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GEORGES DIDI-HUBERMAN
L’artiste est inventeur de lieux. Il façonne, il donne
chair à des espaces jusqu’alors improbables, impossibles
ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu’invente Pascal Convert passe
d’abord par un travail avec le temps : découpes de sites
disparus, empreintes d’objets familiaux, vitrifications
-Kj. I LA DEMEURE,
d’espaces de vie. La question topique de la demeure
-1’appartement - se voit ici pensée comme une question
généalogique, une question à’apparentement. L’œuvre de
J

1
LA SOUCHE
ce sculpteur - que hante la littérature de Mallarmé, APPARENTEMENTS DE L’ARTISTE
d’Edgar Poe ou de Marcel Proust - sera donc exposée
comme le récit d’exploration d’une étrange demeure de
mémoire : pousser une porte inconnue, traverser un
salon à lambris et à reflets, contempler des fenêtres qui
donnent sur le sol, découvrir de mystérieuses anfractuo­
sités dans le mur, descendre vers la crypte de l’ancêtre...
M h

ii
Dans cette fable, que mène secrètement le personnage
à'Igitur, se construira le lieu commun d’une rêverie
architecturale et d’une rêverie organique.
!
Mais se révélera aussi un lieu commun au dessin et au !>
temps : ligne avec lignage, trait avec extraction. Comme
une souche d’arbre gravant en sa chair les traits de sa
croissance, de ses accidents, de ses excroissances et,
même, des circonstances de sa mort.

ISBN 978-2-7073-1681-3
K LES ÉDITIONS DE MINUIT
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9 ll782707ll31681311
18€
DU MÊME AUTEUR

LX PEINTURE INCARNÉE. suivi de Le chef-d'œuvre inconnu par Honoré de Balzac,


19«5.
DEVANT L'IMAGE. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990.
CE QUE NOUS VOYONS. CE QUI NOUS REGARDE, 1992.
PHASMES. Essais sur l'apparition. 1, 1998.
L’ÉTOILEMENt. Conversation avec Hantai, 1998.
LA DEMEURE. LA SOUCHE Apparentements de l'artiste, 1999.
ÊTRE CRANE. Lieu, contact, pensée, sculpture. 2000.
DEVANT LE TEMPS. Histoire de l'art et anachronisme des images, 2000.
GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001.
L'HOMME QUI MARCHAIT DANS LA COULEUR. 2001
LIMAGE SURVIVANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg,
2002.
IMAGES MALGRÉ TOUT, 200}.
GESTES d air ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2005.
LE DANSEUR DES SOLITUDES, 2006.
LA ressemblance par CONTACT. Archéologie, anachronisme et modernité de
l'empreinte, 2008.
SURVIVANCE DES LUCIOLES. 2009.
QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L'œil de l’histoire, 1, 2009.
REMONTAGES DU TEMPS SUBI. L’œil de l’histoire, 2, 2010.
ATLAS OU LE GAI SAVOIR INQUIET. L’œil de l’histoire, 3, 2011.
ÉCORCES. 2011.
PEUPLES EXPOSÉS. PEUPLES FIGURANTS. L’œil de l’histoire, 4, 2012.
SUR LE HL, 201}.
BLANCS SOUCIS, 2013.
PHALENES. Essais sur l’apparition. 2, 201}.
SENTIR LE GRISOU. 2014.
ESSAYER VOIR, 2014.
PASSÉS CITÉS PAR JLG. L’œil de l’histoire, 5, 2015.
SORTIR DU NOIR. 2015.
PEUPLES EN LARMES. PEUPLES EN ARMES. L’œil de l’histoire, 6, 2016.
PASSER. QUOI QU'IL EN COUTE, avec Niki Giannari, 2017.
APERÇUES. 2018.
DESIRER DÉSOBÉIR. Ce qui nous soulève, 1, 2019.

(suite page 18})


GEORGES DIDI-HUBERMAN

LA DEMEURE,
LA SOUCHE
APPARENTEMENTS DE L’ARTISTE

LES ÉDITIONS DE MINUIT


Édité avec le concours
du ministère de la Culture et de la Communication
Délégation aux arts plastiques
CNAP - FIACRE (aide à l’édition)

© 1999 by Les Éditions de Minuit


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 978-2-7073-1681-3
« Certainement subsiste une présence
de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un
miroir, ne s’est pas enfouie en tentures,
évoquant un ameublement par sa vacante
sonorité. Je me rappelle que son or allait
feindre en l’absence un joyau nul de rêve­
rie, riche et inutile survivance [...]. Et du
Minuit demeure la présence en la vision
d’une chambre du temps où le mystérieux
ameublement arrête un vague frémisse­
ment de pensée, lumineuse brisure du
retour de ses ondes [...]. »
S. Mallarmé, Igitur (1869), Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, 1945, p. 435.
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1. Pièce rouge, 1996. Villa Itxasgoïti, vue en filaire (détail).


LA DEMEURE
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2. Reconstitution. 1991. Villa Itxasgoïti, vue d’intérieur (détail).
Porte

Nous poussons une porte blanche, et s’ouvre devant


nos yeux l’espace d’une demeure (fig. 1-2) dont nous
ne pouvons prévoir l’extension, l’agencement ni le plan
(le plan spatial ou le plan stratégique). Un plan, cela
s’appréhende de haut, comme dans le jeu d’échecs ou
comme lorsque nous cherchons un trésor à l’aide
d’une vieille carte. Mais, ici, nous sommes à même le
lieu de cette œuvre : nous adhérons trop à sa nou­
veauté pour en prévoir l’enjeu, la fin. Tant mieux. Cela
nous obligera à éprouver notre regard dans son temps
réel, qui est le temps de la surprise, du dessaisissement
et, donc, à ne pas préjuger trop de ce que nous y
verrons.
Pascal Couvert est un jeune artiste, comme on dit.
Cette expression, le critique d’art volontiers l’emploie
pour ne point s’en inquiéter, ou pour peu lui deman­
der : il lui suffit généralement de cautionner en quel­
ques lignes ce qui, dans le « jeune artiste », d’abord
procède de ses aînés - c’est-à-dire de l’histoire de l’art -

11
et, ensuite, «promet» pour l’avenir - l’avenir de rhis.
loire de l’art - au titre de quelque nouveauté, théma.
tique ou bien stylistique. Mon souci, mon point de vue
seront tout autres.
L’inachèvement temporel de ce travail, sa condition
d'éclosion récente, exigent en fait du discours critique
tout le contraire d’une hauteur de vue, avec ce que la
hauteur pourrait signifier ici de prévenu, de hautain, voire
de paternaliste (cette satisfaction assez courante chez le
critique d’art, l’historien habitué aux maîtres d’autrefois,
et même le philosophe trouvant un objet de plus pour la
construction de ses certitudes). On ne peut pas, devant
cette œuvre, croire la voir de haut. On ne peut pas croire
ne pas y être dupe d’un plan. Il faudra donc se risquer
sans plan dans la demeure, dans son dédale encore en
construction. Au risque de ne pas s’y retrouver tout à
fait.
Cela exige de nous une éthique et une modestie par-
ticulières. Il faudrait arriver à ne refermer aucune
porte, c’est-à-dire ne boucler aucune interprétation qui
assignerait un sens, une téléologie, bref, un avenir
assuré quant à la signification générale de cette œuvre.
D’un autre côté, il ne faudrait pas croire que la jeu­
nesse et l’inachèvement temporel relèvent fatalement
d’une privation, d’une « immaturité », comme on le dit
lorsqu’on projette sur les œuvres la mythologie triviale
des âges de la vie (nous savons d’ailleurs bien qu’il
existe des enfants plus graves que leurs parents, bien
plus deux que leurs aînés). Il ne faudra donc pas
croire qu’en cette demeure les portes restent battantes
et indécises. L’inachèvement dont je parle signifie cer-

12
tes une manière d’inaccessibilité1 - mais non pas une
manière d’incomplétude, de moins-être ou d’absence
de rigueur. Ne fermer aucune porte, donc, et travailler
avec chacune dans l’attentive construction de son
ouverture.
Mais comment ? Si l’histoire nous fait défaut - elle est
évidemment prématurée, puisque je ne peux pas dire
aujourd’hui ce qu’<?5? cette œuvre, sa quiddité, elle qui
n’est pas close, loin de là : une histoire ne ferait
aujourd’hui que s’en remettre à son pire savoir-faire, celui
de manier les ressemblances en tout sens -, que nous
reste-t-il ? Il nous reste ce que Platon inventa lorsqu’un
mystère s’offrait à sa pensée, par exemple, le mystère du
lieu, dans le Timée. Il nous reste ce que Nietzsche exigeait
de tout gai savoir : il nous reste la fable. Je veux dire
l’invention d’une fable propice à nous faire voir cette
œuvre. Entendons bien la limite de cette proposition :
c’est la limite de l’arbitraire que porte en elle toute déci­
sion d’écriture. Ecrire une fable sur l’œuvre de Pascal
Convert, c’est se risquer à lui écrire, à lui dédier une sorte
de « pré-histoire », et donc à l’inventer plus qu’à l’ana­
lyser. Mais la puissance d’analyse - « faire voir cette
œuvre » - a quelque chance de se déployer si la fable
elle-même s’involue dans la forme de cette œuvre, c’est-
1. C’est sans doute la raison qui poussait Michel Assentnaker, dans
un texte récent sur Pascal Convert (« Les Appariements de l’artiste »,
dans Pascal Convert. Appartement de l'artiste, Rome, Académie de France,
1990, p. 11), à citer cette phrase de Giorgio Agamben : «Comme toute
quête authentique, la quête critique consiste, non point à retrouver son
objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité. » G. Agamben,
Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale WTl), trad. Y. Her­
sant, Paris, Bourgois, 1981, p. 9.

13
à-dire travaille avec les paramètres sut lesquels 1 œuvre
travaille elle-même. Tel serait le pari théorique de la fic­
tion à engager : qu’elle « invente » 1 œuvre, mais au sens
archéologique, c’est-à-dire qu’elle la mette au jour. Fût-ce
partiellement.
Le paradoxe, pourtant, semble criant. On se deman­
dera pourquoi une œuvre aussi peu littéraire pourrait
bien appeler, a fortiori justifier, l’engagement d’une fable.
Pascal Couvert invente des objets essentiellement visuels,
doués dans leur ensemble de quelque chose qu’on aime­
rait nommer une très haute mutité : les mots n’y ont
aucun rôle spectaculaire, et l’élément iconographique, s’il
existe, ne se présente sous aucun jour d’évidence reven­
diquée. Ce ne sont là que des lieux, des traces dans les
lieux, des objets portant traces. Les titres eux-mêmes
véhiculent une neutralité remarquable, exempte de toute
projection narrative : ils ne dénotent que des lieux
(« Chambres »), des processus de traces (« Empreintes »,
« Découpes », « Reconstitutions »), ou bien des objets
portant traces (par exemple une « Grille de fenêtre »). À
quoi s’ajoute l’indication, toujours mise entre guillemets,
d’un genre trop vaste pour ne pas faire question dans un
tel contexte - le genre « Portrait » ou « Autoportrait ».
Le paradoxe semble donc criant, et néanmoins il
répond déjà - ce n’est qu’un tout premier élément -
au paradoxe qui aura donné son visage spécifique à la
formation même de l’artiste : Pascal Convert n’a jamais
fréquenté la moindre école d’art, ce sont vers des étu­
des littéraires que ses choix l’ont porté, et son lieu de
travail aujourd’hui évoque bien moins l’atelier du sculp­
teur qu’il est pourtant - pas d’ébauches, pas de plâtres

14
ni de maquettes, pas de volumes construits -, qu’un
lieu de méditation littéraire où dominent le papier
blanc, quelques images, et les volumes de sa bibliothè­
que (et à celui qui convoquerait mentalement, lisant
cela, l’univers de l’art conceptuel, j’oserai répondre qu’il
pousse déjà une mauvaise porte). Une part essentielle
de ses premiers travaux aura été développée par Pascal
Convert dans la proximité et l’amitié d’un écrivain,
Didier Malgor2. Quant aux très rares titres non «neu­
tres » de ses œuvres en général, ils recouvrent des réfé­
rences littéraires précises et orientées, comme dans le
travail intitulé en 1988 Pour un tombeau qui, bien sûr,
s’adresse à un ébranlement ayant trouvé son nom dans
le nom de Mallarmé 3.
Il est étrange de voir travailler, dans les catégories
poétiques d’un artiste qui n’ignore rien du minimalisme
américain, de Ryman, de Smithson ou de Gordon
Matta-Clark, des références constantes - opiniâtres,
profondément mises en œuvre — à la littérature du
XIXe siècle, selon une généalogie où surgissent surtout
les noms de Stendhal (dont l’admirable autobiographie
pseudonymique, la Vie de Henry Brulard, le fascine par-

2. Ce qui aura donné lieu, chez celui-ci, à trois ouvrages publiés pres­
que confidentiellement (Généalogies, Biarritz, Descente Vcrleinden,
1989 ; Lettres de Tagarda et retour et Trinidad and Tobago, ibid., 1991)
- et, chez celui-là, à des productions vidéographiques dans les années
1983-1984, ainsi qu’aux Découpes de 1985-1987. C’est en fait tout le
travail mené autour des villas détruites de la Côte des Basques, à Biarritz,
qui procède de cette complicité « littéraire ».
3. Pour un tombeau, 1988. Dallage en marmorite noire et mur peint
en gris-bleu-vert. L’oeuvre fut exposée à la Foire Internationale Art Jonc­
tion de Nice.

15
ticulièrement4), mais aussi de Poe, de Baudelaire, de
Mallarmé et de Marcel Proust... Ne cherchons pas
d’avance à interpréter cette étrangeté — qui est plus
qu’un simple goût littéraire —, ou cet anachronisme
apparents. Au-delà du refus qu’elle manifeste évidem­
ment à s’inscrire dans la « spécificité » moderniste ou
post-modernisme du monde de l’art, cette étrangeté
mérite d’être travaillée, c’est-à-dire expérimentée dans
ses effets de limites visuelles, ses effets de mises au jour
ou d’obscurcissement de l’œuvre. Mon propre risque
de fiction ou de fable théorique sera en tout cas d’ima­
giner dans les demeures de Pascal Convert le parcours
et le pas lourd de Roderick Usher, ou bien le pas
d’Igitur, ce héros mallarméen, cet enfant grave qui pose
son regard sur l’obscurité et la perte, cet enfant noir
qui « lit son devoir à ses ancêtres 5 ».
Pourquoi cette littérature ? Parce qu’à un point extrême,
elle a fait de la parole poétique la « parole essentielle » par
excellence - la parole devenue essentielle dans son travail
même de réserve et de repli matériels, son travail de « fic­
tion absolue » pensé comme absolue pensée, et détermi­
nant par là ce que la modernité du XXe siècle, y compris
visuelle, aura pu développer de plus aigu 6. Parce qu’Igitur,
en particulier, aura fait de la fable - « ce conte », disait
4. Ce qui apparaît dans une conférence prononcée par Pascal Convert
en 1991 sur « Le motif autobiographique », ainsi que dans un « Entretien
avec Y.-.M. Bernard », Halle Sud, n° 23, 1990, p. 28.
5. S. Mallarmé, « Igitur ou la folie d’Elbehnon » (1869), Œuvres
complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945,
p.433.
6. Ci. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955 (éd.
1968). p. 34-44.

16
Mallarmé, « s’adresse à l’intelligence du lecteur qui met
les choses en scène, elle-même7 » - une demeure à par­
courir, c’est-à-dire un lieu. Mais aussi une procédure de
la pensée, c’est-à-dire une méthode, la plus haute qui soit,
celle par exemple qu’y voyait le philosophe Jean Hyppo-
lite : rien moins que « la logique de Hegel devenue sa propre
mise en question, inséparable de son existence 8 ». Un lieu
à parcourir, une méthode engageant l’être et la pensée tout
entiers, mais aussi une mise en question - une mise en
symptôme - interne à la méthode elle-même.
L’œuvre dans son ensemble s’y donne bien, en effet,
comme un lieu, une demeure à parcourir. Mais le par­
cours lui-même exige un constant renversement du
regard - ne serait-ce que dans l’effet de retard et de
délusion où notre pas se suspend, car les objets ici ne
sont pas tout à fait devant nous, dans l’ordre de notre
marche, mais le plus souvent en retrait, dans notre dos,
exigeant de nous une rotation inquiète (inquiète parce
que devant il n’y a « rien », du moins l’éprouve-t-on
d’abord comme tel). Et donc une mise en question de
notre propre corps de regardant et d’arpenteur du lieu.
7. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cil, p. 433.
8. J. Hyppolite, « Le coup de dés de Stéphane Mallarmé et le mes­
sage » (1958), Figures de lu pensée philosophique, Paris, PUF, 1971, II,
p. 878 (je souligne). Dans une note contemporaine à l’écriture d'igitiir,
Mallarmé se référait aussi au Discours de la méthode, posant l’acte de
fiction comme l’exercice même, l’exercice méthodique du doute hyper­
bolique : « Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstra­
tion. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la
méthode du langage (la déterminer). Le langage se réfléchissant. Enfin
la fiction lui semble être le procédé même de l’esprit humain - c’est elle
qui met en jeu toute méthode [...].» S. Mallarmé, «Notes» (1869),
Œuvres complètes, op. cil., p. 851.

17
L’œuvre s'expose ici dans un lieu et comme un lieu, mais
aussi comme la mise en question de toute méthode pOur
arpenter le lieu : tel est son travail de suspens, d inacces­
sibilité mise en scène et, donc, de fiction quant à un
au-delà du visible. C’est comme si l’œuvre nous prévenait
que toute porte poussée recèle derrière elle, mais aussi
derrière nous, quelque chose d’autre - quelque chose qui
pourrait bien se révéler de l’ordre de la peur, ou la perte.
Le mot Igitur dit bien tout cela, et c’est pourquoi il
fournit notre première porte pour entrer dans la demeure.
Igitur signifie donc, donc il dit la méthode et son travail
de consécution logique (ce travail dont l’œuvre de Pascal
Convert est investie jusqu’en ses moindres détails). Mais
Igitur ne dit que la consécution suspendue : nous ne
savons jamais si nous disons donc pour conclure un mou­
vement passé (l’effet d’une généalogie) ou pour commen­
cer un mouvement à venir (l’appel à une généalogie). Igitur
est suspendu entre deux temporalités, entre deux âges, et
c’est bien pour cela qu’il donne chez Mallarmé le nom
propre d’un enfant qui interrogeait ses ancêtres, qui posait
la grande question généalogique. Parce qu Igitur dit la
généalogie - la consécution, la transmission, l’invariant
généalogique qui varie en se déplaçant des pères aux
fils9 -, il nous apprend que toute demeure, celle du récit
mallarméen ou bien celle de la construction des lieux chez
Pascal Convert, pose une question cruciale au temps, et
donc à l’engendrement. La partition même selon laquelle
se déploient les Appartements de Pascal Convert recèle
9. Telle est d’ailleurs la définition même de sa nature adverbiale :
« Partie invariable du discours qui modifie les verbes ou les adjectifs. »
(Littré).

18
donc une temporalité qu’il faudra interroger sous l’angle
de la parenté, de Y apparentement de l’artiste en ses lieux.
Enfin, Igitur nous apprend la peur inhérente à tout
acte de pousser une porte, à tout acte d’arpenter un lieu
dont le plan n’est pas donné. Le récit mallarméen raconte
aussi peu de choses que s’il fallait raconter la visite d’une
exposition : il raconte l’heure (le minuit), il raconte qu’un
enfant nommé Igitur quitte sa chambre pour « se per­
dre » dans les escaliers. Igitur descend, il descend jusqu’à
la chambre de ses ancêtres, il émet un coup de dés, il se
couche dans un tombeau (comme si, visitant une expo­
sition de sculpture, nous attendions que la nuit se fasse
pour descendre, nous coucher, dormir, rêver ou bien
mourir dans l’un des volumes exposés là). C’est tout.
Igitur l’arpenteur agit peu parce qu’il est surtout agi - le
latin dirait : agitur, selon une ancienne étymologie du mot
igitur lui-même -, agi par un long temps généalogique
qui donne une forme au lieu (forme rigoureuse, aride,
sans bavardage) et la trace d’un avoir-lieu passé (ni joué,
ni raconté nostalgiquement, seulement passé, trépassé,
mémorisé ou marmorisé dans quelques empreintes). S’il
y a eu drame, celui-ci gardera son retrait, parfaitement
« inabordable », comme l’écrit Mallarmé : « On n’en a
pas l’idée, à l’état de lueur seulement... le temps d’en
montrer la défaite 10 ».
Toutes choses avec lesquelles travaille éminemment
l’œuvre de Pascal Convert. Il faut, pour l’entrevoir, pous­
ser plus avant la porte du domaine.

10. S. Mallarmé, « Note pour Igitur », citée par E. Bonniot. Igitur ou


la folie d’Elbehnon, Paris, Gallimard, 1925, p. 22.

19
I Â

3. Croquis pour Découpe, Vdla Itxasgoi'li, 1986.


Crayon noir sur papier, 17 x 12 cm. Collection de 1 artiste.
Façade avec toiture

II y avait autrefois, sur une falaise abrupte de la côte


des Basques, à Biarritz, trois demeures aux noms étranges
ou bien communs, c’est selon : Itxasgoïty (ce qui signifie
à peu près « la maison de là-haut » ou « au-dessus de la
mer »), Argenson, Belle-Rose. Pascal Convert les a décou­
vertes en compagnie de Didier Malgor, vers 1983, dans
le plaisir enfantin de franchir quelques palissades, d’igno­
rer les panneaux Danger !, et d’entreprendre là toute une
série d’explorations initiatiques évoquant le Stalker de
Tarkovski. Ces demeures ruinées étaient ressenties, litté­
rairement et visuellement, comme de grands squelettes
vides : il n’y avait plus rien à l’intérieur, tout avait été
dévasté. Des brèches dans le sol faisaient voir l’océan
battant, tout en bas, et par temps de tempête les embruns
envahissaient tout l’espace ouvert aux vents violents.
Un lieu ruiné, donc, un lieu en état de chute constante
et inexorable *. Mais, aussi, et dans le même mouvement
1. Didier Malgor évoque, dans Généalogies et dans Lettres de Tagarda
et retour, op. cit, les « ruissellements de février emportant la falaise », les

21
J ' .n oénéaloûque, un lieu où des familles
devant la mer, suscitant
les deux amis une sorte de curiosité fievreuse et systéma­
tique à l’égard du site, prenant corps dans un véritable
« état des lieux » topographique, géologique — même le
fond marin, le gouffre faisant face aux falaises, fut inter­
rogé -, prosopographique et généalogique. Ce qui fasci­
nait l’artiste, dans cette architecture littéralement ouverte,
c’est que les carcasses imposantes faisaient le cadre
- l’écrin labyrinthique et décharné — d’un spectacle vide,
un spectacle du vide. Perchées en haut de la falaise, les
trois demeures ne donnaient à voir, pour qui y pénétrait,
que leur propre déréliction architecturale et le plan fron­
tal d’un ciel mêlé d’océan. Ne voir à travers ces fenêtres
sans dires que le bleu-vert océan, c’était, dans les propres
termes de Pascal Convert, ne voir qu’un « plan vide »,
« sans aucun effet de perspective ». La trouée du lieu,
étrangement, frontalisait le vide. Il n’y avait à voir qu’un
fond, qu un front d’azur évoquant, imposant — aussi bien
verticalement qu’horizontalement, là réside une grande
part du trouble suscité par cette expérience — la perte à
perte de vue.
Puis, les villas ont été détruites, érasées, écrasées dans
le plan de la falaise. Ne resteront à jamais que des traces
- vestiges, fragments prélevés à temps, images, croquis,
notes écrites, souvenirs - témoignant de ces demeures
chues, de cette chute témoignant elle-même, mais muet-
tement, d’une faute ou d’un drame dont nous ne saurons

« circulations souterraines » du lieu, et encore les pans de la falaise


s’effondrant dans la mer.

22
jamais rien. Le pourquoi de toute cette ruine, qui certai­
nement nous regarde intimement, mais ne se voit nulle
part. Ne restera, d’abord, dans le travail de l’artiste, qu’un
acte de la découpe, comme l’inscription optique réversible
(en positif ou en négatif), l’inscription rémanente d’un
profil perdu (fig. 3). La découpe, acte élémentaire du
dessin - celui que suggère le contour indiciaire d’une
ombre sur un mur, ou bien la déchirure pratiquée par
Marcel Duchamp dans un papier, en guise d’autopor­
trait -, permet d’élever verticalement ce qui va se retirer
ou s’effondrer. Ou, plutôt, la découpe chez Pascal
Couvert élève verticalement ce qui s’est déjà effondré, et
c’est là une façon d’indiquer que le dessin s’oriente non
pas vers la présence, mais vers l’absence, non pas vers la
description du visible, mais vers un travail visuel de la
mémoire prenant acte d’une disparition.
« Il n’y a pas d’objet mais des formes découpées qui
produisent une transparence. Les formes découpées que
j’utilise [...] sont des frontières visuelles. Il n’y a pas
dépassement de l’objet, peut-être un dépassement de la
vision, une possibilité de voir hors-champ tout en restant
dans le champ2. »
Pourquoi une transparence ? Pourquoi un hors-
champ ? Il suffit de contempler ici les Reconstitutions de
façades, dessinées sur le mur à la mine de plomb, pour
comprendre la fonction paradoxale des images - pourtant
clairement « lisibles » - produites à partir de cette dispa­
rition architecturale. D’abord, c’est-à-dire de loin, la
2. P. Convcrt, « La lumière des choses. Entretien avec Didier Arnau-
det », Art Press, n” 132, janvier 1989, p. 43.

