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Young-Girl JANG

L'OBJET DUCHAMPIEN
Introduction

La France a donné naissance à des génies à chaque


époque. Au XVIIIe siècle, par exemple, est apparu le
groupe des philosophes des Lumières ; ces penseurs ont
changé le monde à travers l'Encyclopédie, les dévelop-
pements de leur philosophie et la Révolution française. Au
XIXe siècle, sont apparus les peintres impressionnistes ;
avec eux la France a pris la direction du mouvement de
l'art, l'impressionnisme constituant le point de départ de
l'art moderne. Au XXe siècle, on voit apparaître Marcel
Duchamp. Pourquoi dire qu'il est un génie ? Parce que
l'après-Duchamp est complètement différent de l'avant ;
avec lui une période se termine et une autre commence. Qu'a-
t-il fait ? Il a ouvert la voie à l'art du XXe siècle en inventant
une nouvelle sorte d'ceuvre : les objets. Il a agi comme
révolutionnaire en transformant des choses
quotidiennes en oeuvres d'art. Après Duchamp, on peut
constater que l'art contemporain se développe sous son
influence. Quel est donc son statut dans l'art du XXe'
siècle ? Le témoignage d'Arman nous éclaire sur cette
question :

Peintres et poètes étaient comme les chevaliers de la ©


L'Harmattan, 2001 Table ronde. Le roi Arthur, c'était Marcel Duchamp.
ISBN : 2-7475-1051-4 J'ai rencontré le roi Arthur et les principaux
chevaliers : Man Ray, Max Ernst, Dali... André Breton qu'en 2068, pour le centième anniversaire de la
[•••]•1 mort de Duchamp, il se trouvera quelques historiens de
l'art pour reconnaître son oeuvre et son esprit.
Etant l'un des héritiers de Duchamp, Arman a peut-
Qu'ils le critiquent ou l'admirent, il est évident que
être voulu, par ces propos, lui rendre un hommage
les artistes contemporains ne cessent de parler de
particulier. Mais si l'on considère l'évolution de l'art
Duchamp. C'est qu'il tient de manière exemplaire la
contemporain depuis Duchamp, et son état actuel, le position de l'artiste moderne, et qu'à travers ses oeuvres il
témoignage d'Arman prend tout son poids de vérité. En est possible d'approcher, de toucher ce qui est le propre
effet, lorsque l'on remonte à la source de l'art de l'art contemporain. Une autre raison de la présence de
contemporain, on y retrouve toujours Duchamp. Duchamp est que, développant les conséquences extrêmes
qu'impliquait la remise en question des buts et des moyens
Toutefois, les jugements sur Duchamp sont divers. de l'art, il a mis en évidence le rôle de la négativité pour le
Par exemple, Philippe Sers et Jean Clair nous proposent à nouveau et les possibilités offertes par le concept de
la fois des critiques et des louanges de Duchamp. Lors de l'objet.
l'exposition Marcel Duchamp en 1977 au Centre Georges
Pompidou, Sers pose la question : "Faut-il vraiment
vénérer Duchamp ?"2 Il admet que Duchamp a été le père Pour moi, les oeuvres principales de Duchamp sont
de l'avant-garde, mais il trouve qu'il y a trop de respect, ses objets. Le mot « objet » est synonyme de « chose »
d'obéissance ou de terreur face à ce patriarche courtois. dans le langage courant, mais chez Duchamp l'objet n'est
Sers souligne donc que l'on n'a pas fait assez de bruit plus l'équivalent de la chose. Un objet duchampien fait
autour de la fausse vocation de ce peintre. A l'opposé de disparaître la signification habituelle d'une chose
cette attitude, Jean Clair3 rend hommage à Duchamp en quotidienne sous une nouvelle appellation, le titre de
essayant de pallier l'absence de commémorations l'objet. L'objet est donc un concept artistique. Si
officielles du centenaire de la naissance de l'artiste. Pour lui Duchamp est un artiste de l'objet, qu'est-ce qui fait les
Duchamp est le père de toutes les avant-gardes et le objets ? Gilles Deleuze écrit :
parangon de toutes les audaces. Il a été le dernier artiste à
croire que l'art de peindre pouvait encore, comme
En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit
pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de
capter des forces. C'est même par là qu'aucun art n'est
Arman, Mémoires accumulés, entretien avec Otto Hahn, Paris, figuratif. La célèbre formule de Klee « non pas rendre
Belfond, 1992, p. 7. le visible, mais rendre visible » ne signifie pas autre
2
Philippe Sers, "Faut-il vraiment vénérer Duchamp ?", dans chose. La tâche de la peinture est définie comme la
Connaissance des arts, n° 299, 1977, p. 47- 48.
3
Jean Clair, "Hommage à Duchamp", dans Beaux Arts, n° 52,
1987, p. 42-49.autrefois, assumer la totalité des connaissances
et des aspirations de son temps. Jean Clair espère donc 9
tentative de rendre visible des forces qui ne le sont ment essentiel que Duchamp a provoqué dans le monde de
pas.4 l'art ? Un texte d'Alain Jouffroy éclaire remarquablement
ce point :
La tâche de la peinture est de rendre visibles des
forces qui ne le sont pas, et le propre de la peinture est de
Sans Duchamp, la peinture expressionniste abstraite, le
voir et de faire voir ce qui ne se laisse pas voir de la chose tachisme et autres formes « rétiniennes » d'expression
et de la réalité. C'est avec cette idée que peut se saisir le plastique n'auraient pas subi la crise très grave qui en a
travail sur l'objet : partir du quotidien pour le faire voir soudain paralysé l'action ; sans Duchamp, ni le Pop, ni
autrement. le « nouveau réalisme » ni les « machines optiques » de
l'art cinétique, ni les autres machines présentées
Appeler un urinoir « urinoir », c'est logique. Quand comme sculptures n'auraient pu bénéficier du prestige
Duchamp nomme un urinoir Fontaine, il fait un de ses assez rapide qui fut le leur. Sans Duchamp , les
étranges tableaux qui caractérisent son activité anti- contradictions subsistant entre l'intention présidant à
artistique, son action contre l'art traditionnel. Son oeuvre l'élabo ration d 'un e oeuv re d' avan t-g ard e, et les
est étrange parce qu'elle n'est pas traditionnelle et qu'elle conditions de sa consommation, de sa distribution et de
transgresse la quotidienneté, mais, avec ses objets, sa « récupération » n'auraient pas été éclairées aussi
Duchamp sait faire voir ce qui ne se laisse pas voir de soi- fortement. Sans Duchamp enfin, les artistes, qui n'ont
même. De ce point de vue, il rompt la tradition à travers que trop souvent tendance à confondre un certain
l'objet, tout en la prolongeant, en poursuivant le savoir-faire artisanal avec l'intelligence et la
mouvement de la peinture qui crée sans cesse du nouveau. découverte intellectuelle, continueraient sans doute de
dormir dans l'illusion de leur extrême importance sur le
plan social.5
Quand Duchamp appelle un urinoir Fontaine, ce D'après Jouffroy, Duchamp a marqué un tournant
n'est pas normal, puisqu'un urinoir n'est pas une fontaine, dans l'art au XX e siècle. De nos jours, dans toutes les
et qu'il n'y a là aucune fontaine visible. En nommant un écoles artistiques, on trouve des artistes qui imitent
urinoir Fontaine, Duchamp fait disparaître la vision Duchamp de diverses manières, d'autres qui le prolongent,
habituelle que nous avons de l'urinoir : comme le dit d'autres encore qui tendent à le dépasser. Le XXe siècle
Deleuze, il rend alors visibles des forces qui ne le sont pas qui commence avec Duchamp, finit aussi avec lui.
d'emblée, en faisant opérer son concept de l'objet.

Avec ses objets, Duchamp transgresse la limite


épistémologique des choses quotidiennes et de la réalité
5
Alain Jouffroy, Le monde est un tableau, Nîmes, Ed. Jacqueline
4
Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, tome I, Chambon, 1998, p. 74.
Paris, La Différence, 1981, p. 39.
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habituelle. De là, pouvons-nous saisir la nature du change-
Qui est Marcel Duchamp ? collectionneurs et de musées américains —, il se met à
Il est né à Blainville près de Rouen en 1887, et mort réaliser des objets manufacturés et miniaturisés qu'il
à Neuilly en 1968. Fils d'un notaire, frère du peintre reproduit en série comme la Boîte en valise. Sa dernière
Jacques Villon, du sculpteur Raymond Duchamp-Villon et grande oeuvre Etant donnés est réalisée entre 1946 et 1966
de la peintre Suzanne Duchamp. En 1904, il fréquente à New York. Mais l'opus majeur de Duchamp est La
l'Académie Julien. En 1905, il échoue au concours d'entrée mariée mise à nu par ses célibataires, même, dite aussi le
à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. Après un apprentissage Grand Verre. L'oeuvre est diversement interprétée au
à l'Imprimerie de la Vicomté à Rouen, il reçoit le diplôme moyen de l'ésotérisme, de la religion, du symbolisme et de
d'ouvrier d'art ; c'est le seul diplôme que Duchamp ait la psychanalyse, aussi bien que de considérations sur la
obtenu de sa vie. Jusqu'à la réalisation de Roue de quatrième dimension et sur l'abstraction diagrammatique.
Bicyclette, il fait des paysages et des portraits influencés Malgré tous ces travaux d'élucidation, le Grand Verre
par le néo-impressionnisme, les Nabis et le cubisme. La reste aujourd'hui encore une oeuvre mystérieuse.
toile Nu descendant un escalier, qui scandalise, qui dépasse
la compréhension du public, date de 1911 ; elle est suivie, L'esthétique radicale de Duchamp lui a valu un
en 1912, d'une série d'oeuvres capitales, consacrées à immense prestige et nombre de ses trouvailles ont été
l'expression du mouvement, à travers lesquelles Duchamp exploitées par le pop art, le nouveau réalisme et le groupe
assimile l'influence du futurisme. Après Tu m', il arrête Fluxus. Par ailleurs, presque toute son oeuvre est réunie,
défmitivement de peindre, et se veut alors artiste de g râ c e à so n ad mi r at eu r A r en s b erg , au M u s é e d e
l'objet. C'est le déplacement artistique de l'art à l'anti-art. Philadelphie, construit en 1950.

Le Duchamp que j'apprécie est celui qui invente le Ce livre est une étude de l'objet duchampien. Il traite
ready-made en 1913. Depuis Roue de Bicyclette, il a de deux sortes de questions : les unes portent sur Du-
développé une sorte de négativité esthétique contre l'art champ, les autres sur l'objet.
habituel, proposant de manière polémique et scandaleuse
Pourquoi nous intéresser à Duchamp ? Parce qu'il a
au public des objets tout faits, ready-made, sortis de leur
marqué un tournant dans l'histoire de l'art en créant et
contexte et présentés comme oeuvres d'art. Fontaine, un
conceptualisant l'objet. En tant que "dadaïste"6, il a
urinoir renversé, est refusée aux Indépendants, et provoque
un scandale retentissant. Mais c'est surtout Pharmacie, 6
une oeuvre monumentale, qui présente le concept de Alain Jouffroy écrit : "Au moment où je suis venu chez Marcel
Duchamp, le 8 décembre 1961, à New York, pour avoir mon second
l'objet. Ensuite, Duchamp s'intéresse à des recherches et à entretien avec lui [...1 il crut soudain se rappeller de qui il s'agissait,
des expériences optiques comme Rotative plaque verre. mais ajouta aussitôt : «Ah bon, ce vieux dadaïste n'est pas
Après une période d'inactivité — durant laquelle il se mort ? »" (Marcel Duchamp, Paris, Centre Georges Pompidou /
consacre, notamment, au jeu d'échecs et, à partir de 1942, Dumerchez, 1997, p. 7-9). Comme le montre ce propos, Duchamp

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12
intervient comme conseiller artistique auprès de
complètement bouleversé l'art moderne et grandement prête continuellement à de nouvelles interprétations. Mon
déterminé la direction du développement de l'art au XXe but est d'en faire une lecture selon une approche esthéti-
siècle. Duchamp est de toute évidence la source de l'art que. Par une nouvelle interprétation de l'objet, je voudrais
contemporain. Bien qu'il soit pour nous un homme du approfondir l'étude de l'art et de la pensée de Duchamp.
passé, c'est à travers lui que l'on peut comprendre l'art
d'aujourd'hui. De plus, depuis la présentation de Roue de Ce livre se compose de quatre parties : I. L'objet ou
Bicyclette, presque un siècle est passé, et il est indéniable le mensonge pictural. II. Ce qui n'est pas l'objet ou la
que Duchamp est plus lisible et intelligible aujourd'hui chose elle-même. III. Le développement de l'objet
qu'en 1913. duchampien. IV. L'idée de l'objet duchampien ou la chose
indirecte.
Pourquoi nous interroger sur l'objet duchampien ?
Parce que face à l'urinoir que Duchamp présente sous le
titre de Fontaine, on ne jouit que du scandale qui s'est fait Pour commencer je vais faire trois hypothèses sur
en son temps autour de cette oeuvre, et on n'essaie l'objet ou le mensonge pictural, ce qui n'est pas l'objet ou
malheureusement pas de comprendre le concept de l'objet la chose elle-même, et l'idée de l'objet duchampien ou la
que l'artiste propose avec elle. Car l'objet n'est plus chose indirecte. J'approcherai l'objet duchampien en
simplement une chose ou de la matière, c'est un concept suivant deux voies : celle de l'esthétique et celle de la mé-
artistique qui ouvre un nouvel horizon dans le monde de thode, pour montrer que Duchamp profite du mensonge,
l'art. Le concept de l'objet révèle la société contemporaine, au sens de Platon, qui ne se réalise que dans l'art, et qu'il
le fétichisme, la richesse matérielle, la matérialité et la présente méthodiquement la chose quotidienne comme
morale du capitalisme à travers les choses quotidiennes. chose indirecte. L'exploration de l'esthétique et de la
Grâce à Duchamp et à son concept de l'objet, des choses méthode de Duchamp aboutira à la conclusion que l'objet
banales deviennent des sujets en art. Certes, l'objet ne duchampien est mensonge pictural et chose indirecte. Ainsi
permet pas de comprendre toutes les formes d'art, mais on il deviendra possible de répondre à une question que les
peut dire qu'il est une clé majeure de l'art d'aujourd'hui. critiques d'art se posent depuis longtemps : l'objet
duchampien est-il une oeuvre d'art ?
Au fil du temps, de nombreuses études portant sur
l'objet chez Duchamp ont été réalisées. Malgré leur
diversité, je me propose à mon tour d'ouvrir une réflexion
sur l'objet duchampien, car c'est un objet vivant, qui se

s'est considéré jusqu'au bout comme un dadaïste ; non sans raisons,


puisqu'il a gardé un esprit d'avant-garde — mettant en
oeuvre la négativité pour le nouveau — jusqu'à la fin de sa vie.

14 15
I. L'objet ou le mensonge pictural

A Paris, il y a un serv ice admin istratif très


intéressant : c'est le « Bureau des objets trouvés ». Si
quelqu'un perd quelque chose dans la me, et que quelqu'un
d'autre l'apporte à ce bureau, ce dernier envoie un avis de
réception au propriétaire de l'objet. Ainsi, le mot « objet »
participe à notre vie quotidienne. Si on trouve une petite
chose assez jolie, on s'écrie "oh, quel objet !" ou "c'est un
objet très très joli!". Le mot « objet » appartient au
langage courant, mais pour les artistes c'est aussi un terme
conceptuel. Dans l'art contemporain, la notion d'objet est
une clé indispensable. Comme elle nous vient de Marcel
Duchamp, nous ne devons pas seulement nous demander :
"qu'est-ce que l'objet ?", mais encore et surtout : "qu'est-
ce que l'objet chez Marcel Duchamp ?"

1. Qu'est-ce que l'objet ?

Parler de l'objet, c'est à la fois simple et compliqué,


car le mot lui-même est simultanément un élément du
langage courant et un terme que les artistes utilisent de
différentes manières. Par exemple, pour certains artistes,
l'objet c'est le matériau, tandis que pour Duchamp, c'est Larminat est l'équivalent de la chose, le deuxième est tout
un concept artistique. En outre, chaque école picturale fait autre : c'est le concept artistique que l'on peut voir chez
un usage spécifique du terme « objet »1, selon les procédés Duchamp.
qu'elle emploie. Peut-on malgré tout définir l'objet ?
Si dans le langage courant « objet » est un nom A travers l'emploi du mot « objet », se manifestent
commun, dans celui de Duchamp c'est un terme ludique : deux facultés cognitives. Premièrement, l'objet est l'équi-
son concept de l'objet ne saurait tenir dans une catégorie valent de la chose et de la matière pour le sens commun.
grammaticale. Dans le langage courant, un objet est une Deuxièmement, l'objet en tant que concept artistique fait
chose matérielle inanimée et de petites dimensions. Le mot disparaître la signification habituelle d'une chose sous une
« objet » est synonyme des mots « chose » et « matière ». nouvelle appellation. Ces deux significations différentes de
Il est actuellement utilisé pour désigner une chose d'assez l'objet peuvent donner lieu à des confusions ; il doit donc
petite taille, à fonction décorative dans l'agencement d'un être clair que c'est de l'objet en tant que concept artistique,
intérieur. En tant que concept artistique l'objet ne et de nul autre, qu'il ici est question.
correspond ni à la chose ni à la matière ; chez Duchamp, il
résulte de la disparition de la signification habituelle d'une
chose quotidienne sous une nouvelle appellation Depuis quand le terme « objet » est-il utilisé en art ?
constituant le titre de l'oeuvre. Pour ouvrir les yeux sur Comment a-t-il été introduit ? "Tout a commencé avec les
l'objet, il faut d'abord cerner le mot « objet ». collages cubistes"4, écrit Pierre Restany. Lorsque Georges
Braque et Pablo Picasso se mirent à inclure dans leur
peinture des éléments allogènes directement empruntés au
Une définition pratique nous est fournie par réel, ils entendaient enrichir l'image picturale d'un certain
l'étymologie : du latin objectum, "chose qui est placée nombre de plan naturels supplémentaires. Le collage est
devant"2. Jean-Clarence Lambert dit alors qu'il s'agit de intervenu à l'origine comme un élément de structure dans le
« l'objet en proie aux cinq sens : toucher, voir, écouter, contexte de fragmentation de l'image cubiste.
goûter et sentir ». Max-Henri de Larminat présente deux
genres d'objets : le premier est la chose réelle, ce qui existe
dans la réalité ; le deuxième représente "l'analogie et le1 Il est impossible de comprendre tout l'art moderne
avec le concept de l'objet, car l'art de l'objet n'est pas à lui
seul la totalité de l'art moderne. Mais il est possible de
Dans L'aventure de l'art au Xe siècle (Paris, Chêne / Hachette,
1988, p. 683), Jean-Louis Ferrier présente l'objet cubiste, l'objet 3
futuriste, l'objet dada, l'objet surréaliste et l'objet pop. Il suit ainsi, à Max-Henri de Larminat, Objets en dérive, Paris, Centre Georges
travers différentes écoles picturales, le parcours et les métamorphoses Pompidou / Dessain et Tolra, 1984, p. 41- 48.
4
de l'objet. Pierre Cabane et Pierre Restany, L'avant-garde au XXe siècle,
2
Jean-Clarence Lambert, "Le parti pris des objets", dans Opus Paris, Ed. André Balland, 1969, p. 373.
international, n° 10-11, avril 1969, p. 72.
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symbole"3 d'une chose. Si le premier objet dont parle
comprendre l'art moderne à travers l'objet, car depuis le A. L'objet robbe-grilletien
cubisme, et surtout depuis Duchamp, l'art s'est développé
à travers le concept de l'objet, et les artistes utilisent les Le concept de l'objet ne se réalise pas seulement
choses quotidiennes à leur manière. C'est une nouvelle dans l'art plastique, mais également dans la littérature. Il
tradition dans l'art, et un changement phénoménal par est facile de trouver des objets chez Alain Robbe-Grillet.
rapport à l'art des époques précédentes. Il y a une grande Comme dans l'art, des choses quotidiennes deviennent des
tradition dans l'art, mais les peintres n'ont jamais fermé les objets dans la littérature, mais elles ne peuvent y exister en
yeux sur la société. Appuyés sur la tradition, ils regardent elles-mêmes. Ce ne sont ni des choses retouchées ni des
autour d'eux, et essaient de représenter ce qu'ils voient : choses qui ont perdu leur propre matérialité, mais des
avec le commencement du XXe siècle c'est la richesse choses littérarisées. La méthode par laquelle une chose
matérielle qui se manifeste dans la société. Il se peut que la devient un objet dans la littérature est différente de celle
naissance de l'art de l'objet soit devenue indispensable du appliquée en art. Un objet littéraire est une possibilité
fait du triomphe de la société industrielle et de la d'une chose que l'écrivain réalise dans la littérature en
consommation, qui a amené les artistes à utiliser des transgressant la limite épistémologique de cette chose.
choses de la vie courante. De ce point de vue, Duchamp
est un pionnier, il est le premier à avoir présenté une chose
quotidienne comme une oeuvre d'art. Depuis, les choses L e s G o m m e s et U n r é g i c id e de Robb e-Grillet
banales ont pris une grande place dans l'art ; elles sont mettent en oeuvre le concept de l'objet. La démarche de
sorties de la représentation planaire sur la toile pour être l'écrivain dans ces deux textes présente des similitudes
présentées telles quelles. avec celle de Duchamp dans le domaine des arts plastiques.
Par exemple, Robbe-Grillet en tant que nouveau romancier
efface le roman traditionnel avec la « gomme », et lutte
contre avec le « régicide ». A travers la gomme et le régicide
Comment se développe le concept de l'objet ? Nous en tant qu'objet, Robbe-Grillet, comme Duchamp, dépasse
allons à présent examiner ce qu'il en est concrètement de la quotidienneté et la réalité habituelle.
l'usage du mot « objet » à travers Alain Robbe-Grillet, Luc
Brisson et Vincent Descombes. La gomme et le régicide sont à la fois réels et irréels.
Par exemple, la gomme est une chose quotidienne qui
efface ce que l'on écrit, elle a sa matérialité dans la réalité.
Artificiellement, la gomme dans le texte de Robbe-Grillet
"se réduit à un exemple bien visible"5. Mais quand elle

5
Robert Brock, Lire, enfin, Robbe-Grillet, New York, Ed. Peter
Lang,1991, p.12.

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symbolise ce qui a pour fonction d'effacer le roman lui permet d'en sortir et de
traditionnel, elle est moins visible. En même temps, le libérer son esprit.
fonctionnement de la gomme alterne entre effacement et Lors de sa promenade dans la ville, tout à coup,
"auto-effacement"6 dans le texte. Cette double fonction est Wallas trouve par hasard une papeterie ouverte, y entre et
un caractère de l'objet, et se réalise dans la littérature de demande une gomme.
Robbe-Grillet. Le "double aspect" 7 que Dominique
Chateau et François Jost signalent dans Trans-Europ-
— Je voudrais une gomme très douce [..].8
Express entre le visuel et le sonore, entre le fictif et le
théorique, correspond à la structure du double effacement
C'est la première apparition de cet instrument dans
par la gomme.
le roman. La deuxième s'effectue lorsque Wallas, au lieu
d'aller à la clinique, entre dans la papeterie Victor Hugo
pour y acheter une gomme.
Les Gommes est le premier roman que Robbe-Grillet a
publié, en 1953. Que raconte-t-il ?
— Je voudrais une gomme, dit Wallas.
— Oui. Quel genre de gomme r
Wallas, agent spécial, arrive dans une ville pour faire
une enquête sur une série d'homicides. Le jour même, un
A la première et à la deuxième apparition de la
nouvel homicide est commis, suivi d'un autre le lendemain.
gomme, Robbe-Grillet ne fait que présenter les faits. La
Wallas commence son enquête par la mort de Daniel
troisième fois, Wallas demande une gomme alors qu'il
Dupont parce qu'il croit qu'elle a un rapport avec les
cherche son chemin.
autres crimes. Il décide de se rendre avant tout au
commissariat. Chaque fois qu'il prend une décision
importante ou qu'il est dans une situation délicate, Wallas Il se décide à entrer dans une boutique pour se faire
indiquer la rue de Corinthe. C'est une petite librairie qui
s'absorbe tout à coup dans une gomme. Il exige une gomme
vend en même temps du papier à lettres, des crayons et
de bonne qualité, quoiqu'il n'en ait pas réellement besoin, des couleurs pour enfants. La vendeuse se lève pour le
puisqu'il n'est ni peintre ni écrivain, et que cette chose ne servir :
peut résoudre le problème auquel il se trouve confronté. — Monsieur ?
Dans ce texte, il n'y a aucune relation entre Wallas, la — Je voudrais une gomme très douce [...1.10
gomme et les événements. Mais la gomme, en tant

6
Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil,
1997, p. 55. 8
7
Dominique Chateau et François Jost, "Un auteur peut en cacher Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953, p. 55.
9
un autre", dans Robbe-Grillet, Obliques, n° 16-17, Ed. Borderie, Ibid., p.122.
10
1978, p. 22-38. Ibid., p.167.
22qu'objet, peut effacer la réalité 23
que Wallas veut supprimer, elle
La quatrième apparition de la gomme, c'est à la gare, Dans Les Gommes, il y a deux effacements : celui
quand Wallas entre dans une échoppe minuscule, en qu'effectue la gomme normale et celui que permet la
attendant le Dr Juard. gomme comme objet, dans le texte et en dehors du texte.
Premièrement, pendant que Wallas enquête, il se met
Il est entré quand même dans l'échoppe minuscule, où soudainement à chercher une gomme, et pendant qu'il y
il n'y avait évidemment pas trace d'annuaire. Quelques pense, il ne pense à rien d'autre. Puis il oublie tout et se
articles de papeterie étaient exposés au milieu des replonge dans l'enquête, prenant une nouvelle direction. La
illustrés et des romans d'aventures à couverture de
couleur ; Wallas a demandé à voir des gommes.11 gomme est une chose capable de changer l'orientation des
idées de Wallas. Elle efface la réalité de ce à quoi il pense,
après quoi il peut se mettre à penser à autre chose. A ce
Enfin Wallas achète une gomme, juste avant de se stade, la gomme que Wallas cherche n'a ni la fonction ni la
rendre à la maison de Dupont. Il pénètre dans un magasin matérialité habituelles de l'instrument que l'on désigne
encombré et poussiéreux, et demande une fois encore une ordinairement par ce nom. Ce n'est pas une gomme
gomme. normale, quoique sa qualité principale soit d'effacer.
Quand la gomme efface la mémoire de Wallas, la chose
Il s'arrête de frapper pour essayer de comprendre banale devient l'objet dont Robbe-Grillet profite au niveau
quelle sorte de gomme Wallas désire.12 du possible littéraire. La gomme "peut être qualifiée de
« fictive » non parce qu'elle est sortie de l'imagination de
Il cherche une gomme de bonne qualité, "douce, Wallas mais bien parce qu'elle naît de l'écriture du
légère, friable, que l'écrasement ne déforme pas mais réduit romancier et en est l'allégorie"14. Cela se réalise dans le
en poussière". C'est une "gomme qui se sectionne avec texte, non en dehors.
facilité et dont la cassure est brillante et lisse, comme une
coquille de nacre".
Pourquoi Wallas cherche-t-il ce genre de gomme si Deuxièmement, une gomme est, par définition, une
chose qui efface ce qui est écrit. Mais pour Robbe-Grillet,
parfaite, alors que rien dans le roman ne nous indique qu'il il ne s'agit plus de cela : ce qu'il représente dans son texte
ait réellement besoin de cet accessoire ? Le narrateur n'est pas la matérialité de la gomme, mais la gomme en tant
n'explique pas cela, mais le titre du roman indique qu'objet. Avec cet objet appelé gomme dont il transgresse
suffisamment que la gomme en est un élément essentiel, et la limite épistémologique, et en tant que nouveau
que la raison pour laquelle Wallas cherche cet outil réside
dans sa fonction même.
14
C h r i s t i n e P o m mi e r , " D e l a ma t é r i a l i t é d e l ' o b j e t à
Il
Ibid., p. 221. l'abstraction du récit...", dans De l'objet à l'oeuvre, Strasbourg,
12 Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, p.131.
Ibid., p. 231.
13
Ibid., p.122. 25
24
romancier, Robbe-Grillet efface le roman traditionnel. La Dan s Un rég icide, le récit est fait par deux
gomme que Wallas cherche est "un instrument symbolique protagonistes, Boris et « je ». Boris, qui est décrit au passé
destiné à effacer la continuité" 15 , et cet effacement se et à la troisième personne, est un homme ordinaire qui
réalise non pas dans le texte, mais en dehors. travaille dans une usine, tandis que « je », qui se décrit au
présent et à la première personne, est un insulaire. A
travers la narration du moment où Boris accomplit le
Un régicide, qui n'a été publié qu'en 1978, est le régicide, nous nous rendons compte que Boris et « je »
premier roman que Robbe-Grillet a écrit. Que raconte-t-il ? sont le même personnage : la distance entre eux s'abolit, ce
qui signifie que dans la réalité, Boris peut enfin rentrer
B o r i s , l e p ro t ag on i s t e p r i n cip al , n 'a p a s d e dans l'île.
motivation quand il entre dans le complot du "régicide"16.
Il ne se connaît pas lui-même, et ne sait pourquoi il a
décidé de tuer le roi, mais il essaie de le faire et le roi meurt. Boris respirait l'odeur de la marée montante, quand le
Toutefois, cela n'est pas certain, car rien n'assure que cette bruit irritant du moteur le réveilla.17
mort soit due à Boris, qui lui-même ne sait pas exactement
ce qu'il fait. Il est en même temps dans la réalité et dans Ensuite, il entend dans l'île un bruit de moteur qui le
son île, celle-ci étant une sorte de déviation de celle-là, rappelle à la réalité. Il erre librement entre l'île et la réalité,
comme la gomme de Wallas est une déviation d'une chose et à travers son déplacement mental, la démarcation entre
réelle. Boris essaie de dévier soit au moment crucial d'un l'une et l'autre se dissipe. Pour Boris l'île est face au réel,
événement, soit quand la situation devient trop difficile ; il elle est comme la gomme, l'objet du protagoniste qui dévie
jouit de la faculté de passer de la réalité à la non-réalité, et de la réalité banale.
inversement.
Comment l'île en tant qu'objet se présente-elle ? Elle
apparaît lorsque le narrateur change, passe de la troisième à
la première personne. Boris qui est la troisième personne
15
Bruce Morrissette, Les romans de Robbe-Grillet, Paris,
dans le réel, devient la première en déviant dans l'île.
Minuit, 1963, p. 67. Comme Wallas cherche une gomme chaque fois que la
16
N'importe quelle chose matérielle peut devenir un objet, situation devient problématique, Boris dévie de la réalité et
puisque, d'après Gilbert Lascault, l'objet se métamorphose par se cache sur son île. Ce déplacement de Boris est possible
transformation du nom. Avec le « régicide », on voit qu'une chose n'importe quand et n'importe où, puisqu'il n'est pas réel
abstraite ou immatérielle peut aussi devenir un objet, dans la mesure mais mental. L'île de Boris n'existe pas dans la réalité, elle
où, comme dans le roman de Robbe-Grillet, sa signification habituelle
disparaît sous un nouvel usage du mot.
est son monde mental, comme la gomme de Wallas.
Gérard Genette, quant à lui, distingue "deux sortes d'objets : les
choses et les événements" (L'oeuvre de l'art, Paris, Seuil, 1994, 17
p. 39) ; le « régicide » est donc un objet-événement. Main Robbe-Grillet, Un régicide, Paris, Minuit, 1978, p.165.

26 27
Chaque fois que Boris s'ennuie, il s'enfuit dans un transgressant la limite épistémologique de la chose, Robbe-
autre monde, qui est appelé l'île, et la troisième personne Grillet profite de la possibilité qui se réalise littérairement
devient le « je » narrateur. C'est dire qu'en déviant de la grâce à l'objet.
réalité où il n'est que troisième personne, et en entrant
dans l'île qui est son abri mental, le protagoniste se trouve Boris, qui erre en permanence entre l'île de
enfin lui-même comme première personne. L'île est donc
l'imagination et la réalité, rêve de dévier pour toujours de la
l'utopie mentale qui permet à Boris de vivre en tant réalité et de l'île à travers un régicide. Depuis longtemps,
qu'être humain. une moitié de son esprit est dans la réalité, l'autre dans
l'île ; mais il commence à s'apercevoir qu'il est difficile de
vivre en même temps entre deux mondes. Il ne se fixe pas
Il y a deux personnages en présence dans Un
parfaitement dans l'île de la souffrance mentale, qui est une
régicide, Boris et « je ». Le monde du passé où habite
sorte d'utopie pour lui, et il ne se fixe pas non plus dans la
Boris, en tant que troisième personne, est le monde des
réalité. Il ne peut abandonner ni l'une ni l'autre. Dans la
systèmes achevés, le monde traditionnel. En contraste, l'île
réalité, il n'est qu'un rêveur, ou bien un psychopathe.
est décrite au présent, car elle n'est pas un monde figé.
Dans l'île, il est un aventurier, il se promène sur le bord,
L'île où « je » habite est le monde présent et inachevé où
c'est-à-dire à la frontière entre la réalité et l'imagination. Il
nous pouvons fabriquer tout ce que nous voulons. Dans ce
essaie de trouver un navire pour rejoindre la terre et tente
monde où rien n'est fixe, tout est possible, tout peut être
d'aimer les sirènes, alors que c'est un tabou pour les
librement changé.
habitants. Ensuite, dans la réalité, il tente de tuer le roi,
L'auteur rêve de l'île, de l'utopie mentale, à travers bien qu'il n'ait aucune motivation pour le faire. Boris ne se
le régicide que Boris accomplit. Le monde de l'utopie, c'est connaît pas lui-même et ne sait pas pourquoi il participe
celui du nouveau roman. Robbe-Grillet exprime sa volonté au complot du régicide. Il fait cette tentative et le roi
en présentant certains objets parmi les choses. Avec des meurt, mais il tombe immédiatement dans la confusion,
objets différents, la gomme et l'île, soit l'effacement et la parce qu'au moment même où il a donné un coup de
déviation, Robbe-Grillet construit le nouveau roman qui couteau, un inconnu a tiré des coups de pistolets sur le
défie le roman traditionnel. En présentant les gommes souverain. Qui est cet inconnu ? Qui a tué le roi ? et
régulièrement et répétitivement, Robbe-Grillet insiste sur pourquoi ?
l'effacement, sur le pouvoir de tout supprimer dans le
texte. Effaçant ainsi le roman traditionnel, il manifeste sa
passion du nouveau roman. Il avait pris, lorsque Boris l'avait frappé, cet air
incrédule qui marquait d'une moue légèrement ironique

Comme la gomme qui efface la réalité et l'île qui l'invraisemblance de l'attentat ; mais au même
dévie de la réalité, les objets de Robbe-Grillet réalisent ce 29
28
qui est impossible : ils se réalisent dans la littérature. En
moment — tout de suite après ou bien quelques catholique.
secondes avant ? — des coups de pistolets claquaient,
venant, semblait-il, d'un peu partout, derrière les [...] la personne du roi étant, sinon populaire, du moins
caisses accumulées sur la plate-forme.I8 reconnue comme sans importance et parfaitement
inoffensive.21
Le résultat de ce régicide est ouvert en ce que son
dénouement possède deux phases. La première est Le roi est d'abord un symbole de valeur absolue, et
l'arrestation de Boris par deux policiers : Boris rêve de le tuer. S'agit-il aussi du rêve de Robbe-
Grillet ? Si nous supposons que les protagonistes reflètent
Boris ouvrit la porte et se trouva face à face avec deux l'image de l'auteur, le fait que Boris essaie de tuer le roi,
policiers en uniformes noirs et casquettes plates. Ils correspond à la tentative de Robbe-Grillet pour rompre le
restèrent un moment à le considérer avec attention, régime traditionnel d'écriture du roman. En tuant un
puis, sans détourner la tête, le plus âgé dit au second : personnage symbolique, Boris veut mettre fin à son
« C'est bien lui, pas d'hésitation.
— Alors on l'emmène. »19 vagabondage mental, et si son errance s'achève, le
vagabondage mental de Robbe-Grillet cessera aussi : c'est
l'objectif du texte.
La deuxième phase, la voici :
Le régicide du roman et l'exécution de Louis XVI
Lorsqu'il ouvrit la porte, il vit deux sergents de ville pendant la Révolution française, ce régicide qui marque
qui montaient d'un pas pesant ; il sortit et tourna sa
clef dans la serrure ; les deux hommes continuèrent l'effondrement du pouvoir absolu, sont comparables.
avec lenteur à gravir les marches vers le palier suivant. Robbe-Grillet rêve d'un régicide dont la victime serait le
Boris remit la clef dans sa poche et descendit.20 roman traditionnel, et accomplit en partie son rêve en
commençant son aventure littéraire par Un régicide.
Comme le montrent ces deux paragraphes, le résultat
de l'assassinat n'est pas important dans le texte, c'est
Les deux personnages, Boris et « je », se juxtaposent
seulement le régicide lui-même qui importe. Quelle est pour n'en former qu'un seul. Quand Boris veut dévier de la
donc sa signification ? réalité, « je » apparaît : c'est que « je » est l'objet Boris
Il nous faut d'abord comprendre quelle est la transformé. De même, il y a deux lieux, la réalité et l'île.
signification du roi. Dans le roman, le roi n'a pas de Quand Boris dévie de la réalité, l'île apparaît : c'est que

18
Ibid., p.166. 21
19 Ibid., p. 52.
Ibid., p. 200.
20
Ibid., p. 203.
31
30
puissance, il n'est que le roi symbolique d'un parti
l'île est l'objet qui fait disparaître la signification habituelle Qu'est-ce que l'objet dans la littérature ? Quand la
de la réalité. limite épistémologique du mot est dépassée de sorte qu'il
La pluralité du personnage, Boris et « je », comme perd sa signification habituelle, la chose écrite devient
celle de l'espace, la réalité et de l'île, est un caractère de objet. C'est une possibilité du mot dont l'écrivain profite.
l'objet. Le titre lui-même, Un régicide, a ce caractère de Quand la chose écrite devient objet, ce n'est qu'une
possibilité littéraire, car cela se réalise uniquement dans la
pluralité, puisqu'il s'agit à la fois du régicide raconté dans
littérature, et non en dehors. L'objet dans la littérature est
le texte et du régicide projeté contre le roman traditionnel donc la possibilité de transgresser la signification habituelle
en dehors du texte. A travers cette oeuvre, le régicide que du mot.
Robbe-Grillet essaie de faire contre le roman traditionnel
est un objet.

