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UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS

THÈSE
pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-8

Discipline : langue et littérature française

présentée et soutenue publiquement

par

Serguei CHAMCHINOV

le 22 décembre 2006

Titre :

HENRI MICHAUX : « SIGNES », « GESTES », « MOUVEMENTS »

(ÉCRITURE ET PEINTURE)

Directeur de thèse :

Claude MOUCHARD

JURY :

Mme Anne-Marie CHRISTIN

M Jean-Pierre MARTIN

M Eric MARTY

M Claude MOUCHARD

1
REMERCIEMENTS

À Monsieur Claude MOUCHARD, qui a guidé mon travail depuis le début et n’a pas
ménagé sa peine par ses conseils, ses suggestions et ses critiques.

À Monsieur Jean-Claude MATHIEU, qui m’a donné des précieux conseils lors de mes
recherches sur Michaux.

À Madame Anne-Marie CHRISTIN, qui m’a accueillit au Centre d’Etudes de


l’Ecriture et qui a grandement contribué à éclairer mes recherches dans le domaine d’histoire
de l’écriture.

À Madame Almuth GRESILLON, qui m’a encouragé avec gentillesse à persévérer


dans la voie de l’étude génétique.

À Monsieur Yves PEYRÉ, qui m’a laissé examiner les documents originaux
(manuscrits et dactylogrammes) de Michaux conservés à la bibliothèque Jacques Doucet.

À Monsieur Vadim KOZOVOÏ, qui m’a donné les précisions sur sa collaboration avec
Michaux.

À Madame Agnès de la BAUMELLE, qui m’a donné l’accès aux réserves du Cabinet
de l’art graphique au Centre Géorges-Pompidou.

À Monsieur Michael BAUMGARTNER, qui a mit à ma disposition les documents de


la fondation de Paul Klee à Berne.

2
SOMMAIRE
page

INTRODUCTION…………………………………………………………………………… 5

PREMIÈRE PARTIE
Michaux : « Signes surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres »………… 24

PREMIER CHAPITRE
Michaux : « Des langues et des écritures. Pourquoi l’envie de s’en détourner »….. 26

DEUXIÈME CHAPITRE
Narrations et Alphabets de Michaux : signes d’une pré-écriture ?............................ 60

TROISIÈME CHAPITRE
Michaux : « mes compositions d’idéogrammes »………………………………….. 94

DEUXIÈME PARTIE
Michaux : « Je ne puis m’associer vraiment au monde que par geste »……………………129

PREMIER CHAPITRE
Les « pré-gestes » de Michaux……………………………………………………...131

DEUXIÈME CHAPITRE
Les punctiformes de Michaux………………………………………………………181

TROISIÈME PARTIE
Michaux : « Mouvements <…> qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit »…….. 237

PREMIER CHAPITRE
Les « mouvements » de Michaux…………………………………………………. 239

DEUXIÈME CHAPITRE
Michaux : « Par une ligne la transmission est opérée »…………………………. 284

CONCLUSION…………………………………………………………………………… 350

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………. 365

ANNEXE………………………………………………………………………………… 375

TABLE DES MATIÈRES………………………………………………………………. 402

3
ABRÉVIATIONS

AM&HM Correspondance Adrienne Monnier – Henri Michaux, 1939-1955, La Hune,


1999
AP A. Pacquement, Henri Michaux: peinture, Paris, Gallimard, 1993
BIO Martin, J.-P., Henri Michaux, Editions Gallimard (biographie), 2003
BNF Bibliothèque Nationale de France
ch1(2,3,4,5) premier (deuxième, troisième, quatrième, cinquième) chapitre de la thèse
présente
dactyl. dactylogramme
dp double-page
E’72 J.-D. Rey, Henri Michaux. Rencontre (entretien [1972]), Creil, Dumerchez,
1994
épr. corr. épreuve corrigée
ER H. Michaux, Emergences, Résurgences
ERi H. Michaux, Emergences, Résurgences (version inédite)
HERNE Henri Michaux, (recueil des articles), Paris, Cahier de l’Herne, réédition : 1999
Kan2 W. Kandinsky, Ecrits complets, Paris, Denoël : Gonthier, 1975, volume 2 : La
Forme
Kan3 W. Kandinsky, Ecrits complets, Paris, Denoël : Gonthier, 1975, volume 3 : La
synthèse des arts
Kl-1 P. Klee, Ecrits sur l’art, Paris, Dessain et Tolra, T.1 : La pensée créatrice,
1973
Kl-2 P. Klee, Ecrits sur l’art, Paris, Dessain et Tolra, T.2 : Histoire naturelle infinie,
1973
MasCh Mason, R.M., Cherix, Ch., Henri Michaux: les estampes, 1948-1984,
(catalogue raisonné), Genève, Cabinet des estampes du Musée d’art et
d’histoire, éditeur Patrick Cramer, 1997
N Note sur le texte dans H. Michaux, Œuvres complètes
NDE Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Ed. du Seuil,
1995
n.p. édition non paginée
OC1 H. Michaux, Œuvres complètes, t.1, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1998
OC2 H. Michaux, Œuvres complètes, t.2, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2001
OC3 H. Michaux, Œuvres complètes, t.3, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2004
P1 (P2, P3) première (deuxième, troisième) partie de la thèse présente
PLP W. Kandinsky, Point et Ligne sur Plan, Gallimard (folio essais), 2000, (Cf. :
Kan-t.2, pp.31-216)
RsHM R. Dadoun, Ruptures sur Henri Michaux, Payot, Paris, 1976
s.d. édition sans date
TAM P. Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998

Nous mettons les parenthèses <…> pour marquer les coupures que nous faisons
dans les citations.

4
INTRODUCTION

§1. Stratégie de la recherche

La recherche que nous présentons est entièrement construite à partir de ce qu’on peut
relever dans les œuvres de Michaux, dans lesquelles nous essayerons d’opposer les uns aux
autres certains passages (notions, fragments de textes, dessins, livres), afin d’en déterminer les
similitudes et les différences. Nous essayons de tracer une sorte de cartographie de ce qui
arrive chez Michaux.

Par la notion de cartographie nous n’avons pas l’intention de dire qu’il existe une
fixation quelconque dans l’œuvre de Michaux : aucun monde construit et systématisé n’y
apparaît. Nous ne prenons pas ce terme dans son sens géographique, ni ethnographique. Dans
ses œuvres, il ne s’agit pas d’endroits établis dans un univers structuré. On ne retrouve pas
non plus les mêmes personnages d’un texte à l’autre. Les formes plastiques n’évoquent
aucune structure dans ses tableaux et dessins. Ses signes visuels, ses graphismes ne se
répètent jamais, comme les signes d’un système d’écriture.

Nous parlerons donc surtout de micro-univers qui s’organisent, qui se composent eux-
mêmes dans chaque œuvre. Dans ce sens, il s’agira plutôt pour nous de montrer la multiplicité
des cartographies de Michaux.

Ainsi, la spécificité de l’œuvre de Michaux peut être définie par la notion de


pluralisation. En premier lieu, cette pluralisation est marquée par une dualité de sa pratique :
pratique d’écriture et pratique plastique. Cela pose un problème pour commencer notre
recherche : effectuer l’analyse comparative entre deux domaines. La pratique de Michaux
poète et peintre nous montre que son chemin de création n’est pas tout à fait direct. Dans le
cas de Michaux, il ne s’agit pas d’un passage dans le sens unique poète→peintre, mais plutôt
dans un double sens poète↔peintre, peut-être peut-on dire que dans son œuvre, il existe deux
chemins parallèles poète=peintre. Par ailleurs, on peut parler d’expériences personnelles
multiples de Michaux dans chacun de deux domaines (poésie et peinture), car il y découvre
plusieurs de ses propres possibilités d’innovation. En outre, son œuvre ouvre un champ
d’interprétations multiples.

La difficulté principale pour mener à bien l’examen des œuvres de Michaux, réside
dans le fait qu’il est impossible de rassembler les essentiels de base ou regrouper les

5
élémentaires1 de base, qui sont caractéristiques de ce qui constitue son œuvre. Autrement dit,
il est impossible de réunir des éléments (ceux qu’on trouve dans son œuvre), dans l’intention
d’en établir la classification, quoique ces éléments constituent son écriture (signes d’écriture),
ou sont les éléments de sa peinture (signes ou formes plastiques). Chaque fois si nous partons
de quelques éléments de base (si nous partons des notions qui du point de vue théorique
peuvent être considérées comme éléments de base soit dans sa peinture, soit dans son langage
poétique) nous arrivons finalement au non-élémentaire chez Michaux (nous arrivons à des
mutisinifications de notions ou à un multi-fonctionnement de formes ou « éléments »
plastiques). Ce genre de problème du pluriel caractérise bien le style de Michaux. Dans son
œuvre, on observe une certaine métamorphose de ce qui est banal, standardisé, en quelque
chose d’inconnu ou d’inhabituel.

A cause de cette difficulté, notre objectif n’est pas de dévoiler une structuration ou une
systématisation de l’œuvre de Michaux. Nous n’avons pas l’intention de trouver et de
synthétiser les élémentaires de son œuvre pour construire quelque tableau systématique. Notre
objectif est d’étudier les rapports différents et significatifs entre ce qui est écrit et ce qui est
peint, en montrant les difficultés de pénétrer dans les mondes de Michaux.

§2. Quelques exemples du rapprochement entre le visuel et le textuel chez Michaux

Force est de constater que malgré la dualité des pratiques de Michaux, on peut trouver
dans son œuvre plusieurs tentatives pour la surmonter. Nous marquerons certains exemples de
ces tentatives.

D’une part, le textuel est souvent engendré par le visuel.

a) Ainsi, Michaux parle dans son écriture de sa pratique plastique : il y a des textes où
il donne (parfois en détails) les « sentiers secrets »2 de sa création plastique (exemples : Sur
ma peinture, 1954 ; Parenthèse, 1959 ; Signification des dessins dans Paix dans les
brisements, 1959 ; Emergences-Résurgences, 1972). Nous considérons ces textes comme
ceux, où Michaux-peintre effectue un travail auto-explicatif sur sa peinture et ses dessins. Ces
textes peuvent donc nous aider à comprendre ses procédés plastiques.

1
Le mot « élémentaires » n’est pas éloigné du vocabulaire de Michaux. Nous trouvons par exemple dans Par des
traits : « Traits irréductibles de l’élémentaire » (OC3-1252).
2
F. Hellens, Documents secrets, p.120.

6
b) Il est symptomatique aussi chez Michaux de créer ses propres textes poétiques à
partir et au regard des peintures des autres, effectuant un certain travail de verbalisation des
formes vues (Leurs secrets en spectacle. Peintures des aliénés, 1956 ; En rêvant à partir de
peintures énigmatiques, 1972 ; Essais d’enfants, dessins d’enfants, 1973)3. Or, un tel travail
de Michaux est caractérisé non seulement par sa réflexion sur les œuvres plastiques d’autrui,
mais également par sa méditation créative, nous montrant les procédés essentiels de sa poésie.

D’autre part, le plastique se rapproche de l’écriture chez Michaux. On peut parler


d’une quasi-écriture visuelle.

a) Ainsi, on voit des taches ou des lignes qui se sont mises en ordre du visuel, et cet
ordre nous rappelle parfois un ordre d’écriture (Mouvements, 1951 ; Parcours, 1967 ; Par la
voie des rythmes, 1974 ; Saisir, 1979 ; Par des traits, 1984). Cet ordre linéaire serait proche
de l’inscription de signes graphiques comme s’il s’agissait d’un certain alphabet inexistant.

b) En outre, on peut remarquer une visualité des textes poétiques de Michaux, qu’on
peut nommer une linéarité visuelle de ses textes, soit un vers-ligne4. Il est significatif que les
mots, les phrases et même le texte aient rarement chez Michaux le contour graphique
spécifique. Parfois les mots peuvent nous rappeler les traits horizontaux, car ces mots sont
composés comme des chaînes de sons (« matratrimatratrihahas »5) ; d’autres fois des
silhouettes de textes (surtout si c’est une forme centrée) représentent une colonne verticale et
symbolisant une image typographique de la poésie (poème Paix dans les brisements)6. Les
textes eux-mêmes peuvent devenir plastiques chez lui, représentant une dynamique visuelle et
comprenant des éléments purement graphiques7.

3
Voir aussi ses poèmes sur : Pablo Picasso (Ecriture d’épargne, 1949), Zao Wou-Ki (Lecture par Henri
Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki, 1950), Salvador Dali (Le Dessin du Catalan, 1952[?]), sur Josef
Sima (Sous les yeux, 1960). Plusieurs réflexions de Michaux sur les formes plastiques des « autres » peuvent être
considérées comme autoréflexions.
4
Nous proposons cette formulation « vers-ligne » pour définir une particularité des œuvres poétiques de
Michaux. Nous aborderons cette formulation dans plusieurs paragraphes de la thèse présente.
5
Mes propriétés, OC1-509.
6
Ainsi, parfois sa poésie est centrée, donnant un effet visuel d’un axe central de rotation d’une telle figure de
texte. Cf. : le poème Contre ! (dans la revue « 14, rue du Dragon », n°3, mai 1933, p.9) ; le poème Paix dans les
brisements. Dans les « livres de drogue » l’organisation des textes et des marges est celle de la colonne :
Misérable Miracle ou L’Infini turbulent. Quelquefois l’orientation des textes est combinée : Poésie pour
pouvoir ; Quatre cents hommes en croix. Il existe un texte où la configuration est sous forme d’une colonne en
diagonale sur la page, de haut en bas et de gauche à droite : Vitesse et Tempo (dans la revue « Quadrum » n°III,
Bruxelles, 1957, p.15-16).
7
Nous pensons à l’espace visuel textuel des textes de Michaux (espace de la page de livre) où parfois certains
éléments typographiques sont remarquables. Ainsi, très souvent Michaux utilise les points en ligne, les ronds en
gras pour interrompre le texte ; d’autre part, on a quelques exemples de signes spécifiques – comme traits
interrompus et barrés noirs (horizontales, rectangles) – qui « imitent » la silhouette du texte qu’il suit.

7
Dans la thèse présentée nous étudierons ces tentatives de rapprochement entre deux
facettes de la pratique de Michaux en posant initialement la question qui indique le
problème suivant : comment Michaux a-t-il essayé de surmonter la coupure, symptomatique
pour l’Occident (et non pour l’Orient), entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné ? Si on
s’adresse à la tradition occidentale : il y a une séparation entre l’écrit et le dessiné, celle qui
existe à partir du Moyen Âge. Mais chaque fois qu’on trouve une cohérence, cela provoque un
discours ou une certaine « confrontation immédiate, non métaphorique, de l’espace du texte
avec celui de la figure »8. Pour nous il est important d’étudier les aspects d’une
« confrontation immédiate » qui se présente chez Michaux.

§3. Les termes en question

En faisant la comparaison entre deux « activités créatrices » de Michaux – plastique et


poétique – nous n’expliquons pas simplement les notions utilisées par Michaux, telles qu’elles
figurent dans ses textes poétiques et dans les textes sur sa peinture, en montrant le passage de
la poésie à la peinture. Au contraire, dans notre travail analytique nous partons de ses
réalisations plastiques pour retourner finalement de la plasticité visuelle de la peinture de
Michaux à sa poésie9. Ce dernier point représente l’originalité du travail de la thèse présentée.

Nous faisons émerger les termes que Michaux emploie, en essayant de montrer leur
portée dans sa pratique poétique et plastique, et, parallèlement, en les utilisant pour notre
propre analyse de cette pratique. Pour les termes en question, nous sommes obligés de les
utiliser dans le même sens que celui de Michaux, en nous appuyant sur ce dont il écrit à
propos de ces termes. Nous partons des termes de Michaux, en essayant de comprendre
pourquoi il les emploie. Comme ces termes jouent chez lui un rôle toujours très personnel,
nous avons besoin de les utiliser pour nous rapprocher de sa propre méthode de création
poétique.

Le deuxième champ de notre travail est celui de l’analyse des termes en question,
indépendamment de ce que Michaux dit à leur propos, c’est-à-dire, en essayant de réfléchir

8
Cf. : exemple de la « confrontation immédiate » dans les livres de l’époque médiévale : les
miniatures (enluminures) qui se trouvent dans le texte ou pour qui le texte figure dans le dessin (J.-F. Lyotard,
Discours, figure, p.168).
9
Deux problèmes s’imposent ici. Le premier concerne le passage d’une pratique à l’autre chez Michaux :
poésie/peinture. Le deuxième interroge sur les formes visuelles telles que, par exemple, celles élémentaires –
points, traits, lignes, taches. Nos questions sont : ne sont-elles pas présentes dans la peinture de Michaux ainsi
que dans sa poésie ? dans quelle mesure peut-on parler d’une plasticité des textes de Michaux ?

8
sur ce que Michaux fait 10. Nous effectuons donc un certain travail d’abstraction puisque chez
Michaux il y a rupture entre ce qui est dit (écrit) dans ses textes et ce qui est plastiquement
donné à voir dans ses œuvres plastiques.

L’étude des rapports entre ce qu’il fait et ce qu’il écrit à propos de ce qu’il fait reste
toujours au cœur de nos recherches.

Lors de notre travail analytique notre question principale est : qu’est-ce qui se passe
entre les diverses zones de la création chez Michaux (zones de poèmes, des textes de matière
différente, de peintures, de livres) ?

Si nous reprenons les termes en question, le problème peut être précisé de la manière
suivante : comment ces termes se rapportent-ils les uns aux autres ? comment et pourquoi ils
bougent différemment à travers les diverses zones de création ?

Nous analysons les termes de Michaux sur plusieurs niveaux : au niveau


thématique (regroupant leurs usages symptomatiques) ; au niveau textuel (pensant à l’espace
textuel et au typographique) ; au niveau plastique (remarquant l’approche entre les
personnages poétiques et les formes picturales).

Trois notions sont mises au centre de notre recherche (déjà annoncées par le titre de la
thèse présente) : « signes », « gestes », « mouvements ». Ces termes sont cruciaux pour saisir
l’œuvre de Michaux, car dès ses premiers écrits on rencontre leur usage fréquent. Mais ils
sont caractéristiques et problématiques à la fois, car dans son œuvre il existe une certaine
ambivalence dans leur utilisation.

Ainsi, chez Michaux il s’agit surtout de leur forme grammaticale au pluriel, mais on a
aussi plusieurs significations dans différents contextes. Ce fait indique formellement la
problématique de pluralisation dans l’œuvre de Michaux. Une particularité se manifeste : les
notions « signes », « gestes », « mouvements » sont pour lui des notions qui se coordonnent
les unes aux autres : souvent on peut parler de mots composés comme : « signes-gestes », ou
« gestes-mouvements », ou « mouvements-signes ».

Un autre groupe de termes est abordé dans la thèse présente : « point », « ligne »,
« trait » et « tache ». Ce sont les termes liés à trois notions centrales susmentionnées
(« signes », « gestes », « mouvements »). Mais au sens le plus général, ceux-ci caractérisent
plutôt l’essentiel des formes perceptives plastiques (picturales et graphiques).

10
Quelquefois nous introduisons les termes en question dans le contexte poétique ou plastique de l’époque (ce
qui nous permet de situer Michaux).

9
On peut dire que dans les dessins et tableaux de Michaux on peut voir ces formes,
mais celles-ci sont perceptibles non seulement dans le visuel, mais également dans le verbal
(les termes en question se portent dans deux champs). Dans sa poésie, ces formes plastiques
figurent parfois des personnages : on peut parler de leur personnification chez Michaux. Dans
ce sens, on peut affirmer que le graphique se rapproche du textuel (de l’écriture poétique).

Ainsi, il y a des poèmes qui parlent de points, ou plutôt de quasi-points : c’est-à-dire,


de petites unités, de petites énergies, de petites masses, etc.11 Il y a des textes où les lignes, les
entités linéaires jouent comme les personnages presque animés (exemple : dans le texte
Aventures des lignes de 1954 elles se promènent, voyagent, pensent, etc.12). Les taches
visuelles figurées dans Mouvements (1951) se coordonnent d’une certaine manière au contenu
du poème de ce livre, où Michaux parle, par exemple, d’une « Fête de taches »13. Ses signes
de Mouvements sont composés par des taches à l’encre de Chine, représentant une certaine
festivité visuelle de taches.

Cependant, chez Michaux, il ne s’agit ni d’un langage descriptif de ces formes, ni d’un
langage théorique les concernant, ni d’un langage technique (le peintre voulant expliquer ses
procédés purement techniques14).

La question des « signes » chez Michaux reste toujours équivoque. Les signes
graphiques que Michaux fait, ses signes dessinés, ne s’inscrivent jamais, par le fait, dans les
principes d’une écriture réelle. Par ailleurs, dans le textuel de l’œuvre de Michaux : les lettres,
les mots, les phrases ne restent pas toujours dans le domaine linguistique. Ces signes
d’écriture réelle peuvent jouer le rôle d’éléments graphiques qui est le rôle spécifique visuel.
Dans ce sens, l’objectif pour nous est d’examiner l’équilibre entre ce qui est réel et ce qui est
irréel chez Michaux du côté plastique et du côté de son écriture.

11
Dans le contexte du rapprochement entre les notions « point » et « petit » nous aborderons dans notre thèse la
question de la « poétique du peu » de Michaux.
12
OC2-361.
13
OC2-438.
14
Même dans les cas où Michaux parle d’une certaine technique plastique (comme l’aquarelle ou la gouache) il
n’y a pas chez lui de discours théorique sur les questions de l’art ; il y a plutôt une forme spécifique de réflexions
poétiques et allégoriques : une auto-réflexion, une auto-reconnaissance du soi (exemple : texte En pensant au
phénomène de la peinture, 1946 ; cf. OC1, p.857-865 et OC2, p.320-331). Ainsi, l’aquarelle pour Michaux n’est
pas une aquarelle au sens technique du terme, il parle d’aquarelle plutôt comme d’un « démon-omnivore » :
l’aquarelle (ou même l’eau de l’aquarelle) est pour Michaux un « rafleur d’îlots, faiseur de mirages, briseur de
digues, débordeur de mondes… » (OC2-330). Une personnification identique existe avec les autres outils
plastiques : couleurs, papier, carton.

10
§4. Structure de la thèse

La thèse présente contient trois parties principales et une annexe.

La première partie concerne la problématique de « signes » chez Michaux. Cette partie


est intitulée : « Signes surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres »15. Nous
avons choisi la phrase de Michaux pour marquer l’essentiel des rapports entre l’individu et le
monde (les autres) et le problème d’auto-reconnaissance du soi qu’on peut dévoiler grâce à
son oeuvre.

La deuxième partie de la thèse présente parle de la notion de « gestes » telle quelle est
nous sert à comprendre les tentatives de Michaux à surmonter les ruptures nommées conflits
entre l’individu et la société. Nous évoquons donc sa phrase : « Je ne puis m’associer
vraiment au monde que par geste »16. Il est important pour nous de suivre les liaisons qui
s’organisent entre les « signes » de Michaux et ses « gestes » et d’analyser le phénomène de
faire geste chez Michaux.

La troisième partie concerne l’examen de la notion « mouvements » chez Michaux.


Nous nous référons à une strophe du poème de 1951, donnant pour cette partie le titre :
« Mouvements <…> qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit »17. Nous étudions
donc ce qui porte les caractéristiques d’invisibilité, d’illisibilité et de sensibilité dans son
œuvre. Autrement dit, nous étudions les expériences que Michaux fait avec les « signes » et
avec les « geste » pour montrer leurs mouvements internes. Le problème est : comment et
pourquoi les « éléments » de son langage plastique, (ainsi que les « éléments » de son langage
poétique) se rapprochent, se combine et se métamorphosent ?

La thèse présente est construite selon un schéma qui est le suivant :

MOUVEMENTS
↨ ↨
SIGNES ↔ GESTES

Pour argumenter cette structure et ses points cruciaux, nous donnons la justification
des termes en question.

15
Mouvements, OC2-440.
16
Idées de traverse, dans Passages, OC2-288.
17
Mouvements, OC2-438.

11
§5. Justification pour la notion de SIGNES

La notion principale à définir et à examiner est la notion de « signes ». Lors de notre


travail, nous ne cherchons pas à trouver une théorie des signes, mais plutôt à démontrer la
logique des concepts de signes dans l’œuvre de Michaux18.

La notion « signes » est une des plus problématiques à identifier. Pour Michaux, le
terme « signes » est en principe un terme des plus vastes : il est varié et complexe dans
différentes zones de création. Cette complexité représente le sujet de recherche de la première
partie de la thèse présentée.

Nous pouvons poser même la question suivante : Michaux, par sa pratique verbale et
picturale, ne se confronte-t-il pas au concept de signe tel que celui-ci est appris, accepté et
utilisé au XX-ème siècle dans certains domaines, notamment en linguistique, en philosophie,
mais aussi en peinture ?

Force est de constater que quand Michaux parle de « signes », quand il utilise ce mot
dans ses textes, il ne l’explore pas dans un sens définitif et permanent, mais toujours dans un
sens ambigu par rapport à ce qu’on attend de ce mot – que ce soit au point de vue linguistique,
ou au point de vue philosophique, ou au point de vue mystique.19 La notion « signes » devient
donc un instrument d’expérience spécifique sur la langue, sur l’écriture : c’est-à-dire quand il
emploie ce mot dans ses textes : quand il parle de la peinture ou quand il produit des signes
peints.

Pour ce dernier cas : une des difficultés principales de notre recherche est celle de
définir les rapports entre « signe » et « forme » plastique à l’égard de l’œuvre de Michaux.
Dans les textes de Michaux le mot « forme » ne se présente pas en relief, comme le mot

18
Dans notre thèse, il ne s’agit pas d’une recherche sémiotique ou d’une recherche concernant la théorie de
signes. Nous utilisons parfois des termes théoriques, par exemple : « icône », « indice », « symbole ». Mais, cette
terminologie nous sert uniquement à donner une orientation méthodique vers le concept du signe. Nous ne
structurons pas les signes de Michaux selon les schémas de la théorie sémiotique.
19
Même si nous faisons quelques allusions à ces usages du mot « signe », nous ne plongeons pas dans le
domaine de « science générale des signes » : « sémiotique ». Cf. : « Pour dénommer la science générale des
signes plusieurs appellations ont été proposées, parmi lesquelles le mot « sémiotique », employé par Charles
Morris, est peut-être le plus approprié. » (I. J. Gelb, Pour une théorie de l’écriture, p.10).
N.B. Nous pouvons quand même dire qu’il y a peut-être quelques raisons du sens mystique du signe
parlant de l’œuvre de Michaux. Nous connaissons l’intérêt que porte Michaux en 1916 sur les mystiques
chrétiens. J.-P. Martin, dans la Biographie de Michaux, évoque deux livres traduits par Ernest Hello au début du
XX-ème siècle, probablement lus par Michaux : Jan van Ruysbroeck, Œuvres choisies, Perrin, 1902 et Angèle de
Foligno, Le Livre des visions et instructions de la bienheureuse, Paris, Tralin, 1914 (voir BIO-56 et 672). Ceux-
ci exercent peut-être une certaine influence particulière sur le langage de Michaux (exemple : « lointain
intérieur »). Le terme du vocabulaire poétique de Michaux « exorcismes » peut donner l’idée de son usage
spécifique (certes, qui ne correspond pas à celle proprement dite mystique). Exemple d’un des plus significatifs
du motif mystique qu’on trouve dans la poésie de Michaux : voir son livre Une voie pour l’insubordination.

12
« signe ». Nous constatons une égalité entre « signe » et « forme ». Comme stratégie de notre
analyse nous essayerons de suivre la naissance de signe-forme, ses modifications, ainsi que
les combinaisons entre les formes dites élémentaires indiquées ci-dessus (point, trait, ligne,
tache)20.

Force est de constater que souvent Michaux mélange dans ses textes des notions,
donnant à penser à une sorte d’égalité synonymique entre eux, il « y appelle ses autres
notions »21. Ainsi, à la fin de la postface de Plume (1938) Michaux utilise le mot « signes »,
en le réunissant avec autres concepts :

« Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir,
pour chercher, pour plus loin, pour autre chose. » 22

Cette phrase est importante pour nous non seulement parce qu’il s’y présente le mot
« signes », mais à cause de son mode d’utilisation. On voit que Michaux crée une chaîne de
notions qui sont plus au moins éloignées du terme « signes » : « symboles », « élans »,
« chutes », « départs », « rapports », « discordances ». C’est la succession qu’on peut nommer
en premier lieu comme une succession non-ordonnée. Les termes utilisés ont parfois un sens
contradictoire (« élans »/ « chutes », « rapports »/ « discordances »), ou ils viennent de divers
domaines (physique, psychique, linguistique). La phrase est construite selon une certaine co-
position de termes qui à première vue, ne se coordonnent presque pas, ce qui est très
caractéristique dans le style de Michaux, au sens le plus général, concernant son œuvre. Ainsi,
souvent au niveau de la composition des phrases ou des vers, on trouve des magmas de mots
ou d’expressions à l’espace textuel brisé, en quelque sorte. Mais aussi, dans plusieurs textes,
on a des segments verbaux (séquences) mis en succession, ce qui caractérise le style de
fragmentation. Parfois même les livres de Michaux (mais aussi ses dessins et tableaux) se

20
Ce chemin de recherche correspond à la stratégie esquissée par Paul Klee dans son cours théorique de l’art :
« Comment naît la forme, chemins de la forme, et même des formes fondamentales. Puis des combinaisons de
formes fondamentales (entre elles) l’une par rapport à l’autre. » (Cours préparatoire, Weimar, hivers
1924/25, dans : Kl-2, p.120).
21
Nous utilisons ici l’expression de Michaux, empruntée à l’un de ses textes mytho-autobiographiques Le
portrait de A (1929). Pour illustrer l’idée de pluralité des termes que nous trouvons chez Michaux, il est
important d’évoquer que dans le fragment du texte dont est extraite cette expression, il s’agit d’une certaine
« révélation » qui est presque indéfinie pour Michaux : « Dans les livres, il cherche la révélation. Il les parcourt
en flèche. Tout à coup, grand bonheur, une phrase… un incident… un je ne sais quoi, il y a là quelque chose…
Alors, il se met à léviter vers ce quelque chose avec le plus qu’il peut de lui-même, parfois s’y accole d’un coup
comme le fer à l’aimant. Il y appelle ses autres notions : „venez, venez“. » (OC1-611). Ce « je ne sais quoi », ce
« quelque chose » nous indique la difficulté une des principales pour Michaux de le définir et s’y fixer.
22
Postface de Plume, OC1-665.

13
regroupent dans des sortes de séries23. Pour cet exemple d’une seule phrase, nous remarquons
donc une particularité de l’œuvre de Michaux : le principe de sérialité.

La succession des mots qu’on analyse dans le passage cité ne semble pas composée
par hasard, elle ne peut pas être nommée comme une simple énumération, où seules les
virgules regroupent les mots. Si nous examinons le contexte de cette phrase, nous pouvons
remarquer les choses suivantes : nous montrant la chaîne des notions différentes, Michaux dit
ensuite : « Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie »24. Cette phrase nous indique que
les « signes », les « symboles », les « élans », etc., ne sont que la série des événements
ponctuels de Michaux (de sa vie) : l’auteur vit entre eux.

Les notions dissemblables ont donc un dénominateur commun, grâce auquel nous
touchons au problème essentiel, qui se révèle dans l’œuvre de Michaux. Nous nommons ce
problème – dont l’examen est le premier axe central de notre recherche – le problème de
l’auto-reconnaissance du soi ou de l’auto-acceptation du soi.

Précisons maintenant ce point.

Le terme « signes » tel qu’il est présent dans les textes de Michaux nous pose la
question de la distance certaine qu’il indique lui-même par rapport à cette notion.

a) Pour Michaux, quand il s’agit de « signes », il y a une rupture entre « mes signes »
et les signes d’autrui. Ainsi, dans le texte Signes, la partie principale représente les nombreux
thèmes des réflexions de Michaux sur les signes, qui peuvent être considérés comme
extérieures25 : soit ce sont les signes de la nature, du théâtre (visages, masque) ; soit ceux de
langages (signes mathématiques ou chimiques) ; soit ceux des autres peintres (Giuseppe
Capogrossi, Georges Mathieu)26. Quant à ses propres signes, Michaux en parle dans un petit
passage du texte Signes que nous évoquons. En identifiant sa pratique de signes à celle des
autres, Michaux s’interroge d’abord : « Où en suis-je ? » (ibidem) et répond ensuite,

23
Ainsi, par exemple, les livres de Michaux peuvent être regroupés d’une certaine façon, marquant des séries
selon tel ou tel critère significatif : livres édités sous forme de plaquettes ; livres sur les expériences de drogues ;
livres, où l’importance particulière jouent les signes (taches et traits) graphiques, etc. La manière avec laquelle
Michaux combine ses poèmes pour organiser des recueils, nous indique aussi le principe de sérialité. Ainsi la
composition de plupart des textes est effectuée comme la succession (série) de petits fragments écrits. Quant à la
peinture et aux dessins, on peut aussi parfois dire qu’il y a des séries, pas seulement selon tel ou tel sujet
(mouvements, réagrégation, visages, etc.), mais aussi selon la technique d’accomplissement (peinture acrylique,
encre de Chine, aquarelles, gouaches, etc.).
24
OC1-665.
25
Nous utilisons cette expression au sens simplifié par rapport à ce qu’on peut trouver chez Michaux.
26
Cf. : contenu du texte, OC2, p. 429-431.

14
établissant une distance du premier type (« je »/autrui) : « Sûrement pas dans la voie
principale » (ibidem).

Vu la diversité du thème « signes », Michaux évoque lui-même la difficulté de définir


la signification du terme :

« Toute la nature est signes, signes sur signes, macle de signes. C’est pourquoi elle est si
difficilement, si lentement déchiffrable, et pareillement les hommes, jusqu’à pouvoir sans
cesse se mystifier eux-mêmes et leurs semblables. »27

Pour nous, il n’y a qu’un seul point commun entre les signes de la nature (signes
existants, signes d’autrui) et les signes de Michaux. Comme la nature elle-même, l’œuvre de
Michaux est « signes sur signes », c’est-à-dire, un monde d’éléments très variés, d’unités très
complexes. Comme la nature elle-même, l’écriture et la peinture de Michaux provoquent une
envie d’y entrer, d’essayer de déchiffrer sa propre « macle de signes ». Or, cela provoque un
obstacle presque insurmontable : nous n’avons aucune orientation dans son monde de
signes28. On peut dire que les signes de Michaux sont indéchiffrables.

b) Michaux s’interroge sur les signes eux-mêmes dans ce qu’il crée. Ainsi, dans le
texte Signes Michaux pose la question : « Mais étaient-ce des signes ? »29 Il met en doute
l’évidence de la définition « signes » concernant ce qu’il fait (notamment ce qu’il donne à
voir dans ses mouvements peints dans livre Mouvements). Puis Michaux répond, donnant ses
propres définitions : « C’étaient des gestes », « C’étaient des mouvements » (ibidem).

La question qui se pose est : y a-t-il chez Michaux certains éléments qui peuvent nous
servir à préciser ces « gestes » et « mouvements » ? Ces notions, figurant dans ses œuvres
dans tel ou tel contexte, permettent-elles de nous donner quelques indications ?30

Un conflit se manifeste ici. C’est le conflit qui s’ouvre dans l’œuvre de Michaux et
que nous mettons à l’intérieur de notre travail analytique : le conflit entre l’individu et la
société. Le problème que nous émergeons est : comment l’individu (un écrivain, un peintre)
peut-il entrer avec ses propres signes dans un monde déjà plein de signes ?

27
Signes, OC2-429.
28
Cf. : « nous n’avons pas les “grilles“ qu’il faudrait peut-être pour le déchiffrement de ces signes » (R. Bertelé,
préface de Parcours, OC3-431).
29
OC2-431.
30
Par exemple, pour la notion « mouvements » la précision qu’on peut trouver chez Michaux : si cette notion est
appliquée au mot « vitesse ». Quant à la notion de « gestes », celle-ci peut aussi trouver une concrétisation chez
Michaux : gestes dans le cinéma, images mimiques (visage).

15
Pour répondre à cette question, nous avons l’intention d’étudier certains aspects du
comportement de Michaux comme poète et peintre : ses voies de création, ses refus, ses défis,
ses tentatives d’inventions de mots et de signes, ses procédés créatifs, son exorcisme, son
expérience du langage.

§6. Justification pour la notion de GESTES

Nous partons de l’idée d’un rapprochement entre les notions « signes » et « gestes »
qui peut être dévoilé surtout dans le registre graphique.

Ainsi, par exemple, les entités visuelles (taches) du livre Mouvements peuvent être
considérées à la fois comme représentation graphique des « signes » (« compositions
d’idéogrammes », Postface de Mouvements) et des « gestes » (« gestes intérieurs », Signes).
La question de « communicabilité » de ces entités graphiques est posée par Michaux lui-
même :

« Les rassemblant judicieusement, aurait-on pu en faire un catalogue (avec beaucoup de


répétitions), catalogue d’attitudes intérieures, une encyclopédie des gestes invisibles, des
métamorphoses spontanées, dont l’homme à longueur de journée a besoin pour survivre… ?
Douteux. Trop incomplet. » 31

Force est de constater que Michaux met en doute la composition quelconque d’une
sorte d’« encyclopédie » de ses « gestes » (« signes »). Cependant, on peut dire que ses
dessins représentent souvent des pages pleines de signes graphiques, parfois figuratifs, mais
sans aucune explication de Michaux concernant ses signes32.

Dans notre travail, il ne s’agit pas de constituer un inventaire des gestes (signes) chez
Michaux, ni d’en dresser le catalogue. Pour justifier le schéma de notre thèse, il nous faut
démontrer la présence de la notion « gestes » chez Michaux et ces nuances. Cette notion est
dispersée dans son œuvre de la façon suivante.

31
ER, OC3-583. Même si Michaux parle des gestes invisibles, leur corporalité est indiquée dans
Mouvements dans les expressions suivantes : « gamme des bras », « bras qui ressemblent à des trompes » (OC2-
438 et 439). Ailleurs Michaux s’explique aussi : « Je remplis des centaines de pages de la détente soudaine de
bras et de jambes surnuméraires <…> » (OC2-373, nous soulignons). Rappelant encore une fois ce dernier texte
il faut dire que Michaux a été poussé par les autres (notamment par R. Bertelé) pour « faire une sorte de
dictionnaire ».
32
On peut penser notamment à ces Alphabets. En outre, à la bibliothèque Jacques-Doucet il existe un cahier de
quatre pages de 30 signes dessinés au crayon, rappelant les pictogrammes (document non-publié dans les
Œuvres complètes).

16
Contrairement au cas du mot « signes », il n’y a aucun ouvrage (verbal ou plastique)
de Michaux qui porte dans son titre le mot « gestes ». Cependant, ce mot figure dans ses écrits
et pas d’une manière épisodique. Nous remarquons un exemple significatif pour la logique de
notre travail.

Le point central qui fait la liaison entre les trois notions que nous mettons dans le
schéma de la thèse présente, c’est le cas du livre Mouvements. Le mot « gestes » représente un
de ses sujets principaux dans le texte du poème Mouvements 33.

Dans le paragraphe précédent, nous avons indiqué la difficulté concernant l’essentiel


des « gestes intérieurs » chez Michaux. Etudiant le texte de Mouvements une expression attire
notre attention, celle de « pré-gestes » : « (pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que le
geste, visible et pratique qui va suivre) »34.

Examinant cette expression et nous interrogeant sur les rapports généraux entre la
visibilité et l’invisibilité dans l’œuvre de Michaux, nous avons l’intention de comparer les
deux notions : « pré-gestes » et « avant-langues »35.

Ainsi, on peut penser à une certaine pré-gestualité verbale exercée par Michaux dans
ses tentatives de faire une langue. Pour nous, l’expérience du langage existe dans sa poésie –
notamment : l’expérience de la création de mots à partir de sons – peut être examinée de ce
point de vue. Nous étudierons donc, comment les mots écrits, composés par des syllabes
souvent répétitives, se présentent ponctuellement chez Michaux non seulement sur la page,
mais dans le domaine acoustique, ce qu’on peut nommer une gestualité de la gorge
(exemples : poèmes de 1927 Glu et Gli, Articulation, L’Avenir).

Notre question concernant ce domaine sera : quelle est le rôle du processus de


communication dans une innovation effectuée par Michaux dans sa poésie ? Dans le cadre de
cette problématique nous aborderons dans notre thèse l’expérience spécifique de Michaux :
l’expérience de balbutiement de la langue. Pour nous cette expérience s’est appliquée à la
conception d’« avant-langue » dans la mesure où la répétition des sons (qui est présente dans
le langage des enfants, par exemple) peut nous évoquer un langage encore inconnu.

Force est de constater que le balbutiement de la langue chez Michaux est à la fois
verbal et plastique.

33
Deux strophes du poème parlent de « gestes » OC2-439.
34
Ibidem.
35
Par des traits, OC3-1280.

17
Ainsi, reprenant le contexte des dessins mescaliniens de Michaux nous nous
adresserons à la gestualité plastique de son œuvre, ou à son « balbutiement visionnaire »36.
Cette gestualité plastique peut se caractériser par la présence de gestes réels (c’est-à-dire : par
la présence des gestes de la main du peintre) qui scannent toutes sortes de mouvements
intérieurs, soit, dans les termes de Michaux, ses « microséismes intérieurs » (Michaux,
Passages), et qui, en fait, peuvent être considérés comme une « sémiographie » corporelle.

Grâce à la notion de « pré-gestes » nous partons donc dans notre thèse du côté verbal
de l’œuvre de Michaux et reviendrons finalement vers le « geste » du Michaux peintre, c’est-
à-dire vers le rôle de la main dans sa peinture et vers la plasticité visuelle de sa peinture37.

Force est de constater que, la notion de « gestes » apparaît déjà en 1922. Dans un de
ses premiers textes Origine de la peinture nous trouvons le passage suivant :

« Il se figure être en préhistoire et son ignorance cyclique des nom d’Homère, de Virgile, de
l’Egypte, de la Chine, est absolue et ne paraît guère une feinte. / Dans cet état, il ne reconnaît
aucun nom propre connu, quoique son vocabulaire ne paraisse pas diminué autrement. Trait
caractéristique : il fait autant de gestes avec le bras gauche qu’avec le bras droit et ses jambes
sont également expressives. » 38

Il est remarquable que dans ce premier cas le terme « gestes » soit utilisé par Michaux
au sens physique : il s’agit de gestes corporels (« bras gauche », « bras droit »). Il peut être
significatif que Michaux parle du rôle communicatif de ce geste physique (« jambes sont
également expressives »)39.

Ce fait est important pour faire la comparaison entre les deux notions « signes » et
« gestes ». Nous parlerons non seulement d’un rapprochement entre les « signes » et les
« gestes » chez Michaux, mais aussi de leur distinction essentielle. Le problème pour nous est

36
« Déclaration de Michaux sur Paix dans les brisements », OC2-1369N.
37
Dans notre réflexion sur le « pré-gestes » il y a une difficulté particulière : comment faire la différence entre le
pré-geste du peintre comme désir de faire le geste et le geste réel qui apparaît sous forme de signe visible.
Exemple de pré-geste : livre Par la voie des rythmes (1984). Dans ce livre on peut voir les traits (gestes, signes
réels), mais on ne peut pas voir « la voie des rythmes » (l’approche de la main du peintre vers le papier : son
désir de faire gestes, signes). On ne peut que sentir cette « voie » de la main, saisissant le rythme des traits sur les
pages.
38
Chapeau du chapitre III, dans le livre Cas de la folie circulaire, OC1-7.
39
Au sens sémiotique le signe est toujours lié à son objet dynamique (cf. : Ch. S. Peirce, Ecrits sur le signe,
[8.335], p.32). On peut rappeler une correspondance directe entre deux notions : le « signe est un geste, émis
dans l’intention de communiquer » (U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, p.20 ; cf. aussi § 3 de l’article
« Signe » construit par U. Eco à la base de dictionnaires de langue. « 3. Geste, acte, etc., qui manifeste une
certaine façon d’être, d’agir, de ressentir, etc. » [U. Eco, Le Signe, p.21]).

18
celui de la communication des « gestes » et des « signes » de Michaux. L’examen de ce
problème est le deuxième axe central de notre travail analytique.

Dans l’évolution du travail de recherche nous examinerons dans la deuxième partie de


la thèse présente, plusieurs révélations du terme « gestes » et de son usage symptomatique
dans l’œuvre de Michaux.

§7. Justification de la notion de MOUVEMENTS

Pour argumenter la structure de notre thèse, il nous reste à faire émerger le troisième
terme en question : « mouvements ». Cette notion propre à Michaux fera l’objet de notre
recherche pour la troisième partie de cette thèse.

Dans son œuvre, Michaux aborde la notion de « mouvements » d’une façon très
accentuée. Dès les premiers écrits de Michaux ce mot figure soit à l’intérieur des textes soit en
titre. L’expression « mouvements houleux » est utilisée dans le premier chapitre de Cas de
folie circulaire (1922)40. Le mot « mouvements » est mis dans la structure d’un des premiers
mots-chaînes de Michaux : « mouvements-désirs »41. Selon le tableau synoptique des Œuvres
complètes, deux fois le mot « mouvements » figure dans les titres de ses textes. En 1930 a
paru le recueil Un certain Plume, où se trouve le texte intitulé Mouvements de l’être intérieur.
En 1951, a été publié le livre Mouvements, marquant le milieu de la vie de Michaux. Grâce à
cette dernière œuvre, la notion fortement est mise en relief. Par rapport aux autres termes en
question, ce livre nous indique le rôle le plus fort du terme « mouvements ». Ni le mot
« signes », ni le mot « gestes » ne se trouvent autant mis en évidence dans les œuvres de
Michaux, que le mot « mouvements ». La notion de « MOUVEMENTS » est déterminante
pour nous, car elle fait la liaison avec les autres notions de notre construction. Les deux
chaînons qui s’organisent sont : GESTES-MOUVEMENTS et SIGNES-MOUVEMENTS.

Pour argumenter la présence du premier chaînon chez Michaux on peut citer une des
phrases de la première version de son livre Emergences-Résurgence :

« Pour moi, je désirais un geste-mouvement, je voulais des mouvements qui fussent


représentatifs de mouvements, des mouvements pas seulement faits de rage et de lyrisme,
d’espoirs d’en sortir. »42

40
OC1-3.
41
Les Rêves et la Jambe, OC1, p.22-23.
42
OC3-681.

19
Dans cette phrase Michaux utilise le mot composé (dit le mot-chaîne) : « geste-
mouvement ». Selon le contexte, on peut dire que Michaux veut préciser sa démarche
concernant les « gestes ». Donc, les gestes lui servent à représenter visuellement,
graphiquement des « mouvements ». Dans ce cas, les gestes se métamorphosent : ils ne sont
plus des « gestes », ils ne sont pas non plus des « mouvements ». Ce sont des « gestes-
mouvements », c’est-à-dire des substances, des entités qui ne peuvent pas être définies de
façon habituelle, connue.

La notion « gestes-mouvements » nous sert de pont entre ce qui est « signes » chez
Michaux et ce qui est « mouvements ». Notre logique devient : il existe une notion générale et
vaste qui est celle de « signes » ; il y a également une notion de « gestes » qui est très
personnelle à Michaux et, finalement, il y a une notion de « mouvements » grâce à laquelle on
peut trouver la concrétisation dans son œuvre.

Composant le chaînon SIGNES-MOUVEMENTS, nous relions deux notions :


« signes » et « mouvements », en supposant un certain passage de l’une à l’autre43. La raison
pour laquelle nous faisons cette liaison se trouve dans les rapports entre ces deux notions qui
peuvent être dévoilés en plusieurs points.

a) Si nous reprenons le livre Mouvements, le mot « Signes »/ « signes » figure dans le


texte ; toute la fin du poème est concernée, les « signes » sont un des sujets du poème44. Selon
le contenu du texte, nous constatons une liaison au niveau poétique : le poème Mouvements
parle de « signes ».

b) Presque la même année que le livre Mouvements, a paru un petit texte de Michaux
intitulé Signes (revue d’art « XXème siècle », titre du numéro : « Rapport sur l’art figuratif »,
1954) 45. Ce texte est d’une autre matière textuelle que celle du livre Mouvements : ce n’est
pas un poème mais un article (matière du texte assez rare pour Michaux). Or, le voisinage du
type texte/dessin est caractéristique dans les deux cas. L’article Signes est accompagné de
trois dessins de Michaux, reproduits dans le même numéro de revue. Ces dessins sont
composés de signes blancs : configuration semblable à la série de Mouvements. Ceux-ci sont
mis sur fond noir, à l’inverse de la série de Mouvements. L’un de ces dessins est intitulé

43
Au sens le plus formel on a un rapprochement entre deux mots au niveau thématique, annoncé par le titre et
par le contenu du texte de Michaux intitulé : Signes et Mouvements (OC3-678).
44
Précisément 27 vers (lignes) à partir des mots : « Signes / non de toit, de tunique ou de palais » (OC2-440).
45
L’article Signes de Michaux a été reproduit (avant le 2e volume des Œuvres complètes) seulement en
1994 dans : Henri Michaux. Le langage du poète et du peintre, galerie Th. Hérold, p.71-75 ; et dans Plume :
Bulletin de la société de lecteurs d’Henri Michaux, n°4, p.2-4.

20
« Signes ». Par leur composition visuelle, ces trois dessins de la revue sont très proches de
ceux qui figurent dans le livre Mouvements. Nous évoquons donc un autre niveau de
rapprochement : le niveau plastique.

c) Dans la réédition du poème Mouvements en 1954 (recueil Face aux verrous) les
« signes » graphiques ne figurent pas, il n’y a que le texte du poème. Or, il est remarquable
que Michaux ajoute maintenant une note pour le titre du poème : « Ecrit sur des signes
représentant des mouvements »46. Il y évoque que le texte du poème (1951) a été écrit sur les
signes visuels. On rapproche ce qui est nommé « mouvements » de ce qui a été observé en
tant que « signes » (« formes »).

§ 8. A propos du contexte poétique et pictural

Dans le contexte de l’art poétique et plastique du XX-ème siècle, on peut se poser la


question à la manière de Michaux : « Faut-il vraiment une déclaration ? »47.

Dans notre thèse, nous n’avons pas pour objectif de décrire un tableau des personnages
et de définir la place de Michaux dans ce tableau, mais nous voulons citer (surtout dans les
notes explicatives en bas de pages) les noms et les œuvres qui sont de l’époque ou du genre
significatifs. Nous n’examinons pas l’œuvre de Michaux en essayant de l’inscrire dans une
classification certaine en « isme » ou dans une « école »48.

Pour situer Michaux dans le contexte poétique il nous semble évident d’émerger
l’aspect de génération. Plusieurs personnages de la même époque historique peuvent être
mentionnés.

Premièrement, on peut rappeler que Michaux est né en Belgique en 1899 à Namur


(Wallonie) ; il a passé sa jeunesse en Belgique et il reviendra souvent là, non pas en se
déplaçant, mais en s’adressant dans son œuvre à la littérature belge. Son premier texte Cas de
folie circulaire (1922) 49, ainsi que son premier livre Les Rêves et La Jambe (1923) 50 ont
paru à Bruxelles. Pour notre recherche, le coté belge est important dans la mesure où la langue
française est mise en question chez Michaux, et non pas par rapport à la tradition de la
46
OC2-435 (note*).
47
Par cette phrase commence un texte (« allocution ») de Michaux pour l’exposition à la galerie Daniel Cordier à
Paris du 21 octobre 1959 (voir : OC2-1028 et notes OC2-1377).
48
On peut évoquer ici la position ironique de Michaux sur l’idée de l’école d’art à laquelle il peut appartenir :
« FANTOMISME » (cf. : En pensant au phénomène de la peinture, OC2-322).
49
Première publication dans la revue Disque vert, p.109-113, texte dédié à Hermann Closson. Elle comprend 3
chapitres : I/ « Il se croit Maldoror », II/ sans titre, III/ « Origine de la peinture » (OC1, p.3-8).
50
Édition dadaïste « Ça ira », Anvers.

21
littérature belge du XIX-ème siècle (où on peut penser à Maeterlinck et Rodenbach)51. Quant
aux liaisons de Michaux avec la culture belge, nous étudierons son texte sur René Magritte
dans la partie de la thèse présente, concernant la méthode du « lire » la peinture chez
Michaux.

Deuxièmement, la question de génération s’impose à la vie et à l’œuvre de Michaux


en France. On parle souvent de la génération poétique qui hérite de la tradition de modernité
de la fin XIX-ème et qui la porte à travers presque tout le XX-ème siècle (notamment les poètes
Francis Ponge et René Char)52. Cette génération se retrouve fortement dans l’après-guerre et
influence les poètes qui apparaissent au milieu du XX-ème siècle.

A l’égard de cet aspect, il est important pour nous de passer au critère de


collaboration. Nous nous intéressons à ce que fait Michaux lors de sa collaboration avec les
« autres » personnages de l’époque. A cet effet, nous aborderons la question de « dialogues »
imaginaires et non-imaginaires de Michaux avec certains peintres (comme Paul Klee, Josef
Sima, Sébastien Matta, Zao Wou-Ki, etc.) ou poètes (comme Vadim Kozovoï, Yves Peyré),
ou même avec les éditeurs (Guy Levis-Mano, Pierre Bettencourt, René Bertelé).

Un autre critère permettant de « situer » Michaux nous choisissons celui d’auto-


identification d’artiste. Nous nous appuyons souvent sur les « déclarations » de Michaux dans
lesquelles il se situe parmi des autres noms (nous prenons en compte les documents, lettres,
textes explicatifs, etc.)53. Ce critère s’inscrit (peut-être plus manifestement que les deux
précédents) dans le cadre d’un des problèmes fondamentaux abordés dans notre thèse :
problème d’autoreconnaissance et d’auto-acceptation du soi chez Michaux.

Comme contexte théorique de l’œuvre plastique de Michaux, nous choisirons deux


personnages de l’époque du début du XX-ème siècle : Wassili Kandinsky et Paul Klee. Pour
nous, il est important que ces deux peintres aient été aussi des poètes et qu’ils aient écrit sur la

51
Selon M. Quaghebeur, chez Michaux, il y a une sorte de « cryptage » de la Belgique, bien qu’il « s’ingéniera
à gommer les traces de ses origines » (cf. : Analele universitatii Bucuresti, Bucarest, 2001, p.9). Deux textes sont
les plus significatifs de ce point de vue : Lettre de Belgique de 1924 (panorama de la littérature belge de l’époque
fin XIX-ème- début XX-ème) et En rêvant à partir de peintures énigmatiques de 1960 (sur René Magritte). M.
Quaghebeur parle aussi du texte Magie du recueil Entre centre et absence : « c’est à Anvers que Michaux situe
l’opération du Je en question » (ibidem, p.18). On peut ajouter la correspondance de Michaux, notamment avec
Franz Hellens (dans les années de 1922-1952) ou se trouvent certaines références aux auteurs belges (cf. : Silôt
lus. Lettres à Franz Hellens, 1922-1952. Paris : Fayard, 1999).
52
Pour esquisser seulement le problème de l’héritage de Michaux, nous reprenons la question du poète-
peintre. Pour le XIXe siècle en France certains poètes sont (dans telle ou telle mesure) peintres - comme V.
Hugo, T. Gautier, Ch. Baudelaire, frères Goncourt –, tandis que les peintres avaient de grands succès littéraires -
comme E. Fromentin (cf.: A.-M. Christin, « L’écrit et le visible. Le dix-neuvième siècle français », dans le
Cahiers Jussieu 3 : L’espace et la lettre, p.163-192).
53
Combat contre l’espace, OC2-310 et 1175N.

22
peinture, en réfléchissant sur l’essentiel des aspects de l’œuvre d’art, de la création artistique,
etc. Nous mettrons l’accent surtout sur les œuvres de Paul Klee, en vue d’établir un parallèle
avec l’œuvre de Michaux que nous trouvons significative pour notre recherche.

La figure de Wassili Kandinsky reste à la base de nos réflexions sur quelques aspects
spécifiques de la peinture de Michaux, notamment sur la question des formes dites
élémentaires comme « point » et « ligne ».

Quant à Paul Klee : il y a quelques références de Michaux lui-même à cette figure54.


Certains faits nous donnent à penser qu’il pourrait exister une voie parallèle (ou une voie de
coïncidences) entre ces deux peintres. En comparent leurs œuvres, on peut trouver quelques
rapprochements. Nous n’avons pas l’intention de présenter ici l’analyse comparative de leurs
œuvres, et nous ne marquerons que quelques-uns des aspects qui semblent les plus
significatifs, au regard de la problématique annoncée pour notre thèse.

54
Combat contre l’espace, OC2-310.

23
PREMIÈRE PARTIE. MICHAUX : « SIGNES SURTOUT POUR
RETIRER SON ÊTRE DU PIÈGE DE LA LANGUE DES AUTRES »

Remarques préliminaires

Dans l’Introduction de cette thèse nous avons expliqué que la problématique des
signes est primordiale pour notre recherche et notamment pour la première partie.

Pour commencer notre approche de cette problématique nous devons faire quelques
remarques préliminaires.

On peut constater que dans les tableaux ainsi que dans les textes de Michaux il y a
quelque chose qui nous rappelle des signes, qui est comme des signes. Autrement dit, dans
son œuvre il y a la présence sensible du signe : on voit dans ses tableaux, dans ses dessins
ainsi que dans ses « livres illustrés »55 les formes plastiques qui évoquent certaines images ou
silhouettes ; ces formes nous les nommons dès le début : les entités visuelles. Nous
considérons l’espace du texte (le textuel) comme le domaine où les lettres, les mots, les
phrases peuvent jouer le rôle d’éléments d’abord plastiques. Pour nous les lettres, les mots, les
phrases, les strophes sont aussi des entités visuelles.

Puisque nous considérons le domaine du signe chez Michaux en premier lieu visuel
(les signes sont les entités visuelles), nous pouvons aborder le problème indiqué ci-dessus au
niveau perceptif.

D’abord donc, on peut parler de signes visuels chez Michaux : ceux-ci sont en priorité
« iconiques » et nous les aborderons au niveau perceptif. Nous examinerons certaines
« apparences » visuelles dans ses œuvres plastiques et textuelles. Pour nous, il est important
d’examiner certains cas pour comprendre le chemin de recherche de Michaux sur les signes.
Marquant les difficultés concernant les signes de Michaux, nous insistons sur les deux
directions principales données à sa propre recherche : d’une part, il explore les signes donnés
(en prenant quelques signes chez les autres, ou ailleurs) ; d’autre part, il invente les signes
inconnus. On peut parler de plusieurs expériences des signes chez Michaux.

55
L’utilisation de l’expression « livres illustrés » par rapport à l’œuvre de Michaux est contestable. On peut dire
que les personnages dessinés de Michaux correspondent souvent aux personnages poétiques. On a des poèmes
ou des livres de Michaux, dont les mêmes personnages (plus au moins concrets) figurent, ou dont il y a les
même images (plus au moins abstraites) poétiques. Or, on peut affirmer que les images qui existent dans certain
nombre de livres, illustrent les textes, autant que les textes illustrent (commentent) ces images. N.B. Le mot
« illustrations » a été choisi ou approuvé par Michaux lui-même pour l’édition de Peintures, 1939, où figure la
mention au sous-titre : « sept poèmes et seize illustrations ».

24
S’il y a des entités visuelles qui apparaissent dans ses dessins et tableaux, celles-ci ne
sont pas tout à fait les signes de l’écriture (pictogrammes, idéogrammes, alphabets), mais ils
peuvent nous les rappeler. Ils peuvent être nommés les signes d’une quasi écriture ou d’une
écriture imaginaire. Par ailleurs, on peut dire que dans les silhouettes qui s’organisent dans
les dessins et tableaux de Michaux il y a quand même un certain type de « représentation » :
ces silhouettes peuvent être considérés par le spectateur comme des insectes, des animaux ou
des hommes, etc. Une telle représentation a donc le sens d’un langage, mais celui qui est le
langage non systématisé. Cette dernière affirmation est principale pour toute notre recherche
sur l’œuvre de Michaux et notamment pour montrer la problématique de « signes ».

Il y a une autre difficulté. D’une part, les signes relevant d’une vraie écriture (les mots,
les phrases) n’entrent presque jamais dans ses œuvres picturales au sens de leurs éléments
compositionnels. Dans certains exemples de l’écriture mescalinienne les mots, les phrases se
transforment eux-mêmes dans les images plastiques : ils deviennent lignes. D’autre part, les
silhouettes (signes de quasi-écriture, taches) ne passent pas dans l’espace du texte, composant
une alliance générale avec les lettres (mots, phrases).

Dans certains cas où l’écriture et les signes vont en parallèle (Mouvements, Saisir, Par
des traits), il y a une rupture entre le texte et les dessins. C’est-à-dire, on ne peut pas parler
d’une synthèse entre le textuel et le plastique chez Michaux, même s’il existe des exemples
particuliers. Les « signes » chez Michaux n’appartiennent ni entièrement à sa peinture ni
entièrement à sa poésie – ils se situent entre deux pôles.

Pour justifier cette affirmation nous commencerons par examiner le problème des
« signes » étudiant les passages entre la poésie et la peinture dans l’œuvre de Michaux et nous
développerons ensuite la conception de ses quasi-signes.

25
PREMIER CHAPITRE. « Des langues et des écritures/ Pourquoi l’envie de s’en
détourner » (Par des traits)

§ 1. Michaux : « …je peins pour me déconditionner »

Vue de la dualité de l’œuvre de Michaux que nous avons évoquée dans l’Introduction
de la thèse, les questions qui peuvent se poser dès le début de la recherche sont : n’y a-t-il pas
pour Michaux une dominante qui soit plus picturale que poétique ? N’y a-t-il pas dans son
œuvre d’un passage d’un champ à l’autre ?

Ces questions sont logiques car souvent, examinant l’œuvre de Michaux, on peut bien
remarquer qu’il passe d’un domaine à l’autre, et notamment de la poésie à la peinture : il y a
un certain nombre de faits qui nous le montrent.

Il semble symptomatique que dès la première exposition de la peinture de Michaux à


Paris en 1938, son œuvre obtient une indication de tel « passage »56. Ainsi, le texte sur le
carton d’invitation de cette exposition dit ceci :

« Galerie Pierre / 2, rue des Beaux-Arts / Paris / Du 4 au 14 novembre 1938 / Peintures


nouvelles / de / Henri MICHAUX / UN POETE SE CHANGE EN PEINTRE. – L’on voit sa
poésie passer à la peinture, s’y faisant une nouvelle jeunesse. / Toujours lui-même, le bizarre
Michaux et sa perpétuelle invention transformante. Mais c’est à présent avec des noirs et des
rouilles sombres que « la nuit remue », avec des rouges éclatants qu’il fait entendre ses
« sifflets dans le Temple ». / En ses tableaux de rêve d’un métier subtil et à part comme son
style, même sourdine que ses poèmes en proses (avec quelque chose de chinois), même
qualité, même vibration, et certains disent : davantage. » 57

La phrase « UN POETE SE CHANGE EN PEINTRE » est explicite pour l’époque où


la démarche poète→peintre est très avant-gardiste. Cette formule de « changement »
influence souvent les recherches sur l’œuvre de Michaux.

On peut remarquer que Michaux lui-même parle de son « déplacement » (terme de


Michaux proche à celui de « passage ») du côté verbal vers le côté pictural, notamment en
1972, dans le livre Emergences-Résurgences :

56
Selon R. Bellour : « Passages, le mot semble à lui seul contenir tout Michaux. » (OC2-1147N). Nous abordons
cette notion dans certains points de la thèse présente. C’est un des mots cruciaux du vocabulaire spécifique de
Michaux. Expliquant notre point de vue sur cette notion, nous faisons dans ce paragraphe la démonstration par le
contraire.
57
Voir : AP-26 (planche), cf. : OC1, p.CX.

26
« Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du “verbal“ / je peins pour me
déconditionner. // Moi aussi, un jour, tard, adulte, il me vient une envie de dessiner, de
participer au monde par des lignes. »58

Dans ces phrases il y a la logique de passage poésie→peinture qui est soutenu par
Michaux. Interprétant Michaux, on peut dire : né dans le verbal il passe ensuite vers le
plastique pour participer au monde par quelques autres procédés.

Ce passage réveille la problématique de conflit individu/société du point de vue


suivant : pour l’individu existent certaines conditions données pour participer au monde.

Ainsi, selon la citation : le verbal peut être caractérisé comme une condition
existentielle ou aussi une habitude donnée : « Né, élevé, instruit ». Afin de changer cette
habitude, afin de la quitter, pour Michaux il faut donc un autre procédé d’expression (procédé
plastique, non-verbal). On peut dire que c’est l’action de dessiner (peindre) donc qui lui sert
pour « participer au monde » autrement que par les mots. Se « déconditionner » ici a le sens
de « déplacement » d’un domaine à l’autre (« déplacement des activités créatrices »59). Au
sens le plus relatif : le verbal peut être défini comme langage partagé, tandis que le domaine
du plastique représente ce qui est non-partagé (langage non-partagé). Le premier est donné
par les autres, le deuxième il faut chercher et choisir par soi-même.

Nous pouvons bien défendre les arguments de Michaux pour prouver le passage poésie
→ peinture, ajoutant en particulier le fait que biographiquement c’est le verbal (et non pas le
plastique) qui marque le début de son œuvre dès les années 1920.

Pour faire une analyse comparative entre deux chemins « des activités créatrices » de
Michaux nous composons d’abord une petite chronologie sélective de ses premières oeuvres
plastiques :

Tableau
Année Titre Commentaires Références
1925 Le petit masque Cette gouache ne rappelle pas directement Couverture du livre :
bleu un masque, mais une tache qui peut Y. Peyré, Henri
signifiée « masque ». Michaux : permanence
de l’ailleurs, 1999

58
ER, OC3-543, 545.
59
Qui il est, OC1-705.

27
Sans titre, Pour cette encre (qui rappelle un squelette)
encre de Chine il est remarquable que la composition soit AP, p.11
31 x 48 cm faite par des traits.

1926 Un poulpe ou une Pour cette exemple est remarquable le


ville procédé de dénomination d’une tache AP, p.13
huile et encre (« poulpe ») par quelque chose qui peut être
23 x 32 cm une « ville ».

Deux dessins en Elément compositionnel de ces dessins- « Ratures et repentir »,


verso d’une lettre « gribouillis » est la ligne. 5e colloque du
adressée à CICADA, décembre
Supervielle 1994, Ed. PUP, 1996,
p.202.
1927 Dessin de l’encre Ce dessin est fait par une ligne qui est Reproduit dans la
Hommage à Léon- presque interrompue. En vue du titre : cette revue « Les Feuilles
Paul Fargue ligne porte une message (« Hommage »). Libres », n°45-46,
Peut être considéré comme forme de p.113 (OC1-959).
l’écriture à la ligne (comme un rébus).

Dessin accompagné Le premier texte « illustré » par Michaux. « Les Cahiers du


du poème Le dessin est fait à la ligne : silhouette Sud », n°93, pp.16-17,
Essoufflement proche du « cheval ». (OC1-136)

Ce tableau nous donne la possibilité de situer la peinture de Michaux par rapport à son
écriture au début de son œuvre. 60

Etudions le « Tableau synoptique des publications d’Henri Michaux » des œuvres


complètes (vol.1)61. Les trois chapitres de son premier texte Cas de folie circulaire a été
publié dans la revue Le Disque vert, en Belgique, en 1922, tandis que la première peinture
connue (gouache Le petit masque bleu) apparu en 1925. La distance existe, mais n’est pas très
loin. Mais, on peut constater que plusieurs textes de Michaux ont été publiés vers la date de
1925 soit dans des revues, soit sous forme de plaquette : Chronique de l’Aiguilleur, Les Rêves

60
Dans la section Commentaires nous soulignons qu’il y a certaines formes spécifiques qui sont les éléments
compositionnels des premiers dessins de Michaux. Dans la deuxième partie de la présente thèse nous
examinerons la présence de ces formes spécifiques (comme taches, traits, lignes) à plusieurs niveaux et dans
plusieurs exemples.
61
OC1-1387.

28
et la Jambe, Fables des origines, La Chaise, Notre frère Charlie, Réflexions qui ne sont pas
étrangères à Freud, Lettre de Belgique, Notes sur le suicide, Surréalisme, Mes rêves d’enfant,
etc. On peut dire donc, que au début de l’œuvre de Michaux il y avait eu quand même la
dominante de l’écriture.

La date importante est 1927, celle de la parution du le premier recueil poétique de


Michaux Qui je fus. Mais aussi, c’est la date de première publication de son dessin (Hommage
à Léon-Paul Fargue), ainsi que du premier texte « illustré » Essoufflement62. La date de 1927
est le point biographique où on peut bien remarquer que le verbal et le plastique se
rapprochent.

Or, Michaux lui-même date le commencement de son activité plastique en 1934 : « A


soixante-dix ans, je considère que j’ai trente-cinq ans en peinture, puisque j’ai commencé à
peindre à trente-cinq ans »63. On peut ajouter que la première exposition de Michaux date de
1937 (librairie-galerie La Pléiade, Paris). Vers cette date il y avait déjà ses livres très connus,
dont parfois figurent les « personnages-tampons » de Michaux : Mes propriétés, Un certain
Plume, La nuit remue, Voyage en Grande Garabagne. Le « retard » de la peinture par rapport
à l’écriture dont on parle souvent vient donc peut-être de cette source.

Nous suivons Michaux, sautant aux années 1970, après le trajet et la reconnaissance de
son œuvre plastique dans le monde (plus de 50 expositions personnelles à Paris, New York,
Rome, Bruxelles, Londres, Milan, Zurich, Stockholm, Cologne, etc.)64. Dans une entretien de
1972 il dit, indiquant ses préférences : « Aujourd’hui j’écris moins, je me suis un peu
désintéressé de l’écriture. Je ne peux pas rester deux jours sans dessiner, alors que je peux
rester trois mois sans écrire »65. Dans son auto-analyse on peut remarquer une rupture qui se
produit petit à petit entre deux actions : l’action de dessiner remplace en quelque sorte l’action
d’écrire.

Malgré les accents dominants de l’écriture au début de son œuvre et malgré l’évidence
du passage poète → peintre ensuite, on peut élaborer une autre logique. Celle-ci est dictée
surtout par la chronologie des livres de Michaux.

Force est de constater que souvent dans les livres de Michaux l’écriture et le plastique
vont en parallèle. Nous défendons surtout ce principe de parallélisme comme le plus

62
Texte publié dans le livre Qui je fus (1927) sous le titre : Toujours son « moi » (OC1, 112-113).
63
E’72, p.31-33.
64
Cf. : la rubrique « Expositions individuelles », dans AP, p.309-311.
65
E’72 , p.31.

29
remarquable dès 1927 (Essoufflement) jusqu’au 1984 (Par des traits). Ainsi, selon la
Bibliographie des livres et plaquettes d’Henri Michaux66 plus du tiers de ses éditions porte
des dessins ainsi que des textes.

Nous ne faisons pas ici le classement de ses livres. Nous nommons quelques exemples
qui nous font penser à l’évolution des rapports texte/image chez Michaux.

Dès le début les dessins qui vont avec ses textes ont souvent le statut de certaines
graphies figuratives accompagnant l’écriture (Un tout petit cheval67, Arbres des tropiques68).
Dans les recueils Peintures69 et Peintures et dessins70 les textes poétiques vont avec les
reproductions de la peinture de Michaux. Dans les Mouvements71 apparaissent les « signes »
d’une écriture inventée dans les cahiers ajoutés au poème. Le livre Misérable Miracle72
marque la présence de dessins et des manuscrits mescaliniens qui vont avec le texte qui
rappelle les notes scientifiques de l’expérience.

Après une longue durée d’expérience que Michaux a effectuée sur les rapports
textes/images, les éditions du Parcours (1966) et de Par la voie des rythmes (1974)
représentent une sorte d’extrême : ces volumes ne portent aucun mot, mais seulement des
pages pleines dessinées. On peut remarquer que ce sont les années qui correspondent à son
auto-réflexion lors desquelles nous avons remarqué sa préférence pour la peinture à l’écriture
(cf. : citation E’72 ci-dessus).

Par ailleurs, c’était dans les années 1960-1970 que Michaux a créé une série de
peintures représentant une forme plastique de l’« écriture horizontale »73, présentant en
quelque sorte ses propres formes spécifiques plastiques de l’écriture.

Or, cela ne veut pas dire que Michaux ait refusé complètement la pratique de
l’écriture poétique : à cette époque (1960-1970) on compte aussi un certain nombre de

66
M. Imbert éditeur, 1994 (tirage 200 exemplaires). N.B. La couverture de cette bibliographie est ornée d’un
dessin inédit de Michaux destiné à illustrer le Bandeau pour « Immense voix » d’Henri Michaux (cf. OC1-1332 :
la description du dessin et l’hypothèse concernant l’ouvrage non paru).
67
Revue « Minotaure », 1935, n°7, p.11 (cf. : recueil Entre centre et absence, H. Matarasso, 1936, p.32
[reproduction de 8 dessins de Michaux]).
68
Gallimard, 1942 (19 dessins de Michaux).
69
Gallimard, 1939.
70
Le Point du Jour, 1946.
71
Le Point du Jour, 1952.
72
Editions du Rocher, Monaco, 1956. Sur le frontispice figure la formule chimique de la mescaline (OC2-618)
reproduite par Michaux de : G. E. Morselli, « Contribution à la psychopatie de l’intoxication par la mescaline. Le
problème d’une schizophrénie expérimentale », cf. : L’Infini turbulent, p.820. C’est le seul livre de Michaux
accompagné par le « signe » du langage réel scientifique donnant une « représentation iconologique » (cf. F.
Dagognet, Ecriture et iconographie, pp. 93-148).
73
Cf. : P3, ch3, §2.

30
rééditions de ses livres. Elles portent souvent la marque « revue et corrigée », ce qui peut
prouver le travail ininterrompu de Michaux sur l’écriture. En outre, ces mêmes années, de
nouveaux livres sont parus : Façons d’endormi, Façon d’éveillé (1969), Moments. Traversées
du temps (1973).

Si nous observons les éditions de ses œuvres après 1972, nous pouvons constater un
rôle considérable de l’écriture poétique. Nous pouvons citer les livres où était gardé le
principe de parallélisme ou de dépendance génétique entre les textes et les dessins : En rêvant
à partir de peintures énigmatiques 1972 (texte sur le tableaux de Magritte) ; Essais
d’enfants…1973 (texte sur les dessins d’enfants), Idéogrammes en Chine 1975 (poème sur les
idéogrammes et les vrais idéogrammes), Les Ravagés 1976 (texte sur les dessins des
aliénés)74, Saisir 1979 (poème et dessins-signes), Comme un ensablement…1981 (textes et
gouaches), Par des traits 1984 (poème, dessins-signes et texte d’essai). A cette époque
Michaux réserve toujours une place importante à l’écriture et à la poésie.

Force est de constater qu’un grand nombre de textes de Michaux a été « engendré »
par les peintures et dessins (soit les siens, soit ceux des autres)75. La poésie est née souvent à
partir du plastique (représentant des « modes » symptomatiques de son écriture76). C’est alors,
dans certains cas, l’écriture (le procédé d’écrire, le langage des mots) qui suit la peinture (le
langage plastique).

Cette description sommaire du corpus de quelques livres de Michaux nous indique –


même au niveau chronologique – la logique presque inverse à celle défendue au début de ce
chapitre. Maintenant on peut dire que dans l’œuvre de Michaux a eu lieu la succession
peinture → poésie.

Nos questions posées au début de ce chapitre restent quand même à aborder. Mais
nous pouvons les reformuler de la manière suivante : dans quelle mesure la peinture sert-elle à
Michaux et lui permet-elle « retirer son être » du « piège » l’écriture ? La peinture est-elle

74
Les Ravagés, ainsi que les autres textes du période 1975-1981 : Coups d’arrêt, Quand tombent les toits, Jours
de silence, L’enfant-singe du Burundhi, La Messagère partie en avant, Mains élus, En route vers l’homme, ont
parus aussi dans le recueil 1981 Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions.
75
Cf. : P3, ch2, §4 et §5.
76
R. Bellour distingue quatre modes d’écriture sur la peinture chez Michaux : 1/ « narratif » (« mode de
l’accident et de l’événement »), 2/ « déductif » (« mode d’enchaînement logique et de l’argumentation »), 3/
« déscriptif-évocatif » (« mode de la vision, de l’impression, de la qualification ») et « invocatif » (mode qui
« touche un genre, la poésie »). Cf. : Notices, OC3-1614 et OC1-1051. En effet, les textes « engendrés » par la
peinture correspondent à certaines événements ponctuels quand Michaux « rencontre » la peinture ; la
construction de ces textes est fait comme chaîne des épisodes, des fragments écrits à la base des formes vues et
représentant les poèmes.

31
aussi une sorte de « piège » : Michaux veut-il se « retirer » dans la peinture ? Quel est le rôle
des « signes » dans sa démarche ?

Le passage entre la poésie et la peinture nous amène donc à la problématique du


langage et à ces deux côtés de l’expression, et à leur conflit, très personnel dans l’œuvre de
Michaux (conflit : langage partagé/langage non-partagé). Nous pouvons examiner ce conflit
plus précisément en analysant d’abord les rapports « moi »/« je », ensuite l’origine du
problème de la langue (langue verbale), ainsi que le problème de communication et
finalement le rôle de la peinture et du signe plastique pour Michaux.

§ 2. « Il n’est pas de moi » (Michaux)

Dans l’Introduction de la thèse présente nous avons remarqué que le problème d’auto-
reconnaissance du soi est un des plus significatifs pour l’œuvre de Michaux. Nous voulons
maintenant analyser un aspect particulier de ce problème dans le cadre des questions posées
dans le paragraphe précédent.

Examinons l’identification de Michaux dans ses textes et dans ses peintures, soit une
présence spécifique du « je » de l’auteur.

On peut dire que dans ses œuvres, il y a une certaine forme d’« éloignement » du soi.
Dans ses textes et dans ses peintures ou dessins, Michaux utilise quelques procédés verbaux et
graphiques caractéristiques pour montrer au lecteur (au spectateur) une distance de son « je ».
Nous examinerons le texte Qui il est, dans lequel nous pouvons suivre certains degrés de la
présence du « je » de l’auteur :

« QUI IL EST
Né le 24 mai 1889. Belge, de Paris. Aime les fugues. Matelot à 21 ans. Atlantique Nord et
Sud. Rapatrié malade.
Plus tard, voyages en Amazonie, en Equateur, aux Indes, en Chine.
Il est et se voudrait ailleurs, essentiellement ailleurs, autre.
Il l'imagine. Il faut bien qu'il l'imagine.
Ses livres: Qui je fus, Ecuador, Un barbare en Asie, Plume, La Nuit remue l'ont fait passer
pour poète.
Il peint depuis peu.
Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu'on puisse
faire.

32
Etrange décongestion, mise en sommeil d'une partie de soi, la parlante, l'écrivante (partie,
non, système de connextions plutôt). On change de gare de triage, quand on se met à peindre.
La fabrique à mots, mots-pensées, mots-images, mots-émotions disparaît, se noie
vertigineusement et si simplement. Elle n'y est plus. Le bourgeonnement s'arrête. Nuit. Mort
locale. Plus d'envie, d'appétit parleur. La partie de la tête qui s'y trouvait la plus intéressée, se
refroidit. C'est une expérience surprenante.
Etrange émotion aussi quand on retrouve le monde par une autre fenêtre. Comme un enfant il
faut apprendre à marcher. On ne sait rien.
Nouvelles difficultés. Nouvelles tentations.
Tout art a sa tentation propre, et ses cadeaux. Il n'y a qu'à laisser venir, laisser faire.
Michaux peint curieusement sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est sa boule
de cristal. Du noir seul il voit la vie sortir. Une vie toute inventée. / H. M. » 77

Dans ce texte on peut distinguer trois degrés d’éloignement du soi.

Le premier degré se présente par l’ignorance du « je » : ce pronom ne figure jamais,


tandis que c’est le texte essentiellement autobiographique.

Ici, la distance entre Michaux-auteur du texte et Michaux-personnage du texte n’est


pas très grande, car, en absence du pronom personnel, le « je » est présent quand même. On
peut nommer cette éloignement du soi : une distance courte.

Ainsi, le « je » de l’auteur est supposé par le style de la présentation : comme dans des
enquêtes officielles Michaux donne des renseignements sur sa personnalité. L’éloignement du
soi se passe quand même formellement : Michaux utilise des formes de tierce personne (« Qui
il est », « Il l'imagine », « Ses livres », « Il peint », [nous soulignons]). On peut dire que
grâce au style du texte, Michaux-personnage est multiplié : belge, matelot, malade, voyageur,
poète, peintre. L’autoreconnaissance du soi est réalisé par l’usage des formes elliptiques : le
texte presque entier est composé d’un type de phrases simplifiées (« Né », « Belge, de Paris »,
« Matelot à 21 ans », etc.).

Pour nous il est important que la distance courte du soi et les formes linguistiques lui
permettent de faire une certaine auto-analyse, un travail d’abstraction sur ce qu’il crée et
montrer au lecteur l’essentiel du « déplacement des activités créatrices », c’est-à-dire le

77
OC1-705. La phrase centrale de ce texte qui fait référence à la problématique du passage poésie↔peinture
chez Michaux montré dans le paragraphe précédent est : « Le déplacement des activités créatrices est un des plus
étranges voyages en soi qu'on puisse faire. » Une nuance qui s’ouvre : le « déplacement des activités créatrices »,
(le passage poésie↔peinture) est lié au premier tour à l’autoreconnaissance du soi (« voyage en soi »).

33
passage poète → peintre. Alors, ce petit texte nous révèle sa méthode d’écriture autocritique,
comme il est capable de l’effectuer, même avec des procédés très avares et banals (style
d’enquête).

Le deuxième degré d’éloignement du soi se porte à l’usage du nom personnel à la fin


du texte : « Michaux peint curieusement sur des fonds noirs ». C’est un exemple assez rare
que Michaux emploie dans ses textes : son nom propre. Cependant, Michaux cite parfois son
nom parmi les autres, ce qui nous donne à penser à une auto-reconnaissance du soi78.

Utilisant son nom dans cette phrase Michaux veut se distinguer de celui qui fait
quelque chose : qui peint. Nous pensons à un éloignement du soi puisque il y a la distance
auteur/personnage.

Comme le texte Qui il est représente une introduction pour le livre de Michaux
Peintures (où figurent quelques peintures sur le fond noir) on peut supposer que Michaux
évoque le noir au sens direct, c’est-à-dire au sens technique d’accomplissement de ses
peintures79. Alors, il se situe dans un lieu d’activité concrète, effectuant une identification du
soi dans le rôle du peintre.

Or, on ne peut pas oublier la dualité de sa pratique : pratique d’écriture et pratique


plastique. Il y a donc la distance écrivain/peintre.

Dans le texte Qui il est nous voyons l’éloignement du soi et l’identification du soi à la
fois (écrivain s’identifie comme peintre).

Il est rare que Michaux utilise ce fond noir pour son œuvre picturale. Quand il dit,
qu’il « peint sur le fond noir », il s’agit peut-être de quelque chose d’autre que la couleur de
fond de certaines de ses peintures (il ne s’agit pas de matière). C’est peut-être la peinture
même qui représente pour lui le fond noir au sens métaphorique : la peinture est le domaine
inconnu (nouveau) par rapport à l’écriture.

Michaux ne se sent pas poète, il se voit nommé poète : « Ses livres: Qui je fus,
Ecuador, Un barbare en Asie, Plume, La Nuit remue l'ont fait passer pour poète », mais peut-
être il ne se sent pas non plus le peintre. En refusant une partie du soi – celle « parlante » et
« écrivante » –, Michaux en effet veut trouver quelque chose qui est plus hermétique que la

78
Ainsi, dans le texte sur la littérature belge Lettre de Belgique, après la citation de plusieurs noms des poètes
belges, Michaux laisse parlant de lui quelques lignes, disant notamment : « A tort, comme poète, on a parfois
jugé Henry Michaux. » (OC1-54). Dans ce cas, on a l’impression qu’il a une doute de s’identifier comme
« poète » (« Poésie, s’il y a », ibidem), mais il se nomme plutôt comme essayiste (« Il est essayiste », ibidem).
79
Exemples : Les Emanglons, Couché, Prince de la Nuit, Dragon.

34
poésie. C’est-à-dire que dans la peinture il veut se cacher encore plus que dans la poésie
(partie « parlante » et « écrivante »). C’est ici que nous trouvons une difficulté, puisque
Michaux ne refuse quand même pas la partie de l’écrivain en lui.

Comme il y a l’expression : « le noir est sa boule de cristal »80, on peut supposer que la
peinture joue pour Michaux le rôle de cette « boule de cristal » : quelque chose d’hermétique,
qui n’est pas vraiment la peinture, mais quelque chose d’autre (méditation, domaine de
recherche, expérience).

Le troisième degré d’éloignement est marqué dans le texte Qui il est par la présence
des initiaux : « H.M. ». Force est de constater qu’il y a plusieurs variations (formes) des
signatures de Michaux dans les textes, dans les lettres, dans les dessins, dans les livres : Henri
Michaux, Henry Michaux, H. Michaux, Michaux, HM. Pour l’anagramme HM dans sa
peinture il existe parfois une variation de l’écriture de « H », forme à la fois du H et du X81.

Nous pensons que le cas de signature tel que nous pouvons le constater d’après ces
exemples, évoque un éloignement du soi car là il y a la pluralité d’identifications (pluralité du
« je »).

Cette multi-identification peut être illustrée par l’usage du pseudonyme et d’écriture


différente du prénom dans les textes de Michaux.

Ainsi, une note de Michaux nous fait penser au problème concernant sa recherche du
pseudonyme, le problème d’auto-reconnaissance du soi par rapport à son nom propre :

« 1924. <…> N’arrive pas à trouver un pseudonyme qui l’englobe, lui, ses tendances et ses
virtualités. Il continue à signer de son nom vulgaire, qu’il déteste, dont il a honte, pareil à une
étiquette qui porterait la mention « qualité inférieur ». Peut-être le garde-t-il par fidélité au
mécontentement et à l’insatisfaction. »82

80
On peut rappeler que Michaux considère l’œuvre d’art comme celle qui doit toujours garder son secret :
« L’œuvre doit rester le black box » (ER, OC3-575). Le « noir » de la peinture (son « fond noir ») obtient donc
une signification d’un secret qui est celui de l’action de peindre.
81
Une telle signature peut être nommée « fruste », cf. : classifications des signatures de B. Fraenkel, La
signature, p.156-157. Quand même la signature de Michaux (dans toutes ses variations) est peut-être un seul
signe lisible de Michaux (cf. J. Derrida, Marges de la philosophie, p.392 : « pour être lisible, une signature doit
avoir une forme répétable, itérable, imitable ; elle doit pouvoir se détacher de l’intention présente et singulière de
sa production »). C’est le cas contraire des signes idéographiques de Michaux (comme par exemple, de
Mouvements) qui peuvent être considérés comme pseudo-signatures de Michaux, car ils ne se répètent jamais
chez lui, mais qu’on utilise souvent dans les livres consacrés à son œuvre comme les plus identifiés de ses
signes.
82
Quelques renseignements... (OC1-CXXXII).

35
La deuxième phrase de ce passage illustre un certain refus du soi : « nom vulgaire »,
« il déteste », « il a honte ». Michaux n’est pas content de son nom propre et il veut trouver
quelque autre procédé de s’identifier.

On indique parfois qu’il existe un pseudonyme de Michaux : « Pâques-Vent ». Dans la


Bibliographie des écrivains français de Belgique (1972, vol.4, p.241) nous trouvons un article
concernant Michaux, où ce pseudonyme figure comme identifiant son œuvre poétique. En
effet, par exemple, le texte La marche dans le tunnel83 a été signé « Pâques-Vent »84.

Le personnage de Michaux Monsieur Plume donne aussi quelques idées de


pseudonyme. Ainsi, dans certaines lettres de correspondance avec des amis Michaux se
signe : « votre Plume »85. L’édition du 1943 Tu vas être père identifie le texte « D’un certain
Plume »86.

Quant au prénom, Michaux avait quatre prénoms : Henri, Eugène, Marie, Ghislain, les
trois derniers n’étaient presque jamais utilisés87. Avec le premier prénom se passent plusieurs
métamorphoses. Il semble important d’évoquer ici que souvent – à partir du premier texte Cas
de la folie circulaire (1922) - ses œuvres ont été signés « Henry » et non « Henri »88. Le
prénom « Henri » est apparu dans La Chaise (1924) et dans Le Fils du macrocéphale
[Portrait de A.] (1929) ; d’ailleurs Michaux lui-même écrit à Paulhan en 1930 en parlant du
texte Trois Nuits : « Oui, je reprends mon prénom véritable qui est Henri »89.

Nous pouvons dire que le motif d’auto-identification que nous avons observé dans
tous ces cas se caractérise par une complexité. D’une part, Michaux refuse son « je » (le « je »
de l’auteur, mais aussi le « je » personnel donné par les autres : par les parents). D’autre part,

83
« Confluences », n°17, fév. 1943, p.131 ; OC1-798, republié dans la revue « Lettres françaises » à Buenos
Aires (janvier 1944, p.1-14). Cf. : OC1-1334N [n°2].
84
Selon J.-P. Martin ce pseudonyme mime un nom de résistance. Cf. : « L’écriture de soi traversée par
l’Histoire : “Epreuves, Exorcismes” d’Henri Michaux », dans la Revue d’HISTOIRE LITTERAIRE de la France,
p.622. N.B. : Le texte d’invitation pour l’exposition à Paris 1938 (que nous avons évoqué dans le paragraphe
précédent) est signé : P.V. Nous faisons une supposition que le monogramme cache le pseudonyme de Michaux :
« Pâques-Vent », mais le style d’expression ne lui est pas habituel à lui et rappelle plutôt le style de la presse.
85
BIO-199.
86
Justification du tirage indique le nom de Plume. OC1-1318N. L’édition est anonyme, mais le personnage
Monsieur Plume est déjà connu avant comme celui de Michaux.
87
Sauf le prénom Ghislain, voir : OCI-1040N sur compte rendu signé « H.G.M. ». Cf. : Chronologie, OCI-
LXXVI.
88
Exemples de transcription « Henry » : Qui je fus (1927) ; dessin Hommage à Léon-Paul Fargue (1927) ;
Braakadbar (1927) ; Mes propriétés (1929), Repos dans le malheur (1930), Sang (1930), Dans la nuit (1930),
La jeunesse du Prince Bradamine (1931). Selon R. Bellour (OCI-1325N) le dernier texte de Michaux signé
« Henry » est Il y a (1945). Exemple curieu : le prénom « André » (Ph. Jaccottet, André [sic] Michaux en butte à
l’infini, dans « Gazette de Lausanne », n°89, p.10.
89
OC1-1249N. La parution du texte sur Plume est liée aussi au passage de « Henry » vers « Henri » (cf. Annexe
de la thèse).

36
il veut s’inscrire et s’expliquer réfléchissant sur sa pratique d’écriture et de la peinture.
Etudions cette complexité plus profondément.

a) La tension « moi »/ « je »

Dans la Postface de Plume Michaux écrit ceci :

« Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position
d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une
moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre. »90

Dans ce passage la tension « moi »/ « je »91 est remarquable.

Les trois premières phrases de ce passage sont construites sous forme impersonnelle.
Par ailleurs, il y a à chaque fois la négation du « moi », dont le sujet « moi » représente le
« je » de l’auteur. On peut dire que ces phrases veulent nous montrer un certain extrême de la
forme impersonnelle. Peut-être pouvons nous parler de la « non-personne »92 : le « je » est
absent selon la figure linguistique il n’est pas, renforcée ensuite par le refus du « moi ». Ainsi,
si nous nous arrêtons à lecture de ce passage, à la troisième phrase, nous pouvons supposer
qu’il n’y a plus de « moi », il ne s’agit plus de « moi », le « moi » est impossible.

Le placement du mot « moi » à la fin de trois premières phrases confirme l’extrême de


la forme impersonnelle au niveau logique : le mot « moi » joue le rôle du rythme répétitif
sonore semblable dans chaque phrase à un point d’affirmation radicale de la négation du « je »
de l’auteur.

Or, la quatrième phrase renverse cet effet. Ici, le mot « moi » figure de nouveau et en
autre qualité. Ainsi, au contraire des trois premières phrases, il n’y a pas de forme de
négation, ni de forme impersonnelle. Le mot « moi » est placé maintenant au début de la
phrase. Par ailleurs, il est imprimé en gros caractères : « MOI ». L’idée de la forme
impersonnelle du début de citation se casse : impersonnifié d’abord, le « je » de l’auteur
obtient maintenant une personnification suprêmement accentuée autant par la logique
changée, que par l’image graphique du mot « moi ».

90
OC1-663.
91
La question de rapports moi/je chez Michaux se pose souvent (cf. l’article de Ch. van Rogger-Andreucci,
« Les modalités du moi … », dans Henri Michaux : Plis et cris du lyrisme, p.51, dont il y a plusieurs références
dans les autres livres critiques concernant ce sujet).
92
Utilisant ce terme nous faisons la référence sur : E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p.251-
255.

37
Pour l’exemple choisi, le rôle du mot « moi » est remarquable du point de vue
typographique.

Ce mot peut même être considéré comme « graphisme » du texte de Postface de


Plume. Nous avons un certain nombre de configurations de ce mot : a) en caractères
minuscules ; b) en caractères minuscules italiques ; c) mot pris entre guillemets ; d) en
caractères majuscules italiques. Ces modes d’usage indiquent formellement la multiplicité du
« moi » (« je »).

On peut souligner que Michaux utilise le procédé de gros caractères pour le mot
« moi » encore une fois dans un paragraphe, quelques lignes plus haut dans le texte de
Postface de Plume :

« MOI se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente
d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ? »93.

Comme dans le cas étudié ci-dessus, ces trois phrases donnent l’impression de multi-
idéntification du soi, ainsi que l’impression du « moi » gigantesque : au minimum, c’est le
« deuxième moi » ; au maximum, c’est le moi-tout (« MOI se fait de tout »).

Pour cet exemple une nuance est importante : la forme positive « OUI » est attribuée à
ce qui est le « mien », tandis que la forme négative « NON » suppose ce qui n’est pas le
« mien » (le double de « moi », l’autre « moi »). La négation du soi que nous avons
remarquée chez Michaux correspond plutôt à une distinction, ce qui est autre dans le soi, et
non pas au refus de son « je ». La distinction, ce qui est autre dans le soi nous fait penser à
une forme d’autoanalyse critique que Michaux effectue toujours dans ses textes.
« Commenter » ce qu’il fait, (et non pas « décrire »), « s’expliquer » étant à distance de soi-
même, tel est semble-il la méthode propre d’écriture de Michaux (bien que c’est une écriture
proprement dite poétique, c’est une écriture qui correspond à la peinture94).

La tension « moi »/ « je » se dévoile au cours de tout le passage cité. Ainsi, la dernière


phrase dite : « Au nom de beaucoup je signe ce livre »95. Si au début du passage cité la forme
impersonnelle, ainsi que la forme de négation du « moi » font penser à un refus du « je » de
l’auteur, la fin du passage nous montre le cas inverse : le mode d’identification du soi. La
négation du « moi » ne prévient donc pas la disparition du « je » de l’auteur. La présence du

93
OC1-663.
94
Nous pensons que cette méthode d’« être à distance de soi » caractérise aussi la peinture de Michaux, si on
rappelle son concept de « fantomisme ».
95
Dans ce paragraphe nous soulignons.

38
« je » de l’auteur n’est pas affaiblie par les formules linguistiques de négation (ne pas). Au
contraire, on peut remarquer une tendance d’hyper-personnification du « je » de l’auteur.
Ainsi, déjà la première négation : « Il n’est pas un moi » donne une certaine supposition de
pluralité de moi : puisqu’il n’y a pas un « moi » il y a peut-être plusieurs « moi ». La
deuxième négation « Il n’est pas dix moi » renforce cette supposition : il y a peut-être plus que
dix « moi ». La suite du paragraphe nous donne à penser à une certaine dispersion du
« moi » : le « moi » se trouve « entre mille autres ». Enfin, les deux dernières phrases du
passage cité confirment cette pluralité de « moi » : le « moi » est multiplié à l’infini (« Une
moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre »).96

A cet exemple, nous pouvons parler de la présence d’un paradoxe : la non-


identification du soi (selon les formules impersonnelles et négatives) est liée à la multi-
identification du soi (selon la pluralité et la dispersion). Ainsi, dans un seul paragraphe nous
avons un accroissement du nombre de « moi » (un→dix→beaucoup). Finalement, on peut
imaginer le moi-foule et même le moi-mouvement, ce que représente l’image de hyper-moi
dispersé, dissolu97.

b) Le « il » et le « on » à la place du « je »

Michaux parle souvent de soi en utilisant la troisième personne. Ce deuxième cas est
lié profondément au premier (conflit « moi »/« je ») au sens du travail auto-analytique que
Michaux réalise dans son œuvre.

Ainsi, le prénom « il » à la place du « je » est très fréquent dans ses textes « mytho-
biographiques ». Nous pouvons évoquer ici quelques uns de ces textes : Le portrait de A. [Le
Fils du macrocéphale (Portrait) »] (1929), Qui il est (1939), Quelques renseignements sur
cinquante-neuf années d’existence (1958), Emergences-Résurgences (1972). La distance de

96
Parlant d’hyper-personnification on peut évoquer un autre exemple : « … Aqui el Señor M…, famoso escritor
frances… » (OC1-194), traduction : « Voici M. M…, le célèbre écrivain français » (OC1-1096). Selon le
contexte du livre Ecuador, d’où cette citation est prise, la signification d’abréviation « M… » est Michaux.
L’idée de liaison à l’hyper-personnification peut être esquissée de la façon suivante : Michaux n’évoque pas son
nom dans le texte, il ne donne que l’indice (« M… »), mais ensuite il utilise la formule hypertrophiée (« le
célèbre écrivain français », [nous soulignons]) au nom du tierce personnage du texte. L’élément petit devient
grand. Cf. : la « poétique du peu » (P2, ch2, §1).
97
Le hyper-moi dispersé est une image contraire de hyper-moi à laquelle Michaux parle dans son texte Signes,
réfléchissant sur la peinture Georges Mathieu : « Un autre peintre, lui, a commencé pratiquement par des signes.
Un par tableau. Tableau ? Signature ? D’emblée, il a compris ceci : le signe peut exprimer mieux que n’importe
quoi, le « MOI-JE » (OC2-431). Chez ce peintre le hyper-moi est plutôt gigantesque, ce qui est indiqué déjà par
les formats de ses tableaux. Pour nous il est important que Michaux utilise une forme typographique (les gros
caractères) pour marquer l’essentiel du présence du « je » de l’auteur chez G. Mathieu. Le mot « MOI-JE », le
seul imprimé en gros caractères dans l’article Signes, peut être considéré comme le graphisme de ce texte.

39
son « je » dans ce cas est donc assez explicative et définitive. Le « je » caché sous le « il »
biographique n’est pas très éloigné de la personnalité (du « je » de l’auteur).

Autrefois ce sont les textes poétiques, dont Michaux dialogue à son avant-je : on peut
penser notamment aux textes du livre Qui je fus (1923). L’éloignement du « je » donc peut
être plus grand que dans le cas du « il » biographique. Le personnage métaphorique Qui-je-
fus, mémoire du fœtus (« J’étais un fœtus »98), état imaginaire (« J’étais une parole qui tentait
d’avancer à la vitesse de la pensée »99).

Parfois, même, Michaux utilise le pronom « on », qui semble remplacer le « je »100.


C’est peut-être le cas le plus fort d’éloignement de soi-même. Le « on », semble-t-il, engloutit
tous les « je » possibles : le « je » devient presque « nous » (foule)101. Nous pouvons donc
faire, un parallèle avec la multiplication de « moi », que nous évoquée dans le paragraphe
précédent.

Le jeu des pronoms « il » et « on » à la place du « je » est remarquable aussi dans les


livres de Michaux qui jouent comme ses « journaux » de voyages réels ou imaginaires
(exemples : Ecuador, Ailleurs102). On ne peut pas oublier les livres mescaliniens comme
Misérable miracle, L’Infini turbulent, qui sont auto-expérimentaux et dont les liens entre le
« je » et le « il » ou le « on » sont montrés comme les plus subtils.

Ce qui est symptomatique de ce remplacement : Michaux se distingue, pour trouver


son ailleurs ; il voyage en soi ; il expérimente sur soi ; il refuse finalement quelque côté du soi
pour trouver un autre côté103. Ce désir de chercher son autre soi est ininterrompu : Michaux
ne reste pas très longtemps dans tel ou tel lieu trouvé ; cela confirme que Michaux ne fait
jamais le passage direct (il peut revenir à ce qu’il avait déjà pratiqué, ou, au contraire, il peut
essayer de trouver quelque chose inexistant, irréel grâce à telle ou telle activité choisie).

Son œuvre – au sens plus général – représente des formes des journaux des
expériences, où il existe Michaux-auteur et Michaux-personnage104. Dans ce sens : Michaux-

98
OC1-81.
99
OC1-82.
100
Cf. le poème La Ralentie (OC1-573).
101
R. Bellour propose une distinction : « je », « nous », « vous », « il », « on » (voir chapitre « La question de
l’être » dans : Henri Michaux ou Une mesure de l’être, p.85-106). Ces « personnes » peuvent êtres considérées
comme personnes-doubles.
102
Cf. : OC1-1075 et OC2-1039.
103
Cf. : « Il est et se voudrait ailleurs, essentiellement ailleurs, autre », (Qui il est, OC1-705).
104
On a quelques textes de Michaux, pour lesquels le terme « journal » figure quelque part. Nous marquons
ici quelques uns de ses « itinéraires » (expression de R. Barthes sur Michaux, cf. : R. Barthes, Œuvres complètes,
t.1, p.759):

40
auteur joue le rôle d’un scientifique (médecin ?105), tandis que Michaux-personnage est plutôt
l’objet d’expérience et de l’imagination. Ainsi, par exemple, ce schéma est illustré bien par les
livres et peintures mescaliniens de Michaux, dont il y a Michaux-expérimentateur et Michaux-
objet d’expérience (parfois même « victime » d’expérience106). Mais ce schéma, semble-t-il
fonctionne aussi pour toutes les œuvres poétiques et picturales de Michaux : c’est-à-dire, la
poésie et la peinture sont peut-être aussi pour lui les lieux de s’expérimenter.

C’est peut-être là, où on trouve une explication du problème d’éloignement du soi


dans toute sa complexité. Comme un expérimentateur d’états du soi Michaux est obliger de se
distinguer d’abord (de refuser son « je »), se multiplier (se disperser) ensuite, afin de se
rapprocher finalement.

Ainsi le livre Ecuador (1929) a le sous-titre : Journal de voyage [OC1-137]. Ce livre est dédié par Henri
Michaux à Alfredo Gangotena (voir la Notice, OC1-1086), ce qui donne une liaison intertextuelle importante
avec le livre Qui je fus, où figure le texte de Michaux L’étoile en bois dédié aussi à ce personnage (voir aussi
l’article de critique littéraire de Michaux : ABSENCE, par Alfredo Gangotena (chez l’auteur à Quito), « Page
d’un journal », dans « Les Cahiers du Sud », février 1934, n°159, p.158-161), ayant une épigraphe : « Pourquoi
pas un journal de l’impossible, du Jamais arrivé » (citation de Rivarol, voir : OC1-1062). La note faite par
Michaux dans la Préface d’Ecuador est remarquable : « Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal a
composé ce journal de voyage. Mais, au moment de signer, tout à coup pris de peur, il se jette la première
pierre. Voilà. /L’AUTEUR./1928. » (OC1-139). En étant toujours autocritique (« homme qui ne sait ni voyager
ni tenir un journal »), Michaux se jette par ce livre « la première pierre », comme s’il annonce sa première
tentative de composer un journal. Mais même que l’Ecuador porte le sous-titre « journal de voyage » (voir la
Notice, in OC1-1071), on parle parfois d’un « anti-journal de voyage » (cf. : J.-X. Ridon, Henri Michaux, J.M.G.
le Clézio, L’exil des mots, p.42) ce qui correspond à la formule de R. Barthes : « Je n’ai jamais tenu de journal »
(Œuvres complètes, t.3, p.1004).
Certains livres d’Henri Michaux sont aussi des voyages, mais dits imaginaires : Voyage en Grande
Garabagne ; Au pays de la Magie ; Ici, Poddema (du recueil Ailleurs). Ceux-ci se portent bien au style d’un
journal quasi-ethnographique : voir, par exemple, Introduction de Voyage en Grande Garabagne (1936), in
OC2-132. Cf. : les notes n°3 et 4 in OC2-1151, n°4 in OC2-1152 , consacrée au mot « journal » utilisé par
Michaux pour Passages, La nuit remue. Le fait que Michaux nomme ses textes « journaux » semble important :
ainsi pour le livre La Nuit remue (1935, Gallimard) existe un prière inséré par Michaux : « Ce livre n’a pas
d’unité extérieure. Il ne répond pas à un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, confessions,
mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un recueil, mais
plutôt un journal <…> » [Signé : H.M.] (OC1-1183), [nous soulignons].
Par ailleurs, le style des notes presque scientifiques dans les livres « de drogue » (Misérable miracle,
L’infini turbulent, Connaissances par les gouffres, Paix dans les brisements) est aussi du « journal », qui est
« journal d’expérience » proprement dit (voyage en soi), soit « personnelle épreuve » (OC2-767 : Postface de
Misérable Miracle).
Autre volume Quatre cents hommes en croix porte le sous-titre : Journal d’un dessinateur. Ceci est
significatif pour notre problématique à deux niveaux. D’une part, puisque ici le texte et les dessins composent un
espace visualisé. D’autre part, puisque cet ouvrage peut être considéré comme explicatif pour le travail et les
conceptions de Michaux-dessinateur. N.B. Force est de constater que en 1942 dans Les Cahiers du Sud (n°244,
mars, p.161-169) a été publié le texte Pages d’un journal (dans le dactylogramme du fond Bertelé : « Pages d’un
journal [dactyl.] de peintre [manuscrit] »), texte repris ensuite comme une partie du texte intitulé En pensant au
phénomène de la peinture.
105
On sait que Michaux a commencé à faire des études en sciences naturelles, et notamment en médecine
(voir p.ex.: Chronologie, dans Michaux, OC1-LXXIX). Chez Michaux on peut remarquer le jeu avec les thèmes
scientifiques (Notes de botanique [OC1-494], Notes de zoologie [OC1-488]) ou même parfois l’usage des termes
scientifiques – physiques, chimiques, médicaux (Mouvements [OC2-435], Misérable Miracle [OC2-619]).
106
On peut penser notamment aux « livres de drogues » de Michaux. Ainsi, dans L’Infini turbulent il parle d’un
effet « autohypnotisable », dont le sujet (le « moi ») devient la victime des images qui ont était forcées
initialement par le sujet (par le « moi »). (Cf. : OC2-904).

41
Nous proposons cette hypothèse de l’auto-rapprochement de manière générale, en
essayant de la prouver ensuite lors de notre recherche analytique.

§ 3. Michaux : « je tenais à sortir de la langue française »107

Pour trouver les sources du conflit susnommé comme celui du langage partagé et non
partagé, nous examinons maintenant le domaine verbal tel qu’il se dévoile selon certains faits
de la biographie de Michaux.

On peut dire que, dans son œuvre, Michaux a l’intention de refuser la langue
habituelle, quotidienne, pour rejeter ce que les autres veulent lui faire avaler depuis sa
naissance. Ainsi, dans une version inédite de son livre Emergences-Résurgences nous
trouvons le passage explicatif suivant :

« Et peut-être je tenais à sortir de la langue française, la [un mot illisible] qui me possède dont
j’ai eu trop depuis bien longtemps, l’impression d’être un des colonisés j’en avais lu d’autres
qui ressentaient ça. Je tenais aussi à sortir d’un certain temps où l’on avait inclus ou autrement
comme les autres à m’inclure. »108

Trois expressions de ce passage attirent notre attention : a) « sortir de la langue


française », b) « impression d’être un des colonisés », c) « sortir d’un certain temps ». Nous
examinons le contexte de ces expressions.

Déjà en enfance Michaux avait le choix de la langue pour s'exprimer et pour penser.
Comme nous le savons par certains documents, en enfance, Michaux a appris deux langues –
le Français et le Flamand :

« <...> le Flamand - Je l'appris il devint ma 2-e langue que je parlais comme le Français, sinon
mieux - oublié depuis mais je pense souvent "en flamand" ou du moins je ne pense pas
toujours directement en français. » 109

D’après cette citation nous constatons que Michaux était mal à l’aise avec le français,
qu’était pourtant sa langue habituelle, au détriment du flamand, langue qu’il dit oublié depuis.
La première est en quelque sorte la langue des autres. On peut supposer que ce défi-ci lui a
provoqué un certain état psychique d’anémie ; mais en même temps aussi un certain

107
ERi, OC3-664.
108
OC3-664.
109
« Lettre-mémo » de Michaux à R. Bertelé (OC1-995).

42
comportement de résistance, dont Michaux parle dans son texte mytho-autobiographique de
1958 Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence :

« 1900 à 1906. Bruxelles


<…> Résistance. / <…>Anémie. / Rêves, sans images, sans mots, immobile. »110
Nous voyons dans cet auto-graphème l’indication d’un symptôme pareil à une forme
d’autisme : « sans images, sans mots, immobile ». Nous appliquons ce symptôme en premier
lieu au verbal natal.

Mais force est de constater que la même réaction de refus avait eu lieu pour Michaux
face au dessin dans les années qui suivent :

« Bientôt quelques-uns se mettent à dessiner. Je demeurais penaud. Je ne les regardais pas. Je


ne regardais rien. Une panique sur place s’était saisie de moi, sans mots, sans gestes, sans
expression sans doute. »111

Il est significatif que la « panique » s’est emparée de Michaux au regard de


« quelques-uns » qui se mettaient à dessiner, c’est-à-dire le plastique a été d’abord pris par
Michaux comme le domaine des « autres » (de même que celui du verbal). Selon les phrases
citées, Michaux parle de sa rencontre avec la peinture utilisant les expressions de la
négation112. Comme dans le cas de sa rencontre avec les mots, devant la peinture Michaux se
trouve presque paralysé (« sans mots, sans gestes, sans expression »113). Cette négation peut
être considérée comme la première réaction personnelle psychique concernant le plastique,
identique à celle concernant les mots : leur acceptation a été refusée, ou plutôt : leur
acceptation ne pouvait pas être effectuée momentanément.

Prenant en compte cette ambivalence, nous pouvons continuer à analyser le problème


de la langue qui a influencé toute l’œuvre de Michaux.

Comme on a constaté : du côté du verbal il y avait pour Michaux une dualité de la


langue maternelle (le Français et le Flamand). Cette dualité ou la « présence de l’étranger au
cœur de la langue maternelle »114 l’a amené à une situation d'être (de se situer, de se sentir)
dans le champ entre deux langues. Ensuite une telle situation a été sentie par Michaux comme
« l’impression d’être un des colonisés » (ERi).

110
OC1, p.CXXIX.
111
ERi, OC3-661.
112
Dans ERi Michaux donne l’indice de sa « première rencontre avec le dessin ». C’était une
expérience échouée : « A l’âge de vingt-deux ans, dans une école d’officiers de réserve » (OC3-661).
113
Cf. : « sans images, sans gestes » (Quelques renseignements…).
114
J.-Cl. Mathieu, « Le nom de l’autre », Europe, 1986, p.98.

43
Dans la position intermédiaire (entre deux langues) il avait eu la troisième langue, le
latin :

« 1911-1914. <...> il s'intéresse au latin, belle langue, qui le sépare des autres, le transplante:
son premier départ. » 115

Pendant l’enfance donc, Michaux a eu la possibilité de trouver une alternative à la


langue des autres (« sortir de la langue française », [ERi]), soit de trouver une autre langue. Il
est remarquable que c’est le Latin (langue morte, donc, celle qui n’existe plus dans la
communication réelle) est indiqué par Michaux comme un moyen (au sens symbolique) de se
transposer (« premier départ ») vers un certain lieu imaginaire (lieu de soi-même), et même
« sortir d’un certain temps » (ERi).

Comme les capacités des langues vivantes ne sont pas suffisantes pour Michaux, il
compare les langues contemporaines et celles anciennes :

« Le français, l’anglais : langues adultes, peu manœuvrables, trop loin de leurs sources, de
leurs racines. Seuls le grec et le latin, toujours jeunes, racines apparentes, sont utilisés pour
former de nouveaux mots, mais ceux-ci francisés par leur seule terminaison font galimatias.
Quant aux néologismes créés uniquement à partir du français, ils sont plus pittoresques
qu’ouverts à une nouvelle direction de pensée. » 116

Ce qui intéresse Michaux dans le domaine de la langue (dans son expérience avec la
langue) c’est une transposition vers les « sources » et vers les « racines » des langues et non
pas vers les innovations « pittoresques ». On peut dire que c’est dans son verbal ainsi que
dans son plastique que Michaux a fait des tentatives pour effectuer cette transposition.

Esquissons ce qui ce passe dans le domaine verbal.

En formant les mots forgés, les néologismes117, Michaux avait l’intention de


surmonter l’immobilité de la langue. Dans les termes de René Bertelé, Michaux essaie de
faire une sorte d’« esperanto lyrique »118. Mais il rencontre un obstacle, puisqu’il voulait

115
OC1, p. CXXX.
116
Signes, OC2-430.
117
Nous reprenons ce thème des mots inventés de Michaux dans certains points de la thèse présente. Le Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (O. Ducrot & J.-M. Schaeffer, 1995) cite une phrase de H.
Michaux dans la rubrique Taxinomies (p.578) comme un exemple d’une des « figures de mots » : « Il le pratèle
et le libucque et lui baruffle les ouillais. » (voir un des premiers textes de Michaux, envahis de mots forgés : Le
Grand Combat, OC1-118).
118
R. Bertelé, Henri Michaux, Pierre Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », n°5, 1946, p.18 (cf. : OC1, 1157-
1166N). Michaux utilise le mot « ESPERANTO » dans un de ces premiers textes en 1922 Chronique de
l'aiguilleur, déjà s’interrogeant sur la question de la langue et du langage (OC1-13).

44
opérer la langue existante : « Je ne savais pas comme j’en étais loin, et que je devrais y
renoncer. Avec le seul vocabulaire, il y avait de quoi être débordé »119.

Alors, seul le domaine plastique pouvait lui servir.

Souvent Michaux crée les signes visuels qui jouent comme ceux qui rappellent une
écriture. Ainsi, dans l’édition de Plume de 1938, parmi les œuvres en préparation dans la
rubrique « du même auteur », on trouve annoncé : Rudiments d’une langue universelle
idéographique contenant 900 idéogrammes et une grammaire120. Mais, rêvant d’une
composition d’un système des signes graphiques Michaux n’y est jamais arrivé121. D’après la
conclusion que Michaux fait dans l’article Signes, la réalisation d’une telle langue ne pouvait
pas être effectuée dans la peinture :

« Il est étrange que ce soit en peinture que des signes apparaissent. Certes pas pour créer une
langue universelle et même on n’est pas sûr que ce soit tout à fait des signes. »122

On peut dire que le sentiment du défaut de la langue habituelle donne à Michaux une
inspiration de faire une langue inexistante, ce qu’on caractérise souvent comme un désir de la

119
Saisir, OC3-937.
120
Si marquer quelques exemples dans le contexte de l’époque :
Giorgio de Chirico, dans le Printemps (1914) « déroule un manuscrit couvert de signes qui font penser à
ceux des ‘Clavicules de Solomon’. Le fait que l’on y retrouve des vestiges de lettres occidentales, et la
disposition par lignes nous oblige à leur attribuer une lecture de droite à gauche. » (M. Butor, Les mots dans la
peinture, p.163).
Dans les années 1920-1930 Paul Valéry élabore un recueil de pièces de prose et de vers, qu’il intitule :
alphabet illustré et dont pour les lettres rédigées le texte s’est appliqué à une image graphique de lettrine et
même parfois à un dessin, composant un espace commun écrit-dessiné dans le Cahier ABC (cf. P. Valéry,
Alphabet, Ed. CNRS, 1999, p.86-87, « La page N »).
Max Ernst a essayé de faire une sorte d’« écriture personnelle » (cf., Tempel, E.W.L., « 65
Maximiliana », ou l’Exercice illégal de l’astronomie. Ecritures et eaux-fortes de Max Ernst pour commenter et
illustrer les données de Ernst Guillaume Tempel, Paris, « Le Degré quarante et un », 1964, in-fol. 42 cm., n.p., ill
en noir et coul., 75 ex. [BNF : RES G-V-383 (1)], imprimé en lettres capitales).
Wassily Kandinsky « rivalise souvent avec l’écriture, en particulier lorsqu’il dispose des signes formant
une famille à l’intérieur d’une région délimitée par un rectangle plus ou moins déformé. Dans « Succetion » de
1935, il nous montre 22 groupes principaux, accompagnés d’accents ou de ponctuations, sur quatre lignes
horizontales bien tracées. » (Ibidem, p.164).
André Masson compose un livre d’écriture Anatomy of my Universe et Métaphores (1942) comme une
sorte de « dictionnaire de ‘signes’ » : 72 feuillets qui comportent à la fois des figures et des inscriptions. Cf.
figures dans Ecritures III : Espaces de la lecture (actes du colloque de la Bibliothèque publique d’information et
du Centre d’étude de l’écriture, université Paris VII) 1988, p.264, 265, 268.
La « peinture de Miró est une écriture qu’il faut savoir déchiffrer, tout comme le chinois, dont on peut
découvrir le sens des 50000 caractères grâce aux 214 signes principaux. Mais ce déchiffrement peut paraître
parfois arbitraire ou ardu. » (R. Queneau, « Miró ou le poète préhistorique », dans Bâtons, chiffres et lettres,
p.311).
121
« J’ai rêvé un moment, sans obtenir de résultats sérieux, de chercher une langue universelle. J’ai essayé
d’inventer des caractères clairs pour tous sans passer par la parole. Mais rien n’est sorti… » (E’72, p.27).
122
OC2-430.

45
langue « universelle »123 : une sorte d’utopie personnelle (« je songe aussi à faire une
langue »124). Pourquoi donc, comprenant que c’est une utopie, Michaux continue-t-il toujours
à pratiquer les « signes » ?

Revenant à l’analyse que Michaux fait lui-même de la situation de la langue : le


français et l’anglais sont considérées par Michaux comme presque stagnantes, tandis que le
grec et le latin sont pour lui paradoxalement dynamiques (cf. : citation de l’article Signes ci-
dessus). Prenant l’importance des langues anciennes au premier degré par rapport à celles
contemporaines, Michaux indique que ces dernières posent des difficultés pour créer,
inventer : elles sont « peu manœuvrables ». Pour lui les langues anciennes sont plus riches,
plus créatives, plus poétiques. C’est comme s’il y trouvait une issue à son problème. Or, en
fait, par exemple, le latin n’était jamais pratiqué par Michaux, au sens vraiment d’une
alternative aux « langues adultes ». On ne trouve que parfois dans ses textes les expressions
ou mots latins (exemples : « continuum », OC3-546 [ER] ; « in statu nascendi », OC3-
601 [ER] ; « ad hominem », « vis a tergo » OC1-663). Auparavant – dans un de ses premiers
livres Qui je fus – Michaux compose un néologisme à partir de la racine latine numicus :
« supernumici »125. Ces cas sont assez rares, et ne nous permettent pas de dire que son
expérience de la poésie a été basée sur les langues qu’il nommait « jeunes ».

Mais on peut remarquer l’importance d’une sensibilité pour les langues anciennes dans
l’œuvre de Michaux, cette sensibilité qui l’amenait parfois aux réflexions sur un certain état
de préexistence des langues et qui lui donne une explication à : pourquoi se détourner de la
langue ? Nous citons Michaux :

« On ne rencontre pas de langues inachevées – à moitié faites, abandonnées à mi-parcours,


(ou bien avant). / Combien pourtant il a dû y en avoir, laissées en arrière, des avant-langues, à
jamais inconnues. Commencements d’on ne savait quoi encore, distractions d’un moment…
loisirs de la chasse pendant les heures d’attente, jeux quand les mondes comptables n’étaient
pas nés. » 126

Quand nous parlons dans notre thèse d’une utopie personnelle de Michaux (ou de son
langage utopique), nous pensons donc surtout à une recherche d’état de la langue qui est un

123
Michel Butor parle d’une tentative de Michaux de trouver « un autre médium pour se parcourir et projeter ses
fantômes intérieurs, mais aussi pour atteindre une certaine universalité » (voir son article « Le rêve d’une langue
universelle », dans Magazine littéraire, n°364, 1999, p.32).
124
Saisir, OC3-937.
125
Cf. : OC1-88 et OC1-1062N.
126
Des langues et des écritures/ Pourquoi l’envie de s’en détourner, dans Par des traits (OC3-1280).

46
état d’inachèvement, d’inconnaissance, où même un état rudimentaire. Dans ce sens, son
expression d’« avant-langues » est une des plus problématique.

On peut se demander si dans sa démarche personnelle (poétique et plastique) Michaux


approche lui-même d’un certain chemin vers la genèse de la langue (vers ce qu’on peut
nommer une « pré-langue » ou une « avant-langue ») ?

Pour s’approcher de la réponse de cette question, il faut préciser l’aspect particulier du


problème de la langue chez Michaux qui marque son œuvre : aspect de communication. Il
s’interroge ainsi : « Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ? »127

§ 4. Michaux : « …je ne comprenais pas les autres »

Michaux rêvait de trouver ou de fabriquer sa propre langue, ce qui s’inscrit dans le


cadre du problème de communication qu’il s’est posé de la manière suivante :

« Un problème majeur pour moi est là-dessous.


Enfant, je ne comprenais pas les autres. Et ils ne me comprenaient pas. Je les trouvais
absurdes. On était étranger. Depuis, ça s’est amélioré. Néanmoins, l’impression qu’on ne se
comprend pas réellement n’a pas disparu. Ah ! s’il y avait une langue universelle avec
laquelle on se comprît vraiment tous, hommes, chiens, enfants, et non pas un peu, non pas
avec réserve. Le désir, l’appel et le mirage d’une vraie langue directe subsistent en moi
malgré tout. »128

Une chose frappe d’emblée dans cette citation.

On peut remarquer que, indiquant le problème de communication (« je ne comprenais


pas les autres »/ « ils ne me comprenaient pas »), Michaux parle aux « autres » ce qui ne
concerne pas seulement les êtres humains (« hommes, chiens, enfants »). L’étrangeté donc
pour lui se manifeste surtout à la différenciation principale et, par conséquent, c’est celle-ci
qui crée la difficulté concernant le langage partagé. La recherche de Michaux qu’il effectue
dans son oeuvre s’explique bien par cette difficulté. Sa question est peut-être la suivante :
qu’est-ce que je comprends et comment je peux m’exprimer pour que les autres puissent me
comprendre ? Pour Michaux, le problème concerne donc l’insuffisance de la langue existante

127
Poteaux d’angle, OC3-1065. Nous considérons ce texte comme un des auto-réflexifs de Michaux. Ici le
« toi » à la place du « je » de l’auteur (cf. : la problématique abordée dans le paragraphe précédent de la présente
thèse).
128
Le rideau des rêves, OC3-459.

47
comme procédé de communication et la nécessité de trouver quelque clé de la compréhension
utile d’une part pour soi et d’autre part pour tous, soit une « langue universelle » : « Il
m’aurait fallu une langue où tout le monde enfin se comprît vraiment »129.

Il faut souligner que le désir d’une telle langue universelle existe déjà dans un des
premiers livres de Michaux Les Rêves et la Jambe, où il fait une comparaison entre l’époque
de Babel et « notre époque » de la manière suivante : « La spécialisation détruisit la tour de
Babel, chacun parlait une langue spéciale. / C’est notre époque. / Chimistes, financiers,
marins, industriels, chanoines, critiques d’art, philosophes, ont chacun leur argot. / Charabia !
/ Il n’y a plus que les va-nu-pieds pour se faire entendre de tout le monde »130. Force est de
constater que Michaux a étudié pendant sa vie plusieurs langues, notamment : l’Allemand, le
Vietnamien, l’Anglais, le Sanscrit131. L’intérêt de Michaux pour les différentes langues peut
nous donner un indice important pour une recherche des causes de son expérience sur la
création de sa propre langue.

Nous pouvons évoquer que, Michaux revient sur le sujet des langues de Babel dans
son article Signes (1954). Il parle de plusieurs domaines d’activités humaines (théâtre,
musique, science), disant que « la langue ne rend plus »132, que la société actuelle a besoin
d’une « langue nouvelle » et soulignant pour celle-là le rôle important peuvent jouer les
« signes » :

« Puisqu’il faut en ce temps d’ingénieurs une langue nouvelle, pourquoi pas une, qui serait
entièrement construite pour être un outil (et non à la fois flûte et outil) composé de signes, aux
ligatures polyvalentes permettant des superpositions précises et de vastes développements,
sans être encombrée de sens anciens. »133

L’usage de la notion « signes » dans cette phrase nous rappelle une approche (ou un
oint de vue) linguistique de Michaux. Il parle de la « nouvelle langue » comme un
« outil » « composé de signes » ; la « nouvelle langue » pour lui peut être « entièrement
construite ». La technique d’une telle langue construite peut être selon lui : les « ligatures
polyvalentes », les « superpositions précises », les « vastes développements ». On peut bien
supposer que ces expressions pouvaient bien être utilisées par un linguiste qui projette de
construire sa propre version d’organisation d’une langue, à la base notamment des signes. Or,

129
Ibidem, OC3-457.
130
OC1-18.
131
R. Bellour, Introduction, C1-XLVIII, note 5.
132
OC2-429.
133
OC2-430.

48
Michaux ne parle jamais de conception théorique linguistique, tandis que dans sa pratique
poétique il expérimente la langue à plusieurs niveaux (aux niveaux de la syntaxe, de la
grammaire, de la ponctuation). Par contre, ses « signes » n’entrent jamais dans des rapports
linguistiques.

On peut dire qu’il y a une ligne dominante dans les réflexions de Michaux : aucune
langue n’est complaisante (« Aucune langue ne satisfait tout le monde »134). La nostalgie
d’une langue parfaite explique les raisons d’expériences verbales que Michaux effectue lui-
même dans sa poésie, en essayant notamment de créer son propre « espéranto »135. Par ces
expériences il exprime une forme de regret de la langue perdue dans les époques anciennes et
non pas encore retrouvée dans l’époque contemporaine. Dans ce sens : ce que Michaux
appelle le désir d’« une vraie langue directe » (Le rideau des rêves), dévoile non pas
l’acceptation de ce qui existe déjà (langage partagé), mais l’auto-acceptation du soi grâce au
travail de création à partir de ce qui existe déjà.

Ainsi, nous nous interrogeons : dans la pratique poétique, tenant de créer sa propre
langue, dans quelle mesure Michaux peut-il échapper au langage partager ? Pourquoi
Michaux essuie-t-il souvent des défaites et dans quelle mesure ses tentatives sont-elles
réussies dans sa poésie ? 136

Posant ces questions, nous pensons à une phrase tout à fait métaphorique de Michaux
de 1938 : « Dans l’avalement des langues, toujours quelqu’un échoue »137.

Cette phrase nous montre deux plans du thème de la « langue » :

1° thème : thème corporel, physique. Selon le contenu du récit L’Hôte d’honneur du


Bren Club, il s’agit de la langue-organe, la langue-nourriture (« langue de mouton ») que
Monsieur Plume, personnage du texte, mangeait.

134
Poteaux d’angle, OC3-1104.
135
Michaux utilise le terme « espéranto » en 1922 dans Chronique de l'aiguilleur (OC1, p.9-15). En caractérisant
une des particularités de la poésie de Michaux, René Bertelé a proposé le premier l’expression : « esperanto
lyrique » (cf. : OC1, p.1157-1159N).
136
Est-ce que la recherche d’une alternative des mots dans la poésie n’est pas un échec pour Michaux ? Est-il un
de ceux qui refusent d’utiliser le langage comme instrument, partager la langue avec les autres ? Nous posons ces
questions pensant à un paradoxe exprimé par les linguistes : « La nature nous donne l’homme organisé pour le
langage articulé, mais sans langage articulé. » (R. Engler, Théorie et critique d’un principe saussurien :
l’arbitraire du signe, [thèse], Genève, 1962, p.5.). Notre hypothèse : toute œuvre de Michaux indique en effet,
qu’il ne s’agit pas de créer son système de la langue, mais plutôt d’arriver (revenir ?) à un état de cette « nature »
(état pure) de « l’homme organisé », c’est-à-dire à un état précédent. Exemple : balbutiement de la langue chez
Michaux (cf. : ch. P2, ch1, §4).
137
Un certain Plume, OC1-640.

49
2° thème : thème verbal. Indirectement cette phrase nous donne une piste pour
expliquer le problème du langage partagé.

Laissant en marge le premier plan (thème corporel), nous nous intéressons au


deuxième plan (thème verbal). Nous interprétons donc la phrase de Plume, la transposant sur
la vie de Michaux et sur la rupture évoquée ci-dessus : moi/ autres. Dans nos réflexions nous
partons du point de vue que les mots du langage partagé sont pour Michaux « avaleurs, “mot-
chacals“, qui résorbent tout dans leur sens, mot “goulus“ et “cupides“ »138. Pour Michaux il
existe une menace des mots existants, et par conséquent, son expérience poétique est un
« combat » contre cette menace, ce qui explique son comportement par rapport à la langue.
Ainsi, quelquefois il pose la question : « Langues d’opposition, pourquoi pas ? »139. Cette
question semble-t-il exprime sa propre position de résistance et sa propre recherche sur la
langue inexistante, ces deux rudiments qui ont lieu dans sa poésie140.

Dans notre thèse nous passons de l’hypothèse que l’expérience de Michaux telle
qu’elle a été faite dans sa poésie démontre finalement en quelque sorte une tentative
personnelle de sortir de la langue comme système, la langue des autres et pas simplement une
recherche d’universalité de la langue (« espéranto lyrique »). Par cette hypothèse, nous
marquons la problématique principale de la thèse formulée à l’Introduction comme le conflit
d’individu/société. Michaux a-t-il suffisamment exploré, pour se permettre de sortir en tant
qu’individu, du langage partager ? 141

Une question appliquée à l’hypothèse indiquée ci-dessus se pose, vue de la dualité de


l’œuvre de Michaux : peut-on considérer la peinture comme langage spécifique pictural chez
Michaux ? Dans quelle mesure s’agit-il d’un procédé de langage spécifique pictural comme
alternatif au langage verbal ?

138
Cf. : J.-Cl. Mathieu, « Avaler la langue, dilater la pupille. », dans Passages et langages de Henri Michaux,
p.137.
139
Poteaux d’angle, OC3-1105, cf. : OC3-1081.
140
Nous pensons ici encore une fois aux « modes d’écritures » chez Michaux et notamment au mode
« invocatif » déjà évoqué dans le paragraphe précédent (R. Bellour, OC1-1051N) : « L’invocatif se reconnaît
ainsi à trois grands traits. Le premier montre un assouplissement et une réduction des normes syntaxiques au
profit d’effets de montage, d’ellipse, de juxtaposition. Le second, plus fondamental, touche à l’instance du
rythme : que ce soit dans la recherche du vers et la liberté d’une prosodie qui tranche sur la prose, ou dans le
travail plus verbal de l’allitération, ou celui, fréquent, protéiforme, de la répétition. Plus singulier, le troisième
trait découle d’une concentration sur le mot même : il cerne l’invention d’une « langue », comme par extension
de la force pure du rythme, par association, dérivation, dérive et martèlement. »
141
Michaux nous incite à annoncer l’existence du conflit entre l’individu et la société : « L’être d’aujourd’hui est
mécontent de sa langue… En dehors des signes de signalisation il y aura bientôt cinq cents signes qui seront
nécessaires dans le monde actuel. Il existe actuellement un problème du signal et du signal non verbalisable qui
est essentiel. Le graphisme qui a tant de rapports avec l’homme deviendra de plus en plus riche, de plus en plus
précis. » (E’72, p.31)

50
Il faut dire qu’une telle question est extrême, parce qu’elle suppose la rupture évidente
et définitive entre deux champs de procédés, tandis que selon notre point de vue : dans
l’œuvre de Michaux il s’agit plutôt d’un parallèle entre le verbal et le plastique. Par ailleurs,
on ne peut pas confirmer que dans son œuvre, Michaux a exploré deux pratiques (pratique
d’écriture et pratique plastique) comme deux différents et réels « systèmes » d’expression.
Pour lui il ne s’agit pas de deux systèmes, mais il s’agit plutôt de « deux modes différents
d’occupation de l’espace »142. Nous considérons comme « espace » un certain support, où se
passe diverses rencontres entre l’écriture et la peinture de Michaux.

Ainsi, par exemple, une page du livre (ou du manuscrit) peut être considérée comme
support, où les mots sont à la fois écrits et dessinés (Misérable Miracle, Quatre cent hommes
en croix). Par ailleurs, l’univers du livre représente un support, où le texte se coordonne aux
dessins, aux signes (Saisir, Par des traits). Finalement, souvent les dessins (les tableaux)
donnent à penser à des compositions plastiques de l’écriture (dessins de Mouvements, dessins
mescaliniens, série de l’« écriture horizontale »).

C’est ici que nous nous approchons de la question des « signes » de Michaux, dont la
présence est très forte dans ses dessins et ses tableaux.

Comme nous avons remarqué les œuvres plastiques de Michaux ne représentent pas
un système réel de signes. La pratique plastique joue pour Michaux quelque autre rôle que de
s’exprimer.

Ainsi, dans l’entretien 1972, Michaux explore l’idée suivante :

« … c’est mon être que la peinture a modifié <…> Avec la peinture je me suis refait une vie
<....> Elle me permet de comprendre ce que je n’avais pas compris. Dans la mesure où un
homme doit renverser sa vie pour la retrouver, il doit en accepter les avantages et les
inconvénients parce que c’est une deuxième vie, une vie à laquelle la première ne le préparait
pas… »143

Si nous suivons la logique du parallèle poète ═ peintre, nous pouvons dire que la
peinture est une « deuxième vie » et même « avantage » par rapport à l’écriture : donc un des
procédés pour l’individu de s’échouer de ce qui est habituel pour les autres (pour la société),
c’est-à-dire de ce qui qu’on partage. Alors, dans ce sens, la peinture (ou plus précisément : la

142
J. Burgos, Michaux ou le plaisir du signe, p.211.
143
E’72, p.33.

51
pratique plastique de Michaux) est inscrite dans le contexte du problème de rupture langage
partagé/ langage non-partagé.

Les phrases citées nous confirment que la peinture joue pour Michaux un rôle surtout
existentiel. C’est un certain procédé de s’accepter soi-même, peut-être autrement que par le
verbal. La peinture lui permet donc de renaître, de modifier son être, de refaire, renverser et
retrouver sa vie autrement. Pour nous cet aspect de particularité de la peinture : sa vitalité et
sa nécessité pour Michaux, est un des plus difficiles à aborder pour effectuer de la manière la
plus correcte qui soit.

§ 5. Michaux : « Mais étaient-ce des signes ? »

Examinant quelques aspects principaux de la dualité de la pratique de Michaux


(pratique d’écriture et pratique plastique), notamment le passage poésie/peinture, la présence
de la figure de l’auteur, le problème de la langue nous avons été obligé d’aborder le domaine
pragmatique : la communication.

Revenons à l’interrogation posée dans le paragraphe précédent : les procédés du


domaine plastique de l’œuvre de Michaux servent-ils pour la communication avec les autres ?
Nous pouvons formuler cette question autrement : les procédés du domaine plastique, les
« signes », comment peuvent-ils servir pour la communication avec les autres ainsi qu’avec le
soi-même ?144

Dans la version inédite d’Emergences-Résurgences Michaux évoque plusieurs de ses


approches aux signes, parlant de genèse de sa pratique plastique : « De temps à autre, je
revenais aux signes »145. Selon le contenu du texte qui suit cette phrase, on peut comprendre
que l’expérience des signes est assez privilégiée pour Michaux lors de son activité créative de
peintre. Or, une de ses phrases constitue un obstacle pour trouver la clé de sa propre notion de
signe plastique :

« Le changement vint d’un autre côté, un jour, par éclatement d’un signe (ou d’une figure) qui
se trouva n’être plus représentatif d’un être, ou mieux d’un mode d’être, mais d’un geste, d’un
emportement, d’une irruption intérieure. »146

144
Le sujet de thèse est : Michaux, ayant une rupture « moi »/« je », cherche surtout à communiquer avec lui-
même. Cf. : « Tu n’es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer. » (Poteaux
d’angle, OC3-1065).
145
ERi, OC3-678, cf. aussi : à partir des mots : « Signes revenus… », ibidem, OC3-580.
146
Ibidem, OC3-679.

52
Au début de ce fragment du texte nous avons deux termes différents, chacun des deux
présumant une pluralité de significations : « signe »/ « figure ». Par contre, leur divergence est
postulée comme identification selon la construction de la phrase : le mot « figure » est mis
entre parenthèses après le mot « signe », ce qui induit une équivalence entre eux. Il est
important que ces deux mots soient pris par Michaux dans un sens qui lui est propre. On peut
supposer que c’est le sens de son travail pictural, car souvent dans ses tableaux, on peut voir
des images plastiques (silhouettes) qui sont également des figures et des signes (visages, têtes,
masques).

Ensuite, dans le fragment cité, Michaux explique que pour lui le signe (figure) ne se
dirige pas vers le représentant d’un « être » (ni vers le représentant d’un « mode d’être »),
mais vers autre chose147. C’est ainsi que Michaux cherche à évoquer son chemin de recherche
concernant les signes plastiques. Pour lui, le signe (figure) est plutôt un « geste », un
« emportement », une « irruption intérieure ».

Ces définitions sont assez équivoques. Ce sont des expressions, qui portent un grand
nombre de significations : la notion de « geste » peut supposer une multi-signification de
plusieurs gestes soit physiques (visibles), soit sensibles (invisibles) ; la notion
« emportement » évoque plutôt le domaine du comportement psychique ; l’expression
« irruption intérieure » peut être interprétée à plusieurs degrés (métaphorique, psychique,
etc.). Les précisions que Michaux nous donne n’indiquent pas vraiment de précisions ; elles
sont insuffisantes pour définir ses signes plastiques.

En outre, quelques lignes plus loin, continuant à parler de ses tentatives de pratiquer
les signes (mais déjà de leur communication), Michaux nous dit :

« Cette libération libéra, quand j’y revins, les signes, leurs rapports les uns avec les autres.
Les élans, les courses allant naître, puis des foules, des foules en mouvements. Là encore ce
ne fut que beaucoup plus tard. / Mon piège à prendre des formes était encore petit et
malhabile. »148

Selon cette citation, nous avons une concentration de plusieurs formulations


(énonciations), mises en chaîne pour éclaircir ces « signes » : « élans », « courses allant
naître », « foules en mouvements ». Or, cette chaîne nous propose également une division
irréductible (ces signes sont-ils : actions ? mouvements ? impulsions de mouvements ?)

147
Comme dans l’exemple précédent : « Signes <…> pour autre chose ».
148
ERi, OC3-679.

53
De plus, si on compare ce fragment du texte avec le précédent, où il y avait une
équivalence entre « signe » et « figure », on peut déceler maintenant une autre équivalence :
entre « signes » et « formes » (ce qui suppose encore un élargissement du domaine des
« signes »). A ce point, il est presque impossible de définir les limites des signes plastiques
propres à Michaux.

Essayons quand même de regrouper les « signes » de Michaux. Adressons-nous à sa


peinture, dans laquelle nous pouvons évoquer une certaine présence de signes visuels.

a) Territoire de signes « préliminaires ».

Les « signes » apparaissent dès les premiers dessins de Michaux, ils sont faits à la
plume, ils sont représentés par des formes de lignes et de traits. Déjà en 1927 quelques petites
unités graphiques figurent dans Alphabet et Narration, composant une visualité de pages de
l’écriture, mais l’écriture sans aucune signification (quasi-écriture). Dans les années 1943-
1944 nous trouvons aussi des petites séquences graphiques dans les encres de Chine, qui
rappellent l’ordre visuel de tableaux des signes d’écriture149.

b) Territoire de mouvements peints.

En 1950 Michaux commence ses mouvements peints, qu’il nomme les « compositions
d’idéogrammes ». Les configurations de ces formes plastiques (taches et traits) nous
rappellent les signes. Cette pratique continue pendant plus de 30 ans : les signes-taches noirs
figurent dans les livres Par la voie des rythmes (1974), Saisir (1979), Par des traits (1984),
ainsi que dans plusieurs peintures à l’encre de Chine des années 1958-1975150.

c) Territoire de quasi-écriture.

