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IMAGINER
RECOMMENCER
CE QUI NOUS SOULÈVE, 2
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
INCITATIONS
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
Du même auteur
À l’odyssée
du nom Jonas
« [J’ai trouvé] cette phrase stupéfiante, qui même me
concerne directement : “Il a surpassé la négativité du
monde avec le désespoir de son imagination”… »
Walter Benjamin à Theodor W. Adorno
[à propos d’une phrase de celui-ci sur Alban Berg],
Correspondance (27 février 1936).
Il est toujours grand temps que quelque chose cesse pour qu’autre
chose puisse recommencer vraiment. Pour que l’imprévisible et
multiple « grand temps » bouscule de son imprescriptibilité
l’immobile et pesant « temps prescrit » par les forces qui veulent nous
gouverner. Par exemple, il était grand temps d’en finir, en
novembre 1918, avec les tueries démesurées de la Grande Guerre que
les stratèges militaires des deux bords n’avaient pas hésité à mettre en
œuvre contre la totalité de la population européenne. L’un des
témoins accablés de ces processus destructeurs fut Aby Warburg, le
grand historien de la culture, dont l’intérêt pour les images de
propagande l’amenait déjà vers l’élaboration d’une iconologie
politique : ses ultimes travaux, à l’époque de l’atlas Mnémosyne, en
devaient esquisser les principaux linéaments. Warburg avait donc
décidé, dès 1914, de documenter ce qu’il nommait souvent les
monstra de l’histoire. Il avait, pour ce faire, réuni dans certains
fichiers — ou Notizkästen — de sa bibliothèque une impressionnante
collection d’images et d’extraits de presse illustrant cette folie
structurelle, cette monstruosité anthropologique de la guerre en cours.
Comme d’autres chercheurs qui ont travaillé sur ce corpus
d’images, j’avais été frappé, en le parcourant, par son caractère
cauchemardesque, tour à tour trivial et abstrait, si souvent absurde,
grinçant et presque surréaliste. Contrairement aux méticuleux carnets
de guerre composés par Lucien Febvre ou Marc Bloch, les images
réunies par Aby Warburg dessinent en effet une vaste mosaïque, mais
dispersée, par avance détruite, chaotique, brueghélienne : il s’agit, en
effet, de documenter un gigantesque chaos historique plutôt que des
mouvements de troupes, par exemple, et cela à travers une multitude
de situations singulières, chacune porteuse des plus cruels paradoxes
confinant quelquefois jusqu’au burlesque. La tragédie de la guerre se
découvre ici « en détail » comme « en masse », et l’on ne sait plus
très bien, devant telle vue plongeante, si l’on a affaire à des
empreintes de pas vues de près ou à des vestiges de bombardements
vus de loin (fig. 1). Devant les images de ruines, on se retrouve dans
l’incapacité de comprendre si leur destruction remonte à la Grèce
antique ou bien au jour d’avant-hier (fig. 2). Le présent explosif
semble constamment rejoindre une bizarre éternité que seuls
pourraient lire des archéologues.
Anachronismes, donc. Anachronismes de toutes parts. Pour le
montrer, Warburg pratiquait à la fois la découpe des articles de presse
au jour le jour — comme Anke te Heesen en a bien retracé les
méthodes — et le montage des temporalités qui lui faisait retenir telle
image plutôt qu’une autre : par exemple un soldat à cheval armé
d’une lance primitive, mais équipé d’un masque à gaz ; ou bien la
rencontre étonnante d’un U-Boot dernier cri avec un voilier à
l’ancienne tout droit sorti, semble-t-il, d’un tableau de Caspar David
Friedrich (fig. 3)… Mais les anachronismes étaient surtout scrutés par
l’anthropologue dans les mentalités, dans les gestes et dans les
discours : là notamment où l’époque d’une technique toute
nouvelle — la guerre aérienne, les bombes chimiques — laissait
place à d’innombrables survivances ou « superstitions » comprises
comme le paradoxal Spielraum, ou espace de jeu, de la grande
angoisse collective. Quelques années plus tard, Walter Benjamin
devait réfléchir, pour comprendre quelque chose à la montée du
nazisme, aux mêmes paradoxes de cette expérience humaine qui avait
été « l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire
universelle », mais où cette connivence de la technique et de la
superstition avait produit les effets délétères d’une « pauvreté en
expérience » caractéristique des populations traumatisées par la
guerre.
1. Photographe anonyme, Tranchées bombardées, vers 1917. Photographie argentique
recueillie par Aby Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918. Londres, Warburg Institute
Archive (T 5082). Photo The Warburg Institute.
Il était grand temps, en effet, que cette folie cessât. Et que quelque
chose de nouveau pût en ressortir, se remettre en mouvement comme,
après un grand deuil — voire à travers un grand deuil —, le monde
lui-même est capable de trouver un nouveau rythme. Mais, entre le
« grand temps de cesser » et le « grand temps de recommencer », il y
aura toujours cette faille par-dessus laquelle jeter un pont devient
aussi difficile qu’urgent. Ce qui échut à tous les Européens, en
novembre 1918, ce fut d’abord le statut de vaincus, comme l’a
récemment souligné Robert Gerwarth. Son ouvrage, The Vanquished,
s’ouvre sur un exergue significatif extrait de The Unknown War, texte
écrit en 1931 par un représentant typique des « vainqueurs », Winston
Churchill : « Les deux camps, vainqueur comme vaincu, étaient en
ruine. Tous les empereurs et leurs successeurs avaient été tués ou
destitués. […] Tous étaient vaincus ; tous étaient dévastés ; tout ce
qu’ils avaient donné, ils l’avaient donné en vain. Personne n’avait
rien gagné […]. Ceux qui avaient survécu, les vétérans
d’innombrables batailles, qu’ils soient couronnés de laurier ou qu’ils
pleurent la défaite, revinrent à un foyer déjà englouti par la
catastrophe. »
2. Photographe anonyme, Architecture bombardée, vers 1917. Photographie
argentique recueillie par Aby Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918. Londres,
Warburg Institute Archive (A 2611). Photo The Warburg Institute.
6. Willy Römer, Berlin, 4 janvier 1919. Dernier discours public de Karl Liebknecht
devant le ministère de l’Intérieur, Unter den Linden, 1919. Photographie argentique.
Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.
7. Willy Römer, Berlin, 5 janvier 1919. Spartakistes sur le chemin des barricades,
1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.
10. Willy Römer, Berlin, 25 janvier 1919. Funérailles de Karl Liebknecht et de Rosa
Luxemburg dans la Frankfurter Allee, 1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur
für Bilder zur Zeitgeschichte.
11. Willy Römer, Berlin, 22 janvier 1933. Défilé des SA devant la « Maison Karl
Liebknecht » du Parti communiste allemand, 1933 (détail). Photographie argentique.
Une approche critique — et pas seulement clinique — de cette
situation doit, en toute rigueur, tenir compte de la « folle » activité
documentaire de Warburg à l’endroit de l’iconographie de la Grande
Guerre, mais aussi de telle image du maréchal Hindenburg, par
exemple, qui apparaît dans un montage photographique sur la
soixante-dix-septième planche de l’atlas Mnémosyne… Binswanger
note, le 11 mai 1921, que son patient ne se sépare jamais d’un
« journal, entièrement déchiré, datant de cette époque également
[1918] ». Embden conclura, dans son anamnèse du 19 mai 1921 :
« La guerre plongea W. dans une agitation démesurée… » L’intérêt
anthropologique et sociologique de l’historien des images pour les
superstitions de guerre pouvait presque apparaître comme une
tentative d’introspection autobiographique de ses propres symptômes.
La guerre fut-elle donc la « cause » de cette folie où Warburg sombra
en novembre 1918 ? C’est ce que la plupart des commentateurs ont
naturellement inféré.
Mais Warburg lui-même était plus perspicace qu’un historien
déterministe : il avait découvert dans les images, depuis bien
longtemps, ce que Freud avait, de son côté, reconnu sous le concept
d’une « surdétermination » (Überdeterminierung) des formations de
l’inconscient. Dans le post-scriptum d’une lettre ouverte aux
psychiatres de la clinique où il était soigné, il écrivait
le 16 juillet 1921 : « Ma maladie consiste en ce que je perds la
capacité de relier les choses d’après leurs simples rapports de
causalité. » On pourrait montrer que toute la tentative ultérieure de
Mnémosyne aura consisté à faire de ce symptôme, non pas un déficit
psychologique mais, au contraire, une faculté heuristique, une
paradoxale méthode de connaissance (j’ai moi-même tenté cette
hypothèse, comme d’autres chercheurs tels qu’Ulrich Raulff ou
Bettina Gockel). Mais comment formuler, plus précisément, les
« directions significatives » (Bedeutungsrichtungen), ainsi que les
nommait Binswanger, d’une telle « sur-causalité » dont
l’anachronisme des fantasmes, des gestes et des images donne la
manifestation la plus obvie ? C’est ici, précisément, qu’il serait
possible d’imaginer un paradigme plus historique et politique, lié à la
dialectique même du « grand temps pour finir » et du « grand temps
pour commencer ».
Un aspect du tableau clinique présenté par Warburg après
novembre 1918 semble d’ailleurs particulièrement frappant : le
docteur Heinrich Embden parlait à son sujet d’une « extrême angoisse
de l’échéance » (grosse Angst Terminangst). C’était comme si chaque
« grand temps pour finir » était ressenti par Warburg comme la fin du
monde, ou tout au moins la fin d’un monde. On sait bien — il suffit
pour cela de marcher dans les rues d’une grande ville — que les fous
finissent presque toujours par parler de politique : ils en délient
l’histoire de toutes « simples causalités » pour en mieux délirer les
péripéties objectives. Or « délier » et « délirer » font ensemble partie
de ce qu’on pourrait nommer un tropisme prophétique dont Warburg
fut, à l’évidence, affecté (ou pour lequel il fut, en retour, terriblement
doué). Ce qu’il revendiquait, devant ses psychiatres, comme une
véritable et volontaire « politique de catastrophe »
(Katastrophenpolitik). Mais de quelle catastrophe — ou plutôt de
quelles multiples catastrophes — pouvait-il alors être question ? Il y
avait la guerre, sans aucun doute. Mais il y avait, tout aussi bien, la
guerre civile — c’est-à-dire la guerre intérieure, intestine, la guerre
familiale ou fratricide qui sait se déployer à toute échelle.
Or c’est bien cette guerre-là qui avait aussi commencé de déchirer
l’Allemagne à partir de novembre 1918. On sait qu’en
juin 1922 Warburg fut, proprement, terrorisé d’apprendre l’assassinat
politique de Walter Rathenau, alors ministre des Affaires étrangères
de la République de Weimar. « Il croit que son frère est en danger »,
note Binswanger comme s’il s’agissait d’un délire ou d’une
« déliaison des rapports de causalité » historiques. Mais c’était bien
là, exactement, ce qu’était en train de « délier » des faits eux-mêmes
l’heuristique imaginaire d’Aby Warburg : une fois encore, le fou
avait raison. Un complot fomenté par le même groupe de
nationalistes antisémites qui avaient tué Rathenau visait en effet, au
même moment — et comme on ne l’apprit que plus tard —, à
assassiner Max Warburg… Rappelons que l’imminence d’un
déferlement fasciste et antisémite sur l’Europe devait bientôt
constituer — en 1929, l’année même de la mort de Warburg — le
motif crucial de l’ultime planche de Mnémosyne, ainsi que l’aura
analysé dès 1998 Charlotte Schoell-Glass dans son livre Aby Warburg
und der Antisemitismus.
Mais Warburg, plutôt « républicain de raison » que
« révolutionnaire de passion », avait aussi peur des bolcheviks que
des fascistes. Lorsque, en août 1921, il en vint à palabrer avec les
phalènes qui voletaient dans sa chambre dans la nuit — et en qui il
accordait plus de confiance qu’à tous ses médecins —, il donna sa
peur d’un soulèvement ultra-gauchiste comme raison principale de
son effondrement de 1918. Binswanger consigne : « S’est inventé un
culte avec les petits papillons de nuit qui volettent dans sa chambre la
nuit. Il les appelle “petites bêtes qui ont une âme” (Seelentierchen), il
peut s’entretenir avec elles pendant des heures. Est très préoccupé
parce que son “petit papillon” n’a rien à manger ; veut lui donner du
lait, lui rapporte de sa promenade une feuille de tilleul. Est
malheureux quand le petit papillon s’en va. Le cherche alors partout.
Est heureux de trouver un autre petit animal. Il leur parle de la façon
suivante : “Petit papillon, le professeur te remercie de pouvoir
bavarder avec toi, puis-je te dire toute ma douleur, pense un peu, petit
papillon, le 18 novembre 1918 j’ai eu si peur pour ma famille que j’ai
pris mon revolver et que j’ai voulu la tuer, et moi avec. Tu sais, parce
que le bolchevisme arrivait” (Weißt du, weil der Bolschewismus
kam). »
Et c’est ainsi que le penseur du « long temps » — la
survivance — des gestes, des images et des symboles se trouva
psychiquement déchiré, en novembre 1918, entre un trop soudain
« grand temps pour finir » (la guerre mondiale) et un trop soudain
« grand temps pour recommencer » (une guerre civile ou, tout au
moins, les prémices d’une révolution sociale galopante). À
Hambourg, précisément, que se passait-il ? Une réunion politique eut
lieu le 5 novembre pour appeler à la libération de marins insoumis qui
avaient été jetés en prison. Le matelot Friedrich Zeiler réunit vingt
camarades et descendit jusqu’au port afin d’y chercher des soutiens.
À minuit ils étaient une centaine, prenant possession des bureaux du
syndicat, et le lendemain ils étaient quarante mille dans les rues de
Hambourg à manifester pour une « république des conseils ouvriers ».
Chris Harman, citant Révolution et contre-révolution en Allemagne,
rappelle que « Paul Fröhlich s’empara de l’atelier d’imprimerie du
quotidien Das Hamburger Echo et fit paraître un journal au nom du
conseil d’ouvriers et de soldats appelé Die rote Fahne (Le Drapeau
rouge). “C’est le début de la révolution allemande, de la révolution
mondiale !” proclamait-il. »
Au cours de la seule journée du 6 novembre, la révolution semblait
avoir conquis tout le Nord-Ouest de l’Allemagne : les conseils prirent
le pouvoir à Brême, Altona, Rendsburg et Lockstedt. Le lendemain,
c’était au tour de Cologne, Munich, Braunschweig et Hanovre. Le
8 novembre, la révolution gagnait les villes d’Oldenburg, Rostock,
Magdebourg, Hall, Leipzig, Dresde, Chemnitz, Düsseldorf, Francfort,
Stuttgart, Darmstadt et Nuremberg… Warburg, que je sache, ne
consacrera aucun commentaire public à ces événements par ailleurs
absents de son répertoire iconologique de « formules pathétiques ». Il
se repliera, une fois rentré de ses longs séjours psychiatriques, dans sa
« petite citadelle de livres » — comme il la nomme dans une lettre à
Binswanger du 23 décembre 1925 — et y mourra assez
tranquillement, sans avoir à subir lui-même les menaces d’autodafé
que le NSDAP de Hambourg proférait à l’encontre de sa chère
bibliothèque, cette si fragile et si puissante barricade de papier.
2
SUSPENDRE L’HISTOIRE :
SPARTAKUS
MAIS…
DANS QUELLE INACTUALITÉ ?
PRENDRE LE TEMPS
À LA RACINE ?
BONDIR
DEPUIS LES TOURBILLONS
*
L’auteur de Sens unique cherchait, lui aussi, le « grand temps ».
Mais c’était un temps, mêlé ou conflictuel, d’origines mouvantes : un
temps d’urgences présentes et de recommencements à imaginer.
Benjamin procéda donc tout autrement que ne le fit Heidegger.
Ouvrage étrange entre tous, l’Origine du drame baroque allemand fut
publié en 1928 (mais, au dire explicite de son auteur, il avait été
« conçu en 1916 » et « composé en 1925 »). Il s’ouvrait par une
« Préface épistémo-critique » où les professeurs de Benjamin
prétendirent qu’il n’y avait, décidément, rien à comprendre. C’était,
en septembre 1925, une façon de priver le jeune chercheur de toute
perspective universitaire, de toute « carrière » intellectuelle, en
considérant son travail comme « inhabilitable ». Une tentative du côté
de l’école warburgienne — avec laquelle Benjamin se sentait de
nombreuses affinités — ne lui réussit pas mieux, comme Sigrid
Weigel en a pu retracer les péripéties : Erwin Panofsky trouva le
propos « trop intelligent » (zu gescheit), autre façon de le mettre hors-
jeu. On s’aperçoit cependant, avec le recul, que le texte « paria » de
l’Origine du drame baroque peut se lire comme une alternative
philosophique à L’Origine de l’œuvre d’art et, en général, au modèle
temporel élaboré par Heidegger depuis Être et temps.
On ne trouvera certes pas de doctrine amplement développée de
l’« origine » (Ursprung) dans cette « Préface épistémo-critique » de
Benjamin. Du moins y a-t-il une sorte d’événement théorique
majeur : un insight — ou une « fusée », dans le sens baudelairien du
terme — sur la manière dont se présente l’origine. Comme
Heidegger, Benjamin choisit de situer sa question du côté de l’œuvre
d’art et non pas du temps factuel : cela afin de marquer, aussi
fortement que possible, la distance philosophique à établir, d’un côté
vis-à-vis des schémas encore dominants de l’idéalisme ou du néo-
kantisme, d’un autre côté vis-à-vis de l’historicisme scientiste. S’il
doit y avoir une « histoire philosophique » (philosophische
Geschichte), affirme Benjamin, ce sera sous la forme d’un « savoir de
l’origine » (Wissenschaft vom Ursprung), c’est-à-dire d’une
connaissance du temps envisagée sous l’angle, non des évolutions
continues et des chronologies, mais des « extrêmes éloignés »
(entlegenen Extremen) et des « excès » (Exzessen) du devenir.
L’origine n’est évidemment pas ce qui a déjà pris assise. C’est un
temps natif qu’il serait erroné, cependant, de situer en amont de toutes
choses comme cette « source absolue » qui nous est inaccessible de
toute façon, si même elle a existé comme telle. Qu’est-ce, alors,
qu’un temps natif ? C’est ce qui surgit en nous comme un symptôme,
comme un suspens dans le cours normal ou normalisé du devenir.
C’est donc une sorte de soulèvement. La première « image de
pensée » qui apparaît dans le texte de Benjamin sur l’origine est celle,
en effet, d’une « pause où la pensée reprend haleine » (Atemholen des
Gedankens) : moment initial où, pour ainsi dire, se soulève la pensée.
Moment où les certitudes volent en éclats avant que ne reprenne la
nécessaire, la patiente approche du temps « dans les plus petites
choses » (ans Geringste), que Benjamin nommera bientôt une
approche « micrologique ».
