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GEORGES DIDI-HUBERMAN

APERÇUES

LES ÉDITIONS DE MINUIT


© 2018 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2018 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707343352
Table des matières

PAR OCCASIONS. (TEMPS QUI PASSENT)

TU PASSAIS...
OUBLI DU MATIN
NON-SAVOIR DE LA PASSANTE
MADEMOISELLE OCCASION
PAR MARGES ET RACCOURCIS
« APERÇUES », FÉMININ PLURIEL
L'IMAGE AU GALOP
TRAVAILLER AUX TRAVERS
MON VIEUX TRACES
SPORADES, POLLENS ET AUTRES POUSSIÈRES
CENT MILLE MILLIARDS D'IMAGES
UN CORPS QUI N'EST PAS VU DISPARAÎT-IL ?
ON FERME
AUTRE PASSANTE, L'APPEL DU STYLE
EXTASES DE PHRASES
J'OBJECTE
SOUDAIN S'APERCEVOIR
IMAGE MISÉRABLE, IMAGE-MIRACLE
MACHINE À COUDRE ET PARAPLUIE
SUR LA TABLE DE DISSECTION, DONC
AIR ET CHAIR, CLAIR ET OPAQUE
FORME PURE AVEC POUSSIÈRE
TOTÒ ET NINETTO SORTENT DE L'ÉCOLE
VENT PASSE, MALHEUR SE LÈVE
L'ACCIDENT, L'ARESSEMBLANCE
LA MODIFICATION
CE JAUNE-CI, LÀ-BAS, ICI
CHOSES VUES EN PASSANT
LE MYSTÈRE, JUSTE DEVANT NOUS
POLAROÏDS : FISSURES DANS LE BÉTON AVEC PERLES COLORÉES
LA FENTE AU BOUT DU BÂTON
DANSER SUR UN AIR DE DIALECTIQUE
DIALECTIQUE, OUI, SYNTHÈSE, NON
IMAGE, LANGAGE : L'AUTRE DIALECTIQUE
PENSER SUR LE QUI-VIVE
FEUILLE, PELLICULE, BARRICADE
À QUELLE VITESSE SE DÉPLACE LE VERBE ?
LANGAGE-PARADE
APERÇUE SONORE
SPECTATEUR NON-SPECTATEUR
GRANDE ÂME OU PAS
DANS LA PEAU DE L'APERÇUE
UN DERNIER PAS DE DANSE

PAR BLESSURES. (TEMPS QUI FRAPPENT)

QUI APERÇOIT DÉSIRE, EST BLESSÉ


VOIR COMME JAMAIS
LES YEUX SONT-ILS DES TROUS ?
DERNIÈRES LUEURS
PETITES ÉTOILES ROUGES AU BORD DES LARMES
TACHES DE COULEUR, TACHES DE DOULEUR
ROUGE EST UN CORPS, UNE ACTIVITÉ
PUISSAMMENT ROUGE
SIMULTANÉITÉ CONTRADICTOIRE
GORGE, FORGE, FORCE
VAGUE À LAME
DRAPÉS À COUPS DE HACHE
ON OUBLIE MIEUX EN AIGUISANT SES COUTEAUX
DOULEUR-MOUVEMENT
UNE HISTOIRE DE LUCIOLES
« DESSINE CE QUE TU VOIS »
GRANDES QUESTIONS, MAIGRES RÉPONSES
PLEIN LES YEUX
CITÉ IDÉALE AVEC SNIPERS
« INÉVITABLE »
ATHÈNES APERÇUE : DE LA CULTURE ET DE LA BARBARIE
CHAUSSURE DE BÉBÉ ACCROCHÉE AU PARE-CHOCS
LA MEURTRIÈRE
DE FIGURES À FIGURANTS
AU POINT DE VUE DE LA SERVANTE
PAUVRE LUTTEUR DE TEMPS
MODESTE CHEF-D'ŒUVRE
FAIRE LA RÉVOLUTION, SANS OUBLIER MAMAN
RÉSOLU À PLEURER SA MÈRE
LE SOURIRE-MASQUE
LA PLUS GRANDE DÉLICATESSE
UN RÊVE, PORTER SECOURS
À DISTANCE : EN TENSION
OÙ PASSENT LES FRONTIÈRES
« ARTIST UNKNOWN »
VINTAGE
PRENDRE « SON » PARTI ?
POLITIQUE DU DERNIER MOT
CONFIANCE ET CRITIQUE
FACE À FACE À MATIÈRE
QUELLE BEAUTÉ, QUELLE HORREUR
FONDRE ET FENDRE L'ESPACE
REHAUSSER D'OMBRES
MANIÈRES DE TOMBER
SURVIVANT, SOULEVÉ
CHANSON DOUCE AVEC COUPURE

PAR SURVIVANCES. (TEMPS QUI REVIENNENT)

« OÙ DONC L'AI-JE DÉJÀ VUE ? »


CHRONIQUES ANACHRONIQUES
LE TEMPS INSCRIT À MÊME LE SOL
PAS DE PORTE AVEC ANFRACTUOSITÉS
CHIEN ENLISÉ DANS LA SCÈNE
ABYMES D'ABÎMES
EXPOSER SES REPLIS AUSSI
N'OUBLIE PAS LE SOUS-SOL
RADICAL, RADICULAIRE
CHANGER DE RADICAL
DÉFINIR LE TEMPS ?
UN DÉTAIL, ET LE TEMPS TOUT ENTIER
« LA VRAIE BEAUTÉ DES LIVRES... »
POUR QUE TOUT REVIENNE À TOUT LE MONDE
PRENDRE, SUR UNE TABLE, LES PIERRES AU MOT
DU DÉCHET COMME POLYPIER D'IMAGES
DÉPOSITION DE FRAISES
LE VERBE VOIT ET NE VOIT PAS
PLATON, PLOTIN, PLÉTHON, PLATEAU
AU BOUT DU NEZ DU DIEU
BLEU DU CIEL PÉTRIFIÉ
DANS QUEL SENS UN GESTE EST-IL ANTIQUE ?
AMERICAN GIRL IN ITALY
ATHÈNES-ORAIBI, VIA COCULLO
LA SURVIVANCE NOUS DIVISE-T-ELLE ?
NINFA LABORIOSA, TRAGIQUE AU TRAVAIL
COURAGE DE LA FILEUSE
PANAME-PADAM
DIGNE DE SON GRAND-PÈRE
LOGIQUE DE CE QUI DEMEURE
LE MOINDRE MOTIF
ESTRAN, L'ŒUVRE DU RIVAGE
DIEU, MIGRAINE, EFFET SPÉCIAL
QUATRE FAÇONS DE CRACHER DE L'ÂME
DOUDOU, L'ESSENCE ET LA MATIÈRE
GRADIVA À POILS, OU SAUVAGERIE DE LA MÉMOIRE
QUAND LA MÉMOIRE VIENT AUX CHOSES
PETITE RELIQUE DE HAINE
VITRINE, AUTEL, VITRINE
CINQUIÈME AVENUE, COUP DE GRISOU
QUELQUE CHOSE D'ÉTRANGE
INESTIMABLE PETITE CHOSE
LE CUBE NOIR AU FRONT DU MOURANT
L'IRONIE DU SAMEDI
ONCLE RUDI
LÉON, LEÓN
BRONISLAW ET BENJAMIN
ALEX ET JONAS
AU MOINS DEUX VOIX POUR DIRE LE LIEN
PLEURER-PENSER
IL PLEURE, DONC IL VIT
COMME S'IL SE SOULEVAIT ENCORE
DIALECTIQUEMENT PLEURER

PAR DÉSIRS. (TEMPS QUI ADVIENNENT)

SES LÈVRES INDISTINCTES


ÉCRIRE L'ABORD
L'EXPÉRIENCE POUR VOIR
LIRE, VOIR, ÉCRIRE
HORS-JE
DE SOI DÉPLACER L'IMAGE
SELON MOI, SELON L'AUTRE
« JE », C'EST-À-DIRE « NOUS »
« TU EXAGÈRES »
BRISER UN LABYRINTHE
PRÉPARER LE TERRAIN
« QUAND J'ENTENDS LE MOT AFFECT, JE SORS MON... »
REGARD, RUMEUR, VALEUR
COMME UNE MAIN DEVANT LA FLAMME
L'IMAGE EST UN ENFANT QUI JOUE
DANSE DE LA PREMIÈRE NEIGE
RIRE AUX LARMES, OU LE GAG DU SURVIVANT RÉVOLUTIONNAIRE
OISEAU VIF ET IMMOBILE DANS L'AIR
LE MONDE SOULEVÉ
CINÉMA-PRÉSAGE
VOIR VENIR
SUIVRE DU REGARD
« MOT QUI REVIENT TOUJOURS DE TEMPS EN TEMPS »
SPINOZA ET LA FEMME À SA FENÊTRE
METTRE LES VOILES
LA JEUNE FILLE AU PLAT D'YEUX
« OH, MY GOD ! »
DU DRAPÉ COMME SOURCIL
AU VU ET À L'INSU
FÉMININ SURVIVANT
TOTUM PRO PARTE
EN CHAIR MAIS EN OS
LÈVRES SELON LÈVRES
OLYMPIA, HORIZON D'ATTENTE
ESPACE EMBRASSÉ
FILLE QUI ME REGARDE, QUE JE DEVIENS
CHIFFRAGE-IMAGE
NE PAS OUBLIER LES ESQUISSES
GLOIRE À TON PRÉNOM
AVEC ELLE, AU LOIN
PENSER AU RÉVEIL
JUSTE LÀ OÙ ELLE S'OUVRE UN PEU
LE PETIT PLI DU DÉSIR
DOIGTS QUI BANDENT, OU DE LA DISPROPORTION
TÊTE À TETTE
MÉTHODE : CARESSE
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Du même auteur
« Et que seraient alors les images ?
Ce qui, une fois, et c'est chaque fois la seule fois, c'est
seulement ici et seulement maintenant, est aperçu et à
percevoir. »

Paul Celan, Le Méridien (1960).


PAR OCCASIONS
(TEMPS QUI PASSENT)
TU PASSAIS...

Tu passais, je t'ai aperçue. T'apercevoir : te voir sans te prendre


dans les rets de l'immobilité. Te voir sans même vouloir t'« avoir »,
sans même savoir ce que j'aurai vu de toi. Ton image, je ne la
« possède » donc pas. Mais elle demeure en moi. C'est elle, plutôt,
qui me « possède » désormais. Elle est devenue comme un fossile
en mouvement qui rythme mes travaux et mes jours. Je l'éprouve
comme une sorte de « traîne » visuelle qui flotte et qui double –
étrange double fond dont j'ignore moi-même la profondeur, la
consistance, la durée, la puissance, l'extension – mes regards sur le
monde désormais. En regardant je fais comme tout un chacun : je
cligne des yeux. Mais, dans le temps si bref où ma paupière se
baisse et m'esseule dans l'obscur, ce n'est pas le noir qui se fait tout à
fait entre deux états du visible : plutôt la superposition fragile,
tenace pourtant, de ta souveraine aperçue – est-elle « tienne »,
d'ailleurs ? est-elle « mienne » ? n'est-elle pas, plutôt, nomade et
revenante, libre de toute assignation, de toute possession et de
toute décision ? – au monde que je perçois autour de moi.

(25.09.2013)

OUBLI DU MATIN

Hier soir, en m'endormant, j'ai construit un raisonnement qui


me semblait très beau, d'une grande pertinence, à la fois subtil et
radical, sur un sujet très important que, ce matin, j'ai complètement
oublié avec le raisonnement lui-même. Tout ce dont je me
souviens est le début : « J'ai l'impression – mais cette impression se
double déjà d'une autre... »

(22.09.2013)
NON-SAVOIR DE LA PASSANTE

On accuse les images, depuis Platon, de porter, de produire


l'erreur et l'illusion. Contentons-nous d'admettre que les images
véhiculent bien souvent quelque chose comme un non-savoir. Mais
le non-savoir n'est pas au savoir ce que l'obscurité complète serait à
la pleine lumière. Le non-savoir s'imagine, se pense et s'écrit. Il
devient alors autre chose que le « rien » de la simple
méconnaissance ou de la simple obscurité : il devient la nuit qui
remue, où de faibles lueurs passent et nous émerveillent dans le
noir, et nous rendent désirants de les revoir. Comme les lucioles
quand elles font danser une nuit d'été, par exemple.
On doit donc faire l'hypothèse que le non-savoir entretient avec
le savoir – comme la disparition avec l'apparition – autre chose
qu'une simple relation de privation : une relation de point de vue.
On peut, alors, faire l'hypothèse que le non-savoir serait au savoir
ce que la luciole est à la lumière ou ce que la petite image est au
grand horizon. On n'aperçoit pas du tout les mêmes choses, en
effet, selon qu'on élargit sa vision à l'horizon qui s'étend, immense et
immobile, au-delà de nous ; ou selon qu'on sollicite son regard sur
l'image qui passe, minuscule et mouvante, toute proche de nous
dans la nuit. L'image est bien comme une luciole, une petite lueur,
la lucciola des intermittences passagères. Quelque part entre la
Béatrice de Dante et la « fugitive beauté » de Baudelaire : la passante
par excellence.

(04.06.2009)
MADEMOISELLE OCCASION

« Qui es-tu, toi qui ne parais pas une mortelle, tant le ciel t'a
ornée et comblée de ses grâces ? Pourquoi ne te reposes-tu point ?
Pourquoi as-tu des ailes à tes pieds ? » Et Mademoiselle Occasion
répond, en italien : « Je suis l'Occasion (io sono l'Occasione) ; bien
peu me connaissent ; et ce pourquoi je ne cesse de m'agiter (che
sempre mi travagli), c'est que toujours je tiens un pied sur une roue. Il
n'y a point de vol si rapide qui égale ma course ; et je ne garde des
ailes à mes pieds que pour éblouir les hommes au passage (acciò nel
corso mio ciascuno abbagli). Je ramène devant moi tous mes cheveux
flottants, et je dérobe sous eux ma gorge et mon visage pour qu'ils
ne me reconnaissent pas quand je me présente. [...] Toi-même,
tandis que tu perds ton temps à me parler, livré tout entier à tes
vaines pensées, tu ne t'aperçois pas, malheureux, et tu ne sens pas
que je t'ai déjà glissé des mains (ti son fuggita dalle mani) ! »
Que sait-on de Mademoiselle Occasion ? Bien peu de choses.
On sait qu'elle est très jolie. Mais qu'à « éblouir les hommes au
passage », elle échappe à tout le monde. C'est la passante absolue.
Elle ne s'arrête jamais de courir – voire, dans cette description
all'antica, de voler –, ne se fixe en aucun état, en aucune stase. C'est
pourquoi on ne la voit jamais tout à fait : on ne fait que
l'apercevoir. Nul jamais n'a réussi à reconnaître le visage de
Mademoiselle Occasion, encore moins de prendre le temps
d'admirer la beauté de ses seins (la « gorge » dont parle notre
prosopopée). Tout ce qu'on sait d'elle, finalement, c'est qu'elle ne
fait que passer. Et qu'une mèche de cheveux flotte bizarrement par-
devant son visage, cachant son front et, même, son regard. Elle
court, elle passe, mais elle est aveugle comme Monsieur Amour. Si
Niccolò Machiavel, le plus grand penseur des choses politiques à la
Renaissance, a pris le temps de composer ce poème, c'est
certainement parce que Mademoiselle Occasion joue un grand rôle
dans la conduite des actions humaines. En effet, toute actio
conséquente doit combiner les deux temporalités contradictoires
de la prudentia et de l'occasio : ralentir pour penser toute chose, mais
se dépêcher pour attraper au vol ce que l'occasion ne nous offre
qu'une seule fois en passant.
Un premier paradoxe inhérent à cette allégorie philosophique,
c'est que Mademoiselle Occasion est représentée dans un perpétuel
mouvement de course ou, même, d'envolée, alors que le mot occasio
veut justement dire « ce qui tombe » et, donc, ce qui finit sa course
à terre. Du verbe occidere (i bref), « tomber à terre », d'où
« succomber », et qu'il est aisé de confondre avec occidere (i long)
signifiant « couper, mettre en morceaux, occire, assassiner ». Un
deuxième paradoxe serait que l'occasion dénote la contingence, la
pure et simple « circonstance », mais qu'en même temps elle
apparaît comme inhérente à la plus profonde nécessité ou « fatalité »
des choses vouées aux aléas du temps. Le troisième paradoxe est
illustré par le fameux précepte moral auquel Machiavel se réfère
certainement dans son petit poème : festina lente, « hâte-toi
lentement ». Prends le temps de saisir la chance en un tournemain.
Je ne m'étonne pas qu'Aby Warburg, fasciné par la figuration des
nymphes en mouvement et le rôle des « accessoires en
mouvement » – dont relève la mèche de cheveux sur le front –, se
soit penché sur l'iconographie de Mademoiselle Occasion. Il signale
notamment, dans une note de son article de 1907 sur « Les
dernières volontés de Francesco Sassetti », une fresque de l'école de
Mantegna, attribuée à Antonio da Pavia, et qui se trouve au Palazzo
Ducale de Mantoue. On y voit la jeune fille effleurant d'un seul
pied (ailé) une sphère que l'on imagine en mouvement, tandis que
sa magnifique draperie se gonfle dans le vent et que son visage est
presque entièrement caché par la fameuse mèche de cheveux
désordonnés. Juste à ses côtés, un jeune homme tend les bras vers
elle, comme pour l'attraper, mais une femme plus chaste, immobile
sur un socle à angles droits, le retient de « se trop hâter »... C'est
évidemment Madame Prudence – ou Madame Sagesse – qui veut
signifier au jeune homme le danger potentiel que représente, de
toute façon, Mademoiselle Occasion.
Comme à son habitude, Warburg ne s'était pas contenté de
fournir les sources textuelles d'une telle figure, notamment la
trente-troisième des Épigrammes d'Ausone, qui est aussi la source
directe de Machiavel. Il en voulait surtout comprendre la
profondeur philosophique et vitale dans le cadre du « combat pour
l'existence » (Kampf ums Dasein) des personnages impliqués dans la
production, au XVe siècle, de telles images et de telles pensées :
« Nous voyons à présent pourquoi, dans la crise (Krisis) traversée
par Francesco Sassetti en 1488, la Fortune, divinité des vents,
franchit le seuil de sa conscience (über die Schwelle seines Bewußtseins)
comme un symptôme (symptomatisch) ou un signal indiquant le
degré de tension maximale de son énergie (als Gradmesser seiner
höchsten energetischen Anspannung). » Bref, Mademoiselle Occasion
ne fournit pas seulement l'occasion mondaine de représenter une
idée générale. Elle donne figure au temps : aux « combats », aux
« crises », aux angoisses ou aux « symptômes » des personnes qui
voulaient, à la Renaissance, la contempler en peintures ou en
gravures.
Festina lente est une formule fascinante. Elle évoque la puissance
existentielle – au sens de Ludwig Binswanger – propre aux images
de nos rêves ou de nos fantasmes les plus profonds. Contre cette
puissance existentielle, Ernst Gombrich a tenté de faire jouer le
bon sens en prétendant qu'« aucune personne raisonnable ne
croyait que festina lente incarnât une vérité très profonde » – ce à
quoi Edgar Wind a justement répliqué qu'à ce moment-là, il
faudrait dire que ni Aristote, ni Aulu-Gelle ni Érasme ne furent des
personnes raisonnables. Edgar Wind montre bien, loin du
simplisme affiché par Gombrich, que l'allégorisme humaniste –
« un dauphin autour d'une ancre, une tortue portant une voile, un
dauphin attaché à une tortue, une voile fixée à une colonne, un
papillon sur un crabe, un faucon tenant en son bec les poids d'une
horloge, [...] un lynx les yeux bandés », etc. – consistait à produire
de véritables images dialectiques, comme eût dit Walter Benjamin :
des images pour suspendre toute univocité, parce que notre
existence même, dans son devenir, tient à un tel suspens. Situation
« suspendue » que Mademoiselle Occasion incarne à merveille,
entre mèche en bataille sur le front, course fugitive et petit pied
ailé.
(Niccolò Machiavel, « Capitolo de l'Occasion » [vers 1505-1512], trad. E. Barincou,
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. 81. Aby Warburg, « Les dernières volontés de
Francesco Sassetti » [1907], trad. S. Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990,
p. 183 et 194. Ludwig Binswanger, « Le rêve et l'existence » [1930], trad. J. Verdeaux et
R. Kuhn, Introduction à l'analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971, p. 199-225. Ernst H.
Gombrich, « Icones symbolicae. L'image visuelle dans la pensée néo-platonicienne » [1948],
trad. D. Arasse, Symboles de la Renaissance, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure,
1976 [éd. 1980], p. 22. Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance [1958], trad. P.-E.
Dauzat, Paris, Gallimard, 1992, p. 112.)

(12.07.2015)

PAR MARGES ET RACCOURCIS

Chaque parcelle du monde mérite son livre. Et même chaque


instant de chaque parcelle. Il faudrait une infinité de romans pour
cette infinité de personnages que sont les choses les plus ténues, les
moments ou les êtres les plus passagers. J'ai tendance à regarder
mon propre travail comme cet artisanat de l'impossible arrachement
de toute apparition à l'oubli. Je me suis donc essayé à quelques
monographies : sur les sourires et sur les cris d'une femme folle de
douleur ; sur les taches qui couvraient un petit pan de mur,
quelque part à Florence ; sur un seul bloc de bronze noir autour
duquel treize fois j'ai tourné ; sur un simple rectangle de lumière
rouge que ma main avait cru toucher ; sur quelques plis splendides
pratiqués sur de la toile peinte ; sur une souche d'arbre recouverte
d'encre noire ; sur l'empreinte d'un cerveau démesurément
agrandie ; sur les traces de poussière formées autour d'objets
disparus ; sur la chair d'une belle femme ouverte par un couteau
pervers ; sur un bout de tissu sale qui traîne encore dans une rue de
Paris ; sur ces étranges insectes que l'on nomme des phasmes ; sur
les volutes de fumée sortant d'une machine inventée tout exprès ;
sur quelques morceaux de pieds, de ventres, de viscères
confectionnés en cire ; sur quelques gestes d'un seul danseur ; sur le
passage ténu des lucioles dans la nuit ; sur la danse des phalènes
autour de la flamme qui va les consumer ; sur quatre bouts de
photographies surgies d'un massacre de masse ; sur un atlas d'images
que personne – moi pas plus que quiconque – ne comprend tout à
fait.
Cette liste est incomplète, déjà trop longue et déjà bien absurde,
sans doute. Elle se tient, surtout, dans le défaut ou l'écart infini de
son propre projet, si je peux nommer cela un projet, à moins que
ce ne soit un projet borgésien (en ceci que les plus belles de ce
genre de listes se trouvent chez Jorge Luis Borges). Comme tout
collectionneur, j'ai rêvé d'empiler, de faire se succéder et de ranger
dans ma bibliothèque ces monographies, ces monades dont les
relations mutuelles formeraient un dessin – ou dessein – secret
aussi nécessaire et fécond qu'improbable et fragile. Il m'arrive
souvent, au moment de m'endormir, d'écrire mentalement une
petite description de ces menues choses, de ces êtres fugitifs ou de
ces relations entraperçues dont ma journée s'est trouvée enrichie.
L'âge venant, je me suis aperçu que l'accumulation déraisonnable
de mes « projets » d'écriture – les dossiers en occupant toujours plus
de place dans mes rayonnages – dépassait de loin, si je voulais m'y
consacrer avec méthode, le temps qui, raisonnablement, me reste à
vivre. Il y a donc un moment, un âge de la vie, où il faut se
résoudre à ne plus faire toute chose sérieusement ou, disons,
sereinement. J'ai déjà remarqué que certains poètes, avec l'âge,
manifestent une sorte d'impatience – autre genre d'énergie –
toujours grandissante. Quoi qu'il en soit, je vois bien le mince
passage où le temps me place aujourd'hui (parce que c'est le temps
qui décide de tout, prendre soi-même une décision n'est rien
d'autre que prendre une décision quant à son emploi du temps) :
quelque chose entre la patience du concept nécessaire à toute pensée
qui tente d'éviter la facilité, la virtuosité, et l'impatience du geste
nécessaire à toute écriture qui tente d'éviter la clôture, le système.
C'est le mince passage entre deux sortes de satisfactions, afin que
soit maintenu vivant le désir : c'est-à-dire l'inquiétude et
l'ouverture à l'œuvre.
Je vais donc essayer de ne plus penser mon travail d'écriture sous
le seul angle d'objets – de résultats – qui se succèdent. Ménager des
marges (en voyant les manuscrits de Giacomo Leopardi, l'autre jour
à Naples, quelque chose m'a bouleversé dans ce sens). Écrire sur les
côtés aussi. Accepter que cela ne soit pas « abouti », mais que la
piste vaille pour ses recroisements multiples avec toutes les autres
pistes (en revenant de Naples, justement, ce sont les « raccourcis »,
les Scorciatoie e raccontini d'Umberto Saba, lus pendant le voyage, qui
me sont apparus comme une voie possible, fût-elle marquée par le
non-savoir que suppose toute décision d'aller un peu plus vite).
(Giacomo Leopardi, Zibaldone [1817-1832], trad. B. Schefer, Paris, Éditions Allia, 2004.
Umberto Saba, Scorciatoie e raccontini [1946], éd. S. Perella, Turin, Einaudi, 2011.)

(07.11.2011)

« APERÇUES », FÉMININ PLURIEL

J'ai pris l'habitude de nommer « aperçues » des bribes de choses


ou d'événements qui apparaissent sous mes yeux. Cela ne dure
jamais très longtemps. Bribes, échardes du monde, épaves qui vont,
qui viennent. Elles sont apparaissantes mais vont disparaissant.
Tout ce qui est visible autour de moi ne m'est pas une « aperçue »
pour autant. Par usage personnel – plutôt que par une quelconque
volonté de donner un sens catégoriel, défini ou définitif, à ce
mot –, je dis « aperçue » quand ce qui m'apparaît laisse, avant de
disparaître, quelque chose comme la traîne d'une question, d'une
mémoire ou d'un désir. C'est quelque chose qui dure un peu plus
longtemps que l'apparition elle-même – une rémanence, une
association –, et qui mérite alors, toujours dans mon usage ou
bricolage d'écriture, le temps de travail, ou de jeu, d'une phrase ou
deux, d'un paragraphe ou deux, ou plus. D'expérience vécue dans
le temps du pur passage, l'aperçue devient alors une pratique
d'écriture intermittente, mon « petit » genre littéraire dispersé-
rapide, multiforme et sans projet, en marge ou en traverse de mes
« grandes » recherches obstinées-patientes.
Aperçues, du verbe apercevoir. C'est un peu moins que voir. C'est
voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est
devenue objet d'observation, cette chose désormais immobilisée ou
posée sur quelque planche d'étude, comme le cadavre sous l'œil de
l'anatomiste ou le papillon épinglé sur sa planche de liège.
Apercevoir, c'est seulement voir en passant : soit que quelque chose
ou quelqu'un passe fugitivement dans mon champ de vision (je suis
à une table de café, un être remarquable passe devant moi et
disparaît aussitôt dans la foule), soit que mon champ de vision passe
lui-même trop vite pour s'attarder à quelque chose ou à quelqu'un
(je suis dans le métro, un être remarquable est debout sur le quai,
mais c'est moi qui m'engouffre bientôt dans le tunnel). Apercevoir,
donc : voir juste avant que ne disparaisse l'être à voir, l'être à peine
vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de
questionnement, c'est-à-dire d'une sorte d'appel. Le genre littéraire
des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de
regards passagers.
Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, s'il est
vrai que singularités et multiplicités constituent les éléments les
plus cruciaux de l'exploration littéraire (depuis Proust) ou
philosophique (depuis Bergson). Je ne désire pourtant ni dresser le
système des singularités multiples où se dessinerait une
physionomie de ma sensibilité, ni écrire un roman du personnage
que mes expériences de regard finiraient par dessiner. Je me
contente d'attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n'en
est donc pas une) sans décider de l'importance que revêt cet oiseau-
là qui passait à cet instant-là. Laisser être l'occasion, l'écrire à
l'occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un
jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et
un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés
de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à
penser.
Aperçues, au féminin nécessairement. Je n'aime pas que
l'« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme
un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue »
sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie au féminin en tant
qu'il passe et m'abandonne, en tant que je l'appelle et qu'il me
revient. Trois motifs surgissent, à peine écrits ces quelques verbes
(passer, abandonner, appeler, revenir). Le premier : mort de la mère,
quand l'enfant n'a pas encore compris l'irréparable perte et senti
l'infinie durée de l'abandon (de ce temps passé il ne me reste que
quelques images, de vieilles photographies, et ce nom de
Huberman que je me promis de poser un jour sur quelque page
imprimée, comme si la décision d'écrire avait été prise au moment
précis de cette mort). Le deuxième : attente de l'amour, quand le
jeune homme scrute dans une foule l'apparition de l'être aimé
(raison, sans doute, pour laquelle me bouleversent les quais de gare
ou les halls d'aéroport, lorsque je regarde les gens tout à leur
attente, à leurs retrouvailles ou à leurs larmes de départ).
Charles Baudelaire est sans doute le grand maître de l'aperçue,
puisque c'est à la fois le poète de la passante à jamais perdue de vue
et du désir de la peindre pour toujours :

« La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; [...]
Un éclair... puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître [...] »

« Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite,
comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit [et
qui] donne le désir de mourir lentement sous son regard. »

À cette nymphe en mouvement répond un autre motif, celui de


la pensée qui affleure au bas de sa traîne. Écrire quelques phrases,
quelques paragraphes, quelques « aperçues », ne serait rien d'autre,
alors, que chérir les traces d'évenements minuscules mais décisifs,
c'est-à-dire ouverts sur des champs de possibilités infinis.
Événements dont chacun, en droit, mériterait beaucoup plus,
comme si chaque phrase, chaque paragraphe, était la clé d'une
toujours nouvelle recherche du temps perdu.
(Charles Baudelaire, « À une passante » [1860] et « Le désir de peindre » [1863], Œuvres
complètes, I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 92-93 et 340.)

(24.10.2012)

L'IMAGE AU GALOP

Voir une image. Tenter de l'écrire (cette image, ce voir de


l'image). Il y va de mon corps entier. Mon corps en face du corps
de l'image, voire mon corps appelé par cet autre corps (passé,
disparu) dont l'image convoque, ou me fait convoquer, la
sensation. Même si l'image est accrochée à un mur, même si son
marbre la retient fermement au sol, écrire ce regard sera danser,
galoper avec elle. La danse comme mouvement psychique de nos
corps réels et imaginés, imaginés ajointés, tout cela que l'image me
donne.
Je viens de trouver dans un livre à visée politique une certaine
expression de cette largesse des images. Cornelius Castoriadis, dans
L'Institution imaginaire de la société, affirme en effet de l'image – ou de
la « représentation », selon son vocabulaire – qu'elle « n'a pas de
frontières, et aucune séparation qu'on y introduirait ne serait jamais
assurée de sa pertinence – ou, plutôt, serait toujours assurée de sa
non-pertinence sous quelque rapport essentiel. Ce qui y est renvoie
à ce qui n'y est pas, ou l'appelle ; mais il ne l'appelle pas sous l'égide
d'une règle déterminée et formulable, comme un théorème appelle
ses conséquences, fussent-elles infinies, un nombre ses successeurs,
une cause ses effets, fussent-ils innombrables. [...] Ce qui n'est pas
dans une représentation peut quand même s'y trouver, et à cela il
n'y a aucune limite. »
Cela voudrait dire que ma danse psychique avec une image est
elle-même sans frontières, sans limites. L'écriture se situera
exactement sur une limite vertigineuse, sur le fil du risque à
prendre : écrire pour contenir, dessiner les limites de ce qui n'en a
pas, mortifier le sans-limite ? Ou bien écrire pour laisser fuir,
dessiner l'absence même – ou la porosité – de toute limite ? Il n'est
pas fortuit que, quelques lignes plus loin, Castoriadis soit revenu
sur le fait qu'une image appelle, convoque, fait désirer la langue :
« Certes, écrit-il, nous parlons de la représentation. Comment
pourrions-nous ne pas en parler ? – et ce que nous en disons n'est
pas entièrement vain. Nous le faisons en en utilisant des fragments
que nous fixons, qui jouent le rôle de termes de repérage, à quoi
nous accrochons des termes du langage, de sorte que nous pouvons
approximativement savoir quand même "de quoi nous parlons"... »
Mais ce qui compte, devant une image, n'est pas « de quoi nous
parlons ». Ce qui compte c'est la danse elle-même – de mes regards
et de mes phrases – avec l'image. C'est une question de rythme. Pas
de hasard si, à ce moment, Castoriadis ne sait rien faire d'autre –
malgré le ton généralement aride et sévère de sa prose
philosophique – que de laisser se former, depuis le cœur de son
texte, l'image rythmique, bientôt romantique, d'un galop : « Nous
utilisons ces termes [de repérage et de langage] comme un cheval
qui galope utilise des plages du sol ; ce ne sont pas ces plages, c'est le
galop qui importe. Qu'il y ait sol et traces est condition et
conséquence de la course ; mais c'est la course que nous voudrions
saisir. À partir des traces des sabots, on peut éventuellement
reconstituer la direction du cheval, peut-être se faire une idée de sa
vitesse et du poids du cavalier ; non pas savoir qui était celui-ci, ce
qu'il avait dans la tête, et s'il courait vers son amour ou vers sa
mort. » Il n'empêche : l'image au galop (une amie psychanalyste me
dit, d'ailleurs, esquisser en ce moment un travail sur la notion de
« galop psychique ») aura mis toute l'écriture et toute la pensée en
demeure de faire comme elle, comme ce que dit Castoriadis dans
un autre texte : « transformer des masses et des énergies en qualités
[...], faire surgir un flot de représentations, et, au sein de celui-ci,
enjamber des ravins, des ruptures, des discontinuités, sauter du coq
à l'âne et de midi à quatorze heures. »
(Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil,
1975 [éd. 2014], p. 404-407. Id., « Imagination, imaginaire, réflexion » [1991], Fait et à
faire. Les carrefours du labyrinthe, 5, Paris, Éditions du Seuil, 1997 [éd. 2008], p. 315.)

(23.03.2015)

TRAVAILLER AUX TRAVERS

Travailler se dit et se pratique selon plusieurs sens, styles ou


genres possibles. On ne fabrique pas un violon comme on dirige
une entreprise, on ne fait pas un film comme on installe une
vidéosurveillance. Tout est possible, je le sais bien : il y a des gens
qui font des films comme on fabrique un violon, mais il y en a
d'autres, sans doute, qui le font comme on dirige une entreprise, et
d'autres encore qui filment leurs semblables comme on installe une
vidéosurveillance. Toute la question est de savoir, non pas tant ce
que l'on cherche, mais plutôt comment on le cherche. Façon de
mettre en lumière la dialectique entre ce qui, dans un travail
donné, met en jeu l'obtention du résultat et ce qui met en œuvre sa
suspension même, son désir, dans le processus inhérent au travail.
Il y aurait donc deux dimensions, au moins, dans le travail : il y
aurait un travail en voie directe (majeure) et un travail en voie
traversière (mineure). Louis Marin avait commencé ses Lectures
traversières en écrivant qu'« il faudrait pratiquer le texte comme le
promeneur pratique habituellement la rue Traversière (12e) en
empruntant d'un pas vif une section de son parcours sans y flâner
par curiosité ni s'y attarder par intérêt. Simplement pour passer au
plus vite à d'autres lieux ou ouvrir plus aisément d'autres espaces ».
Or, cette vitesse même du travail au travers est une vitesse
psychique : elle met en œuvre le travail psychique de tous nos
impensés – ce que veut ignorer le « travail direct », volontaire, de la
construction du savoir –, donc de tous nos « travers » au travers
même du travail de la pensée. Tout ce qui nous traverse, tout ce
qui nous tord de l'intérieur, apparaît alors. On ne révèle jamais
mieux son désir que lorqu'on bifurque de la voie directe sur une
voie de travers.
Travailler aux travers – il faut l'écrire au pluriel puisque les voies
de travers sont, par définition, innombrables – ne consiste donc pas
à ouvrir de grandes percées toutes droites dans la forêt vierge du
non-savoir, ce qui supposerait de détruire les obstacles, de couper
les lianes à la machette, de faire place nette des arbres et de leurs
racines mêmes, qui sont toujours encombrantes bien qu'invisibles
d'abord. Cela suppose de marcher dans la jungle humide de
l'immanence, d'accepter la persistance des obstacles, de buter sur les
racines et de sentir les lianes passer sur notre visage. C'est vouloir
respecter la complexité, voire le désordre du monde. C'est
renoncer d'abord à démêler, à trancher trop brutalement dans les
problèmes. « Toute analyse qui démêle rend inintelligible », écrivait
Merleau-Ponty dans Le Visible et l'Invisible, page esquissée où l'idée
de l'Ineinander phénoménologique – l'embrassement de l'un dans
l'autre – lui suggérait la nécessité de « créer un nouveau type
d'intelligibilité ».
Travailler serait donc composer avec les différents chantiers ou
« travaux psychiques » qui nous traversent, depuis nos
« fondations » jusqu'à nos « constructions » les plus élevées. Freud a
introduit très tôt la notion de travail psychique : dans un texte écrit
en français et publié en 1893, il tentait, par-delà son maître
Charcot, de comprendre la « lésion hystérique » comme « abolition
de l'accessibilité associative de la conception » (terme par lequel il
traduisait l'allemand Vorstellung, représentation) liée à un organe
quelconque. Cette rupture, qui fut ultérieurement théorisée
comme refoulement (Verdrängung) et disjonction entre affect et
représentation, devait pouvoir se renouer dans une pratique dite du
« travail psychique associatif » (psychische assoziative Verarbeitung).
C'est cela que, pour finir, Freud nommera la « perlaboration » ou
Durcharbeitung, mot que l'on pourrait d'ailleurs traduire exactement
par « travail au travers ».
Notre psyché ne cesse pas de « travailler » et d'« être travaillée »
en même temps. Travailler, c'est aussi travailler avec cela (geste de
courage et de responsabilité), qui nous dépasse pourtant. Le
« travail du rêve » (Traumarbeit) transforme sans relâche les stimuli
corporels du dormeur, ses restes diurnes ou ses « pensées de rêve »
en images ou en scènes dont la « déformation » utilisera toutes les
ressources de ce qu'on nomme « travail de la figurabilité ». Le
« travail de deuil » (Trauerarbeit) en passera aussi par la figurabilité
pour composer les figures viables – ou survivantes – de l'objet
perdu. Quelque part dans l'ombre, omniprésent, le « travail du
négatif », dont l'idée a été développée par André Green, soutiendra
la grande dialectique des pulsions de vie et des pulsions de mort.
Freud exhortait ses patients – mais aussi, de façon plus générale, ses
lecteurs – à « trouver le courage », disait-il, de regarder ce négatif en
face, « comme un adversaire digne d'estime » et, plus encore,
comme une « partie de nous-mêmes ». Ce vers quoi pourrait
justement nous guider un travail de perlaboration ou
Durcharbeitung : travail psychique destiné à recueillir certains
éléments refoulés afin de se dégager de leur emprise répétitive, tout
en les faisant participer au travail de la pensée. Travailler aux travers
serait donc tout autre chose que papillonner, se dissiper dans la
simple cueillette du divers : ce serait travailler à penser avec les
travers qui nous hantent, nous traversent et défient notre pensée.
(Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 15. Maurice Merleau-
Ponty, Le Visible et l'Invisible [1959-1961], éd. C. Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 322.
Sigmund Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies
motrices organiques et hystériques » [1893], Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984,
p. 57-58. Id., « Remémoration, répétition et perlaboration » [1914], trad. A. Berman, La
Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953 [éd. 1977], p. 111 et 114-115. André Green,
Le Travail du négatif, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993 [éd. 2011].)

(03.01.2015)

MON VIEUX TRACES

Aujourd'hui j'ai rouvert, presque par hasard, mon vieux Traces. Il


est encore couvert de son papier cristal tout jauni. À l'intérieur, le
texte est annoté, souligné, avec une méticulosité que j'ai perdue
depuis longtemps. Ce livre d'Ernst Bloch a constitué pour moi –
c'était en 1980, je crois – une lecture décisive : à l'instar du Sens
unique de Walter Benjamin, il m'avait littéralement (ou plutôt
littérairement) émerveillé, avant tout pour son principe d'écriture
par montages de fragments où réflexions et récits, concepts et
contes s'enrichissaient perpétuellement les uns les autres. Je
découvrais là toute la grande tradition philosophique repensée et
critiquée par l'innocence et la puissance de la petite tradition
hassidique, avec son inimitable sens de l'humour et de la parabole
désespérée. Traces est un livre qui ose commencer par cette phrase
impossible : « Trop peu » (Zu wenig). J'en redécouvre aujourd'hui, à
seulement le feuilleter, la très profonde poésie comme la très haute
teneur politique. « Révolution pour rire (hélas) » est, par exemple,
le titre d'un autre de ces fragments philosophiques, que Benjamin
appelait, de son côté, des « images de pensée » (Denkbilder).
Tout à coup, non loin de récits aux titres tels que « Sans visage »,
« Triomphe des méconnus », « Le trou du présent » ou « Instant et
image », je tombe sur un fragment intitulé, dans cette traduction,
« La passante » (Pipa geht vorüber). Ah, « la passante » ! Je l'avais
complètement oubliée... Et pourtant ne puis-je pas dire qu'elle se
devait d'être l'héroïne fatale pour un recueil précisément intitulé
Traces ? Ne devrais-je pas dire, surtout, qu'en réalité je n'ai pas pu
l'oublier, comme si elle n'avait pas cessé de passer et de repasser
dans les traverses de mon non-savoir et de mes non-souvenirs ?
« La passante » est un récit qui, dans la lignée de Charles Baudelaire
et de Gustave Flaubert – cités à la fin du texte –, nous parle de
l'« occasion manquée » : quelque chose, un événement minuscule,
est advenu dans le temps, porteur d'un futur peut-être immense.
Mais l'occasion aura été manquée : elle n'aura pas été saisie, ses
prémisses seront demeurées infécondes : « Rien qui éclose ou
puisse parvenir à éclore », malheureusement. C'est la cruauté du
temps quand il passe en un éclair sans que nous sachions que faire.
C'est une banale histoire d'autobus à Paris : en face du narrateur
est assise « une fille qu'il remarqua à peine, dont il aperçut
seulement (sehwach... wahrnahm) les grands yeux bleus, clairs,
étranges ». Tout le récit se développe alors en gestes minuscules –
mais potentiellement gros de significations, de conséquences –
jusqu'à ce que le narrateur descende de l'autobus « tandis que la
jeune fille le suivait du regard avec une expression vraiment
énigmatique et que la voiture disparaissait dans la direction du parc
[Montsouris] ». Un peu de temps passe : latence pour sentir le petit
manque et, bientôt, la grande douleur du temps passé. « À peine
cependant était-il attablé avec les autres qu'en plein café, écoutant
encore les aimables propos sur la dernière séance à la Chambre ou
sur le Salon d'automne, subitement le coup l'atteignit et l'ensevelit
presque entièrement : l'amour éclatait à retardement. L'illusion se
mit au travail et la jeune fille qui l'habitait devenait la maîtresse à
l'instant disparue, et en plus manquée, échappée sans espoir, avec
laquelle toute une vie s'engloutissait. »
Écrire ? écrire sur la vague déjà retirée. Mais écrire, obstinément,
les traces de ce retrait lui-même. Je regarde les caractères imprimés
en noir sur cette page de Traces : ils ne me feront, certes, jamais
saisir l'intensité particulière, chez la passante autrefois aperçue, de
ses « grands yeux bleus, clairs, étranges » et de sa façon bien à elle de
« suivre du regard » un jeune philosophe allemand. Du moins les
phrases d'Ernst Bloch en portent-elles – et m'en offrent-elles
encore aujourd'hui – les traces, comme dans ce fameux conte
hassidique où l'efficacité du miracle se réduit, se réduit, se réduit
jusque dans la simple trace de son récit même. Ernst Bloch a donc
peut-être eu tort, finalement, d'écrire sur sa propre anecdote qu'en
elle il n'y aura « rien qui éclose ou puisse parvenir à éclore ». Traces,
cela ne veut-il justement pas dire qu'il y a eu disparition, mais aussi
que dans cette disparition une survivance, si lacunaire soit-elle,
demeure à portée de notre sensation ? N'y a-t-il pas une vie
potentielle jusque dans les choses les plus dévastées ? C'est peut-
être là une simple naïveté. Mais ce serait, du moins, la naïveté
inhérente à tout acte d'écrire. Dans son admirable essai sur « Le
conteur », Benjamin ne dit pas autre chose quand il affirme que le
récit « ressemble à ces graines enfermées hermétiquement pendant
des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont
conservé jusqu'à aujourd'hui leur pouvoir germinatif ».
(Walter Benjamin, Sens unique [1928], trad. J. Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1978 [éd.
revue, 1988]. Id., Images de pensée [1925-1935], trad. J. Lacoste et J.-F. Poirier, Paris,
Christian Bourgois, 1998. Ernst Bloch, Traces [1930], trad. P. Quillet et H. Hildenbrand,
Paris, Gallimard, 1968 [éd. 1980], p. 7 et 86-90. Walter Benjamin, « Le conteur » [1936],
trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 125.)

(10.08.2015)

SPORADES, POLLENS ET AUTRES POUSSIÈRES

Un grand merci, chère Alexandra Richter, pour cette longue


lettre qui me touche et m'apprend beaucoup. Comme j'avais lu,
devant une assemblée dont vous faisiez partie, deux ou trois de mes
brèves « aperçues », vous m'apportez aujourd'hui quelques
précisions essentielles qui valent, pour moi, comme autant de
découvertes et d'encouragements. L'aperçu est un mot (français,
masculin) qui apparaît « en allemand », me dites-vous, dans la prose
de Goethe, et dans un sens proche, affirmez-vous encore, de mon
propre usage du mot (français, employé « en français » et au
féminin) aperçue. Vous me suggérez déjà par là, et avec finesse, que
le passage d'une langue à l'autre serait comme l'équivalent d'un
passage du masculin au féminin.
Vous me donnez trois exemples de cet usage goethéen. Le
premier correspond à la maxime 365 (ou 1.85) des Aphorismes, que
vous me faites découvrir. Elle n'a jamais été traduite en français et
elle dit (c'est votre traduction) : « Tout véritable aperçu (alles wahre
Aperçu) est issu d'une suite (kommt aus einer Folge) et produit une
suite (und bringt Folge). Il est le maillon intermédiaire d'une grande
chaîne productive ascendante (es is ein Mittelglied einer großen
productiv aufsteigenden Kette). » Magnifique. Le tout étant de
comprendre ce que serait une « grande chaîne productive
ascendante ». Ne devrait-on pas dire expansive plutôt qu'ascendante,
d'ailleurs ? Un aperçu ou une aperçue ne nous entraînent pas
toujours vers le haut, il faut souvent se baisser pour trouver sur
l'immense plage du temps le modeste caillou qui nous parlera enfin.
Votre deuxième exemple est tiré du chapitre « Galileo Galilei »
des Matériaux pour une histoire de la théorie des couleurs. « Dans les
sciences, écrit Goethe, tout dépend de ce que l'on nomme un
aperçu, de l'appréhension de ce qui se trouve au fond des
apparitions »... Nous voici donc bien tout en bas, au fond de ce qui,
pourtant, n'apparaît qu'en passant. Comment creuser dans ce qui ne
fait que passer ? C'est là le point crucial, c'est l'aporie de départ.
Votre troisième exemple est emprunté au grand livre Poésie et vérité.
Il y est question des « conversions » ou « réveils » éprouvés par
l'esprit en face de situations imprévues. Et Goethe commente :
« C'est proprement ce que nous appelons, en matière de science et
de poésie, des aperçus (Aperçu's) : la reconnaissance (das
Gewahrwerden) d'une grande maxime, ce qui est toujours une
opération spontanée de l'esprit (eine genialische Geistesoperation) ; on y
arrive par l'intuition (durch Anschauen), et non par la réflexion,
l'enseignement ou la tradition. » Vous me précisez alors que das
Gewahrwerden, qui traduit pratiquement le mot aperçu, se situe entre
les verbes wahrnehmen (percevoir, apercevoir) et gewahren (se rendre
compte, prendre conscience) qui est lui-même une mise en acte de
Wahrheit, la vérité.
Enfin, vous me rappelez quelque chose dont j'ai à la fois claire
conscience, mais que je m'arrange, généralement, pour laisser dans
le flou : ce serait peut-être, autrement, lourd à porter. Au fond,
vous me signifiez que mes Aperçues ne sont, à tout prendre, que des
poussières récentes dans une poussière d'étoiles bien plus anciennes
et brillantes. J'en ai, bien sûr, reçu la paradoxale lumière
(paradoxale car dispersée en petits points, en constellations qui
errent à travers la grande voûte noire du non-savoir). Il s'agit d'un
univers littéraire et philosophique dont Gerhard Neumann, pour
l'Allemagne romantique, a remarquablement dessiné les trajets :
cela va des Sporades de Walter Hilsbecher aux Semences ou Grains de
pollen de Novalis, des Morceaux de Johann Georg Hamann aux
Éclats de Goethe, du Coup de dés aux idées de Jean Paul aux Étincelles
de Johann Wilhelm Ritter, sans compter les inépuisables Fragments
de Friedrich Schlegel ou, bien sûr, l'extraordinaire Zibaldone de
Giacomo Leopardi. Et sans parler des versions modernes pour ce
genre romantique chez Paul Valéry (Choses tues, Rhumbs), Paul
Reverdy (En vrac, Flaques de verre), Walter Benjamin (Sens unique,
Le Livre des passages), Theodor Adorno (Minima Moralia, Prismes),
Ernst Bloch (Traces) et tant d'autres encore qui m'ont, pour ainsi
dire, formé à la pensée, à commencer par Charles Baudelaire avec
ses admirables Fusées. À quelqu'un comme vous, qui a traduit
Benjamin et Adorno, qui a édité et annoté l'extraordinaire
Bibliothèque philosophique de Paul Celan, je ne peux que savoir
profondément gré d'une telle mise en perspective.
(Johann Wolfgang Goethe, Sprüche in Prosa. Sämtliche Maximen und Reflexionen, éd. H.
Fricke, Sämtliche Werke, XIII, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1993,
p. 20. Id., Zur Farbenlehre, éd. M. Wenzel, Sämtliche Werke, XXIII-1, Francfort-sur-le-
Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1991, p. 689. Id., Poésie et vérité : souvenirs de ma vie,
trad. P. Du Colombier, Paris, Aubier, 1941 [éd. 2005], p. 436. Gerhard Neumann,
Ideenparadiese. Untersuchungen zur Aphoristik von Lichtenberg, Novalis, Friedrich Schlegel und
Goethe, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1976. Paul Celan, La Bibliothèque philosophique –
Die philosophische Bibliothek, éd. A. Richter, P. Alac et B. Badiou, Paris, Éditions Rue
d'Ulm-Presses de l'École normale supérieure, 2004.)

(02.07-30.12.2014)
CENT MILLE MILLIARDS D'IMAGES

Chronique des sentiments réunit le grand œuvre littéraire


d'Alexander Kluge. C'est un livre extraordinaire, un livre-océan
dont le seul premier volume (d'une série qui en comportera cinq,
peut-être six) ne fait pas moins de 1 133 pages. Alexander Kluge est
connu comme un homme d'images : on peut rappeler qu'il fut
l'assistant de Fritz Lang et qu'il a, depuis, réalisé un nombre
incalculable de films aux durées elles-mêmes incalculables. Il est
tout autant un homme de pensées : il a travaillé avec Theodor W.
Adorno et n'a jamais cessé de réfléchir – discutant inlassablement
avec écrivains, philosophes, artistes, sociologues ou historiens – sur
le monde qui nous précède, nous entoure et nous arrive. C'est
donc à partir de ces deux conditions – que Walter Benjamin avait
aimé réunir dans le seul mot Denkbilder, « images de pensée » – qu'il
est homme de lettres au sens le plus radical, le plus original du
terme : un écrivain sans limites. Rien de fortuit si les Éditions
P.O.L, qui accueillent le plus vaste éventail des formes littéraires
contemporaines, ont décidé de publier ce grand œuvre sous la
responsabilité sans faille de Vincent Pauval.
Alexander Kluge écrit beaucoup car il observe beaucoup,
apprend beaucoup, pense beaucoup, aime beaucoup, critique
beaucoup, s'amuse beaucoup, s'émeut beaucoup, invente
beaucoup. C'est qu'il a beaucoup, beaucoup d'imagination. En ce
sens il est un grand romantique posant son regard sur notre
rhizomatique condition contemporaine. Ne vous précipitez pas à
rabattre sur ce mot « romantique » quelque chose qui serait de
l'ordre du « romanesque » : cela n'a rien à voir. Et c'est d'ailleurs ce
qui paraîtra le moins familier – mais aussi le plus captivant, le plus
nouveau – au lecteur français qui se veut, avant tout, lecteur de
romans. La Chronique des sentiments, en effet, ne ressemble pas du
tout à notre Éducation sentimentale. On ne suit pas le destin d'un
personnage à travers les péripéties orientées de son histoire
singulière : on a plutôt l'impression de suivre cent mille milliards de
destins connectés entre eux par une règle immanente et
mystérieuse. Là où les Cent mille milliards de poèmes de Raymond
Queneau avaient été créés par l'opération d'une pure combinatoire,
les cent mille milliards d'images d'Alexander Kluge surgissent de ses
montages, encyclopédiques ou extravagants, véridiques quoique
invraisemblables, d'événements ou de choses immenses ou
minuscules.
L'imagination mise en œuvre par Alexander Kluge me semble
très « romantique », mais dans le sens où Goethe et Baudelaire en
parlaient très précisément. L'imagination : c'est l'art de faire surgir,
disait Baudelaire, « les rapports intimes et secrets des choses, les
correspondances et les analogies »... Elle est donc une « faculté de
connaissance », et non pas cette « fantaisie personnelle » que le
poète récusait sévèrement. Elle est aux antipodes de ce qui se
pratique si souvent, en littérature, sous la forme de selfies
autosatisfaits de leur inquiétude même. Elle appréhende le monde
et l'espace public à travers la mise en relation inventive
d'innombrables corps, gestes, situations, pensées, choses ou
événements partout glanés de par le monde ou de par l'histoire...
Sous ce point de vue, la Chronique des sentiments tient à la fois des
Fusées baudelairiennes et des mille petites collections accumulées
par Goethe dans sa maison de Weimar (fragments d'urnes
funéraires, pierres semi-précieuses, échantillons de tissus, nids de
guêpes, oiseaux artificiels, jouets d'enfants, œufs monstrueux et j'en
passe).
Comme Goethe, Alexander Kluge va sur le terrain en
archéologue, parle aux gens, prend des échantillons, fouille les
archives aussi patiemment qu'un philologue. De tout cela, il
compose un immense et labyrinthique livre de contes. Il fait avec
notre réalité historique ce que les frères Grimm ont pu faire avec
nos fables enfantines. Il n'a certes pas, comme Goethe, son carnet
de dessins et sa boîte d'aquarelle. Mais une caméra : il fait image de
tout ce qu'il lit et il fait littérature de tout ce qu'il voit ou entrevoit.
Il ne faut pas s'étonner qu'au fil des pages de Chronique des sentiments
apparaissent des images – photographies, cartes, extraits de
magazines populaires... – dont les légendes sont elles-mêmes,
souvent, comme de nouveaux récits inclus dans le récit, comme
lorsque, à côté d'une carte du champ de bataille de Waterloo, on
peut lire que « de nombreux blessés ou morts, une fois déshabillés,
étaient des jeunes femmes », histoire de faire sortir l'histoire d'elle-
même et de laisser nos imaginations en tirer quelques conséquences
troublantes. Il semble marcher sur les traces d'un Tolstoï revisité
par Le Brouillon général de Novalis ou Le Livre des passages de
Benjamin, tout cela dans une fraternité évidente avec des auteurs
tels que Thomas Mann ou Heiner Müller, W. G. Sebald ou H. M.
Enzensberger.
En véritable romantique, Alexander Kluge pense que ses plus
folles associations d'idées documentent un certain état objectif du
monde. Non seulement il imagine des histoires stupéfiantes, mais
encore il parvient à documenter les éléments objectifs de cette
imagination : par exemple en racontant l'histoire du sperme de
Nietzsche (mal) congelé, la mission de Heidegger en Crimée, ou
en faisant des gros plans narratifs sur un clitoris de tigresse dans le
compte rendu d'un fait divers... Non seulement il croit à la force
théorique des faits, dont parlait déjà Goethe, mais encore il
démontre la force poétique des théories. C'est pourquoi, suivant
une intuition non réalisée d'Eisenstein, il a pu construire avec Le
Capital de Marx tout un univers de récits et de séquences d'images
(textes et photogrammes magnifiquement édités par le Théâtre
Typographique en 2014).
L'un des principes fondamentaux de cet art littéraire tient sans
doute à quelque chose que la modernité d'un Joyce, d'un Benjamin
ou d'un Eisenstein tenait encore de Goethe : à savoir la certitude
émerveillée que chaque cas singulier, à condition qu'il soit fécond,
se comporte comme un « phénomène originaire » engageant, d'une
certaine façon, la totalité du monde et de l'histoire humaine. C'est
ainsi que Chronique des sentiments commence à peu près avec la
description d'une mouche noyée dans un verre de Pernod – mais
non ! elle réussira à se sauver ! –, quand, une cinquantaine de pages
plus loin, c'est le lecteur lui-même qui se sentira presque noyé dans
la description de la catastrophe de Fukushima. Kluge n'omet pas de
remarquer que, pour se sauver, la mouche a dû mettre un temps
qui équivalait pour elle à plusieurs années de lutte. Il remarque
aussi que les mouches existent depuis bien plus longtemps que
nous (dix-huit millions d'années) et que leur « lignée » survivra
peut-être bien à la nôtre.
De fait, l'art du récit semble, chez Kluge, constamment tenu à
quelque chose comme un étonnement d'enfant (un enfant très
curieux, qui voudrait tout voir et tous savoir, percer tous les secrets
du monde) : c'est un étonnement devant le temps ou, plutôt,
devant les temps innombrables dont chaque événement est tissé. « Plus
on scrute un mot de près, plus il nous regarde de loin », disait Karl
Kraus que Kluge se plaît à citer. Eh bien, il en est des actes humains
comme des mots : chacun, si passager ou durable soit-il, porte en
lui la rencontre de l'occasion la plus ténue (le kairos des Grecs) et du
destin le plus profond, le plus immémorial (l'aiôn des Grecs). Entre
les deux, le chronos de la « chronique » se devait d'inventer de
nouvelles façons de raconter l'Histoire dans chacune de nos
innombrables histoires, petites et grandes, mais toujours pétries de
nos émotions ou « sentiments ».
(Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base, édition et traduction
dirigées par V. Pauval, Paris, P.O.L, 2016. Id., Idéologies : des nouvelles de l'Antiquité. Marx,
Eisenstein, Le Capital, trad. B. Vilgrain, Courbevoie, Théâtre Typographique, 2014.)