Dans la série de gravures de 1967 Parcours nous trouvons soit des pages pleines des
unités graphiques séparées, soit des pages pleines de strophes de la quasi-écriture151.
L’important est l’horizontalité de ces strophes : les signes entrent dans un ordre qui
correspond à celui d’une écriture (qui est dans ce cas une écriture irréelle, imaginaire,
« phrases intérieures », « phrases sans mots »152). L’ordre d’horizontalité se présente aussi

149
AP, p.27, 87 et 90. Cf. : « L’emploi des représentations figuratives sous formes de séquences a reçu le nom
d’écriture en image. » (J. Goody, Entre l’oralité et l’écriture, p.26).
150
AP, p.190-202.
151
OC3, p.433-444.
152
Cf. : OC3-432 (préface de René Bertelé sur Parcours).

54
dans le livre et dans un grand nombre de peintures à l’encre de Chine des années 1961-1962 et
des gouaches de 1966-1967153.

Dans ces territoires, les mouvements peints occupent la place la plus centrale dans son
œuvre et peuvent nous permettre de nous approcher à la notion de « signes » chez Michaux.

Nous prenons la citation du texte Signes :

« Il faut maintenant que je parle de mes signes. <…> / <…> Mais étaient-ce des signes ?
C’étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n’avons pas de membres
mais des envies de membres, des tensions, des élans et tout cela en cordes vivantes, jamais
épaisses, jamais grosses de chair ou fermées de peau. »

Au début de ce fragment Michaux nomme ses images : « signes ». Il dit : « Il faut


maintenant que je parle de mes signes » (nous soulignons). Pourquoi ? Tout d’abord, on peut
dire qu’il suit l’opinion des autres.

Nous trouvons la preuve dans le texte de 1957 Vitesse et Tempo (Dessiner


l’écoulement du temps) :

« Intrigué, on regardait mes pages en me demandant quel genre d’« art » c’était là. Je les
déchirai. On m’avait trop fait douter de leur communicabilité. Quelques personnes s’étaient
dans cette écriture intéressées à des groupes de traits par-ci par-là, à de petits carrefours de
l’impressionnabilité et de l’événement, qu’ils appelaient signes, me poussant même à en faire
une sorte de dictionnaire »154.

Pour Michaux donc, ce qu’il fait est appelé « signes » par les autres. Ce sont donc
« quelques personnes » (où « ils ») qui « appelaient » ce qu’il fait « signes ». Quant à lui, il
donne ses propres définitions à ses productions : « écriture », « groupes de traits », « petits
carrefours de l’impressionnabilité ». On peut interpréter ces expressions comme voulant dire :
ce sont les entités dessinées, des entités qui obtiennent certaines silhouettes graphiques
concrètes (« carrefours »). Mais pour le lecteur, ces entités restent abstraites : en s’appuyant
sur ce que Michaux dit nous ne pouvons pas les imaginer de façon exacte sans observer les
« pages » de « signes ».

On peut constater que, réfléchissant à son œuvre, Michaux est plutôt autocritique. Il
met en doute non seulement la définition de « signes » par rapport à ce qu’il fait, mais aussi la
présence d’un quelque « genre d’art » pour sa production.
153
AP, p.208-221, cf. aussi le livre Comme en ensablement... (1981), OC3-1153, 1154.
154
OC2-372.

55
En effet, sur la question : « Mais étaient-ce des signes ? » (Signes) Michaux répond :
non. Il en donne tout de même la concrétisation, mais il la donne à sa propre manière :
Michaux parle en premier lieu de « gestes » et cette fois-ci il parle de « gestes intérieurs ».
Nous arrivons alors, au chaînon : SIGNES-GESTES (Michaux nous y amène), mais le
problème demeure, car il y a l’expression « gestes intérieurs ». Nous n’avons pas de critères
(nos critères) pour les définir (pour définir les gestes intérieurs de Michaux). Les « gestes »
sont presque rangés par Michaux dans le domaine des intuitions, qui n’ont pas de
spécifications.

Ayant l’idée de composer les signes graphiques dans sa propre pratique, Michaux se
propose d’inviter les signes d’écriture mais ceux-ci ne sont pas du mode de fonctionnement
linguistique155. Chez Michaux il s’agit de signe pictural (signe qui a un grand part dans la
réalisation picturale, dont l’importance est le « geste » plastique, une sorte de picturalité)156.
On peut dire que la nature des signes chez Michaux est purement picturale157.

On peut dire alors, que les « signes » (qui sont pour Michaux les signes entre
guillemets) ou les entités visuelles (« groupes de traits ») servent pour Michaux à montrer tout
ce qui est sensible pour lui : toutes formes de mouvements (réels, irréels, imaginaires) ainsi
que de gestes (visibles, invisibles, intérieurs). Or, le phénomène que nous voulons étudier
n’est pas inscrit seulement dans cette individualité des signes-gestes de Michaux. Le
phénomène est : comment Michaux, avec ses propres « signes » (« gestes », « mouvements »)
nous amène-t-il à nos « signes » (« gestes », « mouvements ») ?

Autrement dit, nous nous approchons du sens inverse du conflit individu/société


marqué dans l’Introduction de la thèse. Etant dans le monde des signes, Michaux crée son
propre monde de signes. Dans cette création, il s’adresse à l’observateur de ces signes. Nous
nous interrogeons pour savoir comment l’observateur (récepteur, lecteur) revient à lui-même
grâce aux signes de Michaux.

155
Pour les linguistes : « La langue est un système de signes exprimant des idées et par là, comparable à
l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires,
etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes.» (F. de Saussure, Cours de linguistique générale,
chapitre III [72], p.33)
156
On peut suivre la distinction fonctionnelle de trois « familles de signes plastiques : les couleurs, les formes et
les textures » (cf. Groupe µ, Traité du signe visuel, ch. V, p.186-252).
157
Parlant de la nature picturale de signes chez Michaux nous pensons à la catégorie du figuratif : ce que
Michaux emprunte notamment aux pictogrammes (cf. : P1, ch2, §1).

56
Restant autocritique, Michaux nomme son œuvre « mes pages », refusant presque par
cette définition la fonction esthétique et l’intentionnalité158 de son œuvre comme œuvre d’art.
N’étant pas satisfait à la « communicabilité » de ses « pages », Michaux déchire certaines
(« Je les déchirai »). Cette action confirme le doute de Michaux sur son œuvre en tant que
l’artefact, ce qui est très symptomatique pour lui (par exemples, selon des témoignages, il
déchirait un grand nombre de ses manuscrits et il était toujours prêt à déchirer ses dessins, si
ceux-ci ne correspondaient pas à une satisfaction159).

Une certaine contradiction vient de la dernière phrase du passage cité de Vitesse et


Tempo. Peut-être c’est le point important pour comprendre d’où vient la rupture entre ce qu’il
fait et ce que les autres disent de ce qu’il fait.

Ainsi, tout le passage cité, et, notamment la phrase « Ils ne s’intéressaient toujours pas
au déroulement », nous indique un regret de Michaux sur ce que intéresse les autres pour ce
qu’il produit. Quand les autres parlent de « genre », ils veulent inscrire ce qu’il fait dans une
sorte de classement de l’art. Quand ils donnent la définition « signes », ils veulent trouver
quelque chose déjà connu. Mais ils ne s’intéressent ni au processus de création, ni au
processus de rapports entre les entités qu’ils observent. Tandis que pour Michaux ces deux
processus sont les plus importants et c’est pourquoi il s’explique toujours sur le
« déroulement ».

Peut-être pouvons nous donc parler d’une interruption du processus de communication


Michaux/ ses spectateurs. Ainsi, si nous prenons le schéma simplifié de la communication :
« source – émetteur – canal – message – destinataire »160, nous pouvons y suivre la rupture.

Les « pages » peuvent être considérées comme source. Ces pages, nous ne les avons
pas dans le corpus de mouvements peints, celles-ci les précèdent et Michaux les nomme une
« écriture » faite par « la plume fine ». Cela pose déjà le problème, car cette « écriture » nous

158
La terminologie cf. : G. Genette, L’Œuvre de l’art, p.10 : « une œuvre d’art est un objet esthétique
intentionnel », « une œuvre d’art est un artefact (ou produit humain) à fonction esthétique ».
159
Ainsi, selon le témoin, dans les années 1980 Michaux a détruit dans la machine une centaine de pages de ses
manuscrits sous les yeux d’Yves Peyré. A la même époque, passant à Vadim Kozovoï une cinquantaine de
dessins sur le recueil Hors de la colline, en disant qu’« ils ne sont pas bons » et « il faudrait plutôt les déchirer ».
Cf. aussi : « Je couvrais de dessins des feuilles de papier. Puis je les déchirais. J’en refaisais. Je les déchirais
encore. Je les déchirais. Conserver est vite agaçant. / Mon plaisir était de faire venir, de faire apparaître, puis
faire disparaître. » (ERi, OC3-670). Ce fragment ouvre un aspect au regard du mot « déchirer » et de cette action
chez Michaux : « déchirer » pour revenir encore une fois et trouver une autre forme de dessin (action cyclique),
mais aussi : « déchirer » pour effectuer une apparition-disparition (méthode propre à Michaux).
160
Cf. : U. Eco, Le Signe, chapitre 1, p.31.

57
ne pouvons que l’imaginer, les mouvements peints ne sont pas accompagnés par ses signes
préliminaires161.

Parlant de l’aspect diachronique de Mouvements dans l’Introduction de la thèse


présente nous avons indiqué que la présence des entités visuelles (« signes ») peut être
remarquée déjà dans les premiers dessins de Michaux. Dans les années 1943-44 il y a aussi
certains dessins à la plume qui représentent des « signes » préliminaires, précédents des
mouvements peints. On peut supposer que dans Vitesse et Tempo Michaux parle de « pages »
qui ressemblent à ces exemples (« Intrigué, on regardait mes pages en me demandant quel
genre d’ “art“ c’était là. Je les déchirai. », ibidem).

Au niveau de la source, il y a aussi le changement de l’outil (plume → pinceau) et de


la forme de présentation (dimension petite → dimension grande) ce qui est une difficulté pour
définir la chaîne de communication : chez Michaux il y a toujours quelque chose qui est avant
le résultat visible. Pour Michaux lui-même il y avait aussi une difficulté à ce niveau de
source, parce qu’il dit qu’il avait l’envie de montrer plutôt l’impossibilité de la
démarche d’agrandissement des « signes » dits préliminaires :

« Un jour, un éditeur, qui en aurait voulu reproduire quelques-uns pour un certains charme
qu’il y trouvait, me dit : “Vous n’avez qu’à les faire plus grands.“/ Fâché – car peut-on
agrandir une écriture ? – j’empoigne un pinceau (qui va remplacer la plume fine) pour tout de
suite démontrer impossible la scandaleuse opération. »162

Si nous continuons à analyser le processus de communication selon le schéma


simplifié, nous pouvons bien dire que l’émetteur est Michaux, celui qui produit des « signes »,
et, le canal de transmission de ces « signes » est visuel. Le destinataire peut être
identifié comme « quelques personnes ». Ainsi, Michaux explique : « Mon film à moi <…>
qu’on pouvait voir, qu’il me semblait qu’on aurait dû voir, mais qu’à vrai dire presque
personne ne voyait »163. Le nombre de destinataires est diminué presque à zéro (« presque
personne »). Si on concrétise : René Bertelé, éditeur du livre Mouvements, était cette
personne164.

Or, ce que Michaux nous dit sur ses mouvements peints : ce sont les signes qui ne se
communiquent jamais sur les pages : « Dans de centaines de pages, un à un, comme énuméré

161
Cf. : Dossier « Mouvements » dans : P3, ch1.
162
Vitesse et Tempo, OC2-372.
163
Ibidem, OC2-371.
164
Cf. : OC2-1195.

58
(quatre ou cinq par feuille, chacun à part dans une invisible niche, sans communiquer l’un
avec l’autre) »165. Si nous revenons au sens linguistique de « signes », nous pouvons constater
donc, que les « signes » de Michaux ne s’organisent pas à en langage. Pour ces « signes » il
n’y a pas d’objectif pour construire un vrai message : ses signes ne servent pas pour dire ou
indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également. Ils ne
peuvent pas être considérés comme les signes pragmatiques ; ils ne servent pas à la
communication, comme on le comprend au XXème siècle.

Mais le schéma de communication que nous avons analysé au regard de l’œuvre de


Michaux n’est qu’une simplification. Les « signes » de Michaux se trouvent dans le domaine
plastique, où leur fonctionnement communicatif n’est pas la condition nécessaire. C’est
pourquoi, il faut plutôt utiliser le terme quasi-signes, et non pas le terme « signes ».

Nous montrerons les raisons d’une telle terminologie dans les chapitres suivants
examinant trois notions importantes qui touchent à la fois le domaine plastique et
linguistique : « pictogrammes », « idéogrammes » et « alphabets ».

165
ER, OC3-580, (nous soulignons).

59
DEUXIEME CHAPITRE. Narrations et Alphabets de Michaux : signes d’une pré-
écriture ?

§ 1. Michaux : « Faute de mieux, je trace des sortes de pictogrammes, plutôt de trajets


pictographiés, mais sans règles »

Comme nous avons parlé de l’existence de certains « signes » plastiques chez


Michaux, essayons de les corréler aux termes utilisés dans le domaine d’étude de l’écriture.
Notre question est : dans quelle mesure les « signes » de Michaux correspondent à l’essentiel
des signes d’écriture ? Examinons d’abord le champ des unités graphiques de l’œuvre de
Michaux que nous appelons : ses signes préliminaires (quasi-signes préliminaires).

Parfois on nomme certains traits de Michaux : les pictogrammes166. Y a-t-il des raisons
pour utiliser ce terme ? Michaux lui-même dit, notamment dans son livre Emergences-
Résurgences 1972, évoque le début de sa pratique plastique : « Faute de mieux, je trace des
sortes de pictogrammes, plutôt de trajets pictographiés, mais sans règles »167. D’après ces
mots, on peut supposer que le terme « pictogrammes » a été utilisé à la manière
conventionnelle. Dans la phrase citée, cette notion n’est pas mise par Michaux au sens réel :
Michaux ne voulait pas utiliser les vrais pictogrammes inventés par les civilisations humaines.
C’est pourquoi, il parle de « sortes de pictogrammes », c’est-à-dire : de quelque chose qui est
fait à la manière des pictogrammes. Examinons ce cas plus précisément.

Premier moment : dans l’histoire de l’écriture humaine, les pictogrammes apparus


comme les premiers « signes géométriques » sont présentés sous forme de dessins figuratifs.
Les pictogrammes sont donc en quelque sorte des signes dessinés168. Les « signes » de
Michaux, que nous pouvons observer et distinguer dans ses travaux plastiques, sont aussi des
signes dessinés : ils ont quelques dimensions spatiales, ils ont quelques dispositions
géométriques sur le support visuel (papier). Or, on ne peut pas affirmer qu’ils sont vraiment
des dessins, au sens de dessins figuratifs, c’est-à-dire, ceux qui feraient référence à un certain
objet. Tandis que chaque vrai pictogramme suppose, par son essentiel, une représentation
proprement graphique d’objet réel. La pictographie dénote « les objets qu’elle présente

166
Par exemple : « les pictogrammes <…> Lui il se laisse emporter ‘par sa joie’. », R. Queneau, Journaux
(1914-1965), p.769.
167
OC3-546.
168
Pour la réflexion qui suit nous nous référons à J. G. Février, Histoire de l’écriture (cf. : p.23) : les
pictogrammes c’est une « forme d’écriture de la pensée qui s’adresse directement à la vue » (selon G. Mallery,
Pictographs of the North American Indians – a preliminary paper, 1886).

60
réellement (ou représente analogiquement) »169. Les « signes » de Michaux ne correspondent
pas à ce principe de « dénotation analogique ». Pour le spectateur, il n’y a aucun objet réel
derrière ses « signes », il n’y a aucun objet qu’il pourrait facilement identifier
analogiquement ; il n’y a aucune dénotation mise en place par ses « signes ». C’est la
différence essentielle entre les « signes » de Michaux et les « pictogrammes ».

Deuxième moment : les pictogrammes réels sont les « expressions graphiques »


« voisines de l’écriture ». En outre, ils pouvaient avoir un fonctionnement dans le cadre de
l’écriture. Ainsi, dans la plupart des civilisations existaient les « narrations picturales »170
faites selon le principe pictographique, pour lequel la répétition des signes ou des symboles
est importante.

C’est là où faut mettre un point d’interrogation par rapport aux signes dessinés de
Michaux : sont-ils des « expressions graphiques » qui voisinent l’écriture ?

Pour répondre à cette question, nous revenons à la phrase de Michaux d’Emergences-


Résurgences. Le mot « pictogrammes » est transmis au sens du geste (« trajets »), c’est-à-dire,
vers une certaine présence de mouvement, de vecteur et non pas de signe fixe. En effet, ce
qu’on voit dans ses premiers dessins, ce sont des traces graphiques, des gestes tracés, des
traits dessinés. Grâce à ces formes ils sont plus à rattacher au domaine gestuel (ou
plastique171) qu’au domaine de fixation (ou d’enregistrement) des signes.

Prenons comme exemple le dessin de Michaux intitulé Narration 1927172. Cet


exemple peut nous montrer un aspect très significatif du problème abordé. Dans le dessin
Narration on peut trouver un certain nombre de petites unités graphiques qui sont parfois
autonomes, parfois collées l’une à l’autre. Dans ces unités, il y a des petits traits qui se
présentent comme des vecteurs, des traces manuelles. Ces traces deviennent en bas de la page
de Narration lignes qui s’embrouillent, qui s’emmêlent comme des fils et là, on ne peut plus
distinguer facilement les petites unités graphiques173. Le sens du mot « trajets » donc s’illustre
ici : il y a un « parcours »174 interne des formes de traits vers des formes de lignes.

169
Cf. : NDE, p.302.
170
Cf. : NDE, p.302-303.
171
Nous pensons à la problématique plus large : est-ce que le tableau entier chez Michaux peut-être considéré
comme pictogramme ? (Cf. : « pourrait-on prétendre que le tableau que nous disons figuratif est déjà un
pictogramme » ?, R. Etiemble, L’écriture, p.32).
172
AR-22 (ill.10).
173
Un extrait du dessin Narration figure dans le livre Emergences-Résurgences (cf. : OC3-544). Il est
remarquable que Michaux utilise les cinq derniers segments du dessin, où domine la ligne qui s’embrouille, et
non les unités graphiques autonomes. Dans l’édition originale (1972) le texte à côté commence à parler de la

61
On a toujours l’impression de l’ordre horizontal dans le dessin Narration – avec les
variations de la courbure des lignes, ou avec les variations de leur inclinaison – ce que nous
rappelle visuellement une forme d’écriture manuelle, même une forme de manuscrit. C’est le
seul point où on peut faire l’analogie avec le terme « narration » : au niveau perceptif, le
visuel du dessin ressemble à une narration écrite. Or, aucun des traits (ou ensemble des traits)
de ce dessin de Michaux ne se porte comme unité communicationnelle répétitive. On ne peut
pas identifier les « éléments de notation symbolique figurative »175 qui se répètent dans un
autre lieu sur la page de ce dessin. Si dans certains cas de vrais pictogrammes on peut parler
de leur fonctionnement communicatif (« narrations picturales ») à cause de répétition des
symboles. Le cas du dessin Narration de Michaux ne fonctionne pas ainsi.

Si nous nous adressons à l’aspect diachronique des quasi-signes de Michaux : dans sa


pratique plastique, artiste ne multiplie que le nombre des unités graphiques. A chaque fois,
elles sont différentes d’un dessin à l’autre. Ainsi, nous les voyons dans plusieurs techniques :
l’encre d’Alphabets 1943-44, et de mouvements peints 1951176, les gouaches 1952177, les
peintures à l’encre de 1958178, les peintures acryliques 1968179, les encres de Par la voie des
rythmes 1974180, les encres de Saisir 1979181, les encres de Par des traits 1984182.

ligne : « Moi aussi, un jour, tard, adulte, il me vient une envie de dessiner, de participer au monde par des
lignes ». On peut dire que l’action de dessiner est liée pour Michaux surtout à la forme de « ligne ».
174
Encore un mot caractère de vocabulaire de Michaux. La série de gravures de 1967, héritant des formes de
Narration : petites unités graphiques faites par des traits, lignes horizontales embrouillées, porte comme titre
commun : Parcours.
Cf. : éditions « Le Point Cardinal », Paris, 1966. Album de 12 eaux-fortes originales de Michaux (en
feuilles sous couverture et portefeuille d’éditeur). Les eaux-fortes sont éditées dans un porte-folio (535 x 415)
par J. Hugues. Préface de R. Bertelé. Tirage : 70 ex. (Michaux a exécuté 20 gravures pour « Le Point
Cardinal »). Techniques : vernis mou, aquatinte (réserve au sucre), héliogravure à grains, lithographie. Dans ce
livre les planches sont gravées par Michaux pendant l’année 1965. 12 feuillets représentent des strophes linéaires
indéchiffrables. Cf. la description, l’histoire de l’imprimerie et la reproduction des eaux-fortes dans le catalogue
raisonné MasCh, p.35-46. On peut remarquer que dans cette série, d’une page à l’autre, il y a le changement de
composition graphique. Les huit premières gravures (OC3, p.433-440) ont comme dominante la ligne qui
s’embrouille dans le sens horizontal, parfois composant des segments graphiques complexes séparés l’un de
l’autre. Quelquefois dans ces lignes on peut voir les petites silhouettes, presque des scènes, rappelant en quelque
sorte la structure visuelle de rébus. Sur la cinquième gravure (OC3-437) nous avons la présence des signes qui
rappellent visuellement les idéogrammes. Les quatre dernières gravures (OC3, p. 441-444) ont plus comme
dominante les signes séparés l’un de l’autre que les structures linéaires horizontales Dans cette partie de
Parcours l’ordre de la disposition des signes est à la fois horizontal et vertical. La dernière gravure hérite le
principe de mouvements peints 1951. Si dans le dessin Narration 1927 l’ordre général d’organisation est : signes
séparés (haut de page) → lignes embrouillées (bas de page), dans l’ensemble des gravures de Parcours 1967
l’ordre d’organisation est plutôt inverse (« parcours » interne inverse des formes) : lignes embrouillées (forme
dominante de 8 premières gravures) → signes séparés (forme dominante de 4 dernières gravures).
175
Cf. : NDE, p.302-303.
176
AP, p.125-129.
177
AP, p.131, 133.
178
AP, p.191.
179
AP, p. 223-227.
180
AP-292.

62
Michaux ne fait pas des signes qui peuvent être attribués à la transmission et à la
dénotation figurative réelle. Pourquoi Michaux établit-il quand même une liaison entre ses
« signes » et les pictogrammes ? Nous trouvons une explication dans un passage de la version
inédite du livre Emergences-Résurgences :

« Faute de mieux, j’aspirais à l’indication d’un long et méditatif parcours. Les dessins que je
faisais en étai[en]t le parent pauvre. Très pauvre. Ce compromis, je ne sais quel nom lui
donner. Pictogrammes, qui eussent été pas tellement signes, surtout pas signes convenus mais
spontanés, inventés à mesure selon les besoins. » 183

On voit bien que Michaux, hésitant sur le nom de ces « dessins », les identifie quand
même à des « pictogrammes », non pas par l’évidence, mais par la comparaison à leur
spécificité de spontanéité. Il ne s’intéresse qu’au hasard de pictogrammes, à leur non-
systématisation. Alors, Michaux fait une certaine analogie entre les vrais pictogrammes et ses
propres « signes » à ce niveau de hasard. Nous récitons la phrase de Michaux : « Faute de
mieux, je trace des sortes de pictogrammes, plutôt de trajets pictographiés, mais sans règles »
[nous soulignons]. Curieusement, dans un autre texte (Par des traits) nous trouvons un
passage, où Michaux revient à ses réflexions sur les pictogrammes et où un parallèle se voit :

« La préécriture pictographique, elle, probablement une curiosité quand d’abord on la vit,


avec des tâtonnements, avec bien des hésitations quand on la fit. Que de bouts de langues
furent inventés, et sans idée d’avenir ou d’en faire une collection, encore moins une collection
gardée précieusement. Evocations un peu au hasard, tels furent leurs « gestes » plus ou moins
heureux, ceux du temps où l’on glissait un à un avec incertitude les signes qui peut-être
n’allaient pas prendre, ne seraient pas adoptés, signes, d’abord jeux familiaux, pour rester
entre soi, en petits groupes à l’écart. // Sans règles, aux pauvres connexions, signes passe-
temps, traces sur le tronc d’arbre que l’écorce se dilatant défaisait sans qu’on y prît
garde… »184.

Les expressions que Michaux utilise dans ce petit passage décrivent une certaine
propriété de non-systématisation des pictogrammes réels. Ce qui est important pour Michaux
dans les pictogrammes : l’hésitation de leur production, le hasard d’évocation, l’incertitude

181
AP-295.
182
AP-297.
183
OC3-664.
184
Par des traits, OC3-1282 (nous soulignons). Quelques expressions sur les pictogrammes écrites par Michaux
nous rappellent le cas de définitions qu’il fait sur ses « signes » (Vitesse et Tempo). Par exemple :
« préécriture »/« écriture » ; « petits groupes à l’écart » /« groupes de traits », « petits carrefours ». Cf. :
Introduction de la thèse.

63
de liaison entre les signes. Ces qualités semble-t-il sont empruntées par les « signes » de
Michaux.

Nous nous re-adressons au mot « pictogramme » : celui-ci « signifie littéralement


« peinture-signe » ou « figure-signe », mais le signe qu’il désigne n’est pas encore celui d’une
écriture »185. Dans ce sens, les « signes » que Michaux fait, correspondent à ceux qui sont
voisins de l’écriture (pictogrammes), dans la mesure où ils restent tout simplement dessinés et
dans la mesure où ils ne s’organisent pas eux-mêmes en écriture. Ainsi, dans l’exemple
analysé ci-dessus, l’ensemble du dessin Narration est un ensemble de traits plastiques qui ne
composent pas de l’écriture, il n’y a aucun sens de l’écriture réelle : il n’y a que le « hasard »
gestuel.

Si nous utilisons les termes de Michaux pour placer ses traits en face du terme
« écriture » nous pouvons obtenir la définition suivante : les traits de Michaux sont les « petits
groupes à l’écart » qui restent toujours du côté d’une « préécriture », c’est-à-dire, ils sont des
« bouts de langues » réelles, ils n’ont aucune « idée d’avenir » pour effectuer la
communication, ils ne font pas de « collection » de signes pour organiser le tableau des outils
de la langue, ils ne peuvent pas être « adoptés » par quelque écriture, et, ils s’appliquent « un
à un avec incertitude » créant quelque composition purement plastique et non pas le système
de signes qui peut servir le domaine linguistique.

On peut évoquer plusieurs autres exemples de « signes » (quasi-signes) de Michaux


pour lesquels une telle définition serait exacte, avec telle ou telle précision. Dans le
paragraphe précédent avons décrit un territoire conventionnel des signes préliminaires, en
évoquant les autres dessins de Narration et en montrant schématiquement le lien vertical et
l’héritage de « mouvements peints ».

Passons maintenant à l’exemple de l’« alphabet »186.

185
A.-M. Christin, article Pictogramme, dans : Dictionnaire encyclopédique du livre, éditions du Cercle de la
librairie (version électronique du Centre d’Etude de l’Ecriture, Université Paris-7).
186
Nous cassons la succession « pictogrammes » - « idéogrammes » - « alphabets » par les raisons de
l’apparition des premiers « alphabets » de Michaux en 1927, c’est-à-dire : avant les mouvements peints, ceux que
nous considérons appliqués à la notion d’« idéogrammes » chez Michaux.

64
§ 2. Alphabet 1927 : « essais d’écriture »

a) Le mot « écriture » dans le contexte d’« alphabet » de Michaux

En octobre 1927 (même année que Narration) Michaux fait une graphie et lui donne
un titre Alphabet. Ce dessin à la plume représente une feuille (36 x 26 cm) recto-verso.

On pourrait dire que tout ce qui est remarqué comme les spécificités de Narration est
juste pour l’Alphabet : Narration et Alphabet 1927 ont les images visuelles liées à la nature
commune de spontanéité du geste. Le problème vient du titre car, si dans le premier cas nous
avons fait la référence vers la notion de « pictogramme », dans le deuxième cas cette
référence ne peut pas être valable.

Ainsi, au sens linguistique, les vrais signes alphabétiques ne correspondent pas à des
pictogrammes : les premiers sont les signes graphiques qui dénotent les unité phonétiques, les
seconds sont les signes graphiques qui dénotent les morphèmes. Il y a la différence d’« ordre
dénotationnel » : contrairement des signes alphabétiques les pictogrammes ne dénotent pas
des unités linguistiques même s’ils composent des « narrations » visuelles187.

Dans ce sens il est important d’évoquer que le dessin Alphabet 1927 de Michaux a été
accompagné de sa dédicace à Jean Paulhan : « essais d’écriture »188. Cela nous donne une
complexité de problème, parce que Michaux utilise le mot « écriture » dans le contexte
d’« alphabet ».

Premièrement on peut bien remarquer que sous le titre Alphabet 1927 nous n’avons
aucun signe visuel de l’écriture alphabétique réel, tandis que ce titre prévient en quelque sorte
de la présence des signes alphabétiques. Les « signes » ou plutôt les segments graphique que
nous observons dans le dessin ne correspondent pas aux signes de l’alphabet habituel : il n’y a
pas de vraies lettres alphabétiques, il n’y a pas d’imitation visuelle des lettres réelles ou de
lettres forgées.

Le titre « Alphabet » doit supposer l’existence d’un tableau des signes-lettres qui
précèdent l’écriture, c’est-à-dire, qui peuvent ensuite être utilisés pour faire l’écriture ce qui
permet de transcrire les mots et les phrases d’une langue189. Or, dans l’Alphabet 1927 de

187
Cf. : A.-M.Christin, « Espace de la page », dans De la lettre au livre, p.141-168.
188
Voir : AP-21.
189
Cf. : « Alphabet/ n.m. – Bas latin alphabetum ; des noms grecs, alpha et bêta, des deux premiers lettres de
l’alphabet sémitique, alef et beyt. » ; « Ensemble des signes graphiques (lettres), énumérés selon un ordre
traditionnel, qui représente par convention les sons d’une langue, et qui permettent de transcrire les mots et les
phrases de cette langue. » (Dictionnaire encyclopédique du livre, t.1, p.66).

65
Michaux il n’y a pas même d’ordre de placement des « signes » en tableau, ce que nous
pourrait rappeler l’ordre alphabétique.

Deuxièmement : comme le cas de Narration, l’Alphabet 1927 représente une certaine


forme visuelle de linéarité. On voit les petites unités graphiques (traits) mises en ordre
linéaire, imitant en quelque sorte l’apparence visuelle du texte écrit. On a l’impression que
c’est une forme d’écriture manuelle. Ici nous avons une sorte d’image de l’écriture : comme si
c’était une page d’un certain « manuscrit », dont deux surfaces sont remplies en recto-verso.
Sur le plan visuel il s’agirait donc d’un quasi-texte en quelque sorte. L’expression de Michaux
« essais d’écriture » s’explique donc à ce point.

On peut trouver significatif que dans ce domaine de l’« écriture illisible »190 il y a une
sorte de rencontre virtuelle entre Michaux et les autres peintres de l’époque. On peut penser
notamment à la figure de Paul Klee191.

Les dessins de Michaux Alphabet (recto-verso) et Narration ont été créés en octobre
1927, et c’est à la même époque que Klee a commencé à pratiquer ses propres signes ou ses
structures de quasi-écriture. Michaux ne cesse jamais de faire des quasi-idéogrammes, des
strophes d’une écriture « abstraite », ou imaginaire : (Parcours 1964, série dite « écriture
horizontale » 1960-70). On peut dire que chez Klee plusieurs tableaux pendant toute sa vie
représentent des signes de pséudo-écriture (exemples de ces tableaux : Ecriture végétale

190
Selon R. Barthes : Picasso, Ernst, Michaux pratiquent dans leur peinture « une sémiographie particulière », en
composant « une écriture illisible ». Cf. : texte « Illisible », Œuvres complètes, v.2, p.1632 : « une sémiographie
particulière (déjà pratiquée par Klee, Ernst, Michaux, Picasso) : l’écriture illisible. ». Une telle définition semble
très exacte, elle contient le conflit interne du visible/invisible, ainsi qu’un aspect graphique (« écriture griffée »,
AP-14). Certes, cette forme de l’écriture n’a rien avoir avec une forme de présentation de vraie écriture dans la
peinture de l’époque, comme par exemple chez G. Braque, qui était le premier qui utilisait en 1912 les vraies
lettres alphabétiques comme un élément compositionnel de ses tableaux. Par ailleurs, c’est aussi une autre forme
qu’on peut trouver chez Ch. Dotremont qui pratiquait les signes quasi-idéographiques dans ses Logogrammes,
mais indiquant cela comme démarche spécifique de traduction graphique des vraies phrases. Par contre, chez P.
Klee souvent les tableaux de signes graphiques sans signification se présentent très fortement (Script Pictures,
Ecriture d’un peuple inconnu, Ecriture végétale, voir : catalogue Les pictographes, Musée de l’abbaye Saint-
Croix, Les Sables d’Olonne, 1992).
N.B. : Nous disons que les dessins d’Alphabets de Michaux donnent l’exemple du cas extrême de la ligne-
manuscrit « illisible » : la ligne qui prend un certain ordre visuel, composant une image de l’écriture. Cette
écriture de Michaux peut être défini comme texte artificiel (voir : un des dessins inédits de la série d’encre 1935-
36 de Michaux : J.Cl. Pirotte, Lettres dans la revue « Le carnet et les instants », n°89, Bruxelles, 1995, p.22-23).
191
Selon A. Pacquement (AP-21): « Thème formel sur lequel Michaux revient sans cesse, la composition écrite
faite de signes qu’on pourrait appeler improprement „abstraits“, disons plutôt „inventés“, évoque l’„Abstrakte
Schrift“ de Paul Klee curieusement postérieure puisqu’elle date de 1931. » Force est constater que Klee a
commencé sa pratique des signes de l’écriture « abstraite » dans les années 1920. Ainsi son tableau Egypte
détruite (Zerstörtes Agypten) de 1924 représente en quelque sorte un mélange entre certaines formes de
l’écriture (pseudo-hiéroglyphes, pseudo-alphabets) et les formes dites proprement géométriques (traits, taches).
[voir la reproduction, par exemple, dans A. Bonfand, t.1, p.82, ill. n°27]. On peut nommer un autre peinture de
Klee (de la même année), où on voit des pseudo-notes musicaux mises en ligne : Water Plant Scripts (Wasser
Pflanzen Schriftbild).

66
1932 ; Ecriture secrète 1934 ; Notes sur une contrée 1937 ; Ecriture 1940). Or, cette voie
parallèle ne dit pas qu’il y ait une tendance de leur approche réelle personnelle au niveau
thématique ou au niveau de style plastique mais dit plutôt qu’il y avait chez Michaux et chez
Klee (ainsi que chez les autres peintre de cette époque, comme, par exemple : Ernst, Picasso)
l’envie de trouver une sorte de la langue universelle visuelle, qui semble proche des alphabets,
des poèmes en signes, quasi-idéogrammes, des partitions graphiques, etc., et qui est une sorte
d’alternative de la langue écrite (de l’écriture réelle).

On peut distinguer deux tendances dans la pratique des « signes » (« Schriftbilder »)


chez Klee :

a) les lettres alphabétiques (exemples : Alphabet I, Alphabet WE et Anfang eines


Gedichtes de 1938, Fondation Paul-Klee, Berne, reproduits in Paul Klee : Gedichte,
Luchternand, Literaturverland, pp.25, 47, 107), ou parfois les mots réels sont présents dans
ses tableaux. Cette pratique n’existe jamais à un tel degré chez Michaux.

b) il y a des signes non-déchiffrables, qui construisent une harmonie visuelle dans ses
dessins (signes-lignes, signes végétaux). Les signes quasi-graphiques de Michaux sont plutôt
en séquences (ils sont séparés). Or dans les deux cas il ne s’agit pas de système de signes.

Faisant cette référence comparative, nous continuons à réfléchir maintenant sur le sens
du titre Alphabet chez Michaux.

Au point de vue linguistique : les vrais signes alphabétiques ne sont pas eux-mêmes
l’écriture. Selon la tradition d’alphabet occidental, les lettres alphabétiques ne représentent
qu’un système des signes et non pas du tout l’écriture. Alors, l’idée d’Alphabet 1927, par le
principe formel, ne s’inscrit pas dans le cadre d’un discours ni sur le vrai alphabet, ni sur la
vraie écriture. On a le cas d’une forme d’écriture imaginaire.

Une contradiction importante se dévoile ici : ce que Michaux fait ne correspond pas à
sa dénomination. En conséquence : le spectateur ne peut pas percevoir l’image telle qu’elle
elle est nommée par l’auteur, car il ne peut ni identifier ni reconnaître des entités visuelles
(lettres alphabétiques), ni accepter le message en général (comme on peut le faire grâce à
l’écriture), ni construire sa propre chaîne d’interprétation. Nous pouvons donc définir un tel
effet comme une opération de substitution (opération qui est très symptomatique dans l’œuvre
de Michaux en général).

A l’exemple étudié, cette substitution passe au moment où une certaine particularité de


« continuum » de l’écriture linéaire est mise en évidence. Or, ce n’est pas le vrai alphabet qui

67
apparaît à la page vers une forme de l’écriture linéaire. On a des pages dessinées, des pages
qui sont créées par certains quasi-signes formés par des traits, « signes » qui entrent dans
quelque mouvement, donnant l’impression du dynamisme de l’écriture. On peut dire que dans
ce cas il y a une substitution de la notion « alphabet » : cette notion figure comme titre pour le
dessin, mais dans l’espace de la page il y a la présentation visuelle de l’idée de l’écriture et
non pas de l’idée de l’alphabet. Tandis que les « signes » crées par Michaux, ne sont pas les
signes de l’alphabet : ils ne donnent pas de système de signes abstraits ou figuratifs. On peut
dire que Michaux casse en quelque sorte l’idée de l’alphabet comme celle de signes fixés.

Nous travaillerons dans cette hypothèse : retracer les modalités des « signes » dans les
œuvres de Michaux, pour essayer d’analyser comment sa pratique graphique est une façon de
« remotiver » le « hasard » de l’alphabet.

b) Mirage de l’alphabet chez Michaux

Nous précisons maintenant le problème de l’alphabet qui ne touche pas seulement le


domaine plastique de l’œuvre de Michaux mais aussi sa pratique verbale.

Le problème de l’alphabet de Michaux en tant que système de signes graphiques,


emprunté à la civilisation occidentale, s’inscrit dans deux pôles. D’abord, nous nous
intéresserons aux rapports : lettre/image. Ensuite, nous analyserons les rapports
image/écriture.

Pour les rapports lettre/ image : au sens le plus général on parle d’une sorte de rupture
entre le visuel du signe alphabétique (lettre) et l’image (qui peut être un certain dessin, ou
graphie, présentant un objet, une figure, etc.). 192

Pour les rapports image/ écriture : on dit que dans la tradition occidentale il y a une
opposition entre l’image de la lettre (présentation graphique de la lettre, signe) et l’écriture193.

Nous examinerons si ces deux points existent dans l’œuvre de Michaux. Pour cela
quelques constatations :

192
Il n’y a pas passage direct des signes, par exemple, idéographiques aux structures graphiques des lettres
alphabétiques, mais il y a une évolution, dont l’invention de l’alphabet représente le moment ultime (cf. : A.-M.
Christin, L’image et la lettre, dans Poétique du blanc/ Vide et intervalle dans la civilisation de l’Alphabet, p.9-
23).
193
L’opposition qui est absente dans la tradition des idéogrammes. Dans la culture occidentale il y a quelques
points de voisinage entre la lettre et l’image et entre l’image et l’écriture. On a des rapports texte/image, par
exemple : dont le texte entre dans l’espace de l’illustration ou au contraire, l’illustration compose des lettres
alphabétiques (cf. : J.-F. Lyotard, Discours, figures, p.168-172).

68
Il faut dire d’abord que : Michaux, étant l’homme occidental, se situe donc, dans la
culture de la civilisation de l’alphabet. Or, pour lui, dans son œuvre, il y a un aspect
personnel, qui touche et qui ruine en quelque sorte la question de l’alphabet ; il y a opposition
entre le signe et l’image et entre le signe et l’écriture.

Ainsi, on peut dire que Michaux utilise les lettres alphabétiques dans sa poésie, en
même temps qu’il a envie de refuser l’usage habituel des mots et, par conséquent : des lettres
alphabétiques. Ce refus trouve sa révélation principale dans les dessins de Michaux où il
montre parfois quelques « signes » sous le titre Alphabet (1927). En jouant avec la notion
d’« alphabet » d’une manière qui ne correspond pas à son statut visuel habituel des vrais
signes alphabétiques, Michaux arrive à une présentation visuelle de l’écriture.

Chez Michaux il y a une sorte de « mirages » de l’alphabet. Peut être les signes que
Michaux compose « sont ceux d’un nouvel alphabet en train de naître »194. Dans les réflexions
sur le problème on pourrait passer donc de l’hypothèse : dans sa pratique plastique Michaux
veut revenir à quelques racines graphiques de l’écriture pour essayer de traverser et refuser
l’écriture réelle (celle des mots) et pour trouver quelque autre forme de signe ou quelque état
de signe (celui intermédiaire entre l’image et l’écriture).

Dans cette hypothèse nous nous appuyons sur les deux points théoriques :

1) « l’écriture a ses racines dans les arts graphiques, dans les dessins signifiants »195
(exemple : pictogrammes) ;

2) il existe une rupture génétique entre le visuel du signe alphabétique et les signes des
autres systèmes précédents (exemple : pictogrammes/ alphabets ou idéogrammes/ alphabets).

Le problème : le « mirage » de l’alphabet de Michaux ne donne pas le vrai langage


d’expérience, mais produit une nouvelle rupture essentielle (rupture de la communication), ce
que nous avons examiné dans le cas de Alphabet et Narration 1927.

Autre constatation :

En faisant une auto-acceptation de soi par rapport aux signes de l’écriture, en inventant
ses propres « signes » (quasi-signes), Michaux s’adresse à l’Orient, c’est-à-dire, plutôt à l’art

194
J. Peignot, De l’écriture à la typographie, p.13.
195
Cf. : G. Goody, Entre l’oralité et l’écriture, § L’écriture et l’alphabet, p.7-26.

69
oriental et à l’écriture orientale. Ainsi, en faisant des voyages en Asie196 il se dit comme un
« barbare » qui est arrivé et qui est choqué par une autre civilisation : « monde des
signes »197. Or, finalement, l’écriture (ou plutôt l’art de l’écriture) de l’Orient l’inspire non pas
pour trouver une vraie alternative à l’écriture occidentale, mais pour essayer de trouver sa
propre clé qui lui permet de sortir d’un piège de l’utopie : faire sa langue.

Alors, examinant la question de l’alphabet à l’égard de l’œuvre de Michaux, nous


devons penser à cette influence de l’Orient qui existe chez Michaux. On peut dire que dans sa
pratique de « signes » (quasi-signes) Michaux passe à un autre principe, alors que l’habitude
en Occident est la rupture image/écriture.

L’exemple des encres de Chine 1943 Alphabets accompagnés par le texte dans le
recueil Exorcismes198 nous amène à comprendre quelques points de la pratique de quasi-
signes propre à Michaux.

§ 3. Alphabets 1943

a) Alphabets 1943 (dessins)

Vers les années 1940 Michaux fait une nouvelle tentative de présentation visuelle de
l’« alphabet », notamment il fait plusieurs encres de Chine à la plume en 1943-44. Ces encres
sont nommées quelques fois – comme dans le cas de 1927 – Alphabets, notamment dans le
recueil Exorcismes ; parfois elles n’ont pas de titre199. Or, à la différence de dessins 1927, les
encres de 1943-1944 ont plutôt une organisation qui nous rappelle une table de signes : les
unités graphiques sont disposées dans l’ordre visuel horizontal et vertical, chaque unité est
séparée des autres (les « signes » ne s’appliquent pas l’un à l’autre), les « signes » ne se

196
Cf. : Un barbare en Asie (Un barbare en Inde, Un barbare à Ceylan, Un barbare en Chine, Un barbare au
Japon, Un barbare chez les Malais), OC1, p.275-412.
197
Quelques citations pour illustrer cette affirmation :
« Moi aussi, je fus au Japon. Infirme là-bas celui qui ne sait pas avec des signes signifier. Des signes
graphiques. / Infirme. Je repars infirme. / Choc et honte au Japon. / Mais c’est la peinture chinoise qui entre en
moi en profondeur, me convertit. Dès que je la vois, je suis acquis définitivement au monde des signes et des
lignes. » (ER, OC3-548, [nous soulignons]).
Cf., E’72 : « J.-D.Rey : – Avez-vous conscience – au-delà bien sûr du médium qui fonde l’analogie –
d’un rapport avec l’art extrême-oriental ? Michaux : – C’est l’une des premières peintures qui compta pour moi,
mais surtout parce que j’étais très ignorant. Par une sorte d’innocence, je n’avais aucune envie de connaître la
peinture occidentale. Il m’a suffi de voir l’air de la Chine pour avoir le coup de foudre. J’ai été extrêmement
frappé par la Chine. Quelque chose m’était ouvert. Après une longue incubation, j’ai digéré cela. Le choc a été
inversement proportionnel à la distance. » (p.26, [nous soulignons]).
198
Ed. R. J. Godet, 1943. Reproduits dans Peintures et dessins 1946.
199
Exemples : AP, p. 87, n° 82 ; p. 90, nn°89 et 90, p.289, n°349. Cf. aussi : Henri Michaux : peindre, composer,
écrire (exposition). Paris : Bibliothèque nationale de France, 1999.

70
répètent pas visuellement sur la page. Alors, grâce à une telle organisation visuelle la
contradiction que nous avons remarquée pour l’Alphabet 1927 n’existe plus : dans les encres
de 1943-44 il n’y a aucune linéarité supposant l’image de l’écriture manuelle. Or, les unités
graphiques ne deviennent pas à cause de ça des signes alphabétiques, car Michaux ne les
utilise jamais ensuite comme des signes qui pouvant lui servir pour l’écriture.

Notre question est : quelle est la distance entre les Alphabets 1943-44 de Michaux et le
concept linguistique des signes de l’écriture alphabétique ?

Examinons deux dessins du livre Exorcismes 1943200.

Paradoxalement le non-signifiant des unités graphiques correspond à non-signifiant de


signe alphabétique (statut linguistique). Ainsi, au point de vie linguistique l’alphabet constitue
un schéma, dont chaque élément est autonome, et dont chaque lettre ne signifie rien d’autre
qu’elle-même. Les alphabets donc, correspondent à un « magma » de la langue, sa matrice
originelle et multiple, pleine des signes « purement » abstraits.

Dans ce sens on peut dire que dans l’exemple de dessins Alphabet 1943 : les « signes »
ne signifient rien d’autre qu’eux-mêmes201. Par son essentiel le « A » imaginaire du tableau de
ces « signes » est égale par son non-signifiant à « B » imaginaire ou à un autre « lettre
alphabétique » imaginaire. Cela correspond au statut des vraies lettres alphabétiques qui sont
les signes abstraits dans le système alphabétique. Or, au contraire de « signes » de Michaux,
les vraies lettres alphabétiques obtiennent quelque signification en combinaison (par exemple,
en composant un mot). Tandis que chez Michaux il y a quelque principe qui n’est pas celui de
combinaisons des signes réels, mais qui est peut-être d’un essentiel de la composition
graphique, dont les règles viennent de la peinture. La « remotivation » de l’alphabet se passe
donc chez Michaux au niveau visuel.

Ainsi, ces signes pseudo-alphabétiques sont les unités visuelles qui ont leurs propres
axes de rotation - vertical, horizontal, ou diagonal - ; elles sont mises en séquences, étant
désignées par des lignes. Ces unités révèlent une spécificité des signes-traits, qui peuvent être
interprétés comme quelques graphismes représentant les silhouettes des « êtres » : « les êtres
se trouvent réduits à un alphabet »202. La présentation visuelle est proche de l’idée de système

200
OC1, p.931, 933, cf. : AP, p.27, n°18 et 19.
201
Paradoxalement les signes qui ne signifient rien eux-mêmes, les abstraits obtiennent au moins une
signification grâce au titre.
202
Les signes quasi-alphabétiques de Michaux sont totalement fictifs. Ils n’existent pas en réalité, mais ils
peuvent être imaginés (par l’auteur, mais aussi par le spectateur ou le lecteur) comme quelque chose qui pourrait
exister dans quelque autre réalité. En revanche ces signes peuvent obtenir leur signifiant dans cette autre réalité.

71
des signes, mais un faux-système. Nous pensons que ce principe de faux-système est mis à la
base d’Alphabet 1943, ainsi que de plusieurs autres dessins de Michaux.

Chez Michaux il ne s’agit jamais de tableaux qui représentent les compositions des
lettres alphabétiques réelles, ce sont plutôt les « faux signes »203. L’écriture alphabétique
réelle entre quand même deux fois dans ses dessins :

1° dans les dessins mescaliniens du livre Paix dans les brisements existent quelques
mots manuscrits indéchiffrables ;

2°dans le livre Peintures et Dessins, les légendes imprimées sur le calque « couvrent »
les reproductions des dessins. Comme deux de ces reproductions sont les dessins nommés
Alphabet 1943, nous étudions cet exemple pour illustrer notre idée de « remotivation ».

d) Texte de Michaux sur l’Alphabet 1943

Pour les dessins Alphabet 1943, le texte d’accompagnement de Michaux est important
(celui du livre Exorcismes 1943 et du livre Peintures et dessins 1946 : ce dernier est le cas
d’autocitation).

Nous étudions les variantes de texte (nous soulignons).

Tableau

Epreuves, Exorcismes (1943) Peintures et dessins (1946)

ALPHABET 33. ALPHABETS


Tandis que j’étais dans le froid des Tandis que j’étais dans le froid des
approches de la mort, je regardai comme approches de la mort, je regardais comme
pour la dernière fois les êtres, profondément. pour la dernière fois les êtres,
Au contact mortel de ce regard de profondément…
glace, tout ce qui n’était pas essentiel Je les fouillais, voulant retenir d’eux quelque
disparut. chose que même la mort ne pût desserrer…
Cependant je les fouaillais, voulant

C’est pourquoi on peut les nommer les alphabets imaginaires. Cf. : « Alphabet : les êtres se trouvent réduits à un
alphabet » (T. Hiraï, « Un barbare au Japon », l’HERNE, p.290).
203
Expression de Michaux, voir son poème Iniji (dans J.-M. G. Le Clézio, Vers les Icebergs, 1978, p.35). Ce
volume contient l’interprétation, forme de lecture analytique du poème de Michaux. Cf. : « Balbutiement de
bébé, Iniji, Anania Iniji, Djinns dinn dinn, Iritillilli. » (p.52).
204
OC1-785.

72
retenir d’eux quelque chose que même le
Mort ne pût desserrer. 34. ALPHABETS (SUITE)
Il s’amenuisèrent et se trouvèrent …Ils s’amenuisèrent, et se trouvèrent
enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à
un alphabet qui eût pu servir dans l’autre un alphabet qui eût pu servir dans l’autre
monde, dans n’importe quel monde. monde, dans n’importe quel monde… »205
Par là, je me soulageai de la peur
qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où
j’avais vécu.
Raffermi par cette prise, je le contemplais
invaincu, quand le sang avec la satisfaction,
revenant dans mes artérioles et mes veines,
lentement je regrimpai le versant ouvert de la
vie. »204

Grâce à la comparaison de ces deux textes on peut faire un commentaire formel qui
montre la différence suivante entre les détails de variante de 1943 et celui de 1946.

De la première variante à la deuxième il y avait eu le changement dans le registre


textuel (poétique) et typographique : transformation du mode d’emploi du mot dans le titre :
singulier/pluriel (ALPHABET → ALPHABETS) ; quelques modifications particulières du
temps (je regardai → je regardais) et du genre (le Mort → la mort) ; coupage des mots et des
phrases (cf. nos soulignes) ; différence du style d’imprimé.

Il est important de souligner que la deuxième variante est une forme réduite de la
présentation du texte. Son rôle donc n’est pas le même qu’en 1943. Par la forme réduite est
soulignée sa visualité fragmentaire. Dans ce sens, il est remarquable qu’en 1946 les caractères
sont imprimés en italiques et en couleur rouge. Le texte des légendes de 1946, contrairement
au texte de 1943, ne fonctionne alors plus comme texte proprement dit, mais plutôt comme les
titres textuels pour les images (forme réduite) ou même comme l’élément visuel des images.
Dans Peintures et dessins les textes sont imprimés en calque et entrent visuellement dans
l’espace des dessins quand les pages du calque couvrent les pages d’images. A cause de la
construction originale du livre, les vrais textes alphabétiques (titres textuels) sont donc

205
OC1-930 et 932.

73
remotivés. Les vrais signes, étant les signes alphabétiques, jouent dans les dessins, effectuant
un processus de signification des images, qui ne représente aucun vrai signe alphabétique.

Examinons la transformation profonde qui se passe dans le texte et qui explique


l’irréalité des « alphabets » de Michaux.

Trois types de transformation se manifestent dans le texte Alphabet : immobile/mobil,


féminin/masculin et invisible/visible.

Première transformation : immobile/ mobil.

L’image de la mort s’associe souvent chez Michaux а l’immobilité du corps. Ses


métaphores de la mort donc sont les suivantes : la ralentie, la fatigue206. L’immobilité dans
une sensibilité du froid («j’étais dans le froid des approches de la mort», Alphabet)207 est lié à
une faiblesse dite féminine (la mort, la fatigue), même parfois féminine faite (cf. : la ralentie).
Or, le sujet qui est presque mort, paradoxalement devient actif (mobile). En rêvant de
conserver quelque chose d’essentiel, en étant face à la mort, le personnage attaque les
« êtres » (« je les fouaillais »):

« Cependant, je les fouaillais, voulant retenir d’eux, quelque chose que même le Mort ne pût
desserrer. »208

Le sujet trouve un procédé qui est presque de terreur : la situation absurde s’avère. Il
veut garder les restes essentiels, mais il les « brise ». Voilà une « réaction en force »209 sur la
totalité de la mort. D’autre part, dans ce geste absurde se manifeste un exorcisme « par ruse »
de Michaux. Si le sujet réagit adéquatement, il doit vraiment mourir : alors, il faut tromper la
mort.

Deuxième transformation : féminin/ masculin.

En outre, dans ce texte, on peut remarquer encore une modification qui semble très
significative pour Michaux : « le Mort » (masculin, majuscule) est à la place de « la mort »
(féminin, minuscule).

206
Cf. par exemple, dans le texte La Ralentie : « On a cédé sa place à l’ombre, par fatigue, par goût du rond. »
(OC1-574), « J’approche des rumeurs de la Mort. » (OC1-576).
207
Quelques images pareilles de Michaux: « cependant qu’un froid extrême saisit les membres de mon corps
déserté, / mon âme déchargée de la charge de moi » (Paix dans les brisements, OC2-1010, nous soulignons) ;
« un froid jusqu’à l’âme les saisit à s’engager plus loin. » (Lieux inexprimables, OC2-224, nous soulignons).
208
Alphabet, OC1-785.
209
Préface d’Epreuves, Exorcismes, OC1-773.

74
Ainsi dans l’édition 1946 (Peintures et dessins) Michaux corrige le variante de 1943 :
« Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardais comme pour la
dernière fois les êtres, profondément… »210 (nous soulignons). Pour la première forme, la
mort prend sa nouvelle forme : elle devient un personnage fort (masculin) qui peut tuer
(avaler) le « je » du sujet. C’est du côté de « le Mort » il s’agit alors, de l’exorcisme « par
force ». Or, paradoxalement, le « je » (le sujet petit, faible) devient fort « par ruse », il revient
à la vie. La vraie force est alors, la force du faible. Dans cet inverse se révèle une sorte
d’apologie du petit de Michaux, un triomphe des forces du faible.

La troisième transformation, qui se dévoile dans le texte Alphabet est celle, qui se
passe à la frontière entre ce qui est dit et se qu’on voit (invisible/visible211).

Selon le contenu du texte Alphabet les êtres sont passifs, ce sont les personnages qui se
trouvent dans une position instable (entre la vie et la mort). Les personnages exercent donc les
« signes », en essayant de les saisir, et en leur donnant finalement la forme visible d’« une
sorte d’alphabet » : « Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte
d’alphabet »212.

Nous voyons dans les images accompagnées ce texte : les « signes » graphiques, une
matérialisation de ce qui était invisible pour les personnages (« Ils ») dans leur position
instable (entre la vie et la mort). Au niveau de contenu donc, la qualification de pseudo- ou de
quasi- s’explique à l’égard du terme « alphabets » utilisé par Michaux. Ses alphabets ne
peuvent être réels grâce à cette logique : les signes sont du monde imaginaire, ils viennent du
monde imaginaire, ils ne peuvent servir que ce monde imaginaire.

On a un travail spécifique avec l’alphabet chez Michaux. Son attitude du mot


« alphabet » n’est pas au sens strict. Il ne s’agit pas de l’Alphabet, en tant qu’un système (un
ensemble) de lettres. Il s’agit plutôt d’une image graphique, qui a un caractère alphabétique.
Autrement dit : c’est un « dessin dénoté » (R. Barthes213), qui a une oblique, la forme d’un
alphabet. C’est l’interprétation plastique de l’alphabet, au point de vue de la communication et
du pragmatisme, ce ne sont pas des signes.

210
OC1-930.
211
Principe méthodique : « ne pas considérer l’invisible comme un autre visible « possible », ou un « possible »
visible pour un autre : ce serait détruire la membrure qui nous joint à lui. » (M. Merleau-Ponty, 1960, Notes des
cours au Collège de France, V/I, p.282).
212
OC1-785.
213
Communications 4, 1964, opp.cit. v.1, p.1468.

75
Pour cette réalité un aspect interne du problème de l’alphabet de Michaux restent à
éclairer : comment peuvent être définis les rapports lettre/signe ?

Dans son écriture réelle, dans ces textes, Michaux utilise quand même les lettres
réelles, qui sont les lettres (signes) alphabétiques. Or, dans plusieurs cas les lettres réelles (les
vrais signes alphabétiques) ont un usage spécifique chez lui. Les principaux modes de cet
usage sont l’objet de l’analyse dans les paragraphes suivants de ce chapitre.

Une remarque

La problématique d’« alphabet » chez Michaux est liée au motif de l’autobiographie.


Michaux découvre l’alphabet en enfance en tant que mystère (comme petites êtres-lettres,
presque comme fourmis214) et il revient souvent dans ses textes et sa peinture vers le thème de
l’alphabet.

Si dans la présentation graphique des Alphabets (1927, 1943-44) il n’y a qu’un usage
de substitution, on peut se demander dans quelle mesure on peut dire que la lettre
alphabétique comme telle figure dans l’œuvre de Michaux ?

D’abord, c’est la lettre proprement dite alphabétique, qui commence à jouer pour
Michaux dans ses textes poétiques, dans le cadre de l’auto-reconnaissance de soi.

Son texte Le portrait de A.215 évoque, par exemple, la liaison du motif


autobiographique et la lettre « A ». Michaux raconte la vie du personnage « A. » dans ce texte
à la manière suivante (nous citons quelques fragments216) :

« La vie de A., une de ces vies insignifiantes, et pourtant Océan, Océan, et qui chemine, et où
va-t-il ? Et mystère son moi. / <…> /
Il se demande où est sa vie, parfois elle lui paraît en avant, rarement passée ou actuelle, plutôt
à faire. Il la pelote, il l’oriente, il l’essaie ; il ne la voit pas.

214
Rappelant le texte Quelques renseignements… : « Combats de fourmis dans le jardin./ Découverte du
dictionnaire, des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots et en
quantité, et dont on pourra se servir soi-même à sa façon. » (OC1-CXXX), on peut penser à la liaison entre les
mots de l’ordre alphabétique et les fourmis qui se battent. Une analyse détaillée de l’image de la « fourmi » dans
les textes de Michaux voir : A.-E. Halpern, Henri Michaux : le laboratoire du poète, p. 149-152 : « (la fourmi est
l’insecte qui revient le plus souvent sous sa plume) ». Nous pensons au « fourmillement » (mot utilisé par
Michaux dans un de ces livres de drogue) non seulement des mots, mais aussi au « fourmillement » des lettres
alphabétiques (lettres réelles et lettres-signes imaginaires) chez Michaux.
215
Texte publié pour la première fois dans le n°22 de « Commerce » (hiver 1929), p.109-123, sous le titre Le
Fils du macrocéphale (Portrait) ; repris sous le titre Portrait de A. en 1930 dans Un certain Plume. Voir OC1-
p.607-615.
216
OC1-607 et 609.

76
Toutefois, c’est sa vie.
Plus limpide que vide, plus flèche que limpide et plus encore atmosphérique. / <…> /
Jusqu’au seuil de l’adolescence il formait une boule hermétique et suffisante, un univers
dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur
image, ni leur existence, à moins qu’on ne s’en serve avec violence contre lui. En effet, on le
détestait, on disait qu’il ne serait jamais homme. »

Cette manière de décrire la vie du personnage A. est très proche de celle


autobiographique de Michaux, dont il se distingue, en substituant le « je » au « il » par
exemple (« Il se demande où est sa vie »). N’y a-t-il pas alors, dans cette image de A. une
auto-idéntification de Michaux-auteur, qui curieusement essaie de trouver son « je » dans une
lettre alphabétique « A » ? 217

Si on suit le texte de Michaux, on peut évoquer aussi une phrase : « A l’âge de sept
ans, il apprit l’alphabet et mangea »218. Cette phrase donc, nous démontre un motif très lisible
chez Michaux : un conflit qui apparaît dans les rapports entre l’individu et la société, celle qui
propose agressivement à l’individu des choses à apprendre. Deux actions vont donc en
parallèle pour le personnage A. : apprendre l’alphabet et manger. Nous avons parlé de ce
motif – qui est le motif autobiographique – dans le premier chapitre de la thèse, dévoilant le
problème de la langue « avalée ». On peut dire que pour Michaux, l’« alphabet » représente
dans ce contexte, les signes (pseudo-signes) « pour retirer son être du piège de la langue des
autres» (Mouvements).

Le paradoxe est que d’une part, Michaux cherche dans l’alphabet le procédé qui
plutôt le sépare du monde (« qui le sépare des autres »), d’autre part, que ce procédé lui sert
comme l’« intermédiaire entre l’intérieur et le monde » 219.

Dans le texte Le portrait de A. il se passe une dénomination selon le schéma : A.


(auteur) = quelque personne220. La lettre « A » devient un « anonymat » significatif, c’est une

217
Exemple : la lettre majuscule H pour V. Hugo est une image (« fantasme ») de H de son propre nom dans ses
dessins (voir : Victor Hugo. Dessins, nn° 197, 204).
218
OC1-607 et 608.
219
Dans l’essai de M. Loreau sur Michaux La poésie, la peinture et le fondement du langage nous trouvons
l’idée d’autoreconnaissance du soi chez Michaux à l’égard de l’alphabet : « L’alphabet lui apporte une sorte
d’intermédiaire entre l’intérieur et le monde ; constituant pour lui la première forme d’un pouvoir de fragmenter
son intérieur, de le rendre multiple, il lui fournit aussi le premier instrument l’ouvrant à l’extérieur : il sera le
principe de son rapport au monde » (op.cit., p.14 [nous soulignons]).
220
Cf. : les exemples célèbres comme : personnage K. de F. Kafka (Le Château, 1912), l’homme sans qualités de
R. Musil (L’Homme sans qualités, 1920-1942).

77
lettre sans aucune personnalité221. On peut dire que, Michaux nomme son personnage par le
« A. » : c’est une forme d’éloignement extrême du soi (de son « je »). Comme dans l’exemple
du texte Qui je fus, dans le cas du texte Le portrait de A. nous avons aussi une certaine mytho-
biographie. Nous supposons que sous le nom du personnage A., ainsi que du personnage Qui-
je-fus, est caché la figure de l’auteur, mais il n’y a aucune indication directe sur une telle
substitution. Le « A. » n’est donc pas tout à fait le « il », celui qu’on trouve dans certains
textes de Michaux à la place du « je » (exemple Qui il est). Avec l’usage de la lettre « A. »
Michaux se retire complètement de son « je », puisque ce n’est pas même la lettre qui
correspond à son nom ou à son prénom ou quelque lettre qu’on pourrait supposer être choisie
parmi les signes alphabétiques selon quelque principe spécial222.

§ 4. Exorcisme des alphabets

En faisant la supposition de « remotivation » et en essayant d’analyser les rapports


entre tout ce qui est réel et tout ce qui est faux dans les alphabets de Michaux on peut poser la
question suivante : où commencent les signes (leur origine), ceux qu’on peut nommer les
signes de l’« alphabet » (pseudo-alphabet) chez Michaux ?

Pour répondre à cette question nous passons à une action spécifique dans la pratique
poétique de Michaux : l’action d’exorciser les lettres alphabétiques.

Nous examinerons maintenant le fait de la présence du texte Alphabet dans le recueil


Exorcismes (1943). En travaillant le problème d’alphabet chez Michaux, on peut en faire une
interprétation du point de vue du motif magique : Michaux fait une expérience magique avec
l’alphabet grâce aux mots, grâce à sa poésie.

a) « L’exorcisme… est le véritable poème du prisonnier » (Michaux)

Pour faire cette interprétation il faudrait d’abord, s’interroger sur l’usage de la notion
« exorcisme » utilisée par Michaux.

Par son essentiel, le terme « exorcisme » signifie une pratique sonore des mots,
notamment par laquelle on chasse les démons. Il s’agit donc d’une sorte de magie verbale,

221
J. Roger évoque l’importance de la lettre anonyme « E » chez Michaux dans Les Grandes épreuves de
l’esprit (cf. : Henri Michaux: poésie pour savoir, p.95-98).
222
R. Bellour compare le « A. » avec le « H. », disant que ce sont « des petits atomes de la langue » de Michaux
(OC1-1253).

78
dont les mots prononcés, les paroles, ou même les sons jouent le rôle presque occulte de se
battre contre les forces obscures223. Nous voulons étudier quel est le cas de Michaux :
pourquoi il utilise ce mot et de quelle façon sa poésie répond à la notion « exorcisme » ?

Dans la préface du recueil Epreuves, Exorcismes Michaux donne la définition


suivante :

« L’exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier.


Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si
magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est
remplacé par une boule aérienne et démoniaque – état merveilleux ! »224

D’après ce paragraphe nous pouvons supposer que pour Michaux il y a une liaison
entre deux notions : « exorcisme » et « poème » (ou « poésie »). Cette cohérence est lisible au
sens d’un état spécifique, la « souffrance », l’« exaltation », la « violence » et qui est
forcement lié à une action d’« attaque » sur le « monde hostile »225. Si nous nous adressons à
l’étape d’avant-texte d’Exorcismes, nous pouvons voir que pour Michaux le mot
« exorcisme » est égale au mot « exorciser », supposant donc une action. Dans l’épreuve
corrigée, dans la phrase : « Une des choses à faire : l’exorcisme. »226 le mot « exorciser » est
corrigé en « l’exorcisme ».

Si nous interprétons le texte de préface d’Epreuves, Exorcismes, nous pouvons dire


que selon Michaux, les hommes étant dépendants de telle ou telle situation, étant prisonniers,
étant même parfois blessés, peuvent combattre quand même contre cette situation : action
d’exorcisme. On doit remarquer ici que, pour Michaux il existe deux types de l’exorcisme :
« par force » et « par ruse »227. Dans cette distinction se révèle une technique pour exorciser :
c’est agir, opérer, c’est un travail de transformation (ou de « transition »228) d’une situation
initiale, habituelle vers une nouvelle forme.

Nous pensons donc à une cohérence entre : poésie-exorcisme-action qui a lieu dans
l’œuvre de Michaux.

Selon quelle logique une telle cohérence est-elle possible ?

223
Cf. : J. Goody, La Raison graphique, (« Une attitude magique à l’égard des mots »), p.93.
224
OC1-773 (Préface de Epreuves, Exorcismes), texte en italique chez Michaux.
225
OC1-774.
226
OC1-1348 (notes).
227
Michaux explore l’usage de ces deux techniques dans la préface de l’édition Epreuves, exorcismes, 1945
(OC1, p. 773-774, et 1348 note).
228
«Signes <…> pour être fidèle à son «transitoire» (Mouvements, OC2-441).

79
Nous rappelons d’abord un certain refus de la langue de Michaux depuis son enfance
(« sans images, sans mots, immobile »229). Ce refus est déjà une action de souffrance par
rapport aux mots : une forme personnelle d’exorcisme. On peut dire que la poésie, ensuite,
sert pour Michaux (« prisonnier » de la langue des autres) en tant que contrepoint de la langue
humaine habituelle. Dans la poésie, Michaux cherche à trouver une sorte d’issue (ou de
sauvetage), créant sa propre langue, qui se constitue souvent à la base de sons et de leur
répétition. L’exorcisme est une action de réponse poétique de Michaux aux certaines
« immenses voix »230 qu’il veut saisir et qu’il veut chasser.

Le rôle de l’« alphabet », comme sujet spécifique de Michaux, est très important pour
cette action poétique de réponse pour sortir de la « prison ».

b) Alphabet exorcisé

On peut poser la question suivante : comment Michaux utilise les mots, la poésie de
manière à donner un effet presque rituel, magique à l’égard de l’idée de l’alphabet ?

Ainsi, revenant au texte Alphabet (1943) on peut remarquer que dès les premières
phrases se révèle une sorte de magie exercée par les mots poétiques :

« Tandis que j’étais dans le froid des approches de le Mort, je regardai comme pour la
dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut. »

Un des motifs symptomatiques qui se dévoile dans ces deux phrases, est celui de
l’auto-expérience. Le héros, le « je » expérimente la mort, en se retrouvant dans un état
extrême (« le froid »). L’approche du « je » vers la mort est déjà une action spécifique, dont
l’essentiel est peut-être de se plonger dans l’abîme (comme si « on saute dans le ‘rien’ »231)
pour trouver sa propre existence. C'est une épreuve que l’auteur fait sur soi-même, au moment
où se passe le « contact mortel ».

Le contenu du texte peut être exprimé dans une seule phrase, qui au fond rappelle le
mythe grec. C’est l’histoire d’un personnage, qui se trouve dans le lieu magique, au moment
critique de la mort, et qui se sauve (revient à son corps, renaît), agissant sur la situation du

229
Quelques renseignements… OC1, p.CXXVIV.
230
Expression que nous empruntons de Michaux, voir le titre d’un des textes de Epreuves, Exorcismes : Immense
voix, OC1-775.
231
Mouvements, OC2-438.

80
dehors. Comme dans le mythe grec (sur Orphée, Ulysse). Le héros ici passe du côté des
morts, mais puis il revient chez les vivants :

« Raffermi par cette prise, je le contemplais invaincu, quand le sang avec la satisfaction,
revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la
vie. »

Comme le texte est intitulé Alphabet et surtout comme il est accompagné par certains
« signes » visuels, nous pouvons interpréter le contenu à la manière suivante : le « je », en
voyageant vers le pays de la mort devient capable de revenir, car il y apprend quelque chose
qui peut être nommé un « alphabet ». Cet « alphabet », – qui « eut pu servir dans l’autre
monde, dans n’importe quel monde »232, « l’alphabet de la langue des dieux »233 –
paradoxalement n’est pas celui des morts. Il permet au héros de revenir, il lui permet de
gagner le combat contre la mort, puisqu’il s’agit de la renaissance du héros.

On peut dire que l’objectif d’un tel voyage est : il faut mourir par son corps, pour se
renaître dans la graphie, dans une forme graphique de l’alphabet, en particulier. Cet alphabet
est en quelque sorte les signes-clés pour garder une position d’équilibre instable (le
personnage se trouve entre la mort et la vie)234 : une action magique, une action d’exorcisme.

Nous parlons donc d’un exorcisme sur soi-même, sur ses propres possibilités. Mais
puisqu’il y a certains signes que nous pouvons observer comme le résultat du voyage du
« je », cet exorcisme ne devient-il pas simultanément une exploration du monde par
« signes » ?

Ainsi, ce que Michaux n’aime pas c’est une fixité mortelle de signes réels. Les
graphies d’Alphabet 1943 cassent en quelque sorte cette fixité. On a une « remotivation » de
l’alphabet qui peut être décrit comme celle-ci : signes de l’alphabet, signes morts, deviennent
signes vivants, c’est-à-dire : inventés, non-fixés, autres que l’« alphabet » réel. L’« alphabet »
apparaît face au texte en forme visuelle et inventée, reproduite en réalité nouvelle, picturale.

En définissant l’action d’exorciser de Michaux, nous pouvons maintenant préciser nos


concepts, développant notre analyse. Passons à l’examen de certains exemples
symptomatiques.

232
Alphabet, opp.cit., OC1-785.
233
cf. : Yantra, OC3-759.
234
Cf. : «Signes des dix mille façons d’être en équilibre dans ce monde » (Mouvements).

81
c) Lettre alphabétique comme procédé d’exorcisme (prononciation)

On peut trouver une liaison plus directe entre l’alphabet (lettres d’alphabet) et l’action
magique d’exorcisme dans la poésie de Michaux. Découvrons, par exemple, un épisode de
son livre Au pays de la Magie :

« Un costume a été conçu pour prononcer la lettre R. Ils ont aussi un costume pour prononcer
la lettre Vstts. Pour le reste on peut s’en tirer, à l’exception toutefois de la lettre Khng.
Mais il y a le prix considérable de ces trois costumes. Beaucoup de gens n’ayant pas les
moyens de les acheter ne peuvent, au passage de ces lettres, que bredouiller ; ou bien c’est
qu’ils sont très, très forts en magie. »235

Par ce texte la référence fait un point important. Les « lettres » marquées R, Vstts,
Khng doivent être prononcées, ce qui amène à la pratique magique d’après les coutumes
rituelles très anciennes. La question est de trois sens. 1°sens linguistique : il y a la liaison qui
s’organise entre le son et la lettre ; 2°sens plastique : Michaux parle de « costumes » pour
prononcer ces lettres ; 3°sens poétique : Michaux évoque l’action de « bredouiller » les
prononciations des lettres. Nous pensons que ces trois sens dévoilés grâce à cet exemple sont
très caractéristiques pour Michaux-poète ainsi que pour Michaux-peintre. Précisons cette
affirmation :

1° Si on suppose la prononciation réelle des « lettres » comme celles-ci : R, Vstts,


Khng, on peut constater que tous les sons seront les consonnes (parfois compositionnels, et
une fois avec l’élément muet : « h »). Pour les prononcer il faut faire un effort : les sons vont
de la gorge (R), des dents (Vstts) et de la langue (Khng). Les lettres donc sont liées à une
gestualité spécifique, dont le corps participe pas ses membres intérieurs d’abord, ce qu’on
peut nommer la gestualité de la gorge et ce qui nous rappelle la technique des mages ou des
chamans.

2° Selon le passage cité l’action de prononciation comporte un autre rituel : il faut des
« costumes » pour prononcer les lettres. Les « costumes » pour les « lettres » R, Vstts, Khng,
ne sont-ils pas, par leur essentiel, des formes des lettres ? Ne s’agit-il pas des formes visuelles
des lettres prononcées ? Génétiquement pour cette liaison, la lettre est mise avant la
prononciation : d’abord c’est le « costume » qui a été choisi pour prononcer la lettre (la forme
précède le son). D’ailleurs, les lettres ne sont pas d’un vrai alphabet, mais d’un alphabet
imaginaire (celui qui sert dans le pays imaginaire, dans « le pays de la Magie »). On a donc

235
OC2-67.

82
une liaison : lettre – exorcisme – forme. Cela donne l’idée d’une certaine avant-langue, que
nous avons remarquée déjà à l’égard des « signes » de Michaux.

3° L’expression « bredouiller » utilisée à l’égard des « lettres » R, Vstts, Khng dans le


passage cité nous rappelle à la fois l’action de chamanisme, et la prononciation des sons par
des enfants (sorte d’avant-langue). Il faut évoquer que Michaux pratique souvent dans sa
poésie des constructions faites à la base des sons répétitifs, créant des mots forgés, des mots-
chaînes236.

Avec cet exemple nous pouvons donc prouver que l’usage de l’alphabet est
profondément lié pour Michaux à l’action de prononciation-exorcisme. Et dans cette action il
ne s’agit pas tout simplement d’une prononciation réelle des sons, l’exorcisme n’est pas
seulement du sens physique de prononciation. Evoquons un autre cas : la prononciation
mentale.

d) La lettre « m »

Nous trouvons un épisode de Misérable Miracle, dont Michaux parle de la lettre


alphabétique, réelle et concrète, la lettre « m » :

« Tandis que je suis encore à regarder ces monts extraordinaires, voilà que, se plaçant la
poussée intense, qui me tient, sur les lettres « m » du mot « immense » que je prononçais
mentalement, les doubles jambages de ces « m » de malheur s’étirent en doigts de gants, en
boucles de lasso, qui démesurément grandes, s’élancent à leur tour vers les hauteurs, arches
pour impensables et baroques cathédrales, arches ridiculement élancées sur leur base
demeurée petite. C’est du dernier grotesque.237 »

Cet épisode nous semble significatif. Michaux dit que le mot « immense » peut être
prononcé mentalement. Qu’est-ce que cela peut signifier si nous pensons à l’action de
l’exorcisme et au rôle de la lettre alphabétique dans cette action ?

Il faut dire d’abord que c’est la lettre « m » qui s’est associée pour Michaux au mot
« immense ». Ce mot et, par conséquent la lettre, exprime pour l’essentiel une certaine
visualité linéaire selon les métaphores utilisées.

236
Cf. : P2, ch2, §4b.
237
Avec la mescaline, OC2-624.

83
Ainsi, la visualité linéaire est anticipée par l’image des « monts extraordinaires », qui
sont décrits (dans le paragraphe qui précède celui-ci cité) comme des figures géométriques :
« Des Himalayas surgissent brusquement plus hauts que la plus haute montagne, effilés,
d’ailleurs de faux pics, des schémas de montagnes, mais pas moins hauts pour cela, triangles
démesurés aux angles de plus en plus aigus jusqu’à l’extrême bord de l’espace, ineptes mais
immenses. »238 L’important est ici : les figures sont linéaires, et elles sont dites comme
observées, regardées (« je suis encore à regarder ces monts extraordinaires »), mais leur
géométrie reste imaginaire, presque fictive, ce qui nous évoque l’expression : « faux pics »
(cf. aussi la note : « insupportables parcours » sur les marges du livre, [ibidem]). Nous avons
une sorte de visibilité imaginaire.

La lettre « m » participe à une construction lexique d’une réelle visibilité : la lettre


« m » est manifestée dans le texte comme élément ayant des formes géométriques et même
architecturales (cf. : « doubles jambages », « doigts de gants », « boucles de lasso »,
« arches »). Nous avons donc la description d’un dessin de la lettre « m », dans tous ses
détails qui nous évoquent sa linéarité particulière. Celle-ci est soulignée au registre
typographique par l’usage de l’articulation « MM », lettres en gros caractères dans le mot
« iMMense » sur la note de la marge qui accompagne le texte cité : « iMMense / terremoto /
Mense » (ibidem)239.

Selon le contenu du texte cité, le mot « immense » est prononcé « mentalement »


(« mot ‘immense’ que je prononçais mentalement »). Cela nous amène à l’idée d’une action
magique d’exorcisme effectuée. Quel est le rôle de la lettre alphabétique dans cette action ?

L’alternance des mots dans le texte cité : « montagne » - « mont » - « immense » -


« malheur », représente un passage presque fabuleux. Nous pouvons interpréter le contenu du
texte à la manière suivante : la haute montagne est une image d’un immense et insupportable
malheur, que Michaux a vécu et a vu pendant l’expérience mescalinienne. Alors, les lettres
(vraies lettres alphabétiques comme par exemple « m » ou « MM ») lui servent comme
procédés réels pour donner une visibilité de ce malheur.

Or, force est de constater que dans l’épisode cité du texte Misérable Miracle on peut
remarquer une certaine visualité verbale qui est construite par les éléments sonores (atomes de
la langue) comme par exemple, le mariage de « mm » qui supposent une continuité vocale. La

238
OC2, p.623-624 (nous soulignons).
239
Le « MM » de l’« iMMense » correspond au titre abrégé du livre (ce que donne une continuité interne
supplémentaire entre le titre Misérable Miracle et l’essentiel du concept d’« immense »).

84
chaîne des « m » dans le fragment cité est composée par 18 lettres sur une seule phrase.
Presque chaque fois dans les mots où cette lettre est utilisée, le phonème [m] est accentué soit
par le placement en premier syllabe, soit par le doublage de la lettre « m » : « mont », « me »,
« mot », « immense », « mentalement », « malheur », « démesurément ». Cela donne une
succession vocale spécifique du fragment qui peut être nommée une linéarité verbale.

L’exorcisme de la lettre ici se porte donc à deux domaines simultanés : vocal et visuel.
Cette dualité nous fait penser à examiner la présence spécifique de la lettre alphabétique dans
le registre typographique chez Michaux de manière plus précise.

§ 5. La lettre alphabétique : usage direct au registre typographique

Comme nous l’avons remarqué ci-dessus : la lettre alphabétique chez Michaux se porte
dans les deux domaines : typographique et poétique.

Dans certains textes l’usage typographique particulier des lettres est remarquable : les
initiaux à l’intérieur des phrases, les majuscules à l’intérieur des mots, ou même les mots
écrits en majuscules, le style italique, etc. Ce sont des procédés souvent explorés. Dans ces
cas, la lettre est utilisée comme « graphisme » dans le texte. Mais elle joue aussi le rôle
poétique symptomatique : on peut parfois trouver des personnages-lettres, des lieux-lettres,
etc.

a) Lettre comme procédé d’abrègement

Michaux met souvent quelque lettre alphabétique comme codification d’un certain
personnage particulier. Dès les premiers écrits Michaux utilise les lettres majuscules comme
les abrégés des personnages, sous-entendant et mentionnant des noms concrets (réels) ou aussi
inventés. La lettre lui sert donc comme outil (signe qui fait la référence à quelqu’un).

Probablement, pour la première fois il utilise les initiaux dans le texte Chronique de
l’aiguilleur : « MM. Y. », « M. X. »240. Ici, c’est une forme de généralisation, l’abrègement
est conventionnel : dans le texte il s’agit de plusieurs personnes qui peuvent être mentionnées.
Ainsi, pour « M. X. » Michaux écrit dans la note en bas de page : « Ce pourrait bien être M.
Ozenfant ou M. Jeanneret ». Pour l’abrègement « MM. Y. » nous pouvons faire le

240
OC1-9, 13.

85
déchiffrement logique. Selon le contenu du texte, il s’agit de certains « fabricants » : « Ainsi,
Stravinsky, Oscar Herzog, Kandinsky, Picasso, Marinetti fabricants ».

L’usage plus concret se rencontre dans les textes de « journaux » de Michaux.

Trouvons, par exemple, dans l’Ecuador (journal de voyage) : « Amsterdam, mercredi


matin. /<…> Et maintenant écrire à I, P, H … donner du mangeable à chacun. » (P = Paulhan,
H = Hellens [ ?]) ; « n + 2 jours de navigation. / <…> M. me demande avec un apparent
détachement à quelle distance extrême les mouettes peuvent voler. » (M = Monlezun) 241.

Le même procédé de désignation des personnes réelles se rencontre souvent dans les livres
« mescaliniens » (« journaux » d’expérience) : « J’ai l’envie de téléphoner à B… pour lui
annoncer le spectacle formidable » (B = Bernard Saby) ; « je téléphonai à A… » (A =
Ajuriaguerra) ; « Non décidément, comme dit Y… » (Y = madame Yvonne, la gouvernante
de Michaux) ; « Je viens de téléphoner à G… pour prendre contact avec quelqu’un pour le cas
où ça tournerait mal. » (G = Armand Gatti)242.

Ces cas sont significatifs, car le style journalier de Michaux nous permet d’avoir le
contexte de l’époque que Michaux désigne lui-même (on déchiffre les personnages de son
quotidien, ses lectures et ses connaissances). La désignation est faite par le procédé de lettres
alphabétiques.

Si dans les exemples susnommés on peut penser au réel de Michaux, un autre exemple
nous indique son irréel.

Ainsi, parfois on trouve les personnages inventés marqués par les lettres d’abrégement :
« Les K… ridiculisent les E…, leurs voisins, en les faisant bâiller <…> » (Au pays de la
magie)243. L’usage de personnages-lettres est remarquable dans ce cas, car le texte de notre
référence est aussi un « journal », mais celui de voyage imaginaire dans un lieu imaginaire.
Le déchiffrement concret semble donc inutile : les lettres qui désignent l’irréel de Michaux
ont quelques autres fonctionnements. Le champ de ces autres fonctionnements est très large et
suppose une recherche particulière. Nous ne touchons ici que quelques aspects du problème.

241
Citations : OC1-142, 143, désignation des noms : OC1-1090N.
242
Citations : OC2-724, 842, 893-894, désignation des noms : OC2-1306N, 1342N, 1346N. Voir une liste des
« témoins » réels du Misérable Miracle : OC2-1291.
243
OC2-90.

86
b) Lettre comme écriture

Parfois chez Michaux le signifiant de la Lettre n’est pas celui de la lettre alphabétique
mais plutôt de l’écriture qui raconte, qui écrit. Nous pouvons évoquer les textes suivants : La
Lettre, La lettre dit encore, où Michaux utilise la formule « Je vous écris de… », marquant les
lieux d’envoi des écrits : « Je vous écris d’un pays autrefois clair » ; « …je vous écris de la
Cité du Temps interrompu » ; « Je vous écris des pays de l’atroce, je vous écris de la Capitale
à la foule endormie » 244. Prenant en compte le contexte historique des textes susmentionnés
on pense surtout à la réaction de Michaux sur la guerre, ce qu’explique les expressions « pays
autrefois clair », « Temps interrompu », « pays de l’atroce », « foule endormie ». Comme
aussi dans le cas d’un texte du recueil Plume précédé de Lointain intérieur245 Michaux met
son personnage (son « je ») dans le lieu lointain246 qui n’est pas seulement imaginaire au sens
géographique, mais c’est un lieu imaginaire au sens philosophique (réflectif, auto-réflectif).

Un certain rapprochement entre l’unité écrite (lettre écrite de) et l’unité comme signe
(lettre alphabétique) se dévoile dans ce genre de textes. Nous trouvons un parallèle entre ces
Lettres et l’idée de dénomination des lieux imaginaires par les lettres alphabétiques.

Ainsi, dans le poème Lieux sur une planète petite247 on peut distinguer 14 fragments,
dont chacun est marqué par une initiale sibylline, représentant probablement certaine
abréviation non-ordonnée alphabétiquement des lieux imaginaires248. Cette abréviation se
trouve en dehors de l’espace du texte poétique (texte est à gauche de la page, les abréviations
sont à droite). Grâce à cette composition visuelle les fragments peuvent être interprétés
comme les lettres écrites de certains pays : De N., De L., De Ph., De Sr., De L., De T., De Br.,
De l’I., D’U., De S., De J., De D., De G., D’A.249

Cette dénotation effectuée par les lettres alphabétiques est une codification fictive : les
lieux restent des pays certains. Soit, ils ne sont pas nommés dans le texte, soit, ils sont
marqués par les références indirectes aussi irréelles (« De Ph. / Peuple Phêh, peuple

244
OC1-793, 794, 795.
245
« Je vous écris du bout du monde. » (OC1-591).
246
Encore une expression de Michaux, cf. : son texte d’hommage à Adrienne Monnier Lieux lointains 1956
(OC2-1020).
247
Texte écrit en 1964-1966, publié dans l’HERNE, (cf. : OC3, p.289-298).
248
La même manière de codification des lieux par les lettres alphabétiques a été utilisé par Michaux déjà en 1952
pour le texte Nouvelles de l’étranger, où 5 fragments portent les références de leurs débuts : De N… ; De V… ;
De I… ; De R… ; De V… (OC2, p.513-514). Le travail de la correction de Michaux sur ce texte est significatif
pour la problématique de ce chapitre. Premier lieu nommé « Astris », ensuite corrigé sur un mot illisible ;
deuxième lieu se lit comme « Nise » [ou « Wise »], ensuite corrigé en « K… » ; troisième lieu est
« Laramouche » (dactylogramme, fonds Sylvia Beach, Princenton University, cf.: OC2-1242N).
249
R. Bellour donne quelques désignations vraisemblables des abrégements (cf. : OC3-1550).

87
sobre »)250, ou par les points pseudo-géographiques (« ville de H. », « entrepôts de l’Est »,
« entrepôts de l’Ouest »)251.

Or, on peut dire que, parlant évidemment de la « Terre des hommes »252 Michaux,
refait la réalité qui est une réalité tragique d’existence humaine. Paradoxalement donc la
codification fictive est liée à la réalité : on pense surtout à la réalité de la mort : « La naissance
de la Grande Mort/ de la Mort universelle/ a commencé » (ibidem).

Cette réflexion nous amène de nouveau à une idée élaborée dans le paragraphe
précédent sur la technique d’exorcisme chez Michaux. Dans l’exemple évoqué (Lieux sur une
planète petite), on a des lettres si on peut dire exorcisées. On a presque les feuilles volantes,
écrites par quelqu’un qui a essayé d’enregistrer (sténographier) l’histoire en train de
disparaître de la « petite planète » (« il faut se hâter / L’Histoire va fermer »253). Les rôles des
initiaux sibyllins deviennent donc très symboliques. Les fragments de texte du poème,
marqués par les lettres, sont la nomenclature des lieux déjà existants : ces lieux ne peuvent
être plus prononcés, leurs noms sont perdus.

c) Les lettres-graphies de Michaux

Parfois les lettres alphabétiques se présentent chez Michaux comme signes autonomes
de la structure graphique de textes. Dans ces cas peut-on parler du statut particulier de la
lettre alphabétique : lettre-graphie ? Quel est le rôle de la lettre alphabétique ?

Examinons d’abord l’exemple d’un fragment du livre Misérable Miracle :

« De grands Z passent en moi (zébrures-vibrations-zigzags ?) Puis soit des S brisés, ou aussi,


ce qui est peut-être leurs moitiés, des O incomplets, sortes de coquilles d’œufs géants qu’un
enfant eût voulu dessiner sans jamais y parvenir.
Formes en œuf ou en S, elles commencent à gêner mes pensées, comme si elles étaient les
unes et les autres de même nature.» 254

250
OC3-292.
251
OC3-294, 297.
252
Cf. final du poème : « Tu vas continuer sans nous, Terre des hommes/ Tu vas continuer, toi » (OC3-298).
Il semble important d’évoquer que le dernier fragment de ce poème est marqué par la lettre A : « D’A. ». C’est
seulement dans ce fragment que Michaux parle de la part de la première personne singulier (« je ») : « J’arrive à
présent/ au pays des élans nouveaux ». Le « je » de l’auteur apparaît donc sous le signe de la lettre A. On peut
trouver un parallèle symbolique avec la dénomination du « je » de l’auteur dans Le portrait de A.
253
OC3-292.
254
Expérience de la folie, OC2-733.

88
Au début de ce fragment Michaux utilise la lettre « Z », ensuite les lettres « S » et
« O » comme les procédés spécifiques du texte imprimé, on peut les nommer les lettres-
graphies, puisque l’importance de leur usage est surtout visuelle. Dans le registre
typographique : les trois lettres Z, S, O sont les éléments particuliers du texte, elles ne font pas
partie des mots, ce sont des unités graphiques autonomes.

Or, dans le texte Michaux ne parle pas de lettres alphabétiques, il parle de formes
plastiques rappelant les silhouettes des lettres susnommées : zigzag, serpent, rond. Force est
de constater que le zigzag de Z exclu la ligne souple (serpent) et suppose plutôt les traits
fondant les angles ; le serpent de S exclu la figure fermée (cerclée) de O. Tandis que selon le
texte cité certaines liaisons s’organisent entre ces trois formes. Il est remarquable que si ces
trois formes sont totalement différentes, Michaux manifeste le rapprochement entre elles.

La liaison la plus évidente est celle entre le « S » et le « O »: Michaux dit que la moitié
de forme S représente la forme de O incomplet. Dans les deux cas nous avons les formes
pareilles de la ligne non-cerclée : figure de demi-rond.

Pour Michaux ce n’est pas une simple constatation. Pour lui au fond du rapprochement
entre deux formes il y a certaines actes : plastique, psychique, physique. Plastiquement :
Michaux nous rappelle les dessins des enfants et les formes qu’y se trouvent souvent les
demi-ronds (« O incomplets »). Psychiquement : Michaux parle d’un certain état psychique
pendant son expérience mescalinienne, au moment où ses formes (S et O) gênent ses pensées.
Physiquement : Michaux évoque le brisement du S : geste de brisement produit les « O
incomplets ».

Comment est présentée la succession entre deux formes ?

En effet, Michaux parle de leur nature identique : « Formes en œuf ou en S, elles


commencent à gêner mes pensées, comme si elles étaient les unes et les autres de même
nature ». Une chose peut nous frapper dans l’identification que Michaux fait. Ainsi, pour
l’image d’œuf on pense surtout à une sphère qui est une forme à trois dimensions (forme
spatiale) et non pas à un rond, qui est une forme plutôt à deux dimensions, ligne organisatrice
visuelle de S et de O.

Si Michaux évoque une telle image d’œuf, cela peut dire que pour lui la liaison entre
les formes de S et de O est beaucoup plus profonde que le rapprochement de leurs silhouettes
graphiques visibles. Il semble que Michaux touche en quelque sorte la question de préformes,

89
selon laquelle la forme d’œuf peut être considérée comme à l’origine de l’organisation de la
nature. Dans ce sens, la liaison S-O obtient une nouvelle interprétation.

Nous précisons ce point.

Michaux dit : « Puis soit des S brisés, ou aussi, ce qui est peut-être leurs moitiés, des O
incomplets, sortes de coquilles d’œufs géants qu’un enfant eût voulu dessiner sans jamais y
parvenir ». Dans cette phrase il nous indique un certain pré-geste : geste d’enfant. D’abord, le
geste d’enfant est préliminaire au sens physique du terme, l’enfant ne fait que les pré-gestes,
puisqu’il n’est pas capable de pouvoir se servir de sa main. Par ailleurs (et en conséquence),
ce geste est préliminaire au sens plastique du terme : l’enfant veut dessiner quelque forme,
mais ne réussit pas, il arrive souvent à une autre forme, donc il produit une autre forme.
Quelque chose se casse à ce niveau : grâce à un geste non-maîtrisé (celui d’enfant) la forme
désirée (c’est-à-dire : imaginée, pensée) perd sa fixité, tandis que la forme qui apparaît
devient une réalité vivante.255

Le brisement de la forme de S (cf. : expression « S brisés ») peut être considéré dans le


même sens. Il ne s’agit pas de déchirer la silhouette « S », mais il s’agit d’effectuer sa
transformation au moment de sa création. Ainsi, le S se métamorphose en O (à sa moitié)
grâce à un geste, (action) rapide, violent, comme un tracé court de la main, presque spontané,
momentané256. On peut dire que l’action de brisement de « S » (le passage de S à O) est en
effet une action de la création et de transformation strictement picturale.

Nous trouvons chez Michaux, dans un autre texte mescalinien Paix dans les
brisements, un fragment qui décrit la difficulté de production d’un S : « de grands „S“
obliques / m’obligent à serpentiner / difficultés recourbées »257. Il est vrai que la main trouve
certain obstacle pour scripter la forme de serpent S : il y a l’obligation d’un effort de la
recourber. Le verbe « obliger » indique une certaine fixité de la forme de « „S“ obliques » : on
peut supposer l’existence de règles pour produire le « S »258. Tandis que forme de « S brisés »
semble plus facile de produire, mais dans ce cas la forme méditée (le « S », ainsi que le « O »)
reste inachevée (non-fixée) : nous revenons donc à notre premier exemple (moitié de S et O
incomplet).

255
Cf. : « Voilà qui est loin du dessein primordial de l’adulte qui est de fixer, et en peinture d’établir des
constants visuels », Essais d’enfants, dessins d’enfants (OC3-1338).
256
A cause de sa spontanéité un tel geste nous rappelle aussi le geste de zigzag (Z).
257
OC2-1006.
258
Cf. aussi l’épisode de Connaissance par les gouffres (« Passage à troubles / S S S S S », OC3-58).

90
Si nous continuons la comparaison entre les deux fragments susmentionnés (exemples
de Misérable Miracle et de Paix dans les brisements) un détail est remarquable.

Dans le deuxième fragment Michaux utilise la même formule que dans le premier,
évoquant cependant le « S » à la place de « Z » (« De grands Z » = « de grands „S“ »). A ce
point nous avons donc le rapprochement entre deux autres formes (serpent et zigzag)259.

Dans les deux fragments de textes mentionnés les formes sont extérieures et elles
viennent chez le personnage (« je » de peintre), soit le pénétrant (« De grands Z passent en
moi » [nous soulignons]), soit le forçant de faire quelque chose (« de grands „S“ obliques /
m’obligent à serpentiner » [nous soulignons]). Le résultat en est la production des formes
métamorphosées.

Ainsi, les « grands Z » de l’exemple Misérable Miracle peuvent être nommées les
formes externes, qui deviennent les « graphismes » internes (« passent en moi ») et obtiennent
finalement une visibilité de nouvelles formes « zébrures-vibrations-zigzags ». Dans les
dessins mescaliniens du livre Misérable miracle nous pouvons bien observer ces formes : la
ligne zigzagante (zébrures et vibrations) fonde toute la structure de dessins260. Michaux nous
donne même un schéma des variations graphiques261. Là nous voyons des sortes
d’oscillogrammes sur lesquels sont lisibles multiples formes de « S » de « Z » et même de
« O incomplets » : petits traits composant les angles ; lignes zigzagantes de plusieurs
amplitudes ; sinusoïdes souples ; courbes obliques, verticales ou horizontales.

Comme nous parlons de métamorphose des formes dans le cadre du discours pictural,
il est important de formuler l’essentiel du déroulement plastique au regard de ce que nous
trouvons dans les exemples cités. Nous simplifions les choses et nous décrivons la situation :

Il existe le peintre et les formes fixes du monde extérieur. Ces formes fixes peuvent
exercer une action sur le peintre. Elles traversent son corps et son esprit et elles se
transforment grâce à son geste plastique. Elles ne restent jamais programmées pour lui ; elles
trouvent toujours ses autres réalités comme le résultat du travail de la main du peintre.

259
Si nous passons au niveau de signes alphabétiques : le symbole alphabétique « S » rappelle par sa graphie le
« Z ». Cf. : « S et Z sont dans un rapport d’inversion graphique : c’est la même lettre, vue de l’autre côté du
miroir » (R.Barthes, S / Z, OC2-626 : lettre-graphie S/Z : SarraSine, SarraZine, cf. t.2, p. 1239 : « Z n’est-il pas
un S inversé et angulé, c’est-à-dire démenti ? » dans le texte de 1971 « Erté ou A la lettre »).
260
AP, p. 160-169. Cf. : les dessins post-mescaliniens, nommés dessins de réagrégation 1966-1969 (AP, p.184-
187).
261
OC2-678.

91
Reprenant le problème de lettres alphabétiques, nous pouvons dire que par l’usage des
signes alphabétiques, Michaux veut nous exprimer l’essentiel de certaines formes visuelles en
mouvement. Pour lui les signes alphabétiques servent comme les outils poétiques dans le
cadre du discours sur la plastique et notamment sur la genèse des formes.

Nous soutenons donc l’idée que Michaux essaie de surmonter la rupture entre le signe
et le lettre (sa forme). Pour lui : le signe doit être dessiné, ce signe peut signifier quelque
chose autre (autre objet) qu’on attend (œuf), ce signe peut supposer une forme inhabituelle
(demi-rond→demi-sphère), ce signe peut être facilement transformé en quelque autre signe
(exemple : S→O).

Evoquons encore un exemple pour illustrer cette affirmation. Un fragment de


Misérable miracle nous suggère une pensée de la présence des signes-formes métamorphisés
au niveau de lettres alphabétiques :

« Je vois un sillon. Sillon avec balayages, petits, précipités, transversaux. Dedans un fluide,
mercuriel par l’éclat, torrentiel par l’allure, électrique par la vitesse. Et on dirait aussi
élastique. Pfitt, pfitt, pfitt, il file montrant sur ses flancs d’infinis petits frisselis. Je lui vois
aussi des zébrures. »262

Deux mots de cette citation attirent notre attention : « sillon » et « zébrures ». Ces
deux mots ne signifient pas les mêmes images, mais ils sont les voisins sémantiques. Nous
pensons qu’il y a la cohérence entre eux, aux niveaux plastique et sonore.

D’abord Michaux parle d’une vision de « sillon ». Plastiquement : c’est une image qui
peut rappeler plutôt la forme d’un serpent. Or, Michaux utilise le vocabulaire qui donne
l’impression d’action à la fois prolongée et impulsive. On peut imaginer donc à la fois la ligne
souple et les traits vibrants : une forme n’exclue pas l’autre, ce qui est élastique (« sillon »)
peut être (ou devenir) aussi non-élastique, électrique (« zébrures »). Il y a une sorte de
passage entre les formes vues (« Je vois un sillon »/ « Je lui vois aussi des zébrures » [nous
soulignons]).

Mais il y a peut-être un autre passage qui s’organise au niveau des sonorités, le


passage des phonèmes [s] → [z]. Nous pensons que dans ce fragment du texte il y a une
succession entre trois mots : « sillon », « frisselis » et « zébrure ». Dans la prononciation du
mot « sillon », le rôle important est joué par le phonème [s]. Il se répète deux fois : la
première phrase finit par le mot « sillon » et la deuxième débute par lui. Ensuite, trois phrases

262
Avec la mescaline, OC2-625.

92
plus loin nous avons le mot « frisselis », où le phonème [s] domine très fortement. La
dernière phrase comporte déjà le mot « zébrures ». Le phonème important ici est [z].263

Nous revenons donc ici au point d’exorcisme, cette technique qui, par rapport à
l’« alphabet » (par rapports aux lettres alphabétiques), devient en effet à la fois verbal et
plastique chez Michaux.

Nous avons regroupé ici les exemples typiques d’usage des lettres alphabétiques par
Michaux sans avoir l’intention de classer tous les cas possibles et sans examiner toutes les
nuances pour les interpréter. L’important pour nous est de montrer que par rapport aux quasi-
signes de Michaux dits « pictographiques », ceux dit « alphabétiques » ont une différence
considérable. Si dans le premier cas l’aspect le plus remarquable est celui de la « graphie »
(de la plastique), dans le deuxième cas, deux facettes sont à prendre en compte : le plastique et
le verbal. Or, cette rencontre entre deux facettes se passe plutôt au registre proprement dit
textuel où typographique, de même que Michaux utilise l’écriture alphabétique. Tandis que
les signes dessinés des « alphabets » de Michaux restent toujours et principalement en rupture
avec le verbal.

Pour développer la problématique des « signes » de Michaux que nous nommons ses
quasi-signes, il faut maintenant examiner le territoire des mouvements peints, signes qui font
référence à la notion d’« idéogrammes » pour lui.

263
Il peut être significatif que dans le fragment du texte cité Michaux imite la prononciation des sons : « Pfitt,
pfitt, pfitt ». Ce fait nous a suggéré sur l’idée de possibilité d’analyser le passage phonétique. On peut remarquer
que dans Paix dans les brisements Michaux utilise le vocabulaire pareil à l’exemple étudié : « sillon », « plis » ;
par ailleurs, au moment où il parle de « S », il imite la prononciation des sons : « pf / pf / pf ».

93
TROISIEME CHAPITRE. Michaux : « mes compositions d’idéogrammes »

Parlant des rapports lettres/ écriture nous avons remarqué que la base de l’écriture de
Michaux est par conséquent la base occidentale de toutes ses expériences sur les signes. Mais
Michaux étudiait la technique et l’esthétique de la calligraphie chinoise264. Deux de ses livres
nous donnent l’orientation principale sur sa propre pratique d’idéogrammes : Mouvements
1951 et Idéogrammes en Chine 1975. Force est de constater que Michaux touche le mot
« idéogrammes » dans plusieurs autre de ses textes : Exorcismes (1943) ; Emergences,
Résurgences (1972). Il parle de la culture chinoise en 1933 (Un barbare en Chine), et en 1937
(Portrait du Chinois). Mais auparavant (années 1920), il fut passionné par la peinture
chinoise : « C’est l’une des premières peintures qui compta pour moi, mais surtout parce que
j’étais très ignorant. Par une sorte d’innocence, je n’avais aucune envie de connaître la
peinture occidentale. Il m’a suffi de voir l’air de la Chine pour avoir le coup de foudre. J’ai
été extrêmement frappé par la Chine. Quelque chose m’était ouvert. »265

Dans le présent chapitre nous essayerons de comprendre pourquoi Michaux utilise le


terme « idéogrammes ».

§ 1. Signes de Mouvements

Dans le cas de Mouvements nous ne trouvons pas de vrais idéogrammes au contenu


visuel du livre. Michaux utilise le mot « idéogrammes » dans la Postface 1951 au sens
suivant :

« Mais les signes ? Voilà : l’on me poussait à reprendre mes compositions d’idéogrammes,
quantité de fois repris déjà depuis vingt ans et abandonnés faute de vraie réussite, objectif qui
semble en effet dans ma destinée, mais seulement pour le leurre et la fascination ».266

Le contexte d’usage du terme « idéogrammes » s’inscrit ici au premier tour à la


problématique de « signes », celle que nous avons montrée comme un domaine très vaste et
ambigu chez Michaux. Maintenant ces signes sont nommés « compositions ».

264
Dans les archives de Michaux on trouve les ouvrages suivants : Chiang Yee, Chinese Calligraphy, An
Introduction to its Aesthetic and Technique, Londres, Methuen, 1938 et 1954 ; Léon Wieger S. J., Caractères
chinois : étymologie, graphies, lexiques, Taiwan, Kuangchi Press, 1963. Cf.: OC3-1666.
265
E’72, p.26.
266
OC2-598.

94
En effet, les dessins que nous voyons dans le livre Mouvements peuvent être
considérés comme présentant des sortes de signes graphiques. Si nous suivons la piste que
Michaux nous donne : ces « signes » ont été repris « depuis vingt ans ». Nous sommes dans
les années 1930, c’est-à-dire au début de son activité plastique. En effet, le fait est connu :
dans l’édition de Plume de 1938267, parmi les œuvres en préparation dans la rubrique « du
même auteur », on trouve annoncé : Rudiments d’une langue universelle idéographique
contenant 900 idéogrammes et une grammaire. Ici, il nous annonce une langue et un système
idéographique. Ce projet n’a jamais réussi en tant que tel. Néanmoins nous trouvons une
grande partie de « réalisation » dans les mouvements peints des années 1950 : quasi-signes qui
nous rappellent par leurs visuels les signes idéographiques. Mais Michaux fait une remarque :
il ne dit pas « mes idéogrammes », il dit « mes compositions d’idéogrammes ». C’est une
expression cruciale qui peut nous aider à nous approcher de l’essentiel de la tentative de
Michaux de créer une langue.

L’utilisation de la notion « compositions » dévoile l’approche spécifique de Michaux


aux idéogrammes. Il n’a pas encore de terme pour définir exactement son genre qui
correspond aux « compositions d’idéogrammes ». Le mot « compositions » suppose un sens
très large, et en premier lieu c’est le sens plastique268.

On peut dire, que Michaux fait quelques formes picturales qui sont organisées
visuellement comme les idéogrammes, l’essentiel étant des traces de pinceau. Michaux lui-
même, les nomme : « formes “en mouvement” » : « J’essayai à nouveau, mais
progressivement les formes “en mouvement” éliminèrent les formes pensées, les caractères de
composition » (Postface de Mouvements). C’est-à-dire, il y a des traits et les taches que nous
voyons et ces traits et taches ressemblent constitutionnellement aux éléments des
idéogrammes, mais ils ne deviennent jamais de vrais idéogrammes, puisque Michaux n’utilise
pas les schémas connus pour les reproduire dans ses propres « signes ».

Pour Michaux il s’agit d’abord de la « composition » comme action gestuelle. Ce sont


plutôt les gestes qui fondent les unités graphiques de Mouvements. Leur structure visuelle
267
Plume précédé de Lointain intérieur, 1938, Gallimard, collection « Blanche », 218 p., tirage 3 300
exemplaires, format : 188x119mm.
268
La notion “ composition ” élargit le domaine de recherche sur les signes de Michaux. Pour ses texte on utilise
l’expression « compositions lyriques » (dans le sens de termes de V. Hugo, cf. : Préface 1822 et 1824 des Odes,
Œuvres complètes, Poésie I, p.55, 56). Mais ses poèmes et dessins ont aussi les aspects musicaux. Michaux
utilise le vocabulaire musical : « tempo », « rythme », « silence ». Il y a quelques textes de Michaux
correspondants à la musique (voir p.ex. le texte La musique en déroute, Connaissances par les gouffres).
Certains signes graphiques du livre Par des traits, ainsi que la série de la peinture Ecritures horizontale
évoquent la partition musicale. En général on peut dire que Michaux a trois visages : poétique, pictural et
musical.

95
nous montre la présence de la main de Michaux : nous voyons les touches de pinceau. Dans
ce sens, l’expression « compositions d’idéogrammes » amène plutôt au domaine plastique
visuel et non pas au domaine de signe comme « notation » linguistique269.

Comme nous avons déjà remarqué, les « signes » chez Michaux doivent être
considérés comme des quasi-signes. On peut même aller jusqu’à dire qu’ils restent toujours
les dessins ne formant pas de système organisateur d’une langue. Nous pouvons donc
caractériser les « compositions d’idéogrammes » de Mouvements comme compositions,
proprement dites plastiques en dehors de la notion « signes » linguistique.

Examinons maintenant comment Michaux s’éloigne de la notion « signes » comme


telle. Dans le poème qui accompagne les dessins de son livre Mouvements il utilise le mot
« signes ».

En s’appuyant sur l’analyse lexicale du final de Mouvements on peut constater que


Michaux parle du signe de façon négative. Michaux nie les signes réglés (signes habituels) et
il veut trouver quelques autres signes :

« Signes
non de toit, de tunique ou de palais
non d’archives et de dictionnaire du savoir
mais de torsion, de violence, de bousculement
mais d’envie cinétique »270

En utilisant des termes dit scientifiques (lexiques, mécaniques, physiques), Michaux


définit les signes comme s’opposant à un ordre établi, à quelque chose de connu271, et, en
revanche, entretenant des relations avec le désordre, le chaos (« chaos jamais ordonné »,
Mouvements) :

« Signes de la débandade, de la poursuite et de l’emportement


des poussées antagonistes, aberrantes, dissymétriques
signes non critiques, mais déviation avec la déviation et course avec la course »

269
On peut rappeler, par exemple, une des définitions d’idéogramme, du point de vue linguistique: « notation de
la pensée par le moyen des hexagrammes » (J. G. Février, Histoire de l’écriture, p.70).
270
Les citations analysées ci-dessous cf. : OC2, pp.440-441.
271
A ce point le signe de Michaux s’est opposé à sa fonction de la communication. Selon la doctrine des signes
élaborée dans la philosophie et dans la linguistique : le processus de la communication est possible avec les
signes (caractères des signes) qu’on connaît déjà et qu’on peut reconnaître. Mais on peut prendre la question de
Ch. S. Peirce : « Un signe peut-il avoir une signification quelconque, si pas sa définition il est le signe de
quelque chose d’absolument inconnaissable ? » (Textes fondamentaux de sémiotique, p.61)

96
Comme un vrai explorateur, Michaux trouble un état, une situation de tranquillité ; il
casse un équilibre habituel. Pour Michaux il faut changer les conditions commodes où les
signes se trouvent. Dans ce changement, il y a plusieurs symptômes de chaos. Or, s’agit-il
pour Michaux d’un désordre absolu ? Peut-être est ce la recherche d’un autre équilibre encore
inconnu (en revanche, un signe encore inconnu)?

D’une part, Michaux oppose les signes de la classification scientifique et ceux qui sont
en dehors de la science. Le signe pour Michaux ne correspond pas à l’ordre préétabli. D’autre
part, le signe est le propre d’un comportement, d’une attitude non-standard. Le signe ne se
résume pas à un « lexique », il est mouvement non réglé d’avance.

« signes non pour une zoologie


mais pour la figure des démons effrénés
accompagnateurs de nos actes et contradicteurs de notre retenue »

On a une sorte de mouvement en mouvement, qui a sa limite272, mais qui a peut-être


son potentiel compositionnel. Ce signe retourne à la thérapeutique ; c’est une sorte de vaccin
pour se sauver (pour se piloter) :

« Signes des dix mille façons d’être en équilibre dans ce monde mouvant qui se rit de
l’adaptation
Signes surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres
faite pour gagner contre vous, comme une roulette bien réglée
qui ne vous laisse que quelques coups heureux
et la ruine et la défaite pour finir
qui y étaient inscrites
pour vous, comme pour tous, à l’avance
Signes non pour retour en arrière
mais pour mieux “passer la ligne” à chaque instant
signes non comme on copie
mais comme on pilote
ou, fonçant inconscient, comme on est piloté »

Le signe a alors, une fonction transitoire, il épouse le mouvement propre de l’auteur


(mouvement intérieur). Comme les « démons effrénés » (Mouvements), les signes

272
Une des limites - concernant l’expérience de la mescaline - est peut-être l’« incessant mouvement brownien »
(Vitesse et Tempo, OC2-374).

97
correspondent donc à un mouvement fantomatique, ce mouvement qui est au fond du
processus de création même. La poésie, la peinture deviennent le signe de mouvement.

Michaux cherche toujours son équilibre dans le monde qui est plein des signes273
violents, agressifs et c’est pourquoi ils sont dissymétriques. On peut évoquer la formule de
Michaux : l’être humain se trouve « entre centre et absence »274. Michaux sent (presque
inconsciemment) toujours l’incomplétude du monde et la position instable de l’être humain
dans un tel monde. Mais il veut trouver quelque chose qui pourrait lui permettre de se
retrouver et de se composer.

Essayant de s’éloigner de toute sorte de fixation remarquée dans les « signes » comme
tels (c’est-à-dire déjà existants), essayant d’inventer une approche personnelle aux « signes »,
essayant même d’inventer les « signes », Michaux veut quand même trouver son « équilibre »
à ce qui est donné :

« Signes, non pour être complet, non pour conjuguer


mais pour être fidèle à son “transitoire”
Signes pour retrouver le don des langues la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera?
Écriture directe enfin pour le dévidement des formes
pour le soulagement, le désencombrement des images
dont la place publique-cerveau est en ce temps particulièrement engorgée/
Faute d’aura, au moins éparpillons nos effluves. »

Il semble évident que : d’une part, les signes donnés représentent pour Michaux un
monde (« le monde réduit », ER275) – celui qui est inconnu, petit, énigmatique – et d’autre

273
Cf. : « Notre espace, pour qui a cessé d’y être aveugle, est plein de signaux, de points d’attirance, de zones
fortes, de zones faibles, de piqûres, de messages. » (L’espaces aux ombres, OC2-526).
274
Entre centre et absence est le titre du premier recueil illustré de Michaux (7 dessins et une frontispice de
l’auteur), édité en 1936 par Henri Matarasso sous forme de plaquette (OC1-559). Ce livre comprend dix-neuf
fragments et s’ouvre par le texte qui porte le même titre que le recueil (OC1-571, 572).
Cet objectif est comme un motif d’origine : la recherche par Michaux de son propre équilibre interne à
partir d’une composition de signes universels. Il s’agit donc, d’une sorte d’auto-reconnaissance de soi ou d’auto-
acceptation de soi en face de la production des gestes graphiques.
Les signes (formes) sont mis sous tension selon Michaux, ils doivent se situer en position instable
(« cinétique »). L’envie cinétique de Michaux correspond à un potentiel créatif de signe (à son énergie
cinétique), aussi que au « déroulement » (processus de création) : « La plus grande partie de ma vie, étendu sur
mon lit, pendant des heures interminables dont je ne me lassais pas, j’animais une ou deux ou trois formes, mais
toujours une plus vite, plus en favorite, plus diaboliquement vite que toute autre. Au lieu de lui donner
couronne, richesses, bonheur, avantages terrestres comme on dit, je lui donnais, dût-elle rester très pauvre par
ailleurs, je lui infusais une inouïe mobilité, dont j’étais le double et le moteur, quoique immobile et fainéant. Je la
mettais sous tension, pendant que moi j’étais le désespoir ou le dédain des gens actifs. » (Postface de
Mouvements, OC2-598).
275
Cette expression nous rappelle le cas des Alphabets 1943 : « Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à
une sorte d’alphabet » (OC1-785).

98
part, le monde extérieur à son tour représente pour Michaux un espace qui est plein de
signes276 (ceux qu’il faut saisir, entendre, emprunter). Or, même si Michaux trouve les signes
dans le monde (en essayant de les enregistrer comme un sismographe), il ne fait pas les copies
de ces signes. On peut dire que les signes du monde (le monde) traverse son corps (son esprit,
son imagination), se transforment et sortent sur le papier soit dans une forme poétique, soit
dans une forme picturale. Il y a une sorte de « passage » des signes (et du monde).

Une proposition que donne Michaux pour se sauver est alors de trouver « le don » de
la nature, créant et explorant ses propres possibles. Chez Michaux il s’agit d’un processus de
composition et de se recomposition. L’exploration, l’expérience des signes devient celle de
ses propres possibilités qui sont aussi réels qu’irréels, inventés. Le terrain qu’il cherche est
son propre « lointain intérieur »277. Les signes servent alors, pour Michaux-auteur à se sauver
(sauver son “je”). Mais aussi, il s’agit de signes pour devenir soi - pour rester « fidèle à soi ».

Michaux veut inventer une écriture qui se voudrait sans arrêt à définir, et des formes
sans arrêt à vider et à remplir : « Écriture directe enfin pour le dévidement des formes »
(Mouvements). Pour Michaux le signe met en mouvement l’écriture commune (fixée).

La question qui se pose finalement : y a-t-il que chez Michaux la présentation d’une
sorte de système de gestes d’action dans ses mouvements peints ?278 Ou autrement dit : peut-
on trouver l’ordre des signes ?

Le premier ordre est celui indiqué par le nombre de pages dessinées. L’apparition des
signes est comparée par Michaux à l'apparition d'un simple « flot » (Postface de Mouvements)
inconscient des taches, elle représente l’idée de série, ou ce qu’on peut nommer le
« sérialisme » de Michaux. Or, cet ordre est assez vaste et non-concret puisque Michaux
donne le nombre qui est en réalité peu calculable, par exemple de « douze cents pages »
(ibidem).

276
Cf. citation déjà commentée : « Toute la nature est signes, signes sur signes, macle de signes. C’est pourquoi
elle est si difficilement, si lentement déchiffrable, et pareillement les hommes, jusqu’à pouvoir sans cesse se
mystifier eux-mêmes et leurs semblables. », Signes, OC2-429.
277
C’est le titre d’une partie de son recueil « Plume précédé de Lointain intérieur », 1938.
278
L’utilisation du mot « système » à l’égard de l’œuvre de Michaux est très relative. On ne peut pas inscrire son
œuvre dans quelque système de signes. Néanmoins, Michaux lui-même, semble-t-il, cherche toujours à
comprendre la pensée comme sorte de système (cf. : Postface de Plume, où Michaux parle des phases des
pensées, OC1-664). Son expérience de drogues peut être interprétée aussi de cette manière de l’approche vers la
pensée. (Cf. : « Tout système est limité, se plaît à répéter l’œuvre entier de Michaux. Mais c’est dans la drogue
que se réalise au mieux l’ « opération qui semble se foutre de vos opérations mentales », comme si l’halluciné a
un système de pensée « DOUE D’UN POUVOIR AUTONOME DE RIDICULISATION DU SYSTEME », A.-
E. Halpern, Henri Michaux: le laboratoire du poète, p. 263).

99
Ainsi, chez Michaux les signes viennent (à la surface de page) presque
indépendamment de l’auteur: « parfois <…> il venait de signes (certain jour près de cinq
mille) »279. Or, comme des miracles (non comme des systèmes), ces signes spontanés
apparaissent « trop vite pour être vraiment perceptibles »280. Michaux veut les saisir, comme
on saisit le moment d’un événement, d’une occasion. Dans ce travail Michaux veut trouver le
geste plastique le plus exact ; un geste comme quelque chose qui correspond aux « signes
significatifs d’une situation » : « Par les signes, saisir une situation, quelle merveille ! Quelle
transformation ! » 281.

Grâce à ses signes, Michaux fait une sorte d'opération : une transformation. D’une
part, le geste est un moyen de transmission du soi aux autres (en saisissant quelque chose et
en l’enregistrant en soi, mais aussi en revenant à quelque chose de pré-existant). D’autre part,
c’est une sorte de formation, en revenant à l’essentiel des choses, mais aussi en revenant à soi
- à sa propre origine. « Par les signes, saisir une situation » peut donc signifier : revenir à un
« passage » interne (à un mouvement) de l’être humain.

Le deuxième ordre est constitué de « séquences » (ibidem) ; il peut rappeler celui de


tableau des signes pour faire le dictionnaire282. Mais celui-ci est visuel, surtout dissymétrique
et non rangé, à l’opposé de vrais tableaux de signes. Par ailleurs, Michaux parle de leur
emplacement non-perceptible : chaque signe se trouve dans l’« invisible niche »
(Emergences-Résurgences).

Cet ordre est celui qui pourrait venir d’idées proposées à Michaux par les spectateurs
de faire une « encyclopédie des gestes » (ibidem). Tandis qu’on ne trouve aucun principe
encyclopédique dans le livre, concernant le « geste », comme le « types d’homme »283.

Les ordres que nous avons indiqués peuvent être nommés (selon leur essentiel chez
Michaux) faux-ordres ou faux-systèmes284.

279
Postface de Mouvements, OC2-598.
280
Misérable miracle, OC2-627. Encore un terme symptomatique pour Michaux dans ce sens du spontanément
du langage est : « émergence » (ER). Noam Chomsky met le terme « émergence » comme un exemple dans le
discours sur le « phénomène qualitativement différent à un stade particulier de complexité d’organisation » (Le
langage et la pensée, p.157). Au point de vu linguistique, les signes de Michaux ne peuvent jamais présenter une
« langue possible ».
281
Saisir,OC3-971.
282
Selon J. Goody : le tableau sert pour faire la classification des signes, c’est un système symbolique, construire
des tableaux est caractéristique des premiers système d’écriture (cf. : La raison graphique, ch. 5). Chez Michaux
l’effet est contraire.
283
« Faits d’un jet, “vivants“ ils étaient pourtant rétrécis en un point : ils s’étaient en grand nombre rapprochés
d’un type homme, mais homme explosé et en infinies torsions prêt d’être animal, ou même racine. », ERi, OC3-
678 (nous soulignons).

100
Nous développons maintenant cette problématique, comparant le texte et les dessins
du livre Mouvements.

§ 2. Les « alvéoles » de Mouvements

Parlant de faux-systèmes chez Michaux nous examinons, par exemple, l’ordre de


séquence du livre Mouvements.

Ainsi, Michaux souligne dans la Postface de 1951 : « J’en avais couvert douze cents
pages, et n’y voyais que flots, quand René Bertelé s’en empara, et, tâtonnant et réfléchissant,
y découvrit des sortes de séquences… »285

Le rôle du mot « séquences » utilisé par Michaux dans cette phrase peut être
significatif pour définir certaines nuances de son œuvre et notamment du livre Mouvements.

Dans le contexte de Mouvements ce mot suppose deux sens qui sont presque
contradictoires. D’une part, le terme « séquence » peut signifier une certaine découpage entre
tels ou tels éléments composants du livre (l’ordre de séquences s’oppose à l’ordre linéaire).
Mais, d’autre part, il présume – simultanément d’un tel découpage – une continuité des
éléments (l’ordre de séquences suppose l’ordre linéaire). Ce conflit se dévoile pas seulement
entre deux domaines (écrit/ dessiné), mais il se porte à l’intérieur de chaque domaine.

Ainsi, dans Mouvements les pages s’organisent en certains blocs (cahier) séparés : on
peut remarquer que la construction du livre donne une alternance entre les segments de types
dessins/texte. Grâce à cette structure, il y a le changement du rôle du lecteur/spectateur et ce
changement donne un rythme spécifique d’approche au contenu du livre selon l’ordre du
feuilletage.

Par ailleurs dans chaque bloc (cahier) existe aussi la séparation des éléments.

Le poème Mouvements est composé en séquences textuelles. Les strophes sont


disjointes par le blanc de la page (intervalles blancs), faisant la structure visuelle de
fragments. Par ailleurs, on peut parler d’une segmentation multiple de sujets du poème. Si
nous composons une table de matières virtuelle selon ces sujets, nous pouvons obtenir les

284
Nous revenons à notre terminologie du chapitre précédent.
285
Postface de Mouvements, OC2-598.

101
parties suivantes : « homme », « élans », « âme », « mouvements », « taches », « gestes »,
« signes »286.

En outre, souvent dans le poème les mots et les vers donnent l’impression d’une sorte
de classement ou d’une catalogue des notions : « mouvements/ <…>/ de poussières / d’étoiles
/ d’érosion / d’éboulements »287 [nous soulignons]. Une telle construction du texte nous
rappelle le principe de montage.

Dans ce sens, on peut parler d’une fragmentation interne de chaque séquence. Les
expressions sont mises dans l’ordre d’une certaine succession, créée selon la logique de
répétition des unités verbales : « Élans en ciseaux / en fourches / élans rayonnés / élans sur
toute la Rose des vents »288 (nous soulignons), ou selon la logique de répétition de la figure
linguistique : « gestes de la vie ignorée / de la vie / de la vie impulsive <…> / de la vie
saccadée <…> / de la vie à la diable, de la vie n’importe comment »289 (nous soulignons, les
parenthèses <…> sont à nous et signifient les coupures dans la citation).

On peut dire que les mots, les vers, les fragments suivent l’un après autre donnant un
tissu poétique d’une continuité : ce qui représente une structure textuelle qui peut être
nommée la structure d’une chaîne.

Nous trouvons dans le dactylogramme de Mouvements une note technique de travail :


« Pas de virgules à la fin de vers/ ni de point/ Seulement points/ d’interrogation ou/
d’exclamation »290. Cela nous indique l’envie de Michaux de surmonter les coupures entre les
mots et les strophes dans le poème et donner une matière poétique unie, alliée. Les vers qui ne
comprennent ni virgules ni points à la fin de strophes, supposent donc la présence d’une
linéarité poétique. C’est la caractéristique la plus symptomatique de la poésie de Michaux en
général. Dans le cadre de cette remarque on peut parler d’une linéarité horizontale ou de vers-
ligne de Michaux.

Ainsi, si on pense à l’absence des unités graphiques comme virgules et des points dans
l’exemple de Mouvements : c’est l’absence des signes qui pouvaient aider au lecteur de
trouver visuellement des interruptions intentionnelles dans le texte. Si ces signes sont enlevés,

286
Nous composons cette « table des matières » au sens le plus relatif. Ainsi, nous ne prenons en compte le début
du poème, où il y a une multiplicité de sujets. La schématisation nous permet de dire que la rubrique « homme »
exceptée, le poème se dirige plutôt vers les notions abstraites, ne faisant références à aucuns signes ou symboles
concrets.
287
OC2-438.
288
OC2-437.
289
OC2-439.
290
Cité dans : OC2-1223N.

102
le texte obtient une unité presque balbutiante, c’est-à-dire, une unité où les mots sont mis en
suite, en continuité, ce qui suppose une prononciation ininterrompue, soit une linéarité des
sons.

Cet exemple n’est pas unique chez Michaux et semble significatif pour montrer l’idée
de vers-ligne, l’idée qui se dévoile non pas au niveau technique d’écriture, mais au niveau
plus profond qui est celui d’acceptation, de sensibilité du monde par Michaux. Ainsi, nous
trouvons dans son texte Tranches de savoir un passage qui explique la manière d’observer le
monde extérieur et de recevoir ses messages :

« On ne voit pas les virgules entre les maisons, ce qui en rend la lecture si difficile et les rues
si lassantes à parcourir.

La phrase dans les villes est interminable. Mais elle fascine et les campagnes sont désertées
des laboureurs autrefois courageux qui maintenant veulent se rendre compte par eux-mêmes
du texte admirablement retors, dont tout le monde parle, si malaisé à suivre, le plus souvent
impossible. »291

Nous voyons ici un aspect très particulier. Pour lui la « ville » est le monde extérieur
où rien (et notamment le langage) n’est interrompu, tout reste naturel. Il n’y a pas de procédés
spéciaux pour l’interruption : la « phrase » ne porte pas de « virgules ». La linéarité de sa
propre écriture, son vers-ligne, dont nous parlons, s’inscrit donc dans cette idée de continuité
naturelle de la langue.

L’organisation du livre Mouvements nous amène donc à la contradiction la plus forte


de l’œuvre de Michaux : l’organisation de tels ou tels éléments représentent quelque ordre
évident d’un premier coup, mais cet ordre finalement signifie son inverse.

Pour développer cette idée nous continuons l’examen du livre Mouvements, démontant
un élément du texte, un de ses noyaux : les « alvéoles ».

Le terme « séquences » a son synonyme dans le lexique de Mouvements. Dans la


première strophe du poème, Michaux utilise le mot « alvéoles » :

« Contre les alvéoles


contre la colle
la colle les uns les autres

291
OC2-452.

103
le doux les uns les autres » 292

Nous pensons à l’adéquation entre deux termes « alvéoles » et « séquences »


puisqu’ils contiennent un certain sens commun de fragmentation, celle qui peut être
remarquée aussi dans le visuel du livre.

Ainsi, dans la composition de dessins, chaque signe (tache) est mis sur la page, comme
si c’était le signe (tache) qui se dispose dans une alvéole. Si nous observons les éléments de
dessins de Mouvements, il est sensible dès la première vue que les signes (taches) sont
dispersés sur la surface des pages, chacun ayant son « invisible case »293. Ils sont
indépendants les uns des autres. Cependant, ces signes (taches), selon Michaux, couvrent les
pages représentant des « flots » (cf. : Postface 1951), ou « des mouvements » (cf. : sous-titre
de 1954).

Les « alvéoles » peuvent être alors nommées la première forme indiquée par le texte,
puisqu’elles supposent certaines figures géométriques. Or, les « alvéoles » dans les dessins de
Mouvements représentent un cas différent de celui qu’on a remarqué dans les Alphabets
1943294 où il y a les lignes d’un quadrillage. Là, les alvéoles sont indiquées par les procédés
visuels, tandis que dans les dessins de Mouvements, il n’y a aucune ligne qui marque les
frontières entre les taches.

Quand même, ces taches (les « signes », « les uns » et « les autres ») de mouvements
peints sont faites sur les pages en structure visuelle qui rappelle géométriquement l’ordre d’un
tableau des signes (comme si l’objectif de Michaux était de faire un certain tableau des signes
d’écriture). Les taches sont séparées l’une de l’autre, chaque tache occupe un espace
particulier sur les pages, comme si les « alvéoles » dites dans le poème existaient réellement,
visiblement. Tandis que ces « alvéoles » représentent pour les mouvements peints plutôt des
graphismes invisibles : soit le blanc de page, soit un support supposé pour les signes
dessinés295 qui doivent y apparaître.

Si nous relisons la première strophe du poème succédant au titre, nous avons une
continuité suivante : « MOUVEMENTS // Contre les alvéoles / contre la colle / la colle les
uns des autres / le doux les uns les autres ». Quelle est la logique de cette succession ?

292
Mouvements, OC2-435.
293
ERi, OC-678, cf. : « invisible niche » (ER, OC3-580).
294
Cf. : OC1-931 et 933 (Peintures et dessins).
295
Nous utilisons cette expression tautologique rappelant une liaison interne entre le mot « signe » et le verbe
« dessiner » dans la langue française.

104
Par le mot « contre » Michaux indique donc, l’effort de surmonter l’ordre des
« alvéoles », celui qui est l’ordre d’un schéma, ou d’une construction. Le conflit est : entre ce
qui est en mouvements et ce qui est immobile. L’état de « MOUVEMENTS » donc (« formes
“en mouvements“ »296) est opposé à l’état fixé des « alvéoles » (formes statiques comme les
trous et les vides) : « MOUVEMENTS // Contre les alvéoles ».

Il serait logique que « la colle » ou « le doux » représentent le contraire du


mouvement. On pourrait supposer que « la colle » pourrait signifier la composition des
liaisons entre les formes statiques. Mais le mot « contre » correspond à l’opposition de
« mouvements » à « la colle » (« MOUVEMENTS // <…>/ contre la colle »).

L’expression « Contre les alvéoles » signifie donc le « contre » d’une mécanique,


d’une structure, d’un régime ordonné, d’un état physique immobile (« colle », « le doux »).
Ce sont les signes (taches) de Mouvements qui servent contre la structure, l’ordre, l’état fixe.

Nous pouvons trouver dans le texte quelques indications de cette action « contre » des
taches dessinées, c’est-à-dire contre des taches fixées sur papier.

Nous suivons le texte du poème prenant une citation :

« Cactus !
Flammes de la noirceur
impétueuses
mères des dagues
racines des batailles s’élançant dans la plaine » (ibidem)

Dans ce fragment on voit au moins trois « signes » de l’action « contre » de la fixité


(systèmes, ordres, etc.) : cactus, flamme et racines.

L’image de cactus suppose un objet concret, où la graphie est son physique d’aiguilles.
Cette image peut signifier déjà une certaine opposition symbolique à la forme fixée de la
tache. Mais ce qui est important aussi, c’est le registre typographique. Nous avons une
indication typographique des aiguilles : le signes « ! ». C’est une indication très forte
visuellement, puisque le poème a été pensé par Michaux comme poème sans les signes de
ponctuation (cf., citation ci-dessus). Le mot « Cactus ! » donc est le graphisme du texte au

296
Postface de Mouvements, OC2-599.

105
sens de sa correspondance aux taches de mouvements peints, ainsi qu’au sens de la
visualisation de texte297.

L’expression « Flammes de la noirceur » propose deux mouvements : le mouvement


de flamme (jeu de flamme), quelque chose sans aucune fixation, état physique instable du
plasma et le mouvement de la noirceur : le processus de noircir devient équivalent au
processus de peindre. Ce processus de noirceur est en quelque sorte contre le support de la
page blanche, contre l’espace donné. Les taches de mouvements peints peuvent être
interprétées comme les « flammes »298.

Le mot « racines » indique selon le contenu de la strophe un mouvement presque


infini, énorme, sans aucune direction ordonnée : quelque chose qui pousse dans toutes les
directions (« racines des batailles s’élançant dans la plaine »). Mais aussi ce mot « racines »
peut nous indiquer l’idée de genèse des formes qui apparaissent (notamment la genèse des
taches que nous voyons dans les mouvements peints). Il s’agit peut-être de quelque chose qui
précède la « dague » comme objet (« impétueuses mères de dague »), au sens le plus large : la
préforme (forme sans forme), physiquement naturelle299.

Si nous avons d’abord remarqué la présence d’un graphisme « Cactus ! » qui indique
le signe d’action « contre », il y a ensuite des caractéristiques ou les conditions nécessaires de
cette action. Dès le fragment suivant du poème nous avons le commencement de toutes
formes de mouvement : « Course qui rampe », « rampement qui vole », « unité qui
fourmille », etc. A partir de cette séquence, Michaux commence à donner les significations
pour des mouvements plus réels que dans la séquence précédente ; on peut dire que l’action

297
Dans le dactylogramme il y a une strophe biffée : « Cactus/ cactus hier / cactus demain/ cactus toujours
nécessaire » (OC2-1223N). La succession du temps « hier/demain » est très stable pour Michaux, ce qui ne
correspond pas à l’idée du « contre » et à l’image de « cactus » qui est le signe de l’action « contre ». C’est
pourquoi peut-être cette strophe disparaît.
298
Nous trouvons une preuve pour faire la liaison idéogrammes-gestes-flammes dans l’exemple plus ancien que
Mouvements : « dans les dessins, même les plus calmes, les plus idéographiques, on peut retrouver, semble-t-il,
les gestes du refus et de l’attaque magique, et sinon les flammes » (préface du livre Exorcismes, OC1-1348,
[nous soulignons]). Il est important que les dessins idéographiques ici soient mis par Michaux dans le contexte
d’exorcisme par ruse (P1, ch.2, §2).
299
Force est de constater que dans l’épreuve corrigé figure l’expression biffée « impulsifs pères » (OC2-1223N).
Il y a donc un changement pères/ mères (masculin/ féminin) ; les taches (les signes) de mouvements peints sont
féminines dans leur genèse. Dans ce sens, les essentiels dits dans le poème « alvéoles », « colle », « unité »,
« bloc » peuvent être nommés formes préliminaires (entités préalables) de quelque chose (quelque autre forme)
qui est mis ensuite en mouvement. La liste des formes préliminaires peut être complétée par les essentiels
suivants (qui figurent dans le dactylogramme 1951) : « butoirs », « éteignoirs », « égalité », « caramélisation »
(voir OC2-1224, note a. pour la page 436). Cette distinction ne nous permet pas de dire s’il y a un passage
(« déroulement ») direct d’une pré-forme nommée dans le poème (à tel ou tel point) à une certaine forme-signe
concrète aussi nommée dans le poème. Elle nous indique seulement le chemin de passage forme → signe.

106
comme telle, c’est-à-dire, le mouvement commence réellement. Ensuite c’est le personnage
qui apparaît : « Un défénestré enfin s’envole » (Mouvements).

Nous faisons ce schéma du début de poème pour nous approcher donc pas seulement
des définitions de mouvements propres à Michaux (celles qui sont le sujet d’analyse dans la
troisième partie de la thèse), mais plutôt pour nous approcher de l’essentiel de la notion
« signes », telle qu’on peut l’interpréter grâce au texte et grâce aux dessins de Michaux.

Nous disons donc que ces « signes » au niveau graphique sont les signes-formes,
taches, qui sont tracés, qui sont visibles sur pages. Grâce à leur visibilité ces « signes »
peuvent être nommés fixés, mais, paradoxalement : grâce à leur expression et leur
signification, ces « signes » restent toujours en mouvement, c’est-à-dire non-fixés300, ce que le
texte du poème nous prouve.

Force est de constater que les désignations que Michaux donne à ses signes dans le
poème ne sont pas vraiment celles qu’on peut voir dans ses dessins. La substance dessinée est
à la fois réelle et irréelle, puisque les signes qui apparaissent (et qu’on peut voir sur le
support) sont plutôt non-déchiffrables. Cependant, une concrétisation peut-être dévoilée. Nous
pensons que Michaux parle de, ainsi qu’il dessine (fixe) ce qu’on peut nommé l’état d’être,
l’être qui est à la fois l’être humain, et non-humain : l’être symbolique, l’objet, l’âme,
l’écriture, tous ce qui est intérieur (impulsions, pulsations physiques, émotions, etc.) et tout ce
qui est par essence n’est pas facilement saisissable à chaque moment, quelque chose
d’insaisissable, de fragmentaire, quelque chose de très petit peut-être, non-évident, invisible,
quelque chose qu’on ne peut pas fixer en principe.

Comment définir un tel état d’être? Quelle métamorphose se passe avant l’apparition
de son mouvement ? Peut-on parler de l’être-signe301 inventé par Michaux ?

Nous posons ces questions pour commenter et développer nos hypothèses précédentes
faisant maintenant l’examen de la notion « homme » dans le cadre de la problématique de
« signes » abordée dans cette première partie de la thèse.

300
Le paradoxe qui indique la présence de faux-système de mouvements peints.
301
Le mot « être » est du vocabulaire de Michaux, caractérisant les signes (hommes) de Mouvements : « Désir
qui aboie dans le noir est la forme multiforme de cet être » (OC2-437).

107
§3. Homme-signe chez Michaux

Dans le paragraphe précédent nous avons annoncé la présence de faux-système dans le


livre Mouvements comparant le texte et les dessins et parlant de séquences. Par ailleurs, nous
avons dit qu’il y a une concrétisation des « signes » de Michaux et cette concrétisation peut
être trouvée grâce aux rapports qui existent entre ce qui est dessiné et ce qui est dit dans le
livre. Ainsi, quelques personnages graphiques apparaissent sur les pages dessinées ; les taches
peuvent nous rappeler certaines silhouettes. Mais dans le texte du poème, Michaux parle aussi
de personnages : les êtres. Si dans ce contexte nous faisons le parallèle entre ce qu’on peut
voir et ce qu’on peut lire, on arrive inévitablement au discours sur l’image de l’homme révélée
dans les « signes » de Michaux.

