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Comme de nombreux artistes, Marcel Duchamp a travaillé sur « Parfois, Imhof obscurcit ou bloque délibérément des points
la question du temps, mais sans doute a-t-il été le précurseur de vue, exacerbant — via l’envie et sa frustration — le désir
d’avoir utilisé le temps comme un médium, comme un de posséder par le regard. (…) Marcel Duchamp a appelé de
composant essentiel au développement de ses productions. manière très ambiguë sa peinture un « retard en verre ». Qu’y
Quelques exemples : il réalise le Grand verre, « définitivement a-t-il dans le « retard » ? Il n’a jamais expliqué ce qu’il entendait
inachevé » en 1923 et édite une boite verte qui contient les par là. Mais cela semble, en partie, avoir rapport à un signal
notes de la préparation de ce grand verre, dix ans plus tard, en provenant d’un ailleurs temporel. Le retard est peut-être ce que
1934. Il laisse s’accumuler de la poussière pendant plusieurs la peinture fait à l’image d’une chose et qui est différent de son
mois sur un des verres pour réaliser des « tamis », en fixant registre littéral, via la mécanique photosensible des objectifs de
cette poussière et la qualifiant de « poussière à l’envers ». Il caméra et des médias photographiques ? » [Nature morte live
provoque un refus pour sa fountain en 1917 et attend sa par Catherine Wood, p 87-90]
réhabilitation qui intervient en 1953. Il fabrique des images
par rotation rapide avec ses rotoreliefs. En 1964, il fabrique un De façon immodeste, nous pouvons répondre à la question :
pliage intitulé pendule de profil, etc. qu’y a-t-il dans le retard ?
Comme Anne Imhof le formule, Marcel Duchamp a construit, Le plus simplement, le retard est celui qu’aura toujours l’artiste
avec le temps comme ingrédient, une réflexion sur le temps et entre ses intentions et ce qu’il créé réellement. Sur cette base,
sa relativité. le retard évoqué par Duchamp est un décalage, un décalage
05 entre la trivialité du regard et les intentions du peintre.
Marcel Duchamp a prolongé cette réflexion sur le retard en
« L’architecture mise à nue, telle la mariée duchampienne, inventant et en appliquant le concept d’« inframince ». Le
dévoile son organicien, son métabolisme. La peinture est terme « inframince » est le concept le plus fort que Marcel
partout, dans l’escalier où Sturtevant rejoue le nu descendant Duchamp ait inventé. C’est l’espace-temps de tous les
un escalier (1912) de Duchamp, à travers sa vidéo Dreams possibles, aussi bien, concrètement, du changement d’un état
Money Can Buy / Duchamp Nu descendant un escalier (1967) en un autre, mais aussi du changement de statut de l’objet
qui souligne combien cette icône de la modernité, grisaille trivial en œuvre d’art. C’est aussi l’espace-temps insaisissable
mélancolique, figure aussi une chute, un écroulement de de l’accès de la 3D à la 4D.
La trivialité chez Duchamp est toujours un leurre. C’est une la dimension opaque du corps. Le verre, et non pas le marbre,
façon de nous provoquer, de nous aveugler, et de nous obliger, aurait pu être une peau. [Après la beauté par Paul B. Preciado,
dans un second temps, à reconsidérer ce que nous voyons. « La p 105-117]
chaleur d’une siège (qui vient d’être quitté) est inframince ».
[note n°4 sur l’inframince, boite blanche 1966].[4] Ici, la Là où le travail sur verre de Duchamp soulignait plus une
chaleur du siège qu’on vient de quitter est une description interrogation sur la nature du regard, Anne Imhof use du verre
triviale de l’inframince sous forme d’exemple qui nous oblige à plus comme un révélateur du corps des regardeurs. Mais la
penser individuellement d’autres exemples. C’est à peu près le démarche est identique avec le même médium de ces grandes
même mécanisme que L.H.O.O.Q. [elle a chaud au cul] C’est un vitres. Le corps des regardeurs étaient aussi participants
subterfuge pour nous dire : mais enfin, LOOK ! dans le Grand verre de Marcel Duchamp. Il s’agissait qu’ils
Alors que dans la langue française, il n’y a qu’un seul mot pour passent physiquement « de l’autre côté », comme pour les
l’image physique et l’image mentale, dans la langue anglaise, inciter à regarder d’autre autre façon, comme s’il s’agissait
il existe deux termes. Marcel Duchamp, au fur et à mesure de de contraindre le corps à se déplacer et par ce déplacement
son existence passée aux Etats-Unis, en bon sémiologue et physique, déplacer le regard du trivial au conceptuel,
lexigraphe (néologisme de l’auteur), a maitrisé la séparation provoquer des interrogations et les déplacer au-delà des
dans la langue anglaise entre une « picture », support normes académiques ou des dogmes modernes.
