaines :
– les projets urbains, la viabilisation et l’organisation générale des quartiers ;
– les ouvrages d’arts, les ponts, les barrages, les soutènements ;
– les aménagements d’espaces extérieurs, rues, avenues, places, jardins ;
– les bâtiments de toutes natures.

4 phases successives

– les études préalables à l’acte de bâtir ;


– la conception des ouvrages ;
– la construction des ouvrages ;
– la réception des ouvrages.

Études préalables
Pour que la décision de construire puisse être prise en toute connaissance de cause, un certain nombre
d’études doivent être menées. Le simple particulier qui veut construire une maison individuelle aura,
auparavant, été voir son banquier pour savoir de quelles sommes il peut disposer, il sera allé voir un agent
immobilier, qui lui aura présenté des maisons à vendre ou des terrains à bâtir, il aura discuté en famille de ce
qu’il veut avoir, du nombre de pièces, du style, etc. Il aura confronté et ajusté ses envies et ses moyens. Á
plus forte raison, un promoteur immobilier aura prospecté des terrains ou sollicité des architectes pour en
trouver, il aura étudié le marché immobilier de la zone concernée, exploré les types de produits qui s’y
vendent, évalué le montant des travaux ; établi un bilan financier des recettes et des dépenses ; etc. En fin de
compte, il établira un « programme » de l’opération, qui spécifiera le nombre et la nature des logements, qui
fixera une estimation prévisionnelle des coûts et des temps.

Conception
La conception d’un projet d’une certaine complexité est toujours récursive : on répète plusieurs fois la même
opération, que l’on affine à chaque étape. On fait un petit dessin ; on le rate ; on le recommence ; on le trouve
assez bien ; on le recopie en s’appliquant ; on le trouve bien ; et ainsi de suite. Cette récursivité a été
normalisée dans une série de missions successives : esquisse ; avant-projet sommaire ; avant-projet détaillé ;
projet ; études d’exécution. De l’une à l’autre, la représentation de l’objet est de plus en plus détaillée.

Réalisation
La réalisation d’un projet d’une certaine complexité comprend plusieurs corps de métiers : la « voirie et les
réseaux divers », le « gros-œuvre », c’est-à-dire les structure et la maçonnerie, le « cloisonnement », les «
menuiseries » intérieures et extérieures, l’électricité et la plomberie, la serrurerie, la peinture, etc. Il très
exceptionnel qu’un seul corps de métier soit mobilisé, et fréquent qu’il y en ait plus d’une dizaine, qui doivent
être coordonnées.

Réception
La « réception des travaux » désigne une mission normalisée de la conception : les intervenants vérifient que
les ouvrages sont conformes, et ils les « réceptionnent », avec ou sans réserves. La date de réception est le
point de départ des garanties et des responsabilités des intervenants : une première « année de parfait
achèvement » ; une dizaine d’années de « responsabilité décennale » ; et, dans les cas de tromperie, une
« responsabilité trentenaire ». C’est ainsi : le délai de prescription de l’acte de bâtir excède celui de
certains crimes de sang. C’est dire que les intervenants n’en ont pas fini avec la réception. Le même terme
pourrait désigner, par extension, tout ce qui s’ensuit : l’accueil du public ; les dégradations ; les travaux
modificatifs ; les réhabilitations ; les démolitions…

4 acteurs

• les maîtres d’ouvrages, c’est-à-dire les commanditaires d’un projet ;


• les maîtres d’œuvres, c’est-à-dire les concepteurs d’un projet ;
• les constructeurs, c’est-à-dire les réalisateurs d’un projet ;
• les tiers, intervenants extérieurs de toutes natures, associations d’utilisateurs, services concédés et
organismes de contrôles[1].

Maîtrise d’ouvrage
Une personne qui commande une pizza dans un restaurant peut, à bon droit, se prétendre maître d’ouvrage,
puisque c’est pour elle, sur son ordre et à ses frais que l’ouvrage sera réalisé. Quand une personne privée
commande une villa à un architecte, elle est également maître d’ouvrage, et c’est généralement sans
compétence particulière, sinon sans moyens financiers, qu’elle s’en remet, à ses risques et périls, à la
compétence des concepteurs et des constructeurs. Mais quand un promoteur immobilier décide de construire
des logements, quand une grande société souhaite un nouveau siège social, quand une administration
commande une école, la maîtrise d’ouvrage devient un métier à part entière. Le montage financier d’une
opération, la programmation, c’est-à-dire la définition des besoins, le suivi des paiements d’entreprises, sont
des missions techniques complexes. Elles peuvent être assurées par le maître d’ouvrage lui-même, quand il
dispose des compétences requises. C’est le cas, parfois, des promoteurs immobiliers ou de certaines grandes
administrations. Mais il arrive également que le « maître d’ouvrage » fasse appel à un « maître d’ouvrage
délégué » qui assurera au nom du « maître d’ouvrage » en titre, tout ou partie des missions techniques
afférente à la fonction, Le « maître d’ouvrage » peut également solliciter un « assistant à la maîtrise
d’ouvrage », qui assurera certaines missions techniques sans délégation de pouvoir.

Maîtrise d’œuvre
La maîtrise d’œuvre en bâtiment désigne d’un même terme la conception d’un ouvrage et le contrôle de
conformité des ouvrages réalisés, au regard des prescriptions du concepteur. Aujourd’hui, la maîtrise
d’œuvre en bâtiment est décomposée en une succession de missions normalisées : « esquisse » ; « avant-
projet sommaire » ; « avant-projet détaillé » ; « projet » ; « assistance pour la passation des contrats
de travaux » ; « études d’exécution », ou par défaut, « visa des études d’exécution » établis par
l’entreprise ; « direction de l’exécution des contrats de travaux » et, le cas échéant, « ordonnancement,
coordination et pilotage du chantier » ; « assistance au maître de l’ouvrage lors des opérations de
réception ». Il importe peu encore de détailler le contenu de chacune de ces missions, ce qui sera fait dans
un cours ultérieur. Mais on remarquera, dans cette simple énumération, que le « projet », terme générique,
désigne ici une seule phase des études, précédé de trois autres et auxquelles succèdent au moins quatre
missions distinctes. Un architecte n’est jamais seul sur une telle affaire, sauf, à l’extrême rigueur, pour la
réalisation d’une cabane. En règle générale, il est au moins associé à un bureau d’études techniques
généralistes. Souvent, une maîtrise d’œuvre peut regrouper un ou plusieurs cabinets d’architecture, un ou
plusieurs paysagistes, ainsi que plusieurs bureaux d’études spécialisés, en structure, en électricité, en
éclairage, etc. Plusieurs corps de métiers sont en concurrence pour l’obtention de ces missions normalisées.
Ainsi, la mission « ordonnancement, coordination et pilotage du chantier » est la plupart du temps
assurée par des bureaux d’études distincts de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Les « études d’exécutions »
sont parfois réalisées par le maître d’œuvre, parfois réalisées par l’entreprise et simplement vérifiés par la
maîtrise d’œuvre, dans le cadre d’une mission de « visa ». On peut également constater des missions
partielles, jusqu’à l’avant projet détaillé, le maître d’ouvrage décidant de consulter directement des
constructeurs sur cette base. Il peut aussi bien assurer lui-même la « direction de l’exécution des contrats
de travaux », ou la confier à un autre intervenant que le maître d’œuvre. Il peut enfin faire appel à un «
concepteur-constructeur », c’est-à-dire à une ou plusieurs entreprises qui prennent en charge la conception
aussi bien que la réalisation.

Constructeurs
Les corps de métiers intervenant sur un chantier sont généralement désignés comme étant les « entreprises »,
mais on préfèrera ici le terme plus spécifique de « constructeurs ». Le contrat de travaux peut être passé
avec une « entreprise générale », seul contractant qui s’engage à réaliser l’ensemble des ouvrages, soit
parce qu’il réunit toutes les compétences requises dans son entreprise, soit, beaucoup plus souvent, en sous-
traitant des missions à d’autres entreprises spécialisées. Mais le maître d’ouvrage peut également contracter «
en lots séparés », avec plusieurs entreprises, chacune d’entre elles assurant une part de travail correspondant
à ses compétences : gros œuvre, infrastructure, plomberie, électricité, etc.

Tiers
Ce terme fourre-tout désigne ici tous ceux qui interviennent dans l’acte de bâtir, sans être contractants de cet
acte. De cent façons différentes, un ouvrage est relié au monde. Le monde a des droits et des obligations à
cet égard. Un ouvrage est d’abord physiquement relié au territoire par des voies, des câbles et des tuyaux :
routes, rues, trottoirs, téléphones, télévision, électricité, eaux potable, eaux pluviales, eaux usées, etc. Un
ouvrage est également relié au monde par ses incidences sur la perméabilité des sols, sur les déplacements et
le fonctionnement urbain, sur l’enlèvement des ordures, sur le stationnement qu’il faut assurer, sur le nombre
d’équipements publics, d’écoles ou de postes qu’il faut prévoir, sur le paysage partagé, sur l’aspect et la
forme de l’espace public, sur le confort des habitats voisins, etc. Les pouvoirs publics, garants de l’intérêt
général, se réservent le droit de réglementer la construction, d’accepter, de refuser ou d’amender les projets
d’ouvrages.
Certains intervenants extérieurs sont constructeurs : les services publics, ou les « services concédés » à des
entreprises privées, vont raccorder l’ouvrage aux réseaux d’eaux potables, d’eaux pluviales et d’eau usées,
au téléphone ou à la voirie. Ils vont creuser des tranchées, recouvrir des sols, poser des grilles et des
tampons, installer des coffrets techniques sur l’ouvrage.
Certains intervenants, publics ou concédés, sont contrôleurs en droit. Tel projet sera refusé parce que
l’Architecte des Bâtiments de France aura jugé qu’il contrevient à l’environnement. Tel candidat à la
construction devra créer un bassin de rétention, parce que les services techniques auront estimés qu’il
imperméabilise des sols qui, auparavant, absorbaient les eaux pluviales. Tel ouvrage devra être abaissé ou
rectifié parce que le service de l’urbanisme aura vérifié le respect des alignements inscrits au Plan Local
d’Urbanisme. Etc.[2]
Enfin, certains intervenants vont appuyer ou contester un projet. Un voisin peut faire appel à la justice, si
l’ouvrage n’est pas conforme au droit. Une association de quartier peut manifester, s’il considère que
l’ouvrage lèse l’intérêt général. Les pouvoirs publics ont également prévu plusieurs procédures légales de
consultation des tiers (c’est-à-dire des autres) et de concertations du public.

4 domaines

– les projets urbains, le tracé des voiries, l’organisation générale des quartiers ;
– les ouvrages d’arts, les ponts, les barrages, les soutènements ;
– les aménagements d’espaces extérieurs, rues, avenues, places, jardins ;
– les bâtiments clos et couverts.

Projets urbains
Ce terme désigne une part spécifique de l’urbanisme. L’urbanisme est un terme très inclusif, qui rassemble en
vrac les règlements applicables aux ouvrages, la programmation des besoins, le montage opérationnel,
l’action sociale, l’installation de caméra de surveillance, etc. Le projet urbain désigne plus spécifiquement
l’inscription physique de ces actions dans le paysage : plans des quartiers ; tracé de voirie, découpage
parcellaire, définition des gabarits de construction ; etc. En fait, le « projet urbain » désigne ce qui était
entendu comme urbanisme il y a quarante ans. Mais comme, ces derniers temps, « tout le monde faisait de
l’urbanisme », ceux qui dessinaient vraiment les formes de la ville en sont venus à désigner d’une autre façon
ce qu’ils faisaient. Le « projet urbain » était né. C’était peine perdue, puisqu’aujourd’hui, évidemment, «
tout le monde fait du projet urbain ».

Ouvrages d’arts
Les ouvrages d’arts sont les travaux publics émergents, d’une certaines importances, qui ne sont pas des
bâtiments : tunnels, canaux, ponts, barrages, soutènements, etc.

Aménagements
L’aménagement des espaces extérieurs désigne les interventions sur les réseaux enterrés, les revêtements de
sols, les mobiliers urbains et les plantations.

BâtimentsLes bâtiments sont des ouvrages clos, couverts et immobiliers.

64 métiers, au moins

4 phases, 4 acteurs, 4 domaines, représentent 64 occurrences différentes, allant, dans le classement proposé,
des études préalables commandées par un maître d’ouvrage à propos d’un projet urbain, jusqu’à la réception
des ouvrages d’un intervenant extérieur dans un bâtiment.
Des architectes interviennent dans chacune de ces 64 occurrences. Ils exercent naturellement dans le
bâtiment, mais également dans le projet urbain, dans l’aménagement, et dans une moindre mesure, aux
abords des ouvrages d’arts. Les architectes sont le plus souvent maîtres d’œuvres, mais certains sont
intervenants extérieurs, à commencer par l’Architecte des Bâtiments de France. D’autres sont
programmateurs, pour le compte d’un maître d’ouvrage public ou privé. Certains interviennent chez les
constructeurs. Les architectes sont également présents dans toutes les phases de l’acte de bâtir. Encore ce
ratissage à grosse maille ne dit rien des spécialisations internes à chaque secteur. Dans une agence, tel
architecte s’occupera plus spécifiquement des missions de chantiers scolaires. Tel autre sera très
régulièrement en charge des phases de concours d’aménagement. Etc.

Mais dans aucune de ces 64 occurrences, l’architecte n’intervient seul. Partout, il est flanqué d’ingénieurs,
d’administrateurs et de consultants. Pour un projet de bâtiment, il intervient souvent comme mandataire d’un
groupement, à hauteur de 50% des missions et des honoraires. Souvent, il peut être cotraitant minoritaire,
sous-traitant ou simple consultant.

De tourtes ces phases, de tous ces acteurs et de tous ces domaines, les étudiants d’une école d’architecture
n’apprennent pratiquement rien. Pour l’essentiel, ils apprennent « le projet », en un sens très différent de la
mission normalisée de « projet ». Á s’en ternir au découpage normalisé des missions, un étudiant va faire et
refaire, du second semestre de première année au dernier semestre de cinquième année, des études qui
s’apparentent aux missions « esquisse » et « avant projet sommaire », avec quelques incursions timides
dans et dans les « études d’exécution ». Á titre personnel, je regrette une part de cette fermeture. Mais je
m’empresse de dire que j’en approuve le principe. Je ne suis pas le seul. L’enseignement « centré sur le
projet » n’est pas un choix spécifique de l’école d’architecture de Marseille. C’est, à des degrés divers, le
choix de l’ensemble des écoles d’architecture. Et c’est aussi ce que les architectes eux-mêmes appellent « le
projet » de façon générique. Tel architecte va dire, d’une mission préalable de programmation, que c’est «
déjà du projet ». Untel dira d’une mission complète, enchainant toutes les phases de conception et de
chantier, « qu’il n’y a pratiquement pas de projet dans cet affaire ». Untel affirmera sans frémir que « le
chantier, c’est encore du projet ». On pourrait aussi ben prétendre, avec un peu de mauvaise fois, que « la
mission normalisée de projet, c’est n’est déjà plus du projet ». Il y a manifestement un ou plusieurs sens
du mot projet qui se délient des pratiques professionnelles réelles, et en particulier de la mission normalisée
qui porte ce nom. Il parait y avoir, dans les écoles et dans les discours d’architecte, un certain « projet » qui
saute de mission en mission, d’acteur en acteur, de domaine en domaine, qui vient en proportion variable
dans telle ou telle phase de l’acte de bâtir. Il n’est pas indifférent à un étudiant de savoir de quoi on parle.

2. La discipline

Pour cerner ce « projet » qu’on invoque sans jamais dire ce qu’il est, on en proposera 5 définitions :
• c’est une stratégie sociale ;
• c’est une tactique économique ;
• c’est une technique de transmission ;
• c’est une compétence spécifique ;
• c’est une compétence insécable.

Une stratégie sociale

Pendant une phase assez courte de l’histoire, sur un territoire géographique limité, et dans un nombre limité
de commande, le « projet » était une idée simple, qui coïncidait avec la part la plus prestigieuse du métier
d’architecte. Pour fixer les idées avec un peu d’approximation, ça se passait en occident, au dix-neuvième
siècle, pour les commandes de grandes demeures et d’équipements prestigieux. Dans ses rapports avec ses
clients, l’architecte parlait d’argent, bien sur, mais surtout des choix qui les intéressaient au premier chef : le
style de la façade ; l’agencement des pièces ; la couleur des papiers peints ; l’organisation du jardin ; l’ombre
des vignes vierges sur la terrasse ; le charme indicible d’une après-midi de printemps… La plupart des choix
que l’architecte proposait au client étaient arrêtés dans le cadre de l’esquisse et de l’avant projet. Certains
autres l’étaient sur le chantier, que l’architecte visitait de temps en temps, en présence du client, et en
poussant des coups de gueules qui visaient moins à infléchir les travaux qu’à convaincre le client de son
autorité naturelle. Dans son comportement social, l’architecte parlait des parts visibles de l’architecture, et
mettait en scène la part visible de son métier. Notable parmi les notables, l’architecte avait un certain intérêt à
taire le coté obscur de la force, la cuisine interne et la basse besogne. Et comme souvent la basse besogne
était confiée à des commis, l’architecte pouvait légitimement croire que c’était ça, le « projet », puisque
c’était ça qu’il faisait. L’habitude en est restée. Et quand, désormais, un architecte passe désormais le plus
clair de son temps à d’autres taches que l’esquisse et l’avant-projet, il a continué à considérer la part
socialement visible de son travail comme l’essentiel de son métier.

Première définition du « projet » :


ce qui se voit du métier de l’architecte, pour ce qui se voit de l’architecture.

Une tactique économique

Aujourd’hui, la maîtrise d’œuvre est fragmentée, en fonctions, en missions, en domaines. La charogne du «


projet » est dépecée par des vautours de haut vol. L’architecte n’est la plus gros de ces volatiles, il n’a
pratiquement plus aucune part réservée, qui ne soit disputée par d’autres. Au sein de sa mission traditionnelle,
l’architecte en fait de moins en moins. Sur le chantier, l’OPC lui dispute son autorité. Dans les études, les
ingénieurs de toutes natures lui prennent des parts de marché. Il n’est plus le « chef d’orchestre » qu’il
s’imagine, d’autant moins que la plupart des intervenants peuvent se prévaloir de chiffres d’affaire très
supérieurs à celui de l’architecte.

En contrepartie des restrictions au sein de sa mission traditionnelle, l’architecte intervient dans d’autres
domaines : on l’a vu taquiner le projet urbain et l’aménagement d’espaces publics, fricoter aux abords d’un
ouvrage d’art, s’essayer à la programmation, sans y avoir aucune légitimité a priori.

L’architecte a tout intérêt, dans le dépeçage de sa mission et dans la conquête de nouveaux marchés, à
s’auréoler d’un certain mystère, à faire savoir qu’il dispose d’une compétence très particulière et très
incommunicable. Il la désigne d’un mot que tout le monde connait, mais que personne ne comprend dans le
sens où lui, et lui seul, l’emploie : le « projet » ou, pour faire encore plus chic, la « progettazione », mot
italien et mystérieux, italien donc mystérieux, qui donne à penser tout autre chose que la mission de projet, tel
que l’entend un simple ingénieur. Dans le monde de la « gouvernance », pour ne pas dire gouvernement, et
de la « problématique », pour ne pas dire problème, l‘architecte n’est ni le premier, ni le plus grand des
sorciers métropolitains, qui jouent sur les mots pour mieux jouer leurs places au soleil.

Deuxième définition du « projet » :


le gri-gri d’un petit sorcier métropolitain à la conquête de nouveaux marchés.

Une technique de transmission

Les savoirs effectifs de l’architecte, si fragmentés qu’ils sont désormais, ne peuvent pas être sérieusement
transmis par le menu, ni dans une école d’architecture, ni même ailleurs.

Á enseigner seulement le droit de la construction et de l’urbanisme, il faudrait les cinq ans qu’un étudiant
passe dans l’école. Et quatre ans de plus pour enseigner l’ingénierie. Une année pour la programmation. Trois
ans pour le paysage. Deux ans de rhétorique. Etc. Une formation généraliste complète n’est plus possible.

Á enseigner seulement ce qu’il faut savoir de droit, de technique, de paysage et de programmation, pour tel
ou tel profil de poste, alors il faudrait un enseignement différencié pour chaque profil. Non seulement cela
poserait des problèmes considérables aux écoles, mais ce serait dommageable pour les étudiants, futurs
architectes, qui vont épouser plusieurs profils de postes dans leurs carrières, et enfiler plusieurs costumes
dans la même journée.

D’une manière ou d’une autre, pour transmettre une compétence architecturale, si compétence il y a, il faut
imaginer une manière de tronc commun, un certain « noyau dur » à transmettre, quelque soit ses liens avec
les pratiques réelles. Les ingénieurs ne s’en sortent pas mal, grâce aux mathématiques. Un grand nombre
d’entre eux se contenteront, dans leurs carrières, des quatre opérations élémentaires et d’une agilité
intellectuelle acquise, par l’entrainement mathématique, mais sans lien direct avec un contenu mathématique
particulier. Les architectes sont confrontés au même problème, mais ils n’ont pas la chance d’avoir un objet
magique aussi incontestable que les mathématiques. D’une certaine manière, les architectes doivent supposer
un « noyau dur », pour transmettre et sauvegarder l’espèce architecturale.

Troisième définition du « projet » :


un feu sacré que les vestales transmettent de génération en génération, sans savoir pourquoi.

Une compétence spécifique

Ainsi, les architectes ont intérêt à maintenir la tradition du « projet », comme stratégie sociale, comme
tactique économique et comme technique de transmission. Ils y ont intérêt, que le « projet » soit une simple
incantation magique, ou une compétence spécifique, constatée au sein des pratiques. Dans les deux cas, le
comportement des architectes serait exactement le même, ce qui ne permet pas, au vu de ce comportement,
de trancher la question. Mais, pour le confort moral des architectes, il n’est pas indifférent de se savoir
illuminé ou professionnel.