La question est : même si Michaux parle de l’homme (utilise ce mot) dans le poème, il
veut néanmoins saisir quelque chose d’autre que la silhouette humaine dans la présentation
graphique de « signes ». Peut-être s’agit-il d’une métamorphose spécifique qui se passe au
moment de la création de l’être-signe : le travail plastique spécifique de Michaux ? Nous
examinons maintenant ce travail.

a) L’homme-forme

A partir de la cinquième séquence du poème Mouvements, le mot « homme »


apparaît bien : « Homme arc-bouté »302. Grâce à cette expression, nous pouvons imaginer une
forme, une silhouette qui est tout à fait visuelle, graphique : l’arc. Cette forme, cette silhouette
est à la fois dynamique et statique, car, d’une part, la figure de l’arc a des caractéristiques
mécaniques de tension – il y a le potentiel dynamique intérieur de la figure courbée -, mais
d’autre part, il y a une immobilité qui se voit dans l’image de l’« arc-bouté » - le statique d’un
support, l’« arc-bouté » est une figure fixe.

Ensuite, dans le même épisode du texte, Michaux utilise des expressions qui indiquent
l’homme mis en mouvement : « homme au bond », « homme dévalant » (ibidem). Alors, c’est
comme s’il y avait d’abord une position d’attente d’un personnage (« arc-bouté ») et puis, le
commencement du mouvement de ce personnage. La tension donc produit en quelque sorte le
mouvement. Le statique change en dynamique.

302
Les citations analysées ci-dessous : OC2-436.

108
Si nous suivons le texte, l’image de l’homme est un signe qui sert comme procédé
pour effectuer des opérations spécifiques :

« homme pour opération éclair


pour l’opération tempête
pour l’opération sagaie
pour l’opération harpon
pour l’opération requin
pour l’opération arrachement » (ibidem)

On peut dire que Michaux utilise donc l’« homme » comme un instrument, un outil qui
sert pour quelque chose (« pour l’opération »). Celui-ci devient donc signe de quelque chose
qui (à son tour) représente signe de quelque chose autre : quelque objet ou événement
(« tempête », « sagaie », etc.).

Dans ce sens : peut-on parler de la corporalité de l’« homme » de Michaux ?

Dès le début, l’image de l’« homme » est corporelle, physique : « arc-bouté », mais
ensuite, quand cet « homme » commence son mouvement, il perd les caractéristiques de son
corps. Il y a une métamorphose : la forme disparaît grâce au mouvement.

Ainsi, Michaux hésite à donner à son homme la matière (« la chair ») :

« Homme non selon la chair


mais par le vide et le mal et les flammes intestines
et les bouffées et les décharges nerveuses
et les revers
et les retours
et la rage
et l’écartèlement
et l’emmêlement
et le décollage dans les étincelles » (ibidem)

L’image de l’« homme » s’esquive ici des définitions corporelles ; il y a les


expressions incorporelles liées à l’« homme » : « le vide », « le mal », « les flammes », « les
bouffées », « les décharges », « les revers ». Les définitions de l’« homme » deviennent donc
non-visibles, ce sont les non-formes ou même les fosse-formes. Mais, quand même, Michaux
propose une sorte de jeu ; son « homme » assiste à toute sorte de mouvements qui ne sont
donc pas du corps mais plutôt de l’attitude immatérielle (tempérament, émotions) : « rage »,

109
« écartèlement », « emmêlement », « décollage ». Alors, du point de vue de la corporalité de
l’« homme », on peut dire que ce sont les faux mouvements ou les mouvements irréels qui sont
nommés dans le poème.

Pour Michaux il s’agit peut-être de montrer les mouvements comme des sortes de
résistance de l’homme : le comportement de résistance de tout ce que la société lui propose.
Ce comportement est très proche de Michaux : refus des signes habituels (passifs, fixés et
connus) pour la recherche de l’origine des choses ; refus de la négativité du monde réel pour
trouver ses propres « signes » (son propre langage) ; refus de la position commode de l’être
humain dans le monde pour chercher sa propre position extrême.

Ainsi, Michaux continue ensuite dans le poème, en refusant le sens le plus outrant de
la chair (« abdomen », « plaques fessières », « Bifteck ») et en l’opposant à ce qui est un état
intérieur (« faiblesse », « chocs ») et ce qui est du geste de mouvement (« courants »,
« démarrages ») :

« Homme non par l’abdomen et les plaques fessières [et le Bifteck épr. corr. 1951]
mais par ses courants, sa faiblesse qui se redresse aux chocs
ses démarrages » (ibidem)

Puis Michaux mélange les caractères non-ordonnés de son homme


(« poudre », « chaos », « pulsions ») et les figures grotesques (« homme-bouc » etc.) pour
trouver un comportement adéquat de l’être qui veut s’éloigner d’une vie « avilissante » :

« homme selon la lune et la poudre brûlante et la kermesse en soi du mouvement des autres
selon la bourrasque et le chaos jamais ordonné
homme, tous pavillons dehors, claquant au vent bruissant de ses pulsions
homme qui rosse le perroquet
qui n’a pas d’articulations
qui ne fait pas d’élevage/
homme-bouc
homme à crêtes
à piquants,
à raccourcis
homme à huppe, galvanisant ses haillons
homme aux appuis secrets, fusant loin de son avilissante vie » (ibidem)

110
Nous pouvons remarquer dans ces fragments de texte que des hommes-signes
(hommes-mouvements) dévoilent le schéma presque identique – schéma révélé par notre
analyse concernant le début du poème Mouvements – où existe la forme préliminaire et la
forme-signe, c’est-à-dire où existe le passage pré-forme → signe-forme. Les figures statiques
de l’homme, ses pré-formes (comme, par exemple : « homme arc-bouté », « homme-bouc »)
obtiennent finalement leur configuration non-fixée.

b) L’homme-geste

Le problème de corporalité d’« homme » dans les mouvements peints (problème


indiqué ci-dessus) peut nous amener à la question du geste. On peut dire qu’il y a des hommes
montrés dans les dessins de Mouvements, mais qu’il y a aussi des gestes (types de gestes)
montrés là, parce que au sens général, la figure humaine, son corps représente des gestes
[gestus]. Ses gestes (signifiant « tempête » par exemple) sont ceux d’agressivité, de violence,
de menace.

Or, il est important que Michaux parle des « signes » « sortant du type homme » :
« Signes revenus, pas les mêmes, plus du tout ce que je voulais faire et pas non plus en vue
d’une langue – sortant tous du type homme, où jambes ou bras et buste peuvent manquer,
mais homme par sa dynamique intérieure, tordu, explosé, que je soumets (ou ressens soumis)
à des torsions et des étirements, à des expansions en tous sens. »303 Nous examinerons ici la
« dynamique intérieure » dont Michaux parle.

Si on considère les « signes » de Mouvements comme ceux qui peuvent rappeler les
silhouettes humaines, les gestes se présentent-ils réellement par ces silhouettes ?

En effet, la notion de « geste » peut être liée à certains mouvements qui ne sont pas du
corps humain, mais qui sont des états presque métaphysiques, des substances telles que par
exemple « flammes intestines » (Mouvements). L’état de flamme ne peut pas être fixé, c’est
un état intentionnel, non-ordonné, libre. Comment les dessiner ?

303
ER, OC3-580. La concrétisation de « type homme » nous fait penser à une corporalité dans l’œuvre de
Michaux. Ce motif est très symptomatique notamment pour les livres d’expérience mescalinienne de Michaux
(cf. : Les Grandes Epreuves de l’esprit, OC3-388s).

111
Les « gestes » des « bras » des êtres dessinés de Mouvements peuvent ressembler à des
flammes. On peut trouver une simple correspondance visuelle des taches de Mouvements avec
des figures de flamme304.

Or, dans l’expression « flammes intestines » existe une certaine intériorité


insaisissable de gestes. Puisque la flamme n’est pas une substance (au sens de la physique),
mais un état : l’expression « Homme <…> par <…> les flammes intestines » (Mouvements),
l’expression « flammes intestines » nous fait penser à un geste du peintre, à son état intérieur,
ou, alors, à son désir de faire le geste pictural (et à son désir de communiquer avec sa
peinture). A ce point le « geste » peut être défini comme une notion ambivalente : geste des
figures-hommes dont Michaux parle dans le poème (« bras »305) et geste de Michaux qui les
fait (compose) dans les dessins. Dans ce contexte : le thème de signes-hommes de
Mouvements nous indique une méthode plastique de Michaux, celle de la spontanéité du geste
pictural et celle d’enregistrement par ce geste d’état interne.

Dans un fragment de son texte En pensant au phénomène de la peinture nous pouvons


suivre la description de cette méthode : « Un sphinx douloureux, son regard insoutenable me
pose une question. Une incompréhensible question. Mais je continue, pendant que les gestes
de feu tournoient »306. Nous assistons ici à un processus de peinture propre à Michaux. Selon
le contenu du texte d’où provient cette citation : après l’apparition spontanée d’un
personnage, celui-ci (« sphinx ») commence à agir lui-même. Il dialogue avec le peintre,
utilisant le langage inconnu (« incompréhensible »). Le peintre le laisse agir (regarder,
dialoguer), continuant de l’observer. Le « feu » se présente durant ce processus : c’est le
temps du dialogue, de l’observation. Les « gestes de feu tournoient » signifient par leur
essentiel le désir de faire (et continuer de faire) la peinture (faire le geste de peindre, comme
une forme de réponse).

On peut dire que le « sphinx » ici est un être qui apparaît seulement au moment de la
création. Et aussi c’est un personnage tout à fait interne ; il est insaisissable, il ne peut pas être

304
N.B. Dans l’épreuve corrigée de 1951 à la place du mot « flammes » était un autre mot « torches » (une
substance fixée, même un objet) : le travail nous indique la recherche de Michaux d’une allégorie la plus forte
pour l’état d’instabilité.
305
OC2-438.
306
OC2, p.330-331. Cf. : « Sphinx, sphères, faux signes » (OC3-179). Nous faisons la supposition de l’existence
de dialogue entre le personnage et l’auteur (l’auteur qui répond) dans le contexte de « faux signes », c’est-à-dire,
signes qu’on ne peut jamais comprendre.

112
enregistré comme un « signe ». C’est une image qui se veut échapper de toute sorte de
fixation ; c’est un certain être-flamme en état d’apparition et simultanément de disparition307.

Pour revenir à la problématique de Mouvements : les « signes » (taches) semblent très


proches de montrer l’« homme » dans un état d’instabilité. Les « gestes » des « bras »
peuvent être caractérisés par les même catégories que les mouvements des « flammes » : ce
sont les gestes momentanés, spontanés, non-fixés malgré la présentation visuelle sur la page.

c) Les « morpho-créations » de Michaux

Evoquant l’image de « sphinx », ainsi que des « hommes-flammes », nous abordons


involontairement la question de l’allégorie. Si on voulait trouver quelque image allégorique
d’être-flamme chez Michaux, cela pourrait être non pas l’homme, mais plutôt la
salamandre308.

Nous avons remarqué que pour Michaux la figure de l’homme (dessinée et dite dans
Mouvements) sert plutôt pour quelque opération. Une telle opération est par exemple, l’acte
de libération, ou aussi l’acte de dessiner. Mais c’est aussi, dans les termes de Michaux :
l’« opération-création »309. Notre question maintenant : comment l’« opération-création »
s’effectue-t-elle chez Michaux sur le plan des allégories concernant la ressemblance de
l’« homme » et comment pouvons-nous suivre cette « opération-création » à l’exemple des
« signes » de Michaux, notamment de Mouvements ?

Ainsi, quelquefois Michaux dit qu’il réalise certaines « morpho-créations » :

« Les animaux et moi avions affaire ensemble. Mes mouvements je les échangeais, en esprit,
contre les leurs, avec lesquels, libéré de la limitation du bipède, je me répandais au-dehors…
Je m’en grisais, surtout des plus sauvages, des plus subits, des plus saccadés. J’en inventais
d’impossibles, j’y mêlais l’homme, non avec ses quatre membres tout juste bons pour le sport,
mais muni de prolongements extraordinaires, suscités spontanément par ses humeurs, ses
désirs, en une incessante morpho-création. »310

307
On peut évoquer une expression de Michaux qui caractérise l’état instable au moment de la création :
« apparition-disparition ». Voir son texte qui a pour titre : Apparitions-Disparitions, première publication dans la
revue « L’Ephémère » (Fondation Maeght), n°7, automne (oct.) 1968, p.32-47. Repris après une correction très
importante dans le recueil Moments. Traversées du temps, 1973, (partie V). Une autre expression semble aussi
caractéristique : « construction-destruction » (voir : texte Observations, OC2-349)
308
Cf. : l’expression « Une salamandre a mangé mon feu », Iniji, OC3-193.
309
Cf. : ER, OC3-603.
310
OC2, p.372-373.

113
Dans ce fragment quelques détails sont remarquables. Dès la première phrase Michaux
veut effectuer une auto-analyse. Ainsi, il trace un parallèle entre les « animaux » et le « moi »,
parlant d’une « affaire » commune. Force est de constater qu’ensuite Michaux utilise le mot
« mouvements » dans le sens d’une catégorie interne, plaçant les « mouvements » dans son
« esprit ». Ces « mouvements » représentent pour lui quelque chose d’essentiel (éléments ?,
unités ?) qu’on peut échanger contre quelque chose d’autre : contre d’autres mouvements.
Grâce à cet « échange » le « moi » peut donc se libérer, ou peut sortir de quelques limites.
L’opération que nous avons évoquée ci-dessus – l’« opération-création » (ER) – se passe
peut-être au moment de l’échange, qui est pour l’essentiel une réalisation de métamorphose.
Et c’est ensuite que les êtres inventés peuvent apparaître en forme de « signes » visuels,
graphiques. Nous faisons donc une analogie entre ce qu’on voit chez Michaux dans son livre
Mouvements : les « signes » qui sont là, les signes-taches, sont échangés avec quelque chose
d’inconnu, avec quelque élément que nous ne connaissons pas, avec un élément personnel,
interne du peintre (celui qui a effectué une échange). C’est pourquoi nous assistons à une
certaine ressemblance : nous pensons que ces signes peuvent nous évoquer quelque chose,
mais en principe nous ne pouvons pas bien définir cette évocation. Dans ces « signes » il y a
ceux que Michaux nomme l’invention d’« impossibles » (« J’en inventais d’impossibles »).

Force est de constater que les désignations telles que Michaux donne à ses signes dans
le poème ne sont pas vraiment ceux qu’on peut voir dans ses dessins. La substance dessinée
est à la fois réelle et irréelle, puisque les signes qui apparaissent (et qu’on peut voir sur le
support) sont plutôt non-déchiffrables, non-concrets. Les silhouettes peuvent être interprétées
à la fois comme les signes (configurations) d’homme, d’insecte, de plante ou d’animaux311.
Les formes-signes, produits donc par Michaux, n’ont pas par leur essentiel des significations
définitives et fixées.

En effet, on a un mélange représentant parfois une synthèse entre les formes


anthropomorphes et zoomorphes : « <…>on ne sait à quel règne appartient/ l’ensorcelante
fournée qui sort en bondissant/ animal ou homme <…> »312.

Dans les signes chez Michaux, nous pouvons parler d’une déformation symbolique313.
Cela touche donc un des problèmes philosophiques du signe, dont on parle de l’homme

311
Adrienne Monnier a remarqué sur Mouvements : « Il y a beaucoup de bêtes : insectes et oiseaux surtout, mais
aussi quelques-unes à museaux décidés et à queues vigoureuses qui se moquent bien du taureau. Et toute une
tribu de racines et de branches qui ne voudraient pas être serpents ! » (AM&HM, p.24 [lettre du 7 fév.1952]).
312
Mouvements, OC2-440.
313
Dans les termes du théoricien d’art et peintre contemporain Ernst Neizvestny, cf., Body : Man as Visual Sing
dans « Space, Time and Synthesis in Art : Essays on Art, Literature and Philosophy », p. 24.

114
comme animal symbolique (formes symboliques). Or, dans l’œuvre de Michaux on peut
trouver un mélange entre les éléments du corps humain et animal, qui se dirige vers la
tradition mythologique ancienne (« homme-bouc », Mouvements ; « homme-écrevisse »,
Signes) ; mais aussi un mélange entre homme et insecte (« homme-araignée », Signes), entre
homme et micro-organisme (« homme-microbe », Misérable Miracle), homme et supra-
terrestre (« homme-démon », Signes), homme et objets (« Homme arc-bouté », Mouvements).
Chez Michaux il s’agit peut-être de recherche d’une pré-forme, soit des formes en
changement entre l’homme et le monde.

En nous approchant de la problématique de l’« homme » à l’égard de l’œuvre de


Michaux, nous abordons donc les questions essentielles de « signe » et de « forme ». Mais
nous remarquons que toute cette problématique et toutes ces questions s’inscrivent surtout
dans le domaine qui peut être nommé l’irréel. Ainsi, les « signes » que nous observons dans
les mouvements peints, nommés par Michaux « compositions d’idéogrammes », ne sont pas
les signes réels d’une écriture. Ils peuvent être nommés les signes inventés ou imaginaires. De
ce point de vue l’idée des idéogrammes réels reste quand même à dévoiler.

§ 4. Idéogrammes en Chine

Le cas d’Idéogrammes en Chine casse en quelque sorte notre affirmation que les
« signes » de Michaux ne correspondent pas aux signes réels et représentent toujours au visuel
les quasi-signes, ou les signes de quasi-écriture. Contrairement à l’exemple de Mouvements,
le contenu graphique d’Idéogrammes en Chine répond aux vrais idéogrammes chinois. Il
s’agit de dix images de l’écriture calligraphique qui vont avec le texte de l’édition 1975314.
Quelques détails concernant cette écriture attirent notre attention :

1) Toutes les graphies sont effectuées en rouge (les sceaux, ainsi que les calligraphies-
signes autonomes, ces derniers qui auraient dû être en noir) ;

2) Les graphies accompagnent le texte poétique de Michaux. Il y a donc une cohérence


entre deux modes d’écriture (orientale et occidentale) ;

3) On trouve parfois dans le livre les pages blanches à gauche. On peut supposer le
vide à la place d’idéogramme.

314
OC3, p. 816, 818, 820, 824, 834, 836, 840, 842, 846, 848. Le déchiffrement d’Yolaine Escande : cf. OC3-
1667N.

115
Nous examinerons ces détails dans le contexte de la notion « compositions » abordée
dans le paragraphe précédent315.

a) Corpus de documents

Il existe trois variantes d’édition des Idéogrammes en Chine de Michaux :

1/ Texte édité en 1971 au début de la monographie de Léon Tchang Long-Yen comme


avant-propos de : La calligraphie chinoise: un art à quatre dimensions, Paris, le Club français
du livre, 278 p. 316 Nous considérons cette édition comme variante de base (indication : [n°1]).

2/ Livre édité sous forme de plaquette : Henri Michaux : Idéogrammes en Chine,


Montpellier, Fata Morgana, 1975, n.p. Nous examinons cette édition en comparaison avec la
précédente pour voir les changements importants de l’espace textuel (indication : [n°2]).

3/ Recueil : Henri Michaux, Affrontements, Paris, Gallimard, 1986 (édition posthume),


dont le texte Idéogrammes en Chine figure dans les pages 70-108317 (indication : [n°3]).

Nous distinguons ces variantes puisque certaines modifications sont remarquables


comme dans le contenu du texte, mais aussi dans la présentation visuelle (matérielle) de
l’œuvre.

b) Description formelle des variantes

- Titre. Dans l’édition 1971 le texte est intitulé « Idéogrammes en Chine »318.

Commentaires : Figurant comme préface du livre de Tchang Long-Yen ce texte donne


l’idée de « pré-texte » (avant-texte). C’est le « pré-texte » (« avant-texte ») qui précède le
texte principal de la monographie de Tchang Long-Yen. Il est remarquable que dans celle-ci il

315
Cf. : l’analyse faite par Yolaine Escande dans l’article Rouge, noir, blanc. /Note sur le jeu de couleurs, OC3,
p.1658-1663N.
316
Il semble important d’évoquer que pour les Chinois : « Le mot ‘art’(Yi) ne doit bien sûr pas être pris dans son
étroite acception moderne, mais dans son sens original qui implique tous les domaines de la connaissance
pratique. » (Tchang Long-Yen, L., p.9 [nous soulignons]).
317
Cette troisième variante ne peut être prise en compte qu’au sens informatique supplémentaire pour notre
analyse comparative. Contenu de ce recueil : En rêvant à partir de peintures énigmatiques ; Idéogrammes en
Chine ; Affrontements ; Une voie pour l’insubordination ; Comme un ensablement ; Le problème de l’Herbier ;
Après ; Sa voix ; En Occident le jardin d’une femme indienne, Fille de la montagne.
318
Dans la page du titre du livre de Tchang Long-Yen : « Préface d’Henri Michaux », Le titre « Préface » figure
dans la bibliographie de l’HERNE (p. 471). Dans l’édition 1975 [n°2] le titre est le même : imprimé en rouge
(ainsi que les sceaux dans le livre) ; le nom de l’auteur est en noir (comme le texte du livre).

116
y a plusieurs autres « pré-textes » : Remerciements, Avant-propos, Introduction319. Donc, le
texte de Michaux va avant le « pré-texte » du livre, c’est en quelque sorte le pré- « pré-texte »
de la monographie320. En outre, si on prend en compte l’édition 1975 du texte de Michaux, le
variant de 1971 joue le rôle d’un « pré-texte » génétique pour le livre Idéogrammes en
Chine(1975). A cet exemple on a une chaîne ou une continuité de pré-textes.

- Texte du [n°1] est imprimé en quinze (XV) pages ; il porte des notes dans deux
espaces : sur les marges à gauche et en bas. Le texte est signé : « Henri Michaux/Juillet
1970 », ayant la dédicace : « à Kim Chi »321. Le papier du texte (« Ingres d’Arches ») n’est
autre que le texte de l’ouvrage de Tchang Long-Yen (« Vélin »).

Commentaires : Le [n°1] de Michaux n’est pas seulement le pré-texte, mais un


« autre » texte que celui de Tchang Long-Yen. Cette « préface » est imprimée sur un autre
support (autre papier) ; elle représente un autre genre (autre chose que la « monographie » de
Tchang Long-Yen322).

En outre, puisque le contenu et la structure du texte de Michaux étaient changés dans


le [2°] on peut dire que la « préface » est un « autre » texte de Michaux, différent de celui
d’Idéogrammes en Chine. Dans ce sens : il existe deux textes différents de 1971 et 1975. La
rupture la plus significative : le [n°1] n’est qu’un texte, tandis que le [n°2] un ensemble
d’images.

- Mise en page : dans l’édition [n°1] la page est carrée, mais l’espace visuellement
coupé à deux partie : le texte du poème se trouve à droite de cet espace (en colonne
vertical323). A gauche et en bas il y a des notes. Il y a l’indication de pagination324.

Commentaires : La structure graphique de ce texte est variée. On peut parler d’une


image typographique du texte de Michaux (le texte représente un espace de silhouettes
typographiques : colonnes, notes centrées etc.). On peut bien distinguer deux types de texte :
texte principal (poème) et texte marginal (notes sur les marges et en bas des pages).

319
Il y a un autre « pré-texte » qui va avant le préface de Michaux : une page qui reproduit la calligraphie de
Léon L.-Y. Tchang, qui signifie « Paix et Joie » avec la signature et les sceaux de l’auteur.
320
Ici on peut remarquer un refus de la préface (une des formes de « paratexte »), ce qui est symptomatique chez
Michaux (cf. : G. Genette, « Les fonctions de la préface originale », dans Seuils, p. 213).
321
« “Kim Chi” – ainsi préférait-il appeler Micheline Phankim. » (BIO-580). [Micheline Phankin-Koupernik]
322
(monographie concernant l’histoire et la pratique de la calligraphie chinoise).
323
Cette forme du texte est gardée dans le [n°2]. En plus, dans le [n°2] cette forme correspond à la forme de la
page. (N.B. Dans le [n°3] la forme en colonne se garde, mais la colonne se déplace à gauche de la page.) La
forme de colonne verticale aussi que la forme carrée font référence à la figure de l’écriture chinoise (p.ex. les
sceaux).
324
Les numéraux des pages sont mis à droite en haut (chiffres romans). Les numéraux des notes de bas ce sont
des chiffres arabes. L’édition [n 2°] est sans pagination.

117
Si on compare la structure typographique du [n°1] avec les [n°2] et [n°3] on voit une
forte différence : il y a plusieurs déplacements du texte (par exemple, entre les marges et le
texte principal).

- Texte principal du poème est en forme de séquences (deux intervalles blancs entre
chaque séquence). Au niveau des notes italiques à gauche : les séquences du texte à droite est
plus large (6 intervalles blancs environ). Cela donne 8 grandes séquences-parties du texte
principal.

Le texte de la page <III> (première page du poème [n°1]) commence au milieu du


papier. Le texte de la page XV (dernière page du poème [n°1]) finit au milieu du papier.

Commentaire : On a des rapports entre l’espace textuel et l’espace du support.


D’abord, il y a une sorte d’autonomie du texte (un déplacement vertical). Il est coupé à cause
de la pagination du livre comme si c’était d’abord un « rouleau »325. Par ailleurs, il y a un effet
d’une symétrie début/fin : c’est une équilibre typographique.326

- Notes. Statut : texte marginal, commentaires (en bas) et titre des chapitres-séquences
(toujours à gauche).

A gauche : notes courtes (en italique, centrées comme souvent les vers ou aussi les
autres marges327 chez Michaux). Il est important que ces notes n’existent pas dans l’édition
n°2 et n°3 (sauf « Le Passage » et « Yi Tin, Yi Yang, tche wei Tao/ Un temps Yin, un temps
Yang/ Voilà la voie, voilà le tao » qui entrent dans le tissu du texte principal)328.

Les notes en bas (pages IV, V, VII, IX, X, XI, XII, XV [n°1]) : ces notes sont en
caractères plus minces que le texte principale. Ces notes n’existent pas dans l’édition n°2.

Commentaire : Les notes à gauche jouent plutôt le rôle de titres de 8 « grandes »


séquences-parties, tandis que le texte des notes en bas correspond aux explications, aux
notices de références, aux réflexions de l’auteur et aux commentaires.

325
Cf. : la construction du livre Paix dans les brisements (P2, ch2, §3).
326
Or visuellement la signature et la date donnent un déséquilibre. (Explication : signature et date ne font pas
partie du texte du poème ; elles chargent le « blanc » mais ce « blanc » est déjà de l’autre espace que le texte
poétique.)
327
Voir par exemple : Misérable Miracle ou L’Infini turbulent.
328
Dans le [n°3] les notes sont écrites à droite de la page, en marge.

118
c) Genre de poème-trait

La première question qui se pose : quel est le genre de ce texte ?

Ce que nous donne la description formelle : c’est une pré-texte. Selon l’éditeur : c’est
un poème.

Par le contenu du texte : c’est une réflexion - sous forme poétique329 - sur les
caractères des idéogrammes chinoises, sur l’histoire de l’écriture chinoise, sur le monde de
Chine etc. Mais il y a certains symptômes formels qui nous permettent de dire que c’est un
poème.

Pourquoi on peut dire que c’est un poème ?

Selon Tchang Long-Yen : « Nous sommes reconnaissants à Monsieur Henri Michaux


de son merveilleux poème sur la calligraphie chinoise écrit spécialement en guise de préface à
cet ouvrage. » 330

L’espace textuel visuel nous donne des symptômes formels du poème.

Ainsi, au point de vue visuel : le texte a la forme de colonne grâce à sa disposition sur
la page (les notes en marge ont cette forme, mais centrée). On a l’impression que les phrases
sont laissées sur la page comme les traces d’un pinceau sur la toile (traces qui marquent les
petits traits sur la toile en composant une image brisée). La présentation du texte peut donc
être comparée à une composition visuelle faite par des traits séparés par les intervalles blancs.
On peut caractériser la structure du texte comme brisée.

Le texte est souvent sans verbe, rythmé par des intonations, coupé par les virgules. Il
existe la brisure rythmique, faite à l’aide de virgules et à l’aide de répétitions de la négociation
(sans, ni). Au milieu du texte - à partir des mots « pleine de lunes, pleine de cœurs, pleine de
portes »331 - le style devient répétitif, coupé, (strophes sont coupées comme dans la structure
visuelle d’un vrai poème). Le texte alors, peut-être considéré comme l’ensemble (tableau) des
phrases-traits : on a le poème-trait.

En décrivant schématiquement l’image visuelle du texte, passons maintenant à une


analyse plus précise, qui nous permet d’entrer dans la problématique des idéogrammes à

329
Nous proposons une définition d’un genre de texte chez Michaux : réflexion poétique (y compris : essai,
méditation, lecture). Voir l’analyse du genre « essai » chez Michaux dans : J. Roger, Henri Michaux: poésie
pour savoir. Le genre « essaie » correspond au concept du « lire » de l’œuvre plastique qu’on distingue chez
Michaux (P3, ch2, §5).
330
Nous soulignons. Voir la note de Remerciements au début du livre La Calligraphie chinoise.
331
OC3-827.

119
l’égard de l’œuvre de Michaux et de comprendre les relations entre ce que Michaux dit sur
l’idéogramme et ce qu’il fait lui-même, comme les « compositions idéographiques ».

§ 4. « Traits dans toutes les directions » (Michaux)

En lisant le texte Idéogrammes en Chine, on peut remarquer que ce que Michaux dit
sur les idéogrammes chinois correspond au discours sur les signes de l’écriture réelle, sur leur
origine, mais aussi sur leur structure visuelle. Pour ce dernier point, il est important
d’examiner dans le cadre de problématique de quasi-signes abordée dans ce chapitre.

Dès les premières strophes du texte Idéogrammes en Chine Michaux parle de signes
idéographiques comme des caractères faits par des traits. Dans ce sens, on peut dire que ceux-
ci deviennent le sujet interne du texte de Michaux, à l’égard du sujet des idéogrammes. Pour
Michaux les signes des idéogrammes chinois sont les personnages composés par des traits.

Ainsi, le texte commence par le passage suivant :

« Traits dans toutes les directions (a). En tous sens des virgules (b), des boucles (b), des
crochets (b), des accents (b), dirait-on, à toute hauteur, à tout niveau ; déconcertants buissons
d’accents (c). // Des griffures, des brisures, des débuts paraissant avoir été arrêtés soudain.
(d)// Sans corps, sans formes, sans figures, sans contours, sans symétrie, sans un centre (e),
sans rappeler aucun connu (f). / Sans règle apparente de simplification, d’unification, de
généralisation (f). / Ni sobres, ni épurés, ni dépouillés (g). / Chacun comme éparpillé (c), tel
est le premier abord. »332

Dans cet extrait du texte les traits sont considérés comme les éléments (unités) qui
n’ont aucune limite ni au niveau spatial géométrique, ni aux autres niveaux : typographique,
linguistique, plastique.

Parlant de traits (a), Michaux casse d’abord la limite pour leur composition spatiale :
selon le contenu du passage cité, les traits ne sont pas coordonnés en vraie géométrie linéaire
(ils ne sont pas inscrits dans l’espace entre deux directions333). Dès le début du texte donc, on
suppose la présence d’une troisième et d’une quatrième direction, ou même la présence de

332
OC3-817. Nous mettons dans la citation les indices a), b), etc. pour marquer les points analysés.
333
L’expression de Michaux « toutes les directions » suppose la présence au moins de deux directions : verticale
et horizontale. En effet la notion de « trait » bien liée techniquement à la pratique calligraphique chinoise, dont
on distingue le « trait horizontal » et le « trait vertical » : « un trait horizontal doit ressembler à un nuage de mille
‘li’ dans le ciel », « un trait vertical doit avoir l’apparence d’un sarment de vigne vieux de dix mille ans » (Fa-
chou-yao-li, vol.1, p.2-4, cité par Tchang Long-Yen, L., La calligraphie chinoise: un art à quatre dimensions).

120
plusieurs directions imaginaires. La phrase « Traits dans toutes les directions » nous donne à
penser que les traits ne sont alors pas, entièrement au registre visuel.

Dans la deuxième phrase Michaux parles des spécificités qui sont plutôt de l’ordre de
l’écriture occidentale, que de celle orientale (idéographique) : « virgules », « boucles »,
« crochets », « accents » (b). On peut supposer que Michaux comprend les signes
idéographiques (composés par les traits) comme les choses hors des ordres linguistiques de
signification (f)334. C’est pourquoi pour lui ce sont plutôt les structures chaotiques comme,
par exemple, les « déconcertant buissons d’accents » (c), ou même les non-formes comme les
« griffures » et « brisures » (d). Pour les décrire Michaux utilise le procédé poétique de la
négation de ses propriétés spécifiques (g). Dans ce sens, les traits (composants des
idéogrammes) s’inscrivent dans leur limite de pureté abstraite : ce sont des riens matériels, des
formes sans forme corporelle (e).

Au contraire, pour les signes réels de l’écriture idéographique, nous pouvons constater
qu’au sens général les traits ne sont que les éléments constructifs des signes idéographiques.
Ainsi le nombre de traits est important pour la classification de ces signes : les signes
idéographiques peuvent être rangés d’après le nombre de traits qui les composent335. Outre
cela, le visuel des vrais signes idéographiques est caractérisé aussi par un mouvement du
pinceau qui trace ces traits sur le support (page).

On ne peut pas dire que Michaux parlant de traits, sort de cette idée de gestualité
physique. Mais on peut dire que s’appuyant sur les principes de réalisation des vrais signes
idéographiques, il cherche quand même (dans ses réflexions et dans sa pratique plastique)
quelques réalités particulières pour ses propres traits qui vont toujours « hors des
chemins »336.

Nous marquerons ici une de ces réalités.

334
Nous ne voulons pas dire que les vrais idéogrammes ne portent pas de signification pour Michaux. Quand
qu’il dit : « Idéogrammes sans évocation » (OC3-819), il parle peut-être des idéogrammes (signes) qui n’ont pas
d’évocation au sens occidental du terme « signe ». Par ailleurs, les idéogrammes sont tellement variés et
multiples, qu’ils peuvent parfois être oubliés dans les époques même en Orient (cf. : « Il y eut pourtant une
époque, où les signes était encore parlants, ou presque, allusifs déjà, montrant plutôt que choses, corps ou
matières, montrant des groupes, des ensembles, exposant des situations. » [ibidem]).
335
Voir : Dictionnaire des signes idéographiques de la Chine…, et « une petite collection de spécimens des
principaux genres graphique des chinois » : Notice sur l’écriture chinoise une suite de spécimen de caractères
chinois de diverses époques… (L.-Léon Prunol de Rosny).
336
Cf. : « Trait hors des chemins, sûr de son chemin, qu’avec nul autre on ne saurait confondre. / Trait comme
une gifle qui coupe court aux explications. » (ER, OC3-602, [nous soulignons]).

121
Réfléchissant sur les caractères chinois, sur leur histoire, sur leur rôle dans la société,
sur leur « secret », Michaux évoque que les traits les composants sont tellement rapides qu’ils
ne trouvent pas de « résistance sur le papier »337. Selon lui cela correspond à une « façon
d’être chinois », à leur « prudence », à leur « tendance » « à éviter de se trouver à découvert ».
Dans ce sens, le geste qui effectue un tel trait répond à un certain « goût de cacher », soit au
« plaisir de tenir caché », dont Michaux parle dans ses Idéogrammes en Chine.

Comment le geste peut-il être caché et qu’est-ce qu’il cache faisant le signe (faisant le
trait) ?

Nous rappelons que ce qui est caché, c’est surtout ce qui va avant la production des
traits, et ce qui peut être nommé le support caché de cette production.

Le premier support caché principal : la main. Michaux le désigne comme la main vide.
Selon Michaux, la main vide est le support de réception et de transmission des impulsions
internes (cachées) du corps : « Support d’effluves, d’influx »338. Il dit que la « main doit être
vide afin de ne pas faire obstacle à l’influx qui lui est communiqué » (ibidem). Cela nous
rappelle un des étapes préparatoires pour l’écriture calligraphique : la main vide signifie plutôt
un certain état de libération. Cet état bien évidemment est individuel, personnel, est donc
plutôt un état caché. L’expression de « vide » peut être interprétée comme la désignation de la
pureté et de la naïveté qui sont nécessaires pour faire une véritable « expression du trajet » 339.

Evoquant les principes des calligraphes, Michaux dit : « Semblablement le calligraphe


doit d’abord se recueillir, se charger d’énergie pour s’en délivrer ensuite, s’en décharger »340.
Le travail de « se recueillir » et de « se charger d’énergie » est pareille à une méditation, qui
précède les calligrammes et qui est empruntée par Michaux lui-même pour effectuer ses
propres œuvres. Dans les Idéogrammes en Chine Michaux décrit l’essentiel de la méditation :
« La méditation, le recueillement devant le paysage peut durer vingt heures et la peinture
quelques dizaines de minutes seulement »341.

Sa propre manière d’observer (de vision, de réflexion) et de faire ensuite les gestes
rapides (signes, traits) dans les dessins nous rappellent bien une telle démarche.

337
Dans ce paragraphe nous utilisons les expressions d’Idéogrammes en Chine, cf. : OC3-821.
338
OC3-837. Cf. : C. Peret, La main vide (Henri Michaux), dans Les porteurs d’ombre (mimésis et modernité),
p.225-238.
339
« …calligraphie – art du temps, expression du trajet, de la course… » (OC3-841).
340
Idéogrammes en Chine, OC3-837.
341
OC3-836.

122
Par exemple, parlant de ses expériences mescaliniennes Michaux dit : « La journée, la
journée presque entière passait en visualisations »342. Seulement après cette « journée presque
entière » il arrive à se mettre à dessiner ses traits rapides (« bien plus rapides que ceux que
j’eusse pu tracer »343). Il s’agit donc d’un travail qui précède l’apparition des traits : une
certaine méditation de Michaux. Nous observons dans les dessins mescaliniens, le résultat
qui suit une telle méditation : ce sont des traces rapides faites par la main, celle-ci que nous
pouvons bien nommer la main vide, puisqu’elle joue à la fois le rôle du support de réception
des impulsions internes et le rôle d’instrument d’inscription des formes vibratiles zigzagantes.

A cet exemple un point important se dévoile.

On peut évoquer comment Michaux considère l’espace où ses propres traits


apparaissent (pendant l’expérience mescalinienne). Michaux dit :

« La page blanche ne restait pas blanche longtemps ; même si d’abord par l’effet d’une rapide
lassitude je ne pouvais tracer plus d’une demi-douzaine de traits, ils suffisaient pour que de
toutes parts – afflux soudain – bientôt toute une masse se mît à bouger »344.

L’idée lancée par Michaux dans cette phrase du texte Emergences, Résurgences est :
les traits changent l’espace où ils apparaissent (page blanche). Nous pensons que la « page
blanche » est le deuxième support caché principal pour les traits que Michaux cherche et qu’il
fait.

Nous revenons au texte Idéogrammes en Chine pour prouver cette idée à l’égard des
signes idéographiques étudiés par Michaux.

Là, nous trouvons la phrase suivante : « Et la page parfaite est celle qui “paraît tracée
d’un seul trait“. » 345

Il faut constater que cette phrase se dirige bien aux principes classiques des
calligraphes chinois. Ainsi, Michaux fait une référence (sorte de pastiche) à une expression
chinoise qui caractérise la maîtrise parfaite de la calligraphie : « une calligraphie d’un seul
trait »346.

342
ER, OC3-614.
343
Cf. : ER, OC3, p.616-617. Force est de constater que dans le domaine de la poésie Michaux utilise aussi
souvent le principe de la méditation : pour certains de ses textes il y a le travail d’observation qui les précède.
Cf. : P3, ch2, §5.
344
ER, OC3, p.617-618.
345
OC3-849.
346
Les Critères de Calligraphie, Fa-chou-yao-lou, vol. 7, p.113 (cité dans : Tchang Long-Yen, L., La
calligraphie chinoise: un art à quatre dimensions).

123
L’expression « un seul trait » a ici le sens métaphorique : le rôle du trait est celui du
geste qui fait une forme de « continuum ». Pour Michaux, sa propre pratique de « signes »,
correspond au désir d’un tel geste. Nous expliquerons le sens métaphorique du terme.

Il est remarquable que dans l’écriture chinoise il s’agit de l’impression du « trait


continu » et non pas de la simplification des traces et des gestes. C’est-à-dire qu’il ne s’agit
pas tout simplement du sens technique d’accomplissement des traits : le trait est proche de
l’idéal, puisque pour faire ce geste le dessinateur devient un vrai maître de sa main. Nous
trouvons les commentaires dans le livre La Calligraphie chinoise :

« Par “trait continu“ nous ne voulons pas dire que le pinceau ne quitte pas le papier et trace
d’un seul trait ininterrompu l’œuvre du début à la fin. En fait, le mouvement est beaucoup
plus naturel et ressemble quelque peu au rythme, à la fois incessant et alterné, de la
respiration » 347.

La phrase de Michaux : « Et la page parfaite est celle qui “paraît tracée d’un seul
trait“ », parle exactement d’une telle impression du « trait continu », c’est-à-dire : d’une
impression de la continuité gestuelle et graphique.

Nous pouvons dire que le principe du « trait continu » - principe de ressemblance « au


rythme, à la fois incessant et alterné, de la respiration » (Tchang Long-Yen) - est emprunté
par Michaux lui-même, dans sa propre pratique plastique dès ses premiers œuvres. Le dessin
de 1927 Hommage à Léon-Paul Fargue donne l’impression de tracé « par un seul trait » : le
geste qui est presque ininterrompu, le trait (la ligne) qui continue, composant des silhouettes,
des scènes. Les Alphabet et Narration 1927, ainsi que le Parcours 1964 créent une continuité
d’écriture embrouillée. Dans les mouvements peints 1950 son geste « brise » les taches
donnant l’effet de traces continues, chacune représentant son propre mouvement et créant un
ensemble : des « formes „en mouvement“ »348. Les encres des années 1950-1960 sont formées
par les traits qui brisent les taches, faisant les images des signes liés les uns aux autres et
composant des champs de bataille349. Les dessins mescaliniens et post-mescaliniens (1950-
1970) donnent l’impression d’un tissu graphique formé par les multiples lignes et traits.

347
L. Tchang Long-Yen, La Calligraphie chinoise, p.130 (planche 43), nous soulignons.
348
Postface de Mouvements, OC2-598.
349
Cf. : ER, OC3, p.590-600 (dessins). Nous utilisons cette expression pour faire l’analyse des formes-taches
chez Michaux (P2, ch1, §3 et 4).

124
Nous pourrions continuer à citer des exemples où nous apercevons le rythme du
mouvement et de la respiration350 : cette réalité spécifique que Michaux cherche dans les
vrais idéogrammes.

Pour revenir au statut de la page comme support qui apprend le geste :

Nous trouvons dans un autre passage : « Caractères variés à n’en pas finir [(non
limités à un nombre restreint)]. / La page qui les contient : un vide lacéré. / Lacéré de
multiples vies indéfinies »351. Ce passage contient le point important pour faire
l’interprétation.

Ainsi, le mot « page » est utilisé pour désigner une métaphore : la « page » c’est un
espace vide qui peut être rempli par quelque chose. Ce sont les signes (traits) qui y
apparaissent ; la « page » devient un lieu d’origine de l’écriture, un moment sacré (moment de
concentration des forces d’un calligraphe afin d’effectuer l’écriture). La signification de
l’expression de Michaux « compositions d’idéogrammes » (Postface de Mouvements) – celle
que nous avons mise au centre de nos réflexions dans ce chapitre – est profondément liée à un
tel lieu et un tel moment352. Le mot « compositions » peut signifier non seulement une action
gestuelle (action de production des « traits » par la main), mais aussi l’essentiel du processus
de naissance des « signes ».

Selon le contenu du texte Idéogrammes en Chine, la liaison s’organise entre deux


mots « caractères » et « vies » à leur essentiel du pluralité : « toute page écrite, toute surface
couverte de caractères, devient grouillante et regorgeante… pleine de choses, de vies, de tout
ce qu’il y a au monde… »353. Alors, Michaux considère la « page » comme espace existentiel :
un support, où apparaissent des « multiples vies indéfinies ». Cette expression nous fait penser
qu’il ne s’agit pas de la « page » qui est un objet matériel, où on peut voir les signes (traits),

350
Cf. la citation précédente : « le mouvement est beaucoup plus naturel et ressemble quelque peu au rythme, à
la fois incessant et alterné, de la respiration ». Le mot « respiration » semble un des mots-clés pour comprendre
les intentions de Michaux et des peintres de l’époque. Voilà comment Michaux manifeste en 1959 les démarches
des peintres de l’époque : « Un air en ce qu’ils font, (quand « ça » y est) qu’on n’avait jamais encore respiré
devant des tableaux. Donner à voir. Non plus. Non plus tellement. Plutôt donner à respirer. », Catalogue
d’exposition du Palazzo Grassi, Venise, août-octobre 1959 (cf. : Parenthèse, OC2-1028). Parmi les peintres
exposés : Alechinsky, Appel, Burri, De Kooning, Dubuffet, Jorn, Pollock, Bram Van Velde.
351
Cf. : OC3-819 et OC3-1668. Expression entre parenthèses « (non limités à un nombre restreint) » n’est
présente que dans le [n°1] et absente dans le [n°2].
352
Cf. : « Le blanc-vide du papier permet en effet aux signes de figurer et aux graphes d’émerger. Par analogie,
et selon le mode de la pensée chinoise, le blanc-vide est également ce qui donne l’occasion à un « nouveau
langage » de prendre forme, que Michaux, dans la postface de Mouvements, qualifiait déjà de « compositions
d’idéogrammes ». (Y. Escande, article « Rouge, noir, blanc. Note sur le jeu des couleurs », dans : OC3-1662N).
353
OC3-827. Sur la problématique de pluralité au regard de « signes » de Michaux, cf. : Introduction de la thèse
présente (« Toute la nature est signes, signes sur signes, macle de signes », Signes, OC2-429).

125
mais il s’agit surtout du support qu’on peut nommer presque sacré. Mais Michaux dit aussi
que la « page » est un espace « lacéré ». Etant rempli donc, la page se déchire en quelque
sorte : le blanc, le vide, le pureté n’existent plus. La naissance des « signes » a par la suite la
mort du support : on a un processus de composition-décomposition simultané. On peut
affirmer que ce processus est le plus caractéristique pour l’œuvre de Michaux, et notamment
pour son expérience de signes354.

Conclusion pour la première partie. Michaux : « Il est étrange que ce soit en peinture
que des signes apparaissent »

La phrase de Michaux que nous prenons pour intituler la conclusion de la première


partie de notre thèse porte un sens ambigu.

D’une part, pour Michaux le domaine de la peinture n’était pas celui où les signes
pouvaient vraiment exister. Ainsi, dans son article Signes Michaux dit réfléchissant sur la
présence de signes dans la peinture : « même on n’est pas sûr que ce soit tout à fait des
signes »355. D’autre part, sa pratique plastique nous montre une certaine apparition des
« signes ». Nous avons donc une contradiction essentielle entre ce que Michaux pense (dit) et
ce qu’il fait.

L’examen de la problématique de « signes » que nous avons faite dans la première


partie de la thèse sert à comprendre cette contradiction et à trouver le chemin pour la résoudre.

Nous distinguons donc dans l’œuvre de Michaux l’espace de l’écriture textuelle,


verbale (texte comme tel, poème, etc.) des signes graphiques, visuels, que nous nommons
quasi-signes. Dans le contexte de « changement » poète ↔ peintre : une telle distinction nous
permet d’approcher des aspects principaux du problème de langage « utopique » chez
Michaux.

Ainsi, pour le registre graphique nous parlons de la présence de quasi-signes chez


Michaux qui sont : signes quasi-idéographiques, quasi-pictographiques, quasi-alphabétiques.
Si supposer que ces « signes » peuvent être examinés comme quelque forme spécifique de

354
Nous examinerons cet aspect dans la deuxième partie de la thèse, développant nos affirmations à l’égard du
domaine pictural de l’œuvre de Michaux.
355
« Il est étrange que ce soit en peinture que des signes apparaissent. Certes pas pour créer une langue
universelle et même on n’est pas sûr que ce soit tout à fait des signes. Ils en représentent plutôt la hantise. »
(OC2-430, Signes).

126
l’écriture (quasi-écriture), celle-ci peut être caractérisée comme dessinée, abstraite, ou dans
les termes de R. Barthes c’est une « écriture illisible».

Les causes des tentatives de Michaux de créer une langue (sa propre langue) se
trouvent au fond du conflit individu/société que nous avons fait émerger. L’individu qui vient
dans le monde ne veut pas être soumis aux conditions proposées et cherche à trouver une
issue face à certains pièges, notamment le piège du langage des autres, celui qui lui semble
très pauvre et très limité. Les recherches et les innovations que Michaux effectue dans son
œuvre l’amène à un certain multilinguisme.

De ce point de vue nous sommes près d’élaborer et de construire une conception de


l’« écriture imaginaire » au regard de l’œuvre de Michaux. Notre hypothèse : dans l’œuvre de
Michaux il s’agit peut-être d’une forme spécifique de l’écriture : « écriture imaginaire ».

Cette forme spécifique touche deux domaines de travail de Michaux dans son œuvre :
la pratique d’écriture et la pratique plastique. Ainsi, dans ses textes poétiques il y a des
éléments – mots, strophes, phrases, lettres – qui jouent non seulement comme les éléments de
l’écriture, mais aussi comme les éléments plastiques. Tandis que les « signes » graphiques de
Michaux représentent dans leur visibilité une certaine approche d’une image de l’écriture. Par
ailleurs, chez Michaux on a une écriture peinte en quelque sorte, des signes sont inscrits dans
le support dessiné, dans les lignes, comme une sorte de strophes d’une écriture inexistante :
écritures horizontales356. Ce sont des tableaux qui n’imitent pas visuellement le texte ou
l’écriture, mais qui donnent l’impression d’un mouvement de l’écriture. Cette quasi-écriture
(produite sur un certain support357) est la révélation la plus évidente de ce qu’on peut appeler
l’« écriture imaginaire » de Michaux. La construction de la conception d’« écriture
imaginaire » se fait durant tout notre travail de recherche.

Parlant d’une révélation spécifique d’écriture chez Michaux nous pensons toujours au
niveau perceptif entrer dans son œuvre. Souvent ses « signes » graphiques ou ses lignes,
taches, traits, représentent visuellement des pages d’écriture, donnant l’impression de
mouvement gestuel, écriture produite par la main. Il est logique donc que pour nous le

356
Plusieurs peintures de Michaux (années 1960) ne portent pas de titre et souvent donnent l’impression de
supports (strophes) dessinés, dans lesquels figurent quelques « signes » (AP, p. 219,220,221 et ER, p.74, 75). Un
autre exemple présente ce qu’on peut nommer « l’œuvre imprimée » de Michaux : une « page d’écriture » 1965,
dont trois plaques imposées conjointement avec un intervalle de 60 mm. (voir : MasCh, p.34-35 [n°27] : tirage
de 50 épreuves sur vélin d’Arche, éditeur « Le point cardinal », Paris).
357
Sous la notion support on peut considérer le « papier » (dans les termes de Michaux), soit du dessin, soit du
livre, soit de la peinture. Or, le support pour Michaux se porte à plusieurs autres significations : plan, avant-plan,
écran, etc.

127
domaine à aborder est : le geste. Ce domaine sera le sujet de la deuxième partie de la thèse et
il est appliqué à tout ce qui est plastique, notamment aux formes plastiques.

Force est de constater que les signes graphiques (quasi-signes) et les lignes figurent
non seulement dans sa peinture mais aussi dans plusieurs de ses livres. Dans ce sens, nous
nous intéressons au rapprochement entre le textuel et le graphique et entre le manuel et le
typographique. Si on peut suivre un tel rapprochement notre objectif final sera d’examiner les
rapports entre les signes écrits et peints.

Ainsi, nous avons commencé l’examen de certains aspects de relations entre ce qui est
écrit et ce qui est dessiné à l’exemple des livres Mouvements et Idéogrammes en Chine.
L’important était pour nous de suivre le rapprochement du réel et de l’irréel à l’égard de la
problématique de « signes » dans ces livres. La lettre, les signes de ponctuations, les mots, les
phrases, les textes : tout est mis en jeu, tout est mis en expérience de « trahison » à leur
prédestination habituelle. Par ailleurs, l’écriture et l’image, l’écrit et le peint : tout est mis en
distinction entre le direct et l’indirect.

Si on parle de trois notions comme Signe, Forme, Ecriture, on dit que : Signe ≠ Forme,
Signe ≠ Ecriture. Le signe échappe toujours à son propre statut chez Michaux358. Le signe se
dirige vers la forme, le signe se dirige vers l’écriture (qui est un ensemble organisé). Mais
l’écriture n’est pas seulement le langage indirect (qui traduit presque les sons en lettres grâce
à un tableau de correspondance et des règles syntaxiques et grammaticales359), l’écriture n’est
pas une stabilité, une production fixe, mais l’écriture est aussi directe (sans intermédiaire),
l’écriture qui dévide la forme (sa propre substance). Cette écriture directe est spontanée, non
fixée.

Nous pouvons donc dire que chez Michaux le Signe met en mouvement l’Ecriture
commune ou invente une Ecriture qui se voudrait sans arrêt à définir, et des formes sans arrêt
à vider et remplir.

358
Signe (unité linguistique) = Ecriture + Directe.
Ecriture. Schéma d’évolution :
L’homme primitif : allait du langage oral au dessin (en passant par le geste, les noeuds, les encoches etc.
langage gestuel, tambours (expressions momentanées). Puis un groupe de signes qui compose des ébauches
d’écriture synthétiques (phrases) : écriture des idées. Ensuite : le signe exprime un mot (l’écriture analytique ou
idéographique) : écriture de mots. Langage gestuel (pétroglyphes – nord-amer., idéogrammes chin.). figuration
graphique : dessiner le geste pour suggérer l’idée. Pictogrammes : transposition graphique de geste/ dessiner des
actions. (l’écriture n’est pas sortie de la notation d’un seul moyen d’expression, mais de la combinaison de
plusieurs entre eux : signe-symboles sont les signes d’expressions permanents). Enfin : les signes notes les
syllabes et les lettres (simplification ?) : écriture syllabique ou alphabétique.
359
par exemple : le son [a]= la lettre A. (Cf. : L’écriture est un procédé pour fixer le langage articulé. Moyen
tout d’abord indirect. J. G. Février, Histoire de l’écriture).

128
DEUXIEME PARTIE. MICHAUX : « JE NE PUIS M’ASSOCIER
VRAIMENT AU MONDE QUE PAR GESTE »

Introduction pour la deuxième partie : « signes » qui sont nommés « gestes »

Au début de la thèse présente nous avons dit que Michaux fait en quelques sorte la
liaison entre deux notions : « signes » et « gestes ». Selon la logique suivie dans son œuvre, il
y a rapprochement significatif entre eux. Ainsi, Michaux nomme ses images de mouvements
peints « signes », et en parlant de ces « signes » il les renomme « gestes ». Comme nous avons
vu, ces derniers sont attribués au domaine d’expressions intérieures, ils n’appartiennent pas
directement à la matière du corps, même s’ils sont « en cordes vivantes » (cf. : article Signes).

Pour essayer de définir la notion de « gestes » propre à Michaux, nous examinons


donc deux domaines : corporel et incorporel.

Pour nous le corporel du geste est lié à la présence de la « main » (geste pictural, geste
d’écriture360), mais aussi c’est le geste de prononciation (ce que nous attribuons à la pratique
d’exorcisme chez Michaux, ainsi qu’à sa pratique de « balbutiement » de la langue).

Tandis que l’incorporel du geste signifie plutôt un certain irréel du pré-geste361.


L’enrichissement du phénomène de « gestes » de Michaux se complète par cette expression
de « pré-geste » donnée dans le livre Mouvements. Nous arrivons donc aux gestes-actions,
aux gestes-comportements (« défi », « riposte », « évasion », « dépassement »362). Nous
travaillerons l’essentiel de la phrase de Michaux : « Gestes qu’on sent, mais qu’on ne peut
identifier »363. Ici la catégorie de « gestes » est mise au domaine presque des intuitions et non
pas de la visibilité des « signes ».

Or, nous considérons les « signes » de Michaux comme ceux d’abord visuels : pour
nous il s’agit plutôt de signes dessinés. Comment donc surmonter la contradiction entre ces
signes dessinés et les gestes sensibles ?

360
En principe on peut parler de l’écriture de geste si on s’adresse à l’histoire de la question d’écriture. Cf. : « les
premières écritures ont transcrit des gestes et non pas des sons » (L.-J. Calvet, Histoire de l’écriture, p.36). Voir :
tableau des formules digitales avec leur fréquences : A. Leroi-Gourhan, Le Fil du temps, p.305.
361
Pour nous l’idée importante s’inscrit dans le domaine de pré-geste qui est « l’intention de faire ce tableau-là
qui n’existait pas encore » (M. Merleau-Ponty, Le langage indirect et les voix du silence, dans Signes, p.74).
362
OC2-439.
363
Strophe existe dans les dactylogrammes 1951 et 1954 avant « (pré-gestes… » [voir : note d. pour la page 439
dans OC2-1224N]. Une liaison s’organise entre les notions : « gestes » et « mouvements » si on compare cette
phrase avec une autre « Mouvements <…> / qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit » (OC2-438).

129
Selon Michaux, ses « signes » sont d’abord les « gestes de la vie ignorée »364. L’idée
de la « vie ignorée » trouve deux pôles dans l’œuvre de Michaux.

a) Le premier concerne des langues et des écritures oubliées (« avant-langues »,


« préécriture »)365 et, par conséquence, une écriture inventée366. Comme Michaux dit dans
Postface de Mouvements, celle-ci est une « écriture inespérée » qui permet de « s’exprimer
loin des mots, des mots, des mots des autres »367. Cela se dirige vers une recherche propre de
Michaux pour trouver une alternative (graphique) de la langue habituelle et vers une sorte
d’universalité de la langue. En particulier, ses « signes représentant des mouvements »
peuvent être attribués à une sorte d’écriture imaginaire, celle, dont le rôle de geste du
producteur (geste physique de la main) est dominant.

b) L’idée de « gestes de la vie ignorée » se rapproche aussi avec la thèse de Michaux


sur la vie intérieure dont existent « des tensions, des élans et tout cela en cordes vivantes »
(article Signes). Ces gestes donc, correspondent aux mouvements du « peu »368, aux « micro-
séismes » intérieurs et individuels, qu’on ne peut parfois ni bien saisir, ni voir. Ainsi, on peut
trouver plusieurs significations de cette intériorité dans le passage suivant :

« Mouvements d’écartèlement et d’exaspération intérieure plus que mouvements de la marche


mouvements d’explosion, de refus, d’étirement en tous sens
d’attractions malsaines, d’envies impossibles
d’assouvissement de la chair frappée à la nuque
Mouvements sans tête
A quoi bon la tête quand on est débordé ?
Mouvements des replis et des enroulements sur soi-même
et des boucliers intérieurs »369

364
« Gestes / gestes de la vie ignorée / de la vie / de la vie impulsive / et heureuse à se dilapider / de la vie
saccadée, spasmodique, érectile / de la vie à la diable, de la vie n’importe comment » (Mouvements, OC2-439).
365
« Des langues et des écritures. Pourquoi l’envie de s’en détourner », dans Par des traits, OC3-1280.
366
Aussi que la vie inventée ou même démonique et fatale, comme, par exemple : la vie « heureuse à se
dilapider », « la vie à la diable », « la vie n’importe comment » (Mouvements, fragment cité, cf. aussi phrase :
« Une vie toute inventée » dans Qui il est).
367
Postface de Mouvements, OC2-599.
368
On peut penser ici à une « poétique du peu » qui existe dans l’œuvre de Michaux : « micro-séismes » du corps
(pulsations du sang ou réactions des nerfs par exemple). Une signification d’un geste intérieur qui n’est pas celle
du livre Mouvements, mais qui est proche aux « micro-séismes » : la peur. Voir le texte de H. Michaux
Mouvements de l’être intérieur (OC1-620), dont certains plans sont les indices de la présence d’une gestualité
minuscule qui n’est pas à tous points humaine (« patte d’une tortue », « larves gesticulantes », « vitesse de
flèche », « être mouvementé »).
369
OC2-438.

130
En utilisant le vocabulaire scientifique - qui se porte au sens multiple (physique,
médical, anatomique) comme par exemple : « écartèlement », « exaspération », « explosion »,
« étirement », « attractions », « assouvissement », « chair », « nuque » - Michaux parle d’un
état intérieur subtil, instable et presque impossible à enregistrer (à fixer) : « refus »,
« envies », « replis », « enroulements », « boucliers ». Par ailleurs, ce vocabulaire et ces
significations des gestes ne servent pas bien à leur fonction de communication (ils ne peuvent
pas être structurés).

Notre objectif donc est de définir la gestualité propre de Michaux, à la fois poétique et
graphique, son geste personnel. La difficulté principale semble-t-il est de définir la
« communicabilité » de ces gestes.

Nous développons notre analyse à l’égard de cette difficulté, en proposant deux


chemins de recherche pour la présente partie de la thèse. Le premier est celui de trouver les
révélations de « pré-gestes ». Le deuxième est d’examiner les « gestes » en tant que des
formes visibles et sensibles370.

PREMIER CHAPITRE. Les « pré-gestes » de Michaux.

Pour nous la problématique de « gestes » (« pré-gestes ») chez Michaux s’inscrit dans


le domaine de la contradiction principale : gestes visibles/ gestes invisibles371.

Ainsi, dans les œuvres plastiques de Michaux il y a des gestes présentés visuellement
(dessinés). Chaque image graphique (dite signe ou quasi-signe) est unique et peut être
considérée comme une visualisation du geste unique (geste de mouvement, geste de passage
de chaque personnage).

Or, d’autre part, cette visualisation se porte aussi sur le domaine invisible : geste du
dessinateur. Celui-ci est réel (matériel), puisqu’il est fixé par l’image, mais il est aussi irréel,
puisque nous ne voyons que son résultat (image), et non pas le geste de la main (geste
physique) qui s’approche du papier.

Nous étudierons cette dualité, rappelant l’existence de certaines « zones » de


création372 chez Michaux.

370
Les « pré-gestes en soi » de Michaux (exemples : impulsions, envies) sont-ils formes (signes) absolus ?
371
On peut rappeler la thèse principale de M. Merleau-Ponty que le « visible à les limites » et que « l’invisible
n’est pas seulement non-visible » : « principe : ne pas considérer l’invisible comme un autre visible possible, ou
un possible visible pour un autre » (Le visible et l’invisible, Notes de travail, p.281-282).

131
§1. Zone blanche : espace occupé chez Michaux

Pour esquisser le problème de la composition-décomposition au regard du rôle de


support chez Michaux (marqué dans la partie précédente) nous nous adressons d’abord au
texte La Page blanche373. Ce texte commence par les mots suivants : « Quand je regarde le
papier blanc, écrit-il, je vois courir au loin un homme épouvanté ».

On peut interpréter cette phrase à la manière suivante. Comme le texte parle d’une
lettre de dessinateur374 qui raconte l’apparition d’un dessin, le « papier blanc » ici c’est le
support physique, réel qui doit servir comme celui nécessaire de son travail plastique. Dans ce
support le dessinateur rêve d’attendre et de voir quelque personnage qui bouge (qui court). Le
personnage qui apparaît est nommé : l’« homme épouvanté ».

Ces faits peuvent être importants pour nos hypothèses, car d’une part, il s’agit d’une
forme de vision en espace de vide : sorte de médiation (notions abordées dans le paragraphe
précédent), et, d’autre part, cette vision représente pour le « dessinateur » la silhouette
humaine375.

Ainsi, en découvrant le statut de la « page blanche », telle qu’on la retrouve dans les
œuvres plastiques de Michaux, on peut dire que son blanc-vide sert de source à des
apparitions d’images, c’est une forme d’écran376. Mais il est important aussi que les
apparitions (réelles et picturales) soient faites sur les tableaux dont le blanc est support qui se
transforme.

Pour l’exemple évoqué (texte La Page blanche) on peut remarquer ceci : grâce à
l’apparition de l’« homme épouvanté », le blanc du papier, son vide, se transforme et le

372
L’essentiel du mot « création » est le processus de composition-décomposition simultané.
373
Titre de 1966 (première édition, Cahier de l’Herne). OC1, p. 848-849.
374
Texte a été publié pour la première fois dans le recueil Labyrinthes (R. J. Godet, 1944) sous le titre La lettre
du dessinateur. Nous considérons ce texte comme auto-critique et auto-analytique, où le dessinateur est Michaux
lui-même.
375
Cf. : « Sur la page blanche je le malmène, ou je le vois malmené, flagellé, homme-flagellum. » (ER, OC3-
580). L’image de l’« homme-falgellum » aura pour nous une importance particulière. Dans la partie précédente
nous avons marqué quelques essentiels des filiformes de l’image de l’homme chez Michaux.
376
Force est de constater que ce n’est pas seulement le « papier blanc » qui joue le rôle d’écran : c’est aussi
quelque fois le fond noir qui passionne Michaux de participer aux transformations du support : « Dès que je
commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et
devient nuit » (ibidem, OC3-554). Dans ces deux cas on parle du support-écran essentiellement physique : le
« papier blanc » et le « papier noir » sont réellement matériels (il s’agit de papier). Quelques exemples du blanc-
support qui représente l’écran chez Michaux: « draps blancs qui seraient vertigineusement secoués » (OC2-840),
« toile blanche du monde » (OC2-278), « blanc est à l’avant-plan » (OC2-841). Les exemples de l’écran qui peut
être attribué à l’écran de vision interne (mentale) : « nerveux écran de projection », « petit écran inattendu »,
écran fluidique », « fenêtre », « tapis vibratile », « drap vibrant » (OC2, p.996-997).

132
support devient « espace occupé » (ER)377. Dans ce cas : ce qui est statique (support) accepte
ce qui est dynamique (personnage). On peut dire que, par conséquence, ce qui est statique
devient dynamique. On a donc la composition et la décomposition à la fois : la composition
des personnages, du mouvement et, simultanément, la décomposition du blanc de l’écran378.

Selon le contenu du texte, la quantité de silhouettes apparues sur le « papier blanc » se


modifie : « Puis viennent d’autres hommes (toujours à l’extrême bout du papier) en quantités
innombrables, une foule non pour un tableau mais pour une époque »379. Grâce à une
multiplication du nombre des personnages (« nouveaux venus », [ER])380, le support devient
maintenant l’espace « suroccupé » (ER) : le processus de décomposition du blanc-vide est
plus développé, mais cette décomposition de l’espace est en quelque sorte son
renouvellement.

La transformation qui se passe sur le support peut être décrite à l’égard des
apparitions : selon le contenu du texte : la dynamique d’un personnage se change en
dynamique de la « foule »381. Il s’agit donc de la transformation de la dynamique comme telle.
Dans ce cas, la « foule » est en quelque sorte le signe de l’« époque » qui est évidemment
l’« époque de mouvements »382. Alors, le support (page) ne sert plus comme « tableau » qui
contient la « foule », mais devient le représentant de l’époque (« non pour le tableau mais
pour une époque »383).

Les processus qui se passent sur et avec le support de la page (blanc-vide) peuvent être
considérés comme une réponse sur une sorte de méditation, procédé propre au travail de
Michaux. Dans le cas examiné (lettre du dessinateur) on parle de visions du « dessinateur » et
de leurs réalisations. Dans l’œuvre plastique de Michaux une particularité se dévoile à ce
niveau.

377
Dans cette analyse nous faisons la référence sur une phrase de Michaux qui explique plutôt sa démarche
mescalinienne, mais il nous semble que cette phrase est assez universelle et aussi explicative pour plusieurs cas.
Cf. : « Espace occupé, suroccupé, d’une occupation incessamment renouvelée, espace pullulant de nouveaux
venus. » (OC3-618). Dans notre texte nous marquons les expressions prises de cette phrase par l’abréviation
(ER).
378
Dans ce sens : « le “blanc“ est toujours simultanément vide et plein à la fois » (A.-M.Christin. Poétique du
blanc, p.2).
379
OC1-849.
380
En effet, le texte La Page Blanche est accompagné par le dessin (OC1-848), dont ce n’est pas un personnage
qu’on voit, mais plusieurs silhouettes d’« hommes » (dits « maigres et grands », ibidem).
381
Cf. : ERi, OC3-679.
382
Cf. : ERi, OC3-681. L’« époque de mouvements » a une signification concrète pour Michaux : époque du
cinéma.
383
OC1-849. Cf. : « Foule infinie : notre clan. », OC1-858 (En pensant au phénomène de la peinture).

133
Michaux réclame les réalisations spontanées384 de sa pratique plastique. Dans le texte
En pensant au phénomène de la peinture 1946, il manifeste son propre procédé de dessiner,
qui peut être nommé le procédé de spontanéité :

« Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours


sur le papier des visages. »385

Il peut être significatif que l’action même de dessiner ne soit pas une action qui porte
une valeur d’art très importante pour Michaux. C’est plutôt le griffonnage (et non pas le vrai
dessin), où l’importance joue seulement l’apparition immédiate de quelque chose (visages),
ou l’« opération-création » (ER)386. Le rôle de geste donc est celui de la main qui fait le
griffonnage (opération), et grâce à ce geste on peut voir ensuite des visages (création).

Ce griffonnage n’est-il pas insensé ? Michaux pose la question : « Est-ce moi, tous ces
visages ? »387. Pour lui : il faut faire quand même un vrai travail de réflexion sur soi-même
pour comprendre ce que lui arrive après le griffonnage.

Michaux continu : « Hommes, regardez-vous dans le papier »388. C’est une sorte de
manifeste, dont l’importance est de classifier le papier comme le support qui joue le rôle du
miroir, où on peut se mettre pour se voir389. Ce motif s’inscrit bien dans le cadre du problème
de l’auto-reconnaissance et de l’auto-acceptation du soi par Michaux à l’égard de ses propres
œuvres plastiques. Les réflexions de Michaux l’amènent à se poser la question auto-
analytique « que fais-je » ? :

« Qui sait aussi avec quel étrange des miens, ce visage d’en face se confronte en moi en
tâtonnant et cherchant à être compris ? / J’arrive parfois à la reconstitution des traits, mais

384
La « spontanéité » est une des plus significatives caractéristiques des œuvres plastiques de Michaux de qu’il
parle lui-même (cf. : ER, OC3-574).
385
OC1-857. Cf. le « hasard » des apparitions : « je pars au hasard dans la feuille de papier, et ne sais ce qui
viendra. Seulement après en avoir fait ces quatre ou cinq à la suite, parfois je m’attends à voir venir par exemple
des visages. Il y a des visages dans l’air. De quel genre ? Aucune idée. » (ER, OC3-575). Ici Michaux met en
doute le figuratif de ses visages. Cela nous rappelle ses auto-réflexions sur les signes qu’il fait : « Je ne sais trop
ce que c’est, ces signes que j’ai faits. » (Postface de Mouvements, OC2-598).
386
Cf. : P1, ch3, §3.
387
« Est-ce moi, tous ces visages? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus?/ Ne seraient-ils pas simplement la
conscience de ma propre tête réfléchissante? » (En pensant au phénomène de la peinture, OC2-320). Nous
voyons ici le motif d’auto-reconnaissance du soi : la peinture est le domaine d’auto-réflexion pour Michaux.
388
OC1-858.
389
Le papier-support donc se porte au sens allégorique d’écran du miroir. On peut s’interroger si la peinture des
« autres » ne porte pas aussi ce sens pour Michaux ? (Voir ses textes engendrés par la peinture des autres : ne
sont-ils pas surtout auto-analytiques ?).

134
c’est sans intérêt véritable, m’étant tellement biffé moi-même pour arriver à ce résultat, moi et
ma propre vie, que celle du portrait est par contrecoup annulée elle aussi et faite pierre. »390

Le thème d’auto-reconnaissance du soi qui est visible d’après ce texte (« moi et ma


propre vie ») n’est pas épisodique. On peut dire que Michaux pose les questions auto-
analytiques et essaie d’y répondre. Ainsi, dans le même texte Michaux dit : « Je peins les
traits du double » 391. Ce « double », selon lui, est un être intérieur, une âme, un visage caché,
les traits de celui qu’il faut plutôt deviner. La vision – « visage d’en face » – peut devenir
matérielle si on suppose l’apparition du visage (« portrait ») sur le tableau. Mais cette
matérialisation pour Michaux n’a rien à voir avec la création d’un portrait réel, ou d’un visage
qui a des traits réels : « Les “portraits“ ( ?) dessinés ensuite par moi en quelques minutes n’ont
aucune ressemblance de structure avec le modèle »392. Cela correspond à la présentation
« iconique » (dans les termes de Ch. S. Peirce), c’est-à-dire : on a une sorte d’idéalisation de
l’homme, ce portrait abstrait s’adresse à l’origine sacrée de l’homme, c’est une sorte
d’apothéose de quelque essentiel humain qui n’a pas de traits réels.

Le papier comme tel est un support principal sur lequel Michaux veut agir et où il
attend ses apparitions, comme si ce support était une substance vivante qui peut engendrer
elle-même quelque chose. C’est le « masque » (ainsi que le « visage » ou « tête ») qu’on
cherche à interpréter le plus souvent dans les tableaux et dans les dessins de Michaux.

Ainsi, il écrit en 1939 : « Quand je commence à étendre de la peinture sur la toile, il


apparaît d’habitude une tête monstrueuse »393. Nous trouvons dans Emergences-
Résurgences un passage qui parle du technique de lavis :

« Je trouble d’abord le papier. / <…> / Papier troublé, visage en sortent, sans savoir ce qu’ils
viennent faire là, sans que moi je le sache. »394

390
OC1, p.858-859, [nous soulignons] : dans le cadre de la problématique abordée dans le paragraphe précédent :
le mot « traits » a ici le sens particulier. Les traits des visages ne sont pas seulement les traits dessinés (traces),
mais aussi les « traits » psychologiques. Dans ce sens on peut aller vers le sens du mot « portrait » : support qui
porte les traits du visage humain.
391
OC1-860.
392
OC1-861. Cf. aussi vu de la conception de « fantômisme » que nous étudierons ci-dessous : « Il y a un certain
fantôme intérieur qu’il faudrait pouvoir peindre et non le nez, les yeux, les cheveux qui se trouvent à
l’extérieur…souvent comme des semelles. » (OC1-859). Ici il y a la rupture entre les traits extérieurs du
« modèle » (le nez, les yeux, les cheveux) et les traits intérieurs (fantôme, double).
393
L’épigraphe du texte Têtes, dans Peintures, OC1-707. Cf. aussi : « Dans tous les inachèvements, je trouve des
têtes. Têtes, rendez-vous des moments, des recherches, des inquiétudes, des désirs, de ce qui fait tout avancer, et
tout combine et apprécie… dessin y compris. Tout ce qui est fluide une fois arrêté devient tête. Comme têtes je
reconnais toutes les formes imprécises. » (ER, OC3-552).
394
OC3-579.

135
Selon ce passage (ainsi que selon les autres textes précités) nous pouvons suivre dans
le chemin de création plastique de Michaux : le papier (support) est pour lui un espace
presque indépendant, c’est-à-dire, un espace qui a sa propre réalité. Mais pour effectuer
l’action artistique (« opération-création ») il lui faut quand même agir sur cet espace (troubler
le papier). Or, finalement, ce qui apparaît reste dans la réalité particulière de l’espace (papier),
et, par conséquent, reste aussi indépendant de celui qui agit sur l’espace (papier).

Nous pensons qu’à ce point nous nous approchons d’une facette importante de la
méthode plastique de Michaux : faire le geste physiquement spontané, le geste qui n’oblige
pas de suivre des règles (ni des règles « techniques » ceux qui notamment pouvaient permettre
à faire semblables les « portraits » aux visages réels, ni des règles d’interprétation des images
qui apparaissent).

Pour Michaux le processus de peindre (processus comme tel) est souvent égal à
l’apparition immédiate de quelque chose d’inconnu dans le support (« papier troublé »).395
C’est ainsi que les visages-têtes, selon Michaux arrivent du fond, sortent « de l’obsession, de
l’abdomen de la mémoire »396, ce sont les apparitions presque sacrées, invisibles :

« Visages des personnalités sacrifiées, des « moi » que la vie, la volonté, l’ambition, le goût
de la rectitude et de la cohérence étouffa, tua. <…>/ Visages de l’enfance, des peurs de
l’enfance <…>/ Visages de la volonté peut-être qui toujours nous devancent et tendent à
préformer toute chose : visages aussi de la recherche et du désir. »397

D’après cette citation nous voyons que dans l’auto-reconnaissance du soi que Michaux
effectue, il y a quand même certaines traces signifiantes de la mémoire. Les visages-têtes sont
les visions, qui expriment les grimaces de plusieurs variantes du « moi » de l’auteur (« visage
second »398), conduites par un regard à distance de soi: « Devant moi, comme si elle n’était
pas à moi… »399.

Dans ces réflexions Michaux arrive à formuler une sorte de conception personnelle de
son « art ». Les explications que Michaux donne sur ses apparitions (visages ou autres
silhouettes) sur le papier, lui servent pour cette conception. Il propose (à la manière ironique)
sa propre « école de peinture », « FANTOMISME » :

395
Parfois ce sont « des têtes malheureuses » et même des « fragments de têtes » qui « apparaissent sur le
papier » (expressions de Michaux, cf. : ER).
396
«<…>ces têtes, qui n’en font qu’une, une seule qui brait de rage ou qui morne et gelée considère le destin.»
(Peintures, OC1-708).
397
OC2, p.320-321.
398
« Grimace du visage second <…> »(En pensant au phénomène de la peinture, OC2-320).
399
OC1-707.

136
« Si donc j’aimais les Ismes et devenir capitaine de quelques individus, je lancerais bien une
école de peinture, le FANTOMISME (ou le “psychologisme“). »400

Quant à l’« école » : nous savons bien que Michaux n’a jamais eu l’intention de
construire une école d’art. Il était toujours hors des « Ismes », c’est-à-dire, il ne voulait pas
être inscrit dans les « Ismes ». Par ailleurs, il doutait toujours des caractéristiques ou des
définitions à donner à son « art »401.

D’après quelques explications que Michaux propose, on peut comprendre que le


« fantômisme » est lié aux certaines concepts très personnels.

Ainsi, les « visages » dont il parle à cet égard sont ses propres fantômes intérieurs : les
portraits divers du soi interne, qu’il peut saisir dans une sorte de miroir auto-critique402.

Le « fantômisme » selon Michaux fait appel aux images perdues de la mémoire qui
correspondent au certain nombre de ses propres états psychiques (exemple : visages de la peur
d’enfance)403. La peinture donc obtient un fonctionnement d’une forme d’enregistrement
momentané de ces états retrouvés.

Mais une telle manière d’interprétation du personnel chez Michaux à l’égard de la


conception de « fantômisme » n’est qu’une simplification. Dans son travail d’auto-acceptation
du soi, effectuant l’auto-analyse et l’auto-critique, Michaux veut aborder les domaines
presque scientifiques, justement parce qu’il agit comme un scientifique : a) faisant les
expériences qu’on peut nommer (par exemple les expériences mescaliniennes) ; b) utilisant la
terminologie scientifique (souvent dans ses poèmes on trouve les termes chimiques,
physiques, médicaux) ; c) ayant certains objectifs de recherches qui sont par le fait appliquées
aux sciences (sur la langue, sur les signes, sur les formes). Or, Michaux ne passe jamais dans
le domaine théorique, il ne construit jamais des systèmes théoriques et il reste toujours dans la
pratique (dans l’expérience de la pratique).

400
OC1-860.
401
Même dans l’exemple étudié Michaux pose le point d’interrogation qui marque sa doute sur le genre de
« portrait » : « Les “portraits“ ( ?) dessinés ensuite… » [nous soulignons].
402
« Visages des personnalités sacrifiées, des « moi » que la vie, la volonté, l’ambition, le goût de la rectitude et
de la cohérence étouffa, tua. » (OC1-857). Ici il y a la rupture entre les « moi » intérieurs et ce qui est le
comportement du « moi » dans le monde (« la vie, la volonté, l’ambition »). Rappelons le motif dominant pour
Michaux de pluralité du « moi » (que nous avons étudié dans le premier chapitre). Cette pluralité du « moi » ne
suppose pas quand même pour Michaux de se peindre et de se voir.
403
« Visages de l’enfance, des peurs de l’enfance dont on a perdu plus la trame et l’objet que le souvenir. »
(OC1-858). Ici il y a le motif fort de saisir avec les procédés plastiques de ce qui est perdu et ce qu’il faut, par
conséquence, retrouver (rappelons l’intention de Michaux à revenir aux signes des écritures perdues dans les
siècles que nous avons analysé à l’égard de pictogrammes, alphabets et idéogrammes dans : P1, ch2).

137
Ainsi, réfléchissant sur la peinture (sur le phénomène de la peinture) Michaux veut
toucher les questions qu’il nomme lui-même un « épiphénomène de la pensée »404. Par cette
expression utilisée Michaux nous donne une adresse très concrète du domaine d’une science.
Mais ensuite il néglige (à sa propre manière ironique) l’importance des termes employés :

« Ou sorte d’épiphénomène de la pensée (un des nombreux que l’effort pensant ne peut
s’interdire de provoquer, quoique parfaitement inutile à l’intellection, mais dont on ne peut
pas plus s’empêcher que de faire de vains gestes au téléphone) »405.

Finalement, il donne ses propres explications de l’« épiphénomène de la pensée » le


décrivant en tant que lié à un processus créatif à la fois de composition et de décomposition :
«… comme si l’on formait constamment en soi un visage fluide, idéalement plastique et
malléable, qui se formerait et se déformerait correspondément aux idées et aux impressions
qu’elles modèlent par automatisme en une instantanée synthèse » (ibidem, [nous soulignons]).

Pour Michaux le « visage fluide » a le contrepoint significatif par rapport à une fixité
qu’il trouve dans le monde et qu’il veut surmonter dans son œuvre. Nous pouvons rappeler
par exemple comment Michaux parle de signes et notamment de « signes pictographiques »
faisant la comparaison de leurs caractéristiques de « masques » : « Le masque et le signe
pictographique ont en commun une admirable rigidité »406. Une « admirable rigidité » est le
défaut de fixité du masque ainsi que (selon Michaux) des signes de l’écriture, notamment de
l’écriture des pictogrammes, celle-ci qui est par son principe l’écriture figurative407.

Certaines techniques que Michaux utilise (dans sa peinture comme dans sa poésie) ont
l’objectif de casser la « rigidité » des formes et de trouver particulièrement les images qui se
forment et déforment instantanément, simultanément.

Voilà par exemple, comment Michaux décrit le processus d’aquarelle qu’il pratique :

« Je lance l’eau à l’assaut des pigments, qui se défont, se contredisent, s’intensifient ou


tournent en leur contraire, bafouant les formes et les lignes esquissées, et cette destruction,

404
OC1-858.
405
Ibidem.
406
Signes, OC2-429. La notion « masque » est utilisée ici dans le contexte d’un « théâtre » que Michaux évoque
en tant qu’une métaphore : « Aussi dans un théâtre vrai renonce-t-on à ce faux jeton. Les visages y portent un
masque, du début à la fin. Quel soulagement ! Quel grandeur ! Un masque, c’est-à-dire un seul signe principal ».
Si nous revenons à la problématique de « signes » chez Michaux : le signe obtient ici un signifiant concrétisé,
c’est le « masque ». Michaux réfléchit sur le masque-signe, dévoilant son défaut principal, celui qu’il n’aime pas
et qu’il veut surmonter – la fixité.
407
Cf. P1, ch2, §1.

138
moquerie de toute fixité, de tout dessin, est sœur et frère de mon état qui ne voit plus rien tenir
debout. »408

D’après cette phrase : Michaux parle de sa pratique d’expérience technique très avant-
gardiste pour l’époque. On peut imaginer que dans l’action de création qu’il décrit, tout
bouge. Il n’y a aucun noyau de fixité : le support, les esquisses, les lignes, les couleurs ne
restent pas immobiles. Chaque instant d’apparition d’image est un instant de mouvement de
chaque élément de cette image (en se composant l’image détruit l’immobilité). Au moment où
se produit ce mouvement, l’auteur paradoxalement reste observateur indépendant au
processus qui se passent sur le support.

Nous donnons cet exemple pour dire que pour Michaux il s’agit de l’intention de faire
les actions (gestes) qui ne correspondent à aucune programmation préliminaire.

Ainsi, dans le cadre du « fantômisme » : le domaine important est concret – Michaux y


annonce ses recherches plastiques : celui de couleurs. Son but n’est pas de trouver les
couleurs réelles (visuelles), mais plutôt immatérielles (« couleurs de tempérament »409,
« âmes de monstres », ibidem). Dans ce sens le « fantômisme » de Michaux répond en
quelque sorte à une forme d’exorcisme410, mais qu’il pratique dans le domaine de la peinture,
où les couleurs jouent le rôle adéquat des sons dans la langue.

Nous suivons ce chemin de réflexion dans le paragraphe suivant qui concerne l’étude
sur l’expérience de couleurs telle que Michaux l’a effectuée dans son œuvre.

§ 2. Michaux : « Les couleurs ? »

« Les couleurs? non. Impossible. / Et pourtant les couleurs, les lumineuses, scintillantes,
sauvages images colorées, elles étaient bien entrées en moi, et brutalement et carrément,
comme gros pouce d’ouvrier dans une argile tendre, et m’avaient par moments assez fait
souffrir, iridescentes, brillantes, éblouissantes, outrageusement appuyées… » 411

408
ER, OC3, p.570-571.
409
OC1-860 : « Je peins aussi les couleurs du double <…> Ces couleurs sont l’âme de l’individu <…> Moi, ce
que je voudrais, c’est peindre la couleur du tempérament des autres. C’est faire le portrait des tempéraments. »
Force est de constater que pour Michaux il ne s’agit jamais d’effectuer un mimétisme. Alors, quand il parle du
« portrait des tempéraments », il souligne que son travail n’a rien avoir avec la caricature qui représente les
« traits réels intérieurs ».
410
Pratique que nous avons marqué comme un des plus importante dans sa poésie.
411
ER, OC3-623.

139
Nous commençons ce paragraphe utilisant comme épigraphe une citation du livre
auto-analytique de Michaux Emergences-Résurgences. Il est important que dans ce fragment
Michaux s’interroge sur le fait de la présence des couleurs dans son œuvre. Le doute de cette
présence des couleurs, ensuite leur refus, et en même temps leur acceptation. Ce sont les trois
points qui s’inscrivent dans la problématique que nous voulons aborder dans le présent
paragraphe et qui est la suivante : quelle est l’expérience propre de Michaux sur les couleurs ?
comment échappe-t-il aux couleurs ? qu’apprend-il dans les couleurs ?

Examinons d’abord ce que Michaux dit sur les possibilités des couleurs dans la
peinture :

« Dans la peinture, le primitif, le primordial mieux se retrouve. / On passe par moins


d’intermédiaires et qui ne sont pas vraiment intermédiaires, n’étant point partie d’un langage
organisé, codifié, hiérarchisé [a]. / On peut peindre avec deux couleurs (dessiner avec une).
Trois, quatre ou plus [d] ont pendant des siècles suffi aux hommes pour rendre quelque chose
d’important, de capital, d’unique, qui autrement eût été ignoré. / Des mots, c’est autre chose
[c]. Même les moins évoluées des tribus en ont des milliers, avec des liaisons complexes [e],
des cas nombreux demandant un maniement savant. / Pas de langue vraiment pauvre [f].
Avec l’écriture en plus, c’est pire [b]. Encombrée par l’abondance, le luxe, le nombre de
flexions, de variations, de nuances [e], si on la fait “brute“, si on la parle brute, c’est malgré
elle. » 412

Parlant de couleurs Michaux fait une comparaison entre la peinture et l’écriture : il y a


une rupture entre la peinture qui n’est pas « un langage organisé, codifié, hiérarchisé » [a] et
l’écriture [b] (ainsi que la langue [c]) qui est le cas contraire.

C’est pourquoi dans la peinture, il suffit d’un petit nombre d’éléments pour s’exprimer
[d]. Au minimum, selon Michaux, il faut seulement deux couleurs pour peindre. Tandis que
l’écriture (ou la langue) suppose une certaine complexité des outils (des « intermédiaires »)
[e].

Mais le paradoxe que Michaux marque effectuant une telle comparaison : les mots
ainsi que les variations d’écriture sont les procédés pauvres par rapport à la peinture (par
rapport aux couleurs) [f]. Si considérer la peinture comme le domaine du geste plastique,

412
ER, OC3-550. Les lettres a, b, c, d, e, f sont les indices de notre lecture commentés par la suite.

140
c’est alors dans ce domaine que Michaux essaie de trouver les procédés (le langage) pour
« s’associer au monde »413.

Est-ce qu’on peut trouver chez Michaux les indices sur les deux couleurs nécessaires
pour peindre dont il parle dans le texte cité ?

On peut remarquer que dans sa peinture il n’y a pas de limite d’usage de couleurs,
c’est-à-dire il n’y a pas de préférences fortes de telle ou telle couleur. La gamme des couleurs
est nuancée dans ses tableaux, et, on ne peut pas trouver facilement la dominante très visible
de quelque couleur concrète. Sauf peut-être un seul cas : le noir. En effet, pour Michaux le
noir c’est la couleur de presque tous ses encres : une seule est nécessaire pour dessiner414.

Quand à l’expression « deux couleurs », quelles sont ces deux couleurs nécessaires
pour peindre ? Nous pouvons trouver une piste pour les identifier dans un texte déjà évoqué
dans le paragraphe précédent de la thèse présente En pensant au phénomène de la peinture :

« Je peins aussi les couleurs du double. Ce n’est pas nécessairement aux pommettes ou aux
lèvres qu’il a du rouge, mais dans un endroit de lui-même où est son feu. Je mets donc aussi,
je mets du bleu au front s’il le mérite (car j’oubliais de dire que je pratique le psychologisme
depuis quelque temps.) / Ces couleurs sont l’âme de l’individu, font les belles, les laides,
l’infinie variété des dispositions. » 415

Dans ce fragment Michaux indique le rouge et le bleu : pour lui ce sont les moyens
importants pour exprimer l’« âme de l’individu », le « double », le « fantôme intérieur »
(expressions concernées au « fantômisme » ou au « psychologisme » dont Michaux parle dans
le texte cité).

Force est de constater que ces deux couleurs sont dominantes pour le monde
occidental, le rouge : depuis l’Antiquité, le bleu : depuis le Moyen Âge. Pour certains peintres
du XXème siècle elles deviennent déterminantes : les tableaux de Kazimir Malevitch se
construisent surtout selon le système chromatique rouge-noir-blanc (système de base pour le
suprématisme)416, toute la gamme de bleu électrique (indigo) préoccupe les toiles de Yves
Klein.

413
Cf. : citation prise pour intituler la partie présente.
414
Nous supposons que sa phrase que nous avons cité ci-dessus : « On peut peindre avec deux couleurs (dessiner
avec une) » [nous soulignons] suppose une telle signification de dominante pour le noir. Remarquant la
différence entre deux verbes « peindre » et « dessiner », nous pouvons dire que Michaux fait la référence vers le
discours sur la technique d’art : l’art pictural est celui de couleurs, l’art graphique est celui du noir et blanc.
415
OC1-860.
416
Cf. : sa théorie de suprématisme dans K. S. Malevitch, Ecrits (Le miroir suprématiste).

141
Chez Michaux ces deux couleurs trouvent leurs places très précises selon le passage
cité. Ainsi, il dit : « Ce n’est pas nécessairement aux pommettes ou aux lèvres qu’il a du
rouge, mais dans un endroit de lui-même où est son feu » (cf. : fragment précité). Le mot-clef
dans cette phrase est le « feu » qui suppose une certaine explication de la conception du
« double » de Michaux. Dans le christianisme, le rouge renvoie symboliquement au feu, et à
l’ambivalence : la vie et la mort417. Comme la poétique des œuvres de Michaux renvoie
souvent à ces deux notions, le rouge donc est parfaitement sa couleur double, répondant au
registre textuel, ainsi qu’au registre pictural418.

Michaux dit ensuite : « Je mets donc aussi, je mets du bleu au front s’il le mérite »
(ibidem). Ici, le bleu amène presque au domaine liturgique : il est mise « au front » comme
s’il s’agissait de sainte crème pendant l’action sacrée d’oindre. Nommée une des couleurs
d’âme, le bleu obtient aussi une ambivalence (il devient donc la couleur du double) : il est à
l’intérieur (couleur de l’âme) ; mais, en même temps, « s’il le mérite », il vient de l’extérieur :
il est mis de l’extérieur (« je mets du bleu »).419

Mais la question se pose : deux couleurs à peindre, ne sont-t-elles pas les vraies
couleurs pour Michaux ? Peut-on parler d’un langage symbolique de ces couleurs chez
Michaux ?

Ainsi, selon Michaux le rouge n’est pas celui des « lèvres » ou des « pommettes » de
l’individu, mais son « feu ». Le rouge n’est pas donc un élément qui marque visuellement et
réellement le corporel, ni la substance physique (plasma du feu), mais l’élément qui indique
plutôt un état ou un sentiment (ce que Michaux nomme « tempérament »).

Le feu ne doit pas être obligatoirement rouge ; il peut ressembler à une simple tache420
de n’importe quelle couleur, même le noir (si nous évoquons par exemple les signes de
Mouvements qui rappellent les langues de flamme).

417
Cf. : « Le rouge feu, c’est la vie, l’Esprit saint de la Pentecôte, les langues de feu régénératrices qui
descendent sur les apôtres ; mais c’est aussi la mort, l’enfer, les flammes de Satan qui consument et
anéantissent. » (M. Pastoureau, Le petit livre des couleurs, p.29).
418
On voit le rouge dans les tableaux de Michaux très fréquent. Michaux dit lui-même en 1956 : « …le rouge,
que pourtant j’emploie souvent en peinture » (Misérable Miracle, OC2-647, note en bas de la page).
419
Cette ambivalence est juste pour le rouge si nous pensons que l’âme est le double du corps et le corps est le
double de l’âme. Nous pouvons dire qu’à l’égard de la problématique du double chez Michaux une rupture
corps/âme est émergée aussi. Cf. : « L’âme est plantée dans le corps comme le piquet dans le sol, sans
correspondance ponctuelle entre sol et piquet, - ou plutôt : l’âme est le creux du corps, le corps et le gonflement
de l’âme. » (M. Merleau-Ponty, Notes des cours au Collège de France, V/I, p.286)
420
Nous marquons ici la problématique de rapports entre « couleur » et « tache ». Certains peintres du début du
XX-ème siècle ont posé la question : comment la tache est-elle liée avec la couleur ? Dans la couleur on a
l’essentiel intérieur de la tache. S’il s’agit de la matière posée sur le support : c’est la tache qui est la couleur. La

142
Au sens le plus hypothétique : chez Michaux le double du rouge est le noir. Dans ses
encres de Chines la couleur noire domine, mais il y a quelques exemples dont les taches
rouges figurent soit autonomes421, soit en voisinage du noir422. On peut évoquer aussi
quelques dessins mescaliniens et post-mescaliniens (dessins de réagrégation) dont les lignes
fines noires et rouges composent un « tapis vibratile » (expression de Michaux) ensemble423.
Autre exemple (étudié ci-dessus) : le livre Idéogrammes en Chine où il y a un certain
remplacement de la couleur noir par la couleur rouge dans les signes idéographiques de
Michaux.424

Le bleu n’est pas beaucoup utilisé chez Michaux (l’usage du bleu moins fréquente que
du rouge). Quand même sa première peinture 1925 dite « Le petit masque bleu »425 a la
dominante chromatique du bleu. Cette gouache, même si elle nommée « masque » ne rappelle
pas directement le masque, c’est une forme de tache qui peut signifié « masque », ou
« visage » et son expression (« tempérament »). Le bleu n’est pas celui réel chez Michaux
(comme par exemple, la couleur des yeux au front) mais signifie autre chose : par exemple,
l’âme426. Nous sommes ici au rapprochement entre deux notions : couleur et forme.

L’autre exemple : la gouache intitulée Clown (1939)427 fait sur le fond bleu. Comme
cette gouache est accompagnée par le poème nous pouvons étudier les liens entre ce qui est
dessiné et ce qui est dit par Michaux. Nous effectuerons cette analyse comparative restant
dans le contexte du « fantômisme » émergé ci-dessus.

Ainsi, si on regarde la gouache Clown de Michaux on peut constater l’effet perceptif


suivant. Le Clown de Michaux peut être considéré d’abord au sens métaphorique : le
personnage tragique. Cette figure est imaginée comme un être misérable. Son visage (ou

tache compose le pôle coloré. Dans ce pôle certaines transformations de tonalité peuvent arrivés. Paul Klee
distingue cinq éléments de la tonalité : blanc, bleu, jaune, rouge, noir. Le gris est le centre de la sphère des
couleurs. (Cf. P. Klee, « Esquisse d’une théorie des couleurs », TAM-65).
421
AP-291.
422
AP-244.
423
AP-181, et 187.
424
Le voisinage du rouge et du noir touche le registre typographique de l’œuvre de Michaux (par exemple dans
son livre Peintures et Dessins).
425
gouache, sans titre, collection privée (voir la reproduction en couleur à la frontispice de : Y. Peyré, Henri
Michaux : permanence de l’ailleurs).
426
Parlant du rouge et du bleu comme deux couleurs d’« âme de l’individu » (Michaux) : par association les
signes de Mouvements de Michaux ne sont pas les vrais figures humaines, mais leur âmes en formes linéaires
(« Âme du lasso/ de l’algue/<…> », OC2-437). Dans ce sens, selon notre hypothèse, le noir (à l’exemple de
mouvements peints) n’est pas seulement le double du rouge, mais aussi du bleu.
427
AP, p. 8 (gouache Clown, 52 x 32 cm, fonds Bertélé).

143
plutôt sa tête428) est presque troué par les yeux-assiettes de l’effroi (tache), sa bouche est
presque brisée comme si c’était l’expression d’un cri (encore une tache). Le zigzag comme la
forme picturale figure dans cette peinture de Michaux. Il est derrière le personnage,
composant le paysage sur le fond sombre du bleu, comme un symbole du destin, du
plongement dangereux dans quelque espace.

Le thème de Clown semble très symptomatique pour éclairer la problématique d’auto-


reconnaissance du soi chez Michaux. Comme nous suivons dans la thèse une certaine
hypothèse de dialogue virtuel tenu entre Michaux et Klee, nous faisons maintenant une
comparaison analytique sur le thème du Clown forcément émergé chez ces deux peintres-
poètes.

Excursion analytique sur le thème de Clown

Force est de constater qu'il existe une certaine approche entre le personnage Clown de
Michaux et de Klee. On peut trouver chez Klee et chez Michaux l’image du Clown,
personnage, bien évidement grotesque. Or, il faut dire que la peinture Clown chez Michaux
est unique et plus tardive que chez Klee. Si on compare le Clown de Klee et le Clown de
Michaux on voit un essentiel de cette image qui est pareil et non à la fois. On peut dire qu’il
existe un rapprochement entre Michaux et Klee non pas au sens de pastiche, mais au sens
profond du thème : au sens de ce qu’on peut appeler une clownerie grotesque ou une ironie
(ironie sur soi et ironie sur le monde).

Dans les tableaux de Klee le personnage Clown a le visage du caractère triste et


penseur. Le jeu des formes (ovales et zigzags) et le jeu des couleurs (vertes, roses, brunes)
chez Klee renforce l’effet tragique de la figure Clown (Clown, 1929). Ainsi, les lignes de
zigzag qui divisent le visage de Clown donnent une impression des plis et même des
cicatrices : les traces d’une souffrance. La présence des couleurs sombres, les fonds d’une
tonalité de vermillon donnent une sorte de dissonance des émotions et l’impression d’un
crépuscule, ou aussi d’un théâtre (rideau rouge). Ce personnage donc, comme les autres
Clowns de Klee, ne sort pas d’une bouffonnerie du sens direct, mais plutôt d’un certain
drame, dont l’essentiel est quelque division interne (Clown se divisant/ Hälften, der Clown
1938) ou même une maladie ou une passivité (Clown alité/ Clown im Bett, 1937). Même si

428
Ici le terme « tête » peut être plus correcte, puisque la première publication du texte « Clown » a été effectuée
en ensemble d’un autre poème sous le titre commun : « Têtes » (voir : revue « Mesures », n°1, janvier 1939,
p.93).

144
l’image de Clown peut être interprétée comme une parodie (Le Clown Pyramidal, 1929) celle-
ci n’est pas comique, mais plutôt ironique. Même aussi si le Clown est une figurine destinée
au théâtre domicile (marionnette Clown aux larges oreilles/ Breitohrclown, années 1920), son
visage de style constructif n’est pas pour rire et n’est pas pour faire rire non plus.

En faisant une supposition hypothétique on peut dire que cette « clownerie » de Klee
est liée à sa biographie. Si on fait la comparaison avec la biographie de Klee, on peut trouver
deux faits.

- En 1929 Klee a effectué le voyage d’étude en Egypte. On peut faire donc une
liaison de l’image du Clown Pyramidal, associée à une parodie d’un sphinx
égyptien.

- En 1935 Klee avait les premiers symptômes d’une grave maladie qui, en
1936, s’avère être une sclérodermie (maladie rare de la peau). En vue de ce
fait l’image du Clown alité peut s’associé à ce niveau personnel comme un
personnage épuisé.

Nous faisons cette liaison de l’image de Clown à la biographie de Klee à un degré très
relatif. L’artiste lui-même semble jouer le rôle du Clown qui cache sa mine misérable sous un
masque plastique. On peut dire que le rôle de Clown n’est pas seulement ironique, mais aussi
auto-ironique. Si on considère le Clown comme figure de l’auteur, sa grimace peut être
interprétée comme celle auto-ironique de Klee lui-même. Pour prouver cette affirmation nous
pouvons rappeler certains exemples d’une telle position de Klee-artiste dévoilée par ses
poèmes.

Ainsi, une des sources possibles pour le Clown de Klee est celle d’une image de la
marionnette du théâtre populaire. Celle-ci apparaît chez Klee déjà en 1898 (en enfance) à la
marge du cahier de la « géométrie analytique »429. Sur la page manuscrite le poème de P.Klee
est posé en marge à droite des formules de la « géométrie analytique ». Il est accompagné par
un petit dessin graphique de Klee qui représente une image de la marionnette en profil.

Le poème de Klee a quatre lignes : « Ich bin der Hanswurscht… / dursch… / o weh... /
bis zur Zeh. » (traduction: « Je suis un bouffon ... / coup … / o, mal… / jusqu'à l’orteil. »). Il
est symptomatique que dans ce texte Klee fait une auto-identification : « Je suis un
bouffon… ». Cette image de je-bouffon est-elle comique ? Si, en évoquant la tradition du

429
Cf. : P. Klee, cahier « Analytische Geometrie », p.28, Fondation de Klee, Bern. Ce poème a été publié par
Felix Klee dans le recueil : Paul Klee. Gedichte, p.98.

145
théâtre populaire, par exemple, on s’adresse aux autres rôles de la marionnette de bouffon,
c’est-à-dire : aux autres sens du mot « bouffon », on arrive bien à la signification du fou ou du
polichinelle. Dans ses quatre lignes Klee se donne plutôt un tel rôle pénible. Ce rôle lui fait
mal (« coup…/ o, mal… » ) et le prend complètement (« jusqu'à l’orteil. »). Il y a une auto-
reconnaissance : le « je » devient figure de « bouffon » qui est grotesque et malheureuse à la
fois430.

Si on reste toujours au champ des poèmes de Klee, deux autres exemples sur la
problématique du « je » : 1) « …Zum Narrentanz ging ich, / ein schmutziger Lump. / Die
Liebe der Jungfrau hat mich erlöst / von solcher Gestalt. » (traduction : « Je suis arrivé à la
danse du fou, / un gueux sale. / L’amour de Vierge m’a sauvé / De cette image. ») ; 2) « Was
ich bin – fraget nicht. / Nichts bin ich, / zu nichts stehe ich… » (traduction : « Que je suis – ne
demandez pas. / Je suis rien, / Je ne me rapporte à rien… »)431. L’image d’un « fou », « gueux
sale », « rien » rappelle bien celle grotesque du « bouffon ». D’autre part, dans ces strophes on
peut bien remarquer le vrai travail auto- analytique de Klee. Les questions qui se cachent sont
: comment se reconnaître, s’identifier en faisant une sorte de confession ? comment se
connaitre soi-même en se mettant en abîme ?

Une remarque ici.

La chaîne concernant l’image de Clown chez Klee, peut être interprétée à la manière
suivante. Il y a l’analogie qui semble évidente : la marionnette Clown aux larges oreilles
construite en 1920 suit l’image du bouffon esquissée par Klee dans un poème sur une marge
du cahier « géométrie analytique » en 1898. Le deuxième Clown est repris par Klee comme un
vrai objet (dans les termes de Peirce), qui devient pour lui l’objet de travail plastique en
continu. Le personnage construit Clown aux larges oreilles (1920) n’est pas une image de la
réalité stéréotypée (Clown qui a des larges oreilles doit être drôle), mais plutôt une image de
déformation de cette réalité. Le visage du Clown est donc décomposé. Le troisième Clown :
personnage peint Clown (1929) a la figure brisée (l’unité de son visage presque détruite par la
ligne). Un autre Clown (quatrième) - Le Clown Pyramidal (1929) - est beaucoup plus
géométrique, et c’est pourquoi il est plutôt construit que détruit par l’auteur. Le Clown se
divisant (1938) n’est pas divisé contrairement au titre, il est plutôt reconstruit et grâce aux
lignes de zigzag, ce que représente un modèle ou l’« expression numérique de l’unité » (dans

430
Cf. la « poétique de peu » chez Michaux : « Oh ! Malheur ! Malheur !/ Oh ! Dernier souvenir, petite vie de
chaque homme, petite vie de chaque animal, petite vies punctiformes ! », « L’Avenir », OC1-510.
431
Voir : Paul Klee. Gedichte, p. 24, 30.

146
les termes de Klee). Le travail de Klee sur l’image de Clown représente une sorte de
construction/déconstruction.

Etudions maintenant le thème du Clown chez Michaux à l’égard de la problématique


de l’auto-reconnaissance du soi.

Michaux commence son poème par les mots qui ne semblent pas associés au
personnage Clown, mais à soi-même :

« Un jour / Un jour, bientôt peut-être./ Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin
des mers. »432

Le commencement du texte, ainsi que la suite fait penser au « je » de l’auteur, à son


propre « navire ». Le personnage Clown peut être considéré comme « double » du « je » (son
« fantôme intérieur »).

Comme si Michaux était un expérimentateur sur soi en se distinguant : il a l’envie de


jeter son « je » et tout ce qui est lié avec ce « je » misérable (« ma misérable science »433)
dans un vide (« espace nourricier »). Il semble important que, ce que Michaux annonce par
une telle action de se jeter dans le vide, c’est sa position existentielle personnelle.

L’image de « je » misérable rappelle l’aspect caractéristique de l’œuvre de Michaux,


ce qu’on nomme souvent la poétique du peu. Ainsi, selon l’exemple étudié : pour Michaux il
faut être capable « être rien et rien que rien »434, c’est-à-dire ridicule comme Clown435. Alors,
on peut parler d’une clownerie grotesque de Michaux, où se dévoile une sorte
d’humour noir par rapport à soi :

« CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre
toute lumière je m’étais fait de mon importance/ Je plongerai./ Sans bourse dans l’infini esprit
sous-jacent, ouvert à tous/ ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée à force d’être
nul/ et ras…/ et risible… »

432
OC1-709. Dans une partie de ce chapitre qui suit sur cette page les citations sont empruntées à ce texte.
433
Variante du texte : voir les Notices dans OC1-1310.
434
« Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être
indissolublement proche. / Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler / D’un coup
dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements ‘de fil en aiguille’. / Vidé de
l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier » (OC1-709).
435
L’image de Clown semble liée à la profondeur de la poétique du peu chez Michaux. On peut rappeler son
texte Essais d’enfants, dessins d’enfants, où Michaux laisse une phrase concernant le rôle d’enfant : « Dès la
naissance à la merci des grands qui le pourvoient de tout, mal défendu, il est proche des clowns. » (OC3-1335).
Le rôle de l’enfant qui est drôle comme clown semble proche à l’auto-acceptation de Michaux. Comme souvent
chez Michaux ce texte est aussi réflectif qu’auto-réflectif, car, en pensant aux épreuves des enfants Michaux
parle de ses propres épreuves (« dessin qui est allusion plutôt que description », « voyage dans l’Inconnu »,
« retour au commencement », ibidem).

147
Si par le fait l’image de Clown peut être associée à la figure de l’auteur (son
« double » ou « fantôme intérieur »), nous saisissons dans les envies du « je » déclarés dans le
texte (« je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche ») une auto-ironie d’une
part et la prévision d’une chute personnelle (« déchéance », « humilité de catastrophe »)
d’autre part. C’est son Je-Clown qui se trouve perdu peut-être dans quelque espace : « endroit
lointain ». Ainsi, Michaux parle à la manière auto-réflective dans la suite du texte :

« A coups de ridicules, de déchéances (Qu’est-ce que la déchéance ?) par éclatement, par


vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait
si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si
dignes, si dignes, mes semblables. // Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement
parfait comme après une intense trouille./ Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang
réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter./ Anéanti quant à
la hauteur, quant à l’estime/ Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans
identité »

On voit de ce passage que : Michaux met son personnage (« je ») en abîme, tout en


proposant une voie de sa re-naissance : « dissipation-dérision-purgation ». (Comme on peut
remarquer que souvent chez Michaux existe un personnage poétique, qui est mis en abîme par
l’auteur est vraiment son propre « je », tandis qu’une proposition de re-naissance et vraiment
une auto-proposition436). A cet exemple, concernant la figure grotesque de Clown, on peut
affirmer que chez Michaux on peut trouver une sorte de travail auto-analytique, dont le rôle
principal joue le regard intérieur pour lequel le « je » peut être mis à zéro, à rien, à nul. Au
regard du contenu du poème nous pouvons construire un schéma d’action chez Michaux qui
est une action sur soi-même : se jeter dans la « dissipation » (devenir le poussier : « rien »,
« nul »), à travers d’une « dérision » (auto-sarcasme : « la risée », « l’esclaffement ») et
arriver à une « purgation » (purgatoire personnel : être « ras », être « risible »).

Or, paradoxalement (c’est-à-dire : contrairement au sens direct du peu qui est vraiment
le peu-nul), le Clown de Michaux n’est finalement pas petit. Ainsi, dans le registre
typographique il n’est pas le clown (lettres minuscules), mais le CLOWN (lettres majuscules).
En faisant une déconstruction de l’objet (Clown, je) Michaux le brise en petits unités (en
« rien »), mais en même temps il le réunit dans une autre figure : dans une tête-tache, par
exemple, dans la gouache, ou dans une unité textuelle qui est le mot « CLOWN », dans le

436
Exemple : livre Connaissance par les gouffres (Gallimard, 1961).

148
poème437. Il pratique l’auto-ironie : le « rire » de Michaux n’est donc pas un vrai « rire »438 (il
triche avec la langue).

Nous supposons que le bleu (fond bleu) du gouache Clown de Michaux est une
couleur significative à l’égard de la problématique du « je » et son double « Clown », ainsi
qu’à l’égard de la problématique de l’abîme évoqué ci-dessus (position de « zéro »). Dans le
contexte étudié : le bleu du fond peut signifier l’espace qui est vide et plein à la fois, mais
aussi, n’est pas spécifiquement réel. Ainsi, on pourrait dire qu’une tel espace bleu est la mer
(vide comme abîme et plein comme « espace nourricier », cf. : l’expression de Michaux ci-
dessus) ; mais selon Michaux, son « navire » se trouve « loin des mers », exigeant donc
quelque espace imaginaire, même spirituel (non pas au sens religieux, mais plutôt au sens
d’état intérieur).

Notre idée est celle que le signifiant de la couleur rouge n’est pas obligatoirement un
vrai rouge et le bleu n’est pas forcement le bleu. Comme Michaux parle de deux « couleurs
d’âme », il y a peut-être un passage des catégories qui peuvent être nommés « couleurs » à des
catégories plus abstraites. Ainsi, le feu évoqué dans le texte En pensant au phénomène de la
peinture est une autre substance que la couleur rouge (même au niveau physique), tandis que
le bleu (exemple de Clown) signifie surtout quelques caractéristiques divines, morales.

Si dans ce sens : l’action de « peindre la couleur du tempérament des autres »439


signifie pour Michaux peindre le « double » (« fantôme intérieur »), un des aspects principaux
du « phénomène de la peinture » exprimé par Michaux s’explique comme l’acte
d’invention plastique, la couleur étant une expérience spécifique et personnelle.

Nous proposons cette formule pour passer à un problème de la couleur chez Michaux,
le problème selon lequel la couleur peut être expérimentée non pas matériellement (sur la
toile), mais mentalement.

Ainsi, la question est : peut-on parler de couleurs de la vision chez Michaux ?

437
Nous considérons les mots imprimés en lettres majuscules chez Michaux comme une forme spécifique
typographique : mots-taches (cf. : P3, ch1).
438
L’allusion vers Chant de Maldoror de Lautréamont : « je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des
humains, c’est-à-dire que je ne riais pas » (Œuvres complètes, p.48).
439
Ce que représente une dualité du rire (cf. : OC1-860).

149
L’épreuve mentale de couleurs chez Michaux est liée en premier lieu à son expérience
mescalinienne. Celle-ci, semble-t-il, a servi de base presque scientifique pour suivre
l’apparition et la disparition440 des couleurs sur un certain « écran »441 de vision interne.

Force est de constater que Michaux a essayé de systématiser les résultats de son
expérience. Nous examinons un épisode de Misérable miracle où il s’agit d’une sorte de
mécanisme d’apparition des couleurs pendant la vision mentale.

Ainsi, la « Première étape vers les visions de couleurs »442 a été manifestée par
Michaux comme l’envahissement de « petits points de couleurs » dans un « écharpe ». Dans
la description que Michaux donne, la couleur est présentée comme une matière très fine ou il
y a une dispersion quasi-moléculaire des éléments443 : comme si nous assistons à l’apparition
d’une masse, d’une structure complexe de petites particules (« points de couleurs » ou
gouttelettes colorées). Selon Michaux (selon sa « vision ») il y a l’effet d’« inondation » de
quelque espace donné. Or, on peut dire qu’au premier coup, les petites unités (points,
goulettes) composent seulement une somme de parcelles qui restent indépendantes444.

Selon le contenu du texte la première étape de la « vision de couleurs », prend fin à un


arrêt (« Arrêt de l’inondation ») : l’apparition est achevée par la disparition. Ensuite, il y a le
recommencement de la vision marqué : « Apparition des couleurs ». La description
maintenant commence par la phrase « Retour de l’inondation. ……………….. » (Misérable
miracle, ibidem). Il peut être significatif que cette phase se continue par des lignes de points.
Le registre typographique nous rappelle l’idée de petites particules qui remplissent l’espace :
la surface de la page. Dans cette deuxième étape de la vision, les couleurs sont présentes et
absentes à la fois, puisque leur « inondation » se passe momentanément (« Ou s’éteignent-
elles [couleurs] à présent trop vite pour être vraiment perceptibles ? », ibidem, nous ajoutons).
On peut dire qu’à cet étape la structure des couleurs se change : ce n’est plus les particules
séparées (points ou gouttes), mais « un courant », quelque substance d’unité.

440
« Les difficultés insurmontables proviennent de la vitesse inouïe d’apparition, transformation, disparition des
visions » (OC2-620).
441
Le mot « écran » est utilisé chez Michaux au sens d’une « optique » interne (« fond de l’œil » [OC2-824],
« yeux fermés »[OC2-807]) ; mais Michaux parle aussi de l’écran aux titres suivants : l’écran « des actualités »,
« de l’histoire », « du cadastre, des calculs, des buts ». Selon Michaux ces écrans de la vie sociale sont vides :
« il n’y avait plus rien dessus » (cf. : OC2-859).
442
Dans cette partie de réflexions nous prenons les citations suivant le fragment du texte Avec la mescaline de
Misérable Miracle, OC2, p.627-628.
443
Cf.: Wilhelm Ostwald, Harmonie der Farben / [Harmonie des couleurs], 1918.
444
Cf. : notre examen de la structure de « colloïde », « mosaïque », « poudre », « suspension », « poussière »
(P2, ch2, §2).

150
L’étape qui poursuit l’apparition des couleurs, est un nouveau changement
d’organisation de couleurs. Maintenant c’est le grand nombre de « taches de couleurs »445
rappelant les lumières (« pétarde des couleurs »446). Pour celle-ci, l’essence est aussi –
comme dans les deux cas précédents – une plénitude, un remplissage spatial d’un
« écran inouï » mental (« inondation » par des flashs).

La structure des couleurs en vision interne se transforme encore une fois selon
Michaux. Avant la disparition totale, les couleurs-taches deviennent des « bulbes colorés »447
(cf. : gouttelettes colorées du début) qui saturent « une superficie invraisemblablement
immense » de la vision interne.

En outre, parlant de leur disparition enfin, Michaux ne trouve plus la dénomination


pour les couleurs, les marquant - « ça » (quelque chose qui n’a aucune définition) : « Arrêt. /
Plus aucune couleur. Comme si “ça“ n’avait plus la force d’être couleur »448.

La description que Michaux fait des étapes d’apparition-disparition des couleurs dans
le texte du livre Misérable Miracle nous indique le point suivant. Pour lui, non seulement les
couleurs sont les éléments picturaux, mais elles peuvent aussi signifier plusieurs formes et
elles peuvent avoir plusieurs substances différentes. Dans ce sens, Michaux effectue dans son
œuvre en quelque sorte une alchimie de la couleur. La structure interne des couleurs est
variable pour Michaux, mais elle coordonne à un certain monde visionnaire lié à la pensée, à
l’esprit. Les couleurs donc sont attribuées à un certain espace, ou écran imaginaire. Alors, les
couleurs, selon Michaux peuvent être expérimentées mentalement : elles représentent
quelques centres de vision (« apparitions visionnaires »449).

On peut remarquer le même effet d’apparition-disparition de couleurs quand il s’agit


de gradations (« modulations ») du pigment dans les aquarelles de Michaux. La surface
(support) joue évidemment un rôle révélateur des apparitions picturales. L’espace du papier
devient un lieu magique d’apparition : « Des papiers qui boivent, beaucoup, follement,
445
A ce moment de description de la vision des couleurs dans Misérable Miracle Michaux fait une note en bas
de la page, évoquant « les dessins „bourrés“ de certains fous ». Le fragment cité - décrivant la vision des
« taches de couleurs » - peut être considéré comme une sorte de lecture de Michaux des dessins des
schizophrènes (comme dans le cas de son livre Ravagés). Michaux évoque dans les marges en bas de son texte :
« Je sais maintenant, et bientôt saurai mieux encore, que les dessins « bourrés » de certains fous – selon
l’expression du Dr Ferdière, - ne sont pas exagérés mais donnent une vue modérée de leur univers
extraordinaire. » (OC2-628). [G. Ferdière : « Le Style des dessins schizophréniques : ils sont „bourrés“. » (cf. :
OC2-1296)].
446
L’expression de « pétarde » suppose l’attente d’une émergence linéaire des particules ; on peut penser donc à
la présence de certains vecteurs de mouvement des parcelles à l’intérieur de la masse.
447
Les formes de « taches de couleurs » obtiennent leur contour (leur limite) linéaire.
448
OC2-628.
449
Misérable miracle, OC2-648.

151
persévéramment, profondément, voilà qui me parle plus que les couleurs, que je ne fais
d’ailleurs qu’y jeter comme appâts, comme révélateurs, comme masse à dépoitrailler. » 450 Le
support ici est presque un être vivant (le papier boit), les formes arrivent elles-mêmes, elles
viennent du support grâce aux couleurs presque sauvages (cf. : expression « masse à
dépoitrailler »). Ce que nous remarquons comme l’apparition du fond (du support) dans
certaines techniques pratiquées par Michaux a peut-être la logique inverse : quelque chose mis
sur la surface veut s’éloigner dans le fond dessiné451.

Force est de constater que les couleurs ne se construisent jamais chez Michaux dans un
système ou dans un certain langage plastique. Notre examen du présent chapitre montre que
leur alchimie reste toujours donc du côté irréel. L’assimilation au monde par le geste ne se
passe peut-être pas pour Michaux, dans la structuration des couleurs452.

Ainsi, dans le domaine des couleurs, il ne semble pas possible de trouver la clé pour la
question de ses « signes ». Réfléchissant sur les couleurs, faisant l’expérience avec les
couleurs (l’expérience qui l’amène au niveau mental et non matériel), Michaux veut échapper
aux couleurs (cf. : « Les couleurs ? non. Impossible », ER) 453.

Nous remarquons cela, puisque faisant l’expérience sur les « signes » il veut leur
échapper aussi : une tendance donc la plus symptomatique pour son œuvre.

§3. « Fête de taches » (Mouvements)

Comme nous avons abordé le problème de support et de couleur au regard du geste


plastique de Michaux, un élément important auquel nous faisons souvent référence est la
forme de tache.

Au point le plus général nous considérons la tache comme :

- une forme purement picturale (pensant à la tache visuelle, perceptible)454 ;

- un concept du discours sur l’œuvre d’art (tache comme surface, tache comme
signe, tache comme couleur).

450
En pensant au phénomène de la peinture, OC2-329.
451
Dans la série des gouaches nous voyons cet effet, la surface dessinée là, est en plusieurs couleurs (cf. : livre
Comme un ensablement…).
452
Cf. : l’idée du langage partagé et non-partagé, l’Introduction de la thèse présente.
453
Cf. : « surabondance de couleurs, occupant tout l’espace » (OC2-646).
454
On peut dire que la tache est attribuée à la peinture comme tache colorée, ou touche du pinceau.

152
Quelle place ces deux facettes de la tache peuvent-elles prendre dans l’œuvre de
Michaux ? Ce qui semble essentiel dans l’œuvre picturale : c’est une liaison directe entre la
notion de « tache » et la notion de « forme ». Comment la tache est-t-elle liée à la question
de la forme chez Michaux ?

Nous étudierons les détails des transformations de la tache en analysant le travail


d’expérience picturale de Michaux.

Nous avons remarqué dans l’Introduction de la thèse présente que les tableaux et les
dessins de Michaux sont bien éliminés peut-on dire par une véritable « Fête de taches »455 :

« Fête de taches, gammes des bras


mouvements
on saute dans le “rien“
efforts tournants
étant seul, on est foule » 456

D’après la première ligne de ce passage on peut bien comprendre que pour Michaux il
y a une liaison directe entre la forme de « tache » et le geste qu’on peut saisir dans cette
forme. On peut dire aussi que les « gammes de bras » représente une des formes de
« mouvements » qui est un mouvement de foule. L’idée de multiple peut être donc attribuée
aux « taches » de Michaux. Le problème interne est : comment se passe la transformation
« tache » → « mouvements » ?

Essayons d’analyser ce problème.

On part du point de vue que dans la peinture, les images apparaissent grâce aux taches.
Dans l’art graphique : pour composer un dessin le rôle principal est joué plutôt par la ligne.
En autres termes : dans l’œuvre d’art existe une opposition de la tache avec la ligne. On peut
penser même à une certaine rupture entre deux formes visuelles : entre la tache et la ligne.
Ainsi, la ligne sert pour composer le contour de quelque objet dessiné, tandis que la tache a
son propre contour sans l’aide de la ligne ; la tache n’a pas besoin de contour, essayant de
remplir toute la surface. Dans ce sens, la ligne est active, la tache est passive. Cette opposition
est comme celle entre la Mort et la Création : la Tache est le symbole de la Mort, tandis que la
Ligne est le symbole de la Création.

455
Un des premiers dessins de Michaux représentant une tache (Une poulpe ou une ville, 1926) apparu avant 20
ans du mot « tachisme » dans l’art (cf. : G. Bonnefoi, Henri Michaux, peintre, p.9).
456
Mouvements, OC2-438.

153
Dans les tableaux de Michaux cette rupture tache/ligne s’efface.

D’une part, la ligne chez Michaux peut devenir librement tache (en dissociant, en
diluant, par exemple, dans l’eau d’aquarelle et composant des « flash »457). La
« destruction »458 de la ligne dans l’espace de l’eau vers la tache ne peut pas être caractérisée
comme la vraie mort de la ligne, mais plutôt comme le processus de la naissance d’une autre
forme (ligne→tache). D’autre part, la tache noire des encres de Chine de Michaux se brise
grâce aux lignes et aux traits (grâce aux gestes du peintre), créant certains « champs de
bataille »459 qui ont les particularités linéaires460.

Si dans une certaine approche technique sur l’œuvre d’art, la tache peut être
considérée comme une matière pure (pigment, couleur) posée sur une surface du tableau
(support), elle n’est qu’un contenu matériel, « forme sans forme », « tache absolue »461. Or,
chez Michaux cet essentiel n’existe pas ; il n’utilise la matière (pigments) pour montrer ou
pour expérimenter cette matière comme telle (même s’il parle de « flots » par exemple462).
Chez Michaux les taches ne sont pas seulement laissées sur le papier, mais sont les bases d’un
certain travail gestuel, composant par exemple quelques silhouettes463 ou même « signes »464.

Ainsi, les taches de mouvements peints ont leurs contours (« lignes-limites »465) dans
le support et peuvent être nommées « signes ». Ces taches entrent dans une sorte de relation
de résonance entre elles, mais aussi avec le support, ou leurs propres limites. Cette résonance

457
L’effet qu’on peut saisir souvent dans les aquarelles de Michaux : la ligne de l’encre de Chine - mise sur la
surface humide à cause de l’eau de l’aquarelle – devient dans quelques points une tache dissociée. Voir p.ex. AP,
p.146-148 (nn°163-170). En outre, c’est la couleur elle-même qui est mise par Michaux pour « filer » dans l’eau
et pour composer des « flash » colorés : « Le „flash“, les couleurs qui filent comme des poissons sur la nappe
d’eau où je les mets, voilà ce que j’aime dans l’aquarelle./ Le petit tas colorant qui se désamoncelle en infimes
particules, ces passages et non l’arrêt final, le tableau. » (En pensant au phénomène de la peinture, OC2-329).
458
Terme de Michaux, caractérisant l’état de la ligne dans l’eau (ER, OC3-571).
459
Nous utilisons cette expression faisant la référence à ce que les « autres » appellent des encres de Michaux :
« Certains regardant ces peintures, croient y voir des batailles. Mais des batailles d’un désorganisé, d’un
désordonné comme on n’en vit jamais, d’une dislocation indéfiniment continuée, différentes, en toutes directions
et toutes plausibles. Des batailles et des traversées de fleuves encore torrentueux. » (ER, OC3-642). Cf. aussi : L.
Bhattacharya, Sur le champ de bataille des dessins de Michaux. Ce livre peut être considéré comme exemple de
la lecture poétique des dessins de Michaux, contenant 5 encres de Michaux et 5 poèmes de Bhattacharya : Sur
les rives du fleuve noir, Samsara, Le héron, L’amant de la peur, Voir sans regard. N.B. Une seule fois le mot
« Bataille » (encre 1952) a été utilisé comme titre d’une peinture par Michaux lui-même (cf. : catalogue
d’exposition 1978 du Centre Pompidou).
460
Voir peintures à l’encre de Chine (p.ex. : AP, p.142-143, nn°156-159).
461
« la tache est toujours absolue et ne ressemble à rien d’autre dans sa manifestation. » (W. Benjamin, Sur la
peinture, ou : Signe et tache, dans : Œuvre, t.1, p.175).
462
Voir le Postface de Mouvements, OC2-598. Nous trouvons aussi chez Michaux (en 1959) : «tachiste, si j’en
suis un, qui ne peut tolérer les taches» (OC2-1030). Par ailleurs, Michaux ne s’est interrogé jamais aux taches
comme forme pure : «Je n’ai jamais pu lire quoi que ce soit dans un «Rorschach»» (OC2-1030).
463
Voir p.ex. AP, p.140-141 (nn°152-155).
464
Comme p.ex. est le cas de Mouvements.
465
Dans les termes de W. Kandinsky (PLP-145).

154
produit une impression de signification de la tache. On peut dire que dans les tableaux de
Michaux des images-tache que nous voyons ne sont pas les signes donnés par le monde et
ensuite utilisés par artiste, mais ce sont des signes créés ou récréés par Michaux.

On peut supposer que chez Michaux la tache est mise en ordre de transfiguration grâce
aux gestes qui agit sur la tache et qui fait des lignes, la tache est métamorphosée.

Nous pouvons évoquer deux autres exemples ici.

1) Qu’est-ce que se passe sur le support (sur le papier blanc) dans certains de ces
encres de Chine, dites « champs de bataille » ou Grandes Encres (dans les termes de
Michaux466) ? On a l’impression que les taches veulent bien remplir toute la surface (vide467).
On peut dire que la transfiguration de la tache sur le support blanc produit une certaine
tension intérieure de l’espace pictural, où existe une opposition significative entre le blanc et
le noir468. Dans ce sens la tache est en quelque sorte un « point matériel », visible qui change
le support et qui cherche à devenir elle-même « surface » ou « plan »469.

2) Souvent dans les dessins de Michaux (cf. : les dessins mescaliniens) l’ensemble des
points, des traits et des lignes compose une structure visuelle qui rappelle la tache ayant la
structure d’un « tapis vibratile » (Michaux) : espace rempli par des parties de la matière470. La

466
C’est le titre d’un paragraphe du texte « Signes et mouvements » (ERi, OC3-679).
467
Cf. : « Laissez le vide à ceux du vide. » (Lettre de Michaux à A. Jouffroy, hiver 1949/1950 : Jouffroy, A.,
Avec Henri Michaux, p.179). F. Trotet distingue chez Michaux certaines « perceptions du Vide ». Les
expressions poétiques symptomatiques pour Michaux sont par exemple : « froid », « obscurité », « nuit »,
« infini », « silence », « Vacuité », « vitesse de la pensée », « lumière presque inacceptable » etc. (Cf. : F. Trotet,
Henri Michaux ou la sagesse du vide, première partie, p.37-182).
N.B. On peut dire que les taches qui aspirent à remplir la surface composent un « champs de bataille ».
Les taches donc sont actives : il y a un mouvement des taches. Or, dans la tendance d’un remplissage total on
voit un objectif des taches pour trouver une forme « calme » ou même « incolore » (dans les termes de W.
Kandinsky).
468
Ici il y a le problème d’opposition entre le noir de la tache et le blanc du papier. Le problème de rapport entre
le noir et le blanc en face du vide est très compliqué si on examine l’œuvre de Michaux. Le noir aussi que le
blanc peuvent être considérés comme vide selon Michaux lui-même, réfléchissant sur Zao Wou-Ki : cf. « Le noir
posé, le blanc du papier, de-ci de-là reste vacant, en zone inattendue s'éveille. C'est le Vide, qui pour l'harmonie
du monde ne doit jamais faire défaut n'importe où. » (Jeux d’encre, OC3-1411).
469
La notion « surface » (« plan ») est utilisée ici en direction des concepts théoriques de P. Klee et de W.
Kandinsky, selon lesquels il existe une logique génétique du passage point→ligne→surface (plan). N.B. Le
premier tableau, dont la forme de tache est apparue chez Michaux était celui de 1926 : Une poulpe ou une ville
(huile et encre, voir : AP, p.13). Dans cette toute première peinture de Michaux il y a l’impression de
remplissage de la surface. Si on rappelle l’origine étymologique du mot « tache » (Guiraud, P., Dictionnaire des
étymologies obscures, 1994, p.493) : se soit produit dès l’époque romane une confusion entre tactum « touché »
et tectum « couvert » : l’action qu’on voit dans la peinture de Michaux évoquée c’est l’action de « recouvrant »
la partie tachée.
470
En posant la question de l’«espace » dans l’art contemporain Michaux donne lui-même le contexte suivant
dans le texte Combat contre l’espace : « Depuis plus d’un demi-siècle, l’état de guerre existe en peinture [ :
Impressionnisme, Pointillisme, Cubisme, Purisme, Futurisme, Fauvisme, Constructivisme, Surréalisme, etc.]/
<…> les Klee/ <…> peinture rupestres/ <…> P[icasso]/ <…> tortionnaires [(Maurice Blech, etc.)] » (cf. : OC2-
1175N). Ce texte de Michaux a été publié dans le volume Vrille. La Peinture et la Littérature libres (Mantes,

155
tache est la somme des autres formes élémentaires, comme par exemple, point et ligne. Elle
exprime essentiellement l’existence d’une multiplicité de formes pures (picturales et
poétiques) qui se réunissent.

Alors, l’effet de transformation de tache chez Michaux que nous avons remarqué peut
être nommé la recréation de l’espace pictural chez Michaux.

Pour développer cette idée de récréation regardons les gouaches de Michaux471, qui
ont été fait chronologiquement avant les encres de Chine (« champs de batailles »), les
mouvements peints et les dessins mescaliniens, exemples nommés ci-dessus. Là, il existe un
certain état extrême de la tache ; cet état extrême est le fond noir. Si on considère ce fond
comme tache-support, celle-ci peut être nommée tache absolue.472

A certains points d’approche on peut dire que les gouaches de Michaux correspondent
surtout au motif poétique de la Nuit. Quelques personnages concrets y figurent : Prince de la
Nuit (1937)473, Les Emanglons (1936-1937)474, Dragon (1937)475 ; les autres ont été laissés à
deviner dans le Noir, ou dans les Noirs :

« Noirs
Noirs combien plus noirs que de hâle
Têtes noires sans défense avalées par la nuit. » 476

Force est de constater que souvent le thème de la Nuit et du Noir est élaboré par
Michaux dans les textes, soit dans les poèmes autonomes477, soit en parallèle avec les tableaux
- comme dans les cas du livre Peintures et dessins, où les textes susmentionnés (Prince de la
Nuit, Les Emanglons, Dragon) sont accompagnés par les poèmes. Là nous trouvons quelques
métaphores poétiques liées au thème du noir : « Nuit mystère », « Monde monstrueux »,
« Peur totale ».

édition du Petit Mantais, 1945), où parmi les autres figurent les noms des écrivains : Bataille, Hugnet, Desnos,
Béalu, Mabille, Savinio, Prassinos, Blake, Arp, Butor. Cela donne aussi l’idée de contexte du problème de
l’« espace », mais dans le champ littéraire.
471
AP, p.19, 31, 71, 74-77.
472
Il faut souligner que le fond noir des gouaches dont on parle n’est pas peint. C’est le « papier noir » que
Michaux utilise.
473
AP-71.
474
AP-274 et OC1-869 (Peintures et Dessins)
N.B. Sauf Les Emanglons de Voyage en Grand Garabagne il existe un autre texte L’Emanglom 1929
(changement : n/m). Force est de constater que dans ce dernier texte Michaux caractérise ce personnage comme :
« C’est un animal sans formes » (OC1-492). Cela donne à penser à la problématique de la tache (forme sans
forme).
475
OC1-713.
476
Télégramme de Dakar, OC1-601.
477
Dans la nuit, Télégramme de Dakar (OC1-600).

156
Quel travail de recherche plastique Michaux effectue-t-il quand il utilise le fond noir ?

Nous avons dit que le fond noir peut être considéré comme une tache, qui est une
tache absolue, celle qui a remplit la surface, le tableau. Nous faisons cette supposition en
évoquant l’exemple des taches d’encre de Chine qui composent souvent dans les tableaux de
Michaux un certain « champs de bataille », celui qui signifie plutôt la bataille entre le noir et
le blanc, ainsi que le mouvement du noir sur le fond blanc et le mouvement du support-
même478. Dans le cas des gouaches sur le fond noir la situation semble contraire : ici le noir
donne l’impression d’une tranquillité, le support lui-même ne bouge pas, c’est la surface
donnée479 représentant d’une certaine façon une tache morte. On peut dire que les images (les
personnages) qui apparaissent sur le fond noir y apparaissent malgré la surface si on peut dire
tranquille, tandis que les « mouvements » qu’on voit dans les Encres de Chine (sur le fond
blanc) y apparaissent grâce à la surface non-tranquille. Dans les gouaches sur le fond noir ce
sont les personnages donc qui récréent l’espace plastique : les personnages font bouger la
surface tranquille.

Ainsi, par exemple, le personnage « Prince de la Nuit » n’est pas fixé (sa position n’est
pas fixée) : il est mis dans l’espace comme s’il s’envolait dans la nuit, dans le ciel de la nuit.
On peut dire que le « Dragon » compose le mouvement tourbillon, son corps est courbé,
comme presque une spirale. Les personnages, les « Emanglons », sont dans le mouvement
linéaire : on a l’impression qu’ils sont en marche. Ces formes de mouvements des
personnages semblent possibles sur le fond qui est tranquille, presque mort, car il y apparaît
une certaine tension personnage/fond.

Grâce à ces exemples on peut distinguer certaines transformations décisives typiques


de la tache picturale chez Michaux :

1/ la tache n’est seulement « tache », mais elle aspire à devenir « surface » ou


« plan »480 (cas de « champs de bataille ») ;

2/ la tache parvient au contour et devient « signe », cas de mouvements peints ;

3/ la tache réunit les autres formes élémentaires, comme point, trait, ligne (cas de
dessins mescaliniens) ;

478
On connaît le fait que Michaux a fait bouger les feuilles blanches par exemple créant les mouvements peints.
479
Parfois le fond des tableaux de Michaux est peint, mais c’est une autre démarche que les gouaches sur le fond
noir. Ainsi, certaines aquarelles ont la surface du fond coloré peint (AP, p.35, 101, 103, 105, 107). Ce ne sont pas
vraiment des « taches », mais le fond est composé par des taches. Quelques peintures à l’huile ou aussi les
peintures acryliques sont composées aussi sur le fond créé (AP, p.256-265).
480
Dans les termes de W. Kandinsky et P. Klee.

157
4/ la tache devient elle-même le personnage poétique (cas de gouaches).

Dans ces cas, grâce au geste, la tache pure (« forme sans forme » dans les termes de
Michaux) obtient sa limite481 : soit ce sont les limites de contour de « signes » ou des
personnages (mouvements peints, gouaches sur le fond noir), soit ce sont les limites de la page
(dessins mescaliniens, « champs de bataille »).

Au sens métaphorique : peut-on dire que ces transformations de la tache dans l’œuvre
de Michaux représentent les états de la mort de la tache comme forme pure ?

On peut dire que Michaux avait le désir de désobéir à la forme ordinaire, le désir
d’être « au-delà » de la forme comme telle :

« J’avais toujours eu des ennuis avec les formes / J’étais tout antipathie pour les formes // Les
fadeurs de l’arrondi me donnaient de la gêne / Les contours, le galbe me déplaisaient » 482

La question qu’il se pose finalement, c’est la question du doute par rapport à la forme :
« Rendre les formes, les modèles, est-ce tellement l’opération à faire ? »483 Dans son œuvre
plastique Michaux ne veut pas rendre les formes. Mais le paradoxe est : refusant la forme, il
crée quand même ses propres formes. Ainsi, dans le cas de tache, les formes apparaissent,
mais elle apparaissent on peut dire d’elles-mêmes, grâce aux gestes, mais aux gestes
spontanés. Elles n’ont pas de prototypes, de « modèles ». C’est pourquoi donc on ne peut pas
les identifier ou déchiffrer (cf. : le cas de « signes » de Michaux).

En s’appuyant sur certains de ses textes484 on pourrait étudier les révélations de la


tache comme un concept principal de la forme chez Michaux. Notre question est : que signifie
la tache en tant que telle pour Michaux (la tache pure, abstraite) ?

Selon Michaux la tache pure est une « grande molle »485, une substance instable,
insignifiante et dégoûtante :

« Aux taches maintenant. J’ai déjà trop parlé. On m’attend, je le parie, aux taches. En bien, je
les déteste. J’aime l’eau, mais elles, non. Elles me dégoûtent. Je n’ai de cesse que je ne les aie

481
La matière est égale de rien. Dans l’art : l’impressionnisme et le post-impressionnisme devient un tel art pur,
en épuisant en quelque sorte le contour et en faisant une pure correspondance entre les taches.
482
Saisir, OC3-948.
483
OC3-955.
484
Trois textes sont les plus remarquables si on parle des taches chez Michaux : Mouvements 1951, Allocution de
la Galerie Daniel Cordier, Paris, 1959 (catalogue de l’exposition), Emergences-Résurgences 1972.
485
OC2-1030.

158
fait sauter, courir, grimper, dévaler. Telles quelles, elles me sont odieuses et vraiment
seulement des taches, qui ne me disent rien. » 486

Selon Michaux donc, la tache comme telle est sans forme. Or, chez Michaux il y a
l’objectif de travailler avec cette tache sans forme, avec sa matière487. Pour Michaux, il faut
« guérir » les taches ordinaires, il faut les agir. Michaux refuse les taches normales, mais il
propose ses propres taches, qui sont mises en l’action :

« Les taches, c’est une provocation. J’y réponds. Vite. Il faut faire vite avec ces grandes
molles, capables de se vautrer partout. »488

La réponse de Michaux sur la provocation489 de taches « odieuses » est donc, l’action


forcée sur ses influences : « <…> je me bats avec elles, je les fouette <…> »490.

On a donc, un travail du dessinateur qui brise les taches (leur forme primordiale, leur
nature) par des traces picturales (par des lignes, par des traits). Il agit sur leur état normal, sur
leur passivité491, en produisant un autre état (celui extrême, dynamique) et en trouvant une
sorte de potentiel de la signification. Il s’agit peut-être d’une opération de changement de
l’essence (l’origine) de la tache pure, fixée, inactive492 : « <…> je voudrais tout de suite être
débarrassé de leur bêtise effondrée, et les galvaniser, les rendre éperdues,
493
exaspérées<…> » .

