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GEORGES DIDI-HUBERMAN

IMAGINER
RECOMMENCER
CE QUI NOUS SOULÈVE, 2

LES ÉDITIONS DE MINUIT


Publié avec l’aide du Centre National du Livre

© 2021 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2021 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707347008
Table des matières

1. IL EST GRAND TEMPS (DEVANT LA PERTE)

2. SUSPENDRE L’HISTOIRE : SPARTAKUS

3. MAIS… DANS QUELLE INACTUALITÉ ?

4. PRENDRE LE TEMPS À LA RACINE ?

5. BONDIR DEPUIS LES TOURBILLONS

6. POUR COMMENCER, PENSONS AU PLURIEL

7. « J’ÉTAIS, JE SUIS, JE SERAI… MALGRÉ TOUT »

8. BARRICADES DE PAPIER, POUR LIRE ET RELIER LES TEMPS

9. … ET POUR RIRE SANS TROP PLEURER

10. « ALLONS-NOUS DONC RENONCER À ÊTRE ROMANTIQUES ? »

11. ROMANTISME, AMBIGUÏTÉ, POLITIQUE

12. SAVOIR ESPÉRER : LES POSSIBLES REPRENNENT COULEUR

13. PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT UTOPIQUE

14. RÊVES ROUGES SURGIS DE POUSSIÈRES SOULEVÉES

15. LE MONDE EXPÉRIMENTÉ DANS SES IMAGES-DÉSIRS

16. « IL Y AURA UNE FOIS… », OU LA TEMPESTAS POETICA

17. L’IMAGINATION, NOTRE COMMUNE

18. L’ŒIL DE LA CHOUETTE ET L’IMAGINATION RADICALE

19. HISTORICITÉ, IMAGINAIRE, INSTITUTION

20. MODES D’EXISTENCE ET FAÇONS DE RECOMMENCER

21. MONDES SENS DESSUS DESSOUS

22. L’ÉTERNEL RETOUR DES CONSTELLATIONS UTOPIQUES


23. L’HISTOIRE CHAHUTÉE PAR SES ANACHRONISMES

24. N’AI-JE PAS DÉJÀ VU CE FUTUR QUELQUE PART ?

25. RÉSISTER, PAR RYTHMES ET CONTRETEMPS

26. LES BONDS DE TIGRE DES DAMNÉS DE L’HISTOIRE

27. RÉINVENTER NOS FILIATIONS DE RÉVOLTE

28. POUR TÉMOIGNER DE L’ADVENIR

29. PROPHÈTES PROFANES

30. IL EST GRAND TEMPS (DEVANT LA PORTE)

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

INCITATIONS

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE

TABLE DES FIGURES

Du même auteur
À l’odyssée
du nom Jonas
« [J’ai trouvé] cette phrase stupéfiante, qui même me
concerne directement : “Il a surpassé la négativité du
monde avec le désespoir de son imagination”… »
Walter Benjamin à Theodor W. Adorno
[à propos d’une phrase de celui-ci sur Alban Berg],
Correspondance (27 février 1936).

« [On doit] rire de l’étroitesse d’esprit de ceux qui


croient que le pouvoir présent peut éteindre le
souvenir du temps à venir. »
Ernst Bloch,
Droit naturel et dignité humaine (1961).
1

IL EST GRAND TEMPS


(DEVANT LA PERTE)

Qui se soulève exclame, devant le monde, qu’il est grand temps.


Alors désirer déborde, désobéir advient. Tout recommence. C’est
comme si le temps lui-même manifestait, s’insurgeait. Comme si, en
se soulevant, on délivrait le temps lui-même de ses chaînes. Comme
si on démultipliait le temps en temps pluriels, en temps possibles, ce
qui implique fatalement de dresser certains temps (qui pourraient
ouvrir un champ à de la liberté) contre d’autres (qui ne font que
refermer l’espace sur de la soumission). Ce qui nous soulève ne
serait-il pas le fait d’une vague de multiples temps autres, de « grands
temps », ou de « gros temps » comme on le dit de la tempête ? Le
geste du soulèvement ne reviendrait-il pas, d’emblée, à lancer à
travers tout l’espace des gestes de temps — gestes de temps
hétérogènes ou hérétiques susceptibles d’interrompre le cours normal
des choses, de faire advenir des situations jusqu’alors impensables ?
Capables, en somme, de faire que tout recommence ?
Recommencement désiré, souvent, au fil d’une patience faite de
perdurantes passions, de très longues impatiences. Et c’est aussi un
recommencement qui s’imagine : délivrant ses images, ses feux
d’images, pour que le « grand temps » prenne forme à travers le
mouvement même de nos désirs.
Dans l’expression il est temps, nous entendons immédiatement
qu’il est question d’être, ou d’existence, et non pas d’avoir ou de
gestion de nos affaires courantes. Dire il est temps, c’est tout autre
chose que dire on a le temps, par exemple. Celui qui croit pouvoir
affirmer qu’il « a le temps » croit, en réalité, disposer du temps ou le
posséder, l’« avoir » en quelque sorte, ce qui lui permettra toutes les
manœuvres subjectives, toutes les procrastinations, tous les calculs,
toutes les fuites, toutes les lâchetés politiques. Mais quand il est
temps — et plus encore quand il est grand temps, façon d’intensifier
ou d’accentuer l’expérience de ce temps-ci —, nous ne disposons
plus de rien : c’est plutôt le temps lui-même qui dispose de nous,
nous entraîne dans son tourbillon et nous « possède », nous investit
de sa force qui est souveraineté du kairos, irruption ou éruption de
l’urgence historique… La question demeurant de savoir, à chaque
fois, quand et comment les subjectivités accordent leurs désirs, depuis
le temps où ils se sont psychiquement formés, pour comprendre, pour
décider qu’il leur faut agir à temps, et donc se soulever maintenant ou
jamais.

Il est toujours grand temps que quelque chose cesse pour qu’autre
chose puisse recommencer vraiment. Pour que l’imprévisible et
multiple « grand temps » bouscule de son imprescriptibilité
l’immobile et pesant « temps prescrit » par les forces qui veulent nous
gouverner. Par exemple, il était grand temps d’en finir, en
novembre 1918, avec les tueries démesurées de la Grande Guerre que
les stratèges militaires des deux bords n’avaient pas hésité à mettre en
œuvre contre la totalité de la population européenne. L’un des
témoins accablés de ces processus destructeurs fut Aby Warburg, le
grand historien de la culture, dont l’intérêt pour les images de
propagande l’amenait déjà vers l’élaboration d’une iconologie
politique : ses ultimes travaux, à l’époque de l’atlas Mnémosyne, en
devaient esquisser les principaux linéaments. Warburg avait donc
décidé, dès 1914, de documenter ce qu’il nommait souvent les
monstra de l’histoire. Il avait, pour ce faire, réuni dans certains
fichiers — ou Notizkästen — de sa bibliothèque une impressionnante
collection d’images et d’extraits de presse illustrant cette folie
structurelle, cette monstruosité anthropologique de la guerre en cours.
Comme d’autres chercheurs qui ont travaillé sur ce corpus
d’images, j’avais été frappé, en le parcourant, par son caractère
cauchemardesque, tour à tour trivial et abstrait, si souvent absurde,
grinçant et presque surréaliste. Contrairement aux méticuleux carnets
de guerre composés par Lucien Febvre ou Marc Bloch, les images
réunies par Aby Warburg dessinent en effet une vaste mosaïque, mais
dispersée, par avance détruite, chaotique, brueghélienne : il s’agit, en
effet, de documenter un gigantesque chaos historique plutôt que des
mouvements de troupes, par exemple, et cela à travers une multitude
de situations singulières, chacune porteuse des plus cruels paradoxes
confinant quelquefois jusqu’au burlesque. La tragédie de la guerre se
découvre ici « en détail » comme « en masse », et l’on ne sait plus
très bien, devant telle vue plongeante, si l’on a affaire à des
empreintes de pas vues de près ou à des vestiges de bombardements
vus de loin (fig. 1). Devant les images de ruines, on se retrouve dans
l’incapacité de comprendre si leur destruction remonte à la Grèce
antique ou bien au jour d’avant-hier (fig. 2). Le présent explosif
semble constamment rejoindre une bizarre éternité que seuls
pourraient lire des archéologues.
Anachronismes, donc. Anachronismes de toutes parts. Pour le
montrer, Warburg pratiquait à la fois la découpe des articles de presse
au jour le jour — comme Anke te Heesen en a bien retracé les
méthodes — et le montage des temporalités qui lui faisait retenir telle
image plutôt qu’une autre : par exemple un soldat à cheval armé
d’une lance primitive, mais équipé d’un masque à gaz ; ou bien la
rencontre étonnante d’un U-Boot dernier cri avec un voilier à
l’ancienne tout droit sorti, semble-t-il, d’un tableau de Caspar David
Friedrich (fig. 3)… Mais les anachronismes étaient surtout scrutés par
l’anthropologue dans les mentalités, dans les gestes et dans les
discours : là notamment où l’époque d’une technique toute
nouvelle — la guerre aérienne, les bombes chimiques — laissait
place à d’innombrables survivances ou « superstitions » comprises
comme le paradoxal Spielraum, ou espace de jeu, de la grande
angoisse collective. Quelques années plus tard, Walter Benjamin
devait réfléchir, pour comprendre quelque chose à la montée du
nazisme, aux mêmes paradoxes de cette expérience humaine qui avait
été « l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire
universelle », mais où cette connivence de la technique et de la
superstition avait produit les effets délétères d’une « pauvreté en
expérience » caractéristique des populations traumatisées par la
guerre.
1. Photographe anonyme, Tranchées bombardées, vers 1917. Photographie argentique
recueillie par Aby Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918. Londres, Warburg Institute
Archive (T 5082). Photo The Warburg Institute.

Il était grand temps, en effet, que cette folie cessât. Et que quelque
chose de nouveau pût en ressortir, se remettre en mouvement comme,
après un grand deuil — voire à travers un grand deuil —, le monde
lui-même est capable de trouver un nouveau rythme. Mais, entre le
« grand temps de cesser » et le « grand temps de recommencer », il y
aura toujours cette faille par-dessus laquelle jeter un pont devient
aussi difficile qu’urgent. Ce qui échut à tous les Européens, en
novembre 1918, ce fut d’abord le statut de vaincus, comme l’a
récemment souligné Robert Gerwarth. Son ouvrage, The Vanquished,
s’ouvre sur un exergue significatif extrait de The Unknown War, texte
écrit en 1931 par un représentant typique des « vainqueurs », Winston
Churchill : « Les deux camps, vainqueur comme vaincu, étaient en
ruine. Tous les empereurs et leurs successeurs avaient été tués ou
destitués. […] Tous étaient vaincus ; tous étaient dévastés ; tout ce
qu’ils avaient donné, ils l’avaient donné en vain. Personne n’avait
rien gagné […]. Ceux qui avaient survécu, les vétérans
d’innombrables batailles, qu’ils soient couronnés de laurier ou qu’ils
pleurent la défaite, revinrent à un foyer déjà englouti par la
catastrophe. »
2. Photographe anonyme, Architecture bombardée, vers 1917. Photographie
argentique recueillie par Aby Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918. Londres,
Warburg Institute Archive (A 2611). Photo The Warburg Institute.

« Nous sommes tous les enfants de la défaite », devait écrire, pour


sa part, Heinrich Mann également cité par Robert Gerwarth. Or la
« défaite » ne se réduit en rien à la seule « démobilisation » qu’aura
pu analyser, parmi d’autres, l’historien Richard Bessel. La défaite
« mobilise » tout aussi bien — mais tout autre chose, bien sûr. Elle
pouvait être, en novembre 1918, qualifiée de fait anthropologique
total dans la mesure où elle atteignait toutes les dimensions de
l’existence individuelle et collective, économique et politique,
esthétique et morale. Pourquoi cela ? Parce que la Grande Guerre,
comme on l’a si bien nommée, avait introduit ce paradigme terrifiant
d’être non seulement un combat contre l’armée ennemie, mais encore
une guerre contre les civils en général. Ce qu’illustre clairement
l’usage des gaz mortels diffusés — au gré du vent — sur tout un
territoire, sans que soient distinguées les victimes civiles des cibles
militaires. Comment s’étonner, dans de telles conditions, qu’une
guerre contre les civils ait pu se remobiliser ou se métamorphoser,
l’armistice une fois signé — voire pas encore signé — en guerre
civile proprement dite ? Et que la guerre de tranchées, une fois
désertés les champs de bataille, se soit muée en quelque chose comme
une immense guerre intestine à l’échelle de l’Europe tout entière ?
3. Photographe anonyme, Rencontre d’un sous-marin et d’un voilier, vers 1917.
Photographie argentique recueillie par Aby Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918.
Londres, Warburg Institute Archive (A 3280). Photo The Warburg Institute.

Les récentes analyses de Robert Gerwarth sur les « violences des


guerres civiles » renées « sur les décombres des empires » auront été,
de ce point de vue, précédées d’une dizaine d’années par les
réflexions importantes d’Enzo Traverso dans son ouvrage
de 2007 intitulé À feu et à sang. Loin des points de vue réactionnaires
ou révisionnistes exprimés par Ernst Jünger (dans La Mobilisation
totale) et Ernst Nolte (dans La Guerre civile européenne), plus
proche, en conséquence, de ceux développés par Hannah Arendt
(dans Les Origines du totalitarisme) ou Eric Hobsbawm (dans L’Âge
des extrêmes), Enzo Traverso a mis en lumière la façon dont les
guerres civiles auront pu, tout au long du XXe siècle, surgir depuis les
multiples guerres contre les civils dont les noms d’Auschwitz ou
d’Hiroshima illustrent encore, dans notre mémoire collective, les
terribles engrenages.
Il était donc grand temps, à l’automne de 1918, que la tuerie cessât.
Tout le monde en éprouvait l’urgence, les profiteurs de guerre eux-
mêmes n’en profitaient plus vraiment. Dans un État aussi hiérarchisé,
aussi militarisé que pouvait l’être l’Empire allemand, la décision de
tout arrêter revint, en fin de compte, à un seul homme : Erich
Ludendorff, qui était le premier adjoint du Commandement suprême
des armées. Sa froide analyse de la situation l’amena à convaincre
son supérieur hiérarchique, le maréchal Hindenburg et, au-delà,
l’Empereur lui-même, qu’il fallait maintenant capituler : les Alliés
venaient tout juste de percer les fortifications de la « ligne
Hindenburg », au Nord-Est de la France. C’était
le 29 septembre 1918, journée à laquelle Sebastian Haffner aura
consacré tout un chapitre de son livre Allemagne, 1918. Une
révolution trahie. Cette journée, écrit-il, « apportait à la fois la
capitulation et le changement de régime » puisque, en toute logique,
l’Empereur devait non seulement rendre les armes, mais encore
abdiquer son règne. Ce fut le paradoxe de cette décision
unilatérale — camouflée, des années durant, en secret d’État — que
la possibilité d’un gouvernement démocratique en Allemagne n’ait
pas été le fait du peuple lui-même, mais de ses chefs suprêmes aux
prises avec une situation militaire inextricable. Ce fut en tout cas, et
d’un coup, la fin d’une guerre trop longue et celle d’un l’Empire
multiséculaire.
Une fois la guerre mondiale arrêtée par décision militaire et la
monarchie prussienne effondrée d’elle-même, sans autre forme
d’explication, que pouvait-il advenir de la société civile allemande à
l’automne de 1918 ? Il ne faut pas s’étonner qu’elle se soit levée,
soulevée entre le « grand temps » de ce qui cessait et le « grand
temps » de ce qui désirait recommencer. Il ne faut pas s’étonner des
immenses mouvements de grève et de protestation des civils comme
des mutineries des soldats de la marine rappelant les temps du
cuirassé Potemkine dans la Russie de 1905. C’est alors que débuta la
dite « révolution de novembre », marquée par la date
du 9 novembre 1918. Ce jour-là, on vit Philipp Scheidemann
proclamer, depuis les fenêtres du Reichstag, l’avènement d’une
« république allemande » alors que, presque au même moment, le
révolutionnaire Karl Liebknecht rassemblait les ouvriers de Berlin sur
la place du château de Charlottenburg pour en appeler à une
« république socialiste », le journal Die rote Fahne commentant ce
même jour la situation sous le titre : « Berlin sous le drapeau rouge »
(fig. 4).
D’emblée, donc, l’époque de la République de Weimar aura été
marquée par le sceau de la guerre civile, en attendant que tout cela
finisse pour de bon dans les brasiers de la Nuit de Cristal, un
autre 9 novembre, celui de 1938. Façon de dire que le « grand temps
pour cesser » accompli, il restait au « grand temps pour
recommencer » un long et douloureux travail que Peter Gay, dans son
livre sur la République de Weimar, aura voulu nommer le
« traumatisme de la naissance ». Recommencer, ce n’est pas simple.
Et c’est même, bien souvent, fort dangereux. Cela prête à toutes les
conséquences possibles. Cela se fait dans un temps clivé, conflictuel,
déchirant. Une fois chassé l’Empereur Guillaume II, les forces
politiques demeurées en Allemagne n’allaient donc pas moins
s’affronter brutalement. Non seulement les forces réactionnaires,
nostalgiques de l’Empire, de la « germanité » ou de l’ordre militaire,
n’avaient pas dit leur dernier mot (et c’est peu de le dire, si l’on
connaît la suite) ; mais encore les forces démocratiques, désireuses de
mettre la res publica au premier plan, en arrivèrent à se livrer une
véritable lutte à mort.
4. Die rote Fahne [Le Drapeau rouge], 9 novembre 1918.

D’un côté, Philipp Scheidemann, dirigeant social-démocrate,


incarnait plus ou moins ceux qu’on nommait alors les
Vernunftrepublikaner, les « républicains de raison ». Ils en appelaient
à une démocratie parlementaire. Ils se voulaient donc
« raisonnables », c’est-à-dire pragmatiques et conciliateurs, fût-ce
jusqu’au cynisme et à la lâcheté politique. Karl Liebknecht, quant à
lui, était trempé d’un tout autre métal. C’était plutôt un
« révolutionnaire de passion », et la démocratie qu’il appelait de ses
vœux se présentait, loin du parlementarisme traditionnel, comme une
« République des conseils ». Il ne sera pas inutile de rappeler qu’il
était le rejeton d’une vieille famille de rigoureux théologiens
allemands remontant à Martin Luther, et qui comportait aussi, dans
son arbre généalogique, l’évangéliste Friedrich Ludwig Weidig, ce
démocrate courageux à qui l’on doit la publication
en 1834 — illégale, bien sûr — du plus fameux « tract »
révolutionnaire du XIXe siècle allemand, le Messager Hessois de
Georg Büchner. Le propre père de Karl, Wilhelm Liebknecht, fut avec
August Bebel le fondateur du parti social-démocrate allemand, et sa
correspondance avec Karl Marx et Friedrich Engels ne comporte pas
moins d’un demi-millier de pages.
Karl Liebknecht contestait avec virulence les compromissions du
parti social-démocrate de sa génération. Cela avait commencé avec la
décision politique, le 4 août 1914, de suivre la grande vague
nationaliste en votant collectivement les crédits de guerre exigés par
l’Empereur, et provoquant la scission de ceux qui, comme Liebknecht
et Rosa Luxemburg, considéraient la volonté de guerre comme
l’expression d’une hégémonie militaire, impérialiste et capitaliste tout
à la fois, ainsi qu’on peut le lire en maints endroits des Lettres du
front et de la geôle écrites par Liebknecht entre 1914 et 1918. Telle
avait été, déjà, sa déclaration véhémente du 2 décembre 1914 devant
le Reichstag : « Cette guerre qu’aucun des peuples qui y sont engagés
n’a voulue, n’a pas éclaté pour le bien du peuple allemand ni d’aucun
autre peuple. Il s’agit d’une guerre impérialiste, d’une guerre pour la
domination capitaliste du marché mondial, pour la domination
politique de territoires considérables où prendrait pied le capital
industriel et bancaire. »
C’est avec l’invocation presque mystique de la patrie dans toutes
les couches de la population allemande que le parti de la gauche
allemande s’était donc brisé, scindé en deux : le SPD d’un côté
(social-démocrate) qui pensait grignoter quelque pouvoir, et l’USPD
de l’autre (sociaux-démocrates indépendants) qui en contestait les
choix principaux. Devant l’aggravation terrifiante de la situation, de
sa fièvre nationaliste, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz
Mehring et Clara Zetkin décidèrent de créer en 1915 la revue Die
Internationale — quoi de plus internationaliste, à leurs yeux, que le
projet d’émancipation des classes opprimées ? — et de fonder, dans le
même mouvement, la Ligue Spartakus (Spartakusbund), organe tout
entier consacré à faire advenir politiquement le « grand temps du
recommencement ». Ce sera, ensuite, au moment du plus grand
danger — soit à la toute fin de décembre 1918, lorsque des tracts
inondaient Berlin pour appeler à l’assassinat de Liebknecht — que la
Ligue Spartakus s’alliera avec les communistes et les « radicaux de
gauche » (Linksradikalen) pour fonder in extremis le premier Parti
communiste de l’Allemagne moderne.
Qu’est donc devenue la « révolution de novembre » à Berlin, ce
« grand temps » tragiquement clivé en deux et, donc, incapable de
parvenir à la floraison du recommencement ? Il y a eu, de ces
quelques semaines paroxystiques qui se prolongèrent
jusqu’au 15 janvier 1919, date de l’assassinat de Karl Liebknecht et
Rosa Luxemburg, de remarquables chroniqueurs, à commencer par
Paul Frölich, journaliste et activiste né en 1884 au sein d’une famille
ouvrière. Il fut l’élève de Rosa Luxemburg à l’École centrale du parti
social-démocrate à Berlin au cours des années 1907-1913. Il
s’opposa, comme elle, à la politique militariste adoptée en 1914 par la
direction de ce même parti. Après les événements de Berlin, il
participa à la République des conseils de Bavière en avril-mai 1919,
prit la fuite devant la répression policière et vécut clandestinement
pendant des mois. Exclu du KPD en 1928 — ses positions anti-
staliniennes étant notoires —, il échappa de peu aux premiers camps
nazis et s’expatria en France, puis aux États-Unis. Son récit des
événements de Berlin, publié en 1929 dans Révolution et contre-
révolution en Allemagne — dont d’autres chapitres avaient été écrits
par Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher — demeure
une source d’autant plus précieuse qu’elle cite, dans tous leurs détails,
un nombre considérable de documents politiques ou journalistiques.
Il n’entre pas dans mon intention de refaire le récit circonstancié de
ces événements, déjà analysés avec grande précision par Pierre Broué
en 1971, Chris Harman en 1997 ou Mark Jones en 2016. Il est utile,
cependant — afin de mieux comprendre la dramaturgie ou la
dialectique du « grand temps » que peut déployer un soulèvement
politique —, de revenir à certains moments exemplaires qui auront
eu, de plus, l’heur de se trouver sous le regard des photographes qui
arpentaient Berlin dans ces semaines-là. Diethart Kerbs y a consacré
un recueil foisonnant et passionnant : on y découvre comment chacun
à sa façon — Wilhelm Braemer ou Walter Gircke, Willi Ruge ou
Heinrich Sanden et bien d’autres, sans compter le remarquable Willy
Römer — devenait « l’œil de l’histoire » se faisant au jour le jour.
Tout cela dans un contexte où l’impression de cartes postales
connaissait une grande popularité et où les journaux, les magazines,
s’employaient à reproduire, recadrer et remonter toutes ces
photographies, notamment dans le domaine de la presse ouvrière telle
que l’ont étudiée, pour cette période précise, Thomas Friedrich ou
Ulrich Panitz.

Quels étranges « grands temps » ! Quels dramatiques rapports de


force pour qu’une terreur finisse enfin, pour qu’un espoir enfin
prenne forme, se répande partout… mais pour que la terreur, à la fin,
revienne aussi forte. Les « festivals de l’amitié » populaire, comme
Frölich les a nommés, où drapeaux et calicots rouges flottaient
partout, laissèrent place, dès le cours de novembre 1918, à des
tensions extrêmes, lourdes de menaces : Chris Harman les désigne
comme caractéristiques des « jours du pouvoir ouvrier » tandis que
Pierre Broué y voit déjà les prodromes de la guerre civile. C’est à la
fois le moment où la Ligue Spartakus pouvait réunir des dizaines de
milliers d’ouvriers et de soldats dans les rues de
Berlin — le 8 décembre, par exemple — et où, de l’autre côté, se
constituaient avec méthode les redoutables Freikorps, ces troupes
d’assaut professionnelles, ancêtres des SA et des SS, mobilisées par
des officiers monarchistes ou réactionnaires, et que le gouvernement
social-démocrate ne devait pas longtemps hésiter à utiliser contre
l’effervescence du soulèvement révolutionnaire. C’est alors qu’un
pouvoir qui se disait « socialiste » entra dans ce que Frölich nommera
tour à tour la cynique « tromperie parlementaire » et l’inexorable
« contre-révolution » bourgeoise.
Grands temps de lutte, donc. Le 16 décembre 1918, par exemple,
Walter Gircke photographie la « foule rouge » réunie pour appeler à
la réunion d’un Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats (fig. 5).
Les « ebertistes » (ou « modérés », issus du gouvernement)
s’opposeront aux « spartakistes » (ou « révolutionnaires ») sans que
rien de concret ne puisse ressortir des palabres. Ernst Däumig
— membre des revolutionäre Obleute, les « délégués
révolutionnaires », et de l’exécutif des conseils — qualifiera cette
réunion, qui aurait dû être historique, de « club des suicidés
politiques ». Mais, sur l’image de Gircke, comme figés dans le
« grand temps » de l’effort, presque tous les manifestants ont encore
le sourire et manifestent leur espoir, brandissant notamment (à gauche
sur l’image) une pancarte qui proclame, comme en Russie l’année
d’avant : « Tout le pouvoir aux conseils ! » Huit jours plus tard,
l’artillerie du président Ebert attaquera les marins insurgés à l’arme
lourde. L’urgence de la situation précipitera la fondation du Parti
communiste allemand. Rosa Luxemburg, ayant exprimé ses positions
dans un texte fameux intitulé Que veut Spartakus ? et paru dans la
Rote Fahne du 14 décembre, se ralliera lucidement à l’initiative, tout
en confiant à son ami Leo Jogiches : « Un nouveau-né doit crier. »

5. Walter Gircke, Berlin, 16 décembre 1918. Manifestation pour l’ouverture du


Congrès des conseils, 1918. Photographie argentique. Berlin, Ullstein Bilderdienst.

Grands temps d’explosion. L’armée se décompose, les


réactionnaires s’organisent, les grèves se généralisent. Ce qui fait tout
exploser, curieusement, sera la révocation, par le gouvernement
d’Ebert, de Scheidemann et de Noske — l’artisan principal de la
répression, qui se félicitera même d’assumer la tâche du Bluthund, le
« chien sanglant » : c’est-à-dire le bourreau —, du chef de la police
berlinoise Emil Eichhorn, nommé à ce poste dès le 9 novembre 1918.
C’était un ancien ouvrier verrier, permanent du SPD depuis 1893. Son
tort aura été de ne pas vouloir réprimer le soulèvement en cours. Mais
sa mise à l’écart autoritaire suscite une réaction, unanime et immense,
des travailleurs. Le 4 janvier, Liebknecht en appelle à une protestation
devant le ministère de l’Intérieur (fig. 6). Une masse considérable se
soulève le lendemain. Des photographies de Willy Römer, entre
autres, témoignent clairement de la détermination et de la colère des
soulevés (fig. 7), même si les organisateurs — y compris
spartakistes — n’envisageaient au départ qu’une grande protestation
pacifique. Mais les gens sont armés et les barricades se dressent.
Certains commencent à occuper les gares de chemin de fer, tandis que
d’autres, dans la Lindenstrasse, investissent de force les locaux du
journal gouvernemental Vorwärts (« En avant ») ainsi que d’autres
maisons d’édition telles que l’entreprise Mosse dans la
Schützenstrasse. Ils stoppent les machines d’imprimerie et congédient
les comités de rédaction.

6. Willy Römer, Berlin, 4 janvier 1919. Dernier discours public de Karl Liebknecht
devant le ministère de l’Intérieur, Unter den Linden, 1919. Photographie argentique.
Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.
7. Willy Römer, Berlin, 5 janvier 1919. Spartakistes sur le chemin des barricades,
1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.

Une série de photographies prises par Willy Römer — le recueil


Revolution und Fotografie, dirigé par Diethart Kerbs, élargissant la
perspective à d’autres sources et d’autres opérateurs, tels Alfred
Frankl ou Robert Sennecke — montre la défense des soulevés devant
la maison d’édition de Rudolf Mosse (fig. 8). Nous sommes le
11 janvier 1919. Les locaux sont tenus depuis six jours mais, à
présent, Gustav Noske a lancé les redoutables troupes d’assaut des
Freikorps dans les rues de Berlin. Mitrailleuses et véhicules blindés
se positionnent sur les principales places publiques. Le combat est
évidemment très inégal. Bien que l’on y puisse compter sept ou huit
fusils aux mains des insurgés, l’image de Römer révèle quelque chose
d’essentiel à la phénoménologie de ce soulèvement, à savoir sa
puissance — de détermination, fût-ce jusqu’au désespoir — et son
impouvoir en même temps. Car les barricades qui protègent ces
combattants sont de simples barricades de papier : rouleaux extraits
de l’imprimerie, liasses de journaux tirées des magasins, tandis qu’un
fouillis de feuilles déchirées jonche le sol. Même si, physiquement
parlant, le papier en rouleaux se révèle doué d’une certaine résistance
aux balles ennemies, allégoriquement parlant cette image nous dit
sans doute beaucoup, et de façon émouvante, sur les moyens et les
limites d’un soulèvement tel que celui de Berlin, ce 11 janvier 1919.
8. Willy Römer, Berlin, 11 janvier 1919. Barricades faites de rouleaux et de liasses de
papier journal dans la Schützenstrasse, devant le siège de la maison d’édition Mosse,
1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.

Quelques heures seulement après cette prise de vue, les


combattants vont être contraints de capituler. Paul Frölich raconte
ainsi le déroulement de la journée devant l’immeuble du Vorwärts :
« L’attaque débuta le 11 janvier, entre sept et huit heures du matin.
L’immeuble du journal fut bombardé pendant une quinzaine de
minutes par l’artillerie installée sur la Belle Alliance Platz. Puis le
régiment de Potsdam partit à l’assaut, mais fut énergiquement
repoussé. Le siège du journal fut à nouveau bombardé pendant deux
heures, subissant de lourds dégâts. Il y avait déjà de nombreux morts
parmi les défenseurs et leur condition d’infériorité absolue faisait
qu’il était de toute évidence impossible de poursuivre la résistance.
Une délégation de six défenseurs, conduite par l’ouvrier et poète
Werner Möller et par le rédacteur Wolfgang Fernbach, sortit de
l’immeuble pour tenter de négocier l’évacuation du Vorwärts. Ils
parlementèrent avec le lieutenant Westarp, qui exigea la remise sans
condition de l’immeuble en moins de dix minutes. Seul un des
délégués put retourner dans son camp, les autres furent arrêtés,
transférés dans la caserne des dragons de la Belle Alliance Strasse et
passés aussitôt par les armes, en même temps que deux autres
ouvriers. Peu après, tous les défenseurs survivants du Vorwärts, soit
environ trois cents personnes, se rendirent. Durant le transfert à la
caserne des dragons, les prisonniers furent férocement maltraités,
comme en témoignent certains documents décrivant les violences et
les exécutions. »
Quelques heures plus tôt, Karl Liebknecht pensait encore qu’il était
possible de renverser le gouvernement social-démocrate. Quelques
jours plus tard, le 16 janvier au matin, le journal Vorwärts, repris en
main, publiera en première page ces deux mensonges grossiers :
« Liebknecht tué lors d’une tentative d’évasion. Rosa Luxemburg
lynchée par la foule. » Il s’agissait en réalité, comme on le sait,
d’assassinats programmés. Depuis le mois de décembre 1918 leurs
têtes avaient été mises à prix pour la somme de 50 000 marks
chacune. Paul Frölich — qui écrit en 1929 — détaillera la teneur des
documents de ce double assassinat, exhumant notamment une
photographie où l’on peut voir les meurtriers fêter leur action à
l’hôtel Eden de Berlin le 15 janvier au soir. Ce n’est que plus tard
qu’on rendra publique l’image du cadavre de Liebknecht (fig. 9)
enterré le 25 janvier — dans une procession lugubre où l’on ne voit
pas une seule gerbe de fleurs — « aux côtés » de son amie Rosa
Luxemburg dont le cadavre continuait de pourrir dans les eaux du
canal Landwehr où elle avait été jetée une fois assassinée (fig. 10).

9. Photographe anonyme, Berlin, 15-16 janvier 1919. Cadavre de Karl Liebknecht,


1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte.

La suite est une longue histoire de guerre civile et de « grands


temps » écrasés. Après tous les événements dont il aura été le témoin
visuel, Willy Römer pourra continuer de photographier sa chère ville
de Berlin : ses petits métiers, la vie difficile aux temps de
l’inflation… jusqu’à cette image de janvier 1933, reproduite dans la
monographie d’Enno Kaufhold, et où l’on voit les troupes de SA
défiler devant la « Maison Karl Liebknecht » du Parti communiste
allemand bientôt interdit par le gouvernement de Hitler (fig. 11). Il y
aurait bien là de quoi vous rendre fou. Mais c’est la folie des temps
eux-mêmes, grands ou petits : temps pour cesser d’être écrasés, temps
pour commencer de relever la tête, mais avec le risque d’être écrasés
à nouveau.

10. Willy Römer, Berlin, 25 janvier 1919. Funérailles de Karl Liebknecht et de Rosa
Luxemburg dans la Frankfurter Allee, 1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur
für Bilder zur Zeitgeschichte.

Pourquoi fut-ce précisément en novembre 1918 qu’Aby


Warburg — ce « sismographe sensible » des temps historiques,
comme il devait en élaborer lui-même l’idée au cours d’un séminaire
fameux sur la science historique de Jacob Burkhardt mise en symétrie
avec la folie du temps chez Friedrich Nietzsche — s’effondra si
subitement dans la psychose ? Dans son Histoire clinique d’Aby
Warburg, où sont insérées des expertises d’autres médecins
psychiatres tels que Hans Berger, Heinrich Embden ou Kurt
Binswanger, son propre cousin, Ludwig Binswanger consigna les
thèmes délirants qui mettaient au premier plan la défaite militaire de
l’Allemagne. Embden écrivait par exemple, le 23 octobre 1920 : « Il
croyait qu’une gouvernante anglaise, amie de la famille, qui était
restée à Hambourg durant les premiers mois de la guerre, avait été
“l’espionne en chef de Lloyd George” et que lui, Warburg, serait par
conséquent rendu responsable de l’issue malheureuse de la guerre et
puni pour cela. D’une heure à l’autre, il s’attendait à une catastrophe
(emprisonnement, etc.), et l’agitation inhérente à un tel complexe le
conduisit au premier fait marquant de sa psychose — il menaça sa
famille avec un revolver, pour la préserver du pire en la tuant… »

11. Willy Römer, Berlin, 22 janvier 1933. Défilé des SA devant la « Maison Karl
Liebknecht » du Parti communiste allemand, 1933 (détail). Photographie argentique.
Une approche critique — et pas seulement clinique — de cette
situation doit, en toute rigueur, tenir compte de la « folle » activité
documentaire de Warburg à l’endroit de l’iconographie de la Grande
Guerre, mais aussi de telle image du maréchal Hindenburg, par
exemple, qui apparaît dans un montage photographique sur la
soixante-dix-septième planche de l’atlas Mnémosyne… Binswanger
note, le 11 mai 1921, que son patient ne se sépare jamais d’un
« journal, entièrement déchiré, datant de cette époque également
[1918] ». Embden conclura, dans son anamnèse du 19 mai 1921 :
« La guerre plongea W. dans une agitation démesurée… » L’intérêt
anthropologique et sociologique de l’historien des images pour les
superstitions de guerre pouvait presque apparaître comme une
tentative d’introspection autobiographique de ses propres symptômes.
La guerre fut-elle donc la « cause » de cette folie où Warburg sombra
en novembre 1918 ? C’est ce que la plupart des commentateurs ont
naturellement inféré.
Mais Warburg lui-même était plus perspicace qu’un historien
déterministe : il avait découvert dans les images, depuis bien
longtemps, ce que Freud avait, de son côté, reconnu sous le concept
d’une « surdétermination » (Überdeterminierung) des formations de
l’inconscient. Dans le post-scriptum d’une lettre ouverte aux
psychiatres de la clinique où il était soigné, il écrivait
le 16 juillet 1921 : « Ma maladie consiste en ce que je perds la
capacité de relier les choses d’après leurs simples rapports de
causalité. » On pourrait montrer que toute la tentative ultérieure de
Mnémosyne aura consisté à faire de ce symptôme, non pas un déficit
psychologique mais, au contraire, une faculté heuristique, une
paradoxale méthode de connaissance (j’ai moi-même tenté cette
hypothèse, comme d’autres chercheurs tels qu’Ulrich Raulff ou
Bettina Gockel). Mais comment formuler, plus précisément, les
« directions significatives » (Bedeutungsrichtungen), ainsi que les
nommait Binswanger, d’une telle « sur-causalité » dont
l’anachronisme des fantasmes, des gestes et des images donne la
manifestation la plus obvie ? C’est ici, précisément, qu’il serait
possible d’imaginer un paradigme plus historique et politique, lié à la
dialectique même du « grand temps pour finir » et du « grand temps
pour commencer ».
Un aspect du tableau clinique présenté par Warburg après
novembre 1918 semble d’ailleurs particulièrement frappant : le
docteur Heinrich Embden parlait à son sujet d’une « extrême angoisse
de l’échéance » (grosse Angst Terminangst). C’était comme si chaque
« grand temps pour finir » était ressenti par Warburg comme la fin du
monde, ou tout au moins la fin d’un monde. On sait bien — il suffit
pour cela de marcher dans les rues d’une grande ville — que les fous
finissent presque toujours par parler de politique : ils en délient
l’histoire de toutes « simples causalités » pour en mieux délirer les
péripéties objectives. Or « délier » et « délirer » font ensemble partie
de ce qu’on pourrait nommer un tropisme prophétique dont Warburg
fut, à l’évidence, affecté (ou pour lequel il fut, en retour, terriblement
doué). Ce qu’il revendiquait, devant ses psychiatres, comme une
véritable et volontaire « politique de catastrophe »
(Katastrophenpolitik). Mais de quelle catastrophe — ou plutôt de
quelles multiples catastrophes — pouvait-il alors être question ? Il y
avait la guerre, sans aucun doute. Mais il y avait, tout aussi bien, la
guerre civile — c’est-à-dire la guerre intérieure, intestine, la guerre
familiale ou fratricide qui sait se déployer à toute échelle.
Or c’est bien cette guerre-là qui avait aussi commencé de déchirer
l’Allemagne à partir de novembre 1918. On sait qu’en
juin 1922 Warburg fut, proprement, terrorisé d’apprendre l’assassinat
politique de Walter Rathenau, alors ministre des Affaires étrangères
de la République de Weimar. « Il croit que son frère est en danger »,
note Binswanger comme s’il s’agissait d’un délire ou d’une
« déliaison des rapports de causalité » historiques. Mais c’était bien
là, exactement, ce qu’était en train de « délier » des faits eux-mêmes
l’heuristique imaginaire d’Aby Warburg : une fois encore, le fou
avait raison. Un complot fomenté par le même groupe de
nationalistes antisémites qui avaient tué Rathenau visait en effet, au
même moment — et comme on ne l’apprit que plus tard —, à
assassiner Max Warburg… Rappelons que l’imminence d’un
déferlement fasciste et antisémite sur l’Europe devait bientôt
constituer — en 1929, l’année même de la mort de Warburg — le
motif crucial de l’ultime planche de Mnémosyne, ainsi que l’aura
analysé dès 1998 Charlotte Schoell-Glass dans son livre Aby Warburg
und der Antisemitismus.
Mais Warburg, plutôt « républicain de raison » que
« révolutionnaire de passion », avait aussi peur des bolcheviks que
des fascistes. Lorsque, en août 1921, il en vint à palabrer avec les
phalènes qui voletaient dans sa chambre dans la nuit — et en qui il
accordait plus de confiance qu’à tous ses médecins —, il donna sa
peur d’un soulèvement ultra-gauchiste comme raison principale de
son effondrement de 1918. Binswanger consigne : « S’est inventé un
culte avec les petits papillons de nuit qui volettent dans sa chambre la
nuit. Il les appelle “petites bêtes qui ont une âme” (Seelentierchen), il
peut s’entretenir avec elles pendant des heures. Est très préoccupé
parce que son “petit papillon” n’a rien à manger ; veut lui donner du
lait, lui rapporte de sa promenade une feuille de tilleul. Est
malheureux quand le petit papillon s’en va. Le cherche alors partout.
Est heureux de trouver un autre petit animal. Il leur parle de la façon
suivante : “Petit papillon, le professeur te remercie de pouvoir
bavarder avec toi, puis-je te dire toute ma douleur, pense un peu, petit
papillon, le 18 novembre 1918 j’ai eu si peur pour ma famille que j’ai
pris mon revolver et que j’ai voulu la tuer, et moi avec. Tu sais, parce
que le bolchevisme arrivait” (Weißt du, weil der Bolschewismus
kam). »
Et c’est ainsi que le penseur du « long temps » — la
survivance — des gestes, des images et des symboles se trouva
psychiquement déchiré, en novembre 1918, entre un trop soudain
« grand temps pour finir » (la guerre mondiale) et un trop soudain
« grand temps pour recommencer » (une guerre civile ou, tout au
moins, les prémices d’une révolution sociale galopante). À
Hambourg, précisément, que se passait-il ? Une réunion politique eut
lieu le 5 novembre pour appeler à la libération de marins insoumis qui
avaient été jetés en prison. Le matelot Friedrich Zeiler réunit vingt
camarades et descendit jusqu’au port afin d’y chercher des soutiens.
À minuit ils étaient une centaine, prenant possession des bureaux du
syndicat, et le lendemain ils étaient quarante mille dans les rues de
Hambourg à manifester pour une « république des conseils ouvriers ».
Chris Harman, citant Révolution et contre-révolution en Allemagne,
rappelle que « Paul Fröhlich s’empara de l’atelier d’imprimerie du
quotidien Das Hamburger Echo et fit paraître un journal au nom du
conseil d’ouvriers et de soldats appelé Die rote Fahne (Le Drapeau
rouge). “C’est le début de la révolution allemande, de la révolution
mondiale !” proclamait-il. »
Au cours de la seule journée du 6 novembre, la révolution semblait
avoir conquis tout le Nord-Ouest de l’Allemagne : les conseils prirent
le pouvoir à Brême, Altona, Rendsburg et Lockstedt. Le lendemain,
c’était au tour de Cologne, Munich, Braunschweig et Hanovre. Le
8 novembre, la révolution gagnait les villes d’Oldenburg, Rostock,
Magdebourg, Hall, Leipzig, Dresde, Chemnitz, Düsseldorf, Francfort,
Stuttgart, Darmstadt et Nuremberg… Warburg, que je sache, ne
consacrera aucun commentaire public à ces événements par ailleurs
absents de son répertoire iconologique de « formules pathétiques ». Il
se repliera, une fois rentré de ses longs séjours psychiatriques, dans sa
« petite citadelle de livres » — comme il la nomme dans une lettre à
Binswanger du 23 décembre 1925 — et y mourra assez
tranquillement, sans avoir à subir lui-même les menaces d’autodafé
que le NSDAP de Hambourg proférait à l’encontre de sa chère
bibliothèque, cette si fragile et si puissante barricade de papier.
2

SUSPENDRE L’HISTOIRE :
SPARTAKUS

De nous l’histoire n’attend qu’une chose : être soulevée, c’est-à-


dire suspendue, pour être relancée, rejouée. Pour recommencer.
L’histoire ne cesse — comme structurellement — de désirer là même
où elle revient sur elle-même et se remémore. Constamment elle
cherche ou retrouve de nouveaux rythmes. Elle veut être capable de
bifurquer, de séparer certaines choses trop familières et de mettre
d’autres choses en d’inattendus contacts : façons d’imaginer. Elle
veut faire cesser ce qui semblait établi, faire commencer ce qui
semblait impossible. Elle veut faire varier la chanson de l’existence,
sans rien oublier de ce qui fut tenté. L’histoire ne connaît ni fin
dernière, ni loi immuable. C’est lorsque surviennent les soulèvements
que cette imprévisibilité ou imprescriptibilité deviennent manifestes,
éclatantes. Or cette condition de l’histoire en tant que devenir humain
se retrouve, d’une certaine façon, dans l’exercice même de l’histoire
en tant que discipline savante.
Le destin de Furio Jesi apparaît, de ce point de vue, exemplaire.
Jesi est né à Turin en 1941. Son père était issu d’une vieille famille
rabbinique. Un trait caractéristique de ses choix, dès l’adolescence,
apparaîtra immédiatement si l’on sait que le jeune homme décida de
se tourner à la fois vers une figure du plus grand passé, celui de
l’Égypte pharaonique, et vers une figure de la plus grande modernité,
celle de l’Allemagne post-romantique. Comme égyptologue et
archéologue, il publia de nombreux travaux d’érudition, le
premier — dans le Journal of New Eastern Studies — dès 1956, soit à
l’âge de quinze ans. Comme moderniste et germaniste, il s’intéressa
aux méthodes d’Aby Warburg, se passionna bientôt pour la pensée de
Walter Benjamin, discuta de vive voix avec Sigfried Giedion, écrivit
de nombreuses gloses littéraires sur Bertolt Brecht, Thomas Mann ou
Rainer Maria Rilke, traduisit en italien Masse et puissance d’Elias
Canetti… Dans la présentation générale de son œuvre qu’a faite
Andrea Cavalletti, on découvre une bibliographie profuse et,
apparemment, fort éclectique. Mais on comprend assez vite que la
question centrale, inhérente à toutes les œuvres de Furio Jesi, aura été
la même obstinément : il voulait savoir ce qu’est, plus que le temps
en général, le « grand temps » paradoxal de l’histoire suspendue.
Il s’intéressait, de ce fait, aux états extrêmes du temps : l’archétype
d’un côté, le pur instant de l’autre. Soit l’expérience, mais dans sa
double signification exaspérée : comme sédimentation des âges, mais
aussi comme remise en jeu soudaine, c’est-à-dire mise en danger, de
tous les acquis préalables. Sur le versant des archétypes, Furio Jesi
avait voulu jeter un pont — il ne fut pas le seul à le faire, la
« survivance » (Nachleben) ayant souvent été comprise comme
permanence des archétypes — entre les « formules du pathos » selon
Aby Warburg et les constantes mythologiques selon Carl Gustav Jung
et Károly Kerényi, dont l’Introduction à l’essence de la mythologie,
publiée en 1941, visait à proposer une psychologie, voire une
phénoménologie, de l’archétype. Dès 1958, Jesi avait publié dans
l’Archivio internazionale di etnografia e preistoria un article intitulé
« Les connexions archétypales ». Il fit en 1964 la connaissance de
Kerényi et entama immédiatement avec lui une intense
correspondance publiée, depuis, sous le titre Demone e mito. Les
discussions tournaient autour de la différence de valeur à établir entre
le « mythe authentique » (echter Mythos), synonyme de vérité
profonde — comme chez les Grecs anciens —, et le « mythe
inauthentique » (unechter Mythos) dont Kenéryi, sur les traces de
Heidegger, rendait responsable l’âge moderne, « l’âge de la
technique ».
Il y avait là quelque chose comme un grand mépris pour les
urgences politiques et pour la vie historique en général. Comme le
raconte Andrea Cavalletti, Jesi entreprit bientôt une relecture critique
de ces vues nostalgiques sur les mythes anciens, publiant un recueil
consacré à la modernité littéraire — de Goethe et Novalis à Rilke,
Pound ou Cesare Pavese — intitulé Letteratura e mito. C’était déjà
une façon d’assumer, vis-à-vis de Kerényi et de sa notion de « mythe
authentique », une « rupture dramatique et irréversible ». Or il est
clair, dans ce violent revirement, que l’histoire politique était passée
par là, avait joué son rôle : 1968 marque, en effet, l’époque où le
jeune chercheur se rapprocha beaucoup de l’extrême gauche italienne.
Mais cela ne voulait pas dire qu’il lui fallût renoncer à son
questionnement anthropologique sur les mythes et leurs temporalités
paradoxales. La question, que ce fût du côté du mythe sans âge ou du
côté de l’histoire politique la plus immédiate, demeurait celle du
« grand temps » quel qu’il fût — ce que, de façon contemporaine et
fort différente par ailleurs, Ernesto De Martino mettait en pratique
dans son enquête, inachevée au moment de sa mort en 1965, sur La
Fin du monde ; sans compter l’œuvre mythico-politique majeure de
cette époque, je veux parler de celle de Pier Paolo Pasolini —, entre
« temps pour tout finir » et « temps pour tout recommencer ».
Il est frappant que le livre le plus significatif de Furio Jesi sur ce
« grand temps » ait eu pour titre Spartakus : avec un k comme chez
Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, et non pas avec un c comme
chez le héros semi-légendaire du soulèvement d’esclaves dans la
Rome antique. Sans doute commencé en 1968, l’ouvrage fut
terminé — ainsi que nous l’apprend une correspondance avec
Umberto Silva où le projet en est qualifié de « monstre
dévorateur » — au mois de décembre 1969. Il était pensé par son
auteur dans la suite d’un autre livre intitulé Germania segreta, recueil
d’études sur cette Allemagne des temps modernes qui fut à la fois le
creuset des paroxysmes politiques (des temps « brefs ») et de la
culture incessamment repensée (dans les temps « longs »). Devaient
suivre, de 1972 à 1979, d’autres travaux sur la coexistence des
mythologies multiséculaires et de l’esprit historique des Lumières,
depuis les penseurs hétérodoxes du XVIIIe siècle jusqu’aux auteurs
modernes tels que Thomas Mann, Elias Canetti ou Ludwig
Wittgenstein.
Spartakus est un grand livre sur le « grand temps » de la révolte ou
du soulèvement. Avant l’étude anthropologique sur La Fête et la
machine mythologique, publiée en 1977, il problématise la notion de
« suspension historique » à travers les mouvements contradictoires de
temporalités qui se heurtent de plein fouet dans la révolte : celle du
symbole ou du mythe et celle de l’histoire ou de l’événement. Walter
Benjamin — qui devait être convoqué plus explicitement dans La
Fête, en particulier pour le passage célèbre des thèses « Sur le
concept d’histoire » racontant que les révolutionnaires de
juillet 1830 avaient pratiquement commencé leur mouvement de
protestation en tirant sur les horloges publiques — est, d’une certaine
façon, omniprésent : spectralement nécessaire. Comme si sa pensée
de l’origine en tant que tourbillon dans le fleuve du devenir, et non en
tant que source de ce fleuve, permettait à Furio Jesi de dépasser le
point de vue de l’archétype.
Spartakus n’est donc pas un livre d’histoire à proprement parler.
Jesi prévient son lecteur, dès le début, que ce qu’il écrit « n’est pas
une histoire du mouvement et de l’insurrection spartakistes », bien
qu’il fasse, par la suite, constamment retour sur les événements
berlinois de décembre 1918 et de janvier 1919, avec ses protagonistes
directs (Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Paul
Frölich) ou indirects (Thomas Mann, Bertolt Brecht, Erwin Piscator,
Georg Lukács). S’il fallait résumer Spartakus d’après son propre
découpage en chapitres, on pourrait dire ceci : la longue introduction
cherche ce « grand temps » où viennent s’entrelacer « subversion et
mémoire » ; le premier chapitre élabore l’idée même de « suspension
du temps historique » (notamment à travers l’évocation des journées
du 9 au 11 janvier 1919 à Berlin) ; le deuxième chapitre analyse la
révolte comme une « épiphanie d’images mythiques déterminantes » ;
le troisième chapitre est entièrement consacré à un commentaire de
Tambours dans la nuit de Brecht (pièce qui, selon le témoignage de
Lion Feuchtwanger, s’intitula d’abord Spartakus) en contrepoint du
Docteur Faustus de Thomas Mann (qui évoque, en effet, les mêmes
événements de 1919) ; le dernier chapitre s’intitule « Inactualité de la
révolte » et s’interroge sur la fécondité, la valeur « épiphanique »,
d’une telle inactualité.
Que la révolte survienne comme « suspension du temps
historique », voilà qui la distingue d’emblée, aux yeux de Furio Jesi,
de la révolution proprement dite : « Nous utilisons le terme de révolte
pour désigner un mouvement insurrectionnel différent de la
révolution. La différence entre révolte et révolution ne tient pas aux
objectifs de l’une ou de l’autre ; l’une et l’autre peuvent avoir le
même objectif : s’emparer du pouvoir. Ce qui distingue
fondamentalement la révolte de la révolution est une expérience
différente du temps (una diversa esperienza del tempo). Si l’on
s’appuie sur le sens courant de ces deux termes, la révolte est une
explosion insurrectionnelle improvisée qui peut s’insérer dans un
projet stratégique mais qui en elle-même n’implique pas une stratégie
à long terme ; la révolution est, inversement, un ensemble stratégique
de mouvements insurrectionnels coordonnés et orientés sur une
échéance relativement longue vers des objectifs définis. On pourrait
dire que la révolte suspend le temps historique (si potrebbe dire che
la rivolta sospenda il tempo storico) et instaure subitement un temps
dans lequel tout ce qui s’accomplit vaut en tant que tel,
indépendamment des conséquences et des rapports avec l’ensemble
des phénomènes à caractère transitoire ou pérenne qui définit
l’histoire. La révolution serait, en revanche, entièrement et
délibérément calée dans le temps historique. »
La révolte, c’est toujours maintenant ou jamais. En janvier 1919,
écrit Jesi, « il s’agissait d’agir une fois pour toutes (agire una volta
per tutte), et le résultat de l’action était contenu dans l’action même.
Chaque choix décisif, chaque action irrévocable, signifiait être en
accord avec le temps (in accordo col tempo) ; toute hésitation
signifiait être en dehors du temps. » Il n’y avait plus là — ou il n’y
avait pas encore, selon le point de vue que l’on voudra adopter — ni
« ligne de parti » ni stratégie révolutionnaire à proprement parler. Ce
qu’atteste notamment l’attitude de Rosa Luxemburg, qui se donna
corps et âme à ce mouvement, alors même qu’elle en avait clairement
souligné toutes les faiblesses stratégiques. Significatif apparaît donc
le fait que Jesi veuille évoquer précisément la journée
du 11 janvier 1919, avec ses dérisoires et admirables barricades de
papier devant les rédactions des journaux occupés (fig. 8)… Il va
jusqu’à parler de « l’extrême et quotidienne fatigue physique de Rosa
Luxemburg pendant les journées de la révolte », comme pour inscrire
dans sa phénoménologie le double mouvement d’une énergie qui fait
se soulever et d’une énergie qui peut faire s’écrouler, exactement
comme Warburg l’avait proposé dans ses analyses « polarisées » des
antiques Pathosformeln : « La révolte — et surtout une révolte aux
conséquences désastreuses comme celle des spartakistes — détermine
aussi sur la personne physique et morale une immense dépense
d’énergie dans la tension quotidienne de la lutte qui est configurée
presque comme un mouvement spasmodique entre la victoire
triomphale et la mort. »
Quelle étrange temporalité ! Quand le maintenant ou jamais vient à
s’écrouler dans la défaite politique, comme cela s’est passé
du 11 au 15 janvier 1919, quelque chose d’autre, selon Jesi, s’élève
ou se relève pourtant. C’est quelque chose qui va au-delà de la
question de l’action et de son « juste temps » (giusto tempo), thème
auquel Jesi aura d’ailleurs consacré un texte spécifique — à partir des
idées mêmes de Rosa Luxemburg — dans la revue de gauche
Resistenza. Ce quelque chose apparaissait, à l’auteur de Spartakus,
comme la possibilité, par-delà toute stratégie d’action, d’une
paradoxale « épiphanie de l’“après-demain” » (epifania del
« dopodomani »). Mais qu’est-ce donc que cette bizarre chose de
temps ? Jesi répond d’abord — assez énigmatiquement — qu’il s’agit
de l’accès à une dimension de l’expérience qui « agit de l’intérieur »
(che agisca dall’interno) pour se rendre capable de « suspendre
l’histoire ». Et c’est là, dans cette sorte d’expérience intérieure de la
révolte, que viendront se conjoindre les paradigmes du symbole et de
l’image dont le mythe assurerait la cohérence temporelle et
anthropologique.
Quant aux symboles ? Il faut rappeler que le sous-titre de
Spartakus était : Simbologia della rivolta, expression traduite en
français par « Symbolique de la révolte ». Mais simbologia, mot sans
doute calqué sur iconologia — à savoir la discipline savante de
l’iconologie, fondée en 1912 par Aby Warburg, ainsi que l’a établi
William S. Heckscher —, supposait, dans l’esprit de Furio Jesi,
quelque chose comme une « logique des symboles » envisagée de
façon très originale, apparemment indépendante, par exemple, de la
grande construction proposée par Ernst Cassirer dans ses volumes sur
La Philosophie des formes symboliques (qui ne sont jamais cités dans
Spartakus). Or, cette logique s’éclaire, justement, à travers le recours
à l’iconologie, c’est-à-dire à travers une attention particulière à
l’endroit des images. L’intérêt passionné de Furio Jesi pour la mise en
scène théâtrale — avant tout celle de Tambours dans la nuit, de
Brecht, dont il interpréta lui-même à Turin, dans un minuscule
théâtre, le personnage d’Andreas Kragler ; mais aussi celle de Trotz
alledem !, spectacle monté en 1925 par Erwin Piscator en hommage à
Karl Liebknecht —, cet intérêt prend son sens à partir d’une certaine
idée du lieu théâtral comme creuset de rencontre de l’image et de la
parole.

Le fait qu’une partie non négligeable de Spartakus ait été dédiée à


l’analyse d’œuvres littéraires ou artistiques ne signifie pas qu’aux
yeux de Jesi l’art était un simple recours pour commémorer les
révoltes vaincues et pour les spiritualiser, les « relever » — dans le
sens idéaliste du terme — en objets culturels. Non, ce qu’il disait des
images doit être pensé en relation avec cette dimension de
l’expérience qui, selon lui, « agit de l’intérieur » depuis le geste
même — ou le feu — des soulèvements. La notion même d’une
« épiphanie de l’“après-demain” » surgissant dans le temps de la
révolte supposait d’appréhender ce temps paradoxal comme le
tourbillon central d’une levée d’images : une irruption ou éruption de
ce que Jesi aura fini par nommer « images paradigmatiques »
(immagini paradigmatiche) ou bien « images mythiques
déterminées » (epifania di determinate immagini mitiche). Et si, à une
telle étape de sa pensée, l’auteur de Spartakus ne s’est pas tourné vers
les « images-souhaits » d’Ernst Bloch — dont L’Esprit de l’utopie, il
faut le rappeler, avait été publié dans l’après-coup immédiat de
l’écrasement subi par le soulèvement spartakiste —, c’est qu’il
pensait encore la notion d’image dans l’autre sens, si je puis dire : à
l’aune d’un passé archétypal plutôt qu’à celle d’un futur désiré.
En tout cas les révoltes seraient, comme soulèvements
d’images — mais aussi de « formules de pathos » corporelles et de
topoï discursifs —, de véritables levées du mythe : des « épiphanies
mythiques » (epifanie mitiche), donc. Mais qu’est-ce que cela signifie
exactement ? Jesi va désormais rejouer, tout en l’inversant, la
dialectique des valeurs issue des analyses de Kerényi et où se
confrontaient le « mythe authentique » avec le « mythe
inauthentique ». Il rappelle comment Thomas Mann avait fustigé,
dans les chapitres XXXIII et XXXIV du Docteur Faustus, la
réémergence de mythes en Allemagne sur les décombres de la
révolution spartakiste défaite. Mann avait écrit, sur le ton d’une
prophétie : « Les mythes populaires, ou plutôt adaptés aux foules,
deviendraient désormais le véhicule du mouvement politique : les
fictions, les chimères, les fables. Elles n’auraient pas besoin d’avoir
le moindre rapport avec la vérité, la raison, la science, pour être
créatrices, conditionner la vie et l’histoire… »
Ce que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy auront voulu,
bien plus tard, nommer Le Mythe nazi ne représentait donc, aux yeux
de Furio Jesi, qu’un pseudo-mythe, un oripeau de mythe : un « mythe
inauthentique ». Le « mythe véritable » surgit au contraire du geste
spartakiste lui-même et non des constructions réactionnaires qui
échafaudèrent leur passé héroïque et enraciné, idéal et national. La
révolte, voilà le « mythe véritable » (mito genuino), écrit — comme
sur un fil — Jesi. Depuis la « contraction rythmique du temps
historique » (la ritmica contrazione del tempo storico) que manifeste
le geste de révolte, c’est donc une « image » (immagine) qui surgira
d’abord, irréductible à la seule factualité des phénomènes, et qui se
constitue — par sa relation aux symboles, aux gestes, aux récits — en
« épiphanie mythique » (epifania mitica). Parler ainsi, pour Jesi, ce
n’était rien d’autre que désigner « la réalité paradoxale du mythe
lequel, en même temps qu’il a toujours existé, existe pour la première
fois dans chacune de ses épiphanies renouvelées. Les épiphanies
mythiques ne sont ni des répétitions sur le fil du temps de la mémoire
ni des répétitions de lois d’une histoire cyclique d’un mythe antérieur.
Elles sont plutôt les interférences de la vérité extratemporelle avec
l’existence de celui qui se croit impliqué dans le temps de l’histoire.
Unique est l’instant de la vérité : son épiphanie est toujours la
première et l’unique car elle contracte le temps historique dans la
réalité des origines. »
Les origines ? Mais de quoi veut donc, ici, nous parler Furio Jesi ?
L’auteur de Spartakus refuse de pleurer un « paradis perdu des
archétypes », comme le faisait Mircea Eliade dans son essai sur Le
Mythe de l’éternel retour, qu’il convoque et critique en même temps.
Ce « paradis perdu » était nommé par Eliade — dans sa propre
sémantique d’éternité — « le Grand Temps ». C’était un temps
absolu, d’avant toute histoire : un temps hostile au « temps concret »
et à l’« histoire autonome », celle-ci ne représentant, notamment sous
ses incarnations politiques, que du « malheur » à supporter et non pas
du désir à mettre en œuvre. Jesi affirmera, tout au contraire, qu’il faut
d’abord du désir — une protension vers le futur, donc —, allié à une
certaine « conquête de l’innocence », pour faire en sorte, via ces
gestes décisifs pour suspendre le temps historique que sont les gestes
de révolte, de « participer encore au “paradis des archétypes” ». Ainsi
ne serait pas rompu, au cœur même du geste de révolte, le fil avec le
« mythe authentique », c’est-à-dire avec la « connaissance des
expériences primordiales » (conoscenza delle esperienze primordiali).
On aura compris que le caractère exploratoire de Spartakus tient
moins à son vocabulaire qu’aux montages de motifs et de concepts à
travers lesquels se dessine un modèle de temps — de temps
politique — extrêmement original et exigeant. Ce modèle a son
destin, notamment, dans l’idée même du politique telle que l’aura
développée plus tard Giorgio Agamben, par exemple dans Moyens
sans fins en 1995 ou, vingt ans après, dans l’épilogue de L’Usage des
corps consacré à la notion de « puissance destituante ». On la
retrouve, par voie de conséquence, dans l’essai de Pierandrea Amato
sur La Révolte : celle-ci y sera définie comme « ce qu’il y a de plus
humain dans l’existence humaine », de plus vital aussi — par-delà
toute « stratégie biopolitique » —, précisément dans la mesure où elle
se donne en tant qu’« expérience hétérogène de la temporalité ». Une
expérience de l’inattendu comme de l’absence de « fin ». Une
expérience capable de cette même « puissance destituante » qui vaut
politiquement, aux yeux de Pierandrea Amato, comme émancipation
et « transfiguration du monde ».

L’ultime chapitre de Spartakus s’intitule « Inactualité de la


révolte ». Que recouvre, en un tel contexte, la notion d’inactualité ?
Deux choses à tout le moins. D’abord, c’est une inactualité par
différence : en plein milieu du « perpétuel devenir » ou du
sempiternel ressassement de l’histoire, la révolte introduit « des faits
subversifs, des symptômes » (fatti sovversivi, sintomi) qui prennent
valeur de discontinuités, de ruptures et, en cela, d’« épiphanies »
aussi imprévues que novatrices, porteuses d’espoir et de futur. La
révolte en ce sens interrompt le progrès historique et offusque la
mémoire partagée : « Mémoire et continuité s’opposent ainsi à
l’épiphanie et à la subversion », écrit alors Jesi. « Épiphanie, non
répétition », insiste-t-il un peu plus loin. Même le futur épiphanique
sera dit inactuel — au sens de Nietzsche — puisqu’il est « pour
après-demain » et même pas « pour demain » : « Qu’est-ce que
l’épiphanie de l’“après-demain” de Nietzsche sinon la confirmation
de l’essentielle inactualité de la révolte ? […] La révolution est
actuelle et la révolte inactuelle. Le demain est actuel parce que les
révolutionnaires le préparent (lo preparano). L’“après-demain” est
inactuel parce que les révoltés ne le préparent pas, mais l’évoquent
(lo evocano). »
Or c’est bien en invoquant la philosophie nietzschéenne que Furio
Jesi aura décidé d’« évoquer l’après-demain ». Il faut donc, en toute
rigueur, tenir compte aussi de l’éternel retour, fût-ce par-delà l’initiale
référence faite, dans le texte de Spartakus, à l’archétype du même
nom promu par Mircea Eliade. Voici rouverte, en tout cas, la
possibilité d’une inactualité par répétition, en ce lieu que Jesi situe
presque incidemment comme « le point d’intersection entre l’éternel
retour et le une fois pour toutes ». Rappelons qu’en italien « une
fois » se dit una volta : c’est-à-dire « une volte », « un tour » dont la
répétition sera, justement, « retour » et « révolte » (rivolta). On
comprend alors que l’inactualité de la révolte, aux yeux de Furio Jesi,
n’aura eu de sens qu’à conjoindre — voire dialectiser — le temps
surgissant de la différence avec le temps souterrain, serpentant, de la
répétition. C’est d’ailleurs exactement sur ce genre de temporalité à
double visage que s’étaient constituées certaines notions temporelles
fondamentales, telles que le symptôme chez Freud ou le Leitfossil des
survivances chez Aby Warburg : dans tous les cas il fallait compter
avec le magma tellurique de la mémoire inconsciente, sorte d’aiôn
anthropologique, surgissant à la surface du monde historique comme
une brèche dangereuse, une éruption de lave, un moment fragile de
kairos imprévu.
Cette intuition d’une temporalité tensive — là même où l’histoire,
en tant que chronos, va tout à coup se trouver désorientée,
suspendue — comporte elle-même deux corollaires. D’une part, il
faudrait cesser de voir dans l’« épiphanie » de la révolte une crise de
pur présent oublieux, un acte de pur désir faisant table rase de tout :
comme différence, donc, la révolte sait faire retour et réminiscence.
D’autre part, comme répétition, la ré-volte sait surgir inopinément et
faire « épiphanie », c’est-à-dire nouveauté imprévue et bouleversante.
Penser ainsi, c’est sans doute prolonger un chemin philosophique que
Jesi n’aura fait qu’indiquer. Il fallait, pour cela, révoquer la circularité
nostalgique du Mythe de l’éternel retour selon Mircea Eliade, et
contester tout aussi bien les interprétations traditionnelles de
Nietzsche, notamment celle de Karl Löwith dans son livre Nietzsche :
philosophie de l’éternel retour du même.
Il est frappant qu’au moment exact où Furio Jesi écrivait
Spartakus, parut en France un livre extraordinaire qui, sans doute,
l’eût beaucoup aidé dans sa description du temps « suspensif » de la
révolte : je parle de Différence et répétition de Gilles Deleuze. Dans
sa monographie antérieure sur Nietzsche, Deleuze avait déjà fait
exploser le « cycle du même » dans la compréhension de l’éternel
retour : sans doute, écrivait-il, « revenir est l’être du devenir lui-
même, l’être qui s’affirme dans le devenir […], l’être de ce qui
devient ». Mais — et voici la différence qui entre en scène — « ce
n’est pas l’un qui revient, mais le revenir lui-même est l’un qui
s’affirme du divers ou du multiple. En d’autres termes, l’identité dans
l’éternel retour ne désigne pas la nature de ce qui revient, mais au
contraire le fait de revenir pour ce qui diffère. » La répétition serait
donc, dans l’éternel retour, « la répétition de la différence » : le
souverain retour des différences.
Deleuze n’avait pas négligé, de plus, le fait que cette rythmique du
temps, s’agissant d’un penseur tel que Nietzsche, ne pouvait pas aller
sans conséquences morales, voire politiques. Parce que la volonté
s’implique nécessairement — et librement — dans l’éternel retour,
elle ne sera création (temps épiphanique) qu’à vouloir son propre
retour (temps réminiscent) : « Ce que tu veux, veuille-le de telle
manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour. » Il n’est pas difficile
d’imaginer que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg auront été,
jusqu’à l’instant même de leur défaite — voire à cause des fortes
possibilités d’une telle défaite —, animés d’un tel désir. C’est en tout
cas dans Différence et répétition que Deleuze parviendra jusqu’au
bout de son explication avec l’éternel retour nietzschéen envisagé
comme puissance temporelle des différences elles-mêmes : « La
répétition dans l’éternel retour apparaît sous tous ses aspects comme
la puissance propre de la différence […]. L’éternel retour affirme la
différence, il affirme la dissemblance et le dispars, le hasard, le
multiple et le devenir. Zarathoustra, c’est le précurseur sombre de
l’éternel retour. Ce que l’éternel retour élimine, c’est précisément
toutes les instances qui jugulent la différence, qui en arrêtent le
transport en la soumettant au quadruple joug de la représentation. La
différence ne se reconquiert, ne se libère qu’au bout de sa puissance,
c’est-à-dire par la répétition dans l’éternel retour. »
Il apparaît clairement, sous cette lumière philosophique, que
Spartakus nous aura parlé du « grand temps » de la révolte comme
d’un temps pétri de paradoxes, déclencheur de conflits, créateur de
différences appelées à revenir toujours, à toujours se reconfigurer en
pleine jeunesse. C’est un livre nietzschéen d’anthropologie politique,
et il n’est pas fortuit que son exergue ait été tiré du brûlant Par-delà
bien et mal. Voici la citation qu’en donnait exactement Jesi : « Et
subitement c’est une seconde d’inexplicable hésitation, comme un
hiatus qui bée entre la cause et l’effet, une lourdeur qui nous fait
rêver, presque un vertige. » Le contexte de cette citation est celui d’un
commentaire musical sur l’ouverture orchestrale des Maîtres
chanteurs de Richard Wagner : Nietzsche y trouvait la conjonction
inouïe d’un grand « archaïsme » et d’une grande « jeunesse » — mais
aussi de quelque chose qui résultait peut-être de leur rencontre, à
savoir le sentiment d’une chose parfaitement « étrangère », infiniment
éloignée de l’« esprit du temps » (Zeitgeist), voire de l’esprit
allemand. Inactuelle à ce titre, en lutte avec sa propre époque. Une
chose, pour tout dire, « d’avant-hier et d’après-demain » en même
temps. Furio Jesi aura donc pensé la révolte comme un geste de temps
de la même espèce : à hauteur de ce musical, de ce rythmique « hiatus
qui bée entre la cause et l’effet ».
3

MAIS…
DANS QUELLE INACTUALITÉ ?

Suspendre l’histoire, ce n’est pas la nier. Ce n’est ni l’ignorer ni


s’en croire indemne. L’histoire nous rattrape de toute façon. Voilà
pourquoi le geste d’inactualité qu’implique un soulèvement ne peut
en rien être considéré comme « hors de l’histoire ». À toute brèche ne
faut-il pas des bords, avec le matériau qui les constitue, fût-il
justement ébréché ? Suspendre le temps historique — œuvre de toute
révolte authentique, donc « épiphanique », selon Furio Jesi dans
Spartakus — consisterait donc, en fin de compte, à réinventer
l’histoire et non pas à la mettre hors-jeu purement et simplement.
C’est ainsi qu’en novembre 1918, tout un monde historique s’étant
écroulé, il s’est agi d’inventer quelque chose depuis les décombres de
l’Europe, de reconfigurer une histoire au moment même de sa plus
formidable suspension. Et d’abord, que pouvait-on attendre en
Allemagne, une fois le conflit brusquement terminé, de cette
inactuelle ou inespérée république proclamée en même
temps — le 9 novembre — par le social-démocrate Philipp
Scheidemann et par le socialiste révolutionnaire Karl Liebknecht ?
De la république de Weimar — dont Modris Eksteins fait la
« naissance de la modernité », alors que Detlev Peukert la définit
plutôt comme une époque de « crise de la modernité » —, Peter Gay
a dit qu’elle « naquit dans la défaite, vécut dans la tourmente et
mourut dans le désastre ». Elle est née, en effet, ce 9 novembre 1918,
au moment même où se négociait la capitulation de l’Allemagne dans
la Grande Guerre ; elle a, presque immédiatement, connu la
« tourmente » des soulèvements, des grèves, des combats de rue,
jusqu’à ce que les personnalités révolutionnaires les plus marquantes,
en premier lieu spartakistes, communistes et anarchistes, soient
assassinées les unes après les autres ; elle est morte dans le
« désastre » de l’accession de Hitler au pouvoir. Elle a exaspéré les
esprits, les corps et les institutions, donc les pensées, les images et les
pratiques. Elle a dressé réactionnaires et révolutionnaires les uns
contre les autres avec une intensité, effroyable, de guerre civile
« totale ».
Le soulèvement berlinois de décembre 1918 et de janvier
1919 occupe, dans ce paysage de temps, une place absolument
cruciale. Sa durée plutôt courte l’a fait sous-estimer par certains
historiens, tel Walter Laqueur qui n’y consacre que quelques lignes et
résume ainsi les choses : « En janvier 1919, l’extrême gauche
organisa un soulèvement à Berlin, qui fut écrasé en quelques jours.
[…] Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg [furent] tués par des
terroristes de droite. » Chris Harman, dans son ouvrage sur La
Révolution allemande, ouvre une tout autre perspective : même bref,
même vaincu, le soulèvement de Berlin — sans compter la révolte
générale qui déferla sur l’Allemagne entière — a bien suspendu
l’histoire dans un sens, certes, marqué par la tragédie de sa défaite.
D’abord il a fait lever « le plus grand espoir » chez beaucoup, celui
d’une émancipation des classes opprimées à l’échelle d’une
révolution mondiale. « Notre isolement est brisé », exultait Karl
Radek depuis la Russie. Lénine, dès le mois de mars 1918, avait
quant à lui émis cette hypothèse prophétique : « Sans la révolution
allemande, nous sommes perdus. »
C’est pourquoi, l’espoir ayant été déçu, détruit, et le soulèvement
écrasé dans le sang, on peut dire qu’en effet bien des choses auront
été perdues avec l’échec de cette révolte. Chris Harman affirme ainsi
que, « sans une explication de la défaite du mouvement
révolutionnaire en Allemagne après la Première Guerre mondiale, le
nazisme qui a suivi ne peut pas être compris. L’immonde barbarie qui
a balayé l’Europe dans les années 1930 a surgi des cendres d’une
révolution vaincue. La route qui a mené à Buchenwald et à
Auschwitz a commencé par des petites batailles oubliées, à Berlin et à
Brême, en Saxe et dans la Ruhr, en Bavière et en Thuringe
en 1919 et 1920. La swastika est entrée dans l’histoire moderne
comme l’emblème porté dans ces batailles par les troupes contre-
révolutionnaires. » D’autre part, en Russie soviétique, « l’isolement
[que craignait tant Lénine] engendra la dévastation et la dévastation
engendra la bureaucratie, amenant une forme nouvelle de domination
de classe. […] Il est essentiel de comprendre que le point de départ du
processus de dégénérescence de la révolution russe se situe hors de la
Russie. Le stalinisme, autant que le nazisme, est un produit de la
révolution allemande perdue. »
Entre la « suspension de l’histoire », son ouverture à risque — que
pourrait emblématiser, à lui tout seul, le soulèvement spartakiste
berlinois de 1918-1919 — et son mortel rebouclage totalitaire,
comment, désormais, trouver les justes modèles du temps à l’œuvre
dans tout cela ? Et, par voie de conséquence, comment formuler les
hypothèses éthiques et politiques d’une émancipation des hommes
vis-à-vis de ce qui leur apparaît d’abord en tant qu’irrémédiable
fatalité, comme si le rebouclage du temps sur une loi de fer devait
s’imposer à tous comme une loi naturelle ? Qu’y a-t-il donc entre
l’histoire enchaînée et l’histoire suspendue ? Comment repenser
l’histoire à partir — ou au-delà — de cet infernal rythme
oscillatoire ? Question à la fois théorique et pratique, philosophique
et politique. Question d’inactualité, au sens explicitement nietzschéen
que Furio Jesi lui aura donné dans Spartakus. On découvre alors que
la « culture weimarienne », entre 1918 et 1933, n’aura pas cessé de
produire ses chefs-d’œuvre inquiets comme autant de remises en
question de l’histoire, que celle-ci soit comprise objectivement
comme devenir des sociétés ou subjectivement comme la
connaissance à se faire d’un tel devenir.

Ces remises en question ont un fil rouge philosophique que, depuis


son exil à la fin des années 1930, Karl Löwith voulut retracer dans
son livre De Hegel à Nietzsche. Il décrivait le mouvement
fondamental de « l’histoire de l’esprit allemand » comme étant,
justement, celui par lequel « l’histoire de l’esprit » au sens de Hegel
en était venue à se renverser, chez Nietzsche, en « exigence
d’éternité ». Les choses sont bien plus complexes, en réalité, que ne
le suggère cette simple opposition entre histoire et éternité. Les
chemins de l’inactualité sont bien plus subtils et féconds que cela,
fussent-ils retors et, très souvent, tragiques.
Ce contre quoi Nietzsche s’est élevé avec force, on le trouve dès le
début de la fameuse Considération inactuelle intitulée « De l’utilité et
des inconvénients de l’histoire pour la vie », qui date de 1874. La
critique de l’histoire s’y accompagnait, comme indissolublement,
d’une très haute — et très « morale » — exigence quant à l’histoire :
« Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin
autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir, même si celui-
ci regarde de haut nos misères et nos manques prosaïques et sans
grâce. Nous en avons besoin pour vivre et pour agir, non pas pour
nous détourner commodément de la vie et de l’action, encore moins
pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous
ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie. Dès
qu’on abuse de l’histoire ou qu’on lui accorde trop de prix, la vie
s’étiole et dégénère ; c’est là un phénomène dont il est désormais
nécessaire, si douloureux que cela puisse être, de prendre conscience
à l’examen de certains symptômes remarquables de notre époque. »
L’époque ici fustigée par Nietzsche est celle de l’historicisme.
L’historicisme, qui serait à l’histoire ce que les fondamentalismes
sont aux religions. C’est d’ailleurs à l’histoire comme « théologie
dissimulée » que le philosophe s’en prendra de la façon la plus
virulente. Il faut donc bien suspendre l’histoire, mais dans le sens
précis où il faut déconstruire sa « théologie », qui se nomme
historicisme. Or tenter cela, insiste Nietzsche, c’est aller à contre-
courant de tout l’« esprit de son époque », c’est donc soulever une
inactualité depuis le cœur de la pensée du temps : « Inactuelle, cette
considération l’est encore parce que je cherche à comprendre comme
un mal, un dommage, une carence, quelque chose dont l’époque se
glorifie à juste titre, à savoir sa culture historique, parce que je pense
même que nous sommes tous rongés de fièvre historienne (dass wir
alle an einem verzehrenden historischen Fieber leiden) et que nous
devrions tout au moins nous en rendre compte. Mais si Goethe a eu
raison de dire que nous cultivons nos défauts en même temps que nos
vertus, et s’il est vrai, comme chacun sait, qu’une vertu hypertrophiée
(eine hypertrophische Tugend) — ce qu’est à mon avis le sens
historien de notre époque (der historische Sinn unserer Zeit) — peut
tout autant qu’un vice hypertrophié causer la ruine d’un peuple, alors
qu’on me laisse parler. »
L’histoire serait donc à toujours remettre en question, à ébranler
constamment : bref, à faire se mouvoir entre son statut de « sens »
(Sinn), de symptôme ou de « fièvre » (Fieber) et, enfin, de « vertu »
(Tugend). L’enjeu philosophique étant celui « d’exercer une influence
inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc sur le temps et,
espérons-le, au bénéfice du temps à venir (das heisst gegen die Zeit
und dadurch auf die Zeit und hoffentlich zu Gunsten einer
kommenden Zeit) ». Avant, donc, que Walter Benjamin puisse
suggérer que « l’histoire de l’art est une histoire de prophéties »,
avant que Furio Jesi puisse affirmer pour sa part que l’histoire des
révoltes est celle des « épiphanies de l’après-demain », Nietzsche
aura fortement revendiqué son inactualité comme une exigence de
liberté par rapport au présent et comme une exigence de libération de
quelque chose à venir : une exigence plus aiguë, plus musicale, quant
à l’histoire. Ce à quoi il s’en prenait surtout était la schématisation du
temps telle qu’elle n’avait pas cessé de se rigidifier depuis la
dialectique hégélienne ou la « loi des trois états » selon Auguste
Comte jusqu’au discours obtus et autosatisfait des historiens
positivistes. Il faudra comprendre que l’éternel retour lui-même se
voulut, dans la pensée de Nietzsche, une protestation contre l’éternité
figée des conceptions « absolues » ou « idéales » du temps.
Il faut se souvenir que, dès le début de Humain, trop
humain — dont le sous-titre était : « Un livre pour esprits libres » —,
Nietzsche renvoyait justement les philosophes à ce qu’il nommait
leur « péché originel », à savoir leur impuissance à penser le temps, le
devenir ou l’histoire, au profit de ces « vérités éternelles » ou
« absolues » qui ne sont qu’illusions idéalistes : « Tous les
philosophes ont en commun ce défaut qu’ils partent de l’homme
actuel et s’imaginent arriver au but par l’analyse qu’ils en font. Ils se
figurent vaguement “l’homme”, sans le vouloir, comme aeterna
veritas, comme réalité stable dans le tourbillon de tout, comme
mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur
l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme
d’un espace de temps très limité. Le manque de sens historien est le
péché originel de tous les philosophes (Mangel an historischem Sinn
ist der Erbfehler aller Philosophen) ; beaucoup, sans s’en rendre
compte, prennent même pour la forme stable dont il faut partir la
toute dernière figure de l’homme, telle que l’a modelée l’influence de
certaines religions, voire de certains événements politiques. Ils ne
veulent pas comprendre que l’homme est le résultat d’un devenir, que
la faculté de connaître l’est aussi. [Or] tout résulte d’un devenir ; il
n’y a pas plus de données éternelles qu’il n’y a de vérités
absolues. — C’est par suite la philosophie historique (das historische
Philosophieren) qui nous est dorénavant nécessaire, et avec elle la
vertu de modestie. »
Il arrivait à Nietzsche de critiquer les philosophes — Platon au
premier chef — et de louer, par différence, des historiens tels que
Thucydide ou Hérodote (sans compter Jacob Burckhardt, qu’il tenait,
plus que Schopenhauer, pour son maître véritable). C’est qu’il voyait
dans l’inactualité un geste de révolte, mais aussi un geste de
connaissance élémentaire : celui de se rendre étranger, par distance
temporelle interposée, aux tyrannies de l’« époque actuelle » et de ses
certitudes. Il avait compris ce profond paradoxe anthropologique
selon lequel les certitudes historicistes des savants positivistes
n’avaient produit en fin de compte, au cours du XIXe siècle, qu’une
culture de la détresse. C’est ce qu’a bien commenté Dorian Astor
dans son livre Nietzsche : la détresse du présent, qui s’ouvre sur une
citation du Gai Savoir dans laquelle le mot Not est traduit, non par
« misère », mais par « détresse » : « Il y aurait bien une recette (ein
Recept) contre les philosophies pessimistes et la sensibilité
hypertrophiée, qui me semble être la véritable “détresse du présent”
(Not der Gegenwart) : mais peut-être la recette fait-elle déjà entendre
trop de cruauté […]. Eh bien ! la recette contre “la détresse”, la voici :
c’est la détresse (Nun ! Das Recept gegen “die Not” lautet : Not). »

C’est alors comme si les certitudes objectives du positivisme


triomphant — notamment en matière de sciences de la vie, d’histoire
et d’anthropologie — avaient produit par contrecoup, à l’échelle de la
culture européenne tout entière, une désorientation subjective
profonde et douloureuse. La voilà donc, la « Belle Époque » ouverte
par Nietzsche : c’est une modernité déjà vieillie, angoissée, une
modernité qui aurait perdu sa joie et son innocence. Mais, alors, que
faire d’inactuel contre cette déprimante histoire ? Nietzsche
répond — comme le glose précisément Dorian Astor — qu’il faut
« mettre en détresse la détresse de la modernité », pratiquer
« l’inactualité dans le présent, le sens historique nouveau du passé et
la philosophie de l’avenir »… Suspendre l’histoire, oui : mais non pas
pour la faire disparaître ou pour lui tourner le dos. C’est, au contraire,
à un travail d’amplification du temps par le biais de l’inactualité que
Nietzsche aura voulu parvenir dans ce qu’il nommait un
« philosopher historique » (historisches Philosophieren). Manière de
penser qui comportait une dimension ontologique (éternel retour),
morale et politique (renversement des valeurs), voire réflexive
(« deviens ce que tu es »), comme l’a résumé Bertrand Binoche dans
un recueil sur Les Historicités de Nietzsche.
Il est frappant de constater que toute la pensée allemande après
Nietzsche — fût-elle anti-nietzschéenne — n’aura pas cessé de se
poser la question des temps que notre existence et nos actes
mobilisent, individuellement ou collectivement. Cela venait de très
loin, sans doute, notamment de Herder, du romantisme et de Hegel.
Mais cela semble s’être dramatisé, accentué à une époque — celle de
la république de Weimar — qui fut celle du temps des questions les
plus brûlantes, ces questions posées parce que les temps y étaient
ressentis comme particulièrement menacés ou menaçants. L’école
néo-kantienne, par exemple, aura mené, indépendamment des
Considérations inactuelles, sa propre critique de l’historicisme.
Wilhelm Dilthey a écrit, entre 1875 et 1883, une Critique de la raison
historique dont il visait la « reconstruction » ou l’« édification »
(Aufbau) à l’intérieur du champ des « sciences de l’esprit ». Car
« c’est dans les sciences de l’esprit, comme il devait l’écrire en 1910,
que s’accomplit l’édification du monde historique. Par cette
expression imagée je désigne l’ensemble idéel, s’élargissant
graduellement dans une suite de réalisations sur la base de
l’expérience vécue et de la compréhension, où le savoir objectif du
monde historique trouve son existence ».
Bien d’autres encore auront réfléchi à ces questions d’historicité,
tel Heinrich Rickert dans son grand ouvrage sur Les Problèmes de la
philosophie de l’histoire publié en 1904. Cela dessine tout un paysage
intellectuel dont Raymond Aron, dès 1938, a voulu dresser la
topographie sous le titre d’une Théorie de l’histoire dans l’Allemagne
contemporaine, topographie élargie une vingtaine d’années plus tard
par Pietro Rossi dans son étude Lo storicismo tedesco
contemporaneo. On y retrouvait, bien sûr, les figures de Dilthey et de
Rickert. On y découvrait aussi la contribution capitale de Max Weber
à ces questions, depuis l’émergence de sa pensée politique à la fin du
XIXe siècle et le développement de ses réflexions sur le concept de
« domination », en passant par l’impressionnant recueil de ses écrits
sur la Grande Guerre jusqu’à l’après-coup des soulèvements de 1919,
dont porte témoignage sa fameuse conférence sur la « vocation
politique » dans Le Savant et le Politique.
Mais ce genre de topographie — que Raymond Aron devait
actualiser dans la réédition de son étude, en 1969, sous le titre La
Philosophie critique de l’histoire — semblera encore trop
« territorialisée » pour une question aussi vaste, aussi mouvante et
aussi entrelacée que celle-ci. C’est que nos modèles, nos figures ou
nos styles de temporalité conditionnent en profondeur nos régimes
d’historicité, comme les a nommés François Hartog. Or ils n’en
donnent pas seulement le terreau ou le matériau : ils en révèlent aussi
l’impensé ; ils peuvent donc en « suspendre » la constitution ; ils les
complexifient de toute façon jusqu’à, quelquefois les contredire ;
c’est à travers eux que peut se comprendre la vertu théorique et
politique de l’inactualité ou, comme l’appelait Furio Jesi, de la
« suspension de l’histoire ». Il faudrait donc élargir le champ du
questionnement : penser les expériences du temps où notre pensée de
l’histoire à la fois se construit et révèle ses propres failles. L’histoire
toute seule, cela n’existe tout simplement pas : s’il faut à la brèche la
surface qu’elle accidente, il faut à la surface la craquelure qui la fait
vivre, se mouvoir, s’inquiéter.
Max Weber occupait une place centrale — et légitime — dans le
panorama dressé par Raymond Aron. C’est qu’il avait lui-même
entrepris un élargissement salutaire de la problématique historique.
En traçant par exemple un chemin entre l’« explication » (Erklärung)
objective et le « comprendre » (Verstehen) intersubjectif — d’où
résultait la notion d’« explication compréhensive » (verstehende
Erklärung) —, Weber tentait de dépasser les apories de l’historicisme
et de son fétichisme des « faits ». Il interrogea donc, dès 1904, la
notion d’objectivité dans les sciences sociales comme dans le
domaine politique. En 1906, il chercha à dessiner ce que pourrait être
une « logique des sciences de la culture » dans un essai critique — à
propos du livre d’Edouard Meyer Zur Theorie und Methodik der
Geschichte — où revenait la taraudante question de ce que peut être,
au fond, une « causalité adéquate en histoire ». En 1913 paraissait son
remarquable « Essai sur quelques catégories de la sociologie
compréhensive ». Weber, comme on le sait, a aussi repensé toute
l’historicité — et jusqu’à la mémoire impensée — du capitalisme
moderne : il a été qualifié, à ce titre, de « Marx bourgeois ». Des
commentateurs tels que Catherine Colliot-Thélène ou Michael Löwy,
Hinnerk Bruhns ou Patrice Duran, ont pu, de ce fait, tirer un trait
entre la philosophie hégélienne de la vie éthique, la conception
matérialiste de l’histoire et, pour finir, le « pessimisme culturel » d’un
sociologue ayant fourni aux révoltés de Berlin un diagnostic aussi
implacable que possible de la société bourgeoise de son temps.
Dire que l’histoire n’existe pas isolément, c’est proposer d’élargir
l’historicité — et la discipline qui en a charge — à des dimensions
dont la « religion » historiciste ne voit jamais que l’actualité. C’est la
grandeur d’historiens comme Jules Michelet ou Jacob Burckhardt
d’avoir spontanément inscrit l’inactualité de ces dimensions
d’existence dans leurs propres travaux d’histoire où se délivrait un
spectre bien plus large que celui des pures lois de l’évolution
historique. Poser la question de cette manière, c’est donc reconnaître
que les « styles de temporalité » ne peuvent pas être mis au jour
comme le sont les « régimes d’historicité » dont ils constituent
pourtant quelque chose comme la condition de possibilité. À
l’historicité des historiens il faut donc le répons de cette temporalité
dont philosophes, anthropologues, phénoménologues ou
psychanalystes — voire les poètes — tentent de dénouer la
multiplicité et la complexité. Edmund Husserl, en particulier, s’est
confronté à des temps ou à des « inactualités » qui, justement,
semblaient capables de « suspendre l’histoire » en son cours objectif.
Il s’est interrogé en 1905, concurremment à Bergson, sur la
« conscience intime du temps », puis, en 1922, sur la notion de
« renouveau » qu’imposait psychologiquement la reconstruction de
l’Europe après la Grande Guerre. Il a dû, pour ce faire, réfléchir aux
limites de la science historique comme « simple science-de-faits »,
ainsi que cela apparaît finalement en toute clarté dans son grand
ouvrage de 1936 sur La Crise des sciences européennes.
Il revient à Freud, me semble-t-il, d’avoir mis au jour la structure la
plus fondamentale de cette inactualité dont Nietzsche avait vu toute la
fécondité de temps, loin qu’elle fût un simple déficit d’histoire. Il est
même possible que Freud ait plusieurs fois qualifié l’inconscient
d’« intemporel » (zeitlos) pour ne pas avoir à concéder un emprunt
direct, trop philosophiquement situable, à Nietzsche et à son adjectif
« inactuel » (unzeitgemäß). Car tous les concepts freudiens sont — ou
impliquent — des concepts de temps : il y a l’archaïque, l’infantile ou
le préhistorique ; il y a les stades, les processus de développement
psychique, les fixations, les périodes de latence, les régressions ; il y
a, au tout premier chef, la mémoire inconsciente, ses traces
mnésiques et, bien sûr, son refoulement (éventuellement originaire) ;
non moins que le retour du refoulé, la répétition, l’après-coup, la
perlaboration… Il y a « l’éphémère destinée » des humains qui plane
sur tout cela. Du temps partout, donc. Et cependant rares sont les
psychanalystes contemporains, tels Pierre Fédida ou André Green, à
avoir tenté d’enrichir la métapsychologie du temps qui, de fait,
parcourt toute l’œuvre de Freud.
Qu’y a-t-il de plus inactuel qu’un désir surgi de l’inconscient ?
N’est-ce pas, alors, que l’histoire du sujet — avec ses aliénations, ses
habitudes, ses demandes conscientes — se voit soulevée d’un coup,
malgré elle, par une « épiphanie de l’après-demain » autant que de
l’« avant-hier » ? Qu’y a-t-il de plus intempestif qu’un trait d’esprit,
lorsque la phrase attendue se brise et que, de sa faille, surgissent les
lueurs, les fusées d’une pensée libérée de la censure ? Qu’est-ce
qu’un symptôme, si ce n’est l’événement inactuel d’une motion
refoulée faisant imprévisiblement irruption dans le présent d’un
corps, d’un sujet ? Dans le fameux « Manuscrit M » joint par Freud
pour Wilhelm Fliess à sa missive du 25 mai 1897, on trouve un
remarquable schéma qui concerne toutes ces questions, puisqu’il a été
conçu pour spatialiser les notions de « travail psychique » et de
« symptôme » (fig. 12).
12. Sigmund Freud, Diagramme de temporalité : « symptôme » et « travail »
psychique, 1897 (« Manuscrit M »). Dessin à l’encre. Washington, Library of
Congress-Sigmund Freud Archives. Publié dans Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF,
2006, p. 312.

C’est un schéma extrêmement dynamique et dramatique. On voit,


d’abord, une superposition de strates correspondant à ce que Freud
note, en bas à gauche, comme étant la (ou les) « profondeur[s] du
refoulement ». Des « scènes » ou représentations — éventuellement
traumatisantes — y sont enkystées, comme des pépites dans une
épaisseur de sédiments. Et puis tout cela vient littéralement se
soulever : depuis les images déposées-enfouies, figurées par Freud
sous l’espèce de petits traits horizontaux, surgissent trois
« symptômes » associant, chacun, plusieurs scènes refoulées.
L’énergie de ces surgissements est emphatisée par l’abondance des
lignes diagonales, directes ou pointillées, qui vont et viennent, mais
convergent toutes vers ces trois petites pointes symptomales : elles
semblent dessinées pour suggérer au lecteur l’idée qu’elles seraient
capables de déchirer toutes les surfaces de protection. Elles sont
comme des « flèches de temps » qui se seraient redressées de leur
habituelle et confortable horizontalité. Elles sont inactuelles en ce
qu’elles sont inattendues, agressives, disruptives et presque — si
j’ose — aussi joyeuses que dangereuses. Comme des piques brandies
au cours de quelque procession révolutionnaire.
Elles sont énergiquement tracées par Freud pour dire la puissance
des symptômes. Et cependant elles figurent bien des événements de
souffrance. Mais c’est une souffrance — celle du symptôme
hystérique, par exemple — dont Freud aura découvert qu’il tire sa
force existentielle d’un désir enfoui mais vivace, et
« diagonalement » exprimé, si ce n’est exclamé. Que les lignes
orientées vers le haut, dans le schéma du « Manuscrit M », soient
multiples et recroisées, c’est ce qu’un passage des Études sur
l’hystérie pourrait sans doute nous éclairer sur le plan de la
« surdétermination » (Überdeterminierung) des formations
psychiques que Freud théorisait déjà : « L’enchaînement logique
[inhérent au travail psychique inconscient] ne rappelle pas seulement
une ligne en zigzag, mais plutôt un système de lignes ramifiées et
surtout convergentes. Ce système présente des nœuds où se
rencontrent deux ou plusieurs lignes. Une fois réunies, ces lignes
poursuivent ensemble leur route. En règle générale, plusieurs lignes,
indépendantes les unes des autres ou parfois reliées, débouchent
ensemble dans un noyau central. Autrement dit, il convient de noter
avec quelle fréquence un symptôme est multi- ou surdéterminé. »
Il aura peut-être suffi de regarder ce petit dessin pour comprendre
que les processus dont Freud cherchait à rendre compte n’étaient pas
« intemporels » au sens strict mais plutôt intempestifs, pas
« éternels » au sens absolu mais survivants et métamorphiques,
jamais « identiques » parce que toujours altérés. Dans
L’Interprétation des rêves, en 1900, ces phénomènes d’altérations, de
métamorphoses et d’inactualités auront été observés à longueur de
pages. La scène de rêve, écrit Freud à un moment, « est en mesure de
passer souverainement outre aux distances dans le temps et
l’espace ». Elle est aussi « libre de droits de douane » qu’elle est
inactuelle au regard de la chronologie. Le rêve est donc un
anachronisme, dit Freud : « indépendant du cours du temps », et cela
parce qu’il sait remonter, déplacer ou condenser les morceaux
d’histoires, par exemple en « comprimant en un très court laps de
temps beaucoup plus de contenu de perception que notre activité
psychique à l’état de veille ne peut maîtriser de contenu de pensée ».

Le temps est donc bien là : mais comme cristal, comme nœud,


comme brèche, comme tourbillon, comme feu d’artifice, que sais-je
encore — comme image en tout cas. Il défie les ordres
chronologiques de la succession, et c’est à ce titre qu’il est à penser
comme un temps inactuel. Le « rapprochement dans le temps », par
exemple, devient ici « corrélation dans les choses » que remonte, au
sens du photomontage surréaliste ou politique, la scène de rêve. Ou
bien « la succession dans le temps peut être inversée », bouleversant
du coup toutes les relations causales et instaurant l’étrangeté
anachronique d’un « il y aura une fois » ou bien d’une « épiphanie de
l’après-demain ». Un exemple très simple illustre d’ailleurs le
processus par lequel « le temps est traduit en espace » (ce qui ne veut
pas dire qu’il est dissous : au contraire, c’est l’espace qui devient
alors une nappe, une atmosphère, un bloc, un rhizome ou un plan de
temps) : il s’agit d’un rêve où « toutes les personnes de l’action
étaient particulièrement grandes ». La rêveuse comprendra alors
aisément que cette image visuelle n’était autre qu’une image de
temps : n’est-ce pas, en effet, lorsque nous fûmes enfants, autrefois,
que tout le monde alentour nous paraissait si grand ?
C’est là un point crucial : lorsque devant — voire dans — une
image, nous nous découvrons nous mouvoir devant — ou dans — du
temps. Ce que Freud aura découvert en scrutant avec probité les
images du rêve ou les « épiphanies » symptomales, toute une
constellation de penseurs, tels Aby Warburg ou Walter Benjamin,
Carl Einstein ou Siegfried Kracauer, l’auront aussi retrouvé en
observant les images de l’art. Tous ces penseurs furent des
« inactuels » : des critiques sévères de l’historicisme comme de la
modernité. Mais aussi des inventeurs de configurations temporelles
non-standard : à commencer par Aby Warburg avec sa notion de
« survivance », ou par Walter Benjamin avec sa notion d’« image
dialectique ». Ils furent aussi les praticiens d’une transdisciplinarité
peu commune. Ils avaient la particularité d’avoir placé les images au
cœur de leur interrogation du temps, et le temps au cœur de leur
expérience des images. Ils ont aussi le point commun d’avoir été eux-
mêmes des « extraterritoriaux » — voire des parias, pour
certains — au regard des clôtures et des hiérarchies en usage dans le
monde académique allemand.
C’est, en tout cas, comme si l’exigence philosophique
d’inactualité — correspondant, chez Nietzsche déjà, au désir de
« libérer l’histoire » de ses « régimes » obligés, de ses gouvernements
disciplinaires — avait fini par trouver dans la visualité des images le
véhicule privilégié de son « épiphanie » toujours déplacée (au sens
spatial, temporel et même moral de ce terme). Toute image ne serait-
elle pas une inactualité en acte ? Ni tout à fait passée, ni tout à fait
présente et déjà en attente de futur ? Immisçant du passé dans le
présent ou du présent dans le futur ? Or il est frappant que l’un des
plus importants critiques de l’historicisme, à cette époque, ait
précisément voulu jeter un pont d’inactualité entre la question du
temps et celle de la forme, esthétique au premier chef. Il s’agit de
Georg Simmel. La constellation de penseurs « inactuels » à laquelle
je viens de faire référence lui doit beaucoup, Warburg mis à part,
semble-t-il (bien qu’il y ait entre eux de nombreux traits de
similitude).
Pourquoi cela ? D’abord parce que Simmel fut à la fois un penseur
de l’histoire et un penseur de la modernité. Penseur inquiet, à la fois
très inactuel et très contemporain, il a soulevé bien des objections à
l’endroit de son époque, que ce fût sur le plan des exigences
philosophiques les plus élevées ou sur celui des réalités sociales les
plus terre à terre. Simmel rejetait l’idéalisme hégélien comme le
« réalisme » des historiens, celui qui avait fait espérer à Leopold von
Ranke qu’on pourrait savoir « ce qui s’est réellement passé » dans le
passé… Il renonça au retour à Kant prôné par ses contemporains,
mais s’intéressa beaucoup à Matière et mémoire de Bergson. Il
cherchait, en effet, à comprendre intérieurement quelque chose de
cette étrange « vie » partagée par les humains en société. Il avait
compris qu’il fallait, pour cela, repartir du temps lui-même. Voilà
pourquoi sa philosophie de l’histoire prélude, en quelque sorte, à ses
grandes entreprises sociologiques et esthétiques (comme l’ont
montré, par exemple, François Léger en France ou Francesco Mora
en Italie).
Simmel publia ses Problèmes de la philosophie de l’histoire
dès 1892, prenant comme point de départ le « caractère psychique de
l’histoire » : façon déjà provocante d’aller à contre-courant de tout le
credo positiviste. Dans sa grande Philosophie de la modernité, dont la
publication s’étala et s’enrichit de 1903 à 1918, les analyses de
l’esthétique contemporaine ou de l’omniprésence des conflits
politiques et sociaux le conduisirent vers une notion de « crise de la
culture » qui devait se reformuler en 1911 sous l’expression de
« tragédie de la culture ». Il va sans dire que les auditeurs attentifs de
Simmel que furent, quelque temps plus tard, Ernst Bloch, Walter
Benjamin ou Siegfried Kracauer, auront porté cette leçon
d’anthropologie politique jusqu’à ses conséquences les plus radicales.
Or, Simmel insistait fortement sur une dimension, fondamentale à ses
yeux, d’une telle « tragédie » : comme Freud l’avait fait à sa façon
devant les « crises » ou « formations de symptômes
(Symptombildungen), il n’eut de cesse d’appréhender les « crises »
historiques — au fondement de la « détresse moderne » — dans ses
« formations » (Formungen) mêmes, c’est-à-dire dans ses
métamorphoses de la sensibilité.
Voilà pourquoi, chez Simmel déjà, il ne peut y avoir d’analyse
politique conséquente qui ne soit ancrée dans une anthropologie de la
sensibilité : c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir d’histoire politique
conséquente qui ne prenne la forme concomitante d’une
anthropologie de l’imagination politique. L’« imagination » se trouve
revendiquée, par exemple, dans un article de 1916 sur « Le problème
du temps historique ». Deux ans plus tard — et les paysages franco-
allemands réduits à d’informes ruines —, Simmel confirmera son
refus de l’historicisme en tant que vie réduite à un simple « devenir-
objet », avant d’élaborer cette idée si féconde de « forme » ou de
« formation » (Formung) historique. Là où l’historicisme le fait
dépérir en le fixant dans un schéma insensible et désincarné de simple
« mise en faits », la « mise en forme » historique devrait permettre de
témoigner du temps comme « vécu en tant que tel » et comme
perpétuelle métamorphose de ce vécu.
Qu’y a-t-il au bout de cette idée ? Il y a ce que Simmel ose
nommer le « devenir-image (Bild-Werden) d’un processus [vital]
prolongé dans le temps ». Ce qui fera lever, en fin de compte, une
hypothèse très inactuelle — ou très romantique — sur la parenté entre
la « création historique » (historisches Gebilde), qui aboutit souvent à
ce qu’on nomme un « tableau historique » (historisches Gemälde), et
la notion d’« œuvre d’art » (Kunstwerk). Cette inactualité prendra
valeur d’hétérodoxie au regard des normes « scientifiques » de la
sociologie dont Simmel demeure, pourtant, un père fondateur.
Raymond Aron, par exemple, portera sur cette hypothèse un regard
sévère : « Simmel fuit les difficultés par recours à l’art. » Karine
Winkelvoss — la traductrice en français de Die historische
Formung — y verra, au contraire, une chance pour les disciplines
historiques ou sociologiques. C’est la chance d’une nouvelle façon de
voir le temps : « Voir des deux côtés, embrasser d’un seul regard : ce
sont là les critères de la mise en forme historique, ou plutôt de ce que
Simmel, à l’issue de sa méditation, appelle le “devenir-image” (Bild-
Werden) de la vie. L’image ainsi entendue […] est bien cette
configuration impure et paradoxale qui met en jeu la continuité et la
discontinuité, la logique de la vie et celle du savoir, l’ordre du temps
et celui des contenus, l’ordre du réel et celui de la construction ; pour
être comprise, cette image-là exige autre chose qu’une certaine
quantité de connaissance, et autre chose qu’une intelligence
conceptuelle : elle exige ce que Simmel appelle “une nouvelle
innervation du regard intérieur”. »
Comment soulève-t-on l’histoire ? D’abord en se rendant capable
de voir les nœuds et les conflits de temps pluriels qui ne cessent, en
elle, de se démonter — comme on parle d’une horloge, mais aussi
d’une tempête — et de se remonter différemment. Mais comment
voit-on ces nœuds et ces conflits de temps ? En regardant de
l’intérieur les formes sensibles qu’ils prennent, qu’ils ne cessent de
former et de déformer, de faire et de défaire. Or, pour cela, il faut
savoir se déplacer, quitter son « point de vue », sa position
« actuelle » : il faut donc se rendre intempestif, anachronique,
inactuel. Il faut regarder le passé avec les yeux d’autres temps,
regarder le présent avec les yeux de quelqu’un capable — comme
l’Angelus Novus de Paul Klee sur lequel fameusement médita
Benjamin — d’être emporté par un vent d’avenir au moment même
où il se tourne vers l’Autrefois. Il faut regarder en tout cas : regarder
sans cesser de déplacer son regard, dans le temps comme dans
l’espace. L’Esthétique sociologique de Georg Simmel nous aura
appris quelque chose de cela, et nous donne à comprendre, déjà,
pourquoi la critique de l’art, chez des penseurs tels que Walter
Benjamin, Ernst Bloch, Siegfried Kracauer ou Theodor Adorno se
sera donnée comme la pointe extrême — la flèche de temps redressée
vers le haut, soulevée — d’une critique politique des temps
« actuels ». Il fallait, pour cela, une imagination du temps qui fût
capable de s’émanciper de nos régimes d’historicité
consensuellement partagés, c’est-à-dire impensés.
4

PRENDRE LE TEMPS
À LA RACINE ?

Quand le temps se soulève — et nous soulève avec lui —,


l’histoire se suspend, se réinvente, se reconfigure complètement. On
sent alors le vent du « grand temps », qui est le temps du
recommencement. Mais les choses ne sont pas si simples, car tout
cela peut s’entendre de manières bien différentes, et même opposées.
Les valeurs d’usage du temps sont infiniment variées et, par
conséquent, dessinent quelque chose comme un véritable champ de
bataille. L’histoire n’est faite que de temps contre temps.
Pour reprendre l’exemple de la situation historique telle que les
Allemands la vécurent en novembre 1918, on peut dire que les choses
se présentaient à peu près ainsi : à peine terminé le « gros temps » de
la tempête — celle d’une guerre mondiale dont personne n’avait su
prévoir ou prévenir l’extraordinaire ampleur destructrice —,
s’ouvrait, le 9 novembre exactement, le temps nouveau d’un signal
démocratique. Mais ce fut un commencement aussitôt clivé,
conflictuel : une république proclamée par un leader social-démocrate
(Philipp Scheidemann) et, en même temps, une révolution appelée
par un leader spartakiste (Karl Liebknecht). Derrière tout cela :
l’immense ressentiment et la volonté de vengeance des nationalistes
réactionnaires. Le « gros temps » à peine fini, le « grand temps »
pouvait commencer mais il fut, très vite, celui d’un « sombre
temps » : une guerre civile où les espérances révolutionnaires
devaient être, au bout du compte, écrasées dans le sang par une
contre-révolution qui prit bien vite le visage du parti national-
socialiste, créé à Munich le 24 février 1920. Les nazis, en 1933,
eurent donc leur « grand temps » à eux, celui qu’ils nommaient, de
leur langage à la fois si brutal et si ambivalent, la « révolution
nationale ».
Beaucoup cherchent donc le « grand temps ». En cherchant ils
tâtonnent, c’est fatal. Ou ils croient avoir trouvé, s’enthousiasment, se
donnent corps et âme. Que feront-ils dans cette voie, jusqu’où iront-
ils ? Souvent ils persistent, d’autres fois ils déchantent. Ils
s’abîmeront dans l’illusion maniaque ou bien dans le désespoir
mélancolique. Ou bien ils auront le courage de chercher ailleurs,
d’explorer d’autres voies. Aller, cheminer à contre-courant afin de
trouver le « grand temps » qui fait surgir l’inactuel par-delà les
schémas tout tracés de l’historicisme régnant : tel était le désir de
nombreux jeunes gens dans cette Allemagne de novembre 1918. Telle
avait été, on s’en souvient, l’injonction marquante de Friedrich
Nietzsche afin, disait-il, que chacun — s’il veut penser
librement — se fasse « lutteur contre son temps » (Kämpfer gegen
seine Zeit).
Quelques jeunes esprits ardents, tels Ernst Bloch, Walter Benjamin
ou Siegfried Kracauer, s’étaient donc tournés, au début des
années 1920, vers Georg Simmel et sa subtile « sociologie » critique
qui s’exprimait dans un langage imagé autant que conceptuel, un
langage non universitaire, hors-discipline, aux confins d’un esprit
poétique. Ces auditeurs de Simmel étaient tous de gauche, certains
s’étaient exilés entre 1914 et 1918 pour ne pas faire une guerre qu’ils
considéraient comme un non-sens. Certains regardaient du côté
spartakiste. Tous adoptèrent une attitude critique et une exigence
quant à l’histoire auxquelles ils ne devaient plus jamais renoncer. Ils
repartirent des séminaires de Simmel en incarnant eux-mêmes ces
figures du « pauvre », du « marginal » ou de l’« étranger » que le
sociologue avait si admirablement mises en relief.
D’autres, non moins ardents, se tournèrent vers Martin Heidegger.
Celui-ci ayant professé des convictions national-socialistes et assumé
des responsabilités institutionnelles liées au gouvernement hitlérien,
on a pu s’étonner que nombre d’entre eux aient été à la fois juifs et,
politiquement, de gauche. Dans la fièvre qui s’est emparée, depuis
quelques années, du « cas » Heidegger — où il arrive que des
philosophes refusent l’histoire jusqu’à un certain autisme, et que des
historiens simplifient la pensée jusqu’à un certain manichéisme —, il
semblera difficile de trouver une voie d’approche qui ne soit pas
entièrement formatée par les jugements de compromission, de
complicité ou de culpabilité. Il vaut mieux, avant de conclure — et
s’il est même possible de le faire —, se demander que venaient
chercher, auprès de Heidegger, ces jeunes esprits nommés Hannah
Arendt, Günther Stern (le futur Günther Anders), Hans Jonas, Leo
Strauss, Karl Löwith ou Herbert Marcuse.
Ils venaient chercher une idée du « grand temps » : cette inactualité
capable de soulever leur pensée du présent comme de l’histoire (voire
leur action dans le présent de l’histoire). Ils savaient qu’auprès de
Heidegger l’expression il est grand temps prenait un sens peut-être
plus radical qu’il ne l’avait jamais été. Un sens attentif, surtout, à ne
plus séparer le temps de l’existence. Ils venaient encore chercher,
dans le philosophisches Seminar de Fribourg (de 1910 à 1923) ou de
Marbourg (de 1923 à 1928), une nouvelle façon de critiquer les
travers de l’historicisme et du scientisme en général, voire les
conformismes de l’école philosophique néo-kantienne. Dans un texte
écrit en 1924 sous le titre « Le concept de temps », Heidegger rendit
compte, sous une forme relativement abrégée, de sa recherche et de
son enseignement : il posait la question ontologique du temps en la
séparant de toute « théologie » pour mieux articuler le temps au
Dasein — l’être-là, l’existence — fût-ce sous l’espèce d’une relation
d’« inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit). « Il faut dire : le temps
est l’être-là. » Et il concluait en ouvrant vertigineusement la question
du temps sur le temps de la question : « Ce questionnement est donc
le type d’accès et de rapport le plus à la mesure du temps qui est tel
qu’il est toujours le mien ; alors être-là (Dasein) voudrait dire : être
en question. »
L’année suivante fut celle d’une fameuse conférence sur la
question de l’historicité et d’un séminaire intitulé Prolégomènes à
une histoire du concept de temps, dont la conclusion réfutait les
conceptions du temps comme « ce qui surviendrait quelque part en
dehors pour servir de cadre aux événements du monde » ; voire
comme « ce qui se déroulerait quelque part dans la conscience » d’un
sujet. Critique du temps comme condition a priori (kantisme) ou
comme condition psychologique, donc. La conclusion sonnait un peu
comme un coup de bambou zen, mais en plus compliqué : « [Le
temps est donc] ce qui rend possible l’être-en-avant-de-soi-dans-
l’être-déjà-auprès, c’est-à-dire l’être du souci. » C’était là anticiper
sur Être et temps (Sein und Zeit), l’opus magnum de Heidegger, paru
en 1927, et où — d’emblée comme jusque dans l’ultime
phrase — s’affirmait du temps qu’il constitue « l’horizon possible de
toute entente de l’être ».
Un « horizon » (Horizont), donc. Fascinant pour cela, bien plus que
ne le seraient un simple « cadre » extérieur ou une « intériorité »
psychique. Sans entrer dans les méandres de ce livre-arcane, on
comprend en tout cas que ce statut d’horizon y confère au temps son
caractère originaire qui suggère de le considérer à la fois comme
« unificateur » et comme « ekstatique ». Avec l’horizon, on gagne
donc déjà sur deux tableaux à la fois. De plus, l’affirmation de son
caractère « originaire » (ursprünglich) permettait à Heidegger
d’échafauder une typologie, une série de distinctions capitales :
distinctions de valeurs ontologiques quant aux différentes modalités
du temps. À la « temporalité » (Temporalität) vulgaire — qui se
réduit à une histoire factuelle, se divulgue, se rabaisse dans la
dimension du « on » — s’oppose une autre temporalité ou
« temporellité » (Zeitlichkeit), authentique mais secrète, la seule qui
puisse véritablement concerner l’existence, la seule qui puisse ouvrir
la possibilité d’une « historialité » (Geschichtlichkeit) du Dasein,
comme l’expose tout le cinquième chapitre de la seconde section du
livre.
La même année, Heidegger commenta longuement, dans la
deuxième partie de son cours sur Les Problèmes fondamentaux de la
phénoménologie, le caractère « originaire » de cette temporalité
« authentique » ou « propre » (eigen) du Dasein, à savoir la
Zeitlichkeit. Trente ans plus tard, il devait reformuler ce même
« grand temps » comme constituant, non seulement celui de l’horizon
ou de l’origine, mais encore celui de l’éclosion : « Le temps donne
temps », « le temps mûrit » (die Zeit zeitigt), lit-on en 1957-
1958 dans la conférence intitulée « Le déploiement de la parole ». Où
il était aussitôt précisé que « mûrir veut dire : amener à maturité,
mener à terme, laisser éclore ». Mais, pris dans sa totalité, un tel
processus était également défini à travers quelque chose comme une
immobilité : « Le temps lui-même en l’entier de son déploiement ne
se meut pas, il est immobile et en paix (bewegt sich nicht, ruht
still). » La boucle sera bouclée en 1962 dans la très fameuse
conférence « Temps et être » (Zeit und Sein), où cette immobilité et
cette paix seront associées au verbe « demeurer » (bleiben). Car, « le
temps passant constamment, il demeure en tant que temps. Demeurer
signifie : ne-pas-s’évanouir, donc : avancée de l’être, c’est-à-dire être
dans le mouvement d’approche qu’est l’entrée dans la présence. »
La puissance de cette pensée apparaît déjà dans sa façon de vouloir
ne rien séparer. C’est que l’existence ne se laisse pas découper en
parties mesurables ou en territoires séparés les uns des autres. Ainsi,
entre la spatialité inhérente à la formulation du « là » (da) de l’être-là
(Dasein) et la temporalité fondatrice de tout déploiement de l’être,
Heidegger proposait l’expression, aussi simple que vertigineuse, du
« donner lieu » (Anwesen). Expression qu’il commentait ainsi :
« laisser être le déploiement de l’être (Anwesenlassen), cela fait
apparaître ce qui lui est propre [ou authentique], en ceci qu’il le porte
au non-retrait. Laisser être le déploiement de la présence veut dire :
libérer du retrait, porter à l’Ouvert (ins Offene bringen). » Donner
lieu sera donc s’ouvrir au temps. Ce qui dit quelque chose sur la
condition la plus générale de la pensée selon Heidegger, qui proposait
alors cette magnifique formule : « Nous pensons en suivant le temps à
la trace. »

L’influence d’Être et temps aura été, on le sait, considérable. La


notion de temps qui s’y élaborait — et à laquelle il n’était rien
demandé de moins que d’offrir la compréhension ultime de ce que
c’est que l’être — a donc suscité une myriade de gloses et de
commentaires, comme on le ferait de ces textes sacrés dont
l’obscurité même possède l’aura ou la lueur indiscernable des choses
les plus « grandes », les plus « profondes ». Tout cela sur le champ de
bataille de l’histoire de la pensée philosophique. En 1974, par
exemple, Jean Beaufret proposa une interprétation de l’historicité
heideggerienne, ce qui lui fut une occasion immédiate pour exprimer
son hostilité virulente — dont on comprend qu’elle avait été celle du
maître lui-même — à l’égard de la notion d’histoire selon Marx et de
celle de temporalité psychique selon Freud. En 1975, Henri Maldiney
apporta une contribution remarquable à la question des rapports entre
temps et langage dans son livre Aîtres de la langue et demeures de la
pensée. En 1985, Paul Ricœur, dans le troisième volume de Temps et
récit, s’interrogea sur les rapports entre phénoménologie et
herméneutique, c’est-à-dire entre expérience et sens, tels que la
Geschichtlichkeit heideggerienne en articulait les domaines.
En 1990 paraissait le lumineux petit ouvrage de Françoise Dastur,
Heidegger et la question du temps, avant le monumental commentaire
de Jean Greisch publié en 1994 sous le titre Ontologie et temporalité.
Il faut aussi compter avec les travaux de Michel Haar sur la rupture
entre temporalité « vulgaire » et temporalité « originaire » — le seul
« temps authentique » (eigentliche Zeit) selon Heidegger —, ceux de
Jeffrey Barash sur les relations entre temps et histoire, ceux de
François Fédier ou François Vezin sur leurs choix de traductions,
entre « temporalité » et « temporellité » par exemple.
Jacques Derrida, de son côté, aura été un lecteur au long cours,
généreux et critique tout à la fois, d’Être et temps. Dès son cours
de 1964-1965 sur Heidegger : la question de l’être et de
l’histoire — puis dans « Ousia et grammè » en 1968 et plus tard,
en 1987, dans Heidegger et la question —, il reconnaissait la critique
radicale de l’historicisme chez Heidegger comme un moment
philosophique majeur. Le Dasein déploie bien son historicité propre,
celle-ci étant fondée sur le mouvement du Geschehen, l’« advenir »,
comprenant aussi bien l’histoire (Geschichte) que le destin
(Geschick). Par ailleurs, Derrida s’interrogeait sur la hiérarchie
d’authenticité ontologique établie par Heidegger entre temporalité
« vulgaire » et temporalité « originaire ». Cette hiérarchie se révélait
contestable, déjà en ce qu’elle demeurait, aux yeux de Derrida, prise
dans la « conceptualité métaphysique » traditionnelle. Signe parmi
d’autres de cette clôture : le fait que, pour Heidegger, il n’y ait
d’historialité qu’enracinée. Qu’il n’y ait donc d’« advenir » — ou
d’avenir — que noué à sa propre racine, son « authentique » ou
« autochtone » enracinement. La question allait très vite se révéler,
comme Derrida l’énonçait en ouverture de Heidegger et la question,
de nature politique.
Le « grand temps » dont Heidegger a voulu donner l’accès
philosophique et la compréhension existentiale, ce « grand temps » ne
s’ouvrait, comme horizon et comme éclosion, qu’à partir d’une
origine pensée avant tout comme racine. L’ambition d’Être et temps,
on s’en souvient, fut pourtant de se débarrasser des images et de leurs
détours qui ne sont jamais que des faux-semblants. Le livre s’ouvrait
sur une citation du Sophiste de Platon à propos de l’impasse (aporia)
où nous sommes de savoir ce que nous voulons « dire au juste »
lorsque nous employons le mot être (ici le mot grec on, traduit par
Heidegger comme Seiend, à savoir l’étant). Forcer l’aporie ne sera
rien d’autre, pour Heidegger, qu’« élaborer la question du sens de
l’être » sans recours aucun à autre chose qu’à lui-même. Il y a, dans
cette entrée en matière, un geste que je nommerai iconoclaste et,
même, triplement iconoclaste.
Il engage d’abord un iconoclasme philosophique traditionnel : juste
avant l’exergue d’Être et temps, un passage platonicien du Sophiste
fustigeait les images mythologiques avancées par les présocratiques
pour nous parler « comme si nous étions des enfants ». Par exemple,
Thalès a prétendu nous dire ce qu’était l’être en tant qu’être, mais sa
réponse se réduisait au recours à une image de la matière, celle de
l’être en tant qu’eau. L’approche philosophique rigoureuse
consisterait donc à révoquer ces images et à ne parler de l’être qu’en
tant que tel. Il n’est pas impossible, connaissant la formation
intellectuelle de Heidegger, de faire l’hypothèse qu’à cet iconoclasme
conceptuel s’ajoutait quelque chose comme un iconoclasme mystique,
au sens où Maître Eckhart, par exemple, aura pu parler de l’être divin
à partir d’une opération de purification, cet ymagine denudari que
Wolfgang Wackernagel a su commenter sous l’angle d’une
« métaphysique de l’abstraction ».
Il y a sans doute un troisième genre d’iconoclasme, qui est d’ordre
théologico-politique. L’indice principal de ce motif se trouve dans le
fait que Heidegger, à la fin de la Grande Guerre, avait trouvé dans les
écrits de Luther le moyen idéal pour s’éloigner de son catholicisme
de jeunesse et, surtout, pour s’identifier désormais à un « fondateur »,
si ce n’est un « fondamentaliste ». Comme l’écrit Servanne Jollivet
dans son livre Heidegger : sens et histoire, la réappropriation d’un
sens originaire du temps ne pouvait passer que par un acte de
destitution, voire de destruction (deux mots assumés par le
philosophe) : « Par son destruere, Luther visait déjà à reconstituer le
message évangélique originel en déconstruisant ou déstratifiant les
interprétations théologiques ultérieures qui ont contribué à l’occulter.
Heidegger en reprend ici à plein le geste : la méthode destructive
qu’il met en œuvre doit nous permettre de nous réapproprier un sens
originaire qui aurait été progressivement affadi, détourné, falsifié, au
fil de ses interprétations. »
Qui dit iconoclasme dit guerre : une guerre contre des images
considérées comme ennemies, malfaisantes, falsifiantes. Une guerre
pour les détruire et pour refonder la vérité contre toute malversation
philosophique. Il faut revenir, une fois encore, aux toutes premières
lignes d’Être et temps pour constater que Heidegger s’y projetait avec
force dans l’idée d’une véritable entrée en guerre sur le champ de
bataille du temps : « La question de l’être, écrit-il, demande
d’engager une nouvelle gigantomachia peri tès ousias », c’est-à-dire
un nouveau combat de géants autour de la question des « substances »
dont l’être est constitué. Être et temps offrirait donc une toute
nouvelle arme, une arme de premier ordre dans ce combat de titans.
D’où la question de savoir quand et pourquoi cette guerre a
commencé pour Heidegger, et contre quels ennemis elle devait être
menée. On peut tenter une hypothèse et répondre à travers notre
moment emblématique : novembre 1918. La réalité philosophique est
évidemment plus complexe. Elle aura nécessité, de la part de Jean
Greisch dans Ontologie et temporalité, une longue « Introduction
historique » préludant à son commentaire systématique d’Être et
temps. Elle aura amené Marion Heinz — et d’autres chercheurs après
elle — à scruter de près les usages des mots Temporalität et
Zeitlichkeit dans les travaux théologiques et philosophiques du
« jeune Heidegger », soit entre les années 1915 et 1927.
Revenons donc à l’année 1915. C’était la guerre, la vraie. Le
« combat culturel » (Kulturkampf) auquel le jeune philosophe avait
participé sur le front de l’apologétique chrétienne, puis sur celui
d’une refondation anti-kantienne, anti-scientiste et anti-moderne de la
philosophie — ce combat prenait une tout autre dimension, bien qu’il
fût possible de le considérer encore comme une « gigantomachie
spirituelle » menée, désormais, à l’échelle du monde entier. Des
biographes tels que Hugo Ott ou Guillaume Payen ont raconté avec
force détails le volontariat de Heidegger dès le 1er août 1914.
Réformé pour ses problèmes cardiaques, il devait néanmoins,
en 1918, intégrer la « Station météorologique 414 » de Berlin-
Charlottenburg avant d’être envoyé près du front, dans un village de
Lorraine sur la frontière belge. Le travail de Heidegger dans ce
bataillon consistait à améliorer le calcul des prévisions
météorologiques afin d’utiliser « au mieux » les gaz mortels contre
l’ennemi, sans avoir à craindre des retournements de vents. Le
Kulturkampf, désormais, avait pour argument « Culture, conscience
nationale et guerre » (un thème que se proposa de traiter Heidegger à
Fribourg dès 1914). Un peu comme son futur ami Ernst Jünger, qui a
raconté la guerre comme une « expérience intérieure », Heidegger
lisait, sur le front, Hölderlin et Dostoïevski.
En 1915, il rédigea un curriculum vitae — cité, entre autres, par
Hugo Ott — où l’on peut lire que son initiale « aversion pour
l’histoire » en tant que théologien venait de subir un spectaculaire
renversement : en conséquence de quoi l’histoire était en train de
devenir son « véritable fil directeur » en tant que philosophe. C’est
alors qu’il se rapprocha de Dilthey, mais avec la volonté de pousser la
« crise de l’historicisme » et sa « critique » jusqu’à un acte de
Destruktion, comme il choisit de s’exprimer. Il citait alors volontiers
le fameux vers de Shakespeare : « Le temps est hors de ses gonds »
(Time is out of joint). Ce qu’il cherchait au fond, comme l’ont montré
Jeffrey Barash ou Servanne Jollivet, c’était d’assurer la « collusion
progressive du sens et de l’histoire » : donner du sens à l’histoire et
donner de l’histoire au sens, si l’on peut dire. Le concept d’histoire
s’enracinant selon Heidegger dans l’expérience vécue — cela écrit
en 1915 : il s’agissait donc, encore, de la guerre —, il ne restait plus,
tâche titanesque il est vrai, qu’à refonder toute la philosophie
occidentale sur la base de cette collusion pensée comme originaire.
C’est donc bien à partir de l’historicité assumée au plan de l’existence
que Heidegger aura décidé de travailler à la « refondation de
l’ontologie ».
Refonder l’ontologie occidentale ? Comment cela était-ce donc
possible en novembre-décembre 1918 ou en janvier 1919, alors que
l’ordre du monde semblait détruit, aux yeux de Heidegger — l’ordre
du monde allemand, s’entend ? La patrie (Heimat) n’était-elle pas en
déroute, vaincue et mise en pièces par les exigences démesurées des
vainqueurs ? Le peuple (Volk) et la communauté (Gemeinschaft) ne se
trouvaient-ils pas menacés par la faiblesse démocratique ? Pire : par
la guerre civile ? Pire : par une révolution internationale venue de
l’Est bolchévique ? C’est à ce moment, en tout cas, que Heidegger
commença vraiment de s’inquiéter sur la « sclérose », comme il
disait — alors que tout était justement en train de bouger —, des
« racines » allemandes, et de leur imminente destruction. Danger
auquel il fallait répondre avec toute l’énergie d’une réaction, fût-ce à
travers la « nécessité d’un guide » (Notwendigkeit des Führers).
Guillaume Payen écrit, à la suite de Hugo Ott, que « la Grande
Guerre amenait Heidegger à une radicalité dans le combat spirituel
plus prononcée encore que ne l’était le catholicisme de combat de sa
prime jeunesse ».
La défaite de l’Allemagne jointe au péril révolutionnaire incarné
par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, tout cela aura donc suscité
chez Heidegger les conditions d’un engagement radical : non pas
« révolutionnaire » comme le dit Payen — peut-être trop à l’écoute
des mots à double entente de l’extrême droite allemande —, mais
bien contre-révolutionnaire. Engagement radical au sens précis où il
prétendait sauver les racines du peuple allemand et de son histoire,
toute cette attitude étant fondée sur la notion d’« authenticité »
(Eigentlichkeit) qui devint, dès lors, l’un des leitmotive principaux de
Heidegger. Or la notion d’Eigentlichkeit suppose à la fois ce qui est
« propre » au sens de la pureté, de la spécificité, et ce qui est
« propre » au sens de la propriété : ce qui est « à soi » (eigen) et non à
qui que ce soit d’autre. Parce que cette époque était celle où certains
étudiants de philosophie s’engageaient dans les groupes spartakistes
et d’autres rejoignaient au contraire les milices des Freikorps proto-
nazies, Heidegger se pensa bientôt en chef et guide d’un petit cercle
de jeunes gens qu’il assimilait volontiers à une « troupe d’assaut » ou
à un « commando d’élite » spirituel destiné à « sauver l’authenticité »
des racines allemandes. Il n’est donc nullement fortuit, comme le
remarque encore Guillaume Payen, que l’année 1920 ait vu apparaître
la « polémologie » comme thème central dans l’enseignement de
Heidegger. Le séminaire de l’hiver 1920-1921 sur La
Phénoménologie de la religion, en effet, développait une conception
de la philosophie comme combat, en l’occurrence « un combat contre
le sens commun » (ein Kampf gegen den gesunden
Menschenverstand), qui n’est autre que le « sens » des « gens du
commun », à savoir les non-philosophes. Il n’y aura rien de fortuit,
encore, dans le fait que la « foi des origines » soit devenue, pour
Heidegger, une « défense de l’enracinement ». Et qu’enfin le motif du
complot judéo-bolchévique ait dû soutenir cet appel au « combat pour
les racines ».
Il était donc parfaitement logique, dans un tel contexte — et dans
la position, aussi spontanée que pérenne, prise par Heidegger — que
la radicalité philosophique se focalisât sur la question des racines, et
celle-ci sur une défense de la race, fût-elle « existentiale » et non pas
« physique ». Tous les motifs sur lesquels, aujourd’hui, débattent
historiens et philosophes sur la « période nazie » de Heidegger auront
été, de fait, mis en œuvre dès novembre 1918 (défaite militaire et
proclamation de la république) et janvier 1919 (soulèvement
spartakiste bientôt écrasé). La thématique du « déclin » (Verfall), par
exemple, relevait directement de la situation de défaite, comme l’a
montré William Altman qui voit même dans Être et temps une
« oraison funèbre » sur l’Allemagne vaincue. Celle de la
« communauté » (Gemeinschaft), qu’il fallait défendre jusque dans le
sacrifice de la vie, émergea elle aussi de ce « nationalisme de
guerre » — voire de guerre civile — qu’a bien analysé Domenico
Losurdo dans son livre sur Heidegger et l’idéologie de la guerre.

Heidegger devint nazi pour tout un faisceau de raisons. L’une


d’elles, indubitablement, était liée à l’angoisse du « péril rouge » :
angoisse née en novembre 1918, et qui devait se développer jusque
dans sa détestation de la république de Weimar, son assimilation de la
démocratie à un travers nihiliste, son pangermanisme et son obsession
du « complot judéo-bolchévique », ainsi que l’a synthétisé Nicolas
Tertulian. Dans son récent livre Heidegger, les Juifs, la Shoah,
Donatella Di Cesare a bien mis en relief cette thématique inspirée,
notamment, par les fameux Protocoles des Sages de Sion, ce faux
« document » diffusé en Europe depuis l’époque du soulèvement
de 1905 en Russie, quand le Bund — l’organisation juive d’extrême
gauche — s’opposait armes à la main aux pogromes des Cosaques.
« Le bolchévisme est bien de fait quelque chose de juif », écrira
Heidegger dans ses Apports à la philosophie, se souvenant que
nombre de leaders bolchéviques ou spartakistes, de Léon Trotsky à
Rosa Luxemburg, étaient juifs. L’idée heideggerienne d’un judaïsme
historialement « sans racines » ou « sans sol » — que Peter Trawny a
tenté de recontextualiser à partir des fameux Cahiers noirs — prend
elle-même racine dans la conjonction de deux préjugés antisémites :
celui, traditionnel, du « Juif errant » et celui, moderne, du judaïsme
cosmopolite et comploteur, que ce soit pour un complot de riches ou
de pauvres, de banquiers affairistes ou de prolétaires communistes.
L’auteur d’Être et temps adhéra au parti hitlérien le 1er mai 1933, le
même jour que Carl Schmitt. Il pensait, depuis plusieurs années déjà,
que ce parti était le seul à pouvoir combattre le nihilisme
démocratique, le déracinement cosmopolite et le renversement
communiste des valeurs occidentales. Puis il devint recteur (Führer)
de son université en cette même année 1933. Il avait l’espoir
grandiose de donner une forme philosophique au nouveau Reich
allemand, de la même façon que Carl Schmitt s’attachait, de son côté,
à élaborer les cadres juridiques du nouvel État.
À partir du fameux « Discours de rectorat » et de son appel aux
« forces de la terre et du sang » (erd- und bluthaften Kräfte),
le 27 mai 1933, c’est toute la teneur de la pensée
heideggerienne — son existence même, comme sa pensée de
l’existence — qui se sera trouvée inlassablement interrogée, mise en
question puis remise en cause à des titres divers : notamment par
Jean-Michel Palmier (1968) ou Pierre Bourdieu (1975), Victor Farias
(1987) ou Jean-Pierre Faye (1994) et, sur un autre plan, par
Dominique Janicaud ou Richard Wolin (1990), Philippe Lacoue-
Labarthe (2002) ou Jean-Luc Nancy (2016). Emmanuel Faye,
en 2005, a réuni un grand nombre de documents — précis et
accablants, notamment sur la période qui nous intéresse ici,
entre 1918 et 1927 —, mais avec l’idée plutôt simplificatrice d’une
« introduction du nazisme dans la philosophie », comme s’il
s’agissait d’un virus, quand ce serait l’inverse qu’il faudrait sans
doute essayer de penser.
On sait que Heidegger démissionna le 27 avril 1934 de sa fonction
de recteur à l’Université de Fribourg. La suite semble marquée, chez
lui, par un sentiment de désillusion profonde quant à son propre
espoir de « guider l’esprit allemand » et, donc, par une déception
« spirituelle » concomitante quant à l’idéologie et à la politique
nazies elles-mêmes. Par-delà les interprétations très contrastées de ce
relatif « repli » du philosophe, il m’importe ici d’interroger ce qu’il
advint de la pensée heideggerienne du « grand temps ». Qu’est
devenu, alors, son « combat culturel » ? Comment s’est reformulée la
« gigantomachie » autour de la question de l’être et de
l’« historialité » (Geschichtlichkeit) de l’existence ? Sur quels
chemins fallait-il, désormais, penser l’« authentique temps »
(eigentliche Zeit) ?
Une question cruciale ici resurgit. Je l’ai laissée, plus haut, quelque
peu en suspens. Ce qu’enseignait, d’un côté, l’ouverture d’Être et
temps et sa référence au Sophiste de Platon, c’est que l’« authentique
temps » ne saurait être pensé qu’avec le temps lui-même, et non par
un détour « mythique » (comme chez Thalès) ou scientiste (comme
dans l’historicisme contemporain). Voilà en quoi pouvait se justifier
le triple iconoclasme heideggerien. Affirmer abruptement que « le
temps donne temps », que « le temps temporise » (die Zeit zeitigt),
c’était donc révoquer les images en général : elles ne sauraient être
que de bien pauvres illustrations du temps, et même de bien pauvres
mensonges sur le temps. La démarche s’apparente, notons-le, à celle
d’une théologie négative : de la même façon que Denys l’Aréopagite,
autrefois, avait pu révoquer les infantiles « images positives » de
Dieu le père (un vieil homme barbu sur un trône, avec une couronne
et un sceptre, flottant dans le ciel), de la même façon Heidegger fut
prompt à révoquer toute image du temps (à commencer par celle de la
tradition iconographique : un vieil homme barbu tenant sa grande
faux dans la main).
Mais, de la même façon que Denys l’Aréopagite avait tout de
même convoqué d’autres images — des images certes paradoxales,
« abstraites » ou, plus exactement, « dissemblables » —, Heidegger
n’aura pas cessé, en fait, de recourir à certaines images privilégiées,
toujours à double sens. Sa pensée, on le sait, refusait les pures
typologies conceptuelles et les définitions univoques : il lui fallait
donc des images comme opérateurs d’ambiguïté, si je puis dire
— mais sans que celles-ci fussent jamais assumées comme telles.
Lorsque, par exemple, le mot « horizon » (Horizont) surgit dans le
texte d’Être et temps dès la première page — où est affirmé le grand
projet d’une « élaboration concrète de la question du sens de
être » —, c’est bien une image, une image littéraire, qui surgit sous
nos yeux. Immédiatement, lisant le mot, nous « voyons » un horizon.
On pourrait même dire de cette image qu’elle aura permis de
vectorialiser, par sa propre puissance de phantasia, toute la pensée
subséquente du sens et du temps chez Heidegger.
Qu’est-ce qu’un horizon ? C’est l’événement visible du lointain :
au-delà de lui je ne verrais plus rien car tout serait, alors, trop loin.
L’horizon est cependant lié à mon expérience spatiale immédiate :
c’est un là-bas qui communique directement — et même
intimement — avec mon être-là. Il se meut avec moi-même : si je
marche vers l’horizon, si je m’approche de lui, il se modifie d’autant
et adopte de nouveaux profils. En même temps il ne cesse pas de
reculer devant mon approche, demeurant en tout cas, à chaque instant
qui passe, mon propre lointain, mon lointain « authentique ».
L’horizon aura été pour Heidegger un opérateur très efficace, car il
fait communiquer deux paradigmes fondamentaux de l’expérience et
de la temporalité : d’une part, il nous ouvre l’espace, il nous « porte à
l’Ouvert » (ins Offene bringt) ; d’autre part, il constitue, fût-il
constamment loin de nous, notre propre ou « authentique » sol
(Boden) qu’il prolonge en avant de nous.
L’horizon est donc une image privilégiée parce qu’elle joue sur
deux tableaux en même temps. Image de l’ouvert, elle peut nous dire
quelque chose sur le temps comme advenir ; image du sol, elle nous
dit aussi quelque chose sur le temps comme origine, comme
fondement solide. L’horizon ouvre en tant que lointain ; mais il
enracine en tant que prolongement ou mouvement du sol s’exprimant
depuis sa propre fondation, son propre sous-sol. Deux directions
s’indiquent donc à la fois dans cette image : vers un au-delà mobile et
sans clôture ; vers un fondement immobile et enraciné, donc clos. S’il
y a, pour Heidegger, une vérité ou une liberté, elles consisteront
certainement dans cette double vectorialité. Or, celle-ci n’est pas
reconnue ailleurs — comme Heidegger l’aura développé
immédiatement après sa démission du rectorat, entre 1934 et 1936 —,
que dans le poème et l’œuvre d’art. Par quelle opération, doit-on alors
se demander, le « grand temps » politique de la contre-révolution
nazie se sera-t-il reformulé, inversé ou confirmé, dans les termes d’un
« grand temps » de l’expression artistique ?
Il revient à Philippe Lacoue-Labarthe, dans ses analyses aussi
inquiètes que lucides, d’avoir montré combien l’esthétique
heideggerienne avait fini par constituer le creuset même — et non le
contre-motif — de sa politique réactionnaire ou « archi-fasciste » :
« Initialement, la question était : pourquoi l’engagement politique si
scandaleux de Heidegger à l’époque du nazisme et dans le nazisme ?
Elle s’est progressivement transformée en celle-ci : pourquoi est-ce
au fond une certaine idée de l’histoire, et par conséquent de l’art, qui
a, de plus en plus explicitement, autorisé et fondé cet engagement ?
Elle a fini en conséquence par se formuler ainsi : pourquoi
l’interprétation de la poésie par Heidegger, étant de fait admis que
l’art est à ses yeux essentiellement Poème, est-elle à ce point
scandaleuse ? » Reprenant certaines hypothèses élaborées avec Jean-
Luc Nancy sur Le Mythe nazi, Lacoue-Labarthe aura fini par voir
dans le Kulturkampf heideggerien la mise en place d’un « national-
esthétisme » entièrement forgé comme « ontomythologie » du
politique.
Le passage effectué par Heidegger depuis une « aporétique » de la
temporalité vers une « poétique » — comme l’indiquait Paul Ricœur,
sans autre forme de commentaire, dans Temps et récit — ne se suffit
dont pas à lui-même. Il lui aura fallu un troisième terme, qui était
politique et concernait, très précisément, l’idée du peuple allemand,
de son enracinement « originaire » comme de son destin, historique
ou « historial ». C’est ce qu’on lit, avec souvent des frissons dans le
dos, en parcourant le séminaire de 1934-1935 sur Les Hymnes de
Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin ». Le philosophe Heidegger
ayant été mal entendu par le pouvoir nazi, il revenait au poète
Hölderlin de fonder ou de refonder — par l’intermédiaire, par le canal
de la parole du philosophe — le destin même du peuple allemand : ce
poète en effet, dit-il, « relève encore de l’avenir des Allemands.
Comme si son œuvre réclamait justice […] pour fonder le
commencement d’une autre histoire, cette histoire qui s’ouvre sur le
combat où se décidera la fuite ou l’avènement du dieu. »
Ce « commencement » est « origine » et concerne, de part en part,
la « racine » ou l’« appartenance » : l’appartenance à « notre patrie la
Germanie ». Si Hölderlin, selon Heidegger, l’a exprimé mieux que
quiconque, c’est d’abord parce que « la poésie gouverne le Dasein
des peuples » à partir de quelque chose qui sera nommé le « temps
originel des peuples ». De même qu’Être et temps avait pu, jusqu’à un
certain point, se lire comme l’oraison funèbre d’une Allemagne
meurtrie en novembre 1918, de même l’hymne Germanie de
Hölderlin aura été lue par Heidegger en 1934 comme le « deuil sacré
avec la patrie en tant que puissance de la terre ». Et le philosophe de
découvrir, dans les poèmes de Hölderlin, un « ton fondamental »
grâce auquel l’« expérience de la terre natale » en appellerait à une
« mission historique du peuple ». C’est là que surgira le « grand
temps » heideggerien : temps énoncé comme « authentique » et
opposé à tout « calcul » (Errechnung, notion qui, selon Heidegger
dans la longue durée, caractérise à la fois la science positive, la
technique et, accessoirement, l’action nihiliste de la « juiverie
internationale ») : « Dans un tel temps, qui résonne dans le ton
fondamental ou, pour dire plus vrai, qui sous la forme du ton
fondamental énoncé, résonne dans le Dasein du peuple, dans un tel
temps “il est enfin temps” (in solcher Zeit “wird es” Zeit), il est enfin
ce juste temps qui s’oppose au contretemps, toujours haï des dieux
comme toute chose contrainte, pur produit du calcul. »
On voit donc que Heidegger aura fait du pauvre Hölderlin, non
seulement le « poète de l’Être allemand futur » et le prophète d’un
« retour aux racines » du peuple germanique, mais encore — ce qui
est accablant lorsqu’on aime la poésie de Hölderlin, ce grand
errant — le héraut d’une haine ontologique et politique vis-à-vis de
toutes les formes du déracinement, dont le « calcul » serait la forme
achevée. Cet aspect radical du Kulturkampf heideggerien se
retrouvera en 1935 dans le texte fameux sur L’Origine de l’œuvre
d’art. Sa première version, brutale, aura été légèrement adoucie dans
la conférence prononcée le 13 novembre 1935 à la Société des
Sciences de l’Art de Fribourg-en-Brisgau. Mais l’essentiel était là :
dans une approche de l’art faisant remarquablement rupture avec
l’esthétique traditionnelle du binôme forme-matière, mais aussi dans
sa revendication d’une « origine » (Ursprung) pensée comme « sol »,
comme « racine » et comme « fondation ».

Il n’y eut, pour Heidegger, d’art — et, en général, d’être ou de


vérité — qu’enraciné. C’est même par l’art que l’enracinement, selon
lui, s’exprimait au mieux, comme s’y exprimaient aussi l’être et la
vérité. Un premier geste, comme souvent à teneur élégiaque, fut pour
dire que les œuvres d’art sont aujourd’hui en train de perdre leur
« sol » : « On expédie les œuvres comme le charbon de la Ruhr ou les
troncs d’arbres de la Forêt Noire. » Un tableau de Van Gogh serait
donc à son « sol » ce que le charbon de la Ruhr est à son sous-sol : il
lui appartient « intérieurement » ou « existentialement ». Mais c’est
déjà ce que, dans une fameuse querelle commentée par Jacques
Derrida, Meyer Shapiro voulut contester avec force : rappelons que
l’historien de l’art voyait plutôt dans la paire de souliers peinte par
Van Gogh un témoignage d’errance cosmopolite de l’artiste lui-même
et non pas une preuve d’enracinement de quelque paysan dans son
paysage natal, comme le prétendait Heidegger.
Mais la racine était, si je puis dire, chevillée au corps et à l’âme du
philosophe. Il aura donc vu, avant tout, l’œuvre d’art dans son rapport
à « l’appel silencieux de la terre » (in den schweigenden Zuruf der
Erde). C’est ce qui se passe avec l’exemple du temple grec qu’il
convoque alors : le temple ne « reproduit » pas une chose ou une idée
selon un processus de mimèsis, il « restitue » plutôt selon le
mouvement même de l’alèthéia, la vérité en tant que dévoilement.
L’œuvre d’art manifeste donc, dans cette perspective, une vérité de
l’« origine » qui, elle-même, n’a de sens que par le « sol » ou la
« racine ». En ce sens elle « installe un monde » et permet
« l’éclosion de son être » dans le « repos » (Ruhe) et la « sécurité »
(Verläßlichkeit) de l’enracinement authentique. Ce que Heidegger
entend par « ouverture » (Eröffnung) revient donc, au bout du
compte, à être « chez soi », sur son propre « sol », devant son propre
« horizon » et dans la « sûreté » de son propre enracinement.
Le temple grec est « debout sur le roc », écrit Heidegger. Cela veut
dire à la fois qu’il « ouvre un monde » — vers l’horizon alentour,
vers le ciel — et qu’il affirme son lieu d’enracinement à la « terre » et
au « sol natal » (heimatlichem Grund). En s’érigeant il glorifie la
terre, il permet d’« installer un monde » (eine Welt aufstellen) dans
l’authenticité de ses racines comme dans l’appel à un destin futur :
« L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre » (das Werk läßt
die Erde eine Erde sein). Or, « la terre est par essence ce qui se
referme en soi ». L’œuvre de l’art sera donc — exactement,
paradoxalement — de « faire venir dans l’ouvert en tant que ce qui se
referme en soi ». Seules peuvent éclore les racines au lieu même de
leur terre natale. Mais, prévient Heidegger, cela suppose un
« affrontement » (Gegeneinander), un « conflit » (Streit). Et voilà en
quoi l’art est affaire d’histoire — donc de politique, toutes ces
phrases ayant été écrites, ne l’oublions pas, en 1935, année
notamment de la proclamation des lois de Nuremberg et des
préparatifs de Hitler en vue de la guerre à venir : « Chaque fois qu’un
art advient, c’est-à-dire qu’initial il y a, alors a lieu dans l’Histoire un
choc : l’Histoire commence ou reprend à nouveau. […] L’Histoire,
c’est l’éveil d’un peuple à ce qu’il lui est donné d’accomplir, comme
insertion de ce peuple dans son propre héritage. […] L’art est Histoire
en ce sens essentiel qu’il fonde l’Histoire. »
À écouter Heidegger, donc, tout « grand temps », tout
recommencement historique ne sauraient être qu’une assomption
radicale au sens d’une assomption des racines, fût-ce dans un combat
acharné contre toute modernité et tout désir révolutionnaire. Cet
attachement viscéral aux racines n’aura de fait jamais quitté le
philosophe : en 1966 encore, dans ses Réponses et questions sur
l’histoire et la politique, il considérait avec angoisse les
photographies venues de la lune comme un symptôme inquiétant du
« déracinement de l’homme » et réaffirmait la primauté du Heimat
sur toute mobilité ou toute migration des êtres, des choses ou des
idées : « D’après notre expérience et notre histoire humaines, pour
autant que je sois au courant, je sais que toute chose essentielle et
grande a pu seulement naître du fait que l’homme avait une patrie
(Heimat) et qu’il était enraciné dans une tradition. » Enchaînant
derechef sur une critique acerbe de la littérature contemporaine en
général — « La littérature d’aujourd’hui, par exemple, est largement
destructive » —, il finissait par réitérer sa défense de la langue
allemande comme seul creuset ou « racine » authentiques de la
pensée en général : « C’est une chose que les Français aujourd’hui me
confirment sans cesse. Quand ils commencent à penser, ils parlent
allemand. »
La « racine », comme la « fondation », parle tout à la fois d’un
« espace propre », d’un chez-soi authentique, mais aussi d’un « temps
propre » qui réactive la généalogie et l’authentique tradition.
L’histoire vulgaire oublie la racine ; au contraire le « grand temps »
historial la fera revivre ou éclore dans « l’ouvert ». Mais l’expression
heideggerienne « faire venir dans l’ouvert en tant que ce qui se
referme en soi » n’apparaît-elle pas, pour le moins, comme une
expression ambiguë ? Elle se donne, volontairement, à double
entente ; mais elle ne cherche surtout pas à se construire sur un mode
que Heidegger abhorrait, le mode dialectique. Il ne s’agit pas, ici, de
faire « dialoguer » les deux directions indiquées dans cette phrase, ou
de les temporaliser à la façon de Hegel, par exemple. Cette
ambiguïté-ci est antidialectique : elle se veut constamment radicale,
tout en maintenant quelque part — un « quelque part » jamais
explicité — l’orientation inverse de ce vers quoi elle prétend se
diriger. C’est une ambiguïté magique, oraculaire, charismatique. Elle
explique une bonne part de la fascination exercée par la pensée de
Heidegger sur ses admirateurs.
Il y a donc bien, chez Heidegger, une pensée du « grand temps » :
c’est un temps historial, authentique, destinal. Il procède d’une
pensée de l’origine pure, d’une pensée rivée tout entière à l’origine
qui est, toujours, « son » origine « en propre » ou « authentique ».
Dans Ursprung, le mot allemand de l’origine, il y a le saut, le bond
(Sprung) et, bien sûr, l’idée que tout cela adviendrait dans un temps
initial ou natal (Ur-). L’origine est, strictement, un saut à partir du
primitif ou de la fondation — mais Heidegger l’entendra de façon
bien plus radicale encore : c’est, pour lui, un saut dans l’origine.
Qu’est-ce donc, alors, que sauter, bondir et « aller dans l’ouvert »
sans quitter sa racine et, même, sans faire autre chose qu’y revenir ?
Compris avec Heidegger, un tel soulèvement ne sera donc qu’un saut
sur place, cette « place » étant ici nommée la « patrie » (Heimat), le
« chez-soi » ou ce « sol » (Boden) qu’à la même époque les nazis
accolaient systématiquement, ne l’oublions pas, à la pureté du
« sang » (Blut).
Heidegger, on le sait, aimait fréquenter ses « chemins de
campagne » (Feldwege). Dans le texte de 1948 qui porte ce titre, le
marcheur éprouve avec bonheur qu’il se retrouve « sous la protection
de la terre qui porte et produit » : « Toujours et de tous côtés c’est le
Même qui nous parle autour du chemin », dit-il. Toujours « il donne
la force inépuisable du Simple. Par l’appel, en une lointaine Origine,
une terre natale nous est rendue ». Que ce fût sur les chemins de
campagne ou les « chemins de forêt » (Holzwege) qui serpentaient
autour du fameux chalet de Todtnauberg, dans la Forêt Noire, le
philosophe s’est ainsi assuré de lui-même — et de son
existence — en tant qu’habitant « natal », en tant que propriétaire
« authentique » de ce sol qu’il arpentait sereinement comme de cet
horizon vers quoi il pouvait perdre son regard.
À relire L’Origine de l’œuvre d’art comme tant d’autres textes sur
le paysage, on comprend que tous ces espaces accueillaient d’abord
une autochtonie, une légitimité « natale », une « patrie ». Par
conséquent, sur ces chemins charmants où « c’est le Même qui nous
parle », il n’y avait pas la moindre place ou la moindre hospitalité
pensable pour un Autre — un migrant, un « Juif errant », un étranger
ou un Tsigane de passage, qui sait. L’enracinement heideggerien fut
donc bien « propre » : au sens d’une authenticité métaphysique, d’une
pureté de l’appartenance. Mais également au sens, plus trivial, de la
propriété et du propriétaire, celui qui protégera son chez-soi contre
toute intrusion extérieure : le verbe utilisé par le philosophe pour
« donner lieu » (anwesen) ne signifie-t-il pas tout simplement, en tant
que substantif, la « propriété » ou le « domaine » (Anwesen) ?
Prendre, ainsi, le temps à la racine ? N’était-ce pas finir par tout
refermer sur l’espace hostile et non hospitalier du Heimat ? N’était-ce
pas vouer l’histoire politique au retour à l’ordre et à la haine de
l’autre ?
5

BONDIR
DEPUIS LES TOURBILLONS

Qui annonce le « grand temps » venu et s’attribue la puissance du


recommencement a quelque chance d’être entendu, parce qu’attendu.
Pour tout lecteur qui la découvre, la philosophie du temps proposée
par Heidegger dégage une puissance et un attrait considérables.
Heidegger en appelait à la pensée du « grand temps » comme au
« grand temps » de la pensée. Sa parole promettait donc beaucoup :
c’était une parole de l’annonce. Voilà pourquoi elle aura pu donner
espoir, dans les années 1920, à tant de jeunes philosophes venus, à
Marbourg ou à Fribourg, écouter cette parole, cet oracle de la
présence. Mais il semble que le vecteur fondamental de cette
promesse philosophique ait consisté, en grande partie, dans
l’ambiguïté ou duplicité dont tout oracle a besoin pour tenir ses
auditeurs sous le charme. Il y avait eu, quelque part, une ruse ou une
espèce de tricherie.
Alors, pour certains dans les années 1930 — je parle avant tout des
disciples juifs de Heidegger, les plus exposés au danger concret d’être
mis au ban de la société, exclus de leur travail, exilés de leur pays ou
pire encore —, le charme se rompit pour laisser place à quelque chose
comme une immense déception, quand ce n’était pas une colère ou
une hostilité aisément compréhensibles. Avec courage souvent, ces
jeunes gens commencèrent donc à interroger la teneur — pratique
autant que théorique, politique autant que discursive — de la leçon
heideggerienne. Ce qu’un ouvrage récent de Laurent Vieilleville peut
aborder conceptuellement comme « indétermination » d’Être et temps
sur le double plan de l’inachèvement (ouvert) et de la totalisation
(close) du temps, il fallut le soulever de façon plus frontale, plus
concrète et dangereuse, en face du maître lui-même.
Ce fut le cas, dès 1927, pour Günther Anders. Celui-ci raconte,
dans son entretien de 1977 avec Mathias Greffrath, un épisode dont la
teneur est à la fois personnelle et politique : « Je me rappelle
justement une discussion que j’ai eue avec lui en 1926 ou 1927 et qui
prit un tour plutôt violent. Il y était déjà question indirectement de
politique. On aurait pu croire que nous parlions de voyages, en vérité
nous parlions du nationalisme. J’étais parti de Hambourg pour aller à
Fribourg, où je voulais voir encore une fois mon vieux maître
Husserl. À Marbourg, j’interrompis mon voyage et passai la nuit chez
Heidegger. Comment il en était venu à me proposer de passer la nuit
chez lui, je ne saurais plus l’expliquer, car il me traitait toujours avec
beaucoup de mépris. Peu importe. Voilà de quoi il s’agissait : je lui
reprochais d’avoir traité seulement le temps, et pas l’espace, comme
un existential (Existenzial). Certes, on trouvait chez lui, disais-je, la
notion d’espace environnant (Umraum). Mais ce n’est pas un hasard
si son opus magnum ne s’intitule pas Être et espace. J’avais la
bougeotte à l’époque, je souffrais de n’être toujours qu’ici et pas là-
bas. J’ai d’ailleurs pas mal roulé ma bosse à ce moment-là, je me suis
embarqué pour l’Angleterre en me faisant passer pour le médecin de
bord, j’ai traversé le Sud de la France à pied — bref : je lui faisais le
reproche d’avoir laissé de côté chez l’homme sa dimension de
nomade, de voyageur, de cosmopolite, de n’avoir en fait représenté
l’existence humaine que comme végétale, comme l’existence d’un
être qui serait enraciné à un endroit et ne le quitterait pas. […] Je lui
fis donc, à ce moment-là, le reproche de ne même pas accorder à
l’homme la mobilité de l’animal, en tout cas de ne pas traiter cette
mobilité comme un existential, non, mais de considérer l’homme
dans le fond comme un être enraciné, comme une plante, et j’insistai
sur le fait qu’une telle anthropologie de l’enracinement pouvait avoir
des conséquences politiques du plus mauvais augure. On sait que
Heidegger a effectivement très vite été sujet à des tendances
politiques réactionnaires [avec des] préjugés pas très éloignés du
Blubo [c’est-à-dire du Blut und Boden, le mot d’ordre nazi du sang et
du sol]. »
Günther Anders, en 1948, revint plus systématiquement sur ses
critiques dans un texte intitulé Sur la pseudo-concrétude de la
philosophie de Heidegger : la notion d’historicité (Geschichtlichkeit)
y était envisagée sous l’angle d’un total « manque de
contemporanéité » aboutissant, disait-il, à cette « éternité timide » de
l’enracinement dont le résultat ne pouvait, immanquablement, que se
réduire à une « philosophie de la vie hostile à la vie ». Mais le
premier disciple de Heidegger à s’être élevé publiquement contre son
maître fut Herbert Marcuse dans un texte publié depuis l’exil, dès
1934, par la Zeitschrift für Sozialforschung : il y était question de la
nature « totalitaire » inhérente à la « théorie de l’État » — la théorie
national-socialiste — à laquelle l’auteur d’Être et temps, tout comme
Carl Schmitt sur le plan juridique, était en train de donner quelque
chose comme une caution philosophique.
Or, la prise de position adoptée par Marcuse sur le plan politique
pouvait se comprendre, non seulement sur le plan de la plus grande
urgence politique, mais encore sur celui des principes philosophiques
engageant — une fois encore — les notions fondamentales de
« temporalité » et d’« historicité ». Une relecture féconde de Hegel
avait déjà, en 1932, placé Marcuse du côté d’une « ontologie de la
mobilité » et non plus de l’enracinement : l’« Être comme mobilité »
constitue, de fait, le véritable leitmotiv de sa thèse sur L’Ontologie de
Hegel et la théorie de l’historicité. En 1939, Marcuse aura déjà fait le
pas, dans Raison et révolution, depuis l’ontologie hégélienne vers ce
qu’il voulut, alors, nommer la « naissance de la théorie sociale » en
tant que porteuse d’une pensée politique de l’émancipation
révolutionnaire. Plus tard, en 1947 et 1948, Marcuse exigea même de
son vieux professeur qu’il éclaircisse les raisons de son engagement
nazi de 1933, à quoi celui-ci répondit — dans une lettre citée par
Hugo Ott — avec l’argument clé du « péril rouge » : « En ce qui
concerne 1933 : j’attendais du national-socialisme un renouvellement
spirituel de toute la vie, une réconciliation des antagonismes sociaux
et le sauvetage de l’être occidental face au péril du communisme. »
C’est bien contre un tel péril du déracinement — incarné, aux yeux
de Heidegger, par le « judéo-bolchévisme » internationaliste de Rosa
Luxemburg, par exemple — que le « Discours de rectorat » s’élevait
avant toute chose. Et c’est devant un tel discours qu’un autre disciple
de Heidegger, Karl Löwith, aura dû prendre la fuite et le chemin de
l’exil. Löwith avait été habilité dès 1928 sous la direction de
Heidegger, son travail traitant du « fondement phénoménologique des
problèmes éthiques » (Phänomenologische Grundlegung der
ethischen Probleme). Dans un témoignage saisissant écrit
en 1940 — mais publié bien plus tard, sous le titre Ma vie en
Allemagne avant et après 1933 —, Karl Löwith commenta la sinistre
transposition, par Heidegger, de son propre thème de l’« existence
authentique » (qui ouvrait selon lui toute la sphère éthique) en celui
de l’« existence authentiquement allemande » (qui refermait
brutalement toute vie éthique sur l’hégémonie absolue de la politique
hitlérienne). Cette transposition, philosophiquement parlant, n’était
rien qu’une tricherie sur elle-même, le « Discours de rectorat » étant
alors caractérisé par Löwith comme l’authentique « chef-d’œuvre »
(Meisterwerk) d’une ambiguïté ou « duplicité sans pareille » (eine
einzige Zweideutigkeit).
Ce thème de l’ambiguïté est fondamental pour comprendre, chez
Heidegger, ce que Dominique Janicaud a voulu nommer L’Ombre de
cette pensée. Ce n’est d’ailleurs pas exactement d’« ombre » qu’il est
ici question, me semble-t-il. La poésie de Paul Celan est pleine
d’ombres, d’obscurités ou de difficultés, ou que sais-je
encore — mais elle n’est jamais duplice. L’ambiguïté rhétorique et
stratégique, qu’elle soit consciente ou pas, vise une fin, qui est le plus
souvent de construire une auto-légitimation. Elle cache sa faiblesse
pour mieux instituer son autorité. Or l’ambiguïté, chez Heidegger, fut
à la mesure de son autorité : elle fut considérable. Karl Löwith
l’illustre bien au plan existentiel lorsqu’il raconte comment le
philosophe, venu parler de Hölderlin à Rome en 1936, manifesta
quelque affabilité envers son ancien étudiant sans cesser d’arborer,
sur un pan de sa veste, l’insigne du NSDAP. Une deuxième
conférence, le 8 avril 1936, avait pour thème « L’Europe et la
philosophie allemande ». Comme elle fut prononcée à la Biblioteca
Hertziana, siège du Kaiser Wilhelm Institut — là même où Aby
Warburg, sept années plus tôt, avait pu parler de son travail sur
Mnémosyne, c’est-à-dire sur la « survivance » (Nachleben) et la
perpétuelle « migration » (Wanderung) des images —, Löwith ne fut
pas autorisé, en tant que Juif (et bien qu’il fût converti depuis
longtemps au protestantisme) à y assister, sans que Heidegger y
trouvât à redire.
Voilà donc comment le « grand temps », annoncé par Heidegger
dans ses séminaires des années précédentes, cessa d’ouvrir les bras, si
l’on peut dire, pour troquer sa promesse, éthique et existentielle, pour
un geste d’exclusion politique et raciste. C’est alors que la poétique
du temps, loin de se déployer vers un horizon de
possibles — l’horizon même qui avait attiré ces étudiants venus
écouter Heidegger à Marbourg et à Fribourg — se referma sur
quelque chose comme une captation politique du temps, une politique
de l’historialité. Là où Beda Allemann, dans son livre sur Hölderlin
et Heidegger, ne voyait encore la réappropriation heideggerienne de
la Grèce antique et de Hölderlin que sous l’angle d’une pure
« historialité du poétique », Philippe Lacoue-Labarthe, dans La
Politique du poème et dans Poétique de l’histoire, aura fait tout autre
chose : il aura décelé un ensemble de motifs politiques sous-jacents à
ce qui n’était, chez le philosophe, qu’une « épuration de la Grèce »
destinée à situer, pour mieux la reclore, la « scène de l’origine » de
tout « penser occidental ».
L’ambiguïté, chez Heidegger, commence donc avec cette captation
du temps dans les mailles d’un filet où l’on ne distingue plus très bien
les mouvements — pourtant contradictoires au départ — de la
« temporalité poétique » et de l’« historialité politique ». Poétique fut,
sans doute, l’ébranlement ressenti par le philosophe à la lecture des
Hymnes de Hölderlin. Esthétique était, bien sûr, l’admiration que
voua Heidegger (mais abstraitement, de loin) à l’antique temple grec
dressé sur son roc, qui ne s’érige que pour « installer un monde » de
la « terre natale » et de l’enracinement, comme on le lit dans
L’Origine de l’œuvre d’art. La captation du temps, chez Heidegger,
passe donc par un rapport à l’Antiquité compris comme authentique
« dévoilement de l’origine ». Mais c’est une captation unilatéralement
orientée : elle exclut, elle rejette du côté de l’« inauthentique » tout ce
qui n’est « pas pur » au regard de la « racine ».
Contrairement à la philosophie warburgienne des
survivances — qui sont toujours observées dans leurs métamorphoses
historiques, donc dans leurs impuretés —, l’Antiquité heideggerienne
relève d’un contexte plus général que Philippe Jockey a pu nommer
Le Mythe de la Grèce blanche, et que Johann Chapoutot a étudié plus
spécifiquement dans son ouvrage sur Le Nazisme et l’Antiquité.
Blanches, les statues des temples grecs ? C’était, archéologiquement,
faux. Uniformément blancs, les Grecs eux-mêmes en tant que peuple-
souche ? C’était, anthropologiquement, faux. Heidegger, lors de son
unique voyage en Grèce — qui eut lieu beaucoup plus tard,
en 1962 —, manifesta vite sa cruelle déception devant une Grèce
vivante qui, selon lui, avait perdu son authentique « Dasein grec » à
force de métissages et de contacts avec « l’Orient » : « [Je voulais
suivre] l’appel, l’invitation permanente à conférer au Dasein grec tout
entier sa physionomie spécifique. Allez savoir ce qui irait s’en
manifester à Ithaque ? Au lieu de cela, nous voilà en présence d’un
morceau d’Orient… »
Il n’y aurait pas eu de captation ambiguë du temps, chez
Heidegger, sans une non moins ambiguë captation du langage.
Existentialement parlant, cela se justifiait par la prééminence du
« poème (Dichten) […] dans l’ensemble des arts ». Il fallait donc,
selon L’Origine de l’œuvre d’art, « arriver à une juste notion de la
langue […] car c’est bien elle, la langue, qui fait advenir l’étant en
tant qu’étant à l’ouvert [dans] la nomination de l’étant à son être, à
partir de l’être ». Or, ce que Karl Löwith découvrait, dans ces mêmes
années 1930, c’est qu’il y avait un monde — un monde d’ambiguïté,
de duplicité — entre cette belle notion de la langue et l’usage même
qu’en faisait Heidegger. Quel genre d’usage ? D’abord, celui du
prédicateur : qui « prédit » et « prescrit » à la fois, au nom d’une
vérité fatalement « supérieure » ou « authentique ». Non seulement
Heidegger pouvait s’enorgueillir d’avoir, parmi ses aïeux, le célèbre
prédicateur Abraham a Sancta Clara qui, à la fin du XVIIe siècle,
prêchait l’unité nationale des Allemands en clamant sa détestation des
Juifs et des étrangers en général. Mais encore, comme y est
récemment revenu Georges-Arthur Goldschmidt dans son livre
Heidegger et la langue allemande, le philosophe s’inscrivait dans une
histoire politique de la langue allemande qui court de Luther à Fichte
et de celui-ci à la phraséologie nazie.
Comment cela se manifeste-t-il ? Dans quel registre d’ambiguïté ?
La réponse tient, une fois de plus, dans les notions de racine et
d’enracinement. La racine est peu visible : elle fonde ce qui est au
jour, mais elle demeure cachée sous terre. La langue de la racine sera
donc, pour celui qui « sait la voir », un langage ésotérique. Quand
Heidegger recourt, comme souvent, à un mot de la langue courante
tel que le mot « peuple » (Volk), par exemple, il annonce d’emblée
qu’il n’emploiera pas ce mot comme fait le tout-venant — à savoir le
peuple lui-même, dont l’appréhension est triviale ou naïve. C’est ce
qui se passe lorsque, en 1934-1935, Heidegger élit et relit les hymnes
de Hölderlin La Germanie et Le Rhin comme une « poésie [qui]
gouverne le Dasein du peuple », allemand bien sûr. Il s’agit même,
précise-t-il alors, d’un « combat » (Kampf) pour le Dasein de cette
« communauté ». Mais pourquoi, si ce langage est présenté dans sa
dimension ésotérique, en appeler, à ce moment-là de l’histoire
politique allemande, au vocabulaire le plus populiste et opportuniste
qui soit ?
Tout simplement parce que les racines sont ce qu’un peuple sûr de
soi revendique comme étant le plus « authentiquement à soi ». Voici
donc l’ambiguïté à l’œuvre : celle d’un langage faisant mine d’être
libre tout en étant strictement soumis au mot
d’ordre — hitlérien — du moment. Heidegger, ce faisant, rejouait à
son échelle une ruse de langage inhérente à cette Lingua Tertii
Imperii dont Victor Klemperer a si bien décrit le fonctionnement
pervers, par exemple avec ce mot du temps qu’est l’adjectif
« historique » (historisch) tout à la fois ambigu et démesurément
« enflé » : « Une cérémonie officielle est une chose qui appartient à
l’histoire nationale, une chose qui doit donc être gardée constamment
dans la mémoire d’un peuple. Une cérémonie officielle a une
signification “historique” particulièrement solennelle. Et voilà le mot
avec lequel, depuis le début jusqu’à la fin, le national-socialisme a
fait preuve d’une prodigalité démesurée. Il se prend tellement au
sérieux, il est tellement convaincu de la pérennité de ses institutions,
ou veut tellement en convaincre les autres, que chaque vétille qui le
concerne, tout ce à quoi il touche, acquiert une signification
“historique”. Il prend pour “historique” chaque discours du Führer, et
peu importe s’il répète cent fois la même chose, il prend pour
“historique” chaque rencontre du Führer avec le Duce, même si elle
ne change rien à la situation du moment. [Le Troisième Reich]
considère donc chacun des jours de son existence comme
“historique”. » Phraséologie à laquelle Heidegger lui-même se prêta,
par exemple lorsque, dans une conférence donnée les 15 et
16 août 1934, il déclarait que « quand librement l’avion transporte le
Führer de Munich aux côtés de Mussolini à Venise, alors l’Histoire se
fait (dann geschieht Geschichte). »

Bien qu’il n’ait pas eu connaissance de tous ces détails accablants


relatifs à la compromission nazie de Heidegger, Emmanuel Levinas
aura tôt fait, évitant toute attaque ad hominem, de chercher une voie
philosophique qui pût tenir compte des travers existentiellement
vérifiés du langage heideggerien et de la notion du temps qu’il
véhiculait. On s’aperçoit alors, à seulement rappeler quelques étapes
de ce parcours de pensée, qu’il s’agissait, une fois encore, de mettre
en question ce temps mal dit, si ce n’est maudit, d’avoir prétendu se
situer à la racine. En 1932, Levinas — qui avait été successivement
élève de Husserl et de Heidegger à Fribourg, entre 1928 et 1929 — fit
l’éloge du Dasein heideggerien en tant que lieu pour un « temps
originel et authentique » : un temps immanent susceptible de briser,
phénoménologiquement, les cadres abstraits de la métaphysique
traditionnelle, ainsi que devait le développer, en 1949, le recueil
intitulé En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger.
Mais, deux ans plus tard — soit en 1934 —, Levinas publiait, dans
la revue Esprit, un article intitulé « Quelques réflexions sur la
philosophie de l’hitlérisme » où, de façon d’abord surprenante, était
prise très au sérieux la « phraséologie misérable » du nazisme. Celle-
ci se caractérisait avant tout, aux yeux de Levinas, par le fait qu’elle
mettait en avant une « force élémentaire » supposément enracinée
dans l’« âme allemande ». Paradigme « effroyablement dangereux »,
commentait le jeune philosophe. Et cependant « philosophiquement
intéressant ». Pourquoi cela ? Parce qu’à mettre en avant la garantie
des « racines » — aryennes, occidentales — il aboutissait à mettre
« en cause […] l’humanité même de l’homme ». Problème crucial,
donc, pour Levinas à cette époque : comment la philosophie qui lui
avait permis de découvrir dans l’« existence » (Dasein) « l’humanité
de l’homme » — comment cette même philosophie en arrivait à nier
celle-ci dans sa glorification du « fond » (Grund), de la racine, du sol
ou du Heimat, toutes choses essentielles à la « philosophie de
l’hitlérisme » ?
Une explication douloureuse avec Heidegger s’imposait donc. Elle
ne fut jamais frontale — comme dans le cas de Günther Anders, de
Herbert Marcuse ou de Karl Löwith — mais elle irrigue, pour ainsi
dire, toute l’œuvre ultérieure d’Emmanuel Levinas. À commencer,
dès 1935, par un texte publié dans les Recherches philosophiques que
dirigeaient, entre autres, Gaston Bachelard, Jean Wahl et Alexandre
Koyré. Il s’intitule « De l’évasion ». Il rouvre à partir de Heidegger
la question de l’existence et de l’expérience, tout en situant contre
Heidegger l’ouverture du Dasein comme « expérience d’une révolte »
et non pas d’un retour à la racine : « Cette révélation de l’être et de
tout ce qu’il comporte de grave et, en quelque manière, de définitif,
est en même temps l’expérience d’une révolte. » Il la nomme
« évasion », un mot qui avait déjà pris son sens le plus urgent et le
plus concret dans une Europe où fleurissaient déjà les camps de
concentration. L’évasion rompt donc avec la racine : elle « met en
question précisément cette prétendue paix avec soi, puisqu’elle aspire
à briser l’enchaînement du moi à soi. »
Être-là (Dasein), oui. Mais à condition de n’être pas rivé à l’ici de
la racine, ce qui aura fini par mettre « en cause […] l’humanité de
l’homme » dans le contexte historique du nazisme. Si les problèmes
éthiques ne peuvent trouver leur juste position qu’à partir d’une
approche phénoménologique de l’existence — comme Levinas en
partageait l’intuition avec Karl Löwith —, alors il faudra, en quelque
sorte, avoir le courage de désarrimer l’existence de la racine : de
bondir au-delà de la zone prescrite par la « patrie ». La notion
d’évasion pour Levinas, en 1935, pouvait déjà répondre à cet enjeu :
« Le besoin d’évasion — plein d’espoirs chimériques ou non, peu
importe — nous conduit au cœur de la philosophie. Il permet de
renouveler l’antique problème de l’être en tant qu’être. » Qu’il s’agît
du texte de 1934 (remarquablement commenté par Miguel Abensour)
ou de celui de 1935 (non moins utilement introduit par Jacques
Rolland), dans les deux cas Levinas ouvrait sa propre perspective
pour « sortir de l’être par une nouvelle voie » : une voie qui ne fût ni
celle de « l’antique problème de l’être », ni tout à fait celle du
« problème de l’être en tant qu’être » posé par Heidegger dans Être et
temps.
« De l’évasion » apparaissait donc, non pas comme un engagement
sur le plan immédiat de la pratique politique, mais comme une
position du problème général de l’existence capable de dépasser ce
que Levinas visait dans « l’être rivé » heideggerien : l’être incapable
de se dégager de son ascendance et, par voie de conséquence, de
l’ascendant de ses chefs. À tout cela Levinas répondait par le beau
néologisme d’excendance qui lui permettait de « briser
l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi
est soi-même » dans sa dépendance à la racine. Une douzaine
d’années plus tard, Levinas écrivait encore dans De l’existence à
l’existant que « l’enchaînement à soi, c’est l’impossibilité de se
défaire de soi-même » : éthiquement parlant, donc, l’attachement à la
racine fait le choix d’une impossible liberté. Or c’est bien le contraire
qu’il faut soutenir : être-là, oui, mais être-libre. Il faut donc, sur ce
point précis, tourner le dos à Heidegger. Car cette liberté « ne suppose
pas un néant où elle se jette, [elle] n’est pas comme chez Heidegger
un événement de néantissement, mais se fait dans le “plein” même de
l’être par la situation ontologique du sujet ». Dit autrement : si l’être
est le temps, ce temps doit être compris comme « Autre » — mot écrit
par Levinas avec une majuscule — et non comme ce « Même »
chanté jusque-là par Heidegger. Si l’existence est de nature éthique,
ce sera donc au rebours des « philosophies de la communion » dont la
« socialité chez Heidegger » offre l’exemple le plus élaboré.
Quelques mois seulement après avoir publié De l’existence à
l’existant, Levinas voulut revenir sur le problème de la temporalité de
l’existence. Il rendait hommage à l’« ontologie du Dasein » élaborée
par Heidegger et comprise, dans Être et temps, comme une
« ontologie du souci ». Mais il insistait également sur le fait que ce
« temps originel » devait être pensé comme élan — Levinas était
aussi lecteur de Bergson — et, par voie de conséquence, comme
évasion ou sortie, bref, comme un mouvement vers le dehors, voire
comme un mouvement du dehors lui-même : « Le temps originel rend
compte de l’élan vers l’avenir, du retour sur le passé, de la sortie vers
les choses. Il est le phénomène essentiel du dehors. Il est l’extase par
excellence » — cette ekstase déjà thématisée par Heidegger, certes,
mais dans la limite imposée par l’être-rivé de la racine.
Dans un texte magnifique écrit en 1956 sur « Le regard du poète »,
Levinas devait achever, grâce à Maurice Blanchot qu’il commentait,
de déraciner l’ontologie heideggerienne : « Pour Heidegger la
vérité — un dévoilement primordial — conditionne toute errance et
c’est pourquoi tout l’humain peut se dire en fin de compte en termes
de vérité, se décrire comme “dévoilement de l’être”. Chez Blanchot,
l’œuvre découvre, d’une découverte qui n’est pas vérité, une obscurité
[…] absolument extérieure sur laquelle aucune prise n’est possible.
Comme dans un désert on ne peut y trouver domicile. Du fond de
l’existence sédentaire se lève un souvenir de nomade. Le nomadisme
n’est pas une approche de l’état sédentaire. Il est un rapport
irréductible avec la terre : un séjour sans lieu. […] L’espace littéraire
où nous conduit Blanchot […] n’a rien de commun avec le monde
heideggerien que l’art rend habitable. […] Blanchot ne prête-t-il pas à
l’art la fonction de déraciner l’univers heideggerien ? »
Si « l’être est le temps », sous quelle forme le sera-t-il donc
« radicalement », en tant que « grand temps » originaire ? Sous la
forme d’une racine jalousement préservée dans un sol propre, cette
« terre [qui] est par essence ce qui se referme sur soi », comme
l’écrivait Heidegger dans L’Origine de l’œuvre d’art ? Justement pas.
Les « grands temps » ne sont pas les temps de la thésaurisation, mais
ceux de la dépense, de la dilapidation, de l’ouverture à tous les vents,
à tous les « grands vents » de l’histoire : temps de l’excès, de
l’excédance et de l’excendance. Or la territorialisation
académique — où se complaît, trop souvent, l’entre-soi de la
production philosophique — a complètement occulté le fait que le
« déracinement de l’univers heideggerien » avait été consommé, en
Allemagne, au moment même de la parution de Être et temps. Il fut
l’œuvre d’un jeune penseur sans maître précis, sans habilitation, sans
chaire, sans perspectives autres que celles d’un douloureux exil
perpétuel. Je veux parler, bien sûr, de Walter Benjamin.

