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L'Information Grammaticale

Gilles Philippe, Le discours en soi : la représentation du discours


intérieur dans les romans de Sartre, Honoré Champion, Paris, 1997
Jean-François Jeandillou

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Jeandillou Jean-François. Gilles Philippe, Le discours en soi : la représentation du discours intérieur dans les romans de
Sartre, Honoré Champion, Paris, 1997. In: L'Information Grammaticale, N. 79, 1998. pp. 56-57.

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tionner soit par rapport à un réfèrent extra-pictural : Le champ labouré, critique : Que voit-on ? C'est dans l'écart entre les deux attitudes que se
Van Gogh, soit par rapport à un réfèrent pictural : Champ sous la pluie. justifie, à mon sens, l'un des aspects essentiels de la pragmatique
Contribuent aussi à la visualisation des termes codés : Portrait, Autoportrait annoncée dans le sous-titre. Les conséquences sont nombreuses et
ou Crucifixion, l'Atelier, Composition, dont on voit qu'il renvoient par ailleurs intéressantes. Il y en a de ponctuelles (ce qui ne signifie pas peu importantes).
à l'histoire de la peinture. Les titres distinguent ou joignent donc deux voies Exemple qui n'a pas que des applications pédagogiques et stylistiques :
de référentiation : une voie discursive où le réfèrent pictural est identifié les démarches employées dans l'étude de la visualisation offrent un
par l'élément dont il est la représentation, une voie de visualisation où le programme d'analyse de la description romanesque courante et de
réfèrent pictural est identifié par lui-même en tant qu'objet visible. l'ecphrasis. Il y en a de plus larges : ressentir ces « "frôlements de hauts
fonds" qui persuadent le linguiste que certains de ses objets d'étude ne
Mais l'analyse de ces voies demande qu'on prenne en compte « peuvent être compris si on les détache de leur usage » (267). Au regard
l'interaction Texte/Image » (chap. VI). C'est en effet d'une interaction qu'il s'agit de ces « frôlements », une question démange, à tort peut-être, le lecteur.
puisque la contiguïté d'un titre transparent et d'une peinture figurative peut Pourquoi congédier Wittgenstein si tôt ? D'autant plus qu'écrire : « avec le
donner aussi bien une coïncidence de la désignation et de l'image (Fille langage, je ne puis sortir du langage » (Remarques philosophiques, 1, 6,
rousse, de Modigliani, représente une fille rousse), qu'un divorce exigeant citée p. 38, note 1) n'apporte aucune eau au moulin de la production méta-
une interprétation (Le galet, de Magritte, représente un nu avec en fond la discursive, mais constate simplement, si l'on peut dire, que le langage est
mer). Aussi, B. Bosredon propose une analyse détaillée de la combina- là, comme la vie. Mutatis mutandis, ne peut-on assimiler le « ce qu'on voit »
toire, analyse qui complète la typologie sémiotico-linguistique donnée au à la postulation que le fonctionnement du langage factuel implique
chapitre III et permet d'identifier des classes de titres. Ceux-ci réalisent l'existence nécessaire d'un monde de faits (thèse depictive du Tractatus) ? Plus
plusieurs cadrages linguistiques de la figuration. Les titres visuels font voir, tard, Wittgenstein corrige son approche : « L'accord entre pensée et réalité
la désignation réfère à l'image d'un objet semblable (La Terrasse, Delvaux). consiste en cela : [...] quand je veux expliquer à quelqu'un le mot "rouge"
Les titres idéels relèvent d'une désignation abstraite, établissent une dans la proposition "ce n'est pas rouge", pour ce faire, je montre une chose
relation sémantique interne au titre et soulignent un attribut, introduisant ainsi rouge. » (Grammaire philosophique, IX, 1 1 3) Propos versé au dossier Ceci
une subjectivité dans la désignation (Jour délicieux, Gauguin). Les titres n'est pas une pipe de Magritte (258-261), et comme preuve
du troisième type sont les titres-phrases, de loin les plus rares. Les plus sup lémentaire de l'intérêt de l'ouvrage de B. Bosredon. Seul regret : que la bonne
nombreux étant les titres visuels, se trouve généré le « fantasme de la bibliographie qui clôt le livre ne s'accompagne pas d'un index des artistes
coïncidence » titre/toile (212). En réalité, ils construisent linguistiquement et des uvres.
le réfèrent pictural. On le voit dans les cadrages différents qu'opèrent les Roland ELUERD
titres mononucléaires (Baigneuse aux cheveux longs, Renoir) et les titres
polynucléaires où jouent plusieurs plans (Océanie, la mer, Matisse). Les
visualisations usent d'outils linguistiquement indentifiables : axiome de Gilles PHILIPPE, Le discours en soi. La représentation du discours
choix des éléments retenus (Poires et raisins, de Monet, néglige les pommes Intérieur dans les romans de Sartre, Honoré Champion, Paris, 1997,
présentes sur la toile) ; effets de zoom (Le printemps à travers les branches : 518 p.