(23.03.2016)

UN CORPS QUI N'EST PAS VU DISPARAÎT-IL ?

Les aperçues d'une poétesse japonaise dans les rues de


Hambourg : chez tous les gens qu'elle croise, elle est frappée par
quelque chose comme une « quête de regard » dont elle n'a jamais
eu la sensation dans les rues de Tokyo. « Non seulement le visage,
mais aussi les doigts ou même le dos réclament un regard »,
observe-t-elle. Chacun « jette un regard » sur chacun. Les yeux
sont comme mis en demeure de devoir exprimer quelque chose, de
« montrer une réaction ». Une réaction négative serait même moins
scandaleuse qu'une absence de réaction. La poétesse japonaise – il
s'agit de Yoko Tawada – dit alors combien cette perpétuelle attente
de regard la fatigue, quand ce qui angoisse les Européens lui
semble, symétriquement, que ce qui n'est pas regardé, ou même
simplement vu, pourrait disparaître : « Le corps qui veut et doit être
vu est un corps européen. Ce n'est même pas forcément une
question de narcissisme. Ce besoin est bien plutôt causé par la
crainte que ce qui n'est pas vu peut à chaque instant disparaître. »
(Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes [1991-1998], trad. B. Banoun, Lagrasse, Verdier,
2001, p. 26-27.)

(24.11.2011)
ON FERME

Un drôle de rêve, la nuit dernière : je suis dans une bibliothèque,


toute la question est de savoir quelle sera l'heure de fermeture (des
années durant, l'heure de fermeture des bibliothèques me fut, en
effet, une sorte d'anxiété, de sorte que les plus beaux moments de
ma vie de « rat de bibliothèque » furent ceux où on me laissait les
clefs : quel bonheur, alors, de me retrouver seul, un dimanche, un
jour de fête ou en pleine nuit, au milieu des trésors illimités du
Palais Farnèse à Rome, de la Villa I Tatti à Fiesole ou de la
Warburg Library à Londres !). Mais cette bibliothèque-ci est un
peu spéciale : au lieu de fermer ses portes à une heure donnée, elle
procède à la suppression d'une lettre, d'un coup, dans tous les livres
de la collection. C'est comme cela que la bibliothèque annonce sa
fermeture. Quand toutes les lettres ont été supprimées, non
seulement la bibliothèque est fermée, mais encore elle n'existe plus.

(25.08.2013)

AUTRE PASSANTE, L'APPEL DU STYLE

Résumer m'est une souffrance. Chaque regard mérite son


roman, chaque chose aperçue mérite d'être déployée dans un récit
qui la remémore. On ne schématise que pour conclure au plus vite.
Moyennant quoi, on réduit sans état d'âme l'exubérance des
singularités à une idée directrice, à un mot d'ordre, à une leçon
définitive. Le dogmatisme théorique se fonde sur une série de
résumés aboutissant à une conclusion obligatoire, tandis que toute
la richesse, toute la moirure – les nuances – des choses considérées
auront été mises de côté, comme pour ne pas gêner la Blitzkrieg des
certitudes. Ce que j'aime dans l'approche phénoménologique, ce
n'est donc pas la réduction – encore moins la conclusion, s'il y en a
une –, mais la description.
J'ai suivi les cours magistraux de Henri Maldiney au début des
années 1970. J'aimais qu'il fît du style une question d'être ou d'étant,
disons une « manière d'être », expression française qui me semble
cependant moins précise et moins belle que son équivalent
espagnol, forma de ser, la « forme d'être ». Mais je n'aimais pas qu'il
aille aux conclusions, malgré sa prémisse admirable, en utilisant les
schématiques polarités de Wölfflin – que Gilles Deleuze a
malheureusement reprises telles quelles, via Maldiney lui-même –
et qu'il se satisfasse pareillement des tableaux dans lesquels Leopold
Szondi a voulu synthétiser les motions pulsionnelles de tout être
humain. Que le style implique, non pas une histoire des formes
séparées de tout, mais bien un devenir singulier affectant chaque
forme d'être, voilà qui me semblait justement exclure toute
généralisation sur le style et, partant, sur notre façon de décrire les
œuvres de l'art ou les symptômes de l'âme (d'où mon choix,
travaillant sur le corps hystérique, de raconter le destin d'une seule
personne ; puis, travaillant sur l'art de la Renaissance, de décrire
aussi « profondément » que possible un seul pan de peinture).
Ludwig Binswanger demeure le maître de descriptions cliniques
où chaque symptôme était envisagé comme un style singulier, ce qu'il
nommait aussi un « mode d'existence ». Mémorable, par exemple,
fut sa description des gestes « maniérés » de certains psychotiques à
l'aune du style précisément nommé « maniérisme ». Mais la
généralité admise dans le domaine nosologique travaillait encore à
soutenir la généralité historique et esthétique du style pictural
invoqué. Maurice Merleau-Ponty semble dire quelque chose de
plus subtil, et je trouve significatif qu'il l'ait fait en reprenant la
situation baudelairienne de la passante : « Une femme qui passe
n'est pas d'abord pour moi un contour corporel, un mannequin
colorié, un spectacle, c'est "une expression individuelle,
sentimentale, sexuelle", c'est une certaine manière d'être chair
donnée tout entière dans la démarche ou même dans le seul choc
du talon sur le sol, comme la tension de l'arc est présente à chaque
fibre du bois, – une variation très remarquable de la norme du
marcher, du regarder, du toucher, du parler que je possède par-
devers moi parce que je suis corps. Si de plus je suis peintre, ce qui
passera sur la toile, ce ne sera plus seulement une valeur vitale ou
sensuelle, il n'y aura pas seulement sur le tableau "une femme", ou
"une femme malheureuse", ou "une modiste", il y aura l'emblème
d'une manière d'habiter le monde, de le traiter, de l'interpréter par
le visage comme par le vêtement, par l'agilité du geste comme par
l'inertie du corps, bref d'un certain rapport à l'être. Mais ce style et
ce sens vraiment pictural, s'ils ne sont pas dans la femme vue, – car
alors le tableau serait déjà fait, – sont du moins appelés par elle. »
Sans doute Merleau-Ponty réduit-il encore les choses en faisant
de toute peinture, comme par définition, ce qu'on pourrait
nommer un phénoménographe. Mais l'ultime verbe qu'il emploie me
reste infiniment précieux : il y a bien une relation d'appel entre le
style – poétique, ou pictural, ou même musical – et les formes
d'être singulières qui traversent nos vies. L'appel ne fait pas les
signes. Il se contente de faire signe. La relation survient, ne s'établit
pas. La distance, elle, est toujours là pour nous inciter à la modestie
devant l'apparaître des phénomènes.
(Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, Éditions L'Âge d'Homme, 1973.
Ludwig Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine : la présomption, la distorsion,
le maniérisme [1956], trad. J.-M. Froissart, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002,
p. 117-223. Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence » [1952],
Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 67-68.)
(02.11.2012)

EXTASES DE PHRASES

Tout à coup, Homère interrompt son récit mouvementé – son


grand film de guerre – et nous voilà, pendant cent trente-neuf vers,
suspendus – comme dans un fascinant film expérimental – à la
description visuelle d'un seul objet brillant, le bouclier d'Achille.
Quelque temps plus tard, James Joyce attrape au vol une seule
couleur, le « vert-pituite » (snotgreen) qui transite depuis le fond d'un
verre d'eau sale jusqu'à la mer d'Irlande en passant par les « yeux
vitreux » d'une mère mourante, et construit son grand récit éclaté
d'Ulysse – son grand film de montage – à partir de ce qu'il nomme
lui-même l'ineluctable modality of the visible : « Inéluctable modalité
du visible : ça du moins, sinon plus, pensé par mes yeux. Signatures
de toutes choses que je suis venu lire ici, frai marin, varech marin,
marée montante, ce godillot rouilleux. Vertmorve, argentbleu,
rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans
les corps. C'est donc qu'il avait conscience d'eux corps avant celle
d'eux colorés. Comment ? En s'y cognant la tronche, pardi. Tout
doux. Chauve qu'il était, et millionnaire, maestro di color che sanno.
Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si
l'on peut passer les cinq doigts au travers, c'est une grille, sinon une
porte. Ferme les yeux et vois (Shut your eyes and see). »
Fermer les yeux pour voir ? Fermer les yeux pour que devant –
ou dedans – nos yeux, il n'y ait jamais une seule image, même mue
par la logique de son histoire, mais un million d'images associées,
mêlées, se « cognant la tronche » les unes contre les autres.
Évidemment, il n'a pas suffi à Joyce lui-même de fermer les yeux
pour rendre visible tout cela : il lui a fallu, aussi, ouvrir la langue, je
veux dire ouvrir le récit, ouvrir la grammaire, ouvrir la phrase (ce
qui m'étonne toujours, dans Ulysse, c'est que dans cette opération
douloureuse l'intensité et la joie ne faiblissent jamais, plus Joyce
ouvre son écriture et moins la lecture se fatigue). Il se trouve que la
description d'un objet visible se dit, en grec, ekphrasis, qui a donné
son nom à toute une tradition, tout un genre littéraire. Dans le
« phrasé » historico-épique de l'Iliade, Homère aura donc inséré une
« ekphrase » qui sort de l'histoire, qui arrête tout et qui vient se
concentrer sur les mille et un motifs, les nuances et les brillances,
les détails et les vertus, d'un seul bouclier. La phrasis désigne le
discours en tant que tel, l'acte d'exprimer quelque chose par la
parole ou par l'écrit. Une ekphrasis sera donc l'ouverture, la sortie du
discours hors de lui-même en vue de décrire quelque chose qui
semblait d'abord impossible à exprimer. L'« ekphrase » ou
description serait donc à la phrase ce que l'extase (la sortie hors de
soi par un saut dans les motions inconscientes) est à la stase (la
stabilité du moi agrippé à ses repères conscients).
Ce que le monde visible propose à notre pensée discursive n'est
donc ni le détail décoratif qui arrive juste à point pour que soit
posée une cerise sur le gâteau du récit littéraire ; ni, à l'opposé, la
limite indicible devant laquelle toute phrase devrait se clore
religieusement. Ce que le monde visible propose à l'écriture, c'est
une chance de former des « ekphrases », des phrases qui sortent
d'elles-mêmes et nous sortent des conventions où le discours tend
si souvent à se reposer. Bien sûr, « sortir de la phrase » ne va pas
sans risques, et Philippe Hamon a bien eu raison d'introduire son
anthologie sur La Description littéraire en signalant la « menace », le
caractère éventuellement « retors » ou le danger d'une « dérive »
inhérents à toute description. Mais de tels risques forment, sans
doute, le prix à payer, non seulement pour que des choses aperçues
aient quelque chance de trouver leur place dans la langue, mais
encore pour que nos phrases trop entendues aient,
symétriquement, quelque chance de trouver leurs propres sorties
poétiques.
(Homère, Iliade, XVIII, vers 478-617, trad. R. Flacelière, Paris, Gallimard, 1955, p. 424-
428. James Joyce, Ulysse [1922], trad. dirigée par J. Aubert, Paris, Gallimard, 2004, p. 52.
Philippe Hamon [dir.], La Description littéraire. Anthologie de textes théoriques et critiques, Paris,
Macula, 1991, p. 5-12.)

(03.11.2012)

J'OBJECTE

J'objecte : je jette ceci devant nos yeux. Je le constitue en objet


sous notre regard, je le place devant nous. Mais aussi : je nous
place – et je questionne cette place – devant lui. J'expose la chose et
je nous expose à elle. Je la rapproche de nous. Éventuellement, je
nous reproche d'en détourner le regard. En sorte que rendre visible
serait toujours en même temps objecter à un certain état des choses,
quand les choses sont seulement « en l'état », c'est-à-dire pas assez
étranges pour être vues et interrogées.

(17.12.2011)

SOUDAIN S'APERCEVOIR

Il suffit de l'intervalle entre deux langues – la japonaise et


l'allemande, dans le cas de Yoko Tawada – pour que notre
perception s'aiguise tout à coup au sujet de la perception elle-
même : « L'expression futo revient très souvent dans la littérature
japonaise, elle indique l'instant où, pour une raison inconnue, on
devient soudain attentif à quelque chose. Il peut s'agir d'un objet,
d'une personne ou encore d'une idée. Le mot futo place ce que l'on
décrit dans le présent de la perception. D'ailleurs, à l'endroit où le
mot futo marque une césure, on peut aussi, en japonais, passer du
prétérit au présent. Perdant toute distance envers le passé qu'il
raconte, le narrateur le revit alors comme un présent. En allemand,
ces changements de temps ne sont pas très courants. Si mon
dictionnaire japonais-allemand ne donne aucune traduction directe
du mot futo, il propose en revanche plusieurs périphrases : "juste au
moment où je regardai...", "par hasard", "avant même de m'en
apercevoir...", "je partais quand soudain...", "cela me passe par la
tête...", "je le fais sans intention particulière", etc. Toutes ces
périphrases cherchent à expliquer que les perceptions futo relèvent
du "pur hasard", car on ignore la raison pour laquelle on perçoit
"soudain". Or ce n'est sans doute pas un hasard si l'on voit quelque
chose à un instant précis. Il n'était donc pas question que je formule
une phrase allemande telle que : "Lorsque sans intention
particulière, je regardai là par hasard, je remarquai soudain que
toutes les feuilles des arbres étaient déjà complètement jaunes." À
elle seule, la subordonnée "lorsque je regardai" a quelque chose de
gauche et de superflu. En allemand, il serait sans doute préférable
de se contenter d'écrire que les feuilles ont jauni. Or j'éprouve le
besoin de saisir un instant particulier de la perception en tant que
tel, mais aussi comme faisant partie du quotidien et, pour cela, il
me faut un mot court et beau. Puisque ce mot n'existe pas, je dois
sans cesse me poser des questions qui, au Japon, ne me
traverseraient même pas l'esprit : pourquoi regarde-t-on les feuilles
à cet instant précis ? pourquoi justement les feuilles ? la couleur
nouvelle des feuilles est-elle décisive ? Quand l'intention, le projet,
la rationalité ou la discipline sont trop mis en avant, une vision
différente ne peut s'installer. Peut-être celle-ci est-elle liée à des
souvenirs généralement inaccessibles. »
(Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes [1991-1998], trad. B. Banoun, Lagrasse, Verdier,
2001, p. 58-59.)

(24.11.2011)

IMAGE MISÉRABLE, IMAGE-MIRACLE

Décrire, ne serait-ce que décrire. Pour cela déjà il faut en être


passé par toutes les grandes décisions de la pensée et de l'écriture.
Avoir sollicité le style, le bon style, je veux dire celui qui parvient
au minuscule miracle de toucher l'image. Incomparable, sur ce plan,
l'écriture d'Henri Michaux : cette langue écrite semble à même
l'image, que ce soit dans le plus enjoué ou dans le plus profond des
choses. Michaux, mieux que quiconque, a compris que les images
sont affaire de mouvement et de temps : « Le temps est immense.
L'accélération fantastique des images et des idées l'a fait. » Même
quand c'est simplement du blanc qui apparaît, Michaux nous le
décrit en nous donnant l'impression – miraculeuse – que tout est
dit au plus juste, mais qu'en même temps cette description pourrait
continuer indéfiniment sans cesser d'être haletante : « Et "Blanc"
sort. Blanc absolu. Blanc par-dessus toute blancheur. Blanc de
l'avènement du blanc. Blanc sans compromis, par exclusion, par
totale éradication du non-blanc. Blanc fou, exaspéré, criant de
blancheur. Fanatique, furieux, cribleur de rétine. Blanc électrique
atroce, implacable, assassin. Blanc à rafales de blanc. Dieu du
"blanc". Non, pas un dieu, un singe hurleur. (Pourvu que mes
cellules n'éclatent pas.) Arrêt du blanc. Je sens que le blanc va
longtemps garder pour moi quelque chose d'outrancier. » Et, en
marge : « Le blanc existe donc. Ne plus vivre que dans
l'étincellement. »
Le titre déjà de cet écrit résonne pour moi comme ce que
pourrait être une image au mieux de ce qu'elle peut être : un
« misérable miracle ».
(Henri Michaux, Misérable miracle [1956], Œuvres complètes, II, éd. R. Bellour et Y. Tran,
Paris, Gallimard, 2001, p. 624-625 et 678.)

(04.07.2012)

MACHINE À COUDRE ET PARAPLUIE

En quel sens un phénomène visible peut-il être dit « beau


comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une
machine à coudre et d'un parapluie » ? Dans la célèbre formule de
Lautréamont, le segment « beau comme la rencontre fortuite »
évoque d'abord ce miracle surgi de toute rencontre qui serait
intense, essentielle autant qu'inattendue. Voici que réapparaît notre
aperçue, celle que Baudelaire avait nommée « une passante », celle
dont la rencontre bouleversante avait pris la forme d'« un éclair...
puis la nuit ». « Fugitive beauté », cela voulait dire : incongrue mais
souveraine, puissante comme le temps lui-même. « Beau comme la
rencontre fortuite », cela voudra donc signifier quelque chose
comme la levée d'un désir, fût-il promis à l'échec de la non-
réalisation.
La rencontre « d'une machine à coudre et d'un parapluie » ? Si je
rêvasse un peu, je repense spontanément à certains jours gris de
mon enfance : il pleuvait souvent à Saint-Étienne, les
manifestations politiques prenaient alors l'aspect d'une marée de
parapluies noirs. Mon oncle fumait cigarette sur cigarette dans le
minuscule arrière-bureau de son magasin d'imperméables – eux-
mêmes gris, ou marrons, ou du seul bleu qui parvînt à être triste –
et, tout au fond, Anita faisait les retouches avec sa machine à
coudre Singer. Cette machine fascinante qui rapiéçait, qui
remontait les pans de tissus, qui élaborait fronces et ourlets avec
l'inquiétant tic-tic-tic de son aiguille. Et voici que l'aiguille
s'enfonçait, et voilà qu'elle se retirait, et qu'elle se réenfonçait
inexorablement, comme une cruelle machine de mise à mort à la
Franz Kafka. Mais je pourrais dire, plus littéralement, que la
formule de Lautréamont pourrait être tirée, tout aussi bien, d'une
simple histoire pour enfants : « beau comme la rencontre fortuite
de Madame Machine-à-coudre et de Monsieur Parapluie ». Il
reviendra à James Joyce, un jour, d'implorer presque, possédé par le
désir : « Aime-moi, aime mon parapluie... »
Qu'est-ce que Monsieur Parapluie et Madame Machine-à-
coudre ont donc à se dire ? Leur rencontre fortuite sera-t-elle
durable ? Vont-ils se marier ? Auront-ils de nombreux rejetons,
comme dans les contes de fées ? L'ironie dévastatrice de
Lautréamont laisse peu de chances à une telle éventualité de happy
end. D'autant que le lieu de cette rencontre n'est autre qu'une
surface mortifère par excellence : à la levée du désir (« beau comme
la rencontre fortuite ») répond déjà la tombée dans la mort et la froide
prise en charge des cadavres et de leurs morceaux (« sur une table
de dissection »). Mais quelque chose aura bien survécu à ce double
mouvement : du désir et de la mort pourrait bien surgir – ou
tomber, ou s'échapper –, non pas la beauté au sens usuel,
harmonique, du terme, mais une certaine beauté bien exprimée à
travers l'expression « beau comme »... Une beauté de montages,
d'ajointements et de comparaisons, donc.
Car la table de dissection n'est autre qu'une table de montage : on
sectionne les corps ou les grandes unités, on déplace les organes, on
interpose, on recompose, on obtient des entités nouvelles, des
monstres qui seront peut-être « machines à pluie » ou
« paracoudres ». Une beauté demeure, mais ce n'est plus la beauté
intrinsèque de Monsieur Parapluie ou de Madame Machine-à-
coudre : c'est la beauté de nouvelles rencontres, la beauté des rapports
inventés entre quelque chose du parapluie et quelque chose de la
machine à coudre. Étant issus d'une coupe ou dissection, ces
rapports instaurent fatalement une étrangeté, une distance. Mais là
où l'étrangeté devient « belle », c'est lorsque l'espace qu'elle creuse
entre deux éléments raconte plus et mieux que ne le ferait une
description exhaustive de tous les objets peuplant le monde
considéré. Par exemple, Georges Perec nous raconte beaucoup de
choses sur sa propre poétique dans le simple montage – donc dans
l'intervalle – entre ces deux souvenirs d'une même visite, peu de
temps après la Seconde Guerre mondiale, d'une exposition sur les
camps de concentration et d'extermination nazis : « Je me souviens
des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des
gazés et d'un jeu d'échecs fabriqué avec des boulettes de pain. »
(Lautréamont, Les Chants de Maldoror [1869], éd. P.-O. Walzer, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1970, p. 224-225. Charles Baudelaire, « À une passante » [1860], Œuvres
complètes, I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 92-93. James Joyce, Giacomo Joyce
[1914], trad. A. du Bouchet, Paris, Gallimard, 1973, p. 16. Georges Perec, W ou le
souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975 [rééd. Paris, Gallimard, 1993], p. 215.)

(01.01.2015)

SUR LA TABLE DE DISSECTION, DONC

Trois états, trois destins de la main : vivante-éloquente (elle


bouge, elle parle), morte-grise (elle ne parle ni ne bouge), morte-
rouge (elle ne bouge pas, mais elle semble crier de tous ses
tendons). Pénible teinte jaune du revers, cette autre face de la peau
ici mise au jour.
En bas, dans l'angle, un monde parallèle organise, sur la table de
dissection : la rencontre d'un grand livre ouvert et de deux pieds
qui enflent – qui pourrissent – dans l'ombre.
(Rembrandt, La Leçon d'anatomie du Docteur Nicolaes Tulp, 1632, La Haye, Mauritshuis.)

(12.03.2005)

AIR ET CHAIR, CLAIR ET OPAQUE

De loin : l'air. Image dénudée, très simple, réduite à presque


rien, à juste ce qu'il faut : deux ou trois choses dans l'air. Bien plus
grisâtre que les copies avoisinantes. Le pape n'est là que sous
l'espèce d'une tiare posée comme un pot de fleurs sur une
cheminée (plus discrètement, le pape est aussi, si l'on peut dire qu'il
est, dans les glands du manteau). La ville n'est là que par un bord
d'architecture à peine visible.
De près : la chair. L'intercession est tactile. Personne, dans le
tableau, ne nous regarde. Seule vers nous, la main du vieux, elle-
même peu évidente (mais admirable, une fois découverte). Seule
vers nous la ligne, la bande, la balustrade tout en bas, avec les deux
marmots célèbres.
De loin et de près : la Madone. Proche d'être trop humaine
(comme elle est triste !) et d'avancer d'un pas vers notre espace.
Loin d'être loin de tout (comme elle est triste !), les yeux dans le
vague, la draperie légèrement pliée par le mouvement de l'air. De
près et de loin, égale aura. Le vrai mystère, c'est bien l'air et l'aura,
c'est même l'aura de l'air : air clair (donc intangible) jusqu'aux
figures. Mais, dès qu'on « entre », l'air devient opaque : nuages en
bas, ciel de visages en haut. Donc le lointain est tactile. Grisaille
bleutée, couleur de lointain. Cela devient jaune – plus lumineux,
donc – autour de la Vierge.
Le vent local sur les deux têtes (le rideau n'en subit rien, parce
qu'il est métaphysiquement ailleurs). La draperie de Marie évoque
celle de l'Occasio païenne, c'est-à-dire une figure du temps.
Les signes du continu coexistent avec les signes du discontinu : la
robe blanche du saint se perd dans le nuage, comme les visages des
anges se fondent dans le ciel. Mais la balustrade est nette et
tranchante comme une lame ; le bord du rideau est surligné, donc
il coupe, il sépare les espaces. Question : les espaces sont ici
constamment séparés, mais où le sont-ils ? Les limites sont
équivoques – fascinantes – parce qu'elles se déplacent sans cesse.
(Raphaël, La Madone Sixtine, 1512-1513, Dresde, Gemäldegalerie.)

(29.05.2004)

FORME PURE AVEC POUSSIÈRE

Un objet géométrique peut-il vieillir ? Un solide platonicien


peut-il se couvrir de rides ? Un schème transcendantal peut-il
grisonner ? Il y a, dans les rayonnages de ma bibliothèque, un bel
objet de verre : une bouteille de Klein, ce paradoxe topologique
selon lequel l'intérieur de cette bouteille est son extérieur même.
Cet objet me fut offert, il y a une dizaine d'années, par des
psychanalystes lacaniens qui m'avaient invité à parler chez eux, à
Mexico. Pourquoi cet objet ? Parce que Lacan l'aimait bien, il en
parle notamment dans son séminaire D'un discours qui ne serait pas du
semblant, où la bouteille de Klein apparaît dans un passage où il est
question de « phallus » et de « cul » mais, surtout, de « vérité ».
Pourquoi en verre ? Dans un sens, le verre est très fragile (je me
souviens encore de ma crainte que le joli cadeau ne se brise
pendant le voyage de retour). Mais, dans un autre sens, il est
incorruptible, transparent, non sujet aux attaques du temps :
éternel, en somme, comme une Forme ou une Idée pures.
Eh bien, non. L'objet de verre, bien que posé sur mon rayonnage
de bibliothèque – et dont j'époussette quelquefois les parois
extérieures (apparemment extérieures) – a laissé monter en lui,
comme de lui-même, avec le temps, une très fine pellicule de
poussière qui tapisse toute sa partie intérieure (apparemment
intérieure). On croit depuis longtemps que le verre résiste au
temps : Hérodote racontait – inventa – la façon éthiopienne
d'embaumer les morts dans du verre pour les rendre vraiment
éternels. Mais il suffit qu'un extérieur et un intérieur trouvent leur
voie de contact pour que le temps s'en mêle. Et avec lui l'altération,
et la mort bien sûr que préfigure cette irrémédiable fine couche de
poussière au « fond » de ma bouteille de Klein.
La pensée aime se raconter des histoires d'éternité : c'est pour
mieux refouler le travail du temps. Georges Bataille en a fait de
remarquables paraboles cruelles, dont celle-ci : « Les conteurs n'ont
pas imaginé que la Belle au bois dormant se serait éveillée couverte
d'une épaisse couche de poussière ; ils n'ont pas songé non plus aux
sinistres toiles d'araignée qu'au premier mouvement ses cheveux
roux auraient déchirées. »
(Jacques Lacan, Le Séminaire, XVIII. D'un discours qui ne serait pas du semblant [1971], éd. J.-
A. Miller, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 152-153. Hérodote, L'Enquête, III, 24,
Œuvres complètes, trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, 1964, p. 228-229. Georges Bataille,
« Poussière » [1929], Œuvres complètes, I, Paris, 1970, p. 197.)

(24.12.2014)

TOTÒ ET NINETTO SORTENT DE L'ÉCOLE


« Ainsi, tout heureux, Totò et Ninetto sortent de l'école, et s'en
vont réaliser la théorie dans les rues, sur les places, parmi les gens
(così, tutti felici, Totò e Ninetto escono dalla scuola, e vanno a realizzare la
teoria per le strade, per le piazze, tra la gente). C'est cela, le cinéma ! Ce
n'est rien d'autre que d'être là, dans la réalité ! Tu te représentes à
moi, et moi je me représente à toi ! » Voilà ce que Pasolini osera
appeler, dans sa parodie de sémiologie filmique, un « signe... mais
iconovivant (un segno... ma icono-vivente). »
(Pier Paolo Pasolini, « La fin de l'avant-garde » [1966] et « Le non-verbal comme autre
verbalité » [1971], trad. A. Rocchi Pullberg, L'Expérience hérétique. Langue et cinéma, Paris,
Payot, 1976, p. 99 et 240.)

(01.01.2013)

VENT PASSE, MALHEUR SE LÈVE

Le vent se lève. Mais que voit-on d'Éole ? Roseaux penchants,


arbres courbés, feuilles affolées ? Des vagues parcourent le champ
de blé ? La robe de la demoiselle s'ouvre en corolle palpitante ?
Mais regarde mieux encore, regarde l'air lui-même : pollens qui se
dispersent, poussières en tourbillons, sable qui s'était soulevé, mille
choses inaperçues jusque-là et qui se mettent à danser en tous sens.
Léonard de Vinci voulait peindre le vent : pas seulement à
représenter toutes ces grandes ou menues choses que le vent fait se
mouvoir, mais la couleur du vent elle-même puisque, selon lui,
l'atmosphère a une couleur qui est défi, bien sûr, à toute palette.
Éole se dit, en grec, Aiolos. Conséquence logique (ou cause
linguistique), l'adjectif aiolos assume les valeurs de tout ce qui s'agite
et se meut sans cesse : ce qui est mobile et agité, donc agile ou
rapide. Le mot sert d'épithète, chez Homère, pour les guêpes, les
taons, un cheval particulièrement rapide ou un serpent qui se
contorsionne vivement sur le sol. Conséquence esthétique : ce qui
passe à toute vitesse devant nos yeux laisse la sensation d'un éclair –
comme dit la langue courante –, d'un éclat, d'une couleur qui tout
à coup varie, s'irise ou se moire. Dans l'Iliade, l'éclat des armes est
aiolos, scintillant. Ce que les poètes ne cesseront plus de décliner à
propos de mille et une choses, par exemple un ciel nocturne aiolos,
moucheté d'étoiles qui brillent au-dessus de nos têtes. Dans sa
version mortifère et bassement matérielle, aiolos se dit d'un cadavre
dont les chairs sont putréfiées au point qu'elles se sont couvertes de
taches. Aiolias est aussi le nom d'un poisson tacheté.
Employées au figuré, ces valeurs de bigarrure, qui font d'aiolos un
adjectif presque équivalent à poïkilos, connoteront le caractère
changeant ou inconstant, voire trompeur, d'une personne, à moins
qu'elle ne se mette à fredonner un chant aiolos : capable de moduler.
Pierre Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue
grecque, admet n'être pas tout à fait convaincu d'une proposition
d'Émile Benveniste selon laquelle aiolos aurait pour étymologie un
mot sanskrit de la famille yu-qui signifie « la force vitale ». Quoi
qu'il en soit, nombreux sont les adjectifs composés à partir de aiolos,
tels que aiolomorphos (« aux formes qui se transforment »),
aiolomythos (« au langage qui change »), aiolodakrys (« qui pleure pour
un oui ou pour un non »), ou encore aiolomètis (« fertile en ruses »).
Même le malheur est aiolos. Alors, la douleur se lève, souffle fort
contre notre visage, nous fait courber l'échine, nous suffoque ou
bien nous emporte comme fétus de paille. C'est Eschyle qui, dans
Les Suppliantes, fait dire au chœur des filles de Danaos venues
implorer le droit d'asile auprès de la cité grecque d'Argos : « aiol'
anthrôpôn kaka... » Les traductions, comme on s'en doute, auront
varié elles aussi avec le temps. En 1872, Leconte de Lisle rendait la
phrase entière de cette façon : « Les maux des hommes sont divers,
et le malheur n'a pas toujours le même vol. » Presque un siècle plus
tard, Paul Mazon traduisait : « Les malheurs humains ont des
teintes multiples : jamais ne se retrouve même nuance de
douleur. » Et quant à Émile Chambry : « Les hommes sont sujets à
des maux de bien des sortes. Nulle part l'aile de l'infortune ne se
montre la même. »
Récemment, Irène Bonnaud a redonné une terrible actualité à
cette tragédie d'Eschyle qu'elle intitule Les Exilées et qu'elle
compare au sort réservé par l'Union européenne – avec son cortège
de dispositifs répressifs aux doux noms mythologiques de Zeus
Xenios (qui dénote l'antique « Zeus protecteur des étrangers »),
Hermès ou Poséidon – aux étrangers demandeurs d'asile, pour
lesquels la Grèce d'aujourd'hui prend figure de cauchemar avec ses
innombrables centres de rétention, plus nombreux à présent que
tous ses sites archéologiques réunis. Les vers du tragédien y sont
rendus ainsi par Irène Bonnaud : « Les malheurs des hommes
bougent vite / Quand on cherche à lire le vol des oiseaux / On a
parfois du mal à suivre / Leurs ailes changent sans cesse de
direction. » Cela dit par un chœur de femmes fuyant, comme elles
le disent elles-mêmes, « la menace d'un viol », se présentant sur
cette côte du Péloponnèse comme de simples « demandeuses
d'asile ». La réponse de la cité grecque, sous la plume d'Eschyle, sera
strictement démocratique (« puisque ici le peuple règne »), comme
celles données aujourd'hui le sont si peu.
(Léonard de Vinci, Traité de la peinture, trad. A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987,
p. 202-219. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris,
Klincksieck, 1968 [éd. 1999], I, p. 37. Eschyle, Les Suppliantes, trad. Leconte de Lisle,
Paris, Alphonse Lemerre, 1872, p. 65. Id., Les Suppliantes, trad. P. Mazon, Paris, Les
Belles Lettres, 1921 [éd. 1976], p. 25. Id., Théâtre complet, trad. É. Chambry, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p. 23. Id., Les Exilées, trad. I. Bonnaud, Besançon, Les
Solitaires Intempestifs, 2013, p. 24, 42 et 60.)

(03.01.2015)
L'ACCIDENT, L'ARESSEMBLANCE

Un accident : alors plus rien ne ressemble, ni l'espace ni le temps,


ni les choses ni les êtres. Dans une chronique de janvier 1979,
Roland Barthes évoque un accident de la route sous le titre « Banal
et singulier ». La mort des accidentés lui semble « banale » ; seul le
fait qu'ils n'aient pu être identifiés cette fois-ci, tant leurs corps
étaient abîmés, lui semble « singulier ». Par contraste, l'Enfer de
Dante lui semble « bien généreux » dans la mesure où, dit-il, « les
morts sont appelés par leur nom et commentés selon leurs fautes ».
Treize mois environ après avoir écrit ce texte, Roland Barthes
devait subir, à son tour, un accident de la route : « Sortant du
Collège de France où il était allé contrôler des diapositives et le bon
fonctionnement d'un projecteur en vue d'un séminaire sur "Proust
et la photographie", Barthes se faisait renverser par une
camionnette. Atteint notamment au visage, il fallut alors un certain
temps pour le reconnaître et établir son identité. »
(Roland Barthes, « Banal et singulier » [1979], Œuvres complètes, éd. É. Marty, Paris,
Éditions du Seuil, 2002, V, p. 634-635. Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre,
Paris, Christian Bourgois, 1991 [éd. 2002], p. 300.)

(05.03.2012)

LA MODIFICATION

J'ai l'impression très nette – hallucinatoire ? – que chaque miroir


me reflète différemment. Dans chaque nouvelle salle de bains, d'un
hôtel l'autre, je ne suis plus le même et cela va, généralement, de
pire en pire. Il y aurait de quoi prêter aux miroirs, comme dans
l'histoire de Blanche-Neige, la puissance divinatoire d'un regard et
d'une révélation de ce que nous sommes en vérité, ou serons, sans
savoir le voir par nous-mêmes. Cela me dit plutôt quelque chose
sur l'inquiétante étrangeté qui survient dans l'image qui m'est la plus
familière, à savoir la mienne propre. C'est comme si la moindre
différence de cadre, de tain, de lumière incidente, de chromatisme
ambiant, etc., faisait advenir, de mon corps propre dédoublé dans le
miroir, une visibilité complètement nouvelle, pas moins vraie, pas
moins fausse que toutes les autres.

(16.11.2012)

CE JAUNE-CI, LÀ-BAS, ICI

Dublin, si loin de Séville. Ville de peu de jaune. Je tentais hier


soir de parler à James Coleman du jaune de Séville, ce jaune encore
plus beau que le jaune de Rome. Jaune des enduits sur les murs
quand il rime avec le blanc de chaux. Jaune du sable de la
Maestranza quand il rime avec le noir du taureau. Comme il est
loin, ce jaune. Comme il est difficile à décrire (heureusement,
James Coleman est un grand lecteur de Wittgenstein, il connaît
donc le vertige de cette difficulté). Et puis, ce matin, voici qu'il
m'apparaît, ce jaune-ci, pas un autre, dans le tableau de Goya qui se
trouve à la National Gallery of Ireland : jaune intense et musical,
écrin rythmique au blanc de la soie, de la chair, et au noir du
taffetas, de la chevelure et des yeux de cette femme assise devant
moi. Je veux plutôt dire assise hors de toute géographie réelle :
quelque part, désormais, entre Séville et Dublin.
(Francisco Goya, Doña Antonia Zárate, vers 1805-1806. Dublin, National Gallery of
Ireland.)

(24.07.2011)
CHOSES VUES EN PASSANT

Sentiment étrange, ce matin, en essayant – pour la deuxième ou


la troisième fois – de « remonter » ces Aperçues, de leur trouver un
mouvement qui fasse texte. Malgré le caractère volontairement
fragmentaire et lacunaire de mon tas d'esquisses, je sens bien qu'il y
manque quelque chose, peut-être quelque chose d'important.
Quoi ? Je ne sais pas encore. Laisser l'attention flotter. Il ne se passe
rien. Alors que je suis près de laisser tomber, je me souviens tout à
coup de quelque chose – encore vague – ayant trait aux Choses vues
de Victor Hugo. Mais, oui, c'est cela qui manquait : ce que Hugo
décrit qu'il voit en passant. J'ai complètement oublié où il fait cela. Je
me souviens cependant avoir participé, en septembre 2002, à un
colloque intitulé L'Œil de Victor Hugo où avait été présentée une
remarquable étude sur le sujet. Les actes ont été publiés depuis et je
retrouve donc, facilement, le texte de Paule Petitier intitulé
« Cinétiques du paysage : le mouvement horizontal ».
Ce que voit Hugo n'est jamais une stase, mais un mouvement.
« Le paysage hugolien est en mouvement, écrit Paule Petitier :
espace de métamorphose et de transport. Le rêveur y contemple les
transformations fantastiques des nuages et assimile le mouvement
poétique de la pensée au cycle que parcourt l'eau, des nuées au
glacier, du glacier au torrent. » L'art du paysage, chez Hugo,
suppose en fait « différents mouvements [qui] s'entremêlent, se
succèdent, interfèrent peut-être ». Il faudrait alors distinguer trois
sortes de mouvements du regard dans les descriptions paysagères de
Victor Hugo : le « déplacement horizontal » (qu'on aurait presque
envie d'appeler travelling) ; la « fluctuation de l'image contemplée »
par un spectateur pourtant immobile ; et, enfin, la traversée ou
« pénétration du monde » par un œil qui, pour ainsi dire, s'enfonce
dans l'espace. Il sera alors question de distances et de proximités, de
vision optique et d'« images tactiles ». À la fin surgira ce paradigme
fondamental que constitue la dissolution du monde visible quand il est
trop ou trop bien regardé : « Zébrures, ocelles, moiré ont pour effet
le brouillage de perception de la forme. Ce qui donne forme au
paysage est aussi, poussé à l'extrême, ce qui efface sa forme dans la
dissolution de la bigarrure. On ne voit plus alors un paysage, mais
le chatoiement de la nature, sans limites, sans contour. Comme
dans Le Chef-d'œuvre inconnu, l'approfondissement du regard sur le
réel aboutit à la dissolution des formes dans le bariolage. D'ailleurs
les ondulations qui constituent le paysage sont aussi ce qui pourrait
l'effacer, l'engloutir. »
Tout cela est très beau mais ne répond toujours pas à mon
attente. Le « quelque chose qui manque » est bien là, mais ce n'est
pourtant pas cela. Quelques heures plus tard, grâce à un article de
Clément Chéroux intitulé « Vues du train », je pourrai remonter à
cela, à ce texte admirable enfin ouvert sur ma table. Hugo l'écrit
dans une lettre à Adèle, le 22 août 1837, depuis Anvers où il s'est
rendu par le chemin de fer : « Je me suis réconcilié avec les chemins
de fer ; c'est décidément très beau. [...] C'est un mouvement
magnifique et qu'il faut avoir senti pour s'en rendre compte. La
rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des
fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ;
plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes
chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les
villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à
l'horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre
debout paraît et disparaît comme l'éclair... »
On aurait tort, lisant ce texte, d'en déduire que la dynamique des
images est l'unique résultat de la vitesse de la machine : hypothèse
trop simple de la fameuse « accélération technologique » à l'époque
moderne. Il faut relire la description de Hugo en se souvenant qu'il
devait rouler, ce jour-là, à 15 kilomètres à l'heure environ
(quelques années auparavant, la locomotive bien nommée Rocket,
entre Liverpool et Manchester, avait battu un record historique de
vitesse avec 22 kilomètres à l'heure). Il faut donc convenir que cette
dynamique des images vient du mouvement psychique du passage
plutôt que de la vitesse en elle-même : à savoir des mouvements
conjugués entre le monde visible qui passe devant les yeux et
l'énergie du regard lui-même : son désir, tout à coup, de ne plus
chercher à reconnaître, à fixer, mais de s'abandonner plus librement
à la fluidité des formes.
(Victor Hugo, Choses vues. Souvenirs, journaux, cahiers [1830-1885], éd. H. Juin, Paris,
Gallimard, 1972 [éd. 2002]. Paule Petitier, « Cinétiques du paysage : le mouvement
horizontal », L'Œil de Victor Hugo, dir. G. Rosa et N. Savy, Paris, Éditions des Cendres-
Musée d'Orsay, 2004, p. 287, 290 et 296. Clément Chéroux, « Vues du train. Vision et
mobilité au XIXe siècle », Études photographiques, no 1, 1996, p. 74. Victor Hugo, « France
et Belgique » [1834-1837], Œuvres complètes. Voyages, éd. C. Gély, Paris, Robert Laffont,
1987 [éd. 2002], p. 611.)

(14.08.2015)

LE MYSTÈRE, JUSTE DEVANT NOUS

Lecture réjouissante, ce matin : Georg Simmel, dans son Journal


posthume, renverse utilement la perspective platonicienne de
l'évidence sensible – l'évidence qui, sous nos yeux, ne ferait mystère
de rien et cependant nous mentirait sur sa teneur de vérité – et de
la connaissance intelligible, celle dont le philosophe aurait à charge
de sonder les mystères insaisissables, les lois secrètes, au-delà des
images connues que nous offre le monde : « Ce qui est au-delà de la
connaissance, ce n'est pas ce qui est derrière l'image des choses,
l'obscur, l'ensoi, l'insaisissable, – mais à l'inverse, c'est justement
l'immédiat, l'image pleinement sensible, la surface des choses
tournée vers nous. Ce n'est pas au-delà, mais en deçà de la science
que s'arrête la connaissance. Le fait que nous n'exprimions pas dans
des concepts ce que justement nous voyons, touchons, vivons, que
nous ne puissions le faire entrer tale quale dans les formes de la
connaissance – nous l'expliquons de façon tout à fait erronée :
comme si justement les contenus de ces formes cachaient quelque
chose de mystérieux et d'inconnaissable. »
(Georg Simmel, Journal posthume [1918], trad. S. Muller, Strasbourg, Éditions Circé,
2013, p. 12-13.)

(25.09.2013)

POLAROÏDS : FISSURES DANS LE BÉTON AVEC PERLES COLORÉES

Avant d'être un résultat quelconque, image visible entre mes


mains ou, comme ici, court texte lisible sur ma table, le polaroïd
n'est qu'un simple matériau, mais très original. Matériau dont la
définition première dit qu'il est capable de polariser une lumière qui
le traverse. Polaroid fut le nom, aux États-Unis, d'une entreprise qui
avait déposé le brevet de ce matériau dès 1936. Elle a, depuis,
fabriqué des films polarisants pour les lunettes de soleil – à savoir
un procédé pour ne pas être ébloui par ce qu'on regarde – et de
fameux appareils photographiques capables d'offrir des tirages à
développement instantané. On comprend qu'Andy Warhol ait
aimé ce procédé très gestuel qui permet de se photographier avec
son amant, par exemple, pour jouir presque aussitôt, ensemble, de
l'image si promptement obtenue. Mais Ansel Adams a su
également tirer de ce matériau transitoire des œuvres d'un
classicisme tel qu'il touche au sublime d'une paradoxale éternisation
des phénomènes les plus passagers, je pense par exemple à ses
admirables polaroïds de cascades réalisés au Yosemite National
Park.
Le polaroïd comme genre littéraire serait-il donc un matériau de
langage pour « polariser » ce que le monde nous offre à voir ? Mais
aussi pour jouir presque aussitôt de l'épreuve ainsi obtenue ?
Polariser est un verbe bizarre, créé par les savants du XIXe siècle sur
la base d'une dérivation fautive du verbe grec polein, « tourner ». Les
premières expériences sur la lumière polarisée furent, en effet,
menées à l'aide de cristaux biréfringents que l'on faisait tourner sur
eux-mêmes : polariser voulait dire, dans le cadre de ces expériences,
que l'on était parvenu à rendre un rayon lumineux réfléchi (sous un
certain angle) ou réfracté (à travers un certain milieu) incapable de
se réfléchir ou de se réfracter à nouveau. Comme si polariser était le
verbe de quelque chose qui passe et ne reviendra pas, mais que l'on
a su fixer au bon moment dans une « épreuve unique » car sans
matrice, sans négatif... On se doute bien que polariser est aussi affaire
de « pôles », sans que l'on sache très bien si c'est pour que nous
restions fixés sur un seul et unique point de fascination – selon
l'usage courant du mot, aujourd'hui –, ou bien si c'est pour que
nous observions toutes choses dans l'atermoiement, le battement
dialectique, le rythme de polarités où chaque objet, chaque geste,
chaque événement, chaque être, trouveraient leur condition
minimale d'ambiguïté ou de double aspect.
Ma première expérience des Polaroïds de Marie Richeux, ce fut il
y a quelques mois. Je suis entré dans un studio radiophonique pour
participer à une émission dont je ne savais rien (je n'écoute jamais la
radio l'après-midi) avec cette jeune femme qui posait de si belles
questions, avec des phrases très calmes mais très enjouées, comme
improvisées mais si précises, en réalité. J'ai alors pensé à ce que dit
Walter Benjamin dans son texte sur « L'auteur comme
producteur » : quand le travail, et non l'ego, prend lui-même la
parole dans certaines circonstances favorables. Et puis Marie
Richeux a, soudain, marqué un temps, produit une césure dans le
dialogue, selon une règle du jeu que j'ignorais complètement, et
elle a lu devant le micro un texte écrit où il était question, d'abord
d'une « fissure dans le sol », d'une « fissure dans le béton », et
ensuite de quelques perles colorées gisant au sol, probablement
tombées d'un coffret de beauté pour petites filles.
C'était étrange. La fissure dans le béton, tout à coup racontée
dans le creux d'oreille de chaque auditeur sans autre justification
que le mot polaroïd, interrompait le régime habituel de la diffusion
radiophonique. Elle faisait fissure dans le commerce de la parole
journalistique que ce genre d'émission culturelle a coutume de
délivrer, de faire défiler, à longueur de transmissions. Elle faisait
nœud – perles agglomérées – dans le fil de la parole transmise. La
fissure apparaissait elle-même comme une perle tombée sur le sol
depuis l'intimité, je veux dire depuis l'écriture, de celle qui parlait,
alors, sur un ton légèrement différent. Chose isolée dans l'émission
radiophonique, fissure ou perle, ou plutôt les deux à la fois, parole
proférée pour isoler une situation, non une chose mais un rapport de
choses, le rapport fatalement complexe d'une fissure dans le béton
et de quelques perles colorées.
Il m'est arrivé de photographier des fissures dans le béton, avec
un petit appareil digital qui ne produit sans doute pas de tirages
instantanés, mais qui entretient avec le procédé du polaroïd une
certaine relation de ressemblance puisque l'image captée y est
immédiatement visible, si on le désire, sur le petit écran intégré à
l'appareil (et qui sert en même temps de viseur). Comme notre
écoute est souvent réglée sur la mélodie des images qui nous
habitent, qui nous hantent, j'ai spontanément associé ce polaroïd de
fissure et de perles avec deux images concomitantes réalisées
presque à l'aveugle alors que je cheminais parmi les vestiges
d'Auschwitz-Birkenau. La première image montrait une fissure
dans le béton d'un bâtiment du camp, la seconde une multitude de
fleurs courant comme une dissémination de beauté – autre genre
de fissure – dans l'herbe alentour. Fissure avec perles colorées : c'est
leur dialogue qui nous dira peut-être quelque chose d'essentiel sur
la portion de monde ainsi regardée.
Vous vous penchez sur une seule fissure : monade. Symptôme
local de quelque violence faite, dans un passé plus ou moins proche
ou lointain, au sol. Le polaroïd se fascine, « se polarise » sur un petit
morceau de monde qui, si modeste soit-il, fait apparaître quelque
chose d'une histoire (quand et pourquoi la fissure a-t-elle eu lieu ?)
et, même, d'une mémoire ou d'une archéologie (sur quel sous-sol
cette fissure ouvre-t-elle ?). Puis, vous regardez autour de la
fissure : « C'est une fissure dans le béton. Juste à côté, ce que tu
vois, ce sont des perles factices. En plastique irisé. Du bleu ou du
gris, fonction de la position que tu occupes face au soleil. » Donc
vous vous penchiez sur une seule fissure mais avec le désir, déjà, de
regarder, c'est-à-dire de vous mettre en mouvement et d'établir un
rapport visuel : montage. Le béton, la fissure, se « polarisent »,
riment désormais avec le plastique irisé, les perles, dont la couleur
et la beauté – grises ou bleues, pauvrement kitsch ou superbement
irradiantes – dépendent entièrement de votre position par rapport à
la lumière et, plus fondamentalement encore, de votre désir de
regarder, qui est posture de pensée. On pourrait aller jusqu'à dire
que cette situation emblématise ce qui nous échoit dans chaque
regard posé sur le monde visible : une constante allée-venue devant
l'apparaître (question esthétique : pour quoi a-t-on fabriqué ces
perles, pourquoi sont-elles si belles aux yeux de la petite fille et
néanmoins factices, et néanmoins émouvantes, aux yeux de la
jeune femme ?) et la temporalité (question éthique : pour quoi a-t-on
coulé ce béton, pourquoi cette fissure a-t-elle eu lieu ?).
Polaroïds, donc : « se polariser » sur la texture même des choses.
S'approcher, se pencher, donner sa place au minuscule. Mais, aussi,
« polariser » les rapports que chaque chose entretient avec ses
voisines : se déplacer, faire changer l'incidence de la lumière,
donner sa place à l'intervalle. Dans l'économie – je veux dire le
rythme de vie – de Marie Richeux, il s'agit, si j'ai bien compris,
d'écrire chaque jour un récit en miniature, l'ekphrasis d'une seule
image, l'état des lieux d'une seule situation, et de le transmettre
presque aussitôt, façon d'en partager la jouissance, à la radio, par
lecture interposée, la voix jouant ici le rôle du matériau polarisant
permettant le « développement instantané » de l'image racontée.
Polaroïd sera donc le nom d'une écriture radiophonique suscitée par
le monde visible. Radio vient d'ailleurs d'un mot latin
essentiellement visuel, radius, qui signifie le rai, le rayon de lumière,
comme si on voulait rappeler, en parlant de la radio, que les ondes
hertziennes ne sont, après tout, que des phénomènes
électromagnétiques dont la lumière visible n'est qu'une variante
parmi d'autres comme l'infra-rouge, l'ultra-violet ou les rayons
gamma.
Écrire pour la radio ? Ce serait donc tenter de produire des rais
de lumière – polarisante ou polarisée – dans l'écoute, dans la pensée
même des auditeurs, et cela avant toute idée de lecture par livre
interposé. Y aurait-il une généalogie, littéraire et radiophonique à
la fois, des Polaroïds ? Certainement (mais ce serait plutôt à l'auteure
de nous en parler). On peut déjà se souvenir que, dans son Essai sur
la radio et le cinéma, écrit en 1941-1942, Pierre Schaeffer avait insisté
sur ce qu'il nommait le « langage des choses » et la primauté des
« singularités » dans cet « art-relais » que représente,
exemplairement, la radio. On peut se souvenir aussi que le grand
écrivain Carlo Emilio Gadda, dans les années 1953-1954, aura
composé un Art d'écrire pour la radio à l'époque même où se formulait
son grand projet littéraire d'incandescences visuelles et de
proliférations linguistiques.
On doit, surtout, se souvenir que les « rais » électromagnétiques,
à la radio, servent à éclairer notre lanterne, si possible : c'est-à-dire à
mettre en lumière certains aspects du monde ou de l'histoire dont
l'information ne nous est pas vraiment donnée ailleurs. Les Polaroïds
se polarisent bien sur ces menues choses, ces symptômes qui font
fissures – ou perles – dans notre situation contemporaine.
Entre 1927 et 1932, soit à une époque d'extrême urgence
politique, Bertolt Brecht a esquissé, non par hasard, une brève
Théorie de la radio. Il y écrit que « la raison de vivre de la radio ne
peut pas consister simplement à embellir la vie publique » : perles,
oui, mais parlons aussi des fissures dans le béton juste à côté. Et
Brecht de préciser que, pour décrire cela, « il faut du tact » comme,
aujourd'hui, Marie Richeux en fait preuve en chacune de ses
épreuves photographico-radiophonico-littéraires. Enfin, puisque
« l'art doit intervenir à l'endroit même où quelque chose fait
défaut » – formule admirable –, il faudra bien que la radio s'adresse
directement aux écrivains, Brecht donnant alors publiquement,
dans son texte, l'adresse d'Alfred Döblin pour inciter les stations à
lui proposer de nouvelles expériences d'écriture radiophonique.
On se souvient mieux, aujourd'hui, de l'expérience menée,
entre 1929 et 1932, par Walter Benjamin à la station
radiophonique du Südwestdeutscher Rundfunk AG de Francfort-
sur-le-Main, dirigée par son ami Ernst Schoen. Elle s'intitulait
Aufklärung für Kinder, « Lumières pour enfants », inaugurant
quelque chose comme un nouveau genre que l'on pourrait
nommer le conte radiophonique pour enfants. Il s'agissait bien de
mener ensemble la double tâche que suppose toute mise en lumière
dans le domaine de la culture : lumière pour s'émerveiller devant la
beauté chatoyante (que les perles soient ou non factices) et lumière
pour comprendre quelque chose de la dure réalité (que le béton
soit fissuré ou non). Lumière de l'émerveillement et lumière de la
raison ensemble : lumières au pluriel, comme sont pluriels les rayons
électromagnétiques, comme sont plurielles les approches de toute
réalité sensible. Donc lumières polarisées ou polarisantes, lumières
de Polaroïds. Si vous vous penchez sur une fissure dans le béton et
sur quelques perles bleues tombées sur le sol, si vous désirez alors
les photographier à la manière – polarisante et inversante – d'un
Man Ray, vous verrez alors, sur l'épreuve obtenue, les perles
comme des larmes noires et la fissure comme un rai de lumière.
(Marie Richeux, Polaroïds, Paris, Sabine Wespieser Éditeur, 2013. Polaroid als Geste. Über
die Gebrauchsweisen einer fotografischen Praxis, Braunschweig-Ostfildern, Museum für
Photographie-Hatje Cantz Verlag, 2005. Ansel Adams et Robert Baker, Le Polaroid
[1980], trad. A. Dupuy, Paris, Éditions du Fanal, 1982, p. 48-49. Pierre Schaeffer, Essai
sur la radio et le cinéma. Esthétique et technique des arts-relais [1941-1942], éd. S. Brunet et C.
Palombini, Paris, Éditions Allia, 2010, p. 23-25, 37-38 et 47-49. Carlo Emilio Gadda,
L'Art d'écrire pour la radio [1953-1954], trad. G. Monsaingeon, Paris, Les Belles Lettres,
1993, p. 93-117. Bertolt Brecht, « Théorie de la radio » [1927-1932], Écrits sur la littérature
et l'art, I, trad. J.-L. Lebrave et J.-P. Lefebvre, Paris, L'Arche, 1970, p. 131-132 et 136-
137. Walter Benjamin, Lumières pour enfants. Émissions pour la jeunesse [1929-1932], trad. S.
Muller, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1989 [rééd. 2011]. Philippe Baudouin, Au
microphone : Dr. Walter Benjamin. Walter Benjamin et la création radiophonique, 1929-1933,
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2009.)