*
L’auteur de Sens unique cherchait, lui aussi, le « grand temps ».
Mais c’était un temps, mêlé ou conflictuel, d’origines mouvantes : un
temps d’urgences présentes et de recommencements à imaginer.
Benjamin procéda donc tout autrement que ne le fit Heidegger.
Ouvrage étrange entre tous, l’Origine du drame baroque allemand fut
publié en 1928 (mais, au dire explicite de son auteur, il avait été
« conçu en 1916 » et « composé en 1925 »). Il s’ouvrait par une
« Préface épistémo-critique » où les professeurs de Benjamin
prétendirent qu’il n’y avait, décidément, rien à comprendre. C’était,
en septembre 1925, une façon de priver le jeune chercheur de toute
perspective universitaire, de toute « carrière » intellectuelle, en
considérant son travail comme « inhabilitable ». Une tentative du côté
de l’école warburgienne — avec laquelle Benjamin se sentait de
nombreuses affinités — ne lui réussit pas mieux, comme Sigrid
Weigel en a pu retracer les péripéties : Erwin Panofsky trouva le
propos « trop intelligent » (zu gescheit), autre façon de le mettre hors-
jeu. On s’aperçoit cependant, avec le recul, que le texte « paria » de
l’Origine du drame baroque peut se lire comme une alternative
philosophique à L’Origine de l’œuvre d’art et, en général, au modèle
temporel élaboré par Heidegger depuis Être et temps.
On ne trouvera certes pas de doctrine amplement développée de
l’« origine » (Ursprung) dans cette « Préface épistémo-critique » de
Benjamin. Du moins y a-t-il une sorte d’événement théorique
majeur : un insight — ou une « fusée », dans le sens baudelairien du
terme — sur la manière dont se présente l’origine. Comme
Heidegger, Benjamin choisit de situer sa question du côté de l’œuvre
d’art et non pas du temps factuel : cela afin de marquer, aussi
fortement que possible, la distance philosophique à établir, d’un côté
vis-à-vis des schémas encore dominants de l’idéalisme ou du néo-
kantisme, d’un autre côté vis-à-vis de l’historicisme scientiste. S’il
doit y avoir une « histoire philosophique » (philosophische
Geschichte), affirme Benjamin, ce sera sous la forme d’un « savoir de
l’origine » (Wissenschaft vom Ursprung), c’est-à-dire d’une
connaissance du temps envisagée sous l’angle, non des évolutions
continues et des chronologies, mais des « extrêmes éloignés »
(entlegenen Extremen) et des « excès » (Exzessen) du devenir.
L’origine n’est évidemment pas ce qui a déjà pris assise. C’est un
temps natif qu’il serait erroné, cependant, de situer en amont de toutes
choses comme cette « source absolue » qui nous est inaccessible de
toute façon, si même elle a existé comme telle. Qu’est-ce, alors,
qu’un temps natif ? C’est ce qui surgit en nous comme un symptôme,
comme un suspens dans le cours normal ou normalisé du devenir.
C’est donc une sorte de soulèvement. La première « image de
pensée » qui apparaît dans le texte de Benjamin sur l’origine est celle,
en effet, d’une « pause où la pensée reprend haleine » (Atemholen des
Gedankens) : moment initial où, pour ainsi dire, se soulève la pensée.
Moment où les certitudes volent en éclats avant que ne reprenne la
nécessaire, la patiente approche du temps « dans les plus petites
choses » (ans Geringste), que Benjamin nommera bientôt une
approche « micrologique ».
Ce que Benjamin entend par origine va, quelques lignes plus loin,
délivrer toute sa force philosophique à partir d’une nouvelle image,
qui est celle du tourbillon : « L’origine, bien qu’étant une catégorie
tout à fait historique (durchaus historische Kategorie), n’a pourtant
rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le
devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le
devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du
devenir (der Ursprung steht im Fluß des Werdens als Strudel), et elle
entraîne dans son rythme (in seine Rhythmik) la matière de ce qui est
en train d’apparaître. »
N’y a-t-il pas, dans cette page cruciale de l’Origine du drame
baroque allemand, l’expression d’une exigence philosophique
comparable à celle de Heidegger : une exigence d’« authenticité »
(Echtheit, das Echte) ? Sans doute. Revendiquer une approche de
l’authenticité — plus que de l’exactitude, par exemple — c’était, dans
les deux cas, affirmer l’insuffisance d’une historicité réduite à la seule
péripétie des faits observés, voire à la recherche de leur loi
d’évolution ou du cadre abstrait de leurs singularités. Mais la
divergence radicale des deux auteurs se manifeste déjà dans le fait
que l’authenticité, pour Heidegger, fut d’abord cherchée du côté du
plus ancien — tel temple grec érigé sur son roc ou tel mystérieux
fragment de Parménide —, quand Benjamin, lecteur attentif d’Alois
Riegl, adopta une tout autre attitude : l’origine est souvent « tardive »,
ose-t-il affirmer. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que l’origine survient, comme un symptôme de temps
enfouis, dans les formes singulières ou atypiques du Zeitgeist,
produisant à ce titre une émotion philosophique de « reconnaissance »
(Wiedererkennen) ou de réminiscence plus que de « connaissance »
(Erkennen) à proprement parler : « [Il est erroné de croire] que l’on
doive prendre nécessairement n’importe quel “fait” antérieur (jedes
frühe “Faktum”) pour un moment constitutif de l’essence (als
wesenprägendes Moment). Au contraire, c’est ici que commence la
tâche du chercheur, qui ne doit considérer un tel fait comme certain
que si sa structure la plus intime (seine innerste Struktur) apparaît
assez essentielle pour le révéler comme origine. C’est l’authentique
(das Echte) — le sceau de l’origine dans les phénomènes
(Ursprungssiegel in den Phänomenen) — qui est l’objet de la
découverte, une découverte (Entdeckung) qui s’allie de façon
singulière à une reconnaissance (Wiedererkennen). C’est dans ce que
les phénomènes ont de plus singulier, de plus bizarre, dans les
tentatives les plus faibles et les plus maladroites, comme dans les
manifestations les plus décadentes des époques tardives, que la
découverte peut le mettre à jour. »
L’origine comme tourbillon subvertit, de fait, tout ce que l’origine
comme racine voudrait instituer. La racine est permanente, bien
ancrée dans le sol, et c’est ce qui permet à Heidegger de parler de la
terre, où réside la racine, comme clôture sur soi et comme règne du
Même. Tout autre est le tourbillon : il est impermanent. Il surgit de
loin en loin, le plus souvent de façon imprévisible, dans le cours du
fleuve. Il n’est donc phénomène de l’origine qu’à être passager,
fragile, aussi disparaissant qu’apparaissant : aussi peu « institué » que
possible et faisant jaillir, depuis son remous, toute la pluralité de
l’Autre. La racine est toujours au même endroit, le tourbillon toujours
errant ici ou là, toujours où on ne l’attend pas. La racine se cherche
ou se « prend », le tourbillon nous trouve et nous surprend. La racine
étant perpendiculaire depuis le sol vers le sous-sol, il est facile avec
elle de faire la distinction entre surface et fond. Tandis qu’avec le
tourbillon, c’est toute la dynamique fluide d’un remous qui fait
remonter les fonds à la surface et les fait, tout aussi bien, replonger et
disparaître. Enfin la terre, comme véhicule de l’origine, demeure telle
qu’en elle-même : immobile (du moins aux alentours de Fribourg, où
personne n’envisage l’éventualité d’un tremblement de terre). Tandis
que le fleuve ne cesse de se mouvoir, traversant les contrées dans une
totale indifférence aux frontières et aux « patries » et dans le rythme
toujours changeant de son écoulement.
Il s’agit en effet, strictement, de rythme : et non plus de fondation.
Benjamin écrit que « l’origine ne se donne jamais à connaître dans
l’existence nue, évidente, du factuel, et [que] sa rythmique (seine
Rhythmik) ne peut être perçue que dans une double optique
(Doppeleinsicht). Elle demande à être reconnue d’une part comme
une restauration (als Restauration), une restitution (als
Wiederherstellung), d’autre part comme quelque chose qui est par là
même inachevé, toujours ouvert (Unvollendetes,
Unabgeschlossenes) ». C’est donc un rythme sans mesure — c’est-à-
dire imprévisible — qui advient comme une « pause où la pensée
reprend haleine », et plus encore comme un tourbillon où le fleuve
réinvente soudain le sens de sa course. La racine est encore une
chose, même si elle grandit secrètement dans les entrailles de la terre.
Tandis que le tourbillon est un pur processus, une crise permanente,
un rythme fait de coups et de contrecoups, de vecteurs affrontés au
cœur desquels se tient l’intervalle, le suspens rythmique, quelque
part — comme le dit exactement Benjamin — entre « pré- et post-
histoire (Vor- und Nachgeschichte) ».
Nous voici bien loin du « grand temps » heideggerien. L’origine,
au sens de Benjamin, se pensera désormais comme suspens dans la
respiration historique et non plus comme son lieu natal ou son
horizon destinal. C’est une mise en mouvement tourbillonnante du
temps dans l’histoire, et non plus une fondation ascendante de celle-ci
par celui-là. D’où l’émergence d’une terminologie — abhorrée par
Heidegger — de la dialectique en tant que seule forme de pensée
capable, aux yeux de Benjamin, de se rendre « témoin de l’origine » :
« On connaît le “tant pis pour les faits” de Hegel. Ce qui signifie
fondamentalement : il incombe au philosophe de voir les relations
essentielles (die Einsicht in die Wesenszusammenhänge liegt beim
Philosophen) ». L’origine se tient donc dans la rythmique de ces
« relations essentielles » et non dans certaines « choses essentielles »
que l’on voudrait isoler de tout le reste : or la racine fait encore partie
de ces choses, elle n’a ni la fragilité, ni la puissance d’une relation.
C’est dans les remous, dans les échanges perpétuels dont l’histoire est
faite — notamment à travers la « détermination réciproque de
l’unique et de la répétition (Einmaligkeit und
Wiederholung) » — qu’il faut à présent entreprendre d’observer les
« phénomènes originaires » (Ursprungsphänomenen).
Ne nous étonnons pas, dans ces conditions, que Benjamin ait
envisagé toute chose pratiquement à l’inverse de Heidegger. Le
philosophe de Fribourg sautait sur place au-dessus de sa chère racine
et sur un sol qu’il considérait, pour l’éternité, comme sien. Le
philosophe de l’exil, lui, sautait de place en place, de tourbillon en
tourbillon, sans jamais trouver la « sérénité » d’un paysage qui lui fût
réellement hospitalier. Là où Heidegger cherchait chez les Grecs
anciens une formule pour la vérité de l’être, Benjamin — comme l’a
bien montré Antonia Birnbaum dans une réflexion sur son « détour
grec » — interrogeait la tragédie antique sous l’angle de la justice des
hommes et de la révolte que cette justice, éventuellement, exigeait
d’eux. Là où Heidegger voyait dans la poésie de Hölderlin
l’assomption grandiose d’une « terre natale » et l’appel à un destin du
peuple allemand, Benjamin parlait du courage, de l’innocence et de
l’errance du poète romantique proche d’une lutte du peuple au sens
révolutionnaire du terme : celui du combat mené, à travers le modèle
politique républicain, par les « sans-culottes » ou les « sans-noms »
contre leur oppression séculaire.
Là où Heidegger voyait dans l’œuvre d’art une instauration de
l’origine depuis le sol, la terre et la racine, Benjamin y voyait tout au
contraire un bond de l’origine à travers les mouvements, les
tourbillons de l’histoire. Lorsque, dans L’Origine de l’œuvre d’art,
Heidegger écrit qu’un tableau de Van Gogh est au sol ce que le
charbon est à la Ruhr ou le tronc d’arbre à la Forêt Noire, il veut
ignorer plusieurs choses. D’abord que l’artiste lui-même n’avait
jamais cessé d’errer ici ou là et trouva même son inspiration dans une
telle errance. Mais, surtout, il veut ignorer ce fait de civilisation
occidentale dont les travaux d’Aby Warburg n’avaient cessé
d’apporter l’évidence depuis la dernière décennie du XIXe siècle : à
savoir que les tableaux, à la différence des fresques, par exemple, ont
été justement inventés pour pouvoir migrer d’une terre à l’autre.
Juridiquement parlant, d’ailleurs, les tableaux sont considérés comme
des « meubles » (mobiles) et non comme des « immeubles ». Sans
l’arrivée bouleversante, depuis les Flandres jusqu’à Florence, du
Triptyque Portinari de Hugo van der Goes, la peinture de Botticelli
n’aurait pas été aussi magnifiquement italienne qu’elle le fut. Pire
(pour un nationaliste comme l’était Heidegger) : les célèbres fresques
astrologiques de la Renaissance ferraraise n’auraient pas été aussi
savamment conçues sans l’apport « migratoire » de l’astronome arabe
Abû Ma’sar.
S’il revient aux œuvres d’art de se présenter à nous comme des
« témoins de l’origine », il faut alors creuser une différence
essentielle dans ce qu’il faut entendre par là. Témoin de l’origine
sera, pour Heidegger, l’œuvre du natal, comme il dit souvent. Pour
Benjamin, ce sera plutôt une image du natif. Le natal ne sort pas de sa
terre d’origine. Le natif, au contraire, surgit des tourbillons, et ce
n’est pas un hasard si l’on trouve, dans les manuscrits de Benjamin,
des schémas circulaires où, par exemple, le « démonique »
(Dämonische) tournoie avec la « dialectique » (Dialektik) dans une
ronde qui fait se rencontrer aussi l’« Éros » et l’« Esprit » (fig. 13).
Chez Warburg également, les schémas concentriques pouvaient
suggérer des mouvements de voltes conflictuelles ou inversées : des
tourbillons, en somme (fig. 14). Le natal se satisfait donc de rester là
où il se sent chez soi ; le natif, lui, apprend à marcher plus loin, à se
mettre en mouvement et à traverser les frontières dans un sens et dans
l’autre. À propos de la fameuse différence établie par Benjamin entre
« aura » et « reproduction » des images — dans l’article de 1935 sur
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »,
strictement contemporain de L’Origine de l’œuvre d’art —, on
remarquera que, dans les deux cas, les images ne tiennent jamais en
place, ce qu’avait déjà montré Warburg à travers les notions de
« survivances » (dans le temps) et de « migrations » (dans l’espace).
L’œuvre auratique nous tient à distance, l’œuvre reproductible
assume ses déplacements tous azimuts.
Jean-Christophe Bailly, dans un article intitulé « Images du
matin », a bien clarifié la distinction entre le natal selon Heidegger et
le natif selon Benjamin : « D’un côté, nous sommes dans la sphère du
natal (et le pays du soir n’est au fond que le retour de ce natal à lui-
même, au sein d’une transfiguration) tandis que de l’autre, nous
sommes dans la sphère du natif (et le matin benjaminien est ce qui
ouvre sur elle, il est ce qui l’ouvre en tant qu’elle précède toute
figuration, en tant qu’elle est préfiguration absolue). Cette différence
capitale entre natal et natif, nous pouvons la décrire comme une
interprétation divergente de l’origine. Tandis que l’origine demeure
chez Heidegger, de façon au fond assez classique, une pure
antéposition et, comme telle, une souveraineté abandonnée ou perdue,
elle devient chez Benjamin une forme du temps lui-même, un
contenu du temps que le temps emmène avec lui et auquel nous
pouvons avoir accès, tant en des moments singuliers de l’histoire
qu’en des moments de notre vie. » Bailly ne manquait pas de
souligner que ces deux notions du temps — l’une orientée vers le
« soir », l’autre vers le « matin » — engageaient, de fait, « deux
politiques entièrement distinctes ».

13. Walter Benjamin, Diagramme du « démonique » et de la « dialectique », 1930.


Dessin à l’encre. Berlin, Akademie der Künste-Benjamin-Archiv.

Il est significatif que, dans Être et temps, Heidegger lui-même ait


eu recours, au moins une fois, à l’image du « tourbillon » (Wirbel).
Mais c’était, justement, pour y accuser « le mouvement de la
déchéance » (die Bewegtheit des Verfallens) inhérente à la vulgarité
du « on » et à l’« inauthenticité » (Uneigentlichkeit) du tout-venant.
Symétriquement, Benjamin mettait en cause la dimension
réactionnaire de l’ésotérisme heideggerien. Il avait suivi les leçons de
Georg Simmel sur les « sociétés secrètes » et s’inquiétait de
l’« esthétisation de la politique » inhérente aux fascismes
contemporains (tout cela dont les études historiques plus récentes,
celles de Peter Gay notamment, auront montré le rôle, pendant toute
la république de Weimar, dans la refondation d’un courant völkisch et
réactionnaire après la défaite de 1918 et le soulèvement spartakiste
des mois suivants). Le 25 avril 1930, Benjamin pouvait écrire à son
ami Gerhard Scholem qu’avec ses lectures en cours de Karl Kraus et
de Bertolt Brecht, il devenait urgent d’apporter une réponse au
courant heideggerien : « [Parmi] les premières retombées de mes
récentes et passionnantes rencontres avec Brecht[, ] l’idée courut ici
de démolir, d’anéantir Heidegger (den Heidegger zu zertrümmern)
dans le cadre d’un tout petit groupe de lecture critique (in einer ganz
engen kritischen Lesegemeinschaft) que Brecht et moi dirigerions au
cours de l’été. »

14. Aby Warburg, Diagramme dynamique sur l’art, la croyance et la connaissance,


1899. Dessin à l’encre extrait des Grundlegende Bruchstücke zu einer monistischen
Kunstpsychologie, II, p. 59. Londres, Warburg Institute Archive. Photo The Warburg
Institute.

La rencontre avec Brecht suggérait à Benjamin d’approfondir ce


qu’il avait envisagé, dans l’Origine du drame baroque, sous l’espèce
d’un retour, fût-il hétérodoxe, aux formulations hégéliennes de la
dialectique. Dans une lettre au même Gerhard Scholem
du 20 janvier 1930, Benjamin écrivait ainsi, dans un français
extrêmement précis et succulent : « […] je vois que pour aboutir,
pour donner un échafaudage ferme à tout ce travail [il s’agit du Livre
des passages], il ne me faudra pas moins qu’une étude aussi bien de
certains aspects de Hegel que de certaines parties du Capital. Ce qui
pour moi aujourd’hui me semble une chose acquise, c’est que pour ce
livre aussi bien que pour le Trauerspiel je ne pourrai pas me passer
d’une introduction qui porte sur la théorie de la connaissance — et,
cette fois, surtout sur la théorie de la connaissance de l’histoire. C’est
là que je trouverai sur mon chemin Heidegger et j’attends quelque
scintillement de l’entre-choc de nos deux manières, très différentes,
d’envisager l’histoire. »

Il est troublant, au bout du compte, que le destin de ces deux


pensées du temps et de l’existence historique ait pu s’exprimer de
façons aussi dissymétriques. Cela tient, en grande partie, à la position
d’autorité et de pouvoir (pour Heidegger) ou de marginalité et
d’extraterritorialité (pour Benjamin) de leurs auteurs respectifs.
Entre 1913 et 1933, tout aura donc été joué : en 1913, Heidegger et
Benjamin s’étaient presque fatalement croisés dans les salles ou les
couloirs du séminaire philosophique de Fribourg où ils étaient
étudiants tous deux. Vingt ans plus tard, le 27 mai 1933, Heidegger
prononçait à Fribourg son « Discours de rectorat » dans le temps
même où Benjamin se voyait contraint, dès le mois de mars, à l’exil
sous la menace d’une politique d’institution du Même qui
fonctionnait par systématique destruction de l’Autre. Ce dont
l’enseignement de Heidegger aura décidé lui-même de se constituer
en rouage, aussi bien pratique que théorique.
Il ne faut pas s’étonner que, dès 1931 dans une lettre à Max
Rychner, Walter Benjamin ait pu affirmer qu’il préférait les
« analyses grossières et revêches d’un Franz Mehring » — cet
homme politique et historien allemand qui publia sur Lessing, Marx
et l’histoire du socialisme, avant d’animer dès 1916, avec Rosa
Luxemburg et Karl Liebknecht, la Ligue spartakiste — « aux
délimitations les plus profondes du royaume des idées telles qu’en
produit aujourd’hui l’école de Heidegger ». Déjà, en 1920, Benjamin
n’avait pas manqué de lire la thèse de Heidegger, une habilitation
réussie haut la main, où il repérait un style philosophique caractérisé
par le « maquillage » (Aufmachung) philosophique et une véritable
propension à la « servilité ». Plus tard, dans l’un de ses Fragments
philosophiques, Benjamin fustigera encore chez Heidegger, et de
façon tranchante, son style « irritant » : « Qui a conscience d’irriter,
d’être exposé, surveille son style. Quand on monte sur scène, on
surveille sa démarche. Qui doit se préparer à l’idée de bondir un jour
ou l’autre sur la scène politique mondiale, surveille sa démarche,
soigne son entrée. L’écrivain qui compte être cité surveille son
style. »
Acerbe critique : elle voyait dans le style heideggerien une
rhétorique auto-surveillée, donc inauthentique, de l’authenticité. Elle
anticipait directement sur la critique ultérieure de Heidegger
développée par Theodor Adorno dans son livre Jargon de
l’authenticité, où l’idée de « jargon » est associée à une posture de
supériorité, de surplomb et, donc, de mépris : c’est la condescendance
des « rois de la pensée » pour le reste de l’humanité. Or en excluant,
le jargon de la supériorité fascine tout aussi bien, et c’est là son
efficacité majeure : il dégage, écrit Adorno, un « son théologique
amorti » qui a, naturellement, fait florès dans les milieux
réactionnaires puis hitlériens de l’Allemagne weimarienne. C’est
alors que « le non-vrai se convertit de lui-même dans l’enflure » et la
grandiloquence métaphysiques. Le modèle de l’analyse menée par
Klemperer sur la « langue du Troisième Reich » se retrouve ici sans
surprise lorsque Adorno analyse comment les « mots tirés de la
langue à laquelle ils sont dérobés […] sont spiritualisés en silence
dans le jargon ». Voici donc que la langue se met, en quelque sorte, à
miroiter : elle brille, elle éblouit le lecteur comme la relique, dans son
écrin de sacralité et d’authenticité, éblouit le pèlerin, le tient en
respect tout en s’emmurant elle-même dans son « titre de propriété »
intouchable autant qu’auto-revendiqué.
Adorno a eu raison d’opposer ce « jargon de l’authenticité » au
style kafkaïen qui, justement, réussit à raconter l’horreur même du
jargon. Il l’oppose d’autre part au style kantien qui est,
philosophiquement parlant, celui-là même de la dignité éthique mise
au centre de tout par la pensée des Lumières. Or cette dignité se délite
« dès que les intellectuels deviennent complices du pouvoir qu’ils
n’ont pas et auquel ils devraient s’opposer. Dans le jargon de
l’authenticité s’effondre, en fin de compte, avec la dignité kantienne,
cette humanité qui a son concept non pas dans la réflexion sur soi,
mais dans la différence »… Ce dont la critique adornienne ne rend
pas compte, en revanche, est la raison pour laquelle une pensée
comme celle de Heidegger, tout à la fois si difficile et si puissante,
aura pu constituer l’élément formateur de certaines prises de position
philosophiques — celles de Jean-Paul Sartre ou de Hannah Arendt,
par exemple — qui furent à l’opposé de toute grandiloquence
réactionnaire.
C’est Walter Benjamin qui, une fois encore, se sera montré le plus
perspicace, le plus dialectique. À l’image heideggerienne du
« chemin de campagne » (Feldweg) qui donne au marcheur le
sentiment confus qu’il « appartient à la terre » et que la terre lui
appartient, Benjamin opposait, dans ses premières notes pour le Livre
des passages, le modèle du « carrefour » (Scheideweg). C’est un
modèle dialectique, en effet : depuis le centre dynamique d’un
carrefour, tout est possible, le meilleur comme le pire. Ce qui compte
est alors la décision, le choix éthique, l’orientation. Et voilà comment
Heidegger se retrouve situé par Benjamin sur une même ligne dont
l’autre pôle — par-delà le carrefour, si l’on peut dire — est résumé
par la « politique poétique », résolument révolutionnaire, des
surréalistes : « Il est d’un intérêt vital de bien percevoir, à un moment
donné de l’évolution, que les idées sont à la croisée des chemins (die
Gedanken am Scheideweg zu erkennen) : autrement dit, lorsque le
regard nouveau qui est porté sur le monde historique se trouve à un
moment où se décide le caractère de l’exploitation, réactionnaire ou
révolutionnaire (reaktionäre oder revolutionäre), qui va en être faite.
En ce sens, une seule et même chose est à l’œuvre chez les
surréalistes et Heidegger. » Quelle était donc cette chose « à
l’œuvre » (am Werk), sinon, une fois encore, le « grand temps » tant
attendu, tant espéré, tant imaginé ? Le temps du recommencement,
dont l’advenue nous soulèverait de nos vies soumises et ferait de nous
les véritables acteurs de l’histoire ?
6

POUR COMMENCER,
PENSONS AU PLURIEL

On ne commence pas de rien, ni même d’une source unique. On


recommence. On recommence à partir d’un tourbillon si c’est un
fleuve, d’un carrefour si c’est une route. La vraie question serait :
comment recommencer ? Et non pas : par quoi commencer ? Pour un
penseur comme Martin Heidegger, recommencer est un acte de
fondation : c’est retourner à la racine. C’est, d’abord, identifier celle-
ci par un certain questionnement étymologique sur l’être chez Platon
ou bien les présocratiques ; c’est, ensuite, revenir au lieu intouché de
cette racine, par exemple avec un mot allemand tel que Dasein ; c’est,
enfin, se sentir absolument chez soi : « Par l’appel, en une lointaine
Origine, une terre natale nous est rendue », ainsi que Heidegger
l’écrit dans son texte Le Chemin de campagne. Pour un penseur
comme Walter Benjamin, recommencer consisterait plutôt à retourner
les racines ou — si nous pensons à l’image d’un fleuve — à
« retourner les sources » plus encore que « retourner à la source » : et
cela dans le geste, dans le bond (Sprung) effectué depuis l’espace
d’un tourbillon fait lui-même de temps mêlés, de temps en remous.
Comment recommencer ? Cela dépend de notre façon de nous
situer dans le temps : comme propriétaire de l’histoire ou bien comme
révolté du temps ? On ne recommence donc pas sur place comme on
recommence par déplacement. On ne recommence pas en renouant
avec sa — supposée — racine comme on recommence en se
soulevant, en bondissant dans l’ailleurs d’une généalogie
reconfigurée. On ne recommence pas en retournant au Même comme
on recommence en se tournant vers l’Autre. Par l’image du tourbillon
dans l’Origine du drame et par celle du carrefour dans le Livre des
passages, Benjamin entendait opposer, à toute présomption sur
l’unicité de la racine, une pensée de la multiplicité des sources.
Personne n’a une racine. Nous avons tous — sans les posséder — des
racines plurielles et, le plus souvent, hétérogènes. C’est une évidence
pour tout historien, tout archéologue ou tout anthropologue, mais
c’est un cauchemar pour tout théologien, pour tout métaphysicien ou
pour tout nationaliste. Non seulement les sources sont plurielles, mais
encore elles sont, par définition, impures, fluides et mouvantes : c’est
ce qu’Aby Warburg avait si magistralement décrit dans son étude
de 1893 sur les sources des tableaux mythologiques de Botticelli. Il
n’est de « sources » que multiples, mélangées, détournées, déplacées,
alternativement apparaissantes et disparaissantes… Tout ce qui tend à
s’intensifier, à devenir « radical », provient donc, non pas d’une
« racine » appropriée, mais au contraire — comme le disait Warburg
sur le modèle du linguiste Hermann Osthoff — d’un déplacement des
racines ou d’un changement de radical, comme lorsqu’on intensifie,
en latin, bonus en melior et melior en optimus.
« Retourner à la racine même », c’est donc s’illusionner deux fois
au moins : comment croire retourner à une chose qui est postulée
« unique » ou la « même », quand cette chose se révèle plurielle,
souterraine, rhizomatique et disséminée, y compris dans le cas des
grands sapins de la Forêt Noire ? L’erreur de Heidegger fut de penser
la racine sous le prisme ou l’emprise de l’Unique, du Même et du
repos. Tout en étant bien plus modeste, la grandeur de Benjamin fut
de penser l’origine dans la « rythmique » — comme il disait — du
pluriel, de l’Autre et du mouvement, fût-il imperceptible. Une pensée
cohérente des racines ne peut qu’en reconnaître l’implexité et la
complexité, la situation toujours « à la croisée des chemins »,
l’opérativité bifurcatoire, la nature essentiellement radiculaire et, si
paradoxal que cela paraisse, migratoire. Entre la « racine d’identité »
et les « racines de radicalité », il y aurait donc toute la différence,
énoncée par Benjamin sans son passage sur les carrefours, entre une
façon réactionnaire et une façon révolutionnaire d’habiter l’espace et
de faire usage du temps, d’imaginer le passé et de faire advenir le
futur.
La leçon benjaminienne ne consiste pas à ignorer l’existence des
racines : elle en reconnaît bien l’existence, mais en tant que multiple,
fragmentaire et problématique, au ras du présent. Ce dont nous
devons douter, c’est que l’on puisse « retourner à la racine », la
reconnaître une fois pour toutes, l’isoler ou se l’attribuer comme une
chose à posséder. Comme si on pouvait tout connaître et tout
revendiquer de sa généalogie ou du passé en général. Ce qu’il faut,
c’est, avec beaucoup moins de triomphalisme, retourner la terre elle-
même, comme font le laboureur ou l’archéologue — voire le simple
cueilleur de champignons —, de façon à rendre visible ne serait-ce
qu’un segment du grand réseau radiculaire et complexe en quoi
consiste la pluralité des racines. Au contraire de Heidegger qui
voulut utiliser la poésie de Hölderlin comme lien
destinal — occidental — de la pensée grecque à la nation allemande,
Bertolt Brecht, par exemple, se sera contenté de refaire
expérimentalement surgir dans la déliaison actuelle de l’histoire des
bribes d’Antigone ou d’épigrammes antiques.
Benjamin, vers 1932, évoqua ce retournement de la terre — et non
ce retour à la racine — dans un bref texte intitulé « Fouilles et
souvenir » : « Qui tente de s’approcher de son propre passé enseveli
doit faire comme un homme qui fouille. Il ne doit surtout pas craindre
de revenir sans cesse à un seul et même état de choses — à le
disperser comme on disperse de la terre, à le retourner comme on
retourne le royaume de la terre car les “états de choses” ne sont rien
de plus que des couches qui ne livrent qu’après une exploration
méticuleuse ce qui justifie ces fouilles. C’est-à-dire les images
(Bilder), qui, arrachées à tout contexte antérieur, sont pour notre
regard ultérieur des joyaux en habits sobres — comme des torsi dans
la galerie du collectionneur. Il est à coup sûr utile, lors de fouilles, de
procéder selon des plans. Mais tout aussi indispensable est le coup de
bêche précautionneux et tâtonnant dans l’obscur royaume de la terre.
Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des
objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel
l’endroit où l’ancien était conservé. »

C’est donc bien le sol actuel qui dit quelque chose, à un certain
moment du temps, du bout de racine passée attrapé au vol dans le
tourbillon — ou le mouvement des failles telluriques — du devenir.
C’est dans ce rapport précis, brûlant, que se situa d’abord la grande
divergence entre Heidegger et Benjamin. Mais, sur la route qui les
éloignait si fortement, il y eut un carrefour très important : ce
carrefour se nomme Hannah Arendt. Il n’est pas sans signification
que le recueil des Vies politiques — dont le titre original était Men in
Dark Times — se terminât sur deux textes écrits à quelques mois
d’écart, en 1968 et 1969, l’un sur Benjamin et l’autre sur Heidegger.
Le premier est beaucoup plus long, plus attentif et plus affectueux
que celui sur Heidegger, dans lequel Arendt se montrait aux prises
avec des sentiments plus contradictoires et plus pénibles. Écrivant ce
texte pour les quatre-vingts ans du philosophe (et ne l’incluant pas
dans l’édition originale de Men in Dark Times), Arendt devait
affronter l’impossible tâche de conjuguer, avec le présent de la
vieillesse — elle-même avait alors soixante-trois ans —, deux
époques passées ou deux jeunesses contradictoires, l’une
d’éblouissement dans les années 1920, l’autre d’obscurcissement
dans les années 1930 et 1940.
On a exagérément et, quelquefois, trop brutalement spéculé sur la
relation amoureuse de Hannah Arendt avec Heidegger. À présent que
leur correspondance est publiée, au moins en partie, on peut suivre,
comme un leitmotiv revenant au fil des épisodes de leur vie publique
et privée, un certain nombre de figures où le rapport entre
éblouissement et obscurcissement tourne, de manière significative,
autour des questions de temps, d’origine et de recommencement. Les
racines révèlent ici, une fois encore, leurs différents usages ou enjeux
possibles de radicalité. Parlant d’elle-même à la troisième personne
dans un émouvant texte de 1925 intitulé Ombres — et adressé à
Heidegger —, Arendt évoqua « une radicalité (eine Radikalität)
toujours portée aux extrêmes [et qui] lui interdisait de se préserver, la
laissait désarmée, et jamais ne lui épargnait la moindre goutte, si
amère soit-elle, de la coupe bue jusqu’à la lie. » Or cette radicalité
n’était pas pour elle la garantie ou la fondation de quoi que ce fût, au
contraire elle « s’effilochait » du côté d’une dangereuse étrangeté
capable de tout remettre en question : « La radicalité qui avait pu
l’amener à soutenir et contenir tout ce qui demandait excessivement à
l’être, avait pris dès lors une autre tournure, en ce que tout s’était mis
à lui filer entre les doigts et à s’effilocher, quitte à ce qu’elle s’y plie
de bonne grâce, blême, livide fantôme dont une ombre furtive vient
comme épaissir l’étrangeté (Unheimlichkeit). »
La radicalité déracinait donc Hannah Arendt. Elle la transformait
en spectre errant, en Dibbouk. Les lettres de la jeune femme évoquent
l’amour comme une chose inconditionnelle, désespérément
« radicale » : « Je t’aimerai mieux après la mort. » Dans celles de
Martin Heidegger, en revanche, on sent une perpétuelle ambivalence
d’affects et de pensées : par exemple, dès le début de leur rencontre,
entre la « paix rocheuse » d’une promenade et le « démonique [qui]
m’a atteint de plein fouet ». Ou bien entre la liberté inhérente à tout
amour vrai et l’appartenance, voire l’enracinement que Heidegger
finit, comme toujours, par invoquer : « [Il faut] nous ouvrir l’un à
l’autre et laisser être ce qui est. […] Désormais ta vie fait partie de
mon travail [car] cet amour-là a déjà pris racine. » Ailleurs il écrit
encore : « J’aime toujours être proche de toi à partir de l’horizon de
mon travail ». Avant qu’il ne tentât, en 1933, de se disculper auprès
d’Arendt des accusations d’antisémitisme qui couraient chez ses
propres disciples de Marbourg, Heidegger en 1927 pouvait encore
écrire, autoritairement, à son étudiante : « Ne m’écris de nouveau que
si je t’en prie. »
On pourrait dire que le rapport entre Arendt et Heidegger fut celui
d’une déracinée à un enraciné, tous deux ayant cherché, dans leurs
œuvres respectives, à penser ce contraste même. Et à le penser fort
différemment, il va sans dire. Pour Hannah Arendt, l’amour emporte
tout : l’amour nous déracine, nous met en mouvement, nous
transporte. Alors nous quittons le Même, nous désirons l’Autre. Tout
cela dont il est déjà fortement question dans le premier grand travail
de la jeune philosophe, sa thèse de 1929 — sous la direction de Karl
Jaspers — sur Le Concept d’amour chez Augustin. Dans ce livre, en
effet, tout part du désir et tout finit par s’ouvrir à l’altérité humaine,
non transcendante, de la vita socialis, la « vie en société ». C’est, en
somme, le programme philosophique de toute une vie. En 1950,
Arendt tentera encore de redire à Heidegger son déracinement
fondamental et sans regret : « Je ne me suis jamais sentie une femme
allemande, et il y a bien longtemps que j’ai cessé de me sentir une
femme juive. Je me sens telle que je suis tout bonnement, à savoir
celle qui vient d’ailleurs (das Mädchen aus der Fremde). »
La correspondance d’Arendt avec Heidegger recèle bien des
paradoxes. L’auteur d’Être et temps y parlera, en 1950, des guerres
civiles européennes autant que de la « splendeur intacte des
chemins ». En 1975 il soulignera que la question du jugement, sur
laquelle Arendt travaille alors — et qui pourrait bien le concerner,
quelque part entre le juste Kant et le jugé Eichmann —, est une
« question très difficile ». L’auteure de Vita activa, en 1960, y
expliquera pourquoi son livre est demeuré sans dédicace, gardant
pour elle une vignette sur laquelle était écrit :
« Re Vita activa :
La dédicace de ce livre est laissée en blanc.
Comment pourrais-je le dédier
à celui, si proche,
envers qui j’ai gardé toute fidélité
et ne l’ai point gardée… »

On sait qu’avec son autre « maître » Karl Jaspers, Arendt aura


maintenu, toute sa vie, une fidélité plus transparente, sans mélange et,
donc, sans précautions de langage. Dans sa correspondance avec lui,
elle commente l’engagement national-socialiste de Heidegger dans
les termes les plus directs : « Heidegger aurait dû démissionner. Quel
qu’ait pu être le degré de folie qu’on lui attribuait, il était capable de
comprendre cette histoire. On pouvait attendre de lui qu’il ait
suffisamment le sens de ses responsabilités. […] Vous pourriez
naturellement me dire que cela suivait le cours des événements. Et je
répondrais sans doute que ce qui est vraiment irréparable surgit
souvent presque — de manière trompeuse — comme un accident [en
sorte que] je ne puis m’empêcher de tenir Heidegger pour un
meurtrier potentiel. » Ceci écrit en 1946. Puis, trois ans plus tard : « Il
a sans doute cru qu’il pourrait ainsi se sauver du monde, se tirer
hypocritement de tous les désagréments et ne faire que de la
philosophie. Et puis voilà que, très vite, toute cette malhonnêteté
tarabiscotée et infantile a tout de même envahi sa philosophie. » À
quoi Jaspers pouvait répondre — comme ici, en 1966 : « Peut-on
trouver dans la philosophie de Heidegger un fondement à ses
jugements et à ses actions politiques ? […] J’estime qu’il n’est pas
souhaitable de “laisser Heidegger en paix”. »
Sans doute Arendt elle-même ne fut jamais en paix avec cette
question. Elle a souvent tenté de donner une forme dialectique à cette
« fidélité » aussi fondamentale qu’elle était intenable. Dans La Crise
de la culture, en 1954, le chapitre consacré à l’autorité composait un
hommage à Heidegger — dont les analyses sur Platon avaient été, en
effet, décisives — avec une réserve tranchante sur la dimension
historique et politique, cruciale, dont ne rendent pas compte les points
de vue strictement philosophiques, comme celui de Heidegger, sur la
question. Dans le texte de 1969 finalement versé aux Vies
politiques — texte qui, à lui seul, mériterait d’amples
commentaires —, Heidegger était présenté comme un « rebelle » qui,
dans la vie intellectuelle allemande après 1918, participait pourtant
« non sans doute [d’]une rébellion, mais [d’]un malaise »… D’un
côté Heidegger était présenté comme le « roi secret dans le royaume
du penser », lui qui pensait quelque chose plutôt qu’il ne pensait sur
quelque chose. D’un autre côté, sa tentation de « s’insérer dans le
monde des affaires humaines », en 1933, était caractérisé tout à tour
comme « escapade », « fuite devant la réalité », « erreur » ou
« errement »… Tirant à nouveau un trait entre Platon et Heidegger,
Arendt finissait par reconnaître le « penchant au tyrannique » comme
une « déformation professionnelle » de philosophes secrètement
avides d’autorité, donc tentés par la politique lors même qu’ils sont
incapables de la penser comme telle là où elle est efficiente, c’est-à-
dire dans le monde de l’action et de l’interaction.
Dans La Vie de l’esprit, son ultime ouvrage de 1975, Hannah
Arendt s’interrogeait encore, dans l’un des tout derniers chapitres, sur
la « volonté-de-ne-pas-vouloir » selon Heidegger : idée selon laquelle
la volonté humaine serait destructrice du « laisser être » où il est bon
que le Dasein repose. À quoi Arendt opposait ce qui avait fait le
motif essentiel de sa recherche dans la longue durée : à savoir que,
tout simplement, « on ne peut agir seul ». Or Arendt n’en tirait
aucune décision de « trancher », de couper court avec la philosophie
heideggerienne en tant que telle, perdant son lecteur dans une lecture
qu’elle disait elle-même « plié[e] aux exigences répétées de
Heidegger » : signe qu’elle échouait, d’une certaine manière, à
trouver cette forme dialectique capable de rendre compte d’une
relation — personnelle et, surtout, philosophique — profondément
complexe.
De cette relation, Arendt aura cependant tenté, comme cheminant
dans sa propre inquiétude, de trouver des formes allégoriques qui
fussent en quelque sorte, comme chez Franz Kafka, plus dialectiques
que toute construction dialectique standard. Il existe par exemple,
en 1938-1939, une parabole sur la « porte [qui] n’est fermée qu’en
apparence », ainsi qu’un petit texte intitulé À travers le mur et dans
lequel on lit qu’avec ce mur-là, « on en venait à penser que le mur
était la terre natale »… Il y a aussi quelques poèmes sur les apatrides,
sur la terre dans quoi s’engouffre celui qui « manque son envol », ou
encore sur le « là de l’éloigné » — tout cela dans un mélange
d’images et de pensées qui évoquent tour à tour la philosophie
heideggerienne et la distance critique nécessaire face à cette
philosophie :
« Heureux celui qui n’a pas de patrie ;
il la voit encore dans ses rêves.
[…]
À celui qui manque son envol, la terre
lui prête ses abîmes.
Elle le reprend dans son giron.
[…]
En parfaite confiance au non-familier,
Proche de l’étranger (Nah dem Fremden),
Là de l’éloigné (Da dem Fernen)
Je pose mes mains dans les tiennes. »

Il y a, enfin, une parabole célèbre écrite en 1953 dans le Journal de


pensée, mais précédée en 1949 par une lettre plus triviale où Arendt
parlait à Jaspers de Heidegger en des termes très durs : « Cette vie à
Todtnauberg [le chalet du philosophe en Forêt Noire], à pester contre
la civilisation et écrire Sein avec un y, n’est en réalité que le trou de
souris dans lequel il s’est retiré. » La parabole, évidemment
influencée par Le Terrier de Kafka, porte sur l’ambiguïté même d’une
pensée incapable de trouver sa propre existence ailleurs que dans
l’enracinement. C’est l’histoire de Heidegger le renard : un renard
« en bien mauvais état » parce qu’il est incapable de comprendre la
différence entre un terrier (pour demeurer tranquillement dans
l’« authentique chez soi ») et un piège (image, bien sûr, des
compromissions politiques où Heidegger était entré) : « Après avoir
passé toute sa jeunesse à tomber dans les pièges des autres,
maintenant qu’il ne lui restait plus, pour ainsi dire, un seul bout intact
de fourrure sur le dos, le renard décida de se retirer du monde des
renards et de se fabriquer un terrier. Dans sa cruelle ignorance de la
différence entre ce qui était un piège et ce qui n’en était pas un, en
dépit de son expérience considérable des pièges, il lui germa dans
l’esprit une idée totalement nouvelle et inconnue des renards : il allait
se fabriquer un piège en guise de terrier. Il s’installa à l’intérieur,
comme dans un terrier normal — non par ruse, mais parce qu’il avait
toujours cru que les pièges des autres étaient leurs terriers —, et
ensuite décida de devenir sournois et d’adapter aux autres le piège
qu’il avait conçu pour lui et qui ne convenait qu’à lui. Voilà qui, à
nouveau, démontrait sa grande ignorance des pièges : personne ne
voulait pénétrer dans son piège, car il y était lui-même installé. »
Or Hannah Arendt n’hésita pas, au cours des années 1950 et 1960,
à visiter Heidegger jusque dans son « terrier » de la Forêt Noire. Fut-
elle, de ce fait, captive du « piège » heideggerien ? Par-delà tous les
épisodes biographiques tels que les a racontés, entre autres, Antonia
Grunenberg, la question relève, évidemment, d’une appréciation
philosophique des textes. Arendt elle-même pouvait écrire dans son
Journal de pensée : « Il est incontestable qu’en allant à Fribourg j’ai
donné dans un piège (et non pas que j’y suis tombée) ». Emmanuel
Faye, en 2016, a néanmoins considéré que la pensée d’Arendt avait
été invasivement « contaminée » par celle de Heidegger : contaminée
de « vision nazie », pour tout dire. Voilà un jugement, s’agissant de
l’auteure des Origines du totalitarisme, d’une très grande brutalité. Il
semble émaner d’un sophisme constamment relancé, un sophisme
dont les formes extrêmes diraient quelque chose comme :
« Heidegger est un auteur nazi ; or Arendt est une lectrice assumée de
Heidegger ; donc Arendt est une auteure nazie. » Faye croit, par
exemple, déceler dans l’emploi de mots tels que Bodenlosigkeit ou
Heimatlosigkeit par Hannah Arendt un signe de philosophie
« nazifiée » par le culte du sol (Boden) ou de la patrie (Heimat) :
n’est-ce pas vouloir ignorer, tout simplement, depuis quelle position
Arendt employait de tels mots — cette position existentielle de paria
ou d’apatride, exactement symétrique de celle de Heidegger, qu’elle
assuma et analysa si remarquablement dans son texte de 1943 « Nous
autres réfugiés » ?
Le fait crucial d’où il faut repartir dans l’énoncé de ce problème est
pourtant fort simple : Hannah Arendt n’a jamais renié la leçon
fondamentale de ces « philosophies de l’existence » découvertes chez
saint Augustin, Schelling Kierkegaard, Nietzsche, Max Scheler, Karl
Jaspers et, bien sûr, chez Heidegger. À ces diverses philosophies
— auxquelles un essai de 1946 est tout entier dédié, intitulé Qu’est-ce
que la philosophie de l’existence ? —, Arendt aura dû son intuition
initiale, non pas sur le plan d’une ontologie en général, mais sur celui
de la vie politique elle-même : comment donc se présente l’existence
du politique ? Et que serait une politique de l ’existence à la hauteur
du « grand temps », c’est-à-dire du grand désir pour faire advenir
l’émancipation des hommes en société ? C’est ici, exactement, que se
placerait la « forme dialectique » adoptée par Hannah Arendt : d’un
côté, l’apport de la phénoménologie lui permettait de critiquer les
« cadres abstraits » dans lesquels s’était exprimée, jusque-là, toute
une tradition de la philosophie politique. D’un autre côté, la chose
politique elle-même lui permettait de mettre en cause ce qu’elle
nomma « l’isolement absolu » où les philosophies de l’existence
risquent d’enfermer les humains pour en ignorer les différences et la
pluralité.
Il n’y a pas fatalement « jargon de l’authenticité » dès qu’on parle
d’expérience ou d’existence, comme le croit Emmanuel Faye dans
son livre sur Heidegger et Arendt. Que la théorie politique de celle-ci
ait interrogé — à partir de la philosophie de celui-là — l’existence
même de l’homme en tant qu’« animal politique », c’est un fait que
Dana Villa, par exemple, avait fort bien retracé. Ce qui ne l’a pas
empêché de comprendre aussi la nécessité, pour Arendt, d’une
critique de Heidegger articulée autour du thème de « l’oubli de la
praxis ». Double attitude, donc, ou « forme dialectique » : elle aura
été amplement reconnue et commentée, à divers titres, par Jacques
Taminiaux dans La Fille de Thrace et le penseur professionnel, par
Étienne Tassin dans son ouvrage monumental Le Trésor perdu, par
Miguel Abensour dans Hannah Arendt contre la philosophie
politique ?, ou encore, tout récemment, par Katia Genel dans un livre
sur Arendt et la question de L’Expérience de la liberté.
*

Mais pourquoi fallait-il ainsi ne rien lâcher sur l’existence tout en


se démarquant des « philosophies fondamentales » du Dasein, celle
de Heidegger au premier chef ? Pourquoi et, surtout, comment (s’il
est vrai que la réponse au « comment » révèle souvent beaucoup de
choses quant au « pourquoi ») ? Parce que, dans l’élaboration des
rapports entre l’être et le temps, il fallait, pour Hannah Arendt, ouvrir
l’être à la pluralité des êtres et ouvrir le temps à l’incertitude des
commencements. La pluralité ? C’est ce qui permet de sortir du Même
et de la norme, de déplacer les racines, de faire des expériences
nouvelles, de s’ouvrir aux autres et de créer des tourbillons dans
l’histoire : c’est donc ce qui permet d’exister politiquement. Et c’est
bien ainsi que commençait le recueil Qu’est-ce que la politique ? où
furent regroupés des fragments écrits par Arendt entre 1950 et 1959 :
« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. Dieu a créé
l’homme, les hommes sont un produit humain, terrestre, le produit de
la nature humaine. C’est parce que la philosophie et la théologie
s’occupent toujours de l’homme […] qu’elles n’ont jamais trouvé
aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce
que la politique ? […] C’est précisément là qu’est la difficulté :
l’homme est a-politique. La politique prend naissance dans l’espace-
qui-est-entre-les hommes… »
C’était là, pour Arendt, une façon de placer la politique en dehors
de la tyrannie des généralités philosophiques, notamment de cette
tyrannie du « On » qui parcourt Être et temps comme le symptôme
même d’une incapacité à rendre compte de ce temps où les hommes
se montrent capables de lutter entre eux, de poser la question du
pouvoir, de désirer désobéir ou de tenter de s’émanciper… Ce temps
qui s’appelle, tout simplement, l’histoire politique. Sans doute Arendt
avait-elle dû prendre de Husserl, de Heidegger et de Jaspers cette
nécessaire critique de l’historicisme que la phénoménologie sut
mettre en œuvre dans les premières décennies du XXe siècle. Mais elle
l’aura prolongée dans une phénoménologie de l’action politique, ainsi
que l’a remarquablement commenté Étienne Tassin, en particulier sur
la ligne de clivage entre la poïèsis selon Heidegger et la praxis selon
Arendt. Pour finir, écrit Tassin dans Le Trésor perdu, « le monde
[selon Arendt] est impensable sans l’action qui lie la pluralité ; et
l’action est commencement, liberté, naissance. Ce qui confère un sens
politique à l’existence est la liberté, autre nom de la natalité, autre
nom du commencement. Honorer la liberté, se porter responsable des
commencements, c’est-à-dire du monde, est le geste politique par
excellence. Il ne s’accomplit qu’avec d’autres acteurs, c’est-à-dire
qu’avec d’autres libertés, qu’avec d’autres commencements. La
responsabilité pour le monde commun est une responsabilité pour la
naissance parce que chaque naissance au monde est une renaissance
du monde. »
Arendt plaçait Heidegger dans la lignée de Platon, voire — plus
étrangement — de Marx : ce sont des philosophes préoccupés de ce
qui fait vérité, norme ou souveraineté « chez l’homme ». Il fallait
donc bifurquer du côté de ce qui fait différence, décision et pluralité
« chez les hommes ». Car l’agir est pluriel : le philosophe s’égare à
chercher l’unique dans la pensée qui rendrait compte de cet agir.
« Agir et penser », écrit Arendt dans son Journal en juillet 1950, ont
été tragiquement confondus par Heidegger : « Heidegger ne peut que
vouloir dire par là que leur rapport repose sur la mêmeté de l’Ê(s)tre
et de la Pensée. » Puis, beaucoup plus tard, en 1969 : « [Je ne suis]
proprement moi en tant que moi, que dans la mesure où je pense.
C’est là l’erreur d’Être et temps. De là vient le combat contre l’être-
public du soi. » De là, encore, vient que l’être réduit à sa pensée se
révèle finalement — comme le montre l’histoire même de Heidegger
confronté à une situation d’agir politique — « incapable de quelque
chose ». Ou capable du pire. Opposant implicitement Benjamin à
Heidegger, Arendt pourra écrire, en septembre 1968, que si, pour
Heidegger, tout « Penser » (Denken) est un « Remercier » (Danken),
il faudrait cependant imaginer autre chose : à savoir une « pensée qui
serait à rebrousse-poil », une pensée de la protestation infinie.
Dans l’agir et dans la sphère politique, donc, l’existence est
plurielle. Elle ne saurait être mise aux normes décrétées de l’être en
général. Elle est fatalement imprévisible, alors même que sa vocation
est d’apparaître, de se rendre visible. Cette imprévisibilité ouverte à la
visibilité transforme d’ailleurs, par contrecoup, toute l’idée à se faire
de sa temporalité. Que l’existence soit plurielle dans l’agir politique,
cela implique aussi que le temps y est autre : autre qu’un « temps de
l’être » qui serait toujours le Même ou l’identique à soi pour
« l’homme en général ». Il est fort significatif qu’à un moment où
Arendt — dans son Journal de pensée de mai 1967 — réitère sa
critique adressée à « Hegel et Heidegger [pour qui] le temps est
identique à l’homme », lui viennent deux idées, voire deux images, à
l’esprit. C’est d’abord l’idée que l’on pourrait « poursuivre à l’infini »
la dialectique hégélienne pour se passer de « l’Absolu à la fin du
mouvement tout entier » : ce qu’elle consigne dans un petit schéma
en pointes répétées (fig. 15) qui n’est pas sans évoquer le diagramme
freudien du travail psychique et du symptôme (supposant eux aussi
un « temps autre », une imprévisibilité et une vocation à la visibilité)
(fig. 12). C’est, ensuite, l’appel à ces modèles alternatifs du temps
que l’on trouve chez Franz Kafka et Walter Benjamin : « Le souffle
du passé me pousse vers l’avenir […] tandis que mon regard reste
attaché au passé. »
Et c’est là justement — à travers la pluralité de l’existence,
l’imprévisibilité de l’agir et l’altérité du temps — qu’émergera, chez
Arendt, une très profonde pensée du commencement et du
recommencement. Voilà l’essentiel : voilà le « grand temps » à
nouveau remis sur la table. Tout ce qui vaut d’exister ne le vaut ni
dans « l’être-jeté » ni dans « l’être-pour-la-mort » selon Heidegger.
Mais, au contraire, dans l’être accompagné par autrui et dont la
puissance sera d’invention, de commencement, d’imagination. La
place ambiguë de Heidegger dans cette problématique tient, d’une
part à ce qu’il voyait toutes choses, selon Arendt, « avec des yeux
neufs » ; d’autre part à ce qu’il prétendait voir toutes choses,
inversement, en cherchant « depuis la racine ». Arendt proposera au
contraire — en accord plus profond avec Walter Benjamin — de
scruter l’imprévisible nouveauté de l’être dans les tourbillons du
présent agissant.
15. Hannah Arendt, Diagramme de temporalité dialectique : « thèse », « antithèse » et
« synthèse », avec l ’ indication : « Cela se poursuit à l’infini », 1967. Dessin à l’encre
publié dans Journal de pensée, Paris, Le Seuil, 2005, II, p. 861.

Le Journal de pensée est rempli, surtout dans les années 1950-


1953, de réflexions diverses sur la question du commencement. À
partir de ses lectures platoniciennes, Arendt s’y interroge d’abord sur
les harmoniques du verbe grec archeïn qui signifie, dit-elle,
« inaugurer un nouveau commencement ». Par là on veut donc
désigner le pouvoir de commencer, c’est-à-dire le « pouvoir d’agir »
en lui-même — d’où qu’il mette en œuvre un pouvoir et, plus
généralement, la question du pouvoir. Mais commencement et
pouvoir vont-ils toujours ensemble ? Le pouvoir implique-t-il
toujours la souveraineté absolue d’un maître sur ses sujets ? On pense
évidemment à Carl Schmitt et à l’état d’exception. Arendt elle-même
sent bien que le « problème de la dictature » n’est pas loin — qui
nierait que Hitler a inauguré un temps nouveau ? —, comme celui,
plus général, de la violence d’État. Mais elle tient à réfuter les
positions de Carl Schmitt : voilà donc, tout à coup, évoquée la
puissance ou la possibilité d’un « commencement sans violence ».
Cette possibilité, ou cette réponse à la question, vient de Kant qui
jouera, ici, le rôle d’un antidote aux conceptions de Schmitt et de
Heidegger lui-même. L’antidote principal, c’est le désir de liberté, à
condition que cette liberté soit accordée à la raison. C’est la liberté en
tant que puissance de commencer sans avoir à prendre le pouvoir.
On se souvient de ce passage crucial de la Critique de la raison
pure, dans la seconde section sur la « dialectique transcendantale » :
« Cette liberté de la raison, écrivait Kant, on ne peut la considérer
seulement d’une façon négative comme l’indépendance à l’égard des
conditions empiriques (car alors cesserait la faculté qu’a la raison
d’être une cause des phénomènes), mais on peut aussi la caractériser
d’une manière positive comme la faculté de commencer d’elle-même
un état (das Vermögen einem Zustand von selbst anzufangen) ou une
série d’événements. » Arendt, d’une certaine façon, commente ou
prolonge l’énoncé kantien lorsqu’elle écrit, dans son Journal de
pensée en juin 1951 : « Liberté et événement : la source de la liberté
qui s’exprime par la spontanéité — pouvoir commencer une série à
partir de soi-même —, est l’événement. C’est lui qui procure pour
ainsi dire à la liberté le matériau à partir duquel seulement la
spontanéité peut s’enflammer. C’est seulement dans l’événement lui-
même, et à vrai dire indépendamment de toutes les considérations
prévisibles, que se prennent les rares décisions fondamentales dont je
sais qu’elles étaient libres… »
Encore faut-il que la raison ne soit pas contrainte — ne soit pas une
contrainte. S’il y a contrainte, écrit Arendt, « le véritable principe qui
s’oppose à cette contrainte est le commencement ». Le
commencement ne saurait donc s’identifier à la « fondation » et au
pouvoir enraciné que celle-ci suppose. Le commencement est
puissance : puissance fragile, car elle ne s’érige pas sur du
roc — comme, apparemment, un temple grec —, et car elle naît dans
un « entre-deux », un espace paradoxal que Benjamin, de son côté,
eût sans doute nommé « carrefour » ou « tourbillon ». Arendt écrit
ainsi, en janvier 1952 : « L’initium qu’est l’homme ne s’accomplit
que dans [la] sphère de l’entre-deux », l’intervalle entre humains d’où
il tire sa « puissance » même. En mars 1953, elle situera tout cela à
travers un retour à la question aristotélicienne du désir et de l’agir
que tout commencement délivre.

*
On peut mesurer toute la distance parcourue par Hannah Arendt
entre sa découverte chez Heidegger d’une nouvelle façon d’exprimer
la « vérité de l’être » — façon développée dans le commentaire du
Sophiste de Platon, ce cours magistral de 1924-1925 auquel elle
assista, éblouie, et dont la leçon se retrouve, condensée, dès la
première page d’Être et temps — et son ultérieure compréhension du
politique telle qu’elle pourra s’énoncer, entre autres occasions, dans
un article de 1954 intitulé, justement, « Compréhension et politique ».
Ce à quoi Arendt aura d’abord renoncé est une certaine idée de la
vérité telle que la philosophie en devrait donner l’élucidation
fondamentale. Cela s’exprime dès l’exergue
emprunté — cryptiquement et significativement, peut-être — aux
lettres d’amour écrites par Franz Kafka à Milena Jesenská : « Il est
difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante
et a par conséquent un visage changeant. »
On n’élucidera sans doute jamais la vérité de l’agir politique. Mais,
affirme Arendt, on peut néanmoins en tenter une compréhension : « À
la différence de la connaissance scientifique et de l’information
exacte, la compréhension est un processus complexe qui n’aboutit
jamais à des résultats univoques. C’est une activité sans fin… » C’est
aussi une activité qui se distingue d’un strict énoncé des causes et des
conséquences tel que le « regard de l’historien » peut en fournir. On
retrouve, ici, la différence établie entre « expliquer » (erklären) et
« comprendre » (verstehen) par toute la tradition phénoménologique
allemande dans sa critique de l’historicisme positiviste. Arendt y
ajoute une clause tout à la fois éthique, temporelle et non exempte
d’une certaine tonalité messianique : « Pour la compréhension, un
événement ne peut être que la fin et le point culminant de tout ce qui
l’a précédé, une sorte de “fin des temps”. C’est seulement dans
l’action que nous partirons, tout naturellement, de la nouvelle
situation créée par l’événement en question, autrement dit, que nous y
verrons un commencement. »
Comprendre, ce serait donc comprendre en quoi l’événement, né
dans l’agir, survient comme « grand temps », suspension de l’histoire,
commencement ou recommencement de toutes choses. Mais pourquoi
l’événement — qu’il s’agisse de la plus intime subjectivation ou du
plus éclatant soulèvement historique — peut-il être ainsi compris,
c’est-à-dire « pris avec », dans la valeur bouleversante de sa
temporalité native ? Qu’est-ce qui fait la différence entre un
processus qui débute factuellement et le geste de commencer, ce geste
qui nous regarde et nous soulève ? La différence, répond Arendt, ne
se fait nulle part ailleurs que dans un acte d’imagination. On
recommence parce qu’on imagine recommencer. On ne comprend
rien d’une éclosion sans l’imagination du temps qu’elle bouleverse et
accomplit à la fois. Or l’imagination est intrinsèquement dialogante :
elle ne cesse de faire se rencontrer des possibilités hétérogènes, des
pensées ou des images autres. Elle est dialectique : elle crée sans fin
des relations de conflits ou de contacts. Elle s’approche mais elle
crée, tout aussi bien, de la distance. Elle peut toucher l’événement en
son cœur mais trouve aussi, en lui, toutes les occasions de montages,
de mises en rapports, de dialogues avec d’autres choses, d’autres
temps ou d’autres êtres.
La compréhension du politique suppose donc d’exercer son
imagination, et telle sera la conclusion de l’article de 1954 : « Seule
l’imagination nous permet de voir les phénomènes selon la
perspective qui convient, de mettre à une certaine distance ce qui est
trop proche afin de le voir et de le comprendre sans préjugé ni
déformation, de franchir les abîmes de l’éloignement, jusqu’au
moment où il nous devient possible de voir et de comprendre tout ce
qui est trop éloigné comme s’il s’agissait d’une affaire familière.
Cette “mise à distance” de certains phénomènes et ce franchissement
des abîmes qui nous séparent d’autres réalités font partie du dialogue
de la compréhension […]. Sans cette sorte d’imagination qui
constitue en fait la compréhension, nous ne saurions nous repérer
dans le monde. C’est la seule boussole intérieure que nous
possédions. »
La même année paraissait l’un des plus grands livres de Hannah
Arendt, Between Past and Future. Livre sur le temps, bien sûr, mais
dont la traduction française sous le titre La Crise de la culture ne rend
pas immédiatement justice à cette fondamentale dimension,
indissolublement philosophique et politique. La préface — intitulée
« La brèche entre le passé et le futur » — peut en être lue à la fois
comme le constat d’une rupture dans la transmission (un processus
condensé dans la toute première phrase, fameuse, qui est une citation
de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ») ;
et comme l’espoir politique (énoncé à la fin) que cette brèche serait
« la seule région peut-être où la vérité pourra apparaître un jour ».
Entre les deux se pose la question de savoir, « entre le passé et le
futur » — soit dans cette zone cruciale et mouvante qui est carrefour
ou tourbillon —, comment un « grand temps » pourrait advenir :
comment les désirs pourraient ne pas être perdus. Comment les
choses pourraient commencer ou, mieux, recommencer.
L’histoire des commencements et des recommencements peut être
pensée, politiquement parlant, comme une histoire des révolutions.
Or « l’histoire des révolutions, écrit Arendt, pourrait être racontée
sous la forme d’une parabole comme la légende d’un trésor sans âge
qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement, à
l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres régions
mystérieuses » du temps ou de l’histoire. Il s’agit là, strictement, d’un
modèle de survivance selon lequel tout ce qui commence en réalité
recommence, et le fait sous l’action conjuguée — mais
conflictuelle — d’une mémoire (tendue vers le passé) et d’un désir
(tendu vers le futur). Ce modèle est tensif et dialectique. Il répond
exactement aux paraboles imaginées par Walter Benjamin dans ses
thèses Sur le concept d’histoire. On ne saurait s’étonner qu’Arendt
l’illustre alors d’une autre parabole due à Franz Kafka.
Cette parabole est celle d’un personnage imaginaire qui « a deux
antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le
second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le
premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le
pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat
contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que
théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en
présence, mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses
intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment
d’inadvertance — et il faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il
n’y en eut jamais —, il quitte d’un saut la ligne de combat et soit
élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur
ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre ». Arendt,
quelque treize années plus tard, recopiera la parabole kafkaïenne pour
l’envoyer à Heidegger, comme pour mettre celui-ci en demeure de
réfléchir au temps selon un modèle qui n’était pas le sien.
« Quitter d’un saut la ligne de combat » entre le passé et
l’avenir — telle était en tout cas, aux yeux d’Arendt, la ruse
kafkaïenne pour que surgisse une configuration nouvelle par-delà leur
simple opposition. C’est une ruse dialectique qu’elle aura, pour finir,
baptisée la « force diagonale » : une force « différente des deux
forces dont elle résulte » et où résideraient, selon elle, nos chances de
liberté. Force elle-même inscrite dans la plus fondamentale
constitution anthropologique de l’homme : « C’est parce qu’il est un
commencement que l’homme peut commencer ; être un homme et
être libre sont une seule et même chose. » Tendu vers le futur, le sujet
émancipé commence donc, quoique, faisant partie d’une espèce
ancrée dans la longue durée, il ne fasse que recommencer. Nous voici
en tout cas, avec ces paraboles du saut, du bond transversal ou de la
« force diagonale », bien loin du royaume temporel heideggerien. Ces
paraboles — communes à Kafka, Benjamin et Arendt, mais aussi à
Martin Buber ou à Ernst Bloch — ne puisaient-elles pas aux sources
du messianisme juif, du légendaire hassidique et de cette constellation
des Témoins du futur qu’a si bien décrite Pierre Bouretz ? Mais que
de telles paraboles eussent été impensables pour l’auteur d’Être et
temps tient à une autre raison encore : les paraboles sont des images.
Or Heidegger ne voulait rien sacrifier à l’imagination, loin d’Aristote
pour qui rien ne se pense jamais sans imagination. Rien ne se pense,
dira Arendt à son tour, rien ne bondit — dans le geste du saut et dans
l’agir de la « force diagonale » — sans cette imagination dont elle
aura fini par dire, revenant à Kant, qu’elle est bien la première de nos
facultés politiques.
7

« J’ÉTAIS, JE SUIS, JE SERAI…


MALGRÉ TOUT »

Pourquoi n’en finit-on jamais de commencer ? Pourquoi faut-il


toujours tout recommencer ? Est-ce parce que les choses n’en
finissent jamais de mal tourner ? On désire, on éclaire les crépuscules
de lueurs nouvelles, on invente, on fait advenir : on traverse la nuit et
on crée des aubes. On tente de retourner le malheur contre sa
vocation de noirceur, on essaye de retrouver quelque chose comme
une couleur native. Mais souvent les aubes sont plus ou moins vite
trahies, obscurcies, séparées de leur initial soulèvement. Et l’on
retourne au malheur, à ses gueules d’ombre. Bref, on constate que les
soulèvements, les « grands temps » ou tout simplement nos
quotidiennes espérances, ont la vie dure, dans tous les sens de cette
expression : au sens généreux de l’endurance comme au sens tragique
de l’échec répété, appelant un nouveau désir d’en sortir — exigeant à
nouveau de tout recommencer.
Tout recommencer ? Pas tout à fait, cependant, puisque
recommencer consiste à commencer — à mettre en œuvre son désir
d’advenir — avec, quelque part dans le cœur ou dans la tête, la
mémoire d’un commencement précédent. On recommence, en
somme, pour retisser à nouveaux frais, sous de nouvelles formes, le
lien fondamental entre mémoire et désir, dont est pétrie notre
subjectivité même. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1964, dans
Socialisme ou barbarie, Cornelius Castoriadis pouvait lancer son
appel, longuement argumenté, à « Recommencer la révolution ».
C’est ainsi qu’un demi-siècle plus tard, en 2014, le collectif Mauvaise
Troupe lançait un autre appel : parler haut le désir vivace
d’insoumission et se faire, pour cela même, historiens en
documentant le « souvenir » de soulèvements surgis fussent-ils
écrasés, apparus fussent-ils dévoyés. « De ce début de siècle [le XXIe,
s’entend], nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses
insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier.
Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en
emparera, nous en dépossédera afin que les enseignements n’en
soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne
repassionner les subversions à venir. Pour extirper cette mémoire
d’un si funeste destin, nous avons fait un “livre d’histoires”. Des
histoires de rétifs, d’inadaptés, des histoires de lutte contre ce même
ordre des choses qui menace aujourd’hui de les ensevelir sous son
implacable actualité. “Ne faites pas d’histoires”, c’est le mot d’ordre
imposé par une époque piégée dans le régime de l’urgence et des
plans de redressement. Ne faites pas d’histoires, et suivez le
courant. » Contre cela, donc : faire des histoires — ne rien laisser en
paix, remuer les choses, troubler le courant — mais, aussi, faire de
l’histoire en retraçant, suivant l’idée benjaminienne, les
« constellations » de « trajectoires révolutionnaires » mises en œuvre
lors d’une jeune décennie.
Les constellations du soulèvement se développent sur le rythme du
désirer et du désobéir, mais aussi — comme l’ont suggéré Frédéric
Gros ou Mathieu Potte-Bonneville dans de récents ouvrages — sur
celui d’un incessant recommencer. Recommencer, voilà bien une joie
étrange autant qu’intense. C’est un geste tendu sur, ou par, des
temporalités hétérogènes. Recommencer consiste à faire advenir, à
faire surgir un avenir depuis un désir qui porte et revivifie toute la
mémoire de désirs qui nous ont précédés. Or c’est à la faculté
d’imaginer qu’il revient de créer ce rapport entre l’évanescence de
l’Autrefois advenu et l’urgence du Maintenant advenant. Pour que le
désir « survienne », il faut le plus souvent que le souvenir « sous-
vienne » : portant ou supportant le désir, il le soulève ainsi depuis les
profondeurs. Et c’est bien pourquoi ni le désir ni la mémoire ne
cesseront, ne s’éteindront jamais : l’un toujours vivace de ses gestes
d’avenir, l’autre encore vivante de ses lambeaux de passé, si ténus
soient-ils.
En face de ces désirs actualisés depuis la survivance des mémoires,
il y a, certes, tout le travail des répressions, des censures, des
conformismes. C’est le travail des pouvoirs contre toute puissance qui
s’affirme. C’est la tentative forcenée — et terriblement
efficace — d’ensevelir tout ce qui cherche à recommencer : de trahir
toute aube qui se lève. Combien de ces aubes dans l’histoire ? Aussi
nombreuses que le mouvement implacable qui aura tenté de les
obscurcir en y réussissant très souvent sans y réussir jamais jusqu’au
bout. Daniel Bensaïd, à partir de saint Augustin commenté par Pascal
(« on travaille pour l’incertain ») évoquait ces aubes politiques
comme autant de gestes de pari sur le temps : « Combien de fois les
dés ont-ils roulé ? Dans la nuit du 8 au 9 thermidor ? Sur les pavés de
juin 1848 ? Sur les dernières barricades des rues Haxo ou de la
Fontaine-au-Roi, en mai 1871 ? Sur les marches du palais d’Hiver
en 1917 ? En 1923, sur les toits de Hambourg ? En mai 1937, sur les
Ramblas de Barcelone ? En août 1949, sur les pentes du mont
Grammos ? En 1957, sur la plage du débarquement du Granma ?
Dans quelque coin perdu de Bolivie, un certain 9 octobre 1967 ? Ou
encore, contre toute probabilité, contre toutes les raisons statistiques
et les résignations d’un temps obscur, un 1er janvier 1994 à San
Cristobal de Las Casas ? »
Que ces lignes aient pour titre Le Pari mélancolique indique peut-
être que, des certitudes du parti (politique) aux incertitudes du pari
(pascalien, mallarméen, benjaminien), la trajectoire de Daniel
Bensaïd aura dû prendre acte d’une « condition tragique », comme il
l’appelait, où se trouverait placé tout désir d’émancipation. Fallait-il
l’appeler « mélancolique » pour autant ? Je n’en suis pas sûr, s’il est
vrai que la mélancolie — aux dires de Freud, tout au moins — tend
irrémédiablement vers la « désolation » sans recours ou
l’« accablement » du sujet (melancholische Zerknirschung). Mais
comment, il est vrai, n’être pas « désolé » — c’est-à-dire, d’abord,
esseulé — devant l’infernale logique des retours à l’ordre où les
soulèvements si souvent échouent ?
Daniel Bensaïd lui-même avait fondé une grande part de ses
convictions politiques sur le constat établi en 1936 par Léon Trotsky :
celui de la Révolution trahie. Mais il savait aussi le constat établi,
contre Trotsky lui-même, par Emma Goldman et Alexandre Berkman
aux temps du soulèvement de Cronstadt impitoyablement écrasé,
en 1921, par l’Armée rouge. Berkman et Goldman auront tous deux
cherché à comprendre ces « forces qui écrasèrent la révolution
russe », avant que des personnalités telles que Voline, Victor Serge,
Anté Ciliga ou Alexandre Skirda ne contribuent à interpréter,
historiquement et politiquement, cette grande « aube trahie » de la
révolution russe. Les destins tragiques de révolutionnaires ardentes
telles qu’Evguénia Iaroslavskaia-Markon ou Maria Nikiforova
demeurent encore dans nos mémoires — parmi tant d’autres, connus
ou inconnus — et continuent de nous laisser atterrés devant la brutale
logique de ces retours à l’ordre.
Encore une fois il s’agit d’un mouvement semblable à la vague ou
au tourbillon : flux, reflux, re-flux sur reflux. Flux obstinés,
implacables reflux. Dans un sens et puis dans l’autre. Quand ça
recommence, c’est comme si tout commençait de rien, fût-ce au
milieu de tous les périls, ainsi que le résumait en 1937 Hans Erich
Kaminsky, Juif russe engagé auprès des anarchistes catalans lors de la
guerre civile espagnole : « Peut-être la première phase d’une
révolution est-elle toujours la plus belle : quand toutes les espérances
sont permises, quand tout semble facile, quand l’opposition entre
l’idéal et la réalité s’évanouit, quand aucune routine n’entrave le vol
des idées les plus audacieuses. J’ai connu tout cela — mais les heures
d’angoisse aussi, les graves nécessités, les sombres périls. […] Une
révolution est bien le phénomène le plus complexe, le plus chaotique.
Elle ne connaît pas de solutions uniques, elle est variée, multicolore,
souvent contradictoire. Elle met tout en question, ne reconnaît aucune
institution, n’accepte aucune autorité. Tout est à refaire et la vie
commence comme au premier jour de l’humanité. En vain on cherche
des chefs : les hommes ne sont que les vagues dans une mer immense
agitée par des forces mystérieuses. »
Mais à ces « forces mystérieuses », à ces pures puissances de
l’advenir, reviennent bientôt s’opposer les pouvoirs du contenir :
ceux qui veulent canaliser, accaparer, contrôler, organiser, gouverner
depuis le haut. Il y avait les contingents de l’ennemi principal, les
fascistes en l’occurrence ; il y aura désormais les factions politiques
et leurs manœuvres pour prendre, avec l’initiative stratégique, le
pouvoir sur tout et sur tous. Kaminsky décrivait ainsi la nouvelle
phase — fatale — de la guerre civile à Barcelone : « Dans les
bureaux, les nouvelles administrations se sont entre-temps installées.
Le désordre des premiers mois a cessé. Tout devient plus sérieux, plus
positif, plus dur. Même les vives couleurs des miliciens disparaissent
petit à petit et leurs vêtements de fortune sont remplacés par des
uniformes. La révolution n’est plus la jolie fille qui sourit sur une
affiche au passant. La Révolution est devenue un soldat mal rasé,
casqué, des grenades au ceinturon. » Avec la mise hors-la-loi du
POUM, notamment, c’est toute la prise de contrôle stalinienne sur les
forces républicaines espagnoles qui aura été racontée — sur le même
thème de la révolution trahie — par George Orwell dans son célèbre
Hommage à la Catalogne, mais également par Manuel Chaves
Nogales dans ses Chroniques de la guerre civile. Sans compter les
réflexions ultérieures de Hans Magnus Enzensberger dans Le bref été
de l’anarchie ou les analyses approfondies de Burnett Bolloten dans
son grand livre sur la guerre d’Espagne, au titre explicite : Révolution
et contre-révolution.

Les soulèvements s’ouvrent, assez naturellement, sur des


perspectives révolutionnaires. Mais lorsque celles-ci se referment
brutalement sur quelque chose comme une contre-
révolution — lorsque, dans le pire des cas, celle-ci vient de ce côté-ci
de la barricade —, alors menace le désespoir. On se remet très mal
d’une révolution trahie. Au sentiment d’échec face aux ennemis
s’ajoute le sentiment d’amertume à l’égard de ceux qui se révélèrent
des faux amis. Sebastian Haffner, réfléchissant sur les débuts
tragiques de la république de Weimar dans son livre Allemagne 1918,
constatait que « l’Allemagne est encore aujourd’hui malade de sa
révolution trahie de 1918 ». Sans doute vaincue par les forces
réactionnaires issues d’une longue histoire prussienne comme d’une
très récente humiliation militaire, cette révolution fut aussi trahie :
politiquement par la social-démocratie, psychiquement par un
mélange de « désenchantement » (qu’avait diagnostiqué Max Weber
et qu’aura étudié, notamment, Philippe Despoix), de « déception »
(qu’a soulignée Detlev Peukert), voire de « grande peur » (comme a
voulu la nommer Mark Jones).
Paul Frölich, dans son irremplaçable récit des événements de 1918-
1919 — dont le titre, significativement, était Révolution ou contre-
révolution ? — n’eut d’autre recours, pour ne pas faire montre de
désespoir, que d’invoquer l’ironie poétique et politique de Heine pour
évoquer le destin de terreur d’un soulèvement pourtant commencé
« sous le signe de la fraternisation » : « Au mois de novembre 1918,
en l’espace d’une semaine, la révolution se propagea à toute
l’Allemagne. La vague révolutionnaire, après avoir submergé Berlin,
emporta les autres villes. Ce fut un phénomène spontané qui ne
provoqua aucune panique, comme s’il s’agissait d’un événement
parfaitement naturel. Les ouvriers organisaient des assemblées et des
manifestations qui n’étaient pas perçues comme une menace, mais
comme de vives manifestations d’enthousiasme. Les drapeaux rouges
flottaient partout, les œillets rouges étaient sur toutes les boutonnières
et les visages étaient souriants, comme si les jours sombres et
pluvieux de novembre amenaient le printemps. Tous se montraient
pleins de confiance. La révolution avait éclaté sous le signe de la
fraternisation entre les classes. Précisément comme dans l’ironique
prédiction de Heinrich Heine : “[…] Le cœur n’appartient / Qu’à
l’Allemand, qui restera débonnaire / Jusque dans la pratique de la
terreur”. »
Sans doute Paul Frölich omet-il de dire que furent nombreux,
également, ceux qu’étreignit une « grande peur » devant ce
soulèvement ouvrier. Comme le dira plus tard Erich Fromm en termes
psychanalytiques, l’ouverture d’un espace de liberté correspond, pour
beaucoup, à l’espace d’une ouverture angoissante qui réoriente le
désir en vue de « se débarrasser du fardeau de la liberté » (et c’est là-
dessus, bien sûr, que se fomentent les plus grands désastres
politiques). Le même paysage peut susciter chez les uns une
phénoménologie de l’accueillant et chez les autres une
phénoménologie de l’hostile. Martin Heidegger — pour ne prendre, à
nouveau, que cette figure exemplaire — préféra évidemment
l’ouverture majestueuse des sapins de la Forêt Noire aux forêts de
prolétaires dans les rues de Berlin et au déferlement d’œillets rouges
aux boutonnières des ouvriers allemands. Il avait pourtant bien vibré,
en 1914, devant les déferlements nationalistes et militaristes suscités
par l’appel à la guerre totale.
Décidément, les perceptions esthétiques, dans l’acception la plus
fondamentale ou « esthésique » du terme, se révèlent indissociables
des affects politiques qui leur sont à la fois antécédents
(idéologiquement) et conséquents (psychiquement). Bien loin de
Heidegger fut par exemple, sur ce plan, Rosa Luxemburg : le même
déferlement nationaliste l’avait plutôt accablée en 1914. Il est vrai
que son expérience l’avait menée de part et d’autre de plusieurs
frontières — la polonaise, la russe et l’allemande — souvent
illégalement franchies. Mais, surtout, elle avait une ferme conviction
que le mouvement émancipateur des peuples opprimés devait passer
par un travail de fraternisation transnationale : que la révolution ne
pouvait donc se penser que dans la réunion d’une Internationale. Elle
voyait le déclenchement de la guerre, en 1914, comme une façon,
pour les États, de détourner le prolétariat de la « guerre sociale » en
cours en le précipitant dans la folie d’une « guerre nationale » totale.
Le nationalisme était donc, à ses yeux, pire qu’un opium du peuple.
Voilà pourquoi elle opposait l’internationalisme de la lutte et de la
solidarité révolutionnaires, non seulement aux nationalismes de la
haine de l’autre, mais encore à l’impérialisme de la prédation
capitaliste, bien que celle-ci n’employât pas encore le vocabulaire, si
familier aujourd’hui, de la « multinationale ».
En 1914, Rosa Luxemburg pouvait ainsi écrire : « Aujourd’hui,
l’impérialisme n’est pas seulement une forme de politique étrangère,
mais la religion de la société bourgeoise. Un vertige impérialiste a
saisi l’ensemble de cette société. » Dès le soir du 4 août 1914, alors
que le parti social-démocrate lui-même avait été entraîné dans la
fièvre nationaliste en votant les crédits de guerre au Parlement, elle
réunit quelques amis pour fonder un groupe nommé L’Internationale
(le futur Spartakus), écrivant des éditoriaux — bientôt
illégaux — jusqu’en 1916. Après quoi vint le temps de la prison. Elle
y écrivit l’un de ses textes les plus fameux, La Crise de la social-
démocratie, réaffirmant en somme que, quand la guerre prend le
pouvoir, c’est toute la classe ouvrière qui perd sa puissance. Le
peuple est alors changé, soit en masse informe, soit en bataillons de
soldats disciplinés à aller se faire massacrer. C’est au cours des
mêmes années que l’anarchiste pacifiste Ernst Friedrich
commença — bien différemment d’Aby Warburg — à réunir une
iconographie photographique atterrante du conflit mondial, publiée
ensuite sous le titre Krieg dem Kriege ! (« Guerre à la guerre ! ») : on
y voyait, d’une page à l’autre, les défilés nationalistes se conclure en
tas de cadavres dans les tranchées (fig. 16-17) ou bien le
Kronprinz — c’est-à-dire le prince héritier, Wilhelm de
Hohenzollern — jouer au tennis en regard d’un mutilé de guerre
exploité dans une usine (fig. 18-19).
Si Rosa Luxemburg nous apparaît, aujourd’hui encore, comme une
figure si exemplaire de la droiture éthique et du courage politique, ce
n’est pas seulement en raison de ses faits et gestes qu’ont racontés,
notamment, John Peter Nettl ou Gilbert Badia dans leurs biographies
respectives. C’est, aussi, parce qu’elle n’a jamais rien cédé sur ses
positions en face — voire à l’intérieur — des partis politiques de son
époque. Exigeait-elle donc l’impossible ? Sans doute, si l’on s’en
tient à son destin tragique et à l’échec de la révolution allemande.
Mais cet impossible était prononcé pour qu’il pût lui survivre, il était
cela qu’il fallait, qu’il faut, qu’il faudra mettre en œuvre malgré tout.
Rosa Luxemburg exigeait d’abord, comme on le voit dans son intense
activité pédagogique, que l’on s’attache à relire et à réactiver
l’« héritage des maîtres », elle qui donnait l’impression de n’en avoir
aucun puisqu’elle fustigeait toute idée de dirigisme, de « classe
dominante », fût-ce à l’intérieur même d’un parti révolutionnaire.
16-17. Photographies en regard dans l’ouvrage de E. Friedrich, Krieg dem Kriege !
Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924, p. 50-51 : « Enthousiasmés… pour
quoi ?… Pour le “champ d’honneur”. »

D’où sa discussion critique avec Lénine — avec qui elle fut sans
doute l’une des seules, en Europe, à parler d’égale à égal — sur les
problèmes de l’organisation et du centralisme bureaucratique : parler
de l’« organisation du prolétariat » devait s’entendre, pour elle, au
sens d’une « organisation propre au prolétariat » lui-même, loin de
toute directive d’un parti, quel qu’il fût. L’une des intuitions
fondamentales de Rosa Luxemburg était, en effet, que les peuples
étaient doués de conscience, de volonté, de jugement : ils n’avaient
pas à trouver cette « conscience » dans l’appareil d’une organisation
qui les eût, non seulement représentés, mais encore dirigés depuis le
haut. C’est ce qu’on lit, notamment, dans l’article important
de 1904 intitulé « Centralisme et démocratie ». La classe ouvrière,
écrivait Rosa Luxemburg, est un « corps aux mille mains » : elle sait
quoi faire de ces mains, elle sait quoi saisir, quoi construire, et c’est
elle par conséquent qui instruit et féconde le parti révolutionnaire,
non l’inverse. Ayant passé une dizaine d’années, entre 1907 et 1917, à
approfondir sa lecture de Marx et sa critique du capitalisme — ce
qu’on découvre par exemple dans son étonnante Introduction à
l’économie politique —, Rosa Luxemburg se retrouva bientôt dans le
tourbillon où la révolution russe d’octobre 1917 semblait porter,
entraîner la révolution allemande de novembre 1918 à sa propre
éclosion.

18-19. Photographies en regard dans l’ouvrage de E. Friedrich, Krieg dem Kriege !


Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924, p. 186-187 : « Le Kronprinz, homme de
peine… Et le prolétaire mutilé de guerre exécutant son “sport” quotidien. »

Il n’empêche : Rosa Luxemburg, qu’elle fût immergée dans le feu


de l’action ou bien coupée d’elle — lorsque isolée dans sa cellule de
prison —, ne lâchait rien sur les principes. Dans son texte de 1918 sur
La Révolution russe, bien qu’elle rendît justice à Lénine et au parti
bolchevique en tant que « force motrice de la révolution », elle
soulignait déjà fermement le défaut de démocratie dans les décisions
prises « en amont » par les dirigeants communistes. Ce qui ne
l’empêcha pas, bien sûr, d’engager toute l’énergie de la Ligue
Spartakus dans la création du Parti communiste allemand, aux
derniers jours de 1918. Les commentateurs marxistes de Rosa
Luxemburg, depuis Georg Lukács en 1923 jusqu’à Daniel Bensaïd
en 1997, ont pu remarquer que l’exigence politique de la pasionaria
spartakiste désignait, pour ainsi dire, un point aveugle du léninisme
lui-même : là même où l’utopie libertaire d’un texte tel que L’État et
la révolution se transformait en utopie autoritaire, quelque part entre
le « grand temps » du soulèvement — que Bensaïd nomme le « temps
brisé » — et le « temps immobile », imposé donc dévitalisé, recadré
donc cassé, de la bureaucratie.
Hannah Arendt, d’autre part, a composé un hommage saisissant de
Rosa Luxemburg dans le chapitre final — plusieurs fois remis en
chantier, et qu’on peut lire sous le titre « La tradition révolutionnaire
et son trésor perdu » — de son livre De la révolution. Elle y reprend
l’argument soulevé par Rosa Luxemburg contre Lénine, dès 1905, au
sujet du dilemme inhérent à la coexistence d’une spontanéité
révolutionnaire des peuples en lutte et d’une volonté d’organisation
issu des partis et de leurs chefs, alors nommés ironiquement les
« révolutionnaires professionnels ». Arendt rappelle ici la notion
cruciale des conseils ou « commissions pour les travailleurs »,
comme on disait à Paris en 1848 : elle est inhérente aux utopies
libertaires comme aux mots d’ordre concrets de Moscou en 1917, de
Berlin en 1918 (fig. 5), de Munich en 1919 ou, à une autre époque, de
Budapest en 1956. « La simple énumération de ces dates, écrit
Arendt, suggère une continuité qui n’a en fait jamais existé. C’est
précisément cette absence de continuité, de tradition et d’influence
organisée qui rend si frappante l’uniformité du phénomène. Parmi les
caractéristiques communes à ces conseils, figure naturellement la
spontanéité de leur apparition, en complète et flagrante contradiction
avec le très théorique modèle de la révolution du XXe siècle organisée
d’avance, préparée, exécutée avec une exactitude presque scientifique
par des révolutionnaires professionnels. Il est vrai que partout où la
révolution ne fut pas vaincue ni suivie par une sorte de restauration,
la dictature du parti unique, c’est-à-dire le modèle des
révolutionnaires professionnels, finit par l’emporter, mais seulement
après une lutte violente contre les organes et les institutions de la
révolution elle-même. »
Rosa Luxemburg avait en tête, bien sûr, que le dilemme en
question pût accéder à quelque chose comme un geste assumé, une
attitude dialectique. Mais comment, « au cœur de la révolution » elle-
même, les conseils, en tant qu’« espaces de liberté » supposant
l’imagination d’une « nouvelle forme de gouvernement », pouvaient-
ils s’accorder avec la politique des partis ? Comment créer cette
Communauté possible dont a parlé Ruggero D’Alessandro à partir de
la « démocratie des conseils » prônée par Rosa Luxemburg puis par
Hannah Arendt ? Le diagnostic d’Arendt sera demeuré, on le sait,
sans équivoque : « Sans le slogan de Lénine Tout le pouvoir aux
soviets [c’est-à-dire aux conseils], il n’y aurait jamais eu de
révolution d’Octobre en Russie, mais quant à savoir s’il était sincère
en proclamant la république des soviets, le fait est que son mot
d’ordre s’inscrivait en contradiction flagrante avec les objectifs
révolutionnaires ouvertement annoncés d’une “prise du pouvoir” par
le parti bolchevique, c’est-à-dire du remplacement des rouages de
l’État par l’appareil du parti. »
Entre organisation et spontanéité, politique des partis et politique
des conseils, Rosa Luxemburg n’a, de fait, jamais cessé de
« zigzaguer », comme l’écrivait Daniel Guérin en 1971 dans son livre
Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire. Mais furent-ils
seulement d’erratiques zigzags ou bien de réfléchis carrefours ? Ou
des points de tension, des remous, des tourbillons ? Des tourbillons,
sans doute : des processus où devaient tourner en sens inverses et
complémentaires — mais dans le même « œil de cyclone » — le
socialisme et la démocratie. « Socialisme ou barbarie », clamait Rosa
Luxemburg dans le manifeste Que veut Spartakus ? paru dans la Rote
Fahne du 14 décembre 1918 et pratiquement adopté tel quel lors du
congrès de fondation du KPD, le Parti communiste allemand : mais
un socialisme pensé comme « république des conseils » et comme
démocratie radicale (loin, donc, de cette pseudo-démocratie dont se
targuait et dont se targue encore une société « libérale » tellement
compromise avec le capitalisme le plus prédateur et le plus
inégalitaire). « Démocratie insurgeante », donc : celle dont Miguel
Abensour aura voulu restituer la signification profonde — présente
dans la longue histoire de la pensée politique — autant que les enjeux
contemporains.
La critique aiguë de la « démocratie bourgeoise » — une
expression qui sonne, si on l’écoute bien, comme une espèce
d’antiphrase — chez Rosa Luxemburg n’allait donc pas sans un appel
obstiné à la démocratie comme telle. C’est bien ce qu’ont reconnu et
commenté les principaux lecteurs de l’égérie spartakiste, depuis
Michael Löwy jusqu’à David Muhlmann, en passant par Sobhanlal
Gupta ou Alexeï Gusev qui résumait ainsi l’exigence en question :
« L’un des aspects essentiels de la contribution de Rosa Luxemburg à
la pensée socialiste est sans doute lié à l’opiniâtreté avec laquelle elle
a défendu l’indissociabilité du socialisme et de la démocratie. Pour
elle, les principes démocratiques étaient non seulement souhaitables,
mais aussi nécessaires au mouvement vers le socialisme comme à la
société socialiste elle-même. »

On comprendrait bien mal la pensée de Rosa Luxemburg en


affirmant qu’elle voulait, en fin de compte, tout et son contraire :
l’organisation et la spontanéité, la politique des partis et la politique
des conseils, mais aussi la stratégie avec le sens éthique ou les froids
jugements avec les passions d’agir. On découvre, en fait, que ses
exigences radicales n’étaient que la conséquence de sa
compréhension dialectique des phénomènes — une compréhension
sans doute « plus dialectique que la dialectique » standard — et de sa
confiance entière accordée au désir d’émancipation des peuples. Il ne
faut donc plus dire, dans cette perspective, qu’avec la spontanéité on
perd en organisation, mais qu’on y gagne, au contraire, une
organisation plus immanente, plus créative (ainsi qu’a pu l’évoquer,
parmi d’autres, Ottokar Luban). Et parce que la politique a lieu dans
l’espace qui lie entre eux les êtres humains, et non dans quelque
sphère idéale, la pensée de Rosa Luxemburg peut s’appréhender
comme une véritable dialectique du sensible qui est, tout aussi bien,
une dialectique sensible.
Rien n’en manifeste mieux la puissance que l’ensemble des
réponses à ces questions imaginées par Rosa Luxemburg,
entre 1915 et 1918, depuis le fond de ses geôles de Berlin, de Wronke
ou de Breslau. Sa correspondance d’emprisonnée sera allée puiser
jusque dans le fond de la solitude une extraordinaire ressource
d’imagination politique pour donner forme — ou formes, plutôt — à
cette dialectique sensible. On songerait presque à l’énergie trouvée
par Jean de la Croix, dans son cachot de Tolède, pour composer, en
total dénuement, son admirable Cantique spirituel. Ou bien à Henri
Michaux lorsque, depuis son repli des années 1940-1944, il écrivait
les textes d’Épreuves, exorcismes en y voyant son « véritable poème
de prisonnier » : « Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée
fixe, affirmait Michaux, on introduit une exaltation telle, une si
magnifique violence, unies au martellement des mots, que le mal
progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et
démoniaque […]. Cette montée verticale et explosive est un des
grands moments de l’existence […] pour se délivrer d’emprises. »
Les grandes âmes se soulèvent même en prison. Ce fut le cas de
Rosa Luxemburg dont l’énorme correspondance — qui court sur les
six volumes de l’édition berlinoise — réserve de nombreux moments
lyriques dont il faudrait tenter de comprendre la fonction et la
cohérence dans le cadre général de sa pensée, voire de son style ou
gestus politique. Dans cette correspondance, les lettres de prison
occupent une place bien particulière en ce qu’elles manifestent cette
liberté malgré tout dont Rosa Luxemburg savait faire preuve dans les
circonstances les plus difficiles. En prison, bien sûr, la dirigeante
spartakiste se trouvait dans l’incapacité d’agir concrètement, de
mener une politique : cette politique du partage, de l’émancipation et
de l’égalité qu’elle appelait de ses vœux depuis toujours.
Emprisonnée, il ne lui restait qu’à trouver, dans les mots écrits qu’elle
pouvait encore adresser à quelques amis, un partage éthique
susceptible de maintenir quelque chose comme une communauté.
Voilà pourquoi, dans ces lettres, elle réfléchit tout haut sur ce qu’est
un « pouvoir de décision » ou sur la vertu, si importante, de « garde[r]
courage, malgré tout (trotz alledem) ».
Inversement, comme on le trouve dans une lettre célèbre à
Mathilde Wurm du 26 décembre 1916 — une lettre aussi affectueuse
qu’elle est dure et sans concession —, Rosa Luxemburg sut exprimer
toute sa colère contre la lâcheté de ses faux alliés et d’une certaine
bourgeoisie de gauche en général : « Oui, ta lettre m’a mise en rage,
parce que, si brève soit-elle, chaque ligne y révèle combien tu es
retombée sous l’emprise de ton milieu. Ce ton pleurard, ces soupirs et
ces gémissements à propos de vos “déceptions”, imputables aux
autres, dites-vous, alors qu’il vous suffirait de vous regarder dans une
glace pour voir le contretype le plus frappant de l’humanité actuelle
dans toute sa misère. Et, dans ta bouche, ce “nous” signifie à présent
ton milieu, ces grenouilles de marais […]. Vous avez “trop peu
d’allant”, dis-tu mélancoliquement. “Trop peu” n’est pas mal. Vous
n’avez pas d’allant du tout, vous rampez. Ce n’est pas une différence
de degré, mais d’être. Au fond “vous” appartenez à une autre espèce
zoologique que moi, et votre nature morose, revêche, lâche, votre
façon de ne faire toujours les choses qu’à moitié, ne m’a jamais été
aussi étrangère, je ne l’ai jamais autant haïe qu’à présent. »
Et ainsi de suite : « Ah ! quelles âmes misérables d’épiciers sont
les vôtres ! […] Il faut toujours que, sur le comptoir, on voie “à quoi
ça sert”. […] Une chance que ce ne soient pas vos pareils qui aient
fait l’histoire du monde, sinon nous n’aurions pas eu la Réforme et
nous serions sans doute encore sous l’Ancien Régime. » En face de
telles compromissions éthiques et politiques, Rosa Luxemburg
clamait donc qu’elle ne ferait « plus la moindre concession […]. Je
suis, ces derniers temps, devenue dure comme de l’acier poli. »
Puisque la lettre est écrite à une amie et non à une étrangère, on doit
s’interroger sur le sens de cette dureté même. Car ce n’est en rien la
froide dureté d’une dirigeante prête à tout sacrifier pour ses fins
politiques (un esprit froid dirait peut-être que c’est pour cela même
qu’elle a échoué, en janvier 1919). L’expression « dure comme de
l’acier poli » se révèle en fait, dans le contexte de cette
correspondance, à double entente : d’une part l’acier poli tend vers la
lame et indique la valeur tranchante d’une position assumée : « Je ne
ferai plus la moindre concession. »
D’autre part l’acier poli prend, visuellement, une fonction
réfléchissante : il tend vers le miroir, cette chose à images où les
humains regardent quotidiennement leur propre humanité, occasion
quelquefois d’y réfléchir (et pas seulement de s’y réfléchir). Voilà
pourquoi, dans la même lettre, Rosa Luxemburg insiste sur le fait
qu’avant tout c’est à « rester un être humain » que nous devons
travailler sans relâche. Position éthique, donc, selon laquelle « rester
un être humain, c’est jeter, s’il le faut, joyeusement sa vie entière “sur
la grande balance du destin”, mais en même temps se réjouir de
chaque journée de soleil, de chaque beau nuage. » Voilà une
proposition aussi simple qu’étonnante, venant d’une telle personnalité
politique. Pour elle en effet, ce qui reste d’humain dans l’être
emprisonné ou humilié serait d’une part qu’il se regarde lui-même
dans une glace pour, justement, ne pas y « voir le contretype le plus
frappant de l’humanité actuelle dans toute sa misère » ; et que,
d’autre part, il regarde le monde dans la toute simple joie que procure
la vision d’un « beau nuage » ou d’une « journée de soleil ».
Il est significatif que cette position éthique pour construire une
dignité tout à la fois réflexive et ouverte sur le monde, puisse trouver
son point d’orgue — une manière d’ouverture, justement — dans
l’évocation d’une expérience esthétique aussi élémentaire, mais pas
naïve pour autant, que celle-là. Ce que montrent les lettres de prison
écrites par Rosa Luxemburg, c’est que la dimension esthétique en
général n’avait rien, pour elle, du simple délassement ou du plaisir
consolant après quelque rude et « sérieux » labeur d’organisation
politique. Il est vrai que la prisonnière de Breslau pouvait « prendre le
temps » de relire Goethe ou Thomas Mann, ce que n’eût pas permis le
feu d’une action politique. Il est vrai aussi qu’elle
pouvait — feuilletant des magazines ou des livres illustrés — se
remémorer quelques émotions esthétiques éprouvées devant les
œuvres de Titien, de Rembrandt ou de Rodin. Son amie Luise
Kautsky a évoqué, dans un livre de souvenirs paru en 1929, combien
« dessiner avait toujours été, depuis sa plus tendre enfance, dans ses
heures de loisirs, une de ses occupations préférées », elle qui était,
devant la peinture, littéralement « possédée ». Depuis sa prison de
Wronke, le 15 janvier 1917, Rosa Luxemburg évoqua — à la fois
comme un souvenir et comme un projet — quelque voyage dans le
Midi méditerranéen, en Corse ou en Italie, dont les paysages l’avaient
émue pour leur beauté si bouleversante d’être à la fois d’aujourd’hui
et de toujours, comme si « là-bas, la Bible et l’Antiquité restent
vivantes ».
La caractéristique la plus évidente de ces expériences esthétiques,
c’est qu’elles viennent sous la plume de Rosa Luxemburg comme les
contre-motifs de son expérience douloureuse d’incarcération et, plus
généralement, de son dur combat à mener face aux différents
ennemis, lointains ou proches, du monde politique. Jetée dans
l’espace clos de la geôle, elle entend « au loin […] l’appel du coucou.
Que c’est beau ! Que je suis heureuse ! » Dans la même lettre
— écrite de Wronke à la fin du mois de mai 1917 — elle confie :
« On m’a de nouveau enfermée à six heures, comme tous les jours. Je
me suis assise à la fenêtre, j’avais la tête lourde car l’air était
étouffant et j’ai levé les yeux vers le ciel d’un bleu pastel où, sous des
nuages floconneux, les hirondelles filaient à des hauteurs
vertigineuses et semblaient trancher l’air de leurs ailes pointues
comme des ciseaux. Mais le ciel n’a pas tardé à s’obscurcir […] ; de
temps à autre, des lueurs pourpres incendiaient le ciel gris de plomb,
et le tonnerre roulait au loin, comme les dernières vagues qui
viennent mourir sur le sable. Soudain, au milieu de ce paysage
fantomatique, le chant du rossignol a retenti sur l’érable, devant ma
fenêtre ! Au milieu de la pluie, des lueurs de l’orage, du tonnerre, il
résonnait comme une cloche au timbre clair. L’oiseau chantait avec
ivresse, comme un possédé, comme s’il voulait couvrir le tonnerre de
sa voix, illuminer le crépuscule. Jamais je n’ai rien entendu de plus
beau. Sur le fond du ciel où alternaient le gris de plomb et la pourpre,
son chant scintillait comme de l’argent. Tout cela était si mystérieux,
d’une incroyable beauté, et je me suis surprise à réciter le dernier vers
de ce poème de Goethe : “Oh ! Si tu étais là…” »
Écrit au moment même des « orages d’acier » de la Grande Guerre,
ce minuscule récit prenait évidemment valeur de parabole : le chant
du rossignol n’est-il pas à la fois lamentation — comme le disent
d’antiques poèmes mythologiques — et brisure lumineuse de
l’histoire noire, voix de la liberté et de l’espoir au milieu du chaos ?
En juillet de la même année, Rosa Luxemburg évoquait d’autres
expériences de ce type en concluant : « J’ai éprouvé comme une
libération et, sans le vouloir, j’ai tendu mes deux mains… » Au milieu
du mois de novembre 1917, elle écrivait depuis Breslau que, pour
retrouver la « bonne voie » politique au sortir de cette guerre atroce,
« il nous faudra d’abord traverser les pires souffrances que l’homme
puisse connaître ».
Or, immédiatement, la voici qui enchaîne : « À propos, ce que je
viens d’écrire éveille en moi une tout autre image, un fait que je
voudrais vous rapporter, car je le trouve très poétique et très
émouvant. J’ai appris récemment, dans un ouvrage scientifique sur la
migration des oiseaux — phénomène qui reste assez
mystérieux — que différentes espèces qui, d’ordinaire, se livrent une
guerre sans merci et se dévorent les unes les autres, traversent la mer
côte à côte, en toute harmonie, au cours de leur grand voyage vers le
sud. Dans les immenses troupes d’oiseaux qui se rendent en Égypte
pour y passer l’hiver et qui forment des nuages si épais qu’ils
obscurcissent le ciel, des milliers de petits oiseaux chanteurs comme
les alouettes, les roitelets, les rossignols, volent sans crainte au milieu
des oiseaux de proie, éperviers, aigles, faucons, hiboux, qui,
d’habitude, leur font la chasse. On dirait que, pendant le voyage, il
règne tacitement une trêve de Dieu. Tous tendent au même but et,
quand ils ont atteint les bords du Nil, ils se laissent tomber à terre, à
demi morts d’épuisement, puis ils se séparent, suivant les espèces et
les régions. Il y a mieux encore : on a constaté que, durant le voyage
au-dessus de l’immensité de la mer, de grands oiseaux transportent de
plus petits sur leur dos. »
N’est-ce pas là, fût-ce sous une forme non développée, une
magnifique allégorie politique ? Ne vient-elle pas, de plus, contredire
le sentiment qui court quelquefois dans cette correspondance, lorsque
Rosa Luxemburg semble d’autant plus admirative de la beauté
naturelle qu’elle se montre écœurée devant la vie morale et sociale
des humains, ainsi qu’on le lit dans la période des débuts de son
incarcération ? Il faut, en tout cas, dépasser la simple évidence selon
laquelle l’amour de la nature, chez Rosa Luxemburg — qui composa,
durant toute cette période, de magnifiques herbiers dont Evelin
Wittich a récemment mis au jour toute la richesse (fig. 20 et 33-
34) —, ne constituerait qu’un espace de fuite par rapport à ses
préoccupations ou soucis politiques. C’est bien le contraire qui est
vrai, et pour une raison simple : il n’y a pas de politique du partage
sans partage du sensible, comme Jacques Rancière en aura eu, parmi
d’autres, la juste intuition. Mais cela ne va pas sans certaines
conséquences que la philosophie politique elle-même n’est pas
toujours prête à accepter jusqu’au bout.

Peut-on diriger la Ligue Spartakus et s’abandonner au lyrisme à


l’écoute d’un rossignol qui chante sur fond d’orage ? Oui, bien sûr :
Rosa Luxemburg n’avait cure des conformismes du discours et de la
pensée. Elle savait, mieux que quiconque, les limites du « style de
parti ». Si elle ne craignit pas d’être lyrique et d’exercer son
imagination à mettre en rapport certaines idées de l’expérience
politique avec certaines images issues d’expériences esthétiques, c’est
précisément que son idée de la politique s’incarnait dans chaque geste
du corps, dans chaque décision éthique, dans chaque regard porté sur
le monde et dans chaque image à se faire de lui. Lyrisme il y eut
donc, et assumé comme tel. Mais ce n’était pas pour la plainte,
l’élégie ou la mélancolie. Le lyrisme de Rosa Luxemburg fut tout
entier accordé sur la position éthique exprimée par les mots « garde[r]
courage, malgré tout ».
Ce lyrisme consistait, le plus souvent, à observer certains faits
minuscules de la vie carcérale — inaperçus des gardiens de
prison — comme les paraboles possibles d’une libre vie et d’un
« grand temps » retrouvés, capables de revenir, de survivre à tous les
malheurs endurés : « Hier [fin mai 1917], il m’est arrivé tant de
choses. Il faut que je vous raconte. Le matin, j’ai trouvé sur la fenêtre
de la salle de bains un grand paon de nuit. Il devait être là depuis
plusieurs jours et s’était épuisé à force de heurter la vitre. Il ne
donnait plus signe de vie que par de faibles battements d’ailes. Dès
que je l’aperçus, je me rhabillai, tremblante d’impatience, grimpai sur
la fenêtre et le pris entre mes mains, avec précaution. Il ne se
défendait plus, et je crus qu’il était mort. Je le posai sur le bord de ma
fenêtre dans l’espoir qu’il reviendrait à lui ; la flamme de la vie parut
se ranimer, mais bientôt le papillon s’immobilisa. Alors, je voulus lui
donner à manger et plaçai devant ses antennes quelques fleurs
épanouies. À cet instant, la fauvette fit retentir devant la fenêtre son
chant qui déborde de joie. Je n’ai pu m’empêcher de dire à haute
voix : “Écoute ce petit oiseau qui chante la gaieté. Cela devrait te
rendre un peu de vie !” J’ai ri toute seule de m’entendre apostropher
un papillon à moitié mort, et j’ai pensé en moi-même : “Ce sont des
paroles inutiles !” Mais pas du tout ! Au bout d’une demi-heure, la
petite bête a repris des forces, s’est animée et s’est envolée lentement.
J’étais si heureuse de lui avoir sauvé la vie ! Quelle aventure ! »
Toujours en mai 1917, alors qu’elle avoue « passe[r] des semaines
sans entendre [s]a propre voix », Rosa Luxemburg parlera de nouveau
de « ses » oiseaux chanteurs : « Mes mésanges ne se montrent plus.
Hier, je n’ai entendu qu’un appel très bref qui m’était adressé, de loin,
par une mésange bleue, j’en étais toute bouleversée. Savez-vous que
les mésanges bleues ne passent pas l’hiver dans nos climats, mais
reviennent chez nous dès la fin mars. Les premiers temps, l’une
d’elles se tenait toujours près de ma fenêtre. Elle venait tout au bord
avec une de ses compagnes, et poussait vaillamment son drôle de
tsitsi bé, mais elle l’étirait tellement que cela ressemblait aux
moqueries d’un enfant mal élevé. […] Pendant des semaines, elle n’a
pas donné signe de vie. Hier, j’ai soudain entendu, de l’autre côté du
mur qui sépare notre cour d’un autre terrain de la prison, le cri
familier, mais tout à fait différent, trois notes brèves qui se
succédaient rapidement : tsitsi bé — tsitsi bé — tsitsi bé, puis le
silence. J’eus le cœur serré d’entendre cet appel rapide et lointain qui
résumait la petite histoire d’un oiseau. » Et elle conclut ainsi le
passage : « Je vous assure, Sonjuscha [ou Sonitschka, sa
correspondante et amie Sophie Liebknecht], qu’un petit cri d’oiseau
peut m’émouvoir profondément tant il est expressif. »
Voilà donc un lyrisme très animiste ou très anthropomorphe à sa
façon, empathique de toute manière. Dans une lettre de la même
époque, Rosa Luxemburg ira jusqu’à comparer la disparition des
oiseaux chanteurs à celle des Peaux-Rouges en Amérique du Nord. Et
elle-même dans tout cela ? Elle écrit : « Il faut que je sois malade
pour que tout me bouleverse à ce point. Savez-vous que j’ai souvent
l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau
ou un autre animal qui a pris forme humaine. Au fond, je me sens
beaucoup plus chez moi dans un bout de jardin, comme ici, ou à la
campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un
congrès du parti. À vous je peux bien le dire : vous n’allez pas me
soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez : j’espère
mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un
pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes
mésanges charbonnières que des “camarades”. Ce n’est pas que je
trouve dans la nature un repos, un refuge, comme tant d’hommes
politiques qui ont intérieurement fait faillite. Au contraire, la nature
m’offre, elle aussi, à chaque pas, des spectacles si cruels qu’ils me
causent de vives souffrances. »
20. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1915-1916. Recueil XIII, planche 7. Varsovie,
Archiwum Akt Nowych. Photo DR.

Cette dernière phrase apporte une précision capitale : on y


comprend que le gestus d’empathie, chez Rosa Luxemburg, n’avait
rien d’une consolation, d’un « repos » ou d’un « refuge », comme elle
dit. Ce geste était cohérent avec sa politique du partage généralisé
puisqu’il apparaissait comme la mise en œuvre d’un pathos
généralisé du partage. « J’ai le droit (Anrecht) de partager
(teilnehmen) toutes vos souffrances, et c’est un droit auquel je ne
renoncerai pas », écrit-elle par exemple à Sophie Liebknecht
le 18 février 1917. Et plus tard, le 12 mai 1918, parlant encore des
oiseaux, mais comme figures évidentes de l’humanité tout entière :
« C’est ainsi que, de ma cellule, je suis liée par des fils invisibles à
des milliers de créatures, grandes et petites, que je m’inquiète, que je
souffre, que je me fais des reproches pour tout ce qui leur arrive !
Vous [Sophie Liebknecht] faites, vous aussi, partie de ces oiseaux et
de ces êtres pour qui ma sensibilité s’émeut à distance. »

*
Rosa Luxemburg fut libérée de ses geôles en novembre 1918, une
fois la république proclamée. Et ce fut pour entrer immédiatement au
cœur tourbillonnant de cette « nuée d’oiseaux » prêts à tout pour
migrer vers un meilleur monde, vers ce « grand temps » de la
révolution allemande. Époque intense de luttes, de discours publics et
de textes écrits fiévreusement pour la Rote Fahne, à commencer par
le manifeste Que veut Spartakus ? publié le 14 décembre 1918 et par
le Discours sur le programme des derniers jours de décembre et
du 1er janvier 1919. La militante politique rejoignait, de la sorte,
l’espace de partage que ses observations émues concernant les
papillons ou les oiseaux de sa prison n’avaient fait que préfigurer ou
poétiquement espérer. En même temps elle plongeait dans un espace
de conflit, une guerre civile d’une violence inconnue : nombreux ont
été les historiens — de Pierre Broué à Chris Harman, de Robert
Gerwarth à Mark Jones — pour souligner le déchaînement d’une
violence faite de milices armées, de « corps francs » et d’assassinats
politiques en chaîne.
Rosa Luxemburg a finalement payé de sa vie la décision qu’elle
prit d’entrer sans réserve dans ces deux espaces conjoints. D’un côté,
elle fit corps avec la « spontanéité révolutionnaire » d’un mouvement
dont elle avait pourtant compris et exposé les limites : elle plongea
donc dans un tourbillon qu’elle savait d’avance désespéré. D’un autre
côté, elle refusa le fuir Berlin, comme tous ses amis l’y incitaient, en
dépit de la menace d’assassinat programmé qu’elle savait peser
toujours plus au-dessus de sa tête (qui avait été mise à prix dès le
mois de décembre 1918, je le rappelle, pour la somme
de 50 000 marks, en sorte qu’elle vécut les deux derniers mois de sa
vie sans jamais dormir au même endroit, passant de la rédaction de la
Rote Fahne aux chambres d’hôtel ou aux demeures que lui ouvrait
l’hospitalité de ses amis). Tous les biographes de Rosa Luxemburg
ont, naturellement, raconté et commenté en détail son
assassinat — avec celui de Karl Liebknecht — le 15 janvier 1919. Par
exemple, on trouve le récit de ces événements dans le témoignage de
son amie Mathilde Jacob en 1932, dans la biographie de Paul Frölich
en 1939, et plus tard dans les essais d’André et Dori Prudhommeaux
en 1949, de John Peter Nettl en 1966, de Sebastian Haffner en 1979,
etc. Sans compter les documents d’archive réunis par Elisabeth et
Heinrich Hannover en 1967.
Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent arrêtés au cours de
l’après-midi du 15 janvier 1919 dans l’appartement du quartier de
Wilmersdorf à Berlin où ils se cachaient alors. C’est là qu’ils avaient
eu tout juste le temps d’écrire leurs derniers articles pour la Rote
Fahne. Rosa Luxemburg avait rédigé son texte sous un titre marqué
d’ironie noire : « L’ordre règne à Berlin. » Il se terminait par une
formule qu’on aurait envie de dire « désespérément espérante » :
« J’étais, je suis, je serai » (ich war, ich bin, ich werde sein). Karl
Liebknecht, pour sa part, composa un écrit intitulé « Malgré tout ! »
(Trotz alledem !), porteur du même sentiment. Quel sentiment ? Un
espoir mais pour autrui, dirais-je : un espoir pour plus tard, pour
ailleurs, là où, pour eux-mêmes, tout était perdu. On
sait — notamment à travers le récit très documenté de Paul Frölich
en 1929 — de quelle façon Liebknecht fut assassiné dans le
Tiergarten de Berlin puis déclaré par ses meurtriers comme un
« inconnu trouvé dans la rue » (fig. 9) ; et de quelle façon le cadavre
de Rosa Luxemburg fut, quant à lui, ignominieusement jeté dans le
canal Landwehr, où il ne fut retrouvé qu’à la fin du mois de mai 1919.
21. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, « J’étais, je suis, je serai » et « Malgré
tout ! », 14 janvier 1919. D’après Clara Zetkin, Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht.
Mit Anhang : Die letzten Aufsätze von Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht. I, Die
Ordnung herrscht in Berlin. II, Trotz alledem !, Berlin, Verlag der Roten Fahne, 1919,
p. 20.

Dès que cela fut possible — et après une période de fausses


informations propagées à tout va, rappelons ce que titrait le Vorwärts,
l’organe officiel du parti social-démocrate au pouvoir : « Liebknecht
tué lors d’une tentative d’évasion. Rosa Luxemburg lynchée par la
foule » —, Clara Zetkin fit paraître conjointement, aux presses de la
Rote Fahne, les « testaments » des deux dirigeants spartakistes. Et ce
fut alors comme si les deux expressions se rejoignaient pour ne
former qu’une seule phrase : « J’étais, je suis, je serai… malgré tout »
(fig. 21). Romain Rolland, dans le dernier de ses trois articles
successifs dans L’Humanité des 16, 17 et 18 janvier 1919 — tous
intitulés « Janvier rouge à Berlin » — écrivit alors : « Plus d’une fois,
ce malgré tout retentira comme un cri de ralliement dans les batailles
sociales de l’avenir. » Mais quel genre de puissance un tel cri
pouvait-il manifester par-delà le présent atroce de cet assassinat
perpétré selon un modus operandi que devaient reprendre à leur
compte les milices d’extrême droite, les SA (fig. 11) et bientôt les
SS ? Quelle puissance de survivance politique pour de telles phrases
lancées depuis la mort et la révolution trahie ?
8

BARRICADES DE PAPIER,
POUR LIRE ET RELIER LES TEMPS

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »… On sait que


René Char, dans cette sentence fameuse des Feuillets d’Hypnos,
évoquait l’expérience de rupture — la crise de temps et de
transmission — créée par les mouvements de résistance dans
l’histoire éthique et politique du XXe siècle en Europe. On se souvient
aussi comment Hannah Arendt y fit, par deux fois au moins,
référence : une fois pour réfléchir sur ce qu’elle nommait la « brèche
entre le passé et le futur », dans sa préface à La Crise de la culture où
était questionnée, justement, cette même histoire éthique et politique
sous l’angle de la transmission ; une autre fois pour évoquer les
tourmentes des révolutions politiques, façon pour Arendt d’introduire
l’idée d’une « tradition révolutionnaire [en tant que] trésor perdu »,
comme on le lit dans le chapitre conclusif de son ouvrage De la
révolution. Il est possible, cependant, que la phrase de René Char,
aussi belle et profonde soit-elle, ne réponde pas jusqu’au bout à notre
expérience de l’histoire politique. Que notre héritage ne soit pas
précédé d’un testament en bonne et due forme, cela ne fait aucun
doute à présent. Mais il arrive, bien plus souvent qu’on ne le croit,
qu’un héritage soit précédé de testaments irreconnaissables comme
tels, épars, mal fichus, erratiques, inconscients de leur propre valeur
testimoniale et testamentaire. Il entre donc dans nos responsabilités
face à l’histoire de reconnaître, de lire comme des testaments ce que
d’aucuns n’auraient abordé que comme de simples documents.
La lisibilité — cette fonction de Lesbarkeit à laquelle Walter
Benjamin donna tant d’importance — se révélerait alors comme une
opération politique par excellence lorsqu’elle sait reconnaître un
testament, tendu vers le futur, dans un document, simple bribe de
passé extraite des limbes. Rosa Luxemburg, au matin
du 15 janvier 1919, ignorait que ses assassins étaient derrière la porte
au moment même où elle écrivait les derniers mots de son article pour
la Rote Fahne du lendemain : « J’étais, je suis, je serai… » Ces
derniers mots ne furent sans doute pas écrits comme « les derniers
mots » d’une agonisante et, cependant, ils peuvent légitimement se
lire — et ont été lus — comme son testament. De même le « Malgré
tout ! » (Trotz alledem !) de Karl Liebknecht, écrit dans les mêmes
circonstances, résonne jusqu’à nous depuis la mort de son auteur
comme un legs non formalisé, hors-la-loi : un trésor illicite et
inestimable à prendre en charge, à faire fleurir, à transmettre
obstinément. On pourrait même dire que ces deux ultimes textes,
réunis peu de temps plus tard par Clara Zetkin en un petit fascicule de
la Rote Fahne, devinrent ensemble comme un seul et même testament
de la révolution spartakiste assassinée (fig 21).
Lire — lire dans les faits et gestes de l’histoire — serait donc
reconnaître, ici ou là et par documents interposés, choisis dans
l’immense tas du temps, nos propres testaments insus. Ce serait, dans
l’épaisseur archéologique des histoires entremêlées, mettre au jour la
perle ayant fonction d’héritage : ce qui pour nous est susceptible de
prendre valeur d’advenir ou d’à-venir. Les grands lecteurs seraient
donc des pêcheurs de perles : des lecteurs de temps, ce qui ne veut
pas dire qu’ils seraient eux-mêmes à prendre pour des devins. Ainsi,
le 28 janvier 1919, treize jours exactement après l’assassinat de Rosa
Luxemburg et de Karl Liebknecht par les fusiliers de cavalerie de la
garde allemande, Max Weber prononça une conférence devant
l’Association des étudiants libres (Freistudentischen Bund) de
Munich. Sollicité pour cette conférence peu de temps après la
révolution de novembre 1918, et bien qu’ayant d’abord refusé, il
parla ce jour-là de « La profession et la vocation de politique »
(Politik als Beruf), un texte considéré depuis lors comme un classique
en son genre.
Max Weber avait voulu, cependant, prévenir son auditoire : vous
serez déçus, affirmait-il en substance, car je ne serai pas en mesure de
lire le présent. « Dans une conférence traitant de la politique comme
profession-vocation, vous vous attendez par la force des choses à une
prise de position sur les questions du jour. Or il n’y aura rien de tel
sinon à la fin, et seulement d’une manière purement formelle, à
propos de certaines questions concernant la signification de l’action
politique au sein de la conduite de la vie dans son ensemble. » Mais
quelle leçon aura-t-il fini par tirer, vers la fin de sa conférence, sur de
tels rapports entre l’« action politique » et la « conduite de la vie » ?
Weber, on le sait, avait été fort critique envers les
spartakistes — « dictateurs de rue », « minorités
évanescentes » — mais il se déclara scandalisé par leur persécution
systématique. La conclusion de son texte plaidait
vigoureusement — loin de toute « amertume[, ] médiocrité[, ] simple
acceptation apathique du monde [ou] fuite mystique hors du monde »
— pour une « vocation politique [consistant à] veiller simplement à la
fraternité des relations d’homme à homme »… Ce qui revient, disait-
il, à « creuser avec force et lenteur des planches dures ». Ce qui
exige, tout aussi bien, de travailler simultanément dans « la passion et
le coup d’œil » (Leidenschaft und Augenmaß).
Et c’est, alors, comme si Max Weber, tout en ayant refusé de « lire
le présent », tout en se tenant à distance du communisme, prenait acte
pour finir de ce qui apparaissait à beaucoup de ses auditeurs,
étudiants de gauche, comme le plus urgent des appels : à savoir le
testament même de Karl Liebknecht, son « malgré tout ! » en tant
qu’exigence de l’impossible... Weber donna donc à lire entre les
lignes quelque chose comme un hommage paradoxal — peut-être
déguisé, peut-être même inconscient — où le pathétique « malgré
tout ! » (trotz alledem !) du dirigeant spartakiste laissait place à
l’équivalent plus pudique du « quand même ! » (dennoch !) : « Il est
tout à fait exact, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on
n’aurait jamais atteint le possible si l’on n’avait toujours et sans cesse
dans le monde visé l’impossible (nach dem Unmöglichen gegriffen).
[…] Seul celui qui est certain de ne pas s’effondrer si le monde,
considéré de son point de vue, est trop stupide ou trop vulgaire pour
ce qu’il veut lui offrir, celui qui est capable de dire, face à tout cela :
“quand même !”, seul un tel homme a la “vocation” de la politique
(“dennoch !” zu sagen vermag, nur der hat den “Beruf” zur
Politik). »
La vocation au politique se marquerait-elle — et, du coup, se lirait-
elle — dans le « malgré tout ! » ou dans le « quand même ! » surgis
de certaines situations critiques, voire désespérées ? Sur quoi,
d’ailleurs portait ce tout du malgré tout ? Et, pour commencer,
malgré quoi fallait-il alors lutter, travailler dans la « passion » autant
que dans le « coup d’œil » ? Max Weber, dans sa conférence de 1919,
donnait à cette question une ample réponse tout entière articulée sur
le concept de violence. Cette réponse est devenue familière aux
sociologues et aux historiens du monde moderne : « On ne peut
finalement définir sociologiquement l’État moderne que par un
moyen spécifique qui lui appartient en propre, comme à tout
groupement politique : la violence physique. “Tout État se fonde sur
la violence”, disait Trotsky pour sa part à Brest-Litovsk. Ce qui est
effectivement exact. S’il n’existait que des formations sociales
auxquelles le moyen de la violence serait inconnu, alors la notion
d’“État” aurait disparu, alors on aurait affaire à une situation que l’on
peut désigner du nom d’“anarchie”, en ce sens spécifique. Bien
entendu, la violence n’est pas le moyen normal ou le moyen unique
de l’État […], mais elle est son moyen spécifique. De nos jours
précisément, la relation de l’État à la violence est particulièrement
intime. […] Car ce qui est spécifique à l’époque présente est que tous
les autres groupements ou toutes les autres personnes individuelles ne
se voient accorder le droit à la violence physique que dans la mesure
où l’État la tolère de leur part. »
Ces paroles, prononcées deux semaines seulement après
l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, ouvraient
subtilement de claires perspectives critiques. On sait — grâce
notamment aux exégèses de Michael Löwy dans son livre La Cage
d’acier — qu’en dépit de son hostilité envers le socialisme en
général, Max Weber avait développé l’outil sociologique d’une
critique radicale du monde capitaliste et de sa propension à la
violence contre les peuples. Or, ce à quoi on assistait justement, en
ces premiers mois de l’année 1919 en Allemagne, n’était autre qu’une
guerre civile dans laquelle les appareils de l’État — le gouvernement
social-démocrate d’Ebert, de Noske et de
Scheidemann — « accordèrent le droit à la violence physique »,
comme dit exactement Weber, à d’anciens soldats réactionnaires et à
des milices d’extrême droite qui s’employèrent à pratiquer
l’assassinat politique de façon systématique. Situation inouïe : Max
Weber, ce 28 janvier 1919, suggérait une réponse possible — le
« quand même ! » de sa conclusion — à la face d’une violence
politique dont ses auditeurs, les étudiants munichois, devaient faire
l’expérience dans les jours prochains, avec l’avènement de la
« république des conseils » de Bavière et son écrasement marqué,
entre autres événements, par les assassinats de Kurt Eisner (le
21 février), de Gustav Landauer (le 2 mai) ou d’Eugen Leviné
(le 5 juin).

Le testament du Malgré tout !, lancé comme une bouteille à la mer


par un homme menacé puis assassiné en janvier 1919, apparaîtra sans
doute comme un étrange mot d’ordre politique. Mais il répondait à
une époque nouvelle de violence politique en Allemagne, époque
dont les historiens George Mosse ou Bernd Weisbrod, Dirk
Schumann ou Enzo Traverso ont, depuis, analysé les processus de
« brutalisation » généralisée jusqu’à son organisation systématique,
bientôt étatique, sous le nazisme. Il n’y a rien d’étonnant à ce que
Walter Benjamin ait commencé, dans ces mêmes années de guerre
civile, à réfléchir sur la notion de violence : c’est en 1921 qu’il publia
les premiers résultats de ses réflexions dans l’essai fameux intitulé
Critique de la violence. Au fil de constructions conceptuelles ardues,
Benjamin émettait certains jugements que l’on imagine aisément
avoir eu pour toile de fond la répression sanglante des soulèvements
de 1918-1920 : « L’ignominie de la police tient à l’absence de toute
séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le
conserve. »
Mais il faut garder à l’esprit, dans la situation historique elle-même
comme dans la pensée de Benjamin à son sujet, la double dimension
d’une telle violence. C’est comme si deux états de guerre totale ne
cessaient de se répondre, de se recouper et de se renforcer
mutuellement : une guerre mondiale et une guerre civile. Une guerre
transnationale « totale » suivie ou, même, doublée d’une guerre
intestine, sociale et politique, non moins « totale ». Du premier conflit
mondial, Benjamin a immédiatement retenu la grande mutation
technique faisant de la guerre un médium sans limite, comme sont
illimitées dans l’espace les puissances mortifères des gaz de combat :
« Chacun est directement concerné. La prochaine guerre aura un front
fantomatique (eine geisterhafte Front). Un front qui atteindra
rapidement chaque métropole, chaque rue, chaque porte. » Puisque
aux valeurs d’usage techniques correspond toujours une position
quant à l’éthique, l’analyse de Benjamin aboutissait à cette
effrayante — et toujours d’actualité,
malheureusement — conclusion : « Il va de soi que, dans la guerre au
gaz, la distinction entre les populations civile et militaire disparaît et,
avec elle, l’un des fondements les plus solides du droit humain. »
D’où que le « véritable problème actuel » de la politique
européenne soit alors identifié par Benjamin comme étant celui du
« militarisme » (Militarismus). L’auteur de L’Origine du drame avait
en effet, durant la Grande Guerre, partagé l’anti-militarisme de Rosa
Luxemburg et de l’extrême gauche en général, ce qui explique son
exil en Suisse durant cette période. Après 1918, ce fut plutôt la
militarisation de la société tout entière qu’il envisageait avec
inquiétude et horreur. Ce qui aura justifié sa critique virulente d’Ernst
Jünger — avec sa « glorification de la guerre » et sa « mystique de la
mort universelle » — dans l’article intitulé « Théories du fascisme
allemand ». Sur le plan d’une « science de la culture »
(Kulturwissenschaft) telle que Georg Simmel ou Aby Warburg en
avaient élaboré les principes, Benjamin identifia alors, dans cette
« guerre totale » à la fois externe et interne, mondiale et civile,
technique et fantasmatique, quelque chose comme une profonde
mutation anthropologique qu’il voulut alors nommer une crise de
l’expérience.
Ce devait être la thèse principale du texte de 1933 sur « Expérience
et pauvreté » : « Une chose est claire : le cours de l’expérience a
chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des
expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait,
pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas
alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ?
Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable.
Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre
n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience
se transmet de bouche à oreille. Non, cette dévalorisation n’avait rien
d’étonnant. Car jamais expériences acquises n’ont été aussi
radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de
position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience
corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les
manœuvres des gouvernants. […] Cet effroyable déploiement de la
technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait
nouvelle. »
L’expérience (Erfahrung), dans ce texte, est envisagée comme ce
qui transmet une expérience vécue (Erlebnis) par le médium ou la
médiation d’un acte de langage et d’un lien établi d’être humain à être
humain. L’expérience se constitue ainsi dans l’histoire et comme
histoire : elle advient lorsqu’on se raconte « des histoires »
(Geschichten). Mais, demande Benjamin, « trouve-t-on encore des
gens capables de raconter une histoire ? Où les mourants prononcent-
ils encore des paroles impérissables, qui se transmettent de génération
en génération comme un anneau ancestral ? Qui, aujourd’hui, sait
dénicher le proverbe qui va le tirer de l’embarras ? Qui chercherait à
clouer le bec à la jeunesse en invoquant son expérience passée ? […]
Que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons
pas, justement, par les liens de l’expérience ? » C’est qu’il n’y a
d’expérience que dans le lien (Verbindung) : la « pauvreté en
expérience » provient d’une crise du lien que manifeste, jusqu’à la
folie collective, toute guerre civile.
Que faire, alors ? Que faire lorsque l’exercice de la violence entre
les hommes appauvrit à ce point leur sens même de l’expérience ?
Lorsque la guerre technique-mondiale et la guerre civile-sociale
entraînent dans leur sillage notre anesthésie, notre incapacité à
considérer l’autre — à commencer par l’ennemi — et, donc, notre
inaptitude à raconter l’histoire, comme cela était encore possible aux
temps de l’épopée ? S’il n’y a plus de bouclier d’Achille à décrire ou
de dignes gestes à raconter, que reste-t-il dans la langue commune ?
Où se trouve la possibilité de soulever toute cette apathie ou
« pauvreté en expérience » ? Où se cache donc la possibilité d’une
expérience malgré tout ? À ces questions, Benjamin répondit sur
plusieurs plans qui, chacun, reviennent à affirmer qu’il faut, tout
simplement, recommencer... fût-ce avec presque rien entre les mains :
retrouver, en somme, la durée de l’expérience dans l’instant
d’expérimentation (Experimentieren). Ne pas avoir peur « de
recommencer au début, de reprendre à zéro (von vorn zu beginnen,
von Neuem anzufangen), de construire avec presque rien… » — tout
cela que Benjamin disait admirer chez Paul Klee, Adolf Loos ou
Bertolt Brecht.
Que faire, donc ? Eh bien, retisser des liens. Retrouver la vertu
d’amitié, vertu éthique par excellence. Ne pas hésiter, écrit finalement
Benjamin, à faire « cause commune avec les hommes qui ont pris à
tâche d’explorer des possibilités radicalement nouvelles, fondées sur
le discernement et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs
tableaux et leurs récits, l’humanité s’apprête à survivre (überleben),
s’il le faut, à la civilisation. Et surtout, elle le fait en riant (lachend). »
Comprenons qu’il faut s’attacher, pour réinventer notre expérience, à
lire malgré tout : c’est une façon de lier les humains entre eux et de
les soulever contre la misère politique des subjectivités (qui revient
aussi à la misère subjective des politiques). Chaque fois qu’on lit pour
de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans
l’ordre du lien, du désir et de la pensée. C’est ainsi qu’Aby Warburg
avait pu conclure l’une de ses conférences, en 1927, sur l’expression
magnifique « Ricominciamo la lettura ! » Comme Warburg, mais
dans un sens plus urgent et radical encore, Benjamin fut un grand
lecteur de temps : un lecteur malgré tout, qui savait percevoir les
testaments cachés dans la « micrologie » des documents qu’il élisait
avec génie pour mieux les lire et les relier avec patience.

Benjamin fut ainsi, à son époque, l’un des plus prompts à


reconnaître autour de lui d’autres « lecteurs de temps » : ils dressaient
comme lui, face au cours effrayant de l’histoire politique, leurs
barricades de papier, de sens et d’intelligence. Mais il fallait, pour
construire cela, avoir su préalablement ramasser bien des morceaux
issus de destructions sans fin, puis avec leur aide démonter et
remonter le cours obvie de l’histoire, ce que les formules des thèses
Sur le concept d’histoire auront exprimé — testamentairement — de
façon inoubliable : « De même que certaines fleurs tournent leur
corolle vers le soleil, le passé, par un mystérieux héliotropisme, tend
à se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de
l’histoire. L’historien matérialiste doit savoir discerner ce
changement, le moins ostensible de tous. […] Il se donne pour tâche
de brosser l’histoire à rebrousse-poil. »
C’est ainsi que Benjamin reconnut dans le travail de Sigfried
Kracauer une possibilité nouvelle pour démonter et remonter la
connaissance des faits sociaux. Sans doute, écrivait-il en 1930,
« reste-t-il pour finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un
fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous le représenter tel
qu’en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous
verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris
de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les
haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole,
non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du
matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés “humanité”,
“intériorité”, “approfondissement”. Un chiffonnier au petit
matin — dans l’aube du jour de la révolution. » Une chose est sûre :
de la vie des employés allemands minutieusement scrutée à la
description d’un monument aux morts, des « carreaux cassés »
— ceux des magasins juifs vandalisés par les nazis — à la critique du
nationalisme, de L’Ornement de la masse à l’histoire politico-
psychique du cinéma allemand retracée dans De Caligari à Hitler,
Siegfried Kracauer n’aura jamais cessé de dresser ses barricades
critiques au milieu du fatras culturel allemand. Nul étonnement à ce
que son ultime ouvrage, écrit depuis l’exil, ait été une théorie de
l’histoire envisagée du point de vue des « avant-dernières choses ».
Dans un compte rendu de Berlin Alexanderplatz paru la même
année que son éloge de Kracauer, Benjamin vit en Alfred Döblin un
écrivain produisant des opérations analogues sur les documents de la
vie sociale : un écrivain capable, littérairement, de démonter et de
remonter l’ordonnance d’un récit. « Le montage fait éclater le
“roman”, écrivait Benjamin, aussi bien du point de vue structurel que
du point de vue stylistique, créant ainsi de nouvelles possibilités très
épiques, notamment au plan formel. En effet, n’importe quel matériau
de montage ne fait pas l’affaire. Le montage véritable part du
document (echte Montage beruht auf dem Dokument). […] Ce sont
les vers bibliques, les statistiques, les textes de rengaines au moyen
desquels Döblin confère autorité au processus épique. »
Döblin avait lui-même, entre 1921 et 1928, théorisé la forme
épique en y voyant la possibilité, pour une œuvre littéraire, de
produire d’authentiques « contrecoups », c’est-à-dire des effets de
lecture qui fussent en même temps des décisions esthétiques, des
gestes éthiques et des prises de position politiques. « Jadis, écrivait-il
dans son essai Le Poète épique en 1921, les auteurs épiques se
tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient
vivants. Un coup appelait un contrecoup, on savait qu’on était là : on
voyait, on entendait, on sentait ceux pour qui on était là. » C’est donc
par le lien — de nature fondamentalement politique — que la
construction épique était pensée par Döblin comme lecture du temps.
Mais comment repenser un tel lien, une telle lecture, au temps des
guerres aux « fronts fantomatiques », au temps de la « pauvreté en
expérience » ? La réponse, écrivait Döblin, tient justement dans le
document, dans l’archive, dans la chose capable d’être lue :
« Enfermé sourdement en moi-même comme je l’étais alors, j’étais
tout à fait incapable de lire (lesen). Je cherchais des stimulants
capables de me délivrer. Je luttais pour trouver la sage-femme qui
provoquerait mon accouchement, le forceps. C’étaient les archives
(die Akten). »
Les documents instaurent des conditions propices à une véritable
lecture du temps en ce qu’ils substituent à l’auto-affection du
romancier — quand il échoue à sortir de lui-même et se tient dans
l’« empathie » (Einfühlung) de sa propre histoire — un pathos très
particulier que Döblin nomma donc, par contraste, « expathie »
(Ausfühlung). C’est alors que le récit, désormais construit comme un
montage documentaire, acquiert sa dimension épique proprement dite
et « constitutivement illimitée » (von Konstitution unbegrenzt),
comme l’est tout montage en tant que susceptible de nouveaux
documents et de tous les remontages possibles. C’est d’ailleurs en
cela qu’il sera capable de se montrer historiquement clairvoyant,
comme Döblin l’écrivait en 1928 dans sa conférence berlinoise « La
Construction de l’œuvre épique » : « La littérature épique ne raconte
pas le passé, elle expose au présent » (die Epik erzählt nicht
Vergangenes, sondern stellt dar). Statut temporel qui est à penser en
relation avec ceci que son effet de lisibilité, disait-il, advient dans une
illumination par l’image : « Et c’est une image magnifique, une
complète fascination. Je sens que cela m’est destiné ; c’est comme si
j’avais tourné dans ma main une pelote emmêlée, et j’en saisis
maintenant le bout. Cette situation éclatante emporte ma décision et
je sais : je vais écrire et rapporter là-dessus, c’est en vérité pour
célébrer, louer et proclamer cette situation que je veux écrire un livre.
Cette illumination par l’image (diese bildgesegnete Aufhellung), cet
instant chargé de savoir, l’auteur le vit comme celui de la conception
initiale. »
Et c’est en cela que, loin de toute « littérature de parti », l’œuvre
d’art épique, aux yeux d’Alfred Döblin, devenait l’actrice historique
de ce dont elle était la lectrice. Cela devait se vérifier, à la fin des
années 1930, dans le travail considérable engagé par Döblin pour
raconter à nouveaux frais — et en quatre forts volumes — la
révolution allemande de 1918-1919, jusque dans le récit très
documenté, intitulé Karl et Rosa, du destin et de l’assassinat de Karl
Liebknecht et de Rosa Luxemburg. Dans ce texte océanique, les
documents prenaient bien, pour finir, valeur de testaments.
Rappelons, de plus, que Walter Banjamin n’aura pas cessé, à partir
de 1925, de comprendre et d’admirer l’œuvre dramaturgique de
Bertolt Brecht dans le même sens d’une lisibilité épique de l’histoire :
en attestent les deux versions, en 1931 et en 1939, de son essai
Qu’est-ce que le théâtre épique ? Il y montrait comment le montage
particulier du texte, la rythmique du déroulement dramaturgique et de
l’espace, de la parole, du geste et de l’image, créaient les conditions
d’une « temporalité de la lecture » propice à comprendre l’histoire et
à y assumer une véritable « prise de position » (Stellungnahme).
En 1919, Brecht avait écrit et mis en scène Tambours dans la nuit.
D’après le témoignage de Lion Feuchtwanger recueilli de vive voix
par Furio Jesi alors qu’il préparait son ouvrage Spartakus, le premier
titre de la pièce imaginé par Brecht avait été, justement — et plus
crûment : Spartakus. On pouvait d’ailleurs lire, ici et là dans la pièce :
« Ça commence, les masses s’insurgent, Spartakus se soulève »… Ou
bien l’on y rappelait l’occupation, par les révolutionnaires, des
rédactions de journaux officiels comme le Vorwärts, ou de maisons
d’édition comme celle de Rudolf Mosse (fig. 8) : « Aux journaux !
[…] Dans l’air, très haut, très loin, une clameur blanche, sauvage :
c’est dans le quartier des journaux »… On sait que l’écrivain fut, plus
tard, assez sévère sur l’orientation épique et politique de sa propre
pièce. Il n’empêche : Tambours dans la nuit racontait quelque chose
de la situation. Brecht, dès 1919, n’avait-il pas composé une petite
Épitaphe à Rosa Luxemburg, dont le cadavre n’avait pas encore été
retrouvé ?
« Rosa la rouge aussi a disparu.
Où repose son corps est inconnu.
D’avoir dit aux pauvres la vérité
Fait que les riches l’ont exécutée. »

Dans sa fameuse conférence de 1934 sur « L’auteur comme


producteur », Benjamin abordera la mise en œuvre artistique de la
question politique — évidemment cruciale à cette époque — en
termes de dialectique et de technique : dans une situation où le projet
de lire l’histoire devait être assumé par les opprimés et non par les
vainqueurs du moment, il devenait urgent de lier entre eux, non
seulement les créateurs de différentes disciplines — philosophes et
dramaturges, peintres et romanciers, photographes et cinéastes… —,
mais encore les techniques elles-mêmes. Puisant dans les réflexions
de Serge Trétiakov sur les rapports entre théâtre et journalisme,
Benjamin écrivait que, pour ne pas « approvisionner un appareil de
production sans le transformer », il faut savoir abattre ou transgresser
les frontières, y compris dans le domaine des techniques
intellectuelles et artistiques : « Dans le cas qui nous occupe, la
barrière entre écriture et image. Ce que nous avons à demander au
photographe, c’est qu’il soit capable de donner à sa prise de vue
(Aufnahme) cette légende (Beschriftung) qui l’arrache à l’usure de la
mode et lui confère sa valeur d’usage révolutionnaire. Or, nous
poserons cette exigence avec le plus d’insistance si nous — les
écrivains — nous nous mettons à photographier. Là aussi, donc, le
progrès technique est, pour l’auteur entendu comme producteur, le
fondement de son progrès politique. »

Beaucoup d’artistes, au sortir de la Grande Guerre, ont en effet


mené ce travail généralisé de démontage et de remontage — qu’a
bien décrit Hanne Bergius dans son grand livre Montage und
Metamechanik — qui transgressait toutes les frontières ou barrières,
notamment entre écriture et image. George Grosz fut l’un de ceux-ci.
Dans son autobiographie, intitulée Un petit oui et un grand non, il
évoquait les années 1918-1919, années cruciales du point de vue
artistique, mais aussi politique, lorsque Berlin lui apparaissait comme
« une véritable cacophonie de rumeurs en tout genre, de cris et de
slogans politiques ». Son génie graphique se fit d’emblée à l’image
d’un tel tourbillon. En 1923, par exemple, il publia dans la Rote
Fahne une image-hommage évidemment référée au « testament » de
Karl Liebknecht : on y voyait un homme lever le poing, fièrement
dressé au-dessus d’un champ de croix — c’est-à-dire de cadavres —,
tandis que la légende s’exclamait : « Le monde est nôtre malgré
tout ! » (Unser die Welt trotz alledem !) (fig. 22). Dès 1919, un
dessin — qui sera gravé en 1936 dans la série Interregnum — avait
été consacré à l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.
Tout cela au cœur d’une intense activité d’imagier politique dans le
Berlin des années 1920 et 1930, activité qu’auront étudiée, parmi
d’autres, Beth Lewis, Serge Sabarsky, Barbara McCloskey, Birgit
Möckel ou encore Ralph Jentsch.
Transgresser les frontières pour « démonter » et « remonter » les
domaines techniques et artistiques, inventer de la sorte un style
épique de montage documentaire : voilà bien ce que Benjamin
pouvait encore admirer chez Bertolt Brecht, sans oublier Erwin
Piscator dont le travail en ce sens fut aussi précoce que décisif. Dans
son espèce d’autobiographie artistique Le Théâtre politique, publiée
en 1929 et dédiée « au prolétariat de Berlin », Piscator évoquait deux
moments significatifs pour notre propos. Le premier est une
réminiscence des événements de janvier 1919 : « Rues d’un désordre
indescriptible. Groupes discutant dans tous les coins. Manifestations
monstres composées d’ouvriers et de sympathisants. Unter den
Linden, Wilhelmstrasse, cortèges divisés en deux : Parti communiste,
Parti social-démocrate. Les pancartes droites au-dessus des têtes. Des
inscriptions : “Vive Ebert et Scheidemann”, “Vive Karl Liebknecht et
Rosa Luxemburg”. Une excitation extraordinaire s’était emparée de
tous. Des insultes brutales s’entrecroisaient. Malheur au parti qui se
saisissait des pancartes de l’autre. Sur le trottoir, elles étaient réduites
en pièces. […] Et [un] cri sans fin se répercutait, s’amplifiait à son
tour : “Vive Liebknecht !” Et tous de courir vers un coin de la rue. Là,
un taxi arrêté. Dans le taxi, assis, Liebknecht. Il devait parler, il parla.
Un discours très proche des faits, d’une argumentation grandiose, un
discours parcouru aussi par la vibration de l’émotion personnelle.
Dans mes souvenirs, il se dresse encore au-dessus de son cadavre,
comme une flamme vive qui ne saurait être éteinte même dans le
sang. Ce soir-là les premiers coups de feu claquèrent. »

22. George Grosz, Unser die Welt trotz alledem ! (« Le monde est nôtre malgré
tout ! »), 1923. Illustration pour le journal Die Rote Fahne, VI, no 65, 18 mars 1923,
p. 1.

