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GEORGES DIDI-HUBERMAN
L’artiste est inventeur de lieux. Il façonne, il donne
chair à des espaces jusqu’alors improbables, impossibles
ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu’invente Pascal Convert passe
d’abord par un travail avec le temps : découpes de sites
disparus, empreintes d’objets familiaux, vitrifications
-Kj. I LA DEMEURE,
d’espaces de vie. La question topique de la demeure
-1’appartement - se voit ici pensée comme une question
généalogique, une question à’apparentement. L’œuvre de
J
1
LA SOUCHE
ce sculpteur - que hante la littérature de Mallarmé, APPARENTEMENTS DE L’ARTISTE
d’Edgar Poe ou de Marcel Proust - sera donc exposée
comme le récit d’exploration d’une étrange demeure de
mémoire : pousser une porte inconnue, traverser un
salon à lambris et à reflets, contempler des fenêtres qui
donnent sur le sol, découvrir de mystérieuses anfractuo
sités dans le mur, descendre vers la crypte de l’ancêtre...
M h
ii
Dans cette fable, que mène secrètement le personnage
à'Igitur, se construira le lieu commun d’une rêverie
architecturale et d’une rêverie organique.
!
Mais se révélera aussi un lieu commun au dessin et au !>
temps : ligne avec lignage, trait avec extraction. Comme
une souche d’arbre gravant en sa chair les traits de sa
croissance, de ses accidents, de ses excroissances et,
même, des circonstances de sa mort.
ISBN 978-2-7073-1681-3
K LES ÉDITIONS DE MINUIT
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9 ll782707ll31681311
18€
DU MÊME AUTEUR
LA DEMEURE,
LA SOUCHE
APPARENTEMENTS DE L’ARTISTE
11
et, ensuite, «promet» pour l’avenir - l’avenir de rhis.
loire de l’art - au titre de quelque nouveauté, théma.
tique ou bien stylistique. Mon souci, mon point de vue
seront tout autres.
L’inachèvement temporel de ce travail, sa condition
d'éclosion récente, exigent en fait du discours critique
tout le contraire d’une hauteur de vue, avec ce que la
hauteur pourrait signifier ici de prévenu, de hautain, voire
de paternaliste (cette satisfaction assez courante chez le
critique d’art, l’historien habitué aux maîtres d’autrefois,
et même le philosophe trouvant un objet de plus pour la
construction de ses certitudes). On ne peut pas, devant
cette œuvre, croire la voir de haut. On ne peut pas croire
ne pas y être dupe d’un plan. Il faudra donc se risquer
sans plan dans la demeure, dans son dédale encore en
construction. Au risque de ne pas s’y retrouver tout à
fait.
Cela exige de nous une éthique et une modestie par-
ticulières. Il faudrait arriver à ne refermer aucune
porte, c’est-à-dire ne boucler aucune interprétation qui
assignerait un sens, une téléologie, bref, un avenir
assuré quant à la signification générale de cette œuvre.
D’un autre côté, il ne faudrait pas croire que la jeu
nesse et l’inachèvement temporel relèvent fatalement
d’une privation, d’une « immaturité », comme on le dit
lorsqu’on projette sur les œuvres la mythologie triviale
des âges de la vie (nous savons d’ailleurs bien qu’il
existe des enfants plus graves que leurs parents, bien
plus deux que leurs aînés). Il ne faudra donc pas
croire qu’en cette demeure les portes restent battantes
et indécises. L’inachèvement dont je parle signifie cer-
12
tes une manière d’inaccessibilité1 - mais non pas une
manière d’incomplétude, de moins-être ou d’absence
de rigueur. Ne fermer aucune porte, donc, et travailler
avec chacune dans l’attentive construction de son
ouverture.
Mais comment ? Si l’histoire nous fait défaut - elle est
évidemment prématurée, puisque je ne peux pas dire
aujourd’hui ce qu’<?5? cette œuvre, sa quiddité, elle qui
n’est pas close, loin de là : une histoire ne ferait
aujourd’hui que s’en remettre à son pire savoir-faire, celui
de manier les ressemblances en tout sens -, que nous
reste-t-il ? Il nous reste ce que Platon inventa lorsqu’un
mystère s’offrait à sa pensée, par exemple, le mystère du
lieu, dans le Timée. Il nous reste ce que Nietzsche exigeait
de tout gai savoir : il nous reste la fable. Je veux dire
l’invention d’une fable propice à nous faire voir cette
œuvre. Entendons bien la limite de cette proposition :
c’est la limite de l’arbitraire que porte en elle toute déci
sion d’écriture. Ecrire une fable sur l’œuvre de Pascal
Convert, c’est se risquer à lui écrire, à lui dédier une sorte
de « pré-histoire », et donc à l’inventer plus qu’à l’ana
lyser. Mais la puissance d’analyse - « faire voir cette
œuvre » - a quelque chance de se déployer si la fable
elle-même s’involue dans la forme de cette œuvre, c’est-
1. C’est sans doute la raison qui poussait Michel Assentnaker, dans
un texte récent sur Pascal Convert (« Les Appariements de l’artiste »,
dans Pascal Convert. Appartement de l'artiste, Rome, Académie de France,
1990, p. 11), à citer cette phrase de Giorgio Agamben : «Comme toute
quête authentique, la quête critique consiste, non point à retrouver son
objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité. » G. Agamben,
Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale WTl), trad. Y. Her
sant, Paris, Bourgois, 1981, p. 9.
13
à-dire travaille avec les paramètres sut lesquels 1 œuvre
travaille elle-même. Tel serait le pari théorique de la fic
tion à engager : qu’elle « invente » 1 œuvre, mais au sens
archéologique, c’est-à-dire qu’elle la mette au jour. Fût-ce
partiellement.
Le paradoxe, pourtant, semble criant. On se deman
dera pourquoi une œuvre aussi peu littéraire pourrait
bien appeler, a fortiori justifier, l’engagement d’une fable.
Pascal Couvert invente des objets essentiellement visuels,
doués dans leur ensemble de quelque chose qu’on aime
rait nommer une très haute mutité : les mots n’y ont
aucun rôle spectaculaire, et l’élément iconographique, s’il
existe, ne se présente sous aucun jour d’évidence reven
diquée. Ce ne sont là que des lieux, des traces dans les
lieux, des objets portant traces. Les titres eux-mêmes
véhiculent une neutralité remarquable, exempte de toute
projection narrative : ils ne dénotent que des lieux
(« Chambres »), des processus de traces (« Empreintes »,
« Découpes », « Reconstitutions »), ou bien des objets
portant traces (par exemple une « Grille de fenêtre »). À
quoi s’ajoute l’indication, toujours mise entre guillemets,
d’un genre trop vaste pour ne pas faire question dans un
tel contexte - le genre « Portrait » ou « Autoportrait ».
Le paradoxe semble donc criant, et néanmoins il
répond déjà - ce n’est qu’un tout premier élément -
au paradoxe qui aura donné son visage spécifique à la
formation même de l’artiste : Pascal Convert n’a jamais
fréquenté la moindre école d’art, ce sont vers des étu
des littéraires que ses choix l’ont porté, et son lieu de
travail aujourd’hui évoque bien moins l’atelier du sculp
teur qu’il est pourtant - pas d’ébauches, pas de plâtres
14
ni de maquettes, pas de volumes construits -, qu’un
lieu de méditation littéraire où dominent le papier
blanc, quelques images, et les volumes de sa bibliothè
que (et à celui qui convoquerait mentalement, lisant
cela, l’univers de l’art conceptuel, j’oserai répondre qu’il
pousse déjà une mauvaise porte). Une part essentielle
de ses premiers travaux aura été développée par Pascal
Convert dans la proximité et l’amitié d’un écrivain,
Didier Malgor2. Quant aux très rares titres non «neu
tres » de ses œuvres en général, ils recouvrent des réfé
rences littéraires précises et orientées, comme dans le
travail intitulé en 1988 Pour un tombeau qui, bien sûr,
s’adresse à un ébranlement ayant trouvé son nom dans
le nom de Mallarmé 3.
Il est étrange de voir travailler, dans les catégories
poétiques d’un artiste qui n’ignore rien du minimalisme
américain, de Ryman, de Smithson ou de Gordon
Matta-Clark, des références constantes - opiniâtres,
profondément mises en œuvre — à la littérature du
XIXe siècle, selon une généalogie où surgissent surtout
les noms de Stendhal (dont l’admirable autobiographie
pseudonymique, la Vie de Henry Brulard, le fascine par-
2. Ce qui aura donné lieu, chez celui-ci, à trois ouvrages publiés pres
que confidentiellement (Généalogies, Biarritz, Descente Vcrleinden,
1989 ; Lettres de Tagarda et retour et Trinidad and Tobago, ibid., 1991)
- et, chez celui-là, à des productions vidéographiques dans les années
1983-1984, ainsi qu’aux Découpes de 1985-1987. C’est en fait tout le
travail mené autour des villas détruites de la Côte des Basques, à Biarritz,
qui procède de cette complicité « littéraire ».
3. Pour un tombeau, 1988. Dallage en marmorite noire et mur peint
en gris-bleu-vert. L’oeuvre fut exposée à la Foire Internationale Art Jonc
tion de Nice.
15
ticulièrement4), mais aussi de Poe, de Baudelaire, de
Mallarmé et de Marcel Proust... Ne cherchons pas
d’avance à interpréter cette étrangeté — qui est plus
qu’un simple goût littéraire —, ou cet anachronisme
apparents. Au-delà du refus qu’elle manifeste évidem
ment à s’inscrire dans la « spécificité » moderniste ou
post-modernisme du monde de l’art, cette étrangeté
mérite d’être travaillée, c’est-à-dire expérimentée dans
ses effets de limites visuelles, ses effets de mises au jour
ou d’obscurcissement de l’œuvre. Mon propre risque
de fiction ou de fable théorique sera en tout cas d’ima
giner dans les demeures de Pascal Convert le parcours
et le pas lourd de Roderick Usher, ou bien le pas
d’Igitur, ce héros mallarméen, cet enfant grave qui pose
son regard sur l’obscurité et la perte, cet enfant noir
qui « lit son devoir à ses ancêtres 5 ».
Pourquoi cette littérature ? Parce qu’à un point extrême,
elle a fait de la parole poétique la « parole essentielle » par
excellence - la parole devenue essentielle dans son travail
même de réserve et de repli matériels, son travail de « fic
tion absolue » pensé comme absolue pensée, et détermi
nant par là ce que la modernité du XXe siècle, y compris
visuelle, aura pu développer de plus aigu 6. Parce qu’Igitur,
en particulier, aura fait de la fable - « ce conte », disait
4. Ce qui apparaît dans une conférence prononcée par Pascal Convert
en 1991 sur « Le motif autobiographique », ainsi que dans un « Entretien
avec Y.-.M. Bernard », Halle Sud, n° 23, 1990, p. 28.
5. S. Mallarmé, « Igitur ou la folie d’Elbehnon » (1869), Œuvres
complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945,
p.433.
6. Ci. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955 (éd.
1968). p. 34-44.
16
Mallarmé, « s’adresse à l’intelligence du lecteur qui met
les choses en scène, elle-même7 » - une demeure à par
courir, c’est-à-dire un lieu. Mais aussi une procédure de
la pensée, c’est-à-dire une méthode, la plus haute qui soit,
celle par exemple qu’y voyait le philosophe Jean Hyppo-
lite : rien moins que « la logique de Hegel devenue sa propre
mise en question, inséparable de son existence 8 ». Un lieu
à parcourir, une méthode engageant l’être et la pensée tout
entiers, mais aussi une mise en question - une mise en
symptôme - interne à la méthode elle-même.
L’œuvre dans son ensemble s’y donne bien, en effet,
comme un lieu, une demeure à parcourir. Mais le par
cours lui-même exige un constant renversement du
regard - ne serait-ce que dans l’effet de retard et de
délusion où notre pas se suspend, car les objets ici ne
sont pas tout à fait devant nous, dans l’ordre de notre
marche, mais le plus souvent en retrait, dans notre dos,
exigeant de nous une rotation inquiète (inquiète parce
que devant il n’y a « rien », du moins l’éprouve-t-on
d’abord comme tel). Et donc une mise en question de
notre propre corps de regardant et d’arpenteur du lieu.
7. S. Mallarmé, « Igitur», Œuvres complètes, op. cil, p. 433.
8. J. Hyppolite, « Le coup de dés de Stéphane Mallarmé et le mes
sage » (1958), Figures de lu pensée philosophique, Paris, PUF, 1971, II,
p. 878 (je souligne). Dans une note contemporaine à l’écriture d'igitiir,
Mallarmé se référait aussi au Discours de la méthode, posant l’acte de
fiction comme l’exercice même, l’exercice méthodique du doute hyper
bolique : « Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstra
tion. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la
méthode du langage (la déterminer). Le langage se réfléchissant. Enfin
la fiction lui semble être le procédé même de l’esprit humain - c’est elle
qui met en jeu toute méthode [...].» S. Mallarmé, «Notes» (1869),
Œuvres complètes, op. cil., p. 851.
17
L’œuvre s'expose ici dans un lieu et comme un lieu, mais
aussi comme la mise en question de toute méthode pOur
arpenter le lieu : tel est son travail de suspens, d inacces
sibilité mise en scène et, donc, de fiction quant à un
au-delà du visible. C’est comme si l’œuvre nous prévenait
que toute porte poussée recèle derrière elle, mais aussi
derrière nous, quelque chose d’autre - quelque chose qui
pourrait bien se révéler de l’ordre de la peur, ou la perte.
Le mot Igitur dit bien tout cela, et c’est pourquoi il
fournit notre première porte pour entrer dans la demeure.
Igitur signifie donc, donc il dit la méthode et son travail
de consécution logique (ce travail dont l’œuvre de Pascal
Convert est investie jusqu’en ses moindres détails). Mais
Igitur ne dit que la consécution suspendue : nous ne
savons jamais si nous disons donc pour conclure un mou
vement passé (l’effet d’une généalogie) ou pour commen
cer un mouvement à venir (l’appel à une généalogie). Igitur
est suspendu entre deux temporalités, entre deux âges, et
c’est bien pour cela qu’il donne chez Mallarmé le nom
propre d’un enfant qui interrogeait ses ancêtres, qui posait
la grande question généalogique. Parce qu Igitur dit la
généalogie - la consécution, la transmission, l’invariant
généalogique qui varie en se déplaçant des pères aux
fils9 -, il nous apprend que toute demeure, celle du récit
mallarméen ou bien celle de la construction des lieux chez
Pascal Convert, pose une question cruciale au temps, et
donc à l’engendrement. La partition même selon laquelle
se déploient les Appartements de Pascal Convert recèle
9. Telle est d’ailleurs la définition même de sa nature adverbiale :
« Partie invariable du discours qui modifie les verbes ou les adjectifs. »
(Littré).
18
donc une temporalité qu’il faudra interroger sous l’angle
de la parenté, de Y apparentement de l’artiste en ses lieux.
Enfin, Igitur nous apprend la peur inhérente à tout
acte de pousser une porte, à tout acte d’arpenter un lieu
dont le plan n’est pas donné. Le récit mallarméen raconte
aussi peu de choses que s’il fallait raconter la visite d’une
exposition : il raconte l’heure (le minuit), il raconte qu’un
enfant nommé Igitur quitte sa chambre pour « se per
dre » dans les escaliers. Igitur descend, il descend jusqu’à
la chambre de ses ancêtres, il émet un coup de dés, il se
couche dans un tombeau (comme si, visitant une expo
sition de sculpture, nous attendions que la nuit se fasse
pour descendre, nous coucher, dormir, rêver ou bien
mourir dans l’un des volumes exposés là). C’est tout.
Igitur l’arpenteur agit peu parce qu’il est surtout agi - le
latin dirait : agitur, selon une ancienne étymologie du mot
igitur lui-même -, agi par un long temps généalogique
qui donne une forme au lieu (forme rigoureuse, aride,
sans bavardage) et la trace d’un avoir-lieu passé (ni joué,
ni raconté nostalgiquement, seulement passé, trépassé,
mémorisé ou marmorisé dans quelques empreintes). S’il
y a eu drame, celui-ci gardera son retrait, parfaitement
« inabordable », comme l’écrit Mallarmé : « On n’en a
pas l’idée, à l’état de lueur seulement... le temps d’en
montrer la défaite 10 ».
Toutes choses avec lesquelles travaille éminemment
l’œuvre de Pascal Convert. Il faut, pour l’entrevoir, pous
ser plus avant la porte du domaine.
19
I Â
21
J ' .n oénéaloûque, un lieu où des familles
devant la mer, suscitant
les deux amis une sorte de curiosité fievreuse et systéma
tique à l’égard du site, prenant corps dans un véritable
« état des lieux » topographique, géologique — même le
fond marin, le gouffre faisant face aux falaises, fut inter
rogé -, prosopographique et généalogique. Ce qui fasci
nait l’artiste, dans cette architecture littéralement ouverte,
c’est que les carcasses imposantes faisaient le cadre
- l’écrin labyrinthique et décharné — d’un spectacle vide,
un spectacle du vide. Perchées en haut de la falaise, les
trois demeures ne donnaient à voir, pour qui y pénétrait,
que leur propre déréliction architecturale et le plan fron
tal d’un ciel mêlé d’océan. Ne voir à travers ces fenêtres
sans dires que le bleu-vert océan, c’était, dans les propres
termes de Pascal Convert, ne voir qu’un « plan vide »,
« sans aucun effet de perspective ». La trouée du lieu,
étrangement, frontalisait le vide. Il n’y avait à voir qu’un
fond, qu un front d’azur évoquant, imposant — aussi bien
verticalement qu’horizontalement, là réside une grande
part du trouble suscité par cette expérience — la perte à
perte de vue.