23
finesse du trait, sur l’immense surface, de la cimaise,
appelle la sensation d’une entière vacuité, mais vibratile,
comme dans les dessins muraux les plus fi agiles (les plus
subtils) de Sol LeWitt. C’est le « plan vide » du mur qui
se donne d’abord à regarder, et le dessin lui-même n en
surgit progressivement que comme une découpe cristal­
line sauvée de cet effet de vide labyrinthique éprouvé dans
les villas elles-mêmes. L’azur écrasant est ici devenu blan­
cheur de mur ou de page : la couleur par excellence est
devenue quelque chose comme une non-couleur, un vide
strié. Mais l’effet de transparence, comme si le dessin
n’était qu’une lézarde sur vitre, n’en est que plus souve­
rain.
D’autre part, l’abstraction inhérente à tous ces dessins
- par exemple le choix de ne pas représenter l’ébrasement
des fenêtres et la perspective des masses architectoniques,
à de très rares et très subtiles exceptions près —, cette
abstraction nous tire encore vers un effet de transparen­
ces et de quasi-disparitions. Décidément, ces « reconsti­
tutions » déploient tout le contraire de ce qu’on pourrait
y voir au premier regard, à savoir des dessins d’archi­
tecte : dans ceux-là, en effet, toute la représentation est
orientée selon un souci descriptif - donc un souci de
clarté -, mais également selon un souci constructif. Il n’y
a ici, au contraire, qu’une problématique de la dispari­
tion : une clarté aveuglante interrogeant la destruction
du Heu. Elle conditionne absolument la forme non des­
criptive de ces étranges « villas idéales ». C’est que le
référent, la demeure elle-même, y est impliqué comme
doublement absent, alors même qu’il y est « reconstitué » :
ce n’est pas à partir de lui que le dessin s’est constitué,

24
justement, mais à partir d’un travail d’inférence - travail
abstrait, travail logique - basé sur les quelques traces
photographiques qui subsistaient des lieux ’. Alors nous
comprenons, devant ces murs blancs subtilement retra­
cés, que nous sommes dans la dimension visuelle d’un
hors-site, d’un hors-champ.
Et, pourtant, le dessin manifeste bien cette mémoire
du lieu, sur un mode que Pascal Convert, étrangement,
nomme une « rédemption ». Qu’y a-t-il donc à rédimer ?
Cette inhabitation, cette dés-habitation des demeures sur
la falaise, cette destruction des lieux auraient-elles donc
été pensées selon la fable spontanée ou élaborée d’une
faute, d’une chute ? Sans doute. Il faudrait alors voir dans
cette insistance à dessiner le profil de choses disparues
la marque même - la mémoire - de l’événement qui les
a fait disparaître. Non pas l’événement compris comme
un épisode de l’histoire, ce qui reviendrait à convoquer
une poétique anté-mallarméenne. Mais l’événement
compris comme un travail psychique et comme un symp­
tôme de la mémoire. L’événement en ce sens n’est rien
d’autre qu’une découpe, justement : un trait, un processus
coupant qui ajointe « deux discours [ou deux images]
dont la conjonction découpe, dans le flux de ce qu’on
appelle le temps, un événement4 ». Marie Moscovici, à
qui j’emprunte cette définition, cite pour l’incarner ce

3. Sur la façon dont le travail de Pascal Convcrt interroge le médium


photographique, on peut consulter le texte de R. Durand. « Rien que la
chose exorbitée », Cahiers de la création contemporaine, n° 1, 1990, p. 25-
27.
4. M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l'événement
psychique, Paris, Ramsay, 1989, p. 13.

25
moment vertigineux de langage qui aura permis à Anton
Tchékhov de produire sa propre mort comme un événe­
ment absolu : il se dresse sur son lit et il dit Ich sterbe
— « Je meurs », dans une langue qui lui est étrangère —,
et il meurt5.
Telle serait ici la fonction du dessin, ce médium étran­
ger à l’artiste, ce médium qu’il ne pratique pas lui-même :
non pas un trait tendu vers le Même, mais un trait qui
découpe et désigne l’Autre. Une découpe psychique, le
passage à un registre d’étrangement qui accuse le profil
apparemment neutre d’une chute du lieu sur la falaise.
C’est aussi ce que pratiqua Stendhal dans sa Vie de Henry
Brulard : il ne put raconter l’événement d’une chute, dans
son passage du Saint-Bernard, qu’en produisant sur sa
page une découpe presque abstraite où le souvenir de
quinze ou vingt chevaux écrasés devenait comme un
schéma d’horreur, un pointage précis - mais précis pour
ne pas être descriptif - des tourments alors ressentis 6.

5. Ibid., p. 14-15. L’événement est d’autre pan analysé par N. Sarraute,


L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980, p. 7-16.
6. Stendhal, « Vie de Henry Brulard » (1836), Œuvres intimes, II, éd.
V. Del Lino, Paris, Gallimard, 1982, p. 942.

26
Comment, enfin, ne pas penser, devant ces dessins
fragilement érigés de quelque chose qui s’est écroulé - et
toujours dans l’inquiétude de ce mot « rédemption » -,
comment ne pas penser à l’abstraction essentielle que
développa Edgar Poe pour raconter sa célèbre Chute de
la Maison Usher ? Il n’y a en effet, dans ce récit, qu’« ima­
ges répercutées et renversées », comme Poe l’écrit lui-
même : entre vapeurs et « couleurs plombées », entre
parois fissurées et oppressions de l’expectative, la
demeure contemplée par le narrateur vaut moins par sa
description architecturale que par l’effet d’étrangeté
selon lequel, à s’abstraire, le lieu devient un visage, ainsi
que nous le comprenons dès le début lorsque la maison
présente au regard « des fenêtres semblables à des yeux
sans pensée7 ». Mais c’est surtout lorsque Roderick
Usher produit un petit tableau de peinture censé repré­
senter sa demeure - sa « maison » au sens topique comme
au sens généalogique - que nous comprenons la force
défigurante de l’événement qui mine les lieux. La maison
n’y est plus qu’une « abstraction hypocondriaque», elle
se réduit non pas à une élévation décharnée mais, ce qui
revient presque au même, à la vision d’un souterrain
géométrique : « [...] l’intérieur d’une cave ou d’un sou­
terrain immensément long, rectangulaire, avec des murs
bas, polis, blancs, sans aucun ornement, sans aucune
interruption [...], le tout d’une splendeur fantastique et
incompréhensible 8 ».
Alors nous soupçonnons qu’un lien existe peut-être
7. E. A. Poe, «La chute de la Maison Usher» (1839), trad. C. Bau­
delaire, Coules, essais, poèmes, Paris, Laffont, 1989, p. 406-408.
8. Ibid., p. 412.

27
entre l’abstraction d’un lieu et 1 épuisement genealogiqUe
d’un nom. Les Assyriens, autrefois,accompagnaient la
construction de chaque palais d un récit — nommé « récit
de construction » - qui, en réalité, était rédige^ en vue de
faire mémoire à la ruine, jugée fatale, de 1 édifice lui-
même. Il fallait tenter de conserver des signes, des images
mentales au-delà des lieux condamnés à disparaître9.
Usher, quant à lui, se pose dans sa maison, comme chacun
de nous le fait à un moment ou à un autre, la question
ou les questions généalogiques : « Que suis-je dans le
temps ? D’où est-ce que je viens ? Que m’a-t-on trans­
mis ? Quel est le poids du nom que je porte ? Que lais­
serai-je à ma disparition ? Suis-je capable de transmettre
quelque chose ? Pourquoi suis-je dans ces murs ? Pour­
quoi se suicide-t-on ? Pourquoi ne se suicide-t-on pas ? »
Une autre question, posée un jour par Pascal Couvert,
me laisse un sentiment analogue d’étrangeté : « Pourquoi,
de quoi sommes-nous orphelins ? » Parlait-il de lui
comme enfant ou comme artiste ou, plutôt, comme c’est
vraisemblable, de l’un et de l’autre ensemble ?

9. Cf. S. Lackenbacher, Le Palais sans rival. Le récit de construction


en Assyrie, Paris, La Découverte, 1990, p. 12 et passini.

28

Trois pièces vicies i

Ce sont là des questions que l’on se pose dans des


pièces vides, et peut-être Pascal Convert se les est-il
posées dans l’espace évidé de la « maison du haut »,
éprouvant l’évidement lui-même comme une densité, une
densité de temps et de lieu, c’est-à-dire une densité d’évé­
nement. Ce sont aussi des questions que l’on se pose dans
des états proches du rêve. Les fictions mallarméennes se
déroulent souvent dans des intérieurs qui vont se vidant :
d’abord encombrés d’objets, de mobilier, puis se char­
geant d’une valeur que soutient si admirablement, chez
Mallarmé, le simple mot nulx.
Depuis bien longtemps, déjà, les représentations
visuelles qui osent se confronter à la dimension impos­
sible des figures de rêve rencontrent l’exigence de la
découpe et du trait isolé, sans repères dans l’écran blanc
1. Cf. L. De Nardis, « L’“intérieur” mallarméen : un problème de
philosophie de l’ameublement », Synthèses, XXII, 1967-1968, n° 258-259,
p. 86-88. Rappelons que c’est autour du mot nul que tourne l’extraor­
dinaire fable poétique du Démon de l’analogie (1864).

29
d’un fond. C’est-à-dire précis et flottant a la fois. Les
dessins muraux de Pascal Couvert - ses découpés
d’extérieurs comme ses Reconstitutions d intérieurs
(fig. 4) - mettent en œuvre ce paradoxe : la neutralité
du trait, qui tranche à peine dans le blanc de la surface,
produit par son abstraction même un renversement
constant des distances et des sensations d espaces (exté­
rieurs ou intérieurs). Une perspective se construit, cer­
tes, mais avec tant de réserves - d’ellipses et de blancs -
que la frontalité du mur tend à fragiliser les distances.
Alors, le lieu représenté, de lointain qu’il était, devient
obsidional, proche et presque haptique, si on veut bien
se laisser envahir par l’effet de densité et de « surexpo­
sition » du mur lui-même. Tous ces dessins représentent
bien des murs, mais avec une telle présence du blanc,
que les murs représentés s’effacent ou plutôt se diluent
en transparences derrière l’avancée frontale de la
cimaise réelle, de la cimaise « vide ». Une perspective
s’est bien construite pour éloigner — représenter - la
demeure, mais la demeure se regarde et se « grave » tout
près de notre visage : elle tend donc à imiter ou à mettre
en scène un processus d’inclusion locale et dé intériori­
sation.
Quand il voulut illustrer son grand récit onirique inti­
tulé Hypnerotomachia Poliphili - « Le songe de Poli-
phile » -, à la fin du XVe siècle, Francesco Colonna eut
recours, dans le célèbre incunable Aldino, à un procédé
visuel assez semblable, qui associait la découpe ou le
relevé des lieux à un effet général de flottement dans la
page : alors, la perspective s’évidait littéralement, la des­
cription des lieux était envahie d’ellipses stupéfiantes

30
K Z!

4. Reconstitution, 1991. Villa Itxasgoïti, vue d’intérieur (détail).


- par exemple \'élévation d’une coupole seulement déli-
néée, comme ride, ne répondait plus qu au p an circulaire
tracé juste en dessous -, et 1 effet de spatiahtes toujours
contredites tirait le lecteur vers ce non-lieu initiatique que
racontait justement le récit de rêve élaboré littérairement.
Pascal Convert n’est pas allé chercher si loin de telles
procédures figuratives, mais il en retrouve la puissance
fantasmatique - à une tout autre échelle — dans sa propre
mise en jeu graphique des « précisions flottantes ». Et je
songe une fois de plus, devant l’étrange ressemblance qui
lie, jusque dans leur structure gémellaire2, telle Recons­
titution avec l’espace onirique d’une résurrection de Poli-
phile - je songe encore au mot de rédemption spontané­
ment attribué par l’artiste à la fonction du dessin.

Mais ce que « reconstitue » ou ce que « rédime » le


dessin, on le comprend, ne peut se penser qu’en référence
à quelque chose comme un espace privé, un espace inté-

2. La gémellité spatiale est d’ailleurs, significativement, pensée par


Convert comme un « trouble perceptif » plutôt que comme une assise
de structure. Cf. P. Convert, « Projet pour les Tempietti » (1990), inédit.

32
rieur, lui-même « privé » (volontairement) de son expo­
sition spectaculaire, c est-à-dire privé de la vue sinon de
la vision. Les Reconstitutions n’accentuent leur référence
au genre classique de la veduta — à travers l’idée de pan­
neaux, à travers leur ligne d’encadrement, leur échelle et
leur perspective — que pour en affirmer le caractère
« idéal », c’est-à-dire impossible. Les villas écroulées de
la falaise ne sont pas décrites, je le répète, mais idéalisées,
comme autrefois les Cités idéales ne décrivaient aucune
ville existante, mais plutôt un fantasme de l’inhabitation
construite. C’est-à-dire un fantasme de demeures subli­
mes ayant perdu leurs occupants, leurs familles, leurs
noms. Et c’est bien pourquoi, dans l’œuvre de Pascal
Convert en général, dans ces « ruines idéales » en parti­
culier, les notions d’habitacle, de volume, d’intérieur ou
d’extérieur ont un statut si perpétuellement problémati­
que, toujours susceptible d’inversions, de retournements
en doigts de gant.
Ainsi, les perspectives murales que nous contemplons
là ont beau revêtir le caractère extrêmement précis, voire
systématique, d’une simulation - un peu comme si nous
marchions et pouvions nous orienter dans ces demeures
inexistantes -, jamais l’illusion n’est donnée de quoi que
ce soit, en particulier du volume. Nous avons le point de
vue (construit, précis), mais nous n’avons pas la vue elle-
même, qui nous est montrée (tracée, striée) comme per­
due. Nous ne sommes ni dans le paysage, ni dans la scène
de genre. Nous ne sommes donc ni dans l’extérieur, ni
dans l’intérieur exactement, mais dans un espace d’étran­
geté questionnant sans relâche le rapport de l’un à l’autre.
Il est également significatif qu’interrogeant l’artiste sur
ces œuvres en particulier, nous en venions a découvrir
que toute sensation d’horizontalité se rattache pour lui à
une idée de creusement (un trou vertical, un souterrain),
tandis que toute verticalité est pensée par lui sous le mot,
paradoxal en l’occurrence, de « plan3 ». C est que son
œuvre entière travaille à produire - phénoménologique-
ment, mais d’abord logiquement - X étrangement de tou­
tes ces catégories spatiales.
Que l’horizontalité puisse se penser souterrainement
et la verticalité comme un plan ; qu’une élévation puisse
se donner comme la trace d’un écroulement ; que l’inté­
rieur puisse s’ouvrir, inclure un extérieur ; et que l’exté­
rieur puisse venir à nous comme un espace intériorisé :
tout cela fait des demeures en question quelque chose
comme des lieux de pensée ou de rêveries hypnagogiques.
N’oublions pas que les anciennes poétiques spirituelles
faisaient du lieu - le lieu en tant qu’hyperbolique, donc
impossible - une expérience de la pensée elle-même.
Depuis le désert de l’Exode scruté par saint Jérôme dans
ses mansiones, c’est-à-dire dans ses lieux de séjour (« sta­
tions », mais aussi « demeures ») eux-mêmes considérés
comme generationes, c’est-à-dire engendrements et
généalogies4 ; jusqu’au « château intérieur » dont Thé­
rèse d’Avila décrivit les innombrables pièces, les para­
doxes spatiaux (comment réussir à entrer dans une pièce

3. Et il ajoute que la « structure labyrinthique » par excellence advient


déjà pour lui « lorsqu’un espace tridimensionnel devient bidimension­
nel ».
4. Cf. Saint Jérôme. Lettre LXXVIII (Ad Fabiolam. De mansionibus
filiorum Israhelper herenium), Lettres, IV, éd. et trad. J. Labourt, Paris,
Les Belles Lettres. 1954, p. 52-55.

34
où l’on se trouvait depuis toujours ?) et l’incompréhen­
sible structure cristalline (« un seul diamant ou un très
clair cristal », incompréhensible parce qu’il ne ressemble
à rien, sauf à l’âme elle-même5) - nous pouvons percevoir
l’ampleur anthropologique d’un phénomène où le lieu
est systématiquement dé-spatialisé pour accéder au statut
d’une expérience, sinon d’un événement, psychique.
C’est en cela même qu’un lieu visuel peut acquérir la
troublante souveraineté, l’efficacité d’un lieu de
mémoire b.

5. Cf. Thérèse d’Avila, Le Château intérieur (1588), Premières demeu­


res, 1,1 -6, Œuvres complètes, trad. M. Auclair, Paris, Desclée de Brouwer,
1964, p. 871-873.
6. Cf. R. L. Oechslin, « Demeures », Dictionnaire de spiritualité, III,
Paris, Beauchesne, 1957, col. 137-139, et, en général, F. A. Yates, L'Art
de la mémoire (1966), trad. D. Arasse, Paris, Gallimard, 1975.

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5. Pièce ronge, 1996. Villa Itxasgoïti, vue en filaire (détail).


Fenêtres sur la mer

La transparence joue, dans cette efficacité mémorative,


un rôle essentiel. Mettre dans un même lieu, par la vertu
d’un acte de dessin, toutes les choses sur le même plan
- façon de les tirer vers une sorte de transparence spa­
tiale -, c’est bien inventer un rapport pour ces choses, qui
n’est pas un rapport descriptif ou illusionniste, mais un
rapport mental ou mnémonique, donc un rapport atypi­
que et atopique. Voilà sans doute pourquoi Pascal
Convert s’intéresse d’abord, dans les lieux, à ce qu’il
nomme des seuils visuels (fig. 5). Son usage du dessin est
entièrement guidé par le souci du seuil, qui se marque à
la fois comme brisure et comme transparence : une trans­
parence fêlée, une lézarde sur une vitre. Le pouvoir
« rédempteur » du dessin rejoint ici ce « pouvoir rédemp­
teur de la transparence » si caractéristique du monde
poétique mallarméen l.

1. Et dont parle amplement J.-P. Richard, L'Univers imaginaire de


Mallarmé, Paris, Le Seuil, 1961, notamment p. 494, à propos du poème

37
Il n’est pas sans signification que les premiers travaux,
ou presque, de Pascal Convert aient vise un processus
qui devait autant briser que mettre en seuil, dans épais­
seur, la notion de tableau. C’étaient des monochromes
blancs sur vitre, puis brisés, mais contenus, encadrés
dans un double vitrage sur châssis, enfin éclairés vio­
lemment de façon que l’ombre du verre et les cassures
dans le cadre devinssent vraiment - plus que la surface,
plus que la couleur blanche posée sur la surface -
l’«objet» à voir2. Il n’est pas étonnant, non plus, que
la fenêtre soit devenue pour Pascal Convert un lieu pri­
vilégié d élaborations visuelles. Un exemple : l’artiste
pan d’un élément prélevé au site des trois villas détrui­
tes. C’est une grille de fenêtre - deux dans un autre cas,
les fenêtres étant géminées - dont le travail de transfor­
mation manifeste exemplairement ce que l’artiste choisit
de « mettre en seuil » dans le matériau qu’il utilise
visuellement.
La fenêtre est bien une « frontière visuelle » par excel­
lence : elle fait entrer l’extérieur dans la maison, elle ouvre
l’habitacle au paysage. Elle est un lieu de passage. Fermée,
elle continue d’exercer sa magie simple par la vertu des
vitres claires. Rideaux et grilles impriment dans son cadre
les signes graphiques de ces échanges dialectiques dont
elle joue éminemment : dialectique du passage et de la
frontière, dialectique du diaphane et de l’opacité ajourée.
« Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie,

intitulé Verre d'eau : « Ta lèvre contre le cristal / Gorgée à gorgée y


compose / Le souvenir pourpre et vital / De la moins éphémère rose. »
2. Ces pièces datent de 1981-1982.

38
souffre la vie », écrit Baudelaire des fenêtres \ Et, chez
Flaubert, l’immobilité de femmes passant leur vie à regar­
der par la fenêtre quelquefois s’accélère dans l’angoisse
d’une sourde intrigue entrevue plutôt que vue4. Mal­
larmé, lui, décrira la dialectique tout aussi angoissée d’un
moribond redressé sur son lit, figé entre la « blancheur
banale des rideaux » et l’« azur bleu vorace »... Pouvoir
rédempteur de la transparence - il finira par s’écrier : « Et
je meurs, et j’aime / - Que la vitre soit l’art, soit la mysti­
cité - / À renaître, portant mon rêve en diadème, I Au
ciel antérieur où fleurit la Beauté5 ! »
Mais Pascal Convert invente d’autres modalités spatia­
les pour cette dialectique. Sa fenêtre, étrangement - elle
qui découpait verticalement le visible du dehors dans
l’espace du dedans -, il la dépose. Horizontalement. Et
donc il l’aveugle. La grille de fenêtre est là, devant nous,
posée sur une grande dalle de verre, à savoir l’élément
qui prend au mot les mots « fenêtre » et « transparence »
(fig. 6). Mais, posée, déposée, elle n’appelle qu’un regard
abattu vers le sol, arrêté par sa compacité fatale, aggravé
par sa direction de chute. C’est une fenêtre sur le sol,
comme on dit une fenêtre sur la mer (ce qu’elle fut autre-

3. C. Baudelaire, «Les fenêtres» (1863), Œuvres complètes, éd.


C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, I, p. 339.
4. Cf. J. Rousset, « Les fenêtres et la vue plongeante» (1962), Forme
et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel,
Paris, Corti, 1982 (9e éd.), p. 123-133.
5. S. Mallarmé, «Les fenêtres» (1863), Œuvres complètes, op. cit.,
p. 32-33. Cf. C. P. Barbier, «“Les fenêtres” : historique du poème»,
Documents Stéphane Mallarmé, V, Paris, Nizet, 1976, p. 437-474.
R. G. Cohn, « Mallarmé’s Windows », Yale French Studies, n° 54, 1977,
p. 23-31.

39
6. Sans titre, 1986.
Grille de fenêtre 1930 en fer forgé sur dalle de verre, 3,5 x 120 x 65 cm.
Installation à la galerie Jean-François Dumont, Bordeaux.
Photo P. Convert.
fois, sans cloute). C est une fenêtre abattue, que l’artiste
aime comparer à un squelette gisant au sol, une carcasse
d’animal mort (on pourrait aussi songer à la gisante
Femme égorgee de Giacometti). Mais l’éclairage et le sup­
port de verre donnent à cet objet une puissance visuelle
qui en fait bien plus qu’un simple objet posé : les pleins
et les vides de la grille se mettent à jouer dans l’épaisseur
tout un jeu d’ombres déplacées et de reflets mêlés... La
fenêtre retrouve alors, mais absolument transformée, et
assombrie, sa capacité de « seuil visuel ».
On s’aperçoit que l’ombre prend, dans cette transfor­
mation, une importance toujours plus grande. Pascal
Convert se dit volontiers fasciné par ces fenêtres parfai­
tement noires - et donc assez peu « vraisemblables » du
point de vue descriptif - que les grands peintres de la
Renaissance, Piero délia Francesca ou Domenico Vene-
ziano, aimaient disposer dans la frontalité de leurs
tableaux. Marcel Duchamp s’en est aussi souvenu, lui
qui, dans Fresh Widow, faisait occuper à du cuir noir (sur
quoi nous posons nos fesses dans les fauteuils) le rôle
quasi métaphysique de la vitre-tableau « où fleurit la
Beauté »... C’est dans un registre assurément différent
- mais prévenu de tout cela - que Pascal Convert aura
pu insérer, dans une pièce de 1987, un réseau labyrinthi­
que d’éléments de marmorite (un verre noir qui ressem­
ble à l’obsidienne) dans l’épaisseur d’une autre grille
déposée 6. L’ombre peu à peu remplissait ses fenêtres, les
opacifiait subtilement.
Ou plutôt faut-il dire que, s’agissant dombres, remplir

6. Cette œuvre n’a été exposée qu’une fois, à Paris en 1987.

41
et vider reviennent souvent au même. L ombre est une
manière de transparence, ne serait-ce que physiquement,
par sa densité nulle - et c’est pourquoi timbra, en latin,
dit aussi le clair reflet. Mais l’ombre est aussi bien la
meilleure manière d’obnubiler toute transparence. Elle
en procède, elle la renverse. Entre les deux, elle sait
composer des réseaux graphiques qui nous renvoient à la
vitre comme au rideau, à l’éclairé comme à l’obscurci.
Dans d’autres variations de son travail sur les fenêtres,
Pascal Convert utilise verticalement la grille elle-même,
mais pour l’éclairer de façon à contaminer entièrement
les lieux de l’objet avec les lieux de son ombre (la gémel­
lité jouant ici encore, et à plusieurs niveaux, son jeu de
trouble et de dispersion labyrinthique, c’est-à-dire de dis­
persion nouée}. Ou bien il inverse toutes les valeurs en
produisant sur des dalles de verre clair l’empreinte sablée
- pâle, laiteuse comme un glacis pictural, variant ses tein­
tes -, une empreinte qui entrecroise constamment son
réseau gravé avec celui de ses propres ombres fragiles.
L'ensemble restera labyrinthique et simple, évident et
inextricable comme une fenêtre regardée avec son rideau
dans le moment rêveur d’une approche du sommeil.
Voire dans les moments d’un contraste lumineux presque
éblouissant, tel que Proust en relate de si beaux :
« A ce moment nous sentîmes plutôt que nous vîmes
sur l’appui de la fenêtre la palpitation d’un rayon qui
venait de s’y poser. On ne voyait pas encore sa lumière,
mais on en sentait la pulsation intime, un effort encore
et il libérerait ce qu’il contenait de soleil. Un instant après
en effet l’appui de bois était devenu pâle comme une eau
matinale où se berçaient déjà les reflets de la ferronnerie

42
du balcon. Un souffle les dispersa, mais déjà apprivoisés,
ils étaient revenus, ou du moins sur l’appui de bois qui
pâlissait on sentait qu’ils allaient paraître. [...] Et les
ombres de ce treillis de fer ouvragé du balcon qui m’avait
toujours semblé la chose la plus laide qu’il y eût au monde
y étaient presque belles. Elles développaient sur un seul
plan, avec une telle finesse, les volutes et les enroulements
qui dans le treillis même étaient peu perceptibles, condui­
sant jusqu’à son antenne la plus ténue et toujours avec la
même précision, leurs enroulements les plus subtils
qu’elles semblaient trahir le plaisir qu’aurait pris à les
parfaire un artiste amoureux de l’extrême fini et qui peut
ajouter à la représentation fidèle d’un objet une beauté
qui n’est pas dans l’objet même. Et par elles-mêmes elles
reposaient avec un tel relief, si haut de formes et si pal­
pable sur cette étendue lumineuse quelles semblaient se
laisser porter par elle dans une sorte de consistance heu­
reuse et de repos silencieux7. »
Entre l’ombre et l’ajour, entre le plan et le relief, entre
la grille et le « miroir d’or » de ses vitres, entre la beauté
lumineuse qu’elle laisse passer et la tempête qu’elle
annonce, la fenêtre est donc bien ce lieu paradoxal qui,
dans tous les cas, nous met en face d’un processus de
trace. Pascal Convert veut « déposer » ses fenêtres
comme Marcel Proust écrivait les siennes, et comme Mar­
cel Duchamp « élevait la poussière » sur le plan accidenté
de son Grand Verre. C’est-à-dire dans le souci de donner
au temps le temps de faire une trace visuelle.