Plusieurs indices militent en faveur d’une compétence effective.

Le moindre de ces indices est la croyance de la plupart des architectes. On en voit facilement les limites. Un
grand nombre de gens croient aux doctrines de sectes religieuses, et certains sont convaincus que leurs
prospérités effectives sont des effets directs de leurs croyances. Ça ne prouve rien aux yeux de ceux qui
pensent, à bon droit, qu’il s’agit d’escroqueries monumentales. Certainement, les architectes n’ont aucun
comportement sectaire caractérisé, aucune organisation centralisée qui permettrait d’accroire à une
escroquerie délibérée, ils sont souvent humanistes et rationnels. Mais ont pourrait en dire autant des
personnes qui lisent avec conviction leurs horoscopes. Elles sont très bien intégrées dans la société, rarement
militantes, de sens commun en d’autres domaines, très fréquentables en somme, quoi qu’on puisse penser par
ailleurs de leur lubie. Ce qui, dans la croyance des architectes, peut être plus sérieusement considéré comme
un indice, c’est le souci qu’ils ont, en face des infidèles directement impliqués dans l’acte de bâtir, de
transformer leur croyance en arguments rationnels. Devant un maire agnostique, face à un promoteur
incroyant, ils ne vont pas chercher d’abord à les convertir. L’exposé des motifs, qui va convaincre l’un ou
l’autre d’adopter telle ou telle disposition architecturale, peut très bien se dérouler en bon ordre, sans jamais
faire référence au « génie de l’architecture » qui les habite. Leur croyance indicible parait presque toujours
transformable en arguments rationnels, et ils n’ont pas le sentiment, en les exposant, de trahir les vraies
raisons qui leur font désirer tel ou tel agencement architectural. D’une certaine manière, leur croyance reste
toujours complice du sens commun. En ce sens, ils se distinguent nettement de l’astrologue qui, convaincu par
votre thème astral que vous feriez bien de rester chez vous un certain jour, vous annonce une météo
calamiteuse. Á plus forte raison, l’architecte se distingue du sectaire qui vous fait signer un chèque à l’ordre
de son église, au prétexte que cet argent servira à sauver des enfants malades. Dans son exposé rationnel des
motifs, l’architecte s’apparente plutôt à un rebouteux, extrêmement confus à propos de ses manières de faire,
mais relativement objectif en ce qui concerne les effets de son travail. L’architecte peut être très clair quand il
motive en raison l’objet qu’il soumet à l’approbation d’un client, et très confus, quand il explique la manière
dont il a découvert cet objet. C’est en ce sens précis qu’il croit au « projet ». Il croit en une certaine manière
assez mystérieuse de concevoir l’ouvrage, mais l’ouvrage lui-même, réalisé ou représenté, peut être passé au
crible de la raison commune. L’architecte n’est pas le premier expert rigoureux dans ses conclusions, mais
fumeux dans l’exposé de ses méthodes.

Un indice plus significatif d’une compétence effective est la survie de l’architecte, encore artisan, dans un
processus de très haute technicité. Le peu de prestige encore attaché au titre, le voile de mystère dont il
s’entoure auprès de clients convaincus qu’il faut un peu d’art dans leurs entreprises, n’expliquent pas tout.
Depuis quarante ans, deux prédictions concurrentes ont été partiellement infirmées. La première imaginait
l’architecte survivant dans le futur comme un simple décorateur, qui agrémenterait des projets sérieusement
conçus, à la façon des ingénieurs, par de jolies façades et des couleurs gaies. La deuxième imaginait
l’architecte survivant comme un bureau d’études intégrant l’ensemble des compétences techniques, où
comme un salarié intégré dans les grandes structures d’ingénierie. S’il y a un peu de « façadisme » chez les
architectes du moment, ils restent encore assez maîtres des plans et des coupes, sinon des techniques de mise
en œuvre. Par ailleurs, la taille des agences d’architecture, loin de s’accroître, a sensiblement diminuée. Les
agences d’architectures artisanales ne sont pas seules concernées. Un gros bureau d’études tous corps d’état
fait régulièrement appel à des experts extérieurs. On en sait les raisons économiques : la sous-traitance et
l’externalisation permettent d’amortir les variations de la commande. On en sait aussi les raisons structurelles :
dans de nombreux domaines spécifiques, les structures artisanales sont plus performantes, parce qu’elles
nécessitent moins de frais généraux, et sont plus réactives, parce qu’elles sont moins hiérarchisées. Dans cette
perspective, la survie des architectes, et leur maîtrise de nombreux aspects du projet, s’expliquent par leurs
structures artisanales, parfaitement adaptée à des missions spécifiques. Ce qui revient à dire que les
architectes savent faire des choses que d’autres feraient moins bien, ou moins vite. Mais ça ne prouve en
aucun cas qu’ils sachent faire quelque chose de spécifique. Un petit bureau d’architecture qui gèrerait, mieux
qu’un grand service mécanisé, le pliage des courriers et l’encollage des enveloppes sur un coin de table, ne
pourrait pas prétendre à une compétence spécifique, mais seulement à un gain de productivité, qui serait
également atteint par n’importe quelle autre entreprise artisanale. La survie des architectes témoigne de
compétences effectives, mais n’indique aucune spécificité.

Le troisième indice, plus décisif, concerne les missions confiées aux architectes dans l’urgence. Évidemment,
les architectes sont convoqués quand il faut donner du sens aux choses, parce qu’ils sont beaux parleurs,
quand il faut faire une perspective réaliste, parce qu’ils sont habiles dessinateurs, ou quand il faut affronter un
public en colère, parce qu’ils ne craignent personne. Mais une agence de communication ferait aussi bien,
sinon mieux. L’architecte est seulement choisi parce qu’on l’a sous la main, et pour moins cher. Il est plus
sérieusement en charge de la mise en cohérence des ouvrages dessinés et construits. Il y a des plans de
structures, des plans d’électricité et de plomberie, et si l’architecte n’y porte pas un regard attentif, ça finit à 8
heures du matin dans une baraque de chantier : « les poutres ont été descendue de 20 cm ; le faux-plafond
est remonté ; les tuyaux ne passent plus ; qu’est-ce qu’on fait ? » Contre toute attente, cette mission de
cohérence a priori technique est restée à l’architecte, ou revenue à lui, alors que dans un autre domaine de
mise en cohérence, l’ordonnancement, la coordination et le pilotage de chantier, il a été poliment prié de plier
bagages. Le maintien professionnel des architectes pour tout ce qui touche aux agencements formels permet
de supposer qu’il dispose encore d’un certain talent de coordination géométrique, que d’autres n’ont pas.
L’exemple des tuyaux et du faux-plafond est suspect, puisqu’il vise une responsabilité propre à l’architecte :
décaisser le faux-plafond ou laisser certains tuyaux apparents est un choix esthétique, que personne encore
ne conteste à l’architecte. De façon plus significative, un architecte engagé dans un projet urbain peut très
facilement trouver une configuration d’échangeur plus petite et moins coûteuse que celle qui sera proposée
par les ingénieurs, abstraction faite de toute préoccupation esthétique.

Cette scission entre l’architecture et l’habilité de l’architecte est déterminante dans la définition de sa
compétence spécifique. Bien sûr, l’architecte est habile au jeu de l’architecture, dont il a lui-même défini les
règles. Bien sûr, l’architecte est le maître du bon gout architectural, l’arbitre des belles lumières, des textures
riches, des grandes compositions, puisque lui-même et ses pairs ont définis, à leur usage interne, ce qu’était
une belle lumière, une texture riche ou une grande composition. Il est moins évident et beaucoup plus
significatif qu’il soit plus habile que d’autres dans des problèmes formels qui ne relèvent pas strictement de sa
discipline.

Exemple. La réunion est commencée. L’architecte veut un mur de verre. L’ingénieur veut des poteaux. Le
maître d’ouvrage veut un voile maçonné. Ça ne colle pas ensemble. L’architecte invente la triple peau : verre
; poteau ; voile.

Autre exemple. Deux points de vues programmatiques concurrents, exclusifs l’un de l’autre en terme de
discours, sont avancés. L’architecte résout la contradiction du discours par un agencement formel. L’un dit
que ça doit être ouvert. L’autre dit que ça doit être fermé. L’architecte invente le brise-soleil.

Quatrième définition du « projet » :


la maîtrise des agencements formels.

Une compétence insécable

Personne ne conteste, au fond, que dans un projet complexe, une certaine habileté dans les agencements
géométriques soit régulièrement requise. Mais la plupart des intervenants considèrent qu’elle pourrait être
aussi bien être assurée par un expert, convoqués au coup par coup, autant que de besoin. Ils ne sont pas loin
d’imaginer l’architecte comme l’ingénieur :
• « l’ingénieur a fait des mathématiques, d’accord ; il a acquit une certaine agilité intellectuelle dont
nous avons besoin en la circonstance, d’accord ; mais qu’il ne viennent pas nous bassiner avec ses
intégrales… » ;
• « l’architecte a fait de l’architecture, d’accord ; il a acquit une certaine habileté à agencer les
formes dont nous avons besoin en la circonstance, d’accord ; mais qu’il ne vienne pas nous bassiner
avec "le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière", et tout ce qui
s’ensuit. »

L’architecte ne voit pas les choses de cette manière. Il ne considère pas son habileté formelle, qui le fait
engager dans certaines missions d’expertise, comme un « produit dérivé » de sa pratique du projet. Pour lui,
c’est tout un. Sa compétence spécifique, quand même il peut la mettre occasionnellement au service de
missions fragmentaires, ne se délie jamais tout à fait de ce qu’il appelle l’architecture.

Il n’a jamais pratiqué la gymnastique architecturale comme un agréable passe-temps. Il n’y a pas seulement
éprouvé du plaisir, il y a trouvé un système de valeurs universelles, qu’il voudrait faire savoir au monde.

Il serait trop long et trop fastidieux d’expliquer ces valeurs à des étudiants qui n‘en ont pas encore le
soupçon. L’exercice sera plus facile après que vous aurez acquis les rudiments de la gymnastique
architecturale. Qu’il vous suffise de savoir qu’à s’y essayer les premières doses sont gratuites vos gouts et
vos valeurs en sortiront changées.

Cinquième définition du « projet » :


une gymnastique formelle générant des valeurs universelles.

3. Conclusion, etc.

En manière de conclusion provisoire, je voudrais vous initier très brièvement à la gymnastique architecturale.
Je le ferais avec un bout de ficelle. Il arrive fréquemment qu’on dispose, au fond d’un tiroir, dans le coffre
d’une voiture ou dans la poche d’un sac à dos, d’une pelote de ficelle, achetée et emportée « au cas où ».

Une ficelle peut être utilisée de nombreuses façons. Elle permet en règle générale d’attacher, de nouer, de
relier. Elle permet également de pendre la mesure d’un objet rectiligne ou concave, le tour d’un arbre, par
exemple. Elle permet de bricoler un arc qui amuse les enfants, ou un instrument de musique rudimentaire.
Enduite de craie bleue, tendue près du sol et brusquement relâchée, elle dessine une ligne droite. Lestée d’un
caillou, elle indique la verticale. Attachée à un bouchon, elle amuse les jeunes chats. Préalablement mouillée et
enroulée, elle bouture fermement en séchant et en se rétractant ; Mise en lasso sur une branche recourbée,
elle attrape les lapins. Fermement tenue à deux mains, elle permet d’étrangler un importun, que l’on cachera
plus tard dans un fourré.

Mais quand je mets la ficelle dans la poche d’un sac à dos, je ne considère aucune de ces fins en particulier.
C’est seulement « au cas où ». Je ne sais pas ce qui va arriver. Je sais qu’en de nombreuses circonstances,
une ficelle peut être utile.

Je peux l’utiliser pour une des fins que je connais déjà. Si j’ai besoin de caler un meuble à la verticale, je peux
bricoler un fil à plomb. Et si un étudiant m’ennuie, je peux l’étrangler. Mais je peux aussi imaginer un nouvel
usage de la ficelle. Admettons que je cherche à tracer une courbe d’apparence aléatoire. Á main levée, je n’y
arrive pas. Je jette la ficelle sur une feuille de papier. J’en recopie certaines circonvolutions. La courbe est
parfaite.

C’est que les ficelles, ça me connaît ! Quelle est la nature de cette connaissance ? Je ne sais pas, par cœur,
tous les usages possibles d’une ficelle. Et je ne connais aucun principe général qui rassemblerait tous les
usages possibles d’une ficelle. Pour savoir utiliser une ficelle, pour savoir la convoquer à bon escient, je dois
en connaître certains usages convenus, mais il est également avantageux de l’étudier pour elle-même : au
repos, elle est longiligne et malléable, elle peut être agencée en boucle et en nœud ; en tension, elle est
sensiblement droite, elle est résistante, de longueur à peu près constante, mais encore assez souple pour
vibrer sur un rythme déterminé. La ficelle est caractérisée par un passage rapide et réversible de l’état de
malléabilité, qui permet le nœud, l’accroche, la prise, l’entourage, à l’état d’élasticité, qui permet la traction, la
vibration, la ligne pratiquement droite, ou toutes sortes de paraboles.

Je ne vise pas, ici, une connaissance scientifique du bout de ficelle, ne serait-ce que parce qu’en l’état actuel
des sciences, la théorie des cordes relève d’une mécanique sans rapport direct avec la théorie des nœuds[3].
Á aucun moment, je ne quitte la raison pratique. J’étudie bien la ficelle en ce qu’elle va servir une fin. Mais je
ne pose aucune fin particulière à mon objet d’étude. J’étudie la ficelle, ses qualités et sa structure, dans une
visée pratique indéterminée

Emmanuel Kant parlerait, à ce propos, d’une « forme de finalité sans représentation d’une fin ». Une
ficelle à l’air de pouvoir servir à quelque chose, ça a la forme d’une finalité, mais je ne sais pas, ou je ne veux
pas, m’en représenter la fin.

Á tout prendre, je préfère la belle formule de Louis Kahn : « que veut être une ficelle ? [4] »
Une ficelle ne veut rien du tout. Mais l’homme est ainsi fait qu’il imagine de la finalité un peu partout. Il pense
que le bec d’un vautour sert à déchiqueter les charognes. Il sait, après Darwin, que les vautours ne veulent
rien de tel. Il sait que, parmi des millions de mutations aléatoires, certains oiseaux ont survécu et se sont
reproduits, parce qu’ils avaient le bec ainsi fait qu’ils ont déchiqueté des charognes. Il n’empêche : l’homme
se représente le vautour comme s’il « voulait » déchiqueter. Un dresseur cartésien de stricte obédience
considère de la même façon un cheval comme s’il « voulait » quelque chose. Il sait bien, puisqu’il est
cartésien, que le cheval ne veut rien du tout. Mais en lâchant la bride, en étudiant le comportement du cheval,
en évaluant ses réactions à différents stimuli, le dresseur va considérer l’animal comme une « forme de
finalité ». Il écoute le cheval. Il comprend ce que le cheval « voudrait » être. Dans le pire des cas, le
dresseur mangera le cheval. Plus souvent, il parviendra à des fins inattendues. Un surfeur cartésien va se
demander ce que « veut » la vague. Et un architecte, fut-il cartésien, va se demander, au vu d’un programme,
d’un dessin, d’une forme ou d’un matériau, ce qu’ils « voudraient » être.

L’architecte dispose d’un arsenal de solutions variées, pour répondre à certains problèmes qu’il se pose, et à
d’autres, qu’on ne lui a pas encore posé. Souvent, sa dérive le mène à des trouvailles directement utilisables.
Mais plus souvent encore, il photographie, il dessine, il analyse, il mémorise des parties, des éléments, des
morceaux d’architectures, dont la structure lui fait croire qu’elles pourraient être des solutions à des
problèmes dont il n’a pas encore la moindre idée. Et quand, d’aventure, il identifie très clairement la fin de la
« forme de finalité » qu’il considère, il aura tendance à en estomper les contours, à en détourner le sens, à
en oublier les termes. Quand même il sait, à la bibliothèque Laurentienne, que les colonnes encastrées de
Michel-Ange ont une fonction précise, un sens déterminé, dans un contexte particulier, il va en considérer la
structure pour elle-même, il va délier le motif de sa fin explicite, il va mettre entre parenthèse le peu qu’il sait
de l’histoire, il va placer l’objet dans d’autres catégories que celles de l’histoire de l’art. Il va non seulement
abstraire l’objet de son contexte légitime, mais également abstraire certaines structures de l’objet, n’en retenir
que certains traits particuliers, dont il pense, à tort ou à raison, que ça ressemble à la solution d’un problème
indéterminé.

Je pourrais dire de l’homme en général, du dresseur, du surfeur et de l’architecte, qu’ils sont curieux de tout,
qu’ils sont ouverts à tous les possibles. Mais je désigne ici un acte plus précis et plus technique : le
renoncement, au moins temporaire, à des fins particulières, sans quitter la raison pratique.
.
Dans chacun de vos projets, et dans la culture du projet que parviendrez à constituer, vous aurez
régulièrement à différer l’énoncé d’une fin, ou à estomper les contours d’une fin déjà énoncée. Vous aurez
souvent à laisser faire vos dessins, comme souvent, un écrivain laisse faire certains personnages qui lui
échappent.

Bien sur, la « volonté » d’un personnage ou d’une figure, c’est une métaphore. Mais elle est féconde. J’ai
connu assez d’étudiants pour savoir que ceux qui parlent d’architecture et de projet en restant rivés aux
fonctions, boulonnés aux besoins, collés à la volonté du client, scotchés à leur propre volonté, « ceux là ont
dans la bouche un cadavre ».

Et ce sera, pour l’instant, la dernière définition du « projet » :


ce qui, dans l’acte de bâtir, déborde la volonté des acteurs.

Pascal Urbain, 2007

Retour

[1] Les mots utilisés dans cette énumération, de sens commun, sont souvent ambigus. Au sens large du terme,
« constructeur » peut désigner l’importe lequel des acteurs. Les mots « ouvrage » et « œuvre » sont
pratiquement synonymes, ils désignent l’un et l’autre le travail, encore que « ouvrage » ramène souvent au
travail manuel, et à la chose qui en résulte, alors que « œuvre » évoque le travail intellectuel. On parle d’un «
ouvrage » en présence du livre, en tant qu’objet, et d’une « œuvre », en tant qu’elle est le texte écrit par
l’écrivain, quel que sit la nature de l’objet qui en est le support matériel. On comprend bien pourquoi «
maître d’œuvre » désigne les concepteurs. Mais on pourrait aussi bien affecter le terme « maître d’ouvrage
» aux constructeurs qui manient la pelle et le râteau …
[2] Les phases de contrôles sont nombreuses, mais l’une d’entre-elle est déterminante : la demande et
l’obtention d’un « permis de construire ». Cette démarche administrative soumet le projet à l’agrément de
l’ensemble des services habilités à en évaluer la conformité : sécurité incendie, règlements d’urbanismes ; avis
des services techniques ; etc. C’est très souvent vécu, par les architectes, comme une entrave à la création ou
comme un obstacle à franchir. Mais c’est aussi, quand le « permis de construire » est obtenu, un
engagement des pouvoirs publics à l’égard de l’acte de bâtir. Ça dit en substance que : « pour tout ce que
nous savons, et pour tout ce que nous devrions savoir, vous pouvez bâtir ». De la même manière qu’un
baigneur peut se retourner en justice contre une mairie qui aurait omis de signaler une plage dangereuse, un
maître d’ouvrage peut se retourner contre un service instructeur qui n’aurait pas signalé tel ou tel problème
relevant de sa compétence. Exemple ; un maire ne signale pas qu’il y a des galeries souterraines au droit du
terrain ; le bâtiment est construit ; il s’effondre ; le maire est responsable. Les autorisations administratives
cèlent un contrat juridique entre un ouvrage et la société. Á présenter sous ce jour favorable le contrat qui lie
l’acte de bâtir à la société, il ne faut pas taire les dérives règlementaires du monde où nous vivons. Les
intervenants extérieurs sont de plus en pus nombreux, et la somme de leurs excellentes intentions constitue
désormais un casse-tête de la pire espèce.
[3] Je ne vise pas non plus ce que l’ancienne école primaire appelait une « leçon de chose », traitant d’un
objet sous différents aspects hétérogènes : la fabrication des cordes ; la récolte du chanvre ; les techniques
d’épissures ; l’inventaire des nœuds marins ; la loi du lynch dans l’ouest américain ; etc.
[4] Á ma connaissance, Louis Kahn a posé cette question à propos des briques, des bibliothèques, de toutes
sortes de choses, mais jamais des ficelles.

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Histoires de l’architecture

dans la culture du projet architectural

En 2008, nous célèbrerons le centenaire d’un article d’Adolph Loos, « Ornement et Crime », qui peut
marquer le début d’une aventure ou nous sommes encore, celle de l’Architecture Moderne (AM™)[1] et de
ses avatars contemporains.

L’AM™ se signale par une volonté de rupture avec l’histoire de l’architecture. A minima, il se délie de son
passé immédiat, l’éclectisme architectural du XIXème siècle. De façon plus radicale, certains tenants de
l’AM™ veulent « du passé, faire table rase ». Le spectre de la « table rase » a hanté la pratique
architecturale, de 1910 à 1960.