Puis, les villas ont été détruites, érasées, écrasées dans
le plan de la falaise. Ne resteront à jamais que des traces
- vestiges, fragments prélevés à temps, images, croquis,
notes écrites, souvenirs - témoignant de ces demeures
chues, de cette chute témoignant elle-même, mais muet-
tement, d’une faute ou d’un drame dont nous ne saurons
22
jamais rien. Le pourquoi de toute cette ruine, qui certai
nement nous regarde intimement, mais ne se voit nulle
part. Ne restera, d’abord, dans le travail de l’artiste, qu’un
acte de la découpe, comme l’inscription optique réversible
(en positif ou en négatif), l’inscription rémanente d’un
profil perdu (fig. 3). La découpe, acte élémentaire du
dessin - celui que suggère le contour indiciaire d’une
ombre sur un mur, ou bien la déchirure pratiquée par
Marcel Duchamp dans un papier, en guise d’autopor
trait -, permet d’élever verticalement ce qui va se retirer
ou s’effondrer. Ou, plutôt, la découpe chez Pascal
Couvert élève verticalement ce qui s’est déjà effondré, et
c’est là une façon d’indiquer que le dessin s’oriente non
pas vers la présence, mais vers l’absence, non pas vers la
description du visible, mais vers un travail visuel de la
mémoire prenant acte d’une disparition.
« Il n’y a pas d’objet mais des formes découpées qui
produisent une transparence. Les formes découpées que
j’utilise [...] sont des frontières visuelles. Il n’y a pas
dépassement de l’objet, peut-être un dépassement de la
vision, une possibilité de voir hors-champ tout en restant
dans le champ2. »
Pourquoi une transparence ? Pourquoi un hors-
champ ? Il suffit de contempler ici les Reconstitutions de
façades, dessinées sur le mur à la mine de plomb, pour
comprendre la fonction paradoxale des images - pourtant
clairement « lisibles » - produites à partir de cette dispa
rition architecturale. D’abord, c’est-à-dire de loin, la
2. P. Convcrt, « La lumière des choses. Entretien avec Didier Arnau-
det », Art Press, n” 132, janvier 1989, p. 43.
23
finesse du trait, sur l’immense surface, de la cimaise,
appelle la sensation d’une entière vacuité, mais vibratile,
comme dans les dessins muraux les plus fi agiles (les plus
subtils) de Sol LeWitt. C’est le « plan vide » du mur qui
se donne d’abord à regarder, et le dessin lui-même n en
surgit progressivement que comme une découpe cristal
line sauvée de cet effet de vide labyrinthique éprouvé dans
les villas elles-mêmes. L’azur écrasant est ici devenu blan
cheur de mur ou de page : la couleur par excellence est
devenue quelque chose comme une non-couleur, un vide
strié. Mais l’effet de transparence, comme si le dessin
n’était qu’une lézarde sur vitre, n’en est que plus souve
rain.
D’autre part, l’abstraction inhérente à tous ces dessins
- par exemple le choix de ne pas représenter l’ébrasement
des fenêtres et la perspective des masses architectoniques,
à de très rares et très subtiles exceptions près —, cette
abstraction nous tire encore vers un effet de transparen
ces et de quasi-disparitions. Décidément, ces « reconsti
tutions » déploient tout le contraire de ce qu’on pourrait
y voir au premier regard, à savoir des dessins d’archi
tecte : dans ceux-là, en effet, toute la représentation est
orientée selon un souci descriptif - donc un souci de
clarté -, mais également selon un souci constructif. Il n’y
a ici, au contraire, qu’une problématique de la dispari
tion : une clarté aveuglante interrogeant la destruction
du Heu. Elle conditionne absolument la forme non des
criptive de ces étranges « villas idéales ». C’est que le
référent, la demeure elle-même, y est impliqué comme
doublement absent, alors même qu’il y est « reconstitué » :
ce n’est pas à partir de lui que le dessin s’est constitué,
24
justement, mais à partir d’un travail d’inférence - travail
abstrait, travail logique - basé sur les quelques traces
photographiques qui subsistaient des lieux ’. Alors nous
comprenons, devant ces murs blancs subtilement retra
cés, que nous sommes dans la dimension visuelle d’un
hors-site, d’un hors-champ.
Et, pourtant, le dessin manifeste bien cette mémoire
du lieu, sur un mode que Pascal Convert, étrangement,
nomme une « rédemption ». Qu’y a-t-il donc à rédimer ?
Cette inhabitation, cette dés-habitation des demeures sur
la falaise, cette destruction des lieux auraient-elles donc
été pensées selon la fable spontanée ou élaborée d’une
faute, d’une chute ? Sans doute. Il faudrait alors voir dans
cette insistance à dessiner le profil de choses disparues
la marque même - la mémoire - de l’événement qui les
a fait disparaître. Non pas l’événement compris comme
un épisode de l’histoire, ce qui reviendrait à convoquer
une poétique anté-mallarméenne. Mais l’événement
compris comme un travail psychique et comme un symp
tôme de la mémoire. L’événement en ce sens n’est rien
d’autre qu’une découpe, justement : un trait, un processus
coupant qui ajointe « deux discours [ou deux images]
dont la conjonction découpe, dans le flux de ce qu’on
appelle le temps, un événement4 ». Marie Moscovici, à
qui j’emprunte cette définition, cite pour l’incarner ce
25
moment vertigineux de langage qui aura permis à Anton
Tchékhov de produire sa propre mort comme un événe
ment absolu : il se dresse sur son lit et il dit Ich sterbe
— « Je meurs », dans une langue qui lui est étrangère —,
et il meurt5.
Telle serait ici la fonction du dessin, ce médium étran
ger à l’artiste, ce médium qu’il ne pratique pas lui-même :
non pas un trait tendu vers le Même, mais un trait qui
découpe et désigne l’Autre. Une découpe psychique, le
passage à un registre d’étrangement qui accuse le profil
apparemment neutre d’une chute du lieu sur la falaise.
C’est aussi ce que pratiqua Stendhal dans sa Vie de Henry
Brulard : il ne put raconter l’événement d’une chute, dans
son passage du Saint-Bernard, qu’en produisant sur sa
page une découpe presque abstraite où le souvenir de
quinze ou vingt chevaux écrasés devenait comme un
schéma d’horreur, un pointage précis - mais précis pour
ne pas être descriptif - des tourments alors ressentis 6.
26
Comment, enfin, ne pas penser, devant ces dessins
fragilement érigés de quelque chose qui s’est écroulé - et
toujours dans l’inquiétude de ce mot « rédemption » -,
comment ne pas penser à l’abstraction essentielle que
développa Edgar Poe pour raconter sa célèbre Chute de
la Maison Usher ? Il n’y a en effet, dans ce récit, qu’« ima
ges répercutées et renversées », comme Poe l’écrit lui-
même : entre vapeurs et « couleurs plombées », entre
parois fissurées et oppressions de l’expectative, la
demeure contemplée par le narrateur vaut moins par sa
description architecturale que par l’effet d’étrangeté
selon lequel, à s’abstraire, le lieu devient un visage, ainsi
que nous le comprenons dès le début lorsque la maison
présente au regard « des fenêtres semblables à des yeux
sans pensée7 ». Mais c’est surtout lorsque Roderick
Usher produit un petit tableau de peinture censé repré
senter sa demeure - sa « maison » au sens topique comme
au sens généalogique - que nous comprenons la force
défigurante de l’événement qui mine les lieux. La maison
n’y est plus qu’une « abstraction hypocondriaque», elle
se réduit non pas à une élévation décharnée mais, ce qui
revient presque au même, à la vision d’un souterrain
géométrique : « [...] l’intérieur d’une cave ou d’un sou
terrain immensément long, rectangulaire, avec des murs
bas, polis, blancs, sans aucun ornement, sans aucune
interruption [...], le tout d’une splendeur fantastique et
incompréhensible 8 ».
Alors nous soupçonnons qu’un lien existe peut-être
7. E. A. Poe, «La chute de la Maison Usher» (1839), trad. C. Bau
delaire, Coules, essais, poèmes, Paris, Laffont, 1989, p. 406-408.
8. Ibid., p. 412.
27
entre l’abstraction d’un lieu et 1 épuisement genealogiqUe
d’un nom. Les Assyriens, autrefois,accompagnaient la
construction de chaque palais d un récit — nommé « récit
de construction » - qui, en réalité, était rédige^ en vue de
faire mémoire à la ruine, jugée fatale, de 1 édifice lui-
même. Il fallait tenter de conserver des signes, des images
mentales au-delà des lieux condamnés à disparaître9.
Usher, quant à lui, se pose dans sa maison, comme chacun
de nous le fait à un moment ou à un autre, la question
ou les questions généalogiques : « Que suis-je dans le
temps ? D’où est-ce que je viens ? Que m’a-t-on trans
mis ? Quel est le poids du nom que je porte ? Que lais
serai-je à ma disparition ? Suis-je capable de transmettre
quelque chose ? Pourquoi suis-je dans ces murs ? Pour
quoi se suicide-t-on ? Pourquoi ne se suicide-t-on pas ? »
Une autre question, posée un jour par Pascal Couvert,
me laisse un sentiment analogue d’étrangeté : « Pourquoi,
de quoi sommes-nous orphelins ? » Parlait-il de lui
comme enfant ou comme artiste ou, plutôt, comme c’est
vraisemblable, de l’un et de l’autre ensemble ?
28
■
29
d’un fond. C’est-à-dire précis et flottant a la fois. Les
dessins muraux de Pascal Couvert - ses découpés
d’extérieurs comme ses Reconstitutions d intérieurs
(fig. 4) - mettent en œuvre ce paradoxe : la neutralité
du trait, qui tranche à peine dans le blanc de la surface,
produit par son abstraction même un renversement
constant des distances et des sensations d espaces (exté
rieurs ou intérieurs). Une perspective se construit, cer
tes, mais avec tant de réserves - d’ellipses et de blancs -
que la frontalité du mur tend à fragiliser les distances.
Alors, le lieu représenté, de lointain qu’il était, devient
obsidional, proche et presque haptique, si on veut bien
se laisser envahir par l’effet de densité et de « surexpo
sition » du mur lui-même. Tous ces dessins représentent
bien des murs, mais avec une telle présence du blanc,
que les murs représentés s’effacent ou plutôt se diluent
en transparences derrière l’avancée frontale de la
cimaise réelle, de la cimaise « vide ». Une perspective
s’est bien construite pour éloigner — représenter - la
demeure, mais la demeure se regarde et se « grave » tout
près de notre visage : elle tend donc à imiter ou à mettre
en scène un processus d’inclusion locale et dé intériori
sation.
Quand il voulut illustrer son grand récit onirique inti
tulé Hypnerotomachia Poliphili - « Le songe de Poli-
phile » -, à la fin du XVe siècle, Francesco Colonna eut
recours, dans le célèbre incunable Aldino, à un procédé
visuel assez semblable, qui associait la découpe ou le
relevé des lieux à un effet général de flottement dans la
page : alors, la perspective s’évidait littéralement, la des
cription des lieux était envahie d’ellipses stupéfiantes
30
K Z!
32
rieur, lui-même « privé » (volontairement) de son expo
sition spectaculaire, c est-à-dire privé de la vue sinon de
la vision. Les Reconstitutions n’accentuent leur référence
au genre classique de la veduta — à travers l’idée de pan
neaux, à travers leur ligne d’encadrement, leur échelle et
leur perspective — que pour en affirmer le caractère
« idéal », c’est-à-dire impossible. Les villas écroulées de
la falaise ne sont pas décrites, je le répète, mais idéalisées,
comme autrefois les Cités idéales ne décrivaient aucune
ville existante, mais plutôt un fantasme de l’inhabitation
construite. C’est-à-dire un fantasme de demeures subli
mes ayant perdu leurs occupants, leurs familles, leurs
noms. Et c’est bien pourquoi, dans l’œuvre de Pascal
Convert en général, dans ces « ruines idéales » en parti
culier, les notions d’habitacle, de volume, d’intérieur ou
d’extérieur ont un statut si perpétuellement problémati
que, toujours susceptible d’inversions, de retournements
en doigts de gant.
Ainsi, les perspectives murales que nous contemplons
là ont beau revêtir le caractère extrêmement précis, voire
systématique, d’une simulation - un peu comme si nous
marchions et pouvions nous orienter dans ces demeures
inexistantes -, jamais l’illusion n’est donnée de quoi que
ce soit, en particulier du volume. Nous avons le point de
vue (construit, précis), mais nous n’avons pas la vue elle-
même, qui nous est montrée (tracée, striée) comme per
due. Nous ne sommes ni dans le paysage, ni dans la scène
de genre. Nous ne sommes donc ni dans l’extérieur, ni
dans l’intérieur exactement, mais dans un espace d’étran
geté questionnant sans relâche le rapport de l’un à l’autre.
Il est également significatif qu’interrogeant l’artiste sur
ces œuvres en particulier, nous en venions a découvrir
que toute sensation d’horizontalité se rattache pour lui à
une idée de creusement (un trou vertical, un souterrain),
tandis que toute verticalité est pensée par lui sous le mot,
paradoxal en l’occurrence, de « plan3 ». C est que son
œuvre entière travaille à produire - phénoménologique-
ment, mais d’abord logiquement - X étrangement de tou
tes ces catégories spatiales.
Que l’horizontalité puisse se penser souterrainement
et la verticalité comme un plan ; qu’une élévation puisse
se donner comme la trace d’un écroulement ; que l’inté
rieur puisse s’ouvrir, inclure un extérieur ; et que l’exté
rieur puisse venir à nous comme un espace intériorisé :
tout cela fait des demeures en question quelque chose
comme des lieux de pensée ou de rêveries hypnagogiques.
N’oublions pas que les anciennes poétiques spirituelles
faisaient du lieu - le lieu en tant qu’hyperbolique, donc
impossible - une expérience de la pensée elle-même.
Depuis le désert de l’Exode scruté par saint Jérôme dans
ses mansiones, c’est-à-dire dans ses lieux de séjour (« sta
tions », mais aussi « demeures ») eux-mêmes considérés
comme generationes, c’est-à-dire engendrements et
généalogies4 ; jusqu’au « château intérieur » dont Thé
rèse d’Avila décrivit les innombrables pièces, les para
doxes spatiaux (comment réussir à entrer dans une pièce
34
où l’on se trouvait depuis toujours ?) et l’incompréhen
sible structure cristalline (« un seul diamant ou un très
clair cristal », incompréhensible parce qu’il ne ressemble
à rien, sauf à l’âme elle-même5) - nous pouvons percevoir
l’ampleur anthropologique d’un phénomène où le lieu
est systématiquement dé-spatialisé pour accéder au statut
d’une expérience, sinon d’un événement, psychique.
C’est en cela même qu’un lieu visuel peut acquérir la
troublante souveraineté, l’efficacité d’un lieu de
mémoire b.
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37
Il n’est pas sans signification que les premiers travaux,
ou presque, de Pascal Convert aient vise un processus
qui devait autant briser que mettre en seuil, dans épais
seur, la notion de tableau. C’étaient des monochromes
blancs sur vitre, puis brisés, mais contenus, encadrés
dans un double vitrage sur châssis, enfin éclairés vio
lemment de façon que l’ombre du verre et les cassures
dans le cadre devinssent vraiment - plus que la surface,
plus que la couleur blanche posée sur la surface -
l’«objet» à voir2. Il n’est pas étonnant, non plus, que
la fenêtre soit devenue pour Pascal Convert un lieu pri
vilégié d élaborations visuelles. Un exemple : l’artiste
pan d’un élément prélevé au site des trois villas détrui
tes. C’est une grille de fenêtre - deux dans un autre cas,
les fenêtres étant géminées - dont le travail de transfor
mation manifeste exemplairement ce que l’artiste choisit
de « mettre en seuil » dans le matériau qu’il utilise
visuellement.
La fenêtre est bien une « frontière visuelle » par excel
lence : elle fait entrer l’extérieur dans la maison, elle ouvre
l’habitacle au paysage. Elle est un lieu de passage. Fermée,
elle continue d’exercer sa magie simple par la vertu des
vitres claires. Rideaux et grilles impriment dans son cadre
les signes graphiques de ces échanges dialectiques dont
elle joue éminemment : dialectique du passage et de la
frontière, dialectique du diaphane et de l’opacité ajourée.
« Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie,
38
souffre la vie », écrit Baudelaire des fenêtres \ Et, chez
Flaubert, l’immobilité de femmes passant leur vie à regar
der par la fenêtre quelquefois s’accélère dans l’angoisse
d’une sourde intrigue entrevue plutôt que vue4. Mal
larmé, lui, décrira la dialectique tout aussi angoissée d’un
moribond redressé sur son lit, figé entre la « blancheur
banale des rideaux » et l’« azur bleu vorace »... Pouvoir
rédempteur de la transparence - il finira par s’écrier : « Et
je meurs, et j’aime / - Que la vitre soit l’art, soit la mysti
cité - / À renaître, portant mon rêve en diadème, I Au
ciel antérieur où fleurit la Beauté5 ! »
Mais Pascal Convert invente d’autres modalités spatia
les pour cette dialectique. Sa fenêtre, étrangement - elle
qui découpait verticalement le visible du dehors dans
l’espace du dedans -, il la dépose. Horizontalement. Et
donc il l’aveugle. La grille de fenêtre est là, devant nous,
posée sur une grande dalle de verre, à savoir l’élément
qui prend au mot les mots « fenêtre » et « transparence »
(fig. 6). Mais, posée, déposée, elle n’appelle qu’un regard
abattu vers le sol, arrêté par sa compacité fatale, aggravé
par sa direction de chute. C’est une fenêtre sur le sol,
comme on dit une fenêtre sur la mer (ce qu’elle fut autre-
39
6. Sans titre, 1986.
Grille de fenêtre 1930 en fer forgé sur dalle de verre, 3,5 x 120 x 65 cm.