7. M. Proust, Du côté de chez Swann, Esquisse LXXVIII,/1 la recherche


du temps perdu, 1, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 1987, p. 962-963.

43
...

7. Appartement de l'artiste. 1987. Verre clair sur boiseries XIXe siècle


(détail), œuvre détruite. Photo F. Delpech.
Salon avec lambris

Ce travail, il l’a aussi mené dans la longue durée d’une


habitation du lieu, c’est-à-dire, proprement, d’une
demeure. C’est, en effet, dans son propre appartement -
mais que veut dire « propre » ? pas plus que les villas cet
endroit ne lui appartenait, en sorte que la fiction, la
« déposition », la disparition ou la ruine étaient par
avance inscrites dans le travail entrepris - que Pascal
Convert commença d’expérimenter quotidiennement,
d’une expérience assez proustienne, les virtualités lumi­
neuses d’un petit salon avec lambris (jig. 7). Il fallut pour
cela vider, évider complètement la pièce de ses meubles ;
en retrouver l’élémentaire puissance de chambre claire.
Puis, choisir l’opération, qui fut de recouvrir chaque sur­
face de boiserie avec une vitre de même forme, comme
un calque posé. Et puis : regarder, étudier le rapport
inventé du lieu à son revêtement tout à la fois partiel et
diaphane, c’est-à-dire deux fois discret.
L’appartement devenait, selon les termes mêmes de
Pascal Convert, « comme un site particulier d’étude dans

45
lequel j’ai abordé les problèmes de la perception visuelle
et d’abord celui de la lumière. Le contexte premier de
cette pièce est la lumière de l’Atlantique, avec ses varia­
tions, sa transparence 1 ». C’était là comme une façon de
déplacer, d’intérioriser et peut-être en un sens de maîtri­
ser, en les rejouant autrement, toutes les expériences sen­
sorielles, plastiques et sans doute fantasmatiques, éprou­
vées dans les villas du front de mer. Et peut-être aussi de
déplacer encore ce dont les villas étaient elles-mêmes un
déplacement, à savoir un univers océan d’enfance - dont
nous ne saurons rien, parce que cette œuvre d’essence
parfaitement autobiographique se refuse avec rigueur à
raconter quoi que ce soit qui ressemblerait à une confi­
dence ou à un récit de souvenirs familiaux.
Si l’œuvre « rejoue » quelque chose - quelque chose
qui reste l’inaccessible par excellence, là réside, je le
répète, la force même de cette œuvre -, ce n’est pas en
tout cas par le biais d’une représentation entendue au
sens courant du terme. Pour « rejouer », l’œuvre trans­
forme, donc transfigure et défigure. Ici, elle déplace et
reclôt dans son dispositif des virtualités visuelles qui vien­
nent - aussi bien métaphoriquement que concrètement -
d'ailleurs. Il lui suffit pour cela d’un passage de la lumière
(deux fenêtres), de quatre murs peints en bleu-gris, et de
la tonalité particulière du verre clair apposé sur les parois.
H est hautement significatif - esthétiquement, généalogi­
quement - que l’artiste ait d’abord éprouvé son propre
travail comme une question posée à la picturalité même,
la picturalité interrogée dans son histoire la plus

1. P. Couvert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 28.

46
ancienne,, si ce n’est dans son origine, en tout cas dans
sa 1fonction
~— d’Ailleurs :
« Cela a eu pour effet de produire un phénomène
simultané de transparences et de reflets, l’extérieur se
reflétant sur les parois recouvertes de verre, lesquelles
parois enregistraient les variations lumineuses tout en lais­
sant voir la teinte gris bleuté des boiseries. Ce mélange
de l’intérieur et de l’extérieur amenait une instabilité de
la perception visuelle, liée aux changements constants de
la lumière et des images reflétées, un nuage effaçant un
fragment de ciel ou d’immeuble XVIIIe siècle situé en vis-
à-vis. Ce dispositif est proprement une peinture d’après
modèle. Comme si l’image peinte sur une toile pouvait
varier en permanence, suivant en cela la variation du
modèle puisque le modèle varie lui-même en fonction de
la lumière. La présence des boiseries, hormis le fait que
leur teinte gris bleuté semble repeindre le paysage exté­
rieur, renforce cet effet de picturalité : chaque tableau est
constitué de plusieurs cadres définis par des moulures
qui créent autant d’images possibles. Les panneaux en
verre qui les recouvrent semblent être là pour protéger
une image disparue, une fresque invisible sur laquelle se
superpose un reflet de lumière. Il n’y a alors pas autre
chose à regarder que la lumière2. »
Cette référence picturale nous donne donc à penser la
paroi vitrée ou vitrifiée comme protégeant quelque fres­
que invisible qui serait à la fois dessous, c’est-à-dire dépo­
sée, ou ruinée, disparue, et dessus, c’est-à-dire esquissée
et mouvante dans les faibles reflets monochromes des
lambris : reflets gris et bleutés simplement ramenés à la
2. Id., « La lumière des choses », art. cit., p. 43.

47
couleur peinte dessous, sur le mur boise lui-même.
Comment ne pas penser là au bon sens vitruvien, qui
voyait l’origine de toute peinture dans la peinture des
murs imitant les murs eux-mêmes ? Comment ne pas
penser aux fresques usées et aux stucs pompéiens, que
Pascal Convert s’est plu à longuement photographier ?
Nous sommes ici au croisement même d’un fantasme
d’origine et d’un fantasme de fin de la peinture. C’est-
à-dire que nous sommes au lieu même d’une fresque
impossible : une fresque aussi impensable qu’un chef-
d'œuvre inconnu, où l’on pourrait voir l’épaisseur dia­
phane des images dans l’épaisseur sensible de la vitre
claire; une fresque où l’on verrait les images comme
autant de déplacements, d’évanescences et de retours,
jamais définitifs, toujours suspendus, à la fois mobiles
(vivants) et disparaissants (morts).
Or, c’est bien la matière même, le verre, qui aura per­
mis une telle rêverie picturale ou trans-picturale. Le verre,
regardé comme pellicule ou tissu exhibant son épaisseur,
et celant dans cette épaisseur tous les phénomènes colo­
rés. Le verre, transparent, ramenant toute image à l’opa­
cité gris bleuté du pan de mur réel. Il y aurait beaucoup
à tirer, je pense, d’une analyse minutieuse des transfor­
mations dont Pascal Convert a investi, entre 1987 et 1990,
ce grand objet-habitacle qu’est FAppartement (fig. 8-10
et 25-27). C’est un système extrêmement rigoureux
à)inversions réglées qui aura, peu à peu, réélaboré toutes
les composantes de cette demeure - composantes archi-
3. C’est-à-dire les plaquages de marbres et de matériaux semi-pré­
cieux. Cf. Vitruve, Les Dix Livres d'architecture, VII, 5, trad. C. Perrault
(1673) revue par A. Dalmas, Paris, Balland, 1979, p. 224-225.

48
8. Appartement de l’artiste, 1987. Vue d’intérieur.
tectoniques, phénoménologiques, matérielles, chromati­
ques, lumineuses, volumétriques, etc. —, sauf 1 échelle,
toujours identique, des reports et des découpes de la
boiserie. L’appartement de départ (cavité intérieure,
intime et habitable) sera devenu panorama, puis volume
extérieur : « public », mais inhabitable. Les reliefs seront
devenus dessins ou empreintes sablées. Les zones d’éclai­
rement seront devenues des pans noirs de marmorite L
Et, dans cette transformation formelle intégrale, une tem­
poralité de l’objet se sera constituée, créant son propre
passé, produisant son propre futur dans une volonté opi­
niâtre d'opacification, voire - comme je l’ai suggéré plus
haut, et comme Pascal Convert le prévoit très exacte­
ment - de « déposition » finale. Une temporalité se sera
donc construite pour se rendre capable de retourner le
lieu en doigts de gant, et de retrouver par là les conditions
ultimes de son inaccessibilité.
Mais pourquoi opacifier, pourquoi rendre inaccessi­
ble ? Pourquoi jouer sur des productions d’images tou­
jours se fragilisant, toujours se raréfiant ? On notera que
dans toute cette fascination lumineuse Pascal Convert
n'utilise jamais, comme on pourrait s’y attendre, le pou­
voir iconique et la virtuosité des miroirs. Celui qu’impo­
sait l’appartement lui-même fut assombri, passé au gris.
Quant aux vitres claires, elles ne nous renvoient que des
reflets toujours affaiblis, monochromes. La marmorite
noire, utilisée pour finir, est pensée par l’artiste à travers
4. Cf. les deux catalogues consacrés à YAppartement de l’artiste (Rome,
Académie de France, et Genève, Halle Sud, 1990), avec des textes de
Didier Amaudet, Michel Assenmaker, Jean-Pierre Criqui et Didier Laro-
que.

50
X

9. Appariement de l’artiste, 1990. Vue axonométrique.


ce qu’il nomme « un léger retard dans la perception de
son reflet » ; et ce retard lui-même vient, à évoquer « le
vide et une sorte de nuit5 ». On songe à 1 observation de
Pline sur ces pierres magiques dites « pierres d Obsius »,
pourvoyeuses d’images vides et d’images de nuit : sem­
blables à un verre noir, « elles ne rendaient en guise
d’images, dit-il, que des ombres 6 ».
Alors nous comprenons que le panneau de marmorite
noire opacifie notre vision devant lui pour mieux nous
indiquer ce qu’il cache dedans, ou derrière lui. Et ce qu’il
cache nous est absolument inaccessible, comme un corps
dans une tombe, ou comme l’intimité parfaitement opa­
que des fenêtres peintes par Domenico Veneziano. Voilà
aussi pourquoi la version « retournée » de YAppartement
se retourne sur elle-même, se replie dans l’inaccessibilité
définitive du volume central qu’elle circonscrit. Mais
cette inaccessibilité n’est sans doute rien d’autre que la
valeur privée sur laquelle toute la transformation archi­
tecturale et visuelle aura pris son départ. Voilà encore
pourquoi ce dernier Appartement, alors même qu’il nous
renvoie, plus que toute autre œuvre chez Pascal Convert,
à l’idée de monument public, ressemble si étrangement
- et selon un paradoxe dont on comprendra peu à peu
l’enjeu, la rigueur - au lieu le plus privé qui soit, le lit
nuptial et « architectural » du palais d’Urbino, lit protégé
des regards, mais offrant aux regards, pour s’en protéger,
des pans de marbres peints et des blasons généalogiques...

5. P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 31.


6. « Pro imagine timbras reddente ». Pline l’Ancien, Histoire naturelle,
XXXVI, 67, 196, trad. R. Bloch, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 117.

52
f

»
X
l
uu

10. Appariement de l’artiste, 1990 (détail).


Marmorite noire et peinture blanche sur bois, 350 x 550 x 450 cm.
Installation panoramique, Halle Sud, Genève. Photo F. Delpech.
On peut imaginer que [’Appartement - comme toute
demeure, après tout-protégerait là que que secret généa­
logique, que l’artiste serait peut-être le dernier a pouvoir
formuler : il met en scène le lieu d un secret, ce qui ne
signifie pas, bien sûr, qu’il sache le résoudre ou qu il
veuille nous le dévoiler. Repliée sur son secret constitutif,
sur son « intimité » et sur son caractère « privé » — défec­
tif - à l’excès, la demeure de Pascal Convert prend le
temps, dans le temps de sa transformation, de construire
sa mémoire opacifiée. Le lieu de dépôt, la « déposition »
de sa mémoire. Cela donne à toutes ces œuvres un carac­
tère de rêvoir mélancolique confronté à la mémoire
comme à sa limite même - c’est-à-dire confronté à une
structure d’oubli
Mallarmé bien souvent pensait de tels lieux opacifiés
d’oubli. Avec une précision visuelle confondante, il évo­
qua par exemple ce que les Appartements de Pascal
Convert mettent aujourd’hui en œuvre, à savoir le rapport
consubstantiel d’un processus de cadre et d’un processus
à oubli : « Dans l’oubli fermé par le cadre », écrit-il quel­
que part8... Et, ailleurs, il met en cadre une chambre aux

7. « Le troisième terme convoqué par la lumière et la mémoire, c’est


l’oubli, l’obscur». P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit.,
p. 31. Quant au terme de revoir, il est emprunté à Charles Baudelaire
préfaçant la Philosophie de l’ameublement d’E. A. Poe, et cité par
W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, éd.
R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 246. La phrase
de Baudelaire est : « Quel est celui d’entre nous qui, dans de longues
heures de loisirs, n’a pas pris un délicieux plaisir à se construire un
appartement modèle, un domicile idéal, un revoir ? »
8. S. Mallarmé, « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx » (1868-
1887). Œuvres complètes, op. cit., p. 69.

54
teintes passées, dont la tapisserie en ses motifs ou en ses
plis ne lui rappellent rien d autre que des « yeux enseve­
lis » :
« La chambre singulière en un cadre, attirail
De siècle belliqueux, orfèvrerie éteinte,
A le neigeux jadis pour ancienne teinte,
Et sa tapisserie, au lustre nacré, plis
Inutiles avec les yeux ensevelis 9... »
Mais c’est encore dans la chambre d'Igitur que toutes
ces inquiétudes se composent le plus obscurément, le plus
lourdement. Dans le « vieil espace » de sa demeure,
l’enfant Igitur scrute le temps de l’horloge et voudrait le
retenir pour qu’il « restât présent dans la chambre et
devînt pour moi la pâture et la vie ». Dans cette chambre,
l’enfant Igitur - que l’on comprend être une sorte de
Narcisse mélancolique interrogeant sa généalogie -
recueille quelques reflets dans les glaces ternies avant de
s’enfouir dans les rideaux, dans les tentures opaques des
murs et des fenêtres. « Rendu instable par la maladie
d’idéalité », il verra dans chaque reflet un « fantôme de
l’horreur », mais sa chambre tout entière n’est plus alors
qu’un lieu sourd du reflet pâli et de l’inquiétante gémel­
lité : à l’intervalle muet des coups de l’horloge répond en
effet « pour parois latérales l’opposition double des pan­
neaux, et pour vis-à-vis, devant et derrière, l’ouverture » :
l’ouverture du doute, précise Mallarmé, l’ouverture de la
nullité même, de la vacuité. Finalement, les « parois lui­
santes et séculaires » (imaginons les lambris vitrifiés) se

9. ld„ « Ouverture ancienne dTIérodiade » (1864-1867), ibid., p. 41-


42.

55
replieront dans un volume clos, « le volume de ses nuits,
maintenant fermé 10 ». Comme une chambre retournée
sur elle-même.
Mais subsiste le paradoxe : 1 autre face de cette immo­
bilité, de cet arrêt sur soi, de cette ankylosé du lieu — pro­
duite à l’image même d’une ankylosé du corps —, l’autre
face de cette immobilité se déploie comme la capacité
d’une perpétuelle mise en mouvement ou, mieux, en
déplacements. Non seulement les « tentures » de verre
clair sur les murs du salon admettent une mobilité inces­
sante des images qui y passent et y disparaissent, mais
encore la structure même des transformations opérées
sur l’appartement initial font de l’œuvre entière un pro­
cessus nomade par excellence. Les projets les plus récents
de l’artiste confirment cette mobilité fondamentale, où
s’imagine un réseau de fragments architecturaux
construits pour être disséminés, et disséminés pour
construire autre chose **. Pascal Convert ne fait l’éloge
des lieux - et non des sites - que pour les inventer comme
fictions, c’est-à-dire pour produire leurs déplacements,
10. Id, « Igitur», ibid., p. 434-441.
11. Plus exactement, ces Fragments architecturaux en projet dissémi­
nent des parties découpées d’architectures répondant au plan de l’une
des trois villas de Biarritz. Pascal Convert parlait déjà, à propos de
1 Appartement de l'artiste, de « stucture nomade » (« Entretien avec
Y.-M. Bernard », an. cit. p. 31). Jean-Pierre Criqui, lui, y a vu un renvoi
aux «fabriques» arcadiennes des jardins pittoresques du XVJ1IC siècle,
autant qu’aux Nonsites de Robert Smithson (J.-P. Criqui, « L’apparte­
ment. la fabrique », dans Pascal Convert. Appartement de l’artiste, op. cil.,
p. 15-16). 11 faut encore signaler, dans l’optique de cette déterritorialisa­
tion. les découpes en fer forgé intitulées Tnnidad and Tobago (1988) : la
circonscription de deux îles lointaines transportées dans l’espace mobile
d’une sculpture déplaçable.

56
leurs déterri totalisations. Comme si la carte-pays de Bor­
ges, en plus d effectuer son report trop exact pour n’être
pas déréalisant, était capable de se mouvoir, de se diviser,
d’essaimer partout. C est Stendhal, après Mallarmé, qu’il
faudrait littérairement convoquer encore, lui qui posait
sa question autobiographique et généalogique à travers
une prodigieuse série mouvante de plans - ses demeures
disséminées partout dans la Vie de Henry Brulard12.

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Que racontent-elles dans leurs effets de série transfor­


matrice, si ce n’est le travail - mais dynamique - d’un
doute aigu sur la mémoire des lieux, de la naissance et
de la transmission ? Le paradoxe - le paradoxe de cette
dynamique visant sa « déposition », ou de cette ankylosé
visant son « déplacement », sa mise en mouvement - se
réunit et s’éclaire une fois de plus dans la prise en consi­
dération du matériau utilisé, le verre. Le verre vitrifie,
c’est-à-dire qu’il fixe d’abord, qu’il congèle et statufie.
Accueilli par Jean-François Dumont en 1989, Pascal
12. Cf. Stendhal, « Vie de Henry Brulard », Œuvres intimes, op. cit.,
passim (notamment p. 565, 661, 857, 942).

57
Convert aura fait de son exposition une vitrification de
la galerie elle-même, une vitrification du lieu pour expo­
ser : elle devenait par là même 1 objet, ou plutôt le pro­
cessus exposé ”. Or, ce que 1 artiste imposait au specta­
teur était bien de l’ordre d’une mise en arrêt, d une
statufication : les lieux de passages habituels avaient été
transformés, les portes sorties de leurs gonds puis rescel­
lées par d'hermétiques dalles de verre inamovibles. Le
spectateur était donc arrêté, mais son regard, suscité par
l’arrêt lui-même, passait outre. Magie simple du verre,
dont seuls les enfants savent d’ordinaire s’inquiéter : il
arrête physiquement, il fait passer outre visuellement - et
ce n’est pas un hasard que Pascal Convert n’ait « vitrifié »
l’espace de la galerie qu’aux lieux électifs ou stratégiques
des passages, des seuils.
Faudra-t-il encore s’étonner de voir se développer un
processus assez proche dans l’art proustien de la
mémoire ? Le verre est partout - étrangement, extraor­
dinairement valorisé dans la Recherche du temps perdu.
Il y est une substance de désir ou bien d’effroi. Il y
manifeste l’interdit du toucher, il s’y donne comme une
substance maternelle, quelquefois explicitement sexuali-
sée (ainsi, dans le passage des carafes de cristal plongées
dans l’eau grouillante et cristallisable de la Vivonne). Il
a fait parler, chez certains exégètes, d’une véritable
« recherche de la matière perdue ». Il a donné, chez
Proust lui-même, un paradigme explicite pour l’écriture
et le travail du style, capable de compacifier toutes les

13. Cf. le très beau catalogue de cette exposition Couvert, Bordeaux,


Jean-François Dumont, 1989, 28 p.

58
immatérialités • Certaines demeures — celle des Guer-
mantes, en 1 occurrence —, Proust les pensait comme des
« hôtels de verre » qui allaient jusqua faire du nom de
leurs occupants un « nom de vitre ou de vitrail15 ».
Visuellement, Proust retrouvait ainsi toutes les impres­
sions mallarméennes d’objets et de plans « glacés » : les
murs de sa chambre, il les vitrifiait mentalement ; les
vitraux, à l’inverse, il les voyait comme des tissus, des
tapis muraux et lumineux 16.
Mais, surtout, le verre faisait tissu, voire tableau, aux
yeux de Proust, par sa capacité à ramener tout l’espace
- toute la profondeur de l’espace - au strict plan mono­
chrome d’un matériau glacé : ainsi contemplait-il toute
la mer lointaine « sertie entre les montants » d’une vitre
où les nuages étaient vus comme « les défauts même du
verre » ; le ciel quant à lui devenait une géométrie pure
et verticalisée, posée, découpée à même la vitre comme
un retable sur un autel *7. La réciproque n’est pas moins
intéressante : c’est lorsque l’air lui-même, atteint par le
processus de vitrification, compacifie l’espace étendu
jusqu’à en faire un oppressant, un obsidional volume :
« La chaleur du jour tombait, se déposait, comme au
fond d’un vase le long des parois duquel la gelée trans-

14. Cf. D. Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans l'univers


imaginaire de Marcel Proust, Paris, Corti, 1968, passtm, et J.-P. Richard,
Proust et le monde sensible, Paris, Le Seuil, 1974, p. 117-121.
15. M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. P. Clarac et A. Ferré,
Paris, Gallimard, 1954, I, p. 171-172 ; II, p. 10-15, 209, 531, 542-543 ;
III, p. 265, 856-857, 1023.
16. Ibid., I, p. 60 et 181.
17. Ibid., I, p. 383, 672-674, 803.

59
parente et sombre de 1 air semblait si consistante qu’un
grand rosier, appliqué au mur obscurci qu il veinait de
rose, avait l’air de l’arborisation qu on voit au fond d une
pierre d’onyx l8. »
Or, cette grande constellation de « visions vitreuses »,
avec tous les paradoxes qu’elles supposent, ne manifeste
chez Proust rien de moins qu’une théorie de l’image. Car
elle fait de toute image une fixation, une vitrification
- tout en pensant la fixation elle-même comme l’effet,
fragile et momentané, d’un déplacement, d’une conden­
sation, d’un contact, d’un rapport en général : « Les ima­
ges que nous voyons assemblées quelque part sont géné­
ralement le reflet, ou d’une façon quelconque l’effet, d’un
premier groupement assez différent quoique symétrique
d’autres images, extrêmement éloignées du second 19 ».
Voilà donc ce que la matière du verre nous rend capable
de comprendre dans les images qu’elle offre : elles sont
des fixations dans l’ici (façon de construire les lieux
visuels), mais elles ne sont pas moins les déplacements
d’un ailleurs (façon de comprendre tout lieu visuel
comme porteur du virtuel). On peut dire en ce sens que
l’œuvre de Pascal Convert ne travaille dans le registre de
Vimage - je ne parle pas d’imagerie, bien sûr - qu’à cette
seule, je veux dire : qu’à cette double et dialectique condi­
tion.

18. Ibid., I, p. 80.


19. Ibid., III, p. 983. Cf. à ce sujet le beau commentaire de G. Deleuze,
Marcel Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 42.

60
Meubles et bibelots

Cette mobilité virtuelle du lieu emporte avec elle une


conséquence décisive : c’est que, dans la demeure où nous
marchons ici, « l’immobilier » - l’immobile - ne se dis­
tingue plus vraiment du mobilier. Pascal Convert oriente
une partie de ses questions posées à la sculpture vers le
statut déplacé, se superposant, du lieu compris comme
objet et de l’objet compris comme lieu. Dans cet échange
subtil, qui d’ailleurs implique une réflexion aiguë sur les
notions d’échelle et de dimension, la structure architec­
tonique perd son privilège de subsumer, de dominer des
objets qui la « décoreraient ». Ainsi, le décor lui-même
sera pensé et produit selon des problématiques qui ren­
versent entièrement l’usage trivial - ou idéaliste, c’est-
à-dire réducteur — que nous faisons souvent d’un tel mot.
Constatons d’abord que les objets « décoratifs » inves­
tis, reportés ou transformés par l’artiste, appartiennent
tous à un passé relativement proche, celui de nos grands-
parents ou celui de nos parents : ce sont des objets du
XIXe siècle - ces objets encore en usage dans les familles

61
d’aujourd’hui, ces objets qui ne sont pas encore passés à
l’éloignement muséal - et du début du XX . Ils relèvent
peu ou prou de cette « époque têveuse » du goût déco­
ratif dont Walter Benjamin parlait à propos de la Belle
Époque Pascal Convert a par exemple utilisé, dans sa
Vitrification de 1989, à la galerie Dumont, un motif pour
impression de tissus (fig. 11) qui, moulé dans des car­
reaux épais de verre vénitien - presque un cristal —, trans­
formait subtilement le blanc passage d’une embrasure de
porte (fig. 15). D’un côté, l’artiste y voyait une opération
semblable à celle d’une empreinte digitale diaphane et
agrandie, propagée ; d’un autre, ce motif imprimé dans
la texture du verre, lui-même encadré dans la texture du
mur, donnait au lieu une tout autre consistance : il réin­
ventait le lieu du passage.
Déjà, nous pouvons comprendre que l’usage du déco­
ratif rejoint exactement le travail de déplacement auto­
biographique mené sur les lieux eux-mêmes - les villas,
l’appartement de l’artiste, mais aussi, à présent, quel­
ques prélèvements discrets sur la demeure de l’enfance.
Le mobilier devient un lieu vitrifié, immobilisé dans son
empreinte cristalline. Et l’objet - qui tend, comme sou­
vent, à la miniature - se rend capable d’inclure de très
grandes choses mentales, des lieux, comme ces vieilles
boîtes ou ces encriers chinois avaient été capables,
autrefois, d’imposer au regard de quelque mandarin la
sensation même de montagnes sacrées, de paysages
entiers.

1. W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cil., p. 231 (citant


Hessel) et 405-433.

62
11. Motif pour impression de tissu, XIX* siècle.
Utilisé pour Carreaux, 1989 [fig. 15].
Carreaux de verre moulés, 12, 5 x 15,5 x 1 cm.
«

C’est ainsi que le report horizontal et vitrifié d’un plan


de villa aura pu devenir une sorte de table inversée pro­
jetant son ombre (plan et découpe tout à la fois) sur le
sol d’une galerie2. Mais cette réinvention du lieu ne
prend tout son sens que d’une mise en œuvre du temps,
c’est-à-dire d’une question posée, devant l’humble objet
décoratif, à l’histoire intime - et inaccessible — dont il tire
son usage et sa bien dite familiarité. Quand Benjamin
voyait dans chaque armoire familiale une condensation
intime des demeures elles-mêmes pensées comme closes
et fortifiées, il posait devant le mobilier une véritable
question anthropologique, consistant à vouloir retrouver
« l’arbre totémique des objets » - familiers ou familiaux -
à partir de leur « histoire fondamentale » (Urgeschichte')
ou de leur généalogie même3. Pascal Couvert procède
dans le même sens lorsqu’il isole, vitrifie et dépose au sol,
comme un petit monument aux morts, une grande rose
2. Dans le catalogue de la galerie J.-F. Dumont, p. 6-7. Mais aussi
dans le catalogue de l’exposition Aubry, Couvert, Duprat, Mogarra, Cadil­
lac, Château des ducs d’Épemon, 1988, p. 16-17.
3. W. Benjamin, Paris, capitale du XIX' siècle, op. cit., p. 230. Cf. éga­
lement G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 140-
207.