Boris tue le roi, et à travers ce personnage et son


acte, Robbe-Grillet défie le roman traditionnel. Si le B. L'objet et Brisson
régicide que tente Boris, est le signifié, celui dont rêve
Robbe-Grillet, est le signifiant, puisque l'écrivain cache le Luc Brisson est un des spécialistes français de
défi qu'il veut lancer au roman traditionnel sous la Platon. Il a publié Le même et l'autre dans la structure
tentative d'assassinat du roi faite par son personnage. ontologique du Timée de Platon, et traduit les Lettres,
Robbe-Grillet en tant que nouveau romancier profite de Phèdre, Timée et Critias du philosophe. Dans son livre
son rêve, autrement dit de son objet nommé régicide. Il ne Platon, les mots et les mythes, il utilise le mot « objet » en
s'agit pas de politique, mais de littérature, d'opposition au présentant l'imitation chez Platon.
roman traditionnel. C'est au moyen du régicide en tant
qu'objet que Robbe-Grillet, en tant que nouveau Alors que l'imitation qui intervient au niveau du logos
romancier, lutte contre le roman traditionnel. Et s'il tente « ce qui est exprimé dans le discours » implique un
de l'assassiner avec Un régicide, il essaie de l'effacer avec rapport entre un objet-copie et un objet-modèle,
Les Gommes. l'imitation qui intervient au niveau de la lexis « la
façon d'exprimer le contenu de ce discours » concerne
Ce que Robbe-Grillet représente dans ses deux textes le rapport qu'entretient un sujet, le poète en
l'occurrence, avec l'objet dont il fabrique la copie.22
n'est ni la gomme comme chose matérielle ni le régicide
comme action politique, mais la gomme et le régicide en
tant qu'objets. Avec ces deux objets-ci, il transgresse la
limite épistémologique de ces deux choses-là, profite des 22
Luc Brisson, Platon, les mots et les mythes (1982), Paris, Ed.
possibilités qui ne se réalisent que dans la littérature, et La Découverte, 1994, p. 85.
surmonte le roman traditionnel.
33
32
Pour Brisson, l'objet est donc la copie, et le modèle mais du fait de la nouvelle appellation que lui donne
existe à part. A travers l'imitation du modèle, se fabrique la Duchamp, il devient objet. Ainsi, l'urinoir est l'objet-
copie, et à travers la copie, se découvre l'objet. Entre modèle, et Fontaine est l'objet-copie qui en provient. Le
l'objet-copie et l'objet-modèle, qu'est-ce que l'objet ? caractère double de l'objet se manifeste clairement dans la
dualité de l'objet-modèle et de l'objet-copie. Toutefois,
Nous allons d'abord voir comment Brisson utilise le mot
dans ces deux concepts présentés par Brisson, le mot
« objet ». « objet » ne recouvre pas exactement le concept artistique
qu'il s'agit d'expliciter, car la notion d'objet y est sémanti-
[...] dans une civilisation orale, le passé devient quement mélangée avec celle de chose. La chose-modèle et
présent chaque fois qu'il est transmis [...]. Dans cette
perspective, pour celui qui fabrique et / ou raconte un l'objet-copie seraient deux termes plus adéquats au
mythe, le passé n'est pas un objet, comme pour concept artistique de l'objet. Cela étant, l'objet-modèle et
l'historien, mais un projet, qui doit s'adapter aux
circonstances de sa réalisation.23 l'objet-copie mettent en évidence le caractère double de
l'objet.

Ici l'objet est le motif ou le but. Quand Brisson dit


qu' "un message n'est objet que de transmission orale",
l'objet est la chose ou l'instrument. Dans la première
C. L'objet et Descombes
citation, "le rapport qu'entretient un sujet [...] avec l'objet
dont il fabrique la copie", l'objet est le terme
philosophique qui s'oppose au sujet, mais il peut aussi
être considéré comme le but. L'objet dont parle Brisson Vincent Descombes est un philosophe français, qui
n'est pas le concept artistique. Pour autant, à travers s ' i n t é r e s s e à l 'h u m a n i s m e d e l ' a p r è s - g u e r r e , a u
l'objet-copie et l'objet-modèle, que Brisson tire du structuralisme des années 60 et aux récits sur la fin de
discours de Platon sur l'imitation, apparaît la "distinction l'histoire des années 70. L'ouvrage qui attire notre
platonicienne entre les copies mensongères et le modèle attention est Grammaire d'objets en tous genres. Qu'est-
des idées" 24 , donc le caractère double de l'objet. Par ce que l'objet dans ce livre ?
exemple, dans Fontaine de Duchamp, on voit la chose elle-
même appelée urinoir, et à la fois l'objet résultant de la [...] les problèmes abordés seront ceux de la
perte de la signification habituelle de la chose sous le titre construction des phrases dans lesquelles nous signifions
des objets, tantôt parlant de tel objet [...], tantôt
parlant de n'importe quel objet et même de l'objet pris
23 comme tel, ainsi qu'il arrive en philosophie. [...] il
Ibid., p. 31. s'agira ici de l'objet pris comme tel, non de la façon
24 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Ecraniques, Lille, Presses
Universitaires de Lille, 1990, p.117. 35
34
de Fontaine. L'urinoir ne change pas ontologiquement,
dont une langue, des langues ou les langues connues laquelle il provient ; c'est la pluralité que le concept de
construisent le complément d'objet.25 l'objet renferme. Pour Descombes "la pluralité des
interprétations n'est pas la pluralité des significations"27,
Descombes établit une grammaire philosophique de car c'est une pluralité inhérente au texte dont les lectures
l'objet. Les chapitre IV, V et VI de son livre portent sur le sont proposées. Descombes suit cette pluralité à travers le
concept de l'objet. Il s'efforce d'y montrer sur pièce, dans nom fictif et le nom réel, le personnage fictif et la personne
le détail de la construction de certaines phrases, réelle chez Balzac, et arrive naturellement au concept de
l'incongruité de plusieurs conceptions classiques de ce l'objet.
qu'est un objet. Quand il aborde la question des noms
fictifs chez Balzac, l'objet dont il parle se précise ; il
s'attend à trouver quatre sortes de noms : Brisson tire l'objet-modèle et l'objet-copie de la
théorie de l'imitation chez Platon. Le caractère double de
l'objet consiste dans la coexistence du modèle et de la
a. Noms des personnages inventés et utilisés par
copie. Descombes présente l'objet à travers les noms des
Balzac.
b. Noms des personnages empruntés par Balzac (que ce personnages chez Balzac, qui tiennent de la réalité et de la
soit à la littérature ou à la vie) et utilisés par Balzac. fiction. Comme l'objet-modèle et l'objet-copie chez
c. Noms des personnages empruntés par Balzac et cités Brisson, comme le réel et son double, la pluralité chez
(mais non utilisés). Descombes représente le caractère double de l'objet.
d. Noms des personnages inventés par Balzac et cités
par lui (comme s'ils avaient été incorporés à la
mémoire commune et pouvaient être invoqués au
même titre que les noms légendaires ou bibliques).26 Dans la philosophie l'objet n'est pas la chose
transformée, comme il l'est dans l'art et dans la littérature.
L'objet dans la philosophie n'est pas une oeuvre, mais un
Parmi les noms d es p ersonn ag es de Balzac, terme. Par exemple Jean Baudrillard, dans son livre Le
Descombes distingue ceux qui viennent de personnages système des objets, développe le concept de l'objet à partir
réels des autres. Quand le nom d'un personnage fictif vient de la chose dans la société de consommation. Il nous
d'un personnage réel, il a le caractère d'un objet provenant montre que la pensée philosophique n'a pas quitté la vie
d'une chose réelle, et joue un double rôle. Comme quotidienne, et que la philosophie a encore des possibilités
Marchand du sel qui vient du nom de Marcel Duchamp, qui peuvent être développées par des contemporains.
un nom fictif est un objet contre un nom réel. Mais il est remarquable que les philosophes français
traitent du caractère double de l'objet en termes d'objet-
25
Vincent Descombes, Grammaires d'objets en tous genres, 27
Paris, Minuit,1983, p. 7. Ibid., p. 19.
26
Ibid., p. 260. 37
36
L'objet n'existe pas tout seul, mais avec la chose de
modèle et objet-copie, de réel et son double, et de pluralité. pas ontologiquement, mais elle ne peut pas pour autant
C'est dire que l'objet est un des sujets philosophiques que rester telle quelle. Le concept de l'objet fait changer la
nous pensons et vivons. L'effort que fait la philosophie vision habituelle de la chose. Ce concept a poursuivi son
pour tenter de lire la société, montre que le concept de développement après Duchamp et divers objets sont
l'objet n'est pas loin de nous, mais fait partie de notre vie apparus. Par exemple, l'objet pop est l'objet-simulacre
quotidienne. inventé par Warhol. Dans l'objet nouveau réaliste, la chose
quotidienne n'est pas exposée telle quelle, elle est
recomposée, retouchée ou accumulée. L'objet fluxus est
Le concept de l'objet a commencé avec le cubisme, une installation, et Beuys surmonte le concept de l'objet
c'est-à-dire avec les papiers collés et autres collages. Puis, en supprimant le rôle qu'avait jusqu'ici le titre comme
l'objet a marqué un tournant dans l'histoire de l'art, nouvelle appellation donnée à une chose banale. Chez
lorsque Duchamp a présenté des choses quotidiennes Beuys, le titre n'a plus de fonction.
comme oeuvres d'art. Pour lui, l'objet fait disparaître sous
son titre la signification habituelle d'une chose quotidienne. Qu'est-ce que l'objet dans l'art ? C'est ce qui est
Qu'est-ce que l'objet ? Il vient de choses p ro d ui t à p ar t i r d 'u n e ch o s e q u o t i d i en n e d o n t l a
quotidiennes, qui ne demeurent pas telles quelles, qui ne signification première disparaît sous un titre ; l'objet dans
changent pas ontologiquement non plus, mais qui se l'art est la chose ainsi transformée.
métamorphosent sémantiquement. Par exemple, l'objet est Deuxièmement, l'objet est la possibilité.
retouché chez Man Ray et accumulé chez Arman ; il est Cette possibilité ne se réalise que dans le monde de
objet-simulacre chez Warhol, et voit changer sa propre l'art. Robbe-Grillet utilise la fonction de la gomme, qui est
fonction pour dépasser la réalité habituelle chez Robbe- d'effacer, mais l'usage littéraire qu'il en fait dépasse la
Grillet. Qu'est-ce que l'objet ? Dans l'art, dans la réalité, et un effacement d'une nature imprévue se réalise
littérature et dans la philosophie, la chose quitte ce qu'elle dans la littérature. Robbe-Grillet utilise la possibilité d'une
est habituellement et devient l'objet. C'est dire que l'objet chose qui se déforme sous le concept de l'objet.
vient de la chose, mais n'est plus la chose elle-même.
Comment comprendre l'objet ? Trois voies se présentent : Troisièmement, l'objet se caractérise par la pluralité.
Comme les philosophes nous le montrent, un objet
Premièrement, l'objet est la chose transformée. n'existe pas tout seul. Dans l'art, il vient d'une chose
Après le pas primordial fait par les cubistes et les quotidienne, tandis que dans la philosophie il vient d'une
futuristes, apparaît l'objet dada. Avec le dadaïsme, des chose-modèle, du réel et d'un nom. Les philosophes
choses quotidiennes sont présentées comme oeuvres d'art, présentent donc la chose-modèle et l'objet-copie, le réel et
et l'objet se développe à partir d'une nouvelle appellation son double, le nom réel et le nom fictif
donnée à une chose banale : l'ère de l'objet commence.
Duchamp élabore le procédé artistique adéquat au concept
39
38
de l'objet. La chose choisie pour faire un objet ne change
En dehors de l'art, l'objet est identique à la chose et Apollinaire écrit :
à la matière. L'objet dont il est ici question n'existe que
dans le monde de l'art, c'est donc un concept dont l'artiste M. Mutt fit remarquer que le fait qu'il eût modelé
ou non la fontaine de ses propres mains était sans
profite. Pour les philosophes, l'objet est une opportunité importance, l'important étant dans le choix qu'il en
d'approcher le monde de l'art. avait fait. Il avait pris un article courant de la vie, et
fait disparaître sa signification habituelle sous un
nouveau titre et, de ce point de vue, avait donné un
sens nouveau et purement esthétique à cet objet.30

2. Les objets chez Duchamp L'objet duchampien dont parle Apollinaire est donc
ce qui "fait disparaître la signification habituelle [d'une
Une chose se métamorphose sous une nouvelle chose quotidienne] sous un nouveau titre"31. Dans ce
appellation et devient ainsi ce que l'on appelle un objet. commentaire, il y a trois points importants. Premièrement,
Autrement dit l'objet est visiblement la chose transformée. Apollinaire distingue l'objet de la chose.
Les inventions de Duchamp ont marqué un tournant dans
l'histoire de l'art, ses objets ont eu une influence Deuxièmement, il le considère comme un nouveau
déterminante sur la création au XXe siècle. Qu'est-ce que concept artistique : l'objet fait disparaître la signification
l'objet chez Duchamp ? Comment le comprendre ? Un habituelle de la chose banale sous son titre.
écrit de Guillaume Apollinaire nous ouvre la voie. Troisièmement, Apollinaire souligne l'importance de
la chose quotidienne et du titre. Il le remarque que l'objet
Dans son article "Le cas de Richard Mutt"28, duchampien vient d'une chose, et se développe sous un
Apollinaire précise les raisons du refus de Fontaine à
l'exposition des Indépendants :
29
William A. Camfield, Marcel Duchamp, Foutain, Houston,
A. Son envoi était immoral et vulgaire. Houston Fine Art Press, 1989, p. 38.
30
B. C'était un plagiat, ou plutôt une simple pièce Guillaume Apollinaire, Critique d'art, op. cit., p. 191.
31
commerciale ressortissant à l'art du plombier. C ' e s t l e c o n c e p t p r i n c i p a l p o u r c o mp r e n d r e l ' o b j e t
duchampien. On en trouve des présentations différentes de celle
d'Apollinaire. Arturo Schwarz écrit que Duchamp "a pris un article
D'après cet article, le refus se justifie autant par un courant, l'a placé de telle sorte que sa signification utilitaire
problème de moralité que par celui du plagiat, par le fait disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue — il a
crée pour cet objet une nouvelle idée" (Marcel Duchamp, Paris, Ed.
que l'ceuvre en question n'était qu'une simple pièce Georges Fall, 1974, p. 60). Janis Mink écrit que Duchamp "a pris un
commerciale, un urinoir. A notre époque, "cet objet lui- article courant de la vie et fait disparaître sa signification utilitaire sous
un nouveau titre. De ce point de vue, il lui a donné un sens nouveau"
28
Guillaume Apollinaire, Critique d'art, Paris, Paris-Musée / (Duchamp, Paris, Taschen, 1995, p. 67).
Gallimard, 1993, p. 191. 41
40
mê m e n ' e s t p a s v u lg a i r e n i i mmo ra l" 2 9 . A c e p ro p o s
nouveau titre. Apollinaire a su présenter le concept de L'objet représenté se développe par la relation entre
l'objet élaboré par Duchamp, mais il n'est malheureuse- la chose et le titre. Dans la mesure où il y a une
ment pas allé plus loin. ressemblance entre les deux, l'objet est représenté par le
nouveau titre. Dans l'objet représenté, la chose ne change
pas ontologiquement, mais la vision en est transformée.
Comme objets représentés, voyons Fontaine et Air
Si l'objet duchampien se développe sous un nouveau de Paris.
titre, ce dernier est sans doute la clé pour le comprendre, et
il faut s'intéresser à la relation entre la chose et le titre.
L'objet vient de la chose, à laquelle il impose son titre. a. Fontaine
L'objet n'est donc ni la chose ni le titre, mais un être
dialectique qui tient de l'une et de l'autre. Quel est Fontaine (1917) est un urinoir en porcelaine blanche
précisément le rôle du titre ? La chose ne change pas en renversé. C'est une chose banale. Dans l'entretien avec
elle-même sous la nouvelle appellation qui lui est donnée, Pierre Cabanne, Duchamp parle de Fontaine.
mais le titre de l'objet fait changer la vision de la chose. A
partir de là, nous pouvons classer les objets faits par — En avril 1916, [. ..] vous présentez à la pre mière
Duchamp en fonction de la manière dont le titre affecte la exposition un urinoir en poterie émaillé intitulé
chose, c'est-à-dire en considérant la ressemblance entre la Fontaine, signé R. Mutt, qui est refusé.
chose et le titre. Pourquoi la ressemblance ? Parce que l'art — Non, pas refusé. On ne pouvait pas refuser une
oeuvre aux Indépendants.
"produit le double de la chose, un double si fidèle et si — Disons qu'elle n'est pas admise.
ressemblant que c'est la chose même, là sur la toile". De — Elle a été simplement supprimée. [...] La Fontaine
plus, "l'artefact est l'image plus ou moins ressemblante ; a simplement été placée derrière une cloison et,
venant s'ajouter au modèle, cet artefact le remplace tout en pendant toute la durée de l'exposition, [...] Après
déployant dans cette variation de la ressemblance, la l'exposition nous avons retrouvé la Fontaine derrière
variété de ses ressources et de ses effets" 32 . Les objets la cloison et je l'ai récupérée ! [...]
peuvent donc être classés en fonction de la représentation. — [...] C'était tout de même assez provocant
Selon ce critère, il y a trois sortes d'objets duchampiens : — Alors, puisque vous aviez cherché le scandale, vous
l'objet représenté, que représente le titre que l'artiste lui a étiez content ?
— C'était, en effet, une réussite. Dans ce sens.
attribué, l'objet non représenté, que ne représente pas son
— Au fond vous auriez été déçu si la Fontaine avait été
titre, et l'objet méthodique qui n'est ni l'un ni l'autre. bien accueillie...
— Presque. Là, j'ai été enchanté. Et puis au fond, je
n'avais guère le comportement traditionnel du peintre
32
Louis Marin, De la représentation, Paris, Seuil / 43
Gallimard,1994, p. 253.

42
A. L'objet représenté
qui présente son tableau, qui veut qu'il soit accepté et politiquement mais culturellement, socialement et
puis loué par les critiques. Il n'y a jamais eu de critique. artistiquement.
Il n'y a jamais eu de critique puisque l'urinoir n'a pas Deuxièmement, il faut tenir compte du renversement
paru au catalogue.33
de l'urinoir. Revenons à l'exemple de la gomme chez
Robbe-Grillet. Cette gomme en tant qu'instrument a pour
Duchamp s'amuse des anecdotes concernant fonction d'effacer quelque chose que l'on a écrit, mais pour
Fontaine. Mais le plus intéressant, c'est l'urinoir lui-même l'écrivain, elle efface la mémoire. Par cette utilisation qu'il
en tant que chose banale, son renversement de 90 degrés fait de la fonction d'effacement, la gomme devient objet,
par rapport à sa position normale, et le nom fictif de R. l'objet avec lequel Robbe-Grillet tente d'effacer le roman
Mutt comme signature. Qu'est-ce que cela signifie ? traditionnel. De même, quand Duchamp renverse un
urinoir, il lance un défi à la quotidienneté et à l'art
Premièrement, en présentant un banal urinoir comme traditionnel. L'urinoir renversé de 90 degrés par rapport à
oeuvre d'art, Duchamp a attiré l'attention sur un produit sa position normale et nommé Fontaine connaît en fait
matériel quelconque. Le XXe siècle peut être caractérisé deux renversements : un visuel et un sémantique. Le
par la richesse matérielle et la fabrication en série. renversement visuel s'effectue contre la quotidienneté, le
Traditionnellement, le peintre n'a jamais fermé les yeux sur renversement sémantique, contre l'art traditionnel.
la société. Il a toujours vécu avec son temps et sa société,
regardé autour de lui et représenté sur la toile ce qu'il Troisièmement, nous avons déjà vu la pluralité telle
voyait. En ce sens, Duchamp s'est comporté comme un que Descombes la présente à travers le nom fictif et le nom
peintre normal en utilisant une chose banale que l'on réel chez Balzac. Arthur Danto dit que "la différence entre
pouvait voir partout dans la rue et tous les jours. Mais il a
été le premier peintre à représenter la matérialité du XXe l'impossibilité de prendre en considération quelque modèle
siècle dans le monde de l'art. En 1917, quand il présente un dialectique que ce soit. Nous aurons donc d'une part fétichisation du
urinoir comme oeuvre d'art, il est un prophète qui apprécie concept ou pensée de Duchamp, et d'autre part, apparemment en
opposition, mais objectivement condition sine qua non, fétichisation
justement son siècle. Car, comme ses objets représentés le de l'objet « ready made ». Avec tous les malentendus que cela
soulignent, le XXe siècle est le temps de la culture suppose, par exemple, comme vous le remarquez justement pour le
matérielle et du "fétichisme"34. Devant Fontaine, on peut pop art, Nouveau réalisme, Art pauvre, Process art, Art conceptuel,
Land Art, Body art, en utilisant le premier fétiche (le concept) pour
refouler toute logique formelle de l'objet réel (histoire des formes) et le
33
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu (1964), Paris, second pour refouler toute logique du développement de la
Belfond, 1976, p. 93-94. connaissance (histoire des idées). Il est incontestable que « l'oeuvre »
34
Sur le fétichisme chez Duchamp, Marcelin Pleynet écrit : de Duchamp se prête à cela [...]" ( Art et Littérature, Paris, Seuil,
"L'idéologie dominante fétichise les symptômes des contradictions 1977, p. 388-389). Il est remarquable que Pleynet repère le fétichisme
qu'elle a intérêt à ne pas penser. Et de ce point de vue toutes les dans l'objet duchampien et qu'il considère ce dernier comme résultant
interprétations qui nous sont proposées du « symptôme » Duchamp, d'une fétichisation.
sont exemplaires. Exemplaires de pensées dualistes (fétichistes) dans 45
44
dire que Duchamp a vu exactement le XXe siècle, non pas
nom et signature a pu sembler plus étrange au monde de Ainsi Fontaine est un double objet : l'urinoir devient
l'art de son époque [à Duchamp] qu'elle ne le paraîtrait de objet sous le titre Fontaine, et le nom fictif « R. Mutt » est
35
nos jours" , il nous semble qu'il ne comprend pas que le objet en tant qu'il vient du nom réel de Duchamp.
nom fictif tient au concept de l'objet. « R. Mutt » est le Quatrièmement, Fon taine est l'objet majeur de
n o m f i c t i f d e D u ch a mp , c' es t u n o b j e t. Q u e s ig n i f i e Duchamp, car le concept se réalise parfaitement dans cette
précisément R. Mutt ? oeuvre. En ce sens, Fontaine est l'oeuvre monumentale par
laquelle Duchamp a, en 1917, inventé le concept de l'objet
« Richard » (le prénom de R. Mutt) signifie « plein aux et inauguré l'art de l'objet. Personne n'avait jamais fait cela
as » en argot français et que « ce n'est pas un mauvais avant lui.
nom pour une pissotière ». Gloria Moure a signalé la Intitulé Fontaine, l'urinoir perd sa signification
possibilité d'un jeu de mots avec « rich art » — « art
h ab itu e l l e, e t a v e c cet objet Duchamp annonce un
riche ». Pour leur part, Jack Burnham et Rosalind
Krauss ont suggéré que « R. Mutt » pouvait être lu changement de vision. Pour ses héritiers, c'est le point de
co mme u n ho mo ny me du mo t alle man d A r mu t, départ de l'art du XXe siècle.
signifiant « pauvreté ». Et George Bauer a signalé
comme un indice l'homonyme « mot », dans le nom Duchamp a renversé un urinoir et l'a appelé
de la fabrique d'installations sanitaires, J.L. Mott Iron
Fontaine. Apollinaire a tout de suite vu que cet urinoir
Works, où l'urinoir fut acheté. [...] Rudolf Kuenzli [...] a
fait observer que « R. Mutt » se lit « art bâtard », si
perdait son identité initiale sous cette appellation. Ainsi il
l'on prend le « R » anglais pour « art » en français et a été un bon témoin. A la fin du XX° siècle, Fontaine
« Mutt » pour « mutt » qui en américain signifie « apparaît comme une révolution, car après elle, les peintres
chien sans race ». [Certains] [...] se sont demandés si « ont jeté le pinceau et la toile, et commencé à s'intéresser
R. Mutt » ne pouvait pas être un homonyme de « air aux choses quotidiennes, à la manière de Duchamp.
mu » en ancien français, ou « air muet » — et il se
peut que R. Mutt n'ait jamais été autre chose que Fontaine est l'objet qui a perdu la signification
cela.36 habituelle de l'urinoir. Renversé, un urinoir ressemble
Quelle que soit l'interprétation de « R. Mutt », il visiblement à une fontaine. Le titre Fontaine qui fait
s'agit d'un nom fictif de Duchamp. « R. Mua » est donc disparaître l'utilité habituelle de l'urinoir, représente bien
un objet qui vient de Duchamp, et qui fait disparaître la cet objet. Fontaine est donc un objet représenté.
signification habituelle du nom de Duchamp.

" Arthur Danto, L'assujettissement philosophique de l'art, Paris, Seuil,


1993, p. 55.
36
Edward Ball et Robert Knafo, "Le dossier R. Mua", dans Les
Cahiers, n° 33, Centre Georges Pompidou, automne 1990, p. 74-75.
46 47
b. Air de Paris Foucault, la représentation est un critère de distinction
entre la position artistique de la Renaissance et celle du
Air de Paris (1919) est une petite fiole classicisme.
pharmaceutique, vidée du sérum qu'elle contenait, puis
scellée de nouveau. Retournant aux Etats-Unis à la fin de Le héros de Cervantes, lisant les rapports du monde et
l'année 1919, Duchamp la rapporte à son admirateur du langage comme on le faisait au XVIe siècle,
déchiffrant par le seul jeu de la ressemblance des
Arensberg, en guise de cadeau. châteaux dans les auberges et des dames dans les filles
Cette ampoule de verre ressemble à un « point de ferme, s'emprisonnait sans le savoir dans le mode de
d'interrogation ». Ainsi Duchamp pose à sa manière une l a p u r e r ep ré s en t a t i o n ; ma i s p u i s q u e c e t t e
question sur l'air de Paris. Comme pour l'urinoir, quand on représentation n'avait pour loi que similitude, elle ne
appelle cette ampoule de verre par son nom ordinaire, ce pouvait manquer d'apparaître sous la forme dérisoire
du délire.38
n'est pas un objet. Mais en l'appelant Air de Paris,
Duchamp dépasse la signification habituelle de cette chose.
Dans l'entretien avec Cabanne, il l'explique : A partir de Don Quichotte, qui se situe entre la
Renaissance et le classicisme, Foucault parle de la
représentation. Le protagoniste principal de ce roman ne
— Vous rentrez donc à New York fin 1919 [...] en reconnaît que la similitude entre son monde idéal et la
emportant [...] une ampoule d' « air de Paris »... — réalité. L'urinoir qui représente une fontaine, et la fiole
Oui. C'était amusant. C'était une ampoule de verre de
quelques centimètres de haut. Sur une étiquette était pharmaceutique qui représente une question sur l'air de
imprimé « Sérum physiologique ». Je l'avais apportée à Paris, indiquent-ils que Duchamp se trouve lui-même,
Arensberg en souvenir de Paris." comme Cervantes, entre la Renaissance et le classicisme ?
Pour répondre à cette question, il faut en poser une autre :
Qu'est-ce que la représentation dont parle Foucault ? Un
Cet entretien nous apprend seulement que Duchamp a passage de son texte sur Les Ménines (1656) de Vélasquez,
fait cadeau de cette oeuvre à Arensberg. Air de Paris est un nous éclaire :
objet représenté et un bon exemple de ce qu'est la
représentation. Traditionnellement, la représentation est
un sujet dans l'art. A travers l'objet représenté, on peut Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme
voir comment elle se développe chez Duchamp. Ainsi, Air la représentation de la représentation classique, et la
de Paris est une petite fiole pharmaceutique en forme de définition de l'espace qu'elle ouvre. Elle entreprend en
point d'interrogation. La représentation se trouve entre la effet de s'y représenter en tous ses éléments, avec ses
fiole pharmaceutique et la question de Duchamp sur l'air 38
Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard,
1966, p. 222-223.
37
Marcel Duchamp, Ingénieur de temps perdu, op. cit., p. 109. 49
48
de Paris. Comment la comprendre ? D'après Michel
images, les regards auxquels elle s'offre, les visages L'essentiel, c'est qu'on ne peut dissocier ressemblance
qu'elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais, et affirmation. La rupture de ce principe, on peut la
là, dans cette dispersion qu'elle recueille et étale tout placer sous le signe de Kandinsky : double effacement
ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué simultané de la ressemblance et du lien représentatif
de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la par l'affirmation de plus en plus insistante de ces
fonde, — de celui à qui elle ressemble et de celui aux lignes, de ces couleurs
yeux de qui elle n'est que ressemblance. Ce sujet même
— qui est le même — a été élidé. Et libre enfin de ce Foucault considère qu'il y a, dans la peinture
rapport qui l'enchaînait, la représentation peut se occidentale du quinzième au vingtième siècle, une
donner comme pure représentation.39 continuité régie par deux principes. L'un est la séparation
e nt r e l a re p ré s ent a ti o n p l ast iq u e e t la r é fé r en ce
En un mot, le tableau de Vélasquez est la
linguistique ; l'autre est l'équivalence entre la ressemblance
représentation de la représentation classique et la
et la représentation. Celui qui a aboli le premier principe
définition de cette représentation. La représentation que
est Klee, et celui qui a rompu le second est Kandinsky.
Foucault analyse dans Les Ménines est la pure
Klee, parce qu'il a mélangé les formes plastiques et les
représentation : c'est la représentation sans sujet
éléments linguistiques ; Kandinsky, parce qu'il a effacé la
représentant.
relation entre la ressemblance et la représentation, et voulu
Mais Foucault ne s'arrête pas à la représentation voir les choses telles qu'elles sont. Foucault précise que la
chez Vélasquez. En poursuivant son investigation à travers peinture de Magritte n'est pas étrangère à l'entreprise de
Klee, Kandinsky et Magritte, il développe sa philosophie Klee et de Kandinsky, qu'elle constitue plutôt, en face
de la représentation. d'elles et à partir d'un système qui leur est commun, une
figure opposée et à la fois complémentaire.
Deux principes ont régné, je crois, sur la peinture
occidentale depuis le quinzième jusqu'au vingtième
siècle. Le premier affirme la séparation entre Quand Foucault parle des Ménines, il analyse la
représentation plastique (qui implique la ressemblance)
et référence linguistique (qui l'exclut) [...] .40 représentation classique chez Vélasquez. Il établit ainsi
qu'elle est la pure représentation sans sujet représentant.
Le second principe qui a longtemps régi la peinture
pose l'équivalence entre le fait de la ressemblance et Quand Duchamp appelle un urinoir Fontaine, le titre
l'affirmation d'un lien représentatif.41 change la vision habituelle de la chose, il représente
visiblement la fontaine à travers l'urinoir. Ce qui fait naître
39
la représentation n'est pas le regard de Duchamp, mais
Ibid., p. 31.
40
Michel Foucault, Ceci n'est pas une pipe (1973), Montpellier,
42
Fata Morgana,1986, p. 39. Ibid., p. 43.
41
Ibid., p. 42.
51
50
l'appellation qu'il donne à la chose pour en faire un objet. représentation. De là, on peut se demander si Duchamp,
Il est donc tout aussi possible de dire que l'urinoir contemporain de Klee et Kandinsky, a lui aussi surmonté
ressemble ou ne ressemble pas à la fontaine, puisqu'il ne le problème de la représentation. Je vais montrer que c'est
change pas ontologiquement sous l'appellation de bien le cas, que Duchamp dépasse les deux principes dont
Duchamp. Seule la signification habituelle de l'urinoir parle Foucault à travers le concept de l'objet.
disparaît, non sa matérialité ni son utilité première. Dans Duchamp a inventé l'art de l'objet dans sa jeunesse :
Fontaine, il n'y a ni image ni regard de l'artiste, mais son il a réalisé Fontaine à l'âge de 29 ans, et Air de Paris à 31
indifférence. Fontaine ne fait pas disparaître l'urinoir, mais ans. L'objet duchampien fait disparaître la signification
représente la fontaine par un jeu plastique. habituelle d'une chose banale sous une nouvelle appella-
De plus, Duchamp renverse l'urinoir de 90 degrés tion. Klee et Kandinsky étaient de leur côté des peintres
par rapport à sa position normale, ce qui en modifie qui travaillaient sur toile. Pour eux, la représentation était
l'apparence et le fait effectivement ressembler à une donc inévitable. Par contre, depuis son premier ready-
fontaine. Dans les Ménines, les visages que la made, Roue de Bicyclette en 1913, Duchamp n'a plus rien à
représentation rend visibles sont ceux qui apparaissent sur faire avec la toile. De même que chez Klee, le système de la
la toile. Les visages réels et les visages représentés sur la représentation par ressemblance et de la référence par
toile se ressemblent, conformément à ce que l'on attend signes n'existe plus chez Duchamp, car il réalise ses objets
traditionnellement de la représentation dans l'art. Chez en dehors de la toile.
Duchamp, l'urinoir renversé ressemble à une fontaine, mais
la fontaine que la représentation rend visible n'est pas
réelle. La représentation se réalise dans le concept de A travers les lignes et les couleurs, Kandinsky efface
l'objet. L'objet représenté chez Duchamp n'est pas une simultanément la ressemblance et le lien représentatif, mais
représentation classique d'une chose réelle, mais une la ligne et la couleur existent sur la toile, et sans elle ces
représentation conceptuelle non astreinte à un support deux éléments picturaux ne peuvent exister. Duchamp a
bidimensionnel, une représentation ludique qui profite de radicalement brisé le problème de la représentation par
la possibilité dans l'art. l'art de l'objet, qui, lui, n'a aucun besoin de la toile. La
soustraction de la toile a permis à Duchamp de surmonter
dans l'objet représenté, par exemple dans Fontaine ou dans
Air de Paris, les deux principes de la peinture occidentale
A travers Klee et Kandinsky, Foucault présente dont parle Foucault. Il y a à cela trois raisons.
deux principes de l'art occidental : la séparation entre la
représentation plastique et la référence linguistique, d'une Premièrement, quand le titre représente une fontaine
part, et, d'autre part, l'équivalence entre la ressemblance et à partir d'un urinoir renversé, et quand une petite fiole
la représentation. Foucault pense que Klee a aboli le pharmaceutique représente une question sur l'air de Paris,
premier principe et que Kandinsky a rompu le second,
53
52
c'est-à-dire qu'ils ont surmonté le problème de la
o n n e p eu t ni er qu e Du ch a mp n 'e s t p lu s d an s l a B. L'objet non représenté
représentation traditionnelle.
Deuxièmement, l'objet représenté de Duchamp, Contrairement à l'objet représenté, l'objet non
comme Fontaine ou Air de Paris, ne relève pas de la représenté ne se développe pas en relation avec le titre ;
représentation classique. Pour Foucault, la chose réelle et l'objet et le titre ne se ressemblent pas. L'objet non
la chose représentée sur la toile se ressemblent : c'est la représenté n'a pas d'aspect que la représentation rendrait
représentation classique, et à la fois la pure représentation. visible. D'après le témoignage de Paul Matisse, Duchamp
Mais pour Duchamp, il n'y a pas de toile, puisqu'il l'a "disait ou faisait quelque chose que nous ne pouvions pas
soustraite : la représentation dans l'objet représenté est comprendre"43. Ces actes ou ces assertions incompréhen-
donc d'une autre nature que dans la peinture classique, elle sibles sont les objets non représentés, dont le propre est
est conceptuelle et ludique. d'être tantôt inintelligibles, tantôt illisibles. Ils nous
montrent que les choses quotidiennes sont toujours le sujet
chez Duchamp, et qu'il a développé le concept de l'objet à
Troisièmement, l'objet représenté de Duchamp la fois sans et contre la représentation.
représente visiblement ce que le titre désigne. Mais, à la
différence de ce qu'il en est dans la représentation
classique, la chose dans la représentation duchampienne Comme objets non-représentés, nous allons voir
perd sa signification habituelle. La ressemblance entre la Trébuchet, Pharmacie, En avance du bras cassé,
chose réelle et la chose représentée sur le toile n'est plus Pliant...de voyage, Apolinère Enameled et Couple de
de mise, car la chose elle-même devient le sujet. C'est le tabliers blanchisseuse.
changement esthétique que Duchamp introduit dans l'art
avec ses objets.
a. Trébuchet
Après Fontaine et Air de Paris, la représentation
n'est plus la question : Duchamp la dépasse et s'attache au Trébuchet (1917) est un porte-manteau en bois et en
métal qui doit être fixé au mur. Duchamp l'a laissé sur le
concept de l'objet.
plancher. Dans l'entretien avec Sidney Janis, Duchamp
explique cet objet et pourquoi il l'a appelé Trébuchet.