matérielle et une « image », l’idée elle-même. Aussi, les notes
tardives de Duchamp sur l’inframince sont le fruit de cette 09
complémentarité des deux termes anglais. [5]
L’inframince, en français peut être lu et compris comme un Une exposition ou un texte n’est souvent qu’une porte dérobée
concept, mais en anglais, il peut être aussi lu et compris comme pour sortir d’un problème. Parfois, ce que vous trouvez en
un terme à deux faces. D’une part comme une « picture », un sortant par cette porte est un autre problème. [Après la beauté
support (en l’occurence un support immatériel). On parlera par Paul B. Preciado, p 105-117]
donc d’un vecteur, d’un mouvement, d’une dynamique. Et
d’autre part comme une « image », c’est à dire une idée qui Anne Imhof offre une plasticité à des métaphores, comme
évoque l’espace temps insaisissable de tous les possibles, un Marcel Duchamp.
potentiel. Le ready-made 11 rue Larrey en est un des nombreux exemples.
L’inframince est donc une porte d’entrée, le sas qui permet le Comme la plupart des productions de Marcel Duchamp, l’objet
changement d’état, le changement d’espace, le changement lui-même est une métaphore et un élément de compréhension
de dimension, le changement le changement de statut. de « la loi de la pesanteur » que Marcel Duchamp n’a cessé
de mettre en scène. C’est la métaphore du changement d’état
07 d’un objet d’art en œuvre d’art.
C’est la matérialisation d’un des énoncés de la loi de la
« Imhof a suscité un état de dé-synchronisation, un ensemble pesanteur : pour passer d’un état à un autre, l’action de l’artiste
de temporalité alternatives, à la fois non-mesurables et ne suffit pas ; il faut une action extérieure, celle des regardeurs,
précisément réglées. » [Nature morte live par Catherine Wood, celle des regardeurs qui refusent dans un premiers temps,
p 87-90] puis qui réhabilitent dans un second temps. En elle-même, la
production artistique n’a pas de valeur. Une porte, un nouveau
Les questions sur la valeur du temps et celles sur la mesure cadre de référence doit être ouvert pour accréditer l’œuvre, la
sont indissociables aussi bien en physique qu’en art. D’emblée, transmuer d’objet à œuvre d’art. Et donc, non seulement cet
au cœur de sa nouvelle façon de penser l’activité artistique en objet est l’évocation matérielle de ce changement de cadre,
1912, Marcel Duchamp produit 3 stoppages étalon comme mais c’est également la métaphore fermeture/ouverture de
ré-interrogation et remise en cause du système métrique, la condition d’accession du statut de l’objet d’art à celui de
remettant de l’aléatoire dans la norme. Et pour ce faire, il l’œuvre d’art. [7]
« invente » un des moyens devenu le plus courant de produire
de l’art : le protocole. Anne Imhof partage avec Duchamp cette 10
préoccupation fondamentale de la notion de protocole. [6]
La transparence est de mise et nous sommes contraints à être
08 lisible dans nos tenues, nos masques, nos pas, nos promenades.
Au palais de Tokyo Anne Imhof construit un espace de ce genre
Le verre n’est pas, comme le critique d’art le pensait, ou le Grand verre ne réserve plus de magie comme en ménageait
l’inscription mimétique de L’esthétique du design industriel encore Marcel Duchamp. (…) On aimerait parfois une grande
dans l’exposition, mais bien au contraire, une ruine de vague pour user la fausse transparence des vitres (…) [Palais-
l’épistémologie du capitalisme patriarco-coloniale. C’est le fantômes-la joie sans l’espoir par Laurence Bertrand Dorléac,
problème de la condition contemporaine : nous avons brisé p 133-143]
le verre, mais nous ne pouvons voir qu’à travers lui. Nous
voyons dans l’opacité de cette forme de transparence. (…) S’il y avait « magie » dans le Grand verre de Marcel
Contrairement à l’esthétique capitaliste de la transparence, la Duchamp, c’était par la proposition d’une énigme à laquelle
présence du verre dans les expositions d’Anne Imhof souligne le·la regardeur·euse paraissait (et paraît toujours) pouvoir
répondre de multiples façons. Dans l’installation d’Anne
Imhof, ce labyrinthe machiniste vertical est remplacé par
un labyrinthe sensuel horizontal. C’est une « magie » d’un
autre ordre à laquelle nous convoque Anne Imhof parce que
nous, regardeur·euse·s, avons appris à nous glisser dans la
proposition artistique et à vibrer avec tous nos sens sans
rechigner.