Mais l’AM™ est, dès ses origines, rattrapé par l’histoire, de plusieurs façons :
• Pour se dégager de la période précédente, l’AM™ utilise certaines méthodes de la période
précédente, et en particulier, la référence à de « bons exemples » antérieurs. Simplement, ce ne sont pas les
mêmes « bons exemples », ou ce n’est pas le même regard sur les « bons exemples ». Adolph Loos préfère
les maisons paysannes du XIXème siècle, plutôt que ses palais. Le Corbusier admire les « châssis » romains,
quand d’autres, avant lui, ne voyaient que leurs « carrosseries »[2].
• Pour valider son existence et asseoir son hégémonie sur le siècle, l’AM™ se trouve des ancêtres
respectables, il s’invente une généalogie comme un patricien romain prétend descendre d’Enée. En 1933,
Emil Kaufmann écrit « De Ledoux à Le Corbusier », il y traite des « origine et développement de
l’architecture autonome » en partant de trois architectes de la fin du XVIIIème siècle : Ledoux, Boullée et
Lequeu. En 1960, Leonardo Benevolo écrit une « Histoire de l’architecture moderne », considérée comme
la fille légitime de la révolution industrielle. En 1968, Nikolaus Pevsner écrit « Les sources de l’architecture
moderne et du design », qui annexe l’Art & Craft anglo-saxon, l’expressionisme allemand, le modernisme
catalan, l’art nouveau belge et français. Il faut lire ces ouvrages avec intérêt, sans perdre de vue l’intérêt des
auteurs, ardents propagandistes de l’AM™ : ils écrivent l’histoire en toute rigueur, mais insistent lourdement
sur ce qui sert leur cause.
• Pour perpétuer sa geste héroïque après qu’il a triomphé, l’AM™ fait référence à sa propre histoire.
Fondé sur la table rase et la réinvention permanente, sur le refus de la copie, il se copie lui-même à partir des
années quarante du siècle dernier.
• Pour surmonter ses crises, l’AM™ réintègre les pans d’histoire qu’il avait d’abord rejetés, dans
d’affligeantes cérémonies d’auto-flagellations, menées par le Team Ten des années soixante, par le
régionalisme critique italien et suisse, par le postmodernisme américain et français, par l’historicisme des
années soixante-dix.

Au terme de si nombreuses conquêtes et de si nombreuses repentances, tout ce qui a été bâti depuis le début
de l’humanité a droit de cité dans la « culture du projet » contemporain. Nous avons à dire en quels termes
il y a droit.

Si on devait écrire l’histoire de l’architecture telle qu’elle sert aux architectes contemporains, il faudrait, en
toute rigueur, s’engager dans un processus régressif, qui prendrait pour origine la pratique actuelle de
l’architecture, et qui remonterait le temps, autant que de besoins actuels. C’est ainsi qu’on fouille les ruines,
des couches les plus récentes aux strates les plus profondes. Á rebrousse temps, il faudrait systématiquement
mettre les effets en avant des causes. La fouille ferait fouillis…

Par soucis de clarté, ce cours de première année se contera de l’ordre chronologique, à partir de la
Renaissance, parce que c’est à partir d’elle que les architectes s’emparent consciemment de l’histoire,
comme matière première de leur travail. Chemin faisant, les périodes antérieures à la Renaissance seront
évoquées aux moments où elles seront convoquées par les architectes, du XVème siècle à nos jours. Cela
sera fait avec un peu d’approximation, pour aller vite et pour fixer des repères[3]. Cela ne dispense pas de la
lecture des bons auteurs.

1400 – la Renaissance et le Panthéon de Rome

Dès le début du XVème siècle, on parle en Italie de Rinascita des arts et des lettres[4]. Mais les historiens
actuels ne s’accordent ni sur les dates de la Renaissance[5], ni sur l’importance de la césure avec le Moyen-
âge. Les humanistes de la Renaissance s’inspirent de ces « vieux romains » qui, au contact des grecs, ont
apprit un peu de poésie et de philosophie. Les humanistes connaissent assez bien les textes latins. Mais ils en
savent beaucoup moins de l’architecture romaine. Á Rome, ils peuvent voir les ruines de nombreux
monuments. Mais la maison romaine reste une énigme. Pour la résoudre, ils n’ont encore que des fragments
épars, un ouvrage de Vitruve[6], sans dessins, et deux lettres de Pline le Jeune[7]. Les architectes vont
devoir réinventer la maison romaine, qu’ils ne voient pas. Et parce qu’ils sont « des nains juchés sur des
épaules de géants »[8], éclairés par le message du Christ, ils auront à réinterpréter ce qu’ils voient trop bien,
le génie païen qui s’incarne au temple de tous les dieux, le Panthéon de Rome, encore entier.

Panthéon de Rome, photo Ben Madeska Brunelleschi, sacristie de San Lorenzo

Filippo Brunelleschi (1377-1446) est le premier architecte de la Renaissance. Il visite Rome une première
fois de 1404 à 1406. Il y reviendra régulièrement. Il est humaniste. Il cherche la perfection. Il imagine
l’Homme au centre de l’Univers. Il espère un plan centré, où l’Homme se tiendrait. Mais l’homme qui visite le
Panthéon doit se casser le dos pour voir ensemble l’oculus de la voute, au centre, et la niche qui se creuse, en
fond de scène. Á la Sacristie de San Lorenzo, achevée en 1428, Brunelleschi imagine une niche plus
profonde, une petite chapelle analogue au volume principal : même coupole, même structure ; mêmes
matériaux. Le Christ y est mis en croix, et en reflet de l’homme qui se tiendrait au centre de la pièce
principale, si un sarcophage ne l‘encombrait pas.

Plan en double carré… Plan recentré, Brunelleschi, Chapelle Pazzi

Á la chapelle Pazzi, commencée en 1430, Brunelleschi ne se contente plus de ce dispositif. Le plan en double
carré de San Lorenzo, satisfaisant d’un point de vue perspectif, privilégie l’axe longitudinal, au détriment de
l’axe latéral. Pour les Pazzi, Brunelleschi redonne de l’ampleur à l’axe latéral, il rééquilibre les volumes, il
recentre le plan. Il s’inspire des romains. Mais il invente une nouvelle architecture.

1500 – le Maniérisme et la villa d’Hadrien

Le « maniérisme » est d’abord utilisé, dans un sens péjoratif, par un archéologue et historien d’art italien,
l’abbé Lanzi (1732-1810). Les historiens du XXème siècle imposent le « maniérisme » pour désigner la
Renaissance tardive (1520-1600). Ainsi, les architectes « maniéristes » ne savaient pas qu’ils l’étaient. Ils
savaient seulement qu’ils travaillaient « à la manière » de la génération précédente, avec l’affectation blasée
de ceux qui ont déjà joué, et vu jouer, de nombreuses parties antérieures. On travaille d’abord « à la
manière » des anciens, et ensuite, « on fait des manières »… comme Jules Romain, au Palais du Té de
Mantoue (1526-1534).
Maquette de la Villa Adriana

Les nouveaux joueurs en savent un peu plus long sur les romains. Les « antiquaires », amateurs et pilleurs
d’antiques, s’y emploient avec obstination. En 1506, on exhume le Laocoon, torturé par les serpents. En
1549, le cardinal d’Este appelle un peintre, Girolamo Sellari (1501-1556), pour remettre au jour la villa
Adriana, près de Tivoli. L’empereur Hadrien y avait regroupé et assemblé, au premier siècle après Jésus
Christ, des parties bricolées « à la manière » des architectures qu’il avait aimées au cours de ses nombreux
voyages. Le site était déjà connu à la première Rnaissance. Mais il se révèle, de plus en plus clairement,
comme une fantaisie, comme une « folie » que les « vieux romains » auraient désavouées, s’ils avaient eut à
la connaitre. Hadrien n’était pas un « vieux romain ». Il fallait des « renaissants tardifs » pour le
comprendre, et utiliser le fatras désarticulé que Michel-Ange avait déjà pressenti.
Michel-Ange, Bibliothèque Laurentienne, 1519

Sculpteur, peintre, architecte, Michel-Ange (1475-1564) n’est pas à proprement parler maniériste. C’est un
monstre solitaire. Il n’est pas né quand la Renaissance commence. Il est mort avant l’avènement du Baroque.
Mais rien, ni avant, ni après, n’aurait pu être compris sans lui. L’entrée de sa Bibliothèque Laurentienne dit
tout du maniérisme. De prime abord, c’est une architecture de la Renaissance : colonnes ; entablements, etc.
De plus près, tout parait détourné de sa fonction première : les colonnes sont profondément engagées dans
les murs, au lieu d’être en saillies ; les pilastres qui flanquent les fausses fenêtres s’évasent en hauteur ; et cet
escalier… il parait envahir la pièce et entraver tout autre mouvement que le sien. Les parties paraissent en
concurrence perpétuelles, comme sont les éléments assemblés dans la villa Adriana. Le monde parfait des
humanistes s’éloigne à jamais.

1600 – le Baroque et les Catacombes

Le « baroque » peut venir du portugais « barrueco », qui désigne une perle irrégulière, ou du vieil italien
« baroco », qui qualifie les syllogismes de faibles contenus. Dans un cas comme dans l’autre, le terme est
péjoratif. Le « baroque » est fondé comme catégorie esthétique par l’historien d’art Heinrich Wölfflin (1864–
1945) dans son livre « Renaissance et Baroque ». Comme les maniéristes, les architectes baroques ne
savent pas ce qu’ils sont. Ils poursuivent l’œuvre classique, en la compliquant encore un peu plus que les
maniéristes. Ils sont au service de princes farouches. En 1517, Augustin Martin Luther apposait 95 thèses
contre les indulgences sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg. C’était la Réforme protestante.
En 1545, le Pape Paul III convoque le Concile de Trente, qui durera 18 ans. C’est la Contre-réforme. Après
qu’on a tempéré les ardeurs du Turc, à Lépante, en 1571, on peut joyeusement se massacrer entre chrétiens.
Les papes et les Rois Très Catholiques veulent en remontrer aux pisse-froids protestants ; l’Église doit
déployer tous les fastes de sa pompe, et toute la rigueur de son glaive, de la lumière la plus vive à l’ombre la
plus noire.
Catacombes de Domitille, Rome

Une face cachée du christianisme est découverte par hasard. En 1578, tandis que des travaux sont entrepris
près de la via Salaria, le sol s’effondre et révèle un cimetière souterrain. La trouvaille attire des milliers de
curieux. Mais il faut attendre une vingtaine d’année pour qu’Antonio Bosio, qui pénètre pour la première fois
dans une catacombe en 1593, en explore tous les méandres, dans le clair-obscur des torches. Quand même
ces découvertes sont sans rapports directs, ni avec l’église du Gésu de Rome (1584), premier édifice de la
Contre-réforme, ni avec les circonvolutions elliptiques que mènent à leurs apogées Le Bernin (1598-1680) et
Borromini (1599-1667), les mêmes lueurs vacillantes éclairent, à nos yeux, les catacombes et les chefs-
d’œuvre baroques.
Guarini & Juvarra, église Sant’Andrea, Turin, 1700

Camillo Guarino Guarini (1624-1683) et Filippo Juvarra (1678-1736) vont se succéder pour réaliser l’église
Sant’Andrea de Turin. Dans chacune des chapelles, des portes s’ouvrent vers d’autres chapelles, instaurant
partout un effet labyrinthique, parfois magique, souvent grotesque, au sens propre du terme : les lumières
dorées, les courbes concaves et convexes du baroque sont celles d’une grotte. C’est dans l’air d’un temps
inquiet, qui se donne des airs de triomphe.

1700 – le Classicisme et le Parthénon d’Athènes

L’architecture inspirée des anciens est désignée comme « classique » depuis le XVIème siècle. Le
« classicisme » désigne, depuis le XIXème siècle, une réaction aux mouvements baroques, un raidissement
observé en France à partir du milieu du XVIIème siècle. Á la fin du XIXème siècle, on désigne comme
« néoclassique » tout ce qui s’apparente de près ou de loin à cette raideur nouvelle : l’œuvre de Palladio
(1508-1580), dont le maniérisme est fortement tempéré, aussi bien que le retour aux fondamentaux grecs,
dans les pays anglo-saxons du XVIIIème siècle. Sans nuance, on mettra dans le même sac tout ce qui part de
France, vers 1650, et qui s’achève aux États-Unis, vers 1850. C’est la période des États-Nations. Les
petites cités italiennes passent la main aux grands royaumes. Les affaires sérieuses se traitent dans les grandes
capitales. Louis XIV (1638-1715), Roi Absolu, a voulu des arts absolument français. Il créé des académies.
Pierre Puget (1620-1694), petit marseillais, grand sculpteur et excellent architecte, en fait les frais en passant
: à Marseille et à Gênes, il travaille dans le genre baroque ; il monte à Versailles et on le présente à la Cour ; il
sent l’ail, il est de genre italien, quand c’est le goût français qui doit être imposé ; il est chassé ; une de ses
statues traîne encore au Louvre.

Le Parthénon d’Athènes

Instaurer un art français, ce serait en finir avec les italiens, en revenir aux fondamentaux, aux « vieux
romains » et mieux encore, à la Grèce éternelle. Mais la Grèce est gouvernée par les turcs, qui se méfient
des étrangers. De trop rares voyages y sont organisés. Le marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV
auprès la Sublime Porte de 1670 à 1679, passe de longs moments en Grèce avec Antoine Galland,
orientaliste distingué. En 1674, privilège insigne, il est autorisé à visiter l’Acropole. Il en repart ébloui. Des
anglais, Spon et Wheler, vont suivre en 1676. Au début du XVIIIème siècle, l’empire Ottoman, affaibli sur
tous les fronts, va relâcher sa surveillance, et tout ce que l’Europe compte de beaux esprits va se précipiter
en Grèce. La plus grande facilité des voyages n’explique pas tout. Le regard de l’Europe s’est aiguisé. Une
part importante des « antiques » qu’on peut voir en Grèce nous vient de la période hellénistique, ou d’après
la conquête romaine. Au premier siècle avant, et au premier siècle après J.C., les élites parlent grec et latin,
elles pensent en latin et en grec, dans tout l’empire. Découvrir la Grèce, c’est apprendre à voir et à distinguer
cette petite part de la culture grecque qui a précédé l’empire. En un mot, c’est voir le Parthénon, resté en
assez bon état jusqu’à ce que les vénitiens l’explosent[9] et que les anglais le pillent[10]. Peu importe ces
dégradations. Ce que peuvent voir les européens, ce qu’ils auraient pu voir aussi bien à Paestum ou à
Ségeste, c’est l’ampleur d’une cabane primitive portée à la dignité d’un temple olympien. Ces colonnes
immenses et déliées des murs, pour les voir, il faut en passer par la colonnade du Louvre, et ce qu’on vit à
Athènes ne fut pas forcément ce que les grecs croyaient en montrer.

Le Bernin, projet pour le Louvre

Perrault, colonnade du Louvre

Tandis que Versailles est agrandi (1661-1670), le Roi fait reconstruire l’aile orientale du Louvre.
Le Bernin est invité à Paris. Il propose un dessin. C’est colossal ! Mais c’est italien ! Le Bernin est
aimablement prié de rentrer chez lui. Claude Perrault (1613-1688) prend le relai. Il dessine une nouvelle
façade en 1665. Si le Bernin a offert à la France l’ordre colossal des colonnes, Perrault délie les colonnes de
la façade, il la creuse. Il n’est pas le premier, mais personne ne l’a encore fait aussi clairement. Et personne
n’expliquera mieux que Laugier (1713-1769) pourquoi une cabane primitive ou un temple archaïque valent
mieux que toutes les manières qui en découlent. « Rien n’est peut-être véritablement compris en Europe
tant que cela n’a pas été expliqué par un Français »[11]. C’est par la France que l’Europe aura été
préparée à voir les pures colonnes de la Grèce antique, plus parfaitement déliées des murs et des détails que
Perrault n’aurait su le faire. Le néoclassicisme s’ensuit mécaniquement.

1800 – le Romantisme et le Temple de Louxor

Le « roman » moderne s’annonce comme une fiction intriquée à la trivialité du langage et des situations.
Après Rabelais (1494-1553) et Cervantès (1547-1616), l’extraordinaire, l’étrange, le merveilleux, le
sublime, le tragique, ne sont plus détachés de la réalité ; ils en viennent, ou ils y reviennent [12]. Ce qui
s’apparente à ce genre littéraire est « romantique » depuis la fin du XVIIème siècle. Le « Romantisme »
désigne, aux XVIIIème et XIXème siècles, un courant intellectuel et artistique conscient de cette intrication
entre le réel et l’imaginaire. Le sujet y est jouissant, souffrant, aussi saignant que le fils de l’homme a pu l’être,
et tout uniment, ce que son imagination voudra qu’il soit, dans les hautes sphères ou dans les bas-fonds. Un
jour, Lamartine se désespère au bord d’un Lac – « Ô temps ! suspends ton vol » et tout ce qui s’ensuit –
un autre jour, il mouille la chemise tout contre les insurgés de 1848. C’est le même Lamartine. Prétendre que
le XIXème siècle est essentiellement romantique, que le siècle des révolutions nationales, démocratiques,
industrielles, coloniales, est suspendu aux lèvres des poètes, n’est ni plus ni moins caricatural que de parler
d’un siècle de la Renaissance, du Maniérisme, du Baroque ou du Classicisme. Le XIXème est le siècle du
romantisme parce que c’est le siècle des révolutions. Ce sont les mêmes, qui chantent la Marseillaise et qui
guillotinent les marseillais, qui révèrent l’Orient Mystérieux et qui fusillent les orientaux, qui pleurent aux
malheurs des pauvres et qui affament le peuple. En toute conscience, aux noms des hommes, les militants
révolutionnaires, les capitaines d’industries et les généraux d’empires ferment le ban que les condottières de
la Renaissance avaient ouvert au ?om de l’Homme.

Louxor, David Roberts, 1839

Dès lors que les hautes sphères de la beauté ne sont plus déliées du monde réel, on peut voir et aimer, pour
leurs imperfections, les abbayes romanes et les cathédrales gothiques que la Renaissance avait rejetées à
cause de leurs imperfections. L’homme romantique peut aimer les fermes de la Beauce et les villages de
Provence, les jardins chinois et les maisons japonaises, les temples indiens et les pyramides aztèques, les
églises byzantines et les Yalis turcs. Au grès de ses conquêtes, il aura une tendresse toute particulière pour les
langueurs orientales. L’Egypte que découvrent les nombreux visiteurs de la fin du XVIIIème siècle, l’Egypte
que foulent aux pieds les troupes napoléoniennes engagées, de 1789 à 1801, dans une calamiteuse
expédition, l’Egypte que les savants, diligentés par l’Empereur, étudient avec rigueur et passion, n’est pas, au
sens strict, « l’Égypte des pharaons ». C’est l’animation des rues du Caire, c’est la vie quotidienne aux
bords du Nil, et c’est, en fond de scène, les temples, les palais et les tombeaux abandonnés, ensablés,
démembrés, grandioses et pittoresques, sublimes et incarnés. L’éclectisme, qui désigne l’égale légitimité de
tous les styles que les artistes voudront adopter, de toutes les architectures que les architectes pourront
imiter, de toutes les sources d’inspirations subjectives, est la version pratique du romantisme, des liens
nouveaux entre la réalité et la fiction.

Karl Friedrich Schinkel, Bains romains, Potsdam

Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) peut être, aussi bien, néoclassique à la ville, et pittoresque à la
campagne. Ses sources viennent, parfois de l’architecture gothique, souvent d’une campagne romaine
idéalisée, dont les treilles nous invitent à la sieste ou à une coupe de vin frais. Assez régulièrement, il instaure
une étroite complicité entre un plan unitaire, abstrait, et un fourmillement pittoresque. Á Berlin, derrière une
colonnade unitaire, les volumes du Vieux Musée sont creusés de façon plus complexe que ce que Perrault
aurait pu imaginer. Á Postdam, les Bains Romains apparaissent, de loin, comme un jeu de volumes variés au
dessus d’un soubassement horizontal unitaire, et de plus près, comme une découpe complexe creusée sous la
treille horizontale. C’est l’effet de ses voyages en Italie. C’est aussi un souvenir de jeunesse : en 1797,
Schinkel visite l’exposition d’un projet de Friedrich Gilly (1772-1800) ; c’est un fatras gréco-romain-
égyptien – temple, statues, obélisques – installé sur une large assise abstraite ; vivement impressionné,
l’adolescent décide ce jour là de devenir architecte.

1900 – Frank Lloyd Wright et le romantisme

La fin XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués par le raidissement de l’académie, en réaction
à l’émergence de styles variés, parfois enracinés dans la campagne idéalisée que Schinkel taquinait déjà –
Art & Craft – parfois tentés par les ténèbres médiévales – expressionisme allemand – parfois tournés vers
des recherches formelles d’inspirations florales et animales – Art ?ouveau français et belge , Modernisme
catalan – et, plus rarement, engagés dans l’expérimentation pragmatique des matériaux nouveaux, au service
de besoins nouveaux – École de Chicago. Dans le prolongement de l’éclectisme, ces mouvements se
croisent, se rencontrent, se mêlent, en sorte qu’il ne fut pas très difficile, pour les historiens militants de
l’AM™, de les considérer en bloc comme les précurseurs de l’heureux évènement.