Chez moi, les choses sont plus généralement sur le


plancher qu'accrochées en l'air. Une patère était là, sur le
plancher, un vrai porte-manteau que j'avais envie,

43
Paul Matisse, "Marcel Duchamp", dans Cahiers, n° 3, Centre
Georges Pompidou, janvier / mars 1980, p. 17.

54 55
parfois d'accrocher au mur pour y suspendre mes su profiter de la possibilité
affaires ; mais je ne suis jamais arrivé à le faire, si bien
qu'il restait là sur le plancher et que toujours je me
artistique. Pour lui, il ne suffit
butais sur lui à chaque instant, toutes les fois que je pas que le titre Fontaine
sortais. Ça me rendait fou et je me suis dit : "ça suffit
avec ça ; s'il veut rester sur le plancher et continuer à ressemble bien à un urinoir
m'ennuyer, d'accord, je vais le clouer et il restera
renversé, et qu'une petite fiole
simplement là... "44
pharmaceutique ait l'allure
Ce porte-manteau est présenté par Duchamp sous le
titre de Trébuchet. Le mot exprime l'embarras que d'un point d'interrogation.
constituait cette chose à un moment donné pour Duchamp. Comme il a changé la
Sous une telle appellation le porte-manteau ne peut plus
exister comme porte-manteau, il n'est plus ce qu'il était. vision habituelle des
Duchamp l'a privé de sa fonction normale et a changé la choses quotidiennes à travers
vision que nous avions de cette chose quotidienne. Mais le
titre Trébuchet ne représente ni l'aspect ni la fonction du le concept de l'objet, il a
porte-manteau. Dans l'objet représenté, comme Fontaine transformé l'art.
ou Air de Paris, le titre représente l'objet et la tentative
artistique de Duchamp. Dans Trébuchet, la fonction du Avec l'objet non représenté, Duchamp dépasse la
titre n'est pas claire, car il ne représente pas bien l'objet. question de représentation.

Il y a un très grand obstacle à surmonter pour étudier


le sens des objets, que Roland Barthes appelle "l'obstacle b. Pharmacie
de l'évidence"45. Toutefois, la question n'est pas de savoir
si le sens de l'objet est évident ou non, car depuis l'objet P h a r ma c i e ( 1 9 1 4 ) e s t u n e r e pr o du c t i o n d 'u n
non représenté, Duchamp ne s'intéresse plus à la paysage sur laquelle Duchamp a rajouté des touches de
représentation. Il prouve que l'art est possible sans gouache vertes et rouges. Dans l'entretien avec Cabanne, il
représentation. C'est la liberté que l'art de l'objet lui dit à ce propos :
donne, en le libérant de l'idée stéréotypée que l'art est
— [...] Voyez la Pharmacie. Je l'ai fait dans un train,
44 demi-obscurité, crépuscule, j'allais à Rouen en janvier
Jean Clair, L'oeuvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel
1914. On voyait deux petites lumières dans le fond du
Duchamp, Paris, Centre Georges Pompidou, 1977, p. 90.
45 paysage. En mettant un rouge et un vert ça ressemblait à
Roland Barthes, L'aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985,
une pharmacie. C'est le genre de distraction que
p. 254.
j'avais à l'esprit.
56représentation, et Duchamp a — C'est aussi du hasard en conserve ?
— Bien sûr.
J'ai acheté le paysage dans un magasin d'accessoire
d 'artiste s. Je n 'ai fait qu e tro is P h a r m ac i e, mais
j'ignore où elles sont.46

Duchamp a acheté cette image dans un magasin


comme une chose quotidienne. Il l'a retouchée et appelée

46
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 79.

57
Pharmacie, parce que les couleurs qu'il a ajoutées, du même un peu simpliste et je ne croyais pas que cela
rouge et du vert, lui faisaient penser à une pharmacie. Mais allait être remarqué»
cette image ne ressemble pas à une pharmacie, et en même
temps le titre ne la représente pas. Ainsi l'image perd son Comme Duchamp le dit, il n'y a pas de relation
identité sous le titre Pharmacie, et devient objet. C'est ce possible entre la pelle à neige et le titre En avance du bras
cassé. L'association entre cette chose quotidienne et sa
que j'appelle un objet non représenté.
nouvelle appellation est facile, mais simpliste, de sorte que
Chronologiquement, cette oeuvre est le premier objet Duchamp ne pensait pas qu'elle serait faite. Sur cet objet,
duchampien, elle précède Fontaine de plus de trois ans, et Michel Butor a fait un commentaire remarquable :
Air de Paris de plus de cinq ans.
[Les objets choisis en France : roue de bicyclette,
égouttoir,] changent de nature dans cet air d'outre-
c. En avance du bras cassé Atlantique ; c'est alors qu'ils deviennent des « ready
made ». [...] Mais arrivé à New York il n'a pu man-
En avance du bras cassé (1915) est une pelle à neige quer d'être frappé par le caractère remarquablement
en bois et en fer galvanisé. Sous le titre En avance du bras français de l'égouttoir, courant dans nos bazars, absent
cassé, la pelle à neige perd sa signification habituelle, et
là-bas. Le premier objet intitulé « ready made » lors de
son choix, in Advance of the broken Arm (avant le
devient objet, mais elle n'a aucun rapport avec le titre, ou
bras cassé), la pelle à neige, apparaît alors comme
enco re le titre ne représen te rien de cette chose américain, new-yorkais par excellence, aussi courant là
quotidienne. Avec un titre comme celui-ci, Duchamp pose que l'était l'égouttoir alors à Paris, aussi absent ici que
un nouveau signifiant contre la chose elle-même, ce qui est l'égouttoir là. Il en est l'inverse, la contrepartie."
caractéristique de l'objet non représenté.
Dans l'entretien avec Cabanne, il s'en explique : D'après le témoignage de Butor, Duchamp utilise
des choses parisiennes qui n'existent pas à New York, et
— Votre premier ready-made américain est intitulé In des choses new-yorkaises qui n'existent pas à Paris. Butor
Avance of the Broken Arm, « En avance du bras souligne l'échange de la familiarité et du dépaysement.
cassé », pourquoi ? Pour Duchamp qui a élaboré le concept du ready-made, il
— C'était une pelle à neige, et j'avais en effet écrit se peut que la différence culturelle ait été une chance de
cette phrase dessus. Evidemment, j'espérais que cela
développer une forme d'humour artistique entre les choses
n'avais pas de sens mais, au fond, tout finit par en
avoir un.
— Cela prend un sens quand on a l'objet sous les yeux 47
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 92.
— Justement, Mais je pensais que, surtout en anglais, ça 48
Michel Butor, "Reproduction interdite", dans Critique,
n'avait vraiment pas d'importance, pas de relation n° 334, mars 1975, p. 271.
possible. Evidemment, l'association est facile : on peut
59
58
se casser le bras en pelletant la neige, mais c'est tout de
quotidiennes et leurs images virtuelles. Depuis En avance La housse de machine à écrire est une chose souple
du bras cassé, Duchamp utilise la différence culturelle, et changeante. Par opposition à la dureté de la sculpture
dans Fresh Widow par exemple, sous le concept de l'objet. traditionnelle, le choix d'une matière flexible et d'une forme
changeante a sans doute quelque chose de dadaïste,
puisque le dadaïsme refuse la tradition et essaie de rompre
les habitudes. De ce point de vue, Pliant... de voyage est un
d. Pliant...de voyage objet non représenté, une "sculpture molle"50 particulière-
ment représentative du génie de Duchamp.
Pliant...de voyage (1916) est une housse de machine
à écrire Underwood. Dans l'entretien avec Harriet, Sidney
et Carolle Janis en 1953, Duchamp explique cet objet :
e. Apolinère Enameled
J'ai pensé que ce serait une bonne idée d'introduire de
la souplesse dans le readymade. Autrement dit, au lieu Apolinère Enameled (1916-1917) est une publicité
de dureté — la porcelaine, le fer ou des choses comme pour les émaux Sapolin. Duchamp a crayonné sur le
ça —, pourquoi ne pas utiliser quelque chose de flexible
carton, ajouté la plaque de zinc peinte et changé le lettrage.
comme une nouvelle forme — une forme changeante,
Le titre Apolinère Enameled est un hommage à Guillaume
c'est pourquoi la housse de machine à écrire en est
venue à exister.49 Apollinaire.

Duchamp a utilisé un panneau publicitaire et l'a


Selon son concept, l'objet se développe normale- retouché, mais cela n'est pas très important, car c'est
ment sous un nouveau titre. Si En avance du bras cassé surtout sous un titre que l'objet se forme. Apolinère
était intitulé « la pelle à neige », ce ne serait pas un objet. Enameled est un hommage à la Duchamp. On ne sait pas
Duchamp appelle Pliant...de voyage une housse de ce que le titre représente, puisqu'il semble n'avoir "aucun
machine à écrire, qui bien évidemment perd de ce fait sa rapport avec l'image principale de la réclame"51 : une fille,
propre identité. Cette appellation n'a guère de rapport en robe du dimanche, tenant un pinceau d'une main et un
avec la housse. A la manière de En avance du bras cassé, pot de peinture de l'autre, peint avec application le
le titre Pliant...de voyage ne représente rien de la chose montant d'un bois de lit et une armoire. Pour Duchamp,
souple auquel il est attribué. La housse de machine à écrire l'art existe au-dessus du monde du sens.
perd son identité habituelle sous le titre Pliant... de voyage,
et devient objet : c'est un objet non représenté.
50
Pierre Cabanne, Duchamp & Cie, Paris, Ed. Pierre Terrail,
1996, p. 106.
49 51 Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : L'art à l'ère de la
Jean Clair, L'oeuvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel
Duchamp, op. cit., p. 88. reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 72.

60 61
Il est vraisemblable que, même dans le cadre de son Apolinère Enameled, il a recours au langage, mais cette fois
a te l i e r, le s r e a d y - ma d e d e D u c h a mp p a s s è r e n t comme partie constitutive de l'objet. Duchamp "qui en a
largement inaperçus. Lorsque des amis demandaient des fini avec l'artifice de la représentation académique"54 doit
explications, l'artiste préférait nier leur signification.52 une part importante de son hardiesse et de son extrémisme
à l'insertion de l'écriture à l'intérieur d'une image peinte. A
Pour Duchamp qui n'aime pas expliquer ses objets, ce propos, Michel Butor écrit :
qui est Apollinaire ? Dans l'entretien avec Cabanne, il
confie que la mort de son frère, qui a précédé de peu celle
(remarquons pourtant la différence de niveau
d'Apollinaire, l'a beaucoup frappé.
qu'introduit dans Le PASSAGE de la vierge à la mariée,
le passage de la grossière capitale d'imprimerie à une
— Apollinaire, c'est novembre 1918, et Raymond, élégante minuscule manuscrite, le mot « passage » ainsi
mon frère, je crois que c'était avant, vers juillet 1918. souligné accentuant le mouvement de la lecture)
Dès ce moment, j'ai commencé à vouloir rentrer en
France. J'ai fait des démarches pour trouver un bateau, Ce côté relâch é d an s le d essin d es lettres nou s
etc. La mort de mon frère m'a beaucoup frappé [...].53 avertissant de tout ce qu'il avait d'ironie dans ces
oeuvres par rapport aux naïves nominations utilisées
Duchamp a beaucoup parlé de la mort de son frère par les peintres du temps. On pourra admirer au
Raymond et très peu de celle d'Apollinaire. Apolinère con trair e l'a sp e ct so ign eu s emen t in du s tr iel d e s
Enameled est un hommage formel, ou bien un hommage caractères utilisés pour les étiquettes des deux Broyeuse
de chocolat.55
simple pour un collègue.

Apollinaire, connu comme poète, avait des amis Butor souligne l'aspect industriel des lettres chez
peintres et écrivains. Pourquoi « Apolinère Enameled » ? Duchamp. Il remarque le choix culturel à travers En avance
Le mot « Enameled » signifie-t-il un hommage de du bras cassé, et donne une grande importance au fait que
Duchamp en tant que peintre ? Ou bien, en ajoutant les Duchamp prenne des ustensiles inconnus, c'est-à-dire à la
lettres, a-t-il rendu hommage à l'écrivain Apollinaire ? Il chose elle-même. Ce faisant, Butor ne reconnaît pas la
nous semble qu'en ajoutant des lettres à l'image, possibilité dont Duchamp profite. Car Apolinère Enameled
Duchamp, en tant que peintre, a rendu hommage au poète est possible : à côté de Duchamp, il est possible
Apollinaire. L'image et les lettres coexistent dans qu'Apollinaire peigne. Apolinère Enameled est donc un jeu
Apolinère Enameled, or c'est par les lettres ajoutées que le
panneau publicitaire devient objet : Duchamp noue 54
François Pluchart, "Ecrire une issue", dans Ecritures dans la
peinture, volume II, Nice, Ed. Villa Arson, 1984, p. 90.
52 55
Ibid., p. 72. Michel Butor, Les mots dans la peinture, Genève, Ed.
53
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 104- Skira,1969, p. 78-79.
105.
63
62
subtilement la relation entre le langage et le visuel. Dans
de mots qui casse l'idée stéréotypée qu'Apollinaire est un devient le sujet de Duchamp.
écrivain. Apolinère Enameled ne tient pas dans le concept Feuille de vigne femelle, Objet dard et Coin de
de l'objet, mais le dépasse, cette oeuvre prolonge et élargit chasteté sont fabriqués par Duchamp lui-même, ce sont
la possibilité que l'objet réalise dans l'art. Ainsi, avec donc des objets-sculptures. Couple de tabliers blanchis-
Duchamp, tout devient fondamentalement possible. seuse est fait de choses banales, retouchées et renommées
Apolinère Enameled montre qu'après le cubisme et les par Duchamp. Le titre ne les représente pas, il s'agit donc
papiers collés, l'objet n'est plus un appoint, mais d'un objet non représenté.
l'élément structurant de l'image.

Dans l 'objet non représenté, s'accomplit un


f. Couple de tabliers blanchisseuse changement artistique et méthodique. Dans Trébuchet, En
avance du bras cassé et Pliant...de voyage, Duchamp
Couple de tabliers blanchisseuse (1959) ne sont pas utilise directement la chose elle-même. Dans Pharmacie,
des tabliers, mais des poignées à casserole en tissu, en deux Apolinère Enameled et Couple de tabliers blanchisseuse, il
parties (mâle et femelle), avec fourrure et fermeture-éclair. retouche la chose choisie. George Heard Hamilton l'a
Cette oeuvre est un objet érotique : comme dans Coin de interrogé sur ces deux types d'objets :
chasteté, deux parties, mâle et femelle, font couple. Dans
l'entretien avec Cabanne, Duchamp parle de l'érotisme
sous-jacent dans ses oeuvres. Monsieur Duchamp, il y a deux sortes de ready-made :
ceux qui existent, si l'on peut dire, avant que vous n'y
veniez, et ceux que vous avez assisté. Donnez-vous une
— [...] Quelle est la place de l'érotisme dans votre priorité à l'un plutôt qu'à l'autre ?
oeuvre ? N o n . J e m e co n te n t e d e ch o is i r o u d ' a jo u t er u n
— Enorme. Visible ou voyante, ou en tout cas sous- élément de diversité à l'idée. Ce ne fut pas une période
jacente.56 très active de ma vie. Quand vous faites un ou deux ready-
mades par an, il vous reste beaucoup de temps pour
autre chose."
Dans Couple de tabliers blanchisseuse, le sexe est
exhibé, l'érotisme est directement présent par l'association Pour Duchamp, la différence entre les deux sortes
d'une partie femelle et d'une partie mâle. En revanche, d'objets n'est pas significative. Elle me paraît toutefois
dans Feuille de vigne femelle et dans Coin de chasteté,
l'érotisme est indirectement présent. A partir de Feuille de 57
Marcel Duchamp, "Entretien" (1959), avec George Heard
Hamilton, dans Et tous ils changent le monde, catalogue de la
deuxième biennale d'art contemporain de Lyon, 1993, p. 30.
56
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.153.
65
64
vigne femelle, qu'il réalise à l'âge de 62 ans, l'érotisme
remarquable, d'autant plus qu'à travers ce changement Marcel Duchamp. Dans la
méthodique, Duchamp ne cesse de développer le concept deuxième édition de ce livre,
de l'objet. revue et augmentée avec la
collaboration de Elmer
Peterson, et in ti tul ée
Du ch a mp du sign e , s e
t rou v e un e n o te intéressante
C. L'objet méthodique sur « marchand du sel » :

Avec l'objet représenté et l'objet non représenté, Voici ce que disait Breton (« Les Mots sans vides », in
Duchamp a développé le concept de l'objet en imposant Littérature,
nouv. série, n°1, Paris, ler déc. 1922) de la
de nouvelles appellations à des choses quotidiennes. Sa mystérieuse osmose Duchamp-Desnos : « Qui dicte à
mé t h od e p ou r f a i re u n o b j e t c o n s i s t e d o n c d an s Desnos endormi les phrases qu'on va lire et dont Rrose
l'élaboration d'un titre. Au cours de ces manipulations Sélavy est aussi l'héroïne, le cerveau de Desnos est-il
verbales, il s'amuse et jongle avec les mots devant les uni comme il le prétend à celui de Duchamp, au point
choses quotidiennes. Duchamp en tant qu'artiste de l'objet que Rrose Sélavy ne lui parle que si Duchamp a les yeux
utilise son propre nom et son propre corps comme objet. ouverts ? C'est ce que dans l'état actuel de la question, il
A travers Marchand du sel et Rrose Sélavy, apparaît n e m' a p p a r t i e n t p a s d ' é l u c i d e r . I l e s t à s i g n a l e r
qu'éveillé, Desnos se montre incapable, au même titre
l'objet méthodique, c'est-à-dire le développement du que nous tous, de poursuivre la série de ses « jeux de
méthodiquement. mots » même au prix de longs efforts. »59

a. sans rapport avec la représentation. Là, Dans son commentaire des réflexions de Breton,
Duchamp ne développe le concept de l'objet que Elmer Peterson, le rédacteur de la deuxième version de
Marchand du sel, doute que cette invention verbale
déployée en une incessante pyrotechnie calembourdesque
a. Marchand du sel donne à penser que Desnos n'émettait pas sur la même
longueur d'ondes que le marchand du sel.
Marchand du sel (1958) est le titre du livre où sont Sur cette expression Alain Jouffroy évoque une
réunis les écrits de Duchamp, grâce aux soins de Michel mauvaise traduction américaine.
Sanouillet. Ce dernier ouvre son introduction à l'ouvrage
par cette phrase : "Rrose Sélavy est le marchand du sel"58,

58
Marcel Duchamp, Marchand du sel, écrits réunis et présentés
par Michel Sanouillet, Paris, Le Terrain Vague, 1958, p. 9 Dans Duchamp du signe, la nouvelle version de Marchand du sel,
Elmer Peterson rectifie : "Rrose Sélavy connaît bien le marchand du
66allusion au fait que « sel".
59
marchand du sel » vient de Marcel Duchamp, Duchamp du signe, deuxième édition de
Marchand du sel, Paris, Flammarion, 1975, p. 145.

67
Marchand du sel = Marcel Duchamp (Salt Seller, dit la b. Rrose Sélavy
mauvaise traduction américaine).60
Rrose Sélavy (1921) est une photographie prise par
Quelle que soit la bonne interprétation de Man Ray. Dans cet objet, Duchamp est le modèle, Rrose
« marchand du sel », on considère aujourd'hui qu'il s'agit Sélavy sa doublure. Dans l'entretien avec Cabanne,
d' "un anagramme pour Marcel Duchamp", de "l'un des Duchamp l'explique.
trois pseudonymes qu'adopta Duchamp ; ses deux autres — Rrose Selavy est née, je crois, en 1920.62
pseudonymes sont Rrose Sélavy et Belle Haleine"61. — J'ai voulu en effet changer d'identité et la première
idée qui m'est venue c'est de prendre un nom juif.
J'étais catholique et c'était déjà un changement que de
Duchamp transforme simplement son nom en objet. passer d'une religion à une autre ! Je n'ai pas trouvé de
En changeant « Marcel Duchamp » en « Marchand du nom juif qui me plaise ou qui me tente, et tout d'un
sel », il en fait un objet. « Marchand du sel » est un nom coup j'ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de
fictif, un objet, et à la fois un jeu de mots. Ce n'est ni un sexe ? C'est beaucoup plus simple ! Alors, de là est
venu le nom de Rrose Selavy. Maintenant, c'est peut-
objet représenté ni un objet non représenté, puisqu'il ne se
être très bien, les prénoms changent avec les époques
développe pas en relation avec la représentation, en fonc- mais Rose était un prénom bêta en 1920. Le double R
tion de la ressemblance ou de l'absence de ressemblance vient du tableau de Francis Picabia, vous savez l'OEil
entre le titre et la chose. Ce n'empêche que « Marchand du cacodylate qui est au Boeuf sur le toit — je ne sais pas
sel » se développe sous le concept de l'objet qui fait s'il a été vendu —, dans lequel Francis avait demandé à
disparaître la signification habituelle d'une chose sous une tous ses amis de signer. Je ne me souviens plus
nouvelle appellation. Comme chacun sait, Duchamp n'est comment j'ai signé — ça a été photographié, par
pas marchand de sel, mais « Marchand du sel » vient de conséquent quelqu'un le sait. Je crois que j'avais mis Pi
son nom, et fonctionne comme titre d'un objet. Ainsi Qu'habilla Rrose — arrose demande deux R, alors j'ai
Duchamp a méthodiquement appliqué le concept de l'objet été a ttir é p ar le se con d R qu e j' a i ajou té —, Pi
à son propre nom : Marchand du sel est donc un objet Qu'habilla Rrose Selavy. Tout ça, c'étaient des jeux de
mots.
méthodique.
— Vous poussez même votre changement de sexe
jusqu'à vous faire photographier habillé en femme.

62
Dans ce dialogue avec Cabanne, se trouvent deux fautes.
Premièrement, il est écrit « Selavy », sans accent aigu, au lieu de
60 « Sélavy » comme dans dans le catalogue de Clair (L'oeuvre de
Alain Jouffroy, "36 questions à Daniel Pommereulle autour de
Duchamp", dans Duchamp et après, Opus international, n° 49, mars Marcel Duchamp, p.105) et dans The complete works of Marcel
1974, p. 78. Duchamp d'Arturo Schwarz (p. 692). Deuxièmement, Cabanne dit
61 que Rrose Sélavy est née en 1920, alors que les deux livres cités,
Arturo Schwarz, "Rrose Selavy", dans Marcel Duchamp,
L'Arc, n° 59, 1974, p. 31. références essentielles pour l'oeuvre de Duchamp, indiquent 1921.

68 69
— C'est Man Ray qui a fait la photographie.63 et d'Otos, on le dit d'eux, à savoir qu'ils tentèrent
d'escalader le ciel pour combattre les dieux. [...] Jupiter
[...] prit la parole : « [...] Je vais immédiatement les
D'après ce dialogue, Duchamp a d'abord voulu couper en deux l'un après l'autre [...] ». Ayant ainsi
changer d'identité. Puis, il a changé de sexe, en se faisant parlé, il coupa les hommes en deux. [...] Or quand le
photographier par Man Ray sous l'apparence d'une corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié,
femme à laquelle il a donné le nom de Rrose Sélavy. Rrose allait à elle ; et, s'embrassant et s'enlaçant les uns les
Sélavy est donc sa doublure, un nom fictif et un jeu de autres avec le désir de se fondre ensemble
mots. Pour lui, c'est simple, mais pour nous ce n'est pas si
simple. D'abord, que signifie « Rrose Sélavy » ? C'est un Dans le mythe de Platon, il est question de trois
jeu de mots qui se prononce "Eros c'est la vie"64. Roger espèces d'hommes, qui étaient originairement : "mâle, fe-
Dadoun, lui, entend : "Erose, cela vit ; cela, qui vit"65, melle et hermaphrodite"67, ou plus exactement "l'homme-
signifiant la puissance sexuelle, l'énergétisme et le vitalisme double, la femme-double et l'androgyne"68. La troisième
de Duchamp. Quoi qu'il en soit, la féminisation fictive par espèce, l'homme mythique du Banquet, c'est l'androgyne
le pseudonyme devait s'accompagner d'une féminisation réunissant les organes des deux sexes, unissant en un seul
physique accomplie sur le thème de l'androgyne. Cela être l'homme et la femme. Ces êtres doubles qui auraient
nous renvoie à Platon, qui a développé le mythe de existé dans un lointain passé, auraient attaqué les dieux,
l'androgyne : puis disparu de sorte que, pour nous, leur existence est
devenue un mythe.

Jadis notre nature n'était pas ce qu'elle est à présent,


elle était bien différente. D'abord il y avait trois es- On retrouve une sorte d'androgyne chez Robbe-
pèces d'hommes, et non deux, comme aujourd'hui : le Grillet, dans Djinn paru en 1981.
mâle, la femelle et, outre ces deux-là, une troisième La disparition de Simon Lecoeur, professeur à l'école
composée des deux autres ; le nom seul en reste
aujourd'hui, l'espèce a disparu. C'était l'espèce américaine de la rue de Passy, est le motif initial du roman :
androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, "C'est d'ailleurs avec une orthographe différente et un
mâle et femelle, dont elle était formée ; aujourd'hui elle autre prénom qu'il s'était fait enregistrer à l'école
n'existe plus, ce n'est plus qu'un nom décrié. [...]
66
Platon, Le Banquet, traduit par Emile Chambry, Paris, GF
63 Flammarion, 1964, p. 49-50.
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 110- 67
Maurice de Gandillac, "Approches platoniciennes et
64 platonisantes du mythe de l'androgyne originel", dans L'androgyne
Marie-Laure Bernadac, "Identités et Mascarades", dans
dans la littérature, Paris, Albin Michel, 1990, p. 13.
Féminimasculin, le sexe de l'art, Paris, Centre Georges 68
Frédéric Monneyron, L'androgyne romantique; du mythe au
Pompidou,1995, p. 121.
65 mythe littéraire, Grenoble, Ellug, 1994, p. 25.
Roger Dadoun, "Rrose Sschize", dans Duchamp, L'Arc, n° 59,
1974, p. 27. 71
70
ils attaquèrent les dieux et ce qu'Homère dit d'Ephialte
américaine de la rue de Passy, où il enseignait depuis prononcez pas Jean, mais Djinn. Je suis américaine"
quelques mois le français littéraire moderne : « Robin (p. 12). Djinn est une sorte d'elfe dans le fantasme de
Körsimos, dit Simon Lecoeur »"69. Dans le récit qu'il écrit Simon. Au chapitre 7, il erre dans des lieux dont il n'a
lui-même Simon raconte son entrée dans le groupe de qu'un souvenir incertain. Par hasard, il refait tout ce qu'il
Djinn : "L'enveloppe porte le nom complet du avait fait et entre de nouveau dans la maison de la rue
destinataire : « Monsieur Simon Lecoeur, dit Boris », c'est- Vercingétorix avec le garçon qu'il avait renversé
à-dire non seulement mon propre nom, mais aussi le mot auparavant. Là, il rencontre Djinn, qui est un elfe et à la
de passe de l'organisation où je travaille depuis à peine fois un esprit : "Une jeune fille grande et svelte, aux
quelques heures" (Djinn, Minuit, 1981, p. 39). cheveux très blonds, se tenait dans l'entrebâillement [...].
Elle était vêtue d'une robe blanche, en tissu léger,
Le personnage nommé Djinn a un accent américain, vaporeux, translucide, dont les plis, flottant au gré d'une
des cheveux blonds, des yeux verts : "Grande et bien faite, improbable brise, accrochaient les reflets de cette lumière
svelte, très blonde, et un visage doux, légèrement bleue qui tombait on ne savait d'où. [...] Ses grands yeux
androgyne, qui rappelle beaucoup celui de l'actrice Jane verts, encore élargis par la pénombre, brillaient d'un éclat
Frank" (p. 14 ; voir aussi p. 108 et 133). Mais Djinn n'est étrange, « comme ceux d'une fille qui serait venue d'un
pas la même dans les différents récits où elle apparaît. autre monde » (p. 108). Dans le chapitre 8, Djinn, en
La rencontre entre Simon Lecoeur et Djinn se répète tant que jeune américaine, raconte sa rencontre avec
(p. 12-19, 121-123). La scène que Simon relate dans le Simon : "Quand je suis arrivée en France, l'année dernière,
chapitre 1 est renversée au chapitre 8 dans le récit qu'en j'ai fait la connaissance, par hasard, d'un garçon de mon
fait Djinn : "Quand je suis arrivée en France, l'année âge nommé Simon Lecõeur [...]" (p. 121).
dernière, j'ai fait la connaissance, par hasard, d'un garçon
de mon âge nommé Simon Lecoeur, qui se faisait appeler
Boris, [...] Il était assez beau, grand pour un Français, et il
avait surtout une imagination fantasque qui lui faisait Comme les autres protagonistes du roman, Simon
transformer, à chaque instant, la vie quotidienne et ses Lecoeur n'est pas un personnage simple, mais multiple. A
événements les plus simples en d'étranges aventures la fin du roman, on trouve le corps de l'androgyne dont
romanesques, comme il s'en trouve dans les récits de Simon Lecoeur et Djinn étaient chacun une moitié.
science-fiction" (p. 121).
On a découvert dans un atelier désaffecté, proche de la
gare du Nord, le corps sans vie d'une inconnue, âgée de
Dans son récit, Simon Lecoeur rapporte que, pour
20 ans environ. [...] La jeune victime ne portait sur
e n t r e r d a n s u n g ro u p e s e c r e t q u i l u t t e c o n t r e l e elle aucun papier permettant de l'identifier. Mais son
machinisme, il cherche d'abord à rencontrer son chef apparence physique, son costume, sa position précise
sur le sol [...] étaient exactement tels qu'ils se trouvent
69
Alain Robbe-Grillet, Djinn, Paris, Minuit, 1981, p. 8.
73
72
nommé Jean. Il s'aperçoit alors que c'est une femme : "Ne
décrits au chapitre 6 du récit de Simon Lecoeur. [...] hermaphrodite ou un androgyne composé de Duchamp et
Toutes les recherches entreprises concernant l'identité de sa doublure féminine. Rrose Sélavy, qui vient de Marcel
de la jeune femme sont, jusqu'à présent, demeurées Duchamp, a une double structure : sa pluralité est celle de
vaines [...] La chose est à ce point troublante qu'on a l'objet dans la philosophie, de la distinction entre la chose-
pu penser un moment qu'il s'agissait d'un seul et même modèle et l'objet-copie, entre le réel et son double, et entre
personnage : le charmant professeur de l'Ecole franco- le nom fictif et le nom réel dont il est issu.
américaine aurait été une femme travestie.70
Jean Clair pour sa part repère la présence de
Bien que la conclusion de ce texte soit assez l'androgyne non dans Rrose Sélavy, mais dans le Grand
ordinaire, Robbe-Grillet a su ranimer le mythe de Verre71.
l'androgyne à travers Simon Lecoeur et Djinn. Leur
rencontre se termine tragiquement comme dans le mythe.
A la différence de Robbe-Grillet qui aborde littérairement
le thème de l'androgyne, Duchamp profite du mythe. L'objet méthodique, tel que Marchand du sel et
Rrose Sélavy, n'est ni l'objet représenté ni l'objet non
représenté, mais le résultat d'une application strictement
Quand Duchamp se déguise en Rrose Sélavy, il se méthodique du concept de l'objet. L'objet méthodique se
fait hermaphrodite ou androgyne. Ce n'est pas un simple développe sans rapport avec la représentation. Il faut
geste dadaïste, car Duchamp-Rrose Sélavy s'inscrit alors souligner que Duchamp a présenté son nom et son propre
dans la tradition mythique et révèle la fatalité que subit corps comme objets.
chaque homme et chaque femme de devoir toujours
chercher sa moitié perdue. Rrose Sélavy n'est pas une
femme qui existe réellement, mais une femme fictive : la J'ai distingué trois types d'objets duchampiens
femme sous-jacente, la moitié perdue que Duchamp l'objet représenté, l'objet non représenté et l'objet métho-
cherche comme tout le monde. Quand Duchamp se change dique. Tous se développent dans la relation avec le titre,
en femme sous le titre Rrose Sélavy, son propre corps mais tantôt l'objet est représenté par son titre, tantôt il ne
devient objet. Le nouveau nom ne représente pas Marcel l'est pas, tantôt il n'aucun rapport avec la représentation.
Duchamp. Rrose Sélavy n'est donc ni un objet représenté Le plus important, c'est que l'objet duchampien fait
ni un objet non représenté. Duchamp n'a appliqué le con- disparaître la signification habituelle d'une chose sous une
cept de l'objet à son propre corps que méthodiquement, et nouvelle appellation.
en conséquence Rrose Sélavy est un objet méthodique.