Cette image d’un Karl Liebknecht encore dressé au-dessus de son


propre cadavre apparaît, à tout prendre, comme la visualisation même
du Malgré tout ! testamentaire laissé, quelques heures avant son
assassinat, par le dirigeant spartakiste. Il est remarquable que cette
imagination ait produit ce qui fut à la fois le premier grand hommage
théâtral rendu à ce « testament » — présenté à la Grosses
Schauspielhaus de Berlin le 12 juillet 1925, il s’intitulait donc,
logiquement, Malgré tout ! (Trotz alledem !) — et le premier
exemple, revendiqué comme tel par Piscator, de « théâtre
documentaire ». C’était une œuvre collective pratiquant le montage
des disciplines (archives historiques, théâtre, photographie, cinéma,
musique) comme celui des documents visuels, textuels et sonores
eux-mêmes : « Nous avions utilisé dès l’abord des prises de vue
authentiques de la guerre, de la mobilisation, une parade des maisons
régnantes d’Europe, etc., tirées des archives impériales que des amis
avaient mises à notre disposition. Ces prises de vue montraient avec
brutalité l’horreur de la guerre : attaques au lance-flammes, tas de
cadavres déchiquetés, villes en feu. La “mode” des films de guerre ne
s’était pas encore implantée et ces photos visaient à secouer et à
éveiller les masses prolétariennes, plus que ne l’auraient fait des
centaines d’exposés. Je répartis le film sur l’ensemble de la pièce et
recourus aux projections [photographiques] là où il ne me semblait
pas suffisant. […] La représentation dans son ensemble n’était qu’un
gigantesque montage (die ganze Aufführung war eine einzige
ungeheuere Montage) à partir de discours authentiques, d’articles,
d’extraits de journaux, d’appels, de tracts, de photographies et de
films de guerre, de films de la révolution, de scènes et de personnages
historiques. »
La teneur proprement épique de ce spectacle — sa nature de lien
social, de « coup » et de « contrecoup » selon l’expression de
Döblin — résidait, en particulier, dans le fait que, comme le raconte
Piscator, « tous ces gens qui emplissaient le théâtre avaient vécu cette
époque, et ce qui se déroulait sous leurs yeux, c’était exactement leur
destin, leur propre tragédie. Le théâtre devenant pour eux réalité, il
n’y eut plus dès lors une scène face au public, mais une salle de
réunion commune et gigantesque, un champ de bataille, une
manifestation. C’est cette unité qui, ce soir-là, révéla le pouvoir
d’agitation du théâtre politique. » Piscator rappelle aussi le rôle de
John Heartfield dans cette mise en scène : « Le menton en avant, [il]
s’était mis en devoir de peindre en brun, à lui tout seul, la totalité des
décors mobiles »… Puis, logiquement, Heartfield composa, pour
l’édition du Théâtre politique, un montage photographique donnant
une idée des divers montages présentés dans le spectacle. Jean-
Michel Palmier, dans son commentaire du spectacle, soulignera la
concomitance de ce qu’il nomme la « naissance du théâtre
prolétarien » et d’une technique d’avant-garde assumée, le montage,
comme invention du « théâtre documentaire ».
Le montage photographique de John Heartfield (fig. 23) se révèle,
comme toujours, aussi simple et efficace que subtil et mûrement
réfléchi. Le fond général est celui d’une architecture théâtrale, la
Schauspielhaus de Berlin elle-même. Heartfield place d’abord, en
médaillon, une image typique du pouvoir militaire et impérial
allemand au temps de la Grande Guerre : officiers bottés, casques à
pointe. Ceci directement mis en contraste — comme dans
l’iconographie établie par Ernst Friedrich dans Krieg dem Kriege !,
livre exactement contemporain (fig. 16-19) — avec sa conséquence
pour les peuples enrôlés dans cette guerre, à savoir la destruction
totale et la mort de masse. En une sorte de contrechamp à cette
séquence funeste apparaissent alors deux vues frontales d’assemblées
populaires : une manifestation spartakiste devant la porte de
Brandebourg à Berlin et une foule qui pourrait être aussi bien celle
des participants à un meeting politique que celle des spectateurs
d’une pièce de théâtre, ce qui correspond exactement à l’idée de
Piscator dans Le Théâtre politique. Et puis, disproportionné, brisant
toutes ces vues générales, surgit devant nous, en gros plan, visage
détourné, le cadavre de Karl Liebknecht assassiné. C’est alors comme
si la vue du mort pouvait réveiller un désir de soulèvement dans la
conscience politique des vivants.
Il est certain que les images du cadavre de Karl Liebknecht,
en 1919, ont, tout autant que son exclamation testamentaire Malgré
tout !, profondément marqué les esprits de cette époque. Käthe
Kollwitz, par exemple, dont toute l’œuvre demeure traversée par la
question du soulèvement des peuples contre l’oppression des
maîtres — ce dont rendait compte une récente exposition intitulée
Aufstand ! —, vécut, à Berlin, les événements de novembre 1918 à
janvier 1919 avec une intensité dont témoigne bien son journal
intime. Elle suivit les cortèges d’ouvriers, écouta les discours publics
de Liebknecht, s’alarma d’entendre tirer dans la rue autant que d’y
constater un « silence de mort ». Elle découvrit à quel point « les
idées spartakistes atteign[ai]ent sans cesse de nouveaux cercles »,
observa les barricades du 5 janvier 1919 et se tint heure par heure au
courant de l’occupation du journal Vorwärts. Le 7 janvier, elle
écrivit : « Partout des foules d’hommes excités. Sur Alexanderplatz,
je vis un cortège d’une centaine d’hommes armés, quelques-uns
misérables, et parmi eux des soldats en haillons. Les hommes
maigres, sombres, résolus. Derrière eux, des demi-adolescents. »
Le 9 janvier : « On continue à tirer. » Le 16, enfin : « Meurtre ignoble
et révoltant de Liebknecht et Luxemburg. »

23. John Heartfield, « Trotz alledem ! » (« Malgré tout ! »), 1925. Photomontage pour
l’ouvrage d’Erwin Piscator Das politische Theater, Berlin, Schultz, 1929, pl. V.

Käthe Kollwitz était liée à la famille Liebknecht. Le fils et la veuve


lui fournirent bientôt un matériel documentaire qui l’incita à mettre
en chantier plusieurs travaux sur la mort du dirigeant spartakiste. Son
œuvre Fête des morts devint un hommage au disparu. Une gravure
sur bois figurait la lamentation des proches et des camarades au-
dessus du cadavre. Plusieurs dessins, étudiés avec précision par Otto
Nagel, Werner Timm et Andreas Teltow, isolaient, comme sur la
photographie utilisée par John Heartfield — mais selon un point de
vue différent —, le visage du mort (fig. 24). La grande différence
entre ces deux approches visuelles tient surtout au fait que Kollwitz
aura décidé d’isoler le visage de Liebknecht, façon de nous le
rapprocher et, par là, de susciter un regard d’empathie : comme une
sensation endeuillée devant cette figure morte.
Heartfield au contraire (fig. 23), qui utilise un document visuel plus
brutal, moins intime — il s’agit d’une photographie policière du
cadavre après l’assassinat, et non pas d’une image de Liebknecht sur
son lit de mort ou dans son cercueil —, aura voulu mettre en regard
ce visage singulier avec d’autres dimensions, plus universelles, de la
vie historique et politique. C’est alors que le montage visuel travaille
à ce que Döblin avait voulu nommer « expathie » : c’est donc un
montage à visée épique. Il ne nie pas le pathos du deuil et de
l’accablement, bien sûr. Mais il le politise de façon plus virulente et
ouverte en le dialectisant avec un pathos du désir d’émancipation et
du soulèvement malgré tout. C’est ce qu’un admirable photomontage
de 1927, d’allure très dadaïste, mettra en œuvre également, avec la
figure de Liebknecht mort environnée d’une multitude de coupures de
journaux ponctuées de dates — en rouge vif — tournant, bien sûr,
autour des années 1918 et 1919 (fig. 25).

24. Käthe Kollwitz, Karl Liebknecht sur son lit de mort, 1919. Dessin à la craie noire
et rouge. Montréal, collection particulière. Photo DR.
Pourquoi des coupures de journaux ? Pour rappeler, d’abord,
l’obstination des faits, la signification des dates, l’importance des
lieux (on remarque par exemple, dans ce montage, un fragment
photographique montrant la façade de l’hôtel Eden, quartier général
des assassins de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg). Mais aussi
pour rappeler — comme y insistaient Serge Trétiakov, Bertolt Brecht
ou Walter Benjamin dont l’essai sur Karl Kraus devait bientôt faire
date — l’importance décisive que revêt, pour tout événement
politique, la circulation des mots et des images, des « nouvelles » et
des « histoires » à travers la presse. Les journaux ont constitué en
grande partie le matériau des montages de John Heartfield, comme le
montrait bien une exposition organisée par l’Akademie der Künste de
Berlin en 2009. Mais ils en constituaient aussi le médium privilégié,
le véhicule, le lieu d’exposition mobile et reproductible : presque
toutes les œuvres de Heartfield ont abouti, d’une façon ou d’une
autre, dans les journaux de la gauche allemande — Die Rote Fahne,
Der Knüppel ou encore l’Arbeiter Illustrierte Zeitung —, voire dans
les calendriers prolétariens, ainsi que l’ont analysé les spécialistes de
cette période chez Heartfield, d’Eckhard Siepmann à Thomas
Friedrich, d’Andrés Zervigón à Anthony Coles ou Sabine Kriebel.
25. John Heartfield, Brudergrüsse der SPD (« Salutations fraternelles du SPD »),
1927. Photomontage pour la revue Der Knüppel, janvier 1927. Original fait de papiers
journaux découpés. Berlin, Akademie der Künste.
26. John Heartfield, Wer Bürgerblätter liest wird blind und taub (« La presse
bourgeoise nous rend aveugles et sourds »), 1930. Photomontage pour la revue AIZ,
1930, p. 103.

Les journaux, les revues, les livres sont bien des barricades de
papier. Cela pour le meilleur comme pour le pire. Un journal qui se
barricade derrière ses certitudes et sa pratique du mensonge pour tout
sacrifier à une fin politique aveuglément suivie, voilà le pire. C’est ce
que les spartakistes ne pardonnèrent pas à l’organe officiel du parti
social-démocrate allemand, le Vorwärts, parce que celui-ci devint très
vite l’instrument même des mensonges contre-révolutionnaires : une
presse devenue « bourgeoise », comme Heartfield l’allégorisera plus
tard dans l’Arbeiter Illustrierte Zeitung avec l’image d’un prisonnier
à la tête emmaillotée du Vorwärts et la légende : « La presse
bourgeoise nous rend aveugles et sourds » (fig. 26). Heartfield
s’engageait là, pleinement — et comme a pu l’analyser en détail
Hermann Weber —, dans les controverses entre sociaux-démocrates
et communistes. N’est-ce pas cela qui avait déterminé les
spartakistes, hors de toute utilité militaire ou tactique, à occuper les
locaux du Vorwärts à partir du 25 décembre 1918 ?
Barricades de papier : c’est bien ce qu’il avait fallu dresser, en
janvier 1919, pour défendre cette occupation du Vorwärts. Les
photographies de Willy Römer prises le 11 janvier 1919 devant les
imprimeries Mosse dans la Schützenstrasse (fig. 8) donnent une idée
de la puissance fragile qui animait alors, dans ce « quartier des
journaux » de Berlin, l’insurrection spartakiste. Elle était fragile
parce que faite de papier : à savoir une bien faible cuirasse contre les
pièces d’artillerie des corps francs équipés et entraînés qui
l’attaquaient, d’où sa défaite militaire inéluctable. Mais elle fut
puissante aussi parce que faite de papier, justement : quoi de mieux
que le papier pour voler partout, se répandre, s’imprimer, se recopier,
façons de demeurer ?
Le papier est un remarquable opérateur de résistance et de
survivance : c’est bien ainsi que John Heartfield aura pu donner à ses
images une force demeurée intacte. On sait l’intense activité de
l’artiste pour la publication — la mise en page, l’illustration, la
typographie — de nombreux livres politiques de la gauche allemande.
L’un des plus célèbres fut, en 1929, Deutschland, Deutschland über
alles ! où les textes corrosifs de Kurt Tucholsky étaient ponctués
d’images choisies et de montages composés par Heartfield (entreprise
dont An Paenhuysen, en 2009, aura pu retracer la genèse). Or l’une
de ces images n’était autre que celle de la « barricade de papier »
du 11 janvier 1919 (fig. 27). N’est-ce pas un beau paradoxe que celui
d’un livre qui contient en son cœur l’image d’une barricade de
papier ? Ce livre lui-même n’en était-il pas une, écrit comme bien
d’autres pour opposer au délitement politique de son temps sa propre
lecture des temps, sa propre façon de les relier entre eux ? C’est-à-
dire d’assumer un héritage qui avait été précédé de mille et un
testaments, mais tous insoupçonnés, clandestins ou désespérés ?
27. Kurt Tucholsky (textes) et John Heartfield (images), Deutschland, Deutschland
über alles !, Berlin, Neuer Deutscher Verlag, 1929, p. 158-159.
9

… ET POUR RIRE
SANS TROP PLEURER

Rien n’est plus à prendre au sérieux que le rire — un rire d’avant-


garde, de gravité, de soulèvement et de pensée malgré tout — par
lequel Walter Benjamin concluait, en 1933, son analyse de la
« pauvreté en expérience » chez ses contemporains hébétés (ou
blasés, ou enivrés) par la montée du nazisme : « Pauvres, voilà bien
ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé
l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont-de-
piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la
piécette de l’“actuel”. À la porte se tient la crise économique, derrière
elle une ombre, la guerre qui s’apprête. Tenir bon, c’est devenu
aujourd’hui l’affaire d’une poignée de puissants qui, Dieu le sait, ne
sont pas plus humains que le grand nombre : souvent plus barbares,
mais pas au bon sens du terme. Les autres doivent s’arranger comme
ils peuvent, repartir sur un autre pied avec peu de chose. Ceux-ci font
cause commune avec les hommes qui ont pris à tâche d’explorer des
possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et le
renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits,
l’humanité (die Menschheit) s’apprête à survivre (überleben), s’il le
faut, à la civilisation (die Kultur). Et surtout, elle le fait en riant
(lachend). »
Survivre en riant ? Il y avait pourtant de quoi pleurer. Après la
naissance clivée de la république allemande
le 9 novembre 1918 — proclamée à quelques minutes d’intervalle, je
le rappelle, « sociale-démocrate » par Philipp Scheidemann et
« socialiste-révolutionnaire » par Karl Liebknecht —, après le
soulèvement spartakiste et sa répression sanglante en janvier 1919, la
guerre civile dans toute l’Allemagne vit l’inéluctable montée en
puissance des forces contre-révolutionnaires. John Heartfield, pour ne
prendre qu’un de ceux qui durent, comme dit Benjamin, « repartir sur
un autre pied avec peu de chose », prêta son savoir-faire visuel à
l’entreprise la plus sérieuse, en son temps, pour rendre compte
politiquement de cette histoire : c’est à lui que l’on doit, en effet,
l’illustration de couverture de l’Illustrierte Geschichte der deutschen
Revolution (« Histoire illustrée de la révolution allemande ») publiée
en 1929, aux Éditions ouvrières internationales de Berlin, par Paul
Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher (fig. 28).
On doit cependant constater que John Heartfield, par des voies
différentes de celles plus tard empruntées par Charlie Chaplin,
continue aujourd’hui encore de nous faire rire des nazis. C’est à la
fois dérisoire — dans le contexte de l’époque où la lutte tournait au
désavantage des antifascistes toujours plus menacés de violence
physique — et inestimable. Un exemple, limité mais significatif, de la
façon dont Heartfield décida de « repartir sur un autre pied » fut son
humour ravageur face à la plus innocente des institutions
anthropologiques allemandes : la tradition du sapin de Noël. On se
souvient comment la forêt de sapins, en Forêt Noire surtout, pouvait
accompagner, à cette époque même, les efforts philosophiques de
Martin Heidegger pour fonder, enraciner le peuple allemand dans sa
« terre natale » hautement revendiquée à travers ses « chemins de
forêt », comme on le lit notamment dans les commentaires des
Hymnes de Hölderlin ou dans le fameux essai sur L’Origine de
l’œuvre d’art.
Une idée satirique sur ce sujet germa dans l’esprit de John
Heartfield et de son ami George Grosz en décembre 1923. De celui-ci
le journal Die Pleite (« La banqueroute ») publia d’abord l’image
toute simple d’un sapin de Noël avec ses guirlandes et ses joujoux
accrochés aux branches ou posés au pied de l’arbuste : mais les
guirlandes étaient des croix gammées, des matraques, des grenades à
main, une muselière ou encore l’inscription Verbot der K.P.D.
(« Interdiction du Parti communiste allemand ») ; et les jouets étaient
des bottes ou des véhicules militaires (fig. 29)… Il faut rappeler qu’à
cette époque Hitler, ayant raté son putsch armé de novembre à
Munich, purgeait une légère peine — quatorze mois — de prison et
rédigeait la première partie de Mein Kampf, qui allait connaître un
succès considérable. Grosz et Heartfield n’étaient donc pas dupes
devant cet échec provisoire : ils savaient que le parti nazi, créé en
1920 avec moins de soixante membres, réunissait en cette fin
d’année 1923 quelque 55 000 militants encartés, sans compter
les 30 000 paramilitaires des SA.

28. John Heartfield, Illustration de couverture pour l’ouvrage de Paul Frölich, Rudolf
Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher, Illustrierte Geschichte der deutschen
Revolution, Berlin, Internationaler Arbeiter-Verlag, 1929.
29. George Grosz, Die Weilnachtsbaum fürs deutsche Volk (« Sapin de Noël pour le
peuple allemand »), 1923. Illustration pour la revue Die Pleite, 1923, no 9.

En décembre 1928, Grosz et Heartfield cosignèrent une variante de


cette image du sapin de Noël, cette fois-ci sur un fond
photographique d’exploitation capitaliste et de misère prolétarienne :
usine et cité ouvrière. Puis on retrouve le sapin de Noël en
décembre 1932 dans une illustration de John Heartfield pour
l’Arbeiter Illustrierte Zeitung : posé sur une table à côté de
chaussures élimées, le sapin est désormais tout rabougri. Un poisson
mort pend lamentablement à l’une de ses branches en guise de
décoration. Un enfant se penche sur les pauvres « cadeaux », mais
l’on se demande ce qu’il voit exactement puisqu’il porte un masque à
gaz, d’ailleurs trop grand pour lui. Au-dessus flotte, ironique,
l’inscription : ... Und Friede auf Erden ! (« … Et paix sur la terre ! »)
(fig. 30). L’ultime version de cette série, conçue par Heartfield depuis
son exil en 1934, montrera un sapin posé sur un socle en forme de
croix gammée, et dont les branches, raréfiées à l’extrême, ont elles-
mêmes pris la forme de l’emblème nazi. Désormais, il n’y a plus de
guirlande, plus de cadeau d’aucune sorte pour qui que ce soit (fig.
31).

30. John Heartfield, ... Und Friede auf Erden ! (« … Et paix sur la terre ! »), 1932.
Photomontage pour la revue AIZ, 1932, p. 187.

Cette séquence visuelle indique, en dépit de sa modestie et de ses


moyens somme toute limités, quelque chose de considérable : elle
ouvre la possibilité d’un rire de défi politique. C’est un geste satirique
adressé aux méchants, fût-ce en toute (apparente) naïveté. C’est un
éclat de rire, mais pour dire : Il y en a assez ! Et pour, du coup, se
permettre d’« en rajouter » : d’en faire trop dans l’expression,
l’exagération, la charge. Tout, ici, tourne autour de ce que les Latins
exprimaient à travers l’adverbe satis — qui veut dire « assez », dans
le double sens de la mesure suffisante et de la mesure bientôt hors
mesure —, mais également à travers l’adjectif satur, qui dénote une
quantité au bord de déborder, « saturée ». Satura désignait, dans
l’Antiquité romaine, une salade ou une macédoine de fruits ou de
légumes, un mets composite en tout cas, ce qui a donné satira, la
satire en tant que genre littéraire fondé sur un mélange des genres à
effet comique et critique, comme on le lisait déjà chez Archiloque ou
Aristophane, Horace ou Juvénal.

31. John Heartfield, O Tannenbaum im deutschen Raum, wie krumm sind deine Ästel
(« Ô mon joyeux sapin dans l’espace allemand, comme tes branches sont tordues »),
1934. Photomontage pour la revue AIZ, 1934, p. 848.

Un satiriste est donc quelqu’un qui, en toute gaieté, « raconte des


salades », fût-ce depuis le fond du plus grand désespoir. Mélanger les
genres à travers une pluralité insatiable de techniques montées les
unes avec les autres, n’est-ce pas le meilleur moyen pour disséminer
une critique morale ou politique, tout cela entre le sérieux et le
comique, l’envie de pleurer et la haute décision d’en rire ? N’est-ce
pas, également, la meilleure façon de mettre en œuvre ce constant
dialogue des techniques que Walter Benjamin appelait de ses vœux,
en 1934, dans « L’auteur comme producteur », évoquant alors, non
par hasard, la figure exemplaire de John Heartfield ? Le satiriste aime
tout démonter pour faire rire — il rit lui-même de démonter ce qui
nous fait horreur —, et il aime tout remonter, à rebrousse-poil, pour
faire réfléchir : aussi convoque-t-il en nous l’enfant, puis le
philosophe.
Il n’y a rien de fortuit à ce que certaines recherches fondamentales
sur la culture visuelle satirique et politique aient vu le jour au creux
même de la Grande Guerre : l’essai monumental d’André
Blum — L’Estampe satirique en France pendant les guerres de
religion. Essai sur les origines de la caricature politique
(1916) — comme l’article fameux d’Aby Warburg sur les images de
propagande portaient sans doute sur les guerres de religion du XVIe
siècle, mais ils ont tous deux surgi d’une inquiétude, pour ne pas dire
plus dans le cas de Warburg, suscitée par la guerre mondiale en cours.
John Heartfield, quant à lui, tout dadaïste qu’il fût, savait bien qu’il
était en train de réactiver ou de réinventer, dans les années 1920, un
héritage de satires visuelles remontant aux époques
révolutionnaires — étudiées aussi par André Blum vers 1917 — qu’il
serait possible, d’ailleurs, de faire remonter très haut : par exemple en
Allemagne aux temps de la Réforme, avec les images d’Erhard
Schön, de Peter Flötner, de Dürer lui-même ; ou en Angleterre au
XVIIe siècle, qui fut une grande époque de soulèvements politiques,
jusqu’au moment crucial que représente, dans l’histoire de l’art
satirique, William Hogarth et sa verve visuelle que recueillera
l’Europe entière.
Le moment révolutionnaire proprement dit advint avec Goya,
artiste aussi radical que subtil, aussi pétri d’attention documentaire
que de traditions savantes et populaires. Artiste des Lumières, c’est-à-
dire de la raison et de la liberté pensées comme universaux, il le fut
aussi des obscurités de l’histoire et des « monstres » de l’inconscient,
que le romantisme se mettra en quête de figurer. Il révolutionne en
tout cas l’iconographie satirique et révolutionnaire elle-même, qu’en
France on verra par la suite s’évertuer « entre république et
censure » — comme en faisait son titre un important recueil d’études
en 1991 —, et qu’en Allemagne des artistes tels que Lyonel Feininger
ou Paul Klee prolongeront au-delà des voies tracées par Daumier ou
Gavarni. Il est frappant que presque tous ces artistes, de Goya à Klee,
aient aimé écrire de leur main des phrases (et non de simples titres)
en contrepoint souvent ironique de leurs images : c’est une attitude
épigrammatique que l’on retrouve, bien sûr, chez George Grosz, John
Heartfield ou le Brecht de la Kriegsfibel (« ABC de la guerre »).
Il n’y aurait donc pas de satire visuelle sans un permanent
compagnonnage littéraire. Dans la genèse de la satire moderne en
général — ce « mauvais genre » de la littérature, comme on l’a
souvent appelé, et qui remonte à Érasme, Swift ou Voltaire —, la
dimension politique ne s’est jamais dissociée de la critique morale
proprement dite. Cela apparut en Allemagne lorsque, au XVIIIe siècle,
quelques écrivains soucieux d’émancipation décidèrent de manifester
leur colère en riant, tout au moins en ironisant. Ce fut le cas chez
Heine, Lichtenberg ou Jean Paul Richter, bien sûr. Comment
s’étonner, avec une telle tradition du Witz romantique, que l’époque
weimarienne ait suscité autant de verve satirico-politique chez des
hommes de plume tels qu’Erich Mühsam (écrivain anarchiste, proche
de Gustav Landauer et de Martin Buber, assassiné au camp
d’Oranienburg dès 1934), Willi Münzenberg (qui avait rejoint le
mouvement spartakiste en 1917, puis fut propagandiste de
l’Internationale communiste avant d’être, selon toute probabilité,
assassiné sur ordre de Staline en 1940) ou Carl von Ossietzky
(écrivain pacifiste, éditeur du magazine Die Weltbühne, et qui alla de
procès en camps de concentration jusqu’à sa mort en 1938) ?

De cette constellation de rieurs inquiets — qu’a étudiée,


notamment, Fritz Raddadz pour cette période d’entre les deux guerres
mondiales — émerge la figure de Kurt Tucholsky. Il fut l’un des
hommes les plus haïs par la droite weimarienne avant de devenir une
bête noire pour les national-socialistes. Son nom figurera parmi la
première liste des personnes déchues de leur nationalité en 1933, et
ses livres seront parmi les premiers à subir les autodafés organisés par
Goebbels. Ses aphorismes tranchants, son extraordinaire ironie, son
art du monologue intérieur, ses parodies stylistiques, ses néologismes
et autres ruses de langage l’ont fait, par ailleurs, surnommer « le
Heine du XXe siècle ». Dans sa verve satirique, évidemment,
transparaissait toujours l’écorché vif, comme il lui arriva lui-même
d’en donner la figure en 1919 : « Ça a commencé en vert et ça a fini
rouge sang. Et si l’auteur s’est jeté dans son temps à bras ouverts, il
ne voyait pas avec le regard qu’aura l’historien dans cent ans ; il ne
voulait pas voir ainsi. Il était si proche des choses qu’elles
l’écorchaient et qu’il pouvait les frapper. Elles lui déchiraient les
mains et il saignait. Et certains lui disaient : “Es-tu juste ?”, et il levait
ses mains sanglantes — sanglantes de son propre sang — et haussait
les épaules et souriait, car on peut sourire de tout. »
Bref, ce fut un peu comme si Heine, Lessing ou Diderot se
voyaient précipités dans le chaos rouge-brun des années 1920-1930,
tel que George Grosz aura su le peindre dans sa laide et infernale
rythmique. Auteur insatiable et constamment démultiplié, Kurt
Tucholsky a écrit sous plusieurs pseudonymes, a échappé à mille
menaces avant de se suicider en décembre 1935. Il a développé une
étonnante palette de styles et de formats, y compris pour des
spectacles de cabaret. Il aimait les satiristes du passé : il se plaignait
par exemple qu’on ne pût lire, même en Allemagne, Lichtenberg
intégralement. Il lui arrivait de définir ainsi le satiriste qu’il était lui-
même : « Le satirique est un idéaliste blessé : il voudrait que le
monde soit bon, il est mauvais, alors il fonce contre le Mal la tête la
première. […] La satire exagère ? La satire doit exagérer, elle est,
dans son essence la plus profonde, injuste. Elle gonfle la vérité pour
la rendre plus visible et ne peut travailler qu’en suivant le précepte
biblique : le juste souffre avec l’injuste. […] La satire a-t-elle des
droits ? Tous. »
« Foncer contre le Mal la tête la première » ? C’est la politique des
innocents. C’est ce qu’on lit par exemple dans le poème Guerre à la
guerre, publié en 1919 — et dont Ernst Friedrich se sera sans doute
inspiré pour son propre ouvrage pacifiste —, puis reconduit d’autre
façon dans une chronique de 1932 intitulée « Guerre égale meurtre ».
Or, la passion politique animant ce type de meurtre n’a pas d’autre
nom que celui du « nationalisme » : Tucholsky nommait celui-ci,
en 1928, « la poubelle des sentiments ». Il ne cessa jamais d’en
scruter les aberrations de raisonnement comme les méfaits d’action,
en particulier dans son recueil de 1932 au titre si limpide, Apprendre
à rire sans pleurer : « Les Danois sont plus avares que les Italiens.
Les Espagnoles s’adonnent plus volontiers à l’amour défendu que les
Allemandes. Tous les Lettons sont des voleurs. Tous les Bulgares
sentent mauvais. Les Roumains sont plus courageux que les Français.
Les Russes pratiquent le détournement de fonds. Tout cela n’est pas
vrai, mais c’est ce qu’on lira noir sur blanc à la prochaine guerre. »
« Foncer contre le Mal » ? Oui, sans doute… Et cependant,
comment fait-on lorsque celui-ci n’a pas la forme d’un obstacle en
face de soi, mais d’un espace obsidional aux murs innombrables, ou
bien d’un « front fantomatique » comme le disait Walter Benjamin à
propos de la technique des gaz de combat pendant la Première Guerre
mondiale ? Où atteindre le Mal quand le Mal est partout, sans limites
visibles, actif jusqu’au cœur de nos meilleures institutions, la Justice
par exemple ? En 1919, Tucholsky écrivit un billet intitulé « Les
Morts-vivants » après avoir assisté au procès des meurtriers de Karl
Liebknecht et de Rosa Luxemburg : des accusés « paisibles et
obtus », une cour « pleine de bonne volonté » à leur égard, une idée
de justice complètement perdue de vue… Écœurement et colère,
donc. « L’institution se juge elle-même », écrivit d’abord Tucholsky.
Le coup était si rude et l’injustice si générale que l’innocent n’avait
plus qu’à dire : « Et puisque tous les gens distingués défendent même
le dernier des criminels et des brutes, pour peu qu’il tue Liebknecht,
et puisque les pires des Allemands ont poussé un soupir de
soulagement lorsque deux idéalistes ont été assassinés, nous
maintiendrons notre deuil (Trauer), nous garderons notre douleur
(Schmerz) et nous ne l’oublierons pas (und vergessen nicht). »
C’était donc, non seulement un espace, mais toute une époque qui
se révélait, aux yeux de Tucholsky, « fantomatique », ainsi qu’il
l’écrivit en 1920 dans un texte remarquable intitulé « Crépuscule » :
« Cette époque a quelque chose de fantomatique. Les gens vaquent
tous les jours à leurs affaires, prennent des décrets et y
contreviennent, font des fêtes et dansent, se marient et lisent des
livres — mais rien de tout cela n’est vrai. […] Étrange, ce maintien
crispé de formes qui sont vides, de choses qui en fait n’existent plus.
Fini, fini — vous ne le sentez pas ? [Le] droit se défait, se dissout
comme des cristaux dans un verre d’eau et se fond dans le rien. Où
cela mènera-t-il ? Nous essayons d’affronter le nouveau avec les
moyens anciens, les astuces anciennes. Et nous ne le maîtrisons pas.
Rien ne prend : ni l’humour, ni la satire. Guerre ouverte, violence,
propagande : toutes les flèches tombent tristement à terre. Où cela
mènera-t-il ? Nous ne le savons pas. Folie, de s’en défendre. Folie, de
nier les symptômes de la décomposition. Un monde chancelle, et
vous vous cramponnez […]. Un imperceptible mouvement — et
maintenant, c’est l’abîme. […] Des spectres rôdent en titubant — et
rien de tout cela n’est vrai. […] Est-ce l’âme bâillonnée qui ne veut
plus être la machine d’une machine — est-ce la révolte, le cri de la
mère elle-même ? Je ne sais pas. Mais je sens obscurément que
quelque chose approche à pas feutrés, qui menace de tous nous
anéantir. […] Vous chancelez, ne niez pas. Vous chancelez. […]
Même la langue échoue lamentablement, cette langue reprise du
vieux monde, avec ses vieilles fleurs, ses balourdes images, ses
ornements d’un autre âge. Rien ne correspond plus, les mots anciens
retombent parce qu’ils ne s’accrochent à rien dans le nouveau. […]
Que savons-nous du temps ? Nous sommes à ses pieds comme le
voyageur au pied de la falaise rouge. […] C’est le crépuscule, et nous
ne savons pas lequel : crépuscule du soir ou crépuscule du matin ? »
Dans ce crépuscule, en tout cas, les hommes commençaient à
ressembler pour de bon aux « trognes de Grosz »… Sans doute parce
qu’aux espoirs suscités par la révolution allemande, il fallait à
présent — c’était en 1921 — dire un triste « Bonsoir » : « Bonsoir,
révolution allemande ! […] Et, où que tu tournes les yeux : des
trognes de Grosz. Des visages qui pourraient aussi servir à s’asseoir
dessus. » Comme si la satire visuelle, avec ses exagérations, donnait
la « figure » (Gesicht) exacte d’une Allemagne au crépuscule, ainsi
que Tucholsky devait encore l’affirmer en 1924 dans un article
intégré à Apprendre à rire sans pleurer. Dans un compte rendu de
l’ouvrage historique Zwei Jahre Mord (« Deux ans de meurtres »)
publié en 1921 par Emil Julius Gumbel, Tucholsky fustigea ainsi la
plus centrale « Honte de l’Allemagne » : celle d’une pratique toujours
plus systématisée des assassinats politiques. « Tous les dirigeants de
l’opposition, pour peu qu’ils fussent accessibles, furent assassinés »,
écrivait-il, et cela pour un total de 314 meurtres. Jugés, ils
cumulèrent 31 ans et trois mois de prison, plus une seule réclusion à
perpétuité — contre huit condamnations à mort et 177 ans de prison
dans les peines prononcées à l’occasion des treize crimes politiques
commis, dans la même période, par la gauche. En 1929, le chapitre de
Deutschland, Deutschland über alles ! sur le droit
allemand — chapitre où Heartfield voulut insérer la photographie des
« barricades de papier » de janvier 1919 (fig. 27) — se concluait sur
ces mots : « Droit pour les sans-droit » (Recht für die Rechtlosen).
C’est alors que la réalité « fantomatique » de cette société
weimarienne allait révéler sa terreur bien concrète, sa dureté de fer.
C’étaient peut-être des fantômes, mais quand ils débarquaient pour de
bon les choses devenaient affreusement tangibles : « Eh bien, voilà,
une nuit, ils étaient là. D’où venaient-ils, et comment, et pourquoi, et
qui étaient au juste ces gens qui envahissaient les rues et tiraient de
leur lit une foule de gens — “Ouvrez immédiatement ou on enfonce
la porte !” — : on n’en savait rien. On ne savait qu’une chose : ils
étaient là. » Le maillage progressif de la société allemande par les
forces réactionnaires ne révélait pas seulement, aux yeux de
Tucholsky, le pouvoir de celles-ci : il démontrait tout autant la
démission de la social-démocratie, cette « République fortuite »
appelée à s’effondrer, ainsi qu’il l’écrivit dès 1922 : « Une petite
minorité sadomasochiste, psychotique dans des relations humaines
fonctionnelles, terrorise le pays qui, dans sa vacillante mollesse,
supporte ces tourments presque dans la jouissance. Si les républicains
continuent à rester dans leurs salles de réunion et s’ils ne se saisissent
pas des serviteurs infidèles de leur propre pays dans les bureaux, dans
les cours de caserne, dans les commissariats de police, dans les
tribunaux, dans les appartements des sous-préfets, s’ils ne font pas
mordre la poussière à ces héros mégalomanes qu’un monde a
bastonnés jusqu’à ce qu’ils deviennent tordus dans leur tête et sur le
plan militaire : ce sera la fin de cette république fortuite. »
Voilà donc l’espace impossible où se débattit, comme tant d’autres,
Kurt Tucholsky : entre une révolution trahie et une contre-révolution
toujours plus féroce. Entre la « maison Staline », comme il l’appelait
en 1928 après d’autres textes plus élogieux sur Lénine, et l’irrésistible
ascension du nazisme. Avec, au milieu de tout cela, l’immense
compromission, la catastrophique lâcheté de la « gauche modérée »
sociale-démocrate. On est alors en droit d’interroger le geste
esthétique adopté par Tucholsky dans la conduite de son écriture, de
sa pensée comme de son action. La satire était pour lui le meilleur
moyen d’exposer l’altération sociale qu’il observait, ainsi que la
production politique d’inégalités et d’injustices flagrantes de son
temps : à ces inégalités il fallut offrir l’outil formel d’un perpétuel
montage des disproportions, comme lorsqu’en 1925 il mit face à face
la mort de Guillaume II et celle d’un mutilé de guerre qui s’était
suicidé au même moment (texte repris dans Apprendre à rire). Ou
bien lorsqu’il parla de lui-même en tant que sujet clivé entre l’amour
et la détestation (chose entre toutes aimée et détestée à la fois :
l’Allemagne). Ou lorsque, en 1932, il composa une désopilante
parodie de devoir scolaire où Goethe et Hitler étaient comparés du
point de vue d’un petit garçon des Jeunesses hitlériennes.

Tout cela était, en somme, à mourir de rire. Mais qu’on ne s’y


trompe pas : cette mort elle-même était observée à la façon dont un
zoologiste observe l’affolement, puis l’agonie, d’une nuée de
mouches atteintes par un gaz mortel. Il y eut donc chez Tucholsky un
geste épistémique de très haute valeur, sauf qu’il voyait tout, en
quelque sorte, du point de vue des comportements sans
solution — par exemple dans un texte de 1925 intitulé « Tout le
monde cherche » — ou bien, formellement, du point de vue des
trous : c’est ce qui apparaît en 1928 dans une satire à la façon de
Lichtenberg, intitulée « D’où viennent les trous dans le fromage ? »,
ou dans celle de 1931 intitulée « Contribution à l’étude de la
psychologie sociale des trous ». Un autre de ces drôles de textes,
également versé au recueil Apprendre à rire sans pleurer, donnait la
parole à un fœtus racontant avec philosophie comment ses ennuis de
citoyen commenceraient bientôt avec sa naissance elle-même.
Il ne faut pas s’étonner que Tucholsky ait admiré Kafka dont il a
commenté Le Procès en 1926 et qu’il avait rencontré dès 1911, Kafka
ayant lui-même laissé, dans ses Journaux, un récit de cette rencontre.
Une telle admiration nous dit sans doute quelque chose du geste
anthropologique qui soutenait la pensée politique de Tucholsky :
en 1925, par exemple, il termina un texte intitulé « Les cinq sens »
sur ces mots : « Je perçois avec mes cinq sens, et ils n’y peuvent rien
le plus / souvent / c’est / de la douleur. » Comme si une espèce de
dialectique négative orientait puissamment toutes les perspectives
ouvertes par le grand satiriste. Dans « L’homme », en 1931, celui-ci
écrivait : « L’homme est un organisme utile, parce qu’il sert par sa
mort héroïque à faire monter les actions du pétrole, par la mort des
mineurs à enrichir les propriétaires de mines, ainsi que la culture, l’art
et la science. En dehors de l’instinct de reproduction et de celui de
boire et de manger, l’homme a deux passions : chercher la bagarre et
ne pas écouter. […] L’homme est une créature politique qui aime bien
passer sa vie en petits tas. Chaque petit tas déteste les autres petits tas
parce que ce sont les autres et aime ses propres petits tas parce que ce
sont les siens. On appelle ce dernier cas le patriotisme. Chaque
homme a un foie, une rate, un poumon et un drapeau : ces quatre
organes sont tous d’importance vitale. On dit qu’il existe des hommes
sans foie, sans rate, et avec seulement la moitié d’un poumon ; mais il
n’existe pas d’homme sans drapeau. […] Pour le reste, l’homme est
un organisme vivant qui tape, fait de la mauvaise musique et laisse
aboyer son chien. Quelquefois il ne fait pas de bruit, mais c’est qu’il
est mort. »
On sent bien qu’un tel humour est innervé de désespoir ou de cette
« douleur » — à la fois Schmerz et Leiden — que Tucholsky
reconnaissait tout au fond de chacune de ses propres sensations. Mais
l’humour soulève tout, voire renverse cela même dont il est innervé.
Tel est le geste éthique par lequel, en riant de raconter qu’aujourd’hui
il n’y a pas de perspective, on ouvre cependant des vues, des voies,
des possibilités malgré tout. « L’humour, c’est quand on rit malgré
tout », avait coutume de dire Tucholsky, ainsi que le rappelait Dieter
Welke dans sa préface au recueil Bonsoir, révolution allemande !
Animé et souffrant d’une grande lucidité historique sur les raisons de
la détresse présente — en particulier sur le rôle destructeur,
physiquement, socialement et psychiquement, de la Grande Guerre
sur la population allemande des années 1920 —, Tucholsky tentait
donc, par son humour grinçant ou par toute autre ruse stylistique, de
fonder sur une mémoire de la douleur la possibilité d’un espoir tout
de même, d’un désir indestructible d’émancipation. Désir innocent et
puissant comme l’enfance, ainsi qu’on le lit dans un long poème
de 1922 intitulé « Écoutez trois minutes » :
« Arrêtez-vous trois minutes.
Nous ne sommes pas entre profiteurs de la guerre.
Nous allons essayer de nous souvenir.

La première minute est pour l’homme.


[…] Vous étiez de la mort la menue marchandise.
Quatre années dans le sang.
Vous en souvenez-vous ?

La deuxième minute est pour la femme.


Qui se couvrait à la maison de cheveux gris ?
Qui s’éveillait la nuit dans un cri […] ?
Vous en souvenez-vous ?

La troisième minute est pour les enfants.


Vous, ils ne vous ont pas passé la camisole.
Vous étiez libres encore ! Et vous l’êtes aujourd’hui !
Faites le nécessaire pour qu’il en soit toujours ainsi.
C’est à vous qu’est accroché l’espoir.
[…] Vous êtes l’avenir !
[…] Si vous le voulez, vous serez libres, tous ! »

Sans doute aura-t-il fallu intituler, en 1930, « Lointain avenir » une


telle perspective tracée, entre espoir et désespoir, pour un temps où
« cela finira par avoir de l’effet [et où] on verra voler des centaines de
milliers de chemises, noires, brunes, rouges, vers la décharge
publique. Et les gens auront à nouveau le courage d’être eux-mêmes,
sans décrets majoritaires et sans peur de l’État, devant lequel ils
s’étaient couchés comme des chiens battus. Et tout continuera ainsi
jusqu’au jour où… » Ces ultimes points suspensifs dénotant un temps
que l’on ignore fatalement, puisque nous sommes toujours, avec le
temps, dans l’élément de l’incertain. De la même façon qu’il
maltraitait les fondements du temps passé — par exemple dans son
texte de 1929 « Que faut-il faire des dix commandements ? », sur les
fondements de la morale biblique —, Tucholsky attenta sévèrement
aux modèles orthodoxes du messianisme : son « Salut au futur »
de 1926 s’adresse aux générations de la fin du XXe siècle avec ces
mots : « Vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d’avant. Mais
alors vraiment pas, vraiment pas… »
Quel était donc le modèle de temps caché dans tous ces éclats de
rire, dans cette noire ironie, dans cette constante énergie des phrases ?
Le titre même du recueil Apprendre à rire sans pleurer nous en révèle
quelque chose : l’un de ses chapitres, rédigé en 1929, portait sur la
« crainte » ou l’« appréhension » (Befürchtung). C’était, avant tout, la
crainte enfantine de ne pas savoir : « Pendant des années, par
exemple, je n’ai pas su éternuer comme il faut. J’éternuais comme un
petit chien qui a le hoquet. Et, pardonnez-moi, jusqu’à ma vingt-
huitième année je ne savais pas roter ; alors j’ai fait connaissance de
Karlchen, ancien étudiant de corporation, et il m’a appris. Mais qui
m’apprendra à mourir ? » Même si « rien n’est plus beau que le
dernier jour », comme Tucholsky devait l’écrire en 1930, rien n’est
aussi cruel que la lame — qu’elle soit vague liquide ou couperet
d’acier — du temps.
La parution de Apprendre à rire sans pleurer, en 1932, aura
constitué, pour Tucholsky, un dernier feu d’artifice de diagnostics et
de prophéties politiques lancés joyeusement en l’air au moment où
lui-même, paradoxal prophète, sombrait dans la condition d’apatride
et de paria. Ce fut bientôt le silence total (en exil il refusait ou se
pensait incapable d’écrire dans une autre langue que la sienne). Le
temps historique se refermait sur lui. Dans une lettre du 3 mars 1933
à Walter Hasenclever — écrivain expressionniste qui avait donné,
en 1917, une version fameuse d’Antigone et devait, lui aussi déchu de
ses droits en Allemagne, se suicider en juin 1940 pour ne pas tomber
aux mains des nazis —, il écrivait ceci : « On peut lutter pour une
majorité qui est opprimée par une minorité tyrannique. Mais on ne
peut pas prêcher à un peuple le contraire de ce que, dans sa majorité,
il souhaite… Il y a beaucoup de gens qui sont contre les méthodes de
Hitler, mais pas contre le fond de sa “doctrine”. Et si l’opposition n’y
est pas arrivée de l’intérieur, nous n’y parviendrons jamais, même si
quelques feuilles de chou paraissent à Paris. Je n’y participerai pas. »
En 1934, tout espoir semblait bien perdu : « Ce qui s’y passe [en
Allemagne] correspond en partie aux instincts les plus profonds du
peuple allemand. »
Et donc il se donna la mort. C’était le 19 décembre 1935. Depuis
l’exil, la solitude et la défaite politique. Temps reclos pour de bon ?
Justement pas. Quatre jours avant son suicide, Tucholsky écrivit une
dernière lettre à Arnold Zweig où il exprima d’abord sa colère à
l’égard du « judaïsme […] à onction » et du peuple de gauche ayant
« failli » à sa tâche — façon, sans complaisance et sans plainte, de
parler un peu de lui-même. « Moi, fini », écrivait-il lapidairement.
« C’est amer, la lucidité. » C’est amer, même en riant beaucoup, de
« démolir un espoir faux et menteur ». Et cependant personne ne peut
se vanter d’incarner la fin de l’histoire. Il faut donc repenser, relancer
l’espoir en tant que tel : « Il faut tout recommencer. Il faut tout
recommencer depuis le début. […] Nous ne le verrons pas. » Qu’est-
ce à dire, sinon que — comme l’avaient dit Kafka et
Benjamin — l’espoir survit à celui qui comprend que cet espoir n’est
pas pour lui ? Au moment où il se donnait la mort, Tucholsky pour
autrui imaginait encore tout recommencer. Voilà peut-être son
testament véritable, après toute une vie de luttes politiques et
d’inventions spirituelles. Si le « grand temps » n’est pas pour nous,
que chaque instant malgré tout le prépare pour d’autres que nous.
10

« ALLONS-NOUS DONC RENONCER


À ÊTRE ROMANTIQUES ? »

Il n’est de « grand temps » qu’animé par — ou faisant lever — un


gai savoir. On se souvient que le livre éponyme de Nietzsche
s’ouvrait, avec virulence et ironie, sur une diatribe contre les
« doctrinaires du but de l’existence ». Il se terminait par un autre
geste, plus généreux, d’ouverture : une invitation à danser, à se
soulever de joie, fût-ce dans le savoir que cette joie danserait
d’emblée sur fond de tragédie. « L’aiguille avance sur le cadran, la
tragédie commence… […] Danser. Le voulez-vous ? » Mais, entre le
temps du début et celui de la fin du Gai Savoir, Nietzsche avait pris
soin de réserver une place significative aux « hommes préliminaires »
(vorbereitender Menschen), ceux qu’il appelait aussi nos « courageux
précurseurs » (vorbereitender tapferer Menschen) : « Des hommes
qui, silencieux, solitaires et résolus, sa[v]ent trouver leur satisfaction
à persévérer dans une activité invisible : des hommes qui, par une
inclination intérieure, recherchent dans les choses ce qu’il faut
surmonter en elles : des hommes à qui la gaieté, la patience, la
simplicité, le mépris des grandes vanités [sont] aussi propres que la
générosité dans la victoire […] : des hommes ayant leurs propres
fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil
[…] : des hommes plus exposés au danger, des hommes plus féconds,
plus heureux ! »
La constellation formée en Allemagne par les activistes, les
penseurs ou les artistes que furent Rosa Luxemburg ou Karl
Liebknecht, Kurt Tucholsky ou John Heartfield, Walter Benjamin ou
Ernst Bloch, Bertolt Brecht ou Erwin Piscator, Siegfried Kracauer ou
Hannah Arendt… cette constellation fut bien celle de femmes et
d’hommes « préliminaires » : de « courageux précurseurs », à tout le
moins. Lorsque Hannah Arendt, dans ses Vies politiques, écrivait de
Rosa Luxemburg qu’« elle n’a pas vécu assez pour voir à quel point
elle avait raison », c’est un tel don, précurseur ou prophétique, qui
semblait bien être reconnu chez l’auteure de La Crise de la social-
démocratie. Louis Janover, en préfaçant l’Introduction à l’économie
politique, a bien reconnu aussi, dans cette faculté anticipatrice de
Rosa Luxemburg, une certaine façon de « comprendre l’histoire dans
l’autre sens », afin de rendre visible quelque chose qui peut sembler
paradoxal : « Quel passé [se tient] devant nous » lorsqu’il s’agit, une
fois encore, de tout recommencer ?
Les grands précurseurs sont souvent ceux qui ont le plus de
mémoire. Et, même, ceux dont la mémoire vient à constituer le
pathos même de leur désir quant à l’avenir. Or c’est exactement ce
qui apparaît dans les fameux testaments politiques de Rosa
Luxemburg et de Karl Liebknecht réunis par un même destin tragique
le 15 janvier 1919. Ces « testaments », aussitôt édités par Clara
Zetkin, se présentaient sans doute comme des appels au peuple de
gauche ; mais ils exclamaient aussi une énergie de la mémoire, de la
citation et, plus extraordinaire, de la citation poétique. Ainsi, l’espèce
de résolution ou d’appel final, dans le texte de Rosa
Luxemburg — « J’étais, je suis, je serai » (ich war, ich bin, ich werde
sein) — était-elle explicitement tirée d’un poème de Ferdinand
Freiligrath écrit vers 1848 et intitulé Die Revolution. Quant au
« Malgré tout ! » (Trotz alledem !) de Karl Liebknecht, c’était
également une citation du même poète, et datant des mêmes années,
révolutionnaires s’il en fut.
Liebknecht assumait là, clairement, sa propre généalogie poético-
politique : celle, d’abord, de son aïeul Friedrich Ludwig Weidig,
l’éditeur historique du Messager Hessois de Georg Büchner en 1834.
Celle, ensuite, de Ferdinand Freiligrath lui-même, ce poète socialiste
que Wilhelm Liebknecht — le père de Karl — avait aimé citer dans
ses Souvenirs sur Karl Marx publiés en 1896. Comme Wilhelm
Liebknecht, Freiligrath avait été lié d’amitié avec Marx et Engels : en
témoigne une correspondance qui s’est étalée de 1849 à 1868. Il fut,
pour son époque en Allemagne, un grand héraut lyrique de la liberté
(tant et si bien que le mot Freiheit, qui rime avec son nom propre,
apparaît très souvent dans ses œuvres). Il n’est d’ailleurs pas sans
signification que, dans le poème Die Revolution, l’expression citée
par Rosa Luxemburg côtoie, à quelques vers de distance, l’adjectif
trotzig qui signifie « indocile », « entêté », « obstiné » : toutes
qualités inhérentes au caractère révolutionnaire et, pour ainsi dire,
issues de cette matrice de sens que dénote la préposition trotz,
« malgré »…
Mal connue des Français, la poésie de Ferdinand Freiligrath a
soutenu en Allemagne, des années durant, la ferveur émancipatrice et
républicaine du peuple de gauche. Un festival commémoratif lui fut
consacré en 1867, comme on l’avait fait pour Schiller en 1859. Liszt
et Schumann l’ont mise en musique. Freiligrath incarnait donc la
« poésie politique » du socialisme allemand né, justement, à partir des
soulèvements de 1848. Ses modèles puisaient, bien sûr, à l’histoire de
la Révolution française, ce qui lui aura fait écrire — en
français — « Vive la République ! » au milieu de ses propres vers
allemands appelant à la révolte (« Die neue Rebellion ! / Die ganze
Rebellion ! »). Un recueil de poèmes, publié en 1846, portait même le
titre Ça ira ! (fig. 32). Poésie républicaine, donc, que tous les
commentateurs contemporains, tels Josef Ruland ou Michael Vogt,
auront analysée dans le contexte même d’une lyrique émancipatrice
née de la fondation du Parti social-démocrate allemand en 1848. Et
cela jusque dans l’effet pratiquement « canonique », comme l’a
montré Matthias Beilein, de la formule à jamais fameuse Trotz
alledem !, « malgré tout ! ».
Mais cette « lyrique émancipatrice » n’aura pas cessé de subir les
revers de l’histoire : ce que dit déjà clairement, et comme
performativement, l’expression « malgré tout ! ». Il y a, bien sûr, un
certain romantisme du soulèvement dans l’énergie qui aura voulu
porter jusqu’au bout les pensées, les gestes et les images de ce
« malgré tout ! ». Cela peut commencer dans l’exaltation libératrice,
celle qu’on imagine, par exemple, à la seule lecture du titre de la
pièce écrite en 1820 par Shelley, Prometheus Unbound, qui chante la
geste d’un titan — un anti-dieu — « désenchaîné », « délivré » :
image porteuse d’une ferveur, d’un temps d’espoir immédiat qui est
celui d’une liberté à conquérir tout de suite. Mais voici qu’il faut
subir presque aussitôt la contradiction féroce, celle qui aura vu, en
Allemagne, les échecs successifs des révolutions de 1848 et de 1918 :
temps de désespoir, donc. Ou temporisation tragique de l’espoir. Ce
fut le temps ouvert par les terribles répressions, en France comme en
Allemagne, de 1848 : époque du spleen contre l’oubli, ainsi que l’a
bien nommé Dolf Oehler, suggérant que l’« amnésie de la
révolution » — avec le traumatisme des grands massacres de
juin — avait laissé une trace vivante dans les esprits, les poèmes ou
les images de toute cette période.

32. Ferdinand Freiligrath, Ça ira ! Sechs Gedichte, 1846. Herisau, Druck und Verlag
des literarischen Instituts. Photo G. D.-H.

Ce qui s’est passé dans la culture allemande à partir de 1848 — et


en dépit de l’obstination enthousiaste que pouvaient manifester,
presque ingénument, les poésies militantes de Ferdinand
Freiligrath — fut avant tout un grand mouvement de bascule ou de
rétroversion : un bond « de l’espoir au désenchantement », ainsi que
l’a commenté Jacques Le Rider dans son livre L’Allemagne au temps
du réalisme. Ce « temps du réalisme » ne pourrait-il pas être compris
comme celui d’une abjuration du « grand temps » des
recommencements ? Ne suffisait-il pas, désormais, de continuer,
c’est-à-dire de subir ou de s’accommoder ? Les lois de la nature et de
la société bourgeoise étant les plus fortes et les plus rationnelles,
n’était-il pas nécessaire de renoncer à les subvertir, et même à
l’imaginer ? Ce fut le temps du positivisme et de l’historicisme : le
temps des experts pour tout expliquer, et non pour comprendre,
critiquer ou transformer. Jacques Le Rider n’a cependant pas omis de
rappeler qu’à l’horizon de ce paysage épistémique et politique il y
avait une brèche, une faille, une lave non éteinte « par-delà le
réalisme » : celles que s’employèrent à rendre visibles et vivaces des
penseurs tels que Friedrich Nietzsche, Max Weber ou Georg Simmel.
Il n’y a pas d’époque unilatéralement régie par ceci ou cela, par tel
ou tel courant de pensée, par tel ou tel « régime d’historicité ». Toute
époque est celle d’un jeu de forces, de tensions, de luttes sans
vainqueur définitif. Ainsi, le « temps du désespoir » ou du
renoncement à désirer le « grand temps » ne s’est pas substitué,
purement et simplement, à celui de l’espoir et du romantisme
révolutionnaires. Romantisme et réalisme ont coexisté, se sont
enchevêtrés, se sont combattus sans trêve. L’expression « malgré
tout ! » pourrait alors s’entendre comme la persistance d’un espoir et
la survivance de ce romantisme lié à l’indestructible désir de
soulèvement. La simple opposition entre espoir et désespoir est alors
susceptible de se métamorphoser complètement ou, plutôt,
dialectiquement : on passerait ici du désespoir pour soi-même dans le
temps de l’immédiateté à un espoir pour autrui dans la médiation
d’un temps de survivance. C’est comme si Rosa Luxemburg avait
voulu dire : « Je vais sans doute mourir dans l’échec de mon
soulèvement et malgré tout je serai : non dans un futur de
résurrection, mais dans un futur de survivance de cet espoir pour
d’autres générations que la mienne. »
Il est très cohérent que Paul Frölich ait introduit le premier grand
récit de la révolution berlinoise de 1918-1919 par une citation de Karl
Marx sur la révolution parisienne de 1848. C’était une façon de
suggérer qu’on avait peut-être, une fois encore, négligé de se rappeler
comment la bourgeoisie, fût-elle républicaine ou sociale-démocrate,
est toujours capable d’écraser sans pitié un soulèvement populaire qui
lui échappe. Façon de dire, également, que rien n’est jamais joué pour
toujours : parce qu’un désir s’est manifesté, ici et là, un désir dont la
mémoire gardera, non seulement une trace narrative ou certaines
images typiques, mais encore l’énergie ou la puissance même de
recommencer. Le romantisme contestataire à l’œuvre chez Paul
Frölich ou Rosa Luxemburg n’a donc rien à voir avec une
périodisation artistique nommée « romantisme » : c’est plutôt un
paradigme esthétique du « grand temps », un ensemble d’opérateurs
sensibles, intelligibles et pratiques du soulèvement et du
recommencement désirés.
Les spécialistes de littérature ou d’histoire sociale parlent souvent
d’un romantisme politique. Mais de quoi parlent-ils exactement ? Ce
romantisme vient-il des Lumières — en particulier de ce que
Jonathan Israel a nommé les « Lumières radicales » — ou bien s’y
oppose-t-il à toute force ? Évolue-t-il dans les eaux mêmes d’une
« révolution refigurée », ainsi que l’annonçait un colloque en 1998,
ou bien dessine-t-il les prémisses de la grande « destruction
totalitaire » à partir d’une « rébellion chaotique des artistes », comme
le voulait Isaiah Berlin ? Où placer Hegel entre les Lumières et le
romantisme ? Où ranger Courbet entre le romantisme et le réalisme ?
Comment qualifier le lyrisme des formes exprimé par Rosa
Luxemburg dans ses lettres de prison non moins que dans
l’expérimentation morphologique inhérente à son émouvant
Herbarium, avec ses configurations tour à tour explosives ou brisées,
quelque part entre les herbiers de Goethe et ceux de Paul Klee (fig.
33-34) ?

Il y a mille romantismes possibles. Il y eut sans doute un


romantisme des anti-Lumières, aristocratique et solitaire. Mais il
advint, comme l’a montré Pierre Barbéris, qu’il se transformât en un
« romantisme de gauche » : un romantisme prométhéen, anti-
bourgeois, toujours en quête de cette liberté esthétique et politique
que chantent, dès 1795, les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme de Friedrich Schiller et qu’allégorisera bientôt la fameuse
Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, peinte en hommage
aux soulevés de juillet 1830 (fig. 35). C’est le tableau par excellence
du « grand temps » républicain : l’emblème visuel de tout le
romantisme politique français. Et que ce fût en Allemagne ou en
France, dans tous les cas les grands romantiques — que l’on songe
aux frères Schlegel, à Schelling, Hegel ou Hölderlin lui-même, et en
France à Victor Hugo, bien sûr — se seront tous situés par rapport au
désir de liberté qui animait, et souvent soulevait, les peuples
d’Europe depuis 1789. C’est que qu’ont pu analyser nombre de
colloques savants, notamment en 2008 (recueil dirigé par Daniel
Couty et Robert Kopp sous le titre Romantisme et révolution[s]),
en 2009 (actes dirigés par Gérard Raulet sous le titre Les
Romantismes politiques en Europe) ou en 2012 (colloque dirigé par
Klaus Ries sous le titre Romantik und Revolution).

33. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XV, planche 9 (9 septembre 1918).
Varsovie, Archiwum Akt Nowych. Photo DR.

Dans cette affaire les « doctrinaires du but de l’existence » — pour


parler comme Nietzsche — et les experts en typologies inamovibles
se heurtent à deux difficultés majeures : la première, c’est que le
romantisme déborde structurellement les limites de temps que veulent
lui assigner les catégories stylistiques standard ; la seconde, c’est que
le romantisme fait exploser une opposition que la critique d’art a pris
la — mauvaise — habitude d’établir entre « modernisme » et
« antimodernisme ». C’est ainsi que Charles Baudelaire, sur lequel je
reviendrai sous peu, a pu apparaître comme le plus moderne et le plus
antimoderne des poètes de son temps. S’il y a mille romantismes
possibles, c’est aussi parce qu’il y a mille façons possibles d’être
moderne ou d’être antimoderne, ou d’être les deux à la fois. On peut
être antimoderne par désespoir et par ressentiment mêlés : c’est ce qui
caractérisa, dans l’Allemagne préhitlérienne, ce romantisme fumeux
et péremptoire que l’on trouve au cœur des discours réactionnaires de
Paul de Lagarde, Julius Langbehn ou Arthur Moeller van den Bruck,
auteurs remarquablement décryptés par Fritz Stern dans son livre
Politique et désespoir.

34. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XVI, planche 13 (1-6 octobre 1918).
Varsovie, Archiwum Akt Nowych. Photo DR.
Or il y a une tout autre façon d’être romantique et de critiquer les
temps dominants de notre actualité : c’est la façon du gai savoir et de
la libre invention formelle. On voit alors surgir, de Schiller à
Nietzsche et au-delà — chez Max Weber, Georg Simmel ou Walter
Benjamin en particulier — quelque chose comme une critique
romantique de la société capitaliste dont Gilbert Merlio, en 2009, a
utilement résumé les enjeux. C’est aussi ce qui a suscité, chez Gérard
Raulet, le bel intitulé à double entente que fut, dès 1984, l’ouvrage
collectif Weimar ou l’explosion de la modernité. C’est encore ce qui
explique les débats passionnés entre Georg Lukács et Ernst Bloch sur
la signification politique du « romantisme expressionniste » analysée,
depuis, par Jean-Michel Palmier dans son livre L’Expressionnisme
comme révolte. Une chose est sûre, en tout cas : le style de la pensée
romantique innerve, fût-il constamment métamorphosé, les
soulèvements que l’on peut reconnaître à l’œuvre dans certaines
pensées aventureuses des premières décades du XXe siècle, chez
Benjamin, Ernst Bloch ou, dans le surréalisme français, chez André
Breton ou Georges Bataille. Tout cela ayant été, depuis, mis en
relation par Richard Faber ou Christian Roques sur la voie qui mène
du romantisme poétique à l’anarchisme politique, celui d’un Gustav
Landauer par exemple.

35. Eugène Delacroix, Étude pour « La Liberté guidant le peuple » et pour « La Grèce
sur les ruines de Missolonghi », 1830 (détail). Graphite, plume et encre brune, lavis.
Paris, musée national Eugène-Delacroix. Photo DR.

Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que Carl Schmitt ait
écrit en 1919, soit au moment même où faisaient rage les combats
entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires allemands, un
pamphlet très hostile intitulé Politische Romantik (« Romantisme
politique »). Que reprochait donc Carl Schmitt à la « liberté
romantique » ? De n’être ni rationnelle, ni légitime, ni fondée : de
n’être pas enracinée, pour tout dire, et de ne viser aucun pouvoir
stable. Ce qui s’exprimait par l’idée que le romantique s’en remettrait
toujours à un « Autre » ou à un « étranger » (Andere und Fremde) et,
pire, à un « Autre fortuit » intervenant, selon Schmitt, par simple
« occasion ». Voilà qui signait son caractère erratique où rien
d’étatique ne pouvait, justement, s’établir. Voilà qui accusait sa nature
« confuse » et, finalement « esthétique »… Le romantisme, aux yeux
de Carl Schmitt, n’était donc pas digne d’un « régime » en bonne et
due forme. Là où le droit parle de causa, l’esthétique romantique s’en
remet, disait-il, à la seule occasio : sa vérité ressemble à « La
Passante » de Baudelaire, ce qui signifie qu’elle n’est fondée sur rien
et qu’elle ne fonde rien non plus. Elle n’est qu’un « occasionnalisme
subjectif » ce qui, pour le juriste allemand, signait sans équivoque son
impuissance politique.
Il faut rappeler, outre cette critique issue de l’extrême droite, le
rejet symétrique subi par le romantisme de la part d’un certain
marxisme « orthodoxe ». Selon la vieille rengaine objectiviste, toute
attention aux phénomènes de subjectivation dénoterait une attitude
ennemie, une attitude bourgeoise : le romantisme, avec Nietzsche et
Freud qui lui ont succédé, serait alors, lui aussi, « hors-régime », hors
de toute légitimité épistémique et politique. Georg Lukács pouvait
éventuellement admettre — comme on le lit dans Histoire et
conscience de classe — que la poésie allemande, de Goethe à Rilke,
relevait à sa façon d’un « effort pour surmonter la dislocation réifiée
du sujet » dans la société capitaliste de toute cette période. Mais cette
façon-là de « surmonter la dislocation du sujet » se voyait reconnue
pour la pire façon qui fût, puisqu’elle ne partait d’un sujet disloqué
que pour revenir à lui.
Lukács en développa l’argument — sur un mode manifestement
très hégélien — dans un chapitre de sa Théorie du roman intitulé « Le
romantisme de la désillusion » : « C’est l’état d’âme romantique de la
désillusion (die Stimmung der Desillusionsromantik) qui soutient et
nourrit cette sorte de lyrisme […]. L’importance intérieure de
l’individu a ici atteint, du point de vue historique, son point
culminant ; ce n’est plus, comme dans l’idéalisme abstrait, en tant
que porteur de mondes transcendants qu’il est significatif, c’est en
lui-même et en lui seul qu’il porte sa valeur […] La condition de cet
exhaussement démesuré du sujet (die Voraussetzung... dieser
maßlosen Erhölung des Subjekts), le prix dont celui-ci doit le payer
est cependant la renonciation à jouer encore un rôle quelconque dans
la structuration du monde extérieur. Le romantisme de la désillusion
ne succède pas simplement dans l’histoire à l’idéalisme abstrait ; il en
est aussi l’héritier logique dans la perspective de la philosophie de
l’histoire, il signifie un pas de plus dans l’utopisme apriorique
(folgende Stufe im apriorischen Utopismus). »
Voilà donc diagnostiquée par Lukács ce qu’il percevait comme
l’impuissance intrinsèque de la « démesure romantique »
(romantische Maßlosigkeit) : « Le romantique devient sceptique,
déçu, cruel à l’égard de lui-même comme à l’égard du monde […].
Privée de tout moyen d’agir hors d’elle-même, l’intériorité se ramasse
à l’intérieur de soi », ce qui veut dire qu’elle se replie dans un
« temps de la dépravation » (Zeit des depravierenden Prinzips) autant
que dans une désolante « désillusion ». Seule exception historique à
ce tableau du subjectivisme impuissant : Gustave Flaubert qui, selon
Lukács, serait parvenu à élaborer une « forme romanesque [au]
caractère hautement exemplaire » (vorbildlich), c’est-à-dire valant
objectivement pour toute la société de son temps. Dans cette
perspective, il ne fut donc de meilleur romantique qu’un écrivain
passé du subjectivisme des affects passagers au réalisme des états de
choses précisément objectivés.
Mais la forme hautement subtile et dialectique de ce raisonnement
ne saurait faire illusion. Car sa prémisse se révèle, tout au contraire,
d’une grande trivialité : rabattant le sujet sur le subjectivisme, elle se
refusait à imaginer qu’un processus de subjectivation — par exemple
la décision de citer un vieux poète au moment même d’affronter la
mort — pût « jouer un rôle quelconque dans la structuration du
monde extérieur ». Ce n’est pas un hasard si Ernst Bloch, qui n’a
jamais cessé de débattre avec Lukács, devait plus tard consacrer un
long travail philosophique au thème Sujet-Objet, façon d’accuser la
facilité et la brutalité de ce passage de La Théorie du roman qui
désigne, trop unilatéral dans son hostilité, l’« utopisme apriorique »
des romantiques. Que le sujet soit utopique ou disloqué — utopique
parce que divisé, divisé parce qu’utopique —, cela ne veut pas dire
qu’il sera incapable de transformer le monde.
D’autant que le romantisme n’est pas, purement et simplement,
affaire de « sujet ». Il entre dans la poétique du romantisme bien
d’autres paradigmes fondamentaux, par exemple la théorie ou la
forme, la structure ou la singularité. Et surtout cette discontinuité
opératoire que supposent notamment le montage et l’écriture par
fragments. Ce qu’a produit le premier romantisme allemand fut un
certain style du penser qui aura été, non seulement capable de
« survivances » ultérieures — comme pouvait le dire, bien qu’assez
vaguement, John Bayley en 1957 —, mais encore susceptible de
resurgir comme libre geste inactuel dans la trame de nos modernes
conformismes. C’était là, bien sûr, l’expression d’un désir partagé de
liberté dans la liberté même de la langue et des modes expressifs en
général : à ce titre il n’aura pas de fin et nous concerne toujours, pour
aujourd’hui comme pour après-demain. Maurice Blanchot l’a suggéré
à sa façon dans un commentaire de l’Athenaeum versé au recueil de
L’Entretien infini : « […] commençant de se rendre manifeste à elle-
même grâce à la déclaration romantique, la littérature va désormais
porter en elle cette question — la discontinuité ou la différence
comme forme —, question et tâche que le romantisme allemand et en
particulier celui de l’Athenaeum a non seulement pressenties, mais
déjà clairement proposées, avant de les remettre à Nietzsche et, au-
delà de Nietzsche, à l’avenir. »
Quel avenir, alors ? Le nôtre et celui de tant d’autres. « Ce qui nous
intéresse dans le romantisme », écrivaient Philippe Lacoue-Labarthe
et Jean-Luc Nancy dans l’avant-propos de leur recueil L’Absolu
littéraire, en 1978, « c’est que nous appartenions encore à l’époque
qu’il a ouverte et que cette appartenance, qui nous définit (moyennant
l’inévitable décalage de la répétition), soit précisément ce que ne
cesse de dénier notre temps. Il y a aujourd’hui, décelable dans la
plupart des grands motifs de notre “modernité”, un véritable
inconscient romantique. Et ce n’est d’ailleurs pas le moindre effet du
caractère indéfinissable du romantisme que d’avoir permis à ladite
modernité de s’en servir comme d’un repoussoir, sans voir — ou pour
ne pas voir — qu’elle n’était guère capable d’autre chose que d’en
ressasser les découvertes. »
N’est-il pas frappant qu’une dizaine d’années avant le soulèvement
de mai 1968, Henri Lefebvre ait composé deux articles au titre
commun « Vers un romantisme révolutionnaire » ? Il s’agissait,
d’abord, d’un plaidoyer pour une certaine idée du style : « La
question du style concerne aussi bien la vie que la littérature. » Il y
allait, ensuite, d’une mise en question de l’« ancien romantisme »
nostalgique comme des marxismes vulgaires ayant prétendu
l’anéantir une fois pour toutes. C’était, enfin, l’appel à un « nouveau
romantisme » saisi à travers un mot d’ordre qui n’avait rien
d’apaisant : « L’homme en proie au possible, telle serait la première
définition, la première affirmation de l’attitude romantique
révolutionnaire. » Contre l’« ancien romantisme » rivé au seul passé,
Lefebvre proposait que soit recherché un équilibre — jamais
acquis — dans la tension ou le tourbillon des temps : façon de dire
que nous demeurerons, quoi qu’il en soit, « déchirés entre le passé et
l’avenir ». Il n’est pas douteux que l’œuvre d’un penseur politique tel
que Daniel Bensaïd se soit tenue à la hauteur d’une telle exigence
quant à la ferveur du désir émancipateur cherchant sa voie dans la
Discordance des temps, c’est-à-dire dans cette brèche entre le passé et
l’avenir où la pensée romantisme trouve son gai savoir autant que son
inquiétude fondamentale.
Nul, sans doute, n’a plus obstinément scruté et remis au jour les
trésors — jamais tout à fait perdus, donc — du romantisme politique
que Michael Löwy. Il fallut, pour cela, partir du marxisme originaire,
celui du « jeune Marx », sans jamais en abjurer l’orientation. Il fallut
ouvrir de nouveaux territoires pour une recherche historique et
sociologique sur les rapports entre Dialectique et révolution : façon
de penser celles-ci d’une façon bien peu orthodoxe, comme avaient
été peu orthodoxes les penseurs du « judaïsme libertaire » étudiés par
Löwy, en 1988, dans Rédemption et utopie : Buber, Rosenzweig,
Scholem, Löwenthal, Kafka, Benjamin, Landauer, Ernst Bloch,
Lukács, Fromm et d’autres encore… Au cœur de cette traversée dans
le romantisme politique, quelque part entre marxisme, anarchisme et
messianisme, se tient Walter Benjamin envisagé, jusque dans ses
ultimes « Thèses sur le concept d’histoire », sous l’angle d’une
véritable « utopie romantique ».
La constellation intellectuelle mise au jour par Michael Löwy
permet de mieux comprendre, notamment, les accents romantiques
perceptibles chez Rosa Luxemburg, mais aussi, en amont, chez Marx
lui-même. Ou bien, en aval, dans la production poético-politique du
Chiapas contemporain. Avec son ami Robert Sayre, Michael Löwy
aura synthétisé une grande partie de ses recherches à travers deux
recueils intitulés Révolte et mélancolie (1992) et Esprits de feu
(2011). Dans le premier de ces ouvrages, les deux auteurs revenaient
sur la teneur profondément romantique — bien que coexistante avec
l’influence des Lumières — des pensées de Karl Marx et de Rosa
Luxemburg, tout à l’opposé de ce « romantisme conservateur » qui
eut cours jusqu’au cœur des mouvements fascistes européens. C’est
comme si le mot « romantisme » avait été si prégnant qu’il devait
subir la même récupération réactionnaire, à cette époque, que le mot
« socialisme ». Envisagé surtout dans son aspect de « critique de la
civilisation capitaliste moderne », il apparaissait, en tout cas, « éclairé
par la double lumière de l’étoile de la révolte et du soleil noir de la
mélancolie ».
Dans Esprits de feu, la notion de romantisme s’est encore précisée
dans le sens — quasiment anthropologique — d’une « protestation
culturelle contre la civilisation industrielle-capitaliste moderne », ce
qui ne va pas, en général, sans « nostalgie » pour un « passé plus ou
moins lointain, réel ou imaginaire », référé à un mode d’existence qui
ne devrait rien à l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme.
Cette « utopie romantique » traverse, de fait, toutes les sensibilités
meurtries par l’échec des soulèvements, par exemple lorsque Michael
Löwy et Robert Sayre reviennent sur l’après-coup de l’insurrection
parisienne de juin 1832, au-delà du fameux compte rendu qu’en fit
Victor Hugo dans Les Misérables. C’est, alors, comme si le temps
poétique sortait de ses gonds, s’extravasait dans un pathos généralisé
du soulèvement pour atteindre la politique d’une façon aiguë, ainsi
qu’on le dit des crises ou des épidémies.
Kristin Ross a proposé, pour la Commune de Paris, le même genre
d’analyses : Arthur Rimbaud y devenait un acteur de l’histoire à part
entière. En 1870, il arriva en effet que le poète pleurât — vers le
passé — les « morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize
[…], pâles du baiser fort de la liberté… » En 1871, dans les Lettres
dites du voyant, il voulut composer un « psaume d’actualité » — à
savoir le temps présent de la Commune, qu’il nommait alors la
« bataille de Paris » —, voire un Chant de guerre parisien. Il
s’agissait donc, dans le même mouvement, de repenser le temps
futur : porter haut dans la langue « l’avenir de la poésie » non moins
que celui de la société humaine. « Le poète est vraiment voleur de
feu. Il est chargé de l’humanité […]. Trouver une langue. […] La
Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant. » Au mois de
mai de la même année, quand la répression versaillaise faisait rage
avec ses trente mille fusillés de la « Semaine sanglante » — qu’une
célèbre chanson populaire appellera bientôt Le Temps des cerises —,
Rimbaud écrivit un poème intitulé à la fois L’Orgie parisienne et
Paris se repeuple, titre à l’humour désespéré qui n’est pas sans
rappeler celui du « testament » de Rosa Luxemburg en 1919,
« L’ordre règne à Berlin » :
« Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

[…]

L’orage t’a sacrée suprême poésie ;


L’immense remuement de forces te secourt ;
Ton œuvre bout, la mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon sourd.

Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,


La haine des Forçats, la Clameur des maudits ;
Et ses rayons d’amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits ! »

Une quarantaine d’années seulement séparent l’écriture de ces vers


par Arthur Rimbaud (poète de quelque dix-sept ans) et les réflexions
du jeune Walter Benjamin (lecteur de poésie et philosophe de quelque
vingt ans) sur la même question, somme toute, du romantisme
politique. Dans un dialogue imaginaire avec un ami
anonyme — procédé littéraire assez fréquent dans la littérature
esthétique, morale ou politique —, Benjamin posait la question des
rapports entre « l’art pour l’art » et « l’art pour nous », ces deux
expressions écrites en français dans son texte : signe, peut-être, d’une
attention particulière accordée aux débats poétiques à l’époque de
Baudelaire, de Rimbaud puis de Mallarmé. Le point de vue
revendiqué était clair, et plutôt nietzschéen : « Tirons de l’œuvre d’art
des valeurs vitales » (Entnehmen wir dem Kunstwerk Lebenswerte).
Exigence liée au fait que ces mêmes « valeurs vitales » étaient mises
à mal par une certaine indignité ou « perte de dignité » que Benjamin
ne nommait pas encore avec précision, mais où le lecteur peut
aujourd’hui reconnaître quelque chose qui s’apparente au « malaise
dans la culture » selon Freud ou à la « réification » selon Lukács.
Le problème tient peut-être, suggère alors Benjamin, au fait que
« nous vivons comme s’il n’y avait jamais eu le romantisme », alors
que nous y sommes toujours, fondamentalement, impliqués : « Nous
sommes encore tous tributaires des découvertes du romantisme »
(Entdeckungen der Romantik). L’ami s’inquiète : « N’êtes-vous donc
pas condamné au désespoir ? » (verzweifeln). Et le « Moi » de
répondre : « Je crains que vous ne m’ayez pas encore complètement
compris et que vous supposiez de l’individualisme (Individualismus)
là où, pour ma part, je n’exige que de la sincérité (Ehrlichkeit).
J’exige un socialisme sincère (ehrlichen Sozialismus) aux antipodes
du socialisme conventionnel d’aujourd’hui. » Il y aurait donc un lien
direct entre l’orientation politique du jeune Benjamin, son
« socialisme sincère », et les « découvertes du romantisme ». Ce lien
suppose une notion du sujet que l’ami du dialogue a le tort de
confondre — comme le fera encore Georg Lukács quelques années
plus tard — avec de l’individualisme, du désespoir ou de
l’introversion narcissique.
Il y avait sans doute, aux yeux du jeune Benjamin, un « vieux
romantisme » impuissant parce que tourné vers le seul passé. Ce qu’il
fallait mettre en œuvre était, tout au contraire, un romantisme
nouveau, bientôt nommé « prophétique » puisque mû par un désir
d’avenir. Benjamin commença par l’exemplifier à travers les noms de
Tolstoï, Nietzsche et Strindberg. Puis, dans un autre texte de la même
année 1913, simplement intitulé Romantisme — mais sous-titré de
façon toute politique, fût-ce ironiquement : « Un discours destiné à la
jeunesse étudiante qui n’a jamais été prononcé » —, Benjamin
affirma que tout ce qui concerne la jeunesse ne saurait qu’adopter la
forme romantique. Et le tribun imaginaire de s’adresser à ses
camarades : « Allons-nous donc renoncer à être romantiques ? (Also
wir verzichten auf die Romantik ?) Voulez-vous être la première
jeunesse sobre ? »
La réponse, bien sûr, sera : Non !, en dépit du fait que « le
philistinisme nous paralyse » encore, que les études littéraires et
philosophiques sacrifient à un conformisme plein de « faux
romantisme » (unsere Schule steckt voller falscher Romantik). Bref,
contre ce romantisme d’école ou de statu quo — la même chose
pouvant être dite, à cette époque, de la dialectique ou de la
philosophie de l’histoire —, Benjamin en appelait à « un autre
romantisme encore indéterminé et lointain » (eine neue Romantik,
ganz unbestimmt, ganz fern), mais « possible » et, même, nécessaire.
« Voici l’indépassable, concluait le jeune étudiant nietzschéen : la
volonté romantique qui aspire à la beauté, la volonté romantique qui
aspire à la vérité, la volonté romantique qui aspire à l’action.
Romantique et jeune (romantisch und jugendlich) : car, pour la
première fois, cette volonté qui, pour l’homme mûr, peut être une
nécessité et une activité inculquée, est vécue librement à travers nous
par notre temps et ce d’une façon inconditionnée et impétueuse
(stürmisch). Elle laisse toujours sur l’histoire une empreinte éthique
et lui transmet son pathos... »
C’était là une façon de dire qu’il fallait, non pas « revenir » au
romantisme, mais le recommencer depuis ses intuitions et ses
« découvertes » les plus fondamentales. D’où, quelques mois plus
tard, l’étude sur le « courage du poète » selon Hölderlin et sa
« parenté avec le peuple », puis, au même moment, l’appel à un
« courage des étudiants » allemands pour « libérer l’avenir de ce qui
aujourd’hui le défigure »… Ce courage, en 1914, consistait très
précisément pour la jeunesse à ne pas entrer dans le mysticisme
nationaliste et guerrier des Allemands au début du conflit mondial.
Voilà qui aura justifié la rupture de Benjamin avec l’un de ses
maîtres, Gustav Wyneken — dans une étonnante lettre, écrite
le 9 mars 1915, où il formulait en termes anarchisants ce reproche
politique : « C’est à l’État, à l’État qui vous a tout pris que finalement
vous avez sacrifié la jeunesse » —, et renforcé chez lui le sentiment
d’urgence quant à la nécessité artistique, philosophique et politique,
d’un véritable romantisme critique.
La correspondance de Benjamin porte souvent trace,
entre 1914 et 1919, de ce romantisme politique conçu comme la plus
juste et la plus « sincère » façon de se situer dans le présent de
l’histoire tout en établissant un lien dialectique entre une mémoire des
« découvertes » inhérentes au premier romantisme et le désir de
« libérer l’avenir de ce qui le défigure ». L’étonnant est que
Benjamin, dans ce rapport dialectique, repère une véritable
communauté d’enjeu entre le romantisme ainsi conçu et le judaïsme
retrouvé — réinventé, recommencé — par Franz Rosenzweig, Martin
Buber ou, bientôt, par son jeune ami Gerhard Scholem. À Buber, il
écrivait en juin 1916 que la philosophie romantique (« je pense à
l’Athenaeum ») ne s’opposait en rien à la théologie juive du texte
sacré (« je ne crois pas que ma manière de penser soit ici non juive »).
À Scholem, Benjamin écrivait en juin 1917 : « Pour la première fois
je m’enfonce avec joie dans l’étude approfondie du romantisme. […]
Car le romantisme est sûrement le dernier mouvement qui une fois
encore sauve dans le présent la tradition » (denn freilich ist die
Romantik die letzte Bewegung die noch einmal die Tradition
hinüberrettete).
Or c’est sur ce plan même d’actualité, soit dans la perspective
terrifiante des millions de morts de la Grande Guerre, que Benjamin
accueillit en 1918 le travail de Scholem sur la lamentation juive, cette
« poésie fondamentale » qu’il voulut d’emblée mettre en relation avec
l’art romantique comme avec le Trauerspiel baroque. Le 7 avril 1919,
enfin, Benjamin écrivit à Ernst Schoen pour lui rendre compte de sa
recherche « sur la véritable nature du romantisme » : au-delà de tout
travail académique, disait-il, cette recherche revêtait une signification
radicale par la découverte — impossible à formuler librement dans un
cadre universitaire — que le messianisme constituait, à ses yeux, le
« cœur [même] du romantisme ». Façon théologique, en somme, de
redire la nécessité, littéraire et politique, du recommencement à mettre
en œuvre dans la culture de cette Allemagne plongée dans la guerre
civile et que Benjamin allait bientôt retrouver après sa période d’exil
à Berne.
L’année même — 1920 — où Georg Lukács fustigeait dans sa
Théorie du roman le « romantisme de la désillusion », Walter
Benjamin fit paraître, simultanément à Berne et à Berlin, sa
dissertation de doctorat soutenue en juin 1919 sur Le Concept de
critique esthétique dans le romantisme allemand. La première chose
qui frappe le lecteur en découvrant cet ouvrage, c’est que le
romantisme est abordé au rebours de tout ce qui en fait, d’habitude, la
réputation. Il y est question de morphologie à travers les notions
d’« agrégat » (Aggregation) et de « synthèse » (Synthese) empruntées
à une citation de Goethe placée en exergue. Il y est discuté de
« réflexion » (Reflexion) et de « position » (Setzung), de
« connaissance » (Erkenntnis) et de « signification » (Bedeutung), de
« système » (System) et de « concept » (Begriff), de « forme » (Form)
et d’« œuvre » (Werk)… mais jamais d’individualité, de fantaisie, de
rêverie, de désespoir ou de nostalgie sentimentale.
Cette façon d’aborder le romantisme relevait d’une écoute
évidemment très philosophique de la littérature, et par conséquent
d’une attente d’autant plus vitale envers celle-ci. Si l’on doit « tirer de
l’œuvre d’art des valeurs vitales », comme Benjamin l’avait écrit
en 1913, alors il ne faut pas s’étonner que les problèmes esthétiques
du romantisme allemand aient été envisagés au plan éthique, politique
voire métaphysique dans le travail de cette dissertation en 1919. Par
exemple, la question de la « réflexion » se déployait d’emblée du côté
de la liberté : « La libre réflexion du Moi (die Ich-freie Reflexion) est
une réflexion dans l’absolu de l’art. » D’autre part, l’attention portée
à la forme (« la théorie romantique de l’œuvre d’art est la théorie de
sa forme ») faisait de celle-ci, non pas un moyen unilatéral de la
« beauté idéale » éternisée, comme chez Winckelmann par exemple,
mais au contraire un opérateur complexe, dialectique, de
transformation, c’est-à-dire, comme l’exprimait exactement
Benjamin, de perpétuel devenir.
On touche ici à l’une des intuitions les plus fondamentales et les
plus durables de la pensée benjaminienne : celle qui consistait à voir
du temps dans les images, dans les formes ou dans les poèmes, et à
voir des images dans le temps, dans l’histoire ou dans « les histoires »
(chroniques, romans, récits, films, théâtre épique, journalisme,
documents historiques, etc.). On lit ainsi, dans le dernier chapitre du
Concept de critique esthétique, que la poétique du romantisme, avec
son usage du fragment et du montage, ne pouvait qu’être une
poétique du temps ouvert. Ce que Schlegel avait nommé dans
l’Athenaeum « poésie universelle progressive » (progressive
Universalpoesie) : « La poésie romantique est encore en devenir (die
romantische Dichtart ist noch im Werden) ; et c’est son essence
propre de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais
s’accomplir. » Bref, le romantisme serait ce qui nous laisse
suspendus — en équilibre toujours instable — à notre désir, fût-il
inaccompli, de quelque « grand temps ». Il nous parle d’origine et ne
cesse d’engendrer de l’avenir : c’est là sa tradition, son actualité, son
urgence, sa tension. Et c’est ce que Benjamin aura voulu nommer
lapidairement, dans l’introduction de son livre, un « messianisme
romantique » guidé par quelque chose qui n’était autre, indestructible
et toujours recommencé, qu’un « désir révolutionnaire »
(revolutionäre Wunsch).
11

ROMANTISME, AMBIGUÏTÉ,
POLITIQUE

On parle souvent, et souvent en mauvaise part, des gestes de


révolte comme étant animés d’une ferveur ou d’un pathos
romantique. On veut désigner par là une façon affective, emportée,
subjective ou utopique de faire de la politique. On se soulève sans
doute selon un « désir révolutionnaire » — ce revolutionäre Wunsch
invoqué par Friedrich Schlegel dans les Fragments de l’Athenaeum et
commenté en 1919 par Walter Benjamin au début de son Concept de
critique esthétique dans le romantisme allemand —, mais que vaut un
simple désir, un mouvement d’éros si intense soit-il, au regard de la
praxis elle-même ? Ne faut-il pas un projet plutôt qu’un désir ? Une
organisation tactique et stratégique plutôt que le laisser-faire des
spontanéités ? « Romantique » serait le désir subjectif incapable
d’objectiver sa puissance dans une conquête de pouvoir. Car se
soulever est une chose, prendre le pouvoir en est une autre. Dans le
soulèvement on est encore dans le geste, dans l’imagination ou dans
l’image ; dans la prise de pouvoir on assume des actes, on entre dans
l’histoire.
Bref, le temps du soulèvement — qui pourrait s’exclamer à travers
une formule telle que « Il est grand temps ! » — serait encore
subjectif, tandis que le temps de la prise de pouvoir se veut
objectivement fondé lorsqu’il est capable de déclarer : « C’est le bon
moment ! » Dans sa critique du « romantisme politique », rappelons-
le, Carl Schmitt en cette même année 1919 mettait en question
l’occasio comme valeur esthétique typique de l’insurrection
romantique mais impuissante, à ses yeux, car ignorant toute causa
objective et toute efficacité politico-étatique. Symétriquement, Georg
Lukács pouvait critiquer, au nom du marxisme, la « désillusion
romantique » de celui qui se soulève subjectivement et se rend
compte bientôt qu’il demeure incapable de transformer le monde. En
dépit des nouvelles philosophies du sujet, de l’émotion ou de l’image
qui fleurissaient justement à cette époque, le jeu des oppositions
issues du platonisme continuaient — et continuent
aujourd’hui — d’avoir cours : subjectivité ou bien objectivité,
affectivité ou bien raison, image illusoire ou bien langage de vérité.
Jacques Rancière a, non seulement apporté une contribution
importante à la pensée des rapports entre littérature et philosophie,
esthétique et politique — notamment à travers son idée de Partage du
sensible —, mais encore il a interrogé de façon spécifique certains
épisodes cruciaux dans l’histoire de ces rapports, à commencer par
les destins croisés du romantisme et du réalisme. On a l’impression
que Rancière reprend la réflexion sur ce sujet là même où Lukács,
dans sa Théorie du roman, l’avait laissée : soit au moment où la
révolte romantique finissait, pas sa clôture subjective, dans la
« désillusion », avec un style littéraire, disait Lukács, « incapable de
dominer un temps trop lourd et dont l’existence est trop forte,
risqu[ant] de succomber au péril de la dissolution de l’absence de
forme ». Mais de ces décombres romantiques presque informes
surgissaient, par contraste, l’« exception » et la « réussite » de
Flaubert : le plus apte en son temps, selon Lukács, à produire une
littérature qui fût à hauteur d’objectivité, donc d’histoire et de
politique.
Dans cette perspective, commune à Lukács et à Rancière, Flaubert
ouvre à la littérature — mais il s’agit de politique, tout aussi
bien — la possibilité d’en finir avec l’« exhaussement démesuré du
sujet » romantique (comme disait Lukács) et d’accéder à un « absolu
dessaisissement du sujet » (comme dira Rancière dans La Parole
muette). Exprimé ici et là dans un vocabulaire très dialectique, ce
dépassement de l’idéalisme abstrait classique comme du
subjectivisme romantique sera compris comme une solution à toutes
les contradictions esthétiques antérieures. Comme l’écrit encore
Rancière dans La Parole muette : « Pour Hegel, l’“affranchissement
de la matérialité” atteignait un point où il signifiait le retrait de la
matière de l’art. Flaubert refuse cette conséquence. Le temps de la
prose est le temps d’une poétique nouvelle. Seulement, cette poétique
nouvelle est moins simple, en son principe, qu’il n’y paraît d’abord.
Car il en va de la forme comme de la matière : sa “libération” a pour
terme sa suppression. Et les “jets” de Byron ne sont aucunement
l’accomplissement dernier de la poésie. La forme “pure” n’est pas la
libre expression d’une subjectivité décidant arbitrairement de son
sujet et de sa manière de faire. Le style n’est pas la libre fantaisie de
l’enchanteur-désenchanteur à la Novalis ou à la Jean Paul, plongeant
toute réalité dans l’éther de la poésie. Il est une “manière absolue de
voir les choses”. […] Flaubert résout la contradiction des principes de
la littérature en rendant celle-ci semblable à son contraire. »
Le réalisme de Flaubert sert donc de modèle : il est opératoire en
ce qu’il travaille contre tout romantisme du sujet qui s’épanche, de
l’affect qui s’exclame ou de l’image qui fascine. Cela apparaît chez
Rancière dans des essais tels que Politique de la littérature (sur « La
mise à mort d’Emma Bovary ») ou, plus récemment, Le Fil perdu (sur
« Le baromètre de Madame Aubain »). Si cela rejaillit, en toute
cohérence, sur son propre style politique, c’est que Flaubert, non
content d’avoir inventé un style littéraire spécifique, aura promu, de
façon plus universelle, quelque chose comme une véritable politique
du style. Ce que Rancière nomme une « égalité sensible » ou une
« démocratie littéraire ». Le fameux baromètre d’Un cœur simple
n’est pas seulement — voire pas du tout, aux yeux du
philosophe — ce qu’en disait Roland Barthes dans son fameux texte
de 1968 sur « L’effet de réel » : « Le prétendu “effet de réel” est bien
plutôt un effet d’égalité. » Flaubert n’a pas mentionné le baromètre de
Madame Aubain pour dresser une liste patrimoniale et capitalisable,
mais pour émanciper cet objet de son pur statut d’accessoire du récit :
bref, pour le mettre à égalité littéraire — ce qui, précise Rancière, ne
veut pas dire « équivalence » — dans la trame générale de tous les
autres éléments romanesques.
C’est une égalité sans narcissisme, sans héroïsme, sans pathos.
Dans l’esprit de Rancière, elle se construit justement pour rompre
avec tout lyrisme romantique du sujet-roi et de son affectivité-reine.
Que cette politique du style puisse rejaillir sur le style politique du
philosophe lui-même, cela s’observe par exemple lorsque celui-ci,
invité en 2016 à contribuer au catalogue de l’exposition
Soulèvements, à Paris, proposa une espèce de « critique de l’irraison
pratique » à l’endroit même de la notion de soulèvement. Comment
un tel mot pourrait-il engager une politique cohérente, lui qui se
disperse à tous vents, embrasse tant de significations associées,
véhicule tant de lyrismes polyvalents, tant de désirs subjectifs, tant
d’images différentes ? Jacques Rancière procédait alors à une
nouvelle opération dialectique : une mise en contradiction logique du
mot que son usage romantique — par Victor Hugo, notamment,
quand il jouait dans Les Misérables sur le sens océanique du
soulèvement social — aura voulu laisser dans l’indistinction
imaginaire, c’est-à-dire dans l’ambiguïté. « Soulever et se soulever,
mouvoir, émouvoir et mobiliser se disent en plusieurs sens dont
l’ajustement est toujours problématique. »
La première tâche d’un philosophe — du moins la plus
classique — n’est-elle pas, justement, de lever les équivoques, de
détruire les ambiguïtés ? Pour Jacques Rancière, l’ambiguïté foncière
du mot soulèvement a fonction de leurre imaginaire. C’est le leurre
romantique par excellence, un leurre qu’il faudra donc déconstruire
ou dissocier logiquement : « Ainsi le soulèvement se divise-t-il lui-
même en deux : la vague de la liberté qui se soulève s’oppose aux
fins de la volonté entreprenante. […] Le plus dur n’est pas de passer
des larmes aux armes, il est de passer des armes à l’armée. […]
Concilier Schiller (la révolution esthétique qui délivre l’agir humain
de la subordination des moyens aux fins) et Blanqui (la stratégie qui
prépare minutieusement les moyens de la fin et choisit le bon moment
pour les mettre en œuvre) restera le programme impossible de la
révolution marxiste. » Mais comment, une fois l’ambiguïté réduite
par division, comprendre une telle impossibilité ? Est-elle seulement
une déclaration d’impuissance ? Rancière ne le dit pas clairement,
peut-être parce que la relation du marxisme au romantisme — qu’ont
si bien explorée, notamment, Michael Löwy et Robert
Sayre — n’aura pas été suffisamment élucidée à son goût. Par
exemple, le choix de Rosa Luxemburg, quand elle s’engagea corps et
âme dans un soulèvement qu’elle savait, au point de vue stratégique,
voué à l’échec car prématuré à ses yeux, ne fut-il pas « romantique »
autant que « marxiste » ?
S’agissant du romantisme littéraire, en tout cas, Rancière aura
travaillé dans le strict sillage de Georg Lukács lorsque celui-ci mettait
en cause, avec une sévérité philosophique sans pareille, l’« état d’âme
romantique » avec son ambiguïté immanente, son « lyrisme »
permanent, son « exhaussement démesuré du sujet » et, finalement, sa
« désillusion », donc sa « défaite » au plan politique. Mais, dans le
détail de ses analyses, Rancière travaille différemment, avec une
méthode et des enjeux plus subtilement critiques. Il aborde, par
exemple, l’œuvre du poète romantique anglais par excellence, John
Keats, mais pour y montrer tout ce que le romantisme ne promeut pas
d’habitude : sympathies radicales, désir d’une « communauté
inédite » proche de l’humanité démocratique kantienne, appel à une
« finalité sans objet » de la rêverie que Rancière déclare irréductible à
tout sentimentalisme… En quel sens, alors, comprendre ce
déplacement du romantisme ? Est-ce un déplacement hors du
romantisme, une opération para- ou métaromantique, comme le
donne à penser Rancière qui semble vouloir fixer tous ces termes de
« romantisme », de « lyrisme » ou de « subjectivité », du mauvais
côté de la barricade ? Ou ne serait-ce pas un type de déplacement
propre au romantisme lui-même, ce qui exigerait, philosophiquement,
autre chose qu’une simple révocation des paradigmes « subjectifs »
ou « affectifs » traditionnellement associés à ce style littéraire ?

Le cas de Baudelaire est sans doute le plus aigu, sans doute parce
qu’il est aussi le plus ambigu. Jacques Rancière lui a consacré un
chapitre significatif de son livre Le Fil perdu. Il y a remis au jour un
essai peu connu du poète, qui date de 1851 et servait de notice à
l’édition des Chants et chansons de Pierre Dupont. Or, dans ce texte,
Baudelaire semblait bien prononcer l’arrêt de mort de l’« école
romantique » : elle eut, certes, le mérite fondamental de « nous
rappel[er] à la vérité de l’image » ; elle a, de plus, introduit une
liberté nouvelle, permettant de « détrui[re] les poncifs académiques »
du néoclassicisme. « Mais, tranche Baudelaire, « l’insurrection
romantique était condamnée à une vie courte ». Elle a donc fait son
temps. « Elle se mettait en flagrante contradiction avec le génie de
l’humanité. » Quel génie ? C’est celui d’une insurrection aussi, mais
débarrassée des limites de son égoïsme esthétique, c’est-à-dire de la
doctrine de « l’art pour l’art ». C’est elle qui a inventé « un langage
enflammé [pour] proclamer la sainteté de l’insurrection de 1830 [et]
se met[tre] en communication permanente avec les hommes de son
temps ».
Voici donc proposé par Jacques Rancière un Baudelaire
décidément très peu romantique, voire antiromantique. Dans cette
perspective, antiromantique serait le « goût infini de la République »
que le poète exalte ici, comme il l’avait d’ailleurs exalté dans ses
contributions pour Le Salut public et La Tribune nationale au plus
fort des jours de 1848. Mais l’expression de « goût infini » ne garde-
t-elle pas l’essentiel d’un pathos romantique ? Et cette expression ne
fut-elle pas directement écrite pour glorifier le soulèvement de
1830 au même titre que le tableau contemporain,
« hyperromantique » si l’on peut dire, de Delacroix sur La Liberté
guidant le peuple (fig. 35) ? N’y a-t-il donc pas, dans tous ces
arguments hétérogènes, quelque confusion ou ambiguïté ? Ne serait-
ce pas une ambiguïté inhérente au romantisme lui-même, une
ambiguïté qu’il vaudrait mieux comprendre et déplier plutôt que
vouloir à tout prix réduire et diviser ? N’y aurait-il pas, dans
l’opposition du sujet et du politique qui fait fond à toutes ces
réflexions, quelque chose comme un problème mal posé quant à la
subjectivation romantique elle-même ?
Et n’y aurait-il pas, finalement, la place pour quelque chose qui
échapperait à l’alternative catégorique de l’« exhaussement démesuré
du sujet » chez les romantiques (selon Lukács) et de l’« absolu
dessaisissement du sujet » chez Flaubert (selon Rancière) ? Méfions-
nous des absolus, cherchons plutôt dans la moirure des nuances, voire
des ambiguïtés. Rappelons que Paul Valéry voyait en Baudelaire le
romantique ultime car capable de s’opposer à tout « système
romantique ». Qu’Albert Béguin y voyait un poète proche des
premiers romantiques allemands tout en étant capable, comme
Flaubert, de porter les choses les plus ordinaires à hauteur d’allégorie.
Que Jean-Paul Sartre tenta un diagnostic moral de cette ambiguïté
baudelairienne, et que Georges Bataille transforma ce diagnostic en
une véritable poétique du désir de l’impossible. Si le romantisme
n’est qu’une « école » ou une « époque » dans l’histoire littéraire,
alors Baudelaire n’y a peut-être pas sa place — comme dans le
panorama du romantisme français établi par Paul Bénichou —, alors
qu’il en constitue, structurellement, la pointe même : là où la flèche
se raréfie, mais pour s’aiguiser et pénétrer le plus profondément. Là
où concordent l’aigu et l’ambigu.
D’où que la cible principale de Jacques Rancière, dans ce chapitre
du Fil perdu consacré à Baudelaire, soit l’interprétation
philosophique et historique, esthétique et politique, construite
entre 1935 et 1940 par Walter Benjamin à l’endroit du poète des
Fleurs du mal. Comme souvent chez Rancière, il s’agit de contester
un point de vue qui lui semble désormais « classique » et trop
unanimement admis : bref, d’aller à rebrousse-poil de ceux qui, en
leur temps, allèrent à rebrousse-poil de la doxa théorique ou littéraire.
Comme le Flaubert de Jacques Rancière peut faire l’économie de
Roland Barthes, son Baudelaire voudra exister, désormais,
indépendamment de Walter Benjamin et, même, contre lui.
Cette prise de distance se trouve déclinée dans trois directions au
moins. Du côté des modèles de temps, d’abord, Rancière écrit
d’emblée que le « républicanisme esthétique » de Baudelaire, repéré
dans le texte de 1851, exige de « marquer un écart avec
l’interprétation aujourd’hui dominante de Baudelaire, l’interprétation
benjaminienne du “poète lyrique à l’apogée du capitalisme” ». Cela
pour contester la façon dont Benjamin avait abordé, chez le poète, les
thèmes de l’expérience — ou de son déclin —, de la foule ou de la
grande ville, du dandy ou de la « vie moderne ». Du côté des modèles
de l’image, Rancière conteste que le « monde flottant » souvent décrit
par Baudelaire — notamment dans l’expérience de la rêverie ou dans
celle, fameuse, de la « Passante » — ait quelque chose à gagner de la
notion d’aura mobilisée par Benjamin. Du côté de l’affect, enfin,
Rancière veut s’écarter à tout prix d’une phénoménologie qui tendrait
à noyer la conscience dans l’érotique d’une « vie universelle »,
panthéiste et hugolienne, ou dans la mélancolie d’une jouissance
fatalement vouée à la mort.
Le désaccord semble général. Il a probablement sa source dans le
simple fait que Rancière aura décidé d’aborder le romantisme à partir
d’un point de vue qui n’était justement pas romantique, tandis que
Benjamin n’a sans doute jamais cessé de tenir le soulèvement
romantique comme une possibilité toujours ouverte, donc toujours
d’actualité (et dont le surréalisme, par exemple, était considéré par lui
comme un surgeon contemporain). Il faut se souvenir que l’appel
estudiantin de Benjamin en 1913 — il avait à peine plus de vingt
ans — était intitulé Romantisme et que, quelques mois plus tard, son
commentaire de Hölderlin sur Le Courage du poète se situait à
l’exact opposé de ce qu’allait faire Heidegger d’un tel lyrisme vingt
ans plus tard, puisque Benjamin insistait déjà sur le républicanisme
du poète romantique. Comment, par ailleurs, oublier que Schlegel
avait fait lui-même appel au « principe d’égalité » littéraire que
Rancière reconnaîtra chez le seul Flaubert ? On lit en effet dans les
Fragments du Lyceum : « La poésie est un discours républicain : un
discours qui est sa propre loi et sa propre fin, à l’intérieur duquel
toutes les parties sont de libres citoyens et ont le droit de vote afin de
s’entendre. »
Il faut rappeler aussi que le tout premier livre de Benjamin traitait
du romantisme allemand, non pas sur le plan d’un « exhaussement
démesuré du sujet » affectif mais, au contraire, sur celui de la
réflexion théorique et de la mise en œuvre d’une connaissance
nouvelle, non standard, opérant par images et « affinités électives ».
Enfin, le tout dernier « livre » de Benjamin, ainsi que Giorgio
Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle en ont restitué la
genèse d’écriture — comme pour voyager du romantisme le plus
« originaire » au romantisme le plus « tardif », c’est-à-dire d’une
« pré- » à une « post-histoire » (Vorgeschichte, Nachgeschichte) —,
n’est autre que son Baudelaire constamment remis en chantier
de 1935 à sa mort en 1940. Dans les quelque mille pages serrées de
cet opus magnum, qui était en même temps composé comme un opus
incertum, on retrouve sans peine les motifs évoqués à l’instant.
Du côté des modèles de l’image, c’est la fameuse notion d’« image
dialectique » qui ne cesse, en toute logique, de traverser les réflexions
de Benjamin. Mais elle doit être, dans le cadre du Baudelaire, mise en
relation avec les réflexions du poète lui-même, notamment la brève
remarque du texte de 1851 cité par Rancière, et où l’on a pu lire que
le romantisme avait cette vertu de « nous rappel[er] à la vérité de
l’image ». Mais qu’est-ce donc que cette « vérité de l’image » ? Dans
ses Nouvelles notes sur Edgar Poe, en 1857, Baudelaire devait
produire une définition de l’imagination — à savoir la faculté de
produire des images — soigneusement écartée de toute « fantaisie »
subjective et, bien au contraire, décisivement accordée à un enjeu de
connaissance : « L’Imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas
non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme
imaginatif qui ne serait pas sensible. L’Imagination est une faculté
quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes
philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les
correspondances et les analogies. [En conséquence, ] un savant sans
imagination n’apparaît plus que comme un faux savant, ou tout au
moins comme un savant incomplet. » En 1859, Baudelaire résumera
tout ceci avec une formule retentissante : « L’imagination est la reine
du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. »

Un problème philosophique se pose évidemment : comment


accorder cette valeur de vérité avec l’ambiguïté foncière de l’image et
de l’imagination ? Baudelaire n’écrit-il pas lui-même que
l’imagination « est cela, et elle n’est pas tout à fait cela » ? Or, loin de
réfuter cette ambiguïté au nom de quelque exactitude conceptuelle,
Benjamin y trouve, contre toute attente, un principe dialectique par
excellence : « L’ambiguïté est l’apparition, sous forme d’image, de la
dialectique (Zweideutigkeit ist die bildliche Erscheinung der
Dialektik), la loi de la dialectique à l’état figé. Cet état figé est utopie
(Utopie), et l’image dialectique est donc image de rêve (Traumbild). »
N’est-ce pas là une proposition typiquement romantique ? Sans doute.
Mais à condition d’en bien comprendre la prémisse qui en justifie le
modèle de temps (autour du mot « dialectique »), la teneur
phénoménologique (autour du mot « apparition ») autant que l’enjeu
politique (autour du mot « utopie »).
Cette prémisse, qui balance exactement entre le premier mot
(« ambiguïté ») et le dernier (« image de rêve ») du passage cité,
consiste tout simplement à ne pas ignorer le travail de l’inconscient.
On se souvient de la proposition fameuse, à teneur tout à la fois
épistémologique et psychanalytique, dans la section « N » du Livre
des passages consacrée à la théorie de la connaissance : « Dans
l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à
chaque fois, en même temps, l’“Autrefois de toujours”. Mais il ne
peut se révéler comme tel qu’à une époque déterminée : celle où
l’humanité, se frottant les yeux, perçoit précisément comme telle
cette image de rêve (Traumbild). C’est à cet instant que l’historien
assume, pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves (die
Aufgabe der Traumdeutung). » Ne pas tenir compte de ce paradigme
inconscient, c’est finir par confondre tout bonnement ambiguïté et
duplicité, image et mensonge.
Or, si l’ambiguïté est posée par Benjamin dans sa nature d’image,
de rêve ou d’utopie, ce n’est justement pas qu’elle chercherait à nous
abuser, à nous confondre. Elle ne fait que rendre compte d’une
confusion inhérente au temps et au réel eux-mêmes, une confusion
qui n’est ni rhétorique ni logique. Le romantisme nous « rappelle à la
vérité de l’image » ? Eh bien, cela voudra dire qu’il nous enseigne un
certain rapport de l’image à la vérité : rapport où Benjamin
découvre — citant Gide à propos de Baudelaire — une « savante
imprécision » : un savoir dont le critère ultime ne serait pas
l’univocité. Telle est donc l’ambiguïté ici en jeu : c’est une différence,
un espacement, un intervalle créés par l’image elle-même, et d’où
surgira bientôt quelque chose comme un savoir autre : un savoir non
standard car porté par l’imagination et, même, par l’émotivité. « Cet
espacement, écrira Benjamin, ce laps entre l’image et l’idée, entre le
mot et la chose, est précisément le lieu que l’émotion poétique va
pouvoir venir habiter. »
On rejoint ici les propositions de Baudelaire lui-même dans le
Salon de 1859, phrases remarquables de pertinence et que Benjamin
n’aura pas omis de recopier soigneusement : « L’imagination […]
décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et
disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans
le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau… » À charge
pour Benjamin d’adopter lui-même cette méthode qui se révèle aussi
précise et matérialiste qu’elle est librement associative ou
imaginative. Il fallait, pour cela, prendre la décision — mais
considérable et risquée — d’« adopter pour l’histoire le principe du
montage (das Prinzip der Montage in die Geschichte) ». Ce qui
apparaît très clairement dans la structure générale du Baudelaire
comme, au moment du grand travail de « dépouillement »
(Durchsicht) à la Bibliothèque nationale — vers 1937 —, dans ce
genre de « questionnaire » en forme, presque, de poème surréaliste :
« Qui est à l’origine du musée Grévin ?
Quand apparaissent les “bibelots” ?
Quand apparaît pour la première fois l’idée de grève générale ?
Quelle position adoptèrent l’intelligentsia et la bohème sous la Commune ?
Y a-t-il une théorie psychanalytique du réveil ? »

En affirmant que les règles mises en œuvre par l’imagination dans


son travail de montage ont leur « origine dans le plus profond de
l’âme », Baudelaire suggérait qu’on se mît à l’écoute — fût-on savant
ou philosophe — de ses propres « monstres », comme l’avait dit
Goya : ses motions inconscientes, ses fantasmes et, bien sûr, ses
affects. Il ne s’agit là ni d’un « exhaussement démesuré du sujet »,
comme le disait Georg Lukács autrefois, ni d’une plongée aveugle
dans le « chaos du panthéisme », comme l’affirme aujourd’hui
Jacques Rancière. De même que la notion d’« image dialectique »
réunit — ou « remonte » — deux termes que leur compréhension
triviale tendrait normalement à séparer, de même la notion d’affect
inhérente à l’analyse benjaminienne ne se réduit en rien à
l’indistinction « auratique » qu’y voit encore Rancière. Benjamin
aborde le pathos baudelairien sous la forme de dialectiques
perpétuellement reconduites : pas d’aura sans trace, pas d’apparition
du lointain sans la proximité de cette apparition, pas de « perte
d’auréole » — comme dans le célèbre poème en prose de
Baudelaire — sans la « fange du macadam ».
Mais, surtout, pas de spleen sans colère : cette colère lyrique qui
innerve toute l’œuvre de Baudelaire au même titre que la « rage
poétique » innervera celle de Pasolini. C’est un affect agi, soulevé.
Benjamin y aura été sensible plus que tout autre avant lui. D’où son
insistance à parler du choc, du rythme entrecoupé, de l’expérience du
hiatus et du « saccadé », avant que ne revienne le spleen comme tel
en tant que « sentiment qui correspond à la catastrophe en
permanence ». Mais Benjamin précise bien, pour dialectiser une fois
encore : « En fait, la catastrophe est la perpétuation de ce qui existe.
Ce qui, à chaque époque, est moderne s’intègre parfaitement dans
cette perpétuation. La crise est ce qui apparaît à cette perpétuation
comme catastrophe. Le cours de l’histoire tel qu’il se présente à
Baudelaire connaît une rotation comparable à celle du kaléidoscope,
où à chaque déplacement l’ordre est chamboulé pour faire place à un
nouvel ordre. »
Il n’y a là ni « exhaussement démesuré du sujet », ni « chaos
panthéiste ». Tous les mots qui décrivent le spleen baudelairien sont
ici des mots du temps, font signe vers des structures de temporalité :
« catastrophe » ou « perpétuation », « histoire » ou « moderne »… La
« rotation » elle-même, qu’évoque Benjamin pour étayer son image
du kaléidoscope, n’est sans doute pas sans rapport avec les notions
concomitantes — notamment chez Blanqui — de « révolte » ou de
« révolution ». Ce que Baudelaire donne à comprendre, en tout cas,
c’est que l’affect, qu’il soit spleen ou colère, se révèle comme une
façon d’être réveillé par le temps : de toucher intensément quelque
chose du temps. Et Benjamin de commenter : « Le spleen aiguise la
perception du temps de façon surnaturelle ; chaque seconde trouve la
conscience en éveil, prête à amortir le choc qu’elle provoque. »
Bientôt l’auteur du Livre des passages évoquera la « durée » selon
Bergson et, surtout, les réflexions de Marcel Proust au sujet de
Baudelaire, où il était question d’un « étrange sectionnement du
temps »… Façon, donc, de reconduire l’affect sur le temps, et celui-ci
sur l’imagination elle-même, la « sectionneuse » des choses visibles
et temporelles, leur « remonteuse » par excellence.
Pourquoi donc, sur tout cela, règne-t-il une ambiguïté fatale et,
même, féconde ? Parce qu’en chaque phrase poétique, en chaque
image ou en chaque émotion plusieurs temps coexistent, pourtant
hétérogènes. C’est l’une des grandes leçons benjaminiennes, depuis le
« tourbillon » de l’Ursprung dans le livre de 1928 sur le drame
baroque jusqu’aux ultimes thèses de 1940 « Sur le concept
d’histoire ». Mais c’est aussi ce que Baudelaire lui-même avait
fermement énoncé, en particulier au sujet du romantisme et de la
modernité. Dans le Salon de 1846, Baudelaire écrivit — avant sa
fameuse monographie sur Delacroix, en 1863 — un grand plaidoyer
pour le romantisme. Le texte en était précédé de cet avertissement de
méthode : « La critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-
à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre
le plus d’horizons. » Or, qu’était-il affirmé des horizons découverts
chez l’artiste romantique ? Qu’il refuse de « regarder
systématiquement le passé » ; qu’il se veut, par conséquent, moderne,
ayant promu « l’expression la plus récente, la plus actuelle de la
beauté. […] Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire
intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini. » Un romantique
sectaire serait donc quelqu’un qui se contredit complètement,
Delacroix étant là, une fois de plus, pour montrer l’ouverture de ton et
de temps qui caractérise ce style.
Il était question, dans ce même salon, de l’« héroïsme de la vie
moderne ». Souvenons-nous encore des œuvres de Delacroix prenant
fait et cause, avec toute l’école romantique européenne, pour le
soulèvement des Grecs contre l’Empire ottoman. Il est significatif que
le « peintre de la vie moderne » alors chanté par Baudelaire ait
participé, lui aussi, à cet engagement dans la lutte des Grecs pour leur
indépendance : Constantin Guys avait en effet, dès l’âge de vingt ans,
combattu contre les Turcs aux côtés de Byron. Sa « modernité » était
donc également de nature politique. « Il cherche ce quelque chose
qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente
pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour
lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans
l’historique, de tirer l’éternel du transitoire » — c’est-à-dire de
l’observation des choses qui passent sous nos yeux. L’« éternel » est à
tirer de « La Passante » et non des canons artistiques fossilisés dans
nos académies des Beaux-Arts.
Il est trop souvent arrivé que l’on réduisît Baudelaire à un pur
nostalgique, à quelqu’un qui avait horreur de la modernité. Il la
critiquait, ce qui est tout autre chose. Mais ne se lamentait point sur la
fugacité de toute chose, qu’il admirait au contraire comme le véhicule
même de cette « éternité » capable d’échapper à tous les
conformismes, qu’ils fussent ceux de la mode ou ceux de
l’académisme. « Cet élément transitoire, fugitif, dont les
métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le
mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez
forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable,
comme celle de l’unique femme avant le premier péché. […] En un
mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut
que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement
en ait été extraite. » Phrases justement célèbres car admirables, et
dans lesquelles Baudelaire avançait la nécessité d’un anachronisme
— quand la modernité cherche à devenir antiquité — ayant pour
opérateur dialectique l’anamnèse d’une « beauté mystérieuse » parce
qu’« involontaire » ou inconsciente.
« C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G[uys]. »,
concluait Baudelaire. On ne regarde plus beaucoup, aujourd’hui, la
production picturale de Constantin Guys. Je voudrais cependant
évoquer une image qui me semble mettre en œuvre, de façon presque
ingénue tant elle est simple et efficace, les opérations d’anachronisme
et d’anamnèse invoquées par le poète à l’endroit de cette « beauté
mystérieuse » de la vie humaine à « extraire » dans l’art moderne.
C’est un dessin à l’encre noire et au lavis gris, conservé au musée
Carnavalet : il représente deux Petits crieurs de journaux observés
sur le boulevard parisien (fig. 36). Ou bien il représente le même petit
crieur de journaux selon deux points de vue différents : au second
plan se tient une figure de Gavroche à peu près de face, les deux
pieds bien solides, rivés au sol ; au premier plan, en revanche, le petit
crieur de journaux avance solennellement, de profil, les pieds
rehaussés à la façon dansante, ariosa ou gratiosa, des nymphes de la
Renaissance…
36. Constantin Guys, Étude de petits crieurs de journaux, vers 1870. Plume, encre
noire et lavis gris. Paris, musée Carnavalet (D.1130). Photo DR.

Telle est donc l’opération anachronique : le petit crieur moderne est


en même temps une Ninfa all’antica — selon le vocabulaire d’Aby
Warburg —, et cela par la « beauté mystérieuse » que l’artiste aura
extraite de sa démarche, un jour dans la rue parisienne. Le
personnage moderne sera ainsi devenu antique, prenant même cette
allure féminine caractéristique des figures de la Victoire dont s’était
inspiré Delacroix pour représenter La Liberté guidant le peuple. Alors
nous pourrions imaginer que, dans ce personnage « transgenre » et
« transhistorique », passe furtivement, modestement, le petit peuple
avec sa propre liberté en marche. Or, c’est bien ce genre de
métamorphoses ou d’« images dialectiques » que Walter Benjamin
n’aura pas cessé de mettre au jour depuis le considérable matériau de
son Baudelaire. Deux fois, en 1935 et en 1939, il aura rédigé des
textes intitulés « Baudelaire ou les rues de Paris ». Plusieurs fois il
sera revenu sur le poème dédié à « La Passante ». La foule est
omniprésente, bien sûr, occasion pour Benjamin de faire dialoguer
Baudelaire et Poe avec Marx et Engels, tout en critiquant le
« marxisme trivial » pour son ignorance du rôle politique de la
bohème et du lumpenprolétariat. À l’horizon de tout cela, les combats
de rue des grands soulèvements de l’époque, jusqu’au décompte des
quelque quatre mille barricades élevées dans Paris lors des Trois
Glorieuses.

Walter Benjamin, lisant Baudelaire, aura donc pris au sérieux, en la


radicalisant sur le plan philosophique, l’assertion de 1851 sur la
« vérité de l’image » révélée dans l’approche romantique : la vérité de
l’image est une vérité inhérente au temps historique. D’où
l’importance de situer Baudelaire par rapport à Hegel, à Nietzsche ou
à Blanqui, et d’en tirer une certaine conception — qui a fait date, et
que je cite ici dans la nouvelle traduction de Patrick
Charbonneau — de la lisibilité du temps dans l’image : « Chaque
présent est déterminé par les images qui lui sont synchrones : chaque
maintenant est le maintenant d’une connaissabilité précise. En lui, la
vérité est chargée de temps jusqu’à l’éclatement. […] Ce n’est pas le
passé qui projette sa lumière sur le présent ni le présent qui projette sa
lumière sur le passé, mais au contraire l’image est ce dans quoi ce qui
a été va rencontrer, l’instant d’un éclair, le maintenant pour former
une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à
l’arrêt. Car tandis que le rapport du présent au passé est purement
temporel, le rapport de ce qui a été avec le maintenant est
dialectique : non pas de nature temporelle, mais de nature
iconographique (bildlich). Seules les images dialectiques sont de
véritables images historiques (nur dialektische Bilder sind echt
geschichtliche), c’est-à-dire non archaïques. L’image lue (das
gelesene Bild), à savoir l’image dans le maintenant de la
connaissabilité, porte éminemment le sceau du moment dangereux,
critique (Stempel des kritischen, gefährlichen Moments), qui est à la
base de toute lecture. »
Pour autant qu’elle soit reconnue lorsqu’elle passe, fugitive, et
qu’elle soit « lue » dans son mouvement même, l’image délivrerait
donc une vérité particulière du temps historique. Si Benjamin parle,
juste à ce moment, de « moment dangereux, critique », c’est que
l’image devient lisible, non seulement à celui qui sait la regarder,
mais également à celui qui le fait depuis certains moments de
l’histoire où elle devient « connaissable ». Moments du danger et de
la crise : ils sont, pour Baudelaire, l’après-coup de 1848, cette
révolution trahie ; et, pour Benjamin, l’après-coup de 1933, qui fut
lui-même l’après-coup d’une autre révolution trahie, celle de 1918-
1919 à Berlin. Toute lecture serait donc affaire — ou enjeu — de
politique : ce sont de tels « dangers » et de telles « crises » qui nous
mettent en demeure de lire notre histoire, nos images, lorsque le
présent nous frappe ou veut nous rendre analphabètes. Voilà qui fera
de toute lecture et de toute reconnaissance d’image un acte de
protestation contre le présent imposé. Benjamin écrivait en français, à
la fin de son Baudelaire, pour un texte prononcé à Pontigny en
mai 1939 : « Il paraît que, par échappées, Baudelaire ait saisi certains
traits de [l’]humanité à venir. »
C’est que l’imagination, qui ne cesse d’associer des temporalités
hétérogènes, n’a aucun mal à être tour à tour — voire en même
temps — rétrospective et prospective : ouverte à toutes les mémoires
involontaires et capable de toutes les prophéties. Une conscience
historique seulement tournée vers le passé ne serait pas dialectique :
elle est simplement qualifiée par Benjamin de « réactionnaire », à la
différence du « messianisme » que peut receler toute véritable
imagination dialectique du temps. Les éditeurs du Baudelaire ont eu
raison de rappeler que le testament philosophique de Benjamin, ses
thèses « Sur le concept d’histoire » composées au début de 1940,
formaient pour lui une « armature théorique au deuxième essai sur
Baudelaire », comme on le lit dans l’une des dernières lettres
adressées à Theodor Adorno, le 7 mai 1940. On sait que le mélange
étonnant de matérialisme et de messianisme chez Benjamin a, depuis
longtemps, inquiété ses commentateurs. Il continue d’ailleurs, et dans
le meilleur sens du terme. Tout récemment, par exemple, Enzo
Traverso a montré de quelle façon se nouaient en Benjamin un
« anarchisme romantique » et la pensée du communisme ; Jean-Marc
Durand-Gasselin a décrit comment l’« absolu littéraire » du
romantisme allemand avait pu donner forme à une pensée du
politique ; Marc de Launay a interrogé chez Benjamin l’idée de
« violence perpétuelle », tandis que Michael Löwy a synthétisé ses
profondes idées sur le « marxisme romantique » chez l’auteur de Sens
unique ; sans oublier Gérard Raulet, qui est revenu sur cette difficile
question du messianisme à travers les paradigmes de l’« instant » et
de la « fin ».
Sur tout cela règne sans doute beaucoup d’ambiguïté. Mais n’est-ce
pas le prix à payer pour s’orienter dans les images ? Pour trouver des
voies à travers l’ambiguïté, voire grâce à elle ? Benjamin ne fut pas
sans reconnaître — et durement critiquer — tous les abus
romantiques ou néoromantiques de l’irrationnalisme, du spiritualisme
et de l’ésotérisme : quand les images étaient par exemple regardées
« comme des êtres spirituels et agissants [c’est-à-dire comme] des
âmes », selon une tradition où l’on rencontre les noms de Johann
Jacob Bachofen ou de Ludwig Klages. Mais il aura, dans un texte
de 1935, porté au crédit de Bachofen d’avoir créé une « science du
clair-obscur » capable, non pas de prédictions — celles-ci
« constituant des prévisions exactes dans l’ordre naturel », et dont
l’exactitude n’est en général qu’un effet rhétorique, une duplicité de
langage —, mais de « prophéties scientifiques » qui, comme chez
Goethe ou Warburg, partaient du présent, cette « préhistoire du
futur », et s’en allaient du côté d’images ou d’hypothèses, urgentes
mais irréalisées, que portait un désir de soulever l’état des choses
actuelles.
En 1939-1940, Benjamin rendit compte brièvement de l’ouvrage
d’Albert Béguin, paru en 1937 et réédité en 1939, sur L’Âme
romantique et le rêve. Ce livre suivait utilement la route qui mène des
premiers romantiques allemands à Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé.
Que nous raconte donc, pour finir, un tel trajet ? S’il est vrai que le
romantisme « nous rappela à la vérité de l’image », comme l’écrivait
Baudelaire dans le texte de 1851 commenté par Jacques Rancière, ce
n’était pas pour nous détourner fatalement du « goût infini de la
République », mais pour nous donner une chance de voir figurer ce
goût dans des images qui pussent manifester la vérité d’une
insurrection (et non pas la fausse insurrection, dite par Baudelaire
« puérile » et « condamnée à une vie courte », de la position issue de
« l’art pour l’art »). À de telles conditions, l’image offre bien, ouvre
bien cette possibilité : constituer le véhicule du « désir
révolutionnaire » (revolutionäre Wunsch) dont parlait Schlegel, que
Walter Benjamin aura philosophiquement déplié pendant plus de
vingt ans, et qu’Ernst Bloch devait bientôt revivifier sous le nom
d’« images-désirs » (Wunschbilder) dans sa grande entreprise du
Principe Espérance.
12

SAVOIR ESPÉRER :
LES POSSIBLES REPRENNENT COULEUR

C’est déjà faire un geste que d’espérer. Ce geste serait-il donc au


principe de ce qui nous soulève et nous met en mouvement vers
l’émancipation ? Serait-ce là le véritable commencement de tout
recommencement ? Espérer, n’est-ce pas ce qui soulève notre vouloir
et, partant, nos possibilités concrètes d’être libres ? Telle est l’idée
qu’obstinément, à bout de bras pourrait-on dire, Ernst Bloch aura
soutenue tout au long de sa vie. Son œuvre entière — par-delà son
livre le plus fameux, Le Principe Espérance — pourrait se lire
comme un fantastique (je veux dire à la fois : un immense et un
imaginatif) déploiement de savoir et de pensée à l’endroit de ce geste
fondamental qu’est le geste d’espérer. La puissance et la complexité
d’une telle œuvre lui viennent de son ambition même : ne rien lâcher
sur l’expérience concrète de l’histoire, de la politique au jour le jour
avec les émotions, les incertitudes ou les prises de décision qu’elle
suscite, et ne jamais renoncer cependant aux constructions
conceptuelles dans l’ordre de ce qu’il nomma, dans Experimentum
Mundi, les « catégories de l’élaboration ».
Il ne suffit donc pas d’espérer : il faut savoir espérer. Ce qui
suppose d’abord une attitude éthique, puisque savoir espérer, c’est
avoir le courage de persister dans son désir, de résister à tout ce qui
nous porterait au renoncement, à la désolation, aux petits
arrangements, à la soumission. Mais cela suppose également une
approche épistémique, savante, historique et théorique, des
problèmes : Ernst Bloch nomma cette approche, dans le premier
volume du Principe Espérance, une docta spes, un « espoir savant »,
un « savoir-espoir » : « C’est donc l’espoir instruit et concret
(wissend-konkrete Hoffnung) qui subjectivement sera le plus rude
adversaire de la crainte et qui objectivement conduira avec le plus de
compétence à enrayer les motifs de cette crainte : l’espoir opérant de
concert avec l’insatisfaction informée, qui fait partie de l’espoir
puisque tous deux surgissent du refus de la privation. » Et Bloch
d’enchaîner sur cette phrase lapidaire qui, justement, sera plus tard
gravée sur sa propre pierre tombale : « Penser veut dire franchir »
(Denken heißt Überschreiten). Plus loin, dans le labyrinthe de cet
ouvrage étourdissant, se retrouveront tous les motifs de la docta spes
envisagée sous l’angle de la « fonction utopique » (utopische
Funktion) qui désigne avant tout la « liberté d’opposer au donné
défectueux une force contradictoire », une puissance de refus capable
de s’engager sur la voie même de l’affirmation, fût-elle optative : « Il
faut que cela soit ». Espérer reviendrait à dire « il faut que cela soit »
contre tout ce qui, présentement, étouffe notre liberté d’être.
Ernst Bloch incarne la figure de l’extraterritorial par excellence.
Lui qui ne parlait que d’espérance passa toute sa vie à voir des gens
mourir autour de lui, à faire ses bagages, à perdre sa bibliothèque, à
se mettre en quête de visas ou de passeports, à tenter d’échapper aux
contrôles ou répressions de toutes sortes. Il aura vécu la majeure
partie de son temps en exil : il fut donc souvent menacé. C’est aussi
une figure du survivant par excellence : il a survécu à la Première
Guerre mondiale puis à la menace nazie et à la Seconde Guerre
mondiale ; il a connu, comme réfugié politique, la misère et la
solitude aux États-Unis, puis le soupçon et la censure en Allemagne
de l’Est. Il est mort à quatre-vingt-douze ans sans avoir jamais
renoncé à son « principe » — son cher « principe espérance »
(Prinzip Hoffnung). Pierre Bouretz écrit de lui, dans son grand
ouvrage Témoins du futur : « Presque toujours exilé, longtemps
solitaire, souvent mal compris, Ernst Bloch a traversé le siècle
comme une personne déplacée qui pourrait offrir la figure de
l’authentique survivant chère à Kafka et Walter Benjamin. » Comme
Kafka et comme Benjamin, en effet, Ernst Bloch fait hautement partie
de cette constellation de penseurs malgré tout qui assumèrent la
lourde tâche — dialectique — d’affronter les « sombres temps » de
l’histoire et d’imaginer ce que pourrait être, politiquement, un
passage vers la lumière ou la possible « recoloration » de nos « vies
mutilées ».
Il est vrai qu’« aucun regard ne s’élève sans frôler la mort, elle qui
décolore tout » (kein Blick geht nach oben, ohne den Tod zu streifen,
der alles bleicht), ainsi que l’écrivait superbement Bloch dans
L’Esprit de l’utopie. C’est que, tout simplement, « notre vie si courte
s’en va. Plus nous mûrissons, plus nous diminuons. Bien vite ensuite,
nous jaunissons comme les feuilles et nous nous retrouvons en train
de pourrir sous terre ». Cela écrit à l’âge de trente-trois ans. Mais,
trente-trois ans plus tard, dans Sujet-Objet, Ernst Bloch devait
rappeler ceci, qui esquissait l’anamnèse de sa propre obstination dans
le « principe espérance » : « Il est rare qu’on doive attendre
longtemps pour que se révèle la vraie couleur (die eigentümliche
Farbe). Si elle se trouve dans une pensée à l’état latent, elle apparaît
le plus souvent dès la prime jeunesse. C’est pourquoi, on le sait,
presque chaque type de créateur, et plus sûrement en philosophie que
partout ailleurs, a possédé dans sa jeunesse une image (ein Bild) qu’il
devait réaliser, à laquelle il lui fallait se tenir. »
À considérer son destin sous l’angle de cette seule phrase, on
pourrait dire qu’Ernst Bloch, d’une certaine façon, n’a jamais été
vieux. Peut-être s’étiolait-il comme une feuille d’arbre (ou comme
tout le monde). Mais il revenait constamment, obstinément — et c’est
cela même qui d’abord se nomme espérance —, à ses propres désirs
les plus anciens, les plus natifs : ses désirs ou ses pensées de jeunesse,
qu’il a longuement commentés dans son dialogue de 1974 avec José
Marchand, Rêve diurne, station debout et utopie concrète. Il y raconte
la polarité initiale qui cliva son existence d’enfant et de jeune homme,
entre sa ville natale de Ludwigshafen — « une ville laide, marquée
par ce que le capitalisme moderne a de dur et d’impitoyable, et où
vivait un prolétariat affamé, exploité, en haillons » — et la belle cité
de Mannheim dont l’extraordinaire bibliothèque, ornée de fresques de
Tiepolo, devait lui ouvrir, littéralement, toutes les voies de sa culture
philosophique future, à commencer par Fichte, par Schelling et par
Hegel.
Ernst Bloch a très tôt compris — notamment dans Héritage de ce
temps, en 1935 — combien cette polarité géographique et sociale
avait pu déterminer chez lui, dans la longue durée, la pratique et la
théorie de ce « principe espérance » tout à la fois « concret » et
« instruit » Il raconte par exemple à José Marchand comment, après
le baccalauréat, il dut entrer en apprentissage chez un ferrailleur de
Ludwigshafen, lui qui avait composé, dès l’âge de treize ans, une
dissertation sur « L’univers à la lumière de l’athéisme »… Quel point
de jonction établir, dès lors, entre cette expérience prolétaire initiale
et cette expérimentation conceptuelle initiatique (qui était romantique
et hégélienne, dialectique pour tout dire) ? La réponse fut politique :
elle se nommait, au début des années 1900, « social-démocratie » et
se renomma, dix-huit ans plus tard, « soulèvement spartakiste ».
« C’est en voyant les prolétaires affamés, décharnés, marcher
furtivement le soir dans les rues de Ludwigshafen que j’ai commencé
à m’intéresser à la politique. J’ai donc cherché — mais longtemps en
vain ! — à prendre contact avec des journalistes sociaux-démocrates,
lesquels me donnèrent tous les protocoles des congrès du Parti social-
démocrate, avec les discours de Bebel et de Rosa Luxemburg, que j’ai
ainsi pu lire dès l’âge de quatorze ou quinze ans, et qui disaient tout
haut ce que je pensais en mon for intérieur. »
Si Ernst Bloch, qui n’a jamais cessé de se réclamer du romantisme
et de Schelling, a été mû par un tel désir de recommencer le
marxisme, de le « reprendre » dans tous les sens du terme — comme
l’a notamment rappelé Dirk Howard dans le grand recueil Utopie-
marxisme publié en 1976 par Miguel Abensour et dirigé par Gérard
Raulet —, c’est évidemment en raison de la situation historique et
politique allemande vis-à-vis de laquelle, Karl Marx et Rosa
Luxemburg aidant, il prit très tôt position. À l’instar des membres du
Spartakusbund, il a considéré l’entrée en guerre de l’Allemagne,
en 1914, comme une immense infamie destinée à étendre l’empire du
capital sur le dos — ou la « chair à canon » — de peuples qui, de fait,
n’avaient jamais exprimé d’intentions belliqueuses les uns envers les
autres.
C’est pourquoi, comme Walter Benjamin notamment, il s’exila en
Suisse pour échapper à la conscription. Tout au long du conflit, il
publia de nombreux pamphlets ou analyses politiques sur l’idéologie
de la guerre, la notion d’impérialisme, la crise du socialisme, les
perspectives ouvertes par la révolution d’Octobre et, déjà, la « voie
utopique » d’où surgissait ce qu’il nomma — c’était en juillet
1918 — une « pensée social-anarchiste » (sozialanarchistische
Gedanke). Ces publications pour l’Archiv für Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik ou la Freie Zeitung — commentées, notamment, par
Karlheinz Weigand et Hans-Ernst Schiller — apparaissent donc
comme une « épreuve du feu » pour la pensée politique d’Ernst
Bloch. C’est comme si son premier grand livre, L’Esprit de l’utopie
(Geist der Utopie), publié en 1918 et repris en 1923, prenait la
consistance même de ce « regard [qui] s’élève [à] frôler la mort »
dont il est question dans le dernier chapitre, mais pour en faire
l’énergie même de ce désir d’émancipation, de soulèvement,
d’espérance malgré tout. On ne saurait oublier que ce livre fut écrit
dans le contexte général du grand massacre européen, mais aussi dans
celui, plus personnel, de la maladie et de la mort de sa femme, Else
Bloch-Stritzky, à qui le livre est dédié.
L’Esprit de l ’utopie pourrait être aisément compris comme un
appel lancé — une voix qui s’élève, qui se soulève — à partir de
l’échec subi par la révolution allemande, échec où résonnent
cependant les formules d’espoir que sont les « testaments » de Rosa
Luxemburg (« j’étais, je suis, je serai ») et de Karl Liebknecht
(« malgré tout ! »). Thierry Labica a même vu, dans la production
philosophique d’Ernst Bloch autour des années 1920 — de L’Esprit
de l’utopie à Thomas Müntzer, théologien de la révolution —, une
réponse directe apportée à l’échec spartakiste de 1919, un peu comme
Friedrich Engels avait pu répondre à l’échec de la révolution
de 1848 en écrivant, dans les mois qui suivirent, son étude sur La
Guerre des paysans en Allemagne. Mais, contrairement à Engels,
Bloch ne cessa jamais d’écouter les polyrythmies de l’histoire, et de
leur rendre justice jusque dans leurs phénomènes d’apparentes
régressions : la téléologie marxiste, dans sa version orthodoxe, ne
pouvait évidemment convenir à sa pensée de l’espérance. D’où que
L’Esprit de l’utopie puisse être lu aux côtés d’ouvrages classiques tels
que l’Utopie de Thomas More, mais également aux côtés d’ouvrages
contemporains tels que Le Socialisme romantique de Sigmund
Rubinstein, qui forma en 1920 — ainsi que Christian Roques l’a
récemment analysé — l’utopie, socialiste et romantique à la fois,
d’une démocratie autogérée par « république des conseils ».

*
Chaque livre d’Ernst Bloch se dresse comme une barricade en face
du malheur, affirmant à chaque fois l’indestructibilité de son désir de
liberté. Espérance serait donc, dans son vocabulaire, le mot de cette
indestructibilité même. Face au malheur général ou au malheur
personnel dans lequel chacun de ces livres fut écrit, le « principe
espérance » s’obstinait donc. Héritage de ce temps, chef-d’œuvre de
la pensée antifasciste, fut écrit en exil à Prague, au moment où Bloch
figurait sur la liste noire des nazis. Lorsque le chemin pour échapper
à cet étau le conduisit en France — où il fut proche de Siegfried
Kracauer, de Bertolt Brecht et de Walter Benjamin, notamment à
l’occasion du Congrès antifasciste de défense de la culture, en juin
1935 —, il travailla sur une histoire philosophique du matérialisme
qui ne fut publiée que bien plus tard sous le titre Le Problème du
matérialisme, son histoire et sa substance. Puis ce fut, en exil aux
États-Unis, l’abandon par ceux-là mêmes — Max Horkheimer et
Theodor Adorno — qui pouvaient le comprendre mais le laissèrent
étrangement seul avec son projet du Principe Espérance.
De retour en Europe au mois d’avril 1949, Ernst Bloch enseigna la
philosophie à l’Université de Leipzig mais, depuis la publication de
ses Éclaircissements sur Hegel jusqu’à son grand livre Droit naturel
et dignité humaine, la surveillance et la censure d’État ne le lâchèrent
plus : encore une fois il se retrouva isolé, accusé
en 1957 d’« égarements mystiques » et de « déviations
idéologiques », puis interdit de faire cours et, même, d’utiliser la
bibliothèque universitaire. Tout cela à un moment où, sans prendre
garde au conformisme ambiant, il redisait tout haut son attachement à
la pensée hétérodoxe de Rosa Luxemburg et se montrait ouvertement
proche du « communiste réformateur » — du dissident, pour tout
dire, condamné en 1956 à dix années de prison — Wolfgang Harich.
L’historienne Sonia Combe, dans une étude sur le contrôle des
intellectuels par la Stasi en Allemagne de l’Est, a rouvert le dossier
établi contre Bloch par la police politique : il ne comptait pas moins
de deux mille pages en huit volumes, progressant toujours plus vers la
« criminalisation de la pensée » du philosophe. Il revient à Arno
Münster d’avoir très précisément retracé toutes ces péripéties
biographiques et intellectuelles, jusqu’à l’installation d’Ernst Bloch à
Tübingen, où il put enfin songer à la publication de ses Œuvres
complètes, dont l’ultime volume n’était autre qu’Experimentum
Mundi, achevé au moment de ses quatre-vingt-dix ans.
Il est probable qu’Ernst Bloch, pour ce livre-testament, ait choisi le
mot latin experimentum afin d’affirmer qu’il fallait réunir
philosophiquement en un seul substantif ce que la langue allemande
distribue habituellement en plusieurs mots distincts : Erfahrung ou
Erlebnis, d’un côté, pour désigner l’expérience en tant que
temporalité de présent vécu ; Experiment, d’un autre côté, pour
dénoter la libre expérimentation, l’acte de « faire des expériences »,
de transformer le réel ; sans compter Kenntnis, l’expérience
accumulée faisant connaissance et sagesse, ce qui apparaît dans des
expressions telles que Menschenkenntnis ou Lebensklugheit, la
« sapience de vie ». Experior, en latin, réunit justement toutes ces
valeurs : il signifie « essayer » autant qu’« éprouver » dans le même
acte de « faire l’expérience de quelque chose ». Éprouver, c’est faire
une expérience dans un temps qui peut être subi, passif, et cela
suppose émotions voire souffrances (notamment devant cette
« expérience » qu’en latin on nomme periculum, le danger). Cela veut
dire aussi que l’on « éprouve » la résistance du réel, que l’on tâtonne
activement, que l’on expérimente afin de rechercher des voies de
sortie, afin de réaliser quelque chose d’autre que ce que la réalité
imposait jusque-là. Et c’est là, justement, l’autre sens du verbe
experior. Un « homme d’expérience » — comme l’était, de toute
évidence, Ernst Bloch — sera donc quelqu’un qui connaît le monde
pour en avoir subi l’épreuve, mais aussi pour avoir transformé
l’épreuve en essai, en jeu avec, en transformations expérimentales
elles-mêmes menées en pensées comme en actes.
Il est significatif qu’Ernst Bloch, dans ses entretiens de 1974, ait
introduit le thème de l’« expérimentation du monde » au moment
d’évoquer, non pas le testament philosophique qui porte ce titre, mais
ses pensées de la toute prime jeunesse. Il en fait même un motif pour
dire quelque chose sur l’origine de la philosophie en général :
« L’origine de la philosophie est précisément ce non-encore-conscient
dont le corollaire est le non-encore-devenu dans le monde, et le
monde de l’expérimentation, où l’on expérimente un non-encore-
devenu. » Si « penser veut dire franchir », cela ne veut pourtant pas
dire qu’on s’y exclurait de l’expérience commune, bien au contraire :
c’est une transgression non transcendante, une transgression
immanente au monde. « Penser veut dire franchir. Mais sans passer
outre à ce qui existe, sans vouloir l’ignorer. Ni dans sa détresse, ni
surtout dans le mouvement qui permet d’en sortir. Ni dans les causes
de la détresse, ni surtout dans l’ébauche du changement qui y mûrit. »
C’est une hétérologie, une philosophie de la transgression qu’Ernst
Bloch aura donc mis en œuvre, cherchant à en explorer toutes les
variantes possibles, dans toutes les situations où des sujets, voire des
peuples entiers, pourraient trouver le chemin d’une possible
émancipation. C’est ce qui devait apparaître, trente ans après ces
premières lignes du Principe Espérance, dans le livre de 1968 sur
L’Athéisme dans le christianisme, dont le motif central n’est autre que
celui, juif, de l’exode, et dont l’exergue débute ainsi : « Penser, c’est
dépasser. Le meilleur, dans la religion, c’est qu’elle engendre des
hérétiques. » Transgression serait ainsi l’autre nom de
l’expérimentation, l’autre nom de l’expérience humaine en général
dans ce qu’elle a de plus vivant, de plus vivace. Il y a par exemple,
dans la cinquième partie du Principe Espérance — mot qui, soit dit
en passant, rime si bien en français avec le mot expérience —, tout un
développement sur le « jeune Goethe » et sa vocation fondamentale à
« ne pas renoncer » à son virulent désir d’expérimenter : déjà lorsque,
tout enfant, il décida un jour de jeter la vaisselle familiale par la
fenêtre, pour voir ce que cela donnait.
C’est donc une philosophie de la prise de risque prométhéenne :
une recherche du côté — moins tragique à la Eschyle que romantique
à la Shelley — du Prométhée désenchaîné, voire déchaîné. Toute une
partie du Principe Espérance est consacrée à ce thème, depuis les
choix du jeune Goethe jusqu’à son propre chef-d’œuvre Faust, depuis
Cervantes jusqu’à Shakespeare, ou depuis La Jérusalem délivrée du
Tasse jusqu’au Don Giovanni de Mozart, sans compter cette œuvre
aimée entre toutes par Ernst Bloch, le Fidelio de Beethoven dont le
philosophe aura voulu déplier la fondamentale vertu révolutionnaire.
Au milieu de tout cela s’élève l’admiration pour ceux qui eurent, ici
et là, « la force de sortir à l’air libre […]. Ce sont les tentateurs de la
vie qui se vit pleinement, qui se vit jusqu’au bout, et ils tentent dans
le sens d’abord de la séduction, mais aussi et surtout de la tentative de
sortir, de l’exode, du “Si et en dépit de tout !” (das Trotzdem) opposé
au “Parce que” de l’habitude, qui ne conditionne que par habitude.
Les figures de cette espèce partent, restent fidèles à leur inquiétude
[…]. Et c’est précisément parce que cela [l’apaisement de cette
inquiétude] n’est pas là que ces créatures indociles ne font pas demi-
tour ».
Philosophie de l’espérance, la pensée d’Ernst Bloch n’a jamais
cessé de chercher les modèles temporels qui, en termes
d’expérience — subjective, historique ou politique —, fussent à la
hauteur du « J’étais, je suis, je serai » de Rosa Luxemburg comme du
« Malgré tout ! » de Karl Liebknecht. Espérer, au sens de Bloch, ce
n’est pas rêver béatement dans une perspective sans contours. C’est
« pressentir ce que nous pouvons accomplir », et le faire avec la
précision d’une docta spes. Or, cela ne va pas sans volonté ni
réflexion ni, d’ailleurs, sans la passion elle-même : « Ainsi une
attitude passionnément anticipante transforme-t-elle ce qui est
vraiment possible en cette réalité dont nous avons rêvé. » Il faut à
l’expérience d’espérance le « désir » ou le « souhait » (Wunsch), mais
aussi la « volonté ferme » (scharfes Wollen) et enfin le « regard plus
aigu et circonspect (und mit ihm ein scharfer, umsichtiger Blick) qui
repère ce qui peut être fait et l’indique à la volonté ».