Une autre question se pose : pourquoi faut-il agir pour Michaux sur la tache?

On peut remarquer que, souvent, chez Michaux se révèle le motif d'une sorte de peur
d'être avalé par le monde. Au centre de cette problématique on a un conflit de individu/
société.

Ainsi, les taches appartiennent au monde à la manière des « grandes molles, capables
de se vautrer partout ». Elles sont donc les symboles du danger du monde. En éprouvant les
486
OC2-1030.
487
Pour la tache chez Michaux il y a peut-être un mouvement de l’apparition de la matière comme telle.
488
OC2-1030.
489
« La notion de provocation désigne la préhistoire de l’Acte créateur, les implications « préhistoriques » du
fiat cosmogénérateur, la liaison du Commencement avec le pré-temporel, avec « l’arrière ». » (P. Klee,
Philosophie de la création, TAM-59).
490
OC2-1030.
491
La passivité de la tache est caractérisée par Michaux de la manière suivante : « Le flot qui coule, souverain,
semble imprudent. Plutôt – car il coule assez mollement – il me rend impudent par son noir barbare. » (ER, OC3-
585). L'action qu’il effectue sur la tache passive : « je la rejette, la défais, je l’éparpille, l’envoie promener »
(ibidem, OC3-590, 591). Cette action semble-t-il correspond à la conception de l’art propre à Michaux : « L’art
est ce qui aide à tirer de l’inertie» (ibidem, OC3-594).
492
Action d’influencer la tache par les gestes picturaux ouvre une des antinomies principales exercées dans
l’oeuvre de Michaux: celle entre le mouvement et l’immobilité.
493
OC2-1030.

159
taches, Michaux lutte contre un espace d’un univers imaginaire qui est agressif par sa
passivité (contre une « innommable foule d’êtres, de non-êtres, de fureurs d’être »494). Dans le
travail de Michaux avec les taches on peut trouver son désir de résister contre la menace
provoquée par des taches pures (de « non-êtres »).

L’espace de résistance de Michaux répond évidemment à l’acte de peindre.

Pour Michaux résister c’est repousser les taches d’abord par des procédés picturaux :
« PEINDRE POUR REPOUSSER »495. Il trouve donc, un moyen d’utiliser les taches en les
refusant (agir sur taches = peindre)496. Or, selon Michaux: « repousser c’est également se
dégager, briser les chaînes, recouvrer sa liberté, c’est l’envol »497. La tache attribuée à l’action
de peindre, devient donc un signe du combat de Michaux, combat qui exprime simultanément
la lutte avec lui-même et la lutte avec l’« espace » extérieur.

Essayons de prouver cette affirmation.

§4. Michaux : « flot porteur des noirs »

a) Le champ de bataille

Dans le paragraphe précédent nous avons remarqué qu’il y a une problématique


particulière qui s’ouvre par l’épreuve de la tache chez Michaux : la problématique du
comportement ou de l’action « contre ».

Nous avons dit que, Michaux agit contre la « tache » qui est pour lui forme sans forme,
et il produit des formes, les « unités » ou les « silhouettes » leur donnant quelques
significations (« combattants ») :

« Me débattant avec la tache, il y a des combats. Promptement réifiés, les rages, les
emportements sont devenus des combattants, des silhouettes de combattants partant à

494
OC2-1030.
495
ER, OC3-587.
496
L’image de la tache peut amener au discours de l’origine de la peinture même. Alors, les «mousses», les
«moisissures», les «tons fins» servent comme les procédés pour parler de la peinture (une des «vieilles choses»).
Les taches deviennent les signes de ce discours (sur la matière, sur la peinture sur l’origine des choses). Dans la
peinture il y a une révélation, qui dévoile une des essence de la peinture: la peinture peut comprendre quelque
chose qui n’a pas encore de forme, de sens, de matière. La peinture est pleine des signes de rien. Mais cela peut
devenir quelque chose? (la question du mystère dans la peinture).
497
ER, OC3-592.

160
l’escalade, à l’assaut, sont devenus des fuyards, ou des unités défaites, en débandade
générale. »498

Le paradoxe que nous voyons chez Michaux : le refus de la forme comme telle
(« taches ») et, en même temps, la création de sa propre forme (« combattants »). L’action
plastique que Michaux effectue avec la tache – brisement de la tache par le geste linéaire (par
les lignes et les traits), allongement du contour des gouttes d’encre, faisant l’effet de remplir
de la surface de pages – cette action représente en premier lieu le « geste » du peintre : une
transformation visuelle de la tache. La tache est combattue par Michaux (par son geste)
comme matière et comme forme. Mais, en même temps ces taches combattues peuvent
présenter symboliquement les champs de son combat personnel, il emprunte quelque chose du
monde pour ensuite s’y confronter499.

Ce paradoxe s’inscrit dans le cadre du conflit individu/société que nous voyons


émerger dans l’œuvre de Michaux : l’individu veut entrer avec ses propres signes-formes
dans le monde qui est déjà plein de signes-formes. Dans ce sens : la pratique plastique et
notamment la pratique d’agir sur la tache-forme est pour Michaux le procédé essentiel pour
effectuer l’action « contre » tout ce qu’il n’accepte pas de l’extérieur (de la société). Le rôle
de son geste plastique est significatif dans ce contexte. Par sa pratique de geste, que nous
examinons à l’égard de « taches », Michaux cherche à être associé au monde500 en tant que
combattant.

Une autre réflexion.

Le comportement (l’action) « contre » peut être considéré comme celui du combat


avec soi-même lors du processus de l’auto-reconnaissance du soi, lors du processus d’auto-
acceptation du soi. C'est-à-dire, on peut supposer que Michaux veut sortir de quelque chose
qui est à l’intérieur de lui et ainsi il transmet par son geste contre la tache-forme ce désir.
Examinons un fragment du poème Mouvements, où Michaux parle de « taches » :

« Taches
taches pour obnubiler
pour rejeter
pour désabriter

498
Ibidem, OC3-591.
499
Exemple : nous avons défini ses « signes » de Mouvements comme ceux qui sont liés aux idéogrammes selon
leur organisation plastique. On peut dire que Michaux emprunte quelques principes des idéogrammes, mais
ensuite, il transforme ce principe à sa propre manière faisant les « compositions d’idéogrammes ».
500
Cf. citation prise pour le titre de cette partie : Idées de traverse, OC2-288.

161
pour instabiliser
pour renaître
pour raturer
pour clouer le bec à la mémoire
pour repartir » 501

Dans ce fragment les taches sont importantes dans le sens qu’elles peuvent servir pour
quelque chose. Ainsi, suivant le vocabulaire de Michaux : si on imagine quelque personnage
en état d’« obnubiler », son comportement peut être presque violent (« rejeter »,
« désabriter », « instabiliser »). On peut dire que Michaux parle ainsi de taches ou de ce qu’il
déteste dans les taches, portant le danger du monde extérieur. Ces « taches », contre lesquelles
il veut se battre, sont en quelque sorte les représentants de « non-êtres » (dans les termes de
Michaux ; sens symbolique d’immobilité).

Mais ces derniers sont mis par Michaux au pôle contradictoire des autres taches qui
servent pour « renaître », « raturer », « clouer le bec à la mémoire », « repartir ». On peut dire
concernant le comportement de la violence ici, s’oppose le désir de l’individu pour se sauver
dans le monde.

A ce point nous pouvons définir l’essentiel du « combat », l’essentiel du


comportement « contre ». En effet, les « silhouettes de combattants » que Michaux évoque
dans le livre Emergences-Résurgences, figurent, par exemples, dans les mouvements peints
des années 1950, mais aussi dans les encres de Chines (dites « champs de bataille ») des
années 1960. Ces taches-personnages sont les signes visuels d’un tel combat. Mais Michaux
dit que ces « silhouettes de combattants » deviennent « fuyants » (cf. citation), leur
mouvement est de la « débandade générale ». Le mot « combat » donc a un double sens.

Les expressions que Michaux utilise à l’égard de ses taches-personnages dans le


fragment du poème Mouvements cité ci-dessus nous font penser d’abord à tout ce qui
concerne le problème de la langue que nous avons évoqué au début de la thèse (dualité de
langue natale : le Flamand, le Français ; recherche d’une alternative : le Latin, etc.). Les
tentatives de Michaux pour « sortir » de la « langue des autres », pour inventer son propre
langage, langue d’opposition502 – cette utopie personnelle qu’on voit dans son œuvre –
peuvent être caractérisées aussi à la fois par un « combat » et un « débandade générale ».

501
Mouvements, OC2-439. Cf. : P3, ch1, §2.
502
Cf. : Poteaux d’angle que nous avons évoqué dans la première partie de la thèse présente.

162
Pour ce que Michaux pratique dans sa poésie il faut souligner le fait suivant.

Les mots forgés ou les mots composés par les sons (les mots-chaînes) que nous
rencontrons souvent dans les textes de Michaux, sont les mots qui s’enfuient du langage réel.
A ce point, en réalisant le balbutiement de la langue dans sa poésie, Michaux sort de
l’habituel de la langue, y échappe et revient en quelque sorte vers l’état pré-existentiel de la
langue503. Mais dans le contexte de la critique de la langue que Michaux fait (Signes) :
l’expérience syntaxique qu’il réalise dans sa poésie peut être considérée comme « combat »
contre la fixité de la langue.

On peut dire aussi que la démarche du changement (du passage) poète/peintre504 qui
marque son œuvre s’inscrit bien dans la même ambiguïté (combat/débandade). C’est pourquoi
il n’y a pas de passage direct de la poésie vers la peinture chez Michaux, mais on parle de
mouvement de va-et-vient entre la poésie et la peinture.

L’ambiguïté susnommée peut se résoudre, puisque Michaux n’est pas quand même
isolé dans le monde à cause de ses expériences. Par contre la poésie et la peinture sont deux
pratiques qui lui servent pour communiquer au monde (s’exprimer, s’expliquer). Ses
tentatives dont on parle, son passage poète↔peintre, sa dualité de pratique de création, la
pluralité des modes d’expression et ses expériences multiples avec la langue dans la poésie et
avec les formes dans la peinture sont par leur principe, des recherches d’être dans le monde.

Pour résumer nos réflexions sur la tache, nous pensons que la spécificité de la tache est
concrétisée chez Michaux dans le domaine d’exploration de « gestes » :

a/ la tache est signe de combat avec quelque chose qui est à l’extérieur : le danger du
monde plein des formes. L’action « contre » les « taches » signifie une action de combat.

b/ la tache devient signe du comportement « contre » quelque chose de l’état intérieur.

503
Cette pratique de la langue est comparée souvent avec celle des futuristes russes comme V. Khlebnikov et son
langage de « zaoum ». R. Bellour trouve un autre terme, qui vient de G. Deleuze (Qu’est-ce que la
philosophie ?): « bégayer la langue » (voir OC1, Introduction, p.XV, cf. aussi : OC1-1160N). Nous trouvons
chez Michaux : « L'homme (comme l'oiseau) fait pour redites: le babil de l'enfant tout près de l'oisillon, qui
gazouille, qui répète. » (Par des traits). Dans la lettre de Michaux à M.Saillet (1 août 1952) nous trouvons
également un autre exemple : « Naturellement c’est bé, bé, bé bête<…> les bé, bé, bé bêtissimes<…> » (BIO-
500). Une telle expérience avec la langue (verbale) peut être caractérisée comme une forme de refus : « Quitter
le langage au sein du langage même, c’est l’agglutination phonique, la perte du mot pour la pâte phonique du
signifiant, irradiant un vague spectre de signifié » (J.-P. Guisto, « Henri Michaux : L’échappée belle », dans Sur
Henri Michaux, p.50).
504
Cf. : chapitre 1 de la première partie de la thèse présente.

163
La question principale pour Michaux reste toujours de savoir : « Comment
résister »505?

Comme on ne parle pas des vrais signes chez Michaux mais de ses quasi-signes : les
« silhouettes de combattants » ne sont pas les silhouettes humaines, mais ce sont les formes-
signes, représentant des « unités » mis en mouvement de combat.

Nous trouvons les traces des ces formes-signes mis en mouvement de combat déjà en
1939 (poème Combats) :

« Combats errants, cherchant vos hommes.


Musées éclatés de la graine-vie, de la graine-souffrance, de la graine-espoir
Rajahs aux Indes perdues. Larves.
Délires roulant soleils.
Visages-tonnerres. »506

Ici, comme si Michaux prévoit l’apparition de certains thèmes de sa peinture et de sa


poésie507, ou aussi s’il prédit les « signes » (hommes-taches) qu’il inventera dans les années
1950 dans les mouvements peints, et développera dans les encres dites « champs de bataille »,
il parle dans ce poème de « Combats errants », personnages d’action, de résistance. Au sens
tout à fait symbolique ces « combats » peuvent être constitués par les formes plastiques qui
sont mises en expérience508 par la pratique picturale de Michaux. Ainsi on peut interpréter les
« graine-vie », « graine-souffrance », « graine-espoir » comme formes de points (graines-
particules) ; « Délires roulant soleils » comme forme de ligne (trajet du cercle) ; « Visages-
tonnerres » comme taches. Alors, ces images de « Combats errants » deviennent à la fois
poétiques et picturales : elles figurent dans le registre poétique et on peut voir leurs formes
visuelles509 ; ces formes peuvent être nommées élémentaires, c’est-à-dire constitutionnelles.

Nous proposons ici cette conception de formes élémentaires, supposant qu’il existe
dans l’œuvre de Michaux certains noyaux qui réunissent deux pôles – le pôle de l’écriture
poétique et le pôle de la pratique plastique –, qu’il existe aussi quelque chose comme

505
L’espace aux ombres, OC2-516.
506
Combats (1939), OC1-714.
507
On peut rappeler les motifs de l’œuvre de Michaux : l’état multiples dont présentaient les combats
intérieurs (« grains de grains ») ; les voyages « contre » ; la nostalgie de signes et langues perdues ; le geste
(ligne et trait) qui cherche sans savoir le but ; désir de couleurs du monde d’Orient ; images de visages-têtes
malheureux, etc.
508
Nous faisons une parallèle à la déclaration de Michaux sur la notion d’espace : « Nous sommes inépuisables
en expérience. » (Combat contre l’espace, OC2-310).
509
Ces formes que nous supposons nommées dans le poème peuvent être devinées dans la gouache sur le fond
noir Combats (1937), voir : AP-78.

164
instruments, comme outils qui sont communs pour ces deux pôles. Au sens le plus général on
peut faire la distinction suivante, évoquant nos affirmations ci-dessus et devançant la
problématique des chapitres ci-dessous. Dans le cas de point (forme du point) on peut
remarquer un thème dominant d’autonomisation ou d’indépendance individuelle (« un » dans
la « foule »). Nous posons la question suivante : la forme de point sert-elle sert à marquer ce
thème dans sa poésie et dans sa peinture ? Pour la ligne (forme de ligne ou de trait) le plus
évident semble essentiellement la recherche du vecteur de la liberté. Notre question est :
comment définir ce vecteur à l’égard de la notion « gestes » ? Nous lançons ces deux
questions pour la suite de la recherche dans la présente partie de la thèse.

Pour revenir au terme en question « tache » : nous avons fait émerger le problème de
la transfiguration de la tache qui se passe chez Michaux dans deux pôles. Le premier pôle est
constitué par la matière comme telle (matière physique de la tache, pigment, et matière
physique de la surface-support). Le deuxième pôle donne la tension complexe de passage
tache→signe.

Ce dernier pôle nous intéresse pour préciser l’essentiel du travail plastique et poétique
de Michaux. Dans le contexte poético-picturale du problème de « tache », nous examinons
maintenant l’objet de travail de Michaux qui est la couleur.

b) Zone noire

On pourrait continuer à développer l’analyse des rapports entre les notions de


« tache » et de « couleur » chez Michaux en se dirigeant dans la direction de l’étude de son
expérience non pas tout à fait picturale, mais plutôt mentale, dont l’importance est la
conception de « visions intérieures »510.

Ainsi, parfois Michaux parle de « centaines de nuances et de tons fins »511, ou de


quelques couleurs concrètes, auxquelles ses « apparitions visionnaires » étaient soumises512.
Le cas qui est peut-être un des plus mis en relief : celui du noir et du blanc. Pour ces deux

510
OC2-822.
511
Misérable miracle, OC2-646.
512
Deux couleurs méritent notre attention particulièrement à cause de leur exclusivité de « tons fins » : le vert et
le rose. Il est rare qu’on puisse remarquer ces deux couleurs dans les tableaux et dessins de Michaux. C’est
surtout dans ses aquarelles que l’on trouve les tons doux de rose, seulement quelque fois dans les gouaches le
vert est utilisé. Dans une note dans Misérable Miracle Michaux dit à propos de vert : « je n’emploie jamais »
(OC2-647). Dans ce livre des visions de couleurs le vert est opposé en quelque sorte au rose. Ainsi, Michaux
parle du vert comme de « points brillants » et de rose comme d’un « large plaque sensiblement circulaire et
comme élastique » (OC2, p.628-629).

165
couleurs il semble significatif d’utiliser le terme de Michaux « zones ». On peut distinguer
deux « zones » : zone noire et zone blanche. Nous avons nommé la zone blanche « espace
occupé » chez Michaux : un « écran », où il y a des apparitions (visages ou autres). Alors, le
champ de bataille que nous évoquons maintenant c’est aussi l’espace occupé par le
« combat » entre le noir et le blanc.

Comment parler de la zone du noir chez Michaux (dans son œuvre) ? Qu’est-ce que
signifie « la vision noir »513 ?

Une remarque préalable.

D’une part, on peut dire que la tache noire est un personnage pictural de Michaux (on
peut dire que le noir est une vraie couleur chez Michaux, de même qu’il est un ton dominant
de sa peinture et dessins). Or, pour le noir existe une antinomie remarquable qui apparaît au
niveau dans le rapport entre matière et support.

Ainsi, par exemple, un conflit se passe entre deux techniques utilisées par Michaux : la
substance de la gouache dans son œuvre s’oppose à celle de l’encre de Chine. Inversement
aux encres qui sont faites sur fond blanc, certaines de ses gouaches le sont souvent sur fond
noir, c’est-à-dire, sur un support plein noir. Dans ces gouaches de Michaux il y a une certaine
crise de blanc, tandis que dans les dessins à l’encre de Chine il y a une contradiction entre le
noir et le blanc. Par conséquence, la gouache devient un modèle de la peinture proposé par
Michaux : modèle fermé, « hermétiquement noir »514. L’exemple de gouaches sur fond noir
nous fait penser à l’interprétation du noir comme un support ou même « écran noir »515.

Nous passons maintenant à la « zone noire » celle qui peut être émergée dans le cas de
« vision noir » de Michaux : son expérience mentale. Nous examinons le schéma d’une telle
expérience, dans un épisode sur l’épreuve du mécanisme du noir décrit dans L’Infini
turbulent. Cette épreuve n’est pas picturale comme dans le cas de gouache sur fond noir, mais
surtout poétique.

513
C’est le titre d’une expérience mescalinienne communiquée dans le livre L’Infini turbulent (OC2-817).
514
Qui il est, OC1-706 : « Michaux peint curieusement sur des fonds noirs, hermétiquement noirs ». La même
expression apparaît dans le livre L’Infini turbulent, caractérisant le « noir psychique » : « Jamais je n’arriverai à
exprimer ce qui faisait ce noir plus noir que tout, hermétiquement noir, et surtout négriférant, rechargé sans cesse
de nouveaux apport de noir. » (OC2-826).
515
Nous ne voulons pas mélanger ici deux techniques plastiques différentes de Michaux (la gouache et l’encre de
Chine). Nous parlons de la contradiction entre ces deux techniques au sens général de la comparaison. Le fond
noir des gouaches n’est que prétexte pour nous pour passer à l’idée de « vision noire » à celle de l’écran noir.
Nous soulignons que la technique de gouache n’a aucune liaison avec l’expérience mescalinienne qui est le sujet
du livre L’Infini turbulent.

166
Selon Michaux pendant l’expérience effectuée grâce à la mescaline quelques
« signes »516 ont été reconnus dans « la zone des visions intérieures ». Ainsi, le noir peut être
nommé signe d’un certain état psychique. Il y avait l’« écran », sur lequel (Michaux le dit) il
voit « des images noires »517. Dans le cadre de cette « optique » interne518, certains points du
texte sont assez remarquables.

Il est montré d’abord un certain mécanisme, où le noir est les taches qui veulent
remplir l’écran interne : « Par taches je suis envahi, couvrantes, grouillantes,
519
obnubilantes » . L’écran interne ici est le « je » si on peut dire en danger d’être « avalé » par
les taches. Or, selon Michaux, ces taches, ce noir ne réussit jamais : « Jamais il n’arrive à
remplir complètement l’aire de ma vision » (ibidem). Selon cette phrase on peut supposer
qu’il y a une certaine résistance de l’écran (« je ») aux taches ; on fait donc l’analogie de la
situation remarquée ci-dessus : action « contre » pendant que le noir cherche à occuper tout
l’écran de la vision interne. Il y a donc une « bataille d’obscurcissement » (ibidem) qui se
passe sur l’écran interne.

La « bataille » dont on parle a les caractéristiques poétiques.

Michaux ne parle pas du noir absolu, mais il parle de la nuit absolue : « je reviens à
ma nuit, nuit de houille, sans faille <…>, sans zones de moindre noirceur, véritable condensé
de nuit, ou plutôt nuit psychique c’est-à-dire absolue » (ibidem). Cette image poétique de la
nuit absolue fait appel à une multi-tonalité de la vision (« légère coloration », ibidem) : « sur
le noir déjà répandu se pose parfois un nouveau noir, un noir-noir, un noir de record, un noir
de nécrose » (ibidem)520. On voit ici que le noir devient un personnage qui apparaît dans la
nuit et qui a plusieurs variations ou colorations. La nuit absolue est à la fois donc un support
et un sommaire des visions noires. Le noir sur noir est possible s’il y a des tonalités du noir et

516
Le mot « signe » a été utilisé par Michaux dans l’épisode de texte L’Infini turbulent au sens de
symptôme psychique : signe qui « n’est pas bon », signe d’«insensibilité » ; signe qui « provoque ou réalise tous
les autres, dans la crise d’hystérie et l’extase » (OC2-822) ; « signe qui fait reconnaître les mystiques comme
celui qui faisait au Moyen âge reconnaître les sorcières » (OC2-1340) ; « Mauvais signe » (OC2-824).
517
OC2-822. Ces images d’abord n’ont pas de formes concrètes, ce sont les visions comme telles, sans
signifiant : « Visions, vives, vives, noires » (ibidem, en marge).
518
Notion « optique » : p.ex. OC2-823 ; « optique grisante » : OC2-807. « Optique » interne : « les yeux fermés,
comme si j’allais observer en moi, quoique devant moi » (OC2-827). Deux significations du noir en vue de la
notion « optique » de Michaux sont possibles : la peur et la cécité. Cf. : « et si j’allais ne plus voir » (OC2-822,
en marge) ; « Non, non, tu vois, tu n’es pas encore aveugle, tu vois au moins encore un peu. » (OC2-824) ; « ma
cécité à moi ne sera pas noire, intégralement noire » (OC2-826). A ce point d’optique interne de Michaux il
existe une approche entre le noir et le blanc. Ainsi, parlant d’attaque du blanc, Michaux évoque sa menace :
« pour faire pénétrer ce blanc jusqu’au fin fond de mon œil, de mon nerf optique, de mon cortex visuel » (OC2-
851).
519
Dans les paragraphes qui suivent nous utilisons les citations, cf. : OC2, p. 823-826.
520
Cette phrase de Michaux nous fait penser à l’exemple de tonalité du noir (noir sur noir) le plus célèbre dans
l’art : K. Malevitch, Carré noir sur fond noir.

167
si la nuit absolue a une pluralité de signifiants qui ne sont pas les vraies noires (« on ne
pouvait avoir de visions intérieures vraiment noires », ibidem).

La question d’absolu pour le noir se pose au niveau de discours sur les couleurs,
discours qui se passe avec les procédés poétiques.

On peut supposer que pour Michaux le noir se dirige vers une autre couleur. Ainsi, par
exemple, Michaux dit : « les flots porteurs de noirs commencent à me devenir légèrement
indifférents <…>/ un très, très long attelage, menue ligne horizontale, traverse la steppe
immense de ma vision <…>/ les surfaces de couleurs. L’excessive variété de couleurs et de
tons <…> » (ibidem). Selon ce fragment, nous pouvons suivre le processus de transformation
des variations du noir (« flots porteurs des noirs ») vers des couleurs (« variété de couleurs et
de tons »). Mais, force est de constater que celles-ci nous restent inconnues : Michaux ne
nomme pas ces couleurs. Par ailleurs, nous ne pouvons pas les percevoir dans les dessins qui
accompagnent le livre L’Infini turbulent (les dessins mescaliniens sont en noir et blanc521).

Vu de ces faits les couleurs dont parle Michaux ne peuvent pas être définies comme
tout à fait réelles, mais ce sont des couleurs imaginaires522.

En revenant au texte de L’Infini turbulent, on peut remarquer que pour Michaux il


existe quand même le passage : noir (tache)→surface, mais l’organisation de la surface
répond au processus d’apparition-disparition des formes : « Aussi loin que je peux observer,
des points noirs s’y forment, se rapprochent <…> pour se souder et se mettre à former une
immense gangue presque ininterrompue, presque d’un bloc, quand à ce moment critique,
l’espace lui-même disparaît, et un autre surgit »523. Une telle description nous rappelle la
manière pointilliste de dessins mescaliniens, où les « points noirs » forment en somme des
taches sur les pages (« immense gangue presque ininterrompue, presque d’un bloc »). Par
ailleurs, un tel passage d’une forme à l’autre peut être expliqué selon certaines théories d’art
proposées au XXème siècle. Ainsi Paul Klee parle de « chaîne productive » comme point →
surface : « Récapitulation des mouvements énergétiques : du point à la ligne, de la ligne à la
surface, de la surface à la dimension spatiale »524. Mais l’important, c’est que Michaux n’entre
jamais dans des discours théoriques sur la genèse de la forme. Il ne propose pas des concepts

521
OC2, p.831-838.
522
Une trace qu’on peut trouver pour observer le contraste noir et blanc, ainsi que quelques tons des couleurs,
cf. : le film de Michaux Images du monde visionnaire, 1963, réalisation par Eric Duvivier (société de production
« Science-film », laboratoire Sandos). Cf. : OC3, p.223s (dossier du film) et 1526s (notices et notes), AP-53
(images).
523
Ibidem, OC2-823.
524
TAM-24.

168
théoriques (ni concepts de couleurs, ni concepts de formes). Ce n’est que grâce à ses textes
poétiques et ses épreuves plastiques qu’on peut apercevoir l’importance de la question de la
couleur pour lui.

Si on suit l’idée du passage d’une forme à l’autre dans le domaine de couleurs abordé
par Michaux pendant ses expériences mentales (dans les livres mescaliniens et notamment
dans L’Infini turbulent), un fait se révèle : le passage points → tache est également celui
inverse. Ainsi, Michaux écrit ceci : « L’espace se brisera, en points, en points de plus en plus
nombreux, leurs division augmentera fantastiquement, la divisibilité ne trouvera plus de
limites : vous y êtes »525. On peut interpréter que l’espace ici est comme une surface (ou
support, ou écran) remplie tout d’abord par des taches de vision, par des couleurs, puis se
casse en petites unités visuelles. On suit ici donc une sorte de transformation : tache → points.

En faisant l’analyse schématique de cet épisode de L’Infini turbulent on peut dire que
Michaux décrit la transfiguration des éléments des formes comme tache et points à la manière
très particulière qui n’est pas tout à fait habituelle pour l’art et notamment pour la genèse de la
forme526.

Notre concept de couleur que nous définissons à l’égard de l’œuvre de Michaux se


rapport donc parfois à des surfaces ou des écrans (page, tache), parfois à des formes (tache qui
est forme sans forme, mais qui peut devenir « signe », passage point/tache). Ce concept se
rapporte aussi à des « zones » qui sont à la fois réelles (c’est-à-dire, visibles dans son œuvre
plastique, dans ses tableaux et dessins) et irréelles (c’est-à-dire, non visibles, mais sensibles
dans son œuvre plastique, soit aussi dites dans certains de ses textes)527.

Ainsi, pensant aux « zones » noire et blanche dans l’œuvre de Michaux, nous avons
remarqué qu’il existe peut-être entre eux une « bataille ». Dans le cas des encres de Chine
(Grandes Encres) de Michaux on peut parler d’un certain « champ de bataille » visuel, qui est
composé par les taches noires, mises sur la surface blanche et brisées pas le geste. La tension

525
OC2-827. Michaux parle aussi de l’espace qui a une figure minuscule « le plus petit espace possible » (« un
centimètre carré » ou même « un millimètre carré ») OC2-827.
526
Cela n’est pas le contrepoint de la théorie de genèse de la forme de P. Klee ou de W. Kandinsky, mais cela
donne une perspective de l’interrogation : la tache (plan, surface) peut-elle être mise en mouvement pour
composer les points ?
527
Nous faisons ici la référence à quelques points du concept de L. Wittgenstein, pour lequel les « concepts de
couleurs se rapportent parfois à des substances (la neige est blanche), parfois à des surfaces (cette table est brun),
parfois à des éclairages (dans le rougeoiement du crépuscule), parfois à des corps transparents. Et n’existe-t-il
pas aussi un emploi qui concernerait un endroit dans le champ visuel et qui serait logiquement indépendant du
contexte spatial ?/ Ne puis-je dire : « Je vois là du blanc » (et par exemple, le peindre) même si je ne puis
nullement interpréter l’image visuelle spatialement ? (Taches de couleur). (Je pense à une manière pointilliste de
peindre). » (Remarques sur les couleurs, III, 255, p.62).

169
qui se compose entre le noir et le blanc est tout à fait perceptible et sensible : on voit sur ces
dessins des espaces tournants abstraits, des images concrètes rappelant des guerres, etc.

Si on s’adresse au phénomène de la coexistence de ces deux zones, une question


particulière peut se poser (prenant en compte l’aspect de la vision et de l’exploration de cette
vision par Michaux) : ne s’agit-il pas d’une troisième zone, autre zone que noire et blanche,
zone qui n’est pas facilement remarquable (presque irréelle) : zone grise (« zone
obscure »528)?

§ 5. Michaux : « Dans l’obscur de mes dessins »529 (ombre, tache grise)

a) Zone grise

L’espace de zone grise - qui nous supposons existe chez Michaux - doit être un espace
très subtil, insaisissable et presque indéfini. On peut évoquer notamment la substance de
l’ombre qui répond à ces conditions. Cet espace de l’ombre propre à Michaux, ne correspond-
il pas à « la situation d’indécision absolue d’un combat noir-blanc »530 ?

Pour le comprendre, nous examinons quelques spécificités de « zones d’ombre »531 de


l’œuvre écrite et picturale de Michaux. Nous supposons que dans ces zones on peut suivre
certaines rapports entres des éléments comme points et taches à l’égard du fond (support).

Ainsi, une révélation du gris (de la couleur grise) existe dans certains dessins de
Michaux, qui se portent notamment à deux techniques particulières : «frottage» et
« lithographie ». Par son principe d’accomplissement la première technique correspond à une
intervention purement gestuelle (il faut frotter532 avec la main le charbon de crayon sur le
papier), tandis que la seconde technique représente plutôt l’action de graver et d’imprimer
(lithographie c’est une copie de la matrice gravée)533.

528
OC2-859.
529
Titre d’extrait d’Emergences-Résurgences dans le journal « Figaro littéraire » (n°1375, 23 sept. 1972, p.13).
530
« Le gris moyen est la situation d’indécision absolue d’un combat noir- blanc » (Kl-2, p.306).
531
Cf. : l’expression « quatre-vingt-dix-neuf zones d’ombre » (OC2-691)
532
N.B. : le terme « frottage » est utilisé souvent pour les dessins de Michaux (années 1940) comme p.ex. Repos
dans le malheur, Les Signes extérieurs, La Ralentie (voir : AP, p.92, 94-95 et OC1, p.906, 924, 926). Dans
Peintures et Dessins (1946) ces dessins ont été accompagnés par les légendes empruntées aux textes sous les
mêmes titres (voir les textes : OC1-596, OC2-192, OC1-573). Cf., la notion « friction » que Michaux utilise par
rapport au blanc : OC2-840 (en marge).
533
La plus célèbre série des lithographies de Michaux a été reproduite dans le livre Meidosems (édition 1948).
Cf. aussi : catalogue Henri Michaux : 50 lithographies originales 1967, 1974, 1984, Paris, le Point cardinale,
1984.

170
Le support dans ces deux cas joue avec la substance qu’on peut considérer comme
« grise », dont les images apparaissent comme certaines ombres des êtres534. C’est ici, qu’une
modalité principale de la forme élémentaire de tache se révèle mystérieusement dans un
espace fait comme « espace aux ombres »535.

On peut construire le concept de cette tache particulière (grise) de Michaux.

Si nous prenons le cas de « frottages » : les taches viennent du support, les silhouettes
se composent d’une sorte de somme de micro-points gris de charbon536. Nous avons une
composition à partir de points, nous avons un exemple de transfiguration physique :
points→tache (la tache ici devient « substantielle »537). C’est grâce à la technique de frottage
que la tache comme forme sans forme préliminaire obtient le poids, l’étendue : les images se
forment sur le support.

On peut dire que les taches apparaissent presque « par erreur »538, elles arrivent
comme « un coup profond » du support même. Il y a d’abord les formes invisibles,
précédentes, qui vont avant l’œuvre et qui se situent à l’origine organique du tableau. Ces
formes expriment l’essentiel de l’apparition graphique gestuelle dans la zone grise (zone
obscure).

Parlant de la zone grise nous nous approchons donc à un concept pour lequel il ne
s’agit pas tout simplement de la couleur grise. Il s’agit plutôt de la présence dans l’œuvre de
Michaux de quelque espace où se passent certaines métamorphoses des formes.

534
On peut rappeler ici le « fantômisme » de Michaux au point de recherche du « double » (l’ombre est le
double).
535
Nous faisons allusion à une expression de Michaux : « faire de l’espace » (L’Infini turbulent, OC2-825).
536
On pourrait rappeler que certaines oeuvres picturales de Michaux ressemblent à une sorte de jeu de café, dont
les taches sont lancées sur le papier. D’une part une magie, une pratique magique personnelle (exorcisme) se
révèle dans ces images. D’autre part, l’origine du «coté tache» dans l’oeuvre de Michaux se dirige vers une
tradition romantique du XIXe (Victor Hugo). Cf. : G. Bonnefoi, Henri Michaux peintre, chapitre 1: Ecriture-
écritures 1922-1927 : « ses taches à lui étaient projections et rêveries romantiques, châteaux de brume et de
nuit… ». En effet, on peut trouver plusieurs dessins de V. Hugo, dont les taches d’encre rappellent quelques
silhouettes (châteaux, têtes ?). Cf. les dessins : Victor Hugo. Dessins, nn°130, 132, 134, 135, 137, 139-146.
537
Expression utilisée dans les travaux théoriques sur l’art par le philosophe russe P. Florensky dans l’Analyse de
l’espace et le temps dans les oeuvres picturales (1921).
538
Parallèle : parlant de Paul Klee Michaux dit que ses images viendront du fond, ce sont les taches
« maculatrices ». Force est de constater que Michaux considère les couleurs des tableaux de Klee, comme
quelque chose de naturel (comme « tons fins des vieilles choses » ou « mousses ou moisissures rares »). Cf. :
Aventures de lignes, OC2-360.

171
Nous trouvons, par exemple, dans son texte La Ralentie un fragment qui parle de
l’« obscur », la zone, où d’une part, il y a l’« offrande » (c’est-à-dire quelque don, quelque
apparition) et, où d’autre part, il y a la perte (les « repères s’enfuirent à pertes de vue »539) :

« Oui, obscur, obscur, oui inquiétude. Sombre semeur. Quelle offrande ! Les repères
s’enfuirent à tire d’aile. Les repères s’enfuient à pertes de vue, pour le délire, pour le flot. »540

L’« obscur » ici (« Sombre semeur »), est un espace, ou une zone, qui peut être
nommée au sens métaphorique de termes espace gris ou zone grise, où on peut sentir
l’apparition et la disparition des personnages (des images) qui est une apparition-disparition
simultanée, éventuelle : c’est l’état énigmatique des choses, des personnages, des signes, des
formes, des couleurs ; l’état de l’existence et de non-existence ; l’état du réel et irréel.

Dans les lithographies de Michaux que nous avons évoquées, où parait évidente la
présence visuelle de la zone grise, nous pouvons suivre la même dualité qui se dévoile. Nous
pouvons comparer le registre graphique et textuel à l’exemple de Meidosems.

Ainsi, les lithographies de Meidosems donnent l’impression des traits, des lignes qui se
développent sur le fond gris comme dans les images radiographiques. La présence du geste ici
est autre que dans les frottages : elle n’est pas directe, puisque les lithographies donnent les
empreintes de la matrice gravée. On peut dire que c’est le geste imprimé.

Dans le texte qui accompagne les lithographies Michaux parle des images qui
apparaissent (par exemple d’« une brume à une chair »541), mais aussi qui se perdent
(disparaissent) :

« Un nuage ici fait un nez, un large nez tout répandu, comme l’odeur autour de lui, fait un œil
aussi, qui est comme un paysage, son paysage devant lui, et maintenant en lui, dans la géante
tête, qui grandit, grandit démesurément. » 542

Dans ce fragment le « nuage » représente l’état instable. Comme si les traits ou des
éléments d’un visage humain (« nez », « œil ») peuvent se constituer dans quelque centre
d’une masse, ou d’une surface (« paysage ») en même temps que ces traits se transfigurent et

539
Cf. l’expression de Michaux « zones de gris » dans ce contexte : « Les phases de la vue ici sont telles : il y a
d’abord quatre zones de gris où des colonnes de gris plus sombre se forment et s’entrecroisent » (OC2-962).
Pour ces « zones de gris » le rôle de l’œil est crucial (p.ex. il y a le « matin d’œil », le « midi d’œil », le « soir
d’œil » et la « nuit d’œil »). En vue de la phrase dite au début du texte « D’abord réfléchir. » on peut proposer
une formule : chez Michaux l’œil réfléchi. Cf. l’expression de P. Claudel : « l’œil écoute », Art poétique, 1941,
p.50.
540
OC1-579.
541
OC2-214.
542
OC2-213.

172
se perdent finalement. Il ne reste que la forme déstabilisée de nouveau, rappelant la tache
(« géante tête, qui grandit, démesurément »).

Si nous nous appuyons sur certains critères de couleurs : le nuage dont Michaux parle
ne peut pas être considéré comme une substance blanche. Les lithographies de Meidosems
sont en trois couleurs (gris, brun, rouge) sur fond blanc et vert. On peut dire qu’ici il y a une
relativité de couleurs. L’espace montré ainsi que l’espace dit, est un espace neutre, c’est-à-
dire : un espace dont existent les conditions d’apparition-disparition des couleurs.

Nous pensons que, grâce aux apparitions-disparitions qu’on peut suivre souvent dans
l’œuvre de Michaux, il veut s’approcher de la question de création comme telle, vers le secret
de création. Ainsi, Michaux dit quelque fois : « J’assiste au secret des secrets, mais sans
pouvoir le percer »543. Il se demande ensuite : « Mais étaient-ce des instants, des sortes de
déci-seconde, se raccordant, que je contemplais ainsi ? Etait-ce un autre élément, l’élément
commun à tout l’univers, le lien, le raccord et la base infiniment simple, constante, unissant
tout qui accomplit la continuité universelle, élément actif, prolongement de la création en tout
temps, en tout lieu. »544 Le « secret des secrets » dont parlait Michaux, qu’il imaginait
percevoir, était en quelque sorte la création comme telle, dont une « ampleur » (un espace) se
formait sans cesse, à chaque instant.

Indiquons un autre exemple.

Dans un épisode de L’Infini turbulent Michaux décrit une scène de sa vision de la


figure de « carrelage » qui est à la fois blanc et gris-bleu : la forme en couleur qui lui arrivait
sur « le mur qui est dans l’ombre ».

« Si après avoir jeté un regard à la fenêtre, je tourne l’œil vers le mur qui est dans l’ombre, il
s’y projette alors un grand carrelage blanc et gris-bleu qui détonne dans la chambre sombre
puis disparaît aussi subitement qu’il est apparu. Seule l’intensité extrême rend prodigieux ce
phénomène par ailleurs connu, et ordinaire. »545

La figure de « carrelage » (qui apparaît et disparaît) est vue par Michaux dans la
« chambre sombre ». Ce « grand carrelage » peut être interprété comme un cadre qui se
trouve dans un autre cadre de vision (chambre). Autrement dit : c’est un espace « blanc et

543
OC2-856. Nous voyons ici l’aspect inconscient de l’expérience de Michaux (cf. : « C’est moi qui sans le
vouloir étais occupé à la colorofabrication », ER, OC3-612, nous soulignons).
544
OC2-856.
545
OC2-852 (scène vécue lors d’une des expériences de drogues). Cf. : Wittgenstein, L., Remarques sur les
couleurs : « Si un fantôme m’apparaissait dans la nuit, il se pourrait qu’il émît une faible lueur blanchâtre ; mais
s’il m’apparaissait gris, alors il faudrait que la lumière parût venir de quelque part ailleurs. », III, 231, p.60.]

173
gris-bleu » qui apparaît dans un autre espace (obscur). On peut remarquer ici, une sorte de
logique vibratoire des couleurs (blanc/gris-bleu) qui faisait jouer dans un espace sombre un
rythme spécifique, une « intensité extrême » qui est le rythme des rapports de claire/obscure
et de noir/blanc.

A cet exemple on ne parle pas de geste, mais plutôt du regard, ou de la vision interne.
L’exploration des couleurs ici est mental (répond à l’expérience mentale de Michaux).

La présence dans l’œuvre de Michaux de la couleur grise est à la fois réelle (technique
de frottage, de lithographie) et métaphorique (on a une métaphore d’ombre). Cette présence
du « gris » nous amène donc au domaine, où on peut parler de l’expérience de Michaux
concernant la couleur, la forme, la peinture. Or, notre objectif n’est pas de coordonner
l’expérience de Michaux aux concepts théoriques, mais de définir l’essentiel de sa pratique
plastique, et l’essentiel de son geste plastique.

b) Clair-obscur

Force est de constater que un des principes de la composition plastique est du domaine
des rapports des tonalités ou « valeurs du clair/obscur »546. Chez Michaux le « valeur du
clair/obscur » joue à la frontière du noir et blanc ce qui s’inscrit probablement à la conception
de gris. Nous projetons de construire cette conception à l’égard de certains points cruciaux
que nous trouvons dans l’œuvre de Michaux.

Nous marquons d’abord le problème de transfiguration des couleurs (noire et blanche)


qui se passe grâce à l’expérience picturale, mais aussi grâce à l’expérience mentale de
Michaux.

La question qui se pose : quelles sont les rapports entre deux zones – noire et blanche
– le résultat peut-il être « gris » ?

Comme nous avons remarqué, dans le livre mescalinien Misérable Miracle Michaux
parle de sa vision des couleurs et quelquefois il arrive à mélanger le noir et le blanc :

546
Dans les termes de Paul Klee : « Des multiples oppositions de contenu dans le domaine des tonalités résultent
des possibilités que voici : / le large usage de l’échelle entière des valeurs, affirmation de force et de pleine
respiration ;/ ou bien l’emploi retreint de sa moitié supérieure, profonde et sombre ; / ou encore les diverses
nuances de gris dans la région médiane, indice de faiblesse par excès ou par manque de lumière ; / ou enfin le
crépuscule incertain de centre. » (« De l’art moderne », TAM-25).

174
« J’absorbais ensemble, comme l’Hymne infatigable, j’absorbais, sans obstacle, le noir, le
blanc, le noir, le blanc, le noir, le blanc, pareils, égaux… »547

Ici, le « je » expérimenté est un écran d’absorption de deux couleurs contradictoires.


Comment nous pouvons supposer l’organisation de l’« ensemble » dont Michaux parle ? Une
image qui paraît semblable à l’« ensemble » (ou au mélange) peut être une « tache » qui se
forme à la frontière de deux zones qui s’interpénètrent : zone blanche et zone noire. La
« tache » est dans ce cas une substance instable et nous pouvons la dénommer « ombre » ou
« zone grise » qui apparaît grâce au mélange du blanc et du noir. Nous caractérisons cette
zone comme neutre548, puisque en état d’absorption, dont Michaux parle dans la phrase citée.
Il se produit une équivalence.

Une révélation importante semble marquée par Michaux lui-même pour expliquer le
phénomène de la position neutre des couleurs qui ne sont pas seulement le noir et le blanc.
Force est de constater que cette révélation a été marquée par Michaux lors de ses
« méditations » (ses « lectures ») de peintures des autres. Ainsi, nous trouvons dans un de ses
textes, dans le texte sur Zao Wou-Ki les strophes suivantes :

« l’espace est silence


silence comme le frai abondant tombant lentement
dans une eau calme

ce silence est noir


en effet
il n’y a plus rien »549

Nous voyons que Michaux donne à l’espace visuel (espace pictural des tableaux de
Zao-Wou-Ki), c’est-à-dire, aux tableaux vus, des dénominations autres qu’il voit. Ce sont les
dénominations allégoriques, par exemple : « silence ». En décrivant cet « espace » comme
obscur Michaux le nomme finalement « noir » et « rien ».

Le « noir » ici n’est pas la couleur, c’est une indication d’un état qui est un état neutre.
C’est le « rien » de couleurs, d’une gamme des couleurs. Ainsi, si on observe les lithographies
de Zao-Wou-Ki, on a plusieurs couleurs différenciées. Etant en face de cette gamme de

547
Addenda I de Misérable Miracle, OC2-775.
548
Nous utilisons la terminologie de Paul Klee. Selon sa conception : dans le domaine de l’art le gris est le
« Centre de Tout, contenant virtuellement toute couleur, toute valeur, toute ligne. » (« Note pour les Recherches
exactes dans le domaine de l’art », TAM-51).
549
Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki, OC2-266.

175
couleurs Michaux-observateur se trouve, se coordonne à une position neutre. C’est-à-dire que
le lieu de rencontre entre ces couleurs différenciées pour lui devient métaphoriquement
« noir » (ou « silence »).

Mais nous avons vu dans le paragraphe précédent que le « noir » pour Michaux n’est
pas catégorie absolue : la zone noire signifie pour lui plutôt plusieurs nuances de couleurs.
Cela donne à penser qu’une des nuances de ce « noir » est grise, ce qui répond à la position
neutre dans les termes théoriques.

Dans un autre exemple, les mots de Michaux sur les tableaux de Paul Klee : « j’en
revins <…> voûté d’un grand silence » nous font penser à ce que Michaux trouve neutre dans
la peinture qu’il voit550. L’expression « grand silence » nous indique un certain champ
d’obscurité de la peinture551. Nous voulons proposer une sorte de chaîne qui semble-t-il se
construise selon les métaphores qu’on trouve chez Michaux : noir (gris) – peinture (silence) –
obscurité.

Nous supposons que le « grand silence » n’est pas « voûté » seulement au regard de
tableaux de Klee vus par Michaux, mais c’est la peinture comme telle et en face de laquelle
Michaux se trouvait, ce qu’il explique par la deuxième séquence des Aventures de lignes :

« Fermé à la peinture, ce que j’y voyais, je ne sais. Je ne tenais pas à savoir, trop heureux
d’être passé de l’autre côté, dans l’aquarium, loin du coupant. »

Ainsi, Michaux se pensait être à part de la peinture. Et c’est l’acte de peindre lui-
même qui devient lié en quelque sorte à l’obscurité. Le moment de passage d’être « fermé à la
peinture » à arrivé à la peinture (« arrivé au noir »552, c'est-à-dire : arrivé à un domaine
inconnu) signifie pour Michaux-peintre le moment de sa propre origine, liée à la peinture.

550
On peut remarquer que même la première phrase de Michaux (« Quand je vis la première exposition de
tableaux de Paul Klee, j’en revins, je me souviens, voûté d’un grand silence. ») propose au lecteur un jeu des
termes. Ainsi, Michaux utilise le terme musical (« silence ») en parlant des œuvres picturales. D’une part ce fait
est lié au « musical » des peintures de Klee. Mais d’autre part, ce fait confirme que Michaux n’utilise presque
jamais les mots au sens direct.
551
On peut faire une liaison entre le « grand silence » et le « Stilleben » (« J’accédais au musical, au véritable
Stilleben », ibidem). Sur le terme allemand « Stilleben » utilisé par Michaux nous trouvons une remarque de R.
Bellour [OC2-1192N] : « Dans ce contexte, le mot peut aller selon ses deux sens : vie calme et nature morte ».
En effet, on interprète souvent plusieurs tableaux de Klee comme des « nature mortes ». Même le dernier tableau
de Klee de 1940 (qui ne porte pas de titre) est indiqué dans plusieurs catalogues comme « Nature morte sur le
fond noir ». D’autre part, dans Aventures de lignes nous trouvons dans le 4e séquence (qui suit le mot
« Stilleben ») l’expression de Michaux : « natures tranquilles » qui jouent dans deux sens. (On peut dire que
Michaux utilise le terme allemand comme s’il veut trouver le mot-valise, mais il ne le trouve pas en français.)
552
Cf. : « Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l’origine. » (ER, OC3-555).

176
Celle-ci devient pour lui une forme d’invention, une « Obscurité, antre d’où tout peut surgir,
où il faut tout chercher »553.

Force est de constater que Michaux a découvert la peinture occidentale grâce


notamment aux tableaux de Klee. Nous avons au moins trois indications documentaires sur ce
fait. La plus connue se trouve dans le texte célèbre Quelques renseignements sur cinquante-
neuf années d’existence (1958)554, nommé parfois sa « mythobiographie »555 : « 1925./ Klee,
puis Ernst, Chirico… Extrême surprise. Jusque-là, il haïssait la peinture et le fait même de
peindre, “comme s’il n’y avait pas encore assez de réalité, de cette abominable réalité,
pensait-il. Encore vouloir la répéter, y revenir !“ ».556 Nous trouvons une autre déclaration de
Michaux qui est pareille et qui est de la même année : « Jusque là, je rejetais (la peinture)
avec hostilité. Je haïssais les peintres… Par Ernst et Klee, je voyais quelque chose comme le
dessous des cartes. C’était une voie, un espoir. De la peinture occidentale jusque-là ‘en
service’, on pouvait donc faire quelque chose. »557. Par ailleurs, nous avons la lettre de
Michaux adressée à René Bertelé en 1946. Relevons cette phrase : « S’il y a eu l’influence
( ?) elle vient de [Kle[e] corrigé en : leurs] peintres Ernst (et [moins biffé] Masson) et de
Klee qui furent en effet pour moi une révélation – Dali [également corrigé en : ensuite] et
[d’ailleurs biffé] Bernal – »558. Dans ces documents plusieurs noms de peintres
contemporains sont cités. L’obscurité de la peinture occidentale qui était définitif pour
Michaux devient pour lui concrétisé par ces noms.

Pour nous les références que Michaux fait sont importantes dans deux aspects.

Premier aspect.

Grâce aux tableaux de certains peintres (et notamment de Klee) Michaux ouvre pour
soi un autre monde (celui de la peinture) et on peut dire qu’il veut se reconnaître là.

553
ER, OC3-558.
554
Première publication dans le volume « Michaux » de R. Bréchon (coll. « La Bibliothèque idéale », Gallimard,
1959).
555
Cf. par exemple : J.-Cl. Mathieu, « Portrait des Meidosems » dans Littérature n°115, 1999, p. 14.
556
Voir : Michaux, OC1, p.CXXXII et Notices, p. 991.
557
Voir cité dans : P. Waldberg, Max Ernst, 1958, p.300 : « Voici ce qu’écrit Henri Michaux : „Max Ernst et
Paul Klee m’ont à peu près en même temps, lorsque j’avais vingt-quatre ans, fait naître à la peinture. Jusque-là,
je la rejetais avec hostilité. Je haïssais les peintres plus que n’importe quels gens comme étant les auxiliaires
bénévoles de l’encombrante réalité et de ses apparences qui ne sont que trop apparentes et couvrantes. (Les
cubistes même ne les avaient jamais dépassées, tout au contraire.) / Enfin par Ernst et Klee, je voyais quelque
chose comme le dessous des cartes. C’était une voie, un espoir. De la peinture occidentale, jusque-là ‘en
service‘, on pouvait donc faire quelque chose.“ »
558
Voir les Documents dans : OC1-997. Il semble important de remarquer que dans cette phrase le mot
« influence » n’est pas vraiment lisible : nous ne pouvons l’utiliser pour notre analyse des rapports entre
Michaux et Klee qu’au sens d’une inspiration primaire pour Michaux de faire sa propre peinture (sa propre
épreuve de la peinture).

177
Dans notre thèse nous faisons parfois références à Paul Klee, disant qu’il y a une voie
virtuelle parallèle entre son œuvre et l’œuvre de Michaux. On peut même parler d’une
rencontre virtuelle entre deux poètes-peintres559. Selon R. Bellour : « on ne sait quand
Michaux a pu voir ‘la première exposition de tableaux de Klee’, mais celui-ci est cité, dès la
date de 1925, dans Quelques renseignements…On sait seulement que Michaux se rend en
février 1948 <…> à la première grande exposition consacrée à Klee par le musée national de
l’art moderne »560. En effet, les mots de Michaux sur « la première exposition »561 de Klee
posent quelque problème. Puisque les textes de Michaux Aventures de lignes, ainsi que
Quelques renseignements… ont été écrits dans les années 1950, on pourrait supposer que c’est
l’exposition de 1948 qui l’a engagé à évoquer son inspiration par Klee. Or, nous savons à
travers sa lettre de 1946 à R. Bertelé, que c’était avant cette exposition que Michaux indiquait
l’importance des tableaux de Klee pour sa propre activité plastique. Donc, on peut supposer
qu’il s’agit vraiment d’une « première exposition » de Klee, qui avait eu lieu à Paris en 1925.

Il semple important de remarquer qu’en 1925 à Paris il y avait eu lieu deux expositions
dans lesquelles œuvres de Klee figuraient. La première562 a passé du 21 octobre au 14
novembre sous l’affichage, dont le texte de l’invitation était le suivant : « 39 aquarelles de
Paul Klee illustrant le mot du peintre seront exposées pour la première fois en France ». Pour
cette exposition les œuvres de Klee ont été présentées par Louis Aragon563. La deuxième564 a

559
Ainsi, par exemple, dans la revue « Transition » (n°4, 1948), le texte de Michaux A Hue et à Dia (traduction
anglaise) commence à partir de la page 47 et y succède le dessin de Klee (p.46).
560
OC2-1191N.
561
OC2-360.
562
Galerie Vavin-Raspail, Berger et Daber, 28, rue Vavin (135, Bd Raspail). Nous trouvons dans le
catalogue des œuvres de Klee (plaquette « Invitation », Fondation de Paul Klee, Berne) de cette exposition les
titres des tableaux exposés : 1.Danseur de corde (1923), 2.Vent de feu (1923), 3.Congratulants ( ?),
4.Métamorphose (1924), 5.Attaque par surprise ( ?), 6.Image du chardon (1924), 7.Cavalcade sur l’Oger
(1925), 8.Recueil de chiffres ( ?), 9.Jeune fille possédée (1924), 10.Sépulture triptyque (1923), 11.Pleine lune
( ?), 12.Oiseau en Novembre (1923), 13.Tableau mural (1924), 14.Comédie (1921), 15.Pierrot en prison (1923),
16.Chambre spirite (1925), 17.Buste ( ?), 18.Homme au gibus (1925), 19.Contact de deux musiciens (1922),
20.L’Homme de l’hiver ( ?), 21.Plantes au clair de lune (1922), 22.Le pic Bellevue ( ?), 23.Pavillon à la porte
d’argent (1925), 24.Paysage archéologique (1925), 25.Paysage de Sicile (1924), 26.Fable antique (1923), 27.Ab
ovo (1917), 28.17 fou ( ?), 29.Cité des croyants ( ?), 30.Fugue en rouge (1921), 31. Sous le signe de l’ammonite
( ?), 32.Composition structurale (1924), 33.Burg ( ?), 34.Champ (1925), 35.Projet de jardin ( ?), 36.Destinées
hivernales (1922), 37.Jardin de fleurs ( ?), 38.Ça mord ! ( ?), 39.Moribundus (1919).
563
Louis Aragon nomme Klee le « grand peintre de Weimar » qui pratique une « invention sans cesse renouvelée
de ses dessins » : « Il est, en effet, impossible de parler du grand peintre de Weimar sans alléguer la légèreté, la
grâce, l’esprit, le charme et la finesse qui lui sont essentiellement propres. On ne sait que préférer de la
délicatesse de ses aquarelles ou de l’invention sans cesse renouvelée de ses dessins. Ceux-ci et celles-là
paraîtront sans doute à nos amateurs de Bissière et de Lotiron œuvres d’enfant ou de fou. C’est cette grâce, qui
est celle des poètes, d’attendre aux limites de l’imagination s’appelle de nos jours puérilité ou démence, suivant
le notaire ou le manœuvre qui juge et tranche du coup ce qu’il a de plus précieux et de plus subtil » (L. Aragon,
Paul Klee, « Invitation » de l’exposition 1925, Fondation de Klee, Berne). L’aspect de l’« invention sans cesse »
représente pour nous un des points des plus significatifs pour comparer le rapprochement entre Michaux et Klee.

178
eu lieu du 14 au 25 novembre sous le titre : La peinture surréaliste (étaient présentés les
tableaux de P. Picasso, M. Ray, D. Sunbeam, K. Tonny, J. Arp, G. Chirico, R. Desnos, M.
Ernst, G. Malkine, A. Masson, J. Miro, P. Klee).

Sachant que justement en cette année 1925, Michaux a adressé un de ses textes aux
surréalistes565, et en se rappelant l’importance donnée par Michaux lui-même aux figures
telles que Chirico et Ernst, il nous semble assez possible que Michaux ait vu les deux
expositions566.

Deuxième aspect.

Force est de constater que Michaux n’accepte aucune répétition de la réalité, aucune
copie, qui existe selon lui dans la peinture occidentale567. Michaux déteste l’imitation, et en
trouvant ce refus chez les autres (chez les peintres, mais aussi chez les enfants, chez les
aliénés ou aussi chez les calligraphes chinois), il propose à soi de ne pas copier (ce qui
correspond à son point de vue sur l’œuvre, sur la figure de l’auteur et sur le processus de
création) : « J’ai peint afin de rendre le monde plus “marquant“, tout en refusant le “réalisme“
des conduites, et des idées »568.

564
Galerie Pierre (13, rue Bonaparte). Pour cette exposition a été pris de la première le tableau de Klee :
Chambre spirite (1925) (Voir les réproductions dans A. Vowinekel, Surréalismus und Kunsl 1919 bis 1925,
p.477-490.). Il est remarquable que Michaux indique la même galerie, comme le lieu de sa propre première
exposition (simple coïncidence ?): « 1937./ Commence à dessiner autrement que de loin en loin. Première
exposition (galerie Pierre à Paris). » (Quelques renseignements… OC1, p.CXXXIII-CXXXIV). N.B. Michaux
donne la date incorrecte de cette exposition, qui avait eu lieu du 4 au 14 novembre 1938 (exposition de gouaches
de Michaux). Force est de constater quand même, que la première exposition de Michaux avait eu lieu en 1937
dans la librairie-galerie de la Pléiade à Paris.
565
Voir son texte Surréalisme [janvier 1925] OC1-25.
566
En vue de ce que Klee a été exposé à Paris en 1925 avec les surréalistes et en vue du fait que Michaux
annonçait l’importance de Klee pour sa propre œuvre cet argument obtient une perspective suivante : Michaux
s’est adressé quelques fois aux surréalistes, (cf. : A.-S., Petit-Emptaz, « Eluard, Aragon, Michaux : trois poètes
français face à Klee », dans Mélanges Géorges Cesbron). Prenant en compte l’avis ironique de Michaux sur les
surréalistes, on peut dire que telle figure que Klee (et aussi Chirico, Ernst, Masson) n’était pas pour lui adhérer
au surréalisme, mais surtout et en premier lieu c’était le vrai peintre et l’individu. Cependant il faut remarquer
que chez Michaux existe une seule référence positive à un texte surréaliste, notamment à un récit de Benjamin
Péret de 1923 (voir Michaux, Les poètes voyagent, 1946, OC2-309 : « Quel voyage ce fut pour leurs premiers
lecteurs que Au 125 du boulevard Saint-Germain, de Benjamin Péret <…> ! »).
567
L’essentiel de « dessiner » qu’il n’aime pas s’est exprimée dans une phrase : « Dessiner, c’est représenter,
présenter à nouveau, donc imiter. » (Essais d’enfants, Dessins d’enfants, OC3-1331).
568
ER, OC3-644. Cf. aussi : « Un auteur n’est pas un copiste, il est celui qui avant les autres a vu, qui trouve le
moyen de débloquer le coincé, de défaire la situation inacceptable. » (ibid., OC3-605, 606). Chez Klee nous
trouvons le point de vue pareil. Chez lui ce point de vue correspond en quelque sorte à la philosophie de la
nature de Goethe. Ainsi, il ne veut pas copier la nature, mais, en l’observant, il cherche la structure interne des
objets pris de la nature (structure des plantes, squelettes des animaux, etc.), ainsi que il s’intéresse aux
phénomènes de la nature (pluie, formes des nuages, etc.). D’une part, sa pratique se dirige vers la compréhension
de l’énergie de la Nature (un des cours de Bauhaus était traité du « Dessin de feuilles d’après nature, en tenant
compte des énergies articulées de leurs côtés »). Ses travaux de recherche des « voies diverses dans l’étude de la
nature » (c’est le titre d’un de ces textes [Wege des Naturstudiums, 1920]) se portent aux sciences naturelles.
D’autre part, Klee essaie d’effectuer un dialogue avec la nature pour se comprendre : « Le dialogue avec la

179
On peut dire alors, que : en parlant sur soi-même au regard de la peinture (c’est-à-
dire : en se reconnaissant) Michaux ne veut pas s’inscrire dans quelque liste des artistes ou
dans quelque domaine de l’art, mais il aspire plutôt à réfléchir sur soi (sur ce qu’il fait lui-
même dans la peinture). En parlant des œuvres des autres, Michaux fait peut-être la même
chose : il se regarde à travers les œuvres des autres569.

Partant de nos affirmations, que chez Michaux il y a rapports entre les notions
« silence », « noir », « gris », « obscurité » et « peinture » : la peinture peut être considérée
comme domaine d’activité, comme acte de création, comme pratique choisie par Michaux, où
il essaie de trouver sa position neutre par rapport à ce qu’il voit chez les « autres », par
rapport aussi à ce qu’il accepte ou n’accepte pas dans la société et ce qu’elle propose.

On peut résumer alors qu’il y a plusieurs niveaux d’organisation de « valeurs du


clair/obscur » qu’on peut suivre chez Michaux.

Le premier niveau est caractérisé par l’espace gris (dit neutre), l’espace perceptif dans
les tableaux de certaines techniques que Michaux utilise. Son geste du peintre est visible dans
ces tableaux, où nous voyons une sorte de combat entre le blanc et le noir, et où nous voyons
aussi le processus d’apparition-disparition des images et la transformation du support. Ce
niveau peut être défini comme celui correspondant à l’expérience proprement dit plastique.

Le deuxième niveau est celui plus spécifique où le « gris » peut être considéré comme
l’espace neutre de plusieurs couleurs. On peut dire que l’acceptation des couleurs par
Michaux c’est une acceptation de ce qui vient de l’extérieur (par exemple de ce qu’il voit dans
la peinture des « autres »). Le gris est donc le représentant de certains combats ou de mélange
(par exemple du noir et du blanc), dont le résultat est l’« ombre » ainsi que le processus
d’apparition-disparition des couleurs.

Michaux cherche sa propre position neutre (position de l’individu dans le monde). Le


troisième niveau, lié au précédent, est peut-être le plus fondamental : le niveau de l’acte de
peindre. Pour Michaux la peinture devient le lieu qui est à la fois obscur et clair : le lieu où on
peut tout inventer (autre côté de l’« aquarium »)570. Ce niveau est donc tout à fait personnel,
lié au point de vue de Michaux sur la peinture, à sa propre pratique picturale et à ce que cette

nature reste pour l’artiste condition sine qua non. L’artiste est homme ; il est lui-même nature, morceau de nature
dans l’aire de la nature. » (TAM-43). Troisièmement, dans sa théorie de la genèse de la Forme picturale Klee
arrive à l’essentiel de l’œuvre d’art, lié à la « nature naturante » (TAM-28) : « L’artiste crée ainsi des œuvres, ou
participe à la création d’œuvre, qui sont à l’image de l’œuvre de Dieu. » (TAM-46).
569
Cf. : P3, ch2, §5.
570
Une interprétation du mot « aquarium » (cf. la citation d’Aventures des lignes ci-dessus) semble évidente : la
poésie comme ghetto, le langage poétique comme moyen insuffisant.

180
pratique lui proche (« je peins pour me déconditionner »571 ). Dans ce sens Michaux s’invente
dans la peinture.

DEUXIÈME CHAPITRE. Les « punctiformes »572 comme les procédés gestuels de


Michaux

Dans le chapitre précédent nous avons étudié une forme métamorphosée dans l’œuvre
de Michaux : la tache. D’une certaine manière celle-ci est une des formes de bases de ses
tableaux et dessins. Le travail que Michaux effectue avec la tache est remarquable dans la
mesure où sa main, son geste métamorphose la tache, créant une « forme en mouvements ».

Nous avons dit qu’il y a une liaison très proche entre la forme de tache et une autre
forme (dite élémentaire) : le point. Le sujet du chapitre présent est donc cette forme de point
sur le même aspect de métamorphose573. Nous l’examinerons dans les quatre registres
(pictural, graphique, textuel, typographique).

Pour le concept du point, on peut affirmer qu’il existe un rapprochement essentiel


entre deux notions : signe et forme. Ainsi, dans les termes théoriques, le point est
« l’archétype de tous les signes »574. Par ailleurs, le point est la « forme la plus petite de
base » :

«… nous pouvons définir le point comme la plus petite forme de base. Pourtant cette
définition n’est pas précise. Il est difficile de définir les limites de la notion „la plus petite
forme“, - le point peut grandir, devenir surface et remplir imperceptiblement toute la surface
de base. »575

571
ER, OC3-542.
572
Le champ d’utilisation de ce terme est pour nous assez varié. Mais nous restons dans la conception de ce qui
est le plus petit : les « punctiformes » pour nous ce sont les formes petites. Cf. par exemple : le contexte
mescalinien du terme « punctiformes » comme formes petites chez Michaux dans ER : « photons » (OC3-613).
573
Evoquant aussi la présence des punctiformes comme traits.
574
« Point : archétype de tous les signes, noyau central. » Kan3-258 (Cours du Bauhaus, 1926).
575
Kan2-65.

181
Pour étudier l’œuvre de Michaux nous suivrons l’égalité signe=forme en nommant le
point un élément le plus simple et en prenant en compte la difficulté de « définir les limites de
la notion “la plus petite forme“ ».

§ 1. Le cas du « point » chez Michaux (le champ d’analyse)

L’objectif de notre recherche pour ce chapitre est d’examiner comment le phénomène


du point se coordonne à la peinture et à la poésie de Michaux ? Autrement dit : le point se
dirige-t-il seulement vers l’élément originel de la peinture de Michaux ? Si le point est associé
à l’œuvre écrite de Michaux, peut-on parler de la poétique du point chez Michaux ?

Sous l’expression « poétique du point » nous considérons certaines modes


d’expression du point chez Michaux : graphique, allégorique, typographique.

Nous examinons alors la problématique du point aux deux domaines suivants :

1/ la forme visuelle du point (point comme forme picturale et graphique élémentaire


dans ses tableaux et dessins)576 ;

2/ le « punctiforme » poétique.

Force est de constater que le point n’est pas une énergie purement picturale, mais celui
qui se tient dans le pôle entre le silence et la parole. La quantité la plus insaisissable, le point-
signe, nous fait approcher d’une « poétique du peu »577 dans l’écriture de Michaux (dans ses
textes). Dans l’écriture poétique de Michaux, le point existe souvent soit comme expression
verbale qui exige l’image mentale d’un punctiforme, soit comme simple signe de ponctuation
(d’ailleurs dans quelques configurations spécifiques comme lignes de points par exemple).
Dans ce domaine nous nous approchons donc à la syntaxe du point (c’est-à-dire : à l’usage
typographique du point dans les textes de Michaux). La mission du point se manifeste dans
l’écriture de Michaux, où on peut distinguer une sorte de « sonorité » aussi verbale que
typographique du point. Ainsi, dans la poésie (dans les textes imprimés) de Michaux le point
exige un espace typographique libre en produisant un signe visuel graphique578. La présence,

576
Dans les termes de Kandinsky (Kan2-68). Cf. aussi : Kan2-69 : «… le point est au sens extérieur et intérieur
l’élément premier de la peinture et spécifiquement de l’art „graphique“ ».
577
Cf. aussi : termes de R. Dadoun « Ténuité », « Ténuation » (« Ténuité de l’être », dans Passages et langages
de Henri Michaux, p.13-29) ; l’expression : « Poétique de la misère » (M. Collot, ibidem, p. 45-63), et
l’expression : « écriture de la mort » (M. Mourier, ibidem, p.65-81 « A propos de Moriturus : une écriture de la
mort »).
578
Notamment les ronds gras qui séparent les fragments textuels ; ou les trois points qui donnent un rythme
coupé d’un journal (Huit expériences, dans L’Infini turbulent, OC2, p.817-903).

182
mais aussi l’absence de points (comme signe de ponctuation) dans les poèmes de Michaux
dévoilent sa fonction intérieure « léthargique » : une « résonance du silence, habituellement
associée au point »579. Par cette mission le point participe chez Michaux à un passage du
langage écrit vers celui des formes (vers la symbolique de la forme) : le point-signe (son
application pratique comme élément utilitaire, ou comme signe de ponctuation) se change
donc, en point-forme.

Précisons le premier domaine d’analyse.

En examinant l’œuvre plastique de Michaux on peut considérer le point comme un


être matériel : le point-forme.

Ainsi, dans ses dessins et tableaux, le point peut être estimé comme une des formes
visuelles, extérieurement perceptible. Le point est donc chez Michaux le signe visible ou
l’« objet perceptible »580. Or, ce point lui-même n’est jamais la figure autonome, comme si
c’était l’objet de dessiner. Le point se trouve souvent parmi les autres formes dites
élémentaires (traits, taches).

Force est de constater que dans les premières œuvres picturales de Michaux nous
voyons surtout la dominante du trait (Encre de Chine, 1925), de la tache (Une poulpe ou une
ville, 1926) et de la ligne (Hommage à Léon-Paul Fargue, 1927)581. Tandis que le point ne
figure pas au début de sa pratique plastique. Cette forme apparaît très subtilement dans ses
gouaches dans les années 1930 et plus visiblement dans ses dessins mescaliniens dans les
années 1950.

Notre question est : comment le point-forme joue-t-il un rôle dans la peinture et les
dessins de Michaux pour produire d’autres formes et pour agir sur d’autres formes (ainsi que
sur les surfaces) ? Deux registres sont à aborder pour répondre à cette question : registre
graphique et registre pictural.

Le rôle du point comme forme visuelle, perceptible est plus remarquable dans le
registre graphique : notamment dans les dessins qui sont accompagnées souvent par des
textes de Michaux.

579
Kan2-61.
580
Nous faisons une liaison alors entre la notion « point » et la notion « signe » à ce niveau perceptif. Cf. : « Le
mot signe sera employé pour dénoter un objet perceptible ou seulement imaginable ou même inimaginable… » ;
« pour que quelque chose soit un signe, il faut, comme on dit, qu’il ‘représente’ quelque chose d’autre, appelé
son objet… » (Ch. S. Peirce, Ecrits sur le signe, p.122 [2.230]).
581
Cf. : AP, n°3, n°4, n°6 (p.11, 13, 16).

183
Si on observe par exemple ses dessins mescaliniens582, ses dessins de réagrégations583,
ses dessins de désagrégation584 : les points jouent là sur l’ensemble des autres points et des
autres formes petites (traits, lignes), en composant certaines silhouettes visuelles. Les
interprétations peuvent être variées, d’un degré totalement abstrait (tache) jusqu’à un degré
figuratif (arbre ou chemin, colline ou pierre etc.). Là nous avons déjà une forme
métamorphosée ou comme on avait dit le passage point→tache. Dans les termes de Michaux
nous pouvons observer comment « Le fourmillement devient spatial »585.

L’exemple particulier : quatre peintures « tantriques » anonymes qui illustrent le livre


Fille de la montagne586 ont comme objet dessiné principal le point-forme. Ces dessins
représentent en quelque sorte les combinaisons des formes linéaires comme cercle, carré et
angle, et les sommes de points. Les peintures peuvent être interprétées comme une série qui
s’intègre au poème : deux matières (peinte et verbale) se retrouvent l’une face à l’autre dans le
cadre du livre.

On peut dire que chez Michaux, les points sont mis sous tension et produisent quelque
chose de visuel, une figure, qui peut être interprétée par le spectateur comme une certaine
image. Dans notre travail de recherche nous nous intéressons à essayer d’expliquer cette
tension.

Force est de constater que, même si les points-formes sont visibles dans les dessins de
Michaux, ils ne différencient cependant pas, de l’un à l’autre par quelque configuration
spécifique. Ainsi, il n’y a pas de formes de point chez Michaux (point rond, carré, etc.587).
Tandis que dans ses textes Michaux parle parfois de petites unités spécifiques qui peuvent
avoir la signification du point comme forme spatiale. Par exemple, nous trouvons dans un
texte mescalinien l’expression de « goulettes »588, ou la référence à des micro-espaces

582
AP, p.173-174 (nn°204-207) ; p.178 (n°213).
583
AP, p.184-187 (nn°223-227).
584
Selon Michaux (ER, OC3-636) : « Les dessins que je commence je les vois parfois se décomposer, se diviser,
se diviser sans fin. / Le nom de « dessins de désagrégation » leur fut donné. Malgré l’analogie, ils sont plutôt de
réagrégation. » (voir : H.-A. Baatsch, Henri Michaux. Peinture et poésie, p.40, « Dessin de désagrégation »,
1966, 31 x 24 cm. Collection de Mme Leach, Paris et p.147 ; « Dessin de désagrégation », 1965, 31,5 x 22 cm.).
585
L’Infini turbulent, OC2-823.
586
Cf. : Annexe.
587
Selon Kandinsky : le point peut avoir des formes différentes comme rond, cercle, triangle, carré (Cf. : Kan2-
67, Fig.3). Force est de constater que dans ses manuscrits Michaux trace les points en forme qui rappelle plutôt
les « traits ». Les points obtiennent réellement le vecteur.
588
OC2-627.

184
carrés589. Dans sa vision, Michaux pouvait faire une distinction des configurations visuelles
des points, mais ce n’était pas son objectif de le dessiner.

Dans le registre pictural chez Michaux, un rôle visuel du point se dévoile aussi : il y a
une sorte d’apparition des couleurs à partir de la forme du point (il y a des « punctiformes
colorations variées »590). On peut supposer que dans la peinture où Michaux explore soit
l’aquarelle, soit la gouache, soit l’huile il veut examiner comment les couleurs arrivent et ce
qu’elles donnent.

Ainsi, dans ces tableaux sur fond noir (gouaches) évoqués dans le chapitre précédent
de la thèse, ce que l’oeil repère d’emblée sur les toiles, c’est la Nuit, au milieu de laquelle
quelque chose apparaît. On voit dans l’image de la Nuit un geste de la main, qui produit une
sorte de «ponctuation» picturale : les signes des étoiles. Par les points - ces signes des étoiles -
quelque chose accède au noir.

Si on peut dire : ce sont les points de couleurs qui arrivent dans le vide noir de la nuit.
Une substance immobile de la nuit reçoit tout à coup le rythme, donné par ces points : une
mystérieuse réalité de mouvement interne du noir chez Michaux. Les points apparaissent en
tant que les éléments d’une sorte d’exorcisme, ou en tant que les signes presque cabalistiques,
qui jouent avec l’espace, avec le cosmos. La lumière, la couleur apparaît au milieu de la Nuit,
de même qu’apparaissent sur le fond noir les étoiles. Si on utilise la terminologie de Michaux
qu’on trouve dans sa poésie : la nuit devient remue grâce à ces points-étoiles591.

Les points sont donc métaphysiques : ils produisent l’espace et le temps et ils veulent
en même temps « échapper à l’espace »592. Les points-étoiles sont les points-créateurs chez
Michaux, ils composent les rythmes picturaux de la matière, ils deviennent les signes visuels,
matérialisant le geste plastique, enregistrant le rythme de la main (rythme physique). Le geste
pictural : c’est la touche du pinceau (de la plume, de la main) ou même c’est seulement
l’approche du pinceau (de la plume, de la main). Les points-étoiles deviennent les êtres
visibles, mais ils ont aussi leur propre énergie concentrée intérieure et indépendante (les
points agissent eux-mêmes dans l’espace produit). Ayant cette énergie, comment échappent-
ils à l’espace produit ?

589
« le plus petit espace possible » (« un centimètre carré » ou même « un millimètre carré ») OC2-827.
590
L’Infini turbulent, OC2-807.
591
Cf. : « Etoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne… » (La nuit remue, OC1-419).
592
Cf. : M. Loreau, La peinture à l’oeuvre et l’énigme du corps, p.75-76.

185
Nous posons cette question, à la suite de notre affirmation que le point est
métaphysique chez Michaux. Pour entrer dans ce contexte de la notion de « point » passons à
la réflexion suivante.

Si dans l’œuvre d’art un des rôles principaux du point peut être considéré comme celui
de l’origine ou du commencement de toute forme et de tout signe, il faut s’adresser au concept
théorique du « point géométrique » :

« Le point géométrique est un être invisible. Il doit donc être défini comme immatériel. Du
point de vue matériel le point égale Zéro. / Mais ce Zéro cache différentes propriétés
« humaines ». Selon notre conception, ce Zéro – le point géométrique – évoque la concision
absolue, c’est-à-dire la plus grande retenue, mais qui parle cependant. » 593

Un aspect évoqué par cette conception théorique est remarquable quant à la


problématique abordée dans notre thèse. Le point est donc un être « immatériel »594 : il ne
s’inscrit pas dans le cadre du visible ; il est invisible et égal à zéro, représentant à la fois le
commencement et la fin de la visibilité.

La discussion sur le phénomène du point pour l’œuvre de Michaux peut s’ouvrir


maintenant à l’égard de cet aspect.

Chez Michaux l’idée du commencement est liée à l’action du recommencement et


même à l’action de se recommencer. C’est donc, selon les faits biographiques que nous avons
évoqués dans la première partie de la thèse présente, la peinture, qui est un lieu où Michaux se
renouvelle par rapport à la poésie. Une déclaration de Michaux semble remarquable : « La
peinture est une base où on peut commencer à zéro »595. Nous pouvons donner au « point »
une signification à une telle démarche du recommencement dont le problème général est de
« partir d’un zéro de profondeur » (dans les termes de M. Merleau-Ponty).

593
Kan2-61. Cf. aussi Kan2-69n : « Il existe une désignation géométrique du point par O – origo, c’est-à-dire
« origine » ou commencement. Les définitions géométriques et picturales sont identiques. En tant que symbole
aussi le point est défini comme ‘élément d’origine’ ».
594
Nos références vers les termes de Kandinsky ne sont pas sans fondements. Ainsi, on peut trouver significatif
que Michaux utilise la caractéristique d’« immatériel » pour son concept de point dans le livre Misérable
Miracle : « Quand l’image risque d’être trop compliquée à percevoir, une légère irisation, d’une presque
imperceptible coloration, distingue un tourbillon d’un autre, ou bien apparaît un point immatériel comme une
sorte de convention qui ‘marque’ une ligne de courbure et permet de suivre l’entrelacement des figures. » (OC2-
765). Selon le contexte d’épisode : le « point immatériel » se trouve au centre de « vision » interne (« vision dans
le noir », ibidem, p.764) et peut être interprété comme signe le plus petit ou le commencement des formes.
595
ER, OC3-600. (Cf. l’expression : « On recommence tout à zéro », Le rideau des rêves, OC3-455. Ce texte
représente un journal des rêves et ne correspond pas à la démarche de Michaux poésie → peinture, mais la
formule semble symptomatique.)

186
Mais aussi, quand on parle du point-forme existant dans ses tableaux et dessins, ce
point-forme n’est-il lié à la conception de « zéro » ?

Ainsi, le point-zéro nous rappelle le « concept de gris » de Paul Klee, dont nous avons
deux extremums synthétisés de « ce qui devient et ce qui meurt »: « Le symbole de ce « non-
concept » est le point, non pas un point réel, mais le point mathématique. / Cet être-néant ou
ce néant-être est le concept non-conceptuel de la non-contradiction. Pour l’amener au visible
(prenant comme une décision à son sujet, en établissant comme le bilan interne), il faut faire
appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui
meurt. »596 Le point-zéro (le point gris) peut être considéré d’une part, comme le point
neutre : l’état dont rien ne se passe encore ; mais, en même temps, ce point est le point
critique (« fatidique ») : l’extrême de l’état de frontière (naissance/mort, silence/parole).

L’état du point-zéro est significatif comme un certain état extrême dans les termes de
Michaux : le « commencement des commencements »597. Selon Michaux l’état de frontière
c’est l’état entre une chose et autre chose (parfois contraire, parfois seulement autre) :
centre/absence ; apparition/disparition, etc. Cet état est aussi celui qui exprime les quantités
les plus petites, les quantités qui ne sont pas visibles, mais plutôt imaginaires :

« Tout est comme moléculaire dans la pensée. Petites masses. Apparition, disparition de
petites masses. Masses en perpétuelles associations, dissociations, néo-associations, plus que
rapides, quasi instantanées. »598

Cette citation nous dessine un champ particulier qui nous permet de trouver quelques
explications sur les points-formes de Michaux. Ce qui est important : les « petites masses »
sont toujours en mouvement. Ce mouvement n’a pas d’ordre prévu. Le temps de l’agitation
est très momentané. C’est pourquoi on peut parler du point-zéro.

Nous sommes donc à l’essentiel du domaine de la poétique du point chez


Michaux nommée « poétique du peu ». Nous citons ici R. Dadoun qui a donné le postulat de
cette conception : « c’est toujours une énergie très faible, très pauvre, minimale, agonisante,
presque-néant sinon néant-même (puisque, si un degré zéro de l’énergie est impensable, il
demeure cependant scriptible, il se prête bonnement à l’écriture) qui constitue, à tous points
de vue, le matériau privilégié, spécifique du travail de Michaux, c’est le très-peu d’énergie qui
règle les mouvements de son écriture, ses moments, ses passages, ses turbulences, ses

596
P. Klee, Note sur le point gris, TAM-56.
597
Origine des microbes, OC1-28.
598
Les Grandes Epreuves de l’esprit, OC3-320.

187
épreuves, ses mécanismes, ses figures, ses effets »599. Nous suivrons donc cette conception et
nous examinerons un certain nombre de révélations du point dans le contexte poétique de
Michaux.

Pour résumer ce que nous avons décrit comme le champ analytique et pour passer à la
« poétique du peu » nous affirmons que :

a/ Dans l’œuvre picturale de Michaux le point est muni d’un potentiel créatif qui peut
être nommé le potentiel extérieur visuel. Ce potentiel se réalise par l’ensemble des points et
des autres signes-formes élémentaires, tels que : lignes, traits, taches. Grâce à la combinaison
de ces éléments dans les tableaux et les dessins de Michaux on voit une formation de
nouvelles formes.

b/ Il y a ce qu’on peut nommer le potentiel du point en foule. On peut dire que : dans
la peinture de Michaux l’apparition de nouvelles images « dans la foule » se passe sous une
tension à la fois excentrique et concentrique600.

c/ Par ailleurs, dans l’œuvre picturale de Michaux le point reçoit un potentiel créatif
qui peut être nommé le potentiel intérieur. Dans ce cas, le point possède le caractère d’une
énergie de rayonnement601. C’est le point-noyau602 qui peut être aussi linéaire que spatial
(éclaté). Par sa fonction linéaire le point peut être considéré comme une forme dite
« graphique », celle précédant le trait et la ligne. Par sa fonction spatiale le point est attribué à
la forme dite « picturale », celle précédant la tache603. Le rôle du point est donc génétique
pour la forme picturale.

Pour marquer notre perspective de recherche pour ce chapitre :

599
R. Dadoun, RsHM, p.13 ; cf. aussi : R. Dadoun « Ecoute, petit homme-trou », dans Henri Michaux, le corps
de la pensée, p. 115.
600
Cf. : « Point : se rétracte constamment (tension concentrique) mais agit à grande distance sur toutes les autres
formes en les faisant vibrer (tension excentrique). Donc simultanément les deux tensions concentrique et
excentrique, toutefois à prédominance concentrique. » (Kan3-224.)
601
Il semble important d’évoquer la conception de Kandinsky sur le point isolé : « Ses caractéristiques – tensions
intérieures – se dégagent une à une des profondeurs de son être et leurs forces rayonnent. Leurs effets et
influences surmontent les refoulements humains. Bref – le point mort devient un être vivant. » (Kan2-63).
602
Cf. : « Les cristaux se développent autour d’un noyau = point central de la cristallisation. » (Kandinsky,
Cours de Bauhaus, Kan3-299).
603
Au point de vue théorique : les formes linéaires peuvent être considérées comme le résultat de la tension qui
s’effectue entre les points (comme le point qui est mis en mouvement). Tandis que les formes spatiales peuvent
être considérées comme le point qui s’agrandit. En ce sens : le trait c’est une flèche (le point qui obtient une
direction, un vecteur dans l’espace) ; la ligne est une « somme de points », la tache est « un gros point ».
« Les éléments spécifiques de l’art graphique sont des points et des énergies linéaires, planes et
spatiales. Exemple d’élément plan ne se laissant pas décomposer en unités subordonnées : l’énérgie, uniforme ou
modulée, issue d’une pointe large. Exemple d’élément spatial indivisible : la tache vaporeuse, en général
inégalement chargée, laissée par le pinceau entier. » (Klee, Credo du créateur, TAM, p.34-35).

188
La notion « punctiforme » ouvre l’aspect suivant. Nous pensons à la forme de points
(le punctiforme) comme celle caractéristique d’une « poétique du peu » qui présente chez
Michaux dans sa poésie. Le « punctiforme » donc c’est une figure poétique. Celle-ci est liée
au problème d’auto-reconnaissance du soi. Ainsi, autrefois la notion « punctiforme » apparaît
dans le livre de l’auto-expérience L’Infini turbulent à la façon suivante : « …/ Punctiforme.
Espace à points. Temps à points. La mescaline sera finie lorsque le punctiforme aura
passé »604. On peut comprendre que pour Michaux il se passe les « métamorphoses
d’espace »605, et, la notion « espace » ne signifie pas uniquement le visuel : il s’agit plutôt de
l’espace « non stratifié »606. Dans le contexte de l’expérience mescalinienne : l’expression
« Espace à points » peut être interprété à la fois comme visuel (dessins, où les formes
plastiques s’organisent grâce au geste), poétique (texte, où les mots et les phrases jouent
comme les petits noyaux du langage) et imaginaire (vision, où il y a le moléculaire de la
pensée).

§ 2. Michaux : « Parfois en suspension dans l’air »

Chez Michaux (dans ses textes), on retrouve plusieurs notions spécifiques qui
définissent au fond l’idée de la petite masse comme ensemble des éléments (tels que p.ex.
points): « colloïde », « mosaïque »607, « poudre » 608
, « suspension »609, « poussière »610 etc.

604
OC2-845.
605
Cl. Mouchard, Michaux, métamorphoses d’espace, dans la revue : « L’Art et l’Hybride », p.85. Pour
comprendre comment l’espace est métamorphosé chez Michaux on peut s’adresser à un passage de Misérable
Miracle : « Espace qui regorge, espace de gestation, de transformation, de multiplication, et dont le grouillement
même s’il n’était qu’une illusion rendrait mieux compte que notre vue ordinaire de ce qu’est le Cosmos » (OC2-
679). Nous pensons qu’ici Michaux parle de la menace de l’espace (cf. la problématique du conflit
individu/société).
606
Cf. : « Oh ! Malheur ! Malheur ! <Malheur !> / Oh ! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie
de chaque animal, petites vies punctiformes ! / Plus jamais <punctiformes / Oh ! plus, plus, plus jamais>, / Oh !
Vide ! / Oh ! Espace ! Espace non stratifié… Oh ! Espace, Espace ! » L’Avenir, dans : Mes propriétés, 1929
(OC1-510). Le texte que nous mettons entre parenthèses <…> figure dans la publication de ce texte de la revue
« Variétés », n°6, le 15 oct. 1929, Bruxelles.
607
Ces deux notions voir dans : Vers la complétude (saisie et dessaisies), Paris, GLM, 1966. Texte repris dans
Moments, Traversées du temps, Paris, Gallimard, 1973 : « Mosaïques / du plus petit / du plus en plus petit/ du
plus humble / du plus subdivisé // Colloïde // Des moments crient / Trompettes assurément longues » (p.97-98).
La question de petit (« la poétique du peu ») est liée chez Michaux aux concepts presque scientifiques. Ainsi, le
terme « mosaïque » correspond au domaine de physique (molécules), ainsi qu’au domaine de médecine : cf.
Idées de traverse (fragments de 1942), OC2-397.
608
Exemple : Aventure des lignes, OC2-362. Notion de « poudre » se porte aussi au sens direct de la « matière »
chez Michaux : « poudre de mescaline » (OC2-830).
609
L’Infini turbulent, OC2-823.
610
Exemple : le texte (poésie en prose) Vents et poussières, paru dans La Nouvelle N.R.F., n°26, 1955 (p.193-
198), repris dans le livre Vents et poussières, Paris, K.Flinker, 1962.

189
On peut dire que souvent dans les dessins de Michaux les petites formes (signes) présentent
un type de telles substances.

Si on évoque le principe physico-chimique d’organisation ordinaire des substances


comme « colloïde », « mosaïque », « poudre », etc., on voit que les particules (les
microparticules hétérogènes) s’y trouvent en état d’équilibre précaire. Il n’a y pas de liaisons
solides entre les éléments ; tels systèmes physiques peuvent être facilement brisés en
particules. Ce sont des compositions librement bouleversées, plastiques et d’organisation
presque spontanées.

En prenant en compte ces conditions réelles de l’organisation de la substance on peut


s’interroger : comment la forme, composée par les points est-elle décrite chez Michaux ?

Force est de constater que les expressions de Michaux comme « colloïde »,


« mosaïque », « poudre » caractérisent l’état d’une mobilité, c’est-à-dire, ce que Michaux
nommait : la « forme en mouvements » (Mouvements). Celle-ci est l’objet de la pratique
graphique de Michaux, (en particulier, dans les exemples évoqués à l’encre de Chine et aux
dessins mescaliniens) : comme si le chimiste voulait faire sortir une substance de « colloïde »
d’un état calme, Michaux met en mouvement l’ensemble des petites formes élémentaires (y
compris un nombre important de points). C’est pourquoi donc, il parle de quelque chose qui
se passe « en suspension dans l’air » :

« Parfois en suspension dans l’air, pareils au précipité d’une fantastique floculation, ils
tombent par millions, grains noirs serrés les uns contre les autres, sans arrêt, faisant à toute
clarté une effarante et méthodique interception. »611

D’après cette citation : un grand nombre (« millions ») de particules (« grains noirs »)


participe à certains événements, à un certain processus (« une fantastique floculation »).
L’état de « suspension dans l’air » est très proche aux états sus-nommés (« colloïde »,
« mosaïque », « poudre ») caractéristique pour la poétique de points-formes de Michaux, dont
l’importance est : le mouvement. Les états dont on parle peuvent donc être considérées
comme les exemples de « formes en mouvements » (cf. : les dessins mescaliniens).

La composition de la « forme en mouvements » chez Michaux correspond à l’idée de


sortir de quelque ordre, de quelque chose de fixe, d’une forme définitive. Michaux veut
quitter la forme ordinaire, celle qui ne peut pas être bien interprétée. En effet, dans ses dessins

611
L’Infini turbulent, OC2-823.

190
le spectateur ne voit pas une forme concrète, mais une Forme, Forme quelconque, Forme en
soi, Forme pure, Forme abstraite.

Il ne s’agit pas seulement chez Michaux de briser un ordre quelconque (ordre donné,
habituel). La question qui se pose également pour lui (pour sa pratique de faire la peinture) est
d’essayer de saisir et de montrer un état instable (événement ponctuel de « turbulence de l’air
et des poussières »612) par des procédés de peinture ou de poésie. Quelle est l’opération par
laquelle on peut enregistrer le processus d’une sorte de « mo(uve)ments »613 de l’espace des
formes élémentaires comme points ?

Michaux écrit : « je fixais un mouvement brownien, affolement de la perception »614.


Or, s’agit-il d’un vrai mouvement brownien, d’un vrai chaos ? Ou peut-être dans les
« suspensions » de Michaux y a-t-il surtout une sorte de recherche d’un nouvel ordre615 ? La
composition de la substance en oblique de suspension suppose-t-elle pour Michaux un acte de
recherche d’une cohérence subtile entre l’essence (l’état) précédente et postérieure de la
forme ? Autrement dit : est-ce qu’il pose la question de la genèse de la forme et s’il la pose,
comment le fait-il ?

Pour répondre aux questions posées nous faisons d’abord l’examen d’une
concrétisation du point-forme qui semble symptomatique.

La conception du point chez Michaux peut être liée à l’idée d’une cristallisation616 de
l’énergie soit dans la peinture, soit dans la poésie. On peut dire que Michaux veut montrer
cette énergie grâce à l’image de l’homme, l’accumulant et la concentrant par son geste
plastique (par exemple dans les mouvements peints):

612
Ibidem, OC2-808.
613
Ce mot-valise (proposé par V. Godel, voir : article « Les mo(uve)ments de Michaux », dans le Courrier du
Centre international d’Etudes poétiques, 1976, n°99) regroupe deux notions caractéristiques pour l’oeuvre de
Michaux : « mouvements » et « moments ». Ces notions caractérisent l’état instable de la substance, la
transformation de la matière.
614
Préface de Misérable miracle, OC2-621.
615
Evoquons que pour Michaux il ne s’agit pas d’un désir de construction au sens de l’action de la volonté dans
une situation normale. La composition pour lui ne signifie pas la construction comme la construction d’un
schéma (éléments en ordre, comme p.ex. alphabet). Ainsi, selon Michaux, ce qui est fait spécialement –
artificiellement - amène à une « folie sémantique » (Michaux). Pour Michaux donc, la construction comme une
action artificielle ruine finalement ses constructeurs. La Forme devient maître et brise son auteur en le mettant en
suspension : « les constructeurs se dispersent ». (Voir p.ex. : Le drame des constructeurs, acte unique, écrit en
1930, représenté en 1937 au théâtre du Trinôme à Paris. Édition originale dans Bifur, №5, 30 avril, 1930, p. 18-
24. Texte repris dans Plume, précédé de Lointain intérieur, Paris, Gallimard, 1938. OC1-656). Le terme
« chaosmose » semble utile pour caractériser le « chaos jamais ordonné » de Michaux (cf. : G. Deleuze et F.
Guattari : « chaos composé », Qu’est-ce que la philosophie ?, p.192 ; F. Guattari, Chaosmose, Galilée, 1992.
(OC1-1171N n°4).
616
Cf. l’essentiel du point : « En définitive sa tension reste concentrique – même au moment d’une tendance
excentrique, quand une dualité de sonorité apparaît entre le concentrique et l’excentrique. » (Kan2-68).

191
« J’aurais voulu dans un homme représenter le geste, partant de l’intérieur, le déclenchement,
l’arrachement ; l’irruption coléreuse de cette intense, subite, ardente concentration d’où va
partir le coup, plutôt que le coup arrivé à destination. »617

Nous pouvons dire, que c’est ainsi que Michaux s’approche de l’image de l’homme-
point ou, dans les termes de Michaux, à « l’homme forme un noyau »618 ou aussi l’homme-
cristal619.

En ce sens le point dévoile une des différentes propriétés humaines : symboliquement


le point est « l’homme forme un noyau ». Le point qui est une quantité graphique de presque
zéro – forme pure, élémentaire, atomique – obtient alors, sa personnification (l’homme ou
même le « noyau » d’homme, c’est-à-dire, quelque chose énergétiquement essentiel de l’étre
humain).

Le point n’est plus une abstraction géométrique. On a un concept de l’homme-point


chez Michaux, qui s’ouvre, d’une part, par l’idée de petit (homme petit) et, d’autre part, par
l’image de l’homme-signe graphique (que souvent le spectateur veut « voir » dans les quasi-
signes de Michaux).

Symbolisant en quelque sorte l’essentiel de l’être humain, son esprit, son corps, son
mouvement – l’image de l’homme-point représente principalement un état « du plus petit »
(Vers la complétude), celui propre à Michaux.

L’image de l’homme-point est donc celle qui correspond bien à la « poétique du peu »
évoquée ci-dessus.

Nous pensons que la « poétique du peu » est liée directement à la problématique


d’autoreconnaissance du soi chez Michaux. Nous avons déjà montrée un aspect de cette
liaison lors de notre analyse de l’image du Clown. Maintenant nous passons vers l’aspect plus
général : l’auto-reconnaissance du soi par rapport à l’état de petit, ce que nous trouvons décrit
dans un des poèmes, qui est intitulé Petit620.

« Quand vous me verrez,


Allez,
Ce n’est pas moi. /
617
Saisir, OC3-963.
618
Au pays de la Magie, OC2-70.
619
Cf. : « Il faudrait UN HOMME CRISTAL » (Quatre cents hommes en croix, OC2-800). Sur l’ambiguïté du
mot « cristal » chez Michaux cf. : R. Bellour, « Quatre cents hommes en croix », dans la revue « Littérature »,
n°115, p.40.
620
Mes propriétés, dans La Nuit remue, OC1-499, 500.

192
Dans les grains de sable,
Dans les grains des grains,
Dans la farine invisible de l’air,
Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang,
C’est là que je vis. /
Oh ! Je n’ai pas à me vanter : Petit ! petit !
Et si l’on me tenait,
On ferait de moi ce qu’on voudrait. »

L’image de l’homme-point est donc, celle qui sert à Michaux pour faire une auto-
analyse, où la notion de « grains » devient cruciale621. C’est le « je » de l’auteur qui s’opère à
obtenir une structure des particules presque insaisissable (« grains de sable », « grains de
grains », « farine invisible »)622. Cette position de fluide est-elle passive, ou active ?

D’une certaine façon on peut dire qu’elle est passive : « On ferait de moi ce qu’on
voudrait ». Le je-point est passif, il n’est que le « Petit », il n’agit pas. Mais Michaux dit
encore : « Ce n’est pas moi ». Cette phrase intrigue. En effet, deux choses se révèlent dans le
poème. Première chose : puisque ce n’est pas moi qui est passif, « moi », par contre, doit être
actif. Deuxième chose : puisque les grains sont invisibles on ne peut pas agir sur eux (la force
du petit est dans cette invisibilité, le petit ne peut pas être saisi). Comme nous avons remarqué
pour l’exemple du Clown : la force ici est dans la faiblesse.

En effet, Michaux dit par ailleurs :

« Je remplacerai l’homme. Je ferai autre chose. Tout ce que j’ai semé n’a pas encore pris
forme. Je n’ai montré que mes premières graines. »623

La citation est prise d’un fragment de Chant dans le labyrinthe. Ce texte peut-être
interprété comme le dialogue de l’auteur avec le Maître des siècles (Créateur [-?]), dans lequel
celui-ci montre quelque chose (« être », « civilisation », « temps », « Vide », « instant ») au
personnage (auteur) et lui propose de faire quelque chose (« Démêle ton nœud toi-même. »,

621
La graine est un centre de forces chargé d’énergie. Cette position, cet état, ce point a une énergie latente
(point→ligne). Cf. : « Sous une formulation abstraite, nous avons ici le point stimulé, expression d’une énergie
latente./ Le point prêt à éclore à la moindre occasion de son mouvement latent, prêt à se mouvoir, prêt à prendre
une direction ou des directions. Prêt à devenir ligne. » (Kl-2, p.29).
622
Mais cette structure lui convient-elle, si elle n’est pas autonome (indépendante) ? L’homme comment reste-t-
il autonome dans une telle foule des grains (« grains des grains ») ? Il semble qu’une telle position de l’homme-
point chez Michaux correspond à celle du point purement graphique (pictural) qu’on trouve dans ses dessins, où
le point-forme est presque insaisissable (autrement dit : où le punctiforme cherche à se transformer en quelque
chose d’autre : à l’éclair, à la couleur, au trait).
623
OC1-824.

193
« un seul instant, et prenez-le bien humide »), mais le personnage fait « autre chose ». On peut
remarquer ici une opposition du personnage (individu) à ce que lui est proposé par le monde :
« Je n’ai fait contrat ni avec être ni avec civilisation »624. Nous voyons ici la position très forte
du « je » (ce « je » d’auto-réconnaissance du soi, de résistance qui se dévoile dans l’action de
remplacement).

Ainsi, on peut dire que l’image de l’homme-point nous démontre le conflit, qui
traverse toute œuvre de Michaux : celui entre l’individu (homme, auteur) et la société
(monde). Examinons comment l’homme se trouve dans le monde selon Michaux : « Une
grande foule entoure l’homme. Les fantômes de son époque se rient de lui »625.

L’expression « foule » semble très significative dans le vocabulaire de Michaux.


Michaux exerce un certain « Phénomène des foules »626 : il se met souvent dans une situation
pareille à la situation d’un point en foule. Il se met dans une « zone de chocs ». L’image du
point en foule est exercé par Michaux à la manière très laconique définissant la figure
d’homme comme homme-microbe627 : « Des milliers et des milliers de points microscopiques
fulgurants, d’éblouissants diamants, des éclairs pour microbes ». La description de cette
vision nous amène à ce que nous avons nommé point-zéro chez Michaux : les micro-
quantités.

Précisons la définition de l’homme-point que donne Michaux. Dans un texte il dit :

« L’homme - son être essentiel – n’est qu’un point (a). C’est ce seul point que la Mort
avale(b). Il doit donc veiller à ne pas être encerclé (c). »628

L’homme-point selon Michaux se trouve alors, entre deux situations : celle d’une
menace de l’extérieur (la Mort)(b) et celle d’une concentration de l’énergie de sa propre
existence humaine(a). La Mort (c’est-à-dire : espace, foule, masse) peut avaler l’énergie d’un
petit homme. Pour sauver cet homme-point il faut effectuer un acte magique, un exorcisme(c).

Un des objectifs de Michaux est la recherche d’un tel acte magique personnel.

624
OC1-824. Comme son homme-point Michaux veut s’évader des relations proposées par l’extérieur, en
cherchant son langage individuel, dit inventé, forgé, en se fermant en quelque sorte (en restant dans les marges
de l’art, de la peinture, de la poésie).
625
OC1-825.
626
Nous utilisons dans ce paragraphe les expressions qui figurent au commencement du livre L’Infini turbulent
(OC2-807). Nous pensons que l’essentiel de la notion « foule » est une « énonciation plurielle » (cf. : article de
D. Alexandre, « Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux », dans le recueil des actes du colloque de
l’université de Besançon Plis et cris : Henri Michaux. Plis et cris du lyrisme, p. 29-49).
627
Cf. aussi : « foule immense des hommes-microbes de la Mescaline » (OC2-713).
628
Un point, c’est tous dans : La Nuit remue (OC1, p. 431). Les lettres (a), (b), (c) dans la citation sont à nous.

194
Ainsi, selon Michaux, même si le monde agit sur l’homme, ce dernier reste libre (seul)
« en foule »629. L’homme garde son individualité grâce à une concentration de l’énergie,
c’est-à-dire : grâce à son essentiel du point. Le Monde, c’est l’espace de foule, l’espace plein
des choses, tandis que l’homme est un seul point, l’Un parmi les autres, l’Un indépendant des
autres :

« L’Un enfin
en foule
resté seul, incluant tout »630

L’idée de la position d’Un en foule dévoile un sens symbolique du point. Il ne s’agit


pas du point comme une fermeture absolue (point en soi) mais plutôt d’un point qui est mis
dans un espace quelconque, et, par conséquent, un point qui peut produire quelque chose de
nouveau grâce à son individualité et à son activité.

Pour faire une approche théorique : on peut considérer le point comme le signe qui
constitue l’essentiel de l’œuvre comme telle (l’œuvre d’art). Chez Michaux ce rôle du point
semble évident si on se déplace vers l’idée du point-signe visuel le définissant comme un des
éléments de plusieurs de ses dessins. Dans ce sens nous pouvons donner une définition du
point chez Michaux : Les points ont la « détermination spermatique »631, ce sont les plus
petites unités (ou signes) qui ont le potentiel énergétique d’organisation et de transformation
de l’espace ; produisant sur le support de dessins une substance graphiquement visible les
points composent en même temps des « formes en mouvements » qui à leur tour veulent agir
sur le support.

On peut dire que les dessins représentent parfois chez Michaux la substance qui est
comme la suspension (colloïde, poussière etc.). Une telle substance est instable. Il y a la
menace de l’extérieur (espace extérieur) qui agit sur une telle substance et sur le sujet qui peut
aussi être brisé.

629
L’idée qui exprime chez Michaux une sorte de lutte entre «l’homme» et «la foule» est indiquée par R. Bertelé
dans Notes pour un itinéraire de l’oeuvre plastique d’Henri Michaux (HERNE-426). Il évoque le texte de
Michaux La lettre du dessinateur (autre variant: La page blanche), 1944. Il s’agit d’une identification de l’être
humain dans la foule= «horrible figure». Il semble que la représentation d’un homme en foule chez Michaux se
porte toujours sur l’idée de la peur pour ne pas être avalé par la foule-Mort. Cf. : « JE VAIS ÊTRE
ENGLOUTIE… » (L’Espace aux ombres, OC2-527). Dans ce sens la Mort très proche à une figure de « tache »
qui veut remplir la surface (cf. : ci-dessus).
630
Vers la complétude, OC3-747.
631
Cf. : « La genèse comme mouvement formel constitue l’essentiel de l’œuvre. Au commencement le motif,
insertion de l’énergie, sperme. / Œuvres en tant que production de la forme au sens matériel : originellement
féminin./ Œuvres en tant que détermination spermatique de la forme : originellement masculin. » (P. Klee,
Philosophie de la création, TAM-57).

195
La menace de l’extérieur s’illustre chez Michaux par ses expériences mescaliniennes.
On peut dire que, symboliquement la menace de la drogue (mescaline) est équivalente à la
menace du monde. L’extérieur est dangereux, le monde peut détruire (avaler) le sujet. Selon
notre conception, Michaux utilise le procédé poétique spécifique. Il met son expérience
ponctuelle et presque scientifique de drogue à la source de cette idée de danger. Or, d’autre
part, la drogue est un « prisme » pour lui (pour s’y mettre et pour s’y examiner) : « dans le
prisme je me pose, j’ai séjour »632. Les mots, ainsi que les formes ont été pour Michaux les
outils qu’il opérait expliquant et présentant le conflit.

Ainsi, nous avons examiné le domaine plastique, les dessins mescaliniens, où les
points figurent comme les éléments organisateurs des formes. Qu’est-ce que se passe dans la
poésie de Michaux ? Est-ce que ses mots, ses phrases, ses fragments textuels peuvent être
considérés dans le même point de vue proposé pour tout ce qui est le plus petit dans l’œuvre
plastique de Michaux ?

§3. Paix dans les brisements

Pour démonter le problème sur le « point » comme organisateur des formes plastiques
et poétiques (problème annoncé dans le paragraphe précédent) nous prenons un exemple : le
livre Paix dans les brisements633, où nous pouvons examiner certaines révélations de
punctiformes dans le pôle plastique (dessins), ainsi que dans le pôle d’écriture (texte).

Le titre de ce livre donne déjà le point d’interrogation sur l’idée de recherche de la


paix dans ce qui est brisé. Il s’agit peut-être d’une matière brisée qui cherche ensuite à se
reconstituer. Il s’agit peut-être de plusieurs manières de brisement. Il s’agit peut-être des
unités abstraites qui se regroupent trouvant quelque état de paix. Quelle est cette matière ?
Quelles sont ces unités ? La question qui se pose : le « point » est-il la microforme qui
symbolise au fond l’idée de brisement et de la paix qui vient après ce brisement ?

On peut faire les suppositions suivantes.

L’idée de brisement peut être coordonnée dans le livre à la structure formelle des vers
et des dessins de Michaux. Les vers et les dessins représentent donc ce qu’on peut nommer
deux matières. Celles-ci sont constituées par les punctiformes ou par les unités (plastiques et
textuelles). L’objectif est : définir le rôle de ces punctiformes.

632
OC2-1004.
633
Première édition : Paris, K.Flinker, 1959, (50p.). Texte voir : OC2, p.977-1010.

196
L’idée de brisement peut être liée au statut du « je » de l’auteur. Le brisement est une
action d’agressivité extérieure, comme une violence du monde. Pour Michaux (qui cherche
toujours son « équilibre instable » intérieur pour se « reconstituer »). Il est important alors, de
trouver ce qu’il appelle « paix dans les brisements » au regard de la problématique de l’auto-
reconnaissance de soi. On peut parler donc de deux états différents : l’état de brisement qui se
caractérise par une sorte de chaos (enfer, gouffre, écrasement) et l’état de paix qui se
caractérise par un équilibre interne du « je ». L’action de brisement peut être considérée
comme l’action d’un geste intérieur.

On a l’hypothèse que : le livre Paix dans les brisements sert de document de


l’expérience de Michaux, celle de la recherche de l’unité de soi. C’est un modèle qui illustre
(par la présentation du texte ainsi que celle des dessins dans le livre) l’idée de recherche de
Michaux de sa propre union intérieure (son désir d’union après le brisement). Lors de cette
expérience, le point comme forme poétique et graphique – ou plutôt ce qui symbolise le
point : les particules, les petits éléments constitués par la poésie et les dessins de Michaux –
entre dans une sorte de mouvement et de ce que donne ce mouvement (son résultat),
représentent une telle union.

Pour éprouver cette hypothèse, on peut se servir des réflexions suivantes. (On prend
les conditions suivantes).

a/ Une révélation importante de la paix et du brisement touche le domaine poétique :

« Le poème mille fois brisé pèse et pousse pour se constituer, pour un immense jour
mémorable reconstituer, pour, à travers tout, nous reconstituer. »634

Nous pouvons interpréter cette phrase de Michaux à la manière suivante : la substance


du poème – telle qu’elle est présente dans le livre – est le résultat de la recréation. On a une
chaîne génétique : il y avait quelque poème précédant (« pré-création »635), qu’on ne connaît
pas et qui est « mille fois brisé » et il y a le poème postérieur, qui se reconstitue et que nous
pouvons lire dans le livre. Une substance (poésie) peut être brisée (c’est-à-dire peut être mise
en déséquilibre), et cette substance produit une somme de petites particules. Dans le poème,
ce sont les mots, les sons, les rythmes, les fragments du texte.

634
Au sujet de Paix dans les brisements, OC2-1001.
635
Dans les termes de P. Klee (cf. : « Philosophie de la création », TAM-59).

197
La recherche d’une paix pour les particules susnommées suppose quelque action
spécifique avec le langage, avec les mots. Le but de la recherche de la paix est peut-être de
trouver une nouvelle organisation de l’espace sonore.

b/ Le domaine plastique (les dessins qui figurent dans le livre, mais aussi la
construction, le livre comme objet visuel) représente aussi la révélation de l’idée d’une paix
dans ce qui est brisé.

Ainsi, dans les dessins, ce sont les petites formes compositionnelles, les gestes, les
traces, les points qu’on voit. Ce sont les punctiformes visibles qui construisent une paix
graphique : les silhouettes en colonnes, les lignes.

Par ailleurs, le livre, le corps du livre est composé par les pages (il y a donc le
brisement par pages), constituant une unité textuelle et graphique (paix entre deux matières).

a) La problématique du « je »

Au fond des rapports : brisement/paix il y a semble-t-il conflit entre l’espace donné


(extérieur) et le « je » de l’auteur. Dans ce sens : ce que Michaux cherche, c’est « une paix
dans l’enfer »636. L’espace extérieur a une signification de l’« enfer ». Le « je » est mis dans
un tel espace comme par exemple un signe qui est mis sur un support. Le « je » est-il alors un
élément de cet espace ? Est-ce que le signe est un élément de ce support ? Peut-être que le
« je », ainsi que le signe, veulent transformer l’espace, le support. Examinons un fragment du
texte de Paix dans les brisements :

« Je parle du débouché éruptif, incoercible des pensées lorsqu’on se trouve dans l’état
incomparable à tout autre (a). / Alors que chez un homme de n’importe quelle culture dans
son état normal (b), les pensées qui apparaissent ne vont pas en rester là, sont lentes ou qu’il
va ralentir, mais qu’avant tout il va les examiner, discuter, juger, structurer, édifier, véritables
macropensées de synthèse, sur lesquelles il va avoir action, l’action de la volonté qui va les
diriger, les rattacher, les grouper, les essayer, les mettre de côté pour plus tard se les
remémorer, les combiner, inlassablement les combiner, les organiser, les subordonner,
l’action (non moins importante, non moins faite d’énergie, non moins directrice) qui part du
goût de jouer, de s’en amuser, de les parer, de faire des gammes, des variations, des soi-
disantes improvisations ( !) ou simplement l’action qui vient du désir d’intervenir, d’établir

636
OC2-1368.

198
des vérités, de contre-vérités, des mensonges, de gâcher, d’inventer, d’ordonner, de
désordonner, de diversifier, etc. les pensées, au contraire, que l’on rencontre dans la transe
mescalinienne (a) ont une allure toute différente (c). // Vite elles viennent, vite, vite, follement
vite à la file indienne, passent, fuient, disparaissent, pensées à l’état naissant, pensées en
liberté, les seules que l’on connaisse libres (avec du reste tous ses inconvénients), sur
lesquelles vous, ni vos désirs, ni votre volonté ne pourrez rien, ni pour les trier, ni pour quoi
que ce soit. » 637 [nous faisons la numérisation par le lettres a, b, etc.]

On voit dans ce fragment comment Michaux met le « je » dans une situation où se


passe un brisement (a) (brisement du poème, de la pensée, des images intérieures). Il
« rencontre » les pensées, qui ont « une allure toute différente » (c) que celle dans l’« état
normal » (b). Mais fait-il quelque chose pour faire la paix ?

A première vue, le sujet (le « je ») est passif, il regarde ce qui se passe pendant son
expérience, il observe les processus spontanés. Or, s’agit-il vraiment de passivité du sujet ?

On peut dire que le « je » effectue au minimum deux sortes de travail pour trouver la
paix : 1/ essayer de saisir la pensée (« follement vite », en train de disparaître et de naître) ; 2/
revenir dans sa mémoire vers les images d’un chaos (« enfer ») qui était apparu lors de
l’expérience.

Selon Michaux, le résultat de ces travaux se présente dans les dessins :

« En un certain point de l’esprit, semblable à des brisants, est vécu, est vu, est apparitionnel ce
qui pour d’autres sera des dessins, ce qui pour moi en ces moments de chaos est surtout signe
de survie. / Le passage glissant, effervescent, le passage même de l’être, en sa continuation
incessamment heurtée, voilà ce qui se dessine alors dans un silence heurté, et que peu après,
tant bien que mal, d’une mémoire encore fraîchement gravée, je dessine. »638

D’après ces phrases : l’action, l’activité du « je » est de dessiner pour surmonter l’état
de chaos, pour reconstituer ce qui était brisé, pour survivre. Grâce à cette action de dessiner :
le brisement n’est pas proprement le chaos, mais la condition d’une recherche d’équilibre
interne.

Comment cette problématique du « je » passif/actif s’inscrit-elle dans le cadre des


rapports entre l’individu et la société ?

637
OC2, p. 998, 999.
638
« Déclaration de Michaux à propos de Paix dans les brisements » (OC2, p.1368-1369N).

199
Prenons les premières strophes du poème Paix dans les brisements pour examiner ce
conflit :

« l’espace a toussé sur moi


et voilà que je ne suis plus
les cieux roulent des yeux
des yeux qui ne disent rien et ne savent pas grand’chose/
de mille écrasements écrasé
allongé à l’infini
témoin d’infini
infini tout de même

mis à l’infini »639

Les deux premières lignes de ce fragment du poème dévoilent les rapports entre le
monde et l’individu qui est menacé par ce monde (espace extérieur).

L’expression : « l’espace a toussé sur moi» peut représenter une sorte d’action de
l’espace extérieur (la toux). L’espace extérieur, l’abstraction totale obtient l’essentiel corporel,
matériel (comme si quelqu’un tousse). La toux, comme action physique, représente un rythme
pointu (les sons poussés et les contractions rythmiques de la gorge) : nous avons le geste
rythmique de l’espace.

Deuxième ligne : « et voilà que je ne suis plus ». Le sujet (« je ») est tellement petit
(point), qu’il peut disparaître à cause d’une seule toux de l’espace extérieur (cf. : la peur
d’être avalé, ce que vient de l’enfance de Michaux), la vie du « je » peut s’enfuir d’une grande
Vie : « la petite vie s’éloigne de la Vie » (au sens de la « petite vie » = ma petite vie, « la
Vie » = espace).

On peut dire que l’image des « yeux » (« les cieux roulent des yeux » / « des yeux qui
ne disent rien et ne savent pas grand’chose ») représente une position du je-observateur de
l’espace. Si nous supposons que le je-observateur est passif, selon la suite du texte, c’est peut-
être ce « je » qui est brisé (« de mille écrasements écrasé ») vers un certain état d’infini (ce
« je » est « mis en infini »). Nous avons donc le passage de la qualité de petit (« petite vie »)
vers presque zéro de l’infini. Nous pensons que l’« infini » ici signifie l’état de la paix après
le brisement : le je-observateur brisé se trouve « allongé à l’infini » après les
« écrasements » ; voila peut-être la position d’équilibre retrouvée. Cette position semble-il est

639
OC2-1002.

200
très proche à une forme de méditation qui est caractéristique pour l’œuvre de Michaux en
général.

Quels sont les procédés concrets que Michaux utilise dans le livre Paix dans les
brisements pour retrouver la position d’équilibre qui est au fond la position d’équilibre du
« je » ?

Examinons d’abord quelques expressions spécifiques.

a) Dans le texte, on a un enchaînement des mots : « écrasements écrasés », « double du


double », « parfumés du parfum », « sable du sablier », « écho de l’écho », « miroir des
miroirs » (ibidem). Ce type de construction à la base de répétition donne l’effet de somme de
petits, qui se développe en brisement ou en reflet.

b) Par ailleurs, on a aussi parfois l’enchaînement d’onomatopées : « pf / pf / pf » ;


« dipht / dipht / dipht » ; « tchit / tchit » (ibidem). Au niveau de la composition micro-
poétique par les sons, il s’agit d’effet semblable.

Dans le premier cas les mots sont les « points » qui s’organisent en chaîne (ce sont les
lignes-mots composées de points-mots). Dans le deuxième cas on peut dire que les
onomatopées représentent des chaînes de points sonores. Comme s’il y avait certaines micro-
formes qui sont aspirées vers un état de l’infini. Dans ce sens, on peut dire que dans le registre
graphique du texte il y a une sorte de passage formel au niveau d’organisation des mots :
mots[ou sons]-points → mots[ou sons]-ligne.

La forme de point peut être attribuée à la multiplicité du petit. Mais la somme de


points produit une ligne : « la forme fendue d’un être immense », pulsation - « fontaines »,
« milles mains » - le « brassage » (ibidem).

La recherche d’un équilibre peut donc être sentie à ce niveau de micro-poétique du


texte de Paix dans les brisements.

Mais, la somme de petits, l’essaim n’est pas seulement marquée (dit) dans le texte. Par
ailleurs, la transformation d’une forme à l’autre n’est pas représentée seulement par des
procédés poétiques. Cet essaim et cette transformation sont montrés par les dessins. En effet,
Michaux parle de deux modes d’expression qui sont parallèles (mots et dessins) :

« Dans la tempête sans eau, qui parfois en une immense nappe apaisée ondule, des mots
apparaissent, balbutiement visionnaire, loques d’un savoir perdu, ou tout nouveau, que
l’accident rend aveuglément clairs. / Mots et dessins pareillement sortent du naufrage. Mais

201
d’un inapparent et plus profond naufrage sortiront isolément, des jours et des semaines plus
tard, des mots-bouées, étrange, inégal retour. » 640

Ce qui réunit les deux modes d’expression (mots et dessins), c’est l’action nommée
par Michaux « balbutiement visionnaire ». Il s’agit sûrement d’une forme de vision spécifique
des mots qui ne sont pas prononcés mais qui sont surtout vus. Les dessins – qui sortent du
même « naufrage » que ces mots vus – ne servent pas pour l’enregistrement des mots, mais
c’est un champ parallèle (cf. : expression « isolement »).

Dans les dessins, peut-on dire que les centres d’organisations sont les points-formes ?
Par exemple, on voit dans un dessin641 qui figure dans le livre une spirale composée par des
points (passage visuel du point vers la ligne). Mais les « points » sont aussi abstraits et
existent dans les dessins comme des touches de la main. Ils représentent visuellement le
résultat d’action d’un geste, celui d’approchement de la main642, mais aussi quelque chose
qu’on ne peut pas voir, mais seulement sentir, un certain rythme dans l’espace tremblé.

Ce que Michaux veut saisir par les dessins, ce sont les points-zéro, qui symbolisent des
actions pointues évoquées dans le texte du poème : « j’écoute les milliers de feuilles »
(murmure des feuilles) ; « je reçois les ondes » (impulsions physiques, magnétiques); « le
pouls de la fenêtre s’éveille » (un bruit), « le pouls lumineux du point du jour » (rythme des
rayons) ; « feu silencieux des photons » (rythme des microparticules, sonorité muette de
points) ; « frissons » (impulsions physiques parfois presque insaisissables), « foudre blanche »
(impulsion lumineuse)643.

Nous pensons donc qu’il y a un rapprochement entre deux pôles : poétique (textuel) et
graphique (plastique).

640
« Déclaration de Michaux à propos de Paix dans les brisements » (OC2-1369N).
641
Dessin n°2, OC2-981.
642
Nous voyons ici une révélation de pré-gestes de Michaux-peintre.
643
Cf. : le texte du poème.

202
b) Analyse formelle des rapports entre le textuel et le visuel dans Paix dans les
brisements

Le livre Paix dans les brisements représente une dualité des rapports entre la graphie
et l’écrit. Il y a l’unité et la séparation entre deux poles (soit les « deux vertus »)644.

Sur la couverture du livre, le titre Paix dans les brisements est orné en bas par un
dessin. Ce voisinage annonce formellement un équilibre (un parallèle) qui doit exister entre
deux registres dans le livre : entre le textuel et le graphique. Cet équilibre peut être nommé
l’équilibre vertical.

La composition du livre représente une continuité visuelle : le texte du poème suit une
série de dessins et dans ce passage on a une succession ou une traduction de la forme. Ainsi,
dans le texte, par analogie aux dessins, il y a une forme de la colonne verticale centrée. Dans
Paix dans les brisements, le dessin est alors un espace précédant le texte (à son espace visuel).
Le texte typographique hérite génétiquement de la forme du dessin centré, ce qui donne
l’équilibre (équilibre vertical) pour tout le corps du livre.

Si on compare la configuration de certains dessins et celle du texte du poème, on a un


équivalent du contour des dessins et des textes. Par sa silhouette visuelle on peut dire que le
texte représente une réflexion des dessins645. Ici ce passe encore une succession de la forme,
mais au niveau secondaire.

Or, la dernière page de dessins646 ne représente pas une colonne verticale dessinée,
mais plutôt des traits graphiques en haut de la page, laissant ainsi un espace en blanc en bas de
page. Ici on peut parler d’une poétique du blanc : l’espace blanc peut signifier la disparition
de la matière dessinée (fin de la série de dessins). Ce blanc est un espace visuel symbolisant
une interruption entre deux matières (graphique et textuelle). On a un silence qui arrive après
la graphie.

Toute la composition de ce dessin monte que les éléments (traits) se sont éloignés les
uns des autres. Il y a une sorte de brisement graphique des traits dessinés. Le principe de
construction visuelle du texte du poème est le même : on a les fragments sur les pages,
séparés par les intervalles blancs entre eux.

644
Sur l’unité compositionnelle de Paix dans les brisements voir : article de R. Riese Hubert, « Paix dans les
brisements : trajectoire verbale et graphique » dans L’Esprit créateur 1986, p.72-86, et aussi : Note sur le texte
de R. Bellourd et Y. Tran (OC2, p.1366-1367). Nous empruntons l’expression « deux vertus » du titre « Les deux
vertus d’un livre » (P. Valéry).
645
Cf. : imitation du texte par les procédés typographiques dans Connaissance par les gouffres.
646
OC2-993.

203
Outre cela, dans Paix dans les brisements existent des mots manuscrits inscrits dans la
structure intérieure des dessins. Chez Michaux, c’est le seul cas d’utilisation des mots dans la
matière de dessins. Ici les mots deviennent des éléments de composition des dessins. On peut
dire que les dessins reçoivent en quelque sorte le statut de manuscrit. Mais les mots qui sont
couverts par le dessin et à cause de cela deviennent presque illisibles, n’obtiennent-ils pas le
statut de dessin ?647

Remarquons, que si dans les dessins il y a des mots, dans le texte il n’y a pas de dessin
qui pénètre dans la matière du texte. Il n’y a aucune figure spécifique visuelle qui soit utilisée
dans le texte. Nous posons l’hypothèse : les mots eux-mêmes doivent-ils servir comme des
figures spécifiques visuelles.

Alors, on a des indices formels et élémentaires d’une synthétisation entre le graphique


et le textuel : parallèle, succession, réflexion, pénétration. D’autre part, nous avons aussi
quelques indices d’une séparation entre ces deux pôles.

Ainsi, au milieu du livre Paix dans les brisements il y a deux textes : « Signification
des dessins » et « Au sujet de Paix dans les brisements ». Grâce à ces deux textes qui sont
écrits en forme d’explication, les dessins et le poème sont mis à distance. Dans le cadre du
livre ils composent deux points d’interruption logique entre le visuel des dessins et le visuel
du poème qui se correspondent.

Or, parallèlement, ces deux textes peuvent être considérés comme un pont, une liaison
entre le graphique et le poétique, comme s’il fallait l’apparition d’une nouvelle substance.
Nous avons une chaîne selon la construction du livre : dessins – texte d’explication – poème.

Les deux textes en prose représentent par leur configuration visuelle un parallèle avec
la forme du poème, celle que nous avons définie comme colonne centrée. Représentant une
forme de rectangle, ces deux textes ne sont pas centrés comme le cas de poème mais ils ont
quand même une forme verticale. Un dessin de la série présentée dans le livre peut rappeler
une telle forme648.

647
Nous posons cette question faisant la référence aux manuscrits mescaliniens de Michaux, où les mots
manuscrits se transforment souvent en formes visuelles, par exemple, en lignes. Leur fonction devient donc
totalement plastique. Dans le cas des dessins de Paix dans les brisements, la situation est différente : les mots
sont masqués par le tissu graphique.
648
OC2-992. Ce dessin est moins centré que les autres, il est plutôt dispersé sur la page.

204
c) Paix dans les brisements : une paix linéaire (espaces vertical et horizontal)
Le nerf de la création des textes de ce livre est linéaire. Pour se déployer, ce nerf a
besoin d’espace (page). Trouver une « paix dans le brisement » signifie donc : trouver une
structure, arriver à la forme.

Si le « brisement » est une organisation de l’espace en points, qui est pour l’essentiel
une pulvérisation chaotique, la paix est l’organisation d’un nouvel espace, ordonné, qui
correspond à l’organisation linéaire. Dépassant cette thèse, remarquons les spécificités
suivantes du livre Paix dans les brisements.

a/ Paix dans les brisements représente un des livres de la série mescalinienne (« livres
sur la mescaline »649). Ce sérialisme dans le cadre du cycle peut être nommé linéaire650.

b/ Par ailleurs, on peut parler d’un sérialisme intérieur qui se retrouve dans les dessins
à la manière d’un continuité linéaire : 14 dessins, ou 7 dessins en double page, ou un seul
dessin coupé en 14 parties.

c/ Les séquences (fragments) du texte du poème sont comme une série mosaïque des
textes en colonne. Chaque ligne du poème peut être considérée comme un titre (grâce à sa
forme centrée) : on a donc une série de titres.

d/ Les dessins représentent les modèles linéaires dans son « tapis vibratile », où
existent : spectres, nerfs, projections etc. Ces dessins n’ont pas de perspective directe
(organisation spatiale) ; ce sont des images « sur la surface à deux directions » (organisation
de l’espace linéaire) qui évoquent les structures moléculaires (« structures matérielles »651) ou
les routes plates.

Précisons ce point.

Dans les dessins de Michaux - représentant les taches, composées par les formes
simples (notamment par les points, traits, lignes) - se révèle l’idée de la « paix ». Comme les

649
Cette définition figure à la fin de l’édition Grandes épreuves de l’esprit et les innomables petites, 1966.
650
Un autre sérialisme se dévoile dans le cadre de l’édition et de la réédition du livre. (sens de « re- » :
« reconstitution »=revenir).
Texte de Paix dans les brisements repris dans Moments, Traversées du temps, Paris, Gallimard, 1973.
La moitié du poème a été reprise par Michaux dans l’Espace du dedans en 1966. Il existe un exemplaire (Yves
Peyré) de la première édition sur lequel quelques corrections ont été portées par Michaux.
Le sérialisme intérieur dans le cadre de l’édition originale se présente par la variation des exemplaires :
1 190 exemplaires numérotés (9 exemplaires sur Japon impérial, comportant un dessin original ; 41 exemplaires
sur vélin à la cuve de Rives et 1 140 exemplaires sur papier Robertsau. Il y a encore 60 exemplaires hors
commerce.
651
Cf. P. Klee : « STRUCTURES MATERIELLES/ (dans la nature)/ Principe structural dans la nature : /
L’assemblage des petits corpuscules de matière reconnaissables./ Les corpuscules osseux présentent une texture
cellulaire ou tubulaire. » (Esquisses pédagogiques, TAM p.86-90).

205
pattes d’insectes inconnus, les points (ainsi que les traits, les lignes vibratiles et les taches)
courent librement sur la page, en composant une image complexe, qui ressemble à quelque
chose (à une silhouette, un paysage ?).

L’analyse visuelle d’une telle graphie « en foule » démontre la composition des


vecteurs de mouvement. C’est comme si Michaux agissait sur les points (si il soufflait sur les
points physiques comme par exemple poussière) et au moment de l’action, de l’acte
d’agissement, quelque chose se passait la métamorphose de la forme. La graphie « en foule »
peut être nommée (dans les termes de Paul Klee) : le « caractère de masse » ou le « caractère
structural »652.

e/ Le texte du poème représente une linéarité architecturale et cristallisée653 par son


sujet, ainsi que par son dessin. Présentons un fragment :

« s’étageant
s’étageant
s’étageant à l’infini
angulairement
angulairement
angulairement
d’énormes, de gigantesques flamboyants
monuments gothiques
fusants, exaspérés, énergumènes
à accélération,
à élancements gothiques
à gammes gothiques
à balistique gothique
jet-gotic…

gêne
cristaux maintenant et colonnettes

ridicule !

652
« Le caractère structural de la masse apparaît comme la répétition massive de valeurs égales plus petites »
(Kl2-37, [le 5 nov. 1923]).
653
Il semble important d’évoquer un parallèle qui se dévoile ici avec P. Klee, dans les tableaux de qui on voit
souvent des structures architecturales.

206
portiques, pavillons
pédonculés
fluets
fins
filants
ajourés
petits
pointus
minarettants
……………….. »654

Une page complète du livre constitue le dessin visuel d’un poème. On peut voir : les
fragments séparés par l’intervalle blanche ; les mots qui composent les lignes horizontales ;
les lignes de points qui compose une figure géométrique horizontale ; la nervure centrale, une
ligne, un axe, qui est visuellement un axe de rotation verticale du texte : le texte est
visuellement symétrique par rapport à cette axe central.

Le poème a une structure typographique, dont chaque page est un organisme plastique.
L’axe vertical révèle une symétrie spatiale du poème655. La subdivision de la ligne centrale
(verticale) est chaque fois différente selon la page considérée. Cette ligne est divisée par les
pages et par les strophes (branches d’arbre). Cette conception de poème- nervure nous
entraîne à penser désormais l’évolution de la page comme un conflit entre l’énergie linéaire
horizontale des mots (l’énergie linéaire des phrases) et l’énergie linéaire (verticale) du poème
écrite à la surface. En général, c’est le conflit entre le linéarité du texte et la massivité de la
surface. Ce conflit produit la forme (le visuel) du poème.

Comme nous avons remarqué qu’il existe une succession entre les dessins, les textes
d’explication et le poème, le livre complet représente visuellement un « arbre sans fin »656.
Cet arbre de la poésie est composé de formes linéaires soit dans les dessins, soit dans le texte
typographique du poème (forme en colonne, linéarité verticale et horizontale etc.). Les dessins
sont le schéma graphique de cet arbre (reconstitution graphique de la pensée brisée par la

654
OC2-1004.
655
Or, cette symétrie n’est pas idéale. C’est-à-dire que : l’axe centrale du poème ne représente pas un miroir. Le
mouvement du texte reste horizontal : l’écriture des mots ne se répète pas comme dans le miroir. Il n’y a qu’une
illusion de rotation visuelle du texte.
656
OC2-1000.

207
drogue). Le texte poétique représente un schéma poétique (reconstitution typographique et
logique de la poésie brisée). La recomposition du tissu du texte, en ensemble de dessins, se
passe dans un espace concret (matériel) du livre657. Il s’agit alors, non seulement de la paix
entre les éléments graphiques et les éléments poétiques, mais aussi entre la graphie même et le
texte même. Michaux trouve une clé en synthétisant les tissus visuels et verbaux au niveau
microscopique (points+traits, mots+mots) ainsi qu’au niveau macroscopique (dessin+texte). A
l’exemple de Paix dans les brisements on voit alors la méthode qui est tournée vers une sorte
de travail où il s’agit d’une expérience spécifique : faire passer la matière de la poésie à
travers soi-même pour se reconstituer (expérience de l’auto-reconstruction).

§ 4. Les punctiformes typographiques chez Michaux

Dans le paragraphe précédent nous avons montré l’unité de deux pôles, l’unité des
mots et des dessins et nous avons évoqué la question de la forme du texte. Dans le cadre de
cette question : à l’exemple étudié (livre Paix dans les brisements) un élément spécifique a été
figuré dans une citation658 mais nous n’avons pas accentué notre analyse sur cet élément.
Ainsi, à la fin de la citation, après les mots il y a une forme : les points mis en ligne. Peut-on
dire que c’est la figure visuelle qui représente une unité typographique du texte et qui joue
quelque rôle particulier ?

Force est de constater que l’usage de cette unité typographique est très fréquent dans
les textes de Michaux. Nous disons que c’est une « unité typographique » pensant à une
visibilité symptomatique des textes imprimés. On peut remarquer que chez Michaux il y a
aussi les autres unités typographiques construites à la base de signes spatiaux comme trait,
ligne. Nous les nommons punctiformes typographiques ; ceux-ci peuvent évoluer vers les
figures typographiques. Force est de constater que celles-ci n’ont pas d’usage fréquent chez

657
Michaux parle de l’effet synthétique de la construction du livre (« torrent vertical », « substitution
ininterrompue », cf. : OC2-996). Le corps du livre entier représente une unité entre le texte (texte imprimé et non
pas écrit à la main) et les dessins (comportant les mots écrits). Cet ensemble est mis dans un
mouvement infini d’une continuation graphique, nommée par Michaux « rouleau » : « Un rouleau, un kakémono
l’aurait rendu mieux qu’un livre, à condition de pouvoir se dérouler, ou un volume à page unique indéfiniment
dépliée ». (Signification des dessins, OC2-1000). Ce « rouleau » (forme du livre plutôt chinois ou japonais)
n’est-il pas une recherche d’un livre idéal (modèle du livre) par Michaux (livre comme un objet, comme une
œuvre autographique). Le livre Paix dans les brisements est linéaire au sens occidental (coupé en feuilles) et au
sens oriental (« rouleau »).
Contexte occidental. Le livre normal est linéaire. (St. Mallarmé, Un coup de dés : livre comme un cosmos
visuel ; J. Joyce, Finnegans Wake comme le livre-tourniquet, espace du texte, dont il n’y a pas de
commencement ; M. Proust, A la recherche du temps perdu : « temps perdu » comme l’infinité de l’œuvre,
chaque livre comme séquences verbales du Temps, livre comme un symbole du Temps).
658
Cf. : paragraphe précédent (OC2-1004).

208
Michaux, on ne peut pas dire qu’elles caractérisent toute son écriture, on ne peut pas dire non
plus que les punctiformes (points, lignes, traits) soient les éléments qui définissent la
particularité de l’écriture de Michaux. Mais ces punctiformes sont importants grâce à leur rôle
exceptionnel.

a) Points disposés dans le Vide

Le Point se manifeste souvent dans l’écriture poétique de Michaux comme une des unités
typographiques à l’usage le plus signifiant. La question se pose : à quel jeu typographique le
point participe-t-il ? On s’intéresse alors, aux rapports du point-signe typographique avec le
tissu poétique.

Hypothèse

Le texte poétique chez Michaux peut être considéré comme un mouvement discontinu,
comme un enchaînement des sons et des mots, symbolisant la pensée interrompue. Ainsi,
souvent dans les poèmes de Michaux la structure du texte suppose l’absence de
ponctuation659. Parfois les points chez Michaux sont dépossédés de leur fonction utilitaire de
ponctuation normale et ils se trouvent à l’extérieur des phrases et du texte. Ce sont des lignes
de points qui à première vue interrompent les mouvements des textes, plus globalement que le
point à la fin d’une phrase. Ainsi, le texte devient visuellement fragmentaire : on voit les
fragments, les paragraphes qui sont séparés l’un de l’autre grâce à ces lignes de points. Or, la
fonction de ces derniers est plus profonde. Les points exigent l’espace libre de la page,
présentant par leur succession une sorte de continuité graphique du texte.

Dans le fragment cité ci-dessus de Paix dans les brisements les lignes de points peuvent
avoir au moins trois fonctions : 1) représentation d’un caractère linéaire horizontal du
texte660 ; 2) présentation visuelle d’idée de l’« infini » prononcée dans le poème ; 3)
symbolisation d’un espace de silence.

La dernière fonction semble la plus problématique. S’agit-il d’usage ordinaire de cette


unité typographique comme point d’interruption ? Ce punctiforme, casse-t-il le mouvement
du texte ? Les points mis en ligne servent-ils pour fragmenter le texte ?

659
Il ne s’agit pas d’absence totale, mais d’une ponctuation préférée (surtout très peu de point d’interruption et
de virgules). Cf. : exemple du poème Mouvements examiné dans P1, ch3, § 2 de la thèse.
660
Nous pensons que dans le cas d’usage typographique de points il y a un motif linéaire qui possède une
fonction d’une écriture imaginaire sur l’espace de la page chez Michaux.

209
La fragmentation est une des spécificités les plus évidentes des textes de Michaux. Ainsi,
c’est l’intervalle de blanc qui sert normalement pour rendre visible cette fragmentation sur la
page. Dans le cas de points mis en ligne : il y a le blanc de la page qui est rempli, c’est-à-dire,
quelque chose peut-être est supposé, ou il y a quelque chose derrière ce punctiforme, quelque
chose qui n’est pas prononcé, qui n’est pas marqué par les mots661.

Nous démontrons cette hypothèse en présentant les autres exemples.

Examinons un paragraphe du texte L’espace aux ombres, d’où trois usages différents du
point se présentent :

« Attention. Vous m’entendrez plut tard. Il faut que je


fasse attention.
Les ombres-hyènes cherchent sans cesse dans la nuit.
...............................................
...............................................
. . . . . . . . . . …… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… il faut encore que je m’éloigne, que je m’interrompe.