(11.05.2013)

LA FENTE AU BOUT DU BÂTON


S'il n'y avait cet arbre, à droite, on pourrait se croire dans un
aquarium. C'est tout un milieu en mouvements, en effluves, en
champs de forces. Le ciel est blanc, tout le reste occupé par des
ombres vertes, de puissantes vagues, des chevelures de fantômes qui
se font la guerre ou, du moins, se chamaillent. Au centre, un peu
de guingois, se dresse un piquet. C'est un simple bâton fiché dans la
terre. Son cadrage attentif suggère un paradoxe énonçable sous la
question : comment faire le portrait d'un bout de bois ? Et,
d'ailleurs, pourquoi vouloir faire le portrait d'un bout de bois ? La
réponse à ces questions tient peut-être dans l'accident magnifique
que présente ce bâton. Peut-être même que l'accident est apparu au
peintre avant le bâton lui-même. C'est une petite fente au bout du
bout de bois, une fente dans laquelle un filet rouge sang a voulu
s'accrocher. Je pense à Vermeer : tendresse et cruauté mêlées.
Blessure impersonnelle au milieu d'un paysage qui bouge.
Hommage du peintre à cette blessure ou à ce fil rouge que
personne ne voyait et que, grâce à lui, nous n'oublierons jamais.
(Georges Seurat, Paysage au piquet, vers 1882. Bâle, Kunstmuseum.)

(30.03.2011)

DANSER SUR UN AIR DE DIALECTIQUE

Ah, l'esthétique ! Tout dépend, évidemment, de la valeur d'usage


que l'on veut bien donner à ce mot. S'il s'agit, une fois encore, de
prétendre réunir un ensemble de critères qui nous exposerait,
comme dans une vitrine, le concept « art » enfin démontré, épuré –
par jugements discriminatoires – de ses innombrables scories :
alors, non, ça ne va pas, ça ne se passe jamais de cette façon, il sera
toujours plus intéressant de regarder ailleurs, hors de la vitrine,
l'exubérance des pensées-formes en train de s'inventer. Le
ressassement du débat esthétique autour du jugement – et de la
volonté critériologique qui l'accompagne presque toujours – signale
que le terrain est ici probablement miné d'une multitude de faux
problèmes.
S'il s'agit, au contraire, de faire s'interroger réciproquement une
pensée inhérente aux organes de la parole, de l'écriture, du
concept, avec une pensée inhérente à d'autres matériaux et à
d'autres organes (encre jetée à vau-l'eau sur un papier, son propulsé
par un souffle, espace construit ou agité par un geste) : alors, oui, le
jeu en vaut la peine. C'est la peine – le travail – et la joie – le gai
savoir – d'ouvrir une pensée au contact de l'autre, façon, aussi, de
mieux « se connaître soi-même ». Dès lors, il ne s'agit plus, pour le
philosophe, de résoudre les questions en termes de jugement
(mouvement centralisateur : Kant), mais de faire fleurir les
questions (mouvement centrifuge : Nietzsche) en termes, dirai-je,
de danse.
Il faudrait que le philosophe ne se contente plus d'observer
l'artiste depuis son retrait, sa hauteur. Qu'il ne se satisfasse plus de
relever sur son calepin les éléments « sensibles » capables d'illustrer
son propre monde « intelligible » déjà construit. Il faudrait que la
pensée du philosophe sache répondre aux œuvres de l'art, comme un
geste répond à l'autre, comme un regard répond à l'autre, comme
une caresse répond à l'autre, et par cette réponse se modifie, se
déconstruit, s'ouvre tout à coup : s'élève avec la pensée-pas du
danseur, s'envole avec la pensée-souffle du chanteur, s'involue avec
la pensée-geste du dessinateur – pensées qui, bien sûr, ne
s'arrêteront jamais à un seul organe puisqu'elles s'incarnent et se
formulent esthésiquement à travers le rythme de notre chair entière,
vivante et pensante.
Le mieux est encore de prendre, brièvement, un exemple. Soit
un tableau familier à tous, Le Printemps de Botticelli. Aby Warburg,
en 1893, donna de ce tableau une interprétation inaugurale et
magistrale, ne révélant les « sources » philosophiques, littéraires,
politiques ou rituelles du tableau que pour faire comprendre à
l'historien l'essentielle fluidité des « influences », des « courants » à
l'œuvre, et à l'esthéticien l'essentielle fluidité des images elles-mêmes
en tant que vouées à un mouvement d'incessantes métamorphoses.
Puis, la discipline iconologique s'est focalisée sur la teneur
néoplatonicienne du tableau. Aux côtés du peintre et de sa
« cuisine » interne – inventer, notamment, une nouvelle sorte de
pigment (tempera grassa) qui mélangeait l'huile et l'œuf, afin
d'obtenir ces inimitables verts sombres du jardin, ces irrésistibles
glacis des draperies transparentes –, se trouvait une éminence grise :
Politien, poète humaniste de la cour médicéenne. Et derrière lui se
trouvait probablement Marsile Ficin en personne, maître
philosophe, précepteur du commanditaire, relecteur de toute la
philosophie antique.
L'iconologie peut ainsi renouveler en termes philosophiques notre
appréhension même du tableau : les trois Grâces, par exemple, ne
se contentent pas d'apporter leur « grâce » corporelle – leur beauté
ou vénusté – à la composition mythologique de Botticelli. Elles
dansent à trois parce que les néoplatoniciens de Florence pensaient
presque toutes choses en termes dialectiques : pas de pulchritudo, la
beauté, sans veritas et la constante médiation de concordia ; pas
d'amour humain sans l'antithèse de l'amour bestial et de l'amour
divin (amor ferinus, amor divinus) ; pas de perfection sans la triade
emanatio-conversio-remeatio... Edgar Wind parle fort justement de la
capacité du tableau à « faire couler le style dialectique » de Marsile
Ficin dans chaque interstice du « lyrisme exact » cher à Botticelli.
Et Panofsky d'insister à son tour sur la « flexibilité presque
illimitée » d'une pensée néoplatonicienne toujours susceptible de
nouvelles mises en figures, de nouveaux agencements, quelles
qu'en soient, sur le plan doctrinal, les contradictions afférentes.
On découvre alors l'aisance extrême que possèdent – de par leur
fluidité même – les pensées les plus abstraites à devenir images. Prenez
un mot, gratia, par exemple. Triturez-le en philosophe :
problématisez, dialectisez. Il en sortira des concepts, mais aussi,
plus inattendues, des images qui modifieront complètement le
problème, surdialectiseront la dialectique, et finiront par nous faire
entendre, dans le mot gratia, de nouvelles harmoniques. Dans cette
sorte de tango entre image et concept, chacun devient l'outil pour
ouvrir – critiquer pour enrichir, blesser pour agrandir – l'autre.
Ainsi, Warburg a montré comment Botticelli, dans son tableau,
suivait de si près le texte de Sénèque sur la « grâce » entendue au
sens moral qu'il n'a pas hésité à commettre une aberration
descriptive qui met en péril la « tenue » même du monde
représenté. Regardez la Grâce de gauche : les plis de sa robe se
retroussent autour d'une ceinture, comme le veut la tradition des
vêtements all'antica ; mais la ceinture elle-même n'est pas
représentée, comme le demande, de son côté, Sénèque : « [Les
bienfaits] se sont à aucun degré un lien, une gêne ; aussi, les robes
que [les Grâces] portent n'ont-elles pas de ceinture ; et elles sont
transparentes parce que les bienfaits ne craignent pas les regards. »
Un iconologue néo-kantien en quête de « texte-source » (le basic
text dont Panofsky s'autorise si souvent) serait probablement
satisfait d'un tel résultat : il semble qu'on tienne là une formule
adéquate de l'image à l'idée, une sorte d'adaequatio imaginis ad
intellectus satisfaisante pour la pensée esthétique. Mais Warburg –
comme Nietzsche en amont et, jusqu'à un certain point, comme
Edgar Wind en aval – ne s'est pas contenté de voir dans la danse des
trois Grâces une imagerie du Bienfait selon Sénèque ou de la
Dialectique selon Ficin. Il a cherché le répons, le retour : il a
cherché en quoi cette image de la danse modifiait toute idée à se
faire de ce qu'elle était censée représenter dans le tableau, à savoir la
dialectique elle-même (et avant toute chose la dialectique
temporelle de la mort et du renouveau : Primavera).
En faisant « danser la dialectique » de Ficin ou de Sénèque – qui
avait ainsi justifié la chorégraphie des trois Grâces : « Il y en a une
pour adresser le bienfait, une autre pour le recevoir, une troisième
pour le rendre » – Botticelli ne s'est donc pas contenté d'illustrer,
voire de traduire, une ou deux idées : il les a transformées, il a
produit une contre-pensée (comme on dit, dans une fugue, un
contre-motif). Et là se situe peut-être l'objet même, fatalement
paradoxal, de toute pensée esthétique « par-delà le principe de
jugement ».
Or, ce dont Warburg a eu la juste intuition est que, pour accéder
à cette « contre-pensée », il faut quitter le domaine professionnel
des idées. Il faut, pour constituer une esthétique qui en vaille la
peine, savoir franchir les frontières de ce qu'on appelle
communément l'histoire de la philosophie. Il faut,
symétriquement, outrepasser les limites convenues de ce qu'on
appelle l'histoire de la peinture : sortir du musée, interroger la rue,
retourner à la cuisine – à l'atelier – des artistes, quitter la
bibliothèque humaniste et se mêler à la foule des fêtes florentines,
celles du Maggio par exemple. Alors, on comprend qu'une esthétique
digne de ce nom ne puisse être qu'anthropologique. La danse des trois
Grâces, sur le tableau de Botticelli, se trouve elle-même dans la
position dialectique de médiatiser une pratique des concepts (dans
un vieux livre de Sénèque revisité par les humanistes) et une
pratique des gestes (dans un jeune corps de Florentine pratiquant la
danse, avec deux amies, pour les fêtes de printemps).
Leon Battista Alberti lisait Sénèque dans le texte et fréquentait,
aussi, les ateliers d'artistes. Lorsqu'il parle, en latin, d'une peinture
douée de « grâce » (grata), comme pouvait l'être Le Printemps, on
comprend mieux l'esthétique sous-jacente à une telle qualification.
Mais pourquoi, lorsqu'il parle en volgare, veut-il traduire grata, non
par graziosa, comme on s'y attendrait, mais par l'adjectif ariosa ?
Parce qu'il savait le lien de la « grâce » botticellienne avec la
chorégraphie du Quattrocento, où l'aere a valeur de concept
spécifique (c'est le bref moment de rehaut que la danseuse exécute
au début d'un pas, celui-là même que Botticelli s'est plu à
représenter avec ses trois Grâces).
Tout à coup, donc, les trois Grâces ne « véhiculent » plus
seulement un concept moral ou dialectique, mais une certaine
pensée de la chair et de l'air qui, si l'on y regarde de plus près, concerne
la totalité du tableau (à commencer par Zéphyr qui, à droite,
féconde la nymphe Chloris de son seul souffle), voire de la peinture
renaissante en général. Et l'on comprend, grâce au montage
spécifique effectué par Botticelli, que la dialectique elle-même
serait à repenser... avec la danse, avec les corps en mouvement et
avec l'air lui-même. Jugeurs de goût et stricts esthéticiens, encore
un effort pour vous laisser entraîner dans la danse du gai savoir !
(Sandro Botticelli, Le Printemps, vers 1482-1485. Florence, Galleria degli Uffizi. Aby
Warburg, « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli » [1893], trad. S.
Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 47-100. Edgar Wind, Mystères païens
de la Renaissance [1958], trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992, p. 140. Erwin
Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident [1960], trad. L. Verron,
Paris, Flammarion, 1976, p. 193. Sénèque, Des bienfaits, I-III, 2-5. Trad. F. Préchac,
Paris, Les Belles Lettres, 1961, I, p. 7-8. Leon Battista Alberti, De pictura [1435], II, 44,
éd. C. Grayson, Rome-Bari, Laterza, 1975, p. 78-79.)

(02.10.2002)
DIALECTIQUE, OUI, SYNTHÈSE, NON

Pourquoi ai-je si souvent polémiqué à propos de la dialectique ?


Pourquoi ai-je mordicus défendu un mot qui fait partie de grandes
constructions philosophiques – celle de Hegel au premier chef –
dont, par ailleurs, je ne fais aucun usage ? Pourquoi soutenir
l'emploi d'une notion qui semble d'abord liée à l'organisation
ultime de l'être et du devenir, quand cette organisation ultime,
visée de ce qui serait une science philosophique des fondements,
n'entre pas dans les motifs de mon travail ? Dire dialectique, ce n'était
donc pas formuler une ambition dogmatique de quelque nature
que ce fût, c'était seulement une certaine façon d'observer les
choses, et d'emboîter le pas de quelques écrivains, artistes ou
essayistes – Georges Bataille, Walter Benjamin ou Carl Einstein,
Raoul Hausmann ou S. M. Eisenstein – qui se tenaient plus près
d'une pensée du sensible que d'une raison générale à fournir pour que
s'organise la pensée du monde.
Poser la dialectique comme un outil – ou un enjeu – purement
intelligible, c'est ce que font peut-être quelques philosophes
professionnels néo-hégéliens, mais ce n'est pas du tout l'unique
façon d'en user. Je viens de trouver, en reparcourant Le Visible et
l'Invisible, l'ultime texte de Maurice Merleau-Ponty, quelque chose
qui pourrait bien rendre compte de cette distinction à faire dans
l'usage de la dialectique : « Il n'est de bonne dialectique que celle
qui se critique elle-même et se dépasse comme énoncé séparé ; il
n'est de bonne dialectique que l'hyperdialectique. La mauvaise
dialectique est celle qui ne veut pas perdre son âme pour la sauver,
qui veut être dialectique immédiatement, s'autonomise, et aboutit
au cynisme, au formalisme, pour avoir éludé son propre double
sens. Ce que nous appelons hyperdialectique est une pensée qui, au
contraire, est capable de vérité, parce qu'elle envisage sans
restriction la pluralité des rapports et ce qu'on a appelé l'ambiguïté.
La mauvaise dialectique est celle qui croit recomposer l'être par une
pensée thétique, par un assemblage d'énoncés, par thèse, antithèse
et synthèse ; la bonne dialectique est celle qui est consciente de ceci
que toute thèse est une idéalisation, que l'Être n'est pas fait
d'idéalisations ou de choses dites, comme le croyait la vieille
logique, mais d'ensembles liés où la signification n'est jamais qu'une
tendance, où l'inertie du contenu ne permet jamais de définir un
terme comme positif, un autre terme comme négatif, et encore
moins un troisième terme comme suppression absolue de celui-ci
par lui-même. Le point à noter est celui-ci : que la dialectique sans
synthèse, dont nous parlons, n'est pas pour autant le scepticisme, le
relativisme vulgaire, ou le règne de l'ineffable. [...] Dans la pensée et
dans l'histoire, comme dans la vie, nous ne connaissons de
dépassements que concrets, partiels, encombrés de survivances,
grevés de déficits. »
(Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible [1959-1961], éd. C. Lefort, Paris,
Gallimard, 1964, p. 129.)

(23.09.2012)

IMAGE, LANGAGE : L'AUTRE DIALECTIQUE

Cher Jacques Rancière,


Il y a bientôt trois ans, vous avez eu la générosité de prendre au
sérieux la « politique des images » – disiez-vous – inhérente à mon
travail récent. Venant de vous, qui aviez notamment publié
en 2003 un Destin des images et, en 2006, une Politique de la
littérature, cela ne pouvait qu'augurer de fortes problématisations.
Vous avez semblé admettre, depuis votre propre élaboration
philosophique, que je puisse avancer la formule, apparemment
provocante, selon laquelle « les images prennent position » en tant
que telles, ou plutôt en tant qu'elles deviennent telles à travers un
montage leur conférant cet efficace même, qui est politique (la
position comme ouverture de différences si ce n'est de conflits)
autant que structural (la position comme jeu de places si ce n'est de
fonctions).
Cela supposait, entre autres choses, que la relation de l'image au
langage fût tout autre qu'une relation d'illustration plus ou moins
adéquate ; et que la relation du langage à l'image fût tout autre
chose qu'une relation de pur déchiffrement. Quelle relation, quelle
« autre dialectique », ainsi que vous le formuliez vous-même,
faudrait-il donc mettre en œuvre ? Il ne vous a pas échappé, alors,
que cette « autre dialectique » supposait elle-même un double
travail ou, pourrait-on dire, une double confiance accordée sur les
deux tableaux en même temps à l'image et au langage : à la consistance
visuelle de l'image par-delà sa fonction strictement représentative,
autant qu'à la puissance imaginative du langage par-delà sa fonction
strictement argumentative. Il est, certes, toujours utile – et souvent
nécessaire – de savoir ce qu'une figure visuelle représente ; il est
évidemment fécond de décrire ou de « lire » une image en
construisant sa « lecture » de manière rigoureuse et argumentative,
ainsi qu'Erwin Panofsky en a donné quelques exemples magistraux.
Mais faire cela, ce n'est faire que la moitié du chemin. Et l'on
s'illusionnerait complètement à croire « résoudre » une image par
une opération de langage qui lui ferait « rendre raison ». On ne fait
rendre raison qu'aux personnes ou aux choses suspectes, celles dont
on a décidé, par avance, de se méfier. C'est la méfiance séculaire des
gens raisonnables à l'égard de toutes les sortes d'illusions, ou celle
des policiers à l'égard de tous les individus passe-frontières.
Contre cela, dites-vous, j'aurai donc « pris le parti des images ».
Mais quels genres de risques cette décision engage-t-elle ? Vous
répondiez, en conclusion de votre discours de 2013, par les deux
mots « excès » et « poésie ». Je les ai pris pour les plus grands
compliments qui puissent m'être faits – et, en même temps, j'ai
bien vu qu'il y avait déjà là, pour vous, quelque chose qui cloche.
C'est ce que me confirme la lecture de l'essai que vous venez juste
de proposer pour le catalogue de l'exposition Soulèvements qui va,
dans quelques mois, se tenir au Jeu de Paume. S'agissant de la
puissance imaginative du langage, vous introduisez d'emblée un
soupçon quant à l'aura sémantique du mot « soulèvement » : « Qu'y
a-t-il au monde qui ne se soulève ? C'est à cela que la vie se
reconnaît : le battement sous la peau, la respiration qui soulève
imperceptiblement le drap, le vent qui meut également la poussière
qui est le symbole du rien et la vague qui sert de symbole au tout
[...]. Comment alors ne pas inclure dans la grande respiration de la
vie qui se soulève le moment où les vagues de populations [...] se
déversent bruyamment dans les rues derrière des poings levés ou
des drapeaux qui claquent dans le vent ? »
De tels lyrismes, sous votre plume, ne sont en réalité que des
parodies : soit une entrée – ironique – en matière pour la critique
que vous entendez mener contre toute cette « poésie de l'excès »
qu'appelle, en effet, le mot « soulèvement ». Vous évoquez
Flaubert, et c'est sans doute pour mieux révoquer le romantisme
hugolien de l'émeute-tempête qui court sur tant de pages des
Misérables. Ainsi, lorsque vous répétez la formule « comment ne
pas... », il me semble comprendre qu'il s'agit, pour vous, et de
reconnaître cette puissance imaginative du langage, et de la mettre
à distance comme une espèce de pente fatale qu'il reviendrait au
philosophe de critiquer à tout prix. « Comment ne pas... » devient
alors la formule de votre impératif catégorique : celui de se dessaisir
de toute la fascination – associative, visuelle, fantasmatique –
inhérente à la « poésie » de certains mots comme de certaines
images.
Mais, pour ne pas être emporté par ces mots trop voyants – trop
chatoyants, trop kitsch ou trop riches d'harmoniques, donc
d'ambiguïtés –, ne risquez-vous pas de retomber dans l'ornière que
vous aviez accepté de dénoncer, celle d'un langage univoque ou,
tout au moins, d'une dialectique standard ? Langage univoque :
c'est lorsque vous ne voyez dans la vague, pour finir, rien de plus
que ce qu'un iconographe y « lit » sans trop y réfléchir, à savoir un
très général « symbole de liberté ». Dialectique standard : c'est
lorsque, dans votre discours de 2013, vous vous employez à « dé-
dramatiser » mon interprétation du montage brechtien où l'on
voyait le maréchal Rommel penché sur une carte d'état-major, des
femmes ukrainiennes pleurant leurs parents morts et le pape Pie
XII photographié dans le geste de bénir les fidèles. Vous rappelez, à
raison, ce qu'un tel montage doit aux dessins-charge de
l'iconographie politique où les puissants qui commandent se
trouvent mis en regard des pauvres gens qui souffrent : Rommel
versus les femmes ukrainiennes, donc. C'est le mal incarné contre la
bonté même, c'est l'exploiteur contre l'exploité.
« Le montage des trois images, écrivez-vous en conclusion, ne
dit rien de plus que ces dessins-charge ». Il y a pourtant bien
quelque chose de plus que cette simple dualité, puisqu'il y a trois
images et non pas deux. Vous voyez une structure A/B (un face-à-
face parti contre parti) là où Brecht, visuellement, a besoin d'une autre
position exigeant ce supplément, ce troisième terme, pour former
un ABC de compréhension plus dialectique et plus profonde.
Compréhension plus ouverte aussi, parce qu'elle appelle
nécessairement une multitude d'associations, donc d'occasions pour
penser ce qui lie les trois images entre elles, par exemple : la double
face du pouvoir (militaire et religieux, « technique » et
« spirituel ») ; l'ambivalence contenue dans le geste de bénédiction
papale (geste de paix et de lâcheté politique en même temps) ; les
ressemblances et les contrastes multiples des corps voués à tuer
(Rommel), à pleurer les morts (femmes) et à prétendre pardonner,
voire justifier, tout cela depuis le point de vue d'un Bon Pasteur
(Pie XII) ; les paradoxes d'une antiquité des gestes lisible dans ces
images, qu'il s'agisse des gestes pour capturer une proie ou pour
embrasser une absence... Comment tout cela n'aurait-il pas mis au
travail, ainsi qu'il le disait lui-même, un metteur en scène – ou
metteur en gestes – tel que Bertolt Brecht ?
Loin de cette ressource, cependant, vous finissez par ne voir dans
les images visuelles que de pauvres tautologies (« l'image d'un soldat
nageant vers le rivage », écrivez-vous, « n'est que l'image d'un soldat
nageant vers le rivage ») là où seul le langage aurait, selon vous,
capacité à construire un rapport authentiquement dialectique.
L'expression d'image dialectique – qui vient, en effet, du dialecticien
le moins orthodoxe qui fût, Walter Benjamin – peut-elle encore,
dans ces conditions, avoir un sens pour vous ? D'un côté, vous vous
raidissez de méfiance lorsque vous lisez un texte où les images
littéraires vous semblent « accomplir déjà ce qu'[elles] désignent »
par leur propre mouvement d'emphase, de lyrisme ou de
dramatisation (poésie de l'excès ou excès de poésie). D'un autre
côté, vous tournez le dos aux images visuelles lorsque vous postulez
tout simplement – dans un autre passage sur l'ABC de la guerre de
Brecht – qu'elles « ne disent rien » (langage du néant ou néant de
langage).
Or, ce que vous refusez ainsi aux puissances imaginatives du
langage – du moins dans les exemples tirés de mes objets ou de mes
modes de travail –, vous le refusez plus encore à la consistance
visuelle des images en tant que telles. C'est un paradoxe au regard
du fait que, par différence avec toute une tradition de la
philosophie académique qui n'avait vu dans les images de l'art
qu'une éventuelle cerise (esthétique) sur le gâteau de la pensée
(ontologique), vous avez courageusement pris les images au sérieux
de leur immanence, jusqu'à développer une remarquable approche
de la politique sous l'angle du Partage du sensible. Tout votre
parcours philologique (l'entrée dans le matériau, celui de l'archive
dans le cas de vos travaux sur la parole ouvrière) vous prédisposait à
suivre les méandres, voire les extravagances ou les excès, de cette
immanence des images ; mais votre position philosophique semble,
par contraste, marquée par un arrêt, voire un mouvement de recul,
devant cette immanence même.
Partage du sensible : votre pratique philologique souvent
orientée vers l'étude de contre-discours comme vos prises de
position philosophiques aboutissant presque toujours à la
production de tels contre-discours, tout cela témoigne bien de
votre propre passion du partage, à entendre bien sûr dans toutes les
harmoniques de ce mot, depuis ce qui veut trancher (mésentente,
dissensus) jusqu'à ce qui peut redistribuer (démocratie, égalité).
Mais le sensible ? Comment faites-vous, non seulement avec le sens,
mais avec les sens ? Avec les sensations, voire les sentiments ? Je
vous ai plusieurs fois posé la question – lors d'échanges publics
autant que privés – sur l'absence remarquable de Maurice Merleau-
Ponty, ce grand penseur du sensible, dans votre travail, alors que les
relais théoriques, historiques et même biographiques sont là,
évidents (prises de position antistaliniennes, médiation de Claude
Lefort, investissement du champ esthétique...). À chaque fois vos
réponses m'ont semblé décevantes, défensives, non argumentées :
« Ce n'est pas ma tasse de thé », disiez-vous simplement.
Voilà, peut-être, où la passion du partage se révèle entrer chez
vous en conflit avec votre intérêt pour le sensible. C'est une
chose – et considérable : l'une de vos grandes contributions
théoriques – que de poser la question du « partage du sensible »
dans l'histoire des pratiques artistiques envisagée sous son aspect
politique ; mais c'en est une autre que de vouloir, devant chaque
objet esthétique, « partager le sensible » entre ce qui peut y être
« lu » et ce qui n'y « dit rien ». Si je devais, de ce point de vue,
formuler la différence entre nos deux attitudes à l'égard du sensible,
je dirais que vous cherchez constamment à en désintriquer les
composantes – les unes profondes et les autres superficielles, les
unes émancipatrices et les autres régressives, les unes acceptables et
les autres critiquables – quand je chercherais plutôt à y « lire »,
« relire » ou « relier » l'intrication elle-même. Cette dernière attitude
ne fait pas mystère d'être redevable, côté psychanalyse, aux
principes freudiens de la « non-omission » ou de la
« surdétermination », de l'« après-coup » ou du « retour du
refoulé » ; côté philosophie, aux réflexions de Merleau-Ponty sur le
visible ou à ses engagements de méthode, quand il disait par
exemple : « Toute analyse qui démêle rend inintelligible » ; et, côté
histoire de l'art, à l'effort presque tragique d'Aby Warburg pour
« lire » et « relier » à n'en plus finir des significations derrière
d'autres significations, selon une éthique de la connaissance qui se
refusait à tout rétrécissement des puissances imaginatives telles
qu'une « science de la culture » (Kulturwissenschaft) pourrait seule en
retracer les histoires comme les territoires multiples.
Le problème que pose l'image à toute tentative de « lecture
discriminante », c'est que lorsque vous tirez un seul fil, la pelote
entière vient vers vous au risque de vous sauter à la figure. L'image
appelle le sensible, mais le sensible implique le corps, le corps s'agite
de gestes, les gestes véhiculent des émotions, les émotions ne vont
pas sans inconscient, et l'inconscient lui-même suppose un nœud
de temps psychiques, de sorte que c'est toute la modélisation du
temps et de l'histoire elle-même, y compris politique, qu'une seule
image peut remettre en jeu ou en question. Vous considérez
l'introduction de la « survivance » – le Nachleben de Warburg tel que
je le fais travailler – comme un « principe actif de division du
temps » : mais c'est ici trop donner au paradigme du partage,
puisque la survivance est plutôt ce qui, dans une image ou dans un
geste, ne permet justement plus de « diviser les temps », par
exemple entre ce qui y serait passé (remémoré), présent (agi) ou à
venir (désiré).
Une image se partage, bien heureusement : c'est même un
médium exemplaire pour la constitution sociale – aussi bien
protensive qu'active et mémorielle – de nos histoires communes.
Mais une image ne se laisse pas sans dommage diviser en parts, à
moins de considérer la « lecture des images » comme une autopsie,
soit une opération dans laquelle connaître et mettre à mort – pour
mieux isoler les organes sains des organes malades, par exemple –
iraient de pair, selon un fantasme épistémique qui remonte peut-
être bien à la métaphysique aristotélicienne elle-même (quand il est
exigé que Socrate soit mort pour qu'on puisse dire de lui,
philosophiquement et définitivement, qu'il est bon, a été bon ou
pas). Nécessaire est la critique des images, bien sûr, mais à condition
de savoir ne rien oublier de leurs complexités ou, mieux encore, de
leurs implexités. Alors qu'il parlait dans son Esthétique du coloris
incarnat – qui mêle profondeur et surface, couleurs bleu des veines,
rouge des artères et jaune de la peau –, Hegel utilisa l'expression
magnifique ein Ineinander : « un l'un-dans-l'autre » (non par hasard,
c'est par cette « implexité » de la couleur que j'aurai commencé,
dans La Peinture incarnée, à réfléchir sur ces questions). Voilà
quelque chose qui a, sans doute, une structure dialectique, mais qui
ne se laissera jamais « partager » en trois éléments distincts – veines,
artères et peau ou thèse, antithèse et synthèse –, à moins de
disparaître purement et simplement.
Les images sont de telles « implexités ». Mais comment « lire une
implexité » ? Pas plus qu'on ne peut séparer l'huile de la peinture
dans une peinture à l'huile – une fois que le peintre a fait le
mélange et a transformé tout cela en image de l'art –, on ne pourra
séparer dans les œuvres visuelles ce qu'elles impliquent sur un plan
qui est tout à la fois matériel et psychique, sémiotique et
phénoménologique. C'est une question de médium, justement :
l'huile est nécessaire et inséparable au pigment en poudre pour que
celui-ci parvienne à faire image. Or, ce qui apparaît d'Eisenstein à
Warburg et de Freud à Merleau-Ponty, jusqu'à se constituer en
anthropologie du visuel, c'est que le pathos constitue – du moins en
Occident – un médium privilégié du fonctionnement des images.
Vous affirmez avec bon sens, cher Jacques, que l'émotion n'est pas
« dans » l'image, qu'elle est une simple affaire de réception
spectatoriale, et qu'elle n'appartient donc pas à la constitution de
l'image en tant que telle : « L'artiste, écrivez-vous, sait bien que, sur
les écrans des cinémas, comme sur les murs des musées, il n'y a pas
d'émotions. Il n'y a que des images. »
C'est là jouer, pour la réfuter aisément, une relation d'inclusion
logique (l'émotion « n'est pas dans » l'image, ce sont deux classes
distinctes) contre la relation toute différente qui semble plutôt à
l'œuvre : une relation d'implexité phénoménologique (l'émotion
« est impliquée dans » l'image, les deux étant faites pour que l'une
soit le médium de l'autre, et pour que, dès qu'elles apparaissent,
elles soient inséparables). Vous dites qu'il m'aura fallu « recadrer la
lecture des images » de Harun Farocki pour « rendre droit à
l'identité de l'actif et du pathique ». Mais mon propos n'était ni de
« recadrer » (au sens où il s'agirait de se recentrer sur quelque
signification essentielle de l'image) ni d'affirmer une « identité »
(notion que les images ne cessent de malmener de toutes les façons
possibles) : plutôt de comprendre la « vie dans les plis » de l'image,
si j'ose parler ainsi – avec un poète –, pour tenter de décrire la
surdétermination de tout ce qui y remue, de tout ce qui s'y implique
en effet.
En « lisant » dans le soulèvement du Potemkine « le contraire de la
déploration matinale des vieilles femmes et non simplement sa
transformation », vous répétez en quelque sorte ce même type de
raideur conceptuelle en privilégiant de façon unilatérale un rapport
logique sur un processus phénoménologique. Car, du point de vue
phénoménologique, la « transformation » n'est en rien le contraire
de la « contrariété »... Il y a beau temps qu'Aby Warburg a étudié les
« formules de pathos » en termes de métamorphoses « polarisantes »
ou « dépolarisantes », et que Sigmund Freud – s'agissant de
pulsions, de fantasmes ou de symptômes, c'est-à-dire d'énergies
psychiques, d'images ou de gestes – a parlé de la « transformation
dans le contraire » (Verwandlung ins Gegenteil) : ce qui advient,
justement, dans la dramaturgie du Potemkine. Et sans que le pathos
des femmes autour du cadavre de Vakoulintchouk doive être jeté
aux oubliettes comme un simple « moment faible » de
l'insurrection elle-même. La colère qui nous soulève est le contraire
du lamento qui nous accable, sans doute ; mais ce que raconte
Eisenstein est, précisément, la façon dont une lamentation (pas
encore politique) peut faire surgir une colère (déjà politique).
Vous semblez contrarié, cher Jacques, lorsque quelque chose que
l'on pourrait sommairement nommer « l'irrationnel » pointe son
nez devant vous ou sur des sujets qui vous tiennent à cœur. Vous
tenez à rappeler, devant ma lecture benjaminienne des montages
brechtiens, que Brecht lui-même « in petto se disait "effrayé" par la
"mystique" benjaminienne de l'aura »... Le pathos, à vos yeux, serait-
il donc comme l'aura ? Cela ne fleure-t-il pas l'archétype ou les
gestes humains « venus du fond des âges », comme vous l'écrivez
par défiance envers la notion de survivance ? À moins que cela ne
finisse dans quelque « sublime postmoderne » que vous avez
légitimement critiqué avec ardeur ? Il ne s'agit pourtant ni de Jung
ni de Lyotard. Il ne s'agit pas des prestiges de la pulsion
intemporelle, mais de l'histoire culturelle des images et des
« formules de pathos » qui y sont impliquées dans la longue durée de
la culture occidentale. Comment donc « lire » cela ? La méthode
déductive héritée de Panofsky a porté ses fruits sur le plan d'une
lisibilité entendue comme déchiffrement. En même temps elle a
montré ses limites, liées aux apories d'une raison qui, devant les
images, ne cherchait qu'à « expliquer » par « thèmes et concepts » en
reculant devant toute imagination dialectique comme devant toute
écoute de l'inconscient.
Contre ce modèle axiomatique et déductif, Walter Benjamin – à
la même époque que Panofsky et sur des objets très proches,
comme la Mélancolie de Dürer – a formulé une tout autre voie pour
la lisibilité des images : une voie heuristique et « constellative ».
Une voie qui n'était pas mystique, mais au contraire attentive à
l'immanence, c'est-à-dire aux corps, aux désirs, aux associations
d'idées et à leurs « signes » d'avant toute écriture : « "Lire ce qui n'a
jamais été écrit" » ("Was nie geschrieben wurde, lesen"). Ce type de
lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les
entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en
usage les éléments intermédiaires d'une nouvelle façon de lire,
runes et hiéroglyphes. Tout porte à croire que telles furent les
étapes par lesquelles le don mimétique (mimetische Begabung),
autrefois fondement des pratiques occultes, trouva accès à l'écriture
et au langage. » Les entrailles (ou le viscéral), les étoiles (ou le
sidéral) et les danses (ou le gestuel) n'ont pas cessé de mouvoir ou
d'émouvoir notre constitution anthropologique : elles innervent
encore toutes nos images présentes. Mais on ne parviendra pas à les
« lire » si on ne cherche qu'à les expliquer ou les déchiffrer comme
un langage standard : c'est là une butée de la raison en face des images.
On pourra le faire à y impliquer – à nos risques et périls, je le sais
bien – un travail de l'imagination susceptible de trouver cette « autre
dialectique » née des montages qu'un atlas de photographies ou
qu'un film auront su mettre en œuvre. Avec ce dissensus, cher
Jacques, je vous redis toute mon amitié.
(Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique Éditions, 2003. Id., Politique de
la littérature, Paris, Galilée, 2006. Id., « Georges Didi-Huberman, la politique des images »,
Images, passions, langages. Autour de l'œuvre de Georges Didi-Huberman, dir. E. Alloa, A.
Beyer, P. Geimer, L. Schwarte et S. Weigel, Paris, Bibliothèque nationale de France-
Musée d'Art et d'histoire du judaïsme, 2013. Id., « Un soulèvement peut en cacher un
autre », Soulèvements, dir. G. Didi-Huberman, Paris, Jeu de Paume-Gallimard, 2016,
p. 63-70. Id., Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique Éditions, 2000.
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible [1959-1961], éd. C. Lefort, Paris,
Gallimard, 1964, p. 322. Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1985, p. 20-28. Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d'imitation »
(1933), trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000,
p. 363. Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L'œil de l'histoire, 3, Paris, Les
Éditions de Minuit, 2011, p. 9-79. Id., Peuples en larmes, peuples en armes. L'œil de l'histoire,
6, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016.)

(02.05.2016)

PENSER SUR LE QUI-VIVE

Il est relativement facile de faire l'éloge des morts. Platon, dans le


Ménexène, s'est d'ailleurs montré extrêmement ironique sur la
pratique de l'épitaphios, l'oraison funèbre en usage à Athènes dans
l'Antiquité. Au fil des pages de L'Invention d'Athènes, son livre
magistral sur les ressorts politiques d'une telle pratique, Nicole
Loraux a montré qu'en célébrant ses morts, c'est la cité elle-même,
en réalité, qui s'autocélébrait en projetant sur le mort célébré une
image politique consensuelle, la belle totalité gouvernementale
pure de toute tension ou faction.
Il est plus risqué, mais bien plus important, de faire l'éloge des
vivants, notamment lorsqu'ils ne sont pas « célébrés », je veux dire
célèbres « médiatiquement », comme on dit. Il n'empêche : Patrice
Loraux est l'un des grands philosophes vivants aujourd'hui. Vivant,
dis-je. Et vivant plus qu'un autre, peut-être, dans la mesure où sa
philosophie ne saurait tenir en place dans les rayonnages d'une
bibliothèque : cette œuvre philosophique, en effet, tient beaucoup
moins à ses résultats mesurables – un nombre de volumes pour ses
œuvres complètes, un dictionnaire pour ses concepts, une
mensuration pour ses territoires dogmatiques – qu'à ce que Patrice
Loraux nomme lui-même le qui-vive, et qui commence par un
exercice de la pensée en perpétuel mouvement, une expérience
perpétuellement mouvante de la parole. Et quand je dis
« mouvement », je pense musique et rythmicité, je pense largo,
larghetto, adagio, andante, allegro, presto, prestissimo... je pense vivace,
surtout. Patrice Loraux se sent-il nietzschéen ? Je ne le sais pas. Jeu
et gravité, gravité du jeu, en tout cas, traversent tout son travail. En
tout cas sa pensée est toujours une fête, une musique, un tempo bien
sûr.
L'autre jour, assis en face de moi dans ce bistrot où nous
discutions, il m'a redit la primauté, à ses yeux, de l'expérience sur la
discursivité et de la puissance (la potentia, disait-il) sur l'œuvre elle-
même (l'opus, disait-il). Il m'a redit combien la page imprimée
semblait pour lui aussi lourde, aussi froide et inamovible qu'une
surface de marbre. Il a certes publié un livre – un livre capital – qui
s'intitule Le Tempo de la pensée et quelques trop rares, quelques
merveilleux articles (notamment ce texte qui ne cesse pas de
m'accompagner, « Les disparus », publié dans un volume collectif
du « Genre humain » intitulé L'Art et la mémoire des camps et dirigé
par Jean-Luc Nancy). Mais Patrice Loraux se méfie, je le sais bien,
de toute page écrite pour être imprimée, il s'en méfie comme de
tout ce qui risquerait d'immobiliser la danse, la sarabande et, oserai-
je dire, le tango de sa pensée. Je pense, moi, fermement, je pense
comme simple lecteur qu'il a tort de se méfier ainsi. Et la preuve de
ce que j'avance c'est que, chaque fois que j'ouvre Le Tempo de la
pensée, eh bien la pensée – la sienne en phrases d'encre noire, puis la
mienne grâce à la sienne en lectures déployées de pages en pages ou
concentrées sur une seule phrase, lectures un instant fixes ou
lectures fugitives en face de tes propres idées fixes ou fugitives –, la
pensée ne cesse pas de danser.
Avec lui le philosophique, tour à tour, incessamment, prend la
parole et se déprend dans la parole. C'est un mouvement de désir
toujours relancé ; un mouvement vivace, joyeux-grave, illuminé,
joueur et implacable en même temps, constamment animé par une
fantastique invention verbale (d'après ce qu'il m'a dit, l'autre jour au
bistrot, nous allons bientôt l'entendre parler de Charybde et de
Scylla, de tapis volants, de piquets et de drones, de blocs et de
seuils, de l'énergie constituante et de l'énergie ludique, du cap et de
l'écueil, de la séance et de la science, de la science et de la scène, de
la scène et des siens, des siens et du style, du style et de la situation,
de la situation et de la sécession, etc., etc.)
Sa liberté de parole, donc. C'est un geste poétique ; en même
temps c'est une méthode au sens le plus strict. Et c'est tout aussi
bien un geste éthique fondamental : voici une personne, rarissime,
qui met en pratique – avec souci, avec méthode et avec joie – le fait
que sa pensée invente et se risque à tout va, sans jamais se reclore,
sans chercher donc ni le système, ni le dogme, ni le concept fixé, ni
l'« opinion vraie » qui trancherait une bonne fois pour toutes et
pour tout le monde. J'imagine qu'il n'aura pas plus de disciples que
Rimbaud n'en a eus, mais qu'on le lira aussi longtemps en
philosophie qu'on lit Rimbaud en poésie. Ayant conscience d'être
soudain trop lyrique, je me permettrai, à l'image de ce qu'il lui
arrive de faire, de m'amuser un peu : si Aristote était Walt Disney,
il serait, lui, à la fois Tex Avery et Norman McLaren. Car il fait de
la pensée philosophique une animation de toute chose, une
animation mise en œuvre aux fins de transgresser toute frontière
(ainsi qu'on voit, dans les films de Tex Avery, les personnages sortir
de leur support normal et se retrouver à escalader les perforations
de la pellicule elle-même). Il ose souvent ce à quoi aucun autre
philosophe ne se risque : il ose être enjoué, voire comique. Il est à
lui tout seul le tapis volant des mille et une idées et l'exclamation
des personnages conceptuels qu'il invente.
Je peux donc comprendre qu'il n'aime pas le marbre. Et
pourtant : lui qui connaît si bien la pensée grecque, lui qui a sans
doute accompagné son épouse Nicole Loraux sur les routes qui
vont d'Athènes à Thèbes ou de Delphes à Olympie, pourquoi donc
se méfie-t-il tant du marbre ? Le marbre aussi sait danser, pour peu
qu'il soit sculpté en vue d'un certain rythme, comme on le voit
encore dans les draperies et les figures d'Auraï du Tombeau des
Néréides, par exemple. Il n'est pas difficile de comprendre que son
livre Le Tempo de la pensée est cette chose persistante, imprimée, à
présent intangible, dure comme du marbre, qui ne cesse pas
néanmoins de porter tous les mouvements, toutes les fluidités,
toutes les draperies de la pensée. J'ai voulu faire une petite
expérience : j'ai recopié sur une feuille de papier la table des
matières de ce livre, et cela donne – comment s'en étonner ? –
quelque chose comme un poème qui rappelle, du début à la fin, les
puissances rythmiques, fluides ou scandées, de la pensée elle-
même :

« Tenir le pas gagné :


Rattrapage
Ô expérience
Construire un pont :
Je ne publierai pas d'anecdote
À hauteur d'auteur
Une phrase risquée
Être déjà forcé de se promener :
L'art platonicien d'avoir l'air d'écrire
L'audition de l'essence
Les opérations en peut-être
La dernière précision
Aristote sans question
La pensée prend forme
La crevasse dans le glacier :
L'état d'âme de la pensée
De la dureté du sens
L'idée fixe, la fugitive. »

Les meilleurs artistes sont les artistes aux aguets. Les meilleurs
penseurs sont les penseurs sur le qui-vive. Cela pour dire une
vigilance, une clairvoyance inquiète, et la vie elle-même, la vivace
ouverture au vivant. Ou, dit autrement, l'inquiétude à discerner
comme la promptitude à aimer.
(Nicole Loraux, L'Invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la « cité classique »
[1981], Paris, Payot & Rivages, 1993. Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée, Paris,
Éditions du Seuil, 1993. Id., « Les disparus », L'Art et la mémoire des camps. Représenter,
exterminer, dir. J.-L. Nancy, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 41-57).

(31.05.2012)

FEUILLE, PELLICULE, BARRICADE

Une simple feuille de papier – le papier journal d'un quotidien


tel que Il Manifesto, par exemple –, une simple page – l'une des
« Thèses sur le concept d'histoire » de Walter Benjamin, par
exemple – peuvent nous offrir de véritables barricades contre ce
qui, chaque jour, tente de nous asservir. Hervé Joubert-Laurencin,
grand connaisseur de Pier Paolo Pasolini, rappelait, dans une
récente conférence sur le montage cinématographique, la belle
préface écrite par Barthélemy Amengual aux Mémoires d'Eisenstein.
Je relis donc cette page aujourd'hui : « La grande loi de l'invention
est l'association, la dérive, le fantasme, orientés par la volonté
tenace, l'obsession de donner une solution concrète à un problème
concret. Toute création est en définitive un collage, un montage,
pourvu que l'habite un objectif unique : dans une barricade aussi les
choses les plus hétéroclites se mêlent, "fragments et détails de toutes
sortes", mais la résolution des combattants qui l'ont édifiée lui
confère l'unité d'une arme défensive. »
C'est comme si l'œuvre en tant que montage – fait de multiples
choses hétérogènes, de multiples bouts insécables, de multiples
monades – n'affirmait sa nature composite, impure, complexe, que
pour en revenir à un nouveau genre de simplicité, une monade
d'ordre supérieur : simple geste, simple chose, barricade (chose et
geste à la fois). Telle serait la « résolution des combattants » quand
les combattants sont des poètes : mettre en jeu tout ce qui est
possible (complexité) pour construire une barricade (simplicité).
Faire servir toute complexité à la simplicité d'une chose et d'un
geste, par exemple le geste de stopper la répression de nos
imaginations et la police des idées. Ne pas oublier la simplicité de
nos combats dans la complexité même de nos dérives : alors un
simple bout de pellicule peut devenir une barricade. J'ajouterai ceci,
qu'Amengual ne dit pas : ne pas oublier la complexité de nos
dérives dans la simplicité de nos combats. Il faudra donc, sans cesse,
reconstruire la barricade un peu plus loin.
(Barthélemy Amengual, « Préface » à S.M. Eisenstein, Mémoires [1946-1947], trad. J.
Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris, Julliard, 1989, p. 28-29.)

(20.11.2011)

À QUELLE VITESSE SE DÉPLACE LE VERBE ?

L'escargot se hâte lentement (vers la droite). Le chien suit l'odeur


(vers la gauche). La colombe prend son envol (depuis le haut). Les
ailes ocelées de l'ange ont cessé de battre et me font de l'œil en
silence (juste devant).
(Francesco del Cossa, Annonciation, 1470-1472, Dresde, Gemäldegalerie.)

(29.05.2004)

LANGAGE-PARADE

Elle me parle, elle me parle et me parle encore. Je ne sais même


pas où elle prend sa respiration. La fluidité même de sa langue –
l'américain – accentue encore mon impression que tout cela ne
cessera jamais si je ne fais rien que l'écouter. Le pénible de la
situation, c'est qu'elle me semble faire quelque chose comme une
publicité, mais gigantesque, de sa propre pensée. Tout ce qu'elle
me dit, je sens bien qu'elle l'a déjà tellement préparé, tellement dit
et redit en d'autres circonstances sans doute redoutées par elle, que
rien de ce qu'elle me dit ne sonne vrai à mon oreille. Elle croit
qu'elle se présente en parlant : en réalité, elle ne fait que représenter
une représentation d'elle-même. Elle joue le rôle qu'elle s'est
fabriqué à l'avance. Sa parole m'est donc deux fois inaccessible.
Comment répondre à cela ?

(08.10.2013)

APERÇUE SONORE

J'aime écouter au passage ce que se disent les gens croisés dans la


rue. J'aime ces bribes entre-entendues, ces « aperçues » sonores. Ce
matin, un clochard assis par terre, sur le trottoir, disait à son
compagnon : « On se regarde et on se paye un coup de parano ! »
La parano au ras du pavé, la parano jusque dans l'impouvoir, la
parano comme un coup de rouge.
(15.10.2011)

SPECTATEUR NON-SPECTATEUR

Je profite de quelques heures de liberté, ce matin, ainsi que du


décalage horaire qui m'a mis debout aux aurores, pour faire
l'ouverture du Metropolitan Museum. Revoir, réapercevoir
quelques salles avant que trop de foule ne rende plus difficile
l'éventualité d'une contemplation absorbée. Il y a longtemps que je
ne suis pas retourné dans ce musée extraordinaire. Sensation de
familiarité, pourtant. Il y a beaucoup d'objets, beaucoup d'images,
ici, que j'aime depuis « toujours ». Vus et revus, donc. Souvent
photographiés. Or, la sensation de ce matin est plutôt désagréable :
je n'arrive pas à décider devant quoi m'arrêter. Le temps presse,
voilà surtout ce qui m'est désagréable. Car regarder, cela veut
justement dire prendre son temps. Ce matin je ne regarde rien de
précis. Je m'assieds un moment – tant pour la fatigue accumulée ces
derniers jours, le mal de dos, l'incapacité à vibrer, à m'ouvrir
véritablement devant un tableau, et pourtant il y en a tant de si
beaux – dans une petite salle cossue, tendue de velours rouge, de la
collection Lehman. Il y a devant moi une cheminée Renaissance
et, de part et d'autre, deux œuvres du Greco.
Je regarde en me demandant, une fois de plus, ce que c'est que
regarder (je regarde donc bien moins que je ne pense). Je pense à
cette obsession de la place du spectateur dans la théorie moderne de
l'art, tout en me disant qu'il est si facile, si courant, si
majoritairement établi d'être le non-spectateur d'un tableau. Les
commanditaires du Greco, les marchands d'art, les conservateurs du
musée et Robert Lehman lui-même ont dû passer beaucoup de
temps à ne pas regarder ces tableaux qu'ils étaient si fiers, pourtant, de
garder, de posséder. Moi-même, en ce moment, qui ai pris un billet
d'entrée pour acquérir le droit à ce regard, je les regarde à peine. Je
regarde, en fait, le gardien de la salle encore vide de touristes. C'est
un vieil homme très distingué qui, lui non plus, ne regarde pas les
deux tableaux du Greco, puisque cela fait bien longtemps, sans
doute, qu'il habite avec eux. D'ailleurs sa fonction l'inciterait plutôt
à tourner le dos aux tableaux qu'il protège : et je vois bien qu'il me
regarde, moi, moi qui suis le seul « spectateur » de cette salle-ci à
cette heure-ci. Je le regarde en retour, nous nous saluons de la tête.
En fin de compte – disons plus modestement : en fin de journée –,
je me souviendrai plus vivement de ce vieil homme que des deux
beaux tableaux. Je n'ai pas su, aujourd'hui, interroger du regard ces
deux images ; du moins ai-je su échanger un regard avec quelqu'un.
(05.05.2012)

GRANDE ÂME OU PAS

Lutte à mort des consciences affrontées. Comment reconnaître


l'autre ? Aujourd'hui, certes, nous parvenons fort bien à nous parler
en toute politesse. La situation est calme, pas de guerre civile.
Toute la question est de savoir si, lorsque tu seras en position de
pouvoir absolu, comme si j'étais devant toi à me noyer et, toi, à me
regarder depuis le rivage, toute la question est de savoir si ton âme
est assez grande pour que tu décides de te pencher vers moi et de
me tendre la main. L'autre jour, comme il m'était arrivé un petit
malheur, j'ai senti que tu y prenais un petit plaisir. Je ne suis pas
optimiste pour la suite.
(23.03.2012)

DANS LA PEAU DE L'APERÇUE

Je travaille en ce moment à relire quelques textes de Roland


Barthes portant sur l'émotion que suscite l'acte de regarder. Me
revient ce souvenir, que je ne saurais dater avec précision mais qui
correspond à l'époque où j'étais étudiant à l'École des Hautes
Études – pas « son » étudiant, d'ailleurs. Je marche seul dans un
couloir des locaux de la rue de Tournon. Une porte s'ouvre et il
apparaît, son corps encore coupé par le cadre mais son visage déjà
tendu vers moi. Il me regarde avec insistance, je veux dire une
certaine intensité, une grande douceur, quelque chose d'un peu
lourd, enveloppant, lourd aussi parce que ce regard dure (ou me
semble durer) et semble m'interroger (qui es-tu ? pourquoi est-ce
que je ne te connais pas ?). Dans cette situation je suis donc
l'aperçue. Je m'enfuis, bizarre, personne condamnée à porter
probablement le deuil de ce regard muet.
(28.02.2012)

UN DERNIER PAS DE DANSE

Les paroles échangées, ce soir-là, avaient été dures. Elle s'est


levée avec grâce – comme toujours –, mais le demi-cercle que son
corps décrivit alors disait déjà qu'elle tentait de se parer, de se
protéger de moi. Elle allait partir. J'ai ouvert les bras vers elle, mais
elle a décrit un nouveau demi-cercle, et cette fois c'était pour dire
qu'elle devait se séparer. Je suis resté sans un mot, les bras en suspens.
Puis j'ai fait, sans l'avoir voulu, une sorte de geste fataliste, comme
si je jetais en l'air le jeu de cartes de nos destins mêlés. Je crois
qu'alors mon propre corps décrivit, lui aussi, un demi-cercle, mais
dans l'autre sens. Désormais nous étions séparés, par la grâce
malheureuse d'une dernière petite danse impréparée, pavane pour
une histoire défunte.
(04.10.2011)
PAR BLESSURES
(TEMPS QUI FRAPPENT)
QUI APERÇOIT DÉSIRE, EST BLESSÉ

Hypothèses de travail. Voir serait utiliser nos yeux pour savoir


quelque chose du réel. Regarder serait impliquer notre voir dans
l'économie du désir. Apercevoir serait saisir au vol, dans le réel,
quelque chose qui a rencontré – est venu soutenir soudain, ou
contredire soudain – notre désir. Tout est, en réalité, évidemment
bien plus retors. En premier lieu à cause de ceci : nous avons deux
yeux et non pas un seul (j'ai passé, enfant, des heures à regarder
mon environnement immédiat en expérimentant, c'est-à-dire en
clignant des yeux, sur les abîmes perceptuels qui séparent, dans
certaines conditions, la vision binoculaire de la vision à un seul œil,
c'est toute la perspective qui change et même s'effondre, rendant
l'espace plus fantastique que jamais). Or de même que nous avons
deux yeux, chaque événement visible, si simple soit-il, est fait de
deux choses, de deux événements au moins (d'où la justesse
phénoménologique et psychologique des théories lucrétiennes sur
l'idée que chaque parcelle du monde tient son origine dans le choc
de deux corps ou corpuscules au moins). Et de même encore,
chaque désir semble bien compliqué, à chaque fois, d'un
irréductible conflit. À quoi cela tient-il ? Cela tient au temps, bien
sûr, c'est-à-dire au fait qu'on ne regarde rien, qu'on ne désire rien
dans l'élément idéal du pur présent. Tout ce qu'on regarde, tout ce
qu'on désire est compliqué de temps, impliqué dans les nœuds –
conflits, oublis, rémanences, etc. – du temps.
Au début de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss raconte ainsi,
avec son habituelle honnêteté d'observation, que son propre regard
de voyageur exotique est toujours compliqué par un conflit : entre
un sentiment de la perte dirigé vers le passé (tout ce qu'il sait ne pas
voir parce que cela a déjà disparu) et une fatalité de la perte
inhérente au présent lui-même (tout ce qu'il sait ne pas voir parce
qu'il ne sait pas encore le regarder). Sa conclusion est aussi juste que
tragique, puisqu'elle apparente l'apercevoir au double mouvement
d'une blessure et d'un désir : « En fin de compte, je suis prisonnier
d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un
prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait – pire
encore inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne
courant après les vestiges d'une réalité disparue. Sur ces deux
tableaux, je perds, et plus qu'il ne semble : car moi qui gémis
devant des ombres, ne suis-je pas imperméable au vrai spectacle qui
prend forme en cet instant, mais pour l'observation duquel mon
degré d'humanité manque encore du sens requis ? Dans quelques
centaines d'années, en ce même lieu, un autre voyageur, aussi
désespéré que moi, pleurera la disparition de ce que j'aurais pu voir
et qui m'a échappé. Victime d'une double infirmité, tout ce que
j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas
regarder assez. »
(Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Librairie Plon, 1955 [éd. 1984], p. 43.)