Pensée tout à la fois visionnaire et révolutionnaire, donc, que cette


pensée de la docta spes : non seulement parce qu’elle entendait
reformuler les termes du marxisme orthodoxe — que cela plaise ou
non aux cadres de Parti et, même, à l’ami de longue date que fut
Georg Lukács —, mais encore parce qu’elle renversait les hiérarchies
ontologiques les plus établies de la pensée occidentale dans sa longue
durée. Ernst Bloch aura donc revendiqué une ontologie de la
puissance, et plus précisément une ontologie des possibles, qui
acceptait sans doute la leçon aristotélicienne de la dynamis en tant
que « puissance de changement », mais qui refusait d’envisager
l’antériorité canonique de l’acte sur la puissance. Il ne fallait plus
admettre désormais, contre toute la métaphysique classique, que le
possible soit ontologiquement dévalorisé en termes de « privation »
(steresis) par rapport au réel. Les formules déjà citées du Principe
Espérance sont fort claires sur ce point : c’est le réel et non le
possible qui est défectueux, privé de ce quelque chose — ce possible,
cette puissance — que nous désirons ardemment. C’est contre un tel
« donné défectueux » (schlecht Vorhandene) qu’il nous faudra sans
cesse revendiquer notre « refus de la privation » (Nein zu Mangel).
Les choses réelles sont vouées, fatalement, à s’écrouler, à
disparaître. Qu’est-ce donc qui va survivre à cette disparition ?
Qu’est-ce qui se révèle plus indestructible que cela ? Ce n’est autre,
répond Bloch, que le possible lui-même : le possible en tant que
visage du désir indestructible. Là où Sigmund Freud avait fait, dans
sa conclusion à L’Interprétation des rêves, du désir le plus profond, le
plus inconscient, un paradigme de l’indestructibilité dans l’humain,
Ernst Bloch, dans L’Esprit de l’utopie, dira la même chose à peu près
du désir ou du souhait (Wunsch) « le plus haut », le plus soulevé :
« Nous vivons et ne savons à quoi sert notre vie. Nous mourons et ne
savons où nous mène notre mort. Il est facile de dire ce que nous
voulons maintenant et plus tard. Mais nul ne peut indiquer ce qu’il
veut par-dessus tout (niemand kan angeben, was er überhaupt will)
dans cette existence pourtant finaliste à l’excès. “Je m’étonne d’être
content !” dit un vieux dicton [gravé] sur une porte. Et pourtant, un
vaste horizon d’espérance s’ouvre ici, à nous qui sommes plongés
dans la souffrance et l’obscurité. L’espérance, si elle reste assez forte,
si elle se purifie et se possède sans gauchissement, rend
indestructible — l’espérance nous rend indestructibles. »
Or l’espérance ne saurait advenir dans l’adhésion aveugle d’un
sujet à lui-même : lorsque « je me tiens auprès de moi » et que j’y
reste, alors « l’être humain […] vit dans la grisaille et rien n’y prend
de couleur ». Que manque-t-il donc au sujet trop proche de lui-même
pour espérer quoi que ce soit ? Il lui manque l’altérité, c’est-à-dire
qu’« il [lui] manque d’être très profondément déchiré », répond Ernst
Bloch. « Mais c’est de là en même temps, ajoute-t-il, que naît le
courage paradoxal de prédire la lumière précisément à partir du
brouillard. » La docta spes n’a donc rien d’un subjectivisme certain
de lui-même, écrasé sur lui-même. Elle réclame un sujet, mais
déchiré, ouvert à l’extériorité, à l’altérité. Elle n’a rien non plus d’un
objectivisme qui prétendrait observer toute chose de haut, ni d’un
conceptualisme — ou d’un panlogisme — à la Hegel. Il faut plutôt,
écrit Ernst Bloch, « parler de tout ce qui est exigence » (alles
Fordern), alors qu’à ses yeux « Hegel est tout à la fois trop pauvre et
trop riche pour pouvoir encore exiger ». Mieux vaut, à tout prendre,
les Rêves d’un visionnaire où Kant lui-même aura fini par faire
pencher la « balance de l’entendement » du côté de cette exigence
même. Pour le dire en termes de méthode philosophique : il faudrait
savoir enflammer Hegel avec les rêves de Kant comme il aura fallu
enflammer Kant avec la dialectique de Hegel.
Et c’est ainsi que les possibles — la puissance en
général — pourraient retrouver leurs couleurs : pour illuminer nos
vies et rouvrir le champ de nos raisons d’agir. Bloch, qui a beaucoup
lu Kierkegaard, aura voulu reprendre de celui-ci le motif du désir
humain fondamental en tant que désir de voir la possibilité. En
exergue à un chapitre du Principe Espérance intitulé « Le
franchissement et le monde le plus intensément humain qui soit » (il
s’agit en fait d’un chapitre sur la musique), Bloch citait ces mots tirés
de L’Instant : « Si je pouvais formuler un souhait, ce serait celui de
posséder non pas la richesse ou la puissance, mais la passion de la
possibilité ; j’aimerais avoir cet œil qui, éternellement jeune, brûlerait
éternellement du désir de voir la possibilité. » Il s’agissait bien
d’approcher la possibilité en tant qu’ouverture, et non la racine des
choses en tant que clôture du possible sur lui-même : se satisfaire de
sa propre origine, ignorer les autres racines, voilà bien le meilleur
moyen d’ignorer les possibles. Pour des raisons complémentaires à
celles qui animèrent Walter Benjamin, Ernst Bloch aura donc fait de
Être et temps l’une de ses cibles philosophiques les plus récurrentes.
Bloch proposait en effet une ontologie orientée dans un sens
exactement inverse à celle de Heidegger. Le possible relève du non-
encore-là : il se veut donc plus large, plus ouvert, plus fécond que
l’être-là heideggerien. Le non-encore-là n’a, d’autre part, que peu à
voir avec un néant existentiel. Sa visée temporelle est tout autre : non
pas celle d’un retour à l’origine, mais celle d’un mouvement vital
vers la fin. C’est, notamment, ce qu’on lit dès la préface du Principe
Espérance : « Si l’être se comprend à partir de son origine (Woher), il
se comprend aussi comme tendance ouverte vers une fin (Wohin).
[…] L’essence n’est pas ce qui a été ; au contraire, l’essence du
monde est elle-même au Front » (das Wesen der Welt liegt selber an
der Front) — façon de dire qu’elle est dans le temps comme
affrontant le temps, c’est-à-dire mise en mouvement en vue de
l’avenir, devant l’advenir.
Tout opposait donc Bloch à Heidegger, et cela — sans même parler
des positions politiques — sur la base des plus simples intuitions de
la pensée : une philosophie de l’espérance, du possible et de
l’émancipation ne saurait donc s’arrêter au « souci », à l’« angoisse »
et à l’« être-pour-la-mort ». On pourra encore lire ceci, par exemple,
dans le livre de 1968 sur L’Athéisme : « […] disons encore deux mots
du soi-disant dépassement de la métaphysique dont se font forts non
seulement les positivistes et les eunuques de l’agnosticisme mais
aussi, bien à tort, Heidegger, c’est-à-dire le penseur le plus statique
qu’on puisse imaginer, dont les balbutiements archaïsants et sans
originalité n’ont pas fini de ressasser l’“oubli de l’être” (“l’être de
jadis”) et sont à mille lieues de pénétrer dans l’être du possible. […]
[Les mots de Heidegger] “embourgeoisent” le possible, le redressent,
l’emprisonnent. […] Ce que Heidegger donne pour n’être plus la
métaphysique n’est autre que la branche la plus mauvaise de
l’ancienne métaphysique, celle qui descend jusqu’au Blut und Boden
et représente l’inverse d’un “exhaussement de la métaphysique par
elle-même” au sens, possible, d’une ontologie du non-achevé, du
non-encore-être. La métaphysique, chez Heidegger, est pratiquement
ramenée au rang de simple anamnèse — ce qu’elle était jadis —, au
rang de processus apparent, purement circulaire, indéfendable. »
Il faut donc, contre toute ontologie d’un temps arrêté ou d’un
temps qui nous immobiliserait, affronter les temps — car ils sont
pluriels — de façon mobile. Chercher la docta spes c’est, alors,
assumer son « parti pris du futur », écrit Ernst Bloch dans la préface
au Principe Espérance : cela veut dire, avant toute chose, que le futur,
ce que nous désirons, est cela même qui nous soulève, nous met en
mouvement, tend à nous émanciper. Dans l’expérience d’un tel
mouvement « nous naissons à nous-mêmes [par] une soif qui se
rappelle sans cesse, sans jamais se nommer ». Mobilité, intensité :
« L’homme n’est pas compact » (der Mensch ist nicht dicht), rappelle
Bloch, et cela donne corps à « l’intensité de l’attente qui l’habite [et
qui] révèle le grand espace réservé, dans l’homme, à une vie ouverte,
encore indéterminée ».
C’est alors que la vieille opposition entre le possible et le réel
devient obsolète, révèle sa nature de préjugé séculaire. Affronter les
temps ne suppose pas seulement un geste, une mobilité psychiques :
cela exige, tout autant, que ce geste soit concret. Au cœur d’un tel
geste pourra, dès lors, émerger ce qu’Ernst Bloch veut nommer la
« possibilité réelle » (reale Möglichkeit). Réelle, et
donc — puisqu’elle est aussi, ou encore, possibilité — dialectique.
Elle ouvre le chemin d’une transformation dialectique de l’absence
comme telle, le pas, en possibilité ou en pas-encore. Elle ouvre un
horizon, étant entendu que, selon Bloch, « tout ce qui est réel a un
horizon ». Si le pas est originaire, en tant qu’absence ou en tant que
perte, il n’ira pas sans le désir qui en surgit, le désir qui ne se
complaît pas dans le vide (le nihilisme serait donc,
fondamentalement, une incapacité à désirer) : il fait advenir « la
poussée désireuse de s’en évader », et c’est alors que le pas,
immobile et sans devenir, cruel comme une sentence définitive,
devient un pas-encore, c’est-à-dire un mouvement déjà porteur de
contenu historique.
Les derniers mots du Principe Espérance seront, une fois encore,
pour rappeler cette réalité du possible, cette réalité du futur — du
désir — en tant que constitution originaire de notre être : « La genèse
réelle n’est pas au début, elle est à la fin, et elle ne commencera à
commencer que lorsque la société et l’existence deviendront
radicales, autrement dit se saisiront à la racine. Or, la racine de
l’histoire c’est l’homme qui travaille, qui crée, qui transforme et
dépasse le donné. Dès qu’il se sera saisi et qu’il fondera ce qui est
sien dans une démocratie réelle, sans dessaisissement et sans
aliénation, naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à
tous dans l’enfance et où personne encore n’a jamais été. »
13

PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT
UTOPIQUE

L’Esprit de l’utopie, tel qu’Ernst Bloch l’aura fait surgir, dans


l’Allemagne de 1918, comme une météorite ou une fusée
d’espérance, se présentait aussi comme une phénoménologie : on
partait d’un moment nommé « rencontre avec soi-même » — depuis
le « trop près » de ce que Hegel eût appelé l’« en-soi » — et l’on
cheminait dans l’altérité, dans le temps, dans le désir, jusqu’au
« visage de la volonté humaine » et jusqu’à cette sorte d’apocalypse
marxiste capable, dans la toute dernière partie de l’ouvrage, de
« rendre extérieur l’intérieur et l’extérieur semblable à l’intérieur »…
N’était-ce pas là, tout simplement, une sorte de réponse à La
Phénoménologie de l’Esprit de Hegel ? Réponse secrètement
admirative, voire mimétique ; mais réponse explicitement polémique,
voire virulente — cela au nom de l’exigence utopique que Hegel
ignora : « Il n’y a assurément pas de meilleur fossoyeur que le
concept quand son contenu est complet. Ce fut le rôle essentiel de
Hegel d’extérioriser tout ce qui est intérieur et de fermer tout ce que
Kant avait ouvert, et cela au bénéfice évident mais discutable d’un
système complètement achevé […], habitué à [tout] concevoir de
haut. »
Or il n’y a pas que les phénomènes extérieurs qui soient
susceptibles d’une phénoménologie. L’exigence elle-même — c’est-
à-dire la « vérité optative » de l’espérance, qui se nomme
utopie — mérite sa phénoménologie dont Le Principe Espérance aura
donné, entre 1938 et 1959, la forme la plus encyclopédique, la plus
foisonnante. Entretemps, Ernst Bloch avait décidé de se confronter
plus directement à la philosophie hégélienne, confrontation recueillie,
en 1951, dans l’imposant ouvrage intitulé Sujet-Objet.
Éclaircissements sur Hegel. On s’aperçoit alors que Hegel ne
représenta pas seulement pour Ernst Bloch ce « carcan » ou cet
« étouffoir du souffle révolutionnaire » dont a pu parler, notamment,
Pierre Quillet dans le recueil d’études réunies par Gérard Raulet,
Utopie-marxisme selon Ernst Bloch. Un avant-propos à la première
édition de Sujet-Objet — écrit en 1947, repris en 1949 —, définissait
l’entreprise comme « conduisant à Hegel, avec lui et grâce à lui ».
« Le monde avance, écrivait Bloch, il avance dans l’effort et l’espoir,
et avec lui aussi avance la lumière de Hegel. […] Hegel est un maître
qui enseigne le mouvement en vie par opposition à l’être mort. […]
Et, pas plus que Hegel lui-même, le vrai n’est point un fait immobile
ou achevé. […] Hegel niait l’avenir, aucun avenir ne reniera Hegel. »
Un post-scriptum, écrit en 1962, ajoutait ceci : « Hegel est toujours
d’actualité, surtout lorsque le temps tout à la fois s’accélère et se fige.
[…] De la sorte, Hegel introduit la discontinuité aujourd’hui encore[,
] fidèle au vrai qui point encore n’existe. » L’auteur de La
Phénoménologie de l’Esprit demeure donc indispensable à toute
pensée de l’utopie, lui qui n’en perçut jamais l’exigence.
Indispensable, pourquoi ? Pour sa pensée du devenir, de la dialectique
et du désir, ces paradigmes nécessaires à toute philosophie de
l’espérance dans l’histoire. « Le devenir (Werden) fut dès le début le
mot de passe de Hegel. Le mot qui lui ouvrit le chemin à travers la
texture apparemment rigide des choses, tout comme cette texture était
un chemin qui se meut lui-même : un fleuve. » Sans doute Hegel
voulut-il enfermer le devenir dans l’empire de la « raison dans
l’histoire », méconnaissant par là le visage imprévisible des temps
utopiques. Il faudra donc lire Hegel avec sa transgression utopique.
« D’une pensée qui advient on n’a pas le droit de faire une pensée
advenue, comme l’a enseigné Hegel. Comme si toute chose avait fait
son temps, reçu son salaire ! »
Il faudra donc relire Hegel par-delà ses propres injonctions : « Et
lorsque Hegel crie : “Que tout s’arrête !” à la longue, c’est-à-dire de
manière dialectique, ce cri implique l’ordre d’avancer… » Hegel
évita l’excès — le « plus outre », dit Bloch —, cependant Hegel
invite à penser l’excès comme, par ailleurs, Georges Bataille en aura
fait le constat. Il est vrai que lorsque Hegel donne l’impression qu’il
faudrait conclure, lui-même ne le fait jamais, dialectique oblige.
Quitte à ce que cette dialectique doive subir une deuxième
transgression, qui sera transgression pratique. Il s’agit alors de
pousser jusque dans ses conséquences concrètes ce qu’avait bien senti
le jeune Marx « lorsque, dans une lettre à son père, il envisageait la
dialectique comme une réalité d’entrée de jeu objective, comme un
bouleversement des choses ». Ce qu’aura, un peu plus tard, senti le
socialiste russe Alexandre Herzen qui définissait la dialectique
comme « l’algèbre de la révolution ». Sans compter Lénine revenant
au « noyau » indispensable de la dialectique hégélienne dans ses
Cahiers philosophiques. Ernst Bloch, qui cite ces sources avec bien
d’autres, n’hésite pas pour sa part à repérer chez Hegel ce qu’il
nomme une « cryptopraxis » : elle ne demandait qu’à être dépliée,
réalisée.
Ce qui revient, selon l’expression bien connue de Karl Marx dans
son introduction au Capital, à la « remettre sur ses pieds ». « Et il est
de fait, ajoute Bloch, que le rapport entre théorie et praxis tel que le
conçoit Marx implique également l’alternance d’une mutuelle
subordination entre le pratique et le théorétique, de la même manière
que Hegel entend qu’ils se complètent mutuellement. La théorie
conduit à une praxis concrète, la praxis, avec les nouvelles
contradictions qui l’affectent, réclame derechef la théorie. » Ernst
Bloch complètera néanmoins l’image utilisée par Marx dans Le
Capital en disant que, face au système hégélien, « il s’agit de [faire
en sorte que] la dialectique [soit] mise sur des pieds qui marchent ».
Façon discrète — pour autant qu’Ernst Bloch soit un penseur
discret —, de transgresser Marx lui-même. Dans le dernier
paragraphe de Sujet/Objet, intitulé « Dialectique et espérance », le ton
se révélera en effet, tout à coup, bien peu familier aux marxistes
orthodoxes, comme s’il fallait à Ernst Bloch l’appel
anachronique — non téléologique — à une vaste anthropologie de
l’espérance pensée en même temps comme une anthropologie des
survivances ou comme un Spectres de Marx avant la lettre : « Les
hommes ne sont pas achevés ; donc leur passé ne l’est pas non plus. Il
continue, sous d’autres signes, à travailler avec nous, avec l’élan qui
vient de ses interrogations, avec l’expérimentation que représentent
ses réponses ; nous sommes tous dans la même barque. Les morts
reviennent, métamorphosés ; ceux (comme Thomas Müntzer) dont
l’action était trop hardie pour être menée à son terme ; ceux (comme
Eschyle, Dante, Shakespeare, Bach, Goethe) dont l’œuvre était de
trop grande envergure pour entrer dans les cadres de leur temps. La
découverte de l’avenir dans le passé (die Entdeckung der Zukunft im
Vergangenen), voilà ce qu’est la philosophie de l’histoire et, par
conséquent, aussi l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi l’adieu
à Hegel n’est pas plus un adieu que la première rencontre avec lui,
quand elle a jeté sa flamme, n’agit à la manière d’une première
rencontre. »
Sans doute, de Hegel à Marx, la dialectique matérialiste aura
explicitement assumé son élan révolutionnaire même si, comme y
insiste Bloch, « il n’est pas tellement besoin de retourner l’idée
hégélienne pour qu’elle laisse voir sa rouge doublure ». Sans doute la
dialectique, désormais, « se révolte [et] fait même du tapage plus que
rien d’autre au monde » bien que, à y regarder de plus près, son
« cercle de trajectoires circulaires » fasse remonter à la surface des
vagues ce qu’il y a de plus « vieux » et « immémorial » dans
l’histoire des hommes : remarque provocante de Bloch, si l’on y
songe, à l’égard de ses propres amis communistes. Il y aura donc,
dans Sujet/Objet, la mise en œuvre d’une troisième transgression pour
laquelle, désormais, le cadre marxiste d’intelligibilité ne sera plus
d’aucun secours. C’est une transgression poétique. C’est une
transgression, par la poïesis — dans une acception venue en droite
ligne du premier romantisme allemand —, de la praxis elle-même.
Y aurait-il donc, sous le nom d’utopie, quelque chose que
méconnaît la notion habituelle de praxis ? Ernst Bloch a sans doute
fait sienne la conclusion fameuse des « Thèses sur Feuerbach » de
Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de
diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » Or
l’introduction du même texte revendiquait, pour cette transformation
du monde, un concept de praxis dont Bloch ne pouvait pas se
satisfaire : le « côté actif » de l’humanité, l’« activité humaine » dont
parlait Marx ne désigne encore qu’un monde de réalités, et pas encore
un monde de désirs. Il fallait donc ouvrir la pratique à quelque chose
comme une poétique des possibilités. Et convenir, sur ce plan, que
Hegel se retrouve en position d’avant-garde par rapport à Marx : il y
a un rapport essentiel entre liberté et travail non aliéné, sans doute,
mais ce « travail » lui-même n’est pas réductible au « côté actif »
qu’y voyait Marx. Hegel donne donc à Ernst Bloch le fondement de
son concept d’espérance avec celui d’inquiétude : « Là où s’élève le
principe de liberté, entrent en jeu une inquiétude (eine Unruhe), une
poussée vers l’extérieur (ein Treiben nach außen), une production de
l’objet sur lequel il appartient à l’esprit de travailler comme un
forcené. »
Le travail n’est donc pas seulement utilitaire, loin de là. Il est désir,
mise en œuvre, il peut donc être poésie. Il justifie qu’on relise, chez
Hegel, son immense Esthétique en regard de sa Phénoménologie pour
y relever une attention — soigneusement commentée par Ernst Bloch
car il y trouve matière à utopie — pour les révoltés mythiques, tel
Prométhée, ou tragiques, telle Antigone. Sans doute Hegel chercha-t-
il à décanter, à extraire le concept : mais cela partait toujours d’un
sujet sensible. « En labourant et en purifiant, Hegel bouleverse ; à
l’extrême opposé de l’opinion courante à son égard, sa pensée
s’enracine longuement dans la sensibilité », écrit ainsi Ernst Bloch.
En sorte que La Phénoménologie de l’Esprit aboutit à une
« connaissance réelle de soi en tant que connaissance de la production
de l’homme par son travail et son histoire ». Il y a bien sûr, chez
Hegel, le travail du concept. Mais il y a aussi une éthique de l’esprit
émancipé — lorsqu’il est exigé, par exemple, que « la première chose
qu’il faille apprendre, c’est à se tenir debout » —, voire une poétique
de la pensée qui incitera Ernst Bloch à rapprocher La
Phénoménologie de l’Esprit du Faust goethéen, et à remarquer
comment l’œuvre de Hegel, pourtant réglée sur le devenir historique,
s’offre — à la toute fin de La Phénoménologie, par exemple — de
véritables moments « extatiques », comme dit Bloch, qui sont autant
d’offrandes utopiques, dionysiaques, poétiques.
L’auteur de Sujet/Objet a confié, dans ses Entretiens
philosophiques des années 1964-1976, qu’il avait « procédé à une
lecture érotique de La Phénoménologie de l’Esprit », comme s’il y
avait dans ce livre d’aventures, corporelles autant que spirituelles,
sensibles autant qu’intelligibles, quelque chose « du Trésor [le grand
recueil de contes] de Hebel » dont Georg Lukács dira qu’avec un tel
mélange, c’est le style même d’Ernst Bloch qui se révélait d’un coup.
Hegel avec Hebel, donc… D’autre part, l’auteur de L’Esprit de
l’utopie ajoutait, dans un entretien de 1976 avec Jean-Michel
Palmier : « J’ai lu La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel face aux
usines [de Ludwigshafen]. J’ai appris les deux et grandi ainsi. » Sans
oublier le théâtre d’Eschyle ou de Shakespeare, la poésie de Dante ou
de Goethe, la musique de Bach ou de Beethoven — la musique en
général, qui occupe cette place si considérable et singulière au centre
même de L’Esprit de l’utopie, comme l’impromptu de toute
philosophie politique.
C’est qu’on ne saurait espérer par l’entremise des seuls concepts.
Voilà pourquoi la pensée d’Ernst Bloch, passionnément
philosophique, se montre si souvent insatisfaite des philosophes eux-
mêmes. Il y a souvent un côté excessif et radical dans cette
insatisfaction, quelquefois dans cette acrimonie. C’est le versant
exagérateur d’une telle pensée : comme tous les hérétiques, Ernst
Bloch n’a jamais cessé d’être en colère. Colère légitime contre ses
vrais ennemis (comme Hobbes ou Heidegger), colère sans doute
injuste contre ses alliés véritables, fussent-ils de faux amis (comme
Adorno et l’École de Francfort en général). Ernst Bloch peut fulminer
contre l’inconscient freudien auquel, pourtant, il doit beaucoup, mais
auquel il oppose le reproche d’ignorer toute dimension protensive,
toute vocation à anticiper, donc à désirer ; il voudra réfuter le
« désespoir » improductif de Theodor Adorno — jusque dans leur
dialogue de 1964 —, histoire de méconnaître les fécondités
dialectiques de la théorie critique et sa propre affinité avec les
Minima Moralia.
Avec un peu de distance temporelle, il apparaît pourtant, comme
l’a montré Gérard Raulet, que l’« utopie concrète » selon Ernst Bloch
peut elle-même s’analyser comme une véritable « théorie critique ».
Le Principe Espérance ne dresse-t-il pas son panorama des
utopies — sociales, techniques, architecturales, géographiques,
etc. — sur la base d’une véritable critique de la réification dont
l’esquisse magistrale, par son ami Georg Lukács en 1923, aura fini
par innerver toute l’histoire de l’École de Francfort (et qui n’a rien
perdu de son actualité) ? Il est vrai qu’il fallut attendre très
longtemps — dans les années 1960 — pour qu’Adorno manifeste
publiquement son intérêt philosophique, fût-il nuancé voire
ambivalent, pour l’océan de ces textes utopiques « écrits [comme] de
la main même de Nostradamus ».
*

Les relations d’Ernst Bloch avec Walter Benjamin furent beaucoup


plus proches, intenses et intéressantes — mais pas moins complexes.
Gershom Scholem, dans son livre Walter Benjamin, histoire d’une
amitié, a rappelé qu’à l’époque de leurs premières rencontres, en
Suisse où ils s’étaient exilés — c’était en mars ou en avril 1919 —,
Benjamin fut « manifestement très impressionné par la personnalité
de Bloch ». Une soirée à trois, quelques semaines plus tard, les tint
« réunis entre six heures du soir et trois heures et demie du matin.
Pendant la majeure partie de notre entretien, nous parlâmes
(quelquefois avec passion) du judaïsme, ancien et nouveau ».
Passions communes, donc : l’émancipation politique, le rôle
philosophique de la critique esthétique, la reformulation des modèles
standard de temporalité, quelque part entre marxisme hétérodoxe et
messianisme hérétique…
La correspondance de Benjamin porte de nombreuses traces de ces
pensées tout à la fois échangées et disputées, entre l’enthousiasme
effusif et l’irritation qui pointe depuis quelque chose comme une
relation rivale. « Je lui dois un élément essentiel », écrit Benjamin à
la lecture de L’Esprit de l’utopie, mais il y a aussi les « énormes
défauts »… Le livre de Bloch, « intensément » lu, est alors considéré
comme décisif pour toute « expression véritablement actuelle » de la
pensée philosophique. Mais à ces lettres de septembre 1919, il
convient d’ajouter celle du 13 février 1920 où Benjamin porte un
jugement plus refroidi, accusant l’aspect « précipité » du livre, bien
que, dit-il, « je sacrifie cette critique à mon espérance ». En 1921,
Bloch sera évoqué par Benjamin comme « l’un des hommes que nous
aimions le plus »… Et ainsi de suite, entre une amitié profonde
éprouvée devant le visage « rayonnant » de Bloch, le respect qu’il
inspire, la mémoire toujours vive de chaque mot qu’il a
prononcés — et une récurrente « impatience » ou « irritation » devant
le caractère même de son œuvre comme de sa personne.
En octobre 1931, Benjamin pourra encore écrire à Scholem : « Tu
es le seul probablement, Bloch excepté […], à connaître l’ensemble
de mes écrits. » En 1934, il projettera une série de conférences à
Paris, qui porteraient sur Brecht, Kraus, Kafka et sur Ernst Bloch dont
Héritage de ce temps n’est pourtant pas sans l’agacer (aussi parce
qu’il est question de lui). En 1938, il écrira à Theodor Adorno :
« J’attends avec impatience ce que vous pouvez me rapporter sur
Ernst Bloch », et réitère sa demande à l’adresse de Gretel Adorno. Il
dira comprendre, en décembre 1939, le dépaysement tout à la fois
géographique (aux États-Unis) et historique (dans la guerre mondiale
qui a commencé) du philosophe de l’espérance. Bloch lui-même,
dans ses entretiens de 1974 avec José Marchand, a rappelé quelques
circonstances de ces rencontres — notamment le fait que « Lukács ne
supportait pas Benjamin » — disséminées entre la Suisse, Berlin et
Paris, voire Capri et Marseille où Bloch séjourna en
septembre 1926 avec Benjamin et Kracauer, publiant un texte en
français dans Les Cahiers du Sud : il s’intitulait « Le savoir pas
encore conscient » et commençait par une version nouvelle de la
formule préférée : « Vivre c’est se dépasser. C’est là ce qui nous rend
humains. »
Cette « relation étroite et difficile » a été parfaitement résumée par
Philippe Ivernel : « On notera avec curiosité qu’à tout prendre Bloch
et Benjamin s’adressent, plus ou moins discrètement, des reproches
similaires. Pour résumer brutalement ceux-ci, disons que Bloch
trouve Benjamin excentrique au moment où Benjamin le trouve, lui,
déplacé. C’est le propre des couples inséparables que de s’accuser des
mêmes insuffisances. » Bloch lui-même parla, au sujet de ses
relations avec Benjamin, d’une « véritable symbiose » et, par voie de
conséquence, d’une « répulsion due à l’excès de proximité »,
notamment dans ce qui a pu se jouer entre le Sens unique de
Benjamin et les Traces de Bloch, entre 1928 et 1930. On comprend
alors que, par-delà les divergences d’interprétations philosophiques
ou politiques — qu’Arno Münster ou Jean-Michel Palmier auront
utilement retracées —, se jouait entre les deux penseurs une rivalité
mimétique, et non pas une querelle, concernant le style de la
philosophie à venir.
Il n’y eut de « phénoménologie de l’esprit utopique », pour Ernst
Bloch, qu’à faire imploser la construction hégélienne de la
Phénoménologie de l’Esprit. Cela voulait dire, aussi, qu’il fallait faire
exploser le langage philosophique lui-même, avec ses conventions
séculaires. L’Esprit de l’utopie engageait déjà ce mouvement de
transgression : livre déroutant qui s’ouvrait sur la description d’un
« vieux pichet », d’un « mur vert » et d’une « fenêtre noire » ; qui
bifurquait sans crier gare du côté d’une théorie de la musique ; qui se
cristallisait autour d’un thème mystérieux nommé « la forme de la
question inconstructible » (die Gestalt der unkonstruierbaren
Frage) ; qui s’enflammait, enfin, sur une conclusion à l’énoncé
stupéfiant : « Karl Marx, la mort et l’apocalypse ».
La forme littéraire utilisée dans Traces, ce livre merveilleux publié
en 1930, était encore plus déconcertante. Elle justifiait pleinement ce
qu’Adorno aura pu dire, déjà, de L’Esprit de l’utopie : « C’était là une
philosophie qui n’avait pas à rougir devant la littérature d’avant-
garde. » Le livre commençait en isolant ces simples mots : « Trop
peu » (zu wenig) — formule remarquable, si l’on y songe, pour
introduire à une pensée imaginative de l’utopie, c’est-à-dire au
sentiment aigu que notre réalité présente est bien « défectueuse ». Il
éclatait en mille morceaux de réflexions lapidaires évoquant les
fragments du premier romantisme allemand, et de récits dans lesquels
alternaient épisodes de la vie quotidienne (par exemple la rencontre,
dans un autobus parisien, avec une « passante » perdue autant que
désirée) et paraboles mystiques issues, sous forme de contes, de la
tradition hassidique.
L’un des traits les plus frappants du style blochien est sa variabilité
dans le rythme. Cette polyrythmie correspond d’ailleurs précisément
à la notion que le philosophe se faisait du temps en général. Un livre
d’Ernst Bloch se transforme comme change le temps, météorologique
ou historique. Il y a des passages interminables et des chapitres d’un
seul paragraphe ; il y a les lourdes masses et les grands réseaux de
celui qui veut avoir traité de tout — notamment dans Le Principe
Espérance —, et il y a les véritables éclairs où soudain la pensée
s’électrise. C’est à la fois, pour le lecteur, épuisant et exaltant. Le
meilleur indice de ce tempo jamais installé réside dans les phrases
choisies par Ernst Bloch pour réengager, dans chaque nouveau
chapitre ou paragraphe, tout son parcours — ou toute sa
danse — philosophique. Un simple florilège puisé dans les incipits
d’Héritage de ce temps, sans toucher à l’ordre où ils apparaissent,
vaut sans doute mieux que tous les commentaires pour donner une
idée de cette poétique de la pensée qui espère (ici restituée dans la
belle traduction de Jean Lacoste). Tout cela écrit à un moment, 1935,
où il y avait pourtant tout pour désespérer :
« Ici le regard est ample. L’époque se putréfie et en même temps crie comme une
femme en gésine. La situation est pitoyable, ou abjecte, la voie pour en sortir tortueuse.
[…]

Nous existons encore. Mais ce n’est qu’un demi-succès. […] Quelque chose devient
autre. Venu d’en bas un choc se propage. […]

Cela même fait naître en eux une grande émotion. Ils donnent des coups autour d’eux,
en particulier vers le bas, là où ils sont menacés de couler. […] Quand la vie est à ce point
brutale on voit surgir des hommes déboussolés. Jusqu’à présent la populace, comme on
l’appelait, était simplement à gauche. Maintenant elle est aussi à droite. […]

Lorsque deux hommes font la même chose, ils ne font pas la même chose. […] Tous ne
sont pas présents dans le temps présent. […] Il importe donc de rendre en même temps
plus large le temps présent en mouvement. […]

La poussière de l’ancien ne se dépose pas autrement. Elle est sans cesse soulevée là où
le Nouveau ne possède pas l’homme tout entier. […]

Déjà en respirant nous entrons et nous sortons. Au premier mouvement on reste ici, le
second esquisse une marche. On inspire l’air en nageant quand on se repose, et on
l’expulse quand on file en avant. Tout cela va et vient entre deux bouffées. […]

Ce qu’un enfant entend vit en lui-même. Sa tétée devient différente quand c’est un livre
qu’il tète. […]

Il est bon d’aller dans les eaux troubles des autres pour y pêcher soi-même. L’obscurité,
en effet, n’est pas propice aux seuls criminels. Les amoureux aussi savent en profiter. […]

Nous sommes hors de nous. Le regard vacille, et avec lui, ce qu’il fixait. Les choses
extérieures ne sont plus familières, elles se déplacent. Quelque chose là est devenu trop
léger, qui va et vient. […]

Ici seulement on sent vraiment le vent. Il souffle de partout. Les parties ne s’accordent
pas ensemble, elles sont devenues détachables, on peut les monter autrement. […]

On voit beaucoup trop de choses autour. Ce qui tombe en ruine est très coloré. Ça hurle,
ça rêve, ça penche à droite et à gauche en même temps. […]

Quand beaucoup de choses s’effondrent, nombre d’entre elles restent suspendues de


travers. […] »

Et c’est dans ce monde de travers qu’Ernst Bloch aura balisé, pour


ses lecteurs contemporains et futurs, les chemins de l’utopie.
14

RÊVES ROUGES
SURGIS DE POUSSIÈRES SOULEVÉES

Espérer, c’est voir un temps que ne voit pas l’actualité où nous


sommes plongés. C’est voir le temps à même sa possibilité de remise
en jeu. C’est voir un « vrai temps » peut-être, en tout cas un « grand
temps » qu’à toute force nous désirons et que veut offusquer l’histoire
présente quand cette histoire est aux mains de maîtres décidés à ne
rien lâcher sur l’aliénation de leurs sujets. L’Esprit de l’utopie a été
écrit dans les « sombres temps », comme disait Brecht, du grand
massacre européen de 1914-1918 et de la révolution trahie de 1918-
1923 en Allemagne. Que peut-on espérer, dans de telles
circonstances, à écrire un livre — aux rares lecteurs — sur
l’espérance ? On espère voir et faire voir un autre temps. Mais, dans
de telles circonstances, cela revient à inventer, à réinventer le temps
comme de but en blanc. Entendons bien ce mot d’« invention ». Il
suppose les deux ou trois acceptions de l’inventio latine, à savoir :
une faculté imaginative, stylistiquement ou rhétoriquement
appareillée dans le langage ou dans les œuvres de l’esprit ; une
faculté archéologique permettant de découvrir, de désenfouir une
réalité qui jusque-là échappait à la vue commune ; voire une faculté
structurale de collecte et de remontage que suppose, chez les
archéologues notamment, un mot tel que « inventaire ».
Dans tous les cas espérer invente le temps au sens où celui-ci
devient une instance pour recommencer. Ce que fut, en effet, L’Esprit
de l’utopie : un bouquet d’hypothèses jetées en vue d’une telle
invention, d’une telle imagination, d’un tel recommencement. Il
s’agissait d’abord, dans l’exposé qu’en fit Ernst Bloch, d’une
invention de regard. Le livre s’ouvre en effet sur le mot Absicht, qui
veut dire « intention », « dessein », « projet » : rien de plus normal à
l’orée d’un ouvrage aussi ambitieux. Mais Sicht, c’est la vue,
moyennant quoi les traducteurs ont bien compris la pensée d’Ernst
Bloch en choisissant de rendre à ce simple mot sa pleine valeur
philosophique, mais aussi désirante et sensible : « Ce qui est en vue ».
Or ce qui est en vue n’est pas pleinement visible, comme ce qui est en
attente ne saurait être, par définition, exaucé. Ce qui est en vue, dira
Bloch, n’est pas pleinement connu et, cependant, il s’agit déjà d’un
savoir : un « savoir non encore conscient » (noch nicht bewußte
Wissen).
Toute cette élaboration dont l’enjeu, rappelons-le, était de nature
politique, supposait forcément un certain rapport avec Freud et la
théorie psychanalytique : un débat au sens le plus vif, mais aussi le
plus généreux, le plus fécond. Ernst Bloch fait partie d’une
constellation de penseurs — Warburg ou Benjamin, Adorno ou
Marcuse, mais aussi Bataille ou Eisenstein — pour qui la vie sociale
en général et la vie politique en particulier n’allaient pas sans
l’inconscient (le désir inconscient, la mémoire inconsciente, le savoir
inconscient) : « Quand est-on soi-même consciemment présent dans
la région de ses propres instants ? », commençait donc par se
demander l’auteur de L’Esprit de l’utopie. « Mais, si intensément que
ceci nous empoigne, encore et toujours nous échappe le fugace,
l’obscur de chaque vécu, tout comme le fond de la pensée. »
Hommage à Freud, donc : « […] le vouloir enfui, le vécu enfui, ne
cesse pas de durer et d’agir, même s’il n’est plus présentement
conscient. Dans le rêve surtout, le vouloir disparu de l’état de veille
revient, se renforce, ému, lors même qu’il ne remue plus rien, de
réminiscences hallucinatoires. Comme Freud l’a montré, elles
représentent un désir oublié (vergessene... Wunsch), ou insatisfait, ou
repoussé du conscient par l’être moral, éveillé, adulte. […] Il ne loge
rien dans cette région qui n’ait déjà été quelque jour présent dans
l’enfance et la préhistoire, puis a sombré et fut refoulé, enseveli. »
Façon de dire, à ce niveau, que nos désirs politiques, nos désirs
d’émancipation, seraient l’enfance même, l’élément natif, l’Ursprung
de notre existence subjective et sociale.
Mais Ernst Bloch va faire un pas de plus : un pas vers le futur. Il
conteste à Freud que le désir ait si massivement à voir avec le passé,
préhistorique ou infantile : la psychanalyse, affirme-t-il, « se contente
de maintenir les commencements ». Là où « le rêve nocturne lui-
même s’enracine généralement à tous égards dans le passé,
décompose ce qui dans le passé était présent, et le maintient en ses
éléments morts, en ses stéréotypes » — il faudra, exige Bloch,
réinventer l’art de rêver le jour. Il faut dépasser la nostalgie
fondamentale de l’inconscient freudien, et lui substituer l’espérance,
qui s’adresse à l’autre vecteur du temps psychique (mais on pourrait
dire aussi que cette espérance n’est autre que le nom, éthique ou
politique, du désir en tant que tel, dont Freud n’a jamais nié la faculté
protensive). Il nous faudrait alors désensorceler le présent des
situations aliénées, mais aussi le passé des mémoires pétrifiées : il
faut rendre nos rêves fauves, enflammés, appétents, dionysiaques,
révolutionnaires. Il faut oser rêver rouge, rêver tout haut la liberté :
l’exclamer et la mettre en œuvre. Ce qu’Ernst Bloch va nommer, dans
L’Esprit de l’utopie, un art des « rêves éveillés ».
Le « rêve éveillé » (Wachtraum) donne forme et contenu à
l’Absicht, à « ce qui est en vue » dans toute existence éthique et
désirante. Il surgit dans un mélange de savoir (docta...) et d’émotion
(... spes). Il impose alors son évidence sous l’espèce d’une vita nova.
Celle-ci n’a, certes, rien d’une vie réalisée, réconciliée, dans laquelle
tous les problèmes connaîtraient leur solution, tous les désirs
atteindraient leur satisfaction et toutes les inquiétudes trouveraient
leur apaisement. « Ainsi partout où commence une vie nouvelle,
s’ouvre ce questionnement ouvert (offene Fragen), cette
effervescence, ce dévoilement voilé (verhüllte Enthüllen), qui est
généralement l’attente de ce qui est en route. » Attente du nouveau et
non pas retour du même, donc. Mais l’anamnèse freudienne n’est pas
pour autant laissée sur le bord du chemin. Au contraire, sa nouvelle
valeur d’usage va montrer, en quelque sorte, que l’origine elle-même
est « rouge » comme le sont les rêves du futur : « Quel sens garde
encore ici l’art de dévoiler les commencements (die Kunst enthüllter
Anfänge) ? N’y loge-t-il pas en vérité un point de braise originel qui
[…] commence lui-même à rougeoyer (glühen) ? »
C’est alors qu’advient une expérience décisive pour la pensée : un
« étonnement » (Staunen), dit Ernst Bloch. Il va au-delà de celui
qu’Aristote disait, dans la Métaphysique, constituer l’origine des
« premières spéculations philosophiques » ; ou de celui dont Kant
devait faire, plus tard, un paradigme de la sensibilité esthétique dans
la Critique de la faculté de juger. Cet étonnement-ci a lieu lorsque
« l’imminent envahit le présent » — ce que recouvre, d’ailleurs, le
sens même du mot latin praesentia — dans la sensation souveraine
qu’une frontière est en train d’être franchie. Et cela ne va pas sans
quelque lueur ou quelque rougeoiement : une « grandissante lueur
d’incendie montant du futur, [comme] l’inconscient d’un ordre
supérieur, le fundus intimus, la latence féconde dans le présent (die im
Jetzt treibende Latenz) du secret originel en soi […], l’inconscient
créateur de notre avènement ». Cela ressemble à — ou cela, déjà, se
ressent comme — une érotique du dévoilement dont le paradigme
spirituel, rappelle Ernst Bloch, se rattache à l’« esprit messianique »,
notamment dans sa version juive et populaire du hassidisme mêlée
d’arrière-fonds cabalistiques.
Espérer, c’est donc s’étonner que cela soit possible, à la fois dans
l’imminence et dans l’immanence : « Cela [produit une] prodigieuse
proximité vis-à-vis de l’espace, du temps et du terme, cela étonne
d’une figure à l’autre dans un lyrisme philosophique de la limite
dernière (in einem philosophischen Lyrismus letzter Grenze) qui
excède toutes les disciplines, spirituel par excellence, d’une
immanence extrême, et devant lequel les formulations de la foi et de
l’autre monde sont métareligieusement dépassées, délaissées. » Il
s’agit bien d’« immanence extrême » (erzimmanent) : au-delà du
donné en tant qu’extrême, en deçà de toute religion en tant
qu’immanence. Il s’agit de quelque chose comme une musique du
temps, lorsque « le réel lui-même se fend profondément en direction
de son centre ultime ». Ernst Bloch fera, quelques pages plus loin,
une sorte de retour, érotique et métaphysique, sur la vita nova,
quelque part entre le thème de la femme aimée et celui de l’advenue
messianique (avec, manifestement, une préférence pour la femme
aimée : « ce qui, en fin de compte, attend l’homme est, selon la forme
de son essence, la femme »).

Que cette réinvention du temps soit présentée d’abord comme


l’invention d’un regard, c’est encore ce que révèlent les motifs,
omniprésents, de la lumière, de la lueur ou de la couleur rouge. Dès la
préface de L’Esprit de l’utopie, on pouvait lire : « C’est en nous seuls
que brille encore cette lumière (in uns allein brennt noch dieses
Licht), et la marche imaginaire vers elle commence, la marche vers
l’interprétation du rêve éveillé, vers l’utilisation du concept utopique
dans son principe. C’est pour la trouver, pour trouver ce qui est juste,
ce pour quoi il convient de vivre, d’être organisé, d’avoir du temps,
c’est pour cela que nous allons, arpentant les chemins métaphysiques
constitutifs, c’est pour cela que nous appelons ce qui n’est pas, que
nous bâtissons dans l’inconnu, que nous nous bâtissons dans
l’inconnu et cherchons le vrai, le réel là où la simple réalité factuelle
disparaît — incipit vita nova ! »
Comme chez Dante, la vita nova commence par l’exercice d’une
docta spes envisagée comme approche d’un « secret originel » ;
comme pour Dante elle aura eu, chez Ernst Bloch, le féminin pour
espace de rencontre. Souvenons-nous qu’en latin le mot spes est du
genre féminin : l’espérance fut donc allégorisée, dans l’Antiquité, au
Moyen Âge et à la Renaissance, sous les traits de personnages
féminins, quelquefois ailés, dont Walter Benjamin, dans Sens unique
notamment, n’aura pas manqué de relever les beaux paradoxes. Il
n’est en rien fortuit qu’Ernst Bloch, dans Traces — livre à beaucoup
d’égards proche de Sens unique —, ait consacré un texte entier au
« long regard » (lange Blick) comme expérience sensible de
l’« espace érotique » (Liebesraum) en tant qu’« espace féminin » par
excellence. Dans cette expérience exemplaire, le regard en vient à
produire le tout de l’espace, et l’espace le tout du temps qui est, bien
sûr, le temps du désir.
Publié en 1930, le recueil de fragments philosophiques et narratifs
d’Ernst Bloch prolongeait l’invention de regard, mise en œuvre dans
la notion de « rêve éveillé », en une invention de récit dont la marque
distinctive, qui a frappé ses contemporains, aura consisté dans le
recours au légendaire du judaïsme hassidique auquel, pourtant, il ne
se réduit absolument pas. Ce qui compte pour Bloch, comme pour
Kafka, c’est que le récit — comme le regard quand il est « long » ou
intense — fasse franchir une limite dans l’immanence même de la
réalité. Si l’on regarde bien, en effet, « les choses apparaissent de côté
(daneben). Prenons garde précisément aux petites choses (kleine
Dinge), ne les perdons pas de vue ». Et Bloch continue : « Ce sont
souvent les impondérables et les bizarreries qui vont le plus loin
[…] : il y a là quelque chose qui se passe, oui, qui se passe à sa
manière. Une impression (Eindruck) qui laisse une inquiétude. Une
impression qui court à la surface de la vie et la déchire, du moins ce
n’est pas impossible. »
À peine esquissée cette théorie du symptôme — là où défaille le
cours normal des choses, là où cloche la réalité, là où surgit de
« l’insolite » —, Ernst Bloch en tire une conclusion pratique ou
méthodologique surprenante pour tout philosophe spéculatif : « Bref,
il est bon de penser aussi par fables » (kurz, es ist gut, auch fabelnd
zu denken). C’est que la fable réinvente le temps et, avec lui, les
conditions mêmes de notre attente, de notre désir — comme
Shéhérazade, dans les contes des Mille et Une Nuits, l’aura si
efficacement mis en pratique —, y compris de notre désir politique.
Ici se justifie, aux yeux de Bloch, la notion même de trace : « […] un
avertissement déjà présent prend de petits événements pour traces
(kleine Vorfälle als Spuren) et pour exemples. […] Ce sont de petits
traits (kleine Züge) et d’autres qu’on n’a pas oubliés ; dans les déchets
(am Abfall), il y a beaucoup à prendre aujourd’hui [à écouter] de
curieuses histoires qui ne s’achèvent, quand elles s’achèvent, que
lorsqu’elles frappent. »
Qu’apporte donc le récit, envisagé sous ce point de vue, à notre
expérience du temps ? Il transforme l’attente comme telle (Warten),
qui est souvent « vide », en espérance justement (Hoffen), qui est ce
désir où « il y a toujours quelque chose qui mijote » : d’où il y aura
toujours quelque chose à naître. On trouve dans Traces toute une
réflexion sur ce petit fait de la vie quotidienne : celui qui s’endort
tourne souvent le dos à la chambre où il faudrait attendre dans le vide,
dans le noir, et se retourne vers le mur, comme si celui-ci avait un
intérieur plus lumineux — riche en images — où l’on pourrait
s’engager, sortir, partir, voyager, faire exode (Ausfahrt... Exitus,
Exodus)... Merveilleuse parabole qui prend sa source dans un geste
minuscule : « C’est bizarre : en s’endormant la plupart des gens se
retournent contre le mur, ils tournent le dos à la chambre obscure qui
devient étrangère. C’est comme si le mur attirait soudain et comme si
la chambre paralysait, comme si le sommeil découvrait sur le mur
quelque chose qui n’appartient d’habitude qu’à la meilleure mort.
[…] Cet intérieur du mur [qui s’ouvrait au dormeur, si ce n’est au
mourant] était minuscule à vrai dire, mais les sens inversés (die
umgedrehten Sinne) y voyaient quelque chose qui leur semblait d’une
singulière importance. Exitus, Exodus... »
Le récit, donc, donnerait — dans cette perspective — forme à
l’espérance en donnant à lire une expérience. D’où le recours, par
Ernst Bloch, aux légendes ou aux paraboles hassidiques du souhait
messianique, dans lesquelles, comme chez Kafka, tout ce qui se
réalise le fait dans le plus infime passage, ou grâce à l’infime
accessoire d’un objet ou d’une péripétie (par exemple la simple
chemise du roi-mendiant, dans le célèbre conte des « souhaits » de
rabbi Nahman restitué dans Traces). « Tout est signe, écrit Ernst
Bloch, et le signe assurément ne se réalise que dans l’infime » (und
zwar als Zeichen, das grade am Kleinen geschieht, nur daran),
l’auteur de Traces rappelant alors ce dictum fameux de la tradition
rabbinique, dont Benjamin, Scholem ou encore Kafka n’auront pas
manqué, eux aussi, de tirer parti : « Un autre rabbi, un vrai cabaliste
celui-là, disait un jour : pour établir le règne de la paix, il n’y aura pas
à détruire toutes choses pour faire place à un monde tout nouveau ; il
ne s’agit que de déplacer un peu cette tasse ou cet arbuste ou cette
pierre, et ainsi toutes choses. Mais ce petit peu (Wenige) est si
difficile à réaliser, sa mesure si difficile à trouver… »
Une telle attitude face au monde, face au temps, ne convoquait
l’imagination que pour se donner les moyens de comprendre les
symptômes ou les signes infimes de l’histoire — dont on ne sait pas
encore ce qu’ils signifient, puisqu’ils sont à l’état de
surgissement — où Ernst Bloch, comme tout le monde, se débattait.
Cinq ans après Traces, avec ses motifs alternativement intimes et
messianiques, paraissait Héritage de ce temps (Erbschaft dieser Zeit),
extraordinaire atlas symptomatologique d’une époque qui fut celle de
l’espérance trahie. Toute l’acuité et toute la tristesse d’Ernst Bloch,
face à l’histoire politique des années 1920 et 1930 en Allemagne,
explosent ici en mille feux rougeoyants, en mille formules
littéralement rouges de colère.
Colère, pour commencer, contre cette réification dont toute une
société semble alors, c’est ahurissant, se satisfaire. Bloch observe ses
contemporains, au moment même où gagne le nazisme, comme une
humanité de gens faibles : « L’homme faible. — Il ne veut plus
continuer. Mais il ne voit nulle part où aller, et comment s’en sortir.
L’homme dépendant se laisse donc encore utiliser. Il se prend pour un
autre qu’il n’est », ce qui revient à la définition même du mot
aliénation. Bloch, dans un texte écrit dès 1929, suit alors l’analyse
proposée par Siegfried Kracauer dans Les Employés : « Kracauer a
voyagé jusqu’au centre de cette manière [pour les hommes] de ne pas
être là » et à eux-mêmes, préférant se perdre dans le
divertissement — prémisse des futures analyses adorniennes des
« industries culturelles » — qu’impose le nouvel ordre social. C’est
un monde suffocant envahi de poussière, fût-elle lumineuse,
attrayante, addictive.
Dans cette atmosphère sinistre, on voit les membres de la classe
moyenne se comporter comme des « veaux qui choisissent eux-
mêmes leurs bouchers ». Même les Juifs « admettent sans broncher
que chaque livre raciste soit antisémite, […] qu’un peuple [allemand]
aux métissages sans nombre prétende être pur à cent pour cent pour
condamner Israël et traiter en paria une race forgée depuis des
siècles ». Pendant ce temps se fredonne la « démocratie des
illusions » (die Demokratie volksstaatlicher Illusionen), celle que
ressasse « l’escroquerie révisionniste des sociaux-démocrates ». Dans
les sphères de la grande bourgeoisie et de l’Université règne
l’esthétique de la « Nouvelle Objectivité », que Benjamin fustigera
pareillement et qui, aux yeux d’Ernst Bloch, « cherche en vain à faire
croire qu’elle aspire la poussière » dans la netteté de ses icônes
industrielles : icônes où « apparaît la tromperie […] quand le vide est
nickelé pour qu’il brille ». En réalité, il n’y a rien là qu’une grande
« haine de l’imagination » (Phantasiehaß), un nouveau genre de
« puritanisme » qui tente de rationaliser ou de moderniser les vieilles
normes classiques et les vieux refoulements religieux.
La colère contre la réification est vieille comme l’exploitation de
l’homme par l’homme. Bloch s’inscrit là dans une perspective
ouvertement marxiste. Ce qui semble nouveau, en revanche, dans la
situation politique qu’il décrit — et qu’il subit —, c’est l’espèce
d’enivrement (Berauschung), comme il l’appelle, qui vient posséder
la société allemande par-delà, semble-t-il, toute lutte des classes. En
haut se joue, avec Heidegger par exemple, la « petite victoire, victoire
à la Pyrrhus, du sujet existentiel » : existence, de fait, qui caractérise
la seule « situation de petit-bourgeois […] tendue vers le néant ». En
bas, il se passe ceci, qu’il me faut citer à nouveau : « Quand la vie est
à ce point brutale on voit surgir des hommes déboussolés. Jusqu’à
présent la populace, comme on l’appelait, était simplement à gauche.
Maintenant elle est aussi à droite. »
Voici donc que le peuple, le Volk, s’entend désormais « au sens le
moins démocratique du terme », avec ses discours de Goebbels, ses
« sarabandes de bouchers » et son « folklore le plus brutal ». Voici
qu’un « retour au primitif » (Primitive) s’invente comme « Reich de
mille ans », avec sa liste infinie de promesses mensongères et son
« défilé spectral de souvenirs pervertis ». On comprend qu’Ernst
Bloch mène ici, avec précision et depuis l’intérieur, pourrait-on dire,
ce que Georges Bataille appelait de ses vœux en 1933 dans La
Structure psychologique du fascisme et, en 1938, dans La Sociologie
sacrée du monde contemporain. On comprend aussi que, du
« Troisième Évangile » apocalyptique au « Troisième Empire »
allemand, c’est toute une restauration pervertie qui se met en place à
travers son recours au passé. Aby Warburg eût appelé cela une
« repolarisation des survivances » — dans le sens le plus
réactionnaire qui soit, bien entendu (façon de rappeler que les
survivances ne sont pas, ne font pas une valeur en elles-mêmes).
« C’est tout simplement, écrit Bloch, l’inverse des prophéties qui
depuis Joachim de Fiore ont hanté tout le Moyen Âge et qu’on
retrouve chez Lessing, dans son Éducation du genre humain et la
signification tout à fait libérale (liberaler Sinn) qu’il leur donne. »
Or l’enivrement nazi « rougeoie » (glüht), lui aussi. Mais c’est à la
façon d’un « élément archaïque restauré et perverti » (pervertiert).
C’est une réaction virulente déguisée en révolution fervente et
populaire : elle envoûte les Allemands, en effet, que « vociférations et
rêves animent obscurément » de ce qu’Ernst Bloch appelle la
« mauvaise irraison » (schlechte Irratio) : le terrifiant « Furor
teutonicus ». Dans un extraordinaire paragraphe écrit en 1933 et
intitulé « Inventaire de l’apparence révolutionnaire », Bloch parle du
nazisme comme d’une « effroyable Terreur blanche »… qui ose se
déguiser en rouge, c’est-à-dire qui « se camoufle en socialisme ». Le
populisme nazi se devait, en effet, de « déployer une apparence
purement révolutionnaire, accoutrée de vêtements volés à la
Commune. L’escroquerie ne pouvait plus être montée à moins cher,
car même le mot d’ordre nationaliste sur la race des seigneurs
n’attirerait pas s’il ne se présentait pas d’abord — répondant en
apparence au besoin réel du peuple — comme un mot d’ordre anti-
capitaliste. »
Et c’est ainsi que le nazisme « commença par voler la couleur
rouge » (man stahl zuerst die rote Farbe) : « Les premières
proclamations des nazis étaient imprimées sur fond rouge, on étendit
cette couleur en masse sur le drapeau mensonger. » Sans doute la
croix gammée donnait-elle le signe central, noir sur blanc, de cette
esthétique et de cette sémiologie. « Pourtant, lorsqu’un ouvrier habile
découpa et enleva la croix gammée [sur un drapeau], il restait encore
des mètres d’apparence rouge sur le tissu. Avec seulement un trou au
milieu, comme une gueule grande ouverte et totalement vide. »
Ensuite, raconte Ernst Bloch, « on vola la rue » (dann stahl man die
Straße). « Au total on prétendit ne plus être qu’un travailleur, et rien
d’autre, on falsifia ainsi à perte de vue. […] Avec cette mission :
étouffer la lutte des classes. » Méfions-nous donc de ce déploiement
d’esthétique révolutionnaire : « On dirait presque du marxisme à la
lettre. […] Goebbels déclara explicitement que le film Potemkine
était exemplaire pour le film allemand. » Conclusion : « L’ennemi ne
se contente pas de torturer et de tuer les travailleurs. Il ne veut pas
simplement abattre le Front Rouge (Rotfront). Il dépouille le prétendu
cadavre de ses parures. »
Le fascisme ne sait peut-être rien faire avec les images que voler et
falsifier l’imagination des autres — et, même, de ses ennemis
politiques —, comme il ne sait rien faire d’autre avec les mots que les
asservir et les censurer, notamment en instituant cette « nouvelle
morale servile » de la presse qu’Ernst Bloch se sera également
attaché à décrire. Dans cette perspective anthropologique autant que
politique, l’auteur de L’Esprit de l’utopie reviendra finalement vers
ses camarades communistes — mais pour les invectiver : il ne suffit
pas, dit-il, de dénoncer la fausseté des contenus propagandistes des
nazis, il faut aussi reconnaître, et tenter de comprendre, l’intensité
même de leur désir. Dans un article destiné à une revue soviétique, en
1937 — et intitulé « Sur l’histoire originale du Troisième
Reich » — Ernst Bloch n’aura donc pas craint, au risque d’être
totalement incompris, de livrer une analyse psychologique et
religieuse du nazisme, entre socialisme et millénarisme (pervertis)
ainsi qu’entre espérance et ignorance (écrasées l’une sur l’autre, loin
donc de toute docta spes).
Telle serait la deuxième leçon d’Héritage de ce temps, après celle
du temps réifié et du travail aliéné : il y a bien eu, avec le nazisme,
quelque chose comme une antithèse au temps réifié, une « dé-
réification ». Quelque chose comme un sentiment que l’on brise des
chaînes. Une société tout entière s’est enivrée de cette fausseté. À
charge pour les marxistes de restituer la vérité… mais aussi de
comprendre l’économie affective et la profonde nécessité
anthropologique de cette ivresse même : « L’antidote rouge (das rote
Mittel) ne réussit qu’à moitié et la plupart du temps même pas du
tout. Les nazis parlent une langue fallacieuse, mais à des hommes, les
communistes parlent une langue totalement véridique, mais au sujet
des choses. »

Il y aura une troisième leçon — dialectique, évidemment — à tirer


de cette situation atroce qui n’échappait ni à la « raison » selon sa
forme réifiante, cynique et adepte de la « Nouvelle Objectivité », ni à
la « déraison » sous sa forme enivrante, fasciste et adepte des
« solutions finales ». Cette leçon est celle du « montage », c’est-à-dire
du démontage et du remontage de toute chose. Il fallait, par le
montage qui donnait aux avant-gardes de ce temps leur
caractéristique principale, créer ce qu’Ernst Bloch appelle « la
secousse » : der Ruck, mot qui veut dire, aussi, « la saccade » et qui,
soit dit en passant, évoque directement la « dialectique à l’arrêt » dont
Walter Benjamin, au même moment, parlait à propos des images
« saccadées » du cinéma.
Quand le temps est incompréhensible ou, comme le dit Bloch,
« kaléidoscopique », il faut d’urgence — ne serait-ce que pour ne pas
perdre la tête — procéder à des remontages de temps pluriels. Une
notion fondamentale apparaît dès le début d’Héritage de ce temps :
c’est celle de la « non-contemporanéité » (Ungleichzeitigkeit) que
l’histoire produit à même sa texture et sa diversité. « Tous ne sont pas
présents dans le même temps présent (nicht alle sind im selben Jetzt
da). Ils n’y sont qu’extérieurement, parce qu’on peut les voir
aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils vivent en même
temps. » Ainsi, on ne devient pas seulement l’adversaire politique de
quelqu’un d’autre : on peut devenir son « non-contemporain ».
L’anachronisme, alors, s’invite partout : c’est-à-dire qu’il opère pour
le meilleur comme pour le pire. Voilà pourquoi Ernst Bloch se
donnera, à haute voix, le « devoir de le rendre dialectique » (Pflicht
zu ihrer Dialektik). La « non-contemporanéité » nazie, avec ses
mythologies éclectiques et sa version brutale du millénarisme,
s’oppose donc à la « non-contemporanéité » révolutionnaire, dans
laquelle il demeure aisé de trouver — repensons à Rosa Luxemburg
ou au jeune Benjamin — « un peu de l’ancienne opposition
romantique au capitalisme », par exemple. Dialectiser l’anachronisme
foncier de « notre temps », cela reviendrait alors à en reconnaître la
complexité, la valeur de montage de temps hétérogènes, pour en
produire le démontage critique et pour repenser tout cela,
utopiquement, par un remontage d’éléments « volés pour servir à une
autre fin ».
C’est alors que le montage, compris dans tout l’éventail de sa
chaîne opératoire, pourrait participer de la fonction « messianique »
évoquée dans Traces : en démontant les éléments de ce monde bouclé
dans l’aliénation et la terreur — comme l’ont fait, dès la fin de la
Première Guerre mondiale, les dadaïstes par exemple —, on les rend
mobiles ; mobiles, ils peuvent donc être déplacés un peu, comme on
déplace un peu cette tasse ou cette pierre… À condition qu’un tel
déplacement soit dialectiquement effectué, il entraînera à coup sûr un
« changement de fonction » (Umfunktionierung), comme l’appelait
Bertolt Brecht, de chaque chose déplacée. C’est alors qu’il deviendra
« réel », comme l’écrit Bloch, c’est-à-dire « révolutionnaire ». Dans
ce cas, on s’en doute, il ne suffira plus de « déplacer un peu » une
tasse ou un caillou : c’est l’ensemble des choses, des êtres et des
gestes qui finiront par être déplacés beaucoup, jetés par-dessus bord,
mis sens dessus dessous… Ce qu’Ernst Bloch nommera, pour en
situer la diversité d’échelles, une « dialectique à plusieurs niveaux »,
polyphonique, polyrythmique et, dans son exubérance même,
réellement libératrice.
À époque « kaléidoscopique », donc, il faut un remontage des
temps perdus, des temps épars ou inaperçus, des temps « non encore
conscients ». Conséquence : à sujets disloqués, désorientés entre
réification et enivrement, il faudra un remontage des affects eux-
mêmes. Il faut déplacer les ivresses, retrouver les vertus oubliées de
l’enthousiasme qui aura pu faire son chemin, par exemple, entre la
Révolution française et la Neuvième symphonie de Beethoven. Ainsi
l’héritage de notre histoire ne sera assumé véritablement que
lorsqu’on aura su remonter à « l’accent de liberté de l’élan de jadis »
(der Freiheitsklang des alten Antriebs), comme le redira Ernst Bloch
dans le post-scriptum d’Héritage de ce temps écrit en 1962, soit juste
après qu’il eut quitté l’Allemagne de l’Est. C’était une façon de redire
que le « passé romantique », utopique, ne nous a pas quittés, fût-ce
sous la forme d’un « passé non encore réglé » (unerledigter
Vergangenheit). C’était aussi une façon de souligner qu’il ne sert à
rien aux communistes de vouloir, comme le fit Engels, substituer
purement et simplement la « science rationnelle » du matérialisme
historique aux utopies romantiques de ceux qu’Ernst Bloch n’aura
jamais cessé d’appeler des « révolutionnaires authentiques ».
« Beaucoup de marxistes, écrivait déjà Bloch en 1935, se
détournent d’emblée, peut-être trop vite, des phénomènes occultes ou
archaïques, comme si le monde avait fini avec le rationalisme militant
de 1880 », c’est-à-dire avec les certitudes scientistes d’Engels. Mais
on se trompe, sur le plan politique comme sur le plan
anthropologique, à s’en remettre unilatéralement à la « déesse du
concept » ou de la raison. Une fois encore, il faut compter avec
l’inconscient et comprendre les aléas du sensible et de l’intelligible :
il arrive même à « la raison du matérialisme dialectique [de faire] des
boucles », c’est-à-dire des vagues inattendues. D’où l’intérêt marqué
d’Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps, pour tout ce qu’il nomme
les contemporaines « philosophies de l’inquiétude, du processus, de
Dionysos » (Philosophien von Unruhe, Prozeß, Dionysos). Là encore,
il faudra dialectiser et, avant tout, savoir discerner entre « l’ivresse
intelligente » (der kluge Rausch) et l’irrationalisme fumeux,
nostalgique ou cryptofasciste — fût-il néoromantique — que l’on
trouve chez certains poètes des années 1920, chez Ludwig Klages ou
chez Carl Gustav Jung. Il n’en aura pas moins été nécessaire à Ernst
Bloch, comme à Georges Bataille au même moment, de défendre
Nietzsche contre ses thuriféraires nazis. C’est qu’il fallait défendre
une certaine imagination révolutionnaire contre toutes les formes de
l’« irraison réactionnaire » (reaktionäre Irratio), chacune avec sa
façon d’inventer les temps, les origines ou les fins.
Tout cela ne fut évidemment pas sans conséquences sur le monde
esthétique en général. À visions désorientées, il fallait à présent
quelque chose comme une série de remontages du visible. Dans ce
domaine, comme dans d’autres, l’ivresse régnait encore : dans ce
domaine, par conséquent, il fallut savoir discerner « l’ivresse
intelligente », et ne pas confondre ce que Bloch appelait « une forme
qui console de la misère, et une qui s’insurge précisément contre
elle ». Il fallut repérer « la secousse » (der Ruck), la convoquer au
cœur même des façons de voir le monde : « Nous sommes hors de
nous. Le regard vacille, et avec lui, ce qu’il fixait. Les choses
extérieures ne sont plus familières, elles se déplacent. » Tels sont bien
l’effet du montage et sa méthode même : « […] il improvise dans le
contexte fissuré. Avec les éléments maintenant purs dont l’objectivité
se sert pour construire des façades rigides, le montage fait des
tentatives et des tentations mobiles (variable Versuchungen und
Versuche) dans l’espace vide. Cet espace vide est né de
l’effondrement de la culture bourgeoise, et on y assiste non seulement
à la rationalisation d’une autre société [sur le versant de la “Nouvelle
Objectivité”] mais, de façon plus visible, à la création de figures
nouvelles (neue Figurenbildung) composées avec les particules de
l’héritage culturel devenu aujourd’hui un chaos (aus den Partikeln
des chaotisch gewordenen Kulturerbes). »

Ce chaos anthropologique — ou cette « tragédie de la culture »,


comme l’appelaient Georg Simmel ou Aby Warburg — cherchait
donc, à travers le montage, c’est-à-dire le démontage et le remontage
du visible, ses formes d’espérance. Ce furent, à tous les sens du mot,
des formes apocalyptiques, comme l’indiquait un recueil
d’hommages visuels à l’œuvre d’Ernst Bloch, publié en 1985 sous le
titre Apokalypse. Ein Prinzip Hoffnung ? Ce furent des formes
démontées, des tourbillons dans le fleuve du devenir esthétique.
Celles du dadaïsme, puis de l’expressionnisme auquel Bloch
voua — à l’encontre de son ami Georg Lukács — un intérêt sans
faille. Quand l’opération du montage a séparé les éléments d’un
matériau à l’état de conglomérat, les choses deviennent moins stables,
mais plus libres de leurs propres mouvements. De l’air passe enfin :
« Montage, d’un point de vue immédiat. — Ici seulement on sent
vraiment le vent. Il souffle de partout. Les parties ne s’accordent pas
ensemble, elles sont devenues détachables, on peut les monter
autrement. […] La cohésion de l’ancienne surface est détruite et une
nouvelle cohérence est constituée. » Mais c’est une cohérence,
désormais, spectrale : « Le montage apparaît culturellement comme la
forme suprême de l’intermittence fantomatique (spukhafter
Intermittenz). » Une œuvre de montage jamais ne feint que le monde
représenté y soit quelque chose de stable ou d’immuable.
Ernst Bloch a reconnu dans l’expressionnisme un « mouvement
infini en soi, un cri infini contre la guerre en général (uferlose
Bewegung an sich, uferloser Schrei gegen den Krieg) [et] pour
l’homme en général ». Contre les millions de bombes de la Première
Guerre mondiale, le moins que l’on pût tenter, artistiquement parlant,
était bien de « faire exploser l’image » (Bildsprengung), comme il dit.
On retrouve en effet une telle énergie explosive chez George Grosz
lorsque, directement en phase avec le chaos social et politique de
l’époque, il représenta un Carnaval sanglant où le terrifiant le
disputait au grotesque (fig. 37). On la retrouve aussi, de façon plus
« cosmique » en quelque sorte, dans une magnifique gravure sur bois
de Wassily Kandinsky intitulée Jugement dernier (fig. 38). Comment
s’étonner, dans ces conditions, que tout cela se soit retrouvé dans
l’infect « guide » de l’exposition Art dégénéré (Entartete Kunst)
en 1937 ? Le rédacteur de ce guide, Fritz Kaiser, n’avait pas manqué
de disposer des œuvres de Grosz — il y en avait une vingtaine dans
l’exposition, comme l’a recensé Stephanie Barron dans sa
monographie de l’événement — un peu partout dans son livret,
notamment dans une page ou « l’art », mis entre des guillemets à des
fins infamantes, était dit « prêcher la lutte des classes » (« Kunst »
predigt Klassenkampf !) (fig. 39).
C’est en 1937, justement, qu’Ernst Bloch est revenu sur la question
de l’expressionnisme dans un texte suivi de deux autres, écrits
en 1938 et 1940 : ils seront tous trois reversés à la nouvelle édition
d’Héritage de ce temps. D’un côté, il s’agissait — dans le contexte de
l’exposition Art dégénéré — de comprendre pourquoi l’ennemi
paradigmatique, Adolf Hitler, avait manifesté une telle détestation de
ce courant artistique ; d’un autre côté, il s’agissait de contester à l’ami
paradigmatique, Georg Lukács, sa critique unilatérale du mouvement
expressionniste selon un point de vue marxiste. Bloch défendit donc,
contre le jugement de son ami, l’idée qu’il était fécond pour une
« tentative artistique » de « mettre en pièces une image du monde
(même si cette image du monde est celle du capitalisme) ». Ce que
Lukács n’interprétait que comme « éclatement subjectiviste »
(subjektivistische Zersetzung) apparaissait à Bloch, tout à l’inverse,
comme un « essai expérimental de mise en pièces » (Experiment des
Zerfällens) à valeur objectivement critique.
37 George Grosz, Blutiger Karneval [Carnaval sanglant], 1915-1916. Lithographie.
Collection particulière. Photo DR.

Que peut-on demander de plus radical à une œuvre d’art si ce n’est


d’exposer — ou de transposer — ce temps critique même, ce temps
où, dit Ernst Bloch, « la crise apparaît » ? L’héritage expressionniste
serait donc celui d’une telle « apparition ». Il ne date cependant pas
d’aujourd’hui et remonte, au moins, au « monde de Goya » (Welt
Goyas) pour se retrouver, plus près de nous, dans le Guernica de
Picasso. L’expressionnisme et, plus généralement, les mouvements de
l’avant-garde artistique auraient donc ceci de commun qu’ils auront
envisagé la réalité sous son aspect le plus profond, le plus
dialectique — s’il est vrai, comme l’affirme Ernst Bloch, que « la
réalité […] est toujours interruption, toujours fragment » (die
Wirklichkeit... Unterbrechung und stets noch Fragment). Paradigme
fondamental, désormais, que celui de l’interruption : il fait le lien,
dans la pratique même du montage, entre la notion romantique de
fragment et celle, moderne, de secousse. Il caractérise tout ce que
« l’époque » a produit de meilleur, que ce soit dans les arts visuels,
dans le théâtre (chez Brecht, que Bloch commente longuement), dans
la littérature (chez Joyce, Döblin, Kafka) ou dans la musique (chez
Stravinsky, Berg, Schönberg, également très présents dans Héritage
de ce temps).

38. Wassily Kandinsky, Jüngster Tag [Jugement dernier], 1912. Gravure sur bois.
Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus. Photo DR.

Même le surréalisme sera considéré, loin d’une simple propension


à la « fantaisie subjectiviste », sous l’angle d’une telle
expérimentation sur le montage, l’interruption, la secousse. Cela écrit
par Bloch, sans aucun doute, dans le sillage de l’étude magistrale
publiée en février 1929 par Walter Benjamin dans la revue Die
literarische Welt : « Le surréalisme. Le dernier instantané de
l’intelligentsia européenne ». Or il était déjà question, dans ce texte,
de ce que Bloch, en 1935, nommera une « ivresse intelligente »
(kluge Rausch). Benjamin y parlait, en effet, d’une « dialectique de
l’ivresse » (der Dialektik des Rausches), dont l’enjeu n’était autre que
celui d’un élan révolutionnaire : « Gagner à la révolution les forces de
l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme. » La phrase pouvait sans
doute convenir à Bloch, à ceci près que l’orientation en était
explicitement anarchiste, donc critique à l’égard de la tradition
marxiste tout en se situant à la hauteur des exigences exprimées dans
le Manifeste communiste : « Depuis Bakounine, l’Europe ne disposait
plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée.
[…] Celle-ci se confond avec sa composante anarchique. [À partir de
l’espace d’images surréaliste on peut imaginer que] toute tension
révolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif,
toute innervation corporelle de la collectivité en décharge
révolutionnaire, [et] alors seulement la réalité sera parvenue à cet
autodépassement qu’appelle le Manifeste communiste. »

39. Fritz Kaiser (dir.), Führer durch die Ausstellung « Entartete Kunst » [Guide de
l’exposition « Art dégénéré »], Berlin, Verlag für Kulturund Wirtschaftswerbung,
1937, p. 11.

Il n’était pas étonnant qu’Ernst Bloch emboîtât le pas à Walter


Benjamin, dont la perspective lui était, au fond, très proche. Mais il
voulut aussi marquer une distance qui revenait, sans doute, à se
démarquer du point de vue anarchiste lui-même. Il prolongea
Benjamin en dédiant toute la dernière partie d’Héritage de ce temps
au thème des « surréalismes pensants » (denkende Surrealismen),
mais procéda aussi à une opération qui, sans doute, irrita quelque peu
l’auteur de Sens unique : il voulut inclure la pensée de Benjamin dans
les limites mêmes de l’esthétique surréaliste. Voici donc celui-ci
présenté comme « penseur surréaliste » et adepte de la « forme
revue » (Revueform) : « Il représente ici de façon typique, écrit Bloch,
la pensée surréaliste. Le moi de celle-ci est très proche, mais
changeant. Ce sont même des moi fort nombreux. De même, presque
chaque phrase est un recommencement, une nouvelle manière de
préparer autre chose. […] Le système clos disparaît […]. Si donc la
“revue”, par la méthode qu’elle permet, est un voyage à travers
l’époque qui s’évide, l’essai de Benjamin présente des photos de ce
voyage, ou tout de suite mieux : un photomontage. »
Il n’échappait pas à Ernst Bloch que cette heuristique du montage
devait être pensée jusque dans ses incidences politiques :
« [Benjamin] imprime des valeurs qui n’ont cours visible ni dans la
bourgeoisie, ni ailleurs. Seule est visible la signification anarchiste de
ces rencontres, de ces émotions : on collecte, on fouille dans les
ruines, on sauve, mais sans ajustement substantiel. Le regard s’y
désagrège, qui fait tomber en ruines, gèle en même temps le fleuve
multiple [dans] “l’image figée de l’agitation” (“der Unruhe erstarrtes
Bild”). » Et voilà indiquée la limite dont Bloch entendait nous
avertir : s’il est vrai que « cette philosophie est fondamentale en tant
que montage » — le montage lui-même, dans le kaléidoscope
benjaminien, semble ne mener à… rien. Il faut alors entendre, dans
l’expression « sans ajustement substantiel », le fait qu’un tel
« surréalisme pensant » ne s’engage dans aucun projet politique
articulé. « Les rues à sens unique, elles aussi, ont un but (ein Ziel) »,
concluait Bloch en guise d’ultime pointe critique.
Dans cette façon ambivalente de rendre hommage à Sens unique,
Ernst Bloch forçait quelque peu, me semble-t-il, la note marxiste : sa
propre conception de la temporalité, en effet, ne contestait-elle pas
depuis longtemps la notion même de « but » ? N’est-il pas erroné de
vouloir réduire le mouvement du désir au seul objet de son manque
(ou de sa satisfaction, si elle survient), comme de vouloir réduire
l’espérance à la définition d’un but, d’un objectif ou d’un « terme »
précis, programmé ? Ce qu’Ernst Bloch aura voulu indiquer, dans les
dernières pages d’Héritage de ce temps, serait un ton plutôt qu’un
terme : quelque chose comme une couleur du désir. Cette couleur ne
saurait être que changeante, moirée, nuancée : elle va et vient, à tout
le moins, entre la grisaille des ruines et le rouge vif des espérances.
Le rouge Rosa Luxemburg, le rouge du romantisme révolutionnaire.
L’héritage de ce temps ? Faillites, trahisons, écroulements et ruines,
sans doute. C’est donc un monde de poussières dues à l’effondrement
de toute chose que l’on croyait solide. Mais Bloch s’efforce
aussi — dialectiquement — de déceler les possibles « puissances de
la poussière » (Staub Potenzen). Que veut-il dire par là ? Tout
simplement que la poussière se soulève quand l’édifice s’écroule :
elle devient intéressante, écrit Bloch, quand elle est « soulevée par
l’effondrement » (aus Einsturz). C’est elle qu’il nous faut alors
recueillir et, surtout, rendre « explosible » (explosibel). Nous devrons
comprendre que la poussière n’est pas seulement un matériau de la
vétusté, de la vieillesse : c’est aussi une puissance où, du creux de la
crise, l’avenir peut apparaître, ainsi que Bloch l’écrit dans un beau
paragraphe de son livre consacré à Berlin. Bientôt, du gris — de la
poussière, mais en tant que nous sommes capables de la
secouer — pourra enfin surgir le rouge du désir, de l’espérance
émancipatrice.
Le rouge est comme la braise qui chauffe encore sous la cendre ou
la poussière. Il ne demande qu’à reparaître toujours, qu’à
« rougeoyer », nous réchauffer. Il est donc la couleur de l’espoir. Et si
celui-ci doit être compris comme un « rêve éveillé » de
l’émancipation, comme Ernst Bloch le disait déjà dans L’Esprit de
l’utopie, alors il faudra dire que le fond du rêve est rouge. « L’homme
ne vit pas seulement de pain, en particulier quand il n’en a pas, et
quand il en a, le rêve d’avoir plus doit alors plus que jamais se
réaliser. Et ce rêve est rouge. » La toute dernière phrase d’Héritage de
ce temps sera pour dire : « Il y a aussi des secrets rouges (rote
Geheimnisse) dans le monde. Ce sont même les seuls. »
15

LE MONDE EXPÉRIMENTÉ
DANS SES IMAGES-DÉSIRS

Il ne suffit pas d’espérer : il faut savoir espérer. C’est ce dont Ernst


Bloch se sera employé, tout au long de sa vie, à donner forme et
contenu sous le nom de docta spes ou de « principe espérance ». Pour
agir, il faut avoir espéré, désiré. Mais pour bien agir il faut savoir
reconnaître le principe de son véritable désir : il faut donc savoir-
désirer. Or pour savoir — et cela nous le savons, au moins, depuis
Aristote —, il faut aussi imaginer : savoir imaginer ou, mieux encore
dans ce contexte, penser-imaginer. Bref, il n’y a pas de politique, pas
d’histoire, pas d’expérience qui vaillent sans le désir qui vient à la
pensée par tout un flot d’images qui vont bientôt innerver notre corps,
nos gestes, notre agir. C’est là que le « désir révolutionnaire »
(revolutionäre Wunsch) autrefois revendiqué par Schlegel — et que
Walter Benjamin n’avait pas manqué de souligner dans son travail
de 1920 sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme
allemand — a pu rejoindre la notion, cruciale chez Ernst Bloch
puisqu’elle occupe tout un volume de son Principe Espérance, des
« images-désirs » (Wunschbilder) ou « images-souhaits », comme on
a pu les traduire aussi.
Les images surgissent comme les interfaces mouvantes,
changeantes, actives, de mémoires souvent enfouies depuis
longtemps et de désirs souvent encore informulés. Elles agissent
comme des opérateurs de conversion, de métamorphose : par exemple
là où une expérience présente se transforme en espérance, c’est-à-dire
en souhait pour l’avenir, en pensée d’advenir. C’est en cela que les
images sont, avant tout, des actes, des processus ou, mieux encore,
des gestes de temps. Il est remarquable que la constellation de
penseurs de l’histoire que Pierre Bouretz, à partir d’une parabole
célèbre de Benjamin, a nommés les Témoins du futur, ait été
principalement composée de grands scrutateurs d’images : comme
s’il fallait, à ces penseurs juifs, qu’un certain rapport à la tradition
messianique se doublât d’une très hétérodoxe — et très
romantique — passion pour les images.
C’est, en particulier, ce qu’Adorno a bien observé au sujet de
Walter Benjamin dont il note à la fois la propension au « messianisme
théorique » (theoretisches Messianismus) — ce qui, dit-il, le rend très
proche d’Ernst Bloch comme de Franz Rosenzweig — et la
conception matérialiste d’une histoire qui se cristallise en « images »
(Bilder). C’est pourquoi le regard porté par Benjamin sur le devenir
historique passe par toute une pratique des « images de pensée »
(Denkbilder) et aboutit au crucial « concept d’image dialectique »
(Begriff dialektisches Bild) — concept dont on n’a pas fini, me
semble-t-il, d’expérimenter toute la fécondité. Des Denkbilder et des
« images dialectiques » selon Walter Benjamin aux Wunschbilder et à
la « dialectique du pré-apparaître » selon Ernst Bloch, il y avait donc
bien une orientation commune, dont l’étude de Gerhard Richter,
intitulée Thought-Images, permet de comprendre à quel point elle
aura fini par innerver toute l’École de Francfort, notamment chez
Siegfried Kracauer et Theodor Adorno lui-même. La conclusion de
cette étude pouvait alors lancer un pont — ce pont étant lui-même
fourni par la notion de Denkbild — entre la « vie mutilée » selon
Adorno et la façon d’y échapper selon Ernst Bloch : « Réflexion
produite à partir de la vie mutilée, l’image de pensée […] nous donne
[aussi] la liberté de penser — dans le moment esthétique où elle
montre que cette liberté est déjà à l’œuvre. »
Il faut sans doute repartir de L’Esprit de l’utopie pour comprendre
l’incidence fondamentale de l’image dans la théorie blochienne du
temps politique. Il faut même repartir de ses tout premiers mots :
« Trop près. — Je me tiens auprès de moi. Je vais, je parle et rien de
cela n’est présent. C’est seulement immédiatement après que je peux
en fixer l’image ». On pourrait dire, en termes derridiens, qu’à lire ce
simple début l’image — dont Bloch, ici, ne fait qu’anticiper la
notion — est déjà posée en tant que différance. L’image, c’est une
banalité de le dire, vient après ce dont elle est l’image. Elle vient
aussi d’après — sens non seulement temporel, mais imitatif, comme
dans le mot Nachahmung —, les deux notions se trouvant justement
réunies dans la même préposition allemande nach. L’image
commencerait donc toujours par accuser un retard. Or le mouvement
même de L’Esprit de l’utopie sera pour montrer qu’elle sait aussi
apparaître ou se tenir avant, selon le sens le plus radical de l’Absicht,
de « ce qui est en vue ». Ou selon un autre sens de la préposition nach
qui dénote le geste d’aller vers autre chose, en vue de quelque chose.
Opérateur de conversion, l’image ne joue donc pas seulement sur la
dialectique réalité-illusion, par exemple : elle parvient également à
renverser les vecteurs temporels de notre expérience du monde
visible. Elle parvient ainsi à prévoir autant qu’à remémorer. Et c’est
en cela qu’elle devient opérateur de transgression par rapport à sa
fonction habituellement dévolue, sa fonction de représentation.
C’est donc par-delà sa fonction représentative que l’image prévoit :
parce qu’un désir la porte et parce qu’une imagination la met en
mouvement. C’est alors qu’elle trouvera les chances, en s’émancipant
elle-même, de participer à un processus d’émancipation plus large
qu’elle. Elle fait surgir un espace d’imminence dans ce que nous
voyons de notre temps présent. Et cela, même — et
surtout — lorsqu’elle fait acte d’anamnèse, lorsqu’en elle reparaissent
les fantômes non rédimés de l’histoire. Il est frappant que la meilleure
introduction aux « images-désirs » ait été, chez Ernst Bloch, ce
stupéfiant chapitre sur la musique qu’on n’attendait évidemment pas
dans un ouvrage sur l’utopie politique, ouvrage qui devait se conclure
certes avec Karl Marx : mais un Karl Marx frotté aux thèmes de la
mort et de l’apocalypse, bref, un Karl Marx très expressionniste et
très weimarien. Nulle part mieux que dans la musique, qui a donc
toute sa place dans un tel ouvrage, ne se fait entendre l’imminence :
c’est une façon pour l’espérance — ou pour l’utopie — de trouver sa
forme.
Le chapitre en question, justement, commence avec le mot « rêve »
(Traum). Il ne s’agit pas là d’un rêve régressif ou archétypal, d’un
rêve pour demeurer en soi-même ou pour s’écouter soi-même, mais,
tout au contraire, pour accéder à une espérance par le biais d’une
« expérience » (Erlebnis) : expérience de l’altérité, celle de nos
semblables et, en général, du monde profus qui s’agite autour de
nous. Bloch affirme d’emblée que le médium de cette ouverture au
monde doit être reconnu dans la notion générale de « forme »
(Gestalt, Form) : « Elle est une substance et une expérience aux liens
étrangers. Mais nous allons dans la forêt, et notre sensibilité s’émeut :
nous sommes, nous pourrions être ce que rêve la forêt. Entre la
colonnade de ses troncs nous allons, petits, spiritualisés, invisibles à
nous-mêmes, nous sommes son chant (als ihr Ton), nous sommes ce
qui pourrait redevenir (wieder... werden) forêt, jour extérieur,
visibilité (Sichtbarkeit). »
C’est une magnifique idée que porte ici — dans un passage
éminemment romantique qui pourrait évoquer un tableau de Caspar
David Friedrich aussi bien que la « forêt de symboles »
baudelairienne — le verbe « redevenir ». Redevenir, c’est tout à la
fois se souvenir, recommencer, advenir et lancer, projeter l’avenir
dans notre présent lui-même. Si la « philosophie de la musique »
donne son titre à toute cette partie centrale de L’Esprit de l’utopie,
c’est sans doute parce qu’elle est, au fond, une pensée du redevenir
entendu dans ce large spectre d’expériences temporelles. Aux
yeux — si je puis dire — d’Ernst Bloch, les premières « images-
désirs » seront donc sonores et musicales. Ce qui l’amène à
s’exprimer sur toute l’histoire de la musique occidentale, sur la forme
compositionnelle des messes, des passions, des lieder, sur « l’esprit
de la sonate », sur l’opéra… Le voici donc assenant ses jugements,
souvent à l’emporte-pièce, sur Bach, sur Mozart, sur Beethoven, sur
Wagner ou encore Mahler. Le voici donnant son idée générale de la
composition, de l’orchestration, de l’interprétation, de « l’expression
en général » — et jusqu’à une théorie métaphysique de « la chose en
soi dans la musique ».
Plus directement liés à la question que je tente de formuler sont les
motifs qui apparaissent, ici et là, de la transgression comme
« franchissement du monde » ou de la plainte (immémoriale) qui se
transforme en ferveur (tendue vers le futur). La leçon décisive de ces
pages sur la musique, dans L’Esprit de l’utopie, semble donc être ce
qui se formule du temps désirant à l’œuvre dans toute forme
artistique conséquente. « L’artiste ne touchera personne, n’énoncera
rien, si durant son travail il ne recherche en fait que des moyens. » Si
la forme, en effet, n’est que le moyen d’une composition bien ficelée,
close sur elle-même, alors l’œuvre sera totalement vaine. La vie des
formes, au sens d’Ernst Bloch, se déploie plutôt comme un véritable
mouvement hors de soi, une « é-motion » au sens étymologique, tout
cela orienté, porté par un désir profond de transgression. Alors la
forme devient espérante, utopique, protendue vers l’avenir. Ce qui fait
de l’œuvre elle-même, pour finir — ou, justement, pour ne pas
finir —, quelque chose comme une prophétie concrète : « Car en art
on peut aussi annoncer » (verkünden), dans la mesure où la forme s’y
déploie comme force tendue vers quelque chose « qui veut
s’énoncer » ou se peindre (malenden).
Donner forme à une écoute et rendre cette écoute elle-même
audible à autrui : telle serait, pour Ernst Bloch, la puissance première
du fait artistique en général. « Déjà ceux qui prêtent l’oreille
atteignent différemment le cœur. De ce point et de ce jour justement,
il se pourrait bien que la création artistique apparaisse à nouveau
comme un don visionnaire transposé (das Künstlerische wieder als
eine versetzte seherische Begabung erscheinen), voire le secret de
nous-mêmes. » Comprenons bien : ce n’est pas là une énigme à
résoudre objectivement, comme ferait un Sherlock Holmes devant ses
indices, mais un mystère qui demeure, une prophétie qui nous
regarde, subjectivement et politiquement, dans l’étrange mêlée du
« temps ressouvenu », comme l’écrit Bloch à la façon de Benjamin, et
du désir qui se configure en geste, en travail ou en œuvre.
Par conséquent, la forme n’est en rien le moyen de son propre
secret à faire, tel un code, deviner ; pas plus qu’elle ne serait le
moyen de sa propre affirmation stylistique ostentatoire. Et c’est ainsi
qu’Ernst Bloch va reformuler à sa façon le concept de Kunstwollen
précédemment découvert chez Alois Riegl : « La volonté d’art
primitive [n’a] rigoureusement rien de commun avec la volonté de
l’art en tant que concept de l’effet calculé, en tant que tranche
stylistique, petite et inessentielle (als eines kleinen, wesenlosen
stilistischen Ausschnitts), d’un monde sans déception. Pour cet art,
pour tout grand art il ne s’agit absolument pas de problèmes de forme
objectifs ou encore normatifs soulevés par le “plaisir” esthétique qui
est la chose la plus futile du monde […]. Il s’agit encore et toujours
du contenu — du propos — de l’humain écrit en lettres majuscules,
du fond pur gardé entrouvert mais resté mystérieux (doch
mysterisch). »
*

L’utopie de l’art est donc celle d’un saut vers l’inconnu, d’un
franchissement de limite qui nous aura fait pré-voir ou entrevoir
quelque chose d’essentiel qui demeurera, néanmoins, mystérieux : ni
tout à fait fermé (hors d’atteinte) ni tout à fait ouvert (saisissable),
seulement entrouvert. Il s’agit, écrit Bloch, de « porter à leur limite
extrême, au bord du saut (Sprung), tout homme et toute chose… »
Cela n’enlevant rien à l’autonomie de l’œuvre, qui « possède sa
propre clef de voûte ». Mais c’est une autonomie qui regarde autour
de soi, qui pré-voit un autre temps, qui désire son dehors : une
autonomie utopique, pour tout dire — comme lorsque le rythme,
auquel Bloch consacre un long passage, se distingue de toute mesure
où nous pourrions sans effort deviner ce qui va avoir lieu.
L’imminence, dans le rythme musical, n’a rien, en effet, d’une forme
programmatique : parce qu’elle est « au bord du saut », elle ne donne
jamais sa synthèse — sa clôture, sa réconciliation, sa satisfaction, sa
terre promise — puisqu’elle se donne avant tout comme une forme
désirante, comme une image-désir.
Ernst Bloch en vient, alors, à une remarquable hypothèse
anthropologique qui n’est pas sans évoquer les réflexions de Gershom
Scholem, énoncées entre 1917 et 1919, sur la forme poétique en tant
que survivance des scansions vocales et scripturales inhérentes aux
lamentations que soupiraient — ou chantaient — les prophètes de la
Bible hébraïque. Si la forme musicale apparaît à Bloch comme la
première des Wunschbilder, c’est parce qu’elle lui donne le sentiment
d’une véritable survivance du prophétisme, qu’il soit juif ou païen,
chrétien ou hérétique : « Qu’est devenue la voyance (das Hellsehen)
d’autrefois ? Un fleuve se perd dans le sol. Soudain surgit ailleurs,
très loin de là, un autre fleuve qu’on n’y a jamais vu auparavant, qui
du moins n’a pas de sources dans cette région aride. Aussi sûrement
qu’on est autorisé à réunir ces deux fleuves en un seul, peut-on mettre
aussi en corrélation voyance et musique ? Jamais elles ne se
présentèrent simultanément, quand l’une disparut l’autre progressa
lentement et, semble-t-il, progressa exactement grâce aux mêmes
forces. »
Si l’espoir trouve sa pulsation dans le rythme musical et si la
voyance y survit de quelque manière, n’en concluons pas trop vite au
primat catégorique du monde sonore (capable de prévision) sur le
monde visible (capable de vision seulement). Dans ces années 1918-
1923, certes, Ernst Bloch était révolté, outre la trahison sociale-
démocrate des ferveurs révolutionnaires de 1918-1919, que le beau
rouge communard et communiste soit en train d’être kidnappé par les
forces réactionnaires, puisqu’il allait bientôt servir de fond aux
drapeaux nazis. On pourrait se dire que la musique, elle, ne se laissait
pas aussi facilement déposséder de ses Wunschbilder (ce qui n’est pas
sûr, d’ailleurs, comme on s’en rend compte à parcourir le matériel
historique réuni, par exemple, dans l’exposition de 2004 sur Le
Troisième Reich et la musique). Les « fleuves éloignés » dans le
temps et dans l’espace, dont parle Ernst Bloch pour évoquer les
survivances prophétiques, ces fleuves concernent tout autant l’histoire
des arts visuels — ce fut même l’enjeu de l’iconologie inventée par
Warburg — que celle de la musique. Toute une partie du Principe
Espérance sera donc, logiquement, dédiée à la « représentation du
paysage de souhait dans la peinture », depuis la perspective chez Van
Eyck jusqu’à l’espace expressionniste de Franz Marc, en passant par
Watteau et son utopie érotique de l’Embarquement pour Cythère.
Ernst Bloch avait déjà évoqué Albrecht Dürer, comme
incidemment, au début de L’Esprit de l’utopie. Il ne faisait peut-être
là que préparer les développements de la fin de son ouvrage
consacrés à la question des survivances apocalyptiques jusque chez
Marx lui-même. Bloch connaissait évidemment l’extraordinaire série
gravée par Dürer entre 1496 et 1498, L’Apocalypse (Apocalipsis in
figuris, selon le titre exact de l’édition de 1511). Au-delà de la grande
tradition médiévale où l’Apocalypse avait été maintes fois
représentée — qu’il suffise de penser à Beatus de Liébana, à
l’Apocalypse d’Angers ou à l’Apocalypse de Saint-Sever, commentée
dès 1929 par Georges Bataille —, les quinze bois gravés par
l’humaniste Dürer ont fait date dans l’histoire visuelle de ce thème.
Ils apparaissent en bonne place dans le recueil Apokalypse. Ein
Prinzip Hoffnung ? publié en 1985 pour commémorer le centenaire
de la naissance d’Ernst Bloch. Or il suffit de s’approcher un peu de
ces images pour y voir un tumulte d’éléments tout à la fois
« visionnaires-célestes » — nuages étranges, rayons immenses,
formes échevelées autour de la balance que tient l’un des quatre
cavaliers, elle-même agitée comme par une tempête (fig. 40) — et
« révolutionnaires-terrestres », tels ces princes et membres du clergé
terrassés par la chute des étoiles (fig. 41).
Dans son commentaire sur l’Apocalypse de Dürer, Erwin Panofsky
a méticuleusement établi la dialectique qui se joue, d’image en image,
entre les nouveautés radicales et les reprises d’éléments extrêmement
anciens, les inquiétudes quant au temps et les certitudes quant à
l’éternité. Non seulement Dürer grave son Apocalypse à une époque
hantée par le millénarisme et la fin du monde — dont atteste, par
exemple, sa fameuse « vision de rêve » de 1525 —, mais encore il
rejoue, avec toute sa virtuosité réaliste, les règles séculaires de la
figura exégétique. Comment Ernst Bloch n’aurait-il pas été fasciné
par cette notion, éclairée en 1938 par Erich Auerbach, de la figure en
tant que « prophétie réelle » ? Sans s’arrêter aux aspects qui
différencient, forcément, le prophétisme biblique de l’apocalyptique
chrétienne, Ernst Bloch avait compris ceci : à nous qui vivons, qui
errons depuis le péché originel dans la « région de la dissemblance »,
c’est-à-dire dans l’incomplétude perpétuelle, dans la condition
mortelle et le désir non satisfait, la figura apporte, non pas l’aspect
des choses réelles ou même des choses souhaitées, mais leur
praefiguratio : leur espace d’espérance ou leur temporalité
d’annonce, d’imminence. Toute figure préfigure (et, en cela, défigure
ce qui se présente de façon obvie).
Ici déjà se resserrent les liens entre image et espoir : ce sont des
liens qui traversent les temps, comme s’emploiera à le montrer, de
façon quasi encyclopédique, toute l’entreprise du Principe
Espérance. Ce sont ces liens, par exemple, qui permettent d’établir
une secrète parenté entre la personnification féminine de la Victoire
dans l’Antiquité, celle de l’Espérance au Moyen Âge, la « Femme de
l’Apocalypse » chez Dürer (ailée elle aussi) et les futures incarnations
de la Liberté guidant le peuple, depuis Delacroix jusqu’aux « femmes
porte-drapeau » dans l’iconographie de la Commune et au-delà
encore, chez Tina Modotti ou chez les féministes d’aujourd’hui. Ces
liens figuraux s’inscrivent, quoi qu’il en soit, dans une problématique
qu’Ernst Bloch s’est employé à introduire, dès les tout premiers mots
du Principe Espérance, à partir des grandes questions kantiennes sur
les conditions de possibilité de notre libre relation au temps : « Qui
sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qu’attendons-
nous ? Qu’est-ce qui nous attend ? »

40. Albrecht Dürer, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, vers 1497 (détail). Gravure
sur bois de la série Apocalipsis cum figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H.

Devant ces questions, le geste nécessaire — qui ne doit pas se


confondre avec la réponse elle-même — sera d’abord éthique : « Il
s’agit d’apprendre à espérer » (das Hoffen zu lernen). Là où
l’angoisse nous diminue, l’espoir nous agrandit. Et Bloch d’assumer
cette position philosophique risquée : « Aucun homme n’a jamais
vécu sans rêver les yeux ouverts. […] Puissent les rêves éveillés
s’épanouir plus pleinement encore, car cela signifie qu’ils
s’enrichissent exactement du regard lucide […], qu’ils deviennent
clairvoyants (hellwerden). » C’est à partir de là qu’il va s’agir de
travailler aux « fondements » (Grundlegung) d’une telle hypothèse
sous le titre de « La conscience anticipante » (das antizipierende
Bewußtsein). Une fois encore, il faudra distinguer — quitte,
quelquefois, à forcer le trait polémique — les mouvements psychiques
d’avenir de toutes les motions ou émotions prisonnières du passé,
telle l’angoisse selon Heidegger ou, même, le désir sexuel selon
Freud.

41. Albrecht Dürer, L’Ouverture du cinquième et du sixième sceau, vers 1497 (détail).
Gravure sur bois de la série Apocalipsis cum figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H.

C’est que le « rêve éveillé » n’est, en aucune façon, repli du sujet


sur lui-même, sur sa fantaisie personnelle ou son propre passé. Il est
un geste effectif et efficace, vivant et vivace. Il est l’enfance du désir
d’émancipation :
« Nous naissons démunis. — Je vibre. Très tôt, déjà, on cherche. On est tout avide, on
crie. On n’a pas ce qu’on veut.

Nous souhaitons toujours plus. — Mais nous apprenons aussi à attendre. Car ce qu’un
enfant désire se présente rarement au moment voulu. Le souhait lui-même se fait attendre,
jusqu’à ce qu’il se précise. Un enfant cherche à saisir tout ce qu’il voit, pour trouver ce
qu’il veut. Mais il rejette tout car il est inquiet, curieux, sans savoir de quoi. Or ce qui
l’anime ainsi c’est déjà le Nouveau, l’Autre, dont on rêve. Les garçons détruisent ce qui
leur est offert, ils cherchent quelque chose de plus, espèrent le mettre à nu. Mais personne
ne pourrait le nommer, et personne ne l’a jamais reçu. Ainsi ce qui est nôtre nous glisse
entre les doigts, n’est pas encore là.

S’évader tous les jours. — Plus tard on s’y prend mieux. Le souhait s’attache à ce qui
est plus clairement dénommé. L’enfant veut devenir conducteur ou confiseur. Il veut faire
de longs voyages, aller très loin ou avoir du gâteau tous les jours. Cela au moins semble
valoir la peine. […] Dans le regard qu’il jette sur la bille multicolore germe déjà une
grande part de ce qu’il souhaite pour plus tard. »

À partir de cette observation — qui n’est pas sans évoquer la


« Morale du joujou » selon Charles Baudelaire —, Ernst Bloch
s’attachera donc, dans Le Principe Espérance, à scruter les
« sentiments pulsionnels » (Triebgefühle) d’où l’espérance tire son
énergie : « affects d’attente » (Erwartungsaffekte) ou « affects de
recherche » (Zuwendungsaffekte), « pulsion du déploiement de soi
vers l’avant » ou geste de l’« attente active » (tätige Erwartung).
C’est l’ouverture, le déploiement nouveau d’un besoin fondamental,
la faim par exemple, vers un soulèvement ou vers ce que Bloch finit
par nommer un « intérêt révolutionnaire » : « Le propre de la faim est
de se raviver sans cesse. Mais s’il lui arrive de grandir sans
qu’aucune nourriture ne vienne plus l’apaiser, elle se transforme.
C’est le Corps-Moi tout entier qui s’insurge alors, cessant de chercher
sa nourriture comme par le passé, décidé à modifier les conditions qui
lui ont valu l’estomac vide et la tête basse. L’indigent qui refuse le
mal existant et veut le Mieux dont il rêve, est animé d’un
[authentique] intérêt révolutionnaire (revolutionäre Interesse). »
À ce moment l’affect d’attente, devenue « attente active », se fait
geste, voire acte. Il engage désormais ce qu’invoquait Karl Marx
contre toute pensée unilatéralement contemplative, à savoir un
processus de transformation du monde. Ce serait là quelque chose
comme un soulèvement des rêveurs : « Ce n’est pas le moment de ne
plus souhaiter ; ceux qui sont dans le besoin n’y songent même pas.
Ils rêvent de voir leurs souhaits bel et bien se réaliser un jour. Et ils en
rêvent, comme on dit, jour et nuit (bei Tag und bei Nacht), autrement
dit, ils ne rêvent pas que la nuit. » Voilà pourquoi il faudra revenir à la
distinction — bien que les choses soient en réalité plus complexes,
plus mêlées qu’il n’y paraît — entre rêve nocturne (freudien, replié,
désirant l’Autrefois) et rêve éveillé (blochien, ouvert, désirant
l’Avenir). Celui-ci répondant de fait à l’injonction, poétique et
romantique, exprimée autrefois par Hölderlin : « Là où est le danger,
il y a place aussi pour le salut » (wo Gefahr ist, wächst das Rettende
auch). Phrase d’où Ernst Bloch tirera une leçon politique exactement
inverse, bien sûr, de celle qu’en avait tirée Heidegger : une reprise
marxiste du motif romantique inhérent au « désir révolutionnaire ».
« L’espoir est donc en fin de compte un affect pratique, un affect
militant (ein praktischer, ein militanter Affekt). »
L’espoir se trouve alors résumé par Ernst Bloch à travers
l’expression de « découverte du non-encore-conscient, ou de l’aube
vers l’avant » (Entdeckung des Noch-Nicht-Bewußen, oder der
Dämmerung nach Vorwärts). Il s’agit donc bien, avec Freud, de
compter — y compris politiquement — avec l’inconscient et, contre
lui, de substituer aux paradigmes de l’oubli ou du refoulement ceux
de l’inédit ou de l’émergence. C’est ici, par-delà les barrières de la
censure psychique, que l’espoir se fait exigence : « Le regard tourné
vers l’avant, celui auquel nous pensons ici, n’est pas vague, il est
exigeant (wählerisch). […] Le regard tourné vers l’avant est d’autant
plus pénétrant qu’il est clairement conscient. Le rêve qui anime ce
regard veut être parfaitement limpide ; l’intuition, authentique, se
veut nette et précise. Ce n’est que si la raison se met à parler que
l’espérance, vierge de toute fraude, recommence à fleurir. Le non-
encore-conscient doit être conscient quant à son acte, conscient de ce
qu’il est une émergence ; il doit être su quant à son contenu, reconnu
comme quelque chose en train d’émerger. Le moment est donc venu
de considérer l’espoir, cet authentique affect d’attente dans le rêve
vers l’avant, non plus comme une simple émotion indépendante […],
mais bien comme une fonction utopique, consciente-sue (bewußt-
gewußt). Les contenus de cette fonction utopique se manifestent
d’abord dans les représentations, essentiellement dans celles de
l’imagination utopique. »

Voici donc l’imagination mise au centre de toute cette construction


philosophique. « En conjuguant le courage et le savoir, l’homme
empêche que l’avenir ne s’abatte sur lui comme une fatalité », écrit
Bloch. Or cette conjugaison ou conjonction d’un geste éthique (le
courage) et d’une position heuristique (le savoir) se révèle, par elle-
même, le fait de l’imagination. D’où le rôle crucial de l’activité
artistique en tant que « pré-apparaître visible », ce que Bloch
appellera aussi, magnifiquement, « une fête des possibilités » (ein
Fest... Möglichkeiten). Mais l’imagination est bien plus large encore
que ce qui figure dans la galerie des chefs-d’œuvre de notre histoire
de l’art. Elle donne forme à tout désir tendu — par définition,
pourrait-on dire — vers l’imminence, vers l’advenir, vers l’avenir.
Tous les commentateurs d’Ernst Bloch ont reconnu, peu ou prou, la
centralité, dans sa pensée, de la fonction imaginative. Celle-ci est au
cœur d’une anthropologie enfin capable d’articuler désir (Wunsch) et
« pré-apparaître » (Vor-Schein) avec la réalité même (Wirklichkeit),
comme l’ont montré, notamment, Gérard Raulet, Hanna Gekle ou,
bien sûr, Arno Münster. L’imagination est également centrale à toute
l’ontologie blochienne de la possibilité qu’a commentée, entre autres,
Eberhard Braun. Elle est inhérente à l’esthétique du « pré-apparaître »
étudiée par Gert Ueding, Uwe Opolka, Roland Bothner ou Achim
Kessler — dans un livre important qui s’intitule Ernst Blochs
Ästhetik. Fragment, Montage, Metapher —, mais aussi par Gérard
Raulet et Josef Fürnkäs dans leur riche recueil publié en 1988 sous le
titre Weimar : le tournant esthétique. L’imagination innerve donc
toute la poétique blochienne de l’instant et du regard en « coup
d’œil » (Augenblick), comme l’a montré Anna Czajka. Mais aussi son
éthique du courage et de sa réponse au nihilisme, ainsi que cela
ressort des essais de Manfred Riedel ou d’Avishag Zafrani. Et, enfin,
sa politique de l’espérance, comme le résumait dès 1976 Gérard
Raulet dans son introduction au recueil Utopie-marxisme selon Ernst
Bloch : « La vie et l’œuvre de Bloch sont tout entières vouées à la
réhabilitation de l’imagination révolutionnaire et à la lutte contre la
domination, ses mythes ou sa “fausse démythologisation”. »
L’imagination est ce qui donne forme à la perte ou au manque
suscités par nos deuils ou nos désirs. Elle transforme le moins en
plus, la négativité abstraite en chatoiements sensibles, l’insatisfaction
en exubérance. Sans doute la réalité est-elle encore insatisfaisante ou
« défectueuse », comme dit souvent Ernst Bloch. Elle nous laisse
donc en proie à une sensation de creux, de vide. Mais il revient
justement à l’imagination de convertir ce creux (ce vide statique et
refermé sur soi, avare et, donc, toujours déjà vieux) en ouverture (ce
vide dynamique, accueillant l’altérité, généreux et, donc, toujours mû
par la jeunesse et la possibilité du nouveau) : « Car ici quelque chose
est pour ainsi dire demeuré creux ; bien plus, c’est un espace vide et
nouveau (ein neuer Hohlraum) qui s’ouvre. C’est en lui que voguent
les rêves, et en lui que se meut le possible.
Il faut donc comprendre la production des « images-désirs »
comme un excès ou comme un « excédent d’images » (Bildrest), ainsi
que s’exprimera, jusqu’à la fin de sa vie, Ernst Bloch. Ce qui avait été
pensé par Georges Bataille comme excès dans la perspective d’une
imagination érotique se trouve, désormais, théorisé comme excédance
dans la perspective d’une imagination politique ou d’une utopie
révolutionnaire. Il y a excédance parce que, lorsque la réalité se
bloque — ou nous bloque, nous immobilise dans une aporie, dans une
aliénation qui empêtre nos mouvements et mutile notre vie —, les
rêves éveillés, eux, « veulent se poursuivre ». Bloch insiste pour dire
qu’ils ne doivent surtout pas tourner en rond, ce qui serait une façon
de perpétuer l’immobilité, par exemple dans l’addiction à une seule
image fixe (ce que désigne le fétichisme). Non, il leur faut se donner
un mouvement, une perspective, un horizon, un « front » : une
vocation à se réaliser par gestes ou par actes réels. L’imagination ne
se contente pas, alors, de lancer en l’air ses « images-désirs » : elle les
ressaisit et les assume socialement, politiquement. Elle transforme
toute possibilité abstraite en cette « possibilité réelle » (reale
Möglichkeit) dont l’art fait sa « fête »… Sans oublier qu’il y a
d’autres fêtes possibles que la fête artistique : tant il est vrai qu’il n’y
a pas que l’art, dans la vie, pour se tenir à la hauteur de nos désirs les
plus fondamentaux.
Voici, en tout cas, qu’auront été inversés les rapports traditionnels
du possible au réel ou de l’imagination à la réalité. C’est, en effet, la
réalité elle-même qui est défectueuse et l’image-désir qui est
généreuse. Du défaut de la réalité, l’imagination arrache un fragment
qui vaudra, non seulement comme « promesse érotique » — quelque
part entre la Vita nova de Dante et la Pandore de Goethe, que
commente Ernst Bloch —, mais encore comme cette chose désormais
plus réelle que la réalité même, puisqu’au milieu de notre existence
réifiée elle est « le bien qui nous est resté » (das gebliebene Gut). Si
le domaine artistique occupe une place centrale dans ce grand voyage
du Principe Espérance, c’est que « l’art est fondamentalement [un]
pré-apparaître réel dont le parachèvement est immanent », sans pour
autant subir la réification des rapports sociaux en général (la situation
a bien changé depuis, c’est-à-dire depuis que les « industries
culturelles » et l’« art autonome » ont massivement fusionné).
Il est significatif, en tout cas, qu’Ernst Bloch ait désiré conclure
son chapitre sur les utopies artistiques, dans la quatrième partie du
Principe Espérance, par l’évocation du tableau qui a sans doute fait
couler le plus d’encre parmi les grands auteurs allemands — poètes,
philosophes ou historiens — depuis le premier romantisme. Il s’agit
de la Madone Sixtine de Raphaël, sur laquelle Walter Benjamin, non
fortuitement, s’était lui aussi penché, dans les années 1930, en y
convoquant les fameuses notions d’aura — « unique apparition d’un
lointain, si proche soit-il » — et d’« inconscient visuel ». Que fait
Bloch devant ce tableau ? Lui aussi regarde la trame spatiale plutôt
que les personnages représentés (comme, écoutant une composition
musicale, il eût prêté attention aux trames de timbres plutôt qu’aux
développements mélodiques, par exemple). Il appelle cela un
« paysage optatif » (Wunschlandschaft). Il s’étonne que l’espace du
tableau, qui représente quelque chose de « transcendant », de céleste,
ne soit pas « conventionnel » comme c’est presque toujours le cas
lorsqu’on veut représenter l’au-delà, le royaume divin ou le Jugement
dernier.
Cet espace, écrit-il, « est d’une nature différente de l’espace
pictural habituel, ainsi la Madone Sixtine est-elle le tableau le plus
audacieux et le paysage qui l’entoure le plus mystérieux qui soient.
Ce n’est pas ce qu’on appelle l’espace typique du Sud, la scène
soigneusement charpentée et fixe, ce n’est pas non plus l’espace
propre au Nord dont la structure varie en fonction des événements qui
se déroulent en lui. L’unité résultant d’une disposition géométrique
extrêmement limpide, comme dans l’espace du Sud, se trouve dans le
tableau de Raphaël, pourtant elle n’assigne aucun endroit précis au
personnage, ni dans la proximité ni dans le lointain, ni dans l’ici-bas
ni dans l’au-delà. La Madone plane aussi bien devant, qu’entre, que
derrière le drapé singulier qui borde son aura sur le tableau. Elle
s’élève tout en descendant, elle descend tout en montant, son espace
est celui de l’enlèvement tout comme du retour ».
À quoi il faudrait ajouter quelque chose dont Bloch ne parle pas,
sans doute parce qu’il travaillait de mémoire ou bien avec, sous la
main, de médiocres reproductions des tableaux de Raphaël : c’est que
l’espace décrit comme un « paysage optatif » à la fois méridional et
septentrional — qu’on peut voir, de fait, dans la Madone de Foligno
et non dans la Madone Sixtine — se trouve constitué seulement de…
nuages anthropomorphes (fig. 42). Ce sont, pourrait-on dire, des
nuages-visages. Ils offrent peut-être la plus belle image-souhait qui
soit puisque ces visages sont ceux d’enfants (d’angelots, nous dit plus
précisément l’iconographie). Quel espace pourrait être plus optatif ou
désidératif qu’un tel espace d’enfance ? La cinquième et dernière
partie du Principe Espérance — intitulée « Les images-souhaits de
l’Instant exaucé » — commencera justement avec l’idée d’une
nécessaire enfance en devenir où s’exerce la faculté que l’on a, depuis
tout jeune, d’« être un autre » pour « devenir soi-même ».
Sans doute appelle-t-on rêveurs, ou « rêveurs éveillés », ceux qui
n’ont jamais renoncé à cet espace d’enfance et à ce temps, toujours
renouvelé, du devenir-autre. On croit qu’ils restent en arrière de la
réalité parce qu’ils se désadaptent du présent, alors que leurs rêves,
justement, les poussent en avant. C’est jusqu’à la fin du Principe
Espérance qu’Ernst Bloch voudra parler de ce « rêve vers l’avant »
(Traum nach vorwärts) et de ceux qui osent en assumer les
aventures : ce sont, dira-t-il, nos véritables « éclaireurs », eux qui
sont, en général, considérés comme de simples « agitateurs ». Il est
vrai qu’ils agitent les temps en tous sens, qu’ils font un grand remue-
ménage. Mais c’est ainsi qu’ils donnent à l’avenir quelque chance
d’être imaginé. Ce sera l’un des grands leitmotive d’Ernst Bloch : il y
reviendra quelque dix ans après avoir terminé Le Principe Espérance
lorsque, dans L’Athéisme dans le christianisme, en 1968 — alors âgé
de quatre-vingt-trois ans et suivant avec passion, proche de Rudi
Dutschke, les soulèvements d’étudiants —, il écrira au seuil de sa
préface : « Sans cesse une insatisfaction se réveille, qui appartient au
meilleur de nous-mêmes ; elle veut marcher la tête haute et se révèle
dès la jeunesse. Cesser de marcher courbé ! Se tenir droit ! » Puis, à
la fin du même livre et sous le titre Jamais assez : « Ainsi quelque
chose nous anime et nous pousse à sortir de nous-mêmes. Serait-ce
déjà le signe que quelqu’un est en nous, ou suffit-il d’être simplement
vivant, donc affamé ? »

42. Raphaël, Madone Sixtine, 1513-1514 (détail). Huile sur toile. Dresde,
Gemäldegalerie. Photo G. D.-H.

L’année suivante, Bloch publiera ses Essais philosophiques sur


l’imagination objective et enfin, en 1975, à l’âge de quatre-vingt-dix
ans, son testament philosophique Experimentum Mundi. Il y réunira
philosophiquement tous les paradigmes pour penser ce qu’est la docta
spes, le « savoir espérer » : c’est comme un grand opéra où les
personnages théoriques tels qu’Existence, Espérance ou Excédance se
retrouvent pour danser avec l’audacieuse et savante Expérience.
Experimentum Mundi est d’ailleurs, à plusieurs titres, un grand livre
d’expérience : un livre de mémoire longue, celle d’un homme qui a
beaucoup vécu et pensé, qui s’est souvent exilé mais n’a jamais cessé
de « se tenir droit » (à vrai dire, dans une photographie des
années 1970, il se tient encore bien droit, avec ses cheveux blancs,
ses grosses lunettes et sa pipe à la main… mais il se tient sur une
balançoire, comme un vieil enfant ou comme quelqu’un qui ne peut
décidément jamais demeurer à une seule place). C’est aussi un livre
de vivace désir, une incitation à expérimenter dans le présent, et
depuis le présent pour le futur : un livre d’espérance politique, donc.
Mais c’est une espérance pour autrui — pour nous-mêmes, ses
lecteurs — puisque l’auteur de ce livre se savait, lucidement, proche
de la fin.
Savoir espérer ? C’est inscrire l’espérance, non comme pis-aller ou
fuite devant la défectueuse réalité, mais comme expérience acharnée :
une expérimentation sur et avec le monde tel qu’il est ou tel qu’il peut
être. La plus simple, la première de toutes les expériences — mais la
plus difficile, peut-être — étant d’assumer un geste d’excédance, une
sortie « hors sujet », hors de notre existence habituelle comme hors de
la place où nous assignons les objets de la réalité. D’où l’importance
du concept de possibilité qu’il devient, du coup, urgent d’extraire de
sa seule acception logique : « […] le concept de possibilité n’est pas
seulement logique […] Seul peut être là ce qui se rapporte, en
l’expérimentant, à plus qu’il n’est déjà », c’est-à-dire à une possibilité
concrètement expérimentée. Seulement alors la possibilité instaure
une liberté, pour le sujet : la liberté de recommencer quelque chose.
Ce qu’Ernst Bloch aborde à travers les notions de « Que » et de
« vouloir-dire » : « Le vouloir-dire (das Meinen) ainsi conçu est la
pulsion (Trieb) qui cherche et pousse toute chose. Il est l’inquiet Que
de l’être (das unruhige Daß des Seins) qui ne se possède pas, il est le
lit de toutes choses, ce sur quoi elles reposent sans pouvoir demeurer
en repos. »
Il ne suffit pas d’être là, il faut exister. Mais il ne suffit pas, non
plus, d’exister : il faut insister. À condition d’entendre, dans ce verbe,
aussi bien la persistance temporelle — l’obstination à expérimenter le
monde, à produire la « fête des possibilités » — que le mouvement ou
l’ensemencement du nouveau, de la « sortie hors de soi » : « […] la
pulsion de l’être en soi, son insistere, son insistance, a également pour
signification de persister à faire quelque chose, de se frayer un
chemin vers, de lutter avec acharnement pour quelque chose ;
l’insistere rend donc ce qu’il y a de pressant, d’instant, dans
l’existere, ce qui jette en avant dans le processus et entretient le
mouvement au nom de son enjeu encore inaccompli. Dans cette
mesure, le Que-fondement est réellement force efficiente et semence
(wirklich Wirkungskraft und Samen), il est ce qui ne cesse de
produire, comme la source de son surgissement, le cours du monde. »
Il n’y a donc d’espérance que dans la conjonction, paradoxale au
premier regard, d’une persistance (qui suppose qu’on soit guidé,
poussé par une mémoire) et d’une excédance toujours nouvelle,
expérimentalement productrice du devenir (qui suppose, elle, qu’on
soit animé, attiré par un désir).
Aux points de contact de ces deux mouvements — ou de ces deux
façons complémentaires d’envisager le même impetus — surgissent
les images, ces éclairs de rêves éveillés, ces fruits visibles, « visés
sans relâche » dira Bloch, de notre expérience : « Expérience toujours
éminemment concise d’intentions symboliques dans lesquelles
s’exprime l’enjeu final, subjective tout d’abord, et même lyrique en
apparence (ja lyrisch scheinend) mais en réalité fondée dans la
Chose-même avec une profondeur toute philosophique — comme les
éclairs d’un aboutissement utopique (in einem Aufblitzen von
utopischem Endzustand). » L’image de l’éclair — ou l’éclair comme
paradigme de l’image elle-même — renvoie, de toute évidence, à la
notion benjaminienne d’image dialectique, Bloch s’employant,
notamment, à parler des images ou « figures » (Gestalten) en termes
d’« interruption dialectique » (dialektisch... Unterbrechungseffekt),
exactement comme l’avait fait Benjamin. Il n’y aura finalement pas
d’expérience et d’espérance qui vaillent sans cette dialectique des
images — ou des figurae in processu, comme l’écrit Bloch à un
moment — qui demande elle-même à être pensée par-delà toute
négativité du pas, selon le mouvement d’ouverture du perpétuel
« renouveau » ou du pas-encore.
Tout cela, pour commencer et pour ne pas finir, dédié par Ernst
Bloch à une très grande héroïne de la « possibilité réelle » : une
figure, non pas de l’imagination artistique, mais de l’imagination
politique. Bloch en avait lu les discours dans sa prime jeunesse, dès le
début des années 1910. C’est Rosa Luxemburg — l’exigeante, la
persistante par excellence. Celle qui, n’espérant plus rien pour elle au
seuil de sa mort, aura continué d’espérer pour autrui, incarnant de fait
cet espoir pour de nouvelles, de toujours nouvelles générations.
16

« IL Y AURA UNE FOIS… »,


OU LA TEMPESTAS POETICA

Ne s’agissait-il pas de transformer le monde lui-même ? Pourquoi,


alors, s’adresser aux images ? Pourquoi invoquer les « rêves
éveillés » ou la « fête des possibilités », quand c’est la réalité qu’il
convient de prendre à bras-le-corps ? La réponse à ces questions
pourrait bien être, simplement, que les images, pour constituer une
alternative à tant de réalités qui nous mutilent, ne sont pas pour autant
l’autre du monde. Notre monde est aussi fait de nos pensées, de nos
inconscients, de nos rêves éveillés, de nos fêtes, de nos œuvres. Donc
de nos images aussi. Si les images n’étaient que du semblant, du pis-
aller, du moins-être, de la pure et simple bouillie hallucinatoire, alors
sans doute devrions-nous protester contre elles et réitérer l’injonction
marxiste à transformer le monde plutôt qu’à l’interpréter. Si, au
contraire, les images se déploient elles-mêmes comme des vecteurs
ou des processus de transformation, alors il faudra sans doute
reconnaître en elles une force qui nous soulève en véhiculant, en
donnant forme à nos désirs d’émancipation.
La méfiance souvent exprimée à l’égard des images et de
l’imagination en général ne fait, somme toute, que répéter la vieille
méfiance des gens « pragmatiques » ou « réalistes » à l’égard de la
théorie (mot qui, comme on le sait, est étymologiquement réglé sur
un paradigme visuel). Marx lui-même eut à subir, en tant que penseur
théorique, un tel désaveu. Ernst Bloch, dans Experimentum Mundi, en
aura tiré cette réflexion : « […] le théorique n’est pas indifférent et
sans effets ; mais il doit se médier avec des intérêts réels (mit realen
Interessen vermitteln) et, au premier chef, avec les intérêts à une
suppression de tout ce qui “fait de l’homme un être asservi, délaissé,
méprisable”. D’autant plus que Marx fait ressortir dans un tout autre
sens encore, en la liant avec les rêves objectifs et réels (mit objektiv
realem Traum) qui naissent en nous et qui habitent le travail de notre
pensée, la tendance qui pousse le réel lui-même (Drang der
Wirklichkeit selber) à progresser vers son propre éclairement
(Selbsterhellung). C’est en ce sens qu’il écrit dans sa lettre à [Arnold]
Ruge de 1843 […] : “On verra alors que le monde a depuis longtemps
le rêve d’une chose dont il lui suffit maintenant de prendre conscience
pour la posséder réellement.” »
Ernst Bloch cite ce rare éloge du rêve en pleine connaissance de
cause : il sait que Marx écrivit cette lettre à une période où traînait
encore la grande polémique entre le vieux philosophe romantique et
idéaliste Friedrich Schelling et le jeune penseur néo-hégélien
Friedrich Engels, auteur, en 1841-1842, d’un tonitruant Anti-Schelling
sous-titré — dans sa deuxième partie — « Critique de la dernière
tentative de réaction contre la philosophie libre ». Mais Ernst Bloch
fut ce marxiste hérétique fier de n’avoir jamais renoncé au
« romantisme révolutionnaire ». Dans ses entretiens de 1974 avec
José Marchand, il se targue même — à une époque où bien peu de
gens lisaient encore Schelling — d’une connaissance aussi précoce
qu’exhaustive du grand philosophe romantique : « [J’étais] influencé
par Hegel et surtout par Schelling, par le dernier Schelling, dont j’ai
lu les textes et que probablement personne au monde ne connaît
mieux que moi. Ils étaient là, ces volumes, à Mannheim, et moi,
comme un garçon un peu naïf, je suis allé tirer des rayons la
Philosophie de la mythologie et de la révélation, ces quatre volumes
de cours magistraux que Schelling a prononcés à Berlin pour prendre
sa revanche sur l’hégélianisme, je les ai avalés de la première à la
dernière page. »
Dans un entretien précédent — en 1970, avec Jean-Michel
Palmier —, Bloch revendiquait sa persévérance dans le romantisme
révolutionnaire comme une fidélité à ses élans de jeunesse : fidélité
grâce à laquelle, disait-il, « plus tard, on sait contre quoi on se bat, [et
alors] tout devient très clair ». « C’est vrai, affirmait-il hautement, je
crois que je suis toujours resté fidèle à moi-même. C’est ce qui
m’oppose le plus à mon ami Lukács. Il y a aussi une phrase de
Schiller que j’aime beaucoup, lorsque Don Carlos dit à la reine :
“Qu’il prenne en vénération les rêves de sa jeunesse.” » Marx et
Engels n’auront donc pas éclipsé Schelling dans la pensée
philosophique et politique d’Ernst Bloch. Comme Schelling, Bloch a
cherché ce qu’un texte fameux de 1809 nommait « l’essence de la
liberté humaine ». Comme Schelling dans ses fascinants fragments
des Âges du monde, Bloch s’est interrogé sur les notions d’époque ou
d’héritage, bref sur la « généalogie du temps » ainsi que s’est exprimé
Pascal David, le traducteur de ces fragments.
Là où Schelling avait composé sa grande Philosophie de la
révélation en trente-sept chapitres, Ernst Bloch aura échafaudé son
ouvrage-océan de cinquante-cinq chapitres, Le Principe Espérance,
sur cette espèce paradoxale de « révélation » (Offenbarung) que nous
offrent le désir, l’imagination et l’espoir (Hoffnung). Comme
Schelling dans son Introduction à la philosophie de la mythologie,
Ernst Bloch n’aura pas renoncé à embrasser le spectre entier des
croyances humaines, d’où qu’elles viennent, et sans pour
autant — comme Schelling également — oublier l’émergence de la
philosophie rationnelle, particulièrement celle d’Aristote, au cœur
même de ce désir de révélation. Comme Schelling encore, le
paradigme esthétique aura joué un rôle séminal dans la philosophie
d’Ernst Bloch ; et l’on pourrait presque lire le passage blochien sur le
« chant de la colonnade » forestière — dans le petit texte visionnaire
qui ouvre le chapitre sur la musique, au centre de L’Esprit de
l’utopie — comme une réminiscence du chapitre de Schelling sur le
« cantique des colonnes », dans ses Textes esthétiques des
années 1802-1807.
Il est vrai qu’Ernst Bloch a, pour ainsi dire, mis au futur toutes les
« révélations philosophiques » que Schelling exprimait, quant à lui,
dans un grand présent d’éternité. C’est qu’entre-temps Karl Marx lui
avait fait comprendre qu’il va falloir transformer notre monde
présentement « défectueux ». Et voilà qui aura incité Jürgen
Habermas, en 1960, à parler d’Ernst Bloch comme d’« Un Schelling
marxiste », lui dont la « pensée utopique » ou la « pensée-désir »
(Wunschdenken) tentait constamment de dialectiser — et non
simplement d’opposer — l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et
l’objectif, le possible et le réel, la tradition et la nouveauté, l’âme et la
matière ou la puissance et l’acte… Tout ce qu’Arno Münster
nommera, plus tard, un « matérialisme spéculatif » caractéristique de
l’ontologie d’Ernst Bloch.
*

Si la pensée blochienne doit être qualifiée de romantique, alors il


faut immédiatement préciser qu’il s’agit d’un véritable romantisme
critique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le romantisme n’a-t-il pas la
passion des images et la théorie critique ne trouve-t-elle pas,
inversement, l’une de ses grandes vertus dans la démystification de ce
que les images sont susceptibles de transmettre ? Il est vrai que
Bloch, double lecteur de Schelling et de Marx, s’employa
inlassablement à débusquer les fantasmagories de son temps, comme
dans son texte de 1935 sur les « Apparitions d’esprits » dans leur
connivence paradoxale avec les techniques modernes dans ce qu’elles
ont, éventuellement, de plus terrifiant (comme l’électrification des
barbelés dans les camps nazis) : « L’inquiétante étrangeté est bien là,
il y a un enfer sur terre, il y a en Allemagne des événements qui font
exploser le vieux et bien connu ici-bas de la nature humaine et l’arc
de cercle rationnel autour d’elle, il y a des espaces intermédiaires
dans le sujet comme dans l’objet où peuvent éventuellement loger des
phénomènes parapsychiques et paralysants. […] Telle est la
fantasmagorie qui demeure malgré l’afflux du courant électrique, et
qui se sert même de lui […] jusqu’au fil de fer barbelé chargé de
courant autour d’enfers fort terrestres. »
Il faut se souvenir que, deux années auparavant, Walter Benjamin
avait traité du même sujet, en des termes fort proches, dans son article
« Expérience et pauvreté » paru dans la revue Die Welt im Wort :
« Cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes
dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle-ci avait pour revers
l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens — ou
plutôt : que répandit sur eux — la reviviscence de l’astrologie et du
yoga, de la Science chrétienne et de la chiromancie, du végétarisme et
de la gnose, de la scolastique et du spiritisme. » Cependant Walter
Benjamin et Ernst Bloch, ces penseurs critiques de leur temps, n’ont
jamais tenu la moindre position hostile à l’égard des images ou de
l’imagination en général. Bien au contraire. Un signe éclatant, parmi
bien d’autres, de cette attitude apparaît chez Benjamin dans son
article de 1929 sur le surréalisme dont il reconduira l’éloge, dix ans
plus tard, dans la version finale de « L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique ».
C’est de façon très blochienne — indiquant l’empreinte qu’avait,
de toute façon, laissée L’Esprit de l’utopie — que Benjamin rappelle
alors ceci : « L’une des tâches primordiales de l’art a été de tout
temps de susciter une demande (eine Nachfrage zu erzeugen), en un
temps qui n’était pas mûr pour qu’elle pût recevoir pleine
satisfaction. » Cette fonction anticipatrice, utopique ou prophétique
de l’art est, alors, immédiatement précisée par une note infrapaginale
qui entend faire retour au surréalisme : « Selon le mot d’André
Breton, l’œuvre d’art n’a de valeur que dans la mesure où elle frémit
des réflexes de l’avenir. » Rappelons, puisque l’enjeu de ces
questions est politique autant qu’esthétique, que la toute première
contribution d’André Breton à la revue Le Surréalisme au service de
la Révolution, en juillet 1930, s’intitulait justement — et
magnifiquement — « Il y aura une fois ». La formule des contes pour
enfants, qui met toujours l’événement (« une fois ») à l’imparfait (« il
était », « il y avait ») se trouvait ici propulsée dans la région plus
risquée du désir et de l’avenir.
Or il s’agit de l’imagination avant tout, comme l’affirme hautement
la première phrase de ce texte : « Imagination n’est pas don mais par
excellence objet de conquête. » C’est-à-dire une avancée dans le
futur. Quelques lignes plus loin, Breton écrivit cette phrase qui,
forcément, eût enchanté Ernst Bloch : « L’imaginaire est ce qui tend à
devenir réel. » Façon de revendiquer une pratique poétique qui
consisterait à rendre aux images leur puissance tensive — ou
désirante — dont les usages nostalgiques du « Il y avait une fois », à
savoir les formes canoniques de l’image et du récit, croient pouvoir se
passer : « [Et si un homme] osait s’aventurer, seul ou presque, sur les
terres foudroyées du hasard ? Si, l’esprit désembrumé de ces contes
qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs
à creuser la déception, cet homme se risquait à arracher sa proie de
mystère au passé ? Si ce poète voulait pénétrer lui-même dans
l’Antre ? S’il était, lui, vraiment résolu à n’ouvrir la bouche que pour
dire : Il y aura une fois...? »
À sa façon, le philosophe Ernst Bloch parlera comme le poète
André Breton : il substituera au classique « Ce qu’il fallait
démontrer » (en latin : quod erat demonstrandum) un plus aventureux
« Ce qui sera à démontrer » (quod erit demonstrandum). Et cela, non
pas à propos d’un artiste romantique ou d’un poète visionnaire, mais
dans un texte de 1968 écrit en hommage à Karl Marx lui-même, ce
porteur d’« utopie concrète ». Dans Experimentum Mundi, son livre-
testament de 1975, Ernst Bloch reviendra aux anciennes formules du
Requiem entendues, notamment, chez Mozart (qui composa son
œuvre, on le sait, sur son propre lit de mort) : Quidquid latet,
apparebit, « tout ce qui est en latence, en attente, apparaîtra ». La
façon matérialiste et athée de comprendre — ou de reprendre — ce
dictum consistant, pour Bloch, à prendre au sérieux, jusqu’au bout du
réel, l’attente ou la latence de nos propres images-désirs.
Expérimenter le monde, ce serait donc faire l’expérience même de
ce Il y aura une fois : parce que « tout est encore trop plein de ce
quelque chose qui nous manque ». Et parce que ce quelque chose
survit, formant dans le présent un « excédent (Überschuß) qui en
déborde et continue de nous parler, aujourd’hui encore et même dans
l’avenir ». Il y aura une fois parce que nous cherchons constamment à
rendre visible ce quelque chose qui n’apparaît pas encore dans la
réalité mais donne déjà forme à nos désirs et à nos œuvres où « survit
sa fulgurance et son bouillonnement ». Il y aura une fois parce que
nous sommes capables de surmonter ou de contourner les obstacles
de notre vie mutilée, de notre « espace contaminé », et parce que ce
geste, politiquement parlant, correspond au geste de Marx pour
surmonter toute philosophie purement contemplative. Il y aura une
fois quand nous aurons été capables d’interroger « le non-encore-être
en œuvre dans l’obscurité de l’instant qui se vit ». Il y aura une fois
parce que l’être n’est pas statique et que son devenir, tout
simplement, suppose ce perpétuel « non-encore-être » (Noch-nicht-
Sein) qui forme sans doute le cœur même de la pensée blochienne en
général. Parce que notre pensée « soupire » et « crie » vers quelque
chose qu’elle préfigure par montages de choses, d’espaces et de
temps hétérogènes, dépassant ainsi l’immédiateté — ou pire : la
réification — de nos temps présents.
Il y aura une fois parce que l’être ne se décline pas seulement à
l’imparfait et à l’infinitif, comme dans la formule canonique de la
« quiddité » selon Aristote (to ti èn einaï). Ernst Bloch, toujours dans
Experimentum Mundi, dédie un chapitre fort éclairant à l’alternative
essentielle — et originelle — devant laquelle se trouve toute pensée
de l’être : « Dans les premiers temps de la philosophie grecque […]
on a établi un pont entre la pensée et l’être, ce qui appréhende et ce
qui est appréhendé. Deux formules contraires, dont on avait
jusqu’alors insuffisamment tenu compte, s’opposaient : l’une
affirmait la similitude du penser et de l’être (Gleichheit von Denken
und Sein), l’autre leur dissemblance (Ungleichheit). Et toutes deux
eurent une postérité. » Ainsi Parménide ramena-t-il toute chose au
Même ; ainsi Empédocle postula-t-il que nous connaissons le Même
par le Même (la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc.) ; puis Plotin
affirma l’existence d’une similitude par laquelle « il faut que l’œil se
rende pareil et semblable à l’objet vu pour […] le contempler » ; et
ainsi de suite, jusqu’à Schelling compris.
Au rebours de ce mouvement — selon lequel « qui se ressemble
s’assemble », comme dans la théorie platonicienne de l’amour —, il
existe une tradition fondée, elle, sur le dissemblable : à commencer
par Anaxagore « pour qui la connaissance repose sur le principe ab
ovo anti-homophone, dissonant, que seul le dissemblable peut
appréhender le semblable, le chaud appréhendant le froid, l’amer le
sucré, le visible l’invisible. C’est là ce que Sextus Empiricus a retenu
d’Anaxagore, Théophraste rapportant quant à lui cette remarque
particulièrement fine, sensible aux discordances, selon laquelle toute
perception est liée à un déplaisir en raison même du dissemblable
qu’elle recèle (et notons bien qu’aïsthèsis signifie en grec ancien non
seulement perception mais connaissance). L’aiguillon de la
dissemblance (der Stachel der Ungleichheitsfrage), la non-évidence
du monde […] le matérialisme n’a pu les oublier, et surtout pas le
matérialisme révolutionnaire ». Cela, bien sûr, grâce à la dialectique
mise en œuvre par Hegel, « cette méthode inapaisable qu’est la
contradiction [avec] son virulent pouvoir de perturbation » à l’égard
de toutes les idées statiques, de toutes les positions arrêtées.
La pensée se doit donc de se situer à hauteur d’une telle
dissemblance, qui est la face visible de la dynamis de l’être. Sa devise
se doit d’être, constamment : non satis est, « il n’y a pas assez », « ce
n’est pas assez ». Si l’on accepte de comprendre que l’être n’est
jamais assez, alors on comprendra pourquoi toujours il y aura une
fois : chaque fois que l’être cessera de « demeurer en lui-même »,
chaque fois qu’il « sort[ira] de lui-même » dans la « scansion [et la]
pulsation » (tickend und pochend) de son désir. Chaque fois qu’il en
expérimentera les formes de dépassement, cette Überschreitung qui
nous fait exister par son geste même de transgression. Transgression à
toujours réinventer sous de nouvelles formes, tant il est vrai que
« chaque époque doit créer son art et sa révolte », comme Ernst Bloch
le disait à Jean-Michel Palmier dans un entretien en 1976.
Se tenir à hauteur d’une telle dissemblance, n’est-ce pas se
condamner à vivre dans l’inquiétude (Unruhe) ? Sans aucun doute.
Mais l’inquiétude n’est pas forcément tristesse. Ce que nous apporte
la docta spes serait plutôt quelque chose comme un « gai savoir
inquiet » : inquiet, mais joyeux. C’est ce que redira Ernst Bloch à
Michael Löwy venu l’interroger en 1974 : « [Cette] question […] est
d’ailleurs remarquablement formulée par ce proverbe ancien qu’on
me récita un jour dans la vieille maison d’un paysan de Bavière : “Je
ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas où je vais… Je m’étonne
d’être si gai.” » Celui qui parle ainsi peut-il être qualifié de réaliste ?
Oui et non. Non au sens des réalités qui le contraignent, si ces
contraintes sont inévitables : vie mutilée (il n’est donc pas réaliste
d’être gai comme le pensa, toute sa vie, Adorno). Oui au sens du réel,
s’il est possible d’imaginer et de vivre, comme le pense Bloch, un
« possible réel » : vie utopique (qui ne peut apporter que de la joie).
Dans le même entretien avec Michael Löwy, l’auteur de L’Esprit
de l’utopie affirmait enfin : « La question clé [est] celle du concept de
vérité : la vérité est-elle une justification du monde (die Welt
rechtfertigend) ou est-elle hostile au monde (zur Welt feindlich) ?
Tout le monde existant n’est-il pas dépourvu de vérité ? Le monde tel
qu’il existe n’est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité qui
n’est pas positiviste, qui n’est pas fondé sur une constatation de
facticité, verification through the facts ; mais qui est plutôt chargé de
valeur (Wertgeladen), comme dans le concept “un ami vrai” ou dans
l’expression de Juvénal tempestas poetica — c’est-à-dire une tempête
telle qu’elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la
réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu’au bout, une
tempête radicale. Donc une vraie tempête […]. Et si cela ne
correspond pas aux faits — et pour nous marxistes les faits ne sont
que des moments réifiés d’un procès, et rien de plus —, dans ce cas-
là, tant pis pour les faits (um so schlimmer für die Tatsachen), comme
disait le vieil Hegel. »

Tempestas poetica : la citation a beau venir de Juvénal, il semble


clair que sa teneur principale relève, une fois encore, du
« romantisme révolutionnaire » qui a fleuri en Allemagne depuis le
début du XIXe jusqu’à l’appel de Rosa Luxemburg : « J’étais, je suis,
je serai. » Formule qui, comme le « Malgré tout ! » de Karl
Liebknecht, donnait bien l’expression d’une tempête poétique
puisqu’il s’agissait, dans les deux cas, de citations extraites des
poèmes de Ferdinand Freiligrath ; mais aussi d’une tempête politique,
une tempête de temps que les échecs historiques — la répression des
soulèvements, les contre-révolutions — ne parviendraient jamais à
étouffer tout à fait. Cela ne voulait pas dire, bien sûr, que cette
« position romantique », depuis longtemps étudiée et commentée par
Michael Löwy et Robert Sayre, dût se déclarer unilatéralement
« contre » les faits, donc « pour » les images par exemple… Faits et
images sont étroitement liés, relèvent de champs de bataille enchâssés
les uns dans les autres. Ainsi le romantisme critique d’Ernst Bloch
manifeste-t-il une authentique vocation démystificatrice — comme
celle concernant l’imaginaire nazi, dans Héritage de ce
temps — alors même qu’il s’insurge contre toute « démythologisation
hostile à l’imaginaire », comme on le lit dans un texte des
années 1940 intitulé « Destruction, sauvetage du mythe par la
lumière ».
Jürgen Habermas, dans son article sur Ernst Bloch, n’a pas manqué
de voir, dans ce qui est avant tout une tempête d’écriture, l’empreinte
profonde ou « l’héritage de la mystique juive ». Voilà un autre trait
que Bloch partage avec Benjamin, quoique dans une perspective
sensiblement différente. C’est une forme tensive de relation au temps
marquée, non seulement par la révolte à l’égard du présent et par
l’omniprésence des processus d’anamnèse, mais encore par ce que
l’on pourrait nommer un messianisme critique qui détermine ces
prises de risque conceptuelles devant lesquelles les commentateurs,
souvent, s’effraient. Ernst Bloch a créé, quoi qu’il en soit, une
constellation fascinante où se répondaient les utopies socialistes et le
matérialisme marxiste, mais aussi l’eschatologie chrétienne, les
hérésies apocalyptiques et, bien sûr, le messianisme juif exprimé dans
les sources populaires du hassidisme comme dans les livres
prophétiques de la Bible.
Largement étudiée par Arno Münster, Frank Bowman, Ivan
Boldyrev — qui a replacé Ernst Bloch dans une « constellation
messianique » comprenant Lukács aussi bien que Rosenzweig,
Adorno aussi bien que Landauer, Benjamin ou Buber — ainsi que par
Christoph Türcke, par exemple, ce « messianisme hérétique »,
explicitement athée, aura néanmoins trouvé une écoute attentive chez
des penseurs tels que Gershom Scholem, André Neher ou Emmanuel
Levinas. Scholem, en 1975, écrivit sur Bloch un texte intitulé « Dieu
réside-t-il dans le cœur d’un athée ? » : il y faisait du « messianisme
anarchiste » et de la mystique juive les composantes les plus fécondes
de L’Esprit de l’utopie. André Neher salua, de son côté, les valeurs
exodiques génialement renouvelées par Ernst Bloch à travers un
recours à la figure de Job, qui n’eût satisfait ni un marxiste orthodoxe
ni un exégète assermenté de la Bible. Emmanuel Levinas, quant à lui,
salua généreusement ce qui, au-delà de l’« être-pour-la-mort » selon
Heidegger, faisait de la pensée d’Ernst Bloch un vademecum essentiel
pour « l’espoir de réaliser ce qui n’est pas encore » [en tant que]
monde à achever ».
Un tel pathos messianique ne pouvait, par contrecoup, que rendre
hérétiques les formulations marxistes d’Ernst Bloch. Son marxisme
critique fut donc aussi critique à l’égard du monde capitaliste que du
discours communiste adopté par les structures partisanes après
comme avant la guerre. Bloch fut alors considéré tour à tour comme
« trop marxiste pour les uns et pas assez pour les autres », ainsi qu’a
pu le noter Thierry Labica. On trouvera dans les divers ouvrages
d’Arno Münster toutes les péripéties de ce rapport complexe d’Ernst
Bloch à la pensée marxiste de son temps : sa découverte du
communisme en 1918, soit au moment même des soulèvements en
Allemagne ; sa critique du dirigisme soviétique dans la même
foulée — à travers, notamment, un article de 1918 intitulé « Lénine,
le tsar rouge » — et ses permanents débats avec Georg Lukács ; sa
participation au « Bloc rouge » de Berlin, groupe antifasciste
constitué dans les années 1930-1933 ; sa découverte passionnée des
Manuscrits de 1844 dans les mêmes années ; son éloge malvenu,
quoique bref, des procès de Moscou en 1937 ; sa dignité perdue de
communiste en Allemagne de l’Est pendant les années 1949-1961 ;
son soutien à la révolte étudiante et aux soulèvements de Prague
en 1968, comme aux mouvements de libération, fussent-ils chrétiens,
d’Amérique du Sud ; la dédicace de son dernier livre à Rosa
Luxemburg ; jusqu’à sa laudatio funebris par Rudi Dutschke et Oskar
Negt qui parlait de lui comme de « l’hérétique le plus productif du
marxisme » : à savoir l’un de ceux par qui le marxisme pouvait
trouver, enfin, une chance de recommencer.
Ernst Bloch fut donc très singulier dans le paysage du marxisme
européen — mais pas unique pour autant. Que l’on songe seulement,
par exemple, à Karl Korsch et à son livre Marxisme et Philosophie
réunissant des essais parus entre 1923 et 1930. Membre avec Rosa
Luxemburg et Karl Liebknecht de l’USPD en 1918 — dont il
dirigeait la revue Die Internationale — puis du Parti communiste issu
de l’alliance avec la Ligue Spartakus, il en fut exclu plus tard,
en 1926, parce qu’il dénonçait énergiquement l’« impérialisme
rouge » du régime soviétique. Son recueil de textes est introduit par
une mordante « Anticritique » ironiquement appelée ainsi par
différence avec l’autocritique dont Georg Lukács avait, de son côté,
accepté le principe. En 1936, il soutenait les communistes libertaires
de la révolution espagnole. Comme Ernst Bloch, il plaidait, au point
de vue théorique, pour une « dialectique ouverte » et « non figée » :
façon, joyeuse et colérique tout à la fois, de rompre définitivement
avec l’orthodoxie stalinienne.
Ouvrir la dialectique : n’était-ce pas déjà le mouvement engagé
dans la dernière partie de L’Esprit de l’utopie où Karl Marx finissait
par se retrouver en compagnie de ce dialecticien bien particulier que
fut le Baal Shem-Tov, fondateur mystique du hassidisme ? Et où la
figure du militant dans la lutte des classes finissait par côtoyer cette
figure paradigmatique de la tradition juive — que Walter Benjamin,
lui aussi, convoqua bien souvent — qu’est le Juste ? Enfin n’est-il pas
significatif que, dans la « Remarque terminale » écrite après coup
pour l’édition de 1963, Ernst Bloch ait ressaisi tous ces
anachronismes sous l’énoncé de « romantisme révolutionnaire »
(revolutionäre Romantik) ? On comprend alors qu’ouvrir la
dialectique à la dialectique de l’espérance aura eu cette conséquence
toute simple, fatale pour certains et merveilleuse pour d’autres : que
les modèles usuels du temps historique — succession,
développement, finalité, etc. — ne pouvaient qu’être bouleversés par
un processus où désir et mémoire constamment s’entrelacent. On lit
ceci au tout début du Principe Espérance : « […] de l’avenir non
devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et
recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien
devient visible dans l’avenir (sichtbar... in der Zukunft). » À la fin de
la dernière partie sur les « images-souhaits », Bloch donnera à relire
la fameuse lettre de Marx à Ruge en 1843, cette fois-ci complétée de
sa conclusion : « Il apparaîtra alors qu’il ne s’agit pas [avec
l’espérance] de points de suspension entre le passé et le futur, mais
bien de l’accomplissement des idées du passé (die Vollziehung der
Gedanken der Vergangenheit). »
Dans cette dialectique, la mémoire brûle de désir et le désir reste
brûlant parce qu’il garde vive sa mémoire. Le marxisme de la pure
nécessité historique et politique, des lois économiques et des rapports
de force, un tel marxisme ne serait donc, de ce point de vue, qu’une
pensée « froide » à laquelle Ernst Bloch entend ajouter la passion du
« courant chaud » (Wärmestrom) qui est, aussi, « chaleur [du] Rouge
auroral » (das erstere warmes Rot). Avec cette précision, qu’il
donnera en 1975 dans un entretien avec Arno Münster : « Spartakus
est impensable sans un courant chaud, et c’est ainsi qu’on le
comprend constamment, qu’on se sert de son nom directement et
comme terre de reconnaissance, comme testament selon lequel la
révolution a besoin d’un courant de chaleur. » Au plus fort de ses
démêlées avec la bureaucratie socialiste, au début des années 1960,
Ernst Bloch rappelait dans son livre Droit naturel et dignité humaine
que le legs révolutionnaire français — « Liberté, Égalité,
Fraternité » — avait fait « dire à Rosa Luxemburg, de façon tout à fait
actuelle : “Pas de démocratie sans socialisme, pas de socialisme sans
démocratie” ».
En revendiquant, une fois de plus, l’héritage de Spartakus — et
avec lui la position, si souvent jugée « rêveuse » ou « impossible »,
de Rosa Luxemburg —, Ernst Bloch déplaçait philosophiquement la
tempestas politica du côté d’une tempestas ethica, dont témoigne le
titre même de son ouvrage de 1961 qui parle, en effet, de la « dignité
humaine » (menschliches Würde). D’où la nécessité de scruter,
rétrospectivement, la longue histoire philosophique du concept de
« droit naturel » (Naturrecht). Ici encore Bloch rejoint Benjamin dans
la tension permanente établie entre l’existence du droit et l’exigence
de la justice. Reprenant la structure du raisonnement de Rosa
Luxemburg, il écrira ainsi : « Pas de véritable instauration des droits
de l’homme sans fin de l’exploitation, pas de véritable fin de
l’exploitation sans instauration des droits de l’homme. » Il en est
donc du droit naturel comme de l’utopie sociale : « L’utopie sociale
visait au bonheur de l’homme, de droit naturel à la dignité humaine.
L’utopie dépeignait des rapports dans lesquels les opprimés et les
exploités cessent d’exister ; le droit naturel construisait des rapports
où il n’y a plus ni humiliés ni offensés. » Et Bloch de revenir au poète
Schiller écrivant sur la dignité : c’est-à-dire, une fois encore, au
« romantisme révolutionnaire ». Histoire de ne jamais oublier ceci :
pas de geste politique qui vaille sans que soit évoqué ou invoqué un
« homme debout » (aufrecht Mann).
Or pour se maintenir debout il faut s’être levé, voire soulevé. Celui
ou celle qui se soulève provoque une transformation, une
transgression ou une tempête dans la stature, donc dans le statut : il
s’agit de se situer à une hauteur « naturelle » que dicte la plus
élémentaire justice, mais que le droit institué, dans l’histoire des
sociétés, admet bien trop rarement : ce dont témoigneront les pages
violentes écrites par Ernst Bloch à l’encontre du juridisme de Carl
Schmitt. Si les choses doivent se passer ainsi, cela veut dire que la
plus élémentaire justice advient ou s’affirme comme transgression,
comme « tempête » ou « tourbillon » dans l’ordre politique
inégalitaire, y produisant ce que Bloch appellera, dans Experimentum
Mundi, « un excédent qui déborde et continue de nous parler,
aujourd’hui encore et même dans l’avenir ». C’est ainsi que le geste
de soulèvement doit être incessamment reconduit, répété, maintenu.
Le jamais, écrit Bloch, menace dans chaque maintenant qui n’aura
pas été repris et prolongé : « Le jamais est dans la pulsation du
maintenant la pause pendant laquelle le maintenant s’interrompt. Cet
entre-deux, situé entre un maintenant et le maintenant suivant, n’est
pas là en tant que tel mais seulement comme un maintenant suspendu
(als aussetzendes Jetzt) ; le jamais ne se traduit et ne peut être traduit
que par la médiation du maintenant. Que le maintenant ne se produise
pas et le jamais (Nie) s’enfle en un à-jamais (Niemals). »
Il est donc urgent, non seulement de se soulever, mais encore de se
soulever sans cesse. Ce qui n’est possible, ajoute Bloch — d’un ajout
évidemment crucial —, que si l’on se rend capable de « donner au
passé une importance actuelle » : travail que Benjamin avait nommé
le « temps de la connaissabilité » de l’image dialectique. Et travail
que Bloch désigne à présent, dans la même page d’Experimentum
Mundi, comme une façon pour l’histoire d’être « éclairée dans un
sens révolutionnaire » (revolutionär aufklärbar). Il ne s’agit en rien,
dans ce processus de la pensée et de l’imagination — ce processus
des Denkbilder —, de se réfugier dans un passé où tout serait déjà
résolu. Il s’agit, au contraire, de créer un « rapport fécond au passé
[tel qu’il] concerne toujours l’aurore qui point dans ce passé, une
aurore toujours destinée à advenir de nouveau, actualisable, et qu’il
faut arracher au monde de l’anéantissement, recréer, porter vers
l’avant (nach vorn zu bringen). » Cela peut se nommer une
« articulation utopique concrète du passé » (konkret-utopische
Gliederung des Vergangenen) qui, évidemment, « ne coïncide pas
avec la succession linéaire du temps des horloges » (occasion, pour
Bloch, de rendre alors un hommage explicite au concept d’histoire
selon Benjamin).
Telle serait donc la tempête : c’est toujours, au fond, une tempête-
temps (n’est-il pas beau qu’en espagnol le mot temporal veuille dire,
comme adjectif, « temporel » et, comme substantif, « tempête » ?).
C’est la tempête de ce désir qui a de la mémoire et de ce passé qui
produit notre futur parce qu’il « bouillonne » ou tourbillonne au creux
même de nos présents, de nos dangers, de nos espérances : « Cette
obscurité du futur bouillonne, extraordinairement animée, ébranlée
par le danger et l’espérance (dieses Zukunftsdunkel ist ein brauendes
und höchst bewegtes, von Gefahr und Hoffnung bewegtes). » Le
temps est donc tempête : il survient comme — et où, et quand — on
ne l’attend pas. Il nous déracine. Il est la « possibilité historique »
(geschichtliches Möglichkeit) comme telle, la signature de « l’être-
encore-ouvert du monde en devenir » (das noch Offene des
Weltgeschehens). Voilà pourquoi nous sommes inquiets du temps.
Mais inquiétude n’est pas soumission, bien au contraire. L’inquiétude
est une mise en mouvement, elle s’ouvre elle-même à la possibilité
d’un devenir libre : « La liberté y est toujours la possibilité d’un autre
advenir (Freiheit ist darin immer die Möglichkeit des
Anderskommens), d’un faire-autre, et s’il n’existait pas cette
discontinuité féconde (fruchtbare Diskontinuität) qu’elle implique,
nous ne connaîtrions que la soumission à des lois immuables et
tyranniques — à l’infini. »
17

L’IMAGINATION,
NOTRE COMMUNE

C’est une vieille histoire, mais ô combien d’actualité. Depuis des


siècles les misérables, les paysans pauvres de Rhénanie, parcouraient
en hiver les forêts domaniales en y ramassant quelque bois mort pour
se chauffer un peu (fig. 43). La forêt avait son propriétaire, bien sûr :
chaque arbre et chaque branche de l’arbre constituaient donc une
propriété privée dont le vol — couper une branche ou arracher un
fruit — était passible de lourdes condamnations. Mais le bois mort, le
bois tombé tout seul, on pouvait le ramasser pour en faire son libre
usage. Lorsque, en 1842, ce droit coutumier fut en passe d’être
abrogé par une loi qui renforçait de façon inique le droit des
propriétaires, Karl Marx — alors âgé de vingt-quatre ans — prit la
plume dans la Rheinische Zeitung et protesta hautement :
« Ramassage des ramilles et vol de bois concomitant ! Une seule
disposition vaut pour l’un et l’autre. [Certes, ] qui dérobe du bois
coupé dérobe de la propriété. Par contre, s’il s’agit de ramilles, rien
n’est distrait de la propriété. […] Lorsque la loi cependant dénomme
vol de bois une action qui est à peine un délit forestier, la loi ment et
le pauvre se trouve sacrifié à un mensonge légal. »
Peut-on s’approprier toute chose, rendre toute chose privatisable ?
Sûrement pas. Il y a des « biens communs » dont la longue histoire du
droit porte témoignage, ainsi que l’a montré, notamment, Marie-Alice
Chardeaux dans son ouvrage très précis sur Les Choses communes.
Mais, contre ce principe juridique multiséculaire, s’est inscrite en
faux toute l’évolution du capitalisme moderne dont Karl Polanyi a
démonté, après Marx, le ressort général dans son livre — devenu
classique — La Grande Transformation où sont analysés, en
particulier, les développements du système d’« enclosures » dans
l’Angleterre du XVIIe siècle. Le combat mené par Karl Marx en 1842,
qui lui aura valu suffisamment d’ennuis pour être contraint à l’exil,
fut donc, avant même que d’avoir à se déclarer « communiste » au
sens partisan du terme, une principielle lutte pour les communs.
Pierre Lascoumes et Hartwig Zander en ont restitué toutes les
péripéties et Daniel Bensaïd, dans Les Dépossédés, en a donné un
remarquable commentaire où il apparaît que ce problème n’a jamais
été aussi crucial qu’aujourd’hui même. Aujourd’hui où la terre — à
travers ses forêts, ses sous-sols, etc. — n’est plus à nous tous mais à
quelques-uns qui l’exploitent jusqu’à l’épuiser ; où l’eau comme le
feu se paient désormais à des compagnies privées, en attendant l’air
que nous respirons.

43. Bois mort dans une forêt. Photo G. D.-H.

Alors nous vient le désir de nous soulever, de quelque façon que ce


soit. Nous soulever d’abord pour le commun, en vue de ce commun
qui nous a été dérobé. Pierre Dardot et Christian Laval, dans leur
vaste exposé de ce paradigme, ont donné à comprendre comment,
depuis Karl Marx protestant contre la loi sur le « vol de bois », toute
politique d’émancipation s’identifiait, peu ou prou, à une défense du
droit d’usage contre l’extension — capitaliste, démesurée, arrogante,
frauduleuse, injuste — du droit de propriété. Ils sont repartis, pour
cela, des élaborations proposées par Michael Hardt et Antonio Negri
dans Multitude en 2004 puis dans Commonwealth en 2009 : dans ces
deux livres en effet, selon Dardot et Laval, on trouve « la première
théorie du commun, ce qui a eu le mérite de faire passer la réflexion
du plan des expériences concrètes des commons (au pluriel) à une
conception plus abstraite et politiquement plus ambitieuse du
commun (au singulier). Bref, “commun” est devenu le nom d’un
régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant
sur un avenir non capitaliste ». Mais que recèle ce singulier du
« commun » ? Autre chose, me semble-t-il, qu’une simple conception
abstraite. Car il s’agissait pour Hardt et Negri d’établir un passage
depuis le point de vue strictement marxiste — à savoir la critique de
la propriété du point de vue des « biens » et des classes sociales en
lutte pour leur émancipation — vers un point de vue déclaré, à la
suite de Maurice Merleau-Ponty, de Michel Foucault et de Gilles
Deleuze, comme nécessitant une « phénoménologie des corps ».
Nous sommes, désormais, sur le terrain d’un questionnement adressé
à l’être et non plus à l’avoir.
De quel commun s’agit-il dès lors ? Avant même d’entrer dans les
considérations sur le « cycle biopolitique du commun », comme y
invitent Hardt et Negri, il me semble nécessaire de mieux
comprendre — ne serait-ce que parce qu’ils font référence à Merleau-
Ponty — comment une phénoménologie du sensible peut
conditionner, à titre de « commun », ce qu’historiquement et
politiquement il deviendra possible de nommer, avec Jacques
Rancière, un partage du sensible. Nous avons nos sens et le sensible
en commun. Cela s’appelle donc le sens commun. Mais l’expression,
qui a une très longue histoire, aura gravement pâti du défaut dont l’a
chargé, depuis Descartes, une grande part de la philosophie moderne.
Le sens commun c’est le « bon sens », dit-on aujourd’hui. C’est
l’opinion partagée par beaucoup, à charge pour le philosophe de nous
montrer qu’elle était fondée sur une erreur, sur un certain genre
d’illusion ou d’aliénation que charrie avec lui notre
« commun » — c’est-à-dire vulgaire, facile à leurrer — usage des
sens.
44. Johann Amos Comenius, Les cinq sens et le sens commun, d’après Orbis
sensualium pictus, Nuremberg, 1679. Photo DR.

Il en allait tout autrement chez Aristote. Le « sens commun »


(koinè aïsthèsis) n’était pas pour lui une opinion ou, même, un
contenu quelconque de perception ou de discours : c’était la condition
fondamentale de possibilité — une « faculté », comme plus tard dira
Kant — concernant l’organisation du sensible lui-même. Le « sens
commun » aristotélicien, c’est cette faculté sensitive qui se superpose
aux cinq sens particuliers dont nous sommes dotés et qu’elle organise
en réalisant l’unité du sujet comme de l’objet sensibles. Le fait, par
exemple, qu’« un mouvement sensible au toucher [le soit] aussi à la
vue » permet à Aristote — dans son traité De l’âme — de considérer
ce mouvement lui-même comme un « sens commun », ce qu’il dira
également du repos, du nombre, de la figure et de la grandeur. Il
s’agissait bien de rendre compte, non d’un contenu, mais d’une
dynamique processuelle : processus d’où émergera, dans le sensible
même, cette « instance de discernement » qui, depuis les signaux que
nous adresse le monde — couleurs, aspects, sonorités, odeurs… —,
nous fait don de son authentique, de son immanente connaissance
(que désigne dans ce contexte, justement, le mot aïsthèsis, bien avant
tout ce que l’âge moderne a voulu comprendre sous le terme
d’« esthétique »).
45. Ludovico Dolce, L’imagination, le sens commun, la mémoire..., d’après Dialogo
[...] nel quale si ragiona del modo di accrescere e conservar la memoria, Venise,
1562. Photo DR.

Dans la très longue histoire de l’aristotélisme, depuis Avicenne au


XIe siècle jusqu’à Comenius au XVIIe siècle, en passant par les
théoriciens humanistes de la mémoire (fig. 44-45), la théorie des
sensibles a connu de nombreuses péripéties et suscité, par
conséquent, d’innombrables études. Avant que celle de Charles B.
Schmitt, concernant la Renaissance, ne fît date, Robert Klein avait,
dès 1956, parfaitement résumé la situation en constatant que la
théorie du sens commun en tant que tel avait été comme absorbée par
une plus radicale théorie de l’imagination dont l’importance devait se
révéler cruciale pour toute notion à se faire — contre les hiérarchies
platoniciennes — des rapports entre le sensible et l’intelligible :
« Une tradition tenace, issue d’Aristote et dominante jusqu’au XVIIe
siècle, considérait l’imagination comme faculté de connaissance,
insérée entre la sensibilité et l’intellect. Elle faisait partie des “sens
intérieurs”, groupe ou plutôt série de fonctions commençant avec le
sens commun et aboutissant à la mémoire, si l’on suit l’ordre des
transformations intérieures des images, ou au jugement si l’on suit
l’ordre de l’abstraction croissante. Il serait d’ailleurs plus exact, en
beaucoup de cas, de dire que l’imagination, identifiée avec la ratio au
sens large, est le nom générique des sens intérieurs dans leur
ensemble. »
L’imagination serait donc l’un de nos biens communs les plus
précieux, les plus féconds. Ou, mieux : c’est l’une parmi nos grandes
communes facultés. Ce sera, par conséquent, dans l’esthétique de
Kant qu’on en pourra trouver une toute nouvelle formulation, avant
que les romantiques n’en fassent leur vertu cardinale et, notamment,
le véhicule principal de leur poétique du « désir révolutionnaire »
(revolutionäre Wunsch) qu’invoquait Friedrich Schlegel dans ses
Fragments de l’Athenaeum au cours des années 1797-1800. Bref,
l’imagination révélerait dans le genre humain la puissance même de
sa propre liberté. Commune, elle l’est donc, et en plusieurs sens :
d’une part nous en jouissons tous, car il n’est personne qui n’ait
jamais rien imaginé ; d’autre part elle participe, selon la terminologie
kantienne, d’un « sens commun esthétique » qui peut se définir
comme « l’accord libre et indéterminé », en chacun de nous, de ce
dont nous nous formons l’image et de ce dont nous nous faisons une
idée (et, par suite, une conception, voire un concept susceptible de
guider notre bien-agir). Ce qui fonde en tout cas la notion kantienne
de « jugement », dans la Critique de la faculté de juger, n’est autre
que cette commune liberté exercée par l’imagination de chacun : ce
que le philosophe nommait la « libre légalité de l’imagination » (freie
Gesetzmäßigkeit der Einbildungskraft).
Voilà déjà en quoi l’imagination serait notre commune
faculté — mais aussi, ajouterai-je, « notre Commune », mot à penser
avec un C majuscule : à savoir quelque chose comme notre première
faculté de soulèvement, notre première puissance « libre » de
réorganiser le monde autrement, plus justement. Mais dans quel sens
comprendre cette liberté ? Est-elle toujours bonne ? Peut-elle être
néfaste ? Nous oriente-t-elle par sa vertu anticipatrice ou bien nous
désoriente-t-elle par son défaut de réalisme ? Que nous garantit-elle
du point de vue de la légimitité ou de l’efficacité d’un soulèvement
dont elle formerait l’utopie ? Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le
Néant — soit juste après avoir consacré, à la fin des années 1930,
deux livres successifs à la question de l’imagination —, soulignait
son importance décisive dans le déclenchement possible d’une révolte
ou d’une « Commune » : « En tant que l’homme est plongé dans la
situation historique, il lui arrive de ne même pas concevoir les défauts
et les manques d’une organisation politique ou économique
déterminée, non comme on dit sottement parce qu’il en “a
l’habitude”, mais parce qu’il la saisit dans sa plénitude d’être et qu’il
ne peut même [pas] imaginer qu’il puisse en être autrement. Car il
faut ici inverser l’opinion générale et convenir de ce que ce n’est pas
la dureté d’une situation ou les souffrances qu’elle impose qui sont
motifs pour qu’on conçoive un autre état de choses où il en irait
mieux pour tout le monde ; au contraire, c’est à partir du jour où l’on
peut concevoir un autre état de choses qu’une lumière neuve tombe
sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu’elles
sont insupportables. »
Pour Jean-Paul Sartre, par conséquent, c’est le manque
d’imagination qui fait obstacle à notre libre puissance de soulèvement
contre les états de choses qui nous aliènent et nous mutilent. Tout
autre sera, par exemple, le point de vue de Pierre Bourdieu qui, dans
son Esquisse d’une théorie de la pratique, jugera en 1972 cette
position sartrienne inadmissible car fondée, selon lui, sur le principe
« ultrasubjectiviste » de l’imagination. Le simple « produit d’une
variation imaginaire », dira-t-il : façon de désigner son peu de
consistance pratique et politique. On comprend qu’à la suite d’un tel
type de jugement disqualifiant se soient trouvés, structuralisme
aidant, de moins en moins de gens pour accorder quelque crédit à un
livre tel que L’Esprit de l’utopie, par exemple. Ernst Bloch aura
néanmoins persisté jusqu’à la fin de sa vie à considérer, sur la base de
ce livre publié en 1918, que « l’utopie politique demeure la catégorie
fondamentale de notre temps ». Et c’était pour préciser aussitôt :
« L’utopie n’est pas la fuite dans l’irréel, c’est l’exploration des
possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation. »

Une telle défense de l’imagination politique s’inscrit parfaitement


dans la tradition philosophique de ce que Bloch lui-même aura
nommé, à partir d’Avicenne et sans craindre l’éventuel anachronisme,
un « aristotélisme de gauche » (aristotelische Linke). Elle s’inscrit
également dans la ligne de réévaluation romantique de l’imagination
comme faculté heuristique autant que poétique : réévaluation qui
inversait tout « subjectivisme » et qui insistait sur ce qui distingue
cette faculté de toute « fantaisie personnelle » ou égotiste. Je crois
que je ne me lasserai jamais de relire et de recopier les passages si
clairs écrits par Baudelaire à ce sujet : « L’Imagination n’est pas la
fantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile
de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible.
L’Imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en
dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets
des choses, les correspondances et les analogies. [En conséquence] un
savant sans imagination n’apparaît plus que comme un faux savant,
ou tout au moins comme un savant incomplet. »
On pourrait, à bon droit, s’étonner d’une telle référence à
Baudelaire dans le contexte d’une question posée au « commun »,
voire à la « Commune ». Mais le paradoxe n’est qu’apparent car
l’imagination, pour être notre commune faculté, ne suppose pas pour
autant que son exercice soit placé sous le signe du consensus que
Baudelaire, en effet, détestait. Communauté ne veut pas dire
unanimité. Et le poète savait bien — comme nous l’observons chaque
jour dans les comportements les plus banals de beaucoup de nos
contemporains — que tout le monde n’aime pas entrer dans les zones
de turbulence qu’ouvre chaque exercice effectif de notre libre
puissance d’imaginer, à quelque échelle que ce soit. La peur de la
liberté, comme la nommait Erich Fromm à l’époque du fascisme — à
savoir la peur de se donner un droit qui devrait pourtant soutenir nos
communs désirs — s’exprime bien souvent par ce premier recul en
quoi consiste la peur d’imaginer. Ceux qui n’ont pas peur d’imaginer,
finalement, sont assez rares. Même pour imaginer le commun. Ils
nous précèdent en quelque sorte dans l’exercice de la liberté.
Baudelaire avait un nom pour eux : « Les Phares ». Ce sont nos
imaginatifs, nécessaires en ce qu’ils ont su anticiper notre façon de
mieux voir le monde à présent. Et pourtant, dans le cadre du poème
qui porte ce titre dans Les Fleurs du mal, ce ne sont que des
inventeurs d’images paradoxales, souvent cruelles, souvent marquées
par le sceau du négatif. Rubens : « fleuve d’oubli » ; Léonard de
Vinci : « miroir profond et sombre » ; Rembrandt : « triste hôpital
tout rempli de murmures » ; Michel-Ange : « lieu vague où l’on voit
[…] / Des fantômes puissants qui dans les crépuscules / Déchirent
leur suaire en étirant les doigts » ; Goya : « cauchemar plein de
choses inconnues » ; Delacroix, enfin, notre peintre de La Liberté
guidant le peuple : « lac de sang hanté de mauvais anges »… En ces
temps romantiques dont Paul Bénichou a pu parler comme d’un
Temps des prophètes, nombreuses furent les figures où s’incarnait
solidairement — fût-ce solitairement aussi — cette puissance
d’imaginer poétiquement qui n’était pas moins comprise comme un
courage moral et politique.
La version proposée par Victor Hugo pour ce paradigme frappera
le lecteur par sa profondeur de vue. C’est le cas de le dire puisque
Hugo demeure le poète de la profondeur par excellence. Tout est, en
effet, profond chez lui : l’océan, l’ombre, l’histoire, les corps, les
mouvements de l’âme, la femme, le repli même d’un simple drapé…
Sa façon d’imaginer les imaginatifs sera donc, en quelque sorte,
l’inverse des « Phares » baudelairiens : elle surgira, non pas
directement au-dessus de l’horizon, mais depuis les profondeurs de la
terre. Avant même de consacrer le deuxième livre de la cinquième
partie des Misérables au motif de « L’intestin de Léviathan » (fig.
46), Hugo aura plusieurs fois scruté les entrailles du temps, donc de
l’histoire politique et des sociétés humaines. Or il y a au moins deux
dessous selon Hugo. D’abord ce qu’il nomme le bas-fond : c’est « la
grande caverne du mal [qui] est au-dessous de toutes et est l’ennemie
de toutes ». Profondeur hideuse parce qu’en elle remue « la haine
sans exception ». Parce qu’elle « ne connaît pas de philosophes [et
que] sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de
l’écritoire ». « Elle est ténèbres, dira-t-il encore, et elle veut le chaos.
Sa voûte est faite d’ignorance. » Elle est donc une colère sans
imagination.
L’autre profondeur est féconde et juste. C’est, précisément, celle de
l’imagination. Elle ne se nomme pas le bas-fond, mais la mine : c’est-
à-dire qu’elle est pleine de minerais, de trésors à faire remonter vers
la surface du monde commun. Comme à toute mine il faut ses
mineurs — sinon elle ne peut rien offrir de ses richesses à
personne —, Hugo nommera logiquement « mineurs » les grands
imaginatifs, ces êtres capables d’entrer même dans la bouche des
volcans : « Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente.
Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement. Toute
lave commence par être nuit. [Ainsi] il y a sous la construction
sociale, cette merveille compliquée d’une masure, des excavations de
toute sorte. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine
politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel pioche
avec l’idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère. On
s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopies
cheminent sous terre dans les conduits. Elles s’y ramifient en tous
sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Jean-Jacques
[Rousseau] prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne.
Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend [Fausto] Socin aux
cheveux. Mais rien n’arrête ni n’interrompt la tension de toutes ces
énergies vers le but et la vaste activité simultanée, qui va et vient,
monte, descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme
lentement le dessus par le dessous et le dehors par le dedans ;
immense fourmillement inconnu. La société se doute à peine de ce
creusement qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant
d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions
diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ? L’avenir. »

46. Victor Hugo, L’intestin de Léviathan, 1866. Plume, pinceau, utilisation de barbes
de plume, encre brune et lavis, lavis d’encre noire, crayon gras, rehauts de gouache
blanche sur papier beige. Paris, musée Carnavalet. Photo DR.

Et voici Hugo imaginant les sous-sols de notre commune condition


à l’image de quelque chose qui serait en même temps un réseau de
galeries superposées et — plus simplement — une bibliothèque
reliant entre elles tous les chemins de l’imagination politique et
philosophique : « L’échelle descendante est étrange ; et chacun de ces
échelons correspond à un étage où la philosophie peut prendre pied,
et où l’on rencontre un de ses ouvriers, quelquefois divins,
quelquefois difformes. Au-dessous de Jean Huss, il y a Luther ; au-
dessous de Luther, il y a Descartes ; au-dessous de Descartes, il y a
Voltaire ; au-dessous de Voltaire, il y a Condorcet ; au-dessous de
Condorcet, il y a Robespierre ; au-dessous de Robespierre, il y a
Marat ; au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. Plus bas,
confusément, à la limite qui sépare l’indistinct de l’invisible, on
aperçoit d’autres hommes sombres, qui peut-être n’existent pas
encore. Ceux d’hier sont des spectres ; ceux de demain sont des
larves. L’œil de l’esprit les distingue obscurément. Le travail
embryonnaire de l’avenir est une des visions du philosophe. Un
monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe !
Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales. »
Fascinante stratigraphie : entre Jean Huss et Charles Fourier via
Condorcet, Robespierre ou Babeuf, c’est toute une histoire de
l’imagination utopique, au sens d’Ernst Bloch, qui se trouve ici
esquissée. Victor Hugo, loin de la déjuger comme éventuelle
extravagance ou de la blâmer comme éventuel échec politique, en fait
bien plutôt le soubassement — mais non la « base » ou la
« fondation », puisqu’il s’agit d’un réseau de veines, de failles, de
galeries ou de diverticules — de nos désirs d’émancipation et de nos
gestes de soulèvement révolutionnaire. Le poète romantique indiquait
là une voie qui se sera prolongée, par exemple, jusque dans la grande
Esthétique de la résistance de Peter Weiss dont les dernières pages
continuent, à leur façon, de chanter un Principe Espérance malgré
tout : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré,
cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances
demeureraient. L’utopie serait nécessaire. Plus tard les espérances
maintes fois encore s’enflammeraient, seraient étouffées par l’ennemi
plus fort et se réveilleraient de nouveau. Et le domaine des espérances
(der Bereich der Hoffnungen) deviendrait plus vaste qu’il ne l’était de
notre temps, il s’étendrait sur tous les continents. Le tumulte tenace
enflerait et le désir de protester (der Drang zum Widerspruch), de
résister, ne faiblirait pas. De même que le passé était irrévocable, de
même les espérances resteraient irrévocables et, en les réveillant de
nouveau, nous pourrions honorer ceux qui un jour, lorsque nous
étions jeunes, avaient nourri d’aussi ardents espoirs (solch glühende
Hoffnungen). »
Il est significatif que Victor Hugo ait voulu dessiner, des utopies
politiques, un arc extrêmement large au point de vue de la
chronologie comme à celui du style. Déjà entre Jean Huss — ou
Thomas Müntzer — et Martin Luther il y eut de considérables
différences que Hugo, cependant, désire négliger, comme il n’hésite
pas à lancer un pont (ou à creuser une galerie, plutôt) entre l’esprit
aigu des Lumières à la Voltaire et la pensée énergumène d’un utopiste
à la Fourier. Il se moque, au fond, des découpages que l’histoire des
styles voudrait imposer à la persistance des expérimentations
utopiques. Ainsi l’opposition entre Lumières et romantisme — ou
bien entre raison et imagination — ne saurait être, dans cette
perspective, considérée comme pertinente. Cela apparaît d’autant plus
vrai que les Lumières elles-mêmes auront été traversées de courants
contradictoires, notamment entre les « modérés » — les héritiers de
Locke, de Leibniz ou de Montesquieu — et ceux que Jonathan Israel
aura nommés les « radicaux », ces imaginatifs de la liberté
qu’inspirait plutôt la pensée éthique et politique de Spinoza.
On ne saurait oublier, d’autre part — comme l’ont montré, par
exemple, Guy Rosa et François Hincker dans le cadre du recueil
L’Utopie en questions, en 2001 —, tout ce que les utopies du XIXe
siècle ont tiré du bouleversement historique et philosophique
provoqué par la Révolution française. Terrain extraordinairement
fécond que Bronislaw Baczko a, lui aussi, envisagé dans sa longue
durée, depuis ses Lumières de l’utopie jusqu’aux résonances
contemporaines analysées dans son livre sur Les Imaginaires sociaux.
Terrain également fécond au plan philosophique, comme l’a mis en
évidence Marc Richir sur la question Du sublime en politique à partir,
justement, de cet « abîme moderne de la fondation politique » qu’a
constitué la Révolution française. Tout le travail mené par Sophie
Wahnich sur le « trésor perdu » — et cependant à transmettre — de
cette période et sur ses incidences dans l’ordre de la Nachgeschichte,
comme disait Benjamin, aura apporté sur cette question un point de
vue aussi finement dialectique qu’historiquement précis : sans aucun
doute La Révolution française n’est pas un mythe, et d’un autre côté
elle n’aura jamais cessé de faire fleurir l’imagination politique des
temps à venir, les nôtres y compris. Et cela par sa nature même de
rupture dans tous les ordres de grandeur de l’existence : sa nature
d’« événement de la raison sensible ».
Une fois encore, la philosophie de Kant aura joué, sur ce plan, un
rôle de pivot fondamental : l’outil d’une rotation décisive, un
changement d’orientation qui, semble-t-il, permettait de tout repenser,
de tout recommencer. À travers sa « critique de la raison historique »,
Kant est parvenu à « surmonter l’abîme entre une approche
transcendantale impossible [de l’histoire] et l’effectivité déroutante de
l’histoire en actes », comme l’a écrit Gérard Raulet dans son livre
Kant : histoire et citoyenneté. Christian Ferrié, de son côté, a
conçu — et traduit — un recueil important de textes kantiens qui,
outre Le Conflit des facultés, remettait en circulation nombre d’écrits
moins connus sur la révolution, échelonnés entre 1770 et 1798.
Textes eux-mêmes commentés par la suite dans un ouvrage qui situait
la politique de Kant comme pensée révolutionnaire et républicaine
dans laquelle « son enthousiasme pour le tournant révolutionnaire [lui
aura fait préconiser] la voie des réformes fondamentales de l’État » :
un « réformisme révolutionnaire », donc, mais à comprendre bien en
deçà de cette évolution ultérieure qui aura vu s’opposer, souvent
dramatiquement, la notion de réforme et celle de révolution.
À relire de près le texte de 1793 Théorie et pratique et celui
de 1795 Vers la paix perpétuelle, Françoise Proust a par ailleurs
éclairé la signification, chez Kant, de ce savoir produisant la
liberté — et pas seulement libre en tant que savoir —, qui fait surgir
« au cœur de l’entendement, au sein même de l’activité du connaître
et de l’expliquer, un besoin de l’esprit plus profond, plus radical, plus
extravagant sans aucun doute [que ne le suppose l’idée habituelle des
Lumières], un besoin de penser, un désir d’inconditionné que Kant
identifiera très rapidement […] comme penchant à et de la liberté ».
Or, ce que montre Théorie et pratique, c’est bien que « la liberté est
un fait d’expérience […], ce dont nous faisons l’expérience dans
l’agir. Pas n’importe quel agir, mais l’agir maximisé, poussé à ses
limites, là où il est amené à se déplacer et à inventer une autre
manière d’agir et donc à inventer un nouvel état de choses [pour] lui
faire produire un nouveau réel ». C’est tout cela que cherchait à
traduire le fameux dictum kantien sur la liberté d’oser, qui est liberté
de tout recommencer par soi-même. Et c’est cela aussi qui aura fait
de Kant un philosophe capable, comme nul autre avant lui, de
restituer le ton de l’histoire, selon la belle formulation adoptée par
Françoise Proust dans un livre tout entier consacré à cette question.