64
décorative sauvée de la ruine des villas (fig. 12). Belle-
Rose : 1 objet décoratif 1925 vaut ici comme le nom pro­
pre du lieu, c est-à-dire qu il est déposé comme on dépose
les armes ou les actes archivés d’une famille disparue,
l’emblème ou le blason d’une ligne éteinte, d’une Maison
Usher dont ne reste plus qu’un pauvre signe vitrifié,
d’autant plus pauvre qu’il n’était que l’accessoire, le
« décoratif 4 ».
Décor et décoratif deviennent ainsi comme les signes
ou les mouvements désaffectés - apparemment neutres,
sans affects - d’une longue durée intime, le plus souvent
insue, inaperçue. Le décor accompagne notre vie entière,
et c’est lui en effet que nous distinguons le moins. Il
habille notre intérieur, les rideaux de nos fenêtres, les
tapisseries que nous avons toujours devant les yeux lors­
que nous les fermons pour nous endormir, et lorsque
nous les ouvrons pour nous réveiller. La potiche posée
depuis toujours sur la cheminée, nous ne la voyons plus
depuis longtemps, mais tout à coup nous la fixons, nous
la regardons et nous désirons la garder lorsqu’il nous faut
quitter la maison ou lorsque la personne à qui elle plaisait,
ou appartenait, vient juste de mourir. Et c’est ainsi que,
dans tous les cas, Pascal Convert aura mis en jeu le para­
digme décoratif comme un paradigme d’altérité et
d’absence5 - plus encore : de séparation, de perte, de
deuil.

4. C’est Pascal Convert lui-même qui parle à ce propos d’emblème et


de blason familial, dans son « Entretien avec Y.-M. Bernard», art. cit.,
P-
5. Il le dit lui-même, explicitement, dans la conférence inédite intitulée
« Le motif autobiographique» (1991).

65
Igiturne dit pas autre chose. Son héros mélancolique,
cet ange du bizarre, s’entoure d objets et du « décor
ordinaire de la Nuit » dans lesquels, est-il écrit, « sub-
siste encore le silence d’une antique jparole proférée ».
Partout, dans le récit mallarméen, s alourdit le poids
des tentures et des meubles, qui sont comme la réponse
du lieu à la gravité même du moment : « Et du Minuit
demeure la présence en la vision d’une chambre du
temps où le mystérieux ameublement arrête un vague
frémissement de pensée, lumineuse brisure du
retour6... » Les chimères qui décorent les montants des
meubles deviennent des fantômes, et sur une commode
brille là-bas une simple fiole de verre, « pureté qui
renferme la substance du Néant7 », c’est-à-dire de la
mort qui vient. Ailleurs, Mallarmé regardera « le pur
vase d’aucun breuvage » rimant fixement avec un
« inexhaustible veuvage » Ailleurs encore, dans un
poème-tombeau, les bras d’un « ancien fauteuil » nous
parleront d’ombres et de sépulcralités, faisant de son
spectateur le « captif solitaire du seuil ». Nous savons
combien, chez Mallarmé, le mot bibelot sait consonner
avec le mot aboli*.
Voici donc le décor investi d’une nouvelle fonction :
offrir un support pour la hantise. Comme Stendhal
fixant son regard sur les montants d’une balus­
trade - juste après la mort du « pauvre Lambert »,

6. S. Mallamé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cit., p. 435.


7. Ibid., p. 4 3 9-441.
8. ld., «Ses ongles purs...», ibid., p. 68; «Sonnet» (1877), ibtd.,
p. 69; «Surgi de la croupe... » (1887), ibid., p. 74.

66
-VS-

12. Empreinte, 1990. Rose, Villa Belle-Rose


Cristal massif, 8 x 70 x 70 cm.
Collection FRAC Bretagne, Châteaugiron. Photo F. Delpech
pour en faire les « toupies » visuelles d’une fasci-
nation presque hypnotique,
1 ,. qu’il voudra dessiner9

Pascal Couvert emprunte et empreinte quelques objets, à


la fois modestes et majeurs, d’un temps familial marqué
de la perte, puis de la fascination mélancolique. Mais ces
objets, dit-il à raison, ne sont pas des objets 10. Ce ne sont
que des traces d’objets, des relevés indiciaires, des vitri­
fications, des moulages. Ce sont des vestiges qui demeu­
rent, mais ce ne sont pas des reliques. Encore moins des
ready-made (au sens étroit où l’on veut entendre ce mot
aujourd’hui), ou quoi que ce soit qui relèverait d’un culte
rendu aux objets comme tels. Car ce qui vient au premier
plan, dans l’opération qu’ils subissent, relève avant tout
d’une rigoureuse décision de forme et de matière qui tend
toujours à transformer, voire à inverser l’évidence des
objets par une sorte d’évidement de leur présentation, de
leur présence matérielle.
Ainsi, la grille de fenêtre, déjà en soi éprouvée comme
reste ajouré, comme squelette, sera-t-elle redoublée par

9. Stendhal, « Vie de Henry Brulard », Œuvres intimes, op. cit., p. 676-


678.
10. P. Conven, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 31.

68
]e réseau des ombres portées, plus « portantes » d’ail­
leurs, visuellement, que le fer forgé lui-même, qui dispa­
raîtra tout à fait dans les versions de verre sablé. Or, dans
ce redoublement en épaisseur de l’objet décoratif et de
ses traces, apparaît bien 1 aspect d’auto-engendrement
intarissable — inquiétant pour cela - du motif par lui-
même à travers ses supports feuilletés et déplacés. Nous
retrouvons là, en quelque sorte, ce qui dans le décor ou
dans l’ornement, considérés comme processus, évoquerait
cette paradoxale « connaissance par les gouffres » si bien
nommée par Henri Michaux :
« Visions d'ornements. Presque personne n’y échappe.
Caractère de ces ornements. Pas désirés, et néanmoins ils
persistent. Pas immobiles. Pas d’ensembles ornementaux
qu’on pourrait s’arrêter à considérer. Plutôt qu’on ne voit
des entrelacs, l’on assiste à ce qui indéfiniment s’entre­
lace. Ornement qui n’orne rien du tout. Détails dans le
détail. Dentelles dans la dentelle. Continuation mono­
tone. Rythme de développement, d’étalage constant, qui
ne ralentit, ni ne se met en relation avec vous. Inarrê-
table “. »
Pascal Convert semble ainsi déployer un processus
inarrêtable - ce qui ne veut pas dire profus et débridé -
du relevé ornemental. Une « fresque murale 1930 »,
comme dit l’intitulé d’une œuvre, aura donc été soumise
à ce travail de relevé, au sens artisanal et technique du
mot (opération de calque, de report par transparence)
- mais aussi dans le sens théorique ou philosophique de

11. H. Michaux, Connaissance pur les gouffres, Paris, Gallimard, 1967,


p. 18.

69
la relève, cette transformation radicale ou le statut d’un
objet se trouve exposé lorsqu il subit une opération basée
sur la négation ou la réversion de ses conditions maté­
rielles d’existence 12. Un fauteuil Empire subira, quant à
lui, l’opération plus complexe d un moulage puis d’un
tirage en positif qui, malgré sa précision de texture, ne
restitue ni ne décrit l’objet, et le transfigure plutôt par
toute une série de choix discrets mais renversants
(fig. 13) : par exemple, la compacification de l’espace
compris entre les quatre pieds du siège - ce qui a pour
conséquence de l’enter dans le sol, de l’alourdir et
d’accentuer par là un effet de socle -, ou bien le choix
du matériau utilisé, une cire légèrement grisée qui a la
couleur d’un papier calque, et tend à brouiller la percep­
tion même de l’objet comme volume. (J’ajoute que la cire
fait évidemment de cet objet un objet où ne pas s’asseoir,
à moins d imprimer dans la masse une empreinte négative
de notre corps.)
Il y a, enfin, ces deux potiches exposées à hauteur de
cheminée, ces « purs vases d’aucun breuvage » (fig. 14).
Leur relevé consiste ici à les présenter remplis de leur
propre matière, un verre massif qui interdit de les penser
et de les voir comme des réceptacles. Pascal Convert
propose ici un subtil déplacement de l’idée d’empreinte :
il s’agit d’un moulage de l’intérieur, en sorte que l’effet
de compacité se double d’un effet de volume rendu au
vide, et d’extériorité visible rendue à l’espace, par défi­
nition invisible, de l’intérieur de l’objet. Celui-ci s’est en
12. Cf. le catalogue Aubry, Couvert, Duprat, Mogarra, op. cit., p. 12.
Mon allusion philosophique vise bien évidemment I Atifhebnng hégé­
lienne et sa traduction, indépassée, par Jacques Derrida.

70
!..

13. Empreinte, 1992. Bergère, XIXe siècle.


Cire blanche, 90 x 59 x 69 cm. Collection CAPC
Musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo P. Delpech.
quelque sorte déplié, retourné - mais sans perdre pour
autant sa volumétrie familière. L œuvre s investit alors
d’un pouvoir d’étrangeté qui lui vient, outre de la beauté
propre et des accidents de sa surface « vert d eau conge­
lée», d’un paradoxe constamment en acte, mais figé
lui aussi, vitrifié dans quelque chose qui évoque les
trésors aberrants des anciennes Wunderkammern, capa­
bles de contenir les choses les moins « contenables » du
monde...
Seule, l’empreinte du « chien de Fô », dans cette
œuvre, est une empreinte réellement positive. Mais ce
dont elle offre l’empreinte porte déjà lui-même la marque
du défaut, de la perte et du deuil - et cette négativité
intrinsèque, Pascal Couvert n’était pas sans la connaître
dès le départ13. C’est qu’il pense la notion de décor elle-
même comme une ritualisation insue de la perte. Et je ne
m’étonne plus de le voir rechercher dans les trésors reli­
gieux ou funéraires des temps passés une correspondance
avec les objets qu’il fabrique lui-même loin de toute reli­
giosité et loin de toute ritualité I4. Par exemple dans tel
cristal taillé photographié au Vatican, et devant lequel un
théologien dionysien du Moyen Âge pouvait sans doute
s’hypnotiser lui-même, dans un processus qu’il nommait
anagogique, se justifiant de sa fascination par un mouve­
ment inverse & intériorisation où il disait voir dans le mot

13. Puisqu’il parle de ces objets chinois pour en évoquer l’usage et la


tradition funéraires.
14. On retrouverait chez bien d’autres artistes contemporains une telle
façon de scruter l’art du passé. Je songe par exemple à Tony Smith,
fasciné par les architectures funéraires de 1 Orient ancien, ou par les
mégalithes de Grande-Bretagne.

72
-

14. Empreinte, 1989. Potiches chinoises et chien de Fô.


Verre massif. Collection CIRVA, Marseille,
en dépôt au château d’Oiron. Photo F. Delpech.
latin décor un jeu de mots divin sur l’expression dectls
cordis, la « beauté du cœur ».
Ou bien l’on pourrait, à l’instar de 1 artiste lui-même,
contempler ces potiches de verre opalescent comme on
regarderait les émouvants vases canopes de l’Égypte
ancienne : ils ne décoraient les sépultures que pour enfer­
mer dans leurs albâtres et dans leurs pâtes de verre des
parties, des organes momifiés du corps mort qui habitait
là. Ils n’étaient donc « décoratifs » - et même figuratifs -
qu'à la’ i mesure même de leur invisibilité, fabriqués qu’ils
étaient pour se reclore à jamais dans l’obscurité derrière
les portes en granit de quelque pyramide.

15. Cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration


Paris. Flammarion, 1990, p. 55-63.

74
Porte vitrée

Mais, dans cette demeure-ci, toutes les portes sont


vitrées (fig. 15/ C’est-à-dire exposant dans la plus grande
clarté ou transparence leur propre fermeture ou procé­
dure d’inaccessibilité. Pascal Convert répète souvent que
la simple gémellité, a fortiori la multiplication symétrique
des ouvertures - portes ou fenêtres -, impose en lui la
sensation du lieu comme labyrinthe. Or, le labyrinthe est
bien ce qui fait de toute avancée un éloignement, voire
un arrêt perpétué, et de tout parcours une perte du che­
min. Dans un labyrinthe, les portes sont non seulement
dérobées, même lorsqu’elles sont devant nous, mais
encore elles sont toujours à la fois ouvertes et fermées.
C’est ce qui s’éprouve presque toujours dans les grandes
demeures familiales - notamment dans les châteaux
anciens, généalogiquement profonds -, mais aussi dans
certaines œuvres majeures de l’art moderne où la question
du seuil a pu décisivement s’élaborer. Pensons, chez Mar­
cel Duchamp, à la porte à'Etant donnés et, avant elle, à
cette porte « ouverte et fermée en même temps », qui ne

75
se contentait pas de mettre en scène un jeu de mots, mais
qui posait aussi à l’art de la sculpture une question essen-
tielle.
On aura compris qu’il est beaucoup question de seuils
dans le travail de Pascal Convert. Mais les seuils en géné­
ral ont souvent un statut assez étrange (peut-être juste­
ment parce qu’ils jouent entre deux espaces étrangers
qu’ils ont pour fonction de mettre en contact). Le « sor­
tilège des seuils », dont parlait Walter Benjamin à propos
des lieux citadins du XIXe siècle, manifeste selon lui une
ombre de « rite de passage » : il rejoue à sa façon les plus
anciennes coutumes anthropologiques '. Mais, entre le
sortilège et le rite, il y a déjà cette tension qui dialectise
une sensation de liberté ou de libération magiques, d’un
côté, et d’un autre côté la contrainte que porte avec elle
toute organisation ritualisée du lieu. Il y a donc à l’œuvre,
dans tout « sortilège » du seuil, cette obscure aliénation,
cette contrainte angoissante que dit si bien le récit de
Kafka intitulé Devant la loi2. Lorsqu’il insiste sur le carac­
tère labyrinthique des lieux d’où il part comme des lieux
auxquels il parvient, Pascal Convert ne fait rien d’autre
qu’exprimer cette double condition contradictoire, cette
double condition propre à toute œuvre forte, de nouer
ensemble un sortilège librement mis en jeu (la fiction) et
quelque chose comme une contrainte inéliminable (le réel
de la fiction).
Liberté d’une attitude esthétique rigoureuse — prati­
quement analytique et minimale - qui ne doit rien aux
1. W. Benjamin. Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 232 et 432.
2. F. Kafka, Le Procès, trad. A. Vialatte revue par G. David, Œuvres
complètes, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 453-457.

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15. Carreaux, 1989 et Vitrification, 1989.
Installation à la galerie Jean-François Dumont,
Bordeaux. Photo F. Delpech.
affects épanchés de l’affliction ou du drame; mais
contrainte structurelle d un travail psychique pour envi­
sager l’absence et la perte . Libeité des , signes et des
figures agencés selon un système qui ne s aliène en rien
à la loi visible du référent ; mais contrainte qui impose
l’insistance virtuelle d’un référent, même et surtout
lorsqu’il s’absente de ses propres traces (moyennant quoi,
on comprend que c’est bien l’absence elle-même qui
mène tout ce jeu-là). Liberté d’une dé-subjectivation des
formes, qui s’exposent selon leur propre nécessité imper­
sonnelle (tout le travail chromatique de Pascal Convert
va dans ce sens, que je nommerai une impersonnalité
subtile) ; mais contrainte profondément subjective
- métapsychologique - d’une sorte de hantise structu­
relle, d’un exercice fatal de la mémoire et de la sensation
d’oubli mêlées. « Une histoire à l’état d’oubli » - voilà
donc la paradoxale revendication autobiographique de
Pascal Convert pour son œuvre 4.
H faut redire une fois encore ce que le matériau prin­
cipalement travaillé, le verre, apporte ici dans l’éclosion
visuelle de ces paradoxes. Opérateur de transparence, le
verre suscite, on le sait, tous les fantasmes de ï’immédia-
teté visible, du passage diaphane, voire de l’innocence et
de la pureté enfantines où le regard pourrait accéder par
lui5. Mais le verre n’est pas moins un opérateur visuel de
déformation du visible : car il n’offre jamais tout à fait
cette immatérialité idéale que l’on veut trop souvent lui
3. Cf. P. Convert, « La lumière des choses », art. cit., p. 43.
4. Ibid., p. 43.
5. Cf. surtout J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et
l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 301-306.

78

i
attribuer. Il fixe le visible dans une vitrine d’intangibilité
certes, mais il le déformé tout aussi bien, il le grossit et
le défigure lorsque nous regardons un peu plus long­
temps, lorsque nous approchons d’un peu plus près, ou
lorsque sa propre matérialité passe à l’avant-plan. Et c’est
bien ce qui se passe chez Pascal Couvert, qui toujours
envisage le verre dans son effet de masse. Chacune de ses 1
œuvres le montre bien, jusque dans la sémantique dis­
crète de leurs titres qui ne déploient, à propos du verre,
qu’un lexique du « volume », de la « plaque » ou de la
« dalle » massive 6.
Ne voyons pas cette problématique de la masse comme
un obstacle au sortilège du verre. Bien au contraire, nous
sommes devant l’épaisseur d’un cristal lourd - celle de
FAutoportrait de 1991, par exemple -, comme devant une
matière dont on peut voir l’épaisseur, comme si l’on pou­
vait, d’un corps vivant, voir l’intérieur. Il est frappant de
constater que, dans tous les discours qui croient glorifier
l’immatérialité du verre, c’est toujours un fantasme orga­
nique qui, en fait, cherche à se mettre en place. Et, pour
cela, à se mettre en travers du discours manifeste. Cela
peut se lire dans toutes les « recherches de l’absolu »,
chez Balzac par exemple. Cela se lit partout chez Proust7.
Cela se lisait bien avant, au Moyen Âge par exemple,
lorsqu’il fallait convoquer toute une imagerie du verre
traversé de lumière pour appréhender les mystères topo-

6. C’est un vocabulaire très précis, très technique, qui rend compte à


chaque fois de Y épaisseur du verre employé.
7. Cf. M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., I, p. 848-849,
etc. Cf. D. Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans l'univers
imaginaire de Marcel Proust, op. cit., p. 186-188.

79
logiques et organiques d’un engendrement et d une nais­
sance qui n’eussent rien déchiré de 1 hymen virginal8.
Il devient alors clair que la matière vitrée se prête
exemplairement à une question posée au rapport des corps
(destructibles) aux lieux (construits). C’est bien cela qui,
entre autres choses, fascinait tant Benjamin dans les archi­
tectures de verre et les passages parisiens 9. Mais nous
pouvons presque dire que ce rapport-là existe depuis
qu’existe la matière elle-même, avec le sortilège et la fas­
cination quelle suscita dans les mythologies de son ori­
gine ou de sa découverte. Ainsi Pline n’évoque-t-il les
sublimes architectures du verre que pour les renvoyer à
un récit d’origine où le nitre en fusion se met à couler
comme un sang, jusqu’à pénétrer les corps eux-mêmes :
« Sa puissance de pénétration [au verre liquide] est telle,
en toutes ses parties, que, sans qu’on le sente, il entaille
jusqu’à l’os toute partie du corps qu’il a effleurée... » Et
le récit se clôt, bizarrement mais significativement, sur
une anecdote de sexe, de cendre, de généalogie royale et
de tête embrasée :
« Le verre fondu avec du soufre se soude en formant
une pierre. [...] Quant au feu [dont il procède], il est une
part immense et déchaînée de la nature dont on ne sait

8. Je fais allusion à toutes les exégèses figurales de l’incarnation du


Verbe et de la maternité virginale dans le contexte chrétien. Cf. G. Didi-
Huberman, Fru Angelico. Dissemblance et figuration, op. cit., p. 187-226.
9. Cf. P. Missac, Passage de Walter Benjamin, Paris, Le Seuil, 1987,
p. 157-201. P. Hamon, Expositions. Littérature et architecture au A7.V
siècle, Paris, Corti, 1989, p. 55-94. Rappelons cette phrase extraordinaire
de W. Benjamin, citée par P. Missac (p. 157) : « Vivre dans une maison
de verre est une vertu révolutionnaire par excellence. »

80
si elle détruit ou engendre davantage. [...] [Ainsi], sous
le régné de Tarqum 1 Ancien, apparurent brusquement,
dit-on, dans son foyer des parties sexuelles mâles faites
de cendres, et Ici femme qui se trouvait assise là, la captive
Ocresia, servante de la reine Tanaquil, se releva enceinte.
C est ainsi que naquit Servius Tullius qui reçut la succes­
sion de la royauté. Un jour aussi qu’enfant il dormait dans
la demeure royale, sa tête s’embrasa et l’on pensa qu’il
était le fils du Lare, le dieu domestiquel0. »
Mais, au-delà de ces récits fantastiques où le feu donne
l’épreuve d’un passage sexuel et généalogique du verre
liquide, destructeur, à un corps solide mais toujours capa­
ble de s’embraser, nous devons revenir à l’acte beaucoup
plus simple de franchir ou de ne pas pouvoir franchir
une porte vitrée. Contentons-nous d’y repérer l’inquié­
tude propre à tout passage (mot du lieu et mot de l’acte
pour le franchir) : car dans tout passage il y a bien la
question du corps qui passe ou qui ne peut pas passer.
Dans toute porte il y a l’inquiétude virtuelle, ou la
mémoire, d’une conjonction des corps et des lieux - pen­
sons à l’étonnante porte vitrée réalisée par Marcel
Duchamp pour Gradiva, la galerie bien nommée :
l’ombre de deux corps conjoints était venue s’y imprimer
pour y accueillir le visiteur. Mais pensons aussi à l’inquié­
tude virtuelle d’une disjonction des corps, que nous pou­
vons ressentir devant n’importe quel tombeau qui res­
semble - comme c’est souvent le cas - à une simple porte.

10. Pline ('Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 65-70, op. cil., p. 115-
119.

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16. Sans litre, 1994. Escalier, Villa Belle-Rose. Vue en filaire.


I

Rampe d’escalier

Quand Igitur va quitter sa chambre et en franchit la


porte - « L’heure a sonné pour moi de partir » -, c’est
devant un escalier qu’il se retrouve tout à coup. Un esca­
lier, cela se monte-t-il ou cela se descend-t-il plutôt ?, ai-je
demandé à Pascal Couvert. Et il m’a répondu, sans
l’ombre d’une hésitation : « Un escalier, cela se descend
plutôt. Cela descend à la cave. Je retravaillerai sans doute
sur l’escalier » (fig. 16). Igitur descend donc les marches,
lentement :
« Igitur descend les escaliers, de l’esprit humain, va au
fond des choses : en “absolu” qu’il est. Tombeaux - cen­
dres (pas sentiment ni esprit) neutralité *. »
L’enjeu : graver quelques traces du lieu pour aggraver
le lieu, pour orienter le lieu vers le mouvement d’un
approfondissement d’ordre ontologique, qui sait. Même
lorsque Pascal Convert présente horizontalement la gra-
1. S. Mallarmé, « Igitur », Œuvres complètes, op. cil., p. 434. Cf. éga­
lement p. 445-450 (scolies de la même scène).

83
vure par sablage sur verre d une rampe d escalier arra­
chée aux Maisons Usher de la falaise basque, c’est bien
dans l’optique d’une progression vers les lieux souterrains
qu’il procède. L’une des portes vitrées de la galerie Jean-
François Dumont, en 1987, était posée horizontalement,
à même le sol ; et c était pour regarder vers la cave dont
l’obscurité même se présentait aux regards.
L’enjeu : graver quelques traces du passage des corps
dans les lieux pour descendre dans les corps eux-mêmes,
et d’abord dans le sien propre. Graver quelques traces
- cet acte nous parle de la mémoire, du dépôt des signes,
donc de la déposition des choses. Il nous parle des sédi­
ments qui, fatalement, à force de se sédimenter, devien­
nent souterrains. L’escalier nous dit aussi l’acte de des­
cendre, et descendre nous parle de notre propre corps
en tant que moment généalogique : nous descendons bien
d’autres corps, n’est-ce pas - et nous ne cessons de nous
poser la question : quels corps exactement ? Et nous
sommes aussi devant l’autre question, qui est de conti­
nuer ou non, de perpétuer ou non la descendance des
corps. Le mot continuera, dans cette optique, de nous
inquiéter, puisqu’il réunit encore les deux façons, pour
un corps, de descendre : donné à la mort (voué à la dis­
parition dans la cave d’un caveau) ou bien donnant la vie
(dans l’image traditionnelle, familiale, de la toujours obs­
cure chambre à coucher où se fabriquent les enfants).
La question généalogique montre ici sa puissance
dédoublée : puissance de mort, puissance de vie. À ce
titre, elle institue une économie de la répétition comme
redoublement reproductif — c’est-à-dire une économie de
Yimage —, mais elle ne produit, dans cette économie, que

84
des redoublements clivés : c est-à-dire la façon juste, non
triviale, de concevoir les images. Elle est donc, en même
temps qu une puissance d image, une puissance de la divi­
sion, la rencontre des corps et de leurs divisions symbo­
liques2. Pascal Convert grave des traces pour ouvrir
- diviser et visualiser - des lieux. Mais il ouvre aussi les
lieux pour graver les traces d’une division. des
—s corps.

2. Cf. P. Legendre, Leçons IV. L'inestimable objet de la transmission.


Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 43-
68, 132-136, etc.