Ce que Benjamin entend par origine va, quelques lignes plus loin,
délivrer toute sa force philosophique à partir d’une nouvelle image,
qui est celle du tourbillon : « L’origine, bien qu’étant une catégorie
tout à fait historique (durchaus historische Kategorie), n’a pourtant
rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le
devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le
devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du
devenir (der Ursprung steht im Fluß des Werdens als Strudel), et elle
entraîne dans son rythme (in seine Rhythmik) la matière de ce qui est
en train d’apparaître. »
N’y a-t-il pas, dans cette page cruciale de l’Origine du drame
baroque allemand, l’expression d’une exigence philosophique
comparable à celle de Heidegger : une exigence d’« authenticité »
(Echtheit, das Echte) ? Sans doute. Revendiquer une approche de
l’authenticité — plus que de l’exactitude, par exemple — c’était, dans
les deux cas, affirmer l’insuffisance d’une historicité réduite à la seule
péripétie des faits observés, voire à la recherche de leur loi
d’évolution ou du cadre abstrait de leurs singularités. Mais la
divergence radicale des deux auteurs se manifeste déjà dans le fait
que l’authenticité, pour Heidegger, fut d’abord cherchée du côté du
plus ancien — tel temple grec érigé sur son roc ou tel mystérieux
fragment de Parménide —, quand Benjamin, lecteur attentif d’Alois
Riegl, adopta une tout autre attitude : l’origine est souvent « tardive »,
ose-t-il affirmer. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que l’origine survient, comme un symptôme de temps
enfouis, dans les formes singulières ou atypiques du Zeitgeist,
produisant à ce titre une émotion philosophique de « reconnaissance »
(Wiedererkennen) ou de réminiscence plus que de « connaissance »
(Erkennen) à proprement parler : « [Il est erroné de croire] que l’on
doive prendre nécessairement n’importe quel “fait” antérieur (jedes
frühe “Faktum”) pour un moment constitutif de l’essence (als
wesenprägendes Moment). Au contraire, c’est ici que commence la
tâche du chercheur, qui ne doit considérer un tel fait comme certain
que si sa structure la plus intime (seine innerste Struktur) apparaît
assez essentielle pour le révéler comme origine. C’est l’authentique
(das Echte) — le sceau de l’origine dans les phénomènes
(Ursprungssiegel in den Phänomenen) — qui est l’objet de la
découverte, une découverte (Entdeckung) qui s’allie de façon
singulière à une reconnaissance (Wiedererkennen). C’est dans ce que
les phénomènes ont de plus singulier, de plus bizarre, dans les
tentatives les plus faibles et les plus maladroites, comme dans les
manifestations les plus décadentes des époques tardives, que la
découverte peut le mettre à jour. »
L’origine comme tourbillon subvertit, de fait, tout ce que l’origine
comme racine voudrait instituer. La racine est permanente, bien
ancrée dans le sol, et c’est ce qui permet à Heidegger de parler de la
terre, où réside la racine, comme clôture sur soi et comme règne du
Même. Tout autre est le tourbillon : il est impermanent. Il surgit de
loin en loin, le plus souvent de façon imprévisible, dans le cours du
fleuve. Il n’est donc phénomène de l’origine qu’à être passager,
fragile, aussi disparaissant qu’apparaissant : aussi peu « institué » que
possible et faisant jaillir, depuis son remous, toute la pluralité de
l’Autre. La racine est toujours au même endroit, le tourbillon toujours
errant ici ou là, toujours où on ne l’attend pas. La racine se cherche
ou se « prend », le tourbillon nous trouve et nous surprend. La racine
étant perpendiculaire depuis le sol vers le sous-sol, il est facile avec
elle de faire la distinction entre surface et fond. Tandis qu’avec le
tourbillon, c’est toute la dynamique fluide d’un remous qui fait
remonter les fonds à la surface et les fait, tout aussi bien, replonger et
disparaître. Enfin la terre, comme véhicule de l’origine, demeure telle
qu’en elle-même : immobile (du moins aux alentours de Fribourg, où
personne n’envisage l’éventualité d’un tremblement de terre). Tandis
que le fleuve ne cesse de se mouvoir, traversant les contrées dans une
totale indifférence aux frontières et aux « patries » et dans le rythme
toujours changeant de son écoulement.
Il s’agit en effet, strictement, de rythme : et non plus de fondation.
Benjamin écrit que « l’origine ne se donne jamais à connaître dans
l’existence nue, évidente, du factuel, et [que] sa rythmique (seine
Rhythmik) ne peut être perçue que dans une double optique
(Doppeleinsicht). Elle demande à être reconnue d’une part comme
une restauration (als Restauration), une restitution (als
Wiederherstellung), d’autre part comme quelque chose qui est par là
même inachevé, toujours ouvert (Unvollendetes,
Unabgeschlossenes) ». C’est donc un rythme sans mesure — c’est-à-
dire imprévisible — qui advient comme une « pause où la pensée
reprend haleine », et plus encore comme un tourbillon où le fleuve
réinvente soudain le sens de sa course. La racine est encore une
chose, même si elle grandit secrètement dans les entrailles de la terre.
Tandis que le tourbillon est un pur processus, une crise permanente,
un rythme fait de coups et de contrecoups, de vecteurs affrontés au
cœur desquels se tient l’intervalle, le suspens rythmique, quelque
part — comme le dit exactement Benjamin — entre « pré- et post-
histoire (Vor- und Nachgeschichte) ».
Nous voici bien loin du « grand temps » heideggerien. L’origine,
au sens de Benjamin, se pensera désormais comme suspens dans la
respiration historique et non plus comme son lieu natal ou son
horizon destinal. C’est une mise en mouvement tourbillonnante du
temps dans l’histoire, et non plus une fondation ascendante de celle-ci
par celui-là. D’où l’émergence d’une terminologie — abhorrée par
Heidegger — de la dialectique en tant que seule forme de pensée
capable, aux yeux de Benjamin, de se rendre « témoin de l’origine » :
« On connaît le “tant pis pour les faits” de Hegel. Ce qui signifie
fondamentalement : il incombe au philosophe de voir les relations
essentielles (die Einsicht in die Wesenszusammenhänge liegt beim
Philosophen) ». L’origine se tient donc dans la rythmique de ces
« relations essentielles » et non dans certaines « choses essentielles »
que l’on voudrait isoler de tout le reste : or la racine fait encore partie
de ces choses, elle n’a ni la fragilité, ni la puissance d’une relation.
C’est dans les remous, dans les échanges perpétuels dont l’histoire est
faite — notamment à travers la « détermination réciproque de
l’unique et de la répétition (Einmaligkeit und
Wiederholung) » — qu’il faut à présent entreprendre d’observer les
« phénomènes originaires » (Ursprungsphänomenen).
Ne nous étonnons pas, dans ces conditions, que Benjamin ait
envisagé toute chose pratiquement à l’inverse de Heidegger. Le
philosophe de Fribourg sautait sur place au-dessus de sa chère racine
et sur un sol qu’il considérait, pour l’éternité, comme sien. Le
philosophe de l’exil, lui, sautait de place en place, de tourbillon en
tourbillon, sans jamais trouver la « sérénité » d’un paysage qui lui fût
réellement hospitalier. Là où Heidegger cherchait chez les Grecs
anciens une formule pour la vérité de l’être, Benjamin — comme l’a
bien montré Antonia Birnbaum dans une réflexion sur son « détour
grec » — interrogeait la tragédie antique sous l’angle de la justice des
hommes et de la révolte que cette justice, éventuellement, exigeait
d’eux. Là où Heidegger voyait dans la poésie de Hölderlin
l’assomption grandiose d’une « terre natale » et l’appel à un destin du
peuple allemand, Benjamin parlait du courage, de l’innocence et de
l’errance du poète romantique proche d’une lutte du peuple au sens
révolutionnaire du terme : celui du combat mené, à travers le modèle
politique républicain, par les « sans-culottes » ou les « sans-noms »
contre leur oppression séculaire.
Là où Heidegger voyait dans l’œuvre d’art une instauration de
l’origine depuis le sol, la terre et la racine, Benjamin y voyait tout au
contraire un bond de l’origine à travers les mouvements, les
tourbillons de l’histoire. Lorsque, dans L’Origine de l’œuvre d’art,
Heidegger écrit qu’un tableau de Van Gogh est au sol ce que le
charbon est à la Ruhr ou le tronc d’arbre à la Forêt Noire, il veut
ignorer plusieurs choses. D’abord que l’artiste lui-même n’avait
jamais cessé d’errer ici ou là et trouva même son inspiration dans une
telle errance. Mais, surtout, il veut ignorer ce fait de civilisation
occidentale dont les travaux d’Aby Warburg n’avaient cessé
d’apporter l’évidence depuis la dernière décennie du XIXe siècle : à
savoir que les tableaux, à la différence des fresques, par exemple, ont
été justement inventés pour pouvoir migrer d’une terre à l’autre.
Juridiquement parlant, d’ailleurs, les tableaux sont considérés comme
des « meubles » (mobiles) et non comme des « immeubles ». Sans
l’arrivée bouleversante, depuis les Flandres jusqu’à Florence, du
Triptyque Portinari de Hugo van der Goes, la peinture de Botticelli
n’aurait pas été aussi magnifiquement italienne qu’elle le fut. Pire
(pour un nationaliste comme l’était Heidegger) : les célèbres fresques
astrologiques de la Renaissance ferraraise n’auraient pas été aussi
savamment conçues sans l’apport « migratoire » de l’astronome arabe
Abû Ma’sar.
S’il revient aux œuvres d’art de se présenter à nous comme des
« témoins de l’origine », il faut alors creuser une différence
essentielle dans ce qu’il faut entendre par là. Témoin de l’origine
sera, pour Heidegger, l’œuvre du natal, comme il dit souvent. Pour
Benjamin, ce sera plutôt une image du natif. Le natal ne sort pas de sa
terre d’origine. Le natif, au contraire, surgit des tourbillons, et ce
n’est pas un hasard si l’on trouve, dans les manuscrits de Benjamin,
des schémas circulaires où, par exemple, le « démonique »
(Dämonische) tournoie avec la « dialectique » (Dialektik) dans une
ronde qui fait se rencontrer aussi l’« Éros » et l’« Esprit » (fig. 13).
Chez Warburg également, les schémas concentriques pouvaient
suggérer des mouvements de voltes conflictuelles ou inversées : des
tourbillons, en somme (fig. 14). Le natal se satisfait donc de rester là
où il se sent chez soi ; le natif, lui, apprend à marcher plus loin, à se
mettre en mouvement et à traverser les frontières dans un sens et dans
l’autre. À propos de la fameuse différence établie par Benjamin entre
« aura » et « reproduction » des images — dans l’article de 1935 sur
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »,
strictement contemporain de L’Origine de l’œuvre d’art —, on
remarquera que, dans les deux cas, les images ne tiennent jamais en
place, ce qu’avait déjà montré Warburg à travers les notions de
« survivances » (dans le temps) et de « migrations » (dans l’espace).
L’œuvre auratique nous tient à distance, l’œuvre reproductible
assume ses déplacements tous azimuts.
Jean-Christophe Bailly, dans un article intitulé « Images du
matin », a bien clarifié la distinction entre le natal selon Heidegger et
le natif selon Benjamin : « D’un côté, nous sommes dans la sphère du
natal (et le pays du soir n’est au fond que le retour de ce natal à lui-
même, au sein d’une transfiguration) tandis que de l’autre, nous
sommes dans la sphère du natif (et le matin benjaminien est ce qui
ouvre sur elle, il est ce qui l’ouvre en tant qu’elle précède toute
figuration, en tant qu’elle est préfiguration absolue). Cette différence
capitale entre natal et natif, nous pouvons la décrire comme une
interprétation divergente de l’origine. Tandis que l’origine demeure
chez Heidegger, de façon au fond assez classique, une pure
antéposition et, comme telle, une souveraineté abandonnée ou perdue,
elle devient chez Benjamin une forme du temps lui-même, un
contenu du temps que le temps emmène avec lui et auquel nous
pouvons avoir accès, tant en des moments singuliers de l’histoire
qu’en des moments de notre vie. » Bailly ne manquait pas de
souligner que ces deux notions du temps — l’une orientée vers le
« soir », l’autre vers le « matin » — engageaient, de fait, « deux
politiques entièrement distinctes ».
POUR COMMENCER,
PENSONS AU PLURIEL
C’est donc bien le sol actuel qui dit quelque chose, à un certain
moment du temps, du bout de racine passée attrapé au vol dans le
tourbillon — ou le mouvement des failles telluriques — du devenir.
C’est dans ce rapport précis, brûlant, que se situa d’abord la grande
divergence entre Heidegger et Benjamin. Mais, sur la route qui les
éloignait si fortement, il y eut un carrefour très important : ce
carrefour se nomme Hannah Arendt. Il n’est pas sans signification
que le recueil des Vies politiques — dont le titre original était Men in
Dark Times — se terminât sur deux textes écrits à quelques mois
d’écart, en 1968 et 1969, l’un sur Benjamin et l’autre sur Heidegger.
Le premier est beaucoup plus long, plus attentif et plus affectueux
que celui sur Heidegger, dans lequel Arendt se montrait aux prises
avec des sentiments plus contradictoires et plus pénibles. Écrivant ce
texte pour les quatre-vingts ans du philosophe (et ne l’incluant pas
dans l’édition originale de Men in Dark Times), Arendt devait
affronter l’impossible tâche de conjuguer, avec le présent de la
vieillesse — elle-même avait alors soixante-trois ans —, deux
époques passées ou deux jeunesses contradictoires, l’une
d’éblouissement dans les années 1920, l’autre d’obscurcissement
dans les années 1930 et 1940.
On a exagérément et, quelquefois, trop brutalement spéculé sur la
relation amoureuse de Hannah Arendt avec Heidegger. À présent que
leur correspondance est publiée, au moins en partie, on peut suivre,
comme un leitmotiv revenant au fil des épisodes de leur vie publique
et privée, un certain nombre de figures où le rapport entre
éblouissement et obscurcissement tourne, de manière significative,
autour des questions de temps, d’origine et de recommencement. Les
racines révèlent ici, une fois encore, leurs différents usages ou enjeux
possibles de radicalité. Parlant d’elle-même à la troisième personne
dans un émouvant texte de 1925 intitulé Ombres — et adressé à
Heidegger —, Arendt évoqua « une radicalité (eine Radikalität)
toujours portée aux extrêmes [et qui] lui interdisait de se préserver, la
laissait désarmée, et jamais ne lui épargnait la moindre goutte, si
amère soit-elle, de la coupe bue jusqu’à la lie. » Or cette radicalité
n’était pas pour elle la garantie ou la fondation de quoi que ce fût, au
contraire elle « s’effilochait » du côté d’une dangereuse étrangeté
capable de tout remettre en question : « La radicalité qui avait pu
l’amener à soutenir et contenir tout ce qui demandait excessivement à
l’être, avait pris dès lors une autre tournure, en ce que tout s’était mis
à lui filer entre les doigts et à s’effilocher, quitte à ce qu’elle s’y plie
de bonne grâce, blême, livide fantôme dont une ombre furtive vient
comme épaissir l’étrangeté (Unheimlichkeit). »
La radicalité déracinait donc Hannah Arendt. Elle la transformait
en spectre errant, en Dibbouk. Les lettres de la jeune femme évoquent
l’amour comme une chose inconditionnelle, désespérément
« radicale » : « Je t’aimerai mieux après la mort. » Dans celles de
Martin Heidegger, en revanche, on sent une perpétuelle ambivalence
d’affects et de pensées : par exemple, dès le début de leur rencontre,
entre la « paix rocheuse » d’une promenade et le « démonique [qui]
m’a atteint de plein fouet ». Ou bien entre la liberté inhérente à tout
amour vrai et l’appartenance, voire l’enracinement que Heidegger
finit, comme toujours, par invoquer : « [Il faut] nous ouvrir l’un à
l’autre et laisser être ce qui est. […] Désormais ta vie fait partie de
mon travail [car] cet amour-là a déjà pris racine. » Ailleurs il écrit
encore : « J’aime toujours être proche de toi à partir de l’horizon de
mon travail ». Avant qu’il ne tentât, en 1933, de se disculper auprès
d’Arendt des accusations d’antisémitisme qui couraient chez ses
propres disciples de Marbourg, Heidegger en 1927 pouvait encore
écrire, autoritairement, à son étudiante : « Ne m’écris de nouveau que
si je t’en prie. »
On pourrait dire que le rapport entre Arendt et Heidegger fut celui
d’une déracinée à un enraciné, tous deux ayant cherché, dans leurs
œuvres respectives, à penser ce contraste même. Et à le penser fort
différemment, il va sans dire. Pour Hannah Arendt, l’amour emporte
tout : l’amour nous déracine, nous met en mouvement, nous
transporte. Alors nous quittons le Même, nous désirons l’Autre. Tout
cela dont il est déjà fortement question dans le premier grand travail
de la jeune philosophe, sa thèse de 1929 — sous la direction de Karl
Jaspers — sur Le Concept d’amour chez Augustin. Dans ce livre, en
effet, tout part du désir et tout finit par s’ouvrir à l’altérité humaine,
non transcendante, de la vita socialis, la « vie en société ». C’est, en
somme, le programme philosophique de toute une vie. En 1950,
Arendt tentera encore de redire à Heidegger son déracinement
fondamental et sans regret : « Je ne me suis jamais sentie une femme
allemande, et il y a bien longtemps que j’ai cessé de me sentir une
femme juive. Je me sens telle que je suis tout bonnement, à savoir
celle qui vient d’ailleurs (das Mädchen aus der Fremde). »
La correspondance d’Arendt avec Heidegger recèle bien des
paradoxes. L’auteur d’Être et temps y parlera, en 1950, des guerres
civiles européennes autant que de la « splendeur intacte des
chemins ». En 1975 il soulignera que la question du jugement, sur
laquelle Arendt travaille alors — et qui pourrait bien le concerner,
quelque part entre le juste Kant et le jugé Eichmann —, est une
« question très difficile ». L’auteure de Vita activa, en 1960, y
expliquera pourquoi son livre est demeuré sans dédicace, gardant
pour elle une vignette sur laquelle était écrit :
« Re Vita activa :
La dédicace de ce livre est laissée en blanc.
Comment pourrais-je le dédier
à celui, si proche,
envers qui j’ai gardé toute fidélité
et ne l’ai point gardée… »
*
On peut mesurer toute la distance parcourue par Hannah Arendt
entre sa découverte chez Heidegger d’une nouvelle façon d’exprimer
la « vérité de l’être » — façon développée dans le commentaire du
Sophiste de Platon, ce cours magistral de 1924-1925 auquel elle
assista, éblouie, et dont la leçon se retrouve, condensée, dès la
première page d’Être et temps — et son ultérieure compréhension du
politique telle qu’elle pourra s’énoncer, entre autres occasions, dans
un article de 1954 intitulé, justement, « Compréhension et politique ».
Ce à quoi Arendt aura d’abord renoncé est une certaine idée de la
vérité telle que la philosophie en devrait donner l’élucidation
fondamentale. Cela s’exprime dès l’exergue
emprunté — cryptiquement et significativement, peut-être — aux
lettres d’amour écrites par Franz Kafka à Milena Jesenská : « Il est
difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante
et a par conséquent un visage changeant. »
On n’élucidera sans doute jamais la vérité de l’agir politique. Mais,
affirme Arendt, on peut néanmoins en tenter une compréhension : « À
la différence de la connaissance scientifique et de l’information
exacte, la compréhension est un processus complexe qui n’aboutit
jamais à des résultats univoques. C’est une activité sans fin… » C’est
aussi une activité qui se distingue d’un strict énoncé des causes et des
conséquences tel que le « regard de l’historien » peut en fournir. On
retrouve, ici, la différence établie entre « expliquer » (erklären) et
« comprendre » (verstehen) par toute la tradition phénoménologique
allemande dans sa critique de l’historicisme positiviste. Arendt y
ajoute une clause tout à la fois éthique, temporelle et non exempte
d’une certaine tonalité messianique : « Pour la compréhension, un
événement ne peut être que la fin et le point culminant de tout ce qui
l’a précédé, une sorte de “fin des temps”. C’est seulement dans
l’action que nous partirons, tout naturellement, de la nouvelle
situation créée par l’événement en question, autrement dit, que nous y
verrons un commencement. »
Comprendre, ce serait donc comprendre en quoi l’événement, né
dans l’agir, survient comme « grand temps », suspension de l’histoire,
commencement ou recommencement de toutes choses. Mais pourquoi
l’événement — qu’il s’agisse de la plus intime subjectivation ou du
plus éclatant soulèvement historique — peut-il être ainsi compris,
c’est-à-dire « pris avec », dans la valeur bouleversante de sa
temporalité native ? Qu’est-ce qui fait la différence entre un
processus qui débute factuellement et le geste de commencer, ce geste
qui nous regarde et nous soulève ? La différence, répond Arendt, ne
se fait nulle part ailleurs que dans un acte d’imagination. On
recommence parce qu’on imagine recommencer. On ne comprend
rien d’une éclosion sans l’imagination du temps qu’elle bouleverse et
accomplit à la fois. Or l’imagination est intrinsèquement dialogante :
elle ne cesse de faire se rencontrer des possibilités hétérogènes, des
pensées ou des images autres. Elle est dialectique : elle crée sans fin
des relations de conflits ou de contacts. Elle s’approche mais elle
crée, tout aussi bien, de la distance. Elle peut toucher l’événement en
son cœur mais trouve aussi, en lui, toutes les occasions de montages,
de mises en rapports, de dialogues avec d’autres choses, d’autres
temps ou d’autres êtres.