Installation à la galerie Jean-François Dumont, Bordeaux.
Photo P. Convert.
fois, sans cloute). C est une fenêtre abattue, que l’artiste
aime comparer à un squelette gisant au sol, une carcasse
d’animal mort (on pourrait aussi songer à la gisante
Femme égorgee de Giacometti). Mais l’éclairage et le sup
port de verre donnent à cet objet une puissance visuelle
qui en fait bien plus qu’un simple objet posé : les pleins
et les vides de la grille se mettent à jouer dans l’épaisseur
tout un jeu d’ombres déplacées et de reflets mêlés... La
fenêtre retrouve alors, mais absolument transformée, et
assombrie, sa capacité de « seuil visuel ».
On s’aperçoit que l’ombre prend, dans cette transfor
mation, une importance toujours plus grande. Pascal
Convert se dit volontiers fasciné par ces fenêtres parfai
tement noires - et donc assez peu « vraisemblables » du
point de vue descriptif - que les grands peintres de la
Renaissance, Piero délia Francesca ou Domenico Vene-
ziano, aimaient disposer dans la frontalité de leurs
tableaux. Marcel Duchamp s’en est aussi souvenu, lui
qui, dans Fresh Widow, faisait occuper à du cuir noir (sur
quoi nous posons nos fesses dans les fauteuils) le rôle
quasi métaphysique de la vitre-tableau « où fleurit la
Beauté »... C’est dans un registre assurément différent
- mais prévenu de tout cela - que Pascal Convert aura
pu insérer, dans une pièce de 1987, un réseau labyrinthi
que d’éléments de marmorite (un verre noir qui ressem
ble à l’obsidienne) dans l’épaisseur d’une autre grille
déposée 6. L’ombre peu à peu remplissait ses fenêtres, les
opacifiait subtilement.
Ou plutôt faut-il dire que, s’agissant dombres, remplir
41
et vider reviennent souvent au même. L ombre est une
manière de transparence, ne serait-ce que physiquement,
par sa densité nulle - et c’est pourquoi timbra, en latin,
dit aussi le clair reflet. Mais l’ombre est aussi bien la
meilleure manière d’obnubiler toute transparence. Elle
en procède, elle la renverse. Entre les deux, elle sait
composer des réseaux graphiques qui nous renvoient à la
vitre comme au rideau, à l’éclairé comme à l’obscurci.
Dans d’autres variations de son travail sur les fenêtres,
Pascal Convert utilise verticalement la grille elle-même,
mais pour l’éclairer de façon à contaminer entièrement
les lieux de l’objet avec les lieux de son ombre (la gémel
lité jouant ici encore, et à plusieurs niveaux, son jeu de
trouble et de dispersion labyrinthique, c’est-à-dire de dis
persion nouée}. Ou bien il inverse toutes les valeurs en
produisant sur des dalles de verre clair l’empreinte sablée
- pâle, laiteuse comme un glacis pictural, variant ses tein
tes -, une empreinte qui entrecroise constamment son
réseau gravé avec celui de ses propres ombres fragiles.
L'ensemble restera labyrinthique et simple, évident et
inextricable comme une fenêtre regardée avec son rideau
dans le moment rêveur d’une approche du sommeil.
Voire dans les moments d’un contraste lumineux presque
éblouissant, tel que Proust en relate de si beaux :
« A ce moment nous sentîmes plutôt que nous vîmes
sur l’appui de la fenêtre la palpitation d’un rayon qui
venait de s’y poser. On ne voyait pas encore sa lumière,
mais on en sentait la pulsation intime, un effort encore
et il libérerait ce qu’il contenait de soleil. Un instant après
en effet l’appui de bois était devenu pâle comme une eau
matinale où se berçaient déjà les reflets de la ferronnerie
42
du balcon. Un souffle les dispersa, mais déjà apprivoisés,
ils étaient revenus, ou du moins sur l’appui de bois qui
pâlissait on sentait qu’ils allaient paraître. [...] Et les
ombres de ce treillis de fer ouvragé du balcon qui m’avait
toujours semblé la chose la plus laide qu’il y eût au monde
y étaient presque belles. Elles développaient sur un seul
plan, avec une telle finesse, les volutes et les enroulements
qui dans le treillis même étaient peu perceptibles, condui
sant jusqu’à son antenne la plus ténue et toujours avec la
même précision, leurs enroulements les plus subtils
qu’elles semblaient trahir le plaisir qu’aurait pris à les
parfaire un artiste amoureux de l’extrême fini et qui peut
ajouter à la représentation fidèle d’un objet une beauté
qui n’est pas dans l’objet même. Et par elles-mêmes elles
reposaient avec un tel relief, si haut de formes et si pal
pable sur cette étendue lumineuse quelles semblaient se
laisser porter par elle dans une sorte de consistance heu
reuse et de repos silencieux7. »
Entre l’ombre et l’ajour, entre le plan et le relief, entre
la grille et le « miroir d’or » de ses vitres, entre la beauté
lumineuse qu’elle laisse passer et la tempête qu’elle
annonce, la fenêtre est donc bien ce lieu paradoxal qui,
dans tous les cas, nous met en face d’un processus de
trace. Pascal Convert veut « déposer » ses fenêtres
comme Marcel Proust écrivait les siennes, et comme Mar
cel Duchamp « élevait la poussière » sur le plan accidenté
de son Grand Verre. C’est-à-dire dans le souci de donner
au temps le temps de faire une trace visuelle.
43
...
45
lequel j’ai abordé les problèmes de la perception visuelle
et d’abord celui de la lumière. Le contexte premier de
cette pièce est la lumière de l’Atlantique, avec ses varia
tions, sa transparence 1 ». C’était là comme une façon de
déplacer, d’intérioriser et peut-être en un sens de maîtri
ser, en les rejouant autrement, toutes les expériences sen
sorielles, plastiques et sans doute fantasmatiques, éprou
vées dans les villas du front de mer. Et peut-être aussi de
déplacer encore ce dont les villas étaient elles-mêmes un
déplacement, à savoir un univers océan d’enfance - dont
nous ne saurons rien, parce que cette œuvre d’essence
parfaitement autobiographique se refuse avec rigueur à
raconter quoi que ce soit qui ressemblerait à une confi
dence ou à un récit de souvenirs familiaux.
Si l’œuvre « rejoue » quelque chose - quelque chose
qui reste l’inaccessible par excellence, là réside, je le
répète, la force même de cette œuvre -, ce n’est pas en
tout cas par le biais d’une représentation entendue au
sens courant du terme. Pour « rejouer », l’œuvre trans
forme, donc transfigure et défigure. Ici, elle déplace et
reclôt dans son dispositif des virtualités visuelles qui vien
nent - aussi bien métaphoriquement que concrètement -
d'ailleurs. Il lui suffit pour cela d’un passage de la lumière
(deux fenêtres), de quatre murs peints en bleu-gris, et de
la tonalité particulière du verre clair apposé sur les parois.
H est hautement significatif - esthétiquement, généalogi
quement - que l’artiste ait d’abord éprouvé son propre
travail comme une question posée à la picturalité même,
la picturalité interrogée dans son histoire la plus
46
ancienne,, si ce n’est dans son origine, en tout cas dans
sa 1fonction
~— d’Ailleurs :
« Cela a eu pour effet de produire un phénomène
simultané de transparences et de reflets, l’extérieur se
reflétant sur les parois recouvertes de verre, lesquelles
parois enregistraient les variations lumineuses tout en lais
sant voir la teinte gris bleuté des boiseries. Ce mélange
de l’intérieur et de l’extérieur amenait une instabilité de
la perception visuelle, liée aux changements constants de
la lumière et des images reflétées, un nuage effaçant un
fragment de ciel ou d’immeuble XVIIIe siècle situé en vis-
à-vis. Ce dispositif est proprement une peinture d’après
modèle. Comme si l’image peinte sur une toile pouvait
varier en permanence, suivant en cela la variation du
modèle puisque le modèle varie lui-même en fonction de
la lumière. La présence des boiseries, hormis le fait que
leur teinte gris bleuté semble repeindre le paysage exté
rieur, renforce cet effet de picturalité : chaque tableau est
constitué de plusieurs cadres définis par des moulures
qui créent autant d’images possibles. Les panneaux en
verre qui les recouvrent semblent être là pour protéger
une image disparue, une fresque invisible sur laquelle se
superpose un reflet de lumière. Il n’y a alors pas autre
chose à regarder que la lumière2. »
Cette référence picturale nous donne donc à penser la
paroi vitrée ou vitrifiée comme protégeant quelque fres
que invisible qui serait à la fois dessous, c’est-à-dire dépo
sée, ou ruinée, disparue, et dessus, c’est-à-dire esquissée
et mouvante dans les faibles reflets monochromes des
lambris : reflets gris et bleutés simplement ramenés à la
2. Id., « La lumière des choses », art. cit., p. 43.
47
couleur peinte dessous, sur le mur boise lui-même.
Comment ne pas penser là au bon sens vitruvien, qui
voyait l’origine de toute peinture dans la peinture des
murs imitant les murs eux-mêmes ? Comment ne pas
penser aux fresques usées et aux stucs pompéiens, que
Pascal Convert s’est plu à longuement photographier ?
Nous sommes ici au croisement même d’un fantasme
d’origine et d’un fantasme de fin de la peinture. C’est-
à-dire que nous sommes au lieu même d’une fresque
impossible : une fresque aussi impensable qu’un chef-
d'œuvre inconnu, où l’on pourrait voir l’épaisseur dia
phane des images dans l’épaisseur sensible de la vitre
claire; une fresque où l’on verrait les images comme
autant de déplacements, d’évanescences et de retours,
jamais définitifs, toujours suspendus, à la fois mobiles
(vivants) et disparaissants (morts).
Or, c’est bien la matière même, le verre, qui aura per
mis une telle rêverie picturale ou trans-picturale. Le verre,
regardé comme pellicule ou tissu exhibant son épaisseur,
et celant dans cette épaisseur tous les phénomènes colo
rés. Le verre, transparent, ramenant toute image à l’opa
cité gris bleuté du pan de mur réel. Il y aurait beaucoup
à tirer, je pense, d’une analyse minutieuse des transfor
mations dont Pascal Convert a investi, entre 1987 et 1990,
ce grand objet-habitacle qu’est FAppartement (fig. 8-10
et 25-27). C’est un système extrêmement rigoureux
à)inversions réglées qui aura, peu à peu, réélaboré toutes
les composantes de cette demeure - composantes archi-
3. C’est-à-dire les plaquages de marbres et de matériaux semi-pré
cieux. Cf. Vitruve, Les Dix Livres d'architecture, VII, 5, trad. C. Perrault
(1673) revue par A. Dalmas, Paris, Balland, 1979, p. 224-225.
48
8. Appartement de l’artiste, 1987. Vue d’intérieur.
tectoniques, phénoménologiques, matérielles, chromati
ques, lumineuses, volumétriques, etc. —, sauf 1 échelle,
toujours identique, des reports et des découpes de la
boiserie. L’appartement de départ (cavité intérieure,
intime et habitable) sera devenu panorama, puis volume
extérieur : « public », mais inhabitable. Les reliefs seront
devenus dessins ou empreintes sablées. Les zones d’éclai
rement seront devenues des pans noirs de marmorite L
Et, dans cette transformation formelle intégrale, une tem
poralité de l’objet se sera constituée, créant son propre
passé, produisant son propre futur dans une volonté opi
niâtre d'opacification, voire - comme je l’ai suggéré plus
haut, et comme Pascal Convert le prévoit très exacte
ment - de « déposition » finale. Une temporalité se sera
donc construite pour se rendre capable de retourner le
lieu en doigts de gant, et de retrouver par là les conditions
ultimes de son inaccessibilité.
Mais pourquoi opacifier, pourquoi rendre inaccessi
ble ? Pourquoi jouer sur des productions d’images tou
jours se fragilisant, toujours se raréfiant ? On notera que
dans toute cette fascination lumineuse Pascal Convert
n'utilise jamais, comme on pourrait s’y attendre, le pou
voir iconique et la virtuosité des miroirs. Celui qu’impo
sait l’appartement lui-même fut assombri, passé au gris.
Quant aux vitres claires, elles ne nous renvoient que des
reflets toujours affaiblis, monochromes. La marmorite
noire, utilisée pour finir, est pensée par l’artiste à travers
4. Cf. les deux catalogues consacrés à YAppartement de l’artiste (Rome,
Académie de France, et Genève, Halle Sud, 1990), avec des textes de
Didier Amaudet, Michel Assenmaker, Jean-Pierre Criqui et Didier Laro-
que.
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54
teintes passées, dont la tapisserie en ses motifs ou en ses
plis ne lui rappellent rien d autre que des « yeux enseve
lis » :
« La chambre singulière en un cadre, attirail
De siècle belliqueux, orfèvrerie éteinte,
A le neigeux jadis pour ancienne teinte,
Et sa tapisserie, au lustre nacré, plis
Inutiles avec les yeux ensevelis 9... »
Mais c’est encore dans la chambre d'Igitur que toutes
ces inquiétudes se composent le plus obscurément, le plus
lourdement. Dans le « vieil espace » de sa demeure,
l’enfant Igitur scrute le temps de l’horloge et voudrait le
retenir pour qu’il « restât présent dans la chambre et
devînt pour moi la pâture et la vie ». Dans cette chambre,
l’enfant Igitur - que l’on comprend être une sorte de
Narcisse mélancolique interrogeant sa généalogie -
recueille quelques reflets dans les glaces ternies avant de
s’enfouir dans les rideaux, dans les tentures opaques des
murs et des fenêtres. « Rendu instable par la maladie
d’idéalité », il verra dans chaque reflet un « fantôme de
l’horreur », mais sa chambre tout entière n’est plus alors
qu’un lieu sourd du reflet pâli et de l’inquiétante gémel
lité : à l’intervalle muet des coups de l’horloge répond en
effet « pour parois latérales l’opposition double des pan
neaux, et pour vis-à-vis, devant et derrière, l’ouverture » :
l’ouverture du doute, précise Mallarmé, l’ouverture de la
nullité même, de la vacuité. Finalement, les « parois lui
santes et séculaires » (imaginons les lambris vitrifiés) se
55
replieront dans un volume clos, « le volume de ses nuits,
maintenant fermé 10 ». Comme une chambre retournée
sur elle-même.
Mais subsiste le paradoxe : 1 autre face de cette immo
bilité, de cet arrêt sur soi, de cette ankylosé du lieu — pro
duite à l’image même d’une ankylosé du corps —, l’autre
face de cette immobilité se déploie comme la capacité
d’une perpétuelle mise en mouvement ou, mieux, en
déplacements. Non seulement les « tentures » de verre
clair sur les murs du salon admettent une mobilité inces
sante des images qui y passent et y disparaissent, mais
encore la structure même des transformations opérées
sur l’appartement initial font de l’œuvre entière un pro
cessus nomade par excellence. Les projets les plus récents
de l’artiste confirment cette mobilité fondamentale, où
s’imagine un réseau de fragments architecturaux
construits pour être disséminés, et disséminés pour
construire autre chose **. Pascal Convert ne fait l’éloge
des lieux - et non des sites - que pour les inventer comme
fictions, c’est-à-dire pour produire leurs déplacements,
10. Id, « Igitur», ibid., p. 434-441.
11. Plus exactement, ces Fragments architecturaux en projet dissémi
nent des parties découpées d’architectures répondant au plan de l’une
des trois villas de Biarritz. Pascal Convert parlait déjà, à propos de
1 Appartement de l'artiste, de « stucture nomade » (« Entretien avec
Y.-M. Bernard », an. cit. p. 31). Jean-Pierre Criqui, lui, y a vu un renvoi
aux «fabriques» arcadiennes des jardins pittoresques du XVJ1IC siècle,
autant qu’aux Nonsites de Robert Smithson (J.-P. Criqui, « L’apparte
ment. la fabrique », dans Pascal Convert. Appartement de l’artiste, op. cil.,
p. 15-16). 11 faut encore signaler, dans l’optique de cette déterritorialisa
tion. les découpes en fer forgé intitulées Tnnidad and Tobago (1988) : la
circonscription de deux îles lointaines transportées dans l’espace mobile
d’une sculpture déplaçable.
56
leurs déterri totalisations. Comme si la carte-pays de Bor
ges, en plus d effectuer son report trop exact pour n’être
pas déréalisant, était capable de se mouvoir, de se diviser,
d’essaimer partout. C est Stendhal, après Mallarmé, qu’il
faudrait littérairement convoquer encore, lui qui posait
sa question autobiographique et généalogique à travers
une prodigieuse série mouvante de plans - ses demeures
disséminées partout dans la Vie de Henry Brulard12.