(02.11.2012)

VOIR COMME JAMAIS

« Je vis l'arbre comme jamais. Il n'allait pas de soi, il était déplacé,


tout autant que s'il était fait du plastique des lanières devant la porte
de l'épicerie, et il entraînait le monde à sa suite, les maisons, le
lavoir, l'asphalte, la terre du fossé, les herbes, la colline violette, les
premières étoiles qui trouaient le ciel, le ciel, et moi pour finir bien
entendu, par-dessus le marché, ni plus ni moins. Plus qu'exilés,
plus qu'étrangers, l'arbre et le monde à sa suite étaient illégitimes.
En trop. C'était violent. [...] C'était sans appel. »
Voir comme jamais, voilà ce que décrivent si bien ces quelques
lignes de Maryline Desbiolles, au début de son livre Vallotton est
inadmissible. Lorsqu'on « voit comme jamais », que voit-on ? Rien
d'exact. Comment voit-on ? Pas exactement. Les choses
apparaissent avec une telle puissance que plus rien, comme dans
une secousse tellurique, ne se retrouve à sa place. Les choses
deviennent « violentes » ou « sans appel », ce que n'appelait
justement pas leur banalité de départ, un arbre par exemple. Les
évidences s'écroulent pour que d'autres, qui ne « vont pas de soi »,
surgissent tout à coup. Le monde est mis en mouvement, mais pas
à la façon simple dont un paysage serait vu depuis le compartiment
d'un train. J'aime cette analogie avec le rideau à lanières de
l'épicerie – nous sommes au sud, bien sûr –, parce qu'elle suggère
un monde perpétuellement modifié par cette draperie du seuil,
cette draperie multiple et ondoyante (imaginons ce que serait un
simple plan-séquence du rideau à lanières pris depuis l'intérieur de
l'épicerie, comme ce serait beau !).
Voir comme jamais, ce serait donc voir toutes choses – le monde et
nous-mêmes avec – bouleversées, ballottées, dansantes,
apparaissantes et disparaissantes au gré du rideau à lanières que
notre regard sait quelquefois mettre en branle. Pourquoi Maryline
Desbiolles dit-elle alors que toutes les choses s'exilent, s'étrangent
et, même, deviennent « illégitimes » ? Parce qu'elles sortent
violemment, quand elles sont vues ainsi, de leur espace habituel et
d'elles-mêmes en un certain sens (c'est d'ailleurs une caractéristique
des visions sous psychotropes). Elles sont « illégitimes » parce
qu'elles dérogent tout à coup aux lois a priori de l'espace et du
temps.
D'ailleurs, qu'est-ce que cela veut dire, comme jamais ? Cela veut
sans doute dire comme jamais auparavant, ce qui, en effet, donne à
comprendre cette chute brutale de tous les a priori. Mais c'est
également comme si l'on voyait tout à coup quelque chose dans
l'improbable temporalité du jamais. Je l'ai vu, cet arbre, comme
jamais : je l'ai vu dans la lumière d'un temps où un arbre ne peut
jamais consister. Jamais : ce mot vient de ja, qui voulut dire « déjà »,
et de mais, qui voulut dire « plus ». Voir cet arbre comme jamais, ne
serait-ce pas, alors, le voir comme il n'est déjà plus, comme il ne l'a
jamais été et comme il ne le sera jamais plus ? Ou bien serait-ce le
voir selon un mode qu'il ne cesse jamais de vouloir cacher et qui,
cependant, le singularise absolument ? Voir comme jamais, cela
voudrait-il donc dire voir à tout jamais ? Voir cet arbre dans une
temporalité « illégitime » et « sans appel », une temporalité
d'exception mais à jamais ancrée, entée, hantante en moi ?
(Maryline Desbiolles, Vallotton est inadmissible, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 11-12.)

(22.09.2013)

LES YEUX SONT-ILS DES TROUS ?

Comme la lumière vient de dos, c'est dans une ténèbre relative


que son visage nous fait face. Tout autour, la tignasse devient à elle
seule un petit monde en soi, un monde saisi par la tempête, plein
d'éclats, de crêtes, de vents.
Comme ce visage nous regarde depuis la ténèbre, ses yeux
forment deux taches noires : des ombres dans l'ombre, des trous
creusés dans ce qui est déjà une profondeur. Des trous noirs. On
sait que les yeux voient par des trous. Mais les yeux sont aussi des
trous ; ou plutôt ils occupent, provisoirement, la place de deux
trous dans notre crâne. Ces deux trous noirs : prérogative du crâne
qui est dessous et qui demeurera, impersonnel, dans la tombe.
Vanitas, donc. Ce visage qui réfléchit à la fragilité de ses propres
yeux n'a pourtant que vingt-deux ans.
(Rembrandt, Autoportrait de jeunesse, vers 1628, Amsterdam, Rijksmuseum.)

(13.03.2005)

DERNIÈRES LUEURS

Les lumières brillent de toutes parts. Un feu brûle joyeusement,


« si magnifique ». En face, le mur de pierre devient « transparent
comme un voile ». Il y a un grand festin, la table est couverte d'une
nappe « d'un blanc éclatant ». « Mille bougies brûlent sur les
branches » d'un grand arbre multicolore. Les étoiles resplendissent
sous la voûte obscure, l'une d'elle traverse tout l'espace « en traçant
une longue traînée de feu dans le ciel ». Le personnage principal de
ce récit s'envole alors « au milieu de ce rayonnement, bien haut,
bien haut [...] auprès de Dieu ».
Non, ce n'est pas le Paradis de la Divine Comédie que je suis en
train de me remémorer. C'est ce qui se passe, selon un conte
célèbre d'Andersen, dans l'imagination d'une misérable petite fille
au moment où, frottant ses toutes dernières allumettes, elle tombe
bien bas, bien bas sur le pavé, et meurt de froid au milieu d'un
quartier bourgeois, le soir du jour de l'an.
(Hans Christian Andersen, « La petite fille aux allumettes » [1846], trad. M. Auchet,
Contes et histoires, Paris, Librairie Générale Française, 2005, p. 462-465.)

(31.12.2014)
PETITES ÉTOILES ROUGES AU BORD DES LARMES

Au début de son Journal de Moscou, le 11 décembre 1926, Walter


Benjamin découvre la ville aux rues « complètement verglacées ».
On va fêter Noël : les grandes étoiles rouges du Parti communiste
de l'URSS coexistent pour un temps avec les petites étoiles rouges
des décorations traditionnelles. Benjamin s'émerveille devant les
boutiques de jouets colorés, apprend que certains fichus artisanaux
empruntent leurs motifs aux « fleurs de givre des fenêtres ». Il
observe aussi comment, « devant les boutiques d'État, on prend la
file pour du beurre et d'autres denrées importantes ». Il va boire un
café dans une pâtisserie avec Asja Lacis, la femme qu'il aime, et il la
regarde. Il remarque que ses propres cheveux « sont ici très
électriques ».
Le 13 décembre, il se dit « de nouveau frappé [par] les
nombreuses boutiques de décorations pour les arbres de Noël », les
corbeilles de bonbons multicolores et de « figurines en sucre », les
fleurs artificielles et les animaux en papier, les jouets de bois tendre
aux couleurs vives, les « boules de verre, jaunes et rouges, [qui]
étincellent au soleil » et, sans doute à nouveau, les petites étoiles
rouges qui brillent un peu partout. Le 14 décembre, il se décrit à
nouveau en face de sa bien-aimée : « J'écoute à peine ce qu'elle dit
tellement je la regarde intensément. » Mais à celui qui regarde
intensément n'échoit souvent que le don des larmes. Quelques
semaines plus tard, le 1er février 1927, Walter Benjamin retourne
une dernière fois au musée des jouets de Moscou, mais, dit-il, « je
me sentais de plus en plus au bord des larmes ».
Il lui faudra quitter la femme aimée. « Enfin, comme il ne restait
que quelques minutes encore, ma voix a commencé à devenir
incertaine et Asja a vu que je pleurais. Pour finir elle m'a dit : Ne
pleure pas, sinon je vais devoir pour finir pleurer aussi et une fois
que j'ai commencé à pleurer, je ne m'arrête pas aussi vite que toi. »
Aux toutes dernières lignes de son Journal de Moscou, Benjamin
écrira : « Là, elle est descendue, j'ai tiré, alors que le traîneau se
mettait déjà en marche, sa main, une fois encore ici, en pleine rue,
contre mes lèvres. Elle est restée encore longtemps immobile et a
fait des signes. J'ai répondu, depuis le traîneau, par des signes.
D'abord, elle a semblé marcher en se retournant, puis je ne l'ai plus
vue. Avec la grande valise sur mes genoux, je suis allé en pleurant,
par les rues crépusculaires, à la gare. »
Tout cela pourrait bien nous dire quelque chose d'essentiel –
mais en des termes liés à l'expérience amoureuse plus qu'à une
pure construction théorétique – sur l'aura, la fameuse aura
benjaminienne. C'est la conjonction ou constellation des motifs qui
me semble déjà remarquable : d'abord le désir (fût-il le désir déçu
d'être aimé) ; ensuite l'échange (des regards, mais des larmes tout
aussi bien) ; l'intensité bien sûr (intensité des regards, jusqu'à
l'électricité dans les cheveux). Mais aussi le chatoiement visuel,
lumineux ou coloré, quelque part entre les « rues crépusculaires »
lourdes de toute l'histoire politique (histoire de violences, de
culpabilités) et les petites étoiles rouges de l'innocence malgré tout,
quand les enfants lèvent les yeux sur leurs jouets, la vitrine d'une
pâtisserie ou les décorations d'un arbre de Noël. Il y aura tout cela
dans l'« aura authentique » (die echte Aura) bientôt invoquée par
Benjamin au cours de ses expériences avec les drogues,
entre 1927 et 1934.
Un manuscrit de cette époque témoigne encore précisément de
son interrogation sur l'aura : « Celui qui regarde ou se croit regardé
lève le regard / répond par un regard. Éprouver l'aura d'une
apparition ou d'un être veut dire prendre conscience de sa faculté
de lever un regard / de répondre à un regard. Cette faculté est
pleine de poésie. Quand un homme, un animal ou une chose
inanimée sous notre regard lève le sien, il nous attire d'abord vers le
lointain ; son regard rêve et nous entraîne à la suite de son rêve.
L'aura est l'apparition d'un lointain aussi proche soit-il. » Tout cela
écrit sur une petite feuille publicitaire pour l'eau minérale San
Pellegrino, avec sa fameuse petite étoile rouge. Regardez bien
l'étoile de San Pellegrino (l'étoile rouge du « saint pèlerin » qui
pourrait bien être, à l'occasion, un simple juif errant) : elle est
comme surlignée par une marge blanche entourée d'un trait
rouge – comme si elle avait une auréole.
(Walter Benjamin, Journal de Moscou [1926-1927], trad. J.-F. Poirier, Paris, L'Arche, 1983,
p. 22-29 et 184-187. Id., Sur le haschich et autres écrits sur la drogue [1927-1934], trad. J.-F.
Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 56. Id., « Qu'est-ce que l'aura ? », dans Walter
Benjamin : archives. Images, textes et signes, dir. U. Marx, G. Schwartz, M. Schwartz et E.
Wizisla, trad. P. Ivernel et F. Perrier, Paris, Klincksiek, 2011, p. 46 et 53.)

(25.12.2014)
TACHES DE COULEUR, TACHES DE DOULEUR

Philosophie, « amour de la sagesse ». Je veux bien, mais... sagesse


de quoi, de quand, de comment, et vis-à-vis de quoi, de qui ? De la
vie ? De la mort ? Du réel ? D'autrui ? Du langage ? Peut-être
l'enjeu de cette sagesse – son objet extrême, c'est-à-dire son
impossible – devrait-il être reconnu dans l'expérience de la douleur.
Une recherche ou tâche philosophique serait-elle l'impossible
réponse à la question de la douleur et des taches qu'elle dispose,
qu'elle impose dans le cours de nos vies ? En tout cas les Recherches
philosophiques, œuvre maîtresse de Wittgenstein, m'apparaissent
souvent comme des « recherches sur la douleur » autant que
comme des propositions pour une philosophie du langage.
Ici et là, presque au hasard : « Tu dis donc que le mot "douleur"
signifie en réalité "crier" ? – Je dis au contraire que l'expression
verbale (Wortausdruck) de la douleur remplace le cri et qu'elle ne le
décrit pas. [...] Comment puis-je aller jusqu'à vouloir me glisser, au
moyen du langage, entre l'expression de la douleur
(Schmerzäußerung) et la douleur même ? [...] J'ai vu quelqu'un se
frapper la poitrine en disant : "Mais les autres ne peuvent pourtant
pas ressentir cette douleur ! " » Puis, comme souvent devant une
aporie conceptuelle, Wittgenstein se risque à inventer une image :
« Imaginons le cas suivant : la surface des choses qui nous entourent
(pierres, plantes, etc.) comporterait certaines taches et certaines
zones dont le contact avec notre peau serait douloureux. (Par
exemple en raison de sa composition chimique. Mais il n'est pas
nécessaire que nous le sachions.) Tout comme nous parlons
aujourd'hui des feuilles tachetées de rouge d'une certaine plante,
nous parlerions alors de feuilles possédant des taches de douleur.
J'imagine que la perception de ces taches et de leurs formes nous
serait utile, que nous tirerions d'elle des conclusions sur
d'importantes propriétés des choses. »
Ainsi, de même que la botanique n'existerait pas sans la
possibilité de décrire les taches de couleur des différents végétaux, une
anthropologie prendrait tout son sens à pouvoir décrire les taches de
douleur de l'humanité dans l'histoire. Wittgenstein, aux phrases qui
précèdent, faisait suivre cette remarque sur la possibilité – et la
difficulté –, pour le philosophe, de faire voir quelque chose : « Je
peux faire voir la douleur, comme je fais voir le rouge, et comme je
montre le droit et le courbe, la pierre et l'arbre. – C'est cela
justement que nous appelons "faire voir". »
(Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques [1936-1950], trad. F. Dastur, M. Élie, J.-
L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 136, 139 et 155.)

(23.07.2012)

ROUGE EST UN CORPS, UNE ACTIVITÉ

« En allemand, les adjectifs sont des parasites des substantifs.


Quand un substantif est au féminin et veut se montrer au datif,
l'adjectif lui aussi doit se maquiller en femme et fléchir son corps au
datif. L'adjectif japonais, pour sa part, ne s'adapte pas, il peut même
déterminer à lui seul le temps de la phrase : akakatta (était rouge).
Car dans son corps même il comporte le verbe être. Être-rouge
n'est donc pas une information supplémentaire sur une fleur, c'est
une activité. »
(Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes [1991-1998], trad. B. Banoun, Lagrasse, Verdier,
2001, p. 60.)

(24.11.2011)

PUISSAMMENT ROUGE

L'apparition d'une couleur ne se réduit pas seulement à ce que


nous pouvons percevoir « en acte », chromatiquement, d'une chose
ou de sa surface. Il y a des rouges très intenses, « en puissance », des
rouges que je n'ai pu percevoir qu'en noir et blanc, et pourtant
combien étaient-ils puissamment rouges ! Il n'y avait pas, quand je l'ai
vu, plus rouge que le costume de diable revêtu par Buster Keaton
dans Go West, parce que c'est tout un troupeau de bovins qui
courait après cette muleta vivante ; le gris du vêtement que je
percevais sur l'écran du film en noir et blanc était devenu si
puissamment rouge, dans la sensation que j'en avais, qu'il m'aura fait
longtemps me tordre de rire. De même, rien n'aura été plus rouge à
mes yeux que le sang du bœuf égorgé en gros plan dans La Grève
d'Eisenstein, parce que j'ai su, à ce moment, que l'image ne me
mentait pas sur la mort de l'animal. Et alors ce gris-là, sur l'écran du
cinéma, fut si puissamment rouge qu'il me serra le cœur.
(Buster Keaton, Go West [Ma vache et moi], 1925. Sergueï M. Eisenstein, La Grève, 1924.)

(12.09.2013)
SIMULTANÉITÉ CONTRADICTOIRE

Il est effondré contre elle, à la renverse, mort. Elle crie, elle est
horrible. Leurs corps sont si attachés : on dirait qu'elle a deux
jambes surnuméraires qui lui pendent du ventre, et un buste entier
qui se déplie du sien (de ses seins). On dirait un accouchement
monstrueux, disproportionné. Composer avec les contraires :
accoucher de lui parce qu'il meurt ; bouche vive contre bouche
morte. Même le vent se décompose ici, dans deux drapés qui
volent l'un contre l'autre. Le vent lui-même est un ventre
hystérique : partout, la « simultanéité contradictoire ». Image et
masse.
(Sandro Botticelli, Scènes de la vie de saint Zénobe, vers 1500, Dresde, Gemäldegalerie.)

(29.05.2004)

GORGE, FORGE, FORCE

La gorge est le sous-sol du palais. Dans la gorge s'étranglent les


paroles et passent les aliments avalés. La gorge est sexuelle, elle est
basse-bouche, viscère et déjà-cul. Selon Le Pèlerinage de l'âme, texte
médiéval d'un auteur dont le nom guttural – Guillaume de
Digulleville – évoque déjà le gavage ou le dégueulis, la gorge
ressemble à une cuisine infâme et, partant, à une forge. Or, la forge
est l'antre d'Hadès. Elle est donc littéralement, pour un auteur
chrétien tel que Guillaume de Digulleville, l'antichambre de l'enfer,
comparable à cette gorge ou à cette gueule monstrueuse dont tant
de peintres ont fait, autrefois, le lieu ou l'organe par excellence des
tourments infernaux. Jérôme Baschet, qui a étudié ces
représentations (alors, justement, que son nom consonne avec celui
de Jérôme Bosch), n'oublie pas de souligner leur teneur juridique et
politique, donc leur rapport à la force. Tout cela réuni sous une
catégorie qu'il vaudrait la peine de mettre à l'épreuve sur tous les
objets-frontières entre l'esthétique et la politique, celle des
« schèmes d'angoisse », ces morphologies où les formes sont aussi
des forces d'effroi.
(Jérôme Baschet, « Les conceptions de l'enfer en France au XIVe siècle : imaginaire et
pouvoir », Annales ESC, XL, 1985, no 1, p. 185-207).

(07.11.2012)

VAGUE À LAME

Rien de vague – rien d'imprécis, de nébuleux ou d'estompé –


dans cette Vague de Gustave Courbet. Il y a pourtant des récifs
submergés par l'écume, un océan tourmenté, un ciel nuageux dont
le chromatisme est, d'ailleurs, très bizarre, tirant sur le même brun
que les rochers, en bas. Dès le premier regard, on voit bien que
Courbet a utilisé dans ce tableau deux techniques picturales
complètement opposées : ce que la mer produit en surface, il le
traite en moutonnements de blanc, le pinceau semble gras, ça
foisonne, ça bouillonne. Mais ce que la mer fait puissamment surgir
du fond, il le traite – par une nécessité technique accordée aux
pouvoirs de la figurabilité, comme si le peintre faisait passer entre
ses mains et ses outils la conversion picturale d'une expression
verbale telle que « lame de fond » – au couteau, technique inouïe
pour un tel sujet, technique pour faire de cette vague un tranchant
de lame qui, dans la volumétrie du paysage, affirme ses irrésistibles,
ses souveraines césures. Faire une image serait donc aussi savoir
trancher dans le visible, et ne pas craindre de diviser le monde,
même en peignant la mer.
(Gustave Courbet, La Vague, 1869. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.)
(12.06.2012)

DRAPÉS À COUPS DE HACHE

On peut voir, dans une vitrine du Museu de Arte, à Rio de


Janeiro, la modeste photographie documentaire d'une sculpture de
l'Aleijadinho, ce génial sculpteur du Brésil baroque, métis, fils
d'esclave, atteint d'une lèpre qui lui valut son surnom de « petit
estropié », lui dont les doigts tombaient à mesure qu'il sculptait
ceux de ses personnages sacrés, dans les églises d'Ouro Preto. À
côté de la photographie se trouvent deux œuvres originales de
l'avant-garde brésilienne des années 1950 et 1960, l'une de Lygia
Clark et l'autre de Franz Weissmann. Les draperies « grossières » de
l'Aleijadinho – bien sûr, elles ne sont grossières que pour un œil
lui-même grossier, comment ne pas voir qu'elles sont d'abord
coupantes ? – résonnent directement avec les subtils pliages
métalliques de Lygia Clark, comme le socle sur lequel est assis son
personnage biblique renvoie aisément au volume géométrique
inventé par Weissmann.
Il y a bien des façons d'être « primitif ». On peut être « primitif »
parce qu'on ne parvient pas encore à ce qui serait le stade « évolué »
d'un style. Mais on peut être « primitif » également parce qu'on est
déjà parvenu au cœur du problème, fût-ce avec des moyens
sommaires, fût-ce à coups de hache. Il y a des artistes que l'on
qualifie d'emblée de « primitifs », « mineurs » ou « périphériques »,
mais dont on découvre avec stupéfaction qu'ils avaient tranché à
l'avance dans l'élaboration de certains problèmes formels appelés à
devenir fondamentaux. Ce que d'aucuns appelleraient « naïveté »,
on peut tout aussi bien y voir l'audace folle – ou tout simplement la
méthode évidente – de celui qui ne s'est donné aucune raison d'y
aller par quatre chemins.
Johann Georg Pinsel pourrait, de ce point de vue, évoquer la
géniale brutalité de l'Aleijadinho. Il sculptait, lui aussi, des
personnages sacrés dans les églises du XVIIIe siècle. Mais c'était en
Ukraine. De même que les larmes de ses Madones surgissent
comme d'horribles suintements maladifs sur des visages taillés à la
serpe, de même les draperies de toutes ses figures semblent avoir
été sculptées pour ne proposer au regard que plans agressifs, lames
croisées, arêtes brisées, embrasures, hérissements et tenailles
dangereuses. Les draperies de Pinsel sont compliquées comme des
pièges. On dirait que quelque chose de très dur – pas un tissu, non,
mais, au mieux du carton, au pire du métal – a été chiffonné par
une force gigantesque et dévastatrice. La résistance du matériau est
constamment affrontée, Pinsel ne cherche jamais à ruser, à susciter
une réponse docile ou « plastique » aux forces qu'il met en jeu. Ses
draperies sont donc, littéralement, des catastrophes. Elles
m'évoquent un souvenir sonore : c'est quand, sur les pentes de
l'Etna lors d'une immense et lente coulée de lave, j'entendis le bruit
extraordinaire des pierres de surface qui se brisaient sous la force
souveraine de la lave sous-jacente. Il y a peu de chances pour qu'un
musée européen se risque à une telle coprésence, mais j'imagine
volontiers, sur le modèle de ce qu'on voit à Rio, de mettre côte à
côte les photographies d'un drapé de Pinsel et d'une œuvre
constructiviste de Vladimir Tatline.
(Germain Bazin, Aleijadinho et la sculpture baroque au Brésil, Paris, Le Temps, 1963. Jan K.
Ostrowski et Guilhem Scherf [dir.], Johann Georg Pinsel, un sculpteur baroque en Ukraine au
XVIIIe siècle, Paris-Gand, Louvre Éditions-Éditions Snoeck, 2012.)

(26.09.2013)

ON OUBLIE MIEUX EN AIGUISANT SES COUTEAUX


C'est une meule à aiguiser les couteaux, dans un atelier, à la
campagne. Il y en a comme elle des dizaines, des centaines, peut-
être des milliers en Pologne. Łukasz Baksik les a photographiées
entre 2008 et 2011 avec d'autres objets de ce genre, d'autres détails
de la « vie quotidienne », comme il dit lui-même avec une parfaite
objectivité mais aussi, peut-être, avec une certaine ironie ou
désespoir : une base de calcaire sous un trottoir goudronné ; les
fondations d'une maisonnette ; quelques pavés irréguliers sur une
place de village ; des éléments pour consolider un mur ou pour
obstruer une fenêtre qui n'est plus utilisée, etc. Il y a même une
tombe chrétienne surmontée, comme il se doit, d'une grande
croix. Mille sept cents images composent ce corpus
photographique.
Or, tous ces fragments de grès ou de calcaire ont la particularité –
immédiatement frappante ou bien discrète, érodée par la main de
l'homme plutôt que par le temps – de porter, gravées, des lettres
hébraïques. Ce sont des fragments de matzevoth, stèles funéraires
juives arrachées de terre et mises en pièces, puis réutilisées comme
des matériaux bruts après que les tombes ont été profanées, les
cimetières saccagés. Car il y eut une époque où les mille deux cents
cimetières juifs de Pologne devinrent pour beaucoup de pratiques
dépôts de matières premières, calcaire, grès ou basalte : et l'on
venait s'y servir pour toutes sortes de travaux de la « vie
quotidienne ». Double avantage : en recyclant la matière on
étouffait la mémoire.
Sur les meules, les pavés ou les fondations photographiés par
Łukasz Baksik, j'aperçois des bribes de motifs ornementaux. Des
bouts des noms des morts. Des restes de formules rituelles, celle par
exemple qui se retrouve souvent sur les matzevoth, et qui dit
quelque chose comme : « Que son âme soit reliée au faisceau de la
vie. » Quel lien, en effet ! Pas une seule étoile de David ne semble
être passée à travers le crible de cette brutale reconversion.
Soyons pessimistes : aux minorités rien n'est garanti jamais.
Accordé en 1264 par le prince Boleslas le Pieux, un privilège
punissait sévèrement tout chrétien polonais qui se serait rendu
coupable de la moindre atteinte à un cimetière juif : on voit bien
que ce « privilège » n'a pas tenu avec les « progrès » de la civilisation.
Du point de vue figuratif, on sait que la forme des matzevoth
suggère généralement un portail, symbole du passage dans l'autre
monde ; mais, à parcourir la série des images réalisées par Łukasz
Baksik, on voit bien que leur destin réel les a souvent maintenus
dans notre propre monde, qui est le seul, le plus trivial et le plus
cruel qui soit. Un monde à aiguiser les couteaux et à broyer les
moins forts.
Soyons optimistes : il est très difficile de détruire une écriture,
une culture en général. En tant que morceau de calcaire, cette
meule n'est rien de plus qu'un objet sans nom. En tant qu'elle porte
un texte bien reconnaissable (même s'il est illisible), elle témoigne
d'un nom propre gravé (même s'il est en miettes, donc
inidentifiable). Elle témoigne aussi d'une histoire, d'une
communauté, d'une culture qui ont été détruites mais qui, si peu
que ce soit, n'ont pas été oubliées (puisque je suis capable d'en
parler aujourd'hui, grâce à une certaine transmission malgré tout).
Comment ne pas revenir, une fois encore, à cette pensée
dialectique de Walter Benjamin qui m'a si souvent servi de guide
devant les phénomènes conjugués de la culture et de la barbarie ?
« Organiser le pessimisme signifie... dans l'espace de la conduite
politique... découvrir un espace d'images. Mais cet espace des
images, ce n'est pas de façon contemplative qu'on peut le mesurer.
Cet espace des images (Bildraum) que nous cherchons... est le
monde d'une actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte (die Welt
allseitiger und integraler Aktualität). »
Qu'une tombe soit elle-même mise à mort, mise en pièces et
devienne un simple pavé ou une meule à aiguiser les couteaux, cela
n'est certes pas pour nous rassurer. Du moins survit-elle, non pas
dans le cimetière lui-même – qui a disparu, transformé en parking
ou que sais-je encore –, mais dans le geste du recueil opéré par
l'archéologue-photographe, puis dans le travail de l'éditeur et de
l'imprimeur qui ont fait parvenir ces images jusque dans l'ouvrage
que je tiens à présent entre mes mains. La tombe a été détruite,
mutilée ; le corps du mort a été dispersé ; son nom même a peut-
être été oublié, effacé, mis en pièces. Mais je sais encore malgré
tout, en contemplant cette meule à aiguiser les couteaux, que
quelque chose de ce monde-là demeure dans ma mémoire sous
mon regard et sous bien d'autres regards maintenant, par la grâce
d'un regard qui fut attentif, dans la campagne polonaise, à quelques
détails de la « vie quotidienne ».
(Łukasz Baksik, Macewy codziennego u|ytku – Matzevot for Everyday Use, Sekowa,
Wydawnictwo Czarne, 2012. Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes des thèses
sur le concept d'histoire » [1940], trad. F. Eggers, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991,
p. 350.)

(26.12.2014)

DOULEUR-MOUVEMENT

Theodor W. Adorno, dans ses Minima Moralia, articule


fortement, même s'il le fait à vingt-cinq pages de distance, deux
motifs concernant l'histoire. D'une part, il écrit que « la dimension
historique des choses n'est rien d'autre que l'expression des
tourments du passé » (Der Ausdruck des Geschichtlichen an Dingen ist
nichts anderes als der vergangener Qual). Il serait déjà très intéressant de
faire une histoire de ce motif, à la façon dont Hans Blumenberg a
pu faire l'histoire de grandes métaphores telles que le « livre du
monde » ou le « naufrage avec spectateur ». Pour le moment, me
revient en mémoire la belle expression de Walter Benjamin, dans
son Origine du drame baroque – une vintaine d'années, donc, avant la
phrase d'Adorno – sur « l'exposition de l'histoire comme histoire
des souffrances du monde » (Exposition der Geschichte als
Leidensgeschichte der Welt).
Mais Adorno avait fait précéder sa proposition sur l'histoire par
cette autre réflexion concernant le présent immédiat des
années 1944-1947 où ses Minima Moralia s'inscrivaient : « Le néant
que les camps de concentration ont infligé aux sujets atteint
maintenant la forme même de la subjectivité. Il y a quelque chose
de sentimental et d'anachronique dans la réflexion subjective,
quand bien même elle retourne sa propre critique contre elle-
même : quelque chose qui est de l'ordre d'une lamentation sur la
marche du monde (Klage über den Weltlauf), et cette lamentation n'a
pas lieu d'être récusée au nom de la bonté du monde mais parce
que le sujet risque ainsi de se figer dans l'état où il se trouve (Sosein)
et d'en venir à confirmer lui-même cette loi du monde. »
Il y a bien, sur la marche du monde, de quoi se lamenter. Toute
la question est de savoir si on ne se lamente que pour se figer sous
un monde de plomb. Devenir plomb ou devenir flamme ? Adorno
ne voyait dans la « lamentation sur la marche du monde » qu'un
arrêt progressif du mouvement dans lequel, dit-il, « le sujet rique de
se figer » et, par conséquent, de se plier à un état de choses qu'il
renonce, dès lors, à vouloir transformer. Mais cela relève, me
semble-t-il, d'une psychologie encore triviale, un point de vue
selon lequel pleurer ce n'est rien faire. Or, dans son beau livre sur
L'Absence, Pierre Fédida a écrit quelque chose qui m'avait, quand je
l'ai lu, fortement impressionné, ouvert les yeux pour ainsi dire :
racontant l'histoire de deux petites orphelines dont il observait les
rituels ou les jeux du chagrin, il avait découvert comment le deuil
pouvait s'instaurer comme « temporalisation de la mort »
aboutissant à un geste authentique, disait-il, de « mise en
mouvement du monde »... N'y aurait-il pas à retenir une leçon
politique de cette possibilité ouverte à la subjectivité dans
l'expérience même de nos sentiments de perte ?
(Theodor W. Adorno, Minima Moralia [1944-1947], trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral,
Paris, Payot, 1991, p. 10 et 47 [trad. légèrement modifiée]. Walter Benjamin, Origine du
drame baroque allemand [1928], trad. S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 179.
Pierre Fédida, L'Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 138.)

(24.09.2013)

UNE HISTOIRE DE LUCIOLES

Brouči est le titre d'un conte de fées très célèbre en


Tchécoslovaquie. C'était, avant la Seconde Guerre mondiale, un
classique de la littérature pour les enfants, et cela veut dire Les
Lucioles. En 1943, la gouvernante Kamila Rosenbaum avait
coutume de raconter cette histoire – les aventures d'un petit
garçon-luciole aux prises avec tout un tas de situations épiques et
de choix moraux – aux enfants juifs du camp de Terezín. Elle avait
monté, avec les moyens du bord, un petit spectacle dans lequel les
enfants dansaient en imitant le vol erratique des lucioles, tandis que
l'actrice Vlasta Schönová lisait le texte du récit. Peu à peu, les
enfants se prirent au jeu et assumèrent plus complètement leur
existence de lucioles parlantes. En sorte que l'actrice, à la fin, n'avait
pratiquement qu'à lire les courts textes de transition d'une scène à
l'autre. On pense également que cette adaptation des Lucioles
comprenait des chants populaires tchèques arrangés par Karel
Švenk. La pièce fut donnée à vingt-huit reprises jusqu'à ce que les
enfants soient envoyés vers Auschwitz en octobre 1944 pour y être
gazés.
Six mois plus tard, en mars 1945, le commandant du camp
convoqua le prisonnier Hanuš Thein, autrefois metteur en scène de
théâtre, avec cet ordre : Ich brauche eine Kinderoper, « j'ai besoin d'un
opéra pour enfants ». Il s'agissait d'organiser une visite des
représentants de la Croix-Rouge, pour donner le change une
nouvelle fois sur les conditions de vie et le destin des juifs enfermés
dans le camp. Hanuš Thein parvint à convaincre Vlasta Schönová
de participer à cette entreprise, à cette mise en scène – à ce
mensonge. Le prisonnier Robert Brock, autrefois chef d'orchestre,
reçut l'ordre de composer une musique en trois jours. La première
de cette nouvelle version des Lucioles eut lieu dans la salle
Sokolovna du camp le 20 mars 1945. Les représentants de la Croix-
Rouge, qui tenaient sans doute à leur tranquillité, eurent tout lieu
ce soir-là d'être tranquilles : c'était joli comme tout, cela fleurait
bon l'innocence et la « fleur bleue » des bons sentiments.
Une oreille un peu avertie, cependant, aurait pu repérer, au
milieu des inoffensives chansons enfantines, la mélodie de l'hymne
national tchèque dissimulée comme une luciole ou comme un
papillon au milieu de la forêt contrapunctique agencée par Robert
Brock. Cette audace politique un peu folle – reconnue, elle eût
signifié la mort immédiate pour tous – coexista sans encombres
avec les chants populaires entonnés par les « enfants-lucioles ». La
mise en scène de propagande nazie avait donc été mise en échec
ou, du moins, biaisée en son centre même par le signal discret,
camouflé mais audible à toute oreille attentive, d'un « attentat »
minuscule, musical mais bel et bien politique. L'opéra des Lucioles
fut représenté quinze fois. La dernière représentation, prévue pour
la seconde quinzaine d'avril, fut cependant annulée en raison de
l'arrivée d'un convoi de juifs : les « artistes » durent alors décharger
les cadavres et isoler les survivants atteints du typhus. Quelques
jours plus tard, les SS s'enfuyaient devant l'avance des armées alliées
avant que, le 8 mai, le camp ne soit libéré.
(Joža Karas, La Musique à Terezín, 1941-1945 [1985], trad. G. Schneider, Paris, Gallimard,
1993, p. 182-185.)

(16.05.2013)

« DESSINE CE QUE TU VOIS »

Helga Weissová avait douze ans lorsque, tout juste arrivée au


camp de Terezín, elle fit le premier dessin de ce qui allait devenir
une série doublant le journal de sa vie concentrationnaire. Le petit
dessin date de décembre 1941 et représente deux enfants qui font
un bonhomme de neige. Il n'y a guère qu'un seul détail, dans cette
image, pour n'être pas conventionnel : c'est le fond de culotte
rapiécé du petit garçon. Helga envoie « en secret » le dessin à son
père alors interné dans la caserne des hommes (et qui ne survivra
pas). Il lui répond aussitôt : « Dessine ce que tu vois. » Elle
s'acquittera de cette tâche et cessera définitivement de dessiner des
bonhommes de neige. Mais, pour le jour anniversaire de ses
quatorze ans, elle n'évitera pas de redessiner quelque chose comme
une image de souhait : on y voit deux enfants pousser, cette fois-ci,
une charrette sur laquelle est posé un immense gâteau à la crème et
au chocolat. Cela dit, la charrette qui transporte le gâteau est
exactement – en toute vérité historique – à l'image de ce qu'Helga
voyait chaque jour dans le camp : c'est un corbillard. Les nazis
avaient, en effet, réquisitionné les corbillards de toutes les
communautés juives de Vienne, de Prague et d'ailleurs. Cela servait
à transporter les cadavres, bien sûr, mais aussi toutes sortes d'autres
choses, marchandises de première nécessité ou vieillards grabataires
promis, de toute façon, à une mort imminente. Qu'est-ce donc que
dessiner pour une petite fille aux yeux écarquillés devant le monde
même qui dévore sa vie ? C'est dessiner ensemble le désir et
l'angoisse. C'est laisser intervenir l'imaginaire et le réel ensemble.
C'est laisser passer le principe de plaisir, malgré tout, avec le
principe de réalité.
(Helga Weissová, Le Journal d'Helga. Témoignage et dessins d'une enfant rescapée de la Shoah
[1941-1944], trad. E. Abrams, Paris, Belfond, 2013, p. 58 et 106.)

(24.12.2014)

GRANDES QUESTIONS, MAIGRES RÉPONSES

Paroles de Raul Hilberg – qui a, mieux que quiconque et face à


l'hostilité de beaucoup, analysé dans un grand livre les processus
concrets de la « solution finale » – recueillies par Claude Lanzmann
dans son film Shoah : « Je n'ai pas commencé par les grandes
questions, car je craignais de maigres réponses. J'ai choisi, au
contraire, de m'attacher aux précisions et aux détails, afin de les
organiser en une "forme", une structure qui permette, sinon
d'expliquer, du moins de décrire plus complètement ce qui s'est
passé. » Il est arrivé à Claude Lanzmann, et de suivre cette leçon de
méthode, heureusement, et de l'oublier, malheureusement. Quand
il l'oublie – quand il oublie la modestie de la méthode –, il se met à
agiter de grandes questions et ne parvient, par conséquent, qu'à de
maigres réponses.
(Claude Lanzmann, Shoah [1985], Paris, Gallimard, 2001, p. 107. Raul Hilberg, La
Destruction des Juifs d'Europe [1985], trad. M.-F. de Paloméra et A. Charpentier, Paris,
Gallimard, 1991.)
(26.12.2014)

PLEIN LES YEUX

Les images nous rendent l'histoire visible. Elles assument un rôle


crucial dans notre façon de comprendre ce qui s'est passé, ce qui se
passe autour de nous. Un rôle crucial, cela veut dire : à la croisée
des chemins, donc pour le meilleur ou pour le pire. C'est en cela
que les images y compris les images du passé – sont toujours des
objets politiques et, même, des actes politiques : des prises de
position. Tant il est vrai qu'une image ne vaut que par la position
qu'elle occupe dans un montage où interviennent, bien sûr, d'autres
images choisies à propos, mais aussi des mots, des pensées, des
prises de position devant l'histoire.
La série télévisée Apocalypse nous rend visibles un certain nombre
de documents relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Nous les
rend-elle regardables, lisibles, pensables, compréhensibles pour
autant ? Quelle est donc sa position ? Les réalisateurs, les
producteurs et les directeurs de programme se sont contentés
d'adopter une posture typique du monde commercial,
l'autocélébration : projet « pharaonique », émission « miracle »,
« révélation » de l'histoire. On a remonté des archives visuelles en
leur restituant, dit-on, « une qualité d'image tout simplement
époustouflante ! De quoi convaincre tout le monde ! » (dixit Daniel
Costelle, l'auteur du commentaire). La chaîne de télévision, de son
côté, a réussi la prouesse de transformer une « commémoration » –
le soixante-dixième anniversaire du déclenchement de la guerre –
en cet « événement » nommé prime time.
Mais de quel événement parlons-nous ? Et de quoi veut-on nous
convaincre ? Avant tout de la puissance même dont se targue la
machine télévisuelle. Les réalisateurs nous disent avoir fabriqué un
objet capable de « carrément séduire un jeune public », de
« bluffer » les spectateurs par leurs techniques de traitement de
l'image, en sorte que, devant les archives remontées, colorisées,
sonorisées, « les jeunes vont s'éclater » (redixit Daniel Costelle). Au
même moment, le film s'autoproclame en voix de la vérité,
débutant sur ces mots qui vont faire date dans l'histoire de
l'immodestie : « Ceci est la véritable histoire de la Seconde Guerre
mondiale. » On comprend qu'il n'y ait pas, au générique, un seul
nom d'historien de premier plan (comme Raul Hilberg avait pu
assumer son rôle de chercheur dans Shoah de Claude Lanzmann).
Les historiens sont en général bien trop modestes – et
respectueux – devant leur objet pour oser croire « bluffer » qui que
ce soit ou prétendre « convaincre tout le monde » avec leurs
hypothèses.
Les trois premières minutes d'Apocalypse forment un cocktail
parfaitement stéréotypé de mort (pour « bluffer » ?), de haine (dont
Mathieu Kassowitz, l'auteur du film du même nom, nous ressassera
le motif à longueur d'épisodes) et de sexe (pour « s'éclater » ?) :
cadavres dans la rue, sang, flammes, plus le récit du viol d'une
femme allemande qui se termine par le dicton « Mieux vaut avoir
un Russe sur le ventre qu'un Américain au-dessus de la tête »... Les
trois dernières minutes, quant à elles, débitent un montage qui fera
se succéder les ruines d'Hiroshima, une vision de camp,
l'héroïsation des caméramans, le retour de Rose – petite fée de
toute la série, comme le « petit chaperon colorisé », rouge comme il
se doit, de La Liste de Schindler – et enfin un vrai baiser sur la
bouche digne du meilleur cinéma américain. C'est sans doute ainsi
que l'on veut « carrément séduire un jeune public ». C'est ainsi que
le « jeune » spectateur en aura plein les yeux.
En mettre plein les yeux : c'est le contraire exactement de
donner à voir. Mais l'appareil télévisuel, nous en faisons
l'expérience chaque jour, fonctionne à la surenchère et à
l'autosatisfaction : nous avons réussi à placer huit cents plans par
épisode, nous avons reconstitué les couleurs, nous avons ajouté les
sons absents des images originales... Autant dire que les documents
de l'histoire deviennent des confettis dans un montage qui veut
ressembler à un feu d'artifice d'images. Les réalisateurs ont bien
anticipé la possible polémique avec les « puristes du document ».
Mais il ne s'agit pas de purisme, justement : rien n'est « pur » en ce
domaine, et toute image – dès sa prise de vue – est le résultat d'une
opération technique, d'une médiation, donc d'une manipulation.
La question est de savoir ce qu'on veut faire de nos mains qui
manipulent : étouffer les images ou bien les traiter avec tact. Il s'agit
aussi d'avoir l'honnêteté minimale de reconnaître les limites de ce
qu'on fait. Pourquoi prétendre restituer la « vérité en histoire » tout
en reconnaissant vouloir nous « séduire » et nous « bluffer » ?
Bluffer, cela veut dire impressionner – la guerre est impressionnante,
de toute façon –, mais cela veut aussi dire mentir.
Que la colorisation d'Apocalypse ait été obtenue par des procédés
nouveaux et performants n'entre pas en ligne de compte dans ce
débat. Ce qui compte est l'acte, et son résultat. Coloriser,
technique vieille comme le monde, n'est rien d'autre que
maquiller : plaquer une certaine couleur sur un support qui en était
dépourvu. C'est ajouter du visible sur du visible. C'est, donc,
cacher quelque chose, comme tout « produit de beauté », de la
surface désormais modifiée. Ainsi rend-on invisibles les réels signes
du temps sur le visage – ou les images – de l'histoire. Le mensonge
ne consiste pas à avoir traité les images mais à prétendre qu'on nous
offrait là un visage nu, véritable, de la guerre, quand c'est un visage
maquillé, « bluffant », que l'on nous a servi.
François Montpellier, le technicien de colorisation d'Apocalypse,
admet lui-même que son traitement des images consiste, je le cite,
à « unifier, dans une même continuité visuelle, des documents
provenant parfois de sources différentes. » Mais la « continuité
visuelle » n'est qu'un choix esthétique et narratif parfaitement
arbitraire, tous les monteurs le savent bien. La « véritable histoire »,
quant à elle, n'est faite que de discontinuités, ne serait-ce que parce
qu'elle a été regardée, vécue, enregistrée selon des points de vue
différents. Apocalypse, au contraire, veut nous faire croire qu'un seul
cinéaste, avec le même sens des couleurs, aurait tout vu à la fois en
tous les points du globe.
Pourquoi voit-on partout ce même ciel bleu pâle des cartes
postales rétros ? Pourquoi L'Ange bleu devient-il tout jaune ?
Pourquoi le cadavre flottant dans la mer, à Omaha Beach, se
découpe-t-il sur un beau fond outremer (la mer était peut-être
verte et Samuel Fuller, qui était sur place, raconte que l'eau près du
rivage était toute rougie du sang des morts) ? Pourquoi coloriser
Dachau et pas Auschwitz ? Pourquoi diviser Buchenwald en noir
pour certains plans, en couleurs pour d'autres ? Pourquoi l'enfer
atomique est-il vert et mauve comme dans un film de science-
fiction ? En justifiant le renoncement à coloriser les images de la
Shoah pour « ne laisser aucun doute sur leur authenticité » et pour
que « personne ne puisse y trouver matière à supercherie », les
auteurs d'Apocalypse admettent que tout le reste de leur film peut se
voir comme une véritable matière à supercherie.
Ce qui peut être dit de la colorisation des images vaut également
pour leur sonorisation et leur commentaire. Gilbert Courtois
connaît la différence de bruit entre un moteur Yakovlev et un
moteur Stuka, fort bien. Moyennant quoi il se targue de n'avoir
donné que des « sons authentiques ». Quant à Daniel Costelle, il
émaille également son récit de « noms authentiques » : August von
Kageneck, Gaston Cirech, Armand (l'Alsacien enrôlé dans les
« malgré-nous »), etc. Mais les gros plans associés à ces noms
forment-ils un montage « authentique » ? Même le chien berger
qui passe dans une rue de Berlin se voit associé au nom de Blondie,
le chien de Hitler. Les documentalistes d'Apocalypse n'ont choisi
que des images « authentiques », mais le montage de deux
« authenticités » qui n'ont rien à voir – par exemple tel visage et tel
nom propre – n'est que pur mensonge au regard de l'histoire.
Notre langue elle-même nous prévient à chaque fois de toutes
ces ambiguïtés lorsqu'elle distribue des sens opposés pour des mots
tels que histoire (veut-on nous rendre l'histoire visible, ou bien
veut-on juste nous raconter des histoires ?), légende (veut-on nous
expliquer ce qu'une image dénote, ou bien veut-on juste construire
un récit légendaire ?) et, bien sûr, image (veut-on nous rendre
visible quelque chose du réel, ou bien veut-on juste nous en mettre
plein les yeux ?). Les images d'Apocalypse ne constituent en rien
notre patrimoine historique. Elles forment juste un montage et un
traitement contestables de ce patrimoine. En ce sens, elles ne nous
appartiennent pas. Elles n'appartiennent qu'au monde de la
télévision qui les commercialise habilement. La série Apocalypse n'a
restauré ces images que pour leur rendre une fausse unité, un faux
présent de reportage et de mondiovision. Elle a pensé que nous
étions trop stupides pour accepter de voir des bribes blêmes, des
lacunes, des « bouts de pellicule rayés à mort ». Elle s'est tout
approprié et ne nous a rien restitué. Elle a voulu nous en mettre
plein les yeux et, pour rendre les images « bluffantes », elle les a
surexposées. Façon de les rendre irregardables.
(Isabelle Clarke et Daniel Costelle, Apocalypse : la 2e Guerre mondiale, 6 films
documentaires, France 2, 2009.)

(16.09.2009)

CITÉ IDÉALE AVEC SNIPERS

Dans le quatrième épisode de Paisà, tourné en 1946, Roberto


Rossellini raconte quelque chose qui pourrait ressembler à un
poème courtois ou à une nouvelle dans le style du Décameron de
Boccace et des conteurs italiens de la Renaissance : Massimo, qui
veut rejoindre sa femme et ses enfants, s'engage avec Harriet, une
infirmière anglaise qui veut revoir l'homme de son cœur (un
peintre devenu l'un des chefs de l'insurrection menée par les
résistants) dans un « voyage » semé d'embûches mortelles. Il s'agit
de passer à travers les zones de combats dans Florence encore
coupée en deux. Tentative risquée, puisque les Allemands tiennent
encore le centre de la cité et que les partisans s'y battent rue par rue
sous le feu des snipers de la Wehrmacht et des miliciens fascistes.
L'histoire fut tournée dans une ville – ici Florence, comme
Berlin dans Allemagne année zéro – partiellement détruite par les
bombardements et encore toute meurtrie des violents combats qui
y eurent lieu en août 1944. En sorte que deux histoires viennent
coexister ou s'affronter dans presque chaque image : une séculaire
histoire de la création ou histoire des arts (celle dont Florence
s'enorgueillit depuis le XIVe siècle d'avoir été la capitale par
excellence, celle aussi du cinéma pour laquelle Rossellini apporte
ici une majeure contribution) et une histoire de la destruction, une
histoire des guerres dont nous, amateurs d'art, avons sans doute
trop vite oublié combien Florence en souffrit elle aussi.
Il est donc fort troublant, pour un habitué de l'art italien, de voir
les deux protagonistes – qui courent vers leur but avec l'énergie et
l'angoisse mêmes des fuyards – traverser des paysages que nous
reconnaissons sans réussir à y croire tout à fait : la coupole de Santa
Maria del Fiore et un bout du Campanile de Giotto surplombant, à
un moment, toute une zone de ruines avec ses grandes arcades
effondrées et ses immenses tas de gravats ; la Piazza della Signoria
occupée par les blindés allemands ; la pietra serena criblée d'éclats
d'obus ; le vide angoissant de toute vie autour de l'innocent
Baptistère... On voit les façades classiques éventrées, on voit des
scènes (des mises en scène) de guerre dans des rues (utilisées telles
quelles dans l'état où Rossellini les a trouvées en 1946) où les belles
ordonnances humanistes sont quelquefois mutilées.
Parmi les moments les plus dramatiques de l'épisode se trouvent
la traversée du couloir de Vasari, au-dessus de l'Arno, et l'arrivée
des deux protagonistes dans la grande galerie des Offices. Le
couloir est, désormais, celui du danger mortel : à ses murs ne
restent que quelques emplacements vides et poussiéreux de ses
deux mille trois cents autoportraits (la plus grande collection de ce
genre au monde). La galerie, quant à elle, n'est plus qu'un dépôt
pour de grandes caisses en bois d'où émergent, quelquefois, les têtes
de quelques déesses antiques. On voit aussi, dans une brève
séquence remarquable, comment la population civile, craignant les
tirs de snipers, s'organise pour recueillir l'eau potable d'une
canalisation de rue et la faire passer de l'autre côté sans se mettre à
découvert. Or, c'est au cœur de cette scène quasiment
documentaire que resurgit, tout à coup, par la grâce du cadrage
cinématographique et de l'architecture elle-même, le type sublime
de la Città ideale de la Renaissance. Ville évidée, ville silencieuse,
comme Giorgio De Chirico en aura repris le principe dans ses
fameuses architectures « métaphysiques ».
Les historiens de l'art ont toujours commenté ces rares tableaux
de « cités idéales » en termes d'idées pures ou d'espaces purs :
géométriques, perspectifs, théâtraux ou architecturaux. Or, c'est
bien ici la violence du temps qui engendre cet étrange calme de l'espace :
la Città ideale selon Roberto Rossellini est simplement vidée de ses
habitants parce que les snipers sont sur les toits en face : pas de vide
métaphysique, donc, mais juste la peur, la peur au ventre.
(Roberto Rossellini, Paisà, 1946.)

(24.12.2014)

« INÉVITABLE »

Tout acte de barbarie documente l'état de nos cultures, toute


œuvre de culture documente l'état de nos barbaries. Une amie
grecque m'informait il y a quelques jours de quoi peut être fait,
schématiquement, le destin d'une personne qui est notre stricte
contemporaine et, en un sens, notre compatriote (elle est
Européenne). Elle se nomme Ilieva Zivka. Elle est née dans un
village de Bulgarie nommé Kazanlak. On la viole à l'âge de douze
ans. Comme elle est enceinte, sa famille la renie. Sa propre mère
l'attache à une corde tirée par un cheval qui la traîne à travers les
bois sur des dizaines de kilomètres. On la récupère agonisante à la
frontière grecque. Elle survit. Elle devient prostituée à Athènes.
Elle attrape le sida. Elle est fichée par le ministère de la Santé qui
diffuse son image au prétexte que ses clients courent un danger
d'infection. Il y a polémique, débat public, sur cette publicité.
Relâchée par la police, elle regagne la Bulgarie. Elle se pend à un
crochet de boucher et elle meurt. Aucune enquête n'étaye ni
n'infirme ce récit que la police grecque ne semble pas trop vouloir
approfondir. Au moment où tout cela se diffuse dans les journaux
et atteint, de ce fait, la sphère publique, l'Europe entière – et le
monde entier, j'imagine – se couvre d'une publicité pour le parfum
Chanel no 5, dans laquelle un célèbre acteur américain nous dit,
d'un air sentencieux et soi-disant philosophique, que ce parfum de
luxe serait comme le destin lui-même : « Inévitable ».