71
Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif Paris, Ed.
Galilée, 1975, p.140-142.
70
Ibid., p. 143-145. 75
74
A travers Rrose Sélavy, se manifeste un
3. L'objet duchampien et le mensonge pictural bouteille acheté au Bazar de l'Hôtel de Ville, a été le
premier ready-made. En note, Charbonnier corrige en
Reconnaître trois genres parmi les objets de rappelant que Roue de Bicyclette (1913) est le tout premier
Duchamp (le représenté, le non-représenté et le métho- ready-made. Cette correction est tout à fait pertinente, car
dique), ce n'est pas encore dire l'objet duchampien. Pour chronologiquement l'évolution des oeuvres de Duchamp
dire ce qu'est fondamentalement l'objet duchampien, nous s'effectue selon les trois étapes suivantes : la chose elle-
allons traiter de trois questions. Premièrement : D'où vient même (Roue de Bicyclette, 1913) --> la chose elle-même et
l'objet duchampien ? Il vient du ready-made. La question l'objet (Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles ou
porte donc sur le ready-made. Deuxièmement : Quand
Hérisson, 1914) —> l'objet (Fontaine, 1917). Bien que
Duchamp choisit un ready-made et le présente comme
objet, quel est son principe esthétique ? C'est Roue de Bicyclette soit de fait le premier ready-made,
l'indifférence. La question porte donc sur l'indifférence. Duchamp n'a trouvé le mot « ready-made » qu'en 1915.
Troisièmement : Qu'est-ce que l'objet duchampien ? C'est
le mensonge pictural. La question porte donc sur le C'est surtout en 1915, aux Etats-Unis, que j'ai fait
concept de l'objet duchampien. d'autres objets à inscription comme la pelle à neige sur
laquelle j'ai écrit quelque chose en anglais. Le mot «
ready-made » s'est imposé à moi à ce moment-là, il
paraissait convenir très bien à ces choses qui n'étaient
pas des œuvres d'art, qui n'étaient pas des esquisses, qui
ne s'appliquaient à aucun des termes acceptés dans le
monde artistique. C'est pour cela que ça m'a tenté de le
faire.74
A. L'objet duchampien qui vient du ready-made
C'est après sa décision de ne plus peindre que
Duchamp élabore la notion de ready-made, alors qu'il
Le "ready-made" est une invention célèbre de
72
utilise des choses quotidiennes comme matériaux de son art
Duchamp. Dans l'entretien avec Georges Charbonnier , il 73
de l'objet. En 1913, il utilise une roue de bicyclette, en
1915, une pelle à neige.
72
Les critiques distinguent plusieurs sortes de ready-made. Jean
Clair (L'oeuvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel Duchamp) readymade, le readymade aidé, le readymade réciproque, le readymade
en compte quatre : le ready-made, le ready-made corrigé, le ready- malade, le semi-readymade, le readymade malheureux, le readymade
made assisté et le ready-made rectifié ; Arturo Schwarz (Marcel imité, le readymade provoqué, le readymade latent.
Duchamp, p. 61-64) sept : le ready-made aidé, le ready-made rectifié, 73
Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp,
le ready-made imité rectifié, le semi ready-made, le ready-made Marseille, André Dimanche Editeur, 1994, p. 61.
imprimé modifié, le ready-made latent et le ready-made réciproque ; 74
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 79-80.
André Gervais ("Liste des readymades de Marcel Duchamp 1913-
1967", dans Etant donné, n°1, p. 122) en voit neuf espèces : le 77
76
dit que Porte-bouteilles (1914), réalisé à partir d'un porte-
provoquer la confusion. Dans les deux citations de Breton
C'est vers cette époque que le mot ready-made me et d'Eluard, « objet » est synonyme de « chose ». En
vient à l'esprit pour désigner cette forme de faisant la substitution adéquate, on obtient des définition
manifestation. Il est un point que je veux établir très parfaites : « le ready-made est la chose manufacturée
clairement, c'est que le choix de ces ready-made ne me promue à la dignité d'objet d'art par le choix de l'artiste »,
fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce et « le ready-made est la chose usuelle promue à la dignité
choix était fondé sur une réaction d'indifférence d'objet d'art par le simple choix de l'artiste ». La
visuelle, assortie au même moment a une absence confusion entre le sens duchampien et le sens courant du
totale de bon ou mauvais goût... en fait une anesthésie
mot « objet » se retrouve dans un autre article de Gervais,
comp lète .75
intitulé Liste des Readymades de Marcel Duchamp (1913-
Pour Duchamp, les ready-made sont "des produits 1967), où il propose une classification des readymades.
m a n u f ac t ur é s e t to u t- f a i t s " 7 6 . Q u an d l e mot « Pour lui, par exemple Fontaine et Trébuchet" sont des
r e a d y made » lui vient à l'esprit, il s'agit de désigner une chose readymades, tandis que pour moi cela n'est vrai que de
quotidienne choisie par lui, par exemple une roue de leurs matériaux. Quand le titre, qui vient de la chose, fait
bicyclette ou une pelle à neige. Ce n'est donc ni un sujet ni disparaître la signification habituelle de cette chose, il ne
un objet au sens conceptuel, mais un matériau. Diverses s'agit plus d'un readymade, mais d'un objet. C'est le cas
interprétations du ready-made ont été proposées. pour Fontaine comme pour Trébuchet. L'urinoir lui-même
est à la fois une chose quotidienne et un ready-made, et la
nouvelle appellation qui lui est attribuée, le titre Fontaine,
Dans son étude, André Gervais dit que le ready-
le métamorphose en objet. Comme Fontaine contre
made est littéralement "le prêt-à-porter" et "le tout fait"77,
l'urinoir, Trébuchet s'impose contre le porte-manteau : le
mais il termine par cette phrase : "cette question-là, à n'en
ready-made et le concept de l'objet sont complètement
pas douter, est une question tout à fait actuelle". Il ne me
différents l'un et l'autre dans l'art de Duchamp.
semble pas qu'il définisse vraiment le ready-made. Il cite
André Breton et Paul Eluard qui parlent d'objets
manufacturés" et d' "objet usuel", mais ces expressions
ont l'inconvénient de contenir le mot « objet », qui, pour Duchamp dit que le choix de ses ready-mades ne lui
définir le ready-made, est embarrassant. En effet, le ready- a jamais été dicté par quelque délectation esthétique, qu'il
made n'est pas l'objet au sens duchampien, et utiliser à était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle. Il met
ainsi de manière remarquable l'accent sur la modalité du
75
Marcel Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 191. choix du ready-made. La roue de bicyclette, la
76
Ibid., p.192.
77
André Gervais, "Note sur le terme Readymade (ou Ready-
80
made)", dans Etant donné, n° 1, Ed. Liard, 1999, p.118-119. André Gervais, "Liste des Readymades de Marcel Duchamp
78
Ibid., p.121. (1913-1967)", dans Etant donné, n° 1, op. cit., p. 123.
79
Ibid., p.121. 79
78
son propos le mot « objet » au sens courant ne peut que
reproduction d'un paysage ou la pelle à neige sont, en tant habituelle. Ces nouvelles appellations n'étaient pas
que ready-made, à la fois choses quotidiennes et matériaux abstraites, mais figuratives et tirées du langage courant.
dans l'objet duchampien. En donnant une nouvelle Quand Duchamp parle de l'indifférence visuelle, cela
appellation à un ready-made, c'est-à-dire une chose signifie que le choix des ready-made ne relève pas de son
quotidienne, Duchamp en fait un objet. intuition personnelle. Il ne veut pas que ses objets soient
formellement analysés comme le sont les oeuvres d'art
traditionnelles. L'indifférence signifie que l'objet
duchampien est coupé de l'influence personnelle de
l'artiste, et différent de l'oeuvre d'art traditionnelle. L'objet
B. L'objet duchampien choisi avec indifférence duchampien ne se conforme pas à une tradition, mais rend
au contraire visible un changement esthétique radical, car il
Dans l'entretien avec Cabanne, Duchamp expose sa n'existe pas sur la toile, mais en dehors d'elle et sans elle,
méthode de choix des ready-mades : de sorte que l'esthétique et la vision traditionnelles sont
bouleversées.
— Qu'est-ce qui vous déterminait dans le choix des ready-
mades ?
— Cela dépendait de l'objet : en général il fallait se
défendre contre le « look ». C'est très difficile de
Qu'est-ce que l'indifférence ? Emmanuel Kant a fait
choisir un objet, parce qu'au bout de quinze jours vous de l'indifférence dans le jugement de goût la base de son
arrivez à l'aimer ou à le détester. Il faut parvenir à esthétique. C'est un concept qu'il a emprunté aux
quelque chose d'une indifférence telle que vous n'ayez empiristes anglais.
pas d'émotion esthétique. Le choix des ready-mades
est toujours basé sur l'indifférence visuelle en même Chacun doit convenir que le jugement sur la beauté où
temps que sur l'absence totale de bon ou mauvais se mêle la moindre dimension d'intérêt est très partial
goût.81 et ne constitue pas un pur jugement de goût. 1[..] Cela
étant, nous ne pouvons mieux commenter cette
Certains spécialistes présentent « l'indifférence » proposition, qui est d'une importance capitale, qu'en
comme le principe esthétique de Duchamp, mais n'en opposant à la satisfaction pure et désintéressée du
donnent que peu d'explications. L'indifférence visuelle jugement du goût celle qui est associée à l'intérêt,
surtout quand nous pouvons en même temps être
dans le choix des ready-mades est connexe à la pratique du certains qu'il n'y a pas d'autres espèces d'intérêt que
"langage impersonnel"82 par lequel Duchamp a développé celles que nous allons maintenant désigner.83
ses objets, attribuant à des choses quotidiennes de
83
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, traduit par
81 Alain Renaut, Paris, Aubier, 1995, p. 183.
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 80.
82
Pierre Cabanne, Duchamp & Cie, op. cit., p. 86. 81
80
nouvelles appellations à l'encontre de leur signification
moderne d'oeuvre"89. Louis
La satisfaction que l'on peut avoir face à une chose Aragon parle de "négation de
appelle l'intérêt, quand le désir de la faire exister et le désir la technique"90, mais l'essence
de la posséder s'associent. Qu'est-ce que le désinté-
ressement, l'indifférence ? D'après Jerome Stolnitz, le de la négativité dans l'objet
désintéressement existe quand "il n'y a aucun intérêt sur le duchampien n'est pas de cet
but ultérieur"84. George Dickie, lui, parle de "l'attention ordre, elle relève de la
désintéressée" 85 , avant de passer à "l'attention
soustraction des principaux
intéressée"86 ; il avance que pour regarder une peinture
avec désintéressement, il faut l'interpréter, ce qui implique éléments picturaux : la toile, la
une troisième forme d'attention : "l'attention représentation, le geste de
intransitive"87. Cette conception de Dickie est loin de peindre, la couleur et la
l'indifférence dont parle Duchamp, qui n'est pas un
concept de portée générale connu dans l'histoire de l'art, picturalité traditionnelle.
mais est une attitude esthétique propre au choix des ready- Pour le mettre en évidence, il
made et limitée à ce seul domaine. suffit de confronter deux
oeuvres : Nature morte au
L'indifférence visuelle peut se comprendre comme la tournesols de Vincent van
"négativité"88 qui fonctionne contre l'art traditionnel. Elle
Gogh et Fontaine de Duchamp.
opère, par exemple, quand Duchamp orne de moustaches
84
Jerome Stolnitz, Aesthetics and Philosophy of Art Criticisme,
Boston, Riverside Press, 1960, p. 35. Le tableau de van Gogh montre bien la chose et la
85
George Dickie, Art and the Aesthetic, New York, Cornelle représentation de cette chose. La comparaison de l'objet de
University Press, 1974, p. 114. Duchamp à cette peinture, doit pouvoir éclairer la notion
86
Ibid., p. 116.
87
Ibid., p. 116.
d'indifférence visuelle.
88
La négativité est un concept qu'Adorno développe dans sa Premièrement, Nature morte aux tournesols est une
Théorie esthétique. Il s'agit, pour lui, de faire un sort au diagnostic huile sur toile, tandis qu'il n'y a pas de toile dans
hégélien sur la mort de l'art : "L'art, pas plus que la théorie, n'est en
mesure de concrétiser l'utopie, pas même de façon négative. Le Fontaine.
nouveau, en tant que cryptogramme, est l'image de la ruine ; l'art Deuxièmement, van Gogh représente des tournesols,
n'exprime l'inexprimable, l'utopie que par l'absolue négativité de tandis qu'il n'y a pas de représentation picturale dans
cette image" (Théorie esthétique (1970), traduit par Marc Jimenez,
Fontaine.
Paris, Klincksieck,1989, p. 54). J'emprunte ici le concept de
négativité à Adomo afin'expliquer l'indifférence pour le nouveau Troisièmement, la nature morte a été peinte, tandis
chez Duchamp. qu'il n'y a pas de geste de peindre dans Fontaine.
82laJoconde, geste qui est "la Quatrièmement, il n'y a pas de couleur dans
négation même de la notion Fontaine, mais de la matière.
C i n q u i è m e m e n t , i l n 'y a p a s d e p i c t u r a l i t é
traditionnelle dans Fontaine.

89
Octavio Paz, Marcel Duchamp : l'apparence mise à nu...
(1966), Paris, Gallimard, 1990, p. 14.
90
Louis Aragon, Ecrits sur l'art moderne, Paris, Flammarion,
1981, p. 35.
83
Cette comparaison établit qu'il n'y a ni toile ni le nouveau et la durée"94 comme entre le nouveau et la
représentation ni geste de peindre ni couleur ni picturalité tradition. L'art dont parle Adorno n'exprime
traditionnelle dans l'objet duchampien. Elle nous permet l'inexprimable que par l'absolue négativité. Et cette
de dire que l'indifférence dont parle Duchamp est la négativité, devenue procédé dans l'art contemporain, fait
négativité qui fonctionne contre l'art traditionnel. naître le nouveau, l'art d'avant-garde.
Comment interpréter la soustraction des éléments
picturaux dans l'objet duchampien ? Gérard Wajcman
attire l'attention sur l'absence : L'indifférence que pratique Duchamp c'est la
négativité contre l'art traditionnel. Il dévie de la peinture
traditionnelle avec ses idées relatives à l'indifférence
Roue de bicyclette sans pneu, mais aussi pelle à neige visuelle dans le choix des ready-made et à la soustraction
sans neige, sèche-bouteilles sans bouteilles, peigne sans des éléments picturaux. Enfin, il déclare que "[s]es
cheveux [...].91 principaux ennemis sont le sérieux et l'importance"95.

Pour Wajcman, le manque est un trait caractéristique


de l'objet : "manque de pneu, manque de bouteille et
manque de neige"92 ; l'absence ne tient pas au geste de
gommer la peinture, c'est une question existentielle. Pour C. L'objet duchampien comme mensonge pictural
Sami-Ali, l'indifférence est "le fait que l'être est égal à lui-
même (nécessité), ou que n'importe quoi est n'importe Avant de montrer que l'objet duchampien est un
quoi (hasard)"93 ; il considère l'indifférence comme néces- mensonge pictural, relisons un passage du livre X de La
sité et hasard. Mais quand Duchamp soustrait nombre des République de Platon :
éléments picturaux et invente l'objet, l'indifférence visuelle
est la négativité qui agit contre l'art traditionnel. Pour lui, [...] si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous
l'indifférence n'est pas seulement un nouveau geste, mais côtés ; tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la
une idée picturale, une picturalité d'avant-garde, un t e r r e , t o i - m ê me , e t l e s a u t r e s ê t r e s v i v a n t s , e t l e s
changement esthétique de l'art venu à échéance. meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à
l'instant.
O u i , ma i s c e se r o n t de s ap p ar e n ce s , e t n o n p as de s
La négativité chez Duchamp fonctionne contre l'art réalités.
traditionnel et pour le nouveau. Mais le nouveau ne surgit
94
Theodore W. Adorno, Théorie esthétique, traduit par Marc
91
Gérard Wajcman, L'objet du siècle, Lagrasse, Ed. Verdier, Jimenez, op. cit., p. 47.
1998, p. 81.
95
René Denizot, "Ainsi font, font, font...", dans Art Press, n°
92
Ibid., p. 82-83. 84, septembre 1984, p. 8.
93
Sami-Ali, Le banal, Paris, Gallimard, 1980, p. 55. 85
84
pas paisiblement, il fait toujours naître des conflits : "entre
[...] révèle être une image virtuelle. C'est d'ailleurs ce que, par
Mais tu diras, je pense, que ce qu'il fait n'a point de une autre voie, Jean Baudrillard relève quand il dit que
réalité ; et pourtant, d'une certaine manière, le peintre "n'importe quel objet [...] est aujourd'hui un ready-made
lui aussi fait un lit. Ou bien non ?
virtuel" 97 . Comment définir l'objet duchampien ? A la
Si, répondit-il, du moins un lit apparent.96
suite de l'histoire du miroir, Platon présente celle des trois
lits : celui fait par Dieu, celui fait par le menuisier et celui
A travers le miroir, Platon nous montre l'image réelle fait par le peintre. C'est à cause du caractère fallacieux de
et l'image virtuelle. Il y a des apparences (image virtuelle) ce dernier que Platon expulse les artistes de son pays idéal.
et des réalités (image réelle). C'est une distinction entre le C'est aussi cette qualité de mensonge qui permet de situer
phénomène et l'être, entre le possible et le réel. Pour l'objet duchampien dans la tradition picturale.
Platon, ce que le peintre fait n'a pas de réalité. Par
exemple, quand le peintre fait un lit, c'est un lit apparent,
soit une image virtuelle. Le peintre représente des choses Ainsi, il y a trois sortes de lit ; l'une qui existe dans la
sur la toile, et les choses représentées ne sont pas des nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense,
réalités, mais des apparences. Le peintre se tient entre la que Dieu est l'auteur — autrement qui serait-ce ? [...] Une
réalité et l'apparence, et pour Platon, le peintre n'est seconde est celle du menuisier. Oui.
qu'un faiseur de mensonge contre la réalité et la vérité. Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas ? Soit.
Ainsi, peintre, menuisier,Dieu, ils sont trois qui
président à la façon de ces trois espèces de lits. Oui,
trois.
Chez Duchamp, on retrouve l'apparence et la chose Et Dieu, soit qu'il n'ait pas voulu agir autrement, soit
apparente. Marchand du sel et Rrose Sélavy ne sont, par que quelque nécessité l'ait obligé à ne faire qu'un lit
exemple, ni des réalités ni des vérités, mais des apparences. dans la nature, a fait celui-là seul qui est réellement le
Ce sont des images virtuelles dont Duchamp profite, des lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a
jamais produits et ne les produira point.
mensonges contre lui-même. De même, Fontaine, Air de
Pourquoi donc ? demanda-t-il.
Paris, Trébuchet, etc., sont des images virtuelles qui Parce que s'il en faisait seulement deux, il s'en
viennent des choses : Fontaine de l'urinoir, Air de Paris de manifesterait un troisième dont ces deux-là
la petite fiole pharmaceutique, Trébuchet du porte- reproduiraient la Forme, et c'est ce lit qui serait le lit
manteau. A la différence des peintres traditionnels, réel, non les deux autres.98
Duchamp ne représente pas des choses sur la toile, il
présente l'image virtuelle des choses sous un titre. C'est en
cela que consiste le changement pictural radical apporté
par l'objet duchampien.
97
Jean Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995, p. 51.
98
96
Platon, La République, traduit par Robert Baccou, Paris, GF- Platon, La République, op. cit., p. 361.
Flammarion, 1992, p. 360-361.
87
86
A travers le miroir de Platon, l'objet duchampien se
Platon explique que les arts sont le monde de menuisier a fabriqué et l'Idée éternelle. Platon l'appelle
l'imitation. Dès lors, l'imitation se conforme au schéma simplement le "mensonge"99.
suivant :
a. Il y a une catégorie de l'Idée éternelle au monde. A travers ce passage de La République, l'élément qui
b. Il y a une catégorie de l'Idée du monde en tant que caractérise bien l'objet c'est le mensonge. Selon les trois
degrés du monde des choses chez Platon, les artistes
reflet sur le sentiment.
imitent à la fois l'idée divine et l'objet en produisant une
c. Il y a un autre monde sur lequel ce sentiment se représentation manquée du fait de l'influence de leur
reflète. Dans ce monde, les choses n'apparaissent sensibilité. Ainsi, entre les choses et les auteurs qui les
pas comme images réelles, mais virtuelles. représentent, la conception de la chose se métamorphose.

Avec ces trois catégories, ou cette relation à trois Les images de Duchamp sont des exemples de ce
degrés, Platon achève sa dialectique. Lors de la discussion mensonge. Ses objets sont empruntés au monde des choses
célèbre du livre X de La République, Socrate dit l'essence usuelles prêtes à servir comme un urinoir, un porte-
des arts, et cite les trois lits en exemple : le premier est manteau, une ampoule de verre, une pelle à neige ou une
l'Idée de l'essence du lit, c'est le lit dont Dieu est l'auteur ; housse de machine à écrire.
le deuxième est celui du menuisier, qui est une imitation du
premier lit ; le troisième est celui du peintre qui, imitant le
Comment comprendre le mensonge ? Simone Goyard-
deuxième, peint un lit sur la toile. C'est dire qu'il y a :
Fabre trouve "la phénoménologie du mensonge et
a. Le lit en tant qu'Idée éternelle
99
b. Le lit que le menuisier fabrique Dans La République, Platon écrit : "L'imitation est donc loin
c. Le lit que le peintre reproduit sur la toile. du vrai [...1. Le peintre [...] trompera les enfants et les hommes privés
de raison" (p. 362). Et encore : "l'imitateur n'a aucune connaissance
valable de ce qu'il imite, et l'imitation n'est qu'une espèce de jeu
Si le premier lit n'existe pas matériellement, le d'enfant" ; "la peinture ombrée ne laisse inemployé aucun procédé de
deuxième est la chose concrète, puisque le lit que le magie, comme c'est aussi le cas de l'art du charlatan" (p. 367). Ce
menuisier fabrique est celui que l'on utilise généralement. qui se résume à l'idée que l'art est mensonge
Dans le livre X de La République, il s'agit de la critique de
Le troisième lit, celui que le peintre reproduit sur la toile,
l'imitation, puisque l'art éloigne de l'Idée et de la réalité de deux
est, quant à lui, l'objet représenté et le signifiant du degrés. Il éloigne de deux degrés du monde de la beauté et de la
peintre, puisque l'artiste déforme à la fois ce que le bonté, qui est le monde de l'Idée, et encore celui de la vérité. Dans ce
système dialectique, l'appréciation de l'art n'est possible qu'en
rapport avec l'Idée. A cause de l'imitation de l'imitation, c'est-à-dire
de l'éloignement de deux degrés de la vérité, et du fait que la poésie
est tributaire de l'inspiration, le poète est objet de critique. Pour
Platon la poésie n'est pas vérité, mais imitation de l'apparence, en un
mot mensonge.
88 89
la métaphysique du mensonge"100 chez Bachelard, pour raison pour laquelle on retourne toujours à Platon, à sa
lequel le mensonge est le signe de l'humain, car les choses pensée toujours vivante dans le monde de l'art.
ne mentent pas, et les animaux n'ont jamais de gestes Deuxièmement, Duchamp profite des images
mensongers. Alain Jouffroy trouve le mensonge entre "les virtuelles qui viennent des choses quotidiennes, et présente
mots que nous prononçons et les choses que nous voyons des objets sous des titres qui font disparaître les
tous les jours". C'est le mensonge "qui sépare les êtres, le significations habituelles. Cette méthode de fabrication de
mensonge qui fausse tous leurs rapports, le mensonge l'objet correspond exactement au mensonge dont parle
quotidien que toute la société se fait à elle-même pour se Platon, mais à l'encontre du philosophe, qui critique
justifier, pour se plaire, pour se séduire"101e mensonge, sévèrement le mensonge, et rejette l'oeuvre d'art qui n'est
que Jouffroy trouve même dans les films de Robbe-Grillet, ni vérité ni raison, Duchamp profite du mensonge.
est politique et social, et ne nous apporte guère. Le propos Anticipant sur le groupe Fluxus, l'un de ses héritiers, qui
de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier sur le mensonge nous déclarera que tout est possible en art, Duchamp profite du
est plus utile, car ce qu'elle dit des copies mensongères, mensonge, c'est-à-dire de la possibilité qui se réalise dans
suivant la distinction platonicienne entre les copies et le le monde de l'art, et qui ouvre à une nouvelle dimension
modèle de l'idée, les montre très proches des objets que personne n'avait imaginée.
duchampiens, qui sont eux-mêmes des copies des choses et
des mensonges. Une question se pose toutefois : pourquoi
retourner à Platon ? Il y a à cela deux raisons.

L'objet duchampien, qui n'est ni vérité ni raison, est


Premièrement, Platon est la source de l'esthétique, et mensonge pictural au sens de Platon. Il ne représente pas
sa métaphysique est une esthétique. D'après Raymond une vérité. Duchamp ne s'est d'ailleurs jamais intéressé à
Bayer, l'esthétique de Platon est "formée par les Idées que la vérité, mais à la réalité qui chez lui la dépasse. Devant
nous ne constatons pas par les sens ; au bout de la dialec- les choses quotidiennes, Duchamp refuse de devenir
tique, par un saut, par une sorte d'intuition intellectuelle, philosophe : il dit ce qu'il sent et voit. Son propos est
nous avons la vision des Idées. Donc, l'exertion suprême tantôt ludique, tantôt personnel, tantôt exact, mais ne
dépasse l'intellectuel et appartient à l'intuition de cherche en tout cas jamais à dire ce qu'est la chose dont il
se saisit. En faisant des mensonges innocents, Duchamp
devient paradoxalement un peintre, un faiseur de
100
Simone Goyard-Fabre, "Le mensonge et la puissance selon mensonges picturaux.
Gaston Bachelard", dans Gaston Bachelard, l'homme du poème et du
théorème, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 1984, p. 205-212. 102
1 1
° Alain Jouffroy, "Alain Robbe-Grillet : le mensonge entre les Raymond Bayer, Histoire de l'esthétique, Paris, Armand
Colin, 1961, p. 28.
mots et les choses", dans Opus international, n° 3, octobre 1967,
p. 43. 91
90
l'intelligence, domaine propre de l'esthétique"102. C'est la
Lorsque l'on dit qu'un urinoir est un urinoir, on s'en
tient à la réalité et à la quotidienneté. Lorsque l'on attribue à
un urinoir le nom d'une autre chose, on dévie de la réalité
normale que l'homme habite. L'art existe au moment où
l'homme dévie de la quotidienneté. Si les mathématiques et II. Ce qui n'est pas l'objet
les sciences visent la vérité, l'art ne la cherche pas. Si les ou la chose elle-même
mathématiques et les sciences parlent de la vérité, l'art, lui,
parle de l'homme. L'art existe au côté de l'homme qui
n'est pas rationnel.
Gilbert Lascault dit que l'objet "se métamorphose
L'art n'est le produit ni de la raison ni folie. Il existe au par transformation de nom" 1, quand Pierre Restany parle
moment où l'homme dévie de la raison. Pour utiliser un du "baptême artistique de l'objet"2. Tous deux soulignent
urinoir, il faut user de raison. Dire qu'un urinoir est un l'importance du titre dans l'objet.
urinoir, ce n'est pas de l'art. Pour faire de l'art, il faut dire
qu'un urinoir est autre chose qu'un urinoir. Parce que l'art
est l'imitation de l'imitation, et non pas vérité. Depuis Selon la définition d'Apollinaire l'objet fait
Platon, personne ne cherche la vérité dans l'art. disparaître la signification habituelle d'une chose sous un
nouveau titre. Si le nouveau titre ne provoque pas cette
De toute évidence, Duchamp savait bien que l'art disparition, l'oeuvre peut-elle être un objet ou non ? Cette
existe au moment où l'homme dévie de la raison, puisqu'il question se pose par exemple devant Porte-bouteilles ou
n'évitait pas, mais profitait du mensonge dont parle Séchoir à bouteilles ou Hérisson. La même chose banale
Platon. n'est pas un objet quand elle est intitulée Porte-bouteilles
ou Séchoir à bouteilles, mais elle en est un sous le titre de
Hérisson. C'est que « porte-bouteilles ou séchoir à
bouteilles » est le nom commun de cette chose, tandis que
« Hérisson » est le titre qui en fait disparaître la nature
habituelle. Dans cette oeuvre, l'objet et ce qui n'est pas
l'objet coexistent. Parmi les choses quotidiennes que
Duchamp a présentées comme oeuvres d'art, certaines se
développent sous un nouveau titre, et deviennent objets ;

Gilbert Lascault, "Eloge du peu", dans Duchamp, Colloque de


Cerisy, Paris,10/18, 1979, p. 48.
2
Pierre Restany, L'autre face de l'art, Paris, Galilée, 1979, p.15.

92
d'autres sont simplement appelées par leurs noms et on n'en a plus parlé.4
communs, et restent choses elles-mêmes. Ce qui n'est pas
l'objet est la chose elle-même. Bien que Duchamp l'abrège en parlant, le titre exact
de cette oeuvre est Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles
ou Hérisson. Ici le signifié et le signifiant de la chose
coexistent. Pour moi, les appellations « porte-bouteilles ou
séchoir à bouteilles » ne font pas disparaître la signification
1. L'objet et ce qui n'est pas l'objet habituelle de cette chose quotidienne, et ne la transforment
don c pas en un objet au sen s de Du champ. Elles
Dans l'art de l'objet tel que l'a inventé Duchamp, le n'indiquent ni l'apparence ni le changement de vision, mais
plus important est "qu'il faut donner à l'objet choisi une la chose elle-même telle qu'elle paraît et telle qu'elle est
couleur verbale, c'est-à-dire un titre" ; "la couleur verbale, ordinairement vue dans sa quotidienneté. C'est en la
c'est-à-dire le titre, est déterminante"3. Comme les autres nommant Hérisson que Duchamp en fait un objet.
spécialistes de Duchamp, Arturo Schwarz insiste sur
l'importance du titre dans l'objet duchampien. Par rapport Dans Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles ou
à cette idée, Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles ou Hérisson, se trouvent à la fois ce qui n'est pas l'objet en
Hérisson pose un problème intéressant. tant que porte-bouteilles ou séchoir à bouteilles, et l'objet
en tant que hérisson.
Pour distingue en une même oeuvre ce qui n'est pas
Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles ou Hérisson
l'objet et l'objet, il faut recourir aux termes de signifiant et
(1914) est un porte-bouteilles ou séchoir à bouteilles en fer signifié de Ferdinand de Saussure. Deux raisons justifient
galvanisé. Duchamp en parle lors d'un entretien avec cette démarche.
Cabanne :
P r e mi è r e me n t , si l e s i g n i fi a n t e s t " l 'i ma g e
En 1914 j'ai fait le Porte-bouteilles. Je l'ai acheté acoustique"5 et "la représentation que nous en donne le
simplement au Bazar de l'Hôtel-de-Ville. L'idée d'une témoignage de nos sens" 6 , l'objet est l'image propre à
inscription est entrée dans l'exécution à ce moment-là. Il Duchamp de la chose. Chez lui, le signifiant est la nouvelle
y avait une inscription sur le porte-bouteilles dont je ne appellation, le titre, qui fait disparaître la signification
me souviens pas. Quand j'ai déménagé de la rue Saint-
habituelle de la chose renommée.
Hippolyte pour partir aux Etats-Unis, ma soeur et
4
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 79.
5
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris,
3
Arturo Schwarz, "De la poétique duchampienne à celle du Payot, 1965, p. 98.
6
Nouveau Réalisme", dans Le nouveau réalisme, Paris, Jeu de Paume, Ibid., p. 98.
1999, p. 28. 95
94
ma belle-soeur ont tout enlevé, on a mis ça aux ordures
Si le signifié est le "concept", la chose chez signifiants"9.
Duchamp est le concept d'où l'objet prend son départ. En
faisant disparaître la signification habituelle d'une chose
quotidienne sous un titre, Duchamp accomplit un
changement de signifiant. La chose même ne change pas, 2. Ce qui n'est pas l'objet et la chose elle-même
autrement dit le signifié demeure inchangé. En attribuant un
nouveau signifiant à une chose, Duchamp la transforme en Dans Porte-bouteilles ou Séchoir à bouteilles ou
objet. Ou encore, c'est au moyen d'un changement de Hérisson, coexistent simultanément ce qui n'est pas l'objet
signifiant accompli contre la chose, qu'il parvient à révéler et l'objet. Ce qui n'est pas l'objet, c'est la chose elle-
l'objet. même. Car la chose quotidienne ne change pas sous la
Deuxièmement, à travers le changement de signifiant nouvelle appellation de Duchamp, elle reste la chose elle-
contre la chose, ce qui n'est pas l'objet et l'objet se même.
séparent. Quand Duchamp nomme un urinoir Fontaine, ce A travers Roue de Bicyclette, Trois Stoppages-
qu'il change c'est uniquement le signifiant : l'urinoir ne Etalon, Peigne, A Bruit secret, Porte-chapeau, Echiquier de
change pas ontologiquement, mais devient objet. Quand poche et Gilet, nous allons voir la chose elle-même.
Duchamp appelle une roue de bicyclette Roue de
Bicyclette, le signifiant ne change pas : la roue ne devient
pas objet, elle demeure la chose même.
a. Roue de Bicyclette

Roue de Bicyclette (1913) est une roue de bicyclette


Avec les termes de signifiant et signifié de Saussure, fixée sur un tabouret, la fourche vers le bas. Comme
on peut distinguer ce qui n'est pas l'objet et l'objet chez l'urinoir de Fontaine, la roue est renversée par rapport à sa
Duchamp. Dans le paradigme : le titre contre la chose, soit position normale. Duchamp dit que c'était simplement une
le signifiant contre le signifié, l'objet duchampien est "le distraction.
nom des jeux de signifiant et de signifié"8. Par exemple,
Rrose Sélavy est une femme qui vient de Marcel Duchamp
Le mot de « ready-made » n'est apparu qu'en 1915
lui-même ; quand l'identité masculine de l'artiste se perd quand je suis allé aux Etats-Unis. Il m'a intéressé
sous le nom de Rrose Sélavy, l'oeuvre ainsi intitulée est comme mot, mais quand j'ai mis une roue de bicyclette