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57
Convert aura fait de son exposition une vitrification de
la galerie elle-même, une vitrification du lieu pour expo
ser : elle devenait par là même 1 objet, ou plutôt le pro
cessus exposé ”. Or, ce que 1 artiste imposait au specta
teur était bien de l’ordre d’une mise en arrêt, d une
statufication : les lieux de passages habituels avaient été
transformés, les portes sorties de leurs gonds puis rescel
lées par d'hermétiques dalles de verre inamovibles. Le
spectateur était donc arrêté, mais son regard, suscité par
l’arrêt lui-même, passait outre. Magie simple du verre,
dont seuls les enfants savent d’ordinaire s’inquiéter : il
arrête physiquement, il fait passer outre visuellement - et
ce n’est pas un hasard que Pascal Convert n’ait « vitrifié »
l’espace de la galerie qu’aux lieux électifs ou stratégiques
des passages, des seuils.
Faudra-t-il encore s’étonner de voir se développer un
processus assez proche dans l’art proustien de la
mémoire ? Le verre est partout - étrangement, extraor
dinairement valorisé dans la Recherche du temps perdu.
Il y est une substance de désir ou bien d’effroi. Il y
manifeste l’interdit du toucher, il s’y donne comme une
substance maternelle, quelquefois explicitement sexuali-
sée (ainsi, dans le passage des carafes de cristal plongées
dans l’eau grouillante et cristallisable de la Vivonne). Il
a fait parler, chez certains exégètes, d’une véritable
« recherche de la matière perdue ». Il a donné, chez
Proust lui-même, un paradigme explicite pour l’écriture
et le travail du style, capable de compacifier toutes les
58
immatérialités • Certaines demeures — celle des Guer-
mantes, en 1 occurrence —, Proust les pensait comme des
« hôtels de verre » qui allaient jusqua faire du nom de
leurs occupants un « nom de vitre ou de vitrail15 ».
Visuellement, Proust retrouvait ainsi toutes les impres
sions mallarméennes d’objets et de plans « glacés » : les
murs de sa chambre, il les vitrifiait mentalement ; les
vitraux, à l’inverse, il les voyait comme des tissus, des
tapis muraux et lumineux 16.
Mais, surtout, le verre faisait tissu, voire tableau, aux
yeux de Proust, par sa capacité à ramener tout l’espace
- toute la profondeur de l’espace - au strict plan mono
chrome d’un matériau glacé : ainsi contemplait-il toute
la mer lointaine « sertie entre les montants » d’une vitre
où les nuages étaient vus comme « les défauts même du
verre » ; le ciel quant à lui devenait une géométrie pure
et verticalisée, posée, découpée à même la vitre comme
un retable sur un autel *7. La réciproque n’est pas moins
intéressante : c’est lorsque l’air lui-même, atteint par le
processus de vitrification, compacifie l’espace étendu
jusqu’à en faire un oppressant, un obsidional volume :
« La chaleur du jour tombait, se déposait, comme au
fond d’un vase le long des parois duquel la gelée trans-
59
parente et sombre de 1 air semblait si consistante qu’un
grand rosier, appliqué au mur obscurci qu il veinait de
rose, avait l’air de l’arborisation qu on voit au fond d une
pierre d’onyx l8. »
Or, cette grande constellation de « visions vitreuses »,
avec tous les paradoxes qu’elles supposent, ne manifeste
chez Proust rien de moins qu’une théorie de l’image. Car
elle fait de toute image une fixation, une vitrification
- tout en pensant la fixation elle-même comme l’effet,
fragile et momentané, d’un déplacement, d’une conden
sation, d’un contact, d’un rapport en général : « Les ima
ges que nous voyons assemblées quelque part sont géné
ralement le reflet, ou d’une façon quelconque l’effet, d’un
premier groupement assez différent quoique symétrique
d’autres images, extrêmement éloignées du second 19 ».
Voilà donc ce que la matière du verre nous rend capable
de comprendre dans les images qu’elle offre : elles sont
des fixations dans l’ici (façon de construire les lieux
visuels), mais elles ne sont pas moins les déplacements
d’un ailleurs (façon de comprendre tout lieu visuel
comme porteur du virtuel). On peut dire en ce sens que
l’œuvre de Pascal Convert ne travaille dans le registre de
Vimage - je ne parle pas d’imagerie, bien sûr - qu’à cette
seule, je veux dire : qu’à cette double et dialectique condi
tion.
60
Meubles et bibelots
61
d’aujourd’hui, ces objets qui ne sont pas encore passés à
l’éloignement muséal - et du début du XX . Ils relèvent
peu ou prou de cette « époque têveuse » du goût déco
ratif dont Walter Benjamin parlait à propos de la Belle
Époque Pascal Convert a par exemple utilisé, dans sa
Vitrification de 1989, à la galerie Dumont, un motif pour
impression de tissus (fig. 11) qui, moulé dans des car
reaux épais de verre vénitien - presque un cristal —, trans
formait subtilement le blanc passage d’une embrasure de
porte (fig. 15). D’un côté, l’artiste y voyait une opération
semblable à celle d’une empreinte digitale diaphane et
agrandie, propagée ; d’un autre, ce motif imprimé dans
la texture du verre, lui-même encadré dans la texture du
mur, donnait au lieu une tout autre consistance : il réin
ventait le lieu du passage.
Déjà, nous pouvons comprendre que l’usage du déco
ratif rejoint exactement le travail de déplacement auto
biographique mené sur les lieux eux-mêmes - les villas,
l’appartement de l’artiste, mais aussi, à présent, quel
ques prélèvements discrets sur la demeure de l’enfance.
Le mobilier devient un lieu vitrifié, immobilisé dans son
empreinte cristalline. Et l’objet - qui tend, comme sou
vent, à la miniature - se rend capable d’inclure de très
grandes choses mentales, des lieux, comme ces vieilles
boîtes ou ces encriers chinois avaient été capables,
autrefois, d’imposer au regard de quelque mandarin la
sensation même de montagnes sacrées, de paysages
entiers.
62
11. Motif pour impression de tissu, XIX* siècle.
Utilisé pour Carreaux, 1989 [fig. 15].
Carreaux de verre moulés, 12, 5 x 15,5 x 1 cm.
«
64
décorative sauvée de la ruine des villas (fig. 12). Belle-
Rose : 1 objet décoratif 1925 vaut ici comme le nom pro
pre du lieu, c est-à-dire qu il est déposé comme on dépose
les armes ou les actes archivés d’une famille disparue,
l’emblème ou le blason d’une ligne éteinte, d’une Maison
Usher dont ne reste plus qu’un pauvre signe vitrifié,
d’autant plus pauvre qu’il n’était que l’accessoire, le
« décoratif 4 ».
Décor et décoratif deviennent ainsi comme les signes
ou les mouvements désaffectés - apparemment neutres,
sans affects - d’une longue durée intime, le plus souvent
insue, inaperçue. Le décor accompagne notre vie entière,
et c’est lui en effet que nous distinguons le moins. Il
habille notre intérieur, les rideaux de nos fenêtres, les
tapisseries que nous avons toujours devant les yeux lors
que nous les fermons pour nous endormir, et lorsque
nous les ouvrons pour nous réveiller. La potiche posée
depuis toujours sur la cheminée, nous ne la voyons plus
depuis longtemps, mais tout à coup nous la fixons, nous
la regardons et nous désirons la garder lorsqu’il nous faut
quitter la maison ou lorsque la personne à qui elle plaisait,
ou appartenait, vient juste de mourir. Et c’est ainsi que,
dans tous les cas, Pascal Convert aura mis en jeu le para
digme décoratif comme un paradigme d’altérité et
d’absence5 - plus encore : de séparation, de perte, de
deuil.
65
Igiturne dit pas autre chose. Son héros mélancolique,
cet ange du bizarre, s’entoure d objets et du « décor
ordinaire de la Nuit » dans lesquels, est-il écrit, « sub-
siste encore le silence d’une antique jparole proférée ».
Partout, dans le récit mallarméen, s alourdit le poids
des tentures et des meubles, qui sont comme la réponse
du lieu à la gravité même du moment : « Et du Minuit
demeure la présence en la vision d’une chambre du
temps où le mystérieux ameublement arrête un vague
frémissement de pensée, lumineuse brisure du
retour6... » Les chimères qui décorent les montants des
meubles deviennent des fantômes, et sur une commode
brille là-bas une simple fiole de verre, « pureté qui
renferme la substance du Néant7 », c’est-à-dire de la
mort qui vient. Ailleurs, Mallarmé regardera « le pur
vase d’aucun breuvage » rimant fixement avec un
« inexhaustible veuvage » Ailleurs encore, dans un
poème-tombeau, les bras d’un « ancien fauteuil » nous
parleront d’ombres et de sépulcralités, faisant de son
spectateur le « captif solitaire du seuil ». Nous savons
combien, chez Mallarmé, le mot bibelot sait consonner
avec le mot aboli*.
Voici donc le décor investi d’une nouvelle fonction :
offrir un support pour la hantise. Comme Stendhal
fixant son regard sur les montants d’une balus
trade - juste après la mort du « pauvre Lambert »,
66
-VS-
68
]e réseau des ombres portées, plus « portantes » d’ail
leurs, visuellement, que le fer forgé lui-même, qui dispa
raîtra tout à fait dans les versions de verre sablé. Or, dans
ce redoublement en épaisseur de l’objet décoratif et de
ses traces, apparaît bien 1 aspect d’auto-engendrement
intarissable — inquiétant pour cela - du motif par lui-
même à travers ses supports feuilletés et déplacés. Nous
retrouvons là, en quelque sorte, ce qui dans le décor ou
dans l’ornement, considérés comme processus, évoquerait
cette paradoxale « connaissance par les gouffres » si bien
nommée par Henri Michaux :
« Visions d'ornements. Presque personne n’y échappe.
Caractère de ces ornements. Pas désirés, et néanmoins ils
persistent. Pas immobiles. Pas d’ensembles ornementaux
qu’on pourrait s’arrêter à considérer. Plutôt qu’on ne voit
des entrelacs, l’on assiste à ce qui indéfiniment s’entre
lace. Ornement qui n’orne rien du tout. Détails dans le
détail. Dentelles dans la dentelle. Continuation mono
tone. Rythme de développement, d’étalage constant, qui
ne ralentit, ni ne se met en relation avec vous. Inarrê-
table “. »
Pascal Convert semble ainsi déployer un processus
inarrêtable - ce qui ne veut pas dire profus et débridé -
du relevé ornemental. Une « fresque murale 1930 »,
comme dit l’intitulé d’une œuvre, aura donc été soumise
à ce travail de relevé, au sens artisanal et technique du
mot (opération de calque, de report par transparence)
- mais aussi dans le sens théorique ou philosophique de
69
la relève, cette transformation radicale ou le statut d’un
objet se trouve exposé lorsqu il subit une opération basée
sur la négation ou la réversion de ses conditions maté
rielles d’existence 12. Un fauteuil Empire subira, quant à
lui, l’opération plus complexe d un moulage puis d’un
tirage en positif qui, malgré sa précision de texture, ne
restitue ni ne décrit l’objet, et le transfigure plutôt par
toute une série de choix discrets mais renversants
(fig. 13) : par exemple, la compacification de l’espace
compris entre les quatre pieds du siège - ce qui a pour
conséquence de l’enter dans le sol, de l’alourdir et
d’accentuer par là un effet de socle -, ou bien le choix
du matériau utilisé, une cire légèrement grisée qui a la
couleur d’un papier calque, et tend à brouiller la percep
tion même de l’objet comme volume. (J’ajoute que la cire
fait évidemment de cet objet un objet où ne pas s’asseoir,
à moins d imprimer dans la masse une empreinte négative
de notre corps.)
Il y a, enfin, ces deux potiches exposées à hauteur de
cheminée, ces « purs vases d’aucun breuvage » (fig. 14).
Leur relevé consiste ici à les présenter remplis de leur
propre matière, un verre massif qui interdit de les penser
et de les voir comme des réceptacles. Pascal Convert
propose ici un subtil déplacement de l’idée d’empreinte :
il s’agit d’un moulage de l’intérieur, en sorte que l’effet
de compacité se double d’un effet de volume rendu au
vide, et d’extériorité visible rendue à l’espace, par défi
nition invisible, de l’intérieur de l’objet. Celui-ci s’est en
12. Cf. le catalogue Aubry, Couvert, Duprat, Mogarra, op. cit., p. 12.
Mon allusion philosophique vise bien évidemment I Atifhebnng hégé
lienne et sa traduction, indépassée, par Jacques Derrida.
70
!..
72
-
74
Porte vitrée
75
se contentait pas de mettre en scène un jeu de mots, mais
qui posait aussi à l’art de la sculpture une question essen-
tielle.
On aura compris qu’il est beaucoup question de seuils
dans le travail de Pascal Convert. Mais les seuils en géné
ral ont souvent un statut assez étrange (peut-être juste
ment parce qu’ils jouent entre deux espaces étrangers
qu’ils ont pour fonction de mettre en contact). Le « sor
tilège des seuils », dont parlait Walter Benjamin à propos
des lieux citadins du XIXe siècle, manifeste selon lui une
ombre de « rite de passage » : il rejoue à sa façon les plus
anciennes coutumes anthropologiques '. Mais, entre le
sortilège et le rite, il y a déjà cette tension qui dialectise
une sensation de liberté ou de libération magiques, d’un
côté, et d’un autre côté la contrainte que porte avec elle
toute organisation ritualisée du lieu. Il y a donc à l’œuvre,
dans tout « sortilège » du seuil, cette obscure aliénation,
cette contrainte angoissante que dit si bien le récit de
Kafka intitulé Devant la loi2. Lorsqu’il insiste sur le carac
tère labyrinthique des lieux d’où il part comme des lieux
auxquels il parvient, Pascal Convert ne fait rien d’autre
qu’exprimer cette double condition contradictoire, cette
double condition propre à toute œuvre forte, de nouer
ensemble un sortilège librement mis en jeu (la fiction) et
quelque chose comme une contrainte inéliminable (le réel
de la fiction).
Liberté d’une attitude esthétique rigoureuse — prati
quement analytique et minimale - qui ne doit rien aux
1. W. Benjamin. Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 232 et 432.
2. F. Kafka, Le Procès, trad. A. Vialatte revue par G. David, Œuvres
complètes, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 453-457.
76
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15. Carreaux, 1989 et Vitrification, 1989.
Installation à la galerie Jean-François Dumont,
Bordeaux. Photo F. Delpech.
affects épanchés de l’affliction ou du drame; mais
contrainte structurelle d un travail psychique pour envi
sager l’absence et la perte . Libeité des , signes et des
figures agencés selon un système qui ne s aliène en rien
à la loi visible du référent ; mais contrainte qui impose
l’insistance virtuelle d’un référent, même et surtout
lorsqu’il s’absente de ses propres traces (moyennant quoi,
on comprend que c’est bien l’absence elle-même qui
mène tout ce jeu-là). Liberté d’une dé-subjectivation des
formes, qui s’exposent selon leur propre nécessité imper
sonnelle (tout le travail chromatique de Pascal Convert
va dans ce sens, que je nommerai une impersonnalité
subtile) ; mais contrainte profondément subjective
- métapsychologique - d’une sorte de hantise structu
relle, d’un exercice fatal de la mémoire et de la sensation
d’oubli mêlées. « Une histoire à l’état d’oubli » - voilà
donc la paradoxale revendication autobiographique de
Pascal Convert pour son œuvre 4.
H faut redire une fois encore ce que le matériau prin
cipalement travaillé, le verre, apporte ici dans l’éclosion
visuelle de ces paradoxes. Opérateur de transparence, le
verre suscite, on le sait, tous les fantasmes de ï’immédia-
teté visible, du passage diaphane, voire de l’innocence et
de la pureté enfantines où le regard pourrait accéder par
lui5. Mais le verre n’est pas moins un opérateur visuel de
déformation du visible : car il n’offre jamais tout à fait
cette immatérialité idéale que l’on veut trop souvent lui
3. Cf. P. Convert, « La lumière des choses », art. cit., p. 43.
4. Ibid., p. 43.
5. Cf. surtout J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et
l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 301-306.
78
i
attribuer. Il fixe le visible dans une vitrine d’intangibilité
certes, mais il le déformé tout aussi bien, il le grossit et
le défigure lorsque nous regardons un peu plus long
temps, lorsque nous approchons d’un peu plus près, ou
lorsque sa propre matérialité passe à l’avant-plan. Et c’est
bien ce qui se passe chez Pascal Couvert, qui toujours
envisage le verre dans son effet de masse. Chacune de ses 1
œuvres le montre bien, jusque dans la sémantique dis
crète de leurs titres qui ne déploient, à propos du verre,
qu’un lexique du « volume », de la « plaque » ou de la
« dalle » massive 6.
Ne voyons pas cette problématique de la masse comme
un obstacle au sortilège du verre. Bien au contraire, nous
sommes devant l’épaisseur d’un cristal lourd - celle de
FAutoportrait de 1991, par exemple -, comme devant une
matière dont on peut voir l’épaisseur, comme si l’on pou
vait, d’un corps vivant, voir l’intérieur. Il est frappant de
constater que, dans tous les discours qui croient glorifier
l’immatérialité du verre, c’est toujours un fantasme orga
nique qui, en fait, cherche à se mettre en place. Et, pour
cela, à se mettre en travers du discours manifeste. Cela
peut se lire dans toutes les « recherches de l’absolu »,
chez Balzac par exemple. Cela se lit partout chez Proust7.
Cela se lisait bien avant, au Moyen Âge par exemple,
lorsqu’il fallait convoquer toute une imagerie du verre
traversé de lumière pour appréhender les mystères topo-
79
logiques et organiques d’un engendrement et d une nais
sance qui n’eussent rien déchiré de 1 hymen virginal8.