(11.04.2013)

ATHÈNES APERÇUE : DE LA CULTURE ET DE LA BARBARIE

À l'heure où d'aucuns se demandent encore si Goethe le grand


poète ne serait pas lui aussi un peu responsable de la barbarie nazie,
lui pourtant dont le chêne légendaire fut dessiné pour la dernière
fois, et si amoureusement, avant qu'il ne soit réduit en cendres, par
un prisonnier français de Buchenwald – il est sans doute bon de
revenir sur la formule fameuse de Walter Benjamin : « Il n'est pas
de témoignage de culture (ein Dokument der Kultur...) qui ne soit en
même temps témoignage de barbarie (... ein solches der Barbarei). » La
question n'est pas tant, je crois, de chercher dans la culture les
racines plus ou moins directes d'une barbarie avérée, que
d'interroger les modalités historiques d'une certaine coexistence,
c'est-à-dire d'une connivence ou, au contraire, d'une confrontation
entre certaines formes de la culture – et d'ailleurs, de quoi parle-t-
on à travers ce mot ? le prononce-t-on à la Goebbels, qui cherchait
sa mort, ou bien à la Warburg, qui cherchait sa survivance ? – et
certaines formes de la barbarie.
J'ai récemment passé cinq jours à Athènes. C'est évidemment très
peu pour comprendre. Ville aperçue seulement, à peine aperçue, je
dis bien : à peine. Pour l'amateur d'art – et nombreux sont les
amateurs d'art, le touriste lambda en est un, l'historien d'art
professionnel un autre –, Athènes est sans doute un paradis de
culture. Toute une vie antique s'y déploie sous nos yeux
reconnaissants : une vie de désirs et de deuils, d'hommes et de
dieux, de danses orgiaques et de lamentations tragiques... Vie si
mystérieuse et si proche à la fois, vie de nos propres fantômes – ou
fantasmes – éternisée dans le marbre. Mais il y a aussi toute cette
vie présente qui passe devant nous, se déplie, nous entoure et nous
implique : cette vie des désirs endeuillés, des hommes sans dieux,
des danses tragiques au quotidien, cette vie qui vient nous prendre
à la gorge parce qu'on y voit, tressé à l'énergie du désir, tout un
intolérable en acte qui nous dit violemment ce que devient
l'Europe aujourd'hui.
Le cinéaste Fotos Lamprinos, qui a travaillé dans les années
1960 sous la direction, à Moscou, du grand Mikhaïl Romm –
l'auteur de cet extraordinaire film qu'est Le Fascisme ordinaire –, a
composé, dès 1970, un montage documentaire intitulé Visitez la
Grèce (il a, depuis, écumé les archives visuelles de l'histoire grecque
et réalisé quelque trois cents films documentaires). C'est une œuvre
à la fois très ironique et politiquement implacable : ironique parce
que la Grèce y est présentée comme l'éternelle destination
« touristique » de ses prédateurs mêmes, implacable parce que le
lien entre culture et barbarie y apparaît sous le jour le plus cru de
l'histoire politique, comme si nous avions là le matériau brut –
matériau immédiatement « parlant » et visible aux yeux des Grecs,
beaucoup moins aux nôtres – des grandes allégories élégiaques de
Theo Angelopoulos.
Comme le touriste lambda, éventuellement comme un historien
de l'art, j'ai donc fait ma « visite ». J'ai ouvert de grands yeux
fatalement naïfs. Mon regard, eût-il été armé de tous les savoirs
« classiques » sur la Grèce, ne pouvait percevoir qu'une petite
moitié des choses. Mais il y eut l'accueil avisé, l'hospitalité
généreuse, l'amitié soucieuse de celles et ceux qui m'ont, pour ces
quelques heures, guidé dans le labyrinthe, traduit les mots
prononcés avec leurs sous-entendus, montré les images visibles
avec leurs revers moins présentables. L'amitié aide tant à voir le
monde, à réviser notre vision du monde. J'ai donc un peu mieux
perçu le lien que chaque témoignage de la culture était en ce lieu
capable de fomenter avec un morceau de cette barbarie qui n'est
jamais très loin et ne nous laissera jamais, sans doute, aucun répit.
Au musée de l'Acropole, j'ai cheminé entre colonnes de béton et
escaliers mécaniques, groupes de touristes et restes somptueux de la
statuaire antique. C'est un grand marché culturel. Comme dans
n'importe quel aéroport moderne, tout est fait pour qu'on ne fasse
que passer, pour que la vue traverse, ne se pose pas. Circulez, il y a
trop à voir : c'est un témoignage de la culture aujourd'hui. Deux des
fameuses Cariatides sont prises dans un étau technologique qui
nous fait assister sur un écran plat à son reblanchiment intégral,
comme chez le dentiste (on sait pourtant bien que la « Grèce
blanche » est un mythe néoclassique, un livre de Philippe Jockey
vient justement d'être publié à ce sujet). Les fragments du
Parthénon sont assemblés selon une esthétique de prothèses, de
matériaux futuristes et de métal brillant qui font irrésistiblement
penser à Terminator 2. Justement, en sortant du musée, surgissent
des créatures évoquant le même film : des individus à moto, casque
intégral, lunettes noires et blousons militaires (dans Terminator 2, il
s'agissait d'un extraterrestre extrêmement méchant, à Naples ou à
Palerme ces détails veulent juste dire : mafia) qui circonviennent
assez brutalement un petit garçon tsigane, sept ans pas plus, très
élégant, et qui jouait de l'accordéon pour les touristes. Ce sont les
policiers d'une brigade qui n'a pas honte de s'afficher sous l'antique
emblème de Zeus (témoignage de culture, mais quelle sorte de
témoignage ?). Je m'approche et, comme au musée d'à côté, je fais
ce que je sais faire : regarder, prendre des photos. Cela se gâte très
vite. Menaces du policier, discussion tendue. Il me faudra effacer
les images sous peine de je ne sais trop quoi. Circulez, il n'y a rien à
voir : c'est un témoignage, déjà, de la barbarie au quotidien.
Au musée archéologique, je suis frappé par l'alternance des
motifs du désir et du deuil : les nymphes partout, et partout les
objets funéraires. Au milieu de cette grande culture de la beauté des
corps circule le motif innocent de la croix gammée. On le retrouve
sur la robe des jeunes femmes ou, plus simplement, dans la
décoration des ustensiles quotidiens, un bol par exemple. Plus loin,
dans une rue qui monte vers l'Acropole, à la tombée du soir, une
douzaine d'hommes trop ostensiblement costauds déambulent
comme on part à la chasse (vous avez compris : la chasse à
l'étranger). Il y aura certainement des membres de l'Aube dorée
pour dire que leur blason – un mélange de frise grecque et de
svastika, utilisant sans équivoque les trois couleurs, noir, rouge et
blanc, du parti nazi – n'est qu'un témoignage de l'antique culture
grecque. Dans l'autobus où trois Africains sont montés sans payer
leur billet, deux voix s'élèvent avec une hargne sûre d'elle – sûre de
sa culture – pour regretter les temps de la dictature.
Au musée des instruments de musique populaire, je suis frappé
par la beauté des variantes de la lyre. Sous les cordes tendues il y a
souvent d'admirables plaques décoratives qui, tels les marbres
tachetés des églises byzantines, m'évoquent des flaques de sang.
Dans le petit musée consacré à Makronissos, cette île charmante
des Cyclades (culture) qui fut le lieu d'un implacable camp de
concentration jusqu'en 1958 et au-delà (barbarie), on expose dans
des vitrines (culture) des bouts de fil de fer barbelé, des lettres
déchirantes et des listes de morts sous la torture (barbarie). Je me
souviens inopinément d'un fragment d'Héraclite – le cinquante et
unième – qui dit la difficulté de comprendre ce qui fait coexister,
dans le paradoxal « accord de ce qui diffère », la lyre avec l'arc, ces
deux instruments à cordes tendues qui font douceur de l'art et
douleur de la guerre. Le soir même, j'entendrai un chant rebetiko
qui dit : « Caresse mon monde, caresse ma douleur. »
Dans les ruines d'Éleusis je chemine entre vestiges des mystères
et portes mythiques de l'Hadès sous le regard – si l'on ose dire – des
cheminées d'usines et des pylônes de raffineries pétrolifères. Mon
guide est Filippos Koutsaftis, qui a filmé ces lieux pendant des
années pour une œuvre admirable intitulée La Pierre triste (la
« Pierre triste » est un gros caillou sur lequel on dit que Déméter
attendait le retour, depuis les Enfers, de sa fille Perséphone). Je me
dis que ce qui se présente là, sous mes yeux, est bien l'« accord de
ce qui diffère » et non le pur « Dasein grec » que Heidegger chercha
si aveuglément au cours de sa croisière Costa, ce qui explique
pourquoi il n'a pas beaucoup quitté sa cabine de première classe et
son édition Teubner d'Hésiode, sauf pour admirer Délos, mais sans
doute parce que cette île était inhabitée (je crois me souvenir que
cette île fut d'ailleurs un centre très important pour le commerce
des esclaves pendant l'Antiquité grecque et romaine, une espèce de
camp de concentration à ciel ouvert sur fond de sanctuaire
d'Apollon, dieu de la culture, et de mer bleue).
Dans les rues d'Athènes je regarde les murs, les magnifiques
appareillages de briques byzantines ou ottomanes, les morceaux de
béton d'immeubles jamais finis ou les traces de balles des si
nombreux épisodes des guerres civiles. Je regarde sur les murs les
tags politiques, par exemple cet appel à ne pas renouveler l'erreur de
Varkiza, quand les partisans, en 1945, déposèrent les armes – en
pleurant, comme on le voit sur certaines images d'archives – avant
de se faire littéralement exterminer, comme le raconte bien Joëlle
Fontaine dans son livre De la Résistance à la guerre civile en Grèce.
Mais je regarde surtout les gestes, les gens. Les gestes concentrent
toutes les temporalités, tous les deuils et tous les désirs, fût-ce dans
l'« accord de ce qui diffère ».
Quelques jours avant mon voyage, depuis Thessalonique, une
amie grecque m'écrivait : « Au-delà de la crise ou de ce que chacun
entend par crise pour sa propre vie, j'ai l'impression qu'il y a un état
d'urgence émotionnelle. Ce n'est pas juste de l'hystérie ou du
désespoir, c'est comme cet état juste avant de pleurer, mais
prolongé, collectif et secret. » C'est à travers un tel état d'urgence
que je regarde les gestes de résistance qui partout fleurissent, à
commencer par les gestes de l'amitié, chose si vitale ici : les grands
rires retrouvés de Maria, les grands gestes épiques de Niki –
poétesse ou prophétesse capable de trouver les médicaments qui
manquent aux communautés tsiganes à l'abandon –, l'endurance
indéfectible et douce de Yanna... Et cette très vieille dame, dans
une taverne de Petralona qui n'existera peut-être plus le mois
prochain : elle a opté pour la grande sagesse, ou ironie,
nietzschéenne, qu'à toute chose elle répond désormais Né, né, né,
né (« Oui, oui, oui, oui ») avant d'éclater d'un grand rire envers et
contre tout. Ces gestes – ces décisions de chaque jour, de chaque
instant – sont ici ce qu'il y a de plus précieux. Dans cette Grèce
tendue entre les enclos de culture (je veux dire l'industrie touristique)
et les enclos de barbarie (je veux parler des centres de rétention sans
doute aujourd'hui plus nombreux que les sites archéologiques), ces
gestes sont comme la corde qui vibre encore dans l'« accord de ce
qui diffère ». Corde de la lyre pour chanter malgré tout ou corde de
l'arc pour atteindre l'ennemi, attention.
(Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P.
Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 433. Philippe Jockey, Le Mythe de la Grèce
blanche. Histoire d'un rêve occidental, Paris, Belin, 2013. Héraclite, « Fragment 51 », trad. J.
Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la séparation, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972,
p. 178. Martin Heidegger, Séjours [1962], trad. F. Vezin, Monaco, Éditions du Rocher,
1992. Joëlle Fontaine, De la Résistance à la guerre civile en Grèce, 1941-1946, Paris, La
Fabrique Éditions, 2012, p. 321-354.)

(15.05.2013)

CHAUSSURE DE BÉBÉ ACCROCHÉE AU PARE-CHOCS

Nous sommes arrivés à Beyrouth dans l'après-midi, mais la nuit,


à cette époque de l'année, tombe très vite. Le contraste était
pourtant déjà bien visible : sensation très forte que la guerre –
déclarée ou larvée, interne ou aux frontières qui, de toute façon,
ne se trouvent qu'à quelques kilomètres – enrichit énormément les
uns et saigne carrément les autres. Dans l'avion m'avait frappé le
nombre tout à fait exorbitant des places de première classe. À
présent je parcours les rues et j'observe le délabrement des
conditions de vie qui frappe la majorité des gens. Demain matin il
n'y aura ni eau ni électricité dans le quartier où je me trouve, ce qui
coexiste avec, ce soir, un vernissage d'art contemporain digne des
plus grandes galeries new-yorkaises et un repas digne des plus
vieilles splendeurs, délicatesses de cet art de vivre si merveilleux
dont l'orientalisme, qui traîne toujours quelque part dans nos têtes,
se nourrit un peu trop exclusivement.
Le premier objet qui me frappe ce soir est une chaussure
d'enfant, de bébé même, pendue au pare-chocs arrière d'une
voiture. Je m'interroge. J'essaie de prendre une photographie, mais
l'obscurité a déjà tout envahi. Deux jours plus tard, je serai sur la
route de Tyr, avec ses rangées d'immenses drapeaux noirs, étroits et
très hauts, qui m'évoquent spontanément les mises en scènes de
samouraïs chez Kurosawa : elles nous indiquent que nous entrons
en territoire Hezbollah. Mon ami libanais dit que cette vision,
toujours, lui serre le cœur. Il y a encore, dans cette région du
monde, des fascismes chevaleresques utilisant de très vieilles
techniques d'intimidation visuelle. Sur la route devant nous, je vois
encore une chaussure de bébé accrochée au pare-chocs d'un
camion. J'interroge mon ami. Il m'explique que la chaussure de
bébé est là pour te donner un coup de pied dans l'œil au cas où tes
intentions – « mauvais œil » – seraient hostiles. Aux désirs de mort
adultes, il y a donc encore ces chaussures de bébé pour répondre
spirituellement, pour oser la réponse – vaine sans doute mais
obstinée, survivante – de l'innocence à la dureté du temps.

(02.12.2012)

LA MEURTRIÈRE

Il y a des images rescapées, comme des infirmes de guerre,


comme des gueules cassées. Ainsi ai-je du mal à reconnaître ce que
cette photographie documente pourtant avec exactitude. Tout ce
que je vois d'abord, c'est que du temps a passé, mais pas doucement,
pas pour l'exercice esthète de la fameuse nostalgie à l'endroit du
« temps passé ». Du temps a passé comme passent les bombardiers
dans le ciel. Très violemment et implacablement, donc. Du temps
a passé : il a dévasté, il a détruit, consumé, anéanti, abîmé, annihilé,
naufragé, pulvérisé, ravagé, désolé, brisé, broyé, rongé, aboli,
annulé, dissous, il a meurtri – comment le dire exactement pour se
tenir à hauteur de l'exactitude que cette scène de crime met en
évidence, évidence offerte dans le domaine des cendres ? Le temps,
ici, a réduit, non à néant, mais à ruine.
Le temps s'attaque aux matières. Et d'abord à la matière de cette
image même. Ce qui m'y frappe d'abord, c'est son côté verdâtre,
comme un fruit qui a, depuis longtemps, fini de pourrir sur place.
Surtout, ne pas chercher à corriger cela avec nos performants
logiciels pour rafraîchir, rajeunir les images : c'est l'indice nécessaire
que cette vieille diapositive eut une naissance difficile. C'était à
Beyrouth, à la fin des années 1980. La guerre civile n'était pas finie,
mais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige avaient voulu parcourir
cette zone du centre-ville qui n'était déjà plus un no man's land
militaire, bien que les ruelles fussent encore minées. Ils ont pénétré
dans une immense coupole de béton gris qui n'était pas une
mosquée, mais la salle de cinéma d'un immense centre commercial
– familièrement appelé le Blob, le Champignon, le Dôme ou
l'Œuf, son nom officiel étant le City Center – complètement
dévasté par la guerre.
Alors je comprends mieux ce qui apparaît si étrange dans la
matière de cette image : elle a été arrachée, comme une fragile
pellicule de visibilité, à l'obscurité régnante : « La première fois que
nous y sommes entrés, l'obscurité était totale, on photographiait à
l'aveugle avec des flashes, sans vraiment voir ce qu'on prenait
comme image. On ne voyait rien. Nous avaient précédés là
uniquement les vendeurs du marché noir qui occupaient les deux
étages du centre qui n'avaient pas été noyés sous l'eau. Ils utilisaient
le lieu comme latrines et étaient assez hostiles à notre présence. Ce
lieu nous a bouleversés, nous avons photographié chaque
centimètre accessible de la boule et du centre : du dernier fauteuil
restant à la loge du souffleur, la cabine de projection qui semblait
elle aussi aveugle... »
Comme moi aujourd'hui, les deux photographes n'ont d'abord
pas su, ayant photographié à l'aveugle, dans quel sens regarder cette
image. C'est que le monde y avait été mis, par la guerre, sens dessus
dessous. En tournant la photographie entre mes mains, je
m'aperçois tout de même que cette ruine n'est pas un pur chaos. Il
y a des niveaux, un espace en perspective, des plans frontaux
reconnaissables quoique difficiles à situer. Dans l'un d'eux sont
percées trois ouvertures, trois meutrières, au-dessus desquelles on
voit bien quelques impacts de balles. Par ces trous, autrefois, du
fantasme était projeté en mélodrames de cinéma, en histoires
d'amour. Mais l'usine à rêve, cette cabine de projection, semble être
devenue un réduit de terreur, une cabine de protection contre les
tirs ennemis. Ce qui était fontaine à images lumineuses semble être
devenu casemate pour renvoyer son feu à l'ennemi. Le temps
s'attaque aux matières, mais l'histoire – la grande meurtrière – fait
bien pire que cela : elle s'attaque aux rêves des humains.
(Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Sans titre, vers 1987. Photographie argentique.)

(20.11.2012)

DE FIGURES À FIGURANTS

Écrire l'histoire de l'art – c'est d'abord, il faut le répéter, écrire.


Est-ce juste décrire ce que l'on croit avoir la compétence de voir et
ce que l'on croit avoir le talent d'avoir compris ? Certainement pas.
L'historien ne doit pas plus se contenter de décrire – au sens
courant du terme – que le peintre ne doit se contenter de
dépeindre. Décrire et dépeindre sont des compétences : cela
s'acquiert avec l'habitude. Mais écrire et peindre, cela se rejoue à
chaque fois, cela se désapprend et se recommence à chaque coup.
Écrire, comme regarder, ne relève pas d'un savoir-faire, même si
cela demande beaucoup de travail. C'est un faire qui met à chaque
instant le savoir en question, c'est un savoir qui met à chaque
instant le faire en question. Il faut, certes, continuer de décrire.
Mais il faut que cette description devienne écriture et non pas un
simple état des lieux.
Mettre en question – mais comment ? Qu'est-ce que susciter
une question – décision philosophique – dans le domaine des
choses visuelles ? Il y a plusieurs réponses ou voies possibles.
Toutes sont liées à des opérations qui appareillent le regard pour
inventer un langage. En particulier, ce que l'historien de l'art écrit en
général, il l'écrit d'abord en prenant ou en manipulant des
photographies. Pas d'écriture de l'histoire de l'art, donc, sans ces
deux opérations au moins que sont le cadrage et le montage. Si
j'ose parler de mon cas personnel, je dirai à propos du cadrage que
ce que j'ai écrit en histoire de l'art a d'abord été la conséquence
directe – photographiquement appareillée puis philosophiquement
élaborée – d'un geste pour déplacer mon regard : depuis la « figure »
(dont s'obsédaient les iconologues de mon temps) vers le « fond »,
et depuis le « haut » (là où trônent les figures) vers le bas (là où
remuent les fonds). Ce dernier trait étant probablement lié à une
acceptation de ma propre myopie comme de ma petite taille
(autant, dans ce cas, bien regarder ce qu'on a sous les yeux).
Transposé au plan politique, ce geste de déplacement se retrouve
dans le précepte énoncé par Walter Benjamin dans ses « Thèses sur
le concept d'histoire » : là où la « tradition des vainqueurs », idéaliste
ou positiviste, raconte l'histoire à coups de noms célèbres – le
« haut », la « figure » –, l'historien matérialiste préfère raconter le
« bas », le « fond ». Ce que Walter Benjamin désignait sous
l'expression des Namenlosen, les « sans-noms ». On comprend alors
que pour écrire une histoire de l'art renouvelée, reproblématisée, il
faut déplacer son regard depuis les « grandes figures » vers les... figurants. Je
veux dire les « petits peuples » de l'image. Ceux par qui le travail
lui-même, le travail de l'image, prend la parole.
(Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P.
Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 437-438. Id., « Paralipomènes et variantes
des "thèses sur le concept d'histoire" » [1940], trad. J.-M. Monnoyer, Écrits français, Paris,
Gallimard, 1991, p. 356.)

(16.09.2006)

AU POINT DE VUE DE LA SERVANTE

Cadrer, c'est trancher. Trancher, c'est choisir. C'est prendre le


risque de mettre certaines choses sens dessus dessous. C'est faire
mal quelquefois. Tout cadrage est un geste politique : territoires
affirmés ou mis à mal, hiérarchies établies ou bousculées. Il ne fait
pas de doute que Velázquez a disposé d'étourdissants cadrages dans
son chef-d'œuvre Les Ménines. Dans cet immense tableau
(3,18 sur 2,76 mètres) il a tranché, il a choisi avec une telle
subtilité – devant laquelle historiens de l'art, philosophes et
psychanalystes n'ont pas cessé de se perdre en conjectures – que son
geste politique, son bousculement des valeurs, sa mise à mal passent
majestueusement, presque inaperçus. Mais cela se passe à la cour de
Madrid, en 1657.
Il en est allé tout autrement à Séville quarante ans plus tôt. Dans
ce que l'on a quelquefois considéré comme son tout premier
tableau connu – un tableau au format modeste, 55 sur
118 centimètres –, Velázquez n'a pas hésité à trancher, à bousculer,
à renverser les perspectives d'une façon plus innocente, donc plus
brutale. Va pour une scène des Pèlerins d'Emmaüs. Mais ici, vous
vous contenterez de deux personnages seulement (le coude d'un
troisième apparaît tout à gauche, le tableau a dû être légèrement
rogné). De toute façon, vous en savez assez, vous avez mille fois
récité l'Évangile selon saint Luc, il me suffira donc d'un tout petit
Christ et d'un seul ou deux convives. Tranchons encore un peu :
on va les repousser tout au fond. On va les réduire à une scène
entrevue, là-bas, de l'autre côté du patio : petits personnages
aperçus attablés. Certains disent : ce n'est même pas qu'ils sont là-
bas, c'est juste une image. Certains disent : c'est juste un reflet.
Tableau, reflet ou scène : toutes les ambiguïtés des Ménines sont
déjà ici à l'œuvre. Tableau dans le tableau ou scène dans la scène :
toutes les virtuosités du théâtre espagnol – Lope de Vega,
Calderón – sont déjà ici à l'œuvre.
La scène religieuse n'occupe, en tout cas, qu'un sixième tout au
plus de la surface peinte. Alors, le reste ? Le principal, l'essentiel ?
Velázquez nous offre donc son essentiel à lui : l'essentiel pour un
homme qui a décidé de poser son regard sur le monde. Son
essentiel tranché. Et c'est une simple servante. Elle se trouve au
centre majestueux de l'espace, mais l'espace est une simple cuisine.
Sainte Thérèse d'Avila disait, je crois, que « le Seigneur entre aussi à
la cuisine ». Peut-être. Mais la servante est bien seule, penchée,
pensive, devant les quelques accessoires ménagers disposés devant
elle, cruches, bols, pilon, torchon, une casserole dont le fond
resplendit inopinément. Elle porte un turban blanc sur un sombre
front. C'est une Maure ou une Gitane. Elle porte, seule, humble,
tout le poids – une pesanteur psychique liée à quoi exactement ? on
ne saura pas – de cet espace. Elle produit, seule, humble, l'espace
lui-même dont la couleur semble émaner de sa carnation : en effet
tout, ici, est brun, une variation de bruns. Tout est à sa couleur, à
son échelle. Elle est la plus humble qui soit mais elle est le centre, le
sujet de ce tableau. Ce tableau humble, métèque et politique.
(Diego Velázquez, Servante avec la scène des pèlerins d'Emmaüs, vers 1617-1620. Dublin,
National Gallery of Ireland.)

(24.07.2011)
PAUVRE LUTTEUR DE TEMPS

Il est toujours intéressant – et bien plus que cela : touchant –


d'observer un musicien médiocre. On aperçoit plus clairement tous
les obstacles qu'il doit surmonter à chaque instant, tout ce avec quoi
il lui faut lutter pour tirer, quelque part entre son instrument, son
corps, sa pensée et le temps, un rythme capable de consister, une
mélodie capable d'être libre, une harmonie capable de respirer. Les
moments de panique ou de déroute, même minuscules, sont les
plus bouleversants car, alors, c'est l'équilibre du monde entier qui
s'écroule (je me souviens d'une Partita de Bach soudain ralentie,
s'affolant, cherchant le fil, tentant presque l'improvisation et
s'arrêtant net, affreusement pour tout le monde). Devant le grand
musicien au contraire, qui n'a plus à lutter contre tout cela – du
moins semble-t-il –, devant le grand musicien, grand justement
parce qu'il est emporté comme un fétu de paille dans l'immanence
ou l'évidence de la vague musicale, rien n'apparaît plus comme un
obstacle. Et tout, alors, semble mystère, magie, surnaturalité de la
force pure. Le grand musicien disparaît, hors de notre atteinte, dans
le temps ébloui, comme un ange du Paradis de Dante. Le musicien
médiocre est plus proche de nous, pauvres humains, car l'impureté
même de son art en fait un être tragique.

(16.07.2014)

MODESTE CHEF-D'ŒUVRE

On attend généralement d'un chef-d'œuvre qu'il ne soit ni


inconnu, ni invisible. On s'attend à ce qu'il soit rare et cher, on
s'émerveille par exemple des prix atteints dans les ventes publiques
pour le moindre Van Gogh, sans compter les trésors de nos musées
qui, eux, n'ont carrément « pas de prix ». Mais parlons de cette
étonnante Kriegsfibel ou ABC de la guerre composée par Bertolt
Brecht : c'est un atlas d'images qui se vendait trois fois rien quand il
parut en 1955 chez un éditeur de Berlin-Est. Aujourd'hui encore,
dans l'Allemagne réunifiée, on peut l'acquérir pour sept euros et
vingt centimes.
On attend d'un chef-d'œuvre qu'il soit purement original. Rien
ne ressemble aux Nymphéas de Monet, il est vrai. L'œuvre de
Brecht, elle, n'est pratiquement faite que de citations d'images
découpées dans la presse entre 1933 et 1945. Ce n'est qu'un
montage de documents historiques. Il suppose, à ce titre, une
rupture avec la notion même d'œuvre close sur elle-même,
d'œuvre-synthèse. Contrairement aux productions de l'art
traditionnel « éloignées les unes des autres à cause de leur
perfection », celle-ci correspond – je reprends des termes utilisés
par Walter Benjamin dans Sens unique – à un mouvement d'analyse
et non de synthèse. En elle règnent les documents, c'est-à-dire une
matière historique où « les formes sont seulement en
détachement », jamais fondues les unes aux autres, jamais closes.
On attend d'un chef-d'œuvre qu'il soit fini. Personne n'imagine
qu'il manque un serpent au Laocoon, un personnage à La Ronde de
nuit ou une source lumineuse à la Madeleine de Georges de La Tour.
Mais l'œuvre de Brecht, bien que magistrale, garde quelque chose
d'inachevé : caractéristique même de son travail de montage. Parce
que l'œuvre de montage peut toujours être remontée autrement,
elle « renonce à toute valeur d'éternité » – comme le dit ailleurs
Benjamin – et attend donc, constamment, quelque chose comme
un re-travail infini. Cela est vrai théoriquement mais aussi
pratiquement. D'abord, la Kriegsfibel n'est qu'une excroissance
iconographique du « journal de travail » (Arbeitsjournal) tenu par
Brecht en exil à partir de 1933 : fragments autobiographiques,
poèmes, esquisses de théâtre, notations philosophiques, tout cela
coexistant dans un montage de textes et d'images aussi déroutant
que les Documents de Georges Bataille ou le Bilderatlas d'Aby
Warburg.
L'autre raison de ce caractère non finito est que Brecht ne put
rendre public cet ABC de la guerre, en 1955, qu'à l'expurger des
images les plus « surréalistes », comme cette planche où cohabitent
un pneu usagé, une prothèse de jambe, un parapluie, deux
béquilles, quelques grenades (les fruits, pas les armes que l'on
attendrait ici) et un moulin à café. Il sera toujours possible d'ajouter
quelque chose à une liste de ce genre. Plus on entre dans les
documents du Brecht-Archiv de Berlin, plus on découvre de
connexions possibles avec d'autres images réunies par Brecht avec
sa collaboratrice la photographe Ruth Berlau, tout cela aux fins de
multiplier les attractions d'images (cette problématique liée au
« montage des attractions » selon Eisenstein, mais aussi au « théâtre
des attractions » dont parla, entre autres, cet ami de Brecht que fut
Tretiakov). Comme lorsque la « pleureuse de Singapour », dans les
bombardements américains de 1941, permet au dramaturge
d'orienter les gestes futurs – lamentation et imprécation, cri et
silence mêlées – de Mère Courage.
On attend d'un chef-d'œuvre qu'il soit muet : la grandeur du
sublime va de pair avec le sentiment de l'indicible. Il est vrai que les
Nymphéas n'ont rien à dire de plus pour nous couper le souffle, que
la Madeleine peinte par Georges de La Tour est inimaginable en
commère bavarde, et que même les bouches du Laocoon ne
s'ouvrent que sur un silence de pierre. Brecht, lui, tout « moderne »
qu'il soit, revient aux phylactères d'avant l'œuvre d'art autonome. Il
place sous ses images des textes brefs dont on comprendra vite
qu'ils n'ont rien à faire avec de simples légendes. Ils évoquent
plutôt – avec leurs lettres blanches sur fond noir – les cartons du
cinéma muet ou, plus vraisemblablement, les projections de textes
ou les banderoles-commentaires du théâtre épique brechtien.
Ce sont des épigrammes, des quatrains lyriques pour lesquels
Brecht aura forgé le concept résolument nouveau de « photo-
épigrammes ». Mais, en même temps, il a très bien su qu'il rejouait
là une tradition immémoriale. L'épigramme est cette poésie brève
que l'on gravait sur les tombes des Grecs et des Romains. Or, sa
brièveté l'aura portée depuis le domaine du deuil jusque vers les
domaines, inverses, de la satire et de la critique politique. Au XVIIIe
siècle, Herder en appelait à une pratique de l'épigramme qui fût
articulée sur l'histoire elle-même. On sait, enfin, que Brecht a été
méticuleusement renseigné par Benjamin sur les stratégies
poétiques de l'allégorisme baroque et sur le fait que l'histoire – avec
ses guerres, ses désastres, ses lamentations – forme le contenu le
plus essentiel du Trauerspiel.
Ce faisant, Brecht a mis du lyrisme là où on ne l'attend pas : dans
le montage des documents historiques les plus arides, voire les plus
éprouvants – photographies aériennes de villes bombardées,
métallurgistes travaillant pour l'armement, gros plans de Goebbels,
de Goering ou de Hitler, femmes sous la mitraille ne sachant
comment protéger leur landau, prisonniers derrière les barbelés
(dans cette planche on reconnaît Lion Feuchtwanger, ami de
Brecht), résistants fusillés, cimetières militaires, perdants hagards et
vainqueurs sans vergogne. Le contraste créé par ce lyrisme
documentaire modifie singulièrement l'idée courante que l'on se fait
de la fameuse « distanciation » brechtienne. On se trompe lorsqu'on
veut séparer à tout prix la formule et le pathos, c'est-à-dire la forme et
l'intensité ou l'émotion. Brecht lui-même en convenait aisément :
« Les émotions qui ne sont pas ordonnées par l'intelligence doivent
néanmoins être intégrées et utilisées telles quelles, à l'état
désordonné, [...] par l'artiste. Certes, les intégrer et les utiliser, cela
veut dire déjà que l'intelligence en fait toutes sortes de choses, du
provisoire, de l'expérimental. » C'est ce même lyrisme expérimental
fondé sur le montage documentaire que l'on retrouvera plus tard
dans les romans de Sebald, l'Atlas de Gerhard Richter ou les films
de Santiago Álvarez, d'Artavazd Pelechian, de Jean-Luc Godard.
On attend d'un chef-d'œuvre, pour finir, qu'il s'adresse aux
consciences adultes, aux facultés responsables, au sens du
patrimoine. Or, l'ABC de la guerre nous montre quelque chose
comme le caractère insensé ou démonté de l'histoire, avec cette
conséquence bien formulée par René Char en 1944 : « Notre
héritage n'est précédé d'aucun testament. » Et puis l'ABC de la guerre
est un ABC, un abécédaire : soit un livre pour les enfants. Un livre
pour tout apprendre – ou tout reprendre et remonter – de A à Z.
Mais un livre d'ânonnement, si ce n'est de bégaiement : un
« instrument pour parler le langage en image de l'événement, avec
cette conscience critique (politique) que le sens d'un événement
n'apparaît que dans son bégaiement ».
C'est Benjamin qui, encore une fois, aura su montrer la vertu
dialectique d'une telle connaissance par l'enfance, cette connaissance
par démontages et remontages incessants, cette connaissance qui
« habite dans les images » et en retire tout ce que l'habitude nous y
rend inaperçu. Dans les efforts que déploie un historien des images
il y a, bien sûr, celui du savoir et de la construction. Mais il faut
aussi savoir ne plus savoir, déconstruire les apparences pour de
nouveaux montages d'où surgira, qui sait, un autre pan de notre
« inconscient de la vue ».
(Bertolt Brecht, Kriegsfibel, Berlin, Eulenspiegel Verlag, 1955 [éd. 1994, avec
compléments et postfaces de J. Knopf et G. Kunert]. Id., « Art et politique » [1933-1938],
trad. A. Gisselbrecht, Écrits sur la littérature et l'art, II. Sur le réalisme, Paris, L'Arche, 1970,
p. 52. Walter Benjamin, Sens unique [1928], trad. J. Lacoste, Paris, Maurice Nadeau,
1978 [éd. revue, 1988], p. 170-171. Michel Poivert, « L'événement comme expérience »,
L'Événement. Les images comme acteurs de l'histoire, Paris, Jeu de Paume-Hazan, 2007, p. 23.)

(23.04.2007)

FAIRE LA RÉVOLUTION, SANS OUBLIER MAMAN

Longtemps avant que Pasolini ne fasse jouer sa propre mère dans


les scènes de lamentation inoubliables de L'Évangile selon saint
Matthieu, Eisenstein avait déjà réussi à faire jouer sa mère Ioulia
dans les scènes de fraternisation, non moins inoubliables, du
Cuirassé Potemkine. Il s'agissait de raconter la mutinerie des marins
et le soulèvement populaire d'Odessa : rien de familial, donc. On
ne voit d'ailleurs aucune famille caractérisée (papa, maman, la bonne
et moi) dans Le Cuirassé Potemkine : on voit d'abord une lutte des
classes (matelots contre officiers), puis un devenir communautaire et
révolutionnaire de différentes catégories de la population
représentées dans le film : prolétaires, tsiganes, vieilles femmes
pauvres, bundistes, communistes, institutrices, bourgeois, etc.
Viktor Chlovski écrivait du cinéma d'Eisenstein qu'il correspond à
« une époque [qui] n'est plus à la famille ». Mais cela rendra d'autant
plus puissante la présence des mères en deuil (dans la scène de
lamentation) et, même, des mères saisies dans l'instant où elles
voient leur enfant mourir devant elles (dans la scène du massacre
sur l'escalier).
Le film, tourné en 1925, racontait des événements survenus
vingt ans plus tôt, et dont Eisenstein – ce « petit garçon de Riga »
qui avait alors sept ans – aura gardé en mémoire, toute sa vie, les
effets bouleversants sur son entourage, comme il le raconte
justement dans ses Mémoires. C'est l'époque même où ses parents
divorcèrent. À cause des événements politiques, la mère
d'Eisenstein renonça aux vacances traditionnelles dans la datcha
familiale, et ce fut alors le mémorable voyage à Paris – quel luxe !
quel émerveillement ! – où le petit garçon aura vu le tout premier
film de sa vie, Les 400 farces du Diable de Georges Méliès. C'est là
aussi qu'il aura commencé de se passionner pour tout un monde
d'images révolutionnaires issues de romans tels que Les Misérables de
Victor Hugo ou de recueils iconographiques tels que L'Invasion, le
siège, la Commune d'Armand Dayot : images troublantes et
fascinantes pour leur violence même, têtes de princesses au bout
d'une pique ou jeunes gavroches massacrés à coups d'ombrelles par
des aristocrates, scène « orphique » qui sera insérée dans le montage
d'Octobre. En 1917, Eisenstein devint rouge : violemment opposé,
donc, à son père blanc, et continuant d'autant plus à tenir sa mère au
courant de toutes ses activités, artistiques et révolutionnaires.
Comme si, dans le triangle familial, son père le refusait en tout et sa
mère le comprenait en tout.
C'est peut-être pour rendre hommage à cette complicité
fondamentale avec sa mère qu'Eisenstein aura voulu qu'elle prenne
part – bien que bourgeoise ou, même, parce que bourgeoise, et
voilà pourquoi il n'aura pas « déguisé » sa mère en protagoniste de la
Révolution, mais l'aura prise telle qu'elle était dans la vie réelle, un
choix de documentariste, en somme – à la fameuse « scène des
yoles » qui raconte la fraternisation de toute la population odessite
avec le soulèvement des matelots. Dans l'analyse très approfondie
qu'il a lui-même donnée de cette scène, le cinéaste parlera avant
tout de compositions plastiques, de rythmes et, bien sûr, de
« masses ». Mais il vaut la peine de s'arrêter aux très brefs plans où
apparaît Ioulia Eisenstein – quelques secondes à peine –, tant il est
vrai que la tragédie du Potemkine ne cesse d'aller aux masses que pour
revenir aux mères. Après la draperie blanche porteuse de mort du
prélart, avant le drapeau rouge porteur d'espoir de la fin du film, il y
a toute une symphonie de draperies féminines enveloppant la
douleur ou arrachées par la colère : toute une dramaturgie ou une
chorégraphie de ces « accessoires en mouvement » qu'Eisenstein
manipulait dans ses films aussi bien que Léonard de Vinci dans ses
tableaux.
Le grand navire de guerre est donc, dans cette scène, accosté par
une myriade d'embarcations traditionnelles, les fameuses « yoles » :
les voiles sont pacifiquement baissées tandis que les chapeaux des
marins se soulèvent de joie. En contrechamp, nous voyons une
foule d'Odessites – toutes classes confondues, là est la nouveauté –
saluer cette fraternisation depuis le quai du port. Lorsque la caméra
revient sur le navire accosté par les yoles, la première personne à
venir offrir un présent est la mère d'Eisenstein. Élégamment vêtue
et toute souriante, elle porte dans ses bras un oiseau aussi grand
qu'elle, une oie qui bat des ailes... et qui, visuellement, semble faire
d'elle une sorte de Léda en costume de ville (je fais cette association
mythologique et léonardesque en raison du rôle crucial et
fortement identificatoire qu'aura joué, sur le jeune Eisenstein, la
lecture du livre de Freud consacré à Léonard de Vinci : lisant
l'ouvrage dans un tramway, Eisenstein fut si absorbé qu'il en
renversa une bouteille de lait sur son pantalon, c'est dire !). Dans un
plan encore plus bref, après qu'ont été apportés canards en cage,
miches de pain ou pommes dans un grand panier, on verra encore
Ioulia offrir aux matelots un petit cochon vivant. Mère nourricière,
donc, et en même temps bourgeoise passée du côté des
révolutionnaires.
On comprend alors en quoi ces brefs plans du Potemkine, peu
dramatiques et souvent oubliés, portent en eux une dialectique
fondamentale à l'art eisensteinien dans la longue durée. D'un côté,
ils font signe vers quelque chose comme un temps de la régression, ce
que viendront bien plus tard confirmer les réflexions du cinéaste
sur la nature pré-natale ou maternelle du cadre, comme l'attestent
certaines pages écrites par Eisenstein autour de la notion de
« MLB » (pour Mutterleib-Versenkung, « plongée dans le sein
maternel », une expression issue de sa lecture du grand livre
métapsychologique de Ferenczi, Thalassa). D'un autre côté, ces
brefs plans font signe vers le temps du soulèvement général, lorsque les
mères elles-mêmes comprennent que le monde doit changer pour
que leurs enfants puissent un jour vivre dignement. C'est, alors, la
teneur révolutionnaire du montage qui va prendre en charge, dans
le Potemkine, la métamorphose des mères en pasionarias, comme le
montrent aussi d'ultérieurs projets (non réalisés) d'Eisenstein sur la
Soldadera mexicaine (la dernière partie, jamais tournée, de Que Viva
Mexico !) ou le rôle des femmes dans la Guerre d'Espagne (un film
qu'il voulut mettre en chantier dès 1937 et qui se serait intitulé,
simplement, Espagne). Faire la révolution, oui, mais pas seulement
avec le Parti : avec Maman aussi.
(Viktor Chklovski, « Sergueï Eisenstein et le film non joué » [1927], trad. V. Pozner,
Textes sur le cinéma, Lausanne, L'Âge d'homme, 2011, p. 176-178. S. M. Eisenstein,
« Quelques mots sur la composition plastique et audio-visuelle » [1945], trad. A. Zouboff,
Cinématisme. Peinture et cinéma, éd. F. Albera, Dijon, Les Presses du réel, 2009, p. 139-
151. Id., Mémoires [1946], trad. J. Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris,
Julliard, 1989, p. 45-163. Id., MLB. Plongée dans le sein maternel [1946-1948], trad. G.
Conio, Paris, Éditions Hoëbeke, 1999.)

(30.11.2014)

RÉSOLU À PLEURER SA MÈRE


Devant l'énoncé assez mystérieux que l'on me propose
aujourd'hui – « Barthes résolument moderne » –, je crois que je vais
laisser le « moderne » de côté pour n'interroger que le
« résolument », ou la « résolution ». Où serait, chez Roland
Barthes, le geste de la résolution ? N'y avait-il pas, dans sa douceur
fondamentale, quelque chose de la non-résolution, si ce n'est de
l'irrésolution ? Ne semblait-il pas tout simplement attendre que les
choses viennent à lui, d'elles-mêmes, afin que sa pensée leur donne
un tour nouveau ? Par exemple : on peut prendre la résolution
d'observer une image, ce qu'il nomme, dans La Chambre claire, le
studium. Mais on ne prend pas la résolution de regarder et d'être,
soudain, regardé par une image.
Tel est bien le punctum, qui n'est pas sans rapport avec la
mémoire involontaire (c'est-à-dire avec ce que Marcel Proust a si
bien mis en œuvre et avec ce que Walter Benjamin a si bien
théorisé) : on ne prend pas la résolution d'être atteint, d'être
« point », « pointé » par une image. La qualité « poignante » du
punctum – dont Jacques Derrida fit au moment de la mort de
Barthes, si je me souviens bien, un très beau commentaire – a
tellement partie liée avec l'affect et cette « phénoménologie de
l'image » justifiant la dédicace au livre de Sartre en ouverture de La
Chambre claire, qu'elle semble tout sauf « résolue ». Par exemple, je
n'imagine pas que la décision d'écrire sur la photographie de sa
mère ait procédé, chez Barthes, d'une quelconque résolution –
encore moins d'une recherche de « solution » à la douleur du deuil
qui l'affectait. On se livre par surprise à ce qui nous point ; on ne
prend pas la résolution de s'y livrer.
Il y a pourtant bien une résolution au moins dans ce rapport de
Barthes aux images, aux affects, aux choses poignantes. Une
résolution qui culmine dans La Chambre claire, sans doute, mais qui
vient de très loin. C'est celle de ne pas s'abandonner à la douleur
vulgaire, trop bruyante, des lamentos devant l'image. Le punctum est
silencieux, intérieur, scriptural. Il n'admet pas le cri, porteur de très
vieilles mythologies. Dans son texte des années 1950 sur les
« Photos-chocs », Barthes considère par exemple avec répugnance
« la douleur de la fiancée d'Aduan Malki, le Syrien assassiné », que
l'image photographique publiée dans Paris Match « surconstruit » et
sursignifie de façon qu'il n'y ait, dès lors, plus rien à éprouver. Dans
sa critique de l'exposition The Family of Man, Barthes fustige une
« très vieille mystification » quant à l'« universalité des gestes
humains », moyennant quoi il n'est touché, il n'est « point » par rien
de ce qu'il voit, ni chez les pleureuses d'Álvarez Bravo au Mexique,
ni chez celles de Margaret Bourke-White en Inde, ni chez celles
d'Eugene Smith dans les ghettos noirs américains.
Cinq ans plus tard, en 1960, Barthes regarde avec un refus résolu
le cri de Mère Courage interprété par Helene Weigel et choisit déjà
son punctum en se fixant sur « le dos courbé [de l'aumônier] qui se
retire [et qui] recueille pour ainsi dire la douleur de la mère,
insignifiante en soi ». Douleur d'une mère en deuil : « insignifiante
en soi » ? La résolution barthésienne prend ici, me semble-t-il, un
tour insciemment cruel. Brecht, pour sa part, avait construit le cri –
le cri muet – de Helene Weigel en prenant pour modèle la
photographie d'une mère hurlant devant son enfant mort sous les
bombardements de Singapour en 1942, image qui l'obsédait et qu'il
avait commentée au moins deux fois pendant la guerre, dans son
Arbeitsjournal comme dans sa Kriegsfibel.
En 1970, Barthes fonde toute sa critique du « sens obvie » sur un
rejet violent des scènes de lamentation dans Le Cuirassé Potemkine
d'Eisenstein. Loin de la « citation [eisensteinienne] des gestes
d'icônes et de Pietà », qu'il nomme un pur « décoratisme », Barthes
affirme sa conviction du « sens obtus » sur un détail vestimentaire –
comme cela arrive souvent dans ses perceptions du punctum – qui
déplace la « vieille femme pleurante » du côté d'un déguisement
« loustic ». La Chambre claire, en 1980, conclura logiquement,
résolument, cette prise de parti : l'image d'une mère qui découvre le
cadavre de son fils assassiné en pleine rue, au moment de la guerre
du Nicaragua, se trouvera comparée à une scène de genre, « un peu
à la Greuze », ose-t-il écrire.
L'irrésolution poignante de Roland Barthes devant les images
aura donc exigé quelque chose comme une condition –
inconsciente ou théorique – préalable : celle de refuser, résolument,
les significations trop simples et les affections trop brutales qui nous
saisissent devant certaines images de ce que l'homme, violemment,
fait subir à l'homme en ne laissant aux femmes que leurs yeux pour
pleurer et leurs bouches pour crier. Avant même que d'engager la
nécessaire critique de ce point de vue – afin de répondre à la
question : qu'est-ce que Barthes était prêt à perdre pour gagner la
belle fragilité du punctum ou du « sens obtus » ? –, il convient
simplement de constater ceci : La Chambre claire, qui est un livre du
deuil, ne pouvait sans doute proposer sa silencieuse lamentation du fils
sur une mère morte qu'à la condition résolue – résolue comme
peut l'être une contrainte psychique, ou stylistique – d'ignorer les
bruyantes lamentations des mères sur leurs fils morts.
(Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, I, p. 751-753, 806-808 et 1070 ;
III, p. 489-492 ; V, p. 807.)

(18.11.2008)

LE SOURIRE-MASQUE

J'avais seize ans et demi. Ma mère était morte la nuit précédente.


Je me suis retrouvé – j'ignore pourquoi, mais je me souviens de
l'endroit précis – dans une rue de la ville où je croisai une
connaissance, une amie de la famille. Elle m'a regardé avec
sympathie et m'a demandé (sans rien savoir, naturellement, de ce
qui venait d'arriver) : « Alors, ça va ? » Je suis presque sûr, sans en
avoir le souvenir exact, d'avoir évité de la regarder dans les yeux. Je
lui ai simplement répondu : « Ça va bien, merci. » J'entends encore
cette phrase banale résonner cruellement dans ma tête. Je sens
encore la crispation de mon visage qui, à tout prix, voulait
répondre par un sourire au sourire de cette dame. Ce sourire n'était
que l'échappatoire polie, mais si conflictuelle au fond, face au
malentendu de cette situation de langage. Il eût suffi de dire,
pourquoi suis-je resté dans l'inutile et douloureux non-dit ? Je
souriais et me sentais mentir à travers ce sourire même, ce sourire-
masque. Et c'est comme si, avec sa souffrance intrinsèque, cette
unique situation avait déterminé toute mon ultérieure détestation
du mensonge, du non-dit. Je sais bien, pourtant, que j'ai encore
tendance, aujourd'hui, à sourire un peu trop. N'est-ce pas l'une des
techniques les plus efficaces pour s'échapper d'une épreuve
intersubjective qui, autrement, demanderait de la vérité crue, de la
violence, de la plainte, du désespoir ou de la colère envers autrui ?
J'ai gardé longtemps cette sensation – très physique, très précise –
du « sourire-masque ». Je l'associe à un symptôme qui m'a
tourmenté pendant les années qui ont suivi cet événement : il
m'arrivait souvent de dire le contraire exactement de ce que je
pensais. Autre manière de masque, mais c'était malgré moi. J'ai
beaucoup lutté contre ce que je ne savais, alors, que nommer
« mensonge » ou « hypocrisie ». Je devais aussi lutter
intérieurement – trouver en moi un véritable courage – pour
regarder mon interlocuteur droit dans les yeux, ayant peur, sans
doute, qu'à ce moment rien ne lui échapperait de mes sentiments
les plus profonds, c'est-à-dire les moins « souriants » et les plus
contradictoires. Le plus désagréable demeure cette sensation – ou
souvenir inscrit à même la peau, les muscles, les nerfs – de mon
visage crispé par son « sourire-masque » (et c'est aussi pourquoi,
sans doute, je déteste les photos de moi où l'on me voit sourire). La
lecture de L'Homme qui rit – que j'ai longtemps retardée – m'a
bouleversé, bien sûr. Aujourd'hui, lisant la Théorie des émotions de
Lev Vygotski, je tombe sur ce passage qui fait lever, ou « relever »,
mon souvenir d'adolescence : « S. Wilson fait part de cas qui
témoignent de l'absence de parallélisme entre les éléments
psychiques et somatiques de l'émotion. Ce sont des cas de paralysie
émotionnelle du visage, lors de laquelle [...] on observe une
expression du visage ressemblant à celle d'un masque, mais derrière
ce masque se maintient entièrement le jeu normal des réactions
émotionnelles. Les patients souffraient d'une absence complète des
mouvements expressifs du visage. Selon le témoignage de Wilson,
ils étaient très sensibles à cette circonstance et voyaient en elle un
grand malheur qui les empêchait de montrer aux autres qu'ils
éprouvaient de la joie ou de la tristesse. »
(Victor Hugo, L'Homme qui rit [1869], Œuvres complètes. Roman III, éd. Y. Gohin, Paris,
Robert Laffont, 1985, p. 345-784. Lev S. Vygotski, Théorie des émotions. Étude historico-
psychologique [1931-1934], trad. N. Zavialoff et C. Saunier, Paris, L'Harmattan, 1998,
p. 141-142.)

(21.04.2014)

LA PLUS GRANDE DÉLICATESSE

Il n'y a pas plus délicats, se dit-on lorsqu'on les traverse, que les
paysages de Settignano. C'est la Toscane dans toute sa discrète
splendeur, ses collines savamment cultivées, ses cyprès
métaphysiques, les points rouges des coquelicots disséminés
partout. Dante et Boccace, Duse et D'Annunzio ont marqué ces
paysages de leur présence et de leur art. Michel-Ange, le sculpteur
Desiderio da Settignano, Bernardo et Antonio Rossellino y ont
vécu. On ne compte plus les écrivains du XIXe siècle qui sont venus
ici pour chercher l'inspiration. Un an durant, j'ai pris chaque jour,
depuis la place San Marco à Florence, un autobus qui me laissait
dans la campagne de Settignano, près d'un petit pont charmant. Je
marchais alors dans ce paysage surchargé d'histoire comme on
cheminerait dans un tableau de Fra Angelico, pour me rendre à la
Villa I Tatti, somptueuse demeure de Bernard Berenson convertie
en centre d'études sur la Renaissance italienne, où j'avais la grande
chance d'être boursier.
Les plus grands historiens de l'art sont passés par là. Ils ont admiré
la collection de Berenson – le petit panneau de Giotto, le grand
panneau de Sassetta, tant d'autres merveilles encore –, ils ont
consulté l'extraordinaire bibliothèque et la photothèque si bien
rangée qu'on la croirait exhaustive. Le plus cher à mon cœur (je
mets de côté, à la fin du XIXe siècle, Aby Warburg qui évita la Villa
ITatti parce qu'il détestait Berenson), j'y ai souvent songé en
traversant la campagne alentour, demeure Robert Klein. Robert
Klein fut un peu à l'histoire de l'art ce que Walter Benjamin aura
été à la critique littéraire : un être génial et anachronique, méprisé à
ce titre par ses contemporains. Je le considère à peu près – je ne suis
pas le seul – comme le plus grand historien de l'art ayant écrit en
langue française, bien qu'il fût d'abord un intellectuel juif roumain
émigré à Paris et ayant vécu, pour cela, dans un dénuement
matériel (peut-être affectif) indigne de tout ce qu'il donnait au
monde des « humanités », comme on dit chez les anglo-saxons. Un
jour, Willibald Sauerländer m'a raconté, les larmes aux yeux, le
destin de cet homme.
Robert Klein a fini, à l'âge de quarante-neuf ans, par décrocher
cette fameuse bourse de la Villa I Tatti. Mais c'était,
psychiquement, déjà trop tard. Il s'est suicidé d'un coup de revolver
au milieu des collines de Settignano, leurs cyprès métaphysiques –
ou funéraires – et leurs coquelicots dignes d'un Fra Angelico, trou
sanglant sur fond de prairie et de pétales rouges. Il n'a laissé près de
lui qu'un simple billet rédigé en italien : « Si tratta di un suicidio. » Et
telle fut, jusqu'au bout, sa grande délicatesse (je ne parle pas de la
délicatesse intellectuelle caractéristique de ses remarquables
commentaires sur l'humanisme de la Renaissance) : il n'explique
rien ; il écrit en italien pour que le moindre passant puisse
comprendre ; il précise, s'il en était besoin, qu'« il s'agit d'un
suicide », afin que personne d'autre que lui-même ne soit accusé de
ce crime contre les « humanités ».
(Robert Klein, La Forme et l'intelligible. Écrits sur la Renaissance et l'art moderne [1956-1965],
éd. A. Chastel, Paris, Gallimard, 1970.)

(03.11.2012)

UN RÊVE, PORTER SECOURS

J'écris en ce moment plus d'« aperçues » que de coutume, et c'est


peut-être pour cela que je me souviens mieux de mes rêves. La nuit
dernière, donc, je suis convié à une conférence de Jacques Lacan.
Tiens, me dis-je, je croyais qu'il était mort depuis longtemps. Et
pourtant il est là, avec tout de même cette chose bizarre qu'il n'a pas
la même tête que d'habitude. Non, ce n'est pas son visage, mais
c'est bien lui quand même. La conférence commence, avec son
style caractéristique (souvenir, probablement, de séminaires
auxquels j'ai réellement assisté au milieu des années 1970 ; je me
souviens soudain, écrivant ces mots, que j'ai promis, par amitié
pour Mathilde, d'aller écouter demain, 10 novembre, une table
ronde au sujet de la Nouvelle Revue de psychanalyse, ce qui ne
m'excite pas outre mesure). Rien d'essentiel, d'abord, ne me semble
être dit par Lacan. Le temps passe mais j'ai confiance : j'attends
toujours quelque chose de cette parole. À un moment me prend
l'envie de pisser : je quitte donc la salle de conférence. L'urinoir est
une terre cuite ancienne – mexicaine ? – ou une imitation, comme
on trouve cela dans le design de certains hôtels faussement luxueux.
Quand je quitte les toilettes, la conférence vient de finir. Zut,
alors ! Quelqu'un me dit que Lacan vient juste de donner une
conclusion absolument sublime à sa conférence. J'aurai donc raté la
parole de vérité que j'espérais tant. Je demande tout de même
quelle était cette conclusion, et voici ce qu'on me répond : « Il a dit
pour finir Rendre visible, c'est porter secours... » J'ai oublié la suite. La
phrase, comme d'habitude chez Lacan, était plus compliquée, mais
dans ce cas sa fin n'infirmait pas son début. À ce moment je regarde
Lacan : il est très heureux, il est entouré d'une troupe de danseuses
– mexicaines ? –, il sourit de toutes ses dents et, en souriant, il
retrouve son vrai visage de Lacan tout en passant par certains stades
dont, peut-être, le visage d'Henri Guaino (à cause des dents) et
celui de Tobie Nathan (à cause de l'aisance). Vers la fin du rêve, je
me dis qu'il faut absolument que je me souvienne de cette phrase si
importante, Rendre visible, c'est porter secours... Pourquoi si
importante ? Pour le rêve dont elle fait partie, pour le rêve dont elle
me fait part ?
(09.11.2012)

À DISTANCE : EN TENSION
« La distance n'est pas une zone protégée, mais un champ de
tension. » À celui qui regarde et, donc, esquisse un mouvement
pour instaurer quelque distance – fût-elle impliquée –, cette
proposition d'Adorno vient rappeler que toute chose vue nous met
face à un champ de tension ou, plutôt, de multiples tensions qui
peuvent être psychologiques ou logiques, sensorielles ou
gnoséologiques, mémorielles ou désirantes. Que le visible nous soit
donné dans une certaine distance implique donc que cette distance
devra être expérimentée, accueillie comme un milieu, c'est-à-dire
appréhendée profonde, et comme un champ de batailles secrètes,
c'est-à-dire pensée tensive. Pour mieux te regarder, je m'écarte un
peu : mais combien d'épopées, combien de tragédies, combien
d'élégies, combien de dialogues philosophiques, combien d'idylles
dans ce seul et minuscule écart !
(Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1944-1947], trad. É.
Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 1991, p. 122.)