Donner le ton c’est, en musique, faire entendre la note — résultat


d’un tonos, c’est-à-dire d’une tension spécifique sur la corde de
l’instrument — qui va, par la suite, engager toute la tonalité d’une
œuvre. L’expression convient très bien à Kant, non seulement parce
qu’après lui la philosophie tout entière a bien changé de ton et de
tonalité, mais encore parce que sa pensée même fut une pensée du
commencement ou du recommencement. Le ton de l’histoire sera
donc « temps du commencement », comme le développe Françoise
Proust en insistant — ce qu’Ernst Bloch, en particulier, avait déjà
fait — sur la notion cruciale de possibilité : « […] ce qui commence,
c’est le pur pouvoir de commencer qui s’expérimente à même son
exercice, qui s’éprouve comme pouvoir [je dirai plutôt, après
Deleuze : comme puissance], comme le pouvoir (Vermögen), comme
l’expérience d’un possible (möglich), comme l’expérience de la
liberté. » La force de commencer est la puissance d’oser — « Sapere
aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » —, la
puissance de penser, de résister à tout ce qui nous prive de liberté.
Françoise Proust évoque donc ce commencement à travers l’idée
du « ton de l’histoire » en tant que possibilité ouverte au temps d’être
toujours « maintenant », soit de se dresser comme présent maintenu,
donc résistant. En ce sens, il apparaît comme un temps soulevé :
« Pur signe de l’arrivée du temps, [le commencement] fracture le
temps en son milieu, non pas pour en faire un nouveau lieu, mais
pour, à chaque fois, en chaque lieu, ouvrir la possibilité de l’arrivée
du temps. […] Passée, présent ou à venir, [il] est toujours maintenant.
C’est, c’était, ce sera maintenant. C’est (c’était, ce sera) le temps ou
jamais, c’est le temps de venir, d’arriver et de commencer. » Voilà qui
semble, de façon frappante, correspondre au temps énoncé par Rosa
Luxemburg : « J’étais, je suis, je serai… » S’il y a un « sublime
historique » aux yeux de Kant, celui-ci se résume tout entier dans
cette liberté maintenue qui est puissance de recommencer à chaque
maintenant du temps. C’est ce que Françoise Proust nomme le
« souffle de la liberté », dont l’expérience républicaine — une
nouveauté radicale en cette fin du XVIIIe siècle… ou alors un très
vieux souvenir de la Rome antique avant qu’elle ne devienne
impériale — aura, justement, donné le ton.
Donner le ton est donc affaire de commencement ou de
recommencement : quand commence l’exécution d’une œuvre
musicale, c’est à la fois un commencement absolu et, presque
toujours, le recommencement ou la reprise de quelque chose, d’une
tonalité déjà apparue ou inscrite quelque part. Que l’on commence ou
que l’on recommence, dans tous les cas c’est affaire de désir et de
liberté. C’est la décision d’ouvrir à nouveau un espace entre-temps
refermé. Or le Ton, en allemand, désigne à la fois le son informe et la
note formalisée, la sonorité et la tonalité, le timbre et l’accent (par
exemple l’accent tonique dans la prononciation d’un mot)… mais
aussi la couleur, la tonalité chromatique. Ernst Bloch, qui cherchait
aussi à donner un ton au temps, joua plus d’une fois sur cette
polysémie. Que nous dit-elle, au fond ? Que ce qui est affaire de
liberté — la liberté de commencer —, donc d’éthique et de politique,
est tout autant affaire de sensibilité, c’est-à-dire d’esthétique. Voilà
pourquoi c’est vers la Critique de la faculté de juger qu’il faut se
tourner pour comprendre, chez Kant, en quoi consiste une liberté
« d’expérimentation […] et de position » et non plus, comme dans la
Critique de la raison pratique, une liberté « d’obligation ». Façon,
pour Françoise Proust, de réorienter l’interprétation du temps kantien
du côté de l’affectif et, donc, de la sensibilité : ce qu’elle nomme tour
à tour une « pathétique transcendantale » et une « communauté des
affects ».
Il revient à Hannah Arendt d’avoir rappelé que donner le ton au
temps, cette affaire de recommencement, de liberté et de sensibilité,
était aussi — et fondamentalement — affaire d’imagination. Il faut
l’imagination, cette commune faculté, pour que le temps se fasse
poème ou mélodie, symphonie ou polyrythmie. Pour qu’il « reprenne
couleur », pour qu’il se tende d’affirmer sa propre tonalité. Bref, pour
qu’il soit affaire autonome et commune en même temps, c’est-à-dire
affaire de politique. On se souvient comment Hannah Arendt
entendait réfuter toute philosophie qui s’en tiendrait à une pensée de
« l’être » ou de « l’homme » en général, mettant en avant — pour
rendre compte de ce qu’une anthropologie digne de ce nom doit
évidemment en appeler à la dimension politique de l’existence
humaine — la pluralité « des hommes ». Contre l’universel abstrait
(et clos) de « l’homme » en général, elle dressait donc le commun
politique (et ouvert) « des hommes » en relation concrète, historique,
les uns avec les autres. Le recours à Kant et à la « liberté de
commencer » fut donc décisif pour elle, comme le fut ce sensus
communis dont Kant parlait justement, dans la Critique de la faculté
de juger, en termes d’« élargissement » ou d’« ouverture »
(Erweiterung).
Hannah Arendt était en train de travailler sur ces questions au
moment de sa mort en décembre 1975. De la sorte, son ouvrage
Juger. Sur la philosophie politique de Kant sera resté à l’état
d’ébauche. Mais nous pouvons lire le beau « Post-scriptum » au
volume de La Vie de l’esprit consacré à la pensée, où il était dit que
« l’on ne parvient aux jugements ni par déduction ni par induction »,
et qu’ils supposent donc quelque chose comme « la recherche du
“sens muet” qui [doit être pensée avec Kant] comme relevant du
domaine de l’esthétique ». Nous pouvons lire aussi les conférences et
séminaires qu’Arendt donna en automne 1970, pour la New School
for Social Research, et dont l’une s’intitulait précisément
« L’Imagination ». Condition de la mémoire, l’imagination fait partie
de ces « facultés d’association [qui] relient le ne plus et le pas
encore » (cela énoncé par Kant dans son Anthropologie du point de
vue pragmatique), mais aussi le sensible et l’intelligible (comme la
Critique de la raison pure en aura construit la notion). L’imagination
recèle donc cette puissance singulière de permettre la liaison de
facultés différentes mais aussi, dans l’espace social, de sujets aux
pensées ou aux intérêts qui diffèrent. Elle est donc une condition, non
seulement pour toute connaissance et pour toute expérience
esthétique, mais encore pour toute relation éthique et politique.
L’imagination apparaît alors, pratiquement, comme la première de
nos facultés politiques. Ne dois-je pas imaginer le point de vue de
mon adversaire politique pour avoir quelque chose à lui rétorquer ?
Ronald Beiner, dans son commentaire de Juger, a montré en quoi ce
recours à l’imagination permettait de sortir d’une impasse
philosophique encore présente dans La Vie de l’esprit. Si la « liberté
de penser » brandie par la philosophie des Lumières est capacité à
penser l’autre, alors il nous faut d’urgence — d’une urgence
politique — penser avec toute notre imagination en éveil. Là où
l’entendement fait règle et trace des frontières, l’imagination ouvre
les portes et ne cesse pas d’être en mouvement. Voilà pourquoi il faut
distinguer le juger — qui, dans cette perspective, n’impose rien mais
vise à orienter — du légiférer en tant que tel. Arendt, ici, exige
quelque chose qui lui est propre et qui, « littéralement parlant,
n’existe pas chez Kant », comme elle l’aura crânement assumé au
début de ses conférences de 1970. Mais elle entend pousser aussi loin
que possible cette exigence kantienne de base qui consiste à demeurer
libre d’établir une certaine distance — que creuse
l’imagination — avec les événements qui nous sollicitent, surtout
lorsqu’ils présentent quelque actualité inquiétante ou dangereuse.
« Il y a donc [chez Arendt], commentera Myriam Revault
d’Allonnes, une lecture politique du rôle de l’imagination dans
l’aptitude à exercer la faculté de juger : l’imagination défait l’emprise
des règles, des codes et des normes de conduite. […] Le manque
d’imagination, l’incapacité d’avoir “présents devant les yeux et de
prendre en considération les autres qu’on doit se représenter”, mène
en droite ligne à Eichmann. » C’est ainsi que l’exercice de
l’imagination — ou l’expérimentation imaginative du monde, cet
Experimentum Mundi dont a si bien parlé Ernst
Bloch — « permettrait à l’homme de recouvrer sa dignité et
d’humaniser le monde », comme l’écrit encore Myriam Revault
d’Allonnes qui précise, dans un autre contexte, que dans cet exercice
imaginatif « nous ne sommes ni dans la confusion communielle, ni
dans la vérité consensuelle, ni dans la proximité sociologique. Nous
tentons au contraire d’imaginer à quoi ressemblerait notre pensée si
elle était ailleurs. […] L’imagination s’arrache — et nous
arrache — à l’immédiateté qui engendre l’activité routinière et
annihile la conscience, à l’immédiateté des règles trop communément
admises. Elle n’est pas la fantaisie qui rêve les choses, elle instaure la
distance qui permet ensuite (virtuellement au moins) de revenir à la
densité du monde ».
La densité du monde s’imagine en effet. Elle ne fait pas que se
toucher, se regarder, s’écouter ou se penser. L’imagination revient à la
densité du monde quand elle se rend capable d’ouvrir des possibles,
ces « utopies concrètes » dont parlait Ernst Bloch ou ces
« hétérotopies » dont parla Michel Foucault. Elle manifeste alors,
ainsi que le commentait récemment Myriam Revault d’Allonnes, un
« pouvoir heuristique » qui n’a rien à voir avec les constructions
étroites et paranoïaques des hypothèses racistes, des théories
complotistes ou des fake news en tout genre qui circulent aujourd’hui
comme hier. Ouvrir des possibles, n’est-ce pas, justement, donner le
ton à nos manières d’appréhender le monde pour le mieux réinventer,
le mieux recommencer ? Affirmer par exemple, comme le fit Chris
Marker, que Le fond de l’air est rouge — et « argumenter » cette
proposition à coups d’images documentaires remontées avec des
citations fictionnelles, tout cela teinté par le filtre de l’imagination
chromatique et le sens poétique des phrases prononcées —, n’était-ce
pas, justement, « donner le ton de l’histoire » ?

L’imagination produit remontages et atmosphères. Elle redistribue


le monde, elle le « ré-atmosphérise » également. Elle démonte tout,
puis elle trouve de nouvelles tonalités. Pour que le « fond de l’air »
devienne rouge, il aura donc fallu exercer une imagination tout à la
fois politiquement attentive et chromatiquement mise en œuvre. Entre
ces deux dimensions circulent nos désirs, nos intensités. Et c’est
pourquoi Ernst Bloch voulut terminer Héritage de ce temps avec
l’idée de ces « rêves rouges » où nos désirs d’émancipation
trouveraient leurs formes et leurs tonalités mêmes. C’est également
pourquoi Peter Weiss, en conclusion de sa grande Esthétique de la
résistance, utilisa le verbe glühen pour dire ce qu’est,
fondamentalement, une espérance politique : à savoir quelque chose
qui est ardent, qui donne lumière et chaleur, qui s’embrase et diffuse
de la couleur rouge. Imaginer rouge : voilà donc ce à quoi les
humains s’emploient, et depuis fort longtemps, pour donner le ton de
leurs désirs comme de leur perception des puissances qui les
traversent ou les entourent, les mobilisent ou les menacent. « Couleur
première », écrira Michel Pastoureau, dans son histoire du rouge, en
commentant les peintures pariétales : ours rouges de la grotte
Chauvet, bisons rouges d’Altamira ou « mains négatives », rouges
elles aussi, de tant de cavernes préhistoriques…
Comment oublier que le fond de notre corps est rouge ? Que le
sang, son principe vital, est aussi son atmosphère colorée, intérieure ?
Que le rouge est le coloris-douleur du corps blessé (il ruisselle
partout, comme substance eucharistique, dans l’iconographie
religieuse) autant que le coloris-désir du corps amoureux (il
transparaît partout, comme phénomène d’incarnat, dans
l’iconographie érotique) ? « I rouge […], sang craché, rire de lèvres
belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes », ainsi que l’écrivait
Rimbaud dans son fameux poème des « Voyelles », qui est
contemporain de la Commune. Or désir et douleur sont des
puissances, ce que Gilles Deleuze, après Nietzsche, aura voulu
nommer le pathos en tant que « pouvoir d’être affecté ». Mais lorsque
ces puissances se heurtent au pouvoir comme tel — non celui d’être
affecté, mais celui d’affecter autrui, de commander à un peuple, de
légiférer un État, de poursuivre les récalcitrants, bref de « prendre le
pouvoir » — les prégnances symboliques de la couleur rouge
s’exprimeront différemment : dans la toge pourpre de l’empereur,
dans le rébus des armoiries, dans la bannière des croisés, dans les
chasubles d’apparat, etc.
Quand l’imagination fait de la couleur son médium, elle y associe
donc des processus d’atmosphérisation et des procédures de
remontages (c’est-à-dire, aussi, de démontages préalables). On ne
peut plus dire, par conséquent, que la couleur rouge « symboliserait »
ceci ou cela exactement, une fois pour toutes. Avec une même
couleur l’imagination peut démonter toutes les significations et
transformer toutes les atmosphères. Le rouge a connoté tour à tour le
positif et le négatif, le bien et le mal, l’Esprit saint (dans les
représentations de la Pentecôte) et le Serpent du vice (dans les
représentations apocalyptiques de la Prostituée de Babylone). Il a été
l’attribut du Christ en gloire (par exemple celui de Grünewald qui
fascina tant d’écrivains, notamment Walter Benjamin) comme celui
du diable (par exemple dans une représentation de Méphistophélès
qui, pareillement, fascina Benjamin). Il a signifié l’« ardence »
purificatrice du feu et l’horreur sadique de la gueule d’enfer. Bref, le
rouge n’appartient à personne, ou bien se révèle commun à beaucoup.
Après Maurice Dommanget et sa grande Histoire du drapeau rouge,
après Maurice Agulhon et son essai sur « Les couleurs dans la
politique française », Michel Pastoureau est revenu sur l’histoire
moderne du rouge en tant que couleur de l’émancipation populaire,
républicaine et communiste. Histoire qui illustre, une fois encore,
cette dynamique paradoxale d’inversions, de
transformations — « dépolarisations » et « repolarisations » — dont
Aby Warburg avait tant parlé au sujet des « formules du pathos » et
des images en général.
Cette histoire est donc celle de l’appropriation, par un peuple rouge
de colère — qui est aussi un peuple régulièrement massacré,
ensanglanté —, du rouge-pouvoir qu’incarnait la toge du magistrat,
du général ou de l’empereur. Cette valeur tout à coup s’inverse en
rouge-puissance, en rouge du soulèvement contre les pouvoirs. Ce
qu’avait mis en scène, très exactement, le geste de l’esclave Spartacus
qui, dit-on, se serait revêtu de la toge pourpre arrachée à Varinius et
qui, de plus, aurait fait flotter un velum de soie rouge — le tout
premier drapeau communiste, en quelque sorte — pris comme
trophée à un autre général de l’armée romaine. « Sous l’Ancien
Régime, écrit Michel Pastoureau, le drapeau rouge n’est ni rebelle ni
violent. Au contraire, en France comme dans les pays voisins, c’est
un simple signal lié à l’ordre public : on sort un étendard rouge — ou
un grand morceau d’étoffe de cette couleur — pour avertir les
populations d’un danger qui menace et, en cas de rassemblement,
inviter la foule à se disperser. [Le 17 juillet 1791, alors qu’un
rassemblement populaire semble tourner à l’émeute, ] le maire de
Paris, Bailly, fait hisser en hâte le drapeau rouge, mais avant que la
foule n’ait eu le temps de se disperser, les gardes nationaux tirent,
sans sommation. Il y a une cinquantaine de morts, proclamés aussitôt
“martyrs de la Révolution”. Le drapeau rouge “teint de leur sang”
devient, par une sorte d’inversion des valeurs, voire de dérision,
l’emblème du peuple révolté, prêt à se dresser contre toutes les
tyrannies. »
L’histoire du drapeau rouge semble donc bien celle d’une
dramatisation du commun et de la lutte populaire : il flottait partout
pour en donner le ton. En 1830, parallèlement à La Liberté guidant le
peuple de Delacroix — qui arborait un drapeau tricolore —, Léon
Cogniet peignit et fit lithographier une allégorie des trois journées
révolutionnaires en représentant trois états d’un drapeau blanc à fleur
de lys, emblème royal, qui se déchirait et qui, du même mouvement,
se teintait de sang (fig. 47). Puis, le 25 février 1848, dans un nouveau
contexte révolutionnaire, la foule parisienne massée devant l’Hôtel de
Ville vécut une scène mémorable où s’opposaient deux versions
possibles du drapeau républicain : l’un rouge et l’autre — finalement
adopté après l’intervention du poète Lamartine — tricolore. C’est aux
grèves, aux insurrections et aux grandes manifestations socialistes
puis communistes que le drapeau rouge donnera enfin son
atmosphère de « draperies ardentes » ainsi qu’on le vit, par exemple,
dans les rues de Berlin en décembre 1918 : à cette atmosphère de rue
le peintre Arthur Kampf aura dédié une œuvre intitulée Votez
communiste ! (fig. 48). Voici désormais que le personnage féminin de
la Liberté, avatar moderne de la Victoire antique, se drape d’un grand
drapeau rouge comme on le voit, fût-ce en noir et blanc, dans
l’admirable stature d’une pasionaria mexicaine photographiée par
Tina Modotti en 1928 (fig. 49).
Tel serait le rouge-puissance, le rouge en puissance et non en stase
ou en « pouvoir » (ce qu’a pu devenir, malheureusement, le rouge
communiste lui-même, entre l’extraordinaire Pur Rouge d’Alexandre
Rodtchenko en 1921 et les montages de propagande stalinienne des
années 1930). Serait-ce le cas de toute couleur ? Serait-ce la condition
de toute tonalité imaginative ? Ludwig Wittgenstein se posait encore
de semblables questions au seuil de la mort, dans ses Remarques sur
les couleurs datées de 1950 et 1951. Il avait bien admis que « le pur
concept de couleur, cela n’existe pas ». Il pensait cependant qu’« un
peuple d’aveugles aux couleurs […] n’aurait pas les mêmes concepts
que nous ». Il tenait à cette idée, à cette hypothèse plutôt : « Il semble
exister un concept de couleur plus fondamental que celui de couleur-
d’une-surface. » Mais, comme toute son œuvre en témoigne, il ne
cessait de se débattre dans les valeurs d’usage que notre langage
impose au monde lui-même : ainsi, quelle différence dans l’ardence y
a-t-il entre ce qui est « chauffé au rouge » (Rotglut) et ce qui est
« chauffé à blanc » (Weißglut) ? Pourquoi parle-t-on volontiers de
« lueur rouge sombre » (dunkelroten) et jamais d’un « rouge noir »
(schwarzroten) ? N’est-ce pas un abus de langage que de parler d’une
« lumière infrarouge » ?

47. Léon Cogniet, Scènes de juillet 1830 : les drapeaux, 1830. Huile sur toile.
Orléans, Musée des Beaux-Arts. Photo DR.
48. Arthur Kampf, Votez communiste !, 1918. Huile sur toile. Berlin, Berlinische
Galerie. Photo DR.
49. Tina Modotti, Femme avec drapeau, 1928. Photographie argentique. Udine,
Archivio Riccardo Toffoletti-Comitato Tina Modotti.

Il est vrai que remontages et atmosphérisations, ces processus


imaginatifs, ont de quoi dérouter la stricte élaboration des concepts,
même si l’imagination sait aussi penser pleinement, former des idées.
Wittgenstein lui-même semblait en convenir quand il disait : « La
fausse image embrouille, la juste image aide (das richtige Bild
hilft). » D’où la nécessité de se tourner, à nouveaux frais, du côté des
« images de pensée » (Denkbilder) telles que Walter Benjamin les a si
bien convoquées ou mises en œuvre. En janvier ou
février 1915 — soit en pleine époque des tranchées noires de morts,
époque où il écrivait ses textes anarchistes et ses premiers
commentaires de Hölderlin —, Benjamin écrivit un dialogue
typiquement romantique intitulé « L’arc-en-ciel. Entretien sur
l’imagination ». Dans ce texte sont mis en scène une jeune femme et
son ami peintre. Ils vont discuter de ce que sont les « couleurs de
l’imagination » :
« Margarethe. — Il est tôt, je craignais de te déranger. Mais je ne pouvais pas attendre.
Je veux te raconter un rêve, avant qu’il n’ait pâli.
Georg. — Je suis très heureux que tu viennes me voir le matin — parce que c’est le
moment où je suis seul avec mes tableaux et que je ne t’attendais pas du tout. Tu as
traversé la pluie et tu es toute fraîche. Raconte.
Margarethe. — Georg — je vois que je ne le peux pas. On ne peut pas raconter un rêve.
Georg. — Mais qu’as-tu rêvé ? Était-ce beau ou terrible ? S’est-il passé quelque chose ?
Avec moi ?
Margarethe. — Non, rien de tel. C’était très simple. C’était un paysage, mais un
incendie de couleurs (aber sie glühte in Farben) ; jamais encore je n’ai vu de telles
couleurs. Les peintres non plus ne les connaissent pas.
Georg. — C’étaient les couleurs de l’imagination (die Farben der Phantasie),
Margarethe.
Margarethe. — Les couleurs de l’imagination, oui, c’était cela. […] C’était ainsi dans
mon rêve, je n’étais rien d’autre qu’un voir. […] Moi-même je n’existais plus, ni mon
entendement, qui déduit les choses des images de nos sens. Je n’étais pas quelqu’un qui
voit, j’étais pur voir (ich war nur Sehen). Et ce que je voyais, Georg, ce n’étaient pas des
choses, mais des couleurs. Et dans ce paysage, j’étais moi-même colorée. »

Texte étonnant, qui ne craint pas de pousser jusqu’au bout son


hypothèse formulée au départ. Les « couleurs de l’imagination » y
sont présentées comme un fragile « apparaître » (Erscheinende) et
non comme un solide « prédicat » des objets, leur qualité substantielle
ou permanente. Il n’y a pourtant là rien de moins, affirmera Georg,
que l’« image originaire » (Urbild) de toute pensée et de toute œuvre
visuelle. Idée que prolongera Margarethe avec un vocabulaire plus
organique, plus maternel : « Somme toute, dira-t-elle, l’imagination
est le don d’une pure fécondation » (Empfängnis). Fécondation dont
la couleur se révélera donc « la plus pure expression » (der reinste
Ausdruck) : « Un voyant est tout entier dans la couleur, voir la
couleur signifie plonger le regard dans un œil étranger où il se perdra
et cet œil est celui de l’imagination. Les couleurs se voient elles-
mêmes, le pur voir est en elles, elles en sont tout à la fois l’objet et
l’organe. Notre œil est coloré. La couleur est engendrée par le voir et
elle colore le pur voir. » À partir de cette tonalité goethéenne, Georg
passera ensuite au thème de l’« innocence » du regard chez
Baudelaire… Et Margarethe de conclure : « Alors, seuls les enfants
demeurent dans l’innocence et quand ils rougissent, ils redeviennent
eux-mêmes couleur (und im Erröten gehen sie selbst in das Dasein
der Farbe zurück). »
Les adultes, les cyniques, les vrais coupables ne rougissent pas.
Seuls rougissent les enfants, les innocents et tous ceux que la honte
peut envahir. De quoi rougissent-ils donc ? De quelque chose qui est
geste de pudeur — comme si la coloration était un geste — et, par là,
l’expression sensible d’une émotion intérieure : comme Gillette,
l’héroïne du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, rougit plusieurs fois du
fait que les artistes autour d’elle questionnent justement la possibilité
picturale de figurer l’incarnat et, avec lui, le rougissement suscité par
quelque désir ou motion de l’âme. C’est, un peu, comme si l’on
disait : le fond de l’âme est rouge, ce fond rouge qu’il nous est
quelquefois donné d’apercevoir. Dans deux autres fragments sur
l’imagination, datés de 1920 ou 1921, Benjamin affirmait que les
« formes de l’imagination » sont moins des formes déjà formées, des
Gestalten, que des formes en perpétuelle formation (donc en
perpétuelle déformation) : des « apparitions » (Erscheinungen), des
choses spectrales en mouvement. « L’imagination ne connaît que
transition toujours changeante. » Et Benjamin de s’interroger
logiquement — ou poétiquement, plutôt — sur cet étrange
rougeoiement de la nature en automne, qui dénote l’ardence
particulière d’un temps marqué par le déclin. « Les couleurs de
l’imagination culminent dans le rouge », concluait-il.
C’est donc avant tout parce qu’ils ont de l’imagination que les
enfants, ou les innocents, rougiraient. L’imagination en tout cas
colore tout sur son passage, y compris celui ou celle qui imagine. Non
par hasard, Benjamin s’est beaucoup intéressé au monde coloré de
l’enfance, dont témoignent maints récits de Sens unique ou d’Une
enfance berlinoise, mais aussi son goût des livres pour enfants qu’il
collectionna tout au long de sa vie. Pourquoi cette passion ? D’abord
parce que la couleur y jouait un rôle crucial, un rôle de « phénomène
originaire ». Les timbres-poste imaginés avec son fils Stefan,
en 1929, avaient d’ailleurs tous une dominante rouge ; l’abécédaire
de Tom Seidmann-Freud, en 1930, surlignait de rouge les images
figuratives afin d’y laisser paraître les lettres de l’alphabet ; les
dessins d’enfants collectionnés par Hugo Ball étaient, eux aussi,
envahis de rouge — comme l’était par ailleurs la peinture d’avant-
garde de ce temps, chez Kandinsky ou Franz Marc que Benjamin
admirait à l’instar de Paul Klee (ainsi que l’a rappelé, avec bien
d’autres faits, Heinz Brüggemann dans sa grande étude Benjamin
über Spiel, Farbe und Phantasie).
Le fond de l’âme serait-il coloré ? Rouge assez souvent, mais
toujours en mouvement, en transformation — c’est-à-dire multicolore
ou, mieux, versicolore. C’est ce que développait déjà Benjamin dans
un fragment des années 1914-1915 intitulé « Les couleurs au regard
de l’enfant » (die Farbe vom Kinde aus betrachtet). « La couleur,
écrivait-il, est le singulier (die Farbe ist das Einzelne), non comme
chose morte et individualité opiniâtre, mais singularité ailée (als
Beflügeltes), volant de forme en forme (von einer Gestalt zur andern
überfliegt). Les enfants font des bulles de savon. Les jonchets
multicolores, les ouvrages de tapisserie, les décalcomanies, les jeux
du thé, et même les livres animés […] ont un lien avec cette nature de
la couleur. La couleur fait la joie des enfants quand elle se transforme,
passant par toutes sortes de nuances fluides, ou lorsque ses qualités
deviennent sensiblement plus intenses et expressives dans les
chromolithographies, les échantillons de couleur, les décalcomanies
et la lanterne magique. La couleur, pour eux, est du genre humide,
elle est le médium de toutes les transformations (das Medium aller
Veränderungen). […] L’imagination ne peut se déployer tout entière,
se satisfaire et se discipliner que dans cette intuition des couleurs et
par le commerce qu’elle entretient avec elles. »
Quelles relations entretenons-nous chacun avec tel ou tel rouge
singulier mais commun, par exemple lorsque nous regardons le
véritable négatif ardent — comme solarisé, variant du jaune à
l’orangé et au rouge — qu’Edgar Degas réalisa en 1895 ou 1896, et
où la danseuse photographiée devenait elle-même quelque chose
comme un « incendie de couleurs » (fig. 50) ? Ici le corps représenté
n’est plus porteur d’un emblème coloré, comme dans la photographie
de Tina Modotti (fig. 49) : il n’apparaît qu’à être déjà noyé dans sa
propre couleur. C’est que toute véritable couleur est atmosphère
versicolore, c’est-à-dire mise en relation et en perpétuelle variation
de toute chose.
Voilà exactement ce que, plus tard, répétera avec force Maurice
Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible : « […] ce rouge n’est ce
qu’il est qu’en se reliant de sa place à d’autres rouges autour de lui,
avec lesquels il fait constellation, ou à d’autres couleurs qu’il domine
ou qui le dominent, qu’il attire ou qui l’attirent, qu’il repousse ou qui
le repoussent. Bref, c’est un certain nœud dans la trame du simultané
et du successif. C’est une concrétion de la visibilité, ce n’est pas un
atome. À plus forte raison, la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres
au tissu du visible, et, par lui, à un tissu d’être invisible. Ponctuation
dans le champ des choses rouges, qui comprend les tuiles des toits,
les drapeaux des garde-barrières et de la Révolution, certains terrains
près d’Aix, à Madagascar, elle l’est aussi dans celui des robes rouges,
qui comprend, avec des robes de femmes, des robes de professeurs,
d’évêques et d’avocats généraux, et aussi dans celui des parures et
celui des uniformes. Et son rouge, à la lettre, n’est pas le même, selon
qu’il paraît dans une constellation ou dans l’autre, selon que précipite
en lui la pure essence de la Révolution de 1917, ou celle de l’éternel
féminin, ou celle de l’accusateur public, ou celle des Tsiganes, vêtus à
la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des
Champs-Élysées. Un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du
fond des mondes imaginaires. Si l’on faisait état de toutes ces
participations, on s’apercevrait qu’une couleur nue, et en général un
visible, n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, offert
tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais
plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des
horizons intérieurs toujours béants, quelque chose qui vient toucher
doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde
coloré ou visible, une certaine différenciation, une modulation
éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc, que différence
entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l’être
coloré ou de la visibilité. Entre les couleurs et les visibles prétendus,
on retrouverait le tissu qui les double, les soutient, les nourrit, et qui,
lui, n’est pas chose, mais possibilité, latence et chair des choses. »
50. Edgar Degas, Danseuse, 1895-1896. Négatif au gélatino-bromure d’argent
chimiquement intensifié et coloré. Paris, Bibliothèque nationale de France-
Département des estampes et de la photographie.

Interroger philosophiquement l’imagination ou la couleur serait


donc, par nécessité, refuser de fixer les choses. Il faut laisser au
sensible, et à l’imagination qui lui est liée, sa puissance de cheminer
là où nous étions incapables d’en prévoir le concept. Merleau-Ponty
parle bien, dans ce passage sur la couleur, de fossile, de latence et,
donc, de possibilité. Telle avait été justement la voie du Principe
Espérance, la voie traversière inlassablement suivie par Ernst Bloch.
Telle sera la conclusion — tout aussi politique — donnée par
Cornelius Castoriadis pour ne pas conclure : « Le rouge n’est pas
terminé. »
18

L’ŒIL DE LA CHOUETTE
ET L’IMAGINATION RADICALE

La politique serait-elle donc aussi — voire d’abord — affaire


d’imagination ? N’interroge-t-elle pas une liberté qu’il nous faut bien
commencer par imaginer, ne serait-ce que pour en éprouver,
pratiquement et rationnellement, les conditions de possibilité ? Les
sujets politiques imaginent leur vie pour la mieux agir : ils ne se
contentent pas de la vivre ou de vouloir subsister plus ou moins
correctement. Ernst Bloch écrivait dans Héritage de ce temps :
« L’homme ne vit pas seulement de pain, en particulier quand il n’en
a pas, et quand il en a, le rêve d’avoir plus (der Traum des Mehr) doit
alors plus que jamais se réaliser. Et ce rêve est rouge. » Un demi-
siècle plus tard — un demi-siècle de nouveaux espoirs et de nouvelles
révolutions trahies —, Cornelius Castoriadis pouvait encore affirmer
la résistance, l’opiniâtreté, l’obstination de cette puissance
imaginative : « Le rouge n’est pas terminé. » Façon de dire que
l’imagination politique jamais ne s’éteint, et persiste dans l’ardeur ou
dans la rouge ardence du désir que tout puisse bientôt recommencer.
Victor Hugo a, justement, imaginé que cette imagination
ressemblait à quelque chose comme une lave de volcan. Quelque
chose de très ardent, donc, mais qui vient des profondeurs de la terre :
« Toute lave commence par être nuit. » Cette chose se nomme pensée
philosophique ou utopie politique : « Jean-Jacques [Rousseau] prête
son pic [de mineur de fond] à Diogène qui lui prête sa lanterne… »
Que la société puisse rester un moment sourde à ce travail souterrain
de la pensée imaginative, cela arrive presque immanquablement :
« La société se doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa
surface et lui change les entrailles » — ces entrailles dont le poète
insiste pour dire que l’avenir s’y forme, aussi puissamment et
subrepticement qu’une lave de volcan. Il semble, cependant, que cette
image de la pensée philosophique ait été, non moins puissamment,
contredite par une fameuse allégorie proposée par Hegel dans la
préface, datée du 25 juin 1820, de ses Principes de la philosophie du
droit.
Hegel a contesté que la philosophie ait à nous dire quoi que ce soit
sur « comment doit être le monde » : elle observe, dit-il, la raison
inhérente à un monde déjà né, déjà mûri et déjà vieillissant — et c’est
déjà beaucoup. Elle n’est pas faite pour voir les choses en ardence
rouge et imaginative, mais en froide grisaille conceptuelle. D’où
l’allégorie célèbre de la chouette d’Athéna prenant son envol au
crépuscule : « Pour dire encore un mot sur la prétention d’enseigner
comment doit être le monde, nous remarquons qu’en tout cas, la
philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde,
elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son
processus de formation. Ce que le concept enseigne, l’histoire le
montre avec la même nécessité : c’est dans la maturité des êtres que
l’idéal apparaît en face du réel et après avoir saisi le même monde
dans sa substance, le reconstruit dans la forme d’un empire d’idées.
Lorsque la philosophe peint sa grisaille, une manifestation de la vie
achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris,
mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au début du crépuscule que
la chouette de Minerve prend son envol. »
Si l’on veut prendre cette image au sérieux, il devient nécessaire de
la pousser, d’une façon ou d’une autre, dans ses propres
retranchements. La chouette, animal philosophique ? C’est à la fois
une évidence et un paradoxe (d’où, peut-être, que Lucien Braun l’ait
oubliée dans son grand essai d’iconographie de la philosophie).
Évidence : la chouette est solitaire ; toute la journée elle se cache
dans son trou, capable de rester parfaitement immobile pendant des
heures : image possible de la sagesse. Lorsque tombe le crépuscule,
elle prend son envol, et cela dans un remarquable silence (dû à une
adaptation anatomique des rémiges sur le bord d’attaque de ses
ailes) : image possible de la pensivité. Mais, surtout, ce qui frappe
chez la chouette — et peu importe ici qu’elle soit « chevêche » ou
« chevêchette », « hulotte » ou « effraie » —, c’est qu’elle a de grands
yeux : image possible de la sagacité. On pourrait même dire que la
chouette a de « gros » yeux, comme l’illustraient fort bien, par
exemple, les monnaies de la Grèce antique à l’effigie d’Athéna, sa
déesse tutélaire (fig. 51). Ce sont comme deux grands miroirs
convexes, dont la fonction semble inverser l’effroi suscité par la face
de Gorgone : ils sont grands ouverts devant nous, non pour nous
pétrifier ou nous anéantir, mais pour nous déchiffrer, calmement,
jusqu’au fond de l’âme.
Ces yeux nous regardent donc depuis la hauteur incertaine,
atmosphérique, d’un ciel nocturne. Ils nous voient « gris sur gris »,
comme le dit bien Hegel et comme l’indiquait déjà, à sa façon,
Aristote parlant de la vision nocturne des petits rapaces. La chouette
elle-même, mimétisme oblige, apparaît bien souvent grise dans le gris
de sa cachette ou brune dans le brun végétal du tronc d’arbre où elle a
fait son nid. De là surgit un paradoxe, quand la chouette se voit
investie d’une valeur lugubre, sinistre ou funèbre. Il est vrai, comme
le disait Pline l’Ancien, qu’elle gémit plus qu’elle ne chante, avec ce
fameux « hululement » du crépuscule ou de la nuit (le mot, par son
étymologie ululo, révélant ici sa nature onomatopéique). Pline
ajoutait que la chouette « ne vole jamais en ligne droite », ce qui a de
quoi inciter à la méfiance. On pouvait encore observer en France, il y
a quelques années de cela, des chouettes effraies clouées sur les
portes des granges pour éloigner les esprits mauvais. Paradoxe
encore : il arrive, dans certaines contrées, que l’on asperge la tête des
nouveaux-nés avec du sang de chouette pour que leur front — espace
philosophique par excellence — puisse grandir au mieux.
51. Anonyme grec, Tétradrachme à l’effigie de la chouette d’Athéna, vers 450 avant
J.-C. Argent. Photo DR.

Je me souviens, il y a longtemps sur une île méditerranéenne, avoir


recueilli une jeune chouette hulotte qui était tombée de son nid. Elle
était toute petite, toute grise, toute fragile — et je me suis étonné,
pour quelques instants, qu’on ait pu, pendant des siècles, investir
cette pauvre petite chose tremblante du rôle prestigieux d’animal
emblématique de la philosophie. Du moins avait-elle ses grands yeux
ouverts, ses grands yeux clairs pour y voir clair dans la nuit. Ce qui
pourrait aussi évoquer le fameux « Nocturama » d’Anvers sur lequel
W. G. Sebald faisait débuter son roman Austerlitz (fig. 52) : « L’après-
midi déclinait lorsque j’ai traversé le parc et suis entré pour finir au
Nocturama, rouvert depuis seulement quelques mois. Mes yeux ont
mis un bon moment à s’habituer à l’obscurité artificielle qui règne en
ce lieu et à distinguer derrière les vitres les différents animaux vivants
leur vie crépusculaire à la lueur d’une lune blafarde. Je ne sais plus
exactement quelles espèces j’ai vues au Nocturama d’Anvers.
C’étaient sans doute des chauves-souris et des gerboises venues
d’Égypte ou du désert de Gobi, des hérissons, des chouettes et des
grands-ducs de nos contrées […]. Des animaux hébergés dans le
Nocturama, il me reste sinon en mémoire les yeux étonnamment
grands de certains, et leur regard fixe et pénétrant, propres aussi à ces
peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée
de percer l’obscurité qui nous entoure. »
On ne sait pas trop si la chouette a de grandes capacités
conceptuelles. En revanche nous pouvons être certains qu’elle
développe d’étonnantes capacités sensorielles. Son sens auditif est
extraordinairement affiné. Ses yeux laissent entrer deux à trois fois
plus de lumière que l’œil humain, ce qui lui permet de chasser dans
une obscurité presque totale. Orientés vers l’avant, ces yeux
permettent une vue binoculaire bien plus précise que celle, par
exemple, des rapaces diurnes dont les yeux sont disposés plus
latéralement. On a aussi remarqué que cette capacité sensorielle était
liée au « masque facial » qu’arbore la chouette, et qui agit plus ou
moins comme une antenne parabolique. Les conduits auditifs étant
situés au même niveau que les yeux et en « bordure de masque »,
comme disent les zoologistes, l’efficacité perceptive s’en trouve
encore augmentée. Paradoxe, donc : la chouette ne serait si
philosophique que parce que c’est d’abord un animal plus sensible
qu’un autre. Nous survolant dans la nuit, elle nous voit et nous
entend, elle nous perce mieux que quiconque le ferait dans le jour.
Si l’on associe quelquefois la chouette au monde de la sorcellerie,
c’est sans doute parce qu’une telle capacité de voyance nocturne
délivre quelque chose de profondément inquiétant. Car, alors, c’est
bien notre propre versant nocturne que l’hypersensible chouette se
rendrait capable de discerner. Ne nous étonnons pas qu’une des plus
fameuses gravures de Goya — la planche 43 des Caprices intitulée
« Le songe [ou le sommeil] de la raison engendre des monstres » (El
sueño de la razón produce monstruos) — ait consacré, plus de vingt
ans avant le texte de Hegel, l’entrée de la chouette dans le panthéon
de l’inquiétude romantique. Dans le premier dessin préparatoire, la
tête endormie de l’artiste se voyait surplombée — ou envahie — par
une sarabande de têtes grimaçantes, un cheval, des gueules de chiens,
des chauves-souris, un chat vu de face ou le visage flottant du
rêveur… Dans le deuxième dessin apparaissait une seule chouette
qui, dans la gravure, aura fini par se démultiplier en cinq ou six
volatiles, immobiles ou prenant leur envol, yeux grands ouverts au-
dessus de l’homme endormi et de son chat insomniaque (fig. 53).
52. W. G. Sebald, Boîte d’archives du roman Austerlitz, vers 2000. Marbach-Stuttgart,
Deutsche Schillergesellschaft. Photo DR.

Comme souvent, Goya lui-même commenta son allégorie :


l’imagination (fantasía) laissée à elle-même, écrivait-il, « produit des
monstres impossibles » (produce monstruos imposibles), alors même
qu’elle demeure la « mère des arts » (madre de las artes) — du moins
si la raison ne l’a pas « abandonnée » (abandonada de la razón).
Goya n’opposait donc pas raison et imagination : il plaidait au
contraire pour leur commun travail. L’allégorie hégélienne serait donc
incomplète : la chouette de Minerve prend certes son envol au
crépuscule et voit toute chose en gris. Mais que fait-elle dans la
journée, au plus fort de midi ? On peut imaginer qu’elle ferme ses
yeux hypersensibles. Ainsi, paupières closes — comme cela nous
arrive lorsque nous sommes exposés à une trop forte lumière qui
blesse notre regard —, elle voit toute chose en rouge. L’allégorie se
verrait alors complétée en ces termes : la chouette voit le monde
existant en gris, mais elle continue d’imaginer un monde autre — ou
à venir, ou encore indiscernable autrement que dans une vague
lueur — en rouge.
53. Francisco de Goya, Capricho 43, 1798 (détail). Eau-forte et aquatinte. Madrid,
Museo Nacional del Prado. Photo G. D.-H.

Et c’est ainsi que, par-delà la phrase de Hegel, on peut bien dire


avec Cornelius Castoriadis que « le rouge n’est pas terminé ». Il est
significatif que Chris Marker, une dizaine d’années après avoir
composé son admirable film Le fond de l’air est rouge, se soit tourné
vers Castoriadis pour dialoguer avec lui dans le cadre de son
documentaire L’Héritage de la chouette (autrement dit : l’héritage de
la pensée grecque). À la fin de leur entretien, il aura voulu poser une
dernière question au philosophe : « Et quels sont vos rapports
personnels avec la chouette ? » On voit alors Castoriadis éclater de
rire. Avant de confier : « Moi, je suis fasciné par la chouette, je suis
fasciné par son cri, je suis fasciné par son regard, j’ai une chouette sur
mon bureau. » Mais savait-il qu’une tradition antique, grecque et
latine, évoqua longtemps l’inimitié particulière qui était censée tenir
les chouettes à distance des corneilles ?
Il n’empêche : Castoriadis apparaît bien comme un penseur
marquant de l’imagination sociale et politique. Sa pensée donne des
outils pour dépasser les apories du « fléau d’imaginer » : lorsque,
dans un sens, l’imagination devient pure déliaison schizophrénique
ou bien, dans le sens inverse, liaison délirante caractéristique des
raisonnements paranoïaques dont l’histoire politique est si riche
d’occasions (par exemple dans le cas du stalinisme auquel le
philosophe a directement eu affaire). La pensée de Castoriadis permet
de renverser une fois pour toutes les vieilles « psychologies
sociales » — issues de Gustave Le Bon, par exemple — pour
lesquelles l’imagination n’était que destruction : un trivial exutoire
des foules promptes à se soulever et à devenir, par là, « criminelles ».
Mais l’imagination selon Castoriadis ne sera pas pour autant cette
évasion qu’y voyait Bachelard dans La Psychanalyse du feu, livre
candidement écrit au moment même où se déchaînaient les autodafés
nazis culminant avec la Nuit de Cristal de 1938 (date de parution de
l’ouvrage). Ce ne sera pas, non plus, une métaphysique de
l’imagination, comme Cynthia Fleury s’en est donné la tâche. Pas
plus qu’une psychologie de l’imagination, fût-elle envisagée comme
« travail » au sens où l’a observé le psychologue Paul Harris dans ses
expériences. Et même pas une anthropologie de l’imagination sociale
du genre de celle dont Maurice Godelier a décrit — par-delà
l’« efficacité symbolique » selon Lévi-Strauss — les processus sans
doute trop généraux dans des ouvrages tels que L’Idéel et le matériel,
Au fondement des sociétés humaines ou encore L’Imaginé,
l’imaginaire et le symbolique.
Il est étonnant qu’un travail philosophique aussi ample, original et
précurseur que le fut celui de Castoriadis, ait été aussi peu discuté ou
simplement reconnu dans l’espace contemporain — surtout
français — de la pensée politique. On lui emboîte souvent le pas sans
le nommer (c’est-à-dire qu’on l’utilise, et c’est tant mieux, mais pour
le réduire au silence). Une façon un peu triviale et « faible » de
comprendre cette non-reconnaissance serait de dire qu’elle est un
reflet de l’attitude adoptée par Castoriadis lui-même qui pouvait, d’un
seul trait de plume passablement arrogant, exaspérant pour beaucoup,
répudier ses contemporains les plus proches et les plus intéressants
(Lacan, Deleuze et Foucault en particulier, avant Claude Lefort et
Merleau-Ponty lui-même). Une façon moins triviale serait de
comprendre ce qui continue, dans cette œuvre, de subvertir en
profondeur les cadres d’intelligibilité de certaines vulgates de la
gauche pour lesquelles une notion comme celle d’imaginaire n’aurait
pas sa place dans la pensée politique.
Castoriadis est une figure d’exil. Il n’avait que trois mois lorsqu’il
dut, avec sa famille, quitter précipitamment Constantinople au
moment où — en 1922 — les Grecs orientaux se virent pourchassés
par le gouvernement turc. Ce fut ensuite un jeune homme de vingt-
trois ans qui dut, en décembre 1945, fuir la guerre civile grecque sur
la Mataroa, un bateau qui avait, quelques mois plus tôt, acheminé de
Marseille vers la Palestine des rescapés juifs de Buchenwald et de
Bergen-Belsen dont personne ne voulait. Le jeune intellectuel, à
Athènes, avait déjà subi menaces et arrestations. Il était lié au groupe
trotskiste dirigé par Dimosthénis Voursoukis (assassiné fin 1944) et
Spiros Stinas, son mentor politique. Il était donc menacé de mort à la
fois par les fascistes et par les communistes staliniens. Il se retrouva
sur le bateau d’exil aux côtés de Kostas Axelos, de Kostas
Papaïoannou (spécialiste de Marx), de la philosophe Mimika Cranaki
ou encore du peintre Georges Kandylis et du cinéaste surréaliste Ado
Kyrou. Installé à Paris, il poursuivit son activité politique en
participant — avec Claude Lefort — à la création de Socialisme ou
barbarie, publication où tous ses textes, aujourd’hui regroupés dans
le grand ensemble de ses Écrits politiques, étaient signés de
pseudonymes dont l’un, savoureux, était « Barjot ». Économiste à
l’OCDE et attendant sa naturalisation, Castoriadis risquait encore une
nouvelle forme d’expulsion. Le premier texte signé de son nom sera,
en 1968 — soit à l’âge de quarante-six ans —, une intervention
théorique sur la psychanalyse dans la revue L’Inconscient dirigée par
Piera Aulagnier qui deviendra son épouse la même année.
Peut-être a-t-on si maltraité l’œuvre de Castoriadis parce qu’il aura
lui-même prétendu traiter de tout, nous imposer ses conclusions sur
tout. Son ami Edgar Morin l’a défini, humoristiquement, comme « un
Aristote en chaleur » : à l’exemple du Stagirite, mais en plus pressé, il
faisait en effet de tout objet pensable le domaine de sa propre pensée.
« Effort théorique niagaresque », écrit encore Morin en une image du
déferlement énorme, du risque de la noyade mais, aussi, du tourbillon
nécessaire à toute connaissance originale. Dans une conférence parue
en 1992 et intitulée « Passion et connaissance », Castoriadis lui-
même a revendiqué un exercice du savoir qui serait guidé avant tout
par la puissance d’Éros : puissance, formidable dans son cas, que ses
adversaires théoriques auront vite fait d’interpréter en termes de
volonté mégalomaniaque, celle de tout savoir, de tout contrôler, de
répondre à tout.
C’est ainsi que Castoriadis en remontrait aux économistes sur les
théories économistes (il est vrai qu’il avait fait de l’économie son
premier métier, avant de pouvoir se consacrer pleinement à la
philosophie et à la psychanalyse), ou bien en remontrait aux
scientifiques sur les théories épistémologiques, comme on peut le lire
dans de longs textes synthétiques écrits de 1970 à 1973 sur la science
et la technique. Il en remontra aux sociologues et aux anthropologues
sur la notion de vie sociale. Il critiqua durement la dialectique de
Hegel, mais comme s’il devait lui opposer son propre savoir absolu.
Et Marx ? Ainsi que Nicolas Poirier, Philippe Caumières ou Arnaud
Tomès l’ont analysé, on peut distinguer les époques successives où
Castoriadis aura utilisé le marxisme pour critiquer la société
bureaucratique stalinienne (entre 1946 et 1952), puis critiqué le
marxisme de l’intérieur (entre 1953 et 1958) avant d’assumer une
rupture complète avec Marx (entre 1959 et 1965). Tout cela observé
avec attention du côté de l’École de Francfort, dans des textes
nuancés de Jürgen Habermas ou d’Axel Honneth — en attendant les
récents éloges sur la « dialectique négative » de Castoriadis par
Laurent Van Eynde ou sa « sensibilité radicale » par Ludger
Schwarte.
« Pourquoi je ne suis plus marxiste »… C’est sous ce titre qu’en
janvier 1974 Cornelius Castoriadis voulut situer ses réponses à un
entretien désormais intégré au recueil d’Une société à la dérive. Il y
retraçait son expérience de Socialisme ou barbarie et arguait du fait
qu’être marxiste, désormais, revenait à ne plus être véritablement
révolutionnaire ; il allait jusqu’à affirmer que Marx s’emploie dans
ses textes à éliminer la notion de lutte des classes, pas moins (ce à
quoi Daniel Bensaïd donnera, plus tard, une réponse forte et
argumentée). L’année suivante vit paraître le maître-livre de
Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, qui s’ouvrait sur la
reprise d’un long texte des années 1964-1965 dressant le bilan de la
théorie marxiste au regard de la praxis et du projet révolutionnaires.
C’est le bilan d’une « déchéance », affirme Castoriadis. Le
marxisme — jusque chez Althusser, qui sera désigné sans être
nommément cité — s’est dévoyé dans une pensée mécanique,
« rationaliste » et « objectiviste », de l’historicité ; il nous étouffe
dans son économisme étroit ; il pratique une dialectique brutale ; il
ignore le « contenu total de la culture » ; et, surtout, il tourne en rond
dans son incapacité à comprendre la créativité essentielle du monde
historique et social.
Au nom de quoi Castoriadis prononçait-il de telles condamnations
radicales ? D’abord au nom de la praxis. La pratique révolutionnaire
fut — en opposition à la bureaucratie totalitaire autant qu’avec le
capitalisme occidental — au cœur des préoccupations de Socialisme
ou barbarie. En 1968, Castoriadis s’enthousiasma pour ce qu’il
nommait une « révolution anticipée » commentée, avec Claude Lefort
et Edgar Morin, dans un petit ouvrage intitulé La Brèche (sans doute
le plus beau livre écrit « à chaud » sur Mai 68, avec celui de Michel
de Certeau La Prise de parole). Dans L’Institution imaginaire de la
société, le philosophe finira par formuler une véritable « théorie de la
praxis » : une théorie qui ne soit pas « savoir abstrait », une pratique
qui ne soit pas « purement réflexe »… « La politique, écrit alors
Castoriadis, n’est ni concrétisation d’un Savoir absolu, ni technique,
ni volonté aveugle d’on ne sait quoi ; elle appartient à un autre
domaine, celui du faire, et à ce mode spécifique du faire qu’est la
praxis. Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres
sont visés comme être autonomes et considérés comme l’agent
essentiel du développement de leur propre autonomie. […] On
pourrait dire que pour la praxis l’autonomie de l’autre ou des autres
est à la fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le
développement de l’autonomie comme fin et utilise à cette fin
l’autonomie comme moyen. »
Il n’y aurait de politique, dans cette perspective, qu’à mettre en
œuvre une pratique de l’autonomie en tant que paradigme
fondamental touchant à l’existence intégrale des sujets et de leur vie
sociale. L’autonomie n’est pas, pour Castoriadis, une simple règle
d’organisation ou le simple « résultat » d’une institution politique.
C’est une condition et un enjeu liés à notre structure psychique même
(d’où l’appel à Freud et à la fameuse formule « Où était Ça, Je dois
advenir »), à notre existence sociale tout entière et, donc, à la
dimension éthique de notre rapport à autrui, comme Castoriadis le
développera dans la longue durée, au-delà de L’Institution imaginaire
de la société. L’autonomie, en ce sens, apparaît comme le contraire
d’une clôture, la notion élaborée par Castoriadis représentant sans
doute la part la plus vive, politiquement parlant, de son destin jusqu’à
aujourd’hui. Très tôt commentée par Vincent Descombes dans
Philosophie par gros temps, elle a inspiré un grand nombre de
pratiques alternatives et beaucoup de réflexions — chez Nicolas
Poirier ou Serge Latouche, Jean-Louis Fabiani ou Robert Legros,
Philippe Caumières ou Arnaud Tomès, entre autres — dans des
domaines tels que l’altermondialisme, l’écologie, la décroissance ou
certaines formes de la pensée anarchiste contemporaine.
On pourrait dire que toutes les prises de position se sont
construites, chez Castoriadis, au nom d’une telle praxis instauratrice
d’autonomie. Mais la notion de praxis elle-même était défendue,
élaborée, developpée sur la base d’une certaine notion de la psyché,
notion instauratrice de cette ontologie politique de l’imaginaire qui
donne à cette œuvre son caractère le plus original et le plus radical.
C’est là que, débattant avec la pensée de Marx, Castoriadis en sera
venu à entrer — fût-ce pour en débattre aussi — dans celle de Freud.
Comme François Dosse l’a raconté en détail dans sa biographie du
philosophe, l’expérience psychanalytique aura bien représenté une
transition cruciale dans le destin de Castoriadis : depuis les lectures
de Freud et les séminaires de Lacan, depuis la rencontre avec Piera
Aulagnier et la rupture menée contre Lacan par le « Quatrième
Groupe », jusqu’à son installation en 1973 comme psychanalyste.
Dans un paragraphe de L’Institution imaginaire de la société
intitulé « Racines subjectives du projet révolutionnaire », Castoriadis
insistait sur le mouvement du désir en tant que puissance première de
toute quête d’autonomie : « J’ai le désir […] d’une autre société que
celle qui m’entoure. [Car] dans la vie, telle qu’elle est faite à moi et
aux autres, je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis
qu’elles ne sont pas fatales et qu’elles relèvent de l’organisation de la
société. […] Je désire pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se
passe dans la société, contrôler l’étendue et la qualité de l’information
qui m’est donnée. […] Je n’accepte pas que mon sort soit décidé, jour
après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles. […] Je sais,
certes, que ce désir ne peut pas être réalisé aujourd’hui ; ni même, la
révolution aurait-elle lieu demain, se réaliser intégralement de mon
vivant. […] Mais cela ne peut me réduire ni au désespoir, ni à la
rumination catatonique. Ayant ce désir qui est le mien, je ne peux que
travailler à sa réalisation. »
Une objection, tout à la fois morale et psychologique, pourrait ici
s’élever : un tel mouvement ne serait-il pas régressif ? Ne désignerait-
il pas l’infantile même de la politique, sa « maladie infantile » comme
disait Lénine ? « Mais la situation infantile, répond alors Castoriadis,
c’est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est donnée. […]
Celui qui est en permanence dans la situation infantile, c’est le
conformiste ou l’apolitique : car il accepte la Loi sans la discuter et
ne désire pas participer à sa formation. » C’est donc bien l’aliénation
qui nous infantilise et l’autonomisation qui, tout au contraire, nous
met en accord avec notre désir. Bien que la fin des années 1960 ait
consommé la rupture de Castoriadis avec Lacan, on ne saurait oublier
qu’à la fin des années 1950 — précisément dans le séminaire
de 1959-1960, L’Éthique de la psychanalyse —, celui-ci avait, dans
un mémorable commentaire d’Antigone, articulé le paradoxe de
l’éthique comme étant celui, non pas d’une limitation du désir mais, à
l’inverse, d’une « conformité » assumée au désir inconscient.

Ne pas céder sur son désir, donc. Telle serait la grande leçon, à
condition que ce désir soit d’autonomie et non d’aliénation. On ne
s’étonnera pas que la rencontre de Castoriadis avec Piera Aulagnier
se soit faite au moment où celle-ci travaillait justement sur la question
du « désir de savoir » dans ses rapports avec la « transgression ». Et
que le grand ouvrage de la psychanalyste, La Violence de
l’interprétation — publié en 1975, donc contemporain de
L’Institution imaginaire de la société — ait été nommément dédié à
Castoriadis. Or, ce livre de métapsychologie entendait reformuler,
après Lacan, la topographie de ces domaines indissociables que sont
l’imaginaire et le symbolique. Au moment même où le lacanisme
s’engageait sur la voie du « mathème » et d’une absolue primauté du
symbolique, Aulagnier retrouvait dans l’imaginaire — à travers ses
notions de « pictogramme » originaire et de « phantasme »
secondaire — cette instance psychique fondatrice des mouvements du
désir, du savoir et, par conséquent, de la transgression elle-même.
La complicité théorique entre Cornelius Castoriadis et Piera
Aulagnier fut aussi précise que discrète. Aulagnier s’interrogeait sur
les rapports entre psychanalyse et société, sur les processus
psychiques d’aliénation (dans Les Destins du plaisir) ou sur
l’« exigence de figurabilité » dans le langage, y compris le discours
de l’interprète ou de l’historien. Parallèlement, Castoriadis
élaborait — en psychanalyste autant qu’en philosophe
politique — une notion de l’« imaginaire social », avec tous les
conflits qui pouvaient s’y nouer entre mouvements de « régression »
et mouvements de « création ». Sa violente critique de François
Roustang et du structuralisme lacanien, en 1977, mettait au premier
plan la nécessité d’une critique sociale de la psychanalyse contre
l’instrumentalisation courante de cette pratique au sein d’une
« conservation de l’ordre établi » (tout cela énoncé avec une
tonitruance qui faisait… silence sur les critiques semblables déjà
énoncées depuis l’École de Francfort ou, en France, dans la
mouvance de la psychiatrie institutionnelle).
Ce que Castoriadis a élaboré sous les expressions d’« imaginaire
radical » ou d’« imaginaire instituant » nous est principalement connu
à travers L’Institution imaginaire de la société. Mais, une dizaine
d’années après la mort du philosophe, on a retrouvé dans ses archives
un texte inédit de seize pages dactylographiées, intitulé
« L’imaginaire comme tel » et datant de 1968. Arnaud Tomès en a
assuré l’édition et mené le commentaire, insistant sur l’importance de
cette élaboration initiale — ou initiatique — du concept d’imaginaire
chez Castoriadis. La première phrase du texte, significativement,
n’évoque ni fonction psychologique ni phénoménologie subjective,
mais un paradigme producteur d’historicité et de socialité : « Nous
rencontrons dans l’histoire l’imaginaire comme origine continuée,
fondement toujours actuel, composante centrale où s’engendrent et ce
qui tient toute société ensemble et ce qui produit le changement
historique. »
Toute la suite de ce texte sera pour tordre le cou aux conceptions
canoniques des rapports entre réel et imaginaire. Oui, l’imaginaire
déploie quelque chose comme « un autre de la réalité » ; non,
l’imaginaire n’est pas quelque chose comme « un irréel ». En
révoquant une réalité on ne plonge pas pour autant dans le néant si,
du moins, on a le désir de « faire autre chose » que ce que cette
réalité-ci nous proposait. C’est-à-dire qu’on imagine pour créer un
autre réel, et pas seulement pour fuir un réel existant. D’où
l’insistance de Castoriadis à montrer le lien
fondamental — anthropologique — de l’imaginaire au « faisable ».
L’humanité du faire dépend entièrement, en effet, de l’imaginaire
humain : « Un animal qui manque de nourriture cherche sa
nourriture ; s’il ne la trouve pas, il dépérit et à la limite il meurt. Un
homme qui manque de nourriture dépérit aussi ; mais avant de
mourir, il en cherche une autre, fabrique un bâton, invente un piège,
fait une guerre ou se raconte une histoire. »
Castoriadis mettait déjà en place, dans ce texte de 1968, quelque
chose que l’on pourrait nommer une dialectique de l’imaginaire ou de
l’imagination (les deux termes, ici, n’étant pas conceptuellement
distingués par le philosophe) : d’une part, l’imaginaire
défonctionnalise ou déréalise un état de choses historiquement
contraignant ; d’autre part il réalise ou « fait exister » un état de
choses alternatif, ce qui était nommé une « imagination directement
réalisante, présentation d’image instrumentée dans la modification du
réel ». L’imaginaire en ce sens, « loin de refléter ou de sublimer les
rapports “réels” », loin de se réduire à la « néantisation » qu’y avait
vue Jean-Paul Sartre, s’instaurerait comme création, comme
« émergence » : bref, comme l’œuvre d’un « faire instituant ». Tout le
travail ultérieur de Castoriadis n’aura cessé d’étayer et de développer
cette intuition fondamentale à l’endroit des rapports entre historicité
et imagination. On ne commence, on ne recommence — ce que
Castoriadis nommait le « projet révolutionnaire » — qu’à imaginer.
Non pas dans l’espace idéal d’un ciel détaché de tout, mais dans la
matière même du devenir historique, qui est faite de gestes humains
et d’effectuations concrètes : de créations, en somme.
La notion d’imaginaire innerve, on s’en doute, l’étendue entière
des thèses exprimées en 1975 dans L’Institution imaginaire de la
société. Bien que profus, le développement de ces thèses semble
pouvoir se résumer sans difficulté. Premièrement, l’imaginaire, c’est
l’originaire ou le « radical » : Castoriadis commence par renverser les
notions traditionnelles d’image et d’imagination, ce qu’il nomme des
« sous-produit[s] de l’ontologie platonicienne ». L’imaginaire crée
des images, certes. Mais celles-ci ne sont à penser ni comme
« fictives » (au sens de Platon) ni comme « spéculaires » (au sens de
Lacan). Elles sont images autonomes, et non pas de simples images-
de. Elles sont « primaires » et non pas secondaires. Elles relèvent de
cette « faculté originaire » qui engage « quelque chose d’irréductible
au fonctionnel, qui est comme un investissement initial du monde et
de soi-même » — une origine, donc, pour toute représentation
ultérieure (ainsi que Castoriadis, parallèlement à Piera Aulagnier, en
discute alors la pertinence psychanalytique).
Deuxièmement, l’imaginaire, c’est le social, thèse développée dans
deux chapitres du livre de 1975 portant ce même titre : « Les
significations imaginaires sociales ». Par exemple, la lutte des classes
ne saurait être réduite à de simples rapports de forces économiques :
« La classe opprimée répond en niant en bloc l’imaginaire social qui
l’opprime, et en lui opposant la réalité d’une égalité essentielle des
hommes, même si elle maintient autour de cette affirmation un
vêtement mythique », donc imaginaire. La société serait, alors, à
envisager comme un grand champ de bataille ou des images — des
imaginaires — luttent contre d’autres images. Et si l’historicité se
voit comprise par Castoriadis, au bout du compte, comme « auto-
altération perpétuelle de la société », c’est aussi parce que cette auto-
altération trouve dans l’imaginaire le principe même de sa puissance.
Troisièmement, enfin : l’imaginaire, c’est l’instituant. Façon, pour
Castoriadis, de réunir les deux précédents paradigmes de
l’« originaire » (puisque instituer, c’est commencer) et du « social »
(puisque instituer concerne le commun). Au-delà du marxisme ou de
la « vue économique-fonctionnelle », au-delà de l’anthropologie et de
la psychanalyse structuralistes — quand elles privilégient le
symbolique de façon unilatérale —, L’Institution imaginaire de la
société expose donc une conception dialectique des rapports entre
symbolique et imaginaire où celui-ci est mis en position « radicale »
et celui-là en position « médiate » : « Les rapports profonds et
obscurs entre le symbolique et l’imaginaire apparaissent aussitôt si
l’on réfléchit à ce fait : l’imaginaire doit utiliser le symbolique, non
seulement pour s’“exprimer”, ce qui va de soi, mais pour “exister”,
pour passer du virtuel à quoi que ce soit de plus. Le délire le plus
élaboré comme le phantasme le plus secret et le plus vague sont faits
d’“images”, mais ces “images” sont là comme représentant autre
chose, ont donc une fonction symbolique. Mais aussi, inversement, le
symbolisme présuppose la capacité imaginaire. Car il présuppose la
capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre
qu’elle n’est. Cependant, dans la mesure où l’imaginaire revient
finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le
mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas
(qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été),
nous parlerons d’un imaginaire dernier ou radical, comme racine
commune de l’imaginaire effectif et du symbolique. C’est finalement
la capacité élémentaire et irréductive d’évoquer une image. »
De tout cela, Castoriadis n’hésitera pas à déduire quelque chose
comme une « rupture ontologique » — comme on parle, en d’autres
contextes, de « rupture épistémologique » — à l’égard de toute une
tradition qui prônait une immuable « vérité de l’être » (donc une
vérité instituée), sans tenir compte de ce qui est désormais en jeu, à
savoir une « imagination du faire » (donc une imagination
instituante). Cette imagination qu’il faut donc envisager dans son
effectivité même et dans son ouverture à de possibles futurs jusque-là
impensés. À ce titre, l’imaginaire devient « condition de toute
pensée » et paradigme ontologique, non de ce qui est sous nos yeux,
mais de ce qui est à être ou, mieux encore, de ce qui fait être. On
découvre alors qu’il y a une parfaite cohérence chez
Castoriadis — jusque dans ses passions injustes et blasphématoires
pour ce qui existe déjà, avant lui ou autour de lui — entre cet appel
constant à une imagination de l’à-venir et un style philosophique qui
semble vouloir tout déconstruire ou tout balayer sur son passage.
Que Castoriadis ait été « un Aristote en chaleur », voilà, en tout
cas, qui ne fait plus aucun doute. Aristote fut à la fois son modèle
ultime et son contre-modèle permanent (comme Hegel pour l’histoire,
comme Marx pour la praxis et comme Freud et Lacan pour la
psyché). Dans un texte de 1978 intitulé « La découverte de
l’imagination », Castoriadis s’est ainsi employé à créditer Aristote
d’une découverte fondamentale qu’il s’employait, dans le même
temps, à contester pour la mieux radicaliser. En 1991, dans
« Imagination, imaginaire, réflexion », il affirmera crânement qu’à
partir de ses propres notions d’« imagination radicale » et
d’« imaginaire social instituant », c’est « l’ensemble de la philosophie
[qui] peut et doit être reconstruit », Aristote, Kant, Freud et les
phénoménologues compris… Tout cela affirmé pour rendre aux
notions d’image et d’imagination leur réelle puissance de
recommencement. Une puissance qui soit à la hauteur de
deux — magnifiques — exigences désormais mises en avant.
La première exigence concerne le choc ou le rien d’où naîtrait
toute image : « À sa racine, l’imagination est capacité de poser une
image à partir simplement d’un choc et même […] à partir de rien. »
La seconde en appelle au saut que l’imagination se rend capable — à
partir d’un seul « rien », d’un seul « choc » — d’effectuer en un geste
produisant quelque chose de décisif pour l’histoire ou pour la pensée.
Un geste capable, comme l’écrit Castoriadis, de « transformer des
masses et des énergies en qualités — plus généralement à faire surgir
un flot de représentations, et, au sein de celui-ci, à enjamber des
ravins, des ruptures, des discontinuités, à sauter du coq à l’âne et de
midi à quatorze heures ». Ce que le philosophe appelle, alors, un
« pouvoir-faire-être ». Voilà en effet ce qu’il est urgent d’exiger de
l’imagination : qu’elle s’emploie à perturber l’ordre des choses
établies et le temps institué de leur chronologie. Qu’elle « enjambe
des ravins ». Qu’elle « saute du coq à l’âne et de midi à quatorze
heures ». Autant de manières d’imaginer, c’est-à-dire de tout
recommencer.
19

HISTORICITÉ, IMAGINAIRE,
INSTITUTION

Ainsi l’histoire s’invente : condition pour qu’elle recommence.


C’est affirmer qu’elle n’est pas donnée, qu’elle n’est pas fatale.
Qu’elle n’est ni absolue, ni obligatoire, ni irrévocable. Le « projet
révolutionnaire » que Cornelius Castoriadis appelait de ses vœux
devait donc passer, logiquement, par un processus radical d’invention
ou de « création » : quand tout peut enfin s’imaginer, quand tout peut
être défait puis refait, destitué puis institué. Et, ainsi, recommencer.
Dans le mot d’ordre le plus central et le plus fameux du
philosophe — exprimé dans L’Institution imaginaire de la société —,
il faut donc comprendre que l’imaginaire était placé au niveau d’une
faculté fondamentale, et que l’institution désignait ce que cette faculté
permet d’instaurer dans le milieu anthropologique ou le devenir
historique de ce que nous appelons une société.
Mettre l’imaginaire en position « radicale », voilà sans doute la
position philosophique la plus décisive que Castoriadis aura
prise — selon une visée qui était philosophique mais, d’abord,
politique — par différence avec le « moment » structuraliste et
marxiste qui lui était contemporain. Ce qu’Edgar Morin aura bien
résumé en ces termes : « Alors que bien d’autres ont considéré
l’imaginaire comme irréalité, efflorescence, superstructure,
Castoriadis voit l’imaginaire à la racine même, disons mieux à la
source de tout ce qui s’institue ou se crée aussi bien dans le
psychisme que dans le devenir social-historique. C’est non pas la
“superstructure” mais, au contraire, ce qui est antérieur aux
structures. C’est la catégorie qui permet d’échapper au déterminisme
et au rationalisme pour saisir ce qui est génésique en l’homme et en la
société. » Castoriadis lui-même allait répétant — notamment dans ces
notes de séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales,
en 1986-1987 — cette position de principe selon laquelle l’homme
est « animal imaginatif » avant d’être « animal rationnel » :
« Spécificité de l’être humain : non pas animal rationnel, mais tout au
contraire imagination radicale, qui brise la régulation fonctionnelle
que comporte l’être humain en tant que simple vivant. […] Donc,
nécessité de postuler un autre niveau d’être, le social-historique,
l’imaginaire social en tant qu’instituant, champ de création de forme
qui surgit dès qu’il existe une multiplicité d’êtres humains. »
L’imaginaire selon Castoriadis est donc « radical » d’une part,
« instituant » d’autre part. Qu’il soit radical veut dire qu’il est, à la
fois, psychiquement originaire — comme le « pictogramme » selon
Piera Aulagnier — et, politiquement, capable de pousser le futur
historique à ses limites ou à ses points de ruptures révolutionnaires : il
tire le temps dans tous les sens. Vincent Descombes, en 1989, voyait
dans cette hypothèse un véritable « renouveau philosophique » rendu
possible par une critique de toute « ontologie formelle ». Les exégètes
plus récents de Castoriadis — tels Nicolas Poirier dans son livre sur
L’Imaginaire radical ou Arnaud Tomès dans sa présentation de
L’Imaginaire comme tel — auront tous insisté sur la singularité d’un
raisonnement qui voyait dans l’image bien autre chose qu’un
analogon impuissant ou qu’un effet spéculaire de la réalité mais, au
contraire, une puissance de défonctionnalisation des systèmes
institués capable de se réinstituer en processus d’autonomie,
d’autodéploiement, d’auto-création.
Cette conception « radicale » de l’imaginaire aura permis à
Castoriadis de développer ce qu’il nommait lui-même une « ontologie
de la création » — qui n’était en rien une ontologie « esthétisante »
mais plutôt, comme l’a commenté Nicolas Poirier, et d’autres avec
lui, une ontologie politique de l’imagination. Tentative passionnante,
nécessaire mais, curieusement, sourde à ce qui aurait pu tout à la fois
en confirmer les hypothèses et en nuancer certaines conclusions. On
pense d’abord à Ernst Bloch qui continuait, jusque dans les
années 1970, à développer son ontologie politique de l’être-à — une
ontologie capable, grâce à l’imagination, d’échapper aux antinomies
classiques de l’être et du néant — échafaudée dès 1918 dans L’Esprit
de l’utopie. Mais Castoriadis se méfiait tout autant du terme
d’« utopie », auquel il opposait la notion de « projet », que du
contexte marxiste où Bloch persistait à lancer ses grands « rêves
rouges » et ses profuses « images-désirs ». La même remarque
pourrait être faite à propos du livre atypique, antistalinien et très
bataillien, de Dionys Mascolo, Le Communisme — publié en 1953 et
ignoré semble-t-il par Castoriadis —, dans lequel étaient discutés
deux fonctionnements opposés de l’imagination : l’un qui « élargit
l’étendue du possible » et vise à l’émancipation ; l’autre qui « invente
des limites nouvelles[, ] fortifie l’empire de l’impossible et ajoute sa
pierre au mur des interdictions »… N’est-il pas vrai que le fascisme
construit lui aussi un imaginaire politique, comme plus tard
l’argumentera Daniel Bensaïd dans sa discussion des thèses de
Castoriadis ?
Que l’imagination soit une faculté anthropologiquement
constitutive ne veut pas dire qu’elle soit constitutionnellement ceci ou
cela, « bonne » ou « mauvaise ». L’imagination est faculté de
transformation, de métamorphose, de remontage : observons ce
fait — ce processus — sans préjuger une fois pour toutes de ses
résultats. Restons, pour l’instant, sur l’intuition centrale qui faisait
dire à Castoriadis, au tout début de L’Institution imaginaire de la
société, que « l’histoire est essentiellement poïèsis, et non pas poésie
imitative, mais création et genèse ontologique dans et par le faire et le
représenter/dire des hommes ». Ainsi Castoriadis n’opposait pas cette
poïèsis à la praxis, comme le fera plus tard Giorgio Agamben : c’est
qu’il voyait dans les conceptions classiques de la praxis — la notion
du « faire » — une sorte d’incapacité métaphysique à la penser
comme poétique concrète des gestes et des actions humaines, dans
lesquels coexistent bien l’indéterminité du poétique (l’apeiron, au
sens des Grecs anciens) et la déterminité de la pratique (le peras).
L’historicité, cette dimension que Castoriadis nomme le « social-
historique », n’est donc rien d’autre qu’une « auto-altération
perpétuelle » dont les seuils critiques, les discontinuités
morphogénétiques, surgissent « comme création » lorsque des
groupes sociaux ont, tout à coup, décidé de faire ce qu’ils imaginent
ou ont imaginé : se soulever, par exemple, en vue de quelque
autonomie politique ardemment désirée. C’est parce que l’homme est
un « animal poétique », comme dit encore Castoriadis dans
L’Institution imaginaire de la société, qu’une histoire est possible :
non pas à travers une « poésie imitative » à la Platon, non pas à
travers une historicité déterministe à la Marx, mais bien à travers
cette efficacité « imaginaire instituante » qu’il nomme une création.
Comme l’atteste un recueil d’écrits philosophiques des années 1945-
1967, Histoire et création, cette vision des choses semble bien avoir
innervé la pensée du philosophe dans la longue durée de son œuvre.
« Le Temps n’est rien, ou il est création », écrira Castoriadis
en 1981 dans une conférence intitulée « L’imaginaire : la création
dans le domaine social-historique ». Occasion de poursuivre en ces
termes : « Le Temps, rigoureusement parlant, est impensable sans la
création ; autrement, le Temps ne serait qu’une quatrième dimension
spatiale surnuméraire. Création signifie évidemment ici création
authentique, création ontologique, la création de nouvelles
formes… » Plus tard, dans un discours sur le thème « Temps et
création », Castoriadis redira sa volonté d’ouvrir les modèles
classiques du déterminisme historique : « La création implique
seulement que les déterminations portant sur ce qui est ne sont jamais
fermées de manière à interdire l’émergence d’autres déterminations. »
Occasion de préciser en 1989, dans Fait et à faire : « Ma philosophie
n’est pas une “philosophie de l’indétermination”. La création veut
dire précisément la position de nouvelles déterminations
— l’émergence de nouvelles formes… » Occasion de réitérer, dans
plusieurs textes des années 1986-1990, une vision de Mai 68 comme
réponse créatrice — et resocialisante — à la « crise du processus
identificatoire » qui aliène si souvent les citoyens dans l’alternative
du conformisme social ou du repli individualiste.
Mais le concept de création n’était pas sans poser de redoutables
problèmes philosophiques, ne serait-ce qu’en raison de sa vénérable
histoire théologique. Il est frappant qu’un Dialogue sur l’histoire et
l’imaginaire social, en 1985, ait vu s’opposer Castoriadis et Paul
Ricœur sur le motif même de la création proposé par le premier, à
quoi le second opposait les motifs plus dialectiques de la
« production », de la « transformation » voire de la « rétroaction ».
On ne peut comprendre le recours véhément, par Castoriadis, à la
notion de création que si l’on garde à l’esprit son enjeu
essentiellement polémique et, donc, politique. N’était-il pas étrange
qu’un psychanalyste de profession parlât si peu de mémoire — ou de
refoulements, ou de retours du refoulé — et si abondamment de
« créations », de nouveautés radicales ? N’était-ce pas comme si le
futur lui apparaissait d’une urgence infiniment plus ardente que toutes
les « continuités » ou « rétroactions » avancées par Ricœur ?
Castoriadis n’a certes pas nié que toute création s’effectue à
partir — expression qui dit à la fois un contact et une
séparation — d’une mémoire, d’un héritage, d’un « germe ». En
atteste amplement tout son travail sur l’invention démocratique dans
la Grèce antique. Il y a création, écrit Castoriadis, « mais cela ne veut
pas dire que la création historique a lieu sur une table rase ». La
révolution est un « projet », bien sûr, mais il admettait volontiers
qu’elle est aussi un « héritage » : constitutive, à ce titre, de notre
imaginaire, donc de nos désirs politiques les plus présents et les plus
pressants. Voilà pourquoi, sans doute, le maître-mot de tous ces
processus aura été, pour finir, ce mot d’institution dont l’ambiguïté
même permettait d’aller et venir entre un commencement radical
(l’institution comme acte de naissance, émergence soudaine) et une
durée mise en place (l’institution comme état de choses destiné à se
prolonger). Hans Joas, Olivier Fressard ou Caterina Rea ont montré,
parmi d’autres, que l’institution avait été pensée par Castoriadis avec
des outils conceptuels plutôt inhabituels dans le champ de la
philosophie politique ou de la sociologie : avec l’imaginaire plutôt
qu’avec le symbolique, avec l’invention des formes plutôt qu’avec la
pérennité des structures « institutionnelles ».
Tout, certes, se mêle constamment. « Tout ce qui se présente à
nous, dans le monde social-historique, est indissociablement tissé du
symbolique. Non pas qu’il s’y épuise », lit-on par exemple dans
L’Institution imaginaire de la société. C’est que l’imaginaire
s’emploie à effilocher sans fin le tissu — la texture, la
textualité — du symbolique, c’est-à-dire qu’il le projette dans
l’apeiron, dans le sans-limite de tout ce qui peut advenir, à tout
moment, comme nouveauté radicale, déchirure dans l’institué.
L’histoire des hommes n’est pas faite seulement d’obéissances à des
règles structurelles : elle est faite aussi de désirs, de gestes
d’autonomie, de résistances à la norme, de décisions à contre-courant,
d’auto-institutions capables de faire naître un nouvel état des choses
qui « implique une destruction [ou destitution] radicale de
l’institution commune de la société, jusque dans ses recoins les plus
insoupçonnables »…
C’est pratiquement sur ces lignes que se terminait d’ailleurs
L’Institution imaginaire de la société. Deux ans plus tard, dans la
préface au premier volume des Carrefours du labyrinthe, Castoriadis
réaffirmait l’enjeu pratique de cette « institution imaginaire » : « Dans
l’histoire, dans notre histoire, s’est levée la visée de vérité — comme
se sont levées les visées de la liberté, de l’égalité, de la justice.
Indissociables. Nous sommes — du moins, certains d’entre
nous — saisis par elle sans recours. Mais il ne s’agit pas de les
“fonder” — on ne voit pas ce que cela pourrait vouloir dire. On ne
fonde pas la visée de vérité, de la liberté. On réfute tel énoncé
particulier ; non pas le scepticisme, ni le ricanement. On réfute telle
incohérence politique ; on ne réfute pas Auschwitz ou le Goulag, on
les combat. […] Nous ne sommes pas pour autant aveugles, ni
perdus. Nous pouvons élucider ce que nous pensons, ce que nous
sommes. Après l’avoir créé, nous arpentons, par morceaux, notre
Labyrinthe. »
Si la notion d’imaginaire (instituant) peut coexister avec un projet
qui se dit révolutionnaire (et destituant), c’est qu’aux yeux de
Castoriadis le faire (ou la praxis) ne va pas sans un « éveil de
l’imagination » (c’est-à-dire une poïèsis) : « Révolution ne signifie ni
guerre civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de
certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société
elle-même : l’autotransformation explicite de la société, condensée
dans un temps bref. Si le roi d’Angleterre avait été mieux conseillé, la
Révolution américaine n’aurait comporté aucune dimension militaire
ou violente ; elle n’en aurait pas moins été une révolution. La
“révolution” de Clisthène à Athènes — dont nous sommes toujours,
en un sens, les héritiers — n’a pas été violente. La révolution de
février 1917 en Russie n’a guère été violente : le deuxième ou le
troisième jour, les régiments du tsar ont refusé de tirer sur la foule, et
l’ancien régime s’est effondré. La révolution signifie l’entrée de
l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique,
c’est-à-dire instituante. L’imaginaire social instituant se met au travail
et s’attaque explicitement à la transformation des institutions
existantes. »
*

Qu’est-ce finalement — puisque l’association des mots semble ne


pas aller de soi — qu’une institution imaginaire ? Quelles dimensions
cette formule entend-elle déployer ? Une dimension psychique, bien
sûr, puisque l’imaginaire ne prend sens, ici, qu’à partir d’une
réflexion phénoménologique, psychologique et surtout
psychanalytique. Mais il faut aussi compter avec une dimension
culturelle ou esthétique, puisque l’imaginaire caractérise par
excellence ce qu’on nomme les œuvres de l’art ou de l’esprit : « La
question de la “culture” », écrivait Castoriadis en 1979 dans un article
sur la création culturelle et sociale, « est envisagée ici comme
dimension du problème politique ; et l’on peut tout aussi bien dire
que le problème politique est une composante de la culture au sens le
plus large [à savoir celui de] l’institution globale de la société. » Si
tout cela — dimension psychique et dimension culturelle — se
manifeste enfin sur le plan politique, c’est, ajoutait-il, que l’enjeu
fondamental en demeure celui d’une « reprise et [d’] une re-création
de notre historicité, de notre mode d’historisation ». L’art aura été
envisagé par Castoriadis, tour à tour, comme « fenêtre sur le chaos »
et comme « carrefour » entre vraies et fausses subversions des valeurs
instituées. Malgré bien des jugements hâtifs et péremptoires
prononcés à l’endroit d’œuvres modernes ou contemporaines,
demeure ce tressage puissant — puissamment exigé, exigeant,
précieux — entre les dimensions psychique, esthétique et politique de
l’imaginaire. C’est de là qu’il faut donc repartir.
Comment ce tressage lui-même a-t-il acquis sa forme théorique
chez Castoriadis ? Dans quels contextes a-t-il émergé, a-t-il été
discuté, revendiqué, défendu ? Une piste évidente consisterait à
interroger, dans la longue durée, les trajectoires — aussi proches que
tumultueuses et, finalement, déchirées — de Castoriadis et de Claude
Lefort. C’est comme si un fil rouge, fût-il par maints endroits
effiloché, reliait le « radical » de l’un au « sauvage » de l’autre,
l’imaginaire instituant de l’un à l’invention démocratique de l’autre.
On pourrait cependant découvrir certains paradigmes situés encore
plus en amont : c’est qu’immédiatement derrière Lefort se profilait
l’ombre de Merleau-Ponty, comme immédiatement derrière Piera
Aulagnier se profilait l’ombre de Jacques Lacan. Castoriadis, on le
sait, assista au séminaire de ce dernier et ne manqua sans doute pas
d’aller écouter les leçons de Merleau-Ponty au Collège de France (ou
d’en être précisément informé par son ami Lefort). Quoi qu’il en fût,
une chose demeure frappante : c’est qu’autour de
l’année 1955 — soit vingt ans exactement avant L’Institution
imaginaire de la société —, la notion d’imaginaire avait été
reformulée, chacun pour son compte et par différence avec les textes
de Jean-Paul Sartre publiés dans les années 1930, par Jacques Lacan
et Maurice Merleau-Ponty.
C’est entre février et avril 1954 que Lacan s’attela explicitement au
travail d’élaboration de ce qu’il nommait « la topique de
l’imaginaire » : à ce moment qu’il s’interrogea sur les variantes de la
notion d’image (Bild) en invoquant, notamment, une Innenbild ou
une Urbild originaire ; à ce moment qu’il aborda les « questions
concernant la place de l’imaginaire dans la structure symbolique », ce
qui déboucha significativement sur une interrogation quant à
l’histoire et à la temporalité (Geschichte, Zeitlichkeit). Un an plus
tard, en mars 1955, Lacan présentait devant ses auditeurs une
interprétation magistrale du rêve freudien dit « de l’injection
d’Irma » : rêve dans lequel, disait-il, bouillonne « l’apparition
angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons appeler la
révélation du réel dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel sans
aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui
n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots
s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par
excellence ».
Ensuite de quoi, structure oblige, Lacan s’employait à fonder la
prééminence du registre symbolique comme Aufhebung ou relève
dialectique « au-delà de l’imaginaire ». Histoire, pour
Castoriadis — comme pour d’autres psychanalystes, dont Piera
Aulagnier —, de revenir avec fermeté sur la fécondité,
anthropologiquement et métapsychologiquement cruciale à ses yeux,
du registre imaginaire. Et de rompre ainsi le fil lacanien pourtant si
inspirant au départ : chose faite en 1968 avec le long article intitulé
« Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter
comme science » (le premier texte, je le rappelle, que Castoriadis ait
signé de son nom).
Quant à Merleau-Ponty, l’auteur de L’Institution imaginaire de la
société lui aura consacré, au moins, deux essais entiers dans lesquels
les fils devaient, ici encore, être rompus après qu’ils eussent été
tissés. Le premier texte — publié en 1971 dans le numéro de L’Arc
consacré à Merleau-Ponty — affichait clairement son statut
d’« hommage ». C’était un commentaire consacré aux relations entre
le dicible et l’indicible, mais où transparaissait clairement le débat
engagé par Castoriadis avec le structuralisme autour des notions de
symbolique et d’imaginaire. D’un côté « il n’y a pas [cette] pensée
pure » qu’avait espérée Husserl et à laquelle Merleau-Ponty nous
permet de renoncer ; d’un autre côté, l’« idéologie structuraliste ou
sémiotique » se révèle inapte à penser jusqu’au bout les phénomènes
de l’expression tels que les aborde La Phénoménologie de la
perception et que réinterroge constamment cette œuvre inachevée de
Merleau-Ponty qu’est Le Visible et l’Invisible. De ce dernier
livre — publié par les soins de Claude Lefort —, Castoriadis aura
voulu placer, en exergue de son propre développement, cette citation :
« Comme toute praxis, le langage suppose un selbstverständlich, un
institué, qui est Stiftung [institution] préparant une Endstiftung
[institution finale]. — Il s’agit de saisir ce qui à travers la
communauté successive et simultanée des sujets parlants veut, parle,
et finalement pense. » Et Castoriadis de commenter avec son propre
vocabulaire : « Que le langage soit institution originaire ne renvoie
donc pas seulement à une nécessité de fait, ni à une nécessité
d’essence […], mais à l’être même du social-historique. »
Revendiquer l’institution, c’était donc bien remettre en avant cette
dimension historique et sociale — donc essentiellement
politique — que les analyses sémiotiques de ce temps, aux yeux de
Castoriadis, tendaient à réduire à des « structures » abstraites et sans
devenir. C’est pour cela qu’il lui fallait opposer l’instituant à
l’institué, de la même façon que Merleau-Ponty avait distingué la
« parole parlante » et la « parole parlée ». Si Castoriadis a voulu
conclure son texte de 1971 sur le « sujet [comme] ouverture, […]
œuvre de l’ouvrir », ce n’était pas seulement pour rendre hommage
au motif phénoménologique de l’ouvert, ici opposé à toute clôture
structurale : c’était aussi pour indiquer que seule une conception
radicale de l’imaginaire permet d’envisager ce que recouvre vraiment
une telle « œuvre de l’ouvrir ».
En 1976-1977, le ton sera sensiblement différent. Il s’agira toujours
de l’imaginaire et de son pouvoir instituant mais il s’agira, désormais,
d’écraser la distinction, encore maintenue par Merleau-Ponty, entre
perception et imagination : « Percevoir est imaginer, au sens littéral et
actif de ce terme », écrit Castoriadis d’entrée de jeu. Non qu’il
s’agisse de « critiquer » trop sévèrement l’auteur de la
Phénoménologie de la perception, « mais de montrer [à propos de
l’imaginaire] le poids énorme que les préjugés implicites de
l’ontologie héritée font peser sur une pensée alors même qu’elle lutte
pour s’en dégager ». S’en dégager vraiment : voilà qui eût supposé
d’en finir avec la détermination ontologique de l’étant présent par un
passé « de toute éternité » et par une destination simplement calquée
sur ce passé : opération que condense, selon Castoriadis, la formule
aristotélicienne de la « quiddité », to ti èn einaï, qui lui semble aliéner
toute puissance de création et, donc, toute possibilité d’authentique
devenir.
Voilà pourquoi Castoriadis entend rompre avec tout un héritage
ontologique dont Merleau-Ponty serait, selon lui, encore prisonnier. Il
faut dire à présent que le temps est devant nous et non derrière. Parce
que la révolution est possible et nous attend : bref, que « le rouge
n’est pas terminé ». Phrase qui doit être, ici, remise en situation : elle
commente le passage sur la couleur rouge, dans Le Visible et
l’Invisible, où il était dit que ce rouge-ci, devant moi, « est un certain
nœud dans la trame du simultané et du successif [ou] dans le champ
des choses rouges, [en sorte qu’] un certain rouge, c’est aussi un
fossile ramené du fond des mondes imaginaires [qui est] possibilité,
latence et chair des choses ». Ce à quoi Castoriadis entend rétorquer :
« […] le rouge de la Révolution introduit une autre et nouvelle
différenciation, une autre et nouvelle modulation à celles qui faisaient
jusqu’alors le rouge. […] Et nous ne pouvons plus alors simplement
parler d’un “fossile ramené du fond des mondes imaginaires” :
comme ces mondes imaginaires continuent de se faire, le rouge n’est
pas terminé. »
Castoriadis n’aura donc voulu entendre dans la « possibilité » ou
« latence » invoquée par Merleau-Ponty qu’un retour de choses déjà
instituées, plutôt qu’une décisive création de valeurs instituantes.
Ainsi que l’ont commenté Bernhard Waldenfels, Caterina Rea ou
Anne Gléonec, le geste critique de Castoriadis entendait rendre à
l’imaginaire sa dimension créatrice, instituante et, par là même,
historique et politique. L’avait-il perdu pour autant dans la notion que
s’en faisait Merleau-Ponty ? Il semble que, dans ces textes des
années 1970 et 1980 où il affûtait la singularité de ses propres
concepts dans l’orbite de L’Institution imaginaire de la société,
Castoriadis ait oublié quelque chose qui, une vingtaine d’années plus
tôt, avait certainement dû le solliciter, si ce n’est le bouleverser. Ce
quelque chose se trouve précisément dans l’enseignement de
Merleau-Ponty autour de 1955 : il n’est autre que l’articulation intime
des trois motifs de l’institution, de l’imaginaire et de la société
historiquement et politiquement appréhendés dans leur dimension
créatrice.
C’est parallèlement à un cours sur La Passivité — comprenons : le
pathos, l’émotion, l’inconscient, le sommeil et la mémoire — que
Merleau-Ponty consacra son cours de l’année 1954-1955 au problème
de L’Institution. Il spécifiait, dans le titre même, que l’institution
serait considérée comme inhérente à « l’histoire personnelle » autant
que « publique » : elle relevait donc, à ses yeux, de la dimension
subjective comme de celle qui se déploie dans le monde social et
politique. Dès 1951, dans son grand essai sur « Le langage
indirect » — qui partait d’une réflexion sur Le Musée imaginaire
d’André Malraux et la notion même de création —, Merleau-Ponty
rendait hommage au concept introduit par Husserl sous le nom
d’« institution » : « Husserl a employé le beau mot de Stiftung pour
désigner d’abord cette fécondité indéfinie de chaque moment du
temps qui, justement parce qu’il est singulier et qu’il passe, ne pourra
jamais cesser d’avoir été ou d’être universellement, — et, plus
encore, la fécondité, dérivée de celle-là, des opérations de la culture
qui ouvrent une tradition, continuent de valoir après leur apparition
historique… »
La notion d’institution réunirait ainsi la singularité
émergente — mais passagère — d’un geste de création et sa
« dérivation » dans la durée, dans l’histoire : sa mémoire active et
continûment féconde. Naissance et survivance réunies, donc, dans ce
même mot d’institution qui projette tout cela dans l’avenir. C’est ce
que le cours de 1954-1955 s’employait à décliner à travers les
domaines de la subjectivité, de la pratique, du savoir, de la culture ou
de la vie sociale. Premièrement, l’institution désigne pour Merleau-
Ponty ce lieu et ce temps où se crée un sujet. Elle vise à faire
entendre l’enjeu fondamental du philosophe à ce moment : celui d’un
dépassement des ontologies traditionnelles de la conscience.
L’inconscient freudien a tout bouleversé : et la topique du sujet, et sa
temporalité. Voilà pourquoi Merleau-Ponty ose parler en même temps
de la « révolution » — comme réinstitution historique et sociale — et
de la « puberté » envisagée comme « problème immanent repris et
résolu par rupture ». Voilà pourquoi il n’hésite pas à écrire :
« Médium de l’institution : la libido », suggérant que l’histoire, selon
ce point de vue dynamique, n’en sera « jamais finie ».
Il est frappant que le premier exemple convoqué par Merleau-
Ponty pour éclairer la notion d’institution ait été celui de la
« naissance d’un amour », dit aussi « institution d’un sentiment ».
L’exemple est pris dans À la recherche du temps perdu, ce qui
permettra de montrer combien sont indissociables les rapports entre
temps et subjectivation, affect et historicité : « Le sujet instituant
s’investit, i.e. s’anime d’un sens autre, se transforme au moyen de son
amour. » Ce qui sera, aussi, une façon d’introduire l’imagination dans
ces processus où se forme l’historicité du sujet : « […] amour créé
avant tout par imagination d’un être autre. […] L’idée d’institution
est justement cela : fondement d’une histoire personnelle à travers la
contingence. […] C’est le chagrin qui [chez Proust] apprend à voir. »
Deuxièmement, l’institution apparaît à Merleau-Ponty comme ce
lieu et ce temps où se crée une pratique. Dans la citation convoquée
par Castoriadis en 1971, il était même question de la praxis, dont le
langage lui-même ferait partie. Mais ici, comme pour prolonger sa
réflexion sur l’institution du sujet-narrateur par Marcel Proust,
Merleau-Ponty voudra parler d’une « institution des œuvres ». « Ce
n’est pas le fruit d’une signification close : ou, s’il y en a une, elle
change en [cours de] route. […] C’est en écrivant ou en peignant
qu’on trouve. » Et s’il y a projet dans une œuvre quelconque, « ce
projet silencieux ne se connaît que par ses réalisations partielles (dans
tel chapitre). Un livre est une série d’institutions et manifeste que
toute institution tend à la série. D’où l’impression que le livre se fait
lui-même ». Un sens est créé, mais par écart et, donc, foncièrement
ouvert : « Il est écart par rapport à une norme de sens, différence.
C’est ce sens par écart, déformation, qui est propre à l’institution. »
Mais là où se crée une pratique, à condition bien sûr qu’elle soit
instituante — c’est-à-dire fondatrice d’une certaine durée, fût-elle
discontinue —, se crée une culture au sens le plus large, ou profond,
du terme. Ici prend place, dans le cours de Merleau-Ponty, un
ensemble de réflexions sur la « tradition artistique comme
institution ». Elles trouvent leur départ dans une lecture attentive du
grand texte publié par Erwin Panofsky en 1927, La Perspective
comme forme symbolique, ouvrage pratiquement inconnu en France à
cette époque. Merleau-Ponty en retient la notion de « moment » ou de
« facteur de style » (Stilmoment) qui, par-delà le strict champ
artistique, aura institué quelque chose comme une nouvelle façon de
voir que Panofsky, à la suite d’Ernst Cassirer, nommait une « forme
symbolique ». Or cet exemple — qui se trouve à mi-chemin d’une
histoire de l’art et d’une histoire des sciences — va, en quelque sorte,
bifurquer dans deux directions différentes. D’un côté, la
« représentation de l’espace » va basculer, avec l’œuvre de Cézanne,
en « expression de l’espace », ce qui est tout autre chose. Ici
désormais — et plus qu’ailleurs, peut-être —, l’institution « se
développ[e] par bourgeonnement, virage, décentration et recentration,
zigzag, passage ambigu, avec une sorte d’identité du tout et de ses
parties, du début et de la fin ».
D’un autre côté, l’exemple de l’« institution de la perspective » se
reformulera dans le problème plus général de l’« institution d’un
savoir », voire de l’« institution de vérité » où les exemples seront
cherchés du côté de Husserl et du mathématicien Gauss. Or, s’il est
possible de penser ainsi une « institution de vérité » — et non de « la
vérité » —, n’est-ce pas admettre que la vérité ne doit se dire ni
comme unicité, ni comme univocité, ni comme éternité : ni absolue,
ni « de tout temps » ? L’institution désigne précisément ce processus
où se crée une vérité et entame son histoire, c’est-à-dire ouvre un
avenir incertain, durable mais plein de possibles différents. « D’où
possibilité », écrit justement Merleau-Ponty dans une proposition qui
suppose Husserl d’un côté, Lévi-Strauss de l’autre, « d’une lecture
phénoménologique des structures ». Voilà bien une proposition
dialectique : proposition capitale pour cela, en ce sens qu’elle
parvient à maintenir la pertinence du structural tout en exigeant que
cette pertinence soit reconnue comme processus et non comme état.
Comme constitution ouverte, mouvante, impermanente et, pour tout
dire, historique.
Mais là où se crée une vérité, justement parce qu’elle s’instaure ou
s’institue, là même se crée une histoire. Ce qui prend sens, aux yeux
de Merleau-Ponty, « prend » au sens d’un temps qui prend forme, se
met en place ou se met en mouvement. Une expérience fait sens pour
que ce sens fasse historicité : « Donc institution [signifie]
établissement dans une expérience […] par rapport [à laquelle] toute
une série d’autres expériences auront sens et feront une suite, une
histoire. Ce sens est déposé […], non comme objet au vestiaire,
comme simple reste ou survivance, comme résidu, [mais] comme à
continuer, à achever sans que cette suite soit déterminée. » Il y aura,
bien sûr, des traces de l’institution originaire (Urstiftung). Mais elles
ne seront pas fossilisées, arrêtées ou achevées : elles ne feront que
cheminer elles-mêmes vers une « institution finale » (Endstiftung)
qu’elles ignorent évidemment puisque le désir qui les meut ne relève
pas d’une réflexivité consciente d’elle-même. Merleau-Ponty dira
qu’il y a « reprise » ou mémoire, mais sous l’espèce d’un perpétuel
« échappement » qui peut être « anticipation » ou nouveauté
radicale — tout cela ainsi livré à l’ouverture des possibles.
Merleau-Ponty avait bien à l’esprit, en lançant de telles hypothèses,
que le rapport traditionnel entre « particularité » et « universalité »
était en train de voler en éclats. Et sans doute, avec lui, la forme
désormais canonique de la dialectique hégélienne : « Philosophie
dialectique. Mais dialectique qui […] n’est pas dépassement définitif
(à la différence de [la] dialectique hégélienne), [mais] déchirement.
Donc n’est pas dialectique binaire. » Dans son résumé de cours au
Collège de France, Merleau-Ponty précisera les termes de cette
temporalité d’ouverture aux possibles et, donc, aux constants
recommencements : « Il y a simultanément décentration et
recentration de notre propre vie, mouvement de nous vers le passé et
du passé ranimé vers nous, et ce travail du passé contre le présent
n’aboutit pas à une histoire universelle close, à un système complet
de toutes les combinaisons humaines possibles à l’égard de telle
institution, comme la parenté par exemple, mais à un tableau de
diverses possibilités complexes, toujours liées à des circonstances
locales, grevées d’un coefficient de facticité, et dont nous ne pouvons
pas dire que l’une soit plus vraie que l’autre… »
Enfin, dans le geste d’institution se crée une politique. Là encore
Merleau-Ponty semble avoir fourni à Castoriadis, par avance,
quelques traits philosophiques qui constituent le cœur même de
L’Institution imaginaire de la société. Sans doute la proximité de
Merleau-Ponty avec Claude Lefort, donc avec Socialisme ou
barbarie, y était-elle pour quelque chose, bien que les désaccords
fussent toujours possibles, comme lorsque Castoriadis
affirme — mais bien plus tard — que l’auteur d’Humanisme et
terreur « gardait des illusions sur la Russie et le communisme ». Ce
qui n’est pas faux si l’on se souvient du dilemme où Merleau-Ponty
se plaçait lui-même en 1947 : « Nous nous trouvons donc dans une
situation inextricable. La critique marxiste du capitalisme reste
valable et il est clair que l’antisoviétisme rassemble aujourd’hui la
brutalité, l’orgueil, le vertige et l’angoisse qui ont trouvé déjà leur
expression dans le fascisme. D’un autre côté, la révolution s’est
immobilisée sur une position de repli : elle maintient et aggrave
l’appareil dictatorial tout en renonçant à la liberté révolutionnaire du
prolétariat dans ses Soviets et dans son Parti et à l’appropriation
humaine de l’État. On ne peut pas être anticommuniste, on ne peut
pas être communiste. »
Mais Castoriadis est injuste si l’on se réfère aux articles publiés par
Merleau-Ponty dans les années 1948-1955 sur la « politique
paranoïaque » du pouvoir soviétique, sur la « superstition marxiste »,
la question — évidemment cruciale — des camps de concentration ou
l’aporie stalinienne concernant tout « avenir de la révolution ». Or,
c’était justement de cela qu’il était question dans le cours de 1954-
1955 sur L’Institution : la révolution y était posée comme
« institution »… mais d’un genre dont il fallait préciser les termes
pour en éviter les équivoques. Merleau-Ponty se vit alors obligé de
recourir à une distinction issue de la phénoménologie de Hegel (là
même où la philosophie hégélienne de l’histoire se trouvait
explicitement critiquée) : il y a une « institution en soi » quand la
révolution — selon l’idée de Marx — est posée comme « fin de
l’histoire » ; il y a, bien différente, une « institution pour soi » quand
la révolution demeure mobilisée dans l’énergie d’un « déséquilibre
créateur » perpétuellement reconduit, riche d’avenirs non postulés : et
cela se nomme — selon l’idée de Trotsky — une « révolution
permanente ».
Merleau-Ponty n’a pas cessé d’affirmer que l’institution, telle qu’il
l’entendait, était « processus [instituant], non état » — et l’on serait
tenté, ici, d’écrire le mot « état » avec sa signification politique,
« instituée », d’État. Une révolution, en effet, ne saurait être
qu’instituante : fixée en État, instituée, elle disparaît comme telle aux
yeux de Merleau-Ponty. Elle ne saurait être absolue ou idéale car,
réelle, elle sera fatalement « relative », comme il dit : toujours
incomplète par conséquent. Et cependant — ou pour cela
même — riche en conséquences, en « exigences d’un avenir » : « On
entendait donc ici par institution ces événements d’une expérience
qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une
série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable
ou une histoire, — ou encore les événements qui déposent en moi un
sens [et se développent] comme appel à une suite, exigence d’un
avenir. »

Voilà qui n’est pas sans évoquer l’ontologie politique du « pré-


apparaître » (Vorschein) et du « pas-encore » (noch Nicht) chez Ernst
Bloch pour qui, avant tout, l’avenir ne s’exige qu’à s’imaginer. La
plupart des lecteurs de Merleau-Ponty qui ont pensé la question de
l’institution — tels Marc Richir en 1988, Claude Lefort dans sa belle
préface au cours du Collège de France, Alessandro Delcò en 2005,
Adnen Jdey en 2012, et jusqu’à l’ouvrage très complet d’Anne
Gléonec en 2017 — n’ont pas omis d’évoquer l’aspect de
« création », artistique ou politique, scientifique ou sociale, que
recouvre toute institution. Or cet aspect ne témoigne de rien d’autre
que des puissances de l’imagination. L’institution selon Merleau-
Ponty procéderait-elle ainsi — ou aussi — de l’imaginaire ? Son
inhérence au domaine de la praxis se doublerait-elle donc d’un
déploiement de poïèsis ?
Il est vrai que l’imagination et l’imaginaire — selon le vocabulaire
successivement utilisé par Jean-Paul Sartre en 1936 et en 1940 — ont
fait partie des préoccupations pour ainsi dire initiatiques de Merleau-
Ponty. Ces notions l’ont accompagné tout au long de son parcours
philosophique, jusqu’à en constituer un paradigme crucial, même s’il
aura fallu, entre-temps, s’éloigner du vocabulaire sartrien de départ. Il
n’était donc pas fortuit que le problème de l’institution
s’accompagnât, chez Merleau-Ponty, d’une patiente recherche sur les
puissances de l’imagination ou les domaines de l’imaginaire.
En 1936 le philosophe, alors âgé de vingt-huit ans, publia « à chaud »
un compte rendu du livre de Jean-Paul Sartre L’Imagination. Il parlait
à son propos d’une tentative « vivifiante » — par sa critique de
l’intellectualisme à la Taine et par son usage original de la
phénoménologie husserlienne —, mais pas toujours « équitable » (à
l’égard de Bachelard notamment).
En 1945, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty
clarifia l’un des enjeux fondamentaux de toute sa recherche présente
et à venir : c’était une critique du primat de la conscience et, donc,
des ontologies de la réflexivité. Elle engageait l’écriture même de la
pensée, comme le philosophe en prévenait son lecteur dès l’avant-
propos : « J’ai commencé de réfléchir, ma réflexion est réflexion sur
un irréfléchi, elle ne peut s’ignorer elle-même comme événement, dès
lors elle s’apparaît comme une véritable création, comme un
changement de structure de la conscience… » Dans le chantier qui
s’ouvrait alors sur les chemins menant de la perception à
l’« expression », il allait de soi qu’à la critique de toute transparence
réflexive devait s’ajouter une critique de toute spécularité de l’image
et de l’imagination. Voilà pourquoi Merleau-Ponty, dans son cours
de 1947-1948 sur L’Union de l’âme et du corps, s’interrogeait à bon
droit sur la capacité de l’idéalisme « à rendre compte de
l’imagination ».
Dans ses cours de Sorbonne des années 1949-1952, Merleau-Ponty
poursuivit son interrogation sur l’image et l’imagination en
s’adressant, cette fois-ci, à la psychologie de l’enfant. Non, disait-il,
« l’image n’est pas une perception affaiblie » ou, symétriquement,
une réflexion appauvrie ; oui, « l’analyse de l’image rencontre des
difficultés », qui sont dues à sa mouvance ou son équivocité
essentielles ; mais cela n’en fait pas pour autant « un objet en
raccourci qu’il s’agit d’introduire dans la conscience ». Sur ce terrain,
reconnaissait Merleau-Ponty, « la psychanalyse a fait un pas de
plus », notamment en dialectisant l’ordre de la représentation avec
celui de l’affect, ainsi que disait Freud (le philosophe préférant, ici,
parler des « émotions »). C’est donc sur un mode dialectique qu’il
convient désormais de problématiser les relations de l’imaginaire et
du réel, que Jean-Paul Sartre a eu tort de « maintenir [dans une]
distance absolue ».
C’est justement là ce que Merleau-Ponty voulut développer dans
son cours de 1953 sur Le Monde sensible : entre l’imaginaire et le
réel, la « distance » n’est pas instituée une fois pour toutes, par
exemple entre un réel observable et un imaginaire inobservable (selon
l’exemple fameux de Taine à propos des colonnes du Panthéon,
colonnes qu’il est possible de compter lorsqu’on les perçoit,
impossible lorsqu’on les imagine). Elle est plutôt instituante :
perpétuellement investie « par modulations […], par éclairs,
signification par écarts »… En 1954-1955, dans le cours du Collège
de France sur La Passivité — donné parallèlement à celui sur
L’Institution —, Merleau-Ponty reprochait à Sartre de manquer « ce
qu’il y a d’imageant dans l’image » : bref, de la regarder de haut
plutôt que d’entrer dans la trame de ses processus.
Il faudra, une fois encore, « revenir en deçà de [la] conscience
réfléchissante » et comprendre qu’entre la « conscience perceptive »
et la « conscience imageante » — comme entre la veille et le
songe — les relations sont « moins hétérogènes que Sartre les dit ». Il
faut donc faire ce nouvel effort pour repenser notre approche
phénoménologique de l’image sans éluder les entrelacs psychiques
remarquablement décrits par Freud dans son analyse des rêves ou des
symptômes. Revenir, en somme, à ce que Merleau-Ponty voulut alors
nommer « la poésie freudienne » de l’inconscient en tant qu’elle nous
raconte « la prémonition de l’avenir dans le présent, la préformation
du présent dans le passé : l’écho d’autrui en moi, de moi en autrui, du
désir dans la réalité ». S’il y a une « chair de l’imaginaire », ainsi que
le philosophe aura fini par s’exprimer — par exemple dans ses Notes
de cours des années 1958-1961 —, c’est bien que l’image ne
s’excepte ni du réel ni du symbolique. Car ils « sont
phénoménalement présents […] par va-et-vient », ou par
entrelacements, ou par empiètements réciproques. Il faudra donc
comprendre, lit-on dans des Notes de lecture de 1959, « qu’ils sont
tous deux [imaginaire et réel] dans une seule étoffe : l’étoffe du
Vorsein, de l’être […] préréflexif ».
De même que l’imagination n’est une faculté absolument distincte
ni de la perception ni de la réflexion, de même l’imaginaire n’est un
territoire absolument distinct ni du réel ni du symbolique. Là où, bien
plus tard, Lacan ira chercher dans la topologie paradoxale des nœuds
borroméens une figure théorique de cette connexité générale,
Merleau-Ponty proposait déjà, en 1959, une figure plus poétique et
hasardeuse : celle des haillons, des textures à la fois mêlées et
effilochées, en tout cas marquées par le temps. « Les bords du réel et
de l’onirique sont-ils nets ou sont-ils en haillons ? » Phrase qu’une
fois écrite Merleau-Ponty annota ainsi, dans la marge de son
manuscrit, en une sorte de projet théorique extraordinaire :
« Généraliser le en haillons. » Penser l’étoffe avec ses déchirures,
donc. Penser les plans de l’être avec leurs entrelacs, comme Merleau-
Ponty devait bientôt le dire.
Il ne faut pas perdre de vue, dans la mise en place de cette façon de
voir, que les notions d’empiètement, de « haillons » ou d’« entrelacs »
avaient toutes pour enjeu d’exprimer la coalescence, donc l’impureté,
des divers modes d’appréhension du monde. S’il y a « préformation
du présent dans le passé » et « prémonition de l’avenir dans le
présent », c’est que le temps n’est lui-même qu’un entrelacs, un nœud
d’anachronismes ou, plus généralement, d’hétérochronies. S’il y a
« écho d’autrui en moi, de moi en autrui, du désir dans la réalité »,
c’est que tout n’advient que comme altérations : jeux — ou
drames — avec l’altérité. De plus, tout ce qu’on éprouve du temps est
comme porté ou emporté par des images, comme Merleau-Ponty
l’aura bien analysé chez Proust. Et tout ce qu’on perçoit visuellement
de la réalité est comme porté, emporté par des latences, c’est-à-dire
des sous-jacences actives, des possibilités temporelles, ces
mouvements de l’être-à qui sont les mouvements mêmes du désir.
Or ce que nous disons ici en employant les mots image ou
imagination, Merleau-Ponty — pour ne pas risquer de fondre sa
pensée dans le vocabulaire sartrien — le dira finalement en termes de
visibilité, notion qui va, évidemment, bien au-delà de toute idée
triviale de « perception optique ». « Nulle chose », écrit-il dans la
préface de Signes, en 1960, « nul côté de la chose ne se montre qu’en
cachant autrement les autres, en les dénonçant dans l’acte de les
masquer. Voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder
à un être de latence. » Bref, le suffixe -bilité — comme en allemand
le suffixe -barkeit — indique ici que le visible est avant tout
possibilité : bien plus et bien moins que le perçu, parce que
l’imagination, l’inconscient, le désir et le temps s’en sont intimement
mêlés.
Dans L’Œil et l’Esprit, écrit la même année — bien que publié à
titre posthume —, Merleau-Ponty continuera de défendre le mot
image contre son statut philosophique « mal famé », comme il dit. Il
ira jusqu’à invoquer, courageusement, « la texture imaginaire du
réel ». Qu’est-ce, alors, que voir ? Ce serait entrer dans cette texture
même, qui est réversibilité du voyant sur le visible, de « ce qui nous
regarde » sur « ce que nous voyons ». Ce serait en somme, dit le
philosophe, « assister du dedans à la fission de l’Être », dont l’image
est activement partie prenante. En sorte qu’il ne sera plus possible,
par ces temps et ces champs constamment traversés, de prétendre
savoir ce qui serait « premier ». L’entrelacs du temps, que l’image
rend visible, apparaît alors comme une perpétuelle « précession
réciproque » : « Cette précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait
voir, de ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est, c’est la vision
même. »
Il est possible de lire Le Visible et l’Invisible — ouvrage inachevé à
la mort de son auteur, et que Claude Lefort a restitué au mieux, suivi
de précieuses « Notes de travail » échelonnées entre janvier 1959 et
mars 1961 — comme la réponse enfin donnée à L’Être et le Néant de
Jean-Paul Sartre. Ce texte est d’une telle ampleur, sur le plan
ontologique, qu’il est exclu d’en rendre compte dans le cadre de cet
essai. On peut rappeler, cependant, la profusion remarquable des
commentaires auxquels il a donné lieu, depuis Renaud Barbaras
jusqu’à Éliane Escoubas, en passant par Emmanuel Alloa, Isabel
Matos Dias, Lucia Angelino ou Mariana Larison — commentaires
dont certains étaient particulièrement consacrés aux questions de
l’image et de l’imaginaire, dus, entre autres, à Fabrice Colonna,
Alexandra Renault, Raphaël Gély, Mauro Carbone, Bernhard
Waldenfels ou Annabelle Dufourcq dans son grand livre intitulé
Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire.
Retenons simplement, si l’on veut suivre l’intuition
fondamentale — tout à la fois ontologique et politique,
anthropologique et esthétique — qui court de Merleau-Ponty à
Castoriadis, que l’imaginaire est instituant. Non qu’il fixe toutes
choses en états inamovibles, mais qu’au contraire il les fait émerger,
leur donne formes vivantes, voire flottantes. Mais il initie de ce fait
leur durée, leurs survivances, leur destin : il ouvre donc leur
historicité. Cette « fécondité indéfinie de chaque moment du temps »,
que Merleau-Ponty associait à la notion phénoménologique
d’institution, ce jeu perpétuel de « modulations », d’« éclairs » ou
d’« écarts », voilà donc ce qui s’institue vraiment, voilà ce qui fait
histoire. Façon de dire qu’à s’instituer, l’histoire s’imagine. On voit
souvent, dans Le Visible et l’Invisible, Merleau-Ponty s’insurger
contre l’opposition simpliste du réel et de l’imaginaire, dont il faut se
défaire pour comprendre quelque chose, non seulement aux images,
mais à l’être et au temps mêmes. Se trouve, du coup, contestée la
position ontologique de base — « l’être est, le néant n’est pas » — et
revendiquée l’exigence de « retrouver le milieu commun où l’être et
le néant […] travaillent l’un contre l’autre ».
Les images offrent un champ privilégié pour aborder cette « fission
de l’Être ». Une image advient : alors tout peut advenir, tout peut
s’ouvrir tout à coup. Ce qui se met en branle n’est autre que le
mouvement même des possibilités. Et quand Merleau-Ponty nous
parle de la visibilité comme de « cet immense contenu latent de passé,
de futur et d’ailleurs », quand il admet qu’elle sera donc « tantôt
errante et tantôt rassemblée », il ne nous parle pas seulement de nos
« fossiles », de notre mémoire : il place au cœur du visible, opération
admirable, la force même de ce qui nous soulève. La force de nos
désirs où le futur s’invente.
20

MODES D’EXISTENCE
ET FAÇONS DE RECOMMENCER

Les existants sont pluriels mais chaque existence est singulière.


Chaque arbre, en effet, est singulier : son caractère est unique parmi
tous les autres arbres de la forêt. Et cela, sans doute, parce que le
temps de sa genèse, de sa croissance, de sa forme peu à peu
individualisée, de ses rencontres, des accidents de sa vie, ne fut pas
exactement celui de ses concitoyens dans la forêt. Néanmoins, cet
arbre singulier n’existerait certainement pas sans la pluralité des
autres avec lesquels il fait peuple, société, forêt. Être singulier pluriel,
a dit Jean-Luc Nancy dans un livre où il tentait de penser ce qu’il
nommait — cheminant du Dasein au Mitsein heideggeriens — notre
« co-existence » fondamentale. Le devenir, cependant, introduit une
prolifération supplémentaire : chaque existence singulière, confrontée
à la pluralité des êtres autour d’elle, se débat aussi avec une pluralité
interne à sa singularité même. Non seulement « Je est un autre »,
mais encore « Je est une foule, une multitude d’autres ». Tout
simplement parce que, dans mon histoire, une myriade de modes
d’existence me sont advenus et ont, chaque fois, réinventé ou
« institué » pour moi un devenir d’altérité, une subjectivation
différente.
Il y a une pluralité des modes d’existence parce qu’on n’arrête pas
de recommencer sa vie. Tout nous revient sans cesse et, dans ce
retour même, tout se diffracte toujours, selon la grande leçon
nietzschéenne reformulée par Gilles Deleuze dans Différence et
répétition. Il y a pluralité des modes du désir parce qu’on n’arrête pas
de le reformuler, fût-il unique, et de lui faire prendre de nouvelles
formes, de démultiplier, de faire varier son objet primordial. Est-ce
pour cela que le désir de se soulever revêt des aspects si disparates,
voire si contradictoires ? Est-ce pour cela que la gauche politique se
déchire, se dissémine, se dilapide avec autant de constance, depuis les
luttes fratricides des révolutionnaires français ou les rudes
polémiques entre Marx et Bakounine, par exemple ? Tout le monde
imagine recommencer. Mais personne ne semble l’imaginer de la
même façon. Recommencer, est-ce ébaucher ou enclencher ? Ouvrir
ou attaquer ? Lancer en l’air ou fonder solidement ? Est-ce instituer ?
Ou bien constituer ? Ou bien est-ce destituer ? Par quoi commencer
pour penser les recommencements ?

Recommencer, n’est-ce pas constituer ? Dans L’Anomalie sauvage,


livre consacré aux relations de la puissance et du pouvoir chez
Spinoza, Antonio Negri posait l’exigence d’une pensée
révolutionnaire qui ne fût pas seulement « négative », destructrice,
mais encore positive et, en ce sens, qualifiée de « constitutive ». Ce
point de vue éclairerait, à l’extrême de ses conséquences, le double
aspect de tout soulèvement d’états « institués ». Double aspect ici
observé depuis l’intérieur même du texte spinoziste : « Bien sûr qu’il
y a deux Spinoza. Il y a le Spinoza qui exacerbe l’utopie de la
Renaissance et finit par la mettre en crise, sous les traits du paradoxe
du monde, et il y a le Spinoza qui intervient sur le paradoxe du
monde et le plonge dans une stratégie de reconstruction éthique. Ces
deux Spinoza représentent deux phases d’un projet spéculatif unitaire,
deux moments de la solution d’un même problème. De la pensée
négative à la pensée constitutive, pourrait-on dire. »
Antonio Negri n’a évidemment pas ignoré qu’à toute
constitution — à tout possible recommencement de l’histoire — il
faut le moment préalable d’une destitution. C’est ainsi qu’il décelait
dans la philosophie de Spinoza une authentique « pensée négative, en
tant que critique et destruction des équilibres de la culture
hégémonique ». Or c’est en créant une « disproportion dans
l’histoire » spécifique de son temps que la pensée de Spinoza peut
encore être lue comme notre « philosophie de l’avenir ». À charge,
pour Negri, de montrer — dans Spinoza et nous, notamment — que
notre présent politique n’attend, en effet, que cela : à savoir une
« insurrection de la potentia », façon de nommer cette puissance
constitutive en tant qu’elle serait capable de défaire tous les pouvoirs
constitués inhérents à l’asservissement des hommes par d’autres
hommes. L’enjeu de cette dialectique n’étant rien d’autre, au fond,
qu’une reconstitution de l’humanité même des hommes quand les
rapports de domination les ont déshumanisés.
Une dizaine d’années après L’Anomalie sauvage, parut
en 1992 l’un des ouvrages cruciaux dans toute l’œuvre d’Antonio
Negri, Le Pouvoir constituant. Nul doute que l’adjectif constituant
avait été choisi en souvenir de la fameuse « Assemblée constituante »
des révolutionnaires français en 1789. Constituer en tout cas, pour
Negri, ce n’était pas simplement bâtir ou établir quelque chose de
nouveau à partir de rien. C’était avant tout donner corps à une réalité
politique du conflit. C’était incarner un temps de crise : « concept de
crise », disait-il exactement pour désigner les phénomènes
d’accélération révolutionnaires propres à certains moments
historiques cruciaux, tels que la Révolution française, bien sûr, mais
aussi le moment machiavélien, la Constitution américaine ou encore
la Révolution russe. Dans tous les cas, il s’agissait de mettre en avant
les processus constituants à la lumière de ce qu’ils détruisent dans la
réalité historique des états institués. Le « pouvoir constituant » n’est
tel qu’à neutraliser la « violence constitutionnelle » qui le précède. Il
ne construit aucune chose éternelle, aucune transcendance : il se meut
dans le devenir et l’immanence, son énergie fondamentale lui venant,
dit Negri, de « l’imagination collective en acte », cette faculté
politique propre à la multitude au sens spinoziste du terme.
On doit remarquer que, dans tous ces développements, l’institution,
au sens patiemment élaboré par Merleau-Ponty et, plus près de Negri,
par Cornelius Castoriadis, ne trouvait aucune place pour être débattue
avec sérieux. Negri aura disqualifié d’un trait L’Institution imaginaire
de la société — en parlant sèchement d’« institutionnalisme
sociologique » grevé d’une éventuelle tendance réactionnaire —,
comme Castoriadis lui-même avait pu, quelques années auparavant,
disqualifier d’une phrase assassine les travaux de Gilles Deleuze, par
exemple. Comme si un cycle de vendetta théorique, une fois
déclenché, ne parvenait plus à se refermer, ainsi qu’on le constate
aujourd’hui encore dans les silences calculés des uns sur les autres.
On ne saurait oublier, cependant, que l’institutio fait naturellement
système avec toute constitutio, au sens latin de ces termes : celle-ci
n’allant pas sans celle-là, en ce sens que l’« organisation » ou la
« disposition » d’une réalité quelconque, sa constitutio, suppose bien
la « mise en place », la « mise sur pieds » ou la « fondation »
préalables que dit l’institutio. Les deux mots, d’ailleurs, se
retrouveront bien plus tard — le rejet de Castoriadis ayant lui-même
été, depuis longtemps, jeté aux oubliettes — dans le vocabulaire forgé
par Antonio Negri avec Michael Hardt, notamment en 2009 dans
Commonwealth.
De la même façon que, chez Merleau-Ponty ou Castoriadis, tout se
jouait dans l’intervalle décisif du temps pour en finir avec l’institué et
du temps instituant pour tout recommencer, les moments décisifs
chez Hardt et Negri se situent désormais entre le constitué à détruire
et le constituant révolutionnaire. Il y a, dans Commonwealth,
l’esquisse d’une théorie du passage entre révolte et révolution : celui-
ci doit d’abord se comprendre à travers la temporalité du kairos, de
l’occasion. En sorte qu’un « sujet politique » émergera comme tel
dans sa capacité à « saisir le kairos — le moment opportun qui rompt
la monotonie et la répétition [afin d’] organiser politiquement […] la
libération » hors de toute hégémonie constituée. « La révolte insuffle
de la vie dans l’histoire », écrivent Hardt et Negri : elle est comme
une « poésie de l’avenir » surgissant comme par surprise dans
l’écriture chronologique de nos destins. C’est elle qui nous permet
donc de « franchir le seuil » et de nous constituer comme « être[s] en
excès, […] figure[s] de non-mesure ».
Bref, les soulèvements eux-mêmes sont singuliers pluriels. Le
processus qui incarne au mieux ce paradoxe — ce fécond
paradoxe — est abordé chez Hardt et Negri sur le plan d’une
dialectique du monstre et du montage, pourrait-on dire : « la
révolution est monstrueuse », affirment-ils en effet, et cela parce
qu’elle est faite, justement, d’« assemblages » ou de convergences de
luttes singulières. Ce sont des événements intersectionnels inhérents,
sans doute, à tous les phénomènes insurrectionnels : « La prise de
décision démocratique transforme les luttes parallèles des identités
[qui s’ignorent et se révèlent incapables de converger] en une
intersection insurrectionnelle, un événement révolutionnaire qui
compose les singularités en une multitude. » À cela s’ajoute le fait
que la révolte ne fera révolution qu’à se « constituer » jusqu’à
réintroduire l’idée, jusque-là proscrite, de l’institution : « Afin
d’ouvrir la voie à la révolution, un processus institutionnel doit
soutenir et consolider l’insurrection. »
Certes, le mot institution a, ici, perdu la teneur phénoménologique
et instauratrice qu’il avait chez Merleau-Ponty ou chez Castoriadis.
Du moins se retrouve-t-il pour indiquer comment la « violence
révolutionnaire » doit se transformer, à un moment ou à un autre, en
« gouvernance constituante », comme veulent dire Hardt et Negri. Or,
de la même façon que l’idée d’institution avait été construite par
Merleau-Ponty, dans son séminaire de 1954-1955, à travers des
modèles non seulement politiques et scientifiques, mais encore
littéraires (Proust et « l’institution d’un amour ») et artistiques
(Panofsky et « l’institution de la perspective ») — de même Hardt et
Negri n’hésitent pas à placer la « volonté d’art » (Kunstwollen) selon
Alois Riegl comme paradigme de ce que, désormais, ils nomment
ensemble institution et constitution : « Alors que la révolte et
l’insurrection peuvent être épisodiques et de courte durée, une
volonté d’institution et de constitution traverse le processus
révolutionnaire. Nous avons ici à l’esprit une analogie avec la notion
de Kunstwollen du grand historien de l’art viennois Alois Riegl qui,
bien que difficile à traduire, pourrait être interprétée comme “volonté
d’art”. […] Le Kunstwollen réalise à la fois le dépassement d’un seuil
historique et l’organisation de forces sociales en excès, débordantes,
dans un projet cohérent et durable. Aujourd’hui, un processus
révolutionnaire devra être gouverné par un Rechtswollen, c’est-à-dire
une volonté constitutionnelle et institutionnelle qui articule
parallèlement les singularités de la multitude selon ses diverses
instances de révolte et de rébellion au sein d’un processus commun
durable et puissant. »
En dépit de ces paroles encourageantes — et surtout de la formule
qui les suit immédiatement : « Instituer le bonheur » —, la teneur
exacte des processus désignés par institution et constitution ne semble
pas éclairée jusqu’au bout. Elle paraît même plus « idéale » ou
idéalisée que ce qu’on pouvait lire sous la plume, moins prescriptive
et plus descriptive, de Merleau-Ponty sur l’institution. Antonio Negri
lui-même aura été plus concret, en 2005, dans l’analyse menée avec
Giuseppe Cocco sur les luttes politiques en Amérique latine : il y était
question, dès le départ, de « construire les institutions du commun ».
Façon d’assumer ce communisme décliné depuis 1979 dans Marx au-
delà de Marx jusqu’à l’autobiographie politique menée avec
Girolamo De Michele en 2015, Storia di un comunista : un
communisme transversal à la classique lutte des classes, réglé sur une
« éthique de lutte contre l’État » et sur une « construction du
commun » discutée, notamment, avec — c’est-à-dire contre — Alain
Badiou dans les années 2010-2011.
Quel sens donner, dans ces conditions, au processus constituant et à
l’institution elle-même ? On voit ici se dessiner une nouvelle ligne de
fracture dans la théorisation de ces concepts. D’un côté, l’institution
relèverait d’une « démocratie radicale » pensée comme hégémonique
à raison même de son pouvoir instituant : c’est la voie préconisée par
Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, dont Hardt et Negri se démarquent
évidemment, ne serait-ce que sur la question débattue du « peuple »
face à la « multitude ». D’un autre côté, l’institution apparaît comme
un principe plus anarchique, fût-ce dans le cadre d’une pensée qui se
déclare communiste : c’est un processus pour « instituer
l’inappropriable », comme le développent Pierre Dardot et Christian
Laval en conclusion de leur ouvrage sur le Commun, non sans s’être
préalablement interrogés, avec Negri mais aussi avec Castoriadis, sur
ce que peut être une « praxis instituante » de l’émancipation
politique.

Et c’est là qu’une nouvelle brèche — une béance, même — s’ouvre


dans ce grand paysage de la pensée révoltée. Elle se nomme
destitution. N’est-ce pas pourtant une procédure que certains États,
les États-Unis d’Amérique par exemple, ont su inscrire dans le texte
même de leur Constitution ? Sans doute. Mais c’est avant tout,
lorsque généralisé, un geste politique caractéristique de l’anarchisme
traditionnel pour lequel ce sont l’État lui-même et sa Constitution
qu’il s’agit bien de destituer, de déloger, de désactiver, de détruire. Le
pathos de la destitution innerve ainsi, depuis le XIXe siècle,
d’innombrables textes issus de cette tradition. Songeons, parmi tant
d’exemples possibles, au livre de Raoul Vaneigem L’État n’est plus
rien, soyons tout ! Songeons aux trésors d’imagination pratique qui se
sont développés à travers les stratégies anti-capitalistes chez John
Holloway (Changer le monde sans prendre le pouvoir, en 2002), Raúl
Zibechi (Disperser le pouvoir, en 2005), Jérôme Baschet (Adieux au
capitalisme, en 2014) et bien d’autres encore.
On sait que l’exigence destitutive a pris, dans l’œuvre de Giorgio
Agamben, un tour explicitement métaphysique et ontologique : elle
aura pu, de ce fait, sembler plus aboutie qu’une autre. Elle s’inspire
directement du geste heideggerien de Destruktion, et c’est comme si
elle voulait sauter par-dessus le moment « déconstructif » derridien
plus subtil et, au fond, plus dialectique que chez Heidegger. Bref, elle
se situe, face à la notion d’institution, dans un rapport de négation
radicale, épurée, antidialectique. La philosophie de Giorgio Agamben
a produit des hypothèses suffisamment importantes et
inspirantes — avant tout sur le plan de son archéologie du pouvoir,
dans les différents ouvrages de la série « Homo Sacer » — pour qu’on
s’interdise d’en parler sans nuances, y compris sur le plan de la
critique. J’ai plusieurs fois tenté un tel dialogue critique, notamment
depuis 2009 autour de l’idée, chez Agamben, de « destruction de
l’expérience » et, plus récemment, autour du problème de la
destitution comme « désœuvrement » ou « puissance de ne pas ». Il
m’est aussi arrivé d’envisager la destitution au cours d’un autre
dialogue, tout à la fois critique et amical, avec Pierandrea
Amato — auteur de cet ouvrage incisif qu’est La Révolte et coéditeur
d’un recueil intitulé Pouvoir destituant —, dialogue où s’élaborait le
paradigme, non pas du radical ne pas agambenien, mais plutôt (et
plus proche, en somme, d’Ernst Bloch) du relatif ne pas... encore.
L’exigence d’Agamben est celle d’une puissance purement
destituante capable de ne jamais faillir de ses processus destitutifs,
c’est-à-dire capable de ne jamais retomber dans la positivité de
quelque institution ou constitution. Cette exigence apparaît, du coup,
comme une pure et simple institution de négativité. C’est à la fois un
paradoxe et une idée qui semble, au moins à première vue, d’une
clarté toute cristalline : que jamais rien ne se construise — ne se
fonde, ne s’établisse, ne s’institue — de ce qui a été détruit ou
désactivé, qui doit par conséquent continuer de l’être. Le mot
désactivé est important, car l’approche tout à la fois archéologique et
ontologique d’Agamben revient à mener une critique sans appel de
toute notion d’acte ou d’activité, c’est-à-dire de praxis. Deux textes
récents résument le long chemin de cette critique de la praxis : le
premier, intitulé « Vers une théorie de la puissance destituante »,
reprend une conférence prononcée en 2013 sur le plateau de
Millevaches ; le second, intitulé « Critique de l’action », clôt un
volume collectif consacré, en 2019, à l’usage de la métaphysique
chez Agamben.
À partir d’une assomption de la chrèsis aristotélicienne pensée
comme désactivation de toute praxis, la critique de l’action ou de
l’acte devient, chez Agamben — via les lectures croisées de saint
Paul ou de Heidegger, de Benjamin ou de Guy Debord —, adoption
de l’usage ou du geste en tant que puissances destitutives. Il s’agit de
renoncer à toute « activité » et à tout « résultat » de cette activité, à
toute « œuvre » en somme, afin de promouvoir la liberté d’une pure
« forme de vie » qui n’est pas sans évoquer le « souci de soi » du
dernier Foucault. Il s’agit, en tout cas, de rompre avec l’institution
quelle qu’elle soit, afin de s’engager sur la voie d’une « anarchie
véritable ». Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Comme le style
d’Agamben n’est pas celui d’une utopie, cette « anarchie véritable »
ne sera donc ni précisément décrite, ni vaguement esquissée, ni même
rêvée. Elle sera juste exigée, au sens précis qu’Agamben donne à
cette notion : « Au regard de l’exigence, tout fait est inadéquat, toute
satisfaction insuffisante. Et non parce qu’elle excède toute réalisation
possible, mais simplement parce qu’elle ne peut jamais être mise sur
le plan d’une réalisation. »
L’« anarchie véritable » serait ici pour Agamben ce que le « Dasein
authentique » était pour Heidegger, ou ce que le « Dieu véritable »
avait été pour Maître Eckhart : à savoir quelque chose de si radical et
suressentiel qu’il n’est pas approchable comme tel, si ce n’est par la
voie du négatif. La politique de la destitution serait donc l’équivalent
d’une théologie négative de la politique : révoquant par avance toute
réalisation, tout acte, toute œuvre. C’est qu’elle procède d’une
exigence métaphysique dont le paradigme ultime est ascétique : ce
qui explique le paradoxe, récemment souligné par Thomas Bénatouïl,
selon lequel l’usage chez Agamben se retrouve si intimement accordé
à la tradition néoplatonicienne de la contemplation.
De la même façon qu’au cinéma on parle d’« arrêt sur image », on
pourrait ici parler, philosophiquement, d’un arrêt sur négatif... voulu
définitif. La destitution selon Agamben adopte une radicalité en tout
point semblable à celle du Nicht heideggerien, au-delà duquel
Emmanuel Levinas proposait pourtant l’exigence d’une « évasion »
— une pensée comme acte : un acte de révolte —, ou contre lequel
Ernst Bloch opposait, avec bien plus de véhémence encore, son Noch-
Nicht ou « pas-encore » de l’utopie concrète. La pure destitution, elle,
s’arrête au simple pas. Elle se veut absolument négative : aussi
manque-t-elle — ou veut-elle se soustraire à — toute procession
opératoire de type dialectique, dans la mesure même où sa
perspective baigne déjà dans une lumière eschatologique. Étienne
Balibar, qui avait été le traducteur, avec François Matheron, du
Pouvoir constituant d’Antonio Negri, s’est donc logiquement
interrogé sur l’usage — ou le « mésusage » — de la négation inhérent
aux concepts de destitution, de désœuvrement ou d’inoperosità chez
Agamben.
Au cœur de cet usage antidialectique de la négation gît un nouveau
paradoxe, une nouvelle « mise à l’arrêt » : c’est un arrêt sur temps.
Dans la destitution s’instaure une temporalité prodigieuse, aussi
puissante qu’elle se veut « inopérante » : elle préserve ainsi son
« anarchie véritable » tant que rien d’autre ne sera tenté sur le plan de
l’agir, de la volonté ou de l’institution. Comme Heidegger, Agamben
déploie une extraordinaire et nécessaire acuité dans la recherche des
« racines » — linguistiques, religieuses, politiques,
philosophiques — de l’histoire occidentale en sa longue durée.
Comme Heidegger, il referme tout cela sur une sentence de
Destruktion, de destitution radicale. Et rien d’autre ne vaut alors qui
soit réinstituable. Bref, il n’y a, dans cette perspective si attentive aux
traditions, ni survivances, ni advenirs qui méritent d’être réactivés.
Ce qui vient du passé ne mérite plus d’être sauvé car l’histoire ne
nous a pas laissé d’autre alternative qu’une civilisation de cauchemar.
Ce qui attend le futur ne mérite pas, non plus, d’être mis en œuvre :
car seule demeure authentique et puissante la pure contemplation, la
théoria eschatologique. C’est alors que l’archéologie destitue sa
propre mémoire et que le caractère destitutif met en arrêt tout
processus désidératif incarné dans un projet, dans un acte, dans une
œuvre, une prise de position ou une praxis en général. Contempler,
c’est se tenir en dehors de l’histoire : dans la contemplation
— désœuvrante, désœuvrée — tout le passé se trouve dissous, et rien
non plus n’y désire recommencer.
La destitution, ainsi hypostasiée, conduit enfin à la situation
étrange d’une sorte d’arrêt sur politique. C’est encore un paradoxe,
puisque la pensée d’Agamben offre depuis longtemps une source
d’inspiration à certaines pratiques politiques importantes et
inventives. Mais le paradoxe surgit clairement de son texte même, et
cela sur deux plans au moins. D’une part la destitution, comme
renoncement à toute praxis, se tourne à la fois vers la contemplation
ou la théoria et vers une notion de geste envisagé comme l’autre de
toute action. Geste et destitution apparaissent ensemble, par exemple,
dans le recueil Moyens sans fins pour élaborer l’idée d’une politique
du — ou en tant que — « pur moyen » et de la « finalité sans fin » (la
fin étant ce que vise, vulgairement, toute action ou toute « œuvre »).
La destitution promeut pourtant bien quelque chose comme un
impératif catégorique de la fin — en finir avec toute praxis, se risquer
à une ouverture sur la fin des temps —, alors même que la politique y
est censée ouvrir le domaine des purs moyens. Que faire, dans ces
conditions, des analyses de Grégoire Chamayou sur le
« néolibéralisme autoritaire » — cela même qu’il serait urgent, en
effet, de destituer — vu comme une entreprise de destitution, un
« pouvoir destituant » qui privatise à tout va et, pour ce faire,
s’arrange pour priver les États, les institutions politiques en général,
de leurs possibilités d’agir de façon autonome ?
D’autre part, comme Agamben l’expose dans l’épilogue de son
ultime volume de la série « Homo Sacer », intitulé L’Usage des
corps, la puissance destituante est promue comme désactivation de
tout dispositif et accession des êtres à une « forme-de-vie
constitutivement destituante ». En quoi y a-t-il, ici, arrêt sur
politique, alors même que la coïncidence de l’actif et du passif — qui
apparaît comme une citation inconsciente de Nietzsche ou de
Deleuze — garde toute sa valeur et toute sa pertinence sur le plan
ontologique ? C’est sans doute que le modèle en prend spontanément
une forme religieuse, délégué qu’il est par Agamben au motif de la
déposition du Christ, quand celui-ci « a entièrement déposé la gloire
et la royauté »… Or, écrit le philosophe, « c’est pourtant précisément
et seulement de cette manière, alors qu’il est désormais au-delà de la
passion et de l’action, que la destitution réalisée de sa royauté
inaugure l’ère nouvelle de l’humanité rédimée ». C’est comme s’il
suffisait d’un qui se sacrifie — qui use jusqu’au bout de sa puissance
destituante — pour que le peuple entier, purement passif, soit sauvé.
Point de vue strictement théologique, strictement orthodoxe, coupé
par conséquent de toute historicité et de toute conflictualité que
suppose la vie politique réelle (ou la politique de la vie réelle).
Agamben rappelle, dans les mêmes lignes conclusives à L’Usage
des corps, que « les latins appelaient depositiva et, aussi, absolutiva
ou supina les verbes qui, comme les verbes moyens (que, sur la trace
de Benveniste, nous avons analysés pour y chercher le paradigme
d’une ontologie différente), ne peuvent être proprement qualifiés ni
d’actifs ni de passifs ». C’est bien de cela qu’il s’agit, en effet, dans la
puissance destituante selon Agamben : il la veut « absolue »
(absolutiva) autant que « dépositrice » (depositiva) de tout — contre
tout — dispositif. Elle se trouve, alors, en position « renversante »
(supina), dans le geste précis de nous renverser sur le dos, c’est-à-dire
de nous retourner face vers le haut, ainsi que dit exactement le verbe
supinare, en une image typique de la posture contemplative.
Que la recherche linguistique d’Émile Benveniste ait contribué à
l’élaboration d’une « ontologie modale » — où, notamment, action et
passion, activité et passivité ne sont plus fixées dans une opposition
sans nuance —, voilà qui suffirait à rappeler la fécondité heuristique
mise en œuvre (oui, en « œuvre ») par Giorgio Agamben. Mais,
comme toujours, le philosophe aura voulu tirer les choses dans un
seul sens, quand l’approche modale, qui consiste à ne rien fixer en
« substances », fut justement menée par Benveniste à l’endroit des…
institutions. Dans son ouvrage majeur, Le Vocabulaire des institutions
indo-européennes, celui-ci ne réserva étrangement aucune définition
substantielle de l’institutio, préférant indiquer que, sous ce mot, il
valait mieux entendre, loin de tout dispositif statufié une fois pour
toutes, quelque chose comme « une matière proprement illimitée »
inhérentes aux sociétés humaines et perpétuellement changeantes
dans leur devenir historique : « Le terme d’institution est à entendre
ici dans un sens étendu : non seulement les institutions classiques du
droit, du gouvernement, de la religion, mais aussi celles, moins
apparentes, qui se dessinent dans les techniques, les modes de vie, les
rapports sociaux, les procès de parole et de pensée. C’est [donc] une
matière proprement illimitée… »
L’institution n’est donc pas moins « sans fins » que la destitution.
Réfléchissant de façon critique — voire ironique — sur le privilège
absolu accordé par Agamben à la destitution, Jean-Luc Nancy
proposait que l’on en revînt à une pensée plus large de la stitution,
dans laquelle l’adoption de certains préfixes (dé-) au détriment de
certains autres (in-) serait mise en perspective par un point de vue à la
fois plus large et plus circonstancié : un point de vue sur ce qui se
joue, à chaque fois, « entre la tenue et sa propre tension ». C’est à
cette seule condition — dialectique en son fond — qu’un rapport
deviendrait possible entre une ontologie et une politique. À cette
seule condition qu’il devient possible, en tout cas, d’intégrer
l’ambivalence de la destitutio qui désigne un geste d’abandon et
d’abolition (d’où : « manque de parole, trahison »), mais aussi l’acte
qui consiste à « placer debout à part », à « dresser isolément » une
statue, par exemple.
Rigoureusement parlant, donc, la destitution ne serait rien d’autre
qu’une institution d’exception, une « institution à part ». Les ultimes
lignes de L’Usage des corps — donc de la série « Homo Sacer » tout
entière — ne parlent justement que de cela lorsqu’elles formulent
l’exigence politique d’un « conseil nocturne » : vieux fantasme
antidémocratique qui court de Platon à Guy Debord et au Comité
invisible et qui, aux yeux d’Agamben, offrirait le lieu exemplaire
d’une « hétérogénéité radicale [capable d’]agir comme puissance
purement destituante ». C’est là une position non seulement
ascétique, mais encore aristocratique. Elle dénie, au fond — ou veut
simplement ignorer, se tenant à part —, qu’un peuple soit pleinement
l’acteur de son histoire en se montrant capable de déployer toutes
sortes de modes d’existence politiques. Elle n’a que faire des
« institutions imaginaires de la société », façon Castoriadis, ou des
« imaginaires du politique » évoqués par Jean-Jacques Wunenburger.
Elle tient pour peu de chose la « démocratie des conseils » ou les
formes plus récentes d’autogouvernement décrites par Yohan
Dubigeon. Elle n’accorde d’attention ni aux « révolutions
moléculaires » selon Félix Guattari ni aux « révolutions précaires »
selon Patrick Cingolani.
La position d’Agamben nous demeure néanmoins précieuse,
nécessaire même, sur cet autre plan qu’est l’ontologie modale
revendiquée à travers ces « formes-de-vie » que l’on pourrait aussi
nommer des modes d’existence échappant à toute clôture de
« quiddité », à toute substantialisation. Il n’est cependant pas exact
que cette position philosophique ait été simplement déduite d’une
analyse linguistique des « verbes moyens » par Émile Benveniste.
Cette position existait depuis longtemps, avait sa propre tradition
qu’Agamben n’est pas sans savoir. On dirait que le cycle de vendetta
théorique dont j’ai parlé plus haut — à propos de Castoriadis faisant
l’omertà sur l’institution et l’imaginaire selon Merleau-Ponty, ou
d’Antonio Negri expéditif sur Castoriadis — soit ici reconduit par
Agamben qui, non content d’éviter toute discussion précise avec Le
Pouvoir constituant de Negri, manifeste une position bien silencieuse
à l’égard de l’ontologie modale telle que Gilles Deleuze en avait,
depuis les années 1960, exploré le champ problématique.
Et cela, exemplairement, à travers sa lecture de Spinoza : pensons
au chapitre intitulé « La puissance » dans Spinoza et le problème de
l’expression, où Deleuze interrogeait les rapports de l’exister et de
l’agir, proposant cette voie de réflexion extraordinaire, issue de
Nietzsche autant que de Spinoza, et qui consistait à voir en toute
puissance vraie un « pouvoir d’être affecté ». Pensons, quelques
pages plus loin dans le même livre, à cette série étourdissante de
propositions sur « L’essence de mode » et « L’existence du mode »,
tout cela que venait couronner un chapitre sur… l’usage des corps,
construit autour de la question même de la puissance : « Qu’est-ce
que peut un corps ? » Il y a quelques mois de cela — j’écris ces lignes
en avril 2019 —, est parue en France la traduction d’un livre
d’Agamben intitulé Qu’est-ce que la philosophie ? Ce n’est pas la
première fois que le penseur italien reprend tel quel un titre de
Deleuze, soit pour s’en démarquer philosophiquement, soit pour n’en
rien dire du tout (comme c’est le cas cette fois-ci).
*

Or, Deleuze et Guattari — dont les références furent souvent


éclectiques, mais c’était là un signe de leur honnêteté intellectuelle
comme de leur curiosité tous azimuts — rendaient hommage, dans
leur propre Qu’est-ce que la philosophie ? paru en 1991, à l’œuvre
assez méconnue d’Étienne Souriau, dans laquelle ils disaient trouver
une inspiration, au moins sur le thème suivant : « La philosophie est à
la fois création de concept et instauration de plan. Le concept est le
commencement de la philosophie, mais le plan en est l’instauration. »
Référence faite, ici, à L’Instauration philosophique de Souriau,
ouvrage profus, complexe, publié en 1939. Avec l’instauration se
prononcerait donc une façon autre de recommencer ? Quelque chose
que ne disent pas exactement les mots « commencement »,
« institution », « constitution » ou « destitution » ? On entend bien
qu’avec ce mot d’instauration, la racine a changé, s’est donc déplacée
ou même évadée de la stitution invoquée par Jean-Luc Nancy. Mais
vers quelles régions du sens ?
Ernout et Meillet, dans leur Dictionnaire étymologique de la
langue latine, parlent d’une « étymologie obscure » et confessent que,
« faute de pouvoir retracer l’histoire du mot, on ne peut rien
affirmer ». Instaurare est un verbe rare. Il a quelque chose à voir avec
l’institution, sans doute, mais le vocabulaire des institutions l’ignore
en général. Il signifie « offrir pour la première fois » et, en même
temps, « recommencer », « refonder ». Aussi dit-il à la fois l’origine
et l’origine différée, répétée. Il s’emploie spécialement dans un
contexte de gestes rituels, de sacrifices offerts. Étienne Souriau, pour
sa part, ne retiendra pas ce sens latin pour en déduire quelque
anthropologie. Il va droit à l’ontologique. Il emploie le mot pour
désigner le mode d’engendrement des modes d’existence : c’est un
« processus, abstrait ou concret, d’opérations créatrices,
constructrices, ordonnatrices ou évolutives, qui conduit à la position
d’un être en sa patuité, c’est-à-dire avec un éclat suffisant de réalité ».
Cette seule phrase, bien qu’elle provienne d’une note en bas de
page, nous dit déjà beaucoup sur le style de cette pensée : d’une part
un vocabulaire très classique, d’autre part un appel à l’éclat et à la
patuité, mot absent chez Littré et qui, a fortiori, se fait très rare dans
nos dictionnaires récents. On sent bien, cependant, que la
patuité — ce qu’instaure le processus d’instauration — fait signe à la
fois vers un pathos et vers une patence, à savoir quelque chose qui
surgit d’une latence. Ce serait comme un autre nom, plus mystérieux,
du phénomène ou de l’apparition : comme l’acte émané d’une
puissance ou d’une virtualité. Acte paradoxal puisque c’est, avant
tout, une prise de forme. Or il importe de savoir que cette pensée
formelle et processuelle comporte une prémisse ontologique
importante : c’est que, pour Étienne Souriau, l’être est inachevé, et
son achèvement en perpétuelle quête de « patuité ». C’est un « grand
fait », dira plus tard Souriau, que « l’inachèvement existentiel de
toute chose. Rien, pas même nous, ne nous est donné autrement que
dans un demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche de l’inachevé,
où rien n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total
accomplissement, ni existence plénière ».
L’instauration — ou ce que Souriau préfère appeler, dans ces
lignes-ci, l’« action instauratrice » — nomme le processus par lequel
l’inachèvement de toute chose se donne, malgré tout, existence dans
des formes : des formes d’accomplissement si ce n’est de plénitude,
cet accomplissement dût-il lui-même s’apparenter à une errance dans
l’inachevé plutôt qu’à l’obtention d’un résultat définitif. L’important
n’est pas que l’instauration trouve sa fin dans une « institution » ou
dans une « constitution » : il n’y a ici qu’un trajet dont il importe peu
qu’il réalise absolument quelque projet que ce soit. L’instauration est
d’abord métamorphose de l’existence, et c’est déjà considérable,
essentiel même. C’est, dit Souriau, une « progression pathétique à
travers les ténèbres dans lesquelles on s’avance à tâtons, comme
quelqu’un qui gravirait une montagne dans la nuit, toujours incertain
si son pied ne va pas rencontrer un abîme ». Instaurer ne serait donc
rien d’autre que faire lever des formes d’existence, des formes dans le
temps : simplement « suivre une voie » et en faire lever la « patuité ».
Parce que ce chemin existentiel engage constamment des processus
formels, on ne s’étonnera pas que le paradigme ultime en soit
esthétique. C’est au point que le nom de Souriau se sera identifié,
dans la mémoire philosophique française, à cette « discipline
esthétique » qu’il enseigna tout au long de sa vie et dont il aura conçu
un monumental Vocabulaire achevé, bien après sa mort, par les soins
de sa fille. En 1956, Étienne Souriau fit une conférence devant ses
collègues de la Société française de philosophie, intitulée « Du mode
d’existence de l’œuvre à faire » : elle interrogeait la question très
générale de l’inachèvement et de l’instauration. Le philosophe y
tentait donc quelque chose comme une phénoménologie du
recommencement envisagée au prisme de l’œuvre d’art. Il distinguait,
dans ce processus, trois moments essentiels : d’abord, une « situation
questionnante » habitée — ou hantée — par l’incertitude du « Que
vas-tu faire ? », quand l’œuvre n’est pas là et nous « attend là »
cependant ; ensuite, crucial, un moment de puissance imaginative
donnant forme à cet « appel de l’œuvre » et nous y impliquant ou
« concernant » tout entiers ; enfin se produit la décision séparatrice,
dite aussi « rapport diastématique », où l’œuvre, d’exister de façon
autonome, n’en sera pas pour autant forme close ou chose absolument
achevée.
On peut comprendre, en dépit de ses tropismes académiques mêlés
d’envolées romantiques, qu’une telle philosophie ait pu inspirer,
parallèlement à Bergson ou à Bachelard, certaines réflexions
ultérieures cherchant toutes une voie vers cette « ontologie modale »
capable de désubstantialiser, de mettre en mouvement, la pensée de
l’être et de l’existence. Philosophie de la prise de forme, l’œuvre de
Souriau innervait discrètement les réflexions de Gilbert Simondon
dans son livre Du mode d’existence des objets techniques où ce qui
était nommé « individuation » entretenait sans doute quelque parenté
avec la notion d’instauration. Philosophie de la puissance et de la
virtualité, elle a orienté Gilles Deleuze, conjointement à ses lectures
de Nietzsche ou de Bergson, sur ces thèmes dès Différence et
Répétition, puis s’est naturellement retrouvée, il y a peu, au cœur des
réflexions de David Lapoujade sur Les Existences moindres.
Philosophie des modes d’existence, elle a directement inspiré — outre
les études réunies dans des recueils d’hommages — les « enquêtes »
d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour où la prise en compte des
métamorphoses était donnée comme alternative à tout substantialisme
ontologique.
Bien loin de toute quête d’un Dasein authentique, Étienne Souriau
a constamment revendiqué ce qu’il nommait la « pluralité des modes
d’existence ». En 1925, il cherchait des « formes perpétuelles »,
aussitôt mises en danger par l’« information du fortuit ». En 1938,
dans son Essai sur les existences virtuelles, il consacra tout un
chapitre à cette « pluralité » des « différentes espèces d’existence »,
pas encore nommées des « modes ». Dans L’Instauration
philosophique, en 1939, il écrivait : « Il y a plus d’une façon
d’exister ; depuis ces manières vagues, imparfaites, obscures, que
détermine à peine la virtualité d’une ultérieure détermination
possible, ébauchée et anticipée confusément, jusqu’aux manières
vives, intenses, bien accomplies, chacune selon son espèce. Car
exister, c’est toujours exister de quelque manière. » Certes, la
manière — qui est choix de forme — peut advenir et, du coup,
renoncer à quelque autre possibilité qui, alors, retourne dans l’ombre.
Mais l’instauration n’en crée pas moins du plusieurs en chaque
forme, jusqu’à cette philosophie même que nous sommes sans cesse
en train d’ébaucher : « Toute philosophie implique le droit et même le
devoir-être d’une autre philosophie. » Et Souriau de préciser qu’il n’y
a pas là motif pour se plaindre ou demeurer sceptique devant cet
éventail ouvert de vérités hypothétiques ou en attente :
l’inachèvement et la pluralité ne sont que « pluralités de réussites »
par le seul fait de leur mouvement, de leur désir en acte.
Penser la pluralité des modes d’existence, telle fut donc la tâche
philosophique que s’assignait Souriau, tâche dont Gilles Deleuze
aura, plus près de nous, clairement reconduit l’exigence. La
Correspondance des arts, ouvrage publié en 1947, peut encore se lire
comme une typologie fatigante, académique, mais aussi comme la
reconnaissance aventureuse de cette « pluralité des modes
d’existence » dans le domaine artistique. Entre-
temps — en 1943 — Souriau publiait Les Différents Modes
d’existence que Bruno Latour et Isabelle Stengers ont réédité et
amplement préfacé en 2009. Texte qui peut se lire comme un court
traité d’« ontologie modale » proposant, pour commencer, de
« supprimer la clef de voûte » de la métaphysique classique et de
renoncer, par conséquent, à toute « unité de la substance ». Ce qui se
passe, dans cette opération soustractive — ou destitutive —, c’est que
« l’exister se scinde irrémédiablement en une multiplicité d’espèces »
ou, plutôt, de « modes ».
Inséparable de la notion de multiplicité émerge alors celle d’une
souplesse ontologique à laquelle devront faire écho les nuances
philosophiques pour en rendre compte : « Qu’ils sont plus souples,
plus nuancés, plus aimables, ces philosophes qui reconnaissent bien
des intermédiaires entre l’être et le non-être ; pour qui le possible,
l’en-puissance, l’infini même (comme chez Aristote) s’approchent
seulement de l’être et font milieu entre le non-être et lui… » Comme
Deleuze l’aura développé dans une syntaxe philosophique plus
novatrice, Étienne Souriau s’est donc penché, non sur des substances
à isoler, mais sur des devenirs à suivre pas à pas : explorant quelques
cas spécifiques — un nuage, un revenant, une ébauche sculptée —, il
interroge les « modes intensifs d’existence », quelque part entre
mouvements mémoratifs et mouvements désidératifs. Il ira chercher
jusqu’à une notion de la « surexistence », celle qui avait fait écrire à
Victor Hugo ces deux mots ensemble où l’être rimait avec la perte :
« Exister éperdument ».
Or que trouve-t-on, selon Souriau, sur ce chemin ou cet élan à
double sens de l’être et du non-être ? On trouve l’imagination, ce
« monde des imaginaires » — ici encore, le pluriel semble de
mise — à propos desquels, sans crier gare, surgira l’exemple de
l’utopie politique professée par Georges Sorel… Il n’y a donc pas,
généralement parlant, d’instauration sans imagination. Celle-ci, loin
de se cantonner à quelque vague possible, tend impérieusement vers
le réel : « L’Imagination, c’est la grande réalisatrice. Ce n’est pas
seulement la puissance qui fait que la pensée, délaissant les
abstractions, peut jouter par sa force représentatrice avec la saveur du
réel. C’est aussi la puissance d’information directe, plasmatrice du
réel pour le forcer à prendre les mêmes charmes que le rêve. Mais
c’est aussi, dans la mesure où elle joue, la maîtresse du Jeu des
Formes, lesquelles sont des clefs d’existence. »
21

MONDES
SENS DESSUS DESSOUS

Il est sans doute plus facile d’imaginer un commencement absolu


ou une fin dernière que des recommencements successifs et
discontinus. Le commencement absolu nous fait
assister — abstraitement — à de l’être surgi tout pur du non-être :
création. « Au commencement était le Verbe », « Que la lumière
soit », etc. La fin dernière établit la même clarté abstraite dans la
division ontologique : jugement. Les bons à droite, les méchants à
gauche, ceux-ci damnés, ceux-là sauvés. Il n’y a, par définition,
qu’un seul commencement absolu, comme il n’y a qu’une fin
dernière : « une fois pour toutes ». Tandis qu’il y a des myriades de
recommencements ou, pour le dire avec Walter Benjamin, d’origines.
Comme les tourbillons agitant imprévisiblement le cours du fleuve,
celles-ci sont multiples, surgissantes, disparaissantes et sans cesse
resurgissantes. Elles n’en finissent jamais de revenir selon ce qu’on
pourrait nommer une rythmique des survivances.
« L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique
(durchaus historische Kategorie), n’a pourtant rien à voir avec la
genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est
né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin
(dem Werden und Vergehen Entspringendes gemeint). » Or, de même
qu’il y eut une « origine » du drame baroque où se répondaient un
déclin des certitudes et un devenir de la tristesse, de même y eut-il,
quelques décennies plus tard, un recommencement propice à faire
décliner d’autres certitudes et à faire resurgir d’autres affects. Dans
tous les cas cela s’imaginait : par allégories interposées et, même, par
allégories devisant ensemble, se répondant les unes aux autres. On
pourrait ici, à titre d’exemple, reprendre le fil avec William Hogarth.
Ses images manifestaient ensemble une joie de soulèvement qui
venait agiter, tout à coup, l’histoire des arts visuels : une joie
impertinente, burlesque, ironique, mordante et très politique — mais
à partir de quoi, de quel pathos du recommencement ?

54. William Hogarth, Le Vieillard Temps boucanant une peinture, 1761. Gravure à
l’eau-forte et au mezzo-tinto. Londres, British Museum. Photo DR.

Hogarth gravait ses planches à une époque où le temps lui-même


« n’allait pas très fort », si l’on ose dire. Tout, dans ses images, se
soulève sur fond de temps extrêmement troublés, violents, et d’une
certaine amertume quant aux possibilités de bonheur ou de justice
humaine. On se souvient de son Allégorie du Temps (fig. 54) : elle
représente un vieillard, musculeux mais difforme, muni de grandes
ailes, assis sur un débris de statues antiques décapitées, et qui
« boucane » un tableau posé devant lui sur un chevalet d’artiste. Si
Heidegger, un jour, avait croisé cette image, il l’eût, sans l’ombre
d’un doute, détestée. Boucaner — à part son sens populaire, en
français, qui signifie « faire du tapage, du boucan » — désigne une
technique culinaire souvent attribuée aux « peuples sauvages », et qui
consiste à faire sécher de la viande ou du poisson à la fumée. Ici, le
Vieillard Temps boucane une image déjà bien sombre, déjà enlisée
dans la ténèbre. En la boucanant avec la fumée de sa pipe — semble
nous dire Hogarth en riant —, il lui donne « du temps » : de la patine,
mais aussi de l’obscurité.

55. William Hogarth, Finis ou la chute du sublime, 1764. Gravure à l’eau-forte et au


burin. Londres, British Museum. Photo DR.