La compréhension du politique suppose donc d’exercer son
imagination, et telle sera la conclusion de l’article de 1954 : « Seule
l’imagination nous permet de voir les phénomènes selon la
perspective qui convient, de mettre à une certaine distance ce qui est
trop proche afin de le voir et de le comprendre sans préjugé ni
déformation, de franchir les abîmes de l’éloignement, jusqu’au
moment où il nous devient possible de voir et de comprendre tout ce
qui est trop éloigné comme s’il s’agissait d’une affaire familière.
Cette “mise à distance” de certains phénomènes et ce franchissement
des abîmes qui nous séparent d’autres réalités font partie du dialogue
de la compréhension […]. Sans cette sorte d’imagination qui
constitue en fait la compréhension, nous ne saurions nous repérer
dans le monde. C’est la seule boussole intérieure que nous
possédions. »
La même année paraissait l’un des plus grands livres de Hannah
Arendt, Between Past and Future. Livre sur le temps, bien sûr, mais
dont la traduction française sous le titre La Crise de la culture ne rend
pas immédiatement justice à cette fondamentale dimension,
indissolublement philosophique et politique. La préface — intitulée
« La brèche entre le passé et le futur » — peut en être lue à la fois
comme le constat d’une rupture dans la transmission (un processus
condensé dans la toute première phrase, fameuse, qui est une citation
de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ») ;
et comme l’espoir politique (énoncé à la fin) que cette brèche serait
« la seule région peut-être où la vérité pourra apparaître un jour ».
Entre les deux se pose la question de savoir, « entre le passé et le
futur » — soit dans cette zone cruciale et mouvante qui est carrefour
ou tourbillon —, comment un « grand temps » pourrait advenir :
comment les désirs pourraient ne pas être perdus. Comment les
choses pourraient commencer ou, mieux, recommencer.
L’histoire des commencements et des recommencements peut être
pensée, politiquement parlant, comme une histoire des révolutions.
Or « l’histoire des révolutions, écrit Arendt, pourrait être racontée
sous la forme d’une parabole comme la légende d’un trésor sans âge
qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement, à
l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres régions
mystérieuses » du temps ou de l’histoire. Il s’agit là, strictement, d’un
modèle de survivance selon lequel tout ce qui commence en réalité
recommence, et le fait sous l’action conjuguée — mais
conflictuelle — d’une mémoire (tendue vers le passé) et d’un désir
(tendu vers le futur). Ce modèle est tensif et dialectique. Il répond
exactement aux paraboles imaginées par Walter Benjamin dans ses
thèses Sur le concept d’histoire. On ne saurait s’étonner qu’Arendt
l’illustre alors d’une autre parabole due à Franz Kafka.
Cette parabole est celle d’un personnage imaginaire qui « a deux
antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le
second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le
premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le
pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat
contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que
théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en
présence, mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses
intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment
d’inadvertance — et il faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il
n’y en eut jamais —, il quitte d’un saut la ligne de combat et soit
élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur
ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre ». Arendt,
quelque treize années plus tard, recopiera la parabole kafkaïenne pour
l’envoyer à Heidegger, comme pour mettre celui-ci en demeure de
réfléchir au temps selon un modèle qui n’était pas le sien.
« Quitter d’un saut la ligne de combat » entre le passé et
l’avenir — telle était en tout cas, aux yeux d’Arendt, la ruse
kafkaïenne pour que surgisse une configuration nouvelle par-delà leur
simple opposition. C’est une ruse dialectique qu’elle aura, pour finir,
baptisée la « force diagonale » : une force « différente des deux
forces dont elle résulte » et où résideraient, selon elle, nos chances de
liberté. Force elle-même inscrite dans la plus fondamentale
constitution anthropologique de l’homme : « C’est parce qu’il est un
commencement que l’homme peut commencer ; être un homme et
être libre sont une seule et même chose. » Tendu vers le futur, le sujet
émancipé commence donc, quoique, faisant partie d’une espèce
ancrée dans la longue durée, il ne fasse que recommencer. Nous voici
en tout cas, avec ces paraboles du saut, du bond transversal ou de la
« force diagonale », bien loin du royaume temporel heideggerien. Ces
paraboles — communes à Kafka, Benjamin et Arendt, mais aussi à
Martin Buber ou à Ernst Bloch — ne puisaient-elles pas aux sources
du messianisme juif, du légendaire hassidique et de cette constellation
des Témoins du futur qu’a si bien décrite Pierre Bouretz ? Mais que
de telles paraboles eussent été impensables pour l’auteur d’Être et
temps tient à une autre raison encore : les paraboles sont des images.
Or Heidegger ne voulait rien sacrifier à l’imagination, loin d’Aristote
pour qui rien ne se pense jamais sans imagination. Rien ne se pense,
dira Arendt à son tour, rien ne bondit — dans le geste du saut et dans
l’agir de la « force diagonale » — sans cette imagination dont elle
aura fini par dire, revenant à Kant, qu’elle est bien la première de nos
facultés politiques.
7
D’où sa discussion critique avec Lénine — avec qui elle fut sans
doute l’une des seules, en Europe, à parler d’égale à égal — sur les
problèmes de l’organisation et du centralisme bureaucratique : parler
de l’« organisation du prolétariat » devait s’entendre, pour elle, au
sens d’une « organisation propre au prolétariat » lui-même, loin de
toute directive d’un parti, quel qu’il fût. L’une des intuitions
fondamentales de Rosa Luxemburg était, en effet, que les peuples
étaient doués de conscience, de volonté, de jugement : ils n’avaient
pas à trouver cette « conscience » dans l’appareil d’une organisation
qui les eût, non seulement représentés, mais encore dirigés depuis le
haut. C’est ce qu’on lit, notamment, dans l’article important
de 1904 intitulé « Centralisme et démocratie ». La classe ouvrière,
écrivait Rosa Luxemburg, est un « corps aux mille mains » : elle sait
quoi faire de ces mains, elle sait quoi saisir, quoi construire, et c’est
elle par conséquent qui instruit et féconde le parti révolutionnaire,
non l’inverse. Ayant passé une dizaine d’années, entre 1907 et 1917, à
approfondir sa lecture de Marx et sa critique du capitalisme — ce
qu’on découvre par exemple dans son étonnante Introduction à
l’économie politique —, Rosa Luxemburg se retrouva bientôt dans le
tourbillon où la révolution russe d’octobre 1917 semblait porter,
entraîner la révolution allemande de novembre 1918 à sa propre
éclosion.
*
Rosa Luxemburg fut libérée de ses geôles en novembre 1918, une
fois la république proclamée. Et ce fut pour entrer immédiatement au
cœur tourbillonnant de cette « nuée d’oiseaux » prêts à tout pour
migrer vers un meilleur monde, vers ce « grand temps » de la
révolution allemande. Époque intense de luttes, de discours publics et
de textes écrits fiévreusement pour la Rote Fahne, à commencer par
le manifeste Que veut Spartakus ? publié le 14 décembre 1918 et par
le Discours sur le programme des derniers jours de décembre et
du 1er janvier 1919. La militante politique rejoignait, de la sorte,
l’espace de partage que ses observations émues concernant les
papillons ou les oiseaux de sa prison n’avaient fait que préfigurer ou
poétiquement espérer. En même temps elle plongeait dans un espace
de conflit, une guerre civile d’une violence inconnue : nombreux ont
été les historiens — de Pierre Broué à Chris Harman, de Robert
Gerwarth à Mark Jones — pour souligner le déchaînement d’une
violence faite de milices armées, de « corps francs » et d’assassinats
politiques en chaîne.
Rosa Luxemburg a finalement payé de sa vie la décision qu’elle
prit d’entrer sans réserve dans ces deux espaces conjoints. D’un côté,
elle fit corps avec la « spontanéité révolutionnaire » d’un mouvement
dont elle avait pourtant compris et exposé les limites : elle plongea
donc dans un tourbillon qu’elle savait d’avance désespéré. D’un autre
côté, elle refusa le fuir Berlin, comme tous ses amis l’y incitaient, en
dépit de la menace d’assassinat programmé qu’elle savait peser
toujours plus au-dessus de sa tête (qui avait été mise à prix dès le
mois de décembre 1918, je le rappelle, pour la somme
de 50 000 marks, en sorte qu’elle vécut les deux derniers mois de sa
vie sans jamais dormir au même endroit, passant de la rédaction de la
Rote Fahne aux chambres d’hôtel ou aux demeures que lui ouvrait
l’hospitalité de ses amis). Tous les biographes de Rosa Luxemburg
ont, naturellement, raconté et commenté en détail son
assassinat — avec celui de Karl Liebknecht — le 15 janvier 1919. Par
exemple, on trouve le récit de ces événements dans le témoignage de
son amie Mathilde Jacob en 1932, dans la biographie de Paul Frölich
en 1939, et plus tard dans les essais d’André et Dori Prudhommeaux
en 1949, de John Peter Nettl en 1966, de Sebastian Haffner en 1979,
etc. Sans compter les documents d’archive réunis par Elisabeth et
Heinrich Hannover en 1967.
Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent arrêtés au cours de
l’après-midi du 15 janvier 1919 dans l’appartement du quartier de
Wilmersdorf à Berlin où ils se cachaient alors. C’est là qu’ils avaient
eu tout juste le temps d’écrire leurs derniers articles pour la Rote
Fahne. Rosa Luxemburg avait rédigé son texte sous un titre marqué
d’ironie noire : « L’ordre règne à Berlin. » Il se terminait par une
formule qu’on aurait envie de dire « désespérément espérante » :
« J’étais, je suis, je serai » (ich war, ich bin, ich werde sein). Karl
Liebknecht, pour sa part, composa un écrit intitulé « Malgré tout ! »
(Trotz alledem !), porteur du même sentiment. Quel sentiment ? Un
espoir mais pour autrui, dirais-je : un espoir pour plus tard, pour
ailleurs, là où, pour eux-mêmes, tout était perdu. On
sait — notamment à travers le récit très documenté de Paul Frölich
en 1929 — de quelle façon Liebknecht fut assassiné dans le
Tiergarten de Berlin puis déclaré par ses meurtriers comme un
« inconnu trouvé dans la rue » (fig. 9) ; et de quelle façon le cadavre
de Rosa Luxemburg fut, quant à lui, ignominieusement jeté dans le
canal Landwehr, où il ne fut retrouvé qu’à la fin du mois de mai 1919.
21. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, « J’étais, je suis, je serai » et « Malgré
tout ! », 14 janvier 1919. D’après Clara Zetkin, Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht.
Mit Anhang : Die letzten Aufsätze von Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht. I, Die
Ordnung herrscht in Berlin. II, Trotz alledem !, Berlin, Verlag der Roten Fahne, 1919,
p. 20.
BARRICADES DE PAPIER,
POUR LIRE ET RELIER LES TEMPS
22. George Grosz, Unser die Welt trotz alledem ! (« Le monde est nôtre malgré
tout ! »), 1923. Illustration pour le journal Die Rote Fahne, VI, no 65, 18 mars 1923,
p. 1.
23. John Heartfield, « Trotz alledem ! » (« Malgré tout ! »), 1925. Photomontage pour
l’ouvrage d’Erwin Piscator Das politische Theater, Berlin, Schultz, 1929, pl. V.
24. Käthe Kollwitz, Karl Liebknecht sur son lit de mort, 1919. Dessin à la craie noire
et rouge. Montréal, collection particulière. Photo DR.
Pourquoi des coupures de journaux ? Pour rappeler, d’abord,
l’obstination des faits, la signification des dates, l’importance des
lieux (on remarque par exemple, dans ce montage, un fragment
photographique montrant la façade de l’hôtel Eden, quartier général
des assassins de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg). Mais aussi
pour rappeler — comme y insistaient Serge Trétiakov, Bertolt Brecht
ou Walter Benjamin dont l’essai sur Karl Kraus devait bientôt faire
date — l’importance décisive que revêt, pour tout événement
politique, la circulation des mots et des images, des « nouvelles » et
des « histoires » à travers la presse. Les journaux ont constitué en
grande partie le matériau des montages de John Heartfield, comme le
montrait bien une exposition organisée par l’Akademie der Künste de
Berlin en 2009. Mais ils en constituaient aussi le médium privilégié,
le véhicule, le lieu d’exposition mobile et reproductible : presque
toutes les œuvres de Heartfield ont abouti, d’une façon ou d’une
autre, dans les journaux de la gauche allemande — Die Rote Fahne,
Der Knüppel ou encore l’Arbeiter Illustrierte Zeitung —, voire dans
les calendriers prolétariens, ainsi que l’ont analysé les spécialistes de
cette période chez Heartfield, d’Eckhard Siepmann à Thomas
Friedrich, d’Andrés Zervigón à Anthony Coles ou Sabine Kriebel.
25. John Heartfield, Brudergrüsse der SPD (« Salutations fraternelles du SPD »),
1927. Photomontage pour la revue Der Knüppel, janvier 1927. Original fait de papiers
journaux découpés. Berlin, Akademie der Künste.
26. John Heartfield, Wer Bürgerblätter liest wird blind und taub (« La presse
bourgeoise nous rend aveugles et sourds »), 1930. Photomontage pour la revue AIZ,
1930, p. 103.
Les journaux, les revues, les livres sont bien des barricades de
papier. Cela pour le meilleur comme pour le pire. Un journal qui se
barricade derrière ses certitudes et sa pratique du mensonge pour tout
sacrifier à une fin politique aveuglément suivie, voilà le pire. C’est ce
que les spartakistes ne pardonnèrent pas à l’organe officiel du parti
social-démocrate allemand, le Vorwärts, parce que celui-ci devint très
vite l’instrument même des mensonges contre-révolutionnaires : une
presse devenue « bourgeoise », comme Heartfield l’allégorisera plus
tard dans l’Arbeiter Illustrierte Zeitung avec l’image d’un prisonnier
à la tête emmaillotée du Vorwärts et la légende : « La presse
bourgeoise nous rend aveugles et sourds » (fig. 26). Heartfield
s’engageait là, pleinement — et comme a pu l’analyser en détail
Hermann Weber —, dans les controverses entre sociaux-démocrates
et communistes. N’est-ce pas cela qui avait déterminé les
spartakistes, hors de toute utilité militaire ou tactique, à occuper les
locaux du Vorwärts à partir du 25 décembre 1918 ?
Barricades de papier : c’est bien ce qu’il avait fallu dresser, en
janvier 1919, pour défendre cette occupation du Vorwärts. Les
photographies de Willy Römer prises le 11 janvier 1919 devant les
imprimeries Mosse dans la Schützenstrasse (fig. 8) donnent une idée
de la puissance fragile qui animait alors, dans ce « quartier des
journaux » de Berlin, l’insurrection spartakiste. Elle était fragile
parce que faite de papier : à savoir une bien faible cuirasse contre les
pièces d’artillerie des corps francs équipés et entraînés qui
l’attaquaient, d’où sa défaite militaire inéluctable. Mais elle fut
puissante aussi parce que faite de papier, justement : quoi de mieux
que le papier pour voler partout, se répandre, s’imprimer, se recopier,
façons de demeurer ?
Le papier est un remarquable opérateur de résistance et de
survivance : c’est bien ainsi que John Heartfield aura pu donner à ses
images une force demeurée intacte. On sait l’intense activité de
l’artiste pour la publication — la mise en page, l’illustration, la
typographie — de nombreux livres politiques de la gauche allemande.
L’un des plus célèbres fut, en 1929, Deutschland, Deutschland über
alles ! où les textes corrosifs de Kurt Tucholsky étaient ponctués
d’images choisies et de montages composés par Heartfield (entreprise
dont An Paenhuysen, en 2009, aura pu retracer la genèse). Or l’une
de ces images n’était autre que celle de la « barricade de papier »
du 11 janvier 1919 (fig. 27). N’est-ce pas un beau paradoxe que celui
d’un livre qui contient en son cœur l’image d’une barricade de
papier ? Ce livre lui-même n’en était-il pas une, écrit comme bien
d’autres pour opposer au délitement politique de son temps sa propre
lecture des temps, sa propre façon de les relier entre eux ? C’est-à-
dire d’assumer un héritage qui avait été précédé de mille et un
testaments, mais tous insoupçonnés, clandestins ou désespérés ?
27. Kurt Tucholsky (textes) et John Heartfield (images), Deutschland, Deutschland
über alles !, Berlin, Neuer Deutscher Verlag, 1929, p. 158-159.
9
… ET POUR RIRE
SANS TROP PLEURER
28. John Heartfield, Illustration de couverture pour l’ouvrage de Paul Frölich, Rudolf
Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher, Illustrierte Geschichte der deutschen
Revolution, Berlin, Internationaler Arbeiter-Verlag, 1929.
29. George Grosz, Die Weilnachtsbaum fürs deutsche Volk (« Sapin de Noël pour le
peuple allemand »), 1923. Illustration pour la revue Die Pleite, 1923, no 9.
30. John Heartfield, ... Und Friede auf Erden ! (« … Et paix sur la terre ! »), 1932.
Photomontage pour la revue AIZ, 1932, p. 187.
31. John Heartfield, O Tannenbaum im deutschen Raum, wie krumm sind deine Ästel
(« Ô mon joyeux sapin dans l’espace allemand, comme tes branches sont tordues »),
1934. Photomontage pour la revue AIZ, 1934, p. 848.
32. Ferdinand Freiligrath, Ça ira ! Sechs Gedichte, 1846. Herisau, Druck und Verlag
des literarischen Instituts. Photo G. D.-H.
33. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XV, planche 9 (9 septembre 1918).
Varsovie, Archiwum Akt Nowych. Photo DR.
34. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XVI, planche 13 (1-6 octobre 1918).
Varsovie, Archiwum Akt Nowych. Photo DR.
Or il y a une tout autre façon d’être romantique et de critiquer les
temps dominants de notre actualité : c’est la façon du gai savoir et de
la libre invention formelle. On voit alors surgir, de Schiller à
Nietzsche et au-delà — chez Max Weber, Georg Simmel ou Walter
Benjamin en particulier — quelque chose comme une critique
romantique de la société capitaliste dont Gilbert Merlio, en 2009, a
utilement résumé les enjeux. C’est aussi ce qui a suscité, chez Gérard
Raulet, le bel intitulé à double entente que fut, dès 1984, l’ouvrage
collectif Weimar ou l’explosion de la modernité. C’est encore ce qui
explique les débats passionnés entre Georg Lukács et Ernst Bloch sur
la signification politique du « romantisme expressionniste » analysée,
depuis, par Jean-Michel Palmier dans son livre L’Expressionnisme
comme révolte. Une chose est sûre, en tout cas : le style de la pensée
romantique innerve, fût-il constamment métamorphosé, les
soulèvements que l’on peut reconnaître à l’œuvre dans certaines
pensées aventureuses des premières décades du XXe siècle, chez
Benjamin, Ernst Bloch ou, dans le surréalisme français, chez André
Breton ou Georges Bataille. Tout cela ayant été, depuis, mis en
relation par Richard Faber ou Christian Roques sur la voie qui mène
du romantisme poétique à l’anarchisme politique, celui d’un Gustav
Landauer par exemple.
35. Eugène Delacroix, Étude pour « La Liberté guidant le peuple » et pour « La Grèce
sur les ruines de Missolonghi », 1830 (détail). Graphite, plume et encre brune, lavis.
Paris, musée national Eugène-Delacroix. Photo DR.
Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que Carl Schmitt ait
écrit en 1919, soit au moment même où faisaient rage les combats
entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires allemands, un
pamphlet très hostile intitulé Politische Romantik (« Romantisme
politique »). Que reprochait donc Carl Schmitt à la « liberté
romantique » ? De n’être ni rationnelle, ni légitime, ni fondée : de
n’être pas enracinée, pour tout dire, et de ne viser aucun pouvoir
stable. Ce qui s’exprimait par l’idée que le romantique s’en remettrait
toujours à un « Autre » ou à un « étranger » (Andere und Fremde) et,
pire, à un « Autre fortuit » intervenant, selon Schmitt, par simple
« occasion ». Voilà qui signait son caractère erratique où rien
d’étatique ne pouvait, justement, s’établir. Voilà qui accusait sa nature
« confuse » et, finalement « esthétique »… Le romantisme, aux yeux
de Carl Schmitt, n’était donc pas digne d’un « régime » en bonne et
due forme. Là où le droit parle de causa, l’esthétique romantique s’en
remet, disait-il, à la seule occasio : sa vérité ressemble à « La
Passante » de Baudelaire, ce qui signifie qu’elle n’est fondée sur rien
et qu’elle ne fonde rien non plus. Elle n’est qu’un « occasionnalisme
subjectif » ce qui, pour le juriste allemand, signait sans équivoque son
impuissance politique.