7 9
Ibid., p. 98. Jacqueline Chénieux, "L'érotisme chez Marcel Duchamp et
8
André Gervais, "Roue de Bicyclette : épitexte, texte et Georges Bataille", dans Duchamp, Colloque de Cerisy, Paris, 10/18,
intertextes", dans Les Cahiers, n° 30, Paris, Centre Georges 1979, p. 198.
Pompidou, hiver 1989, p. 59. 97
96
objet. A ce moment, Rrose Sélavy participe des "jeux de
sur un tabouret, la fourche en bas, il n'y avait aucune le fétiche, le désacralise, et invalide du même coup
idée de ready-made ni même de quelque chose d'autre, l'attitude recueillie et pieuse du spectateur tournant autour
c'était simplement une distraction.10 de son idole artistique"13. C'est une déclaration contre l'art
traditionnel qui fixe l'espace pictural sur la toile. Duchamp
Ce jeu sans finalité artistique, mu par le seul principe remet ainsi en jeu la définition même de l'usage et la
de distraction, est extrêmement révélateur des ressources fonction des choses quotidiennes, et ouvre la voie de l'art
de l'objet. Duchamp ne parle ici que du ready-made et de de l'objet.
son installation. Dans son livre, Arturo Schwarz reproduit
un autre entretien avec Duchamp où il est question de
Roue de Bicyclette est le premier ready-made de
Roue de bicyclette. Duchamp. Ce qui attire notre attention, c'est qu'il n'a pas
changé le nom de cette chose, qu'il l'a intitulée de son nom
J'aimais l'idée d'avoir une roue de bicyclette dans mon
commun. Le titre Roue de Bicyclette ne fait pas disparaître
atelier. Je prenais plaisir à la regarder, tout comme je
prends plaisir à regarder les flammes danser dans une
la signification habituelle de la roue de bicyclette, celle-ci
cheminée." n'est donc pas transformée en objet. Le titre n'affecte ni la
nature ni la vision de cette chose quotidienne, ]'oeuvre est
donc la chose elle-même.
D an s l e s d eux ci t a t i o ns , Du ch a mp p a r l e d e
distraction et de plaisir à propos de Roue de bicyclette.
Mais cela ne le concerne que lui personnellement, les
regardeurs, eux, devant Roue de Bicyclette, n'en savent rien. b. Trois Stoppages-Etalon
Si l'urinoir de Fontaine est renversé de 90 degrés par
rapport à sa position normale, la fourche de Roue de Trois Stoppages-Etalon (1913-1914) sont trois
Bicyclette est renversée de 180 degrés et fixée sur un plaques de verre étroites et longues sur lesquelles sont
tabouret. Ces renversements sont remarquables. Duchamp collées des bandes de toile servant chacune de fond à un fil
en tant que dadaïste défie toujours la réalité et la à coudre. Le tout est enfermé dans une boîte de jeu de
quotidienneté de son époque. Roue de Bicyclette n'est donc croquet. Dans un entretien avec Cabanne, Duchamp
pas une oeuvre d'art d'un jeune homme de 26 ans, "ni explique cet assemblage :
même un objet, mais d'abord un geste"12. C'est un geste
— Les Trois Stoppages-Etalon sont constitués de trois
IO plaques de verre étroites et longues sur lesquelles sont
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 79.
11 collées des bandes de toile servant de fond à trois fils à
Arturo Schwarz, The complete works of Marcel Duchamp
(1969), tome II, New York, Thames and Hudson, 1997, p. 588. 13
12
Catherine Perret, Marcel Duchamp, le manieur de gravité, Ibid., p. 36.
Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1998, p. 36.
99
98
"qui en faisant tourner la roue, en mettant en mouvement
coudre. Le tout est enfermé dans une boîte de croquet Après Roue de Bicyclette en 1913, Duchamp a
et vous l'avez défini comme du « hasard en conserve ». présenté Trois Stoppages-Etalon. La signification de cette
— L'idée du hasard, auquel beaucoup de gens pensaient chose ne change pas sous ce titre : l'oeuvre ne devient donc
à cette époque-là, m'avait également frappé. pas un objet, mais reste la chose elle-même.
L'intention consistait surtout à oublier la main,
puisqu'au fond même votre main, c'est du hasard.
Le hasard pur m'intéressait comme un moyen d'aller
contre la réalité logique : mettre quelque chose sur une c. Peigne
toile, sur un bout de papier, associer l'idée d'un fil droit
horizontal d'un mètre de longueur tombant d'un mètre
Peigne (1916) est un peigne pour chien en acier gris.
de hauteur sur un plan horizontal à celle de sa propre
Duchamp ne fait aucun commentaire à ce propos dans
déformation, à son gré. Cela m'avait amusé. C'est
toujours l'idée « amusé » qui me décidait à faire les l'entretien avec Cabanne. Une fois encore c'est une chose
choses, et répétées trois fois... [...] J'avais décidé que quotidienne présentée comme oeuvre d'art. Duchamp l'a
les choses seraient faites trois fois pour obtenir ce que appelée simplement Peigne, elle reste donc la chose elle-
je voulais. Mes Trois Stoppages-Etalon sont donnés même, car pour devenir objet il faudrait qu'elle soit
par trois expériences, et la forme est un peu différente pourvue d'un autre titre.
pour chacune. Je garde la ligne et j'ai un mètre
déformé. C'est un mètre en conserve, si vous voulez,
c'est du hasard en conserve. C'est amusant de Dans des oeuvres comme Roue de Bicyclette ou
conserver le hasard.t4 Peigne, il y a une simplicité remarquable. Si Duchamp a
formulé son esthétique de l'indifférence et du hasard, il n'a
Quand Duchamp parle du hasard, il s'agit d'un jamais parlé de la simplicité. Mais quand il présente sans la
concept esthétique qui préside à la présentation de la chose toucher une chose quotidienne comme oeuvre d'art, il ne
quotidienne, alors qu'il s'oriente de manière à faire une peut éviter que se pose la question de la simplicité.
oeuvre avec indifférence. Pour lui, le hasard est un moyen Toutefois, il n'en a rien dit, et ce silence est un mystère.
d'aller contre la réalité habituelle, et contre l'art
traditionnel dans lequel le hasard de la main, des touches et Des peintres comme Piet Mondrian ou Henri
des résultats est systématiquement éliminé. Comme Matisse sont arrivés à la simplicité après de longues
l'indifférence, le hasard est un moyen de présenter des années de travail. Par exemple, à propos de Façade de
choses quotidiennes comme œuvres d'art. En même temps, l'église, Michel Seuphor remarque que "Mondrian est à la
le hasard est la négativité contre l'art traditionnel qui recherche d'un style, d'un nouveau langage en peinture qui
justement n'accepte pas son intervention. soit pour le regard attentif à la fois repos et confidence.

14
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 78.

100 101
C'est la simplification cubiste qui le met sur la voie"15. l'idée artistique. Pour Duchamp, la simplicité est alors ce
Chez Mondrian la simplification des formes et des lignes qui semble aisé et naturel, ce qui ne s'élève pas au-dessus
commence vers 1913-1914, alors qu'il a 42 ans. Pour ce des choses quotidiennes telles qu'elles sont, mais garde
qui est de Matisse, Isabelle Monod-Fontaine remarque que cependant une certaine attitude. Depuis son premier
dans Nu bleu I ce sont les "vides qui figurent les pleins, le ready-made Roue de Bicyclette, il est évident qu'il sait
gonflement des volumes [...]. Loin de constituer des utiliser cette simplicité propre aux choses quotidiennes.
ruptures « préjudiciables à l'ensemble », les vides Qu'est-ce que la simplicité chez Duchamp ?
inscrivent la figure dans son espace propre, dans une
lumière unifiée"16. Chez Matisse la simplicité de la forme Premièrement, c'est la convergence culturelle.
et de la couleur atteint son apogée grâce à la maîtrise des Duchamp est un artiste de l'objet, il utilise des choses
vides, vers 1952, alors qu'il a 82 ans. Si la simplicité est quotidiennes toutes faites. Au XXe siècle, la simplicité est
chez Mondrian et chez Matisse celles des couleurs, des un caractère commun des produits banals, une qualité
formes et des lignes, elle vient chez Duchamp du matériau. normale des choses produites en série. Plus la culture du
A travers Roue de Bicyclette (1913), Peigne (1916) et XXe siècle se développe, plus les choses sont simples. Il
Fontaine (1917), qu'il réalise entre 25 et 29 ans, Duchamp me semble que Duchamp le savait bien. A son instar, l'art
arrive à la simplicité très tôt. C'est étonnant et mystérieux. du XXe siècle accepte les choses quotidiennes et leur
simplicité. Cette simplicité que Duchamp utilise est
l'universalité de la vision esthétique que tout le monde
partage. La simplicité que Duchamp utilise, et qui vient
des choses quotidiennes, est donc la convergence culturelle
La simplicité est d'abord la nature de ce qui n'est entre l'art et la vie.
pas décomposable ni divisible, de ce qui est formé d'un
seul et unique élément. Chez Duchamp la simplicité vient Deuxièmement, c'est la divergence culturelle. Quand
du moment où il présente des choses quotidiennes comme Duchamp parle de l'indifférence et du hasard, il est loin de
oeuvres d'art. Visiblement, les choses qu'il choisit sont l'art traditionnel. Depuis l'invention du ready-made, il est
simples. Mais la simplicité peut recouvrir une complexité, le leader spirituel de l'art du XXe siècle, et voit bien son
c'est-à-dire une composition de plusieurs éléments : en époque. Le XXe siècle a mis l'accent sur l'utilité, et le
l'occurrence la socialité des choses, le fétichisme, la mode de vie est devenu de plus en plus simple. La
richesse matérielle, la société de consommation et la simplicité est un caractère moderne et raffiné, un produit
banalité matérielle. La fo r me simp le des choses de la culture matérielle, c'est donc à la fois la modernité et
quotidiennes se fait toujours clairement sentir, et se lie à le symbole de notre société actuelle. Duchamp utilise
audacieusement cette simplicité, de sorte qu'il étonne tout
15 Michel Seuphor, Mondrian, Paris, Librairie Séguier,
le monde. Car l'art qui n'avait jamais été que loin de la
1987, p. 81.
1 6 Isabelle Monod-Fontaine, "Gouaches découpées",
masse, Duchamp l'a fait descendre jusqu'à elle, en elle-
dans Matisse, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 380.
102 103
même, à travers la simplicité des choses quotidiennes. La chose, il ne devient pas objet sous le titre, mais reste la
simplicité chez Duchamp est donc aussi la divergence chose elle-même.
culturelle entre son art et l'art traditionnel.

e. Porte-chapeau
d. A Bruit secret
Porte-chapeau (1917) est un porte-chapeau en bois,
A Bruit secret (1916) est une pelote de ficelle serrée que Duchamp a suspendu au plafond. Comme l'urinoir de
entre deux plaques de laiton noir jointes par quatre longues Fontaine qui est renversé de 90 degrés par rapport à sa
vis contenant un petit objet inconnu. Dans un entretien position normale, ou le porte-manteau de Trébuchet qui est
avec G. H. Hamilton, Duchamp parle de cette oeuvre : fixé au sol, Duchamp produit des oeuvres en détournant
des choses de leur fonction usuelle. Comme En avance du
Alors, pourquoi le titre «A Bruit secret » ? bras cassé, Porte-chapeau est suspendu au plafond.
Parce qu'il y avait un bruit à l'intérieur. J'avais donné Porte-chapeau est une chose quotidienne sur laquelle
ça à mon ami Arensberg et il a mis dans la pelote de
on peut accrocher des chapeaux, et qui pour cela doit être
fi c e l l e , s a n s q u e je l e s ach e, q u e l q u e c h o se d e
métallique. J'étais certain que c'était du métal parce fixée au mur. Mais elle est suspendue au plafond. Comme
que quand nous l'avons vissé et qu'il l'a secoué, il y Fontaine et Trébuchet, Porte-chapeau nous montre le
avait un bruit. Il y avait quelque chose à l'intérieur monde à l'envers. Mikhaïl Bakhtine a développé toute une
dont je n'ai jamais su la nature. Je ne saurais jamais analyse à propos de la mise à l'envers du monde, qui va
sauf si je défais la chose mais je ne vais pas la défaire nous être utile ici.

C'est Arensberg qui a mis quelque chose dans la Mikhaïl Bakhtine relate qu'au Moyen Age, les
pelote, et pour Duchamp, qui ignore ce que c'est, il y a là Eu rop éen s n 'o n t p u v iv re selon l es précep t es du
un secret. Quand il l'a appelé A Bruit secret, il ne catholicisme qu'en s'accordant certaines transgressions
s'intéressait pas à la chose recomposée, mais au bruit qui contrôlées, comme celles permises chaque année durant les
se produisait dans la pelote de ficelle. Comme il a appelé la trois mois de carnaval. Dans le monde catholique, le
roue de bicyclette Roue de Bicyclette et le peigne Peigne, il carnaval offrait une chance de sortir des contraintes
a appelé l'assemblage A Bruit secret, de sorte qu'il n'y a culturelles et de revenir à la nature. Bakhtine a appelé cette
que le bruit secret dans cette oeuvre. Là, le bruit est la compensation "la perception du monde carnavalesque"18.

17 18
Marcel Duchamp, "Entretien" (1959) avec George Heard Mikhaïl Bakhtine, L'oeuvre de François Rabelais et la culture
Hamilton, Et tous ils changent le monde, catalogue de la deuxième populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard,
biennale d'art contemporain à Lyon, op. cit., p. 30. 1970, p. 20
104 105
C'est le recouvrement primitif de la vie qui autorise à agir chapeau suspendu au plafond refuse la quotidienneté et la
au mépris de l'ordre social et des conventions. Pendant les réalité habituelle. Le monde des choses à l'envers, qui se
semaines où l'on jouit du carnaval, on est libéré des carcans manifeste dans Porte-chapeau, est dans continuité de la
sociaux et moraux, et dans les cas extrêmes, on se permet négativité de l'esthétique de Duchamp qui essaie
de lancer des satires contre les livres sacrés et les choses de d'échapper à la vision habituelle.
culte. Le carnaval est surtout l'occasion d'accomplir des Le porte-chapeau que Duchamp appelle Porte-
rites comiques, c'est-à-dire de mettre en scène un "monde chapeau ne change en rien sous cette appellation : il ne
des choses à 1' envers"I9 et au contraire. La hiérarchie des
devient pas objet, mais reste la chose elle-même.
classes est inversée ou éliminée. Il est permis de faire
l'amour entre personnes de haut rang et personnes du peu-
ple. Dans la société en général, l'équilibre et le consensus
social sont rompus avec le carnaval. f. Echiquier de poche

Bakhtine fait l'éloge du carnaval, car seul ce rituel a Echiquier de poche (1943) est un échiquier de poche
pu conserver l'aspect de l'homme naturel dans les en cuir et en celluloïd. A ce propos, Robert Lebel écrit :
contraintes sociales. La société catholique du Moyen Age
avait la sagesse de libérer de temps en temps les hommes 20 de ces échiquiers au maximum furent préparés vers
1943. « J'ai simplement ajouté, explique-t-il
des restrictions religieuses ; contrairement à celles-ci, le [Duchamp], à l'échiquier normal de poche une épingle
carnaval sollicite le corps plus que l'esprit, et laisse libre (la tête) dans chaque carré. Elle s'insère dans un trou
cours au désir, à l'instinct, au jaillissement de la liberté sen- fait dans le celluloïd de la pièce d'échecs pour la retenir
suelle. C'est ce que Bakhtine appelle la "polyphonie"20. et l'empêcher de tomber. »21

Lebel ajoute que cet Echiquier de poche a été exposé


Bakhtine a mis en évidence les efforts faits pour en 1944. Son témoignage sur cette oeuvre n'est pas une
échapper à pression religieuse au Moyen Age à travers le explication. Le titre est le nom même de la chose, il n'en
carnaval et le monde à l'envers. La démarche de Duchamp change pas la vision. L'oeuvre reste la chose elle-même, elle
renoue-t-elle avec cette thématique du monde à l'envers ? ne devient pas objet.

M. Bakhtine utilise aussi d'autres expressions : la perception


carnavalesque du monde unique (p. 19), la perception carnavalesque
du monde (p. 21), la conception carnavalesque (p. 22) et la conception
du monde totalement étrangère à la fête (p. 275). 21
19 Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp (1959), Paris, Centre
Ibid., p. 19.
20 Georges Pompidou / Mazzotta, 1996, p. 174.
Mâche Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil,
1970, p. 29.
Comme Fontaine renversée et Trébuchet fixé au sol, Porte- 107
g. Gilet 3. La chose elle-même chez Duchamp
Gilet (1958) est un gilet de laine avec cinq boutons Pour faire un objet, Duchamp choisit d'abord, sans
métalliques, un vêtement qui peut être porté. Depuis Roue exception, une chose dans la réalité. Mais cette « chose »
de Bicyclette, la méthode artistique de Duchamp, qui est à la fois la chose quotidienne et le ready-made. Et la
consiste à présenter des choses quotidiennes comme chose elle-même que nous avons distinguée chez Duchamp
oeuvres d'art, n'a pas changé. Comme il intitule ce gilet est ce qui ne se développe pas comme objet. En général, la
Gilet, ce dernier ne devient pas objet, mais reste la chose théorie de la chose est connue comme celle de « la chose en
elle-même. Le titre étant le nom commun de cette chose, il soi » élaborée par Kant ; cette notion se retrouve dans un
ne peut en faire disparaître la nature habituelle. dialogue entre Duchamp et James Johnson Sweeney.

J.-J. S. — Selon vous donc le goût serait la répétition


de toute chose déjà acceptée ?
M. D. — Exactement. C'est une habitude. Recommen-
Dans Fontaine, une chose quotidienne se métamor- cez la même chose assez longtemps et elle devient un
phose sous la nouvelle appellation que Duchamp lui goût. Si vous interrompez votre production artistique
donne. Le concept de l'objet renferme la nécessité de faire après avoir créé une chose, celle-ci devient une chose-
disparaître la signification habituelle d'une chose sous un en-soi et le demeure. Mais si elle se répète un certain
nombre de fois, elle devient goût.22
nouveau titre. Le rôle du titre est donc très important dans
la constitution d'un objet duchampien. Mais dans certaines
oeuvres de Duchamp, la chose quotidienne reste telle C'est un dialogue sur le goût. Il est remarquable que
qu'elle est, sa signification n'est pas affectée, car elle est Duchamp considère la chose comme la chose en soi. Quand
intitulée de son nom naturel. L'oeuvre est la chose elle- il parle de la chose en soi, s'agit-il de la réalité ou de la
même qui demeure, non un objet. Si elle est vraiment chose elle-même ? Littéralement Duchamp accepte la chose
différente de l'objet qui se présente sous un nouveau titre, en soi comme concept. Chez Kant, la chose est
la chose elle-même a en commun avec lui de venir d'une l'expérience, et la chose en soi la réalité. Chez Duchamp, la
chose quotidienne choisie par l'artiste. chose n'est pas la chose en soi au sens kantien, mais la
chose elle-même, telle qu'elle existe, qui vient de la
quotidienneté.

Traditionnellement, les choses existent sur la toile


dans l'art, et comme telles ce sont des choses représentées,
non des choses réelles. Mais depuis Duchamp, la toile
22
Marcel Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 181.

109
108
une raison ou pour une autre, ces lois, ce deux fois
n'existe plus, et les choses ne sont plus représentées,
deux quatre, ne font pas mon affaire ? "23
puisqu'il a inventé de les proposer telles quelles dans les
lieux d'exposition des oeuvres d'art. Il a utilisé les choses,
comme les peintres de la tradition, mais n'en a jamais fait Deux fois deux font quatre, c'est mathématique.
d es n atures mo rtes. Qu 'est-ce qu e la chose ch ez Mais cela ne fait pas l'affaire du protagoniste du roman de
Duchamp ? Dostoïevski. Il est impossible que le résultat soit six, sept,
dix ou dix-neuf. Deux fois deux font quatre, c'est la vérité
Le premier caractère de la chose chez Duchamp est mathématique. Deux fois deux font six, sept, dix ou dix-
la quotidienneté. Les choses qu'il a choisies se trouvaient neuf, c'est la vérité littéraire, puisque c'est possible dans la
autour de lui, appartenaient à la vie quotidienne ; elles littérature, c'est la possibilité littéraire. De même, sous la
n'étaient pas étranges, mais toujours familières et plus que nouvelle appellation que lui donne Duchamp, il est
banales. Elles n'ont jamais étonné les regardeurs. possible qu'un urinoir devienne une fontaine, un porte-
Le deuxième caractère de la chose chez Duchamp manteau un trébuchet, etc.
tient à sa présentation renversée. Dans Fontaine, Roue de
Bicyclette, Porte-manteau ou En avance du bras cassé, les
choses exposées par Duchamp comme oeuvres d'art, sont Le quatrième caractère de la chose chez Duchamp est
dans des positions inattendues. Le renversement est bien le changement épistémologique. Traditionnellement,
évidemment un geste artistique de défi contre l'art l'homme est le sujet dans l'art, tandis que chez Duchamp
traditionnel et la réalité habituelle. c'est la chose. Elle est le résultat de la culture matérielle et
le reflet de la société du XXe siècle. On peut dire que
Le troisième caractère de la chose chez Duchamp est Duchamp a prévu la richesse matérielle, et qu'il avait en
la possibilité. La chose présentée, inchangée ontologique- tant que peintre du XXe siècle une conscience aiguë de son
ment, est renommée par Duchamp, transformée par une époque et de la matérialité. A cet égard, il a eu raison en
nouvelle appellation. On peut voir une semblable avance, car les choses ou la matérialité sont des éléments
opération dans un texte de Dostoïevski. caractéristiques de notre époque. La chose chez Duchamp
présente le changement du temps. Et quand elle devient le
[...] il n'y a rien à faire, hein, parce que deux fois deux, sujet dans l'art, il s'agit d'une rupture épistémologique
c'est mathématique. Essayez donc de soutenir le avec l'art traditionnel.
contraire !
Pardon, vous criera-t-on, impossible de s'insurger :
deux fois deux font quatre. La nature ne vous demande
pas votre avis ; elle n'a rien à faire de vos désirs, que 23
ses lois vous plaisent ou non, elle s'en moque. Vous Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Note d'un souterrain,
êtes obligés de l'accepter telle qu'elle est, et par traduction et notes de Lily Denis, Paris, Aubier Montaigne, 1972,
conséquent tout ce qui s'ensuit. Donc, le mur est bien p. 57.
le mur... etc., etc. "Seigneur Dieu, mais qu'aile à 111
110
faire des lois de la nature et de l'arithmétique, si pour
Quand Duchamp change le nom d'une chose, elle
devient un objet. Mais quand il conserve le nom de la
chose qu'il présente comme oeuvre d'art, elle reste telle
qu'elle est : seulement la chose elle-même. La chose elle-
même c'est ce qui, dans l'oeuvre, a une existence
indépendante de l'appellation que lui donne Duchamp, de III. Le développement de l'objet duchampien
son acte qui ne touche pas la chose, mais simplement son
nom, de sorte que pour le reste, elle demeure ce qu'elle
était. Duchamp est l' "inventeur de l'art de marier les
« choses » avec les « concepts linguistiques », il a « prise
La chose elle-même chez Duchamp vient de la vie t
quotidienne. Mais du moment qu'elle est choisie par sur les objets, fruits de cette union" . Dans un entretien
l'artiste, elle existe indépendamment de la pensée stéréoty- avec Gold, il confirme cette appréciation :
pée et de la société. C'est le paradoxe. Car la chose elle-
même choisie dans la vie quotidienne, reflète la quotidien- « Il existe une tension entre mes titres et mes
neté d'où elle est tirée. En même temps, dans l'art, grâce à tableaux », observe Duchamp, « les titres ne sont pas
les tableaux et vice versa, il s'agit d'une action
Duchamp, la chose elle-même est rupture avec la nature réciproque. Les titres ajoutent une nouvelle dimension,
morte, et dépassement de la peinture traditionnelle. ils fonctionnent comme des couleurs nouvelles ou
ajoutées, ou, mieux encore, on peut les comparer à un
vernis à travers lequel l'image apparaît, amplifiée. »2

Cette révélation de Duchamp sur le rôle des titres


confirme qu'il a pris les mots comme points de départ de
ses nouvelles expériences picturales. Pour moi, il est
l'artiste de l'objet. Comme les spécialistes de son travail
s'accordent à le dire, le titre chez lui est très important.
Même dans ses oeuvres qui ne sont pas faites à partir de
choses quotidiennes, le titre joue un rôle essentiel, de sorte

Walter Hopps, "Marcel Duchamp : un système de paradoxes en


résonance", dans Marcel Duchamp : ready-mades, etc. (1913-1964),
Paris,
2 Le Terrain Vague, 1964, p. 11.
Arturo Schwarz, "Qu'y a-t-il dans un mot ?", dans Opus
International, nº 49, mars 1974, p. 34.

112
que là encore opère le concept de l'objet. Les choses en vue. Une fois la sculpture réalisée, Duchamp, qui
quelconques qu'il a fabriquées s'avèrent elles aussi connaît bien son concept, la présente sous un titre qui en
finalement des objets. fait un objet. L'objet-sculpture marque une nouvelle étape
du développement de l'art de l'objet duchampien.
L'objet représenté, l'objet non représenté, l'objet Comme objet-sculpture, nous allons voir Fresh
méthodique et la chose elle-même (qui n'est pas un objet) Widow, La Bagarre d'Austerlitz, Porte, 11, rue Larrey,
ne couvrent pas toute l'oeuvre de Duchamp. Dans une Prière de toucher, Not a shoe, Feuille de vigne femelle,
étape supérieure du développement de son concept, il a Objet-dard et Coin de Chasteté.
fait d'autres types d'objets, qui se distinguent tant des
trois sortes d'objets qui viennent de choses quotidiennes
que de la chose elle-même. Pour créer cette nouvelle sorte
a. Fresh Widow
d'oeuvres, Duchamp fabrique directement lui-même des
choses ou les fait fabriquer, ou encore recompose des Fresh Widow (1920) est une fenêtre miniature en
choses ou utilise le simulacre. Selon la forme et le procédé bois peint en bleu, pourvue de huit carreaux de cuir ciré
employé, je distinguerai l'objet-sculpture, l'objet- noir, et fixée sur une tablette de bois. Fresh Widow est la
installation et l'objet-simulacre. maquette d'une fenêtre à la française que Duchamp a fait
réaliser par un menuisier. Le titre Fresh Widow est anglais
et signifie « la veuve délurée », il ne représente donc pas la
fenêtre miniature. Phonétiquement «fresh widow »
ressemble à « french window » : le titre procède manifeste-
1. L'objet-sculpture ment d'un jeu de mots, d'une substitution de signification
qui fait de cette oeuvre un objet. Dans un entretien avec
Duchamp construit l'objet-sculpture dans la conti- Pierre Cabanne, Duchamp dit son goût à jongler avec les
nuité du concept de l'objet qu'il a élaboré et développé. En mots.
tant que dadaïste il a d'abord présenté des choses
quotidiennes comme oeuvres d'art, et métamorphosé
— C'est encore un jeu de mots. Fresh, french, Widow,
certaines d'entre elles en objets sous l'effet d'un nouveau window
titre. La différence entre ces objets-ci et les objets- — Oui, fresh widow, ça veut dire « veuve délurée »
sculptures consiste en ce que ces derniers ne proviennent — Veuve joyeuse, quoi !
pas de choses quotidiennes. Duchamp fabrique ses objets- — S i v o u s v o u l e z . L e r a p p r o c h e me n t m' a a mu s é .
sculptures en recomposant des matériaux, en les façonnant French Window, c'est fenêtre à la française. J'ai fait
directement avec du plâtre galvanisé ou par moulage, ou f a i r e l a f e n ê t r e p a r u n me n u i s i e r à N e w Y o r k , l e s
carreaux sont couverts de cuir noir et devraient être
bien en demandant à un menuisier de construire ce qu'il a cirés tous les matins comme une paire de chaussures,

115
114
pour qu'ils reluisent comme de vrais carreaux. Tout ça, ce très spécifique, une conception très spécifique.
sont des choses qui avaient le même esprit.3 Autrement dit, j'aurais pu réaliser vingt fenêtres avec
une idée différente pour chacune, fenêtres qui se
seraient appelées "mes fenêtres" comme on dit "mes
Depuis Fontaine, l'objet résulte de la disparition de
gravures".4
la signification habituelle d'une chose sous une nouvelle
appellation. Dans l'objet duchampien, le rôle du titre est La Bagarre d'Austerlitz est un objet-sculpture, car le
essentiel. La chose quotidienne renommée ne change pas, titre métamorphose la fenêtre miniature fabriquée suivant
mais elle perd sous le titre de l'objet sa propre matérialité les instructions de Duchamp. Quand il considère cette
et son utilité. Fontaine, Air de Paris et Trébuchet sont de fenêtre comme une gravure, il n'est plus un peintre qui
très bons exemples de réalisation de ce concept. Dans utilise le pinceau et la toile, mais il est totalement artiste de
Fresh Widow, il n'en va pas tout à fait de même, Duchamp l'objet. Il aurait pu se contenter de faire des objets à partir
jongle avec les mots. Le titre donné à la fenêtre à la de choses quotidiennes, mais il ne s'est pas arrêté là, il a
française fait de cette chose un objet, bien qu'elle ne soit toujours poursuivi son mouvement créateur. Dans Fresh
pas initialement une chose quotidienne. Malgré cette Widow, il jongle avec les mots ; dans Apolinère Enameled,
différence, Duchamp présente Fresh Widow sous le il construit une nouvelle image ; dans La Bagarre
concept de l'objet : "Ce sont des choses qui avaient le d'Austerlitz, il fait une variation sur le thème de la fenêtre
même esprit", dit-il. Fresh Widow est donc un objet- comme dans Fresh Widow.
sculpture.
Cette oeuvre se prête à plusieurs lectures : pour
Francis M. Naumann, par exemple, La Bagarre d'Auster-
litz représente "simplement une petite bataille de rue"5 ;
b. La Bagarre d'Austerlitz pour Michel Buto r, le titre sign ifie "là-bas gare
d ' Austerlitz"6.
La Bagarre d'Austerlitz (1921) est une fenêtre
Quelle que soit l'interprétation retenue, le titre ne
miniature, peinte à l'huile sur bois et verre, une variation
correspond pas à la fenêtre miniature, il n'y a aucune sorte
sur le thème de Fresh Widow, qui substitue la transparence
de ressemblance entre les deux. Le titre fait disparaître la
à l'opacité de la fenêtre. Dans l'entretien avec Harriet
Janis, Duchamp précise son intention :
4
Jean Clair, L'oeuvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel
Duchamp, op. cit., p.105.
Je me suis servi de l'idée d'une fenêtre pour prendre un 5
Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : L'art à l'ère de la
point de départ, comme je me servirais d'un pinceau, reproduction mécanisée, op. cit., p. 88.
ou me servirais d'une forme spécifique d'expression, à 6
Michel Butor, "Reproduction interdite", dans Critique, nº 334,
op. cit., p. 273.
3
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 113. 117
116
la façon dont la peinture à la huile en est un, un terme
signification habituelle de la fenêtre, et la transforme donc Pour Porte, 11, rue Larrey, le titre n'est ni le nom commun
en objet. C'est en l'occurrence un objet-sculpture. de la chose fabriquée, ni un nom ordinairement admis pour
cette sorte de chose : c'est un nom fictif dont Duchamp
profite. Porte, 11, rue Larrey est un objet en raison de son
nom fictif, un objet-sculpture fabriqué.
c. Porte, 11, rue Larrey

Porte, 11, rue Larrey (1927) est une porte que


Duchamp a dessinée, et qu'un menuisier a ensuite réalisée. d. Prière de toucher
Robert Lebel rappelle le contexte biographique qui éclaire
le titre : Prière de toucher (1947) est un sein en caoutchouc-
mousse sur fond de velours noir, monté sur carton. Dans
En octobre 1 9 2 6 , i l [Duchamp] avait loué son atelier un entretien avec Cabanne, Duchamp en parle :
du 11 rue Larrey où il ne s'installera qu'en mars 1 9 2 7 , à
son retour des Etats-Unis. Encore faut-il enregistrer à ce — Chez Maeght, vous étiez l'auteur de la couverture du
moment le court intermède de son premier mariage, qui catalogue : un sein en caoutchouc. Est-ce que cela avait
eut lieu en juin [...]2 une signification pour vous ?
— Non. C'était une idée comme une autre. J'avais vu
Duchamp a habité au 11, rue Larrey. L'oeuvre ce s fau x seins en ca out ch ouc qu 'on v end ait dans le
intitulée Porte, 11, rue Larrey n'est pas la porte qui c o mme r c e . I l fa l l a i t l e s fi n i r , p ar c e q ue c o mme i l s
étaient faits pour être cachés on n'avait pas besoin de
fermait son atelier, mais une réplique. Comme La Bagarre faire les détails. J'ai donc travaillé à faire de petits
d'Austerlitz et Fresh Widow sont des fenêtres, Porte, 11, seins, avec le bout rose.8
rue Larrey est une porte. Si les deux premières sont des
objets, la dernière n'en est manifestement pas un. Car le
titre ne fait pas disparaître la signification habituelle de la Duchamp présente un sein en caoutchouc, et au lieu
chose, qui reste la chose elle-même. de l'appeler « sein », il l'intitule Prière de toucher. C'est
une méthode typique de création d'un objet. Que le titre
Porte, 11, rue Larrey n'est pas une porte réelle, mais représente ou ne représen te pas l 'objet n'est pas
une porte que Duchamp a dessinée et fait fabriquer par un important ici, car il s'agit d'abord d'un faux sein en
menuisier ; ce n'est donc pas une chose quotidienne. Par caoutchouc. Cet objet est une fiction dont Duchamp
ailleurs, le titre n'a aucune trace de jeu de mots. Selon qu'il profite. En l'appelant Prière de toucher, il évoque ou
vient d'une chose quotidienne ou d'une chose fabriquée, le
titre est d'un type ou d'un autre. Pour Roue de Bicyclette, 8
Marcel Duchamp, ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 150-
151.
7
Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, op. cit., p. 53. 119
118
le titre est le nom réel de la chose quotidienne présentée.
provoque le désir sexuel. C'est d'ailleurs à la suite de cette objet-sculpture qui se développe à travers un jeu de mot.
oeuvre que Duchamp a fait une série de sujets érotiques
comportant Not a shoe, Feuille de vigne femelle, Objet-
dard et Coin de Chasteté. f. Feuille de vigne femelle
Prière de toucher est un objet-sculpture fabriqué par
Duchamp, qui se développe sous un nouveau titre. Feuille de vigne femelle (1950) est un moulage d'un
sexe féminin en plâtre galvanisé. Duchamp en parle dans
un entretien avec Cabanne :
e. Not a shoe — D a n s c es s c u l p t u r es , d ' a i l le u r s , il y a u n e s o r te
d'érotisme...
— Nettement. Ce n'était pas complètement du
Not a shoe (1950) est un moulage en négatif de plâtre trompe-l'oeil, mais enfin, c'était très érotique quand
galvanisé, la forme pleine et confondante correspondant à même. D'ailleurs, je n'ai fait que deux ou trois choses
un organe creux. A la suite de Not a shoe viennent d'autres comme celles-là. [...]
objets-sculptures érotiques comme Feuille de vigne — Comme la Feuille de vigne femelle, moulage du sexe
femelle, Objet-dard et Coin de Chasteté. féminin. Quelle est la place de l'érotisme dans votre
oeuvre ?
— Énor me. Visible ou voyante, ou en tout cas sous-
Jean Clair, commentant cet objet, écrit : "on jacente. 10
remarquera que la forme de cet objet évoque assez
ju stemen t un e forme à ch aussu re, d ont u sent les Feuille de vigne femelle est un moulage d'un sexe
cordonniers, et que l'expression « trouver chaussure à son féminin. Le titre et le moulage ne se ressemblent pas, l'un
pied » peut revêtir en français une connotation sexuelle ne représente pas l'autre : il s'agit littéralement un objet
précise."9 Comme Clair l'indique, si la connotation sexuelle non représenté. Par cet objet, Duchamp génère une sorte
de Not a shoe n'est pas d'emblée évidente, elle est de climat érotique, sans se donner beaucoup de peine.
néanmoins indéniablement présente. C'est que Duchamp Feuille de vigne femelle, qui suggère un objet que "la
cache l'érotisme tout en lui faisant une place importante. tradition artistique utilise pour voiler le nu masculin,
L'érotisme chez lui n'est pas direct, mais indirect. Ce renvoie non à un homologue pour le sexe de la femme, mais
caractère indirect, qui se retrouve particulièrement dans
l'objet-sculpture érotique, est une clé pour comprendre
l'objet duchampien.
I
° Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.152-
9 153.
Jean Clair,L 'oeuvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel
Duchamp, op. cit., p.128. 121
120
Not a shoe, moulage en négatif, est un
à une empreinte" 1 1 . Ce n'est p as une présentation "une pièce de la paire"13 qu'il forme avec Feuille de vigne
métonymique, mais une métaphore de ce qui cache femelle. Il est possible de lire Objet-dard à travers la
traditionnellement le sexe masculin, mais appliquée à métaphore sexuelle.
l'homologue féminin. Le titre, qui résulte d 'un jeu phonétique, ne
Ce moulage d'un sexe féminin est un objet-sculpture représente pas la chose à laquelle il est attribué : l'oeuvre
qui se développe sous le titre de Feuille de vigne femelle. est donc visiblement un objet non représenté. Feuille de
Pour Duchamp, l'érotisme est une chose assez générale vigne femelle et Objet-dard font couple, figurent ensemble
la complémentarité sexuelle. A leur suite, Duchamp va
dans le monde, qu'il considère d'ailleurs comme la base de
conclure sa série érotique par Coin de Chasteté.
tout. L'érotisme lui-même ne devient pas objet chez
Duchamp, mais il est intensément présent dans quelques- Objet-dard est un modelage de plâtre galvanisé, c'est
uns de ses objets. C'est ainsi qu'il se retrouve encore dans un objet-sculpture dont le titre résulte d'un jeu de mots.
Objet-dard et Coin de Chasteté.

h. Coin de Chasteté
g. Objet-dard
Coin de Chasteté (1954) est un objet en plâtre
Objet-dard (1951) est un modelage en plâtre galvanisé et matière plastique pour dentisterie, constitué de
galvanisé avec incrustation d'un filet de plomb. Dans un deux parties emboîtées. Dans un entretien avec Cabanne,
entretien avec Cabanne, Duchamp le définit simplement : Duchamp en parle :

— Oui. Coin de Chasteté que j'ai offert à ma femme


— L'Objet-dard, ready-made phallique [...].12 Teeny. C'était mon cadeau de mariage. Nous l'avons
encore sur la table. On l'emporte généralement avec
Dans cet objet, deux choses sont remarquables. La nous, comme l'alliance, n'est-ce pas ? C'était le coin
première est le jeu de mots qui produit le titre à partir de de chasteté pris dans le sens du coin qui s'enfonce, pas
le lieu.
« objet d'art » par soustraction de l'apostrophe et
— Oui, je comprends.
substitution de la dernière lettre. La deuxième est le côté
— Cela m'avait amusé.14
sexuel. Comme Duchamp le dit, cet objet est de sexe
masculin ; un catalogue anglais le présente même comme11

13
Jacqueline Chénieux, "L'érotisme chez Marcel Duchamp et The almost complete works of Marcel Duchamp, catalogue de la
Georges Bataille", dans Duchamp, Colloque de Cerisy, op. cit., p. Tate Gallery, London,1966, p. 75.
200. 14
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 152-
12
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p. 152. 153.