Frank Lloyd Wright, Eglise Unity Temple, Oak Park, Illinois, Usa, 1904 1907

Frank Lloyd Wright (1867-1959) deviendra un architecte moderne, parmi les trois ou quatre plus grand du
siècle. Mais au tout début du siècle, Wright reste attaché à certaines valeurs du classicisme – Unity Temple,
1904 – il des tentations précolombiennes – Maison Hollyhock, 1917 – des complicités japonaises – Hôtel
Imperial de Tokyo, 1923 – et une indéfectible fidélité à la veille cabane des pionniers américains – Maison
Wright, 1889.
Maison Dana,1900 Maison Robie, 1908

Son entrée en modernité se fait par l’entremise d’un type nouveau, qu’il développe de 1900 à 1909, la
« maison de prairie ». En moins de dix ans, il réalise une dizaine de pièces maîtresses. La maison Dana nous
montre tout ce qu’il doit au romantisme : plan dissymétrique ; profondeur de champ ; tension entre
l’horizontale et l’assemblage de volumes variés. La maison Robie montre ce qu’il en fait : les horizontales
s’étirent ; les porte-à-faux se projettent en avant. Les toits en pentes, qui singularisaient efficacement chaque
volume de la maison Dana, deviennent passablement encombrants dans la maison Robbie : s’ils étaient vus en
pignons, ils entraveraient le glissement des horizontales. Wright les conçoit à quatre pans, qu’il abaisse autant
qu’il peut ; les photographes finissent le travail, en descendant l’objectif, pour ne plus montrer que les sous-
faces des toitures. Á l’intérieur de la maison Robie, les pièces s’assemblent plus librement, tel qu’aucune ne
puisse paraitre au centre de la composition. On peut y voir l’accomplissement du projet romantique. Les
modernes y voient les prémisses du plan libre. Bien sur, Frank Lloyd Wright est trop pragmatique pour ne
pas devenir moderne. Mais dans une autre histoire du monde, il aurait été le maître absolu d’un siècle
néoromantique.

1920 – Ludwig Mies van der Rohe et la Renaissance

C’est dans les années vingt que les architectes modernes apparaissent, militants intransigeant d’une « table
rase » qui ne devrait rien au passé, et tout, à la résolution pragmatique des problèmes du monde moderne.
Ce programme radical révèle l’AM™ comme un Dieu Jaloux, exclusif de tous les autres. L’AM™ se bât sur
deux fronts. Les modernes attaquent leurs ennemis, les académistes, qui leur rendent coup pour coup. Mais
ils se préservent aussi de ceux qui auraient volontiers été leurs amis, les héritiers de l’éclectisme, les
romantiques curieux de tout, ouverts à toutes les aventures : « vous faites dans le genre moderne, comme
c’est intéressant, ça ressemble furieusement à la casbah d’Alger, que j’ai visitée l’an dernier, moi
même je travaille à la manière provençale, vous aimez la Provence n’est-ce-pas, nous allons nous
entendre… » Et bien non, les modernes refusent les compromis, tout comme les chrétiens refusaient le
syncrétisme antique : « il y a un seul dieu, c’est le notre ! ». Á tout prix, ils doivent faire le vide entre eux et
les académistes.
Bruno Zevi, Le langage moderne de l’architecture Mies, Maison de campagne en
briques, 1923

Le plan abstrait de Schinkel est radicalement débarrassé des vieilleries qui l’encombraient. La « table rase »
est servie. Surtout, la boite est brisée. Á ce propos, le plus simple est d’entendre Bruno Zevi, un des
meilleurs propagandistes de l’AM™ : la maison était une boite étouffante, un terrible sarcophage ; on l’ouvre
; on fait glisser les plans ; la lumière entre par toutes les failles ; on libère l’homme de sa prison… La «
maison de campagne en briques » de Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) initie ce programme.

Pavillon de Barcelone, 1929 Maison Farnsworth, 1946


1951

La grande trouvaille de Mies van der Rohe sera le « plan libre » : la structure est déliée de l’enveloppe,
comme dans la colonnade de Perrault. C’est une résolution nouvelle et particulièrement élégante du problème
de Brunelleschi : la structure géométrique du volume est marquée par la trame régulière des poteaux ; le
montage perspectif est assuré par les murs déliés de l’enveloppe. Brunelleschi avait besoin de deux volumes :
un grand volume pour que l’Homme se tienne au centre ; un petit pour qu’il se voit au centre, en reflet du
premier volume. L’homme de Mies n’est plus au centre, il se déplace librement dans deux structures
superposées, la trame régulière des poteaux, montage géométrique, et l’assemblage pittoresque des
cloisons, montage perspectif. En installant deux logiques dans le même volume, Mies n’a plus besoin des
deux volumes assemblés en abîme de Brunelleschi. Il y revient dans sa carrière américaine, en particulier
dans la mise en abîme des deux plateaux de la maison Farnsworth. Mies avait quitté l’Allemagne pour les
États-Unis en 1938. Avant ou après lui, d’autres architectes modernes fuient l’Allemagne nazie, par
conviction ou par pragmatisme. Ils sont accueillis à bras ouverts dans un Amérique encore impressionnés, en
ce temps-là, par le prestige de la vieille Europe. Avec leurs confrères américains, ils constituent le « Style
International », achèvement triomphal de l’AM™. Mies reviendra progressivement aux boites de
Brunelleschi, désormais fermées par du verre, dont la dernière est construite à Berlin, dans le pays qu’il avait
dû quitter, contraint et forcé. En apparence, le travail de Mies sur le plan libre rejoint celui de Wright sur
l’architecture organique. Mais Wright est romantique, Mies est platonicien. Il croit, sinon à la justice du Dieu
de la Renaissance, du moins à la justesse du Dieu de l’Industrie. Á sa suite, l’AM™ apparaitra comme un
retour constant aux Idées et aux Catégories, désormais vieillies, de la première Renaissance.

1940 – Le Corbusier et le Maniérisme

La « table rase » des années vingt excluait toute référence au passé[13]. Les architectes allemands et
américains imaginaient l’AM™ comme une réponse objective aux problèmes du temps, dans l’esprit d’un
temps pragmatique. Ils bénéficiaient d’une heureuse conjonction entre une technique constructive
pragmatique, la structure poteaux/dalles, et un projet architectural idéal, le plan libre. Ils pouvaient croire
que la technique est à jamais libératrice. Cette innocence n’est plus possible après que les techniques des
années d’après-guerre privilégient, en Europe, les casiers refends/dalles, dont sont issues les « cages à
lapins » qui sont construites, en masse, et à toute vitesse. La technique contraint le plan qu’elle avait
préalablement libéré. Les modernes s’attèlent à la tâche idéalement pragmatique qu’ils se sont assignés. Mais
tandis qu’ils remplissent méticuleusement les cages, entre dalles et refends, ils mesurent l’écart entre leur
pragmatisme affiché et leur l’idéalisme sous-jacent. Les modernes se découvrent un passé, à bien des égards
plus noble et plus juste que leur présent ![14] Ils portent une attention renouvelée à l’œuvre d’un des
pionniers de l’AM™, architecte franco-suisse dont les bizarreries sont désormais mieux comprises.

Le Corbusier, les quatre compostions

Le Corbusier (1887-1965) est un architecte moderne de même calibre que Frank Lloyd Wright et Ludwig
Mies van der Rohe. Mais il n’a jamais imaginé l’architecture comme une simple réponse pragmatique aux
problèmes du moment, et n’il n’a jamais douté avoir un passé. Il a été, avec Mies, l’inventeur du plan libre, et
son théoricien le plus explicite. Mais il ne l’a jamais parfaitement réalisé que dans un seul projet, qui
n’apparait que comme une variante, parmi d’autres, du problème éternel de la boite fermée. Il en explore
toutes les solutions : 1) l’assemblage romantique de boites variées – maison La Roche, 1923 – 2) la boite
fermée de la renaissance – villa à Garches, 1927 ; 3) le plan « libre » dans sa boite – Villa à Carthage,
1929 – la boite creusée derrière les colonnes du classicisme – Villa Savoye, 1931…
Villa Carthage 1928

Un premier projet pour la villa Carthage (1928) montre toutes les difficultés et tous les bonheurs qu’il peut
avoir à concilier ces différents aspects de la boite : c’est un assemblage romantique, ou deux boites distinctes
paraissent s’encastrer ; c’est aussi un pur parallélépipède simplement percé ; c’est un plan libre, marqué par
une trame régulière de poteaux, qui traversent tous les étages mais ne se révèlent qu’en toiture ; c’est enfin
une colonnade néo-classique, qui occupe la partie la plus haute de la plus longue des façades. Comme tout
maniériste, Le Corbusier rejoue indéfiniment la même partie en explorant tous les coups possibles. Il est,
comme Michel-Ange qu’il admire, un génie inclassable. De 1940 à 1960, il développera ses plus grand
projets maniéristes : la maison du docteur Currutchet à Buenos Aires (1949) ; l’Unité d’Habitation de
Marseille (1952) ; le siège de l’Union des Filateurs à Ahmedabad (1954). Dans le même temps, il se fend de
quelques chef d’œuvres baroques : la chapelle de Ronchamp (1953) ; le couvent Sainte-Marie-de-la-
Tourette (1959) ; le palais de l’assemblée de Chandigarh (1961)… Même motif et même punition que
Michel-Ange.

1960 – Louis Kahn et le Baroque

Le rêve naïf d’une architecture platonicienne et pragmatique, déjà largement ébranlé dans les années
cinquante, se brise définitivement dans les années soixante. Les « cages à lapins » sont livrées ! Les
« lapins » sont d’abord ravis de leurs cages, plus confortables que les taudis et les bidonvilles qu’ils viennent
de quitter. Mais très vite, ils soulèvent un lièvre : les grands ensembles qu’on leur impose se révèlent plus
épouvantables que sublimes. C’est ça, la modernité ? Les académistes ricanent, comme d’habitude. Les
modernes de stricte obédience se prétendent « trahis » par ceux-là même qu’ils adulaient, les ingénieurs et
les commanditaires. En masse, de nouvelles avant-gardes contestent les masses, et rejettent les blocs, en
bloc.
Institut indien de management, 1962-1974 Centre des arts britanniques, 1969-1974

Les années soixante vont voir fleurir des mouvements critiques variés, de toutes natures : le Team Ten
(1960), groupuscule révisionnistes du mouvement moderne ; Archigram (1961), coalition d’amoureux de la
bande dessinée et des films de science-fiction ; les Gris (1966), conglomérat postmoderne qui manipule les
références historiques avec ironie ; les Blancs (1969), cartel néo-moderne prolongeant les jeux maniéristes
au-delà des limites convenues ; les Régionalistes Critiques ; les Historicistes ; les Reconstructeurs de la Ville
Européenne ; etc. Peu ou prou, tous en viennent à citer Louis Kahn (1901-1974). Ainsi, Robert Venturi,
chef de file des Gris, promoteur « de l’ambiguïté en architecture », cite 20 fois Mies van der Rohe et 28
fois Le Corbusier, presque toujours en style indirect et presque toujours à charge, tandis que Kahn est cité
31 fois, presque toujours en citations directes, entre guillemets, et toujours en faveur des thèses de l’auteur. «
Louis Kahn dit : « … » », dit Venturi. Pour lui comme pour tous les autres contestataires, Kahn annonce
des temps nouveaux. Il referme la boite de Pandore ouverte pas les modernes. En refermant les boites, il peut
fragmenter leurs assemblages, à la manière de la villa Adriana. En confirmant les symétries ébauchées avant
lui, il recentre les plans. En redescendant des murs épais jusqu’au sol, il restitue leur fonction porteuse. En
resserrant les béances entre les murs, il retrouve les fenêtres. En gonflant les plafonds, il élève les toits jusqu’à
la lumière. Il recouvre la grandeur et la monumentalité de l’architecture romaine…
Capitole de Dacca, 1962 Synagogue Hurva à Jérusalem, 1968, d’après
Ching

Mais aux yeux des modernes, Kahn reste des leurs. Ses petites fenêtres sont encore des failles entre les
murs, comme le sont celles de la « maison de campagne en briques » du premier Mies van der Rohe. Ses
plus grandes ouvertures préservent, en arrière-plan, des murs-rideaux de même facture que ceux du second
Mies. Souvent, les plans de Kahn apparaissent comme des versions contractées, tendues, et sublimes, du
bon vieux « plan libre ». Pour les partisans de l’AM™, Louis Kahn est incontestablement moderne !

Il fallait à ses temps troublés une référence incontestable, qui puisse être cité, aussi bien, à charge et à
décharge du mouvement moderne. Louis Kahn n’est pas Baroque. Mais par l’ambiguïté de son propos, par
les rais de lumière qu’il fait descendre du ciel jusqu’aux entrailles de ses bâtiments, par l’ombre profonde
qu’il génère, il reconstruit la grotte où vont se délecter les baroques de tout acabit. Après que Louis Kahn a
physiquement mis en terre AM™, les postmodernes croient pouvoir historiquement l’enterrer…

1980 – Jean 4ouvel et le Classicisme

Dans les années quatre-vingt, une césure profonde distingue la production de masse de l’architecture savante.
Certains promoteurs, inquiets des réactions que suscite l’architecture moderne, vont se tourner vers une
version édulcorée du postmodernisme des Gris. Des architectes médiocres vont répondre à leurs attentes,
dans un genre qui se révèle trop « facile » pour être savant. Le succès commercial du postmodernisme va le
discréditer aux yeux des élites architecturales. Des architectes, brièvement tentés par le propos des Gris, vont
pressentir l’impasse et retourner à leurs premières amours. L’AM™ ressort du puits dans les années quatre-
vingt, en robe de mariée, d’autant plus désirable aux yeux des architectes qu’elle semble avoir perdu la
bataille auprès du public.
Superstudio, A ?atalini, Il monumento continuo, O Pais d’O sole, 1969

La refondation de la modernité méritait un retour aux origines. Mais un mouvement qui se proclame sans
« passé antérieur » à lui-même ne peut, en toute logique, revendiquer la moindre cabane primitive qui aurait
précédée son avènement. Il est privé, à jamais, d’une redécouverte de sa préhistoire. Par définition, l’AM™
n’a pas de préhistoire. Les seules références extérieures à elle même que l’AM™ peut légitiment revendiquer
sont : 1) le contexte de son avènement, la révolution industrielle ; c’est ce que vont faire les rois du boulon et
de l’écrou, Foster et Rogers… à la suite d’Archigram ; 2) une architecture intemporelle, abstraite, essentielle
; c’est ce que fera Jean Nouvel… à la suite de Superstudio, qui couvrait le monde d’une grille systématique,
sans épaisseur ni procédé constructif apparent. Comme il faut quelques clefs anglaises pour faire tenir les
voiles latines de Superstudio, et quelques concepts français pour donner de l’allure aux mécanos anglais, les
deux courants vont se rejoindre.
Jean ?ouvel, Fondation Cartier, Paris, 1991

Jean Nouvel (1945-) a eut quelques tentations postmodernes : une colonne dorique suspendue par-ci ; un
fauteuil en velours rouge par-là… Mais il ne révèle son importance que par son retour à l’AM™, comprise
comme un retour au classicisme. Là où Claude Perrault aligne une seule façade derrière une seule colonnade,
là où Mies van der Rohe accroche un seul mur-rideau en avant d’une seule file de poteaux, Jean Nouvel
double, triple, quadruple ses lames de façades superposées. Il n’est ni le seul, ni le premier. Mais au regard
de projets précédents, comme le très baroque musée Georges Pompidou (Piano & Rogers 1971), il contient
l’inflation des peaux superposées dans une rigueur qui, à nouveau, fait honneur au génie français. Le
néoclassicisme des peaux feuilletées définit le nouveau territoire de l’AM™ : en avant des peaux, au dehors,
il y a une ville que les architectes ne maîtrisent plus ; en arrière des peaux, au-dedans, il y a des bureaux et
des logements que les architectes ne contrôlent plus ; tout se passe désormais dans la mince pellicule qui
sépare deux mondes étrangers.

2000 – Adolph Loos et le Roman Cistercien

Le néoclassicisme des peaux épaisses n’est qu’une des tendances de l’architecture contemporaine, qui n’a
rien oublié de son propre passé. Tous les mouvements inaugurés depuis 1900 ont droit de cité dans
l’architecture savante du moment présent, toutes les inventions nouvelles y sont bienvenues, pour autant
qu’elles respectent certains interdits fondateurs du mouvement moderne.

Le premier interdit, le plus explicite, concerne la cohérence d’un projet : si un certain effet est recherché, rien
ne doit entraver cet effet. Ce principe est amendé par le droit à l’ambiguïté, tel qu’il a été revendiqué par
Robert Venturi : un concepteur peut contredire un effet attendu, pour autant qu’il énonce cette contradiction
comme un effet recherché. Mais dans l’enseignement de l’architecture, cette pratique est considérée avec
réserve. On suppose, souvent à juste titre, que l’ambigüité d’un dessin d’étudiant relève plus de la maladresse
que d’un projet délibéré.

Le deuxième interdit, rarement avoué, concerne la cohérence d’un courant : un architecte qui adhère à un
courant de l’architecture contemporaine évite légitimement ce qui entraverait cette tendance. Un architecte
moderne de stricte obédience, visant le plan libre, évitera la symétrie, les murs porteurs, les plafonds
voutés… Dans l’enseignement et la pratique de l’architecture, le concepteur aura tendance à présenter
comme un acquis universel ce qui relève de sa propre tendance[15].

Le troisième interdit, le plus profond, le plus durable, le seul qui soit universel dans l’architecture savante, est
la prohibition de l’ornement. L’architecture occidentale a déjà connue cet interdit, à l’époque où les moines
cisterciens décidaient de construire leurs églises sans apprêts. Mais c’était, à leurs yeux, comme à ceux des
prélats gras et roses dont ils voulaient se distinguer, une pure mortification. Il revient à Adolph Loos de
montrer, en 1908, les plaisirs du dénuement architectural.

« Ornement et Crime » est un article élitiste, teinté par un racisme daté qui, aujourd’hui, mérite explication,
sinon justification. Pour Loos, si « le Papou tue ses ennemis et les mange », s’il est « amoral », c’est parce
qu’il serait, comme les paysans de nos campagnes, comme les dévots de nos églises, comme les enfants que
nous avons été, à un stade antérieur de l’humanité. Le Papou qui se tatoue « n’est pas un criminel », ni
l’enfant qui va « crayonner les murs de symboles érotiques. » Ils ne méritent pas notre réprobation morale,
puisqu’ils n’ont pas atteint notre maturité. Si Loos « prêche pour l’aristocratie », pour « l’homme qui se
situe à la pointe de l’humanité », il comprendra fort bien « le cafre qui entretisse d’ornement une étoffe
» et il « soulèvera son chapeau en passant devant une église. » Son dédain aristocratique ne se confond ni
avec le mépris, ni avec la haine. Loos, comme les colons éclairés par l’humanisme, n’exclu pas, et espère,
que nos « inférieurs » puissent, un jour prochain, rejoindre notre état de haute culture. Pour reprendre la
construction intellectuelle de Loos, son racisme n’a pas atteint l’état de haute barbarie que nous lui
connaissons aujourd’hui. Notre seule manière de sauver Loos d’une abjection qu’il n’a pas commise, et qu’il
n’appelle pas à commettre, est de lui appliquer le même dédain qu’il exerce à l’encontre de ses
contemporains « arriérés ». Et il nous faut bien sauver Loos, puisque son élitisme est la maladie infantile de
notre humanisme, et que son art est « l’enfance » du notre.

« Ornement et Crime », délié de ce contexte désormais haïssable, est construit à partir d’une tautologie : si
l’ornement est défini comme ce qui n’est pas nécessaire, l’ornement est accessoire. Ce qui s’ensuit n’est pas
tautologique : l’accessoire est un gaspillage de travail, un gaspillage de matériel, un gaspillage de capital, un
gaspillage humain ; le gaspillage est moralement condamnable dans une société de haute culture… Plus
sérieusement encore, en mettant les structures à nu, « l’absence d’ornement a élevé les arts à une hauteur
jusqu’alors insoupçonnée. […] ?ous sommes devenus plus fins, plus subtils. Les hommes qui vivaient
en troupeaux devaient se distinguer les uns des autres par des couleurs ; l’homme moderne utilise son
vêtement comme un masque. Sa personnalité est si puissante qu’elle n’a pas besoin de s’exprimer
dans ses habits. L’absence d’ornement est un indice de force spirituelle. L’homme moderne utilise à sa
guise les ornements des cultures antérieures et étrangères. Son propre pouvoir d’invention se
concentre sur d’autres objets. »

Tout est déjà dit, en 1908, de la production architecturale actuelle : 1) pour satisfaire les gouts du vulgaire, il
est possible de prolonger l’éclectisme, d’utiliser à sa guise les ornements des cultures antérieures et
étrangères ; c’est ce que font encore un grand nombre d’architectes postmodernes, et c’est ce qui se fait, en
masse, dans le production du cadre bâti qui échappe au contrôle des architectes ; 2) pour satisfaire certaines
élites et pour exprimer l’esprit du temps, il faut prohiber l’ornement dans l’architecture savante.

On pourrait interpréter cet interdit d’un point de vue sociologique, dans l’esprit « de la distinction » de
Bourdieu : si la haute culture est un « capital culturel » que se transmettent les élites, si elle a pour fonction
d’entraver l’ascension sociale des plus pauvres, la haute culture doit nécessairement se distinguer des goûts
vulgaires ; dans cette perspective, l’espoir d’une haute culture partagée par tous est une pure fiction. Cette
théorie, encore crédible dans l’Europe des années soixante, s’avère incapable de décrire le monde actuel : les
élites et les « peoples » ne brillent plus particulièrement par leur haute culture ; si distinction sociale il y a – et
distinction sociale il y a probablement – elle ne passe plus par la compréhension des arts majeurs, et moins
encore par le goût de l’architecture savante. Au contraire, il est très surprenant que subsiste encore une
architecture savante, alors même qu’elle a été reniée, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, par
des élites qui se vautraient, en règle générale, dans un luxe ornemental qui aurait fait frémir Adolph Loos. Le
retour des élites à l’architecture savante, tout juste sensible au début du vingt-et-unième siècle, fait plus partie
du mystère que de son explication.