(15.09.2013)

OÙ PASSENT LES FRONTIÈRES

Ah, la « mondialisation » du travail intellectuel. On vous invite


depuis fort loin à un colloque, à une conférence. Vous faites
quarante heures d'avion, aller et retour. Entretemps vous avez tenté
de résumer votre pensée en une quarantaine de minutes et vous
avez dû répondre en trois mots aux questions les plus brutales. À
votre retour, vous devrez répondre à quatre cents messages
électroniques urgents, venus des quatre coins du monde. C'est
merveilleux, non ? Il est si facile, apparemment, de traverser
aujourd'hui les frontières. Mais c'est un leurre, évidemment. Les
frontières sont dans la langue elle-même, elles sont la langue même
que nous choisissons d'utiliser : le choix des idiomes, le choix des
syntaxes, le choix des mots. Là, les frontières se révèlent
extrêmement protégées, bouclées, hostiles à l'étrange ou à
l'étranger.
J'ai souvent l'impression que la langue américaine est à l'échange
des pensées ce que le dollar est à l'échange des richesses : une
« valeur-étalon » qui a fini par s'imposer de façon unilatérale et,
dirai-je, totalitaire. Totalitaire : le mot est fort, sans doute. Mais je
l'emploie au regard du fait qu'une pensée non traduite en américain
est, aujourd'hui, considérée par beaucoup comme inexistante. Et
que cette pensée, si elle est traduite, le sera selon des formules
obligées ou censurées qui définissent, en son fond, l'usage
strictement « totalitaire » de la langue. Où commence un tel
totalitarisme ? Ouvrez un essai, allez directement à la bibliographie
ou bien parcourez les notes en bas de pages : commencez de vous
inquiéter si elles ne font place qu'à un seul idiome. La pensée est
« libre de droits de douane », disait Aby Warburg. À plus forte
raison doit-elle écouter ce qui se pense entre plusieurs langues pour
forger sa propre traverse, je veux dire sa propre liberté.
(26.09.2011)

« ARTIST UNKNOWN »

Comme son nom l'indique, l'Art Institute of Chicago est censé


abriter un choix d'objets relevant de cette chose extraordinairement
valorisée sous nos latitudes, cette chose que l'on appelle « l'art ».
Tout ce qui est présenté sur les murs de l'institution muséale se voit
donc explicitement valorisé : encadré, éclairé, protégé de l'humidité
ou du vol, de la façon la plus professionnelle et performante qui
soit. Les valeurs d'assurance sont considérables. Attention, nous
sommes ici dans un pays où l'on ne rigole pas avec la valeur.
Attention, tout ce qui se trouve accroché sur ces murs est rare et
cher. Mais nous sommes aussi dans un pays où l'histoire de l'art –
et, en général, les disciplines ressortissant à ce qu'on nomme les
humanities – ont développé des points de vue revalorisant ce qui,
jusque-là, traînait dans les sous-sols du regard historique et
sociologique. D'où l'attention plus ouverte à ce qu'on nomme la
visual culture, d'où le développement des post-colonial studies, par
exemple, ou la remise en cause salutaire des hiérarchies du high et
du low.
Cette double valorisation fait surgir un petit paradoxe, mais
criant. Sur une cimaise de la collection photographique de l'Art
Institute, il y a un petit tirage jauni qui doit remonter au début du
XXe siècle, et qui montre le buste et le visage, vus de face et de
profil, d'un forçat probablement photographié – « enregistré » – dès
son entrée au pénitencier. L'homme porte déjà ce costume rayé qui
m'évoque, côté comique, les tribulations de Charlot s'évade et, côté
tragique, les photographies identificatoires très semblables qui nous
sont restées de l'administration d'Auschwitz. Or, sur le cartel, on
peut lire ceci : « Artist Unknown ». Fallait-il donc, pour que cette
image arrivât sur les prestigieuses cimaises du musée, que le flic,
actionnant sa machine à ficher visuellement les prisonniers, fût
institué en artiste ? Irait-on, un jour, au musée des Beaux-Arts de
Cracovie, exposer les fiches photographiques d'Auschwitz – tous
ces visages de gens en majorité mis à mort – en les réunissant sous
l'autorité de cette mention d'« auteur » : « Artiste inconnu » ?
J'expose ma gêne au conservateur du Département des
photographies de l'Art Institute. Celui-ci, en homme versé dans les
humanities, comprend parfaitement – et, même, acquiesce à – ma
remarque critique. La question, désormais, est de savoir si le cartel
de cette image sera bien modifié en désignant son auteur comme
un simple « Photographe inconnu » (formule que je propose alors
car je n'ose pas demander l'impossible, par exemple que l'on écrive
« Flic inconnu » en légende de cette image qui se trouve à quelques
pas de tableaux signés « Claude Monet »).
(Artist Unknown [American, 20th Century], Untitled [Mug Shot], 1894-1914. Chicago,
The Art Institute.)

(14.10.2012)

VINTAGE

Le mot vintage est anglo-américain. Malgré les apparences, il ne


veut pas dire vengeance. Il vient en réalité du mot français vendange.
Après avoir désigné un vin millésimé – porto ou champagne –, il
désigne un accessoire de mode ou un vêtement datant de l'époque
de sa création par un couturier prestigieux, genre Christian Dior
ou Yves Saint Laurent. On parle en photographie d'un vintage pour
désigner un « tirage original » (évidemment cette expression ne
signifie pas grand-chose, puisque un « tirage », c'est-à-dire une
copie reproductible, ne saurait être un « original ») effectué par le
photographe lui-même, ou sous son contrôle, à l'époque de sa prise
de vue. Tout à l'heure, parmi le dédale des stands de la foire Paris
Photo où la tête me tournait entre le pire et le meilleur, je suis
tombé sur un tirage de la terrible photographie d'Eddie Adams où
l'on voit un homme dans l'instant même où il est exécuté d'une
balle dans la tempe. L'événement a eu lieu le 1er février 1968 dans
une rue de Saïgon. Si grand était le désir de vintage que le galeriste a
indiqué sur son cartel : « Tirage d'avant 1968. » Mise à prix pour ce
miracle du temps : quinze mille euros. Une bien bonne vendange,
en réalité, pour la rétribution tardive de cette exécution sommaire
par un vintage soigneusement encadré, prêt pour durer sur le mur
de votre salon. Un investissement, qui plus est : les instants
immondes ont la cote.
(Eddie Adams, Murder of a Vietcong by Saigon Police Chief, 1968.)

(16.11.2013)

PRENDRE « SON » PARTI ?

Il est étrange – et, sans doute, significatif de quelque aporie


centrale – que l'expression prendre parti soit en même temps si
proche et si contradictoire de l'expression prendre son parti. Prendre
son parti veut dire, au fond, se résigner à une situation de fait ou à
l'avis contraignant de quelqu'un qui a pris sur vous, si subtilement
que ce soit, le pouvoir. Prendre son parti, ce serait donc se ranger
au parti d'autrui, ou à la sensation, imposée par lui, qu'il y va d'un
principe de réalité. Prendre parti semble vouloir dire le contraire
exactement, et c'est, en cela même, une condition essentielle pour
l'action politique. Mais les choses sont-elles si clairement
distribuables ? La décision inhérente à toute prise de parti ne
suppose-t-elle pas que le « parti », dans cette histoire, soit presque
toujours le « parti de l'autre » et non pas « mon parti » ? D'un côté,
je me résigne en prenant « mon parti ». D'un autre côté, j'accepte,
en décidant de participer à quelque action politique, de prendre
« un parti » qui me préexiste en général : je m'inscris alors dans un
choix déjà formalisé, je décide de me situer à droite ou à gauche
d'une ligne de front déjà tracée. On découvre alors que prendre
parti est, trop souvent, prendre son parti d'un parti déjà pris par
autrui. Pourquoi pas, mais il faudrait aussi savoir faire autrement.
Une troisième voie serait celle prise par certains artistes, historiens,
penseurs ou activistes non alignés : ils tentent – mais à quel prix sur
le plan de l'action ? la question est évidemment cruciale – de prendre
position, c'est-à-dire d'inventer d'autres formes de choix, de tracer
d'autres lignes de front.
C'est cela, me semble-t-il, qui s'est joué dans les lettres de
rupture que s'échangèrent, en 1953, Jean-Paul Sartre et Maurice
Merleau-Ponty : Sartre avait pris parti, Merleau-Ponty lui
rétorquait qu'il voulait garder sa liberté de position. Aussi l'auteur
des Aventures de la dialectique écrivait-il à celui des Situations :
« L'engagement sur chaque événement pris à part devient, en
période de tension, un système de "mauvaise foi"... Il y a des
événements qui permettent ou plutôt exigent qu'on les juge
immédiatement et en eux-mêmes : par exemple la condamnation
et l'exécution des Rosenberg... mais la plupart du temps,
l'événement ne peut être apprécié que dans le tout d'une politique
qui en change le sens, et il y aurait artifice et ruse à provoquer le
jugement sur chaque point d'une politique au lieu de la considérer
dans sa suite et dans son rapport avec celle de son adversaire : cela
permettrait de faire avaler en détail ce qui ne serait pas accepté en
gros, ou au contraire de rendre odieux à coups de petits faits vrais
ce qui, vu comme ensemble, est dans la logique de la lutte. Nous
avons admis toi et moi que c'était là la ruse inadmissible de
l'anticommunisme, et aussi la ruse de la politique communiste. »
Merleau-Ponty ajoutait en note : « Écrire sur l'événement du jour,
quand on n'est pas d'un parti (et même quand, membre d'un parti,
on est porté sur la philosophie), cela exige à la fois et empêche
qu'on élabore les principes. Ton commentaire du 28 mai [1952] t'a
fait souhaiter d'écrire ton livre sur l'Histoire et t'empêche encore de
le commencer. »
Ce n'était donc en aucun cas l'abstention hautaine que Merleau-
Ponty revendiquait en face des événements politiques de son
temps, mais une position donnée – publiquement offerte dans sa
forme questionnante – qui ne fût pas un parti pris. Cinq ans plus
tard, dans un entretien avec Madeleine Chapsal, le philosophe
revenait sur ses choix : « Ce que j'ai dit en 1952, c'est que, par
exemple, l'engagement dans la politique ne consiste jamais, pour un
philosophe, à accepter tels quels les dilemmes du temps, et à choisir
en gardant pour lui ses arrières-pensées. Évidemment, à partir du
moment où on les dit, on ne peut agir aussi directement, aussi
immédiatement que le fait l'homme politique. L'action du
philosophe est une action à plus longue échéance, mais c'est une
action quand même. Hegel disait que la vérité ne peut pas
s'exprimer par une seule proposition et cette phrase pourrait servir
de devise à toute la corporation. Il y a des moments pour le oui et
le non, ce sont des moments de crise. Hors de ces moments-là, le
oui et le non sont une politique d'amateur. J'insiste sur ce point :
quand il refuse de s'en tenir au oui et au non, le philosophe ne se
met pas hors de la politique. »
(Maurice Merleau-Ponty, « Lettre à Jean-Paul Sartre » [8 juillet 1953], Parcours deux,
1951-1961, éd. J. Prunair, Lagrasse, Éditions Verdier, 2000, p. 145-146. Id., « Les
écrivains en personne » [1958], ibid., p. 285-286.)

(03.09.2012)

POLITIQUE DU DERNIER MOT

Il n'y a jamais de dernier mot. Mais les livres sont ainsi faits qu'ils
portent fatalement, imprimé sur leur dernière page, un dernier mot
censé clore lui-même la dernière phrase du texte. Le risque est
alors que le dernier mot imprimé apparaisse comme une leçon
définitive, une vérité ultime, un mot d'ordre au sortir du livre.
Comment éviter ce piège ? Je me souviens avoir voulu terminer un
travail – sur Fra Angelico – avec ces deux phrases : « Et, confessant
sa foi en la résurrection, il montrait à qui le voulait bien sa peau,
qu'il prenait entre deux doigts sur le dessus de sa main. "C'est dans
cette chair-là, disait-il, que nous ressusciterons". » Après relecture,
je me suis avisé que quelque chose n'allait pas. Les deux derniers
mots étaient donc : « Nous ressusciterons ». Or, si mon travail avait
été une plongée dans le monde exégétique et liturgique du couvent
de San Marco, à Florence, le point de vue n'y était pas celui d'un
croyant : je n'ai jamais cru à quelque résurrection que ce soit (je me
contente d'observer des survivances, ce qui est tout autre chose).
Pour conjurer le pouvoir exorbitant du dernier mot –
« résurrection », ce mot prestigieux et prodigieux, ce mot des fins
dernières, ce mot du Jugement divin, ce mot pour la rédemption
ultime du genre humain, selon la croyance chrétienne –, il m'a
donc suffi de remonter les deux phrases autrement : « "C'est dans
cette chair-là, disait-il, que nous ressusciterons". Et, confessant sa
foi en la résurrection, il montrait à qui le voulait bien sa peau, qu'il
prenait entre deux doigts sur le dessus de sa main. » Si bien que le
fatal « dernier mot » se réduisait à un bout de peau sur le dessus
d'une main. Histoire de conjurer le prestige du dernier mot.
Histoire de « terminer » avec l'expérience la plus modeste, la plus
insignifiante, la plus ouverte qui fût.
Le dernier mot tend, une fois le livre fermé, à prendre le
pouvoir. C'est donc une affaire de politique littéraire, si je puis dire.
C'est avec lui que le lecteur est laissé seul. C'est pourquoi j'avais cru
pouvoir reprocher à Giorgio Agamben d'avoir laissé le dernier mot,
dans Le Règne et la gloire, aux phrases de Carl Schmitt sur le pouvoir
du Reich acclamé par le peuple. Cela répondait sans doute à
l'économie intrinsèque d'un livre consacré à l'archéologie religieuse
du politique, mais il m'était désagréable, comme lecteur, de me
retrouver seul avec les mots de Carl Schmitt – fussent-ils prolongés
par ceux de Guy Debord – comme viatique ultime, après avoir
refermé le livre d'Agamben. Cela ressenti dans l'économie de son
dernier chapitre. Mais je dois convenir aussi que les véritables
derniers mots du texte, si l'on excepte l'« appendice » final,
évoquent bien quelque chose qui n'est pas un dernier mot
schmittien, mais plutôt l'indication pour un nouveau travail à venir,
Agamben proposant de « penser la politique au-delà de l'économie
et de la gloire [...], tâche qui reste assignée à une recherche à
venir. » Politique du dernier mot, donc : comment laisser son
lecteur sur une ressource de pensées capables de vivre leur propre vie
au-delà de ce livre-ci une fois refermé, en deçà du prochain livre
bientôt ouvert ?
(Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion,
1990 [rééd. 1995], p. 381. Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire. Pour une généalogie
théologique de l'économie et du gouvernement. Homo sacer, II-2 [2007], trad. J. Gayraud et M.
Rueff, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 385)

(15.06.2012)

CONFIANCE ET CRITIQUE

Il n'est pas besoin d'être un critique d'art professionnel pour avoir


tendance – tendance devenue spontanée à travers une sorte de
Bildung, de pli culturel acquis par l'observation, l'expérience, la
lecture, le contexte social et intellectuel – à regarder toute chose
d'un œil critique. C'est un exercice quotidien de l'intelligence,
comme si Emmanuel Kant se tenait toujours un peu là, juste
derrière votre épaule, pour vous rappeler que ce que vous avez
devant les yeux, il faut savoir le critiquer, et qu'il faut critiquer tout
aussi bien votre propre position d'être regardant, d'être connaissant,
d'être sensible, sentimental ou parlant. Tel serait le surmoi, le bon
surmoi de quiconque chemine dans la grande « forêt de symboles »
de l'histoire des images.
Cette attitude comporte un double avantage : d'une part elle
individualise, elle constitue l'objet en l'éloignant un peu, en nous
permettant d'en discerner les lignes de forces ou de faiblesses ;
d'autre part elle individualise, elle constitue le sujet que nous sommes
en fondant quelque chose comme une conscience des limites, mais
aussi une souveraineté du je de la connaissance sur l'objet connu et
critiqué. Elle finit éventuellement par instaurer le quant à soi –
nommons cela, au mieux : le style d'une pensée – de celui qui
regarde et refuse à raison, je dis bien à raison, de se laisser noyer
dans son propre regard (par exemple, autrefois, j'ai été ému par les
images d'Augustine à la Salpêtrière, mais très vite je n'ai pas aimé
cette émotion et j'ai dû écrire tout un livre, un livre critique bien
sûr, pour comprendre les raisons de cette sorte de retournement
dans le regard, ce qui a grandement contribué à me « former »
comme sujet critique).
Cette attitude, cependant, peut comporter une faille : une faille
éthique. Il lui faut toujours être un brin paranoïaque (c'est comme
cela, disait Lacan, que s'origine la connaissance elle-même). Cela
veut dire, plus simplement, que cette attitude est fondée sur une
sorte de méfiance. Pas d'ego, et pas d'ego cogito, sans le doute
hyperbolique, nous le savons bien depuis Descartes. Le je du
critique se constituerait donc dans un acte de méfiance à l'égard de
ce qu'il a devant les yeux (mais aussi à l'égard de ce qui se passe à
fleur de peau, comme ses émotions, voire derrière la tête, comme
ses désirs inconscients). Quand Roland Barthes regardait les
femmes syriennes – déjà – se lamenter devant leurs morts, tout cela
dans le cadrage, le montage, la mise en page et les commentaires de
Paris Match, il avait sans doute quelques raisons de se méfier : il s'est
donc bien méfié, mais il a fini par révoquer en doute ce genre
d'images tragiques en général. Pourquoi appeler cela une « faille
éthique » alors qu'une telle distance apparaît précisément comme le
juste retrait éthique par rapport à toute communion pathétique ?
Parce que la méfiance risque, à un moment, de tout emporter : et la
douleur d'autrui, et la confiance que suppose, dans le meilleur des
cas, un témoignage relatif à cette douleur, et la conscience de
l'historicité qui se trame dans les images.
S'il faut toujours en revenir à une attitude critique, il ne faudrait
pas tuer la confiance pour autant. Cette confiance, en effet, se
trouve éthiquement liée à l'écoute du témoignage et à la possible
transmission de l'histoire. Il y a donc certains moments, dans une
vie de « critique », où la méfiance demande à marquer le pas, et c'est
ce qui m'est arrivé, entre autres expériences, la première fois que j'ai
vu L'Homme sans nom de Wang Bing. Le film lui-même étant réglé
sur une confiance fondamentale – la confiance entre l'être filmé et
celui qui le filme –, il n'y avait pas d'autre voie possible, pour moi,
que de faire à mon tour confiance à ce film : suspendre alors ma
volonté de critique ; oublier un moment mon quant à soi
théorique ; baisser les bras devant ces images, en somme ; accepter
d'être, le plus simplement du monde, dans l'assentiment de ce film,
à l'image de Wang Bing lui-même lorsqu'il se tient lui-même dans
le plus simple assentiment de l'« homme sans nom », de ses gestes,
de ses silences, de sa temporalité.
Assez rares sont les œuvres de ce genre. On ne se dit pas devant
elles : « Ah, voilà qui va utilement illustrer ou étayer ma théorie de
l'art ! » On ne se dit pas non plus : « Mais où se situe un tel artiste ?
Que veut-il ? Que dit-il qu'il ne dit pas ? Quel est l'enjeu de son
œuvre ? À quelle famille esthétique le rattacher ? » On constate
juste que quelqu'un, ici, pose en confiance son regard sur quelqu'un
d'autre qui regarde autrement le monde. Et la conjonction de ces
deux regards modifie tout ce que je croyais, jusque-là, être « le
monde ». À condition, bien sûr, que je leur fasse confiance.
C'est exactement ce genre d'œuvres qui donne l'envie d'écrire la
plus pure, la plus simple : marquer par des mots que l'on consent,
que l'on reçoit, que l'on est touché, que grâce à ces images on
regarde différemment. Il suffirait alors de décrire, aussi
modestement que possible, ce que je vois dans ce film pour que sa
force apparaisse toute seule à celui qui n'en fait pas immédiatement
l'expérience et se contente de lire ou d'écouter ma description. Ici
« les faits », comme disait Goethe, « sont la théorie ». Il suffirait donc
de décrire ces faits et gestes de L'Homme sans nom, sans autre
prétention que de les consigner ? S'agirait-il pour autant d'une
ekphrasis au sens traditionnel ? Pas sûr, si l'on admet que l'histoire de
l'ekphrasis a toujours été marquée, peu ou prou, par le paragone,
c'est-à-dire la rivalité entre les arts. Non, il ne s'agit ni de critique
philosophique ni de rivalité littéraire, mais, bien plus simplement,
de confiance dans le regard et dans l'écriture ensemble.
(Wang Bing, L'Homme sans nom, 2009. Film digital couleur, 97 minutes.)

(30.05.2012)

FACE À FACE À MATIÈRE

En janvier 1998, j'ai donné une conférence au musée du Louvre,


intitulée La matière mauvais genre. Il s'agissait, dans ce grand musée
de chefs-d'œuvre artistiques, de parler de la sculpture en cire, une
production généralement déclassée, méprisée par l'histoire de l'art
(à l'exception notable d'Aby Warburg et, surtout, de Julius von
Schlosser). Matière déclassée : aux antipodes du noble marbre.
Matière cruelle : faite pour rendre la texture même, anatomique,
de nos intérieurs viscéraux. Matière suspecte : donnant formes aux
croyances et aux superstitions les plus noires, ex-voto ou figurines
d'envoûtement. Matière perverse : instaurant un type de
ressemblance si extrême qu'elle nous choque et nous dégoûte sans
tarder. Matière inquiète : toujours en danger de fondre au moindre
coup de chaleur. Matière mauvais genre, donc, au regard du grand
art : son histoire tendue dans l'arc immense qui va de l'imago
romaine aux effigies du musée Grévin.
Justement : le musée Grévin. C'est sans doute là que se
concentre tout le savoir-faire de la sculpture en cire aujourd'hui.
Dans les ateliers, à l'étage, de remarquables artisans façonnent les
effigies « hyper-réalistes » de nos stars contemporaines, hommes
politiques avec chanteurs pop, sportifs avec acteurs de cinéma ou
présentateurs télé. Photographies, modelages, moulages, coulage de
la cire liquide, yeux de verre, cheveux postiches, fards
cosmétiques : tout est bon dans ces ateliers pour fabriquer de telles
images. Mon idée, un brin provocatrice, était donc, pour cette
conférence, de faire entrer le musée Grévin dans le musée du
Louvre. Je décidai, au lieu d'illustrer mon propos par une
projection de diapositives comme c'est l'usage le plus courant, de
faire une vidéo – muette – destinée à offrir un contrepoint concret
pour mes propos historiques et théoriques.
Filmer la cire au ras de sa propre plasticité : Face à face à matière,
tel était le mot d'ordre de cette expérience. Je suis donc retourné
dans les ateliers du musée Grévin – où j'avais déjà exploré les
archives et interrogé les artisans céroplastes –, et j'ai demandé s'il y
avait, dans les réserves, une tête qui ne servirait plus à rien ni à
personne. On m'en a donné une. C'était Gambetta : beau visage,
yeux bleus, chevelure noire. Il y avait un petit défaut, une sorte de
tache sur la joue gauche. J'ai aussi demandé la casserole ad hoc. Puis,
ma casserole et ma tête de Gambetta sous le bras, je me suis rendu
au Fresnoy, à Tourcoing, où, grâce à l'hospitalité d'Alain Fleischer
et à la gentillesse de ses étudiants, j'ai pu installer le dispositif de
prise de vue : la tête dans la casserole (qui est, plus exactement, un
appareil de bain-marie) ; dessous, un réchaud à gaz (mettre à feu
doux) ; et, au-dessus, la caméra bien à la verticale, en sorte qu'à
l'image on croie reconnaître le schéma canonique du portrait en
médaillon ou, comme dans l'iconographie de saint Jean-Baptiste,
de la tête coupée posée dans un plat.
Action ! On déclenche la caméra en même temps que j'allume le
réchaud à gaz. Puis, on laisse mijoter : on laisse les choses se faire et
le temps agir tout seul. La tête de Gambetta mettra environ trois
heures et demi à fondre entièrement. Quand la casserole ne
présente plus qu'un liquide transparent où flottent les deux yeux de
verre et la chevelure noire éparse, j'éteins le réchaud à gaz mais
nous continuons de filmer : ce qui s'observe alors est le
refroidissement et le durcissement de la cire. À la fin du film, on
voit – toujours bien cadrée par la casserole en métal – une sorte de
banquise blanche où surnagent par endroits les cheveux noirs et les
deux yeux de verre. Argument dramaturgique : comment fond un
visage de cire en trois heures et demi, et ce qu'il en reste à la fin. Le
film commence avec un visage très « ressemblant », très réaliste ; il
se termine sur une vision de l'informe.
L'intérêt de cette expérience tenait, à mes yeux, à la question du
temps réel : car c'est la durée effective de la fonte – imprévisible,
indécidable – qui aura fait la temporalité des images filmées. Ne
surtout pas mentir sur cette temporalité, tel était le souci de base,
bien qu'il ait fallu changer de cassette en cours de tournage et,
donc, perdre une goutte de cette durée réelle. J'ai, logiquement,
proposé au Louvre une conférence qui aurait la durée exacte de ce
film : cela me fut refusé. J'ai donc parlé, si je me souviens bien, en
ne montrant que la partie centrale du film. Au moment où les deux
yeux de verre se sont détachés du crâne à moitié fondu et sont
remontées à la surface, j'ai entendu quelques spectateurs pousser un
cri, comme dans un film d'horreur. Au cours de la discussion, on
m'a reproché – légitimement – d'avoir fomenté la destruction d'un
objet pour parler dans un musée dont la fonction principale est,
justement, de préserver les objets de toute destruction.
En tant que tel, Face à face à matière est un film extrêmement
ennuyeux. La sensation de vacuité y est, bien sûr, liée à l'absence de
montage et au respect de la morne – discrète autant
qu'irrémédiable – durée effective. Or cet ennui était, en lui-même,
ce qu'il s'agissait exactement de convoquer (à titre d'expérience, je
le précise : convoquer n'est pas imposer, et il ne m'est jamais venu à
l'idée, depuis, de vouloir montrer le film à qui que ce soit). C'est
comme lorsqu'on dit : Banalité du mal. Oui, le mal se déploie dans la
banalité même : il est donc ennuyeux la plupart du temps,
offusquant de ce fait l'acuité critique des observateurs. Ennuyeux
devant, mais si tragique juste derrière. Entre la tête de Gambetta au
début du film et la surface de cire blanche salie par les cheveux à la
fin, il y avait bien quelque chose comme un drame, une violence
fondamentale : voici qu'une ressemblance humaine s'était écroulée,
noyée dans la matière comme ce pauvre protagoniste de Balzac qui
tombe dans la Bérézina et dont un morceau de glace tranche la tête
d'un coup, juste avant qu'il ne sombre tout à fait dans le fleuve gelé.
Comment voir les symptômes de choses en devenir, les indices
de leur si lente destruction ? Comment voir l'altération dans son
cours réel et non dans son schéma général ? On comprend qu'un
drame ne soit visible, souvent, que de temps à autre. Si vieillir est
un drame – puisque s'y indique la destinée mortelle de tout un
chacun –, cela n'est visible que d'une photographie à l'autre, ou
dans la découverte de son propre visage devant un nouveau miroir,
dans une nouvelle lumière qui montre notre visage plus marqué
que d'habitude. Cela demande un montage. Roman Opalka
tentait, lui, de montrer ensemble ce montage dramatisé et cette
continuité morne du temps réel : les travaux et les jours de la mort
elle-même. Dans ma modeste expérience vidéographique, il
semble, en tout cas, qu'entre le début et la fin du film il ne se passe
jamais rien, alors que la métamorphose va se conclure de façon
radicale. Les moments de « catastrophes » visibles sont très rares –
comme le détachement des yeux de verre ou l'affaissement de la
face vers le bas –, tout le reste semblant étiré dans la morne durée
de changements invisibles à l'œil nu.
Il reviendrait justement à la littérature de savoir composer le récit
de tels « changements invisibles à l'œil nu ». Il n'y a sans doute pas
que le soleil vu en face pour constituer, comme le soutenait
Georges Bataille, « le seul objet de la description littéraire ». Décrire
la banalité du devenir, à savoir sa puissance même invisible à l'œil
nu, n'est pas moins difficile et important. J'imagine un roman qui
n'aurait pas comme héros un personnage quelconque, mais le
devenir imperceptible lui-même, le devenir des choses qui s'altèrent et
vont au drame sans en avoir l'air. Un roman de purs symptômes, un
récit de ce qui change à peine dans la matière, dans un visage ou
dans un corps : ne semblent-ils pas demeurer les mêmes ? Oui,
mais ils sont en pleine catastrophe.
(Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire [1911], trad. É. Pommier, Paris, Macula,
1997. Honoré de Balzac, Adieu [1830], La Comédie humaine, X. Études philosophiques, éd.
P.-G. Castex, Paris, Gallimard, 1979, p. 1001. Roman Opalka, Opalka 1965/1-∞, éd. C.
Schlatter, Paris, Flammarion, 1992. Georges Bataille, « La nécessité d'éblouir » [1930 ?],
Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1970, p. 140.)

(04.01.2015)
QUELLE BEAUTÉ, QUELLE HORREUR

Dans un charmant dessin à l'encre sépia provenant des


collections de la Bibliothèque royale de Turin, Léonard de Vinci
visualise un ingénieux dispositif : c'est un char à faux. Les roues du
char – tiré par des chevaux – entraînent un mécanisme qui fait
tourner les faux, ce sont des lames multiples qui ont vite fait de
faucher les gens qui se trouvent sur le passage, et c'est un peu
comme dans certaines machines agricoles ou, même, ces robots
ménagers d'aujourd'hui où l'on peut débiter des carottes en
rondelles à une vitesse record. Les faux découpent avec précision
tout ce qui se trouve sur leur passage. Léonard est attentif à ce que
l'engin soit parfaitement élégant, ornementé comme pour une
parade festive. Sept ou huit personnes, elles aussi délicatement
représentées à la plume, sont, devant nos yeux d'esthètes, débitées
en morceaux. Des bouts de jambes sectionnées sont éparpillés
autour de la machine. Dans un dessin analogue de l'Accademia à
Venise, Léonard a dessiné une véritable encyclopédie portative de
toutes les formes susceptibles de piquer, de pénétrer, de
transpercer, d'embrocher, de trancher, de mutiler, d'estoquer,
d'amputer, de perforer, de saigner, d'ouvrir en grand, de mettre à
mort, oui, de mettre à mort son semblable. Ah, la beauté, quelle
horreur quelquefois !
(Léonard de Vinci, Chars d'assaut munis de faux, vers 1485. Turin, Biblioteca reale, n.
15583. Id., Études d'armes, vers 1485. Venise, Galleria dell'Accademia, Gabinetto dei
Disegni e Stampe n. 235.)

(25.10.2013)

FONDRE ET FENDRE L'ESPACE


Demandez à un peintre occidental de représenter quelque chose
de très simple comme le printemps : il aura tôt fait de remplir tout
l'espace. Le printemps est fécond, donc le printemps pullule, se dit-
on. Quelqu'un a compté, dans le grand tableau éponyme de
Botticelli, pas moins de cent quatre-vingt-dix espèces de plantes,
dont trente-huit bien identifiables et qui, logiquement, fleurissaient
toutes en Toscane entre les mois de mars et de mai au
Quattrocento. Et n'oublions pas les neuf personnages allégoriques
qui se courent après ou dansent ensemble, tous surchargés de leurs
nombreux symboles. De la sorte, le Printemps de Botticelli
ressemble bien plus à une lourde tapisserie d'intérieur, comme l'a
bien noté Aby Warburg, qu'à un quelconque paysage sur nature.
Au XIXe siècle, Arnold Böcklin peindra un autre Printemps : certes
moins surchargé, mais avec ses arbres de sous-bois, ses fleurs
proliférantes et ses deux personnages mythologiques, un jeune
satyre jouant de la flûte et une nymphe alanguie, toute nue sous la
futaie, se reposant après l'amour. Il s'agit, en somme, de faire
apparaître le maximum de choses.
Maruyama Ôkyo a fait tout le contraire. Il est pourtant connu
pour avoir, vers la fin du XVIIIe siècle, incorporé aux styles
picturaux de la tradition japonaise la pratique occidentale de la
perspective et du point de fuite unique. On dit même qu'il utilisa,
comme Vermeer, la camera obscura, et c'est ainsi qu'il est réputé pour
avoir intégré, le premier dans l'histoire, l'espace perspectif – avec sa
construction particulière de l'éloignement, de la distance optique –
dans l'art de l'Extrême-Orient. Cela ne l'a pas empêché, quand on
lui a demandé de représenter le printemps, de procéder bien
autrement que ne l'avait fait Botticelli ou que n'allait le faire
Böcklin.
Il ne remplit pas l'espace : il le vide complètement. Son
Printemps – un long paravent à deux pans, peint vers 1780 – est
offert comme une pure atmosphère blanchâtre. Une sorte de grand
halo occupe le centre le l'image, à moins que cette impression ne
vienne du vide lui-même (à vrai dire, je n'ai qu'un souvenir lointain
de l'œuvre vue au British Museum et je me retrouve aujourd'hui
devant une reproduction assez médiocre). Il n'y a pas d'horizon :
Maruyama Ôkyo vide l'espace, et il le fond dans une espèce de
brume généralisée. Et puis, tout cela, il le fend soudain : tac, tac, tac
et tac, pas plus d'une quarantaine de coups de pinceaux, bien
moins, donc, que de fleurs dans le tableau de Botticelli. De simples
lignes – mais « simples », c'est mal dire puisque chacune possède sa
propre membrure, cambrée comme un arc – tracent leurs fissures
dans l'espace. C'est cela, le printemps pour Maruyama Ôkyo : c'est
de la glace qui se fend sur un lac gelé depuis l'hiver.
Et c'est une des images les plus bouleversantes qui soient. Les
brisures de la glace s'éloignent, se fondent avec la brume et le
lointain. Le peintre réussit donc ce prodige de fondre l'espace, c'est-
à-dire de produire une atmosphère sans limites visibles, et de le
fendre tout aussi bien en produisant ces lignes de faille
immédiatement ressenties, dans leur beauté même, comme
dangereuses. C'est là-dessus – ou plutôt là-dedans, un lac gelé étant
à la fois surface et profondeur – que viendront s'effondrer les
imprudents, les fous, les arrogants. Comme, plus tard, ces armées
entières qui vont sombrer dans les glaces fendues, apocalypses
blanches racontées par Balzac dans Adieu ou par Eisenstein dans
Alexandre Nevski.
(Sandro Botticelli, Le Printemps, vers 1482-1485. Florence, Galleria degli Uffizi. Arnold
Böcklin, Le Printemps, 1862. Bâle, Kunstmuseum. Maruyama Ôkyo, Paravent à la glace
fendue, vers 1780. Londres, British Museum. Honoré de Balzac, Adieu [1830], La Comédie
humaine, X. Études philosophiques, éd. P.-G. Castex, Paris, Gallimard, 1979, p. 973-1014.
Sergueï M. Eisenstein, Alexandre Nevski, 1938.)

(22.12.2014)

REHAUSSER D'OMBRES

Peindre une mise au tombeau. Versions qui prolifèrent : parmi


tant d'autres, celle-ci du Greco, vue ce matin à Athènes. Problèmes
qui s'enchâssent aussi. Comment peindre la tristesse d'un deuil ?
Oui, mais une infinie tristesse, la tristesse sans nom, la tristesse
hyperbolique et si paradoxale que constitue le deuil d'un dieu ?
Comment trouver le coloris juste, la Stimmung d'une telle mise au
tombeau ? Comment créer l'intensité ? Nous savons bien, nous les
historiens de l'art, que les peintres ont pour cela, depuis l'Antiquité
grecque, un truc infaillible : on intensifie avec le rehaut. Rehaut
(mot magnifique) : c'est une mise en lumière locale, spécifique,
intensifiante, de la chose à emphatiser. Les Anglais disent highlight
et Ernst Gombrich en a fait toute une histoire.
Greco n'a donc pas manqué de jouer le jeu. Vers la base du
tombeau, par exemple, c'est-à-dire juste sous mon nez devant la
cimaise du musée, le peintre a bien rehaussé les choses chues, les
reliquats – bientôt les reliques – de la crucifixion. On est en train
de prendre soin du corps de Jésus, on a donc laissé là, par terre, la
couronne d'épines et les trois clous bien noirs. Mais Greco
« rehausse » l'étrange vert pomme de la couronne d'épines et le noir
profond des clous en y déposant des touches – des taches, plutôt,
on sent que la décision a été prompte et l'exécution assez brutale –
de blanc pur. Un pigment plus pâteux, plus épais, plus rude en
somme que la façon liquide et rythmique de passer la couleur des
dessous. La surface courbe du panneau de bois accentue ce
phénomène car la lumière incidente produit aussi, sur le vernis, ses
propres rehauts, ses propres éclats (tout cela qu'une photographie
de catalogue cherchera à masquer, comme si c'était un défaut).
Stupeur, tout à coup : je m'aperçois que Greco a aussi joué le jeu
inverse. Comme pour faire lutter, à cette échelle minuscule des
quatre reliques de la Passion, lumière avec ombres et ciel avec
matières. Comme pour inventer une image dialectique de trois clous
noirs et d'une couronne d'épines. Chacun de ces objets, en effet, a
été comme doublé, ourlé, littéralement sousligné par son ombre sur
le sol. Voilà que Greco invente pour son compte le rehaut d'ombres –
expression si paradoxale qu'on pourrait la croire issue des
théologies négatives de la Grèce byzantine –, l'hérétique rehaut de
ce qui va vers les dessous, à savoir cette terre impure prête à
recueillir le corps du dieu. Mais cette provocation dialectique –
jouer les ombres et pas seulement la lumière – entraîne une
conséquence peut-être imprévue du peintre lui-même : si les
quatre objets projettent leurs ombres sur la terre, cela veut dire
qu'ils ne sont pas posés, mais bien qu'ils lévitent à trois ou quatre
centimètres du sol. Un miracle qu'à ma connaissance les Écritures
ou même les Pères de l'Église n'avaient jamais osé imaginer.
(Le Greco, Mise au tombeau, vers 1568-1570. Athènes, Musée national-Alexandros
Soutzos Museum. E. H. Gombrich, « Light and Highlights » [1964-1972], The Heritage of
Apelles. Studies in the Art of the Renaissance, Londres, Phaidon, 1976, p. 1-35.)

(12.12.2014)

MANIÈRES DE TOMBER

On tombe souvent (enfant, j'avais constamment peur de tomber,


comme si l'espace entier s'ouvrait devant moi tel un réseau sans fin
de pièges). On se relève pourtant, on se relève comme on peut.
C'est la lutte perpétuelle des pauvres humains contre la force de
gravité. Chaque geste soulevé prendrait ainsi valeur de protestation
vis-à-vis d'une loi, fort cruelle, du cosmos où nous nous agitons.
Un jour, on tombe pour de bon : on ne s'en relève pas. C'est la
force de gravité du temps. Pour marquer le coup, les survivants
font sculpter une tombe. Une tombe est, en général, un bloc de
pierre – matière issue des tréfonds, du sol, là même vers quoi toute
chose tombe – érigé en mémoire d'un mort. Masse très lourde et
très stable, incorruptible, indiquant là où le mort, le « tombé pour
de bon », se trouve et ne se relèvera pas. Son corps (gouf en hébreu,
sôma en grec, cadaver en latin) est, en quelque sorte, « relevé » au
sens hégélien par sa tombe (kévér en hébreu, sèma en grec,
monumentum en latin). La tombe abrite physiquement et prend
garde symboliquement du « tombé pour de bon ». Elle s'érige dans
l'espace pour lui qui ne le peut plus. Elle dure dans le temps, quand
lui est trépassé, corrompu, tas d'os, poussière.
C'est en janvier 1988 que j'ai cheminé pour la première fois entre
les tombes du vieux cimetière juif de Prague. Tout était silencieux,
enneigé. Je me souviens qu'un chouca – qui se dit, en tchèque,
kafka – s'est posé tout à coup sur une stèle, juste devant moi, avant
de reprendre son vol et de disparaître à ma vue. Le pays était encore
sous sa chappe de plomb, nous arrivions à Prague sous prétexte de
faire d'inoffensives conférences d'histoire de l'art, mais nos valises
étaient bourrées de livres de philosophie interdits par la censure
d'État. Personne dans le cimetière, ce jour-là. Et, pourtant, des
milliers de « tombés pour de bon ». Fondé au début du XVe siècle –
la plus vieille tombe connue est celle du rabbi Avigdor Kara, mort
en 1439 –, le vieux cimetière juif de Prague comporte, sur un
espace assez réduit, quelque chose comme douze mille stèles
funéraires dont beaucoup, au cours des temps, ont été englouties
par la terre, comme les corps mêmes qu'elles étaient pourtant
censées « garder » aux yeux des générations futures. Comme les
principales synagogues de Prague, il fut laissé en l'état par les nazis :
pendant que la communauté juive était massivement déportée vers
Terezín, un « Musée de la race éteinte » avait été, sur l'initiative
directe de Hitler, institué en ces lieux le 3 août 1942. Le vieux
cimetière juif de Prague ne fut donc ni profané, ni dévasté puisqu'il
devait servir de musée ethnologique.
Dans son texte testamentaire de 1940, Walter Benjamin a bien
dit que « si l'ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en
sûreté ». Ajoutant aussitôt : « Et cet ennemi n'a pas fini de
triompher. » Les morts du vieux cimetière juif sont-ils en sûreté
aujourd'hui ? Je ne sais pas trop. Nous sommes au printemps 2015 :
il fait chaud à Prague, la végétation prolifère joyeusement, le rideau
de fer est tombé depuis longtemps et Terezín nous semble très
loin. Il y a tellement de touristes que le cimetière se visite à présent
selon un parcours strictement balisé à partir de portillons
mécaniques où vous glissez votre billet chèrement payé,
exactement comme dans n'importe quel musée. Je laisse passer un
groupe d'Américains bruyants et je fais quelques photographies en
essayant d'éviter qu'apparaissent dans le cadre, derrière les
émouvantes stèles, les chapeaux fantaisie achetés sur la place de la
Vieille-Ville, les cornets glacés, les bouteilles de Coca ou les tee-
shirts bariolés à l'enseigne de quelque club de football. Je n'ai rien
contre les tee-shirts ou les cornets glacés, bien sûr. J'essaie juste de
saisir au vol, parmi le brouhaha touristique, quelque chose de la
gravité du lieu. Je prends ces photographies comme on se défend
silencieusement de quelque chose d'hostile.
En revoyant mes images prises à la va-vite – de simples
« aperçues », donc –, je suis frappé par l'effet de foule en désordre
que dégage, d'emblée, ce cimetière hors norme. Même lorsqu'une
tombe est plus haute ou plus petite que la stature humaine, il est
presque impossible de ne pas la voir – si géométrique ou
« symbolique » qu'elle soit – selon un regard qui
l'anthropomorphise. Alors, oui, c'est cela qu'il m'a semblé
apercevoir : une foule grise en désordre. Une foule qui fuit de toutes
parts, immobile, et n'aura donc jamais fini de fuir. Il y en a qui
semblent encore attendre quelque chose, regardant du même côté,
comme si la face des lettres gravées était la « face », le visage de ces
stèles. Il y a des vieilles et des jeunes, des riches et des pauvres, des
fameuses et des sans-nom, mais toutes vouées au même destin. Il y
a les pâles de calcaire, les grises de grès, les noires de basalte. Il y en
a qui font la queue. Il y en a qui chancellent, qui vont bientôt
tomber. Il y en a qui étouffent déjà dans la terre. Il y en a d'autres,
plus rares, qui veulent rester dignes, faire bonne figure et résistent
vaillamment à se tenir encore toutes droites. Il y en a qui semblent
hésiter entre faire front et se soumettre. Il y en a qui se tournent le
dos, comme désorientées ou tellement affolées qu'elles ne savent
plus se reconnaître les unes les autres. Il y en a qui tentent de
grimper sur le tumulus et, peut-être, de franchir désespérément le
muret de clôture. Les plus émouvantes sont celles qui se
soutiennent ensemble, comme si elles s'embrassaient une dernière
fois avant de se dire adieu. D'autres se serrent les unes contre les
autres comme des gens très apeurés. Il y en a qui se brisent debout,
d'autres qui se brisent à terre, et cela toujours en silence. Il y en a
qu'un tronc ou une racine d'arbre ont déjà pris dans leur texture. Il
y en a qui s'entrechoquent à la façon d'êtres devenus déments. J'ai
vu une stèle qui dialoguait avec le fil unique et lumineux d'une
toile d'araignée. J'ai vu les petits cailloux posés sur les stèles et que le
vent emportera. J'ai vu dans ce lieu les corps dans tous leurs états.
J'ai lu d'indéchiffrables noms que ces corps innombrables ont porté
un jour. Et, avec cela, leurs innombrables manières – mais
indéfiniment suspendues – de tomber.
(Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P.
Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 431.)

(28.05-05.07.2015)

SURVIVANT, SOULEVÉ

Nous sommes au cœur de l'été 2015. Question – politique : « La


situation est-elle nouvelle ? », demandez-vous à la ronde. Ou bien,
ajoutez-vous, « n'est-elle que la même, [mais] aggravée » ?
L'« opposition dominante » serait-elle désormais celle « d'un néo-
fascisme djihadiste et d'un ancien fascisme européen » ? Comment
penser l'éventuelle « nouveauté » de cette situation avec les
« archaïsmes historiques » qui partout prolifèrent autour de nous ?
Et il y a encore bien d'autres questions concomitantes, toutes
posées dans l'ombre – l'ombre encore portée, mais déjà fuyante tant
les situations cruelles, intolérables, ne cessent d'occuper, jour après
jour, notre « actualité », comme si la suivante était capable d'effacer
la précédente – des attentats de Paris en janvier dernier. À vrai dire,
je ne saurais pas répondre à ce genre de questions. Peut-être trop
grandes pour moi. Je les éprouve souterrainement, sans savoir si ma
sensation est de reculade ou d'avancée, comme piégées par le genre
de distance qu'elles établissent avec les événements, ou bien par un
certain modèle de temps qui conditionne leur formulation,
quelque part entre les fourches caudines de l'« archaïsme » et de la
« nouveauté », termes centraux de la question posée par la rédaction
de Lignes.
C'est d'abord une question de distance critique. « La critique est
affaire de distance convenable (Kritik ist eine Sache des rechten
Abstands) », écrivait Walter Benjamin dans Sens unique. « Elle est
chez elle dans un monde où ce sont les perspectives et les optiques
qui comptent et où il est encore possible d'adopter un point de vue.
Les choses entre-temps sont tombées sur le dos de la société de
manière bien trop brûlante. L'"impartialité", le "regard objectif" sont
devenus des mensonges, sinon l'expression tout à fait naïve de la
plus plate incompétence. La vision la plus essentielle aujourd'hui,
c'est [...] la vision mercantile, c'est la publicité. Elle détruit la marge
de liberté propre à l'examen et nous jette les choses au visage de
manière aussi dangereuse qu'une auto qui vient vers vous en
vibrant sur l'écran de cinéma et qui grandit démesurément. »
Ne sachant que répondre à ces vastes et écrasantes questions, je
vais me tenir à une échelle toute différente : une échelle
« micrologique », celle qui fut chère à Benjamin, justement. Je vais
parler d'un seul homme, et même pas très « grand ». Un seul et
modeste petit homme. C'est Simon. Je ne dirai pas « Simon
Fieschi » mais simplement « Simon », puisque c'est ainsi que je
l'appelle depuis que je l'ai pris dans mes bras en ce jour ému
de 1983 où il venait à peine de naître. Le 7 janvier 2015, dans le
local de Charlie Hebdo, à l'âge de bientôt trente-deux ans, Simon a
reçu une balle de kalachnikov qui, traversant le poumon, lui a
pratiquement brisé la colonne vertébrale. Il y a eu cette période
terrible où nous ne savions pas s'il survivrait. Je l'ai vu dans le coma,
intubé de partout, le visage envahi de masques, les cheveux rasés
pour les besoins de l'opération chirurgicale, la grande minerve
blanche autour du cou, le corps renversé en arrière, le torse bombé
qui dégageait bizarrement une impression de puissance malgré les
sparadraps et les capteurs, la peau gonflée je ne sais pourquoi, et la
moitié inférieure du corps, à partir du diaphragme, complètement
inerte.
Simon s'est peu à peu réveillé. On a dû lui apprendre ce qui
s'était réellement passé (c'est sur lui que les frères Kouachi ont tiré
en premier), ce qui lui était arrivé (trajectoire de la balle, dommages
corporels afférents) et ce qui lui arrivait à présent (soins intensifs,
précarité du pronostic). Que ressent le survivant dans une telle
situation ? Je n'ai pas encore osé le lui demander. L'une des
premières phrases de lui dont je me souvienne après sa sortie du
coma, ce fut pourtant, déjà, une phrase flamboyante d'humour, une
blague dénotant la Corse qui marque son ascendance paternelle
(Simon est le fils du cinéaste Jean-André Fieschi, mort en 2009) :
« J'ai eu la flemme de mourir. » Et plus potache encore, lorsqu'il m'a
lancé, depuis ses perfusions, ses monitorings, sa trachéotomie, ses
bandages et j'en passe : « Il ne faut pas se laisser abattre, comme on
dit chez les Kennedy. » Simon a eu la politesse, l'élégance d'essayer
de faire rire ceux qui l'aiment et sont fous d'angoisse devant son
corps brisé. Peut-être qu'il a eu la flemme de mourir, mais qu'est-ce
qu'il travaille à vivre depuis maintenant six mois !
Car le survivant ne se contente pas de vivre encore, de vivre
malgré le fait qu'il aurait dû mourir. Le survivant travaille à vivre :
dans ce travail il y a tous les efforts, toutes les peines de chaque
jour, de chaque heure, de chaque minute. Il y a les hauts et les bas.
Les bas tirent Simon vers l'immobilité et la douleur, sans doute le
désespoir mais il ne le montre pas. Longtemps je l'ai vu sur son lit
d'hôpital comme un être littéralement coupé en deux : seul le
haut – tête toujours très claire et alerte – semblait susceptible de
volonté. Les bras, les mains, n'ont retrouvé que lentement leurs
possibilités de libre mouvement. Les gestes les plus simples avaient
fait place à des sortes d'appels tendus, comme si chaque muscle,
privé de sa connection, criait « S.O.S ». Les fatigues sont
lancinantes : mais comment faire entendre à autrui qu'à la fois la
sensibilité est perdue et que, pourtant, la douleur physique est
omniprésente ? Rechute brutale. Retour au service des urgences.
Ce qui semblait renaître s'effondre. Mais au bout d'un moment –
qui semble une éternité – cela renaît quand même un peu, ouf. On
repart à l'hôpital de longue durée et on se remet au travail de la vie,
c'est-à-dire d'une remise en mouvement du corps : Simon est un
humain survivant qui cherche à redevenir un animal (un corps
vivant capable de se mouvoir par lui-même). Sa mère, être
admirable, comprend qu'il doit naître à nouveau, tout réapprendre
pour se mettre debout. Elle a pu penser un moment que ce serait à
elle, par définition, de faire naître Simon à nouveau. Mais non. Ce
n'est pas elle qui le guidera comme elle l'a fait autrefois par sa
tendresse et son « éducation ». Ce n'est pas elle qui lui apprendra à
marcher : Simon doit se soulever pour naître, il doit se tirer lui-même,
à la dure, par « rééducation » comme on dit, des sables mouvants
qui l'ont envahi jusqu'à la poitrine.
Mouvements : mouvements qu'il faut arracher à cette pauvre
moëlle épinière traumatisée. Ce qu'il faut d'abord ? Simon me le dit
lui-même constamment : il faut imaginer. Imaginer bouger, imaginer
vivre, imaginer marcher. Se dire qu'un jour on pourra, miracle,
pisser de soi-même et, il le faut absolument, recommencer de
bander comme le jeune homme qu'il est. C'est de la physiologie
superlative – notre pensée n'étant en aucun cas séparée de notre
corps –, ou bien c'est du Spinoza en pratique quotidienne, patiente,
douloureuse, mais guidée depuis les tréfonds par un formidable
désir. C'est-à-dire une joie fondamentale. C'est la paradoxale joie du
survivant, fût-elle nouée d'angoisses, de culpabilités, de désespoirs.
Comment est-ce possible ? Simon se concentre. Il imagine qu'il
« bouge sa jambe » : bien avant que sa jambe ne bouge elle-même,
il lui faut donc un exercice de pensée imaginative où c'est l'image
elle-même, l'image de sa jambe, qui se met en mouvement (elle,
l'image) pour la mettre en mouvement (elle, la jambe). Simon me
donne une leçon de courage, c'est évident. Mais il se permet de me
donner, en plus, une leçon sur les puissances de l'imagination,
domaine que je croyais, tout à fait à tort, être de ma spécialité.
Le 13 février 2015, quand on a porté Simon sur son « premier
fauteuil », c'était déjà un événement considérable. Première
victoire : survivre. Deuxième victoire : échapper, ne fût-ce qu'un
moment, au lit du grabataire. Le 16 mars, on franchit un nouveau
pas, mais ce n'est pas encore tout à fait un pas : on met simplement
le fauteuil à la verticale. On peut alors voir Simon debout bien que
fermement sanglé au torse et aux jambes. Il n'est encore qu'une
sorte de statue qui sourit malgré tout. Le 30 avril au soir, Simon me
tend, depuis sont lit, son téléphone portable : il y a sur le petit
écran vertical une vidéo de quelques secondes où l'on voit le
« miracle » – comme il l'appelle trop modestement, mais je ne suis
pas du tout d'accord avec ce mot puisqu'il n'y a là-dedans aucune
intervention surnaturelle et que tout vient de lui, de son désir-
Simon, de son immanence-Simon, de sa propre puissance-Simon.
Voici donc le « premier pas » de Simon à l'âge de trente-deux ans.
Ce n'est d'ailleurs toujours pas un pas à proprement parler : mais
c'est un soulèvement. Le kinésithérapeute (aveugle, comme sont les
devins) place ses bras sur des barres parallèles, puis inspiration,
effort de dingue, et voilà Simon debout, chancelant, souffrant,
concentré comme une femme qui accouche, et tellement heureux
en même temps, un grand sourire gagnant tout à coup sur ses rictus
d'effort. Être debout, simplement debout. Cela aura duré une
minute et vingt-quatre secondes. Une semaine plus tard viendra le
vrai premier pas, le mouvement d'une jambe qui avance sur l'autre
pour un Simon rageusement agrippé à ses deux barres fixes.
Le survivant travaille donc : il travaille à naître, à se lever. Il
s'imagine marcher : dans cette imagination il sollicite tout son corps
et toute son énergie psychique. Un de ces jours il marchera tout
seul, c'est sûr. Ce sera une marche de protestation et de joie en
même temps. Comme je lui parle de mon travail en cours sur les
soulèvements, Simon me dit : « Oui, c'est cela que je sens, je sens
que je me soulève. » Il m'avait demandé peu de temps après son
réveil, une image de Goya qu'il avait vue dans une de mes
expositions et qui montre un homme courbé sous un immense
fardeau. Drôle d'idée pour décorer – si l'on peut dire – sa chambre
d'hôpital. J'ai préféré lui offrir quelque chose comme un ensemble
plus dialectique : à la droite de l'image demandée, j'ai collé sur la
porte la reproduction d'un autre dessin de Goya, qui montre un
homme violemment debout, les bras levés. Il semble avoir brisé des
chaînes pour clamer son soulèvement, sa puissance de refus, sa joie
d'être libre à crier sa douleur.
En cela, le corps de Simon, même s'il ne se meut pas comme
celui d'un homme en bonne santé – mais je ne veux pas dire que ce
serait un corps malade : je veux simplement dire que c'est un corps
blessé –, est un authentique corps politique mû par un désir qui le
soulève, et ne le soulève pas pour lui tout seul. Simon se soulève,
acte du survivant, pour répondre avec son histoire personnelle et dans
l'histoire de tout le monde, à la stratégie du « néo-fascisme
djihadiste » – ainsi que la question de départ le formulait – qui a
voulu sa mort et obtenu celle de ses compagnons de Charlie Hebdo.
À l'heure qu'il est, je ne sais évidemment pas ce que Simon, dans le
futur, fera de son expérience sur le plan de ses idées et de ses actes.
Pour l'instant, j'imagine, il n'a pas le temps de mettre ses idées au
clair, occupé qu'il est à naître et à se lever (même s'il a déjà cosigné,
en avril dernier, une tribune collective appelant à une « refondation
de Charlie Hebdo »). Sa mère l'a mis au monde, la mort l'aura fait
naître d'une autre façon, évidemment tragique. Il y a des gens qui
parviennent à se « tirer d'un mauvais pas », comme on dit ; lui doit
se soulever contre l'impossibilité même de se tenir debout et de
faire un pas tout seul.
Le corps de Simon est politique dans la mesure où la politique ne
peut se penser qu'à la pointe du désir et dans la mesure, également,
où le désir lui-même constitue la pointe de toute survie ou
survivance. Aujourd'hui Simon travaille à expérimenter, heure
après heure, infatigablement, ce qu'est, où est et ce que peut son
corps (encore des questions spinozistes). On se souvient que, dans
une magnifique conférence radiophonique prononcée en 1966,
Michel Foucault s'était interrogé sur les rapports – à la fois intimes
et politiques – entre le corps et l'utopie. Il disait sucessivement trois
choses différentes qui me semblent un peu comme trois
dimensions où, j'imagine, le corps de Simon se trouve
simultanément engagé.
La première dimension est désignée par Foucault lui-même
comme celle de la blessure : mon corps, dit-il, « je ne peux pas me
déplacer sans lui ». On rêve souvent de quitter son corps mais le
corps, cette « topique impitoyable [...], sera toujours là où je suis ».
« Mon corps, c'est le lieu sans recours où je suis condamné », et c'est
en cela qu'il est, pour Foucault, un lieu de « blessure » : car il ne
répond pas, physiquement, à l'« utopie » de soi-même où il serait
autre chose que ce que Foucault voit tous les matins dans le miroir
de sa salle de bains : « Visage maigre, épaules voûtées, regard
myope, plus de cheveux, vraiment pas beau »... Quand Simon lira
ces lignes, il sourira sans doute. Sa blessure à lui est autrement grave
qu'une calvitie précoce, bien sûr. Mais j'imagine qu'il la voit de
même, sa blessure, qu'il en capte à chaque fois quelque chose de
nouveau – et sans doute de cruel – quand il lui arrive de croiser son
reflet dans un miroir.
Il est une deuxième dimension de l'expérience corporelle que
reconnaît Foucault lorsqu'il dit que « toutes ces utopies par
lesquelles j'esquivais mon corps, elles avaient tout simpement leur
modèle et leur point premier d'application, elles avaient leur lieu
d'origine dans mon corps lui-même. J'avais bien tort, tout à l'heure,
de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées
à l'effacer : elles sont nées du corps lui-même », quitte à croire
travailler contre lui. Il faut son corps pour travailler contre lui et,
dans tous les cas, c'est le travail qui apparaît ici comme une
dimension essentielle au rapport que chacun de nous – Simon plus
que nous, en ce moment – tente d'établir entre sa blessure et son
désir.
À la fin de sa conférence, Foucault laisse entrevoir une troisième
dimension qui ne serait autre – c'est mon vocabulaire, désormais –
que le désir lui-même : désir par quoi « mon corps, en fait, est
toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il
est ailleurs que dans le monde. Car c'est autour de lui que les choses
sont disposées, c'est par rapport à lui – et par rapport à lui comme
par rapport à un souverain – qu'il y a un dessus, un dessous, une
droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le
corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces
viennent se croiser le corps n'est nulle part ; il est au cœur du
monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle,
j'avance, j'imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie
aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j'imagine. »
J'imagine quant à moi que Simon – qui n'est pas particulièrement
lecteur de choses théoriques – comprendra avec une acuité
particulière la formule de Michel Foucault selon laquelle « le corps
est le point zéro du monde ». Le corps de Simon n'est-il pas en ce
moment le point zéro du monde ? Ne travaille-t-il pas chaque jour
à renaître de la blessure qui lui a été infligée ? Et cela ne dit-il pas
justement la puissance de son désir plus que jamais vivace en lui ?
Tous les survivants sont des êtres de désir – fussent-ils confrontés
au désespoir, ou pour la raison même qu'ils se confrontent au
désespoir. Tous les survivants sont des êtres en travail. Et tous, quoi
qu'ils en fassent par la suite, doivent peser politiquement le rapport
à établir entre ces trois dimensions : blessure, travail et désir.
C'est presque un jeu d'enfant pour l'extrême-droite comme pour
la gouvernance du contrôle des citoyens que d'instrumentaliser la
peur créée dans toute la société par la « nouvelle situation » mise en
évidence par les attentats de janvier 2015. Les penseurs politiques
de la gauche voient souvent dans cette instrumentalisation réglée –
qui pourtant ne date pas d'aujourd'hui – un indice nouveau de la
« catastrophe » en cours. Mais il faut aussi voir entre ces deux pôles
d'évidence : entre les apeurants et les apeurés, il y a, justement, les
survivants. Ceux qui n'ont même pas eu le temps d'avoir peur et
qui soudain se sont vus resurgir dans la vie, avec beaucoup de
travail à faire pour qu'elle leur soit vivable. Et c'est pour cela que
leurs désirs ou leurs soulèvements nous sont si précieux. Au
moment où j'écris, Simon est dans sa chambre d'hôpital, à travailler
son « soulèvement » micrologique. À une tout autre échelle, des
migrants par milliers se noient au fond de la Méditerranée. C'est
intolérable. Mais lorsqu'on entend, dans le film de Vincent Dieutre
Orlando ferito, les propos de Paola, une militante associative qui
recueille les migrants de Lampedusa et qui parle des rescapés à la
fois comme des survivants et comme des gens littéralement en train
de naître – quand ils mettent le pied sur terre après avoir risqué leur
vie, « c'est un accouchement » (è un parto), dit-elle –, on comprend
que les survivants soulèvent non seulement leurs propres désirs,
mais les nôtres tout aussi bien. Naissance dans la tragédie : c'est la
naissance qui nous est donnée par les survivants. C'est la naissance
ouverte au geste du soulèvement. Ne pas surplomber tout cela mais
tâcher d'en tirer nos immanentes leçons : au ras de chaque blessure,
de chaque travail et de chaque désir.
(Walter Benjamin, Sens unique [1928], trad. J. Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1978 [éd.
1988], p. 205-206. Michel Foucault, Le Corps utopique [1966], Paris, Nouvelles Éditions
Lignes, 2009, p. 9-10, 14 et 18. Post-scriptum [11.07.2015]. Ce texte fut d'emblée écrit
pour être publié. D'emblée pensé public, donc. À l'heure qu'il est, une semaine après son
écriture, il a déjà une petite histoire qu'il me semble honnête de consigner. J'ai
évidemment soumis le manuscrit à Simon et à sa mère. Réactions à l'image de nos
relations mêmes : d'amour. De plus, Simon me demande très légitimement d'intégrer
deux corrections – factuelles –, dont celle de faire disparaître le nom de l'hôpital où il est
soigné, et où il est même admis sous un nom d'emprunt (c'était une demande expresse de
la Police française). Puis, quelques jours plus tard, la lecture – ou la relecture – du texte
produit de nouveaux effets, de nouvelles réactions qui me semblent, désormais, d'un autre
ordre : elles touchent, en effet, les perceptions ou les sentiments des uns et des autres, qui
fatalement ne sont pas les mêmes, et pas même du même ordre. Simon m'écrit une
longue lettre où il me propose de nouveaux changements destinés, cette fois-ci, à rendre
le texte « plus proche de ce qu'[il] a vécu ». Si, alors, je ne me sens pas en mesure d'accéder
jusqu'au bout à sa demande, c'est que mon texte ne prétend en aucune façon décrire son
intériorité, ce qui se passait en lui, mais consigne plutôt mes propres bouleversements
devant lui. C'est pourquoi, par exemple, je prendrai la décision de garder ce petit adjectif
« pauvre » malgré la demande expresse – et très noble au demeurant – de Simon :
« J'aimerais, si possible, que tu enlèves le mot pauvre. Il y a un traumatisme, c'est un fait.
Mais une partie essentielle de ce combat en imagination, je dirai même la partie
essentielle, est d'enlever le mot pauvre de toutes les phrases me concernant. » Comme je le
constate sans surprise, les moindres mots peuvent toucher, voire blesser – blessures qui
légères, qui profondes –, ainsi que la mère de Simon me le confie de son côté, lorsqu'elle
revient sur cette phrase du manuscrit : « Elle pense un moment que ce serait à elle, par
définition, de faire naître Simon à nouveau »... Elle me dit que non, elle n'a jamais pensé
cela, et proteste de ce fait contre cette image spontanée de « mère toute-puissante ». Je
corrigerai donc, mais légèrement, dans la mesure où j'imagine que le courage même de
Simon – sa capacité à « tenir lui-même les rênes de sa re-vie », comme l'écrit si bien sa
mère – ne serait sans doute pas ce qu'il est sans le désir que manifeste tout le monde autour de
lui, dont sa mère dans le tout premier cercle : comme un soulèvement collectif
accompagnant le survivant dans son propre geste de soulèvement.)
(04.07.2015)