Il devient alors clair que la matière vitrée se prête
exemplairement à une question posée au rapport des corps
(destructibles) aux lieux (construits). C’est bien cela qui,
entre autres choses, fascinait tant Benjamin dans les archi
tectures de verre et les passages parisiens 9. Mais nous
pouvons presque dire que ce rapport-là existe depuis
qu’existe la matière elle-même, avec le sortilège et la fas
cination quelle suscita dans les mythologies de son ori
gine ou de sa découverte. Ainsi Pline n’évoque-t-il les
sublimes architectures du verre que pour les renvoyer à
un récit d’origine où le nitre en fusion se met à couler
comme un sang, jusqu’à pénétrer les corps eux-mêmes :
« Sa puissance de pénétration [au verre liquide] est telle,
en toutes ses parties, que, sans qu’on le sente, il entaille
jusqu’à l’os toute partie du corps qu’il a effleurée... » Et
le récit se clôt, bizarrement mais significativement, sur
une anecdote de sexe, de cendre, de généalogie royale et
de tête embrasée :
« Le verre fondu avec du soufre se soude en formant
une pierre. [...] Quant au feu [dont il procède], il est une
part immense et déchaînée de la nature dont on ne sait
80
si elle détruit ou engendre davantage. [...] [Ainsi], sous
le régné de Tarqum 1 Ancien, apparurent brusquement,
dit-on, dans son foyer des parties sexuelles mâles faites
de cendres, et Ici femme qui se trouvait assise là, la captive
Ocresia, servante de la reine Tanaquil, se releva enceinte.
C est ainsi que naquit Servius Tullius qui reçut la succes
sion de la royauté. Un jour aussi qu’enfant il dormait dans
la demeure royale, sa tête s’embrasa et l’on pensa qu’il
était le fils du Lare, le dieu domestiquel0. »
Mais, au-delà de ces récits fantastiques où le feu donne
l’épreuve d’un passage sexuel et généalogique du verre
liquide, destructeur, à un corps solide mais toujours capa
ble de s’embraser, nous devons revenir à l’acte beaucoup
plus simple de franchir ou de ne pas pouvoir franchir
une porte vitrée. Contentons-nous d’y repérer l’inquié
tude propre à tout passage (mot du lieu et mot de l’acte
pour le franchir) : car dans tout passage il y a bien la
question du corps qui passe ou qui ne peut pas passer.
Dans toute porte il y a l’inquiétude virtuelle, ou la
mémoire, d’une conjonction des corps et des lieux - pen
sons à l’étonnante porte vitrée réalisée par Marcel
Duchamp pour Gradiva, la galerie bien nommée :
l’ombre de deux corps conjoints était venue s’y imprimer
pour y accueillir le visiteur. Mais pensons aussi à l’inquié
tude virtuelle d’une disjonction des corps, que nous pou
vons ressentir devant n’importe quel tombeau qui res
semble - comme c’est souvent le cas - à une simple porte.
10. Pline ('Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 65-70, op. cil., p. 115-
119.
81
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Rampe d’escalier
83
vure par sablage sur verre d une rampe d escalier arra
chée aux Maisons Usher de la falaise basque, c’est bien
dans l’optique d’une progression vers les lieux souterrains
qu’il procède. L’une des portes vitrées de la galerie Jean-
François Dumont, en 1987, était posée horizontalement,
à même le sol ; et c était pour regarder vers la cave dont
l’obscurité même se présentait aux regards.
L’enjeu : graver quelques traces du passage des corps
dans les lieux pour descendre dans les corps eux-mêmes,
et d’abord dans le sien propre. Graver quelques traces
- cet acte nous parle de la mémoire, du dépôt des signes,
donc de la déposition des choses. Il nous parle des sédi
ments qui, fatalement, à force de se sédimenter, devien
nent souterrains. L’escalier nous dit aussi l’acte de des
cendre, et descendre nous parle de notre propre corps
en tant que moment généalogique : nous descendons bien
d’autres corps, n’est-ce pas - et nous ne cessons de nous
poser la question : quels corps exactement ? Et nous
sommes aussi devant l’autre question, qui est de conti
nuer ou non, de perpétuer ou non la descendance des
corps. Le mot continuera, dans cette optique, de nous
inquiéter, puisqu’il réunit encore les deux façons, pour
un corps, de descendre : donné à la mort (voué à la dis
parition dans la cave d’un caveau) ou bien donnant la vie
(dans l’image traditionnelle, familiale, de la toujours obs
cure chambre à coucher où se fabriquent les enfants).
La question généalogique montre ici sa puissance
dédoublée : puissance de mort, puissance de vie. À ce
titre, elle institue une économie de la répétition comme
redoublement reproductif — c’est-à-dire une économie de
Yimage —, mais elle ne produit, dans cette économie, que
84
des redoublements clivés : c est-à-dire la façon juste, non
triviale, de concevoir les images. Elle est donc, en même
temps qu une puissance d image, une puissance de la divi
sion, la rencontre des corps et de leurs divisions symbo
liques2. Pascal Convert grave des traces pour ouvrir
- diviser et visualiser - des lieux. Mais il ouvre aussi les
lieux pour graver les traces d’une division. des
—s corps.
85
17. «Autoportrait », 1991.
Polygraphie de sommeil (16-17 janvier 1991, p. 427).
Marmorite noire, 156 x 110 x 1,5 cm.
Collection particulière, Paris. Photo F. Delpech.
Chambre à coucher
87
comme un épileptique terrassé, au relevé graphique d un
espace dont il ne savait rien, dont il ne saura rien, et dont
nous non plus ne saurons rien, sauf qu il compte pour
beaucoup, cet « espace », dans la rémanence de ses ima
ges mentales, dans la structure de sa pensée et dans l’effi
cacité productive des plages d’oubli où son œuvre se
fomente. En regravant ces traces sur quelques grandes
dalles successives de marmorite noire, Pascal Couvert
commence de réinventer - en « textes » purs de lisibilité,
en plans et en volumes - un lieu pour ce temps paradoxal
et intime. La chambre à coucher de notre demeure n’a
donc pas besoin de la présence d’un lit : c’est le sommeil
lui-même qui s’expose là, selon une sorte de cristallisation
alchimique, en pans obscurs qui tiennent à la fois du
tableau (puisque présentés à hauteur du regard sur une
cimaise) et de la stèle (puisque exclusivement minéraux,
gravés dans cette espèce de marbre vitreux que l’on
emploie couramment pour les dalles funéraires).
On comprendra, dès lors, que, si Pascal Convert inti
tule Autoportraits ces « gravures de polygraphie » de son
sommeil, c’est en vertu d’un déplacement radical du
genre esthétique par lequel nous reconnaissons en général
une œuvre d’art comme un autoportrait. Double est au
moins ce déplacement : dans son processus, d’abord, qui
substitue une fois de plus le paradigme indiciaire à toute
description iconique ou mimétique. De ce point de vue,
la radicalité du choix se marque dans l’inexistence phy
sique de ce dont les traces sont ici les traces : c’est d’une
entité parfaitement virtuelle en effet - et passagère : tem
poraire, temporelle - que les « polygraphies » donnent
l’indice enchevêtré. D’autre part, la notion d autoportrait
88
s’abîme dans un vertige où nous place l’imagination du
référent subjectif . ce n est pas le visage du sujet qui fait
ici 1 origine de 1 autoportrait ; plutôt l’intérieur impensa
ble d un visage reclos dans le sommeil mais livré, ouvert
aux figures - désormais oubliées - du rêve. On pense à
cette phrase passablement énigmatique, tracée par Freud
peu avant par sa mort, cette phrase où insistait la question
des questions, concernant tout ce qui se passe à l’intérieur
de notre crâne : quelle en est l’étendue ? De quelle sorte
de lieu peut-il s’agir ?
« Il se peut que la spatialité soit la projection de l’appa
reil psychique. Vraisemblablement aucune autre dériva
tion. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychi
que de Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien '. »
Mais la « chambre à coucher » - l’expression est
mienne, elle présente sans doute le défaut de trop immé
diatement « référer » ou « raconter » l’œuvre de Couvert-
offre un lieu visuel, un lieu oeuvré pour ce lieu impossible
à penser, ce lieu indéchiffrable du sommeil où l’artiste
plonge peut-être comme dans l’océan même, l’océan som
bre de son histoire. Regardons ces pans de marmorite
gravée, regardons leurs traces en continu comme l’écriture
illisible d’une autobiographie à la fois parfaite (du moins
l’imaginé-je) et parfaitement inaccessible.
Il est significatif que Marcel Proust soit revenu, et
constamment, sur la difficulté, en droit insurmontable,
2. Il faut redire ici que les enfants comme les philosophes trouvent
dans la fable une voie pour détourner l’obstacle. Sur le rapport de la
fable et du sommeil, cf. P. Fédida, « Le conte et la zone d’endormisse
ment » (1975), dans Corps du vide et espace de séance, Paris, Delarge,
1977, p. 155-191.
3. M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., III, p. 124. Je
souligne ici ce qui me semble renvoyer aux « mystérieuses différences »
que les Polygraphies de sommeil entretiennent les unes par rapport aux
autres.
4. Ibid., I, p. 3.
5. Ibid., I, p. 5. Je souligne.
90
Voilà pourquoi, lorsqu’il parle d’un lieu architecture,
Proust en vient a le définir comme « un édifice occupant,
si 1 on peut diie, un espace à quatre dimensions — la qua
trième étant celle du Temps », à comprendre comme le
temps du sujet clivé dans 1 exercice de sa mémoire6. Voilà
pourquoi nous pourrions nommer chambres du temps ces
demeures mnémoniques qui se succèdent ici hors de toute
narrativité, de même que l’immense narration proustienne
les faisait se succéder comme autant de lieux hypnagogi-
ques '. Or, ce qui se joue dans ces chambres du temps ne
serait peut-être rien d’autre qu’un rabattement de Vétat
du lieu (visible, regardable) sur Vétat du sujet (invi
sible, obnubilé alors même qu’il nous regarde et nous
concerne). Ce rabattement, nommons le une hantise : celle
de ressentir, sur les parois assombries mais encore miroi
tantes d’un pan de marmorite, la transparition, mais abs
traite, de quelque chose comme un double exact du sujet,
son image faite de pur « décor ». Et nous sommes bien
là-devant comme dans l’équilibre crépusculaire d’une
sorte de « connaissance par les gouffres8 ».
6. Ibid., I, p. 61.
7. C’est-à-dire des lieux délivrant ces «visions du demi-sommeil»
justement caractérisées par leur fragmentation, leur irréalité et leur voca
tion à la découpe la plus précise, la plus hallucinatoire, illuminée comme
à travers des vitres. Cf. D. Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans
l’univers imaginaire de Marcel Proust, op. cil., p. 99-104. Cf. également
B. Leroy, Les Visions du demi-sommeil (hallucinations hypnagogiques),
Paris, Alcan, 1926.
8. Sur la phénoménologie de la hantise comme identification au décor
(les murs d’une chambre, par exemple), cf. M. Guiomar, Principes d’une
esthétique de la mort, Paris, Corti, 1988, p. 308-309 et 315-318. Quelque
chose de cet ordre se joue déjà dans le début du texte de Baudelaire,
« La chambre double » (1862), Œuvres complètes, op. cil., I, p. 280.
91
Mais regardons encore ces grands panneaux sombres
donnés comme des autoportraits. Deux aspects conti
nuent de nous y frapper. C’est, d’abord, une manière de
ressemblance qui les tient ensemble dans la variation pour
tant aiguë, énervante, de chaque trait avec chacun des
autres. Une ressemblance proprement interminable se
déploie ici virtuellement, elle qui pourtant ne ressemble à
rien qui nous y ferait reconnaître l’expressivité d’un por
trait. Une ressemblance aussi interminable que l’espace
visuel où la nuit plonge toute chose. Aussi interminable
que l’espace virtuel attribuable au rêve lui-même :
« Le rêve est le réveil de l’interminable. [...] Le rêve
touche la région où règne la pure ressemblance. Tout y
est semblant, chaque figure en est une autre, est sembla
ble à l’autre et encore à une autre, et celle-ci à une autre.
On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé
à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n’y
en a pas : le rêve est le semblable qui renvoie éternelle
ment au semblable9. »
À cette ressemblance en perpétuelle consécution
interne, reclose sur elle-même - automimétique, comme
on parlerait d’un autoérotisme primordial —, répond le
second aspect visuel de ces gravures sur verre : c’est leur
rythmicité essentielle, qui leur donne un statut précis de
« forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est
mouvant, mobile, fluide 10 ». Une rythmicité qui fait donc
9. M. Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 365-366.
10. C’est à cette définition formaliste, en effet, qu’aboutissait l’enquête
sémantique menée sur le mot ryhmos par E. Benveniste, « La notion de
rythme dans son expression linguistique » (1951), Problèmes de linguis
tique générale, Paris, Gallimard. 1966. p. 333.
92
de la/or/^ elle-même, et de son absolue rigueur, quelque
chose comme ce «voltige autour d’un gouffre», ce
«rythmique suspens du sinistre» dont parlait Mal
larmé . Pourquoi un gouffre ? Pourquoi le suspens d’un
sinistre ? Quelle chute commande donc ces seize tracés
nerveusement tenus ?
Igitur, là encore, pourrait donner la fable d’une
réponse. Tout s’y passe entre la pure forme rythmique
d’une flamme de bougie et sa possibilité d’être éteinte,
de verser dans la nuit par une seule expiration légère
- « ce simple fait qu’il [l’enfant Igitur] peut causer
l’ombre en soufflant sur la lumière 12 ». Voilà pourquoi,
dans le récit de Mallarmé, les choses visibles elles-
mêmes resteront toujours menacées par la « loi de
l’ombre 13 » ou par la loi de la nuit. S’avancer hors de
soi dans l’intimité rythmique de la nuit, tel est en effet
l’acte majeur, le mouvement même d’Igitur u. Et Mal
larmé, là-dessus, donne la double précision visuelle
d’un lieu qui procède par pans, par « couches
d’ombre », et qui finit par circonscrire un volume, le
«volume des nuits15». Tout cela scandé, rythmé par
un mouvement de pendule, par le battement d’ailes
d’un oiseau de nuit, par le double heurt des portes
d’un tombeau - et, au milieu du récit, par les pulsations
93
du cœur où le personnage lui-même se replie et
s’inquiète :
« L’ombre pure domine [...]. Tandis que devant et der
rière se prolonge le mensonge exploré de l’infini, ténèbres
de toutes mes apparitions réunies, à présent que le temps
a cessé et ne les divise plus, retombées en un lourd
somme, massif [...], dans le vide duquel j’entends les
pulsations de mon propre cœur. Je n’aime pas ce bruit :
cette perfection de ma certitude me gêne : tout est trop
clair, la clarté montre le désir d’une évasion ; tout est trop
luisant, j’aimerais rentrer en mon Ombre incréée et anté
rieure, et dépouiller par la pensée le travestissement que
m’a imposé la nécessité, d’habiter le cœur de cette race
(que j’entends battre ici) seul reste d’ambiguïté. À vrai
dire, dans cette inquiétante et belle symétrie de la
construction de mon rêve, laquelle des deux ouvertures
prendre, puisqu’il n’y a pas de futur représenté par l’une
d’elles ? Ne sont-elles pas toutes deux, à jamais équiva
lentes, ma réflexion 16 ? »
Là encore, une symétrie gémellaire fait du lieu un véri
table labyrinthe. Au centre de celui-ci - comme au centre
du battement rythmique, sa syncope - gît le gouffre ou
le sinistre. C’est lui que Mallarmé nomme hasard, et que
je préférerais ici appeler \’événement. C’est lui qui justifie
la chute d’Igitur, son presque dernier acte : jeter deux
dés, comme on jetterait deux petits volumes géométri
ques voltigeant autour d’un gouffre virtuel’7. Dans sa
demeure de mémoire, Pascal Convert se réserve lui aussi
un moment pour jeter les dés : ce sont deux plaques de
16. Ibid., p. 438.
17. Ibid., p. 441 (et scolie p. 451).
94
18. «Portraits», 1992. Relevé de papiers déchirés.
Marmorite noire, deux éléments de 65 x 50 x 1,5 cm.
Collection particulière, Nancy. Photo F. Delpech.
marmorite, intitulées ensemble Portraits, et qui ne repro
duisent pas plus le tracé orienté d un rythme onirique
que les traits humanisés d’un quelconque personnage
(fig. 18). Ce ne sont que deux relevés jumeaux - mais
discrètement atteints, dans leur graphisme labyrinthique,
par de « mystérieuses différences » —, que l’artiste nous
dit être de papiers déchirés. Voilà peut-être leur événe
ment muet : non pas deux petits volumes géométriques,
mais deux feuilles mises un jour l’une contre l’autre
- deux portraits, est-il écrit - et, ce même jour, qui sait,
déchirées ensemble, exfoliées, éparpillées dans le hasard
des traits de déchirures. Plus tard recueillies, relevées jus
que dans leurs traits de déchirures, reconstruites dans
leur volume, dans leur bas-relief de déchirure.
96
Chambre de l’ancêtre
97
Ici se trouve également le fauteuil de cire, déjà évoqué
le fauteuil nommé Empreinte. Il ressemble un peu à ces
trônes étrusques sculptés dans le tuf des chambres funé
raires de Cerveteri, sculptés exactement dans la matière
des tombeaux. Il présente aussi, par sa matière - la cire
ayant été posée en couches successives, séparées dans
l’épaisseur, en ondes aimerait-on dire -, une certaine ana
logie avec cette substance magique entre toutes : l’albâtre,
opaque et translucide en même temps, qui fit la matière
des tombeaux mais aussi, à Byzance, des mystiques fenê
tres de mausolées. Il me rappelle enfin, par association, le
fauteuil impérial byzantin sur lequel autrefois, en l’absence
du souverain, on faisait trôner - et littéralement régner -
\eMandylion, c’est-à-dire l’image achiropoïète et indiciaire
présentant, à l’état de trace sur un trivial mouchoir, le
visage du Dieu. Tout ce dispositif, avec les associations
qu’il suggère, ne fait que préciser encore l’essentielle
composante généalogique de cette œuvre.