122 123
Coin de Chasteté donne l'impression d'être la toucher, du désir humain de toucher le sein féminin ;
réunion de Feuille de vigne femelle et d'Objet-dard. Pour Feuille de vigne femelle, du sexe féminin en négatif ; Objet-
Jean Clair, Coin de Chasteté, "qui clôt la série des dard, du sexe masculin et d'un jeu de mots sur « objet
moulages érotiques conduisant à la figure d'Etant donnés, d'art » ; Coin de chasteté provient de l'image de la conjonc-
en fournit aussi la conclusion logiques. Comme les deux tion des sexes masculin et féminin. Ainsi, dans l'objet-
oeuvres précédentes, Coin de Chasteté est un objet érotique sculpture, il y a tout d'abord la nouvelle appellation que
dont Duchamp s'amuse. Ce plâtre de deux parties Duchamp donne à la chose fabriquée par lui-même ou sur
emboîtées ne correspond pas à son titre, puisque ses instructions. Une chose quotidienne a son propre nom,
l'emboîtement donne au contraire une impression sexuelle, ce qui n'est pas le cas d'une chose fabriquée : l'appellation
symbolise l'accouplement. C'est la conclusion de la série que Duchamp attribue à une telle chose est donc un nom
des objets érotiques de Duchamp. fictif, et c'est ce nom fictif sous lequel l'objet-sculpture se
développe qui en fait incontestablement un objet au sens
duchampien. Dans cette perspective, on comprend que
Duchamp ait dit de ses diverses sortes d'objets : "ce sont
des choses qui avaient le même esprit".
Un objet-sculpture ne vient pas d'une chose
quotidienne, mais est pourvu d'un titre qui fonctionne
conformément au concept de l'objet. Le problème crucial
que pose l'objet-sculpture, par rapport à ce que l'on sait
des caractéristiques de l'objet duchampien, se situe au L'objet-sculpture est différent des objets représenté,
niveau de la chose. Si l'objet fait disparaître la signification non représenté ou méthodique, ainsi que de la chose elle-
habituelle d'une chose quotidienne sous un nouveau titre, il même. Il faut remarquer que dans l'oeuvre de Duchamp les
doit d'abord être constitué d'une chose quotidienne, qui se objets-sculptures se situent chronologiquement après les
voit ensuite affectée d'une nouvelle appellation. Or l'objet- objets issus de choses quotidiennes. Ils constituent donc
sculpture n'est pas une chose quotidienne, quoique son une étape plus avancée du développement de son art, que
titre opère une transformation de signification. Dans ces celle des premiers objets. Les titres qu'il leur donne sont
conditions l'objet-sculpture est-il vraiment un objet au manifestement dans la continuité du concept initial de
sens de Duchamp ? Pour moi, cela ne fait pas de doute, car l'objet, tandis qu'il quitte l'image fixée des choses
il est construit selon la méthode typique de Duchamp. Par quotidiennes.
exemple, Fresh Widow vient d'un jeu de mots sur « french
window » ; Porte, 11, rue Larrey, d'une porte imaginaire
d'un appartement où Duchamp a habité ; Prière de

15
Jean Clair, L'ouvre de Marcel Duchamp, tome II, dans Marcel
Duchamp, op. cit., p.129.

124 125

IV
2. L 'objet-installation not sneeze Rose Selavy ?, Verrou de sûreté à la cuiller et
Sculpture-morte.
Quand Duchamp suspend la pelle à neige de En
avance du bras cassé, quand il met une pelote de ficelle
serrée entre deux plaques de laiton dans A Bruit secret, a. Why not sneeze Rose Selavy ?
quand il renverse l'urinoir de Fontaine et le présente dans
un lieu d'exposition, quand il fixe au plancher le porte- Why not sneeze Rose Selavy ? (1921) est une cage à
manteau de Trébuchet, quand il suspend au plafond le oiseau en métal peint. Duchamp y a mis des cubes de
porte-chapeau de Porte-chapeau, il fait déjà des marbre, un thermomètre et un os de seiche. Dans un
entretien avec Cabanne, il s'exprime sur ce sujet :
installations.
L'installation est littéralement l'action d'installer, de
— A votre retour à New York, en 1920 je crois, vous
mettre en place ; dans son sens courant le terme est syno- exécutez un pre mier ready- made : Fresh Widow ; et
nyme d' « aménagement, arrangement, établissement ». Le l'année suivante : Why not sneeze, « pourquoi ne pas
mot « installation » dans l'art désigne un ensemble de éternuer ? »
pratiques et de recherches, une discipline hybride. Michael — Pourquoi ne pas éternuer ? m'avait été commandé
Archer, traitant de l'installation, écrit : "le fait de disposer par la soeur de Katherine Drier qui voulait avoir quelque
d'une manière particulière certains matériaux, objets ou c h o s e d e m o i . C o m m e j e n e v o u l a i s p as fa i re d e
artefacts, avec un certain degré d'autorité, présuppose une peinture, au sens ordinaire du mot, je lui ai dit : je veux
familiarité avec une série de termes afférents : localisation, bien, mais je ferais ce qui me passera par la tête. J'ai
site, spécificité du site, galerie, public, environnement, enfermé des cubes de marbre en forme de morceaux de
s u cr e , u n t h er mo mè t r e e t u n o s de s e ic h e da ns u n e
espace, temps, durée."16 L'installation s'attache non seule- petite cage à oiseau, le tout peint en blanc, [...] J'ai
ment à l'art et ses limites, mais aussi au rapprochement p o u r t a n t é t é t r è s c o n t e n t d e l ' a v o i r fa i t e , i l a f a l l u
continu, voire à la fusion de l'art et de la vie. fa b r i q ue r d e s mo r c e a u x d e s u cr e e n ma r b r e, c ' é t a it
toute une opération qui n'était pas ready-made
exactement, sauf la cage.17
Les objets-installations de Duchamp marquent le
début du mouvement qui aboutit aux oeuvres d'installation Dans ce dialogue, il n'y a aucune explication du titre
contemporaines. Dans les installations de Duchamp, tandis que dans l'objet aucun élément n'a de rapport avec
l'espace et le temps constituent en eux-mêmes des l'éternuement ni avec Rose Selavy. Comme le titre ne
matériaux pour la création artistique.

17
Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.112-
16 113.
Michael Archer, "Vers l'installation", dans Installation, Paris,
Thames & Hudson, 1998, p. 13. 127
126
Comme objets-installations, nous étudierons Why
représente pas l'objet, Why not sneeze Rose Selavy ? est ceinture de chasteté), bilingue et sui-référentiel, puisqu'en
un objet non représenté. Les propos de Duchamp concer- anglais cuiller se dit « spoon » et contrepet
19
nant "toute une opération qui n'était pas ready-made « spoonerism »" . Duve, qui découvre plusieurs jeu de
exactement sauf la cage", confirment que pour lui un ready- mots dans Verrou de sûreté à la cuiller, remarque que pour
made est une chose quotidienne non modifiée par l'artiste. Duchamp il suffit qu' "un nom singulier et arbitraire soit
Why not sneeze Rose Selavy ? est une composition épinglé à un objet quelconque dont le nom générique est
relativement complexe par ses éléments : cubes de marbre, readymade"20 pour faire de l'art. Selon moi, la cuiller dans
thermomètre, os de seiche et cage. La complexité atténue le cette oeuvre a perdu sa nature ordinaire, elle est donc un
caractère provoquant que l'on trouve dans d'autres objets. objet ; en outre, elle n'existe pas tout seule, mais est un
Pour autant, Duchamp ne s'intéresse pas aux choses à composant de l'oeuvre. Verrou de sûreté à la cuiller est
fonctionnement symbolique. une oeuvre d'installation, car l'ajout d'une cuiller sur le
dispositif de verrouillage fait de la porte entière un espace
Avec l'objet-installation, Duchamp a encore pictural.
développé le concept de l'objet. A travers Why not sneeze
Rose Selavy ?, il a ouvert la voie à l'art de l'installation en La cuiller seule est objet dans cette oeuvre, quand
germe depuis le renversement de la roue de bicyclette sur le l'oeuvre entière, composée d'une porte sur le verrou de
tabouret. Cet objet-installation est un objet qui se laquelle est fixée une cuiller, est un objet-installation.
développe sous un nom fictif.

c. Sculpture-morte
b. Verrou de sûreté à la cuiller
Dans Sculpture-morte (1959), Duchamp a utilisé des
Sous le titre Verrou de sûreté à la cuiller (1957), massepains imitant des légumes et des fruits que l'on
Duchamp présente une porte avec une cuiller en métal trouve dans le commerce. Sculpture-morte ressemble à une
ajoutée sur le dispositif de verrouillage. Robert Lebel nature morte traditionnelle, mais n'en est pas une : c'est
précise même qu'il s'agissait d' "une porte de plutôt une fausse nature morte. De plus, ce n'est pas une
l'appartement 327 East 58th Street, New York"18. oeuvre picturale, mais une oeuvre d'installation. Il est
évident que le titre dévie de « nature morte » par un jeu de
Au premier abord, c'est une action simple que
d'ajouter une cuiller sur un verrou. Thierry de Duve
montre que Verrou de sûreté à la cuiller est "un contrepet 19
Thierry de Duve, Résonances du readymade, Nîmes, Ed.
(du dos de la cuillère au cul de la douairière) Jacqueline Chambon,1989, p. 25.
20
Ibid., p. 25.
18
Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, op. cit., p.176. 129
128
tridimensionnel (c'est un objet), allégorique (rapport à la
mots dont Duchamp profite : Sculpture-morte est donc un quotidienneté visuelle dans la société. Cette image banale
objet. Et puisque le regroupement de légumes et de fruits d'un produit quotidien se métamorphose en objet une fois
imités, leur composition à la manière d'une nature morte, placée dans un lieu d'exposition. Car l'image représentée
est un procédé d'installation, Sculpture-morte est un objet- est une forme de langage indirect qui révèle la métaphore de
la chose. Deux passages de Pierre Restany à propos de
installation typique.
Warhol éclairent ce point :
Comparés à des installations comme celles de Louise
Bourgeois, qui avaient "une forte composante théâtrale, Lorsque la Ferus Gallery expose ses peintures de soupes
tant par leur mise en scène que par le rôle donné aux Campbell's à Los Angeles, en juillet 1962, un
marchand au bout de la rue sort une caisse de réelles
spectateurs qui, en ces occasions, se transformaient en boîtes de conserve surmontée d'une affiche : « Vous
assemblée réunie dans une arène publique"21, les objets- pouvez avoir les vraies soupes pour trente-neuf
installations de Duchamp n'ont aucun aspect spectaculaire c ent s ». La l ogiq ue s ubve rs ive par aî t tr op é vid ent e
de performance. Why not sneeze Rose Selavy ?, Verrou de [...].22
sûreté à la cuiller et Sculpture-morte demeurent des objets,
ils sont dans la continuité du concept initial de l'objet. Lors de la seconde exposition à la Stable Gallery de
C'est la grande différence entre les installations de New York en 1964, Warhol, prenant à la lettre le
Duchamp et celles de ses héritiers. marchand californien qui l'avait provoqué en 1962 à
Los Angeles, présente des peintures, et aussi des caisses
de pai n de sa von Br il l o [ . . . ] L 'i mage de mar qu e du
produit avait été sérigraphiée sur des cubes de bois. Le
ready-made devenait ainsi un simulacre de ready-made :
l a b o î t e C a mp b e l l ' s p e i n t e t r a n s me t l ' i n t é g r a l i t é
o b j ec t i ve de l ' i n for ma t i o n l i é e a u p r od u i t, s a v r a i e
3. L'objet-simulacre i ma ge . La fau sse b oîte de B r il l o tran s me t la mê me
information, mais en la démystifiant. De
Qu'est-ce qu'un simulacre ? A travers Caisse de l'objectivation au simulacre, la boucle interactive se
Brillo (1964) d'Andy Warhol, nous pouvons essayer de referme. Le public a suivi et s'est enthousiasmé pour
les fausses caisses de Brillo devenues plus vraies que
comprendre le simulacre. nature.23
Caisse de Brillo est une sérigraphie sur bois. Cette
boîte de Brillo n'est pas une boîte réelle, ce n'est donc pas
une chose, mais un objet qui a déjà perdu son utilité dans la
22
Pierre Restany, Les objets-plus, Paris, La Différence, 1989,
p. 24.
21 Lynne Cooke, "Louise Bourgeois : le refuge et l'affabulation", 23
Ibid., p. 25.
dans Louise Bourgeois, Paris, Musée d'Art moderne de la ville de
Paris, 1995, p. 24.
131
130
réalité. Cette boîte recopiée ne représente que la
Ces phrases de Restany tracent le parcours des D'après Michel Serres, le simulacre chez Lucrèce est
fausses caisses de Brillo devenant plus vraies que nature, "l'illusion de l'objet" et "les imaginations menteuses"25.
c'est-à-dire le processus suivant lequel une chose Pour Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, le simulacre est
quotidienne devient un simulacre, un objet-simulacre. "une espèce de faux" 26 . Au sens où Lucrèce parle "des
La boîte de Brillo n'est plus une chose réelle, mais images détachées de la surface", le simulacre est une image
une image manipulée par Warhol. Comme Duchamp, fausse.
Warhol sait présenter l'objet. Mais pour lui, il ne s'agit ni Dans deux de ses livres, Différence et répétition et
d e la cho se elle-mê me n i d e la cho se retouch ée. Logique du sens, Gilles Deleuze dit que la tâche de la
Contrairement aux surréalistes, Warhol ne provoque pas philosophie moderne est "le renversement du plato-
l'étonnement, mais conduit ses contemporains à se nisme"27, c'est-à-dire l'abolition du monde des essences et
tromper à travers l'objet-simulacre. Pour moi, l'objet- du monde des apparences chez Platon. Il s'agit donc de
simulacre chez Warhol est un nouveau développement du distinguer la chose et ses images, le modèle et la copie,
concept de l'objet dont l'histoire a commencé avec l'objet l'essence et l'apparence. Entre ces termes, Deleuze relève
la ressemblance.
cubiste.
Qu'est-ce qu'un simulacre ? Voyons un texte de Si la copie est une image douée de ressemblance, le
Lucrèce : simulacre est par contre une image sans ressemblance. En
effet, le simulacre est construit sur une disparité, sur une
[...] de tous les objets il existe ce que nous appelons les différence, il intériorise une "dissimilitude"28. Pour faire
simulacres, sortes de membranes légères détachées de la comprendre ce qu'est le simulacre, Deleuze livre un
surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi
exemple particulièrement parlant :
les airs. Et dans la veille comme dans le rêve, ce sont
ces mêmes images dont l'apparition vient jeter la
t e rr e u r d a n s n o s e s p r i t s, c h a q u e fo i s q u e n o u s Dieu fit l'homme à son image et ressemblance mais,
apercevons des figures étranges ou les ombres des par le péché, l'homme a perdu la ressemblance tout en
mortels ravis à la lumière ; c'est elles qui, souvent, gardant l'image. Nous sommes devenus des simulacres,
nous ont arrachés au sommeil, tout frissonnants et nous avons perdu l'existence morale pour entrer dans
glacés d'effroi. [...] Enfin, tous les simulacres qui se l'existence esthétique.29
reflètent dans les miroirs — bassins d'eaux ou surfaces
polies — puisqu'ils offrent l'apparence exacte des
25
objets, n'en peuvent être que des images détachées de la Michel Serres, La naissance de la physique, Paris, Minuit,
surface.24 1977, p. 131.
26
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Ecraniques, op. cit., p.116.
27
Gilles Deleuze, Différence et répétition (1968), Paris, Minuit,
1993, p. 82 ; et Logique du sens (1969), Paris, Minuit, 1994, p. 292.
28
Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 296-297.
24 29
Lucrèce, De la nature, Paris, Gallimard,1990, p. 146-148. Ibid., p. 297.
132 133
a. LHOOQ
A travers l'imitation platonicienne, Deleuze arrive au
simulacre qui n'est ni imitation ni ressemblance ni copie de LHOOQ (1919) est une reproduction de La Joconde
copie. Par simulacre, on ne doit pas entendre "une simple sur laquelle Duchamp a fait des ajouts au crayon. Dans un
imitation, mais bien plutôt l'acte par lequel l'idée même entretien avec Cabanne, Duchamp insiste sur le jeu de
d'un modèle ou d'une position privilégiée se trouve lettres :
contestée, renversée. Le simulacre est l'instance qui
— Et puis, vous avez très nettement donné le ton de la
comprend une différence en soi [...] toute ressemblance révolte, par votre scandale de La Joconde.
abolie, sans que l'on puisse dès lors indiquer l'existence — Cela, c'est en 1919 ...
d'un original et d'une copie."30
Le simulacre dont parle Deleuze ne se confond pas — Est-ce que les lettres « L.H.O.O.Q. » ont une
signification autre que l'humour pur ?
avec l'imitation, qui est l'action de reproduire — Non, la seule signification c'était de les lire
volontairement ou de chercher à reproduire une apparence, phonétiquement.
un geste ou un acte d'autrui. — C'était un jeu phonétique, c'est tout ?
Comme l'homme abandonné par Dieu doit se — Exactement. D'ailleurs, je suis très content de ce
réinventer, il nous faut réinventer le réel en tant que genre de jeu, parce que je trouve qu'on peut en faire
beaucoup. En lisant simplement les lettres en français,
simulacre, parce que le réel a disparu de notre vie. Le
et même en n'importe quelle langue, on arrive à des
simulacre comme image sans modèle ni original n'a pas de choses étonnantes. L i r e les lettres, c'est t r è s
ressemblance : il transfère en lui-même le réel. Le amusant.31
simulacre, en tant que réel dominé par l'image, est
opérationnel et devient comme tel plus vrai que le réel qui Duchamp dit ici son amusement à lire les lettres
du coup doit se conformer à lui. phonétiquement, mais LHOOQ est d'abord un célèbre
En tant qu'objets-simulacres de Duchamp, nous portrait de femme auquel il a ajouté une moustache et une
allons voir LHOOQ, Chèque Tzanck, Belle Haleine, Eau barbichette. C'est "le caractère destructif, performatif du
de Voilette, Wanted, Obligation pour la Roulette de Monté- graffiti qui est revendiqué comme attaque contre tout ce
Carlo, With my Tongue in my cheek, Eau et Gaz à tous les qui est haut, comme dégradation de toute forme culturelle
étages et LHOOQ rasée. neutralisée"32. Si le titre est homophone de "elle a chaud au

31 Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.I07-


108.
32
Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L'informe, Paris, Centre
30
Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 95. Georges Pompidou, 1996, p.106.

134 135
cul" , La Joconde portant la moustache et la barbichette
33
l'imprésentable ? Faire voir qu'il y a quelque chose que
est un simulacre. LHOOQ est une image fausse de La l'on peut concevoir et que l'on ne peut pas voir ni faire
Joconde. voir ? Faire voir qu'il y a quelque chose qui ne peut pas
être vu ? Lyotard répond à cette question à travers Kant
L'image primordiale de La Joconde ne laisse guère de
qui indique la direction à suivre en nommant l'informe,
place à l'imagination, mais en lui ajoutant une moustache et
l'absence de forme, un index possible de l'imprésentable.
une barbichette, Duchamp réinvente le réel comme
personne ne l'avait imaginé. Le réel ainsi réinventé est plus
réel que La Joconde, parce que LHOOQ devient une [...] c o m m e p e i n t u r e elle [la peinture s u b l i me ] «
présentera » évidemment quelque chose, mais
nouvelle réalité. négativement, elle évitera donc la figuration ou la
La Joconde pourvue d'une moustache et d'une représentation, [...] elle ne fera voir qu'en interdisant
barbichette et intitulée LHOOQ est un objet-simulacre de voir, elle ne fera plaisir qu'en faisant peine. On
constitué d'une image fausse. Mais le plus intéressant dans reconnaît dans ces instructions les axiomes des avant-
gardes picturales, dans la mesure où elles se consacrent à
cette oeuvre c'est le ludisme, car La Joconde ainsi déguisée faire allusion à l'imprésentable, par des présentations
fait d'abord sourire. Qu'est-ce que le ludisme chez visibles.36
Duchamp ? D'où vient-il ?
Comme le dit Gilles Deleuze, la tâche de la peinture
est de rendre visible des forces qui ne le sont pas, le propre
Jean-François Lyotard explique que le sentiment du de la peinture est de voir et de faire voir ce qui ne se laisse
sublime chez Kant comporte à la fois plaisir et peine. Par pas voir de soi-même. D'après Lyotard, pour faire allusion
exemple, on peut concevoir la meilleure oeuvre, une à l'imprésentable par des présentations visibles, la
expression très puissante ou une émotion très profonde, peinture ne fait voir qu'en interdisant de voir, et ne fait
mais toute présentation d'un objet destinée à faire voir ce plaisir qu'en faisant peine. Le plaisir que Lyotard révèle ici
sublime ou cette beauté absolue nous apparaît comme est donc le "travail de déréalisation" , un aspect de la
37

insuffisante. Ce sont là des Idées dont il n'y a pas de désublimation qui caractérise l'avant-garde.
présentation possible, elles ne font donc rien connaître de
la réalité, elles interdisent aussi l'accord libre des facultés Pour Duchamp, le plaisir est de faire voir ce qui ne
qui produit le sentiment du beau, elles empêchent la se laisse pas voir à travers les objets-simulacres et les
formation et la stabilisation du goût . Lyotard les dit
34
images fausses. Pour les regardeurs, ces objets et ces

35
Ibid., p. 26.
33
Marcel Duchamp, Notes, présentation et traduction de Paul 36
Ibid., p. 26-27.
Matisse, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, n° 248. 37
Ibid., p. 27.
34
Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants,
Paris, Galilée, 1988, p. 25-26. 137
136
"imprésentables"35. Comment faire voir qu'il y a de
images sont ludiques, comme par exemple LHOOQ, L'objet duchampien est ludique parce qu'il est le
Wanted ou Rrose Sélavy. D'où vient ce ludisme ? Le geste résultat d'un travail de déréalisation, qui permet le
d e Du champ, q ui consiste à p résen ter une chose dépassement de la limite épistémologique du langage.
quotidienne comme oeuvre d'art, est dérisoire. Michel
Assenmaker dit que Duchamp le fait avec "humour"38,
parce que le langage est réglé par la grammaire, par son b. Chèque Tzanck
emploi, et que le ready-made indexe la réalité mais se
soumet aux règles artistiques. Chèque Tzanck (1919) est un faux chèque que
Duchamp a remis au Dr Tzanck pour régler des soins
dentaires. Un peu plus grand que nature, ce chèque est un
trompe-l'oeil entièrement dessiné à la main. Dans un
Pourquoi l'objet duchampien est-il ludique ? La entretien avec Cabanne, Duchamp commente cette oeuvre :
réponse est à chercher dans le jeu de mots dont Duchamp
profite. Pour Saussure, le lien unissant le signifiant au — [...] Lire les lettres, c'est très amusant. C'est la
signifié est "arbitraire"39, pour Emile Benveniste, il est même chose pour le Chèque Tzanck. J'ai de mandé la
"nécessaire" 4 0 . Chez Duchamp, le langage n'est ni somme, et j'ai fait le chèque entièrement de ma main,
arbitraire ni nécessaire, mais il provoque la déroute de nos j'ai mis longtemps à faire les petites lettres, à réaliser
habitudes de pensée, et bouleverse les catégories habi- quelque chose qui ait l'air imprimé — ce n'était pas un
petit chèque. Et j'ai racheté ce chèque, vingt ans après,
tuelles de notre perception et l'organisation scientifique de beaucoup plus cher que ce qui était marqué dessus !41
la réalité. Quand Duchamp utilise le langage afin de faire un
titre, il produit un objet ludique, parce qu'en changeant le
Chèque Tzanck est un faux chèque, une imitation, un
signifiant d'une chose il en transgresse la limite
simulacre. Présenté comme oeuvre d'art ce chèque fictif est
épistémologique et la quotidienneté. Par exemple, en
un objet, il a le même caractère que les noms fictifs qui
appelant un urinoir Fontaine, ou en ajoutant une
viennent des noms réels ; c'est typiquement un objet-
moustache et une barbichette à La Joconde, Duchamp
simulacre.
change le signifiant de l'urinoir ou de La Joconde, et fait
plaisir à tout le monde. Présenté par Duchamp en 1919, il précède de 45 ans
38 la Caisse de Brillo (1964) de Warhol. Comme elle, il est
Michel Assenmaker, "La question de l'objet à partir des années 60
: autour d'un travail de Michael Asher et le statut du destinataire", dans plus vrai que nature, car Duchamp a réglé des soins
L'objet et l'art contemporain, Bordeaux, Musée d'art dentaires avec ce faux chèque, et le paiement a rendu réel ce
contemporain de Bordeaux, 1990, p. 20-21.
39
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op.
cit., p.I00. 41
40 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966), Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.108-
Paris, Gallimard, 1968, p. 51. 109.
138 139
qu'il avait ainsi réinventé. C'est un compact réel et virtuel sur l'étiquette du flacon, il
qui enthousiasme les regardeurs. trompe tout le monde au moyen
d'une image fausse : c'est
l'effet du simulacre. Belle
c. Belle Haleine, Eau de Voilette Haleine, Eau de Voilette est donc
un bon exemple d'objet-
Belle Haleine, Eau de Violette (1921) est un photo- simulacre.
collage sur un flacon de parfum. Dans un emplacement
ovale se trouve une photographie de Duchamp, travesti en
élégante du temps, prise par Man Ray. Là, Duchamp n'est
ni lui-même ni Rrose Sélavy, mais il figure sous son d. Wanted
troisième nom fictif : Belle Haleine, inscrit sur le flacon —
les deux premiers noms fictifs étant Rrose Sélavy et Wanted (1923) présente deux photos d'identité de
Marchand du sel. Sur Belle Haleine, Schwarz écrit : Duchamp, de face et de profil, collées sur une fausse
affiche d'avis de recherche de la police. Le texte de l'affiche
dit ceci :
Duchamp inventa ce pseudonyme pour l'étiquette
d'une bouteille d'Eau de Violette — appellation qu'il
transforma, par la transposition d'une seule voyelle, en « Pour tout renseigne me nt per mettant l'arrestation de
Eau de Voilette ». Belle Haleine est l'appellation George W. Welch, alias Bull, alias Pickens, et cetera et
contrôlée (son sceau) de cette marque imaginaire. Ces cetera. A tenu une teinturerie louche sous le nom de
mots sont inscrits sous une photographie représentant HOOKE, LYON et CINQUER. Taille environ 5 pieds 9
Duchamp déguisé en femme, coiffé d'un large pouces. Poids environ 180 livres. Teint moyen, yeux
chapeau.42 idem. Aussi connu sous le nom de RROSE SELAVY.43

Schwarz rappelle l'étymologie de « haleine » : halare, Dans Wanted, Duchamp a placé ses propres photos
anima, anhelare en latin, qui correspond à psyche en de face et de profil aux emplacements réservés aux photos
grec. Par ailleurs, il note que l'identification Eau/Mercure du criminel recherché. Le texte précise que ce dernier est
confirme encore le rapprochement Duchamp/Adepte. aussi connu sous divers noms dont Rrose Sélavy. Il s'agit
Ainsi, Belle Haleine, Eau de Voilette résulte d'un jeu de donc de Duchamp lui-même sous quelques-uns de ses
mots. Sous sa marque fictive, Duchamp change une fois noms fictifs. On retrouve dans cette oeuvre le simulacre et
encore d'identité sexuelle, il devient lui-même un objet le ludisme, car tout le monde sait que Duchamp n'est pas
43
42 Voici le texte original : "For information leading to the arrest
Arturo Schwarz, "Rrose Sélavy", dans Marcel Duchamp,
of George W. Welch, alias Bull, alias Pickens, etcetry etcetry.
L 'Arc, n° 59, op. cit., p. 31. Operated Bucket Shop in New York under name HOOKE, LYON and
140comme dans Rrose CINQUER. Height about 5 feet 9 inches. Weight about 180 paunds.
Complexion medium, eyes same. Known also under name RROSE
Sélavy. Travesti en femme
SELAVY."
141
un criminel recherché. Une nouvelle fois, il invente un réel Duchamp transforme son nom et
différent de la réalité et il en profite. son corps en objets, c'est ici le tour
Quand il se présente comme un criminel, Duchamp de son visage. Le portrait sur
crée une image fausse et un simulacre. Comme sous les papier perd sa signification
titres de Marchand du sel, Rrose Sélavy et Belle Haleine, il habituelle à cause du plâtre, qui, en
devient lui-même objet dans Wanted. Cette oeuvre est donc ajoutant la troisième dimension,
un objet-simulacre. rompt la planéité graphique. Le
visage en plâtre n'est pas le
visage réel, mais le simule en se
e. Obligations pour la Roulette de Monte-Carlo superposant au visage représenté
sur le papier : c'est un simulacre.
Obligations pour la Roulette de Monte-Carlo (1924)
est un collage, sur un support de carton plat, d'une photo With my Tongue in my cheek est
originale de Duchamp prise par Man Ray. Comme Belle donc un objet-simulacre.
Haleine, Eau de Voilette et Wanted, Obligations pour la
Roulette de Monte-Carlo présente Duchamp déguisé. Son Rosalind Krauss écrit que "sur une feuille de papier
portrait, tête couverte de mousse de savon à barbe et Duchamp esquisse son profil en se représentant selon les
visage méphistophélique, est appliqué sur une obligation règles de l'icône graphique. Sur la surface de ce dessin,
de modèle courant. Cette image est celle d'un réel réinventé coïncidant avec une partie de son contour, est ajouté le
et ludique, car tout le monde sait qu'elle ne correspond pas volume du menton et de la joue, obtenu par le moulage en
à la réalité. C'est un simulacre et une image fausse. Sous le plâtre de son propre visage. L'index est juxtaposé à
titre Obligations pour la Roulette de Monte-Carlo, cette l'icône."44 Elle souligne dans cette oeuvre l'opposition
œuvre est un objet, et en tant qu'elle présente Duchamp sémiotique de l'icône et de l'index. C'est là encore le
transformé en Méphistophélès, c'est un simulacre ; donc double caractère de l'objet duchampien que l'on retrouve.
finalement un objet-simulacre.

g. Eau et Gaz à tous les étages


f. With my Tongue in my cheek Eau et Gaz à tous les étages (1954) est une plaque
bleue avec une inscription en lettres blanches, un fac-similé
Dans With my Tongue in my cheek (1959), Duchamp a des plaques fixées sur certains immeubles en France dans
d'abord dessiné son portrait au crayon sur une feuille de les années 1890. Cet objet simule les plaques relatives à
papier, puis fixé dessus un moulage en plâtre de la moitié l'alimentation des appartements en eau et en gaz.

142de son visage. Si dans Comme Chèque Tzanck qui n'est pas un vrai chèque,
Eau et Gaz à tous les étages n'est pas une vraie plaque qui
Marchand du sel et Rrose Sélavy
Rosalind Krauss, L 'originalité de l'avant-garde et autres
mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 74.