CHANSON DOUCE AVEC COUPURE

Ce matin, en allumant la radio, j'ai entendu le mot tendresse. C'est


assez rare d'entendre ce mot dans le discours culturel ambiant. Il
était question de Voltaire et de son Traité sur la tolérance où il est,
notamment, demandé « comment [un père ou] une mère tendre
auraient-[ils] mis les mains sur [leur] fils » pour l'assassiner. Cela, en
effet, ne se peut pas, sauf monstruosité. Cela ne se pouvait pas pour
Jean Calas, accusé à tort – et pour des motifs politico-religieux que
Voltaire a bien su comprendre – d'avoir assassiné son propre fils.
Cela ne se peut pas à moins de convoquer quelque dieu cruel, tel
Kronos qui dévorait ses fils, ou bien une Médée imaginaire,
surhumaine et hyperbolique, capable de couper en morceaux ses
propres rejetons. La tendresse est-elle, pour autant, un état de
nature ? Et, sinon, où aurait-elle sa place dans la pensée des
situations politiques que nous vivons réellement ? C'est le genre de
questions que se posait tout à l'heure le professeur invité, dans les
studios de France Culture, à parler de Voltaire et de son Traité sur la
tolérance. Comment donc penser, où situer cette tendresse dans le
monde de « vies mutilées » qui nous entoure, nous étouffe et ne
cesse de nous couper en morceaux ?
En guise d'illustration sonore s'est alors élevée la voix de notre
vieux crooner Henri Salvador et de sa fameuse chanson pour
enfants : « Une chanson douce / Que me chantait ma maman, / En
suçant mon pouce / J'écoutais en m'endormant. / Cette chanson
douce, / Je veux la chanter pour toi / [...] Pour toi, ô ma douce, /
Jusqu'à la fin de ma vie. » C'est une chanson qui m'a fait souvent
pleurer, enfant. Pleurer de quoi ? C'est compliqué. Ce matin aussi,
je me suis confusément senti ému en écoutant cette chanson bien
connue et pourtant si lointaine – une chanson qui fait résonner
puissamment le lointain en moi. Et voilà ce lointain qui vient me
frapper en plein visage, qui subitement me rappelle à la coexistence
terrible de la tendresse et de la coupure. À la « chanson douce »
d'Henri Salvador s'associe le souvenir d'un rituel familial de la
tendresse : chaque soir, après avoir dîné dans la cuisine, ma sœur et
moi nous sautions sur les genoux de nos parents pour ce que nous
appelions un « câlin ». Or, je ne peux isoler ce souvenir d'un
moment qui fut décisif dans ma vie, comme si ma vie elle-même
avait été coupée en deux par cet instant. Comme si la tendresse
n'existait plus pour moi, désormais, que sous la permanente
menace de sa coupure.
Ma mère avait été absente quelque temps et j'étais heureux, bien
sûr, que reprît notre rituel du « câlin ». J'étais assis sur ses genoux,
face à elle, tout contre elle, dans l'exercice des mots et des gestes de
la tendresse. Mais soudain je sentis – par la pression même de mon
buste contre elle ? par un mouvement de la main ? je ne sais plus –
que quelque chose, dans le corps de ma mère, avait été
littéralement coupé, oui, coupé. L'un de ses seins avait disparu, la
prothèse installée étant incapable de donner le change, bien sûr.
C'est comme si, tout à coup, j'avais moi-même été châtré de
quelque chose d'essentiel à ma vie. Et comme si la sienne se révélait
soudain dans sa bien réelle – mais jusque-là impensable – fragilité,
sa vie qui n'allait pas résister plus de quelques années au cancer qui
la minait.
Cette coupure est toujours là en moi. Comme elle est vivace,
cette mortelle coupure ! Comme elle me constitue ! Impossible de
ne pas l'éprouver toujours, donc, comme dit la chanson douce,
« jusqu'à la fin de ma vie ». Elle se situe même au centre de ma
propre vocation à la tendresse : comme le danger (le destin ?) fatal
pour tout amour donné ou reçu. J'ai littéralement défailli, un jour
dans une exposition, en tombant sur une image composée par cette
grande femme cruelle – et terriblement souffrante, sans doute –
que fut Lee Miller vers 1930 : c'est un sein de femme recueilli dans
un hôpital après une opération de mastectomie, rapporté au studio
de l'artiste et photographié dans une assiette entre une fourchette et
un couteau, sur un set de table, comme si nous étions à dîner dans
la cuisine familiale.
(Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas [1763], Mélanges, éd. J. van
den Heuvel, Paris, Gallimard, 1961, p. 568. Henri Salvador, « Le loup, la biche et le
chevalier [Une chanson douce] », Henri Salvador chante ses derniers succès, Paris, Polydor,
1955. Mark Haworth-Booth, The Art of Lee Miller, Londres-New Haven, Victoria and
Albert Museum-Yale University Press, 2007, p. 89.)

(02.03.2015)
PAR SURVIVANCES
(TEMPS QUI REVIENNENT)
« OÙ DONC L'AI-JE DÉJÀ VUE ? »

Où donc l'ai-je déjà vue ? Quand était-ce donc ? C'est la


question que l'on se pose chaque fois qu'une personne (voire une
chose) inattendue vient susciter en nous une sorte de reconnaissance
immédiate, comme si cette personne (ou cette chose) était là, en
nous, depuis toujours, attendant, simplement, de nous apparaître un
jour. Ce qui nous bouleverse dans cette apparition, nous avons
l'impression de le retrouver au moment même où nous sommes dans
l'instant inouï de le découvrir. Platon avait, comme pour toute chose,
une explication pour cela aussi, et considérable puisqu'elle
engageait le tout de l'âme et du temps : c'est ce qu'on appelle, dans
le Ménon, la théorie de la réminiscence, ou anamnèsis, selon laquelle
toute connaissance se révèle fondamentalement pour être une
reconnaissance : « Comme l'âme est immortelle et qu'elle renaît
plusieurs fois, qu'elle a vu à la fois les choses d'ici et celles de l'Hadès
[à savoir les choses de la lumière et de l'ombre, du visible et de
l'invisible, de la vie et de la mort], c'est-à-dire toutes les réalités, il
n'y a rien qu'elle n'ait [déjà] appris. En sorte qu'il n'est pas étonnant
qu'elle soit capable, à propos de la vertu comme à propos d'autres
choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du
moins dans un temps antérieur, la connaissance. » La tradition juive
dit même que cela se voit au milieu de notre figure : nous aurions
la connaissance de toutes les choses dans le ventre de notre mère,
mais un ange, dit-on, vient au moment de notre naissance poser
sur nos lèvres, juste au milieu – à cet endroit que les anatomistes
nomment l'« arc de Cupidon » –, son doigt qui nous fera tout oublier
d'un coup mais qui, aussi, nous fera désirer, rechercher, reconnaître en
toute chose la chose autrefois connue.
Où donc l'ai-je déjà vue ? C'est la question que s'est d'abord
posée Aby Warburg devant la jeune servante qui portait sa corbeille
de fruits sur la tête, dans un coin de fresque peinte par Domenico
Ghirlandaio à Santa Maria Novella, la grande église dominicaine de
Florence. Warburg indiqua d'emblée la teneur anamnésique de cette
figure en la nommant Ninfa. Cette très jeune femme survenait dans
l'image de façon inopinée, brisant par son étrangeté l'économie de
la représentation qui l'entourait – l'imagerie chrétienne de la
naissance de saint Jean-Baptiste –, et cela depuis quelque chose
comme une très haute antiquité, comme si les deux temporalités
du tout à coup et du depuis très longtemps se superposaient dans le
même événement ou symptôme figuratif.
Dans le manuscrit de 1900 intitulé Ninfa Fiorentina, l'échange
épistolaire d'Aby Warburg avec son ami André Jolles donne lieu à
toute une série de questions étranges : « Wo hab ich dich mehr
gesehen ? » – « Où donc t'ai-je plus vue ? », phrase que l'on pourrait
peut-être comprendre ainsi : « Où donc t'ai-je vue dans la
dimension superlative et originaire de ta grâce ? » Bref, dans quelle
temporalité – ou dans quel nœud de temporalités imbriquées, les
temps du déjà mêlés aux temps du soudain – déploies-tu ton
apparition ? Réponse, à quelques lignes de là : « Du présent et de
toujours » (heut und immer). Et André Jolles, alors, d'érotiser
pertinemment cette question de temps en interpellant son ami, en
français dans le texte : « Cherchez la femme, mein lieber. » Phrase
quelque peu brutale écrite au moment même où Sigmund Freud
écrivait, dans la Traumdeutung, ces phrases plutôt radicales sur la
sensation de déjà vu dans les rêves typiques : « Il y a des rêves de
paysages ou de localités qui sont accompagnés de la certitude
exprimée dans le rêve même : j'ai déjà été là. Mais ce déjà vu a dans
le rêve un sens particulier. Cette localité est toujours l'organe
génital de la mère [en ceci qu']il n'est point d'autre lieu dont on
puisse dire avec autant de certitude qu'on y a déjà été. »
Où donc l'ai-je déjà vue ? C'est la question que se posent les
psychologues à travers la notion de paramnésie. Dès 1901, Freud
n'hésitait pas à réfuter ceux pour qui la sensation de déjà vu ne serait
qu'une sorte d'« illusion de chronique », comme on dit une
« illusion d'optique ». « Je suis d'avis, écrivait-il dans sa
Psychopathologie de la vie quotidienne, qu'on a tort de qualifier
d'illusion la sensation qu'on éprouve d'avoir déjà vécu quelque
chose une fois. On doit plutôt dire qu'en de tels moments, on
touche réellement à quelque chose qu'on a déjà vécu une fois ;
seulement, ce quelque chose ne peut être remémoré de façon
consciente, parce qu'il n'a jamais été conscient. La sensation de déjà
vu correspond, pour dire les choses brièvement, au souvenir qu'on
a d'un fantasme inconscient. » Deux ans plus tard paraissait le
roman de Wilhelm Jensen Gradiva, dans lequel le lecteur pouvait
imaginer l'archéologue Norbert Hanold voir apparaître l'antique
jeune fille « au pas alerte et léger », cet être « à la fois mort et
vivant » à qui le héros adressera ce genre de question et de souhait :
« J'ai comme l'impression qu'une fois déjà nous avons mangé notre
pain ensemble, il y a deux mille ans. Tu ne te le rappelles pas ? [...]
Oh, si seulement tu existais, si seulement tu étais encore vivante ! »
Bergson, en 1908, voulut encore nommer illusion cette sensation
du déjà vu – dans son fameux article sur « Le souvenir du présent et
la fausse reconnaissance » inclus dans le recueil de L'Énergie
spirituelle –, sans comprendre vraiment la dimension érotique et
esthétique de ce phénomène indissociable du désir comme de la
mémoire. « Tu m'es apparue de façon tellement inattendue, et
pourtant je sens bien que je t'attendais depuis toujours » : voilà qui
pourrait être une formule pour l'amour lui-même. Il y a peu,
Laurent Jenny concluait son ouvrage La Vie esthétique par des
considérations approchantes : « L'expérience esthétique me paraît
opérer un redoublement de conscience de l'ordre d'une mémoire
instantanée, bouclant le vécu en "moment" (en ce sens, il y aurait
presque tautologie à parler de "moment esthétique" : l'esthétique,
c'est le "moment") ou en souvenir immédiat. »
(Platon, Ménon, 81c, trad. M. Canto-Sperber, Œuvres complètes, dir. L. Brisson, Paris,
Flammarion, 2008, p. 1065. Aby Warburg, « Ninfa Fiorentina. Fragmente zum
Nymphenprojekt » [1900], Werke in einem Band, éd. M. Treml, S. Weigel et P. Ladwig,
Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010, p. 198-210. Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves
[1900], trad. I. Meyerson revue par D. Berger, Paris, PUF, 1971, p. 342-343. Id., La
Psychopathologie de la vie quotidienne [1901], trad. D. Messier, Paris, Gallimard, 1997,
p. 422. Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne [1903], trad. J. Bellemin-Noël, Paris,
PUF, 1983 [rééd. Paris, Gallimard, 1986], p. 71, 87-88 et 112. Henri Bergson, « Le
souvenir du présent et la fausse reconnaissance » [1908], Œuvres, éd. A. Robinet, Paris,
PUF, 1959 [éd. 1970], p. 897-930. Laurent Jenny, La Vie esthétique. Stases et flux,
Lagrasse, Éditions Verdier, 2013, p. 137.)

(12.05.2014)

CHRONIQUES ANACHRONIQUES

Chroniques paradoxales. Parce que je ne veux pas construire ma


« chronique » au sens d'un recueil de faits historiques classés selon
leur succession dans le temps, ou même au sens d'un recueil
d'opinions sur le monde historique, social et politique, qui nous
entoure. Je cherche encore moins à « défrayer la chronique ». Rien
de sensationnel, je vous l'assure. Justement parce que tout, ici,
procède de simples récits de sensations : mes « aperçues » relèvent
peut-être de ces « petites sensations » dont parlait Leibniz autrefois,
et qui se situent à la limite du non-savoir (quand il surgit malgré
nous, nous convoque cependant, parce qu'il nous perturbe) et de la
pensée (quand elle cherche à ne pas laisser le non-savoir dans les
poubelles de sa mémoire). Ce ne sont que des traces sensorielles
ayant fait leur chemin dans la pensée, dans l'écriture : quelques
témoignages choisis de la façon dont me touchent – font lever en
moi une émotion, pour peu qu'elle fasse lever une question, l'émotion
livrée à elle-même demeurant impuissante – certaines images,
certaines choses, certains événements, certaines lectures, certaines
personnes. Chroniques, peut-être, au sens où elles surgissent,
comme bribes à interroger, lambeaux problématiques, de mon
« actualité ».
Mais qu'est-ce que l'actualité d'un chercheur, d'un historien, d'un
anthropologue, d'un philosophe, d'un archéologue ? Qu'est-ce que
l'actualité d'un geste, d'un mythe, d'une idée, d'une image, d'un
mot, d'un tesson de bouteille exhumé de la terre ? C'est l'actualité
inactuelle d'un vestige – une simple trace, un bout d'écorce,
quelques écailles tombées des ailes d'un papillon – aperçu dans
l'instant, surgi tout à coup mais porteur d'autres temporalités que
celles de son seul présent. Tout à l'heure j'ai éternué et tu m'as dit :
« À tes souhaits. » Mon éternuement fut un pur événement de mon
présent climatique et corporel : c'est l'automne, je commence de
m'enrhumer. Mais « À tes souhaits » est une chose très ancienne,
un fossile de langage : la formule qui survit mordicus à une croyance
que nous n'avons plus depuis longtemps, celle par exemple qu'en
éternuant on risquerait de cracher, donc de perdre son âme, ce qui
nécessite, on le comprend, la formule magique qui en conjurera les
effets.
Comme les mythes et les rites, comme les gestes aussi, les
images – même « d'actualité » – sont très souvent porteuses d'une
mémoire et d'un désir conjugués. Cela veut dire que leur présent
est traversé de passé dans un sens, de futur dans un autre sens. Cela
veut dire que leur présent est un nœud de tensions, une chose
complexe, dialectique, faite de temporalités hétérogènes s'associant
par rimes ou se confrontant par antithèses, pour donner lieu à ce
qu'on pourrait appeler des montages anachroniques agencés, non pas
en récits linéaires, mais en constellations de notre pensée sensible.
Il faudrait savoir regarder l'histoire – y compris l'histoire politique –
avec la finesse dont Marcel Proust fit preuve à l'égard de sa propre
histoire dans la « chronique » des minuscules faits et gestes de son
personnage-narrateur.
Il existe un lien direct entre la complexité – psychique – de la
Recherche du temps perdu et la conception révolutionnaire –
matérialiste – exprimée par Walter Benjamin, qui fut le traducteur
de Proust, dans ses Thèses sur le concept d'histoire. Et ce lien passe par
le montage (un mot aimé par Benjamin) autant que par
l'anachronisme (un mot aimé par Proust). « L'historicisme se
contente d'établir un lien causal entre divers moments de l'histoire.
Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de
cause, un fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous
l'action d'événements qui peuvent être séparés d'elle par des
millénaires. L'historien qui part de là cesse d'égrener la suite des
événements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa
propre époque forme avec telle époque antérieure. »
(Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P.
Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 442-443.)

(05.11.2012)

LE TEMPS INSCRIT À MÊME LE SOL

Je descends de l'autobus devant le musée Grévin, sur le


boulevard Montmartre. Ici, comme ailleurs, s'applique la règle de
toute survivance : les parts maudites de l'histoire apparaissent
presque toujours depuis le bas. C'est ce qu'a montré Julius von
Schlosser dans son ouvrage sur la longue durée du portrait en cire :
la haute prérogative des souverains – les effigies royales – n'aura
finalement survécu, chez nous, que sur les boulevards du petit
peuple parisien. Antoine Benoist aura eu, sans doute, le privilège
aristocratique de fabriquer les effigies en cire de Louis XIV mais,
trois générations plus tard, on moulait les têtes qui dégringolaient
de la guillotine : aristocrates et criminels dans le même panier, si
l'on peut dire. C'est ainsi que l'immémoriale technique de l'imago
retrouvait par en bas sa fonction primitive – l'exposition visuelle de
la res publica – par le biais de la fureur des peuples.
Je traverse le boulevard Montmartre : me voici dans le passage
des Panoramas, comme chaque lundi lorsque je me rends rue
Vivienne pour donner mon séminaire. Le grand livre inachevé de
Walter Benjamin – avec les photographies que Germaine Krull lui
offrit des passages parisiens – m'aura enseigné à mieux voir le temps
dans cet espace anachronique où les « magasins de nouveautés »,
comme on disait (la mode cheap des boutiques d'aujourd'hui),
coexistent avec ce côté « antiquisant » et « collectionneur » des
numismates, des fabriquants de tampons ou des échoppes de cartes
postales. Il y a bien des gens qui se croisent dans les passages
parisiens, et chacun porte avec soi une temporalité différente :
touristes ou affairés, de passage ou du quartier, restaurateurs,
marchands d'images, de vêtements, voire de plaisirs (au bout du
passage des Panoramas, il y a un « hammam pour hommes » avec
un grand plâtre de Dionysos, une porte-miroir et une publicité qui
vante l'ambiance « Rome antique » du lieu).
Le touriste et l'amateur d'art, dans les passages parisiens comme
ailleurs dans les rues d'une capitale, se reconnaissent à ce qu'ils
regardent presque toujours vers le haut : vitrines, verrières, beautés
architecturales. J'ai l'impression que, pour me fondre dans un lieu,
pour mieux le voir et l'habiter, il vaut la peine de le regarder aussi,
et aussi intensément, vers le bas. L'autre jour j'étais à Istanbul, tout à
ma joie d'admirer le prodige des coupoles et celui des marbres
taillés en Rorschach – comme les doubles pages d'un grand livre à
mystères – sur les parois de Sainte-Sophie. Au bout d'un moment,
je me suis aperçu à quel point le sol, lui aussi, racontait la splendeur
marmoréenne du lieu, sa mémoire en morceaux éclatés, recollés
mais à jamais disjoints, selon un travail du matériau qui, si je puis
dire, aura tout vu passer depuis des siècles et des siècles, toute une
histoire qu'on rêverait de déchiffrer dans l'écriture en labyrinthes de
ses cassures.
Ici, passage des Panoramas, c'est un peu la même chose quoique
sur une période plus courte : le temps s'y écrit à même le sol, en
mosaïques de pas de portes, en effacements de carreaux, en vestiges
d'inscriptions, en survivances de motifs inaperçus. Un petit bout du
passage des Panoramas peut alors dignement ressembler à toute une
paroi de Sainte-Sophie, même si le bout d'à côté se trouve englouti
sous sa moderne chape de béton. Cela va et vient et n'en finira pas.
Cela disparaît sans cesse mais survivra par bribes. Comme un
leitmotiv souterrain, c'est-à-dire comme un Leitfossil : une
mémoire du sol que chacun foule aux pieds dans l'oubli d'y penser.
(Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire [1911], trad. É. Pommier, Paris, Macula,
1997. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1927-1940], trad.
J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 65-125.)

(26.04.2011)

PAS DE PORTE AVEC ANFRACTUOSITÉS

Innombrables, les hommes qu'elle a pris dans ses bras et qu'elle a


laissés venir en elle pour un peu d'argent. Innombrables, les nuits
sur la Rambla de Santa Mónica, à attendre, à ferrer le client, à
négocier un peu, à monter dans la chambre, à se déshabiller, à faire
l'amour, à se laver et se rhabiller, puis à redescendre, encore et
encore, vers le même pas de porte pour attendre le nouveau client.
Innombrables fatigues, innombrables rires ou pleurs, vraies ou
fausses fêtes, peurs, innombrables alcools, choses du commun. Et
innombrable, immense solitude, peut-être.
Cela fait longtemps qu'elle a vieilli et qu'elle s'en est allée. Une
autre, sous le même pas de porte, l'a remplacée, a travaillé, vieilli, et
s'en est allée elle aussi. Sur le pas de porte, le marbre blanc sali a
gardé cette relique très païenne : les deux traces de leurs talons,
alors qu'elles faisaient « le pied de grue » ou « battaient la semelle »,
comme on dit, dans la nuit de Barcelone, à attendre, attendre,
attendre.
(Juan José Lahuerta, « Se calienta el mármol », Acto, no 1, 2002, p. 122-129.)

(20.12.2014)

CHIEN ENLISÉ DANS LA SCÈNE

On se préoccupe tellement de la scène, des personnages, de leur


hiérarchie dans la lumière, qu'on oublie celui qui est là, dans
l'ombre, juste devant nous (car l'ombre n'est pas toujours derrière,
elle peut être à portée de main ou au ras du sol). C'est le chien. Il
faut bien regarder pour se rendre compte qu'il aboie. Il semble
protester contre l'histoire des hommes, contre la rumeur du
tambour, contre la marche du pouvoir, les armes, les casques, les
uniformes. Il est l'objecteur de l'histoire. À ce titre, il demeurera dans
l'ombre. Pire : il est comme enlisé dans l'épaisseur – et non dans le
sous-sol – de la scène, son existence brûlée par l'air inférieur où
personne ne le regarde.
(Rembrandt, La Ronde de nuit, 1642, Amsterdam, Rijksmuseum.)

(13.03.2005)

ABYMES D'ABÎMES

Les collégiens confondent souvent les deux mots abîme et abyme.


Un abîme est un gouffre dont la profondeur est insondable. On
utilise dans le même sens le mot abysse. En revanche, un abyme –
mot qui ne se trouve pas dans les dictionnaires courants, sans
doute parce qu'il n'est qu'une reprise de l'orthographe ancienne du
mot précédent – désigne en particulier, dans le vocabulaire de
l'héraldique, le point central de l'écu ; ce qui aura fourni à André
Gide l'idée de parler d'une mise en abyme pour désigner un procédé
artistique ou littéraire de répétition en miroir allant toujours vers le
« centre » ou vers le « fond » de l'image, comme dans les fameuses
boucles d'oreilles de La Vache qui rit, exemple trivial mais qui a fait
découvrir cette merveille sémiotique à beaucoup d'enfants qui
aimaient le fromage.
Il y a en même temps connivence et différence entre l'abîme et
l'abyme. La connivence tient au fait qu'on échoue à savoir où est le
fond de ce qu'on voit. Comme si le fond échappait à toute mesure
spatiale, à toute vision comme à toute prévision. La différence tient
à ce que le fond est un phénomène d'opacité dans l'abîme et de
transparence dans l'abyme : gouffres noirs d'un côté, chambres de
miroirs de l'autre. Antonin Artaud serait un poète des abîmes où il
se perd lui-même, Jorge Luis Borges un conteur des abymes qu'il
construit patiemment pour mieux nous perdre. Qu'abîme et abyme
aient été, autrefois, le même mot nous suggère que les cas où ils se
mêlent pourraient être fort nombreux. Trois occurrences, trois
souvenirs me viennent à l'esprit sans que j'y aie trop réfléchi :
miroirs de gouffres ou gouffres de miroirs, tout cela serait à l'œuvre
chez Maria, Charlot et Kafka.
Maria ? Je pense au Mariale, livre longtemps attribué à Albert le
Grand, et que j'ai lu autrefois dans la bibliothèque du couvent de
San Marco, à Florence. Je pense aussi à cette sorte d'encyclopédie
de louanges à la Vierge Marie, intitulé sous le même nom d'auteur,
au XIIIe siècle, De laudibus Beatae Mariae Virginis. J'y avais compté
environ mille sept cents colonnes de texte in-quarto : un ouvrage
immense, donc, organisé en douze livres dont beaucoup
décrivaient Maria comme un abyme d'abîmes, justement. Le
lecteur y est baladé selon des trajets fascinants, dont voici l'un des
plus typiques (et dont j'élague bien des détails). On te fait d'abord
cheminer dans un magnifique paysage où toutes les fleurs, toutes
les beautés, toutes les senteurs sont réunies : c'est Maria, elle qui
réunit toutes les vertus du monde. À un moment, tu te retrouves
devant une petite porte : tu regardes par le trou de la serrure, et,
attention, c'est Maria désignée par l'auteur médiéval sous l'angle
audacieux de son genitale secretum, cet abîme où seul aura pénétré
vraiment « la clé qui ouvre », c'est-à-dire la parole divine (verbum)
au moment de l'Annonciation. Tu parviendras, cependant, à
franchir le seuil de cet espace merveilleux.
Alors tu te retrouveras dans un petit jardin clos (hortus conclusus) :
c'est Maria, bien sûr, elle qui ramène sur terre la possibilité du jardin
de Paradis. Ou, plus exactement, c'est son propre jardin secret, son
uterus dira l'auteur mystique. Trente-trois sortes d'arbres, comme
les trente-trois vertus de Marie, protégeront ta déambulation dans
ce jardin, depuis le cyprès jusqu'à la myrrhe ou la gutta, cette plante
qui figure exactement les larmes de la Vierge pendant la
Lamentation. Or voici que, dans le jardin, se trouve une église :
nom de Dieu, c'est Maria, elle qui sait réunir tous les fidèles en son
sein ! Tu accèdes à l'église par un grand porche précédé des trente-
trois marches signifiant, une fois encore, les vertus ascendantes de
Marie. Les voûtes décrivent l'espace redéployé de son uterus. Les
vitraux sont l'hymen, puisque la lumière – semence divine – y passe
à travers sans briser la surface vierge. Et voici que, dans l'église, se
trouve une nouvelle porte donnant, cette fois, sur une
bibliothèque : c'est Maria, elle qui a su réunir en son sein l'ancienne
et la nouvelle Loi, la juive et la chrétienne. Veux-tu t'approcher,
ouvrir un livre ? Regarde : la première lettre du texte prophétique
sur lequel tu tombes, c'est justement le M de Maria, et si tu regardes
mieux tu découvriras une lettre hébraïque, le mem, qui se replie sur
elle-même, exactement comme l'enclos d'un jardin. Alors tu
tomberas dans la lettre et tu te retrouveras à ton point de départ,
dans le jardin du début, sans avoir jamais quitté le sein de Maria. Tu
as donc bien cheminé dans un abyme d'abîmes.
Charlot ? C'est fort différent, sans doute, mais je repense à cette
remarque extraordinaire de Siegfried Kracauer dans un article
de 1926 sur La Ruée vers l'or. Charlot, comme on le sait bien, est
très souvent sur le point de tomber. Mais là où il tombe, dit
Kracauer, c'est l'abîme ou le trou qu'il est lui-même : « [Il] a perdu son
moi, c'est pourquoi il ne peut vivre ce qu'on appelle la vie. Il est un
trou où tout tombe (er ist ein Loch, in das alles hereinfällt), ce qui
d'habitude est relié en un tout éclate en heurtant le fond et se défait
en ses propres morceaux. » Aussi voit-on Charlot, au début de La
Ruée vers l'or, marcher sur le flanc d'une montagne, avec son fameux
costume rapiécé, entre les dangers symétriques d'un ours qui
pourrait le dévorer et d'un précipice qui pourrait l'engloutir. À la
fin du film – et après l'épisode fameux de la maison qui est en train
de tomber dans le vide –, Charlot dégringolera une dernière fois
depuis la première classe d'un paquebot sur le pont des émigrants
pauvres où il retrouvera, depuis un magnifique trou de cordages, sa
bien-aimée Georgia.
Et Kafka ? Kafka, c'est le trou sans fin, cruel. C'est écrit comme
on creuse en tournant : depuis la fleur de peau jusqu'au plus
profond des viscères. Vertigineusement fragile et puissant, innocent
et pervers à la fois. Comme une machine à coudre utilisée très
lentement, où le tissu serait l'âme et le corps de l'écrivain lui-même,
à la fois suppliciés et devenus textes. Je viens juste de relire les
Lettres à Milena dans la nouvelle traduction de Robert Kahn : il y est
souvent question d'abîmes, d'autant plus profonds qu'ils seront
minuscules ou triviaux. Gouffres de l'histoire : « "L'histoire nous
appartient comme nous lui appartenons". [...] J'avais une fois attrapé
une taupe et je l'ai emportée dans le carré de houblon. Dès que je
l'eus relâchée, elle s'est enfouie comme un fou furieux dans la terre,
et elle a disparu comme si elle avait plongé dans l'eau. C'est ainsi
que l'on devrait se cacher devant cette histoire. » Écrins de l'amour :
« Et donc je la dépose scellée [cette lettre] entre tes mains, tout
entière, comme je me suis moi-même déposé entre tes mains. [...]
Et je t'aime donc, toi la récalcitrante, comme la mer aime un
minuscule galet en son fond... » Crevasses de la peur : « Moi je te
supplie de me permettre de me terrer dans mon trou [...], au fond
d'une fosse sale (sale uniquement à cause de ma présence, bien
sûr). »
Ce jeu d'abîmes est aussi un jeu d'abymes, pour la simple raison
que Kafka éprouve les abîmes de son désir comme une peur
fondamentale et les abîmes de sa peur comme un désir
fondamental. Voilà pourquoi il sera capable d'écrire à sa bien-aimée
cette phrase terrible : « L'amour c'est que tu es le couteau avec
lequel je fouille en moi. » Voilà pourquoi, quand Milena brûle en
rêve, c'est Franz qui brûlera à sa place tout en la frappant d'un tissu
pour la sauver du feu : « Hier j'ai rêvé de toi. Je ne sais presque plus
les détails de ce qui se passait, je ne sais que ceci, on s'intervertissait
continuellement, j'étais Toi, Tu étais moi. Finalement tu as pris feu
de quelque façon, je me suis souvenu que l'on étouffe le feu avec
des torchons, j'ai pris un vieil habit et je t'ai battue avec. Mais les
transformations ont continué et c'est allé si loin que tu n'étais plus
du tout là, mais c'est moi qui brûlais et j'étais aussi celui qui frappait
avec l'habit. Mais frapper ne servait à rien et cela ne faisait que
confirmer ma vieille crainte que de telles choses ne peuvent rien
contre le feu. Mais entre-temps les pompiers étaient arrivés et tu
avais quand même été finalement sauvée. Mais tu étais différente
d'avant, fantomatique, dessinée à la craie dans l'obscurité et,
inanimée ou peut-être seulement évanouie de joie d'avoir été
sauvée, tu me tombas dans les bras. Mais là encore l'incertitude de
la transformation a agi, c'était peut-être moi qui étais tombé dans
les bras de n'importe qui. »
On aura noté que, dans ce récit, c'est la conjonction mais qui sert
d'interface pour toutes ces mises en abyme opérant, non pas du
même au même (comme dans le cas de La Vache qui rit), mais de
chaque chose à son contraire : dire mais pour faire de l'abyme
quelque chose de vraiment très sombre, c'est-à-dire pour
approfondir les abîmes.
(Albert le Grand [pseudo-], De laudibus Beatae Mariae Virginis [XIIIe siècle], Opera omnia,
XXXVI, éd. A. Borgnet, Paris, Vivès, 1897. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico.
Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990 [rééd. 1995], p. 309-326. Siegfried
Kracauer, « The Gold Rush » (1926), trad. S. Cornille, Saint-Denis, Presses Universitaires
de Vincennes, 1996, p. 41. Franz Kafka, À Milena [1920-1923], trad. R. Kahn, Caen,
Nous, 2015, p. 66, 98, 192, 247, 249 et 255.)

(11.08.2015)

EXPOSER SES REPLIS AUSSI


Prenez un bout de toile et pliez-le de diverses façons. Si vous
vous contentez de passer de la peinture sur l'espèce de tas ainsi
formé, il est évident que vous n'aurez pas encore obtenu un
tableau, loin de là. Pour obtenir un tableau, il faut encore procéder
à toute une série d'opérations qui, des nombreux plis originels,
disséminés, locaux, engage ce grand dépli global qui libérera un
tableau. Les tableaux sont devant nous dépliés, ils sont tableaux en
tant même que déplis. Et les tableaux de Simon Hantaï sont si bien
dépliés – déployés en grand, soigneusement étalés, aplanis au fer à
repasser, impeccablement tendus sur leurs grands châssis – qu'en
passant le doigt sur la toile, souvent, on ne sent pratiquement plus
la trace en relief des pliages initiaux. L'empreinte matérielle
demeure subtilement, mais elle a surtout fait place à une
somptueuse modulation de la couleur. C'est l'un des aspects
théoriques et sensibles qui m'avaient le plus impressionnés dans
mes premières approches de la procédure mise en œuvre par
Hantaï : que certaines grandes oppositions conceptuelles, en
particulier l'opposition de l'empreinte et de la modulation –
théorisée par Gilbert Simondon et reprise par Gilles Deleuze –,
soient, non pas illustrées mais, au contraire, subverties et dépassées
dans le geste, apparemment si simple, de l'artiste.
La méthode de Hantaï était double, duplice – au sens de la
duplication inhérente à toute opération de pli –, dialectique. Elle
exige donc de nous un regard également double et dialectique.
Quand nous admirons cette œuvre dans ses développements
jusqu'au début des années 1980, nous sommes évidemment
subjugués par la splendeur visible qui se déploie devant nos yeux :
c'est-à-dire que nous regardons d'abord ce qui était advenu ensuite, à
savoir le dépli. C'est ce qui nous fait évoquer, devant ces immenses
plans d'étoilements colorés, les expériences de Matisse ou de
certains grands artistes américains. C'est ce qui nous fait
comprendre quelque chose de l'ordre du dépli dans les grands
espacements ultérieurs de Buren, par exemple. Mais admirer
l'œuvre de Hantaï dans ce seul cadre esthétique et historique, ce
serait n'en vouloir comprendre qu'une seule part : la part la plus
visible, certes, la part de splendeurs dépliées. En rester là, ce serait
dé-dialectiser, dé-complexifier l'opération pour laquelle il voulait, à
chaque fois, trouver une forme. Ce serait oublier le travail du
négatif, en somme. Hantaï ne voulait-il pas, dans chaque tableau,
travailler sur deux plans au moins, sur deux tableaux à la fois ? Ne
voulait-il pas que le pli et son inévitable moment de repli ne fussent
jamais oubliés dans leur unique dépli visible, si beau fût-il ?
Conjurer, en somme, cette évidence que, dans un tableau obtenu
par pliage, on voit l'extension du dépli, on voit la trace des plis, mais
on ne voit pas la profondeur des replis.
Notre dialogue a sans doute commencé sur cette entente. Hantaï
a aimé, je crois, qu'en 1996 je lui propose de travailler sur l'impureté
procédurale et non sur l'impeccable visibilité, toutes aléatoires
qu'elles fussent, de ses compositions colorées. Il a compris que je
veuille m'attarder particulièrement sur ce grand tableau
de 1971 peint et plié des deux côtés, en sorte que la face visible – d'un
bleu sidéral – fût abîmée par les traces de noir qui transparaissaient
partout depuis la face cachée du tableau. Il a accepté que je lui parle
de l'empreinte, donc de quelque chose qui relève d'autre chose que
du grand art pictural au sens canonique d'arte per via di porre. Que
j'évoque à propos du pliage ce que Gilbert Simondon décrivait si
bien de l'opération du moulage : « Le point de vue de l'homme qui
travaille est encore beaucoup trop extérieur à la prise de forme, qui
seule est technique en elle-même. Il faudrait pouvoir entrer dans le
moule avec l'argile, se faire à la fois moule et argile, vivre et
ressentir leur opération commune pour pouvoir penser la prise de
forme en elle-même. [...] [L'artisan] met l'argile dans le moule et la
presse ; mais c'est le système constitué par le moule et l'argile pressée
qui est la condition de la prise de forme ; c'est l'argile qui prend
forme selon le moule, non l'ouvrier qui lui donne forme. L'homme
qui travaille prépare la médiation, mais il ne l'accomplit pas ; c'est la
médiation qui s'accomplit d'elle-même après que les conditions ont
été créées ; aussi, bien que l'homme soit très près de cette
opération, il ne la connaît pas ; son corps la pousse à s'accomplir, lui
permet de s'accomplir, mais la représentation de l'opération
technique n'apparaît pas dans le travail. C'est l'essentiel qui manque,
le centre actif de l'opération technique qui reste voilé. »
Hantaï a donc accepté – parce qu'il se reconnaissait, je crois, dans
une telle mise en rapport – que je tente d'établir un lien entre cette
description technique et les choix fondamentaux, les choix
techniques de Marcel Duchamp dont on peut voir une marque ou
une trace dans les différentes expériences photographiques que
Hantaï menait à l'époque sur son propre travail de peintre.
Matisse ? Bien sûr. Mais Duchamp tout aussi bien. La seule œuvre
qu'il ait achetée dans une galerie, me dit-il, était une œuvre de
Marcel Duchamp (qu'il offrit ensuite à un ami). Ce simple rappel
devrait nous prévenir de toute interprétation « pathétique » du repli
de l'artiste : je veux dire sa décision de ne plus peindre, de ne plus
exposer « simplement » – et c'est bien la complexité de son travail par-
delà les tableaux qu'il faut alors prendre en compte, plis, déplis et
replis dans la mêlée et la démêlée d'un permanent débat –, la
décision, en tout cas, de ne plus se satisfaire d'une simple
anthologie de ses déplis picturaux. D'où l'emphase nouvelle qu'il
donnait par exemple, dans nos dialogues de 1997 et 1998, à sa
pratique quasi clandestine d'aller exhumer et photographier, en été
1997, des tas de toiles qu'il avait enterrées dans la campagne de
Meun dix ou quinze ans auparavant. D'où ses refus obstinés,
compliqués, d'exposer son travail comme de la simple peinture, fût-
ce dans les espaces les plus prestigieux du Musée national d'Art
moderne à Paris.
Le repli de Hantaï, à partir de 1982, ne fut en rien l'arrêt de son
travail. Il ne fut pas désœuvrement, sauf à entendre ce mot dans le
sens philosophique que lui avait donné, dès 1953, Maurice
Blanchot dans un admirable texte – que Hantaï connaissait bien, il
va sans dire – sur la question de l'inspiration envisagée à partir du
mythe d'Orphée aux enfers. Texte où il était dit, en somme, que
sacrifier quelque chose, c'est toujours donner accès à quelque chose
d'autre : sacrifier la vue de quelque chose, c'est donner à regarder
autre chose ; sacrifier le dépli visible, c'est faire don d'un repli qui n'est
pas « invisible » à proprement parler, puisqu'il est offert et ouvert.
Mais c'est un don d'obscurités, un don de la nuit, ouvert comme
une nuit (une nuit étoilée, s'entend). On devrait même dire – si
l'on pense par exemple à l'état dans lequel Hantaï avait laissé son
atelier, là-haut, dans sa maison, sens dessus dessous – que le repli
était pour l'artiste quelque chose comme un retour à la condition
native de sa propre méthode, quand tout est encore replié, noué,
en tas, en gestation, pas encore déplié, pas encore tableau. Le pas-
de-peinture de son « désœuvrement » était donc, aussi, comme un
retour au premier pas de la « mise en œuvre » pour toute méthode de
pliage.
Travail du négatif, ai-je dit. Travail dont Hantaï n'attendait – et
n'obtint – aucune résolution, aucune réconciliation. Comme
Straub, il fut le non-réconcilié par excellence. Il vivait dans la
perpétuelle tension ou contradiction du dépli et du repli. Les déplis
sont les plis rendus visibles, les replis sont les plis rendus à leur
condition germinale d'obscurité. Les déplis nous donnent accès au
possible de l'œuvre, les replis nous affrontent à l'impossible auquel
Hantaï se sentait décidément tenu. Les déplis viennent à l'existence
en s'exposant sur les cimaises de nos musées, les replis n'existent
aux yeux d'autrui que sous la forme d'une exigence inestimable,
impossible à exposer. Dans la brèche ouverte entre déplis et replis,
possible et impossible, existence et exigence, s'élevait la colère de
Hantaï, son insatiable colère, épuisante pour quiconque l'écoutait
ou l'aimait, tout simplement. Comment faire exister le repli en face
de son dépli somptueux ? Comment exposer son repli ?
Il ne faut pas s'étonner que, pour répondre à ces questions – ou
pour simplement les poser –, Hantaï se soit tourné vers certaines
formes de l'ascétisme religieux, philosophique ou littéraire. Bernard
de Clervaux, Wittgenstein, Celan. Ou encore Georges Bataille, qui
aura su inventer une notion de l'expérience intérieure par-delà toute
définition ou séparation de ces trois « champs » religieux,
philosophique et littéraire. Bien qu'il y ait beaucoup à dire sur les
pratiques de l'écriture chez Hantaï, c'est d'abord au « champ »
artistique qu'il adressait ses questions, ses critiques, ses colères, ses
exigences. Comment exposer ses replis sans s'exposer à disparaître ?
Quand il accepta d'exposer son travail à l'Espace Rennes, en 1997,
il exigea que l'accrochage demeure invisible plusieurs mois durant :
il suspendait le dépli de ses tableaux à l'existence modeste et
repliée – petite chose, petite taille, papier bouffant, reproductions
en noir et blanc – du livre dans lequel je tentais, justement, de
rendre la parole à ses replis méthodiques.
La dernière expérience de travail que j'ai partagée avec Simon
Hantaï m'a profondément instruit d'un paradoxe temporel, cette
brèche entre passé et futur sur laquelle il avait fondé toute son
existence, toute son exigence. Il refusait que l'on simplifie son passé
à toute « anthologie ». Il refusait que l'on trivialise son futur à tout
« projet ». Lorsque je lui proposai, en 2000, d'imaginer un travail
pour l'exposition Fables du lieu au Fresnoy, le Studio national des
Arts contemporains, Hantaï demanda tout de suite l'impossible. Il y
avait dans son atelier une grande Tabula lilas de 1981 ; il me raconta
que ce tableau avait été réalisé avec un pigment blanc sur le blanc
d'une toile écrue ; sa magie sensorielle, telle qu'il s'en souvenait,
était que le rapport visuel entre les deux blancs créait une
infinitésimale ou inframince vibration « lilas » ; mais, depuis vingt
ans, le blanc de la toile comme celui du pigment avaient vieilli,
viré, pris des teintes jaunâtres. Hantaï voulait qu'on réalise, à partir
d'une photographie actuelle du tableau, une infographie dont le
traitement numérique fût capable de restituer l'admirable vibration
différentielle des deux blancs.
C'était impossible, naturellement. La différence entre les deux
blancs, dans le tableau original, tenait à la réfraction produite par les
deux textures différentes, celle de la toile écrue et celle du pigment
acrylique. Une photographie, une infographie ne connaissent pas
cette différence-là. Le temps vibratile du « blanc-lilas » était,
décidément, un temps à jamais perdu. Hantaï fit alors volte-face. Il
assuma d'un coup l'inaccessibilité du « temps-lilas » et le repli du
« blanc-lilas » : de façon très duchampienne, il me laissa déplier
plusieurs interprétations infographiques du tableau, à condition
qu'elles soient nommées Suaires, c'est-à-dire qu'y soit affirmée la
mort du tableau dans la série de ses nouveaux déplis. Nouveaux
tableaux, donc, et revendiqués comme tels. « Jeunes » tableaux d'un
artiste qui expérimente. Mais tableaux-suaires, tableaux-replis.
Comme si l'on ne pouvait exposer Hantaï – que ce soit sur une
feuille blanche pour un argument esthétique ou sur une cimaise
pour une rétrospective historique – qu'à tenter l'impossible, qui
serait d'exposer ses replis aussi.
(Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne,
1969, p. 243. Maurice Blanchot, « Le regard d'Orphée » [1953], L'Espace littéraire, Paris,
Gallimard, 1955 [éd. 1988], p. 225-232.)