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[1] Exposition « Natures mortes », Anne Imhof. Du 22/05 au textes sont truffées de digressions et on peut dire qu’ils
24/10 2021. Palais de Tokyo, Paris. n’éditorialisent pas, se refusent peut-être à hiérarchiser
les informations qu’ils recueillent, se contentent de les
[2] Exposition Marcel Duchamp (Jura…Paris). 8 mai 29 août populariser sans vraiment aider les lecteurs à s’y retrouver.
2021 Musée de l’hôtel-Dieu, Porrentruy (Suisse) Cette position néo-dada et pataphysique freine ce dont la
Curateurs : Françoise Le Penven et Jacques Caumont. mémoire du travail de Marcel Duchamp a le plus besoin
Il y avait pourtant bien des choses à regarder dans cette : un éclaircissement sur la pertinence et la cohérence
exposition pour un·e aficionado de Marcel Duchamp. de sa pensée et des explications accessibles au commun
Quelques documents biographiques originaux forcément des personnes qui s’intéressent à la question artistique
émouvants, des originaux d’éditions en rapport avec contemporaine.
certaines préoccupations de Marcel Duchamp, une
collection d’objets et d’œuvres rassemblées dans 4 petites [3] Voir sur « Marcel DUCHAMP vite » : le texte des 3
salles, par thématiques. conférences de Marcel Duchamp.
Ces thématiques n’empêchaient pas le sentiment de https://centenaireduchamp.blogspot.com/2019/04/les-3-
bric-à-brac, de juxtapositions de pièces plus ou moins conferences-de-md.html
anecdotiques. Se côtoyaient effectivement des documents
biographiques, des éditions originales de livres et de [4] Boite blanche 1966. Marcel Duchamp, «Inframinces /
revues, des reproductions de fragments de la production 1−46», sans pagination, Notes,CentreNational d’Art et de
de Marcel Duchamp. Il était difficile de naviguer Culture Georges Pompidou, Paris, 1980 ; MarcelDuchamp,
intellectuellement entre ces pièces indifférenciées quant «Inframinces»,Notes,Flammarion, «Champs», Paris, 1999,
à leur nature. En tout cas, le visiteur de l’exposition n’avait pp. 1−36.
pas un fil directeur auquel se connecter pour comprendre
ce que Duchamp avait bien pu vouloir entreprendre et ce [5] Voir sur « Marcel Duchamp vite » : le texte figures de
pourquoi il est devenu quelqu’un d’indispensable pour styles chez MD.
comprendre l’évolution de l’art moderne vers sa forme https://centenaireduchamp.blogspot.com/2020/04/
contemporaine, telle qu’elle continue à se pratiquer en figures-de-style-chez-marcel-duchamp-94.html
2021.
Marcel Duchamp a besoin d’une réhabilitation clarifiée [6] Voir sur « Marcel DUCHAMP vite » : la vie des stoppages 1
sur la réalité profonde de son travail, tant il est cité, &2:
commenté, approprié pour des raisons souvent opposées https://centenaireduchamp.blogspot.com/2020/05/cod-
à la pensée qu’il a développée. la-vie-des-stoppages-12.html
L’enquête sur le travail de Duchamp ne doit pas se limiter https://centenaireduchamp.blogspot.com/2020/10/cod-
aux trois façons communes de faire de l’histoire de la-vie-des-stoppages-22.html
l’art : les similarités formelles, les éventuelles sources
d’inspirations, la biographie. Si chacune de ces trois [7] Voir sur « Marcel DUCHAMP vite » : « la porte interface ».
sources de renseignement sont tout de même nécessaires, https://centenaireduchamp.blogspot.com/2019/03/la-
c’est par le croisement avec bien d’autres sources qu’on porte-interface.html
peut opérer une véritable histoire. [8]
À savoir même qu’on soit certain des inspirations de MD. [8] Voir Manet, la révolution symbolique, Pierre Bourdieu,
pour telle ou telle production, cela nous renseigne très voir l’approche des différentes cultural studies.
peu sur la signification que MD. y a introduit. Ce n’est pas
parce qu’on connait la source d’inspiration qu’on a la clef
de la signification, d’autant plus avec Marcel Duchamp qui
n’a cessé de jouer avec le signifiant/signifié jusqu’à opérer
des transpositions de sens complètes, avec une totale
coupure du référent.
J’ai le sentiment que Françoise Le Penven et Jacques
Caumont, grands spécialistes et grands enquêteurs sur la
biographie de Marcel Duchamp, se refusent à formuler
la cohérence de la pensée de Marcel Duchamp. Leurs