«Je ne veux pas connaître le Néant, avant d’avoir
rendu aux miens ce pourquoi ils m’ont engendré 1 » :
cette phrase centrale de l’enfant Igitur — « malgré la
défense de sa mère allant jouer dans les tombeaux » -,
cette phrase dit bien le devoir généalogique que se donne
peut-être, à un niveau ou à un autre, tout artiste. N’y
voyons surtout pas un simple exercice de piété filiale :
car c’est, en un sens, du contraire qu’il s’agit tout aussi
bien. Il s’agit encore d’une relève. « Si j’écris leur histoire,
ils descendront de moi » - telle serait la décision du poète
à l’égard de ses ancêtres. La décision du sculpteur sera,
98
i
100
Ainsi I artiste ne sera-t-il devant son œuvre que dans
son heu — expiession qu il faudrait entendre de façon
absolument resserrée, à 1 image de ces corps médiévaux
portant sur eux-mêmes, en eux-mêmes, leur propre arbre
généalogique. Ou bien à l’image de ces auteurs spirituels
d’autrefois tourmentés par d’obscures questions généa
logiques - pourquoi survivons-nous, et si difficilement, à
nos pères ? -, faisant de ce tourment un exercice même,
disaient-ils de la conversion :
« Convertit faciem suam ad parietem - il convertit, il
contourna sa face à la muraille (Isaïe, XXVIII). Mon
visage, Maître, mes yeux, intérieurs et extérieurs, que j’ai
ci-devant tournés à voir et aimer les choses terriennes,
frêles et mortelles, maintenant je les élève humblement,
[...] je les dresse pour regarder votre chair déchirée, et la
muraille de votre patiente humilité. [...] Ceci donc est la
vraie méditation, Maître, ceci est vraiment contourner
(convertere) le visage
101
Pascal Convert nomme-t-il ces murailles Autoportraits
parce qu’il voudrait entrevoir un visage dans les lézardes
graphiques du relevé de son sommeil, comme autrefois
les marbres veinés en recelèrent pour tant d’esprits
inquiets ?
102
Mur avec anfractuosités
103
Pascal Convert n’aura donc pris les lieux au mot, ou
plutôt « à bras le corps », dans ses découpes, dans ses
mises en œuvre de seuils démurés ou dans ses Reconsti
tutions d’intérieurs, que pour les ouvrir eux-mêmes, ou
les inclure dans une question ouvertement posée aux
corps (fig. 20). À chaque fois il s’agit bien, comme il le
dit lui-même, de « retrouver une intériorité à l’espace
architectural2 », mais aussi de produire cette intériorité
comme une topologie toujours réversible, toujours mou
vante et métamorphique, semblable aux replis d’un grand
corps fantastique (c’est-à-dire d’un corps anatomisé par
le fantasme). Nous avons vu l’espace de YAppartement,
et d’autres encore, se retourner en doigts de gant ; tou
jours l’extérieur tendait à s’involuer, et l’intérieur à se
déplier comme un organe. Comme si tout lieu était pensé
comme un organe, tout organe comme un lieu (ce que
démontreraient, à leur façon, les objets de descriptions
anatomiques, ces volumes dépliés exécutés en cire, et
quelquefois en verre pour plus de transparence, depuis
le XVIe siècle).
Une rêverie architecturale se déploie donc ici comme
une rêverie organique. Pascal Convert évoque quelque
fois le modèle, encore issu du XIXe siècle, à’Alice au Pays
des merveilles. Mais ce n’est ici, bien sûr, ni du passage
à un univers surchargé d’images insolites qu’il est ques
tion, ni d’un univers où toute chose aurait changé de
dimensions. La demeure de Pascal Convert n’est pas un
royaume souterrain, n’est pas encombrée d’êtres fantas
tiques et s’attache scrupuleusement - parce que le
104
20. « Autoportrait », 1992.
Empreinte de bras et de tête. Argent sur cuivre.
Détail : bras droit. Installation au CAPC
Musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo F. Delpech.
processus qui la gouverne est un processus du relevé,
du report indiciaire — à respecter 1 échelle de toute
chose ou presque. La tonalité carrollienne vient d’ail
leurs : elle vient d’un travail constant pour présenter
dans le plan \'au-delà du plan, et dans le volume l’en-
deçà du volume. Elle vient aussi d’un trait fort bien
exprimé par Pierre Fédida lorsqu il parle d’Alice, et
selon lequel, dans cette architecture-là, « le corps est
une oubliette5 ».
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que le corps
se perd dans le lieu, façon oublieuse de s’y souvenir. Et
que le lieu se construit pour présenter cette perte aussi
exactement que possible. Dans la chambre où nous som
mes il n’y a même plus de mobilier - potiches ou fau
teuil -, et les murs n’opposent au regard qu’une parfaite
neutralité blanche. Seulement deux ou trois trous, deux
ou trois orifices, mais obscurément brillants, on ne peut
dire autrement, attendent d’être vus de près (fig. 20). On
découvre alors des cavités faites d’argent poli, dont la
forme interne (mais on aura compris que cette dernière
expression n’est que redondance : la seule forme à voir
est ici interne) évoque immédiatement une organicité, on
ne saurait d’abord dire laquelle. Deux conduits qui pénè
trent dans le mur, se ramifient - et l’on pourra d’abord
penser entrailles, tubes pulmonaires, artères agrandies.
Mais, à y réfléchir un peu, la solution visuelle s’avère bien
plus simple, à condition toutefois d’inverser notre attente
visible à l’égard de la notion même de corps représenté.
Ces deux trous à hauteur d’épaules, ce sont simplement
106
deux bras (mais deux «bras-trous») antés horizontale-
ment dans la muraille, et dont on parvient à voir jusqu’au
bout des doigts (mais des « doigts-creux »). On pense à
quelque chose comme une réversion exacte de ces anciens
reliquaires d argent en forme de bras levés, laissant quel
quefois s ouvrir une cavité pour y exhiber, sous un cristal,
le cubitus voué au culte...
Le corps en ses parties - une tête et deux bras, en
l’occurrence - exhibe quoi qu’il en soit, ou plutôt laisse
entrevoir, une sorte d’inversion systématique du corps en
ses composantes volumétriques. Notre corps visible se
présente aux autres comme un volume plein ; ici, il se
réduit à une anfractuosité aux contours inquiétants.
Notre corps visible se présente aux autres comme isolé
dans l’espace, comme individuel, c’est-à-dire indivis ; ici,
il s’emmure d’avoir été proprement découpé, c’est-à-dire
voué à une volontaire dissémination spatiale. La notion
du moulage corporel, pourtant bien en jeu, se refend
elle-même dans une série de paradoxes visuels enchâssés,
qui font obstacle à la reconnaissance servile ou rassurée
d’organes pourtant exactement reportés (et cela éloigne
rait notamment Pascal Convert d’un Bruce Nauman,
pour le rapprocher plutôt, mais selon une thématique
évidemment sans commune mesure, d’une œuvre comme
celle de Giuseppe Penone).
Et c’est tout cela - cette inversion, cette dissémina
tion - que Convert appelle encore un acte d’Autoportrait.
Son propre corps soumis à la découpe, au moulage et au
renversement volumétrique : la troisième cavité, prati
quée dans le mur à hauteur de regard, n’est rien d’autre
que sa tête elle-même, dont il ne dit qu’une chose en la
107
regardant : « C est un trou, c est une décollation. »
Comme si, contredisant figuralement espace objectif
devant lui (le mur contredit par une cavité elle-même
paradoxale, plus étroite à son embrasure qu’en son cen
tre), Pascal Convert inventait un lien du dedans, haute
ment subjectif, à mi-chemin entre la hantise et la médi
tation. Car la hantise comme la méditation savent donner
lieu à une spatialisation paradoxale du visage, du corps
propre ou d’un seul organe projeté et en même temps
renversé dans sa figuration, dans sa volumétrie... « Mai-
son, pan de prairie, lumière du soir, soudain vous vous
donnez une face humaine ; vous êtes près de nous,
embrassants, embrassés 4... »
On ne s’étonnera pas de retrouver, ici encore, un trait
phénoménologique commun à cette « sortie hors de soi »
pour « descendre en dedans de soi-même » que consti
tuait autrefois - mais au titre d’une Altérité suscitée par
la croyance - l’invention de demeures spirituelles, demeu
res de hantises et de méditations sans fin. Dans ces
demeures spirituelles constamment investies d’un destin
anatomique, les parois toujours s’ouvraient, se retour
naient comme des lèvres blessées, s’agençaient en replis
et en anfractuosités, s’inventaient en topologies à inclu
sions impossibles5. Les palais de cristal se visitaient
comme on entrerait dans un cœur, les demeures avaient
têtes et bras dans lesquels on pénétrait jusqu’au bout des
doigts, jusqu’au bout des cheveux. Saint Bernard, par
4. R. M. Rilke, cité par G. Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cil.,
p. 27.
5. Cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration,
op. cit., p. 226-241.
108
exemple, fixa son regard sur les « anfractuosités de la
pierre >> et les « cavités de la muraille » où nous lisons
toute 1 ardeur amoureuse du Cantique des cantiques.
Mais, dans « ces trous béants où je puis humer le miel
de ce roc, et 1 huile qui coule de sa pierre très dure », il
ne voyait qu un sanctuaire de la blessure christique, un
espace pour son deuil du dieu mort6.
Il n’y a certes pas de spiritualisation crédule ou de
dérive obsessionnelle dans le travail de Pascal Convert.
Mais l’abstraction du lieu y construit bien, en creux, le
volume d’une absence. Un objet perdu prend place dans
l’organisation du lieu : il s’y dessine en découpes, en
dépôts, en lézardes graphiques, en bas-reliefs ou en
anfractuosités. Il s’y médite selon une heuristique rigou
reuse du plein et du vide, du haut et du bas, de l’hori
zontalité et de la verticalité, de l’avers et du revers, etc.
- évoquant très précisément les casuistiques corporelles
autrefois développées par Durer dans son Recueil de
Dresde1. Mais, dans cette procédure extrêmement analy
tique, Durer lui-même produisait des renversements plus
inquiétants qu’il ne l’eût peut-être désiré d’abord : sa
vision rigoureusement di sotto in sù, sa méditation direc
tionnelle faisaient du corps humain un espace vitrifié,
transparent donc vide, épouvantable en un sens parce
quecrasé dans le plan ; mais il se reverticalisait soudain
109
en dégageant 1 image frontale de quelque chose comme
une tête de mort, c’est-à-dire un cristal de la hantise.
—
—
110
,-e^fâS
«
- ê
tk
i
;
S JS?-
112
Crypte
113
sépulcral », et voila pourquoi cette chute n est autre que
la sienne propre - un mouvement de retour sur soi « en
la spirale vertigineuse conséquente » -, et ce tombeau le
sien propre, où déjà il s allonge
Est-ce pour cela que Pascal Convert implique en son
œuvre la forme et le destin de sa propre anatomie sans
jamais produire au devant de la scène une quelconque
imagerie de son « moi » ? Le paradigme anthropomorphi
que et l’auto-implication de l’artiste dans ses œuvres n’ont
rien à voir, ici, avec une affirmation identitaire, et cela
dans la mesure même où une telle implication fomente
tous les replis possibles d’une question généalogique
(l’apparentement) dans une question de lieu (l’apparte
ment, la demeure). Il était donc nécessaire que cette dou
ble question - question de temps, question de lieu -
commençât et aboutît avec la production d’objets-cryp-
tes, d’objets-stèles et d’objets de gisance. C’est ainsi qu’il
faut comprendre toute une part de la production de Pas
cal Convert depuis 1980 - date à laquelle il réalisa d’ail
leurs quelque chose qui, bien que déterminant, échappe
au « corpus » habituel et visible d’une œuvre revendi
quée, exposée, à savoir une pierre tombale — comme une
heuristique de l’ensevelissement. L’ensevelissement : une
question posée à la disparition d’un corps dans le sol, une
question posée avec sa mise en œuvre du lieu.
Le sol joue ici comme horizon et comme pliure, comme
seuil à franchir et à maintenir en tant que seuil d’invisi
bilité. La grille déposée au sol dans l’interface d’un plan
de verre, en 1986, jouait déjà le sombre jeu - sombre
114
22. Sans titre, 1986. Dalle de verre, métal et laque sur mur.
Installation galerie Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo P. Couvert.
parce qu’opacifiant une transparence donnée à voir - de
cette dialectique. Elle s’est prolongée en 1988 avec
l’œuvre intitulée Pour un tombeau, qui associait un grand
dallage de marmorite noire à l’élévation de trois murs
peints dans la même couleur que celle de YAppartement
bordelais. Mais, déjà, dans son effet de mystères et de
renvois visuels, le dallage de verre noir ne recouvrait le
sol que pour y appeler la question du sous-sol. Celle-ci
fut très exactement mise en jeu dans la première exposi
tion chez Jean-François Dumont où l’on voyait, non seu
lement cette plaque de verre « sur crypte » dont j’ai déjà
parlé, mais encore une œuvre sans titre qui laissait voir,
sous une plaque de verre posée au sol, un lourd cylindre
métallique enfoncé dans le sol2.
Les lieux funéraires, nous le savons bien - cryptes,
cimetières, mausolées -, forment toujours des organisa
tions paradoxales de l’espace où le sol joue plus qu’ail-
leurs sa fonction de seuil matériel et de seuil visuel. Dans
ces lieux gisent et s’érigent des volumes. Mais ces volumes
eux-mêmes n’y parlent que de leur évidement sépulcral,
les stèles ou les constructions érigées n’y parlent que du
sous-sol peuplé, empli de ses corps disparus. Or, il est
bien question de tout cela dans les volumes que Pascal
Convert érige sur ces sols et ces sous-sols déjà travaillés
par la question de l’absence. En 1987, ce sont deux ver
sions parfaitement antithétiques — mais complémentai
res - qui auront été données de ce problème à la fois
phénoménologique et structural : d’un côté, un grand
« gisant » de marmorite noire aux dimensions explicite-
116
ment funéraires - et je ne parle de « gisant » (qui n'est
pas le titre de 1 œuvre) qu’en écho à la thématique même
dont 1 artiste investissait ce volume, entre un resserrement
inversé de 1 Appartement et le déploiement consécutif
d une sémantique de 1 obscur, du memento mort :
« Le volume en marmorite noire était pour moi la struc
turation en négatif de l’Appariement de l'artiste. Ce
volume noir, qui avait les caractéristiques d’un gisant,
fonctionnait d’une manière identique à l’appartement. La
marmorite réfléchissait entièrement l’intérieur de la salle.
Le spectateur s’en approchant pouvait observer un
contour de son corps sans pour cela obtenir un mimé
tisme parfait. La relation entre les deux installations s’éta
blissait sur la dialectique intérieur/extérieur. Le volume
de marmorite noire reproduisait en négatif, en sombre,
ce qui se passait sans l’appartement, faisant intervenir la
notion de memento mori. Le troisième terme convoqué
par la lumière et la mémoire, c’est l’oubli, l’obscur »
De l’appartement à sa propre crypte, il y a donc le
chemin dialectique — la descente, pourrait-on dire - d un
lieu d’habitation vers un lieu de disparition. Mais c’est un
lieu de disparition insistante, persistante au temps de la
disparition. Ce que dit bien, au fond, le mot demeure. C’est
donc également un lieu de disparition partielle, puisqu’il
expose et donne valeur, non pas à ce qu’il enterre - que
I nous ne verrons pas, qui ne nous sera ni décrit, ni conté -,
mais au fait même qu’il enterre quelque chose ou
quelqu’un, et qu’il devient par là le mémorial, le reste visuel
de la disparition. Ce lieu joue constamment, on le
117
comprend, sur une ligne de partage ou de démarcation.
Devant lui (je veux dire devant cette volumétrie de verre
noir, par exemple), nous voyons bien quelque chose que
nous ne voyons jamais dans les conditions réelles ou décri
tes d’une crypte : ici, nous voyons l’espace autour de nous,
sombrement réfléchi, et notre propre corps. Mais nous le
voyons découpé, en plusieurs sens du terme : privé de son
visage, lorsque nous sommes près de lui - telle est sa
volumétrie paradoxale, en effet, de susciter un anthropo
morphisme, et de le retrancher en même temps -, et aussi
découpé en ses profils d’ombres, comme si nous étions
nous-mêmes sur la ligne de démarcation d’un état de vision
et d’un état d’oubli, d’un état de vie spéculaire et d’un état
fantomatique, diaphane, partiel. Nous sommes un peu
devant cette œuvre comme « l’ombre survivante » dont
Mallarmé parlait à propos de son enfant Igitur4. Et le
volume lui-même pourra devenir, devant nos yeux, quel
que chose comme cette « ombre à trois dimensions » dont
Giacometti aura formé le vœu pour toute sculpture réel
lement intéressante, c’est-à-dire réellement inquiétante5.