On peut également interpréter l’interdit ornemental comme un effet interne à la discipline : si l’absence
d’ornement a effectivement « élevé les arts à une hauteur jusqu’alors insoupçonnée », on peut
comprendre qu’une petite élite d’architectes, « devenus plus fins, plus subtils », ne veuille pas y renoncer,
quand même son échec à réformer le monde a été mille fois démontré. On peut en particulier comprendre le
déni de réalité des architectes : ils continuent de voir l’architecture moderne comme une extraordinaire
nouveauté, qu’il suffirait encore et toujours de « faire comprendre » à un monde attardé ; après l’indéniable
succès de l’architecture moderne dans les années quarante à soixante, ils n’ont pas pu comprendre le
renouveau régionaliste et ornemental autrement que comme une régression ; et ils ne peuvent pas comprendre
les plus récents succès de l’architecture moderne autrement que comme un retour à la normale. Si l’interdit
ornemental, posé comme acquis indépassable de la discipline, explique assez bien les comportements
névrotiques des architectes, la mise en pratiques réelles de l’interdit est très surprenante : il s’agit moins d’une
quête passionnée que d’une norme sociale ; et elle vise moins l’ornement en général que l’ornement classique
en particulier. Depuis longtemps, les détails d’architectures les plus maniérés, et les plus encombrants au
regard de la clarté structurelle, on droit de cité dans l’architecture savante. Á vrai dire, n’importe quel
« accessoire » peut être utilisé – brise-soleil, vantelle, grille, parement – dès lors qu’il ne s’apparente pas
à l’architecture classique, et aux architectures régionales qui en sont dérivées. Le refus de l’anecdote, qui a
démontré son efficacité plastique dans l’architecture moderne de première génération, n’explique rien d’un
interdit désormais anecdotique, de pure convention.

Une interprétation correcte des conventions culturelles peut être finalement plus efficace pour comprendre
l’interdit ornemental. Les conventions sont prises au sérieux par ceux qui les respectent : dans la cité grecque,
dont le mythe fondateur est l’assemblée des hommes libres, les citoyens sont régulièrement exhortés à servir
la cité, de toute leur énergie, de tout leur temps et de tous leurs moyens ; il aurait était très inconvenant qu’ils
se tiennent à l’écart de la politique ; dans la république romaine, dont le mythe fondateur est la détestation des
rois, les empereurs, « maîtres et dieux », prétendent toujours tenir leurs autorités « du Sénat et du Peuple
de Rome » ; il aurait été très imprudent qu’ils se proclament rois ; dans les abbayes cisterciennes, dont le
mythe fondateur est le retour à la règle de Saint Benoit, son respect et l’interdit ornemental sont perçus
comme de réelles mortifications ; il aurait été très sacrilège d’y déroger publiquement. Les formes sont
d’autant plus importantes que les citoyens, les empereurs et les moines, ont à composer autrement leurs
pratiques. Dans une société architecturale dont le mythe fondateur est l’abolition de l’architecture classique, la
plupart des architectes proscrivent les signes apparents du classicisme, à petits frais, eut égard aux pratiques
actuelles de l’architecture savante. L’AM™ n’a jamais été abolie que par quelques fous, qui l’ont payé cher,
parce que les architectes raisonnables jugent sincèrement qu’ils en sont les héritiers. Et dans la société
savante des architectes, il est pratiquement plus commode de se prétendre encore modernes. Ça
n’empêche pas les architectes contemporains de faire tout autre chose que du plan libre, ça ne les empêche
pas de produire des projets d’inspirations maniériste ou baroque, ça ne les empêche pas de critiquer et de
renouveler l’architecture, de créer et d’inventer, dès lors que les apparences trop visiblement classiques sont
évitées. Ça ne se fait pas, de paraître trop romain, ou trop grec, ou trop égyptien ! C’est à la fois une
convention et une croyance, assez légères à porter, au regard de la liberté qu’elles autorisent. La seule
question qui vaille, dans le dispositif actuel, est celle que Paul Veyne posait à propos des grecs : les
architectes croient-ils à leurs mythes ?[16] Ni plus ni moins que les personnes cultivées de la période
hellénistique croyaient aux leurs : ils reconnaissent sincèrement à l’AM™ certaines valeurs générales ; ils y
font dévotions ; et ils vaquent à leurs affaires.
Leurs comportements maniaco-dépressifs, alternance d’enthousiasmes et d’accablements, leurs envolées
lyriques et leurs crispations soudaines, tiennent plus au contenu du mythe qu’au regret de n’y plus croire
autant qu’on le devrait. Ça n’est pas rien, de prétendre fonder sa pratique sur un interdit élitiste. Ça n’est pas
rien, d’être dans le déni apparent de ce qui a précédé l’AM™. Ça n’est pas rien, de travailler dans les
décombres d’un grand projet social et culturel. Mais ça n’est jamais aussi essentiel qu’un platonicien peut le
craindre. Très heureusement pour les architectes, comme pour les habitants des villes bombardées, on peut
vivre et travailler sur un champ de ruine. C’est juste un frisson, de temps en temps, qui nous étreint.

Les architectes contemporains ont à dire et à faire sur la ville. Ils ont à renouveler leur réflexion sur le
logement et les infrastructures. Ils ont, à nouveau, à s’adresser au monde, en des termes nouveaux. Depuis
qu’ils n’envisagent plus leur adhésion à l’AM™ comme un obstacle rédhibitoire ou comme une cause sacrée,
depuis qu’ils en ont fait une simple formalité, le monde comprend mieux ce qu’ils disent. Le public, qui pour
un temps assez long avait rejeté l’architecture moderne, se met à aimer ce qui, aujourd’hui, en tient lieu : il
aime le Guggenheim de Gehry ; il aime la Pyramide de Pey ; il aime l’Institut de Nouvel ; le public aimera peut
être les tours et les toits-terrasses, quand les architectes auront trouvé de nouvelles solutions à la question du
logement. Le public est adorable, depuis qu’on ne lui demande plus d’adorer un Dieu Jaloux.

Dans le monde comme il va, il n’est pas sûr que les Lumières puissent gagner contre l’obscurantisme. Rien
n’est moins sûr, à vrai dire. Mais certains verrous intellectuels ont sautés, qui permettent aux architectes de
prendre part au combat.

Pascal Urbain, 2007

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[1] Ainsi nommé ici en référence à un procédé littéraire utilisé par d’autres, en d’autres circonstances, par
économie, par abus de langage et, peut-être, par dérision.
[2] Le Corbusier, La leçon de Rome, in Vers une architecture, 1923
[3] Dans un souci mnémotechnique, les siècles sont exprimés en chiffres ronds, à la manière italienne, où le «
quattrocento » désigne ce qui suit 1400. La norme internationale, où le « XVème siècle » désigne ce qui
précède 1500, est conservée dans le corps du texte, qui précise les dates essentielles. La norme est
troublante, mais logique, puisque le premier siècle est ce qui précède l’an 101.
[4] La période historique est désormais autrement désignée en italien : Rinascimento.
[5] On peut aussi bien la faire remonter à Pétrarque (1303-1374) qu’à la chute de Constantinople (1453).
[6] Vitruve, De Architectura, manuscrit retrouvé par Poggio Bracciolini en 1415 dans la bibliothèque de
l’abbaye de Saint-Gall, première édition latine en 1486.
[7] Pline le Jeune, Lettre à Gallus, à propos de sa villa du Laurentin, Correspondance II 17, et Lettre à
Domitius Apolinaris, à propos de sa villa de Toscane, Correspondance V 6.
[8] Bernard de Chartres (vers 1130-1160), « ?ous sommes comme des nains juchés sur des épaules de
géants (les Anciens), de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en
voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille
avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants. »
[9] En 1687, les vénitiens, probables descendants de ceux qui avaient menés la bataille de Lépante,
bombardent les troupes turques retranchées sur l’Acropole. Un boulet fait malencontreusement exploser le
Parthénon, que les turcs avaient transformé en poudrière.
[10] En 1802, les anglais arracheront toutes les sculptures et quelques métopes du monument, pour les
transporte à Londres, avec la bénédiction du Turc, encore assez reconnaissant envers l’armée britannique qui
l’avait aidé à chasser les français du Caire, un an auparavant.
[11] Joseph de Maistre, 1870
[12] « Le Christ est mort en croix » peut être le premier roman. Cette phrase nous est devenue si familière
que son scandale nous échappe parfois : l’Éternel est incarné (première absurdité) ; il est mort (deuxième
absurdité) ; et dans l’infamie (troisième absurdité). Le style narratif du roman, genre chrétien s’il en est,
dénoue le triple paradoxe.
[13] « L’architecture moderne […] n’a jamais considéré que son passé pût déterminer son avenir »,
Colin Rowe, Néo-classicisme et architecture moderne, 1957
[14] « ?ous avons pris conscience que l’architecture moderne a un passé. », Colin Rowe, Idem
[15] Ce que fait aussi, on l’imagine, l’auteur de ce cours.
[16] Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, rééd. Seuil, coll. Points essais, 1992

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Enseignement

Enseigner l’architecture

L’enseignement du projet d’architecture effectivement constaté dans les écoles est centré sur une pratique
assez spécifique, la « correction », autrement appelée « critique » : dans un groupe de 10 à 30 étudiants, le
travail de chacun est exposé et commenté publiquement par l’enseignant. Un cours théorique a pu être
esquissé au préalable. Souvent, l’étudiant a pu présenter son projet par un exposé oral. Mais les affaires
sérieuses ne commencent vraiment que dans le rapport direct entre l’enseignant et le projet exposé, tantôt
accroché au mur, tantôt mis à plat sur une table, autour de laquelle on se resserre en vain, pour mieux voir.
Cette procédure peut être familière aux peintres, aux musiciens, à certains ingénieurs, plus généralement à
ceux qui, dans leurs disciplines, enseignent à « faire un projet ». Mais la méthode demeure encore singulière
dans l’enseignement supérieur. La correction d’atelier est différente de ce que nos collègues d’autres
disciplines appellent des travaux dirigés. Chez eux, le travail d’application peut être aussi indispensable qu’en
architecture. Mais il s’adosse toujours sur une théorie explicite, qui doit être dite ailleurs, généralement dans
un cours magistral. Les travaux dirigés visent alors à vérifier que les étudiants ont effectivement compris la
théorie énoncée et, aux marges de cette stricte application de la théorie, à enseigner certains tours de mains
qui n’auraient pas pu être présentés ex cathedra. Chez les architectes, l’assiduité aux cours de théorie ne
préjuge pas de la réussite des élèves en atelier. Il ne s’agit manifestement pas de la mise en application d’une
théorie qu’il faudrait préalablement apprendre et comprendre. La critique d’atelier se distingue également de
l’apprentissage pratique, tel qu’il est mis en œuvre dans les entreprises et les écoles d’applications. Il ne s’agit
pas seulement, dans la correction d’atelier, d’exercer la main de l’apprenti, de corriger ses erreurs, de
perfectionner son geste, mais d’engager un propos qui vaut pour tous.

Le discours, tirant argument du travail d’un étudiant particulier, s’adresse à l’ensemble des présents. Pour
l’architecte, tout se passe comme si la correction d’atelier était la condition d’émergence d’une théorie qui ne
pourrait pas se dire ailleurs ou se comprendre ailleurs que dans l’atelier[1]. Au regard des standards de la
culture savante moderne, la correction d’atelier serait le signe d’un échec : ce qui ne s’énonce pas
clairement ne se conçoit pas bien ; ce qui ne peut être simplement exposé, dans un cours magistral ou dans
un texte, est certainement un savoir erroné ou bancal, incomplet ou pour le moins, suspect…

Certainement, en son état actuel, la théorie de l’architecture est effectivement erronée, bancale et incomplète.
Mais l’hypothèse de cet article sera qu’en d’autres circonstances, une théorie de l’architecture juste,
cohérente et complète ne pourrait pas non plus se passer d’une correction d’atelier qui est :

• apparemment, un discours clair-obscur ;


• objectivement, une discussion d’auteurs ;
• moralement, un débat public nécessaire.

1. Un discours clair-obscur

Une correction d’atelier, quand elle est retranscrite hors de son contexte, paraît assez mystérieuse. Au
premier abord d’un texte qui commente des dessins et des maquettes, le lecteur peut croire que c’est
l’absence de ces pièces qui obscurci le propos.
Mais pour autant qu’il ait la chance d’avoir en main la correction d’un maître – le cours de Carlo Scarpa du
20 février 1975, par exemple [2] – le propos lui-même révèle assez bien le dessin dont il traite.
Ce petit mystère étant résolu, l’étrangeté du texte paraît ailleurs : digression et mélange des genres ;
références autobiographiques ; convocation du sujet ; réversibilité des arguments ; autodérision…
C’est la digression qui frappe de prime abord :
« Regarde, arrête de penser, prenons comme hypothèse cette espèce de diagonale; ça, c’est l’endroit
où je me promène et quand je suis entré, là, disons, c’est de l’eau, ou bien c’est un jardin planté de
fleurs que je devais cultiver; j’ai déjà fait ça… j’avais eu la bêtise, dans ma jeunesse de vouloir me
faire un petit jardin, imaginez, dans la cour que j’avais ici, au Rio Marin, une grande cour, que j’avais
louée, et il y avait un très beau tilleul, le plus grand tilleul de la ville, après, mon fils me l’a abîmé
parce qu’il était chez les scouts et alors avec sa hache il cassait tout; j’ai dépensé des dizaines de
billets de mille, ça ferait des centaines aujourd’hui, et je m’étais fait une petite mosaïque d’un m2
environ, avec des valeurs (chromatiques) variant avec la hauteur; et selon la saison, je plantais des
cinéraires… c’est moi qui allais planter, semer, la salade, les fraises… et après mon fils qui avait
quatorze ans, il était scout, avec sa hache, il a tout abîmé. Après, je n’ai pas voulu le refaire, mais il
était joli, sous l’ombre de ce tilleul, il était sur le côté, mais il était grand… 18 mètres carrés… le
tilleul occupait un diamètre de douze, treize mètres, et donc ici, s’il y avait un arbre, ce serait déjà
assez pour obtenir des résultats; mais si au contraire on ne veut pas d’arbres, mais qu’on veut
s’amuser à créer une zone de jardinage, on peut le faire. »
L’enseignant ne perd pas le fil du discours. Il part du projet – « ça c’est l’endroit ou je me promène » – et
y revient – « s’il avait un arbre, ce serait déjà assez pour obtenir des résultats ». La digression se
rapporte assez directement à son objet. Les glissements du propos à l’anecdote sont sans heurts apparents,
sinon d’une parfaite cohérence grammaticale. Scarpa commence à imaginer l’endroit futur au présent – figure
littéraire conforme – mais, dans la même phrase, passe directement au passé pour évoquer un autre jardin
qu’il a connu : « là, disons, c’est de l’eau, ou bien c’est un jardin planté de fleurs que je devais cultiver
». La transition qui ferme la boucle est presque aussi surprenante : « le tilleul occupait un diamètre de
douze, treize mètres, et donc ici, s’il y avait un arbre… ».
Comme souvent en architecture, le passage du lieu d’intervention – le dessin de l’étudiant – au lieu de
projet – le bâtiment futur – se fait par le truchement de références aussi bien savantes
qu’autobiographiques. Mais comme souvent, ces références ne sont pas montrées, ne serait-ce que parce
qu’elles ne sont pas montrables : le jardin de Scarpa, aucun présent ne l’a vu et aucun présent ne peut le voir
; le tilleul a disparu. A priori, il est seulement convoqué par l’enseignant, à seule fin de stimuler sa propre
imagination. Cette expérience individuelle, utile au projet, ne peut être partagée que par une certaine
familiarité, heureusement mais imparfaitement instaurée par la hache du scout : tout le monde peut imaginer ce
genre d’histoire ; tout le monde doit savoir qu’un « grand architecte » a des soucis familiers ; tout le monde
peut trouver, dans sa propre biographie, une pareille image appropriée à l’art des jardins…
Ce recours à la référence autobiographique est manifeste, même quand des références savantes sont
techniquement communicables :
« II faut penser à là finesse avec laquelle, au Japon, on utilise un espace très petit, et l’on crée des
choses magiques; mais vous, vous ne connaissez peut-être pas assez l’architecture japonaise; et
pourtant il y a plein de livres sortis là-dessus; et moi j’ai vraiment vu, vraiment, là bas des choses que
l’on ne peut raconter, du point de vue de la finesse d’invention, dans des espaces très petits. Et puis
les maisons sont liées les unes aux autres; chacune a son petit jardin, qui fait la moitié de cette pièce;
un quart; ici, il y aurait quatre jardins de quatre maisons différentes. C’est vraiment inimaginable, si
on pense aux jardins célèbres… Mais les jardins privés sont incroyablement petits. Là où j’ai habité, à
Kyoto, dans une petite maison, on ouvrait la petite porte et on voyait trois gouttes qui tombaient :
toc, toc, toc, et qui allaient se perdre dans une quantité de terre comme ça, trois ou quatre mètres de
longueur, et il y avait trois ou quatre plantes qui avaient besoin de cette humidité et qui étaient même
fleuries, et la fente entre les maisons (le mur appartenait à l’autre et notre entrée était couverte)
n’était pas plus grande que ça. Comme il n’y avait pas plus d’un étage, il y avait assez de lumière, tu
comprends; à part les matériaux, naturellement; et pas seulement les matériaux, on a dû enlever nos
chaussures pour entrer à l’intérieur de cette maison où nous avons dormi. »
Le constat d’une référence communicable – « il y a plein de livres » – est concédé comme à regret,
immédiatement compensé par l’indicible – « j’ai vraiment vu (…) des choses que l’on ne peut raconter »
– et par le récit d’un indicible – « toc, toc, toc » – finalement familier.
La référence autobiographique se prolonge par l’appel au jugement personnel de l’étudiant, à ses sens plutôt
qu’à sa raison : « Regarde, arrête de penser… » ; « ton oeil doit s’exercer à reconnaître l’erreur » ; «
Vous devez le faire vous, à votre manière » ; « Et comment tu ferais, toi ? » ; « mais le palier, où est-ce
que tu le vois ? » ; « Comment est-ce que tu ferais cette chose là, toi ? » ; « à moins qu’à toi il ne te
viennent d’autres idées d’un autre genre », répète Scarpa.
Mais cette figure convenue, de quantité assez variable selon les enseignants, n’est pas l’essentiel du discours.
L’étudiant n’est pas encore supposé savoir.
Le seul sujet sachant, le seul encore capable de voir, d’imaginer et de raconter, c’est l’enseignant qui parle à
la première personne du singulier :
« Je peux surélever là et remplir avec de la terre, mettre des plaques ou avoir différents motifs, je
pourrais même avoir de l’eau, et mon petit mur, le faire là. Alors, j’aurais un soubassement qui serait
probablement, on peut le supposer, lui aussi, en pierre; et j’aurais cette ligne de cette manière-là; et il
y aurait ici la belle fille… avec des voiles flottants, la nuit, à la lumière de la lune. Les plantes partent
de ce point, ici, et montent le long du mur et vont là-haut. Ce mur pourrait avoir un léger renflement,
il pourrait aussi être fait comme ceci en deux mouvements, sans tailler les blocs. (…) Parce que tout
compte fait, c’est un soutènement, qui pourrait aussi bien être là, et c’est moi qui le déplace. Je le
déplace, mais c’est toujours un soutènement, et d’ailleurs ça pourrait être tout en béton armé, être
tout d’une seule masse; je n’ai même pas besoin de changer, ou bien alors, j’arrive à des raffinements
extraordinaires mais alors ça coûte cher, et ça ne vaut pas la peine de le faire des raffinements
comme je me vante d’être capable d’en faire, n’est-ce pas ? (…)Et puis, je pourrais faire le petit trou
ici (il rit)…, je pourrais faire aussi un petit trou tout petit petit, avec une grande… comment dit-on…
puisque le mur est gros, non ? Et moi je veux un petit trou, tout petit, je fais une découpe de biais que
je dirige vers la jolie fille qui est de ce côté, et moi qui sait, puisque ce petit trou, c’est moi qui l’ai fait
(personne ne le sait, il n’y a que moi), je sais que je peux aller regarder. »
L’enseignant entreprend, dans le temps de la correction, une mise au jour impudique de ses manières de
faire. Evidement, le style de Scarpa transparaît ici, par l’enchaînement narratif des détails. D’autres
corrections, menées par d’autres enseignants, révèleraient d’autres manières. Mais la première personne du
singulier, explicite chez Scarpa, implicite chez d’autres, est toujours présente. Le sujet agissant mêle
constamment le temps du projet – « c’est moi qui (..) déplace (le soutènement) » – et le temps de l’objet
réalisé – « c’est toujours un soutènement » – dont la vraisemblance est garantie par cette « belle fille » qui
passe et repasse dans la lumière de la lune.
La précision descriptive – « ça pourrait être tout en béton armé » – et les arguments logiques – « ça coûte
cher, et ça ne vaut pas la peine » – ne sont pas absents. Mais les arguments logiques employés dans la
correction sont généralement réversibles : la pierre ne se transforme en béton qu’après coup, « après tout »,
à l’envers des « raffinements comme je me vante d’être capable d’en faire ».
La réversibilité des arguments est une constante de la correction, qui ne vaut pas seulement pour le projet en
train de se faire mais qui vise aussi directement les étudiants.
« A part que lui, il s’est servi de la règle et de l’équerre, mais pour le clair-obscur, il a été assez,
comment dire, habile. II a le graphisme scolaire typique du Lycée artistique, propre, un graphisme
qu’on pourrait tout aussi bien envoyer au diable, pour regarder un peu mieux comment dessinaient
certains hommes sensibles. L’exactitude d’Albrecht Dürer, il faut la connaître, mais il y a aussi une
liberté de jeu qui manque ici (…) Toi, en somme, tu as assez bien appris à l’école, mais tu as un dessin
scolaire et à un moment donné, il te faudra bien le remettre en cause. Ça aussi, je te le dis pour
l’avenir, pas pour maintenant. C’est très bien de faire comme ça, même trop bien. On peut aussi
dessiner "propre", sans une ombre de clair-obscur… De toutes façons, ici, pour cette base, je voulais
te dire que ton oeil doit s’exercer à reconnaître l’erreur… l’œil de l’architecte; si j’avais du papier, je
te montrerais comment ta base est faite. Cette base, puisque la plinthe ce sera ça, aura une hauteur à
peu près comme ceci, il y ale petit tore, la doucine renversée, le grand tore, la plinthe : la base attique
classique. Mais la tienne au contraire est faite comme ça, comme ça, comme ça, tu vois, là ? C’est
quelque chose de très difficile, c’est une des choses les plus difficiles… Mais tout étant de travers, ça
ne donne même pas l’idée d’un espace axonométrique, à première vue, tout est comme "plié"… »
A un autre étudiant, Scarpa adresse des reproches opposés
« Je crois, pour moi, que, sur ce terrain, cela peut se faire; maintenant, je dirais qu’il n’y a pas, bien
au contraire, besoin pour autant de regarder d’en haut; et pourtant lui, il a bien fait de montrer cette
idée à vol d’oiseau,… je ne sais pas où il est allé pour… Ce sera quelque étudiant perché sur cette
lanterne haute, qui aura vu ce truc-là…; je ne sais pas; lui, en tout cas, il a bien fait de le faire, cela
permet de comprendre le rapport entre les éléments de son projet; autrement on ne l’aurait
probablement jamais compris, même avec le plan; mais maintenant il nous faut le plan, les sections,
les coupes, parce que les architectes doivent avoir des plans, des sections, des coupes; les perspectives
viennent après, après l’établissement du projet. Or, tu t’es arrêté là, tu as représenté le phénomène tel
qu’il est, tu as traduit, transcrit, une certaine intention de projet un peu maladroite et schématique,
fermée et bloquée : on ne sait pas si c’est en acier, en verre, en béton armé, en brique, et ce défaut est
inhérent et c’est une petite remarque que je fais, personnelle, ne te sens pas offensé est inhérent à ta
façon de dessiner; comme tu es assez habile pour compliquer les volumes, pour les faire voir de façon
assez évidente, tu oublies ce que sont les plans, les sections, les coupes. Tu n’ouvres pas le ventre, tu
ne vas pas voir les viscères, tu comprends ce que je veux dire ? Tu t’arrêtes à l’extérieur, du moins
d’après ce que je vois maintenant; et de fait, regarde là, cela en devient même malhabile…
F. Semi : Justement, il manque cette vérification…
C. Scarpa :… Cette vérification-là qui vient de mesurer; c’est logique; ce sont là les arguments et le
mode de faire des architectes ; parce que là, tout au plus, c’est le mode de faire des scénographes. Tu
n’as pas étudié la scénographie, par hasard ?
L’étudiant : Je suivais les cours de l’Académie, en scénographie.
C. Scarpa : En effet, c’est comme une scène de théâtre, non ? Fous au contraire nous devons savoir
combien de marches il faut pour aller là haut, la coupe doit être faite avec le point d’arrivée, etc. »
Il n’y a pas de contradiction logique à reprocher un manque de précision à l’un et un manque de sensibilité à
l’autre. Mais le contraste des deux commentaires demeure caractéristique d’une correction d’atelier qui
souffle toujours le chaud et le froid : trop précis ! ; trop vague ! Au sein même de chaque critique, le propos
s’inverse : toi, « tu as assez bien appris à l’école » mais « ton oeil doit s’exercer à reconnaître l’erreur »
; et toi, « comme tu es assez habile », alors, « ça en devient même malhabile ».
L’enseignant paraît rechercher le paradoxe, bousculer le rationnel qu’il met en oeuvre – « c’est logique » –
privilégier l’intuition dont lui-même ferait preuve – « Tu n’as pas étudié la scénographie, par hasard ? »
Par ellipse, il fait accroire qu’il aurait simplement « deviné » la scénographie chez l’un, le lycée artistique chez
l’autre.
L’enseignant est si conscient de la réversibilité des arguments qu’il met en scène ses repentirs :
« Alors, par exemple, je ne sais pas, ici, je fais comme fa, je mets un coussinet spécial et là ça pourrait
rouler : ça c’est en bronze, ça c’est en acier, fa, c’est en fonte, toutes choses qu’on ne peut pas faire
ici ; mais on peut penser, pour un moment, un petit instant et dire : ah, si je savais faire fa, qu’est ce
que ce serait bien ! Mais au contraire, ce que l’on dit c’est non, non, on ne peut pas, c’est une question
de correction de style, autrement dit, à cet endroit-là, je ne peux pas, je ne peux pas aller faire mes
courses en tenue de soirée dirait une dame. »
Et conscient de ses repentirs, l’enseignant s’en amuse, en accusant les ombres de son discours clair-obscur
« Vous allez dire "pourquoi est-ce qu’il fait toujours des plaisanteries ?" Je fais des plaisanteries
parce que sinon je devrais vous donner des coups de bâton, je devrais sortir mon fouet. Je fais des
plaisanteries parce que je pense avec terreur, comment se fait-il qu’il y ait des gens qui se sont mis
dans la tête d’être architectes ; et si je plaisante, je peux dire les énormités que je dis et, en même
temps, je me sens pardonné. D’accord ? Parce que tous vous comprenez que je plaisante, non ? Mais
imaginez donc, si on perdait une demoiselle comme vous, ça serait un crime, comment peut-on dire,
de lèse-esthétique. Tafuri, pourtant, ça me plairait qu’il s’enlise. D’ailleurs, il est lourd, il a du ventre,
il descendrait plus vite. »