Bref, le Temps donne ici du temps à une image. Mais en même


temps il l’assombrit et, même, la détruit puisque la lame de sa faux a
déjà déchiré la toile. Le pot de « vernis », au premier plan, devient
carrément inutile et ridicule. Hogarth pousse l’ironie jusqu’à citer, en
grec, le poète comique Cratès dont il inverse, par l’ajout d’une
négation, la phrase originale : « Car le Temps n’est pas un grand
artiste, il affaiblit tout ce qu’il touche. » L’allégorie va donc bien au-
delà du débat esthétique, évoqué par les historiens de l’art et qui avait
cours en ces temps-là, en effet, sur l’usage de « patiner » les tableaux
pour le goût des collectionneurs. Gravée en 1761, elle ouvre le temps
de son propre devenir-autre puisque, trois années plus tard, Hogarth
va composer une image du temps où la variation devient, pour ainsi
dire, destitution (fig. 55) : c’est bien le même Vieillard Temps que
l’on reconnaît ici, avec ses ailes, sa barbe, sa petite mèche de cheveux
en avant du front — attribut classique de l’occasio —, sa pipe et sa
grande faux.
Mais le Vieillard Temps est, à présent, écroulé sur le sol, comme
s’il agonisait. La lame de sa faux est brisée, sa pipe cassée, son
sablier éventré. De sa bouche sort un nuage de fumée — comme
l’âme quittant le corps d’un homme qui passe de vie à trépas — où se
lit le mot « fin » (finis). La colonne sur laquelle il s’adosse encore est,
elle aussi, brisée. La tour est en ruine, la maison en face détruite, la
cloche fêlée. Les arbres ont perdu toutes leurs feuilles. Tout au loin, à
l’horizon, un cadavre pend à son gibet. Ainsi va donc le monde :
bonheur écrasé, justice cruelle. Dans le ciel, Phaéton est déjà mort sur
son char. Une enseigne de boutique pend lamentablement sur un
poteau lui-même de guingois : c’est une image du globe terrestre en
train de brûler, avec l’inscription The World’s End.
Décidément, le temps ne va pas fort — et le peintre non plus,
apparemment, puisque la palette, représentée devant nous au milieu
d’accessoires ou d’armes brisés, est elle-même toute fendue,
inutilisable désormais. Déclin des temps historiques, vanité des arts.
Et pourtant Hogarth s’amuse encore, fût-ce de façon grinçante, à
imaginer un monde et à soulever quelque chose. Comme disait
Benjamin à la fin de son article de 1933 « Expérience et pauvreté »,
on a ici l’impression que « l’humanité s’apprête à survivre, s’il le
faut, à la civilisation. Et surtout, elle le fait en riant ». Comme, à leur
façon, tentaient de « rire sans trop pleurer » des écrivains tels que
Kurt Tucholsky ou Bertolt Brecht et des artistes tels que John
Heartfield ou George Grosz… Or, tous en passaient presque
naturellement, pour soulever leur pensée critique contre le vent
mauvais du fascisme européen, par les formes d’un allégorisme
documentaire que Brecht aura particulièrement élaboré dans ses
images-poèmes — ses « photoépigrammes » — de l’ABC de la
guerre.

Ce qui nous ramène une fois de plus, juste après Hogarth et


longtemps avant Grosz ou Heartfield, à l’œuvre de Francisco de Goya
et particulièrement aux Désastres de la guerre. C’est à cette époque-
là, en effet, que l’allégorisme documentaire moderne — par-delà
l’allégorisme métaphysique et moral mis en lumière par Walter
Benjamin pour le moment baroque — aura pris forme de manière
plus intensive. Le principe maniériste du capriccio, chez Arcimboldo
ou Callot jusque chez Tiepolo et les Caprichos de Goya, déferla
massivement, comme l’épigramme en poésie, dans la sphère éthique
et politique. Plus que jamais, la critique sociale en passait par les
images autant que par les « tracts » ou les pamphlets. C’est ainsi que
la verve politique de Hogarth se retrouva, autant que dans la France
pré-révolutionnaire, dans une Espagne troublée où l’esprit des
Caprichos se voulait une réponse, souvent virulente, aux iniquités du
temps.
Partout chez Goya le monde est montré comme il tourne de travers.
C’est un monde sens dessus dessous qu’il faudrait donc, logiquement,
soulever et retourner — bref, révolutionner — pour le remettre
d’aplomb. C’est pourquoi la razón de Goya en appelle à sa fantasía,
cette extraordinaire fécondité imaginative qui est à la fois soulevée de
rires carnavalesques et soulevante de colères politiques, comme ont
pu le suggérer, par des voies différentes, les études de Gwyn
Williams, de Werner Hofmann, de Victor Stoichita et Anna-Maria
Coderch ou bien de Jacques Soubeyroux. Au début des années 1810,
après qu’eut été écrasé dans le sang le soulèvement de la population
madrilène, les 2 et 3 mai 1808, l’armée napoléonienne n’hésita devant
aucune destruction de masse pour contrer l’exaspérante politique de
terre brûlée pratiquée par les Espagnols. Les villes de Saragosse ou de
Gérone furent alors bombardées dans des proportions jusque-là
inimaginables.
« Todo va revuelto », écrivait alors Goya. Lui-même, sur le plan de
la représentation, dut alors tout renverser pour rendre compte de ce
renversement. À l’inverse de Fernando Brambila et Juan Gálvez qui,
dans leur recueil des Ruinas de Zaragoza, montraient des paysages
urbains dévastés se détachant, en plans panoramiques, sur des ciels
nuageux, il décida d’entrer dans le désastre, pour ainsi dire : il donna
à voir, dans un Guernica avant la lettre, ce qui se passe au cœur
même d’une maison bombardée. C’est une vue de l’imagination, sans
aucun doute. Mais chaque élément y est de nature documentaire — au
sens de Robert Capa, par exemple : c’est-à-dire au sens le plus
rapproché du terme —, comme on le voit dans la trentième planche
des Désastres, intitulée « Ravages de la guerre » (Estragos de la
guerra) (fig. 56), et dont l’exposition Goya en tiempos de guerra, en
2008, montrait en regard l’extraordinaire lavis préparatoire.
Voilà donc un monde renversé, mais pas pour rire désormais. Le
temps n’est plus à la satire, mais au cri d’effroi. Le fauteuil est au
plafond : mais c’est parce qu’il tombe d’un étage supérieur fracassé
par les bombes. Une femme tombe du ciel : mais c’est pour aller
rejoindre le tas des victimes. L’image est celle des folies que porte en
soi toute idée de désastre : l’espace n’a plus de coordonnées ; les
corps sont voués au lamentable et à l’obscénité de leur abandon à la
mort ; les objets ont définitivement perdu leur place domestique ;
l’architecture est brisée, à la fois ouverte et enfouie ; on ne sait même
plus si ce désordre est encore en train de bouger ou bien s’il est fixé à
jamais dans une immobilité de cauchemar. Or, quelques planches plus
loin — à la toute fin du recueil des Désastres —, Goya reprend la
figure féminine aux seins dénudés de l’avant-plan des Estragos de la
guerra. Mais l’opération figurative ne dénote plus documentairement
l’impudeur d’un corps surpris par la mort (comme on le verra plus
tard dans une scène fameuse de Rome, ville ouverte de Roberto
Rossellini). Elle affirme à présent, en toute bonne tradition
iconographique, la présentation allégoriquement assumée d’une
figure de la Vérité (fig. 57-58).

56. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815. Planche 30 (« Estragos de


la guerra »). Gravure à l’eau-forte, à la pointe sèche et au burin. Photo G. D.-H.

La planche 79 des Désastres (fig. 57) montre une jeune femme


irradiante de beauté et de lumière, les yeux clos, couchée au premier
plan de l’image. « La Vérité est morte » (Murió la Verdad), écrit ici
Goya. Autour du charmant cadavre, on voit se presser une foule
opaque, inquiète autant qu’hostile. Un moine, muni d’une pelle,
entreprend déjà d’ensevelir la morte, tandis qu’un évêque se montre
prêt à sermonner « au-dessus » de la Vérité morte : autant dire que
Goya réitère ici sa virulente critique de l’Église et de son discours. À
droite de la scène, écroulée en lamentation, gît une figure
féminine — elle aussi aux seins dénudés : figures d’innocence, de
fécondité, de vérité surtout — qui tient une balance désormais inutile.
C’est la Justice : elle ne peut évidemment plus rien faire, pour un
esprit des Lumières comme l’était Goya, sans la Vérité sa consœur.

57. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815. Planche 79 (« Murió la


Verdad »). Gravure à l’eau-forte. Photo G. D.-H.

Mais Goya n’a pas voulu en rester là. La planche 80 des Désastres
(fig. 58) apparaît, en toute fin de parcours, comme une variante ou un
développement de la précédente. Le corps de la Vérité semble déjà en
voie d’ensevelissement : on ne discerne plus que sa partie supérieure.
Mais ne demeure-t-elle pas aussi resplendissante que dans la planche
précédente ? Les personnages tout autour se sont rapprochés de la
morte et se sont même agglutinés, mais ils se sont aussi, bizarrement,
transformés… en animaux effrayants. Bref, Goya fait empirer l’image
et, cependant, il veut finir, non pas sur un constat purement
désespérant, mais sur une incertitude morale pour faire questionner
l’image. « La Vérité est morte » à la planche précédente, oui, mais
l’artiste se demande à présent : « Ressuscitera-t-elle ? » (Si
resucitará ?). Elle s’est encore enfoncée dans la terre, certes, mais
son visage aux yeux clos continue de nous faire don de sa lumière.
Voici peut-être la leçon éthique et politique de cette allégorie finale,
de ce Capricho du désastre : nous est posée la question de savoir si
nous aurons, nous, le courage de désenfouir la vérité à chaque fois
qu’un mensonge de l’histoire, ou bien une injustice, auront voulu la
réduire à néant.

58. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815. Planche 80 (« Si


resucitará ? »). Gravure à l’eau-forte. Photo G. D.-H.

Comment, à partir de là, reconduire cette politique de l’image vers


l’instauration d’une imagination politique plus largement entendue ?
On pourrait nommer utopie ce mouvement questionnant de
l’imagination au creux duquel se dessinent les protestations éthiques
et politiques. Cela dans un étrange va-et-vient de la fantasía et de la
razón, du « caprice » et du « désastre », de l’allégorisme et du
réalisme historique, analytique ou documentaire. Comme l’image,
l’utopie semble, cependant, assez mal famée dans nos usages
philosophiques, historiques ou politiques, standard. Raison pour
laquelle, sans doute, les audaces d’Ernst Bloch, depuis L’Esprit de
l’utopie jusqu’aux « images-désirs » du Principe Espérance, n’auront
pas bénéficié de l’écoute qu’elles méritaient.
En amont d’Ernst Bloch, il y avait la tradition rationaliste en
général, particulièrement dans sa version marxiste. Aussi le Manifeste
communiste de Marx et d’Engels, en 1848, fustigeait-il déjà la
production des « socialistes utopiques » qui « veulent remplacer les
conditions historiques de l’émancipation par des conditions tirées de
leur imagination ». Ce qui finit, au mieux par les couper de toute
praxis révolutionnaire authentique, au pire par les conduire à instituer
de véritables « sectes réactionnaires » : « Et pour donner corps à tous
ces châteaux en Espagne, […] ils échouent dans la catégorie des
socialistes réactionnaires ou conservateurs, [s’opposant] donc avec
acharnement à tout mouvement politique des travailleurs. » En 1890,
Friedrich Engels voulut développer ce point de vue avec Socialisme
utopique et socialisme scientifique, ouvrage dans lequel il rejetait
fermement le premier au nom du second, arguant du fait qu’une
politique ne saurait se fonder sur l’imagination — et, pire, sur
l’imagination d’un seul, fût-il génial — car cela revient à ignorer les
« lois scientifiques » de l’histoire et de la lutte des classes.
Contemporain d’Ernst Bloch fut Karl Mannheim, dont le livre
Idéologie et utopie, en 1929, constitua un moment marquant dans la
sociologie des imaginaires politiques cependant réduits à des
interactions sociales et à de l’« inconscient collectif ». À partir d’une
lecture serrée de ce livre, Paul Ricœur — dans deux textes de 1976 et
de 1986 portant le même titre, L’Idéologie et l’Utopie — viendra
redonner quelques couleurs à la notion d’utopie : « […] l’idéologie
renforce, redouble, préserve et, en ce sens, conserve le groupe social
tel qu’il est. C’est alors la fonction de l’utopie de projeter
l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part.
[…] Si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie la met
essentiellement en question. L’utopie, en ce sens, est l’expression de
toutes les potentialités d’un groupe qui se trouvent refoulées par
l’ordre existant. L’utopie est un exercice de l’imagination pour penser
un “autrement qu’être” du social. » Mais, conclura Ricœur, elle
demeure bien « ce qui empêche l’horizon d’attente de fusionner avec
le champ de l’expérience ».
Bref, l’utopie serait une pure poïèsis coupée, à ce titre, de toute
praxis authentique. Voilà bien ce qu’on lui reproche en général.
Cornelius Castoriadis, par exemple, a voulu établir une distinction
très nette entre son « projet d’autonomie », qui relève du « possible »,
et une « utopie » qui, elle, « n’a pas et ne peut pas avoir
lieu » — critique d’Ernst Bloch à la clef. Comme s’il y avait des
imaginations « possibles » opposables à d’autres supposées plus
« impuissantes ». Antonio Negri, quant à lui, a opposé sa « désutopie
constituante » à toute utopie politique, fût-elle dialectiquement
élaborée. Michel Foucault — quoique lecteur assumé d’Ernst
Bloch — aura construit sa notion d’hétérotopie, envisagée comme
« réserve d’imagination » critique et politique, en cherchant à la
distinguer d’une utopie dès lors reléguée au rang de fiction
consolante.
Louis Marin a parlé, pour sa part, des utopies comme autant de
« simulacres de synthèse » ou de « totalités fictives non
conceptuelles ». Jacques Rancière y a vu des négations
perpétuellement redoublées : négations de lieu qui se font aussi
« négations du présent ». « C’est le non-lieu d’un non-lieu », écrivait-
il par conséquent : « L’utopiste est celui qui dit : Assez d’utopies !
Finissons-en avec les mots, les chimères, l’idéologie. Consacrons-
nous aux choses réelles… » Bref, les utopies sont équivoques,
alternativement innocentes (et sans effet sur l’histoire réelle, comme
l’Atlantide) et coupables (inductrices des pires systèmes totalitaires,
comme la Lebensreform nazie), ainsi que le suggéraient, en 2000, les
commissaires d’une grande exposition intitulée Utopie. À quoi,
l’année suivante, en ouverture d’un colloque intitulé L’Utopie en
questions, Michèle Riot-Sarcey commençait par répondre ceci :
« Entre le bon lieu de la mythologie, le non-lieu des égarements de
l’imagination et l’absence d’inscription dans le temps, les utopies se
déplacent au gré des représentations normatives, critiques ou
fictionnelles. Toujours en décalage par rapport au réel historique, le
plus souvent condamnées pour leurs fonctions anticipatrices, réputées
entachées de totalitarisme, les utopies échappent à l’enfermement
d’une désignation univoque. »
Comment, alors, comprendre l’économie d’une telle
« échappée » ? Le nœud de la question réside peut-être dans notre
façon de situer l’imagination au regard de la possibilité mise en jeu
dans toute pensée politique d’émancipation. Dans sa récente étude
historique et philosophique — aristotélicienne, puis médiévale — sur
la notion de possibilité, Kristell Trego affirmait avec force que « la
possibilité dit certes ce qui n’est pas, mais n’en contribue pas moins à
expliciter l’être de ce qui est ». Pourquoi parler alors, comme elle le
fait, de « l’impuissance du possible » ? Parce que d’emblée, semble-t-
il, elle aura cherché dans toutes les voies du possible... mais en
s’interdisant celle qui mène du côté de l’image : « […] la
considération du possible n’implique nullement de négliger le réel,
pour s’enfermer dans le fictif, l’irréel ou l’imaginaire. » N’est-ce pas,
au contraire, à repenser l’ouverture imaginative qu’il faudrait
s’employer pour rendre sa puissance au possible ? Et n’est-ce pas là
exactement que se situe l’utopie ?
Une fois encore, l’audace conceptuelle de Walter Benjamin pourra
nous guider sur cette voie. Sa notion — si étrange, à première
vue — d’image dialectique réunissait en effet l’idée du possible
historique, dialectiquement envisagé après Hegel et Marx, et celle de
l’imagination envisagée, quant à elle, à travers un fil rouge qui reliait
la poétique des grands Romantiques allemands à la psychanalyse
freudienne. L’allégorie, en particulier, fut abordée par Benjamin, dès
le livre sur le drame baroque, comme un nœud serré de possible
(historique, politique) et d’imagination (poétique, philosophique).
C’était là une façon de voir les choses qui ne l’aura plus jamais
quitté : d’où, par exemple, son approche du surréalisme comme
phénomène indistinctement poétique et politique : « Gagner à la
révolution les forces de l’ivresse. »

Or, entre l’allégorie morale (baroque) et la rêverie documentaire


(surréaliste), il y eut, on le sait, tout ce monde du XIXe siècle français
dans lequel Benjamin a inlassablement fouillé pour en problématiser
la teneur historique, anthropologique et esthétique. C’est le monde de
Baudelaire, penseur du temps bouleversé et poète de l’image
bouleversante. Là où Kant n’avait pas su qu’il pouvait dialoguer avec
Goya, Baudelaire, lui, aura très bien compris avec quels « imagiers »
ou « imaginatifs » il pouvait communiquer : Delacroix, bien sûr, le
grand peintre de la — ou en — liberté. Mais aussi, quoique moins
praticien du « grand art » que de l’« imagerie populaire », Grandville.
Celui-ci ne se situe pas, comme Delacroix, dans une filiation picturale
du genre Titien ou Rubens, mais dans l’évidente filiation graphique
qui va de Hogarth à Goya. Ce que Baudelaire a immédiatement
compris, et aimé.
Son essai intitulé Quelques caricaturistes étrangers, en 1857-1858,
établissait justement le lien entre le Hogarth des satires (avec ses
surcharges allégoriques quelque peu critiquées par le poète) et le
Goya des Caprices (avec son « amour de l’insaisissable » jusque dans
l’effroi) — et de tout cela jusque chez Grandville lui-même, avec ses
« associations bizarres d’idées, [ses] combinaisons de formes
fortuites et hétéroclites ». Depuis Jean Adhémar jusqu’à Philippe
Kaenel ou Daniel Grojnowski, les spécialistes de Grandville, mort
fou à l’âge de quarante-quatre ans, ont tous insisté sur l’importance
de son œuvre graphique, inséparable d’un « nouvel âge du livre » à
l’époque romantique, et sur la teneur à la fois onirique et politique de
son immense production figurative. Grandville n’est pas une
« étoile » dans l’histoire de l’art : il serait plutôt une nébuleuse ou une
constellation à lui tout seul. Une galaxie d’images, un incroyable
soulèvement ou tournoiement d’allégories bizarres et de scènes
satiriques, de portraits-charges et de visions fantastiques, d’ombres
chinoises et d’objets animés, d’anamorphoses hilarantes et de fables
sociales… Là où Grandville publiait ses images nous dit, déjà,
quelque chose de leur dynamique même : entre La Caricature et Le
Charivari, entre Le Magasin pittoresque et les Joujoux politiques,
sans compter Un autre monde, qui est son chef-d’œuvre.
Baudelaire accueillit cet allégorisme d’un genre nouveau avec un
mélange d’admiration et d’effroi :
« Grandville est un esprit maladivement littéraire, toujours en quête de moyens bâtards
pour faire entrer sa pensée dans le domaine des arts plastiques. […] Cet homme, avec un
courage surhumain, a passé sa vie à refaire la création. Il la prenait dans ses mains, la
tordait, la rarrangeait, l’expliquait, la commentait ; et la nature se transformait en
apocalypse. Il a mis le monde sens dessus dessous. Au fait, n’a-t-il pas composé un livre
d’images qui s’appelle Le Monde à l’envers ? Il y a des gens superficiels que Grandville
divertit ; quant à moi, il m’effraye. […] Quand j’entre dans l’œuvre de Grandville,
j’éprouve un certain malaise, comme dans un appartement où le désordre serait
systématiquement organisé, où des corniches saugrenues s’appuieraient sur le plancher, où
les tableaux se présenteraient déformés par des procédés d’opticien, où les objets se
blesseraient obliquement par les angles, où les meubles se tiendraient les pieds en l’air, et
où les tiroirs s’enfonceraient au lieu de sortir. […] C’est par le côté fou de son talent que
Grandville est important. Avant de mourir, il appliquait sa volonté, toujours opiniâtre, à
noter sous une forme plastique la succession des rêves et des cauchemars, avec la
précision d’un sténographe qui écrit le discours d’un orateur. L’artiste-Grandville voulait,
oui, il voulait que le crayon expliquât la loi d’association des idées. Grandville est très
comique ; mais il est souvent un comique sans le savoir. »

Des images comiques, donc. Comiques sans le savoir ? Ou bien


comiques parce que critiques ? Ne serait-ce pas pour cette raison que
Grandville « divertissait » son public mais « effrayait » Baudelaire ?
En 1833, par exemple, Grandville composa une lithographie intitulée
Étrennes au peuple (fig. 59) : on y voyait un personnage littéralement
poursuivi et bombardé par une pluie d’objets — des chaînes, des
clefs, des ciseaux, des lames, des armes, voire des décorations
militaires… — dénotant tout ce dont était faite la vie sociale du
temps, ses valeurs politiques en somme. C’est une image, parmi tant
d’autres, où Grandville évoquait, non seulement l’accablement des
citoyens sous le poids de leur gouvernement, mais encore le malaise
plus général d’un monde insensé, d’un monde sens dessus dessous.
Voilà pourquoi il faisait rire, mais d’un rire tissé d’effrois. Comme si
le rire était, ici, suscité par la structure même — angoissante — du
monde historique dont il se moque.
En cela, les images de Grandville fonctionnent tout autant comme
des images cosmiques. Mais cosmiques pour ne pas cesser d’être
critiques, une fois encore. Grandville décrit le monde comme un
espace absurdement ou cruellement « sens dessus dessous ». Ou bien
il compose des « mondes à l’envers », ostensiblement utopiques, de
ce monde déjà de travers. En cela, commente Baudelaire, il « refait la
création » mais en la tordant, en la désorientant, en la
métamorphosant à sa fantaisie. « Et la nature se transformait en
apocalypse… » Comment s’étonner, dans ces conditions, que Walter
Benjamin ait voulu reprendre à son compte tous ces thèmes et les ait
développés dans un sens marxiste, comme si Grandville était appelé à
devenir le John Heartfield du Second Empire français ? Toute la
section « G » du Livre des passages est consacrée, en effet, au thème
du monde social en tant qu’exposé, exposition dans laquelle l’œuvre
de Grandville aura joué un rôle, paradigmatique, de symptôme et de
contre-feu à la fois.
59. Jean-Jacques Grandville, Étrennes au peuple, 1833. Lithographie en couleurs.
Publiée dans La Caricature, no 113, janvier 1833, pl. 235. Photo DR.

Il s’agissait, pour Benjamin, de repérer dans les images de


Grandville comment une nouvelle forme d’allégorisme a pu voir le
jour, s’attachant à décrire le monde comme monde sens dessus
dessous, ou bien à rêver le monde comme utopie d’un monde
renversé. Dans ses « Premières notes » pour le Livre des passages,
autour de 1927-1930, Benjamin n’hésitait pas à situer Grandville, non
seulement par rapport à Hogarth (pour l’aspect comique), mais encore
par rapport à Hegel (pour l’aspect cosmique) : « Comparaison entre la
Phénoménologie de Hegel et les œuvres de Grandville. Déduction de
l’œuvre de Grandville du point de la philosophie de l’histoire. […]
Les œuvres de Grandville sont la véritable cosmogonie de la mode. Il
est peut-être aussi important de faire une comparaison entre Hogarth
et Grandville. » Ne nous étonnons donc pas de trouver, dans cette
section « G » du Livre des passages, l’éloge du « style cosmique et
comique de Grandville ».
La pluie d’objets qui s’abat sur le pauvre homme de la lithographie
de 1833 (fig. 59) pourrait, de plus, nous indiquer que la trajectoire qui
va de Hogarth à Grandville passe nécessairement par Goya.
L’allégorisme chez Grandville en appelle, lui aussi, à l’observation
documentaire, et nombre de ses images pourraient être mises au
compte, non seulement de Caprices moraux ou de Disparates
sociaux, mais encore de quelque chose que l’on aurait envie de
nommer les Désastres de la guerre civile, au sens même où Karl
Marx voulut en parler dans son fameux texte de 1850 sur « Les luttes
de classes en France ». Aux dimensions comique et cosmique de
Grandville, il faut donc ajouter l’aspect polémique de son œuvre, sur
lequel nombre de commentateurs ont insisté en analysant ce qui, chez
lui, engageait la formation d’un véritable « romantisme politique ».
On découvre alors qu’un lyrisme de la satire politique fit intensément
dialoguer, à cette époque, les images avec les discours
d’émancipation : on ne s’étonnera donc point que Heinrich Heine lui-
même — comme l’a montré Michel Espagne — participât
pleinement, proche de Grandville à cet égard, d’une telle tendance
allégorique et polémique.

60. Jean-Jacques Grandville, La France livrée aux corbeaux de toute espèce, 1831.
Lithographie en couleurs. Publiée dans La Caricature, no 50, octobre 1831, pl. 100.
Photo DR.

Une image saisissante de Grandville, composée en 1831 et


publiée — comme celle de 1833 — dans La Caricature, s’intitule La
France livrée aux corbeaux de toute espèce (fig. 60). On y voit une
jeune femme morte, les seins dénudés, une chaîne au pied, dépecée
par une sombre assemblée de charognards qui s’agglutinent autour
d’elle et arborent, sur leurs corps d’animaux, les insignes des grands
corps de l’État. Comment n’y pas voir une variante des deux ultimes
planches des Désastres de la guerre (fig. 57-58) ? Gerhard Schneider
ayant établi des liens iconographiques avec Delacroix, avec Daumier
voire avec Alexandre-Gabriel Decamps, on en déduira que l’image en
question fut, en cette époque de défaite révolutionnaire, hautement
surdéterminée. Il s’agissait à nouveau de personnifier la Vérité — ou
la Justice, ou la Liberté, ou la République — aux prises avec le
monde comme il va mal, c’est-à-dire le monde de la contre-
révolution, de l’oppression, de la réification.
D’où l’importance accordée par Grandville à la vie — souvent
inquiétante, menaçante, échappant à tout contrôle — des objets.
Walter Benjamin y décela non seulement une attitude politique et
polémique mais encore, quatrième aspect de cette constellation
d’images, une exposition fétichique du monde social, économique et
historique. Façon de se tenir deux fois proche de Karl Marx : une fois
pour la protestation contre les conditions aliénantes d’un monde
« sens dessus dessous », une autre fois pour le diagnostic du
« caractère fétiche de la marchandise » établi par Marx dans un
passage célèbre du Capital. On lit ainsi, dans Le Livre des passages,
que « les inventions subtiles de Grandville expriment bien ce que
Marx appelle les “arguties théologiques” de la marchandise. […] Si la
marchandise était un fétiche, Grandville en était le sorcier. […] Ces
considérations [de Marx sur le fétichisme de la marchandise et,
même, des moyens de production] doivent servir à l’analyse de
Grandville. Dans quelle mesure le travailleur salarié est-il “l’âme”
des objets de Grandville qui sont animés de la vie des fétiches ? »
Ces thèmes furent également abordés par Benjamin dans ses
exposés de 1935 et de 1939 sur « Paris, capitale du XIXe siècle », au
cours desquels devait surgir la fameuse expression, suscitée par les
images elles-mêmes, du « sex-appeal de l’inorganique » : analyse
profonde que corroborent des études plus récentes — celle de Hans
Joachim Neyer, par exemple — sur l’œuvre graphique de Grandville.
Mais voici que, dans tout cela, surgit une nouvelle dimension, qui se
révèle cruciale : c’est la dimension utopique véhiculée, mise en forme
par les images de Grandville. « Les fantaisies de Grandville, écrit
Benjamin, donnent à l’univers tout entier le caractère d’une
marchandise. L’anneau de Saturne devient un balcon de fer forgé où
les habitants de Saturne viennent prendre l’air à la tombée de la nuit.
Les livres de Toussenel, le naturaliste fouriériste, constituent le
pendant littéraire de cette utopie graphique (dieser graphischen
Utopie). »
On pourrait dire, plus exactement, que l’œuvre de Grandville se
situe à l’intersection de deux mouvements utopiques. Le premier est
inhérent au « fétichisme de la marchandise » lui-même et à la
configuration technique du monde industriel moderne, ce qui
explique les références à Grandville dans les textes du Livre des
passages sur la construction en fer, le « sortilège de la fonte » ou le
principe généralisé — technologique et architectural autant
qu’esthétique et mental — du montage. C’est bien une constellation
utopique qui se dessine alors dans les relations du comique au
cosmique ou du polémique au fétichique chez Grandville. Mais, s’il
existe bien une tendance utopique inhérente à l’espoir « positiviste »
suscité par le développement industriel et technique, un second
mouvement vient le contredire, porté par l’espérance plus
« romantique » d’un monde différent, d’un autre monde. Une autre
utopie, en somme. Goya s’était posé, devant la « Vérité morte » de
ses Désastres (fig. 57), la question : « Ressuscitera-t-elle ? » (fig. 58).
Il semble que Grandville se soit posé, en 1831, une question
semblable devant la « Liberté morte », cette nymphe républicaine
dépecée par une meute de charognards institutionnels (fig. 60).
La réponse à cette question se trouvera dans le recueil de 1844 Un
autre monde : c’est déjà tout dire de sa composante utopique. On y
voit, en effet, l’allégorie d’une femme libre : une « nymphe »
s’échappant dans l’atmosphère, au-delà des astres, fuyant toute
contrainte et « papillonnant » de ses belles draperies pour dénoter ce
que Grandville intitule avec précision, fût-elle ironique, Le Système
de Fourier (fig. 61). Bref : que la Liberté (ou la Justice, ou la
République…) soit morte exige bien qu’une utopie la fasse renaître
ou recommencer. Benjamin insistera, dans Le Livre des passages, sur
le fait qu’il est possible de se faire une « image de la quotidienneté de
l’utopie » (ein Gleichnis für den Alltag der Utopie), que ce soit dans
l’animation allégorique des objets de la vie de tous les jours ou bien
dans l’invention utopique de vies et d’espaces alternatifs. Il ne
manque pas, alors, d’associer Grandville à l’utopie fouriériste du
Nouvel Ordre amoureux, voire au système de Blanqui dans L’Éternité
par les astres. C’est ainsi que l’histoire, aux yeux de Benjamin, s’en
trouve à la fois « sécularisée » et allégorisée d’une nouvelle manière.

61. Jean-Jacques Grandville, Le Système de Fourier, 1844. Lithographie en couleurs.


Publiée dans Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, non paginé (face à la page 265).
Photo DR.

On voit bien, dans tout ce réseau d’associations, que la référence à


Grandville n’aura décidément rien eu, chez Benjamin, de fortuit,
d’anecdotique ou d’illustratif. Ce que les historiens récents ont pu
repérer dans ses images — la relation avec différentes utopies
politiques, fouriérisme ou saint-simonisme par exemple, la
composition fantastique d’Un autre monde ou la teneur critique de sa
pratique du « réemploi subversif » — fournissait déjà l’occasion,
pour Benjamin, d’une analyse historique menée en termes d’images
dialectiques dont l’enjeu fondamental était, par-delà tout marxisme
orthodoxe, une réévaluation politique des constellations utopiques.
Voilà pourquoi Le Livre des passages réservait à Fourier, juste avant
Marx, une section tout entière où il est aussi question de Heinrich
Heine et de Pierre Leroux, le grand utopiste du socialisme.
Cet intérêt historique dit beaucoup sur Benjamin lui-même : sur
son imagination politique et sur la politique de l’imagination
inhérente à sa philosophie de l’histoire. C’est comme si un fil rouge
reliait l’ancienne passion — baudelairienne — de Benjamin pour les
jouets d’enfants, les innombrables figures de marionnettes chez
Grandville à l’automate fameux des thèses « Sur le concept
d’histoire », sans compter l’ange admirable de Paul Klee, cette
créature « comique-cosmique » que Benjamin imaginait confrontée à
« cette tempête […] que nous appelons le progrès ». Toutes les choses
animées, tous les joujoux qui peuplent l’univers utopique de
Grandville apparaissent, finalement, comme les « objets
transitionnels » d’une dimension profondément psychique sans
laquelle il n’y aurait peut-être pas de politique qui vaille.
Parlant de l’auteur d’Un autre monde, Baudelaire avait déjà évoqué
le « côté fou de son talent » et « sa volonté, toujours opiniâtre, à noter
sous une forme plastique la succession des rêves et des cauchemars »
qui l’habitaient. C’est ainsi qu’en 1847, l’année même de sa mort
dans un établissement asilaire, Grandville composa l’image
métamorphique d’un cauchemar intitulé par lui-même Crime et
expiation (fig. 62). Qu’y voit-on ? Tout en haut de l’image, un homme
assassine son semblable ; depuis la tête de la victime poussent des
racines d’arbre d’où suintent d’énormes gouttes dans tout l’espace ;
des nuages se transforment en une foule de mains diaphanes
pathétiquement ouvertes ; il y a une autre main, mais le doigt pointé
au bout d’un bâton ; voici donc l’image du pouvoir, derrière laquelle
le fléau de la Justice fait se balancer un plateau vide… et un œil
ouvert ; puis l’œil se démultiplie, se disproportionne et semble se
précipiter vers nous, accompagné par des images de fuite ; un homme
court éperdument, puis s’enfuit à cheval avec une plume noire et,
bientôt, un oiseau de la même couleur ; au premier plan de la scène,
une colonne se brise, d’où tombe l’assassin ; le voici à présent au
milieu de l’océan, poursuivi par d’immenses poissons voraces qui ne
sont autres que des métamorphoses de l’œil. On pense évidemment
au fameux poème « La conscience » que Victor Hugo composera sept
ans plus tard, lui-même suivi, quelques années après, d’un
magnifique dessin de Planète-œil (fig. 63).
C’est très probablement par l’entremise de Pierre d’Espezel,
secrétaire de la Gazette des Beaux-Arts et conservateur à la
Bibliothèque nationale, que Walter Benjamin eut, à la fin des
années 1920 ou au début des années 1930, accès aux gravures de
Grandville conservées au Cabinet des estampes. Dans Le Livre des
passages, Benjamin n’a pas manqué de commenter la dimension
psychique des images de Grandville, déjà soulignée par Baudelaire.
Par exemple, la mention d’Un autre monde était suivie de
l’indication : « Haschisch ». Ou bien il sera question d’une « structure
onirique » (Traumstruktur) dominée par un jeu constant, emboîté,
d’analogies et d’« anthropomorphismes ». C’est là que l’allégorisme
de Grandville pourra rejoindre l’utopie politique du surréalisme :
« illumination profane [pour] gagner à la révolution les forces de
l’ivresse », comme Benjamin devait l’écrire en 1929.
Or c’est justement cette année-là que le surréaliste le plus proche
de Benjamin, Georges Bataille, écrivit dans la revue Documents un
bref et intense commentaire de ce qu’il nommait le « dessin inouï de
Grandville ». Cela dans le cadre d’une réflexion sur l’œil considéré
tout à tour comme « friandise cannibale » et comme animal vorace :
« C’est alors qu’apparaît l’œil énorme qui s’ouvre dans un ciel noir,
poursuivant le criminel à travers l’espace jusqu’au fond des mers où
il le dévore après avoir pris la forme d’un poisson… » Comme en
écho des réflexions benjaminiennes sur le fétichisme, Bataille devait
encore parler de Grandville, en 1930, dans un article très satirique sur
le rôle du musée dans nos sociétés en tant que « miroir colossal dans
lequel l’homme se contemple enfin sous toutes les faces ». Bataille et
Benjamin ont tous deux pris les images de Grandville au sérieux — si
l’on peut dire, puisque tout sérieux y était systématiquement
renversé — de leur teneur philosophique. L’auteur d’Histoire de l’œil
ne partageait-il pas avec Benjamin cette intuition au moins qu’à toute
exigence politique il faut une forme imaginative, cette forme que l’on
nomme une utopie ?
62. Jean-Jacques Grandville, Premier rêve : crime et expiation, 1847. Gravure. Paris,
Bibliothèque nationale de France. Photo DR.
63. Victor Hugo, Planète-œil, vers 1857. Encre noire, mine de plomb et estompe sur
papier. Paris, Bibliothèque nationale de France (Manuscrits, NAF 13355 fol. 106).
Photo DR.
22

L’ÉTERNEL RETOUR
DES CONSTELLATIONS UTOPIQUES

Il y a peut-être autant de façons de se soulever qu’il y a de modes


d’existence. Dans l’Allemagne des années 1920, après que le
soulèvement spartakiste eut été, comme les autres devaient l’être
bientôt, écrasé dans le sang, tout espoir révolutionnaire sembla, pour
beaucoup, ruiné : tout était à recommencer. Depuis quelle façon,
depuis quel mode d’existence allait-on pouvoir, désormais, penser un
monde de justice, d’égalité et de liberté à contre-courant de l’histoire
en cours, celle qui était en train de voir progresser, et bientôt
triompher, la terreur nazie ? À seulement prendre les exemples
d’Ernst Bloch, de Walter Benjamin et de Theodor Adorno, chacun
conviendra des différences — voire des différends — entre leurs
modes respectifs d’existence, d’exigence et, donc, de soulèvement.
Au-delà des péripéties d’amitiés contrariées, on se dira volontiers
qu’entre Bloch l’utopiste, l’espérant perpétuel, et Adorno le
pessimiste, le désespérant méthodique, les imaginations du temps
pour recommencer — les modalités du désir en général — ne
pouvaient guère s’accorder.
Il y a pourtant, entre ces deux styles de penser si différents, une
passerelle. Ou, plutôt, une galerie, un passage souterrain. Il y a une
perspective plus secrète où l’on découvre, au creux même des
différences, quelque chose comme une imagination partagée. Bloch
était l’aîné. Il impressionnait pour son audace, pour sa puissance de
soulèvement. Ce n’est que très tard, en 1965, que Theodor Adorno
accepta de confier l’impression ressentie à la lecture de L’Esprit de l
’utopie : « Mon exemplaire de la première édition de L’Esprit de
l’utopie ne porte pas de date, mais je pense que je l’ai lu en 1921.
C’est au printemps de cette année-là, en préparant le baccalauréat,
que je fis la connaissance de la Théorie du roman de Lukács ; j’appris
aussi que Bloch était proche de lui. Je me précipitai sur son livre, qui
fut le chef-d’œuvre de Bloch jusqu’à la publication du Principe
Espérance. […] Ce volume de plus de quatre cents pages, brun foncé,
imprimé sur un papier épais, promettait un peu ce que l’on espère
trouver dans certains livres médiévaux : […] L’Esprit de l’utopie
avait l’air écrit de la main même de Nostradamus. Le nom de Bloch
avait lui aussi cette aura (diese Aura). Sombre comme l’entrée d’une
porte cochère, à la fois éclatant et assourdi comme un bref son de
trompette, il fait naître l’espoir de quelque chose d’inouï (eine
Erwartung des Ungeheuren), ce qui me fit soupçonner assez vite que
la philosophie que je connus au cours de mes études était bien fade et
n’arrivait pas à la hauteur de son propre concept. Quand je rencontrai
Bloch sept ans plus tard, je retrouvai ce même ton dans sa voix (in
seiner Stimme denselben Ton). »
Adorno parle alors du charme de Bloch comme étant celui d’une
formidable « promesse hérétique » : « Je sentais confusément, comme
on peut percevoir ces phénomènes à dix-sept ans, que la philosophie
avait échappé ici à son destin maudit de science officielle. Je devinai
aussi dans quel sens elle fuyait : vers un espace intérieur qui ne se
fige ni ne se pose lui-même comme l’intériorité idyllique, mais à
travers lequel on est conduit par la main de la pensée vers une
richesse de contenu que ne procure ni la vie extérieure, qui est
toujours moins que ce qu’elle pourrait être, comme l’enseigne Bloch,
ni la philosophie traditionnelle qui, intentio obliqua, se dérobe
précisément devant le contenu que l’adepte en attend. C’était là une
philosophie qui n’avait pas à rougir devant la littérature d’avant-
garde : elle n’était pas tenue à cette abominable résignation de la
méthode. Des concepts comme “le départ vers le dedans”, sur la
frontière étroite qui sépare la formule magique du théorème, en sont
la preuve. […] Ce livre, le premier que Bloch eût écrit et qui portait
en lui tout ce qu’il devait écrire par la suite, m’apparaissait comme un
unique mouvement de révolte (eine einzige Revolte) contre le
défaitisme qui s’étend dans la pensée. »
Comme souvent, l’attitude d’Adorno est ici partagée entre la
reconnaissance d’une impulsion majeure et la revendication d’un
point de vue — ou d’un style de pensée — différent. D’un côté, Ernst
Bloch a rouvert dès 1918 la constellation utopique « contre le
défaitisme » qui pouvait légitimement saisir la pensée en ces
« sombres temps » de contre-révolution ; il inventa une forme
nouvelle de philosophie imaginative, non officielle, non figée dans sa
méthode, et « qui n’avait pas à rougir devant la littérature d’avant-
garde », ce qui doit s’entendre comme un remarquable compliment.
D’un autre côté on sent bien, à lire Adorno, qu’Ernst Bloch aurait
promis bien plus qu’il ne pouvait tenir, donnant à ses lecteurs
« l’espoir de quelque chose d’inouï » mais qui, de fait, ne sera jamais
advenu. Le style de Bloch est incantatoire et invocatoire, quelque part
entre la formule magique et le théorème : à quoi nous servirait donc
de le suivre dans ses « images-désirs » (Wunschbilder) ? Dans son
article sur Traces, en 1960, Adorno écrira notamment : « On pourrait
aisément reprocher à cette philosophie de ne pas distinguer nettement
l’absolu et le déterminé ; elle n’est pas à l’abri de cet aspect
apocryphe que son intention prétend lui arracher. »
À propos d’utopie, d’intention et d’absolu, on se souviendra de
l’étonnante conclusion donnée par Adorno à ses Minima Moralia :
« La seule philosophie dont on puisse encore assumer la
responsabilité face à la désespérance (im Angesicht der Verzweiflung)
serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se
présenteraient du point de vue de la rédemption (vom Standpunkt der
Erlösung). La connaissance n’a d’autre lumière que celle de la
rédemption portant sur le monde : tout le reste s’épuise dans la
reconstruction et reste simple technique. Il faudrait établir des
perspectives (Perspektiven) dans lesquelles le monde soit déplacé,
étranger, révélant ses fissures et ses crevasses (sich versetz,
verfremdet, ihre Risse und Schründe offenbart)… » C’est là, dit
Adorno, « la seule tâche de la pensée ». En un sens, c’est aussi « la
plus simple ». Mais, d’autre part, « c’est aussi une chose totalement
impossible, parce qu’elle présuppose un point de vue éloigné — ne
serait-ce que d’un rien — du cercle magique de l’existence ».
Mouvement paradoxal. Voire tragique, semble-t-il. C’est un peu
comme si Adorno disait : soyons utopiques, déplaçons le monde en
révélant ses fissures, en posant sur lui un regard déplacé, orienté vers
l’avenir, cherchant une « rédemption ». Mais c’est impossible parce
que nous sommes, tout simplement, enfermés dans le « cercle
magique de l’existence ». C’est impossible parce que l’utopie est une
position… utopique, justement. Comment, alors, assumer cette
« responsabilité face à la désespérance » qu’Adorno revendique
malgré tout et, même, dès le départ, comme nécessité de principe ?
Pour penser cela, il conviendrait en quelque sorte de surdialectiser la
pensée d’Adorno par-delà ses propres énoncés dialectiques. Cela pour
comprendre la teneur exacte de ce que serait une exigence utopique là
même où la pensée procède par « dialectique négative ». Un livre
récent de Daniel Payot, Constellation et utopie, apporte sur tout cela
une lumière nouvelle et remarquable.
Constellation et utopie replace l’œuvre d’Adorno dans le contexte
plus général d’un certain rapport entre philosophie et messianisme,
rapport exemplairement établi par quelques penseurs juifs de
l’Allemagne weimarienne, tels Franz Rosenzweig ou Martin Buber,
Walter Benjamin ou Ernst Bloch, Gershom Scholem ou Leo Strauss :
c’est le contexte même que Pierre Bouretz a décrit dans son livre
Témoins du futur, mais sans, justement, y inclure l’œuvre d’Adorno.
Celle-ci pourtant n’est pas dénuée d’inquiétude messianique : « un
messianisme non de l’accomplissement, précise Daniel Payot, mais
de l’attente, de la suspension, de l’écart ». Ce qui fait de cette utopie
« une relation infinie » dont la pensée d’Adorno aura fait elle aussi,
plus ou moins explicitement, son objet. Elle visait l’émancipation au
même titre que celles d’Ernst Bloch ou de Walter Benjamin, Daniel
Payot procédant lui-même, pour le montrer, de façon très dialectique
à travers une séquence de questions rigoureusement articulées les
unes aux autres : « Pourquoi la pensée est-elle dialectique ? Pourquoi
la dialectique est-elle négative ? Comment la négativité devient-elle
aspiration à l’utopie ? En quel sens l’aspiration à l’utopie peut-elle
être dite “musicale” ? »
Les réponses à ces questions réunissent dans une même exigence
dialectique deux dimensions qui auront fait d’Adorno le dialecticien
par excellence de l’au-delà des dialectiques de la synthèse ou de la
réconciliation. La première dimension, aussi surprenant que cela
puisse paraître chez l’auteur des Minima Moralia, est l’image en tant
qu’expérience fondamentale échappant aux raisons de la raison
standard. Daniel Payot rappelle, à ce propos, comment Adorno, dans
ses discussions avec Max Horkheimer des années 1939-
1946 — discussions réunies sous le titre Le Laboratoire de la
« Dialectique de la raison » — aura voulu assumer, aussi loin que
possible, la notion d’« image dialectique » reprise, bien sûr, à Walter
Benjamin. La seconde dimension est celle du négatif : il ne s’agit de
rien moins que de « délivrer la dialectique de son essence
affirmative », selon le chemin qui mène justement, chez Adorno, de
La Dialectique de la raison à l’ouvrage crucial qu’est Dialectique
négative.
L’image, le négatif : voilà bien deux paradigmes qui, liés l’un à
l’autre, aboutissent non pas simplement à une pensée de ce qui est,
mais à une pensée de ce qui pourrait être : une pensée du possible.
C’est-à-dire — en des termes très proches d’Ernst Bloch — à un
« esprit de l’utopie » qu’Adorno définira, non comme système idéal
pour quelque avenir radieux, mais comme pensée critique, « pensée
de la différence par rapport à ce qui est », comme il l’écrit dans
Dialectique négative. Daniel Payot montre alors combien cette
pensée adornienne du possible et de la différence fait constellation
avec celles de Bloch et de Benjamin : et cela, justement, parce que ce
sont des pensées de la constellation élaborées comme « alternative
dialectique à l’abstraction [du] concept général et à l’illusion d’un
progrès qui, par étapes, passerait de la contingence individuelle à une
définition générique ». Tout ici, au contraire, sera singulier pluriel,
micrologique et multiplement déployé hors de toute synthèse
dogmatique. La philosophie, dans cette double épreuve du négatif et
de l’image, devient alors quelque chose comme un art de
l’invitation : un exercice voué, comme le dit Daniel Payot, à
« construire les conditions [des] exhumations singulières de
possibles ».
Or cela ne désigne rien d’autre qu’un exercice de l’utopie : de
l’utopie bien comprise, c’est-à-dire dégagée de toute vocation à
l’autorité et à la totalité. Analysant un échange de lettres de
l’année 1952 entre Adorno et Thomas Mann, Daniel Payot dégage
alors ce qu’il en est de l’ascèse dialectique adornienne et de son
lien — maintenu malgré tout — avec cette « force du positif » dont
l’utopie serait le nom. Mais le « positif » ne désigne plus, ici, la
synthèse idéale ou la réconciliation finale (si « rédemption » il y a, ce
ne sera qu’en tant que perspective et non en tant que terme : jamais
l’horizon ne s’atteint). Il se rapporte, plus simplement et
modestement, au concret : « Car l’utopie est le concret (denn die
Utopie ist das Konkrete), comme l’écrit Adorno à Thomas Mann, elle
n’est pas elle-même une théorie générale ni une directive pour la
pratique… »

Que nous offre donc l’utopie ? Le bonheur ? Certainement pas.


L’utopie ne nous offre rien, mais nous incite à nous offrir à nous-
mêmes — à construire, à organiser — une espérance, à condition de
penser celle-ci de façon concrète, justement. Ernst Bloch y insistait
depuis fort longtemps à travers l’expression, un leitmotiv chez lui,
d’« utopie concrète ». Adorno, pour sa part, en retrouvera l’écho dans
Dialectique négative, notamment à travers une analyse de Kafka qui
se situe explicitement à rebours de toutes les valorisations classiques,
à son sujet, du désespoir : « Il [Kafka] s’oppose à la tentative d’une
conscience désespérée d’ériger le désespoir en absolu. Le cours du
monde n’est pas absolument fermé, ni le désespoir absolu ; c’est
plutôt ce désespoir qui constitue sa fermeture. Si fragile que soit en
lui toute trace de l’autre, si défiguré que soit tout bonheur parce que
révocable, l’étant est néanmoins, dans les fragments qui s’inscrivent
en faux contre l’identité, traversé par les promesses de cet Autre
constamment trahies. »
Il semble évident qu’Ernst Bloch — comme Rosa Luxemburg
avant lui — n’aurait pas désavoué de tels propos. Et cela d’autant
plus que le « gestus de l’espoir » dont parle Adorno aura trouvé son
paradigme central, non pas dans quelque attitude métaphysique issue
de la tradition, mais dans une œuvre musicale de l’avant-garde, celle
d’Alban Berg. Cela nous ramène évidemment au formidable gestus
théorique d’Ernst Bloch qui, entre la « rencontre de soi-même » et les
« chemins de l’apocalypse » politique, avait inséré au cœur de
L’Esprit de l’utopie toute une partie intitulée « Philosophie de la
musique » où il était beaucoup question, entre autres, de Beethoven et
de Mahler. C’est ainsi, en tout cas, que Daniel Payot va pouvoir
répondre à sa dernière question en clarifiant le chemin qui va de
pensée à dialectique, de dialectique à négativité, de négativité à
utopie et, enfin, d’utopie à musicalité. C’est, chez Berg, cette
« résonance de tristesse particulière » soulignée par Adorno et
interprétée par lui comme « le négatif [d’une] exigence de bonheur »,
comme il l’écrivit dans son ultime ouvrage Alban Berg, le maître de
la transition infime.
Voilà bien ce que serait le « Principe Espérance » aux yeux
d’Adorno : une « transition infime », un mouvement subtil vers
l’altérité. Cela suppose, d’un côté, le « refus intransigeant de
l’apparence de réconciliation » ou de consolation ; et, d’un autre côté,
l’exigence opiniâtre d’une « expression de l’espoir » dont la
consistance ne saurait être, comme le commente bien Daniel Payot,
qu’intervallaire ou intersticielle. N’est-ce pas pour cela que l’utopie
est affaire de constellation, cette configuration dans laquelle les
intervalles — le ciel obscur, la distance irrémédiable entre les
étoiles — comptent peut-être plus que les termes eux-mêmes ? Or,
comme Benjamin aura su le dire mieux que quiconque, envisager les
choses en termes de constellations permet, grâce à la dynamique
même des intervalles, des hiatus, de créer ce qu’Adorno nommera
désormais une « perspective » : une perspective critique. C’est-à-dire
une vue des choses — et des événements du temps, de l’histoire —
selon leurs « fissures » ou leurs « crevasses ».
La grande force de l’analyse menée par Daniel Payot consiste
précisément à montrer qu’il n’y a finalement de « Théorie critique »
qu’articulée à une véritable perspective d’espoir : « L’espoir ne
consiste pas à tourner le dos au monde et aux lois qui le dominent,
mais à se tenir à l’affût des moindres déplacements et décrochements,
revers qui fendillent l’ordre supposé intangible, fêlures et crevasses
qui peuvent se former à même l’immanence ou qu’un regard critique
peut susciter en elle. [L’]espoir, au lieu de nier ou de dissoudre
magiquement la déchirure, la césure ou la séparation, les suppose au
contraire. » À partir d’un commentaire minutieux du point d’orgue
proposé par Adorno dans ses Minima Moralia, Daniel Payot parvient
à une idée — à teneur messianique — de l’utopie qui fasse surgir
l’espérance, ou la pensée des possibles, à partir des « crevasses »
elles-mêmes. Ainsi, la dialectique négative d’Adorno « ne pose
l’utopie ni comme totalité absolue, ni comme le retour à une origine
identitaire perdue, mais comme une expérience de la séparation
permettant seule l’espérance… »
Il s’agit bien, là encore — comme chez Bloch, comme chez
Benjamin —, de donner le ton au temps. Le ton est un mot précieux,
puisqu’il dit à la fois l’atmosphère modale, la couleur du ciel ou des
sons, et la tension entre les étoiles d’où la constellation tire sa forme
même. Non par hasard, Daniel Payot, à l’instar d’autres
commentateurs de l’esthétique adornienne, voit dans la « tension
antinomique » dont parlait Adorno à propos de la musique d’avant-
garde le principe même d’une « forme d’espérance » qui est à penser,
tout aussi bien, comme politique de la forme. Donner un ton au temps
serait donc, d’abord, affaire de forme. Et la constellation en est bien
une, exemplaire entre toutes. « Alternative dialectique à l’abstraction
[du] concept » selon Adorno, n’est-elle pas, de ce fait, ce qui
organise — fût-ce erratiquement — l’énorme catalogue des
Wunschbilder ou « images-désirs » chez Ernst Bloch ?
La constellation est aussi, notoirement, ce que Walter Benjamin
visait dans l’idée elle-même et, bientôt, dans les Denkbilder ou
« images de pensée ». À commencer par ce qu’il en disait dans
l’Origine du drame baroque : « Les idées sont aux choses ce que les
constellations sont aux planètes. Cela veut d’abord dire ceci : elles
n’en sont ni le concept ni la loi. » La constellation donne enfin le
principe de ce qu’Aby Warburg — en quête d’un Denkraum ou
« espace de pensée » propre à rendre compte des symptômes culturels
en général — appelait un Bilderatlas ou « atlas d’images ».
Soulignons d’ailleurs que le livre de Daniel Payot Constellation et
utopie fait lui-même partie d’une constellation où domine un « ton
rouge » de l’histoire : je veux parler de la collection « Critique de la
politique » que Miguel Abensour a dirigée depuis 1974 jusqu’à sa
mort en 2017. On comprend que Daniel Payot n’ait pas manqué de
rendre lui hommage.
Au-delà même du « Manifeste » écrit par Miguel Abensour pour sa
collection d’ouvrages en 1974, on y constate, dans la durée, une
ouverture considérable des domaines comme des « tendances »
théoriques : cela va de la Grèce antique à Machiavel et de Spinoza à
Hegel et Marx — en passant par Kant, bien sûr —, et cela court aussi
des utopistes du XIXe siècle ou des « romantiques » jusqu’à Simmel,
Bloch, Benjamin, Horkheimer ou Adorno, mais aussi jusqu’à Arendt,
Habermas ou Castoriadis… Rien donc, dans cette constellation, ne
semble clos. C’est comme si Abensour avait pris acte du fait que
critiquer ou faire de la politique — ou critiquer la politique elle-
même —, cela ne relève pas d’un seul mode d’existence, d’une seule
façon de penser ou d’agir. La constellation reste ouverte, quoique non
éclectique. Elle présuppose qu’il y a mille façons possibles, plutôt
qu’une seule (totalitaire) ou deux (symétriquement antagonistes),
d’imaginer la politique.
Voilà pourquoi, dans ses propres écrits, la question de l’utopie est
très vite devenue centrale pour Miguel Abensour. L’utopie nous fait
désirer recommencer. Mais, parce que cela s’imagine d’abord, il faut
bien que le désir s’accorde avec quelque mémoire, que le
recommencement lui-même soit pensé comme révolte ou révolution,
c’est-à-dire comme un revenir qui bouleverse toutes les fatalités — la
notion unilatérale de « progrès », par exemple — par lesquelles le
devenir trop souvent se voit contraint. Voilà donc le paradoxe, qui
évoque un temps nietzschéen : c’est en effet l’éternel retour qui nous
fait tout recommencer et, par conséquent, renouvelle tout, quand
l’évolution « normale » des choses, elle, se contente de nous
immobiliser en profondeur. L’œuvre entière de Miguel Abensour
pourrait être, de ce point de vue, considérée comme la mémoire vive
des éternels retours de l’utopie. C’est ce que suggérait récemment
Louis Janover, par exemple, pour rendre compte des travaux
d’Abensour sur l’histoire de l’utopie. L’un des premiers, en 1971-
1972, était intitulé « L’histoire de l’utopie et le destin de sa
critique » : il traversait la production du socialisme utopique, sa
critique par Marx et Engels, pour rendre justice, en fin de compte, à la
fécondité d’un « nouvel esprit utopique » issu des œuvres d’Ernst
Bloch et de Walter Benjamin.
C’est dans l’arc temporel ouvert entre Thomas More et
Benjamin — et même au-delà — qu’Abensour aura situé,
en 2000 notamment, sa vaste perspective historique sur l’utopie.
« Persistante utopie », écrivait-il en 2006 pour signifier cet éternel
retour des constellations utopiques. Or, pour étayer un tel modèle de
temps, il fallait commencer par mettre en question les visions
marxistes orthodoxes sur l’utopie « irréaliste », donc réactionnaire,
ainsi que sur le sens « réel » des luttes pour l’émancipation dans
l’histoire. Il fallait apporter sa voix — une véhémente voix de la
défense — dans le « Procès des maîtres rêveurs » intenté aux
utopistes par les politiques professionnels. Il fallait surtout, non pas
rejeter Marx pour arc-bouter les utopies contre sa pensée, mais bien
revenir à Marx dans ses propres moments utopiques : car il y en eut,
et cruciaux, notamment en 1843 dans la fameuse lettre à Arnold Ruge
(déjà citée par Ernst Bloch) ou dans la Critique du droit politique
hégélien.
Il est intéressant de constater que Miguel Abensour, penseur des
utopies, aura finalement contribué à une meilleure connaissance de
Marx et du marxisme. Il a publié en 1974 le livre de Maximilien
Rubel Marx critique du marxisme dont toute une section réhabilitait
l’éthique face à la politique et l’utopie face à l’idéologie. Plus tard il a
écrit, avec Louis Janover, d’autres études dans le même sens, ainsi
qu’une préface à l’accablant Mythe bolchevik de l’anarchiste
Alexandre Berkman. Il a publié en 1995 le livre de Henri Maler
Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx. Il a aussi
revisité la polémique des jeunes hégéliens contre Schelling — à
travers l’écrit de Friedrich Engels, Anti-Schelling, datant de 1841-
1842 — en assumant la défense du paradigme romantique contre ses
jeunes détracteurs rationalistes. Il suivait en cela la position de Pierre
Leroux dont il avait étudié, dès le début des années 1970, ce qu’il
nommait l’utopie barbare : « barbare » en ceci qu’elle faisait exploser
les règles de la méthode en philosophie politique.
La pensée de Pierre Leroux avait été mise à l’écart pour ses aspects
rousseauistes et, surtout, romantiques, « utopistes » au sens le plus
dépréciatif qui soit. Elle se voyait désormais réhabilitée par le biais,
notamment, d’un recours théorique à une philosophie du sensible,
celle de Maurice Merleau-Ponty nommément citée en exergue d’un
nouvel essai sur Pierre Leroux en 1994. De façon générale, Miguel
Abensour s’était mis à l’écoute de tous ceux que l’on pourrait
nommer les insurgés imaginatifs, eux dont l’inventivité — libertine
chez Saint-Just, prophétique chez Blanqui — allait, pour finir, se
retrouver dans l’« exigence insurgeante », dans l’imagination
politique à l’œuvre chez Ernst Bloch, Theodor Adorno et, surtout,
Walter Benjamin. L’exergue d’un essai sur « Le nouvel esprit
utopique », en 1991, était emprunté à la Dialectique négative
d’Adorno : « Ce qui pourrait être différent n’a pas encore
commencé. »
En 2006, dans un entretien intitulé « L’homme est un animal
utopique », Abensour affirmait ainsi : « L’utopie fait partie intégrante
de la théorie critique. Dans “Philosophie et théorie critique” [1937],
Herbert Marcuse montre que la théorie critique n’a pas peur de
l’utopie ; mieux, que ses concepts ont la particularité d’être
constructifs, c’est-à-dire qu’ils envisagent la suppression de la réalité
existante et son remplacement par une nouvelle forme de réalité. La
négation déterminée de ce qui est ne peut s’effectuer que grâce à un
recours à l’imagination qui peut anticiper une formation sociale
supérieure, la liberté future, en franchissant les limites de
l’existence. » Or ce « recours à l’imagination » ne s’est pas mieux
incarné, au XXe siècle, que dans les « images-désirs » d’Ernst Bloch et
les « images dialectiques » de Walter Benjamin. C’est à ce dernier
que Miguel Abensour aura surtout consacré son attention, sans doute
parce qu’il voyait chez l’auteur du Livre des passages une efficacité
conceptuelle plus aboutie que chez l’auteur de L’Esprit de l’utopie
quant à la séparation, essentielle à ses yeux, à établir entre « utopie »
et « mythe ».
C’est donc sur les traces de Benjamin que Miguel Abensour aura
repensé les utopies politiques du XIXe siècle — celle d’Auguste
Blanqui, en particulier — en les envisageant comme des façons, non
pas de s’abandonner à quelques gratuites fantasmagories sociales,
mais de guetter les rêves du politique dans un mélange
subtil — dialectique — d’observation et d’imagination, d’exigence et
d’extravagance (ce dernier mot à entendre au sens, littéral, du geste
pour cheminer au-delà d’une route obligée ou d’une frontière établie).
Voilà qui est fondamental, en effet : la position d’étrangeté,
d’extranéité ou d’extraterritorialité donnait à Miguel Abensour le
signal qu’ici ou là, dans des œuvres apparemment fort différentes les
unes des autres, des façons de réimaginer la politique, de la
recommencer en somme, se faisaient enfin jour.
Tel fut le geste de Hannah Arendt consistant à repenser la politique
dans l’acte même de se démarquer de toute « philosophie politique »
générale ou abstraite. Tel fut le geste de Pierre Clastres, ce « guetteur
de rêves » des sociétés supposées « sans histoire » et ce théoricien
radical de la « société contre l’État », auquel Abensour aura consacré,
avec Anne Kupiec, tout un volume d’études en 2011. Tel fut, enfin, le
geste d’Emmanuel Levinas, ce geste d’évasion vers l’altérité, vers
l’autre : geste dont Miguel Abensour aura reçu, comme l’a commenté
Catherine Chalier, la « rafale de vent dans le dos » d’une exigence
éthique fermement — et quelquefois mélancoliquement — adressée
au monde de l’agir politique. Or c’est bien cette exigence qui aura
donné le ton fondamental de toute la pensée d’Abensour. Elle a pris
forme dans l’idée de « démocratie insurgeante » — issue d’une
réflexion sur la « démocratie sauvage » selon Claude Lefort — qui
manifeste une certaine proximité avec la pensée anarchiste, mais d’un
anarchisme compris avec Pierre Clastres et, surtout, avec Emmanuel
Levinas. Elle n’aura cependant rien lâché, comme autrefois chez
Rosa Luxemburg, sur le principe démocratique auquel l’utopie, selon
elle, parvient à « redonner vie ».
La pensée d’Abensour fut donc critique, ainsi qu’il le revendiquait
depuis le début dans la mouvance conceptuelle de l’École de
Francfort. Et cela jusqu’à se déclarer insurgeante, s’il est vrai que la
démocratie advient toujours — ou recommence, c’est-à-dire renaît
hors de ses propres conformismes — contre l’État. Idée qui aura
donné lieu à quelques polémiques, notamment en 2004 avec Marcel
Gauchet, ce « converti à la “politique normale” ». Il est vrai que
Miguel Abensour n’a jamais renoncé à ses exigences, celles
notamment des temps intenses de Socialisme ou barbarie partagés
avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis (et Marcel Gauchet,
justement). Il est significatif à cet égard que, dans une conférence
publiée en 2008 dans la revue De(s) générations, Abensour n’ait pas
exclu de l’idée d’insurrection celle d’une institution, à condition
qu’elle fût capable d’être pensée comme non vouée à la domination.

L’utopie est exigence et non pas fantaisie auto-satisfaite. Elle


donne forme, ou image, à un désir de soulèvement, fût-il au départ
déclaré « impossible ». C’est en ce sens que les lecteurs de Miguel
Abensour auront pu prolonger son travail dans l’étude
renouvelée — par Florent Perrier, notamment — des utopies du XIXe
siècle ; mais aussi dans les réponses que des « images-désirs » ou des
« images dialectiques » pourraient donner aux apories du temps
présent. L’utopie, comme l’écrivait Louis Janover dans sa préface à
un recueil d’écrits de Miguel Abensour, est surtout « au présent ».
Elle vise certes un avenir, elle n’oublie rien de ses autrefois. Mais
c’est au présent qu’elle se déclare : comme expression d’une
exigence, d’une impatience. C’est en ce sens que Miguel Abensour
n’aura pas cessé de combattre ce qu’il nommait, dans « Utopie et
émancipation », la « glaciation » des utopies révolutionnaires et
« l’anti-utopisme contemporain, [cette] maladie sénile du
bourgeoisisme thermidorien ». Et c’est bien contre un tel anti-
utopisme qu’auront également œuvré des penseurs tels que Michael
Löwy — dont le livre Rédemption et utopie a gardé toute sa force
pionnière — ou Gérard Raulet. Penseurs attachés, notamment, à
restituer le vif inventif de ce que fut, au cœur d’une Allemagne
soumise à la contre-révolution, L’Esprit de l’utopie d’Ernst Bloch.
Plus récemment, Pierre Macherey s’est interrogé sur cette exigence
utopique qu’il faudrait à la fois questionner, car elle n’est jamais
évidente, et ne pas cesser de réclamer. Au fond de cette exigence
gît — ou plutôt agit — le désir de s’orienter, d’orienter nos pensées,
nos perspectives, nos gestes, nos actes. On s’aperçoit alors, sans
désormais s’en étonner, qu’il y a autant de façons de se soulever qu’il
y a de modes pour « utopiser », pour imaginer des possibles latents,
non encore exprimés. Ici la « matière à soulèvements » se
révèle — heureusement — infinie. Par exemple, Claude Lefort
imagina les possibles à travers l’« invention démocratique », comme
lorsque la dissidence, dans le régime soviétique, « crée [soudain] une
inconnue pour tous les pouvoirs » en place : façon de soulever le
présent par ce qu’il nommait une « complication de l’histoire ».
Lefort partageait ainsi avec Arendt l’idée que le soulèvement de
Budapest, en 1956, avait constitué un véritable « temps du
commencement ou du recommencement ».
Jacques Ellul, de son côté, imaginait les possibles à travers une
certaine dialectique des révoltes et des révolutions. Henri Lefebvre le
faisait à travers l’idée d’une subversion des règles de la vie
quotidienne rendue nécessaire, disait-il, par « l’inévitable u-topie, qui
seule permet de penser et d’agir ». Michel de Certeau, pour sa part,
analysait les « arts de faire » comme de véritables utopies concrètes
susceptibles de soulever nos existences. Mikel Dufrenne en appelait à
l’imagination utopique comme riposte inventive — et non comme
réponse — à une situation aliénée, dans un geste libérateur à mi-
chemin d’une poïèsis et d’une praxis. André Gorz, en dépit de toutes
les « misères du présent », ne renonçait pas, lui aussi, à la tâche de
saisir ce qu’il nommait la « richesse du possible », et d’« apprendre à
discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du
présent. Il faut vouloir s’emparer de ces chances, s’emparer de ce qui
change », écrivait-il. Plus récemment, Pascal Nicolas-Le Strat a
invoqué et décrit certaines Expérimentations politiques, comme
Lilian Mathieu a pu tenter un état de la Démocratie protestataire. Et
comme Erik Wright a pu parler d’Utopies réelles capables
d’« éroder » l’architecture même du capitalisme. David Graeber, pour
les mêmes objectifs, en appelle à « maintenir grand ouvert l’éventail
des possibles », et cela pour la raison fondamentale qu’il n’y a pas de
« grande théorie unique de quoi que ce soit ».
Il faut donc expérimenter, essayer, inventer, faire gestes de notre
imagination. Et trouver les espaces intersticiels dans lesquels ce genre
de gestes est possible. Graeber parle ainsi d’une Démocratie aux
marges à propos, notamment, des mouvements altermondialistes. Il
adopte, de ce fait, le point de vue des « utopies concrètes » défendu
depuis longtemps par Ernst Bloch, ce qui apparaît dans un livre au
titre évocateur, Comme si nous étions déjà libres : manière de dénoter
à la fois le caractère utopique et la mise en œuvre concrète, déjà
réalisée, fût-elle marginale, d’un partage de la liberté. L’utopie n’est
donc pas une simple fantasmagorie. Au contraire, c’est l’ordre des
choses lui-même — le capitalisme, avec son fétichisme généralisé de
la marchandise hyperbolisé en « spectacle » aliénant, comme l’a
analysé Guy Debord — qui constitue le « sortilège à rompre », ainsi
que s’exprime désormais Graeber. Mais rompre un sortilège est
difficile. Il faut se soulever pour cela. Or tout soulèvement comporte
le risque de se voir réprimé, comme c’est souvent le cas. Et alors ?
répond Graeber. La révolution, dit-il, ne consiste plus à prendre des
bastilles : elle tient à la transformation globale, par-delà l’échec des
révoltes prises séparément, du « bon sens » politique et, donc, de
notre regard sur les choses, sur le temps, sur la vie en société.
Utopie demeure et, sans doute, demeurera un mot mal famé des
théories politiques. Il semble cependant peu productif de se
chamailler autour de ce mot : les querelles de vocabulaire tournent
souvent dans un cercle vicieux puisque tout dépend, lorsqu’on
emploie un mot, de la valeur d’usage qu’on veut bien lui accorder ou
pas. Michel Foucault invoquait, contre les « utopies » abstraites et
consolantes, des « hétérotopies » concrètes et imaginatives ; mais cela
n’était pas très éloigné, en fait, de ce qu’Ernst Bloch avait lui-même
exigé des « utopies concrètes ». Antonio Negri a revendiqué, contre
toute utopie, l’idée d’une désutopie qui aura bientôt été qualifiée — et
critiquée — par Daniel Bensaïd, d’utopie « néolibertaire » et
« globale »… Bensaïd n’était pas d’accord, non plus, avec Miguel
Abensour et sa notion « élargie » de l’utopie : il défendait le
messianisme selon Benjamin contre toute utopie, notamment au sens
d’Ernst Bloch. Mais en revendiquant — selon le titre de ses entretiens
avec Fred Hilgemann, parus en 2010 — que « tout est encore
possible », Bensaïd n’énonçait-il pas, fût-ce à sa façon
« mélancolique », quelque chose comme un « principe espérance » ?
Et, par conséquent, quelque chose comme un « esprit de l’utopie » ?
Le pas-encore selon Ernst Bloch n’offre-t-il pas l’expression même
de cette imagination des possibles que Daniel Bensaïd, justement,
invoquait pour penser les soulèvements dans l’histoire ?
23

L’HISTOIRE CHAHUTÉE
PAR SES ANACHRONISMES

Il n’y a de sens à parler d’un « éternel retour » des utopies que si


l’on s’éloigne de toute idée limitant le « retour » à une réplication
exacte, cyclique et régulière, donc prévisible, du Même. L’éternel
retour est éternel dans la seule mesure où il ne connaît pas
d’apaisement. En tant que retour il survient comme un kairos, un
symptôme, un « retour du refoulé » : c’est-à-dire qu’il revient, non
seulement sur le mode du différent, comme l’a bien montré Gilles
Deleuze, mais encore sur celui de l’inattendu. C’est à partir de cela
qu’il faudra désormais penser la fatale « discordance des temps »
dans l’histoire. Daniel Bensaïd utilisa d’abord cette expression pour
accuser le « désajustement du monde » caractéristique des régimes
capitalistes : les temps y sont « désaccordés », disait-il, l’époque y est
« hors de ses gonds », entre crises sans fin et guerres à répétition.
Comment, alors, résister à cet état de choses si ce n’est en créant de
nouvelles discordances — différentes, inattendues,
imaginatives — au cœur même de cette discordance générale et
programmée ? Si ce n’est en inventant des temps irréductibles, des
creusements ou retranchements sous la surface gelée du présent
dominant ?
Voilà qui suppose d’assumer de nouveaux anachronismes : « Cela
passe, écrit Bensaïd, par des pratiques et des luttes, par un nouveau
cycle d’expériences, par une attention patiente aux déchirures de la
domination d’où peut surgir une possibilité intempestive… » Toute
possibilité, en effet, ne se déploie-t-elle pas de façon intempestive par
rapport à la réalité qu’elle appelle à transformer ? Si « tout est encore
possible », comme le disait enfin Daniel Bensaïd, c’est parce que la
force de ce qui nous soulève mobilise un rapport au temps qu’il
nommait, sans craindre le paradoxe, une « lente impatience » : soit
une temporalité impure et tensive, faite de deux rythmes — au
moins — noués l’un à l’autre et, cependant, perpétuellement
contrariés. Lente, sans doute, est l’impatience lorsque le désir n’est
pas oublieux de sa propre généalogie.
Il est probable que tout geste conséquent, toute pensée véritable,
toute image nécessaire se délivrent à travers le tempo de quelque
« lente impatience ». Tout y est rythme mais, surtout, tout y est
rythmes : au pluriel. Rythmes hétérogènes, rythmes affrontés depuis
leur coexistence même. Dans cette polyrythmie fondamentale
apparaissent alors, fatalement, ces bizarreries, ces chocs ou ces
symptômes de temps que l’on nomme souvent des
anachronismes — ou des anachronies, ou encore des
hétérochronies — que la discipline historienne ne cesse, tour à tour,
de devoir reconnaître et de vouloir réduire. Nous sommes, devant les
images, les gestes humains ou chaque goutte d’événement historique,
moins « devant le temps » que devant des temps dont il faut chercher
à comprendre les relations, les conflits et les entrelacs constitutifs. Il
ne s’agit pas seulement de reconnaître la place des anachronismes
dans la « poétique » de l’historien, comme Jacques Rancière le
proposait dans les années 1990 ; mais de reconnaître que nous
n’avons jamais vécu dans un « régime » ou dans une « époque »
déterminés jusqu’au bout. Plutôt dans une dynamique de temps
pluriels, ainsi que le même Rancière a pu, tout récemment, finir par
s’exprimer.
Les grands historiens savent bien que passé, présent et
— même — futur forment un nœud qu’il serait vain de vouloir
dissocier à tout prix. Marc Bloch a notamment rappelé, dans son
Apologie pour l’histoire, comment toute pensée historique procède du
présent de l’historien et comment, d’autre part, « l’ignorance du passé
ne se borne pas à nuire à la compréhension du présent ; elle
compromet, dans le présent, l’action même ». Parole de résistant,
comme on sait, qui paya de sa vie cette « méthode critique » assignée
par lui, en général, à la pensée des temps. Fernand Braudel, pour sa
part, aura inauguré toute une épistémè des régimes du temps
historique — ces « temps différents de l’histoire » que sont la
« courte », la « moyenne » et la « longue durée » —, avant que la
microstoria, illustrée par les travaux pionniers de Carlo Ginzburg,
n’engage une réflexion de même type sur les possibles « jeux
d’échelle » : entre « plans larges » sur l’époque et « détails » scrutés,
voire creusés, à même les événements les plus ténus.
La pluralité des temps n’est cependant pas si aisément réductible à
une question d’échelle, comme s’il suffisait de faire varier sa vision,
depuis la paire de jumelles du général d’armée jusqu’à la loupe de
Sherlock Holmes, pour obtenir une appréhension intégrale des
choses. La pluralité des temps est implexe, complexe, mobile : à
chaque moment, à chaque degré de l’échelle, tous les temps sont là,
en puissance ou en acte, dressés les uns contre les autres mais, aussi,
inhérents les uns aux autres. Condition dialectique de laquelle
surgissent des formations inattendues, ces symptômes de temps qui
tracent donc, dans le schéma du devenir historique, d’irréductibles
anachronismes. Il n’est pas fortuit que Reinhart Koselleck, dans un
article qui a fait date — en 1968 — sur les modèles de temps
nécessaires à l’exercice même de la discipline historienne, soit reparti
de tels « anachronismes » (Anachronismen), comme il disait,
observables dans une fameuse peinture d’histoire du XVIe siècle
allemand, La Bataille d’Alexandre d’Albrecht Altdorfer (fig. 64-65).
Ce grand tableau apparaît pourtant bien comme une image de
l’histoire par excellence : la bataille fait rage sous nos yeux, dans un
tumulte — extravagant à force de précision — de troupes en
mouvement, de cavaliers, de fantassins, de bannières haut levées…
Après que l’œil se soit accoutumé à cette vision de multitude, on finit
par discerner Alexandre lui-même poursuivant le char du roi Darius.
On va jusqu’à comprendre la frayeur de celui-ci à son mouvement de
tête vers l’arrière (fig. 64). Le monumental cartouche qui flotte dans
le ciel au-dessus de la mêlée (fig. 65) raconte — en latin — la victoire
d’Alexandre et mentionne même le nombre des tués : « cent mille
fantassins et plus de dix mille cavaliers ». Il évoque la fuite du roi des
Perses dont la mère, l’épouse et les enfants seront, quant à eux,
capturés par Alexandre… Altdorfer voulait — ou devait — être
précis. Il bénéficiait heureusement, sur cette fameuse bataille d’Issos
qui date de 333 avant J.-C., du savoir ès-antiquités fourni par
l’humaniste Johannes Aventius, proche du commanditaire de l’œuvre,
le duc Guillaume IV, ainsi que par Curtius Rufus, historiographe de la
cour de Bavière.
64. Albrecht Altdorfer, La Bataille d’Alexandre, 1529 (détail : la bataille). Huile sur
bois. Munich, Alte Pinakothek. Photo DR.

Le propos de Reinhart Koselleck n’était pas d’épuiser la


connaissance documentaire de ce tableau fascinant, comme auront pu
le faire — fort utilement, bien sûr — des historiens de l’art tels que
Franz Winzinger ou, plus tard, Edith Feistner, Andreas Prater ou
Heinrich Wanderwitz. Il était de constater, d’emblée, une stratégie de
l’anachronisme à l’œuvre dans la « vision du temps » qu’Altdorfer,
en 1529, construisait aux fins de servir la politique mémorielle, mais
tout autant actuelle et prospective, de son commanditaire. Pourquoi
les bannières des combattants indiquent-elles les chiffres de morts qui
les désignent, eux qui ne sont pas encore tombés ? Pourquoi, surtout,
les Perses sont-ils ici vêtus comme les Turcs du XVIe siècle qui, en
cette même année 1529, assiégaient justement la capitale viennoise ?
« En d’autres termes, écrit Koselleck, l’événement historique retenu
par Altdorfer était pour lui quasi contemporain. » L’empire perse
mené à sa ruine par Darius devant Alexandre n’était, ici, rien d’autre
qu’une image du passé construite comme une image présente et
reconduite en image-désir : une figure ou une préfiguration de
l’empire ottoman mené à sa défaite par Soliman devant le Saint
Empire romain germanique. « Présent et passé se trouvaient donc
englobés dans un seul et même horizon historique (von einem
gemeinsamen geschichtlichen Horizont umschlossen) », concluait
l’historien.
65. Albrecht Altdorfer, La Bataille d’Alexandre, 1529 (détail : le cartouche et le ciel).
Huile sur bois. Munich, Alte Pinakothek. Photo DR.

C’est un peu comme si le tableau d’Altdorfer, avant que Koselleck


n’en construisît la notion, avait trouvé le jeu de formes — et de
forces, puisque ce tableau est animé de prodigieux
dynamismes — nécessaires à ce « futur passé » (vergangene Zukunft)
inhérent à la « temporalisation de l’histoire » comme à
l’« historicisation du temps » caractéristiques, selon l’historien, de
toute l’époque moderne. Que ce soit dans le passé qu’il faille
chercher un futur pour s’orienter dans le présent, voilà qui marque
exemplairement, avec la notion d’« horizon d’attente »
(Erwartungshorizont) ici convoquée, la coalescence des temps et leur
cristallisation possible dans ce « fait culturel total » que peut
constituer une image. Koselleck évoque bien, dans le contexte de son
analyse du tableau d’Altdorfer, ces visions des temps — passés,
présents et futurs — dont l’Église romaine revendiquait encore la
mainmise absolue dans ces années si riches en prophéties de toutes
sortes, en hérésies et, bien sûr, en Réforme protestante. Comme l’a
noté Christopher Wood, le paysage de La Bataille d’Alexandre met en
branle des morphodynamismes, aussi conflictuels que gigantesques,
en lien direct avec l’histoire qui se raconte. Aussi Altdorfer n’aura-t-il
pas hésité à inventer ces incroyables ciels de symptômes où les nuées
tourbillonnent et les couleurs flamboient : violence surréelle du lever
de soleil contre marginalisation de la lune (c’est-à-dire du croissant
oriental, ottoman), nuages fantastiques de début ou de fin du
monde… On pense à Dürer crachant à l’aquarelle sa fameuse « vision
de la Pentecôte » quelques années plus tard (fig. 66). Ou à la façon
dont Aby Warburg aura réuni toutes ces « visions » — au croisement
de la prophétie chrétienne et de la divination païenne, mais aussi des
enjeux théologico-politiques extrêmement violents de ces années-
là — dans son article de 1920 sur les images du temps à l’époque de
Luther (fig. 67-68).
La Bataille d’Alexandre, par ses anachronismes mêmes, aura donc
servi de porte d’entrée à la réflexion majeure de Koselleck sur le
« futur passé ». L’article de 1968 se terminait d’ailleurs sur un
rebouclage du même thème : l’évocation de la manière dont un
troisième empereur après Alexandre et Maximilien, à savoir
Napoléon, aura pu jeter son dévolu en 1800 sur l’œuvre d’Altdorfer :
« A-t-il pressenti combien l’histoire de l’Occident était présente dans
ce tableau ? Nous sommes en droit de le supposer. Il se prenait lui-
même pour une figure majeure comparable au grand Alexandre. Mais
il y a plus. La force intrinsèque de la tradition était si forte que, même
à travers la “nouvelle ère” amorcée par la Révolution de 1789, la
mission de l’Empire, marquée par l’histoire du salut et depuis bien
longtemps affaiblie, transparaissait encore. Napoléon, qui avait
définitivement détruit le Saint Empire romain germanique, épousa par
la suite la fille du dernier empereur — exactement comme Alexandre,
quelque deux mille ans auparavant, avait épousé en secondes noces la
fille de Darius, lui aussi par calcul. Et Napoléon fit de son fils le roi
de Rome. Après sa chute, il déclara que ce mariage avait été la seule
erreur qu’il avait véritablement commise : avoir renoué avec une
tradition que la Révolution, et lui-même en tête, avaient paru
détruire. »
66. Albrecht Dürer, Vision de rêve, 1535. Aquarelle et encre sur papier. Vienne,
Kunsthistorisches Museum. Photo DR.

67. Anonyme français, Comète en forme de glaive, vers 1587 (détail). Publié par Aby
Warburg, Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten,
Heidelberg, Carl Winter, 1920, p. 69.

Les anachronismes révéleraient donc ces lieux précis


— « catastrophiques » au sens morphologique — où les temps
hétérogènes, dont toute histoire est tissée, montrent soudain, pour
ainsi dire, leurs articulations profondes : les nœuds ou les plis en acte
de leurs hétérogénéités. En parlant de l’histoire comme d’une
fondamentale tension entre un « champ d’expérience »
(Erfahrungsfeld) et un « horizon d’attente » (Erwartungshorizont),
Reinhart Koselleck repartait d’une épistémè romantique, celle qui
avait fait dire à Novalis, en 1799, que « l’histoire se compose de ce
qui a été et de ce qui sera, de l’espérance et de l’avenir » (on pourrait
même dire que l’histoire est ce qui compose et noue tout cela
ensemble). À chaque moment se rencontreraient donc une
« expérience » — celle que nous fournit la mémoire, le depuis
longtemps, comme celle qui surgit dans l’instant présent du tout à
coup — et une « attente » : un espoir, un désir tendus vers le futur du
pas-encore. Que l’« époque moderne » ait dû se caractériser, comme
le pense Koselleck, par une distance toujours plus marquée entre
expérience et attente n’empêche en rien la survivance de ce nœud
indéfectible : comme l’atteste, par exemple, que les rêves collectés
par Charlotte Beradt sous la terreur nazie aient pu constituer, aux
yeux de Koselleck, un objet d’histoire à part entière, « expérience » et
« attente » nouées dans les mêmes images de la nuit.

68. Johann Carion, Prognosticatio und Erklerung der großen Wesserung, 1521. Publié
par Aby Warburg, Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten,
Heidelberg, Carl Winter, 1920, pl. 1.

Les anachronismes chahutent l’histoire. Ils y font grabuge ou


tapage. Ils y produisent des soulèvements d’hétérogène dans la ligne
du temps chronologique et dans les hiérarchies de l’être social. Le
« chahut » est vacarme, mais c’est aussi le nom d’une danse de
cabarets mal famés : une danse vulgaire, proche du cancan, où les
femmes levaient bien haut la jambe, comme on le peut le voir dans un
célèbre tableau de Georges Seurat. Le chahut fait donc désordre parce
qu’il ose montrer la chorégraphie des jointures, les plis du désir, les
froufrous sexuels en mouvement. La tension entre « champ
d’expérience » et « horizon d’attente » relèverait donc, en toute
logique, d’une anthropologie des gestes — là où fusent
exemplairement survivances et anachronismes, comme Aby Warburg
ou Ernesto De Martino l’ont si bien montré dans leurs œuvres
respectives — doublée d’une métapsychologie de la mémoire et du
désir inhérente aux « nœuds de temps » que toute histoire compose.
L’historien s’en tire à moindres frais, semble-t-il, lorsqu’il veut faire
de tout cela une affaire de notions générales, une Weltanschauung
d’époque ou une pure sémantique de concepts, comme le
revendiquait, d’ailleurs en toute honnêteté, Reinhart Koselleck.
Depuis Le Règne de la critique (sur l’histoire des notions d’État et
de pouvoir politique) jusqu’à ses réflexions sur la méthode, en
passant par l’étude de notions telles que « révolution », « Bund »,
« irréversibilité » ou « succession », Koselleck aura méthodiquement
cherché la cohérence des rapports entre « représentation, événement
et structure », comme il en fit le titre d’une étude en 1973. C’était
avant tout le « concept d’histoire comme concept régulateur
moderne » (“Geschichte” als moderner Leitbegriff) qui l’intéressait.
De la sorte, « l’ouverture d’un abîme entre l’expérience et l’attente »
demeurait celle d’un abîme conceptuel — ou de ce qu’il nommait des
« concepts antonymes » — et non d’un chahut existentiel qui eût été,
pour le coup, « dérégulateur » des concepts eux-mêmes. Le processus
de Verzeitlichung, souvent invoqué par Koselleck — traduit en
français par Jochen et Marie-Claire Hoock à travers l’expression
« ancrage dans le temps » —, s’appliquait avant tout à des concepts,
celui d’utopie par exemple. En sorte que la fameuse tension entre
« champ d’expérience » et « horizon d’attente » retrouvait, pour finir,
une sorte d’unité que son processus même semblait contester au
départ.
C’est l’unité « euchronique » que promeut — que promet — la
notion d’époque. Mais la cohérence n’implique pas fatalement
l’unité. Quand bien même il fait mine de se méfier des « philosophies
de l’histoire » — avant tout les plus perturbantes, depuis Nietzsche
jusqu’à Benjamin —, l’historien croit souvent devoir fournir les
généralités conceptuelles assurant quelque chose comme une unité
d’époque. Cela, quelquefois, ne manque pas de pertinence générale,
comme lorsque Fredric Jameson, à partir d’une réflexion sur
l’« inconscient politique » et ses modèles de temporalité, décrivait la
« logique culturelle du capitalisme tardif » du moment postmoderne
en insistant sur certaines configurations psychiques remarquables,
telles que la « nostalgie du présent » ou l’« angoisse de l’utopie ». On
dirait, cependant, que l’historien veut ici se faire le diagnosticien de
l’époque, comme s’il s’agissait — sur un modèle classique de la
séméiologie médicale dont Freud a pourtant su bouleverser toutes les
assises épistémiques — de nommer « le » syndrome dont souffrirait,
globalement, telle ou telle époque.
C’est ce qui anime, notamment, la notion de « régime
d’historicité ». Elle fut proposée dès 1993 par François Hartog et
Gérard Lenclud dans la visée, fort louable au demeurant, d’un
rapprochement méthodologique entre les études anthropologiques et
la discipline historique : « L’historicité d’une société serait son état
“objectif” d’existence dans le temps », écrivaient-ils alors. Mais à
quel prix l’existence ici invoquée, proche de l’expérience déjà
introduite par Koselleck, saurait-elle se réduire à un état et, plus
encore, à un ordre de réalité objectif ? François Hartog, en
développant ces idées dans son ouvrage de 2003 Régimes
d’historicité, leur a fourni un cadre d’intelligibilité plus systématique.
État devient régime, ce dernier mot désignant alors une
modalité — abstraite, catégorielle — d’ordre et de domination :
« Notion, catégorie formelle, il est à placer du même côté que
l’idéaltype wébérien. Selon que vient dominer la catégorie du passé,
celle du futur ou celle du présent, il est bien clair que l’ordre du
temps qui en découlera ne sera pas le même. »
Ce sont là, écrit Hartog, des « ordres si impérieux […] qu’on s’y
plie sans même s’en rendre compte » : d’où leur nature déclarée
« objective ». Mais de quel empire si « impérieux » les régimes
d’historicité sont-ils donc la cristallisation ? Avant tout d’un ordre
catégoriel — dont on suspecte sans tarder qu’il se donne au fond
comme un ordre ontologique — divisant le temps en trois instances
ou « états » : passé, présent, futur. Voilà qui semble trivial, à tous les
sens du mot. « Une société (pour “faire société”) a besoin d’un
moteur à trois temps », déclarait encore, tout récemment, François
Hartog. Il avait certes fallu, dans Régimes d’historicité, commencer
par reconnaître, modestie historienne oblige, « tous ces temps
feuilletés, imbriqués, décalés, chacun avec son rythme propre », que
constitue l’expérience historique ; mais c’était aussitôt pour rabattre
celle-ci sur la typologie « impérieuse », tripartite comme toujours,
établie par Fernand Braudel à propos des durées « courtes »,
« moyennes » ou « longues » que l’historien aurait à discerner.
Avec ce schéma logique ou ontologique, il devient alors possible
de résumer en toute clarté les « régimes » sur lesquels notre histoire
serait « ordonnée » : « Tout en restant fidèles au régime temporel de
l’histoire [chrétienne] du Salut, les humanistes étaient habités par une
“ferveur d’espérance tournée vers le passé”. La lumière vient du
passé antique et le rapport avec ce passé glorieux passe par le devoir-
être de l’exemple et l’imitation. […] Avec le régime moderne
d’historicité, la ferveur d’espérance s’est tournée vers le futur, d’où
provient la lumière. Le présent est alors perçu comme inférieur à
l’avenir, le temps devient un acteur : on est saisi par son accélération ;
il faut l’accélérer encore. L’avenir est dans la vitesse. […]
Aujourd’hui, la lumière est produite par le présent lui-même, et lui
seul. […] Il ne se voudrait déterminé que par lui-même. »
Cette présentation synthétique vise bien à établir un ordre
d’époques : la Renaissance regarde le modèle antique derrière elle,
l’époque moderne regarde la Révolution devant elle, et l’époque
présente regarde… son propre présent, tout simplement. François
Hartog consacre de nombreuses pages à ce « présentisme » qui
subsumerait aujourd’hui toute expérience du temps. Rien de plus vrai
si on regarde de très loin, rien de plus faux si on regarde de près,
c’est-à-dire au creux de chaque expérience du temps. Même le plus
fervent des « présentistes » postmodernes est poursuivi — fût-ce en
rêve, ou même en chacun de ses gestes quotidiens — par un certain
passé et tendu, mû vers un certain futur. Il est donc bien
simplificateur d’affirmer, par exemple, que le présentisme peut se
comprendre en relation avec « l’effacement de l’idée communiste
portée par l’avenir de la Révolution », comme si une idée pouvait
s’effacer d’un coup, fût-ce avec la chute d’un mur de béton en 1989.
Ou que le temps futur, « qui avait régné auparavant […] a disparu de
l’horizon européen »… Il vaut peut-être mieux parler de crises du
temps, comme l’a fait par exemple Jean Chesneaux, plutôt que de
refermer toutes choses sur ces régimes de temps où domine
« impérieusement » l’un des membres de l’immuable trio passé-
présent-futur.
Rendre compte du « régime d’historicité » de telle ou telle époque
met donc l’historien en position — avantageuse — de diagnosticien.
C’est une sorte de médecin de la société, version positiviste du
« pronosticateur » d’autrefois ou du devin de cour. Bien que François
Hartog n’ait pas omis de reconnaître les « usages politiques du
passé », on peut se demander si la désignation unilatérale d’un
« régime d’historicité » n’exonère pas la réflexion historienne d’un
travail tout aussi nécessaire, celui du dialecticien. Faut-il se contenter
de dire ce qui règne ? N’est-il pas urgent de reconnaître, de mettre au
jour les contre-régimes qui ne manquent pas de résister à l’état de
choses dominant ? Hartmut Rosa, par exemple, a fort bien parlé du
présentisme comme « immobilité fulgurante » : mais c’était au titre
d’une opération critique déclarée comme telle — une « critique
sociale », disait-il — empruntant à Walter Benjamin ou à Pierre
Bourdieu leurs outils pour prendre l’histoire elle-même, et ses
impérieux « régimes », à rebrousse-poil. On pourrait aussi évoquer la
politique du Tempo della moltitudine selon Vittorio Morfino, ce temps
alternatif lui-même pensé comme « temporalité plurielle »
(temporalità plurale).
Reconnaître un « régime d’historicité » n’aurait de pertinence qu’à
reconnaître la limite même de cette pertinence. Il faut donc, par-delà
le diagnostic, restituer la complexité et la conflictualité que ce
« régime » veut justement, en son exercice même, ignorer. Il faut
décrire la « discordance des temps » à l’œuvre dans chaque moment
de l’histoire et, plus encore, s’orienter en elle. C’est-à-dire savoir à
quoi s’opposer, comme y invitent, entre autres, les travaux d’Enzo
Traverso sur Le Passé, modes d’emploi (en 2005) ou sur L’Histoire
comme champ de bataille (en 2011) ; ou bien les études réunies
en 2011 par Christophe Bouton et Bruce Bégout sous le titre Penser
l’histoire. Un récent volume, intitulé L’Histoire à venir — à partir de
la manifestation éponyme organisée à Toulouse en mai 2017 —,
réunissait deux contributions fort dissemblables dues, respectivement,
à François Hartog et Patrick Boucheron. Le premier répétait que
« l’avenir moderne (dont la Révolution a été tout un temps la figure
centrale) [ne saurait en aucun cas] se tourner vers le passé »,
opération qui se repère pourtant avec éclat chez un auteur tel que
Walter Benjamin. C’est comme si le point de vue du « régime »
tendait à priver la Révolution de sa tradition même — comme y avait
insisté Hannah Arendt — et, accessoirement, Benjamin de sa propre
ferveur révolutionnaire, fût-elle distincte de toute idée triviale de
« progrès ».
Le ton adopté par Patrick Boucheron était tout autre. Son texte,
intitulé « Écrire l’histoire des futurs du passé », peut se lire d’emblée
comme un mouvement à effectuer par-delà le désormais classique
Futur passé de Reinhart Koselleck. Sans doute les objets d’études
choisis par Boucheron l’auront-ils, par avance, orienté vers cette idée
que l’anachronisme, non seulement chahute l’histoire, mais encore la
constitue dynamiquement, et cela pour la simple raison que le devenir
historique se présente lui-même, souvent, comme remue-ménage ou
chahut de temporalités bien plus que comme « état de temps »
dominé par un « régime » spécifique. Étudier la conjuration d’une
peur au Moyen Âge, et cela par le biais d’une analyse d’images,
n’était-ce pas déjà entrer dans le vacarme interne d’une « discordance
des temps » ? Se confronter directement au texte de Benjamin Sur le
concept d’histoire, n’était-ce pas déjà travailler « à rebrousse-poil »
de la notion d’époque ? Interroger les « vies posthumes » d’Ambroise
de Milan, n’était-ce pas déjà arpenter les territoires, anachroniques
par excellence, du Nachleben, la « survivance » selon Aby Warburg ?
Relier tout cela aux réflexions d’un Machiavel, n’était-ce pas
prolonger la réflexion historique, non seulement vers une histoire
politique, mais encore vers une politique de l’histoire ?
« Écrire l’histoire des futurs du passé » est possible, écrit
Boucheron. Cette histoire est possible, et même nécessaire, grâce à la
« disposition du passé à venir cribler de ses éclats notre présent » (le
vocabulaire du crible étant, ici, à relier à celui de la critique).
Chahuter l’histoire et la remobiliser politiquement, c’est faire surgir
« des bribes de temps où s’étincellent, par effraction, des lueurs
d’avenir » : possibilité que l’historien voit à l’œuvre chez Benjamin,
bien sûr, mais aussi chez Hannah Arendt ou Cornelius Castoriadis.
Alors fait retour cette fécondité du possible dont Ernst Bloch avait
fait le cœur de toute son œuvre. « L’histoire, écrit encore Boucheron,
est l’art de se souvenir de ce dont les hommes sont capables. Du
meilleur comme du pire, évidemment, et toujours en situation. […] Si
le passé a autorité sur nos vies, ce n’est pas parce qu’il les
encombrerait du poids de la tradition. C’est parce qu’il relance sans
cesse l’idée d’expérience et, ce faisant, la rend possible à nouveau.
[…] Il s’agit bien de rappeler le passer. Rappeler le passé, non pour
le réciter, ni pour s’adonner sagement à son devoir de mémoire, mais
bien pour le ressaisir, et y réactiver une puissance de convocation qui
fait venir le passé dans le présent. »
Cet appel de l’historien au possible et à la puissance n’est-il pas
crucial, en effet, par-delà tous les états de choses établis, afin de
reconnaître les mouvements du devenir — et du désir tout autant — à
rebours des « régimes » eux-mêmes ? Boucheron invoquera, pour ce
faire, la puissance opératoire de l’inventio, qui suggère à la fois la
découverte matérielle des traces, des « empreintes que le temps fait
dans les choses », et la faculté imaginative, poétique, par laquelle une
histoire se saisit de vestiges « pour qu’ils fassent image », esquisse de
futur. Et c’est alors que « faire profession d’historien » consisterait,
non pas à se retourner simplement vers un passé à diagnostiquer, mais
à se tenir dans l’entretemps de la discordance historique elle-même :
là précisément, affirme Boucheron, « où peut se dire le politique ». Là
où « s’ouvre l’entretemps des expériences possibles », comme il le
répétera dans Ce que peut l’histoire. Façon de « faire droit aux futurs
non advenus, à leurs potentialités inabouties ». Façon de s’affronter
au temps, de se tenir face au futur comme Victor Hugo, que cite
Boucheron, l’avait si bien écrit dans Les Misérables : « Tenter, braver,
persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps
le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait,
tantôt affronter la puissance injuste, tantôt la victoire ivre, tenir bon,
tenir tête… »

*
De toute façon le futur hante l’historien, comme il hante n’importe
qui. Il obsède l’histoire elle-même et tout notre rapport au temps. Il
oriente — consciemment ou pas, ou peu, avec ferveur ou avec
angoisse, ou entre les deux — nos gestes en cours, en décision, en
devenir. Mais dire que le futur nous hante, n’est-ce pas supposer, en
même temps, qu’il a son creuset dans une généalogie, une origine, un
vestige de l’autrefois ? Les spectres ne viennent-ils pas de temps que
l’on croyait révolus ? Tel fut le beau paradoxe contenu — loin de tout
« régime » décrétant la « fin du communisme » — dans le titre même
du livre de Jacques Derrida, Spectres de Marx. Si le futur nous hante,
cela veut dire aussi qu’en lui un passé nous porte à désirer. Or ce
paradoxe n’est autre que celui-là même où toute la philosophie
d’Ernst Bloch aura voulu se placer… pour déplacer les règles du
temps historique, justement. Qu’est-ce, en effet, que le Principe
Espérance, sinon ce qui invoque une origine (« principe ») pour
qu’un avenir soit possible (« espérance ») ?
Fredric Jameson a su rendre hommage, dans son livre Archéologies
du futur, à l’imagination utopique selon Ernst Bloch : il parlait,
notamment, d’un « futur comme perturbation » toujours en puissance
dans chaque présent de l’histoire. Cela soutenu par une
dynamique — celle du désir et de l’imagination politiques — plus
anthropologique, plus profonde, en somme, que celle connue en
historiographie sous l’appellation des « analyses contre-factuelles ».
On comprend, alors, pourquoi l’ouvrage d’anthropologie politique
publié par Ernst Bloch en 1961, Droit naturel et dignité humaine, se
terminait par le rappel d’une sentence due à Tacite, souvent citée par
les humanistes et traduite par le philosophe à sa propre façon : « On
peut rire de l’étroitesse d’esprit de ceux qui croient que le pouvoir
présent (praesenti potentia) peut éteindre le souvenir du temps à venir
(aevi temporis memoria). »
C’est que notre relation à l’histoire — y compris l’histoire présente
à laquelle nous prenons fatalement part — dépend bien de ce que
nous voulons entendre, de façon spontanée ou réfléchie, par « le
passé ». « Il faut savoir [de] quel passé [nous voulons parler] »,
répondait Ernst Bloch à une question posée en 1970 par Jean-Michel
Palmier. « Il s’agit de comprendre comment le possible est justement
possible. Lorsque le passé signifie une mythologie rétrograde, il faut
s’en débarrasser. […] Il ne faut jamais revenir en arrière. Mais tout le
passé n’est pas mort. Il y a dans le passé des choses qui contenaient
déjà la lumière de l’avenir et qui nous éclairent encore. » Ce
qu’en 1951 Bloch avait ainsi énoncé, dans Sujet-Objet : « Les
hommes ne sont pas achevés ; donc leur passé ne l’est pas non plus. Il
continue, sous d’autres signes, à travailler avec nous, avec l’élan qui
vient de ses interrogations, avec l’expérimentation que représentent
ses réponses. » Ainsi, dans nos rêves d’aujourd’hui, « les morts
reviennent, métamorphosés » : c’est parce que nos rêves sont nos
images-désirs, nos « rêves optatifs » (Wunschträume), comme on le
lit à la toute fin du même ouvrage.
Les « rêves optatifs » surgissent, dans le présent, depuis la
mémoire de choses passées. Cela ne veut justement pas dire qu’elles
demeureront passées. Car rien, disait Ernst Bloch au début de son
livre Avicenne et la gauche aristotélicienne, n’est « jamais la même
chose ». « Tout ce qui est intelligent peut bien avoir été pensé sept
fois. Mais, repensé chaque fois dans un temps et une situation autres,
ce n’est plus la même chose. Non seulement le penseur, mais aussi et
surtout la chose à penser a changé entre-temps. L’intelligence doit y
faire à nouveau ses preuves, et la preuve de sa propre nouveauté. »
Cette « preuve » sera épreuve, c’est-à-dire expérience et
expérimentation, comme on le lit dans l’ouvrage posthume d’Ernst
Bloch Tendenz-Latenz-Utopie et, juste avant lui, dans ce livre
extraordinaire qu’est Experimentum Mundi. Dans un chapitre où il
s’interroge sur la notion même de « possibilité historique »
(geschichtliche Möglichkeit), Bloch revendique alors une « liberté »
(Freiheit) qui sache se comprendre elle-même, c’est-à-dire remonter à
ses sources : « Il faut dans tout cela remonter aux sources (auf dem
Quell graben), si l’on veut que le hasard à son tour puisse creuser
(graben) son chemin. La source, en tous lieux, est le Pas du
commencement (der Quell ist das Nicht des Anfangens), ce Pas qui
ne sait pas encore où il a la tête. Qui pour cette raison se jette sur la
route, se met en chemin (auf dem Weg)... »
Il y a donc dans le passé — à condition qu’il soit remémoré pour
former le « pas » d’un désir — un futur qui attendait, et que seul notre
geste présent sera capable de mettre en mouvement. Cela ne forme
pas un « régime » à dominante « impérieuse » mais, au contraire, un
processus à déclenchements imprévisibles puisque, comme y insiste
Ernst Bloch, s’ouvrent au moins deux voies à chaque pas du même
chemin engagé : la « révolutionnaire » et la « réactionnaire ». D’où
l’importance, pour Ernst Bloch, de penser ce processus à travers ce
qu’il nomme d’abord une tendance : elle comprend dans un même
« élan » ou « pulsion » (Drängen) l’« intention » (Intention) solitaire
du penseur comme le « flux » (Fluß) objectif du devenir historique et
social. À charge, pour Bloch, de maintenir ouverte la faille qui sépare
à ses yeux cette tendance de tout « régime » ou de toute « loi »
historique, fût-elle marxiste : « […] la tendance, par opposition à la
loi, n’est pas encore tranchée ; pour l’être elle requiert l’intervention
du facteur subjectif qui rend justement possible un renouvellement
des contenus, voire un dépassement de lois extrapolées à tel ou tel
titre. En bref, là où la loi confirme la répétition, la tendance laisse le
champ libre au novum. »
Enchâssée dans ce mouvement se trouve « en même temps
l’élément utopique fondateur de la tendance : la latence. Par latence
on ne veut pas dire quelque chose de caché qu’il suffirait de déballer
[mais] on vise ici un état hanté par la naissance encore lointaine d’un
nouveau — tel que sans l’exercice d’un latent qui ne voit pas le jour,
absolument rien ne pourrait être enfanté ». Bloch recourt donc, de
nouveau, à un vocabulaire de la hantise — à travers le verbe
umgehen, dans le sens de « rôder » ou « circuler », comme font les
spectres dans notre espace présent —, mais pour l’appliquer aux
temps qui viennent plutôt qu’à des temps seulement passés. Latence
est donc l’attente, celle d’une temporalité en advenir, autant que
mémoire dormante dans l’exercice de nos gestes actuels. Bloch en
parle comme le « concept d’une plénitude ouverte et par là même
réceptrice » (als Begriff einer offenen, dabei aufnehmend bereiten
Fülle). C’est le mode d’existence d’un temps natif, à venir, mais tout
aussi bien originaire et remémoré dans sa constitution. Un temps, par
excellence, de la genèse historique.
Mais ce n’est pas tout. Ernst Bloch précise que, si on la fixe dans la
seule « sphère de l’attente » (Erwartungsraum), la latence « apparaît
aisément comme un dernier oripeau du vieux ciel » (wie ein letztes
Stück des alten Himmels). Il faut alors rappeler deux choses : d’abord
que nous ne sommes pas ici dans une « géographie céleste » mais
dans une appréhension matérialiste de l’histoire ; ensuite que nous
n’attendons pas une apocalypse déjà conçue et programmée par
autrui, mais une émancipation suscitée par notre propre désir en
devenir. Ce qui nous soulève en appelle donc à une excédance : un
surplus, un excès dans l’élan lui-même (Überschuß). Comment,
désormais, faut-il penser une telle excédance ? Bloch répondra avec
la musique et avec les images. Par exemple, la Révolution française a
donné une tendance, Beethoven en aura retiré cette excédance
symphonique capable d’incarner de nouveaux désirs pour le futur. Et
cela par le biais de formes, de rythmes, d’images (Bilder) : elles
fonctionnent en effet comme « les allégories sonores (als tönende
Allegorien) d’un épanouissement et l’on y perçoit par anticipation ce
qui est à l’œuvre et ce qui va se réaliser ».
Voilà bien ce qui chahute l’histoire et la met en mouvement, donc
en constitue la dynamique même : « Il existe dans le passé,
s’opposant aux blocages qui font que la vieille histoire a tant de mal à
passer, un plus ultra de futur non révolu. » Ce plus ultra surgit d’une
dialectique perpétuellement rejouée entre « tendance », « latence » et
« excédance ». Il fait image dans le devenir et, comme toute image, il
fait anachronisme, constellation non linéaire de temps hétérogènes.
Comment ne pas reconnaître ici les « images dialectiques » selon
Walter Benjamin ? Theodor Adorno, en 1939 — dans les
passionnantes discussions avec Max Horkheimer publiées depuis
sous le titre Le Laboratoire de la « Dialectique de la raison » —,
n’avait pas vu lui-même d’autre possibilité, pour extraire la
dialectique de son abstraction séculaire, qu’un recours aux
« constellations changeantes » des images dialectiques : elles
« s’élèvent immédiatement à partir de constellations à l’intérieur de la
réalité historique effective », n’étant ni purement « archaïques » (à la
façon d’un Jung ou d’un Klages) ni purement « prospectives » (à la
façon d’un Marx ou d’un Lénine).
Adorno, face à un Horkheimer dubitatif, justifiait l’emploi du mot
image en invoquant sa « singularité » historique immanente (à la
différence du pur concept), sa matérialité (exigeant un dépassement
de tout idéalisme), sa tensivité (toujours au cœur d’un conflit) et,
enfin, sa façon d’apparaître sous forme de montages, de
« constellations ». La pensée de Benjamin, pourtant si souvent
discutée par Adorno, transparaît à l’évidence dans ces analyses.
Comme celle de Freud et de son « retour du refoulé » apparaîtra,
vingt ans plus tard, dans l’article intitulé « Que signifie : repenser le
passé ? »« Le passé auquel on aimerait échapper, écrivait Adorno, est
encore très vivant », et l’on pourrait dire, alors, qu’une image serait
ce qui est capable de lui donner sa force mémorative dans le présent
comme son exigence optative pour le futur.
L’image dialectique était bien, aux yeux de Walter Benjamin,
« cette forme de l’objet historique qui [se révèle comme] le
phénomène originaire de l’histoire », pas moins. C’était en même
temps, selon une formule devenue célèbre, « ce en quoi l’Autrefois
rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une
constellation ». Alors, dit Benjamin, « le continuum du cours de
l’histoire [est] arraché par une explosion (daß der Gegenstand der
Geschichte aus dem Kontinuum des Geschichtsverlaufes
herausgesprengt werde) », l’image donnant le cristal de cette
explosion même. On se tromperait à n’y voir qu’un simple rapport
entre passé et présent : la constellation qui surgit, en effet, devient la
configuration même d’un avenir possible. Il n’est pas fortuit que,
dans ce recueil de notes de la section « N » du Livre des passages,
Benjamin ait également suggéré — comme Ernst Bloch — une
analogie de ce processus historique avec l’expérience de l’œuvre
d’art : « Il y a, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable, un
endroit où celui qui s’y place sent sur son visage un air frais comme
la brise d’une aube qui point. Il en résulte que l’art, que l’on
considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le
progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le
progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans
ses interférences (Interferenzen) : là où quelque chose de
véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la
sobriété de l’aube. »
La configuration anachronique issue d’une telle approche de
l’historicité pourrait alors, très simplement, se résumer ou s’inférer du
sens même que revêt, en grec ancien, la particule ana. Cette particule
indique trois gestes au moins : celui de remonter, lorsqu’on va de bas
en haut ou lorsqu’on remonte un fleuve à contre-courant, en direction
de ses sources ; celui de répéter, avec l’idée d’une temporalité
durative mais « à chaque fois » recommencée. Or « faire à nouveau »,
n’est-ce pas aussi l’indication d’un troisième geste, celui du « faire
nouveau », c’est-à-dire celui qui invente quelque chose, produit un
advenir dans son évocation même du passé ? N’est-ce pas finalement,
comme le suggèrent maints emplois de la particule grecque,
contrarier : « faire le contraire » puisqu’on va « en sens inverse » ?
N’est-ce pas introduire la différence de nos désirs dans la répétition
de nos mémoires ? L’historicité ne tient-elle pas,
anthropologiquement parlant, à cette différence même ?
24

N’AI-JE PAS DÉJÀ VU


CE FUTUR QUELQUE PART ?

Qui se soulève a forcément éprouvé ou reconnu l’inquiétance du


temps — ce temps tendu entre une mémoire, la « tradition des
opprimés » comme disait Walter Benjamin, et un désir
d’émancipation, de libération à venir. C’est sous ce titre, Inquiétance
du temps, qu’Alexander Kluge a récemment composé le deuxième
volume de sa monumentale Chronique des sentiments. L’expression
Unheimlichkeit der Zeit remonte cependant chez lui à une très vieille
inquiétude : elle apparaissait déjà dans le cadre de ses Neue
Geschichten en 1977. Elle « recommence » désormais dans le cadre
d’un vaste projet philosophique et imaginatif, politique et littéraire,
consistant, comme il l’écrit, à « produire des contre-récits » dans le
contexte de nos « sombres temps » actuels. Et cela dans une
généalogie immédiatement située, qui irait des frères Grimm — le
romantisme, une fois encore — à Bertolt Brecht et à Heiner Müller,
en passant par Ernst Bloch dont le « Thème de la porte », d’emblée
convoqué par Kluge, avait fourni dans Traces, en 1930, l’occasion
d’un récit et d’une réflexion… sur le temps, bien sûr.
L’inquiétance du temps traverse les chronologies. Kluge écrit :
« L’aiguillon de l’inquiétude est le même aujourd’hui, lors du
bombardement dans la région d’Alep [2016], qu’en ce mois
d’avril 1945 où ma sœur et moi-même avions dû trouver refuge dans
un abri antiaérien. L’écart entre première et seconde nature — entre le
surgissement d’une industrie porteuse de bombes (stratégie d’en haut)
et l’idée de fuite, la quête d’une issue pour nous, les prisonniers du
sous-sol (stratégie d’en bas) demeure un absolu. Le terrain où opère
l’“inquiétance du temps” est celui des cours de vies. Les temps qui
séparent naissance et bombe. » Alors que toute la partie centrale du
livre de Kluge, le « Cahier 2 », est consacrée au raid aérien sur
Halberstadt le 8 avril 1945 — où cet « absolu » des deux stratégies en
conflit trouve à se raconter, mais aussi à s’imaginer depuis différents
points de vue (fig. 69-70) —, il reste partout ailleurs à soulever les
temps pour répondre comme il se doit aux chapes de plomb et de
bombes. Il faut y travailler de mille et une manières, en « faisant
collecte » et en développant un certain art du montage — « la
capacité de créer des relations », comme le résume Kluge, homme de
cinéma autant que de littérature — en se rebellant ainsi,
poétiquement, contre le régime des « sombres temps ». Et cela grâce à
quelques « choses du passé que l’avenir nous fait revivre ».

69. Anonyme allemand, Gens en fuite quittant la ville bombardée d’Halberstadt,


8 avril 1945. Publié par Alexander Kluge, Chronique des sentiments, II. Inquiétance
du temps, trad. dirigée par V. Pauval, Paris, P.O.L, 2018, p. 243.
70. Anonyme allemand, Schéma de bombardement aérien, 1945 (?). Publié par
Alexander Kluge, Chronique des sentiments, II. Inquiétance du temps, trad. dirigée par
V. Pauval, Paris, P.O.L, 2018, p. 270.

Inquiétance : Alexander Kluge n’a pas été sans savoir la traduction


heideggerienne du chœur de l’Antigone de Sophocle en termes
d’Unheimlichkeit : « Polla ta deina... Multiple est l’inquiétant »
(vielfältig das Unheimliche). Il s’agissait, pour l’auteur d’Être et
temps, de donner un statut ontologique à la violence et à sa
« perdominance prépotente ». Il s’agirait plutôt, pour l’auteur de
Chronique des sentiments, de restituer au soulèvement d’Antigone sa
valeur éthique et politique de persistance, fût-ce au cœur d’une
lamentation funèbre elle-même opposée à la loi de Créon et destinée
à finir dans un trou mortel. À l’inquiétance du temps il faut en tout
cas ce nécessaire contre-geste : une inquiétude active capable de ne
rien laisser en place, de tout déplacer, de tout soulever. Comme
lorsque, dans l’un des « contre-récits » de Chronique des sentiments,
l’historiographe chinois Hong Tsé-fei découvre, stupéfait, le
vocabulaire pré-communiste des soulèvements et, au cœur de celui-ci,
la « prophétie effrontée » de quelques vers de Ferdinand Freiligrath,
ceux-là mêmes qu’avait cités Rosa Luxemburg à la veille de son
assassinat, le 14 janvier 1919 : « J’étais, je suis, je serai » (ich war,
ich bin, ich werde sein) (fig. 21).
Cette persistance effrontée, cette inquiétude affrontée ont un nom
chez Alexander Kluge, que dans un grand livre écrit avec Oskar Negt
il aura voulu associer avec l’histoire, la Geschichte elle-même. C’est
l’« obstination » ou la « subjectivité rebelle », comme l’a bien
commenté, en 1988, Fredric Jameson. Le mot pour cela est
Eigensinn, qui désigne en allemand un « caractère entêté », c’est-à-
dire une forme d’honnêteté morale et de volonté qui se traduit
— voilà l’important — dans une certaine expérience du temps :
l’obstination, l’opiniâtreté, la résistance, la persistance. Les frères
Jacob et Wilhelm Grimm avaient, dans leur dictionnaire, défini
l’Eigensinn à travers ses équivalents latins « animus difficilis,
obstinatus, difficilis homo ». Ils ont aussi consigné, dans leur recueil
de Contes pour les enfants, un récit bref et glaçant, intitulé « L’enfant
entêté » (Das eigensinnige Kind). Cet enfant était obstiné dans son
désir propre, c’est-à-dire dans une perpétuelle inquiétude active, une
désobéissance entêtée. Il déplaisait donc à ses parents. Il déplut même
au « Bon Dieu qui le fit tomber malade » et, bientôt, mourir. Mais
« quand on le descendit dans sa tombe et qu’on l’eut recouvert de
terre, son petit bras ressortit soudain et s’éleva en l’air. Quand on
remit le bras dans la tombe et qu’on le recouvrit de nouveau avec de
la terre fraîche, cela ne servit à rien : le petit bras ressortait sans
cesse. »
Obstinatus est celui qui se tient debout, qui s’élève et se soulève
malgré tout. C’est celui qui persévère dans son désir et lui confère
puissance, durée, effectivité. Sans doute le conte de « L’enfant
entêté » — qui fait partie du genre de la Warnsage, la « légende
d’avertissement » — se terminait-il sur un coup de baguette par
lequel la mère faisait mourir une seconde fois son enfant récalcitrant
afin qu’il se tînt, pour de bon, tranquille sous la terre. Mais il faut
peut-être lire de tels contes aux moments de leur plus grande
intensité, en s’arrêtant par conséquent juste avant leur morale qui est,
bien souvent, destinée à ce que tout rentre sagement dans l’ordre.
Peut-être faudrait-il donc se souvenir de l’enfant obstiné avec l’image
d’une Rosa Luxemburg qui continuerait de lever son poing de
protestation au-dessus des eaux dormantes du Landwehrkanal de
Berlin où son cadavre avait été jeté par ses assassins d’extrême droite.
Le thème de l’enfant en général, si l’on garde en mémoire la façon
dont le pensèrent Walter Benjamin ou Ernst Bloch, pourrait incarner
tout à la fois la plus grande nouveauté du recommencement (l’enfant
est né il y a peu, il est encore petit, il va encore grandir) et la plus
grande antiquité de l’origine (l’enfant fait constamment l’expérience
des premiers pas, des premiers tourbillons de la vie). D’où son
étrangeté temporelle, d’où ses anachronismes.
L’enfant obstiné serait, en tout cas, la figure par excellence du
« principe espérance ». Il traverse les Traces d’Ernst Bloch comme
l’Enfance berlinoise de Benjamin. Il est un héros du désir (puisque
pour s’obstiner il faut s’engager de tout son être dans l’advenir)
comme de la mémoire (puisque pour s’obstiner il faut se souvenir
ardemment de ce qu’on désire). Un texte curieux d’Ernst Bloch nous
permet de faire, ici, un pas de plus. Fait symptomatique, Bloch a
soutenu qu’il avait complètement oublié la date de sa composition,
alors même qu’il y consigne une discussion avec Benjamin qui, elle,
est précisément datée : 1924 à Capri, où les deux amis se retrouvèrent
entre les mois d’avril et d’octobre. Bloch, à cette époque, venait juste
de rendre compte, dans la revue Neue Merkur, du livre important de
Georg Lukács Histoire et conscience de classe. Benjamin, de son
côté, terminait la « Préface épistémo-critique » de son Origine du
drame baroque allemand, là même où se trouve la fameuse théorie de
l’origine comme « tourbillon ». On sait que ce fut aussi, pour
Benjamin, le moment de la rencontre cruciale avec Asja Lacis, avec
son inoubliable ferveur tout à la fois érotique et politique.

Ce texte s’intitule « Images du déjà-vu » (Bilder des Déjà Vu). La


discussion avec Benjamin concerne avant tout l’interprétation d’un
autre conte romantique dû à Ludwig Tieck, « Eckbert le Blond ».
Dans cette histoire, un étranger — d’ailleurs nommé
Walther — révèle à l’héroïne un détail de sa propre vie passée qu’elle
échouait jusqu’ici à se remémorer. Tout cela, et bien d’autres choses,
raconté dans un vocabulaire où ne cessait de resurgir l’inquiétance du
temps. Bloch discute donc avec Benjamin la condition du « revenant
vivant » (lebende Revenant), après en avoir lié la phénoménologie à
l’expérience du déjà-vu. Celle-ci ne nous trouble pas seulement à
travers la sensation d’Unheimlichkeit qu’elle provoque : Bloch y
remarque avec finesse une dialectique du choc (Chok), instantané
voire foudroyant (blitzartig), et d’une sensation de traîne, de durée
par laquelle l’image du déjà-vu tarde à disparaître (nicht so rasch) et
tire son inquiétance même du nœud temporel entre instant présent,
surgissement d’un passé et persistance dans la durée à venir.
Ernst Bloch ne se demande pas, comme toute une tradition
psychologique avait pu le faire avant lui, si le déjà-vu relève ou non
d’une illusion perceptive. Il s’intéresse d’abord à l’anachronisme de
cette expérience, c’est-à-dire au nœud — ou à l’espèce de
dénouement provisoire — qui retourne une expérience visuelle sur le
paradoxe de sa propre dimension temporelle. Il s’intéresse donc au
déjà du déjà-vu comme à un voir dont l’organe sensoriel serait la
temporalisation elle-même. Illusion ou pas, le déjà-vu assume par
conséquent, selon Bloch, une fonction de vérité : fonction
symptomale, certes, disruptive et fragilisante. Mais qui, à son étrange
façon — qui est sa phénoménologie d’Aha-Erlebnis, d’« expérience
du Ah ! » —, « révèle un secret » jusque-là inaperçu de tous… Bref,
ce qui s’éprouve comme déjà-vu serait l’activation d’un désir, d’une
puissance que Bloch nomme, à un moment, Wunschintention, et qui
tire sa force de contredire soudain le cours normal du temps. Prenant
appui — sans référence précise — sur la philosophie de Walter
Benjamin, Bloch créditera pour finir l’expérience du déjà-vu d’une
véritable fonction utopique.
Réactiver le passé consisterait alors, non seulement à « voir » une
chose perdue, mais encore à la projeter dans un avenir où elle est
susceptible de se renouveler complètement et de se faire effective : de
« recommencer pour de bon », si l’on peut dire. Que le phénomène du
déjà-vu ressortisse à une phénoménologie de la mémoire, cela va de
soi. Mais l’intérêt de celle-ci consiste justement, pour des auteurs tels
qu’Ernst Bloch ou Walter Benjamin, à laisser surgir ce que l’auteur de
L’Esprit de l’utopie nomme ici une « reconnaissance “prophétique” »
(« prophetische » Bekanntheit) de l’expérience humaine, qu’elle soit
sensible ou intellectuelle, esthétique ou politique. Si la Recherche du
temps perdu ne concernait que le passé, elle n’aurait pas fasciné
Benjamin comme elle a pu le faire dans toute la durée de sa vie
intellectuelle et littéraire. L’essai de 1929 sur « L’image
proustienne » — retravaillé en 1934 — parlait d’emblée de « phrases
sans rivages » (uferloser Sätze) et d’« inconstructible synthèse »
(unkonstruierbar Synthesis) : mais ce n’était pas pour indiquer
seulement l’immensité de l’œuvre proustienne et la désorientation qui
nous y guette ; ce n’était pas pour envisager la remémoration sous le
seul angle d’un chemin vers l’autrefois. C’était pour comprendre
l’écriture proustienne du temps comme « tissage de ses souvenirs »
(Weben seiner Erinnerung) remis en œuvre dans un futur indéfini,
une attente immédiatement comparée au « travail de Pénélope »
(Penelopearbeit).
Il y a donc chez Proust la chaîne, et il y a la trame. Il y a ses jours
et il y a ses nuits. Il y a le souvenir et son oubli, la mémoire et son
désir (et, au milieu de tout cela, la fameuse « mémoire
involontaire »). Il y a, dit Benjamin, une « dialectique » élégiaque du
bonheur. Il y a de « l’inouï, ce qui n’a encore jamais existé » (das
Unerhörte, das Niedagewesene), en même temps noué à « l’éternel
encore une fois » (das ewige Nocheinmal). Il y a le semblable partout,
mais parce que rien n’est jamais identique. Il y a, surtout, que tout
événement surgissant se fait annonce, prophétie — et cela même
parce qu’il se cristallise en « image » (Bild), là où se situe donc, aux
yeux de Benjamin, « la quintessence de l’expérience » (die
Quintessenz der Erfahrung). Or, cette « quintessence » n’est pas
racine, bien sûr. Elle est tourbillon et, en tout cas, « entrecroisement
des aspects du temps » (Aspekte... verschränkte). « Évoquant une
dernière fois (au treizième volume) les environs de Combray, [Proust]
découvre l’enchevêtrement des chemins. Dans l’instant, le paysage
change de direction comme le vent », écrit Benjamin.
Cette expérience de l’enchevêtrement est tout en même temps
visuelle, spatiale, émotionnelle et temporelle. L’entrecroisement des
chemins, c’est au bout du compte l’anachronisme des temps : c’est
l’inquiétance fondamentale mais, aussi, la fécondité principale du
temps à l’œuvre. Dans Enfance berlinoise, Benjamin est à son tour
revenu sur le phénomène du déjà-vu : « Ne faudrait-il pas parler
d’événements qui nous parviennent comme un écho dont l’appel qui
lui donna naissance semble avoir été lancé un jour dans
l’obscurité ? » Voici donc l’étrangeté : le présent, souvent, n’est pas
donné comme une instance autonome, sûre d’elle-même, mais paraît
« nous revenir comme un simple écho » (als ein Echo scheint
zurückzuhallen) de quelque chose, de quelque part ailleurs. Il y aurait
des occasions, des lieux où s’entrecroisent plusieurs voies du temps,
plusieurs voix de notre histoire. C’est là qu’adviennent les sensations
de déjà-vu. En chacun de ces lieux, écrit Benjamin, « on pressent
qu’on devra un jour y aller chercher quelque chose d’oublié ». Ce
qu’il appellera, dans un autre fragment d’Enfance berlinoise, « un
coin prophétique (ein prophetischer Winkel) [où] il semble que tout ce
qui en réalité nous attend encore est déjà chose passée ».
Nous voici donc en terrain psychique, celui par exemple dont
Pierre Kaufmann, dans L’Expérience émotionnelle de l’espace,
analysait les failles et les modifications dans les moments de peur ou
d’inquiétante étrangeté. Aucun des textes que je viens de
convoquer — ceux de Bloch et de Benjamin — n’eût été possible, il
va de soi, sans une entente freudienne préalable. C’est Freud, en effet,
qui a énoncé dès 1900, dans L’Interprétation des rêves, le caractère
d’inquiétance temporelle — voire maternelle — dont relèvent les
expériences et les lieux du déjà-vu. L’année suivante, dans La
Psychopathologie de la vie quotidienne, la sensation de déjà-vu, loin
d’être qualifiée de pure et simple illusion, était référée à la notion
d’Unheimlichkeit en tant que « souvenir qu’on a d’un fantasme
inconscient ». En 1913, Freud revint sur le phénomène du « déjà-
raconté » en tant que « réactivation d’une impression inconsciente »
(Belebung eines unbewußten Eindruckes) — voire la retrouvaille avec
un « dessein (Vorsatz) inconscient qui ne fut jamais réalisé » —, tout
cela amenant le sujet à cette sensation temporelle mêlant le passé
remémoré au présent du maintenant et à la durée d’un toujours : « Il
me semble maintenant l’avoir toujours su… »
L’oubli semble souvent plus fort, plus définitif et plus tranchant
que la mémoire. Il n’en est rien, si l’on veut bien creuser un peu.
Comme l’écrivait Freud en 1914 dans son article sur la
remémoration, la répétition et la perlaboration, il arrive au contraire
qu’une impression inconsciente soit, justement parce qu’inconsciente,
capable de survivance : protégée parce que souterraine et, donc,
inoubliable quoique recouverte. Indestructible en ce sens et, par
conséquent, ouverte aux retours du refoulé, aux surgissements du
déjà-vu. Dans tous les cas s’entrelacent puissamment expériences
visuelles et expériences temporelles, éprouvées dans un espace
affectif de suspension présente, d’attente quant au futur et de
remémoration mêlées : espace anachronique que produit, ainsi,
l’inquiétance du temps en tant que telle. On sait que, sur le plan
visuel, l’inquiétante étrangeté fut appréhendée par Freud comme un
« domaine particulier de l’esthétique » justifiant ses analyses
fameuses de la désorientation spatiale ou des motifs associant le sable
et les yeux dans le récit de L’Homme au sable par E. T. A. Hoffmann.
Pas de plan visuel sans son arrière-fond temporel, bien sûr. Ce qui
dans l’espace semble « inquiétant », voire effrayant, relève selon
Freud de quelque chose « qui remonte au depuis longtemps connu »
(Altbekannte... zurückgeht) et qui, pour cela même, désoriente notre
présent. Cela devait rester caché mais, soudain, cela apparaît. Cela
devait rester inanimé, mais cela tout à coup — comme le bras d’un
enfant obstiné — se met ou se remet à bouger. C’est « un être
apparemment vivant » (ein anscheinendes lebendiges Wesen) qui
nous fait face ou qui passe, caractéristique des êtres de survivance :
tels ces « dieux en exil » dont parlait Heinrich Heine, que Freud ne
manqua pas de citer et que Warburg avait obstinément suivis dans
leurs traces figuratives, depuis l’Antiquité jusqu’à l’art moderne.
Voilà pourquoi ces êtres de survivance nous sont à la fois inquiétants
et familiers, comme toute « chose de refoulé qui fait retour » (etwas
wiederkehrendes Verdrängtes). « L’étrangement inquiétant (das
Unheimliche) est donc […] le chez-soi (das Heimische),
l’antiquement familier d’autrefois. Mais le préfixe un par lequel
commence ce mot est la marque du refoulement. »
Comme dans l’analyse de la réminiscence proustienne par Walter
Benjamin, Freud reconnaît ici la puissance des images quand, dans
l’inquiétante étrangeté, « la frontière entre fantaisie et réalité (die
Grenze zwischen Phantasie und Wirklichkeit) se trouve effacée ». Ce
qui s’énonce là pourrait aisément renvoyer, en effet, à ce que
Benjamin évoquait, dans le cas de Proust, à propos de cet « état de
ressemblance où perce le vrai visage surréaliste de l’existence (das
wahre sürrealistische Gesicht des Daseins) ». Ce dont Freud,
en 1936, devait faire l’expérience — apparentée au déjà-vu, quoique
différente — dans sa « rencontre » mémorable avec ce lieu si étrange
et familier qu’est, pour tout Occidental, l’Acropole d’Athènes. C’est,
alors, comme si l’image était une porte ouverte à la fois sur l’intérieur
et sur l’extérieur, la réalité visible et la réalité psychique.

On s’aperçoit ainsi que l’inquiétance du temps peut se cristalliser


visuellement comme elle fut, depuis toujours, poétiquement phrasée.
C’est, par exemple, ce qu’un ouvrage collectif sur Le Second Voyage
ou le déjà-vu explorait à travers les textes de Goethe, Chateaubriand
ou Lamartine. C’est ce qu’a remarquablement retracé Karine
Winkelvoss dans Rilke, la pensée des yeux ou dans ses travaux
récents sur le « souvenir du jamais-vu » à partir du même Rilke, mais
aussi de Proust, de Canetti, de Benjamin ou d’Aby Warburg. C’est,
enfin, ce qu’a reparcouru Remo Bodei qui, après avoir interrogé la
notion d’historicité chez Ernst Bloch ou le caractère paradoxal des
temporalités utopiques, aura fourni dans La Sensation de déjà vu
quelque chose comme un véritable art poétique de cette inquiétance
du temps. Bodei rappelle les théories anciennes sur les « souvenirs
mensongers » — chez saint Augustin, notamment —, puis leurs
versions modernes à prétention objective : celles qui courent chez
Émile Boirac (1876), Emil Kraepelin (1886), André Lalande (1893),
Ludovic Dugas (1894), Henri Bergson (1908), Otto Pötzl (1926) ou
Pierre Janet (1928)… Parvenu aux hypothèses les plus récentes, il
évoque les travaux des neurobiologistes Lawrence Weiskrantz et
Vilayanur Ramachandran selon qui l’observation d’une bifurcation, à
un point déterminé du cerveau, des fibres venant du bulbe oculaire
rendrait possible une hypothèse sur la bifurcation temporelle de tout
message visuel : « voie récente » d’un côté, « voie archaïque » de
l’autre.
Heureusement, la poésie n’est pas en reste d’un tel parcours dans
l’histoire du déjà-vu. De Pétrarque à Shakespeare — qui, dans ses
sonnets, ramenait explicitement le désir humain à la répétition de
quelque « déjà-vu » (a former sight) —, de Leopardi à Nerval ou de
Goethe à Ungaretti… Réactivant la figure de la Ninfa que l’on trouve
aussi dans l’Arria Marcella de Théophile Gautier ou dans la Gradiva
de Wilhelm Jensen, Dante Gabriel Rossetti composa en 1854 un
poème intitulé Sudden Light, qu’analyse Bodei. Ce poème associe le
désir érotique lui-même à quelque chose comme une antécédance
fantasmée : « Tu as été mienne avant » (you have been mine before).
Mais c’est aux temps de ce que Benjamin appelait des « illuminations
profanes » — temps par excellence des utopies politiques — que ce
panorama poétique réserve ses plus grandes audaces. Bodei cite
notamment deux poèmes extraordinaires de Paul Verlaine, dont le
premier, intitulé « Kaléidoscope », scandait les facettes d’une sorte de
futur rêvé :

« Ce sera comme quand on a déjà vécu


Un instant à la fois très vague et très aigu
[…]
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses.
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois.
[…]
Ce sera si fatal qu’on en croira mourir
[…]
Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille !
Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor. »

Un autre poème, composé en 1885 par Verlaine, s’intitulait


« Réversibilités » — poème par excellence de l’anachronisme :
« Les Déjàs sont les Encors !
[…]
Les Jamais sont les Toujours !
[…]
Les Toujours sont les Jamais !
…]
Tu meurs doucereusement,
Obscurément,
Sans qu’on veuille, ô cœur aimant,
Sans testament !
Ah, dans ces deuils sans rachats
Les Encors sont les Déjàs ! »

Telle serait l’inquiétance du temps à chaque instant réinstaurée :


d’un côté, le encore de la répétition assigne notre présent à la
mémoire, comme s’il se présentait à l’image d’un certain autrefois ;
d’un autre côté, le déjà de l’espérance assigne notre présent au désir,
comme s’il présentait l’image d’un certain avenir. Entre les deux
s’agite le soudain de la différence, qui assigne notre présent à une
origine-tourbillon faisant battre, comme par un mouvement de
vagues, les images-mémoires du encore et les images-désirs du déjà.
Voilà pourquoi l’Unheimlichkeit du temps nous désoriente et, tout à la
fois, nous fait progresser vers un avenir, régresser vers un autrefois,
progresser vers un avenir, et ainsi de suite. On comprend que ce genre
de processus ait quelque conséquence sur l’idée à se faire de l’histoire
— l’histoire comme devenir, mais aussi l’histoire comme
discipline — et, par conséquent, de la politique qui en est
indissociable.
L’inquiétance du temps nous obligerait donc, si on veut la
respecter, à repenser l’histoire dans la dramaturgie symptomale de ses
« contre-régimes ». Voilà pourquoi, au moins depuis Nietzsche,
l’historicisme, ou l’« historisme » comme l’a appelé Otto Gerhard
Oexle, n’a cessé de s’agiter, de se débattre, de confronter ses
tendances, ses divergences internes. Au milieu de ces débats, Paul
Ricœur n’a pas hésité, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, à
invoquer une « inquiétante étrangeté de l’histoire » : mais ce ne fut
que pour en contourner les difficultés théoriques au profit d’un simple
panorama historiographique sur les rapports entre histoire et mémoire
(Halbwachs, Yerushalmi, Nora). Reprenant à son tour l’expression
« inquiétante étrangeté de l’histoire », François Hartog se sera
contenté de la référer à une « question de représentation »
pensée — via la notion de « preuve » selon Carlo Ginzburg — en
termes de rhétorique et de véridicité du discours historien.
C’est un peu comme s’il fallait « sauver le régime »
— d’historicité, s’entend — à tout prix… Fût-ce en appauvrissant les
devenirs visibles, c’est-à-dire les devenirs quand ils échappent au
« régime » dominant et les visibles quand ils ne cadrent pas avec les
coordonnées générales de la « représentation ». Voilà pourquoi, sans
doute, François Hartog dans L’Évidence de l’histoire n’aura-t-il
évoqué les « images » que pour les rabattre presque immédiatement
sur des questions de « preuve », ou bien les assigner, comme chez
Michelet, au genre littéraire du « récit-tableau ». Tout cela selon un
partage du « visible » et de l’« invisible » pensé au moyen d’un type
de relation très abstraite, coupée par conséquent de toute
phénoménologie du monde sensible en tant que tel. Il est frappant,
dans tout cela, que la leçon freudienne de l’Unheimlichkeit soit aussi
complètement passée sous silence à travers l’usage même de
l’expression « inquiétante étrangeté ». L’hommage sincère rendu par
Hartog à l’œuvre de Michel de Certeau — dont les champs
d’exploration furent tous « à rebrousse-poil » des régimes
d’historicité dominants — n’en apparaît que plus étrange, du moins
au plan épistémologique.
Les « écritures freudiennes » de l’histoire par Michel de Certeau
avaient ouvert, en effet, un champ considérable — mais, par
définition, plein de failles et d’inconnues — que, dans une réflexion
plus récente sur l’historicité de l’archéologie, Laurent Olivier a voulu
nommer Le Sombre Abîme du temps. À prendre au sérieux
l’inquiétance du temps dans l’histoire, on découvre en effet combien
une expérience temporelle, dans sa polyrythmie ou sa
polydimensionnalité, met en échec toute catégorie qui voudrait la
subsumer. Ce ne sont pas des catégories, même nouvelles — et
encore moins des « régimes » —, qu’il nous faut : mais des
descriptions de processus dans lesquelles on verrait justement se
confronter, se distendre et se métamorphoser les catégories elles-
mêmes. Reinhart Koselleck, par exemple, a utilement isolé une
catégorie séculaire, un topos désignant l’histoire elle-même et sa
valeur humaine : c’est le topos de l’historia magistra vitae,
l’« histoire maîtresse de vie ». La formule court en Occident depuis
Cicéron, et Koselleck rappelle que son autorité a longtemps perduré
puisqu’elle « a continué de s’exercer dans l’expérience chrétienne de
l’histoire » et, bien sûr, à l’époque humaniste. Shakespeare en donna
d’ailleurs une formulation admirable dans sa pièce Henry IV (2e
partie, III, 1, 80-85) que cite Koselleck en exergue de son étude :
“There is a history in all men’s lives
Figuring the nature of the times deceas’d ;
The which observ’d, a man may prophesy
With a near aim, of the main chance of things
And yet not come to life, which in their seeds
And weak beginnings lie intreasured.”

« Dans toute vie humaine, il y a une histoire


Qui figure la nature des temps révolus ;
Pour peu qu’on l’observe, on peut prophétiser,
Sans grand risque d’erreur et dans ses grandes lignes,
Le tour des choses encore à naître,
Enfouies dans le trésor de leurs germes et de leurs frêles prémices. »

Koselleck pense alors observer la « dissolution » (Auflösung) de


cette catégorie à partir des Temps modernes, c’est-à-dire à une
époque où l’idée d’une Geschichte positive et progressiste supplante
définitivement la notion antique et classique de l’Historie. Or c’est
bien là que l’approche catégorielle, aussi satisfaisante pour l’esprit
qu’elle nous paraisse à première vue, montre sa limite, notamment
lorsque Koselleck affirme que « l’homme des Lumières ne supporte
pas la moindre référence au passé », ou que le paradigme du progrès,
lié à l’accélération du temps, aura rendu caduque toute « leçon de
l’histoire » aux yeux des modernes. On voit ici en quoi une approche
unilatéralement organisée sur des régimes catégoriels demeure trop
générale et, pour tout dire, superficielle : incapable de scruter les
sous-sols pleins des trésors singuliers — ou des « frêles semences »,
comme disait Shakespeare — que fomentent les désirs survivants, ces
mouvements intempestifs parce que liés à une « réactivation » (au
sens freudien de la Belebung) et non à une « dissolution » de
paradigmes déclarés obsolètes.

L’une des grandes leçons méthodologiques d’Aby Warburg n’avait-


elle pas consisté, précisément, à dire qu’un motif, un topos ou une
« formule de pathos » ne meurent jamais complètement ? Qu’ils se
déplacent plutôt, qu’ils se « dépolarisent » ou se « repolarisent »
ailleurs et autrement — mais qu’en tout cas ils savent tracer leur
chemin, souvent inaperçu, mineur, dans ce processus nommé
Nachleben, l’« après-vivre » des formations culturelles ? Christophe
Bouton a récemment montré, d’ailleurs, que l’historia magistra vitae,
loin d’avoir été « dissoute » aux Temps modernes, resurgissait partout
dans les textes les plus significatifs de la modernité, ceux notamment
de Marx, de Nietzsche ou de Walter Benjamin. Aucun « régime
d’historicité » ne chasse véritablement les précédents. Et rien ne nous
rendra indemnes du symptôme du déjà-vu, c’est-à-dire de
l’inquiétance du temps. Celui qui sait recommencer pour de bon est
aussi celui en qui aura pu surgir la question : « N’ai-je pas déjà vu ce
futur quelque part ? »
Cette question mérite d’être à son tour prolongée, ouverte,
resituée : en quoi donc l’expérience du déjà-vu nous dirait-elle
quelque chose d’essentiel sur l’historicité comme telle, sa constitution
ou son institution ? Une réponse remarquable a été donnée par Paolo
Virno dans Le Souvenir du présent où s’affirme, dès le sous-titre,
qu’il ne s’agit pas pour lui de constituer une psychologie de la
temporalisation subjective, mais de comprendre, sous un nouvel
angle, ce qu’il en est du temps historique lui-même. Virno choisit
d’emblée de remettre sur le tapis les analyses fameuses que Bergson
donna, en 1908, du « souvenir du présent ». Il n’en retiendra pourtant
ni la notion d’« illusion », ni le rabattement du déjà-vu sur de la
« fausse reconnaissance », ni les jugements sur le « trouble de la
volonté » et cet « affaiblissement temporaire de l’attention » dans le
déjà-vu compris par Bergson comme un « arrêt momentané de notre
élan de conscience ».
Il s’agit d’abord, pour Virno, de suivre pas à pas la
phénoménologie bergsonienne du « souvenir du présent » — où se
trouve décrite la façon dont le souvenir se crée au fur et à mesure de
la perception elle-même —, quitte à en inverser certaines
conclusions, par exemple lorsque Bergson retirait de « l’étonnement
de se trouver là » l’hypothèse que, dans le déjà-vu, « l’avenir est
clos ». L’auteur de Matière et mémoire avait pourtant affirmé, deux
pages auparavant, que « notre présent est surtout une anticipation de
notre avenir [quand la conscience sent la vie] comme un mouvement,
un empiètement continu sur un avenir qui recule sans cesse ». Il avait
aussi remarqué que « notre existence actuelle, au fur et à mesure
qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence
virtuelle » : cela même qui se nomme une image. Et Virno de
procéder à une sorte de montage expérimental, extrêmement
révélateur, entre le Bergson du déjà-vu et celui du possible.
Dans son texte de 1930 sur « Le possible et le réel », Bergson
avait, en effet, repris l’idée selon laquelle « d’avant en arrière se
poursuit un remodelage constant du passé par le présent, de la cause
par l’effet ». Le possible était donc vu par Bergson, non pas comme
ce qui manque au réel, mais bien comme ce qui, constamment,
l’excède et le double — tel un ourlet, un tissu virtuel — sous forme
d’images. Cela est si fondamental qu’il faut alors inverser les
hiérarchies ontologiques traditionnelles : « C’est le réel qui se fait
possible, et non le possible qui devient réel [en une] création continue
d’imprévisible nouveauté [et de] mouvante originalité des choses. »
L’idée d’une perpétuelle doublure du souvenir dans la perception ou
de l’avenir dans la mémoire permet donc à Paolo Virno de
comprendre la polydimensionnalité de la mémoire, tour à tour
« rétroactive » et « proactive », c’est-à-dire tendue — par le désir,
ajouterai-je — vers l’avenir. C’est en ce sens, qui est donc
extrêmement ouvert à tous les vents du temps, que la mémoire sera
dite par Virno constitutive de l’« historicité de l’expérience »
(storicità dell’esperienza) en tant que telle.
Prolongée depuis Bergson par Paolo Virno, la mise en avant de
cette coexistence active entre le possible et le réel — qu’Ernst Bloch,
lecteur attentif de Bergson, n’eût certainement pas reniée — permet
alors d’établir la puissance de la mémoire. C’est au point que « la
virtualité prend la forme du passé » et que « l’être-possible du fait,
bien qu’il concerne le présent, se donne à voir comme ayant-été-
possible » : formant, du coup, un « anachronisme » (anacronismo)
qui surgit comme l’inquiétance même du temps présent et la trace
aiguë de cette coexistence entre possible et réel. Virno parle alors
d’un tel anachronisme en termes de « coexistence paradoxale »
(paradossale coesistenza) : paradoxale parce que perturbante, ce qui
est, sans aucun doute, une façon d’introduire le thème de
l’Unheimliche que la langue italienne traduit, en général, par ce mot
de perturbante.
Mais ce n’est pas tout. La coexistence temporelle du possible et du
réel rend sensible une autre puissance, que Paolo Virno désigne en
évoquant quelque chose comme une mémoire de l’avenir. Le déjà-vu,
certes, surgit comme l’épiphanie de ce qui prend, alors, la « forme-
[du-]passé ». Mais, ajoute aussitôt le philosophe, « la forme-passé
concerne, en outre, la représentation du futur (la forma-passato
attiene, inoltre, alla rappresentazione del futuro) [en sorte que] le
futur antérieur [donnera forme à cette] mémoire de l’avenir. […] Un
fait qui adviendra ensuite aura été possible ». Tout cela développé à
travers les multiples embûches que rencontre fatalement toute pensée
du temps, ce qui obligera Virno à établir certaines nuances ou
distinctions : entre un déjà-vu que le possible innerve et un autre,
trivial, qui se réduirait à la simple « fausse reconnaissance » d’un réel
(quand le possible est réduit à un simple réel irréalisé) ; ou bien entre
un anachronisme qui innerve le possible et un autre, trivial, « réel »,
qui paralyse l’histoire (quand l’anachronisme est réduit à une simple
erreur sur la chronologie).
Paolo Virno infère de tout cela une notion très profonde de ce qu’il
nomme le passé potentiel en tant que « producteur d’historicité ».
C’est un temps paradoxal : un « passé ouvert de la [ou à la]
puissance » (passato dischiuso alla potenza). Un temps pour les
inactualités et les anachronismes, dans le sens où chaque maintenant,
chaque présent, coexiste avec un pas-maintenant (non-ora) — la
formule évoquant Ernst Bloch, dont Virno n’aura pas omis de citer
l’article sur les « Images du déjà-vu » ainsi que les analyses de la
« non-contemporanéité » — qui lui-même tend simultanément vers
un passé et vers un futur. C’est aussi un temps pour les survivances,
comme le montre la référence faite aux travaux d’Ernesto De Martino
et la proposition de « permettre l’histoire à travers sa
déshistoricisation » : comme si toute interruption de la chronologie
permettait « d’être dans l’histoire comme si on n’y était pas », selon
l’expression fameuse, citée par Virno, du grand anthropologue. Je
remarquerais cependant un mouvement difficile à suivre jusqu’au
bout : une espèce d’hybris philosophique dans la façon dont Virno
finit par radicaliser ses propositions en direction du seul passé
(« l’éternellement passé ») comme de la seule puissance (absolument
antérieure à tout, déligitimant même toute réalisation).
L’essentiel ne serait-il pas de regarder à la fois dans toutes les
directions du temps ? Si les survivances — ou, en général, les retours
du refoulé de l’inquiétance du temps — désignent bien un passé en
puissance, cela ne veut-il pas dire que, potentiel, ce passé n’attend
qu’un geste pour se faire, suivant la leçon d’Ernst Bloch, futur en
puissance ? L’imagination ne nous permet-elle pas de nous inquiéter
du possible, c’est-à-dire de recommencer, non seulement le passé,
mais encore le futur ? De convertir un passé en futur, et d’ouvrir par
là, dans le présent même, les chances de sa mise en œuvre ?
25

RÉSISTER,
PAR RYTHMES ET CONTRETEMPS

Il nous faut donc, pour recommencer, constamment nous


souvenir — à chaque fois de nouveau, à chaque fois pour tout
rejouer — de notre futur potentiel. Il se trouve que cela passe souvent
par un désir tendu et comme retourné vers quelque passé potentiel :
comme le disait Freud, les désirs les plus vifs nous mènent vers
l’avenir en tant même qu’ils sont modelés « à l’image du passé » sur
nos désirs les plus profonds, les plus anciens. Recommencer, cela
suppose donc, anthropologiquement parlant, que l’on aille dans tous
les sens du temps. Plus exactement : que l’on aille là où l’« esprit du
temps », là où le « régime d’historicité » en cours tendent à interdire
l’accès, comme s’il y avait dès lors une frontière de temps à ne passer
qu’illégalement. Il faut ainsi, pour que quelque chose recommence
pour de bon, aller à contretemps. Non seulement marquer les
contretemps de la mesure prescrite par le « régime » des temps
consensuels, mais encore inventer de nouveaux rythmes, de nouvelles
polyrythmies capables de créer des brèches, des singularités, des
symptômes lancés vers l’autre avenir de nos souhaits. Ce qu’Ernst
Bloch appelait si bien les images-désirs, ces formes créées, exigées
par notre « principe espérance ».
Quel est donc le rapport si profond par lequel se nouent désir,
résistance aux « régimes » de temps et, enfin, l’imagination des
formes d’espérance en tant que dialectiques d’un Autrefois et d’un
Advenir ? Ne nous étonnons pas que tout cela ait déjà été
exposé — et pensé ensemble — dans l’Éthique de Spinoza :
« L’espérance (spes), en effet, n’est rien d’autre qu’une joie
inconstante (inconstans laetitia) née de l’image (ex imagine) d’une
chose future ou passée. » Voilà qui nous dit, en quelques mots à
peine, beaucoup à la fois : que l’espérance est labile, fragile dans ses
atermoiements, susceptible de malheurs comme de bonheurs ; qu’elle
se tourne aussi bien — voire en même temps — vers un futur que
vers un passé ; et qu’elle en passe par l’image pour constituer ses
contenus autant que ses formes, ses temporalités autant que ses
visibilités. Il faut ajouter que, derrière les incertitudes de l’espérance,
il y a, fondamentale, cette obstination du désir dont Spinoza aura fait
l’un de ses concepts fondamentaux à travers la notion de conatus. En
sorte que nombre de commentateurs, tels Laurent Bove ou Filippo
Del Lucchese, n’auront pas manqué de voir tout ce réseau de motifs à
travers la mise en place d’une véritable « éthique de la résistance ».
Résister a d’abord signifié, simplement, « se tenir en faisant face ».
C’est donc faire front sans subir, sans être pris. C’est refuser de se
laisser circonvenir ou de suivre un mouvement imposé. C’est
s’opposer à la force qui veut vous capturer. C’est refuser de se
soumettre. C’est donc déjà se soulever et, de toute façon, persister,
s’obstiner dans son propre désir et dans son autonomie. Ce peut être
prendre les armes contre un oppresseur, ce peut être prendre la plume
(René Char fit les deux, ce dont témoignent si puissamment ses
Feuillets d’Hypnos), ou autre chose encore. Comme l’ont montré
Alexander Kluge et Oskar Negt dans leur ouvrage Geschichte und
Eigensinn, l’obstination — que dénote le mot Eigensinn — peut se
comprendre comme la résistance par excellence aux « régimes » de
coercition quels qu’ils soient (même lorsqu’ils s’autoproclament
révolutionnaires). On ne s’étonnera pas que ce thème de l’obstination
ait parcouru l’œuvre de Theodor Adorno depuis les tout premiers
temps de ses critiques du régime nazi jusqu’à la fin de sa vie. Plus
surprenant — mais parfaitement cohérent — apparaît alors le texte
de 1969 intitulé « Résignation » (Resignation).
Basé sur un discours radiophonique prononcé en 1968, ce texte
porte la marque de ses circonstances, à savoir les critiques virulentes
dont Adorno fut l’objet de la part des étudiants contestataires de
Francfort. Lui qui venait juste de critiquer le « jargon de
l’authenticité » chez Heidegger se trouva, soudain, sous le coup d’une
critique semblable accusant son propre « jargon intellectuel » et,
donc, « élitiste ». Il fut publiquement mis en cause et raillé en 1969.
On exigea de lui une autocritique à la chinoise. Il mourut au cours de
l’été après une série de crises cardiaques. Il avait été profondément
affecté par les reproches de « résignation » et de repli théorique qu’on
lui avait adressés. Mais, devant la page blanche, comme à son
habitude, il n’avait pas fléchi : il avait résisté encore, il s’était obstiné
et donnait même à penser ce que peuvent être, justement, une
résistance et une obstination dans des contextes où la pensée se
trouve accusée de « résignation » : c’est-à-dire de « ne rien faire ». Le
grief s’énonçait ainsi : « Quiconque doute à cette heure de la
possibilité d’une transformation profonde de la société et refuse pour
cette raison de participer à des actions violentes et spectaculaires ou
de les recommander, a renoncé. […] En laissant les choses en l’état, il
les approuve sans se l’avouer. »
Le sens profond de cette accusation, c’est que « la distance à la
praxis est suspecte à tous (Distanz von Praxis ist allen anrüchig) ».
L’appel contenu dans cette accusation peut alors se formuler ainsi :
« Assez de paroles ! […] Qui ne fait que penser, se tient en retrait, est
un faible, un lâche, virtuellement un traître. » C’est le cliché même de
toute hostilité au travail intellectuel. Adorno répond : « Avec quelle
facilité la subordination de la théorie à la praxis tombe au service
d’une nouvelle oppression ! [Or celle-ci est] fondée sur la peur
(Angst). On craint la pensée sans tutelle [et on se lance dans] une
pseudo-activité, un faire exubérant qui surjoue et s’échauffe pour sa
propre publicité, sans s’avouer dans quelle mesure cela sert un
substitut de satisfaction et s’élève pour devenir un but en soi. […]
Dans la praxis hypostasiée, on ne fait que réagir, et alors mal. »
L’obstination ? La véritable résistance ? C’est lorsque la pensée
refuse de s’interrompre, quelles que soient les circonstances
présentes. C’est lorsqu’elle refuse de souscrire aux injonctions, de
quelque côté qu’elles viennent.
Adorno retrouvait ici les accents de liberté singulière et les
avertissements autrefois adressés par Walter Benjamin — en 1934,
dans le cadre de l’Institut parisien pour l’étude du fascisme — à ses
propres amis antifascistes : ne sacrifiez pas à l’injonction de la « juste
tendance » politique, car elle n’est en rien suffisante à votre travail de
pensée. Elle ne saurait donc, en aucun cas, être autolégitimante. Le
véritable penseur critique n’est pas celui qui se soumet à l’obligation
publique de prendre parti et d’agir en conséquence. Il prend position,
ce qui est sensiblement différent. Et surtout, précisait Adorno, « il ne
cède pas » sur sa capacité à ouvrir des possibles, à imaginer quelque
chose que la logique pratique ne peut concevoir. « Tant qu’elle ne
s’interrompt pas, [la pensée] retient solidement la possibilité. Ce
qu’elle a d’inassouvissable, la réticence à se payer de mots, s’interdit
la sotte sagesse de la résignation. […] Une pensée ouverte fait signe
vers ce qui la dépasse. […] En fait, avant tout contenu particulier, la
pensée est la force de résister (die Kraft zum Widerstand). »
Résister, pour un penseur tel qu’Adorno, serait donc persister dans
son désir de comprendre le réel, d’imaginer le possible et de
dialectiser tout cela. Ce n’est pas chercher à « survivre » à son
époque — on a même l’impression qu’Adorno n’aura pas survécu à
ce procès intenté au sens même de son œuvre dans la longue
durée — mais, bien plutôt, à faire survivre l’exigence contenue dans
un certain exercice de la pensée. « Ce qui fut pensé une fois peut être
réprimé, oublié, disparaître (unterdrückt, vergessen werden,
verwehen). Mais on ne peut nier qu’il en survit (überlebt) quelque
chose […] Ce qui a été pensé de manière prégnante doit être pensé
ailleurs, par d’autres : cette confiance (Vertrauen) accompagne même
la pensée la plus solitaire et la plus impuissante. Celui qui pense n’est
jamais en rage dans la critique. La pensée a sublimé la rage. Celui qui
pense ne doit pas se l’infliger, il ne veut pas non plus l’infliger aux
autres. Le bonheur qui point dans l’œil du penseur est le bonheur de
l’humanité. La tendance universelle à la répression va contre la
pensée en tant que telle. La pensée est bonheur (Glück), même encore
là où elle détermine le malheur : en l’exprimant. C’est ainsi
seulement que le bonheur pénètre jusque dans le malheur universel.
Celui qui ne se laisse pas prendre ce bonheur, celui-là ne s’est pas
abandonné à la résignation (nicht resigniert). »
Ne pourrait-on pas, ici, reconvoquer la façon dont Ernst Bloch,
juste avant la « confiance » inhérente à son Esprit de l’utopie, avait
pu écrire toute une série de textes critiques sur les prises de parti
nationalistes au cours de la Grande Guerre ? N’avait-il pas dû, pour
cela, opérer une nette distinction entre pensée de « combat » (Kampf)
et pensée de « guerre » (Krieg) ? C’est que, comme l’a indiqué
Françoise Proust dans De la résistance, celle-ci n’est « ni en paix ni
en guerre [parce que] son combat n’est ni militaire, ni guerrier, mais
politique ». La résistance sera donc transversale : à l’image de ce
qu’Hannah Arendt avait si bien nommé, dans sa préface à La Crise de
la culture, une « force diagonale ». Cette force qui sait transformer la
colère en courage, voire en cette paradoxale « confiance » dont parlait
Adorno. Et c’est là, écrit Françoise Proust, qu’elle se tient sur le fil,
dans un cheminement à la fois si fragile et si obstiné : « Se tenir sur le
fil du rasoir comme un danseur de corde, repérer depuis un point à la
fois menacé et invincible les périls qui guettent de toutes parts et les
chances qui gisent à même le danger, telle est la ligne à la fois droite
et sinueuse de la résistance. »

On sait que, plus près de nous, dans une fameuse conférence


de 1987 — ainsi que dans son Abécédaire filmé avec Claire Parnet
comme interlocutrice, au chapitre « R comme Résistance » —, Gilles
Deleuze s’est employé à réunir les deux notions de résistance et de
création. C’est avant tout, affirme Deleuze, une question
d’« affinité » : « […] il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre
d’art et l’acte de résistance. » Affinité ? Voilà qui semble bien
mystérieux, et Deleuze ne s’en cache pas : « Quel est ce rapport
mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance alors que les
hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture
nécessaires pour avoir le moindre rapport avec l’art ? Je ne sais pas. »
Le recours à André Malraux — pour qui l’art serait « la seule chose
qui résiste à la mort » — semblera, par sa trop grande généralité, de
peu d’utilité et ne fera donc pas l’objet d’un développement
conséquent.
Quoi, alors ? Deleuze semble à la recherche d’une forme pour
l’affinité qu’il propose : « […] l’art est ce qui résiste, même si ce
n’est pas la seule chose qui résiste. D’où le rapport si étroit entre
l’acte de résistance et l’œuvre d’art. Tout acte de résistance n’est pas
une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière, [il] en soit [une].
Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une
certaine manière, elle l’est. » Que cette affinité puisse engager toute
une dimension politique, c’est ce que dira bien la fin de cette
conférence, brièvement dédiée au thème du « peuple qui manque » :
« Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui
n’existe pas encore. » Ce à quoi répondra, dans L’Abécédaire, la
dimension éthique, empruntée à Primo Levi, de la « honte d’être un
homme ». Qu’est-ce, alors, que résister ? C’est exister lorsque
l’existence « libère une puissance de vie », propose Deleuze. « C’est
effectif », ajoutera-t-il, comme pour insister sur l’aspect vital, non
idéal, de ce processus. Et c’est en cela, dira-t-il, qu’il est possible,
voire nécessaire, de penser ensemble ces deux gestes que sont « créer
et résister ».
Tel serait donc le contretemps essentiel par quoi se signale toute
œuvre ou toute personne résistante à la coercition, à la résignation, à
la lâcheté. Deleuze retrouve ici, semble-t-il, de plus anciennes
intuitions philosophiques, notamment lorsqu’il suggérait, dans
Logique du sens, qu’à devenir l’acteur de ses propres événements, un
sujet se rend capable d’entrer, non dans une praxis au sens habituel,
mais dans quelque chose qui devait alors être nommé une « contre-
effectuation ». On sait que, vingt-cinq ans après la conférence de
Deleuze, Giorgio Agamben en aura repris le thème et, même, le titre
exact : « Qu’est-ce que l’acte de création ? » Le philosophe italien
retient avant tout que, dans créer autant que dans résister, Deleuze a
vu un processus fondamental à l’œuvre : celui de « libérer une
puissance ». Agamben propose alors de « développer quelque chose
qui [chez Deleuze] est resté (ou a été délibérément laissé) dans
l’ombre ». Il s’agira, en effet, de mettre en avant quelque chose
comme l’ombre de la puissance : le recours à un aspect particulier de
la théorie aristotélicienne de la puissance comme « privation » ou
« non-exercice ».
C’est là, de fait, un aspect crucial dans toute la pensée d’Agamben
(aspect sur lequel j’ai eu l’occasion, déjà, de m’interroger) : la
puissance comme ombre, pourrait-on dire en retrouvant, dans cette
expression, les échos des vieilles théologies négatives. C’est là
qu’Agamben, loin de « développer » quelque chose qui serait « resté
dans l’ombre » chez Deleuze, introduit plutôt sa propre conception
« ombrageuse » de la puissance comme une antithèse radicale de la
« lumineuse » position adoptée dans la conférence de 1987. Pour ce
faire, Agamben va passer, en quelques lignes seulement, de
« l’ambivalence propre à toute puissance » (l’ambivalenza specifica
di ogni potenza) — puisque, en effet, qui dit puissance dit « puissance
d’être et de ne pas être, de faire et de ne pas faire » — à une
proposition beaucoup plus radicale où l’ambivalence sera orientée,
donc réduite, du seul côté néantisateur : « Dans la puissance, la
sensation est constitutivement anesthésie, la pensée non pensée,
l’œuvre désœuvrée. »
À suivre Agamben, donc, Deleuze aurait commis une grave erreur
philosophique, celle de parler d’acte (de résistance) ou d’œuvre
(d’art) là même où il est question de la puissance. Or la puissance,
aux yeux d’Agamben, se définit désormais par sa vocation à destituer
par avance toute action et toute œuvre. Ce qui l’amène, logiquement,
à critiquer Spinoza lui-même — l’une des grandes sources de
Deleuze, avec Nietzsche — et sa fameuse théorie du « désir
persévérant ». La vraie résistance, veut alors corriger Agamben, n’est
pas dans l’acte du désir lui-même mais dans une « résistance interne
au désir » en même temps qu’un « désœuvrement interne à
l’opération ». Deleuze aurait-il accepté un tel « développement » de
sa pensée ? J’en doute fort. Philosophe de l’affirmation, il parlait bien
de libérer une puissance et non pas de l’introduire comme un néant
au cœur des actes (de résistance) ou des œuvres (d’art). Lorsque, dans
L’Abécédaire, il scandait l’expression : « C’est effectif », il voulait
marquer, en somme, la valeur immanente et affirmative, la valeur
d’éternel retour contenue en toute résistance comme en toute création.
Loin de mépriser l’acte ou l’œuvre, il en admirait, bien au contraire,
la faculté de persévérance.
Une indication précieuse nous est donnée, dans L’Abécédaire, sur
la teneur temporelle, si l’on peut dire, de l’acte de résistance : les
gens — ou, tout aussi bien, les choses — qui résistent, affirme
Deleuze, sont ceux qui font en sorte d’« exiger leur rythme à eux ».
C’est-à-dire de s’autonomiser dans le rythme. Le rythme : telle serait
peut-être la puissance par excellence. Recourant au vocabulaire
nietzschéen de la puissance — ici opposée, non à l’acte, mais au
pouvoir —, Deleuze écrivait, dans sa Logique de la sensation, que
cette puissance-rythme est « multisensible » : « Il appartiendrait donc
au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de
faire apparaître visuellement une Figure multisensible. Mais cette
opération n’est possible que si la sensation de tel ou tel domaine (ici
la sensation visuelle) est directement en prise sur une puissance vitale
qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le
Rythme, plus profond que la vision, l’audition, etc. […] L’ultime,
c’est donc le rapport du rythme avec la sensation, qui met dans
chaque sensation les niveaux et les domaines par lesquels elle passe.
[…] C’est diastolesystole : le monde qui me prend moi-même en se
fermant sur moi, le moi qui s’ouvre au monde, et l’ouvre lui-même. »
Deleuze faisait alors référence à la phénoménologie d’Henri
Maldiney et à son « Esthétique des rythmes » proposée en 1967. Il
était question, dans ce texte qui a fait date — fût-ce discrètement —,
d’une persévérante surprise où le rythme ne cesserait de nous placer
en ne cessant jamais de nous en déplacer. Quelque chose qui ne serait
ni l’« emprise » de quelque activisme maniaque et triomphant, ni la
« déprise » de quelque désœuvrement mélancolique et décourageant.
Parce qu’il se donne en tant qu’ouverture toujours relancée dans le
temps, le rythme ne serait alors ni l’acte seulement, ni la puissance
exactement : plutôt quelque chose qui persiste à vibrer, à respirer, à
battre, à changer. Quelque chose qui joue donc constamment entre
l’acte et la puissance. Puissance d’apparition dans l’œuvre visuelle, le
rythme serait ainsi l’œuvre du temps dans la puissance de création.