118
L’autre version, de 1988, aura converti routes les
valeurs de cet unique volume d’obsidienne : il se dédou
ble - mais il ne perd pas, loin de là, son caractère de
gisant, évoquant plus précisément ces couples royaux
magnifiquement et désespérément réunis dans la basili
que de Saint-Denis —, et le verre clair fait place désormais
à la pesante marmorite. Nous étions jusque-là devant un
obstacle visuel réfléchissant, qui empêchait de rien voir
au-dedans, sauf nos propres ombres passant et disparais
sant à la surface. Plus d’obstacle, à présent. Mais pas plus
de sujet, puisqu’il ne nous est donné que de voir... rien,
rien de consistant, rien de figuratif dans ces volumes
translucides protégés par des grilles que nous sommes
presque obligés - mais à tort - d’imaginer comme pré
levées à un cimetière réel.
Dans ces objets, dans ces lieux de mémoire généalogi
que qui ne cessent de se dédoubler, comme pour appro
fondir, mais aussi comme pour dévoyer le contenu de
cette mémoire, Pascal Convert tresse subtilement deux
modalités hétérogènes de la réminiscence. Elles recou
vrent plus ou moins les deux sens possibles que nous
pourrions donner au mot ^'histoire : il y a, d’un côté,
l’histoire immense et extensive des objets qui s’engen
drent les uns les autres dans le temps des civilisations,
des communautés ; il y a, de l’autre côté, une histoire
absolument resserrée, intense, une histoire - une auto
biographie - qui oriente tout depuis son obscurité même
et son refus à se raconter. C’est ainsi que nous devrons
(le jour où nous pourrons faire 1’ « histoire » de cette
oeuvre) dialectiser constamment les références réfléchies
que Pascal Convert développe à l’égard d’autres œuvres
119
dont il assume le legs - par exemple celui du minimalisme
de Tony Smith, de Donald Judd ou de Robert Morris -,
avec une implication de ce legs dans le legs absolument
charnel et proche, le legs muet d’expériences ou d’évé
nements privés, mémorables ou oubliés.
Dans la pliure dialectique de ces deux histoires, il y a
sans aucun doute le « troisième genre », le troisième sens
du mot histoire : c’est la fable, encore une fois, qui permet
les raccourcis fulgurants par lesquels un volume minima
liste pourra être pensé dans son lien avec l’iconographie
funéraire d’Alberti (celle du Saint-Sépulcre) ou d’Andrea
di Lazzaro Cavalcanti (celle du sarcophage de Giovanni
Bicci de’ Medici, à Florence). C’est la fable, encore une
fois, qui énoncera par figure, c’est-à-dire par détour ou
déplacement, pourquoi, dans cette demeure, les lieux de
déposition ressemblent tant, jusqu’à les dédoubler, aux
lieux d’habitation. Alors, nous pourrons convoquer les
images immémoriales des « demeures d’éternité » égyp
tiennes, des tombes mésopotamiennes ou bien étrusques,
toutes bâties comme l’envers exact et la duplication de
maisons habitées 6. Et nous pourrons aussi retrouver dans
les fables du verre ce lien anthropologique de la mémoire
et de l’oubli, de la transparence et du memento mori, du
reste et de la disparition, de l’immortalité iconique et de
la pauvre dispersion des corps :
« Il se trouve en Ethiopie, dit-on, un lac carré, d’un
périmètre de cent soixante pieds environ, à l’eau couleur
de cinabre et à l’odeur très agréable, assez semblable à
120
1 odeur du vin vieux ; elle a une étrange propriété : on
dit que celui qui la boit tombe dans une étrange folie ; il
se met à avouer toutes les fautes qu’il cachait auparavant
(mais il est un peu difficile de croire à ce récit que racon
tent certains). Les peuples d’Éthiopie organisent aussi de
façon bien particulière les funérailles de leurs morts. Car
ils embaument les corps et répandent autour une grande
quantité de verre ; puis ils les placent sur une stèle, si bien
que le corps du défunt peut être vu par les passants à
travers le verre ; c’est du moins ce que raconte Hérodote.
Ctésias de Cnide prouve qu’Hérodote invente : lui, il
affirme que le corps est embaumé mais qu’il n’y a pas de
verre fondu autour du corps nu ; car tout doit être brûlé
(avec le verre), et à la fin il ne pourra subsister dans ce
corps abîmé la moindre ressemblance. C’est pourquoi on
fabrique une image creuse, en or, dans laquelle on glisse
le cadavre, et autour de cette image on coule le verre. On
le place ensuite dans un tombeau et à travers le verre
apparaît l’image en or qui ressemble au défunt7. »
121
’.N
f'
•b
123
ticulières. Seulement un regard démesuré, deux grands
yeux ou plutôt deux orbites largement surlignées, grif
fées, plâtrées ; l’axe à peine marqué d’un nez ; et, tout en
bas, un réseau confus, informe, peut-être une bouche.
Tout cela à peine en relief, à peine relevable et descrip-
tible.
Exposé en regard des deux « gisants » de verre, ce
panneau carré - cette dalle - renforce en nous la sensation
d’un visage enterré. Et pourtant tout est donné là, verti
calement, visiblement, exposé comme un tableau. Si nous
cherchons l’appui d’une certitude dans le cartel, dans le
titre, nous lisons : «Autoportrait ». Empreinte d’autopor
trait peint (1963), 1991. Qu’est-ce que cela signifie ? Que
recouvre ce syntagme à la fois précis et déroutant, à la
fois simple et dédoublé ? Réfléchissons : nous sommes
devant un autoportrait, dans une exposition de Pascal
Convert ; il s’agit donc d’un autoportrait de l’artiste,
comme il s’était agi, en 1987, d’un Appartement de
l’artiste. Mais le mot Autoportrait est écrit entre guille
mets ; il appelle donc immédiatement une distance à
prendre. Distance à prendre avec la certitude que ce
serait le visage même de l’artiste exposé qui s’exposerait
là, sur le panneau blanc... Une autre distance se creuse
encore dans ces simples guillemets : c’est que nous
n’aurions ici, à bien lire, qu’une « empreinte d’autopor
trait peint » - un autoportrait au second degré, ainsi qu’on
le dit en sémiologie lorsqu’on parle de secondarité, mais
aussi en généalogie lorsqu’on parle des relations de
parenté. Et le titre précise « 1963 », date à laquelle notre
jeune artiste, de toute évidence, n’avait pas l’âge pour
peindre un tel autoportrait. Ce ne serait donc pas un
124
autoportrait de l’artiste. Seulement sa trace - et même la
trace d’un autre autoportrait -, son empreinte de plâtre
(en positif) et de verre (en négatif, appliquée au précédent
support comme son contre-sujet), réalisée, si on lit bien,
en 1991.
Nous comprenons alors que la sensation immédiate, la
sensation visuelle du retrait, se confirme et s’accentue
dans la déduction progressive de ce à quoi le titre de
l’œuvre nous donne accès : c’est-à-dire au processus qui
aura pu donner lieu à cet objet. Le visage entrevu est, en
effet, devant nous, visuellement retiré ; c’est également,
en toute logique, celui d’un Autre, quelqu’un d’autre que
Pascal Convert. Il est cependant visuellement proche, par
son agrandissement relatif et le fait qu’il occupe la totalité
du champ circonscrit (lui-même de petite taille, une tren
taine de centimètres de côté) ; c’est peut-être - mais tou
jours en toute logique - celui d’un proche de Pascal
Convert. Autre et proche en même temps : voilà comment
cet objet construit son opération complexe - la trace
matérielle d’une trace représentationnelle, l’indice d’une
icône sans nom -, voilà comment cet objet impose son
incontestable aura2. Voilà comment son essentielle
mutité - car sa bouche effacée ne nous raconte toujours
aucune histoire - impose la sensation de quelque chose
comme un écho mourant.
125
Mais sa réalité de trace continue de convoquer notre
regard, notre pensée. Objet extrêmement difficile à pho
tographier - à cause du cristal qui recouvre le plâtre, à
cause du caractère presque infinitésimal des perturba
tions matérielles qui atteignent la planéité du blanc -, ce
dernier Autoportrait se présente un peu comme la der
nière trace possible, ou visible, d’un enchaînement de
traces ayant eu un visage pour origine. C’est une trace
elle-même si proche de l’extinction visible que son origine
(ou son référent) ne peut dès lors être appréhendée que
comme l’objet d'une perte radicale. Voilà ce qui fait son
éloignement absolu, alors même que sa visualité la pré
sente comme extrêmement proche de nous, de notre
visage.
Une double distance contradictoire aura donc été pro
duite, œuvrée, qui donne à cet objet-trace, à cet objet du
temps, un statut que l’on pourrait peut-être correctement
qualifier par le mot d'anachronisme. Le titre de l’œuvre
ne propose d’ailleurs rien d’autre qu’une espèce de frot
tement temporel, anachronique, entre les deux dates jux
taposées : « 1963-1991 3 ». Et il nous faut bien compren
dre ce frottement temporel comme l’indice d’une attitude
plus générale de ce jeune artiste à l’égard d'antres temps
qui ne sont ou qui ne furent pas les siens. Il est en ce
sens extrêmement significatif que Pascal Convert, ayant
à parler du motif autobiographique qui tend toute son
œuvre, refuse simplement de parler de lui, comme tant
d’autres artistes se complaisent à le faire - « je ne connais
3. Et c’est là un trait essentiel de nombreuses œuvres de Pascal
Convert, par exemple VEmpreinte. Grille de fenêtre 1930, 1987, ou bien
VEnipreinte. Bergère XIXe siècle, 1991.
126
pas l’issue de mon histoire » -, et ne trouve comme
recours qu’à évoquer « l’espace d’habitation des person
nes âgées lorsqu’il se rétrécit au fur et à mesure de leur
difficulté à se mouvoir et à s’émouvoir ». Alors :
« Pour finir, elles ne quitteront plus leur chambre,
arche de Noé, forteresse intérieure ; y rassemblant tout
ce qui a pu occuper leur vie. Les objets, livres, images,
sont accumulés dans un désordre saisissant, comme si
tout leur passé devait être à portée de leur main, de leurs
yeux. L’œil pourtant ne s’attarde pas sur les choses, pas
plus qu’il ne lit réellement. Il reste entre deux, glissant
de motifs en motifs. La juxtaposition, la superposition
des éléments visuels crée un tissu, sorte de tapis sans motif
central, sans logique de symétrie ou de répétition. Effet
kaléidoscopique produisant un sentiment hypnotique.
Rester dans l’entre-deux, dans le vide de la vision. Et
lorsqu’on dit des personnes âgées qu’elles retombent en
enfance, c’est du fait de leur capacité à s’abstraire, à plon
ger dans un état picnoleptique. Ni nostalgie, ni crainte
de l’avenir, les motifs autobiographiques ne sont là que
comme des miroirs qui ne reflètent que la lumière et le
vide. Je m’imaginerais facilement comme ces personnes
d’un autre âge 4. »
La demeure réinventée de Pascal Convert ne manifeste
elle-même ni nostalgie, ni goût de l’archaïsme (voire de
l’archétype). Mais elle travaille, de façon absolument
moderne et non régressive, sur une temporalité d’ana
chronisme, un temps qui n’est pas le sien. Moyennant
quoi, elle enchâsse cet anachronisme dans une grande
question généalogique, la question que tout artiste s’est
4. P. Convert, « Le motif autobiographique », art. cit., p. 4-5.
ni
posé ou se posera, à quelque moment, sur le temps des
siens. Or, cette relation généalogique elle aussi se consti
tue dans un espace de la tension où, entre un « autopor
trait » et une « empreinte d’autoportrait », entre une
datation (1963) et une autre (1991), se repose inlassable
ment la question de savoir qui est l’artiste, qui est l’artiste
de l’artiste, qui est le sujet, qui est le sujet du sujet...
L’Appartement de l’artiste finit donc bien par poser une
question d’apparentement ou de parenté : quelle est cette
chose exactement, ou ce paradigme, qui me fonde et me
désapproprie ? Me donne mon nom et me désidentifie ?
Quel est ce temps qui me déplace de mon propre âge ?
Quel est ce visage qui me fait porter un deuil du visage,
quelque part entre le mien et celui des miens 5 ?
Question de deuil, pour finir. Question de deuil qui
n’en finit pas, parce que la perte, ses traits de déchirure,
n’en finissent pas de faire œuvre dans cette œuvre. On
aura bien senti, tout au long de ce parcours, que les traces,
les lieux inventés par Pascal Convert servent d’écrins à
une perte dont il se refuse pourtant à produire les reli
ques. Nous voyons, certes, des morceaux de corps argen
tés, ainsi qu’une version en argent repoussé du visage
soumis à l’empreinte - et tout cela pourra bien évoquer
les précieux métaux traditionnels des anciens trésors de
5. Il est intéressant de se souvenir que, parmi les plus anciens travaux
de Pascal Convert, l’exercice d’autoportrait occupait déjà une place
importante - une place qui, constamment, cherchait son propre dépla
cement. Une vidéo de 1983, intitulée Saccage, se donnait ainsi comme
une série d'« autoportraits dans des lieux » : mais le visage de l’artiste,
en très gros plan, ne se dilatait que pour disparaître dans le blanc, par
saccades visuelles qui jouaient déjà sur les inversions de valeurs chroma
tiques noir/blanc, positif/négatif.
128
reliques. L’emploi du cristal irait lui aussi dans ce sens
remémoratif. Mais les rapports - bien réels - que les
objets de Pascal Convert entretiennent avec la relique
sont des rapports déplacés, inversés, mis en apories, rele
vés. Les morceaux de corps sont ici doublement retirés,
puisqu’ils définissent des creux, des vides, et qu’ils
s’emmurent au lieu de s’exposer comme restes sacralisés.
Quant au visage d’argent repoussé, il n’exhibe ici que sa
pure existence de plan ou de lame dans l’espace : il n’est
le reliquaire de rien qui se cacherait derrière ; il n’est
l’écran d’aucun mythe de la présence réelle ; il n’est le
support d’aucun culte, d’aucun rituel. En quoi nous
découvrons que la valeur d'aura ne tient peut-être pas si
rigoureusement au paradigme cultuel dans lequel Walter
Benjamin avait cru devoir la confiner. Nous sommes ici
dans un espace de Vaura travaillé seulement - mais admi
rablement, tout est là - comme fable de la perte et comme
fable du lieu pour gérer cette perte6.
Telle fut, encore, la méthode, la « folie utile » d’Igitur7.
Une perte commandait chacun de ses gestes, mais c’était
une perte aussi clairement impersonnelle - et donc ren
due « absolue », selon le vocabulaire de Mallarmé - que
clairement généalogique. Le langage poétique s’y donnait
comme l’aptitude à rendre les choses absentes, mais
admirablement absentes : leur absence n’était pas une
129
privation, elle se déployait lumineusement comme
l’invention d’un lieu et d’un fantôme pour habiter ce lieu,
cet « hôte inférieur de moi, dont la lueur a heurté le
doute », ce personnage « de ma dernière figure 8 ». Ce
personnage a-t-il ici un nom ? Nous ne le savons pas, il
ne nous sera pas donné de le savoir (pas plus que dans
Igitur, d’ailleurs). Mais il est porteur d’un paradigme - un
paradigme dont toute cette œuvre, à un certain niveau,
développe, non pas la nostalgie, mais simplement la perte
questionnée.
C’est la peinture. Toujours effleurée, toujours souve
nue. Ni déniée, ni réfutée - rien, ici, qui annoncerait
péremptoirement la mort de la peinture, ou bien son
nouvel âge. Simplement, elle s’implique comme l’absente,
la retirée, l’endeuillante. Souvenons-nous des premières
œuvres de Pascal Convert, ces tableaux monochromes où
le verre devenait un subjectile peu à peu brisé, mis en
éclats, puis déposé en tas ou contenu dans des cadres de
cristal. Souvenons-nous des impressions retenues dans les
villas basques, et réinventées dans les Reconstitutions :
ces impressions d’« entrer dans un tableau » ou dans une
veduta\ Souvenons-nous des parois de FAppartement,
pensées comme les supports d’une fresque disparaissante.
Et aussi du tampon à tissu peint utilisé au seuil de la
Vitrification. Souvenons-nous encore des cimaises traitées
comme châssis de toiles dans la Chambre de sommeil, et
en général de tout le travail chromatique qui se déploie
8. Ibid., p. 439.
9. P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », an. cit., p. 28 : « Il
s’agissait d'un véritable territoire, comme si l’on entrait à l’intérieur d’une
peinture... ».
130
ici comme l’effleurement silencieux d’une question posée
à la couleur picturale, au glacis, au sfumato, au travail de
la couche.
Regardons enfin, de plus près, cet Autoportrait fasci
nant de plâtre et de cristal. Que nous donne-t-il à distin
guer, si ce n’est un pur et simple effet - transposé dans
ses traces - de couche picturale ? C’est bien une peinture,
en effet, qui a fourni le support de cette empreinte : le
chromatisme y a complètement disparu, et de la repré
sentation ne reste qu’une fragile pellicule en lambeaux.
Tout ce qui est relevable, tout ce qui a été méticuleuse
ment moulé et restitué, c’est la géologie même de la
matière picturale, ses crêtes, ses méplats, ses nervures, ses
reliefs irisés, comme les figures que ferait un sable agité
par le vent. Mais, là, tout a été saisi dans l’opération
fatalement horizontale du moulage (en quoi nous tou
chons du doigt la proximité structurelle de toute
empreinte avec un acte de déposition), puis reverticalisé,
érigé en tableau, en retable. Plus qu’effleurée, la peinture
donne donc à Pascal Couvert sa masse, son corps - mais
privés de ce qui en elle faisait l’évidence et la vie, à savoir
la pigmentation du pigment, la couleur.