Une grande Présence m’est traîtresse, feignant de me pro-
téger, me surveillant à distance, m’épiant, cherchant une
ouverture, un moment faible.
...............................................
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . »662

661
Nous construisons notre hypothèse faisant la référence à une certaine ambiguïté des intervalles blancs et de la
page blanche en général, l’ambiguïté qu’on peut remarquer chez Michaux. Ainsi, d’une part, le blanc est un
support vide, dont l’écriture apparaît (espace dont se passe l’inscription des mots). D’autre part, c’est un support
vide, dont les images peuvent apparaître (écran de l’esprit). Nous pensons donc que l’intervalle blanc du texte de
Michaux a quand même une valeur plastique et non seulement le cas particulier de la ponctuation. Cela ne
correspond pas au point de vue proprement dit linguistique. Cf. : « Un silence n’est pas l’absence de langage. /
Mais le blanc de la page, une page blanche, n’est qu’une absence de langage, de texte. » (H. Meschonnic,
Critique du rythme, p.304). Cf. aussi : « On peut en juger sur les écarts typographiques qui définiront et
maintiendront des oppositions entre intervalles, selon qu’ils séparent les lettres d’un même mot, les mots d’une
même phrase, les phrases d’un même paragraphe, etc. Ces intervalles n’ont pas de valeur plastique, ils ne sont
que des cas particuliers de la ponctuation. Or celle-ci est constituée de signaux qui, dans une lecture à voix haute,
n’apparaissent pas dans la chaîne parlée en qualité d’éléments phonétiques, mais qui règlent simplement
l’intonation. » (J.-F. Lyotard, Discours, figures, p. 214).
662
OC2-516. Dans le poème nous trouvons encore dix endroits, où les lignes de points figurent, où cette figure
marque plutôt l’interruption du texte ou la séparation d’un fragment à l’autre, tandis que l’épisode choisi semble-
t-il a une autre signification de la présence des points.

210
En fin des premières phrases il y a le point d’interruption habituel, donnant le rythme
intentionnel et la logique de construction des phrases. Ensuite il y a trois lignes de points mis
en ligne qui peuvent être interprétés de plusieurs façons. Cela peut signifier une simple
séparation entre deux épisodes textuels ; cela peut signifier l’équivalence du nombre de lignes
du texte (3) ; mais cela peut être aussi la figure représentant le silence.

Les points de suspension – qui commencent la deuxième séquence du fragment cité –


ne représentent pas l’arrêt du contenu, mais servent plutôt de résonance au silence : on
suppose la présence de quelque chose non-prononcé, la phrase est interrompue déjà dans ce
qui est avant cette phrase. Dans ce sens, la résonance au silence est visible : nous voyons les
figures composées par les points, ces figures précèdent l’intervalle blanc et la première phrase
du fragment cité. On peut dire qu’ici les points mis en ligne luttent contre le silence (en
absence des mots) et en quelque sorte contre le vide du blanc de la page. Le blanc du support
sort : le vide devient « occupé par les petits points »663.

Mais les lignes de points apparaissent aussi après la deuxième séquence du fragment
cité. Ils continuent le texte, répétant la longueur des lignes du texte (comme dans la première
séquence), mais ils ne répètent pas le nombre de lignes du texte. C’est plutôt la figure qui
montre l’interruption du texte ; d’un autre point de vue : les lignes de points peuvent être
considérés comme ceux mis à la place du texte.

A cet exemple : dans sa succession typographique sur la surface de la page les lignes
de points représentent visuellement une plénitude de vers, un continuum poétique, sa matière
cachée, non-prononcée, mais existante. On a l’équivalence du texte, son continuum
graphique, visuel, symbolisé l’inachèvement de ce texte664.

Un autre exemple significatif d’usage de points se trouve dans Connaissance par les
gouffres665, dont on trouve plusieurs formes d’utilisation de cette unité typographique.
Souvent c’est le signe d’interruption (fin de phrases). Le point en suspension est fréquent, pas
seulement dans sa forme habituelle, mais parfois est une figure particulière qui se présente à

663
Ici nous faisons allusion au texte Misérable Miracle, où Michaux parle du vide en tant que rupture qui
s’organise entre le monde intérieur et extérieur : « Une place énorme entre mon corps et le sillon, qui en son
milieu le traverse. Parfois le vide occupe cette place. (C’est étrange, je me croyais plein.) Parfois de petits points
l’occupent. » (OC2-626).
664
Si on met le contexte de l’époque, un des exemples le plus fort est peut-être fans les textes de Céline, pleins
des points de suspension (le vide qui n’est pas le vide ? ; la pensée qui ne peut pas être inscrite, mais qui est
enregistrée quand même ? ; les fissures, ou les murmures qu’on ne peut pas saisir, mais qui sont supposés ?).
665
Gallimard, 1967. Force est de constater que dans Connaissance par des gouffres l’usage des points qui
remplacent des lignes (de l’espace textuel) est assez fréquent (voir : p.75, 76, 77, 140 [points qui semblent se
trouver à la place du texte, ayant la même configuration que les strophes] ; 97, 99, 110 [ensemble des points en
suspens] ; 113 [points qui forment l’espace d’interruption dans le texte]).

211
la fin de certaines séquences : « … … … »666. Nous pensons que cette figure répond bien à
l’idée du silence évoquée ci-dessus667. Par ailleurs, les lignes de points se présentent souvent
dans le texte soit pour marquer la séparation, soit pour remplir le blanc de la page.

Ainsi, dans l’épisode intitulé Tapis roulant en marche... une figure typographique est
placée dans le texte sur la surface de la page à la manière suivante :

« Ces mots, voyons, lesquels étaient-ce


prononcés d’une voix si pincée ?
…………………
…………………
…………………
…………………
…………………
…………………
…………………
Vision : un corset,
sur une poitrine, étroitement lacé, un corset.
Immobile rébus. »668

Le même épisode se répète chez Michaux dans Connaissance par des gouffres
[épisode intitulé Derrière les mots (tentative d’analyse de quelques séquences)], mais avec
quelques changements du texte :

« Des mots, voyons, lesquels étaient-ce,


prononcés d’une voix si pincée ?
………………
………………
………………
………………
………………
………………
………………
Un corset m’apparaît
sur une poitrine, étroitement lacé. »669

666
OC3-50, 51, 54, 58.
667
Il faut remarquer que le silence est un des thèmes abordés par Michaux dans le livre Connaissance par les
gouffres. Cf. notamment : « Ainsi, de plusieurs façons la parole trompe. Et tout autant trompera le silence.
Silence qui ne veut pas nécessairement dire indigence. Silence aussi par excès, par l’excès de tout ce qu’on voit
et sent présentement, qu’on ne pourrait pas traduire. » (OC3-36).
668
OC3-48,49.
669
OC3-75.

212
Nous considérons le deuxième fragment comme « autocitation » avec une phrase
retravaillée, et avec l’analyse qui suit :

« Les mots que j’entendis furent aussitôt oubliés, mais la façon dont ils furent prononcés me
resta, et cette voix pincée faite pour la réprimande… que j’avais dû entendre quelque part…
(Où ?) » (ibidem)

Les lignes de points sont-ils dans cet exemple à la place des mots ?

D’une part, dans le contenu de ces fragments il s’agit des mots-voix, c’est-à-dire des
mots qui doivent être prononcés : les points donc peuvent signifier les petits unités de la
« voix pincée », comme si c’étaient des notes musicales. D’autre part, ces mots sont presque
échappés (« aussitôt oubliés »), c’est pourquoi la structure visuelle est présentée dans le texte
comme la structure insignifiante (ce ne sont pas des notes de la « voix pincée », mais les
points qui ne signifient rien670). En outre, Michaux parle de rébus (« Immobile rébus »), ce
qui donne à penser à une sorte d’image graphique codée sous les points. Cette image pourrait
donc être un « corset » (« Vision : un corset »), mais rien ne nous rappelle dans l’image des
points une certaine forme de ce « corset », on ne peut que l’imaginer, comme s’il était
supposé à dessiner à la place marquée par les points, ou, aussi : « derrière les mots »
prononcés.671 L’usage des lignes de points dans les textes étudiés est très proche de l’usage
qui est plutôt plastique : l’espace plein des points, dont on pourrait imaginer quelque chose.

Mais aussi cet usage est poétique. Si on évoque l’image métaphorique de la


« rivière »672 de Michaux : les petits signes-points typographiques à l’intérieur du texte
servent un équivalent visuel des « gouttes isolées » de la rivière-phrase, ce que modèle la
structure spécifique de vers-ligne chez Michaux.

Dans ce sens il est important d’examiner un autre forme typographique : trait, qui se
présente dans l’écriture de Michaux.

670
Une telle inscription des voix ou des mots semble proche des inscriptions des enfants qui ne savent pas encore
écrire, mais qui veulent inscrire des sons à l’aide des signes insignifiants.
671
Ce qui se trouve aussi « derrière les mots » : c’est la pensée. Nous trouvons un enregistrement de la pensée
qui est aussi fait autrefois par Michaux qui utilise la même figure de points en ligne : « A……………………/ on
assiste réellement aux pensées. » (Connaissance par les gouffres, OC3-49).
672
L’image métaphorique que nous trouvons dans un autre texte mescalinien L’Infini turbulent, OC2-809 : « La
rivière des enchaînements, de la phrase, de la méditation, de la rêverie, n’est plus. Plus de rivières, seulement les
gouttes isolées qui ensemble faisaient rivière, discours, masse, continuité. »

213
b) Le « trait » au registre typographique

Pour la fonction des traits chez Michaux, on peut remarquer un cas particulier : chez
Michaux (dans ses livres) on remarque parfois la présence de signes, qui sont des petits traits
horizontaux. Par ailleurs, dans le registre typographique chez Michaux on peut trouver des
traits qui jouent dans l’espace poétique comme une forme de signes de ponctuation :
« slaches », ou barrés. Nous voyons ici le fonctionnement qui est pareille à la fois au
punctiforme et au filiforme.

Etudions ces deux cas.

L’exemple le plus rare : on a des petits traits diagonaux (slaches) dans le texte Ombres
pour l’éternité (été 1967). Ceux-ci sont à la place de la ponctuation (virgules, points), ou
plutôt à la place de l’intervalle qui doit figurer entre les strophes poétiques. Ces traits alors,
sont les signes d’interruption rythmique :

« L’Opiacé qui arrête le mal d’entrailles / arrête aussi le Temps / allonge les heures /
élève la Tour / et rappelle les siècles révolus / rendant la ville aux Temples et aux Dieux /

Celui que la maladie en ce temps assombrissait / à qui son siècle portait ombrage /
devait plus qu’un autre / ressentir l’importance de l’ombre / et méditait à sont tour de projeter
une ombre / mais multiple / mais ineffaçable / et qui ne s’atténuerait pas / ne s’amenuiserait
pas / ne passerait pas / ombre à jamais / »673

Le texte poétique ici est présenté comme celui du vers qui doit être vertical, mais
inscrit à la forme horizontale. Un schéma graphique de tel vers-ligne (pour tout le texte) peut
être représenté comme une somme de lignes pointillées (pour lesquelles chaque vers est une
ligne et chaque slache est un point : ─ · ─ · ─ · ─ ·).

A l’aide de traits-slaches Michaux transforme visuellement le tissu poétique : il change


la direction des vers, en présentant en quelque sorte le vers-ligne. Or, on peut remarquer que
ce vers-ligne a des interruptions faites par les intervalles blancs qui brisent le texte en
séquences. Chaque séquence peut alors être considérée comme un texte-bloc (strophe-
bloc).674

673
« Ombres pour l’éternité » dans Moments, OC3-726. Première publication dans le recueil : Lignes – Lieux,
Moments, Traversées du temps – Ombres pour l’éternité (revue Promesse, automne/ hiver 1967, n°spécial
consacré à Michaux, pp.49-62).
674
Nous pensons qu’ici il y a le passage entre de la forme ligne (texte-ligne pointillé) vers la tache (texte-bloc).

214
L’autre exemple : traits horizontaux utilisés à l’intérieur des textes.

Quelquefois les traits figurent dans les textes de Michaux comme des éléments qui
présentent visuellement un rythme dans le texte qui correspond au rythme poétique.

Ainsi, dans le registre typographique existe un cas particulier (Connaissance par les
gouffres), quand Michaux utilise les petits traits horizontaux à la place des mots (ce qui,
évidemment, rappelle l’usage des lignes de points celui qui nous avons évoqué ci-dessus) :

« Souvent j’ai suivi une pensée. Etait-ce toujours une


pensée? Parfois plutôt une phrase mentale, muette, signalée,
non prononcée, comme sans mots les tam-tams africains
transmettent des messages.
Je notais par exemple:

_ _
_
_

____ ____
__
__

___ ____ ____


___ ___
__

__ __ __
__ __
__

___ ___
___ ___
___ ___
. .
_______
__ ___

215
et c’était un bout de phrase, plutôt trois mots qui apparaissaient finalement et comme le
dernier état d’une manipulation mentale (que je n’avais pu voir jusque-là). »675

Par les traits Michaux (ainsi que par les points) imite visuellement les sons, inscrit les
tam-tams676 africains, une sonorité rythmique composant donc le dessin du texte. Les traits
autonomes ici sont les graphismes du texte typographique, mais l’image composée par les
traits illustre aussi que Michaux veut trouver la silhouette du texte imprimé. Le schéma de
traits et de points dans l’exemple montré nous rappelle plusieurs configurations du vers
vertical. On peut dire même qu’ici Michaux fait un dessin de texte.

Dans ce cas, puisqu’il s’agit d’un livre mescalinien (Connaissance par les gouffres),
l’image typographique des traits peut être considérée au sens direct : comme un document
visuel de l’expérience. Mais nous proposons l’hypothèse que chaque expérience
mescalinienne de Michaux correspond à ses recherches sur la poésie et sur la graphie : sur les
possibles de la poésie et des images. Pour les expériences de Michaux la mescaline sert en
quelque sorte de catalyseur poétique et plastique.

Si l’exemple précédent nous donne la représentation de tam-tams, dont les traits (et les
points) servent à visualiser le rythme des sons, un autre exemple illustre le rythme de la main
engagée à écrire, (selon le contenu du texte cité ci-dessous) une poétique essentielle (écho,
répétitions, intonations, une sorte d’escaler graphique des rythmes) :

« Ma main m’éteint

Circulation touribotte
touribotte le prodige

Je ne peux écrire ce « sans cesse »


sans cesse ___ ___
___ ___
___ ___
___ ___
___ ___

675
Cet extrait est tiré d'un texte (1961) de Michaux intitulé Derrière les mots (Connaissance par les gouffres…,
OC3-76).
676
Michaux évoque souvent le rythme de tam-tam, cf. : « Pourquoi je joue du tam-tam maintenant » (Passages,
Premières impressions, OC2-342) ; « Tam-tam de la poitrine de la terre// Tam-tam des hommes le cœur
semblable à des coups de poing » (ibidem). Les « tam-tams » peuvent être considérés comme certains
« punctiformes ». Au niveau visuel ils sont montrés dans le texte du poème par des « traits » - formes linéaires
réduites (formes pointues).

216
___ ___
___ ___

L’impression, la main, le moins


Interceptions
interceptions

L’écho
l’écho
qui joue
à répéter plus fort
plus fort
plus fort
plus fort »677
Si on suit le contenu du texte : ce qui semble visualisé ici par des
traits typographiques : une gestualité, un geste d’écriture, si on peut dire, même une présence
de la main. On peut dire que le typographique et le graphique se rencontrent.

Nous arrivons donc à une linéarité particulière de l’œuvre poétique de Michaux : à


vers-ligne et à ce qu’on a évoqué comme la métaphore de la « rivière » où l’essentiel est
l’idée de « continuité » (de mouvement) des petites « gouttes isolées ». Cette métaphore se
rapporte à certaines formes visuelles dans les textes de Michaux : notamment au point et au
trait. Mais si nous pensons à l’image du texte poétique comme tel, où les phrases sont
composées par les mots, ceux-ci peuvent être considérés comme les « gouttes » verbaux.

Ainsi, une révélation des petits unités (« gouttes » verbaux) nous trouvons dans
l’usage des mots dans des compositions comme celles-ci : « tire-coque-drap », « nippe-la-aux-
œufs », « deux-trois-tabacs-Bretagne », « aux-petits-arrêtez-potirons »678. On peut rappeler
aussi le poème de 1929 Ra, on voit une composition syntaxique à partir de mots collés :

« A tant refus secoue l’abeille manège son trou,


Avec arrêtez-là debout dans rouf-à-la-rouffarde ;
Des plus, des sautes allégresses, des laisse-moi-assis,
Des rachète-moi-tout-cru, des libelle-donc-ça-autrement,

677
Connaissance par les gouffres, texte Tapis roulant en marche. OC3, p.55-56.
678
Texte Marchant grenu, dans Mes propriétés (La Nuit remue, OC1, p.507, 508).

217
Et ra ra, ra et regarde-moi cette grosse bête de l’Institut. »679

Ce type de création peut être expliqué à partir de deux niveaux.

Premier niveau : chaque unité verbale des compositions citées est une « goutte », les
tirets (traits) entre ces « gouttes » servent comme les liaisons (les ponts). Ceux-ci ne sont pas
des signes d’interruption, mais, par contre, sont des signes de synthétisation680.

Deuxième niveaux : chaque composition faite grâce aux tirets (traits) représente elle-
même une unité (« goutte ») verbale dans les phrases. Ces compositions peuvent être
nommées mots-chaînes, ils sont linéaires. Ils sont verbaux et visuels à la fois, mais pour les
rendre visuels : c’est une forme élémentaire typographique « trait » qui joue le rôle
principal681.

Pour résumer nos réflexions sur ce paragraphe.

Le registre typographique dévoile qu’il y a quelques formes spécifiques utilisées par


Michaux dans son écriture. Ces formes (dites punctiformes typographiques) nous rapportent
simultanément à deux domaines : verbal et graphique. Dans le domaine verbal : elles nous
font penser à ce qui est écrit (aux mots écrits) et à ce qui peut être sonorisé (rythmes). Dans le
domaine graphique : elles nous amènent à l’importance de la silhouette des mots, des phrases
et des textes. Le paradoxe qu’on trouve chez Michaux : une certaine présence de gestualité
dans le registre typographique. Cette présence est dite et montée dans les textes : Michaux en
parle dans le contenu de textes et il nous la montre par les procédés visuels typographiques,
notamment par les points et par des traits.

Les idées que nous présentons nous amènent à l’hypothèse que chez Michaux il existe
une certaine forme d’écriture qui s’organise à plusieurs niveaux du langage verbal et plastique
et qui en général représente une forme particulière d’écriture qu’on peut nommer une écriture
imaginaire. Les éléments dont nous parlons ici – points et traits typographiques – sont uns des
éléments de cette écriture imaginaire.

679
Mes propriétés, OC1-508.
680
Grâce à l’effet de synthétisation des traits on peut parler peut-être d’un infiniment intérieur horizontal des
vers chez Michaux (vers-ligne).
681
Nous trouvons le même procédé de visualisation des mots dans les compositions de titres de certains textes et
des livres de Michaux : Qui-je-fus, 1923 ; Les hommes-troncs, Double-tête (in Le Lobe des monstres, 1944) ;
Apparitions-Disparitions, 1968 ; Emergences-Résurgences,1972.

218
§ 5. Registre typographique : domaine de l’écriture imaginaire chez Michaux

Dans le présent paragraphe nous regroupons quelques éléments du langage poétique et


plastique de Michaux qui semblent symptomatiques pour parler de l’écriture imaginaire que
nous avons annoncée comme une des spécificités de son œuvre. Ainsi, en continuant d’étudier
les punctiformes typographiques, nous définirons la conception du texte comme une des
formes plastiques de son œuvre.

a) Registre typographique

Il faut définir les limites du registre typographique – esquissé au début de la thèse – au


regard de l’œuvre de Michaux. On examine comme domaine typographique chez Michaux les
espaces suivants : a) texte imprimé ; b) livre imprimé.682

Pour le texte imprimé nous nous intéressons aux configurations textuelles, autrement
dit : aux figures des textes de Michaux (l’organisation spatiale : colonnes aux axes centrale et
diagonale, texte ligne, texte-bloc, etc.). Par ailleurs, il faut évoquer que le texte imprimé
comporte dans l’œuvre de Michaux quelques cas particuliers : texte gravé (Poésie pour
pouvoir), manuscrit (Misérable Miracle), texte marginal (Misérable Miracle, L’Infini
turbulent), texte en rouge (Peintures et Dessins), texte disposé dans plusieurs directions
(Quatre cent hommes en croix).

Notre supposition : chez Michaux il existe une forme spécifique de l’écriture, une
écriture typographique. L’objectif pour ce paragraphe est de définir ce type d’écriture dans
l’œuvre de Michaux.683

Notre question est : dans quelle mesure peut-on considérer le texte imprimé en tant
qu’un système graphique dans l’œuvre de Michaux ?

Pour cette question on peut marquer les éléments spécifiques de la typographie chez
Michaux. Ainsi, nous distinguons d’abord les éléments structuraux qui sont attribués plutôt au
texte imprimé : titre, caractère, ponctuation, mot, phrase, fragment. Nous prenons en compte
aussi la présence et le rôle de ces formes dans l’espace du dessin, ainsi que la concordance

682
On peut ajouter aussi le point c) dessin imprimé. Pour la catégorie de dessin imprimé nous examinons dans
notre thèse quelques spécificités d’attitude de lithographie (Meidosems, Saisir).
683
Nous ne faisons pas dans ce chapitre un panorama des procédés typographiques qui existe dans l’histoire de la
typographie pour y inscrire le cas de Michaux. On peut remarquer quand même la présence dans ses livres de
certains indices caractères pour l’expérience typographique, qui marque pour l’essentiel le fait de plusieurs
collaborations de Michaux avec ses éditeurs. Les éléments les plus significatif pour les typographies des livres de
Michaux sont : corps du livre (format, papier, tirage) ; caractères (style, couleur) ; dessins (signe, illustrations).

219
entre les éléments typographiques et les formes élémentaires dans le domaine de livre
imprimé684.

b) Eléments de la typographie chez Michaux (particularités)

- Titre

L’importance du titre dans l’œuvre de Michaux se porte à certains aspects


particuliers685. On peut présenter ici quelques détails qui semblent les plus significatifs dans le
cadre de notre problématique. Nous affirmons d’abord que le titre (pour texte, livre ou dessin)
chez Michaux est la mise en jeu d’un « continuum », il s’agit peut-être de titre en mouvement.
D’une part, Michaux porte souvent l’attention au travail et à la correction du titre. Le titre
change d’une édition à l’autre686, Michaux peut le change manuellement à posteriori, lors de
dédicace par exemple, (ce que représente l’attention et le travail presque infini de Michaux
avec les titres de ses livres)687. D’autre part, parfois le titre est amalgamé dans le texte, ce qui

684
Notre analyse est construite souvent à la base des éléments qui ont parfois des usages rares (même uniques),
mais grâce aux usages rares, ces éléments sont très significatifs pour définir l’essentiel de l’expérience de
Michaux. Nous considérons le livre imprimé comme objet d’expérience particulière de Michaux, expérience qui
n’est pas seulement de « donner à voir » le texte ou le dessin. Nous disons que dans certains livres de Michaux il
y a les liens intérieurs entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné.
685
Nous n’avons pas l’objectif de faire ici un catalogue des tous les titres et leurs particularités, un tel travail
scrupuleux quand même semble utile pour les archivistes de Michaux. Certaines questions importantes peuvent
être posées pour un tel travail. Par exemple : quel est le rôle des couleurs pour les titres (pour les volumes en
général de Michaux) ?
Nous pouvons marquer ici quelques exemples significatifs. Parfois les titres en couverture sont fait en
rouge : Les Rêves et la Jambe, Essai philosophique et littéraire, 1923, éd. Ça ira ; Exorcismes, 1943, R.J.
Godet (le titre est imprimé en caractères gotiques rouges). D’autre part, il y a la concordance entre le rouge et le
noir (LA NUIT [rouge] REMUE [noir], 1935, Gallimard ; PLUME [rouge] PRECEDE DE LOINTAIN
INTERIEUR [noir], 1938, même éditeur). La concordance du rouge/ noir est remarquable aussi pour certains
livres de Michaux, sur la couverture desquels figure le titre et le dessin (signe) : Par des traits, 1984, Fata
Morgana : nom de l’auteur et de l’édition en noir, titre en rouge, signe quasi-idéographique en rouge.
Quelquefois on trouve d’autres couleurs pour les lettres des titres (Le Lobe des monstres, 1944, L’Arbalète :
couleur ocre des lettres de la couverture et du titre se retrouve dans les lettrines de chaque texte). Dans certains
cas il s’agit peut-être plutôt du travail de l’éditeur, mais sachant l’attention portée par Michaux pour les éléments
d’édition de ses livres, on peut supposer aussi une sorte de collaboration.
En évoquant l’importance de la présence du titre dans l’espace textuel chez Michaux, on peut remarquer
l’importance de l’absence très fréquente du titre dans ses tableaux et dessins. Cas particulier : les rapports entre
petits textes-legendes et photo-lithographies dans Peintures et dessins. Les textes-fragments (qui ont eux-même
des titres) ne sont pas autonomes des dessins, mais grâce au support transparent (calque) ces textes pénètrent
dans les dessins, jouant donc plusieurs rôles et notamment celui d’un texte-titre de dessins. Autre chose : il existe
le maquette de Labyrinthes de Michaux (collection B. Gheerbrant), dont certains dessins comportent des titres,
qui ne sont pas de la main de Michaux (cf. : OC1-1346N). La question des titres pour la peinture de Michaux est
donc très délicate.
686
Il en a plusieurs exemples et parfois il s’agit d’un travail très complexe sur le titre et sous-titre (mentions,
notes etc.) qui se dirige aussi vers la construction du livre. Voir le texte Arriver à se réveiller (1947) – OC2-
1176N.
687
Probablement il existe plusieurs exemples d’un tel travail de Michaux avec les titres pour ses livres déjà
édités. Sur l’exemplaire du livre Le Lobe des monstres (édition de « L’Arbalète ») dédicacé à Adrienne Monnier
Michaux a remplacé à la main le « des » du titre du livre pour le « à » (OC1-1347). Un exemplaire de Les

220
donne l’impression d’un continuité poétique (ligne poétique)688 ou même il devient lui-même
l’unité textuelle en absence du texte comme tel dans le livre689.

- Caractère ou lettre

La notion de « caractère »690 n’est pas seulement typographique au sens d’utilisation


d’un certain style (italique, gros etc.) – mais existe aussi dans les livres de Michaux – l’usage
de cette notion se dirige aussi vers le domaine de son travail calligraphique (vers sa
composition des quasi-idéogrammes, vers le registre graphique). Ainsi, Michaux lui-même
parle des « caractères » dans son texte concernant les idéogrammes chinois. Parlant de
« caractères » on a donc une difficulté à distinguer le signe alphabétique (lettre) et le signe
dessiné. Dans les chapitres précédents nous avons évoqué certains exemples de l’usage de
lettre alphabétique et nous avons dit que les « compositions d’idéogrammes » représentent
plutôt les quasi-signes.

- Ponctuation

Cette catégorie semble une des plus importantes dans le registre typographique pour
montrer ce que nous essayons de démonter comme l’image de texte chez Michaux. Comme
nous avons vu dans le paragraphe précédent, d’une part, dans ses textes existe une vraie
ponctuation (points, virgules, points en suspens, etc.) ; d’autre part, l’absence fréquente de la
ponctuation dans ses vers est remarquable (ce qui est un des procédés poétiques, composant
un rythme particulier de l’infini). Par ailleurs, on trouve une ponctuation particulière, les
intervalles en blanc691, soit blanc pure, soit marqué en lignes de points ou avec d’autres signes
comme, par exemple, rond en gros. Chez Michaux il y a finalement la ponctuation articulaire,

commencements. Dessins d’enfants. Essais d’enfants (1983, « Fata Morgana », collection particulière) contient le
changement fait à la main de Michaux : « Les » / « Des ». Sur les variations de titres concernant ce dernier
exemple cf. : OC3-1818N (quatre éditions différentes).
688
Parfois le titre est mis en caractères majuscules à l’intérieur du texte : « <…> autre éveils// PAR DES
TRAITS// Approcher, explorer par des traits <…> » (Par des traits).
689
En absence du texte comme tel dans le livre, par exemple : Par la voie des rythmes, Parcours.
690
« Caractères - nom générique utilisé pour décrire les signes alphabétiques d’une langue. Il y a des caractères
de différents modèles et de différentes grosseurs. » (Peignot, J., De l’écriture à la typographie, p. 226).
691
On peut penser au sens de l’intervalle donné par Mallarmé (Préface de Coup de dés) : « Les ‘blancs’ en effet,
assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au
point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne
transgresse cette mesure, seulement la disperse. » (Œuvres complètes, 1945, p.455).

221
qui se dévoile grâce aux expressions-répétitions692. Nous établissons alors la preuve de notre
hypothèse que le vers chez Michaux est typographiquement linéaire (il y a des mots-traits, des
mots-lignes etc.), nous définissons donc, sa poésie comme vers-ligne.

- Mot

L’usage du mot au sens typographique joue souvent un rôle particulier chez Michaux.
On trouve parfois dans le tissu de texte, des mots qui donnent l’impression de segment-traits
(mot-traits) ou segment-taches (mot-taches) dans l’espace textuel. En dehors des expériences
qui correspondent surtout au travail des éditeurs de Michaux693, les cas des « segments »
peuvent être attribués au travail de l’usage visuel avec le mot par Michaux lui-même.

- Phrase et fragment (ou séquence)

Ces deux catégories peuvent être examinées comme élémentaires du typographique si


on considère le texte dans les livres de Michaux comme l’image graphique encadrée dans
l’espace de la page (support). En ce sens : les cas solidaires – la phrase et le fragment – font
surgir pas seulement des significations verbales (contenu du texte), mais aussi, au même
instant, des formes graphiques (dans leurs dispositifs spatiaux, visuels) qui sont soit les lignes
(phrase-ligne), soit les blocs (séquence-bloc) 694.

Le problème est : parfois l’unité de la phrase ou du fragment du texte se brise en


plusieurs autres unités plus petites, présentant quelque structure d’une continuité spécifique :
un « enchaînement » des mots. Nous avons examiné ce problème à l’exemple du texte Paix
dans les brisements, démontrant l’idée de l’arbre poétique. Nous pensons que

692
Exemple : dans le texte Un homme paisible (Un certain Plume, OC1-622) le segment verbal « et il se
rendormit » figure à la fin de presque chaque paragraphe donnant le rythme spécifique pour texte et, on peut dire,
jouant le rôle de signe d’interruption logique du contenu. On peut remarquer le même procédé dans le texte
Plume au restaurant (ibidem, OC1-623) : ici le rôle d’interruption joue la phrase : « Plume s’excusa aussitôt ».
693
Exemple : plaquette Vers la complétude : saisie et dessaisies, Paris, GLM, 1966.
Pour cette édition on peut remarquer (au point de vue de jeu typographique) une chose : dans la
première page du texte, au milieu de la page on a une seule phrase en italique : Jour de naissance de
l’illumination. Cela nous fait penser que l’auteur (ou l’éditeur) propose l’idée d’un titre intérieur au texte. On a
un jeu : Vers la complétude (vrais titre du poème), Saisie et Dessaisies (sous-titre), Jour de naissance de
l’illumination (titre intérieur). Ce jeu est un parcours qui compose une sorte de texte parallèle du poème.
694
Dès les premiers écrits de Michaux l’espace textuel est brisé en séquences, dont parfois une seule phrase
compose une figure visuelle qui peut être nommé bloc. Au sens général, un seul texte chez Michaux peut
représenter l’espace « multiplement mis en œuvre » (cf. : Cl. Mouchard, « Michaux, métamorphoses d’espaces »,
dans la revue L’Art et l’Hybride, p.83-102).
Exemple des prases-lignes et des séquences-blocs voir : Coups d’arrêt, (Le Collet de Buffle, 1975). Recueil des
petits textes-fragments (33 aphorismes), parfois une seule séquence = une seule phrase : « La crasse s’épaissit. »

222
l’« enchaînement » répond à ce qu’on peut nommer sérialité de Michaux (par exemple :
sérialité des mots).

Nous pensons que l’expérience d’écriture que Michaux effectue dans sa poésie en
général, et notamment dans les livres mescaliniens, est une expérience qui l’amène vers
plusieurs formes d’écriture dite imaginaire. Celle-ci est attribuée en particulier aux éléments
typographiques, où le rôle important joue :

- les unités graphiques dites punctiformes (comme point, trait) ;

- les mots construits de telle ou telle manière (mots-chaînes, mots-lignes, mots-


taches) ;

- la configuration du texte et des fragments de texte (par exemple : figure de


bloc).

Nous analysons maintenant quelques aspects du registre typographique chez Michaux.

c) Texte typographique : sa forme visuelle

Une particularité essentielle de l’œuvre poétique de Michaux : forme visuelle du texte


imprimé.

Une seule fois Michaux utilise la figure géométrique qui indique l’importance de la
silhouette du texte pour lui : dans Connaissance par les gouffres les figures de blocs (barrés)
noirs en forme rectangulaire répètent le contour du poème centré.

« Effarante progression
empoignant toute sonorité
laissant le sens
fonçant vers plus de retentissement
vers plus de
plus de
plus
Plus
PLUS

223
» 695

Comme dans le cas des lignes de points évoqué ci-dessus, ces blocs (barrés) sont à la
place du texte : elles imitent la forme visuelle du poème. Les blocs sont horizontales, mais
donnent aussi un rythme vertical du vers (alternance : bloc noir/ intervalle blanc). La
verticalité représente une sorte de miroir où les blocs sont comme la surface d’un lac, donnant
un reflet du texte ou la figure étonnante d’un sablier696.

On peut s’interroger si dans le cas présenté il y a un type spécifique de ce qu’on


appelle parfois le « vers figuré »697 ?

L’exemple cité (Connaissance par les gouffres) nous oblige à dire que l’image du
texte chez Michaux peut obtenir la configuration d’une tache. La forme de blocs – barrés
utilisés – semble-t-il peut être bien attribuée à l’essentiel symbolique de tache dans ce texte.
Mais en même temps, on peut parler aussi d’une autre forme symbolique : la colonne.

Citons un autre exemple.

695
OC3-63.
696
Parlant de l’effet de l’axe de rotation de certains texte de Michaux nous devons remarquer que chez Michaux
il n’existe pas des « mots-miroirs », pratiqués par exemple, par les futuristes (cf. : V. Khlebnikov poème sur
Razin, 1920, voir : Créations, p.360)
697
Si nous observons le contexte historique de « vers figurés », on peut constater quelques points spécifiques
suivants. Premier auteur de « vers figurés » est connu de l’Antiquité hellénistique (IVe siècle av. JC) : c’était le
poète Simmias de Rhodes, fondateur de la dynastie des Lagides et satrape d’Egypte (cf. : Histoire de l’écriture
de l’idéogramme au multimédia, Flammarion, 2001, chapitre 1). En Occident existe la tradition des textes qui
servent pour le visuel ; ce sont les textes (livres) « visionnaires » qui présentent une « calligraphie occidentale »
(N.B. : l’expression « vers figurés » existait jusqu’à Guillaume Apollinaire, Calligrammes, 1918). Ce que les
linguistes nomment le vers rhopalique existe au XVIe s. (voir exemple : François Rabelais, « La Dive
Bouteille », dans Le Cinquième et dernier livre des Faicts et dicts héroïques du Bon Pantagruel) : dont
l’importance est une disposition typographique du texte qui évoque la forme d’un objet (cf. : H. Morier,
Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 1998, p.1029-1033). Pour la fin du XIXe siècle on peut penser au livre
(un des plus connus du genre de la typographie expressive), celui de Stéphane Mallarmé, Coup de dés jamais
n’abolira le hasard 1887 (publié en 1914, Paris, Gallimard). Pour divers exemples de vers figurés et de
calligrammes nous nous adressons aux éditions presque encyclopédiques : Alphabets, [exposition, Paris, 22
octobre 1986 – 21 février 1987], catalogue élaboré par Massin, Musée-galerie de la SEITA, Paris, 1986, p. 22-30
et ill. n°14, p.33 et Massin, La lettre et l’image : la figuration dans l’alphabet latin du VIII-e siècle à nos jours,
Paris, 1993, p. 197-280.

224
Quelquefois chez Michaux on peut distinguer « deux régimes textuels » : le texte
canonique (narratif) et le texte marginal (« para-texte »698). L’organisation de la page devient
très compliquée : il y a un espace du texte, dont la combinaison des formes est multiple.

Force est de constater que le texte canonique de Misérable miracle ou de L’Infini


turbulent ne représente pas une forme poétique visuellement centrée comme les cas examinés
ci-dessus. L’image du texte est plutôt celle d’une forme rectangulaire verticale sur la surface
de la page : soit la colonne699. Le texte marginal de Misérable miracle et de L’Infini turbulent
est présenté aussi sous forme de colonne, celle-ci – contrairement au texte canonique – est
centrée. Dans ces deux livres la composition typographique représente une association entre
« deux régimes textuels ».

Parlant de ces « deux régimes textuels » nous ne voulons pas dire qu’il y a un simple
voisinage de formes visuelles de présentation du texte. Entre le texte canonique et les marges
il y a un effet d’interaction interne, ce que Michaux indique comme phénomène de
chevauchement. Selon Michaux:

« Dans ce livre la marge occupée plus par des raccourcis que par des titres, dit très
insuffisamment les chevauchements, phénomène toujours présent dans la Mescaline et sans
lequel c’est comme si on parlait d’autre chose. »700

Le texte marginal (« para-texte ») est une variante courte (« raccourcis ») du texte


canonique. On peut dire que la marge apparaît à posteriori par rapport au texte canonique.
Comme ce dernier est une explication de l’expérience mescalinienne, le texte marginal
devient explication d’une explication déjà présentée (une sorte de commentaire commenté).

Mais d’un autre point de vue et paradoxalement, le texte marginal devient un « avant-
texte » par rapport au texte canonique. Comme les vrais « raccourcis » sont présentés dans les
cahiers manuscrits du livre, les marges jouent peut-être le même rôle que les manuscrits : les
écrits très brefs, très fragmentaires.701

698
Nous utilisons la terminologie de la critique génétique. Selon J.Bellemin-Noël, le terme texte est un
néologisme universel pour l’analyse génétique de l’écriture, et par conséquent il sert d’alternative aux termes:
manuscrit, œuvre, livre etc. (voir : J. Bellemin-Noël, Reproduire le manuscrit, dans : Critique génétique en
France, p.114)
699
Cette configuration visuelle amène à la forme présente dans les dessins mescaliniens (cf. : Misérable Miracle,
Paix dans les brisements), qui sont presque toujours verticaux.
700
Avant-propos de Misérable miracle, OC2-621. Sur le « chevauchements » au sens de « répétitions » voir
aussi : Les Grandes Epreuves de l’esprit, OC3-331.
701
Un procédé typographique tel qui est le style italique des marges renforce l’approche entre les notes
marginales et le « manuscrit ».

225
Le phénomène de chevauchement se manifeste donc dans le changement de rôle
dominant entre « deux régimes textuels ». Cela donne un concept de l’infinité du texte : le
texte se recommence indéfiniment sur la page (il existe un mouvement infini de regroupement
dans le tissu du texte)702, imaginant la tache-texte qui veut remplir la surface de la page
blanche.

Si nous passons vers une micro-typographie de textes chez Michaux (notamment des
livres dits mescaliniens), nous pouvons remarquer que le phénomène de chevauchement se
présente au niveau de la composition des mots. Notre question : comment définir des formes
ou des figures à l’égard du typographique des mots ?

Ainsi, dans l’Avant-propos de Misérable Miracle Michaux parle de mots qui parfois
« se soudaient sur-le-champ » pendant l’expérience mescalinienne. Il remarque quelque type
spécifique de ces mots.

Michaux parle d’exemple qui indique la composition des chaînes très longues de
lettres : « Martyrissiblement »703. Or, dans le livre Misérable Miracle nous ne trouvons pas
beaucoup de mots de cette famille (nous avons quand même un des plus longs mots de
Michaux : « anopodokotolopadnodrome »704). Tandis que le même principe a été utilisé dans
quelques poèmes de Michaux, où on parle de sa création des mots forgés.

Evoquons l’exemple de son poème L'Avenir, où la répétition compose un


« continuum » d’une substance sonore :

« Quand les mah,


Quand les mah,
Les marécages,
Les malédictions,
Quand les mahahahahas,
Les mahahaborras,
Les mahahamaladihahas,
Les matratrimatratrihahas,
Les hondregordegarderies,

702
L’idée de l’infinité du texte est lié avec celle de l’expérience mescalinienne (voir p.76-77: « un mécanisme de
l’infinité », ibidem).
703
“Parfois des mots se soudaient sur-le-champ. “Martyrissiblement” par exemple me venait et me revenait,
m’en disant long, et je ne pouvais m’en dépêtrer.”(Avant-propos de Misérable miracle, OC2-620).
704
« L’anopodokotolopadnodrome allait fermer », Misérable miracle, OC2-647. Les noms propres les plus longs
sont construites par le même principe, cf. : « Dovoboddémonédés », « Rodobodébommédés »,
« Odobommédés » (Le secret de la situation politique, OC2-472).

226
Les honcucarachoncus,
Les hordanoplopais de puru para puru <…> » 705

Dans cette pratique d'invention de mots Michaux travaille avec la syllabe. Il imite des
rythmes prononcés, des rythmes en écho, en créant des mots-phonèmes (des mots-lignes)
presque infinis706. Ce sont les mots qui résonnent comme les voix dans une grotte, comme les
tam-tams, mais aussi comme les paroles des enfants707. Michaux joue avec la langue verbale
réalisant le balbutiement de la langue708. Nous le considérons comme une gestualité sonore.

Il est remarquable que dans le cas de mots qui « se soudaient sur-le-champ » il y a un


certain effet linéaire : ce sont les mots-lignes, qui, si on peut dire, aspirent à une « plénitude »
linéaire verbale.

Or, il ne s’agit pas tout simplement d’horizontalité. Il existe une autre physique de ces
mots : par exemple, une vibration des sons. On peut penser donc à une gestualité sonore
(gestualité de la gorge pour prononcer de tels mots). Cette gestualité sonore ne joue-t-elle pas
à contrefaçon sur l’effet visuel de linéarité des mots dont on parle ? Cette question se pose
parce que la vibration suppose une certaine séparation des sons. Ainsi le mot
« anopodokotolopadnodrome » ne peut pas être prononcé d’un seul respiration : il y a une
intermittence.

Nous trouvons les autres exemples, où les strophes ou phrases chez Michaux sont
composées par les sons. Les sons sont laissés sur le papier, en composant le tissu poétique

705
Voir La nuit remue, Mes propriétés, OC1, p.509-510 (nous soulignons). Cf. aussi : exemple poème Iniji
(OC3, p.189-197).
706
Ces mots se construisent d’abord par un rythme de la répétition identique ; ensuite, les nouveaux éléments
(syllabes) se sont joints. Cette création des mots se porte à la conception du gestuel (cf. M. Jousse,
L’Anthropologie du geste, p.146-149). Nous pensons à une forme graphique de tels mots : les mots mescaliniens
de Michaux, que nous avons définie comme mots-lignes (cf. : ci-dessous).
707
Evoquant cet aspect d’enfant on peut regarder le point de vue des linguistes, tel que le saussurien Roman
Jakobson. M. Merleau-Ponty fait une remarque importante sur le problème de l’acquisition du langage chez les
enfants, tel que les linguistes le posent : « Roman Jakobson était préparé à distinguer la simple présence de fait
d’un son ou d’un phonème dans le babillage de l’enfant et la possession proprement linguistique du même
élément comme moyen de signifier. La déflation soudaine des sons au moment où l’enfant va parler tient à ce
que, pour être à sa disposition comme moyens de signifier, les sons doivent être par lui intégrés au système des
oppositions phonématiques sur lequel la langue de l’entourage est construite, et les principes de ce système
acquis en quelque manière. Mais R. Jakobson interprète ce fait dans les termes d’une psychologie contestable.
Quand il s’agit de comprendre comment se fait l’appropriation du système phonématique par l’enfant, et
comment du même coup la mélodie du langage entendu, qui « attend la signification », s’en trouve soudain
investie, R. Jakobson fait appel à l’attention et au jugement, se donne en d’autres termes des fonctions d’analyse
et d’objectivation qui en réalité s’appuient sur le langage, et qui d’ailleurs rendent mal compte de l’aspect
atypique des signes et des significations comme de leur indistinction chez les enfants. » (voir : Merleau-Ponty,
M., Le problème de la parole, dans Résumés des cours (Collège de France, 1952-1960, p.34). [nous soulignons]
708
Cf. : P2, ch1, §4.

227
sonore : « Et go to go and go »709. En se liant les sons battent ici comme un pouls corporel
(rythmes sortis de la gorge). Cela donne un rythme intérieur du texte, celui qui peut être
nommé : la pulsation. Telle organisation poétique peut être attribuée à celle d’une temporalité
des sons et non pas à la continuité des mots-lignes710ceux qu’on voit dans les cas évoqués ci-
dessus. L’exemple du texte « Et go to go and go » nous donne plutôt l’image des mots-points.
Par rapport à ceux-ci, les mots-lignes sont plus visibles dans les textes, où même il peuvent
être nommés les graphismes typographiques : ils jouent le rôle de signes graphiques711.

Quelquefois Michaux parle de la naissance des mots-lignes : « Un nœud de syllabes se


forme vivement, fortement : “aristoklas“. En un instant. Je vois les mots, les sens divers qui
s’y sont noués. Remarquables, venant de si loin et si nombreux, mais à l’instant de les noter,
déjà perdus, incroyablement dépassés et que je ne retrouverai jamais plus. »712 D’après cette
citation on peut comprendre qu’il y a quelque effet de vision des mots (« je vois les mots ») ;
pendant la vision le mot se forme est s’enfuit très vite. Cela explique l’usage rare des mots de
ce type dans les textes de Michaux713.

Grâce à cette analyse nous insistons donc sur le fait de la présence visuelle des mots
dans certains cas au registre typographique. Ces mots donc jouent le rôle spécifique
d’organisation linéaire de texte.

Nous pouvons dire que par sa pratique d’écriture, Michaux effectue une sorte de
« traduction » de quelque chose vers quelque chose d’autre. Ainsi, par exemple, le poème
Traduction révèle l'idée de traduction vers une langue produite dans le verbale (à partir de la
langue verbale et à sa limite) :

« Je me blague et me siroule
Dans le fond je me déruse
Rien ne tient bon ; j’ai beau regarder
Ça s’erfule et se range

709
Texte Articulation dans Mes propriétés (La Nuit remue, OC1-507). Cf. aussi : poème Glu et Gli (et glo/ et
glu/ et déglutit sa bru/ gli et glo/ et déglutit son pied/ glu et gli/ et s’englugliglolera » (OC1-110).
710
On a ici l’approche de la fonction de la forme de point (cf. : W. Kandinsky : « Le point est la forme
temporelle la plus concise », PLP-39).
711
Nous faisons ici une gradation relative des mots. On peut continuer cette gradation de plusieurs façons. Ainsi,
souvent dans les textes de Michaux quelques mots sont imprimés en lettres majuscules ce qui nous donne à
penser hypothétiquement aux mots-taches inscrits dans le tissu des textes (cf. : P3, ch1, §2).
712
L’Infini turbulent, OC2-849.
713
La difficulté de saisir les mots d’onomatopée est annoncée déjà dans l’épigraphe de Misérable miracle :
« …et l’on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante onomatopées différentes,
simultanées, contradictoires et chaque demi-seconde changeantes, en seraient la plus fidèle expression » (OC2-
617).

228
Clermont sonne et Ferrand répond
Sottes rues satisfaites, ça promet
Mais, que s’isolent les envieux et les torbus itou
Laisse donc pérousser les aigres maigres
Pour moi je retourne à l’eau de l’océan. Adieu
J’ai entendu le clacquerin des paquebots, j’embarque
Or, vieille habitude ; j’y suis peu de chose ; mais j’ai dans mes doigts la façon de douze
noeuds de matelots et faire bâbord tribord sur mes jambes, j’aime ça.
Par très mauvais temps je m’agrippe au grand pelé, l’oreille contre, ça fait toutes sortes de
bruits ; entre deux rafales je regarde venir les houlons crêtés de sabrouse
et puis parfois cette grosse eau se fait si calme et comme agonisante, on se sent profondément
heureux
à peine si elle se craquelle de quelques rides et plis,
comme ce qui tient et bloquetille sous l’œil d’une vieille femme. » 714

Dans ce texte il y a plusieurs mots artificiels, forgés, mais ils pourraient être inscrits
dans un dictionnaire des innovations, des néologismes ou même de dictionnaire de l’argot715.

714
OC1-120, 121 (nous soulignons). Dans le livre Qui je fus il n’y a que 5 poèmes en langue inventé (Glu et gli,
Le Grand combat, Saouls, Mariage, Traduction). La technique d’invention des mots cf. : Rencontre dans la foret
(1935), OC1-416.
715
Ces mots sont peut-être empruntés à l’argot des marins.
Sur le problème des néologismes chez Michaux voir plusieurs références. Traçant des orientations sur le
vocabulaire poétique de Michaux on peut citer quelques mots-valises présentés dans le Dictionnaire des mots
sauvages (1969, p.381, 324-325, 423) :
minarettant – dans Paix dans les brisements : « ridicule ! / portiques, pavillons / pédonculés / fluets / fins / filants
/ ajourés / petits / pointus / minarettants ». Dérivé de minaret. Qui a la forme d’un minaret ; élancé et pointu ;
infinivertie – dans L’Infini turbulent : « La mescaline refuse l’apaisement du fini que l’homme savant en l’art
des bornes sait si bien trouver. / La mescaline, son mouvement tout de suite hors des bornes. / Infinivertie, elle
détranquillise. Et c’est atroce. ». « Infinivertie » c’est un effet de la mescaline qui « refuse l’apaisement du fini »,
et, par conséquence, c’est un « ennemi de l’homme » (cf. : M. Blanchot, Le livre à venir, p.130).
papatrie – dans Un barbare en Asie : « Les hommes sont laids sans rayonnement, douloureux, ravagés et secs,
l’air de tout petits, petits employés sans avenir, de caporaux, tous en sous-ordres, serviteurs du baron X et de
Monsieur Z ou de la papatrie… » Obtenu par télescopage de partie et de papa. La patrie des bègues.
Une thèse de doctorat de la Sorbonne 1966 propose l’analyse linguistique des mots inventés de Voyage en
Grande Garabagne (D. Perret, Etude de la langue littéraire d’après le « Voyage en Grande Garabagne » de
Michaux). Selon cette analyse les mots inconnus chez Michaux forment deux groupes : noms propres (peuples,
lieux) et noms communs + adjectifs. Pour un certain nombre de mots est remarqué une association entre l’aspect
graphique et phonique ainsi que plusieurs effets de jeu des mots (phonique, polysémique entre les sons, les mots
et les phrases, combinaisons nom + subjectif, sujet+verbe etc.) Une telle analyse précise ne donne quand même
pas à voir que chez Michaux existe un certain système d’organisation linguistique.
Force est de constater que souvent, dans ses textes - années 1930-40 - Michaux crée le vocabulaire quasi- ou
pseudo- scientifique (zoologique, botanique), mais aussi il invente des noms propres (Kan, Mapel, Delo etc.) et
des titres géographiques (Garabagne, Poddema). Dans les « pseudo-reportages » de voyages (Au pays de la
magie, Voyage en Grande Garabagne, etc.) il y a un travail de fabrication de nouveaux mots, il y a peut-être
aussi un désir de traduire quelque monde imaginaire, inconnu, certains « lieux inexprimables » (« Il traduit le
Monde, celui qui voulait s'en échapper » (Préface de recueil Ailleurs OC2-3). Pour les livres de « voyages
fictifs » de Michaux nous pensons à un aspect « scientifique » nommé par Claude Mouchard : « le savoir dans la

229
Ce sont des mots associatifs, parfois très proches des mots-valises, mais beaucoup plus
impulsifs et spontanés. Ces mots traduisent en quelque sorte l’auto-ironie de Michaux : « je
me blague », je « me siroule », « je me déruse ». D’autre part, on a une démonstration du
processus de création comme telle. Par cette création Michaux touche au lexique de la langue
traduisant le lexique normal vers le lexique inventé à la fois lisible et visible.

Il ne s'agit pas d'un processus de traduction (au sens technique du terme) d'une langue
à l'autre, mais il s'agit plutôt d'une « opération-création » sur la langue, cette « opération-
création » qui amène en quelque sorte hors de la langue.

Excursion analytique : traduire Michaux ?

« la poésie par définition est intraduisible.


Seule est possible la transposition créatrice. »
(R. Jakobson) 716

En vue des descriptions précédentes il faut remarquer qu’il existe un problème de


traduction des textes de Michaux dans les autres langues717. Celui-ci ne porte pas totalement,
semble-t-il, le sens de trahison d’une matière donnée (langue donnée) à l’autre, mais celui de
recréation poétique. Pour nous il ne s’agit pas d’analyser les traductions et de faire leur
comparaison avec les originaux (ce qui semble quand même être un sujet très important
concernant les problèmes linguistiques), mais d’esquisser le champ esthétique de ce qui
concerne la traduction qui a le sens d’invention ou de lecture (interprétation).

fiction », dont le fantastique « est miroir des sciences – géographie, ethnologie, histoire naturelle. » (Cl.
Mouchard : « La ‘pensée expérimentale’ de Michaux », dans RsHM, p.163). Cf. M. Merleau-Ponty : « faire une
phénoménologie de l’<autre monde>, comme limite d’une phénoménologie de l’imaginaire, et du caché. »
(« Les Notes de travail », dans Le Visible et l’invisible, p.283).
Cf. aussi : « dans le Voyage en Grande Garabagne, un mot comme arpette n’a – et pour cause – aucun sens mais
n’en est pas moins empli d’une signification diffuse, en raison non seulement de son contexte, mais aussi de sa
sujétion à un modèle phonique très courant en français. » (R. Barthes, « Proust et les noms », 1967, OC, t.2,
p.1374).
716
R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » dans Essais de linguistique générale, p.86. Nous
prenons cette formule connue pour souligner que la notion « traduction » se porte pour Michaux essentiellement
sur l’invention poétique.
717
« Devant un traducteur qui s’interpose en relais entre la poésie d’Henri Michaux et une langue d’accueil, il
surgit bientôt une difficulté assez troublante, une incompatibilité de vitesse entre l’élaboration patiente, réfléchie,
qu’exige une traduction et ce besoin d’agir vite – de dire vite – cette urgence extrême qui fait de tout poème, de
tous textes de Michaux la réponse la plus pressée. » (V. Jamek, « Traduire Michaux dans une langue née
contre », dans Passages et langages, p.165.)

230
Remarque bibliographique

Une première traduction de Michaux en langue étrangère a été effectuée en Allemagne


en 1930, où son texte Mes propriétés (1929) traduit par H. Kesten a été publié dans le recueil
« Neue Französiche Erzähler » sous le titre en allemand : Meine Güter718. On peut trouver
assez peu de traductions des textes de Michaux de la période d’avant guerre et de la guerre :
quelques textes en espagnol (1931, 1936, 1937, 1941)719, un texte en polonais (1937)720 et un
texte en anglais (1943)721. Après la guerre on a de nombreuses traductions en plusieurs
langues (anglais, allemand, espagnol, italien, japonais, polonais, suédois, danois, tchèque,
russe, roumain, chinois, etc.)722. Parmi les traducteurs de Michaux il y avait certains poètes et
écrivains comme : Paul Celan723, Jorge Luis Borges724, Giuseppe Ungaretti725, Vadim
Kozovoï726, Samuel Beckett727.

718
Publié par F. Bertaux & H. Kesten dans Neue Französische Erzähler, Berlin, Kiepenheuer, p.285-291. Voir
aussi la même année : H. Michaux, Meine Güter, trad. de G.& H. Kesten, dans Die Literarische Welt, Berlin, VI
jahrg., n°44, 31 oct. 1930.
719
1931 : Sous le phare obsédant de la peur, Vers la sérénité, Mon avenir, La Vie de l’araignée royale (trad. de
Guillermo de Torre) ; 1936 : L’avenir de la poésie, Recherche sur la poésie contemporaine ; 1937 : Aventures ;
1941 : Un barbare en Asie (trad. de Jorge Luis Borgès). Tous les textes ont été publiés dans la revue trimestrielle
Sur fondée en 1931 à Buenos Aires par Victoria Ocampo.
720
Poème de 1933 Contre ! : Wbrew, trad. de Stefan Napierski, dans Lirycy francuscy. Varsovie, édition de
Towarzystvo Wydawnicze J. Mortkowicza, t.2, p.2.
721
Texte de Michaux écrit en 1929 Une vie de chien (OC1-469) : A dog’s life, trad. Klaus Mann & Hermann
Kesters, dans Heart of Europe. An anthology of creative writing in Europe, 1920-1940, New York, L.B. Fischer.
En vue de correspondance du titre avec celui du film de 1918 de Charlie Chaplin, il est symptomatique que
c’était le premier texte de Michaux qui est arrivé aux Etats-Unis.
722
Dans plusieurs pays la réception de l’œuvre poétique de Michaux a été déterminée par les circonstances
historiques et leur impact sur l’orientation idéologique et esthétique propre à ces pays. La liste importante des
traductions de Michaux dans les années avant 1966 voir : L’HERNE, p.497-526. Un panorama de « voyage dans
les langues » des œuvres de Michaux voir : BIO, p.546-548 (anglais, italien, allemand, espagnol, japonais,
chinois). Or, pour la question de traduction de Michaux une recherche particulière semble nécessaire, qui avait
pour but non pas seulement de regrouper la bibliographie des éditions mais aussi de faire une analyse
comparative (notamment du vocabulaire spécifique concernant les néologismes apparus dans les langues de
traduction). Un tel travail porterait aussi une importance sachant que souvent Michaux lui-même estimait les
traductions de ses textes (notamment en anglais et en allemand).
723
“Kontra !“ (Contre !), Frankfurt, Almanach S.Fischer, t.76, 1962, p.49 et ss. ; “Ecce Homo“, Frankfurt,
Almanach S.Fischer, t.77, 1963, p.125-129 ; „Die verlangsamte“. (La Ralentie), Neue Rundschau, t.74, 1963
p.194-200. Il existe une lettre de P. Celan du 6 février 1959, dans laquelle il demande l’autorisation de Michaux
pour publier la traduction de son texte Nous deux encore faite en 1958. La réponse de Michaux semble très
significative pour illustrer le problème abordé dans ce paragraphe de notre thèse. Cette réponse était : « S’il est
une langue qui puisse garder la discrétion de l’intime, c’est la votre » (OC2-1095).
724
“Un barbaro en Asia“ [Un barbare en Asie], Buenos Aires, édition de la revue Sur, 1941, (200 p.). Voir
article de J.-L. Borges à propos de cette traduction « Sur Henri Michaux » (1966) dans L’HERNE, p.44.
725
“La lettera – Ecce Homo“. (La lettre, Ecce Homo, extrait de Epreuves-Exorcismes), dans Prose, Quaderni
Internazionali, Roma, Nuove edizioni. Italiane, 1948, p. 186-189.
726
Poèmes : Emportez-moi, Plume au restaurant, Ma vie, Mon roi, Vers la sérénité, Sur le chemin de la mort,
Chant dans le labyrinthe, Je rêvais que je dormais, dans la revue « La Littérature étrangère », n°9, Moscou,
1967. Dans une conversation privée V. Kozovoï en 1998 avait annoncé qu’il a commencé à traduire Voyage en
Grande Garabagne, ce travail n’a pas été achevé à la suite de circonstances malheureuses.
727
Nous trouvons dans J. Knowlson, Beckett : biographie : « Un rapide survol permet déjà d’affirmer qu’il a
traduit ‘A droite ni gauche’ d’Henri Michaux » (Arles, Actes Sud, 1999, n°58, p.973). Il s’agit peut-être du texte

231
Dans le cadre du problème abordé dans ce chapitre nous nous intéressons à un aspect
particulier qui concerne un petit nombre de textes de Michaux qui sont introuvables dans leur
version originale en français : existent les faits de retraductions.

Ainsi, un texte de Michaux (préface d’Un barbare en Asie) n’existe qu’en anglais728 ;
trois textes ont était gardés en espagnol : poème Mon avenir, conférence Recherche dans la
poésie contemporaine, ainsi que fragments intitulés Aventures729. Ceux-ci ont été retraduits en
français. Nous évoquons ces textes (qui représentent, par hasard d’ailleurs, certains genres)
pour marquer une sorte de mystère qui est proche de Michaux, le mystère
d’apparition/disparition, maintenant : à l’égard de la matière du texte comme tel.

La retraduction de Michaux, étant de prime abord peu importante, a quand même une
nuance qui mérite notre attention.

Ainsi, parlant de traduction des textes de Michaux dans les autres langues nous ne
pouvons pas laisser de côté le problème de réinvention, car chez Michaux la composition des
nouveaux mots est remarquable (comme on a vu dans le paragraphe précédent cette
composition des nouveaux mots est liée à la notion de « traduction »). Il semble important de
dire que Michaux lui-même parle de sa pratique d’invention des mots dans sa conférence
Recherche dans la poésie contemporaine (texte retraduit):

« En France, Fargue et Michaux forgent des mots directs et évocateurs, intuitifs, sans
souvenirs étymologiques. » 730

de Michaux A Hue et à dia publié en anglais sans nom de traducteur dans la revue « Transition », n°4, 1948,
p.14-18 (OC2-356 et 1189N).
728
Préface à l’édition américaine d’Un barbare en Asie (1949), Voir : OC1-411, traduction d’Anne-Dominique
Balmès, d’après la version américaine du texte de Michaux. Un barbare en Asie a été traduit par S. Beach.
Dans l’édition : Michaux, Jeux d’encre. Trajet Zao-Wou-Ki, figure le texte de Michaux en anglais (sans titre,
1952, p.29-33). Selon les éditeurs : « La version originale en français de ce texte n’a pas été trouvée<…>
traduction anglaise due à Sylvia Beach. Le texte a été écrit pour les expositions de Zao Wou-Ki à la Hanover
Gallery, Londres et à la Cadby-Birch Gallery, New York. ». Voir en français : OC2, p.1016-1017 [Sur Zao-Wou-
Ki].
729
Ces trois textes ont été publié dans la revue « Sur » (Buenos Aires) en 1931 (n°3) : « Mon avenir » parmi
quatre poèmes sous le titre commun Bajo el faro del miedo (OC1-523) ; en 1936 (n°25) : Busqueda en la poesia
contemporanea (OC1-971) ; en 1937 (n°37) : Aventuras (OC1-684). Retraduction de l’espagnol par Monique
Roumette.
730
Michaux explique sa pratique d’invention des mots, s’inscrivant parmi les autres écrivains de l’époque qui
expérimentent les innovations dans le langage. L’autore-connaissance du soi se passe donc au niveau du contexte
de la tradition mondiale, mais aussi française : « Joyce, Fargue, Péret, Michaux, Eugène Jolas, et le groupe
franco-américain dit de rébellion contre le mot. » ; « James Joyce <…> a inventé des milliers de mots, ou mieux
il les a composés, des mots de professeur et de linguiste. L’irlandais, le français, l’anglais, le latin, l’allemand,
sont utilisés à cette fin. La richesse, les nuances, la couleur, et même la valeur de cette langue composée sont
telles que des professeurs de linguistique et de philologie, comme le professeur Curtius, prirent la peine de
l’étudier durant trois ans et d’en composer un dictionnaire explicatif et étymologique. » ; « Fargue n’emploie des
mots inventés qu’en petit nombre, quatre ou cinq par page, qui, mêlés à des termes techniques ou d’argot servent

232
La traduction des textes de Michaux suppose donc une certaine recomposition,
réinvention du vocabulaire des innovations poétiques de Michaux dans les autres langues, ce
que donne parfois des vraies « trouvailles »731. En outre, la traduction des textes de Michaux
devient parfois « une sorte d’appropriation »732. La difficulté de traduire Michaux que ses
œuvres « résistent à tous les efforts de traduction »733, est peut-être dûe à l’opposition à la
linguistique de ses mots forgés (« mots directs » « sans souvenirs étymologiques », Michaux).
Là-dessus on peut indiquer le problème d’un passage verbale entre-langues. L’importance et
la complexité de ce problème sont liées en premier lieu à un « processus d’intégration
verbale »734 qui existe dans l’œuvre-même de Michaux, où certains procédés narratifs et
poétiques se pénètrent.

Après cette excursion analytique nous revenons maintenant à la problématique de


visualisation des textes de Michaux.

Quelquefois la présence visuelle des mots est confirmée par une forme réelle
géométrique : par une ligne. Ainsi, par exemple, selon Michaux, les mots écrits sont égaux à

pour truffer ses descriptions, pour les durcir et les relever, en somme pour les nécessités de l’orchestration. » ;
« En Amérique enfin, Gertrude Stein utilise les éléments de la phrase en les traitant comme on fait en musique
d’une phrase musicale, dans une fugue, une sonate, une symphonie. » (Recherche dans la poésie contemporaine,
OC1-977, nous soulignons).
731
Michaux lui-même écrit sur la traduction de L’Infini turbulent en anglais (trad. M. Fineberg, Londres, Calder
& Boyards, 1975) : « On voudrait même savoir l’anglais. Ça paraît plein de trouvailles, votre traduction, et de
difficultés astucieusement tournées. » (lettre de Michaux du 20 avril 1971), cf. : OC2-1336.
732
Kurt Leonhard : traduction est « une sorte d’appropriation : pour moi une meilleure compréhension en même
temps qu’une élaboration productive. » (« Pourquoi j’ai traduit Michaux », L’HERNE, p.260). Voir aussi : lettre
de Michaux à Celan : « ‘Kontra !’ Titre admirable, sans doute meilleur que ‘Contre !’ » (archives Henri
Michaux, lettre de 1962 citée dans BIO-546).
733
P. Gregory, « Henri Michaux et le gant déchiré : a personal reminiscence », L’HERNE, p.276.
734
Ici je fais une allusion à la préface de Max Bense pour l’édition allemande de Passages (Passagen, Bechtle
[Esslingen], 1956, traduit par Elizabeth Walther). Nous trouvons dans ce texte l’affirmation suivante : « Epique
et réflexion sont en tout cas des processus d’intégration verbale, elles ont un caractère englobant, elles aiment les
extensions suffisantes, la consommation, l’absorption et la divagation et il appartient pour ainsi dire à leur être
d’avoir une tendance naturelle à effacer la frontière qui les sépare. Mais qu’y prenne naissance le problème
d’une forme condensée, d’une prose aussi réduite qu’essentielle, aussi limitée que précise et justement dans ce
domaine des transitions, on peut le saisir dans Passages. » (« Esthétique et métaphysique d’une prose »,
L’HERNE, p.243, [nous soulignons]).
N.B. Une nuance particulière se dévoile grâce au terme « transition » qui apparaît dans la traduction de
cette préface. Ainsi, selon le traducteur de l’article Y. Lichtenberger : M. Bense utilise le terme « übergang »
(qui signifie « passage » et non pas directement « transition » comme dans la traduction française de la préface).
Cela donne un jeu de mots avec le titre de recueil Passages dans le variant allemand, car pour ce titre M. Bense
utilise le même terme. Or, par hasard, l’effet de retraduction donné par le terme « transition » nous amène au
problème de l’intégration non-verbale chez Michaux. Ainsi, Michaux parle quelquefois à propos de ses dessins
mescaliniens : « Mes dessins expriment l’épiphénomène se produisant irrégulièrement au passage de telle ou
telle réflexion. » (Paix dans les brisements, OC2-999). La complexité du problème est : chez Michaux il ne
s’agit pas seulement de l’« intégration » et de la transformation verbale, mais il s’agit d’une intégration aussi
verbale que plastique. Ce n’est pas seulement les mots, mais aussi que les signes visuels, les formes élémentaires
qui « arrivent à être des instruments, des prolongations de la main, de l’œil, de la pensée » (cf.: O. Paz,
« Corriente Alterna en Nuestra Decada », Impreta Universitaria, vol.I, Mexico, 1964, p.357, cité dans
L’HERNE, p.294).

233
une configuration linéaire, soit à « un mouvement modéré avec une légère formation de
vagues »735. Michaux dit montrant visuellement une ligne d’une fine sinusoïde : « Mon
écriture se met à »736. Ou, encore, dans la description de la vision pendant
l’expérience mescalinienne Michaux utilise dans le texte une forme de lignes parallèles :

« Exemple : Dans la démi-obscurité où je prends quelques notes, écrivant vivement des mots
à la suite dont je vois mal la trace, il se trouve que, résultat d’une précaution que j’ai prise
machinalement pour que les lignes, que je regarde à peine, ne chevauchent pas, deux lignes se
succèdent assez largement espacées, éloignées d’une de l’autre quoique toujours parallèles,
quelque chose comme ceci : . Ces lignes, quand je les regarde à nouveau,
pour voir où, à leur suite, poser le crayon, m’évoquent nettement les rives d’une rivière. »737

On peut interpréter ce fragment à la manière suivante. Michaux a effectué une


expérience sur le processus d’écriture. Ainsi, pendant l’épreuve mescalinienne Michaux
prenait quelques notes au crayon. Son geste d’écriture était machinal. Le résultat était des
lignes. Celles-ci produisent certaines images (« les rives d’une rivière »). L’essentiel de
l’écriture est donc dans le principe plastique des formes : l’importance est le geste plastique
linéaire de l’écriture.

Nous sommes donc au point crucial de la conception d’écriture imaginaire que nous
construisons. Nous disons que : chez Michaux ce qui est manuel (gestuel) entre dans certaines
relations avec ce qui est imprimé. Nous disons aussi que dans le registre typographique il y a
la présence du graphique. C’est le point crucial : qui est manuel et ce qui est imprimé, sont
deux domaines qui se confrontent selon leur principe d’organisation (selon leur nature
différente). Nous examinerons cet aspect plus attentivement, en nous dirigeant vers la
problématique du livre comme terrain de rencontre entre le graphique manuel et le
typographique.

Conclusion pour la deuxième partie : « chaîne de gestes » chez Michaux

Comme nous avons dit au début de cette partie le gestuel de Michaux s’inscrit dans les
domaines corporel et incorporel. Remarquons qu’au sens le plus général et habituel le mot
« geste » est lié au mot « corps », concernant plusieurs significations des mouvements et des

735
Nous empruntons ici l’expression de Paul Klee (Kl2-71).
736
Les grandes épreuves de l’esprit, OC3-342.
737
L’Infini turbulent, OC2-910.

234
positions du corps entier, pas seulement des bras, des doigts ou des jambes, la pose et la
mimique, mais aussi l’expression de l’âme.

Dans les œuvres de Michaux on peut trouver plusieurs niveaux de « corporalité », le


niveau interne concerne les notions de « sang », « cœur », « pulsation », « pensée ». Parfois
on parle d’une sorte d’« écriture du corps chez Michaux », même au point de vue de la
médecine738, ainsi qu’au point de vue de l’expérience scientifique739. Le niveau externe
concerne la présence de la main du dessinateur. Les gestes, Michaux veut les saisir en soi, en
utilisant sa main (son corps) comme un sismographe des rythmes intérieurs. De plus, ce sont
les « pré-gestes » intérieurs, les pré-signes de l’avant-langue, de la langue inconnue, ainsi que
de la préécriture non-existante. Rappelant son expérience avec des sons, nous parlons d’une
gestualité verbalisée existante dans sa poésie. Nous pensons que dans l’œuvre de Michaux se
présente une pluralité des « gestes », celle qui peut être nommée « chaîne des gestes »740.

Le geste le plus caractéristique de la présence de la main de Michaux dans son œuvre


est le geste spontané (niveau externe). Celui-ci est commun à deux activités créatrices de
Michaux : la pratique plastique et la pratique d’écriture. Ainsi tout est mis en mouvement : le
support (papier, toile), l’espace de couleurs (pigments, fond), ainsi que les signes ou les
formes visibles de l’écriture et de la peinture (lignes, points, traits, taches).

Voilà comment Michaux s’explique dans un de ses livres, où les signes dessinés et les
signes écrits se rencontrent sur le même territoire de page :

« Les gestes, les attitudes, le mouvement, les actions, c’est cela qui m’entraînait, et qui
m’incitait présentement à les reproduire. Mais autrement que dans les langues d’avant
l’écriture où, peut-être pour des raisons de commodité, les idéogrammes et pictogrammes sont
généralement statiques, au contenu, au rendu statique, de façon à pouvoir être recopié
couramment par n’importe qui, à n’importe quel moment, sans nécessiter un élan spécial. » 741

On voit que Michaux distingue le « geste » comme « action » et le « geste » comme


« signe ». Pour lui le deuxième est plus statique que le premier. Mais comme nous avons dit
Michaux cherche à surmonter ce statique (cas de mouvements peints et de champs de bataille /
Grandes Encres).

738
Cf. : E. Mèle, L’Ecriture du corps chez Henri Michaux ou la maladie à l’œuvre, thèse de doctorat, Lyon,
1993.
739
Cf.: A.-E. Halpern, Henri Michaux. Le laboratoire du poète : chapitre « Le laboratoire du corps », p.66.
740
Expression de L’Infini turbulent, OC2-924.
741
Saisir, OC3-962.

235
On peut dire que, dans son œuvre, Michaux explore le « geste » (geste spontané, geste
de la main) pour métamorphoser les « signes » (« formes ») comme s’il voulait mettre en
mouvement toutes formes d’immobilité qu’il trouve imposée par le monde, comme s’il voulait
faire un combat à toute ces formes d’immobilité. Un tel « combat » peut être considéré comme
geste. Michaux veut être « associé » à sa façon au monde. Ce geste est l’attitude adoptée par
Michaux et perceptible pour nous (spectateurs) en premier lieu dans le domaine de sa pratique
plastique.

Une phrase du livre Emergences-Résurgences nous donne un chemin pour comprendre


la problématique du conflit « individu/société » émergé dans notre thèse. Ainsi, Michaux dit :
« Peinture par oubli de soi, et de ce qu’on voit ou qu’on pourrait voir, peinture de ce qu’on
sait, expression de sa place dans le Monde »742. Grâce à cette phrase on peut voir que c’est la
« peinture » qui sert à Michaux pour trouver les procédés nécessaires pour :

- se retrouver après l’oubli du soi (effectuer l’auto-réconnaissance du soi) ;

- trouver « sa place dans le Monde » (monde qui est déjà plein de formes, de
gestes, de signes).

Nous disons toujours que deux activités créatrices vont en parallèle dans son œuvre
(pratique plastique et pratique d’écriture). Dans l’écriture de Michaux, la catégorie de
« geste » a des significations plutôt « visionnaires » (geste intérieur). Mais c’est souvent que
le monde visionnaire (monde propre à Michaux, monde qui est en rupture au Monde) se
dévoile grâce à l’expérience que Michaux réalise avec son corps. Parfois donc dans sa
peinture, ainsi que dans sa poésie nous rencontrons des « fantômes intérieurs », des
« doubles » (termes de Michaux) qui représentent le résultat en quelque sorte de cette
expérience.

Par le mot « expérience » nous comprenons non seulement celle de la drogue (la plus
citée par les chercheurs), mais toutes formes de méditations ou de réflexions (exemple :
lecture poétique de Michaux des peintures des autres), d’innovation ou d’« opération-
création » (exemples : mots forgés, mots-chaînes créés à la base de sons), de réalisation de
métamorphoses des formes plastiques (taches) ou des « punctiformes » (points, traits).

L’examen des aspects des expériences de Michaux nous amène finalement à la


question de l’écriture imaginaire comme une des particularités de son œuvre poétique et
plastique.

742
OC3-633.

236
TROISIÈME PARTIE. MICHAUX : « MOUVEMENTS <…> QU’ON NE
PEUT MONTRER, MAIS QUI HABITENT L’ESPRIT »

Introduction pour la troisième partie

La présente partie a pour objet d’étudier les « mouvements », notion très variée et
utilisée par Michaux dans plusieurs textes743.

Pour intituler cette partie nous avons pris une ligne du poème Mouvements. La
séquence744 complète est la suivante :

« mouvements à jets multiples


mouvements à la place d’autres mouvements
qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit
de poussières
d’étoiles
d’érosion
d’éboulements
et de vaines latences »745

Si nous suivons cette séquence mot par mot, nous dévoilons une certaine logique qui
esquisse notre thèse.

Ainsi, le premier vers dit : « mouvements à jets multiples ».

Le mode du pluriel utilisé dans cette phrase est très significatif746. Au cours de tout le
poème, Michaux parle de « mouvements », inscrivant cette notion à infiniment de révélations.
Cette infiniment est une des caractéristiques les plus importantes de l’œuvre de Michaux.

L’expression « à jets multiples » donne la liaison selon le chaînon de gestes-


mouvements. Si nous considérons le mot « jets » comme équivalent de « gestes », nous avons

743
Le texte central est celui du livre Mouvements. Cf. aussi : Sur ma peinture, OC2-1026 ; Par surprise, OC3-
1345 ; Misérable Miracle, OC2-621.
744
Nous proposons ce terme, car le mot « strophe » semble problématique à utiliser.
745
OC2-438.
746
Dans l’Introduction de la thèse nous avons évoqué la pluralité de l’œuvre de Michaux comme une
caractéristique essentielle.

237
la signification de « mouvements » comme actions physiques qui font les jets d’encre sur le
papier. Nous indiquons donc une forme de travail plastique réalisé par Michaux747.

Le deuxième vers (« mouvements à la place d’autres mouvements ») indique


l’importance du procédé de substitution utilisé par Michaux pour un certain nombre de mots.
On peut comprendre que sous le mot « mouvements » Michaux suppose quelque chose
d’autre qu’on attend, qu’on imagine, qu’on connaît (comme si on connaît déjà quelque
« autres mouvements » et Michaux propose les nouveaux « mouvements » qui se substituent
aux premiers). Nous voyons ici la liaison entre la notion « mouvements » et la notion
« signes » : pour les « mouvements » tels qu’ils sont présentés dans cette phrase par Michaux
on peut comprendre qu’il y a quelque chose qui est mis à la place de quelque chose
d’autre748.

Le troisième vers (« qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit ») nous fait
penser à la recherche de Michaux de « gestes » et de « signes » inexistants : ce sont soit les
« pré-gestes », soit les quasi-signes (pré-langue). Cette recherche s’inscrit bien dans le cadre
de la problématique abordée dans la thèse : rapport entre le réel et l’irréel.

Les cinq vers qui suivent les trois premiers commentés ci-dessus donnent un champ
d’analyse de caractéristiques de « mouvements » pour Michaux. Ce champ est très important
pour comprendre le sens qu’il donne lui-même à la notion.

Les expressions comme : mouvements « de poussières » et mouvements « d’étoiles »,


marquent pour nous l’essentiel de la « poétique du peu » qu’on trouve dans l’œuvre de
Michaux. Dans le cadre de cette problématique nous suivons l’importance de tout ce qui est
petit (élémentaire) : petites unités graphiques, typographiques, personnages de « petit »,
« moi-je », etc., et nous disons que souvent ces qualités de petit (comme « poussières ») se
coordonnent (parfois se transforment) chez Michaux aux qualités de grand ou même de géant
(comme « étoiles »).

La caractéristique comme mouvements « d’érosion » peut être interprétée comme


l’indication symptomatique de tout ce qui se trouve à la frontière d’apparition et de
disparition chez Michaux : couleurs, visages, taches, etc.

L’autre caractéristique : mouvements « d’éboulements » nous donne à penser à


l’importance de la notion de vitesse abordée par Michaux, dans sa poésie et dans sa pratique
747
Dans les cas où il lance les taches des encres par exemple : c’est son pré-geste, puisque ensuite il brise ces
taches (cf. : P2).
748
Nous faisons l’allusion à la définition de la notion « signe » (cf. U. Eco, Le Signe, p.34 et 40).

238
plastique. Ainsi, nous évoquons la spontanéité des gestes dans ses dessins et le balbutiement
de la langue dans ses textes.

En fin, l’expression : mouvements « de vaines latences » nous oblige à prendre en


compte l’aspect autobiographique toujours présente dans l’œuvre de Michaux (notamment ses
références à l’enfance).

La liste des chaînes logiques que nous avons établie à l’égard du passage cité et de
certains points abordés dans la thèse n’est bien évidemment pas complète. C’est pourquoi
nous projetons d’étudier dans la troisième partie de notre thèse plusieurs facettes de
« mouvements » de Michaux pour essayer de définir le rôle crucial de cette notion dans son
œuvre.

PREMIER CHAPITRE. Les « mouvements » de Michaux

§1. Dossier MOUVEMENTS

Comment définir les « mouvements » de Michaux ? Comment lui-même parle-t-il de


« mouvements » ? Donne-t-il quelques explications identifiables, qu’il est possible d’inscrire
dans tel ou tel vocabulaire adéquat de l’époque ou dans telle ou telle définition habituelle et
connue ? S’agit-il des « mouvements » concrets ? Les « mouvements » de Michaux, ne
restent-ils pas des abstractions indéfinies ?

Beaucoup de questions peuvent être posées à l’égard de « mouvements » de Michaux,


qui sont parfois des « mouvements à la place d’autres mouvements » (cf. : citation ci-dessus) :
une énigme et le noyau de son œuvre, un symbole, un cliché, un représentant.

Pour entrer dans la problématique et vue le rôle crucial de la notion « mouvements »


pour l’organisation de notre thèse (position centrale, s’orientant vers les notions « signes » et
« gestes »749) nous composons ici le dossier « MOUVEMENTS »750.

Représentant un certain nombre de références des documents de la genèse, de l’édition


et de l’interprétation, ce dossier regroupe les matériaux suivants :

749
Cf. : l’Introduction de la thèse.
750
Ce dossier ne touche pas la notion « mouvements » qui figure dans les œuvres de Michaux hors du corpus
concernant le livre Mouvements.

239
a/ Documents dactylographiés751 :

- un dactylogramme (tapuscrit) de 13 pages numérotées, dont le poème de 10


pages et la postface de 3 pages. Ce document comporte une note marginale
manuscrite de Michaux sur la première page : « Pas de virgules à la fin des
vers / ni de point / Seulement points / d’interrogation ou / d’exclamation »752.

- deux jeux d’épreuves (chacune des 12 pages) corrigées par Michaux et par
l’éditeur René Bertelé. Le premier jeu d’épreuves comporte un paragraphe
autographe (fin de la postface à partir des mots : « Qui, ayant suivi mes
signes… »753), ainsi qu’un grand nombre de corrections de l’écriture de R.
Bertelé. Le deuxième jeu d’épreuves est signé par l’auteur et par l’éditeur,
représentant le bon de tirage.

b/ Edition originale au contenu de : « soixante-quatre dessins, un poème, une


postface »754. Cette édition est parue chez Gallimard en 1951 : collection « Le Point du Jour »
(directeur R. Bertelé), format : 32,5 x 25,3 cm, n.p. [88 p.]. Tirage de 1370 exemplaires,
dont 25 sur vélin d’Arches avec le document complémentaire : un dessin original
monogrammé de l’auteur ; 45 sur vélin pur fil de Marais ; 1 300 sur vélin spécial mat des
Papeteries Téka755.

c/ Rééditions (ordre chronologique) :

- Face aux verrous (recueil), Gallimard, s.d. [1954], collection « Blanche »,


tirage 3 300 exemplaires, format 18,6 x 12,0 cm. Cette édition reprit
seulement le texte du poème Mouvements (pp. 7 à 21), qui montre des

751
Conservées à la BNF (ancienne collection de René Bertelé).
752
BNF, cf. : OC2-1223.
753
OC-599.
754
Selon la deuxième page du titre dans l’édition originale.
755
Cf. : OC3-1221N. L’importance de ces détails du tirage pour nous est la suivante. Ceux-ci nous indiquent
d’une part, une codicologie de supports utilisés (trois sortes différentes de papier) : fait qui est fréquent pour les
livres de Michaux. D’autre part, cet exemple nous marque le rôle spécifique du livre comme objet d’art pour
Michaux, car il y a des ajouts des œuvres plastiques (25 exemplaires portent les encres originales de l’auteur).
Force est de constater que Michaux surveillait souvent lui-même la composition de ses livres. Voir la lettre
envoyée le 20 février de Lavandou : Correspondance : février-avril 1941 [Henri Michaux et Jean Ballard]. Cette
lettre de Michaux concerne ses pourparlers avec Jean Ballard pour préparer l’édition de Nouvelles observations
au pays de la magie (publication antérieure de certains textes dans « Les Cahiers du Sud » n°223, avril 1940,
p.217-228). Entre autres questions posée par Michaux on peut bien remarquer son attention scrupuleuse aux
éléments techniques du livres (support, format, couverture, nombre d’exemplaires etc.) : « Le papier pour un si
mince volume, n’en eussiez en stock, doit me semble-t-il se trouver, si j’en juge par les arrivages de toujours
excellent papier de canson qui viennent de parvenir au Lavandou même à des prix point majorés, ou si peu que
la différence m’a échappé. <…> Petit nombre d’exemplaires dans les deux cents. Un papier ayant de la main,
portant bien l’impression, sans baver, sans brouiller. <…> Couverture blanche ou crème avec rempli où sera
reproduit un dessin en marron foncé, ou vert. <…> Format 13,5 x 19 < ...> » (nous soulignons).

240
variantes particulières par rapport à l’édition originale de Mouvements 1951 ;
dessins non-repris.756

- L’espace du dedans (anthologie), Gallimard, 1966, collection « Blanche »,


tirage 3 000 ex., format 20,5 x 14,0 cm. Texte du poème Mouvements
correspond à l’édition de 1954 (Face aux verrous) sauf une ligne
supprimée757 ; dessins non-repris.

- Mouvements, Gallimard, 1982, tirage 2 000 exemplaires, 64 planches de


dessins, format réduit par rapport à l’édition originale : 21,5 x 16,9 cm. Les
textes du poème et de la postface correspondent à l’édition 1951.

- Le recueil Face aux verrous : Gallimard, 1992, collection


« Poésie/Gallimard », n°258 ; par rapport à l’édition 1954 (et 1967) ce recueil
comporte les dessins de Mouvements reproduits au début du livre à l’identique
de l’édition originale de 1951 ; la postface de Mouvements est reproduite en
annexe du recueil.758

- Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, vol.2 (OC2), 2001, pp.435-441


(poème), pp.531-597 (4 séries de dessins en suite), pp.598-599 (postface),
pp.1221-1224 (notes et variantes).

d/ Textes postérieurs de Michaux sur Mouvements (ces textes peuvent être considérés
comme explicatifs) :

- Dans l’article Signes (revue « XXe sciècle », n°4, janvier 1954, pp. 48-50)
nous relevons un fragment du texte précisément à partir des mots : « Il faut
maintenant, que je parle de mes signes <…> » jusqu’aux mots : «
<…> (fâcheuse limite) »759.

- Dans le livre Emergences-Résurgences (éditions Albert Skira, Genève,


collection « Les Sentiers de la création », 1972), une partie du texte,
précisément à partir de mots : « Signes revenus<…> », jusqu’aux mots :

756
Dans l’édition revue et corrigée de Face aux verrous (Gallimard, 1967) le texte du poème Mouvements (p. 9-
19) est semblable.
757
1954 : « Gestes / gestes de la vie ignorée / de la vie / de la vie impulsive » (Face aux verrous, nous
soulignons) ;
1966 : « Gestes / gestes de la vie ignorée / de la vie impulsive » (L’espace du dedans).
758
La couverture de cette édition comporte quelques signes des dessins de Mouvements reproduits en blanc sur
fond noir, ce qui donne la référence de l’édition originale de 1951, où le même effet a été utilisé pour seulement
quelques exemplaires.
759
OC2-431.

241
«<…> Trop incomplet »760. Dans ce livre sont reproduits deux dessins de
l’édition originale de Mouvements 1951 et une peinture à l’encre de Chine
proche de Mouvements761.

- Dans la version inédite d’Emergences-Résurgences, une première partie du


texte intitulée : « E.F. Signes et mouvements »762.

e/ Dessins proches aux Mouvements (dessins qui ne sont pas publiés dans le livre
Mouvements) 763:

- Dessins extérieures du livre Mouvements, mais composant la même série764.


Ce corpus de documents représente certaines publications soit dans des
revues765, soit dans des ouvrages sur Michaux766. On peut penser à un nombre
très considérable de ses dessins, en citant à Michaux qui écrit dans la postface
de Mouvements : « J’en avais couvert douze cents pages »767. Par rapport à ces
« douze cent pages » annoncées le nombre de dessins publiés dans
Mouvements 1951 est presque minime (« soixante-quatre dessins »).

Ainsi, J. P. Neveu nous donne une référence importante sur les mouvements initiaux
dans la préface du livre de L. Bhattacharya Sur le champ de bataille des dessins de Michaux,
Nyctalope, 1991 : « Au début, il y avait cinq pages avec des taches noires, cinq pages d’un
carnet d’Henri Michaux, que nous avions apportées à Lokenath Bhattacharya./ Ces dessins
nous avaient été offerts par Boula, épouse de Georges Henein, que Michaux venait visiter rue
de Vézelay une à deux fois par semaine et chez qui il avait séjourné autrefois au Caire où il
avait effectué une vingtaine de dessins à l’encre de Chine sur un bloc de courrier, 13,5x21 cm,

760
OC3-580, 582, 583.
761
OC3-583 et AP-43 (l’original conservé au musée national d’Art moderne Centre Georges-Pompidou, Cabinet
graphique).
762
OC3-678s.
763
Pour cette rubrique on pourrait ajouter aussi les catalogues des expositions de Michaux, mais évoquant que
dans celles-ci ont souvent présenté les signes extraits de Mouvements. N.B. La première exposition concernant
les Mouvements avait eu lieu dans la galerie René Drouin (Paris) en juin 1954, exposition intitulée « Peintures à
l’encre ».
764
Le terme commun que nous utilisons pour toute la série de dessins sur le sujet de Mouvements : mouvements
peints.
765
Exemples : dans la revue « XXe siècle », juin 1952, n°3, une lithographie reproduite entre p. 60 et 61,
accompagnée de l’article de M. Tapié « Henri Michaux et le visuel » ; juin 1954, n°4, trois dessins dans l’article
« Signes » de Michaux (p.47-50).
766
On peut penser à nombreuses ouvrages critiques illustrées par les dessins extraits de Mouvements,
notamment : G. Bonnefoi, Henri Michaux peintre, Abbaye de Beaulieu, 1976 ; GLM, (ouvrage collective), Fata
Morgana, 1982 : reproduction d’un « mouvement » p.123 ; A.-P. de Mandiargues, Aimer Michaux, (texte
d’hommage). Fata Morgana, 1983 : reproduction d’un « mouvement » en frontispice ; J.-D. Rey, Henri Michaux.
Rencontre, Dumerchez, 1994.
767
OC2-598. Cf. : « J’en fis des centaines <…> » (dans : « Signes et mouvements », ERi, OC3-678) et : « Dans
des centaines de pages <…> » (ER, OC3-580).

242
sur du papier tout à fait banal – ceux-ci étaient les premiers d’une série qui allait par la suite
donner naissance au livre Mouvements à la nrf en 1951. » (nous soulignons).

- Les peintures et les dessins postérieurs de Mouvements, nommés par Michaux


les « Grandes Encres »768. Le corpus de ces documents est très vague, il
comprend des centaines de tableaux faits à l’encre de Chine, où le rôle
dominant porte sur des « taches » (« flot noir » ou « mouvements
coléreux »769 dans les termes de Michaux). Mais aussi on peut penser aux
dessins dans certains livres de Michaux qui héritent en quelque sorte de la
manière de présentation des signes graphiques de Mouvements (Parcours,
1967 ; Par la voie des rythmes, 1974 ; Idéogrammes en Chine, 1975 ; Saisir,
1979 ; Par des traits, 1984770).

f/ Documents complémentaires concernant Mouvements.

- Documents visuels : quatre photos de Michaux peignant Mouvements (deux


sont reproduits dans : A.Pacquement, Henri Michaux, Gallimard, 1993, p.40 ;
troisième figure dans le catalogue de l’exposition du 5 octobre au 31
décembre 1999 : Henri Michaux. Peindre, composer, écrire, édition BNF/
Gallimard, p.238 ; quatrième – selon les éditeurs des Œuvres complètes – se
trouve dans les archives de Michaux771).

- Certaines références dans les lettres de correspondance de Michaux, où il


s’agit de Mouvements772.

Ce dossier peut nous servir dans notre travail analytique pour certains points
d’approche au concept de « mouvements » de Michaux dans ce chapitre.773
768
Voir, par exemple, les reproductions dans : AP, p. 44 et 190-201, ainsi que les matériaux de l’exposition 1959
(Paris) : Henri Michaux, encres, gouaches, dessins, Paris, galerie Daniel Cordier (cf. : vue photographique de
l’exposition dans AP-308). Cf. aussi exposition : Henri Michaux : Les grandes encres, Paris : galerie Th. Herold,
2004.
769
ERi, OC3-680.
770
OC3, p. 433s., 763s., 815s., 933s., 1235s. Nous nommons ces livres : livres graphiques de Michaux ; et nous
faisons plusieurs analyses comparatives entre Mouvements et ces livres (examinant non-seulement leurs dessins,
mais aussi leurs visuels de textes et leurs constructions de volumes). En général, la somme de livres graphiques
contient trois groupes : 1/ livres susnommés, dont il ne s’agit pas de dessins ou peinture mais des « signes
graphiques » qui vont avec les textes ou en séparation ; 2/ livres documentaires dits « livres mescaliniens », où
Michaux a pratiqué l’expérience de faire coordonner l’espace textuel (dont parfois on trouve des éléments
significatifs de la visualisation du texte) et l’espace dessiné (dont parfois il y a l’écriture à la main) ; 3/ livres où
il existe certains faits remarquables d’expérience typographique: Peintures et dessins, 1946 ; Poésie pour
pouvoir, 1949 ; Quatre cents hommes en croix 1956.
771
cf. : OC2-1222N. Ces photos ont été faites en 1951 par Maurice Fourcade, devant le garage de Meudon (BIO,
note sur la photo n°28).
772
Surtout entre Michaux et Adrienne Monnier (« La Hune », 1995), ainsi que entre Michaux et René Bertelé
(« La Hune », 1999).

243
En général, ce dossier nous donne deux chemins de recherche :

1/ Le premier chemin permet d’étudier tout ce qui est avant l’édition originale de
1951. Nous pouvons y examiner les variantes de dactylogrammes (« avant-textes »), leurs
corrections et ajouts au sens de travail créatif de Michaux ainsi qu’au sens de sa collaboration
avec l’éditeur René Bertelé.

Par ailleurs, les textes dits explicatifs de Michaux sur Mouvements jouent le rôle
crucial pour notre recherche. Il est significatif que les textes même postérieurs à Mouvements
(exemple : Postface de Mouvements, Emergences-Résurgences) deviennent pour nous les
documents antérieurs, car dans ceux-ci Michaux s’adresse à sa mémoire (« Si ma mémoire ne
m’abuse <…> »774).

En outre, les mouvements peints (tableaux et dessins, dont on imagine de compter


« des centaines » selon les mots de Michaux) peuvent être considérés comme les avant-formes
des dessins publiés dans le livre Mouvements. Les mouvements peints en général occupent la
place particulière dans ce chemin, puisqu’ils sont génétiquement antérieurs par rapport au
texte du poème selon certains faits 775.

2/ Sur ce second chemin nous examinerons le travail de l’auteur sur son œuvre
originale. C’est-à-dire l’objet de recherche sera : les variantes du texte de poème dans les
rééditions, et le changement de la construction de l’œuvre originale (cessant le schéma du
verbal/ visuel, et absence/ présence de dessins).

L’analyse de la voie plastique de Michaux de Mouvements vers les Grandes Encres,


ainsi que vers les livres « graphiques » (Parcours, Par la voie des rythmes, Idéogrammes en
Chine, Saisir, Par des traits) nous montre la direction stratégique pour expliquer les rapports
entre le signe écrit et le signe peint chez Michaux.

Un objectif spécifique est poursuivi par notre attention aux documents postérieurs
additifs au dossier « Mouvements » et qui donnent une interprétation sur Michaux
(interprétations critiques, poétiques, musicales) : il existe des procédés divers de la technique
de lectures des œuvres de Michaux.

773
Par ailleurs, le dossier « Mouvements », et notamment les matériaux qui concernent l’édition du livre, nous
permettent de lancer l’idée que dans l’œuvre de Michaux le « livre » comme tel a une valeur génétique
spécifique. D’une part, le « livre » est un objet de travail infini qui se réalise avant et après l’édition originale.
D’autre part, le « livre » est expérimenté par Michaux comme un objet qui réunit et qui met en relation ce qui est
écrit et ce qui est dessiné (cf. : P3, ch2, §5)
774
ERi, OC3-678.
775
« Ce ne sont pas les dessins qui illustrent le texte, c’est le texte qui les illustre » (lettre du 7 fév. 1952,
AM&HM, p.24).

244
Cette constatation nous incite à faire l’expérience de lire certaines œuvres de Michaux
à la manière expérimentale776.

Afin d’effectuer l’examen de la problématique de la notion « mouvements » nous


décrivons la construction du livre Mouvements (édition originale 1951), utilisant certains
documents du dossier « MOUVEMENTS ».

Le livre Mouvements : aspects diachronique et synchronique

Les documents concernant le livre Mouvements (1951) nous permettent d’étudier la


cohérence entre deux pratiques de Michaux (pratique plastique et pratique d’écriture),
puisqu’il s’y présente les « signes » peints (mouvements peints) et l’écriture (poèmes et
postface). La question de la dualité de la pratique de Michaux est accentuée par ce livre.

a) Aspect diachronique

En examinant les œuvres de Michaux, on peut dire que les signes graphiques figurant
dans les mouvements peints du livre Mouvements marquent un lien vertical entre une des
premières épreuves plastiques de Michaux dans ses dessins Alphabets et Narration (1927) et
son dernier livre Par des trais (1984).

Nous montrons schématiquement ce lien vertical, en pensant à une évolution.

Dans plusieurs œuvres de Michaux, on peut remarquer la présence d’entités


graphiques visuelles (signes-taches ou signes-traits) qui se regroupent d’une certaine façon.

Dans trois dessins de 1927 (Alphabets et Narration) on peut voir quelques entités
graphiques (traits à la plume) qui sont rangées en lignes. C’est la première tentative de
l’auteur pour produire des signes visuels et de les mettre en communication. En effet, ces
dessins peuvent être interprétés comme si c’étaient les pages d’un texte indéchiffrable ou
d’une « écriture illisible ».

Dans le cas de Mouvements, nous avons 64 pages de taches-signes qui accompagnent


le texte du poème. C’est-à-dire, sous une seule couverture du livre sont regroupés la
nomenclature des signes visuels (séparés entre eux sur le support de la page) et le texte
poétique. Cela nous montre la coexistence matérielle, physique entre le visuel et le plastique.

776
Cf. : Annexe de la thèse.

245
Le volume Par des traits réunit aussi un grand nombre de taches-signes,
accompagnant le texte. Ce livre peut être considéré d’un certain point de vue comme une des
expériences de Michaux pour relier les signes visuels entre eux, mais aussi pour faire
communiquer les signes visuels avec le texte.

Nous éludons exprès les détails des œuvres mentionnées, ainsi que nous ne citons pas
les autres ouvrages de Michaux, grâce auxquels nous pouvions suivre cette tendance plus
profondément777. Nous ne voulons seulement indiquer pour l’instant l’une des branches
principales de l’œuvre de Michaux, concernant la notion « mouvements », et simplement
souligner que cette branche s’ouvre surtout grâce au côté plastique. Cette direction de
recherche nous renvoi au problème de l’écriture imaginaire778 de Michaux.

b) Aspect synchronique

Le lien qu’on peut dévoiler grâce aux mouvements peints de Michaux n’est pas
tellement évident si l’on étudie le terme « mouvements » dans ses écrits. Ainsi, dans ses
textes, autres que le poème de 1951, le mot « mouvements » peut également être retrouvé,
mais il est plutôt caché, dispersé. Le plus important et le plus remarquable, lorsque le
mot « mouvements » se présente dans un de ses textes, il l’est souvent dans le contexte
d’auto-réflexion de Michaux. C’est-à-dire, que Michaux utilise ce terme pour tenter
d’expliquer ce qu’il fait dans sa peinture ou ce que ce mot lui apporte. Mais, en faisant ce
travail d’auto-reconnaissance du soi, il exprime aussi l’essentiel du terme « mouvements » tel
qu’il existe pour lui dans le monde (dans la société).

Ainsi, par exemple, vers les années 1970 Michaux écrit ceci dans un texte qui
concerne le livre Mouvements :

« Quels qu’aient été les commencements, les points de départ personnels, les plus étroits de
mes mouvements, ils se trouvent et pas par hasard dans une époque de mouvements et peut-
être pour cela peuvent être reconnus par ceux qui n’ont eu presque aucun de mes
problèmes. »779

777
Nous montrerons cette tendance dans plusieurs chapitres de la thèse présente.
778
P2, ch2, §5.
779
ERi, OC3-681.

246
En considérant le problème annoncé ci-dessus comme celui de l’individu/société, on
peut y remarquer quelques aspects particuliers à l’égard de la notion de « mouvements ».
Dans ce passage Michaux dit : « mes mouvements », « mes problèmes » (nous soulignons).
La question qui s’impose pour lui est : quelle est la différence entre « mes mouvements » et
les mouvements d’autrui ?

Les « mouvements » sont pour lui d’abord ses « commencements », ou ses « points de
départ personnels », et il évoque que ses propres mouvements ne sont pas les mouvements des
autres (distance « je »/ autrui).

Dans le chapitre présent nous analyserons ce problème et nous examinerons les


variations de l’usage du mot « mouvement/s » chez Michaux.

§2. « Mouvement/s » de Michaux (mot et graphie)

Pour effectuer notre examen nous posons la question suivante : comment Michaux
explore-t-il le mot « mouvement/s » ? Quelles sont les spécificités de son usage ?

Le livre Mouvements nous donne le matériel important, puisque ici, ce mot est utilisé
de plusieurs manières. Etudions donc cet aspect avec les procédés statistiques.

Nous passons d’abord au cœur du texte du poème Mouvements, où le mot


« mouvements » figure seulement sur une vingtaine de lignes. Nous citons ces lignes comme
elles se présentent dans l’édition originale de 1951780 :

« [1]
Mouvements d’écartèlement et d’exaspération intérieure plus que mouvements de la marche
mouvements d’explosion, de refus, d’étirement en tous sens
d’attractions malsaines, d’envies impossibles
[4] d’assouvissement de la chair frappée à la nuque
Mouvements sans tête
A quoi bon la tête quand on est débordé ?
Mouvements des replis et des enroulements sur soi-même en attendant mieux
[8] mouvements des boucliers intérieurs
[2]

780
Dans les notes en bas de pages nous faisons la référence à OC2-438.

247
mouvements à jets multiples
mouvements résiduels781
mouvements à la place d’autres mouvements
[12] qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit
de poussières
d’étoiles
d’érosion
[16] d’éboulements
et de vaines latences
[3]
Fête de taches, gamme de bras
mouvements
[20] on saute dans le « rien »
efforts tournants
étant seul, on est foule
Quel nombre incalculable s’avance
[24] ajoute, s’étend, s’étend ! »782

A première vue, nous pouvons remarquer que le mot « mouvements » s’est concentré
dans l’espace très court du texte : le passage cité ne fait que 10 % du poème. Ce mot apparaît
à partir du milieu du poème et figure surtout au pluriel ; il est répété dix fois dans deux
séquences – nous les marquons par [1] et [2] – et encore une fois deux lignes plus bas – soit
dans la troisième séquence que nous marquons par [3]. Cet usage peut être nommé : l’usage
du pluriel.

Contrairement au pluriel, le singulier (usage « mouvement ») est unique dans le


poème. On le trouve une seule fois dans un vers au premier tiers du texte sur la ligne
suivante : « homme selon la lune et la poudre brûlante et la kermesse en soi du mouvement
des autres » (nous soulignons)783.

Grâce à cette statistique, nous pouvons révéler un aspect important concernant le mot
« mouvement/s » : il y a un certain déroulement de ce mot, effectuant un passage dans le

781
Cette ligne figure dans l’édition originale de 1951 et comme additif manuscrit sur une première épreuve
corrigée.
782
Ibidem (nous soulignons, nous faisons les énumérations des lignes).
783
OC2-436.

248
texte. Ainsi, le singulier précède le pluriel dans le poème, ce qui pourrait indiquer une
chaîne : « mouvement » → « mouvements ».

Or, ce schéma n’est que formel et, en outre, il n’est pas exact selon la logique du
poème (c’est-à-dire selon le contenu).

Ainsi, restant toujours au niveau d’analyse du verbal, nous pouvons dire qu’un des
usages du pluriel (onzième) n’est pas pris en considération si nous n’étudions que le texte du
poème : le mot « MOUVEMENTS » est employé d’abord pour le titre. Dans ce cas, le pluriel
précède le singulier (« MOUVEMENTS » → « mouvement ») et non pas le contraire
(comme nous avons montré ci-dessus).784

En général donc, on peut dire qu’il n’y a pas de vrai système d’interaction entre le
singulier et le pluriel785.

Nous précisons maintenant l’usage des mots en capitales dans le texte du poème
Mouvements.

Dans le poème de Mouvements on peut remarquer les mots composés par les lettres
majuscules. Il y a trois mots (mots-taches) : « MOUVEMENTS », « VITESSE » et
« TACHES ».

Dans le premier cas le mot en majuscules joue le rôle du titre ; il marque le sujet du
livre, mais il n’est pas appliqué au verbal principal : il ne figure pas sur la page du
commencement du poème, il est mis donc à distance spatiale par rapport au texte. La
séparation entre le titre et le poème est renforcée dans le livre grâce au premier visuel (dessins
qui précèdent le poème selon la construction du volume). Force est de constater qu’au
commencement de la première séquence du poème il n’y a pas d’indication du sujet, ce n’est
que le titre qui peut jouer le rôle d’indication du sujet du poème. Ainsi, nous faisons la
succession entre le titre et le texte : le début du poème peut être lu à la suite du titre.

On peut lire le texte en continuité du titre : « MOUVEMENTS // Contre les alvéoles /


contre la colle / la colle les uns les autres / le doux les uns les autres ». Cette liaison semble

784
Selon le contenu du poème, il y a une différence essentielle entre l’emploi du pluriel et du singulier. Si on
compare le vers « homme selon la lune et la poudre brûlante et la kermesse en soi du mouvement des autres » au
passage cité, on peut bien remarquer que le mot « mouvement » indique autre chose que le mot « mouvements ».
Par l’utilisation du singulier Michaux nous parle surtout de ce qu’il veut éviter. Ses propres « mouvements » ne
sont pas les « mouvements » des autres. La logique du poème n’est pas de donner le pluriel pour le « mouvement
des autres ». Elle est plutôt de trouver les autres mouvements que le « mouvement des autres ». En fait,
contrairement à « mouvements » le « mouvement » n’est pas le sujet du poème.
785
Leurs rapports peuvent être caractérisés par une expression empruntée à la citation qui figure ci-dessus (vers
[5]) : c’est les « Mouvements sans tête ».

249
logique, car ce mot « MOUVEMENTS » donne pour le début du poème (notamment pour
deux premiers vers) l’indication verbale du sujet, tandis que cette indication n’est pas prévue
pour la première strophe.

Qu’est-ce que représente le sujet du poème ? Peut-on définir les


« MOUVEMENTS » ? Au début du texte il y a les mots comme « les uns », « les autres ».
Parlant de signifiant de ces mots on peut penser surtout aux unités visuelles qui se présentent
dans le livre en formes de « signes graphiques » (taches de l’encre de Chine). Selon la
succession évoquée ci-dessus (titre-texte) ce n’est que le mot « MOUVEMENTS » qui peut
jouer comme indication verbale de ces « signes graphiques » : au début du poème le mot
« MOUVEMENTS » sert d’indication du sujet des « signes graphiques ».

Le mot « VITESSE » est le seul mot imprimé en capitales dans l’étoffe du texte
poétique (au milieu du poème). Il se trouve à l’intérieur du vers et il est placé à la fin de la
strophe :

« Abstraction de toute lourdeur


de toute largueur
de toute géométrie
de toute architecture
abstraction faite, VITESSE ! »786

Si on fait un article « VITESSE » (selon le sens du passage cité) nous avons la


définition suivante : la VITESSE est une abstraction qui prend toutes variations de gravité,
ainsi que toutes formes visuelles possibles et toutes les dimensions géométriques, y compris
les figures architecturales.

La question qui pourrait se poser : comment faire imaginer cette « abstraction » ?

Le procédé que Michaux utilise pour présenter le mot « vitesse » dans le texte : c’est
l’utilisation des lettres capitales. Nous trouvons au registre typographique un procédé plutôt
non-verbal.

Autrement dit : dans le poème il y a l’endroit, où le verbal et le visuel se croisent.


Force est de constater que dans le texte imprimé c’est un endroit unique, car (comme nous
avons remarqué) le mot « MOUVEMENTS » est séparé du poème, tandis que la transcription
en capitales pour le mot « TACHES » n’existe que dans le tapuscrit.

786
OC2-437.

250
A cet endroit-là donc, nous pouvons dire que lisant le poème, le lecteur voit
immédiatement l’ « abstraction » ? C’est grâce à la forme du mot en lettres majuscules
« VITESSE » que l’abstraction (vitesse), dont Michaux parle dans le texte, est faite
réellement, visiblement. C’est ici donc, à ce point du poème, que la visualisation
typographique prend en quelque sorte sa place.

Il faut préciser que, employant le terme « vitesse », Michaux parle d’une catégorie
abstraite qui nous fait penser à la liaison directe entre deux notions : mouvements et vitesse,
car la vitesse est la caractéristique principale physique du mouvement. La liaison entre deux
notions est confirmée par le contenu du texte de Michaux, car dans le poème la suite du
passage sur « VITESSE » aborde la notion « Mouvements » (« abstraction faite, VITESSE ! /
Mouvements d’écartèlements <…> »787). On a un maillon essentiel du poème, marqué par ce
passage.

Notre analyse n’est pas complète si nous oublions le troisième mot en majuscules du
poème : « TACHES ». Ce mot se présente en forme de caractères capitaux seulement dans le
dactylogramme788. Voici le tableau qui caractérise la différence de modes d’usage des lettres
et des mots : Tableau

dactylogramme édition imprimée

« tandis qu’apaisé le maître du clavier feint « tandis qu’apaisé le maître du clavier feint
le sommeil le sommeil

TACHES Taches
taches pour obnubiler
Taches pour obnubiler <…> »790
<…> »789

787
OC2-438.
788
Dans les textes de Michaux les mots imprimés en majuscules figurent souvent. Nous disons que c’est une
des particularités de son œuvre. Le cas du mot « TACHES » dans Mouvements (usage dactylographié) est
absolument symbolique, car ce mot signifiant verbalement l’essentiel de la forme plastique visuelle, peut être
considéré au niveau graphique comme un tache visuelle dans le texte. Cf., par exemple, les mots : « ABSOLU »,
« MONDE », « VIDE-SUBSTANCE », « JEU », « MOI » (Les grandes épreuves de l’esprit, Façons d’endormi.
Façons d’éveillé). Nous pouvons rattacher à ces mots-taches une « poétique du peu », où on parle d’une
« énergie » d’un seul mot (« énergie langagière, énergie scripturale » dans les termes de R. Dadoun, RsHM,
p.14), ou même parfois d’une seule lettre. Ainsi, le « M » de « MOI » est égale à « M » de la « Mort » : l’énergie
mortel, la position de la mort=rien (« „Pour que le petit homme devienne Grand homme, il faut MOI“, dit la
Mort. », OC1-824). Un autre exemple : le mot « CLOWN » (cf. : P2, ch1, §2).
789
OC2-1224N .
790
OC2-439, (nous soulignons).

251
A cet exemple nous passons dans la genèse poétique de l’œuvre, qui peut éclaircir
certains aspects du livre Mouvements.

Si on prend le texte dactylographié : le mot « TACHES » est un segment spécifique du


texte, il joue le rôle du mot-strophe. C’est le cas unique dans le tissu du texte du poème. Grâce
à son autonomie (séparation du texte par les blancs) et grâce à sa configuration visuelle (en
caractères capitales) dans le texte, le mot « TACHES » pourrait être considéré comme le titre
supplémentaire à l’intérieur du texte (pseudo-titre).

Cela nous donne le maillon essentiel du poème : MOUVEMENTS – TACHES.


Prenant en considération la liaison qui s’organise entre les mots « mouvements » et « vitesse »
(cf. : ci-dessus), nous pouvons obtenir la chaîne structurale interne du poème, dont trois mots
sont mis en rapports spécifiques (« mouvements », « vitesse », « taches »).

Cette chaîne structurale interne est évidente pas seulement d’après le dactylogramme,
mais aussi d’après l’édition. Même si le texte imprimé donne une autre configuration du mot :
« Taches », celui-ci reste toujours un vers autonome (mot-vers). L’autonomie du mot
« taches » n’est pas pareil dans les deux cas : cas du dactylogramme et cas du texte imprimé.
Ainsi, dans le dactylogramme ce mot est séparé par le blanc des autres vers, tandis que dans le
texte imprimé il est appliqué à la strophe. Dans l’édition imprimée le mot « taches » ne joue
plus le rôle pseudo-titre interne.

Pour résumer nous pouvons dire qu’il y a la chaîne structurale interne du poème qui
peut être dévoilée grâce au document génétique (dactylogramme).

Selon le contenu du livre le mot taches (figuré dans le texte du poème et accentué par
sa forme de présentation en lettres majuscules notamment dans le dactylogramme) nous
amène directement aux « signes graphiques » des dessins. Comme nous avons dit ce sont ces
« signes » qui représentent le sujet du livre.

Si nous reprenons la question de l’abstraction faite (cas de « VITESSE ») : ce ne sont


que des taches - c’est-à-dire ce ne sont que des formes plastiques - qui peuvent présenter
visuellement ce qui prend toutes dimensions et ce qui peut être imaginé de toute gravité. Les
formes plastiques élémentaires, taches, sont les abstractions dans le registre graphique du
livre.

252
La chaîne structurale interne du poème, construite selon la liaison entre les mots
« mouvements » – « vitesse » – « taches », nous indique donc l’objectif de Michaux : montrer
par les taches plastiques (visibles) ainsi que par la configuration du texte (par certains
éléments du texte) une caractéristique la plus importante de mouvements : la vitesse.

Nous pensons que la rupture texte/ images, dont nous parlons au regard du livre
Mouvements, s’efface grâce à cette logique et l’objectif y est réalisé : présenter, ou plutôt faire
(dans la terminologie de Michaux) une abstraction, soit réaliser une écriture imaginaire.

Nous revenons maintenant à faire la statistique.

Pour le mot « mouvements » Michaux utilise dans le texte du poème l’initiale « M »


seulement trois fois, mais pour une seule séquence. Dans tous les autres cas la lettre « m » est
minuscule791. Selon l’éditeur des Œuvres complètes de Michaux R. Bellour, l’emploi de
lettres initiales en général est plutôt caractéristique pour marquer les commencements des
« strophes »792. Cependant, dans l’édition originale cette ordre n’est pas impératif : il n’est pas
maintenu pour plusieurs séquences, puisque souvent on y voit les initiales à l’intérieur, en
début de ligne. Ainsi, parfois le vers commence par la lettre majuscule s’il poursuit la
ponctuation d’interruption du vers précédent, ou s’il représente lui-même une phrase. Nous
examinerons la fin de la première séquence du passage cité (vs [5-8]) :

« Mouvements sans tête


À quoi bon la tête quand on est débordé ?
Mouvements des replis et des enroulements sur soi-même en attendant mieux
[8] mouvements793 des boucliers intérieurs »

Ici le vers [6] représente l’expression d’interrogation, alors, il est marqué par la
majuscule « À », restant quand même à l’intérieur de la séquence. D’autre part, ce vers est

791
Force est de constater que dans les épreuves corrigées il y a un grand travail de Michaux de correction des
lettres majuscules en lettres minuscules, notamment s’agissant du changement du « M » en « m ». Cf. :
l’importance de la lettre « m » dans le registre typographique chez Michaux : P1, ch2, §4d.
792
OC2-1223N. Nous mettons le terme « strophes » entre guillemets car la structure du poème suppose plusieurs
secteurs thématiques et plusieurs blancs dans le texte. Dans les rééditions, vu l’absence fréquente de lignes de
blanc entre telle ou telle strophe, l’ordre des lettres majuscules au début des strophes comme il se présente dans
l’édition originale n’est souvent pas gardé.
793
Cf. la variante : «<…> en attendant mieux / mouvements <…> » ne figure pas dans la réédition de 1967
(Face aux verrous) et dans la réédition 1982 (Mouvements). Elle existe quand même dans les dactylogrammes,
dans l’édition originale 1951 et dans l’édition Face aux verrous 1954.

253
poursuivi par un autre vers [7] qui vient après le point d’interrogation, le fait qui peut
expliquer l’emploi dans ce dernier de la majuscule « M » du mot « Mouvements »794.

Si on reprend le vers [6], celui-ci peut être nommé figure autonome achevée ou phrase.
Celle-ci est une catégorie à la fois verbale et visuelle. Ainsi, du côté verbal : le vers [6] a une
structure différente que les autres vers de la séquence. Celui pénètre dans le tissu poétique et
le casse en quelque sorte. Disant : « À quoi bon la tête quand on est débordé ? », Michaux
parle d’un état de débordement et non pas directement de mouvements comme dans les vers
entourés ([5] et [7]). A ce moment la logique poétique et même le rythme du poème se romp.
Mais en même instant Michaux pose une question (qui est en fait la question rhétorique), c’est
alors l’intonation qui joue à son tour pour changer le rythme. Le vertical du texte se casse
selon la continuité logique d’une part, et selon l’intonation d’autre part.

Force est de constater que dans le registre typographique on a deux unités graphiques
qui représentent l’interruption du texte : c’est d’abord le point d’interrogation, et ensuite, les
lettres majuscules. Du côté typographique donc, ceux-ci servent comme indices visuels de
l’interruption, grâce à qui la phrase « À quoi bon la tête quand on est débordé ? » échappe à la
langue. Cette phrase devient elle-même l’interruption795.

Notre approche statistique au poème Mouvements découvre donc que : dans ce texte il
y a une visualisation spécifique. Cette visualisation se passe dans le registre typographique
(initiaux, séquences). Grâce à sa façon d’utiliser des mots et des lettres Michaux produit un
déroulement (développement) interne du tissu du texte. Ce déroulement (développement)
n’est pas ordonné, ce qui caractérise le principe spécifique des expressions verbales explorées
par Michaux.

Pour mieux comprendre l’essentiel de ce principe nous passons maintenant aux


définitions de « mouvements » données par Michaux dans le poème. Notre question est :
qu’est-ce que le mot « mouvements » signifient pour Michaux ?
794
En comparant les matériaux dactylographiés concernant le livre et le texte imprimé, on voit bien une
particularité : le grand travail de Michaux de correction des capitales en lettres minuscules. Dans le tapuscrit les
lettres majuscules sont beaucoup plus nombreuses que dans le texte imprimé. Dans l’édition les majuscules
(initiales) sont laissées surtout pour marquer le commencement des strophes et non pas des vers (ce qui est plus
caractéristique pour le tapuscrit).
795
L’absence presque totale de la ponctuation indique le caractère linéaire du poème. Le découpage horizontal
(la linéarité horizontale) dans le poème est complété par le coupage vertical : un autre rythme spécifique (celui
des strophes) s’organise grâce aux intervalles blancs. Michaux écrit au crayon sur la première page du
dactylogramme : « Pas de virgules à la fin des vers / ni de point / seulement points / d’interrogation ou /
d’exclamation ». En effet, dans l’édition il n’y a que quatre points d’exclamation, deux points d’interrogation, un
point de suspension et un point (à la fin du poème). Après ces signes, le vers recommence par l’initiale restant à
l’intérieur de la strophe. Dans le verbal principal de Mouvements le rythme est donc presque toujours visuel : il
est marqué soit par des lignes de vers, soit par les fragments des strophes.

254
Dans le poème on peut trouver certaines indications de « mouvements » comme
actions. Ces indications parlent de quelques mouvements physiques comme, par exemple, les
verbes de mouvement : voler, fourmiller, danser, etc.

On a aussi plusieurs images poétiques qui nous font penser à certains mouvements
réels. Ainsi, nous pouvons bien imaginer le trajet du boomerang (« boomerang qui sans cesse
revient »796), ou les petites trajets de sauts (« Elans en ciseaux »797).

Parfois Michaux ne fait que des allusions vers quelques mouvements indéfinis :
« attaques qui ressemblent à des plongeons »798, « nages qui ressemblent à des fouilles »799.
Les mots « attaques », « nages » suppose les mouvements du corps, mais leurs
« ressemblances à » ne semblent pas très évidentes. Les constructions verbales sont faites
plutôt selon le principe d’absurdité.

Souvent on peut lire des formules énigmatiques, où il y a quand même la présence


d’un mouvement, mais pris au sens indirect ou même irréel : « La foulée désormais a la
longueur de l’espoir / le saut a la hauteur de la pensée »800. Ici nous avons les indications de
mouvement linéaire (« longueur », « hauteur »), mais leur sens se porte presque dans le
domaine spirituel (« espoir », « pensée »).

Ce que le texte donne finalement au lecteur : un multi-usage et une multi-signification


du mot « mouvements ».

Si nous revenons à la citation du début du paragraphe présent nous pouvons effectuer


l’analyse suivante concernant ces significations.

Contrairement à la troisième séquence, les deux premières sont les plus chargés : ils
portent plusieurs caractéristiques de « mouvements ». Ainsi, ces séquences comprennent un
grand nombre de désignations supplémentaires de « mouvements » à certains types de
constructions grammaticales comme celles-ci : « mouvements d’écartèlements » (vs [1]),
« mouvements à jets multiples » (vs [9]), « mouvements résiduels » (vs [10]), « mouvements à
la place d’autres mouvements » (vs [11]), etc. Différentes formes grammaticales nous donnent
plusieurs possibilités d’interprétation des « mouvements ».

796
OC2-439.
797
OC2-437.
798
OC2-439.
799
OC2-439.
800
OC2-438.

255
Si nous étudions le lexique du passage cité, nous pouvons bien remarquer une
divergence de termes employés par Michaux pour préciser les « mouvements ». Son
vocabulaire peut être caractérisé comme quasi-scientifique : il utilise les termes physiques
(« attractions »), géophysiques (« érosion »), mécaniques (« replis »), thermodynamiques
(« explosion »), mais aussi médicaux (« latences ») ou socio-psychologiques
(« exaspération »).

On peut bien voir que plusieurs dénotations de mouvements comportent déjà le sens
de dynamique (« écartèlement », « enroulements », « éboulements »). Dans le poème, ces
dénotations participent aux constructions suivantes : « Mouvements d’écartèlement » (vs [1])
« mouvements <…> des enroulements », « mouvements <…> d’éboulements ». On obtient
des expressions qui indiquent les mouvements différenciés de ce qui est dynamique, ce sont
les mouvements des mouvements. C’est pourquoi on peut parler d’une spécificité essentielle
du poème : une multitude de significations au mot « mouvements » (soit une pluralité presque
infinie de « mouvements »). Nous pensons que l’infiniment est un principe important attribué
à la notion de « mouvements », telle qu’elle est utilisée chez Michaux.

Pour montrer la spécificité d’infiniment plus précisément nous examinerons


maintenant un détail d’exemple du début de la première strophe citée : « mouvements
d’explosion, de refus, d’étirement en tous sens » (vs [2]).

Le mot étirement peut-être pris dans le sens du terme physique : action physique sur
quelque objet. Par exemple, s’il s’agit d’un travail mécanique linéaire : on peut supposer un
« étirement » de quelque objet dans l’espace géométrique (« étirement » horizontal, vertical,
etc.).

Mais Michaux ajoute : « étirement en tous sens » (nous soulignons). S’agit-il alors
seulement de directions linéaires de l’action d’« étirement »801 ? S’agit-il des autres registres

801
Comme le livre Mouvements a deux plans : verbal et visuel, on peut s’interroger si quelques formes visuelles
peuvent nous expliquer la formule « étirement en tous sens » ? En évoquant les quasi-signes du registre
graphique du livre Mouvements (dessins), on peut imaginer le geste pictural (physique) de Michaux qui étire des
taches d’encre de Chine. Ce sont les taches peintes, faites, représentant d’abord les « mouvements à jets
multiples » (cf. : vs [9]) et ensuite les mouvements « d’étirement » : les taches sont étendues par des traces,
faisant les filiformes. Nous pensons qu’ici est utilisé le principe de transformation tache → signe linéaire (cf. :
P2, ch1, §3). Les « taches-signes » de Mouvements sont hérités par les Grandes Encres. Or, la nature de celles-ci
vient des taches vierges travaillées ensuite par les gestes picturaux de Michaux. Contrairement aux taches de
Mouvements, celles de Grandes Encres sont composées plutôt par l’encre écoulée de la « bouteille ouverte »
(ERi, OC3-679) que par les touches (« jets multiples ») du pinceau. Quand même, dans les deux cas les taches
sont en quelque sorte les centres d’émergence : « mouvements d’explosion » (vs [2]). On peut penser au geste
pictural qui est même violent, geste qui casse (cf. dans le poème l’expression : « Mouvements d’écartèlement »,
vs [1]).

256
de fonctionnement d’« étirement » que l’espace géométrique : temps, sons etc. ? S’agit-il des
autres sens du terme employé que celui scientifique ?

On peut répondre : grâce au complément en tous sens le mot « étirement » peut


signifier hypothétiquement les « mouvements » dans n’importe quel domaine de connaissance
humain.

A cet exemple donc : le mot sort de ses limites habituelles ; peut-être c’est un des
principes de l’œuvre poétique de Michaux et notamment du poème Mouvements.

Si nous prenons le vers poétique : « mouvements d’explosion, de refus, d’étirement en


tous sens », nous pouvons remarquer que l’indication complémentaire « en tous sens » peut
jouer non seulement pour le mot « étirement » mais aussi pour les autres termes :
« explosion » et « refus ». Alors, on peut supposer que les termes « explosion » et « refus »
peuvent être pris dans plusieurs sens selon les actions possibles.

Or, l’explosion et le refus ne sont pas du même type d’action que l’étirement, ils
peuvent être sortis des autres champs significatifs, ce sont les autres modes d’action. Par
ailleurs, ces mots, par leurs essentiels, peuvent même bien s’exclure mutuellement.

Ainsi, l’explosion est une action extra-rapide, presque instantanée (on peut penser à la
réaction chimique de déflagration ou de la réaction en chaîne thermodynamique). La vitesse
de cette action est d’un autre degré que la vitesse d’étirement (celui-ci qui suppose plutôt les
mouvements lenteurs).

Le refus peut être considéré comme une contre-action : l’ajournement, l’arrêt (au sens
technique du terme). D’autre part, le refus est plutôt un comportement qui peut signifier la
réponse négative, le rejet. C’est une contre-action du sens socio-psychologique.

Si les mouvements d’explosion supposent un énorme potentiel énergétique ouvert vers


l’espace (vers l’extérieur), les mouvements de refus révèle plutôt une certaine anémie (non-
participation) : donc on imagine que l’énergie reste à l’intérieur du soi.

Un seul vers du poème Mouvements nous propose donc un échantillon des rapports
entre les unités syntaxiques les composants. Les trois notions (explosion, refus, étirement)
posées sur une seule ligne, ayant des significations absolument différentes, obtiennent par
l’ajout d’« en tous sens », une multiplication de significations. Il s’agit, par essence, de leurs
pluriels, c’est-à-dire : des explosions, des refus, des étirements.

257
Par ailleurs, pour l’exemple étudié on peut affirmer que la construction du vers, et,
notamment, l’emploi du pluriel de l’unité syntaxique telle qu’elle est « mouvements »,
renforce un tel effet. Selon le contenu du poème et grâce au mot « mouvements » mis au
pluriel il ne s’agit pas d’actions comme étirement, explosion ou refus (au singulier) ; il ne
s’agit pas non plus des étirements, des explosions et des refus (au pluriel) ; mais il s’agit des
mouvements de ces actions (pluriel de pluriel). C’est une progression presque arithmétique
d’augmentation de nombre des significations (cf. : « Quel nombre incalculable s’avance », vs
[23]).802

Force est de constater que le dernier emploi du mot « mouvements » dans le poème (vs
[19]) souligne cet effet de pluralité, puisque ce mot joue ici comme une unité poétique
autonome du texte, n’indiquant que le pluriel. On peut remarquer que le vers [19] qui
comporte le mot « mouvements » sans aucunes dénotations complémentaires, lui donne quand
même quelques significations poétiques comme : « Fête de taches », « gamme des bras »,
« efforts tournants » (vs [18] et [21]). D’un certain point de vue, celles-ci peuvent être
attribuées au champ où il s’agit de « mouvements » comme multiples actions plastiques803.

Si nous reprenons le terme « explosion » : celui-ci comporte une contradiction interne


en soi. Ainsi, le mot « explosion » peut être interprété non seulement selon le sens de
composition multipliée, mais aussi selon le sens d’une destruction (soit dans les termes de
Michaux « débrayage » et « désincrustation »804). D’un certain point de vue, l’expression
mouvements d’explosion peut signifier non seulement l’aspiration vers l’infini, mais aussi
l’inverse : l’aspiration vers le zéro805. Cela donne aussi l’essentiel du mouvement vers l’infini,
mais vers l’infiniment petit806.

802
N.B. Dans le poème on trouve souvent les constructions grammaticales du type : pluriel de pluriel
(mouvements d’attractions, d’envies, mouvements des replis, des boucliers).
803
Dans l’expression « Fête de taches » on n’a pas de mot qui indique directement la dynamique des taches.
Mais, on peut imaginer les mouvements des taches qui bougent sur ce support. Les mots « gamme des bras »
peuvent signifier la présence de certains gestes (par exemple ; mouvements réguliers des doigts qui font leurs
gammes, ou aussi, gestes plastiques des figures d’une danse). L’adjectif tournants dans l’expression « efforts
tournants » comporte le sens de mouvements, mais donne l’impression de mouvements qui ne sont pas encore
commencés (l’attente de mouvements de détour). Cf. : N. Goodman : « la danse, en tant qu’art visuel et mobile
mettant en jeu les expressions infiniment subtiles et variées et les mouvements tridimensionnels d’un ou de
plusieurs organismes hautement complexes », (Langage de l’art, p.250). Nous faisosns l’allusion à cette citation
pensant à une métaphore de geste-danse des mains qui produisent les signes : « la danse est visuelle comme la
peinture », la danse est « éphémère et temporelle comme la musique » (ibidem).
804
Postface de Mouvements, OC2-599. Cf. aussi l’action de destruction qui est supposée selon le vers [1] :
« Mouvements d’écartèlement » ou aussi selon le vers [15] : « mouvements <…> d’érosion » .
805
« l’infinitésimal » dans les termes mathématiques. Exclu de toutes les rééditions de Mouvements, le vers [10]
illustre l’idée d’aspiration vers le zéro. Ainsi, dans ce vers il s’agit de « mouvements résiduels ». La définition
résiduels suppose certains sens - physique : amortissement, médical : convulsion, etc. - par lesquels les

258
Une telle réflexion donne pour nous la perspective de développer le sujet de la thèse
sur l’idée de linéarité.

Ainsi, l’exemple étudié nous montre le fonctionnement d’un certain mécanisme


d’infiniment dans le poème. Celui-ci ne se réalise pas seulement grâce à la spontanéité des
expressions utilisées, il y a quand même un travail considérable de la part de Michaux avec le
texte. Nous voyons comment dans le textuel se passent les rapports entre ce que représente les
mouvements et les contre-mouvements807. Nous pensons à une forme de mouvement
perpétuel808 qui s’organise entre les lettres, les mots, les phrases, les séquences et le titre dans
le livre Mouvements. Nous n’oublions pas dire que ce mouvement perpétuel concerne aussi les
rapports entre le textuel et le graphique (dont la « rupture » n’est pas tellement évidente).

Grâce à des faits émergés nous pensons que le cas de Mouvements peut nous aider
pour comprendre quelle est la tendance de travail de Michaux avec les mots et les formes
visuelles si le « livre » est en général considéré comme objet d’expérience.

Comme le livre Mouvements est central pour notre thèse, nous avons l’intention de le
placer parmi les autres volumes de Michaux. Pour cela deux points chronologiques sont à
aborder : le premier livre (Les Rêves et La Jambe) et le dernier (Par des traits).

mouvements existent encore, mais sont prêts d’être achevés (soit ralentissement de la vitesse de mouvements).
Cela prouve aussi l’aspect imaginaire de mouvements dans le poème (cf. : début du paragraphe présent).
806
Rappelons ici la « poétique du peu » abordée dans la thèse. Dans le poème Mouvements il y a quelques
images symboliques des petites particules (et de mouvements de ces particules) : « mouvements <…>/ de
poussières/ d’étoiles » (vs [13] et [14]). Ces images peuvent être attribuées à la fois au critère de multiplicité et
au critère de presque zéro.
807
Cf. : « Pour moi, j’ai le plus souvent (pas toujours) vu les rythmes, les contre-rythmes. » (Michaux, [Faut-il
vraiment une déclaration ?], 1959) OC2-1032 (nous soulignons). Cette « déclaration » a été faite dans le
contexte d’exploration des couleurs : « Il me faudra d’autres moyens et une autre technique (pour les couleurs
surtout). Le rythme c’était ce qu’il fallait d’abord rendre fidèlement et l’infinisation par l’infime… je commence
seulement » (ibidem). Nous pouvons dire que les rapports de noir et de blanc s’inscrivent bien dans cette
problématique de « mouvements » et « contre-mouvements ».
808
Nous faisons ici la référence à une expression de Klee : « La composition ne peut s’achever avant qu’aux
mouvements répondent des contre-mouvements, ou qu’apparaisse une solution par le mouvement perpétuel. »
(P.Klee, Esquisses pédagogiques, 1925, TAM-138). Dans le contexte de sa théorie des couleurs : les
« mouvements » et les « contre-mouvements » des couleurs fond le « gris central » (ibidem, p.141) d’un certain
« organisme cinétique » (ibidem, p.139, Fig.82) qui est l’œuvre plastique.

259
Excursion analytique : Livre comme objet d’expérience chez Michaux

Si nous analysons la liste des livres de Michaux, où il y a des éléments spécifiques


remarquables, nous pouvons affirmer qu’une certaine expérience a été effectuée809. Celle-ci
semble-t-il est liée à la conception de « lecture » dite méthode de « lire » et de « traduire ».

En 1923 est paru en Belgique le premier recueil de Michaux, une « œuvre


d’imagination » : Les Rêves et La Jambe, Essai philosophique et littéraire810 qui représente le
livre en une plaquette de 30 pages au format de 160 x 120 mm. Il semble très significatif que
la forme de son premier livre met en jeu le style fragmentaire des textes de Michaux. En
outre, selon la bibliographie descriptive de M. Imbert (Bibliographie des livres et plaquette
d’Henri Michaux, 1994), pour ce livre, Michaux a choisi lui-même la typographie, le format
(160 x 120 mm) et fait la mise en page : titre et forme du texte en fragments (27 séquences) et
il a payé une moitié des frais de tirage. Alors, dès son premier volume, Michaux participe à la
création de sa composition typographique ; il n’est pas seulement l’auteur du texte, mais le
créateur de sa forme matérielle811.

Il est évident que le cas de livre-plaquette, présentée par l’édition des Rêves et La
Jambe, n’était pas fortuit et unique pour les livres de Michaux. On peut remarquer que
plusieurs volumes de Michaux ont paru sous cette forme812, gardant l’idée de fragmentation
du texte en composant même un espace visuel particulier.

On peut remarquer qu’il y a une certaine conception qui se dévoile grâce à ces
éditions.

Une explication évidente pour une forme de plaquette est la suivante : un livre-
plaquette peut être commode pour le vente du stock, ayant en même temps une certaine

809
La présence de documents ajoutés (surtout de dessins originaux, cf. : Annexe) dans un certain nombre de
livres de Michaux nous permet d’élaborer la conception du livre comme œuvre « autographe ».
810
Anvers, édition « Ça ira », 1923, (tirage 400 exemplaires sur vélin, sans achevé d’imprimé, éditeur Maurice
van Essche). L’expression « œuvre d’imagination » est utilisé par Camille Goemans (Notes sur les livres, dans
« Le Disque Vert », octobre 1923, 2e année, n°1, p.28). Voir deux articles analytiques remarquables sur ce livre :
Auguste Grisay, L’édition originale de ‘Les Rêves et la Jambe’ d’Henri Michaux », dans « Le Livre et
l’Estampes », Bruxelles, n°133, 1990, p.7-24, ainsi que : Alain Bosquet, Le premier livre d’Henri Michaux, dans
l’HERNE, p.424-426.
811
Il est important d’évoquer que déjà dans Les Rêves et la Jambe ont été utilisés les éléments typographiques
qui se jouent pour une visualisation : chaque fragment était marqué par un gros rond noir et parfois par un trait.
On peut dire que dès le premier livre de Michaux apparaissent des formes graphiques élémentaires : point et
ligne. Celles-ci exprimées typographiquement portent un essentiel d’abord décoratif (séparation dans l’espace du
texte).
812
Cf. : Annexe de la thèse.

260
différence remarquable à l’égard des livres ordinaires (format, épais). Nous trouvons cette
« raison » dans une lettre de 1941 de Michaux, adressée à l’éditeur des « Cahiers du Sud »
(revue dirigée par Jean Ballard à Marseille) :

«<…> Raison de vente, justification de la plaquette.<…> Je vous envoie ci-inclus dix-huit


dessins et une introduction, que je voudrais voir publiée en plaquette et pourquoi je songeais à
vous édition des Cahiers du Sud. <…> »813

Force est de constater que certaines livres de Michaux en forme de plaquettes étaient
effectués par les éditeurs, parmi lesquels se trouvent ceux qui à cette époque expérimentaient
le typographique et la construction du livre814. Ce fait nous donne à penser que leur travail
avec les œuvres de Michaux se dirigeait à présenter ses volumes en forme non-standardisée,
mais plutôt sous forme de « livre-objet » (dont l’importance : format réduit, ou grand, papier
compact et épais, grand espace du blanc sur les pages, certains styles des caractères, couleurs
etc.).

Même si Michaux reniait son premier livre Les Rêves et La Jambe815 celui-ci joue un
rôle signifiant, en terme de présentation, ainsi qu’en vue de sa collaboration avec les éditeurs.

Si nous examinons les segments typographiques de cette édition nous pouvons


constater les aspects suivants.

1/ Michaux a fait un travail significatif avec le titre. On a trois faits :

- dans l’édition le titre est imprimé en rouge. Cette couleur est utilisée souvent
dans les livres de Michaux. Parfois le rouge est utilisé pour le titre, parfois
même pour le texte (Peintures et Dessins), parfois pour les images
(Idéogrammes en Chine). Le rouge, joue peut-être un rôle aussi important que
le noir ;

- le manuscrit de Les Rêves et La Jambe ne comporte pas de titre ;

- un autre document témoigne que Michaux a fait trois essais de titre : « Essai
sur le rêve et la jambe », « Essai sur les Rêves … et la jambe », « Les Rêves…
et la jambe »816.

813
Les archives des « Cahiers du sud ».
814
Souvent les éditions de « Fata Morgana » sont nommées : plaquettes (cf. : OC3-1619).
815
Selon le témoignage de Alain Bosquet : « …il a écrit en jour les mots suivants sur mon exemplaire : ‘1962. Je
ne reconnais pas cette horreur.’ » (Le premier livre d’Henri Michaux, dans L’HERNE, p.424)
816
OC1-1029.

261
2/ Dans le texte Michaux utilise la ponctuation particulière (deux points), soit pour une
phrase ou un mot unique qui figurent dans le texte, marquant la valeur d’un arrêt dans le
fragment, une coupure, une pause ou un titre. Cela représente une espèce de notes (presque un
journal), pour lesquelles il est important d’utiliser un certain style typographique (italique,
intervalle différent entre les caractères) :

Tableau 1
Citation. Fragment n°3 (OC1, pp.18-19) Particularités

Mourly Vold empaquette des dormeurs. Il Texte des notes, comme dans le journal
leur empaquette la jambe ou les coudes ou d’expérience (voir notule dans OC1-1030,
les bras, ou le cou. 1031 et J. Roger, L’Essai, ou le « style
morceau d’homme », dans « Méthodes et
savoirs chez Henri Michaux », pp. 9-25.)
S o m m e i l. Mot-arrêt (mot-point), pause.
Puis Vold habille la jambe. La jambe Deux points dans le texte indiquent à la fois
s’éveille : Les images mentales les plus une pause et une liaison logique dans la
proches, ou les plus familières de la jambe phrase.
s’éveillent.
R ê v e.
Le dormeur rêve foule ou pèlerinages, Analogique du paragraphe précédent.
expositions, boulevards d’une capitale. Puis Intervalle entre les caractères signifie peut-
Vold habille les bras : il en sort de la boxe, être lire distinctement (par les lettres).
des usines en activité. Le dormeur est ligoté.
Rêve : un troupeau d’éléphants, en train de
marchandises l’écrasent.

Tableau 2
Citation. Fragment n°5 (OC1-19) Particularités

S o m m e i l : inconscience générale. Phrase-titre ou thèse.


R ê v e : conscience partielle fragmentaire, et Intervalle entre les lettres dans le mot
intermittente des membres, d’organes « rêve », ainsi que deux points donnent
internes ou de la peau. l’effet de mot-titre.
Rêve : Un grand morceau d’homme qui dort Style italique provoque l’effet de deux
et un petit morceau qui est éveillé. écritures différentes, présentes dans le texte.