Ne sommes-nous pas en train de passer, subrepticement, d’une


question d’urgence politique (la résistance dans le risque) à une
réponse d’autonomie esthétique (la persévérance dans le rythme) ?
Avons-nous quitté le domaine des soulèvements ? Pas du tout. Ce
qu’enseignent Spinoza ou Gilles Deleuze, Adorno ou René Char,
Ernst Bloch ou Alexander Kluge, c’est que la résistance donne forme
au temps. Qu’elle est affaire de forme autant que de contenu
politique, affaire de forme autant que de temps : c’est-à-dire
d’obstination, comme lorsqu’on lit l’indication ostinato sur tant de
partitions musicales. De cela, les images ne sont jamais en reste :
elles aussi dansent en rythme, elles aussi se souviennent et anticipent,
elles aussi sont efficaces comme des actes et ambivalentes comme
des puissances. Dans l’urgence même elles prennent tout leur temps,
et c’est là leur grande force : temps des survivances (lorsqu’elles font
apparaître l’« inconscient de la vue » et suscitent des retours du
refoulé), temps des persistances (lorsqu’elles assument le courage de
continuer), temps des espérances (lorsqu’elles anticipent l’advenir de
nos désirs). Elles font fuser les formes de l’acte et celles de la
puissance dressée contre les immobilisations qu’un pouvoir cherchera
toujours à imposer.
Ou plutôt : la résistance donne au temps des formes qui surgissent
comme des « contre-effectuations » ou comme des gestes à
contretemps. À contretemps de quoi ? De ces espèces
d’immobilisations que sont les mouvements prescrits d’avance par
nos « régimes » de gouvernementalité ou de temporalité. Voilà
pourquoi il était si pertinent d’aborder l’œuvre de Gilles Deleuze tout
entière sous l’angle des « mouvements aberrants », comme l’a fait
David Lapoujade en 2014. Voilà encore pourquoi il apparaît si
nécessaire de persévérer dans la « passion de regarder le corps de
l’histoire avec les yeux chargés du désir de la politique », comme
l’écrivait Mario Tronti dans La Politique au crépuscule, expression
qu’a récemment commentée Antonia Birnbaum à la lumière de
certaines notions benjaminiennes. Depuis la « Horde d’or » des
mouvements révolutionnaires italiens documentés par Nanni
Balestrini et Primo Moroni jusqu’à « Nuit debout », ce sont des
formes anthropologiques renouvelées — toujours
« recommençantes » —, des gestes existentiels et inventifs qui, à
chaque fois, viennent redessiner les contours du champ politique.
Celui qui ose affirmer que « tout acte de résistance n’est pas une
œuvre d’art bien que, d’une certaine manière, [il] en soit [une] »,
celui-là s’inscrit assez clairement dans cette tradition romantique
étudiée par Michael Löwy et Robert Sayre chez de nombreux
penseurs de la chose politique. Le paradigme de la « création »
prolonge en ce sens chez Deleuze — fût-ce dans un vocabulaire qui
tentait, à l’époque, de se démarquer de l’imaginaire au sens sartrien
et, surtout, au sens lacanien du terme — les réflexions de ces
« philosophes soulevés » que furent, par exemple, Herbert Marcuse
en 1955 (réhabilitant l’imaginaire et l’utopie avec Freud) ou Henri
Lefebvre en 1957 (avec son appel au « romantisme
révolutionnaire »). Même Antonio Gramsci avait, dès 1917, associé
les motifs de la résistance (« vivre, c’est résister ») et de
l’imagination (« dans l’activité politique aussi, l’imagination a un
rôle immense »).
Un an tout juste après la conférence de son ami Gilles
Deleuze — soit en 1988 —, Antonio Negri aura voulu, dans Art et
multitude, resserrer à son tour les liens entre résistance et création.
« L’art n’est pas une conclusion, c’est au contraire une prémisse »,
écrivait-il : une création de formes capables de donner lieu à certains
gestes, à certaines prises de position, à certaines résistances.
Capables, à ce titre, d’« anticiper la révolution », et cela pour la
raison même qu’une telle création apparaît, philosophiquement
parlant, comme un excès, une « excédence d’être » aussitôt comprise
comme résistance aux « régimes », aux coercitions de toutes sortes.
Dans Fabrique de porcelaine, en 2006, Negri articula tout cela au
désir spinoziste comme à la subjectivation foucaldienne : « Dans la
mesure où le désir de vie signifie l’émergence d’une résistance au
pouvoir, c’est la résistance qui devient le véritable moteur de la
production de subjectivité. » Celle-ci serait donc à comprendre
comme « expression d’excédence », à savoir une « action créative
[qui] échappe du même coup à la loi de la valeur-travail ».
Au moins deux chapitres — ou « ateliers », comme les appelle
Negri — étaient consacrés, dans Fabrique de porcelaine, à la
question de la « résistance ». Elle était pensée comme la puissance de
ce qui oppose une différence aux pouvoirs du Même. Or la différence
ne se contente pas de faire obstacle ou de harceler les mouvements
hostiles et autoritaires : elle travaille, dit Negri, à la « constitution
ontologique de l’à-venir ». Toute différence doit être alors pensée
dans sa dimension anticipatrice : il s’agit, à chaque fois, d’une
« réinvention de la liberté », au même titre que chez Ernst Bloch le
pas de la différence négativement formulée exigeait d’être amplifié
dans le pas-encore affirmatif de l’utopie concrète. Negri insistait en
tout cas sur le fait que, si différence rime si bien avec résistance, c’est
parce que les deux ensemble apparaissent « comme la condition de
possibilité de nouvelles subjectivités, c’est-à-dire comme la condition
de possibilité d’une création ». Et c’est en cela même que l’on pourra
passer du « droit de résistance » au « pouvoir constituant »
proprement révolutionnaire.
Résister, ce n’est donc pas seulement opposer une barricade à un
mouvement qui nous menace. C’est trouver, dans cette opposition
même, la force affirmative d’imaginer et de recommencer, c’est-à-
dire d’inventer de nouvelles formes pour le temps, pour la vie, pour la
liberté. Sans doute, comme le disait Alain Brossat, un tel
recommencement devra-t-il être reconduit jour après jour, puisque la
résistance dont il s’agit est fatalement — obstination des puissances ?
oui, mais contre la fatalité des pouvoirs — une « résistance infinie ».
Daniel Bensaïd, quant à lui, régla toute son anthropologie politique
sur le précepte : « Je résiste, donc je suis »… Ce qui apparaîtra
comme une variante de l’expression « Vivre, c’est résister » employée
en 1917 par le théoricien communiste Antonio Gramsci, bien que ce
fût là, justement, une citation du poète romantique Friedrich Hebbel.
Bensaïd précisait que cette condition anthropologique ne peut elle-
même se manifester que dans le temps incertain de la création :
« Rien ne m’est sûr que la chose incertaine », comme l’avait écrit un
autre poète, François Villon que cite Bensaïd juste avant de trouver
dans la philosophie pascalienne une forme ultime pour cette politique
du temps : la forme du « pari ».
À chacun, donc, de donner forme à son pari de résistance, que ce
soit pour penser les relations entre insoumission, insurrection et
résistance (comme l’a fait Étienne Balibar, notamment) ; pour
interrompre le « temps des catastrophes » (auquel Isabelle Stengers
propose donc de « résister ») ; pour faire surgir, depuis nos sombres
temps, des espaces ou des « ressources pour l’espoir » (comme l’ont
tenté, parmi bien d’autres, Raymond Williams ou David Harvey), etc.
Parce que cette opération est essentiellement un pari sur le temps, une
question devient alors cruciale : que faut-il entendre, du point de vue
temporel, par création ? On revient ici au débat qui opposait,
en 1985, Cornelius Castoriadis et Paul Ricœur sur cette notion dans le
contexte même d’une pensée sur l’histoire et l’« imaginaire social ».
Dans un texte de 1990 intitulé « Violence et commencement »,
Emmanuel Terray engageait sa pensée temporelle des soulèvements
dans la perspective d’une création radicale et fatalement violente :
« Ne commence vraiment quelque chose que celui qui accepte de
couper les ponts derrière lui. Ici encore les métaphores sont
éclairantes : rompre les liens, déchirer les mailles, couper les ponts,
rien de tout cela ne s’accomplit sans une certaine mesure de
violence. »
Se dessine alors, entre Castoriadis et Terray, un espace
d’intelligibilité temporelle qui donne au mot création le sens d’un
commencement absolu : on a « rompu tous les liens », on a « coupé
tous les ponts », non seulement avec ses « maîtres », mais encore
avec ses « pères », ses traditions, son passé. Il n’est pas rare de
rencontrer cette idée radicale, par exemple dans L’Insurrection qui
vient où l’acte de « résister », de « se soulever », ne serait rien d’autre
que « décider la mort de la civilisation », pas moins. Comme dans
Maintenant, où il est prescrit de « ne plus espérer », car espérer ne
serait qu’une façon de « se laisser distraire ». Dans cette perspective,
donc, la création — politique — sera absolue ou ne sera pas, c’est-à-
dire qu’elle ne sera telle qu’à avoir rompu tous les liens, coupé tous
les ponts avec les figures d’antécédence. Penseur de l’éternel retour et
de la différence dans la répétition, Gilles Deleuze n’entendait
certainement pas le mot création dans un sens aussi radical et
métaphysique. Ne l’entendait-il pas plutôt — comme de toute façon
nous choisissons ici de l’entendre — sur le mode temporel du
recommencement ?
Recommencer, ce n’est pas couper tous les ponts. C’est couper
certains ponts ou passages imposés, sans aucun doute. Mais c’est,
aussi, lancer des passerelles ailleurs, là où des ponts avaient été
indûment ou injustement coupés. Ce n’est pas séparer
absolument — en vue de quelque hégémonie identitaire —, mais
plutôt reprendre à nouveaux frais toutes les questions d’espace, de
temps, de sujet, de justice. Recommencer n’est pas créer quelque
chose d’absolument neuf à partir d’un espace absolument vide, une
fois décidée la tabula rasa de la « mort de la civilisation ». C’est
recréer, par de nouveaux montages effectués sur un matériau
composite — choses survivantes du passé, choses urgentes du
présent, choses à imaginer pour le futur —, des configurations
capables de rouvrir le temps, de réactiver des possibles jusque-là
inaperçus, des désirs jusque-là censurés. Ce qui se crée dans le
recommencement, ce serait peut-être le contretemps surgi de toutes
ces « réouvertures », de tous ces soulèvements dans le tic-tac
faussement immuable de l’horloge à pouvoirs. Ce que de jeunes
penseurs ont récemment — et fort justement — nommé des
Potentiels du temps qui seront tour à tour à « cartographier », à
« transmettre » et à « manifester ».
Or le contretemps est une forme avant tout : une forme de temps.
Avant de désigner un accident inopiné qui dérange l’ordre — social,
par exemple — des choses, il se dit, en équitation, en danse ou en
musique, de l’interruption d’une cadence. C’est l’irruption d’une
singularité dans le ballet réglé des mesures ou des tempi prévisibles.
Il creuse le rythme, lui donne profondeur voire vertige et, en même
temps, il révèle le rythme. Il est révolte en tant que temps inouï mais,
aussi, ré-volte en tant que temps retrouvé, retourné à sa condition
native. Tel ce duende que Federico García Lorca sut si bien évoquer
en termes de choses imprévisiblement originaires, lorsqu’elles
ouvrent le présent au tourbillon d’un échange tumultueux, d’un
brassage dynamique et incontrôlé entre passé, présent et futur : « […]
le vent qui fleure la salive d’enfant, l’herbe broyée et le voile de
Méduse, [ou tout ce] qui annonce le perpétuel baptême des choses
fraîchement créées (que anuncia el constante bautizo de las cosas
recién creadas). »
26

LES BONDS DE TIGRE


DES DAMNÉS DE L’HISTOIRE

Les purs commencements — si cela existe — n’ont besoin, par


définition, ni de passé à réactiver, ni de mémoire à convoquer, ni
d’une tradition qui leur serait propre. Recommencer, par contre,
signifie partir à partir d’un retour : ce qui suppose un certain rapport
au passé, un certain usage de la mémoire, une certaine lecture de la
tradition (ou une certaine tradition de la lecture). « Nous nous mêlons
nous-mêmes au passé de façon vivante », écrivait Ernst Bloch en
préambule à son livre de 1921 sur Thomas Müntzer. « Les morts font
retour (die Toten kommen wieder) » — mais seulement si nous savons
le désirer. Seulement si nous savons désirer sans craindre de nous
remémorer. « Avec nous leur geste [passé] va, derechef,
s’accomplir. » Müntzer, au XVIe siècle, n’avait rien imaginé d’autre,
fût-ce dans une perspective théologique, qu’une révolution. Il avait
donc tenté de l’organiser, de la mettre en mouvement. Il voulait faire
du « peuple en larmes » des paysans allemands de son temps un
véritable « peuple en armes » capable de s’émanciper, par violence
légitime, de ses oppresseurs.
Thomas Müntzer a, comme beaucoup d’autres, échoué. Mais,
précisait Bloch, « son vouloir s’est ouvert sur de très vastes
perspectives » capables, si l’on y songe, de se prolonger jusqu’à
nous : de nous regarder, de nous toucher directement, de nous
soulever. En sorte que l’histoire de Müntzer devient, aujourd’hui,
« histoire au sens fécond du terme (Geschichte im fruchtbaren Sinn) :
lui et son œuvre, et tout le passé qui mérite d’être relaté, sont là pour
nous assigner une tâche, pour nous inspirer, pour étayer toujours plus
largement notre permanent projet ». Une phrase du livre sur
Avicenne, qui date de la fin des années 1940, résume admirablement
ce lien nécessairement tressé entre mémoire historique et désir
politique : « Seule est féconde la ressouvenance qui est aussi souvenir
de ce qui reste à faire. » Il est également frappant qu’au moment
même d’avoir à comprendre l’échec de la révolution allemande et
l’irrésistible montée en puissance des fascismes européens, Ernst
Bloch, dans Héritage de ce temps, ne se soit pas contenté, dans les
années 1930, d’un simple diagnostic de fin d’époque : il a voulu
chercher dans le passé certains éléments potentiellement féconds pour
une réponse à la situation présente, de façon à imaginer quelque
possible recommencement de la vie démocratique et de l’énergie
émancipatrice.
Un avenir totalement inédit, cela n’existe pas. Ou bien c’est un
avenir vide : « Le désir de bonheur (der Wunsch nach Glück) ne se
peignit jamais dans un avenir vide et totalement nouveau. Il fallait
toujours fabriquer un passé meilleur, certes pas un passé qui fût
vraiment passé, mais le passé d’une préhistoire plus belle rêvée après
coup. » Le millénarisme apocalyptique de Müntzer se réglait tout
entier, en effet, sur le mythe d’un âge d’or où Bloch veut reconnaître
« des souvenirs de la commune primitive (Erinnerungen an die
Urkommune) ». Le philosophe parle alors — sans avoir à se
prononcer sur la réalité factuelle d’une telle « commune primitive »
puisqu’il parle ici de désir et d’imagination politiques — d’un
paradoxal et très anachronique « éloge révolutionnaire des temps
primitifs (revolutionäre Lob der Urzeit) ». Puis d’ajouter, concernant
Müntzer (qui anticipait donc le jeune Marx à l’époque de la loi sur le
« vol de bois ») : « C’était clairement le cas pendant la guerre des
paysans : la demande de restitution de la vieille “franchise
communale” a fait obstacle aux désirs de parcellisation de quelques
groupes, a renforcé le slogan de Müntzer : omnia sunt communia ! »
L’espérance du commun a donc bien son contenu premier dans un
mouvement déjà commun de la mémoire et du désir, que
l’imagination met en forme. Bloch insiste alors sur ce point,
évidemment stratégique dans le contexte d’un ouvrage écrit en
réponse à l’idéologie nazie : c’est que « les représentations
eschatologiques du salut dans le judaïsme prophétique (die
heilseschatologischen Vorstellungen des prophetischen Judentums),
avant et surtout après l’exil, ont peut-être d’abord fait naître ces
utopies historiques ». Bloch rappelle ainsi le mythe juif de Gog et
Magog dont Martin Buber allait, bientôt, montrer le rôle théologico-
politique dans la « réponse » spirituelle que les communautés
hassidiques donnèrent, au début du XIXe siècle, à la puissance
conquérante de l’empire napoléonien. Il rappelle surtout la parole
prophétique d’Isaïe dont il n’hésite pas à qualifier le contenu de
« socialisme primitif (primitiv-sozialistiche Inhalt) », et dont la
« force explosive (Sprengkraft) » demeure précieuse et vivace dans
l’aujourd’hui des « sombres temps » — fût-elle une force imaginaire
ou, plutôt, une force de l’imagination. Bloch n’oublie pas pour autant
que le nazisme a su capter pour son compte d’autres imaginaires
prophétiques, tel celui de Maître Eckhart. Mais ce n’est justement pas
une raison pour abandonner à l’ennemi notre si précieuse faculté
d’imaginer : « L’ennemi a vu mieux que les amis que ces formes
[utopiques ou prophétiques] sont extrêmement efficaces. Il est temps
de récupérer quelques vieilles choses, l’urgence de l’heure nous
l’ordonne. »
Ernst Bloch aura eu beau insister, dans ces mêmes pages comme
partout ailleurs, sur la nécessité de « sauver le bon noyau de
l’utopie » en l’élaborant sur un mode « concret-dialectique (konkret-
dialektische) », il n’a pas, semble-t-il, été entendu à la mesure de ce
qu’il proposait. Il parlait d’une « espérance marxiste » que ni les
marxistes ni les antimarxistes n’auront voulu prendre au sérieux
jusqu’au bout. Pourquoi l’œuvre de Bloch — du moins dans le monde
occidental, puisque la situation en Amérique latine, par exemple,
semble bien différente — est-elle aujourd’hui si peu lue, si peu
convoquée, si peu remise au travail ? Il y a, de cette situation, trois
composantes philosophiques au moins. La première est celle d’un
mauvais partage établi entre espérance et histoire, partage dans lequel
le possible se voit unilatéralement éjecté loin du réel. C’est la façon
triviale — et non pas « concrète-dialectique », comme le demandait
Bloch — de penser l’utopie. La deuxième composante de cette
situation est celle d’un mauvais partage entre l’action et une
imagination considérée du seul point de vue de son « défaut »
d’efficacité pratique.
La troisième composante est celle, une fois encore, d’un mauvais
partage des temps. Le passé y est, d’une part désintriqué à toute force
du présent — et plus encore du futur, bien sûr —, d’autre part relégué
au statut de quelque chose qui ne mérite que d’être, à un moment ou à
un autre, dépassé. Cela ressemble à de la dialectique mais, à lire Ernst
Bloch, cela n’est en réalité qu’une grimace de dialectique : rigide et
académique. Bloch, en effet, refusait de penser la dialectique dans les
termes, établis une fois pour toutes, de la fatale séquence progressive
« thèse, antithèse, synthèse » : il a fait bien autre chose en ne cessant
jamais, fût-ce aux moments de plus grand désespoir politique,
d’imaginer recommencer. De ce point de vue, il n’a jamais cessé de
revenir à la position quasiment romantique adoptée par le jeune Marx
en 1842 : celle qui consistait, concernant la fameuse loi sur le « vol
de bois », à prendre fait et cause pour une survivance. Bref, à résister
dans le présent pour sauver cette chose du passé — une tradition
« communaliste » — qui était précisément capable de refleurir, voire
de s’embraser et d’exploser, en révolution future.
Comme Rosa Luxemburg avant lui et comme Walter Banjamin
près de lui, Ernst Bloch régla toute sa pensée politique sur la trame
historique et anthropologique d’une « tradition des opprimés ». Ceux-
ci furent, dans la longue durée, les damnés de l’histoire autant que les
« damnés de la terre » : il y a bien quelque chose qui court — le plus
souvent furtivement, quelquefois spectaculairement — entre la guerre
des paysans (au XVIe siècle) dont parle Bloch, la « guerre des forêts »
(au XVIIIe siècle) dont parle Edward Thompson et les luttes
territoriales contemporaines, depuis la ZAD jusqu’à l’Amazonie,
qu’évoque Jean-Baptiste Vidalou dans son livre Être forêts. Mais les
« utopies » de ce genre n’auront pas manqué d’être critiquées autant
pour leur ancrage dans le passé que pour leur imagination du futur :
dans les deux cas, suppose-t-on, elles méconnaissent la réalité même,
stratégique, des rapports de force dans le monde de l’action
« présente ».
On pourrait dire, en simplifiant peut-être, que le double chantier
ouvert par Karl Marx et Friedrich Engels — sur le plan de la praxis
politique comme sur celui d’une « science » ou théorie de l’histoire
économique et sociale — aura oblitéré la notion qu’ils pouvaient se
faire de l’imagination, du possible et du passé. Le possible, pour eux,
se déduit et non pas s’imagine. Le passé ne mérite que d’être dépassé.
En 1845, dans La Sainte Famille, ils écrivent que Robespierre et
Saint-Just « ont succombé parce qu’ils ont confondu l’antique
république » des Romains avec ce qui leur revenait de constituer dans
le présent des années 1790. Marx et Engels veulent donc ignorer le
rôle d’une certaine mémoire dans l’imagination présente à se faire de
toute politique, parce que toute politique est, pour eux,
nécessairement et uniquement « actuelle » autant qu’active. Ils
pensent même qu’une telle imagination n’est, par définition pourrait-
on dire, qu’illusion : « Saint-Just caractérise d’un seul mot la trinité
“Liberté, Justice, Vertu” qu’il réclame quand il dit : “Que les hommes
révolutionnaires soient des Romains”. Robespierre, Saint-Just et leur
parti ont succombé parce qu’ils ont confondu l’antique république,
réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de
l’esclavage réel, avec l’État représentatif moderne, spiritualiste et
démocratique, qui repose sur l’esclavage émancipé, la société
bourgeoise. Quelle énorme illusion [de prétendre] modeler à l’antique
la tête politique de cette société ! »
Il faut également rappeler ce passage du Manifeste communiste où
il est dit que « dans la société bourgeoise, le passé domine le présent
[tandis que] dans la société communiste le présent domine le passé ».
Ou encore l’émergence de paradigmes tels que celui du passé comme
masque ou de la tradition comme aliénante, voire comme
« cauchemar », dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, en 1852 :
« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de
plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les
trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La
tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar
sur le berceau des vivants (die Tradition aller toten Geschlechter
lastet wie ein Alp auf dem Gehirne der Lebenden). Et au moment
précis où ils semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à
bouleverser la réalité, à créer l’absolument nouveau, c’est justement à
ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement
(ängstlich) et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres, qu’ils
leur empruntent noms, mots d’ordre, costumes, afin de jouer la
nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable
travestissement et avec ce langage d’emprunt. C’est ainsi que Luther
prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789-1814 se
déguisa alternativement en République romaine et en Empire romain,
et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de
parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795.
Il en est ainsi du débutant qui, ayant appris la langue nouvelle, la
retraduit toujours en sa langue maternelle, mais il n’aura assimilé
l’esprit de la langue apprise et ne pourra créer librement dans celle-ci
que le jour où il saura s’y mouvoir sans nul ressouvenir (ohne
Rückerinnerung) et oubliera, en s’en servant, sa langue d’origine. »
L’exercice de la mémoire serait-il donc cet obstacle funeste à toute
révolution ? Marx écrit encore : « Tout un peuple, qui croit avoir
accru par une révolution son puissant mouvement, se trouve soudain
ramené à une époque défunte et, pour empêcher toute confusion
quant à la rechute, on fait revivre les anciennes dates, l’ancienne
chronologie, les anciens noms, les anciens édits, qui semblaient
appartenir depuis longtemps à l’érudition savante, et les sbires
d’antan que l’on croyait depuis longtemps tombés en putréfaction. »
Conclusion : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut puiser sa
poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir (kann ihre
Poesie nicht aus der Vergangenheit schöpfen, sondern nur aus der
Zukunft). » N’est-ce pas là ce que je nommais, plus haut, un mauvais
partage du temps ? N’y a-t-il pas là, de plus, l’inconvénient majeur de
rabattre toute notion de sujet de l’histoire sur quelque chose qui serait
un temps « propre », une histoire « en propre » ? Que les hommes
fassent « leur propre histoire », comme l’exige Marx de toute position
révolutionnaire, cela tombe sous le sens et, à la fois, n’a rien
d’évident. Cela tombe sous le sens parce que, pour faire son histoire,
il faut se subjectiver, c’est-à-dire défaire en soi le sujet assujetti et
assumer pour soi le sujet émancipé.
Mais cela n’a rien d’évident si l’on considère qu’un sujet,
individuel ou collectif, n’est jamais « à soi » ni « en propre » jusqu’au
bout, voué qu’il est — ce que les romantiques savaient déjà, ce que
répéteront Nietzsche et Rimbaud, ce que théorisera Freud — à la
division. Voué, pour tout dire, à l’inquiétance des temps, cette
« anachronie » ou Unheimlichkeit que Jacques Derrida aura si
subtilement réintroduite dans le paysage philosophique de Karl Marx
à travers les notions de « spectre » et de « survivance ». Lorsque,
d’autre part, Paolo Virno affirme dans Le Souvenir du présent que
« la temporalité de la puissance a son centre de gravité dans le
passé », il ne veut pas dire que tout revient, que tout retombe vers le
passé. Le centre de gravité nous tient dans son attraction, sans
doute — et telle est sa force de « tradition » —, mais il nous permet
aussi de nous orienter, c’est-à-dire de nous mouvoir librement en
expérimentant toutes sortes de distances et de parcours à partir de ce
« centre ».
C’est d’ailleurs bien avant Derrida qu’Ernst Bloch a osé
reconfigurer — de l’intérieur même — le paysage marxiste à l’aune
des survivances et des inquiétantes étrangetés du temps. L’Esprit de
l’utopie n’est autre qu’un grand récit de spectres nous revenant sans
cesse pour « mettre le temps hors de ses gonds », les fameux
fantômes shakespeariens y étant d’ailleurs nommément convoqués. Et
si Héritage de ce temps se termine sur des « rêves rouges »
d’émancipation révolutionnaire présentés comme les plus
authentiques « secrets rouges dans le monde (rote Geheimnisse in der
Welt) », c’est bien qu’Ernst Bloch pensait toute révolution comme
recommencement — pensons seulement au nom Spartakus — et
toute position révolutionnaire comme acte de l’esprit imaginatif. Son
analyse du nazisme, notamment, y dépassait par avance les
alternatives du « modernisme » (à la façon de Jeffrey Herf) et du
« passéisme » antique (à la façon de Johann Chapoutot), comme par
ailleurs le disait aussi un témoin de premier ordre, Karl Korsch, dans
ses Notes sur l’histoire de 1942 : « La pensée nazie, pour l’essentiel,
n’est ni traditionaliste ni moderniste, ni conservatrice ni nihiliste… »
C’est dans ses particulières valeurs d’usage du temps, des images et
des signes qu’il fallait en débusquer les opérations, ce à quoi Ernst
Bloch, tout au long d’Héritage de ce temps, n’aura cessé de
s’employer.

Pour comprendre le désir humain autrement que comme une lubie


égoïste, l’imagination autrement que comme une fantaisie personnelle
et la mémoire autrement que comme une fuite devant la réalité
présente, il faut engager une anthropologie au cœur même de notre
pensée de l’histoire et de la politique. C’est au nom d’une telle
anthropologie du désir politique qu’Ernst Bloch a voulu s’interroger,
toute sa vie durant, sur les puissances de l’imagination utopique.
C’est au nom de la même anthropologie que Rosa Luxemburg,
dès 1904, contestait au point de vue stratégique de Lénine le rejet de
toute « spontanéité des masses ». C’est encore au nom d’une telle
anthropologie que Hannah Arendt partagera avec Bloch le thème de
la « dignité humaine », opposée par elle à cette « désolation »
existentielle qu’impose toute situation d’asservissement, que ce soit
du fait de l’État, du Capital ou du Parti unique (il faut rappeler que
Bloch, âgé de soixante-seize ans, décida de quitter la RDA en 1961,
soit l’année même où son livre Droit naturel et dignité humaine
faisait figure d’affront direct envers le Parti communiste est-
allemand).
Une anthropologie politique interroge les gestes humains plutôt
qu’elle ne cherche à jauger ou juger les actions partisanes. Depuis
Jean-Jacques Rousseau et son Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755 jusqu’aux textes
de Saint-Just sur « La nature de l’état civil » et la faculté humaine
d’« indépendance », en 1791-1792, c’est toute l’anthropologie
moderne de l’émancipation qui se sera, on le sait, mise en place.
En 1798, Emmanuel Kant affirmera, dans son Anthropologie du point
de vue pragmatique, qu’il faut considérer la « tendance à la liberté »
(Freiheitsneigung) comme « la plus violente de toutes les passions
(Leidenschaften) chez l’homme de nature [puisque] celui dont le
bonheur dépend du choix d’un autre (aussi bienveillant qu’on puisse
l’imaginer) se sent à juste titre malheureux ».
Le point de vue adopté par Ernst Bloch fut, cependant, plus
spécifique et plus engagé : il ne s’agissait pas, pour lui, de déterminer
un « état de nature » général de l’homme en société ou de retracer
l’évolution multiséculaire des institutions sociales, comme Friedrich
Engels avait tenté de le faire dans son ouvrage sur L’Origine de la
famille, de la propriété privée et de l’État. Il s’agissait bien plutôt de
redonner voix aux « sans-noms » (Namenlosen), aux damnés de
l’histoire. De reconstituer, en somme, la « tradition des opprimés »
(Tradition der Unterdrückten), comme devait si bien le redire Walter
Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire ». Cela n’allait
donc pas sans une vision rétrospective sur l’histoire des
soulèvements : par exemple lorsque Jules Vallès, dans L’Insurgé,
avait pu dire que « ce sont les indisciplinés qui font plier la
discipline » ; ou lorsque Pierre Kropotkine, dans L’Entraide, évoquait
les traditions communalistes villageoises dont la défense exigeait que
l’on se soulevât contre le pouvoir centralisateur ; ou lorsque Rosa
Luxemburg, dans son Introduction à l’économie politique, passait en
revue l’histoire ancienne des modes non capitalistes d’organisation
sociale et économique… En attendant les versions plus
contemporaines du communalisme évoquées, entre autres, par
Kenneth Rexroth dans Les Communautés affinitaires et dissidentes.
Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, a bien montré
comment le pouvoir colonial dépouillait le colonisé, non seulement
de sa liberté — spatiale, sociale, langagière, psychique —, mais
encore de son histoire : « Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait. Et
parce qu’il se réfère constamment à l’histoire de sa métropole, il
indique en clair qu’il est ici le prolongement de cette métropole.
L’histoire qu’il écrit n’est donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille
mais l’histoire de sa nation en ce qu’elle écume, viole et affame.
L’immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise
en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l’histoire
de la colonisation, à l’histoire du pillage, pour faire exister l’histoire
de la nation, l’histoire de la décolonisation. » Les damnés de la terre
sont donc bien les damnés du temps ou de l’histoire. On se
souviendra du livre fameux de Jack Goody, intitulé Le Vol de
l’histoire et s’attachant à montrer « comment l’Europe a imposé le
récit de son passé au reste du monde ». Mais la partition des damnés
de l’histoire est plus diffuse et complexe encore que ne le laisse
entendre cette formulation : il y a eu des « colonisés » dans chaque
ville, dans chaque banlieue et dans chaque village européen, cela à
chaque moment de notre histoire. Eux aussi ont été exploités et
affamés, dépouillés de leurs temps comme de leurs libertés. C’est
pourquoi la recherche d’Ernst Bloch, quoique principalement menée
dans le monde occidental, demeure exemplaire pour s’être focalisée
sur les marges sociales, les failles de l’évolution dominante, les
intervalles où ce qu’il nommait si bien l’« imagination objective »
(objektive Phantasie) s’employait à contredire les ordres dominants.
Les utopies du « Principe espérance » ne dessinent que des
« mondes intervallaires » (Zwischenwelten). C’est là que se situe leur
puissance (car elles sont obstinées) autant que leur fragilité (car elles
n’occupent jamais de position hégémonique). C’est là que se glissent
d’autres mémoires dans l’histoire officielle, d’autres désirs dans
l’établissement des consensus. C’est pourquoi, parlant d’histoire des
religions ou de la philosophie, Ernst Bloch s’est résolument dirigé
vers les hérétiques, les déviants, les exceptions, comme dans le
domaine de l’histoire politique il aura privilégié les marginaux, les
soulevés, les anormaux. Il fallait, selon lui, accorder toute son
attention aux damnés de l’histoire parce que ce sont eux, en fin de
compte, qui savent le mieux recommencer. N’est-il pas frappant de
constater qu’au moment où Bloch s’exilait de l’Allemagne nazie,
Antonio Gramsci, captif dans les geôles fascistes de l’Italie, concevait
pour sa part quelque chose de semblable à travers sa notion des
« marges de l’histoire » (margini della storia) ?
Cette expression apparaît dans le vingt-cinquième des Cahiers de
prison, daté de 1934. Elle s’articule étroitement avec une notion
introduite pour l’occasion — et qui fera florès, mais beaucoup plus
tard —, celle des « groupes sociaux subalternes » (gruppi sociali
subalterni). Qui sont donc les acteurs de ces « marges de l’histoire » ?
Ce ne sont ni les individus normalisés par l’ordre social dominant (et
c’est alors que Gramsci, bien avant Foucault, met en cause la
« pathologisation » de ces groupes par la médecine positiviste, celle
de Cesare Lombroso par exemple), ni les prolétaires désignés par
Marx, Engels ou Lénine comme les acteurs exclusifs de l’histoire
révolutionnaire. Ce sont des paysans, des illettrés souvent, voire des
lumpenprolétaires — mais illuminés, pleins de désir, de mémoire et
d’espérance pour le futur. Ce ne sont que de pauvres prophètes.
Gramsci en donne un exemple, celui de Davide Lazzaretti chez qui
(comme chez Thomas Müntzer) « la tendance républicaine se mêlait
bizarrement à l’élément religieux et prophétique ». Mais, commente
Gramsci, « c’est précisément ce mélange qui représente la
caractéristique principale de l’événement parce qu’il montre ce qu’il
y a de populaire et de spontané » dans un geste bientôt assumé
comme soulèvement politique.
Et c’est alors, dans un tel soulèvement des subalternes, que toute
une mémoire et toute une tradition se lèvent ou se relèvent d’un
bond : celles des communes paysannes, des « tribuns de la plèbe » à
Sienne au XIIIe siècle, sans parler des histoires romaines de
l’Antiquité. Antonio Gramsci consacra les Cahiers 21, 26 et 27 à des
thèmes directement liés à la Kulturwissenschaft et à l’ethnologie en
général — cependant envisagée selon le point de vue d’une critique
sociale et politique des phénomènes d’aliénation ou, au contraire,
d’émancipation. Ce sont des « problèmes (comme celui de la langue)
très anciens », affirmait Gramsci, et c’est peut-être pour cela que
l’analyse marxiste standard aura tant négligé de s’y pencher. Leur
teneur émotionnelle — le pathos des humbles — semble aussi avoir
fait obstacle à une analyse historique, et voilà pourquoi le point de
vue anthropologique devenait si nécessaire pour comprendre la
dialectique des éléments « fossilisés » et des éléments « créateurs »
de cette véritable culture des intervalles.
On a l’impression, en lisant ces notes éparses dans les Cahiers de
prison, que toute la poétique et toute la politique à venir de Pier Paolo
Pasolini se trouvent formulées, fût-ce à l’état d’ébauche. Il est
frappant qu’en 1948, l’année où ces textes de Gramsci furent publiés
pour la première fois, Pasolini ait entamé la rédaction de ses propres
Cahiers rouges après avoir — c’était le 19 janvier 1947 — signé le
manifeste de fondation du « Mouvement populaire frioulan pour
l’autonomie régionale ». La même année 1948 est celle de la
publication d’un travail majeur dans l’histoire de l’ethnographie
italienne, Le Monde magique d’Ernesto De Martino. Il s’agit déjà
d’une étude anthropologique sur les puissances, symboliques et
imaginaires, propres aux « classes subalternes » en général et à celles,
bientôt, de l’Italie méridionale en particulier. De Martino s’interrogea
donc, après et avec Gramsci — qu’il lui arriva de commenter dès les
années 1949-1952 —, sur des problèmes fondamentaux qu’il abordait
aussi, complétant le point de vue marxiste par une syntaxe
phénoménologique, psychanalytique et, bien sûr, ethnologique au
sens strict.
Son maître, Vittorio Macchioro, était fasciné par l’œuvre d’Aby
Warburg, comme l’a rappelé Giordana Charuty dans sa grande
biographie intellectuelle du jeune De Martino. Mais sa position
demeura toujours tendue ou inquiète — telle une position appelant sa
forme dialectique — entre psychanalyse et marxisme, comme
Benjamin avait pu zigzaguer entre Scholem et Brecht ou comme, plus
tard, Furio Jesi devait explorer un champ de tension qui allait de
Kerényi à l’extrême gauche italienne. On comprend, à travers les
recueils de « textes mineurs » (1933-1963), le livre théorique sur Le
Naturalisme et l’historicisme en ethnologie (1941) ou ses essais
autour du thème de l’histoire et de la « métahistoire » (1953-1958),
qu’Ernesto De Martino n’a jamais cessé d’interroger les constructions
ou les inventions temporelles des « damnés de l’histoire ».
Or ces inventions apparaissent comme autant de symptômes : il
s’agit à chaque fois d’une « crise de la présence » (crisi della
presenza) et, par conséquent, d’une « déshistorification »
(destorificazione), comme on le lit dans maints passages, notamment
dans le recueil Storia e metastoria. De Martino, d’une certaine façon,
n’a jamais cessé d’interroger, au cœur des gestes sociaux — rituels de
lamentation, danses de possédés, attitudes apocalyptiques —, ce que
le temps fait aux humains, à leurs pensées, à leurs désirs, à leurs
discours, à leurs mémoires. On découvre ainsi les grandes
survivances, les longues durées du lamento funèbre dans Morte e
pianto rituale, en 1958, comme les intenses crises des « tarentulées »
qui, dans un état second, osent le blasphème de se dresser, de se
soulever sur les autels d’église, comme on le voit dans La terra del
rimorso en 1961 (fig. 71).
Il pourra sembler curieux qu’Ernesto De Martino, y compris dans
son dernier livre sur les « apocalypses culturelles », La fine del
mondo laissé inachevé en 1965, ait ignoré les analyses des
comportements messianiques par Ernst Bloch dans Le Principe
Espérance. Du moins revint-il sur son rapport avec la pensée de
Gramsci, en insistant sur deux écueils théoriques heureusement évités
par celui-ci (comme ils l’avaient été, d’ailleurs, par Bloch lui-même) :
la « barbarisation positiviste du marxisme » (façon Engels) d’un côté,
la « mythologisation révolutionnaire » (façon Lénine) d’un autre. En
dépit de sa cécité devant ce que De Martino nomme, de façon fort
warburgienne, l’« éthos du dépassement » (ethos del trascendimento),
Gramsci demeure le premier marxiste, à ses yeux, qui ait été capable
de prendre au sérieux le monde sensible des gestes traditionnels
comme le monde imaginaire, utopique donc futur, des « paysans
prophètes ». Dans le livre de 1962 Furore Simbolo Valore, il
s’agissait notamment de penser ensemble les composantes
émotionnelles, symboliques et éthiques — voire politiques — des
gestes ou des rituels pratiqués par les « damnés de l’histoire ». On
peut rappeler ici que les principaux commentateurs de
l’ethnologue — Clara Gallini, Marcello Massenzio et Stefano Matteis
parmi d’autres, ou encore Riccardo Ciavolella qui s’est
spécifiquement penché sur les rapports avec la pensée de
Gramsci — ont tous reconnu cette réarticulation de l’historicité
qu’apportait le regard anthropologique d’Ernesto De Martino : un
incessant nouage de temps hétérogènes à même chaque rituel, chaque
geste, chaque soulèvement esquissé.

71. Franco Pinna, Deux tarentulés sur l’autel de la chapelle de San Paolo à Salento,
1959. Photographie publiée par Ernesto De Martino, La terra del rimorso, Milan, Il
Saggiatore, 1961, fig. 33.

Nous voici loin des mauvais partages de temps et des typologies de


l’historicité en « régimes » péremptoirement définis par avance. Que
les « damnés de l’histoire » soient capables de subvertir de tels
régimes, c’est ce que montrent à l’envi toutes les « histoires
populaires », comme lorsque Chris Harman, à propos des
soulèvements paysans au Moyen Âge, pouvait écrire : « Les attardés
vont de l’avant ». C’est ce qui fait le lien anthropologique entre fêtes
et révoltes, décrit par Yves-Marie Bercé pour une période courant du
XVIe au XVIIIe siècle. C’est ce qui justifiait pleinement le titre du livre
d’Eric Hobsbawm Les Primitifs de la révolte. C’est ce qui détermine
les Arts de faire, comme les a nommés Michel de Certeau, et qui se
développent souvent à travers les situations de pauvreté ou de
marginalité… Comment donc les « attardés » vont-ils de l’avant et,
de ce fait, nous enseignent ce que c’est que recommencer ? Par mille
et une façons de faire et d’imaginer, fût-ce simplement en inventant
des manières de chanter — blues, cante jondo, rembetiko... — dans
les bas-fonds de cités où ils vivent de peu, dans les marges, bref dans
ces Zwischenwelten dont parlait, au plan philosophique, Ernst Bloch.
Le simple fait — mais anthropologiquement fondamental — qu’il
y ait des survivances actives interdit que l’on se contente de parler
d’« époques » succédant à d’autres qu’elles rendraient à jamais
obsolètes. Le simple fait — mais politiquement fondamental — qu’il
y ait des intervalles ou des marges efficaces interdit que l’on se
contente de juger le temps selon des « régimes » déterminés sur
lesquels, d’ailleurs, personne ne se met d’accord : notre temps est-il
aux excès du « progrès » (en vertu de quoi il serait bon d’être
« antimodernes ») ou bien aux excès de « régression » (comme le
pensait, après Svetlana Boym et bien d’autres, Zygmunt Bauman) ?
Peut-on encore appartenir à un monde « après la fin du monde »,
comme s’est interrogé Michael Fœssel ? Peut-on encore faire histoire
si chacun vit sur le mode du « après moi le déluge », comme se
demande Peter Sloterdijk ? Comment imaginer alors ce que Michael
Hardt et Antonio Negri auront voulu nommer une « altermodernité »
qui soit à la fois « forme de résistance » et « force d’invention » par-
delà les paralysies du simple antimodernisme ?
Face à ces dilemmes où nous nous retrouverions sommés de choisir
tel présent contre tout le passé ou tel futur contre tout le présent,
demeure d’autant plus précieuse l’injonction d’Ernst Bloch : « Seule
est féconde la ressouvenance qui est aussi souvenir de ce qui reste à
faire. » Or la forme même de cette phrase nous indique son
fondement théorique : c’est celui d’une imagination dialectique du
temps. Une imagination « concrète-dialectique », comme le précisait
bien l’auteur d’Héritage de ce temps. Ne lui faut-il pas, en effet, une
teneur concrète pour qu’elle ne se dilue pas dans une sensation
éthérée du temps ? Ne lui faut-il pas l’élément dialectique pour
qu’elle se confronte à l’altérité, pour qu’elle trouve son langage et ne
se satisfasse jamais de ses propres images ou « ressouvenances » ?
Telle aura été, tout aussi bien, l’exigence portée par Walter
Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire ». On peut
toujours, « dans une arène où commande la classe dominante », avoir
la nostalgie d’un monde révolu : appelons cela, si l’on veut, un
confortable « saut de mouton » dans le passé. Or Benjamin exigeait,
politiquement, tout autre chose qu’un tel mouvement de nostalgie : il
parlait d’un geste qui serait « effectué sous le ciel libre de l’histoire
(unter dem freien Himmel der Geschichte) » et qui n’est autre, écrit-il,
que « le bond du tigre dans le passé (der Tigersprung ins
Vergangene) ». Qu’est-ce donc que le tigre va, si puissamment,
chercher dans le passé ? Pourquoi le fait-il d’un bond (Sprung), c’est-
à-dire avec toute l’énergie d’un désir visant un but qui est
aussi — comme l’indique ici l’exergue emprunté par Benjamin à Karl
Kraus — l’origine (Ursprung) ?
Benjamin répond dans les mêmes lignes — celles de la thèse
XIV — que « l’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est
pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’“à-présent”
(von Jetztzeit erfüllte) ». Dès lors, prenant à rebours les fameuses
critiques de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il
précise : « Pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé
d’“à-présent” qu’il arrachait au continuum de l’histoire. » Rome était
donc, pour Robespierre, cette ressouvenance féconde qui lui donnait
aussi le souvenir de ce qui lui restait à faire. Cela voulait dire, tout
aussi bien, qu’un tel passé n’était saturé d’“à-présent” que parce que
le présent lui-même était saturé d’un désir — tendu vers l’avenir, vers
l’advenir — lui-même tout innervé de ses propres mémoires. Comme
si chaque désir n’affirmait son mouvement en avant (ce qui est devant
nous, le futur) qu’à se situer aussi, temporellement, dans une
généalogie porteuse de son avant (ce qui a eu lieu avant nous, le
passé).
27

RÉINVENTER
NOS FILIATIONS DE RÉVOLTE

Désirer recommencer suppose, à quelque moment, de décider ce


qui, dans le recommencement, revient ou se répète, ou se prolonge.
Cette décision incombe en grande partie à notre faculté d’imaginer.
C’est alors un même geste que celui du désir et de l’imagination
« concrète-dialectique ». L’utopie en quoi, selon Ernst Bloch, consiste
ce geste se déploiera donc, parce que temporellement
recommençante — ouverte à un commencement d’avenir mais
effectuant le re- du retour ou de la répétition —, dans toutes les
directions du temps. Ce sont des bonds de tigre qu’il faut faire à la
fois dans l’histoire qui nous attend (commencer) et dans celle qui
nous précède (retourner pour savoir d’où recommencer). Tout
utopiste s’invente donc des généalogies de révolte. L’Esprit de
l’utopie, entre 1918 et 1923, déclinait au moins trois généalogies
auxquelles Bloch assumait de faire retour : la philosophie spéculative
de Hegel et de Schelling, la musique romantique de Beethoven
jusqu’à Mahler et, enfin, la pensée de Karl Marx en tant que
paradigme d’apocalypse et d’émancipation. Le Principe Espérance,
entre 1938 et 1959 — deux décennies de labeur, donc — ne nous
étourdit autant que parce qu’il dresse l’arbre généalogique infiniment
ramifié ou déployé de l’utopie blochienne.
Les esprits positivistes auront vite fait de ne voir là que fantaisies
quant à l’histoire. Si l’on retient, au contraire, la leçon romantique
concernant l’imagination — à savoir qu’elle n’est en rien une
« fantaisie personnelle », mais une faculté morphologique,
structurale, qui découvre « les rapports intimes et secrets des choses,
les correspondances et les analogies », comme l’écrivait Baudelaire
en 1857 —, alors il faut prendre au sérieux l’imagination du temps
qui sous-tend toute pensée utopique, voire toute pensée politique en
général. L’utopiste met bien au jour des « rapports intimes et
secrets » : il reconnaît des « fils » qu’il fait remonter jusqu’à des
sources inaperçues. Et celles-ci sont inventées, sans doute, mais dans
le double sens de ce qu’elles construisent (le temps n’est « vide et
homogène » que pour le positiviste ou l’idéaliste, comme disait
Walter Benjamin, il ne prend réellement corps qu’à travers un
processus constructif) et de ce qu’elles exhument (comme dans
l’opération archéologique qui, vouée au vestige, par définition ne
reconstitue jamais « tout ce qui a été » mais restitue quelque chose
malgré tout).
Un locus — ou un topos — privilégié de cette « invention » est la
Renaissance. À la Renaissance, comme son nom l’indique, tout
recommence. Cela s’exhume, comme lorsque Pisano ou Donatello
donnent aux bas-reliefs des sarcophages romains, jusque-là traités
comme de vétustes restes, une nouvelle visibilité ; cela se construit
tout aussi bien, comme lorsque la Ménade d’un sarcophage romain
devient Madeleine au pied de la croix. Cela se reconstruit plus tard
dans le discours du savoir, puisque c’est en se passionnant pour la
Renaissance que des historiens tels que Wölfflin ou Warburg, puis
Panofsky et quelques autres, auront refondé toute une épistémè
moderne de l’histoire de l’art comme discipline. Cela se réexhume
tout aussi bien puisqu’un tel affairement érudit autour de la
Renaissance a pu remettre au jour quantité de
merveilles — poétiques, artistiques ou philosophiques — qui avaient
été, entre-temps, oubliées et inaperçues.
Pour beaucoup, la Renaissance fut une boussole philosophique, un
outil d’orientation. On comprend mieux le chemin que l’on est en
train de prendre, mû par le désir, lorsqu’on se retourne, mû par la
mémoire, pour contempler le chemin d’où l’on pense être parti. On ne
vient peut-être qu’à provenir. Cela permet en tout cas de mieux savoir
tout ce que l’on veut éviter, à gauche comme à droite. Le premier saut
de tigre effectué par Ernst Bloch dans la Renaissance — bien avant
son ouvrage plus pédagogique sur La Philosophie de la
Renaissance —, ce fut pour côtoyer Thomas Müntzer, l’atypique
prophète soulevé, le meneur illuminé des révoltes paysannes de 1525.
Il s’agissait alors, pour Bloch, de rendre hommage à un authentique
révolutionnaire, fût-ce sur un mode mystique et millénariste : de
construire, en somme, sa propre position généalogique dans le
contexte même de l’espérance trahie, celle de la révolution spartakiste
écrasée en 1919. La défaite du soulèvement mené par Thomas
Müntzer — qui, après une bataille où périrent des milliers de paysans
armés de bâtons et de fourches, fut blessé, capturé et torturé, enfin
décapité le 27 mai 1525, sa tête empalée exposée sur les remparts de
Mühlhausen à l’attention du petit peuple vaincu — devenait pour
Ernst Bloch source d’inspiration et modèle d’obstination politique :
une généalogie « théologique » du désir de soulèvement, en somme.
Sans doute Ernst Bloch n’innovait-il pas tout à fait. Dès 1850,
Friedrich Engels avait consacré tout un ouvrage à La Guerre des
paysans en Allemagne. Karl Kautsky, mais aussi Gustav Landauer,
Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg n’avaient pas manqué de rendre
hommage à la figure de l’insurgé Müntzer, prélude à toute une série
de travaux plus ou moins directement inspirés par un point de vue
marxiste (comme chez Adolf Laube) voire anarchiste (comme chez
Raoul Vaneigem), ou bien attentifs aux aspects anthropologiques que
Vittorio Lanternari a décrits dans son livre Les Mouvements religieux
de liberté et de salut des peuples opprimés et que Henri Desroche a
réexaminés dans le contexte de sa Sociologie de l’espérance. Tout
cela que l’on retrouve un peu partout dans le monde et à bien des
époques différentes, que ce soit dans l’anarchisme rural andalou
depuis le XIXe siècle ou dans les révoltes « subalternes » de l’Inde
analysées par Ranajit Guha.
Ernst Bloch, dans son ouvrage de 1921, ne cherchait pas
strictement à faire œuvre d’historien : il cherchait plutôt à transformer
le mouvement rétrospectif de l’enquête en mouvement prospectif ou
optatif touchant à l’urgence politique la plus brûlante. Il cherchait
donc, pour lui-même et ses contemporains, à trouver dans la
ressouvenance de Müntzer « ce qui restait à faire » dans son propre
aujourd’hui : « Le temps revient », écrivait-il donc, « le choc
prolétarien de l’Occident le fait renaître ; en Allemagne et en Russie,
il connaîtra son plein essor. [La société] attend qu’on écoute sa voix,
cette histoire souterraine de la révolution (unterirdische Geschichte
der Revolution) dont le mouvement s’amorce déjà [car] cette
immense tradition frappe derechef à la porte pour en finir avec la
peur, avec l’État, avec tout pouvoir inhumain. […] Un nouveau
messianisme se prépare, enfin familier à la migration et à la véridique
puissance de notre nostalgie : non point aspiration à la tranquillité du
sol ferme, des œuvres figées, des fausses cathédrales, d’une
transcendance recuite, coupée maintenant de toutes ses
sources, — mais aspiration à la lumière de l’instant même que nous
vivons, à l’adéquation de notre émerveillement, de notre
pressentiment, de notre rêve continu et profond de bonheur, de vérité,
de désensorcellement de nous-mêmes […]. Jamais le ciel ne serait si
sombre au-dessus de nous sans la présence d’un orage absolu
(absolute Sturm). »
Müntzer fut donc, parmi d’autres figures, un maillon décisif pour
construire une généalogie révolutionnaire. Mais Bloch, passionné par
cette histoire dont il se sentait l’héritier, s’attacha tout autant à
exhumer — à « inventer » au sens archéologique — la physionomie
caractéristique du désir müntzérien : il chercha tout au fond ce qui
avait soulevé le prophète. Il creusa dans ses rêves et dans sa façon de
les interpréter : rêves bibliques, il va sans dire, tel celui de
Nabuchodonosor où une pierre se met à rouler jusqu’à détruire la
statue du faux dieu, jusqu’à grandir démesurément et emplir toute la
terre… Belle allégorie de la Réforme allemande comme destruction
du pouvoir papal, en effet. Bloch s’attacha aussi à imaginer les gestes
de Müntzer : « Jamais il ne resta immobile, devant la force
provocatrice de soulèvement, dans l’appel continu à ne plus se laisser
bercer. […] La danse, l’animation spontanée de l’âme paralysée, fut
[pour Müntzer] la seule raison de vivre, l’ultime nécessaire, plus que
pressant. »
Bref, Ernst Bloch exhumait chez le pauvre prophète un véritable
style de soulèvement : « Müntzer plongea dans le grand fleuve de la
vie publique pour y nager à contre-courant », et cela pour y réanimer
les « tourbillons » d’une origine latente ou, plutôt, opprimée. Ce fut
un théologien « à coups de marteau », comme il se revendiqua lui-
même en signant un texte de 1524 « Thomas Müntzer mit dem
Hammer »… Bref, il transformait la Réforme en Révolution — ce
que Bloch appelle un « radicalisme hérétique » (ketzerische
Radikalismus) — jusqu’à mettre Luther hors de lui (et, donc, contre
lui). C’est qu’il n’avait pas plus de deux pôles existentiels : Dieu et le
peuple. Comme Éric Vuillard l’a récemment écrit dans un texte assez
proche de l’empathie blochienne : « “Ce ne sont pas les paysans qui
se soulèvent, c’est Dieu !” — aurait dit Luther, au départ, dans un cri
admiratif épouvanté. Mais ce n’était pas Dieu. C’étaient bien les
paysans qui se soulevaient. À moins d’appeler Dieu la faim, la
maladie, l’humiliation, la guenille… »
Dès le début des années 1520, Luther s’est beaucoup méfié du
radicalisme messianique de Thomas Müntzer. Comme l’a écrit
Marianne Schaub, il préférait jouer — pour mieux ancrer
politiquement la Réforme protestante — la carte de l’absolutisme
princier, celui de Frédéric le Sage en l’occurrence, plutôt que celle du
droit divin. L’antagonisme entre Müntzer et Luther ne cessa donc de
gagner en violence, notamment après que celui-ci eut publié son
libelle Sincère admonestation à tous les chrétiens pour qu’ils se
gardent de la révolte et de la sédition : « Quand monsieur Tout-le-
monde (Herr Omnes) se dresse, il est bien incapable de faire et de
respecter cette distinction entre les méchants et les bons ; il frappe
dans le tas, au hasard, ce qui ne va pas sans grande et horrible
injustice. […] Ici, c’est à coup sûr le diable qui inspire les troubles.
[…] C’est pourquoi tu n’as pas le droit de désirer l’émeute
corporelle. » Müntzer avait donc déclaré une guerre spirituelle par le
biais même du désir et de l’« émeute corporelle ».
Or, rien de tout cela n’allait sans images. D’un côté parce que les
prophètes de ce genre sont de grands imaginatifs, d’un autre côté
parce que la Renaissance allemande, avec le développement de
l’imprimerie, fut une fantastique machine à multiplier les images.
L’iconoclasme lui-même ne fut pas seulement une « guerre contre les
images » (celles des autres, évidemment), il fut aussi une véritable
guerre en images (les siennes brandies et disséminées partout, comme
l’ont montré des historiens tels que Joseph Koerner). Il est d’ailleurs
frappant que le travail d’Ernst Bloch sur l’imagination politique de
Thomas Müntzer soit exactement contemporain de l’article écrit par
Aby Warburg sur « La divination païenne et antique dans les écrits et
les images de l’époque de Luther ». Ce texte, à peine — c’est-à-dire
pas tout à fait — sorti d’un état de psychose et d’inquiétude
taraudante vis-à-vis de la situation politique allemande des
années 1918-1920, fut en même temps un acte de fondation
épistémologique : Warburg y formulait ce qui était appelé à devenir
l’un de ses legs les plus importants, à savoir la nécessité, pour toute
« science de la culture » de constituer le champ d’une iconologie
politique, cette discipline capable de comprendre l’imagination
politique d’une époque.
Aby Warburg affirmait, dans cet article, que « l’une des vraies
tâches de l’histoire de l’art est bien de faire entrer dans le cadre d’une
étude historique approfondie ces créations issues des régions mal
éclairées de la littérature de propagande politico-religieuse ». À partir
du livre classique de Johann Friedrich Astrologie und Reformation,
l’historien des images revenait sur le lien entre l’inquiétude des
temps, caractéristique du XVIe siècle allemand, et le soulèvement des
peuples dont la guerre des paysans, en 1525, demeure un moment
crucial. C’est pourquoi il s’intéressait jusque chez Dürer à ces peurs
du déluge, à ces comètes en forme de glaive et à ces
Prognosticationes d’une apocalypse imminente (fig. 66-68).
Évoquant toute cette grande angoisse diluviale, Warburg décrit un
calendrier astrologique de 1524 montrant « un poisson géant au
ventre constellé d’étoiles (il s’agit des planètes en conjonction),
[image dans laquelle] l’ouragan dévastateur sort de ce ventre et s’abat
sur une ville… ». Mais voici le plus important, qui n’a pas échappé à
Warburg : de part et d’autre de cette apocalypse est figurée une
véritable lutte des classes, prélude à toutes les insurrections : « Sur la
droite, l’Empereur et le Pape ; par la gauche arrivent les paysans,
Hans portant la houe conduit par un porte-étendard muni d’une jambe
de bois et d’une faux : l’antique dieu des semailles semblait tout
indiqué pour symboliser ses enfants rebelles » (fig. 72).
Une version à peine différente de cette image circulait en
Allemagne à cette époque, tel un « tract » du soulèvement paysan
(fig. 73). Elle se trouve en bonne place dans l’abondante iconographie
réunie en 1974 par Adolf Laube, Max Steinmets et Günter Vogler sur
la guerre des paysans allemands. Elle fait partie intégrante de ces
temps « faustiens », riches en « monstres politiques » (politische
Monstra), comme le disait Warburg. Comme si les images oscillaient
toujours entre monstra et astra, forces de la pulsion et formes de la
pensée, Warburg allant répétant que tout cela ne faisait que témoigner
de l’« histoire tragique de la liberté de pensée de l’Européen moderne
(tragische Geschichte der Denkfreiheit des modernen Europäers) »…
Ernst Bloch nous permettant, de son côté, de mieux comprendre que
cette « liberté de pensée » est affaire de liberté tout court dans ce
qu’on pourrait nommer l’histoire tragique de l’aliénation sociale (le
mal que l’homme subit de son propre semblable) et de l’émancipation
politique (le désir d’échapper à ce mal, l’utopie de l’égalité parmi les
hommes).
La « guerre des images » de la guerre des paysans fut omniprésente
dans l’Allemagne des années 1520. Elle caractérise le style même de
l’âge de la Réforme. Maurice Pianzola en 1962 et Paolo Thea
en 1998 lui ont consacré des études spécifiques. Aucun des grands
artistes de l’époque — Altdorfer, Cranach, Dürer, Urs Graf, Holbein
de Jeune, Niklaus Manuel Deutsch et, même, le sculpteur Tilman
Riemenschneider — n’aura omis de faire allusion, notamment à
travers l’iconographie des martyrs chrétiens, aux violences
déchaînées dans les batailles entre soldats et paysans, et surtout dans
la répression menée par les lansquenets des princes, tout cela ayant
fait cent mille morts, pour le moins, du côté paysan. Il est significatif
que le plus « engagé » des artistes de ce temps ait été rayé des
chroniques historiques : c’est comme s’il payait de son anonymat
l’audace d’avoir passionnément fait cause commune avec les paysans
soulevés. Wilhelm Fraenger, en 1930, a pensé qu’il s’agissait d’un
certain Hans Weiditz, mais cette identification semble rejetée
aujourd’hui. Il ne reste plus, faute de mieux, qu’à le désigner sous son
appellation traditionnelle de « Maître de Pétrarque ».
72. Anonyme allemand, Prédictions pour l’année 1524, 1523. Gravure sur bois
servant de frontispice à H. Rynmann, Practica über die grossen und manig feltigen
Coniunction der Planeten, Nuremberg, 1523, et publiée par Aby Warburg dans
Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten, Heidelberg, Carl
Winter, 1920, p. 30.
73. Anonyme allemand, Prédictions pour l’année 1524, 1523. Gravure sur bois
servant de tract (Flugschrift) lors des soulèvements paysans. Photo DR.

Son œuvre principale, en effet, consiste en une série de quelque


deux cent cinquante planches gravées sur bois pour illustrer la
première traduction allemande du texte de Pétrarque De remediis
utriusque fortunae (« Des remèdes contre la bonne et la mauvaise
fortune »), et dont un exemplaire magnifique se trouve à la
Bibliothèque nationale de France. Chaque développement du poète,
traduit par l’humaniste Sebastian Brant — auteur fameux de La Nef
des fous qu’illustra Dürer —, donne à l’artiste anonyme une occasion
de prendre fait et cause pour les paysans soulevés en s’inspirant de ce
qu’il pouvait avoir sous les yeux dans la cité d’Augsbourg où il
vivait. Son ensemble iconographique fut donc contemporain des
événements eux-mêmes, bien que l’ouvrage, ayant subi toutes sortes
de retards éditoriaux, ne pût paraître qu’en 1532. Or qu’y voit-on ?
Des paysans courbés sous les rigueurs du ciel, c’est-à-dire de leur
destin social (fig. 74). Mais qui se mettent à manifester leur colère en
véritables scènes de guerre civile (fig. 75). Et qui font trembler une
tour — sur laquelle est juché un puissant — depuis ses fondations
mêmes, comme pour l’arracher à la terre : thématique que Müntzer
utilisait justement dans ses sermons de 1525 (fig. 76).
Tout cela est en même temps très réaliste et très allégorique (si
Ernst Bloch avait vu ces images dont, à ma connaissance, il ne parle
pas, il les aurait peut-être comparées aux photomontages politiques de
John Hearfield). Or tout cela semble culminer dans une planche au
format vertical qui figure quelque chose comme un Arbre de la
société, image que reprendra, comme le signale Maurice Pianzola,
Montesquieu dans L’Esprit des lois. Il s’agit ici d’un grand mélèze
dont les ramures évoquent d’élégantes ailes d’oiseau. Ce qui frappe
d’abord, c’est que les racines sont visibles dans tout leur
enchevêtrement. Or au milieu d’elles sont deux paysans, bien
reconnaissables à leur costume ou à la fourche traditionnelle. C’est à
leur labeur — sève de vie — que l’arbre, comprend-on, doit son
majestueux déploiement. Et lorsqu’on grimpe de branche en branche,
on s’élève évidemment dans la hiérarchie sociale : artisans (un
tailleur et un cordonnier), bourgeois usuriers, puis les princes et les
prélats, et enfin l’Empereur face au Pape… Sauf qu’au sommet de
l’arbre, comme son ultime floraison, se retrouvent nos deux mêmes
paysans, l’un tenant toujours sa fourche (instrument de lutte sociale,
désormais) et l’autre soufflant dans sa cornemuse (comme le signe
d’une joie et d’une liberté retrouvées) : ils semblent goûter la
récompense accordée par quelque justice, naturelle ou divine (fig.
77).
L’année 1525 en Allemagne fut à la fois celle d’un massacre sans
précédent des populations paysannes en révolte — et, dans ce
contexte, du supplice enduré par Thomas Müntzer — et celle de la
publication d’un ouvrage visuel et spéculatif de très grande
importance dans l’histoire culturelle européenne. Je veux parler de
l’Underweysung der Messung, le grand traité d’Albrecht Dürer
traduit en français sous le titre complet d’Instructions pour la mesure
à la règle et au compas des lignes, plans et corps solides. Après avoir
analysé les formes élémentaires, les proportions, les constructions
polygonales et autres transformations géométriques dans les livres I
et II, Dürer donnait au livre III quelques exemples concrets de
réalisations architecturales — colonnes, chapiteaux, socles… — ainsi
que de monuments typiques qu’un artiste de ce temps devait souvent
concevoir pour ses commanditaires princiers.
74. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (destin du paysan). Gravure sur bois. Photo DR.

Alors il imagina trois exemples de monuments en forme de


colonnes composées. Le premier n’a rien que de très officiel : c’est un
« Monument pour commémorer une victoire ». On y exaltera donc la
fierté des puissants avec des bouches à feu (armes de la victoire), des
armures, des pavois et tout ce qu’on trouvera bon comme emblèmes
du pouvoir politique et militaire, à l’exemple des arcs de triomphe
romain ou de la colonne Trajane. Le troisième exemple est un
« Monument à la gloire d’un ivrogne »… La surprise passée, on
reconnaît là une veine ironique, voire cynique, qui se retrouve chez
les plus grands humanistes : elle n’est pas sans évoquer le Momus de
Leon Battista Alberti ou, plus près de Dürer, les Adages d’Érasme. Or
entre ces deux exemples se place, plus mystérieux encore, un
« Monument pour commémorer la victoire sur les paysans
séditieux ». Nous voici donc, mais en silence, tout près de Thomas
Müntzer. Mais dans quel état d’esprit ? L’artiste semble se contenter,
pour accompagner sa figure, de soigneusement décrire le monument.
À partir d’une certaine hauteur de la colonne, voici ce qu’il
recommande : « […] place une jolie cruche de lait, trois pieds et demi
de haut, avec un renflement large d’un pied et le bord inférieur large
d’un demi-pied seulement. Fais-lui un pied évasé. Dresse dans la
cruche quatre râteaux dont on se sert pour racler la fiente, dessine-les
avec une longueur de cinq pieds et demi. Attaches-y une gerbe haute
de cinq pieds, de sorte que les râteaux la dépassent d’un demi-pied.
Suspends-y les outils des paysans, des bêches, des pelles, des houes,
des fourches à fumier, des fléaux et d’autres objets semblables. Pose
tout en haut sur les râteaux un cageot à poules et renverses-y un pot à
saindoux, sur lequel est assis un paysan triste transpercé par un
glaive. Comme je l’ai dessiné ci-après » (fig. 78).

75. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (guerre civile). Gravure sur bois. Photo DR.

76. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (la tour des puissants investie par les paysans). Gravure sur bois.
Photo DR.
Je ne sais pas s’il y aurait lieu de tenter une interprétation
iconologique de la place respective occupée, dans ce montage, par la
cruche de lait et les râteaux à fiente, les fléaux pour battre le blé et les
fourches à fumier… Erwin Panofsky n’en dit pas un mot dans sa
grande monographie de Dürer : il n’évoque le « monument » en
question que pour commenter la parenté entre des Instructions pour
la mesure et le traité de Vitruve De architectura. La représentation du
paysan lui-même, tout au sommet de la colonne, est pourtant bien
frappante : il semble atteint, tel un stylite du malheur, de bien plus
qu’une simple « tristesse ». Le grand glaive enfoncé dans son dos
courbé dit la défaite et, plus encore, la défaite injuste : la défaite par
traîtrise. La tête courbée sur la poitrine, la main sur le visage
évoquent, bien sûr, la mélancolie (celle de 1514) et, plus
spécifiquement, la mélancolie christique telle que Dürer la grava en
frontispice de la Petite Passion de 1511 (elle aussi négligée par
Panofsky). Or l’analogie est ici l’indice d’une généalogie puisque
Dürer n’était pas sans savoir — comme tout le monde en
Allemagne — que le soulèvement paysan était proclamé par Müntzer
comme une « révolte christique ».
77. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten und widerwertigen,
Augsbourg, 1532 (l’arbre de la société). Gravure sur bois. Photo DR.
78. Albrecht Dürer, Monument pour commémorer la victoire sur les paysans séditieux,
1525. Gravure sur bois illustrant le traité Underweysung der Messung, Nuremberg,
1525. Photo DR.

Ernst Bloch, lorsqu’il travaillait sur Müntzer, ne recourut


certainement pas à de telles sources visuelles. Il vivait dans un temps
et une ambiance politique dans lesquels l’iconographie des révoltes
de 1525 avait été durablement marquée par le cycle gravé par Käthe
Kollwitz en 1902-1903 sur la guerre des paysans, et dont le
cinquième feuillet, intitulé L’Assaut (Losbruch) manifeste bien
l’énergie et les topoï révolutionnaires de l’époque avec, au premier
plan, la pasionaria « Anna la Noire » (die schwarze Anna) qui semble
galvaniser les insurgés comme Müntzer lui-même avait pu le faire, du
moins l’imagine-t-on, au XVIe siècle (fig. 79). Des « prophètes
soulevés », il y en a de tous les genres et de toutes les espèces : Bloch
s’est intéressé à tous, d’où l’immensité même de son Principe
Espérance. Cela va du personnage biblique de Job — un « Prométhée
hébraïque » — et du prophète Isaïe à Joachim de Fiore voire à
Sabbataï Zevi c’est-à-dire, en général, à tous les hérétiques qui
traversent aussi un livre tel que L’Athéisme dans le christianisme.

79. Käthe Kollwitz, Losbruch [Assaut], 1902-1903. Gravure à l’eau-forte, à la pointe


sèche et à l’aquatinte. Feuillet 5 du cycle Bauernkrieg [La Guerre des paysans]. Photo
DR.

Et puis il y a Giordano Bruno. Bloch partageait avec Aby Warburg


une grande fascination pour son œuvre et son destin. Là où Müntzer
faisait figure d’insurgé social et mystique, Bruno le faisait en tant
qu’insurgé scientifique et métaphysique, payant lui aussi le prix fort
pour son désir d’émancipation : la geôle, la torture, le supplice. Bruno
pour ses idées fut brûlé vif, on le sait, sur le Campo de’ Fiori à Rome
le 17 février 1600. Pour comble de cruauté, ses tortionnaires l’avaient
mis nu devant la foule et, afin d’être certains de le réduire au silence,
ils lui avaient cloué la langue sur un mors de bois. Quelle avait donc
été sa faute, son audace ? Dans son ouvrage sur La Philosophie de la
Renaissance, Ernst Bloch répond, tout simplement, que Bruno avait
su recommencer : « Ce sont là les préliminaires d’un grand renouveau
(so weit die Anfänge, bis ein großer Ausbruch erfolgte). À l’aurore de
la philosophie de la Renaissance proprement dite se dresse la figure
de Bruno, chantre de l’infini cosmique, qui a essayé de donner à sa
présentation de l’immanence ce caractère de passion, d’intérêt, de
mystère, de puissance, de charme, qui avait marqué dans le monde
médiéval l’évocation de l’au-delà. Sa doctrine a été annoncée par les
naturalistes italiens, mais c’est Bruno qui en a fait un système
cohérent. Ce qui distingue Giordano Bruno de tous les autres
philosophes de son temps, c’est le fait qu’il soit resté fidèle à sa vérité
jusqu’à la mort : après beaucoup de martyrs chrétiens, il est depuis
Socrate le plus évident de tous les martyrs de la vérité scientifique
(Blutzeuge wissenschaftlicher Wahrheit). »
Recommencer, oui : mais en commençant par imaginer. C’est
pourquoi, écrit Ernst Bloch, « la nouvelle pensée [chez Bruno] se
présentait sous la forme d’une libre création littéraire (freie
schriftstellerische Tat), du dialogue à l’essai » en passant par le
poème didactique, la satire ou le texte de pure métaphysique.
Beaucoup d’images littéraires, donc, beaucoup d’expérimentations
stylistiques que Bloch justifie ainsi : « En plus de la pensée, nous
avons besoin de métaphores et d’analogies pour saisir la signification
concrète de ce que nos sens nous transmettent : Bruno fait un grand
usage de telles métaphores. » Et c’est à partir de là que se sera
constituée chez Bruno la forme même de son « sentiment cosmique »
(Weltgefühl). C’est une forme ascendante, bien sûr. Une forme
soulevée, comme l’indiquent les fragments de poèmes cités par
Bloch : « Je me suis élevé à la rencontre des astres […] / Qu’il me
soit permis de porter les noires ténèbres dans la lumière joyeuse ! »…
C’est la forme d’un désir. Celui-ci aura sa destinée — sa
survivance — par-delà celle, si malheureuse, de Bruno lui-même :
« […] l’expression du désir (der Wunschsatz), l’expression optative
(der Optativ) a survécu à la résonance existentielle de Bruno. C’est
grâce à lui qu’on pourrait formuler le postulat, en dépit ou en raison
de tous les motifs de deuil, d’un optimisme cosmique exigeant,
mission primordiale et permanente. »
Bruno lui-même faisait grand cas du désir et de son lien — « en
dépit ou en raison » — avec le deuil et la douleur. Il écrivait ainsi,
dans ses magnifiques Fureurs héroïques : « […] par ce nœud [avec la
douleur] est noué mon désir (in quel nodo è avolto il mio desire) [et
c’est en cela même que je le nommerai un] beau désir (bel desio). »
Ernst Cassirer avait cité les mêmes passages, en 1927, dans sa grande
étude Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance. Son
approche, quoique foncièrement différente de celle de Bloch, mettait
en jeu la même dialectique philosophique que l’auteur de L’Esprit de
l’utopie : sous quelle nécessité vivons-nous ? Quelle liberté désirons-
nous et sommes-nous capables d’atteindre ? Cassirer rendait aussi
justice au rôle crucial de l’imagination chez Bruno : « Pour
qu’aucune limite réelle et fixe de l’espace n’entrave le libre envol de
l’imagination et de la pensée (der freie Flug der Phantasie und der
freie Flug des Denkens), Bruno va s’en prendre tout particulièrement
à la conception de l’espace comme “enveloppant” de la physique
péripatéticienne. Le monde n’est pas dans l’espace comme à
l’intérieur d’une limite externe, disons comme dans une vêture ou un
cocon ; l’espace est le libre milieu du mouvement (das freie Medium
der Bewegung) qui s’étend sans entrave au-delà de toute limite finie
et en toute direction. […] L’espace infini est nécessaire comme
véhicule de la force infinie, et celle-ci, à son tour, n’est que
l’expression de la vie infinie de l’univers. »
Cassirer notait avec une très grande subtilité que l’affirmation de
l’infini, chez Bruno, ne relève pas seulement d’un problème
d’espace : ou, plutôt, celui-ci s’énonce « d’abord [comme relevant du
domaine] de l’éthique ». Pourquoi cela ? Parce que l’enjeu suprême
de Bruno, c’est « l’acte libre » (freie Akt) et le « libre élan de
l’esprit » (freie Aufschwung des Geistes). Cela pourrait conditionner
en profondeur toutes les interprétations de sa pensée, depuis ses liens
avec l’hermétisme (selon Frances Yates) jusqu’à ses tendances
anarchisantes (selon Aldo Masullo), depuis son mode de pensée
morphodynamique (selon Michel Jeanneret) jusqu’à ses intuitions
dialectiques (selon Tristan Dagron). La modernité de Bruno ne tient
donc pas à son affirmation du « monde infini », si l’on entend cette
affirmation selon un strict point de vue cosmologique ou scientifique.
Comme le disait Alexandre Koyré dans Du monde clos à l’univers
infini, « Bruno n’est aucunement un esprit moderne » en ce sens-là.
C’est encore un visionnaire, et pas du tout un homme de la vision
observante, comme Galilée avec son télescope. Et cependant il
devance tout le monde avec l’idée non aristotélicienne et
antimédiévale qu’un univers immuable — immobile dans sa
perfection — serait un univers mort : « Pour lui, écrit Koyré, le
mouvement et le changement sont signes de perfection et non pas
d’absence de perfection. »
Le « libre envol de l’imagination et de la pensée » — voilà
justement ce qui fascina tant Aby Warburg dans l’œuvre de Giordano
Bruno. Un carnet manuscrit de notes éparses, rédigé en 1928-1929 au
cours d’un ultime voyage en Italie, a été rendu accessible par les
soins de Maurizio Ghelardi. C’est un texte littéralement ébloui par la
rencontre avec ce penseur si atypique mais qualifié de solaire. Dès le
début, Warburg parle de Bruno en termes de « révolte » et
d’« ascension imaginaire », dussent-elles se payer du prix du
« sacrifice ». « Les Fureurs héroïques laissent une empreinte
engrammatique », s’enthousiasme alors Warburg. Entendons : elles
viennent de très loin dans la culture antique et ne sont pas près de
s’effacer. Elles signent la longue durée des révoltes imaginaires ou,
plutôt, de l’imagination comme révolte, entre la violence destructrice
des monstra et la pensée constructive des astra. Chez Bruno, donc, la
« fureur » est dialectique : son pathos même « produit un espace de
pensée (Denkraum) », écrit Warburg. La pensée s’y exalte donc et s’y
soulève, mais sans se perdre. Bientôt Raymond Klibansky pourra dire
qu’il n’est pas de pensée philosophique qui vaille sans une
imagination tendue — fût-ce violemment — entre mémoire et
espérance.

C’est sur toute la durée de l’histoire occidentale, en fin de compte,


qu’Ernst Bloch aura voulu reconnaître cette force de soulèvement de
ceux qu’on pourrait appeler les « damnés de la pensée ». Remontant
de la Renaissance vers le Moyen Âge — pour revenir ensuite au
contemporain lui-même —, il a donc débusqué L’Athéisme dans le
christianisme... Remontant pareillement du Moyen Âge vers
l’Antiquité, il a mis au jour, à partir d’Avicenne, ce qu’il osa nommer,
sans craindre l’anachronisme, la « gauche aristotélicienne »…
Qu’était-ce donc que cela ? Une pensée qui assumait d’abord la
prééminence de la matière : « Le déploiement du réel [selon Avicenne
est] eductio formarum ex materia », écrit Bloch. Cela évoquant, bien
sûr, l’intérêt précoce de Karl Marx pour les matérialismes de
l’Antiquité. Mais, bien au-delà de Marx, Ernst Bloch n’en est pas
resté à cette simple profession de foi matérialiste : il a examiné dans
le détail la dialectique de l’acte et de la puissance — motif
aristotélicien majeur — dans cette « contre-tradition » philosophique
où l’on croisera désormais, outre Avicenne, Averroès ou Maïmonide,
des penseurs moins fameux tels que Straton de Lampsaque ou
Alexandre d’Aphrodise.
De la matière, Bloch sera donc passé à la puissance, et de celle-ci à
la notion de possible qui devait servir de fondement à sa notion même
d’utopie politique. Et voilà qu’enfin aura resurgi l’imagination et,
avec elle, les héritiers majeurs de cette « gauche aristotélicienne » :
ceux qui osèrent former, comme il dit, une pensée de l’« anti-
Église ». Une œuvre poétique en marque, à ses yeux, l’avènement :
c’est le Roman de la Rose qui, trois siècles et demi avant Giordano
Bruno, avait inauguré une veine philosophique que l’on peut
aujourd’hui retrouver — même si elle néglige qu’Ernst Bloch en avait
depuis longtemps reconnu l’importance — dans les Stanze de Giorgio
Agamben ou dans la réévaluation du fantasme qu’a proposée, dans
ses récentes recherches, Jean-Baptiste Brenet au sujet d’Averroès.
Si la Renaissance se présente comme une sorte de
recommencement général — scientifique, littéraire, artistique,
philosophique, politique —, c’est d’abord parce que, espérant dans
un passé qui précédait le christianisme ou qui en subvertissait
l’orthodoxie par toute une série de courants hérétiques, elle a pu,
réinventant sa propre filiation, inventer ce futur que nous avons
coutume d’appeler notre « âge moderne ». Machiavel n’aurait pas
inventé la pensée politique moderne s’il ne s’était pas attaché, dans le
même mouvement, à gloser l’Histoire romaine de Tite-Live. Ernst
Bloch insiste d’ailleurs sur le fait que la Renaissance a tiré de sa
propre passion pour l’Antiquité une puissance d’invention — de
recommencement — incomparable : « […] cette renaissance n’était
pas la réapparition d’une chose passée, de l’Antiquité, selon une
interprétation fort répandue ; c’était la naissance de quelque chose qui
n’avait jamais encore été conçu par l’homme, l’apparition de figures
qu’on n’avait jamais vues sur terre. Elles surgirent et accomplirent
leur œuvre ; c’était un printemps (Zeit des Frühlings), un nouveau
départ. »
Il ne faut donc pas s’étonner — et craindre encore moins — que les
gestes de soulèvement, par lesquels s’invente un futur, aient en eux
cette double orientation temporelle que disent bien, d’ailleurs, les
mots de révolte ou de révolution, qui tous deux supposent le
mouvement d’un retour. Se soulever s’effectue presque toujours dans
la concomitance avec un se souvenir dans lequel une filiation, vers le
futur comme vers le passé, s’invente et se construit. Et ceci parce
qu’il faut, dans chaque mouvement de ce type, faire histoire. Voilà
pourquoi les références romaines, dans les Institutions républicaines
de Saint-Just, ne sont ni anecdotiques ni fantaisistes, mais bien
paradigmatiques et, même, stratégiques. Voilà pourquoi le recueil de
Miguel Abensour consacré à Saint-Just s’intitule lui-même Le Cœur
de Brutus, un nom emblématique au même titre que celui de
Spartacus. Dans l’importante littérature consacrée au paradigme
antique de l’imagination et de l’action révolutionnaires — par
exemple chez Babeuf, chez Ballanche et jusqu’à la Commune
de 1871 —, c’est toute une tradition plébéienne qui à la fois se sera
inventée et se sera souvenue, comme l’a montré Martin Breaugh dans
L’Expérience plébéienne, cette « histoire discontinue de la liberté
politique ».
Depuis l’étude pionnière d’Harold Parker jusqu’aux analyses de
Claude Mossé, de François Hartog et de bien d’autres, on aura mieux
compris pourquoi un Camille Desmoulins avait pu affirmer : « Je me
désespérais de n’être pas né Grec ou Romain. » Ou pourquoi
Chateaubriand avait pu écrire : « Notre Révolution a été produite en
partie par des gens de lettres qui, plus habitants de Rome et
d’Athènes que de leur pays, ont cherché à ramener dans l’Europe les
mœurs antiques. » Tout cela relève sans doute d’une « construction
politico-sentimentale du temps historique », comme a pu le dire José
Manuel Querol Sanz dans son livre sur l’image de l’Antiquité aux
temps de la Révolution française. Mais cela n’enlève rien à son
efficacité : le mouvement des affects ne fait-il pas partie intégrante,
voire motrice — comme on le sait au moins depuis Spinoza —, de la
construction et de l’action politiques en tant que telles ? Et ne faut-il
pas dire la même chose des images en tant que véhicules privilégiés
de cette même « construction politico-sentimentale du temps
historique » ?
On pensera, une fois de plus, à Delacroix et, en général, à tout
l’allégorisme politique inhérent aux notions mêmes de
« République » ou de « Liberté » à travers le réemploi des figures
antiques de la Victoire (fig. 35). Mais on pensera d’abord à David : de
même qu’à l’époque romaine les notables de la res publica
n’hésitaient pas à « monter » leurs portraits sur les
corps — préalablement décapités — des statues de dieux grecs, de
même David aura « monté » les portraits d’hommes politiques de son
temps sur les corps néoclassiques d’athlètes ou de demi-dieux,
comme cela apparaît en toute évidence dans son tableau inachevé du
Serment du Jeu de Paume (fig. 80). Et puis, entre l’allégorie féminine
de la Victoire et l’allégorie virile des demi-dieux, se tient le cas
ambivalent et fascinant de la figure hermaphrodite — directement
issue de la statuaire romaine — mise en œuvre par David pour
commémorer la mort du jeune Bara, cet enfant tué
le 7 décembre 1793, à l’âge de treize ans, par des soldats vendéens, et
que Robespierre voulut honorer jusqu’à vouloir le faire entrer au
Panthéon (fig. 81).
C’est ainsi qu’au creux même de l’histoire en cours, celle de la
Révolution française, vinrent s’amalgamer un certain nombre de
paradigmes philosophiques ou iconographiques de longue durée,
issus de la tradition grecque ou romaine : vertus antiques et images
classiques traversant les gestes et les discours de citoyens français du
XVIIIe siècle, donc. Claude Nicolet et, plus récemment, Claudia Moatti
ont montré que ces vertus ou images, ces notions telles que
« citoyen » ou « république », ne nous étaient familières que depuis
un éloignement considérable interdisant toute assimilation intégrale :
étrangement familières, donc. Ce qui n’a pas empêché Claude Nicolet
de prendre au sérieux la référence à l’Antiquité dans l’idée
républicaine depuis la Révolution ; et Claudia Moatti d’analyser le
réinvestissement moderne de catégories antiques telles que la res
publica elle-même.
80. Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de Paume, 1791-1792 (détail). Huile sur
toile. Versailles, Musée national du Château. Photo DR.

Nul ne saurait prétendre vivre et penser selon les règles et les


valeurs d’une culture distante de vingt siècles. Mais il revient aux
traditions de perdurer, de survivre, de s’obstiner, fût-ce de façon
lacunaire et discontinue, à travers les métamorphoses dont l’histoire
affecte toute chose, toute institution, toute idée, toute valeur, toute
image… Nous héritons de trésors venus de très loin même s’il leur
arrive de disparaître de loin en loin : ainsi de la « gauche
aristotélicienne » selon Ernst Bloch ou de l’« Antiquité critique »
selon Jean-Marc Narbonne. C’est ce qui justifia également Cornelius
Castoriadis à revenir — selon un rapport « autre que passif », disait-
il — au fameux passé démocratique athénien : à reconnaître le
« germe grec » dans la « position interrogeante » des premiers
philosophes vis-à-vis de la vie, dans la fonction agonistique,
dialectique et même autocritique des institutions politiques, dans la
notion d’autonomie et, bien sûr, dans l’idée d’autocréation
démocratique. De la même façon que Michel Foucault, dans ses
derniers séminaires, reprenait à son compte toute une série de notions
grecques — technè ou pathos, aphrodisia ou parrhèsia — en vue
d’un « recommencement » éthique, Cornelius Castoriadis exhumait
une généalogie politique qui, pour lointaine qu’elle semblât,
concernait directement ses prises de position dans le monde
contemporain, ainsi que l’ont bien compris ses commentateurs et
amis, au premier rang desquels Pierre Vidal-Naquet.

81. Jacques-Louis David, La Mort de Bara, 1794. Huile sur toile. Avignon, Musée
Calvet. Photo DR.

La position — tout à la fois épistémique et politique — de ce


dernier fut exemplaire et hautement féconde. Il ne se prenait certes ni
pour un Grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, ni même pour un Juif
aux temps de l’affaire Dreyfus. Mais il exhumait d’obstinées
filiations. Il avait un usage de l’histoire, dans ce grand « champ de
bataille » qu’est le passé, tel qu’il pût susciter les « bonds de tigre »
propices à interroger le présent lui-même. « Dis-moi quelle est ton
Antiquité, quel est ton usage de l’Antiquité, et je te dirai qui tu es
politiquement » — voilà une devise que Vidal-Naquet n’eût sans
doute pas désavouée. En contribuant à faire connaître en France les
travaux de Moses Finley — notamment son ouvrage Démocratie
antique et démocratie moderne, en attendant son Invention de la
politique —, il a lui-même dressé la cartographie d’une « tradition de
la démocratie » incluant, bien sûr, le rôle de la Grèce ancienne dans
l’imagination politique des hommes de la Révolution française.
Dans Le Miroir brisé, Pierre Vidal-Naquet est revenu, une fois
encore, sur la tragédie en tant que forme du politique par excellence.
À quoi faisaient écho, à la même époque, les recherches d’Emmanuel
Terray et, surtout, de Nicole Loraux sur l’anthropologie politique de
l’oraison funèbre ou la division constitutive de la démocratie
athénienne analysée dans son histoire interne comme dans ses
survivances de longue durée, aux temps de la Commune notamment.
D’où un « éloge de l’anachronisme » qui n’avait pas peur de
bousculer le quant-à-soi des disciplines savantes, des époques ou des
« régimes d’historicité ». Nicole Loraux, ce faisant, réintroduisait
Nietzsche et Freud là même d’où les avait exclus son maître Jean-
Pierre Vernant. Cette bifurcation mise à part — quoiqu’elle fût
décisive —, l’œuvre de Vernant ne perdait en rien de sa nécessité et
de sa grandeur, fondée qu’elle était sur une généalogie du politique
remarquablement résumée ou, mieux, racontée dans De la Résistance
à la Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant lui-même en appelait à la « traversée des
frontières », celles du temps comme celles de l’espace, celles du
savoir comme celles de la politique. Dans le recueil de 1996 Entre
mythe et politique, il donnait à comprendre à quel point les deux
notions, conjointement, devaient être prises au sérieux, et pourquoi
l’image et l’imagination constituaient, en quelque sorte, la cheville
dialectique permettant de les articuler. Umberto Todini a bien
caractérisé le sens de cette entreprise en affirmant qu’elle permettait
de « décoloniser les Anciens », c’est-à-dire, au fond, de
décoloniser — geste politique crucial, à toutes les échelles de
l’expérience — l’usage que l’on fait de l’histoire. Décoloniser aura
été, plus généralement, le geste assumé par certains anthropologues
contemporains : ils se sont rendus attentifs à l’histoire de ceux que
l’on avait abusivement nommés des « peuples sans histoire » ; ils se
sont également souciés des généalogies politiques inhérentes à leur
propre discipline.
C’est ainsi que Pierre Clastres a constitué la chronique des Indiens
Guayaki et Guarani, puis s’est mis à l’écoute de leur « grand parler »,
tirant de toutes ces expériences les réflexions politiques exposées
en 1974 dans La Société contre l’État ainsi que dans quelques articles
incisifs sur la liberté, la servitude et le pouvoir. L’importance de cette
façon d’aborder notre rapport aux « damnés de l’histoire » s’est
exprimée dans le large spectre des commentaires sur l’œuvre de
Pierre Clastres, depuis Claude Lefort jusqu’à Miguel Abensour, Anne
Kupiec ou Christian Ferrié. Elle s’est aussi manifestée à travers tout
un courant de l’anthropologie contemporaine qui n’a plus hésité à
prendre position sur les luttes politiques menées par ces populations
que les pouvoirs centraux cherchent constamment à opprimer, à
exploiter, à « réduire » jusqu’à, quelquefois, les détruire
physiquement.
Je pense, parmi d’autres, à Gérard Althabe pour son livre
Oppression et libération dans l’imaginaire décrivant la lutte
d’émancipation des communautés villageoises à Madagascar ; à
James Scott pour ses analyses de la résistance paysanne dans l’Asie
du Sud-Est ; à Alban Bensa pour ses Chroniques Kanak et ses essais
d’« anthropologie critique » fortement impliqués dans les
mouvements indépendantistes ; à James Clifford pour son Malaise
dans la culture où l’histoire de l’art et de la littérature occupe une
place stratégique dans les débats sur la décolonisation ; à Serge
Gruzinski pour sa Pensée métisse et le rôle qu’y jouent les images
dans les conflits perpétuels entre oppression et émancipation
culturelles ; à Eduardo Viveiros de Castro pour ses deleuziennes
Métaphysiques cannibales ; à Achille Mbembe pour son admirable
Sortir de la grande nuit où se dessine une salutaire « circulation des
mondes » par-delà toutes les logiques coloniales ou nationales ; à
Jean-Loup Amselle pour sa critique des consensus inhérents aux
« primitivismes contemporains » et pour ses réflexions sur
L’Anthropologue et le Politique ; à David Graeber, également, pour sa
Démocratie aux marges ou son Anthropologie anarchiste, ouvrages
dans lesquels s’affirme l’idée d’un « contre-pouvoir de l’imaginaire »
associé au rôle moteur des « traditions » — celles-là mêmes que
Walter Benjamin avait réunies sous l’expression de « tradition des
opprimés » — comme « actes de refondation permanente » et actes de
résistance face aux prédations coloniales dont on aurait bien tort de
croire qu’elles font partie d’un temps révolu.

*
La rébellion zapatiste du Chiapas occupe, dans ce paysage de la
« tradition des opprimés » et de sa « refondation permanente » — qui
est inventivité, imagination permanentes —, une place exemplaire.
C’est au Mexique, déjà, qu’Edward Tylor avait pu donner un nouveau
tour à l’anthropologie en observant chez les plus démunis les
paradoxes temporels de la « survivance ». C’est au Mexique
qu’Eisenstein, après Anita Brenner, aura découvert cet anachronisme
révolutionnaire qui le bouleversa tant par son nouage dynamique de
l’autrefois, du maintenant et du futur, ainsi que par sa capacité de
résistance aux formes imposées de la colonisation espagnole. Après
que Guillermo Bonfil Batalla eut dressé, dans son livre Mexique
profond, le terrible constat de la « désindianisation » d’État — autre
face de la domination coloniale —, il s’est agi de chercher la voie
politique de ce qu’il nommait alors la « survie indienne » et sa
capacité à engager une « nouvelle espérance ».
82. Anonyme, Entrée d’un « caracol » [escargot] dans la zone rebelle zapatiste du
Chiapas, non daté. Photographie publiée dans Contes rebelles. Récits du sous-
commandant Marcos, Paris, Le Muscadier, 2014, p. 6.

Comme Jérôme Baschet l’a bien montré dans La Rébellion


zapatiste, le passage du soulèvement à la résistance organisée,
entre 1994 et 2000, s’est manifesté par l’invention de nouveaux
espaces d’autonomie, mais aussi de nouvelles temporalités sociales et
culturelles. Une image sert régulièrement d’emblème à cette double
invention : c’est celle de l’escargot (caracol). Il fournit un emblème
politico-poétique, aussi inédit qu’il est immémorial puisque
caractéristique des civilisations préhispaniques mexicaines, maya en
particulier (fig. 82-83). Voici donc qu’un mouvement révolutionnaire
décide d’entrer dans « l’âge des escargots »… Façon de critiquer les
stratégies antérieures que furent le léninisme ou le guévarisme : c’est
donc une « révolte de la mémoire ». C’est aussi une façon imagée de
dire l’importance des émotions (car la coquille d’escargot a la forme
d’un cœur), le paradoxe de l’espace (car l’escargot chemine dans le
monde tout en sachant se replier sur soi-même) et celui du temps (car
l’escargot prend tout son temps, sa lenteur même laissant pour
longtemps la trace brillante de ce mucus qu’il sécrète en avançant). Et
voilà que les caracoles désignent aussi un mode de coexistence et
d’organisation politique des communautés indiennes du Chiapas.

83. Culture huastèque (Pánuco, province de Veracruz), Coquille d’escargot taillée


pour former un ornement pectoral, vers 900-1521. Mexico, Musée national
d’anthropologie (Inv. 10-9831). Photo G. D.-H.

Avec sa coquille en spirale — investie d’une forte signification


cosmologique —, l’escargot est donc une image tout à la fois spatiale
et temporelle, mythologique et politique. L’escargot s’obstine
lentement, discrètement, efficacement. Il emblématise ainsi ce geste
que Jérôme Baschet décrit comme celui de « se défaire de la tyrannie
du présent ». Le « régime présentiste » n’est alors convoqué que pour
être subverti par des « temporalités émergentes » et des « futurs
inédits » bien plus dialectiques. Or ce sont des temporalités
essentiellement anachroniques en ce qu’elles font retour à des
valeurs, à des mots et à des images que le monde postmoderne juge
globalement obsolètes. Et, surtout, en ce qu’elles conjoignent
étroitement — comme dans la spirale intérieure de la coquille
d’escargot — un désir ou « aspiration anticipante », comme l’écrit
Baschet, une « actualité de l’inactuel » et une mémoire dont la
puissance d’évocation se manifestera comme « l’invention d’un
rapport inédit au futur ».
Rien de tout cela ne serait possible sans la faculté, justement,
d’inventer des possibles : c’est-à-dire la faculté d’imagination. Or les
discours et les textes du sous-commandant Marcos déploient une
grande verve imaginative où le sens esthétique accompagne
constamment le souci éthique. Dans les Saisons de la digne rage, par
exemple, Marcos temporalise à sa façon — celle d’un calendrier à
l’ancienne — une rage politique, celle de l’opprimé contre son
oppresseur, qui ne cesse pas d’être digne : façon de ne jamais oublier
certaines vertus nécessaires, celle d’« apprendre à écouter » les autres
et à poser des questions plutôt qu’à sortir les réponses toutes faites
d’une quelconque boîte à certitudes. Cette « digne rage » n’est
d’ailleurs pas sans évoquer la « rage poétique » (rabbia poetica)
autrefois revendiquée par Pier Paolo Pasolini. Sa dimension
esthétique apparaît donc, constamment, dans le style littéraire de ces
discours.
On y entend l’élan du désir, comme lorsque Marcos écrit : « Il n’y
a ni recettes, ni lignes, ni stratégies, ni tactiques, ni lois, ni
règlements, ni consignes universelles. Il y a seulement une
aspiration… » On y entend aussi la patience de la mémoire, comme
lorsque le « Vieil Antonio » trace sur la terre une spirale du temps,
c’est-à-dire un escargot. On s’y remémore certaines figures
mythiques, par exemple dans « L’histoire de celui qui soutenait le
ciel » ou bien dans celle de l’Indien Xicohtencatl qui résista si
longtemps à Cortés. Marcos réinvente ici — recommence — un art de
la mémoire qui serait mémoire rebelle, comme il le dit exactement.
Lente impatience que cette mémoire : « Cela prend parfois plus de
cinq cents ans », comme il est dit dans Des morts qui dérangent écrit
avec Paco Ignacio Taibo II. On comprend alors que le soulèvement
est mémoire, de même que la mémoire peut nous soulever vers le
futur (et non pas nous enfoncer dans le regret des choses passées).
L’un des Contes rebelles du sous-commandant Marcos, inclus dans
un discours prononcé au Chiapas le 12 septembre 1998, allégorisait
une philosophie du parfois — voire du malgré tout — en opposition
avec les cadres temporels rigides du toujours et du jamais :
« Il était une fois deux fois. L’une s’appelait Une fois et l’autre Une autre fois.
Une fois et Une autre fois formaient la famille Parfois, qui vivait et mangeait
quelquefois.
Les grands empires dominants étaient Toujours et Jamais qui, c’est évident, haïssaient à
mort la famille Parfois. Ni Toujours ni Jamais ne toléraient que les Parfois existent.
Toujours ne pouvait permettre qu’Une fois vive dans son royaume, car alors Toujours
cessait de l’être, parce que s’il y a une fois, alors ce n’est plus toujours. Jamais ne pouvait
pas davantage permettre qu’Une autre fois apparaisse une fois encore dans son royaume,
car Jamais ne peut vivre avec Une fois et moins encore si cette fois est Une autre fois.
Mais Une fois et Une autre fois ne cessaient d’importuner, une fois et encore une autre
fois, Toujours et Jamais. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que Toujours les laisse en paix pour
toujours, et que Jamais ne revienne jamais plus les déranger. Et Une fois et Une autre fois
n’arrêtaient plus de jouer, encore et encore une fois. […] Et ainsi elles vécurent heureuses,
une fois et encore une autre fois, tu vois. Et elles furent toujours Une fois et Une autre fois
et jamais ne cessèrent d’être Parfois. […]
Morale […] : les Toujours et les Jamais sont imposés par ceux d’en haut. Mais en bas,
apparaissent, une fois et encore une autre fois, ceux qui dérangent, ce qui, parfois, est une
autre manière de dire les différents ou, quelquefois, les rebelles. »
28

POUR TÉMOIGNER
DE L’ADVENIR

Pourquoi prendre le temps d’écrire des Contes rebelles ? Pourquoi


a-t-il fallu aux insurgés du Chiapas cette forme tout à la fois si
ancienne et si enfantine du conte allégorique ? En quoi cela relève-t-il
d’un geste politique ? Comment cette forme traditionnelle, si
ancienne qu’elle semble obsolète et si lente qu’elle semble
retardataire, parvient-elle à faire front dans l’urgence historique ? Une
voie pour tenter de répondre à ces questions serait de revenir encore à
— ou repartir de — ce que Walter Benjamin nommait « la tradition
des opprimés » (die Tradition der Unterdrückten). Il est frappant que
les Contes rebelles du Chiapas nous parlent autant d’une mémoire
(c’est le côté régrédient de leur forme légendaire) que d’un advenir
politique en formation (c’est le côté désidératif de leur contenu moral
ou, mieux, de leur teneur allégorique). Peut-être rejouent-ils, à leur
façon, ce qu’Hélène et Pierre Clastres ont nommé le « prophétisme »
du Grand Parler chez les tribus Tupi et Guarani de l’Amérique du
Sud. En quoi consistait donc la teneur prophétique de cette tradition
d’Indiens opprimés ? Hélène Clastres précise qu’il ne s’agissait en
rien, pour eux, d’« annoncer un certain avenir » mais de préserver,
dans une parole commune et inspirée, la possibilité d’une imagination
du recommencement : « préserver la possibilité de ce désir impossible
[au] risque de perdre toutes les certitudes ». Ici le prophète ne donne
aucune réponse sur l’avenir, il est seulement, écrit-elle, « à l’écoute
[d’]une vérité qui semble s’être faite nomade ».
Évidente aux yeux de Walter Benjamin fut l’idée que la forme du
conte entretient une relation directe, étroite, avec la « tradition des
opprimés ». Elle en allégorise la mémoire la plus profonde, elle en
prophétise les enjeux les plus cruciaux. Souvenons-nous, par
exemple, que le tout premier conte recueilli par les frères Grimm au
XIXe siècle commençait ainsi, sur un mode qui n’eût pas déplu à Ernst
Bloch : « Dans les temps anciens, quand les souhaits servaient encore
à quelque chose… » Benjamin, dans son essai de 1936 sur « Le
conteur » (der Erzähler), envisagera la forme du « récit » comme une
« expérience (Erfahrung) transmise de bouche en bouche (von Mund
zu Mund) » : elle se distingue radicalement des formes proprement
informatives (comme le journalisme) ou proprement littéraires
(comme le roman). Elle est souvent le fait de « conteurs anonymes ».
Elle semble s’adresser directement à autrui et c’est pourquoi, bien
souvent, le conteur apparaît à son lecteur comme un « homme de bon
conseil ». Mais l’époque contemporaine semble avoir remisé cette
forme d’histoire au grenier des choses dépassées, poussiéreuses :
c’est que « le cours de l’expérience a chuté » (die Erfahrung ist im
Kurse gefallen), comme Benjamin aura pu l’écrire, en plusieurs
occasions, pour caractériser la culture mutilée de son époque.
Mais, comme « ces graines enfermées hermétiquement pendant des
millénaires dans les chambres de pyramides, et qui ont conservé
jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif », les histoires qu’on se
raconte « de bouche en bouche » survivent en dépit d’une science
historique qui voudrait n’en faire que des choses mineures, des
choses passées. Une telle survivance apparaît à la fois comme travail
de mémoire et faculté d’espérance, bien qu’en son centre se dresse ce
que Benjamin nomme, gravement, « l’autorité du mourant ». D’où la
teneur prophétique que manifestent puissamment certaines
chroniques — le « chroniqueur » (Chronist) étant alors défini comme
« le conteur de l’histoire » (der Geschichts-Erzähler). C’est ici
qu’apparaît dans toute sa force le lien du conte avec la « tradition des
opprimés » : ce chroniqueur dont parle Benjamin n’a rien à voir, en
effet, avec l’historiographe engagé par quelque souverain pour
dévider publiquement le chapelet de ses victoires militaires. Au
contraire, le conteur, comme disait Gorki, « tient au peuple par les
racines les plus profondes, [donc il] s’enracinera toujours dans le
peuple », comme dans le cas des récits hassidiques dont Benjamin
rappelle l’hommage, philosophique et politique, qu’en aura fait Ernst
Bloch dans Traces en 1930.
Et voilà qu’à travers les motifs du peuple et de l’enfance, Benjamin
aura voulu conclure son essai sur la figure du Juste : c’est, dit-il, « le
porte-parole de la créature en même temps que sa plus haute
incarnation ». En sorte que, pour finir, « le conteur [apparaît comme]
la figure sous laquelle le Juste (der Gerechte) se rencontre lui-
même ». Mais que faut-il entendre par ce recours à la catégorie du
« Juste » ? Il faut y entendre la justice, sans aucun doute, au regard de
laquelle Benjamin plaça, toute sa vie, tous ses objets de pensée (en
particulier quand cette justice contrevenait au droit établi). Mais
aussi, peut-être, un retour à cette tradition
opprimée — particulièrement opprimée en 1936 — du judaïsme, dans
laquelle « le Juste » avait surgi comme une figure centrale et
supérieure à toute loi écrite ou prescrite. C’est, dira Gershom
Scholem, « un thème tiré du folklore juif », et dont la forme s’est
fixée autour de la légende des « trente-six Justes » (tsadikim)
qui — en référence au verset 25 de Proverbes, X, énonçant que « le
Juste est le fondement du monde » — sont censés porter sur leurs
épaules toute l’histoire, c’est-à-dire toute la souffrance, du monde.
Le Juste serait donc l’Atlas des Juifs, des gens de peu, des
opprimés, des non-héros. La tradition hassidique a développé, à
travers le motif des trente-six Lamedvovniks, cette croyance selon
laquelle les Justes sont cachés et, comme le précise Scholem, « vont
jusqu’à ignorer eux-mêmes leur propre nature ; leur sainteté et leur
justice rayonnent par leurs actes cachés, sans qu’on sache même que
ce rayonnement provient de ces trente-six élus. Le folklore juif du
XVIIIe et du XIXe siècle, surtout celui de l’Europe de l’Est, a développé
inlassablement cette légende, chaque trait ajouté paraissant d’autant
meilleur qu’il était paradoxal ». Et Scholem de conclure sur le trait
« quelque peu anarchiste » de cette construction, n’omettant
pas — lui aussi — de rendre hommage à Ernst Bloch chez qui la
figure de l’espérance cachée traversait un ouvrage tel que Traces,
notamment dans le beau recueil de contes regroupé sous le titre
« Thème de la vérité secrète ». Il apparaît alors que celui qui colporte
de telles histoires, de tels contes, rend justice dans l’acte même de
raconter. C’est le porte-parole des opprimés, le prophète des Contes
rebelles.
Les historiens de l’Occident ont, naturellement, négligé cette
tradition — cette « tradition cachée », comme disait Hannah
Arendt — et, surtout, les lieux de sa survivance. Par exemple,
Reinhart Koselleck, tout en reconnaissant la différence ontologique
entre prophétie et pronostic, a voulu caractériser les Temps modernes
comme une évolution radicale de l’une vers l’autre, via les attentes
philosophiques liées à la notion de progrès ou les pensées techniques
liées à la pratique de la planification. De façon bien plus triviale,
Georges Minois, dans son Histoire de l’avenir, imagina traiter d’une
seule et même chose en parlant successivement de la divination
païenne, de la prophétie judéo-chrétienne, de l’utopie politique ou,
enfin, des prédictions scientifiques. Ou bien, repartant de la
sémiologie « figurale » chrétienne analysée par Erich Auerbach, Jean-
Claude Schmitt aura pensé inclure le prophétisme — d’Isaïe à
Hildegarde de Bingen en passant par le Christ lui-même — dans une
logique d’« appropriation du futur » interprétable selon le cadre des
doctrines du Salut et des politiques de « pouvoir sur le temps ».

En cherchant à situer le prophétisme du côté d’une « tradition des


opprimés », Ernst Bloch et Walter Benjamin ont, en quelque sorte,
exigé deux mouvements symétriques pour que la puissance de
l’advenir inhérente au prophétisme tel qu’ils l’entendaient ne se
réduisît pas à une simple question de pouvoir sur l’avenir. Le premier
mouvement convoquait une mémoire de longue durée, le second
s’engageait dans le désir de reformuler ce que le « présent » ou la
« modernité » veulent dire. Toute la génération de ces Témoins du
futur, comme les a bien nommés Pierre Bouretz, aura aussi inventé
une nouvelle philosophie de l’histoire sur la base d’un retour original,
voire hétérodoxe, à la notion de prophétisme inhérente au
messianisme juif. Mais il aura fallu, pour cela, lever un certain
nombre d’équivoques inhérentes à l’usage courant du mot prophète.
Dans le latin chrétien, il arrive que propheta désigne
indifféremment l’homme « inspiré par Dieu » et le « devin qui prédit
l’avenir » : équivoque qui pèsera sur toute l’histoire ultérieure du
mot. La distinction, pourtant, avait été essentielle entre mantis, le
devin ou l’oracle qui répond aux questions qu’on lui adresse sur
l’avenir, et prophètès, le prophète qui interprète les paroles ou les
volontés du dieu. La prophètéia, dans le christianisme oriental,
désignait non pas une prédiction de l’avenir, mais une explication des
Livres saints menée sous l’inspiration du Saint-Esprit, comme dans le
cas de saint Jean ou de saint Paul. Le jeu entre les deux notions
gardera, sans doute, quelque chose de foncièrement ambigu : comme
s’il y avait une dangereuse indistinction anthropologique au cœur
même de cette distinction terminologique. Mais celle-ci n’en sera que
plus radicalement affirmée, comme si elle tentait de clarifier, dans le
domaine du langage, la distinction visuelle entre eidôlon, l’idole, et
eikôn, l’image. La distinction fut notamment assumée par les
rédacteurs de la Septante lorsque, dans leur traduction grecque de la
Bible, ils choisirent d’exclure systématiquement le terme mantis au
profit du seul prophètès.
Mais ce mot lui-même, qui est entré dans notre usage commun,
notamment pour désigner les « livres prophétiques » de l’Ancien
Testament, peut encore prêter à une certaine équivoque. Son
étymologie directe est celle du verbe phanaï, qui signifie « rendre
visible par la parole » — à commencer par l’acte tout simple
d’exprimer sa pensée, c’est-à-dire de « prendre la parole » —, tandis
que le mot hébreu pour ce que nous appelons un « prophète » est le
mot nabi qui a son origine dans un verbe accadien, nabû, qui
signifiait tout autre chose : « appeler ». Il est frappant, par exemple,
qu’Aby Warburg, en bon philologue, ait préféré le mot nabi à celui de
prophète pour caractériser… le philosophe moderne par excellence à
ses yeux, à savoir Friedrich Nietzsche. Pourquoi donc ce choix qui
renvoyait à un temps d’avant toute « naissance de la tragédie » ? Sans
doute parce que le nabi des Hébreux émerge comme une figure de la
conflictualité : il entre justement en conflit avec les devins qui
occupent, en Égypte, en Mésopotamie ou en Phénicie, le rôle de
fonctionnaires royaux payés pour formuler des choix conjecturaux
précis dans le domaine du pouvoir d’agir. Mieux : il entre en conflit
avec la royauté même d’Israël… et jusqu’à l’autorité de ses prêtres.
Comme si le nabi ne s’autorisait que d’une puissance d’appel émanée
d’une instance — divine — séparée de tout pouvoir politique.
Le devin donne des réponses, fussent-elles des devinettes. Tandis
que le prophète « appelle », lance de nouvelles questions : des
questions propres à faire « recommencer » la justice et la vérité. Des
questions pour faire appel d’une situation historique considérée
comme injuste ou politiquement catastrophique. Le devin prédit un
avenir réel, le prophète prétend témoigner d’un possible advenir,
d’une utopie dont les souverains et les contemporains en général ne
veulent rien savoir. Mario Liverani, dans La Bible et l’invention de
l’histoire, raconte comment le développement du prophétisme juif,
notamment à l’époque d’Ézéchias (VIIIe siècle avant J.-C.), alla de
pair avec une mise en question tout à fait nouvelle des relations entre
la royauté, le peuple et leur divinité… Relations désormais soulevées,
quand le prophète en appelait au peuple, au nom de la divinité, pour
contredire la politique royale en vigueur, voire la forme sacerdotale
du culte rendu au dieu.
Il était fatal qu’il en fût ainsi. Pourquoi ? Parce que le prophétisme
est un geste pour imaginer recommencer. C’est une affaire
d’imagination autant que de signification et de temporalité, comme
Maïmonide n’a pas craint de l’observer dans les dix-sept chapitres
qu’il consacra au prophétisme dans son Guide des égarés. La
prophétie, écrivait-il, est « la plus haute perfection de la faculté
imaginative » : à travers ses onze « degrés » — et sa constitutive
différence avec l’astrologie, la divination ou la magie —, elle peut
parvenir à une « révélation véritable » si intense et fondamentale que
Maïmonide affirma qu’elle « précède la Loi […] car, sans prophétie
[celle de Moïse, bien sûr], il n’y a pas de Loi »… Cinq siècles plus
tard, Spinoza commencera son Tractatus theologico-politicus sur un
examen critique du prophétisme biblique dans trois chapitres
précédant l’examen de ce qu’est la « Loi divine » : examen fondé, lui
aussi, sur la reconnaissance du rôle de l’imagination dans la parole
prophétique. Déniant aux Hébreux le statut de « peuple
élu » — comme « si le don prophétique leur était particulier » —,
Spinoza se mettait lui-même en conflit avec le pouvoir sacerdotal de
son temps… assumant par là même une position de prophète
moderne, ou assumant la position prophétique de toute libre pensée
philosophique.
L’imagination est pourvoyeuse d’illuminations mais, aussi,
d’incertitudes. La figure du prophète sera donc, quoique soulevée ou
conflictuelle, une figure de l’approximation. Nous voici à nouveau
dans l’orbe de ces « Témoins du futur » juifs allemands des premières
décennies du XXe siècle, qui savaient lire Nietzsche et Spinoza sans
cesser de puiser aux sources du prophétisme biblique, kabbalistique
ou hassidique. C’est ainsi que Franz Rosenzweig, dans L’Étoile de la
rédemption — livre qui bouleversa ses contemporains, à commencer
par Buber, Scholem et Benjamin —, accorda toute son attention à la
« puissance d’appel » inhérente au langage prophétique. Il y a en
celui-ci, disait-il, une « âme qui guette dans le plus complet silence »
et qui attend une réponse, non pas conjecturale, mais amoureuse, elle
qui « ne doit jamais dire autre chose que : aime-moi ». En cela, les
prophètes bibliques « n’offriraient pas le moindre aperçu rétrospectif
ou prospectif », si l’on entend dans ces mots un sens factuel. Ils
n’offrent que l’approximation d’une promesse toujours reconduite,
toujours différée — et c’est cela même que Rosenzweig osait
nommer une « politique messianique »… Tout cela commenté
ultérieurement par Stéphane Mosès en termes de suspension et,
même, d’« inversion du temps historique ».
Il ne faut pas s’étonner que Martin Buber, qui fut très proche de
Rosenzweig — ils ont notamment proposé une alternative radicale au
grand moment littéraire représenté par Luther en élaborant une
nouvelle traduction allemande de la Bible —, ait accordé au
prophétisme un rôle crucial. Sa grande synthèse sur le judaïsme,
écrite en 1940 et publiée dix ans plus tard, s’intitule éloquemment La
Foi des prophètes. Y est décrite la façon dont le nabi, « appelé » voire
interloqué par Dieu, se fait « provocateur » en appelant ou en
« interpellant » le peuple à son tour. Y est réaffirmée la différence de
nature entre prophétie et divination, mais aussi entre prophétie et
religion d’État. La parole du nabi ne cherche pas à prédire, à dire ce
que sera l’avenir : elle laisse au peuple sa libre décision politique
d’aller dans un sens ou dans un autre. Elle est donc, d’emblée,
étrangère à toute « apocalypse », Buber insistant pour distinguer sa
« teneur d’espérance » d’une stricte « perspective eschatologique ».
La parole prophétique n’est donc ni exacte, ni fatale, ni finale. Elle se
donne plutôt, dira Buber, comme un « tournant de l’à-venir » où
s’imagine en paroles le recommencement d’une « venue de
l’inattendu ».
Contemporain de Buber et lui-même issu des spiritualités
hassidiques de Pologne, Abraham Heschel a également invoqué
l’« approximation prophétique » dans une série d’ouvrages tels que
La Prophétie, en 1936, puis, après la guerre, Les Bâtisseurs du temps
en 1950, sa reprise du travail sur la prophétie en 1962, et jusqu’au
Tourment de la vérité faisant de la pensée juive tout entière une
« sanctification tourmentée du temps » qui balançait entre la figure
rayonnante — espérante — du Baal Shem-Tov et celle, mélancolique,
de Menahem Mendel de Kotzk. Mais comment appréhender un tel
balancement, qui détermine aussi l’oscillation entre une éthique de
l’approximation et une politique de la conflictualité ? Où se
retrouvent ensemble l’approximation et le conflit ? Une réponse aura
été donnée, magistralement, par Gershom Scholem : tout se retrouve
et se réunit dans la figure de la question.

Scholem avait à peine vingt ans — c’était en 1917 — lorsqu’il


entreprit d’écrire une série de textes fragmentaires autour du
prophétisme biblique, celui de Jonas en particulier, et de sa teneur
essentiellement questionnante. « Le livre de Jonas […] ne contient
aucune sorte de prophéties explicitement développées », commence
par remarquer Scholem : elles ne visent en effet aucune factualité du
futur, elles ne prédisent strictement rien — et c’est en cela même que
le livre de Jonas, selon Scholem, « contient la clé véritable pour
comprendre l’idée prophétique en général ». Or c’est la structure
hymnique en particulier, poétique en général, qui donne à une telle
« idée prophétique » sa chair et son rythme. Le prophétisme a ceci de
commun avec la poésie — leur naissance étant, pour ainsi dire,
jumelle — qu’il s’invente comme parole infinie dont la scansion
principale, le leitmotiv perpétuel, est une question inlassablement
appelante et recommencée : « Le livre de Jonas fournit un corrélat
prophétique au livre de Job. Job et Jonas sont les deux grands poseurs
de questions, [étant entendu que] la question est un cycle infini. »
Voici donc que se dessine une spirale de la pensée dont le pathos
principal sera lamentation, c’est-à-dire en même temps affliction et
colère, tristesse et accusation, approximation de la douleur et
conflictualité de l’histoire. Pourquoi est-ce une « parole infinie » ?
Parce que c’est un « acte dépourvu de signification », répond
Scholem : ininterprétable ou, alors, interprétable à l’infini. À ce titre,
la parole prophétique représente à ses yeux « l’acte juste » (die
gerechte Tat) par excellence : juste en ceci qu’il ne comporte pas de
fin et qu’il ne se conclut donc par aucun verdict, par aucune sentence.
Ce texte de Scholem est éblouissant, tant par sa précocité, par son
caractère synthétique, que par sa visée programmatique. Il fut lu de
vive voix à Dora et Walter Benjamin le 30 octobre 1918, lors de cet
exil à Berne qui les protégeait encore de la militarisation totale de
l’Allemagne. Il semble à la fois nourri par le texte antérieur de
Benjamin sur le langage (1916), où « justice » et « poésie » (Justiz,
Poesie) étaient d’emblée mises en relation ; et capable en retour de
nourrir les réflexions ultérieures de Benjamin sur la violence (1921),
où « droit » et « justice » (Recht, Gerechtigkeit) étaient d’emblée
dissociés.
Qu’est-ce donc que nous raconte, que nous conte un prophète ?
Certainement pas le déroulement des faits à venir. La parole
prophétique ne compte que pour une question : mais une question
interpellante, une approximation de ce qui s’imagine recommencer,
de ce qui désire faire ou refaire réadvenir. En ce sens, le prophétisme
est pré-messianique, comme l’énonça logiquement Gershom Scholem
dans ses études ultérieures sur la mystique juive. Il conjugue en effet
mémoire et utopie dans un montage « dialectique et plein de
contradictions », où des « symboles du passé » aident à façonner
« des espoirs et des utopies » : c’est que la « bataille de l’avenir »,
comme l’appela Scholem en 1946, se déroule aussi sur le front de
l’imagination et de la mémoire. En 1959, dans un article fameux
intitulé « Pour comprendre le messianisme juif », Scholem reprit la
distinction bubérienne entre l’utopie des prophètes et l’apocalypse
messianique proprement dite. Il existe, bien sûr, toutes les positions
intermédiaires possibles : elles ont ceci de commun qu’elles
cherchent à entourer la Loi (la Halakha) d’un « halo d’incertitude »
que l’utopisme va, dès lors, chercher dans la tradition des contes ou
des paraboles de l’Aggada. Ce qui, insiste Scholem, confère à celle-ci
une teneur souvent « anarchiste », par différence avec l’aspect de
rigueur juridique inhérente aux prescriptions du Talmud.
C’est alors qu’apparaît le caractère fondamental — et
paradoxal — du temps messianique ouvert par l’utopie des
prophètes : « Il y a dans l’espérance quelque chose de grand et en
même temps de profondément irréel. Vivre dans l’espérance, c’est
pour l’individu se trouver sans pouvoir, [comme dans] une vie en
sursis. » Ce sursis que certains « activistes messianiques » auront
voulu faire exploser, précipitant les paroles prophétiques en décisions
révolutionnaires qui auront unilatéralement fasciné Ernst Bloch mais
qui auront, chez Scholem, fait lever un geste différent, une pratique
de l’érudition critique : notamment à l’égard de la « rédemption par le
péché » caractéristique des épisodes de « faux messies » tels que
Sabbataï Zevi et ses suiveurs du XVIIIe siècle. Au centre de
quoi — ou, plutôt, dans la basse continue de laquelle — Scholem
aura voulu observer la persistance de cette « tradition cachée » par
excellence que fut la Kabbale, avec sa métaphysique du langage
infini.
Ainsi que l’ont remarqué certains de ses commentateurs les plus
avisés (tels Baruch Kurzweil ou David Biale, Michael Löwy ou
Stéphane Mosès et Sigrid Weigel), l’œuvre de Scholem n’a jamais
cessé de revenir à ses intuitions premières sur la teneur de
soulèvement du langage lui-même lorsqu’il se fait question, rythme,
plainte ou « enseignement », c’est-à-dire poème et, par conséquent,
« grand temps » anachronique d’une interruption de l’histoire. D’où
les fameuses « Dix propositions non historiques sur la Kabbale »,
en 1958, aussi hérétiques sur le plan du légalisme religieux que sur
celui de la tradition historiciste. D’où, aussi, ce retour à la forme
poème en plusieurs occasions, notamment dans un texte adressé
en 1967 à Ingeborg Bachmann — texte émouvant qu’a étudié Sigrid
Weigel — où Scholem renouait exactement avec les intuitions qu’à
haute voix il avait lues pour Walter Benjamin quelque cinquante ans
plus tôt :
« Tu as su voir ce que tous ne voient pas,
ce qui dehors s’oublie si facilement :
que rien de ce qui arrive n’est saturé,
que ce n’est pas encore le soir des jours.

C’est le plus ancien des vieux témoignages


que nous lisons chez les prophètes.
Pour nous, les Juifs, jamais il ne s’est effacé,
mais le prix à payer est bien trop élevé.

Nous vivions dans les failles de l’histoire :


ce qui jamais ne se referme fut notre abri.
Au dernier jour s’attachaient les visions
dont nous tirions subsistance en exil. […]

Ainsi parlait en nous l’esprit de l’utopie


où malheur et salut obscurément s’allient.
Or il ne nous reste que la mélancolie,
des larmes, unique legs du salut. »

Ce « témoignage des prophètes » a été, en France, scruté


dès 1950 par André Neher dans Amos. Contribution à l’étude du
prophétisme puis, en 1955, dans L’Essence du prophétisme que
prolongera, en 1970, L’Exil de la parole. Neher a extensivement
exploré les relations établies, dans le prophétisme, entre l’« esprit »
(ruah), la « parole » (davar) et l’« alliance » (berit) qui inscrit le
prophète, fût-ce conflictuellement, dans l’histoire politique de son
peuple. Occasion de redire, après Buber et Scholem, que « la
prophétie biblique a refusé l’apocalypse » au profit d’une pleine
assomption de son historicité en tant que mise en crise. Il a insisté sur
la temporalité du désir (ce qu’il appelle un « symbolisme conjugal »
inhérent à la parole prophétique) et sur la dialectique du
recommencement, qui suppose le jeu perpétuel du « retour » et de la
« reprise ». Tout cela prolongé dans la survivance qu’illustrent,
notamment, les figures bibliques de l’« enfant-souche » ou du « reste
à revenir ».
Bref, nous avons là un modèle complet de temporalité, mais
rythmé — et c’est le plus important — par le geste obstiné du
soulèvement. Il faut donc admettre que le prophète se soulève bien
plus qu’il ne prescrit ou prédit. Il se soulève tout à la fois sur le plan
de l’imagination (lorsqu’il lui faut assumer l’incertitude autant que
l’intensité de ce qu’il « voit »), de la question (lorsqu’il lui faut
persister dans l’interpellation de ses contemporains) et de
l’insurrection (lorsqu’il lui faut prolonger l’interpellation en geste de
rupture). C’est une révolte dans la tradition qu’il provoque ; et c’est,
aussi, la mise au jour d’une tradition de la révolte qu’il inaugure,
puisque la parole prophétique a vocation de traverser les temps : ce
que Neher nomme le « scandale » du prophétisme. Au cœur de tout
cela, résonneront au moins deux cris lancés au bord du silence. Le
premier est questionnant : c’est un quoi ?, un pourquoi ? (eikhah) que
le prophète exclame au moment où il éprouve la folie intrinsèque de
sa mission. Le second est désirant, exclamatif : c’est un malgré tout !
que le prophète oppose à son propre désespoir.
Dans L’Essence du prophétisme, André Neher définit cette
expression — laken, en hébreu, que l’on trouve notamment chez
Jérémie au chapitre XXXII — comme « le mot qui casse l’impossible,
qui balaie les obstacles, qui crée l’avenir, […] qui accepte lucidement
toutes les embûches, toutes les barrières et qui les pulvérise par
l’espoir, […] qui perce les cloisonnements du temps et qui efface les
distances. Deux événements séparés par des mois, des années, des
siècles, des millénaires — la catastrophe et le retour — coïncident
pourtant, sont tout proches, intimes, simultanés. Deux sentiments
distants l’un de l’autre — la douleur et la joie — sont pourtant
conjugués ». Dans L’Exil de la parole, Neher commentera le livre de
Daniel lorsqu’à la face de Nabuchodonosor est lancé le défi du
malgré tout ! inhérent à une autre formule, hen lâ, qui dénote la
« contiguïté du oui et du non » dans ce qui n’est pas une marque
d’indécision mais, bien au contraire, « le signe suprême de l’action
volontaire, du choix délibéré ». Comme le suggérera encore Gérard
Bensussan dans Le Temps messianique, l’exclamation laken fait
advenir, non pas une factualité future, non pas une prédiction, mais un
plus large défi au temps qui se lève depuis le cœur même d’une
épreuve historique.
Et voici que, soudainement, s’ouvre une nouvelle perspective pour
appréhender le « Malgré tout ! » jeté à la face du monde par Karl
Liebknecht (fig. 21). Au moment où la porte se refermait sur lui, le
dirigeant spartakiste parlait encore — pour un avenir à
recommencer — d’ouverture et de lumière. Quant au final lancé par
Rosa Luxemburg au même moment, « J’étais, je suis, je serai », il
pourrait évoquer ce double futur dont parle Stéphane Mosès à propos
de la formule biblique « Je serai qui je serai », convoquée à ce
moment de l’Exode où le buisson s’obstinait à brûler. C’est comme
s’il fallait deux futurs, et non pas un seul, pour que s’élève
véritablement ce que Mosès appelle « la voix qui promet la
libération » : « À l’opposé de toute idée de stase transtemporelle, “Je
serai qui je serai” renvoie […] à l’imprévisibilité d’un avenir qui peut
prendre d’innombrables formes toujours nouvelles. En ce sens, le
deuxième “je serai” n’est pas signe d’identité avec le premier, mais au
contraire signe de différence, puisque le Je, le sujet du discours, y
renonce à toute identification par lui-même au profit de l’infinité des
figures que l’avenir engendrera. »
Je ne veux pas suggérer, bien sûr, que Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht — qui tous deux, à travers leurs formules, entendaient
citer un poète socialiste du XIXe siècle, Ferdinand Freiligrath — se
remémoraient les énoncés prophétiques de Moïse ou de Jérémie. Ils
avaient, à ce moment-là, bien d’autres soucis, et autrement plus
immédiats. Il semble néanmoins que leurs deux textes testamentaires
aient été, après leur mort, lus sous un tel angle prophétique. C’est
évidemment le cas d’Ernst Bloch. Arno Münster a raconté la jeunesse
de celui-ci, entre son initiation à la Torah et sa formule « Je crois en
l’athéisme ! » adressée au rabbin qui officiait lors de sa Bar Mitzvah
(il avait donc treize ans), puis au croisement d’une formation
philosophique résolument moderne et d’un usage des récits
hassidiques avec ses motifs messianiques dont le recueil de Traces
devait porter, en 1930, témoignage. Tant il est vrai que les traces,
ainsi entendues, servent à prophétiser, et pas seulement à conjecturer,
autant qu’à se remémorer.
Avant de se marier avec sa compagne Karola selon le rite
ashkénaze — comme le rappelle encore Münster —, Ernst Bloch
avait connu une étape décisive de sa formation en fréquentant le
séminaire de Georg Simmel en 1908 (où il fit la rencontre, si
importante, de Georg Lukács), puis celui de Max Weber
en 1912 (toujours avec son ami Lukács), ainsi qu’Eva Karadi, parmi
d’autres, en a retracé les circonstances. Or c’est à Max Weber que
l’on doit la double notion du judaïsme antique comme construction
éthique (précisément là où les prophètes auront voulu rompre avec la
magie et la divination) et comme construction insurgeante (là où les
prophètes auront dû se soulever contre les pouvoirs royaux et
sacerdotaux, inaugurant le motif, introduit par Weber bien avant
Hannah Arendt, du « peuple paria »). Pierre Bouretz, dans sa grande
monographie sur Weber, intitulée Les Promesses du monde, a rappelé
que les (presque) derniers mots de Weber furent justement empruntés
au prophète Isaïe (XXI, 11) : « Veilleur, où en est la nuit ? » — façon
d’assumer, tel un prophète moderne, une inquiète lucidité devant le
temps des politiques contemporaines.
Le livre d’Ernst Bloch Traces — bien avant Le Principe
Espérance, donc — porte éloquemment témoignage d’un intérêt pour
la mystique juive, la Kabbale et le légendaire hassidique, le tout
innervé d’un pathos de la joie insurgeante et d’une virulente critique
de l’État. Voilà qui nous incite à rappeler le lien du jeune Bloch avec
l’œuvre de Martin Buber (qui, précocement, fut aussi son éditeur
philosophique). Ayant découvert le hassidisme dès 1903, Buber avait
publié en 1906 Les Contes du rabbi Nachman puis, en 1908, La
Légende du Baal-shem. Ne donnait-il pas à comprendre que ces
magnifiques récits populaires s’apparentent tout aussi bien à des
« contes rebelles » ? Et cela d’autant plus que l’année 1908 fut celle,
aussi, où Buber mit toutes ses forces dans la fondation d’un parti
d’extrême gauche, le Sozialistischer Bund, avec ses camarades
anarchistes Gustav Landauer, Erich Mühsam et Margarethe Faas-
Hardegger.
D’un côté, donc, Buber ne cessait pas d’approfondir sa relation au
judaïsme, notamment à travers son amitié avec Franz Rosenzweig
(dont Scholem devait dire, en 1931, que les écrits invitaient à un
« renouvellement » de la tradition comparable à celui du Guide des
égarés ou, même, du Zohar). D’un autre côté, Buber ne cessait pas,
non plus, d’élever sa protestation politique, publiant La Révolution de
Gustav Landauer en 1907 : livre anarchiste qui parlait
d’« expérience » autant que d’« espérance » et de « désir », comme
on en retrouve les motifs, en 1909 dans un article éloquemment
intitulé « Par quoi devons-nous commencer ? ». Après l’échec de la
révolution spartakiste et celui de la République des conseils en
Bavière, après l’atroce assassinat de Gustav Landauer en mai 1919,
Buber — tout comme son cadet Ernst Bloch — ne voulut pas
renoncer à l’espérance, comprise tout à la fois comme geste éthique et
nécessité politique : ce dont témoignera, notamment, son livre
de 1946 Utopie et socialisme.
Comme tous les intellectuels juifs de son temps, Ernst Bloch n’a
pas manqué de prendre en compte l’appel lancé par Martin Buber
en 1911 dans une célèbre conférence intitulée « Le renouvellement du
judaïsme » (Die Erneuerung des Judentums). « Renouvellement »
signifiait que l’historicité se fonde, non pas sur un futur naturellement
déductible — ou inductible — du présent, mais sur un « à-venir »
(Zukunft, kommenden Zeit) : « quelque chose de soudain et
d’énorme » (plötzlich und ungeheuer) qu’il faut inventer de toutes
pièces. Une fois encore, le discours prédictif laisse place à une parole
prophétique, optative, espérante. Qui s’appuie d’ailleurs, dès le début
de la conférence, sur une citation du Deutéro-Isaïe (LXV, 17) où le
prophète s’exclame : « Je crée des cieux nouveaux, une terre
nouvelle. » Buber prévenait alors qu’un tel recommencement ne
saurait exister sans conflictualité, sans une « tension exceptionnelle »
(höchste Spannung) : mais c’est un acte de « libération » qu’il
identifiait, explicitement, à la « résurrection du judaïsme
prophétique » (Wiederbelebung... des prophetischen Judentums).
Il s’agissait donc moins d’un « retour au judaïsme » que d’un
soulèvement de sa tradition ou d’un remontage original de ses
traditions multiples. Tout cela pour faire voler en éclats tous les
conformismes, religieux et sociaux, spirituels et politiques, de son
histoire séculaire. Buber parle, à un moment, d’un rapport à
réinventer avec le temps, avec le désir, avec l’espérance : il faut
réimaginer, dit-il, « le futur absolu » inhérent au récit de l’Exode. Et
pour cela — dans l’urgence même des utopies contemporaines — il
faut renouer le fil entre le « socialisme moderne [et] les prophètes
[qui] furent les premiers à proclamer [son] message ». Et la
conférence de se clore sur une autre citation d’Isaïe : « Voix au
crieur : Au désert, frayez un chemin… » Telle serait donc la condition
« prophétique » de ce que Michael Löwy a bien nommé « l’irruption,
dans le champ magnétique polarisé par le romantisme libertaire et le
messianisme juif, d’une nouvelle conception de l’histoire, d’une
nouvelle perception de la temporalité » que l’on découvre tout à la
fois « étrangement anachronique » et « la plus actuelle qui soit ».
Ernst Bloch fut un acteur crucial, avec Walter Benjamin, de ce
« recommencement » qui puisait aux deux sources, apparemment si
contradictoires, d’une certaine tradition juive et d’une véhémente
revendication moderne. Il fut un « témoin du futur » au sens le plus
radical du terme : un témoin des temps possibles. Recueillant les
leçons de Georg Simmel et de Max Weber — qui avait mis le
judaïsme biblique en position de modèle pour une alternative
contemporaine à l’éthique protestante-capitaliste, comme l’a suggéré
Eduardo Weisz —, Ernst Bloch est à compter au nombre, bien qu’il
en soit souvent décompté, de ces « figures philosophiques de la
modernité juive » dont a parlé Stéphane Mosès. Et, plus largement, de
cette tradition du soulèvement des traditions qui remonte, pour
l’époque moderne, à Heinrich Heine et n’a donc jamais désavoué son
essentiel ancrage littéraire (qu’a étudié, entre autres, Bernd Witte).
Ernst Bloch fut donc un acteur crucial de ce que Yosef Yerushalmi a
pu nommer une « histoire de l’espoir juif ».
Qu’il n’ait pas seulement parlé de l’espérance en termes d’attente,
comme l’avait encore fait Buber dans sa conférence de 1911, mais
également en termes d’action — par le biais de sa fondamentale
référence, irritante pour beaucoup, à Karl Marx —, voilà qui pourrait,
aux yeux des historiens des religions, apparenter Ernst Bloch à ces
« activistes messianiques » que Yerushalmi, sur les traces de
Scholem, a évoqués dans Zakhor. On doit se souvenir de la façon
dont commençait L’Esprit de l’utopie : « À nous de commencer. C’est
entre nos mains qu’est la vie. Il y a beau temps qu’elle s’est vidée de
tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et
ainsi nous voulons devenir son poing et ses buts. [Et] ici, dans ce
livre, s’instaure précisément un commencement (ein Beginn), est
ressaisi à neuf l’héritage intact (das unverlorene Erbe). » Façon de
dire qu’il s’agissait bien d’un recommencement.

Sans doute Ernst Bloch n’a-t-il jamais cessé d’exagérer, de


dramatiser sa pensée. Est-ce pour cela qu’il a tant irrité ses
contemporains — y compris ses proches, tel Walter Benjamin — et
qu’il irrite encore ses lecteurs d’aujourd’hui ? Profondément hostile
pendant plus d’un demi-siècle au marxisme de Bloch, Gershom
Scholem se sera néanmoins associé au recueil d’hommages composé
en 1975 pour le quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire du
philosophe. Il y parla avec franchise : « J’ai lu la plupart des œuvres
de Bloch, avec beaucoup d’admiration et, dans l’ensemble, pas moins
de réserve et de critique. C’est certainement sans doute le bon
moment après tant d’années — quarante-sept ans séparent notre
deuxième rencontre de la troisième [la première avait eu lieu en 1919,
en présence de Benjamin] — pour me glisser, de très loin, parmi ceux
qui lui rendent hommage. Le jeune Bloch, une figure envoûtante tant
par son apparence physique que par son esprit, se ruait, sans craindre
le baroque, sur l’apocalypse et la vision où sont venues mourir les
images mystiques dont il se repaissait. L’homme de quatre-vingt-dix
ans s’est mué en un voyant aveugle, un maître qui a survécu à une
lutte de quarante ans contre le dragon, un sage, au sens de l’antique
définition juive de l’“ancien”, celui qui “désormais possède la
sagesse”, un bien dont Job, déjà, se plaignait qu’il fût inaccessible. Le
mystique qui se ruait à l’assaut semble s’être mué en un érudit du
marxisme. Cette transformation est-elle effective ? Certes, Bloch a
prêté l’oreille à toutes sortes de musiques, voire à certaines qui étaient
vraiment discordantes. Mais sa source décisive d’inspiration était la
mystique entendue comme percée vers un messianisme anarchiste. »
Il y avait chez Ernst Bloch une essentielle fébrilité qu’il faut, donc,
prendre au sérieux. Lorsque Michael Löwy, dans son recueil d’études
Juifs hétérodoxes, rappelle le motif blochien de la tempestas poetica
pour l’associer à « une vieille qualité juive, parfaitement décrite par
un terme hébreu et yiddish bien connu : la chutzpa, c’est-à-dire, en
traduction française très approximative, le culot, l’insolence, le
défi » — il nous met sur une piste éclairante. Car il évoque un
développement de Maïmonide, dans le chapitre 38 de la deuxième
partie du Guide des égarés, qui donne justement la faculté de
hardiesse comme essentielle chez tout homme de bien… et comme
particulièrement développée, en même temps que la faculté
d’imagination, chez les grands prophètes.
Voilà qui donne à comprendre un aspect fondamental de la
pensée — bien qu’ouvertement athée, non théologique — d’Ernst
Bloch : en amont de ses motifs extrêmes, je veux dire de ses motifs
apocalyptiques, Bloch n’aurait-il pas voulu introduire, ou
réintroduire, un ton prophétique dans la philosophie contemporaine ?
Il est frappant qu’au cours de la même année 1912, il ait travaillé à la
fois sur le messianisme juif et sur l’« impulsion », comme il disait,
donnée par Nietzsche à toute la philosophie moderne : impulsion
prophétique s’il en fut (or, non par hasard, ce travail, intitulé Der
Impuls Nietzsches, aura été publié par les soins de Martin Buber).
Raphaël Lellouche, dans sa longue préface au texte sur le
messianisme juif, ne dit pas autre chose : « Bloch introduit un
nouveau style philosophique qui n’est certes pas un “ton grand
seigneur” que repoussait Kant, mais qui n’a du moins plus rien à voir
avec la philosophie “scientifique” axiologiquement neutre et fondée
sur la théorie de la connaissance. Il introduit un nouveau ton
philosophique au style exalté […], celui de la philosophie
prophétique. Et cela est irrévocable dans sa carrière intellectuelle. »
Loin du sérieux épistémique de son aîné Weber, loin de la rigueur
philologique de son cadet Scholem, loin de la sévérité philosophique
de son « jumeau » Lukács, Ernst Bloch ne voyait pas comment
élaborer une philosophie de l’espérance sans avoir recours à ce ton
prophétique qui apparaît, aussi, comme son invention — son
audace — littéraire la plus remarquable. Pourquoi ce ton, déjà
éclatant en 1912, devait-il perdurer tout au long d’une vie marquée
par autant de déceptions politiques, de révolutions trahies, de
fascismes triomphants, de communismes oppressifs et d’hostilités de
toutes sortes, devant lesquels Bloch aura dû s’exiler de si nombreuses
fois ? Parce que l’échec d’une révolution — ou d’une
apocalypse — apparaissait moins important, à ses yeux, que
« l’essence révolutionnaire de l’espérance elle-même », comme le
souligne Lellouche à juste titre. Toujours est-il que l’édition définitive
de L’Esprit de l’utopie, celle de 1923 « revue et modifiée » par Bloch
en 1963 pour l’édition de ses Werkausgabe chez l’éditeur Suhrkamp,
porte la marque d’une très curieuse absence. Entre la fin de la grande
partie esthétique sur la « Philosophie de la musique » — avec un
paragraphe éloquemment intitulé « Le secret » (Das Geheimnis) — et
le début de la partie métaphysique intitulée « La forme de la question
inconstructible », Ernst Bloch aura donc supprimé en 1923 deux
chapitres dont un, crucial, sur le messianisme juif qui avait pourtant
fortement marqué ses lecteurs de 1918. Il semble que leur rédaction
se soit échelonnée entre 1912 et 1918.
Dans le texte intitulé « Symbole : les Juifs » (Symbol : die Juden),
Bloch prétendait répondre à une redoutable question : qu’est-ce donc
qu’être juif devant le temps ? Et les réponses fusaient, fort claires,
assurées, provocantes. Première réponse : l’obstination. « Cela
pousse en nous de manière incessante. […] Car les Juifs ne sont
toujours pas fatigués. Ils ne s’arrêteront pas, ils sont comme des
cellules du cœur qui ne relâcheront pas. » Deuxième réponse :
l’historicité. « L’histoire d’aucun peuple, affirme Bloch, n’a eu, à
l’égal de la sienne, besoin d’être rédigée pour apparaître comme
histoire sacrée. » Mais — troisième réponse — cette histoire n’aura
été qu’une histoire vouée au conflit, une histoire d’opposition :
« S’opposer au monde », écrit Bloch, voilà le destin du peuple juif
(ou voilà ce qui lui aura plu dans le fait d’être juif).
Mais — quatrième réponse, liée à la description webérienne du
« peuple paria » — l’insurrection juive contre les différents empires
se sera payée d’une dispersion fondatrice, que Bloch nomme,
significativement, une « dispersion prophétisée (vorhergesagte
Zerstreunung) vers tous les pays ». D’où le problème : comment un
peuple dispersé construit-il son histoire puisque, séparé de lui-même,
il se trouve « exclu de l’histoire » (ausgeschlossen von der
Geschchite) ? Mais l’obstination est encore là, qui persiste et signe :
« Le secret le plus profond de l’histoire juive [est] le paradoxe [pour
ce peuple] d’être resté lui-même. » Comment cela ? Ce sera la
cinquième réponse : par son orientation, que Bloch nomme une
orientation « aussi bien motrice (motorische) qu’historiquement
prégnante » (prägnant historische). Tout cela — obstination,
historicité, opposition, orientation en dépit de la dispersion — signant
la primauté d’un désir ou d’un espoir jamais épuisé.
Tel serait le sens, lapidairement exprimé, du messianisme juif que
le philosophe entend ici prolonger dans ce qu’il nomme un
« messianisme théorique ». Au centre de celui-ci continue de
résonner la formule hassidique « scandaleuse » selon laquelle « la
joie est plus grande que la Loi » et qui, alors, emporte Ernst Bloch
dans un mouvement où le désir cherchera constamment à franchir ses
propres limites. La dernière réponse se nommera donc :
transgression. Elle cherche partout, littéralement partout — d’où la
folle géographie du futur Principe Espérance —, l’ouverture des
barrières. Du hassidisme découvert avec Buber, Bloch se dirigera
désormais vers des régions qui, sans doute, auront fait frissonner
Buber : l’apocalyptique, l’eschatologie et, en général, toutes les
hétérodoxies possibles, toutes les hérésies… notamment cette « gnose
révolutionnaire » inspirée par le théologien Marcion, dont Bloch veut
affirmer que « l’antisémitisme métaphysique [fut] plus proche de la
spiritualité messianique que toute l’économie du salut ultérieure qui
pétrifia l’Ancien Testament ». Que recherchait donc le philosophe à
travers ces propositions radicales et provocatrices ? Rien de moins
qu’une exigence absolue, fût-elle, comme il dit, « prophétie
désespérée » en ces temps de « danger ».
À ce chapitre faisait suite un développement intitulé « Théorie de
la connaissance motrice-fantasmatique de cette proclamation » (Zur
motorisch-phantastischen Erkenntnistheorie dieser Proklamation).
Ce pourrait être un équivalent — pour l’audace théorique et l’aspect
extrêmement concentré des énoncés —, mais en plus grandiloquent,
de la « Préface épistémo-critique » composée par Walter Benjamin,
une dizaine d’années plus tard, pour son Origine du drame baroque
allemand. Entre la conception du prophétisme comme exercice
suprême de la « faculté imaginative » et la future notion des
« images-désirs » (Wunschbilder), Ernst Bloch commença par
suggérer que toute image digne de ce nom nous met en mouvement,
tandis que s’avère la réciproque aussi : tout mouvement digne de ce
nom — tout geste — fait jaillir des images. C’est pourquoi tout
penseur digne de ce nom tend à « se transformer en rêveur
canonique » (kanonisch Träumer), qui trouve les règles pour la
direction de l’esprit, les « canons », au creux même de ses visions
nocturnes, « dans un mouvement de retour […] comme souvenir de
sa propre profondeur ».
Voilà qui suppose de chercher partout dans les gestes, dans les
images et dans les mots : savoir encyclopédique, mais savoir de
voyant, de prophète, loin de tout positivisme et de tout historicisme.
C’est alors que la question philosophique posée — ou, plutôt,
soulevée, lancée, jetée à la face du monde — par Ernst Bloch prend
toute sa dimension : elle revient à se demander ce que signifie, ce
qu’implique être juste devant le temps. Non pas « juste » comme un
Juif seulement, comme un tsadik, mais « juste » plus généralement,
plus absolument parlant. Ici encore, Bloch avancera quelques pistes
puissamment orientées. Première piste : l’anachronisme. Il faut
prendre la mesure de la complexité du temps, « lorsque le passé (das
Geschehene) se mélange insensiblement à ce qui se passe (dem
Geschehenden), […] quand, par conséquent, l’historien et son époque
entrent l’un dans l’autre… » Voilà qui pose — comme bientôt chez
Benjamin — la question d’une écriture philosophique de l’histoire
délivrée des illusions de l’objectivisme (c’est-à-dire de l’illusion
qu’un passé pourrait être purement et simplement objectivable).
D’où cette deuxième piste, comme alternative à l’illusion de
l’objectivité pure : la poéticité. « Tout nous attend, les choses
cherchent leur poète (die Dinge suchen ihren Dichter), elles veulent
être rapportées à nous. » La poésie — comme la prophétie — serait
alors un nom pour notre façon de faire face à l’incomplétude du
temps et à son action complexe dans notre présent de chaque jour :
« Ce qui a eu lieu, n’a jamais eu lieu qu’à demi. […] Ce qui n’a
jamais pu disparaître doit être détruit ; ce qui n’a jamais pu parvenir à
soi-même doit être libéré ; et ce qui n’a jamais été entièrement
accompli doit être achevé dans un nouveau souffle. Bien sûr, le passé
semble s’être solidifié, s’être endormi, puisqu’au fur et à mesure que
nous en sommes sortis il s’est recouvert d’une obscurité croissante.
Mais tout cela peut se réveiller, cela est resté mobile et chatoyant et
continue sa course souterrainement […], cela possède en soi un
élément de l’avenir, intime. » La poésie serait l’organe — verbal et
imaginatif — capable de recueillir et de transmettre le sens intime de
cet advenir en mouvement.
Il reviendrait donc à une philosophie de l’histoire de repenser
l’écriture même du temps. La poéticité, cependant, ne peut assumer
seule la tâche qui s’offre à l’historien. Il lui faut un contre-rythme
dialectique, un autre type d’approche. Ce sera la troisième piste :
l’essai. Une quarantaine d’années avant qu’Adorno ne fasse un éloge
fameux de la « forme essai », Ernst Bloch aura donc prôné cette
« forme singulière de l’essai » comme vérité du « travail pensant »
(sonderbare essayistische zur Gelegenheit Denken), c’est-à-dire
comme la voie par excellence pour transformer en connaissance
l’intuition seulement « rêveuse ». Il faudra pour cela « s’introduire
dans le détail, l’individuel, l’historique du monde ». Et se donner
ainsi une chance de construire le « messianisme théorique »
(theoretisch Messianismus) ou « élargi » visé depuis le début, avec
ses parties ou — comme dans la Kabbale — ses « sphères » que
Bloch énumérera comme suit : « organique, physique, historique,
politique, esthétique et religieuse »… Alors le « rêve-de-souhait
pensant » (denkende Wunschtraum) aura quelque chance de faire la
jonction entre modernité (littéraire ou philosophique) et prophétisme :
« Goethe plus Isaïe », déclare Bloch lapidairement — bien que,
ajoute-t-il, « nul ne sait où cela va ».
Pourquoi finalement ces deux chapitres si singuliers, si ambitieux
philosophiquement, si géniaux en un sens, ont-ils été supprimés par
Ernst Bloch dans la seconde édition de L’Esprit de l’utopie ? On peut
tabler sur plusieurs niveaux d’explication. D’abord, entre 1912-
1918 et 1923, Bloch s’était beaucoup éloigné de Martin Buber. Il se
rapprochait de la tradition marxiste et, sur la voie de La Guerre des
paysans en Allemagne de Friedrich Engels, écrivait son ouvrage sur
le millénariste chrétien Thomas Müntzer. Par ailleurs, son chapitre
sur le judaïsme avait été critiqué par certains de ses proches, à
commencer par Walter Benjamin et Gershom Scholem. Il faut encore
tenir compte de la circonstance politique, qui est ici fondamentale :
entre 1918 et 1923, une révolution a été initiée en Allemagne, puis
trahie et brisée. Les assassinats de Rosa Luxemburg, de Kurt Eisner
ou de Gustav Landauer auront été abondamment justifiés par la
presse antisémite : la figure du « judéo-bolchévisme » animait, de
fait, toute la haine d’extrême droite. On comprend alors que l’appel
de Bloch à une « époque absolue » (absolute Zeit), qui clôt le chapitre
sur le judaïsme en 1918 — et qui rêve encore, dans les mêmes lignes,
d’une révolution allemande « en union avec la Russie » — n’était
plus pensable dans les mêmes termes en 1923.
Une autre explication, inhérente au texte même d’Ernst Bloch,
pourrait rendre compte du mouvement par lequel l’historicité
conflictuelle, le désir cherchant sa transgression et l’obstination
dispersée — tout cela établi dans « Symbole : les Juifs » — auront
fini par pousser Bloch… hors du judaïsme lui-même. Comme s’il n’y
avait de politique messianique, à ses yeux, qu’à toujours chercher au-
delà. À l’instar de Spinoza, Bloch n’avait plus besoin d’un
prophétisme spécifiquement biblique pour élaborer sa philosophie du
temps, de même que le peuple juif n’avait rien, à ses yeux, d’un
« peuple élu par Dieu ». Voilà pourquoi, dans L’Esprit de l’utopie, on
trouve le Baal Shem-Tov près de Karl Marx (dans le chapitre intitulé
« La pensée socialiste ») ou, dans les dernières pages du livre, le
Zohar se trouve convoqué dans le cadre même d’une apocalypse
révolutionnaire marxiste. Dans Sujet-Objet, le rabbin Hillel
dialoguera presque avec le philosophe Hegel et, dans Le Principe
Espérance, Moïse tendra une main vers le « Royaume » du Christ.
Ernst Bloch avait une passion pour l’hérésie. Elle offrait à ses yeux
la forme aboutie de toute historicité conflictuelle, de tout désir
cherchant sa transgression et de toute obstination politique, fût-elle
dispersée. La visio heretica, écrira-t-il — en mêlant habilement vision
prophétique et position hérétique — « est elle-même biblique,
appartient pleinement à la Bible. On trouve en elle cette révolte
vivante (et souvent étouffée) contre l’oppression, guidée par l’attente
sans précédent d’un véritable tout autre... » Voilà pourquoi, dans les
mêmes pages de L’Athéisme dans le christianisme, publié en 1968,
Bloch redira sa vieille fascination pour le théologien hérétique
Marcion, rêvera sur ses Antithèses perdues et glosera sur l’expression
« contra deum » entendu comme la tentative d’« arracher Jésus à son
enracinement dans le théocratisme judéo-biblique ».
Dans sa « Remarque terminale » écrite en 1963 pour la réédition de
L’Esprit de l’utopie, Ernst Bloch a lui-même défini sa démarche
comme un « romantisme révolutionnaire » (pour la forme) et comme
une « gnose révolutionnaire » (pour le contenu). Sa passion pour
l’hérésie — la seule attitude authentiquement soulevée à ses
yeux — aura fini dans une anthropologie religieuse synchrétique et,
surtout, dans une anthropologie politique apocalyptique : ces deux
tendances se renforçant l’une l’autre, s’il est vrai qu’avec
l’apocalypse advient cette « époque absolue » où toutes les frontières
auront disparu et à laquelle, en un sens, Bloch n’aura jamais renoncé.
C’est à Jacob Taubes que l’on doit d’avoir cheminé le plus loin dans
cette direction, d’abord avec Eschatologie occidentale, en 1947 (qui
reprend explicitement le modèle forgé par Bloch en 1921 à propos de
Thomas Müntzer), puis à travers une série d’articles où Bloch et
Benjamin étaient unilatéralement tirés du côté de la gnose. D’où
l’étrange voie théologico-politique menant de Carl Schmitt et Ernst
Bloch, en amont, vers Taubes et Agamben en aval : la voie
apocalyptique.
Mais ces chemins serpentent très, trop haut. Depuis les lignes de
crête de l’eschatologie et de l’apocalypse, aperçoit-on encore les
symptômes ? Les menus événements qui font, qui changent, qui
bouleversent nos vies ? Voit-on encore, de là-haut, les « Justes
cachés » ? Peut-on encore, dans le ciel de ces idées absolues, raconter
des histoires de peu, des contes rebelles ? Il y a toujours, dans les
grandes questions eschatologiques, de trop grandes querelles de
légitimité et de trop grandes théories du pouvoir. On lit cela, par
exemple, dans Histoire et salut de Karl Löwith ou dans La Légitimité
des Temps modernes de Hans Blumenberg, livres commentés,
notamment, par Giacomo Marramao et par Jean-Claude Monod qui se
sont longuement interrogés sur la fameuse « querelle de la
sécularisation ». Or ne voit-on pas que, dans ces grands diagnostics
d’époque à la Heidegger ou à la Schmitt — qu’Ernst Bloch a
durement critiqués, mais pour leur opposer quelquefois des
formulations tout aussi brutalement générales —, on veut encore
chercher un hyperbolique « régime d’historicité », une instance,
temporellement ultime, du « règne » occidental ? Et ne voit-on pas
que s’est perdue, en chemin, la vertu éthique et poétique du conteur,
qui parlait d’en bas ? Que s’est oubliée la vertu imaginative du
prophète, qui parlait à la marge ? Par quels chemins, alors, retrouver
philosophiquement les signaux ou, mieux, les gestes de cette
puissance fragile ?
29

PROPHÈTES
PROFANES

Exclamer, s’exclamer qu’il est grand temps : c’est déjà une


puissance en soi, une puissance irréductible et, donc,
considérable — mais si fragile. Fragilité de parole errante. Les
pouvoirs s’arrangeront toujours pour en tirer parti afin de contenir ou
de divertir l’énergie des soulèvements. De quoi est-elle faite ? Des
infinies bifurcations possibles, des innombrables valeurs
d’usage — éthiques et politiques — auxquelles un même désir, une
même espérance, une même utopie, une même colère peuvent donner
lieu. On peut éprouver le « grand temps » comme suspension de
l’histoire ou comme sa réalisation ; comme résultant d’une
obstination ou d’une impatience ; comme modestie du geste qui prend
position (fût-il « mineur », minoritaire) ou comme triomphalisme de
l’action qui prend parti (pour être « majeure », majoritaire) ; comme
désorientation qui cherche quelque chose ou comme décision qui
saisit et emporte tout. De telles valeurs d’usage existent en même
temps, n’ont pas de valeur absolue : elles sont légitimes ou pas selon
les circonstances du moment.
On peut aussi donner voix au « grand temps » des différentes
façons que je viens d’esquisser : par divination (autorité magique),
par prédiction (autorité scientifique), par apocalypse (autorité
théologique) — ou par prophétie, cette parole dont la véhémence ne
fixe jamais l’autorité, le territoire (c’est pourquoi Moïse n’atteint pas
la Terre promise et Jonas se retrouve, quelque part en mer, dans le
ventre d’un poisson). Il y a, de plus, différentes manières de lire une
même pensée philosophique. Lue selon son versant apocalyptique, la
philosophie d’Ernst Bloch a notamment suscité la réprobation et la
rectification éthique d’un Hans Jonas qui, dans Le Principe
Responsabilité, entendait réfuter le Principe Espérance au nom,
disait-il, d’une « éthique d’avenir ». Lue selon son versant
prophétique, la même philosophie aura justifié une compréhension
tout autre de la part d’Emmanuel Levinas, qui décelait chez Bloch les
éléments par excellence d’une telle « éthique d’avenir ».
« La relation avec l’avenir », écrivait Levinas en 1948 dans Le
Temps et l’Autre, « s’accompli[t] dans le face-à-face avec autrui. La
situation de face-à-face serait [ainsi] l’accomplissement même du
temps. » En 1963, dans Difficile liberté, Levinas commenta un
ensemble de textes messianiques de la tradition juive : il y soulignait,
après Buber et Scholem, la différence de nature qui sépare toute
« époque messianique », en tant que thème prophétique, d’avec le
« monde futur » en tant que temporalité sujette à prédiction ou à
déclaration apocalyptique. Il lisait, dans les paroles de rabbi Schmuel
rapportées par le Talmud, que « les temps messianiques n’indiquent
que la fin de la violence politique », idée qui aurait aisément pu
figurer dans la cartographie du Principe Espérance. Le « plus
qu’être » invoqué par Levinas à la toute fin de son ouvrage, par
opposition à la néantisation heideggerienne, semble également
rejouer une prise de position ontologique assumée depuis longtemps
par Ernst Bloch, et dans des termes fort proches.
On ne s’étonnera donc pas que Levinas ait rendu hommage à
l’auteur de L’Esprit de l ’utopie comme à celui qui, en son temps,
avait été capable, mieux que tout autre, de dépasser l’anti-humanisme
ontologique de Heidegger : « Jamais peut-être un corps d’idées n’a
présenté [comme chez Ernst Bloch] une telle surface où l’éthique et
l’ontologie […] sont en surimpression sans que l’on sache quelle
écriture porte l’autre. […] Le temps n’est alors ni projection de l’être
vers sa fin, comme chez Heidegger, ni image mobile de l’éternité
immobile, comme chez Platon. Il est temps d’accomplissement, […]
actualisation de l’inachevé [c’est-à-dire que] le temps est pure
espérance. » Voilà qui justifiait amplement la participation de
Levinas au recueil d’hommages et d’études sur Ernst Bloch publié
par Gérard Raulet en 1976 sous l’intitulé du Système de
l’inconstructible. La préface écrite par Levinas, presque au même
moment, pour l’édition française d’Utopie et socialisme de Martin
Buber allait dans le même sens d’une possible jonction entre éthique
et politique, via une anthropologie de l’espérance et de l’« être-
ensemble des hommes ».
Il y a enfin, dans Autrement qu’être, en 1978, un paragraphe
saisissant écrit par Levinas sur le thème « Témoignage et
prophétisme ». On y lit que « le prophétisme serait le psychisme
même de l’âme : l’autre dans le même, [soit l’]extradition de soi au
prochain ». Une extradition, donc, proposée comme choix éthique
fondamental : à la fois sortie de la tradition hors d’elle-même et exil
volontaire de soi à soi-même. C’est une sortie, un exode temporel
autant que psychique : et voilà pourquoi, écrit Levinas,
« l’anachronisme de l’inspiration ou du prophétisme est […] plus
paradoxal que la prédiction de l’avenir par un oracle ». Voilà aussi qui
nous éclaire beaucoup sur la condition même de la parole prophétique
où l’exode est condition même du langage, faisant témoignage selon
le dire d’une énonciation subjective vouée à l’Autre et non pas selon
le dit d’un énoncé factuel : « Le Dire [prophétique] est témoignage,
Dire sans Dit, signe donné à Autrui. De complicité ? D’une
complicité pour rien, d’une fraternité, d’une proximité qui ne se peut
que comme ouverture de soi […], Dire qui ne dit mot, qui signifie,
Dire qui, responsabilité, est la signification même, l’un-pour-
l’autre… » Ce que Levinas finira par nommer « la sagesse du Désir ».
On imagine sans mal que Maurice Blanchot, lorsqu’il voulut rendre
compte du livre L’Essence du prophétisme — dans un article publié
en 1957 sous le titre « La parole prophétique », et que l’on retrouvera
plus tard dans Le Livre à venir —, était aussi secrètement
reconnaissant envers la pensée de son ami Levinas qu’il le fut
publiquement envers la synthèse d’André Neher. Comme chez
Levinas, la pensée du langage ne fut rien d’autre pour Blanchot
— comme autrefois pour Benjamin et comme, bientôt, pour
Derrida — qu’une pensée du temps. D’où la position exemplaire et,
même, cruciale, du prophétisme comme événement et forme de
langage-temps. D’emblée, donc, Blanchot radicalisa la différence
déjà établie par de nombreux auteurs (Max Weber et Martin Buber ici
convoqués nommément) entre divination païenne et prophétie
biblique : « La divination grecque n’est pas encore langage ; elle est
un bruit originel que seul l’homme qui n’en est pas possédé, capable
d’entente et de mesure, peut saisir en parole et en rythme. Dans le
monde biblique, celui que touche l’esprit parle aussitôt une parole
déjà véritable, commençante mais accomplie, rythmiquement
rigoureuse, même si elle est emportée par la violence de l’instant. »
L’avenir en jeu dans la parole prophétique était alors déclaré, par
Blanchot, impossible : « Prévoir et annoncer quelque avenir, c’est peu
de chose, si cet avenir prend place dans le cours ordinaire de la durée
et trouve expression dans la régularité du langage. Mais la parole
prophétique annonce un impossible avenir, ou fait de l’avenir qu’elle
annonce et parce qu’elle l’annonce quelque chose d’impossible [car
cela devra] bouleverser toutes les données sûres de l’existence.
Quand la parole devient prophétique, ce n’est pas l’avenir qui est
donné, c’est le présent qui est retiré et [avec lui] toute possibilité
d’une présence ferme, stable et durable. » C’est ainsi que la parole
prophétique, sur le modèle du livre de l’Exode, sera dite « parole
errante qui fait retour à l’exigence originelle d’un mouvement, en
s’opposant à tout séjour, toute fixation, à un enracinement qui serait
repos ». Nous voici bien loin de la racine heideggerienne… « C’est à
nouveau comme le désert », écrit Blanchot. C’est le « pressentiment
d’une existence mobile » et, avec elle, d’une temporalité de
l’arrachement perpétuel.
Arrachement : donc soulèvement. Lorsque Blanchot évoque
l’« interruption momentanée de l’histoire », il semble nous reconduire
au Spartakus de Furio Jesi et, avec lui, au Malgré tout ! de Karl
Liebknecht. Rien d’étonnant à ce que Blanchot fasse alors grand cas
de l’expression biblique laken (« pourtant », « malgré tout »), ce
« mot unique dans lequel la parole prophétique accomplit son œuvre
[à travers] cet autre temps qui est toujours présent en tout temps »,
quitte à faire « scandale » et « contestation » dans l’actualité
historique : « Soudain un homme devient autre. Jérémie, doux et
sensible, doit devenir un pilier de fer, un rempart de bronze, car il lui
faudra condamner et détruire tout ce qu’il aime. Isaïe, décent et
respectable, doit se dépouiller de ses vêtements : durant trois ans, il
marche nu. » Et ainsi de suite, tous allant répétant leur grande
question : « Quoi ? pourquoi ? » (eikhah). Tous inventant, par là, de
nouvelles conditions pour le dialogue humain, selon un
recommencement qui fait de la parole prophétique une « parole
répétée et cependant tout autre ». « Langue de transport et
d’emportement », résumera Blanchot. Langue d’ardence éthique et
non pas seulement d’énigme symbolique. Langue « anticipatrice de la
diction » elle-même et non pas planificatrice de quelque action
concertée. Donnant forme dans le langage à ce que Blanchot,
en 1962, nommera cette « affirmation de la vérité nomade [pour un]
monde comme parcours » et non comme séjour permanent : erratique
et jamais sûr de sa permanence.
Nous touchons ici à un point crucial qu’Anne Dufourmantelle,
dans le sillage, notamment, de Levinas et de Derrida, nommait La
Vocation prophétique de la philosophie. À cette croisée des chemins,
il faut se souvenir en premier lieu des propositions de Martin Buber
concernant la différence radicale entre prophétisme et apocalypse,
synthétisées en 1954 par un article important qui fut repris dans ses
Écrits sur la Bible : quand la pensée apocalyptique vise
fiévreusement la fin de l’histoire, la « fin des temps », pour
n’imaginer aucun revirement possible, le prophétisme, lui, cherche à
tâtons dans cette « profondeur de l’histoire qui toujours œuvre au
rajeunissement », c’est-à-dire au recommencement des temps. Il n’y a
dans les apocalypses ni survivances ni recommencements, ni quêtes
dans l’obscur ni lueurs-lucioles. De plus, elles se fondent fatalement
sur des corps de doctrines théologiques radicales, quand le
prophétisme serait plutôt à n’entendre que comme un certain mode de
la parole dont diffère profondément le ton apocalyptique en tant que
tel, comme Jacques Derrida n’a pas manqué, sur le plan
philosophique, d’en « déconstruire » la prétention. Position qu’il
faudrait rapprocher de la fameuse proposition derridienne sur la
« messianicité sans messianisme » en tant que « venue de l’autre »
— thème levinassien par excellence — et « structure générale de
l’expérience » hors des stricts cadres d’intelligibilité théologiques ou
théologico-politiques.
Toutes les réflexions sur le temps ayant la Torah comme horizon
textuel mettent en avant la question du prophétisme. Dans son Essai
sur la pluralité des temps dans le judaïsme, Sylvie Anne Goldberg
parle du prophétisme comme d’une exégèse (tournée vers un
commencement) prenant la forme d’une parole visionnaire ou
imaginative (tournée vers un recommencement). Stéphane Mosès
aborde le messianisme à la lumière très fragile du « temps présent »
et non pas à celle, glorieuse et régnante, d’une « fin des temps » qui
résoudrait tout. Danielle Cohen-Levinas parle musicalement de
« temps contre temps » et, psychiquement, de « temps de la fêlure »,
Georges Bensussan situant pour sa part le prophétisme dans la tension
entre le « souviens-toi » (zakhor) et le « malgré tout »
(laken) — tension où se trouve, précisément, ce qu’il nomme « l’écart
du Juste ». Quant à Serge Margel, dans Le Silence des prophètes, il
voudra repenser l’histoire du prophétisme — qui doit compter avec
les grands perturbateurs Spinoza et Freud — sous l’angle de la
« dissidence » et du « retour du refoulé », critiquant avec force les
manières de « réduire le prophétique au théologico-politique — donc
au silence ».