Il faut rappeler, outre cette critique issue de l’extrême droite, le
rejet symétrique subi par le romantisme de la part d’un certain
marxisme « orthodoxe ». Selon la vieille rengaine objectiviste, toute
attention aux phénomènes de subjectivation dénoterait une attitude
ennemie, une attitude bourgeoise : le romantisme, avec Nietzsche et
Freud qui lui ont succédé, serait alors, lui aussi, « hors-régime », hors
de toute légitimité épistémique et politique. Georg Lukács pouvait
éventuellement admettre — comme on le lit dans Histoire et
conscience de classe — que la poésie allemande, de Goethe à Rilke,
relevait à sa façon d’un « effort pour surmonter la dislocation réifiée
du sujet » dans la société capitaliste de toute cette période. Mais cette
façon-là de « surmonter la dislocation du sujet » se voyait reconnue
pour la pire façon qui fût, puisqu’elle ne partait d’un sujet disloqué
que pour revenir à lui.
Lukács en développa l’argument — sur un mode manifestement
très hégélien — dans un chapitre de sa Théorie du roman intitulé « Le
romantisme de la désillusion » : « C’est l’état d’âme romantique de la
désillusion (die Stimmung der Desillusionsromantik) qui soutient et
nourrit cette sorte de lyrisme […]. L’importance intérieure de
l’individu a ici atteint, du point de vue historique, son point
culminant ; ce n’est plus, comme dans l’idéalisme abstrait, en tant
que porteur de mondes transcendants qu’il est significatif, c’est en
lui-même et en lui seul qu’il porte sa valeur […] La condition de cet
exhaussement démesuré du sujet (die Voraussetzung... dieser
maßlosen Erhölung des Subjekts), le prix dont celui-ci doit le payer
est cependant la renonciation à jouer encore un rôle quelconque dans
la structuration du monde extérieur. Le romantisme de la désillusion
ne succède pas simplement dans l’histoire à l’idéalisme abstrait ; il en
est aussi l’héritier logique dans la perspective de la philosophie de
l’histoire, il signifie un pas de plus dans l’utopisme apriorique
(folgende Stufe im apriorischen Utopismus). »
Voilà donc diagnostiquée par Lukács ce qu’il percevait comme
l’impuissance intrinsèque de la « démesure romantique »
(romantische Maßlosigkeit) : « Le romantique devient sceptique,
déçu, cruel à l’égard de lui-même comme à l’égard du monde […].
Privée de tout moyen d’agir hors d’elle-même, l’intériorité se ramasse
à l’intérieur de soi », ce qui veut dire qu’elle se replie dans un
« temps de la dépravation » (Zeit des depravierenden Prinzips) autant
que dans une désolante « désillusion ». Seule exception historique à
ce tableau du subjectivisme impuissant : Gustave Flaubert qui, selon
Lukács, serait parvenu à élaborer une « forme romanesque [au]
caractère hautement exemplaire » (vorbildlich), c’est-à-dire valant
objectivement pour toute la société de son temps. Dans cette
perspective, il ne fut donc de meilleur romantique qu’un écrivain
passé du subjectivisme des affects passagers au réalisme des états de
choses précisément objectivés.
Mais la forme hautement subtile et dialectique de ce raisonnement
ne saurait faire illusion. Car sa prémisse se révèle, tout au contraire,
d’une grande trivialité : rabattant le sujet sur le subjectivisme, elle se
refusait à imaginer qu’un processus de subjectivation — par exemple
la décision de citer un vieux poète au moment même d’affronter la
mort — pût « jouer un rôle quelconque dans la structuration du
monde extérieur ». Ce n’est pas un hasard si Ernst Bloch, qui n’a
jamais cessé de débattre avec Lukács, devait plus tard consacrer un
long travail philosophique au thème Sujet-Objet, façon d’accuser la
facilité et la brutalité de ce passage de La Théorie du roman qui
désigne, trop unilatéral dans son hostilité, l’« utopisme apriorique »
des romantiques. Que le sujet soit utopique ou disloqué — utopique
parce que divisé, divisé parce qu’utopique —, cela ne veut pas dire
qu’il sera incapable de transformer le monde.
D’autant que le romantisme n’est pas, purement et simplement,
affaire de « sujet ». Il entre dans la poétique du romantisme bien
d’autres paradigmes fondamentaux, par exemple la théorie ou la
forme, la structure ou la singularité. Et surtout cette discontinuité
opératoire que supposent notamment le montage et l’écriture par
fragments. Ce qu’a produit le premier romantisme allemand fut un
certain style du penser qui aura été, non seulement capable de
« survivances » ultérieures — comme pouvait le dire, bien qu’assez
vaguement, John Bayley en 1957 —, mais encore susceptible de
resurgir comme libre geste inactuel dans la trame de nos modernes
conformismes. C’était là, bien sûr, l’expression d’un désir partagé de
liberté dans la liberté même de la langue et des modes expressifs en
général : à ce titre il n’aura pas de fin et nous concerne toujours, pour
aujourd’hui comme pour après-demain. Maurice Blanchot l’a suggéré
à sa façon dans un commentaire de l’Athenaeum versé au recueil de
L’Entretien infini : « […] commençant de se rendre manifeste à elle-
même grâce à la déclaration romantique, la littérature va désormais
porter en elle cette question — la discontinuité ou la différence
comme forme —, question et tâche que le romantisme allemand et en
particulier celui de l’Athenaeum a non seulement pressenties, mais
déjà clairement proposées, avant de les remettre à Nietzsche et, au-
delà de Nietzsche, à l’avenir. »
Quel avenir, alors ? Le nôtre et celui de tant d’autres. « Ce qui nous
intéresse dans le romantisme », écrivaient Philippe Lacoue-Labarthe
et Jean-Luc Nancy dans l’avant-propos de leur recueil L’Absolu
littéraire, en 1978, « c’est que nous appartenions encore à l’époque
qu’il a ouverte et que cette appartenance, qui nous définit (moyennant
l’inévitable décalage de la répétition), soit précisément ce que ne
cesse de dénier notre temps. Il y a aujourd’hui, décelable dans la
plupart des grands motifs de notre “modernité”, un véritable
inconscient romantique. Et ce n’est d’ailleurs pas le moindre effet du
caractère indéfinissable du romantisme que d’avoir permis à ladite
modernité de s’en servir comme d’un repoussoir, sans voir — ou pour
ne pas voir — qu’elle n’était guère capable d’autre chose que d’en
ressasser les découvertes. »
N’est-il pas frappant qu’une dizaine d’années avant le soulèvement
de mai 1968, Henri Lefebvre ait composé deux articles au titre
commun « Vers un romantisme révolutionnaire » ? Il s’agissait,
d’abord, d’un plaidoyer pour une certaine idée du style : « La
question du style concerne aussi bien la vie que la littérature. » Il y
allait, ensuite, d’une mise en question de l’« ancien romantisme »
nostalgique comme des marxismes vulgaires ayant prétendu
l’anéantir une fois pour toutes. C’était, enfin, l’appel à un « nouveau
romantisme » saisi à travers un mot d’ordre qui n’avait rien
d’apaisant : « L’homme en proie au possible, telle serait la première
définition, la première affirmation de l’attitude romantique
révolutionnaire. » Contre l’« ancien romantisme » rivé au seul passé,
Lefebvre proposait que soit recherché un équilibre — jamais
acquis — dans la tension ou le tourbillon des temps : façon de dire
que nous demeurerons, quoi qu’il en soit, « déchirés entre le passé et
l’avenir ». Il n’est pas douteux que l’œuvre d’un penseur politique tel
que Daniel Bensaïd se soit tenue à la hauteur d’une telle exigence
quant à la ferveur du désir émancipateur cherchant sa voie dans la
Discordance des temps, c’est-à-dire dans cette brèche entre le passé et
l’avenir où la pensée romantisme trouve son gai savoir autant que son
inquiétude fondamentale.
Nul, sans doute, n’a plus obstinément scruté et remis au jour les
trésors — jamais tout à fait perdus, donc — du romantisme politique
que Michael Löwy. Il fallut, pour cela, partir du marxisme originaire,
celui du « jeune Marx », sans jamais en abjurer l’orientation. Il fallut
ouvrir de nouveaux territoires pour une recherche historique et
sociologique sur les rapports entre Dialectique et révolution : façon
de penser celles-ci d’une façon bien peu orthodoxe, comme avaient
été peu orthodoxes les penseurs du « judaïsme libertaire » étudiés par
Löwy, en 1988, dans Rédemption et utopie : Buber, Rosenzweig,
Scholem, Löwenthal, Kafka, Benjamin, Landauer, Ernst Bloch,
Lukács, Fromm et d’autres encore… Au cœur de cette traversée dans
le romantisme politique, quelque part entre marxisme, anarchisme et
messianisme, se tient Walter Benjamin envisagé, jusque dans ses
ultimes « Thèses sur le concept d’histoire », sous l’angle d’une
véritable « utopie romantique ».
La constellation intellectuelle mise au jour par Michael Löwy
permet de mieux comprendre, notamment, les accents romantiques
perceptibles chez Rosa Luxemburg, mais aussi, en amont, chez Marx
lui-même. Ou bien, en aval, dans la production poético-politique du
Chiapas contemporain. Avec son ami Robert Sayre, Michael Löwy
aura synthétisé une grande partie de ses recherches à travers deux
recueils intitulés Révolte et mélancolie (1992) et Esprits de feu
(2011). Dans le premier de ces ouvrages, les deux auteurs revenaient
sur la teneur profondément romantique — bien que coexistante avec
l’influence des Lumières — des pensées de Karl Marx et de Rosa
Luxemburg, tout à l’opposé de ce « romantisme conservateur » qui
eut cours jusqu’au cœur des mouvements fascistes européens. C’est
comme si le mot « romantisme » avait été si prégnant qu’il devait
subir la même récupération réactionnaire, à cette époque, que le mot
« socialisme ». Envisagé surtout dans son aspect de « critique de la
civilisation capitaliste moderne », il apparaissait, en tout cas, « éclairé
par la double lumière de l’étoile de la révolte et du soleil noir de la
mélancolie ».
Dans Esprits de feu, la notion de romantisme s’est encore précisée
dans le sens — quasiment anthropologique — d’une « protestation
culturelle contre la civilisation industrielle-capitaliste moderne », ce
qui ne va pas, en général, sans « nostalgie » pour un « passé plus ou
moins lointain, réel ou imaginaire », référé à un mode d’existence qui
ne devrait rien à l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme.
Cette « utopie romantique » traverse, de fait, toutes les sensibilités
meurtries par l’échec des soulèvements, par exemple lorsque Michael
Löwy et Robert Sayre reviennent sur l’après-coup de l’insurrection
parisienne de juin 1832, au-delà du fameux compte rendu qu’en fit
Victor Hugo dans Les Misérables. C’est, alors, comme si le temps
poétique sortait de ses gonds, s’extravasait dans un pathos généralisé
du soulèvement pour atteindre la politique d’une façon aiguë, ainsi
qu’on le dit des crises ou des épidémies.
Kristin Ross a proposé, pour la Commune de Paris, le même genre
d’analyses : Arthur Rimbaud y devenait un acteur de l’histoire à part
entière. En 1870, il arriva en effet que le poète pleurât — vers le
passé — les « morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize
[…], pâles du baiser fort de la liberté… » En 1871, dans les Lettres
dites du voyant, il voulut composer un « psaume d’actualité » — à
savoir le temps présent de la Commune, qu’il nommait alors la
« bataille de Paris » —, voire un Chant de guerre parisien. Il
s’agissait donc, dans le même mouvement, de repenser le temps
futur : porter haut dans la langue « l’avenir de la poésie » non moins
que celui de la société humaine. « Le poète est vraiment voleur de
feu. Il est chargé de l’humanité […]. Trouver une langue. […] La
Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant. » Au mois de
mai de la même année, quand la répression versaillaise faisait rage
avec ses trente mille fusillés de la « Semaine sanglante » — qu’une
célèbre chanson populaire appellera bientôt Le Temps des cerises —,
Rimbaud écrivit un poème intitulé à la fois L’Orgie parisienne et
Paris se repeuple, titre à l’humour désespéré qui n’est pas sans
rappeler celui du « testament » de Rosa Luxemburg en 1919,
« L’ordre règne à Berlin » :
« Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :
[…]
ROMANTISME, AMBIGUÏTÉ,
POLITIQUE
Le cas de Baudelaire est sans doute le plus aigu, sans doute parce
qu’il est aussi le plus ambigu. Jacques Rancière lui a consacré un
chapitre significatif de son livre Le Fil perdu. Il y a remis au jour un
essai peu connu du poète, qui date de 1851 et servait de notice à
l’édition des Chants et chansons de Pierre Dupont. Or, dans ce texte,
Baudelaire semblait bien prononcer l’arrêt de mort de l’« école
romantique » : elle eut, certes, le mérite fondamental de « nous
rappel[er] à la vérité de l’image » ; elle a, de plus, introduit une
liberté nouvelle, permettant de « détrui[re] les poncifs académiques »
du néoclassicisme. « Mais, tranche Baudelaire, « l’insurrection
romantique était condamnée à une vie courte ». Elle a donc fait son
temps. « Elle se mettait en flagrante contradiction avec le génie de
l’humanité. » Quel génie ? C’est celui d’une insurrection aussi, mais
débarrassée des limites de son égoïsme esthétique, c’est-à-dire de la
doctrine de « l’art pour l’art ». C’est elle qui a inventé « un langage
enflammé [pour] proclamer la sainteté de l’insurrection de 1830 [et]
se met[tre] en communication permanente avec les hommes de son
temps ».
Voici donc proposé par Jacques Rancière un Baudelaire
décidément très peu romantique, voire antiromantique. Dans cette
perspective, antiromantique serait le « goût infini de la République »
que le poète exalte ici, comme il l’avait d’ailleurs exalté dans ses
contributions pour Le Salut public et La Tribune nationale au plus
fort des jours de 1848. Mais l’expression de « goût infini » ne garde-
t-elle pas l’essentiel d’un pathos romantique ? Et cette expression ne
fut-elle pas directement écrite pour glorifier le soulèvement de
1830 au même titre que le tableau contemporain,
« hyperromantique » si l’on peut dire, de Delacroix sur La Liberté
guidant le peuple (fig. 35) ? N’y a-t-il donc pas, dans tous ces
arguments hétérogènes, quelque confusion ou ambiguïté ? Ne serait-
ce pas une ambiguïté inhérente au romantisme lui-même, une
ambiguïté qu’il vaudrait mieux comprendre et déplier plutôt que
vouloir à tout prix réduire et diviser ? N’y aurait-il pas, dans
l’opposition du sujet et du politique qui fait fond à toutes ces
réflexions, quelque chose comme un problème mal posé quant à la
subjectivation romantique elle-même ?
Et n’y aurait-il pas, finalement, la place pour quelque chose qui
échapperait à l’alternative catégorique de l’« exhaussement démesuré
du sujet » chez les romantiques (selon Lukács) et de l’« absolu
dessaisissement du sujet » chez Flaubert (selon Rancière) ? Méfions-
nous des absolus, cherchons plutôt dans la moirure des nuances, voire
des ambiguïtés. Rappelons que Paul Valéry voyait en Baudelaire le
romantique ultime car capable de s’opposer à tout « système
romantique ». Qu’Albert Béguin y voyait un poète proche des
premiers romantiques allemands tout en étant capable, comme
Flaubert, de porter les choses les plus ordinaires à hauteur d’allégorie.
Que Jean-Paul Sartre tenta un diagnostic moral de cette ambiguïté
baudelairienne, et que Georges Bataille transforma ce diagnostic en
une véritable poétique du désir de l’impossible. Si le romantisme
n’est qu’une « école » ou une « époque » dans l’histoire littéraire,
alors Baudelaire n’y a peut-être pas sa place — comme dans le
panorama du romantisme français établi par Paul Bénichou —, alors
qu’il en constitue, structurellement, la pointe même : là où la flèche
se raréfie, mais pour s’aiguiser et pénétrer le plus profondément. Là
où concordent l’aigu et l’ambigu.
D’où que la cible principale de Jacques Rancière, dans ce chapitre
du Fil perdu consacré à Baudelaire, soit l’interprétation
philosophique et historique, esthétique et politique, construite
entre 1935 et 1940 par Walter Benjamin à l’endroit du poète des
Fleurs du mal. Comme souvent chez Rancière, il s’agit de contester
un point de vue qui lui semble désormais « classique » et trop
unanimement admis : bref, d’aller à rebrousse-poil de ceux qui, en
leur temps, allèrent à rebrousse-poil de la doxa théorique ou littéraire.
Comme le Flaubert de Jacques Rancière peut faire l’économie de
Roland Barthes, son Baudelaire voudra exister, désormais,
indépendamment de Walter Benjamin et, même, contre lui.
Cette prise de distance se trouve déclinée dans trois directions au
moins. Du côté des modèles de temps, d’abord, Rancière écrit
d’emblée que le « républicanisme esthétique » de Baudelaire, repéré
dans le texte de 1851, exige de « marquer un écart avec
l’interprétation aujourd’hui dominante de Baudelaire, l’interprétation
benjaminienne du “poète lyrique à l’apogée du capitalisme” ». Cela
pour contester la façon dont Benjamin avait abordé, chez le poète, les
thèmes de l’expérience — ou de son déclin —, de la foule ou de la
grande ville, du dandy ou de la « vie moderne ». Du côté des modèles
de l’image, Rancière conteste que le « monde flottant » souvent décrit
par Baudelaire — notamment dans l’expérience de la rêverie ou dans
celle, fameuse, de la « Passante » — ait quelque chose à gagner de la
notion d’aura mobilisée par Benjamin. Du côté de l’affect, enfin,
Rancière veut s’écarter à tout prix d’une phénoménologie qui tendrait
à noyer la conscience dans l’érotique d’une « vie universelle »,
panthéiste et hugolienne, ou dans la mélancolie d’une jouissance
fatalement vouée à la mort.
Le désaccord semble général. Il a probablement sa source dans le
simple fait que Rancière aura décidé d’aborder le romantisme à partir
d’un point de vue qui n’était justement pas romantique, tandis que
Benjamin n’a sans doute jamais cessé de tenir le soulèvement
romantique comme une possibilité toujours ouverte, donc toujours
d’actualité (et dont le surréalisme, par exemple, était considéré par lui
comme un surgeon contemporain). Il faut se souvenir que l’appel
estudiantin de Benjamin en 1913 — il avait à peine plus de vingt
ans — était intitulé Romantisme et que, quelques mois plus tard, son
commentaire de Hölderlin sur Le Courage du poète se situait à
l’exact opposé de ce qu’allait faire Heidegger d’un tel lyrisme vingt
ans plus tard, puisque Benjamin insistait déjà sur le républicanisme
du poète romantique. Comment, par ailleurs, oublier que Schlegel
avait fait lui-même appel au « principe d’égalité » littéraire que
Rancière reconnaîtra chez le seul Flaubert ? On lit en effet dans les
Fragments du Lyceum : « La poésie est un discours républicain : un
discours qui est sa propre loi et sa propre fin, à l’intérieur duquel
toutes les parties sont de libres citoyens et ont le droit de vote afin de
s’entendre. »
Il faut rappeler aussi que le tout premier livre de Benjamin traitait
du romantisme allemand, non pas sur le plan d’un « exhaussement
démesuré du sujet » affectif mais, au contraire, sur celui de la
réflexion théorique et de la mise en œuvre d’une connaissance
nouvelle, non standard, opérant par images et « affinités électives ».