3/ La page représente un espace visuel, dont le texte peut être considéré comme séparé
en petits blocs (fragments) et dont les éléments visuels (points gras et lignes grasses) qui
composent une image brisée de la page. On peut même dire, que puisque le livre a la forme
d’une plaquette : les pages donc, ne sont pas seulement à lire, mais à regarder.

262
Nous ne disons pas que tous les textes et tous les livres de Michaux ont été faits pour
regarder. Mais plusieurs éléments se répètent d’un texte à l’autre, d’un livre à l’autre.
Notamment ce qu’on nomme la « fragmentation » des textes de Michaux est une spécificité
marquée par des éléments visuels, la plus symptomatique dans le registre textuel
(typographique) : séquences. Comme nous avons remarqué, souvent dans le registre
typographique, il y a des éléments spécifiques qui jouent comme visuels (lignes en points,
traits, blocs, etc.). Plusieurs autres éléments (lettres majuscules et minuscules, mots, phrases)
nous indiquent la visualité de l’œuvre écrite par Michaux, soit le mouvement interne de ses
textes.

Pour conclure : dans l’ensemble de l’œuvre de Michaux le « livre » représente pour lui
un espace plastique où les mots et les formes peuvent se rencontrer.

De ce point de vue, nous examinons maintenant le livre Mouvements, qui ne se


présente pas sous la forme de plaquette montrée comme dans les exemples ci-dessus, mais qui
a une construction remarquable, dévoilant une certaine tendance de rapports entre ce qui est
écrit et ce qui est dessiné.

§3. Construction du livre Mouvements

Nous considérons le livre Mouvements comme un ensemble fait à « deux plans »


principaux, ce que notait René Bertelé, l’éditeur du livre, s’adressant dans une lettre à Henri
Michaux : « <…> ce grand poème, tellement de vous, avec ces dessins, que j’aime tant,
répond – au-delà, à ce que j’espérais de ce livre où vraiment, pour la première fois peut-être
aussi manifestement, vous vous exprimez sur deux plans »817. Parlant de deux plans, en fait,
nous pensons à deux procédés différents de la présentation de mouvements dans le livre : le
procédé visuel et le procédé verbal818. Selon Michaux, l’ensemble du poème et des dessins
devrait créer un « bloc », ce qui dévoile l’envie de l’auteur de synthétiser le textuel et le
dessin. Ainsi, parlant de son poème dans une lettre à R. Bertelé, Michaux écrit : « Je ne sais si
ceci forme un bloc avec les pages de signes. / Il le faudrait. » 819.

817
Correspondance René Bertelé & Henri Michaux 1942-1973, p.238.
818
Cela ne veut pas dire que nous considérons « deux plans » du livre comme deux procédés différents de la
présentation des mêmes mouvements. Il faut remarquer que dans la réédition de Mouvements en 1982 (format
réduit) la construction de l’édition originale à « deux plans » a été gardée.
819
Correspondance René Bertelé & Henri Michaux 1942-1973, p.37 [mai 1951 ?].

263
En réalité le verbal et le visuel se coordonnent dans le corps du livre de la manière
suivante.

Le livre Mouvements s’ouvre par le cahier de dessins820 (sans aucun mot). Nous
nommons cette partie de livre : le premier visuel. Dans les dessins de Mouvements figurent les
« signes » qui sont formés par des taches noires et qui sont assez loin des idéogrammes,
représentant ainsi les quasi-signes, soit les pseudo-idéogrammes, soit les « compositions
d’idéogrammes » (Postface de Mouvements). Dans le premier visuel on peut parler de deux
séries de dessins, puisque au milieu du cahier de dessins se trouve une page blanche qui les
sépare. Le nombre de dessin dans chacune de ces deux séries est le même : quinze dessins,
dont quatorze sont imprimés sur l’espace de double-page. Dans le premier visuel de
Mouvements il y a donc seize doubles-pages.

Le poème se trouve après le premier visuel du livre, créant son verbal principal. Celui-
ci ne comporte pas de dessins, mais donne plusieurs configurations typographiques
importantes au point de vue visuel.

La suite du poème est constituée de nouveau par un cahier de dessins de pseudo-


idéogrammes, mais sans aucun mot. Ce second visuel du livre est composé de deux séries de
dessins, aussi séparées entre eux par une page blanche comme dans le premier visuel.
Chacune des séries ont dix-sept dessins, imprimés à l’identique du premier cahier. Le second
visuel comporte dix-huit doubles-pages.

Le dernier segment de Mouvements est textuel : c’est la postface où Michaux propose


une explication sur son livre sous forme narrative. Nous nommons cette partie du livre le
verbal supplémentaire. Il ne porte aucun élément dessiné.

La construction du livre Mouvements nous donne un schéma, où la logique suppose


une chaîne de l’alternance selon deux procédés de la présentation, c’est-à-dire selon deux
plans : visuel / verbal / visuel / verbal. Or pour Mouvements l’ordre d’alternance de ce type
n’est qu’une simplicité formelle de la construction du livre. En effet, dans le registre
typographique : le verbal principal du livre (poème) peut être caractérisé par certains aspects
visuels ; on peut parler même d’une sorte de visualité du verbal dans Mouvements. Par
analogie, dans le registre graphique : les signes visuels des dessins de Mouvements donnent
l’impression d’un ordre verbal, car la disposition des « signes » sur les pages peut nous
rappeler l’ordre des signes d’une écriture.

820
Technique de l’encre de Chine dans les dessins originaux (mouvements peints).

264
Force est de constater l’absence de dessins dans la réédition du poème Mouvements
dans le recueil Face aux verrous 1954 (dont la Postface ne figure pas non plus). Celle-ci peut
être une preuve que le texte du poème Mouvements peut exister de manière autonome, c’est-à-
dire : sans les dessins. Comme si Michaux avait l’intention d’effacer cette preuve, il ajoute
dans Face aux verrous une note supplémentaire pour Mouvements en bas de page : « Ecrit sur
des signes représentant des mouvements ». Cette note – qui joue comme le sous-titre du
poème – évoque l’existence des « signes », ce qui a pour nous un sens particulier : la notion
de « mouvements » est mise en jeu par Michaux lui-même comme la notion liée directement
aux « signes » qui sont en fait les signes visuels, qui figurent précédemment (dans l’édition
1951). Or, en absence de dessins dans Face aux verrous, ces « signes représentant des
mouvements » sont irréels : on ne peut pas les voir, on peut seulement lire l’écrit sur ces
« signes ». 821

On a alors une sorte de conflit entre deux procédés de la présentation de mouvements


dans le livre examiné. Le procédé verbal veut élimer ou même évincer le procédé visuel, mais
l’un exige l’autre.

Le fait émergé ci-dessus pour l’édition originale : l’alternance de visuel / verbal /


visuel / verbal (coupage en blocs) évoque une certaine distance subtile et essentielle entre le
plan verbal et le plan visuel. Cette distance a été constatée d’abord par René Bertelé et
déclarée ensuite par Henri Michaux :

« R.B. me fait remarquer que dans ce livre le dessin et l’écrit ne sont pas équivalents, le
premier plus libéré, le second plus chargé. » 822

Comment définir la différence entre le dessin non-chargé et l’écrit chargé ?

En effet, dans Mouvements les rapports entre « le dessin » et « l’écrit » semblent


beaucoup plus profonds qu’un simple voisinage entre les signes et le texte ; on peut penser à
une certaine discordance interne entre les taches (signes) de dessins et les mots du poème.

L’explication de la rupture entre les dessins et le poème, telle que Michaux la donne
dans la Postface de Mouvements, reprend une succession de deux pratiques différentes dans
son œuvre. Selon Michaux les mots sont plus âgés que les dessins, (ce qui nous rappelle le

821
Une remarque concernant les termes employés. Nous utilisons pour définir le domaine visuel de
Mouvements les notions : « dessins », « signes », « taches » ; pour définir le domaine verbal nous utilisons les
notions : « l’écrit », « poème », « mots ». Ces termes sont du vocabulaire de Michaux (cf. : la Postface de
Mouvements).
822
OC2-599.

265
fait biographique : Michaux explorait d’abord la pratique d’écriture, ensuite la pratique
plastique). Ce fait Michaux l’évoque dans la Postface de Mouvements, répondant à la
remarque de Bertelé :

« Quoi d’étonnant ? Ils n’ont pas le même âge. Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci
surtout, véritablement à l’état naissant, à l’état d’innocence, de surprise ; les mots, eux, venus
après, après, toujours après… et après tant d’autres. » 823

Cependant, indiquant « l’état naissant », « l’état d’innocence » de ses dessins,


Michaux nous intrigue par la fin de sa phrase : « les mots, eux, venus après, toujours après ».
La logique se romp, pour Mouvements il n’y a pas autant de genèse : écriture → dessins,
qu’une genèse : dessins → écriture824.

Si on suit le texte de la Postface, on peut comprendre que pour Michaux l’essentiel de


la rupture du texte/dessin porte non seulement sur la distance entre les deux pratiques
différentes (au point de vue biographique), mais plutôt sur l’opposition de la nature non-
libérée des mots et la nature libérée des dessins :

« Me libérer, eux ? C’est précisément au contraire pour m’avoir libéré des mots, ces collants
partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m’ont été
légers à faire même quand ils sont exaspérés. »825

Selon ces phrases, dans Mouvements il y a une inéquation définitive entre le verbal, et
le visuel pour laquelle :

- l’organisation du langage des mots suppose à priori que les mots sont liés les uns aux
autres, ils suivent les règles fixées de la langue des autres (ces mots sont comme les « collants
partenaires »). Cela explique en quelque sorte le conflit d’individu/ société que nous
analysons dans notre thèse. Nous trouvons la note de Michaux donnée dans le texte En
pensant au phénomène de la peinture entre parenthèses : « (tout ce que je déteste dans les
choses et les hommes et les femmes : la colle) »826. Ainsi, le mot « la colle » signifie certains

823
Ibidem.
824
L’addition de 1954 (« Ecrit sur des signes représentant des mouvements ») suppose aussi la postériorité des
« mots » par rapport aux « dessins » de Mouvements : le poème est postérieur, il est écrit sur les signes de
dessins.
825
OC2-599.
826
OC2-331.

266
comportements à certains états d’existence des autres que Michaux n’aime pas (« je
déteste »)827.

- contrairement au verbal, les dessins de Mouvements sont spontanés (« les dessins


sont élancés et presque joyeux ») ; le geste du peintre est non-ordonné (« leurs mouvements
m’ont été légers à faire »). On peut dire que Michaux essuie une défaite dans sa tentative de
surmonter les caractéristiques des mots « collants » dans le poème et c’est plutôt le visuel
(dessins) qui est capable de libérer Michaux du verbal (il dit que les dessins lui servent
« avoir libéré des mots »828).

Selon Michaux, ses « signes » (plan visuel) sont faits comme ceux qui sont presque
indépendants du dessinateur. On peut penser – et Michaux veut le déclarer au lecteur – que
ses « signes » sont venus presque sans effort mental de sa part, sans réflexion, et que même le
support physique (pages) les commande :

« Je ne sais trop ce que c’est, ces signes que j’ai faits <…> Un rythme souvent commandait la
page, parfois plusieurs pages à la file et plus il venait de signes (certain jour près de cinq
mille), plus vivants ils étaient. »829

La question qui se pose : est-ce que le travail de la main de Michaux qui dessine (qui
fait) les signes est vraiment inconscient ?

Ainsi, souvent le spectateur de dessins de Mouvements a l’impression qu’il n’y a


aucun geste automatique, et que chaque signe est individuel, comme s’il était pensé, comme
s’il portait quelque signification, ou même comme si l’auteur voulait dire quelque chose par
ces signes. Le spectateur doit donc avoir toujours l’intention d’essayer de trouver (deviner) le
sens de ces signes.

Pour entrer dans les détails du conflit entre ce qui est fait par Michaux et ce qui est dit
par lui, nous imaginons un lecteur qui ouvre pour la première fois ce volume et fait une
tentative de lecture.

827
Dans le contexte d’En pensant au phénomène de la peinture : Michaux « déteste » aussi quelques
caractéristiques des « choses », notamment de « la peinture à l’huile » qui n’est qu’un « élément pâteux,
collant ». Cet aspect donc concerne la pratique plastique de Michaux et ses recherches dans le domaine plastique.
828
Cf. : l’axe central stratégique de la première partie de notre thèse, basé sur le vers de Michaux : « Signes
surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres » (Mouvements, OC2-440).
829
OC2-598.

267
Lecture de Mouvements

Les deux plans du livre Mouvements annoncés ci-dessus peuvent être abordés à
plusieurs niveaux de lecture830.

Il peut être significatif que pour le lecteur, l’approche du contenu du livre est en
premier lieu visuelle. Ainsi, le lecteur devient d’abord spectateur, il accède aux Mouvements
directement par les images (dessins). C’est le niveau le plus pur perceptif* de lecture. Le
lecteur observe physiologiquement les dessins en attendant d’y voir des « mouvements », ne
disposant que de l’information préliminaire donnée par le titre. Cette lecture peut être
nommée la lecture d’attente.

Le lecteur n’est pas surpris se trouvant dès les premières pages au niveau du champ
visuel du livre. Car la reliure comporte déjà le dessin et la deuxième page de titre annonce les
dessins comme le premier élément du contenu du livre : « soixante-quatre dessins, un poème,
une postface ». Or, la surprise est présente quand même, puisque sur le premier plat de reliure
les signes sont sur fond noir, tandis que dans le livre, le lecteur trouve l’inverse : les signes
noirs sont placés sur des pages blanches. La lecture d’attente n’est pas donc tranquille, le
lecteur est intrigué par sa première approche du livre, puisque, en particulier, il existe ce
changement du support.

Parlant de processus de lecture à l’égard des dessins de Mouvements, il faut remarquer


que dans ceux-ci il n’y a pas d’écriture à lire ; il y a même un certain nombre d’unités
graphiques qui peuvent être nommées « signes » (qui nous rappellent « signes » d’une
écriture).

Malgré ce que Michaux dit de ces « signes » comme s’il supposait d’en faire une table
rappelant un ordre des signes d’une écriture (« ils étaient restés petits (comme pour une
écriture) »831 ), ces unités graphiques (ou dans les termes de R. Barthes : entités visuelles),
n’entrent pas dans système.

830
Proposant « plusieurs niveaux de lecture » nous faisons la référence à la théorie de la lecture de R. Barthes
(Pour une théorie de la lecture, 1972, dans les Œuvres complètes, v.2, p.1455-1456) et nous utilisons dans le
texte qui suit une certaine terminologie de cette théorie. Nous marquerons par le signe (*) cette terminologie.
Voilà ce qu’écrit Barthes : « 1°Niveau Perceptif : perception des entités visuelles, problèmes d’apprentissage, de
lecture rapide, de lecture intériorisée: physiologie, psychologie expérimentale, psycho-physiologique de la
lecture. / 2° Niveau Dénotatif : intellection des messages: linguistique de la communication. / 3° Niveau
Associatif (connotatif ): développement des associations symboliques des sons seconds des interprétations :
linguistique de la signification, psychanalyse, sémiologie. / 4°Niveau Inter-textuel : pression des stéréotypes
et/ou des textes antérieurs de la culture: sémanalyse, sociosémiologie des codes sociaux. »
831
ERi, OC3-678.

268
En les observant dans les dessins et en les comparant aux textes postérieurs explicatifs
de Michaux sur Mouvements, on peut quand même saisir un certain plan imaginaire d’un
système (ou une idée de système). Ainsi, on peut penser à un système « énuméré » des signes
pensé par Michaux pour les Mouvements : « Dans des centaines de pages, un à un, comme
énuméré »832, « quatre ou six sur une page »833.

Cependant, en réalité, dans Mouvements, on ne peut qu’imaginer un ordre


d’énumération, celui-ci n’était pas gardé : parfois on voit seulement deux signes, parfois
neuf ou douze, etc. ; par ailleurs, d’une page à l’autre, la structure des positions de signes ne
sont pas stables, leurs tailles ne sont pas comparables. Par ailleurs, Michaux parle d’une forme
de répétition de ses signes, ce que pouvait donner aussi à penser à la présence d’un ordre
préétabli (ordre répétitif), si cet ordre n’était pas tout à fait personnel :

« Je n’aurais fait ici que répéter, tant mal que bien, sur papier, à l’encre de chine, quelques-
unes des innombrables minutes de ma vie inutile… »834.

On ne peut pas dire que les signes-taches de Mouvements (mouvements peints)


composent un tableau des symboles répétitifs. En outre, selon Michaux ces « signes » se
regroupent sur les pages « sans communiquer l’un avec l’autre »835, « sans relation entre
eux »836.

Puisque les taches de Mouvements représentent des signes inconnus, autrement dit,
puisqu’elles ne ressemblent pas aux quelques signes connus et puisqu’elles ne se répètent pas
d’une page à l’autre, le lecteur rencontre plusieurs problèmes d’acceptation et
d’apprentissage*. Il ne peut pas apprendre les signes qu’il voit (pour les lire), c’est-à-dire il
ne peut pas les utiliser facilement, rapidement (ces signes peuvent lui sembler inutiles et
insensés).

Selon la construction du livre, le texte du poème Mouvements n’est qu’un élément


second (le texte suit les dessins). Si entre les signes des dessins de la première partie du livre
(dans le premier visuel) il n’y avait aucun sens de communication, c’est peut-être le rôle du
poème (le verbal principal) d’adresser maintenant un message* au lecteur, c’est-à-dire,
qu’hypothétiquement, les mots du poème doivent effectuer cette communication (celle qui
n’était pas effectuée par les dessins). Alors, peut-être le poème doit-il proposer une forme de

832
ER, OC3-580.
833
ERi, OC3-678 (cf. : ER, OC3-580 : « quatre ou cinq par feuille »).
834
Postface de Mouvements, OC2-598, 599.
835
ER, OC3-580.
836
ERi, OC3-678.

269
référence aux entités visuelles des dessins précédents pour les déchiffrer. Dans ce cas, le
poème doit être une sorte de dénotation verbale* des signes-taches présentés visuellement au
début du livre. On pourrait considérer le poème de ce point de vue, essayant de trouver les
indices dénotatifs dans le texte adressés aux dessins, mais en réalité : le poème, donne-t-il
vraiment la clé pour les dessins ?

Supposons que le lecteur désire avoir et apprendre les messages du texte et les
considérer comme une description de ce qu’il a vu dans les dessins. On peut dire, qu’à ce
niveau de lecture, il doit se passer une certaine intellection des messages* pendant laquelle les
signes graphiques de Mouvements se cherchent à être pensés et reconnus. Le lecteur doit
trouver la ressemblance entre ce qu’il lit et ce qu’il voit.

Cependant, en réalité, comme nous l’avons constaté : les mots du poème Mouvements
n’indiquent jamais que tel ou tel signe figuré dans les dessins précédents correspondent à telle
ou telle signification concrète dénotée par le texte.

Alors, la vraie communication auteur/lecteur ne peut pas être réalisée à ce niveau de


lecture, puisque l’écrit n’explique pas ; au contraire, le poème provoque une nouvelle chaîne
d’associations. Il y a donc un certain échec du processus de lecture, car les messages du
poème obtenus par le lecteur ne peuvent pas être mis directement à l’intellection
correspondante aux signes déjà observés.837

On peut penser que la situation peut être réglée au niveau associatif* de la lecture,
puisque, pour sa troisième approche sur le contenu du livre, le lecteur devient encore une fois
spectateur des dessins (le second visuel), ceux-là mêmes qui suivent le poème (le verbal
principal). Hypothétiquement, le lecteur doit maintenant chercher des connexités entre les
images proposées par le poème, les signes du premier visuel et les nouveaux signes dessinés
(second visuel). La perception des signes du second visuel n’est pas tellement plus pure qu’au
premier niveau de la lecture, car pour le lecteur la perception cette fois doit être dépendante
des messages du poème. Peut-être le lecteur passe-t-il par le développement d’associations

837
N.B. : Dans le cas du livre Mouvements les mots sont incapables d’effectuer la communication des signes
graphiques. Selon Michaux, dans sa création de signes il cherchait quand même plusieurs fois la communication
entre les signes : « Il fallut des années avant qu’ils communiquent entre eux ou même qu’ils subissent à plusieurs
un même mouvement d’ensemble. J’essayais parfois. En vain. Ils cessaient d’être vivants… et j’abandonnais. //
Si ma mémoire ne m’abuse, pour les mouvements intersignes il fallut attendre longtemps. Et ce n’est pas en les
recherchant que j’y arrivai. » (ERi, OC3-678, 679). Vu cette déclaration on peut penser aux tentatives de
Michaux effectuées dans les livres suivants : Parcours, 1967 ; Par la voie des rythmes, 1974 ; Saisir, 1979 ; Par
des traits, 1984. Il est important que dans les deux premiers cas ce sont les signes eux-mêmes qui entrent en
quelque sorte en mouvement d’ensemble sur certaines pages. Dans les deux derniers cas, une interaction
similaires est possible, mais le verbal reprend la place pour composer la structure d’alternance texte/dessins.
Selon Michaux la communication ne pourrait pas être réalisée.

270
symboliques*. Le lecteur est-il capable de trouver ce qui lui rappelle les dénotations données
par le poème ?

Pour le livre Mouvements le paradoxe est le suivant : malgré les messages du poème,
le lecteur peut librement choisir ses moyens d’interpréter et d’apprendre les signes de
mouvements qu’il voit. Ces signes sont autant de lui que de Michaux.

Nous trouvons un témoignage.

Adrienne Monnier a remarqué sur Mouvements : « Il y a beaucoup de bêtes : insectes


et oiseaux surtout, mais aussi quelques-unes à museaux décidés et à queues vigoureuses qui se
moquent bien du taureau. Et toute une tribu de racines et de branches qui ne voudraient pas
être serpents ! »838. Dans cette exemple, la file associative ne correspond pas directement des
interprétations de Michaux (« type homme », ER), bien qu’il y existe certaines influences de
messages du poème (exemple : association vers « taureau » de Monnier et l’expression
« homme-bouc » de Michaux dans le poème839).

Pour le lecteur le développement des associations symboliques n’est que le


développement de ses propres associations symboliques, car Michaux ne propose pas de
règles et de définitions fixes de mouvements. Ses dessins, ses signes jouent le rôle des
« libérateurs »840 non seulement pour Michaux lui-même, mais aussi pour le
lecteur « induit » :

« Qui, ayant suivi mes signes sera induit par mon exemple, à en faire lui-même selon son être
et ses besoins, ira, ou je me trompe fort, à une fête, à un débrayage non encore connu, à une
désincrustation, à une vie nouvelle ouverte, à une écriture inespérée, soulageante, où il pourra
enfin s’exprimer loin des mots, des mots, des mots des autres. »841

La phrase de Michaux, adressée en fait au lecteur, manifeste un des points cruciaux de


la pratique des signes de Michaux : son envie de « s’exprimer loin des mots ». Cette
manifestation explique la difficulté de lecture de Mouvements. La lecture devient une
expérience psychologique* au moment où le lecteur s’interroge : les entités visuelles de
dessins de Mouvements (taches-signes, mouvements peints) sont à deviner, à identifier, à
symboliser.

838
AM&HM, p.24 [Lettre du 7 février 1952].
839
OC2-436.
840
« les dessins <…> vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs », OC2-599.
841
Ibidem, (OC2-599).

271
On peut dire que le résultat d’une telle expérience de lecture est le suivant : le lecteur
reste toujours absolument libre, ses associations ne sont pas dépendantes de quelque norme
donnée par l’auteur. On peut dire que dans ce livre il n’a y pas de pression des stéréotypes*.
Même si Michaux inscrit ses mouvements (ses signes) dans un certain champ significatif, il le
fait plutôt postérieurement. Tandis que dans le contenu du livre n’y a aucune stéréotypie du
mode de représentation (ni dans le poème, ni dans les dessins). Dans ce sens, on peut dire que
par le livre Mouvements Michaux exclue en quelque sorte le niveau inter-textuel* de lecture.
Même si le lecteur reste dans son propre champ des stéréotypes antérieurs842, il n’a aucune clé
évidente pour entrer dans les signes de Mouvements de Michaux843. Ce livre s’oppose donc à
une lecture ordinaire, à une lecture légère, à une lecture des moyens connus : en effet, chaque
signe (ainsi que chaque mot, ou expression, ou vers) doit être considéré par le lecteur comme
celui qui est apparu pour la première fois dans le monde. Cet effet peut être expliqué par
l’inconscience de la main de Michaux qui fait les signes de Mouvements844.

Que donne notre approche de la lecture du livre Mouvements ?

Malgré la « rupture » entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné, on peut dire que dans
le livre Mouvements, les « signes » et les « mots » entrent dans certaines relations. Michaux
essaie de surmonter la « rupture ». Mais les relations restent toujours du niveau de la
sensibilité, de l’intuition et non pas du niveau d’une vraie correspondance, d’une vraie
explication de la part de l’auteur845.

Notre question : le cas du livre Mouvements est-il un cas singulier chez Michaux ? N’y
a-t-il pas d’autres tentatives pour surmonter la rupture texte/image ?

842
Michaux évoque quand même l’existence des stéréotypes antérieurs parlant de ses signes de Mouvements (de
ses signes « revenus », cf. : ER, OC3-580) : « De temps à autre, je revenais aux signes. / J’avais pris quelques
années, l’époque aussi avait pris quelques années. Les reproductions d’idéogrammes, pictogrammes et graphies
de langues étrangères étaient venues en beaucoup de mains, si bien que ce qui vingt ans plus tôt avait paru
dépourvu de raison d’être, était regardé maintenant d’un autre œil, éclairé par des comparaisons. Valeur du signe
renouvelée. » (« Signes et mouvements », ERi, OC3-678, nous soulignons). Parmi celles du « beaucoup de
mains » on peut nommer les « mains » suivantes : Giuseppe Capogrossi, Georges Mathieu, Sébastien Matta,
Raoul Ubac qui « passent du tableau peint au signe poétique visuel » (M. Tapié, « Henri Michaux et le Visuel »,
dans la revue « XXe siècle », n°3, 1952, p.59.)
843
Ici nous pensons à l’héritage du livre Mouvements pour un autre Parcours (1967), pour lequelle R.Bertelé
écrit : « nous n’avons pas les ‘grilles’ qu’il faudrait peut-être pour le déchiffrement de ces signes » (OC3-431).
844
« Leur mouvement devenait mon mouvement. Plus il y en avait, plus j’existais. Plus j’en voulais. », Postface
de Mouvements, OC2-598.
845
Nous faisons maintenant cette conclusion en nous appuyant sur l’exemple de Mouvements, mais la même
réflexion nous arrive à l’égard des autres livres de Michaux comme par exemple : Paix dans les brisements (cf.
P2, ch2, §3).

272
Le schéma interne du livre Mouvements dévoilé ci-dessus peut être symptomatique si
nous observons la liste complète des livres de Michaux. Parmi plus de quatre-vingt livres846
de l’auteur la composition semblable à Mouvements ne se présente encore qu’une seule fois,
notamment dans Par des traits847. En effet, on peut parler d’un principe commun de la
construction du livre, un principe qui lie deux œuvres à distance de plus de 30 ans. Force est
de constater que ces deux œuvres de Michaux indiquent le point du commencement et le point
de la fin de la série de ses livres (dits §848), où les signes pseudo-idéographiques jouent le rôle
crucial.

Comparons maintenant ces deux livres.

§4. Comparaison des structures compositionnelles de Mouvements et Par des traits

Force est de constater que le livre Par des traits849 a une structure formellement
presque identique au livre Mouvements : cahier de dessins, texte de poème, deuxième cahier
de dessins, texte narratif intitulé Des langues et des écritures/ Pourquoi l’envie de s’en
détourner (ce volume est construit en général en 5 parties, comportant 65 dessins reproduits
au total). Nous avons donc la même alternance que dans Mouvements : visuel/ verbal/ visuel/
verbal. Cependant, dans Par des traits le verbal principal et le verbal supplémentaire sont
accompagnés par les signes visuels (ce qui n’existe pas dans Mouvements). Par ailleurs, dans
Par des traits il y a des doubles-pages autonomes qui portent chacune un petit signe-vignette.
Les petits signes-vignettes servent à indiquer les points de séparation entre les parties du livre
(ce qui n’existe pas dans Mouvements, mais ce qui nous amène à un autre livre de Michaux :
Par la voie des rythmes, 1974850). Les deux dernières pages du livre comportent une petite

846
Quarte-vingt-trois selon la Bibliographie dans OC3, p.1892-1894.
847
Editions « Fata Morgana », 1984. Les éditeurs des Œuvres complètes de Michaux décrivent le rapprochement
entre Par des traits et Saisir (OC3, p.1788-1789N). Nous pensons qu’au niveau structural (alternance : verbal/
visuel) l’analogie entre Mouvements et Par des traits est plus évidente. Mais au sens plus général : la
composition du volume Par des traits « synthétise » des éléments de plusieurs livres.
848
Cf. : §1 ci-dessus (Dossier « MOUVEMENTS »).
849
Nous ne composons pas ici le « Dossier » comme dans le cas de Mouvements ; nous ne donnons que quelques
remarques sur l’édition. Force est de constater que, comme dans le cas de Mouvements, les documents
génétiques du livre Par des traits sont très riches (cf. : note sur le dactylogramme, OC3-1793, 1794). L’édition
en tête est très différenciée de celle que nous étudions ici. L’édition en tête comporte notamment 8 sérigraphies
en couleurs (cf. : MasCh, p.149-153). L’édition analysée dans notre thèse représente le livre relié, non paginé
(170 p.), du format de 170 x 240 mm, avec le titre sur la couverture imprimé en rouge. La couverture est
accompagnée par un dessin de Michaux (imprimé aussi en rouge).
850
Comparaison. Dans Par des traits il y a cinq petits signes-vignettes en haut des pages : trois sont placés sur
les doubles pages, le quatrième se trouve à la fin du poème, le cinquième accompagne la première page du texte
verbal supplémentaire. Dans le livre Par la voie des rythmes il y a aussi cinq signes-vignettes faits par certain
nombre de traits selon la succession des chapitres. Ces signes-vignettes sont placés aux doubles pages, aussi en

273
note textuelle marquée par le signe (*). La note se trouve à la page gauche, le dessin se trouve
à la page droite.

Pour montrer les ressemblances et les différences entre les structures de Par des traits
et de Mouvements, nous analysons maintenant les parties essentielles de ces deux livres.

a) Le visuel : premier visuel et second visuel

Voilà le tableau comparatif concernant le premier visuel dans Par des traits et dans
Mouvements :

Tableau 1
Mouvements Par des traits

Page gauche page droite page gauche page droite

Dp.1 □ ■ dp.1′ □ ■*

Dp.2-8 ■ ■ dp.2′-8′ □ ■

Dp.9 □ ■ dp.9′ ■ ■

Dp.10-16 ■ ■ dp.10′-13′ □ ■

■ – espace Dessiné * signe-vignette


□ – espace Vide

N.B. : c’est nous qui donnons les numéros pour les doubles-pages, les éditions de
Mouvements et Par des traits ne portent pas de numéros de pages ; nous attribuons la double-
page n°1 de Par des traits portant le signe-vignette à l’ordre gauche vide /droite dessiné du
premier visuel de ce livre.

Grâce à ce tableau nous pouvons remarquer certains détails significatifs et faire les
comparaisons suivantes.

Le premier visuel de Par des traits comporte presque toujours (dp.2′-8′ et 10′-13′) les
dessins dans l’espace droit du double-page en vis-à-vis de son espace gauche vide (□/■).
Cette ordre se casse une seule fois au milieu du cahier (dp.9′), où la page gauche est dessinée
ainsi que la page droite (■/■).

haut, mais chaque fois ils sont accompagnés par un petit dessin (en bas). En outre, les signes-vignettes et leurs
dessins accompagnés sont doublés dans la table des matières de Par la voie des rythmes.

274
La composition de Par des traits n’est autre que celle de Mouvements, où les doubles-
pages sont dessinées habituellement non seulement dans leurs parties gauches mais aussi dans
leurs parties droites (■/■), sauf la double-page n°1 et n°9 (□/■). On peut remarquer que dans
ce cas : la double-page n°9′ de Par des traits donne l’ordre inverse de la construction de la
double-page de Mouvements, portant occasionnellement le même numéro851.

Dans Mouvements : c’est grâce à la double-page n°9 que nous faisons la distinction
entre deux séries à l’intérieur de son premier visuel. Relativement on pourrait effectuer la
même distinction pour le premier visuel de Par des traits (grâce à dp.9′). On pourrait même
penser à un principe de reflet qui rapproche Mouvements et Par des traits (leurs premiers
visuels). Selon le principe de reflet : les compositions de premiers cahiers de Par des traits et
de Mouvements se coordonnent, mais au niveau d’opposition visuelle (cf. : trois dernières
lignes du Tableau 1 ci-dessus). A ce point de comparaison on peut supposer l’existence d’une
structure parallèle d’organisation du premier visuel dans deux livres, où Mouvements sert de
modèle.

Or, le problème se pose à cause de la double-page n°1 (dp.1′), puisque le contenu


graphique de celle-ci est différent des autres doubles-pages dans le premier visuel de Par des
traits. Parlant de l’ordre gauche/droite et comparant cet ordre dans deux livres nous avons
effectué l’analyse du point de vue formellement perceptif : soit la partie gauche est remplie,
soit non. Mais nous n’avons pas étudié le contenu de ce qui est rempli (le contenu des
dessins), c’est-à-dire nous n’avons pas étudié le registre graphique des premiers visuels.

Dans le premier visuel de Mouvements, ainsi que dans le premier visuel de Par des
traits les dessins représentent plusieurs signes, composés par des taches et des traits, rappelant
soit un certain tableau (nomenclature) des signes, soit leur unité graphique, soit des figures
faites par les associations des signes, soit quelque combinaisons complexes indéchiffrables
entre eux, soit même des silhouettes presque reconnaissables, etc. Mais on peut toujours
parler d’un groupe de « signes » (quasi-signes). Tandis que sur la double-page n°1′ de Par
des traits (dp.1′) il n’y a qu’un petit signe (signe-vignette) qui est un signe autonome sur
l’espace de double-page. L’important est dans la différence entre le fonctionnement des
signes quasi-idéographiques qui créent des dessins dans les premiers visuels et le

851
Nous pensons que cet héritage est occasionnel, car il s’agit de deux livres de contenus différents, il s’agit
aussi de deux Maisons d’édition différentes, et, par conséquence, il s’agit de deux travaux de collaboration
différents entre Michaux et ses éditeurs.

275
fonctionnement du signe (signe-vignette) qui joue le rôle d’indication d’une partie de livre
dans Par des traits.

Cette différence ne permet pas d’effectuer l’approche vers la structure des exemples
étudiés. Même si en certains points de vue nous pouvons parler d’un principe ou d’un système
de présentation visuelle qui est hérité par le premier visuel de Par des traits, ce principe (ce
système) se casse lui-même et notamment au moment où la double-page n°1′ nous montre que
l’algorithme de la construction du livre Par des traits est complètement autre que l’algorithme
du livre Mouvements.

Pour prouver cette affirmation nous examinons maintenant le second visuel de deux
livres :

Tableau 2
Mouvements Par des traits

page gauche page droite page gauche page droite

Dp.1 □ ■ dp.1′ ■** ■*

Dp.2-9 ■ ■ dp.2′ □ ■

Dp.10 □ ■ dp.3′ ■ ■

Dp.11-18 ■ ■ dp.4′-6′ □ ■

dp.7′ □ ■*

dp.8′ □ ■

dp.9′-10′ ■ ■

dp.11′ □ ■

dp.12′-15′ ■ ■

dp.16′ □ ■

dp.17′-18′ ■ ■

dp.19′ □ ■

dp.20′-21′ ■ ■

dp.22′ □ ■

276
dp.23′ ■ ■

dp.24′ □ ■

dp.25′-26′ ■ ■

■ – espace dessiné ** - texte + * signe-vignette


□ – espace vide deux traits

Force est de constater que dans Mouvements le principe d’organisation du second


visuel est presque calqué sur celui du premier visuel : on a la même succession des pages
vides et pages remplies (la seule différence est le nombre total de pages dans le premier et
second visuel). 852

Par contre, dans Par des traits la situation est beaucoup plus complexe. Jusqu’à la
double-page n°6′ l’ordre est presque le même que dans le premier visuel de Par des traits
(sauf la double-page n°1′ qui porte le texte et le dessin à gauche en vis-à-vis du signe-vignette
à droite et sauf le nombre de page). A partir de la double-page n°7′ – qui représente le
commencement de la deuxième partie du second visuel (selon le signe-vignette) – on ne peut
identifier aucune alternance réglementée entre les pages vides et remplies. A la fin du second
visuel de Par des traits les rapports de gauche/ droite devient presque chaotique (cf. : Tableau
2).

On peut dire que, même si Michaux transmet quelque principe d’organisation d’un
livre à l’autre (ce que montre notre analyse comparative), finalement il casse ce principe.
Dans le deuxième visuel de Par des traits, il n’y a plus de structure héritée (il n’y a pas de
modèle emprunté de Mouvements).

b) Hypothèse

Comme chaque livre de Michaux celui-ci (Par des traits) représente une construction
particulière. Nous proposons l’hypothèse suivante : dans le livre Par des traits Michaux fait
une démonstration de surmonter la rupture entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné. La page
et le corps du livre jouent leur propre rôle spécifique dans cette expérience.

852
Pour Mouvements : c’est la page blanche qui sépare deux parties du premier visuel. Pour Par des traits : la
page blanche est un élément du contenu des dessins du premier visuel.

277
Essayons de prouver cette hypothèse.

Nous pouvons distinguer certains types de mise en page dans Par des traits.

Ainsi, les dessins sont mis soit seulement en recto, soit en recto et verso. Quand les
dessins sont mis en recto, la valeur du dessin devient autonome, ce sont des dessins comme
tels, centrés en quelque sorte sur la page, mais aussi mis en face d’une surface blanche (qui se
trouve à gauche). Il faut remarquer que cette surface (page de recto) représente une forme
d’intervalle, celle qui donne le rythme d’un simple feuilletage mais aussi un rythme de
contraste entre l’image et le vide. Tel est le commencement du livre, où les six premiers
dessins composent une série particulière.

Or, à partir du sixième dessin, l’ordre d’un feuilletage se change, puisque ce dessin-là
a son verso rempli par un autre dessin, et, en outre, puisque ce verso n’est pas autonome, il
peut être considéré dans l’ensemble du dessin qui le suit. Dans le corps du livre, ce point
semble crucial, car, d’une part, on peut dire que le dessin obtient le valeur du texte853 ; d’autre
part, on peut dire que la suite des dessins rappelle ici une continuité linéaire horizontale, qui
est à son tour coupée par les pages du livre.854

La continuité horizontale des dessins est aussi remarquable dans certains points de
deux autres cahiers des reproductions du livre, où souvent on peut penser aux strophes d’une
écriture artificielle (imaginaire). Celle-ci est composée par des signes qui sont parfois mis en
lignes855. On peut bien interpréter ces signes de trois façons : ce sont des quasi-idéogrammes ;
ce sont des signes comme les traces végétales ; parfois ce sont pseudo- notes musicales
(scriptions des sons musicaux).

Si nous étudions la mise en page des textes dans Par des traits, n autre sens important
s’impose à nous. Il s’agit de deux espaces textuels différents : le poème (verbal principal) et
le texte-réfléxion (verbal supplémentaire). Nous pensons que dans ces deux espaces il y a le
sens d’une organisation synthétique entre ce qui est dessiné et ce qui est écrit.

Force est de constater que le poème entre en dissonance avec l’organisation


horizontale des dessins qui le précédent.856 L’écriture réelle (poème) a donc un autre ordre
que l’écriture dite artificielle, ou imaginaire (dessins).

853
L’habitude de la page du livre : texte est imprimé en recto et verso, effet qu’on a remarqué dans le cas
d’Alphabet 1927 de Michaux.
854
Ce qu’on a vu dans le cas de Paix dans les brisements, 1959, mais dans l’ordre vertical.
855
Ce que nous rappelle le cas des eaux-fortes de Parcours de 1966.
856
Cette dissonance est remarquable aussi pour le livre Mouvements.

278
Or, la présentation du texte-réflexion (Des langues et des écritures// pourquoi l’envie
de s’en détourner) à la fin du livre nous montre simultanément les deux ordres susnommés.
Dans cette dernière partie du livre, il y a l’ensemble entre des signes graphiques qui compose
une linéarité horizontale continue (en haut des pages) et le texte imprimé qui a une forme
plutôt horizontale (contrairement aux colonnes verticales du poème).857

Par ailleurs, on a un autre fait important : à la fin du livre deux pages sont mises l’une
en face de l’autre, le texte à gauche, le dessin à droite.858

On peut essayer de donner les circonstances de ce voisinage.

En premier lieu : par l’essentiel du titre de l’ouvrage le dernier dessin est composé
« par des traits ». C’est-à-dire que les éléments compositionnels doivent être interprétés
comme les traits du pinceau. Les signes dessinés sont faits par les traits (gestes, touches). 859

Deuxièmement, on peut dire que puisque c’est un dernier dessin du dernier livre de
Michaux, paru pendant sa vie, la signification passe vers le sens du point final.860

Troisièmement, au niveau que nous appelons dès le début de nos recherches : « niveau
perceptif », les figures dessinées sur la dernière page du livre Par des traits nous rappelle
visuellement surtout les lignes et les taches brisées par les lignes.861

857
L’ensemble des signes graphiques et des signes textuels sur la même page existaient une seule fois chez
Michaux : le cas du livre Saisir. Dans Saisir la coexistence de deux procédés (graphique et textuel) sur l’espace
de la même page est assez rare (seulement deux fois, cf. : OC3, p.951, 960). Dans Saisir il s’agit plutôt de
l’utilisation de l’espace de la double page, où les signes visuels sont appliqués au texte poétique (quinze fois,
cf. : OC3, p.939, 944, 955, 956, 958, 959, 960, 962, 963, 966, 971, 974, 976, 980, 983). Ce dernier principe
utilisé dans Saisir n’est pas caractéristique ni pour Mouvements, ni pour Par des trais.
858
La dernière page du poème est encore une tentative de synthétiser le dessin et le texte : deux lignes-traits
figurent comme graphismes à la fin du texte. Michaux a utilisé le même procédé dans le livre Saisir, à la fin
duquel il y a des lignes-traits tracés en encre noir qui occultent le texte, reproduits en face des mots écrits en
grands caractères « VERS accomplissement » (OC3-983).
859
Cette interprétation correspond bien à l’usage de la notion « trait » par Michaux dans le texte Idéogrammes en
Chine.
860
Chronologiquement seulement deux livres de Michaux ont paru en 1984 (presque simultanément) avant la
date de sa mort le 19 octobre: Fille de la montagne, Le Pontet, édition M. D., imprimé le 15 mai ; Par des traits,
Montpellier, « Fata Morgana », imprimé le 24 mai. Selon plusieurs ouvrages concernant la bibliographie des
œuvres de Michaux les autres publications de l’année 1984 ont été les suivantes : En Occident, le jardin d’une
femme indienne (poème), « L’Ire des vents », n°11/12, p.115-116, imprimé le 26 avril ; Avec l’obstacle, « L’Ire
des vents », Châteauroux, imprimé le 17 août 1984 ; Hors de la colline, (texte de V.Kosovoi, dessins de
Michaux), édition Pierre Bérès, imprimé le 2e trimestre 1984 ; Décisive pliure du ciel, (texte de Y.Peyre,
lithographie de Michaux), « L’Ire des vents », Chateauroux, imprimé le 17 novembre 1984 (première édition
posthume).
861
Ce que rappelle les signes de Mouvements.

279
c) Traits

Si on compare les registres textuel et graphique (calligraphique), on peut dire d’abord


que même si le trait figure comme un élément compositionnel des signes graphiques, le trait
est aussi un personnage des textes (poème et du texte-réflexion). Le trait est un sujet du
discours de Michaux. Ce discours est à la fois poétique (trait est un personnage du poème) et
critique (trait est un personnage du texte Des langues et des écritures…). Or, pour le poème le
personnage est aussi : « Par des traits », celui qui signifie une action, une composition, une
image.

Dans cette distinction on peut essayer de trouver l’essentiel du « trait » chez Michaux
comme une forme élémentaire, écrite et picturale à la fois.

La première question est : qu’est-ce qui est représenté par des « traits » dans le livre ?

Si on observe les dessins, on voit par-ci, par-là dans les pages les nombreux « signes »
noirs (encre de Chine), composés par des traces de pinceau, des graphismes sans signification,
des silhouettes, des formes graphiques, des touches qui se dirigent dans toutes les directions.
On a donc les images faites par des traits, mais comme d’habitude chez Michaux ces images,
ces « signes » ne signifient rien ; ils ne donnent aucune information, aucune communication.
Ici il y a ce qu’on peut nommer les signes de direction ; peut-être que c’est la direction
abstraite qui est dessinée (présentée visuellement) par les traits :

« Directions par les traits


changées, multipliées/
exposées par les traits »862

Interprétant ce passage on peut dire que Michaux parle d’une direction sensible des
« signes » dessinés. Celle-ci ne comporte que des flèches intérieures863, c’est-à-dire des
vecteurs ou des tensions d’un mouvement intérieur. C’est pourquoi on ne parle pas de vrais
« traits », mais de « traits » cachés (« gestes » préliminaires, « gestes » qui approchent).

862
OC3-1250.
863
Il n’y a pas de « flèches » comme figures géométriques réellement dessinées dans sa peinture. La notion de
« flèche » apparaît quand même établissant une liaison avec la notion « passage » : « Dans le dôme d’un vide
intérieur agrandi, il y a une extrême accélération, une accélération en flèche des passages d’images, des passages
d’impulsions. » (L’Infini turbulent, OC2-808). Nous trouvons aussi l’importance pour Michaux de la notion
« moment » à l’égard d’une flèche intérieure : « images ou mots <…> invisiblement fléchés sur place » (Paix
dans les brisements, OC2-999). Ces flèches-impulsions de Michaux sont du même ordre que celles de P.Klee qui
utilisait souvent les flèches visibles dans sa peinture et qui a écrit : « Père de la flèche est la pensée : comment
étendre ma portée vers là-bas ? par delà ce fleuve, ce lac, cette montagne ? » (Esquisses pédagogique, La Flèche
1925, TAM-128).

280
Dans ce sens on peut remarquer que les verbes utilisés dans le poème sont des verbes
qui indiquent des formes plutôt de pré-mouvements (approcher, atterrir, étaler, altérer,
détourner etc.). Cela compose dans le registre textuel une verbalisation d’attente (si on peut
dire : une « direction » verbale d’attente).

La deuxième question est : toute cette attente, toute cette tension de pré-geste, quel est
leur objectif chez Michaux ? Autrement dit : quelle est la « direction » que Michaux imprime
vraiment ?

Dans le poème deux mots figurent toujours : « pour » et « contre ». On a une balance
symptomatique pour Michaux : en luttant contre quelque chose, il cherche toujours la sortie :

« Percer
pousser
cherchant
cherchant toujours LA SORTIE DU TERRIER » (ibidem)

Les traits alors, sont les procédés utilisés par Michaux pour casser quelque direction
habituelle et pour en composer une autre. Cette action « pour » et « contre » s’inscrit dans la
problématique de l’opposition entre l’individu et la société. S’il s’agit des signes produits par
les traits de Michaux : ils ne sont pas d’un système, accueilli par la société, mais ils ne sont
pas insensés. Ce sont les signes qui s’opposent à ceux de la société.

« Contre les barbelés d’aujourd’hui


contre l’écartelé de demain,
sur la Terre nouvellement en danger
sur la planète actuellement mise en joue /
Pour le dépouillement
pour les retournements
pour démanteler
pour déréaliser
…surveillant la caldera /
Traits,
pour passer outre
traits-crocs en jambe. /
Contre ce qui retient, stoppe, engourdit

281
contre le piétinement »864

L’action de Michaux, l’action par des traits, est une invention des signes865 : une
action contre ce qui est de l’extérieur, contre la totalité du système des signes, contre les
règles. Les « traits » jouent alors pour Michaux le rôle de la résistance.

« Contre les édits de l’Ecrit


poteaux partout à renverser
pour renaissance
offrant de nouveaux hasards »866

La troisième question est : quelle est la sortie de Michaux du conflit individu / société,
l’a-t-il trouvée ? Comment s’explique-t-il ?

Force est de constater que même si Michaux parle souvent de soi (de son « je »), il
évoque le problème essentiel d’auto-reconnaissance de chacun, problème qui existe dans son
époque (« époque de mouvements »)867.

Ainsi, dans le poème Par des traits il ne parle pas de « je », mais il parle de « nous » :

« Traits : notre thérapie, notre hygiène,


notre périmètre de défense /
Suivie par les traits
Pour se déprendre, pour se reprendre, pour se redéprendre
pour lâcher, pour déréaliser par les traits » (ibidem)

D’après ces mots on peut comprendre que pour Michaux le « trait » peut devenir un
outil pour revenir à soi. Mais est-ce seulement un outil individuel ? En quelque sorte il
propose cet outil aux « autres » : par sa pratique plastique il le montre aux « autres » et il veut
que les « autres » puissent revenir à eux-mêmes. C’est dans ce sens qu’on peut considérer les
« traits » produits par Michaux : ce sont les traits thérapeutiques868.

864
OC3-1251.
865
Si en effet le « par des trait » peut être considéré comme un signe : l’invention est « un mode de production »
« du type de contenu » (cf. U. Eco, La production des signes, p.95).
866
Dans l’expression « Contre les édits de l’Ecrit » nous voyons le parallèle au problème de rupture entre
l’écriture manuscrite et la typographie (cf. : « mur typographique », P3, ch2, §4).
867
Cf. dans Par des traits : « Défaire / Détourner // ramener à soi / rejeter d’auprès de soi » (OC3-1250, nous
soulignons).
868
Nous pouvons rappeler le statut du « signe » thérapeutique examiné pendant notre lecture de Mouvements
(cf. : P1, ch3, §1). On peut dire que pour Michaux il y a une égalité trait=signe.

282
Nous posons cette question puisque Nous pensons que chez Michaux il y a une
tendance à effectuer un dialogue avec le monde (la société). Son œuvre n’est pas hermétique,
qu’on peut se l’imaginer à première vue.

La comparaison de structures de Mouvements et Par des traits nous fait approcher


d’une des réponses possibles sur la question posée au début de la thèse – comment Michaux a-
t-il surmonté la rupture entre ce qui est écrit et ce qui est peint ?

A ces deux exemples nous voyons que : Par des traits hérite de Mouvements d’une
certaine manière de présenter le texte et les « signes » au registre graphique et au registre
typographique. Dans les deux cas il y a la tentative de surmonter la rupture texte/ image.

Nous pouvons aller plus loin dans cette réflexion, pensant à l’héritage effectué dans le
livre Par des traits. L’abstraction faite dans ce livre n’est pas la forme de traits, cette
abstraction est la direction (dans toutes ses complexités de signification susnommées).

Force est de constater que la direction est aussi (comme dans le cas de vitesse) une des
notions caractéristiques de « mouvements ». La direction, la vitesse, pour ces deux
caractéristiques de mouvements, l’essentiel commun semble-t-il peut être nommé le vecteur
linéaire ou la linéarité sensible dans l’œuvre de Michaux.

Nous passons maintenant à cette problématique de linéarité de « mouvements »,


abordant la notion de « ligne », ses révélations et ses spécificités dans l’œuvre de Michaux.

283
DEUXIÈME CHAPITRE. Michaux : « Par une ligne la transmission est opérée. »869

Nos questions sont : Quelles sont les significations différentes de la ligne chez
Michaux ? Chez Michaux, dans son œuvre plastique, ainsi que dans son œuvre poétique,
quelles formes de la ligne sont signifiantes ? La « ligne » joue-t-elle le rôle d’un certain
signe essentiel pour son œuvre ?870

§ 1. « Une ligne qui se brise en mille aberrations. »871

Pour répondre aux questions posées, il faut préciser l’aspect de multi-fonctionnement


de la « ligne » dans l’œuvre de Michaux.

Si la ligne peut être considérée comme une des formes élémentaires visuelles, on
arrive au domaine de la géométrie. Mais, peut-on parler simplement du « visuel » des lignes
par rapport à l’œuvre de Michaux ? La ligne de Michaux, celle dont il parle et celle qu’il fait,
celle qu’il voit et celle qu’il désire n’a-t-elle pas une énergie cachée, qui peut-être exprime un
essentiel intérieur dans son œuvre poétique et picturale ?

Comme dans le cas du point prenons (comme une orientation d’une voie de nos
réflexions) une citation de Wassili Kandinsky, selon qui, toute œuvre d’art a deux formes de
bases : point et ligne.

« La ligne géométrique est un être invisible. Elle est la trace du point en mouvement, donc son
produit. Elle est née du mouvement – et cela par l’anéantissement de l’immobilité suprême du
point. Ici se produit le bond du statique vers le dynamique. La ligne est donc le plus grand
contraste de l’élément originaire de la peinture, qui est le point. En vérité la ligne peut être
considérée comme un élément secondaire. »872.

Nous posons donc les questions suivantes : Y a-t-il une géométrie invisible chez
Michaux ? Est-ce qu’on peut suivre le passage du point vers la ligne dans l’œuvre de Michaux
à ce niveau d’invisibilité ?

869
Essais d’enfants, dessins d’enfants, OC3-1331.
870
Nous distinguons trois rôles principaux de la ligne chez Michaux : signe de « continuum » (terme utilisé par
Michaux), signe de mouvement, signe de linéarité.
871
OC2-737.
872
Kan-t.2, p.93. Selon la théorie de Kandinsky : il y a « deux éléments de base, qui constituent le départ de
toute œuvre picturale » : point et ligne. (Cf. : V. Kandinsky, Point et Ligne sur Plan, [Punkt und Linie zu (der)
Fläche], trad. de l’allemand par Suzanne et Jean Leppien, Gallimard, 1991).

284
Il faut dire d’abord que chez Michaux il ne s’agit pas d’une géométrie au sens
mathématique du terme. Par ailleurs, il n’y a pas de constructions géométriques (comme, par
exemple, chez Klee873). La géométrique (le principe géométrique) n’est pas la base de son
œuvre plastique. Sa « ligne » est en quelque sorte dans l’illimité et au-delà de la géométrie874.

Pour examiner les révélations de la ligne chez Michaux, il faudrait s’adresser à ses
propres préoccupations sur ce concept875.

Chez Michaux on peut trouver une « représentation spatio-plastique » de la ligne876.


La ligne c’est le contour, la limite de l’espace, présenté dans sa peinture. Cette ligne visible
est une ligne de la sphère, une ligne qui compose des spirales, etc.

Il semble que la description d’une telle représentation est donnée par Michaux :

« Une ligne plutôt que des lignes. Ainsi je commence, me laissant par une, une seule, que sans
relâcher le crayon de dessus le papier je laisse courir, jusqu’à ce qu’à force d’errer sans fixer
dans cet espace réduit, il y ait obligatoirement arrêt. Un emmêlement, ce qu’on voit alors, un
dessin comme désireux de rentrer en lui-même. »877

Dans quelle mesure peut on parler de la typologie des lignes chez Michaux ?

Au sens formel, on peut distinguer plutôt certains types de linéarité chez Michaux :
horizontal, vertical ou circulant. Il y a les lignes embrouillées (encerclantées ou spiralées) et
celles tracées (directe et zigzagante).

Parfois les œuvres plastiques de Michaux trouvent quelques réalisations visuelles qui
peuvent être nommées quand même géométriques. Tels sont, par exemples, ses dessins
mescaliniens (compositions qui forment des colonnes ou des angles)878.

Parfois le texte joue chez Michaux comme un espace qui a sa propre géométrie
visuelle (en composant quelque figure comme croix, diagonale etc.)879.

873
La ligne chez Michaux s’oriente vers l’oeuvre de Klee, qui souvent explore cette forme graphique dans sa
peinture. Au contraire de ce qu’on peut trouver chez Klee (dans ses cahiers pédagogiques, par exemple) chez
Michaux on ne peut saisir de dessins qui sont du côté d’une sorte de la « géométrie analytique ».
874
Cf. : Yantra, OC3-760. Cette illimité de la ligne s’inscrit pour Michaux dans le domaine de l’infini et de la
ralentie.
875
Il y en a trois textes remarquables où Michaux parle de la ligne : Aventures de lignes 1954, Lignes 1967
(repris dans l’édition: Michaux, Moments, traversée du temps, Paris, Gallimard, 1973, épisode IV), et
Emergences. Résurgences 1972.
876
dans les termes de Paul Klee [Kl2-39 (extrait du tableau 1932, Le fruit, t1, p.6].
877
ER, OC3-545.
878
AP, p.168, 169.
879
Cf. : le livre Quatre cents hommes sur croix.

285
En outre, certains motifs abordés dans la poésie de Michaux nous font penser à une
géométrie, mais celle très particulière (qui se dirige vers une image associative comme
« labyrinthe », « tunnel » etc.). On peut évoquer notamment ses poèmes : Labyrinthe (1944)
et La marche dans le tunnel (1943), celui-ci intitulé d’abord Chant dans le labyrinthe. Il
semble important que pour le Labyrinthe existe un dessin de Michaux, où les lignes
composent des figures qu’on peut interpréter comme géométriques : lignes droites, angles
pointus880.

Force est de constater que dans ses textes Michaux parle de la « géométrie » de façon
très particulière881. Nous trouvons parfois des textes, dans lesquels, en réfléchissant sur soi882
ou sur les autres Michaux évoque des formes géométriques visualisées.

Tels sont les « cercles » des enfants, lesquels Michaux commente dans Les
commencements. Selon Michaux, le cercle est une « première et inconsciente abstraction »
que l’homme peut saisir dans la vie :

« Cercles. Désire de la circularité / <…> /


…Première et inconsciente abstraction, le cercle et combien vaste et combien de fois
différemment se présentant la vie même, la vie de la vie. »883

La ligne peut donc devenir un symbole graphique du mouvement circulaire, mais ce


symbole n’est pas simplement pictural, c’est un symbole de l’existence humaine884.

Ici se révèle un procédé spécifique que Michaux utilise souvent dans ses textes : un
procédé que nous avons nommé substitution885. Ainsi, son attitude de la notion « ligne » dans

880
Voir dessin : OC1-851. Les autres formes de la ligne qu’on peut trouver dans les tableaux de Michaux : cercle
ouvert, spirale, croix.
881
Dans le poème de 1933 Contre! (OC1, p.457-458) Michaux parle d’un désir de détruire l’ordre
géométrique (« votre ordre multimillénaire »). Il passe vers une absurdité extrême : « Je vous construirai une
ville avec des loques, moi ! » ; « Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison. » ;
« Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite. », etc. Certes, la seule alternative que Michaux propose à
l’ordre existant : une construction-déconstruction (où un simple règle est un jeu comme celui des cubes d’un
enfant). Cette lutte personnelle dévoile bien un conflit de je/vous, le conflit dont l’individu est contre l’ordre
(contre la société), motif que nous trouvons souvent chez Michaux.
882
Evoquons par exemple, ses propres lignes de zigzags qu’on voit dans des dessins mescaliniens et dont il
parle : « Les lignes que je traçais, rapides, vibrantes, sans cesse, sans réfléchir, sans hésiter, sans ralentir, par leur
allure même promettaient un dessin ‘visionnaire’ » (OC2-721).
883
Essais d’enfants, dessins d’enfants, OC3, p. 1327, 1328.
884
Une de ses images les plus significatives est pour Michaux celle qui évoque l’homme, son corps, sa figure,
ses gestes. Ainsi on a les compositions exprimées par la ligne : homme-ligne, homme « en fil » (Meidosems), ou
homme « en fibre » (Les Ravagés).
885
Il semble que, par la ligne (par la linéarité) Michaux nous amène à la signification des signes de l’écriture
imaginaire. La ligne-forme, la matière est au fond du concept, qu’on peut appeler l’écriture graphique à la ligne
(cf. J. Bourgos, Michaux ou le plaisir du signe, dans Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Le Seuil, 1982,
p.211-252). Nous pensons que chez Michaux il s’agit d’un certain remplacement visuel de la forme élémentaire

286
ce cas n’est pas au sens direct. Il ne s’agit pas d’une vraie ligne, mais d’un geste humain, qui a
une oblique de figure de la ligne. Cette ligne est (selon Michaux) plutôt une métaphore : un
cercle qui symbolise le retour vers l’essentiel des choses et vers l’essentiel du mouvement
(« retour au commencement » Michaux) :

« Les cercle parfaits des dessinateurs et des géomètres n’intéressent pas l’enfant. Les cercles
imparfaits de l’enfant n’intéressent pas l’adulte. Il les appelle gribouillis, n’y voit pas le
principal, l’élan, le geste, le parcours, la découverte, la reproduction exaltante de l’événement
circulaire, où une main encore faible, inexpérimentée, s’affermit. »886

Par l’idée de retour nous voulons dire que Michaux annonce une sorte de désir de la
libération des formes-lignes. Il en dit ceci :

« Ligne célibataire, qui tient à le rester, à garder ses distances, qui ne se soumet pas, aveugle à
ce qui est matériel. Ni dominante, ni accompagnatrice, surtout pas subordonnée. »887

Dans sa propre pratique picturale la liberté est donnée à la ligne par ce qu’on peut
nommer une « force extérieure » (main) : dans la peinture et les dessins de Michaux les lignes
sont tracées, se sont les traces de la main888. Ces lignes tracées (spontanées) - « ligne
célibataire » - représentent les éléments originaires picturaux de Michaux, ceux qui
provoquent dans l’espace visuel quelques images (silhouettes, visages)889.

Les lignes chez Michaux sont en état d’errance (voyage), indépendantes pas seulement
par rapport au support où elles se trouvent, mais aussi : par rapport au dessinateur :

« Comme moi la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche, refuse des immédiates
trouvailles, les solutions qui s’offrent, les tentations premières. Se gardant d’« arriver », ligne
d’aveugle investigation./ Sans conduire à rien, pas pour faire beau ou intéressant, se traversant
elle-même sans broncher, sans se détourner, sans se nouer, sans à rien se nouer, sans

(telle qui est la ligne) : la ligne presque spontanément « griffonnée » se transforme en une image qui constitue
des pséudo-messages ou des pséudo-transmissions.
886
Essais d’enfants, dessins d’enfants, OC3-1328.
887
ER, OC3-546.
888
« lignes tracées sans but sur le papier » (Lignes, OC3-730). La ligne cerclée s’oppose-t-elle à ce qu’on
nomme une « trace linéaire » ? Le geste de la main du dessinateur peut avoir une autre valeur. Selon Michaux, la
ligne est « Ennoblie par une trace d’encre » (ibidem, nous soulignons). La ligne n’est pas seulement un symbole
graphique (graphisme) de mouvement continue, mais c’est aussi un symbole de l’œuvre picturale, c’est-à-dire :
un symbole du travail pictural.
889
On peut utiliser la notion « ligne graphique », sachant que : « La ligne graphique est déterminée par
opposition à la surface : cette opposition ne présente pas une signification purement, visuelle, mais aussi une
signification métaphysique. A la ligne graphique, en effet, est attaché le fond sur lequel elle apparaît.
Inversement, il n’y a de ligne graphique que sur fond, de sorte par exemple qu’un dessin qui recouvrirait
entièrement son fond cesserait d’être dessin. » (W. Benjamin, Sur la peinture, ou : Signe et tache, p.173). La
question se pose : qu’est-ce que la ligne «faiseuse des formes» (Michaux, Aventures des lignes) picturaux ?

287
apercevoir d’objet, de paysage, de figure./ A rien ne se heurtant, ligne somnambule./ Par
endroits courbe, toutefois non enlaçante. / Sans rien cerner, jamais cernée.// Ligne qui n’a pas
encore fait son choix, pas prête pour une mise en point. »890

Les lignes sont « les chiens errants » (Lignes), les « lignes-signes » (Aventure de
lignes) qui n’ont pas besoin de significations, elles existent « sans préférence » (ER). Il s’agit
aussi de « ligne », qui ne signifie rien d’autre qu’elle-même ; c’est un signe abstrait (« signe
absolu »891). La ligne donc précède le signe :

« Plus tard, les signes, certains signes. Les signes me disent quelque chose. J’en ferais bien,
mais un signe, c’est aussi un signal d’arrêt. Or en ce temps je garde un autre désir, un
pardessus tous les autres. Je voudrais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui
ne finit pas, semblable à la vie, qui est ce qui nous continue, plus important que toute
qualité. »892

Par leur essentiel les lignes que Michaux fait sont opposées à celles d’un
« géométrisme morbide » :

« Tout différents sont les dessins de schizophrènes. / Expriment, eux : Rigidité, Inflexibilité,
Immobilité. Régentés autant que dessinés. Faits (sans pour cela être décoratifs) d’éléments
décoratifs, d’ornementation monotone, stéréotypée, d’un « géométrisme morbide ». / Lignes
appliquées, sans élan, monotones, mornes, disant vie arrêtée, temps arrêté. Mouvements lents,
rares ou absents. »893

On peut affirmer que les lignes que Michaux produit lui-même ainsi que les lignes
qu’il trouve chez les enfants, ou chez certains peintres, comme, par exemple, chez Klee, sont
de la géométrie naturelle (spontanée). Chez Michaux (dans sa propre œuvre) c’est plutôt la

890
ER, OC3-545.
891
Nous faisons l’analogie aux critères de la notion « signe » : « La sphère du signe embrasse différents
domaines qui se caractérisent par des différentes significations qu’y revêt la ligne. De telles significations sont :
la ligne de la géométrie, la ligne de l’écriture, la ligne graphique, la ligne du signe absolu (la ligne magique en
tant que telle, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elle représente). » (W. Benjamin, Sur la peinture, ou :
Signe et Tache, 1917, Œuvre, t.1, §5, p.172.). La ligne pratiquée chez Michaux peut bien s’inscrire dans
« l’essence mythologique du signe » (ibidem).
892
ER, OC3-546. Nous voyons d’après cette citation que le mot « continuum » a le double sens dans le contexte
de l’œuvre de Michaux. D’une part, ce mot signifie un univers (recherche d’un univers) : « semblable à la vie ».
D’autre part, c’est une notion qui exprime le continu dans tous les sens (infini, linéarité, etc.). Pour Michaux, la
ligne, c’est une forme qui représente un « continuum » au sens du « continu ». Pour Michaux la ligne est le
mouvement comme tel, le mouvement pur. Le mouvement n’est pas visuel, il se présente autant dans la peinture
que dans la poésie comme l’essentiel interne d’un « continuum » (continu et univers) soit des formes plastiques,
soit des mots et des strophes poétiques, soit de l’interlac entre les mots et les formes plastiques.
893
OC2-914.

288
géométrie parfois corporelle (mouvement de la main, pulsation du cœur) ou encore
imaginaire (vibration intérieure).

Le discours sur la ligne par rapport à l’œuvre de Michaux continue le discours sur le
point, dont la question principale est celle de l’origine de la forme en mouvement et la
question du signe de mouvement.

Nous nous adressons à la question théorique de la genèse de la ligne, au regard de ce


qu’on trouve dans l’œuvre de Michaux.

Au point de vue théorique, on parle de la genèse de la ligne-forme et de la naissance


de la ligne-forme d’une manière très précise : le point précède la ligne. Le point (élément le
plus petit) qui entre dans le mouvement donne la ligne.

Pour le problème de passage du point vers la ligne, si on s’appuie sur les conceptions
de Kandinsky et de Klee, on reste dans la dominante de l’idée sur l’action picturale. Au
commencement de l’apparition de la ligne dans le domaine visuel il y a donc l’action, grâce à
laquelle le point se transforme en ligne. C’est l’action de peindre (de dessiner), dont le rôle
premier est celui de la main, en tant que force extérieure. La ligne est donc le résultat de cette
action et représente la trace de la main (ou de la plume, du pinceau etc.).894

Ce qui est important dans cette conception : il existe une certaine tension de l’élément
pictural (ligne), qui définit au fond « la force vive de l’élément » (Kandinsky). La ligne qui
obtient une direction (vecteur) grâce à l’action picturale s’oppose donc au point (leurs
caractéristiques et leurs fonctions sont par conséquent totalement différentes ; et si le passage
point → ligne existe, c’est une transformation de l’essentiel de la forme, transformation qui se
passe au niveau le plus profond de la forme).

Comment Michaux participe-t-il au discours sur la forme de la ligne ?

Michaux lui-même parle de la distinction établie entre le point et la ligne, effectuant


une sorte de dialogue avec Klee895. Par exemple dans son texte Aventure des lignes, on peut
suivre cette distinction :

« Quelques points rouges chantaient en ténor dans la sourdine générale. Néanmoins on


éprouvait qu’on était dans un souterrain, devant des eaux, dans des enchantements, avec l’âme

894
Question de la trace: selon R. Barthes, Michaux est un peintre de la Trace (aussi comme les peintres Masson
et Twombly), cf. Œuvres Complètes, t.3, p.1204, (texte du 1980).
895
Cf. : M., Valette-Fondo, « „Aventures de lignes“ : Henri Michaux et Paul Klee », dans Regard d’écrivain,
parole de peintre. Etudes franco-américaines sur le dialogue écriture/ peinture aujourd’hui, 1994, pp.23-29.

289
même d’une chrysalide. / Le réseau complexe des lignes apparaissent petit à petit :/ Celles qui
vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des
cellules, des champs de cellules, ou tournant, tournant en spirales pour fasciner, ou pour
retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates. »896

Avec la première phrase de ce passage Michaux donne l’impression de l’apparition


d’un rythme musical dans la peinture de Klee. Les points (« quelques points rouges »897) sont
inscrits au moment de la naissance du chant. Selon le contenu : ce sont les points qui donnent
une énergie d’apparition de la ligne.

Or, d’un autre point de vue, les « points rouges » qui chantent sont autonomes, ils
produisent leur propre rythme, ils ont leur propre tension intérieure.

Les « points rouges » sont donc les réseaux complexes des lignes qui peuvent
apparaître et qui apparaissent « petit à petit » selon Michaux. Mais celles-ci se trouvent parmi
les points (elles viennent parmi le « peuple des poussières »), donc elles restent
indépendantes. On peut remarquer l’évocation d’un mélange des formes et pas seulement la
succession (« foule » dans les autres termes de Michaux).

Dans ce sens : la ligne devient un élément de la mythologie propre de Michaux. Chez


Michaux il s’agit peut-être du commencement de mouvement : « en commencements prise de
court, une ligne, une ligne » (Lignes). Mais la ligne va avant l’œuvre, avant sa matière ; elle
est son mouvement d’apparition. Ainsi, l’origine de l’existence et l’origine de l’œuvre
peuvent être symbolisées par la ligne : ce qui touche le problème de création de l’œuvre
comme telle898.

Nous pouvons marquer quelques points qui peuvent être attribués à l’hypothèse de la
mythologie de la ligne chez Michaux. Nous disons que : Michaux exerce son propre usage de
la ligne pour signaler un mouvement dit « imaginaire ».

896
OC2-360, 361. Par cette citation se dévoile une spécificité principale de Michaux: une personnification des
abstractions. Ses points « chantent », comme après ses lignes « vivent ». Mais cette personnification
métaphorique se réalise bien dans son oeuvre graphique.
Un parallèle avec Klee : « Dans les particules résonne l’écho du causatif. Elles vibrent de la façon la plus simple
jusqu’aux combinaisons les plus complexes. La nécessité doit s’exprimer sur le mode de l’interprétation. » (Kl2-
66 [Mardi 27 novembre 1923], nous soulignons).
897
Dans les tableaux de P. Klee la présence des points rouges est forcément remarquable (voir : Ad marginem,
1930/35/36). Voir aussi le tableaux de Klee : A l’ancre (Vor Anker), 1932 (points rouges, lignes qui se
promènent entre les points ou entre le poussier, schématisation des couleurs). Cf. : W. Grohmann, Paul Klee,
p.313.
898
Pour le comprendre nous étudierons son texte sur Paul Klee Aventures de lignes plus en détails dans le
paragraphe suivant de la thèse.

290
L’interrogation sur sa méthode est : comment trouver l’origine, l’essentiel du
« mouvement » grâce à la ligne ? 899

Pour répondre à cette question nous revenons d’abord à quelques faits déjà évoqués
dans la thèse.

Ce que nous pouvons facilement trouver dans l’œuvre de Michaux : une certaine
présence de la ligne qui compose une forme de l’« écriture illisible ». D’abord, c’est la ligne
de l’écriture qui prend le sens d’une forme essentielle (filiforme), par exemple, dans les
dessins et manuscrits mescaliniens. Ici nous voyons une forme de l’écriture graphique,
souvent indéchiffrable du point de vue de la langue. Nous disons que chez Michaux, il y a une
fonction de la ligne au sens de l’écriture imaginaire linéaire.

L’écriture imaginaire linéaire se réalise dans la poésie de Michaux, là où il y a une


« continuité » des mots et des phrases. Nous constatons donc la présence du vers-ligne,
comme un genre spécifique de la poésie de Michaux (strophes linéaires, l’horizontalité et la
verticalité de sa poésie)900. Le problème de la substance du texte par rapport à la ligne se pose
aussi chez Michaux dans la correspondance entre l’image du tissu visuel du texte et le vers,
comme un espace poétique. La linéarité textuelle de sa poésie peut être considérée comme une
sorte de « chaîne enchaînée » 901 qui est composée par Michaux au niveau de la langue, mais
aussi au niveau de l’image graphique du vers.

Nous disons donc que chez Michaux il ne s’agit pas de la « ligne », mais il s’agit de la
linéarité sensible de son œuvre.

Analysons maintenant un exemple purement pictural, qui illustre une liaison entre
l’idée de l’écriture imaginaire et le concept de « mouvements ». Examinons une série de

899
C’est l’idée pour laquelle plusieurs peintres se sont passionnés (Klee, Giacometti, Matisse) : si on apprend
l’objet entièrement, on peut l’exprimer par une seule ligne, par un seul geste. Il est remarquable que Michaux
évoque le rôle de Klee dans l’usage des lignes dans l’art occidental du XX-ème siècle (Aventures de lignes) :
« Celles qui se promènent. – Les premières qu’on vît ainsi, en Occident, se promener. » <…> « Une ligne rêve.
On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne. ».
900
La question de linéarité chez Michaux repose sur ce qu’on peut appeler l’horizontalité (ainsi que la
verticalité). Voici les exemples significatifs de ces trois axes de rotation de l'espace pictural chez Michaux: -
Mouvements (table de l’ordre vertical et horizontal) ; - Parcours (lignes horizontales) ; - Paix dans les
brisements (l’ordre du livre verticale). En outre, la « ligne horizontale » est liée à la « vision » : « Par moments
un très très long attelage, menue ligne horizontale, traverse la steppe immense de ma vision. » (L’Infini
turbulent, OC2-826).
901
La phrase chez Michaux peut être caractérisée comme « phrase-événement », pour laquelle « il faut attendre
‘enchaînement’ au double sens d’une liaison synthétique et d’une successivité temporelle. » (cf. : L. Jenny, La
Parole singulière, p.180, à l’exemple d’une phrase de Bras cassé).

291
peintures de Michaux (1960-70) qu’on peut réunir sous le titre « écriture horizontale »902, où
l’idée de l’écriture joue un rôle visuellement linéaire.

D’une part, dans ces peintures on voit les traces, les coups de pinceau, qui expriment
une image de l’horizontalité. Michaux utilise les procédés qui lui permettent de mimer un
mouvement de la matière : il peint d’abord des lignes-supports (strophes dessinées) et il met
ensuite sur ces lignes-supports les traits et points qui se regroupent comme si quelques petits
personnages participent à un mouvement commun : courent dans une direction horizontale.

Si on parle de petits personnages : ceux-ci ne rappellent pas des « signes » qu’on voit
dans les mouvements peints ou dans les Grandes Encres (« champs de bataille »). Ici les
personnages sont brisés aux éléments (parfois on ne voit que des éléments brisés). On peut les
interpréter comme des notes musicales ou « signes » graphiques qui s’inscrivent dans quelque
ordre linéaire comme dans les strophes d’écriture peinte : cette série de peintures correspond à
l’idée de l’écriture ayant le vecteur horizontal.

On peut dire que les gestes impulsifs de la main de Michaux, montrant les « écritures
horizontales », expriment à la fois la vitesse d’accélération et de ralenti. D’une part, la
manière de présenter des strophes dessinées et des personnages mis à l’intérieur de ces
strophes donne l’impression de gestes extrêmement rapides : touches rapides de pinceau.
D’autre part, on peut penser que c’est le ralenti extrême (mouvement lent) qui brise ici les
petits personnages. 903

Nous considérons donc ces tableaux comme une forme d’inscription des mouvements
insaisissables et nous pensons que Michaux s’approche d’une forme visuelle de l’infini.

L’« être infini » (Misérable miracle) se révèle dans chaque signe impulsant qui figure
sur le support peint. Selon notre idée de la vitesse, d’accélération et de ralenti sensible dans
les œuvres plastiques susnommées, une sorte de « modèle d’infini » se réalise dans l’essentiel
de la disparition des personnages dans le support. Dans ce sens, les mouvements sensibles
dans la série « peinture horizontale » de Michaux présentent symboliquement la
désintégration de la filiforme vers quelque état de l’infini.

902
Dans les années 1960 Michaux a créé quelques tableaux en encre de Chine, en lavis et à la gouache sur papier
et sur toile qui donnent l’effet des strophes (lignes) dessinées. Une de ces peintures (1961, 35,5x39,5 cm, Paris,
musée national d’Art moderne Centre Georges-Pompidou, voir : AP-210, n°261) est exposée souvent intitulée
« Cinq lignes de l’écriture horizontale ». Nous regroupons certaines peintures de Michaux dans la même
composition visuelle sous le titre conventionnel « écriture horizontale » (AP, p.208-221).
903
Le thème de ralenti est développé dans la poésie de Michaux, cf. : « Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on
y ronfle ; on a tout le temps ; tranquillement, toute la vie. On gobe les sons, on les gobe tranquillement ; toute la
vie. » La Ralentie, OC1-573.

292
Parlant de cette désintégration nous pensons que pour Michaux le mouvement de l’être
humain est un passage linéaire vers l’écriture : l’homme, c’est-à-dire une image de « fil en
fibre » « se continue en écriture» (Les Ravagés). Or, cette écriture n’est pas ordinaire. Ce n’est
ni une écriture verbale, ni une écriture dessinée. C’est un autre mouvement de l’être humain,
que Michaux veut découvrir.

Ainsi, la ligne joue non seulement comme une forme purement graphique de l’écriture,
mais elle est aussi le signe d’un mouvement humain plus énigmatique, celui de la pensée904 :

« Penser, vivre, mer peu distincte ;


Moi – ça – tremble,
Infini incessamment qui tressaille. /
Ombres de mondes infimes,
ombres d’ombres,
cendres d’ailes. /
Pensées à la nage merveilleuse,
qui glissez en nous, entre nous, loin de nous,
loin de nous éclairer, loin de rien pénétrer ; /
étrangères en nos maisons,
toujours à colporter,
poussières pour nous distraire et nous éparpiller la vie. »905

En considérant les pensées glissantes dans l’espace (qui n’est pas « notre » espace)
Michaux met le caractère d’égalité entre le « penser » et le « vivre ». La ligne (comme un
symbole de l’infini : « ombre d’ombres ») représente la transfiguration des poussières (points
→ ligne), ainsi que des traces d’ailes (« cendres d’ailes »), c’est-à-dire la voie rythmique des
pensées. Dans le cadre de cette idée, on peut affirmer que la ligne chez Michaux cherche à
trouver un nouvel équivalent à la pensée, elle veut rendre visible la pensée.

Pour Michaux la ligne n’est pas seulement une forme élémentaire (géométrique,
plastique), mais elle est un personnage vivant, un être qui bouge et qui « pense » :

904
On peut parler d’une pensée-signe (et, par conséquence, d’un homme-signe). La pensée se manifeste par
signes, l’homme pense par signes, la pensée est un signe qui renvoie à une autre pensée, qui l’interprète en
« processus continu ». Dans la théorie de signes de Peirce il y a la notion « pensée-signe » (thought-signe). Or,
pour Peirce : « L’attention portée aux signes va à la pensée, à l’implication mutuelle des pensées. » (cf. analyse
faite par H. Meschonnic dans Le signe et le poème, p.144-146). Tandis que pour Michaux : il n’a pas
d’implication mutuelle des pensées. Chez lui on parle de la fragmentation totale des phases de la pensée.
905
OC1-598 (texte Pensées).

293
« Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d’enjeu. Ligne de
décision. »906

Dans cette perspective nous passons donc, maintenant à l’examen de la ligne-


personnage. Nous nous appuyons sur la référence que Michaux fait sur la démarche d’un autre
poète-peintre de l’époque Paul Klee.

§ 2. Aventures de lignes (Michaux/ Klee)

En 1954 Michaux écrit un petit essai sur l'œuvre picturale de Paul Klee, Aventures de
lignes907. Ce texte a été publié comme une préface pour une monographie de Will Grohmann
sur Klee908.

Le texte Aventures de lignes peut être considéré comme le résultat de :

a/ l’écriture après l’observation et la méditation de Michaux sur les tableaux de Paul


Klee. Selon Alain Bonfand909, Michaux a été inspiré pour le titre de son texte par un dessin à
la plume de Klee intitulé : Aventure marine (1926), annonçant un épisode de mer orchestré
par la géométrie des lignes.

Le mot « aventures » du titre Aventures de lignes nous amène à une idée de Michaux
annoncé en 1950 aventure du « lire » la peinture : « Aventure peu recherchée, quoique pour
tous »910. On peut dire que Michaux pratique parfois la pratique d’écriture sur la peinture vue.
Nous pensons que par sa pratique du « lire » la peinture et dans son rôle de spectateur,
Michaux veut échapper aux « chemins ménagés »911.

b/ la lecture par Michaux de textes théoriques de Klee : les réflexions de Michaux sur
certains points de la théorie de Klee, notamment sur les révélations plastiques de la ligne.

906
Aventures de lignes, OC3-362.
907
OC2-360.
908
Première publication en 1954 comme l’avant-propos dans le livre de Will Grohmann Paul Klee (Paris,
Flinker [réédition non autorisée en 1961]). Ce texte a été écrit par Michaux spécialement pour l’édition française
(dans les éditions allemandes de la monographie de W. Grohmann ce texte d’avant-propos ne figure pas). Il a été
repris en 1963 dans : Michaux, Passages, (Paris, Gallimard, p.173-180).
909
A. Bonfand, Paul Klee, p.87.
910
Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki, OC2-332.
911
« L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre. » (Klee, Esquisses pédagogiques, partie I,
TAM-96). Pour Michaux l’œil se porte comme une fonction presque spirituelle : « œil comme Aum » (cf. :
poème Œil dans l’Apparition, 1946, OC2-186). N.B. « Aum » est une « syllabe sacrée, qui, répétée
inlassablement, est un des moyens de parvenir à la délivrance. La spéculation sur la parole est représentée par le
texte du Veda et par la syllabe om, son fondamental permanent, qui se manifeste dans la nature par le
mugissement sempiternel de la mer ou de la conque vide. Ce son n’est pas seulement un bruit mais aussi la
matérialité de la pensée. » (note n°1, OC1-1128).

294
Ainsi, dans les Aventures de lignes Michaux cite Klee :

« Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : ‘Quel artiste ne
voudrait s’établir là, où le centre organique de tout mouvement dans l’espace et le temps –
qu’il s’appelle cerveau, au cœur de la Création – détermine toutes les fonctions ?’ »912

La phrase de Klee explore un des points de base de toute sa théorie de l’art et


notamment de sa théorie de la genèse de la forme913. L’aventure de « lire » Klee (ses peintures
et ses textes) est liée chez Michaux (inconsciemment ou non) au discours sur la peinture – qui
est essentiellement le discours théorique, abordée par Klee dans ses écrits sur l’art, notamment
dans ses Esquisses pédagogiques914. On peut dire que Michaux participe en quelque sorte à ce
discours. Nous distinguons trois questions concernant l’œuvre d’art comme telle, abordées par
Michaux dans son essai sur Klee : 1/ problème de l’essentiel de la création ; 2/ problème de la
« genèse » de la forme picturale ; 3/ problème de « fonctionnements » de ces formes.

912
C’est la citation de Paul Klee traduite par P. Algaux de la conférence, prononcée à Iéna en 1924 (publiée sous
le titre « Über die moderne Kunst » en 1945). Michaux pourrait évidemment lire ce livre (voir l’explication de R.
Bellour dans OC2-1191N). Puisque la phrase de Klee est cruciale pour notre hypothèse, nous indiquons ici les
autres traductions françaises :
a/ « Quel artiste ne désirait habiter la sphère où l’organe central de tout mouvement du temps et de l’espace –
qu’on le nomme le cerveau ou le cœur de la Création – détermine toutes les fonctions ? » (W. Grohmann, Paul
Klee, p.367) ;
b/ « Ce lieu où l’organe central de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’on l’appelle cœur ou cerveau
de la création – anime toutes les fonctions, qui ne voudrait y établir son séjour comme artiste ? Dans le sein de la
nature, dans le fond primordial de la création ou gît enfouie la clef de toute chose ? » (P. Klee, Théorie de l’art
moderne [Das bildnerische Denken] Genève, 1964, p.30)
913
La théorie de la genèse de Klee et son point de vue sur le travail de l’artiste dans la recherche de la forme sont
basées sur la conception de Klee de la « Grande Nature » : « Tout d’abord, l’artiste n’accorde pas aux apparences
de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne s’y sent pas
tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentant pas à ses yeux l’essence du processus créateur dans la
nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée. / Peut-être est-il philosophe à son insu,
et s’il ne tient pas, comme les optimistes, ce monde pour le meilleur des mondes possibles, ni ne veut affirmer
non plus que celui qui nous entoure est trop mauvais pour qu’on puisse le prendre comme modèle, il se dit
toutefois : sous cette forme reçue, il n’est pas le seul monde possible./ L’artiste scrute alors d’un regard pénétrant
les choses que la nature lui a mises toutes formées sous les yeux. / Plus loin plonge son regard et plus son
horizon s’élargit du présent au passé. Et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image finie de la nature, celle – la
seule qui importe – de la création comme genèse. » (De l’art moderne, TAM, p.28).
914
Première édition: Pädagogisches Skizzenbuch, München, Langen, 1925, (51 pages). Ce sont les remarques et
les notices fragmentaires (rédactions partielles) des cours de Klee de Bauhaus. Réédition récente (all.): Berlin,
Gebr.Mann, 1997 [code de la BNF : Rich.Est <Yb3-7077-8>] Dans notre thèse nous faisons quelques
comparaisons entre l’œuvre de Michaux et de Klee. Cette comparaison nous donne à penser à une chaîne des
coïncidences symptomatiques Michaux/Klee. Ainsi on peut évoquer une liaison entre la phrase de Klee choisie
par Michaux en 1954 pour Aventures de lignes et les mots de Klee joués pour sa première exposition à Paris en
1925 : « On ne saurait me concevoir d’Ici-bas. Car je séjourne autant parmi les morts que parmi ceux qui vont
naître. Plus près du cœur de la création qu’on ne l’est ordinairement. Et loin d’être assez proche. » Cf. : poème
de Klee 1920 : « Diesseitig bin ich gar nicht taßbar./ Denn ich wohne grad so gut bei den Toten,/ wie bei den
Ungeborenen./ Etwas näher dem Herzen der Schöpfung als üblich./ Und noch lange nicht nahe genug. » (Paul
Klee : Gedichte, Luchterhand, 1991, p.7). L’idée qui figure dans ce poème de 1920 (séjour parmi les morts)
passe dans plusieurs autres poèmes de Klee plus tardives ainsi que vers son épitaphe (cf. P. Klee, Journal,
« Appendice », p.324).

295
Ainsi donc, Michaux repris une des questions principales pour les réflexions
théoriques de Klee: comment l'oeuvre d’art correspond au moment « cosmo-génétique »
(Klee)? (« qu’est-ce qui est au commencement ? »915). Si pour Klee il s'agit plutôt d'analyser
le moment d'apparition de la forme, pour Michaux le moment « cosmo-génétique »
accompagne plutôt un rythme d'apparition-disparition. Pour lui il est nécessaire de saisir ce
rythme.916

En empruntant les mots de Klee, Michaux fait une sorte de travail de pastiche, amis en
forme de dialogue. Dans ce sens ses Aventures de lignes peuvent être considérées comme une
réplique (postérieure) de Michaux à Klee, concernant « des réalités de l’art » qui « rendent
visible une vision secrète »917.

« Sœurs des taches, de ses taches qui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du fond
d’où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère. »918

Réfléchissant à la manière poétique sur la genèse de la forme picturale, Michaux


trouve sa propre réponse sur la question d’où vient et où passe la forme de la ligne (marquant
qu’elle précède la forme de tache).

Nous examinons maintenant ces révélations, partant de l’idée que, dans son texte,
Michaux effectue aussi une auto-réflexion et une auto-analyse.

Evoquons d’abord quelques points de la théorie de Paul Klee concernant le concept de


« ligne ».

Selon Klee la ligne est la forme « la plus restreinte » des données dans l’œuvre d’art.
Klee essaye par sa pratique picturale919 de la libérer. Michaux s’est mis dans les aventures des

915
Voir Kl-1, p.19. En composant sa théorie Klee approche une ressemblance entre la création picturale et la
Grande Création du monde. Dans Credo de créateur il écrit: “L’art est à l’image de la création. C’est un
symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos” (TAM, p.40). Dans Exploration interne des
choses: “L’art comme émission de phénomènes, projection du fond originel supra-dimensionnel, symbole de la
Création <…> Mystère.” (ibid., p. 54) Sa théorie de la genèse de la forme est basée sur l’analyse du “moment
cosmo-génétique”.
916
C’est le titre d’un texte de Michaux (voir dans: “Ephémère”, № 7, 1968, oct., p.32-47, repris très transformé
dans Michaux, Moments, Traversées du temps, Paris, Gallimard, Point du Jour, 1973). Dans les aquarelles ou
dans les frottages de Michaux il y a une sorte d’apparition-disparition des images (visages) du fond de la couleur
(fond du support, fond de l’eau, fond de l’ombre).
917
« De l’art moderne », TAM-31.
918
Aventures de lignes, OC2-363.
919
Sachant l’intention de Klee par la ligne comme forme, il est ainsi important de constater que dans les années
1920-1930 (période de Weimar et Dessau) Klee s’est mis à élaborer des constructions géométriques. On peut
dire que Klee introduit la géométrie qui est presque technique (ses principes de dynamisme, son graphique
linéaire) pas seulement dans ses dessins utilisés dans les cours pédagogiques de Bauhaus, mais aussi dans ses
tableaux en y représentant les formes purement géométriques : carré, rectangle, trapèze, cercle etc. [voir p.ex.

296
lignes de Klee. Il dit que Klee découvre les lignes pour la peinture occidentale ; selon lui,
Klee était le premier qui s’est permis de laisser voyager librement les lignes dans son œuvre
plastique :

« Celles qui se promènent. – Les premières qu’on vît ainsi, en Occident, se promener. »920

Force est de constater que Michaux, lui-même pratiquait la liberté des lignes : celles-ci
sont vibratiles comme les oscillogrammes (dessins mescaliniens et post-mescaliniens) ; celles-
ci sont mouvantes comme les poissons dans l’eau (aquarelles) ; celles-ci sont emmêlées
comme les fils (dessins à la plume) ; celles-ci sont parcourues comme les traces qui créent les
« signes » (mouvements peints, Grandes Encres).

Comme si Michaux parle de soi, de ses propres lignes il nomme les lignes qu’il voit
chez Klee, les « voyageuses » (non-ordonnées comme chez les enfants921) :

« Les voyageuses, celles qui font non pas tant des objets que des trajets, des parcours. (Il y
mettait même des flèches.) Ce problème des enfants qu’ils oublient ensuite, qu’ils mettent à
cet âge dans leurs dessins : le repérage, quitter ici, aller là, la distance, l’orientation, le chemin
conduisant à la maison, aussi nécessaire que la maison… était aussi le sien. »922

Notre hypothèse donc : parlant des « aventures » (c’est-à-dire de révélations) de


lignes chez Klee, Michaux réalise une auto-réflexion.

Essayons de prouver cette hypothèse.

Ce que Michaux voit dans les lignes de Klee (évidemment dans ses tableaux) ne sont
pas seulement l’usage de la ligne comme un des moyens plastiques. Il voit des lignes
« pénétrantes » à l’intérieur de l’image, leur rôle est dans la transformation d’un espace
plastique et de la composition picturale :

« Les pénétrantes, celles qui au rebours des possesseuses, avides d’envelopper, de cerner,
faiseuses de formes (et après ?), sont lignes pour l’en dessous, trouvant non dans un trait du
visage, mais dans l’intérieur de la tête le point névralgique, où un œil inconnu veille et garde
ses distances. »

Harmonie de la flore nordique (Harmonie der nördlichen Flora); Sauteur (Springer); Promenade en famille
(Familienspaziergang)].
920
Aventures de lignes, OC2-361. Ce passage est court, même vif : comme un accord musical imprévu après la
longue phrase, après la mélodie douce. C’est ici la seule fois que Michaux utilise dans ce texte le tiret (sauf la
citation de Klee, par défaut).
921
Cf. : le texte de Michaux Essaie d’enfants, dessins d’enfants où il y a l’idée de la ligne sauvage, la fonction
sauvage de la ligne.
922
OC2-361.

297
Grâce à ce passage on peut comprendre que Michaux analyse les lignes des tableaux
de Klee en s’adressant aussi à lui-même, à sa propre pratique plastique, pour laquelle la ligne
ne représente pas tout simplement le domaine visible.

Premièrement, pour Michaux les lignes (dont il parle) sont totalement autonomes de
son auteur (« les pénétrantes »). Elles font ce qu’elles veulent, elles composent des formes,
elles-mêmes (« faiseuses des formes »). Nous voyons le même motif dans le livre auto-
analytique de Michaux Emergence-Résurgence (« les lignes cherchent »).

Deuxièmement, selon Michaux, les lignes de Klee entrent923 dans la profondeur de ce


qu’elles composent et elles marquent la présence du centre énergétique d’images composées
(« point névralgique »). Ce qu’on peut voir dans certaines aquarelles de Michaux a aussi,
semble-t-il, cette valeur énergétique : les lignes organisent les nerfs (les traits) des visages924.

Troisièmement, Michaux dit que les lignes dans les tableaux de Klee représentent une
sorte de « distance » entre ce qui est fait et ce qui est vu (« un œil inconnu veille et garde ses
distances »). C’est très proche de la conception de « fantômisme » de Michaux dans la mesure
où il se propose de chercher et présenter les traits du double925.

On peut dire que : réfléchissant sur les tableaux de Klee, Michaux n’est pas seulement
quelqu’un qui voit et parle sur ce qu’il voit. Dans le texte il compose lui-même quelque
chose, quelque nouvelle image, ou quelque nouvelle fonction de ce qu’il voit.

Comment, par exemple, interpréter son image des lignes qu’il nous décrit ? Nous
pouvons coordonner les expressions de Michaux aux lignes qu’on ne voit pas, mais qu’on
sent. Alors, ces lignes sont totalement imaginaires et inventées par Michaux lui-même (qui est
spectateur, mais aussi créateur).

Ainsi, les lignes « au rebours » de la forme nous rappellent les lignes de la peinture de
Michaux, celles qui se cachent dans l’intérieur de ses tableaux, mais à sa propre manière.
Comme chez Klee, chez Michaux elles sont pénétrantes « trouvant non dans un trait de
visage, mais dans l’intérieur de la tête le point névralgique ». Or, si chez Klee les lignes sont
souvent réelles (flèches, zigzag qui brisent le visage), chez Michaux nous ne pouvons trouver
que les traces de la ligne dissoutes dans les taches de l’aquarelle et ces traces ne sont pas les

923
On peut distinguer trois fonctions des lignes (« les pénétrantes ») : elles apparaissent sur la surface (c’est-à-
dire dans le vide) ; elles pénètrent dans l’image (dans le visage p.ex.) ; elles viennent chez les spectateurs
(entrent dans leurs esprits).
924
AP, pp.35, 100, 101, 103, 110-113.
925
Cf. : « je peins les traits du double » (cf. OC1-860).

298
vrais traits de visage, mais quelques centres énergétiques des yeux et des bouches (ou même
parfois des nerfs et du cerveau).

Force est de constater que, comme chez Klee, les lignes existent physiquement dans
les tableaux de Michaux, mais en s’échappant des yeux, par exemple, dans le « tissu
vibratile » des dessins mescaliniens de Michaux, où on voit en premier lieu l’image en
général, leurs contours et leurs détails faits par les lignes ensuite. Les lignes s’y cachent,
cherchant (comme chez Klee) au centre « qui davantage soit le maître du mécanisme » :

« Celles qui, au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont modelé du corps,
vêtements, peau des choses (lui déteste cela), cherchent loin du volume, loin des centres, un
centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du
mécanisme, l’enchanteur caché. (Curieux parallélisme, il mourut de sclérodermie). »926

La ligne n’est pas d’une vraie « proportion linéaire » pour Michaux. Si dans certains
tableaux de Klee nous voyons des formes (des configurations) géométriques ou des signes-
figures géométriques – comme, par exemple, la flèche, – chez Michaux ceux-ci sont plutôt
invisibles : « je suis la flèche empennée des plumes de l’oiseau.»927

Il est remarquable que comme chez Klee, les lignes de Michaux sont « allusives »,
elles se trouvent souvent sur le support transparent. Ce support transparent chez Michaux est
l’eau de l’aquarelle par exemple. En outre les lignes ne représentent jamais des objets
concrets, mais quelques traces (indices) des objets. On peut dire que si Michaux emprunte
quelque chose à Klee, c’est la métaphysique de l’indirect de la ligne ; la ligne n’est pas la
ligne, mais quelque chose d’autre :

« Les allusives, celles qui exposent une métaphysique, assemblent des objets transparents et
des symboles plus denses que ces objets, lignes-signes, tracé de la poésie, rendant le plus
lourd léger. »

Le « mécanisme » selon lequel Michaux cherche cette ligne allusive, est-il trouvable ?

D’une part, comme chez Klee, les lignes de Michaux représentent quand même une
certaine structure visible, qui peut être nommée une structure organique. Selon Michaux
quelque matière linéaire (plantes ?, cerveau ?, squelette ? ) est mise sur la surface des
tableaux de Klee, « créant palaces microscopiques de la proliférante vie cellulaire » :

926
Dans la phrase entre parenthèse Michaux parle du fait de la mort de Klee.
927
Epervier de ta faiblesse, domine ! (texte paru dans le recueil Labyrinthes 1944 sous le titre : Celui qui inspire,
OC1-779). Cf. aussi : « Je suis vent dans le vent » (ibidem, p.780).

299
« Les folles d’énumération, de juxtapositions à perte de vue, de répétition, de rimes, de la note
indéfiniment reprise, créant palaces microscopiques de la proliférante vie cellulaire,
clochetons innombrables et dans un simple jardinet, aux mille herbes, le labyrinthe de
l’éternel retour. »

La main de Michaux lui-même travaille parfois comme une aiguille de l’appareil


oscillographique, en dessinant et en composant « le labyrinthe » graphique des lignes fines.
Le geste de la main se répète infiniment. Mais, d’autre part, chez Michaux c’est la main qui
cherche aussi le « tracé de la poésie ». Il semble important de remarquer la fonction spécifique
de la ligne, qui se dévoile grâce au texte de Michaux Aventures de lignes et qui semble proche
de sa pratique propre : sa ligne (« l’enchanteur caché ») est une ligne à la fois graphique et
poétique. En face des dessins de Michaux, nous nous interrogeons souvent : ses gestes
répétitifs de la ligne en zigzag ne sont-ils pas les équivalents des rimes et des répétitions
poétiques (des sons et syllabes qui se répètent pour trouver un rythme) ? Son écriture poétique
peut-elle être considérée aussi comme l’oscillogramme ?

Si on analyse les Aventures de lignes, on voit que la ligne devient le personnage


poétique pour Michaux. Ainsi, on peut dire qu’il existe une sorte de personnification de la
« ligne » dans le texte de Michaux sur Klee. La ligne qui était avant tout le sujet de réflexions
de Michaux sur la peinture à partir de la séquence suivante devient le personnage poétique
(ligne qui agit comme un personnage) :

« Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes. »

Si on analyse la structure interne de la séquence citée nous pouvons remarquer un


détail important, qui le distingue des séquences précédentes.

Avant cette séquence le texte représentait surtout le type du « discours ». Ce discours


est composé chez Michaux sous forme de dialogue imaginaire avec Klee ; il commente en
quelque sorte ce qu’il voit dans les tableaux de Klee (la fonction de ses lignes) en vérifiant ses
réflexions à travers de sa propre pratique. Ainsi, trois séquences au début du texte représente
un type du « récit », dans lequel figure le « je » de l’auteur-observateur des tableaux de Klee:
« je vis », « je me souviens », « je ne sais » etc. Les phrases des passages cités auparavant
sont assez longues, ce sont les inscriptions des pensées à la fois analytiques et associatives.

A partir du paragraphe cité, le rythme narratif du texte de Michaux se change. Il


devient plus court, plus rapide, les mots jouent comme les traits laissés sur la surface du
papier. Les phrases deviennent plus laconiques, elles perdent le rythme du « discours ».

300
Dans deux dernières séquences le texte retourne au « récit » : « Je m’arrête. »928

Force est de constater qu’il existe un rythme interne des séquences, correspondant à
une « modulation » musicale, parfois ayant une construction syntaxique symétrique929. Ainsi,
dans le passage cité, une certaine symétrie est marquée par la construction syntaxique : « Une
ligne/2 rencontre/2 une ligne/2. Une ligne/2 évite/2 une ligne/2. Aventures/3 de lignes/2. »930
On voit que le rythme de deux premières phrases se constitue de nombre 2, en faisant une
symétrie avec le jeu des sonorités, et surtout l’assonance sur « i ». La troisième phrase est
comme un accord musical, qui met un point final. Cette séquence peut être inscrite de la
manière suivante : 2+2+2/ 2+2+2/ 3+2.

Dès ce passage alors la ligne devient personnage poétique. Michaux ne parle plus de
ce qu’il voit chez Klee, il invente les « aventures » du personnage-ligne et, si on peut dire, il
invente ses propres lignes.

On peut supposer que dès ce passage, la vraie aventure de lignes-personnages (qui


sont celles de Michaux lui-même) commence : la ligne poétique rencontre la ligne plastique ;
la création propre de Michaux est mise en scène. On a l’intrigue de toute la pratique de
Michaux, poète et peintre : chez lui on peut trouver la coexistence de deux actions souvent
juxtaposées pour la culture occidentale. Dès les premiers œuvres de Michaux, sa poésie
rencontre la peinture, mais ensuite, sa peinture peut-elle vraiment éviter la poésie ?

A l’égard de la problématique du passage poète/ peintre que nous rappelons ici : le


personnage « ligne » dont Michaux parle dans son texte sur Klee se porte dans un processus
profond d’auto-réflexion chez Michaux.

Ce fait nous semble suprêmement crucial en vue de la liaison comparative que nous
faisons entre Michaux et Klee. Ainsi, nous trouvons dans le texte de la conférence de Klee
prononcée à Iéna en 1924931 le passage suivant :

928
D’une part, Michaux s’adresse à Klee et à ses tableaux de manière très personnelle, comme s’il voulait que
Klee lise et vérifie ce texte : « Paul Klee ne devait pas aimer qu’on déraille. ». D’autre part, souvent Michaux
donne des sortes de commentaires entre parenthèse dans le tissu de son texte, comme s’il veut préciser quelque
chose au regard de Klee (comme si Michaux voulait dire : moi je parle de ça, mais lui, il ne le voulait pas peut-
être et même il le détestait peut-être).
929
Souvent on voit un changement du rythme dans le texte, comme si c’est une pièce musicale, dont chacun de
fragment textuel correspond à un passage d’une partition. Supposition : ce texte de Michaux peut être considéré
comme une sorte de partition musicale, écrite non pas par les notes musicaux, mais par des mots et phrases
sonores.
930
Nous prenons la méthode d’analyse de la métrique (voir : J. Mazalerat, Eléments de métrique française, Paris,
Armand Colin, 1990.)
931
Cette date semble une simple coïncidence par rapport à la date de 1925 indiquée par Michaux comme le
commencement de son intérêt pour la peinture occidentale. Selon B. Gheerbrant Michaux connaissait l’édition

301
« Pour échapper à l’opprobre goethéen du ‘crée, artiste, et ne parle pas’, je souhaiterais
personnellement diriger mon attention principale sur les aspects du processus créateur
intéressant plutôt le subconscient. / A mon point de vue tout subjectif, ce qui fonderait
vraiment un artiste à vouloir s’expliquer par les mots serait de déplacer le centre de gravité de
la matière en la considérant sous un nouvel angle, de délester ce faisant les questions de forme
sciemment surchargées en mettant davantage l’accent sur les questions de contenu. Je serais
ravi de rétablir ainsi la balance et ne serais pas loin alors de trouver un langage adéquat. »932

Cette citation attire notre attention sur le point suivant. En mettant l’accent sur le
« processus créateur » Klee n’essaie pas seulement de « rétablir ainsi la balance » entre ce
processus et le contenu de l’œuvre d’art comme telle. Les mots de Klee - représentant selon
lui son « point de vue tout subjectif » - deviennent, par essentiel, un vrai programme
personnel, mais qui justifie (à priori) l’action même de s’expliquer.

Quant à Michaux, l’auto-explication se porte sous une forme textuelle poétique (et non
théorique comme chez Klee). Ses les titres indiquent parfois les tentatives de Michaux de
s’auto-identifier par rapport à sa propre peinture.

Par exemple, les Dessins commentés933 représentent le texte qui est engagé par son
titre de commenter « quelques dessins au crayon », mais ceux-ci ne sont pas mis par Michaux
dans l’édition à côté de textes934. Dans le livre nous n’avons que le texte qui commente les
dessins, mais nous ne voyons pas ces dessins commentés.

Par contre, Michaux annonce narrativement la chaîne de poursuivre dessins – textes :

« Ayant achevé quelques dessins au crayon et les ayant retrouvés quelques mois après dans
un tiroir, je fus surpris comme à un spectacle jamais vu encore, ou plutôt jamais compris, qui
se révélait, que voici : »935

française de ce texte : P. Klee, De l’art moderne, Bruxelles, « Editions de la connaissance », 1948 [Über die
moderne Kunst, Berne-Bümplitz, Bendteli, 1945]. Cf. : OC2-1191, Notices de R. Bellour. Mais peut-on supposer
que Michaux n’ait eu aucune information sur cette conférence célèbre de Klee pendant 23 ans, sachant
l’importance de la découverte de la peinture qu’il fait grâce à Klee ? Il y a quand même une chaîne des
coïncidences Michaux/Klee pour la justification de laquelle il n’existe bien évidemment aucune preuve tangible,
mais qui semble assez symptomatique par la logique de l’intérêt de Michaux à Klee.
932
TAM, p.15-16. Ce texte a quelques différences par rapport à la traduction donnée dans : Klee, t.1, p.81 (en
particulier, la formule « crée, artiste, et ne parle pas » n’est pas marquée comme celle de Goethe.)
933
OC1-436. Première édition dans « La Nouvelle Revue Française », mai 1934, n°248, p.788-792.
934
Nous ne pouvons qu’imaginer par défaut que quelques passages du texte évoquent tel ou tel dessin de
Michaux. Par exemple on peut voir la correspondance entre le dessin Un tout petit cheval et le texte : « Ce serait
bien une flamme, si ce n’était déjà un cheval, ce serait un bien bon cheval, s’il n’était en flamme. » (OC1-438).
Voir les commentaires précis de R. Bellour dans Michaux, OC1, p. 1301-1303N.
935
OC1-436. Selon les Notes (OC1-1196) ces « quelques lignes d’avertissement qui précédent l’ensemble ont été
ajoutées lors de la reprise en recueil » La nuit remue (Gallimard, coll. « Blanche », 1935).

302
Michaux ne nous montre pas ensuite ce « spectacle » visuellement, nous n’avons que
ses commentaires grâce auxquels nous pouvons imaginer les dessins dont ils parlent936. Nous
n’avons donc que le texte d’autocommentaire de Michaux : autrement dit son autoréflexion.

Force est de constater que l’adjectif « commentés » a été utilisé dans un autre cas :
Quelques tableaux commentés (l’édition Les Cahiers du Sud937) et dans un autre sens. Ici nous
avons la suite de trois poèmes Paysages, Prince de la nuit, Dragon qui ne sont pas les
« commentaires » sous forme presque narrative (comme dans le cas précédent). Il s’agit de
textes qui sont engagés à accompagner les gouaches non présentées dans la revue.

Enfin, chez Michaux nous trouvons l’expression pareille à « Dessins commentés » :


« Signification des dessins » dans le livre Paix dans les brisements. Dans ce cas les
« commentaires » narratifs poursuivent et accompagnent les dessins réellement. Par ailleurs,
on a infiniment de commentaires sur les commentaires : un texte s’ajoute aux autres, les
textes complètent les images, les images s’ajoutent aux textes.

Juste l’analyse légère de ces exemples nous montre une complicité de la chaîne texte-
image (poème-dessin, poème-peinture) chez Michaux. On peut dire que Michaux invente sans
cesse une chaîne des expressions, engendrées les uns des autres.

Finalement, dans ses textes (commentaires de ses propres dessins) il réalise une auto-
réflexion sur ce qu’il dessine sous forme narratif ou poétique938. Cela correspond à l’envie de
Michaux de s’expliquer toujours et d’expliquer « l’obscur » de sa peinture et de ses dessins939.

Nous revenons à la problématique de la « ligne » abordée par Michaux dans le texte


sur Klee Aventures de lignes et à notre affirmation que Michaux réalise dans ce texte l’auto-
réflexion. Le livre Emergences-Résurgences peut nous aider à prouver cette affirmation.
Grâce à ce texte nous voyons que Michaux coordonne sa propre ligne à un personnage qui
bouge lui-même (« ligne somnambule »940). Il compare ses lignes aux fourmis qui marchent
dans n’importe quelle direction941. Il parle aussi des lignes qui bougent sans ordre spécial, qui

936
Nous supposons qu’il s’agit de la peinture Maritim abenteuerlich,1928, Kl-1, p.82 (ill. n°32).
937
n°217, juin 1939, p. 489-490. Le titre « Quelques tableaux commentés » vient de l’éditeur Jean Ballard qui
s’appuyait sur la mention que Michaux lui a adressée : « Le titre à Volonté. Poèmes ou Tableaux commentés »
(cf. : OC1-1310N, [nous soulignons]).
938
Dans certains cas la question qui se pose est : est-ce que c’est le poème qui « commente » le dessin
(Paysages, Prince de la nuit, Dragon, cf. : OC1, p.712, 714, 716), ou l’inverse ?
939
Il est remarquable qu’en 1972 Michaux a publié un petit extrait de son livre Emergences-Résurgences dans le
journal « Figaro littéraire » (n°1375, 23 sept., p.13 et 16) sous le titre : Dans l’obscur de mes dessins.
940
OC3-546.
941
« Droite et zigzagante, souvent à angles soudains, en cela comme la marche des fourmis (si curieuse, encore
inexpliquée, je crois) lorsqu’elles sont hors du nid, dans une direction en perpétuelle et saccadée déviation. »

303
se promènent942, qui est « vierge »943. La liberté de la ligne que Michaux remarque chez Klee
est celle qu’il exprime lui-même : « Ligne qui se détournait des possibles constructions, qui
n’avait pas encore fait son choix, qui n’était pas prête pour une mise au point »944. D’après
cette phrase on voit une position caractéristique pour Michaux concernant sa pratique des
formes, des signes : être contre les « constructions », contre les schémas et contre les
fixations945.

Pour faire la révélation des personnages-lignes propres à Michaux nous examinerons


maintenant certains cas symptomatiques de son œuvre liés à la problématique de la ligne.

§ 3. Les filiformes de Michaux

Dans ce paragraphe nous aborderons la notion de la ligne dans le registre graphique.

Nous distinguons deux aspects de la graphie de la ligne chez Michaux : la graphie


visuelle (ligne comme organisatrice des formes visibles dans certains de ses tableaux et
dessins) et la graphie poétique (ligne comme élément caractéristique des images poétiques
dans ses textes). Si dans le cas du point nous avons utilisé le terme de « punctiformes », dans
le cas de la ligne nous utiliserons le terme de « filiformes »946.

Force est de constater que le champ de la graphie visuelle de la ligne dans l’œuvre de
Michaux est très varié.

Ainsi, nous avons déjà remarqué quelques révélations sur la ligne chez
Michaux comme, par exemple : zigzag947, cercle948, spirale949. Ces filiformes sont pratiquées

(ERi, OC3-663). Cf. : « Lignes à hauteur de fourmi, mais on n’y voit jamais de fourmis » (Aventures de lignes,
OC2-362).
942
« Sans préférences, sans accentuation, sans céder entièrement aux attirances. A la promenade » (ERi, OC3-
663). Nous voyons un parallèle à ce que Michaux dit sur les lignes de Klee. N.B. La phrase « A la promenade »
est exclue de l’édition d’ER.
943
ERi, OC3-663. Cf. : « Une ligne pour le plaisir d’être ligne » (Aventures de lignes, OC2-362).
944
ERi, OC3-663.
945
Cf. : note A, OC3-664.
946
Dans la deuxième partie de la thèse nous avons montré qu’il y a un rapprochement entre le « point » et la
« ligne » (surtout dans le domaine du texte typographique).
947
La ligne qui prend la forme d’un oscillogramme dans les dessins mescaliniens composant une « tapis
vibratile » dans les termes de Michaux, ou aussi la ligne-scription représentant le « balbutiement visionnaire »
dans les manuscrits de Michaux.
948
Nous avons parlé de trajet du cercle dans les peintures où on voit apparaître les visages (P_2). Dans certains
tableaux de Michaux la forme de cercle est plutôt la forme inachevée : le cercle est souvent interrompu (cf.
peinture L’Arène, AP-65).
949
Cf. : les aquarelles AP- 83, 114.

304
dans les dessins et dans les peintures de Michaux950 ; lui-même, il les parle et il les réfléchit
dans certains contextes951.

La révélation visuelle de la forme-ligne se porte aussi dans le domaine poétique chez


Michaux, représentant même l’essentiel visuel de vers (vers-ligne). Pour ce dernier point nous
disons que la ligne est un élément caractéristique de travail pour Michaux avec les mots
(mots-chaînes), avec la ponctuation (phrases ininterrompues), avec le texte (verticalité et
horizontalité).

Mais, comme nous avons montré dans le paragraphe précédent, dans le registre textuel
la ligne est parfois le personnage poétique pour Michaux (voir : Aventures de lignes). Nous
sentons souvent dans ses poèmes la présence de la ligne comme caractéristique des autres
personnages.

Une des révélations essentielle de la ligne dans le champ poétique et plastique de


l’œuvre de Michaux est celle de l’être humain, ou ce qu’on peut nommer l’homme-fibre.
Ainsi, Michaux voit l’être humain apparu dans le support952. L’image de l’être humain est
pour lui, toujours en mouvement953. Ce mouvement comporte la somme du : a) mouvement
du support-même ; b) mouvement de ce qui suppose la présence sensible de la main (et même
de l’approche de la main vers le support) ; c) mouvement fixé (visible) celui des personnages
dits « signes ». Selon Michaux, l’être humain présenté par ces « signes » est linéaire, parce
que ces formes corporelles visuelles sont linéaires954.

La présence sensible, la réalisation ponctuelle d’image de l’être humain nommée


l’homme-fibre se distingue non seulement dans les dessins de Michaux, mais aussi dans sa
poésie. Ainsi, Michaux parle de : Homme d’os, Homme en fil, Homme-tronc955. Pour ces
images, la forme essentielle est linéaire selon le sens des expressions utilisées.

L’être humain peut être figuré d’abord comme l’image graphique de « trace linéaire »,
dont Michaux parle dans son texte sur les dessins d’enfants :

950
Où on peut voir les transfigurations, notamment la transfiguration ligne/ tache dans les dessins mescaliniens
ou dans les aquarelles aussi.
951
Cf. : « En expansion fluidiques, érigé, devenu triple, devenu rateau, fin, déroulé, déplié, débobiné, éperdu,
longiligne, plus rarement massif (ça arrive), capsule, ou étalé, répandu comme goudron. » (ER, OC3-580 et 582).
952
Cf. : P2, ch1, §1.
953
Cf. : « Sur la page blanche je le malmène, ou je le vois malmené, flagellé, homme-flagellum. » (ER, OC3-
580).
954
Cf. : « L’être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine… Chaque être a sa manière propre de
serpenter et – l’objet de l’art est de rendre ce serpentement individuel… Cette ligne peut d’ailleurs n’être aucune
des lignes visibles de la figure. Elle n’est pas plus ici que là mais elle donne la clef de tout. » (H. Bergson, dans
« La vie et l’œuvre de Ravaisson », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1934, nous soulignons).
955
Voir les recueils : Qui je fus (Homme d’os) ; Epreuves, Exorcismes (Les Hommes en fil, Les Hommes-troncs).

305
« La trace linéaire laissée sur le papier lui rappelle quelqu’un, la mère, ou le père, l’homme
déjà, l’homme représentant tous les hommes, l’homme même ».956

Plusieurs œuvres plastiques de Michaux donnent l’impression de la présence sensible


de l’homme comme « trace linéaire laissée sur le papier ». C’est surtout dans les livres comme
Mouvements, Par la voix des rythmes, Saisir, Par des traits qu’on voit les « signes » qui nous
rappellent les silhouettes humaines. Or, comme nous avons vu : dans cette présentation chez
Michaux il n’y a pas d’imitation ; pour lui la ligne ne sert donc pas à imiter le réel957. C’est
pour ça que nous pouvons dire que le mouvement que Michaux veut fixer grâce à ses
« signes » dans les livres cités est un mouvement qu’on ne peut pas montrer (cf. :
Mouvements). Ici on voit un paradoxe.

Analysons l’exemple d’une aquarelle de 1948 de Michaux958, dans laquelle la ligne


compose deux figures séparées : la spirale et la silhouette de l’homme composée par la ligne.

Examinons le sujet du tableau : l’homme-fibre s’en va de la ligne-spirale. On voit le


mouvement de l’homme-fibre : il marche et il quitte la ligne-spirale. Symboliquement cela
peut être interprété comme une issue de l’être humain à une circulation de l’existence.

Mais nous pouvons aussi dire que cet homme-fibre s’en va de sa propre essence
visuelle de la ligne. C’est-à-dire, ses lignes-composantes, en se dissociant dans l’eau,
deviennent quelque chose d’autre. Les traits humains se dissolvent dans le papier, en se
transformant sous les traits des chevaux ; les fils des bras deviennent les fils des arbres. Les
hommes se changent en fantômes mythiques. Il y a une déformation symbolique de l’image de
l’homme959.

Il semble que le problème s’ouvre vers le discours suivant : comment trouver un


« autre » côté de l’être humain ? c’est-à-dire au fond : comment trouver l’autre côté de soi ?
Finalement, il semble que la question cruciale pour Michaux (pour tout son travail sur l’image
de l’homme) est : comment s’échapper, comment se transformer, comment quitter sa forme,
comment s’envoler960?

956
Essais d’enfants, dessins d’enfants, OC3-1329.
957
Michaux parle de ce fonctionnement de la ligne qui n’imite pas le réel dans le contexte de sa réflexion sur les
dessins et les gestes des enfants : « Dessiner, c’est représenter, présenter à nouveau, donc imiter. Curieux que le
signe si imitateur, là n’imite pas » (Essais d’enfants, dessins d’enfants, OC3-1331). Le « signe si imitateur »
dans le contexte de la réflexion de Michaux est « la ligne ».
958
26,5 x 37 cm, AP-114, n°122.
959
Cf : P1, ch3, §3c.
960
Cf. : « on peut s’envoler pour le fin fond du monde », P. Alechinsky: Plume et Pinceau; les deux Michaux,
(cit. par « Le carnet et les instants », Bruxelles, n 89, 1995, p15.)

306
Evoquant l’image de l’homme-fibre nous émergeons donc, au niveau profond, la
problématique centrale dans l’œuvre de Michaux : l’auto-reconnaissance du soi. Nous
pensons que chez Michaux il y a un aspect d’auto-identification par rapport à l’image de
l’homme-fibre.

Ainsi, pour Michaux l’image de l’homme (« L’HOMME ») peut avoir une forme
étendue « en plein ciel », car peut-être l’existence humaine est linéaire (« la peine des
hommes ») :

« PARFOIS C’EST L’HOMME qu’il faut étendre avant tout, étendre en plein ciel, mais
étendre, étendre, comme s’étend la peine des hommes. » 961

L’essentiel étendu de l’homme est ici significatif au point de vue suivant. Nous
trouvons le variante dans le dactylogramme du texte : « …L’HOMME qu’il [me biffé] faut
étendre… »962. Le « me » biffé ici peut signifier que l’action d’étendre l’homme est l’objectif
personnel du travail plastique de Michaux : montrer l’image de l’homme-fibre à la manière
très soulignée, si on peut dire : à la manière hypertrophiée.

Une autre supposition.

Il nous semble que, dans la composition de l’homme-fibre chez Michaux, il y a un


aspect qui suppose une possibilité de l’exclure, de le faire sortir du piège de la ligne comme
quelque chose qui représente symboliquement le piège de l’existence humaine. Ce qu’il
exprime une autre fois :

« Retrouver la danse originelle des êtres au-delà de la forme et de tout le tissu conjonctif dont
elle est bourrée, au-delà de cet immobile empaquetage qu’est leur peau. » 963

Dans le désir de trouver une « danse originelle », il y a peut-être une tentative de


trouver les procédés pour sortir de la forme-ligne, qui est capable d’exprimer l’être humain.

Au sens de « retrouver la danse originelle des êtres », l’idée de transfiguration de la


ligne se révèle, par exemple, dans les « signes » de Michaux dits mouvements peints. La
« danse », peut être considérée comme catégorie purement métaphorique. La ligne, produite
par la main « humaine » (du dessinateur) se transforme en quelque chose qui s’effectue
presque sans la participation de l’auteur. Mais ce qui apparaît sur le support du papier se
transforme à son tour, c’est-à-dire, obtient une autre signification.

961
Quatre cents hommes en croix, OC2-789.
962
OC2-1331 (nous soulignons).
963
Saisir, OC3-959.

307
Ce que nous pouvons saisir souvent dans les « signes » ce sont les abstractions
nommées autrefois par Michaux lui-même : « mouvements dansants »964.

Etudions cette abstraction plus attentivement.

Si nous pensons au chaînon SIGNES-MOUVEMENTS, un aspect est remarquable.


Cherchant les « mouvements dansants » Michaux casse quelque chose de l’essentiel des
« signes ». Comme nous l’avons évoqué : ce que Michaux n’aime pas dans les signes, c’est la
statique. Ainsi, il dit : « (D’ailleurs, mes pages du début étaient en effet présentées comme des
pages de signes, c’est-à-dire de mouvements stabilisés, arrêtés, interrompus) »965. On voit
donc un certain changement : « mouvements stabilisés » → « mouvements dansants ».
Autrement dit : le statique de « signes » se change en dynamique de « formes en
mouvement » (Postface de Mouvements).

Voilà un exemple du changement. Dans le poème Mouvements nous trouvons


l’expression « bloc qui danse »966. Nous pensons qu’ici il y a un rapprochement essentiel entre
les notions « signe » et « forme ». Le « bloc » peut être considéré comme « signe » ou
« forme » fixé. Mais paradoxalement ce « bloc » selon Michaux est mis en mouvement : il
« danse ». Quelque chose qui est à priori statique devient dynamique.

On peut dire : les « signes » et les « formes » pour Michaux sont des catégories qu’il
veut mettre en mouvement, c’est-à-dire : trouver leurs potentiels de non-fixation.

Force est de constater que la position de Michaux et sa pratique des « formes en


mouvement » correspond bien à la position de plusieurs peintres du XX-e siècle. Nous
trouvons par exemple chez Paul Klee l’écrit suivant : « La forme ne doit donc jamais nulle
part être considérée comme un achèvement, un résultat, une fin, mais comme une genèse, un
devenir, un être. Cependant, la forme en tant que phénomène est un fantôme malin et
dangereux. Bonne est la forme en tant que mouvement, action ; bonne est la forme active.
Mauvaise est la forme en tant que repos, fin ; mauvaise est la forme subie, réalisée. Bonne est
la mise en forme. Mauvaise est la forme ; la forme est fin, mort. Mise en forme signifie
mouvement, action. La mise en forme, c’est la vie »967. Le conflit que nous voyons émerger
chez Klee est celui proche de ce que nous trouvons chez Michaux : vie / mort. Tout ce qui est

964
« J’ai rempli des centaines de pages de la détente soudaine de bras et de jambes surnuméraires et de
mouvements dansants, sans toutefois arriver à ceux que dans mon imagination j’avais si aisément pratiqués et
réalisés durant des années » (OC2-373).
965
OC2-373 (nous soulignons).
966
OC2-435.
967
[le 9 janvier 1924] (Kl-2, p.269, nous soulignons). Selon Paul Klee la ligne dessinée est par son principe
« passive », c’est-à-dire : allusive, imaginaire. Le travail de dessinateur : trouver des activités de la ligne.

308
fixation dans les « signes » ou dans les « formes » : c’est la mort. Tout ce qui est de non-
fixation, c’est de la vie. Selon cette logique : la catégorie de « mouvements dansants » obtient
une signification très subtile968.

Pour développer ce sujet adressons nous à un autre exemple : au texte Danse969, le seul
chez Michaux consacré au sujet de la danse.

Le conflit « vie / mort » s’inscrit ici dans la problématique d’autoreconnaissance du


soi. Ainsi, Michaux dit : « Autrefois la danse était pour moi la pétrification. Quand j’en
voyais, je devenais de pierre » (ibidem). La « pétrification » signifie en quelque sorte un choc
(dont le résultat est la fixation du corps, sa mort artificielle), le choc personnel en face de
quelque chose de nouveau (danse).

Dès le début, Michaux parle d’une différence entre la « danse » et l’« agitation »970. La
question pour Michaux ne s’inscrit pas tout simplement dans le corporel de « mouvements
dansants ». Lui-même, il observe à l’extérieur et il cherche finalement en lui-même « les
raisons d’exister » ou aussi les « mouvements secrets »971. Nous voyons dans ce désir
d’existence le désir de surmonter la distance entre le soi et le monde : « C’est par le
mouvement que l’homme voudrait appartenir au Monde » (ibidem).

L’aspect existentiel semble-t-il donc mis en relief par Michaux avec la question de
mouvements et de la danse, dont l’importance est : comment se libérer ? La réponse que
Michaux trouve : grâce aux gestes, et peut-être non pas grâce aux mots (paroles). Nous
pouvons le citer :

« Dans quantité de danses, le corps fait les figures de la libération. Ce pesant objet destiné à
retomber lourdement à chaque demi-seconde ne s’occupe qu’à s’élancer, à tenter de se libérer.
C’est en effet au corps dansant que l’on revient quand il s’agit d’être libéré.

968
Il est remarquable que Klee parle de la « forme » comme d’un « fantôme », cf. la conception de
« fantômisme » de Michaux, dont l’essentiel est la recherche d’un « double » (P2, ch1, §1). Nous pensons que
dans le contexte du conflit susnommé : la vie (mouvements) est le « double » de la mort.
969
OC1, p.697-699. (Texte publié dans Verve, n°4, 1938, p.49-50.)
970
Force est de constater que cette différence est émergée par rapport à l’Orient : « Je me dérouillai en Orient.
Drôle d’impression. Le corset tomba. Non pas que je me mis à danser, mais je trouvai la danse, tandis que je ne
connaissais que l’agitation » (ibidem).
971
« Des mouvements si légers qu’ils en étaient imperceptibles et inanalysables inscrivaient la largeur de la vie,
la méditation, les mythes, le monde, les raisons d’exister et j’étais enfin nourri de quelque chose après quoi
j’avais toujours été, sans m’en douter vraiment, comme tant de personnes. / Il y avait plein de mouvements
secrets quoique ordonnés et précis, mais si réduits, comme dans la nature le soir quand les insectes se retirent et
qu’on « entend » un grand silence qui s’agrandit. » (ibidem).

309
La parole ne le peut, car la parole est déjà de l’excès, du luxe, de la superstructure et d’ailleurs
il n’y a qu’à se taire. »972

Nous voyons ici la nostalgie de Michaux, son désir de retourner vers quelque chose
préexistant, qui ne s’inscrit pas dans la « superstructure ». Selon le contexte, la « danse » ici
signifie en quelque sorte le « pré-geste » du corps humain, ce qui amène presque aux
« signes » ou aux « figures »973 d’une mythologie personnelle de Michaux.

Nous pensons que si cette mythologie personnelle974 existe vraiment chez Michaux,
l’homme-fibre est un de ses personnages les plus émergé.

Nous récitons le texte Signes, le moment où Michaux réfléchit à ses « signes » (surtout
les mouvements peints) sont-ils les « signes » ou les « gestes ». Il dit que les images apparues
dansent et : « Leur danse faisait l’homme-écrevisse, l’homme-démon, l’homme-araignée,
l’homme dépassé, cent mains, cent serpents lui sortant de tous ces côtés en fureur »975. Nous
voyons que les « morpho-créations »976 numérotées dans cette phrase (« homme-écrevisse »,
« homme-démon », « homme-araignée ») sont totalement inventées, elles ne pouvaient exister
que dans quelque mythologie particulière, dans quelque monde imaginaire, irréel. Mais ces
personnages nous amènent quand même à l’idée de corporalité secrète, dont la linéarité joue
le rôle important.

L’exemple très fort d’une telle corporalité secrète linéaire donne le livre Meidosems977.

972
Ibidem.
973
Cf. : « Dans tous les pays on voit périodiquement l’homme revenir à son corps comme au parent pauvre
oublié. On revient. On se penche. Pourquoi n’a-t-il pas monté lui aussi ? On veut le remettre au rang et à la
hauteur de la partie de nous qui fit des progrès. Mais on n’arrive pas à le retrouver, on lui fait faire la
gymnastique, ce qui ne peut que l’éloigner. Il reste toujours un grand hiatus, et le corps qui paraissait si maniable
et à portée de soi devient lointain et lourd dès qu’on veut le faire parler. De tous les signes, de tout le matériel
pictographique, le corps humain est le plus encombrant, le plus lourd, le plus destiné à influencer, à empiéter, à
fausser ; celui qui vous fait dire plus que vous ne voulez, et moins, quand il fallait plus. Si bien qu’on ne l’utilise
presque plus, sauf dans un de ses faubourgs appelé figure, qui tire tout à soi – gênante dualité ! » (ibidem, nous
soulignons). Pour Michaux l’étalon de mouvement, de geste, de signe, dans ce contexte devient le Bouddha
(« Le Bouddha, son corps témoigne ; ses bras croisés, sa façon d’être immobile est sa danse », ibidem).
974
Au niveau de la langue : utopie personnelle (créer une langue). Cf. aussi : la conception de « fantômisme »
chez Michaux. Nous trouvons au niveau plastique : l’image de l’homme en croix donne un passage entre la
forme linéaire (croix), aussi que spatiale (tache) et le signe (croix) : « Fantôme/ en l’air,/ fantôme/ malheureux/
qui fait apparaître une croix, / fantomale comme lui/ d’abord une tache,/ une vaste tache/ s’agrandissant/ en
croix/ démesurée,/ croix pour/ l’humanité/ entière. » (Quatre cents hommes en croix, OC2-792). C’est le
« fantôme » (forme sans forme) qui « fait apparaître une croix » (forme linéaire), mais cette croix est « d’abord
une tache » (forme spatiale) qui finalement s’agrandit en « croix démesurée » (signe).
975
OC2-431.
976
P1, ch3, §3c.
977
Meidosems, Edition « Le Point du Jour », 1948. J.-Cl. Mathieu parle de « corps souffrant et résonnant » du
Meidosem (« Portrait des Meidosems », dans «Littérature», n° 115, p.17).

310
Par le texte ainsi que par les lithographies, se révèle une image « synthétique » : celle
de l’homme dessiné et écrit, celle de son essentiel de « fibre fin ». Ainsi, la silhouette de l’être
« faite d’une corde longue », « sur ses longues jambes fines», « la forme de lianes »978
apparaît dans les dessins ainsi que dans le texte. C’est-à-dire qu’on a un signe de l’être
humain (sa « ténuité ») exprimé par les procédés aussi visuels que poétiques. L’être qui
s’appelle Meidosem est ligne car il est subtil, fragile.

Dans le texte Portrait des Meidosems on trouve un épisode suivant :

« C’est aujourd’hui l’après-midi du délassement des Meidosemmes. Elles montent dans les
arbres. Pas par les branches, mais par la sève./ Le peu de forme fixe qu’elles avaient, fatiguées
à mort, elles vont la perdre dans les rameaux, dans les feuilles et les mousses et dans les
pédoncules./ Ascension ivre, douce comme savon entrant dans la crasse. Vite dans l’herbette,
lentement dans les vieux trembles. Suavement dans les fleurs. Sous l’infime mais forte
aspiration des trompes de papillons, elles ne bougent plus./ Ensuite, elles descendent par les
racines dans la terre amie, abondante en bien des choses, quand on sait la prendre./ Joie, joie
qui envahit comme envahit la panique, joie comme sous une couverture./ Il faut ensuite
ramener à terre les petits des Meidosems qui, perdus, éperdus dans les arbres, ne peuvent s’en
détacher./ Les menacer, ou encore les humilier. Ils s’en reviennent alors, on les détache sans
peine et on les ramène, emplis de jus végétal et de ressentiment. » 979

On peut interpréter le contenu de ce fragment de la manière suivante : comme il n’y a


pas de portraits des Meidosemmes980, on peut imaginer les personnages en formes linéaires
(filiformes) qui se transfigurent. Ainsi, selon le contenu, les Meidosems pénètrent dans la
structure interne de l’arbre : notamment elles entrent « par la sève »981 dans les rameaux et
dans les feuilles de l’arbre. A ce moment les Meidosems obtiennent une image
d’arborescence, une « forme fixe » : comme si, par exemple, la ligne se fixe sur la surface du
papier au premier moment de la touche de la surface par l’instrument du peintre (plume,
aiguille, pinceau etc.). Puis, les Meidosems passent à une autre filiforme des racines pour
revenir dans la terre (« elles descendent par les racines dans la terre amie ») afin de se
transformer ensuite à nouveau : comme si, par exemple, la ligne entre (étant frottée ou étant se

978
Portrait des Meidosems,OC2, p.201-223.
979
OC2-204,205.
980
Les « portraits » ne figurent que dans l’édition originale du recueil Meidosems du 1948 (« Le Point du jour »)
13 lithographies (voir les commentaires dans OC2-1125).
981
Le mot « la sève » joue en trois sens dans le contexte : sens proprement botanique (« jus végétal »), sens de
« la vitalité » pour les Meidosems épuisées et sens d’une filiforme : comme si l’arbre avait des veines.

311
dissoute) dans le fond du papier afin de devenir finalement une image peinte
définitivement982.

On peut dire que Michaux décrit ici poétiquement le processus de l’acte de peindre.
Or, les Meidosems, sont-elles seulement les formes qui sont jouées par le peintre pour ce
processus de l’acte de peindre ? Ne s’agit-il pas de la figure du peintre qui se perd d’abord et
se renaît ensuite, chaque fois pendant le processus de peindre ?

Cette question semble presque rhétorique en vue de la justification de « la place bien


modeste » de l’artiste, donnée quelquefois par Paul Klee qui s’adresse à la « parabole »
métaphorique de l’arbre983.

Si nous comparons l’image de l’artiste donnée par Klee avec l’image de personnages
Meidosems de Michaux, nous pouvons remarquer qu’il s’agit d’un placement presque
identique des personnages dans la structure interne de l’arbre984. La « situation du tronc »
semble pareille : « la sève » pénètre « l’artiste » de même qu’elle pénètre « les Meidosems ».
Il faut remarquer que l’arbre est une image utilisée parfois par Michaux pour marquer

982
Ce schéma de transformation peut faire allusion à l’Aventures de lignes de Michaux (où est montré que les
lignes et les taches peuvent se passer librement), notamment au passage dont Michaux parle du secret de la
création artistique : « Sœurs des taches, de ses taches qui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du
fond d’où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère. » (OC2-363). Vu
de notre approche à propos de la question de « corps », nous faisons la liaison entre cette citation et une autre
phrase de Michaux (texte Danse analysé dans ce paragraphe) : « On préférerait dans le secret de soi un corps
plus uniquement corps (corps : émouvant infirme) bondissant aveugle, sans tête, beau bâton blanc, sorte d’amant
acéphale de la mère Terre, infirme écoutant avec ses veines et son occulte, libéré du Maître-cerveau,
véritablement perdu dans la Ténèbre de son ivresse » (OC1-698). La liaison s’organise semble-t-il au niveau de
deux notions : « forme » et « geste ». Dans la première phrase il s’agit de la genèse de la forme : la ligne est la
sœur de la tache ; la forme vient du fond (de la « Terre-Merre ») pour y retourner. Dans la deuxième phrase il
s’agit de geste du corps (qui est la danse) qui est « libéré » de la « mère Terre » ; ce geste du corps se perd
ensuite en soi (« dans la Ténèbre de son ivresse »).
983
« Permettez-moi d’user d’une parabole, la parabole de l’arbre. / Notre artiste s’est donc trouvé aux prises avec
ce monde multiforme et supposons-le, s’y est à peu près retrouvé. Sans un bruit. Le voici suffisamment bien
orienté et à même d’ordonner le flux des apparences et des expériences. Cette orientation dans les choses de la
nature et de la vie, cet ordre avec ses embranchements et ses ramifications, je voudrais les comparer aux racines
de l’arbre. / De cette région afflue vers l’artiste la sève qui le pénètre et qui pénètre ses yeux. L’artiste se trouve
ainsi dans la situation de tronc. / Sous l’impression de ce courant qui l’assaille, il achemine dans l’œuvre les
données de sa Vision. / Et comme tout le monde peut voir la ramure d’un arbre s’épanouir simultanément dans
toutes les directions, de même en est-il de l’œuvre. / Il ne vient à l’idée de personne d’exiger d’un arbre qu’il
forme ses branches sur le modèle de ces racines. Chacun convient que le haut ne peut être un simple reflet du
bas. Il est évident qu’à des fonctions différentes s’exerçant dans des ordres différents doivent correspondre de
sérieuses dissemblances. / Et c’est à l’artiste qu’on veut interdire de s’écarter de son modèle, alors que les
nécessités plastiques l’y obligent déjà. Ses détracteurs, dans leur empressement, sont allés jusqu’à le taxer
d’impuissance et de falsification intentionnelle de la vérité, alors qu’il ne fait rien, à la place qui lui a été
assignée dans le tronc, que recueillir ce qui monte des profondeurs et le transmettre plus loin. / Ni serviteur
soumis, ni maître absolu, mais simplement intermédiaire. / L’artiste occupe ainsi une place bien modeste. Il ne
revendique pas la beauté de la ramure, elle a seulement passé par lui. », Klee, De l’art moderne, TAM, p.16-17
(cf. Klee, t.1, p.82, [nous soulignons]).
984
En faisant cette comparaison nous ne voulons pas dire qu’il y avait une liaison Michaux - Klee au regard de
Meidosems. Il s’agit surtout d’une coïncidence.

312
symboliquement la figure de l’être humain (homme-fibre). Il s’interroge dans le texte Arbres
des tropiques : « Un arbre pressé, n’est-ce pas déjà presque un homme ? »985 Il déclare
autrefois : « Comme les arbres sont proches des hommes ! Les hommes, presque des arbres, à
peu de chose près comme tout est homme ! »986. Dans les Meidosems il s’agit surtout de
l’image allégorique de l’arbre.

Si nous tenons l’hypothèse de l’identification : figure de l’artiste=Meidosems –


proposée à l’égard de l’épisode analysé à partir du texte de Michaux Portrait des Meidosems
– nous pouvons dire que Michaux suit en quelque sorte la voie de transmission expliquée par
Klee, transmission qui se passe grâce à l’acte de peindre. Or, pour Michaux (pour sa propre
pratique) il ne s’agit peut-être pas de « la beauté de la ramure » qui passe par l’artiste, mais il
s’agit plutôt d’un « ravage » de la journée qui donne « une plaie »987.

Nous avons construit une chaîne complexe : « forme » (ligne, tache) – « signe »
(homme-fibre, arbre) – « geste » (corps). Cette construction a été établie pour examiner les
termes en question à l’égard du processus de création et à l’égard du rôle de l’artiste.

Il semble symptomatique que les caractéristiques de la filiforme dite « ligne » sont


essentielles pour faire émerger certaines images à la fois poétiques et graphiques chez
Michaux, notamment celles qui sont liées à l’essentiel de « formes en mouvements ».

Pour nous, une des révélations principales de ces « formes en mouvements » se passe
dans le domaine que nous appelons l’écriture imaginaire de Michaux.