85
17. «Autoportrait », 1991.
Polygraphie de sommeil (16-17 janvier 1991, p. 427).
Marmorite noire, 156 x 110 x 1,5 cm.
Collection particulière, Paris. Photo F. Delpech.
Chambre à coucher

C’est par le sous-sol de la demeure que l’on accède à


deux pièces qui se ressemblent, deux pièces jumelles :
d’un côté, la chambre à coucher et, de l’autre, le lieu de
l’ancêtre. On pourra donc penser que la chambre à cou­
cher est noire comme la nuit, sans fenêtres en tout cas.
Ses fenêtres, c’est la nuit elle-même, la nuit gravée à même
le mur (mais le mur, ici encore, est de vitre épaisse, vitre
noire sans au-delà visible [fig. 17]). Chambre «psychi­
que » par excellence, dans la simple mesure où sa visualité
semble conçue pour susciter - ou rejouer - l’acte de
fermer les yeux, façon de les ouvrir à l’Obscur. Lieu pour
le sommeil, l’oubli ou le rêve. Ou lieu pour l’insomnie
de celui qui regarde sans rien voir. Lieu pour graver, dans
son rythme insu, l’oubli même des rêves.
Pascal Couvert s’est prêté un jour à l’expérience
bizarre d’une nuit d’hôpital où des « capteurs de som­
meil » tracèrent sur plus de mille pages - tout un livre,
tout un volume (fig. 28) - les seize courbes inquiètes de
son état d’inconscience. L’artiste s’exposait gisant,

87
comme un épileptique terrassé, au relevé graphique d un
espace dont il ne savait rien, dont il ne saura rien, et dont
nous non plus ne saurons rien, sauf qu il compte pour
beaucoup, cet « espace », dans la rémanence de ses ima­
ges mentales, dans la structure de sa pensée et dans l’effi­
cacité productive des plages d’oubli où son œuvre se
fomente. En regravant ces traces sur quelques grandes
dalles successives de marmorite noire, Pascal Couvert
commence de réinventer - en « textes » purs de lisibilité,
en plans et en volumes - un lieu pour ce temps paradoxal
et intime. La chambre à coucher de notre demeure n’a
donc pas besoin de la présence d’un lit : c’est le sommeil
lui-même qui s’expose là, selon une sorte de cristallisation
alchimique, en pans obscurs qui tiennent à la fois du
tableau (puisque présentés à hauteur du regard sur une
cimaise) et de la stèle (puisque exclusivement minéraux,
gravés dans cette espèce de marbre vitreux que l’on
emploie couramment pour les dalles funéraires).
On comprendra, dès lors, que, si Pascal Convert inti­
tule Autoportraits ces « gravures de polygraphie » de son
sommeil, c’est en vertu d’un déplacement radical du
genre esthétique par lequel nous reconnaissons en général
une œuvre d’art comme un autoportrait. Double est au
moins ce déplacement : dans son processus, d’abord, qui
substitue une fois de plus le paradigme indiciaire à toute
description iconique ou mimétique. De ce point de vue,
la radicalité du choix se marque dans l’inexistence phy­
sique de ce dont les traces sont ici les traces : c’est d’une
entité parfaitement virtuelle en effet - et passagère : tem­
poraire, temporelle - que les « polygraphies » donnent
l’indice enchevêtré. D’autre part, la notion d autoportrait

88
s’abîme dans un vertige où nous place l’imagination du
référent subjectif . ce n est pas le visage du sujet qui fait
ici 1 origine de 1 autoportrait ; plutôt l’intérieur impensa­
ble d un visage reclos dans le sommeil mais livré, ouvert
aux figures - désormais oubliées - du rêve. On pense à
cette phrase passablement énigmatique, tracée par Freud
peu avant par sa mort, cette phrase où insistait la question
des questions, concernant tout ce qui se passe à l’intérieur
de notre crâne : quelle en est l’étendue ? De quelle sorte
de lieu peut-il s’agir ?
« Il se peut que la spatialité soit la projection de l’appa­
reil psychique. Vraisemblablement aucune autre dériva­
tion. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychi­
que de Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien '. »
Mais la « chambre à coucher » - l’expression est
mienne, elle présente sans doute le défaut de trop immé­
diatement « référer » ou « raconter » l’œuvre de Couvert-
offre un lieu visuel, un lieu oeuvré pour ce lieu impossible
à penser, ce lieu indéchiffrable du sommeil où l’artiste
plonge peut-être comme dans l’océan même, l’océan som­
bre de son histoire. Regardons ces pans de marmorite
gravée, regardons leurs traces en continu comme l’écriture
illisible d’une autobiographie à la fois parfaite (du moins
l’imaginé-je) et parfaitement inaccessible.
Il est significatif que Marcel Proust soit revenu, et
constamment, sur la difficulté, en droit insurmontable,

1. S. Freud, «Résultats, idées, problèmes» (1938), trad. dirigée par


J. Laplanche, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, p. 288.
Cette phrase est commentée par P. Fédida, «Théorie des lieux.
Deuxième partie », Psychanalyse à l’Université, XIV, 1989, n° 56, p. 9-16.
g
i
89
d’une autobiographie qui serait racontée par le sommeil
lui-même2. Ce sommeil lourd et sans images, Proust y
vovait justement « la seule invention, le seul renouvelle­
ment qui existe dans la manière de conter, toutes les
narrations à letat de veille, fussent-elles embellies par la
littérature, ne comportant pas ces mystérieuses différences
d’où dérive la beautéJ. » Et « dans ce sommeil lourd »,
disait-il ailleurs, « se dévoile pour nous » tout le bric-
à-brac de notre existence, qui dépasse théoriquement, par
son étendue, notre propre capacité à lui donner des figu­
rations directes : « [...] le retour à la jeunesse, la reprise
des années passées, des sentiments perdus, la désincar­
nation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts,
les illusions de la folie, la régression vers les règnes les
plus élémentaires de la nature4 »... Or, ce que la Recher­
che invente n’est rien d’autre qu’une série articulée de
lieux dans lesquels toute cette circonvolution intérieure
du corps en même temps « se disloque » et « s’étire en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre »
où sommeille l’artiste narrateur5.

2. Il faut redire ici que les enfants comme les philosophes trouvent
dans la fable une voie pour détourner l’obstacle. Sur le rapport de la
fable et du sommeil, cf. P. Fédida, « Le conte et la zone d’endormisse­
ment » (1975), dans Corps du vide et espace de séance, Paris, Delarge,
1977, p. 155-191.
3. M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., III, p. 124. Je
souligne ici ce qui me semble renvoyer aux « mystérieuses différences »
que les Polygraphies de sommeil entretiennent les unes par rapport aux
autres.
4. Ibid., I, p. 3.
5. Ibid., I, p. 5. Je souligne.

90
Voilà pourquoi, lorsqu’il parle d’un lieu architecture,
Proust en vient a le définir comme « un édifice occupant,
si 1 on peut diie, un espace à quatre dimensions — la qua­
trième étant celle du Temps », à comprendre comme le
temps du sujet clivé dans 1 exercice de sa mémoire6. Voilà
pourquoi nous pourrions nommer chambres du temps ces
demeures mnémoniques qui se succèdent ici hors de toute
narrativité, de même que l’immense narration proustienne
les faisait se succéder comme autant de lieux hypnagogi-
ques '. Or, ce qui se joue dans ces chambres du temps ne
serait peut-être rien d’autre qu’un rabattement de Vétat
du lieu (visible, regardable) sur Vétat du sujet (invi­
sible, obnubilé alors même qu’il nous regarde et nous
concerne). Ce rabattement, nommons le une hantise : celle
de ressentir, sur les parois assombries mais encore miroi­
tantes d’un pan de marmorite, la transparition, mais abs­
traite, de quelque chose comme un double exact du sujet,
son image faite de pur « décor ». Et nous sommes bien
là-devant comme dans l’équilibre crépusculaire d’une
sorte de « connaissance par les gouffres8 ».

6. Ibid., I, p. 61.
7. C’est-à-dire des lieux délivrant ces «visions du demi-sommeil»
justement caractérisées par leur fragmentation, leur irréalité et leur voca­
tion à la découpe la plus précise, la plus hallucinatoire, illuminée comme
à travers des vitres. Cf. D. Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans
l’univers imaginaire de Marcel Proust, op. cil., p. 99-104. Cf. également
B. Leroy, Les Visions du demi-sommeil (hallucinations hypnagogiques),
Paris, Alcan, 1926.
8. Sur la phénoménologie de la hantise comme identification au décor
(les murs d’une chambre, par exemple), cf. M. Guiomar, Principes d’une
esthétique de la mort, Paris, Corti, 1988, p. 308-309 et 315-318. Quelque
chose de cet ordre se joue déjà dans le début du texte de Baudelaire,
« La chambre double » (1862), Œuvres complètes, op. cil., I, p. 280.

91
Mais regardons encore ces grands panneaux sombres
donnés comme des autoportraits. Deux aspects conti­
nuent de nous y frapper. C’est, d’abord, une manière de
ressemblance qui les tient ensemble dans la variation pour­
tant aiguë, énervante, de chaque trait avec chacun des
autres. Une ressemblance proprement interminable se
déploie ici virtuellement, elle qui pourtant ne ressemble à
rien qui nous y ferait reconnaître l’expressivité d’un por­
trait. Une ressemblance aussi interminable que l’espace
visuel où la nuit plonge toute chose. Aussi interminable
que l’espace virtuel attribuable au rêve lui-même :
« Le rêve est le réveil de l’interminable. [...] Le rêve
touche la région où règne la pure ressemblance. Tout y
est semblant, chaque figure en est une autre, est sembla­
ble à l’autre et encore à une autre, et celle-ci à une autre.
On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé
à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n’y
en a pas : le rêve est le semblable qui renvoie éternelle­
ment au semblable9. »
À cette ressemblance en perpétuelle consécution
interne, reclose sur elle-même - automimétique, comme
on parlerait d’un autoérotisme primordial —, répond le
second aspect visuel de ces gravures sur verre : c’est leur
rythmicité essentielle, qui leur donne un statut précis de
« forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est
mouvant, mobile, fluide 10 ». Une rythmicité qui fait donc
9. M. Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 365-366.
10. C’est à cette définition formaliste, en effet, qu’aboutissait l’enquête
sémantique menée sur le mot ryhmos par E. Benveniste, « La notion de
rythme dans son expression linguistique » (1951), Problèmes de linguis­
tique générale, Paris, Gallimard. 1966. p. 333.

92
de la/or/^ elle-même, et de son absolue rigueur, quelque
chose comme ce «voltige autour d’un gouffre», ce
«rythmique suspens du sinistre» dont parlait Mal­
larmé . Pourquoi un gouffre ? Pourquoi le suspens d’un
sinistre ? Quelle chute commande donc ces seize tracés
nerveusement tenus ?
Igitur, là encore, pourrait donner la fable d’une
réponse. Tout s’y passe entre la pure forme rythmique
d’une flamme de bougie et sa possibilité d’être éteinte,
de verser dans la nuit par une seule expiration légère
- « ce simple fait qu’il [l’enfant Igitur] peut causer
l’ombre en soufflant sur la lumière 12 ». Voilà pourquoi,
dans le récit de Mallarmé, les choses visibles elles-
mêmes resteront toujours menacées par la « loi de
l’ombre 13 » ou par la loi de la nuit. S’avancer hors de
soi dans l’intimité rythmique de la nuit, tel est en effet
l’acte majeur, le mouvement même d’Igitur u. Et Mal­
larmé, là-dessus, donne la double précision visuelle
d’un lieu qui procède par pans, par « couches
d’ombre », et qui finit par circonscrire un volume, le
«volume des nuits15». Tout cela scandé, rythmé par
un mouvement de pendule, par le battement d’ailes
d’un oiseau de nuit, par le double heurt des portes
d’un tombeau - et, au milieu du récit, par les pulsations

11. S. Mallarmé, « Un coup de dés... » (1897), Œuvres complètes, op.


cit., p. 280.
12. ld., « Igitur», ibid., p. 433.
13. « Quand l’ombre menaça de la fatale loi / Tel vieux rêve, désir et
mal...» Ibid., p. 67.
14. Cf. M. Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit, p. 137-144.
15. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cit., p. 437.

93
du cœur où le personnage lui-même se replie et
s’inquiète :
« L’ombre pure domine [...]. Tandis que devant et der­
rière se prolonge le mensonge exploré de l’infini, ténèbres
de toutes mes apparitions réunies, à présent que le temps
a cessé et ne les divise plus, retombées en un lourd
somme, massif [...], dans le vide duquel j’entends les
pulsations de mon propre cœur. Je n’aime pas ce bruit :
cette perfection de ma certitude me gêne : tout est trop
clair, la clarté montre le désir d’une évasion ; tout est trop
luisant, j’aimerais rentrer en mon Ombre incréée et anté­
rieure, et dépouiller par la pensée le travestissement que
m’a imposé la nécessité, d’habiter le cœur de cette race
(que j’entends battre ici) seul reste d’ambiguïté. À vrai
dire, dans cette inquiétante et belle symétrie de la
construction de mon rêve, laquelle des deux ouvertures
prendre, puisqu’il n’y a pas de futur représenté par l’une
d’elles ? Ne sont-elles pas toutes deux, à jamais équiva­
lentes, ma réflexion 16 ? »
Là encore, une symétrie gémellaire fait du lieu un véri­
table labyrinthe. Au centre de celui-ci - comme au centre
du battement rythmique, sa syncope - gît le gouffre ou
le sinistre. C’est lui que Mallarmé nomme hasard, et que
je préférerais ici appeler \’événement. C’est lui qui justifie
la chute d’Igitur, son presque dernier acte : jeter deux
dés, comme on jetterait deux petits volumes géométri­
ques voltigeant autour d’un gouffre virtuel’7. Dans sa
demeure de mémoire, Pascal Convert se réserve lui aussi
un moment pour jeter les dés : ce sont deux plaques de
16. Ibid., p. 438.
17. Ibid., p. 441 (et scolie p. 451).

94
18. «Portraits», 1992. Relevé de papiers déchirés.
Marmorite noire, deux éléments de 65 x 50 x 1,5 cm.
Collection particulière, Nancy. Photo F. Delpech.
marmorite, intitulées ensemble Portraits, et qui ne repro­
duisent pas plus le tracé orienté d un rythme onirique
que les traits humanisés d’un quelconque personnage
(fig. 18). Ce ne sont que deux relevés jumeaux - mais
discrètement atteints, dans leur graphisme labyrinthique,
par de « mystérieuses différences » —, que l’artiste nous
dit être de papiers déchirés. Voilà peut-être leur événe­
ment muet : non pas deux petits volumes géométriques,
mais deux feuilles mises un jour l’une contre l’autre
- deux portraits, est-il écrit - et, ce même jour, qui sait,
déchirées ensemble, exfoliées, éparpillées dans le hasard
des traits de déchirures. Plus tard recueillies, relevées jus­
que dans leurs traits de déchirures, reconstruites dans
leur volume, dans leur bas-relief de déchirure.

96
Chambre de l’ancêtre

Non loin de là s’ouvre la chambre de l’ancêtre (fig. 19).


N’imaginons pas qu’il y dorme ; imaginons plutôt que
son ombre y règne, et que le sommeil de l’artiste lui a
fait ici comme un écrin de mémoire muette. C’est la
mémoire - toute relation d’ancestralité nous y convoque-
d’avoir été, à chaque insituable moment, déchirés ensem­
ble. Comme si toute transmission généalogique, qui
donne aux enfants l’étrange capacité de reproduire et de
« relever » les traits parentaux, obligeait aussi qu’y soient
relevés les traits de déchirures. De la toile, ici, est tendue,
partout sur les murs. Mais son apprêt blanc nous dépla­
cera vite d’une image de tapisserie - que la pièce close
appelle clairement - vers celle d’un gigantesque tableau
en attente de sa peinture, à peine esquissé de traits, un
tableau replié en quatre pour former le volume même de
la chambre. On devra donc imaginer que l’ancêtre fut un
peintre - ou qu’au moins l’ancestralité prend ici (et ce
n’est pas la première fois, depuis le début de notre par­
cours) la figure d’une histoire de la peinture.

97
Ici se trouve également le fauteuil de cire, déjà évoqué
le fauteuil nommé Empreinte. Il ressemble un peu à ces
trônes étrusques sculptés dans le tuf des chambres funé­
raires de Cerveteri, sculptés exactement dans la matière
des tombeaux. Il présente aussi, par sa matière - la cire
ayant été posée en couches successives, séparées dans
l’épaisseur, en ondes aimerait-on dire -, une certaine ana­
logie avec cette substance magique entre toutes : l’albâtre,
opaque et translucide en même temps, qui fit la matière
des tombeaux mais aussi, à Byzance, des mystiques fenê­
tres de mausolées. Il me rappelle enfin, par association, le
fauteuil impérial byzantin sur lequel autrefois, en l’absence
du souverain, on faisait trôner - et littéralement régner -
\eMandylion, c’est-à-dire l’image achiropoïète et indiciaire
présentant, à l’état de trace sur un trivial mouchoir, le
visage du Dieu. Tout ce dispositif, avec les associations
qu’il suggère, ne fait que préciser encore l’essentielle
composante généalogique de cette œuvre.
«Je ne veux pas connaître le Néant, avant d’avoir
rendu aux miens ce pourquoi ils m’ont engendré 1 » :
cette phrase centrale de l’enfant Igitur — « malgré la
défense de sa mère allant jouer dans les tombeaux » -,
cette phrase dit bien le devoir généalogique que se donne
peut-être, à un niveau ou à un autre, tout artiste. N’y
voyons surtout pas un simple exercice de piété filiale :
car c’est, en un sens, du contraire qu’il s’agit tout aussi
bien. Il s’agit encore d’une relève. « Si j’écris leur histoire,
ils descendront de moi » - telle serait la décision du poète
à l’égard de ses ancêtres. La décision du sculpteur sera,

1. S. Mallarmé, «Igitur», Œuvres complètes, op. cit., p. 451.

98
i

19. Chambre de sommeil, 1992. Polygraphies de sommeil


(16-17 janvier 1991, p. 300 à 840).
Mine de plomb sur toile de lin. Installation au CAPC
Musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo F. Delpech.
plus spécifiquement, de produire des lieux et des volumes
cryptophores, c’est-à-dire porteurs d un habitacle pour
l’objet perdu, voire pour la perte elle-même, la perte de
l'objet, la perte à l’œuvre dans l’édification de tous les
autres objets « vivants2 ».
« Igitur, tout enfant, lit son devoir à ses ancêtres 3 »
- et l’on sait ce qui en sortira : un poème orphelin, un
livre ouvert et refermé. Un livre dont Mallarmé exigeait
qu’il fût d’abord « architectural4 ». La Chambre de Pas­
cal Convert, ouverte et refermée, expose quant à elle ses
murs comme les pages d’un illisible poème sans fin. Pages
de lin blanc où s’inverse optiquement le dispositif à
l’œuvre dans la première chambre (je veux dire dans les
Autoportraits de marmorite noire) : car les seize tracés du
sommeil y reviennent, s’y multiplient, s’y étendent (leur
cadre devient la pièce elle-même, la pièce tout entière),
finement reportés à la mine de plomb sur l’immense toile
apprêtée. Nous sommes là-devant comme devant les
Reconstitutions d’intérieurs, mais aussi comme devant une
page d’écriture architecturale, purement « décorative ».
L’artiste, lui, s’y trouve peut-être comme Igitur descendu
dans les sous-sols de sa généalogie : lisant son sommeil à
son ancêtre. Faisant de son sommeil l’espace cryptique
d’un état d’absence à l’Autre : état de deuil fondamental
et d’être-orphelin parmi d’autres.

2. Sur cette idée de crypte portée, cf. les analyses de N. Abraham et


M. Torok. «L’objet perdu - Moi. Notations sur l’identification endo-
crvptique» (1975), L'Écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978 (éd.
1987), p. 295-317.
3. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cit., p. 433.
4. \d., «Autobiographie» (1885), ibid., p. 663.

100
Ainsi I artiste ne sera-t-il devant son œuvre que dans
son heu — expiession qu il faudrait entendre de façon
absolument resserrée, à 1 image de ces corps médiévaux
portant sur eux-mêmes, en eux-mêmes, leur propre arbre
généalogique. Ou bien à l’image de ces auteurs spirituels
d’autrefois tourmentés par d’obscures questions généa­
logiques - pourquoi survivons-nous, et si difficilement, à
nos pères ? -, faisant de ce tourment un exercice même,
disaient-ils de la conversion :
« Convertit faciem suam ad parietem - il convertit, il
contourna sa face à la muraille (Isaïe, XXVIII). Mon
visage, Maître, mes yeux, intérieurs et extérieurs, que j’ai
ci-devant tournés à voir et aimer les choses terriennes,
frêles et mortelles, maintenant je les élève humblement,
[...] je les dresse pour regarder votre chair déchirée, et la
muraille de votre patiente humilité. [...] Ceci donc est la
vraie méditation, Maître, ceci est vraiment contourner
(convertere) le visage

5. C. Borromco, Divines contemplations et sainctes conférences de


l'Ânte avec son Dieu, tracl. B. D. Viette, Paris, Chappclct, 1608, p. 114-
115.

101
Pascal Convert nomme-t-il ces murailles Autoportraits
parce qu’il voudrait entrevoir un visage dans les lézardes
graphiques du relevé de son sommeil, comme autrefois
les marbres veinés en recelèrent pour tant d’esprits
inquiets ?

102
Mur avec anfractuosités

Comment, dès lors, ne pas voir ou entrevoir tous ces


traits, toute cette graphie, comme la mémoire ou le relevé
de déchirures en acte, de déchirures vivantes ? Toute
lézarde sur une vitre précède et nomme le bris, l’effon­
drement du plan. Toute lézarde sur une muraille raconte
le travail plus ou moins sourd d’une ruine, d’une chute
causée par un processus de dissociation, Couverture
interne. Ici, sur la paroi, toute graphie cachera donc un
creux virtuel. Or, tout creux nous parle - en sculpture
comme dans l’expérience visuelle ou fantasmatique la
plus intime - de notre corps. Notre corps livré, non à
l’espoir d’une définition ou d’une sommation (d’une
assomption), mais à cette inquiétude où toute graphie
nous parlera Canatomie, mot dont l’étymologie, on le
sait, ne parle elle-même que de déchirure ou de
découpe ‘.
1. C’est le verbe grec anatémnein, qui signifie «couper de bas en
haut », d’où « ouvrir un corps, disséquer, déchirer ». Mais aussi « ouvrir
une route » dans un lieu inconnu.

103
Pascal Convert n’aura donc pris les lieux au mot, ou
plutôt « à bras le corps », dans ses découpes, dans ses
mises en œuvre de seuils démurés ou dans ses Reconsti­
tutions d’intérieurs, que pour les ouvrir eux-mêmes, ou
les inclure dans une question ouvertement posée aux
corps (fig. 20). À chaque fois il s’agit bien, comme il le
dit lui-même, de « retrouver une intériorité à l’espace
architectural2 », mais aussi de produire cette intériorité
comme une topologie toujours réversible, toujours mou­
vante et métamorphique, semblable aux replis d’un grand
corps fantastique (c’est-à-dire d’un corps anatomisé par
le fantasme). Nous avons vu l’espace de YAppartement,
et d’autres encore, se retourner en doigts de gant ; tou­
jours l’extérieur tendait à s’involuer, et l’intérieur à se
déplier comme un organe. Comme si tout lieu était pensé
comme un organe, tout organe comme un lieu (ce que
démontreraient, à leur façon, les objets de descriptions
anatomiques, ces volumes dépliés exécutés en cire, et
quelquefois en verre pour plus de transparence, depuis
le XVIe siècle).
Une rêverie architecturale se déploie donc ici comme
une rêverie organique. Pascal Convert évoque quelque­
fois le modèle, encore issu du XIXe siècle, à’Alice au Pays
des merveilles. Mais ce n’est ici, bien sûr, ni du passage
à un univers surchargé d’images insolites qu’il est ques­
tion, ni d’un univers où toute chose aurait changé de
dimensions. La demeure de Pascal Convert n’est pas un
royaume souterrain, n’est pas encombrée d’êtres fantas­
tiques et s’attache scrupuleusement - parce que le

2. P. Couvert, « Projet pour les Tempietti », art. cit.

104
20. « Autoportrait », 1992.
Empreinte de bras et de tête. Argent sur cuivre.
Détail : bras droit. Installation au CAPC
Musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo F. Delpech.
processus qui la gouverne est un processus du relevé,
du report indiciaire — à respecter 1 échelle de toute
chose ou presque. La tonalité carrollienne vient d’ail­
leurs : elle vient d’un travail constant pour présenter
dans le plan \'au-delà du plan, et dans le volume l’en-
deçà du volume. Elle vient aussi d’un trait fort bien
exprimé par Pierre Fédida lorsqu il parle d’Alice, et
selon lequel, dans cette architecture-là, « le corps est
une oubliette5 ».
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que le corps
se perd dans le lieu, façon oublieuse de s’y souvenir. Et
que le lieu se construit pour présenter cette perte aussi
exactement que possible. Dans la chambre où nous som­
mes il n’y a même plus de mobilier - potiches ou fau­
teuil -, et les murs n’opposent au regard qu’une parfaite
neutralité blanche. Seulement deux ou trois trous, deux
ou trois orifices, mais obscurément brillants, on ne peut
dire autrement, attendent d’être vus de près (fig. 20). On
découvre alors des cavités faites d’argent poli, dont la
forme interne (mais on aura compris que cette dernière
expression n’est que redondance : la seule forme à voir
est ici interne) évoque immédiatement une organicité, on
ne saurait d’abord dire laquelle. Deux conduits qui pénè­
trent dans le mur, se ramifient - et l’on pourra d’abord
penser entrailles, tubes pulmonaires, artères agrandies.
Mais, à y réfléchir un peu, la solution visuelle s’avère bien
plus simple, à condition toutefois d’inverser notre attente
visible à l’égard de la notion même de corps représenté.
Ces deux trous à hauteur d’épaules, ce sont simplement

3. P. Fédida, Corps du vide et espace de séance, op. cil., p. 270-283.

106
deux bras (mais deux «bras-trous») antés horizontale-
ment dans la muraille, et dont on parvient à voir jusqu’au
bout des doigts (mais des « doigts-creux »). On pense à
quelque chose comme une réversion exacte de ces anciens
reliquaires d argent en forme de bras levés, laissant quel­
quefois s ouvrir une cavité pour y exhiber, sous un cristal,
le cubitus voué au culte...
Le corps en ses parties - une tête et deux bras, en
l’occurrence - exhibe quoi qu’il en soit, ou plutôt laisse
entrevoir, une sorte d’inversion systématique du corps en
ses composantes volumétriques. Notre corps visible se
présente aux autres comme un volume plein ; ici, il se
réduit à une anfractuosité aux contours inquiétants.
Notre corps visible se présente aux autres comme isolé
dans l’espace, comme individuel, c’est-à-dire indivis ; ici,
il s’emmure d’avoir été proprement découpé, c’est-à-dire
voué à une volontaire dissémination spatiale. La notion
du moulage corporel, pourtant bien en jeu, se refend
elle-même dans une série de paradoxes visuels enchâssés,
qui font obstacle à la reconnaissance servile ou rassurée
d’organes pourtant exactement reportés (et cela éloigne­
rait notamment Pascal Convert d’un Bruce Nauman,
pour le rapprocher plutôt, mais selon une thématique
évidemment sans commune mesure, d’une œuvre comme
celle de Giuseppe Penone).
Et c’est tout cela - cette inversion, cette dissémina­
tion - que Convert appelle encore un acte d’Autoportrait.
Son propre corps soumis à la découpe, au moulage et au
renversement volumétrique : la troisième cavité, prati­
quée dans le mur à hauteur de regard, n’est rien d’autre
que sa tête elle-même, dont il ne dit qu’une chose en la

107
regardant : « C est un trou, c est une décollation. »
Comme si, contredisant figuralement espace objectif
devant lui (le mur contredit par une cavité elle-même
paradoxale, plus étroite à son embrasure qu’en son cen­
tre), Pascal Convert inventait un lien du dedans, haute­
ment subjectif, à mi-chemin entre la hantise et la médi­
tation. Car la hantise comme la méditation savent donner
lieu à une spatialisation paradoxale du visage, du corps
propre ou d’un seul organe projeté et en même temps
renversé dans sa figuration, dans sa volumétrie... « Mai-
son, pan de prairie, lumière du soir, soudain vous vous
donnez une face humaine ; vous êtes près de nous,
embrassants, embrassés 4... »
On ne s’étonnera pas de retrouver, ici encore, un trait
phénoménologique commun à cette « sortie hors de soi »
pour « descendre en dedans de soi-même » que consti­
tuait autrefois - mais au titre d’une Altérité suscitée par
la croyance - l’invention de demeures spirituelles, demeu­
res de hantises et de méditations sans fin. Dans ces
demeures spirituelles constamment investies d’un destin
anatomique, les parois toujours s’ouvraient, se retour­
naient comme des lèvres blessées, s’agençaient en replis
et en anfractuosités, s’inventaient en topologies à inclu­
sions impossibles5. Les palais de cristal se visitaient
comme on entrerait dans un cœur, les demeures avaient
têtes et bras dans lesquels on pénétrait jusqu’au bout des
doigts, jusqu’au bout des cheveux. Saint Bernard, par
4. R. M. Rilke, cité par G. Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cil.,
p. 27.
5. Cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration,
op. cit., p. 226-241.