2. Une discussion d’auteurs

L’envie de meurtre – s’il s’agit bien de ça à l’encontre de Tafuri, très respectable historien de
l’architecture – naît dans le cadre d’une triple énigme qui s’impose à l’enseignant :
– le dessin de l’étudiant ;
– le projet à faire ;
– le propos de l’enseignant.

Le dessin de l’étudiant est une énigme.

Rarement, l’enseignant en est immédiatement satisfait : « Il était temps de voir enfin un dessin pas trop mal
fait, qui soit compréhensible ». Plus souvent, d’une façon ou d’une autre, le projet que présente l’étudiant
est incohérent : « Le pavé a été fait un peu à la va-comme-j’te pousse. Tu l’as fait de mémoire, ou… Ce
n’est pas du tout comme ça en "opus incertum" ?… II est vraiment très incertain. » ; « Et comment tu
ferais, toi ? Tu descends par-là, celui-là descend par là, donc ici dessous il-y a un palier,… et alors, ça
fait un escalier tout ça ? » ; « Celui-ci est incliné comme ça et dessous, là, il doit y en avoir un autre.
Celui-ci, il tourne par-là et celui-là, où va-t-il ? Cette porte, c’est celle qui va là-dedans et ici il y a une
petite fenêtre qui doit être celle-là ; mais le palier où est-ce que tu le vois ? » ; « Je ne sais pas quelle
dimension a cette chose, je m’illusionne peut-être, je pourrais penser qu’elle fait quatre mètres,
qu’elle en fait six, sept. Dis-moi combien elle fait ? Tu n’as pas fait le relevé ? »…

Si un problème était clairement posé et si l’enseignant disposait d’une bonne solution à ce problème, il
pourrait se contenter de mettre en évidence l’écart entre la solution que propose l’étudiant et la réponse juste.
Mais, dans un problème d’architecture, il y a un grand nombre d’assez bonnes solutions, que l’enseignant n’a
pas toutes explorées au préalable. Il n’écarte pas d’emblée l’hypothèse d’une bonne solution qui serait
contenue ou ébauchée dans le dessin de l’étudiant. Pour distinguer, dans le dessin, une solution dont il ignore
encore à peu près tout, il doit « comprendre » le dessin, soit comme un message[3], soit comme un objet.
Mais le dessin est mauvais.
Tantôt il représente imparfaitement un objet.
Tantôt c’est l’objet dessiné qui, s’il était conforme à sa représentation, ne satisferait pas certaines
performances fonctionnelles, constructives ou esthétiques.
Tantôt c’est l’objet-dessin lui-même qui déroge à certains principes.
Dans tous les cas, le dessin présenté n’est pas l’application conforme de règles explicites ou implicites.
L’enseignant ne peut pas « comprendre » le dessin, ni comme un message grammaticalement correct, ni
comme un phénomène déterminé par des lois régulières. Il ne peut pas trouver d’autre « cause » au dessin
que les mobiles propres à son auteur présumé.
L’enseignant va supposer, à travers le dessin, certaines « intentions » de l’étudiant, qu’il voudra bien
reconnaître comme légitimes et dont il pourra imaginer qu’elles seraient siennes :

« Mais il y a un moment donné où on pourrait poser la question : pourquoi est-ce que vous décidez,
pourquoi est ce que vous proposez de faire un mur d’enceinte dans cet espace ? Du moment que vous
faites un mur d’enceinte, vous pourriez aussi couvrir et faire la boutique de la Cluva. Alors, moi, je
vais un peu plus loin… »

Cherchant à comprendre les intentions de l’étudiant, l’enseignant ne trouve pas de meilleure façon que de se
substituer à lui, de s’imaginer, à sa place, auteur du projet.

Le projet à faire est une énigme.

Dans l’effort de compréhension entreprit par l’enseignant, le dessin de l’étudiant se dédouble : pour partie, il
est compris comme effet, dont un auteur serait la cause ; pour partie, il est compris comme cause possible
d’un projet légitime, qui reste à découvrir. La bonne solution – celle qu’il suffirait de comparer au dessin
de l’étudiant pour mettre en évidence ses erreurs – est située en aval de la correction proprement dite. La
bonne solution doit être découverte et c’est l’enseignant qui s’y colle. Il doit imaginer un certain objet
conforme aux intentions qu’il a cru déceler chez l’étudiant, également conforme aux règles établies.
L’enseignant utilise, pour mettre au jour cet objet supposé, une méthode hypothético-déductive matinée
d’essai-erreur :

« Alors, ici, on aura besoin d’une poutre de bordure en béton armé pour soutenir cette masse. Alors,
où est-ce que je vais mettre mes points porteurs. Aux angles, suivant les lois de la tradition… enfin…,
par contre, avec le porte-à-faux que nous pouvons faire, je vais avoir des valeurs différentes des
valeurs classiques; les valeurs classiques, elles sont là; quelque matériau que j’utilise, elles ne
changent pas; les valeurs modernes sont les mêmes, mais elles changent l’objet. Maintenant, je dis
modernes, c’est de la présomption de ma part, comme on dit, de les appeler modernes, il se peut que
cela ne leur aille absolument pas. Je casse l’angle, c’est-à-dire que là où l’angle devrait avoir son
point d’appui, je le lui enlève, parce que le béton armé me permet de le faire. Cette manière de dire
est un peu, comment dire ? En fait, j’emploie les mêmes paroles mais je les permute; comme si je
changeais la syntaxe. »

Quand même il ne s’agirait que d’un problème ayant une seule solution exacte, rien ne garantit qu’il y ait le
moindre algorithme exact pour y parvenir. Quand même l’objectif serait strictement rationnel, l’exposé en
temps réel de la méthode hypothético-déductive apparaîtrait comme un magma complexe. A plus forte
raison, confronté à une question si complexe qu’il n’y a probablement aucune réponse exacte, et
certainement aucun algorithme pour y parvenir, l’enseignant expose publiquement une suite de questions
partielles déliées les unes des autres, souvent contradictoires.
Comme un rat enfermé dans un labyrinthe, ne sachant même pas si une issue existe, l’enseignant explore
chaque impasse et construit son problème à mesure qu’il cherche à le résoudre :

« Si je fais le jardin là en-bas, je dois mettre de la terre, ou bien des cailloux, ou des pierres, ou
quelque chose d’autre; la position où nous sommes, au Ford, présente quelques inconvénients; et
entrent les chats et les rats; mais on ne peut pas toujours se défendre contre tout, même s’il est
probable qu’on peut se défendre quand même. Dans un premier temps, moi je le verrais surélevé,
parce que comme ça, je ne touche pas au sol de la ville, c’est-à-dire que si je le fais comme cela plus
tard, on devrait pouvoir le démolir, je ne fais de tort à personne; je ne fais pas de fondation, ou bien
j’en fais, mais pour les deux ou trois points d’appui dont j’ai besoin, et si un jour je veux l’enlever, je
n’aurai rien abîmé. Mais à part ça, il me semble qu’en l’isolant, en le soulevant par rapport au sol, on
pourrait… une de ces pierres blanches qui devraient former le dessin du… il faut s’aider des autres
signes qui sont ici, ça devient en un certain sens la base véridique, presque la base de l’objet.
Autrement dit, l’objet aurait une base, sans qu’on ait besoin de dessiner une base façonnée de
manière classique, qui coûte très cher. Je pourrais rehausser le sol à cet endroit, comme ça l’acqua
alta (4) ne pourra plus m’atteindre et je pourrais avoir… »

En cherchant le projet, en exposant sa méditation intérieure, en déroulant ses hypothèses et ses déductions,
ses essais et ses erreurs, l’enseignant produit un discours dont il réalise, tôt ou tard, qu’il ne sera pas
nécessairement compris.

Le discours de l’enseignant est une énigme.

L’enseignant en est conscient et veut le faire savoir. Les images qu’il convoquait tout à l’heure pour ouvrir
une piste – exactement comme il l’aurait fait en son for intérieur – sont désormais utilisées pour meubler
la conversation.

« Il te vient l’envie de faire, si on peut dire, comme ça, comme ça, et puis tu t’aperçois par exemple
que si tu fais ceci, tu ne peux pas faire cela. 2 mètres 10 pour un rez-de-chaussée, c’est un peu bas et
puis il y a les interdictions. Bon, tout ça c’est histoire de causer, pour discuter, pour trouver… »

Plus sérieusement encore, l’enseignant va vouloir expliquer son propre discours. Il en vient au commentaire
du commentaire. II parle de lui, en tant qu’auteur du commentaire, aussi digne d’être compris que l’étudiant
qu’il voulait comprendre tout à l’heure :

« Je me permets de dire une chose : par exemple, moi, ce petit mur-là, au lieu de le planter dans la
terre, je le poserais sur quelque chose ; et revoilà mon discours analytique ; ce que je dis peut ne pas
vous plaire, et alors, vous laissez tomber, mais je pense que ça peut être intéressant. »

C’est dans cette perspective – le commentaire du commentaire – que peuvent être entendues les
nombreuses plaisanteries dont l’enseignant émaille son discours. Ces plaisanteries mettent généralement en
évidence la distorsion entre les énoncés et la situation d’énonciation :

« Alors je dis : pourquoi est-ce que je ne pourrais pas faire aussi un mur d’enceinte ? Ce serait très
utile pour tenir la bride aux étudiants ; on pourrait mettre une grille ici, une autre là ; et on les fait
tous prisonniers… et puis d’en haut on leur jette les gaz et ils meurent tous. »

Les trois énigmes emboîtées – le dessin de l’étudiant, le projet à faire, le propos de l’enseignant –
apparaissent au bout du compte comme une querelle d’auteurs : l’étudiant, qui produit un dessin incohérent,
et l’enseignant, qui produit un discours incohérent. Mais cette situation particulière, engageant sérieusement
les personnes et leur intimité, a une explication qui relève moins de la psychologie que de l’herméneutique,
entendue à la fois comme étude générale de la compréhension et comme compréhension en acte.

Parmi les conceptions modernes de la compréhension, la plus phénoménale est illustrée par un aphorisme du
second Wittgenstein : « la signification d’un mot, c’est son usage dans la langue »[4]. Pour ceux qui
suivent Wittgenstein, comprendre une phrase, c’est savoir l’utiliser correctement dans son contexte. Encore
que Wittgenstein ait restreint le domaine d’application de cette approche, elle mérite d’être strictement
objective : si la phrase est correctement utilisée – ce qui est vérifiable – c’est qu’elle elle est comprise.

Mais cette conception radicale est radicalement contrariée par l’expérience en pensée de la « chambre
chinoise » imaginée par Searle[5] : un français dispose, face à un écran où sont projetées des questions
écrites en chinois, d’un manuel écrit en français spécifiant, pour chaque idéogramme, la réponse phonétique
appropriée ; ce n’est pas un manuel de traduction, il est strictement procédural – si A alors B ; un chinois
observant la scène, pour autant qu’il soit disciple de Wittgenstein, pourra croire que le sujet français, bien
qu’un peu lent et prononçant mal, « comprend » le chinois, puisqu’il l’emploie à bon escient dans son
contexte ; mais le Français lui-même, ayant parfaitement répondu à toutes les questions, n’aura pourtant
rigoureusement rien « compris » aux questions qui lui auront été posées et aux bonnes réponses qu’il aura
données.

De nombreux auteurs ont tiré les leçons de l’expérience de Searle : la compréhension d’un discours prononcé
dans une langue étrangère ne se manifeste pas par un ensemble de règles d’usages, disponibles autant que de
besoin, mais au contraire, par la disparition apparente de ces règles. Alors qu’à l’écoute d’une langue
étrangère, ce sont des sons qu’on entend, dans une langue familière, on croit entendre à travers les mots,
comme on voit à travers une fenêtre. Il ne s’agit pas de prétendre à une quelconque « saisie directe » du
sens, mais de constater que pour le sujet, tout se passe comme si les règles étaient transparentes. On ne
comprend un texte – de façon irréfléchie, d’apparence immédiate, que « lorsqu’il opère comme point de
passage devenu implicite vers un monde imaginaire ou révolu, vers un lieu distinct de celui
qu’habitent à présent le narrateur et ses lecteurs potentiels, mais dans lequel tous reconnaissent
pouvoir couler leur projet d’existence. »[6]. La compréhension est perçue par défaut, comme escamotage
de son instrument symbolique. Cette théorie s’étend largement au-delà de la linguistique. Bitbol n’hésite pas à
y voir une des difficultés majeures à la compréhension de la mécanique quantique par les physiciens, qui, tout
en sachant parfaitement utiliser la théorie, ne parviennent pas à « un monde familier par-delà le formalisme
et les règles d’utilisation prédictive de la théorie ». L’omniprésence de la règle, son extrême visibilité, sont
des obstacles au sentiment de compréhension que voudrait atteindre le physicien, aussi bien l’architecte. A
l’usage du physicien, Michel Bitbol imagine une autre expérience en pensée, qui peut être citée
complètement, tant elle paraît taillée à la mesure du discours architectural.

« Cette fois, le problème de la langue ne se pose plus ; quelqu’un dont la langue maternelle est le
français lit un récit en français Mais le récit est parsemé de discordances. Au lieu de se poursuivre
continûment, il est interrompu par des jugements personnels de fauteur ou par des échappées
oniriques, puis reprend de façon partiellement incohérente avec son aboutissement précédent. La
traversée de la parole en direction de la scène de la narration est régulièrement bloquée ; la fenêtre
linguistique qui ouvrait sur son décor est opacifiée par intermittence et ne se rééclaircit
provisoirement que pour laisser voir d’autres décors et d’autres scènes. Dans ce cas, le lecteur qui, ne
refusant pas de continuer à lire et ne se contentant pas d’une attitude esthétique ou archéologique,
veut "comprendre" le discours ou le texte qui lui est proposé ne dispose que de deux options. Soit il
consent à désarticuler sa compréhension en autant de fragments que d’unités narratives possédant
une cohérence interne, soit il persiste dans sa quête d’unité. Mais, dans la situation qui vient d’être
décrite, cette dernière stratégie a son prix. Elle force le lecteur à renoncer complètement à voir dans
le texte la représentation d’« histoire(s) » que l’auteur aurait voulu placer sous son regard. Elle
l’oblige à perdre la possibilité de se transporter sur la scène utopique d’une ou de plusieurs "histoires"
pour s’interroger sur la position particulière à partir de laquelle le texte a été écrit. Faute d’intrigue,
le principe d’unité, le générateur d’un groupe de transformations rapportant chaque élément du texte
à tous les autres, ne peut être que l’auteur lui-même (ou, éventuellement, le dessein qui a présidé à la
formation d’un groupe d’auteurs). Gagner quelque chose comme une compréhension d’ensemble du
texte consiste par conséquent ici à se poser la question : qui est l’auteur ? Qu’a-t-il voulu exprimer, à
partir de quelle expérience singulière, dans quel état d’esprit ? Dans le cadre de quel tournant de sa
vie a-t-il réuni des tessons épars de texte pour en faire un livre ? Quelles sont les conditions sous
lesquelles cet homme, l’un de nos semblables, a été conduit à rassembler le matériau de ce qu’il a écrit
? Fon que nous espérions dérouler une série causale partant du milieu social, des courants culturels et
des traumatismes individuels subis par l’auteur, pour aboutir à son oeuvre. Mais nous souhaitons au
minimum, à travers ce processus réflexif, nous établir dans un jeu de réciprocités apte à articuler la
série des positions dans le monde qu’il tient pour siennes avec la série de celles que nous pourrions
tenir pour nôtres. Au fond, tout ce que nous voulons savoir, c’est dans quelles circonstances nous
aurions pu agir comme lui et dans quelles circonstances il aurait pu agir comme nous. Tout ce que
nous cherchons, c’est à le "comprendre" au sens de l’herméneutique ; à le considérer non pas comme
un objet producteur de textes sous certaines influences, mais comme un co-sujet avec qui nous savons
échanger des raisons, des finalités et des intentions. Rétrospectivement, la compréhension immédiate
et sans lieu d’un texte donnant accès à une "histoire" apparaît comme un cas d’espèce de la
compréhension herméneutique du sujet-auteur par le sujet-lecteur. Ce cas, c’est celui où l’auteur est
si bien parvenu à banaliser sa (ou ses) propre(s) positions) en incarnant les présupposés, les valeurs et
les désirs, de son lecteur potentiel, que celui-ci n’a même plus besoin de faim intervenir un opérateur
de réciprocité pour le "comprendre". La voix du narrateur est d’emblée une modalité de celle du
lecteur ; une voix dont le lecteur aurait pu moduler les sonorités sans avoir impérativement à se
représenter sous les traits de quelqu’un d’autre. L’échange des situations va tellement de soi qu’il se
transmute en indifférence aux situations. En ce sens, la compréhension herméneutique co-subjective,
loin d’appauvrir le schéma de la compréhension irréfléchie d’une "histoire" objectivée, en constitue la
généralisation logique. »

A reconnaître la correction d’atelier comme un récit « parsemé de discordances », il est particulièrement


stimulant de considérer que la compréhension irréfléchie d’un discours cohérent – un cour magistral, par
exemple – ne serait qu’un cas particulier, dont la compréhension herméneutique d’une correction d’atelier
serait la généralisation logique. II n’est pas dit que la compréhension herméneutique précède historiquement
la compréhension irréfléchie. Tout porte à croire le contraire. Mais, logiquement, la forme herméneutique
implique la forme irréfléchie, comme son aboutissement.
La triple énigme de la correction d’atelier explique, dans une large mesure, les comportements déviants des
uns et des autres, au regard d’un standard universitaire. L’enseignant voudrait pouvoir comparer
objectivement la réponse de l’étudiant à une « bonne réponse ». Mais cette « bonne réponse » n’est pas
posée a priori, elle est contenue dans le travail de l’étudiant, qui en serait l’ébauche imparfaite.