Enfin, le tout dernier « livre » de Benjamin, ainsi que Giorgio
Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle en ont restitué la
genèse d’écriture — comme pour voyager du romantisme le plus
« originaire » au romantisme le plus « tardif », c’est-à-dire d’une
« pré- » à une « post-histoire » (Vorgeschichte, Nachgeschichte) —,
n’est autre que son Baudelaire constamment remis en chantier
de 1935 à sa mort en 1940. Dans les quelque mille pages serrées de
cet opus magnum, qui était en même temps composé comme un opus
incertum, on retrouve sans peine les motifs évoqués à l’instant.
Du côté des modèles de l’image, c’est la fameuse notion d’« image
dialectique » qui ne cesse, en toute logique, de traverser les réflexions
de Benjamin. Mais elle doit être, dans le cadre du Baudelaire, mise en
relation avec les réflexions du poète lui-même, notamment la brève
remarque du texte de 1851 cité par Rancière, et où l’on a pu lire que
le romantisme avait cette vertu de « nous rappel[er] à la vérité de
l’image ». Mais qu’est-ce donc que cette « vérité de l’image » ? Dans
ses Nouvelles notes sur Edgar Poe, en 1857, Baudelaire devait
produire une définition de l’imagination — à savoir la faculté de
produire des images — soigneusement écartée de toute « fantaisie »
subjective et, bien au contraire, décisivement accordée à un enjeu de
connaissance : « L’Imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas
non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme
imaginatif qui ne serait pas sensible. L’Imagination est une faculté
quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes
philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les
correspondances et les analogies. [En conséquence, ] un savant sans
imagination n’apparaît plus que comme un faux savant, ou tout au
moins comme un savant incomplet. » En 1859, Baudelaire résumera
tout ceci avec une formule retentissante : « L’imagination est la reine
du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. »
SAVOIR ESPÉRER :
LES POSSIBLES REPRENNENT COULEUR
*
Chaque livre d’Ernst Bloch se dresse comme une barricade en face
du malheur, affirmant à chaque fois l’indestructibilité de son désir de
liberté. Espérance serait donc, dans son vocabulaire, le mot de cette
indestructibilité même. Face au malheur général ou au malheur
personnel dans lequel chacun de ces livres fut écrit, le « principe
espérance » s’obstinait donc. Héritage de ce temps, chef-d’œuvre de
la pensée antifasciste, fut écrit en exil à Prague, au moment où Bloch
figurait sur la liste noire des nazis. Lorsque le chemin pour échapper
à cet étau le conduisit en France — où il fut proche de Siegfried
Kracauer, de Bertolt Brecht et de Walter Benjamin, notamment à
l’occasion du Congrès antifasciste de défense de la culture, en juin
1935 —, il travailla sur une histoire philosophique du matérialisme
qui ne fut publiée que bien plus tard sous le titre Le Problème du
matérialisme, son histoire et sa substance. Puis ce fut, en exil aux
États-Unis, l’abandon par ceux-là mêmes — Max Horkheimer et
Theodor Adorno — qui pouvaient le comprendre mais le laissèrent
étrangement seul avec son projet du Principe Espérance.
De retour en Europe au mois d’avril 1949, Ernst Bloch enseigna la
philosophie à l’Université de Leipzig mais, depuis la publication de
ses Éclaircissements sur Hegel jusqu’à son grand livre Droit naturel
et dignité humaine, la surveillance et la censure d’État ne le lâchèrent
plus : encore une fois il se retrouva isolé, accusé
en 1957 d’« égarements mystiques » et de « déviations
idéologiques », puis interdit de faire cours et, même, d’utiliser la
bibliothèque universitaire. Tout cela à un moment où, sans prendre
garde au conformisme ambiant, il redisait tout haut son attachement à
la pensée hétérodoxe de Rosa Luxemburg et se montrait ouvertement
proche du « communiste réformateur » — du dissident, pour tout
dire, condamné en 1956 à dix années de prison — Wolfgang Harich.
L’historienne Sonia Combe, dans une étude sur le contrôle des
intellectuels par la Stasi en Allemagne de l’Est, a rouvert le dossier
établi contre Bloch par la police politique : il ne comptait pas moins
de deux mille pages en huit volumes, progressant toujours plus vers la
« criminalisation de la pensée » du philosophe. Il revient à Arno
Münster d’avoir très précisément retracé toutes ces péripéties
biographiques et intellectuelles, jusqu’à l’installation d’Ernst Bloch à
Tübingen, où il put enfin songer à la publication de ses Œuvres
complètes, dont l’ultime volume n’était autre qu’Experimentum
Mundi, achevé au moment de ses quatre-vingt-dix ans.
Il est probable qu’Ernst Bloch, pour ce livre-testament, ait choisi le
mot latin experimentum afin d’affirmer qu’il fallait réunir
philosophiquement en un seul substantif ce que la langue allemande
distribue habituellement en plusieurs mots distincts : Erfahrung ou
Erlebnis, d’un côté, pour désigner l’expérience en tant que
temporalité de présent vécu ; Experiment, d’un autre côté, pour
dénoter la libre expérimentation, l’acte de « faire des expériences »,
de transformer le réel ; sans compter Kenntnis, l’expérience
accumulée faisant connaissance et sagesse, ce qui apparaît dans des
expressions telles que Menschenkenntnis ou Lebensklugheit, la
« sapience de vie ». Experior, en latin, réunit justement toutes ces
valeurs : il signifie « essayer » autant qu’« éprouver » dans le même
acte de « faire l’expérience de quelque chose ». Éprouver, c’est faire
une expérience dans un temps qui peut être subi, passif, et cela
suppose émotions voire souffrances (notamment devant cette
« expérience » qu’en latin on nomme periculum, le danger). Cela veut
dire aussi que l’on « éprouve » la résistance du réel, que l’on tâtonne
activement, que l’on expérimente afin de rechercher des voies de
sortie, afin de réaliser quelque chose d’autre que ce que la réalité
imposait jusque-là. Et c’est là, justement, l’autre sens du verbe
experior. Un « homme d’expérience » — comme l’était, de toute
évidence, Ernst Bloch — sera donc quelqu’un qui connaît le monde
pour en avoir subi l’épreuve, mais aussi pour avoir transformé
l’épreuve en essai, en jeu avec, en transformations expérimentales
elles-mêmes menées en pensées comme en actes.
Il est significatif qu’Ernst Bloch, dans ses entretiens de 1974, ait
introduit le thème de l’« expérimentation du monde » au moment
d’évoquer, non pas le testament philosophique qui porte ce titre, mais
ses pensées de la toute prime jeunesse. Il en fait même un motif pour
dire quelque chose sur l’origine de la philosophie en général :
« L’origine de la philosophie est précisément ce non-encore-conscient
dont le corollaire est le non-encore-devenu dans le monde, et le
monde de l’expérimentation, où l’on expérimente un non-encore-
devenu. » Si « penser veut dire franchir », cela ne veut pourtant pas
dire qu’on s’y exclurait de l’expérience commune, bien au contraire :
c’est une transgression non transcendante, une transgression
immanente au monde. « Penser veut dire franchir. Mais sans passer
outre à ce qui existe, sans vouloir l’ignorer. Ni dans sa détresse, ni
surtout dans le mouvement qui permet d’en sortir. Ni dans les causes
de la détresse, ni surtout dans l’ébauche du changement qui y mûrit. »
C’est une hétérologie, une philosophie de la transgression qu’Ernst
Bloch aura donc mis en œuvre, cherchant à en explorer toutes les
variantes possibles, dans toutes les situations où des sujets, voire des
peuples entiers, pourraient trouver le chemin d’une possible
émancipation. C’est ce qui devait apparaître, trente ans après ces
premières lignes du Principe Espérance, dans le livre de 1968 sur
L’Athéisme dans le christianisme, dont le motif central n’est autre que
celui, juif, de l’exode, et dont l’exergue débute ainsi : « Penser, c’est
dépasser. Le meilleur, dans la religion, c’est qu’elle engendre des
hérétiques. » Transgression serait ainsi l’autre nom de
l’expérimentation, l’autre nom de l’expérience humaine en général
dans ce qu’elle a de plus vivant, de plus vivace. Il y a par exemple,
dans la cinquième partie du Principe Espérance — mot qui, soit dit
en passant, rime si bien en français avec le mot expérience —, tout un
développement sur le « jeune Goethe » et sa vocation fondamentale à
« ne pas renoncer » à son virulent désir d’expérimenter : déjà lorsque,
tout enfant, il décida un jour de jeter la vaisselle familiale par la
fenêtre, pour voir ce que cela donnait.
C’est donc une philosophie de la prise de risque prométhéenne :
une recherche du côté — moins tragique à la Eschyle que romantique
à la Shelley — du Prométhée désenchaîné, voire déchaîné. Toute une
partie du Principe Espérance est consacrée à ce thème, depuis les
choix du jeune Goethe jusqu’à son propre chef-d’œuvre Faust, depuis
Cervantes jusqu’à Shakespeare, ou depuis La Jérusalem délivrée du
Tasse jusqu’au Don Giovanni de Mozart, sans compter cette œuvre
aimée entre toutes par Ernst Bloch, le Fidelio de Beethoven dont le
philosophe aura voulu déplier la fondamentale vertu révolutionnaire.
Au milieu de tout cela s’élève l’admiration pour ceux qui eurent, ici
et là, « la force de sortir à l’air libre […]. Ce sont les tentateurs de la
vie qui se vit pleinement, qui se vit jusqu’au bout, et ils tentent dans
le sens d’abord de la séduction, mais aussi et surtout de la tentative de
sortir, de l’exode, du “Si et en dépit de tout !” (das Trotzdem) opposé
au “Parce que” de l’habitude, qui ne conditionne que par habitude.
Les figures de cette espèce partent, restent fidèles à leur inquiétude
[…]. Et c’est précisément parce que cela [l’apaisement de cette
inquiétude] n’est pas là que ces créatures indociles ne font pas demi-
tour ».
Philosophie de l’espérance, la pensée d’Ernst Bloch n’a jamais
cessé de chercher les modèles temporels qui, en termes
d’expérience — subjective, historique ou politique —, fussent à la
hauteur du « J’étais, je suis, je serai » de Rosa Luxemburg comme du
« Malgré tout ! » de Karl Liebknecht. Espérer, au sens de Bloch, ce
n’est pas rêver béatement dans une perspective sans contours. C’est
« pressentir ce que nous pouvons accomplir », et le faire avec la
précision d’une docta spes. Or, cela ne va pas sans volonté ni
réflexion ni, d’ailleurs, sans la passion elle-même : « Ainsi une
attitude passionnément anticipante transforme-t-elle ce qui est
vraiment possible en cette réalité dont nous avons rêvé. » Il faut à
l’expérience d’espérance le « désir » ou le « souhait » (Wunsch), mais
aussi la « volonté ferme » (scharfes Wollen) et enfin le « regard plus
aigu et circonspect (und mit ihm ein scharfer, umsichtiger Blick) qui
repère ce qui peut être fait et l’indique à la volonté ».
PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT
UTOPIQUE
Nous existons encore. Mais ce n’est qu’un demi-succès. […] Quelque chose devient
autre. Venu d’en bas un choc se propage. […]
Cela même fait naître en eux une grande émotion. Ils donnent des coups autour d’eux,
en particulier vers le bas, là où ils sont menacés de couler. […] Quand la vie est à ce point
brutale on voit surgir des hommes déboussolés. Jusqu’à présent la populace, comme on
l’appelait, était simplement à gauche. Maintenant elle est aussi à droite. […]
Lorsque deux hommes font la même chose, ils ne font pas la même chose. […] Tous ne
sont pas présents dans le temps présent. […] Il importe donc de rendre en même temps
plus large le temps présent en mouvement. […]
La poussière de l’ancien ne se dépose pas autrement. Elle est sans cesse soulevée là où
le Nouveau ne possède pas l’homme tout entier. […]
Déjà en respirant nous entrons et nous sortons. Au premier mouvement on reste ici, le
second esquisse une marche. On inspire l’air en nageant quand on se repose, et on
l’expulse quand on file en avant. Tout cela va et vient entre deux bouffées. […]
Ce qu’un enfant entend vit en lui-même. Sa tétée devient différente quand c’est un livre
qu’il tète. […]
Il est bon d’aller dans les eaux troubles des autres pour y pêcher soi-même. L’obscurité,
en effet, n’est pas propice aux seuls criminels. Les amoureux aussi savent en profiter. […]
Nous sommes hors de nous. Le regard vacille, et avec lui, ce qu’il fixait. Les choses
extérieures ne sont plus familières, elles se déplacent. Quelque chose là est devenu trop
léger, qui va et vient. […]
Ici seulement on sent vraiment le vent. Il souffle de partout. Les parties ne s’accordent
pas ensemble, elles sont devenues détachables, on peut les monter autrement. […]
On voit beaucoup trop de choses autour. Ce qui tombe en ruine est très coloré. Ça hurle,
ça rêve, ça penche à droite et à gauche en même temps. […]
RÊVES ROUGES
SURGIS DE POUSSIÈRES SOULEVÉES
38. Wassily Kandinsky, Jüngster Tag [Jugement dernier], 1912. Gravure sur bois.
Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus. Photo DR.
39. Fritz Kaiser (dir.), Führer durch die Ausstellung « Entartete Kunst » [Guide de
l’exposition « Art dégénéré »], Berlin, Verlag für Kulturund Wirtschaftswerbung,
1937, p. 11.
LE MONDE EXPÉRIMENTÉ
DANS SES IMAGES-DÉSIRS
L’utopie de l’art est donc celle d’un saut vers l’inconnu, d’un
franchissement de limite qui nous aura fait pré-voir ou entrevoir
quelque chose d’essentiel qui demeurera, néanmoins, mystérieux : ni
tout à fait fermé (hors d’atteinte) ni tout à fait ouvert (saisissable),
seulement entrouvert. Il s’agit, écrit Bloch, de « porter à leur limite
extrême, au bord du saut (Sprung), tout homme et toute chose… »
Cela n’enlevant rien à l’autonomie de l’œuvre, qui « possède sa
propre clef de voûte ». Mais c’est une autonomie qui regarde autour
de soi, qui pré-voit un autre temps, qui désire son dehors : une
autonomie utopique, pour tout dire — comme lorsque le rythme,
auquel Bloch consacre un long passage, se distingue de toute mesure
où nous pourrions sans effort deviner ce qui va avoir lieu.
L’imminence, dans le rythme musical, n’a rien, en effet, d’une forme
programmatique : parce qu’elle est « au bord du saut », elle ne donne
jamais sa synthèse — sa clôture, sa réconciliation, sa satisfaction, sa
terre promise — puisqu’elle se donne avant tout comme une forme
désirante, comme une image-désir.
Ernst Bloch en vient, alors, à une remarquable hypothèse
anthropologique qui n’est pas sans évoquer les réflexions de Gershom
Scholem, énoncées entre 1917 et 1919, sur la forme poétique en tant
que survivance des scansions vocales et scripturales inhérentes aux
lamentations que soupiraient — ou chantaient — les prophètes de la
Bible hébraïque. Si la forme musicale apparaît à Bloch comme la
première des Wunschbilder, c’est parce qu’elle lui donne le sentiment
d’une véritable survivance du prophétisme, qu’il soit juif ou païen,
chrétien ou hérétique : « Qu’est devenue la voyance (das Hellsehen)
d’autrefois ? Un fleuve se perd dans le sol. Soudain surgit ailleurs,
très loin de là, un autre fleuve qu’on n’y a jamais vu auparavant, qui
du moins n’a pas de sources dans cette région aride. Aussi sûrement
qu’on est autorisé à réunir ces deux fleuves en un seul, peut-on mettre
aussi en corrélation voyance et musique ? Jamais elles ne se
présentèrent simultanément, quand l’une disparut l’autre progressa
lentement et, semble-t-il, progressa exactement grâce aux mêmes
forces. »
Si l’espoir trouve sa pulsation dans le rythme musical et si la
voyance y survit de quelque manière, n’en concluons pas trop vite au
primat catégorique du monde sonore (capable de prévision) sur le
monde visible (capable de vision seulement). Dans ces années 1918-
1923, certes, Ernst Bloch était révolté, outre la trahison sociale-
démocrate des ferveurs révolutionnaires de 1918-1919, que le beau
rouge communard et communiste soit en train d’être kidnappé par les
forces réactionnaires, puisqu’il allait bientôt servir de fond aux
drapeaux nazis. On pourrait se dire que la musique, elle, ne se laissait
pas aussi facilement déposséder de ses Wunschbilder (ce qui n’est pas
sûr, d’ailleurs, comme on s’en rend compte à parcourir le matériel
historique réuni, par exemple, dans l’exposition de 2004 sur Le
Troisième Reich et la musique). Les « fleuves éloignés » dans le
temps et dans l’espace, dont parle Ernst Bloch pour évoquer les
survivances prophétiques, ces fleuves concernent tout autant l’histoire
des arts visuels — ce fut même l’enjeu de l’iconologie inventée par
Warburg — que celle de la musique. Toute une partie du Principe
Espérance sera donc, logiquement, dédiée à la « représentation du
paysage de souhait dans la peinture », depuis la perspective chez Van
Eyck jusqu’à l’espace expressionniste de Franz Marc, en passant par
Watteau et son utopie érotique de l’Embarquement pour Cythère.
Ernst Bloch avait déjà évoqué Albrecht Dürer, comme
incidemment, au début de L’Esprit de l’utopie. Il ne faisait peut-être
là que préparer les développements de la fin de son ouvrage
consacrés à la question des survivances apocalyptiques jusque chez
Marx lui-même. Bloch connaissait évidemment l’extraordinaire série
gravée par Dürer entre 1496 et 1498, L’Apocalypse (Apocalipsis in
figuris, selon le titre exact de l’édition de 1511). Au-delà de la grande
tradition médiévale où l’Apocalypse avait été maintes fois
représentée — qu’il suffise de penser à Beatus de Liébana, à
l’Apocalypse d’Angers ou à l’Apocalypse de Saint-Sever, commentée
dès 1929 par Georges Bataille —, les quinze bois gravés par
l’humaniste Dürer ont fait date dans l’histoire visuelle de ce thème.
Ils apparaissent en bonne place dans le recueil Apokalypse. Ein
Prinzip Hoffnung ? publié en 1985 pour commémorer le centenaire
de la naissance d’Ernst Bloch. Or il suffit de s’approcher un peu de
ces images pour y voir un tumulte d’éléments tout à la fois
« visionnaires-célestes » — nuages étranges, rayons immenses,
formes échevelées autour de la balance que tient l’un des quatre
cavaliers, elle-même agitée comme par une tempête (fig. 40) — et
« révolutionnaires-terrestres », tels ces princes et membres du clergé
terrassés par la chute des étoiles (fig. 41).
Dans son commentaire sur l’Apocalypse de Dürer, Erwin Panofsky
a méticuleusement établi la dialectique qui se joue, d’image en image,
entre les nouveautés radicales et les reprises d’éléments extrêmement
anciens, les inquiétudes quant au temps et les certitudes quant à
l’éternité. Non seulement Dürer grave son Apocalypse à une époque
hantée par le millénarisme et la fin du monde — dont atteste, par
exemple, sa fameuse « vision de rêve » de 1525 —, mais encore il
rejoue, avec toute sa virtuosité réaliste, les règles séculaires de la
figura exégétique. Comment Ernst Bloch n’aurait-il pas été fasciné
par cette notion, éclairée en 1938 par Erich Auerbach, de la figure en
tant que « prophétie réelle » ? Sans s’arrêter aux aspects qui
différencient, forcément, le prophétisme biblique de l’apocalyptique
chrétienne, Ernst Bloch avait compris ceci : à nous qui vivons, qui
errons depuis le péché originel dans la « région de la dissemblance »,
c’est-à-dire dans l’incomplétude perpétuelle, dans la condition
mortelle et le désir non satisfait, la figura apporte, non pas l’aspect
des choses réelles ou même des choses souhaitées, mais leur
praefiguratio : leur espace d’espérance ou leur temporalité
d’annonce, d’imminence. Toute figure préfigure (et, en cela, défigure
ce qui se présente de façon obvie).