108
exemple, fixa son regard sur les « anfractuosités de la
pierre >> et les « cavités de la muraille » où nous lisons
toute 1 ardeur amoureuse du Cantique des cantiques.
Mais, dans « ces trous béants où je puis humer le miel
de ce roc, et 1 huile qui coule de sa pierre très dure », il
ne voyait qu un sanctuaire de la blessure christique, un
espace pour son deuil du dieu mort6.
Il n’y a certes pas de spiritualisation crédule ou de
dérive obsessionnelle dans le travail de Pascal Convert.
Mais l’abstraction du lieu y construit bien, en creux, le
volume d’une absence. Un objet perdu prend place dans
l’organisation du lieu : il s’y dessine en découpes, en
dépôts, en lézardes graphiques, en bas-reliefs ou en
anfractuosités. Il s’y médite selon une heuristique rigou­
reuse du plein et du vide, du haut et du bas, de l’hori­
zontalité et de la verticalité, de l’avers et du revers, etc.
- évoquant très précisément les casuistiques corporelles
autrefois développées par Durer dans son Recueil de
Dresde1. Mais, dans cette procédure extrêmement analy­
tique, Durer lui-même produisait des renversements plus
inquiétants qu’il ne l’eût peut-être désiré d’abord : sa
vision rigoureusement di sotto in sù, sa méditation direc­
tionnelle faisaient du corps humain un espace vitrifié,
transparent donc vide, épouvantable en un sens parce
quecrasé dans le plan ; mais il se reverticalisait soudain

6. Saint Bernard, Sermon sur le Cantique des cantiques, LXI, (« Les


anfractuosités de la pierre »), trad. A. Béguin, Œuvres mystiques, Paris,
Le Seuil, 1953, p. 628-635.
7. Cf. W. L. Strauss, Albrecht Durer. The Hurnan Figure. The Complété
Dresde» Sketchbook, New York, Dover, 1972.

109
en dégageant 1 image frontale de quelque chose comme
une tête de mort, c’est-à-dire un cristal de la hantise.


Ainsi, lorsque Pascal Convert finit par mouler telle


quelle une grande masse de corail circonvoluée (fig. 21),
il la pense et la produit - dans sa forme générale, dans
son échelle et dans sa présentation - comme une tête
apparaissante. Apparaissante comme ces têtes ou ces visa­
ges autrefois « découverts » (mais en réalité pensés et
produits) dans les marbres ou les racines de mandragores
pour s’exposer dans les cabinets des merveilles. Appa­
raissante, mais de part en part défigurée, défigurante,
dans la seule mesure où elle se rend capable de suggérer
la tête avec son intérieur (le cerveau circonvolué), la tête
avec son extérieur (une chevelure envahissant et nouant
tout le volume de son tressage), ou bien la tête avec sa
négation (le réseau « décoratif » des circonvolutions

110
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21. Empreinte, 1992. Corail. Cuivre, 19 x 20 x 21 cm.


Fonds national d'Art contemporain, Paris. Photo F. Delpech.
creusées, comme un enchevêtrement concentré des gra­
phismes du sommeil, y tend en effet à « abstraire »
complètement ce volume anthropomorphe et, donc, à le
priver de toute capacité à faire face ou visage : d’aucun
côté il ne se voit en face). La tête apparaissante devient
alors, tout aussi bien, une tête disparaissante. Un objet de
hantise spatiale dans tous les cas.
Et nous comprenons que le lien ainsi travaillé et abs­
trait dans toutes ses composantes ne nous parle que d’un
corps voué à la perte. Il faut, dans la demeure de Pascal
Convert, penser à la sentence fameuse de Freud - « l’ana­
tomie, c’est le destin8 » - comme l’expression d’un destin
du lieu. Et en même temps se souvenir que le corps
destiné à un tel lieu ne nous parle que de son habitation
définitive. Cela se nomme une crypte ou un tombeau 9.

8. Commentée par P. Fédida, « L’anatomie dans la psychanalyse »,


Corps du vide et espace de séance, op. cit., p. 19-37.
9. Cf. N. Abraham et M. Torok, L'Écorce et le noyau, op. cit., p. 229-
251 et passim.

112
Crypte

Nous voici ramenés, presque malgré nous, à un espace


de la déposition (fig. 22). Comme si, s’agissant de la ques­
tion virtuelle du corps en tant qu''objet de perte, la gisance
et l’horizontalité venaient une fois de plus affirmer leur
insistance, leur autorité. Mais de quel corps s’agit-il ? De
qui est-ce le corps ? Voilà précisément la question à sub-
vertir, fût-ce dangereusement pour nous ; voilà précisé­
ment la question d'identité que met en danger toute ques­
tion de généalogie. Il faut se souvenir que, dans notre
fable, le jeune Igitur - descendant un escalier aux pan­
neaux luisants et symétriques, dont la succession alternée
autour de lui fait écho à la marche d’une pendule, aux
pulsations de son cœur et, bientôt, au double heurt d’une
porte qui bat - descend vers le « caveau des siens ».
C’est-à-dire le sien. Celui où son « moi pur », comme
écrit Mallarmé, voudra se confondre avec celui des siens,
c’est-à-dire avec celui des Autres d’où il vient... Voilà
pourquoi une image de la « chute interrompue de pan­
neaux » vient se confondre avec la « réminiscence du vide

113
sépulcral », et voila pourquoi cette chute n est autre que
la sienne propre - un mouvement de retour sur soi « en
la spirale vertigineuse conséquente » -, et ce tombeau le
sien propre, où déjà il s allonge
Est-ce pour cela que Pascal Convert implique en son
œuvre la forme et le destin de sa propre anatomie sans
jamais produire au devant de la scène une quelconque
imagerie de son « moi » ? Le paradigme anthropomorphi­
que et l’auto-implication de l’artiste dans ses œuvres n’ont
rien à voir, ici, avec une affirmation identitaire, et cela
dans la mesure même où une telle implication fomente
tous les replis possibles d’une question généalogique
(l’apparentement) dans une question de lieu (l’apparte­
ment, la demeure). Il était donc nécessaire que cette dou­
ble question - question de temps, question de lieu -
commençât et aboutît avec la production d’objets-cryp-
tes, d’objets-stèles et d’objets de gisance. C’est ainsi qu’il
faut comprendre toute une part de la production de Pas­
cal Convert depuis 1980 - date à laquelle il réalisa d’ail­
leurs quelque chose qui, bien que déterminant, échappe
au « corpus » habituel et visible d’une œuvre revendi­
quée, exposée, à savoir une pierre tombale — comme une
heuristique de l’ensevelissement. L’ensevelissement : une
question posée à la disparition d’un corps dans le sol, une
question posée avec sa mise en œuvre du lieu.
Le sol joue ici comme horizon et comme pliure, comme
seuil à franchir et à maintenir en tant que seuil d’invisi­
bilité. La grille déposée au sol dans l’interface d’un plan
de verre, en 1986, jouait déjà le sombre jeu - sombre

1. S. Mallamé, « Igitur », Œuvres complètes, op. cil., p. 436-437 et 443.

114
22. Sans titre, 1986. Dalle de verre, métal et laque sur mur.
Installation galerie Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo P. Couvert.
parce qu’opacifiant une transparence donnée à voir - de
cette dialectique. Elle s’est prolongée en 1988 avec
l’œuvre intitulée Pour un tombeau, qui associait un grand
dallage de marmorite noire à l’élévation de trois murs
peints dans la même couleur que celle de YAppartement
bordelais. Mais, déjà, dans son effet de mystères et de
renvois visuels, le dallage de verre noir ne recouvrait le
sol que pour y appeler la question du sous-sol. Celle-ci
fut très exactement mise en jeu dans la première exposi­
tion chez Jean-François Dumont où l’on voyait, non seu­
lement cette plaque de verre « sur crypte » dont j’ai déjà
parlé, mais encore une œuvre sans titre qui laissait voir,
sous une plaque de verre posée au sol, un lourd cylindre
métallique enfoncé dans le sol2.
Les lieux funéraires, nous le savons bien - cryptes,
cimetières, mausolées -, forment toujours des organisa­
tions paradoxales de l’espace où le sol joue plus qu’ail-
leurs sa fonction de seuil matériel et de seuil visuel. Dans
ces lieux gisent et s’érigent des volumes. Mais ces volumes
eux-mêmes n’y parlent que de leur évidement sépulcral,
les stèles ou les constructions érigées n’y parlent que du
sous-sol peuplé, empli de ses corps disparus. Or, il est
bien question de tout cela dans les volumes que Pascal
Convert érige sur ces sols et ces sous-sols déjà travaillés
par la question de l’absence. En 1987, ce sont deux ver­
sions parfaitement antithétiques — mais complémentai­
res - qui auront été données de ce problème à la fois
phénoménologique et structural : d’un côté, un grand
« gisant » de marmorite noire aux dimensions explicite-

2. Cf. le catalogue Couvert, Bordeaux, J.-F. Dumont, 1987, p. 11,

116
ment funéraires - et je ne parle de « gisant » (qui n'est
pas le titre de 1 œuvre) qu’en écho à la thématique même
dont 1 artiste investissait ce volume, entre un resserrement
inversé de 1 Appartement et le déploiement consécutif
d une sémantique de 1 obscur, du memento mort :
« Le volume en marmorite noire était pour moi la struc­
turation en négatif de l’Appariement de l'artiste. Ce
volume noir, qui avait les caractéristiques d’un gisant,
fonctionnait d’une manière identique à l’appartement. La
marmorite réfléchissait entièrement l’intérieur de la salle.
Le spectateur s’en approchant pouvait observer un
contour de son corps sans pour cela obtenir un mimé­
tisme parfait. La relation entre les deux installations s’éta­
blissait sur la dialectique intérieur/extérieur. Le volume
de marmorite noire reproduisait en négatif, en sombre,
ce qui se passait sans l’appartement, faisant intervenir la
notion de memento mori. Le troisième terme convoqué
par la lumière et la mémoire, c’est l’oubli, l’obscur »
De l’appartement à sa propre crypte, il y a donc le
chemin dialectique — la descente, pourrait-on dire - d un
lieu d’habitation vers un lieu de disparition. Mais c’est un
lieu de disparition insistante, persistante au temps de la
disparition. Ce que dit bien, au fond, le mot demeure. C’est
donc également un lieu de disparition partielle, puisqu’il
expose et donne valeur, non pas à ce qu’il enterre - que
I nous ne verrons pas, qui ne nous sera ni décrit, ni conté -,
mais au fait même qu’il enterre quelque chose ou
quelqu’un, et qu’il devient par là le mémorial, le reste visuel
de la disparition. Ce lieu joue constamment, on le

3. P. Couvert, « Entretien avec Y.-M. Bernard ». an. cit., p. 31.

117
comprend, sur une ligne de partage ou de démarcation.
Devant lui (je veux dire devant cette volumétrie de verre
noir, par exemple), nous voyons bien quelque chose que
nous ne voyons jamais dans les conditions réelles ou décri­
tes d’une crypte : ici, nous voyons l’espace autour de nous,
sombrement réfléchi, et notre propre corps. Mais nous le
voyons découpé, en plusieurs sens du terme : privé de son
visage, lorsque nous sommes près de lui - telle est sa
volumétrie paradoxale, en effet, de susciter un anthropo­
morphisme, et de le retrancher en même temps -, et aussi
découpé en ses profils d’ombres, comme si nous étions
nous-mêmes sur la ligne de démarcation d’un état de vision
et d’un état d’oubli, d’un état de vie spéculaire et d’un état
fantomatique, diaphane, partiel. Nous sommes un peu
devant cette œuvre comme « l’ombre survivante » dont
Mallarmé parlait à propos de son enfant Igitur4. Et le
volume lui-même pourra devenir, devant nos yeux, quel­
que chose comme cette « ombre à trois dimensions » dont
Giacometti aura formé le vœu pour toute sculpture réel­
lement intéressante, c’est-à-dire réellement inquiétante5.

4. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cil., p. 436 : « [...]


nuit, que je fus, ton propre sépulcre, mais qui, l’ombre survivante, se
métamorphosera en Eternité... »
5. C'est ce qu’il écrivait en 1945 pour dire son admiration devant la
sculpture de Henri Laurens : « La sculpture de Laurens est pour moi,
plus que toute autre, une véritable projection de lui-même dans l’espace,
un peu comme une ombre à trois dimensions. Sa manière même de
respirer, de toucher, de sentir, de penser, devient objet, devient sculpture.
Cette sculpture est complexe ; elle est réelle comme un verre (je voudrais
dire “comme une racine”, j’en suis moins sûr, bien qu’elle soit par certains
côtés plus proche de la racine que du verre). » A. Giacometti, « Henri
Laurens» (1945), Écrits, Paris, Hermann, 1990, p. 21. Cf. également
p. 247.

118
L’autre version, de 1988, aura converti routes les
valeurs de cet unique volume d’obsidienne : il se dédou­
ble - mais il ne perd pas, loin de là, son caractère de
gisant, évoquant plus précisément ces couples royaux
magnifiquement et désespérément réunis dans la basili­
que de Saint-Denis —, et le verre clair fait place désormais
à la pesante marmorite. Nous étions jusque-là devant un
obstacle visuel réfléchissant, qui empêchait de rien voir
au-dedans, sauf nos propres ombres passant et disparais­
sant à la surface. Plus d’obstacle, à présent. Mais pas plus
de sujet, puisqu’il ne nous est donné que de voir... rien,
rien de consistant, rien de figuratif dans ces volumes
translucides protégés par des grilles que nous sommes
presque obligés - mais à tort - d’imaginer comme pré­
levées à un cimetière réel.
Dans ces objets, dans ces lieux de mémoire généalogi­
que qui ne cessent de se dédoubler, comme pour appro­
fondir, mais aussi comme pour dévoyer le contenu de
cette mémoire, Pascal Convert tresse subtilement deux
modalités hétérogènes de la réminiscence. Elles recou­
vrent plus ou moins les deux sens possibles que nous
pourrions donner au mot ^'histoire : il y a, d’un côté,
l’histoire immense et extensive des objets qui s’engen­
drent les uns les autres dans le temps des civilisations,
des communautés ; il y a, de l’autre côté, une histoire
absolument resserrée, intense, une histoire - une auto­
biographie - qui oriente tout depuis son obscurité même
et son refus à se raconter. C’est ainsi que nous devrons
(le jour où nous pourrons faire 1’ « histoire » de cette
oeuvre) dialectiser constamment les références réfléchies
que Pascal Convert développe à l’égard d’autres œuvres

119
dont il assume le legs - par exemple celui du minimalisme
de Tony Smith, de Donald Judd ou de Robert Morris -,
avec une implication de ce legs dans le legs absolument
charnel et proche, le legs muet d’expériences ou d’évé­
nements privés, mémorables ou oubliés.
Dans la pliure dialectique de ces deux histoires, il y a
sans aucun doute le « troisième genre », le troisième sens
du mot histoire : c’est la fable, encore une fois, qui permet
les raccourcis fulgurants par lesquels un volume minima­
liste pourra être pensé dans son lien avec l’iconographie
funéraire d’Alberti (celle du Saint-Sépulcre) ou d’Andrea
di Lazzaro Cavalcanti (celle du sarcophage de Giovanni
Bicci de’ Medici, à Florence). C’est la fable, encore une
fois, qui énoncera par figure, c’est-à-dire par détour ou
déplacement, pourquoi, dans cette demeure, les lieux de
déposition ressemblent tant, jusqu’à les dédoubler, aux
lieux d’habitation. Alors, nous pourrons convoquer les
images immémoriales des « demeures d’éternité » égyp­
tiennes, des tombes mésopotamiennes ou bien étrusques,
toutes bâties comme l’envers exact et la duplication de
maisons habitées 6. Et nous pourrons aussi retrouver dans
les fables du verre ce lien anthropologique de la mémoire
et de l’oubli, de la transparence et du memento mori, du
reste et de la disparition, de l’immortalité iconique et de
la pauvre dispersion des corps :
« Il se trouve en Ethiopie, dit-on, un lac carré, d’un
périmètre de cent soixante pieds environ, à l’eau couleur
de cinabre et à l’odeur très agréable, assez semblable à

6. Cf. D. Laroque, « L’autre maison », dans Pascal Couvert, Genève,


Halle Sud, 1990, p. 2-3.

120
1 odeur du vin vieux ; elle a une étrange propriété : on
dit que celui qui la boit tombe dans une étrange folie ; il
se met à avouer toutes les fautes qu’il cachait auparavant
(mais il est un peu difficile de croire à ce récit que racon­
tent certains). Les peuples d’Éthiopie organisent aussi de
façon bien particulière les funérailles de leurs morts. Car
ils embaument les corps et répandent autour une grande
quantité de verre ; puis ils les placent sur une stèle, si bien
que le corps du défunt peut être vu par les passants à
travers le verre ; c’est du moins ce que raconte Hérodote.
Ctésias de Cnide prouve qu’Hérodote invente : lui, il
affirme que le corps est embaumé mais qu’il n’y a pas de
verre fondu autour du corps nu ; car tout doit être brûlé
(avec le verre), et à la fin il ne pourra subsister dans ce
corps abîmé la moindre ressemblance. C’est pourquoi on
fabrique une image creuse, en or, dans laquelle on glisse
le cadavre, et autour de cette image on coule le verre. On
le place ensuite dans un tombeau et à travers le verre
apparaît l’image en or qui ressemble au défunt7. »

7. Ctésias, Histoires de l’Orient, I-III, 14,4 et 15,1-4, trad. J. Aubcrgcr,


Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 41-42. Cf. egalement Hérodote,
Enquête, III, 24. Diodore de Sicile, Naissance des dieux et des hommes,
II, 15, 1. Élien, Histoire variée, XIII, 3.

121
’.N
f'

•b

23. «Autoportrait », 1991. Empreinte d’autoportrait peint (1963).


Cristal et plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm.
Collection particulière, Paris. Photo F. Delpech.
Porte

« Et à travers le verre apparaît l’image en or qui res­


semble au défunt... » Dans d’autres versions de cette
fable, l’image interne, prise dans le verre, est faite de
plâtre : « On momifie le corps, à la manière des Egyptiens
ou par un autre procédé, puis on l’enrobe d’une couche
de plâtre 1 ». Or, il semblerait presque que l’immémorial
procédé se retrouve là, sous nos yeux, dans le panneau
blanc qu’au tout début de notre parcours nous avons pris
pour porte (Jig. 23). Sa monochromie et sa planéité, sub­
tilement accidentées, sembleraient presque données à
voir dans l’opération de recouvrir un visage, peut-être
défunt, sous la couche blanche du plâtre et sous celle,
translucide, du cristal qui la recouvre encore. Devant
nous un visage semble donc s’être retiré, aplani et para­
doxalement agrandi - comme en gros plan -, ne laissant
reconnaître aucune physionomie, aucune expression par-

1. Hérodote, Enquête, III,24, trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, 1964,


p. 228-229.

123
ticulières. Seulement un regard démesuré, deux grands
yeux ou plutôt deux orbites largement surlignées, grif­
fées, plâtrées ; l’axe à peine marqué d’un nez ; et, tout en
bas, un réseau confus, informe, peut-être une bouche.
Tout cela à peine en relief, à peine relevable et descrip-
tible.
Exposé en regard des deux « gisants » de verre, ce
panneau carré - cette dalle - renforce en nous la sensation
d’un visage enterré. Et pourtant tout est donné là, verti­
calement, visiblement, exposé comme un tableau. Si nous
cherchons l’appui d’une certitude dans le cartel, dans le
titre, nous lisons : «Autoportrait ». Empreinte d’autopor­
trait peint (1963), 1991. Qu’est-ce que cela signifie ? Que
recouvre ce syntagme à la fois précis et déroutant, à la
fois simple et dédoublé ? Réfléchissons : nous sommes
devant un autoportrait, dans une exposition de Pascal
Convert ; il s’agit donc d’un autoportrait de l’artiste,
comme il s’était agi, en 1987, d’un Appartement de
l’artiste. Mais le mot Autoportrait est écrit entre guille­
mets ; il appelle donc immédiatement une distance à
prendre. Distance à prendre avec la certitude que ce
serait le visage même de l’artiste exposé qui s’exposerait
là, sur le panneau blanc... Une autre distance se creuse
encore dans ces simples guillemets : c’est que nous
n’aurions ici, à bien lire, qu’une « empreinte d’autopor­
trait peint » - un autoportrait au second degré, ainsi qu’on
le dit en sémiologie lorsqu’on parle de secondarité, mais
aussi en généalogie lorsqu’on parle des relations de
parenté. Et le titre précise « 1963 », date à laquelle notre
jeune artiste, de toute évidence, n’avait pas l’âge pour
peindre un tel autoportrait. Ce ne serait donc pas un

124
autoportrait de l’artiste. Seulement sa trace - et même la
trace d’un autre autoportrait -, son empreinte de plâtre
(en positif) et de verre (en négatif, appliquée au précédent
support comme son contre-sujet), réalisée, si on lit bien,
en 1991.
Nous comprenons alors que la sensation immédiate, la
sensation visuelle du retrait, se confirme et s’accentue
dans la déduction progressive de ce à quoi le titre de
l’œuvre nous donne accès : c’est-à-dire au processus qui
aura pu donner lieu à cet objet. Le visage entrevu est, en
effet, devant nous, visuellement retiré ; c’est également,
en toute logique, celui d’un Autre, quelqu’un d’autre que
Pascal Convert. Il est cependant visuellement proche, par
son agrandissement relatif et le fait qu’il occupe la totalité
du champ circonscrit (lui-même de petite taille, une tren­
taine de centimètres de côté) ; c’est peut-être - mais tou­
jours en toute logique - celui d’un proche de Pascal
Convert. Autre et proche en même temps : voilà comment
cet objet construit son opération complexe - la trace
matérielle d’une trace représentationnelle, l’indice d’une
icône sans nom -, voilà comment cet objet impose son
incontestable aura2. Voilà comment son essentielle
mutité - car sa bouche effacée ne nous raconte toujours
aucune histoire - impose la sensation de quelque chose
comme un écho mourant.

2. Au sens où Walter Benjamin pouvait relever, clans l’aura, l’« unique


apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être ». W. Benjamin,
«L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité technique» (1936), trad.
M. de Gandillac, L’Homme, le langage, la culture, Paris, Denocl-Gon-
thier, 1971, p. 147.

125
Mais sa réalité de trace continue de convoquer notre
regard, notre pensée. Objet extrêmement difficile à pho­
tographier - à cause du cristal qui recouvre le plâtre, à
cause du caractère presque infinitésimal des perturba­
tions matérielles qui atteignent la planéité du blanc -, ce
dernier Autoportrait se présente un peu comme la der­
nière trace possible, ou visible, d’un enchaînement de
traces ayant eu un visage pour origine. C’est une trace
elle-même si proche de l’extinction visible que son origine
(ou son référent) ne peut dès lors être appréhendée que
comme l’objet d'une perte radicale. Voilà ce qui fait son
éloignement absolu, alors même que sa visualité la pré­
sente comme extrêmement proche de nous, de notre
visage.
Une double distance contradictoire aura donc été pro­
duite, œuvrée, qui donne à cet objet-trace, à cet objet du
temps, un statut que l’on pourrait peut-être correctement
qualifier par le mot d'anachronisme. Le titre de l’œuvre
ne propose d’ailleurs rien d’autre qu’une espèce de frot­
tement temporel, anachronique, entre les deux dates jux­
taposées : « 1963-1991 3 ». Et il nous faut bien compren­
dre ce frottement temporel comme l’indice d’une attitude
plus générale de ce jeune artiste à l’égard d'antres temps
qui ne sont ou qui ne furent pas les siens. Il est en ce
sens extrêmement significatif que Pascal Convert, ayant
à parler du motif autobiographique qui tend toute son
œuvre, refuse simplement de parler de lui, comme tant
d’autres artistes se complaisent à le faire - « je ne connais
3. Et c’est là un trait essentiel de nombreuses œuvres de Pascal
Convert, par exemple VEmpreinte. Grille de fenêtre 1930, 1987, ou bien
VEnipreinte. Bergère XIXe siècle, 1991.