l'île de la Grande Jatte, Monet) ; désignation médiatisée (La grenouillère,
Bougival, Monet) ; relations sémantiques internes (Femme nue couchée Issu d'une recherche doctorale soutenue en 1994 à l'Université de Picardie,
(Gabrielle), Renoir) ; usage de la ponctuation. La question en jeu dans cet ouvrage présente les qualités du genre - à commencer par une
toutes ces analyses est donc : « Qu'est-ce qu'être visible ? » (225) argumentation serrée, au service non d'une simple description mais d'une
thèse, stricto sensu- et en évite les écueils : ni jargonneur ni pontifiant ni
L'auteur ordonne sa quatrième partie, « La signalétique », en deux lourdement systématique, l'exposé permet d'apprécier pleinement la
élargissements de ses conclusions. « Signalétique et nomination » (chap. VII) profondeur des réflexions et analyses développées, avec autant de rigueur que
traite de l'usage général de la fonction de dénomination propre, F-Nop. de circonspection, sur « l'articulation d'une philosophie du sujet et de
Trois dispositifs sont décrits. Un dispositif bijectif simple qui associe une questionnements techniques » concernant l'écriture de la fiction.
forme non componentielle en synchronie à une entité unique. C'est le cas
du nom propre qui ne se définit pas uniquement par rattachement à un Sous le nom savant d'endophasie, la psychiatrie désigne une «
domaine spécifique d'individus et par désignation rigide mais par le formulation verbale interne de la pensée non exprimée avec représentation mentale
découplage du sens et de la référence. Un dispositif de dénomination avec de sa propre voix », objet qui constitue un défi à toute étude linguistique
classement où la convergence d'au moins deux caractères permet de en ceci qu'il n'offre aucun corpus attesté, aucun même qui puisse jamais
singulariser l'individuel : rue X, rue Z. Mais les classifications de ce type l'être directement. Mais le phénomène n'en demeure pas moins
n'aboutissent pas toutes à des dénominations réelles. Celles-ci ne sont observable, via la médiatisation romanesque, à travers un ensemble complexe
atteintes qu'au-delà du système classificatoire, par activation de F-Nop. de reconstitutions fictionnelles dont l'élaboration même est censée
Seul le troisième dispositif relève d'une vraie signalétique. La simuler une parole proférée in petto, en toute spontanéité. D'où le réalisme des
dénomination d'objets uniques y est construite en discours, soumise à des projets littéraires de ce type, et la pertinence d'une approche stylistique
évaluations - donc motivée -, et constitutive de lignées d'applications (littérature, qui peut seule en détailler les procédés de modélisation. Conscient des
peinture, etc.). Dans le domaine de la peinture, trois types de contraintes limites epistemologiques de son investigation - il n'ambitionne point
jouent où l'on retrouve les trois axes du livre : contiguïté, F-Nop et motivation. d'induire une vérité à partir d'une formalisation littéraire -, Gilles Philippe en
mesure aussi tout l'enjeu, qui est « de voir comment, à un moment donné,
Ces contraintes n'ont pas toujours été articulées de la même manière au une communauté culturelle a pu concevoir une réalité psycholinguistique
cours de l'histoire et c'est le rôle du second élargissement que de mettre précise ». Ainsi est-ce bien en termes de représentation textuelle que le
« la linguistique au service de l'esthétique » (chap. VIII). Le parcours atteint discours en soi est défini -comme pourrait l'être le langage populaire chez
les titres de Magritte en partant du Catholicon de Jean de Gênes (la lecture un Zola ou un Céline - même si l'objectif est également d'appréhender,
de l'extrait donné, 245, en ayant à l'esprit non plus l'iconographie religieuse en perspective, l'imaginaire et d'un auteur et d'une époque.
mais la... télévision d'aujourd'hui ne laisse pas d'être instructive).