Ici déjà se resserrent les liens entre image et espoir : ce sont des
liens qui traversent les temps, comme s’emploiera à le montrer, de
façon quasi encyclopédique, toute l’entreprise du Principe
Espérance. Ce sont ces liens, par exemple, qui permettent d’établir
une secrète parenté entre la personnification féminine de la Victoire
dans l’Antiquité, celle de l’Espérance au Moyen Âge, la « Femme de
l’Apocalypse » chez Dürer (ailée elle aussi) et les futures incarnations
de la Liberté guidant le peuple, depuis Delacroix jusqu’aux « femmes
porte-drapeau » dans l’iconographie de la Commune et au-delà
encore, chez Tina Modotti ou chez les féministes d’aujourd’hui. Ces
liens figuraux s’inscrivent, quoi qu’il en soit, dans une problématique
qu’Ernst Bloch s’est employé à introduire, dès les tout premiers mots
du Principe Espérance, à partir des grandes questions kantiennes sur
les conditions de possibilité de notre libre relation au temps : « Qui
sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qu’attendons-
nous ? Qu’est-ce qui nous attend ? »
40. Albrecht Dürer, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, vers 1497 (détail). Gravure
sur bois de la série Apocalipsis cum figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H.
41. Albrecht Dürer, L’Ouverture du cinquième et du sixième sceau, vers 1497 (détail).
Gravure sur bois de la série Apocalipsis cum figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H.
Nous souhaitons toujours plus. — Mais nous apprenons aussi à attendre. Car ce qu’un
enfant désire se présente rarement au moment voulu. Le souhait lui-même se fait attendre,
jusqu’à ce qu’il se précise. Un enfant cherche à saisir tout ce qu’il voit, pour trouver ce
qu’il veut. Mais il rejette tout car il est inquiet, curieux, sans savoir de quoi. Or ce qui
l’anime ainsi c’est déjà le Nouveau, l’Autre, dont on rêve. Les garçons détruisent ce qui
leur est offert, ils cherchent quelque chose de plus, espèrent le mettre à nu. Mais personne
ne pourrait le nommer, et personne ne l’a jamais reçu. Ainsi ce qui est nôtre nous glisse
entre les doigts, n’est pas encore là.
S’évader tous les jours. — Plus tard on s’y prend mieux. Le souhait s’attache à ce qui
est plus clairement dénommé. L’enfant veut devenir conducteur ou confiseur. Il veut faire
de longs voyages, aller très loin ou avoir du gâteau tous les jours. Cela au moins semble
valoir la peine. […] Dans le regard qu’il jette sur la bille multicolore germe déjà une
grande part de ce qu’il souhaite pour plus tard. »
42. Raphaël, Madone Sixtine, 1513-1514 (détail). Huile sur toile. Dresde,
Gemäldegalerie. Photo G. D.-H.
L’IMAGINATION,
NOTRE COMMUNE
46. Victor Hugo, L’intestin de Léviathan, 1866. Plume, pinceau, utilisation de barbes
de plume, encre brune et lavis, lavis d’encre noire, crayon gras, rehauts de gouache
blanche sur papier beige. Paris, musée Carnavalet. Photo DR.
47. Léon Cogniet, Scènes de juillet 1830 : les drapeaux, 1830. Huile sur toile.
Orléans, Musée des Beaux-Arts. Photo DR.
48. Arthur Kampf, Votez communiste !, 1918. Huile sur toile. Berlin, Berlinische
Galerie. Photo DR.
49. Tina Modotti, Femme avec drapeau, 1928. Photographie argentique. Udine,
Archivio Riccardo Toffoletti-Comitato Tina Modotti.
L’ŒIL DE LA CHOUETTE
ET L’IMAGINATION RADICALE
Ne pas céder sur son désir, donc. Telle serait la grande leçon, à
condition que ce désir soit d’autonomie et non d’aliénation. On ne
s’étonnera pas que la rencontre de Castoriadis avec Piera Aulagnier
se soit faite au moment où celle-ci travaillait justement sur la question
du « désir de savoir » dans ses rapports avec la « transgression ». Et
que le grand ouvrage de la psychanalyste, La Violence de
l’interprétation — publié en 1975, donc contemporain de
L’Institution imaginaire de la société — ait été nommément dédié à
Castoriadis. Or, ce livre de métapsychologie entendait reformuler,
après Lacan, la topographie de ces domaines indissociables que sont
l’imaginaire et le symbolique. Au moment même où le lacanisme
s’engageait sur la voie du « mathème » et d’une absolue primauté du
symbolique, Aulagnier retrouvait dans l’imaginaire — à travers ses
notions de « pictogramme » originaire et de « phantasme »
secondaire — cette instance psychique fondatrice des mouvements du
désir, du savoir et, par conséquent, de la transgression elle-même.
La complicité théorique entre Cornelius Castoriadis et Piera
Aulagnier fut aussi précise que discrète. Aulagnier s’interrogeait sur
les rapports entre psychanalyse et société, sur les processus
psychiques d’aliénation (dans Les Destins du plaisir) ou sur
l’« exigence de figurabilité » dans le langage, y compris le discours
de l’interprète ou de l’historien. Parallèlement, Castoriadis
élaborait — en psychanalyste autant qu’en philosophe
politique — une notion de l’« imaginaire social », avec tous les
conflits qui pouvaient s’y nouer entre mouvements de « régression »
et mouvements de « création ». Sa violente critique de François
Roustang et du structuralisme lacanien, en 1977, mettait au premier
plan la nécessité d’une critique sociale de la psychanalyse contre
l’instrumentalisation courante de cette pratique au sein d’une
« conservation de l’ordre établi » (tout cela énoncé avec une
tonitruance qui faisait… silence sur les critiques semblables déjà
énoncées depuis l’École de Francfort ou, en France, dans la
mouvance de la psychiatrie institutionnelle).
Ce que Castoriadis a élaboré sous les expressions d’« imaginaire
radical » ou d’« imaginaire instituant » nous est principalement connu
à travers L’Institution imaginaire de la société. Mais, une dizaine
d’années après la mort du philosophe, on a retrouvé dans ses archives
un texte inédit de seize pages dactylographiées, intitulé
« L’imaginaire comme tel » et datant de 1968. Arnaud Tomès en a
assuré l’édition et mené le commentaire, insistant sur l’importance de
cette élaboration initiale — ou initiatique — du concept d’imaginaire
chez Castoriadis. La première phrase du texte, significativement,
n’évoque ni fonction psychologique ni phénoménologie subjective,
mais un paradigme producteur d’historicité et de socialité : « Nous
rencontrons dans l’histoire l’imaginaire comme origine continuée,
fondement toujours actuel, composante centrale où s’engendrent et ce
qui tient toute société ensemble et ce qui produit le changement
historique. »
Toute la suite de ce texte sera pour tordre le cou aux conceptions
canoniques des rapports entre réel et imaginaire. Oui, l’imaginaire
déploie quelque chose comme « un autre de la réalité » ; non,
l’imaginaire n’est pas quelque chose comme « un irréel ». En
révoquant une réalité on ne plonge pas pour autant dans le néant si,
du moins, on a le désir de « faire autre chose » que ce que cette
réalité-ci nous proposait. C’est-à-dire qu’on imagine pour créer un
autre réel, et pas seulement pour fuir un réel existant. D’où
l’insistance de Castoriadis à montrer le lien
fondamental — anthropologique — de l’imaginaire au « faisable ».
L’humanité du faire dépend entièrement, en effet, de l’imaginaire
humain : « Un animal qui manque de nourriture cherche sa
nourriture ; s’il ne la trouve pas, il dépérit et à la limite il meurt. Un
homme qui manque de nourriture dépérit aussi ; mais avant de
mourir, il en cherche une autre, fabrique un bâton, invente un piège,
fait une guerre ou se raconte une histoire. »
Castoriadis mettait déjà en place, dans ce texte de 1968, quelque
chose que l’on pourrait nommer une dialectique de l’imaginaire ou de
l’imagination (les deux termes, ici, n’étant pas conceptuellement
distingués par le philosophe) : d’une part, l’imaginaire
défonctionnalise ou déréalise un état de choses historiquement
contraignant ; d’autre part il réalise ou « fait exister » un état de
choses alternatif, ce qui était nommé une « imagination directement
réalisante, présentation d’image instrumentée dans la modification du
réel ». L’imaginaire en ce sens, « loin de refléter ou de sublimer les
rapports “réels” », loin de se réduire à la « néantisation » qu’y avait
vue Jean-Paul Sartre, s’instaurerait comme création, comme
« émergence » : bref, comme l’œuvre d’un « faire instituant ». Tout le
travail ultérieur de Castoriadis n’aura cessé d’étayer et de développer
cette intuition fondamentale à l’endroit des rapports entre historicité
et imagination. On ne commence, on ne recommence — ce que
Castoriadis nommait le « projet révolutionnaire » — qu’à imaginer.
Non pas dans l’espace idéal d’un ciel détaché de tout, mais dans la
matière même du devenir historique, qui est faite de gestes humains
et d’effectuations concrètes : de créations, en somme.
La notion d’imaginaire innerve, on s’en doute, l’étendue entière
des thèses exprimées en 1975 dans L’Institution imaginaire de la
société. Bien que profus, le développement de ces thèses semble
pouvoir se résumer sans difficulté. Premièrement, l’imaginaire, c’est
l’originaire ou le « radical » : Castoriadis commence par renverser les
notions traditionnelles d’image et d’imagination, ce qu’il nomme des
« sous-produit[s] de l’ontologie platonicienne ». L’imaginaire crée
des images, certes. Mais celles-ci ne sont à penser ni comme
« fictives » (au sens de Platon) ni comme « spéculaires » (au sens de
Lacan). Elles sont images autonomes, et non pas de simples images-
de. Elles sont « primaires » et non pas secondaires. Elles relèvent de
cette « faculté originaire » qui engage « quelque chose d’irréductible
au fonctionnel, qui est comme un investissement initial du monde et
de soi-même » — une origine, donc, pour toute représentation
ultérieure (ainsi que Castoriadis, parallèlement à Piera Aulagnier, en
discute alors la pertinence psychanalytique).
Deuxièmement, l’imaginaire, c’est le social, thèse développée dans
deux chapitres du livre de 1975 portant ce même titre : « Les
significations imaginaires sociales ». Par exemple, la lutte des classes
ne saurait être réduite à de simples rapports de forces économiques :
« La classe opprimée répond en niant en bloc l’imaginaire social qui
l’opprime, et en lui opposant la réalité d’une égalité essentielle des
hommes, même si elle maintient autour de cette affirmation un
vêtement mythique », donc imaginaire. La société serait, alors, à
envisager comme un grand champ de bataille ou des images — des
imaginaires — luttent contre d’autres images. Et si l’historicité se
voit comprise par Castoriadis, au bout du compte, comme « auto-
altération perpétuelle de la société », c’est aussi parce que cette auto-
altération trouve dans l’imaginaire le principe même de sa puissance.
Troisièmement, enfin : l’imaginaire, c’est l’instituant. Façon, pour
Castoriadis, de réunir les deux précédents paradigmes de
l’« originaire » (puisque instituer, c’est commencer) et du « social »
(puisque instituer concerne le commun). Au-delà du marxisme ou de
la « vue économique-fonctionnelle », au-delà de l’anthropologie et de
la psychanalyse structuralistes — quand elles privilégient le
symbolique de façon unilatérale —, L’Institution imaginaire de la
société expose donc une conception dialectique des rapports entre
symbolique et imaginaire où celui-ci est mis en position « radicale »
et celui-là en position « médiate » : « Les rapports profonds et
obscurs entre le symbolique et l’imaginaire apparaissent aussitôt si
l’on réfléchit à ce fait : l’imaginaire doit utiliser le symbolique, non
seulement pour s’“exprimer”, ce qui va de soi, mais pour “exister”,
pour passer du virtuel à quoi que ce soit de plus. Le délire le plus
élaboré comme le phantasme le plus secret et le plus vague sont faits
d’“images”, mais ces “images” sont là comme représentant autre
chose, ont donc une fonction symbolique. Mais aussi, inversement, le
symbolisme présuppose la capacité imaginaire. Car il présuppose la
capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre
qu’elle n’est. Cependant, dans la mesure où l’imaginaire revient
finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le
mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas
(qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été),
nous parlerons d’un imaginaire dernier ou radical, comme racine
commune de l’imaginaire effectif et du symbolique. C’est finalement
la capacité élémentaire et irréductive d’évoquer une image. »
De tout cela, Castoriadis n’hésitera pas à déduire quelque chose
comme une « rupture ontologique » — comme on parle, en d’autres
contextes, de « rupture épistémologique » — à l’égard de toute une
tradition qui prônait une immuable « vérité de l’être » (donc une
vérité instituée), sans tenir compte de ce qui est désormais en jeu, à
savoir une « imagination du faire » (donc une imagination
instituante). Cette imagination qu’il faut donc envisager dans son
effectivité même et dans son ouverture à de possibles futurs jusque-là
impensés. À ce titre, l’imaginaire devient « condition de toute
pensée » et paradigme ontologique, non de ce qui est sous nos yeux,
mais de ce qui est à être ou, mieux encore, de ce qui fait être. On
découvre alors qu’il y a une parfaite cohérence chez
Castoriadis — jusque dans ses passions injustes et blasphématoires
pour ce qui existe déjà, avant lui ou autour de lui — entre cet appel
constant à une imagination de l’à-venir et un style philosophique qui
semble vouloir tout déconstruire ou tout balayer sur son passage.
Que Castoriadis ait été « un Aristote en chaleur », voilà, en tout
cas, qui ne fait plus aucun doute. Aristote fut à la fois son modèle
ultime et son contre-modèle permanent (comme Hegel pour l’histoire,
comme Marx pour la praxis et comme Freud et Lacan pour la
psyché). Dans un texte de 1978 intitulé « La découverte de
l’imagination », Castoriadis s’est ainsi employé à créditer Aristote
d’une découverte fondamentale qu’il s’employait, dans le même
temps, à contester pour la mieux radicaliser. En 1991, dans
« Imagination, imaginaire, réflexion », il affirmera crânement qu’à
partir de ses propres notions d’« imagination radicale » et
d’« imaginaire social instituant », c’est « l’ensemble de la philosophie
[qui] peut et doit être reconstruit », Aristote, Kant, Freud et les
phénoménologues compris… Tout cela affirmé pour rendre aux
notions d’image et d’imagination leur réelle puissance de
recommencement. Une puissance qui soit à la hauteur de
deux — magnifiques — exigences désormais mises en avant.
La première exigence concerne le choc ou le rien d’où naîtrait
toute image : « À sa racine, l’imagination est capacité de poser une
image à partir simplement d’un choc et même […] à partir de rien. »
La seconde en appelle au saut que l’imagination se rend capable — à
partir d’un seul « rien », d’un seul « choc » — d’effectuer en un geste
produisant quelque chose de décisif pour l’histoire ou pour la pensée.
Un geste capable, comme l’écrit Castoriadis, de « transformer des
masses et des énergies en qualités — plus généralement à faire surgir
un flot de représentations, et, au sein de celui-ci, à enjamber des
ravins, des ruptures, des discontinuités, à sauter du coq à l’âne et de
midi à quatorze heures ». Ce que le philosophe appelle, alors, un
« pouvoir-faire-être ». Voilà en effet ce qu’il est urgent d’exiger de
l’imagination : qu’elle s’emploie à perturber l’ordre des choses
établies et le temps institué de leur chronologie. Qu’elle « enjambe
des ravins ». Qu’elle « saute du coq à l’âne et de midi à quatorze
heures ». Autant de manières d’imaginer, c’est-à-dire de tout
recommencer.
19
HISTORICITÉ, IMAGINAIRE,
INSTITUTION
MODES D’EXISTENCE
ET FAÇONS DE RECOMMENCER
MONDES
SENS DESSUS DESSOUS
54. William Hogarth, Le Vieillard Temps boucanant une peinture, 1761. Gravure à
l’eau-forte et au mezzo-tinto. Londres, British Museum. Photo DR.
Mais Goya n’a pas voulu en rester là. La planche 80 des Désastres
(fig. 58) apparaît, en toute fin de parcours, comme une variante ou un
développement de la précédente. Le corps de la Vérité semble déjà en
voie d’ensevelissement : on ne discerne plus que sa partie supérieure.
Mais ne demeure-t-elle pas aussi resplendissante que dans la planche
précédente ? Les personnages tout autour se sont rapprochés de la
morte et se sont même agglutinés, mais ils se sont aussi, bizarrement,
transformés… en animaux effrayants. Bref, Goya fait empirer l’image
et, cependant, il veut finir, non pas sur un constat purement
désespérant, mais sur une incertitude morale pour faire questionner
l’image. « La Vérité est morte » à la planche précédente, oui, mais
l’artiste se demande à présent : « Ressuscitera-t-elle ? » (Si
resucitará ?). Elle s’est encore enfoncée dans la terre, certes, mais
son visage aux yeux clos continue de nous faire don de sa lumière.
Voici peut-être la leçon éthique et politique de cette allégorie finale,
de ce Capricho du désastre : nous est posée la question de savoir si
nous aurons, nous, le courage de désenfouir la vérité à chaque fois
qu’un mensonge de l’histoire, ou bien une injustice, auront voulu la
réduire à néant.
60. Jean-Jacques Grandville, La France livrée aux corbeaux de toute espèce, 1831.
Lithographie en couleurs. Publiée dans La Caricature, no 50, octobre 1831, pl. 100.
Photo DR.
L’ÉTERNEL RETOUR
DES CONSTELLATIONS UTOPIQUES
L’HISTOIRE CHAHUTÉE
PAR SES ANACHRONISMES
67. Anonyme français, Comète en forme de glaive, vers 1587 (détail). Publié par Aby
Warburg, Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten,
Heidelberg, Carl Winter, 1920, p. 69.
68. Johann Carion, Prognosticatio und Erklerung der großen Wesserung, 1521. Publié
par Aby Warburg, Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten,
Heidelberg, Carl Winter, 1920, pl. 1.
*
De toute façon le futur hante l’historien, comme il hante n’importe
qui. Il obsède l’histoire elle-même et tout notre rapport au temps. Il
oriente — consciemment ou pas, ou peu, avec ferveur ou avec
angoisse, ou entre les deux — nos gestes en cours, en décision, en
devenir. Mais dire que le futur nous hante, n’est-ce pas supposer, en
même temps, qu’il a son creuset dans une généalogie, une origine, un
vestige de l’autrefois ? Les spectres ne viennent-ils pas de temps que
l’on croyait révolus ? Tel fut le beau paradoxe contenu — loin de tout
« régime » décrétant la « fin du communisme » — dans le titre même
du livre de Jacques Derrida, Spectres de Marx. Si le futur nous hante,
cela veut dire aussi qu’en lui un passé nous porte à désirer. Or ce
paradoxe n’est autre que celui-là même où toute la philosophie
d’Ernst Bloch aura voulu se placer… pour déplacer les règles du
temps historique, justement. Qu’est-ce, en effet, que le Principe
Espérance, sinon ce qui invoque une origine (« principe ») pour
qu’un avenir soit possible (« espérance ») ?
Fredric Jameson a su rendre hommage, dans son livre Archéologies
du futur, à l’imagination utopique selon Ernst Bloch : il parlait,
notamment, d’un « futur comme perturbation » toujours en puissance
dans chaque présent de l’histoire. Cela soutenu par une
dynamique — celle du désir et de l’imagination politiques — plus
anthropologique, plus profonde, en somme, que celle connue en
historiographie sous l’appellation des « analyses contre-factuelles ».