§ 4. L’écriture imaginaire chez Michaux : manuscrits

Evoquant la conception d’écriture imaginaire nous distinguons deux types : manuel et


typographique988. Nous disons qu’il y a une différence essentielle entre eux.

Dans notre thèse nous avons analysé plusieurs formes de présentation du texte
imprimé chez Michaux et nous avons dit qu’il y a peut-être le domaine remarquable de son

985
OC1-723. Cf. : peinture Tropiques (gouache et aquarelle sur fond noir) 1938, AP-75.
986
OC3-1330.
987
« A la plume, rageusement raturant, je balafre les surfaces pour faire ravage dessus, comme ravage toute la
journée est passé en moi, faisant de mon être une plaie. » Cette phrase de l’Emergences-Résurgences (OC3-566)
correspond à une auto-explication donnée par Michaux sur l’événement terrible de sa vie (mort de sa femme)
bien liée à l’apparence de Meidosems (cf. : J. Cl. Mathieu, « Portrait des Meidosems », dans «Littérature», n°
115, p.14).
988
P2, ch2, §5.

313
écriture : celui qui se dévoile dans le registre typographique. Quand à la fixation manuelle, la
conception particulière reste maintenant à analyser : le manuscrit.

En étudiant cette conception nous ne proposons pas de travailler avec les manuscrits
de Michaux. Ainsi, nous ne faisons aucune approche vers la problématique de la genèse de ses
textes. Notre but est de regarder quel est le statut de « manuscrit » pour Michaux par rapport
au registre typographique. Comment Michaux considère-t-il lui même le « manuscrit ».

Nous voyons comment, le concept de manuscrit se confronte avec celui de la


typographie :

« Faute de pouvoir donner intégralement le manuscrit, lequel traduisait directement et à la fois


le sujet, les rythmes, les formes, les chaos ainsi que les défenses intérieures et leurs
déchirures, on s’est trouvé en grande difficulté devant le mur de la typographie. Tout a dû être
récrit. Le texte primordial, plus sensible que lisible, aussi dessiné qu’écrit, ne pouvait de toute
façon suffire. »989

Selon Michaux, « le manuscrit » suppose la traduction directe corporelle de plusieurs


essentiels de l’écriture explorée notamment pendant l’expérience mescalinienne, mais ce
« manuscrit » est spontané (« sensible »), il ne répond pas aux exigences typographiques (« Le
texte primordial, plus sensible que lisible, aussi dessiné qu’écrit, ne pouvait de toute façon
suffire »). Nous voyons donc que pour Michaux il y a une rupture entre deux formes de
fixation de l’écriture.

Nous concrétisons maintenant cette rupture.

Pour l’écriture manuelle990 de Michaux il s’agit notamment des « documents


manuscrits » reproduits dans le livre de Michaux Misérable Miracle. Mais on peut penser
aussi au corpus des manuscrits dit « Carnets de drogues » de Michaux connus actuellement991.
D’autre part, pour l’écriture manuelle existe une révélation spécifique chez Michaux : celle
qu’on trouve parfois dans le registre plastique. Ainsi, dans la pratique plastique de Michaux
existe une sorte de linéarité du mode d’« écriture illisible ».

989
Avant-propos de Misérable Miracle, OC2-619 [nous soulignons].
990
L’écriture manuelle peut être nommée aussi l’« écriture personnelle » (selon un des principes de Gutenberg
de l’année 1454, cf. : G. Blanchard, Pour une sémiologie de la typographie, doc.5). Dans le cadre de notre
problématique : certains « documents manuscrits » de Misérable miracle illustrent une vitesse qui peut être
caractérisée comme la vitesse du plus haut degré possible, c’est une écriture qui se détruit grâce à sa vitesse.
Cette écriture peut être nommée hallucinatoire dans le sens d’« une-perception-sans-objet-à-percevoir » (la
formule d’Henri Ey : Traité des hallucinations, t.1, p.47).
991
OC3, p. 265-285.

314
Le type de fixation typographique d’écriture s’exprime chez Michaux sur la
conception du texte imprimé, qu’on trouve dans ses livres. Le texte imprimé a une
caractéristique contraire au manuscrit : il est lisible. Ce que nous avons remarqué pour le texte
imprimé : son statut se coordonne à une certaine visibilité. Il y a souvent les rapports entre le
texte imprimé et les dessins qui l’accompagnent. Par ailleurs, son image visuelle et ses
éléments compositionnels jouent souvent le rôle essentiel dans les livres de Michaux.

Selon notre distinction, une révélation spécifique de l’écriture imaginaire se


représente chez Michaux par la forme de ligne. Ainsi, ses manuscrits se transforment souvent
à la ligne (exemple de Misérable Miracle). Tandis que le texte imprimé peut être caractérisé
parfois comme le vers-ligne.

La question requise : dans quelle mesure peut-on parler de manuscrits réels chez
Michaux ? En conséquence : les manuscrits de Michaux, sont-ils écrits ou dessinés ? Pour
répondre à ces questions nous donnons quelques précisions sur le corpus des manuscrits de
Michaux.

Force est de constater d’abord, qu’il y a un problème pour trouver les manuscrits de
Michaux : soit parce qu’ils ont été déchirés par Michaux, soit parce qu’ils se trouvent dans des
collections privées. Par ailleurs, les manuscrits qu’on trouve dans des archives992 ne sont en
fait souvent que certains fragments de brouillons de Michaux. Par contre, il existe parfois des
dactylogrammes, comprenant ses corrections manuscrites993. Curieusement on trouve parfois
des pages manuscrites de Michaux placées dans telle ou telle édition994.

992
Les plus importants fonds : Archives Michaux (archive privée, Micheline Phankin), Paris ; Bibliothèque
littéraire Jacques-Doucet ; BNF, Départements des livres rares.
Autres fonds et archives : Fonds V. B. Cendrars, archives littéraires suisses, Berne (essaie de R. Bertelé, livres de
Michaux : Ecuador, Mes propriétés, Un certain Plume, La nuit remue [les deux derniers sont dédicacés]) ;
Cabinet des Estampes, Genève ; anciens fonds R.Bertelé ; fond des « Cahiers du Sud » à la bibliothèque
municipale de Marseille ; archives Gallimard ; archives de « Fata Morgana », fonds G.L.M. à BNF.
993
Voir : Annexe 1 de la thèse. N.B. Il existe un vrai obstacle pour faire un travail génétique sur les œuvres de
Michaux (il n’y a pas beaucoup de manuscrits). Or, ce qui est caractéristique pour ses livres : il y a souvent des
variantes de ses textes publiés (où on trouve parfois des corrections faites à la main). Cela donne quand même
des matériaux génétiques, dont ce qui est écrit à la main doit sans doute être pris en compte. Le travail génétique
par rapport à l’œuvre de Michaux peut prendre plusieurs directions : 1/ Celle du déchiffrement des textes
(fragments) manuscrits en les comparant avec les textes publiés et 2/ Celle de l’analyse des variantes des textes
publiés et des notes manuscrites dans les dactylogrammes. (Voir un exemple de l’analyse des variantes des textes
de Michaux L’étranger parle, Tranches de Savoir, Agir, je viens 1930, dans l’HERNE, 1999 : Michaux, article
de F. d’Argent L’art des variantes, p.427-429.) 3/ Déchiffrement des lettres de Michaux en faisant un travail de
comparaison des faits (exemple : B. Ouvry-Vial, Henri Michaux, Lyon, La Manufacture, 1989).
994
Voir : Annexe 1. Les publications des quelques pages des manuscrits de Michaux sont très rares. Parfois il
s’agit des pages des manuscrits reproduites dans les éditions sur Michaux.
Exemples :
Le texte Lazare, tu dors ? paru en 1943 sous le titre Cris dans l’anthologie de R. Bertelé « Panorama de la jeune
poésie française », pp. 65-66. Le manuscrit de ce texte a été publié en frontispice du livre HENRI MICHAUX/

315
Une autre précision.

Dans les pages manuscrites de Michaux il y a peu de dessins par rapport à l’écriture (si
on peut prendre en compte le nombre de manuscrits connus995). Dans certaines pages
manuscrites de Michaux il y a parfois des signes de son travail avec le texte, ainsi qu’avec les
titres (travail de transformation)996 ou parfois des petits traces spontanées de la main, celles
qui semblent presque indépendantes de l’écrivain997, ou celles qui rappellent certaines figures
graphiques998. Ceux-ci peuvent être nommés « graphismes » proprement dit999.

Les « manuscrits » chez Michaux représentent une écriture souvent surchargée, une
substance éphémère, ils sont parfois verbaux, parfois non-verbaux et fragmentaires.

Ce que Michaux dit sur ses surcharges dans une lettre adressée à A. Monnier peut-être
significatif : « N’essayez pas de déchiffrer les surcharges au crayon. Inutile. Sautez comme
vous pouvez. »1000. On peut supposer donc, que l’écriture manuscrite n’a peut-être pas de
statut de l’avant-texte pour Michaux, mais il joue un autre rôle dans son œuvre. Ce rôle n’est
pas verbal, mais plutôt visuel.

On a donc, une sorte de manuscrit-fantôme de Michaux. C’est un des mediums, qui


joue peut-être le rôle significatif de son œuvre où l’écrit et le dessiné se correspondent. Pour
nous il est important de suivre le passage d’un tel « fantôme » au dessin réel, représenté
parfois dans les livres de Michaux1001.

une étude, un choix de poèmes et une bibliographie par René Bertelé, un manuscrit, des inédits, des dessins et
des peintures (collection « Poètes d’aujourd’hui », 1949). Cf. : OC1-777 et 1349N.
Un autre texte manuscrit (Dans l’ultime moment) a été publié sous forme autographe (fac-similé) dans la revue
« Le Point », Souillac-Lot, n°XLVIII, juin 1954, p.12 (cf. : OC2-432 et OC2-1207N). Une page manuscrite de
Michaux a été publiée dans l’édition de la BNF, voir : Les plus beaux manuscrits des poètes français, R. Laffont,
Paris, 1991, p.376. Il s’agit du poème Le Grand Combat joint à une lettre adressée à J. Supervielle.
995
Dans les archives privées que nous avons eu la possibilité d’examiner, il n’y a pas beaucoup de pages
manuscrites qui comportent des croquis de Michaux. Dans la bibliothèque Doucet il y a quand même quelques
pages qui contiennent des dessins Michaux à l’intérieur de manuscrits.
996
Voir p.ex. les pages manuscrites reproduites dans OC1-1186,1187, 1263.
997
Le « griffonnage » spontané est déclaré par Michaux en quelque sorte comme sa propre méthode de dessiner
(cf. : §1, ch. 1, P.2). Un des premiers dessins de Michaux représente un tel griffonnage à la plume (Hommage à
Léon-Paul Fargue, encre 1927).
998
Une page des « documents manuscrits » (1955-1956, mine de plomb) de Misérable Miracle démontrent les
dessins-graphismes dans le texte manuscrit, aussi que les traces spontanées de la main de Michaux (OC2-702).
999
Le terme « graphisme » peut être considéré sous deux facettes : 1/ le graphisme de l’écriture manuelle
(graphisme individuel, manuscrit autographe, trace de la main dans l’écriture manuscrite) ; 2/ le graphisme
« commun » (calligraphie ou typographie). Cf. : F. Ponge, Note du 30 mai 1970, dans La fabrique du pré, A.
Skira, p.27 (Œuvres complètes, t.2, p.433).
1000
AM&HM, p.25 (Lettre du 1952). N.B. : Dans les termes de la critique génétique il s’agit de « rature »
(élimination sans remplacement), cf., P.-M. de Biasi, « Qu’est-ce qu’une rature ? », dans Ratures et repentirs, 5 e
colloque du CICADA, dec. 1994, p.22.
1001
« Sous l’apparence trompeuse d’un hapax, se dévoilent ainsi une fonction programmatique, un procédé
d’écriture et un fantôme : celui du livre à venir, anticipé dans le mirage d’une page initiale sur laquelle l’œuvre

316
Deux exemples confirment notre supposition.

1/ Nous avons remarqué ci-dessus1002 que dans le livre Paix dans les brisements les
mots manuscrits présents dans le tissu des dessins mescaliniens, donnent l’impression d’un
support écrit avant l’apparition de dessins1003. Il est important que dans ce cas, les mots écrits
à la main deviennent des éléments compositionnels des dessins faits à la main. L’écrit et le
dessin se pénètrent ici, en composant une sorte de « nappe » commune. Mais les mots
manuscrits restent presque indéchiffrables, ce sont les mots-fantômes si on peut dire1004, c’est
un « balbutiement visionnaire » (dans les termes de Michaux).

Dans le Paix dans les brisements, le statut visuel des « mots » n’est pas seulement des
« lettres écrites », mais aussi des lettres « imprimées »1005. On a un effet important de
l’approche entre deux formes d’écriture : le « balbutiement » est visionnaire dans le tissage
des lignes dessinées ou dans les scripts (dont on voit des mots cachés sous les lignes
vibratiles), mais il se passe aussi dans le texte du poème (domaine imprimé) dont le
« continuum » des mots est « trop secoué »1006, dont les mots parfois ne peuvent pas bien
commencer1007, ou compose des chaînes répétitives (ayant une logique sonore)1008.

2/ Le deuxième exemple s’inscrit dans le cadre des mêmes problèmes. Ainsi, une seule
fois nous avons les pages manuscrites reproduites dans le corps du livre (notamment dans
Misérable Miracle1009). Ces pages, elles-mêmes, étant quasi-verbales, nous rappellent (par

proclame son avènement. C’est ce fantasme de livre qui fait surgir dans l’esprit de l’auteur, le temps de les faire
passer à l’essai par la plume, des chapitres, des événements, des personnages, des titres – et en même temps des
improvisations du dessin… » (L. Hay, « Pour une sémiotique du mouvement », Genesis, n°10, 1996, p.29). En
vue de l’idée du manuscrit-fantôme on peut rappeler une notion proposée par Michaux pour caractériser son
« école » : le « FANTOMISME ». Cette notion aussi ironique que auto-ironique répond quand même à
l’essentiel à sa méthode : créer un fantôme, une image irréelle (soit dans la poésie soit dans la peinture).
1002
Cf. : §3, ch.2, P.2.
1003
Surtout six premières pages dessinées (OC2, p.980-988 : dessins mescaliniens en encre de Chine).
1004
Il s’agit quand même de vrais mots alphabétiques, ou des parties de mots. L’écriture est très variable (parfois
très minuscule, parfois augmentée, parfois fine, parfois épée). Cf. : Riese Hubert., R., « Paix dans les
brisements : trajectoire verbale et graphique », dans : L’Esprit créateur, p. 72-86.
1005
Signification de dessins, OC2-995.
1006
« trop/ trop secoué pour dire » (OC2-1008).
1007
« enlace… entrelace… ce qui entrelace… » (OC2-1008).
1008
« double du double » (OC2-1003), « miroir des miroirs » (OC2-1009), « fleuve dans le fleuve »(OC2-1010).
1009
Chronologie des éditions de Misérable miracle. 1/ Première édition de Misérable miracle : Monaco, édition
du Rocher, 1956 (in-4, 123p., tirage : 1 685 ex., 48 planches hors texte fac-similées) [Code de la BNF : RES M-
R-168]. 2/ En 1969, dans la revue Hermès (n°6) a été publié (sous une forme remaniée) le texte de addenda de
Misérable miracle intitulé : Le Vide. 3/ Deuxième édition de Misérable miracle: Gallimard, collection « Le Point
du Jour », édition revue et augmentée 1972 (tirage : 8 770 exemplaires) ; rééditions chez Gallimard : 1987, 1990
(collection poésie, 244). 4/ Michaux, H., Œuvres complètes, v.2, Gallimard (« Pléiade »), 2001, p.619-788.
Edition intermédiaire : deux passages ont été repris dans L’Espace du dedans (1966) p. 345-359.

317
leurs configurations visuelles) les images graphiques et non pas les textes1010. On peut dire
que tels manuscrits deviennent « artificiels » (au sens du non-verbal). Ils sont composés par
des éléments « aussi dessinés qu’écrits », appelés « scriptions »1011 par Michaux :

« Dans la seule scription des trente-deux pages reproduites ici sur les cent cinquante écrites en
pleine perturbation intérieure, ceux qui savent lire une écriture en apprendront déjà plus que
par n’importe quelle description. »1012

Le confit interne se dessine à partir de cette phrase de l’avant-propos du livre : le texte


imprimé n’est-t-il pas une « description » qui n’est que quelque chose de supplémentaire,
second, par rapport aux « trente-deux pages » des « scriptions » ?

Pour comprendre comment Michaux casse le statut ordinaire du manuscrit (c’est-à-


dire : le statut de texte écrit et réel qui précède le texte imprimé) nous examinons maintenant
la notion « manuscrit », telle quelle elle est présente chez Michaux. Et nous essayons de
comprendre le phénomène de rapprochement entre ce qui est écrit à la main et ce qui est
dessiné à la main, ainsi que entre ce qui est écrit à la main et ce qui est imprimé comme texte
typographique.

a) Les « documents manuscrits » chez Michaux

Dans certains textes de Michaux le mot « manuscrit » figure en usage assez


symptomatique. Au premier lieu les manuscrits sont appelés chez Michaux comme
« documents »1013. Ainsi, dans le Misérable Miracle Michaux annonce la présentation dans le

1010
Dans certaines pages manuscrites reproduites dans Misérable Miracle les mots se transforment en lignes
visionnaires, soit en zigzag, soit en cercle ou autres formes visuelles, dont parfois on peut trouver une certaine
silhouette, profil du visage, etc. Le déchiffrement de ces manuscrits est donc très problématique.
1011
Cf. : « la « scription » (l’acte musculaire d’écrire, de tracer des lettres) <…> : ce geste par lequel la main
prend un outil (poinçon, roseau, plume), l’appuie sur une surface, y avance en pensant ou en caressant et trace
des formes régulières, récurrentes, rythmées (il ne faut pas en dire plus : ne parlons pas forcement de
« signes ») », (R. Barthes, « Variations sur l’écriture », Œuvres complètes, t.2, p.1535).
1012
Misérable miracle. OC2-619.
1013
Ainsi, dans un conte rendu de Michaux intitulé : « Manuscrit trouvé dans une poche » (publié dans « Le
Disque Vert » (Paris-Bruxelles), 2e année, n°3, déc. 1923, p.31) le manuscrit est dit comme un document et
plutôt un « certificat médical » : « Un certificat médical du docteur Grattefesces ( !) réclame pour le propriétaire
de la poche au manuscrit un internement pour la durée d’au moins un an. / Eh ! eh ! La seule qualité du
manuscrit est précisément que l’auteur a le diable au corps et du souffle. » Voir : H. Michaux, OC1, p.42 et
Notes, p.1035-1036 : « Le titre complet de cette plaquette singulière est le suivant : Manuscrit trouvé dans une
poche. Chronique de la Conversion de Bodor Guila, Etranger. « Publié tel quel par Eddy du Perron. / Avec un
Portrait du converti par Creixams ; / et un Certificat Médical du Dr. L. Grattefesces ».

318
corps du livre des « documents manuscrits »1014, qui illustrent son expérience presque
médicale, celle-ci passée sous l’emprise et grâce aux drogues. Nous considérons le terme que
Michaux utilisait lui-même : les « documents manuscrits » comme celui qui ne représente pas
vraiment le « texte réel » au sens direct du terme, mais qui représente plutôt quelques images
de manuscrit.

Ceux-ci, d’une certaine façon, peuvent être nommés réels (si on pense à l’état de
l’« écriture première », au « manuscrit primordial » ou au « manuscrit initial »). Selon cette
logique : ces manuscrits apparaissent pendant l’événement, pendant l’expérience,
immédiatement ; c’est-à-dire : ils précédent le texte réel (texte imprimé).

Le statut de « documents manuscrits » correspond bien à une affirmation que le livre


Misérable Miracle peut être considéré comme le journal d’une expérience réelle1015. Ainsi,
dans la première édition de Misérable Miracle on a le sous-titre : « Notes prises au cours
d’une expérience mescalinienne ». Il s’agit donc, d’une expérience spécifique, pendant
laquelle Michaux a fait un travail d’auto-expérience ou d’auto-observation (expérience sur ses
propres ressources psychiques et physiques). Les manuscrits jouent le rôle de preuves
visuelles (réelles) d’une telle expérience de Michaux et beaucoup moins le rôle de matériaux
qui précédent le texte publié1016.

Il y a certains faits qui montrent qu’il s’agit d’une expérience réelle.

a/ Dans l’Avant-propos Michaux dit : « Ceci est une exploration. Par les mots, les
signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée. »1017. (N.B. : Les manuscrits sont peut-être à
la fois les mots, les signes, les dessins).

b/ Le titre du cinquième chapitre (édition 1972) est : « Schizophrénie expérimentale » ;


(édition 1956) : « Expérience de la folie » ; une correction manuscrite (dans les épreuves
corrigées) : « Psychose expérimentale ».

1014
Le sous-titre de cette édition est : « Avec quarante-huit dessins et documents manuscrits originaux de
l’auteur » (nous soulignons). Dans le livre il y a 28 pages de « documents manuscrits » (OC2, p.654-669 ; 697-
704 ; 725-732).
1015
Le style du journal se représente p.ex. dans les notes de la marge : « le lendemain »(OC2-694), « dix jours
après » (OC2-694), « trois semaines après » (OC2-695) etc. Outre cela, Michaux donne aussi des explications de
la voie d’expérience : « l’expérience d’introduire des images dans les visions mescaliniennes » (OC2-643),
« Début des visions intérieures » (OC2-623), etc.
1016
« Dans l’écriture initiale de Michaux, il s’agit moins de dégager une signification que de tracer des
formes… » (A. Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, p.71).
Remarquons entre parenthèse que l’ordre des dessins est modifié par Michaux dans l’édition de 1972
par rapport à la première édition de 1956. Au contraire, l’ordre des manuscrits n’est pas changé. On peut
supposer alors, que les manuscrits sont les seules vraies preuves de l’expérience.
1017
OC2-619.

319
c/ Dans le texte de Misérable Miracle on a certaines termes médicaux, si on imagine
un journal médical : « alcaloïde tiré du Peyotl »1018. Dans les marges du texte on trouve les
notes précises suivantes : « Dans une chambre obscure après ingestion des ¾ d’une ampoule
de 0,1g de Mescaline. »1019 ; « Six mois plus tard je prends six ampoules, soit 0,6g »1020.

Mais quelquefois Michaux nous donne à penser que cette expérience réelle de drogue
n’est qu’un prétexte et que derrière le mot « drogue » il y a quelque chose d’autre (comme on
peut voir, par exemple, « fatigue ») :

« Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger
dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt
du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas
de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend,
peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut
savoir. »1021

Selon ces phrases, Michaux est plutôt « buveur d’eau ». On peut même se demander :
pour l’usage de la mescaline (ainsi comme les autres drogues) ne s’agit pas-t-il surtout d’un
procédé poétique ? Les faits décrits comme réels dans le livre : sont-ils vraiment réels ?

Les « documents manuscrits » peuvent être considérés comme non réels. L’argument
le plus fort : ces manuscrits sont presque illisibles, ils semblent proches non pas des textes
mais des images dessinées.

Si problématique que suit la lecture des manuscrits mescaliniens de Michaux, ceux-ci


restent à deviner1022. Le déchiffrement de ces manuscrits ne relie pas directement le manuscrit
au texte imprimé du livre. Ils ne lui correspondent qu’au sens général. Il y a une certaine
rupture entre ce qui est nommé les « documents manuscrits » et le texte imprimé de ce livre.

1018
OC2-620.
1019
OC2-622.
1020
OC2-723.
1021
Postface de Misérable Miracle, OC2-767 (nous soulignons). Le sujet de fatigue, cf. aussi : Face à ce qui se
dérobe.
L’explication de ce doute sur l’usage de drogue par Michaux est trouvé par Milner : « Henri Michaux
n’a pas besoin de substances chimiques pour échapper à la tyrannie du réel, pour modifier à son gré les
apparences qui l’entourent et le dominent, pour plier aux caprices de ses désirs les êtres et les choses, ou, au
contraire, pour faire l’expérience de métamorphoses effrayantes » (Milner, M., L’Imaginaire des drogues. De
Thomas de Quincey à Henri Michaux, p. 379, [nous soulignons]). L’expression « tyrannie du réel » s’inscrit
dans la problématique du conflit individu/société que nous élaborons dans la thèse.
1022
On peut parler d’une sorte d’absence des mots dans les « documents manuscrits » de Michaux, mais surtout
de la présence d’une sorte d’écriture corporelle. Cf. : « Malgré l’absence des mots, l’écrivain accède à
l’existence par le simple geste d’écrire, par cette rythmicité corporelle qui autorise la fixation sur un support des
hallucinations et par la convocation imaginaire du lecteur qui suscite un écart entre le Je et sa production. » (A.
Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, p.72).

320
Par rapport au texte typographique du livre, ces manuscrits peuvent donc être nommés les
notes fictives1023. Les « documents manuscrits » mis dans le livre ne sont peut-être pas
considérés par Michaux au sens génétique ordinaire : au sens de quelque chose qui précède le
texte publié.

Comment donc, peut-on définir le statut de ces « documents manuscrits » ? Nous les
considérons comme une forme d’écriture imaginaire. Trouvons les preuves.

Dans l’édition de Misérable Miracle nous avons deux cahiers de dessins mescaliniens
et trois cahiers de « documents manuscrits » de Michaux. Ils sont séparés du texte
typographique, et chacun à son tour, ces cahiers peuvent être considérées comme les modèles
graphiques de l’écriture documentaire et non pas la vraie écriture (verbale).

Le statut imaginaire des « documents manuscrits » mescaliniens de Misérable Miracle


s’ouvre à deux niveaux techniques :

a/ Parfois les manuscrits mescaliniens originaux sont faits au crayon (mine de plomb).
Cette technique donne une impression de fragilité à l’écriture, comme si c’était une peinture
au crayon. Dans ce sens : cette écriture manuscrite au crayon peut être nommée artificielle et
même fictive. Elle ne correspond pas à des mots (il est presque inutile de les déchiffrer), mais
elle correspond plutôt à une image graphique, donnée par la ligne dessinée, tracée.1024

b/ En outre, dans la première édition de Misérable Miracle (1956) figure une


précision en sous-titre : « Avec 48 gravures hors texte de l’auteur ». Les « documents
manuscrits » ont pour Michaux le statut de « gravures »1025 ainsi que les dessins mescaliniens.
(Tandis que dans la deuxième édition Michaux distingue les « documents manuscrits » et les
« dessins mescaliniens ».) Un tel statut nous amène au domaine qui est à la fois pictural et
gestuel (corporel).

On peut dire alors, que dans le livre Misérable Miracle les « documents manuscrits »
mescaliniens jouent le même rôle que les cahiers de dessins mescaliniens (qui sont à leur tour
les documents de l’expérience). Leur fonction est similaire : visualité. Leurs caractéristiques
graphiques sont les mêmes : linéarité. Formellement donc, les « documents manuscrits »

1023
Ce rôle fictif est attribué aussi pour les marges de Misérable miracle. Les notes marginales de Misérable
miracle imitent typographiquement le manuscrit : notes en italique. Ces notes ne marquent que la voie du texte.
1024
Michaux : « Et grandissent encore les lignes, je ne saurais les dessiner, même vaguement, le papier n’est plus
à l’échelle. Je m’arrête, pose le crayon, écarte le papier et vais entreprendre autre chose. » (OC2-735, nous
soulignons).
1025
Un livre de Michaux dont le texte était gravé : Poésie pour pouvoir, édition R. Drouin, (28 p., frontispice de
Michaux et linogravures de Michel Tapié), 1949. (Cf. : OC2, p. 442 et 1224). Par ailleurs, le livre Parcours
représente aussi les 12 gravures de l’écriture imaginaire.

321
reproduits dans Misérable Miracle (ainsi que les dessins mescaliniens) représentent une forme
graphique visuelle de l’écriture fixée par une forme de la ligne.

Nous précisons maintenant cette réflexion.

La notion « manuscrit » chez Michaux est attribuée quelquefois au domaine qui


semble avant tout visuelle.

Dans les Apparitions-Disparitions1026 Michaux écrit :

« ………………………………….. [a’]
Les lignes qu’une main a tracées [a]
que c’est surprenant !
L’autre à cœur ouvert
Son écriture que je respire… [b]

De l’inconnu, d’emblée familier


son écriture
son écriture en mon âme [b]
les lignes d’un manuscrit écrit il y a deux siècles
comme si, à l’instant même
elles sortaient de la plume
délivrées par l’esprit [c], qui en fait sur-le-champ [d]
la découverte toute fraîche » 1027

Commentaire :

[a] manuscrit est dit par Michaux en tant que « les lignes » : traces de la main. Pour
Michaux donc, il est important d’attribuer le manuscrit à une gestuelle, au geste et à sa
matérialisation trouvant la forme de la ligne.1028

1026
Moments, OC3-734.
1027
Dans la citation nous énumérons par les lettres [a’], [a], [b], [c], [d]. N.B. Le texte Apparitions-
Disparitions, a été publié dans la revue « L’Ephémère » (Fondation Maeght), n°7, oct. 1968, p.32-47, repris dans
Moments, Gallimard, 1973, p.38-39. La deuxième édition présente un texte presque totalement changé par
Michaux. Selon François d’Argent (Bibliographie, dans l’HERNE, p. 470) il y a « 81 variantes intervenant à tous
les niveaux, mots, lignes en plus et en moins, inversées ». On a ici l’exemple significatif du travail de correction
de Michaux sur ses textes.
1028
[a’] : dans ce texte il y a une image typographique, qui représente une ligne en points. N’est-elle pas dans ce
cas une présentation visuelle, imitant la ligne d’un manuscrit du quel il s’agit dans le texte qui suit ? (Cf. aussi
notre analyse de lignes de points dans la deuxième partie de la thèse).

322
[b] manuscrit est une écriture que Michaux « respire »1029. Le manuscrit donc, n’est
pas une écriture pour lire, mais pour sentir, ou pour saisir (ce qui est proche de l’usage
pictural). Cela évoque les autres mots de Michaux sur les manuscrits de Misérable
Miracle.1030

[c] « les lignes d’un manuscrit » sont liées à la pensée : « elles sortaient de la plume/
délivrées par l’esprit ». Ces lignes sont presque autonomes à l’égard du sujet : elles sont
produites par la plume, indépendamment de la voix (ce qui nous évoque les principes de l’art
chinois calligraphique). Comme si le manuscrit peut inscrire le schéma de la pensée, un
fonctionnement mental.1031

[d] on peut dire que, en étant une inscription graphique des pensées, le manuscrit se
fait comme se fait l’esprit : « sur-le-champ ».1032

Les « documents manuscrits » de Michaux évoqués ci-dessus ont évidemment


l’organisation de l’espace linéaire, ce qui est proche de ses Alphabets 1927. Ils sont donc, le
non verbal de son œuvre, la représentation visuelle d’une écriture en premier lieu
« graphique », celle de la ligne et non pas des mots.1033 (Michaux parle d’une forme visuelle
du manuscrit, qu’on peut comprendre comme celle qui est attribuée en premier lieu à la forme
de ligne.)

Dans le cas des livres mescaliniens, et notamment dans Misérable Miracle on peut
suivre le passage de l’écriture vers le dessin1034.

Ainsi, dans l’Avant-propos de Misérable Miracle Michaux dit comment les phrases
manuscrites deviennent des lignes :

1029
Cf. : « Un air en ce qu’ils font, (quand « ça » y est) qu’on n’avait jamais encore respiré devant des tableaux.
Donner à voir. Non plus. Non plus tellement. Plutôt donner à respirer. » (Parenthèse, OC2-1028, nous
soulignons).
1030
Cf. l’épigraphe de ce chapitre : « ceux qui savent lire une écriture ». Puisque notre thèse principale sur les
manuscrits de Misérable Miracle se base sur l’idée de leur forme plastique, nous supposons que le verbe « lire »
ne signifie pas : déchiffrer ce qui est écrit, mais plutôt saisir ce qui est dessiné (rythme corporelle p.ex.).
1031
Cf. : « Pour montrer aussi les rythmes de la vie et si c’est possible, les vibrations même de l’esprit. » (Sur ma
peinture, OC2-1026, nous soulignons).
1032
On peut faire encore une analogie avec Misérable Miracle : « Parfois des mots se soudaient sur le champ »
(Avant-propos, OC2-620).
1033
Ce sont les manuscrits non-ordinaires, les manuscrits du peintre (l’écriture qui obtient l’essentiel iconique).
Peut-être il ne s’agit pas du vrai manuscrit, mais il s’agit plutôt d’une présentation visuelle de quelque chose qui
est comme manuscrit.
1034
Au niveau de la genèse biographique des œuvres de Michaux : ce qui est dessiné est toujours postérieur par
rapport à ce qui est écrit. Ainsi, les dessins mescaliniens apparaissent selon Michaux à partir de la troisième
expérience (cf. : Misérable Miracle). Par ailleurs, les « documents manuscrits » mescaliniens semblent plus
spontanés que les dessins mescaliniens (qui sont pleins de détails). Outre cela, au sens général :
biographiquement chez Michaux la pratique de l’écriture précède celle de la peinture (voir : « Né, élevé, instruit
dans un milieu et une culture uniquement du « verbal » / je peins pour me déconditionner. », ER).

323
« Lancées vivement, en saccades dans et en travers de la page, les phrases interrompues, aux
syllabes volantes, effilochées, tiraillées, fonçaient, tombaient, mouraient. Leurs loques
revivaient, repartaient, filaient, éclataient à nouveau. Leurs lettres s’achevaient en fumées ou
disparaissaient en zigzags »1035

Parallèlement : dans les dessins mescaliniens Michaux nous donne à voir un tissu
graphique, qui représente le geste vibratoire de la main (geste de zigzag). Ce geste vibratoire
nous rappelle en quelque sorte celui de l’écriture. On peut dire (très relativement) que
Michaux nous traduit visuellement la pensée (le profil de la pensée), en composant une
matière dessinée, dite un « tapis vibratile »1036 graphique :

« Les dessins que je faisais après la Mescaline, le lendemain ou une ou deux semaines plus
tard étaient faits d’innombrables lignes fines, parallèles, serrées les unes contre les autres avec
un axe de symétrie principal et des répétitions sans fin. / Les lignes que je traçais, rapides,
vibrantes, sans cesse, sans réfléchir, sans hésiter, sans ralentir, par leur allure même
promettaient un dessin “visionnaire“ ».1037

Cela nous donne une réflexion : chez Michaux s’agit-il d’une forme spécifique de la
genèse de ses textes, la genèse « graphique » dont l’essentiel est la ligne ?

Force est de constater que dans Misérable Miracle, Michaux fournit un schéma des
lignes, celles qui sont les micro-formes essentielles communes pour les dessins et pour les
« documents manuscrits ». Michaux s’explique en bas de la page :

« Vibrations et formes élémentaires qui sous- tendent la plupart des apparitions et poussent à
voir une pullulation de pointes, de hampes, de clochetons et de colonnettes microscopiques
ainsi que des formes élancées, fines, centrées, indéfiniment répétées et de petites formes
convulsives aux déplacements égaux J’avance en arrière et d’arrière en avance ».1038

Les lignes zigzagantes symbolisent donc, un effet de la visualisation du rythme


corporel (le geste de la main, mais aussi la pulsation du cœur). Ces lignes de zigzag sont les
vrais graphismes de l’expérience mescalinienne de Michaux, et jouent le rôle
d’oscillogrammes graphiques des révélations intérieures.

1035
Avant-propos de Misérable Miracle, (OC2-619). Le phénomène : les mots qui disparaissent en zigzag.
1036
Paix dans les brisements, OC2-996.
1037
OC2-721.
1038
Nous faisons la transcription de la note manuscrite pour le schéma qui figure dans : Misérable Miracle, OC2-
678.

324
Ainsi, dans le livre Emergences-Résurgences Michaux donne quelques explications à
son expérience mescalinienne et au rôle de la ligne « zigzagante ». Il propose une conception
spécifique de la « traduction graphique » :

« Après beaucoup de ratages, je pus donner en noir à la plume une sorte de traduction
graphique du vibratoire auquel j’avais assisté, dont j’avais été autant victime et sujet
qu’observateur et voyeur. »1039

Le « je » ici est une « victime », mais il n’est pas « victime » de l’expérience-même,


mais plutôt de la situation non ordinaire. Le « je » prend la distance de soi-même et devient
l’« observateur » de ce qui se passe pendant l’expérience au « champ de la vision »1040.

Pour Michaux la question semble-t-il être technique : comment enregistrer le


« vibratoire » observé ?

Ce qu'il peut donner à voir est une réponse aux vibrations de l'assistance ; c'est alors
une action gestuelle qui à son tour, produit graphiquement un rythme vibratile dans le support
(« donner en noir à la plume ») : les lignes en zigzag. La main du dessinateur devient alors un
instrument qui répond ce qui arrive pendant l'expérience. A la plume alors, Michaux nous
traduit quelque chose du soi proposant un « modèle » personnel de linéarité.

Les formes plastiques linéaires sont nombreuses chez Michaux. La forme la plus
évidente de la ligne des dessins et manuscrits mescaliniens est celle d’une « amplitude des
sinuosité »1041. La ligne traduit ici une sorte de « sémiographie » du corps humain donnant un
oscillogramme, une « corde qui indéfiniment se déroule sinueuse » (Passages). La ligne
devient par exemple : vecteur du mouvement (« décharges électriques »), rayonnement et pôle
énergétique (« spectres magnétiques ») ; impulsions microscopiques (« spasmes »)1042.

Il se passe alors un transfert de l’état vibratoire du sujet-victime sur (dans) la substance


graphique1043.

La « traduction graphique » est alors un acte de peindre1044, un acte de recopier le


vibratoire par un pigment (« reconstitutions »1045). Le dessin de la ligne vibratile qui compose
un « tapis » devient une projection, un signe du corps1046.

1039
ER, OC3-622, nous soulignons.
1040
Misérable Miracle, OC2-671.
1041
OC2-724.
1042
Les expressions de Paix dans les brisements, OC2-996.
1043
Le support (la « Page Blanche », ce « Zone » de « Vide ») se transforme aussi: « papier troublé, visages en
sortent <...> » (ER).

325
b) Corps – traducteur

La notion de « corps » participe à la question de traduction chez Michaux. Dans


L’infini turbulent (un des livres mescaliniens) Michaux décrit un état extrême du corps
humain qui se trouve en quelque sorte entre le réel et l’irréel.

« Il n’est plus retenu, se sent soulevé, presque s’envolerait et, s’il tenait les yeux fermés, ceux
de son imagination lui feraient peut-être voir des hommes voguant sans efforts en l’air, portés
sur des tapis ou des divans. Tout est ressenti dans l’aérien. Perdus le poids et la lourdeur,
qu’est-ce qui ne devient pas différent ? Le nu n’est plus un nu, mais un éclairage de l’être. La
masse ne compte plus. Le corps est une traduction de l’esprit et le caractère un centre
d’aménagement de courants. Ventre ou sein, c’est toujours du psychique qu’il touche, qu’il
atteint, ou plutôt et plus souvent des fluides à la densité surprenante. »1047

En analysant cette citation et en particulier la phrase soulignée, on peut mettre l’accent


sur deux points:

1. Le corps est en état de transformation permanente imaginaire. La drogue provoque


un changement de l'état du sujet-victime. Il y a un passage vers quelque autre état (« état
seconde »1048 ?). Cette métamorphose (qui ouvre, qui traduit un autre essentiel de l'être) se
passe peut-être dans le processus même de création poétique ou picturale. Ecrire, peindre -
c'est se déplacer vers un état inconnu, étranger, extrême (c'est l'état d'être entre les mondes,
entre le réel et l'irréel)1049.

2. Le corps est un lieu, où s’exprime un état caché. Chaque nouvel instant d’existence
est un nouvel état. L'auteur peut alors devenir quelqu'un (enfant, poète, peintre, fou, voyageur

1044
Comme un inverse de cette action de « traduction graphique » chez Michaux il y a une autre action, celle du
« lire » la peinture, c'est-à-dire composer un texte poétique - non pas descriptif - à partir de tableaux. La lecture
est aussi une “ opération-création ” pour Michaux : « Pour moi l’opération était terminée ; celle de m’introduire
dans l’inconnu, c’était comme d’entrer dans l’écriture d’une personne étrangère » (cf. son texte sur R. Magritte
En rêvant à partir de la peinture énigmatique).
1045
« Les dessins <…> sont des reconstitutions » (Paix dans les brisements, OC2-1000).
1046
J.-F. Billeter explique la différence entre l’écriture occidenale et l’écriture chinoise du point de vue de la
présence du corps (geste), cf. : L’art chinois de l’écriture, pp.80-90.
1047
L’infini turbulent, OC2-946 (nous soulignons).
1048
L'infini turbulent, OC2-822n : « l'homme entre dans l'infini, devient sensible à l'infini et perd l'ordre mental.
Il est en état second. »
1049
Cf. : « On est en métamorphose intérieure. On se dirige, mais pas d’un bloc, vers l’état second. Celui-ci une
fois installé, l’étrangeté première cesse, remplacée par l’impression d’un autre monde, au lieu qu’avant d’être
pris entièrement par la mescaline, on se trouve entre deux mondes. » (L’infini turbulent, OC2-829, nous
soulignons). On peut dire que chez Michaux il y a un « esprit de métamorphose et d’invention » (cf. expression
d’André Masson, Le mémoire du monde, p.8).

326
etc.), pour quelques instants, pour voir comment le monde est fait. On aboutit à une situation
multiforme du corps, instable et infinie. En se trouvant dans la position-situation instable,
l'être humain doit faire le travail de se transformer, de se traduire, de se cristalliser dans le
temps pour transporter sa vision intérieure au dehors. Le corps est alors le lieu du processus
de création.

Inversement, le corps est un lieu à travers lequel la vie se passe, c'est-à-dire quelque
chose d’extérieur - non les objets, mais les sons, les voix, les visions, les signes etc. viennent
dans le corps et se transforment. Il faut laisser passer le dehors pour effectuer la traduction.

C'est avec le geste d’enregistrement (qui donne la ligne en zigzag) que toutes les
métamorphoses pourraient être réalisées. C'est le geste fait de signes, répondant à la position
multiforme, qui est selon Michaux (paradoxalement) une position aussi instable
qu’harmonique. Voici comment Michaux décrit cette position :

« C’est une folie d’harmonie, de correspondance de toutes sortes qu’il découvre, entre les
personnes, les impressions, les idées, comme entre les odeurs, les sons, les mots, les voyelles,
les couleurs qui se répondent, se substituent les uns aux autres, et sur tous les registres,
subitement se traduisent et s’échangent. » 1050

En examinant ce paragraphe on peut constater trois choses.

La « folie d’harmonie » exprime l’image d’un corps en état extrême, qui est un état
inverse. Dans cet état les corps réels peuvent « perdre du corps », mais (simultanément) les
images irréelles (des signes, des traces) peuvent « prendre corps »1051. L'harmonie est une
« apparition-disparition », par exemple, d'une matière, d'un pigment, d'un son etc.

- La « correspondance » des choses1052 suppose une certaine traduction des choses,


celle qui signifie plutôt un processus de transformation, ou de transfiguration, ou aussi - dans
les termes de Michaux - de « transsubstantiation »1053.

- Dans l’état de la « folie d’harmonie » (état de transition) les choses « se traduisent »,


« se répondent » et « s’échangent » presque spontanément, sans efforts de l’auteur, malgré lui.

1050
L’infini turbulent, OC2-951 (nous soulignons).
1051
Voir la description de cette inversion du corps: ibidem, OC2-945.
1052
On peut faire une allusion vers une théorie de la correspondance de Ch. Baudelaire.
1053
L’infini turbulent, OC2-840 : « Maintenant, c’est comme si j’entrais en gare d’une ville où l’on changerait de
corps (totalement, par transsubstantiation) » ; cf. aussi cette notion dans le texte de 1930 Portrait de A : « La
transsubstantiation est la nature » (OC1-609).

327
On peut affirmer que pour Michaux il s’agit de suivre des métamorphoses qui se
passent avec son propre corps, suivre des mouvements, des « microséismes » (Passages)
intérieurs et extérieurs. Selon Michaux : « Traduire, poursuivre, suivre… »1054. Le travail de
l’auteur est d’essayer d’enregistrer les passages ultra-rapides en lui et autour de lui, c'est-à-
dire : essayer d’être capable d’une « microperception »1055.

Alors, une formule spécifique de Michaux se dévoile au regard du concept de


« traduction » : « Saisir : traduire. Et tout est traduction à tout niveau, en toute direction » 1056.

Commentaires :

a/ « Saisir »1057 : qu’est-ce qu’il faut saisir selon Michaux ? Les signes, les gestes, les
mouvements. Mais aussi : la « situation », « la tendance », « l’accent », « l’allure »,
« l’espace » : « saisir ce qui sous-tend », « la langue même, sa profondeur »1058. On a les
notions exprimant les catégories d’insaisissable.

b/ « traduire » : « transformation » ; « efforts pour maintenir la saisie et l’esprit de


saisie ». L’action de traduire devient presque magique.

c/ « tout est traduction » : « Qu’est-ce qu’une ressemblance sans dissemblance ? ».


Chez Michaux (dans sa pratique picturale) on a le désir de s’échapper de la forme extérieure
(des « semblables »), mais aussi le désir de s’approcher de la forme intérieure : « Une
ressemblance interne, ce serait plus excitant à attraper ».

d/ « traduction à tout niveau » : « Sur les échelles qui montent, sur les échelles qui
tombent, mais toujours remontent ». On peut se demander : n’y a-t-il pas certaines procédés

1054
Saisir, OC3-976.
1055
« Je vivais intense dans la microperception, les microsignaux, avec des pensées express et des réflexions à
l'état d'éclairs » (« Signification des dessins », Paix dans les brisements, OC2-997). Nous pensons ici à la rupture
« moi »/ « je » qui n’est pas soumis seulement à l’« expérience » de drogue, mais plutôt à l’expérience au sens
plus général du terme : l’expérience de soi, qui peut se passer dans chaque instant de la vie quotidienne, mais
aussi dans la pratique de la poésie, mais aussi dans la pratique de la peinture. La drogue n’est qu’une métaphore
qui signifie soit le rêve, soit le rythme, soit l’imagination : un « spectacle » intérieur (dans les termes de
Michaux).
1056
Saisir, OC3-979.
1057
Pour expliquer l’essentiel du mot « saisir », on peut s’adresser à l’étymologie du verbe, qui remarque le sens
multiple du terme : « mettre en possession » et « prendre possession », ce qui signifie : « combler un désir de
possession, « mettre à la disposition de » (sacire en latino-médiéval) ; aussi : « satisfaire pleinement », « donner
pleine satisfaction » (satiare en ancien français) ; et encore : « fournir abondamment quelqu’un de quelque
chose » (satiare en ancien français), cf. : Guiraud, P., Dictionnaire des étymologies obscures, p.477-478.
1058
Dans nos commentaires nous utilisons les expressions du livre Saisir. Nous voulons montrer la sérialité de
Michaux, nous marquons les différentes « éléments » qu’il faut saisir selon lui. Exemples (nous soulignons) :
« Signes du secret de n’importe quel ensemble » (ibidem, OC3-974) ; « Les gestes, les attitudes, le mouvement,
les actions, c’est cela qui m’entraînait, et qui m’incitait présentement à les reproduire », (ibidem, OC3-962) ;
« saisir la tendance, saisir l’accent, l’allure, l’espace » (ibidem, OC3-979).

328
de « traduire » ? L’action « traduire » n’est pas prise par Michaux au sens direct : traduction
d’une langue dans l’autre.

e/ « en toute direction » : « en tout espace ». Peut-on traduire le texte à la graphie (aux


signes), l’image à texte (lecture des tableaux), le texte à musique1059 etc. ?

Posant ces questions et faisant ce commentaire nous voyons qu’il y a une


approche entre deux notions, deux verbes, mais aussi, si on peut dire il y a une approche entre
deux actions : « saisir » et « traduire ». On fait donc l’égalité : « saisir » = « traduire ».
Comme on parle de « mouvements » - actions différenciées chez Michaux – ce fait est
important.

Rappelons la phrase de Michaux : « A la fin SAISIR n’était plus que dynamisme, un


saisir abstrait, ou y tendait »1060. Ainsi, dans le sens d’égalité « saisir » = « traduire », la
« traduction » devient une des significations de l’action de « mouvements ».

Nous pouvons dire que : Michaux veut saisir par son écriture et par sa peinture ce
qu’on ne peut pas saisir au sens ordinaire, habituel : une « situation » de l'oubli, comme si
c’est un « chant, hurlant profondément dans le silence »1061, ou comme si c’est une « vitesse
que l’œil ne peut suivre » (Misérable Miracle).

L’opération de « traduction » est une opération sur quelque chose qui est dans le
monde (c'est la traduction du monde). C'est une opération sur le monde, pour le transformer,
pour « manipuler le monde, ses formes » (ER). Enfin, c'est une opération de se traduire1062 ou
une opération de se saisir (« Saisir s’abstrayant de plus en plus »1063).

Nous revenons donc finalement à la résolution du problème général posé dès le début
de notre recherche : problème d’auto-acceptation du soi chez Michaux.

On peut dire que chez Michaux l’auto-acceptaion du soi est une action de mouvement
interne dans son œuvre. Cette action se passe dans chaque texte ou dans chaque dessin et à
chaque instant. Les mots, les phrases, les fragments, les lettres, la ponctuation, tout cela entre
dans le mouvement interne au registre textuel. Les pages, les « signes », les textes composent
des « mouvements » au niveau typographique. Les éléments picturaux et graphiques (lignes,
1059
Il y a quelques tentatives de « traduire » Michaux au sens de « lire » et « interpréter », c’est-à-dire au sens de
créer les nouveaux œuvres plutôt d’autre genre que littéraire.
1060
Saisir, OC3-939.
1061
Meidosems, OC2-206.
1062
« Depuis des années, j’allais et venais dans la vie, me traduisant en humeurs, en voyages, en
émerveillements, en gestes, en indignations, en écrits aussi. » (Parenthèse, Echoppe, Paris, 1998, p.7, OC2-
1027)
1063
Saisir, OC3-979.

329
traits, taches, points) entrent en « mouvements » spatial au registre plastique. Tous ces
« mouvements » que nous voyons ou que nous sentons sont les réponses aux rythmes et aux
gestes internes, personnels.

Mais le lecteur ou le spectateur des œuvres de Michaux trouve aussi ses propres
réponses à ses propres rythmes. La communication se réalise donc à ce niveau qui est le
niveau créatif, irrationnel, non pragmatique, non systématisé. C’est pour ça que l’acceptation
de l’œuvre de Michaux est possible par les « autres » ; c’est pour ça que la « lecture » et la
« traduction » sont possibles.

Ainsi, on peut trouver significatif le fait que certains livres de Michaux sont associés à
certains peintres ou même à certains poètes. L’ambiguïté de ses livres est la suivante. D’une
part, dans certains cas, c’est Michaux qui « saisit » et qui « traduit » quelque chose dans les
œuvres des « autres ». D’autre part, ce sont les « autres » qui « suivent » Michaux. Examinons
cette ambiguïté.

§5. Michaux : « je me mets mentalement à peintre un tableau »

Nous parlerons maintenant de la « méthode » de Michaux, faisant référence aux


verbes : « lire » et « traduire ». Les actions « lire » et « traduire » sont profondément liées aux
pratiques que nous examinons chez Michaux (pratique d’écriture et pratique plastique).

La question qui se pose d’abord : comment utiliser le terme « méthode » ?

Nous trouvons ce mot dans le texte Magie, où Michaux nous propose une formule
énigmatique décrivant « sa méthode » :

« Chacun doit avoir sa méthode. Quand je veux faire apparaître une grenouille vivante (une
grenouille morte, ça c’est facile) je ne me force pas. Même, je me mets mentalement à peindre
un tableau. J’esquisse les rives d’un ruisseau en choisissant bien mes verts, puis j’attends le
ruisseau. Après quelque temps, je plonge une baguette au-delà de la rive ; si elle se mouille, je
suis tranquille, il n’y a plus qu’à patienter un peu, bientôt apparaîtront les grenouilles sautant
et plongeant. »1064

1064
OC1-484.

330
Dans le contexte qui entoure cette notion, elle n’a rien à voir avec la « Méthode » :
sorte de disposition des règles d’une construction logique spéciale, balancée1065. Il s’agit
surtout de la description d’un processus créatif qui prend la forme d’une « méditation ».
Ainsi, Michaux participe en quelque sorte à l’apparition d’une « grenouille vivante » : il
« attend » le « ruisseau » imaginaire, il « plonge » la « baguette » imaginaire dans l’eau ; donc
il veut « apprendre » où il est « mené » par sa vision.

Comment « faire apparaître » un personnage vivant (ou une forme vivante) : cette
question la plus banale et la plus éternelle du discours sur l’art plastique trouve chez Michaux
sa réponse en seulement quatre phrases. Or, nous ne voyons pas la « grenouille vivante » dont
Michaux parle : le texte n’est accompagné ni du dessin, ni du tableau, mais d’après le texte
nous pouvons bien imaginer un tableau qui représente une telle « grenouille ». Or, Michaux
ne « peint » pas ce tableau utilisant les expressions verbales : il ne décrit pas sa « grenouille »,
il décrit le processus plastique.

Dans l’autre contexte : peindre mentalement un tableau est une conception très
profonde qui est liée au processus de « lecture » et d’« écriture ». Pour essayer de comprendre
cette conception, prenons quelques exemples.

Il semble important d’évoquer ce que Michaux écrit dans son texte sur René Magritte
En rêvant à partir de la peinture énigmatique :

“Les tableaux de R.M., qui ont servi ici en quelque sorte de “supports de méditation”
généralement donnent à rêver…et donnent de l’embarras. Le déroutant tableau est une mise
en route qui s’arrête net.
Que faire? Comment continuer, participer.
J’essayai. Je voulais surtout apprendre où il me mèneraient, ces tableaux, comment ils me
porteraient, me contrecarreraient, les envies qui en moi seraient suscitées, les réflexions, mes
réponses aux sphinx et quels seraient les rencontres et les refus de rencontres.” 1066

Nous voyons qu’ici Michaux considère les tableaux de René Magritte comme des
« supports de méditation ». Dans ce cas, il s'agit d'une forme spécifique de travail créatif à

1065
« Méthodes » existantes souvent chez les peintres à partir de Léonard de Vinci jusqu’à Malevitch.
1066
Préface du livre En rêvant à partir de la peinture énigmatique (OC3-695). Première version en 1964, dans
« Mercure de France », n°1214, p.585-599. Deuxième version : 1972, Fata Morgana. Ces deux variantes sont
assez différentes (cf. : la comparaison OC3-1619).

331
partir de tableaux. La peinture, les tableaux jouent le rôle d’un « écran » (dans les termes de
Michaux) est aboutissent sur l’écriture1067.

Comment caractériser cette écriture ?

Le texte sur Magritte est une sorte d’appropriation et de l’auto-identification :


Michaux emprunte quelque chose de ce qu’il voit et réalise ensuite une transformation des
images vues. Il « traduit » les tableaux, les transmettant en forme de poésie. L’écriture est
engendrée par la peinture.

Le résultat de la « méditation » sur Magritte représente un texte poétique, plein


d’allusions et d’images presque enchantées. Parfois on interprète ses images comme un renvoi
vers quelques tableaux concrets de Magritte1068. Ce qui est semble symptomatique dans une
telle comparaison, c’est l’idée corporelle (corps-personnage) qui figure chez les deux auteurs.

Malgré le rapprochement remarquable entre le texte de Michaux et les tableaux de


Magritte, dans le texte il n’y a pas d’imitation des images picturales. Il s’agit d’une
représentation qui est plutôt une autre réalisation, une invention à un autre niveau1069. Ainsi,
dans le texte En rêvant à partir de la peinture énigmatique il n’y a pas de description des
sujets des tableaux, mais plutôt l’action de « continuer » et de « participer ». Ces deux verbes
correspondent peut-être à la « méthode » de Michaux dont il parle comme du peindre
« mentalement » (« je me mets mentalement à peindre un tableau »1070).

Nous supposons que, Michaux produit « mentalement » (dans son esprit) quelque
autre tableau qu’il voit. Le texte qui apparaît est le résultat de cette production mentale. Pour
Michaux le processus du « peindre mentalement » est lié au processus de la « lecture » la
peinture des autres et à son épreuve de l’écriture engendrée par cette « lecture ». Nous
pouvons définir ce processus comme une opération textuelle avec la peinture, avec l’image

1067
Cf. : « tous ont quelque chose pour eux dans la toile » (OC2-263). La pratique de « méditation » rappelle
l’exemple étudié ci-dessus : texte sur Klee Aventure des lignes, où Michaux parle de la ligne de Klee, mais aussi
de sa propre ligne. Cette pratique rappelle aussi les autres textes, ceux mescaliniens, où le « je » de l’auteur entre
dans l’objet vu. Cf. : L’Infini turbulent, OC2-818, les scènes à partir des mots : « Je prends une revue illustrée et
observe un homme qui s’y trouve photographié <…> [suite] » ; « A un autre. Ce sera cette jeune Japonaise <…>
[suite] »). Le « je » de l’auteur est d’abord l’observateur, mais ensuite il commence à participer au processus de
la vision. L’écriture devient le résultat (le document) de sa « lecture » de cette « vision » que nous avons
finalement sous les yeux. Nous pouvons dire que cette écriture est le résultat de réflexions visualisées.
1068
Cf. : l’identification des tableaux de Magritte qui ont servi de « support » au texte de Michaux faite par
Georges Roque (OC3, p.1625-1629N).
1069
Parlant d’autre réalisation et d’autre niveau nous voulons souligner que Michaux n’a jamais copié le sujet
de peinture de Magritte. Cf. : « En représentant un objet, nous ne copions pas la dite version ou interprétation,
nous la réalisons. » N. Goodman, Langages de l’art, p.38.
1070
On peut trouver significatif que cette formule de Michaux correspond à R. Passeron : « Celui qui sait
regarder un tableau ayant atteint le style, a devant lui le spectacle de l’esprit à l’œuvre, et, par l’œuvre, découvre
ce qu’est l’esprit. » (Pour une philosophie de la création, p.335).

332
picturale qui n’est pas la sienne pour Michaux, mais qui peut devenir la sienne grâce aux
mots.

Il est significatif que dans les deux éditions du livre En rêvant à partir de la peinture
énigmatique (1964 et 1972) il n’y a que le texte, sans aucune reproduction de tableaux de
Magritte. Le lecteur ne peut pas donc voir le « support » et comparer ce qui est écrit et ce qui
est dessiné. Une sorte de jeu lui est proposé : le lecteur doit imaginer les tableaux lus par
Michaux.

Si nous prenons l’exemple d’un autre livre Vigies sur cibles (1959)1071, nous avons un
cas différent. Ce livre comprend les eaux-fortes de Sébastien Matta, et le lecteur peut suivre
un parallèle : texte / image.

Les éléments plastiques que nous pouvons voir dans les dessins de Matta participent
bien aux textes de Michaux.

Par exemple, dans le poème sont utilisées les expressions suivantes : « le blanc du
cri », « les traces et les empreintes de doigts », le « mouvement vermiculaire ». Ces
expressions font référence aux éléments plastiques des dessins de Matta qui figurent dans
l’édition (couleurs de blanc, lignes de filiformes).

Pour le livre Vigies sur cibles il s’agit d’une forme de collaboration entre le poète et le
peintre. Le mot « collaboration » semble-t-il caractéristique pour définir la particularité de
« lecture » dans ce cas. Dans l’article « Michaux et Matta » Jean Selz1072 explique le chemin
de cette collaboration : les deux premières parties du livre (« Affaires impersonnelles » et
« Correspondance ») représentent l’inspiration de Matta sur les textes de Michaux, tandis que
la troisième partie (« Dans l’espace/ la vie parcellaire ») donne le sens inverse : Michaux écrit
sur les dessins de Matta1073. Alors, la « lecture » se fait dans les deux sens.

1071
OC2-955. Voir aussi : poème « Droites libérées », (édition 1971) ; cf. : OC3, p.1639-1640 (sur la genèse de
ce texte et de la collaboration entre Michaux et Matta).
1072
Les Lettres nouvelles, n°9, le 29 avril 1959, p.11-12.
1073
Cf. la description de Y. Peyré dans Peinture et poésie, p.157-158 : « Pour la première partie du livre,
Michaux donne des propos d’ethnologie onirique à la manière du Voyage en Grande Garabagne ; à ces
descriptions cruelles, à ces considérations persifleuses, à ces évocations burlesques ou fabuleuses, Matta colle
d’assez près - il est vrai que les « larves volantes » ou « l’être dentelé » savent émoustiller sa réplique, ce n’est
qu’une vibration d’engin coléoptère -, Matta propose en retour les formes multiples de cet avion vivant volant
vers sa cible et qui bourdonne dans le flamboiement de ses couleurs (la « mouche », un appareil frémissant
tournant de toutes ses ailes parmi le rose face à la morale de Michaux, en est le point culminant). Dans la
seconde partie du livre, avec les trois poèmes (« Les Quatre Observateurs », « The Thin Man » et « Bouclier sous
les coups »), le rapport s’inverse, c’est Michaux qui suit Matta (il dira plus tard, à propos de « The Thin Man »,
mais cela vaut pour les trois poèmes, « regards sur des gravures de Matta »).

333
Ce fait peut être significatif si nous analysons toute la liste des livres de Michaux.
Ainsi, nous avons plusieurs exemples de « lectures » de Michaux des « autres » (de la
peinture des autres) :

- textes sur les dessins d’enfants1074 ;

- textes sur les dessins des aliénés1075 ;

- textes sur les peintres1076.

Prenons un exemple.

Observant la liste des livres nous remarquons un cas particulier et même unique. Il
s’agit du livre de Vadim Kozovoï, Hors de la colline1077, où figure la note : « Illustrations
d’Henri Michaux » (nous soulignons). Dans le cadre de la problématique de « lecture » cet
exemple a une place spécifique. Selon le témoignage du poète Kozovoï, Michaux ait effectué
une série de dessins après la lecture de ses textes. Le fait que Michaux a fait des
« illustrations » sur le texte poétique d’un autre est un cas exceptionnel dans son œuvre.

Pour ce livre on peut parler d’une « lecture » du texte réalisée comme une action de
« traduction » dans le sens de traduction graphique1078.

Rappelons une phrase de M. Blanchot :

« Traduire surtout l’intraduisible : lorsque le texte ne transporte pas seulement un sens


autonome qui seul importerait, mais quand le son, l’image, la voix (le phonologique) et
surtout la principauté du rythme sont prédominants par rapport à la signification ou bien font
sens, de telle manière que le sens toujours en acte, en formation ou “a l’état naissant“ n’est
pas dissociable de ce qui, par soi-même, n’en a pas, n’est pas rangé dans la sémantique. »1079

1074
Dessins d’enfants, essais d’enfants (Les commencements, « Fata Morgana », 1983), OC3-1373.
1075
On connaît le fait que Michaux a été fasciné par des dessins des aliénés, notamment de ceux publiés dans le
livre du Dr. Hans Prinzhorn : Bildnerei der Geisterkranken. Ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie
der Gestaltung, Berlin, Springer, 1922). Selon J. Starobinsky cette monographie donne à penser au livre de
Michaux Les Ravagés (cf. : préface de Expressions de la folie, dessins, peintures sculptures d’asile, Paris,
Gallimard, 1984).
1076
Nous avons évoqué plusieurs nom de peintres (Zao Wou-Ki, P. Klee, S. Matta, R. Magritte, P. Picasso, J.
Sima, S. Dali). Selon Micheline Phankim, le poème « Ombres pour l’éternité » (1967) a été inspiré par la
peinture de De Chirico (cf. OC3-1641).
1077
Kozovoï, V., Hors de la colline (poème), avec 15 lithographies de Michaux dont 12 en couleurs et 2 à double
page, Ed. Pierre Berès, 1983, (290 x 380, 92 p., 165ex.). Deuxième édition : « Hermann » (éditeurs des sciences
et des arts), 1984. Selon la conversation de V. Kozovoï : Michaux a fait près de 50 lithographies pour ce poème.
N.B. Il existe une édition russe qui comprend seulement 3 illustrations de Michaux. 15 lithos (zincographies
souvent en noir et en brun) pour l’édition en tête. Reproduction et description voir dans MasCh p.128-139 ; p.
140-141 reproduction de 4 planches refusées.
1078
Cf. : ci-dessus.
1079
Postface de Hors de la colline, p.126.

334
M. Blanchot parle plutôt de l’action « traduire » au sens de la langue1080. Nous
pensons que le travail plastique de Michaux va dans cette direction de traduire l’intraduisible,
mais sa « traduction » peut être considérée comme une opération « graphique ». Les dessins
de Michaux représentent parfois quelques formes composées par de petits traits et des
points1081. Comme les mots et les sons dans les poèmes de Kozovoï, ces petits traits et points,
se réunissent presque spontanément organisant des taches abstraites qui donnent l’impression
d’un certain mouvement : comme si ces taches veulent sortir de la limite de page.
Symboliquement les dessins de Michaux représentent graphiquement l’idée d’une « colline »
(les taches évoquent les contours de la « colline »). Par association au sujet du livre (Hors de
la colline) les dessins de Michaux montrent l’action : l’abondance de la « colline » (un
passage visuel des taches hors du support de la page1082).

Grâce à cet exemple nous démontrons la liaison profonde entre deux notions : « lire »
et « traduire » au sens particulier de Michaux.

Nous évoquons ici que la production des textes à partir des tableaux « vus » se dirige
vers le soi, ainsi que vers le lecteur. Michaux nous provoque pour créer :

« Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n'a pas fait l'auteur,
quoiqu’un monde y ait participé.<...> Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi? »1083

Michaux explique aussi :

« J’écris avec transport et pour moi,


a) tantôt pour me libérer d’une intolérable tension ou d’un abandon non moins
douloureux.
b) tantôt pour un compagnon que je m’imagine, pour une sorte d’alter ego que je
voudrais honnêtement tenir au courant d’un extraordinaire passage en moi, ou du
monde, qu’ordinairement oublieux, soudain, je croix redécouvrir, comme en sa
virginité.

1080
La notion de « traduction » est cruciale pour le livre Hors de la colline au sens direct : traduction d’une
langue à l’autre. Cette édition bilingue (en russe et en français) présente la version française de Vadim Kozovoï
avec la collaboration de Michel Deguy et de Jacques Dupin.
1081
Cf. : P2, ch1, §5.
1082
Au sens métaphorique la page ici est un paysage, dont il y a un horizon (ligne d’horizon). La « colline »
(tache, le dessin) veut sortir de cet horizon (veut sortir de la zone limite de la page). Cf. le texte de Michaux
Projection 1935, pour lequel il y a le double sens d’emploi du mot « horizon » : 1/ champ perceptif réel et 2/
« spectacle » intérieur (M. Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, p. 86). Les dessins obtiennent
une charge plus profonde et métaphorique : les taches ici sont les signes d’un passage hors de la poésie (la
métaphore : colline=poésie).
1083
Postface de Plume précédé de Lointain intérieur, OC1-665. Dans cette citation on peut voir un héritage de
Michaux adressé plutôt au lecteur contemporain, participant à la lecture, à l’observation, à la création immédiate.

335
c) délibérément pour secouer le figé et l’assis, pour inventer.
Les lecteurs me gênent. J’écris, si vous voulez, pour le “lecteur inconnu“. » 1084

D’après cette citation Michaux ne veut pas avoir les lecteurs ordinaires, réels ( « Les
lecteurs me gênent ») ; il cherche quelqu’un qui pourrait partager avec lui quelque chose
d’interne : un « compagnon », mais celui-ci doit rester (paradoxalement) « inconnu ».

Pensant à cet appel au lecteur que Michaux fait, il faut rappeler sa déclaration sur la
nécessité d’avoir la « méthode » « Chacun doit avoir sa méthode », (cf. : citation ci-dessus,
nous soulignons). Or, force est de constater que Michaux nie les règles des « professionnels »,
il refuse la « méthode » au sens direct du terme :

« Rien de l’imagination volontaire des professionnels. Ni thèmes, ni développements, ni


construction, ni méthode. Au contraire la seule imagination de l’impuissance à se
conformer. »1085

Michaux se penche alors sur l’idée que chacun peut créer librement sa propre
méthode, et, par exemple, chacun peut « lire » la peinture à sa propre manière :

« [a] Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. [c]Le
chemin est tracé, unique.
[a] Tout différent le tableau : Immédiat, total. [c]A gauche, aussi, à droite, en profondeur, à
volonté.
Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire, le tableau à
nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n’est connu encore. C’est ici qu’il
faut commencer à LIRE.
Aventure peu recherchée, quoique [b]pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont [a]matière
à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), [b]tous, les respectueux, les
généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipettes,
ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l’eau, et tout chien rencontré, chien à
mettre sur la table d’opération en vue d’étudier ses réflexes, [b]ceux qui préfèrent jouer avec
le chien, le connaître en s’y reconnaissant, [b]ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que
d’eux-mêmes, enfin [b]ceux qui voient surtout la Grand Marée, porteuse à la fois de la
peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu, de l’époque entière et de ses facteurs, des

1084
Lettre de Michaux, dans : « Panorama de la jeune poésie française », 1942, p.54. Cf. : OC1, p.XXIII (nous
soulignons).
1085
Mes propriétés, OC1-512.

336
événements encore sourds [b]et d’autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la
cloche. »1086

Commentaires. Selon Michaux la « matière » du « tableau » s’oppose à la « matière »


du « livre » [a]. Si nous considérons le « livre » comme le domaine plutôt de l’écriture, nous
voyons une rupture évoquée par Michaux : écriture/peinture. Cette rupture est habituelle pour
l’homme occidental, mais elle n’existe pas pour la conscience orientale1087. Ce fait est
remarquable puisque le texte « Les livres sont ennuyeux à lire » est dans la préface du livre
poétique écrit sur les lithographies de peintre chinois Zao Wou-Ki. On peut supposer que
Michaux veut peut-être transformer l’habitude occidentale la transposant sur le terrain
oriental : il dit d’abord qu’il existe une rupture livre (écriture)1088/peinture, mais ensuite il
pratique l’écriture à partir de la peinture, comme pour casser cette rupture.

Ainsi, Michaux explique les processus de « lecture » dans les deux domaines (« livre »
et « tableau ») comme des processus qui ne sont pas semblables. Pour le « livre » il y a
certains règles [c] de « lire », pour le « tableau », selon Michaux : « Il n’y a pas encore de
règles » (ibidem). Alors, le « tableau » est déclaré comme un espace presque alternatif du
« livre », l’espace ouvert à « tous » [b].

Par cette déclaration Michaux indique l’existence de deux pôles de langage : langage
partagé et langage non-partagé. Nous pouvons dire donc que pour Michaux les « livres sont
ennuyeux à lire » car ils sont du côté du langage partagé (écriture). Tandis que le « tableau »
peut devenir l’objet à « lire » (mais d’une autre manière que les livres), puisqu’il représente en
quelque sorte le langage non-partagé. Cependant, réalisant la « lecture » du « tableau »,
produisant une « écriture », Michaux transpose le langage non-partagé au langage partagé.

Nous voyons ici un paradoxe : Michaux propose de quitter le processus de lecture


ordinaire (lecture des livres). Il nous invite à son expérience du « lire » (lire le tableau). Mais

1086
Lecture de huit lithographies de Zao-Wou-Ki, OC2-263 (nous soulignons, nous marquons par les lettres a, b,
c, etc.).
1087
L’homme occidental fait souvent la séparation entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné. Pour la conscience
du monde oriental la situation est autre. Ainsi, par exemple, les signes d’écriture chinoise - les idéogrammes -
sont d’abord plastiques (dessinés). Par ailleurs, la peinture chinoise contient souvent les signes d’écritures
comme des éléments compositionnels des tableaux.
1088
Il est remarquable que dans l’écriture idéographique chinoise le caractère « Chou » signifie simultanément
l’écriture et le livre. Cf. : Rosny, L.-Léon Prunol, Alphabet orientaux et occidentaux avec spécimen des diverses
écritures du monde et la transcription des caractères. Cf. aussi : Tchang Long-Yen, L., Introduction de La
Calligraphie chinoise/ Un art à quatre dimension : « Le caractère Chou (l’écriture ou le livre) représenté dans
les quatre types d’écriture traditionnelles. / De haut en bas: / Tchouan-chou, du T’ai-chan Pei des Ts’in, 219 av.
J.-C., / Li-Chou, du Yiying Pei des Han, 153 ap. J.-C., / Ts’ao-chou, par Tche-yong (vers 590) des Souei, /
Tchen-chou, par Tche-yong des Souei. » (p.6).

337
finalement, il produit le « livre » qui porte ses propres textes poétiques écrits (il nous donne a
lire le livre, l’écriture).

Pour expliquer ce paradoxe nous revenons au rôle que Michaux donne au lecteur.
Dans le texte examiné (préface du livre sur Zao Wou-ki) il y a des phrases significatives :

« Puissé-je pousser quelques-uns, lecteurs qui s’ignorent, à lire à leur tour.


Et que Zao Wou-Ki m’excuse.
On m’apporta ses lithographies. Je ne le connaissais ni lui, ni ses peintures. J’écrivis le
lendemain les pages qui suivent, à quelques lignes près. Il méritait un plus “sérieux“
lecteur. »1089

Nous voyons que Michaux doute de pouvoir donner une formule universelle de
« lecture ». Son texte, son poème sur la peinture de Zao Wou-Ki, n’est qu’une tentative
personnelle. Michaux veut laisser la place au lecteur, en fait il ne propose pas la « méthode ».
C’est pourquoi il dit : « Tous peuvent lire un tableau » (ibidem)1090. Le lecteur, lisant le texte
reste libre dans sa propre interprétation des tableaux qu’il voit.

Nous pouvons dire que pour Michaux la « méthode » de « lire » la peinture correspond
en quelque sorte à une esthétique expérimentale. Dans le cadre de cet esthétique la « lecture »
devient un processus créatif non seulement pour Michaux lui-même qui produit le texte à la
base de la peinture donnée, mais aussi pour le lecteur « inconnu » qui lit ce texte et qui
observe (ou imagine) cette peinture. Nous pensons que Michaux effectue une expérience de
« lecture » qui s’inscrit bien dans la conception évoquée ci-dessus : « fantômisme » où il parle
de « double »1091. Effectuant la « lecture » de la peinture, Michaux écrit le tempérament des
autres. La notion « fantômisme » répond à l’essentiel à la « méthode » de pendre mentalement
un tableau : créer un fantôme, une image irréelle (soit dans la poésie soit dans la peinture).

La perspective sur son esthétique expérimentale se dévoile aussi dans le domaine de


« livre ». Nous avons dit que dans les cas de « lecture » de la peinture le résultat est l’édition
de « livre » soit suivant seulement l’écriture engendrée, soit suivant l’ensemble de cette
écriture et les dessins lus. Dans ce sens le « livre » devient le document d’expérience
esthétique. Or, observant la liste des livres de Michaux en général, on peut dire que

1089
OC2-263.
1090
Cette dernière expression nous rappelle une autre phrase de Michaux que nous trouvons dans la postface du
livre Mes propriétés en 1934 : « N’importe qui peut écrire “Mes propriétés“ » (OC1-512). Interprétant cette
phrase, nous pouvons dire : tous peuvent écrire un livre.
1091
Un autre cas significatif de « lecture » dans le contexte de « fantômisme » et de « double » : livre d’Artonin
Artaud Van Gogh le suicidé de la société (édition originale 1947).

338
le « livre » est expérimenté lui-même. Le livre est pour Michaux en quelque sorte un objet de
recherche spécifique1092. La formule de Michaux que nous avons abordée ci-dessus (« Les
livres sont ennuyeux à lire ») peut être considérée comme une sorte de manifestation de sa
pratique personnelle de changer quelque chose dans sa propre perception du « livre ».

La question qui nous reste : les lecteurs de Michaux qui sont-ils ? Sont-ils les
« compagnons » comme le souhaitait Michaux (cf. : citation ci-dessus) ?

Il faut marquer que les interprétations de ses œuvres sont multiples et se réalisent dans
plusieurs domaines : musique1093, linguistique1094, critique1095, poésie, peinture. Nous ne
voulons pas faire ici l’examen de tous les tentatives de « lire » de Michaux, nous ne voulons
que marquer quelques exemples significatifs. Nous examinerons deux derniers domaines
(poésie et peintures).

Dans le chapitre consacré au « dossier » de mouvements nous avons évoqué le fait de


« lectures » des mouvements peints de Michaux par les autres.

Ainsi, un exemple important représente le livre de B. Noël, Vers Henri Michaux1096.


Ce livre comprend 5 encres de Michaux inédites, faisant partie de la série « Mouvements »,
réalisée en 19511097. Les textes de Bernard Noël représentent deux formes : celle poétique
(poème « Lettre verticale ») et celle critique (essai : « Les peintures noires d’Henri

1092
En paraphrasant Nelson Goodman : le livre n'est pas autographique bien qu'il n'ait qu'une phase (cf. :
« Désignons une œuvre comme autographique si et seulement si la distinction entre l’original et une contrefaçon
a un sens ; ou mieux, si et seulement si même sa plus exacte reproduction n’a pas, de ce fait, statut
d’authenticité. », Langages de l’art, p.147-148). La question: pour Michaux, y a-t-il un objectif de composer le
livre ("autre" livre), qui n'est pas reproduit au sens ordinaire, c'est-à-dire: au sens de copiage.
1093
Voici quelques exemples. L’interprétation électroacoustique de Pierre Boulez sur Poésie pour pouvoir en
1958 (OC2-1229). Cf. : l’article de K. Leonard, Pouvoir, dans la revue de musique « Mélos », n°10, octobre
1958, Berlin avec lexte de Michaux en français et en allemand, sous le titre Genèse des trois « poèmes pour
pouvoir ». Ce texte est illustré d’une photo du musicien P. Boulez devant une machine électronique. La
composition musicale (1967) pour seize instruments de Jean-Yves Bosseur intitulée par citation d’un vers de
Mouvements : « Un arraché de partout » ; l’interprétations musicales de L’Infini turbulent de Clara Maïda
(Instants-Passages), 1998. Cf. aussi : G. Amy, « Musique pour « Misérable Miracle », dans la revue « Tel
Quel », n°17, printemps 1964, p.83-93. Le film Images du monde visionnaire 1963 est accompagné par la
musique de Gilbert Amy (cf. : OC3-1534N). Voir aussi la rubrique « Adaptations musicales », OC3-1897.
1094
Un « modèle de la lecture » proposé par P. Kuentz pour le texte de Michaux Dans la nuit. (RsHM, p.70-80) :
lecture linguistique, composant des schémas graphiques du poèmes (utilisant les phonèmes comme « points de
visées »).
1095
Nous marquons le fait que Michaux était sensible par rapport aux critiques. Bruno Roy, éditeur de Fata
Morgana évoque à la fin du livre de G. Bounoure, Le darçana d’Henri Michaux, 1985 (comportant deux articles
publiés dans NRF, n°53 et 54, mai et juin 1957 : « Le darçana d’Henri Michaux » et dans NRF n°172 janvier
1928 : « Qui je fus ») : « Henri Michaux tenait Gabriel Bounoure en haute estime. Il plaçait ces textes parmi les
plus justes qui lui aient été consacrés, et approuvait notre projet de les réunir en volume. » (p.50).
1096
Draguignan, Unes, 1998, 83 p.
1097
Cf. : la note qui se porte à la fin de l’édition : « Les cinq encres sur papier reproduites dans ce livre sont
d’Henri Michaux. Elles font partie de la série Mouvements réalisée en 1951, d’un format de 32 x 24 cm. Elles
sont inédites. »

339
Michaux »). Pierre Vilar écrit dans la préface : « B. Noël a écrit sur Michaux de ses propres
mots ou sur l’écran noir des peintures et des dessins »1098. Ce livre est une lecture poétique et
critique à partir et en face des dessins de Michaux.

Voilà la description des textes de B. Noël (l’indication [d] signifie que le texte est
accompagné de la reproduction de dessin de Michaux) :

- [d] Lettre verticale. Ce texte annoncé comme inédit avant 1998 représente le poème-
lettre adressé à Michaux (« henri/<…> »).

- [d] Les peintures noires d’Henri Michaux. Cet texte publié en 1972 dans la revue
e
« XX siècle » (n°38) est un essai de pénétrer dans les tableaux de Michaux, utilisant les
procédés verbaux, une tentative de « lire » les tableaux de Michaux. Nous citons une phrase
de B. Noël pour illustrer ses réflexions « devant les peintures noires » : « Le travail à faire
serait de décrire chaque peinture minutieusement, tache après tache, ligne après ligne, mais ce
serait commencer l’histoire de la pensée. »1099

- Les pulsations d’une poussée vers le visible : texte publié en 1976 dans « La
Quinzaine littéraire » (n°233). C’est un essai sur l’écriture imaginaire de Michaux1100.

- [d] Henri Michaux : texte publié en 1980 dans le catalogue « Fata Morgana »,
Galerie de France. Les dessins de Michaux (mouvements peints) sont caractérisés comme
ceux qui font la « fable de mouvements »1101.

- Voyager avec Michaux. Ce texte signé Guadalajara – Mexico, 1/7 XII 96 fait la
référence sur la méthode de « lire » que nous avons étudiée chez Michaux1102. La « lecture »

1098
« Bernard Noël a écrit sur Michaux, à même la peau de ses propres mots, ou sur l’écran noir des peintures et
dessins<…> Ce que Bernard Noël écrit de Michaux – dans ses parages ou son sillage, en vue de ses propriétés –
tient en peu de mots, de nature assez différente : des poèmes, de petits essais, des notes déposées dans le
mouvement du voyage<…> Comme la citation qui s’incarne sans peser. » (Pierre Vilar, Préface « Sauf son
respect » de B. Noël, Vers Henri Michaux, p.11).
1099
Ibidem, p.34.
1100
B. Noël caractérise cette écriture d’« écriture peinte » : « Aux apparitions s’enchaînent naturellement les
mouvements, les vibrations, les réagrégations, les signes, et tous ces « instants », à la fin se combinent si bien
qu’ils forment L’écriture – une écriture qui n’est pas ce que, d’ordinaire, on entend par ce mot, car elle ne
constitue pas un système abstrait et neutre de notation ; une écriture qui ne « dit » rien parce qu’elle n’est pas
séparée de ce qu’elle dit ; une écriture qui dit ce qu’elle est comme l’air est de l’air et l’eau de l’eau./ Cette
écriture, qui est un lieu, en est aussi l’élément, et c’est pourquoi elle « écrit » le même élémentaire en nous, tout
en n’étant pas « notre » écriture. En fait, même déposée sur le papier, sa trace reste mentale : on ne lit pas un
élément, on y entre, on devient nageur de signes… » (p.44-45, nous soulignons). Cf. notre conception, P2, ch2,
§5 et P3, ch2, §4.
1101
Ibidem, p.54.
1102
Cf. : la phrase de B. Noël : « Lire est un acte connu de tous aussi en va-t-il de lui comme de l’amour que tout
un chacun croit savoir faire. » (ibidem, p.63) et la formule de Michaux commentée ci-dessus : « Les livres sont
ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique. »

340
des tableaux est nommée une « façon de voyager »1103, forme de processus interrompu de
« méditation » (dans les termes de Michaux).

- [d] Une cruauté particulière. Ce texte annoncé comme inédit avant 1998 parle du
« rôle du lecteur » des peintures de Michaux.

- [d] Le 19 octobre. Poème inédit avant 1998 représente l’hommage1104 à Michaux (à


la date de sa mort le 19 octobre1984).

D’après cet exemple : les dessins reproduits (mouvements peints) servent à B. Noël
plutôt de prétexte pour réfléchir sur le processus de « lecture » de la peinture1105.
S’appropriant la particularité de la « méditation », B. Noël veut s’abstraire par rapport au
« noir » des taches de mouvements peints. On peut dire que c’est l’œuvre plastique de
Michaux en général qui est mise en « lecture » par B. Noël.

On peut nommer un autre exemple significatif : deux livres d’Yves Peyré En appel de
visage1106 et Décisive pliure du ciel1107. Plusieurs faits se regroupent autours de ces livres.

On peut considérer deux livres de Yves Peyré comme ceux qui correspondent à une
forme de « lecture » poétiques des dessins de Michaux.

Dans En appel de visage on peut deviner l’inspiration poétique par des images qui
apparaissent sous le « griffonnage »1108 du crayon « conté » de Michaux (« en regard des

1103
« Autre façon de voyager : réfléchir en regardant, puis regarder sa réflexion, puis articuler ces deux états
pour obtenir la précipitation du trajet accompli. » (ibidem, p.64)
1104
Le livre de Laurence Durrell, Henri Michaux (1990, Fata Morgana) nous donne un autre exemple
d’hommage. Il est important que cette édition est bilingue. Elle comporte deux textes : « Henri Michaux poète du
parfait solipsisme » (« Henri Michaux the poet of supreme solipsisme ») et « Poème en l’honneur d’Henri
Michaux » (« Poem in honour of Henri Michaux »). Le premier est une sorte de témoignage de « deux après-
midi entières, pendant lesquelles il [Michaux] parla de son œuvre avec une lucidité affable et tranquille des plus
émouvantes toujours en équilibre à la limite d’un rire libéré » (p.13) ; le seconde (2 pages) est une réflexion sur
Michaux en forme d’hommage. L’édition est accompagnée par les dessins de Michaux (3 dessins reproduits
rarement sont pris des lithographies de Saisir. 3 vignettes qui accompagnes les titres de l’édition sont également
pris de lithographies de Saisir, présentant quelques éléments de celles-ci).
1105
Un autre exemple de « lectures-réflexions » (« notations-réflexions » dans les termes de Michaux) est le texte
de Lorand Gaspar « Voici un livre qui ne dit mot » sur le livre Par la voie des rythmes (cf. : OC3, p.1652-1653).
1106
Edition originale : Verdier, Lagrasse, 1983 ; (94-Fontenay-sous-Bois, Imprimérie Quotidienne). Imprimé le
15 septembre 1983. Texte d’Yves Peyré. Format 185 x 255, 108 p. [n.p.] 75 exemplaires sur vélin Lana royal, en
feuilles, à grandes marges, numérotés et signés au colophon par les auteurs. Reproduction de 31 dessins
« conté » couleurs de Michaux ; en noir et couleur Technique : crayons de couleur (1976-1981). (Quelques
exemplaires hors commerce marqués HC.) Textes de Y. Peyré : L’attrait du disparaître, La couleur et ses voix,
Vis-à-vis de rêves I, Le vertige apaisant des doubles, Vis-à-vis de rêves II, L’espace de l’instant, Limpide
tremblement d’en deçà tout visage.
1107
Editions « L’Ire des vents », Chateauroux, 1984. (18, rue Clair Talichet, 36000), 11 pages, 2 feuilles de
planche (au début et à la fin du livre). Signature de l’auteur, l’épreuve supplémentaire, signée par le peintre. 100
exemplaires sur vélin d’Arches, dont 25 avec 4 épreuves supplémentaires. En feuilles sous couverture Kraft
repliée et emboîtage d’éditeur. Lithographie de Michaux : 410 x 315, 3 tirages en couleurs, brun, vert et vieux
rouge de format 410 x 370. Exemplaire à la BNF : RES G-YE-755. Imprimé le 17 nov. 1984.

341
derniers dessins d’Henri Michaux »1109). Même le titre du livre propose le champ de
rapprochement entre ce qui est verbal (poème, appel) et ce qui est plastique (visuel, gestuel).
Le visage (et ensuite, dans le texte, l’homme, la tête etc.) est mis au centre du jeu poétique, le
dialogue entre le poète et le peintre de deux générations différentes se réalisant.

Deux styles de « lecture » se dévoilent grâce à ce livre de collaboration. La lecture


intertextuelle (le texte est plein de citations de Spinoza, Paul Celan, Marina Tsvetaeva, E.A.
Poe traduit par Ch. Baudelaire, F. Nietzsche, etc.) et la lecture dont on peut remarquer une
sorte de métalangage d’un poète (Y. Peyré) qui se trouve pas seulement en face de l’œuvre
d’un autre poète et peintre (H. Michaux), mais qui se trouve aussi en face de lui-même.

Cette lecture peut être nommée une « traduction-création » (non pas la description des
dessins, non pas leur explication). Une « autre » voie, une voie parallèle s’inscrit auprès des
formes, dont on peut deviner ce qui rappelle quelques signes de visages. Dans ce sens la
création poétique, notamment des mots-valises (mots-chaîne) est remarquable. Nous avons
un « mouvement » du texte caractérisé comme « Procession de visages dans la courbe d’un
cheminement »1110 : « visage-individu », « Visages-ébauches », « visages-torces », « arbres-
visages », « visage-grenouille », « visages-nénuphars », « feuille-visage », « Blocs-visages »,
« Visages-galets », « regard–visage » etc. Comme clé de cette lecture une notion est proposée
par Y.Peyré : le « non-visage ». Cette notion est centrale car elle comporte l’essentiel du
phénomène de « visage » à plusieurs niveaux.

On peut rappeler les « visages » propres de Michaux : « visages » qu’il pratique dans
son œuvre picturale. Celui-ci viennent du fond (du support) mais en même temps et au même
moment vont se dissoudre dans ce même fond. Ils existent et n’existent pas (effet similaire
dans les aquarelles de Michaux).

Les mots-clefs du texte Décisive pliure du ciel semblent se trouver au champ du


vocabulaire des notions fréquentes de Michaux : « regard », « ombre », « main »,
« mouvement », « tache », « visage » etc. Cela nous donne à penser aussi à une forme de
lecture poétique chez Y.Peyré, rappelant par exemple, la présence des lithographies de
Michaux, dans lesquelles nous pouvons voir quelques silhouettes d’arbres (« arbres et pierres/
sommés/ de s’ouvrir à l’œil des mots » Y.Peyré).

1108
Cf. : P2, ch.1, §1.
1109
Première phrase du livre de Y. Peyré (L’attrait du disparaître) : « L’attrait du disparaître : comme irrésistible
en regard des derniers dessins d’Henri Michaux. Petit texte qui suit cette phrase est un extrait de la lettre de Y.
Peyré adressée à Michaux.
1110
Les citations sont du texte de Y. Peyré (le livre est non paginé).

342
A ces deux livres de Y. Peyré nous pouvons ajouter un autre : son essai critique (9
textes) sur Michaux : Henri Michaux : permanence de l’ailleurs, 1999. Sur la 1e feuille de
front figure la reproduction en couleur de la gouache de Michaux (Sans titre [dit Le petit
masque bleu], 1925. Cet essai peut être nommé une « lecture poétique » de la vie de Michaux,
lecture où certains faits de la vie et de l’œuvre de Michaux poète-peintre sont dits à la manière
d’une réflexion poétique, parfois des longues phrases presque rythmées comme celle-ci : « Il
y va de l’attente de la neige, de la peur du naufrage et du cri insurpassé d’un oiseau, il y a
aussi cette mince surface d’aveu, que la main ploie ou parcourt, que le regard pénètre, c’est
déjà la montée du mystère, c’en est immédiatement le dévoilement, un excès d’évidence que
ce visage qui s’élargit sans cesse »1111. En faisant une sorte de reflet au thème de « visages »
Y. Peyré se défend : « Je ne veux pas dire que Michaux n’a peint que visage »1112.

Nous voulons souligner que les œuvres de Michaux ont inspiré plusieurs
« improvisations » d’autres auteurs. Le terme « improvisations » semble très juste. Il a été
utilisé par Michel Butor, cf. : Improvisations sur Henri Michaux, 19851113. Ce livre est orné
par la vignette bleue, placée sur la couverture, présentant une sorte de signe végétal (signe qui
rappelle un être-plante). Deux aspects sont remarquables : 1/ ce livre est une forme de lecture
de Michaux : les longues citations sont accompagnées par les réflexions de M. Butor ; 2/
l’auteur met quelques livres de Michaux dans un classement particulier : « livres d’écart »,
« livres de pérégrination », « livres de projection », « livres de résistance », « livres de
réflexion », « livres de tremblement », « livres d’illustration », « livres d’orientation ». Ce
classement est important pour nous, si nous prenons l’hypothèse de « livre » comme objet
d’expérience chez Michaux.

Force est de constater que l’œuvre de Michaux n’a pas seulement été abordée par les
poètes, mais aussi par les peintres. Premier livre de Michaux accompagné d’un dessin de
quelqu’un autre était Sifflets dans le temple. C’était une plaquette avec un dessin de Luis
Gonzalez Bernal, parue aux éditions « G.L.M. » en 19361114. Il est remarquable que ce livre
est imprimé par Guy-Lévis Mano1115.

1111
Ibidem, p.85.
1112
Ibidem, p.86.
1113
Cf. aussi : Le Sismographe Aventureux, Improvisation sur Henri Michaux, Paris, ELA La Différence, (coll.
“ Les Essais ”), 1999.
1114
Cf. : OC1, p.1292N. N.B. : Dans la revue « Variétés » (n°6, le 15 oct. 1929, Bruxelles) deux « poèmes-
appels » de Michaux Mon Dieu et L’Avenir paraissaient ensemble sous le titre Poèmes. Au-dessus du titre il y a
du titre le dessin du peintre Jacques Maret, dont figure une silhouette d’un petit homme. C’est un des exemples
les plus rares pour lesquels on parle des « illustrations » des « autres » sur les textes de Michaux. Autre exemple

343
La démarche esthétique particulière avec quelques textes de Michaux a été effectuée
par Pierre Bettencourt1116 dans les années 1940. L’édition du texte Je vous écris d’un pays
lointain effectué en 1942 est ornée de son dessin sur la couverture. Le même principe (dessin
de Pierre Bettencourt sur la couverture) est utilisé pour l’édition du texte Tu vas être père en
1943, et pour le texte Arriver à se réveiller, 19471117.

Force est de constater que l’idée de dessins des autres peintres en couverture des livres
de Michaux a été utilisée dans quelques autres éditions. Nous trouvons encore deux cas de la
conception de couverture : poème Liberté d’action, 1945 (dessin de Marion Prassinos1118) ; et
les aphorismes (dites les « signes d’agitation »1119) : plaquette Tranches de savoir suivi du
Secret de la situation politique1120 (illustration représentant une sorte de « toile d’araignée »
de Max Ernst1121).

Un projet à part est remarquable pour le livre Au pays de la magie 1941 avec un
frontispice à l’eau-forte en deux couleurs par Pablo Picasso1122.

d’illustration sur Michaux : dessin de A. Baudin pour le texte Mais toi, quand viendras-tu ? 1936 (cf. : OC1-
1278N).
1115
Guy-Levis Mano, éditeur-expérimentateur qui travaillait sur les formes typographiques des textes avec un
certain nombre de poètes contemporains (Paul Eluard, Georges Bataille). Imprimerie (atelier) de Guy-Levis
Mano avait l’adresse à Paris : 6, rue Huyghens. Voilà les livres que Michaux a édité avec Guy-Levis Mano : 1/
Première page de ma vie, dans la revue Cahier GLM (1er cahier), mai 1936, p.5-7. On peut remarquer que ce
texte (qui représente une forme de mytho-biographie de Michaux) commence par une phrase imprimée en
capitales : « JE SUIS NÉ D’ENFANTS » (OC1-538) : l’élément le plus signifiant de ce que nous nommons
l’écriture typographique de Michaux ; 2/ Sifflets dans le temple ; 3/ La Ralentie, Paris, GLM, 1937 (plaquette sur
couché bicolore : bleu ciel et rose. 18 pages, 140 x 100 ; (cf. : catalogue Les Editions GLM, Bibliographie,
n°133) ; 4/ Peintures : sept poèmes et seize illustrations, préf. de L.Cheronnet, Paris, GLM, 1939, (particularité :
envoi autographe signé de l’auteur à Lévis Mano) ; 5/ Vers la complétude : saisie et dessaisies, Paris,
GLM, 1966 ; 6/ Quand tombent les toits, Paris, GLM, (impr. Lévis Mano), 1973. 30 p. 160 x 100.
1116
Pierre Bettencourt, peintre, sculpteur, écrivain. Il avait sa presse personnelle, sur laquelle il composait un
certain nombre de livres-objets. Sur l’art du livre chez P. Bettencourt voir : Nomenclature des livres et plaquettes
publiés ou édités par Pierre Bettencourt, (établie par l’auteur), 1956 ; réédition corrigée (P. Bettencourt et M.
Imbert), 1997.
1117
Le dessin en noir sur blanc de couverture par Pierre Bettencourt, représentant une « tête idiote » (expression
de Michaux) à la ligne, dont un œil est ouvert et l’autre est fermé, presque cousu par les cils (Cf. : OC2-1176).
1118
Le dessin de M. Prassinos donne l’impression d’une image zoomorphique ou anthropomorphique (une sorte
de « déformation symbolique » : dragons ? monstres ? cheval ? homme ?). Ce dessin en couleur entoure le titre
et le nom. Il est remarquable que pour l’édition de La vie dans les plis de 1949 (chez Gallimard) la reluire a été
fait d’après une maquette de M. Prassinos (seulement 1 050 exemplaires sur alfa Navarre).
1119
233 aphorismes (séquences), nommés par Michaux « signes d’agitation », OC2-1235. Sur les « aphorismes »
de Michaux, cf. aussi : U. Schneider, Der poetische Aphorismus bei Edmond Jabès, Henri Michaux und René
Char. Zu Grundfragen einer Poetik, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1998.
1120
Collection « L’Âge d’or » (n°4), librairie « Les pas perdus », 1950, (76p., in-16°). Code de la BNF
(exemplaire n°23) : RES P-Z-1723 (4).
1121
L’eau-forte de Max Ernst utilisé dans cette édition a été publiée la même année, en avril, dans « La Part du
Sabre », n°1, p.1232. Dans le journal « Combat », 18 octobre 1946, est publié le texte de Michaux La situation
politique avec trois dessins de Morice Henry (description cf. : OC2-1234,1235).
1122
60 p. de placards corrigés de 225x140, colléction d’Elisabeth Godet. Ce projet n’était pas réalisé (cf. : OC2,
p.1072-1074). Nous avons trouvé un autre point de rencontre virtuelle entre Michaux et Picasso : un dessin de

344
On parle parfois d’un projet d’un livre avec un texte de Michaux (Meidosems) et les
dessins (« photolitho ») d’André Masson. Ainsi, Michaux écrit dans une lettre : « Permettez-
moi de parler cinq minutes d’autre chose que de l’atroce autour de moi <…> / André Masson,
à qui je disais au téléphone que vous aviez apprécié ses dessins, me dit qu’il aimerait surtout
faire le livre avec vous <…> / Il vaudrait donc mieux que je lui soumette le projet, avec prière
de se décider dans les 8 jours. / A[ndré] M[asson] repart le 15 – Vous intéresseriez-vous
vraiment à l’édition d’un tel livre ? »1123

Nous pouvons considérer ces cas comme des certaines interprétations plastiques des
textes de Michaux par les peintres de l’époque (auxquels il fait parfois références dans uns
quelques de ses textes critiques ou poétiques1124). Ce « dialogue par le livre »1125 était souvent
possible grâce aux éditeurs1126.

L’exemple particulier d’interprétation plastique concerne le livre Un certain Plume et


plus précisément le personnage de ce livre : Monsieur Plume.

Remarque bibliographique

Les « Contes »1127 de Michaux Un certain Plume ont paru pour la première fois en
automne 1930 dans une revue « Commerce » ne comprennant que 5 chapitres1128 : La

Picasso sur la couverture du programme des manifestations organisées à la Sirène, les 15, 16 et 17 févriers 1951
où il y a l’Hommage à Henri Michaux (code de la BNF : RES P-Z-1708).
1123
Cf. : OC2-XV (Chronologie), lettre de Michaux à Bertelé datée du 24 juin 1942 ou 1948.
1124
Cf. ses textes critiques sur : L. Bernal (OC1-986) ; P. Bettencourt (OC2-1021) ; P. Picasso (OC2-199), Zao
Wou-Ki (OC2-1016).
1125
L’expression emprunté de Y. Peyré, Peinture et poésie, Gallimard, 2001 (« Considération du territoire »,
pp.6-9. Nous pensons de « dialogues », puisque parfois nous trouvons des « réponces » (plastiques ou littéraires).
Exemples : P. Bettencourt, Abattages clandestins. En France à l’intérieur des terres, 1943 ; peinture de Zao
Wou-Ki de 1956 La nuit remue (catalogue : Zao Wou-Ki, Barcelone, 1988, ill. n°10).
1126
Dans ce sens, le livre Mouvements est un des exemples le plus significatif de collaboration de Michaux
notamment avec René Bertelé. Ainsi, dans la postface de Mouvements, parlant de cette coopération Michaux
ajoute : « … et le livre qui est ici, plus son œuvre que la mienne », (OC-598). Nous pouvons évoquer les autres
éditeurs avec lesquels Michaux fait ses livres. Deux livres de Michaux ont été édités chez Karl Flinker, éditeur et
photographe : Paix dans les brisements, 1959, format italien (avec 12 dessins mescaliniens de Michaux). Vents
et poussières, 1962 (avec 9 dessins mescaliniens). J.-P. Martin parle d’une photo de « l’ombre de HM » faite par
K. Flinker (BIO-541). Une longue coopération de Michaux avec l’éditeur Bruno Roy (« Fata Morgana »),
donnant une série de 16 volumes différents : En rêvant à partir de peintures énigmatiques, 1972 ; Bras cassé
(1973) ; Par la voie des rythmes (1974) ; Moriturus (1974) ; Idéogrammes en Chine (1975) ; Les Ravagés
(1976) ; Jour de silence (1978) ; Poteaux d’angle (1978) ; Saisir (1979) ; Une voie pour l’insubordination
(1980) ; Affrontements (1981) ; Comme un ensablement (1981) ; Les Commencements. Dessins d’enfants. Essais
d’enfants (1983) ; Par surprise (1983) ; Par des traits (1984).
1127
Expression de Michaux : « Je fais des contes burlesques (du moins, je le crois)./ Je voudrais les réunissant
aux contes d’Un certain Plume en faire un volume pour la NRF. » (lettre de Michaux à Paulhan, voir : OC1-
1261). Autre terme qui peut être utilisé pour les textes de Plume et qui proche aussi de Michaux : « aventures »
(voir p.ex. : « Aventures terribles, quels que soient vos trames et vos débuts, aventures douloureuses et guidées

345
Philosophie de Plume, Plume voyage, Plume au restaurant, Dans les appartements de la
Reine.
1129
En même année, dans l'édition du « Carrefour » Un certain Plume a paru sous
forme d’un recueil de 5 parties, y compris 34 chapitres, dont seulement 13 portent sur
l'histoire de Plume. Ces textes ont été repris en 1938 dans le recueil Plume, précédé de
Lointain intérieur1130, où Un certain Plume présentait en 14 chapitres dont 3 précédents (2e
mort de Plume, Bouddha, Rupture) qui ont disparu et 4 nouveaux qui ont été ajoutés (Plume à
Casablanca, L’Hôte d’honneur du Bren Club, Plume au plafond, Plume et les culs-de-jatte).

En 1943 a été publié un texte attribué à Michaux : Tu vas être Père, d'un certain
Plume (sans nom d'auteur, ni éditeur1131). Repris dans le recueil Plume, précédé de Lointain
intérieur de 1963 chez Gallimard1132 Un certain Plume n'a jamais compris Tu vas être Père,
d'autre part il a perdu énigmatiquement un chapitre de l'édition de 1938 : On cherche querelle
avec Plume1133.

Au total donc 18 textes divers (publiés et connus1134) de Michaux peuvent être cités
consacrés au personnage « monsieur »1135 Plume.

Paradoxalement, dans les livres sur Plume on ne peut pas trouver l’iconographie du
personnage. Cependant, un dessin a été fait. Il figure en frontispice du livre Le Lobe des
Monstres (1944) et à la fin de Peintures et Dessins (1946)1136, où il est accompagné d’une

par un ennemi implacable. », Dans les appartements de la Reine OC1-628 ; voir aussi : neuf textes sous le titre
commun Aventures, OC1-684). Sur l’expression de Michaux « contes burlesques » voir : OC1-1224N.
1128
Revue « Commerce », n°25, automne 1930, p. 143-161.
1129
Edition du Carrefour, Abbeville, (176 p., format 180 x 120, tirage 2 040 exemplaires).
1130
Gallimard, collection « Blanche », Paris, (218 p., format 188 x 119, tirage 3 300 exemplaires).
1131
Saint-Morice d'Etelan. 42 pages (n.p.), format 130 x 95, sans date, couverture cartonnée dessinée par P.
Bettencourt. Dessin représente une composition des formes-taches ainsi que quatre flèches en noir, vert, jaune et
rouge, qui entourent un espace blanc en forme d’œuf, comportant le titre du livre (voir la reproduction dans
OC1-1319). Ce dessin est à la fois décoratif (même presque ornemental) et symbolique : interprétant les taches
(et non pas les flèches) comme formes souvent utilisées par Michaux lui-même, tandis que l’œuf comme sphère
ou comme le signe du commencement. Texte de la justification du tirage : « Ce texte de PLUME paraît ici pour
la première fois. Le tirage comprend 300 exemplaires sur Arches numérotés de 1 à 300. On les vend sous cape à
Paris ». Sur la première page imprimée (faux-titre) figure une mention : « D’un certain Plume », sur la tranche
existe une mention : « Plume Tu vas être père ». Nihil obstat figure en majuscules sur le quatrième plat de
couverture. Particularité du texte : énormes blanches sur les pages. (Cf. : OC1-1318N).
1132
« Nouvelle édition revue et corrigée », parue chez Gallimard et reprise à l’identique en 1985 dans la
collection « Poésie » (Gallimard).
1133
Titre changé de celui : 1ère mort de Plume (1930).
1134
J.-P. Martin parle de deux « manuscrits détruits » envoyés par Michaux à Poulhan du Maroc en 1931 : Un
crime à Tanger et Le sultan bafoué (cf. : BIO-200).
1135
Dans les textes consacrés à Plume Michaux utilise deux fois l’expression « monsieur » comme forme
grammaticale d’un nom mis en apostrophe (écrit en minuscule) : « Vous recevrez mes témoins demain à 10
heures, monsieur. » (On cherche querelle à Plume, OC1-689).
1136
Dans l’édition de R. Bertelé, Henri Michaux (collection « Poètes d’aujourd’hui »), 1949, figurent 3 textes :
Un homme paisible, Plume au restaurant, Plume voyage. Entre le second et le troisième texte (à la page 140) est

346
« légende » empruntée au texte Plume voyage (1930). On peut dire qu’il y a quand même
deux formes matérielles de Plume chez Michaux : écrite et dessinée.

Mais c’est plutôt un autre peintre qui a fait le portrait de Monsieur Plume. Le fait est
connu qu’il existe plusieurs tableaux de Jean Dubuffet (de la période 1946/1947)1137, qui sont
pour l’essentiel les portraits de Michaux. Certains entre eux portent dans leurs titres le nom de
Plume comme par exemple : Monsieur Plume tête botanique (Portrait d’Henri Michaux)1138
et Monsieur Plume. Plis au pantalon. (Portrait d’Henri Michaux). L’ensemble de ces
tableaux avec d’autres peintures de Dubuffet, de la même manière (Michaux griffures
blanche, Henri Michaux acteur japonais, Michaux vieil ivoire et thé1139, Michaux façon
momie, Michaux gros cernes crème, Michaux mine carré) peut être considéré comme une
série d’interprétation plastique du portrait de Michaux identifié à son « personnage-
tampon »1140 Plume.

Tous ces exemples nous montrent la richesse des mondes de Michaux : ses textes et sa
peinture inspirent les « autres » pour effectuer des « lectures ». Nous considérons ces
« lectures » comme cas particuliers qui dévoilent une forme de création. Certaines « lectures »
correspondent à la formule « peindre mentalement un tableau », les autres peuvent être
nommées le travail de collaboration.

Conclusion pour la troisième partie

Disant que la notion « mouvements » est centrale pour l’œuvre de Michaux nous
avons fait dans cette partie de la thèse, une approche des définitions de « mouvements » telles
qu’elles se présentent dans son vocabulaire personnel. Cette approche nous a permis de faire
émerger deux points essentiels pour notre problématique.

reproduit le dessin de « Plume ». Nous citons ici une caractéristique de René Micha donnée pour ce dessin : « Il
n'existe pas de portrait de Plume, mais un entrelacs de lignes, dans Le Lobe de Monstres (Lyon, L'Arbalète,
1944), dans Peintures et Dessins (Paris, « Le Point du Jour », 1946) porte son nom. Deux yeux et d'autres plus
petits, œufs de fourmis parmi les herbes ». (R. Micha, « Plume et les anges », dans l'HERNE, p. 144). Voir ce
dessin : Michaux, OC1-971 (1370N).
1137
Voir catalogue d’exposition du 7-31 octobre 1947 (9 portraits de Michaux). Cf. : « Carrefour », le 9 déc.
1949, L. Pauwels (sur l’exposition de Drouin, 1948) : résumé de la vie de Michaux avec son portrait par
Dubuffet.
1138
BIO-ill.16
1139
A.P.-ill.15.
1140
Cf. : « Mes ‘Emanglons’, ‘Mages’, ‘Hivinizikis’ furent tous des personnages-tampons suscités par le
voyage. » (Passages, OC2-350). N.B. Les « Emanglons », les « Hivinizikis » sont les personnages du livre
Voyage en Grande Garabagne, les « Mages » figurent, par exemple, dans le texte Au pays de la magie (voir :
Ailleurs, OC2-3). Nous disons que Monsieur Plume est aussi un « personnage-tampon », puisqu’il est un des
plus connu de l’œuvre poétique de Michaux.

347
Premier point. Les caractéristiques de « mouvements » nous disent que le concept
propre à Michaux est celui qui reste toujours à la fois réel et irréel. Ce que nous voyons ou ce
que nous lisons (c’est-à-dire : ce que nous pouvons percevoir) dans son œuvre ce sont les
« mouvements » physiques (formes plastiques composées par des traces, mots crées par des
sons), mais ce sont aussi les « mouvements » imaginaires (vecteurs, directions). Dans ce sens
la notion « mouvements » compose la liaison entre plusieurs autres notions, et, notamment
entre les notions « signes » et « gestes » telles qu’on peut les comprendre à partir de l’œuvre
de Michaux.

L’essentiel que nous trouvons pour ce concept chez Michaux : l’infiniment. Dans le
langage poétique de Michaux on rencontre toujours des éléments qui indiquent le mouvement
et le contre-mouvement des mots, des expressions. Les mouvements peints de Michaux sont
très proches de ses images spécifiques d’apparitions-disparitions. Les personnages, les
formes, les éléments sensibles dans ses œuvres en général sont toujours dans un état
intermédiaire : ils apparaissent à chaque instant (pendant la lecture ou pendant l’observation)
et ils disparaissent au même instant. Le concept de « mouvements » chez Michaux nous
permet alors de pénétrer dans son œuvre et d’étudier le rapprochement entre ce qui est écrit et
ce qui est dessiné.

Par ce chemin d’étude nous sommes amenés à la problématique du livre de Michaux.


Grâce à certains aspects de diachronie du volume Mouvements, nous sommes arrivés à dire
que chez Michaux il y a peut-être une tendance à expérimenter le livre comme objet. Nous
révélons un certain mouvement interne du « livre » chez Michaux, disant que la nature visible
et lisible1141 s’y rencontre. Or, nous remarquons qu’il reste quand même une rupture
essentielle entre ce qui est typographique et ce qui est manuscrit ou dessiné.

La spécificité la plus importante de l’expérience du « livre » chez Michaux est celle de


collaboration. Deux registres du « livre » ont été travaillés :

- registre typographique (forme de texte, importance de style d’impression,


utilisation des signes graphiques spécifiques) ;

- registre plastique (forme de livre, présence des dessins – leurs reproductions,


non-reproduction, ainsi que la présence des documents ajoutés)

1141
« Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond », P.Klee, Philosophie de la création, TAM-58.

348
L’examen des livres de Michaux nous permet de dire qu’il effectue une sorte de
dialogue avec les « autres ». Nous avons vu qu’au niveau de forme de présentation du livre il
s’agit de la collaboration avec les éditeurs, les peintres et les poètes de l’époque.

Force est de constater que l’infiniment dont nous parlons au regard de l’œuvre de
Michaux se caractérise par une certaine linéarité. C’est le deuxième point qui a émergé dans
cette partie de la thèse.

Ainsi, nous avons évoqué la linéarité sensible dans le registre textuel : nous avons
examiné plusieurs caractéristiques de vers-ligne chez Michaux. Avec les exemples de
filiformes poétiques trouvées dans ses textes, nous sommes passés de la pluralité de la notion
de « ligne » à ses particularités.

Rappelons la phrase de Michaux (celle que nous avons prise pour intituler le deuxième
chapitre de la présente partie) : « Par une ligne la transmission est opérée ». Selon cette
phrase la « ligne » est un instrument spécifique de travail (opération) pour effectuer une
certaine transmission. C’est pour ça que la « ligne » ne peut pas être considérée comme
seulement une forme géométrique visible, mais l’élément constitutif de l’œuvre de Michaux.
Qu’est-ce qu’elle transmet ? Une corporalité : la ligne répond aux rythmes corporels ; un
geste : la ligne est le résultat d’une action picturale ; une pensée : la ligne c’est l’écriture
lisible (réelle) ou imaginaire (irréelle).

Dans le registre plastique nous avons remarqué la présence visuelle de la ligne comme
une « opération-création » plastique pour réaliser par les formes visibles (cercles, zigzags)
quelque chose de presque insaisissable, invisible (impulsion des nerfs, des pensées, rythme
du cœur, de la peur).

L’examen de la linéarité chez Michaux nous dévoile finalement deux méthodes


particulières de la transmission effectuée dans son œuvre : méthode de « traduire » et méthode
de « lire ». Ces deux méthodes semble-t-il sont essentielles pour décrire le laboratoire de
Michaux poète-peintre.

349
CONCLUSION

« Même si c’est vrai, c’est faux » (Michaux)1142

§ 1. Cartographie : la fiction de Michaux

Dès le début de cette thèse nous avons dit que nous présentons des cartographies
multiples de l’œuvre de Michaux.

Parfois ses ouvrages nous donnent certaines pistes quasi-géographiques ou quasi-


ethnographiques, celles qui correspondent souvent à des lieux réels. Mais nous pouvons
penser aussi à l’irréel, c’est-à-dire à l’invention des endroits par Michaux. De ce point de vue,
la notion de « cartographie » porte sur ce qu’on peut nommer la fiction de Michaux.

Dans l’œuvre de Michaux on a la métaphore du lieu fictif, avec un éventail très large.
Cette métaphore est liée à la notion de « voyage » correspondant souvent et surtout au voyage
en soi ou dans l’imaginaire : souvenirs du fœtus1143, ou journal de quelqu’un qui ne sait pas
voyager1144, ou livre d’auteur qui a vécu ailleurs1145.

Dans ce sens, l’exemple du pays de la Grande Garabagne (crée par Michaux pendant
ses divers voyages en 19341146) semble un des plus significatifs. On peut citer R. Barthes qui
écrit au début de son livre L’empire des signes en 1970 : « Si je veux imaginer un peuple
fictif, je puis lui donner un nom inventé, le traiter déclarativement comme un objet
romanesque, fonder une nouvelle Garabagne »1147.

En effet, la Grande Garabagne de Michaux, ce pays « fantastique », peut être considéré


comme un étalon de la fiction. Au niveau « anthropologique » : ce pays compte plus de
soixante tribus et peuples différents avec leurs mœurs et coutumes1148, composant une énorme

1142
Tranches de savoir, OC2-462.
1143
Cf. : « Souvenir de fœtus : Je me décidai un jour à porter bouche. Foutu ! Dans l’heure, je m’acheminai,
irrésistiblement, vers le type bébé d’homme. » (Tranches de savoir, OC2-450). Souvent chez Michaux il y a des
formules qui indiquent des sortes de souvenirs du fœtus, ceux qui jouent comme le motif d’auto-reconnaissance
du soi : cf. les textes Qui je fus (OC1-73), Je suis né troué (OC1-189).
1144
Cf. : Préface d’Ecuador, OC1-139.
1145
Cf. : Préface du recueil Ailleurs (OC2, p.3 et 1035-1036N). Nous ne faisons pas le panorama des livres de
« voyages » de Michaux, ce qui est l’objet de plusieurs recherches sur son œuvre. Dans les termes de R. Bellour
les livres de Michaux sont marqués par une sorte de « géographie sans limites » (ibidem).
1146
Barcelone, Catalogne, Madrid, Lisbonne, Luxemburg, Anvers, Verviers, Knokke-le-Zoute (cf. : OC2-
1054N).
1147
L’empire des signes, Genève, Skira, 1970, p.9.
1148
Il y avait les différentes variantes de titres pour le livre de Michaux, où figure le lexique que nous
empruntons : 1/ Mœurs et coutumes des tribus et des peuples de Grande Garabagne (selon la lettre de Michaux à
Paulhan du 24 décembre 1935) ; 2/ Peuples et tribus de Grande Garabagne (selon la lettre de Michaux à

350
« taxinomie géographico-démographique »1149. Même les noms propres inventés des peuples
et des endroits de la Grande Garabagne donnent un chemin de recherche très large au niveau
linguistique. Ces noms relèvent parfois les procédés caractéristiques de la création
linguistique (on a des mots forgés construits parfois selon les principes de mots-valises ou de
mots-phonèmes : « Hivinizikis », « Omobuls », etc.).

Par ailleurs, on peut penser à la fiction de la composition du langage de


communication dans le livre sur Garabagne (cf. : la liste des « élémentaires notions de
base »1150, sans lesquelles, selon le narrateur qui s’adresse au lecteur, la « communication
véritable avec les gens de ce pays »1151 est impossible).

Finalement, au niveau visuel : l’histoire de l’édition du livre Voyage en Grande


Garabagne propose l’intrigue d’un livre « illustré » par Michaux. Ainsi, à la fin du catalogue :
Henri Michaux, « les livres illustrés » (1993) figure la liste intitulée par les auteurs du
catalogue : « Quelques projets de livres ». Un de ces projets a été annoncé sous le titre de :
Atlas de la Grande Garabagne (carte, portraits, croquis)1152. En effet, dans l’Introduction du
livre édité en 1936 Voyage en Grande Garabagne1153 Michaux écrit ceci : « Il a paru
intéressant à l’éditeur de publier séparément, en un atlas de grand format, les belles cartes de
Fitzgerald, et les croquis et portraits que j’ai faits de différentes races observées. Cet ouvrage
sera bientôt terminé. »1154 Malgré cette annonce, aucun ouvrage ne présente quelques
ensemble organisé de documents visuels sous forme soit d’atlas, soit de cartes, soit de recueil
illustré concernant le lieu Grande Garabagne1155. Le mot « cartes » a été pourtant prononcé et,
en outre, certains documents visuels ethnographiques avaient dû être présentés dans l’édition
(« les croquis et portraits que j’ai faits de différentes races observées »).

Paulhan du 9 septembre 1935) ; 3/ Mœurs et coutumes des Émanglons (Voyage en Grande Garabagne) (selon
une des prépublications dans N.R.F., octobre 1935). Cf. : OC2, p.1055-1056N. On peut remarquer un fait
intéressant concernant la recherche de la forme du titre par Michaux. En 1935 dans La Nouvelle Revue française
(n°259, p.637) a paru le compte rendu de Michaux (article négatif) sur le livre du général George Mac Munn
intitulé : Mœurs et coutumes des basses classes de l’Inde, (nous soulignons). Il est remarquable que Michaux
emprunte la formule « Mœurs et coutumes » pour ses propres titres 1/ et 3/.
1149
OC2-1047N.
1150
OC2, p.102-103.
1151
Ibidem.
1152
Cf. : OC2-1056.
1153
éd. : Gallimard, collection « Métamorphoses ».
1154
OC2-133.
1155
Le fait concernant le projet d’édition de luxe sur la Grande Garabagne (Atlas…) avec les illustrations de
Michaux a pour nous un sens particulier. Selon R. Bellour ce projet a été « la première des trois tentatives
avortées par lesquelles Michaux tentera de lier l’écriture de ses voyages imaginaires à sa création de dessinateur
et de peintre » (OC2-1056N). R. Bellour parle de trois tentatives car il y avait deux autres propositions de
Michaux faites ultérieurement (en 1947) à R. Bertelé et à J. Robert Godet (OC2-1052N et OC2-1076N).

351
La notion de « cartographie » n’est pas éloignée du lexique propre à Michaux. Mais
tous les faits qui apparaissent grâce à l’exemple de la Grande Garabagne nous révèlent qu’il
s’agit d’une fiction propre au vocabulaire de Michaux.

Dans les différents cas, lors de notre étude sur les termes en question comme
« signes », « gestes », « mouvements », ainsi que sur les autres termes spécifiques, nous avons
remarqué la présence de cette fiction. Nous avons dit que chez Michaux les mots sont toujours
prononcés au sens plutôt indirect, souvent inconnu. Alors, les termes étudiés dans cette thèse
font partie d’une sorte de « nouveau langage, tournant le dos au verbal » (Postface de
Mouvements) que Michaux voulait toujours élaborer1156.

Ainsi, une place particulière a été occupée dans notre thèse par l’examen des mots
comme « alphabet », « idéogrammes », « pictogrammes ».

Parfois, Michaux utilise ses termes pour intituler ses dessins ou ses graphies. Michaux
nomme quelques unes de ces encres Alphabet (1927 et 1943). Or, les signes qu’on voit dans
ses dessins ne sont pas mis réellement dans un ordre qui pourrait être dénommé alphabétique :
ces signes ne représentent aucun vrai alphabet. Dans ce cas, à cause du titre, nous nous
attendons à voir des signes alphabétiques, mais nous découvrons quelque chose d’autre.

Pour l’usage du mot « idéogrammes », la situation est différente.

Une autre fois, dans le livre Idéogrammes en Chine (1975) Michaux parle de signes
réels d’écriture idéographique. On peut vérifier qu’il utilise lui-même les vrais idéogrammes
chinois dans ce livre1157.

Mais aussi, dans la pratique plastique de Michaux, on voit souvent des signes-taches
qui rappellent des idéogrammes. Dans la postface du livre Mouvements Michaux nomme ces
signes-taches : les « compositions d’idéogrammes ». Cette formulation est plutôt inhabituelle,
puisqu’on peut s’attendre à voir quand même des « compositions » faites à la base
d’idéogrammes réels. Or, ce ne sont pas de vrais idéogrammes, ce sont plutôt des signes
quasi-idéographiques.

Quant aux « pictogrammes » : Michaux était intéressé dans son œuvre par la question
de « préécriture ». Ainsi, son essai Des langues et des écritures/ Pourquoi l’envie de s’en

1156
Nous rappelons le rêve de Michaux d’exprimer une sorte de nostalgie humaine pour retrouver un niveau
symbolique dans les profondeurs perdues des choses : « Qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement,
et les êtres et les choses, pas avec les mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes
graphiques ? » (Saisir, OC3-936).
1157
Cf. : « Notes sur les calligrammes », OC3-1666N.

352
détourner (dans Par des traits, 1984) est consacré dans une de ces parties aux
« pictogrammes » dans le cadre de l’idée de disparition des langues et des signes anciens. Ce
que Michaux voulait surmonter dans sa propre pratique de « signes », c’est une « fixité », ou
« rigidité » (Signes). Il parle même de vrais pictogrammes dans ce contexte, il songe à la
possibilité d’emprunter aux pictogrammes leur principe de spontanéité.

Comment expliquer que le sens de certaines notions est inversé par Michaux ?

Cela s’explique d’abord par son propre conflit intérieur : conflit avec soi-même
(« moi »/ « je »). Pour résoudre ce conflit Michaux fait un travail d’auto-acceptation : il a le
désir de créer quelque chose, en refusant ce qu’il utilise comme une source (les mots, la
poésie, la peinture, l’écriture, les signes, le langage). Nous disons que c’est un processus de
re-création de soi-même.

Par ailleurs, Michaux veut toujours utiliser quelque chose en le refusant pour trouver
sa propre place dans le monde. C’est pourquoi dans sa poésie il y a tout ce qui est « contre »
les habitudes du langage « normal » ; c’est pourquoi sa peinture est au-delà des tendances de
l’époque. Cela nous montre le conflit : « moi »/ « autrui » (individu/société).

Michaux cherche plutôt à réinventer le langage qui est par essence un niveau
symbolique de notre profondeur. Sa démarche se dirige donc finalement vers le
lecteur/spectateur. Malgré les conflits susnommés, Michaux s’adresse paradoxalement au
lecteur/spectateur contemporain et futur.

Trois phrases mises en jeu pour intituler les parties principales de la thèse - « Signes
surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres », « Je ne puis m’associer
vraiment au monde que par geste », « Mouvements <…> qu’on ne peut montrer, mais qui
habitent l’esprit » - sont bien inscrites dans cette problématique.

Force est de constater que les termes « signes », « gestes » et « mouvements » se


coordonnent très profondément dans l’œuvre de Michaux.

353
§ 2. « Signes »

Les « signes » (quasi-signes) de Michaux sont pluriels, ils sont « mouvements » non
réglés d’avance. Les « signes » de Michaux peuvent être placés entre deux domaines :
domaine de l’écriture et domaine de la peinture. Or, il ne s’agit jamais dans son oeuvre de
« signes » en tant qu’un système organisé.

Le problème du signe, tel que Michaux se le pose, n’est pas un problème linguistique
mais plutôt celui d’une réalisation picturale.

Le signe peut être du côté de son langage écrit : une tension chez lui, c’est une tension
entre le langage comme système de signes qui renvoient à quelque chose, et le langage
comme présence. Par opposition au sens de vrais signes linguistiques qui s’organisent, par
exemple, dans un tableau (représentant les unités graphiques : les lettres, les caractères),
l’ensemble des quasi-signes graphiques chez Michaux est spontané et presque chaotique. Pour
Michaux il ne s’agit pas d’une unité de signes comparable à une vraie écriture (ou à un
rudiment qu’on peut utiliser, ou qu’il utilise). Les signes de Michaux ne fonctionnent pas
comme, par exemple, les signes alphabétiques composant des mots. Pour ses signes il ne
s’agit pas de combinaisons répétées (il n’y a pas d’« obligatoire répétition »1158) ; on peut dire
qu’il n’y a pas de message comme dans une langue réelle. Les signes de Michaux n’amènent
pas vers une grammaire ou un dictionnaire. La différenciation des signes chez Michaux est
différente de celle qui explicite une langue.

Le signe peut être aussi du côté plastique de l’œuvre de Michaux, souvent on peut
parler d’entités visuelles, qu’on peut nommer « signes » (cas des « compositions
d’idéogrammes »). Chez Michaux il s’agit d’expériences picturales avec le signe : expériences
du faire pictural. La difficulté est que ses signes donnent l’impression d’une tentative de
communication, n’ayant pas de combinaisons reconnaissables.

Contrairement au sens linguistique, ces signes (entités visuelles) de Michaux ne


peuvent pas renvoyer directement à un objet bien reconnaissable. Ils se présentent comme des
événements ponctuels : ils ne peuvent que nous rappeler quelque silhouette (insecte, plante,
visage) grâce à une certaine intuition (qui n’est que notre intuition). Formellement on peut
dire que les « signes » de Michaux un à un ne signifient rien de réel.

Ainsi, créant ses propres « signes » Michaux lance une sorte de « défi » à tout ce qu’il
trouve banal dans le monde plein déjà de signes. De ce point de vue, nous disons qu’il existe

1158
Signes, OC2-429.

354
une confrontation entre ce qui est réalisé par Michaux en tant que ses « signes » (quasi-signes)
et ce qui est approprié aux « signes » dans le monde.

Nous distinguons quatre registres essentiels dans l’examen effectué sur les « signes »
chez Michaux : 1/ registre pictural, 2/ registre graphique (calligraphique), 3/ registre textuel et
4/ registre typographique. Entre ces quatre registres il y a une réciprocité.

Dans le pictural : on a les réalisations ponctuelles singulières des signes qui ne se


répètent pas. Dans le pictural les signes ne sont jamais repris chez Michaux. Ceux qui
apparaissent sont des éléments constamment, irréductiblement singuliers, représentant ses
expériences personnelles de recherche (« Des signes, ma première recherche »1159).

Le graphique (ou la calligraphie) est un domaine totalement problématique chez


Michaux, dans la mesure où les signes restent du côté pictural, et se dirigent aussi vers le
texte. Le graphique existe dans l’espace pictural (quasi-graphique) et typographique (dont les
signes de ponctuation qui se trouvent dans ses textes, sont de la typographie très proche du
pictural ou du quasi-graphique dans le pictural). Le visuel du texte chez Michaux joue un rôle
important. Comme nous avons remarqué ci-dessus, dans l’espace de la page ou du livre, le
texte obtient une certaine silhouette spécifique. Parfois même, on peut on y voit un jeu
typographique du texte dans l’espace de la page du livre (on parle d’innovations
typographiques dans les livres de Michaux).

Dans le textuel, nous distinguons plusieurs révélations particulières de signes. Le signe


est pensé (nommé, problématisé) chez Michaux à propos des réalisations picturales. Or,
Michaux parle d’autres réalisations que celles que nous voyons. Ce sont les « signes dits » -
ceux que nous ne voyons pas, mais que nous pouvons lire - ce sont les signes désignés dans
le texte des poèmes, signes qu’on peut imaginer, mais qui ne sont pas visibles d’une manière
évidente (signe-entité dans Meidosems ; homme-signe dans Mouvements ; signe-insectes dans
Saisir). Le signe peut être réalisé dans le contenu du texte : il y a les personnages-signes ou
« personnages-tampons ». Le signe peut figurer visuellement dans le texte, mais il existe aussi
une certaine visibilité des poèmes qui les rapprochent immédiatement, sensiblement des
réalisations picturales.

1159
ER, OC3-644. Le signe est donc représenté par des gestes spontanés et sans aucune répétition. Dans les
archives de V. Kozovoï - le livre Hors de la colline qui a été illustré par Michaux – il existe une lettre de N.
Khadjiev, dans laquelle celui-ci parle des lithographies de Michaux : « Dessins ? Je ne sais pas qu’est-ce qui
m’étonne le plus : la magie des rythmes de pulsation (potentiellement infinis et sans aucune répétition) ou la
plastique spiritualisée des frôlements de la main sur papier. » Dans ce livre on peut parler de « couples face-
lecture et main-graphie » (A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, p. 262).

355
Nous disons finalement que la zone du livre chez Michaux est celle où l’on pourrait
essayer de trouver les points de rapprochement essentiel entre ces quatre registres. Dans
l’œuvre de Michaux le livre apparaît comme objet d’expérience spécifique. Parmi plus de
quatre-vingt éditions aucune structure du livre ne se répète. L’expérience que Michaux fait,
c’est d’abord celle de la forme du livre (plaquette, recueil poétique, recueil de dessins, livres-
objets, etc.). Mais aussi le typographique se présente spécifiquement chez Michaux : dans
l’espace de la page, le texte peut se transformer en une image qui apporte une vertu
esthétique. Pour Michaux ce n’est pas seulement la forme représentative du texte qui importe,
mais aussi toutes les autres particularités : papier, tirage, documents ajoutés, dessins,
caractères. On peut affirmer même que dans le typographique chez Michaux, il y a une
tentative de rapprocher le livre imprimé d’une œuvre autographique.

§ 3. « points », « lignes », « traits », « taches »

Ayant comme objectif de surmonter la coupure entre ce qui est écrit et ce qui est peint
Michaux a essayé d’inventer à nouveau des « signes » qui sont autant quasi « alphabets »
(quasi « idéogrammes », quasi « pictogrammes ») que « taches » ou « formes » picturales.

Comme nous parlons des « signes » chez Michaux le problème de la « forme » a été
posé dès le début : nous avons dit qu’il y a rapprochement essentiel entre ces deux notions.
Quatre catégories se trouvent au sein de ce rapprochement. Il s’agit de : « points », « traits »,
« lignes » et « taches ».

Pour définir ces catégories nous pensons aux formes visuelles qui figurent également
dans les tableaux et les dessins de Michaux. Souvent ces formes – formes dites
« élémentaires » selon leur rôle plastique – se métamorphosent les unes en les autres,
effectuant la transfiguration des espaces visibles. Ainsi, les points et les petits traits organisent
l’espace visuel remplissant presque tout le support de la page, faisant en effet une tache
(dessins mescaliniens). La ligne peut composer un tissu graphique grâce à la vibration de la
plume donnant aussi un effet de tache (ibidem). D’autres fois la ligne dessinée sur le papier
mouillé de ses aquarelles se transforme en tache.

Dans ce cas, d’un certain point de vue, nous parlons de la genèse de la « forme » à
l’égard de l’œuvre de Michaux. Ainsi, par exemple, selon les théories de Paul Klee et de
Wassili Kandinsky, dans chaque œuvre d’art, on peut suivre le passage général suivant :
point→ligne→surface (plan). Le point mis en mouvement se transforme en ligne, et celle-ci

356
prend le vecteur devenant surface (plan). Force est de constater que l’œuvre plastique de
Michaux ne s’inscrit pas définitivement dans ce schéma. Le passage d’une forme à l’autre
s’effectue parfois indirectement.

Nous avons constaté que les quatre catégories comme « points », « traits », « lignes »,
« taches » se rencontrent librement non seulement dans la pratique plastique de Michaux,
mais aussi dans sa pratique d’écriture. Les « points », les « traits », les « lignes », les
« taches » sont personnifiés dans certains de ses textes : ce sont les signes-êtres (formes-
êtres) animés (parfois, ce sont les personnages1160).

Ainsi, parlant de « point » nous avons souligné la « poétique du peu » dans l’écriture
de Michaux. L’essentiel : le « point » est la quantité la plus petite (« zéro ») qui symbolise à la
fois le commencement et la fin de certaines images poétiques, ainsi que de certaines formes
plastiques. Nous avons constaté que le « point » chez Michaux a le potentiel énergétique
d’être à la base de production des sons et des formes. Mais ayant ce potentiel créatif, le
« point » peut rester autonome dans l’espace parfois chaotique dit la « foule » (somme des
éléments) ou aussi « paix dans les brisements » (substance instable).

Nous avons suivi les cas de « passage » des « points » aux autres « formes » comme
« traits », « lignes » et « taches » (au registre typographique et plastique). Ainsi, la ligne, la
tache peuvent se produire grâce à une somme de points ou de traits (cf. : dessins mescaliniens,
lignes de points dans certains textes). Le trait peut fonctionner comme le rythme (point)
d’interrogation (« tam-tams »).

On peut remarquer que quelquefois la tache chez Michaux est brisée par des traits (il
allonge ses taches avec le pinceau, cf. : mouvements peints et Grandes Encres). Si la tache
peut être considérée d’un certain point de vue comme surface (plan), on y voit une
métamorphose : la tache compose des formes linéaires, la tache atteint le vecteur (dans les
termes de Michaux : « Une masse devient trace »1161).

Pour Michaux le point, le trait, la ligne, la tache ne sont pas des formes abstraites, mais
des formes qu’il utilise et sur lesquelles il agit en tant que peintre et en tant que poète.
L’action qu’il effectue avec ces formes correspond à son propre comportement « contre » le
monde (contre ce qu’il n’aime pas dans le monde) et « contre » soi-même (pour « se
dégager » du monde).

1160
Cf. les expressions : « légion de lignes » (Aventure des lignes), « poudre de points » (Ligne), « fête de
taches » (Mouvements), « traits dans toutes les directions » (Idéogrammes en Chine).
1161
Jeux d’encre, OC3-1411 (poème sur Zao Wou-Ki).

357
L’idée de « formes » métamorphosées au regard de l’œuvre de Michaux est centrale
dans nos affirmations. Ces quatre formes sont très dynamiques, elles se transforment, mais
aussi elles transforment la surface, dont elles vivent1162. On peut saisir une interaction entre
ces formes dites « formes “en mouvement“ » (Postface de Mouvements).

§ 4. « Gestes »

Ce que nous avons étudié dans l’œuvre de Michaux, c’est le processus de réinvention,
de re-création de « signes » à partir de ce qui est donné.

Nous avons démontré dans notre thèse que Michaux effectue la concrétisation
concernant ses « signes » (quasi-signes). Notamment, à la question : « étaient-ce des
signes ? » Michaux répond : « C’étaient des gestes » (cf. : article de Michaux Signes). Alors,
Michaux nomme ses « signes » : « gestes » (comme s’il donnait l’égalité : A = B). On peut
donc constater que pour Michaux, dans cette opération de renommer les « signes », comme
des « gestes » un problème se pose.

Ainsi, dans le dernier livre de Michaux Par des traits le poème commence par une
formule « Gestes plutôt que signes »1163. Elle est presque la même que celle que nous avons
évoquée dans le texte Signes. À première vue, cette phrase réunit deux notions « gestes » et
« signes » (mes « signes » sont des « gestes »). Mais, d’un autre point de vue, on constate une
certaine opposition entre ces deux notions. Comme si disant « Gestes plutôt que signes »,
Michaux voulait dire : les gestes ce ne sont pas des signes (A ≠ B). Nous pensons que la
division qui s’organise est une division définitive.

Il faut dire que, si dans le cas de « signes », il y a quelques types de distance


(moi/autres ; mes signes/ les signes comme tels), si pour Michaux il y a un obstacle à faire
une auto-acceptation du soi par rapport à la question des « signes » (extérieurs), dans le cas
des « gestes » la situation est contraire (selon l’inégalité : A ≠ B).

Le problème de communication des « gestes » et des « signes » chez Michaux se


concentre autour de la question du langage, c’est-à-dire : autour de la distinction entre le
langage partagé et le langage non-partagé. Les « gestes » et les « signes » tels qu’ils sont
pratiqués par Michaux se trouvent entre ces deux pôles de langage.

1162
Les quatre formes jouent souvent avec la page blanche comme avec un espace qu’il faut transformer.
1163
OC3-1249.

358
Le premier (langage écrit, langage des mots) est par son principe le langage des autres,
celui qui existe déjà, celui qui est un système, celui qu’il faut partager : les mots qu’on
apprend, les paroles, les phrases, l’écriture, l’alphabet, etc.

Le deuxième (langage plastique) est tout à fait personnel, non-maîtrisé par Michaux,
non-donné par les autres (mais découvert par Michaux grâce aux peintures des autres).
Contrairement au langage des mots, ce « deuxième » langage est presque hermétique (reste
toujours très individuel) : les tableaux et les dessins de Michaux ne s’inscrivent pas dans une
direction définie des Beaux Arts, restent presque toujours marginaux, souvent à l’avant-garde
ou éloignés des écoles et des mouvements de l’époque (Michaux lui-même refuse son art, il
dit qu’il ne fait pas de l’art).

Pour Michaux les « gestes » qu’il utilise et qu’il cherche ne sont pas vraiment
partagés, car ils ne sont pas imposés par la société (par les autres). Ces « gestes » ne sont pas
non plus vraiment non-partagés, cas ils ne sont pas les siens (Michaux les emprunte au
monde, à la nature). Nous disons que les « gestes » chez Michaux ne participent à aucune
réalité « visible et pratique » (Mouvements), et servent pour son propre langage utopique.

Le geste de Michaux-peintre est une expérience immédiate de la production des


formes perceptibles ou sensibles qui supposent la pluralité de l’interprétation.

Michaux lui-même doutait de la possibilité de communiquer grâce à ses « signes-


gestes » qui sont en premier lieu des signes plastiques.

Le problème de communication des signes plastiques de Michaux a deux aspects.


D’une part, c’est un problème de « communicabilité » des signes-gestes de Michaux pour les
autres : « On m’avait trop fait douter de leur communicabilité »1164. D’autre part, c’est le
problème de l’envie de Michaux de faire communiquer ses signes-gestes entre eux : « Il fallut
des années avant qu’ils communiquent entre eux <…> »1165. Ainsi, on peut dire que Michaux
fait quelque signe pour quelqu’un d’autre :

« Je ne sais trop ce que c’est, ces signes que j’ai faits. D’autres que moi en auraient mieux
parlé, à bonne distance »1166.

Grâce à cette phrase nous pouvons remarquer le symptôme d’un comportement de


passivité chez l’auteur : éloignement de soi, de son travail, de ses propres signes, rupture entre

1164
Vitesse et Tempo (Dessiner l’écoulement du temps), OC2-372 (nous soulignons).
1165
« Signes et mouvements », ERi, OC3-678 (nous soulignons).
1166
Postface de Mouvements, OC2-598. Nous voyons ici le motif de l’indépendance des signes (cf. : « je pars au
hasard dans la feuille de papier, et je ne sais ce qui viendra », ER, OC3-575).

359
« mes signes » et les signes comme tels, séparation entre « moi » et les « autres ». Ce
comportement peut être expliqué selon deux types de distance que nous avons analysés dans
cette thèse (« je »/autrui ; mes signes/ signes comme tels).

Mais aussi, on peut affirmer que Michaux indique son désir de communicabilité de ses
signes : il fait les signes pour les autres, comme s’il faisait les gestes pour les autres, et ceux-
ci pourraient comprendre ces signes (gestes) mieux que l’auteur (« D’autres que moi en
auraient mieux parlé… »).