Apparemment libre, l'intitulation picturale apparaît en fait gouvernée par Une substantielle introduction rappelle en premier lieu les positions
une signalétique, entendre « l'expression discursive d'une représentation théoriques de Sartre sur la subjectivité et sur la représentation, distanciée
collective de l'objet peinture » (266). précisément pour ne pas faire leurre, de cette « vie intérieure » dans la
littérature. Puis est explicité le « contrat de lecture » qui détermine l'intelligibilité
La question fondamentale qui sous-tend le travail de B. Bosredon est bien (mais aussi le repérage) du discours intérieur dans le continuum textuel.
celle qu'il indique lui-même : « Qu'est-ce qu'être visible ? » En creux Lexpression brute, constituée en génodiscours, y est conventionnellement
s'inscrit une mauvaise question, celle que l'ouvrage dépasse dans sa démarche reconstruite et signifiée au moyen d'un discours-signe (ou phénodiscours)

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qui la prend pour réfèrent : autrement dit, l'artifice a pour but - et doit avoir ainsi une savante combinatoire des modalités de transcription
pour effet - d'informer le lecteur sur la nature particulière du propos, en endophasique. Discours direct (libre ou classiquement démarqué) et indirect (libre
ménageant une suffisante clarté pour qu'il demeure compréhensible tout ou conjonctionnel) alternent de telle sorte que cette parole intime,
en lui affectant des marques distinctives, syntaxiques et rythmiques, qui foncièrement hétérogène, n'a rien d'un « bloc monolithique qui serait toujours
le rendent identifiable. régi par les mêmes lois et ne servirait qu'un but » (p. 104). Le rôle
discriminant des guillemets ou de l'italique (et les effets de leur absence) ainsi
La première partie du livre est consacrée aux caractéristiques de que les limites de la mimesis citationnelle laissent percevoir, à travers le
renonciation endophasique, d'abord selon la théorie phénoménologique de la choix de l'une ou l'autre forme de représentation, une hiérarchie des degrés
conscience et du langage élaborée par Sartre dans les années trente et de conscience. En découle aussi une tendance à la contamination
quarante (ruse du pour-soi, constitution du moi, mauvaise foi, etc.). Celle- stylistique (lexicale au premier chef) du discours narratorial encadrant, qui ne
ci permet notamment de classer les séquences suivant une double prête cependant pas à confusion eu égard aux spécificités syntaxiques
dichotomie opposant la conscience immédiate à la conscience réfléchie, et, des inserts (phrases nominales, effacement des déterminants, recours à
dans ce dernier cas, une réflexion dite impure à une autre voulue pure. La l'infinitif d'auto-injonction, dislocation et segmentation, aposiopèse et para-
mystification discursive grâce à laquelle l'être de mauvaise foi s'invente taxe, entre autres).
une essence factice par le truchement de sa parole intime est, là,
nettement distinguée du mensonge, qui suppose non seulement une dualité Dans la dernière partie de son livre, l'auteur prend soin de rapporter le
locuteur/allocutaire mais surtout une parfaite lucidité quant à la nature des système sartrien à l'évolution moderne des formes littéraires, pour en
choses cachées. Après avoir fait un tour méthodique des diverses approches évaluer les enjeux sémiotiques, génériques et historiques. Réservant le
philosophiques (William James, Victor Egger, Bergson), psychologiques sort qu'elles méritent aux douteuses spéculations sur l'effet-personnage
(Vygotski) et linguistiques (Guillaume, Moignet, Jakobson) du phénomène que d'autres vont partout citant, il engage une réflexion stimulante sur la
- qui ont notamment mis en évidence les aspects singuliers de constitution d'une psycholinguistique et d'une sociolinguistique
l'abrègement syntaxique et phonétique, l'agglutination des éléments lexicaux et romanesques, et confronte le modèle étudié au cas du monologue théâtral
leur décontextualisation - G.P. examine sa mise en scène dans les fictions sartrien mais aussi aux uvres des Dujardin, Joyce, Woolf, Faulkner,
de Sartre. Repérables dès la Nausée et les nouvelles du Mur, les Morand, Beckett, Vaillant, Torma, Sarraute ef alii.