143
aurait pu être fixée sur un mur d'immeuble, mais une copie. Duchamp — LHOOQ rasée. C'est dire qu'à partir
Cette oeuvre, dont le titre vient des lettres qui figurent sur de l'image de La Joconde, Duchamp profite du
la plaque, est-elle un objet ? Oui, car il y a une distance simulacre. LHOOQ, soit La Joconde avec barbe et à
entre cette oeuvre de Duchamp, faite en 1958, et les moustache, c'est un nouveau réel inventé par
plaques réelles des années 1890. Eau et Gaz à tous les Duchamp à partir de La Joconde originale. Quand
étages vient d'une chose réelle, mais cette image réalisée en Duchamp ajoute le mot « rasée » derrière « LHOOQ »
1958 fait disparaître la signification habituelle des plaques pour donner un nouveau titre à La Joconde sans
réelles des années 1890 dont elle est une imitation. C'est retouche, il produit encore un nouveau nouveau réel,
une image fausse et un simulacre, Eau et Gaz à tous les un objet-simulacre.
étages est donc un objet-simulacre.
LHOOQ rasée est un objet qui vient de La Joconde,
et qui fait disparaître l'image banale que l'on en a.
LHOOQ rasée est donc un objet-simulacre.
h. LHOOQ rasée
Chez Duchamp l'objet-simulacre vient d'une chose
LHOOQ rasée (1965) est bien sûr La Joconde, mais quotidienne, mais ne la laisse pas inchangée. En
elle en diffère par le titre qui fait disparaître la vision retouchant une chose pour en faire un objet-
habituelle que l'on a du célèbre tableau. Là, ce qui simulacre Duchamp invente un nouveau réel et profite
provoque l'étonnement, c'est le mot « rasée » qui fait d'une image fausse.
fonctionner l'ensemble comme simulacre, puisqu'en Dans l'objet duchampien, on peut distinguer le
rappelant la moustache de L.H. 0.0.Q., il montre le visage signifié et le signifiant. Par exemple, dans
de La Joconde sans moustache, et non le visage de La Fontaine, l'urinoir est le signifié et le titre, le
Joconde elle-même. Ce simulacre, ce réel que Duchamp a signifiant qui fait disparaître la signification habituelle
réinventé est ludique. de la chose. Ainsi, l'objet duchampien est pluriel, il
existe à la fois comme chose quotidienne et par le
nouveau titre qui lui est donné. Cette pluralité est sans
LHOOQ rasée ne vient pas de La Joconde, mais de doute un caractère de l'objet, mais elle n'est pas
LHOOQ. Duchamp, qui ajouté barbe et moustache au strictement identique à la dichotomie linguistique
visage de La Joconde dans LHOOQ, présente ensuite la
fondamentale. En linguistique, le signifié n'est que le
reproduction de La Joconde non retouchée sous le titre signifié, et le signifiant n'est que le signifiant ; par
LHOOQ rasée, comme s'il s'agissait d'une reprise de exemple, le mot « fontaine » et la chose « fontaine » ne
LHOOQ de laquelle il aurait retiré barbe et moustache.
peuvent en aucune mesure se confondre. Si en général
Ainsi, le portrait de Mona Lisa sans barbe ni moustache le mot ne peut remplacer la chose, dans l'objet-simulacre
n'est pas l'oeuvre de Vinci — La Joconde —, mais celle de de Duchamp, la barrière entre le signifié et le
signifiant est déjà surmontée. Dans LHOOQ, La
144 Joconde porte une moustache. L'image primordiale de La
Joconde ne laisse
145
guère de place à l'imagination, mais en lui ajoutant une et de la chose elle-même. L'évolution chronologique
moustache, Duchamp la réinvente comme personne ne de l'objet duchampien peut se schématiser en quatre
l'avait imaginée. La réalité réinventée par Duchamp est phases : la chose elle-même (Roue de Bicyclette, 1913) —
plus réelle que La Joconde, parce qu'elle est une figure > la chose elle-même et l'objet (Porte-bouteilles ou
nouvelle qui n'est ni un signifié ni un signifiant. Séchoir à bouteilles ou Hérisson, 1914) --> l'objet
Les objets-simulacres viennent de choses (Fontaine, 1917) —> l'objet-sculpture, l'objet-installation
quotidiennes, mais ils se distinguent des autres objets et l'objet-simulacre.
duchampien en ce qu'ils constituent un nouveau réel
inventé par Duchamp.

Avec l'objet-sculpture, l'objet-installation et l'objet-


simulacre, Duchamp poursuit sans cesse la mise en oeuvre
et le déploiement du concept qu'il a élaboré dès 1914. Il a
d'abord produit des objets à partir de choses quotidiennes,
puis a quitté celles-ci pour fabriquer ou faire fabriquer des
choses dont il a fait des objets-sculptures. Qu'il soit
fabriqué, et non ready-made, n'empêche pas l'objet-
sculpture de répondre au concept de l'objet. Dans l'objet-
installation, les choses, naturelles ou artificielles, ne
demeurent pas telles qu'elles sont au départ ; Duchamp les
recompose et les installe, concrétisant une possibilité qui
existe depuis le renversement de la roue de bicyclette sur
un tabouret. L'objet-simulacre est un nouveau réel inventé
par l'artiste, qui se saisit de choses banales qu'il retouche
ou recopie ou auxquelles il ajoute des images, de sorte que
les objets-simulacres résultants sont plus vrais que nature.

L'objet-sculpture, l'objet-installation et l'objet-


simulacre correspondent à des étapes plus avancées du
développement du concept et de l'art de Duchamp, que
celle de l'objet représenté, non représenté ou méthodique

146 147
IV. L'idée de l'objet duchampien
ou la chose indirecte

Comment Duchamp a-t-il développé ses objets ?


Avec quelles idées ? L'objet duchampien est-il la chose
indirecte ? Selon le concept de l'objet élaboré par
Duchamp, l'objet n'existe pas comme objet quelconque,
mais comme objet esthétique ; sa réalisation relève de
l'esthétique de l'indifférence et du hasard objectif. Je l'ai
appelé mensonge pictural au sens de Platon.

Comment Duchamp a-t-il développé ses objets ? En


tant qu'ils sont des choses quotidiennes présentée comme
oeuvres d'art, les objets duchampiens sont des choses
indirectes au sens de Maurice Merleau-Ponty. A travers
les objets érotiques de Duchamp, nous allons voir d'abord le
caractère indirect que Duchamp a inconsciemment
conféré à ses objets. Ensuite, nous verrons l'Autre matériel et
la chose indirecte.
1. Le caractère indirect de l'objet érotique dénouement. Les dialogues I et II se déroulent dans un
chez Duchamp salon, le dialogue III et les suivants dans un boudoir. Les
personnages sont Mme de Saint-Ange, son frère Le
Duchamp n'est pas un peintre de l'érotisme, et chevalier, Eugénie, une jeune fille qu'elle veut initier au
l'érotisme n'est évidemment pas son sujet de prédilection. libertinage, et Dolmancé qui est chargé de faire l'éducation
Toutefois des oeuvres comme Not a shoe, Feuille de vigne érotique et philosophique d'Eugénie. En outre, il y a deux
femelle, Objet-dard et Coin de Chasteté sont empreintes valets de circonstance, Augustin et Lapierre, qui prennent
d'érotisme, non pas d'une manière crue ni directe, mais, une part active aux ébats des quatre nobles et bouleversent
comme Duchamp le dit lui-même, d'une manière "sous- par leur talents sexuels la hiérarchie sociale en vigueur au
jacente" et indirecte. Chez Sade aussi l'érotisme est XVIIIe siècle. Au dernier dialogue, la mère d'Eugénie entre
indirect, et pour cerner de près le caractère de l'objet en scène, et les autres protagonistes la torturent et
érotique chez Duchamp, je vais refléter l'érotisme de celui- l'empoisonnent.
ci sur celui de celui-là.

La philosophie dans le boudoir a paru en 1795, soit


Comme un objet duchampien est d'abord une chose six ans après le commencement de la Révolution française.
de la réalité, l'érotisme chez Sade vient aussi de la réalité, C'est par sa forme, selon la manière habituelle de Sade, un
de la vie humaine, mais n'est pas l'érotisme réel : c'est texte du genre érotique.
l'érotisme en tant qu'objet. De même que la philosophie
distingue la chose-modèle et l'objet-copie, de même on Otto Flake qui considère que La philosophie dans le
peut séparer la chose-érotisme et l'objet-érotisme copié boudoir appartient à "la littérature pornographique en
dans le texte. Ce qui est présent chez Sade, c'est l'objet- général"' ,souligne toutefois les idées philosophiques de la
érotisme copié, c'est-à-dire un érotisme qui existe dans la seconde partie où Sade expose que la religion est
littérature, non dans la réalité. La Philosophie dans le incompatible avec la notion moderne de l'Etat. Ne prenant
boudoir nous éclaire sur la manière dont Sade développé. pas en compte le double jeu du texte, Flake affirme, d'une
manière réductrice, que "Sade imagine le plus abject
enseignement de la corruption, qui fût jamais conçu"2. De
En quoi consiste La philosophie dans le boudoir ? son côté Gilbert Lely écrit que "la fiction est divisée en
C'est d'abord le seul texte dialogué de Sade qui n'est pas sept dialogues, d'une liberté totale de langage et dont les
une pièce de théâtre. Ce n'est pas pour autant une simple répliques forment souvent de véritables dissertations où la
succession de répliques, et on peut dire que c'est déjà du métaphysique, la morale et l'histoire s'entrelacent à la
théâtre. Les dialogues I, II, IV et VI offrent des scènes de
présentation et de liaison, les dialogues III et V contiennent 1
Otto Flake, Le marquis de Sade, Paris, Grasset, 1933, p. 207.
deux grands actes, et le dialogue VII est celui du 2
Ibid., p. 216.

150 151
sexologie"3. Cette description prouve que Lely perçoit le simple texte érotique — et bouleverse la hiérarchie du
double jeu de La philosophie dans le boudoir, mais il ne XVIIIe siècle.
l'explicite pas.
Sade n'est pas seulement un écrivain de l'érotisme, Quatre nobles se réunissent chez Mme de Saint-
c'est aussi un adepte résolu des Lumières, qui s'attache Ange pour faire l'éducation de la plus jeune d'entre eux,
constamment à dénoncer les diverses formes de répression Eugénie, et se donner à cette occasion une fête de l'amour.
qu'ont à subir ses contemporains sur tous les plans — Aux cours des ébats, s'ajoute un cinquième personnage, un
religieux, moral, politique, etc. A travers ses personnages, jeune homme de dix-huit ou vingt ans, qui se nomme
il critique et renverse la religion, les moeurs et la hiérarchie Augustin et travaille comme jardinier chez Mme de Saint-
du XVIIIe siècle. Le double jeu du texte consiste pour Ange.
l'essentiel dans le mouvement par lequel l'érotisme lamine
les idées reçues et dissout les valeurs établies. En lisant La Mme de Saint-Ange — Croyez-vous qu'il y a six
philosophie dans le boudoir comme un texte à double jeu, mois que je travaille à débourrer ce gros cochon sans
on y voit opérer l'érotisme en tant qu'objet, et on pouvoir en venir à bout ?
découvre, sous le voile de cet érotisme, que Sade accomplit Augustin — [...] madame, vous dites pourtant
ainsi un travail de bouleversement systématique des quelquefois comme ça que je commence à ne pas si mal
valeurs du XVIIIe siècle. aller à présent, et quand il y a du terrain en friche, c'est
toujours à moi que vous le donnez.5

Alors que les quatre premiers protagonistes


appartiennent à l'aristocratie, Augustin est un homme du
On sait que la célèbre brochure « Français, encore un
peup le. Mais a u lieu de rester à l 'écart selon les
effort si vous voulez être républicains » se trouve dans le
conventions sociales de l'époque, il entre dans le jeu
cinquième dialogue. Ce n'est pas "une interruption, pas
érotique et contribue à l'éducation d'Eugénie : dans cette
même une de ces objections rhétoriques qui relancent le jet
abolition physique de la distance sociale, la hiérarchie
imperturbable d'une démonstration" 4 . Dans ce court
s'écroule et la pensée sadienne remporte la victoire.
manifeste, Sade résume son aspiration au règne d'une
nouvelle morale, de nouvelles moeurs et d'une nouvelle
république. Il y fait aussi une remarquable critique de la Que représente le personnage d'Augustin ? Il faut
religion (La philosophie dans le boudoir, Ed. J.-J. Pauvert, souligner d'emblée que la présence d'un tel protagoniste
1986, p. 490-501) et des moeurs (p. 501-536) — qu'il faut
3
Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade, Paris, Jean-Jacques 5
D.A.F. de Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres
Pauvert, 1965, p. 595.
4 complètes, tome III, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1986, p. 462.
Henri Blanc, "Sur le statut du dialogue dans l'oeuvre de Sade",
dans Dix-huitième siècle, n° 4, Ed. Garnier Frères, 1972, p. 310. 153
152
ignorer pour réduire La philosophie dans le boudoir à un
constitue une des principales différences entre une oeuvre et Dolmancé lui lance aussi ce dernier terme (p. 485) qui,
comme Les cent vingt journées de Sodome et La dans la langue courante, peut être synonyme de "clown".
philosophie dans le boudoir, entre ce qui est avant et ce qui Le nom Augustin est une variante du nom Auguste,
est après la Révolution française. Augustin entre en scène majestueux d'une part, clownesque de l'autre. Comme son
nom a une double signification, Augustin est à la fois un
comme représentant des classes populaires, et participe
homme du peuple qui représente sa classe, et un
sur un pied d'égalité à la scène d'amour collectif, comme si représentant de la nouvelle génération qui doit fonder la
la discrimination entre la noblesse et le peuple était abolie. république à partir de la Révolution française. Son nom
Sade exprime ainsi à la fois son souhait et sa vision de mérite donc quelque attention.
l'avenir qui doit appartenir au peuple.
Avec l'éclatement et le déroulement de la Révolution Employé par antonomase, le nom propre Auguste
française, la pensée de Sade a beaucoup évolué. La est devenu un nom commun désignant un type de clown.
philosophie dans le boudoir, publiée en 1795, en témoigne. Au cirque l'auguste porte une tenue de soirée flottante, une
Augustin est d'abord un symbole qui annonce l'avènement cravate blanche en désordre, des gants trop longs, des
du peuple. Dans les oeuvres antérieures, le peuple n'est souliers immenses, un nez vermillonné ; il gesticule à tort
aucunement représenté parmi les protagonistes, il est donc et à travers, reçoit des gifles, contrefait les écuyers, porte
évident que le personnage d'Augustin reflète l'influence de secours à contre-temps aux acrobates, se comporte en
la Révolution française sur Sade. toutes circonstances comme la mouche du coche. Il donne
en général la réplique au clown blanc, personnage solaire et
Par ailleurs, le nom Eugénie, qui signifie la « bien sérieux, dont il est l'ombre ridicule et pitoyable.
née » ou la « bien douée », représente la nouvelle
génération, qui va construire une cité nouvelle après la A l'opposé de cette image dérisoire, le titre
Révolution française. Et le nom Augustin évoque le grand d'Auguste est celui que le sénat romain a donné à Octave
docteur de l'Eglise et son ouvrage La Cité de Dieu. A puis aux empereurs qui lui ont succédé. En latin le terme
travers Augustin, Sade n'annonce pas seulement le rôle signifie « qui inspire respect, vénération ou qui en est
grandissant des classes populaires après la Révolution digne ». L'étymologie la plus vraisemblable rattache
française, il sanctifie le peuple comme fondateur de la cité auguste à avis qui a donné augur et ses dérivés. Le mot
de l'homme : la république. C'est en mélangeant érotisme signifierait donc : consacré par les augures, saint, sacré. Il
et philosophie, et en cachant la philosophie sous s'est ensuite empli de solennité impériale, et c'est en ce
l'érotisme, que Sade construit La philosophie dans le sens qu'il est fréquemment employé dans la tragédie
boudoir comme un texte à double jeu, dans lequel les noms classique en France au XVIIe siècle. A cette époque,
sont aussi à double jeu. Les protagonistes nobles l'adjectif auguste qualifie en art des attitudes et des
considèrent comme un clown le jardinier Augustin qui
représente le peuple. Mme de Saint-Ange le traite de
155
154

"sot", de "gros cochon" (p. 462) et d' "imbécile" (p. 463) ;


comportements produisant des effets de grandeur et de l'auteur regarde très lucidement en face, même si c'est pour
majesté, non les oeuvres elles-mêmes ni un genre. justifier son cynisme."7
La grande disparité des deux faces du nom Auguste L'une des questions controversées est celle de savoir
se retrouve dans le personnage d'Augustin qui est loin pourquoi on fait sortir Augustin avant de lire « Français,
d'être simple. Il paraît être un clown, mais il figure aussi encore un effort si vous voulez être républicains ». Chantal
l'homme destiné à conduire un règne nouveau, celui de la Thomas écrit que la lecture du pamphlet "intervient à la
suite d'une scène de débauche, selon un rythme qui fait
république après la Révolution française.
alterner orgie et dissertation. Elle correspond à la phase
En mêlant les quatre nobles et Augustin dans les t héo riqu e d 'u n e ent rep rise d e p erv ersion et n 'est
mêmes tableaux érotiques, en traitant les cinq corps de la instructive que dans le sens d'un apprentissage élitiste du
même manière sans aucun égard pour les statuts et les plaisir. C'est pourquoi, durant cette lecture, on renvoie le
différences de classe, Sade projette le bouleversement de la jardinier. On ne le rappelle que lorsque l'on revient à la
hiérarchie sociale. pratique."8 Une réplique de Mme de Saint-Ange semble
conforter le point de vue de Chantal Thomas :
C'est à travers ses écrits que Sade a accompli son
rêve de briser la hiérarchie. Partisan de la Révolution
française, il oeuvre sans cesse pour la liberté ; il dit : Mme de Saint-Ange — Sors, Augustin : ceci n'est pas
"j'atteste ici formellement n'avoir aucune [...] vues fait pour toi.9
perverses ; j'expose les idées qui depuis l'âge de raison se
sont identifiées avec moi et au sujet desquelles l'infâme
despotisme des tyrans s'était opposé tant de siècles."6 A mon point de vue, ce qui fait sortir Augustin, c'est
plus largement la réalité politique de l'année 1795, c'est-à-
dire le contexte de la publication de La philosophie dans le
boudoir. La Révolution française commencée avec les sans-
Les personnages d'Augustin, le jardinier, et de c ul o t t e s , s 'e s t t e r m i né e en 17 9 4 av e c l a mo r t d e
Lapierre, le valet, ont été diversement interprétés. Pour Robespierre. Deux décennies plus tard, la monarchie sera
Raymond Jean, La philosophie dans le boudoir, n'est pas restaurée et les nobles exilés reviendront, comme Dieu que
seulement une oeuvre littéraire, c'est aussi une oeuvre l'infâme Robespierre a voulu sortir de l'oubli.
politique : "à tout moment, la pensée s'y aiguise sur des
réalités que la Révolution a mises en évidence et que

7
Raymond Jean, Un portrait de Socle, Arles, Actes Sud, 1989.,
p. 303
8
Chantal Thomas, Sade, Paris, Seuil, 1994, p.192.
9
D.A.F. de Sade, La philosophie dans le p. boudoir, op. cit.,
6
D.A.F. de Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 506. 489.
156 157
Une fois la Révolution terminée, le peuple s'est et rongé d'une des plus terribles
retiré des lieux où elle s'était déroulée, mais il n'a pas véroles que l'on ait encore vues
disparu pour Sade. Dans La philosophie dans le boudoir, dans le monde" (p. 557).
Mme de Mistival, la mère d'Eugénie, entre en scène au Comme Augustin, c'est un
septième et dernier dialogue ; elle vient chercher sa fille.
homme du peuple, et c'est lui qui,
Pour les quatre protagonistes, elle figure la génération
d'avant la Révolution française, les valeurs du passé, et à l'invitation de Dolmancé, va
Dolmancé l'attaque directement : punir la mère d'Eugénie en tant
que symbole de la génération
d'avant la Révolution française. Il
Mme de Mistival — Quoi ! ma fille me désobéira, et je
ne pourrais pas lui faire sentir les droits que j'ai sur
n'y a là aucun humour noir,
elle ! mais l'exécution de la
Dolmancé — Et quels sont-ils, ces droits, je vous prie, sentence prononcée par le peuple
madame ? Vous flattez-vous de leur légitimité ? [...] contre la noblesse et la génération
Apprenez, madame, qu'il n'est rien de plus illusoire que
les sentiments du père ou de la mère pour les enfants attachée à l'Ancien régime.
[...] rien ne vous en prescrit la loi, et si, par hasard,
vous vous imaginiez en démêler l'origine, soit dans les
inspirations de l'usage, soit dans celles des effets
C'est en utilisant les possibilités qu'offre l'érotisme
moraux du caractère, étouffez sans remords des
sentiments absurdes [...] des sentiments locaux, fruits que Sade accomplit le bouleversement de la hiérarchie. En
des mœurs climatérales que la nature réprouve et que participant au libertinage des quatre nobles, Augustin
désavoua toujours la raison ! 10 abolit la hiérarchie sociale à laquelle l'érotisme est
indifférent. D'une manière semblable, Lapierre, à la
La rupture entre la mère et la fille représente la demande de Dolmancé, punit la mère d'Eugénie, car elle est
coupure entre les générations d'avant et d'après la un symbole de la génération d'avant la Révolution
Révolution française. C'est la rupture symbolique française. Par le truchement de ces deux formes de
nécessaire pour établir à la nouvelle république et de bouleversement de la hiérarchie, Sade projette son abolition
nouvelles moeurs. Dans cette perspective de lutte contre complète, et annonce le futur homme libre.
l'ancien, la mère d'Eugénie devient un objet de haine et une
victime des quatre protagonistes.
Quelques exemples suffiront à montrer la manière
Au septième dialogue apparaît aussi Lapierre. C'est dont Sade développe l'érotisme comme objet dans La
"un valet muni d'un des plus beaux membres qui soient philosophie dans le boudoir.

10
Ibid., p. 549-550. [...] imitez l'ardente Eugénie ; détruisez, foulez aux
pieds, avec autant de rapidité qu'elle, tous les préceptes
158peut-être dans la nature, mais [...].1111
malheureusement distillant le virus
D.A.F. de Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p.
378.

159
L'éducation d'Eugénie est un travail de destruction Ce n'est pas seulement pour les plaisirs que Sade
de tous les préceptes établis. C'est le principal sujet de La incite quiconque à se livrer à l'impudicité, mais pour
philosophie dans le boudoir, quoique l'érotisme de la mise surmonter les valeurs anciennes du XVIIIe siècle. Il fait de
l'érotisme une méthode pour dépasser les bornes morales
en scène puisse le voiler.
et religieuses de son temps. C'est en cela que l'érotisme
joue plus que son propre rôle, qu'il fonctionne comme
Mme de Saint-Ange — [...] J'aurais deux plaisirs à la
f o i s , c e lu i d e jo u ir mo i - mê me d e c e s v o l u p té s
objet. A ce point de vue, on peut dire que "Sade écrit pour
criminelles et celui d'en donner des leçons, d'en les imbéciles" 1 4 . Si en lisant La philosophie dans le
inspirer les goûts à l'aimable innocente [...] pour boudoir, on demeure frappé par le caractère érotique de
culbuter dans elle tous les faux principes de morale.12 l'oeuvre, on ne peut rien voir d'autre ; et si on n'apprécie
pas la philosophie qu'il cache, on est sans doute un
Ce propos de Mme de Saint-Ange résume le projet imbécile. Il faut saisir que l'érotisme en tant qu'objet est
de Sade, qui est de mêler érotisme et admiration de la un dispositif littéraire.
Révolution française. Eugénie, qui figure la nouvelle
génération appelée à conduire la république reçoit une
éducation à la manière de Sade, c'est-à-dire une éducation Sade, qui a passé un tiers de sa vie en prison, où il a
dont le moyen principal, et non le but, est l'érotisme. Car à écrit la plupart de ses textes, est à la fois un homme de
travers cette initiation érotique, Eugénie se forme bien au- lettre et un homme des prisons. Derrière les grilles, comme
delà de la seule pratique des plaisirs. L'érotisme s'élargit, soustrait à la réalité, il a pu rêver sans freins ni limites, et
déborde des limites dans lequel l'enferme le sens commun, aller jusqu'à ce que Albert Camus appelle "un rêve de
pour devenir ce qui insuffle à la jeune fille le goût de la destruction universelle"I5 et de "négation absolue"16.
Révolution française, et réduit à néant pour elle tous les
faux principes de morale de l'Ancien régime. La fonction "Le désert que la Bastille fut pour lui [Sade], la
de l'érotisme en tant qu'objet est donc de révéler que le littérature devenue seule issue de la passion, voulut qu'une
sujet réel du texte est la Révolution française. surenchère fît alors reculer les limites du possible, au-delà
des rêves les plus insensés que l'homme eût jamais formés
par la vertu d'une littérature condensée dans la prison, une
[...] menaces, exhortations, devoirs, vertus, religion, image fidèle nous fut donnée de l'homme devant lequel
conseils, qu'elle foule tout aux pieds : qu'elle rejette et
méprise opiniâtrement tout ce qui ne tend qu'à la 14
renchaîner, tout ce qui ne vise point, en un mot, à la Catherine Cusset, "La prise de la bêtise", dans Europe, n° 835-
836, novembre-décembre, 1998, p.13.
livrer au sein de l'impudicité» 15
Albert Camus, L'homme révolté (1951), Paris, Gallimard,
1992, p. 55.
16
12
Ibid., p. 388. Ibid., p. 54.
13
Ibid., p. 416. 161
160
vraiment une chose assez générale dans le monde
autrui cesserait de compter." 17 Pour sa part, Georges
entier, une chose que les gens comprennent. [...] Mais
Bataille écrit : "la violence est silencieuse et le langage de s i o n s e s e r t d e l ' é r o t i s me c o m me b a s e p r i n c i p a l e ,
Sade est paradoxal"18. La violence ne parle effectivement comme but principal, alors cela prend la forme d'isme,
pas, mais le langage dans lequel Sade l'écrit n'est pas pour au sens école du mot.
autant paradoxal : c'est un langage littéraire, un objet, une — Quelle significati on personnelle donnez-vous à
manière de voir et de faire voir la violence sexuelle. l'érotisme ?
— Je ne lui donne pas une signification personnelle,
Dans les termes de Saussure, l'érotisme chez Sade mais enfin c'est vraiment le moyen d'essayer de
n'est pas à situer du côté du signifié, mais du signifiant. mettre au jour des choses qui sont constamment
Car au lieu de restituer l'érotisme lui-même, Sade, du fond cachées — et qui ne sont pas forcément de l'érotisme
de ses prisons, le manipule et réinvente un nouveau réel. — à cause de la religion catholique, à cause des règles
sociales. Pouvoir se permettre de les révéler et de les
Dans ses mots, l'érotisme n'est plus le signifié qu'il est
mettre volontairement à la disposition de tout le
dans la réalité habituelle, mais le signifiant qui ouvre l'accès monde, je trouve que c'est important parce que c'est la
à un nouveau réel. Dans La philosophie dans le boudoir, b a s e d e t o ut e t q u' o n n' e n pa r l e j a ma i s . L ' ér o t i s me
Sade "nous fait assister en direct à cette théâtralisation de était un thème, et même plutôt un « isme », qui était la
la pensée" 19 , et par ce jeu sur le registre du signifiant b a s e d e t o ut c e q u e j e fa i s a is a u mo me n t d u G r a n d
parvient à produire un effet de surprise. L'érotisme chez Verre. Cela m'évitait d'être obligé de rentrer dans les
théories déjà existantes, esthétiques ou autres.20
Sade n'est donc ni l'érotisme réel ni même une métaphore,
mais l'érotisme réinventé, devenu objet.

L'objet-sculpture Feuille de vigne femelle est une


oeuvre que Duchamp a réalisée à l'âge de 62 ans.
L'entretien avec Cabanne a eu lieu en 1966, il avait alors 78
Comment se développe l'objet érotique chez ans, il lui restait deux années à vivre. Quand Duchamp dit, à
Duchamp ? La question peut être approchée à travers Not la fin de sa vie, que l'érotisme est une chose assez
a shoe, Feuille de vigne femelle, Objet-dard et Coin de générale dans le monde et que c'est la base de tout, il
Chasteté, mais il faut d'abord répondre à celle-ci : qu'est-ce ressemble à Confucius publiant, à la fin de sa vie, une
que l'érotisme dont parle Duchamp ? anthologie de poèmes intitulée le Shijing, qui décrit la vie
sexuelle du peuple. Dans l'oeuvre de Duchamp l'érotisme
est à la fois présent et caché "à cause de la religion
catholique, à cause des règles sociales". L'érotisme chez
17
Georges Bataille, L'érotisme (1957), Œuvres complètes, tome
X, Paris, Gallimard, 1987, p.167. 20
18 Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, op. cit., p.153-
Ibid., p.185.
19 154.
Annie Le Brun, Soudain un bloc d'abîme, Sade (1986), Paris,
J.-J. Pauvert, 1989, p. 82.
— [...] Je crois beaucoup à l'érotisme, parce que c'est 163
Duchamp est sous-jacent, il n'est pas direct, mais indirect. de ces organes. Par exemple,
Ce caractère indirect constitue aussi une clé pour Objet-dard est une forme
comprendre l'objet duchampien. phallique, et le titre dont il se
pare le désigne à l'évidence aux
Feuille de vigne femelle est un moulage en négatif apparences sexuelles imparties au
d'un sexe féminin, et Objet-dard est une forme phallique. mâle. Par rapport à cela, Feuille de
Coin de Chasteté représente la réunion de Feuille de vigne Vigne femelle, objet-sculpture qui
femelle et d'Objet-dard. Jean Clair s'intéresse aux
fait des "convexités des
différentes empreintes de l'organe sexuel féminin que sont à
concavités"23, est une figure
ses yeux Feuille de vigne femelle, Not a shoe et Objet-dard.
féminine. Comme Jean Clair,
La Feuille de vigne femelle est ainsi très précisément Georges Didi-Huberman
l'empreinte d'une aine féminine [...] Not a shoe est s'intéresse à l'empreinte de
une empreinte limitée à une zone plus précise et plus l'organe sexuel, mais c'est le
particulière de la région inguinale, le saillant qui
c o r r e s p o n d à u n e f e n t e , e t l'Objet-Da rd e s t u n e renversement qu'il retrouve dans
e mp r e i n t e e n q u e l q u e s o r t e p l u s p r o f o n d e o u p l u s tous les objets érotiques de
i n t er ne . . . L' e mp r e i n t e de Not a shoe, q u i es t u ne Duchamp.
impression (passive), une fois utilisée active ment
c o m me u n o u t i l à i m p r i me r , c o m m e u n c o i n q u ' o n
enfoncerait dans une pâte plastique, donne en retour [...] l'empreinte renverse tout. D'une part, elle inverse
naissance à une fente rose qu'il va obturer, tel un
systématiquement les conditions morphologiques de
plombage dentaire qui obture une mâchoire... Mais tous
ces jeux sur le plein et le vide, sur le positif et le son référent : l'empreinte d'un corps convexe est en
négatif, sur l'empreinte (active), et l'impression général un corps concave. D'autre part, cette inversion
( p a s s i v e ) s u r l e c o n c a v e e t l e c o n v e x e d ' u n m ê me topique engage toute la sphère des significations : elle
objet, appliqués à un organe du corps humain, fonctionne alors comme un « renversement de sens »
renvoient précisément à la différenciation et à la — s e n s - s è ma o u s e n s - s ô ma — , d a n s u n e a c c e p t i o n
complémentarité sexuelles [...].21 presque nietzschéenne du terme. Mais ce renversement
de sens, avec le renversement de valeurs qu'il semble
bien impliquer, n'a rien chez l'artiste d'une décision
Clair souligne la différenciation et la complémentarité violente ni d'une philosophie « à coups de marteau ».
sexuelles présentes à travers les objets érotiques de D u c h a mp o b t i e n t q ue to u t s e r e n ve r se , s i mp l e me n t
parce qu'il observe et prolonge en formes concrètes la
21
Jean Clair, Duchamp et la photographie, Paris, Chêne, 1977,
réversibilité de toute chose. C'est en cela qu'il se
p.106. montre essentielle ment sculpteur ; c'est en cela que
toute sa pensée peut être comprise comme une
164Duchamp. Il insiste aussi sur la f o r m a l i s a t i o n e t c o m m e u n e e x p é r i me n t a t i o n d e s
"réversibilité"22. Car ce qui est rapports entre le lieu et la chair.24
suggéré, c'est la réversibilité
22
Jean Clair, "Erotisme", dans Marcel Duchamp, tome Ill
(Abécédaire), catalogue de l'exposition, Paris, Centre Georges
Pompidou, 1977, p. 56.
23
Ibid., p. 56.
24
Georges Didi-Huberman, L'empreinte, Paris, Centre Georges
Pompidou, 1997, p.149.

