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MARCEL DUCHAMP VITE

L’inframince en cinq minutes


par Marc Vayer, novembre 2021
Marcel Duchamp, 11, rue Larrey, 1927. ready made.
Avec l’invention et l’usage du terme « inframince », Marcel
Duchamp atteint la notion de concept. Cela lui permet de
relier toutes les polysémies qu’il a mises en place dans l’en-
semble de ses productions. Comme tout concept d’ordre
philosophique, le terme inframince est destiné à nous faire
réfléchir. C’est un mot-clef, une porte d’entrée, un sas, une
ouverture vers une réflexion plus large. D’ailleurs, toutes les
fenêtres, les portes, les ouvertures que Marcel Duchamp a
réalisées matériellement et plastiquement— jusqu’à l’usage
de la transparence — sont destinées à mettre en scène ce
concept d’inframince.
Ce concept d’inframince peut évoquer tour à tour le chan-
gement d’état de la matière (comme une des formes de l’al-
chimie), la variabilité de la perception des couleurs, la possi-
bilité d’un passage de la 3D à la 4D, le changement de statut
des objets du domestique à l’artistique, la « grâce » [1] et
[2] qui fait d’une production artistique un « chef d’œuvre »
retenu par la postérité.
L’inframince comme espace/temps de « penser » est à dé-
couvrir par le regard en même temps qu’il est une inter-
rogation sur le regard. C’est par le jeu des regards que ce
concept devient opérationnel. C’est par le regard sur les
readymades, qui valent pour n’importe quelle œuvre d’art,
c’est par un jeu de miroir, le « renvoi miroirique », c’est
par un regard sur soi-même, que l’inframince se fait com-
prendre.

« Un ready-made ne doit pas être regardé, au fond. Il est là,


simplement. On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais
on ne le contemple pas comme on contemple un tableau.
L’idée de contemplation disparaît complètement. Simple-
ment prendre note que c’est un porte-bouteilles, ou que
c’était un porte-bouteilles qui a changé de destination ».
Duchamp Marcel, Marcel Duchamp parle des ready-made
à Philippe Collin, L’Echoppe, Paris, 2008, p.14

Le concept d’inframince est un espace-temps métapho- « La chaleur d’une siège (qui vient d’être quitté) est infra-
rique de tous les possibles dont celui du changement de mince ». [note n°4 sur l’inframince, boite blanche 1966] [3]
statut de l’objet trivial en œuvre d’art. L’allégorie étant l’ex- Ici, la chaleur du siège qu’on vient de quitter est une des-
pression d’une idée par métaphore, Duchamp nous donne cription triviale de l’inframince sous forme d’exemple qui
ici une indication claire : il faut comprendre son inframince nous oblige à penser individuellement d’autres exemples.
par une pensée analogique ou allégorique. C’est à peu près le même mécanisme que L.H.O.O.Q. [elle
« analogie inframince » (note 2). a chaud au cul] C’est un subterfuge pour nous dire : mais
« l’allégorie (en général) est une application de l’infra enfin, LOOK !
mince » (note 6).
Alors que dans la langue française il n’y a qu’un seul mot
La trivialité chez Duchamp est toujours un leurre. C’est une pour l’image physique et l’image mentale, dans la langue
façon de nous provoquer, de nous aveugler et de nous obliger anglaise, il existe deux termes. Marcel Duchamp, en bon
dans un second temps à reconsidérer ce que nous voyons. lexigraphe et sémiologue, maîtrise la séparation dans

La loi de la pesanteur en cinq minutes, Marc Vayer, avril 2021 p 1/1


la langue anglaise entre « picture », support matériel et
« image », l’idée elle-même. Aussi, les notes tardives (1966)
de Duchamp sur l’inframince sont le fruit de cette complé-
mentarité des deux termes anglais. L’inframince, en fran-
çais peut être lu et compris comme un concept, mais en
anglais, il peut être lu et compris comme un terme à deux
faces. D’une part comme une « picture », un support, en
l’occurence un support immatériel, on parlera d’un vec-
teur, d’un mouvement, d’une dynamique, et d’autre part
comme une « image », c’est à dire une idée qui évoque l’es-
pace temps insaisissable de tous les possibles, un potentiel.
L’inframince est donc une porte d’entrée, le sas qui permet
le changement d’état, le changement d’espace, le change-
ment de dimension, le changement de statut.

Comme le formule bien Thierry Davila, « L’inframince n’est


pas un substantif, mais un adjectif. Il permet de qualifier une
chose ou une situation. De ce fait l’inframince n’a pas de va-
leur en soi. Il ne qualifie pas une chose, mais un état. Selon
cette approche créer ne revient pas à inventer un style (une
forme), mais à élargir les limites de nos sens ». [4]

« Les « identiques » aussi identiques qu’ils soient (et plus


ils sont identiques) se rapprochent de cette différence sé-
parative infra mince » Duchamp Marcel, A l’infinitif, Paris,
Flammarion, 1975, p.33 Marcel Duchamp, note « le possible est un inframince ». 1912 - 1968

« Mais enfin, il y a une chose qui certainement existe, c’est


pour ainsi dire, ouvrir la porte au lieu de contrôler tout ce
que l’on fait par des mots en expliquant ce qu’on voudrait
faire. N’expliquer rien. Laisser, laisser faire. » Entretien avec
Georges charbonnier, (1960-1961) [5 minutes]
Marcel Duchamp, LHOOQ, 1919. ready made.

[1] « Le possible est un inframince. La possibilité de plusieurs tubes


de couleur de devenir un Seurat est « l’explication » concrète du
possible comme inframince. Le possible impliquant le devenir
– le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince. Allégorie
de l’oubli. » Marcel Duchamp cité par Manuela De Barros,
Duchamp & Malevitch: Art & théories du langage, p. 139.
[2] « L’inframince est ce qui différencie une peinture saisie dans sa
matérialité (plusieurs tubes de couleur) et la même saisie dans
son aura de chef-d’œuvre de l’art (un Seurat, formule elliptique
désignant le chef-d’œuvre). Cette différence d’importance
entre le même objet selon qu’il soit attribué à Dupont/Durand
modeste suiveur ou à Seurat est (…) du même ordre encore
que celle entre un urinoir acheté en 1917 dans un magasin
de plomberie-sanitaire et le même urinoir intitulé Fontaine
et exposé au Centre Pompidou en 1976. La différence est
inframince. C’est un caprice, un don, une grâce de la postérité. »
Alain Boton (Interview sur le site lenouveaucenacle.fr et texte «
Duchamp d’une vie » sur le site dfiction.fr)
[3] Boite blanche 1966. Marcel Duchamp, « Inframinces /
1−46 », sans pagination, Notes, Centre National d’Art et de
Culture Georges Pompidou, Paris, 1980 ; Marcel Duchamp, «
Inframinces », Notes, Flammarion, « Champs », Paris, 1999, pp.
1−36.
[4] Davila Thierry, De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible, de
Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Éditions du regard, 2010, P. 20

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