Ainsi (contrairement au cas de « signes ») quand Michaux parle de « mes gestes », on


peut comprendre qu’il les emprunte à l’extérieur et les accepte. Ceux-ci sont les gestes
donnés : « Mes gestes, si quelque chose au monde a de la gratuité, ont de la gratuité. »1167

Dans ce sens, on peut dire qu’au moment de leur acceptation, ces gestes – qui sont
gratuits pour Michaux – ou « mes gestes » ne sont pas les siens. A ce point, nous arrivons à ce
qu’on peut nommer la pratique de gestes chez Michaux et, par conséquent, à la question de sa
« vie gestuelle » : « je me livre à la véritable vie gestuelle » 1168. Les « gestes », ce sont des
outils, des instruments que Michaux prend, et il a besoin d’eux de façon vitale (« Je ne puis
m’associer vraiment au monde que par geste »). Les « gestes » comme tels servent pour lui à
pénétrer dans le monde, afin de vivre là, afin de dire quelque chose pour les autres.

Les « gestes » qui ne sont pas à priori les siens, ne deviennent pas les siens
automatiquement, momentanément, sans effort, sans travail. Par contre, ces gestes donnés
deviennent (au cours de son œuvre, au cours de sa vie) d’autres gestes, et peuvent ensuite être
reconnus dans le monde. On peut interpréter les « gestes » comme une forme de pastiche en
quelque sorte pour Michaux.

Le travail d’auto-acceptation que Michaux effectue dans son œuvre grâce aux
« gestes », c’est d’abord le travail de pastiches des gestes et ensuite le travail de la
transformation de quelque chose (de « signes », des « formes ») grâce aux « gestes ». Ce que
nous voyons, ce que nous sentons dans son œuvre est le résultat de ce travail.

L’examen de la question des « gestes » nous amène donc à comprendre comment les
« signes », les « formes » s’individualisent et se limitent dans le champ spatial de perception
ou de représentation1169. Nous avons suivi ce processus à l’aide de la notion de

1167
Les rêves vigiles, dans Façons d’endormi Façons d’éveillé, OC3-523.
1168
Ibidem.
1169
Paraphrasant l’idée de P. Guillaume, La psychologie de la forme, p.23.

360
« mouvements », essayant de comprendre l’apparition et la disparition des « formes en
mouvements » chez Michaux.

§ 5. « Mouvements »

Rappelant toujours l’article Signes 1954, nous évoquons une deuxième réponse que
Michaux donne sur la question « Mais étaient-ce des signes ? » : « C’étaient des
mouvements ».

Comme dans les cas de « signes » et de « gestes », la notion de « mouvements » pour


Michaux est du domaine individuel (elle touche sa propre expérience, sa propre existence).
Mais Michaux dit aussi que ces mouvements individuels, personnels « se trouvent et pas par
hasard dans une époque de mouvements ». Michaux fait une analyse, une auto-identification :
il y a « mes mouvements », mais il y a aussi l’« époque de mouvements » et ces « mes
mouvements » peuvent servir à quelqu’un d’autre (qui n’a pas « mes problèmes ») comme
indice de l’époque.

Ici l’usage du mot « mouvements » indique une concrétisation. Ces épreuves


personnelles deviennent les indices de l’époque pour le lecteur/observateur à qui Michaux
s’adresse (adresse ses « mouvements »).

En suivant le texte de Michaux, nous voyons qu’il caractérise assez précisément les
traits de l’« époque de mouvements » où il inscrit ses propres mouvements :

« Dans une époque où tout est mouvant, accroissement de mouvements, découverte de


mouvements, de projection, d’éjection, de translation, de rotation d’expansion, où l’art le plus
nouveau, le plus neuf (art de cinématographe) est fait de mouvement, est provocateur de
mouvements – il y avait, je suppose, une place, une place à part pour le mouvement en
peinture, le mouvement inspirateur et inspiré de mouvements – de mouvements mobiles,
gratuits, libérateurs. »1170

Pour Michaux donc, l’« époque de mouvements » est très concrète, elle est liée à
certaines découvertes scientifiques, techniques, à certaines formes de mouvements
authentiques, même dans le domaine de l’art « nouveau » (cinématographie). L’analyse de
l’époque selon Michaux, s’applique bien au réel : le monde est « mouvant », il est plein de
mouvements, il est plein d’indices de mouvements divers. Dans l’« époque du mouvement »,

1170
ERi, OC3-681.

361
Michaux trouve sa place, ce qui lui permet d’effectuer sa propre expérience de « mouvement
initial » dans la peinture et dans l’écriture :

« Plus particulièrement ce que je voulais n’était pas le mouvement tel qu’on le voit en
photographie, mais le mouvement initial, essentiel, à la base, tel qu’on le ressentirait les yeux
bandés. » 1171

Ainsi, l’expérience propre à Michaux se dirige vers une sorte de linéarité des
« formes », des « gestes » et des « signes ». Au sens général, la linéarité peut être nommée
une caractéristique spécifique de l’œuvre de Michaux. Cette caractéristique est à la fois
visible (verticalité et horizontalité de ses textes, de ses dessins, de ses peintures et de ses
livres), et sensible (dynamique intérieure des mots, vecteur ou direction des traits, rythmes des
sons). Nous disons que l’essentiel de multiples significations de « mouvements » est cette
linéarité.

Abordant cette problématique dans notre thèse nous nous sommes approchés en
particulier, de la question de « genre » de Michaux. On peut penser au « genre Michaux »1172
qui est indéfini selon quelques critères évidents et connus. Jean-Michel Maulpoix remarque :
« nulle pratique d’un genre défini »1173. Jean-Pierre Martin reprend la question de « vertige
des genres » chez Michaux1174. Plusieurs facettes du genre d’essai sont analysées en détails
par Jérôme Roger qui parle de « mosaïques de l’essai » chez Michaux1175. Dans notre thèse
l’important porte sur l’idée de pluralité (mosaïque) des genres de Michaux : les genres
(poétique et plastique) chez Michaux sont mis en expérience permanente. La conception de
vers-ligne proposée dans notre thèse donne à penser à une des facettes possibles du problème
de genre.

Parlant de linéarité de « mouvements », nous avons touché dans la thèse aux « formes
“en mouvement“ » qui se réalisent grâce à ce que nous avons nommé l’écriture imaginaire.
Les tentatives de Michaux de créer une langue s’inscrivent donc dans le cadre de cette
conception.

Nous avons fait une distinction entre l’écriture réelle et l’écriture imaginaire.
L’écriture réelle est une zone de texte, du poème, c’est une écriture lisible. Elle peut
expérimenter les mots, les sons, les lettres, produisant l’effet de visualisation de textes (ce qui

1171
Saisir, OC3-962 (nous soulignons).
1172
J. Brault, Liberté, novembre-décembre, 1969, p.4.
1173
Michaux passager clandestin, p.108.
1174
Cf. : Henri Michaux, écriture de soi, expatriation, p.192-194.
1175
Cf. : Henri Michaux: poésie pour savoir.

362
est le point de défense pour le genre vers-ligne). Mais cette écriture réelle reste toujours de ce
côté-ci et elle ne passe pas dans la peinture (comme chez les autres peintres du XXème siècle).
Les mots n’entrent presque jamais dans la peinture de Michaux comme éléments
compositionnels (sauf dans un seul exemple : Paix dans les brisements). Quant à l’écriture
imaginaire, c’est une « écriture illisible ». Une telle forme d’écriture existe dans les tableaux
et les dessins de Michaux.

Nous pouvons remarquer un détail important du texte du poème Mouvements.


L’initiale à l’intérieur des séquences est utilisée par Michaux non seulement pour le mot
« Mouvements », mais aussi pour les mots « Gestes »1176, « Signes »1177 et « Écriture »1178. Ce
fait joue pour nous un rôle symbolique, au regard du titre de notre thèse, puisqu’il indique la
réunion de trois termes en question, tandis qu’émerge le quatrième terme que nous abordons,
élaborant la conception d’écriture imaginaire. Nous disons donc que les trois termes en
question (« signes », « gestes » et « mouvements ») sont principaux pour cette conception.
Tous les fonctionnements des « signes », des « gestes » et des « mouvements » peuvent nous
servir pour définir ce que nous nommons l’écriture imaginaire chez Michaux.

Chez Michaux, il s’agit d’un travail d’ordre « calligraphique », où sont mis en jeu des
« signes » rappelant ceux de l’écriture (quasi-signes). Or, ces « signes » ne représentent pas
vraiment une écriture calligraphique. Michaux invente les « signes » d’une quasi-écriture
comme s’il s’agissait de peinture. Le graphisme (les signes de la quasi-écriture) en acquiert
une plasticité.

Voir des signes, voilà ce qui est paradoxale chez Michaux. En paraphrase, disons avec
Jean Starobinsky : regarder l’oeuvre de Michaux, c’est jeter le corps dans un tourbillon de
mouvements imaginaires1179.

1176
« Gestes du défi et de la riposte / et de l’évasion hors des goulots d’étranglement / Gestes de dépassement »
(OC2-439, nous soulignons).
1177
« Signes des dix mille façons d’être en équilibre dans ce monde mouvant qui se rit de l’adaptation / Signes
surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres » (OC2-440) ; « pour vous, comme pour tous, à
l’avance / Signes non pour retour en arrière » (OC2-441) ; « mais pour être fidèle à son ‘transitoire’/ Signes pour
retrouver le don des langues » (variante de 1954, OC2-441, 1224), nous soulignons.
1178
« la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ? / Écriture directe enfin pour le dévidement des formes »
(OC2-441, nous soulignons). Le mot « Ecriture » représente un cas spécifique : la capitale est mise après le point
d’interrogation. C’est plutôt l’usage grammatical. Tandis que dans les cas de « Mouvements », « Gestes »,
« Signes » Michaux travaille surtout la syntaxe visuelle de la langue. (Cas pareil : « <…> on est débordé ? /
Mouvements des replis et des enroulements sur soi-même », OC2-438).
1179
J. Starobinsky : « Témoignage, combat et rituel » dans l’HERNE, p.357.

363
Une perspective s’ouvre grâce à notre travail analytique sur l’œuvre de Michaux.
Ainsi, nous avons fait émerger plusieurs particularités de vocabulaire chez Michaux : la
présence de néologismes, de mots-chaînes, de mots utilisés au sens individuel. Cela peut
donner l’idée de composer un dictionnaire poétique de Michaux, pensant surtout aux
innovations et à leur potentiel créatif. Ce domaine reste dans la problématique des tentatives
du langage créé (langage utopique) de plusieurs poètes et peintres de l’époque. Par ailleurs, on
peut toujours essayer de coordonner les notions propres à Michaux aux termes théoriques de
l’art plastique. Peut-être les termes des théories de l’art contemporain peuvent être utilisés
pour analyser l’œuvre de Michaux. Ainsi, notamment, les deux figures auxquelles nous
faisons référence dans notre thèse : Klee et Kandinsky semblent les plus importantes dans
cette perspective. En tant qu’artistes poètes ils ont effectué des écrits théoriques, essayant
d’expliquer leurs méthodes et leurs procédés plastiques. Tandis que Michaux s’explique
toujours par les moyens poétiques. Mais le point commun reste toujours (et ce point semble-t-
il est symptomatique pour plusieurs peintres du XX-ème siècle) : l’auto-reconnaissance du soi
dans l’écriture et dans la peinture.

La thèse ouvre une autre perspective : les livres examinés montrent la présence d’un
nombre considérable de documents génétiques1180. Ainsi, pour plusieurs œuvres nous
pouvons suivre deux directions de recherche : le travail de l’auteur avant et après l’édition
originale. Dans ce sens, ce ne sont pas seulement les manuscrits ou les dactylogrammes qui
jouent le rôle important pour la recherche génétique. Ce sont aussi les textes d’auto-
explication de Michaux, les documents de sa correspondance. Mais ce sont aussi ses tableaux
et dessins, ceux qui vont souvent en parallèle de ses textes.

1180
Cf. : Annexe.

364
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS OU MENTIONNÉS
1. Œuvres de Michaux1181

a/ Œuvres complètes, éd. établie par R. Bellour, avec Ysé Tran et la collaboration de M.
Cardot).
1. - , t.1. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1998, - 1432 p.
2. - , t.2. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2001, - 1418 p.
3. - , t.3. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2004, - 1960 p.

b/ Editions particulières (ordre chronologique).


4. Cas de folie circulaire. Paris-Bruxelles, revue Disque vert, 1ère année, n°5, septembre
1922, pp.109-113.
5. Fables des origines. Paris-Bruxelles : Disque Vert, 1923, - 40 p.
6. Les Rêves et la Jambe, Essais philosophique et littéraire. Andvers : Ça ira, 1923, -30p.
7. Hommage à Léon-Paul Fargue (dessin), « Les Feuilles Libres », n°45-46, 1927, p.113.
8. Essoufflement. Marseille : revue « Les Cahiers du Sud » (dir. J. Ballard), n°93, 1927,
pp.16-17.
9. Le Fils du macrocéphale (Portrait). Revue « Commerce » n°22, 1929, pp.109-123.
10. Mes propriétés. Paris : revue « La Nouvelle Revue Française » (dir. G. Gallimard),
n°193, 1929, pp. 509-514.
11. Le drame des constructeurs, dans : Bifur, №5, 30 avril, 1930, p. 18-24.
12. Nous autres. Revue « Commerce », n°XXIX, hiver 1932, pp.99-102.
13. Contre ! Paris : revue « ‘14’, rue du Dragon », n°3, mai 1933, p. 9.
14. Absence, par Alfredo Gangotena (chez l’auteur à Quito), « Page d’un journal », dans
« Les Cahiers du Sud », février 1934, n°159, p.158-161.
15. Un tout petit cheval (dessin) : revue « Minotaure » (A. Skira), 1935, n°7, p.11.
16. Rencontre dans la forêt. Paris : revue « Transition », n° 23, 1935, p.181.
17. Entre centre et absence. Paris : Henri Matarasso, 1936, - 52 p.
18. La Ralentie. Paris : GLM. (« 12e cahier de habitude de la poésie »), [1937], - n.p.
19. Plume précédé de Lointain intérieur, 1938, Gallimard, (Blanche), - 218 p.
20. Peintures. Paris : GLM, 1939, - 58 p.
21. Au pays de la magie. Paris : Gallimard, 1941, - 88 p.
22. Arbres des tropiques. Paris : Gallimard, 1942, - 52 p.
23. Je vous écris d’un pays lointain. Saint-Maurice d'Etelan : P. Bettencourt, 1942, - 40 p.
24. Exorcismes. Paris : R. J. Godet, 1943, - 64 p.
25. Labyrinthes. Paris : R. J. Godet, 1944, - 60 p.
26. Le Lobe des monstres. Lyon : L’Arbalète, 1944, - 56 p.
27. Liberté d’action. Paris : revue Fontaine (dir. H. Parisot), collection « L’Âge d’Or »,
n°15, 1945, - 42 p.
28. Apparitions. Paris : Gallimard (Le Point du Jour, La Calligraphie), n°2, 1946, - 68 p.
29. Peintures et dessins. Paris : Gallimard (Le Point du Jour), 1946, - 128 p.
30. Meidosems. Paris : Gallimard (Le Point du Jour), 1948, - 100 p.
31. A Hue et à Dia (traduction anglaise), revue « Transition », n°4, 1948, p. 47.
32. Poésie pour pouvoir. [Paris] : R. Drouin, 1949, - 29 p.
33. Lecture de huit lithographies de Zao Wou Ki. Paris : Euros & Godet, 1950, - 62 p.
34. Passages. Paris : Gallimard (Le Point du Jour - N.R.F.), 1950, - 180 p.
1181
Dans la thèse nous utilisons plusieurs éditions originales de Michaux. Nous marquerons ces éditions dans le
§ b/ de la Bibliographie. Cf. la description des particularités de quelques éditions de Michaux dans : Annexe de
la thèse.

365
35. Mouvements, Paris : Gallimard (Le Point du Jour), 1951, - 88 p.
36. Signes. Paris : revue d’art « XXème siècle », titre du numéro : « Rapport sur l’art
figuratif », 1954, pp. 48-50.
37. Misérable miracle. Monaco : éd. du Rocher, 1956, - 124 p.
38. Quatre cents hommes en croix (journal d’un dessinateur), Saint-Maurice d'Etelan : P.
Bettencourt, 1956, - 40 p.
39. L’infini turbulent. Paris, Mercure de France, 1957, - 154 p.
40. Vitesse et Tempo. Bruxelles : revue « Quadrum » n°III, 1957, pp.15-16.
41. Paix dans les brisements. Paris : K. Flinker, 1959, - 50 p.
42. Connaissance par les gouffres. Paris : Gallimard (Le Point du Jour - N.R.F.), 1961, -
286 p.
43. Vents et poussières, Paris : K. Flinker, 1962, - 88 p.
44. Les Grandes Epreuves de l’esprit et les innombrables petites. Paris : Gallimard (Le
point du jour NRF), 1966, - 216 p.
45. Parcours. Paris : Le Point Cardinal, 1966 (12 eaux-fortes), - n.p.
46. Vers la complétude : saisie et dessaisies. Paris : GLM, 1966, - 32 p.
47. Lignes – Lieux, Moments, Traversées du temps – Ombres pour l’éternité : revue
Promesse, automne/ hiver 1967, n°spécial, pp.49-62.
48. Apparitions-Disparitions, revue « L’Ephémère » (Fondation Maeght), n°7, automne
(oct.) 1968, p.32-47.
49. Façons d’endormi. Façons d’éveillé. Paris : Gallimard (Le point du jour), 1969, - 248 p.
50. Dans l’obscur de mes dessins. Journal « Figaro littéraire », n°1375, 23 sept. 1972, p.13.
51. Emergences-Résurgences. Genève : A. Skira, 1972, - 132 p.
52. En rêvant à partir de peintures énigmatiques. Montpellier : Fata Morgana, 1972, - 78 p.
53. Moments : traversées du temps. Paris : Gallimard, 1973, - 130 p.
54. Quand tombent les toits. Paris : G.L.M., 1973, - 30 p.
55. Par la voie des rythmes. Montpellier : Fata Morgana, 1974, - 112 p.
56. Coups d’arrêt. Paris : Le Collet de Buffle, 1975, - 16 p.
57. Idéogrammes en Chine. Montpellier : Fata Morgana, 1975, n.p.
58. Face à ce qui se dérobe. Paris : Gallimard (Blanche), 1975, - 152 p.
59. Les Ravagés. Montpellier : Fata Morgana, 1976, - 96 p.
60. Jours de silence. Montpellier : Fata Morgana, 1978, - 46 p.
61. Saisir, Montpellier : Fata Morgana, 1979, - 108 p.
62. Une voie pour l’insubordination. Montpellier : Fata Morgana, 1980, - 70 p.
63. Affrontements. Montpellier : Fata Morgana, 1981, - 96 p.
64. Comme un ensablement…, Montpellier : Fata Morgana, 1981, - n.p.
65. Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions. Paris : Gallimard, 1981, - 182 p.
66. Poteaux d’angle. Paris : Gallimard (Blanche), 1981, - 94 p.
67. Les commencements (Dessins d’enfants. Essais d’enfants). Montpellier : Fata Morgana,
1983, - 52 p.
68. Fille de la montagne, édition Marchant Ducel, 1984, - n.p.
69. Par des traits. Montpelier : Fata Morgana, 1984, - 110 p.
70. Affrontements, Paris, Gallimard, 1986, - 278 p.

c/ Correspondance de Michaux
71. Correspondance Adrienne Monnier – Henri Michaux, 1939-1955. Paris : La Hune, 1999, -
48 p.
72. Correspondance René Bertelé et Henri Michaux, (Imbert, M.), Paris : La Hune libraire
éditeur, 1999.

366
73. Correspondance : février-avril 1941 [Henri Michaux et Jean Ballard]. Paris : Société des
lecteurs d’Henri Michaux, 1994, - 14 p.
74. Silôt lus (Lettres à Franz Hellens, 1922-1952). Paris : Fayard, 1999, - 177 p.

d/ Les écrits ou les œuvres plastiques de Michaux dans les catalogues


75. Art tantrique (exposition, 17 fév-fin mars 1970, poème d’Henri Michaux: Yantra ; texte
d’Octavio Paz). Paris : galerie le Point cardinal, 1970, - 43 p.
76. Henri Michaux : encres, gouaches, dessins. Paris : galerie Daniel Cordier, 21 octobre-21
novembre 1959 (préface d’Henri Michaux), - n.p.
77. Henri Michaux : 50 lithographies originales 1967, 1974, 1984, Paris, le Point cardinale,
1984, - 38 p.
78. Henri Michaux : Les grandes encres (exposition). Paris : galerie Th. Herold, 2004, - 72 p.
79. Henri Michaux : « les livres illustrés ». Paris : La Hune, librairie éditeur, 1993, - 45 p.
80. Henri Michaux : peindre, composer, écrire (exposition). Paris : Bibliothèque nationale de
France, 1999, - 246 p.
81. TAPIÉ, M., ROCHÉ, H.P., Henri Michaux (textes : Au pays d’H.M. et Les Gouaches
d’H.M.), catalogue. Paris : R. Drouin, 1948, - 21 p. (17 exemplaires sur Johannot signés
avec un dessin original de Michaux).
82. ZAO WOU-KI, Encres (introduction d’Henri Michaux, en appendice : texte d’un entretien
de Zao Wou-Ki). Paris : Cercle d’Art, 1980, - 113 p.

2. Ouvrages et articles sur Michaux


83. ALEXANDRE, D., « Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux » dans Henri
Michaux : Plis et cris du lyrisme (actes du colloques de Besançon, nov.1995),
L’Harmattan, 1997, pp. 22-49.
84. AMY, G., « Musique pour « Misérable Miracle », dans la revue « Tel Quel », n°17,
printemps 1964, pp. 83-93.
85. BAATSCH, H.-A., Henri Michaux. Peinture et poésie. Paris : Hazan,1993, - 173 p.
86. BELLOUR, R., Henri Michaux ou Une mesure de l’être. Paris : Gallimard, 1965;
édition augmentée, collection « Folio. Essais », 1986, - 344 p.
87. BERTELÉ, R., Henri Michaux / une étude, un choix de poèmes et une bibliographie par
René Bertelé, un manuscrit, des inédits, des dessins et des peintures. Paris : Editions Pierre
Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 1949, - 214 p.
88. BHATTACHARYA, L., Sur le champ de bataille des dessins de Michaux (traduction du
bengali par F. Bhattacharya). Amiens : Le Nyctalope, 1991, - 62 p.
89. BONNEFOI, G., Henri Michaux, peintre (avec 123 reproductions des dessins et
peintures de Michaux). Ginals : Abbaye de Beaulieu, 1976, - 103 p.
90. BOUNOURE, G., Le darçana d’Henri Michaux. Fontroide-le-Haut : Fata Morgana,
1985, - 48 p.
91. BRAULT, J., « Le genre M. », dans Liberté, Montréal, t.11, n°6, novembre/ décembre
1969, pp. 3-6.
92. BRÉCHON, R., Henri Michaux. Paris : Gallimard (N.R.F.), collection « La bibliothèque
idéale », 1959, - 238 p.
93. BRUN, A., Henri Michaux ou Le corps halluciné. Paris : Institut d’édition Sanofi-
Synthelabo, 1999, - 334 p.
94. BURGOS, J., Michaux ou le plaisir du signe dans Pour une poétique de l’imaginaire.
Paris : Le Seuil, 4e trimestre, 1982, pp. 211-252.
95. BUTOR, M., Les mots dans la peinture. Genève : A. Skira (Les Sentiers de la création),
1969, - 182 p.

367
96. - , Le Sismographe Aventureux, Improvisation sur Henri Michaux. Paris : éd. de la
Différence, (Les Essais), 1999, -174 p.
97. - , Improvisations sur Henri Michaux, Fontroide-le-Haut : Fata Morgana, 1985, -193 p.
98. - , Le rêve d’une langue universelle, dans Magazine Littéraire, n°364, 1999, p.32.
99. CLÉZIO LE, J.-M. G., Vers les Icebergs, Montpellier : Fata Morgana, 1978, - 52 p.
100. LAWRENCE, D., Henri Michaux/ portrait du parfait solipsisme (traduit de l’anglais par
F. J. Temple, édition bilingue), Fata Morgana, 1990, - 41 p.
101. JACCOTTET, Ph., André [sic] Michaux en butte à l’infini, dans « Gazette de
Lausanne », n°89, 16-17 avril 1960, p.10.
102. IMBERT, M., Bibliographie des livres & plaquettes d’Henri Michaux. Combs-la ville :
M. Imbert, 1994, - 34 p.
103. JOUFFROY, A., Avec Henri Michaux. Monaco : Ed. du Rocher (collection « Alphée »),
1992, - 198 p.
104. GASPAR, L., Approche de la parole. Paris : Gallimard, 1978, - 148 p.
105. GODEL, V., « Les mo(uve)ments de Michaux », dans Courrier du Centre international
d’études poétiques, Bruxelles, 1976, n°99.
106. GRISAY, A., L’édition originale de ‘Les Rêves et la Jambe’ d’Henri Michaux », dans
« Le Livre et l’Estampes », Bruxelles, n°133, 1990, pp. 7-24.
107. GUISTO, J.-P., « Henri Michaux : L’échappée belle », dans Sur Henri Michaux, Presses
Universitaires de Valenciennes, 1988, pp. 5-55.
108. HACKETT, C.A., « Michaux and Plume », dans The French Review, vol.XVII, n°1,
janvier 1963, pp. 40-49.
109. HALPERN, A.-E., Henri Michaux: le laboratoire du poète. Paris : Séli Arslan, 1998, -
381 p.
110. Henri Michaux, (recueil), Paris, Ed. de l’Herne: Cahier de l’Herne, (dirigé par R.
Bellour). Réédition : 1998, - 530 p.
111. Henri Michaux, le corps de la pensée, textes réunis et présentés par E. GROSSMAN,
A.-E. HALPERN, P.VILAR, Tours : Farrago, 2002, - 185 p.
112. HOUDEBINE, J.-L., « ‘Un certain Plume’, recherche des significations d’un
personnage et de son monde », dans La Nouvelle critique, n°2, mars 1967, pp. 32-38.
113. KOZOVOÏ, V., Hors de la colline (poème), avec les lithographies de Michaux (édition
bilingue), éditeur Pierre Berès, 1983, - 153 p.
114. Littérature, n°115, septembre1999, Paris, édition Larousse, - 127 p.
115. LOREAU, M., La Poésie, la Peinture et le Fondement du langage (Henri Michaux),
dans La Peinture à l’oeuvre et l’Enigme du corps. Paris : Gallimard, 1980, - 269 p.
116. MANDIARGUES, A., Pieyere de, Aimer Michaux. Montpellier : Fata Morgana, 1983, -
17 p.
117. MARTIN, J.-P., Henri Michaux. Paris : Gallimard (Biographies), 2003, - 740 p.
118. - , Henri Michaux, écriture de soi, expatriation. Paris : José Corti, 1994, - 585 p.
119. - , « L’écriture de soi traversée par l’Histoire: “Epreuves, Exorcismes” d’Henri
Michaux », dans la Revue d’HISTOIRE LITTERAIRE de la France, N° 4-5, Paris, 1991,
pp. 619-633.
120. MASON, R. M., CHERIX, Ch., Henri Michaux: les estampes, 1948-1984, (catalogue
raisonné). Genève : Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire, éditeur Patrick
Cramer, 1997, - 192 p.
121. MATHIEU, J.-Cl., « Le nom de l’autre », dans Europe, n°698-699, 1986, p. 98.
122. MAULPOIX, J.-M., Michaux passager clandestin, Seyssel, Champ Vallon, 1984,-205p.
123. -, directeur de publication. « Société de lecteurs d’Henri Michaux », Plume : Bulletin,
1994, n°4. Paris : Gallimard, pp. 2-4.

368
124. MÈLE, E., L’Ecriture du corps chez Henri Michaux ou la maladie à l’œuvre, thèse de
doctorat, Lyon, 1993.
125. MILNER, Max, L’Imaginaire des drogues. De Thomas de Quincey à Henri Michaux.
Paris : Gallimard, 2000, - 457 p.
126. MOUCHARD, Cl., « Michaux, métamorphoses d’espaces », dans la revue L’Art et
l’Hybride, Presse Universitaires de Vincennes, 2002, pp. 83-102.
127. NOËL, B., Vers Henri Michaux. Draguignan : Editions Unes, 1998, - 83 p.
128. OUVRY - VIAL, B., Henri Michaux. Lyon : La Manufacture (Qui êtes vous ?), 1989, -
254 p.
129. Panorama de la jeune poésie française (conçu et introduit par R. Bertelé). Marseille :
Robert Laffont, 1942, - 349 p.
130. PACQUEMENT, A., Henri Michaux : peinture. Paris : Gallimard, 1993, - 319 p.
131. PERET, C., La main vide (Henri Michaux), dans Les porteurs d’ombre (mimésis et
modernité). Paris : édition Belin, 2002, pp. 225-238.
132. Passages et langages de Henri Michaux (recueil des articles), réunis par MATHIEU, J.-
Cl. et COLLOT, M. Paris : Librairie Jose Corti, 1987, - 281 p.
133. PETIT-EMPTAZ, A.-S., « Eluard, Aragon, Michaux : trois poètes français face à
Klee », dans Mélanges Géorges Cesbron, Presse de l’Université d’Angers, 1997, pp.241-
250.
134. PERRET, D., Etude de la langue littéraire d’après le « Voyage en Grande Garabagne »
de Michaux (thèse de doctorat 1966, Sorbonne).
135. PEYRÉ, Y., Henri Michaux : permanence de l’ailleurs. Paris : J. Corti (En lisant et en
écrivant), 1999, - 121 p.
136. - , Décisive pliure du ciel (lithographies d’Henri Michaux). Chateauroux : L’Ire des
vents, 1984, - 11 p.
137. - , En appel de visages (dessins d’Henri Michaux), Verdier, 1983, n.p.
138. - , Henri Michaux : permanence de l’ailleurs. Paris : J. Corti, 1999, - 121 p.
139. PIROTTE, J.-Cl. « Lettres » dans « Le carnet et les instants », n°89, Bruxelles, 1995,
pp. 22-23.
140. REY, J.-D., Henri Michaux (entretien [1972] avec la reproduction de 7 dessins de
Michaux de 1951-1959), Creil : Dumerchez, 1994, - 32 p.
141. RIDON, J.-X., Henri Michaux, J. M. G. le Clézio, L’exil des mots, Ed. Kimé, 1995, -
136 p.
142. RIESE HUBERT, R., « Paix dans les brisements : trajectoire verbale et graphique »
dans L’Esprit créateur (Louisiana State University, Baton Rouge), vol.26, n°3, 1986, pp.
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143. ROGER, J., Henri Michaux: poésie pour savoir. Lyon : PUL, 2000, - 356 p.
144. - , L’Essai, ou le « style morceau d’homme », dans « Méthodes et savoirs chez Henri
Michaux », textes réunis par G. DESSONS. URF langues littératures Poitiers : La Licorne,
1993, pp. 9-25.
145. ROGGER-ANDREUCCI, Ch. van, « Les modalités du moi … », dans Henri Michaux :
Plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p.51.
146. Ruptures sur Henri Michaux (recueil des textes de R. Dadoun, P. Kuentz, J.-Cl.
Mathieu, Cl. Mouchard, M. Mourier). Paris : Payot (Traces), 1976, - 256 p.
147. QUAGHEBEUR, M., « ‘Cryptage’ de la Belgique chez Michaux » dans Analele
universitatii Bucuresti (matériaux du colloque), Bucarest, 2001, pp. 9-22.
148. SCHNEIDER, U., Der poetische Aphorismus bei Edmond Jabès, Henri Michaux und
René Char. Zu Grundfragen einer Poetik (en allemand). Stuttgart : Franz Steiner Verlag,
1998, - 342 p.

369
149. SELZ, J., « Michaux et Matta » dans Les Lettres nouvelles, n°9, le 29 avril 1959, pp. 11-
12.
150. SOURDIÈRE, V. La, Chroniques antérieurs, Montpellier : Fata Morgana, 1978, -80p.
151. TAPIÉ, M. « Henri Michaux et le Visuel », dans la revue « XXe siècle », n°3, 1952,
p.59.
152. TROTET, F., Henri Michaux ou la sagesse du vide. Paris : Albin Michel, 1992, -365p.
153. VALETTE-FONDO, M., « “Aventures de lignes“ : Henri Michaux et Paul Klee », dans
Regard d’écrivain, parole de peintre. Etudes franco-américaines sur le dialogue écriture/
peinture aujourd’hui, Nantes, « Joca seria », 1994, pp.23-29.

3. Autres ouvrages (théoriques, méthodologiques)


154. Alphabets, [exposition, Paris, 22 octobre 1986 – 21 février 1987], catalogue élaboré par
Massin ; Abécédaires [exposition, Paris, Bibliothèque publique d’information, 22 octobre
1986 – 19 février 1987], catalogue élaboré par Ségolène Le Men. Paris : Musée-galerie de
la SEITA, 1986, - 95 p.
155. BARTHES, R., Œuvres complètes, Tome I (1942-1965). Paris : Editions du Seuil,
1993, - 1595 p.
156. - , Œuvres complètes, Tome II (1966-1973). Paris : Editions du Seuil, 1994, - 1748 p.
157. - , Œuvres complètes, Tome III (1974-1980). Paris : Editions du Seuil, 1995, - 1360 p.
158. BELLEMIN-NOËL, J., « Reproduire le manuscrit », dans : Critique génétique en
France (anthologie). Moscou, 1999, pp. 93-114.
159. BENJAMIN, W., Sur la peinture, ou : Signe et tache, dans : Œuvre, (t.1 §5), (traduction
de l’allemand par P. Rusch). Paris : Gallimard (collection « Folio. Essais. »), 2000, pp.
172-173.
160. BENVENISTE, E., Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, - 357
p.
161. BETTENCOURT, B., Nomenclature minutieuse des livres imprimés par Pierre
Bettencourt. Saint-Maurice d’Etelan : P. Bettencourt [1957], - 167 p.
162. BIASI, P.-M. de, « Qu’est-ce qu’une rature ? » dans Ratures et repentirs, 5e colloque du
CICADA, décembre 1994, Ed. PUP, 1996, p. 22.
163. BILLETER, J.-F., L’art chinois de l’écriture, Genève, A. Skira, Paris, diff. Flammarion,
cop.1989, - 319 p.
164. BLANCHARD, G., Pour une sémiologie de la typographie. Ecole des Beaux-arts de
Besançon, R. Magermans, 1979, - 254 p.
165. BLANCHOT, M., Le livre à venir. Paris : Gallimard (Folio, Essais), 1959, - 311 p.
166. BONFAND, A., Paul Klee. L’œil en trop, t.1., Editions de la Différence, 1988, - 123 p.
167. BRUCHER, R., Bibliographie des écrivains français de Belgique 1881-1960, vol.4 (M-
N). Bruxelles : Palais des Académies, 1972, - 373 p.
168. BUTOR, M., Les mots dans la peinture. Genève : A. Skira (Les sentiers de la création),
1969, - 182 p.
169. CALVET, L.-J., Histoire de l’écriture. Paris : Hachette littérature, 1998, - 296 p.
170. CHOMSKY, N., Le langage et la pensée (traduit de l’américain par L.-J. Calvet). Paris :
Payot, 2001, - 219 p.
171. CHRISTIN, A.-M., (sous la direction de), Histoire de l’écriture (de l’idéogramme au
multimédia). Paris : Flammarion, 2001, - 405 p.
172. -, « L’écrit et le visible. Le dix-neuvième siècle français. », dans Cahiers Jussieu 3 :
L’espace et la lettre. Paris : Union générale d’Edition, 1977, pp.163-192.
173. - , « Espace de la page », dans De la lettre au livre : sémiotique des manuscrits
littéraires (recueil des articles de L. Hay, A. Rey, J. Neefs et al.). Paris : éd. du Centre
national de la recherche scientifique, 1989, pp. 141-168.

370
174.- , Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet. Leuven :
Reeters Vrin, 2000, - 227 p.
175.COLLOT, M., La poésie moderne et la structure d’horizon. Paris : PUF (Ecriture), 1989, -
263.
176.CORON, A., (catalogue établie par), Les Editions GLM, Bibliographie. Paris :
Bibliothèque nationale, 1981, - n.p.
177.DAGOGNET, F., Ecriture et iconographie. Paris : J. Vrin, 1973, - 170 p.
178.DELEUZE, G., GUATTARI, F., Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Minuit (Critique),
1991, - 206 p.
179.DERRIDA, J., Marges de la philosophie. Paris : Minuit (Critique), 1972, - 396 p.
180.ECO, U., Le signe (adapté de l’italien par J.-M. Klinkenberg). Bruxelles : Labor, 1988, -
288 p.
181.- , Sémiotique et philosophie du langage (traduit de l’italien par M.Bouzaner). Paris :
PUF (Formes sémiotiques), 1988, - 285 p.
182.- , La production des signes. Paris : Librairie générale française, 1992, - 125 p.
183.ENGLER, Rudolf, Théorie et critique d’un principe saussurien : l’arbitraire du signe.
Genève : Impr. populaire, 1962, - 67 p.
184.EY, H., Traité des hallucinations, t.1. Paris : Masson, 1973, - 1543 p.
185.ETIEMBLE, R., L’écriture. Paris : Gallimard (Idées), 1973, - 160 p.
186.FÉVRIER, J. G., Histoire de l’écriture. Paris : Payot (Grande bibliothèque de Payot),
1995 (reproduction en fac-similé de la 2e édition de 1959), - 615 p.
187.FLORENSKY, P. A., Analiz prostransvennich form i vremeni v khudogestvenno-
izobrazitelnich proizvedeniach/ Analyse de l’espace et du temps dans les œuvres d’art (en
russe). Moscou : Progrès, 1993, - 322 p.
188.FRAENKEL, Béatrice. La signature (genèse d’un signe). Paris : Gallimard (Bibliothèque
des histoires), 1992, - 319 p.
189.GELB, I. J., Pour une théorie de l’écriture (traduction de l’anglais A Study of Writing
[1952]). Paris : Flammarion (Idées et recherches), 1973, - 304 p.
190.GENETTE, G. L’Œuvre de l’art (immanence et transcendance). Paris : Ed. du Seuil
(Poétique), 1994, - 299 p.
191.GEORGEL, P., Victor Hugo. Dessins. Paris : Gallimard (Decouvertes Gallimard hors
série), 1985, - 54 p.
192.- , Seuils. Paris : Ed. du Seuil (Poétique), 1987, - 388 p.
193.GOODMAN, N., Langages de l’art, (traduit de l’anglais par J. Morizot). Nîmes :
Jacqueline Chambon, 1990, - 322 p.
194.GOODY, J., Entre l’oralité et l’écriture (traduit de l’anglais par D. Paulme). Paris : PUF,
1994, - 323 p.
195.- , La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (traduit de l’anglais par J.
Bazin et A. Bensa). Paris : Minuit (Le Sens commun), 1978, - 274 p.
196.GROHMANN, W., Paul Klee (préface d’Henri Michaux, traduction de l’allemand par J.
Descoullayes et J. Philippon). Paris : Flinker, 1954, - 454 p.
197.Groupe µ (F. Edeline, J.-M. Klinkenberg, Ph. Minguet), Traité du signe visuel (pour une
rhétorique de l’image). Paris : Editions du Seuil, 1992, - 504 p.
198.GUATTARI, F., Chaosmose. Paris : Editions Galilée (L’Espace critique), 1992, - 186 p.
199.GUILLAUME, Paul (1878-1962). La psychologie de la forme. Paris : Flammarion, 1979,
- 260 p.
200.HAY, L., « Pour une sémiotique du mouvement », dans Genesis (revue internationale de
critique génétique, ITEM), n°10 (« Sémiotique »), 1996, p.29.
201.HELLENS, Fr., Documents secrets, 1905-1906. Histoire sentimentale de mes livres et de
quelques amitiés. Paris : Albin Michel, 1958, - 413 p.

371
202.JAKOBSON, R., Essais de linguistique générale. Paris : Minuit, 1986, - 260 p.
203.JENNY, L., La Parole singulière. Paris : Belin (L’extrême contemporain), 1990, - 182 p.
204.JOUSSE, Marcel. L’Anthropologie du geste (textes extraits des cours donnés à la
Sorbonne). Paris : Gallimard, 1974, - 410 p.
205.KANDINSKY, W., Ecrits complets, (traduit de l’allemand par Suzanne et Jean Leppien,
Cornélius Heim et al.), t. 2 : La Forme. Paris : Denoël-Gonthier, 1970, - 408 p.
206.- , Ecrits complets, (traduit de l’allemand par Suzanne et Jean Leppien, Cornélius Heim et
al.), t.3 : La synthèse des arts. Textes : Point et ligne sur plan, Sur la question de la forme,
Les éléments fondamentaux de la forme, Analyse des éléments premiers de la peinture,
Cours du Bauhaus. Paris : Denoël-Gonthier, 1975, - 398 p.
207.-, Point et Ligne sur Plan, (Punkt und Linie zu (der) Fläche), (trad. de l’allemand par
Suzanne et Jean Leppien). Paris : Gallimard, 1991, - 258 p.
208.KLEE, P., De l’art moderne (adaptation française de P. Algaux). Bruxelles : Editions de
la connaissance, 1948, - 54 p.
209.- , Ecrits sur l’art, (traduit de l’allemand par S. Girard), t.1 : La pensée créatrice. Paris :
Dessain et Tolra, 1973, - 556 p.
210.- , Ecrits sur l’art, (traduit de l’allemand par S. Girard), t.2 : Histoire naturelle infinie.
Paris : Dessain et Tolra, 1977, - 431 p.
211.- , Journal , (traduit de l’allemand par P. Klossowski). Paris : B. Grasset, 1959, - 326 p.
212.- , Pädagogisches Skizzenbuch (en allemand). Berlin : Gebr. Mann, 1997, - 55 p.
213.- , Théorie de l’art moderne, (traduit par P.-H. Gontier). Paris : Gallimard, 1998, - 162 p.
214.- , Théorie de l’art moderne [Das bildnerische Denken]. Recueil de textes, extraits de
diverses revues et publications, 1912-1956 [traduit par P.-H. Gontier]. Genève : Gontier,
1964, - 174 p.
215.KNOWLSON, J., Beckett :biographie. Arles : Actes Sud, 1999, n°58, p. 973.
216.LAVAILLANT, F., « Traces d’écritures dans l’œuvre de Masson », dans Ecritures III :
Espaces de la lecture (actes du colloque de la Bibliothèque publique d’information et du
Centre d’étude de l’écriture, université Paris VII), sous la direction de A.-M. Christin,
Paris : Ed. Retz, 1988, pp. 250-269.
217.Les pictographes (catalogue), Musée de l’abbaye Saint-Croix, Les Sables d’Olonne, 1992,
- n.p.
218.Les plus beaux manuscrits des poètes français (Bibliothèque nationale, La mémoire de
l’Encre). Paris : R. Laffont, 1991, - 765 p.
219.LEROI-GOURHAN, A., Le Fil du temps. Paris : Fayard, 1983, - 384 p.
220.- , Le geste et la parole, t.1 : Technique et langage. Paris : Albin Michel, 1964, - 325 p.
221.LYOTARD, J.-F., Discours, figure. Paris : Klincksieck (Esthétique), 1971, - 430 p.
222.MASSON, A., Le mémoire du monde. Genève : A. Skira (Les Sentiers de la création),
1974, - 172 p.
223.MASSIN, La lettre et l’image : la figuration dans l’alphabet latin du VIII-e siècle à nos
jours. Paris : Gallimard, 1993, - 300 p.
224.MATISSE, H., Comment j’ai fait mes livres, dans Anthropologie du livre illustré par les
peintres et sculpteurs de l’Ecole de Paris. Genève : A. Skira, 1946, - 121 p.
225.MAZALEYRAT, J., Eléments de métrique française. Paris : Armand Colin, 1995, -232 p.
226.MESCHONNIC, H., Le signe et le poème (essai). Paris : Gallimard (Le Chemin), 1975, -
547 p.
227.- , Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Lagrasse : éd. Verdier, 1982,
- 713 p.
228.MERLEAU-PONTY, M., Le Visible et l’Invisible, suivi de notes de travail. Paris :
Gallimard (Collection Tel), 1979, - 360 p.
229.- , Signes. Paris : Gallimard, 1960, - 439 p.

372
230.- , Résumés des cours (Collège de France, 1952-1960). Paris : Gallimard, 1982, - 182 p.
231.- , Notes des cours au Collège de France : 1958-1959 et 1960-1961, (texte établi par St.
Ménasé). Paris : Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1996, - 401 p.
232.NEIZVESTNY, E., « Body : Man as Visual Sing » dans Space, Time and Synthesis in
Art : Essays on Art, Literature and Philosophy, (en anglais). Oakville : Mosaic Press,
1990, pp 23-28.
233.PASSERON, René, Pour une philosophie de la création. Paris : Klincksieck, 1989, - 251
p.
234.PASTOUREAU, M., SIMONNET, D., Le petit livre des couleurs, Paris : éd. de Panama,
2005, - 105 p.
235.PEIGNOT, J., De l’écriture à la typographie. Paris : Gallimard (Idées), 1967, - 255 p.
236.PEIRCE, Ch. S., Ecrits sur le signe, (rassemblés, traduits de l’anglais et commentés par
G. Deledalle). Paris : Editions du Seuil, 1978, - 262 p.
237.- , Textes fondamentaux de sémiotique (traduit de l’anglais par B. Fouchier-Axelsen et
Cl. Foz). Paris : Méridiens-Klincksieck, 1987, - 124 p.
238.PEYRÉ, Y., Peinture et poésie (Le dialogue par le livre). Paris : Gallimard, 2001, - 272 p.
239.SAUSSURE, F. de, Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1993, - 520 p.
240.TCHANG LONG-YEN, L., La calligraphie chinoise: un art à quatre dimensions. Paris :
le Club français du livre, 1971, - 278 p.
241.VOWINCKEL, A. Surréalismus und Kunsl 1919 bis 1925, Hildesheim: G. Olms, 1989, -
613 p.
242.WALDBERG, P., Max Ernst. Paris : J.-J. Pauvert, 1958, - 448 p.
243.WITTGENSTEIN, L., Remarques sur les couleurs (traduit de l’allemand par G. Granel).
Réédition : Trans-Europ-Repress, 1983, -120 p.

4. Dictionnaires
244.Dictionnaire encyclopédique du livre (A-D). Paris : Editions du Cercle de la librairie (sous
la direction de P.Fouché, D. Péchoin, Ph. Schuwer), cop. 2002, - 900 p.
245.Dictionnaire des mots sauvages (écrivains des XIXe et XXe siècles), établi par M. Rheims.
Paris : Librairie Larousse, 1969, - 605 p.
246.GUIRAUD, P., Dictionnaire des étymologies obscures. Paris : Payot (Grande
Bibliothèque de Payot), 1994, - 523 p.
247.MORIER, H., Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris : PUF, 1998, - 1345 p.
248.Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (O. Ducrot & J.-M.
Schaeffer). Paris : Editions du Seuil, 1995, - 822 p.
249.ROSNY, L.-Léon Prunol de (pseud. Fong’-gai, Leone d’Albano) : Dictionnaire des signes
idéographiques de la Chine, avec leur prononciation utilisée en Chine et au Japon, et leur
explication en français, accompagné d’un vocabulaire des caractères difficiles à trouver,
rangés d’après le nombre de traits, d’une table des signes susceptibles d’être confondus…,
Paris : B. Duprat, 1864, - 80 p.
250.- , Notice sur l’écriture chinoise une suite de spécimen de caractères chinois de diverses
époques… Paris : B. Duprat, 1854, pp. 24-48.
251.- , Alphabet orientaux et occidentaux avec spécimen des diverses écritures du monde et la
transcription des caractères. Paris : B. Duprat, 1854, - n.p.

5. Œuvres citées ou mentionnées


252.ARTAUD, A., Van Gogh le suicidé de la société. Paris : K éditeur, 1947, - 71 p.
253.APOLLINAIRE, G., Calligrammes. Paris : Gallimard, 1958, - 205 p.
254.BARTHES, R., L’empire des signes. Genève : A. Skira (Les Sentiers de la création),
1970, -156 p.

373
255.CHIANG YEE (Tsiang Yi), Chinese Calligraphy, An Introduction to its Aesthetic and
Technique, Londres, Methuen, 1954, - 230 p.
256.CLAUDEL, P., Art poétique. Paris : Gallimard, - 179 p.
257.FOLIGNO, A. de, Le Livre des visions et instructions de la bienheureuse (traduit par E.
Hello). Paris : Tralin, 1914, - 359 p.
258.HUGO, V., Préface 1822 des Odes, dans Œuvres complètes, Poésie I. Paris : [Robert
Laffont éditeur], 1985, p.5.
259.KAFKA, F., Le Château (traduction de l’allemand de B. Lortholary). Paris : Impr.
nationale, 1996, - 471 p.
260.KHLEBNIKOV, V., Tvorenia [Créations] (en russe). Moscou : Sovetsky pisatel, 1986, -
756 p.
261.KLEE, P., Gedichte (en allemand). Frankfurt am Main : Luchterhand Literaturverlag,
1991, - 104 p.
262.LAUTRÉAMONT, Œuvres complètes. Paris : Gamier-Flammarion, 1969, - 316 p.
263.MALEVITCH, K. S., Le miroir suprématiste (tous les articles parus en russe de 1913 à
1928), dans Ecrits, t.2. Lausanne : L’Age d’Homme, 1993. (Traduction par V. et J.-Cl.
Marcadé, réédition de 1977), - 207 p.
264.MALLARMÉ, St., Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard… Paris : Gallimard, 1914.
Cf. : dans Œuvres complètes. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, pp.
455-477).
265.MUSIL, R. L’Homme sans qualités (traduit de l’allemand par Ph. Jaccottet). Paris :
Gallimard, 1973 (4 vol.).
266.PONGE, F. La fabrique du « Pré », Genève : A. Skira (Les Sentiers de la création), 1990,
- 271 p.
267.PRINZHORN, H., Expressions de la folie, dessins, peintures sculptures d’asile
(traduction en français par A. Brousse et M. Weber). Paris : Gallimard (Connaissance de
l’inconscient), 1984, - 409 p. (Cf. : Bildnerei der Geisterkranken. Ein Beitrag zur
Psychologie und Psychopathologie der Gestaltung, Berlin, Springer, 1922).
268.RUYSBROEK, J. van, Œuvres choisies (traduit par E. Hello), Perrin, 1902, - 253 p.
269.TEMPEL, E. W. L., « 65 Maximiliana », ou l’Exercice illégal de l’astronomie. Paris :
éd. « Le Degré quarante et un », 1964, n.p.
270.OSTWALD, Wilhelm, Harmonie der Farben / [Harmonie des couleurs], Leipzig:
Unesma, 1918, - 48 p.
271.POE, E. A., Œuvres en prose. Paris : Gallimard (bibliothèque de la Pléiade), 1991, - 1165
p.
272.QUENEAU, R. Journaux (1914-1965). Paris : Gallimard, 1996, - 1240 p.
273.- , Bâtons, chiffres et lettres. Paris : Gallimard, 1950, - 271 p.
274.VALERY, P., Alphabet. Paris : CNRS (Le livre de poche, classique), 1999.
275.- , « Les deux vertus d’un livre », dans Œuvres. Paris : Gallimard (bibliothèque de la
Pléiade) t.2., 1960, pp.1246-1250.
276.WIEGER, Léon S. J., Caractères chinois : étymologie, graphies, lexiques, Taiwan,
Kuangchi Press, 1963, - 943 p.
277.Zao Wou-Ki (textes de D. Abadie et M. Contenson). Barcelone : Ars Mundi, 1988, -128 p.

374
ANNEXE

§ 1. Les particularités de quelques éditions de Michaux (description analytique)

« Le monde est mystère, les choses évidentes sont mystère,


les pierres et les végétaux.
Mais dans les livres peut-être y a-t-il une explication, une clef. »
(Le portrait de A.1182)

Nous composons cette annexe pour présenter les éditions qui peuvent servir à illustrer
la problématique d’esthétique expérimentale chez Michaux. Ainsi, dans notre thèse nous
considérons le « livre » dans l’œuvre de Michaux comme le lieu, le champ principal pour
réaliser une cohérence subtile entre le plastique et le textuel. Nous disons que le « livre » est
expérimenté chez Michaux en tant qu’objet de création artistique (objet « autographique »).
Dans le cadre de cette problématique nous remarquons les particularités des volumes
sélectionnés : la présence de documents ajoutés dans les éditions mentionnées. Par ailleurs,
pour marquer l’importance de la perspective de faire l’étude génétique sur l’œuvre de
Michaux1183, nous accentuons l’existence de matériaux comme manuscrits et
dactylogrammes.
La liste des livres et des plaquettes de Michaux est faite selon le principe de la
chronologie sélective et ne comporte pas toutes les éditions. Pour l’élaborer nous avons
examiné les exemplaires conservés à la BNF et à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet,
ainsi que les ouvrages critiques et les bibliographies sur les livres de Michaux, notamment :

- Henri Michaux, (recueil), Paris, Ed. de l’Herne: Cahier de l’Herne, 1999, pp. 430- 475
(F. d’Argent, « Bibliographie »).
- Henri Michaux : « les livres illustrés », Paris, La Hune, librairie éditeur, 1993.
- Bibliographie des livres et plaquettes d’Henri Michaux, Paris, M.Imbert éditeur, 1994.
- Michaux, H., Œuvres complètes, vol. 1, 2, 3, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade » : notes, notices et variantes.
1182
OC1-610.
1183
La thèse présente marque une voie de perspective : les livres examinés montrent la présence d’un nombre
considérable de documents génétiques. Ainsi, pour plusieurs œuvres nous pouvons suivre deux directions de
recherche : le travail de l’auteur avant et après l’édition originale. Dans ce sens, ce ne sont pas seulement les
manuscrits ou les dactylogrammes qui jouent le rôle important pour la recherche génétique. Ce sont aussi les
textes d’auto-explication de Michaux, les documents de sa correspondance. Mais ce sont aussi ses tableaux et
dessins, ceux qui vont souvent en parallèle de ses textes.

375
Les livres et les plaquettes de Michaux

1. Les Rêves et la Jambe, Essais philosophique et littéraire (Ça ira, 1923, cf. : OC1-18 et
1028N). Il existe le manuscrit en cahier de 16 pages (17,5x10,5 cm) et la dactylographie (5
feuillets 27,5x21cm) avec corrections et ajouts manuscrits ainsi que trois pages manuscrites
supplémentaires (collection privée d’Auguste Grisay).1184

2. Fables des origines (Disque Vert, 1923, cf. : OC1-26 et 1032N). Existent quelques
pages manuscrites. Deux pages du manuscrit original (collection privée) contiennent les textes
Origine de la divination et Origine des continents. Une page comporte le texte Origine du
petit pied des femmes chinoises (manuscrit signé par Michaux, archive d’Henri Parisot éditeur
de la revue Fontaine). En 1923 dans la revue « Le Disque Vert » de Franz Hellens (n°1,
octobre) a été annoncé son petit livre Fables des origines comme « plaquette à paraître »,
édité en effet la même année1185. Ce volume comporte 27 fables, marquées par les titres,
créant une succession des petites histoires d’« origines » (comme les paragraphes d’une «
bible » inventée.

3. Mes propriétés (revue « La Nouvelle Revue française », 1929, cf. : OC1-465 et


1202N). Existent quatre manuscrits. Premier manuscrit contient 24 feuillets (21x27cm et
21,5x13,5cm) : collection privée belge. Deuxième et troisième manuscrits (4 pages 21x27cm):
archives Michaux et fond des « Cahiers du Sud » à la bibliothèque municipale de Marseille.
Quatrième manuscrit (2 feuilles pliées 21x27cm): collection B. Gheerbrand. Description et
variantes manuscrits du texte voir : OC1, pp.1185-1191N et 1202-1222N, dont reproductions
de deux pages : OC1, pp.1186-1187.1186

4. Nous autres (revue « Commerce », 1932, cf. : OC1-459 et 1200N). Existe un


manuscrit (voir la reproduction des deux dernières strophes dans le catalogue de 1958 :
« Hommage à ‘Commerce’. Lettres et arts à Paris, 1920-1935 », p. 57) et un dactylogramme
(archives R. Bertelé, bibliothèque Jacques-Doucet).

1184
La description du manuscrit et de la dactylogramme voir : A. Grissay, « L’édition originale de Les Rêves et
la Jambe d´Henri Michaux », Le Livre et l’Estampe, Bruxelles, n°133, 1990, pp.7-24.
1185
Michaux, Fables des origines, Editions du Disque Vert, Paris-Bruxelles, sans dates [1923], imprimerie
industrielle et financière : 4, rue de Berlaimont (40 p., in-16°, 183 x 138 mm, sans achevé d’imprimer).
1186
Le textes inédits du manuscrit de « Mes propriétés » et le texte inédit du manuscrit adressé aux « Cahiers du
Sud », voir : OC1, pp.513-515 et 1219N.

376
5. Rencontre dans la forêt (revue « Transition », 1935, cf. : OC1-416 et 1166N). Existe
un dactylogramme avec ratures manuscrits, sous le titre : Dans la Forêt, ajouté à une lettre de
Michaux à S. Malherbe, nov. 1943.

6. Entre centre et absence (éd. H. Matarasso, 1936, cf. : OC1-559 et 1262N). Tirage 320
exemplaires, dont 5 Chine avec une page autographe1187. Existe un dactylogramme complet
(27 pages) avec les ratures et corrections peu nombreuses et avec une page manuscrite du
texte Vision. Une copie manuscrite du texte Le grand violon était envoyée par Michaux à R.
Bertelé (lettre du 5 janvier 1943). Pour certains textes de ce dactylogramme les titres sont
manuscrits. Reproduction d’une page de Vision : OC1-1263.

7. La Ralentie (GLM, [1937], cf. : OC1-573 et 1269N)1188. Imprimerie de Guy-Levis


Mano : 6 rue Huyghens, Paris, sans date, format varié selon les exemplaires, sur papier
« satiné couleur », plaquette 1937. Poème de Michaux dont le texte est construit par un
ensemble de courts fragments séparés par les énormes blancs sur les pages. La fragilité du
tissu de ce texte est dévoilée en outre par les procédés typographiques utilisés par l’éditeur :
par exemple, les mots à l’intérieur de la phrase sont parfois imprimés en italique, cassant
spatialement la phrase ; parfois les versets sont composés par une seule ligne séparée des
autres fragments, etc. Cela donne l’impression d’une matière du texte répandue sur pages.

8. Peintures (GLM, 1939, cf. : OC1- 703 et 1307N). Tirage 580 exemplaires, dont 30 sur
normandy vellum contiennent chacun une petite aquarelle au format du livre. Ex. n°1 avec un
dessin original aux crayons de couleurs et à la gouache sur papier noir signé par l’auteur
(voir : Les Editions GLM, Bibliographie, B.N. 1981, n°215).

9. Au pays de la magie (Gallimard, 1941, cf. : OC2-66 et 1066N). Existe le manuscrit


autographe (collection B. Gheerbrant) comportant 82 feuillets repliés en deux (135x105cm).
(OC2, pp.1070-1072N). Existent aussi deux dactylogrammes de ce texte (collections Parisot
et Godet). Reproduction d’une page manuscrite voir : OC2-1071.

1187
Selon M.Imbert, Les livres illustrés de Michaux, « La Hune », 1994, p.31.
1188
Ce poème a été enregistré au Club d’Essai de la Radio en 1953 (musique de Marcel van Thienen).

377
10. Arbres des tropiques (Gallimard, 1942, cf. : OC1-721 et 1313N). Tirage à 350
1189
exemplaires, plaquette. Un exemplaire conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques-
Doucet, à l’intérieur duquel est mise une feuille volante avec un dessin original de Michaux
représentant des arbres. Représente une composition d’un texte en continu, imprimé sur 14
pages à la suite de 18 dessins caractérisés par Michaux comme « mouvements en bois »1190.
L’usage de la fragmentation se porte donc sur le visuel créé par cette série d’illustrations des
arbres. 18 dessins, tirage 350 exemplaires sur héliona des papeteries Navarre.

11. Je vous écris d’un pays lointain (éd. P. Bettencourt, 1942, cf. : OC1-590 et 1274N)
1191
. Ce texte édité en plaquette comprend 12 séquences, rappelant par son style des écrits ou
des notes d’un journal personnel. Pour cette édition une micro fragmentation est remarquable
qui divise le texte au niveau des caractères imprimés (mélange des lettres majuscules et
minuscules).

12. Exorcismes (éd. R. J. Godet, 1943, cf. : OC1-1343N). Tirage 277 exemplaires, in-8°,
sous couverture grise, dont 7 Madagascar, contiennent un dessin original ; 2 exemplaires hors
commerce comportent un texte manuscrit (Têtes, accompagnant une gouache originale) :
OC1-CIX. Le manuscrit (une page) du poème Têtes (édité dans la revue Mesures, n 1, 1939,
pp. 93-98, cf. : OC1-1309N) a été inséré par Michaux dans un des exemplaires du livre
Exorcismes (exemplaire n°XV, dédié à M. Azaria). Voir la publication, la transcription et les
commentaires dans : B. Ouvry-Vial, Henri Michaux, pp.155-156. Le texte figure au dos du
dessin en couleur (gouache) original. Cf. : OC1-1343N.
Selon l’hypothèse de R. Bellour : il s’agit peut-être d’un projet de Michaux, annoncé
en 1938 dans la liste de préparation de Plume : « Têtes du fond de l’âme (avec dessin de
l’auteur) »1192.
Dans la BNF existe un exemplaire accompagné d’une tétrachromie en double
exemplaire, dont un numéroté et signé par l’auteur, ainsi que d’une double suite des planches
en couleur, dont celle des dessins refusés. L’exemplaire E d’Exorcismes a un texte « Masques

1189
N.R.F. [Paris], Imprimerie Moderne à Montrouge, sans date, 192 x 142 mm, 52 pages, 18 dessins et un
dessin sur la couverture, 350 exemplaires sur héliona des papeteries Navarre. Edition originale. OC1-721.
1190
Voir exemplaire à la Biblithèque Jacques-Doucet (dédicace de Michaux à Leiris).
1191
Ce texte a paru d’abord dans la revue « Mesures », n°2, le 15 avril 1937, pp.7-12. Il a été réédité en 1942 à
Saint-Maurice d’Etelan, représentant une conception typographique originale. Le quatrième plat de couverture
porte les mots suivants : « C’est Pierre Bettencourt qui a imprimé cela pour vs. ». Cf. : P3, ch2, §5.
1192
OC1-1343N.

378
du vide » autographe de 5 lignes (OC1-1343 n°2). Pour le texte Dans mon camp existe une
copie manuscrite signée par Michaux et envoyée à Henri Parisot (collection privée).

13. Labyrinthes (éd. R. J. Godet, 1944, cf. : OC1-1345N). Imprimé le 30 avril 1944 par
Grou-Radenez, (235 x 185 mm).1193 Couverture imprimée du noir et vert. Edition originale
ornée de 14 dessins de Michaux, tirés en vert à 377 exemplaires (7 exemplaires sur
Madagascar, sous couverture grise, dont deux comportant un manuscrit et un dessin original ;
20 exemplaires signés sur bristol ; 350 sur vergé pur fil du Marais). Il existe une maquette de
ce livre1194 (collection Bernard Gheerbrant).
Ce volume contient 11 textes suivants : Chant dans le labyrinthe (autre titre : La
marche dans le tunnel, dans la revue « Lettres françaises », Buenos Aires, 1944, signé
Pacque-Vent ; texte : OC1-798) ; L’Année maudite (texte : OC1-778, dessin : OC1-849) ;
Celui qui inspire (autre titre dans Epreuves, exorcismes 1945 : Epervier de ta faiblesse,
domine !, texte : OC1-779) ; La salle de délibération (autre titre : Dans la grande salle,
texte : OC1-798, dessin : OC1-850) ; Les fantômes du jour (deuxième partie du texte Dans la
grande salle, dessin : OC1-850) ; Trahison du corps (texte : OC1-841, dessin : OC1-9431195) ;
La lettre du voyageur (texte et 8 dessins : OC1-842-847) ; La lettre du dessinateur (autre
titre : La Page blanche, texte et dessin : OC1-848) ; La lettre (texte : OC1-793) ; La lettre dit
encore (texte : OC1-795, autre titre : La lettre dit aussi1196) ; Labyrinthe (texte : OC1- 796,
dessin : OC1-851).

14. Liberté d’action (revue Fontaine, 1945, cf. : OC2-159 et 1109N). Existe une épreuve
corrigée par Michaux (épreuve en placard), 11 pages (archives et musée de la Littérature,
Bruxelles).
Edition originale en forme de plaquette (137 x 112 mm). Achevé d’imprimer le 17
décembre par Grou-Radenez. Tirage 1 225 exemplaires : 25 sur vergé d’Arches numérotés de
I à XXV, 1 200 sur vélin blanc numérotés de 1 à 1200 ; 25 exemplaires hors commerces
(marqués HC). Dédicace de Michaux à Adrienne Monnier et à Rolland de Renéville.
Couverture repliée par l’illustration en couleurs de Mario Prassinos1197.

1193
Selon M. Imbert, Les livres illustrés de Michaux, p.34.
1194
Voir la description : OC1-1346.
1195
Ce dessin a été réédité dans Peintures et dessins (1946).
1196
Paru d’abord dans la revue « Lettre » (Genève). Voir la notice : OC1-1355.
1197
Cf. P3, ch2, §5.

379
Certains titres de textes sont ajoutés à la main dans l’épreuve corrigée de 1945 :
« Instrument [s utiles et] à conseiller : la tonnerre d’appartement » ; « [Dans le plâtre] » ;
« [Comme la mère] », « A bas le succès [Non]» ; « [Près des Halles] » ; « [Homme-bombe]».
Liberté d’action constitue un recueil de 18 textes différents d’une sorte d’« auto-
mythologie » (voilà, par exemple, comment commencent certains textes : « Cela commence
quand j’étais enfant. » ; « Je n’ai guère fait de mal à personne dans la vie. » ; « J’adore
malaxer. » ; « J’ai aussi ma fronde à l’homme. »). Mis en ensemble des autres recueils
(Apparitions, Meidosems, Lieux inexprimables) dans l’édition La Vie dans les plis (1949,
Gallimard) Liberté d’action joue à son tour comme une partie des « poèmes »1198 (ce qu’on
peut nommer une forme de fragmentation).

15. Peintures et dessins (Le Point du Jour, 1946, cf. : OC1-855 et 1368N). Typo et
héliogravure, imprimé rouge offset, couverture en papier noir avec titre dessinés en rouge,
format [in-4] 258 x 208 mm, emboîtage noir, 220 x 275 mm. Tirage : 920 exemplaires. 7
exemplaires de cette édition (sur papier Rives BFK) portent un dessin original de Michaux.
(43 illustrations avec les légendes, empruntés de plusieurs textes de Michaux).
Ce livre met en jeu les mots et les images. On peut dire les mots et non pas les textes
car pour cette édition il a utilisé seulement les extraits de texte de Michaux : parfois quelques
fragments courts pris des textes, dits les « légendes ». Les images (reproductions) sont
nommées dans le livre les « illustrations », qui parfois même montrent les tableaux (aquarelles
ou gouaches) de Michaux non pas en couleur, mais en noir et blanc (La paresse, Tête,
Couché, Clown, Dragon, Crier, Toujours son « moi », Sphynx, Une tête sort du mur, Dans la
nuit, Mes propriétés, Education, Un palan). Dans cette édition (qui représente un exemple
significatif de la collaboration de Michaux avec son éditeur1199) le texte imprimé rouge sur le
papier-calque couvre les dessins (43 reproductions des années 1934-1945). Dans le cadre de
la problématique de la thèse présente, on peut dire que grâce au support transparent utilisé,
l'écriture « réelle » (mots, extraits de texte) pénètre dans l’espace dessiné, or ce dernier reste
indépendant du texte. On a un système de rapports complexes entre ce qui est écrit et ce qui
est dessiné (peint) dont le rôle important joue la couleur du texte qui « brouille » l’image (qui
était presque aveugle en perdant ses couleurs), ainsi que l’action du « lire » ou plutôt de
« regarder ». Une phrase de Michaux semble très significative : « Hommes, regardez-vous

1198
Uniquement l’édition de 1949 de La Vie dans les plis porte en sous-titre la mention « poèmes ».
1199
Edition particulière de « Rencontre dans la forêt » (réédition de 1952 à l’initiative de René Bertelé) ; sous
forme d’une feuille (298 x 222) pliés en quatre, sans nom d’éditeur ni de lieu, portant le monogramme H.M.
effectué à l’encre de Chine, 150 ex. hors commerce, sur vélin d’Arches (OC1-1166).

380
dans le papier »1200. Dans le contexte de l’ensemble du livre, l’importance ici n’est pas
seulement celle que l’auteur s’adresse à lui-même, mais aussi au lecteur. C’est le « papier »
qui obtient deux sens : le « support » comme « livre » d’une part, et d’autre : le « tableau »
(peinture aussi que texte) qui se trouve sur ce support. Ainsi, c’est grâce au corps du livre
(grâce à la construction, grâce à l’ordre des pages, etc.) que les mots - c’est-à-dire les signes
écrits, l’image du texte typographique - ne sont pas seulement les « représentants » (Pierce) de
qu’il faut « lire », mais de ce qu’il faut « regarder », et, par contre, les images – c’est-à-dire
les signes-formes ou « objets » (Pierce) - ne servent pas surtout à « donner à voir ». Dans cette
conjoncture, le terme même du livre va se charger d’un sens particulier. Il devient le livre-
objet, où on peut voir réellement, physiquement à travers des mots, on peut lire aussi
réellement, physiquement dans les images. Les règles habituelles sont changées en quelque
sorte, et, peut-être la notion de « signe » est touchée.

16. Ici Poddema. Losannes : Mermod, 1946, 60 p. Cf. : OC2-105 et 1084N.


Il existe une page manuscrite, qui contient un extrait de Poddema (collection H.
Parisot).

17. Apparitions (Le Point du Jour, 1946, cf. : OC2-172 et 1113N). Il existe un
dactylogramme complet : 38 pages, portant de nombreuses corrections et additions
manuscrites (ancienne collection Bertelé). Pour certains textes les titres sont manuscrits. Un
manuscrit (texte L’Appareil à opérer) se trouve dans la collection de B. Gheerbrant.

18. Meidosems (Le Point du Jour, 1948, cf. : OC2-1125N). A la BNF existe un
dactylogramme (avec les corrections manuscrites) complet (68 pages).
Texte de la justification de tirage :
« De ces Meidosems, pour illustrer lesquels Henri Michaux a exécuté pour la première
fois douze lithographies à même la pierre, il a été tiré : un exemplaire unique sur Chine, vingt
exemplaires sur pur fil d’Arches numérotés de I à XX, les quatre premiers étant nominatifs et
hors commerce et deux cent cinquante exemplaires sur pur fil Johannot numérotés de 1 à 250,
constituant l’édition originale de ce texte et des lithographies. Les vingt et un premiers
exemplaires sur Chine et sur Arches sont tous signés par l’auteur et par l’éditeur et

1200
OC1-858. Le motif du miroir (dont s’impose le pluriel d’identification) chez Michaux est lié à la question du
geste pictural « physionomique » (J. Starobinsky, « Le monde physionomique », dans le Catalogue d’exposition
Henri Michaux, Centre Georges-Pompidou, 1978, p.65).

381
accompagnés d’une suite en trois couleurs des lithographies. Il a été tiré en outre vingt-six
exemplaires hors commerce sur pur fil Johannot réservés aux amis de l’auteur et des éditeurs
et marqués de A à Z. »1201
Pour ce livre il existe cinq lithographies supplémentaires (collection B. Gheerbant) de
Michaux, qui n’existent pas dans l’édition. Reproduction : voir : Meidosems, par Elisabets
R.Jackson, Santa-Cruz, Californie, Moving Part Press, 1992 (avec un appendice « In the
Workschop », dont I-V dessins supplémentaires).
Dans un exemplaire du livre La vie dans les plis (éd. Gallimard 1949)1202, déposé à la
Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet par Adrienne Monnier, entre les pages nn°146 et 147,
il existe une page manuscrite du poème de Michaux Meidosems. Le texte de cette page a été
publié une seule fois dans l’édition 1948 (Voir : Henri Michaux, Meidosems, édition du
« Point du Jour », p.52). Ce texte se situe entre les fragments suivants : « Un ciel de cuivre
<…> tu continues… » et « Il plaît et pourtant… <…> sa peine immense… » [voir : OC2-
207]).
La page ajoutée comprend le texte suivant : « Il se confie à toi, papier ténu, mur de
soie, pelure des autres. Il crie Sortez-moi d’ici ». « Sortez-moi d’ici », crie-t-il sans cesse.
Mais ce qu’on entend c’est, vaguement, « Fleurs Fleurs » ou peut-être « amour ». Mais il crie
seulement « Sortez-moi d’ici, sortez-moi d’ici »./ Mur faible qui inscrit sans écouter, qui
écoute sans deviner, qui devine sans croire, mur faible qui trahit celui qui implore, disant
« Une petite personne voudrait une petite liberté ».

19. Poésie pour pouvoir (éd. R. Drouin, 1949, cf. : OC2-442 et 1224N). Tirage limité à 46
exemplaires. Frontispice de l’auteur, linogravures de texte par Michel Tapié. La construction
de ce livre-objet est remarquable. Couverture en bois avec les clous a été fabriquée par
l’éditeur René Drouin (OC2-1227N). Reliure en bois des îles ornée sur le plat supérieur du
report du linoléum du titre et de clous de métal, mise en page lino-gravée du texte de Michel
Tapié ), chemise et étui de Henri Mercher. Il n'y a pas de texte typographique dans cette
édition. Les dessins et le texte sont gravés, comme si chaque page est un objet graphique
(même si dans cette page il n'y a pas de dessin).1203

1201
OC2-1126N.
1202
Pour le texte Vieillesse de Pollagoras de ce recueil existe un manuscrit autographe, qui compte six feuillets
in-octavo (collection privée). Cf. : OC2-1138N.
1203
Voir : Busto, Daniel, Livre gravé : tome premier, choix de volumes de 1971 à 1981. Présentation de Roland
Barthes, postface de Christian Prigent, Marseille, « Sgraffite », EPS, 1982 (13-Marseille : impr. Création). 146
p., ill. en noir. Extrait de l’essai : « De la figure à la nappe ». [BNF : Yb3-7500-4 (Richelieu-Estampes et

382
Parfois le texte est blanc sur le fond noir. Parfois non (sur la même page). Parfois il y a
l’image du texte (marquée par le fond). Parfois des figures géométriques. 4 dessins de Tapié
(1909-1987) dans le texte. Trois textes : « Je rame » « A travers mers et désert » « Agir, je
viens ».

20. Passages (Gallimard, 1950, cf. : OC2-281 et 1161N). Dans les papiers de R. Bertelé
existent des pages intitulées : « Manuscrits d’Henri Michaux » (dactylogrammes et épreuves
corrigées correspondants à l’édition de Passages). (OC2-1164N). La version dactylographiée
du texte Arriver à se réveiller se trouve dans la collection de B.Gheerbrant. (OC2-1177N). Un
dactylogramme du texte Notes au lieu d’actes (avec nombreuses corrections manuscrites)
figure dans le catalogue du Harry Ransom Humanities Research Center de l’Université du
Texas à Austin (USA). Quelques textes (épreuves corrigées) se trouvent dans les archives
Gallimard.

21. Lecture de huit lithographies de Zao Wou Ki (Euros & Godet, 1950, cf. : OC2-261 et
1140N). Chemise et étui en bois, in-folio, 451 x 341 pour l’emboîtage, 444 x 335 pour la
couverture. Tirage limité à 92 exemplaires dont 2 sur Chine, comportant la suite des
lithographies (réservés aux auteurs) ; 4 sur Rives BKF comportant une aquarelle originale.
Voir les reproductions des lithographies de Zao-Wou-Ki dans OC2, pp.265, 267, 269, 271,
273, 275, 277, 279.

22. Quelque part, quelqu’un (édition de 1951 en plaquette, n.p.)1204, présentant deux
poèmes qui évoquent une sorte de fragmentation des phrases. Les textes (Quelque part,
quelqu’un, In memoriam) sont composés par les phrases-traits, par les répétitions, en se
portant donc à une structure détachée, ce qui donne finalement l’effet d’une continuité brisée,
Cf. : OC1-550, 1237N et OC1-759, 1324N.

photographie). Cf. :OC2-1227 ; « Le livre et l’estampe », n°57-58, 1969, p.11 ; Librairie les Mains Libres, Paris,
cat. N°8, nov. 1973, n°1895. 1949 (Paris : Impr. Union : impr. V. Michel), 21 p. BNF : RES G-YE-705
1204
Ce texte de 1938 (dans « La Nouvelle Revue Française », n°301, octobre, pp.574-580) a été repris en
plaquette rarissime en 1951 (S.n.d.l. [Paris] sans nom d’éditeur, 155 x 123 mm, non paginé [28p.], couverture
bordeaux). Cette plaquette contient aussi le texte In memoriam daté 1944 (existe un dactylogramme dans la
collection R. Bertelé ; première publication dans la revue « Confluences », n°1, janvier-février 1945, pp.6-8,
avec la reproduction d’une peinture de Michaux en frontispice. Pour la plaquette l’achevé d’imprimé indique :
« le 15 mars 1951, il a été tiré de ces deux poèmes, aux dépens et pour plaisir de quelques amateurs, 15
exemplaires hors commerce, sur papier Ingres, constituant l’édition originale. »

383
23. Mouvements (Le Point du Jour, 1952, Cf. : OC2-435 et 1221N). Tirage 1370
exemplaires (25 Arches, dont 5 hors commerce, accompagnés d’un dessin original de
Michaux). Il existe un dactylogramme complet (13 pages) et deux épreuves corrigées, dans la
BNF (ancienne collection Bertelé)1205.

24. Nouvelles de l’étranger, dans « Exil » n°1, 1952, pp. 22-27. Cf. : OC2-1236N, 1241,
1242N.
Certains textes en dactylogrammes portent des corrections manuscrites. Cf. : Harry
Ransom Humanities Research Center de l’Université du Texas, fond G.L.M., à la BNF et
collection privée.

25. Misérable miracle (éd. du Rocher, 1956, cf. : OC2-617). Avec 48 reproductions de
dessins mescaliniens et documents manuscrits de Michaux hors texte. Nouvelle édition
(format petit) : Paris, Gallimard, "Le Point du jours", 1972 (texte augmenté). Réédition
posthume : Gallimard, 1991.
Sur les manuscrits de Misérable Miracle voir : OC2, pp.1281-1286N (Manuscrits et
« Notes » des livres de la drogue). Dans le volume Misérable Miracle il y a 3 cahiers des
« documents manuscrits » (32 pages) et une page à l’intérieur du texte qui comporte une petite
note manuscrite (OC2-678). La reproduction de deux pages de Misérable Miracle de l’archive
(collection B. Gheerbrant) : OC2, pp.1284 et 12851206. Selon R. Bellour : dans les archives de
Michaux on trouve un certain nombre de cahiers et notes, qui correspondent aux « notes de la
drogue » (300 pages). Il évoque ensuite à propos de Misérable Miracle : « Il existe
seulement, dans les archives de Michaux, quatre pages qui devraient en faire partie. Ces pages
ont été montrées dans le cadre de l’exposition Dibuicos mescalinisc Dibujos mescalinicos, et
reproduites dans le catalogue. »1207

1205
Cf. notre analyse : P3, ch1.
1206
Voir aussi le déchiffrement des documents manuscrits de Misérable miracle (collection Bernard Gheerbrant)
: OC2, pp. 1291-1294.
Voir une page d’un manuscrit mescalinien de Michaux (collection Micheline Phankin) dans Passages et
langages de Henri Michaux, réunis par J.-Cl.Mathieu et M.Collot, Paris, Librairie José Corti, 1987, p.189,
déchiffrement :
« Malgré le tremblé et les accidents de l’écriture, on devine les mots suivants.
“La Mescaline c’est le froissement/ c’est être froissé/ l’amoncellement (?)/ qui peut être/ indicible qui/ peut être
le froissement/ et (?)/ qui ne (?)/ peut être (??) fixé (…)”»
1207
Exposition à Barcelone, 22 avril -28 juin 1998, catalogue, pp.68-71.

384
N.B. Autres œuvres de Michaux concernant l’expérience de la drogue (« livres de la
drogue ») :
- L’infini turbulent (Mercure de France, 1957, cf. : OC2-805). 11 héliogravures, 237 x 187
mm. Les commentaires sur les étapes de l’édition (« revue »), sur les rééditions, les
traductions et sur le dossier du livre dans les archives du « Mercure de France » dans : OC2,
pp.1332-1333N. L’analyse faite sur ce dernier montre bien le travail scrupuleux de Michaux
sur la forme de présentation du texte pour l’édition (caractères gras, italiques, colonnes,
marges, dessins).

- Paix dans les brisements (K. Flinker, 1959, cf. : OC2-977). Selon la construction ce livre
représente une forme qui rappelle le « rouleau » chinois (format de la page : 197 x 275 mm). 7
pages de dessins doivent constituer un dessin unique1208.
Il existe un exemplaire du livre Paix dans les brisements (1957) – envoyé par Michaux
à André Rolland de Renéville, dont la page de titre intérieure est littéralement couverte de
mots manuscrits peu lisibles (cf. : OC2-1368N).

- Connaissance par les gouffres (Gallimard, 1961, cf. : OC3-4). Il existe deux liasses
d’épreuves corrigées1209. Il y avait eu lieu six publications antérieures en revue, présentant
divers stades d’élaboration du texte (cf. : OC3-1482N). N.B. Dans la revue « Les Cahiers de
la tour Saint-Jacques » (n°1, 1960) il y a la reproduction d’un dessin de Michaux « traduisant
l’active désagrégation subie en état second sous l’effet de la mescaline » (face de la page
152). Le livre de 1961 ne porte aucun dessin.

- Vents et poussières (K. Flinker, 1962, cf. : OC3-164 et 1512N). Neufs dessins de Michaux,
tirage 830 exemplaires, « plaquette ». Première édition d’une partie de texte : dans des revues
en 1954-1955. Les 80 premiers exemplaires du tirage comportent une gravure originale signée
par Michaux. Sur la genèse de ce livre : OC3-1518N.

- Les Grandes Epreuves de l’esprit et les innombrables petites (Gallimard, 1966, cf. : OC3-
311). Ce recueil comprend IX textes (« Le merveilleux normal » ; « En difficulté, mais où la
difficulté ? » ; « Les présences qui ne devraient pas être là » ; « Le dépouillement par

1208
Une déclaration d’Henri Michaux à propos de la sortie de son livre Paix dans les brisements voir : « Arts » ,
n°783, 20 juin 1959 (cf. : Document, OC2-1368N).
1209
Voir les détails des éditions, des archives et des correspondances : OC3, pp. 1481-1491N.

385
l’espace » ; « Conscience de soi ravagée » ; « Le besoin de surcharger et de désimplifier » ;
« Aliénations expérimentales » ; « Les quatre mondes ») et Commentaires. Tirage de 5 087
exemplaires numérotés, dont 21 sur vélin de Hollande van Gelder, 66 sur vélin pur fil
Lafuma-Navarre, 4 800 sur bouffant alfa Calypso Libert, 200 hors commerce. Ce livre
comporte certaines particularités typographiques (traits et blocs). Sur les matériaux
correspondants aux stades de la fabrication du livre voir : OC3-1569N.
Parfois il s’agit des séries des dessins, reproduites dans les “livres de sciences” de
Michaux (M. Butor). L’épreuve de la mescaline chez Michaux est présentée aussi dans
certaines séries de peintures (en noir et en couleurs) des années 1950 et 1960. Par ailleurs, en
1963-1964 Michaux a fait un film “mescalinien” intitulé: Images du Monde Visionnaire. Ce
film (réalisation Eric Duvivier, Rueil Malmaison, cinématique Sandos) conclut les
expériences mescaliniennes de Michaux (AP-53)1210.
Dans le texte Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence
Michaux écrit : « 1956/ Première expérience de la mescaline. » Selon AP (p.302) : « En fait
les premières expériences mescaliniennes ont lieu à la fin de l’année 1954 et l’avant-propos
de Misérable miracle est daté de mars 1955 ».

Il existe encore deux éditions particulières avec les documents sur l’expérience
mescalinienne de Michaux :
- J.de Ajuriaguerra & F.Jaeggi, Contribution à la connaissance des psychoses toxiques.
Expériences et découvertes du poète Henri Michaux. Dessins de Henri Michaux faits sous
l’influence de la mescaline. Sandos, S.A., Bale, 1963.1211
- Les rebelles de Chicago. Photos de Gianni Pellegrino, accompagnées de trois textes de
Michaux sur la drogue. Dans : « Playmen » (édition française), 1er année, n°2, avril 1968,
pp.26-34.

1210
Critique voir : R. van Gindertael : « Au Musée National d’Art Moderne, H.M. ».
1211
Imprimé par Gasser et Cie, s.d. Reproduction de 10 dessins mescaliniens dans le texte et 1 sur la couverture.
(240 x 170, 68 p.).

386
26. Quatre cents hommes en croix (journal d’un dessinateur). Ed. P. Bettencourt, 1956,
cf. : OC2-785 et 1329N. 1 frontispice et 2 dessins de Michaux – photogravures.
Tirage 270 exemplaires : 10 Japon nacré réimposés, dont 3 exemplaires avec 1 dessin
original. Il existe un dactylogramme qui se compose de 8 feuillets avec plusieurs corrections
manuscrites (très raturées et illisibles).
Le texte typographique souvent est mis en forme représentante certaines
"calligrammes". Par ailleurs, dans chaque page il y a sa propre variation de styles de lettres
typographiques (correspondance entre les lettres italiques, majuscules ou non etc.) et sa
propre forme visuelle du texte (intervalles entre les paragraphes, les marges etc.).

27. Façons d’endormi. Façons d’éveillé (Gallimard, 1969, cf. : OC3-445).


De l’édition originale de cet ouvrage ont été tirés 112 exemplaires numérotés, dont 36
sur vélin de Hollande van Gelder et 76 exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre.
Comprend deux parties (Ière : Le rideau des rêves ; Tempérament de nuit ; Quelques rêves,
quelques remarques ; Transformations ; Réflexions ; IIe : Les rêves vigiles.) Particularités
remarquables pour notre problématique : on voit parfois des lignes de points1212 qui séparent
le tissu du texte (proche de l’usage de petites étoiles). Certains mots ou phrases sont parfois
imprimés en italiques. Le texte Transformations est imprimé en petits caractères, les titres des
séquences sont toujours en lettres majuscules, pour les titres des séquences est utilisé l’ordre
alphabétique de a) à j). Souvent présentes les notes explicatives marginales en bas des textes
mais aussi, pour certaines séquences existent les paragraphes dans le texte principal qui
portent le titre Remarques (ce que prouve le style de journal, notamment le journal des rêves,
ou le journal de voyage). Les « mots-taches » typographiques (selon notre terminologie)
figurent à la page 224 : « VIDE-SUBSTANCE » (mot-chaîne) et « Le JEU… » (dans le texte
Les rêves vigiles). Un dactylogramme de 7 feuilles se trouve dans les archives de Michaux
(cf. la description : OC3-1597N).

28. Emergences-Résurgences (A. Skira, 1972, cf. : OC3-541). Une première version de ce
livre est dactylographiée (archives de Michaux) ; elle comporte 60 feuilles représentant les
variantes très différenciées par rapport à l’édition (cf. : OC3, pp. 661-691 et 1610N).1213

1212
pp.29, 45, 57, 68, 94.
1213
Cf. : plusieurs références commentées dans la thèse.

387
29. En rêvant à partir de peintures énigmatiques (Fata Morgana, 1972, en plaquette. Cf. :
OC3-693). Première version : 1964 dans la revue « Mercure de France » (n°1214, pp.585-
599)1214. Les modifications sont importantes (cf. : le tableau comparatif OC3-1619N). Un
dactylogramme (27 feuilles) et les épreuves corrigées : archives de la maison d’édition.

30. Par la voie des rythmes (Fata Morgana, 1974, cf. : OC3-761 et 1652N). Cet ouvrage
ne contient aucun texte (sauf le titre « Par la voie des rythmes »). Il y a 82 dessins en pleine
page. Il y a 5 parties distinctes dans le livre par les « dessins-signes » (les même « dessins-
signes » en format réduit reproduits à la fin du livre, représentent visuellement une table de
matière). Les 20 premiers exemplaires contiennent des planches supplémentaires.

31. Idéogrammes en Chine : préface en forme poétique dans le livre de Chang Long-Yen,
L., La calligraphie chinoise: un art à quatre dimensions. Paris : le Club français du livre,
1971, réedité en 1975 par l’édition Fata Morgana, en plaquette1215. Sur les documents
génétiques (lettres) cf. : OC3-1664N. Texte : OC3-815.

32. Quand tombent les toits (G.L.M., 1973, cf. : OC3-1197 et 1780N). Il existe dans les
archives de Michaux deux dactylogrammes, titre manuscrit « Lorsque tombent les toits »
corrigeant la première variante biffée : « Dialogue ».

33. Coups d’arrêt (Le Collet de Buffle, 1975, cf. : OC3-1181 et 1777N). Tirage 575
exemplaires. 60 exemplaires de cette plaquette ont été imprimés sur papier de fabrication
manuelle au Moulin Larroque. Le dactylogramme complet (avec des corrections manuscrites)
et l’épreuve corrigée non-complète se trouvent dans les archives de l’éditeur.

34. Face à ce qui se dérobe (Gallimard, 1975, recueil des textes, cf. : OC3-853 et 1677N).
Il existe les nombreux dactylogrammes (76 feuilles, archives Michaux).

35. Les Ravagés (Fata Morgana, 1976, cf. : OC3-1157). Il existe un dactylogramme et une
épreuve corrigée (archives de la maison d’édition) de cette plaquette. Le texte écrit sur les
dessins des aliénés ne porte pas ces dessins. Sur le chemin génétique et sur le témoignage de

1214
Cf. : OC3, pp.717-720 (versions des fragments publiés dans le « Mercure de France »).
1215
Cf. : P2, ch1, §4.

388
Michaux (document « Quelques conversations avec Henri Michaux (1982-1984) ») voir :
OC3, pp.1768-1774N.
36. Jours de silence (Fata Morgana, 1978, cf. : OC3-1204 et 1780N) : plaquette. Il existe
un dactylogramme (25 feuilles, archives de Fata Morgana).

37. Saisir (Fata Morgana, 1979, cf. : OC3-933 et 1700N).


Texte d’hommage : « à Michelin Phan Kim Chi, premier témoin à tout autre préféré,
premier assentiment. Je vis ses yeux sur les signes s’animer, recevoir. Le parcours pouvait
continuer. » 67 pages du livre contiennent les dessins. Tirage : 1200 exemplaires, dont 75
premiers – sur vélin d’Arche - comportent une lithographie originale sur papier translucide
insolée sur zinc lithographique, signée par l’auteur. Un dactylogramme (13 feuilles) et les
épreuves corrigées : archives de la maison d’édition. Dans le catalogue Mas (p.143) est
reproduite une sérigraphie en 4 couleurs (trois bruns et un rouge) de Michaux de 1983 :
« Cette sérigraphie était destinée à un livre de HM aux éditions Fata Morgana, Montpellier.
Mais le projet ne prit pas corps. Elle accompagne aujourd’hui les 40 exemplaires de l’édition
de tête du présent catalogue, dont colophon in fine. » (p.142). Cf. aussi : ibidem, p.125 (« La
fiche de l’imprimeur indique, en associant cette pièce à la précédente (n°169 [Saisir]) sous la
date de février 1979 : « Pas de tirage/ juste quelques essaies signés sur japon/ Ed. Fata
Morgana/ Monpellier »).

38. Une voie pour l’insubordination (Fata Morgana, 1980, cf. : OC3-985).
Dans les archives de la maison d’édition il y a un dactylogramme (28 feuilles) et les
épreuves corrigées. Dans les archives de Michaux existent plusieurs documents génétiques
(dactylogrammes, notes manuscrites), cf. : OC3, pp.1017, 1707, 1717 (reproduction d’une
feuille manuscrite : p.1710).

39. Poteaux d’angle (Gallimard, 1981, cf. : OC3-1039). Cette édition représente la
succession de deux autres (1971 et 1978). L’histoire de ce volume donne un champ très riche
de l’évolution du texte. Sur les documents génétiques (dactylogrammes avec des corrections
manuscrites), cf. : OC3, p.1728N.

40. Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions. Gallimard, 1981, cf. : OC3-1155.
Sur plusieurs documents dactylographiés des textes de ce recueil voir : OC3, pp. 1766-1787N.

389
41. Affrontements. (Fata Morgana, 1981, cf. : OC3-1109). Trois sources de documents
dactylographiés sont connus : archives de Bertelé-Valette, archives de la maison d’édition
Fata Morgana, archives de Michaux (cf. : OC3, pp.1746-1748N).
42. Comme un ensablement… (Fata Morgana, 1981, cf. : OC3-1143 et 1754N). Un
dactylogramme (9 feuilles) : photocopie, avec des corrections manuscrites peu lisibles : dans
les archives de Fata Morgana.
43. Par des traits (Fata Morgana, 1984, cf. : OC3-1233 et 1793N). Quatre-vingt
exemplaires du tirage sont accompagnés d’une suite de huit sérigraphies originales en
couleurs. Il existe une page de dactylogramme : première version du poème.

44. Fille de la montagne (M. Ducel, 1984, n.p.), en feuilles pliées. Cf. : OC3-1287.
Tirage 60 exemplaires. Texte écrit en 1979, après le voyage en Inde en 1964 (BIO-
570). Hommage à Lokenath Bhattacharya. Dessins anonymes1216. La justification de tirage
annonce : « Rehaussée de quatre peintures tantriques du Rajasthan, cette édition originale de
Fille de la montagne a été tirée sur papier main des moulins de Larroque à soixante
exemplaires numérotés ». Réédition du texte dans la revue « L’Ire des vents » (1986) et dans
le recueil posthume Affrontement (Gallimard, 1986). Il existe dans les archives de Michaux
plusieurs documents manuscrits et dactylographiés concernant Fille de la montagne
(description voir : OC3, pp.1797-1801N).
Composition des dessins : Planche 1. Le point est au centre du cercle en ligne qui est
placé dans quatre figures rectangulaires en lignes. Frontispice du livre au commencement du
poème [p.8] Texte sur la page droite des mots : « Fille restée petite » aux mots « pénitence
terminée. » [p.9]. Planche 2. La même composition, mais il y a le deuxième cercle autour du
premier. Le deuxième cercle contient 3 points non ordonnés [p.12]. Texte sur la page à droite
des mots : « vers l’au-delà qui apparaît » aux mots: « dans la montagne » [p.13]. Planche 3.
Le point est au centre du cercle, trois points non ordonnés sont disposés en deuxième cercle. Il
y a le troisième cercle qui est composé de points [p.16]. Texte sur la page à droite des mots :
« Devenue grave »… aux mots: « elle fut gratifiée » [p.17]. Planche 4. Ce dessin contient trois
cercles en ligne et trois cercles en points. Le point est au centre de la composition. Il y a aussi
deux angles composés par les points : en bas à droite et en haut à gauche [p.20]. Texte sur la
page à droite des mots : « Là »… aux mots : « la VIE » [p.21].

1216
Exemplaire offert à la BNF : n°H.C., signé par Michaux, code de la BNF : REZ P-YE-2590. Cet exemplaire
donne l’impression de dessins à mine de plomb et à l’aquarelle.

390
§ 2. Expérience de lecture d’Un certain Plume

« Bien que j’aie cherché dans toutes les bibliothèques de l’Europe les œuvres
du docteur Goudron et du professeur Plume, je n’ai pas encore pu,
jusqu’à ce jour, malgré tous mes efforts, m’en procurer un exemplaire. »
(E. A. Poe, Histoires grotesques et sérieuses)1217

Figures de M. Plume
Puisque l’image de Plume traverse certain nombre de livres de Michaux pendant la
période très longue (1930-1963)1218 il semble important de remarquer et analyser quelques
faits particuliers concernant ses deux formes matérielles : forme textuelle et forme graphique.
Ainsi, en s’appuyant sur quelques faits réels1219, concernant les éditions de Plume, et
sur le contenu des textes de Michaux sur Plume, on peut essayer de composer une table
diachronique des différentes figures de ce personnage.

Figure 1. Pré-Plume
Si on prend en compte l’origine du personnage (nom et prototypes), on peut parler de
l’avant-forme de Plume. Ses apparitions textuelle et graphique (dessinées) peuvent être
considérées donc comme deux modes de « traduction » de cette avant-forme.
Il faut dire d’abord que l’origine de l’image de Plume est liée aux intérêts de Michaux-
lecteur (lecteur de E. A. Poe)1220 et de Michaux-spectateur (spectateur des films de Chaplin et

1217
E. A. Poe, Œuvres en prose, bibliothèque de la Pléiade, p. 939. Selon la confirmation de Michaux, le nom de
son personnage Plume [angl. : Feather] est pris du récit d’Edgar Poe Le Système du docteur Goudron et du
professeur Plume. Voir : C. A. Hackett, Michaux and Plume, dans “The French Review”, p.47. Nous trouvons
une remarque sur ce sujet de J. K. Simon : « On songe à Poe, mais pas exclusivement au conte du Docteur Tarr
and Professor Fether - l’origine apparemment de Plume – dont le thème de l’internement et la violence de
l’inversion folie-raison semble offrir des rapports assez généraux. Il y a aussi la naïveté ingénue de la
narration… » (« Plume, sa vision », dans l’HERNE, p.285, [nous soulignons]). Cf. : J.-L. Houdebine, « ‘Un
certain Plume’, recherche des significations d’un personnage et de son monde », dans La Nouvelle critique, n°2,
1967, pp. 32-38.
1218
Pour deux éditions d’Un certain Plume de 1930 ainsi que pour les recueils Plume, précédé de Lointain
intérieur de 1938 et 1963 avaient eu lieu plusieurs changements importants du nombre et du contenu de textes
sur Plume. En outre, en 1949 il y avait un projet de livre pour la maison d’édition « nrf », dont le contenu est
inconnu, dont il existe seulement une esquisse de couverture avec le titre : Plume et autres histoires (archive R.
Bertelé).
1219
OC1-1238N.
1220
Sur l’importance de E. A. Poe pour Michaux voir OC1-1031N et note n°1 OC1-1253.
Nous utilisons la citation de E. A. Poe comme épigraphe par deux raisons suivantes :
1/ Dans ce chapitre nous analysons l’image de Plume de Michaux, celle qui peut être nommée une image
fantomatique et symbolique (plume – instrument de l’écriture et du dessin, plume d’oiseau, monsieur Plume).
2/ La citation de E. A. Poe porte pour nous le sens symbolique pour marquer la liaison entre Plume de Michaux
et la conception atomiste de E. A. Poe (OC-1241). Dans notre thèse nous considérons Point, Ligne, Trait, Tache
comme « les formes élémentaires » (atomes) poétiques et graphiques. C’est la plume (instrument) qui peut
composer toutes ces formes.

391
des tableaux de P. Klee)1221. La figure de Plume est à la fois fantomatique et cinéaste ; c’est
une figure du mouvement et de l’ironie.
Par ailleurs : les faits biographiques nous donnent à penser une identification directe
entre l’auteur et le personnage. Une telle identification semble la plus évidente, marquée par
Michaux lui-même : « Oui, à cette époque de ma vie, Plume – tout Plume – était moi-même,
Henri Michaux. » 1222
Nous distinguons trois pré-formes de Plume :
a) L’instrument contre le malaise et la fatigue personnels de Michaux liés
probablement aux faits biographiques (notamment : voyages, morts de ses parents1223).
Ainsi, M. Plume et Michaux sont des grands voyageurs. Le mobil des voyages de
Michaux semble lié très profondément à l’image de Plume. D’une part, on peut parler des
voyages de Michaux lui-même1224 pendant lesquels les sujets concernant Plume apparurent
(Turquie, Argentine). D’autre part, Plume a fait les voyages suivant le contenu du texte
(Rome, Danemark, Bulgarie, Berlin, Casablanca).

1221
On dit souvent que Charlie Chaplin et Paul Klee sont les prototypes du personnage de Plume (cf. : C. A.
Hackett, Michaux and Plume, dans The French Review, vol.XVII, n°1, janvier 1963, pp. 40-49 ; cf. aussi : R.
Micha, Plume est les anges dans l’HERNE, pp.143-158).
1222
C.A. Hackett, ibidem, p.47. Sauf les affirmations poétiques comme celle de Jacques Prévert : « Michaux fit
un geste, et M. Plume, qui nous suivait discrètement mais pas à pas, claqua des doigts. » (J. Prévert, Rencontre,
l’HERNE, p.33), sauf l’identification picturale (J. Dubuffet).
1223
Michaux déclare à Robert Bréchon son « malaise » (dont la cause évidente serait la mort du père et de la
mère de Michaux en 1930, cf., OCI-XCII et XVIII) : « Avec Plume je commence à écrire en faisant autre chose
que décrire mon malaise. Un personnage me vient. Je m'amuse de mon mal sur lui. Je n'ai sans doute jamais été
aussi près d'être un écrivain. Mais ça n'a pas duré. Il est mort à mon retour de Turquie, aussitôt à Paris. A Paris,
je redeviens moi-même et prends à nouveau l'écriture en suspicion. » (R. Bréchon, Henri Michaux, N.R.F.,
collection « La bibliothèque idéale », 1959, p.205). On peut trouver les traces de ces événements tragiques dans
le livre sur Plume. Ainsi, dans le chapitre Plume et les culs-de-jatte on a une phrase qui porte sur la disparition
du père : « Pour la tombe de votre père, achetez un petit chien. » (OC1-642). Le poème du 1930 Sur le chemin de
la mort (dans la partie Lointain intérieur de Plume) nous fait penser à la mort de sa mère (« Sur le chemin de la
Mort/ Ma mère rencontra une grande banquise… » [OCI-597]). On peut s’interroger : les deux décès successifs
des parents de Michaux pendant le mois de mars 1930 ne correspondent-elles aux deux morts de Plume dans le
texte ? D’autre part, dans la figure de monsieur Plume est évidente la coexistence de deux origines : féminin (la
plume) et masculin (monsieur), ce qui donne à penser à l’ensemble de deux figures : Mère et Père. Il est
remarquable en outre, que dans certains textes sur Plume existent quelques signes de l’état de la fatigue énorme
du personnage, ce qui peut signifier la fatigue de Michaux (état de malaise). Ainsi, le premier chapitre
concernant à Plume Un homme paisible contient la formule « il se rendormit » qui se répète 5 fois dans le texte.
Le poème Repos dans le malheur qui figure en 1938 dans l’édition du recueil Plume, précédé de Lointain
intérieur indique indirectement un syntagme du malaise et de la fatigue personnels (OC1-596).
1224
« 1920/ Embarque comme matelot <…>/ Brême, Savannah, Norfolk, Newport-News, Rio de Janeiro,
Buenos Aires <…>/ 1922/ Belgique définitivement quittée <…>/ 1927/ Voyage d’un an en Equateur <…>/
1929/ Voyage en Turquie, Italie, Afrique du Nord <…>/ 1930-1931, en Asie/ Enfin son voyage. Les Indes <…>
L’Indonésie, la Chine <…>/ 1932/ Lisbonne-Paris./ 1935/ Montevideo, Buenos Aires./ <…> 1947/ Voyages de
convalescence et d’oubli des maux en Egypte. » (cf. : Quelques renseignements). Les autres voyages de Michaux
: 1963-1964 Maroc et Indes ; 1966 Indes, Thaïlande, Cambodge ; 1967 Yucatan ; 1968-1970 Sénégal et Mali.

392
b) La plume de l’écrivain, pré-forme liée au sentiment et au désir de Michaux d’être
l’écrivain1225. Si on parle d’un pré-Plume, on peut évoquer une transformation
significative qui se passe au niveau de la grammaire de la langue grâce à une personnification:
la catégorie du genre féminin (la plume) devient celle du genre masculin (Monsieur Plume).
c) La recherche d’un pseudonyme, dont le « prénom véritable » Henri repris
définitivement par Michaux à cette époque de 1930 (effaçant Henry, prénom qui domine les
textes de Michaux dès ses premiers écrits)1226.

Figure 2. Plume disparu


Si on suit la succession des éditions des textes consacrés à Plume de manière
formelle on peut remarquer le fait suivant : le premier texte édité qui était rattaché par
Michaux aux textes de Plume était La Nuit des assassinats1227. Cet épisode pourrait être
considéré comme le premier récit sur Plume, mais le personnage n’est pas indiqué dans ce
texte. Celui-ci n’est pas initial pour M. Plume, mais il était plutôt incorporé.
Selon Michaux, le personnage Plume est né en Turquie en 1929 (et il est mort à
Paris) : « Plume est disparu le jour même de mon retour de Turquie où il était né. »1228 La
Nuit des assassinats a été publié le 1 avril 1930.
En indiquant à Robert Bréchon (ainsi que dans le livre Passages) la mort de Plume
après le voyage en Turquie, Michaux se confronte à lui-même, car il crée deux textes (édition
de « Commerce » 1930) concernant à deux morts de Plume, en marquant essentiellement les
lieux : Danemark (1ère mort de Plume) et Vienne (2ème mort de Plume). Ces deux morts
supposent qu’il y a une réapparition du personnage entre eux.
On peut ajouter aussi que si le personnage est mort (au sens figuratif du mot) au
moment du retour de Michaux à Paris, il renaît ensuite, à travers la publication du texte. Dans
ce sens l’édition de la revue « Commerce » 1930 nous permet de parler de la deuxième figure
de Plume : M. Plume disparu.

1225
« Je n'ai sans doute jamais été aussi près d'être un écrivain. » (Michaux). M.Plume symboliquement est une
plume de l’écrivain.
1226
Nous pensons que le nom du personnage M. Plume devient le pseudonyme de Michaux. Cf. P1, ch1. de la
thèse.
1227
Titre dans le corpus du livre sur Plume 1930 est : L’Arrachage des têtes. Ce texte figure parmi deux autres
(La Nuit des disparitions et La Nuit des embarras) dans l’ensemble de Trois nuits, paru avec sous-titre :
Scénarios de cauchemars dans « Nouvelle Revue Française », n°199, 1er avril 1930, pp.470-475, (OCI-634 et
1281n).
1228
Observations dans Passages (OC2-350). Dans le livre de J.-P. Martin sur la biographie de Michaux nous
trouvons même le lieu de la naissance de M. Plume indiqué par Michaux (selon la témoignage de J.-Cl. Lambert)
: « c’était dans un restaurant d’Istanbul » (BIO-196). Cette « adresse » nous fait penser à l’initiation possible du
chapitre Plume au restaurant (OCI-623).

393
L’abandon du chapitre On cherche querelle à Plume en 1963 peut être interprétée
comme le refus même de la trace de la « mort » de Plume : d’autre part, c’est la mort de la
mort de Plume.
La nouvelle naissance de Plume nous entraîne jusqu’en 1985, juste après la mort de
Michaux, date à laquelle la collection « Poche » à publié son texte (ce qu’il avait toujours
refusé de son vivant1229).
Le problème qui se pose est alors celui qui concerne un certain nombre d’apparitions
et de disparitions du personnage dans les différentes éditions ; les « naissances » et les
« morts » de Plume portent une signification essentielle et composent une succession
complexe qui ne porte pas seulement sur l’aspect diachronique.
Le schéma naissance/mort de Plume devient beaucoup plus compliqué si on examine
la structure compositionnelle de la deuxième édition chronologique (édition originale de
« Carrefour » 1930). Ainsi, parallèlement à la « première » et à la « deuxième » mort de
Plume qui concluent la 1ère partie du livre, Plume renaît dans les textes Bouddha et Rupture,
c’est-à-dire dans la 2ème partie du livre1230.
Nous considérons donc ce second Plume édité en 1930, comme une figure fixée dans
le registre textuel, qui représente une sorte de résurrection du personnage après ses « morts »
dites par Michaux.

Figure 3. Plume ajouté


La question de la mort de M. Plume est liée à la figure du personnage qui réapparaît.
On peut dire que l’édition « augmentée »1231de 1938 donne la figure de Plume
transformée dans une autre réalité, ou transposée dans un autre lieu (notamment : dans le
corps d’un nouveau livre-recueil Plume, précédé de Lointain intérieur).
Pour l’édition de 1938, on peut remarquer une pré-forme qui est indiquée par le titre
même du recueil 1930. Le syntagme 1930-1938 ne comporte pas seulement la suite des
éditions, mais un certain nombre de modifications du contenu du texte, dans lequel la logique
de naissance/mort du personnage poursuit.

1229
OC1-1256, note n°1.
1230
Il y a une sorte de re-naissance de Plume dans le premier texte de la 2e partie du livre : « Il a toutes les
formes, il est né partout. En vérité, c’est lui le Bouddha. » (OC1-668). On peut interpréter ces mots comme sa
résurrection ou même sa réincarnation presque sacrée (Plume obtient le rôle de Bouddha). Le texte Rupture
donne aussi l’idée de la résurrection presque miraculeuse de Plume (rappelons le terme « contes » de Michaux) :
« Plume se repose dans à nouveau… et le sang qui coule du bras coupé, les unit, souvenir terrible. » (ibidem).
1231
Edition 1938 comporte le sous-titre : « augmenté de quatre chapitres inédits (1936) » (OC1-624).

394
Ainsi, les 3 chapitres de Plume ont été coupés, tandis que 4 nouveaux ont été ajoutés.
Le personnage est mort du fait de sa disparition des contes, tandis que le « Plume ajouté » est
né : les nouvelles aventures le font revivre.
Il semble symptomatique que le recueil de 1930 parle à la fois de la notion de « mort »
ème
(2 mort de Plume), mais comporte aussi des formules comme : « Il est triste, parce qu’il est
faible » (Bouddha) et « Pourquoi Plume est-il malheureux ? » (Rupture). On peut donc
remarquer les tentatives de Michaux d’effacer la pré-forme de son personnage.
En outre, le titre 1ère mort de Plume (1930) a été remplacé par le titre On cherche
querelle à Plume (1938), lui donnant aussi une nouvelle résurrection1232. Si nous analysons le
contenu du texte nous voyons la différence à la fin du chapitre. Même déjà en 1930 figure
« un sourire bizarre » comme un signe de la vie précédente de Plume. Tandis que en 1938
Michaux laisse la question de la mort de Plume en suspens. Nous pouvons comparer les textes
de deux éditions.

L’édition de 1930 :
« „ Ça pique un peu, disait-il. Mais c’est souverain. Allons, ne faites pas la mijaurée.
Le corps médical est unanime à recommander le produit.“
Et la teinture coulait. Quand on découvrit l’affreuse tête de momie, le lendemain, le
coupable était loin, il gisait sur une route du Nord, le ventre ouvert par un obus, et avait un
sourire bizarre, le sourire triste mais si paisible qu’il avait souvent lorsqu’il était en vie. » 1233

L’édition de 1938 :
« „ Ça pique un peu, disait-il. Mais c’est souverain. Allons, ne faites pas la mijaurée.
Le corps médical est unanime à recommander le produit.“
Et il la quitta sur ces mots d’encouragement. » (1938)1234

Le Plume ajouté est présent dans l’édition de 1938 dans quatre nouveaux chapitres qui
font la liaison avec l’image de l’auteur-personnage. Trois d’entre eux – Plume à Casablanca,
L’Hôte d’honneur du Bren Club, Plume au plafond – fixent une naissance supplémentaire de

1232
Cf. les résurrections de M. Plume dans Bouddha et Rupture.
1233
OC1-1294N.
1234
OC1-690.

395
Plume qui voyage1235. Tandis que le texte Plume et les culs-de-jatte nous rappelle la question
liée aux parents de Michaux (à son père1236).
La chaîne des renaissances de Plume a été complétée en 1943 par le texte Tu vas être
père. Si on revient au problème de pseudonyme chez Michaux, c’est l’édition du texte Tu vas
être père qui nous rappelle l’identification entre l’auteur et le personnage, car l’édition a été
faite sans notification du nom de l’auteur, mais en marquant : d’Un certain Plume.
Cette figure de Plume « anonyme » peut être nommée aussi transitoire. C’est avec
cette figure que Plume narratif est mort (au sens qu’il n’y a plus de nouveaux textes sur le
personnage). D’autre part, juste après l’édition de ce dernier texte sur Plume (1943) est parue
son image dessinée (Le Lobe des Monstres, 1944). A ce point on a une sorte de passage du
registre dit proprement textuel (verbal) vers celui dit proprement graphique.

Figure 4. Plume graphique


La quatrième figure de Plume dans Le Lobe des Monstres peut être nommée Plume
graphique. L’originalité de ce Plume comporte une matérialisation visuelle du personnage.
Grâce à cette figure, certaines révélations sont bien remarquables.
Premièrement, le dessin Plume 1944 peut être considéré comme une sorte de signature
de Michaux-dessinateur face au nouveau texte (en frontispice du livre). C’est le dessin-même
qui est un graphisme (lignes) signifiant Plume, identifiant l’auteur « anonyme ».
Cependant, force est de constater qu’on ne peut trouver aucune trace de Plume dans
les textes du recueil Le Lobe des Monstres1237. En outre, opposant son dessin au texte,
Michaux écrit dans une lettre à R. Bertelé sur ce dessin : « celui du Lobe des monstres qui est
plutôt un certain Plume »1238.
Si on revient à l’idée de pré-forme : l’image à frontispice peut être considérée comme
une préforme formelle du texte (qui n’est autre que Plume) : Le Lobe des Monstres ; même
s’il n’y a pas de liaison entre Plume et le contenu du livre, Plume graphique est formellement
une pré-forme des textes du Lobe des Monstres.

1235
Pour les chapitres ajoutés, Michaux donne la date de 1936, celle de son voyage en Argentine (OC1-1293N).
Il est important d’évoquer que dans les Aventures (revue « Sur », n°37, 1937, p.40) existe un épisode (n°8)
identique au Plume au plafond (cf. pp.687 et 640).
1236
« Pour la tombe de votre père, achetez un petit chien. » (OC1-642).
1237
D’ailleurs – comme aussi dans le chapitre L’Arrachage des têtes - il n’y a aucune trace de Monsieur Plume
dans le texte dit dernier de Plume Tu vas être père.
1238
OCI-1370n.

396
D’ailleurs, le dessin Plume a sa propre pré-forme : la plume du dessinateur qui fait des
lignes devient l’image de monsieur Plume. La plume, la ligne change ici son genre féminin.
C’est le dessin de Plume comme tel qui appartient au domaine masculin1239.
Le dessin Plume de 1944 glisse vers le livre Peintures et Dessins de 1946. On peut
dire qu’à cette époque est apparu le nouveau Plume, qui joue à la fois dans le textuel et dans
le visuel du corps du livre. Les lignes du dessin et les lignes du texte sont mises en jeu grâce à
la construction du livre1240.
Dans Peintures et Dessins, c’est la seule fois qu’un fragment textuel concernant Plume
est illustré par l’image graphique du personnage. Mais en vue de la spécificité de l’édition on
peut parler du rôle particulier du dessin. Ce dernier joue comme un faux-support pour le texte
qui est le suivant :

« 43. PLUME/ Plume ne peut pas dire qu’on ait excessivement d’égards pour lui…
Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tranquillement les mains à
son veston. Il a fini par s’habituer… »1241

1239
Il faut dire que Plume dessiné fixe le masculin et correspond bien aux réflexions de Paul Klee sur l’essentiel
et la genèse de l’œuvre d’art (parallèle Michaux/ Klee que nous avons déjà remarqué). Pour Klee-théoricien le
dessin est déterminé par la caractéristique masculine (cf. : P. Klee, Das bildnerische Denken, p. 457). Cf. : J.-F.
Lyotard, Discours, Figure, p. 229-230.
1240
Il est étonnant que dans l’édition de Peintures et Dessins la légende Plume soit mise sous le chiffre 43. Si
évoquer l’édition anonyme Tu vas être père on peut trouver une sorte de coïncidence symbolique : § 43. PLUME
de Peintures et Dessins et l’année d’édition 1943 du texte « de PLUME ». C’est un des exemples très rares
(comme aussi Quatre cents hommes en croix) qui donne à penser au rôle des chiffres chez Michaux.
1241
Michaux, Peintures et dessins, OC1-950. Cf. : le début du texte Plume voyage (1930): « Plume ne peut pas
dire qu’on ait excessivement d’égards pour lui en voyage. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres
s’essuient tranquillement les mains à son veston*. Il a fini par s’habituer. Il aime mieux voyager avec modestie.
Tant que ce sera possible, il le fera. » (OC1-625). *Variante : « autres se lavent tranquillement les mains dans
son sang. » (OC1-1285).

397
Expérience du « lire » le dessin de Michaux : M. Plume.

Des yeux myopes sans lunettes regardent sur les toiles.


Ceux-ci refusent la réalité.

Comment observer le monde à travers le “prisme”,


à travers le verre plein d'eau:
l’aquarelle.

Visage.
Chaque moment le transforme.
La graphie du Temps.
Deux instants : deux visages différents.

figures sur le fond gris et jaune apparaissent dans le jardin. Elles sont subtiles, éphémères;
elles ont l'air instable. Les visages sous la pluie. On peut les regarder un instant. Ils portent de
bons signes. Mais ils les cachent brusquement.
Les visages sont sous les larmes. La larme ici : un miroir (un prisme) magique. Les visages,
les miracles. Ils regardent, ils rient, ils chantent… (texte inachevé)

Paris, 2001

398
Expérience plastique sur Plume
Danse de M. Plume : figure synthétique. Justification du titre pour le dessin sur Plume

« La danse consiste à développer doucement les lignes du corps. »


(P. Klee, Journal, p.98)

J’ai pris le personnage Monsieur Plume comme objet imaginaire pour essayer de
trouver un chemin parallèle visuel du texte original1242 pendant ma propre lecture. Les images
qui apparaissent consistent à créer ma propre vision de Plume. La lecture qui se présente ci-
dessus peut être nommée : « lecture dansante »1243.

Cependant je dis que la série correspond au personnage et comprend deux idées.


La première idée se porte à mon refus de faire les illustrations pour le texte, mais
continuer l’histoire de Plume par les procédés graphiques, autres que ceux de Michaux (dessin
1944). Ainsi, je n’utilise pas la plume, mais le pinceau. Afin de continuer Plume je pense à
l’énergie de la forme donnée par Michaux, c’est-à-dire à un « mouvement formel » qui
constitue l’essentiel de son œuvre.
La deuxième idée se porte directement au concept de « danse ». Celui-ci correspond à
certaines révélations qu’on peut trouver chez Michaux.
Un des textes concernant M. Plume parle de danse de M. Plume : On cherche querelle
à Plume. Dans ce chapitre il y a trois scènes de danse. Ainsi le texte commence par les
paroles de « la maîtresse de la maison », qui suppose que M. Plume avait dansé avec elle1244.
De même dans un autre épisode - qui suppose qu’il danse avec la fille de l’attaché militaire du
Danemark – nous n’avons pas de description de la danse. Sauf les paroles de la maîtresse de
la maison qui nous disent que les « pas » de M. Plume n’étaient pas adéquates (très
« grands »). Finalement, après que M. Plume « abattit tout les hommes présents », il était
obligé de danser « sans aucune interruption » et finalement il est devenu victime (tombé par
terre, piétiné par les femmes)1245.

1242
Selon la méthode de Henri Matisse (cf. : « Comment j’ai fait mes livres », dans Ecrits et propos sur l’art).
1243
L’expression de J.-Cl. Mathieu, « Légère lecture de ‘Plume’, dans RsHM, p.101.
1244
« „Assurément“, lui disait la maîtresse de la maison, „vous ne dansez pas mal. Seulement vous faites des pas
tellement grands. Voyez, tout le monde nous regarde. Mais puisque vous ne m’écoutez pas, mon mari, je
présume, sera bien aise de venir vous parler plutôt avec l’épée, demain matin.“ »(OC1-689).
1245
Puis la comtesse dit : „Maintenant, dansez.“ Il lui fallait danser avec les femmes sans aucune interruption
puisqu’il était seul cavalier. Parfois il tombait par terre. Alors, elles le piétinaient. Sa figure ne ressemblait plus à
rien quand les agents entrèrent. » (OC1-690).

399
Le dessin reproduit dans cette thèse est intitulé Par les pas de danse : figure
synthétique. Ce dessin représente l’idée de montrer plastiquement la danse de Monsieur
Plume. L’ensemble comporte 12 silhouettes suivantes1246 :
- Arrêt pour quelques instants. Contradiction entre le mouvement et l’immobilité
interne du personnage.
- Rêve. Recherche de mouvement en état de sommeil.
- Question du mouvement. Comment abandonner le mouvement brownien ?
- Refus du geste. Refus du geste corporel.
- Position d’attente. Le corps dans la danse, difficultés, retour à la figure immobile.
- Pause. Mouvements secrets et silence.
- Sans mots. La parole ne peut plus.
- Musique par défaut. Mélodie perdue. Le mouvement du monde.
- Allusion. Allusion à la danse. La dualité : danse de la main, rythme de la main/ danse
des signes.
- Zig-zag. Mouvements légers des êtres humains dans le monde.
- Autre regard. Agitation : mouvement ordinaire.
- Mélodie. Où sont les spectateurs ?

Description technique du dessin


Serge Chamchinov.
Par les pas de danse : figure synthétique.(Chaos/Ordre, de la série de sept improvisations
graphiques sur Michaux).
Faite à Weimar en 2003.
Technique : pinceau, encre de Chine, mine de plomb sur papier Canson (maïs, 200 g/m²),
format de l’original : 25 x32,2 cm.
Reproduction : offset sur papier simili-japon 80 g/m², format A4 (8 copies).

1246
Je marque les titres des séquences graphiques ; celles-ci ne correspondent pas directement au texte de
Michaux sur Plume (ni aux chapitres concrètes, ni au contenu en général).

400
401
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

§ 1. Stratégie de recherche. Cartographies de Michaux. Problème de départ : pluralisation


de son œuvre. Dualité de la pratique de création chez Michaux (pratique d’écriture et
pratique plastique). Difficulté de recherche (élémentaire/ non-élémentaire de Michaux).
Tentatives de Michaux pour surmonter la dualité du verbal/plastique.

§ 2. Quelques exemples du rapprochement entre le visuel et le textuel chez Michaux.


Distinction : textes qui parlent de la peinture ; textes engendrés par la peinture ; quasi-
écriture visuelle ; visualité des textes. Question initiale de la recherche.

§ 3. Les termes en question. Précision de la problématique : rapports entre ce que Michaux


écrit et ce qu’il fait. Notions centrales : « signes », « gestes », « mouvements ». Particularité
de l’usage des termes chez Michaux : ambivalence, multi-signifiance. Autre groupe de
termes : « points », « lignes », « traits », « taches » (formes perceptives).

§ 4. Structure de la thèse. Trois parties de la thèse et annexe. Schéma formel : signes-


gestes-mouvements.

§ 5. Justification pour la notion de SIGNES. Le signe à la frontière entre l’écrit et le


dessiné (ou le peint) chez Michaux. Premier axe central de la thèse : le problème de
l’autoreconnaissance du soi ou de l’autoacceptation du soi. Ambiguïté d’usage du mot
« signes » : signes ? figures ? formes ? Rupture entre « mes signes » et les signes d’autrui.
Rupture entre « ce que je fais » et les « signes » comme tels. Conflit : individu/ société.

§ 6. Justification pour la notion de GESTES. Annonce des problèmes. La question de


« communicabilité ». Dispersion de la notion de « gestes » dans l’œuvre de Michaux.
Notion de « pré-gestes ». Expérience de balbutiement de la langue (balbutiement verbal et
visuel). Deuxième axe central de recherche : « communicabilité » des « gestes ». Précision
de la problématique des « gestes ». Différence : signes/ gestes. Chez Michaux s’agit-il d’un
travail avec des « gestes donnés » ? Distinction : langage partagé/ langage non-partagé.

§ 7. Justification de la notion de MOUVEMENTS. L’usage remarquable du mot


« mouvements » : le livre Mouvement 1951. Deux chaînons du schéma de la thèse : gestes-
mouvements et signes-mouvements.

§ 8. A propos du contexte poétique et pictural : comment situer Michaux ? Aspect de


généeation ; critère de collaboration ; critère d’auto-identification. Contexte théorique :
figures de W. Kandinsky et de P. Klee.

402
PREMIÈRE PARTIE
Michaux : « Signes surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres »

Remarques préliminaires : niveau perceptif pour entrer dans les œuvres de Michaux.

PREMIER CHAPITRE
Michaux : « Des langues et des écritures. Pourquoi l’envie de s’en détourner »

§1. Michaux : « …je peins pour me déconditionner ». Problème du passage poésie →


peinture (le poète se change-t-il en peintre ?). Chronologie sélective des premiers écrits et
des premiers peintures (analyse comparative). Parallélisme de deux pratiques. L’écriture
engendrée par la peinture (passage peinture → poésie).

§2. Michaux : « Il n’est pas de moi ». Figure de l’auteur. L’identification du soi dans
l’œuvre de Michaux. Texte Qui il est : exemple d’éloignement du soi. Trois
degrés d’éloignement : 1) « je » ignoré ; 2) nom personnel « Michaux » ; 3) initiales
« HM » et modes de signature. Pseudonyme. L’aspect particulier : tension « moi »/« je »
dans ses textes (« je », « il », « on »). L’auto-analyse effectué dans les textes de Michaux :
textes comme « journaux » de voyage en soi.

§3. Michaux : « je tenais à sortir de la langue française ». Aspect biographique


concernant le problème du verbal natal chez Michaux. Parallèle : « panique » en face des
dessins. Le bilinguisme de Michaux – français/flamand (« présence de l’étranger au cœur de
la langue maternelle »). Troisième langue (le latin). Critique des « langues adultes » faite
par Michaux. Utopie personnelle (domaines poétique et plastique). Nostalgie de l’état de
préexistence de la langue.

§4. Michaux : « …je ne comprenais pas les autres ». Problème de communication.


Langue universelle, langue nouvelle, rôle des « signes ». Désir de « s’échapper » de la
langue des autres (dans le cadre du conflit individu/société). Peut-on parler du langage
plastique comme alternatif ?

§5. « Mais étaient-ce des signes ? » : quasi-signes de Michaux. « Signes » mis en


recherche. Chaîne de définitions de la notion « signes » : division irréductible. Trois
territoires de « signes » (signes préliminaires, mouvements peints, quasi-écriture à l’ordre
horizontal). « Signes » de Michaux selon l’opinion des autres. Question de genre : signes
picturaux. Communication ?

DEUXIÈME CHAPITRE
Narrations et Alphabets de Michaux : signes d’une pré-écriture ?

§1. Michaux : « Faute de mieux, je trace des sortes de pictogrammes, plutôt de trajets
pictographiés, mais sans règles » : signes préliminaires, pictogrammes comme signes
dessinés, voisinage à l’écriture (l’expression « trajets pictographiés » de Michaux) ; peut-on
parler de « narration » graphique ? aspect diachronique des « signes » de Michaux ; principe
de spontanéité emprunté par Michaux aux pictogrammes.

403
§2. Alphabet 1927 : « essais d’écriture » . Le mot « écriture » dans le contexte
d’« alphabet » de Michaux : principe de linéarité ; opération de substitution effectuée par
Michaux avec la terminologie d’« alphabet ». Mirage de l’alphabet chez Michaux : rapports
lettre/ image et image/ écriture (problème occidental).

§3. Alphabets 1943 : dessins et écriture. Organisation visuelle des encres Alphabets ; le
non-signifiant des signes de Michaux ; remotivation visuelle de l’alphabet ; deux variantes
de texte sur les Alphabets 1943 et 1946 : analyse comparative. Transformations poétiques
dans le texte : immobile / mobil, féminin / masculin, invisible / visible. Une remarque : le
cas de la lettre « A » (motif autobiographique d’usage des lettres alphabétiques chez
Michaux).

§4. Exorcisme des alphabets. « L’exorcisme… est le véritable poème du prisonnier »,


notion d’« exorcisme » chez Michaux, poésie comme action d’exorcisme ; Alphabet
exorcisé (1943), remotivation : signe mort devient signe vivant ; Lettre alphabétique comme
procédé d’exorcisme (prononciation) : exemple de « R », « Vstts », « Khng ». Prononciation
mentale : exemple de la lettre « m », linéarité visuelle et verbale.

§5. La lettre alphabétique : usage directe au registre typographique. Lettre comme


procédé d’abrègement ; Lettre comme écriture : « Je vous écris de… », dénotation des lieux
imaginaires, codification fictive ; lettres-graphies de Michaux (exemple de transformations
entre les lettres « Z », « O », « S »).

TROISIÈME CHAPITRE
Michaux : « mes compositions d’idéogrammes »

§1. « Signes » de Mouvements. Le terme « idéogrammes » dans la postface de


Mouvements, utilisation du mot « composition » ; éloignement de la notion « signes » dans
le poème Mouvements ; ordre de signes, est-il possible ? signes donnés, fidélité à soi, signes
de situation.

§2. Les « alvéoles » de Mouvements. Faux-système : ordre de séquences. Séquences


textuelles, types de fragmentations. Linéarité poétique (vers-ligne) ; « alvéoles » invisibles ;
action « contre » ; le mots « Cactus ! », « flammes » et « racines » comme indications de
l’action « contre ». L’être-signe.

§3. Homme-signe chez Michaux. L’homme-forme dans Mouvements : le statique et le


dynamique ; l’homme pour « opération » spécifique ; corporalité/ incorporalité de l’homme.
L’homme-geste : bras, flammes ; geste de peintre. Les « morpho-créations » de Michaux.

§4. Idéogrammes en Chine : signes des idéogrammes réels ? Analyse formelle de la


structure du livre de Michaux : corpus de documents, description des variantes d’éditions
(titre, texte, sceaux, notes). Poème-trait.

§5. « Traits dans toutes les directions. » Idéogrammes faits par des traits. Traits commes
personnages graphiques du livre. Le rôle des traits (directions des traits). Traits de l’écriture
orientale et occidentale. Gestualité de trace. Différents supports d’apparition des traits (main
vide, page blanche). Trait continu. Thèse : processus de composition-décomposition étant le
plus caractéristique pour l’œuvre de Michaux.

404
Conclusion pour la première partie. Michaux : « Il est étrange que ce soit en peinture que
des signes apparaissent ». Contradiction entre ce que Michaux dit et ce qu’il fait.
Multilinguisme de Michaux. Aspect de l’« écriture imaginaire ». Passage vers le concept de
« geste » et de « forme ».

DEUXIÈME PARTIE
Michaux : « Je ne puis m’associer vraiment au monde que par geste »

Introduction pour la deuxième partie : « signes » qui sont nommés « gestes ». Gestes
sensibles, signes de gestes.

PREMIER CHAPITRE
Les « pré-gestes » de Michaux

§1. Zone blanche : espace occupé chez Michaux. Texte La Page blanche : l’homme qui
apparaît, le vide (méditation), l’écran de transformation. Composition et décomposition.
Epoque de « foule ». Méthodes plastiques de Michaux : spontanéité, opération-création.
Auto-reconnaissance du soi. Notion de « fantômisme ». « Visages » de Michaux. Masque,
question de rigidité.

§2. Michaux : « Les couleurs ? » La question de couleurs dans l’œuvre de Michaux.


Rupture peinture/ écriture. Deux couleurs pour peindre : rouge et bleu. Une couleur à
dessiner : noir. Question de couleur double. Poétique du peu (Clown) : couleur de
tempérament. Couleur de la vision chez Michaux (apparition-disparition des couleurs).

§3. « Fête de taches » (Michaux) : liaisons couleur-tache, forme-tache, rôle du geste pour
faire la tache. Transformation de tache chez Michaux : création de la tache (encres de
Chine, mouvements peints, dessins mescaliniens, gouaches). Tache pure chez Michaux
(forme sans forme). Action « peindre ».

§4. Michaux : « flot porteur des noirs ». Le champ de bataille : « silhouettes de


combattants » de Michaux, combat contre la « tache » (conflit individu/société, bataille du
soi-même), « tache » comme le « non-être » ; forme de « tache » mise en expérience. Zone
noire chez Michaux : analyse des rapports entre les taches et les couleurs (exemple : L’Infini
turbulent) ; « vision noire », « optique interne » ; les « noirs » et les couleurs variées ;
passage points vers taches et l’inverse.

§5. Michaux : « Dans l’obscur de mes dessins ». Zone grise : « zones d’ombre ». Frottages
et lithographies, rôle du geste. L’ombre comme espace de métamorphose, idée d’apparition-
disparition. Meidosems. Vision des couleurs (rapports blanc/gris). « Valeur de
clair/obscur » : ensemble du noir et du blanc ; le « rien » de la « gamme des couleurs » ;
peinture comme espace gris.

405
DEUXIÈME CHAPITRE
Les punctiformes de Michaux

§1. Le cas de « point » chez Michaux (le champ d’analyse). Deux pôles généraux de
« poétique du point » : pôle visuel et pôle allégorique. Pôle visuel : point-forme ; deux
registres de révélation : graphique (à l’exemple des dessins mescaliniens) et pictural (à
l’exemple de gouaches). Conception du point-zéro (approche théorique). Passage vers la
« poétique du peu » de Michaux.

§2. « Parfois en suspension dans l’air » (Michaux). Les points comme l’ensemble des
« petites masses » : expressions spécifiques qui exigent l’état de « suspension ».
Mouvements brownien des points. L’image de l’homme-point (cristal, petit, microbe).
L’autonomie (L’Un en foule).

§ 3. Paix dans les brisements. Le « je » comme une punctiforme : se briser pour retrouver la
paix (espace extérieur, la position du je-observateur). La paix : position d’équilibre interne.
Procédés poétiques et plastiques utilisés dans le livre qui montrent la recherche d’une telle
position. Analyse des rapports entre le visuel et le textuel. La forme de la paix : le corps du
livre.

§ 4. Les punctiformes typographiques chez Michaux. Rôle exceptionnel des punctiformes


typographiques dans ses textes. Points disposés dans le vide : usage ordinaire et non-
ordinaire. Exemples de différentes figures composées par les points dans les textes de
Michaux. Le vers-ligne présenté typographiquement chez Michaux (métaphore de la
« rivière »). Le trait dans le registre typographique : slaches, tam-tams, tirets.

§5. Registre typographique : domaine d’écriture imaginaire chez Michaux. Les limites
du registre typographique (texte imprimé, livre imprimé) ; l’écriture typographique. Les
éléments de typographie (titre, caractère, ponctuation, mot, phrase, fragment). Forme
visuelle du texte typographique. Rôle du mot (mot-ligne).

Conclusion pour la deuxième partie : « chaîne de gestes » chez Michaux. Domaine


corporel et domaine incorporel. Geste-action et geste-signe. Expérience du « geste
intérieur ».

TROISIÈME PARTIE
Michaux : « Mouvements <…> qu’on ne peut montrer, mais qui habitent l’esprit »

Introduction pour la troisième partie : « mouvements » comme notion variée, infiniment


de révélations, réel/irréel.

PREMIER CHAPITRE
Les « mouvements » de Michaux

§ 1. Dossier « MOUVEMENTS ». Corpus de documents sur les « mouvements » de


Michaux. Deux pistes principales de recherche (selon le dossier) : antérieure et seconde. Le

406
livre Mouvements : aspects diachronique et synchronique. Différence : mouvements peints
et mouvements écrits. « Mouvements peints » (signes de quasi-écriture) qui permettent de
voir le lien vertical de l’œuvre de Michaux. Problème de « l’écriture imaginaire ». La
dispersion du mot « mouvements » (aspect synchronique). Auto-analyse de Michaux
concernant l’« époque de mouvements ».

§ 2. « Mouvement/s » de Michaux (mot et graphie). L’usage du mot « mouvement/s » à


l’exemple du poème Mouvements : statistique ; pluriel/singulier. La chaîne structurale
interne du livre Mouvements (« mouvements » - « vitesse » - « taches »). Importance de la
lettre « M » ; liaison entre les mots « Mouvements », « Gestes », « Signes » et « Écriture »
dans le texte ; définitions de « mouvements » données dans le poème (multiplication des
significations) ; mécanisme de l’infiniment.

§ 3. Construction du livre Mouvements : deux plans (visuel et verbal). Structure interne


du livre : le premier et le second visuel ; verbal principal, verbal supplémentaire ;
alternance : visuel / verbal / visuel / verbal. Rupture poème/dessin : recherche d’explication.
Tentative de « lire » le livre Mouvements : plusieurs niveaux de lecture.

§ 4. Comparaison des structures compositionnelles de Mouvements et Par des traits


(excursion analytique). Structure identique (alternance de visuel / verbal / visuel / verbal).
Comparaison du visuel (du premier visuel et du second visuel) : doubles-pages, pages vides.
Hypothèse construite à partir du livre Par des traits. Question de linéarité comme l’essentiel
de l’œuvre de Michaux.

DEUXIÈME CHAPITRE
Michaux : « Par une ligne la transmission est opérée »

§ 1. « Une ligne qui se brise en mille aberrations. » (Michaux). Multi-fonctionnement de


la ligne. Question de géométrie de la ligne ; linéarité, différentes formes (cercle, trace),
continuum. Michaux qui se mit en discours sur la forme de la ligne. Genèse de la ligne.
Mythologie de la ligne chez Michaux : ce qu’on peut appeler « écriture horizontale » ;
l’« infiniment », ligne-pensée.

§ 2. Aventures de lignes. (Michaux/ Klee). Ligne libérée par Klee. Auto-analyse effectuée
par Michaux dans son texte sur Klee : discours sur la genèse de la forme. Ligne comme
personnage poétique. Passage poète / peintre vue de la problématique d’autoexplication.

§ 3. Les filiformes de Michaux : la graphie de la ligne (poétique et plastique) ; homme-


fibre : trace linéaire, auto-reconnaissance, danse ; « mouvements dansants ». Meidosems :
figure de l’artiste.

§ 4. L’écriture imaginaire chez Michaux : manuscrits. Distinction entre l’écriture


manuelle et imprimée. Questions sur les manuscrits de Michaux : sont-ils abordables ? sont-
ils réels ? Expression de Michaux : « documents manuscrits » (Misérable Miracle).
Liaison : manuscrit-dessin (expérience mescalinienne de Michaux). Révélation de la forme
de ligne dans les manuscrits de Michaux. Ligne de zigzag.

§ 5. Michaux : « je me mets mentalement à peintre un tableau » : référence à deux


termes « lire » et « traduire » ; « méthode » ? ; texte sur R. Magritte (« support de

407
méditation », « continuer » et « participer ») ; livre sur S. Matta. La « lecture » des
« autres » : méthode particulière chez Michaux. Rôle de lecteur. Formule : « Les livres sont
ennuyeux à lire ». « Lecture » de Michaux effectuée par les « autres » ; question de
collaboration.

Conclusion pour la troisième partie : « mouvements » comme le terme du vocabulaire


personnel de Michaux. La visibilité et la lisibilité du « livre » comme objet d’expérience.
L’infiniment et la linéarité dans l’œuvre de Michaux.

CONCLUSION

§ 1. Cartographie : la fiction de Michaux. Cartographie fictive à l’exemple de la Grande


Garabagne. Cas de : « alphabet », « idéogrammes », « pictogrammes ». Fiction du
vocabulaire de Michaux : auto-acceptation du soi.

§ 2. « Signes » : quasi-signes non-ordonnés, explication de quatre registres de révélation de


signes chez Michaux (registre pictural, registre graphique (calligraphique), registre textuel
et registre typographique). La zone spécifique d’analyse : livre (question de l’œuvre
autographique).

§ 3. « Points », « lignes », « traits », « taches ». Formes visuelles, leurs rapports et leurs


transfigurations réciproques.

§ 4. « Gestes » : « Gestes plutôt que signes », expérience immédiate avec le « geste »,


« communicabilité » des « gestes ».

§ 5. « Mouvements » : « mouvements » individuels à l’« époque de mouvements »,


linéarité, genre de vers-ligne, écriture imaginaire. Perspective : composition du
« vocabulaire poétique » de Michaux (dictionnaire).

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS OU MENTIONNÉS

1. Œuvres de Michaux : a) Œuvres complètes, b) éditions particulières, c) correspondance,


d) les écrits ou les œuvres plastiques de Michaux dans les catalogues.

2. Ouvrages et articles sur Michaux.

3. Autres ouvrages (théoriques, méthodologiques).

4. Dictionnaires.

5. Œuvres citées ou mentionnées.

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ANNEXE

§ 1. Les particularités de quelques éditions de Michaux (description analytique). Les livres


et les plaquettes de Michaux (44 ouvrages).

§ 2. Expérience de lecture d’Un certain Plume. Quatre figures de M. Plume. Expérience du


« lire » le dessin de Michaux. Expérience plastique sur Plume. Danse de M. Plume : figure
synthétique. Justification du titre pour le dessin sur Plume. Description technique du dessin.
Reproduction du dessin sur Michaux.

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