L’enseignant suppose :
– une première série de règles diverses, contenues dans un programme architectural particulier et plus
généralement, dans la culture architecturale qu’il doit transmettre ; ces règles sont tantôt connues de
l’enseignant, tantôt inconsciemment appliquées par l’enseignant ;
– une seconde série de règles diverses, établies par l’étudiant, dont certaines sont légitimes au regard de la
première série de règles, et d’autres pas ;
ces règles, inconnues de l’enseignant, sont tantôt connues de l’étudiant qui met en œuvre des intentions
explicites, tantôt inconsciemment appliquées par l’étudiant.

Pour corriger le travail de l’étudiant, l’enseignant recherche la « bonne réponse », c’est à dire un objet
conforme :
– au plus grand nombre de règles de la première série, celle du programme et de la culture architecturale à
transmettre ; c’est l’énigme du projet ;
– au plus grand nombre de règles de la deuxième série, celle des « intentions » légitimes de l’étudiant ; c’est
l’énigme du dessin.

L’enseignant sait qu’un même objet ne peut pas satisfaire à toutes les règles. Il doit arbitrer. Ne disposant pas
d’un algorithme – improbable dans un problème aussi complexe – il doit mettre en œuvre une recherche
empirique de l’objet. Les deux séries de règles se croisent et se déterminent mutuellement :
– ce qui, dans le dessin de l’étudiant, peut être reconnu comme intention légitime, doit être conforme à
certaines règles de la culture architecturale ;
– ce qui, dans le projet de l’enseignant, peut être perçu comme continuation du travail de l’étudiant, doit être
conforme à certaines règles que l’étudiant à mises en oeuvre.

L’étudiant, quant à lui, voudrait pouvoir appliquer une suite d’instructions explicites qui permettraient
d’améliorer « son » projet. Mais il est confronté à un discours plus complexe, l’exposé public d’une
recherche complexe. L’étudiant ne peut pas comprendre l’enchaînement du discours sans faire référence aux
mobiles de l’enseignant : · tantôt le conseil explicite ; · tantôt l’interprétation du dessin présenté ; · tantôt la
recherche d’un projet. Il peut, impatiemment, se considérer seul face à un fatras incompréhensible. Il peut,
patiemment, « laisser dire » et ne retenir du fatras que les instructions explicites qui concernent directement
son projet. Mais pour autant qu’il veuille progresser sérieusement, il doit acquérir une intelligence de la
situation d’élocution, il doit indexer les propos de l’enseignant à tel ou tel aspect de cette situation.
L’enseignant, plus expérimenté que l’étudiant, ne peut pas le laisser dans son premier état de déréliction. Il
doit accompagner ses efforts d’interprétation, il doit éclairer l’énigme de son propre discours. Il ne lui suffit
pas de rendre publique sa méditation intérieure. Il doit mettre au jour sa propre personne et ses mobiles,
comme autant d’explications de discours. Pour autant que l’affaire soit bien menée, elle constitue
l’intercompréhension des deux auteurs d’un même projet. Son objet apparent – la correction d’un dessin –
ne se dénoue que par son objet réel – une situation « communicationnelle » où deux personnes « sont
d’accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plan d’action. »[7]. La « bonne solution » que
l’enseignant veut trouver – pour corriger objectivement le dessin présenté – se confond idéalement avec le
« projet » que l’étudiant veut faire. Au terme de l’entreprise, dès lors que l’enseignant a compris et fait
siennes les intentions de l’étudiant, dès lors que l’étudiant a compris et fait sienne la recherche de l’enseignant,
la correction objective n’est pratiquement plus nécessaire.

3. Un débat public nécessaire

Dans le monde moderne, tout particulièrement dans une tradition universitaire qui privilégie les discours
explicites, le locuteur veut que son discours soit transparent à l’objet qu’il désigne. Mais si, pour toutes les
raisons qui ont été dites, il ne parvient pas à organiser son propos dans une « histoire » formellement
cohérente, il va rechercher un lieu privilégié où il puisse, avec ses auditeurs, « échanger des raisons, des
finalités et des intentions ». Si son propos est mis à plat, dans un texte ou un cours magistral susceptible
d’être transcrit par écrit, son étrangeté et ses contradictions apparaîtront nettement au lecteur ou à l’auditeur.
La compréhension, entendue comme escamotage des instruments symboliques, nécessiterait une
interprétation herméneutique postérieure au propos.

C’est techniquement possible, dans certains cas particuliers : on allait à une conférence de Kahn, sans
forcément « comprendre » son propos, avec l’assurance raisonnable d’un commentaire du commentaire qui
viendrait par la suite et en éclairerait les traits saillants.
En dehors de ces circonstances exceptionnelles, en l’absence d’un commentaire du commentaire, le texte et
le cours magistral sont inappropriés. Si son propos s’exprime dans le cadre d’un entretien individuel, les
différences de statuts vont perturber l’échange recherché. La situation engage profondément les personnes
qui y participent : l’enseignement se met au jour ; l’étudiant, quand même il ne le voudrait pas, est
partiellement mis au jour par la recherche de l’enseignant.

Cet engagement personnel est d’autant plus éprouvant qu’il est dissymétrique, qu’il engage un professionnel
expérimenté et un jeune adulte, un maître et un élève, un juge et un accusé. Certains enseignants se
complaisent dans les implications psychologiques de cette relation. D’autres s’en méfient à bon droit et
veulent, sans pouvoir l’éviter, lui conférer un cadre institutionnel acceptable : la correction sera entreprise
devant témoins.
Le « petit groupe » s’impose par défaut dans toutes les disciplines, à chaque fois qu’il s’agit d’énoncer un
propos dont la transparence n’est pas garantie, soit parce que les auditeurs sont insuffisamment préparés à
l’entendre – c’est le cas des travaux dirigés – soit parce que le propos lui-même nécessite une
interprétation herméneutique – c’est le cas d’une correction d’atelier.
Certainement, une correction publique, menée au su des autres étudiants, présente certains avantages
pratiques : elle tempère une excessive personnalisation de l’échange ; elle occupe les étudiants qui attendent
leur tour ; incidemment, elle procure à certains d’entre eux des éclaircissements utiles à leurs propres travaux.
Plus sérieusement, le caractère public du débat a des raisons internes à la situation herméneutique.
D’une part, la présence d’un tiers permet au moins partiellement d’éviter la pseudo-compréhension de la «
chambre chinoise » : dans une confrontation individuelle, l’étudiant, voulant bien faire et découvrant quelques
instructions explicites dans le fatras de l’enseignant, se comporte effectivement comme s’il avait compris son
propos ; l’enseignant, constatant le bon comportement de l’étudiant, le félicite, l’encourage, et se comporte
effectivement comme s’il avait compris ses intentions. En réaction à l’expérience de la « chambre chinoise »,
le petit groupe permet des questions posées à la volée, des réponses rapides, un ajustement permanent du
propos aux réactions explicites et implicites de l’auditoire.
D’autre part, les énoncés d’architecture ne relèvent pas seulement du constat, mais de la norme, ce qui
implique une « éthique de la discussion »[8] particulière, engageant l’universalité du propos.

Il faut montrer d’abord que les règles architecturales sont des normes morales et rappeler ensuite que
l’adoption d’une norme morale nécessite une éthique de la discussion, c’est à dire un débat rationnel et
équitable, réel ou supposé. « L’ornement est cher » est un constat qui peut être énoncé, vérifié ou infirmé
sur un mode impersonnel. « On ne doit pas utiliser l’ornement » est une norme. « L’ornement est un
crime »[9] aussi, même si l’énoncé est formellement objectif. Tant que le code pénal ne prescrit pas de
marquer au fer rouge ceux qui utilisent l’ornement, « l’ornement est un crime » n’est pas un énoncé de fait,
c’est un jugement moral qui reste à démontrer.

Assez régulièrement en architecture, depuis qu’elle prétend embrasser tous les domaines de l’habitat humain,
la règle d’architecture prend la forme d’une norme morale, des « cinq commandements de l’architecture
moderne »[10] à « baisez le contexte »[11] en passant par « la morale de Las Vegas »[12].
Nombreux sont ceux qui le regrettent. Mais ils doivent alors expliquer comment une prescription universelle,
s’adressant à tous les hommes, peut être autre chose qu’une norme morale. Le recours à l’esthétique ne les
sauve pas : « le toit terrasse est ce qui plait universellement sans concept » est une proposition
manifestement fausse. La dénégation ne les aide pas : « il n’y a pas de prescriptions universelles en
architecture » n’empêche pas d’avoir effectivement à délibérer de règles qui s’annoncent effectivement
comme universelles. Certains admettent la norme, mais lui dénient son caractère moral en livrant simplement
les raisons objectives de la norme : « l’ornement est cher, inutile, nuisible, archaïque, laid, etc. ». Mais
quand même cette proposition objective serait démontrée, elle n’impliquerait absolument pas une prescription
normative. Si on prend la peine d’énoncer la norme – « tes bâtiments, tu n’orneras point » – c’est qu’on
suppose au moins une excellente raison de s’en écarter – « du client qui veut des ornements chers, tu ne
refuseras pas la commande », par exemple.

Entre un constat objectif et une norme morale, il y a toujours un gouffre qualitatif, que de nombreux sceptique
refusent de franchir ; ils doutent qu’il y ait la moindre manière de fonder la norme en raison.
D’autres, dans la tradition du contrat social, sautent le pas en imaginant un débat fictif ; c’est le cas John
RawIs[13], qui postule des êtres raisonnables, délibérant des lois à établir dans une société, avant de savoir
la place de chacun dans cette société et les intérêts particuliers qu’ils y auront, provisoirement cachés derrière
une « voile d’ignorance ».
D’autres, enfin, n’imaginent pas pouvoir fonder autrement la norme que par un débat réel entre tous les
acteurs concernés ; c’est le cas d’Habermas, qui suppose qu’en acceptant les règles d’un débat équitable,
chaque participant reconnaît implicitement la validité universelle de la norme adoptée au terme de ce débat.

A minima, la réalité d’un débat garanti, sinon la parfaite rationalité de la démonstration, du moins, la réalité de
l’adhésion des participants, s’il y en a. Comme toute école du projet, l’enseignement de l’architecture engage
l’étudiant, non seulement à comprendre la norme, mais à l’adopter, à la faire sienne, à l’appliquer. Il ne suffit
pas d’exposer la norme et les raisons qui l’ont fait adopter par des assemblées antérieures. Un nouveau
débat est nécessaire, pour qu’un nouveau participant puisse, à son tour, prétendre qu’il l’a librement adoptée,
au vu d’arguments rationnels. Un débat entre étudiants sans formation serait vain. Une table ronde regroupant
des enseignants expérimentés et des étudiants serait déséquilibrée. Des dispositifs bricolés sont nécessaires,
dont la correction d’atelier est un exemple assez convaincant. Sans doute, l’enseignant demeure maître du jeu
et monopolise l’essentiel du temps de parole. Mais on a jeté sur lui un « voile d’ignorance » : il ne comprend
ni le dessin présenté, ni les intentions de l’étudiant qui en seraient la cause, ni le projet abouti qui permettrait
d’en juger. Il est pratiquement aussi démuni que l’étudiant. Il doit, avec l’étudiant et sous le contrôle d’une
assemblée susceptible d’intervenir à tout moment, reconstruire la norme en raison. Il n’y parvient qu’avec la
libre adhésion de tous les participants. Il ne s’agit, ni de la simulation d’un projet réel, ni d’un jeu d’acteur,
mais d’un débat réel, concernant trois énigmes réelles que les participants s’accordent à vouloir résoudre
ensemble.

La libre discussion des normes morales n’est certainement pas la seule mission assignée aux écoles
d’architectures. On y enseigne aussi un grand nombre de savoirs impersonnels, généralement ex-cathedra.
On y exerce aussi l’habileté personnelle à concevoir un projet, à hiérarchiser des besoins, à ordonner des
pleins et des vides, etc. De ce point de vue, la correction d’atelier est en concurrence directe avec d’autres
formes d’enseignement, cours magistraux, exercices d’applications, séminaires, ou toutes autres modalités
qu’on voudra bien imaginer.
Dans cette concurrence, la correction n’est certainement pas sans atout : elle met en scène un ou plusieurs
enseignants qui cherchent un certain projet ; elle met au jour leurs méthodes ; elle entraîne les étudiant à suivre
leur exemple ; etc. Elle n’est pas sans travers : désordre, redites, perte de temps, etc. Tout juste peut-on
constater que si, en architecture, la correction d’atelier est de si longue tradition qu’elle paraît archaïque, dans
de nombreuses autres disciplines de projet, on en vient, par innovations pédagogiques, à des procédures au
moins aussi bizarres. Il est probable que les plus hautes performances soient atteintes par le mélange des
genres, par l’alternance de cours théoriques, d’exercices restreints, de critiques collectives, de corrections
individuelles, etc.

En l’absence d’une théorie générale de la pédagogie architecturale, des formules panachées sont
effectivement mises en œuvres par chacun, de manières empiriques. Mais le caractère moral de la norme
architecturale reste déterminant dans la modalité centrale de l’enseignement. Il s’agit bien d’apprendre un
métier, une pratique imprégnée – peut être malgré elle – de considérations morales. L’étudiant doit mettre
en ouvre la norme architecturale. Il ne lui suffit pas de la comprendre. Il aura à la fonder en raison, à
l’adopter, à la faire sienne, au terme d’un débat public dont il est l’un des acteurs consentant… mais dont le
déroulement et la conclusion sont imprévisibles. Là aussi, la correction d’atelier est en concurrence avec
d’autres modalités : exposés, débats, jurys publics, etc. Mais l’une ou l’autre de ces modalités ne relèvent
pas au sens propre de la « pédagogie ». Elles postulent toutes une assemblée d’adultes libres et
responsables. Elles engagent toutes le statut moral de l’architecture et – dans plusieurs pays d’Europe – le
statut légal d’un métier reconnu d’utilité publique.

Pascal Urbain, 2004

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[1] De nombreux auteurs ont mis en exergue cette singularité, en particulier Epron, Architecture, une
anthologie, Ifa, Scic, Mardaga, Bruxelles, 1992
[2] AMC N°50, Paris, décembre 1979, d’où sont extraites les citations ci-dessous
[3] Certains enseignants considèrent que le dessin « dit » quelque chose. A minima, le dessin « représente » un objet, existant ou futur.
[4] Wttgenstein, Philosophische Untersuchungen, 1945, Blackwell, Oxford, 1953, Trad. Investigations philosophiques, 1961
[5] Searle, Mind, brains and programs, 1980
[6] Bitbol, L’aveuglante proximité du réel, 1998
[7] Apel, Ethique de la discussion, commenté par Habermas, Morale et communication
[8] Habermas, Morale et communication, Flamarion, 1986
[9] Loos, Crime et ornement
[10] Le Corbusier, Les cinq points de l’architecture moderne
[11] Rem Koolhaas, Fuck context
[12] Venturi, L’enseignement de Las Vegas
[13] Rawls, Théorie de la justice

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Échelle architecturale ?

En son état actuel, la théorie de l’architecture convoque à tous propos les notions d’espace et d’échelle. J’ai
un problème personnel : je ne crois ni à l’espace architectural, ni à l’échelle architecturale. J’ai pensé, un
certain temps, qu’il pouvait être intéressant de convaincre des architectes ou des étudiants que ces objets
n’existaient pas. Mais les tentatives que j’ai pu faire sont restées vaines. Au terme de mes exposés, non
seulement ceux à qui je m’adressais sont restés convaincus que l’espace ou l’échelle étaient des concepts
pertinents, mais, en prétendant le contraire, j’ai eut à passer pour un ignorant. Si je m’exposer une fois
encore au ridicule, ce n’est plus pour convaincre que l’échelle architecturale n’existe pas, mais pour montrer
que, si elle existe, elle n’est qu’un produit dérivé de la mesure. Je serais assez satisfait si certains étudiant,
terrifiés d’avoir à manipuler un si gros, un si noble et un si mystérieux concept, en venaient, au terme de
l’exposé, sinon à douter du concept – ce serait trop beau – du moins à le considérer comme un objet
familier.

Vocabulaire

Les termes associés à la mesure – proportion, échelle, dimension, dimensionnement – sont constamment
utilisés par les architectes, mais de sens fluctuants.

Occasionnellement, la « dimension » est synonyme de « caractère ». L’expression « dimension


constructive de l’espace architectural », par exemple, est synonyme de « caractère constructif de
l’architecture ». C’est une référence ostensible à un « espace » dont la « construction » serait un des axes
de coordonnées. Mais comme il n’y a aucun système de transformations qui permettrait de passer de la «
dimension constructive » à la « dimension affective », par exemple, ou toute autre dimension qu’on
voudra, cette référence est purement rhétorique. La « dimension constructive de l’architecture » regroupe
simplement tout ce qui concerne la construction en architecture. En ce sens, la « dimension » est un mot
valise de même nature que l’espace. En revanche, l’emploi le plus courant de la « dimension » est assez
précis. Le mot désigne, en architecture comme ailleurs, la distance entre deux points de l’espace euclidien. La
« grandeur », la « taille » et la « longueur » sont pratiquement synonymes.

Au sens large, une « proportion » désigne n’importe quel rapport quantitatif entre deux objets. Au sens
restreint, la « proportion » désigne seulement les rapports quantitatifs qui nous satisfont. Dans cette
acceptation du terme, on peut dire d’un bâtiment qu’il est « sans proportions », parce que les rapports
dimensionnels qu’on y trouve ne sont pas jugés bons. En règle générale, la « proportion » est employée à
mi-chemin des sens premiers, seulement quand un jugement de valeur est affecté au rapport considéré. On
dira, par constat d’une bienveillante neutralité, qu’il y a « un rapport de 1 à 5 » mais on jugera que « la
proportion de 1 à 5 est mauvaise », ou « bonne », comme on voudra. Le mot reste synonyme de «
rapport quantitatif », mais son usage est plutôt réservé au jugement de valeur.
Au sens strict, une « échelle » désigne le rapport entre une représentation et l’objet qu’elle représente. Une
échelle de 1/20ème signale que le bâtiment considéré est ou sera vingt fois plus grand que le plan qu’on a
sous les yeux. Par extension, une « échelle » désigne tout ce qui informe le rapport de la représentation à
l’objet représenté. Un rectangle dessiné n’a pas d’échelle. Un rectangle placé à coté d’un bâtonnet de
1 mètre a une échelle. Plus efficacement, un rectangle avec une porte et un homme debout représente un
bâtiment dont la dimension nous est à peu près connue. Plus généralement, une « échelle » nous informe des
dimensions de l’objet lui-même, quand nous ne pouvons pas savoir si un objet est petit ou loin. Nous le
jugeons par comparaison avec les éléments familiers qu’il côtoie. En ce sens, un bâtiment peut être « sans
échelle », s’il y a trop peu d’élément reconnus pour déterminer sa dimension. Un autre édifice peut « avoir
de l’échelle » si un grand nombre d’éléments reconnus nous informent. Mais une « échelle » peut aussi
désigner un rapport quantitatif quelconque. Un bâtiment « à l’échelle du paysage » désigne une proportion
jugée acceptable entre l’édifice et ses environs. Une construction « hors d’échelle » paraît trop grande pour
son environnement. En ce sens, « échelle » est synonyme de « proportion ».

Une « mesure » désigne généralement la méthode qui permet de déterminer une dimension. Mais assez
souvent, la « mesure » est synonyme de « proportion » ou « échelle ». Un même bâtiment peut être
indifféremment « à la mesure de l’homme », « à l’échelle humaine » ou « de proportions humaines ».

Un « dimensionnement » est la prescription d’une ou plusieurs dimensions d’un objet à réaliser. C’est le seul
mot de la série qui ait un sens à peu près stable, encore qu’il soit, rarement, utilisé pour désigner la mesure
proprement dite.