On comprend, alors, pourquoi l’ouvrage d’anthropologie politique
publié par Ernst Bloch en 1961, Droit naturel et dignité humaine, se
terminait par le rappel d’une sentence due à Tacite, souvent citée par
les humanistes et traduite par le philosophe à sa propre façon : « On
peut rire de l’étroitesse d’esprit de ceux qui croient que le pouvoir
présent (praesenti potentia) peut éteindre le souvenir du temps à venir
(aevi temporis memoria). »
C’est que notre relation à l’histoire — y compris l’histoire présente
à laquelle nous prenons fatalement part — dépend bien de ce que
nous voulons entendre, de façon spontanée ou réfléchie, par « le
passé ». « Il faut savoir [de] quel passé [nous voulons parler] »,
répondait Ernst Bloch à une question posée en 1970 par Jean-Michel
Palmier. « Il s’agit de comprendre comment le possible est justement
possible. Lorsque le passé signifie une mythologie rétrograde, il faut
s’en débarrasser. […] Il ne faut jamais revenir en arrière. Mais tout le
passé n’est pas mort. Il y a dans le passé des choses qui contenaient
déjà la lumière de l’avenir et qui nous éclairent encore. » Ce
qu’en 1951 Bloch avait ainsi énoncé, dans Sujet-Objet : « Les
hommes ne sont pas achevés ; donc leur passé ne l’est pas non plus. Il
continue, sous d’autres signes, à travailler avec nous, avec l’élan qui
vient de ses interrogations, avec l’expérimentation que représentent
ses réponses. » Ainsi, dans nos rêves d’aujourd’hui, « les morts
reviennent, métamorphosés » : c’est parce que nos rêves sont nos
images-désirs, nos « rêves optatifs » (Wunschträume), comme on le
lit à la toute fin du même ouvrage.
Les « rêves optatifs » surgissent, dans le présent, depuis la
mémoire de choses passées. Cela ne veut justement pas dire qu’elles
demeureront passées. Car rien, disait Ernst Bloch au début de son
livre Avicenne et la gauche aristotélicienne, n’est « jamais la même
chose ». « Tout ce qui est intelligent peut bien avoir été pensé sept
fois. Mais, repensé chaque fois dans un temps et une situation autres,
ce n’est plus la même chose. Non seulement le penseur, mais aussi et
surtout la chose à penser a changé entre-temps. L’intelligence doit y
faire à nouveau ses preuves, et la preuve de sa propre nouveauté. »
Cette « preuve » sera épreuve, c’est-à-dire expérience et
expérimentation, comme on le lit dans l’ouvrage posthume d’Ernst
Bloch Tendenz-Latenz-Utopie et, juste avant lui, dans ce livre
extraordinaire qu’est Experimentum Mundi. Dans un chapitre où il
s’interroge sur la notion même de « possibilité historique »
(geschichtliche Möglichkeit), Bloch revendique alors une « liberté »
(Freiheit) qui sache se comprendre elle-même, c’est-à-dire remonter à
ses sources : « Il faut dans tout cela remonter aux sources (auf dem
Quell graben), si l’on veut que le hasard à son tour puisse creuser
(graben) son chemin. La source, en tous lieux, est le Pas du
commencement (der Quell ist das Nicht des Anfangens), ce Pas qui
ne sait pas encore où il a la tête. Qui pour cette raison se jette sur la
route, se met en chemin (auf dem Weg)... »
Il y a donc dans le passé — à condition qu’il soit remémoré pour
former le « pas » d’un désir — un futur qui attendait, et que seul notre
geste présent sera capable de mettre en mouvement. Cela ne forme
pas un « régime » à dominante « impérieuse » mais, au contraire, un
processus à déclenchements imprévisibles puisque, comme y insiste
Ernst Bloch, s’ouvrent au moins deux voies à chaque pas du même
chemin engagé : la « révolutionnaire » et la « réactionnaire ». D’où
l’importance, pour Ernst Bloch, de penser ce processus à travers ce
qu’il nomme d’abord une tendance : elle comprend dans un même
« élan » ou « pulsion » (Drängen) l’« intention » (Intention) solitaire
du penseur comme le « flux » (Fluß) objectif du devenir historique et
social. À charge, pour Bloch, de maintenir ouverte la faille qui sépare
à ses yeux cette tendance de tout « régime » ou de toute « loi »
historique, fût-elle marxiste : « […] la tendance, par opposition à la
loi, n’est pas encore tranchée ; pour l’être elle requiert l’intervention
du facteur subjectif qui rend justement possible un renouvellement
des contenus, voire un dépassement de lois extrapolées à tel ou tel
titre. En bref, là où la loi confirme la répétition, la tendance laisse le
champ libre au novum. »
Enchâssée dans ce mouvement se trouve « en même temps
l’élément utopique fondateur de la tendance : la latence. Par latence
on ne veut pas dire quelque chose de caché qu’il suffirait de déballer
[mais] on vise ici un état hanté par la naissance encore lointaine d’un
nouveau — tel que sans l’exercice d’un latent qui ne voit pas le jour,
absolument rien ne pourrait être enfanté ». Bloch recourt donc, de
nouveau, à un vocabulaire de la hantise — à travers le verbe
umgehen, dans le sens de « rôder » ou « circuler », comme font les
spectres dans notre espace présent —, mais pour l’appliquer aux
temps qui viennent plutôt qu’à des temps seulement passés. Latence
est donc l’attente, celle d’une temporalité en advenir, autant que
mémoire dormante dans l’exercice de nos gestes actuels. Bloch en
parle comme le « concept d’une plénitude ouverte et par là même
réceptrice » (als Begriff einer offenen, dabei aufnehmend bereiten
Fülle). C’est le mode d’existence d’un temps natif, à venir, mais tout
aussi bien originaire et remémoré dans sa constitution. Un temps, par
excellence, de la genèse historique.
Mais ce n’est pas tout. Ernst Bloch précise que, si on la fixe dans la
seule « sphère de l’attente » (Erwartungsraum), la latence « apparaît
aisément comme un dernier oripeau du vieux ciel » (wie ein letztes
Stück des alten Himmels). Il faut alors rappeler deux choses : d’abord
que nous ne sommes pas ici dans une « géographie céleste » mais
dans une appréhension matérialiste de l’histoire ; ensuite que nous
n’attendons pas une apocalypse déjà conçue et programmée par
autrui, mais une émancipation suscitée par notre propre désir en
devenir. Ce qui nous soulève en appelle donc à une excédance : un
surplus, un excès dans l’élan lui-même (Überschuß). Comment,
désormais, faut-il penser une telle excédance ? Bloch répondra avec
la musique et avec les images. Par exemple, la Révolution française a
donné une tendance, Beethoven en aura retiré cette excédance
symphonique capable d’incarner de nouveaux désirs pour le futur. Et
cela par le biais de formes, de rythmes, d’images (Bilder) : elles
fonctionnent en effet comme « les allégories sonores (als tönende
Allegorien) d’un épanouissement et l’on y perçoit par anticipation ce
qui est à l’œuvre et ce qui va se réaliser ».
Voilà bien ce qui chahute l’histoire et la met en mouvement, donc
en constitue la dynamique même : « Il existe dans le passé,
s’opposant aux blocages qui font que la vieille histoire a tant de mal à
passer, un plus ultra de futur non révolu. » Ce plus ultra surgit d’une
dialectique perpétuellement rejouée entre « tendance », « latence » et
« excédance ». Il fait image dans le devenir et, comme toute image, il
fait anachronisme, constellation non linéaire de temps hétérogènes.
Comment ne pas reconnaître ici les « images dialectiques » selon
Walter Benjamin ? Theodor Adorno, en 1939 — dans les
passionnantes discussions avec Max Horkheimer publiées depuis
sous le titre Le Laboratoire de la « Dialectique de la raison » —,
n’avait pas vu lui-même d’autre possibilité, pour extraire la
dialectique de son abstraction séculaire, qu’un recours aux
« constellations changeantes » des images dialectiques : elles
« s’élèvent immédiatement à partir de constellations à l’intérieur de la
réalité historique effective », n’étant ni purement « archaïques » (à la
façon d’un Jung ou d’un Klages) ni purement « prospectives » (à la
façon d’un Marx ou d’un Lénine).
Adorno, face à un Horkheimer dubitatif, justifiait l’emploi du mot
image en invoquant sa « singularité » historique immanente (à la
différence du pur concept), sa matérialité (exigeant un dépassement
de tout idéalisme), sa tensivité (toujours au cœur d’un conflit) et,
enfin, sa façon d’apparaître sous forme de montages, de
« constellations ». La pensée de Benjamin, pourtant si souvent
discutée par Adorno, transparaît à l’évidence dans ces analyses.
Comme celle de Freud et de son « retour du refoulé » apparaîtra,
vingt ans plus tard, dans l’article intitulé « Que signifie : repenser le
passé ? »« Le passé auquel on aimerait échapper, écrivait Adorno, est
encore très vivant », et l’on pourrait dire, alors, qu’une image serait
ce qui est capable de lui donner sa force mémorative dans le présent
comme son exigence optative pour le futur.
L’image dialectique était bien, aux yeux de Walter Benjamin,
« cette forme de l’objet historique qui [se révèle comme] le
phénomène originaire de l’histoire », pas moins. C’était en même
temps, selon une formule devenue célèbre, « ce en quoi l’Autrefois
rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une
constellation ». Alors, dit Benjamin, « le continuum du cours de
l’histoire [est] arraché par une explosion (daß der Gegenstand der
Geschichte aus dem Kontinuum des Geschichtsverlaufes
herausgesprengt werde) », l’image donnant le cristal de cette
explosion même. On se tromperait à n’y voir qu’un simple rapport
entre passé et présent : la constellation qui surgit, en effet, devient la
configuration même d’un avenir possible. Il n’est pas fortuit que,
dans ce recueil de notes de la section « N » du Livre des passages,
Benjamin ait également suggéré — comme Ernst Bloch — une
analogie de ce processus historique avec l’expérience de l’œuvre
d’art : « Il y a, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable, un
endroit où celui qui s’y place sent sur son visage un air frais comme
la brise d’une aube qui point. Il en résulte que l’art, que l’on
considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le
progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le
progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans
ses interférences (Interferenzen) : là où quelque chose de
véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la
sobriété de l’aube. »
La configuration anachronique issue d’une telle approche de
l’historicité pourrait alors, très simplement, se résumer ou s’inférer du
sens même que revêt, en grec ancien, la particule ana. Cette particule
indique trois gestes au moins : celui de remonter, lorsqu’on va de bas
en haut ou lorsqu’on remonte un fleuve à contre-courant, en direction
de ses sources ; celui de répéter, avec l’idée d’une temporalité
durative mais « à chaque fois » recommencée. Or « faire à nouveau »,
n’est-ce pas aussi l’indication d’un troisième geste, celui du « faire
nouveau », c’est-à-dire celui qui invente quelque chose, produit un
advenir dans son évocation même du passé ? N’est-ce pas finalement,
comme le suggèrent maints emplois de la particule grecque,
contrarier : « faire le contraire » puisqu’on va « en sens inverse » ?
N’est-ce pas introduire la différence de nos désirs dans la répétition
de nos mémoires ? L’historicité ne tient-elle pas,
anthropologiquement parlant, à cette différence même ?
24
RÉSISTER,
PAR RYTHMES ET CONTRETEMPS
71. Franco Pinna, Deux tarentulés sur l’autel de la chapelle de San Paolo à Salento,
1959. Photographie publiée par Ernesto De Martino, La terra del rimorso, Milan, Il
Saggiatore, 1961, fig. 33.
RÉINVENTER
NOS FILIATIONS DE RÉVOLTE
75. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (guerre civile). Gravure sur bois. Photo DR.
76. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (la tour des puissants investie par les paysans). Gravure sur bois.
Photo DR.
Je ne sais pas s’il y aurait lieu de tenter une interprétation
iconologique de la place respective occupée, dans ce montage, par la
cruche de lait et les râteaux à fiente, les fléaux pour battre le blé et les
fourches à fumier… Erwin Panofsky n’en dit pas un mot dans sa
grande monographie de Dürer : il n’évoque le « monument » en
question que pour commenter la parenté entre des Instructions pour
la mesure et le traité de Vitruve De architectura. La représentation du
paysan lui-même, tout au sommet de la colonne, est pourtant bien
frappante : il semble atteint, tel un stylite du malheur, de bien plus
qu’une simple « tristesse ». Le grand glaive enfoncé dans son dos
courbé dit la défaite et, plus encore, la défaite injuste : la défaite par
traîtrise. La tête courbée sur la poitrine, la main sur le visage
évoquent, bien sûr, la mélancolie (celle de 1514) et, plus
spécifiquement, la mélancolie christique telle que Dürer la grava en
frontispice de la Petite Passion de 1511 (elle aussi négligée par
Panofsky). Or l’analogie est ici l’indice d’une généalogie puisque
Dürer n’était pas sans savoir — comme tout le monde en
Allemagne — que le soulèvement paysan était proclamé par Müntzer
comme une « révolte christique ».
77. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (l’arbre de la société). Gravure sur bois. Photo DR.
78. Albrecht Dürer, Monument pour commémorer la victoire sur les paysans séditieux,
1525. Gravure sur bois illustrant le traité Underweysung der Messung, Nuremberg,
1525. Photo DR.
81. Jacques-Louis David, La Mort de Bara, 1794. Huile sur toile. Avignon, Musée
Calvet. Photo DR.
*
La rébellion zapatiste du Chiapas occupe, dans ce paysage de la
« tradition des opprimés » et de sa « refondation permanente » — qui
est inventivité, imagination permanentes —, une place exemplaire.
C’est au Mexique, déjà, qu’Edward Tylor avait pu donner un nouveau
tour à l’anthropologie en observant chez les plus démunis les
paradoxes temporels de la « survivance ». C’est au Mexique
qu’Eisenstein, après Anita Brenner, aura découvert cet anachronisme
révolutionnaire qui le bouleversa tant par son nouage dynamique de
l’autrefois, du maintenant et du futur, ainsi que par sa capacité de
résistance aux formes imposées de la colonisation espagnole. Après
que Guillermo Bonfil Batalla eut dressé, dans son livre Mexique
profond, le terrible constat de la « désindianisation » d’État — autre
face de la domination coloniale —, il s’est agi de chercher la voie
politique de ce qu’il nommait alors la « survie indienne » et sa
capacité à engager une « nouvelle espérance ».
82. Anonyme, Entrée d’un « caracol » [escargot] dans la zone rebelle zapatiste du
Chiapas, non daté. Photographie publiée dans Contes rebelles. Récits du sous-
commandant Marcos, Paris, Le Muscadier, 2014, p. 6.
POUR TÉMOIGNER
DE L’ADVENIR
PROPHÈTES
PROFANES
Stéphane Mosès, dans son étude sur les relations entre Walter
Benjamin et Franz Rosenzweig, a proposé l’analogie selon laquelle
celles-ci rejoueraient la situation kafkaïenne du pauvre hère — le am
ha haretz de la tradition juive — devant le « gardien de la loi ». Si
l’on se tourne vers Gershom Scholem, l’interlocuteur le plus constant
de Benjamin, on trouve à nouveau ce motif de la porte sur le double
plan d’une philosophie du temps et d’une mystique du langage : « Le
passé n’est jamais entièrement passé. Il est encore avec nous, il
dispose toujours d’une petite porte qui ouvre sur le présent, l’avenir
ou encore sur la rédemption », lit-on dans la conférence de 1946 sur
« Mémoire et utopie ». Puis, dans La Kabbale et sa symbolique, on
trouve ce rappel exégétique où il sera, finalement, question de Kafka :
« Origène relate, dans son commentaire des psaumes, qu’un savant
“hébraïque”, certainement un membre de l’académie rabbinique de
Césarée, lui a dit que les Écritures Saintes ressemblaient à une grande
maison avec beaucoup, beaucoup de pièces ; devant chaque pièce se
trouve une clé, mais ce n’est pas la bonne. Les clés de toutes les
pièces ont été échangées, et il faut (tâche à la fois grande et difficile)
trouver les bonnes clés qui ouvriront les pièces. Cette ressemblance,
que la situation kafkaïenne tire déjà de la tradition talmudique en
plein développement, sans que d’aucune façon elle perde de sa valeur,
nous montre à quel point le monde kafkaïen appartient profondément
à la généalogie de la mystique juive. »
Il y a beaucoup de seuils et de portes dans la Bible, beaucoup de
porches autour des remparts de la seule Jérusalem, chacun revêtant,
dans les textes, une signification spéciale. Il y a la fameuse formule
de saint Luc (XIII, 24) : « Efforcez-vous d’entrer par la porte
étroite » — qu’André Gide mit en exergue de son roman La Porte
étroite en 1909 (et l’on sait qu’en 1936 Walter Benjamin dut prendre
la plume pour défendre Gide contre ses détracteurs fascistes).
Formule que les traductions modernes, celle de la Bible de Jérusalem
en l’occurrence, rendent ainsi : « Luttez pour entrer par la porte
étroite car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le
pourront pas. » La « porte étroite » — die kleine Pforte, variante de
l’expression biblique die enge Pforte — sera l’une des dernières
expressions que nous ait laissées Benjamin, puisqu’elle clôt
pratiquement, si l’on peut dire, le dernier appendice des thèses « Sur
le concept d’histoire ».
Voilà bien une figure hautement surdéterminée. C’est l’expression,
d’abord, de l’image-désir dans toute son histoire judéo-chrétienne :
que l’on songe seulement au fait que l’iconographie de
l’Annonciation — qui est promesse de rédemption — fait office de
porte dans les églises byzantines ; que l’on songe aussi aux
innombrables versions d’« images ouvertes » dans toute l’histoire
occidentale… Mais la « porte étroite » est aussi une expression des
Lumières, celle d’un désir de sagesse tel qu’Emmanuel Kant le
consigna aux toutes dernières lignes de sa Critique de la raison
pratique, en 1788 : « En un mot, la science (recherchée de manière
critique et engagée avec méthode) est la porte étroite (die enge
Pforte) qui conduit à la doctrine de la sagesse »… Qu’est-ce,
d’ailleurs, qu’imaginer recommencer, dans cette perspective, si ce
n’est établir la conjonction d’une image optative — ou d’une image
dialectique — et d’une raison pratique ?
Mais les portes savent retarder une telle conjonction libératrice.
Elles tâchent même, souvent, de la rendre impossible. Voilà,
exactement, ce que Benjamin remarquait chez Kafka, et c’est
pourquoi il aura tenu la parabole « Devant la loi » dès 1925, dans une
lettre à Gershom Scholem, comme « l’un des meilleurs [contes jamais
écrits] en langue allemande ». Deux ans plus tard, dans une autre
lettre où il disait lire Le Procès — « Kafka est l’ange infirmier qui
veille à mon chevet » —, Benjamin voulut inclure un texte
allégorique admirable, fortement inspiré par Kafka, sur la question,
justement, des « témoins du futur ». Or, s’il affirmait qu’il faut
envisager le texte kafkaïen à partir de son « monde d’images », c’est
parce qu’une dimension esthétique — mais il faudrait plutôt dire :
esthésique — donne effectivement consistance aux dramaturgies
temporelles, juridiques, familiales, animales, etc., inventées par
l’écrivain.