126
pas l’issue de mon histoire » -, et ne trouve comme
recours qu’à évoquer « l’espace d’habitation des person­
nes âgées lorsqu’il se rétrécit au fur et à mesure de leur
difficulté à se mouvoir et à s’émouvoir ». Alors :
« Pour finir, elles ne quitteront plus leur chambre,
arche de Noé, forteresse intérieure ; y rassemblant tout
ce qui a pu occuper leur vie. Les objets, livres, images,
sont accumulés dans un désordre saisissant, comme si
tout leur passé devait être à portée de leur main, de leurs
yeux. L’œil pourtant ne s’attarde pas sur les choses, pas
plus qu’il ne lit réellement. Il reste entre deux, glissant
de motifs en motifs. La juxtaposition, la superposition
des éléments visuels crée un tissu, sorte de tapis sans motif
central, sans logique de symétrie ou de répétition. Effet
kaléidoscopique produisant un sentiment hypnotique.
Rester dans l’entre-deux, dans le vide de la vision. Et
lorsqu’on dit des personnes âgées qu’elles retombent en
enfance, c’est du fait de leur capacité à s’abstraire, à plon­
ger dans un état picnoleptique. Ni nostalgie, ni crainte
de l’avenir, les motifs autobiographiques ne sont là que
comme des miroirs qui ne reflètent que la lumière et le
vide. Je m’imaginerais facilement comme ces personnes
d’un autre âge 4. »
La demeure réinventée de Pascal Convert ne manifeste
elle-même ni nostalgie, ni goût de l’archaïsme (voire de
l’archétype). Mais elle travaille, de façon absolument
moderne et non régressive, sur une temporalité d’ana­
chronisme, un temps qui n’est pas le sien. Moyennant
quoi, elle enchâsse cet anachronisme dans une grande
question généalogique, la question que tout artiste s’est
4. P. Convert, « Le motif autobiographique », art. cit., p. 4-5.

ni
posé ou se posera, à quelque moment, sur le temps des
siens. Or, cette relation généalogique elle aussi se consti­
tue dans un espace de la tension où, entre un « autopor­
trait » et une « empreinte d’autoportrait », entre une
datation (1963) et une autre (1991), se repose inlassable­
ment la question de savoir qui est l’artiste, qui est l’artiste
de l’artiste, qui est le sujet, qui est le sujet du sujet...
L’Appartement de l’artiste finit donc bien par poser une
question d’apparentement ou de parenté : quelle est cette
chose exactement, ou ce paradigme, qui me fonde et me
désapproprie ? Me donne mon nom et me désidentifie ?
Quel est ce temps qui me déplace de mon propre âge ?
Quel est ce visage qui me fait porter un deuil du visage,
quelque part entre le mien et celui des miens 5 ?
Question de deuil, pour finir. Question de deuil qui
n’en finit pas, parce que la perte, ses traits de déchirure,
n’en finissent pas de faire œuvre dans cette œuvre. On
aura bien senti, tout au long de ce parcours, que les traces,
les lieux inventés par Pascal Convert servent d’écrins à
une perte dont il se refuse pourtant à produire les reli­
ques. Nous voyons, certes, des morceaux de corps argen­
tés, ainsi qu’une version en argent repoussé du visage
soumis à l’empreinte - et tout cela pourra bien évoquer
les précieux métaux traditionnels des anciens trésors de
5. Il est intéressant de se souvenir que, parmi les plus anciens travaux
de Pascal Convert, l’exercice d’autoportrait occupait déjà une place
importante - une place qui, constamment, cherchait son propre dépla­
cement. Une vidéo de 1983, intitulée Saccage, se donnait ainsi comme
une série d'« autoportraits dans des lieux » : mais le visage de l’artiste,
en très gros plan, ne se dilatait que pour disparaître dans le blanc, par
saccades visuelles qui jouaient déjà sur les inversions de valeurs chroma­
tiques noir/blanc, positif/négatif.

128
reliques. L’emploi du cristal irait lui aussi dans ce sens
remémoratif. Mais les rapports - bien réels - que les
objets de Pascal Convert entretiennent avec la relique
sont des rapports déplacés, inversés, mis en apories, rele­
vés. Les morceaux de corps sont ici doublement retirés,
puisqu’ils définissent des creux, des vides, et qu’ils
s’emmurent au lieu de s’exposer comme restes sacralisés.
Quant au visage d’argent repoussé, il n’exhibe ici que sa
pure existence de plan ou de lame dans l’espace : il n’est
le reliquaire de rien qui se cacherait derrière ; il n’est
l’écran d’aucun mythe de la présence réelle ; il n’est le
support d’aucun culte, d’aucun rituel. En quoi nous
découvrons que la valeur d'aura ne tient peut-être pas si
rigoureusement au paradigme cultuel dans lequel Walter
Benjamin avait cru devoir la confiner. Nous sommes ici
dans un espace de Vaura travaillé seulement - mais admi­
rablement, tout est là - comme fable de la perte et comme
fable du lieu pour gérer cette perte6.
Telle fut, encore, la méthode, la « folie utile » d’Igitur7.
Une perte commandait chacun de ses gestes, mais c’était
une perte aussi clairement impersonnelle - et donc ren­
due « absolue », selon le vocabulaire de Mallarmé - que
clairement généalogique. Le langage poétique s’y donnait
comme l’aptitude à rendre les choses absentes, mais
admirablement absentes : leur absence n’était pas une

6. Cf. P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 28 :


« Il s’agit d’une appropriation mentale, comme si je me constituais une
autobiographie aussi fausse et aussi vraie que celle de Henry Brulard-
Stendhal, et qui m’a permis de me sortir de ma réalité d’individu pour
rencontrer la figure, “le portrait de l’artiste” ».
7. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cti., p. 434.

129
privation, elle se déployait lumineusement comme
l’invention d’un lieu et d’un fantôme pour habiter ce lieu,
cet « hôte inférieur de moi, dont la lueur a heurté le
doute », ce personnage « de ma dernière figure 8 ». Ce
personnage a-t-il ici un nom ? Nous ne le savons pas, il
ne nous sera pas donné de le savoir (pas plus que dans
Igitur, d’ailleurs). Mais il est porteur d’un paradigme - un
paradigme dont toute cette œuvre, à un certain niveau,
développe, non pas la nostalgie, mais simplement la perte
questionnée.
C’est la peinture. Toujours effleurée, toujours souve­
nue. Ni déniée, ni réfutée - rien, ici, qui annoncerait
péremptoirement la mort de la peinture, ou bien son
nouvel âge. Simplement, elle s’implique comme l’absente,
la retirée, l’endeuillante. Souvenons-nous des premières
œuvres de Pascal Convert, ces tableaux monochromes où
le verre devenait un subjectile peu à peu brisé, mis en
éclats, puis déposé en tas ou contenu dans des cadres de
cristal. Souvenons-nous des impressions retenues dans les
villas basques, et réinventées dans les Reconstitutions :
ces impressions d’« entrer dans un tableau » ou dans une
veduta\ Souvenons-nous des parois de FAppartement,
pensées comme les supports d’une fresque disparaissante.
Et aussi du tampon à tissu peint utilisé au seuil de la
Vitrification. Souvenons-nous encore des cimaises traitées
comme châssis de toiles dans la Chambre de sommeil, et
en général de tout le travail chromatique qui se déploie
8. Ibid., p. 439.
9. P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », an. cit., p. 28 : « Il
s’agissait d'un véritable territoire, comme si l’on entrait à l’intérieur d’une
peinture... ».

130
ici comme l’effleurement silencieux d’une question posée
à la couleur picturale, au glacis, au sfumato, au travail de
la couche.
Regardons enfin, de plus près, cet Autoportrait fasci­
nant de plâtre et de cristal. Que nous donne-t-il à distin­
guer, si ce n’est un pur et simple effet - transposé dans
ses traces - de couche picturale ? C’est bien une peinture,
en effet, qui a fourni le support de cette empreinte : le
chromatisme y a complètement disparu, et de la repré­
sentation ne reste qu’une fragile pellicule en lambeaux.
Tout ce qui est relevable, tout ce qui a été méticuleuse­
ment moulé et restitué, c’est la géologie même de la
matière picturale, ses crêtes, ses méplats, ses nervures, ses
reliefs irisés, comme les figures que ferait un sable agité
par le vent. Mais, là, tout a été saisi dans l’opération
fatalement horizontale du moulage (en quoi nous tou­
chons du doigt la proximité structurelle de toute
empreinte avec un acte de déposition), puis reverticalisé,
érigé en tableau, en retable. Plus qu’effleurée, la peinture
donne donc à Pascal Couvert sa masse, son corps - mais
privés de ce qui en elle faisait l’évidence et la vie, à savoir
la pigmentation du pigment, la couleur.
On comprend alors ce qui, dans la peinture, peut à
cette œuvre offrir son paradigme d’endeuillement. Car la
géologie d’un autoportrait peint aura bien posé sa ques­
tion généalogique comme celle d’une matière endeuillée
de ses propres couleurs. La peinture offre à cette œuvre
son paradigme d’endeuillement mais, dans le même
temps, l’existence défective où elle se donne - ce livide
bas-relief - pose très précisément la question d’une ori­
gine perdue, l’origine que toute une tradition occidentale

131
■BKÊiillfiBi
b

24. «Autoportrait », 1991. Empreinte d’autoportrait peint (1963).


Mine de plomb sur plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm.
Collection particulière, Paris. Photo F. Delpech.
aura voulu situer vers un objet indiciaire et non pigmen­
taire à quoi l’Autoportrait fait immédiatement penser, et
qui s’intitulait lui-même comme la vera icona d’un visage
de Commandeur mort... Mais je répète qu’ici, nul mythe
de la présence réelle ne consolera qui que ce soit - et
surtout pas l’artiste - d’une perte relevée parce qu’irrémé­
diable, sans remède possible, sans consolation. La Véro­
nique de Rome a déserté son ancien cadre de cristal pour
briller d’autres feux plus baroques (autres cadres, autres
ors, autres pierres précieuses) dans l’énorme pilier de la
basilique Saint-Pierre. L’Autoportrait de l’artiste, lui, ne
nous regarde que depuis son entière disparition calcifiée
(fig. 24). Sa cendre blanche ou grise qui devant nous,
sertie dans le cristal, s’irise.
Ici se termine le parcours. Igitur secoue simplement les
dés - convoquant le hasard, à savoir l’ignorance de ce qui
va suivre -, il ferme le livre, il souffle la bougie. « Et,
croisant les bras, il se couche sur les cendres de ses ancê­
tres ». « Il y a eu folie », écrira Mallarmé. C’est-à-dire qu’il
y a eu méthode pour donner lieu à une absence. Igitur
n’est pas sorti de sa demeure ; simplement il y est mieux
entré. Il n’a fait que parcourir un espace intérieur, jusqu’à
cette « fiole vide » de cristal clair qui lui aura donné « la
goutte de néant qui manque à la mer ». Les derniers mots
de cette fable : « Reste le château de la pureté 10 ». Façon
de dire que rien n’aura eu lieu que le lieu.

(1991-1992)

10. S. Mallarmé, « Igitur », Œuvres complètes, op. cil., p. 442-443.

133
LA SOUCHE
5

<

I
Penser le trait comme travail du temps creusé. Au
cours d’une expérience hallucinatoire, je regarde l’inté­
rieur de ma main, mes rides, mes lignes dites de vie,
d’amour, etc. L’hyperesthésie me rend attentif au plus
infime mouvement musculaire. Très vite, ce que je vois
devient destin : chaque mouvement ne fait que creuser,
dans ma main, du temps. En quelques secondes, elle
devient sous mes yeux celle de moi vieillard, puis mort.
Je suis devant ma main comme devant une ramure des­ i
séchée ou, plutôt, comme devant une souche. Un moi-
souche qui va noircissant : travail du temps creusant. I
*

De même que, dans l’expérience quotidienne, nous pre­


nons rarement le temps de regarder comment se creusent
nos traits, de même, dans l’expérience esthétique, nous
prenons rarement le temps de regarder comment se sont
creusés les traits d’autrui. On associe volontiers le dessin
à l’expression, à la vie, à la vitesse, à la spontanéité d’exé-

137
cution. Jusqu’au dandysme de la sprezzatura. Mais la lente
impression, l’impersonnelle survivance qui fait fond aux
chorégraphies de l’expression ? Mais la veine, le creuse­
ment sismique, la vieille ligne de fracture, la mine du trait ?

*
i

Tu ne cesses jamais de dessiner. Ou, plutôt, tu t’arran­


ges toujours pour que des traits te soient creusés et rendus
disponibles par-delà ta propre expression ou capacité
d’exécution. Le plus souvent, tu te charges d’œuvrer, de
donner temps aux traits que d’autres font venir au jour.
Le dessin comme détour. Ce furent des demeures étran­ (
gères - des demeures en ruines - qui te donnèrent autre­
fois motif à découpes, puis à vues. Ce fut un appartement
de fortune qui te donna matière à relevés. Ce fut quelqu’un
d’autre qui, alors, tailla soigneusement les appliques de
verre clair. Ce furent des amis architectes qui réalisèrent
les schémas au propre, relayés par une machine. Ce fut i
un menuisier qui moulura la version - positive - de bois,
et deux autres amis qui sablèrent avec toi la version creu­
sée en négatif. Ce fut un mort proche de toi qui te donna
de faire les empreintes de ses tableaux et d’autres objets
liés à son souvenir. C’est un enfant proche de toi qui t’a
fait mettre en mouvements et en modulations les tracés de
f
sa main qui ausculte le monde, l’explore et le manipule,
le chiffonne et le réinvente. Ce sont quelques souches
d’arbres foudroyés qui te donnent l’occasion de continuer
à retracer leurs traits de croissance éteinte.
•k

138
Il n’y a dans ton geste aucune indifférence à l’égard de
la technique, bien au contraire. Mais tu n’investis physi­
quement le matériau, semble-t-il, qu’après détour et mise
à distance. C’est lorsque l’ordinateur a fini sa digitalisa­
tion des surfaces d’eau dormante que tu réassumes
l’imprécision tactile du crayon, du papier calque et, sur­
tout, de la violente machine à sabler (ce traceur vorace,
cet aérographe démesuré, cette gomme destructrice).
Creuser les traits signifie d’abord : laisser le temps au
dessin de se constituer selon les nécessités d’un processus
impersonnel, indépendant de toi. Creuser signifie laisser
reposer, laisser le temps agir en sous-sol. Laisser se pro­
duire les sédimentations, attendre que des épaisseurs se
constituent. Enfouir le projet, retarder toute exécution,
toute décision stylistique. Faire, surtout, que l’enfouisse­
ment transforme, porte gestation d’une nouvelle figure.
À un moment, bien sûr, il faut précipiter cette attente,
accoucher la forme : la désenfouir à toute force, la déci­
der, couper le cordon. Acte du style.

Creuser des traits, donc : créer une double distance et,


avec elle, un anachronisme, un double temps pour le des­
sin. Temps lointain (fascinant pour cela) de la morpho­
genèse impersonnelle, ce processus physique contre
lequel nous ne pouvons rien : il s’impose avec sa perfec­
tion formelle et sa brutalité intrinsèques, comme s’impo­
sent un cristal, un glacier, une vague de l’océan ou une
éruption de lave. L’autre temps est celui, resserré, intime
(inquiétant pour cela) des lignes du destin : à un certain

139
;

25. Appartement de l’artiste, 1992. Relevé des quatre murs rabattus.


:
moment, tous les traits prennent sens, fût-ce le sens de
quelque chose que nous continuerons d’ignorer. Mieux
vaut dire qu’ils se resserrent autour de nous, qu’ils tissent
à notre égard - à notre regard - leur filet, leur figure de
fatalité.

L’Appartement - ses motifs ornementaux recroisés


dans la mise à plat labyrinthique des quatre murs réunis,
ou plutôt déposés, rabattus l’un sur l’autre (fig. 25) - res­
semble à un tel filet. De ce filet, tu as été l’araignée
patiente et, peut-être, aussi, l’animal pris au piège.
AJAppartement semble avoir décidé pour toi les métamor­
phoses successives que tu lui imprimais. Au moment
même où tu le constituais en œuvre sérielle, toujours plus
impersonnelle et formellement complexe (fig. 7-10, 25-
27), il semblait te répondre et t’impliquer dans ses rets
comme une singularité destinale. En cela, il supposait
bien l’apparentement, la question généalogique. Mais je
vois mieux, à présent, en quoi YAppartement comme
Yapparentement appelaient tous deux une notion ou, plu­
tôt, un processus de la mise à part. J’entends par là, pour
commencer, une réserve d’expression : une façon d’enga­
ger le paradigme généalogique dans le refus de toute
narrativité et de toute héroïsation subjective. Façon de se
savoir impliqué sans avoir à se raconter. Façon de traiter
le pathos, non par l’iconographie, non par l’appel aux
identifications, aux personnages voire aux symboles, mais
par la stricte formule. Idée mallarméenne, en effet : que
ce qui soit déchirant le soit comme un papier se déchire

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26. Appartement de l’artiste, déposition, 1992 (détail).


Bois mouluré, 450 x 550 x 2 cm. œuvre détruite. Photo F. Fischer.
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27 .Appartement de l’artiste, déposition, 1996 (détail). Contreplaqué sable,


450 x 550 x 2,2 cm. Collection de l’artiste. Photo F. Delpech.
envisagé de très près. Et quant à la sculpture, quant à
l’empathie sculpturale : que ce qui soit déchirant le soit
comme une pierre se déchire envisagée de très près (bou­
leversement d’avoir vu cela, un jour, sur les pentes de
l’Etna).

Mettre à part, c’est aussi déplacer. AJAppartement et,


en général, tout le travail sur les architectures disparues,
supposent une réserve de leur propre histoire - ou de ta
biographie - à travers leur obstiné mouvement d'expan­
sion. Expansion horizontale, vouée au sol : dans les ver­
sions « déposées » de YAppartement, en verre sablé puis
en bois mouluré, puis dans ce bois finalement « écor­
ché », version où la chair du matériau se contemple dans
son épaisseur ravagée, dans ses lambeaux à vif, dans ses
inframinces crêtes de sciure (fig. 26-27). Expansion ver­
ticale, vouée au mur : dans les versions immenses des
« vues en filaire », telle la Pièce rouge de 1996 1 (fig. 1, 5).
Le toall drawing produisait là de nouveaux paradoxes
visuels : saturation chromatique du fond - une grande
fresque de laque rouge -, impossibilité de photographier,
impression que le tracé apparaît, non comme une déci­
sion graphique « noir sur blanc », mais comme une grif­
fure dans la pellicule du matériau, griffure si ténue, si
fragile qu’elle semble, par instants, disparaître.

1. Cf. Pascal Convert, Nice, Villa Arson, 1996, p. 17-33.

144
1

Qualité particulière de ce trait : aussi flottant qu’il est


précis. La formulation qui me vient spontanément,
devant ces « vues en filaire », est que s’y déploie une sorte
d’optique de précision flottante. Précision, parce que le
trait construit une minutieuse architecture mentale où se
superposent, rabattus les uns sur les autres - comme dans
le « filet » de YAppartement -, des points de vue distincts
quoique symétriques. Opération étrange : précise, elle
déconstruit cependant l’illusion référentielle, défie toute
perception optique, réunit ses points de vue comme une
même tête serait capable de superposer son visage avec
sa nuque. C’est à la fois une veduta ouverte et un studiolo
fermé. C’est, surtout, une vision sans amarres, une vision
flottante : le dessin est trop grand pour que nous puis­
sions le « cadrer » optiquement et, d’ailleurs, ses tracés
ne cessent de diverger loin de nous, de fuir sur les côtés,
de se suspendre ou de se fondre dans l’épaisse atmo­
sphère chromatique.

Dire « optique de précision flottante », c’est presque


parler avec Duchamp. Mais c’est évoquer un héritage
bien plus complexe et ouvert que ce à quoi l’on réduit
ordinairement sa leçon d’avant-garde. Je pense, pêle-
mêle, à l’utilisation de techniques industrielles aux fins
artistiques, presque privées, d’objets rares, inutiles voire
invendables ; à l’intérêt pour les rapports entre dimen­
sions de l’espace et du temps ; à la distinction du trait |
d’apparence (qui imite) et du trait d’apparition (qui tran- '
che dans le réel) ; à la constitution de readymades aidés, 1|

145
transformés, retouchés, etc. Mais je pense surtout à la
recherche de Xinframince. Elle se manifeste, dirait-on,
dans la nervure même du dessin. Par exemple dans ta
Rampe d’escalier (fig. 16) : l’objet (l’escalier) a disparu,
seule demeure la rampe, qui est l’accessoire, l’ornement.
Elle apparaît de rien, sans cadre. Une rampe sans garde-
fou, donc. Une rampe extravagante, flottant sur le mur
comme, sur le Grand Verre, flottent les « Témoins ocu­
listes ». Chaque trait dédoublé crée un rythme propre et,
avec lui, une infime profondeur qui n’est tenue, spatia­
lement accrochée, à rien. Cette rampe sans assise, cet
escalier d’apesanteur dessinent pour finir une sorte de
volute complexe et solitaire. Un signe musical nouveau.
Un pur souffle de fumée, une exhalaison d’aura produite
à même le trait (on vérifiera, une fois de plus, combien
stupide peut être l’opposition esthétique du « linéaire »
et du « pictural »).

Mais se révèle, symétrique, un tout autre mouvement :


non d’expansion, mais de repli. Dans cette fable, le lieu
sait aussi s’involuer, se chantourner sur lui-même. On
peut étendre un filet, on peut aussi le chiffonner dans sa
main comme une pelote de fils. Tous les traits se resser­
rent alors en quelque chose qui fait volume : qui concerne
encore la sculpture. Je te propose donc cette hypothèse :
qu’un jour XAppartement soit replié soigneusement
comme une pelote, sans néanmoins perdre son échelle,
ses formes reportées ni son extension spatiale propre.
Condenser, en somme, XAppartement et la Chambre de

146
28. Polysomnographie, 16-17 janvier 1991. 1113 pages. Photo F. Delpech.
sommeil. Faire revenir celui-là aux conditions préalables
de celle-ci (fig. 28) : c’est-à-dire transformer YApparte­
ment en un livre.

« Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre »,


écrivait Mallarmé2. Un livre, c’est-à-dire un volume, une
i sorte de sculpture. Mallarmé ne parle-t-il pas de « volume
impersonnifié », de « lieu [qui] se présente », d’épaisseur
creusée où « le sens enseveli se meut » - tout cela « pour
que sorte une splendeur définitive simple .».? Comment
ne pas regarder le volume des « polysomnographies »
comme un livre de sommeil, un livre écrit, hors de toute
composition volontaire, par les mouvements d’un corps
en voyage dans ses rêves ? Comment ne pas y voir, déjà,
une sculpture achevée, un volume de temps ? Son écriture
court en continu sur les seize lignes superposées - seize
lieux du corps - et sur les mille et quelques pages réunies
de cette seule nuit. Il répond bien, en cela, à ce que
Mallarmé exigeait surtout d’un livre : qu’il fût, « [par]
son tassement, en épaisseur, le minuscule tombeau, cer­
tes, de l’âme » ; que les signes inscrits sur le papier,
« ombres éparses en noirs caractères », à la fois se
I reploient dans les « dessous qu’il installe » et se déplient
L pour « se répandre comme un bris de mystère 4 ».
*

2. S. Mallarmé, «Quant au livre» (1895), Œuvres complètes, éd.


H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 378.
3. Ibid., p. 370, 372, 385.
4. Ibid., p. 379-380.

148
Penser le volume - et, qui sait, le lieu en général -
comme travail du temps inscrivant. Tâche de sculpteur.
Je suis frappé, en regardant ton « livre de sommeil », par
la tranche : tout ce qui se présente en extension, fronta-
lement sur la page, comme un texte ou un dessin, se
soustrait aussi et se prolonge en profondeur. Cela s’ancre
ou se noie dans l’épaisseur du papier. Épaisseur de plis
évoquant la liasse, et où - Mallarmé encore - « concourt
cette extraordinaire, comme un vol recueilli mais prêt à
s’élargir, intervention du pliage ou le rythme, initiale
cause qu’une feuille fermée, contienne un secret, le
silence y demeure5 [...] ». Épaisseur d’eau évoquant le
remous, tant par sa couleur verte que par l’impression
d’un rythme propagé à travers quelque milieu liquide.
Permets-moi une nouvelle condensation ou concrétion
de motifs - ce qui n’est pas simplifier le travail, j’espère ;
je tente juste de resserrer ces traits pour rendre sensible
la complexité de leur réseau, de leur pelote, de leurs
lignages. Il faudrait alors, non seulement penser l’espace
habitable Appartement) comme le volume d’un livre
écrit à l’aveugle (la Polysomnographie), mais penser tout
cela ensemble comme la perturbation rythmique d’un
milieu plastique atteint par les mouvements, les inscrip­
tions, les vagues, les séismes du temps. L’épaisseur du
livre, je la vois comme la concrétion d’une Chambre de
sommeil, mais aussi comme le haut remous - surface et
fond mouvants l’un dans l’autre - d’une eau scrutée dans
ses rythmes et ses ris (fig. 29).
*

5. Ibid., p. 379.

149
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29. Étude sur l’eau, 1994 (détail). Marmorite noire, 65 x 75 x 1,5 cm.
Collection de l’artiste. Photo F. Delpech.
Penser le livre comme sculpture, comme travail volu­
métrique du temps creusant : le recueil de nos traits, de
nos lignages, de nos brisures. Fable du lieu du temps.'
Fable de nos lieux généalogiques, avant-naissance et
: p
après-mort conjointes. « Rien n’aura eu lieu que le lieu »
celui qui dit cela dit aussi qu’il voit dans le livre une
volumétrie et un filet graphique du temps creusant.
Demeure, livre ou sculpture : en tout cas c’est une souche.\

Souches d’arbres. Je ne m’étonne pas que ces objets


privilégiés dans ton travail depuis deux ou trois ans
(fig. 30-31) réunissent en eux ce que découpes, relevés,
empreintes ou graphismes mettaient en jeu de façon plus
autonome. La souche est un objet de profondeur, mais
aussi d’extension : elle procède encore de la racine, elle
procède déjà de la ramure. Elle resserre toute une énergie
dans sa masse, mais elle la déploie aussi dans ses arbo­
rescences, dans ses tentacules, dans ses piquants d’oursin.
Elle évoque aussi bien la vie en mouvement, avec ses
écheveaux de perturbations dynamiques, que la vie en
arrêt, avec son aspect fossilisé, déjà minéral. Ses configu­
rations graphiques en font un objet ciselé, ornemental,
excessivement précis et précieux ; mais sa masse brutale,
aride, déchirée, fait d’elle quelque chose qui évoquera
aisément un grand débris, le reste d’une catastrophe dilu­
vienne. La souche est aussi nécessaire, comme organisme
de croissance, qu’elle est contingente comme résidu fou­
droyé. Aussi cohérente dans le sol où elle pousse qu’erra­
tique et absurde sur le sol où tu la déposes. La souche >

151

1
30. Sans titre, 1996. Souches d’arbres, encre de Chine.
Collection de l’artiste. Photo J. Brasille.
est un volume de temps organique, puisqu’elle concentre
toute la gestation, toute la croissance de l’arbre qu’elle
supporte. Mais elle est aussi un filet spatial, l’assise sculp­
turale et le système graphique de la prise de lieu que
l’arbre finit toujours par mener à bien.
*

Souches noires. Blocs hirsutes, blocs non calmes « ici-


bas chu[s] d’un désastre obscur6», comme souvent la
sculpture nous donne de l’éprouver. Les unes ont été
extraites des champs de morts de Verdun, puis méticu­
leusement passées à l’encre de Chine (fig. 30). Les autres
ont été moulées sur un arbre atomisé d’Hiroshima, puis
méticuleusement passées au laque noir (fig. 31). Dans les
deux cas s’impose l’étrange conjonction du brûlé et du
graphique : objets à la fois dévastés et rendus formelle­
ment précieux.