Personne n’a le pouvoir de discipliner l’emploi des mots de sens commun. Mais on peut très provisoirement
affecter un sens précis à certains de ces mots, pour montrer que dans le monde physique, ils désignent
toujours la même méthode :
Une mesure est une méthode qui permet d’établir un rapport quantitatif entre deux objets ; si un objet A
peut être reporté N fois sur un objet B, on dit que l’objet B mesure N fois l’objet A. Si un bâton rouge peut
être reporté 4 fois sur la hauteur d’une porte, on dit que la porte mesure 4 bâtons.
Une proportion est le rapport quantitatif produit par la mesure. Si l’objet B mesure N fois l’objet A, on dit
que N est la proportion de l‘objet B à l’objet A. Si la porte mesure 4 bâtons, on dit que 4 est la proportion
de la hauteur de la porte à celle du bâton.
Une dimension est la proportion d’un objet dont la mesure nous inconnue, rapportée à un objet reconnu. Si
l’objet A est reconnu par convention comme unité de la mesure, ont dit que la dimension de l’objet B est de
N A. Si le bâton est désigné comme mètre-étalon, on dit que la porte a une dimension de 4 mètres.
Une échelle est le rapport inverse d’une dimension, pour un objet reconnu comme représentation d’un autre
objet. Si l’objet A est considéré comme représentation de l’objet B, d’une dimension de N A, on dit que
l’objet A est à l’échelle 1/N de l’objet B. Si le mètre étalon est considéré comme représentation de la hauteur
d’une porte, haute de 4 mètres, on dit que le mètre étalon est à l’échelle 1/4 de la hauteur de la porte.
Un dimensionnement est une méthode qui permet d’établir la dimension d’un objet à partir d’une
proportion déterminée et d’un autre objet. Si je veux qu’un objet B soit de N A, je construits un l’objet B tel
qu’on pourra y reporter N fois l’objet A. Si je veux une porte de 4 mètres de haut, je la construis de telle
manière qu’on pourra y reporter 4 fois un mètre étalon.

Il y a une différence substantielle entre la mesure, qui relève du domaine de la connaissance, et le


dimensionnement, qui s’inscrit dans le domaine de l’action.

Mais il n’y a aucune différence substantielle entre la mesure et ses produits dérivés, la proportion, la
dimension et l’échelle. Dès lors que j’ai énoncé l’ensemble des principes et des méthodes utiles à la mesure et
à ses produits dérivés, je traiterai seulement du dimensionnement et de la mesure.

Dimensionnement

Les concepteurs d’un ouvrage déterminent les dimensions de certains objets d’un système. Mais ils ne les
déterminent pas toutes. Par exemple, un ingénieur dimensionne les parties de son ouvrage, mais ne
dimensionne ni la taille du globe terrestre, ni la structure moléculaire des matériaux, ni la vitesse des vents, en
sorte qu’il doit prendre en compte, dans le système qu’il considère, des valeurs constantes : densités des
matériaux ; pressions et résistances à la pression ; etc. Certaines constantes doivent être rapportées à la
dimension linéaire des ouvrages, d’autres à la surface des ouvrages, et d’autres au volume des ouvrages. On
sait qu’en règle générale, une structure donnée est plus fragile quand elle est agrandie, et plus solide quand
elle est réduite, parce que les densités constantes s’appliquent au volume des ouvrages, alors que les
résistances constantes s’appliquent aux surfaces des ouvrages. Pour une extension linéaire donnée, les
résistances croissent au carré de cette extension, tandis que les poids croissent au cube de cette extension.
L’architecte, à supposer qu’il ne se préoccuperait pas des calculs de structures, manipule un système plus
simple, en ce que la plupart des constantes qu’il doit prendre en compte peuvent être exprimées au sein
même de la géométrie classique.

Alvaro Siza a déterminé toutes les dimensions des volumes blancs qui sont au deuxième plan de cette
photographie. Mais il n’a pas dimensionné le bâtiment blanc qui se trouve à l’arrière plan, à droite de la
photo. Il n’a pas dimensionné les mats qui bordent l’avenue, ni les baffles qui sont accrochés à l’un des mats,
ni les instruments de musique, ni les joueurs de samba qui passent devant son œuvre sans même y jeter un
œil, ni les spectateurs qui regardent passer la clique, en tournant le dos au bâtiment du maître.
Alvaro Siza a strictement dimensionné le portique qui se trouve à droite de l’image, mais il n’a dimensionné
aucun des autres bâtiments qu’on peut voir, ni la grue, ni les arbres, ni les bancs rayés, ni les toilettes
provisoires, ni les gens qui passent, ni encore moins, l’œil du photographe ou le regard du visiteur. Celui qui
voudrait évaluer les mesures des ouvrages est confronté à un système qui intègre aussi bien les dimensions
choisies par l’architecte que celles qui ont été choisies par d’autres, ou déterminées par la nature.

Mesure

L’observateur peut, de prime abord, évaluer ces dimensions par l’apparence qu’elles ont dans son cône de
vision. Ainsi, du point de vue particulier qui vous est montré, il peut conclure que le portique est plus haut que
le bâtiment situé à l’arrière plan. Mais des millions d’années d’expériences empiriques, et 5 siècles d’analyse
raisonnée de la perspective, lui font très vite comprendre que le bâtiment situé à l’arrière plan est plus grand
que le portique.
Comme il reconnait très bien les toilettes de campagnes abrités sous le portique, dont il estime la hauteur à un
peu plus de 2 mètres-étalons, il peut facilement évaluer la hauteur du portique à 7 toilettes et des poussières,
soit une bonne quinzaine de mètres environ.

Cette estimation est en partie corroborée par le report des étages du bâtiment situé à l’arrière plan : Entre 6
et 7 étages de 2,75 mètres à 3 mètres de haut ; le portique mesurerait de 18 à 20 mètres-étalons. La
différence avec le cumul des toilettes s’expliquerait assez bien, si le bâtiment de l’arrière plan n’était pas
strictement aligné sur le portique, ou si la taille des toilettes avait été minorée.

En revanche, si l’observateur s’amusait à compter les 34 lits de pierres du portique et assignait à chaque lit la
hauteur standard d’un parpaing, il obtiendrait une estimation très différente, de 6,8 mètres. Mais en
s’approchant des pierres, il verrait facilement qu’elles excèdent largement cette dimension standard. Il en
viendrait à conclure, si on lui posait la question, que le portique mesure de 15 mètres à 20 mètres de haut.

Il pourrait aussi bien dire, au jugé, sans enquête approfondie, que le portique est plus petit que les
immeubles voisins, mais sacrément haut pour un portique, probablement aussi haut, voire même
plus haut que celui du Bernin, à Saint Pierre de Rome.

Nous somme ici en présence d’un système de mesures géométriques complet, ou un système de proportions
complet, ou un système de dimensions complet, ou un système d’échelles complet, comme on voudra
l’appeler, indifféremment, puisque c’est toujours la même opération, la mesure, qui est désigné par l’un ou
l’autre de ces termes. Le système est complet en ce qu’il intègre :

• les grandeurs dimensionnées par l’architecte ;

• les grandeurs qui échappent à son dimensionnement, à savoir :

– le voisinage d’un ouvrage, les immeubles proches, les rues et les places riveraines de l’ouvrage, le plateau
où il s’installe, la montagne où il s’accroche, l’aplomb d’une falaise où il se terre.
– les objets familiers, réglés par nature, par normes et par conventions : l’arbre ; le banc, la voiture, le carreau
de salle de bain, la baignoire, la dalle de faux-plafond, etc. ;
– les textures réglées par nature, par norme ou par convention : un sol en pavés standards, la veine d’un bois,
le poil d’un tapis, etc. ;
– les passants, de tailles variables, que le visiteur peut, en la circonstance, assimiler à des variantes d’un
homme occidental adulte moyen, au début du vingt-et-unième siècle. Ce personnage singulier vaut, aux yeux
de l’observateur, comme délégué de toute la famille humaine, l’homme et la femme, le joueur de basket et le
jockey, l’enfant et le vieillard, le suédois et le japonais, dont on sait par ailleurs qu’il grandit de façon
significative, depuis qu’il mange plus ;
– les souvenirs que l’observateur peut avoir, d’éléments qu’il a pu, en d’autres circonstances, mesurer en
rapport à d’autres, quand même ils sont absents du voisinage : le pavillon type, l’immeuble de bureau
standard, la colonnade du Bernin, etc.
Pour montrer l’importance de ces souvenirs, imaginons que la Ville de Lisbonne accueille un congrès de
jockeys, et que pour témoigner de sa bonne volonté, elle décide de reconstruire entièrement les rues, les
bâtiments et les mobiliers du Parc des Nations deux fois plus petits qu’ils n’étaient. Au premier regard
lointain, les visiteurs ne verraient rien à redire à ce paysage. Mais en s’approchant, en rapportant les éléments
à leurs propres corps, ils comprendraient très vite que les ouvrages qu’ils considèrent sont plus petits que les
types bâtis dont ils ont le souvenir. Très loin de se sentir honorés, ils considèreraient l’ensemble du dispositif
comme une très mauvaise farce qui leur est faite.

Ainsi, l’essentiel des jugements de grandeurs d’un observateur se font au sein d’un système de mesures
géométriques complet, tel qu’il a été défini. Pour mémoire, il faut signaler certaines constantes physiques qui
peuvent avoir des incidences sur les mesures. Les constantes d’énergie et de résistances des matériaux, qui
régissent les déplacements du visiteur, peuvent infléchir son appréciation des distances. Les constantes de
vitesse du son et de réverbération des matériaux, qui régissent son audition, peuvent modifier son jugement
sur l’ampleur d’une esplanade. Mais dans l’ensemble, c’est au sein d’un système de mesures géométriques
complet que l’observateur apprécie les grandeurs. C’est dire qu’il ne quitte pratiquement pas le cadre de la
géométrie classique. C’est dire aussi qu’il évalue pour l’essentiel des grandeurs relatives les unes par rapport
aux autres, sans faire référence aux « vraies grandeurs » des choses.

Un ingénieur qui dimensionne une structure a besoin des « vraies grandeurs », ou plus précisément de
grandeurs relatives à un étalon standard, puisqu’il considère des constantes physiques rapportées à cet
étalon. Quand il considère des kilos par mètres cube et des newtons par mètre carré, il lui est très utile
d’exprimer en mètres les dimensions des ouvrages. Mais un architecte qui considère seulement des
constantes internes à la géométrie classique – hauteurs d’une personne humaine, d’un banc, d’un étage
courant, textures de pavés, granulats de béton, etc. – peut dimensionner ses ouvrages en valeurs
géométriques relatives, puisque c’est en valeurs géométriques relatives que l’observateur jugera son travail.
Cela lui permet d’accorder une certaine confiance aux croquis, aux élévations, aux perspectives, aux
maquettes, à toutes représentations géométriques homothétiques du système complet qu’il considère : les
grandeurs relatives y sont, à peu de chose près, équivalentes à celles du système considéré.

Si certains architectes contestent cette proposition, c’est qu’ils représentent très souvent des systèmes de
mesure incomplets.

Les architectes les plus égotistes considèrent bizarrement que les seules grandeurs qui vaillent sont celles dont
ils assurent eux-mêmes le dimensionnement. Dans ce système de mesure très incomplet, les proportions de
l’ouvrage peuvent être assez bien évaluées, mais aucune proportion ne peut être établie a priori avec les
objets réglés par nature, par norme ou par convention. Le seul de ces objets présent en la circonstance,
serait la hauteur des lits de pierres, qui, s’ils étaient assimilés à des lits de parpaings, fournirait une information
erronée sur le système complet.

Certains architectes plus conséquents savent, confusément, qu’il y a d’autres grandeurs que celles qu’ils
dimensionnent eux-mêmes. Ils appellent ça le « contexte ». Le contexte est une représentation idéalisée du
voisinage, où il n’y a, en règle générale, ni grues, ni barrières de sécurité, ni rien qui puisse être considéré
comme de mauvais goût. Le contexte est souvent une représentation estompée du voisinage, moins vive et
moins nette que l’œuvre proprement dite. Un contexte estompé fournit également des informations erronées
sur le système.

L’architecte commun, obnubilé par son « œuvre », est pratiquement incapable de considérer les choses de la
même manière qu’un simple visiteur : il y a un paysage, un quartier, un ensemble, un système complet,
constitué de différents ouvrages, dont certains méritent, peut être, à l’occasion, et brièvement, d’être
considérés comme des œuvres distinctes.

L’architecte commun utilise, dans la conception des ouvrages, des modèles préalables – plans, coupes,
élévations, perspectives, maquettes – profondément marqués par son égotisme. Souvent, il n’y a pas
de personnages pour représenter la taille d’un observateur, il n’y a pas de maisons voisines, il n’y a pas de
rues et de places, il n’y a pas de textures réglées en proportion des ouvrages, il n’y a pas de couleurs réglées
en proportion du champ visuel qu’elles occuperont, il n’y a pas de « type-courant » en marge du modèle.

Parfois, quand tout ou partie de ces éléments sont modélisés, ils sont estompés, floutés, éclaircis ou dénudés,
en sorte qu’on puisse bien voir le « projet », c’est-à-dire les ouvrages dimensionnés par le concepteur.
Quand ils ne sont pas purement et simplement ignorés, les ouvrages dimensionnés par d’autres, ou par la
nature, sont rejetés sur un arrière plan générique ; et plus souvent encore, le cadrage exclu tout ce qui ne
serait pas de « l’œuvre ».

Ce qu’on appelle les « erreurs d’échelles » viennent pratiquement toutes de là :


• « ça ressemble à un mas provençal, mais tout est deux fois plus petit que dans le type courant » ;
• « à coté de cet immeuble, la maison parait petite » ;
• « la chambre est belle, mais on y entrera pas le lit » ;
• « la texture du béton lavé, sur cette grande surface, parait aussi lisse qu’une peau de bébé » ;
• « la couleur du mur, qui parait si claire quand c’est une petite tache vue de loin, parait beaucoup
plus intense quand elle occupe 80% du champ visuel ».

Tous ces défauts peuvent être évités, sans quitter la pure proportion, au sein de la géométrie classique, si le
concepteur utilise des modèles qui représentent tous les aspects d’un système de mesures géométriques
complet. Par convention, on peut appeler « échelle architecturale » ce système complet. Mais on peut aussi
bien se passer d’un aussi gros concept, qui plonge l’architecte dans les affres insondables de la « vraie
grandeur » des choses. Le concept de proportion suffit en règle générale.

Si l’efficacité d’un système de mesures géométriques complet doit être aussi vigoureusement rappelée, c’est
que la plupart des architectes actuels font, d’une simple nuance entre « proportion » et « échelle », une
affaire d’états : états de la grandeur et états de l’espace. Le meilleur théoricien de ce courant, Philippe
Boudon[1], distingue « l’espace vrai » d’un bâtiment et « l’espace mental » de l’architecte . Dans «
l’espace vrai », des proportions peuvent être constatées par mesures. Mais ces proportions ne nous
permettent pas de connaître la taille des objets. Il faut, à cette fin, reporter ces proportions à des éléments
extérieurs, dont nous connaitrions déjà la taille, et qui se situeraient dans « l’espace mental » de l’architecte
ou de l’observateur. « L’échelle architecturale » serait un passage projectif de « l’espace vrai » à
« l’espace mental ». On reconnait, dans « l’espace mental », ces souvenirs de mesures et d’impressions
antérieures qu’il nous faut prendre en compte dans un système de mesures géométriques complet. Mais on ne
comprend jamais très bien, à lire Boudon, en quoi ces mesures antérieures ne seraient pas régies par les
mêmes règles que les mesures actuelles, en quoi elles dérogeraient aux principes de la géométrie classique, en
quoi elles se nicheraient dans un autre « espace ».
Qu’il s’agisse de la construction intellectuelle savante de Boudon ou de la vulgate architecturale, l’emploi du
mot « espace » par les architectes fait régulièrement penser à certains dialogues de Star Trek, série télévisée
assez justement oubliée :
– Capitaine Kirk, l’Entreprise traverse une nova
– Je m’en rends compte aux vibrations, Monsieur Spock
– Capitaine, la nova se transforme en supernova
– C’est vrai, les vibrations deviennent insupportables. La structure va-t-elle tenir, Monsieur Spock ?
– D’après mes calculs, c’est possible, si nous passons en hyper-espace
– J’enclenche la procédure…
Si Monsieur Spock a probablement besoin de « vraies grandeurs » pour ses calculs, la réalité sensible du
phénomène est seulement exprimée en grandeurs relatives : les vibrations provoquées par une supernova sont
plus importantes que celles qui sont provoquées par une nova. Et la réalité sensible de « l’hyper-espace » est
seulement un retour au calme.

Nous pouvons supposer, avec vraisemblance, qu’une nova a une « vraie grandeur » physique. Mais nous
sommes condamnés à ne pas la connaître autrement que par des expériences sensibles, que ce soit les
vibrations sensibles d’un vaisseau spatial ou que ce soit les résultats d’une mesure scientifique, transmis à
nos sens par des écrans d’ordinateurs. Ce qui parait évident pour une nova, expérience sensible qu’aucun
d’entre-nous n’eut à subir, n’est pas différent dans le monde qui nous est plus familier : si nous croyons
« connaître » la taille d’un banc public ou d’un bâtiment, ce n’est pas autrement que par des expériences
sensibles répétées. C’est désespérant, mais c’est ainsi : dans le monde sublunaire, nous ne pouvons connaître
les « vraies grandeurs » des choses, si « vraies grandeurs » il y a, qu’en proportions relatives. Si une
distinction théorique doit être faite, elle concerne moins le passage de « l’espace vrai » à « l’espace mental
», que le passage des mesures scientifiques, qui rapportent ces proportions relatives à des constantes
physiques régulièrement corroborées, aux mesures empiriques du jugement architectural, qui procède par
approximations successives[2]. Parler de proportions plutôt que d’échelles nous permet, dans ce monde
approximatif, de maintenir nos sens en éveil, et notre entendement ouvert à la relativité des grandeurs dont
nous jugeons[3] .
Analyse

Pour montrer qu’Alvaro Siza « ne se trompe pas d’échelle », comme disent la plupart des architectes, ou
comme je préfère le dire, qu’il « ne se trompe pas de proportions » dans un système de mesures
géométriques complet, on peut faire référence à un des seuls endroits de son projet où les ouvrages qu’il a
dimensionné lui-même suffisent à notre appréciation des grandeurs relatives. Nous sommes au bord de l’eau,
sous un auvent qui nous protège de l’environnement immédiat. L’architecte a, dans son bâtiment, intégré des
éléments reconnus par convention, dans des rapports estimables aux plus grandes dimensions. Si Siza ne
nous trompe pas sur les hauteurs des bancs et des garde-corps, nous pouvons très facilement inférer les
hauteurs des baies, des étages et des colonnes : les baies sont « sensiblement plus grandes » qu’une fenêtre
standard ; les étages sont « nettement plus grands » qu’un étage standard ; et les colonnes en double
hauteur sont « deux fois plus grandes »…
Le système complet, intégrant les vues lointaines et des visiteurs, confirme les proportions inférées à partir de
l’œuvre proprement dite.

Ce n’est pas le cas du corps central du bâtiment. Les proportions entre les parties sont parfaitement
déterminées, mais rien ne permet de les rapporter facilement aux grandeurs qui nous sont familières, celles
des passants, des barrières ou des camions qui sont garés dans l’ombre du portique. Le portique est « très
grand », sans que l’on puisse plus précisément qualifier sa grandeur.
Siza savait que son pavillon serait situé dans une exposition internationale, dans un premier temps, et dans un
quartier animé, par la suite. Il s’avait que son bâtiment serait en concurrence avec des attractions et des
ouvrages variés, dont la plupart seraient plus grands que son propre bâtiment. Mais il voulait, à juste titre, que
le Pavillon du Portugal, puissance organisatrice de l’exposition, paraisse aussi grand que possible.

Puisqu’il ne pouvait pas construire le plus grand des bâtiments, il devait éviter des dimensions trop familières,
telles qu’on aurait pu dire que son portique « ne fait que » 6 ou 7 étages courants. Son portique n’a qu’un
seul étage, mais le plus petit percement de l’ouvrage est plus grand que la plus grande de toutes les
ouvertures du voisinage.
Et l’immense voile tendu, d’un seul geste, entre les portiques, témoigne d’une suprême indifférence à
l’ensemble des détails environnants, en sorte que tout apparait, sous le voile, comme un fatras insignifiant.

On comprend que le concept d’échelle n’est pas seulement inutile ; il encombrerait l’analyse. Au sens strict,
le voile de Siza « n’a pas d’échelle », puisque sa grande dimension n’est rapportée à aucune dimension
familière. Au sens strict, le voile est « hors d’échelle ». En termes de mesures relatives, les choses peuvent
être plus simplement dites : 1) le plus petit élément du portique est plus grand que le plus grand des éléments
voisins. 2) le voile tendu est sans commune mesure avec les éléments voisins. 3) il fallait bien ça pour paraitre
grand, parmi de plus grands que soi.

Comme le capitaine Kirk, évoqué tout à l’heure, Alvaro Siza pulvérise certaines parties de son
environnement, pour que survive l’Entreprise. Ça n’est pas très gentil. Mais c’est efficace. Et Siza a montré,
en d’autres circonstances, qu’il savait négocier de plus justes proportions, avec de plus aimables voisins.
Dans tous les cas, il considère un système de mesures géométriques complet.

Pascal Urbain, 2007

Retour

[1] Philippe Boudon considère l’échelle comme le concept majeur de ce qu’il appelle l’architecturologie. Il
est difficile de parler d’échelle et de proportion après lui, non parce qu’il aurait épuisé le sujet, mais parce
que ses analyses, la plupart du temps passionnantes, sont si nombreuses et foisonnantes que n’importe quel
propos sur l’échelle est déjà contenu dans son œuvre. Pour rendre justice à l’auteur, il faudrait le citer
toujours… ou ne le citer qu’une fois : Boudon Philippe, Introduction à l’architecturologie, 1992.
[2] Voir à ce propos le chapitre Mesure, de la Désillusion, Pascal Urbain, même site.
[3] Il s’agit bien de relativité des grandeurs, par de la relativité du jugement architectural. Le jugement peut
par ailleurs être relatif au sujet qui l’exprime. Mais quand même il serait universel, quand même nous
jugerions tous de la même façon, nous ne jugerions que de grandeurs relatives entre-elles.
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