Et Walter Benjamin ? N’a-t-il pas écrit, en 1920-1921, son fameux


« Fragment théologico-politique », mais à une époque où il écrivait
aussi sa série de textes sur la faculté d’imagination ? Y aurait-il une
relation à établir entre ces motifs ? Comment, après tant de
commentaires discordants — les uns privilégiant le versant Brecht,
c’est-à-dire le matérialisme historique, les autres se tournant vers
Scholem et les anciennes catégories de la mystique juive —, reposer
la question d’un soulèvement prophétique à l’aune du thème
messianique récurrent chez Benjamin ? On s’aperçoit, en réalité, que
celui-ci aura exactement incarné le processus d’extradition dont parle
Levinas : son « Fragment théologico-politique » des débuts échappe à
toute doctrine théologique, comme ses « Thèses sur le concept
d’histoire » de la fin échapperont à toute doctrine matérialiste
standard.
Vers 1920-1921, Benjamin évoquait déjà le désir
messianique — en tant que ce qui cherche l’« achève[ment de] tout
devenir historique » —, mais pour le référer aussitôt à une fragile
« intensité » (Intensität) : la toute simple « quête de bonheur »
inhérente à notre « libre humanité » (Glückssuchen der freien
Menschheit). C’est donc l’immanence d’un simple bonheur humain,
et non la transcendance d’une révélation apocalyptique, qui donnerait
à l’espérance messianique sa puissance faible… faible parce qu’elle
n’est, au fond, qu’un geste pour s’approcher d’une temporalité
qualifiée d’« évanescente ». Les fragments sur l’imagination écrits à
la même époque éclairent et complètent — sur un plan désormais
anthropologique — l’idée à se faire d’une telle évanescence :
l’imagination serait la faculté humaine capable d’appréhender
l’« apparition » (Erscheinung) comme telle, c’est-à-dire « comme
déformation (Entstellung) de ce qui a été mis en forme ». D’où une
hypothèse sur les relations dialectiques entre voyance (comme
« vision de ce qui est en train de prendre forme ») et imagination
(comme « sens de ce qui est en train de se déformer »)… là où ses
précédentes réflexions sur le langage — pensé
bibliquement — devaient fatalement l’amener du côté du
prophétisme.
À l’autre bout de son parcours, en 1940, Benjamin remettra en
scène, fût-ce ironiquement, les figures complémentaires du
matérialisme dialectique et de la théologie sous l’espèce d’une
« marionnette » (Puppe) et d’un « nain bossu » (buckliger Zwerg).
C’était là une allégorie destinée à rendre compte de la tâche
dialectique que doit mener toute philosophie de l’histoire, en
particulier — au regard des circonstances — « dans sa lutte contre le
fascisme » (im Kampf gegen den Faschismus). Comment, pour un
philosophe qui ne prend pas les armes, se situer dans une telle lutte ?
D’abord en renouant le dialogue avec la « tradition des opprimés ».
C’est-à-dire en découvrant — voire en créant — « un rendez-vous
tacite entre les générations passées et les nôtres ». Telle est, avant
celle du philosophe, la tâche du « chroniqueur (Chronist) qui rapporte
les événements sans distinguer entre les grands et les petits, [et qui]
fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu
pour l’histoire ».
Le véritable chroniqueur sera donc celui qui fait de la « classe des
opprimés [le] sujet [par excellence] de la connaissance historique ». Il
devient, alors, porteur d’une « conscience » dont Benjamin rappelle
qu’elle « se ralluma brièvement dans le spartakisme », à la fois contre
la haine proto-fasciste et contre la trahison sociale-démocrate. Mais le
chroniqueur n’est pas la seule figure de cette jonction dialectique
entre une « tradition des opprimés » et l’espérance d’émancipation
politique. Il faut aussi compter avec celui que Benjamin appelait
en 1934, dans une allocution politique contre le fascisme, « l’auteur
comme producteur » (der Autor als Produzent) : figure par excellence
de l’artiste moderne qui, cependant, ne rend pas obsolète l’antique
forme du poème épique, par exemple (forme sur laquelle Brecht aura
beaucoup réfléchi, et Benjamin à sa suite). Sans oublier la figure du
conteur en tant qu’il assume — sans souci de faire de la littérature ou
pas — son dialogue « de bouche en bouche » avec la tradition des
opprimés.
Nous revoici au seuil de la question prophétique. Dans tous ces
cas, en effet, il s’agit d’en appeler à une justice et de projeter — de
soulever — une certaine tradition en vue d’un recommencement
rebelle. Or l’historien et le philosophe doivent prendre intégralement
leur part à ce soulèvement prophétique. Benjamin rappelle en effet,
dans son texte de 1935 sur Johann Jakob Bachofen, qu’« il existe des
prophéties scientifiques » bien distinctes du travail de la
« prédiction » ou de la « prévision » dans l’ordre naturel. Et les
grands exemples convoqués par Benjamin, outre Bachofen lui-même,
seront ici Goethe et Warburg, ces « romantiques » qui ont été
capables d’« étudier les sous-sols de l’histoire ». Mais pourquoi
placer un historien des images, Aby Warburg, en bonne place dans ce
vaste tableau du prophétisme de la connaissance ? Pourquoi se risquer
à dire, comme l’aura fait Benjamin à la même époque, que « l’histoire
de l’art est une histoire de prophéties » (die Geschichte der Kunst ist
eine Geschichte von Prophetien) ?
Parce qu’il a été nécessaire à Benjamin de retourner ou d’élargir
l’opinion juive traditionnelle — celle de Maïmonide en
particulier — sur la prophétie comme exercice de la « faculté
imaginative ». Il ne suffit pas de dire que les prophètes imaginent. Il
faut dire, désormais, que les images prophétisent : elles en appellent
constitutivement à un advenir qui n’est, précise Benjamin, « jamais
un futur complètement déterminé », mais un « espace sombre » dans
lequel « l’avenir fermente » (als diesen dunklen und brauenden Raum
der Zukunft). C’est ainsi que, du début des années 1920 à la fin des
années 1930, Walter Benjamin aura précisé son hypothèse romantique
sur l’imagination — sans la renier, bien sûr : Baudelaire ne le lâchait
pas — à travers une nouvelle hypothèse, plus matérialiste, que
cristallise la notion si importante d’image dialectique telle qu’elle
innerve toute la section « N » du Livre des passages. Précision
cohérente : dans tous les cas demeurait cette idée fondamentale selon
laquelle il y a des images qui rêvent le passé, soulèvent le présent et
prophétisent un advenir éthique ou politique soucieux de la justice.

C’est alors que surgit la figure clé, le visage essentiel, l’écriture


décisive. La réponse incarnée — fût-elle indéchiffrable — à tout cet
ensemble de questionnements sur le temps et l’histoire. C’est Franz
Kafka. Benjamin écrit en 1929, dans la revue Die literarische Welt :
« L’œuvre de Kafka se tenait là, bouleversante, ouvrant grand ses
yeux dans lesquels nous plongions notre regard… » Œuvre d’autant
plus auratique, donc, qu’elle semblait dire — et même montrer,
comme dans ce portrait photographique de Kafka où l’auteur de Sens
unique ne fut pas loin de se reconnaître lui-même — tout ce qui peut
être humainement formulé de notre rapport au temps. Voilà qui n’aura
d’ailleurs pas échappé à la sagacité de Hannah Arendt, dans sa « vie
politique » de Walter Benjamin : « Il n’avait pas besoin de lire Kafka
pour penser comme Kafka. »
Mais Benjamin a bien lu Kafka — et avec quelle intensité, avec
quelle intelligence ! C’était, d’ailleurs, comme si l’aura de cette
écriture avait dû se payer d’une douleur à entrer, à cheminer dans sa
lecture. En décembre 1927, Benjamin confiait à Alfred et Grete
Cohn : « J’ai lu à fond Le Procès — il y a trois jours — avec une
souffrance presque physique (tant la richesse inapparente de ce livre
est écrasante) » — impression qu’il devait encore consigner, en
octobre 1931, dans une lettre à Gershom Scholem. À Robert Weltsch,
l’éditeur de la Jüdische Rundschau, Benjamin déclarait simplement,
le 9 mai 1934 : « Il n’y a pas de sujet que je souhaite plus traiter que
celui-là. »
Christophe David et Alexandra Richter, qui ont réuni et traduit le
plus complet recueil des écrits benjaminiens sur Kafka, ont utilement
insisté sur trois dimensions, au moins, qu’il faut reconnaître dans ces
textes de formes très diverses (articles publiés dans la presse ou lus à
la radio, essais mûrement composés, lettres, notes issues de
discussions, plans, ébauches…). D’une part, l’intérêt pour Kafka
constitue, de fait, « l’autre foyer » de la pensée benjaminienne, le
premier étant Baudelaire, bien sûr — mais les deux écrivains ont eu
ceci de commun qu’ils réinventèrent, pour nos temps modernes, ce
qu’allégorie veut dire. D’autre part, cette passion pour Kafka
engageait moins Benjamin dans un effort de valorisation littéraire que
dans une réflexion sur l’expérience même de la temporalité et ses
conséquences pour une philosophie de l’histoire. Enfin,
d’allégorie — qui est image écrite — à temporalité, se redéployait
pour Benjamin le grand paradigme, à la fois scripturaire et politique,
de la prophétie.
« L’œuvre de Kafka est prophétique » (Kafkas Werk ist ein
prophetisches). S’il y eut un seul prophète en notre époque
contemporaine, suggère Benjamin, il ne fut autre que Franz Kafka.
Cela pourrait sembler grandiloquent. Le point de départ est, pourtant,
fort modeste : Kafka ne fut rien qu’un conteur. Chez lui, les animaux
énoncent des pensées et les humains se perdent dans d’improbables
embrouilles existentielles ou judiciaires. Tout est ici très simple — en
particulier le vocabulaire et la syntaxe —, mais tout finit par se
révéler, dans le développement des récits, abyssal et indéchiffrable.
Pour l’aborder, d’ailleurs, Benjamin aura choisi de lui emboîter le
pas : loin des hautes formules philosophiques dont il était par ailleurs
coutumier, ses textes sur Kafka commencent souvent en racontant
quelque chose : « Je vais commencer par une petite histoire », écrit-il
en 1931. « On raconte que… », commence-t-il dans son essai
de 1934.
Mais Kafka est un conteur moderne : c’est donc un monteur. Non
seulement la composition du Procès, par exemple, relève d’un
remontage obstiné de ses chapitres mais, en général, la ligne narrative
des récits kafkaïens se trouve, note Benjamin, « sans cesse
interrompue » : elle crée alors, par une sorte d’« enchaînement
fragmenté » (Fügung des Fragments), une perpétuelle « absence de
fin » (Endlosigkeit) qui contribue au mystère de ces contes, bien
qu’on les sente toujours « très lourds d’une moralité dont ils
n’arrivent pas à accoucher ». Ce qui donne à une telle écriture de
paraboles son statut extrêmement paradoxal et novateur. Ayant
raconté l’histoire du messager royal, Benjamin dans son texte
de 1931 reprendra la parole en ces termes : « Je renonce à interpréter
cette histoire » (diese Geschichte werde ich Ihnen nicht deuten)... Que
dire, alors de ces paraboles ? Que leur sens reste inachevé, c’est-à-
dire infini, comme est infinie la moralité d’une histoire qui renonce à
toute morale.
Dans un manuscrit de 1934, Benjamin a voulu préciser les termes
de ce paradoxe : « Le travail d’écriture de Kafka était un retour
(Kafkas Schriftwerk war Umkehr). Il sentait à nouveau la grande
exigence (Ansinnen) de l’auditeur envers le conteur : ce qu’il attend
de lui, c’est qu’il lui donne un conseil. Mais il ne savait pas quel
conseil donner. » La parabole chez Kafka se développe, certes, se
déplie et se « déploie » (entfaltet) — mais de telle sorte que
l’interprétation en devienne, soit impossible, soit infinie, allant et
venant sans cesse entre un passé dont il ne reste que des traces
illisibles et un avenir donné sous la forme d’un obscur « précurseur »
(Vorläufer). Là où la notion traditionnelle du conteur faisait appel à
l’« autorité du mourant », Benjamin trouve chez Kafka cette solution
de non-continuité consistant, par exemple, à faire surgir « l’humour
[…] à l’heure de notre mort ». Enjoué autant que grave, l’art du récit
chez Kafka donne lieu, pour finir — et en dehors de toute recherche
d’une légitimation littéraire —, à ce que Benjamin nommera,
en 1934, des « contes pour dialecticiens » (Märchen für Dialektiker).
Il y aurait donc des « contes dialectiques » comme il y a des
« images dialectiques ». C’est d’ailleurs en tant qu’écriture d’images
que l’art de Kafka aura particulièrement sollicité Benjamin.
Dès 1931, celui-ci récuse la façon symbolique et théologique — à la
Max Brod — de comprendre le monde kafkaïen. Quand il dit qu’il
« renonce à interpréter » l’histoire du messager, c’est pour suggérer
qu’il n’y a pas une « clé » capable d’ouvrir la « porte » du sens. Il y a
mille et une portes au moins, et les clés sont de toute façon soit
perdues, soit mélangées. Mieux vaut, par conséquent, revenir à une
plus immédiate « interprétation de l’écrivain à partir de son monde
d’images (sein Bildwelt). […] Une telle interprétation doit alors
chercher pour chaque objet reflété l’image virtuelle qui lui
correspond de l’autre côté du miroir, autrement dit dans l’avenir (in
der Zukunft). » C’est sur cette base que Benjamin pourra, dans la
ligne suivante, qualifier l’œuvre kafkaïenne de « prophétique ».
Or, de même que les paraboles, privées d’une leçon, d’une doctrine
ou d’une morale, tendent à faire surgir tout un monde d’images, de
même les images, qui chez Kafka ne sont ni idoles ni représentations
et ne témoignent que de la « nature instable des expériences »,
tendent à faire surgir tout un monde de gestes, qui ne sont à
comprendre ni comme réactions réflexes ni comme actions
véritablement concertées. Le monde de Kafka se déploie donc aussi
comme une écriture de gestes : « Le geste (Gestus) était sans doute ce
qu’il y avait de plus insondable pour Kafka. Chaque geste (Gebärde)
est un processus (Vorgang), on pourrait même dire un drame (Drama)
à lui tout seul » — c’est-à-dire « l’élément décisif » du récit tout
entier. Décisif, mais en quoi ? En ceci qu’un geste, cette image
vivante et mouvante surgie de notre corps, peut interrompre l’ordre
temporel normal dans lequel il produit une « déformation »
(Entstellung) : un symptôme, en somme, qu’il soit symptôme d’un
désir ou symptôme d’une angoisse (que le plus souvent, d’ailleurs, on
observe entremêlés).
Ainsi va, paradoxale, l’écriture prophétique de Franz Kafka telle
que Benjamin aura voulu l’appréhender. Dans une note préparatoire
de 1928, par exemple, on lit à propos de Kafka que la « grande œuvre
d’art » serait, avant toute chose, « le nuage qui apporte l’orage ».
En 1931, Benjamin s’expliquera plus précisément sur ce qu’il entend
par prophétie : « L’œuvre de Kafka est prophétique. Les étrangetés
(Seltsamkeiten) décrites avec minutie, dont regorge la vie à laquelle il
a affaire, ne sont pour le lecteur que les signes infimes, les indices et
les symptômes de diverses modifications (kleine Zeichen, Anzeichen
und Symptome von Verschiebungen) que l’écrivain pressent dans tous
les domaines de la vie sans pour autant trouver lui-même sa place
dans ce nouvel ordre du monde. Il ne lui reste plus qu’à répondre par
l’étonnement — un étonnement auquel se joignent effroi et
panique — aux déformations presque incompréhensibles de
l’existence. »
Dans l’essai de 1934, Benjamin précisera que, dans sa « force, rare,
de créer des paraboles », Kafka n’en aura pas pour autant sacrifié au
mythe ou à la croyance : il ne fut « ni devin ni fondateur de
religion ». Son prophétisme chemine ainsi dans l’absence de Dieu
(les commentateurs ayant souvent remarqué que Kafka, dans ses
récits, n’avait jamais employé le mot « Dieu »). C’est que désormais,
« la prophétie est plus importante que Dieu » (die Prophetie ist
wichtiger als Gott) — cela dût-il se payer, comme le précise
Benjamin, d’une perpétuelle « angoisse kafkaïenne » (Kafkaschen
Angst). On comprendra mieux, dans ces circonstances, en quoi
l’écriture des paraboles, des images et des gestes chez Kafka tend
bien au prophétisme et, par conséquent, à une écriture du temps
rebelle, du temps soulevé. Les récits de Kafka relèvent donc aussi de
l’éthique du conteur : ils renouent le fil avec la « tradition des
opprimés ». Et font de l’écriture — comme chez Proust quoique fort
différemment, bien sûr — une pratique de ce que Benjamin nomme
alors le « souvenir comme tâche » (Erinnern als Aufgabe).
L’oubli est, ici, faute et injustice. Mais se pose une question plus
retorse : « Sommes-nous ceux qui ont oublié ? N’avons-nous pas
plutôt été oubliés ? Kafka ne tranche jamais. » Quant à la mémoire,
elle sera geste et justice. Le geste : « Ce qui a été oublié et déformé a
fait appel », comme on le lit dans un ensemble de notes pour l’essai
de 1934. Faire appel : n’est-ce pas le sens même de la parole du nabi
lorsque, appelé par l’Autre, il rappelle le peuple à son souvenir ?
N’est-ce pas, aussi, le sens de ce qu’on nomme, dans les temps
modernes, le « tribunal de l’histoire » devant lequel les opprimés
viennent justement faire appel, levant haut leurs bras, pour rappeler
leurs droits ? Mais on sait bien que le geste se heurte aux cadres où
notre vie se voit contrainte, comme la justice se heurte aux lois où
notre vie se débat. Puissance constamment mise en échec, en danger,
en attente, en sursis par quelque pouvoir. Le récit kafkaïen, écrit
Benjamin dans ses notes de 1931 — notamment à propos de « Un
incident quotidien » — n’est autre que la mise en forme d’une
« déformation du temps » (Entstellung der Zeit). Comme si, à chaque
fois, Kafka tentait — ou bien était mis en demeure — de
« s’expliquer avec le cours du temps ».
Or cette « explication » (Auseinandersetzung) avec le temps prend
la forme d’une mêlée, d’un débat intérieur : temps contre temps. Le
récit kafkaïen est donc, aussi, une écriture d’anachronismes. Un
« monde primitif » (Vorwelt) ne cesse d’y remuer dans les actes les
plus quotidiens et les plus contemporains. « Le plus récent et le plus
ancien rebut coïncident (der älteste und der jüngste Abschaum decken
sich) […] comme l’asphalte recouvre le marécage. » Tout cela semble
très angoissant, et malgré tout — expression dont Kafka fut
coutumier —, malgré la peur omniprésente et l’inaccessibilité du sens
des lois, il n’aura été question chez l’auteur du Procès, comme
d’ailleurs chez celui de Sens unique, que de la justice.
L’anachronisme est partout. Il est bon, il est méchant. Il est méchant
lorsque, dans la peur, le monde se délabre au présent sous la poussée
d’une immémoriale faute. Il est méchant lorsque les lois modernes
révèlent la « nature démonique du droit (der dämonischen Natur des
Rechts) » ou lorsque Kafka, en prophète de malheur — Benjamin lui-
même citant alors une « phrase du prophétique Procès » — donne à
comprendre qu’« on a fait du mensonge l’ordre du monde ».
Raison pour laquelle, sans doute, chaque « procès en cours est un
procès sans fin (ein immerwährender Prozeß) » — Benjamin jouant
ici sur le double sens, juridique (comme tribunal) et temporel (comme
processus), du mot Prozeß. Et pourtant il y a une justice, il y a un bon
anachronisme du désir où se cherche la façon d’en finir avec — ou
d’échapper à — la violence des pouvoirs et des lois. D’où le retour en
boucle de cette phrase qui fut si importante pour Benjamin : « Il y a
une quantité infinie d’espoir, mais pas pour nous. » Qu’il y ait un
espoir de justice — et une mise en travail de cet espoir — entraîne,
logiquement, que la prose de Kafka, ni divinatoire ni religieuse, ni
juridique au sens strict, ait fini par ouvrir le champ d’une véritable
écriture critique. À la fin de son essai de 1934, Benjamin citait
Werner Kraft, l’un des plus grands connaisseurs de Kafka en son
temps : « Dans toute la littérature, il n’existe aucune critique du
mythe dans sa globalité qui soit aussi puissante, aussi décisive que
celle-ci. » Et Benjamin d’ajouter pour son compte : « Kafka n’a pas
besoin d’écrire le mot “justice” […] et c’est pourtant à partir de la
justice que le mythe est critiqué », et avec lui les structures mêmes de
cette — de notre — société du mensonge.
Mais à quoi ressemble donc une telle écriture critique ? À rien
d’agressif et, même, de revendicatif. Benjamin propose, au-delà de
Werner Kraft, l’idée que, chez Kafka, « la perspective qui s’offre à la
justice est l’étude (die Pforte der Gerechtigkeit ist das Studium) ». La
critique sera donc patiente et profonde, bien que rebelle et soulevante
(mais ne se soulève-t-on pas depuis les profondeurs ?). On se
demande, alors, ce que recouvre plus précisément le mot Studium
employé ici par Benjamin. Il renvoie, sans aucun doute dans ce
contexte, à la notion d’étude telle que l’entend la tradition juive
(talmoud). Comment, parlant de Kafka en termes de prophétisme,
Benjamin aurait-il pu ne pas se souvenir de ses discussions ardentes
avec Gershom Scholem dans les années 1918-1919, mais aussi des
textes de celui-ci sur le prophétisme biblique en tant qu’étude et
rébellion, plainte et question, hymne et appel tout à la fois ? Et
surtout en tant qu’« acte juste » (gerechte Tat) ?
On comprend aisément qu’au cours de sa réflexion sur Kafka,
Benjamin en ait si souvent appelé, dans sa correspondance, aux
jugements de son ami. « La conception spécifique de Kafka qui est la
tienne à partir de ta compréhension juive m’importe au plus au point,
elle m’est presque indispensable », écrivait-il à Scholem le 15 mai
1934. Celui-ci répondit dans de nombreuses lettres : sur la justice et
la rédemption, sur les rapports d’Aggada (narrative) à Halakha
(juridique) dans le Talmud, sur la littérature hassidique et le
« caractère inaccomplissable » de la révélation… C’est que la figure
de Kafka innervait profondément la pensée de Scholem lui-même.
Ainsi, les « Dix propositions non historiques sur la Kabbale »,
en 1958, se terminent avec l’auteur du Procès ; l’essai majeur sur la
mystique du langage dans le judaïsme se terminera quant à lui,
en 1970, sur l’écriture poétique. Des prophètes aux poètes, si l’on
peut dire. Bref, Kafka fut bien, comme l’ont étudié plusieurs
exégètes, au centre de l’amitié intellectuelle entre Benjamin et
Scholem.
Mais ce « centre » fut aussi un nœud de tensions. En 1929,
Benjamin écrivait que « l’œuvre de Kafka […] tire justement sa
grandeur littéraire du fait qu’elle porte intégralement en son cœur ce
secret théologique (theologische Geheimnis) alors que, de l’extérieur,
elle se présente comme sobre, simple, voire insignifiante ». Mais,
en 1931, il voulut aussi réfuter, et sévèrement, toute « grille de lecture
[liée] à la philosophie de la religion », ce qui lui vaudra quelques
protestations de la part de Scholem… et à quoi, en 1934, après une
nouvelle réfutation de tout « commentaire surnaturel »
(übernatürliche Auslegung), il pourra finalement répondre ceci : « Je
ne nie nullement l’aspect de la Révélation dans l’œuvre de Kafka,
cela résulte du fait que je lui reconnais — tout en le qualifiant de
“déformé” — un aspect messianique. Chez Kafka, les catégories
messianiques sont l’“étude” ou le “retour”. Ton intuition est juste
lorsque tu présumes que je ne veux pas barrer la route a priori à toute
interprétation théologique — je pratique moi-même une telle
interprétation. »
Qu’on ne s’imagine pas, cependant, Benjamin procéder de la sorte
à un « sauvetage du sacré », comme Axel Honneth a pu en faire
l’hypothèse sur le plan de la philosophie de l’histoire. La lettre que je
viens de citer fut écrite depuis Svendborg au Danemark
le 11 août 1934, c’est-à-dire depuis une proximité quotidienne avec
Bertolt Brecht chez qui Benjamin avait trouvé refuge. Brecht : voilà
l’autre pôle dont la pensée benjaminienne s’approchait et s’éloignait
alternativement. Brecht : qui pourtant lui avait soufflé, dès 1931,
l’idée d’un Kafka « écrivain prophétique » ; qui discutait le statut des
paraboles ; mais qui parlait d’échec (« il ne s’est pas réveillé de son
cauchemar ») et, donc, « récus[ait] Kafka » avec ses tropismes juifs,
ses « cachotteries », ses façons d’en appeler à la profondeur… À quoi
Benjamin répondait : « Pénétrer en profondeur, c’est ma façon d’aller
aux antipodes. »
Scholem, depuis Jérusalem, continuait de ne pas comprendre en
jouant frontalement la mystique juive contre le matérialisme
historique. Benjamin insistait doucement (toujours depuis Svendborg,
le 15 septembre 1934) : « [Tu dois] saisir que cet objet [Kafka] est
destiné à devenir le carrefour où les chemins de ma pensée vont se
croiser. » Et à son amie Gretel Adorno, en 1934 aussi, Benjamin aura
pu dire les choses avec plus de clarté : « Dans l’économie de mon
existence, un certain nombre de relations jouent un rôle en me
permettant d’affirmer un pôle opposé à celui de mon être naturel. Ces
relations, comme celle que j’ai en ce moment avec Brecht, ont
toujours suscité une contestation plus ou moins violente de la part de
ceux qui me sont les plus proches ainsi qu’une réserve plus
circonspecte de la part de Gershom Scholem. […] Tu comprends bien
que ma vie passe, comme toute ma pensée, par des positions
extrêmes. »
Il n’y eut rien de « neutre » dans la lecture benjaminienne de
Kafka. Elle procédait pourtant d’un ni... ni... dont les pôles
principaux, du moins à une certaine période, ne furent autres que
Gershom Scholem et Bertolt Brecht. Les paraboles de Kafka ? Ni
l’indice d’une théologie de la révélation, ni le mot d’ordre d’une
politique de la révolution. Les caractères chez Kafka ? Ni tout à fait
les villageois de la tradition hassidique, ni tout à fait les citadins de la
métropole moderne. Le geste selon Kafka ? Ni l’expression d’un
secret mystique, ni celle d’une action politique à strictement parler.
Quoi, alors ? Qui fut au centre de ce ni... ni...? Sans doute celui que
Benjamin avait justement placé au centre de l’art du conteur : à savoir
le « Juste ». Oui, mais chez Kafka c’est un Juste caché — caché à
tous comme à lui-même. Caché à la théologie que Kafka, selon
Benjamin, « considère [comme] un domaine […] indécent ». Caché
au matérialisme historique dont Brecht ne pouvait pas comprendre
qu’il ait à réserver quelque place que ce soit pour qui que ce soit de
caché.

Ni théologie, donc, ni politique stricto sensu. Ni théologie


politique. Mais quelque chose comme un prophétisme profane : non
pas « sécularisé » au sens habituel de ce mot, mais bien « profane »
au sens où Benjamin, en 1929, avait pu qualifier l’esprit surréaliste
d’« illumination profane » (profane Erleuchtung), et celle-ci de
« vertu révolutionnaire par excellence » (revolutionäre Tugend par
excellence). Ce faisant, Benjamin mettait en œuvre les éléments
fondamentaux de sa pensée dialectique de l’histoire, que l’on pourrait
aussi qualifier — si l’on pense à ses « Thèses sur le concept
d’histoire » — de prophétie profane. Or il y eut deux autres
interlocuteurs de Benjamin pour le soutenir dans cette voie théorique.
Le premier sur un plan stylistique, dirai-je. Le second à un niveau
plus directement conceptuel. Tous deux, non par hasard, prennent la
parole à des moments importants du travail de Benjamin sur Kafka.
Le premier est Ernst Bloch. C’est lui qui, dès 1923 — dans un
texte intitulé « Retour dans le maintenant » (Rückkehr ins Jetzt) et
repris dans Traces en 1930 — avait raconté la merveilleuse histoire
hassidique du souhait formulé par le mendiant, conte utilisé par
Benjamin dans son essai de 1934. C’est lui qui aura voulu relater une
expérience de haschich avec Benjamin, en date du 15 janvier 1928,
dans laquelle un livre était devenu intensément volume aux yeux de
celui-ci, celui-là précisant qu’il s’agissait justement du recueil publié
par Kafka sous le titre Betrachtung, c’est-à-dire « regard »,
« considération » voire « contemplation » (une fois de plus, les livres
de Kafka « regardaient » Benjamin jusqu’au fond de son âme). C’est
encore Ernst Bloch qui, en octobre 1934, s’inquiétera depuis l’Italie
sur la parution de l’essai benjaminien dans la Jüdische Rundschau.
Mais c’est surtout de lui que, dès le début, était venue, avec L’Esprit
de l’utopie, l’idée d’images optatives — de paraboles ou de
légendes — porteuses d’un désir qui fût politique de part en part.
Le second interlocuteur est Theodor Adorno, qui aura compris avec
une extraordinaire finesse la façon dont le travail benjaminien sur
Kafka, en 1934, donnait à la notion d’image dialectique — et même à
celle de dialectique en général — sa consistance la plus radicale :
« Ici, il y a bien plus qu’un “nuage”, il y a dialectique ; et le nuage ne
doit en aucun cas être “éclairci”, mais entièrement dialectisé — il faut
en quelque sorte que la parabole pleuve —, voilà ce qui reste l’enjeu
le plus profond d’une interprétation de Kafka [comme la vôtre] ; c’est
le même que celui de l’articulation théorique complète de l’image
dialectique. » Ce à quoi Benjamin répondit, trois semaines plus tard,
que cette lettre lui semblait « si importante et saisit le cœur des
choses » qu’elle entraînait son désir d’approfondir son propre
commentaire de Kafka jusqu’à réécrire… un livre. Adorno répondra
en 1935 — dans une lettre signée aussi par Gretel — qu’il y va
ultimement, dans ce projet, d’une « radicalisation de la dialectique
jusqu’en son cœur théologique en fusion [opération philosophique
qui] serait aussi à prendre historiquement ».
C’est exactement ce que Benjamin aura fait dans ses « Thèses »
de 1940. Il n’avait en rien diverti son questionnement philosophique
sur le temps et sur l’histoire en se tournant vers Kafka : il lui avait,
bien plutôt, donné corps, consistance et profondeur. C’était là une
façon d’aborder Kafka en tant que « prophétie profane » — comme
nombre d’exégèses ultérieures l’auront plus ou moins développé
après Benjamin : prophétie de la condition paria (Arendt), de
l’indétermination anthropologique (Anders), de l’exode littéraire
(Blanchot), de la puissance mineure (Bataille, Deleuze et Guattari),
de la persévérance inquiète (Goldschmidt), de la survivance biblique
(Mosès, Weigel) ou de l’historicité politique en tant que porteuse
d’une énergie émancipatrice (Löwy, Casanova, Lavelle)… Tout cela
— comme toute prophétie bien entendue — demeurant ouvert. Fût-ce
devant le cadre d’une porte.
30

IL EST GRAND TEMPS


(DEVANT LA PORTE)

Il est grand temps. Mais il y a l’espace aussi, qui pose ses


conditions. Car, depuis que les humains se font des lois, il y a des
cadres et des seuils, il y a des couloirs et des bureaux, il y a des portes
qui s’ouvrent et se ferment devant nous qui voudrions passer
librement. Oui, nous voudrions bien passer, mais souvent nous ne le
faisons pas : une loi nous arrête, venue d’on ne sait où et qui dénie
quelquefois — trop souvent — nos droits, et avec eux toute réelle
justice. C’est alors que la peur nous claquemure dans son étau. Ou
qu’à l’inverse un désir « coupable » — si légitime pourtant — nous
prend de nous soulever, dans l’imagination d’un geste à effectuer
pour faire voler la porte en éclats, pour donner une chance au monde
de tout recommencer (c’est justement dans Le Coupable que Georges
Bataille aura pu écrire : « Si je replace l’image devant moi, elle ouvre
la porte ou plutôt elle l’arrache »).
Dans sa conférence de 1911 sur « Le renouvellement du
judaïsme », Martin Buber rappelait cette parabole : « Une légende
hassidique raconte comment l’esprit d’un disparu erre dans l’éternité,
de porte en porte, de pouvoir en pouvoir. Et soudain, incapable de
poursuivre, il s’immobilise. Il voit alors devant lui un vieillard, qui lui
demande : “Pourquoi restes-tu debout ici ?” “Je ne puis aller plus
avant”, répond-il. Sur quoi le vieillard réplique : “Il n’est pas bon
qu’il en soit ainsi. Si tu t’attardes ici, si tu cesses d’aller plus loin,
toujours plus loin, tu risques de perdre la vie de l’esprit, et de
demeurer en cet endroit, comme une pierre muette” (wie ein stummer
Stein). » Mais comme il est difficile, devant la loi, de n’être pas une
pauvre pierre transie !
Franz Kafka connaissait sans aucun doute, comme beaucoup
d’intellectuels juifs européens, cette conférence de Martin Buber, qui
s’était d’ailleurs tenue à Prague à l’époque même où l’écrivain
s’initiait auprès de Jizchak Löwy à la culture yiddish et hassidique
(Kafka sera en contact direct avec Buber pour la publication de
certains de ses récits dans la revue Der Jude). Sa parabole fameuse
« Devant la loi » (Vor dem Gesetz) — qu’il désignait lui-même
comme « la légende » ou « l’histoire du gardien de la porte » — date
d’octobre 1914 et fut publiée en septembre de l’année suivante dans
un numéro spécial de l’hebdomadaire juif Selbstwehr. La situation du
pauvre homme maintenu et littéralement tenu en respect jusqu’à sa
mort devant la « porte de la Loi » veillée par son gardien, cette
situation se révèle si bouleversante — aussi bien philosophiquement
que narrativement — qu’elle a suscité, comme on le sait, de très
nombreuses exégèses dont certaines ont fait date, comme celles de
Jacques Derrida et de Stéphane Mosès sur les thèmes de l’illisibilité
et de l’inaccessibilité.
Il y aurait un livre entier à écrire sur la relation de Kafka aux portes
(peut-être ce livre existe-t-il, je ne sais). S’il y a quelque chose de
littéralement décisif et marquant, dans une porte, c’est bien son pas :
à la fois le seuil qui appelle notre passage et la limite qui nous
l’interdit. Passer une porte, comme on dit, c’est changer d’espace
mais c’est, tout aussi bien, reconfigurer le temps de nos faits et
gestes, voire de notre vie psychique : c’est parvenir à recommencer
quelque chose dans une nouvelle pièce. Ne pas passer, au contraire,
c’est voir s’ouvrir un gouffre entre le geste d’imaginer — mais aussi
d’espérer, de désirer passer — et l’acte de recommencer. Or il semble
que Kafka se soit lui-même toujours tenu, devant les portes, entre
passer et ne pas passer — mouvements ou stases du corps qui
évoquent aussi, dans ce même verbe passer de la langue française,
tout ce qui, depuis les choses « passées » ou les êtres « trépassés »,
cruellement nous confronte au temps.
À seulement refeuilleter les récits kafkaïens, on se retrouvera vite
au milieu d’une foule d’exemples. « Mes mérites m’apparaissent et
s’imposent à moi », se dit un personnage qui, pourtant, ne fait alors
que rentrer chez lui : « Je suis à juste titre responsable de tous les
coups frappés aux portes… » À la fin du « Verdict » — écrit par
Kafka en 1912 dans la nuit suivant le rite du Grand Pardon —, le
protagoniste « jaillit hors de la porte » : mais c’est pour « tomber dans
le vide » et se noyer, condamné à mort par son propre père. Ailleurs,
une porte est frappée, par main et genou, mais elle « ti[e]nt bon ».
« Tiens, tiens, voyez-vous cela », se contente de conclure Kafka. Il y
a encore, célèbres, l’histoire du « Gardien du tombeau » ou celle du
« Coup frappé à la porte du domaine ». Il y a aussi cet étrange
poème :
« Je ne connais pas le contenu,
je n’ai pas la clé,
je ne crois pas les bruits,
tout cela est compréhensible,
car je suis moi-même tout cela. »

Kafka pouvait rêver d’être lui-même tout couvert de serrures et,


cependant, il lui arrivait souvent de chercher la porte autour de lui :
« Tu cherches à tâtons la porte ? Mais où y a-t-il une porte ? Autant
qu’il m’en souvienne, elle manque dans cette pièce. » Autant dire,
aussi, que cette pièce n’était peut-être qu’une tombe. Dans un autre
récit, le pas de porte deviendra l’objet d’une sorte de sensualité :
« Chaque fois qu’il arrivait à la porte-fenêtre, il effleurait le seuil de
sa semelle, comme on passe rapidement la langue sur une friandise
qu’on s’est réservée pour plus tard. » Pour plus tard ? On comprend
ici ce qui se jouait déjà dans la parabole du Procès sur le gardien de la
loi : la porte serait une machine de temps, un appareil à retarder tout
espoir pour le futur, à différer toute atteinte de la chose désirée. Il est
grand temps ? Mais à la porte quelqu’un vous répond ou vous
reprend : De quoi est-il temps ? Dans un passage de « La colonie
pénitentiaire » on assiste à ce dialogue : « “Allons, il est temps”,
ajouta [l’officier] en regardant soudain le voyageur avec des yeux
brillants qui avaient l’air de l’associer à quelque chose. — “De quoi
est-il temps ?” demanda impatiemment le voyageur. Mais il ne reçut
pas de réponse. »
Dans cette perspective, c’est donc la loi elle-même qui énonce un
menaçant Il est temps de sentence. Même lorsqu’il ne se passe rien ou
qu’il se passe quelque chose dont on ignore les tenants et les
aboutissants : « Nos lois sont en général ignorées, elles sont le secret
[d’]une situation extrêmement pénible que [celle] d’être gouverné en
vertu de lois que l’on ignore »… Cette situation ressemble à la porte
ouverte mais infranchissable du récit de 1914 : elle crée un seuil dans
notre existence et, observe Kafka, « c’est sur ce tranchant de lame que
nous vivons ». Car c’est sur le seuil, ce fil du rasoir, que tout change
ou ne changera pas, comme dans cette cruelle ébauche pour
l’épilogue de « La colonie pénitentiaire » où Kafka écrit : « Et même
si tout restait inchangé, la pointe était toujours là, qui se tordait en
émergeant de son front fendu, comme si elle portait témoignage de
quelque vérité. »
Si Kafka voyait des portes partout, c’est sans doute parce que
l’existence humaine est effectivement affaire de seuils : de pas pour
le passage — pour le possible, pour l’utopie — ou de pas pour
l’impossible, c’est-à-dire pour l’aporie, la frontière infranchissable, le
retard indéfini, l’oppression, la vie mutilée. Les portes nous parlent
du temps en tant que drame et, par déplacement, de nos propres fronts
qui cognent contre lui (ou contre elles, ou contre nos propres mains) :
« Voilà comme il en sera, à cela près qu’on y sera plus tard, avec un
corps réel et une tête réelle, par conséquent aussi avec un front pour
cogner dessus avec la main. » On pourrait même dire que chaque
instant est ce pas, ce seuil du possible et de l’impossible : « Le temps
qui t’est imparti est si court que, dès que tu as perdu une seconde, tu
as déjà perdu ta vie entière ; car elle n’est pas plus longue que cela ;
elle est toujours exactement aussi longue que le temps que tu as
perdu. »
La relation entre l’espace des portes et la notion de temps est
évidemment fort ancienne. Elle constitue un « fait anthropologique
total », bien au-delà des mises en forme rituelles du type « rites de
passage ». Pour des penseurs tels que Walter Benjamin ou Ernst
Bloch, le motif de la porte s’est pratiquement vu investi de la
consistance d’un leitmotiv. Il est, notamment, très présent dans les
récits hassidiques qui, chez Bloch, parsèment le recueil de Traces, ou
bien dans la façon dont Héritage de ce temps évoque la figure de
Kafka comme l’ouverture, certes étroite — via les « interstices
(Zwischenräume) du monde » —, par laquelle un « monde englouti »
avait été capable de faire retour, et symptôme, dans notre existence
contemporaine. Chez Benjamin persistait sans doute le souvenir de la
façon dont se « refermait » — mais, justement, pour s’ouvrir comme
une porte — L’Étoile de la rédemption, de Franz Rosenzweig :
« Mais pour quelle destination
s’ouvrent donc les battants
du porche ? Tu ne le
sais pas ? Pour
la vie. »

Stéphane Mosès, dans son étude sur les relations entre Walter
Benjamin et Franz Rosenzweig, a proposé l’analogie selon laquelle
celles-ci rejoueraient la situation kafkaïenne du pauvre hère — le am
ha haretz de la tradition juive — devant le « gardien de la loi ». Si
l’on se tourne vers Gershom Scholem, l’interlocuteur le plus constant
de Benjamin, on trouve à nouveau ce motif de la porte sur le double
plan d’une philosophie du temps et d’une mystique du langage : « Le
passé n’est jamais entièrement passé. Il est encore avec nous, il
dispose toujours d’une petite porte qui ouvre sur le présent, l’avenir
ou encore sur la rédemption », lit-on dans la conférence de 1946 sur
« Mémoire et utopie ». Puis, dans La Kabbale et sa symbolique, on
trouve ce rappel exégétique où il sera, finalement, question de Kafka :
« Origène relate, dans son commentaire des psaumes, qu’un savant
“hébraïque”, certainement un membre de l’académie rabbinique de
Césarée, lui a dit que les Écritures Saintes ressemblaient à une grande
maison avec beaucoup, beaucoup de pièces ; devant chaque pièce se
trouve une clé, mais ce n’est pas la bonne. Les clés de toutes les
pièces ont été échangées, et il faut (tâche à la fois grande et difficile)
trouver les bonnes clés qui ouvriront les pièces. Cette ressemblance,
que la situation kafkaïenne tire déjà de la tradition talmudique en
plein développement, sans que d’aucune façon elle perde de sa valeur,
nous montre à quel point le monde kafkaïen appartient profondément
à la généalogie de la mystique juive. »
Il y a beaucoup de seuils et de portes dans la Bible, beaucoup de
porches autour des remparts de la seule Jérusalem, chacun revêtant,
dans les textes, une signification spéciale. Il y a la fameuse formule
de saint Luc (XIII, 24) : « Efforcez-vous d’entrer par la porte
étroite » — qu’André Gide mit en exergue de son roman La Porte
étroite en 1909 (et l’on sait qu’en 1936 Walter Benjamin dut prendre
la plume pour défendre Gide contre ses détracteurs fascistes).
Formule que les traductions modernes, celle de la Bible de Jérusalem
en l’occurrence, rendent ainsi : « Luttez pour entrer par la porte
étroite car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le
pourront pas. » La « porte étroite » — die kleine Pforte, variante de
l’expression biblique die enge Pforte — sera l’une des dernières
expressions que nous ait laissées Benjamin, puisqu’elle clôt
pratiquement, si l’on peut dire, le dernier appendice des thèses « Sur
le concept d’histoire ».
Voilà bien une figure hautement surdéterminée. C’est l’expression,
d’abord, de l’image-désir dans toute son histoire judéo-chrétienne :
que l’on songe seulement au fait que l’iconographie de
l’Annonciation — qui est promesse de rédemption — fait office de
porte dans les églises byzantines ; que l’on songe aussi aux
innombrables versions d’« images ouvertes » dans toute l’histoire
occidentale… Mais la « porte étroite » est aussi une expression des
Lumières, celle d’un désir de sagesse tel qu’Emmanuel Kant le
consigna aux toutes dernières lignes de sa Critique de la raison
pratique, en 1788 : « En un mot, la science (recherchée de manière
critique et engagée avec méthode) est la porte étroite (die enge
Pforte) qui conduit à la doctrine de la sagesse »… Qu’est-ce,
d’ailleurs, qu’imaginer recommencer, dans cette perspective, si ce
n’est établir la conjonction d’une image optative — ou d’une image
dialectique — et d’une raison pratique ?
Mais les portes savent retarder une telle conjonction libératrice.
Elles tâchent même, souvent, de la rendre impossible. Voilà,
exactement, ce que Benjamin remarquait chez Kafka, et c’est
pourquoi il aura tenu la parabole « Devant la loi » dès 1925, dans une
lettre à Gershom Scholem, comme « l’un des meilleurs [contes jamais
écrits] en langue allemande ». Deux ans plus tard, dans une autre
lettre où il disait lire Le Procès — « Kafka est l’ange infirmier qui
veille à mon chevet » —, Benjamin voulut inclure un texte
allégorique admirable, fortement inspiré par Kafka, sur la question,
justement, des « témoins du futur ». Or, s’il affirmait qu’il faut
envisager le texte kafkaïen à partir de son « monde d’images », c’est
parce qu’une dimension esthétique — mais il faudrait plutôt dire :
esthésique — donne effectivement consistance aux dramaturgies
temporelles, juridiques, familiales, animales, etc., inventées par
l’écrivain.
Ici, donc, se déploie une dimension de l’expérience que Pierre
Kaufmann, dans un livre marquant, a nommée L’Expérience
émotionnelle de l’espace. Benjamin, pour sa part, n’aura pas manqué
d’en comprendre le rôle décisif chez Kafka, par exemple lorsqu’il
note, dans l’essai de 1934, que « l’absence d’issue et d’espoir est
peut-être à l’origine de la beauté » qui se manifeste particulièrement
chez les personnages d’opprimés, d’accusés, de prisonniers ou
d’« englués » (comme chez ces personnages de Goya qui luttent l’un
contre l’autre, mais tous deux enlisés dans le sable). De ces
personnages livrés à des forces, à des formes ou à des spatialités
contraignantes, Benjamin aura donc noté plusieurs occurrences
caractéristiques, par exemple celle-ci : « Il a deux adversaires : le
premier le presse par-derrière, depuis l’origine ; le second lui interdit
d’avancer. Il se bat avec les deux. » L’essayiste ira jusqu’à parler de
certaines situations cauchemardesques en utilisant un vocable très
significatif, celui de Hohlformen, « formes creuses » où viendrait
couler, comme pour s’y mouler avec notre « essence » même, la
« matière de l’angoisse » (Stoff der Angst) : « […] les situations dans
lesquelles nous nous retrouvons en rêve sont comme des formes
creuses qui coulent notre essence dans la peur, la faute ou quel que
soit le nom qu’il convient de donner à cette matière. »
Les portes, chez Kafka, se révèlent finalement indissociables d’une
spatialité que l’on pourrait dire « conditionnelle », au sens équivoque
voire menaçant du terme, mais également au sens où Benjamin
remarquait l’importance des phrases ou « propositions
conditionnelles » (Konditionalsätze) chez l’auteur du Procès. Non par
hasard, les exemples qu’il donnait alors étaient tous d’ordre spatial :
« les plafonds bas, […], les marches d’un escalier qui conduit
toujours plus bas […], les combles » et, en général, tous les espaces
conçus pour des choses secrètes ou « mises au rancart ». Benjamin
notait enfin, dans une série de réflexions sur les
notions — temporelles et juridiques, voire théologiques — de
« sursis » ou de « délai », que les portraits de juges dans l’espace du
Procès fonctionnent à leur manière comme des appareils de pouvoirs,
de jugement voire de sentence : « Signification des portraits des
juges. Accrochés au-dessus de l’encadrement de la porte, comme la
lame entre les montants d’une guillotine. »
Il suffirait donc, dans un tel « monde d’images », de se retrouver en
face d’une porte pour que — à l’instar d’Atlas, du « Juste caché » ou
du « petit bossu » de la chanson populaire que Benjamin affectionnait
tant — « tout pèse sur le dos ». Et qu’à l’inverse l’espoir
d’émancipation se traduise simplement par la formule qui conclut
l’essai de 1934 : « L’essentiel c’est que le dos soit affranchi de sa
charge (wenn nur die Last vom Rücken genommen ist). » Passer le
seuil serait se libérer d’un poids — d’un temps psychique, d’une
faute, d’une douleur — que ne pas passer fait subir à notre existence
entière. Or, il est arrivé que Franz Kafka prît la plume pour dessiner
cette situation, et non pas seulement la décrire. Benjamin ne parle
jamais de ces dessins dont certains avaient pourtant été reproduits par
Max Brod dans sa biographie de 1937, c’est-à-dire dans l’édition si
durement critiquée l’année suivante par l’auteur de Sens unique. Ils
ont, depuis, fait l’objet de quelques études dont, marquantes, celles de
Gerhard Neumann et de Friederike Fellner.
Les dessins reproduits par Max Brod (fig. 84) présentent six
variations, six gestes d’un même personnage. En haut et en bas de la
planche, la variation semble se jouer entre le dynamisme du bras
tendu en avant, comme chez un escrimeur, et le suspens d’un corps
qui utilise son « trait » — épée, bâton, canne — pour pouvoir
marcher sur la pointe des pieds (sur quel genre de terrain, on ne le
saura pas). Dans la partie centrale de la planche, le corps du
personnage est plus directement aux prises avec des limites spatiales :
une triple barrière au centre de laquelle il semble s’être immobilisé ;
l’horizontalité du sol où il est affalé ; le plan d’une table, plan de
désespoir ou de sommeil, dirait-on, comme dans le célèbre Caprice
de Goya sur l’engendrement des monstres (fig. 53) ; et, enfin, quelque
chose comme un tableau noir ou le plan d’un grand miroir. Dans tous
les cas c’est un geste qui s’effectue dans ou contre les limites
spatiales imposées par un cadre. C’est comme si les portes étaient
partout, dans tous les instants de l’existence et dans toutes les
directions de l’espace.
Lorsqu’il s’affranchit du cadre et déploie sa propre dynamique, le
geste devient en soi-même transgression des limites imposées par les
pouvoirs à toute puissance autonome. C’est ce qu’on peut voir dans
certains dessins de Kafka où les exégètes — Claude Gandelman,
notamment — ont décelé la marque d’une esthétique expressionniste.
Friederike Fellner, qui a réuni semble-t-il toute la documentation
disponible, montre de nombreux exemples d’une telle puissance
transgressive, dont un « Autoportrait en somnambule » (Selbstporträt
als Nachtwandler) où le personnage semble courir sur les toits de la
ville.
Ailleurs, c’est tout le contraire. Quand le geste est vaincu par le
cadre, il n’offre plus alors qu’une image de l’oppression, comme dans
ces « Vues de ma vie » (Ansichten aus meinem Leben) que Kafka
adressa à sa sœur Ottla le 11 décembre 1918 (fig. 85) : tous les
meubles de la maison y deviennent des appareils de contrainte à
travers la simple vision de leurs entablements, de leurs encadrements,
de leurs volumes, de leurs surfaces. Au milieu de ces petites scènes
domestiques, Kafka semble s’être représenté lui-même comme
crucifié à un plan, son corps dissous par le milieu dans la surface
même. Deux ans plus tard, dans une lettre à Milena Jesenská
(probablement du 29 octobre 1920) l’écrivain exécutera un
extraordinaire dessin pour, dit-il, « que tu voies quelque chose de mes
occupations ». L’image représente un « délinquant » subissant sa
peine : en même temps fixé à un cadre compliqué et déchiré en deux
par l’opération même de ce dispositif de chevalet nommé par Kafka,
sans ambiguïté, une « machine de torture » (fig. 86).

Tout geste — ou toute « formule de pathos » au sens d’Aby


Warburg — naît à la cheville dialectique d’un mouvement intérieur,
par exemple une émotion, et d’un espace extérieur qui le contraint ou
qui, au contraire, se trouve par lui déconstruit. Le geste ne concerne
donc pas seulement le corps lui-même, mais ce qui du corps advient
lorsqu’un désir, cherchant sa forme, rencontre ou affronte le cadre du
monde institué où il intervient. Dans un petit dessin à la plume
hâtivement tracé par Paul Klee, en 1915, sur du simple papier journal
(fig. 87), on assiste à cela exactement : c’est un personnage dont les
deux singularités frappantes sont le regard (concentré sur un gros
point noir qui semble chercher vers le bord droit de la feuille) et les
jambes, l’enjambée devrait-on dire, qu’effectue ce personnage dans le
simple geste de passer une porte.
84. Franz Kafka, Six esquisses, non datées. Reproduites dans Max Brod, Franz
Kafka : eine Biographie, Prague, Verlag Heinrich Mercy Sohn, 1937, p. 295.

On ne sait pas trop, devant ce dessin, si c’est le geste qui a produit


le cadre de porte transgressé, ou si c’est le cadre qui, d’abord établi,
suscita le désir d’inventer la figure capable de le franchir. Quoi qu’il
en soit, Klee a spirituellement, comme à son habitude, intitulé son
dessin : Ausschreitende Figur, c’est-à-dire « Figure qui transgresse,
qui dépasse, qui enjambe ». Ausschreitung, par ailleurs, signifie la
transgression au sens moral ou juridique : l’excès et, surtout,
l’infraction. Kafka, décidément, n’est pas loin. Et Benjamin non plus.
Car il existe, de la main de celui-ci, un dessin à la plume du même
genre exactement. Il date de 1933, soit l’année même où se mettait en
chantier le grand travail sur Kafka qui devait aboutir à l’essai-
hommage de 1934. Ce dessin apparaît sur une feuille manuscrite
témoignant d’un projet commun de roman policier que Benjamin et
Brecht désiraient écrire ensemble (fig. 88).

85. Franz Kafka, Ansichten aus meinem Leben [Vues de ma vie], 1918. Dessin à la
plume au dos d’une carte postale envoyé à sa sœur Ottla le 11 décembre 1918. Oxford,
Bodleian Library (Ms. Kafka 49, fol. 79r). Photo DR.

Comme Erdmut Wizisla en a retracé la genèse, ce projet mettait en


scène toute une série de personnages ayant trait à la loi (un juge, la
police) et à sa transgression (un maître chanteur, une femme
criminelle). Dans la feuille manuscrite dont il est question, à côté
d’une mention qui exprime le « point de vue de la police »
(Standpunkt der Polizei), c’est-à-dire de la loi, Benjamin a écrit, au-
dessus de son dessin : « L’homme était seul » (der Mann war allein).
Esseulé de qui ? Seul pour quoi ? Pour pousser un battant de porte et
pour franchir un seuil depuis l’obscurité de la pièce où semble de
profiler une ombre sur l’ombre — la sienne sans doute, puisqu’il est
« seul ». Bien que représenté de face, son visage semble tourné vers
l’extérieur. La plume maladroite de Benjamin a esquissé un méandre
ou un zigzag pour indiquer le mouvement même de pousser la porte
avec un bras. Quant à franchir le seuil, une seule jambe est
représentée hors du cadre de la porte, l’autre n’étant même pas
esquissée : comme pour suggérer qu’elle est encore dans l’ombre.
Cela donne tout de même un petit paradoxe de visibilité : le geste
pour enjamber le seuil aura été effectué par un unijambiste dont la
presque totalité du corps est, de plus, encore dans la pièce obscure.
L’actualité du geste, qui fait naître un advenir, un déjà de
transgression animé par le désir de sortir, est donc ici toute innervée
de ces encore où l’ombre règne pour quelque oppression non dite.

86. Franz Kafka, Folterszene [Scène de torture], 1920. Dessin à la plume dans une
lettre à Milena du 29 octobre 1920. Marbach, Deutsches Literaturarchiv (D 80.16/11).
Photo DR.
87. Paul Klee, Ausschreitende Figur [Figure qui transgresse], 1915. Dessin à la plume
sur papier journal. Berne, Paul-Klee-Stiftung, Kunstmuseum (Inv. Nr. Z 328). Photo
DR.

88. Walter Benjamin, « Der Mann war allein » [L’homme était seul], 1933. Dessin à
la plume. Berlin, Akademie der Künste-Walter Benjamin Archiv Ms 622. Photo DR.
Ce dessin de 1933 pourrait être abordé comme un minuscule
moment tourbillonnaire, faisant signe vers un amont (sa
Vorgeschichte, comme disait Benjamin) et vers un aval (sa
Nachgeschichte). En amont serait — entre autres moments
possibles — la fameuse scène de Sens unique où Benjamin évoqua
« Madame Ariane, deuxième cour à gauche », à savoir une voyante
professionnelle chez qui le client vient adresser son inquiétude, sa
quête d’avenir. Benjamin, dans ce texte, oppose radicalement l’esprit
de soumission — « cette stupidité soumise [à l’oracle] avec laquelle
[le client de la voyante] assiste à la révélation de son destin » — et le
geste de transgression, ce « geste prompt et dangereux par lequel
l’homme courageux détermine l’avenir. Car la présence d’esprit
(Geistesgegenwart) est comme la quintessence de cet avenir :
percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif
que savoir par avance le futur lointain ». Ce qui signifie, dans
l’optique de notre exemple : l’essentiel, pour l’avenir, est bien ce
« geste prompt et dangereux » qui consiste à franchir un seuil, quoi
qu’il en coûte.
En aval, tout converge bien sûr du côté des thèses « Sur le concept
d’histoire ». On a beaucoup glosé sur le geste aporétique — comme
figé dans sa contradiction — de cet « Ange de l’Histoire » qui tourne
obstinément son visage vers le passé alors que la tempête du progrès
le pousse irrésistiblement vers l’avenir… Mais Benjamin a suggéré,
un peu plus loin, qu’un autre geste — humain et non plus
angélique — était possible : geste désidératif et non pas éternellement
tendu entre le passé et l’avenir. Geste dialectisant cette tension par
son milieu, pour ainsi dire : geste du « présent » (Gegenwart) et de la
« présence d’esprit » (Geistesgegenwart). C’est ce que propose la
dix-huitième et dernière thèse — en attendant les deux rajouts — du
texte de 1940 : « L’à-présent (die Jetztzeit), […] comme un modèle
du temps messianique (als Modell der messianischen), résume en un
formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité » et contient, par
conséquent, les possibilités de son émancipation.
Ce geste désidératif instaure le mouvement au cours duquel une
porte sera franchie. D’où l’ultime précision de Benjamin : « L’avenir
[ne fut pas] aux yeux des Juifs un temps homogène et vide. Car en
lui, chaque seconde était la porte étroite (die kleine Pforte) par
laquelle le Messie pouvait entrer. » Comme on le lit dans certains
textes kabbalistiques et dans certaines histoires hassidiques, ce n’est
pas nous qui attendons le Messie : c’est plutôt lui qui nous attend.
Qu’attend-il de nous ? Notre geste décisif, notre « présence d’esprit ».
Notre capacité à ouvrir une porte et à franchir un seuil. C’est à ce
moment qu’il « entre » dans nos vies, dans notre temps. Il faut sans
doute lire ces ultimes phrases de Benjamin comme Benjamin lui-
même aura lu les paraboles de Kafka : non comme une religion ou
comme l’affirmation d’une croyance, mais comme une question
soulevée, soulevante : un « conte pour dialecticiens ». N’est-ce pas là
toucher du doigt l’essentielle teneur prophétique de cette façon de
penser, que ce soit chez Benjamin ou chez Kafka ?
On a vu que Theodor Adorno, lisant le travail de Benjamin sur
Kafka, avait parfaitement compris ce qui s’y jouait au fond : une
radicalisation et une dialectisation de l’image — et donc de
l’imagination — en tant que « prophétisme dialectique » ou bien,
pour parler comme Ernst Bloch, en tant que « messianisme
théorique ». C’était déjà un thème fondamental du Livre des
passages, où Benjamin cherchait à établir le lien entre « l’image
dialectique [comme] image fulgurante » (das dialektische Bild ist ein
aufblitzendes) et la phénoménologie du « regard prophétique
(Seherblick) […] tel qu’il s’allume au sommet du passé ». Thèmes
que viendront désormais condenser les cinquième et sixième
paragraphes du « testament » de 1940, où s’énonce la tâche politique
essentielle du philosophe comme de l’historien : « […] s’emparer
d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le
matérialisme dialectique de retenir l’image du passé qui s’offre
inopinément au sujet historique à l’instant du danger »… Opération à
laquelle Benjamin voulut associer « le don d’attiser dans le passé
l’étincelle de l’espérance », selon un triple signal lancé vers Bertolt
Brecht (pour le matérialisme historique), vers Ernst Bloch (pour
l’espérance) et vers Gershom Scholem (pour l’étincelle, thème
kabbalistique fondamental des temps messianiques).
Ce n’est pas un hasard si l’essai de Scholem sur Benjamin,
en 1964, se terminait à nouveau sur ce motif messianique qui traverse
d’ailleurs la plupart des exégèses de la philosophie benjaminienne
(celles de Stéphane Mosès, de Françoise Proust, de Daniel Bensaïd,
de Michael Löwy ou de Peter Szondi, mais aussi de Patricia Lavelle,
Maria Cantinho, Marc de Launay et bien d’autres encore). Or l’un des
points les plus obscurs — et cruciaux — de cette ultime philosophie
politique concerne les expressions de « porte étroite » et de « faible
force messianique ». Pourquoi étroite ? Pourquoi faible ? Et pourquoi
Benjamin tenait-il tant à souligner, dans sa phrase, l’adjectif faible
(schwach) ? Il y a, me semble-t-il, deux réponses complémentaires à
suggérer face à cette question : la première tient compte d’un retour
de Benjamin aux sources romantiques de sa propre histoire
intellectuelle ; la seconde engage son retour aux sources du judaïsme
c’est-à-dire, comme il y insiste dans ses « Thèses », un mouvement
qui consiste à « arracher de nouveau la tradition au conformisme qui
est [toujours] sur le point de la subjuguer ».
Aux sources du romantisme ? Il s’agit, avant tout, de Hölderlin,
convoqué par Benjamin dès 1914-1915 à travers les thèmes — les
poèmes — de la « timidité » et du « courage ». Hölderlin lui-même,
dans un texte bref des années 1798-1800 portant sur la signification
des tragédies, avait évoqué ce paradoxe à ses yeux fondamental :
« Toute chose originelle […] apparaît non pas dans sa force
originelle, mais plutôt dans sa faiblesse, de sorte qu’au vrai, c’est bien
à la faiblesse de chaque ensemble qu’appartient la lumière de la vie et
l’apparition. » Implicite dans Le Concept de critique esthétique dans
le Romantisme allemand, ce motif philosophique deviendra explicite
dans la « Préface épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque
allemand, où Benjamin affirme que « c’est dans ce que les
phénomènes ont de plus singulier, de plus bizarre, dans les tentatives
les plus faibles (ohnmächtigsten), les plus maladroites, […] que la
découverte peut le [le sceau de l’origine] mettre à jour. »
Aux sources du judaïsme ? On se souviendra que Gershom
Scholem, parlant du messianisme juif, affirmait ceci : « À la grandeur
de l’attente messianique répond la faiblesse infinie du peuple juif
dans l’histoire mondiale, dans laquelle il a été jeté sans aucune
préparation par l’exil. L’idée messianique a la faiblesse de tout ce qui
est précurseur, provisoire, de ce qui n’arrive jamais à terme. C’est
pourquoi elle n’a pas été seulement source de consolation et
d’espérance. Toutes ses tentatives de réalisation ont entrouvert des
abîmes. » Or Benjamin, dès les années 1930, avait clairement
reconnu chez Kafka cette même « faible force », cette même
puissance du faible caractéristique de la pensée messianique. Il se
montrait notamment fasciné, à la lecture du Château, par ces
personnages « inachevés » ou simplement « maladroits » qui
dépensent toute leur énergie à « occuper le plus petit espace
possible ». Il se plaisait à citer cette phrase de Kafka : « Deux
possibilités : se faire infiniment petit ou l’être. » Ce serait, en quelque
sorte, la phrase typique du Juste caché.
L’enjeu philosophique d’une lecture de Kafka était, pour Benjamin,
multiple autant que fondamental (Jean Bollack ou Marc Crépon en
auront donné, parmi d’autres, quelque idée). Mais si l’on prend au
sérieux le principe benjaminien selon lequel cette lecture révélait
d’abord tout un « monde d’images » — Adorno précisant qu’il y
allait de la notion même des « images dialectiques » en général —,
alors il faut revenir à cette réflexion selon laquelle, pour l’auteur de
Sens unique, « chez Kafka, les images de la vie […] se décomposent
et de nouvelles images naissent, transitoires ». La conséquence
essentielle de ce processus sera simplement et parfaitement exprimée
par Kafka lui-même : « Je suis encore petit, provisoirement petit — je
roule — je roule — je suis une avalanche. » Petit et livré au monde, il
roule malgré lui ; mais en roulant il grandira jusqu’à devenir une
force immense malgré tout. Benjamin, dans son projet d’émission
radiophonique sur Kafka, en 1931, en donnait ce corollaire
politiquement abyssal : « L’énergie révolutionnaire et la faiblesse sont
chez Kafka les deux faces d’un seul et même état (revolutionäre
Energie und Schwäche sind bei Kafka zwei Seiten ein und desselben
Zustands). »
Comment comprendre ce paradoxe ? Reconnaissons que celui qui a
fait de l’écriture son espace de travail assume d’emblée une
« faiblesse » par rapport aux exigences et à la temporalité de l’action
politique. Reconnaissons que celui qui met au centre de sa pratique
d’écriture la production d’images — ou de figures, ou de
paraboles — prend fatalement le risque de se montrer « faible » par
rapport à une réalité historique qui cherche son élucidation. Et cela
d’autant plus s’il n’a pas hésité à laisser se déployer l’équivoque
propre aux images, comme un extraordinaire texte de Kafka, intitulé
« Des figures » (Von den Gleichnissen) le suggère si bien. Celui,
enfin, qui fait se mêler l’écriture et les images, à savoir le poète des
prophéties, ne se livret-il pas lui-même à la « faiblesse » d’un rapport
décalé à l’espace, anachronique au temps, solitaire à la société ?
Kafka, dans ses Lettres à Milena — écrites entre 1920 et 1923, soit
l’époque à laquelle fut pensé le texte sur les figures — confie avoir
été « épouvanté par ce “qui [lui] était tombé dessus” » : cet amour si
radical, heureux et malheureux en même temps. Or il en était
épouvanté d’une façon très précise, celle, justement, des prophètes :
« […] au sens de ce que l’on dit des prophètes, qui étaient de faibles
enfants ». C’est pourquoi, peut-être, les lettres à Milena laissent si
souvent échapper l’expression prophétique par excellence : proche du
laken hébreu, le trotzdem allemand, le malgré tout. « Et n’oublie
jamais [est-ce pour parler de lui-même ?] ton grand Malgré Tout. […]
Merci pour le malgré cela, un mot magique qui passe directement
dans mon sang. […] Le Trotzdem était vraiment nécessaire sur ces
lettres ; mais n’est-il pas beau aussi en tant que mot ? Dans le trotz on
se heurte, il s’y trouve encore “le monde”, dans le dem on sombre, il
n’y a alors plus rien. [Mais il y a quelque chose] malgré tout (un mot
qui revient toujours de temps en temps, un mot bon). »
Maurice Blanchot, dès 1957, avait noté le lien de cette formule
kafkaïenne avec ce qu’il nommait l’« espoir prophétique » :
« Lorsque Kafka met tout son espoir dans le mot “pourtant”, “en
dépit de tout”, trotzdem, c’est l’espoir prophétique qui parle en lui. »
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une espérance béate et unilatérale : tout au
contraire, il s’agit d’un espoir en tension, toujours près de se briser,
d’un espoir pour dialecticiens désespérés. Indissociable, chez Kafka,
du rapport qu’il établissait constamment entre désir et peur, entre
franchir le seuil et ne pas se sentir la force de le faire. Ainsi lit-on,
dans cet autre passage des Lettres à Milena : « […] je ne cherche
toujours qu’à communiquer du non communicable, à expliquer de
l’inexplicable, à raconter quelque chose que j’ai dans les os et qui ne
peut être vécu que dans ces os. Ce n’est peut-être au fond rien d’autre
que cette peur (Angst) dont il a été si souvent question, mais une peur
étendue à tout, peur devant le plus grand comme devant le plus petit,
peur, peur panique devant la prononciation d’un mot. Il est vrai que
cette peur n’est peut-être pas seulement peur, mais aussi désir
(Sehnsucht) d’une chose qui soit plus que tout ce qui produit de la
peur. »
Que « l’énergie révolutionnaire et la faiblesse » puissent former
« les deux faces d’un seul et même état », comme Benjamin le dit de
Kafka, voilà qui n’appellerait à rien de moins qu’une nouvelle entente
de la politique elle-même. Il y a dans la politique quelque chose qui
se trouve en deçà des rapports de force objectifs, historiques, tels que
les conflits de pouvoirs ou d’hégémonies : au-dessous, plus
souterrain, moins déplié mais tout aussi fondamental. C’est quelque
chose comme un jeu de forces subjectives ou psychiques : un rapport,
souvent dramatique, entre des puissances telles que le désir et la peur,
et au centre duquel œuvre constamment notre faculté d’imagination.
Dans une perspective comme celle de Kafka, il ne suffit plus d’être
libéré des pouvoirs extérieurs, de n’être plus opprimé, pour ne plus se
sentir oppressé : « […] tu es libre et c’est par là que tu es perdu. »
C’est là qu’au matérialisme historique il fallait le contre-motif d’une
éthique et d’une anthropologie.
Qu’a donc retenu Benjamin de la politique kafkaïenne ? La « porte
étroite » et la « faiblesse », sans doute… Mais surtout un espoir
« malgré tout » à travers la porte étroite et une « énergie
révolutionnaire » en dépit de la faiblesse. Il n’est pas fortuit qu’au
centre de cette dialectique, Benjamin ait convoqué — par deux fois,
l’une en 1931 dans son texte radiophonique sur Kafka et l’autre
en 1936 dans son article sur « Le conteur » — une image des
semences comme paradigme de cette « politique du temps » inhérente
aux récits ou aux textes-paraboles en tant qu’ils se révèlent capables
de cette énergie révolutionnaire de la survivance : « [Ce] recueil de
récits [de Kafka] est un sac de semences (Tasche des Sämanns)
possédant la force (Kraft) que nous connaissons aux semences
naturelles, cette force qui leur permet, même si l’on vient juste de les
exhumer d’une tombe où elles dormaient depuis des millénaires, de
donner encore des fruits. »

Il est grand temps, même devant la porte. À la longue patience


requise par la mémoire des « semences » ou des choses survivantes se
joint alors l’impatience du désir et de la « présence d’esprit » liée à la
perception de l’instant : pour faire un geste, faire le pas, passer le
seuil. L’erreur politique du pauvre hère devant la « porte de la loi »,
dans la parabole kafkaïenne, c’est qu’il pense que tout ce qu’il
attend — ou qui l’attend — a été prévu quelque part. Bien
qu’ignorant, il est donc encore trop théologien, si l’on peut dire. Il ne
s’est pas risqué à l’imprévu, au passage intempestif : à ce que Paolo
Virno a nommé, lisant les prophètes, une « politique de l’exode ». Il
n’a pas fait le pas vers ce survenu qui entraînait aussi, dans le sillage
du désir, un souvenu du geste de recommencer. Là où poïèsis et
praxis pourraient se rejoindre, ainsi que le propose Virno — contre
Agamben — dans son texte sur « L’usage de la vie ».
Imaginer recommencer ? Ce serait alors pratiquer une ouverture
dans le temps, ou se risquer à franchir le seuil d’une porte, fût-elle
étroite. L’heure est aux catastrophes, nous dit-on de partout. Mais
Donald Winnicott, dans ses réflexions sur « La crainte de
l’effondrement », a bien montré que cette peur était celle d’une
catastrophe déjà survenue — mais non « éprouvée », comme il dit. Ce
qui est tant redouté ou refoulé dans une telle crainte a déjà eu lieu et,
de fait, se trouve recherché sur le mode d’une anamnèse de la peur.
Parlant d’espoir, il faudrait alors inverser le schéma de Winnicott et
substituer à la « crainte de l’effondrement » une façon d’éprouver le
passé tel que, pour le futur, puisse s’opérer l’effondrement de la
crainte.
C’est la tâche du philosophe, de l’historien ou de l’anthropologue
que de remettre au jour — en la donnant à imaginer — cette façon
d’éprouver un passé en sorte qu’il donne au présent, en vue d’un
advenir, le désir de faire le pas, de recommencer. Il est donc grand
temps de ne plus craindre les portes et de passer malgré tout. Walter
Benjamin, qui se suicida en 1940 pour n’avoir pu franchir une
porte — un simple poste-frontière —, aura été finalement lui-même
comparé à une lumière d’espoir, celle qui passe par l’entrebâillement
d’une porte étroite. Or c’est justement ainsi que Theodor Adorno
avait voulu conclure son « Introduction » aux Écrits de Benjamin
en 1955 : « Auprès de lui, on ressentait ce qu’éprouve l’enfant à
l’instant où s’entrebâille la porte de la pièce où tout est préparé pour
fêter Noël : un flot éblouissant de lumière lui fait venir les larmes aux
yeux, plus bouleversant, plus évident que la splendeur éclatante qui
l’accueille quand il est invité à entrer dans la pièce. »
Mais Adorno était bien prévenu, après Ernst Bloch et Walter
Benjamin, que l’émancipation ne nous viendra ni du Père Noël, ni des
seuls parents, ni des seuls maîtres ou leaders. Il faut donc compléter
son image : c’est à l’enfant — que nous sommes à chaque bifurcation
de l’histoire — de choisir le rai de lumière, donc la pièce vers
laquelle il désire faire le pas. C’est à nous de choisir, devant le temps,
quelle porte ouvrir grand.
NOTE
BIBLIOGRAPHIQUE

Ces trente chapitres ont été écrits entre avril 2018 et


septembre 2019. Ils ont fait l’objet d’un enseignement à l’École des
hautes études en sciences sociales de 2018 à 2021. Quelques
fragments en ont été publiés, notamment : « Apprendre à rire sans
trop pleurer », À l ’air libre dans la nuit fraîche et pensive, dir. A.
Jugnon, Lyon, Hippocampe Éditions, 2019, p. 67-83. — « Émouvoir
la Bastille, et la disperser », Critique, LXXVI, no 874, 2020, p. 240-
247. — « “Institution” », Lignes, no 62, mai 2020, p. 91-97.
— « Romantisme, ambiguïté, politique », Europe, XCVIII, 2020,
no 1097-1098, p. 40-57. — « Rosa Luxemburg, en l’absence de tout
refuge », Mauvaises Herbes, Biarritz, Artistes & Associés, 2020,
p. 158-165. « L’imagination, notre Commune », AOC,
7 et 13 janvier 2021 (en ligne).
Je remercie Karine Winkelvoss pour m’avoir aidé à préciser la
traduction du texte de Peter Weiss dans Esthétique de la résistance.
Merci à Liza Mizrahi pour avoir retrouvé l’identification exacte de la
coquille que j’avais photographiée au musée national d’anthropologie
de Mexico (fig. 83). Et à Ludger Schwarte pour m’avoir communiqué
depuis Berlin des photographies de l’édition originale pragoise de la
biographie de Franz Kafka par Max Brod, que je n’ai pas pu trouver
en France.
INCITATIONS 1

1. Il est grand temps (devant la perte)


G. Korff (dir.), 2007, passim.
G. Didi-Huberman, 2011a, p. 212-255.
Id., 2011b, p. 7-48.
A. te Heesen, 2007, p. 71-85.
P. J. Schwartz, 2007, p. 39-69.
R. Winkle, 2007, p. 261-299.
W. Benjamin, 1933, p. 365-366.
R. Gerwarth, 2016, p. 13 et 33.
R. Bessel, 1993, passim.
E. Jünger, 1930, p. 95-141.
E. Nolte, 1997, p. 33-62.
H. Arendt, 1951, p. 813-838.
E. J. Hobsbawm, 1994, p. 43-121.
E. Traverso, 2007, p. 35-43 et 129-160.
S. Haffner, 1979, p. 25-35 et 67-78.
P. Gay, 1968, p. 15-39 et 41-65.
G. Büchner, 1834, p. 73-92.
W. Liebknecht, 1853-1895, passim.
K. Liebknecht, 1908-1919, p. 79-175.
Id., 1916-1918, p. XXXV.
G. Badia, 1967, p. 13-167 et 286-314.
G. Schmidt, 1971, passim.
P. Frölich, 1929, p. 1-40.
P. Broué, 1971, p. 193-256.
C. Harman, 1997, p. 63-126.
M. Jones, 2016, p. 27-250.
D. Kerbs (dir.), 1990, p. 135-155 et 203-210.
T. Friedrich, 1990, p. 211-215.
Id. et U. Panitz, 1990, p. 174-185.
C. Harman, 1997, p. 75-99.
P. Broué, 1971, p. 227-237.
P. Frölich, 1929, p. 15-77.
R. Luxemburg, 1918b, p. 221-231.
D. Kerbs (dir.), 1990, p. 106-107, 151, 153, 162-163, 175 et 255.
P. Frölich, 1929, p. 122-123, 129-137 et 427-438.
E. Kaufhold (dir.), 2012, p. 182 et passim.
A. Warburg, 1927b, p. 21-23.
L. Binswanger, 1921-1924, p. 61-62.
A. Warburg, 1927-1929, p. 128-129.
L. Binswanger, 1921-1924, p. 84 et 89-90.
A. Warburg, 1921-1924, p. 181-215.
L. Binswanger et A. Warburg, 1924-1929, p. 187.
G. Didi-Huberman, 2002, p. 271-505.
U. Raulff, 2007, p. 23-38.
B. Gockel, 2007, p. 117-134.
L. Binswanger, 1921-1924,
p. 64, 87, 129 et 158.
A. Warburg, 1927-1929, p. 132-133.
C. Schoell-Glass, 1998, p. 233-246.
L. Binswanger, 1921-1924, p. 100.
C. Harman, 1997, p. 63-64.
L. Binswanger et A. Warburg,
1924-1929, p. 252.

2. Suspendre l’histoire : Spartakus


F. Jesi, 1956, p. 236-240.
A. Cavalletti, 2000, p. 25-52.
C.G. Jung et K. Kerényi, 1941, passim.
F. Jesi, 1958, p. 35-44.
Id., et K. Kerényi, 1964-1968, passim.
F. Jesi, 1968, passim.
E. De Martino, 1965, passim.
F. Jesi, 1967, passim.
Id., 1972, passim.
Id., 1979, passim.
Id., 1977, p. 53-61 et passim.
W. Benjamin, 1940a, p. 440.
F. Jesi, 1969, p. 59, 91-92, 115-144.
Id., 1970, p. 9-15.
Id., 1969, p. 216-217.
W. S. Heckscher, 1967, p. 253-280.
F. Jesi, 1969, p. 153 et 159-210 ; 129 et 148-149.
E. Bloch, 1918-1923, passim.
F. Jesi, 1969, p. 64.
T. Mann, 1947, p. 437 (et en général p. 402-451).
P. Lacoue-Labarthe et
J.-L. Nancy, 1980, passim.
F. Jesi, 1969, p. 64-65 et 221.
M. Eliade, 1949, p. 11 et 111-157.
F. Jesi, 1969, p. 233-235.
G. Agamben, 1995, p. 121-130 et passim.
Id., 2014, p. 359-379.
P. Amato, 2010, p. 9, 12, 45, 84-85 et 89.
F. Jesi, 1969, p. 60, 62, 64, 248 ; 169 et 220-221.
G. Didi-Huberman, 2002, p. 271-514.
K. Löwith, 1935, passim.
G. Deleuze, 1962, p. 28, 52, 54-55 et 77-78.
Id., 1968a, p. 383.
F. Jesi, 1969, p. 55.
F. Nietzsche, 1886, p. 158-159.

3. Mais… dans quelle inactualité ?


F. Jesi, 1969, p. 87-117.
M. Eksteins, 1989, passim.
D. J. K. Peukert, 1987, p. 41-42 et passim.
P. Gay, 1968, p. 16 (et en général p. 15-39).
W. Laqueur, 1974, p. 20.
C. Harman, 1997, p. 24-26.
F. Jesi, 1969, p. 213-248.
K. Löwith, 1941, p. 15-284.
F. Nietzsche, 1874, p. 93-94 et 144.
W. Benjamin, 1940b, p. 180.
F. Jesi, 1969, p. 216.
F. Nietzsche, 1878, I, p. 32-33.
Id., 1882-1887, p. 88 (trad. modifiée).
D. Astor, 2014, p. 9, 167-202 et 557.
B. Binoche, 2016, p. 7-16.
W. Dilthey, 1875-1883, p. 253-264.
Id., 1910, p. 41.
H. Rickert, 1904, passim.
R. Aron, 1938, passim.
P. Rossi, 1956, passim.
M. Weber, 1895-1919, passim.
Id., 1911-1914, passim.
Id., 1914-1918, passim.
Id., 1919, p. 111-206.
F. Hartog, 2003, passim.
M. Weber, 1904, p. 117-201.
Id., 1906, p. 203-299.
Id., 1913, p. 301-364.
Id., 1904-1905, passim.
C. Colliot-Thélène, 1991, p. 103-132.
Id., 1992, passim.
H. Bruhns et P. Duran (dir.), 2009, passim.
M. Löwy, 2013, passim.
E. Husserl, 1905, passim.
Id., 1922-1924, passim.
Id., 1936, p. 9-11.
P. Fédida, 1995, passim.
A. Green, 2000a, passim.
Id., 2000b, passim.
S. Freud, 1887-1904, p. 312.
Id. et J. Breuer, 1895, p. 234.
S. Freud, 1900, p. 95, 286, 358-359 et 457.
G. Didi-Huberman, 2000, passim.
F. Léger, 1989, p. 138-174.
F. Mora, 1991, passim.
G. Simmel, 1892, p. 57-58 et passim.
Id., 1903-1918, p. 423-424 (et en général p. 235-426).
Id., 1911, p. 177-215.
Id., 1916, p. 29.
Id., 1918a, p. 74.
Id., 1918b, p. 106 et 159-160.
R. Aron, 1938, p. 211.
K. Winkelvoss, 2004a, p. 20.
W. Benjamin, 1940a, p. 434.
G. Simmel, 1895-1918, passim.

4. Prendre le temps à la racine ?


F. Nietzsche, 1874, p. 135.
G. Simmel, 1908, p. 453-490, 609-612 et 663-668.
M.-A. Lescourret (dir.), 2014, passim.
M. Heidegger, 1924, p. 35-36.
Id., 1925a, p. 138-209.
Id., 1925b, p. 462.
Id., 1927a, p. 21 et 506 ; 386,
391 et 436-469.
Id., 1927b, p. 271-395.
Id., 1957-1958, p. 199-200.
Id., 1962b, p. 15, 19 et 25.
J. Beaufret, 1974, p. 181-214.
H. Maldiney, 1975, p. 1-120.
P. Ricœur, 1985, III, p. 110-178.
F. Dastur, 1990, passim.
J. Greisch, 1994, passim.
M. Haar, 1989, p. 73-96.
J. A. Barash, 1995, passim.
Id., 2003, passim.
F. Fédier, 2010, p. 153-168.
F. Vezin, 2013, p. 1281-1286.
J. Derrida, 1964-1965, p. 146-157 et 231-232.
Id., 1968, p. 73-78.
Id., 1987, p. 9-143.
M. Heidegger, 1927a, p. 21.
Platon, Soph., 242c, p. 1842.
W. Wackernagel, 1991, passim.
S. Jollivet, 2009, p. 60.
J. Greisch, 1994, p. 1-66.
M. Heinz, 1982, passim.
J. Van Buren, 1994, passim.
S.-J. Arrien et S. Camilleri
(dir.), 2011, passim.
H. Ott, 1988, p. 45-135.
G. Payen, 2016, p. 97-145.
E. Jünger, 1922, passim.
H. Ott, 1988, p. 92.
C.R. Bambach, 1995, passim.
J.A. Barash, 2003, p. 31-232.
S. Jollivet, 2009, p. 13, 26-27 et 115-136.
G. Payen, 2016, p. 141-142, 145, 152 et 170-180.
M. Heidegger, 1920-1921, p. 36.
W. H. F. Altman, 2012, passim.
D. Losurdo, 1991, passim.
N. Tertulian, 2007, p. 9-15.
D. Di Cesare, 2014, p. 221-245.
M. Heidegger, 1936-1938, p. 75.
P. Trawny, 2014, passim.
M. Heidegger, 1933, p. 97-110.
J.-M. Palmier, 1968, passim.
P. Bourdieu, 1975-1988, passim.
V. Farias, 1987, passim.
J.-P. Faye, 1994, passim.
D. Janicaud, 1990, p. 37-108 et 120-135.
R. Wolin, 1990, passim.
P. Lacoue-Labarthe, 2002a, passim.
J.-L. Nancy, 2016, passim.
E. Faye, 2005, p. 19-67 et passim.
Id. (dir.), 2014, passim.
M. Heidegger, 1927a, p. 21.
P. Lacoue-Labarthe, 2002a, p. 12 et 163.
Id. et J.-L. Nancy, 1980, passim.
P. Ricœur, 1985, III, p. 178-179.
M. Heidegger, 1934-1935, p. 13,
16, 33, 56, 89, 104, 108-109 et 203-205.
Id., 1935, passim.
Id., 1935-1936, p. 15.
M. Schapiro, 1968, p. 349-360.
J. Derrida, 1978, p. 291-436.
M. Heidegger, 1935-1936, p. 35,
38, 43, 45-47, 50-51, 53 et 87-88.
Id., 1966, p. 45-47 et 66-67.
Id., 1948, p. 11-12 et 15.

5. Bondir depuis les tourbillons


L. Villevieille, 2014, p. 273-325.
G. Anders, 1977, p. 16-19.
Id., 1948, p. 63-85.
H. Marcuse, 1934, p. 161-195.
Id., 1932, p. 19-208 et passim.
Id., 1939, passim.
H. Ott, 1988, p. 144.
M. Heidegger, 1933, p. 97-110.
K. Löwith, 1928, passim.
Id., 1939, p. 343-360.
Id., 1940, p. 50.
D. Janicaud, 1990, passim.
K. Löwith, 1940, p. 76-79.
H. Ott, 1988, p. 141.
B. Allemann, 1954, p. 274-282.
P. Lacoue-Labarthe, 2002a, p. 157-174.
Id., 2002b, p. 15-30.
M. Heidegger, 1935-1936, p. 47 et 50.
P. Jockey, 2013, passim.
J. Chapoutot, 2008, p. 210-221 et passim.
M. Heidegger, 1962a, p. 23.
Id., 1935-1936, p. 82-83.
G.-A. Goldschmidt, 2016,
p. 155-174 et passim.
M. Heidegger, 1934-1935,
p. 33-35.
V. Klemperer, 1947, p. 73-74.
G. Payen, 2016, p. 393.
E. Levinas, 1932, p. 80.
Id., 1934, p. 7 et 24.
Id., 1935, p. 95 et 99.
M. Abensour, 1997b, p. 27-108.
J. Rolland, 1982, p. 9-88.
E. Levinas, 1935, p. 98.
Id., 1947, p. 150, 152, 159 et 162.
Id., 1948, p. 126.
Id., 1956, p. 21-25.
M. Heidegger, 1935-1936, p. 51.
W. Benjamin, 1928a, p. 5 et 23-56.
S. Weigel, 2008, p. 228-264.
W. Benjamin, 1928a, p. 43-45.
A. Birnbaum, 2008, p. 165-183.
W. Benjamin, 1914-1915b, p. 91-124.
A. Warburg, 1902, p. 137-157.
Id., 1912, p. 197-220.
U. Marx, G. Schwarz,
M. Schwarz et E. Wizisla, 2006, p. 245 et 254.
W. Benjamin, 1935b, p. 67-113.
J.-C. Bailly, 1997, 79-81.
M. Heidegger, 1927a, p. 226.
G. Simmel, 1908, p. 347-372.
W. Benjamin, 1935b, p. 113.
P. Gay, 1968, p. 67-130.
W. Benjamin, 1910-1940, II, p. 28, 35 et 43 ; I, p. 227.
Id., 1916-1939, p. 261-262.
T. W. Adorno, 1964, p. 38, 42, 48, 62, 75, 97, 120 et 156.
W. Benjamin, 1927-1940, p. 853.
6. Pour commencer, pensons au pluriel
M. Heidegger, 1948, p. 15.
W. Benjamin, 1928a, p. 43-45.
Id., 1927-1940, p. 853.
A. Warburg, 1893, p. 47-100.
Id., 1929, p. 55.
G. Didi-Huberman, 2015, p. 7-26.
W. Benjamin, 1932, p. 181-182.
H. Arendt, 1968, p. 244-306.
Id., 1969, p. 307-320.
Id., et M. Heidegger, 1925-1975, p. 27, 30, et 68 ; p. 18, 30-31, 34,
40, 42, 63 et 70-72.
H. Arendt, 1929, p. 11-18 et 91-108.
Id. et M. Heidegger, 1925-1975, p. 78, 84, 106, 147, 246 et 322.
H. Arendt et K. Jaspers, 1926-1968, p. 270-271, 274 et 282.
H. Arendt, 1961, p. 138 et 348.
Id., 1969, p. 310-311 et 318-320.
Id., 1975, p. 495-496 et 506.
Id., 1929-1939, p. 124-129.
Id., 1924-1961, p. 103, 129 et
167.
Id., et K. Jaspers, 1926-1968, p. 274.
H. Arendt, 1953, p. 219-220 (et id., 1950-1973, I, p. 437-438).
A. Grunenberg, 2006, passim.
H. Arendt, 1950-1973, I, p. 291.
E. Faye, 2016, p. 164-174, 303-306 et passim.
H. Arendt, 1943, p. 420-432.
Id., 1946, p. 134 (et en général p. 111-141).
E. Faye, 2016, p. 427-431.
D.R. Villa, 1996, p. 211-265 et 383-436.
J. Taminiaux, 1992, p. 11-38 et passim.
É. Tassin, 1999, p. 267-444.
M. Abensour, 2006b, passim.
Id. et al., 1989, passim.
K. Genel, 2016, p. 11-12 et 129-145.
H. Arendt, 1950-1959, p. 39 et 41-42.
É. Tassin, 1999, p. 298-335 et 567.
H. Arendt, 1950-1973, I, p. 25, 98 et 426 ; II, p. 890, 914 et 923 ;
II, p. 862 ; I, p. 287 ; II, p. 743 ; I, p. 329-330 et II, p. 712 ; I, p. 41,
88, 151, 229, 240 et 266.
E. Kant, 1781-1787, p. 405.
H. Arendt, 1950-1973, I, p. 112-113, 178, 182 et 354-355.
M. Heidegger, 1924-1925, passim.
Id., 1927a, p. 21.
H. Arendt, 1954, p. 195 et 211.
Id., 1961, p. 11, 13 et 25.
W. Benjamin, 1940a, p. 434.
H. Arendt, 1961, p. 16.
Id. et M. Heidegger, 1925-1975, p. 156-158.
H. Arendt, 1961, p. 22 et 217.
P. Bouretz, 2003, passim.
H. Arendt, 1970-1975, p. 118-126.

7. « J’étais, je suis, je serai… malgré tout »


C. Castoriadis, 1964, p. 278-296.
Collectif Mauvaise Troupe, 2014, p. 11.
F. Gros, 2017, p. 221-222.
M. Potte-Bonneville, 2018, p. 22 et 46-55.
D. Bensaïd, 1997a, p. 294 et 296.
S. Freud, 1916, p. 155.
L. Trotsky, 1936, p. 441-640.
A. Berkman et E. Goldman, 1921-1922, passim.
A. Berkman, 1920-1922, p. 241-250 et 263-282.
E. Goldman, 1923, p. 203-211.
Voline, 1947, passim.
V. Serge, 1921, p. 129-160.
Id., 1946, p. 495-825.
A. Ciliga, 1938, passim.
A. Skirda, 1972, passim.
Id., 2000, passim.
E. Iaroslavskaia-Markon, 1931, passim.
M. Cotlenko, 2015, passim.
H. E. Kaminsky, 1937, p. 8 et 185.
G. Orwell, 1920-1940, p. 331-369.
Id., 1938, p. 187-261 et passim.
J. Newsinger, 1999, p. 79-109.
M. Chaves Nogales, 1936-1939, passim.
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8. Barricades de papier, pour lire et relier les temps
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9. … Et pour rire sans trop pleurer
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Id., cité par D. Welke, 1981,
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10. « Allons-nous donc renoncer à être romantiques ? »
F. Nietzsche, 1882-1887,
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Id., 1920, p. 29, 31-32, 73, 117 et 139 ; p. 37.

11. Romantisme, ambiguïté, politique


F. Schlegel, 1797-1800, p. 165.
W. Benjamin, 1920, p. 37.
C. Schmitt, 1919-1925, p. 91-130.
G. Lukács, 1916, p. 109-130.
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J. Rancière, 1998, p. 106, 111 et 122.
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J. Rancière, 2014, p. 26.
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M. Löwy et R. Sayre, 1992, passim.
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G. Lukács, 1916, p. 114-115.
J. Rancière, 2014, p. 75-93 et 94-112.
C. Baudelaire, 1851, p. 26-27.
Id., 1848a, p. 1028-1039.
Id., 1848b, p. 1040-1059.
P. Valéry, 1924, p. 598-613.
A. Béguin, 1937, p. 510 et 514.
J.-P. Sartre, 1947, p. 105 et passim.
G. Bataille, 1957, p. 189-209.
P. Bénichou, 1973-1992, passim.
J. Rancière, 2014, p. 96-97, 106-108 et 111.
W. Benjamin, 1913-1914, p. 51-57.
Id., 1914-1915b, p. 91-124.
F. Schlegel, 1797-1800, p. 110.
W. Benjamin, 1920, passim.
Id., 1935-1940, passim.
C. Baudelaire, 1851, p. 26.
Id., 1857, p. 329.
Id., 1859, p. 620-621.
W. Benjamin, 1935-1940, p. 26.
Id., 1927-1940, p. 481.
Id., 1935-1940, p. 445 ; p. 421 (citant C. Baudelaire, 1859, p. 621),
576 ; p. 60.
C. Baudelaire, 1869, p. 352.
W. Benjamin, 1935-1940, p. 42, 473, 983-984.
C. Baudelaire, 1863a, p. 742-770.
Id., 1846, p. 418, 420-421, 427-442 et 493-496.
Id., 1863b, p. 694.
R. D. E. Burton, 1991, passim.
R. Calasso, 2008, p. 233-344.
R. Kopp, 2016, p. 85-101.
C. Baudelaire, 1863b, p. 695.
W. Benjamin, 1935-1940, p. 25-27 et 846-848 ; p. 100-101 et 823 ;
p. 49-50, 709-730, 796 et 962-969 ; p. 188-231 ; p. 81, 428, 517-
542, 682, 993, 1018 et 1028 ; p. 1024.
Id., 1910-1940, II, p. 326.
E. Traverso, 2018, p. 19-31.
J.-M. Durand-Gasselin, 2018, p. 33-49.
M. de Launay, 2018, p. 51-63.
M. Löwy, 2018, p. 91-103.
G. Raulet, 2018, p. 119-133.
W. Benjamin, 1926, p. 114.
Id., 1935a, p. 96 et 99.
Id., 1939-1940, p. 231-235.
A. Béguin, 1937, p. 509-516 et passim.
C. Baudelaire, 1851, p. 26 et 33.
E. Bloch, 1938-1959, III, passim.
12. Savoir espérer : les possibles reprennent couleur
E. Bloch, 1938-1959, passim.
Id., 1975, passim.
Id., 1938-1959, I, p. 10, 12 et 180-181.
P. Bouretz, 2003, p. 563 (et en général p. 563-629).
E. Bloch, 1918-1923, p. 299.
Id., 1951, p. 32.
Id., 1974, p. 20 et 30.
Id., 1935a, p. 172-175.
Id., 1974, p. 23 et 27-29.
D. Howard, 1976, p. 52.
E. Bloch, 1917-1919, p. 532-558.
K. Weigand (dir.), 2007, p. 63-77.
H.-E. Schiller, 2016, p. 63-78.
E. Bloch, 1918-1923, p. 7 et 299.
T. Labica, 2012, p. 6.
F. Engels, 1850, passim.
E. Bloch, 1921, passim.
T. More, 1516, passim.
S. Rubinstein, 1920, passim.
C. E. Roques, 2018, p. 61-77.
E. Bloch, 1935a, passim.
Id., 1936-1971, passim.
Id., 1951, passim.
Id., 1961, passim.
S. Combe, 1999, p. 123-141.
A. Münster, 2001, passim.
E. Bloch, 1974, p. 48.
Id., 1938-1959, I, p. 10.
Id., 1968a, p. 8.
Id., 1938-1959, III, p. 69 et 102-103 (et en général p. 69-229) ; III,
p. 99.
Aristote, Mét., Θ, 1045b-1046a, p. 1869-1870 ; 1049b-1051a,
p. 1876-1879.
Id., 1938-1959, I, p. 12 et 180.
S. Freud, 1900, p. 677.
E. Bloch, 1918-1923, p. 331 ; p. 203, 206, 210, 219 et 227-228.
Id., 1938-1959, III, p. 173 ; I, p. 29.
Id., 1968a, p. 86-87.
Id., 1938-1959, I, p. 14, 61, 236-238, 268 et 368 ; III, p. 560.
13. Phénoménologie de l’esprit utopique
E. Bloch, 1918-1923, p. 13-17 et 276-334 ; p. 219 et 221.
Id., 1938-1959, passim.
P. Quillet, 1976, p. 171-177.
E. Bloch, 1951, p. 9-12, 212-213 et 414-416 ; p. 115, 123, 359,
382-383 et 394.
K. Marx, 1867-1883, I, p. 106.
E. Bloch, 1951, p. 398, 479 et 489-490 ; p. 383 et 453-454.
K. Marx, 1845, p. 232 et 235.
E. Bloch, 1951, p. 116, 264 et 311-313 ; p. 17 et 96-97 ; p. 16,
55 et 93-94.
Id., 1964-1976, p. 58, 68 et 149.
Id., 1918-1923, p. 49-199.
Id., 1938-1959, I, p. 99-142.
Id., 1964-1976, p. 21-53 et 181.
G. Raulet, 1976a, p. 291-308.
Id., 1976b, p. 9-35.
E. Bloch, 1938-1959, II, passim.
G. Lukács, 1923, p. 110-141.
T. W. Adorno, 1960, p. 153-170.
Id., 1965, p. 385 (et en général p. 385-395).
G. Scholem, 1975b, p. 122-123.
W. Benjamin, 1910-1940, I, p. 200-202, 217, 233, 252-253,
323 et 386-387 ; II, p. 58, 109, 111, 141, 151-152, 264-265 et 315.
E. Bloch, 1974, p. 74.
Id., 1926, p. 128.
C. Breton et S. Maestraggi (dir.), 2016, passim.
P. Ivernel, 1976, p. 265 et 269.
A. Münster, 1985, p. 111-129.
J.-M. Palmier, 2006, p. 254-262.
E. Bloch, 1918-1923, p. 15-16, 49-199, 201-275 et 277.
T. W. Adorno, 1965, p. 386.
E. Bloch, 1930, p. 7, 46-50, 86-90, 104-106, 130-133 et 206-217.
Id., 1935a, p. 3, 13, 16, 31, 45, 52, 82, 98, 125, 135, 136, 160, 171,
183, 306 et 318.
14. Rêves rouges surgis de poussières soulevées
E. Bloch, 1918-1923, p. 9 et 229-234.
Aristote, Mét., A, 982a, p. 1740.
E. Kant, 1790, p. 185.
E. Bloch, 1918-1923, p. 234-236, 246 et 256 ; p. 11.
W. Benjamin, 1928b, p. 196.
E. Bloch, 1930, p. 90-91 ; p. 14-15 ; p. 7-8 et 137-138 ; p. 48-50,
104-106 et 130-135 ; p. 59 et 216-217.
Id., 1935a, p. 19, 21, 28, 31, 35-36, 42, 177, 179-180, 248 et 255 ;
p. 45-47.
G. Bataille, 1933, passim.
Id., 1938, passim.
E. Bloch, 1935a, p. 47-49, 52-55, 57-61, 102-113, 123 et 171.
W. Benjamin, 1927-1940, p. 478-479.
E. Bloch, 1935a, p. 4 et 82 ; p. 4, 7, 90 et 98-102 ; p. 9, 45, 50-52,
160-161, 275-292 et 298-305 ; p. 107, 171 et 178.
R. W. Gassen et B. Holeczek (dir.), 1985, passim.
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S. Barron (dir.), 1991, p. 242-247.
F. Kaiser (dir.), 1937, p. 11.
E. Bloch, 1935a, p. 224-225 et 230-231 ; p. 183-212 et 306-342.
W. Benjamin, 1929, p. 119, 129-130 et 134.
E. Bloch, 1935a, p. 307-310 ;
p. 8, 167, 176-177, 339 et 342.
15. Le monde expérimenté dans ses images-désirs
W. Benjamin, 1920, p. 37.
E. Bloch, 1938-1959, III, passim.
P. Bouretz, 2003, passim.
T. W. Adorno, 1955, p. 402 et 404-405.
G. Richter, 2007, p. 191-192 et passim.
E. Bloch, 1918-1923, p. 51 et 52-199 ; p. 140-146 et 182-192 ;
p. 140-143, 145, 147 et 156-161.
G. Scholem, 1917-1919, p. 52-62.
E. Bloch, 1918-1923, p. 193.
P. Huynh (dir.), 2004, passim.
E. Bloch, 1938-1959, II, p. 417-469.
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E. Bloch, 1938-1959, I, p. 9-10, 59, 62-84 et 135-142 ; I, p. 33-35,
90-99, 140-142, 174, 176, 239, 254 et 261.
G. Raulet, 1976b, p. 9-10 et 15.
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A. Münster, 1985, passim.
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M. Riedel, 1994, passim.
A. Zafrani, 2014, p. 115-185 et 282-328.
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E. Bloch, 1938-1959, I, p. 237 ; I, p. 216, 236, 380 et 398-399 ; II,
p. 436 (et en général p. 417-469).
W. Benjamin, 1939, p. 278 et 283-284.
E. Bloch, 1938-1959, II, p. 468-469 ; III, p. 13-17, 547 et 549-550.
Id., 1968a, p. 9 et 293.
Id., 1969, passim.
Id., 1975, p. 41, 67, 70, 72, 248 et
252 ; p. 162, 164 et 210 ; p. 7.
16. « Il y aura une fois… », ou la tempestas poetica
E, Bloch, 1975, p. 63.
K. Marx et F. Engels, 1835-1874, I, p. 300.
F. Engels, 1841-1842, p. 37 et passim.
E. Bloch, 1974, p. 30-31.
Id., 1964-1976, p. 81-82.
F.W.J. Schelling, 1809, p. 115-196.
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P. David, 1992, p. 315-358.
F.W.J. Schelling, 1841-1842, passim.
Id., 1847-1852, passim.
E. Bloch, 1918-1923, p. 51.
F. W. J. Schelling, 1802-1807, p. 123-132.
J. Habermas, 1960, p. 193-216.
A. Münster, 1989, p. 219-250.
E. Bloch, 1935b, p. 31-46.
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Id., 1929, p. 113-134.
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A. Breton, 1930, p. 2-4.
E. Bloch, 1968b, p. 177.
Id., 1975, p. 142 ; p. 9, 13-14, 16, 29, 39, 47, 53-54, 56, 65,
79 et 165.
Id., 1964-1976, p. 188 ; p. 145 ; p. 127-128.
M. Löwy et R. Sayre, 1992, p. 257-281.
Id., 2011, p. 212-226.
E. Bloch, 1935a, p. 29-167.
Id., 1946, p. 57.
J. Habermas, 1960, p. 202-205.
A. Münster, 1982, passim.
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Id., 2018b, passim.
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I. Boldyrev, 2014, passim.
C. Türcke, 2016, passim.
G. Scholem, 1975a, p. 154-157.
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E. Levinas, 1976, p. 322 (et en général p. 318-325).
T. Labica, 2012, p. 15.
A. Münster, 1989, p. 63-218.
E. Bloch, 1917-1919, p. 196-198.
A. Münster, 2001, p. 16, 110-116, 148-157, 203, 234-327 et 368-
375.
Id., 2015, p. 80.
Id., 2018a, p. 5-19 et 33-55.
K. Korsch, 1923-1930, p. 19-64 et passim.
E. Bloch, 1918-1923, p. 296 et 334-335.
Id., 1938-1959, I, p. 16 ; III, p. 544.
Id., 1964-1976, p. 199.
Id., 1961, p. 240 ; p. 9-11 et 335 ;
p. 181-184.
Id., 1975, p. 9, 80, 84, 89-90, 93,
99 et 133.

17. L’imagination, notre Commune


K. Marx, 1842, p. 135 (et p. 94-95).
M.-A. Chardeaux, 2006, passim.
K. Polanyi, 1944, p. 75-192.
P. Lascoumes et H. Zander,
1984, passim.
D. Bensaïd, 2007a, p. 68-90 et passim.
P. Dardot et C. Laval, 2014,
p. 17, 21-51 et 467-481.
M. Hardt et A. Negri, 2004, p. 5-12 et 129-143.
Id., 2009, p. 49-62 et 399-420.
M. Merleau-Ponty, 1945, passim.
J. Rancière, 2000, p. 12-26.
Aristote, De an., II, 6, 418a, p. 1002 ; III, 1-2, 425a-427a, p. 1018-
1022.
M. Fattori et M. Bianchi (dir.), 1988, passim.
L. Formigari, G. Casertano et
I. Cubeddu (dir.), 1999, passim.
D. Lorries et L. Rizzerio (dir.), 2003, passim.
C. B. Schmitt, 1983, passim.
R. Klein, 1956, p. 65.
F. Schlegel, 1797-1800, p. 165.
E. Kant, 1790, p. 80.
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P. Bourdieu, 1972, p. 265.
E. Bloch, 1918-1923, passim.
Id., 1949-1952, passim.
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E. Fromm, 1941, passim.
C. Baudelaire, 1857-1861, p. 13-14.
P. Bénichou, 1973-1992, I, p. 443-986.
G. Didi-Huberman, 2017a, passim.
V. Hugo, 1845-1862, p. 991-
1005 ; p. 571-572 ; p. 569-570.
P. Weiss, 1975-1981, p. 886 (trad. revue).
J. Israel, 2010, passim.
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F. Hincker, 2001, p. 51-64.
B. Baczko, 1978, passim.
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S. Wahnich, 2012, passim.
Id. (dir.), 2013, passim.
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G. Raulet, 1996, p. 20.
E. Kant, 1770-1798, passim.
C. Ferrié, 2016, p. 15-16, 457, 460 et passim.
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Id., 1994a, p. 14-18.
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E. Bloch, 1935a, p. 339-342.
F. Proust, 1991b, p. 19, 39-77 et 227-278.
H. Arendt, 1950-1959, p. 39.
E. Kant, 1790, p. 128.
H. Arendt, 1975, p. 276.
Id., 1970-1975, p. 18 et 119-120 (et en général p. 118-126).
R. Beiner, 1982, p. 129-136 et 184-185.
H. Arendt, 1970-1975, p. 21.
M. Revault d’Allonnes, 1991, p. 229 et 238.
Id., 1995, p. 56-57.
Id., 2018, p. 116-123.
E. Bloch, 1935a, p. 339 et 342.
P. Weiss, 1975-1981, p. 886.
M. Pastoureau, 2016, p. 13-18.
A. Rimbaud, 1870-1871, p. 114.
G. Deleuze, 1962, p. 70.
M. Dommanget, 1966, passim.
M. Agulhon, 1990, p. 391-398.
M. Pastoureau, 2016, p. 163-164.
N. Liucci-Goutnikov (dir.), 2019, p. 15 et 125-131.
L. Wittgenstein, 1950-1951, p. 10, 13-14, 30-31, 33 et 40 ; p. 25.
W. Benjamin, 1915, p. 121-126.
G. Didi-Huberman, 1985, passim.
W. Benjamin, 1920-1921b, p. 146, 149 et 154-155.
Id., 1928b, passim.
U. Marx, G. Schwarz,
M. Schwarz et E. Wizisla, 2006, p. 147.
H. Brüggemann, 2007, p. 127-240.
W. Benjamin, 1914-1915a, p. 132-133.
M. Merleau-Ponty, 1959-1961, p. 174-175.
E. Bloch, 1938-1959, passim.
C. Castoriadis, 1976-1977, p. 212.
18. L’œil de la chouette et l’imaginaire radical
E. Bloch, 1935a, p. 339.
C. Castoriadis, 1976-1977, p. 212.
V. Hugo, 1845-1862, p. 570.
G. W. F. Hegel, 1821, p. 45.
L. Braun, 1994, passim.
X. R. Mariño Ferro, 1996, p. 93-94.
Aristote, Hist. an., IX, 34, 619b, p. 1390.
Pline l’Ancien, Hist. nat., X, 34, p. 473-474.
W. G. Sebald, 2001, p. 10-11.
J. Blas, J. M. Matilla et J. M. Medrano, 1999, p. 238-245.
C. Marker, 1989, p. 106.
G. Didi-Huberman, 1983, passim.
L. Zoja, 2011, passim.
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G. Bachelard, 1938, passim.
C. Fleury, 2000, p. 525-564 et passim.
P. L. Harris, 2000, passim.
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S. Jollivet, C. Premat et M. Rosengren (dir.), 2011, passim.
C. Castoriadis, 1945-1997, passim.
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E. Morin, 1989, p. 11-15.
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N. Poirier, 2004, p. 35-73.
P. Caumières et A. Tomès, 2017, p. 13-75.
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A. Honneth, 1985, p. 182-207.
L. Van Eynde, 2010, p. 31-58.
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Id., C. Lefort et E. Morin, 1968, p. 89-142.
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N. Poirier, 2011, p. 307-420.
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M. Cervera-Marzal et É. Fabri (dir.), 2015, passim.
J.-L. Fabiani, 2015, p. 19-28.
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P. Caumières et A. Tomès, 2017, p. 126-194.
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C. Castoriadis, 1968a, p. 33-80.
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538 ; p. 536 ; p. 171-190, 190-191, 252-253, 488 et 526.
Id., 1978, p. 409-454.
Id., 1991c, p. 270 (et en général p. 270-336) ; p. 296 et 315.

19. Historicité, imaginaire, institution


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C. Castoriadis, 1986-1987, p. 39.
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C. Castoriadis, 1975, p. 8, 253
et 536 ; p. 222.
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M. Merleau-Ponty, 1959-1961, p. 174-175.
C. Castoriadis, 1976-1977, p. 212.
B. Waldenfels, 1989, p. 141-160.
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C. Rea, 2006, p. 75-110.
A. Gléonec, 2017, p. 401-412.
M. Merleau-Ponty, 1954-1955, passim.
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86-87, 89-97 et 119 ; p. 38, 99-100 et 258 (souligné par moi) ;
p. 125-126.
C. Castoriadis, 1986-1987, p. 409.
M. Merleau-Ponty, 1947, p. 49.
Id., 1948, p. 309-328.
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A. Dufourcq, 2012, passim.
M. Merleau-Ponty, 1959-1961, p. 63, 120-121, 153 et 181.
20. Modes d’existence et façons de recommencer
J.-L. Nancy, 1996, p. 61-67 et 117-123.
G. Deleuze, 1968a, p. 7-41 et 337-389.
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M. Hardt et A. Negri, 2009, p. 246, 337, 351, 449-450, 469-486,
493, 501, 519 et 524.
M. Merleau-Ponty, 1954-1955, p. 63-86.
M. Hardt et A. Negri, 2009, p. 530-531.
G. Cocco et A. Negri, 2005, p. 27-29 et passim.
A. Negri, 1979, passim.
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Id., 2011, p. 199-213.
E. Laclau et C. Mouffe, 1985, passim.
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P. Amato, 2010, passim.
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et 170 ; p. 131 et 135-136.
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21. Mondes sens dessus dessous

W. Benjamin, 1928a, p. 43.


J. Burke et C. Caldwell, 1968, pl. 250 et 267.
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L. Marin, 1973, p. 9-11 et 249-251.
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L. T. Sargent et R. Schaer (dir.), 2000, passim.
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K. Trego, 2019, p. 7
W. Benjamin, 1928a, p. 171-203.
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J. Adhémar (dir.), 1975, passim.
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W. Benjamin, 1927-1940, p. 190-219.
Id., 1927-1930, p. 850.
Id., 1927-1940, p. 195.
K. Marx, 1850, p. 7-148.
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K. Schrenk et H.J. Neyer (dir.), 2000, passim.
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G. Schneider, 1991, p. 96-112.
K. Marx, 1867-1883, I, p. 152-167.
W. Benjamin, 1927-1940,
p. 201, 204 et 213.
Id., 1935-1939, p. 40 (et en général p. 39-40 et 50-52).
H. J. Neyer, 2000, p. 55-60.
W. Benjamin, 1935-1939, p. 40.
Id., 1927-1940, p. 173 (et en général p. 172-189), 193 et 216-219.
P. Régnier, 1991, p. 155-170.
J. Ceuleers, 2011, p. 39-40.
S. Le Men, 2011, p. 7-37.
K. Yousif, 2012, p. 139-168.
W. Benjamin, 1927-1940, p. 635-664.
Id., 1940a, p. 427-428 et 434.
Id., 1927-1940, p. 173, 192 et 211.
Id., 1929, p. 130-131.
G. Bataille, 1929b, p. 188.
Id., 1930, p. 239-240.

22. L’éternel retour des constellations utopiques


T. W. Adorno, 1965, p. 385-387.
Id., 1960, p. 163.
Id., 1951, p. 230.
P. Bouretz, 2003, passim.
D. Payot, 2018, p. 14, 17, 19 et 36-38.
T. W. Adorno et M. Horkheimer, 1939-1946, p. 123-139.
D. Payot, 2018, p. 49-56.
T. W. Adorno, 1966, p. 245.
D. Payot, 2018, p. 67-71, 75 et 78-80.
T. W. Adorno et T. Mann, 1943-1955, p. 102.
Id., 1966, p. 314.
E. Bloch, 1918-1923, p. 49-199.
T. W. Adorno, 1968, p. 45.
D. Payot, 2018, p. 84-93, 94, 96-105 et 132-145.
A. Wellmer, 1983, p. 253-257 et 286-288.
J. P. Cachopo, 2018, p. 127-137.
S. Dayan-Herzbrun, 2018,
p. 159-168.
E. Bloch, 1938-1959, passim.
W. Benjamin, 1928a, p. 31.
A. Warburg, 1927-1929, passim.
G. Didi-Huberman, 2011a, passim.
D. Payot, 2018, p. 9.
M. Abensour, 1974, p. 49-51.
L. Janover, 2018, p. 9-28.
M. Abensour, 1971-1972, p. 11-78.
Id., 2000a, passim.
Id., 2006d, p. 159-189.
Id., 1978, p. 61-90.
Id., 1992, p. 79-107.
Id., 1997a, passim.
M. Rubel, 1974, p. 215-298.
M. Abensour et L. Janover, 2008, passim.
Id., 2017, p. VII-XXIX.
H. Maler, 1995, passim.
F. Engels, 1841-1842, passim.
M. Abensour (dir.), 1983, passim.
Id., 1991a, p. 195-230
Id., 1972, p. 91-172.
Id., 1985, p. 173-194.
Id., 1994a, p. 295 (et en général p. 295-320).
Id., 2004c, p. 7-100.
Id., 2005, passim.
Id. et V. Pelosse, 1973, passim.
Id., 1991b, p. 193.
Id., 2006c, p. 270.
Id., 1986, passim.
Id., 2000a, p. 63-118.
Id., 2010, p. 13-60.
Id. et al., 1989, passim.
Id., 2001a, p. 231-263.
Id., 2006b, passim.
Id. et A. Kupiec (dir.), 2011, passim.
Id., 1997b, p. 27-108.
Id., 2006a, p. 363-400.
Id., 2009, p. 227-255.
Id., 2012, passim.
C. Chalier, 2018, p. 35-45.
M. Abensour, 1994b, p. 319-348.
Id., 2001b, p. 349-362.
Id., 2002, p. 265-318.
Id., 2004a, p. 7-28.
Id., 2004b, passim.
Id., 2008, p. 5-12.
M. Cervera-Marzal, 2013, passim.
F. Perrier, 2015, passim.
Id., 2018, p. 91-101.
I. Wohlfarth, 2018, p. 157-182.
L. Janover, 2011, p. 13-44.
M. Abensour, 2000b, p. 59.
M. Löwy, 1988, passim.
G. Bär, M. Löwy, A. Münster et N. Tertulian (dir.), 1986, p. 183-
300.
P. Furter et G. Raulet (dir.), 1979, passim.
G. Raulet, 1989, p. 124-160.
Id., 1993, p. 282-299.
P. Macherey, 2011, passim.
Id., 2017, passim.
C. Lefort, 1981a, p. 317-331.
Id., 1981b, p. 436.
Id., 1999, passim.
Id., 1985, p. 64.
J. Ellul, 1969, passim.
Id., 1972, passim.
Id., 1982, passim.
H. Lefebvre, 1958, p. 235-259.
Id., 1970, p. 196.
Id., 1981, passim.
M. de Certeau, 1980, passim.
M. Dufrenne, 1974, p. 172-174,
193, 217, 286 et 315.
A. Gorz, 1997, p. 11.
P. Nicolas-Le Strat, 2007, passim.
L. Mathieu, 2011, passim.
E. O. Wright, 2010, passim.
D. Graeber, 2007, p. 48.
Id., 2005, passim.
Id., 2013, p. 245 et 248.
M. Foucault, 1967, p. 21-36.
Id., 1984, p. 752-762.
A. Negri, 1992, p. 411-440.
D. Bensaïd, 2008, p. 179-231.
Id., 2001a, passim.
Id., 2001b, p. 77 (et en général p. 65-89).
Id. et F. Hilgemann, 2010, passim.
Id., 1995, passim.
23. L’histoire chahutée par ses anachronismes
G. Deleuze, 1968a, p. 7-41 et passim.
D. Bensaïd, 1995, passim.
Id., 1997a, p. 17, 69-80 et 161-229.
Id., 2001a, passim.
Id., 2001b, passim.
Id., 2008, p. 357.
Id. et F. Hilgemann, 2010, passim.
D. Bensaïd, 2004, passim.
G. Didi-Huberman, 2000, p. 9-55.
J. Rancière, 1992, passim.
Id., 1996, p. 53-68.
Id., 2018, p. 7, 10 et passim.
M. Bloch, 1941-1942, p. 93, 96-97 et 119-155.
F. Braudel, 1958, p. 41-83.
J. Revel (dir.), 1996, passim.
F. Winzinger, 1975, p. 40-46.
E. Feistner, 2012, p. 237-245.
A. Prater, 2012, p. 269-277.
H. Wanderwitz, 2012, p. 253-267.
R. Koselleck, 1968, p. 40-44.
C. Wood, 1993, p. 19-23, 201-202 et 266-267.
A. Warburg, 1920, p. 245-294.
R. Koselleck, 1968, p. 58.
Id., 1975a, p. 82.
Id., 1977a, p. 357-381.
Id., 1971-1976, p. 291-310.
Id., 1959, passim.
Id., 1969, p. 87-105.
Id., 1972, p. 127-148.
Id., 1973a, p. 149-162.
Id., 1973b, p. 163-175.
Id., 1975a, p. 82-87 (et en général p. 15-99).
Id., 1975b, p. 227-273.
Id., 1977b, p. 195-224.
Id., 1982, p. 1-14.
Id., 1986, p. 101-119.
Id., 1988, p. 201-247.
F. Jameson, 1981, p. 359-383.
Id., 1991, p. 33-104, 391-414 et 459-471.
Id., 1994, p. 73-128.
F. Hartog et G. Lenclud, 1993, p. 23 (et en général p. 18-38).
F. Hartog, 2003, p. 15 et 19.
Id., 2018, p. 77.
Id., 2003, p. 38 et 270-271 ; p. 21 et 260.
Id., 2009, p. 133-149.
J. Chesneaux, 1996, passim.
F. Hartog et F. Revel (dir.), 2001, passim.
H. Rosa, 2005, p. 363-374.
V. Morfino, 2005, passim.
E. Traverso, 2005, passim.
Id., 2011, passim.
C. Bouton et B. Bégout (dir.), 2011, passim.
F. Hartog, 2018, p. 75-76.
P. Boucheron, 2018, p. 13-41.
Id., 2013a, passim.
Id., 2013b, p. 7-50.
Id., 2019, passim.
Id., 2017, passim.
Id., 2018, p. 16, 21-22 et 26.
Id., 2010, passim.
Id., 2012, p. 63-94.
Id., 2016, p. 46 et 60 ; p. 21 et 72.
V. Hugo, 1845-1862, p. 469.
J. Derrida, 1993, p. 157-279.
E. Bloch, 1938-1959, passim.
F. Jameson, 2005, p. 13-21 et 357-393.
Q. Deluermoz et P. Singaravélou, 2016, passim.
E. Bloch, 1961, p. 378.
Id., 1964-1976, p. 84-85.
Id., 1951, p. 489-490 et 492.
Id., 1949-1952, p. 7.
Id., 1978, passim.
Id., 1975, p. 133, 136, 139-142 et 167.
T. W. Adorno et M. Horkheimer, 1939-1946, p. 128.
T. W. Adorno, 1959, p. 111.
W. Benjamin, 1927-1940, p. 479 et 491-493.
24. N’ai-je pas déjà vu ce futur quelque part ?
A. Kluge, 2018, passim.
Id., 1977, passim.
Id., 2018, p. 9-11.
E. Bloch, 1930, p. 164-170.
A. Kluge, 2018, p. 10 et 217-
565 ; p. 10 et 17.
M. Heidegger, 1935-1953,
p. 155-156.
G. Didi-Huberman, 2019b,
p. 193-238.
A. Kluge, 2018, p. 103-105.
R. Luxemburg, 1919, p. 104.
F. Jameson, 1988, p. 151-177.
A. Kluge et O. Negt, 1993, passim.
J. et W. Grimm, 1854, III, col. 99-101.
Id., 1857, p. 622.
E. Bloch, 1930, passim.
W. Benjamin, 1933-1935, p. 27-135.
E. Bloch, 1923, p. 598-621.
W. Benjamin, 1928a, p. 23-56.
E. Bloch, s.d., p. 232-242.
L. Tieck, 1793, p. 629-646.
E. Bloch, s.d., p. 239 ; p. 232-234 et 236-238.
W. Benjamin, 1929-1934, p. 135-136, 139-141, 145 et 149-150.
Id., 1933-1935, p. 53-54 et 60.
P. Kaufmann, 1967, p. 23-42.
S. Freud, 1900, p. 342-343.
Id., 1901, p. 421-422.
Id., 1913, p. 75 et 79.
Id., 1914, p. 107.
Id., 1919, p. 213 et 225-234 ; p. 215, 224, 239, 246 et 251-252.
W. Benjamin, 1929-1934, p. 140-141.
S. Freud, 1936, p. 221-230.
F. Moureau (dir.), 1996, passim.
K. Winkelvoss, 2004b, passim.
Id., 2018, p. 185-197.
R. Bodei, 1979, p. 15-53.
Id., 1989, p. 951-958.
Id., 2007, p. 16-23, 57-79 et 115.
V. Ramachandran, 2003, p. 39-54.
R. Bodei, 2007, p. 7 et 25-50.
P. Verlaine, 1873, p. 321-322.
Id., 1885, p. 500-501.
O. G. Oexle, 1996, passim.
P. Ricœur, 2000, p. 512-535.
F. Hartog, 2013a, p. 109-152.
Id., 2013b, p. 219-234.
Id., 2005b, p. 12-17, 176-190 et 295-308.
M. de Certeau, 1975, p. 289-358.
L. Olivier, 2008, passim.
R. Koselleck, 1967, p. 59.
W. Shakespeare, 1600, p. 582-583.
R. Koselleck, 1967, p. 62, 81 et 83-84.
C. Bouton, 2018, p. 124-149.
P. Virno, 1999, passim.
H. Bergson, 1908, p. 897 et 925-930 ; p. 914, 926 et 928 ; p. 917.
Id., 1930, p. 1343-1345.
P. Virno, 1999, p. 10, 12, 20-25, 31-32, 66-72, 92-109 et 173 ;
p. 61-63, 79-91 et 109-130.

25. Résister, par rythmes et contretemps


S. Freud, 1900, p. 527.
E. Bloch, 1939-1959, III, passim.
B. de Spinoza, 1675, II, 18 (p. 235).
L. Bove, 1996, p. 127-145 et passim.
F. Del Lucchese, 2010, p. 75-103.
R. Char, 1943-1944, p. 171-233.
A. Kluge et O. Negt, 1993, passim.
T. W. Adorno, 1969, p. 173-175.
W. Benjamin, 1934, p. 122-123.
G. Didi-Huberman, 2009a, p. 112-126.
T. W. Adorno, 1969, p. 177-178.
E. Bloch, 1917-1919, passim.
F. Proust, 1997, p. 167 et 171.
H. Arendt, 1961, p. 22-23.
F. Proust, 1997, p. 49-82 et 186.
G. Deleuze, 1987, p. 300-302.
Id., 1969, p. 176.
G. Agamben, 2012, p. 43-47.
G. Didi-Huberman, 2019a, p. 137-151.
G. Agamben, 2012, p. 49 et 66-67.
G. Deleuze, 1981, I, p. 31.
H. Maldiney, 1967, p. 147-172.
D. Lapoujade, 2014, passim.
M. Tronti, 1998, p. 185.
A. Birnbaum, 2018, p. 176-193.
N. Balestrini et P. Moroni (dir.), 1988-1997, passim.
P. Maniglier (dir.), 2016, passim.
M. Löwy et R. Sayre, 2011, p. 13-31.
H. Marcuse, 1955, p. 128-141.
H. Lefebvre, 1957, passim.
A. Gramsci, 1917a, p. 55.
Id., 1917b, p. 61.
A. Negri, 1988-2004, p. 24 et 90.
Id., 2006, p. 51, 53, 123, 126, 129, 141 et 147-169.
A. Brossat, 2006, passim.
D. Bensaïd, 2001b, p. 29.
Id., 1997a, p. 293-294 et passim.
É. Balibar, 2007, p. 339-358.
I. Stengers, 2009, passim.
R. Williams, 1989, passim.
D. Harvey, 2000, passim.
C. Castoriadis et P. Ricœur, 1985, p. 39-71.
E. Terray, 1990b, p. 187.
Comité invisible, 2007, p. 80.
Id., 2017, p. 4 de couverture.
C. de Toledo, A. Imhoff et
K. Quirós, 2016, passim.
F. García Lorca, 1930, p. 931.
26. Les bonds de tigre des damnés de l’histoire
E. Bloch, 1921, p. 25.
Id., 1949-1952, p. 54.
Id., 1935a, p. 113-114.
M. Buber, 1943, passim.
E. Bloch, 1935a, p. 114, 117 et 120-122.
K. Marx, 1842, p. 91-119.
E. P. Thompson, 1975, passim.
J.-B. Vidalou, 2017, passim.
K. Marx et F. Engels, 1845, p. 561.
Id., 1848, p. 417.
K. Marx, 1852, p. 176 et 178-179.
J. Derrida, 1993, p. 201-279.
P. Virno, 1999, p. 24.
E. Bloch, 1918-1923, p. 177-178.
Id., 1935a, p. 339 et 342 ; p. 29-167.
J. Herf, 1984, passim.
J. Chapoutot, 2008, passim.
K. Korsch, 1942, p. 51.
E. Bloch, 1935a, passim.
R. Luxemburg, 1903-1904, p. 35-42.
H. Arendt, 1951, p. 832-838.
E. Bloch, 1961, passim.
J.-J. Rousseau, 1755, p. 108-237.
A.-L. de Saint-Just, 1791-1792, p. 1042-1061.
E. Kant, 1798, p. 121.
F. Engels, 1884, passim.
W. Benjamin, 1940a, p. 433.
J. Vallès, 1886, p. 186.
P. Kropotkine, 1902, p. 295-324.
R. Luxemburg, 1907-1917, p. 182-252.
K. Rexroth, 1974, passim.
F. Fanon, 1961, p. 463.
J. Goody, 2006, passim.
E. Bloch, 1969, passim.
Id., 1977, passim.
A. Gramsci, 1934, p. 301-317.
Id., 1934-1935, p. 147.
Id., 1935a, p. 324.
Id., 1935b, p. 339.
N. Naldini, 1989, p. 117 et 129.
E. De Martino, 1948, passim.
Id., 1949-1950, p. 411-435 ; p. 306-309.
Id., 1952, p. 1109.
G. Charuty, 2009, p. 113-217.
E. De Martino, 1933-1963, passim.
Id., 1941, passim.
Id., 1953-1958, p. 121-131 et passim.
Id., 1958, passim.
Id., 1961, fig. 33.
Id., 1965, p. 364-366.
Id., 1962, passim.
M. Massenzio, 1995, p. 7-44.
S. De Matteis, 1997, p. 9-49.
C. Gallini et M. Massenzio (dir.), 1997, passim.
G. Pizza, 2013, p. 77-112.
R. Ciavolella, 2016, p. 431-446.
C. Harman, 1999, p. 164-168.
Y.-M. Bercé, 1976, p. 55-92.
E.J. Hobsbawm, 1959, passim.
M. de Certeau, 1980, p. 31-49.
A. Compagnon, 2005, passim.
S. Boym, 2002, passim.
Z. Bauman, 2017, passim.
H. Geiselberger (dir.), 2017, passim.
M. Fœssel, 2012, passim.
P. Sloterdijk, 2014, passim.
M. Hardt et A. Negri, 2009,
p. 109-180.
E. Bloch, 1949-1952, p. 54.
Id., 1935a, p. 121.
W. Benjamin, 1940a, p. 439.

27. Réinventer nos filiations de révolte


E. Bloch, 1918-1923, passim.
Id., 1938-1959, passim.
C. Baudelaire, 1857, p. 329.
W. Benjamin, 1940a, p. 439-441.
G. Didi-Huberman, 1990a, p. 65-168.
E. Bloch, 1972, passim.
Id., 1921, passim.
F. Engels, 1850, passim.
R. Luxemburg, 1906, p. 43-44.
M. Pianzola, 1958, passim.
A. Laube, M. Steinmetz et
G. Vogler, 1974, passim.
P. Blickle, 1977, passim.
W. Schulze, 1980, passim.
R. Vaneigem, 1986, passim.
H.-J. Goertz, 1989, passim.
V. Lanternari, 1960, passim.
H. Desroche, 1973, p. 7-11.
J. Maurice, 1990, passim.
R. Guha, 1983, passim.
E. Bloch, 1921, p. 298-299 ; p. 56-57 et 165 ; p. 38, 65 et 246.
É. Vuillard, 2019, p. 58.
M. Schaub, 1984, passim.
M. Luther, 1521-1522, p. 1136 et 1139.
J. L. Koerner, 2004, passim.
A. Warburg, 1920, p. 249.
J. Friedrich, 1864, passim.
A. Warburg, 1920, p. 265-266.
A. Laube, M. Steinmetz et
G. Vogler, 1974, p. 205.
A. Warburg, 1920, p. 274 et 285.
K. Flügel et R. Kroll (dir.), 1983, p. 62-70.
M. Pianzola, 1962, passim.
P. Thea, 1998, passim.
W. Fraenger, 1930, passim.
Pétrarque, 1532, passim.
M. Pianzola, 1962, p. 77-85.
P. Thea, 1998, p. 88-91.
M. Pianzola, 1962, p. 82.
A. Dürer, 1525, p. 261-267.
E. Panofsky, 1943, p. 375.
G. Didi-Huberman, 1990a, p. 209-212.
A. Seeler (dir.), 2017, p. 38-49.
E. Bloch, 1968a, p. 148-154 et passim.
Id., 1972, p. 31, 33, 38 et 55-56.
G. Bruno, 1585, p. 124-125 et 142-143.
E. Cassirer, 1927, p. 240-241 ; p. 237-238.
F. A. Yates, 1964, passim.
A. Masullo, 2016, passim.
M. Jeanneret, 1997, p. 55-57.
T. Dagron, 1999, passim.
A. Koyré, 1957, p. 65 et 78.
M. Ghelardi, 2012, p. 194-209.
A. Warburg, 1928-1929, p. 154, 159, 174 et 200.
R. Klibansky, 1932, p. 54-59.
E. Bloch, 1968a, passim.
Id., 1949-1952, p. 7.
K. Marx, 1841, passim.
E. Bloch, 1949-1952, p. 31-36 et 43-49.
G. Agamben, 1977, p. 105-218.
J.-B. Brenet, 2017, passim.
G. Agamben et J.-B. Brenet, 2018, passim.
N. Machiavel, 1513-1520, passim.
G. Sasso, 1987, passim.
E. Bloch, 1972, p. 9.
A.-L. de Saint-Just, 1793-1794, p. 1085-1147.
M. Abensour, 2019, passim.
P.-S. Ballanche, 1829, passim.
J. Rancière, 1995, p. 45-46.
M. Breaugh, 2007, passim.
H. T. Parker, 1937, passim.
F. Díaz-Plaja, 1960, passim.
M. Raskolnikoff, 1983, 95-109.
J. Bouineau, 1986, passim.
C. Mossé, 1989, passim.
P. Boutry et al. (dir.), 1991, passim.
R. Chevallier (dir.), 1991, passim.
F. Hartog, 2005a, p. 55-95.
Q. Deluermoz, 2018, p. 161-178.
C. Fayolle, 2018, p. 119-138.
S. Roza, 2018, p. 54-68.
J. M. Querol Sanz, 2015,
p. 91-122.
M. Agulhon, 1979, passim.
J. Starobinski, 1964-1973, p. 283-284.
M.-P. Foissy-Aufrère (dir.), 1989, passim.
A. Schnapper, 1989, p. 238-243.
P. Bordes, 1996, p. 206-208.
G. Vigne et F. Viguier (dir.), 1989, passim.
C. Nicolet, 1976, passim.
Id., 1982, p. 9-16 et 48-49.
C. Moatti, 1997, p. 11, 13, 25 et 55-155.
Id., 2018, p. 7-15 et 410-412.
J.-M. Narbonne, 2016, passim.
A. Castoriadis, 1982-1983a, p. 47.
Id., 1979a, p. 277-278.
Id., 1982-1983a, p. 203, 228-229, 235-236 et 259.
Id., 1982-1983b, p. 325-382.
Id., 1983-1984, p. 86-87.
Id., 1984-1985, p. 95-96 et passim.
Id., 1991a, p. 17-42.
M. Foucault, 1980-1981, passim.
Id., 1981-1982, passim.
Id., 1982-1983, passim.
Id., 1983-1984, passim.
P. Vidal-Naquet, 1999, p. 19-33.
P. Raynaud, 2003, p. 13-24.
C. Moatti, 2011, p. 13-26.
M. I. Finley, 1973, passim.
Id., 1983, passim.
P. Vidal-Naquet, 1976, p. 4-44.
Id., 1989, p. 211-235.
Id., 2001, passim.
E. Terray, 1990a, passim.
N. Loraux, 1981, passim.
Id., 1997, passim.
Id., 1993a, p. 31-60.
Id., 1993b, p. 173-190.
J.-P. Vernant, 1992, passim.
Id., 2004, passim.
Id., 1996, p. 2017-2050.
U. Todini, 2013, p. 39-44.
P. Clastres, 1972, passim.
Id., 1974a, passim.
Id., 1974b, passim.
Id., 1976a, p. 111-125.
Id., 1976b, p. 103-109.
M. Abensour (dir.), 1987, passim.
C. Lefort, 1987, p. 303-335.
M. Abensour, 2011, p. 11-12.
A. Kupiec, 2011, p. 299-310.
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28. Pour témoigner de l’advenir


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p. 28, 53, 195, 203, 216 et 224 ; p. 197 et 215 ; p. 41, 203,
222 et 299 ; p. 41 et 209 ; p. 71-72.
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Paris, Les Belles Lettres, 2018 (18).
TABLE DES FIGURES

1. Photographe anonyme, Tranchées bombardées, vers 1917.


Photographie argentique recueillie par Aby Warburg,
Kriegskartothek, 1914-1918. Londres, Warburg Institute Archive
(T 5082). Photo The Warburg Institute, 14
2. Photographe anonyme, Architecture bombardée, vers 1917.
Photographie argentique recueillie par Aby Warburg,
Kriegskartothek, 1914-1918. Londres, Warburg Institute Archive
(A 2611). Photo The Warburg Institute, 15
3. Photographe anonyme, Rencontre d’un sous-marin et d’un
voilier, vers 1917. Photographie argentique recueillie par Aby
Warburg, Kriegskartothek, 1914-1918. Londres, Warburg Institute
Archive (A 3280). Photo The Warburg Institute, 16
4. Die rote Fahne [Le Drapeau rouge], 9 novembre 1918, 19
5. Walter Gircke, Berlin, 16 décembre 1918. Manifestation pour
l’ouverture du Congrès des conseils, 1918. Photographie argentique.
Berlin, Ullstein Bilderdienst, 24
6. Willy Römer, Berlin, 4 janvier 1919. Dernier discours public de
Karl Liebknecht devant le ministère de l’Intérieur, Unter den Linden,
1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur
Zeitgeschichte, 25
7. Willy Römer, Berlin, 5 janvier 1919. Spartakistes sur le chemin
des barricades, 1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für
Bilder zur Zeitgeschichte, 26
8. Willy Römer, Berlin, 11 janvier 1919. Barricades faites de
rouleaux et de liasses de papier journal dans la Schützenstrasse,
devant le siège de la maison d’édition Mosse, 1919. Photographie
argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur Zeitgeschichte, 27
9. Photographe anonyme, Berlin, 15-16 janvier 1919. Cadavre de
Karl Liebknecht, 1919. Photographie argentique. Berlin, Agentur für
Bilder zur Zeitgeschichte, 29
10. Willy Römer, Berlin, 25 janvier 1919. Funérailles de Karl
Liebknecht et de Rosa Luxemburg dans la Frankfurter Allee, 1919.
Photographie argentique. Berlin, Agentur für Bilder zur
Zeitgeschichte, 30
11. Willy Römer, Berlin, 22 janvier 1933. Défilé des SA devant la
« Maison Karl Liebknecht » du Parti communiste allemand,
1933 (détail). Photographie argentique, 31
12. Sigmund Freud, Diagramme de temporalité : « symptôme » et
« travail » psychique, 1897 (« Manuscrit M »). Dessin à l’encre.
Washington, Library of Congress-Sigmund Freud Archives. Publié
dans Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p. 312, 62
13. Walter Benjamin, Diagramme du « démonique » et de la
« dialectique », 1930. Dessin à l’encre. Berlin, Akademie der Künste-
Benjamin-Archiv, 110
14. Aby Warburg, Diagramme dynamique sur l’art, la croyance et
la connaissance, 1899. Dessin à l’encre extrait des Grundlegende
Bruchstücke zu einer monistischen Kunstpsychologie, II, p. 59.
Londres, Warburg Institute Archive. Photo The Warburg Institute, 111
15. Hannah Arendt, Diagramme de temporalité dialectique :
« thèse », « antithèse » et « synthèse », avec l’indication : « Cela se
poursuit à l ’infini », 1967. Dessin à l’encre publié dans Journal de
pensée, Paris, Le Seuil, 2005, II, p. 861, 131
16-17. Photographies en regard dans l’ouvrage de E. Friedrich,
Krieg dem Kriege ! Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924,
p. 50-51 : « Enthousiasmés… pour quoi ?… Pour le “champ
d’honneur” », 147
18-19. Photographies en regard dans l’ouvrage de E. Friedrich,
Krieg dem Kriege ! Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924,
p. 186-187 : « Le Kronprinz, homme de peine… Et le prolétaire
mutilé de guerre exécutant son “sport” quotidien », 149
20. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1915-1916. Recueil XIII,
planche 7. Varsovie, Archiwum Akt Nowych. Photo DR, 161
21. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, « J’étais, je suis, je
serai » et « Malgré tout ! », 14 janvier 1919. D’après Clara Zetkin,
Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht. Mit Anhang : Die letzten
Aufsätze von Rosa Luxemburg und Karl Liebknecht. I, Die Ordnung
herrscht in Berlin. II, Trotz alledem !, Berlin, Verlag der Roten Fahne,
1919, p. 20, 164
22. George Grosz, Unser die Welt trotz alledem ! (« Le monde est
nôtre malgré tout ! »), 1923. Illustration pour le journal Die Rote
Fahne, VI, no 65, 18 mars 1923, p. 1. © The estate of George Grosz,
Princeton, NJ/Adagp, Paris, 2021, 181
23. John Heartfield, « Trotz alledem ! » (« Malgré tout ! »), 1925.
Photomontage pour l’ouvrage d’Erwin Piscator Das politische
Theater, Berlin, Schultz, 1929, pl. V. © The Heartfield Community of
Heirs / Adagp, Paris, 2021, 185
24. Käthe Kollwitz, Karl Liebknecht sur son lit de mort, 1919.
Dessin à la craie noire et rouge. Montréal, collection particulière.
Photo DR, 187
25. John Heartfield, Brudergrüsse der SPD (« Salutations
fraternelles du SPD »), 1927. Photomontage pour la revue Der
Knüppel, janvier 1927. Original fait de papiers journaux découpés.
Berlin, Akademie der Künste. ©The Heartfield Community of Heirs /
Adagp, Paris, 2021, 188
26. John Heartfield, Wer Bürgerblätter liest wird blind und taub
(« La presse bourgeoise nous rend aveugles et sourds »), 1930.
Photomontage pour la revue AIZ, 1930, p. 103. © The Heartfield
Community of Heirs / Adagp, Paris, 2021, 189
27. Kurt Tucholsky (textes) et John Heartfield (image),
Deutschland, Deutschland über alles !, Berlin, Neuer Deutscher
Verlag, 1929, p. 158-159. © The Heartfield Community of Heirs /
Adagp, Paris, 2021 (pour l'image), 191
28. John Heartfield, Illustration de couverture pour l’ouvrage de
Paul Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher,
Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, Berlin,
Internationaler Arbeiter-Verlag, 1929. ©The Heartfield Community
of Heirs / Adagp, Paris, 2021, 195
29. George Grosz, Die Weilnachtsbaum fürs deutsche Volk (« Sapin
de Noël pour le peuple allemand »), 1923. Illustration pour la revue
Die Pleite, 1923, no 9. © The estate of George Grosz, Princeton,
NJ/Adagp, Paris, 2021, 196
30. John Heartfield, ... Und Friede auf Erden ! (« … Et paix sur la
terre ! »), 1932. Photomontage pour la revue AIZ, 1932, p. 187. ©
The Heartfield Community of Heirs / Adagp, Paris, 2021, 197
31. John Heartfield, O Tannenbaum im deutschen Raum, wie
krumm sind deine Ästel (« Ô mon joyeux sapin dans l’espace
allemand, comme tes branches sont tordues »), 1934. Photomontage
pour la revue AIZ, 1934, p. 848. ©The Heartfield Community of
Heirs / Adagp, Paris, 2021, 198
32. Ferdinand Freiligrath, Ça ira ! Sechs Gedichte, 1846. Herisau,
Druck und Verlag des literarischen Instituts. Photo G. D.-H, 214
33. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XV,
planche 9 (9 septembre 1918). Varsovie, Archiwum Akt Nowych.
Photo DR, 218
34. Rosa Luxemburg, Herbarium, 1918. Recueil XVI,
planche 13 (1-6 octobre 1918). Varsovie, Archiwum Akt Nowych.
Photo DR, 219
35. Eugène Delacroix, Étude pour « La Liberté guidant le peuple »
et pour « La Grèce sur les ruines de Missolonghi », 1830 (détail).
Graphite, plume et encre brune, lavis. Paris, musée national Eugène-
Delacroix. Photo DR, 220
36. Constantin Guys, Étude de petits crieurs de journaux,
vers 1870. Plume, encre noire et lavis gris. Paris, musée Carnavalet
(D.1130). Photo DR, 248
37. George Grosz, Blutiger Karneval [Carnaval sanglant], 1915-
1916. Lithographie. Collection particulière. Photo DR. © The estate
of George Grosz, Princeton, NJ / Adagp, Paris, 2021, 298
38. Wassily Kandinsky, Jüngster Tag [Jugement dernier], 1912.
Gravure sur bois. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus. Photo
DR, 299
39. Fritz Kaiser (dir.), Führer durch die Ausstellung « Entartete
Kunst » [Guide de l’exposition « Art dégénéré »], Berlin, Verlag für
Kultur- und Wirtschaftswerbung, 1937, p. 11, 300
40. Albrecht Dürer, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse,
vers 1497 (détail). Gravure sur bois de la série Apocalipsis cum
figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H, 314
41. Albrecht Dürer, L’Ouverture du cinquième et du sixième sceau,
vers 1497 (détail). Gravure sur bois de la série Apocalipsis cum
figuris, 1496-1498. Photo G. D.-H, 315
42. Raphaël, Madone Sixtine, 1513-1514 (détail). Huile sur toile.
Dresde, Gemäldegalerie. Photo G. D.-H, 323
43. Bois mort dans une forêt. Photo G. D.-H, 344
44. Johann Amos Comenius, Les cinq sens et le sens commun,
d’après Orbis sensualium pictus, Nuremberg, 1679. Photo DR, 346
45. Ludovico Dolce, L’imagination, le sens commun, la mémoire...,
d’après Dialogo [...] nel quale si ragiona del modo di accrescere e
conservar la memoria, Venise, 1562. Photo DR, 347
46. Victor Hugo, L’intestin de Léviathan, 1866. Plume, pinceau,
utilisation de barbes de plume, encre brune et lavis, lavis d’encre
noire, crayon gras, rehauts de gouache blanche sur papier beige.
Paris, musée Carnavalet. Photo DR, 353
47. Léon Cogniet, Scènes de juillet 1830 : les drapeaux, 1830.
Huile sur toile. Orléans, Musée des Beaux-Arts. Photo DR, 366
48. Arthur Kampf, Votez communiste !, 1918. Huile sur toile.
Berlin, Berlinische Galerie. Photo DR, 367
49. Tina Modotti, Femme avec drapeau, 1928. Photographie
argentique. Udine, Archivio Riccardo Toffoletti-Comitato Tina
Modotti, 368
50. Edgar Degas, Danseuse, 1895-1896. Négatif au gélatino-
bromure d’argent chimiquement intensifié et coloré. Paris,
Bibliothèque nationale de France-Département des estampes et de la
photographie, 373
51. Anonyme grec, Tétradrachme à l’effigie de la chouette
d’Athéna, vers 450 avant J.-C. Argent. Photo DR, 378
52. W. G. Sebald, Boîte d’archives du roman Austerlitz, vers 2000.
Marbach-Stuttgart, Deutsche Schillergesellschaft. Photo DR, 380
53. Francisco de Goya, Capricho 43, 1798 (détail). Eau-forte et
aquatinte. Madrid, Museo Nacional del Prado. Photo G. D.-H, 381
54. William Hogarth, Le Vieillard Temps boucanant une peinture,
1761. Gravure à l’eau-forte et au mezzo-tinto. Londres, British
Museum. Photo DR, 440
55. William Hogarth, Finis ou la chute du sublime, 1764. Gravure
à l’eau-forte et au burin. Londres, British Museum. Photo DR, 441
56. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815.
Planche 30 (« Estragos de la guerra »). Gravure à l’eau-forte, à la
pointe sèche et au burin. Photo G. D.-H, 445
57. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815.
Planche 79 (« Murió la Verdad »). Gravure à l’eau-forte. Photo G. D.-
H, 446
58. Francisco de Goya, Désastres de la guerre, 1810-1815.
Planche 80 (« Si resucitará ? »). Gravure à l’eau-forte. Photo G. D.-H,
447
59. Jean-Jacques Grandville, Étrennes au peuple, 1833.
Lithographie en couleurs. Publiée dans La Caricature, no 113,
janvier 1833, pl. 235. Photo DR, 454
60. Jean-Jacques Grandville, La France livrée aux corbeaux de
toute espèce, 1831. Lithographie en couleurs. Publiée dans La
Caricature, no 50, octobre 1831, pl. 100. Photo DR, 456
61. Jean-Jacques Grandville, Le Système de Fourier, 1844.
Lithographie en couleurs. Publiée dans Un autre monde, Paris,
Fournier, 1844, non paginé (face à la page 265). Photo DR, 459
62. Jean-Jacques Grandville, Premier rêve : crime et expiation,
1847. Gravure. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo DR,
462
63. Victor Hugo, Planète-œil, vers 1857. Encre noire, mine de
plomb et estompe sur papier. Paris, Bibliothèque nationale de France
(Manuscrits, NAF 13355 fol. 106). Photo DR, 463
64. Albrecht Altdorfer, La Bataille d’Alexandre, 1529 (détail : la
bataille). Huile sur bois. Munich, Alte Pinakothek. Photo DR, 486
65. Albrecht Altdorfer, La Bataille d’Alexandre, 1529 (détail : le
cartouche et le ciel). Huile sur bois. Munich, Alte Pinakothek. Photo
DR, 487
66. Albrecht Dürer, Vision de rêve, 1535. Aquarelle et encre sur
papier. Vienne, Kunsthistorisches Museum. Photo DR, 489
67. Anonyme français, Comète en forme de glaive, vers
1587 (détail). Publié par Aby Warburg, Heidnisch-antike Weissagung
in Wort und Bild zu Luthers Zeiten, Heidelberg, Carl Winter, 1920,
p. 69, 490
68. Johann Carion, Prognosticatio und Erklerung der großen
Wesserung, 1521. Publié par Aby Warburg, Heidnisch-antike
Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten, Heidelberg, Carl
Winter, 1920, pl. 1, 491
69. Anonyme allemand, Gens en fuite quittant la ville bombardée
d’Halberstadt, 8 avril 1945. Publié par Alexander Kluge, Chronique
des sentiments, II. Inquiétance du temps, trad. dirigée par V. Pauval,
Paris, P.O.L, 2018, p. 243, 506
70. Anonyme allemand, Schéma de bombardement aérien,
1945 (?). Publié par Alexander Kluge, Chronique des sentiments, II.
Inquiétance du temps, trad. dirigée par V. Pauval, Paris, P.O.L, 2018,
p. 270, 507
71. Franco Pinna, Deux tarentulés sur l’autel de la chapelle de San
Paolo à Salento, 1959. Photographie publiée par Ernesto De Martino,
La terra del rimorso, Milan, Il Saggiatore, 1961, fig. 33, 552
72. Anonyme allemand, Prédictions pour l’année 1524, 1523.
Gravure sur bois servant de frontispice à H. Rynmann, Practica über
die grossen und manigfeltigen Coniunction der Planeten, Nuremberg,
1523, et publiée par Aby Warburg dans Heidnisch-antike Weissagung
in Wort und Bild zu Luthers Zeiten, Heidelberg, Carl Winter, 1920,
p. 30, 564
73. Anonyme allemand, Prédictions pour l’année 1524, 1523.
Gravure sur bois servant de tract (Flugschrift) lors des soulèvements
paysans. Photo DR, 565
74. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten
und widerwertigen, Augsbourg, 1532 (destin du paysan). Gravure sur
bois. Photo DR, 567
75. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten
und widerwertigen, Augsbourg, 1532 (guerre civile). Gravure sur
bois. Photo DR, 568
76. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten
und widerwertigen, Augsbourg, 1532 (la tour des puissants investie
par les paysans). Gravure sur bois. Photo DR, 569
77. Maître de Pétrarque, Von der Artzney baider Glück, des guten
und widerwertigen, Augsbourg, 1532 (l’arbre de la société). Gravure
sur bois. Photo DR, 570
78. Albrecht Dürer, Monument pour commémorer la victoire sur
les paysans séditieux, 1525. Gravure sur bois illustrant le traité
Underweysung der Messung, Nuremberg, 1525. Photo DR, 571
79. Käthe Kollwitz, Losbruch [Assaut], 1902-1903. Gravure à
l’eau-forte, à la pointe sèche et à l’aquatinte. Feuillet 5 du cycle
Bauernkrieg [La Guerre des paysans]. Photo DR, 572
80. Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de Paume, 1791-
1792 (détail). Huile sur toile. Versailles, Musée national du Château.
Photo DR, 580
81. Jacques-Louis David, La Mort de Bara, 1794. Huile sur toile.
Avignon, Musée Calvet. Photo DR, 581
82. Anonyme, Entrée d’un « caracol » [escargot] dans la zone
rebelle zapatiste du Chiapas, non daté. Photographie publiée dans
Contes rebelles. Récits du sous-commandant Marcos, Paris, Le
Muscadier, 2014, p. 6, 585
83. Culture huastèque (Pánuco, province de Veracruz), Coquille
d’escargot taillée pour former un ornement pectoral, vers 900-1521.
Mexico, Musée national d’anthropologie (Inv. 10-9831). Photo G. D.-
H, 586
84. Franz Kafka, Six esquisses, non datées. Reproduites dans Max
Brod, Franz Kafka : eine Biographie, Prague, Verlag Heinrich Mercy
Sohn, 1937, p. 295, 649
85. Franz Kafka, Ansichten aus meinem Leben [Vues de ma vie],
1918. Dessin à la plume au dos d’une carte postale envoyé à sa sœur
Ottla le 11 décembre 1918. Oxford, Bodleian Library (Ms. Kafka 49,
fol. 79r). Photo DR, 650
86. Franz Kafka, Folterszene [Scène de torture], 1920. Dessin à la
plume dans une lettre à Milena du 29 octobre 1920. Marbach,
Deutsches Literaturarchiv (D 80.16/11). Photo DR, 651
87. Paul Klee, Ausschreitende Figur [Figure qui transgresse],
1915. Dessin à la plume sur papier journal. Berne, Paul-Klee-
Stiftung, Kunstmuseum (Inv. Nr. Z 328). Photo DR, 652
88. Walter Benjamin, « Der Mann war allein » [L’homme était
seul], 1933. Dessin à la plume. Berlin, Akademie der Künste-Walter
Benjamin Archiv Ms 622. Photo DR, 653
DU MÊME AUTEUR

LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac, 1985.


DEVANT L’IMAGE. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990.
CE QUE NOUS VOYONS, CE QUI NOUS REGARDE, 1992.
PHASMES. Essais sur l’apparition, 1, 1998.
L’ÉTOILEMENT. Conversation avec Hantaï, 1998.
LA DEMEURE, LA SOUCHE. Apparentements de l’artiste, 1999.
ÊTRE CRÂNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000.
DEVANT LE TEMPS. Histoire de l’art et anachronisme des images, 2000.
GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001.
L’HOMME QUI MARCHAIT DANS LA COULEUR, 2001.
L’IMAGE SURVIVANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002.
IMAGES MALGRÉ TOUT, 2003.
GESTES D’AIR ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2005.
LE DANSEUR DES SOLITUDES, 2006.
LA RESSEMBLANCE PAR CONTACT. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte,
2008.
SURVIVANCE DES LUCIOLES, 2009.
QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L’œil de l’histoire, 1, 2009.
REMONTAGES DU TEMPS SUBI. L’œil de l’histoire, 2, 2010.
ATLAS OU LE GAI SAVOIR INQUIET. L’œil de l’histoire, 3, 2011.
ÉCORCES, 2011.
PEUPLES EXPOSÉS, PEUPLES FIGURANTS. L’œil de l’histoire, 4, 2012.
SUR LE FIL, 2013.
BLANCS SOUCIS, 2013.
PHALÈNES. Essais sur l’apparition, 2, 2013.
SENTIR LE GRISOU, 2014.
ESSAYER VOIR, 2014.
PASSÉS CITÉS PAR JLG. L’œil de l’histoire, 5, 2015.
SORTIR DU NOIR, 2015.
PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES. L’œil de l’histoire, 6, 2016.
PASSER, QUOI QU’IL EN COÛTE, avec Niki Giannari, 2017.
APERÇUES, 2018.
DÉSIRER DÉSOBÉIR, Ce qui nous soulève, 1, 2019.
ÉPARSES. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, 2020.

Chez d’autres éditeurs :


INVENTION DE L’HYSTÉRIE. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Éd.
Macula, 1982 (rééd. 2012).
MÉMORANDUM DE LA PESTE. Le fléau d’imaginer, Éd. C. Bourgois, 1983 (rééd. 2006).
LES DÉMONIAQUES DANS L’ART, de J.-M. Charcot et P. Richer (édition et présentation, avec P.
Fédida), Éd. Macula, 1984.
FRA ANGELICO – DISSEMBLANCE ET FIGURATION, Éd. Flammarion, 1990 (rééd. 1995).
À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation), Éd. Flammarion, 1992.
LE CUBE ET LE VISAGE. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, Éd. Macula, 1993.
SAINT GEORGES ET LE DRAGON. Versions d’une légende (avec R. Garbetta et M. Morgaine),
Éd. Adam Biro, 1994.
L’EMPREINTE DU CIEL, édition et présentation des CAPRICES DE LA FOUDRE , de C. Flammarion,
Éd. Antigone, 1994.
LA RESSEMBLANCE INFORME OU LE GAI SAVOIR VISUEL SELON GEORGES BATAILLE, Éd. Macula,
1995.
L’EMPREINTE, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997.
OUVRIR VÉNUS. Nudité, rêve, cruauté (L’Image ouvrante, 1), Éd. Gallimard, 1999.
NINFA MODERNA. Essai sur le drapé tombé, Éd. Gallimard, 2002.
MOUVEMENTS DE L’AIR. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides (avec L. Mannoni), Éd.
Gallimard, 2004.
EX-VOTO. Image, organe, temps, Éd. Bayard, 2006.
L’IMAGE OUVERTE. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Éd. Gallimard, 2007.
ATLAS ¿ CÓMO LLEVAR EL MUNDO A CUESTA ? – ATLAS. HOW TO CARRY THE WORLD ON ONE’S
BACK ?, trad. M. D. Aguilera et S. B. Lillis, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina
Sofía, 2010.
L’EXPÉRIENCE DES IMAGES (avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry-sur-Marne, INA Éditions,
2011.
LES GRANDS ENTRETIENS D’ARTPRESS, Imec Éditeur-Artpress, 2012.
L’ALBUM DE L’ART À L’ÉPOQUE DU « MUSÉE IMAGINAIRE », Hazan / Louvre Éditions, 2013.
QUELLE ÉMOTION ! QUELLE ÉMOTION ?, Bayard Éditions, 2013.
L’HISTOIRE DE L’ART DEPUIS WALTER BENJAMIN (direction et présentation, avec Giovanni
Careri), Éditions Mimésis, 2015.
LA MÉMOIRE BRÛLE, Pékin, OCAT Institute 2015.
NINFA FLUIDA. Essai sur le drapé-désir, Gallimard, 2015.
SOULÈVEMENTS, Gallimard-Jeu de Paume, 2016.
HUBERT DAMISCH, L’ART AU TRAVAIL (direction et présentation, avec Giovanni Careri),
Éditions Mimésis, 2016.
NINFA PROFUNDA. Essai sur le drapé-tourmente, Gallimard, 2017.
ÀLIVRES OUVERTS, Institut national d’Histoire de l’Art, 2017.
NINFA DOLOROSA. Essai sur la mémoire d’un geste, Gallimard, 2019.
POUR COMMENCER ENCORE. Dialogue avec Philippe Roux, Argol, 2019.
Cette édition électronique du livre Imaginer recommencer de Georges Didi-Huberman a été
réalisée le 06 septembre 2021 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même
ouvrage dans la collection « Paradoxe »
(ISBN 9782707346995, n° d'édition 6724, n° d'imprimeur 2100344, dépôt légal octobre 2021).

Le format ePub a été préparé par Isako.


www.isako.com

ISBN 9782707347008

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