Ainsi, l’encre de Chine accentue dans ces souches


l’aspect d’objet consumé : on a peur de les casser en les
touchant, tant l’impression est forte qu’elles seraient fai­
tes de bois carbonisé, presque de cendre agglomérée. En
même temps s’impose l’idée du fusain c’est-à-dire, déjà,
l’idée du dessin. L’attention s’aiguise donc devant la
nature graphique de ces objets : l’œil se fait petit à petit
aux traits noirs qui dans le noir prolifèrent. L’encre de

6. Id., « Le tombeau d’Edgar Poe » (1876), ibid., p. 70.

153
1•

Chine n’a pas servi à tracer des traits distincts sur un


fond blanc, elle fait plutôt office de « bain graphique »,
de fond vorace ou plutôt de quelque chose que l’on aime­
rait nommer le remous du trait. Remous sculptural,
remous géologique : le trait n’est plus réductible au sim­
ple trajet, sur un plan, d’un point à un autre. C’est une
fracture, un accident complexe de reliefs et de profon­
deurs. C’est une crête rocheuse qui se déploie, qui danse,
qui agite l’espace de divers séismes, crevasses soudain
ouvertes, éruptions de montagnes déchaînées. Le résultat
est la « splendeur définitive et simple » d’un grand joyau
noir. Précieux et dévasté comme le « résidu suprême »
dont parlait Michel Leiris à propos du caput mortuum
alchimique, opération par excellence de la matière-
temps 7.

Je me souviens t’avoir raconté, il y a quelques années


de cela, l’histoire de ces moines d’Extrême-Orient qui
construisent leur propre sainteté sur un modèle essentiel­
lement minéral et sculptural : ils finissent par ne se nour­
rir que de thé, de terre et de cailloux. Us meurent des­
séchés dans la position du Bouddha, si possible avec le
fameux sourire aux lèvres. Ils demeurent ainsi, incorrom-
pus, dans quelque repli de la montagne. Quand les vil­ ■

lageois découvrent le corps, celui-ci est porté en proces­


sion jusqu’à un temple où il est tout entier laqué de noir,

7. M. Leiris, « Le caput mortuum ou la femme de l’alchimiste », Docu­


ments, n° 8, 1930, p. 21-26.

154
31. Empreinte. Cerisier atomisé du temple Seju-ji, Hiroshima, 1997-1998
(détail). Collection de l’artiste. Photo K. Yazawa.
le visage éventuellement surmodelé, toujours à la recher­
che du sourire approprié. La relique du moine devient
d’autant plus sainte qu’elle aura été peinte, minutieuse­
ment, et convertie par ce laquage en une extraordinaire
sculpture noire et brillante. Cette histoire aurait-elle un
rapport avec ton arbre d’Hiroshima, pour lequel tu as
suscité la collaboration d’un laqueur japonais exécutant
pour toi - pour une sculpture - les gestes immémoriaux
de l’art pictural et décoratif d’Extrême-Orient ?

Souches noires : elles seraient à la sculpture et au


remous des masses ce que les taches de Victor Hugo
furent à l’image bidimensionnelle et au remous des
aspects. Elles suscitent associations ou projections qui ont
pour effet, notamment, de rendre leur échelle incertaine,
alternante, haletante : d’abord vertèbres d’un animal
démesuré - donc préhistorique -, puis montagnes en
miniature. D’abord organismes calcinés ou crânes fossi­
les, puis morceaux de lave crachés de quelque éruption
volcanique... Dans les souches de ces arbres foudroyés,
je vois la nuit qui remue, se solidifie et remue encore.

Souches noires : racines d’arbres, morceaux de sous-sol


gisant au sol. Formes terrées et déterrées. Formes recloses
• et offertes. Ce sont des fragments, au sens précis où
| l’entendait Schlegel : « Pareil à une petite œuvre d’art,
| un fragment doit être totalement détaché du monde envi-

156
ronnant, et clos sur lui-même comme un hérisson 8. » Un
hérisson : une petite boule de piquants, isolée, sans queue
ni tête - sans orientation privilégiée, sans regard -, gisant
au bord de la route, interdisant que l’on sache si c’est du
mort ou du vivant. En même temps close sur elle-même
et offerte sans défense, en même temps dardant ses poin­
tes et précieuse comme un corail, un oursin, une étoile
de mer. Ces souches noires sont bien des formes héris­
sées, c’est-à-dire des formes repoussantes : elles me rejet­
tent, elles s’avancent vers moi, elles me font reculer d’un
pas. Elles projettent autour de leur invisible noyau
- racine de la racine - l’espace tourmenté, presque mena­
çant, de leurs accidents. En même temps, elles se contor­
sionnent vers leur propre dedans : elles font signe vers
l’arbre et vers la terre, tout comme un escalier fait signe
v, vers le dedans d’une demeure (son hélice interne), ou
I bien une cloche vers le dedans sonore, vers le cœur du
Jj. clocher. Voilà bien le paradoxe : que ces formes hérissées,
que ces formes repoussantes soient aussi des formes
* repliantes.

Ce que la souche replie en elle - dans le jeu de ses


crêtes, de ses fronces, de ses accidents superposés -
n’est rien d’autre que du temps creusant. Ses propres
traits de temps : la croissance de l’arbre et ses avatars
intrinsèques, le secret de ses blessures, de ses histoires
8. F. Schlegel, « Fragments de VAthenaeum » (1798), trad. P. Lacoue-
Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du
romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978, p. 126.

157
d’amour et de ses luttes sans merci avec le milieu géo­
logique, biologique, météorologique ou historique. Tous
les fils de ces histoires se trouvant désormais ramassés
dans la pelote des traces et des traits fossiles. Il y a
bien là toute une écriture du temps, où chaque ligne
peut être pensée comme une frontière entre des temps
qui bifurquent et se recroisent sans cesse : anneaux de
croissance se suivant sans se ressembler parce qu’un
i accident, un symptôme, est venu modifier le cours du
creusement du temps. N’est-ce pas cette inscription du
temps que visent à mettre en œuvre les Coupes de hêtre
tracées aux murs ou aux sols de quelques récentes
demeures (fig. 32) ?

La souche est un objet de croissance repliée trait sur


trait. Ces traits sont des lignages, racontent des lignées.
Ils sont comme les algorithmes affleurants, illisibles,
d’une origine et d’une extraction. La souche, donc, est
bien plus que le socle de l’arbre : elle donne surtout
volume - turgescence - à sa racine, à sa bisexuelle
matrice. Elle offre la condition d’un déploiement généa­
logique, elle apparente l’arbre, lui impose sa forme
d’ascendance et de descendance. C’est une base d’évo­
lutions futures, une condition vitale de possibilités
encore inconnues. C’est une forme sexuelle, une forme
pour le désir, pour l’angoisse, pour la parenté.

158

vi
32. Sans titre, 1995 (détail). Coupe de hêtre.
Projet de dessin mural à la mine de plomb.
Donc c’est aussi une excroissance, une forme pour
l’excès et la consumation. Une forme qui dérange, qui
détruit tout schéma généalogique. Un nœud où la des­
cendance, soudain, se boursoufle, se calcine et se dési-
dentifie. La souche serait ainsi comme l’inquiétante étran­
geté de l’arbre : d’un côté, elle dit sa condition de
reproductibilité, de familiarité parentale ; d’un autre côté,
i
i elle impose son isolement hors de terre comme une masse
d’altérité radicale, une chose informe et, pour ainsi dire,
viscéralement insupportable. On comprend que, dans La
Nausée, Sartre ait fait de la rencontre avec une souche
d’arbre le moment d’acmé de cette « maladie » que
l’auteur - « seul en face de cette masse noire noueuse,
entièrement brute et qui [lui] faisait peur » - nomme tout
simplement « exister9 ». Il est significatif, également, que
Sartre ait cru devoir poser, dans ces mêmes lignes, une
question sur l’appartenance des êtres, et sur la « pâte
même des choses » que la souche révèle dans ses « masses
monstrueuses et molles, en désordre - nues, d’une
effrayante et obscène nudité 10. »

La souche impose, par le désordre de ses masses - mais


aussi par son échelle, son orientation dans l’espace ou la
qualité singulière de ses excroissances - une empathie
inquiète à l’égard de sa choséité même. Sartre dit de la
racine du marronnier, de son « écorce noire et boursou-

9. J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938 (éd. 1972), p. 181.


10. Ibid., p. 181-182.

160
fiée », qu’elle « se pressait contre [ses] yeux ». Il dit avoir
compris, à ce moment précis, « qu’il n’y avait pas de
milieu entre l’inexistence et cette abondance pâmée [...]
jusqu’à la moisissure, la boursouflure, l’obscénité ». Il dit
l’irréductibilité de cette chose qui « existait dans la
mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte,
sans nom, elle me fascinait, m’emplisssait les yeux, me
ramenait sans cesse à sa propre existence ”. »

Que la chose me ramène à sa propre existence ?


Voilà peut-être où passe la tension essentielle. En effet,
ce qui me regarde dans ce que je vois ne parle pas de
mon moi : ce qui me regarde me happe dans un ça
dont la chose que je regarde, par nature étrange et
étrangère, cristallise en son isolement même - souche,
hérisson, fragment - toute la puissance momentanée. Il
faut renoncer à l’empathie identificatoire et psycholo­
gique, celle qui, devant les œuvres d’art, nous ramène­
rait à notre « propre » existence, à nos « propres » his­
toires, à nos souvenirs d’enfance ou à la forme connue
de nos sentiments. Il faut penser une autre empathie :
une empathie de l’impersonnelle chose et de la
mémoire sans souvenir. De celle qui nous regarde et
nous surplombe depuis sa différence souveraine, son
étrangeté, sa redoutable « non-personne ».

11. Ibid., p. 182-184.

161
Lier ce problème à celui de Y expression tel que le posa,
lumineusement, Beckett : « L’expression du fait qu’il n’y
a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir
de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir
d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer 12. »
*
i
Lier ce problème à celui d’une synesthésie que, sou­
vent, la sculpture - ce quasi-corps - sait fomenter devant
nous. Montages de sensorialités. Associations de fantas­
mes organiques. Recoupements de l’animique et de l’ina­
nimé. Anthropomorphisme abstrait (un monstre concep­
tuel, dirait-on). A ce moment, la forme nous contraint à
son impersonnelle puissance d’empathie : spécifique
parce que cristallisée, reclose dans sa singularité de sou­
che, de hérisson, de fragment ; non spécifique parce que
débordant en « abondance pâmée » le champ familier de
son action. Aussi la couleur noire, perçue devant la sou­
che par le narrateur de La Nausée, devient-elle quelque
chose de plus fondamental, de plus envahissant qu’une
simple qualité optique : « La qualité la plus simple, la
plus indécomposable avait du trop en elle-même, par
rapport à elle-même, en son cœur. Ce noir, Jà, contre
mon pied, ça n’avait pas l’air d’être du noir mais plutôt.,
l’effort confus pour imaginer du.noir de quelqu’un qui
n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui
aurait imaginé un être ambigu, par-delà les couleurs. Ça

12. S. Beckett, Trois Dialogues (1949), trad. É. Fournier, Paris, Minuit,


1998, p. 14.

162
ressemblait à une couleur, mais aussi... à une meurtrissure
ou encore à une sécrétion, à un suint - et à autre chose,
à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre
mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue
comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre
mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement, ce noir :
la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée,
simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amor­
phe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût.
Mais cette richesse tournait en confusion et finalement
ça n’était plus rien parce que c’était trop 13. »

Souches noires : souches lourdes de temps. Façon de


mettre en œuvre le poids de Y apparentement - la racine,
le lignage - par le détour, par la fable et par Y extraction.
Retourner la terre des champs de Verdun pour en extraire
les souches de ses arbres tués au combat ; négocier lon­
guement avec les autorités politiques et religieuses
d’Hiroshima pour gagner le droit de recueillir cette forme
survivante du cerisier atomisé... L’extraction raconte au
moins trois temps qui se mêlent dans le même objet :
temps immémorial des généalogies, des anneaux de crois­
sances, des transmissions de formes ; temps fulgurant des
mises à feu et à sang, des destructions de l’histoire ; temps I
oeuvré, anachronique et méticuleux, de la transformation
en image (déplacement de l’objet, encrage, laquage, expo-

13. J.-P. Sartre, La Nausée, op. cit., p. 186.

163
34-35. Native Drawings, 1996-1999 (détails).
Projets de dessin mural polychrome.
détour, toute la fable de ce lieu graphique - qui ne ces­
seront jamais d’être transformables, d’être in progress, de
se déplacer les uns vers les autres ou les uns loin des
autres. Le plus fascinant est que cette problématique
sculpturale du tracé aboutisse aussi à un objet cinémato­
graphique : un film d’animation, si l’on peut dire, où le
dessin plan par plan se refait, se respatialise sous nos
yeux. Mais que veut dire « plan par plan » ? C’est la
notion même de plan qui, ici, se transforme. Comme si
les vitres fameuses de Namuth filmant Pollock ou de
Clouzot filmant Picasso ne suffisaient plus à servir de
subjectile pour les traits creusant du temps. Creuser des
traits se fait fatalement sur tous les fronts de l’espace.

Avec ces dessins d’enfant si amoureusement réappro­


priés, si patiemment retracés, s’invente toute une
construction de mémoire : une relance généalogique du
deuil vers la donation de vie, un resserrement médité de
l’archaïque (ces dessins n’ont-ils pas été choisis pour leur
caractère de « tracés digitaux » ?) et de la protension vers
le futur (que peut la digitalisation ?). La souche, certes,
n’émerge pas sans avoir fait l’épreuve de la disparition.
Mais la souche n’est pas morte : elle continue son travail,
elle creuse, elle creuse ses traits de temps enfant.

(1997, 1999)

168
I

Note bibliographique

« La demeure (apparentement de l’artiste) » a été pré­


cédemment publié dans le catalogue d’une exposition
organisée par Jean-Louis Froment : Pascal Convert.
Œuvres de 1986 à 1992, Bordeaux, CAPC-Musée d’Art
contemporain, 1992, p. 13-47.
« La souche » est inédit. Certains de ses fragments sont
destinés à l’édition d’un livre-œuvre réalisé avec l’artiste.

169
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Figures

Certaines œuvres de Pascal Convert, en particulier les grands


dessins muraux à la mine de plomb ou les œuvres utilisant le
verre, sont presque impossibles à photographier. On leur a
substitué, à l’occasion, les dessins au trait de leurs projets.

1. Pièce rouge, 1996. Villa Itxasgoïti, vue en filaire (détail).


2. Reconstitution, 1991. Villa Itxasgoïti, vue d’intérieur
(détail).
3. Croquis pour Découpe, Villa Itxasgoïti, 1986. Crayon noir
sur papier, 17 x 12 cm. Collection de l’artiste.
4. Reconstitution, 1991. Villa Itxasgoïti, vue d’intérieur
(détail).
5. Pièce rouge, 1996. Villa Itxasgoïti, vue en filaire (détail).
6. Sans titre, 1986. Grille de fenêtre 1930 en fer forgé sur
dalle de verre, 3,5 x 120 x 65 cm. Installation à la galerie
Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo P. Convert.
7. Appartement de l'artiste, 1987. Verre clair sur boiseries
XDC siècle (détail), œuvre détruite. Photo F. Delpech.
8. Appartement de l’artiste, 1987. Vue d’intérieur.
9. Appartement de l’artiste, 1990. Vue axonométrique.

171
l

10. Appartement de l’artiste, 1990 (détail). Marmorite noire I


et peinture blanche sur bois, 350 x 550 x 450 cm. Installation
panoramique, Halle Sud, Genève. Photo F. Delpech.
11. Motif pour impression de tissu, XIXe siècle. Utilisé pour
Carreaux, 1989 [fig. 15]. Carreaux de verre moulés, 12, 5 x
15,5 x 1 cm.
12. Empreinte, 1990. Rose, Villa Belle-Rose. Cristal massif,
8 x 70 x 70 cm. Collection FRAC Bretagne, Châteaugiron.
Photo F. Delpech.
13. Empreinte, 1992. Bergère, XIXe siècle. Cire blanche, 90 x
? 59 x 69 cm. Collection CAPC-Musée d’Art contemporain,
J Bordeaux. Photo F. Delpech.
14. Empreinte, 1989. Potiches chinoises et chien de Fô.
Verre massif. Collection CIRVA, Marseille, en dépôt au châ­
teau d’Oiron. Photo F. Delpech.
15. Carreaux, 1989 et Vitrification, 1989. Installation à la
galerie Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo F. Delpech.
16. Sans titre, 1994. Escalier, Villa Belle-Rose. Vue en filaire.
17. «Autoportrait», 1991. Polygraphie de sommeil (16-17
janvier 1991, p. 427). Marmorite noire, 156 x 110 x 1,5 cm.
Collection particulière, Paris. Photo F. Delpech. î

18. «Portraits», 1992. Relevé de papiers déchirés. Marmo­


rite noire, deux éléments de 65 x 50 x 1,5 cm. Collection
particulière, Nancy. Photo F. Delpech.
: 19. Chambre de sommeil, 1992. Polygraphies de sommeil
(16-17 janvier 1991, p. 300 à 840). Mine de plomb sur toile de
lin. Installation au CAPC-Musée d’Art contemporain, Bor­
deaux. Photo F. Delpech.
20. «Autoportrait», 1992. Empreinte de bras et de tête.
Argent sur cuivre. Détail : bras droit. Installation au CAPC-
Musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo F. Delpech.
21. Empreinte, 1992. Corail. Cuivre, 19 x 20 x 21 cm. Fonds
>:
*i national d’Art contemporain, Paris. Photo F. Delpech.

172
22. Sans titre, 1986. Dalle de verre, métal et laque sur mur.
Installation galerie Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo
P. Convert.
23. «Autoportrait », 1991. Empreinte d’autoportrait peint !'
(1963). Cristal et plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm. Collection parti­ r
culière, Paris. Photo F. Delpech.
24. «Autoportrait», 1991. Empreinte d’autoportrait peint
(1963). Mine de plomb sur plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm. Collec­
tion particulière, Paris. Photo F. Delpech.
25. Appartement de l’artiste, 1992. Relevé des quatre murs
rabattus.
26. Appartement de l’artiste, déposition, 1992 (détail). Bois
mouluré, 450 x 550 x 2 cm. œuvre détruite. Photo F. Fischer.
27. Appartement de l’artiste, déposition, 1996 (détail).
Contreplaqué sablé, 450 x 550 x 2,2 cm. Collection de l’artiste.
Photo F. Delpech.
28. Polysomnographie, 16-17 janvier 1991. 1113 pages.
Photo F. Delpech.
29. Étude sur l’eau, 1994 (détail). Marmorite noire, 65 x 75
x 1,5 cm. Collection de l’artiste. Photo F. Delpech.
30. Sans titre, 1996. Souches d’arbres, encre de Chine. Col­
lection de l’artiste. Photo J. Brasille.
31. Empreinte. Cerisier atomisé du temple Seju-ji, Hiroshima,
1997-1998 (détail). Collection de l’artiste. Photo K. Yazawa.
32. Sans titre, 1995 (détail). Coupe de hêtre. Projet de dessin
mural à la mine de plomb.
33. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.
34. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.
35. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.

173
i

:
I
I
Figures dans le texte

Page 26 : Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre XLIV.


Dessin en coupe portant l’indication : « Z. Lac gelé sur lequel
je voyais 15 ou 20 chevaux ou mulets tombés ; de R en P, le
précipice me semblait presque vertical ; de P en E, il était fort
rapide. »
Page 32 : Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili,
1499. Gravure sur bois de la mort du héros.
Page 57 : Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre TV. Plan
portant les indications : « 1. Mon père dans un fauteuil -
2. Cheminée - 3. M. Pison - 4. Mon oncle. Rue Vieux-Jésui­
tes - Chambre de ma mère - Salon de compagnie - Petite
pièce - Chambre de la femme de chambre [...]. »
Page 64 : Le Mont Kieou-houa dans une gourde, xvn' siècle.
Gravure sur bois d’un objet en miniature, d’après l’ouvrage
chinois Sou-yuan che-p'ou.
Page 68 : Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre XV.
Dessin portant l’indication : « Après sa mort je me plaçais dans
la galerie, au second étage de laquelle j’apercevais parfaitement
les montants de la balustrade qui me semblaient superbes pour
faire des toupies. »

175
Page 101 : Marbre figuratif du Muséum metallicum d’Ulisse
Aldrovandi (1648).
Page 110 : Albrecht Dürer, Deux sections du corps, vers 1519.
Dessin à l’encre. Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum.

! I

176
i
l

Table

LA DEMEURE

Porte
À même le lieu : entrer sans plan dans la demeure. La
condition d’inaccessibilité. Une fable propice à faire voir
l’œuvre du lieu. Une sculpture muette hantée par la littéra­
ture. Igitur, ou la consécution : lieu et généalogie 11

Façade avec toiture


[ Demeures ruinées sur une falaise. Découpe et disparition.
| Le dessin comme élévation de ce qui s’est effondré. Le trait
de l’événement psychique. La Chute de la maison Usher, ou
l’abstraction hypocondriaque du lieu généalogique... 21
i

Trois pièces vides


! Intérieurs qui vont se vidant. Hypnerotomachia Poliphili, ou
l’intériorisation de la veduta. La perspective et sa réserve.
Point de vue pour priver la vue. L’« étrangement » des caté­
gories spatiales et les demeures de la mémoire........... 29

177

j.
Fenêtres sur la mer
i Rôle de la transparence. Briser et mettre en seuil la notion
de tableau. Motif de la fenêtre, travail visuel de la frontière.
i Découper, déposer : aggraver le regard. Du côté de chez
Swann : l’appui de la fenêtre et le travail de l’ombre .. 37
Salon avec lambris
L’appartement évidé et vitrifié. Comme une fresque invisi­
i ble. Dessus et dessous, devant et dedans. Transformations
. .,
et inversions : 1 espace se retire. Processus de cadre et pro-
cessus d’oubli. Igitur, ou l’ankylose du lieu . 45
Meubles et bibelots
L’immobile et le mobilier. Importance généalogique du
décor : ce qui habille et habite notre intérieur. Igitur, ou la
chambre du temps. Valeur hypnagogique du décor. Para­
doxes du relevé et de l’empreinte. Valeur anagogique du
décor...................................................................................... 61

Porte vitrée
Un labyrinthe d’ouvertures. Sortilèges du seuil et rites de >
passage. Le verre travaillé comme masse et comme opéra­
teur visuel de déformation. Devant la loi, ou la rencontre
disjonctive des corps et des lieux ..................................... 75

Rampe d’escalier
Igitur, ou la descente dans l’escalier. Aggraver le lieu. Des­
cendre dans les corps et poser la question de leur descen­
9^. dance. L’image comme puissance généalogique de la divi-l
sion des corps ....................................................................... 83J

I Chambre à coucher
I La nuit gravée à même le mur. État du lieu, état psychique :
, chambre du temps et polygraphie du sommeil. L’autopor-

178
trait interminable et sa rythmicité. Igitur, ou le volume de
la nuit. Pans, heurts, pulsations, chutes ... ...................... 87
Chambre de l’ancêtre I
Traits de ressemblance et traits de déchirure. Le fauteuil de
l’ancêtre sculpté dans la matière de son tombeau. Comment e

produire des lieux et des volumes cryptophores ? La conver- -


, sion spatiale du visage ...................................................... 97
Mur avec anfractuosités
Rêverie architecturale et rêverie organique. Alice, ou le
j ( _________ -Projections
corps-oubliette. et réversions.______
__________________ L’autoportrait
r_____
comme trou. La tête avec son intérieur, son extérieur et sa
négation. L’anatomie, destin du lieu 103
Crypte
De qui est-ce le corps ? Igitur, ou le caveau « des siens » :
! c’est-à-dire le sien. Objets-cryptes et heuristique de l’ense-
velissement. Volumes autobiographiques et demeures
! d’éternité. Une fable funéraire du verre 113
I
Porte
Verre et plâtre : l’empreinte d’autoportrait peint. Donner
lieu au retrait et à la proximité : l’aura et la trace. L’autre
temps, ou l’anachronisme. La peinture absente et impliquée.
Igitur, ou l’avoir-lieu du lieu.......................................... 123

LA SOUCHE

Le trait, travail du temps creusant. Dessin et détour. Comme


une pierre se déchire. L’optique de précision flottante,
l’inframince. Livre et sculpture. La souche comme volume
de temps. Le graphique et le brûlé, le précieux et le dévasté.

179
*

La souche comme fragment : formes hérissées, repoussantes,


repliantes. La souche comme croissance et excroissance.
Empathie de l’impersonnel. L’extraction. Le trait, travail du
temps enfant ...................................................................... 135
I
i

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LE DEUX JUILLET MIL NEUF CENT
QUATRE-VINGT-DIX-NEUF DANS LES ATELIERS
DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S A.
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N° D’ÉDITEUR : 3343
N° D’IMPRIMEUR : 990463

Dépôt légal : juillet 1999

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