procédés mimant le génodiscours (avec effet d'écholalie, de paronomase, d'ho- L'ampleur du domaine exploré, l'efficace grille de lecture proposée, font
méotéleute, ou réduction de la phrase au prédicat, par exemple) et leur sans peine excuser les rarissimes imperfections de cette somme
articulation avec un discours plus contrôlé trouvent leur systématisation impressionnante. Tout juste peut-on regretter, outre l'absence d'un index verbo-
dernière dans les trois volumes qui composent /es Chemins de la liberté. rum- que ne pallie pas celui des noms propres ni l'utile table analytique -
Quoiqu'il glisse un peu vite sur les problèmes de l'autonymie (mais il y l'usage quelque peu lâche de certaines notions clés. Ainsi la distinction
revient au chapitre 3) et de la citation implicite, G.P. met bien en évidence semble-t-elle trop peu explicitée entre les problèmes inhérents soit à la
la dynamique de cette parole, qui tient autant à des associations formelles modélisation discursive soit au modèle proprement textuel. La « théorie
qu'à de pseudo-dialogues. Ainsi en arrive-t-il au « paradoxe pragmatique » greimasienne des isotopies », le « système d'isotopies » ou encore l'« isoto-
qui lui permet de récuser, sans ménagement, la thèse benvenistienne du pie syntaxique et stylistique » (p. 46-50) sont aussi lestement invoqués que
monologue intérieur comme « variété de dialogue ». congédiés. Quant à l'implicite, G.P. l'utilise pour « élargir à outrance la
portée du mot présupposé » sans en mieux circonscrire la part du sous-
Force est de constater que cette production verbale, non extériorisée par
le personnage, s'inscrit dans un processus qui, en son principe, assume entendu (p. 157-170) ; et postuler que « dans un contexte discursif
une fonction épistemique plutôt que communicationnelle. Toutefois, en purement informatif, la part de sous-entendu dans le message est
montrant que « le je du discours sartrien n'est pas la catégorie vide de extrêmement faible », ce n'est guère clarifier le problème. Qu'est-ce que la pure
Benveniste » mais « un objet construit, irréductiblement personnel » (p. 68), information, et quel angélique naïf peut réellement croire que le sous-
G.P. confirme à son insu, et malgré qu'il en ait, la schématisation du linguiste entendu joue jamais un faible rôle ?
car rien n'est plus aisé que de remplir, en discours, une forme Quasiment dépourvue de coquilles, la surface du texte souffre à peine de
opportunément laissée vacante par la langue. Quand il critique la radicale sporadiques - emploi exacerbé de donc, usage de locutions comme à part
scission, opérée par Benveniste, entre « un moi locuteur et un moi écouteur » entière ou mise à jour pour mise au jour (p. 1 5, 89 et 1 49) - facilités
pour lui préférer « une énonciation où locuteur et allocutaire sont une seule d'écriture. Mais on eût apprécié que telle citation de Situations II- « en
et même entité », G.P. semble assimiler les instances figurant dans la littérature, où l'on n'use de signes, il ne faut user que de signes » - fût glosée
langue aux individualités susceptibles d'être par elles représentées ; de la sous le rapport de sa structure curieusement négative (subtilité rhétorique
non-dissociation de ces sujets il infère celle des embrayeurs ou aberration dysgraphique ?) et non de sa seule portée théorique. Ce ne
correspondants. Or le discours, fût-il tout intérieur, ne saurait remettre en cause les sont là que griefs bénins dans un travail toujours limpide et richement
catégories du système dont il reste l'inéluctable émanation ; et reconnaître informé, qui fera date par ses avancées dans le champ de la philosophie
au monologue une essence dialogale n'implique nullement de le réduire du langage comme par la connaissance qu'il apporte, sinon sur la beauté
à un banal échange entre interlocuteurs. Cette myopie interprétative, qui du fou, du moins sur l'« esthétique du fondu ».
dépare avec la hauteur des vues par ailleurs exposées, apparaît d'autant
plus inutilement polémique qu'elle porte à faux et compromet l'un des Jean-François JEANDILLOU
arguments fondamentaux sur quoi repose l'ensemble de la thèse défendue.
Christian TOURATIER, Le système verbal français (description
Judicieuses sont en revanche les analyses du troisième chapitre portant morphologique et morphématique), Paris, Armand Colin, 1996, 255 p.
sur la pragmatique de ce « discours sans situation de discours ». La place
de l'implicite, de l'illocutoire et du perlocutoire, et surtout la stratégie Disons-le d'emblée tout net : un compte-rendu de sept mille signes au plus
rhétorique de la mauvaise foi y sont fructueusement mises en lumière : « Le ne peut traduire fidèlement la richesse d'un livre original de 255 pages ni
discours intérieur existe donc d'abord en référence à un autre discours se faire l'écho de toutes les remarques ou interrogations qui surgissent
possible du sujet, mais que celui-ci ne peut accepter et dont il veut nécessairement au fil de sa lecture. Donc, je résume : l'ouvrage comporte
empêcher l'apparition » (p. 168). Une fois étayée la caractérisation énonciative sept chapitres dégageant d'une part les catégories formelles pertinentes
de ce qui reste un discours cité dans le récit, G.P. mène une étude précise (après avoir rappelé de manière critique les démarches et résultats
de l'énoncé lui-même, au double niveau transphrastique et phrastique. Au traditionnels) et d'autre part leur signifié (là encore, les valeurs ordinairement
monopole du discours direct sur la représentation de l'oral, qui donne aux - ou plus récemment - attribuées à tel « temps », « mode » ou « aspect »
Chemins de la liberté leur esthétique « cinématographique », s'oppose sont rigoureusement passées au crible et les hypothèses auxquelles abou-

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