165
Le propos de Didi-Huberman sur le convexe et le Comme il y a un double jeu du texte chez Sade, il y a chez
concave ressemble beaucoup à celui de Clair sur Duchamp un double jeu, en ce sens que l'érotisme et le
l'impression et l'empreinte. La différence est que l'un concept de l'objet coexistent dans Not a shoe, Feuille de
nomme renversement ce que l'autre appelle réversibilité. vigne femelle, Objet-dard et Coin de Chasteté. De là il est
possible de regarder l'objet duchampien à la lumière du
Pour moi, les objets érotiques de Duchamp sont surtout
double jeu du nom chez Sade. D'après Yvon Belaval25, on ne
remarquables par leur caractère indirect. Pour éclairer ce peut s'empêcher de rêver sur les noms des personnages de
point, faisons d'abord une brève comparaison entre Sade. Les a-t-il inventés ou rencontrés en ses lectures, à la
Duchamp et Sade. façon ordinaire des romanciers ? Les a-t-il chiffrés, lui qui
voyait des signes dans les nombres, les mots, les
Ils se ressemblent en ce qu'ils utilisent l'érotisme syllabes ? Nous ne pouvons que poser la question. Que
sans qu'il soit le sujet ni le but : ils jouent de l'image Saint-Ange soit aussi peu « sainte » que « ange »,
virtuelle que l'érotisme nous donne sensiblement. qu'Eugénie soit, pour l'initiation à laquelle elle s'offre, la «
Cependant, ils se différencient par leurs visées. Sade en bien née » ou la « bien douée », voilà qui alerte. D'après
tant qu'adepte des Lumières utilise l'érotisme pour Philippe Sollers26, les noms des personnages de l'Histoire
bouleverser la religion, les moeurs et la hiérarchie du XVIIIe de Juliette sont en majeure partie, s'ils appartiennent aux
siècle, et pour présenter l'homme libre de la nouvelle figures actives de la narration, de type mythologique et
république après la Révolution française. En revanche, comme suscités par la langue elle-même — montrant par
Duchamp utilise l'érotisme dans le monde de l'art, sans là, parfois ironiquement, que c'est elle qui procède en fait à la
projet extérieur, sans but politique. Il est en fait plus disposition du réel : Noirceuil (noir-seuil : c'est lui qui nous
simple que Sade. Bien qu'il dise que l'érotisme est "une introduit au coeur de la monstruosité), Saint-Fond (fond-
chose assez générale dans le monde entier" et "la base de sacré, il parlera de l'enfer), Clairwil (clair-vouloir, elle
tout", l'érotisme n'est pas si général dans son oeuvre ni la enseigne Juliette), Durand (ce qui dure, la sorcière qui est en
base de toutes ses productions, alors que c'est le cas pour possession des secrets de la durée), un financier : Mondor, un
Sade. L'érotisme chez Duchamp est intérieur, quand il est brigand : Brisa-Testa, Olympe (meurt dans un volcan),
extérieur chez Sade et étonne tout le monde. Lorsange (l'or, sang, ange), une religieuse : Delbène (à
l'âme noire comme de l'ébène).
Duchamp et Sade peuvent être comparés en
confrontant le double jeu du texte et le double jeu du nom.
La philosophie dans k boudoir est à double jeu :
25
e x t é ri eu r eme n t, c 'e s t u n e o eu v r e éro t i q u e , ma i s Yvon Belaval, "Préface" 8 La philosophie dans le boudoir,
Paris, Gallimard, 1976, p. 9-10.
intérieurement, c'est un texte qui prend parti pour la
26 Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, Paris,
Révolution française, et qui essaie de surmonter la pensée Seuil, 1968, p. 59-60.
de l'Ancien régime et le XVIIIe siècle. C'est dire que
167
166
l'érotisme et la philosophie des Lumières y coexistent.
Comme Belaval et Sollers le montrent, les noms des chez Sade est métaphore, et
personnages chez Sade figurent leurs rôles dans le texte. celui de Duchamp est objet. Mais
Dans La Philosophie dans le boudoir, il y a trois le plus intéressant dans l'objet
générations : Mme Mistival représente la génération de duchampien, où opère toujours le
l'Ancien régime, Mme de Saint-Ange et Dolmancé celle de
double jeu du nom, c'est que
la Révolution, et Eugénie représente la nouvelle génération
qui ouvre les yeux sur le nouveau monde après la l'érotisme ne vient pas du
Révolution française. Comme Eugénie, Augustin nom, mais de la chose
représente cette nouvelle génération. Tous deux sont présentée. Autrement dit,
jeunes. La différence entre eux, c'est qu'Eugénie est de la Duchamp cache l'érotisme à
noblesse, alors qu'Augustin est du peuple. Si le nom l'intérieur de l'oeuvre.
d'Eugénie a pour sens la « bien née » ou la « bien douée »,
que signifie le nom d'Augustin ? A la fois le clown et la
majesté. Dans La philosophie dans le boudoir le rôle L e d o u b l e j e u d u t e x t e d e S a d e y a ssu r e l a
d'Augustin est simultanément clownesque et majestueux. coexistence de la philosophie des Lumières et de
En tant qu'homme du peuple, il est un clown devant les l'érotisme. Les objets de Duchamp, y compris ceux qui
nobles ; mais, en même temps, il est présenté en tant que sont chargés d'érotisme, ont aussi un double
majesté qui dirigera la nouvelle république. Car après la fonctionnement, en ce qu'ils font converger l'humour et
Révolution française, c'est le peuple qui régnera. Certes, l'esthétique. Tandis que l'érotisme chez Sade est agressif et
l 'A ug u st e d e ci rq u e i n v oq u é p o u r j u s t ifi e r c e t t e violent, il est chez Duchamp humoristique et ludique. C'est
interprétation n'apparaît en Europe qu'en 1864, et on peut que l'objet duchampien procède d'une déréalisation ou d'une
faire de cette date un obstacle. Mais si on accepte, comme désublimation. L'érotisme chez Duchamp est sous-jacent : il
dans les présentations de Belaval et de Sollers, l'idée de n'est pas direct ou cru, mais indirect.
double signification des noms des personnages, on doit
considérer que Sade anticipe sur l'acception officielle du L'objet dans l'art est une chose transformée
mot "auguste", puisque dans La Philosophie dans le indirectement. Par exemple, Feuille de vigne femelle n'est
boudoir, publiée en 1795, Augustin joue effectivement le pas une représentation directe de l'organe sexuel féminin,
rôle de clown et de majesté. mais un moulage en négatif qui suggère le sexe de la femme.
Objet-dard ne présente pas directement le sexe masculin,
mais l'évoque fortement. En l'absence de Feuille de vigne
femelle et d'Objet-dard, on ne pourrait dire que Coin de
Sade présente ses personnages romanesques à Chasteté représente la conjonction sexuelle de l'homme et de
travers le double jeu du nom. Duchamp fait de même en la femme. Car ce n'est d'emblée que l'emboîtement d'un
présentant des objets comme Fontaine qui vient d'un élément en plâtre galvanisé et d'un autre en matière
urinoir ; Trébuchet, d'un porte-manteau ; Marchand du sel plastique pour dentisterie. Comme Feuille de vigne femelle
168et Rrose Sélavy, de Duchamp et Objet-dard, Coin de Chasteté ne constitue pas directe-
ment une image sexuelle. Tous ces objets représentent
lui-même. Le double jeu du nom
l'érotisme de manière indirecte.

169
Ce caractère indirect des objets érotiques de une fois placées dans un lieu d'exposition. Une sorte de
Duchamp est en fait un caractère général de l'ensemble de trouble est généré par la découverte des objets
ses oeuvres. Ce n'est pas en les montrant directement telles duchampiens, où des choses quotidiennes soustraites à leur
quelles, qu'il fait de choses des objets, mais en les contex te h abitu el se p arent soud ain d'une imag e
transformant linguistiquement et matériellement. Lorsqu'il d'étrangeté complètement différente de leur allure
l e s p ré s en t e à sa m a n i è r e , e l l e s s e t r ans fo r me n t ordinaire. Maurice Eschapasse partage la même opinion :
visiblement. Ce qui est vrai de ses objets érotiques — le
fait qu'ils ne sont pas présentés directement, mais
indirectement à travers un nouveau titre — est vrai de tous L a p r ésen t a t i o n d ' u n t e l p r o d u i t c o m m e r c i a l e t
utilitaire dans un musée ou une galerie, donc dans un
les objets duchampiens. lieu consacré à l'art, crée une tension, un sentimen t
d'incompatibilité chez le spectateur.28

Comme Dagognet, Eschapasse souligne le sentiment


d'incompatibilité que suscitent chez le spectateur les
2. Le caractère indirect et l'Autre matériel choses banales, là où il s'attend à voir des oeuvres d'art au
sens traditionnel du terme. La démarche de l'artiste le
Le caractère indirect des objets de Duchamp est dérange, le scandalise, et pour qu'il puisse accommoder
caché, intérieur, du fait que l'objet se développe son regard à nouveau après ce trouble, non point de sa
métaphoriquement à travers un nouveau titre. Quand nous vision mais de sa perception, il lui faut un effort de remise
disons que l'objet fait disparaître la signification habituelle en question aussi bien de certaines habitudes de son esprit
d'une chose, quelle est la qualité principale que lui et de sa sensibilité, que de tout un arrière-plan culturel que
trouvons-nous ? C'est l'étrangeté. Elle résulte de notre consacre traditionnellement les espaces dédiés à l'art.
appréhension de la distance entre la chose réelle et la chose
présentée comme oeuvre d'art dans un lieu d'exposition.
Cette étrangeté apparaît d'abord comme déplacement de la Pourquoi des choses quotidiennes dans un lieu
banalité. François Dagognet écrit : d 'ex position nous donn ent-elles un e impression
d'étrangeté ? C'est que nous sommes alors en présence de
l'autre, en ce sens que "l'autre homme demeure autre. Et
Exposé dans une galerie ou un musée, le porte- ceci, affirme Levinas, c'est précisément l'étrangeté de
bouteille, par exemple, perd d'emblée sa livrée
utilitaire??
28
Maurice Eschapasse, "L'avènement de l'objet", dans Douze
ans d'art contemporain en France, catalogue de l'exposition, Paris,
27
François Dagognet, Pour l'art d'aujourd'hui, Paris, Ed. Dis Réunion des musées nationaux, 1972, p. 60.
Voir, 1992, p. 60.
171
170
Dagognet voit les choses perdre leur livrée utilitaire
l'autre" 29 . A travers le concept de l'Autre nous pouvons est une séparation radicale : un néant.
cerner la raison pour laquelle une chose exposée dans un Dans Le temps et l'autre, Emmanuel Levinas traite
lieu d'art est étrange. de diverses questions philosophiques, dont celle du
Qu'est-ce que l'Autre ? Le mot « autre » est rapport de moi et à l'autre. La question se présente
synonyme de « différent, distinct, divers et séparé ». Mais d'abord sous la forme : qu'est-ce que l'Autre ?
Levinas parle de l'Autre, qui vient de moi. Lisons d'abord
une phrase de Jean-Paul Sartre : Nous sommes entourés d'êtres et de choses avec
lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par
le toucher, par la sympathie, par le travail en commun,
[...] autrui, en effet, c'est l'autre, c'est-à-dire le moi nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont
qui n'est pas moi ; nous saisissons donc ici une transitives : je touche un objet, je vois l'Autre. Mais je
négation comme structure constitutive de l'être- ne suis pas l'Autre. Je suis tout seul. C'est donc l'être
autrui.30 en moi [...].32

L'Autre, selon Levinas, est un être en moi. Mais le


Qu'est-ce que l'être-autrui dont parle Sartre ? Autrui « je » n'est pas l'Autre. L'Autre est un "autre moi"33 qui
est "celui qui n'est pas moi et que je ne suis pas. Ce ne- vient de moi, mais qui n'est pas moi. L'Autre n'est pas un
pas indique un néant comme élément de séparation donné alter ego ni une doublure ni un sosie, mais un individu
entre autrui et moi-même. Entre autrui et moi-même, il y a appartenant au même genre que moi. L'Autre chez Levinas
un néant de séparation. Ce néant ne tire pas son origine de vient donc du « je ». La question se déplace et se reformule
moi-même, ni d'autrui, ni d'une relation réciproque en : qu'est-ce que le « je » ?
d'autrui et de moi-même ; mais il est, au contraire,
originellement le fondement de toute relation entre autrui et
moi, comme absence première de relation."31 C'est dire que Situation dialectique qui décrit plutôt qu'elle n'exclut
l'autre selon Sartre vient de moi, il est directement dérivé un phénomène qui s'impose maintenant : le « je ».
de la situation de la réalité existentielle de l'individu isolé Les ph i l os o p h es o n t to u j o u r s r e c o n n u a u « je » u n
caractère amphibique : il n'est pas une substance, c'est
dans la société moderne. Autrui renvoie donc à ce qui est pourtant un existant par excellence. [...] Certes le
séparé de moi, et à ce qui m'est étranger. Il est remarquable présent et le « je » virent en existants et on peut en
composer un temps, avoir le temps comme un
29 existant. [...]
Arno Münster, "L'autre dans la phénoménologie de Husserl,
chez Sartre et chez Emmanuel Levinas ou de « l'alter ego » vers le 32
Emmanuel Levinas, Le temps et l'autre (1979), Paris, PUF,
désir d'autrui", dans La différence comme non-indifférence, Paris, Ed. 1994, p. 21.
Kimé, 1995, p. 61. 33
30
Jean-Paul Sartre, L'être et le néant (1943), Paris, Gallimard, Fabio Ciaramelli, Transcendance et Ethique, Bruxelles, Ed.
OUSIA, 1989, p.169.
1990, p. 275.
31
Ibid., p. 275. 173
172
que Sartre considère que ce qu'il y a « entre autrui et moi »
Présent, « je » — l'hypostase est liberté.34 Autrui"38, et que Sartre dise à l'inverse que "autrui, en
effet, c'est l'autre", ils utilisent le même concept. Car
Le « je » a un caractère amphibique, mais il est un autrui et l'Autre viennent de moi, mais ne sont pas moi. Le
existant trouvé par le moi qui s'affirme comme moi. La plus intéressant est que chez Sartre et Levinas l'Autre est
rupture se révèle "quand on comprend que le « je » n'est l'Autre humain qui vient de moi, des hommes.
pas initialement un existant mais le mode d'exister lui- Quand on ressent un sentiment d'étrangeté devant
même, qu'il n'existe pas à proprement parler" 3 5 . La une chose présentée comme œuvre d'art dans un lieu
conscience est cette rupture, cette déchirure qui a lieu par d'exposition, c'est que l'on rencontre l'Autre au sens de
le présent. C'est par le présent que le moi commence. Le Levinas. Toutefois, ce n'est pas l'Autre humain, mais
« je » est ainsi ce mode d'exister qui, dans le présent, l'Autre matériel qui vient des choses quotidiennes. Cet
s'arrache à la vigilance impersonnelle. Sortie de Autre matériel se révèle dans la distance qui existe entre la
l'anonymat, le « je » n'est pas qualifié d'abord comme chose réelle et la chose exposée.
durée, mais comme commencement. Le « je » ici est seul,
parce qu'il est un. Cette solitude n'est pas désespoir, mais
souveraineté36.
L'Autre qui vient de moi rend sensible la distance
Si, comme le dit Levinas, la "situation dialectique entre l'Autre et moi. Cette distance se retrouve entre la
[...] décrit plutôt qu'elle n'exclut un phénomène qui chose réelle et la chose exposée dans un lieu d'art. Cette
s'impose maintenant : le « je »", le concept de l'Autre distance perceptive nous confronte à l'Autre, car elle est
commence à partir du « je ». Mais le « je » se substitue au "distance entre l'homme et les autres hommes, distance
Même, et ce Même se confronte à l'Autre. Enfin, le « je » entre l'homme et lui-même, entre l'homme et le monde,
se confronte à l'Autre. entre le monde et lui-même"39. Comment se creuse cette
distance ? Dans l'objet duchampien, il y a la distance entre
l'urinoir réel et l'urinoir renversé dans un lieu d'exposition,
Sartre définit autrui comme un moi qui n'est pas entre le porte-manteau réel et le porte-manteau fixé sur le
moi. Levinas définit l'Autre comme l'être qui n'est pas plancher, entre la pelle à neige réelle et la pelle à neige
moi en moi. Bien que Levinas dise que "l'autre « assumé » suspendue en l'air, entre la roue de bicyclette et la roue de
— c'est autrui" 3 7 et que "l'absolument Autre, c'est bicyclette renversée sur le tabouret, entre le porte-chapeau
réel et le porte-chapeau pendu au plafond, et entre La

34
Emmanuel Levinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 33-34. 38
Emmanuel Levinas, Totalité et Infini (1971), Paris, Livre de
35
Ibid., p. 33. poche, 1994, p. 28.
36 39
Ibid., p. 35. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1961), Paris,
37
Ibid., p. 67. Minuit, 1986, p. 55-56.

174 175
Joconde et La Joconde qui porte la moustache et la Julia Kristeva, se précise le
barbichette. décalage entre la langue
littéraire et la langue courante.
Quand Duchamp présente une chose quotidienne Kristeva emprunte le terme de
comme oeuvre d'art, la distance est évidente entre la chose "chora" au Timée de Platon pour
en tant qu'élément du quotidien et la chose en tant désigner une articulation toute
qu'oeuvre d'art. Au sentiment d'étrangeté que l'on ressent
provisoire, essentiellement
devant la chose exposée, on sait qu'elle nous met en
présence de l'Autre — de l'Autre matériel qui vient de la mobile, constituée de
chose exposée. mouvements et de leurs stases
éphémères. Elle distingue cette
Le concept de l'Autre matériel permet de articulation incertaine et
comprendre la distance entre la chose réelle et la chose
exposée, et l'étrangeté de celle-ci. En même temps, à indéterminée, d'une
travers le caractère indirect de l'objet et l'Autre matériel, disposition qui relève déjà de
on peut tenter de saisir pourquoi la chose chez Duchamp la représentation et qui se prête
n'est pas la chose réelle du même ordre que le langage à l'intuition phénoménologique
courant, mais la chose indirecte de l'ordre du langage spatiale pour donner lieu à une
littéraire. géométrie. Pour Kristeva, la
chora est un espace où la
pulsion et la signifiance se
retrouvent. Ici, le
3. La chose indirecte sémiotique (en tant que
modalité psychosomatique du
Quand on regarde Fontaine, on voit une chose banale procès de la signifiance, c'est-à-
communément appelée urinoir, et on peut se demander : dire non symbolique mais
cet urinoir n'est-il pas un urinoir ordinaire ? Ou en quoi articulant un continuum) et le
diffèrent l'urinoir intitulé Fontaine et l'urinoir ordinaire ? symbolique (un produit
Bien évidemment Fontaine est un urinoir réel. Mais social du rapport à l'autre, à
dans l'art il n'a pas la même signification que dans la travers les contraintes
réalité. Dans l'objet duchampien, Fontaine est la chose
objectives constituées par les
symbolique qui vient de l'urinoir, pas la chose sémiotique.
différences biologiques, entre
au tres sexu elles, et p ar les
176A travers la notion de structures fa miliales
"chora" 40 développée par concrètement et historiquement
données) se réunissent. A
travers cette réunion du
sémiotique et du symbolique,
l'homme qui a appris le
langage peut profiter du
monde des choses que le
langage représente. D'autre
part, le langage et la vérité
se lient à travers le procès
de la signifiance dans la chora.
Comme la pulsion et le symbole
se réunissent, la chose et le
symbole se lient. Mais la chora
qui a des énergies peut sortir du
monde sémiotique ou du monde
des pulsions pour le monde
symbolique. C'est la motilité de
la chora.

A travers la chora telle que Kristeva la présente, le


sémiotique et le symbolique s'articulent. De ce point de

40
Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris,
Seuil, 1974, p. 22-30.

177
vue, si Fontaine est bien un urinoir réel, c'est un urinoir réveillées par des stimuli de telle sorte que la configuration
symbolique dans l'art. Fontaine est donc à prendre comme sonore ou articulaire du mot est donnée avec les traces
une métaphore de l'oeuvre d'art et comme la chose cérébrales ou psychiques", et le second "considérant à
symbolique par laquelle Duchamp présente le concept de l'inverse que la fonction de parler serait entièrement
l'objet. L'urinoir dit Fontaine est donc complètement déterminée par celle de penser".
différent de l'urinoir ordinaire.
Par la suite, en particulier dans La prose du monde,
Merleau-Ponty dépasse la structure linguistique de
La différence étant établie à travers la chora de Saussure. Il découvre le monde de l'art et du langage
Kristeva, reprenons la question : qu'est-ce que la chose indirect comme différents de celui du langage courant.
que Duchamp utilise ? et tournons-nous vers le langage
indirect de Maurice Merleau-Ponty pour y répondre. Dans La prose du monde, Merleau-Ponty analyse la
peinture à travers le langage, car il estime que le langage "ne
Le langage que Merleau-Ponty étudie est le "langage procède pas autrement que la peinture". Ce livre
dans le monde perçu"41, le langage comme phénomène posthume, dont le texte est établi et présenté par Claude
culturel. Quand il présente "le langage indirect et les voix Lefort, situe l'analyse du langage littéraire à l'intérieur
du silence"42 dans Signes (1960) et "le langage indirect"43 d'un e interrog atio n p lu s vaste du ph énomèn e de
dans La prose du monde (1969), c'est pour analyser la l'expression qui, de cette façon, consolide son importance
peinture à travers le langage. Mais, avant Signes et La dans le cadre de la réflexion de Merleau-Ponty et, de plus,
prose du monde, Merleau-Ponty s'est déjà intéressé à la s'offre comme clé de lecture privilégiée pour ses travaux
relation entre le langage et la peinture dans la antérieurs et pour toute sa philosophie.
Phénoménologie de la perception (1945). Pour lui, cette
relation suppose un travail de déconstruction préalable de Il est remarquable que dans La prose du monde
deux manières "en apparence opposées mais en réalité Merleau-Ponty se consacre principalement au langage
complices" 4 4 . Ces deux manières correspondent au indirect qui explique la peinture.
réalisme et à l'intellectualisme, le premier "se représentant
Merleau-Ponty soutient que le langage ressemble
41
"aux choses et aux idées qu'il exprime, il est la doublure de
Gary Brent Madison, La phénoménologie de Merleau-Ponty, l'être, et l'on ne conçoit pas de choses ou idées qui
Paris, Ed. Klincksieck, 1973, p. 136.
42
Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 49-
104.
43
Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde (1969), Paris, 45
Gallimard, 1997, p. 66-160. Ibid., p.45.
44 46
Vincent Peillon, La tradition de l'esprit, Paris, Grasset, 1994, Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p.124.
p. 45.
179
178
le langage comme un ensemble d'images verbales
47 Merleau-Ponty distingue donc deux langages : le
viennent au monde sans mot" . Si le langage courant
désigne directement les choses, le langage littéraire, qui ne parlé et le parlant. Le langage parlant signifie "de façon
procède pas ainsi, est indirect. Que fait le langage ? oblique, indirecte, à travers l'inépuisable vibration qui
parcourt les différences entre les signes, à travers les
La tâche du langage est semblable : étant donné une veinures de silence que ces différences évoquent et par
expérience qui peut être banale mais se résume pour lesquelles, sans solution de continuité, elles sont
l'écrivain en une certaine saveur très précise de la vie, évoquées"50. C'est par le décentrage et la restructuration
étant donné par ailleurs des mots ; des formes, des des signes et des significations qu'offre le langage parlé,
tournures, une syntaxe, et même des genres littéraires, que le langage parlant agit de manière continue et qu'il est à
des manières de raconter qui sont, par l'usage, investis même de saisir et de dire, de façon indirecte ou allusive, le
déjà d'une signification commune, à la disposition de nouveau et le différent, les portions du réel que les
chacun, choisir, assembler, manier, tourmenter ces conceptions dominées par le fantôme du langage pur
instruments de telle manière qu'ils induisent le même délaissent ou excluent.
sentiment de la vie qui habite l'écrivain à chaque
instant, mais déploy é désormais dans un monde
imaginaire et dans le corps transparent du langage 48 La perspective de Merleau-Ponty met en évidence la
vitalité autonome des mots, qui, loin de se limiter à porter
Merleau-Ponty affirme que le langage se déploie et à transporter des significations préétablies, s'avèrent à la
"dans un monde imaginaire". Il conteste le fantôme d'un fois beaucoup plus proches et beaucoup plus éloignés de
langage pur, de l'idéal d'un langage fait de signes ce qu'ils signifient, en dépit de ce que veulent croire les
complètement transparents, destinés à se superposer et à conceptions développées sous l'influence du fantôme du
désigner, sans bavures ni équivoques, des choses ou bien langage pur.
des significations déjà définies et également pures. Ce
fantôme d'un langage pur naît de la considération de ce que
Merleau-Ponty appelle le langage parlé. A travers le langage parlé et le langage parlant,
Merleau-Ponty arrive au langage littéraire qui "ne peut dire
des choses neuves qu'à condition que nous fassions cause
[...] il y a deux langages : le langage après coup, celui
qui est acquis, et qui disparaît devant le sens dont il est
commune avec lui, que nous cessions d'examiner d'où il
devenu porteur, — et celui qui se fait dans le moment vient pour le suivre où il va, que nous laissions les mots,
de l'expression, qui va justement me faire glisser des les moyens d'expression du livre s'envelopper dans cette
signes au sens, — le langage parlé et le langage
50
parlante Mauro Carbone, "La dicibilité du monde : La période
intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty à partir de Saussure",
47 dans Maurice Merleau-Ponty, le philosophe et son langage, Paris,
Ibid., p.10-11.
48 Ed. J. Vrin, 1993, p. 86.
Ibid., p. 67.
49
Ibid., p. 17. 181
180
buée de signification qu'ils doivent à leur arrangement [...] il n'y a pas chez Duchamp de dialectique viable,
singulier, et tout l'écrit virer vers une valeur seconde et car il ne fait qu'exploiter l'objet aliéné, en investissant
cet objet d'une sorte de mystification. [...] ce que je
tacite où il rejoint presque le rayonnement muet de la v e u x d ir e , c ' e s t q u e Du c h a mp p r o p o se u n e sor t e d e
peinture" 51 . Merleau-Ponty conteste d'abord le fantôme sanctification des objets aliénés, ce qui nous donne une
du langage pur, présente ensuite le langage parlé et le génération de produits manufacturés. [...] En retirant
langage parlant, et arrive enfin au langage littéraire. C'est un objet du processus de fabrication et en l'isolant,
un langage qui ne cherche qu'à exprimer la peinture sans D u c h a mp c h e r c h e à t r a n s c e n d e r l a p r o d u c t i o n e l l e -
même
mots. La peinture est muette, ses voix sont les "voix du
silence"52. Pour Merleau-Ponty "le langage dit"53, et dans
ce petit mot se blottit l'intention de dévoiler la chose L'idée de Smithson concernant la mystification et la
même, de dépasser l'énoncé vers ce qu'il signifie. sanctification des objets aliénés, est aujourd'hui assez
largement partagée. Soutenant la thèse selon laquelle
Duchamp cherchait à transcender la production elle-même,
C'est après avoir perçu les voix du silence dans la il pointe le mépris que ce dernier avait pour le processus
peinture, que Merleau-Ponty s'est mis à contester le de réalisation. Comme beaucoup de critiques d'art avant
fantôme du langage pur, et c'est en poursuivant en ce sens lui, Smithson s'interroge sur la signification de l'objet
qu'il en est venu à mettre en lumière le langage indirect qui duchampien, mais il ne se demande pas comment
explique le monde sans mots de la peinture. Merleau- Duchamp a présenté ses objets. Mon questionnement, à la
Ponty a ainsi établi que l'on ne peut expliquer le monde de différence du sien, ne porte pas sur la signification de
la peinture à travers le langage courant. l'objet duchampien, mais sur sa présentation, c'est-à-dire
sur la méthode de Duchamp.

Dans une interview, Robert Smithson expose sa


Au point de vue de l'esthétique l'objet duchampien
vision générale de l'objet duchampien. Quand il dit que "la
est mensonge pictural. Qu'est-il au point de vue de la
notion même d'histoire de l'art est très marquée par
méthode ? Pour répondre à cette question, j'ai examiné le
Duchamp"54, il rappelle un fait que tout le monde connaît,
caractère indirect des objets érotiques chez Duchamp et le
mais il n'en reste pas là :
rôle de l'Autre matériel. D'une part, le caractère indirect se
51 retrouve à l'intérieur de tous les objets de Duchamp, il fait
Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p. 127-
128. la différence entre l'objet duchampien et la chose
52
Ibid., p. 145. quotidienne. D'autre part, quand on est confronté à une
53
Ibid., p. 145.
54 55
Robert Smithson, "Une petite valise pleine de souvenirs", dans Ibid., p. 47.
Art press, n° 178, mars 1993, p. 47.
183
182
chose quotidienne exposée dans un lieu d'art, on ressent n'est pas un porte-manteau, une
d'abord une impression étrange, car la chose exposée n'est chose banale utilisée dans les
pas différente de la chose réelle. L'objet duchampien, lui, habitations ; Pliant...de voyage
se distingue de la chose telle qu'elle est, car Duchamp la
n'est pas une housse de machine
renverse ou la met dans une position inhabituelle. Lorsque
l'on voit un objet duchampien dans une salle d'exposition, à écrire, une chose banale qui
on saisit la distance entre l'objet et la chose réelle qui en fait partie d'une machine à écrire
est le départ, on sent la présence de l'Autre. Dans l'art de ; Peigne n'est pas un peigne, une
Duchamp, il ne s'agit pas de l'Autre humain qui vient de chose usuelle dont on se sert
moi, mais de l'Autre matériel qui vient de la chose chaque jour, etc. Fontaine
quotidienne. A travers le caractère indirect de l'objet contre urinoir, Trébuchet contre
duchampien et l'Autre matériel, on peut à nouveau poser
porte-manteau, Pliant... de
la question : qu'est-ce que l'objet duchampien ? C'est
visiblement une chose quotidienne, mais ce n'est pas que voyage contre housse de
cela, sauf si l'on s'en tient à l'apparence. Car un objet machine à écrire, Peigne contre
duchampien dans une salle d'exposition n'est pas une peigne, ces objets ne sont pas
chose directe, comme l'est le langage courant, mais une des choses directes, comme
chose indirecte, comme l'est le langage littéraire au sens de le langage courant qui désigne
Merleau-Ponty. Le langage littéraire vient du langage directement les choses, mais
courant, mais il ne lui est pas identique. Contrairement au
des choses indirectes, comme le
langage courant qui désigne directement les choses, le
langage littéraire est indirect : il ne représente ni l'histoire langage littéraire.
ni le monde tels qu'ils sont. La littérature est une forme qui
refuse et nie l'histoire et le monde, un lieu où l'on regarde
de nouveau l'histoire pour la récuser et la renier. A travers Duchamp en tant qu'artiste de l'objet a présenté des
sa vision , l 'écriv ain p eut exp rimer un e nou v elle choses quotidiennes comme oeuvres d'art, en les renversant
interprétation et représenter un monde que l'histoire a ou en les plaçant dans des positions inhabituelles. Bien
laissé passer et oublié. qu'il s'agisse de choses quotidiennes, les objets de
Duchamp sont différents des choses banales de la vie
quotidienne, parce que Duchamp les métamorphose au
moyen de son concept de l'objet. Quand une chose quoti-
A cet égard, il est évident que l'objet duchampien est dienne devient oeuvre d'art, elle laisse place à l'objet qui
la chose indirecte, que Duchamp a su profiter de la chose fait disparaître sa signification habituelle et la transformer
indirecte qui vient de la chose quotidienne, en l'en en chose indirecte. De toute évidence Duchamp connaissait
différenciant. Par exemple, Fontaine n'est pas un urinoir, bien la nature et les détails du processus. Il a su changer
méthodiquement des choses quotidiennes en choses
184une chose banale en usage indirectes à travers le concept de l'objet.
dans les toilettes ; Trébuchet
185
Conclusion

Sous le titre L'objet duchampien, j'ai étudié certaines


oeuvres de Marcel Duchamp. J'ai commencé par définir
l'objet duchampien comme ce qui fait disparaître la
signification habituelle d'une chose quotidienne sous un
nouveau titre, puis je l'ai envisagé suivant deux directions :
celui de l'esthétique et celui de la méthode.
J'ai mené cette investigation en avançant quelques
hypothèses sur l'objet ou le mensonge pictural, ce qui
n'est pas l'objet ou la chose elle-même, et l'objet
duchampien ou la chose indirecte ; et je les ai vérifiées une à
une, de sorte qu'il s'avère que l'objet duchampien est
mensonge pictural et chose indirecte. Cela étant établi, je
ne peux éluder une question souvent posée par certains
critiques d'art : les objets duchampiens sont-ils vraiment
des oeuvres d'art ?

George Dickie répond positivement à cette question en


ajoutant une précision : les objets de Duchamp sont des
oeuvres d'art dans "le cadre institutionnel du monde de
l'art"1. Arthur Danto est d'accord avec Dickie, mais s'il
reconnaît que la théorie institutionnelle de l'art est capable

George Dickie, Art and the Aesthetic, op. cit., p. 38.


d'indiquer les raisons pour lesquelles une oeuvre comme de ce siècle Duchamp a
Fontaine de Duchamp a pu être élevée du rang de simple commencé à présenter des
chose à celui d'oeuvre d'art, il souligne qu' "elle n'explique choses banales comme oeuvres
pas pourquoi c'est cet urinoir particulier qui a été l'objet d'art, mais, entre autres, parce
d'une promotion si remarquable, tandis que d'autres qu'il a très tôt compris la
urinoirs, exactement pareils à lui, sont restés dans une société industrielle et la
catégorie ontologiquement dévaluée"2. A la question de richesse matérielle. Il est le
Danto : pourquoi tel urinoir est-il une oeuvre d'art, et premier artiste qui a deviné le
d'autres non ?, je réponds : parce que l'urinoir choisi est XXe siècle, et comme tel, il
transformé par le nom que lui a donné Duchamp, et parce a prophétiquement ouvert les
que ce dernier a fait des oeuvres sous le concept de l'objet. nouvelles voies de l'art
C'est ce qui fait la différence entre l'urinoir présenté par contemporain.
Duchamp et un quelconque urinoir.
Deuxièmement, le concept de l'objet s'inscrit dans la
tradition européenne. Depuis Platon, il est question en art
Pour Catherine Millet, l'objet duchampien est oeuvre
du jeu du miroir qui reflète une image virtuelle, et de la
d'art, parce qu'il est "vu dans un contexte artistique et
vérité. Pour l'artiste, la vérité n'existe pas, car l'art n'est
parce qu'il a été choisi par un artiste"3. Duchamp met en
pas le produit de la raison. Chez Platon, le concept de
évidence le processus par lequel une chose devient objet
l'objet vient du miroir qui nous montre une image virtuelle.
d'art.
Face à sa propre image dans le miroir, on s'étonne : c'est le
jeu entre l'image réelle et son double. D'une manière
De mon point de vue l'objet duchampien est une semblable, un objet duchampien vient de l'image virtuelle
oeuvre d'art pour sept raisons. d'une chose quotidienne. Duchamp profite de l'image
virtuelle d'une chose d'une manière ludique, car il réalise
Premièrement, le peintre n'existe pas tout seul ni en ses objets à travers la déréalisation ou la désublimation.
dehors de la société. Il vit et oeuvre au milieu des hommes.
L'artiste ne peut que chercher ses sujets autour de lui, et Troisièmement, revenons à Fontaine. Tout le monde
l'art reflète donc toujours la société. Au XXe siècle, le appelle un urinoir « urinoir », c'est normal, mais Duchamp
phénomène social marquant est la croissance de la richesse en distingue un qu'il appelle Fontaine. Au sens de
matérielle. Pour les artistes, les choses quotidiennes Saussure, c'est là un changement de signifiant. En
deviennent donc des sujets qui appellent de nouvelles changeant le signifiant de cet urinoir, Duchamp fait
2
disparaître la signification habituelle de cette chose. Pour
Arthur Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989, p. lui, il s'agit d'une création artistique dont le résultat est
36.
3
Catherine Millet, Textes sur l'art conceptuel, Paris, Ed. Daniel
tout à fait différent de la chose initiale. Personne ne l'a fait
Templon, 1972, p. 12. avant lui. Devant Fontaine de Duchamp, et non pas devant
un quelconque urinoir, on peut apprécier une oeuvre d'art.
188méthodes artistiques. Ce Avec le concept de l'objet, Duchamp transgresse la limite
n'est pas par hasard si au début épistémologique de la chose : il appelle un urinoir fontaine,
et cet urinoir devient une fontaine. Il profite du mensonge

189
pictural, autrement dit, il profite d'une possibilité qui peut Méthodiquement, Duchamp
se réaliser dans l'art. utilise la chose indirecte.
Quatrièmement, quand on recherche "la plasticité Septièmement, à la suite de Duchamp, de son
dans ce qui n'est pas plastique a priori", on se trouve face invention de l'art de l'objet, sont apparus des
au "paradoxe duchampien"4. Car, par rapport à la peinture "objecteurs"5 : Jouffroy présente Arman, Spoerri, Kudo,
traditionnelle, il n'y a dans la création de Duchamp ni toile Raynaud, Dietmann et Kienholz comme objecteurs. Le
ni représentation ni geste de peindre ni couleur. La pop art, le nouveau réalisme et le groupe Fluxus ont aussi
soustraction de la toile, de la représentation, du geste de prolongé et développé l'art de l'objet.
peindre et de la couleur ne résulte ni d'une déconstruction
ni d'une abréviation, mais de la coupure artistique
effectuée par Duchamp. C'est dire qu'il rompt la tradition, Ainsi, c'est pour de multiples raisons que l'on doit
puisqu'il supprime les piliers traditionnels de la peinture. affirmer que l'objet duchampien est oeuvre d'art, mais c'est
Avec ses objets et contre la peinture traditionnelle, il ouvre finalement surtout parce qu'il est fondamentalement
la nouvelle voie de l'art de l'objet du XXe siècle. mensonge pictural et chose indirecte.

Cinquièmement, avec des objets-simulacres comme


C h è q u e T z a n c k o u L H O O Q , D u c h a mp in v e n t e u n
nouveau réel : il présente une réalité ludique que personne
n'avait imaginée. Le simulacre que Duchamp réinvente
surmonte le platonisme, en ce sens que l'imitation sur la
toile ou la sublimation dont parle Kant ne sont plus de
mise dans l'objet duchampien.

Sixièmement, l'objet duchampien dans un lieu


d'exposition n'est pas une chose directe, comme l'est le
langage courant, mais une chose indirecte, comme l'est le
langage littéraire. La chose présentée dans un lieu d'art
n'est pas ce qu'elle est dans la réalité quotidienne : il y a
une distance entre la chose réelle et la chose exposée, que
Duchamp connaît bien. Quand il utilise une chose, elle ne 5
demeure pas telle quelle, elle devient une chose indirecte Alain Jouffroy, Les pré-voyants, Bruxelles, Ed. La
Connaissance, 1974, p. 23.

4
Dominique Chateau, Arts plastiques, Archéologie d'une notion,
Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1999, p. 203.
190qui dépasse la nature 191
habituelle de la chose choisie.

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