Ici, donc, se déploie une dimension de l’expérience que Pierre
Kaufmann, dans un livre marquant, a nommée L’Expérience
émotionnelle de l’espace. Benjamin, pour sa part, n’aura pas manqué
d’en comprendre le rôle décisif chez Kafka, par exemple lorsqu’il
note, dans l’essai de 1934, que « l’absence d’issue et d’espoir est
peut-être à l’origine de la beauté » qui se manifeste particulièrement
chez les personnages d’opprimés, d’accusés, de prisonniers ou
d’« englués » (comme chez ces personnages de Goya qui luttent l’un
contre l’autre, mais tous deux enlisés dans le sable). De ces
personnages livrés à des forces, à des formes ou à des spatialités
contraignantes, Benjamin aura donc noté plusieurs occurrences
caractéristiques, par exemple celle-ci : « Il a deux adversaires : le
premier le presse par-derrière, depuis l’origine ; le second lui interdit
d’avancer. Il se bat avec les deux. » L’essayiste ira jusqu’à parler de
certaines situations cauchemardesques en utilisant un vocable très
significatif, celui de Hohlformen, « formes creuses » où viendrait
couler, comme pour s’y mouler avec notre « essence » même, la
« matière de l’angoisse » (Stoff der Angst) : « […] les situations dans
lesquelles nous nous retrouvons en rêve sont comme des formes
creuses qui coulent notre essence dans la peur, la faute ou quel que
soit le nom qu’il convient de donner à cette matière. »
Les portes, chez Kafka, se révèlent finalement indissociables d’une
spatialité que l’on pourrait dire « conditionnelle », au sens équivoque
voire menaçant du terme, mais également au sens où Benjamin
remarquait l’importance des phrases ou « propositions
conditionnelles » (Konditionalsätze) chez l’auteur du Procès. Non par
hasard, les exemples qu’il donnait alors étaient tous d’ordre spatial :
« les plafonds bas, […], les marches d’un escalier qui conduit
toujours plus bas […], les combles » et, en général, tous les espaces
conçus pour des choses secrètes ou « mises au rancart ». Benjamin
notait enfin, dans une série de réflexions sur les
notions — temporelles et juridiques, voire théologiques — de
« sursis » ou de « délai », que les portraits de juges dans l’espace du
Procès fonctionnent à leur manière comme des appareils de pouvoirs,
de jugement voire de sentence : « Signification des portraits des
juges. Accrochés au-dessus de l’encadrement de la porte, comme la
lame entre les montants d’une guillotine. »
Il suffirait donc, dans un tel « monde d’images », de se retrouver en
face d’une porte pour que — à l’instar d’Atlas, du « Juste caché » ou
du « petit bossu » de la chanson populaire que Benjamin affectionnait
tant — « tout pèse sur le dos ». Et qu’à l’inverse l’espoir
d’émancipation se traduise simplement par la formule qui conclut
l’essai de 1934 : « L’essentiel c’est que le dos soit affranchi de sa
charge (wenn nur die Last vom Rücken genommen ist). » Passer le
seuil serait se libérer d’un poids — d’un temps psychique, d’une
faute, d’une douleur — que ne pas passer fait subir à notre existence
entière. Or, il est arrivé que Franz Kafka prît la plume pour dessiner
cette situation, et non pas seulement la décrire. Benjamin ne parle
jamais de ces dessins dont certains avaient pourtant été reproduits par
Max Brod dans sa biographie de 1937, c’est-à-dire dans l’édition si
durement critiquée l’année suivante par l’auteur de Sens unique. Ils
ont, depuis, fait l’objet de quelques études dont, marquantes, celles de
Gerhard Neumann et de Friederike Fellner.
Les dessins reproduits par Max Brod (fig. 84) présentent six
variations, six gestes d’un même personnage. En haut et en bas de la
planche, la variation semble se jouer entre le dynamisme du bras
tendu en avant, comme chez un escrimeur, et le suspens d’un corps
qui utilise son « trait » — épée, bâton, canne — pour pouvoir
marcher sur la pointe des pieds (sur quel genre de terrain, on ne le
saura pas). Dans la partie centrale de la planche, le corps du
personnage est plus directement aux prises avec des limites spatiales :
une triple barrière au centre de laquelle il semble s’être immobilisé ;
l’horizontalité du sol où il est affalé ; le plan d’une table, plan de
désespoir ou de sommeil, dirait-on, comme dans le célèbre Caprice
de Goya sur l’engendrement des monstres (fig. 53) ; et, enfin, quelque
chose comme un tableau noir ou le plan d’un grand miroir. Dans tous
les cas c’est un geste qui s’effectue dans ou contre les limites
spatiales imposées par un cadre. C’est comme si les portes étaient
partout, dans tous les instants de l’existence et dans toutes les
directions de l’espace.
Lorsqu’il s’affranchit du cadre et déploie sa propre dynamique, le
geste devient en soi-même transgression des limites imposées par les
pouvoirs à toute puissance autonome. C’est ce qu’on peut voir dans
certains dessins de Kafka où les exégètes — Claude Gandelman,
notamment — ont décelé la marque d’une esthétique expressionniste.
Friederike Fellner, qui a réuni semble-t-il toute la documentation
disponible, montre de nombreux exemples d’une telle puissance
transgressive, dont un « Autoportrait en somnambule » (Selbstporträt
als Nachtwandler) où le personnage semble courir sur les toits de la
ville.
Ailleurs, c’est tout le contraire. Quand le geste est vaincu par le
cadre, il n’offre plus alors qu’une image de l’oppression, comme dans
ces « Vues de ma vie » (Ansichten aus meinem Leben) que Kafka
adressa à sa sœur Ottla le 11 décembre 1918 (fig. 85) : tous les
meubles de la maison y deviennent des appareils de contrainte à
travers la simple vision de leurs entablements, de leurs encadrements,
de leurs volumes, de leurs surfaces. Au milieu de ces petites scènes
domestiques, Kafka semble s’être représenté lui-même comme
crucifié à un plan, son corps dissous par le milieu dans la surface
même. Deux ans plus tard, dans une lettre à Milena Jesenská
(probablement du 29 octobre 1920) l’écrivain exécutera un
extraordinaire dessin pour, dit-il, « que tu voies quelque chose de mes
occupations ». L’image représente un « délinquant » subissant sa
peine : en même temps fixé à un cadre compliqué et déchiré en deux
par l’opération même de ce dispositif de chevalet nommé par Kafka,
sans ambiguïté, une « machine de torture » (fig. 86).
85. Franz Kafka, Ansichten aus meinem Leben [Vues de ma vie], 1918. Dessin à la
plume au dos d’une carte postale envoyé à sa sœur Ottla le 11 décembre 1918. Oxford,
Bodleian Library (Ms. Kafka 49, fol. 79r). Photo DR.
86. Franz Kafka, Folterszene [Scène de torture], 1920. Dessin à la plume dans une
lettre à Milena du 29 octobre 1920. Marbach, Deutsches Literaturarchiv (D 80.16/11).
Photo DR.
87. Paul Klee, Ausschreitende Figur [Figure qui transgresse], 1915. Dessin à la plume
sur papier journal. Berne, Paul-Klee-Stiftung, Kunstmuseum (Inv. Nr. Z 328). Photo
DR.
88. Walter Benjamin, « Der Mann war allein » [L’homme était seul], 1933. Dessin à
la plume. Berlin, Akademie der Künste-Walter Benjamin Archiv Ms 622. Photo DR.
Ce dessin de 1933 pourrait être abordé comme un minuscule
moment tourbillonnaire, faisant signe vers un amont (sa
Vorgeschichte, comme disait Benjamin) et vers un aval (sa
Nachgeschichte). En amont serait — entre autres moments
possibles — la fameuse scène de Sens unique où Benjamin évoqua
« Madame Ariane, deuxième cour à gauche », à savoir une voyante
professionnelle chez qui le client vient adresser son inquiétude, sa
quête d’avenir. Benjamin, dans ce texte, oppose radicalement l’esprit
de soumission — « cette stupidité soumise [à l’oracle] avec laquelle
[le client de la voyante] assiste à la révélation de son destin » — et le
geste de transgression, ce « geste prompt et dangereux par lequel
l’homme courageux détermine l’avenir. Car la présence d’esprit
(Geistesgegenwart) est comme la quintessence de cet avenir :
percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif
que savoir par avance le futur lointain ». Ce qui signifie, dans
l’optique de notre exemple : l’essentiel, pour l’avenir, est bien ce
« geste prompt et dangereux » qui consiste à franchir un seuil, quoi
qu’il en coûte.
En aval, tout converge bien sûr du côté des thèses « Sur le concept
d’histoire ». On a beaucoup glosé sur le geste aporétique — comme
figé dans sa contradiction — de cet « Ange de l’Histoire » qui tourne
obstinément son visage vers le passé alors que la tempête du progrès
le pousse irrésistiblement vers l’avenir… Mais Benjamin a suggéré,
un peu plus loin, qu’un autre geste — humain et non plus
angélique — était possible : geste désidératif et non pas éternellement
tendu entre le passé et l’avenir. Geste dialectisant cette tension par
son milieu, pour ainsi dire : geste du « présent » (Gegenwart) et de la
« présence d’esprit » (Geistesgegenwart). C’est ce que propose la
dix-huitième et dernière thèse — en attendant les deux rajouts — du
texte de 1940 : « L’à-présent (die Jetztzeit), […] comme un modèle
du temps messianique (als Modell der messianischen), résume en un
formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité » et contient, par
conséquent, les possibilités de son émancipation.
Ce geste désidératif instaure le mouvement au cours duquel une
porte sera franchie. D’où l’ultime précision de Benjamin : « L’avenir
[ne fut pas] aux yeux des Juifs un temps homogène et vide. Car en
lui, chaque seconde était la porte étroite (die kleine Pforte) par
laquelle le Messie pouvait entrer. » Comme on le lit dans certains
textes kabbalistiques et dans certaines histoires hassidiques, ce n’est
pas nous qui attendons le Messie : c’est plutôt lui qui nous attend.
Qu’attend-il de nous ? Notre geste décisif, notre « présence d’esprit ».
Notre capacité à ouvrir une porte et à franchir un seuil. C’est à ce
moment qu’il « entre » dans nos vies, dans notre temps. Il faut sans
doute lire ces ultimes phrases de Benjamin comme Benjamin lui-
même aura lu les paraboles de Kafka : non comme une religion ou
comme l’affirmation d’une croyance, mais comme une question
soulevée, soulevante : un « conte pour dialecticiens ». N’est-ce pas là
toucher du doigt l’essentielle teneur prophétique de cette façon de
penser, que ce soit chez Benjamin ou chez Kafka ?
On a vu que Theodor Adorno, lisant le travail de Benjamin sur
Kafka, avait parfaitement compris ce qui s’y jouait au fond : une
radicalisation et une dialectisation de l’image — et donc de
l’imagination — en tant que « prophétisme dialectique » ou bien,
pour parler comme Ernst Bloch, en tant que « messianisme
théorique ». C’était déjà un thème fondamental du Livre des
passages, où Benjamin cherchait à établir le lien entre « l’image
dialectique [comme] image fulgurante » (das dialektische Bild ist ein
aufblitzendes) et la phénoménologie du « regard prophétique
(Seherblick) […] tel qu’il s’allume au sommet du passé ». Thèmes
que viendront désormais condenser les cinquième et sixième
paragraphes du « testament » de 1940, où s’énonce la tâche politique
essentielle du philosophe comme de l’historien : « […] s’emparer
d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le
matérialisme dialectique de retenir l’image du passé qui s’offre
inopinément au sujet historique à l’instant du danger »… Opération à
laquelle Benjamin voulut associer « le don d’attiser dans le passé
l’étincelle de l’espérance », selon un triple signal lancé vers Bertolt
Brecht (pour le matérialisme historique), vers Ernst Bloch (pour
l’espérance) et vers Gershom Scholem (pour l’étincelle, thème
kabbalistique fondamental des temps messianiques).
Ce n’est pas un hasard si l’essai de Scholem sur Benjamin,
en 1964, se terminait à nouveau sur ce motif messianique qui traverse
d’ailleurs la plupart des exégèses de la philosophie benjaminienne
(celles de Stéphane Mosès, de Françoise Proust, de Daniel Bensaïd,
de Michael Löwy ou de Peter Szondi, mais aussi de Patricia Lavelle,
Maria Cantinho, Marc de Launay et bien d’autres encore). Or l’un des
points les plus obscurs — et cruciaux — de cette ultime philosophie
politique concerne les expressions de « porte étroite » et de « faible
force messianique ». Pourquoi étroite ? Pourquoi faible ? Et pourquoi
Benjamin tenait-il tant à souligner, dans sa phrase, l’adjectif faible
(schwach) ? Il y a, me semble-t-il, deux réponses complémentaires à
suggérer face à cette question : la première tient compte d’un retour
de Benjamin aux sources romantiques de sa propre histoire
intellectuelle ; la seconde engage son retour aux sources du judaïsme
c’est-à-dire, comme il y insiste dans ses « Thèses », un mouvement
qui consiste à « arracher de nouveau la tradition au conformisme qui
est [toujours] sur le point de la subjuguer ».
Aux sources du romantisme ? Il s’agit, avant tout, de Hölderlin,
convoqué par Benjamin dès 1914-1915 à travers les thèmes — les
poèmes — de la « timidité » et du « courage ». Hölderlin lui-même,
dans un texte bref des années 1798-1800 portant sur la signification
des tragédies, avait évoqué ce paradoxe à ses yeux fondamental :
« Toute chose originelle […] apparaît non pas dans sa force
originelle, mais plutôt dans sa faiblesse, de sorte qu’au vrai, c’est bien
à la faiblesse de chaque ensemble qu’appartient la lumière de la vie et
l’apparition. » Implicite dans Le Concept de critique esthétique dans
le Romantisme allemand, ce motif philosophique deviendra explicite
dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque
allemand, où Benjamin affirme que « c’est dans ce que les
phénomènes ont de plus singulier, de plus bizarre, dans les tentatives
les plus faibles (ohnmächtigsten), les plus maladroites, […] que la
découverte peut le [le sceau de l’origine] mettre à jour. »
Aux sources du judaïsme ? On se souviendra que Gershom
Scholem, parlant du messianisme juif, affirmait ceci : « À la grandeur
de l’attente messianique répond la faiblesse infinie du peuple juif
dans l’histoire mondiale, dans laquelle il a été jeté sans aucune
préparation par l’exil. L’idée messianique a la faiblesse de tout ce qui
est précurseur, provisoire, de ce qui n’arrive jamais à terme. C’est
pourquoi elle n’a pas été seulement source de consolation et
d’espérance. Toutes ses tentatives de réalisation ont entrouvert des
abîmes. » Or Benjamin, dès les années 1930, avait clairement
reconnu chez Kafka cette même « faible force », cette même
puissance du faible caractéristique de la pensée messianique. Il se
montrait notamment fasciné, à la lecture du Château, par ces
personnages « inachevés » ou simplement « maladroits » qui
dépensent toute leur énergie à « occuper le plus petit espace
possible ». Il se plaisait à citer cette phrase de Kafka : « Deux
possibilités : se faire infiniment petit ou l’être. » Ce serait, en quelque
sorte, la phrase typique du Juste caché.
L’enjeu philosophique d’une lecture de Kafka était, pour Benjamin,
multiple autant que fondamental (Jean Bollack ou Marc Crépon en
auront donné, parmi d’autres, quelque idée). Mais si l’on prend au
sérieux le principe benjaminien selon lequel cette lecture révélait
d’abord tout un « monde d’images » — Adorno précisant qu’il y
allait de la notion même des « images dialectiques » en général —,
alors il faut revenir à cette réflexion selon laquelle, pour l’auteur de
Sens unique, « chez Kafka, les images de la vie […] se décomposent
et de nouvelles images naissent, transitoires ». La conséquence
essentielle de ce processus sera simplement et parfaitement exprimée
par Kafka lui-même : « Je suis encore petit, provisoirement petit — je
roule — je roule — je suis une avalanche. » Petit et livré au monde, il
roule malgré lui ; mais en roulant il grandira jusqu’à devenir une
force immense malgré tout. Benjamin, dans son projet d’émission
radiophonique sur Kafka, en 1931, en donnait ce corollaire
politiquement abyssal : « L’énergie révolutionnaire et la faiblesse sont
chez Kafka les deux faces d’un seul et même état (revolutionäre
Energie und Schwäche sind bei Kafka zwei Seiten ein und desselben
Zustands). »
Comment comprendre ce paradoxe ? Reconnaissons que celui qui a
fait de l’écriture son espace de travail assume d’emblée une
« faiblesse » par rapport aux exigences et à la temporalité de l’action
politique. Reconnaissons que celui qui met au centre de sa pratique
d’écriture la production d’images — ou de figures, ou de
paraboles — prend fatalement le risque de se montrer « faible » par
rapport à une réalité historique qui cherche son élucidation. Et cela
d’autant plus s’il n’a pas hésité à laisser se déployer l’équivoque
propre aux images, comme un extraordinaire texte de Kafka, intitulé
« Des figures » (Von den Gleichnissen) le suggère si bien. Celui,
enfin, qui fait se mêler l’écriture et les images, à savoir le poète des
prophéties, ne se livret-il pas lui-même à la « faiblesse » d’un rapport
décalé à l’espace, anachronique au temps, solitaire à la société ?
Kafka, dans ses Lettres à Milena — écrites entre 1920 et 1923, soit
l’époque à laquelle fut pensé le texte sur les figures — confie avoir
été « épouvanté par ce “qui [lui] était tombé dessus” » : cet amour si
radical, heureux et malheureux en même temps. Or il en était
épouvanté d’une façon très précise, celle, justement, des prophètes :
« […] au sens de ce que l’on dit des prophètes, qui étaient de faibles
enfants ». C’est pourquoi, peut-être, les lettres à Milena laissent si
souvent échapper l’expression prophétique par excellence : proche du
laken hébreu, le trotzdem allemand, le malgré tout. « Et n’oublie
jamais [est-ce pour parler de lui-même ?] ton grand Malgré Tout. […]
Merci pour le malgré cela, un mot magique qui passe directement
dans mon sang. […] Le Trotzdem était vraiment nécessaire sur ces
lettres ; mais n’est-il pas beau aussi en tant que mot ? Dans le trotz on
se heurte, il s’y trouve encore “le monde”, dans le dem on sombre, il
n’y a alors plus rien. [Mais il y a quelque chose] malgré tout (un mot
qui revient toujours de temps en temps, un mot bon). »
Maurice Blanchot, dès 1957, avait noté le lien de cette formule
kafkaïenne avec ce qu’il nommait l’« espoir prophétique » :
« Lorsque Kafka met tout son espoir dans le mot “pourtant”, “en
dépit de tout”, trotzdem, c’est l’espoir prophétique qui parle en lui. »
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une espérance béate et unilatérale : tout au
contraire, il s’agit d’un espoir en tension, toujours près de se briser,
d’un espoir pour dialecticiens désespérés. Indissociable, chez Kafka,
du rapport qu’il établissait constamment entre désir et peur, entre
franchir le seuil et ne pas se sentir la force de le faire. Ainsi lit-on,
dans cet autre passage des Lettres à Milena : « […] je ne cherche
toujours qu’à communiquer du non communicable, à expliquer de
l’inexplicable, à raconter quelque chose que j’ai dans les os et qui ne
peut être vécu que dans ces os. Ce n’est peut-être au fond rien d’autre
que cette peur (Angst) dont il a été si souvent question, mais une peur
étendue à tout, peur devant le plus grand comme devant le plus petit,
peur, peur panique devant la prononciation d’un mot. Il est vrai que
cette peur n’est peut-être pas seulement peur, mais aussi désir
(Sehnsucht) d’une chose qui soit plus que tout ce qui produit de la
peur. »
Que « l’énergie révolutionnaire et la faiblesse » puissent former
« les deux faces d’un seul et même état », comme Benjamin le dit de
Kafka, voilà qui n’appellerait à rien de moins qu’une nouvelle entente
de la politique elle-même. Il y a dans la politique quelque chose qui
se trouve en deçà des rapports de force objectifs, historiques, tels que
les conflits de pouvoirs ou d’hégémonies : au-dessous, plus
souterrain, moins déplié mais tout aussi fondamental. C’est quelque
chose comme un jeu de forces subjectives ou psychiques : un rapport,
souvent dramatique, entre des puissances telles que le désir et la peur,
et au centre duquel œuvre constamment notre faculté d’imagination.
Dans une perspective comme celle de Kafka, il ne suffit plus d’être
libéré des pouvoirs extérieurs, de n’être plus opprimé, pour ne plus se
sentir oppressé : « […] tu es libre et c’est par là que tu es perdu. »
C’est là qu’au matérialisme historique il fallait le contre-motif d’une
éthique et d’une anthropologie.
Qu’a donc retenu Benjamin de la politique kafkaïenne ? La « porte
étroite » et la « faiblesse », sans doute… Mais surtout un espoir
« malgré tout » à travers la porte étroite et une « énergie
révolutionnaire » en dépit de la faiblesse. Il n’est pas fortuit qu’au
centre de cette dialectique, Benjamin ait convoqué — par deux fois,
l’une en 1931 dans son texte radiophonique sur Kafka et l’autre
en 1936 dans son article sur « Le conteur » — une image des
semences comme paradigme de cette « politique du temps » inhérente
aux récits ou aux textes-paraboles en tant qu’ils se révèlent capables
de cette énergie révolutionnaire de la survivance : « [Ce] recueil de
récits [de Kafka] est un sac de semences (Tasche des Sämanns)
possédant la force (Kraft) que nous connaissons aux semences
naturelles, cette force qui leur permet, même si l’on vient juste de les
exhumer d’une tombe où elles dormaient depuis des millénaires, de
donner encore des fruits. »
1. Les références sont données dans l’ordre où elles apparaissent dans le texte.
INDEX
BIBLIOGRAPHIQUE 1
ISBN 9782707347008