On comprend alors ce qui, dans la peinture, peut à
cette œuvre offrir son paradigme d’endeuillement. Car la
géologie d’un autoportrait peint aura bien posé sa ques
tion généalogique comme celle d’une matière endeuillée
de ses propres couleurs. La peinture offre à cette œuvre
son paradigme d’endeuillement mais, dans le même
temps, l’existence défective où elle se donne - ce livide
bas-relief - pose très précisément la question d’une ori
gine perdue, l’origine que toute une tradition occidentale
131
■BKÊiillfiBi
b
(1991-1992)
133
LA SOUCHE
5
<
I
Penser le trait comme travail du temps creusé. Au
cours d’une expérience hallucinatoire, je regarde l’inté
rieur de ma main, mes rides, mes lignes dites de vie,
d’amour, etc. L’hyperesthésie me rend attentif au plus
infime mouvement musculaire. Très vite, ce que je vois
devient destin : chaque mouvement ne fait que creuser,
dans ma main, du temps. En quelques secondes, elle
devient sous mes yeux celle de moi vieillard, puis mort.
Je suis devant ma main comme devant une ramure des i
séchée ou, plutôt, comme devant une souche. Un moi-
souche qui va noircissant : travail du temps creusant. I
*
137
cution. Jusqu’au dandysme de la sprezzatura. Mais la lente
impression, l’impersonnelle survivance qui fait fond aux
chorégraphies de l’expression ? Mais la veine, le creuse
ment sismique, la vieille ligne de fracture, la mine du trait ?
*
i
138
Il n’y a dans ton geste aucune indifférence à l’égard de
la technique, bien au contraire. Mais tu n’investis physi
quement le matériau, semble-t-il, qu’après détour et mise
à distance. C’est lorsque l’ordinateur a fini sa digitalisa
tion des surfaces d’eau dormante que tu réassumes
l’imprécision tactile du crayon, du papier calque et, sur
tout, de la violente machine à sabler (ce traceur vorace,
cet aérographe démesuré, cette gomme destructrice).
Creuser les traits signifie d’abord : laisser le temps au
dessin de se constituer selon les nécessités d’un processus
impersonnel, indépendant de toi. Creuser signifie laisser
reposer, laisser le temps agir en sous-sol. Laisser se pro
duire les sédimentations, attendre que des épaisseurs se
constituent. Enfouir le projet, retarder toute exécution,
toute décision stylistique. Faire, surtout, que l’enfouisse
ment transforme, porte gestation d’une nouvelle figure.
À un moment, bien sûr, il faut précipiter cette attente,
accoucher la forme : la désenfouir à toute force, la déci
der, couper le cordon. Acte du style.
139
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144
1
145
transformés, retouchés, etc. Mais je pense surtout à la
recherche de Xinframince. Elle se manifeste, dirait-on,
dans la nervure même du dessin. Par exemple dans ta
Rampe d’escalier (fig. 16) : l’objet (l’escalier) a disparu,
seule demeure la rampe, qui est l’accessoire, l’ornement.
Elle apparaît de rien, sans cadre. Une rampe sans garde-
fou, donc. Une rampe extravagante, flottant sur le mur
comme, sur le Grand Verre, flottent les « Témoins ocu
listes ». Chaque trait dédoublé crée un rythme propre et,
avec lui, une infime profondeur qui n’est tenue, spatia
lement accrochée, à rien. Cette rampe sans assise, cet
escalier d’apesanteur dessinent pour finir une sorte de
volute complexe et solitaire. Un signe musical nouveau.
Un pur souffle de fumée, une exhalaison d’aura produite
à même le trait (on vérifiera, une fois de plus, combien
stupide peut être l’opposition esthétique du « linéaire »
et du « pictural »).
146
28. Polysomnographie, 16-17 janvier 1991. 1113 pages. Photo F. Delpech.
sommeil. Faire revenir celui-là aux conditions préalables
de celle-ci (fig. 28) : c’est-à-dire transformer YApparte
ment en un livre.
★
148
Penser le volume - et, qui sait, le lieu en général -
comme travail du temps inscrivant. Tâche de sculpteur.
Je suis frappé, en regardant ton « livre de sommeil », par
la tranche : tout ce qui se présente en extension, fronta-
lement sur la page, comme un texte ou un dessin, se
soustrait aussi et se prolonge en profondeur. Cela s’ancre
ou se noie dans l’épaisseur du papier. Épaisseur de plis
évoquant la liasse, et où - Mallarmé encore - « concourt
cette extraordinaire, comme un vol recueilli mais prêt à
s’élargir, intervention du pliage ou le rythme, initiale
cause qu’une feuille fermée, contienne un secret, le
silence y demeure5 [...] ». Épaisseur d’eau évoquant le
remous, tant par sa couleur verte que par l’impression
d’un rythme propagé à travers quelque milieu liquide.
Permets-moi une nouvelle condensation ou concrétion
de motifs - ce qui n’est pas simplifier le travail, j’espère ;
je tente juste de resserrer ces traits pour rendre sensible
la complexité de leur réseau, de leur pelote, de leurs
lignages. Il faudrait alors, non seulement penser l’espace
habitable Appartement) comme le volume d’un livre
écrit à l’aveugle (la Polysomnographie), mais penser tout
cela ensemble comme la perturbation rythmique d’un
milieu plastique atteint par les mouvements, les inscrip
tions, les vagues, les séismes du temps. L’épaisseur du
livre, je la vois comme la concrétion d’une Chambre de
sommeil, mais aussi comme le haut remous - surface et
fond mouvants l’un dans l’autre - d’une eau scrutée dans
ses rythmes et ses ris (fig. 29).
*
5. Ibid., p. 379.
149
•. J^-æLà ,-.
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sa&^fe»
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i- •=. a ; .
-__________ '
29. Étude sur l’eau, 1994 (détail). Marmorite noire, 65 x 75 x 1,5 cm.
Collection de l’artiste. Photo F. Delpech.
Penser le livre comme sculpture, comme travail volu
métrique du temps creusant : le recueil de nos traits, de
nos lignages, de nos brisures. Fable du lieu du temps.'
Fable de nos lieux généalogiques, avant-naissance et
: p
après-mort conjointes. « Rien n’aura eu lieu que le lieu »
celui qui dit cela dit aussi qu’il voit dans le livre une
volumétrie et un filet graphique du temps creusant.
Demeure, livre ou sculpture : en tout cas c’est une souche.\
151
1
30. Sans titre, 1996. Souches d’arbres, encre de Chine.
Collection de l’artiste. Photo J. Brasille.
est un volume de temps organique, puisqu’elle concentre
toute la gestation, toute la croissance de l’arbre qu’elle
supporte. Mais elle est aussi un filet spatial, l’assise sculp
turale et le système graphique de la prise de lieu que
l’arbre finit toujours par mener à bien.
*
153
1•
154
31. Empreinte. Cerisier atomisé du temple Seju-ji, Hiroshima, 1997-1998
(détail). Collection de l’artiste. Photo K. Yazawa.
le visage éventuellement surmodelé, toujours à la recher
che du sourire approprié. La relique du moine devient
d’autant plus sainte qu’elle aura été peinte, minutieuse
ment, et convertie par ce laquage en une extraordinaire
sculpture noire et brillante. Cette histoire aurait-elle un
rapport avec ton arbre d’Hiroshima, pour lequel tu as
suscité la collaboration d’un laqueur japonais exécutant
pour toi - pour une sculpture - les gestes immémoriaux
de l’art pictural et décoratif d’Extrême-Orient ?
156
ronnant, et clos sur lui-même comme un hérisson 8. » Un
hérisson : une petite boule de piquants, isolée, sans queue
ni tête - sans orientation privilégiée, sans regard -, gisant
au bord de la route, interdisant que l’on sache si c’est du
mort ou du vivant. En même temps close sur elle-même
et offerte sans défense, en même temps dardant ses poin
tes et précieuse comme un corail, un oursin, une étoile
de mer. Ces souches noires sont bien des formes héris
sées, c’est-à-dire des formes repoussantes : elles me rejet
tent, elles s’avancent vers moi, elles me font reculer d’un
pas. Elles projettent autour de leur invisible noyau
- racine de la racine - l’espace tourmenté, presque mena
çant, de leurs accidents. En même temps, elles se contor
sionnent vers leur propre dedans : elles font signe vers
l’arbre et vers la terre, tout comme un escalier fait signe
v, vers le dedans d’une demeure (son hélice interne), ou
I bien une cloche vers le dedans sonore, vers le cœur du
Jj. clocher. Voilà bien le paradoxe : que ces formes hérissées,
que ces formes repoussantes soient aussi des formes
* repliantes.
157
d’amour et de ses luttes sans merci avec le milieu géo
logique, biologique, météorologique ou historique. Tous
les fils de ces histoires se trouvant désormais ramassés
dans la pelote des traces et des traits fossiles. Il y a
bien là toute une écriture du temps, où chaque ligne
peut être pensée comme une frontière entre des temps
qui bifurquent et se recroisent sans cesse : anneaux de
croissance se suivant sans se ressembler parce qu’un
i accident, un symptôme, est venu modifier le cours du
creusement du temps. N’est-ce pas cette inscription du
temps que visent à mettre en œuvre les Coupes de hêtre
tracées aux murs ou aux sols de quelques récentes
demeures (fig. 32) ?
158
vi
32. Sans titre, 1995 (détail). Coupe de hêtre.
Projet de dessin mural à la mine de plomb.
Donc c’est aussi une excroissance, une forme pour
l’excès et la consumation. Une forme qui dérange, qui
détruit tout schéma généalogique. Un nœud où la des
cendance, soudain, se boursoufle, se calcine et se dési-
dentifie. La souche serait ainsi comme l’inquiétante étran
geté de l’arbre : d’un côté, elle dit sa condition de
reproductibilité, de familiarité parentale ; d’un autre côté,
i
i elle impose son isolement hors de terre comme une masse
d’altérité radicale, une chose informe et, pour ainsi dire,
viscéralement insupportable. On comprend que, dans La
Nausée, Sartre ait fait de la rencontre avec une souche
d’arbre le moment d’acmé de cette « maladie » que
l’auteur - « seul en face de cette masse noire noueuse,
entièrement brute et qui [lui] faisait peur » - nomme tout
simplement « exister9 ». Il est significatif, également, que
Sartre ait cru devoir poser, dans ces mêmes lignes, une
question sur l’appartenance des êtres, et sur la « pâte
même des choses » que la souche révèle dans ses « masses
monstrueuses et molles, en désordre - nues, d’une
effrayante et obscène nudité 10. »
160
fiée », qu’elle « se pressait contre [ses] yeux ». Il dit avoir
compris, à ce moment précis, « qu’il n’y avait pas de
milieu entre l’inexistence et cette abondance pâmée [...]
jusqu’à la moisissure, la boursouflure, l’obscénité ». Il dit
l’irréductibilité de cette chose qui « existait dans la
mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte,
sans nom, elle me fascinait, m’emplisssait les yeux, me
ramenait sans cesse à sa propre existence ”. »
161
Lier ce problème à celui de Y expression tel que le posa,
lumineusement, Beckett : « L’expression du fait qu’il n’y
a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir
de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir
d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer 12. »
*
i
Lier ce problème à celui d’une synesthésie que, sou
vent, la sculpture - ce quasi-corps - sait fomenter devant
nous. Montages de sensorialités. Associations de fantas
mes organiques. Recoupements de l’animique et de l’ina
nimé. Anthropomorphisme abstrait (un monstre concep
tuel, dirait-on). A ce moment, la forme nous contraint à
son impersonnelle puissance d’empathie : spécifique
parce que cristallisée, reclose dans sa singularité de sou
che, de hérisson, de fragment ; non spécifique parce que
débordant en « abondance pâmée » le champ familier de
son action. Aussi la couleur noire, perçue devant la sou
che par le narrateur de La Nausée, devient-elle quelque
chose de plus fondamental, de plus envahissant qu’une
simple qualité optique : « La qualité la plus simple, la
plus indécomposable avait du trop en elle-même, par
rapport à elle-même, en son cœur. Ce noir, Jà, contre
mon pied, ça n’avait pas l’air d’être du noir mais plutôt.,
l’effort confus pour imaginer du.noir de quelqu’un qui
n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui
aurait imaginé un être ambigu, par-delà les couleurs. Ça
162
ressemblait à une couleur, mais aussi... à une meurtrissure
ou encore à une sécrétion, à un suint - et à autre chose,
à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre
mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue
comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre
mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement, ce noir :
la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée,
simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amor
phe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût.
Mais cette richesse tournait en confusion et finalement
ça n’était plus rien parce que c’était trop 13. »
163
34-35. Native Drawings, 1996-1999 (détails).
Projets de dessin mural polychrome.
détour, toute la fable de ce lieu graphique - qui ne ces
seront jamais d’être transformables, d’être in progress, de
se déplacer les uns vers les autres ou les uns loin des
autres. Le plus fascinant est que cette problématique
sculpturale du tracé aboutisse aussi à un objet cinémato
graphique : un film d’animation, si l’on peut dire, où le
dessin plan par plan se refait, se respatialise sous nos
yeux. Mais que veut dire « plan par plan » ? C’est la
notion même de plan qui, ici, se transforme. Comme si
les vitres fameuses de Namuth filmant Pollock ou de
Clouzot filmant Picasso ne suffisaient plus à servir de
subjectile pour les traits creusant du temps. Creuser des
traits se fait fatalement sur tous les fronts de l’espace.
(1997, 1999)
168
I
Note bibliographique
169
'T
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Ji
:
h
$
r
Figures
171
l
172
22. Sans titre, 1986. Dalle de verre, métal et laque sur mur.
Installation galerie Jean-François Dumont, Bordeaux. Photo
P. Convert.
23. «Autoportrait », 1991. Empreinte d’autoportrait peint !'
(1963). Cristal et plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm. Collection parti r
culière, Paris. Photo F. Delpech.
24. «Autoportrait», 1991. Empreinte d’autoportrait peint
(1963). Mine de plomb sur plâtre, 34,5 x 34,5 x 2 cm. Collec
tion particulière, Paris. Photo F. Delpech.
25. Appartement de l’artiste, 1992. Relevé des quatre murs
rabattus.
26. Appartement de l’artiste, déposition, 1992 (détail). Bois
mouluré, 450 x 550 x 2 cm. œuvre détruite. Photo F. Fischer.
27. Appartement de l’artiste, déposition, 1996 (détail).
Contreplaqué sablé, 450 x 550 x 2,2 cm. Collection de l’artiste.
Photo F. Delpech.
28. Polysomnographie, 16-17 janvier 1991. 1113 pages.
Photo F. Delpech.
29. Étude sur l’eau, 1994 (détail). Marmorite noire, 65 x 75
x 1,5 cm. Collection de l’artiste. Photo F. Delpech.
30. Sans titre, 1996. Souches d’arbres, encre de Chine. Col
lection de l’artiste. Photo J. Brasille.
31. Empreinte. Cerisier atomisé du temple Seju-ji, Hiroshima,
1997-1998 (détail). Collection de l’artiste. Photo K. Yazawa.
32. Sans titre, 1995 (détail). Coupe de hêtre. Projet de dessin
mural à la mine de plomb.
33. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.
34. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.
35. Native Drawings, 1996-1999 (détail). Projet de dessin
mural polychrome.
173
i
:
I
I
Figures dans le texte
175
Page 101 : Marbre figuratif du Muséum metallicum d’Ulisse
Aldrovandi (1648).
Page 110 : Albrecht Dürer, Deux sections du corps, vers 1519.
Dessin à l’encre. Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum.
! I
176
i
l
Table
LA DEMEURE
Porte
À même le lieu : entrer sans plan dans la demeure. La
condition d’inaccessibilité. Une fable propice à faire voir
l’œuvre du lieu. Une sculpture muette hantée par la littéra
ture. Igitur, ou la consécution : lieu et généalogie 11
177
j.
Fenêtres sur la mer
i Rôle de la transparence. Briser et mettre en seuil la notion
de tableau. Motif de la fenêtre, travail visuel de la frontière.
i Découper, déposer : aggraver le regard. Du côté de chez
Swann : l’appui de la fenêtre et le travail de l’ombre .. 37
Salon avec lambris
L’appartement évidé et vitrifié. Comme une fresque invisi
i ble. Dessus et dessous, devant et dedans. Transformations
. .,
et inversions : 1 espace se retire. Processus de cadre et pro-
cessus d’oubli. Igitur, ou l’ankylose du lieu . 45
Meubles et bibelots
L’immobile et le mobilier. Importance généalogique du
décor : ce qui habille et habite notre intérieur. Igitur, ou la
chambre du temps. Valeur hypnagogique du décor. Para
doxes du relevé et de l’empreinte. Valeur anagogique du
décor...................................................................................... 61
Porte vitrée
Un labyrinthe d’ouvertures. Sortilèges du seuil et rites de >
passage. Le verre travaillé comme masse et comme opéra
teur visuel de déformation. Devant la loi, ou la rencontre
disjonctive des corps et des lieux ..................................... 75
Rampe d’escalier
Igitur, ou la descente dans l’escalier. Aggraver le lieu. Des
cendre dans les corps et poser la question de leur descen
9^. dance. L’image comme puissance généalogique de la divi-l
sion des corps ....................................................................... 83J
I Chambre à coucher
I La nuit gravée à même le mur. État du lieu, état psychique :
, chambre du temps et polygraphie du sommeil. L’autopor-
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trait interminable et sa rythmicité. Igitur, ou le volume de
la nuit. Pans, heurts, pulsations, chutes ... ...................... 87
Chambre de l’ancêtre I
Traits de ressemblance et traits de déchirure. Le fauteuil de
l’ancêtre sculpté dans la matière de son tombeau. Comment e
LA SOUCHE
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