(29.11.2008)

N'OUBLIE PAS LE SOUS-SOL

Tu critiques avec véhémence les « industries culturelles », et tu as


bien raison. Tu repères avec acuité la rhétorique des images,
photographiques ou télévisuelles. Tu accuses, ici un recadrage
indûment dramatisé, là une légende mensongère, ailleurs un
montage qui trahit le sens de chaque image prise séparément. Tu
en es venu à tellement douter des conditions de toute prise de vue,
que tu as fini par considérer toute photographie comme une
manipulation du réel et, donc, comme un mensonge permanent.
Tu en es même venu à te dire que, puisque c'est visible sur une
photographie, c'est que tout est faux, fatalement faux. Mais là, tu
exagères. Tu oublies l'ancrage ou le sous-sol anthropologique des
images, si « trahi » soit-il par ses mises en scènes spectaculaires. Y a-
t-il d'ailleurs, même dans notre plus grande intimité ou
« authenticité », une réalité qui soit absolument exempte de mise en
forme ? Tu finis par me faire penser à quelqu'un qui, emporté par
son regard critique sur les conditions de mise en scène des films
pornographiques, finirait par penser que l'acte même de faire
l'amour n'est qu'une production idéologico-capitalisto-américano-
im-périaliste.
(24.06.2013)
RADICAL, RADICULAIRE

Être radical, sans doute. Méfions-nous cependant du consensus


éventuellement caché sous ce mot exaltant et fort utilisé. Il y a
quelquefois – pas toujours, heureusement, mais assez souvent me
semble-t-il dans les débats intellectuels français – quelque chose de
presque ridicule dans le « radical », quelque chose de vain et de
comique à la fois dans ce qui se donne, sous nos latitudes, sous ce
beau nom de « radicalité ». C'est l'écrivain qui écrit, par exemple,
que plus rien ne s'écrit depuis Malherbe ou depuis Mallarmé. C'est
l'artiste qui profère la mort de l'art depuis Manet ou Marcel
Duchamp, la mort du cinéma depuis Straub ou Godard. C'est le
sociologue qui prétend que la guerre n'a plus lieu parce que lui-
même n'y a accès qu'à travers des images, des simulacres. C'est le
philosophe qui assène que l'on ne sait plus penser depuis Héraclite
ou depuis Heidegger, nous n'en sommes pas à vingt-cinq ou vingt-
six siècles près. On dirait que le penseur « radical » n'existe que
pour plonger tout droit le foret de sa critique dans le sol du présent.
Puis il le ressort triomphalement, comme ferait un médecin du
thermomètre planté dans le cul du monde historique, et il
prononce gravement son diagnostic sans appel, son pronostic
pessimiste, forcément pessimiste.
Si être « radical » consiste à se poser en prophète des malheurs et
des disparitions en tous genres, nous n'avons pas besoin de tels
« radicaux » pour la simple raison que les malheurs existent et que
les disparitions ont cours aux yeux de tout le monde, affectant de
fait la majorité de nos contemporains. Nous n'avons pas besoin que
l'on prophétise « radicalement » sur notre expérience de chaque
jour. Méfions-nous donc des grands discours qui commencent par
décréter la disparition sans restes de toutes sortes de choses –
l'expérience, le geste, la « vraie vie », la morale, la politique, la
poésie... Des restes, il y en aura toujours, et l'on fait avec. C'est
même avec les restes que l'on fait les meilleures soupes (ou avec les
fragments d'antiquités que l'ont fait les inventions les plus inouïes,
comme Hölderlin lorsqu'il traduisit en vers les tragédies de
Sophocle ou comme Marcel Duchamp lorsqu'il décida de se lancer
dans la technique médiévale du vitrail pour son Grand Verre).
Or il y a d'autres latitudes pour la radicalité, ce qui suppose
d'autres façons de voir et de faire. Me voici justement par 22o 54'
35'' Sud et 43o 10' 35'' Ouest, c'est-à-dire à Rio de Janeiro. Je
chemine au milieu d'une foule de jeunes gens dans l'architecture
néobaroque de l'École des Arts visuels, où j'apprends que Glauber
Rocha a beaucoup travaillé et tourné, je m'en souviens à présent,
une bonne partie des plans de Terre en transe, cet extraordinaire
manifeste poético-politique tourné en 1967 sous – et malgré, et
contre – la dictature militaire brésilienne. En sortant de l'École des
Arts visuels, je me retrouve au milieu du Parque Lage et de son
foisonnement tropical (nous sommes pourtant au centre de Rio,
c'est l'une des innombrables étrangetés de cette ville). Il y a donc
cette odeur suave des végétaux qui pourrissent, la chaleur,
l'humidité omniprésente, certaines sonorités évoquant déjà, du
moins pour mon imagination inexperte, la grande forêt
amazonienne. En tout cas : suavité de l'air, sensualité des corps –
beaucoup d'amoureux et d'amoureuses –, plus quelque chose
comme un grand remuement menaçant, une guerre sourde menée
à travers toute cette végétation environnante qui ne cesse pas de
bouger bizarrement. Ici aussi, à quelque échelle que ce soit,
l'histoire des hommes ou la sélection naturelle réservent leur lot de
malheurs et de disparitions.
Il faut bien regarder où l'on met les pieds. Pas de serpents en vue,
mais des racines qui partout serpentent. Me voici donc à réunir
dans une même rêverie de promeneur la radicalité de Glauber
Rocha avec le monde radiculaire de cette forêt qu'il a certainement
parcourue des dizaines de fois. Glauber Rocha et Pier Paolo
Pasolini – sur qui, entre autres, je suis venu parler ici pour les amis
Tadeu, Paulo, Cesar, Paula, Livia, Ilana, Hernán, Rafael... – n'ont-
ils pas donné un modèle de radicalité poétique et politique dont les
milliers de racines à enjamber pour faire son chemin m'offrent ici,
tout à coup, ce que je pourrais nommer une « image de pensée » ? Il
me faudra donc regarder ces sols encombrés de racines, radicules,
radicelles, avec un peu plus d'attention. Ou photographier, fût-ce
d'abord erratiquement, tout ce qui me tombe, en marchant, sous
les yeux. Cela pourrait-il m'aider à comprendre quelque chose de
plus sur ce que radicaliser veut dire ?
Radicaliser, est-ce vraiment aller à la racine des choses ? Mais va-
t-on vraiment à la racine des choses ? Ma petite promenade dans la
forêt fait à cela deux objections. Premièrement, on ne va pas « à la
racine » parce que la racine n'existe pas : il n'y a que des racines, une
quantité nécessairement indéfinie, pullulante et incalculable, vivace
et monstrueuse quelquefois, de racines. Une seule racine, à
supposer qu'on puisse l'isoler, produit le plus souvent
d'innombrables bifurcations radiculaires. Freud avait un mot pour
cela, le mot « surdétermination ». Sans compter le « rhizome » selon
Deleuze et Guattari. J'ai l'impression, ici, que si je tirais très fort un
seul brin, un seul bout de ce réseau, c'est toute la forêt, peut-être
même toute la montagne, qui sortiraient d'elles-mêmes. L'idée que
l'on pourrait aller aux racines – seconde objection – est donc aussi
absurde que celle qui consiste à croire, étant historien, que l'on
« va » vers la source, vers le pur passé. C'est bien plutôt le contraire
qui arrive : j'ai l'impression que les racines viennent à moi en
surgissant de-ci, de-là, et en m'obligeant constamment à me
demander pourquoi, vers quoi je vais par ici plutôt que par là-bas...
Je ne vais donc pas aux racines (du passé), ce sont plutôt les racines
qui surgissent sous mes pas afin de modifier radicalement mon
chemin (vers le futur).
Glauber Rocha, comme Pasolini, avait bien compris que
l'authentique radicalité fait des racines un véhicule de rencontres
lacunaires – toujours incomplètes et toujours plurielles, comme je
l'éprouve si exactement à chaque pas de ma promenade dans la
forêt – et non pas l'objet d'une recherche visant quelque totalité
originaire, fatalement abstraite, soi-disant centrale,
hypothétiquement pure et supposément unique. Lorsque
Heidegger parla de l'« enracinement », en particulier dans sa
réflexion sur l'œuvre d'art – temple grec ou chaussure de paysan
peinte par Van Gogh –, il supposait une radicalité comprise comme
territoire d'origine fixé en un point précis du monde : un lieu dont
pourrait se prévaloir le supposé autochtone, l'habitant du lieu. Un
lieu d'où, en tant que propriétaire, il se sentirait légitimé à exclure
tous les étrangers de passage, juifs ou tsiganes par exemple. Voilà
pourquoi Heidegger fut tellement déçu par son séjour en Grèce :
rien ou presque – sauf Délos, île vierge de toute population, donc
de toute impureté – ne correspondait pour lui à cette « racine
grecque » qu'il disait perdue, tout simplement parce qu'il ne
parvenait pas à en déchiffrer les prolongements dans le teint basané,
sans doute pas assez « pentélique » à ses yeux, des Grecs du présent.
Mais, dans une ville comme Rio de Janeiro où pratiquement
chaque personne a une couleur de peau différente, où la migration
et l'esclavage constituent des données anthropologiques et
historiques de base, les choses heureusement ne peuvent pas se
poser comme Heidegger voulut le faire avec l'Allemagne ou la
Grèce. Ici on ne va pas à la racine : ce sont les racines qui
deviennent lianes dansantes, troncs excentriques, branches
innombrables, ramures obsidionales, et qui viennent à nous,
courent de partout, nous prennent dans leurs nœuds rythmiques.
Comme ces « tourbillons » dont Walter Benjamin aura proposé le
modèle – alternatif à celui de Heidegger – pour une notion
philosophique de l'origine, de l'Ursprung. Ma promenade m'éclaire
alors, souvenir des « tourbillons » aidant, sur le fait que les racines
n'ont pas à se prévaloir d'une autorité ou authenticité fictives de pur
passé, mais apparaissent au présent comme les perturbations
fonctionnelles ou morphologiques du sol où je marche :
perturbations nécessaires à la vie de l'arbre, elles cheminent donc à
différentes strates de la terre et en différents territoires qui
environnent le tronc. La « radicalité » des racines, ce serait
justement qu'elles sont là et non pas au-delà, juste sous nos pas, tout
autour de nous, et non pas dans le ciel des idées, et pas plus au fond
archétypique de quelque source « véritable » ou antiquité
« inaccessible ».
De l'inaccessible il y en a, bien sûr. Les racines, nous ne pouvons
jamais les voir tout à fait, les saisir – maîtriser leur logique – ou les
tenir entièrement entre nos mains. Elles sont faites de latences,
d'oublis, de destructions, d'intermittences (le mot d'Aby Warburg
pour cela était Leitfossil, mélange des mots « fossile » et
« leitmotiv »). Mais leur invisibilité sous terre ne devrait pas avoir
plus de prestige que leurs apparitions lacunaires quand elles
surgissent en travers du chemin ou parmi la végétation de surface,
formant ces innombrables figures que je pourrais nommer, ici ou
là, phasmes géants, pattes de dinosaures, chevelures pétrifiées,
viscères d'un animal aux dimensions incalculables, serpents de
toutes tailles provisoirement immobiles. Tout se ramifie, les
tentacules végétaux affluent et s'enfoncent à nouveau dans la
profondeur, bifurquent, se couvrent de pourritures fastueuses – par
exemple ce champignon blanc agglutiné comme un « gang », c'est
un mot que l'on emploie beaucoup ici, de papillons –, s'ouvrent
tout à coup ou se réintriquent, font de grands arcs ou, au contraire,
des sortes d'amalgames boursouflés, images alternées d'organes qui
se libèrent et de tumeurs qui progressent.
La radicalité est affaire de racines : affaires du vivant et de la terre,
affaires de biologie et de géologie intriquées. Tout cela pour dire
quelque chose de ce que serait une généalogie. Encore faut-il se
défaire, quelquefois, des modèles dont l'idée même de généalogie
se trouve spontanément investie : souche, lignée directe, sang, sol,
etc. Ce que ma petite promenade parmi troncs, lianes, feuilles et
racines du Parque Lage m'apprend, c'est au moins qu'il faut voir les
choses selon deux points de vue à la fois : point de vue de ce qui
prolonge et persiste, quand les racines migrent à la fois du côté de la
terre (radicules) et du côté du ciel (ramures) ; point de vue de ce
qui tranche et bifurque, au risque de se perdre dans une sorte de
mouvement centrifuge, comme si l'arbre voulait fuir son propre
site de fondation. Les racines procèdent par additions, sans doute,
mais aussi par divisions. On ne sait plus trop, alors, si elles renforcent
l'arbre et le sol par effet de structurations progressives, ou bien si
elles l'affaiblissent par effet de disséminations interminables.
Une pensée radicale, en tout cas, devrait être une pensée des
réseaux qui font ici bifurquer et qui, là, recréent les mises en
contact. Cela n'a rien à voir avec l'« extrémisme » dont se
nourrissent souvent les « perspectives du pire ». Il faut se souvenir
qu'en conclusion à son grand livre sur Les Origines du totalitarisme,
Hannah Arendt associait à la condition de vie « désolée » des
systèmes totalitaires une pensée elle-même « désolée » dans sa
vocation au pire : « Un homme seul, dit Luther, déduit toujours
une chose d'une autre et pense tout dans la perspective du pire. Le
fameux extrémisme des mouvements totalitaires, loin de participer
du vrai radicalisme, consiste assurément à tout penser dans la
perspective du pire, à suivre le processus de la déduction qui
aboutit toujours aux pires conclusions possibles. [...] De même que
la peur et l'impuissance qui engendrent [le totalitarisme] sont des
principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une
situation contraire à toute action politique, de même la désolation
et la déduction logico-idéologique du pire qu'elle engendre,
représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui
détruit toute communauté humaine. » Comment oublier que les
SS se nommaient eux-mêmes gründlicher, « radicaux » ?
Au contraire, une authentique pensée radicale, comme le fut
celle d'un Glauber Rocha, serait une pensée attentive à la jungle du
temps, à la forêt des temps non déduits : une pensée obstinée dans
son cheminement, sans doute, mais aussi pleine d'un tact rendu
nécessaire par la complexité du terrain, la prolifération des lianes et
des racines qui nous coupent constamment la route. Une pensée
radicale serait donc le contraire d'une pensée dogmatique. Ce serait
une pensée exploratoire, aux aguets, pleine de nuances – ou d'images
dialectiques – dont toute traversée du temps est fatalement tramée.
Parce que les racines ne font pas que fixer l'arbre à la terre mais lui
assurent aussi quelque chose comme un mouvement migratoire qui
le fait « toucher » d'autres arbres – selon un processus dit
d'anastomose –, la pensée radicale serait donc une pensée capable de
migrer hors d'elle-même, une pensée capable de mettre en
question ses propres fondements, bref, une pensée de sa propre terre
en transe.
(Glauber Rocha, Terre en transe, 1967. Martin Heidegger, « L'origine de l'œuvre d'art »
[1935-1936], trad. W. Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,
1962 [éd. 1980], p. 13-92. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome. Introduction, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1976. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [1951-1972],
trad. M. Pouteau, M. Leiris, J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, revue par H. Frappat,
Paris, Gallimard, 2002, p. 837-838.)

(31.05.2013)

CHANGER DE RADICAL

Au jeune homme d'une revue bien nommée Inferno qui


m'interroge cet après-midi, en plein soleil, sur ce que « radicalité »
veut dire, je réponds en convoquant un exemple venu d'Aby
Warburg (et, au-delà, du linguiste Hermann Osthoff) : radicaliser,
c'est intensifier la pensée pour aiguiser notre regard sur les choses.
Mais intensifier, cela suppose justement de savoir changer de
radical : bonus, en latin, est intensifié par melior, qui lui-même
s'intensifie en optimus. À chaque étape on a dû, pour radicaliser,
changer de radical. Être radical, ne serait-ce pas, alors, être capable
de se déraciner soi-même, de faire migrer son propre terrain de
pensée, de s'inventer des sortes de « radicaux libres » ? Être radical,
ne serait-ce pas, tout simplement, savoir changer de radical ?
(Aby Warburg, « Introduction » [1929], trad. S. Zilberfarb, L'Atlas Mnémosyne, Paris,
L'Écarquillé-INHA, 2012, p. 55.)

(15.07.2013)

DÉFINIR LE TEMPS ?

Tu me demandes de définir le temps ? En trois ou quatre lignes ?


Ay ! Le temps ne se définit pas. Il nous définit et il nous « finit »
aussi. Il agit. Évoquer le temps ne peut se faire, pour commencer,
qu'à rappeler tous les verbes possibles de son action : le temps nous
abandonne, nous abat, nous abîme, nous abolit, nous abrège, nous
abreuve, nous abrite, nous absente... Et ainsi de suite.

(16.01.2009)

UN DÉTAIL, ET LE TEMPS TOUT ENTIER

En observant certaines situations polémiques – par exemple


entre deux hommes politiques, deux membres d'un vieux couple,
deux mandarins universitaires, etc. –, on est frappé, si l'on a pris
soin de se placer à une certaine distance, par le fait que l'objet
absolument central de la controverse, nœud brûlant de toute la
violence mise en œuvre, se révèle bien souvent minuscule et
dérisoire. C'est comme si les deux protagonistes se tapaient l'un sur
l'autre et mettaient, autour d'eux, le monde entier sens dessus
dessous pour le bout de chiffon du détail le plus infime, la broutille
la plus circonstancielle. Et comme si la polémique entière relevait
de cette loi étrange selon laquelle, plus le détail est infime, plus
dure sera la bagarre. On pense au fameux « narcissisme de la petite
différence » invoqué par Freud, notamment dans son analyse du
racisme. On se dit aussi qu'un tel état de faits éclaire assez bien la
fonction fantasmatique du détail comme « point de bascule » ou
« ligne rouge », quand chacun en vient à se dire : « Si je perds sur ce
point (de détail), je perds tout (toute la partie). » Voilà pourquoi c'est
autour de cette ligne ou de ce point, fussent-ils dérisoires et
inutiles, fussent-ils même non stratégiques, que toute la bataille
doit concentrer sa violence.
C'est ce qui s'est passé en 1961 dans les colonnes du magazine
américain ARTnews : les lecteurs y furent témoins, sans doute
ahuris, d'une brève mais intense prise de bec entre l'un des plus
grands iconographes de la peinture figurative, Erwin Panofsky, et
l'un des plus grands artistes de la peinture abstraite, Barnett
Newman. La chamaillerie semble, en effet, bien dérisoire : toute
l'altercation se concentrait sur un trait de détail, je dis bien un trait
puisque les combattants s'opposaient sur le petit bâton droit de la
voyelle i et le petit bâton courbe de la voyelle u. Ah ! quelle
gigantomachie ! Voici donc le résumé de l'histoire : Barnett
Newman avait peint un grand tableau rouge, traversé juste de
quelques lignes verticales – quelques traits de peinture, en
somme –, et qui se trouve aujourd'hui sur les cimaises du Museum
of Modern Art de New York. Or, l'artiste avait eu le toupet de
donner un titre latin, Vir Heroicus Sublimis, à son œuvre
monochrome : opération probablement déjà scandaleuse pour
Panofsky, qui n'a pas osé le dire franchement, même si l'on sent
bien que sa polémique de détail ne fait que déplacer un sentiment
déjà offusqué sur le fond, à savoir qu'un artiste abstrait –
antihumaniste aux yeux du grand historien – aurait poussé la
provocation jusqu'à affubler un grand pan de peinture rouge,
5,42 mètres de large, d'un titre humaniste et savant, un titre épique
évoquant les plus prestigieuses iconographies de l'Antiquité gréco-
romaine.
Mais voici le détail (le nœud de l'affaire) : les rédacteurs
d'ARTnews n'étant pas particulièrement versés dans la langue de
Virgile, la légende inscrite sous la photographie du tableau portait
l'inscription Vir Heroicus Sublimus. Ah ! quel scandale ! Et voilà
Panofsky adressant derechef sa lettre ouverte à la revue. On ne dit
pas, en latin classique, sublimus, on dit sublimis, point final. Panofsky
n'en reste pas tout à fait là, indice que l'erreur de détail serait elle-
même l'indice d'une erreur plus fondamentale. Voici son
argument : soit il s'agit d'une simple coquille (ce qui, en somme,
n'est pas bien grave) ; soit il s'agit d'une ignorance quant à la
grammaire latine (ce qui est un peu plus grave, car cela veut déjà
dire que Newman est un tricheur à vouloir justifier son geste
pictural anticlassique par une expression latine qu'il ne maîtrise pas
et utilise, par conséquent, comme un simple alibi esthético-
littéraire, pédant de surcroît) ; soit « Monsieur Newman veut
insinuer que, tel le Dieu d'Ælfric [un théologien anglais du Moyen
Âge que personne, évidemment, ne connaît chez ARTnews], il est
au-dessus de la grammaire ». Panofsky qualifie cette troisième
hypothèse d'« optimiste », au sens où elle ferait de sublimus une
décision artistique à part entière, ce qui dans sa bouche apparaît
cependant comme le reproche le plus cinglant : vous nous faites un
monochrome rouge de cinq mètres de large et vous prétendez, avec
cela, vous situer, tel un dieu, « au-dessus de la grammaire » ?
À ce reproche d'arrogance et d'incompétence, Barnett Newman
répond avec une très grande violence polémique. Aidé en sous-
main par Meyer Schapiro – dont l'approche des rapports entre
textes et images différait sensiblement de l'iconologie
panofskienne –, le peintre en remontre à Panofsky sur le plan
philologique (même s'il s'agit bien, dans les colonnes d'ARTnews,
d'une coquille typographique, la leçon sublimus existe bel et bien,
c'est une forme archaïsante de sublimis) comme sur le plan
philosophique (« Quant à Ælfric : ce moine du Xe siècle était
autrement plus sensible à ce que signifie l'acte de création »). Ce qui
l'amène à rétorquer en mimant sarcastiquement les trois hypothèses
avancées par Panofsky : « Si je m'en tenais à la dialectique
panofskienne, je pourrais l'accuser soit d'être au-dessus de la lecture
d'articles [puisque Newman, dans son texte, utilise bien la forme
sublimis], soit de ne pas avoir lu celui-ci, soit de ne pas savoir lire. Je
ne m'abaisserai pas à espérer que la troisième interprétation soit la
bonne. Je serai assez généreux pour croire qu'il m'a attaqué sans
avoir lu le texte. »
J'imagine que personne, avant Barnett Newman, n'avait jamais
eu l'audace et l'irrespect de dire à Panofsky : « Vous ne savez pas
lire. » C'est un peu comme si l'on disait à Wagner : « Vous ne savez
pas composer. » Donc Panofsky prend la mouche et riposte en
précisant que, si sublimus existe bien comme une forme archaïque
de sublimis – occasion pour lui d'en remettre sur les précisions
philologiques, les lecteurs d'ARTnews comprenant de moins en
moins –, cela implique également que sa signification est
différente : on ne parlera jamais, selon lui, d'un vir sublimus pour
dire « sublime » au sens moral et poétique que, seule, véhicule la
forme classique sublimis. Newman réplique à son tour, et son
indifférence à l'égard de toute politesse académique l'amène à poser
brutalement ce qui lui apparaît comme l'essentiel du débat : « La
question, c'est que le Dr Panofsky prétend fabriquer les règles
régissant l'emploi des archaïsmes (the use of archaisms). Pour
significative que soit cette attitude chez quelqu'un d'aussi hostile à
toute expression poétique courante, elle reste impardonnable. Ce
qui est en jeu, c'est sa prétention à dénier à l'artiste le droit de créer
un langage poétique, le droit d'exercer la potestas audendi [le pouvoir
d'oser]. Combien différente est l'attitude du grand Otto Jespersen,
pour qui "l'une des raisons qui poussent les poètes à employer des
mots archaïques, c'est qu'ils sont nouveaux du simple fait de leur
vieillissement." Ou encore celle de [Henry Watson] Fowler : "C'est
le type de renouvellement qui justifie celui qui en est responsable,
et un bon exemple de la manière dont un mot plus ou moins
tombé en désuétude peut revenir à la vie" (how effectually a more or
less disused word may come to life again). »
L'échange est si vif qu'il se trouve, et c'est bien dommage pour un
débat intellectuel, comme innervé de mauvaise foi. La question de
détail – ce i et ce u sur quoi chacun aurait pu s'entendre rapidement
en disant qu'il ne s'agissait, après tout, que d'une simple coquille
imputable à la seule revue – s'enfle démesurément à partir du fait
que le dissensus fondamental y demeure tu, voilé ou déplacé. Ce
n'est qu'à la toute fin de l'échange que Barnett Newman, à mon
avis, énonce clairement le désaccord : là donc où la discussion
aurait pu commencer, elle se finit pour de bon puisque Panofsky ne
voudra pas donner suite. Quelle est donc cette question de fond ?
C'est une question de temps, et non pas, comme le pinaillage des
deux le laissait entendre jusque-là, une question de lettre (combien
demeure juste cette remarque de Georges Bataille, à entendre dans
toutes les nuances philosophiques de son apparente simplicité :
« Tout problème en un certain sens en est un d'emploi du temps »).
La différence linguistique i/u était donc bien un alibi théorique :
elle permettait de réduire la question de temps – question de ce qui
est irréductible, non sémantisable jusqu'au bout, infini en un sens –
à une question de détail, c'est-à-dire à une question d'espaces
circonscrits, d'unités discrètes et de significations attribuables. Il me
semble clair, en fin de compte, que le recours aux travaux d'Otto
Jespersen et de Henry Fowler n'a pas, sous la plume de Barnett
Newman, le langage pour seul enjeu, même le langage poétique. Il
s'agit du temps lui-même, du temps en tant que les formes s'y
meuvent, s'y inventent, s'y transmettent, y disparaissent et y
réapparaissent au gré de ce qu'un artiste voudra en faire. Si Barnett
Newman a presque envie, au cours de la discussion, d'assumer
sublimus contre sublimis qu'il a pourtant utilisé, c'est qu'il veut
retenir la leçon de Jespersen et de Fowler, deux auteurs dont Aby
Warburg avait recueilli les travaux dans sa bibliothèque, et que
Panofsky, à ma connaissance, n'a jamais cités.
Quelle est cette leçon ? Newman la nomme, citant Fowler, life
again, là où Warburg l'avait déjà nommée Nachleben, ce qui veut
dire à peu près la même chose. Dans la chamaillerie de détail gît
donc la grande, la vraie polémique sur le temps dont toute l'histoire
de l'art moderne est traversée : faut-il envisager le devenir de l'art
comme la transmission « classique » d'un héritage qui évolue, au
nom de quoi les « archaïsmes » seront révoqués de toute grammaire
des formes ? Telle est la leçon de Panofsky. Celle de Newman est à
la fois plus audacieuse – c'est ce qu'il invoque sous l'expression
potestas audendi, le pouvoir d'oser – et plus proche de l'anthropologie
des images chère à Warburg voire, par-delà, proche du geste
nietzschéen face aux tragiques grecs : c'est dans les archaïsmes dont la
tradition académique veut faire de vieilles choses obsolètes et
« agrammaticales » que gît, en réalité, la possibilité du nouveau,
comme lorsque Newman ose passer du rouge sur toute une toile de
cinq mètres de large, un peu comme autrefois les artisans romains
le faisaient sur les murs de Pompéi.
(Barnett Newman, Écrits [1925-1970], éd. J. P. O'Neill, trad. J.-L. Houdebine, notes et
commentaires M. McNickle et J. Clay, Paris, Macula, 2011, p. 312-316.)

(01.11.2012)

« LA VRAIE BEAUTÉ DES LIVRES... »

Partiellement du moins, un certain état du monde littéraire peut


se déduire du monde visuel qu'offrent les couvertures des livres mis
en vente dans les librairies. Theodor Adorno constatait déjà, à la fin
des années 1950, que « les couvertures se sont mises à faire la
réclame du livre », tendance spectaculaire à laquelle il oppose
fermement la « dignité de l'objet discret, constant, hermétique, qui
attire le lecteur en son sein, l'enfermant en quelque sorte sous un
couvercle, comme le texte est enfermé sous la couverture du
livre ». Un livre qui « racole le lecteur », quoi de moins « livre » aux
yeux de celui qui aspire à son entière liberté de désirer le livre, et
non d'en être l'otage publicitaire ? Il est probable qu'Adorno ait ici
voulu exprimer sa profonde détestation d'un monde culturel où
l'on vend les livres comme des objets inoffensifs, distrayants et
affables, alors que son expérience même – de lecteur comme
d'écrivain – lui faisait plutôt voir en chaque livre quelque chose
comme un volume de souffrances endurées.
Un peu plus loin, dans ce bref essai intitulé « Caprices
bibliographiques », Adorno avance le contre-motif – tout
personnel – de cet exhibitionnisme généralisé des livres racoleurs :
il s'agit de l'amour qu'il porte aux livres dont les couvertures ou les
reliures ont été dévastées dans les multiples voyages imposés par
son exil politique entre 1934 et 1949 : « L'émigration, la vie
mutilée, a abîmé au-delà de toute mesure mes livres, qui m'ont
accompagné à Londres, à New York, à Los Angeles et puis à
nouveau en Allemagne, ou, si l'on veut, qui ont été déportés (oder,
wenn man will, verschleppt wurden). Chassés de leurs paisibles
rayonnages, secoués, enfermés dans des caisses, logés dans des abris
provisoires, nombre d'entre eux ont perdu leur couverture. Les
reliures se sont défaites, emportant souvent des paquets de texte
avec elles. Sans doute ont-elles toujours été mal faites ; il y a bien
longtemps que la qualité allemande est aussi douteuse que le
marché mondial commence à le penser, à notre époque de
prospérité économique. C'est ainsi que le libéralisme allemand
portait symboliquement en son sein sa propre dissolution : un coup
suffit à le faire tomber en poussière. Mais je n'arrive pas à me
séparer de ces livres dévastés (von den verwüsteren Büchern), je les fais
réparer sans relâche. Bien des volumes éculés ont trouvé une
nouvelle jeunesse sous la forme de brochures. Ils courent moins de
risques : ce n'est point là une possession trop solide. À présent, ces
êtres fragiles témoignent de l'unité de la vie (der Einheit des Lebens),
qui ne veut pas les lâcher, en même temps que de ses ruptures, avec
toute la part de hasard qui les a sauvés, et aussi la trace d'une
providence impondérable qui a permis que ceci fût conservé et cela
perdu. Aucun des livres de Kafka publiés du vivant de leur auteur
ne m'est revenu intact. »
La première chose qui me touche dans ce texte, c'est qu'Adorno
plaint ses livres comme il ne s'est jamais plaint lui-même de toutes
ses expériences à travers la « vie mutilée » dont il a cependant
élaboré une inoubliable compréhension philosophique. Cela ne
l'empêche pas, d'ailleurs, de donner à sa réflexion un tour
extrêmement anthropomorphe, comme lorsqu'il parle de ses livres
« déportés » dans l'exil américain. Mais surtout, les « livres
dévastés » de sa bibliothèque sont ici présentés comme des
survivants, des êtres « témoignant de l'unité de la vie » alors même
qu'ils ont été cruellement meurtris, ayant subi la « désunion » de
l'histoire : une guerre qui ne les a pas laissés intacts. Lorsque
Adorno écrit : « Aucun des livres de Kafka [...] ne m'est revenu
intact », il semble, du coup, nous suggérer qu'un lien essentiel
pourrait être établi entre le destin du papier, des reliures, des
couvertures, et le contenu même – prophétique – de la littérature
kafkaïenne. Voilà pourquoi Adorno osera finalement écrire cette
phrase stupéfiante : « La vraie beauté des livres, c'est d'avoir subi des
dommages » (Leid ist die wahre Schönheit an den Büchern)... Avoir subi
des dommages ? Oui mais, surtout : avoir survécu pour témoigner
d'une souffance (Leid) fondamentale.
(Theodor W. Adorno, « Caprices bibliographiques » [1959-1963], trad. S. Muller, Notes
sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 [éd. 2009], p. 249, 253-254 et 259.)

(10.08.2015)

POUR QUE TOUT REVIENNE À TOUT LE MONDE

Écrire : solitude. Mais ce n'est pas une raison pour se conduire


ou se construire en roi, en propriétaire, en centre absolu de son
écriture. Une grande partie de la production littéraire
contemporaine semble faite pour ne dire que moi, je. C'est pour
cela que je me méfie – quelquefois injustement, sans doute – des
romans où tout « revient », en droits, en temps, en possessions, en
sensations, en bonheurs et en malheurs, au personnage principal, et
de lui à l'auteur en personne. Écrire n'est pas fait pour faire du soi –
ou de son lieutenant, je veux dire son fictif tenant-lieu – le héros
de son écriture. Et Proust, alors ? Eh bien, justement : la merveille,
dans la Recherche, c'est que l'omniprésence du narrateur jusque dans
le moindre de ses soucis n'entraîne pas que tout s'organise pour
revenir à lui. Au contraire, c'est par le regard du personnage que le
monde entier – et non le moi de l'auteur – s'ouvre à nous et devient
plus profond, plus étrange, plus complexe. Ce ne sont pas les
bisbilles familiales et amoureuses qui comptent à la fin, mais ce
déclenchement miraculeux par quoi les lecteurs de la Recherche ne
verront plus jamais leur famille ou leur amour, une simple fenêtre
ou une bottine, Venise ou un tableau de Vermeer, de la même
façon. Même génie, même modestie fondamentale chez Walter
Benjamin quand il nous conte ses souvenirs d'enfance à Berlin : ce
n'est pas à l'enfant-roi que reviennent toutes choses, l'écriture au
contraire les fait revenir à nous par l'entremise d'un regard
anachronique sur le monde, un regard d'enfant pertinemment
reconfiguré dans l'acte d'écriture.
D'autre part : écrire, c'est avoir lu. C'est avoir pris des notes, ou
s'être souvenu de mots, de phrases, de tournures, de styles venus
d'ailleurs. Dans chaque morceau de littérature s'agite toute la
littérature remémorée. Et cependant, Malraux (par exemple), qui
écrit souvent pour nous signifier qu'il en sait long (sur la vie, sur
l'art, sur l'histoire), ne cite jamais ceux qu'il a lus, dont il a tiré
leçon. Tout revient à lui à travers le mensonge, je ne dis pas la
fiction, qu'il aurait tout inventé de ce qu'il pense et de ce qu'il écrit.
Il y a de cela aussi chez Paul Valéry et, en général, chez tous les
auteurs hautains, ceux qui posent, et non pas donnent, ce qu'ils
écrivent. Ceux qui écrivent pour surplomber ou, tout au moins,
pour exister devant. Le lecteur est alors captif d'un univers clos dont
l'« auteur » est à la fois le seul administrateur et le seul génie. Je
conçois l'éventuel bonheur, pour celui qui lit, d'une telle captivité
où se fomente la fascination. Mais je préfère de loin les textes qui
m'invitent à sortir du personnage (comme dans l'explosion des
monologues intérieurs chez Joyce), à sortir de l'auteur (ainsi lorsque
Bataille, faisant le journal de ses années de guerre, nous demande
comme à lui-même de s'en aller relire Nietzsche), à sortir du livre
enfin (comme lorsque Genet, écrivant son admiration pour un
funambule, nous invite à ne pas demeurer prisonnier de son texte
et nous suggère de sortir de notre salon pour aller passer une soirée
au cirque, quelque part en banlieue).
J'envisage aisément une pratique de la poésie d'où ne seraient pas
absentes les notes en bas de page, voire des notes intégrées au corps
du texte. La pratique des notes, et celle des citations qui
l'accompagne, ne saurait être réduite à une manie de philologues. Il
y a, bien sûr, des savants qui se protègent derrière leurs notes et
leurs citations, histoire de ne prendre aucun risque à dire quelque
chose de neuf, à trancher, à faire le saut. Mais on peut avoir une
lecture plus généreuse envers les notes et les citations : Benjamin
fut si généreux en ce domaine qu'il écrivit un livre entier, et
majeur, et poétique, et tranchant – Le Livre des passages –,
entièrement fait de notes et de citations. Alors les notes et les
citations ne s'appréhendent plus comme ces appareils maussades de
simple érudition, mais comme des dispositifs pour une lecture qui
aurait son destin dans la sortie du livre. Dispositifs pour une éthique
de la lecture, l'auteur y suggérant ceci : « Ne sois pas, lecteur,
intimidé par ce que j'écris. Ce que j'écris, d'une certaine façon je l'ai
aussi lu ailleurs, libre à toi, désormais, d'aller voir, à l'adresse que je
vais te donner, hors de mon propre texte. Ce que j'ai reçu ne
m'appartient pas, je veux donc te le donner, te donner l'occasion de
le recevoir – et de le transmettre – toi aussi, directement de qui je
l'ai reçu. Ce que j'ai reçu dans ma solitaire lecture, je voudrais, dans
ma solitaire écriture, le rendre à tout le monde, car c'est à tout le
monde que la vérité appartient. »
Même ce qu'on appelle l'expérience intérieure, de ce point de
vue, n'a plus rien à voir avec une vérité circonscrite au monde clos
du moi, je. C'est au contraire lorsqu'elle fait exploser, du dedans, les
limites de son sujet – de son auteur – qu'elle a quelque chance de
consister et de nous toucher vraiment. Je recopie Bataille (étant
jeune, il m'est arrivé de recopier des livres entiers, je n'arrivais pas à
résumer, à casser la cohérence du texte) : « Ne plus se vouloir tout
est tout mettre en cause. [...] Quand je sollicite doucement, au
cœur même de l'angoisse, une étrange absurdité, un œil s'ouvre au
sommet, au milieu de mon crâne. »
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu [1913-1927], éd. P. Clarac et A. Ferré, Paris,
Gallimard, 1954. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1927-
1940], trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989. Georges Bataille, L'Expérience
intérieure [1943], Œuvres complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 10 et 92.)

(28.10.2012)

PRENDRE, SUR UNE TABLE, LES PIERRES AU MOT

À la fin de l'année 1991, un poète recopie quelques lignes d'un


discours sur la méthode prononcé par lui quatre ans plus tôt : « Je
travaille sur une table. J'y jette, à plat, une collection aléatoire
d'"objets de mémoire", qui restent à formuler. Au fur et à mesure
que s'élaborent les formulations, des relations logiques (non
causales) peuvent apparaître. Tel est le dispositif de base qui permet
la mise au jour d'éventuelles connexions logiques. Alexandre Delay
parle des pierres qui, du fait de la gravitation, remontent
incessamment à la surface des champs. Ces relations logiques (de
l'ordre du langage) forment entre elles des réseaux imprévisibles,
inouïs. C'est là que "soudain, on voit quelque chose", qu'un autre
sens surgit, même à propos d'anciennes choses. À ce moment-là,
un énoncé devient possible. Je dirai même qu'il s'impose alors avec
la force de l'évidence. »
Le poète se souvient alors que, deux ans après avoir prononcé de
telles paroles, il aura fini par appliquer cette méthode, non pas aux
mots, mais aux pierres mêmes qui lui avaient servi de métaphores
pour les mots. Façon, donc, de prendre les pierres au mot : « En été
quatre-vingt-neuf, je me suis mis à ramasser des cailloux et des
bouts de verre sur les plages de Paros et de Délos. Puis, dans les
rues de Moscou et de Léningrad, des fragments colorés de façades
et des morceaux de goudron. En été quatre-vingt-dix, des lapilli et
de la terre violette au-dessous des volcans de Madère. J'ai recueilli
ces objets dans des enveloppes blanches sur lesquelles j'inscrivais
scrupuleusement le lieu exact, le jour et l'heure de la cueillette. De
retour chez moi, je vidais, séparément, le contenu des enveloppes
sur des tables et je me plongeais dans la contemplation (théorie) des
cailloux. Durant des mois je les ai observés et j'ai consigné par écrit
mes observations. J'étais, en somme, devenu traducteur de
cailloux. »
(Emmanuel Hocquard, Théorie des tables, Paris, P.O.L., 1992, p. 108).

(30.10.2012)

DU DÉCHET COMME POLYPIER D'IMAGES

C'était en 1900, deux ans après la mort de Stéphane Mallarmé.


Edmond Bonniot, son gendre, tentait de classer « un monceau de
notes, périmées après avoir servi à des œuvres » postérieures du
poète : vieux papiers qui s'entassaient dans de grandes boîtes à thé
de Chine. Parmi toutes ces notes éparses, ces « déchets » comme
disait Mallarmé lui-même, il découvrit un cahier formé de demi-
feuilles pliées en deux et intitulé, justement, Igitur, déchet. Il lut,
ébloui, le conte poétique et philosophique ébauché par Mallarmé
entre 1867 et 1870. Il comprit que ce projet de drame devait être
mis en relation avec le Coup de dés, ainsi qu'avec des notes plus
générales sur le théâtre, celle-ci par exemple : « Opération / – le
Héros dégage – l'hymne / (maternel) qui le crée, et se restitue / au
Théâtre que c'était – / du Mystère où cet hymne était enfoui ».
Comprenons a minima : une chose maternelle nommée
« hymne » – mais tout lecteur de Mallarmé n'entendra-t-il pas aussi
le mot « hymen » ? – serait enfouie dans le « Mystère », et ce serait
l'« opération » même du drame que le « Héros » s'en « dégage »,
façon littérale de naître.
Igitur, en effet, se décline comme un drame composé de cinq
actes ou moments opératoires tout à la fois métaphysiques et
presque triviaux : « Le Minuit » – « Il quitte sa chambre et se perd
dans les escaliers (au lieu de descendre à cheval sur la rampe) » –
« Vie d'Igitur (schème) » – « Le coup de dés (au tombeau) » – « Il se
couche au tombeau ». Edmond Bonniot retrouva aussi cette
formule jetée par le poète : « Drame n'est insoluble que parce
qu'inabordable on n'en a pas l'idée, à l'état de lueur seulement. » Le
drame d'Igitur est « insoluble » parce qu'il n'a pas de solution : ni de
« fin » au sens narratif, ni de « résultat » au sens logique, ni de
« synthèse » au sens dialectique, ni même d'« idée » au sens
philosophique en général. Il est « insoluble » parce qu'il est
inabordable : on ne peut le saisir, il ne nous offre qu'une « lueur
seulement », une lueur qui disparaîtra aussitôt qu'apparue.
Mais l'inabordable peut se comprendre aussi comme ce qui n'a pas
de bords, ce dont on ne peut saisir ou agripper les bords. Là où Le
Coup de dés va créer quelque chose comme une « constellation,
humble défi jeté par le poète à l'universelle Puissance », comme
l'écrit Edmond Bonniot, Igitur n'est encore qu'une forme
paradoxale, un pauvre « déchet de drame », sans bords abordables.
Ce qui me semble remarquable, dans le texte de Bonniot – qui
était médecin, avait donc étudié la biologie –, est qu'y soit
convoqué cet organisme, paradoxal car sans bords, sans distinction
de l'interne et de l'externe, qu'est le polype : Igitur ne serait fait que
de « repliements, de retournements sur soi incessants », de sorte
qu'« on ne saurait le[s] mieux comparer qu'à l'état somatique de ce
petit animal primitif appelé Polype qu'on peut à volonté retourner
"en doigt de gant", dont l'intérieur devenu l'extérieur s'adapte à ses
nouvelles fonctions, poussant des bras pour la vie de relation, tandis
que la membrane primitivement externe maintenant interne
devient apte à la nutrition de l'animal, et ces changements peuvent
être indéfinis. »
« Je supplie le lecteur de ne point voir dans ces lignes une
tentative d'explication », finissait par écrire, modestement, Edmond
Bonniot. Ainsi, le polype ne serait que l'image approchante – et
non le modèle explicatif – des paradoxes surgis d'Igitur. Ce ne serait
qu'une image, en somme. Mais cela ne veut justement pas dire
qu'elle n'a pas son propre mode d'acuité théorique : les images ne se
contentent pas d'être visibles, elles voient et rendent visibles ce dont
elles sont les images. En 1892, Hippolyte Taine avait écrit dans son
gros ouvrage De l'intelligence que « l'esprit est un polypier d'images »,
phrase dont Jean-Paul Sartre, dans L'Imagination, aura voulu réduire
le sens – un simple ensemble d'éléments associés à partir de
perceptions premières – afin de mieux réfuter toute la
« psychologie analytique ». Mais il reviendra à Jacques Lacan, sur la
base de sa mémorable interprétation du rêve freudien dit « de
l'injection d'Irma », de comprendre l'imaginaire sur un mode plus
mallarméen, pourrait-on dire : soit à travers l'opération ou le drame
se dégageant d'une simple bouche ouverte – organe-mystère, organe
maternel cachant son « hymne » ou son « hymen » – comme
« surgissement de l'image terrifiante », « image de la mort » et
« objet d'angoisse par excellence ». Si, comme le dit enfin Lacan, il
est possible que « ce rapport imaginaire attei[gne] lui-même sa
propre limite », cela ne veut-il pas dire qu'une image est capable de
faire de son extérieur un intérieur et réciproquement, c'est-à-dire de se
comporter comme un polype ?
(Edmond Bonniot, « Préface » à Igitur [1925], dans Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes,
éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 423-432. Hippolyte Taine,
De l'intelligence, Paris, Hachette, 1892, I, p. 9. Jean-Paul Sartre, L'Imagination, Paris, PUF,
1926 [éd. 1981], p. 25-27. Jacques Lacan, Le Séminaire, II. Le moi dans la théorie de Freud et
dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], éd. J.-A. Miller, Paris, Éditions du Seuil,
1978, p. 196 et 210).

(23.12.2014)
DÉPOSITION DE FRAISES

Dans les natures mortes, on se contente généralement de poser


des objets, des fruits, des victuailles sur une table, avec tout un
appareillage de plats, d'assiettes, de verres, tout un décor de
tentures, de nappes, de symboles. Ici, non : les fraises sont
abruptement déposées sur une sorte de dalle, devant un fond gris
évoquant quelque sépulcre. La lumière exacerbe toute cette vie
rouge à mettre dans la bouche, qui accompagne les plaisirs les plus
sensuels ; mais elle tombe aussi, gravement, sans pitié, sur ce froid
rebord de tombe. Une fleur est plantée là, seule, debout, comme
au cimetière. On s'aperçoit tout à coup que les fraises présentent
déjà certains signes – ici blancs, là grisâtres – de pourriture. C'est
pire qu'une nature morte, c'est une nature en deuil.
(Adriaen Coorte, Nature morte de fraises, 1705, La Haye, Mauritshuis.)

(12.03.2005)

LE VERBE VOIT ET NE VOIT PAS

C'est un rêve long et angoissant. Tout se passe d'abord dans une


piscine, entourée de portes ou de portiques – cinq exactement –, et
sous chaque portique gît une foule sinistre : infirmes, aveugles,
boiteux, éclopés... L'endroit se nomme, bizarrement, La Coupure.
Chose plus insolite encore, l'eau de la piscine se met régulièrement,
mais sans qu'on le puisse jamais prévoir, à bouillonner, à s'agiter
d'elle-même. Et la règle du jeu de ce rêve – son impératif, sa
mystérieuse loi –, c'est que le premier malade à plonger dans l'eau
au moment du remous sera immédiatement guéri de son infirmité.
Or il y a, parmi toute cette foule, un homme paralytique
immobilisé sur un lit – un grabat, plutôt – depuis trente-huit ans.
Chaque fois que l'eau se met à bouillonner, il essaie de se traîner
jusque vers le bassin, mais inéluctablement quelqu'un plonge avant
lui et ressort guéri, tandis que lui continue sa vie misérable et
immobile... Depuis trente-huit ans. Telle est l'injustice infinie des
cauchemars.
Or la répétition mécanique de l'échec va se briser tout net avec
l'arrivée – inespérée, faut-il le dire – de Jésus-Christ. « Veux-tu
guérir ? », demande Jésus. Et l'autre répond : « Monsieur, je n'ai
personne pour me plonger dans la piscine quand l'eau se met à
bouillonner ; et, le temps que j'y aille, un autre descend avant
moi. » Alors le Christ prononce sa fameuse phrase : « Lève-toi,
prends ton grabat, et marche. » À l'instant même, le rêveur est
guéri. Il se lève ; il prend son grabat ; il marche.
Mais le rêve ne s'arrête pas ainsi, bien au contraire. Notre
homme a pris l'ordre christique à la lettre, comme s'il craignait que
le moindre répit arrête tout et le paralyse de nouveau. Donc il
marche, il marche sans jamais s'arrêter, avec son lit (devenu inutile)
toujours sur la tête. On se croirait dans une gravure de Goya. À un
moment, il est entouré par une foule de juifs qui se mettent à le
harceler en vociférant : « C'est le jour du shabbat ! Il est interdit de
porter son lit sur sa tête le jour du shabbat ! » L'homme – qu'on se
prendrait assez vite à nommer « Monsieur K. », et nous voici passés
de Goya à Kafka – est contre cela incapable de se défendre.
Premièrement, il ne peut pas prouver qu'il était paralytique,
puisqu'il ne l'est plus ; il ne peut donc invoquer l'argument que
cette infraction à la loi n'est pas un mal, mais un bien, et même un
miracle. Deuxièmement, il ne peut en appeler au témoignage de
quiconque, puisqu'il se trouve maintenant fort loin de la piscine,
ayant si longtemps marché, et que de toute façon Jésus-Christ a
disparu.
Passe un certain temps, peut-être long, peut-être bref.
« Monsieur K. » se retrouve à l'intérieur d'une synagogue – et
qu'est-ce qu'il voit au milieu ? Il voit Jésus-Christ. Alors, il le
désigne aux yeux de tous en s'écriant : « C'est lui ! C'est lui qui m'a
ordonné de marcher avec mon lit sur la tête ! » Tous les juifs se
précipitent donc vers Jésus-Christ, et c'est lui désormais qu'ils se
mettront à harceler en vociférant les mêmes phrases : « Il est
interdit de porter son grabat le jour du shabbat ! » – À quoi Jésus-
Christ répond trois choses. Premièrement, en disant que son père
travaille tous les jours, et donc que lui fait de même.
Deuxièmement, en appelant Dieu son père. Troisièmement, en
bouclant une sorte de syllogisme : « Le fils ne peut rien faire de lui-
même qu'il n'ait vu faire par le père. »
Arrêtons-nous arbitrairement sur ce moment du récit – qui est
loin d'être terminé – et contentons-nous de faire deux remarques à
son propos. La mémoire sera peut-être venue au lecteur, chemin
faisant, qu'il ne s'agit en fait pas du tout d'un récit de rêve, mais de
l'un des épisodes les plus fameux de l'Évangile de saint Jean, épisode
dit de la « piscine probatique » (Jean V, 1-19). Mise à part la
tentation littéraire de nommer l'infirme du récit « Monsieur K. »,
nous n'avons fait après tout que donner la lettre de saint Jean : la
piscine s'y nomme bien « La Coupure » ou « La Faille » (en hébreu :
Bethesda) ; si le paralytique dans notre version appelle Jésus
« Monsieur », ce n'est que par égard à l'usage ancien du terme, qui,
strictement, équivaut à « Mon seigneur » (le domine de la Vulgate) ;
et nous n'avons fait que nommer « synagogue » ce qui dans le texte
johannique apparaît plus précisément pour être le Temple de
Jérusalem.
La seconde remarque – et l'enjeu pour nous d'un tel apologue –
sera pour dire que saint Augustin nous a laissé de ce récit une
interprétation magistrale qui, pour n'être pas une Traumdeutung au
sens freudien du terme, n'en touche pas moins le fond même du
problème qui nous occupe, le problème de la figure et de la
figurabilité. Il s'agit d'un sermon prêché vers l'an 415 en Afrique du
Nord (Sermo CXXVI) et dont la problématique centrale – au-delà
des habituels méandres symboliques dans lesquels les cinq portiques
de la piscine, par exemple, deviendront les cinq livres du
Pentateuque – consistait à exprimer en termes de théologie
trinitaire l'ultime réponse du Christ aux juifs : « Le fils ne peut rien
faire de lui-même qu'il n'ait vu faire par le père. » Ce qui donne :
« Le Verbe ne peut rien faire qu'il n'ait vu fait par le Père » – formule
où les deux actants, bien sûr, ont la particularité fabuleuse d'être
qualifiés de divins. N'oublions pas que l'échange ou l'équivalence
des deux désignations (« fils », « Verbe ») promeut la seconde, non
seulement comme l'un des concepts les plus éminents du dogme
chrétien (il faudrait appeler cela un mystère, au sens théologique,
plutôt qu'un concept), mais encore comme le nom propre de l'une
des personnes trinitaires : Verbe divin, Verbe créateur de toutes
choses, selon l'inoubliable premier verset de saint Jean. Verbe
céleste ayant présenté cette autre particularité fabuleuse de s'être fait
chair et d'avoir habité – souffert aussi – parmi les hommes, aux fins
de leur assurer, dit-on, un éternel salut.
Mais, à considérer de plus près la phrase prononcée par le Christ
dans le récit johannique, nous découvrons aussi que le faire de ce
Verbe omnicréateur est hautement revendiqué comme dépendant
d'un voir. Tout le problème de saint Augustin dans son sermon
devient alors celui de ce qu'il nomme videre verbi, le « voir du
Verbe ». En quoi un verbe (divin), non seulement a-t-il été vu par
les hommes chez qui il « habitait », mais encore en quoi voyait-il ?
En quoi et comment un verbe peut-il être pensé comme objet et
sujet du voir tout ensemble ? Telle fut la question théologique
fondamentale posée par saint Augustin. Telle est, selon nous, la
question remise en jeu, comme par écho, dans chaque objet que
l'on voudrait appréhender comme figure du divin dans la civilisation
chrétienne. Parce qu'elle portait avec elle l'exigence inouïe d'une
convertibilité de deux ordres de réalité a priori hétérogènes,
l'expression augustinienne du videre verbi nous semble déjà tout
entière tendue vers une sorte de prise en considération, pratique et
théorique, du travail de la figurabilité en général. Mais, pour
comprendre cela, il faut préciser (ou ébranler) les termes, repérer de
quelle façon le voir ici mis en jeu dépasse l'idée commune que nous
nous faisons du visible, et de quelle façon le verbe ici mis en jeu
dépasse l'idée commune que nous nous faisons du lisible.
(Je viens de recopier sur mon ordinateur ce petit texte écrit
en 1986, je crois, et publié trois ou quatre ans plus tard dans une
revue de psychanalyse sous le titre « Le verbe voit ». Ah, je me
souviens aussi l'avoir utilisé pour introduire un long article
d'encyclopédie sur la notion de figurabilité dans l'art chrétien...
Pourquoi ce bricolage ? Parce qu'il s'agissait, en réalité, d'un reliquat
du paquet que je retrouve aujourd'hui dans une vieille chemise à
rabats, et qui a pour titre La Lueur du verbe. Il y a là, dans un
semblant d'ordre, des pages écrites à la main, d'autres tapées à la
machine, des plans très compliqués, deux fiches égarées, des
photocopies jaunies de textes en latin, un tableau en six cases où il
est question de la « dissociation du voir » et du « déplacement des
signes », du Verbe comme « ce qui rend la vue » et comme « ce qui
saute aux yeux », du regard converti et de « l'œil dissous dans la
lumière »... Je referme vite la chemise à rabats. Plus rien, dans cette
distance d'environ vingt-cinq années, ne me donne l'envie d'y
regarder de plus près, sauf à évoquer, ironiquement il va sans dire,
un genre autobiographique qui s'intitulerait Comment je n'ai pas écrit
certains de mes livres.
Pourquoi ai-je donc abandonné ce projet-ci ? Ma petite
Mnémosyne me souffle à peu près ceci : je me souviens avoir
commencé de lire saint Augustin, systématiquement et
intensément, en 1985-1986, la dernière année de mon séjour
romain. Par bonheur, j'ai pu prolonger ce moment italien pendant
deux années supplémentaires à Florence : je me trouvais donc, en
1986, dans l'épicentre de ce qui me passionnait alors, à savoir le
binôme de l'extrême ressemblance, le réalisme chez Donatello, et
de la dissemblance mise en œuvre, notamment, par Fra Angelico.
Mais je me souviens être d'abord resté maladivement cloîtré,
plusieurs semaines ou mois durant, dans mon petit appartement de
la Via dei Servi, sans chercher à voir ce que j'avais tant désiré voir...
Et cela, parce que la lecture de saint Augustin me tenait rivé à ma
table, sous son charme et sa sublimité, loin de tout le reste. Un jour
cependant, englué dans l'angoisse d'une lectio sans limite, j'ai pris
conscience d'un ressort fondamental du texte religieux : c'est un
texte pour voir au-delà, sans doute, mais c'est aussi, et pour cela
même, un texte pour ne rien voir ailleurs. C'est un texte pour
orienter notre regard dans une seule direction et nous déposséder
subtilement de nos propres désirs polymorphes. Il y a donc dans ce
verbe-là quelque chose, aussi, qui ne veut rien voir. Un beau jour,
j'ai fini par trancher dans le vif de ce charme textuel : j'ai sans doute
refermé la chemise à rabats et je suis allé voir, sur place, comment
Donatello avait moulé sur le vif les jambes de son « humain trop
humain » Holopherne.)
(Saint Augustin, « Sermon CXXVI. Qu'est-ce que voir pour le Verbe ? », trad. G.
Humeau, Les Plus Beaux Sermons de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1986, II,
p. 191-210. Georges Didi-Huberman, « Le verbe voit », Nouvelle Revue de psychanalyse,
no 41, 1990, p. 305-307. Id., « Puissances de la figure. Exégèse et visualité dans l'art
chrétien », Encyclopaedia Universalis – Symposium, Paris, E.U., 1990, p. 596-609)

(1986 et 07.11.2012)

PLATON, PLOTIN, PLÉTHON, PLATEAU

En rangeant de vieux papiers, je tombe sur quelques notes prises


il y a très longtemps – ce devait être au milieu des années 1980 –, et
dont le dossier porte ce titre : Platon, Plotin, Pléthon, Plateau. Je me
décide à récrire ces quatre noms à la suite, d'abord parce que j'aime
encore m'amuser avec ces mots qui ressemblent au début d'une
chanson pour enfants, ou à un jeu du type Un, deux, trois, soleil !
Ensuite et surtout parce que je sais bien, aujourd'hui, que je
n'achèverai jamais – ni même ne commencerai – cet ouvrage
autrefois rêvé qui eût été considérable, sans aucun doute, et se fût
donc intitulé Platon, Plotin, Pléthon, Plateau. Du moins puis-je
résumer de quoi ce livre aurait été fait : de questions sur le regard et
ses limites, donc sur l'acte de regarder le soleil en face. Si le nom de
Georges Bataille est le premier à se voir consigné dans mes vieux
feuillets, c'est que le motif du soleil en tant qu'objet ultime du
regard et, même – ou, par conséquent –, de l'écriture, se trouve
dans un écrit posthume de Bataille probablement écrit en 1930. Il
commence ainsi : « La nécessité d'éblouir et d'aveugler peut être
exprimée dans l'affirmation qu'en dernière analyse le soleil est le
seul objet de la description littéraire. »
L'idée était d'explorer comment une idée – dont Platon, puis
Plotin, n'auront jamais cessé de vouloir « contempler la lumière »,
comme ils disaient – ne vaut qu'à être soleil : une chose splendide
mais aveuglante, et qui vous consume jusqu'au bout. S'il était
question d'une recherche de la vérité, la folie mystique n'en était
jamais bien loin, quelque part entre les illuminations d'Augustine à
la Salpêtrière et les phénomènes de la tradition spirituelle discutés,
dans ces mêmes années 1980, avec Michel de Certeau. Platon,
Plotin, soleil : il y avait déjà tout un roman philosophique à
construire là-dessus, en attendant le « Soleil pourri » dont Bataille
aura si bien évoqué l'hypothèse dans la revue Documents : « Le soleil,
humainement parlant (c'est-à-dire en tant qu'il se confond avec la
notion de midi) est la conception la plus élevée. C'est aussi la chose
la plus abstraite, puisqu'il est impossible de le regarder fixement à
cette heure-là. Pour achever de décrire la notion de soleil dans
l'esprit de celui qui doit l'émasculer nécessairement par suite de
l'incapacité des yeux, il faut dire que ce soleil-là a poétiquement le
sens de la sérénité mathématique et de l'élévation d'esprit. Par
contre si, en dépit de tout, on le fixe assez obstinément, cela
suppose une certaine folie et la notion change de sens parce que,
dans la lumière, ce n'est plus la production qui apparaît, mais le
déchet, c'est-à-dire la combustion, assez bien exprimée,
psychologiquement, par l'horreur qui se dégage d'une lampe à arc
en incandescence. Pratiquement le soleil fixé s'identifie à
l'éjaculation mentale, à l'écume aux lèvres et à la crise d'épilepsie. »
À ces personnages éclatants – lumineux, explosants –, devait
s'ajouter Pléthon, l'un des plus grands penseurs grecs du XVe siècle,
membre laïc de la délégation byzantine au concile de Florence, et
dont Benozzo Gozzoli a peint le portrait sur les murs du Palazzo
Medici-Riccardi. Pléthon fut le conseiller de Cosme de Médicis et
de Marsile Ficin dans la création de la fameuse Académie
platonicienne de Florence ; à ce titre il contribua aux premières
traductions intégrales des œuvres de Platon et de Plotin. Il a voulu
penser, dans son traité Des différences, le rapport à établir entre théorie
chez Platon et observation chez Aristote, tout en introduisant dans
les querelles humanistes cette sorte de lumière différente
caractéristique du paysage grec et des pensées chrétiennes d'Orient.
Il me rappelait aussi vaguement, je ne sais plus trop pourquoi,
l'histoire de Philothée le Sinaïte, théologien de la lumière que
j'avais voulu nommer, un jour, « l'homme qui inventa le verbe
photographier ».
Et Plateau, alors ? Plateau fut un simple citoyen belge du XIXe
siècle, un simple physicien occupé à de toutes petites expériences.
Rien de grandiose ni de métaphysique là-dedans. Son père, artiste-
peintre, était mort alors qu'il n'avait que quatorze ans. Il consacra sa
vie de chercheur au problème de la persistance rétinienne. C'est
en 1832 qu'il inventa le « joujou scientifique » – dont parle
Baudelaire dans sa fameuse « Morale du joujou » – nommé
« phénakistiscope » : on le considère comme le dispositif originel
du cinématographe. Or, pour comprendre les phénomènes de
persistance des images dont le cinéma tire encore toute sa magie,
Plateau voulut – comme Philothée dans le désert du Sinaï, peut-
être comme Van Gogh dans la campagne de Saint-Rémy – fixer le
soleil à l'œil nu. Il aura suffi de vingt-cinq secondes, un midi de
l'été 1829, pour qu'il devienne aveugle plusieurs jours durant, puis
définitivement quelques années plus tard. Cela me rappelle soudain
les mille et une nuits passées, dans mon enfance, à scruter les
fouillis de dessins que formaient les ombres portées sur les murs de
ma chambre, entre illuminations et ténèbres. Il faut dire que
j'habitais alors, à Saint-Étienne, sur une place qui portait le nom de
Ploton, mais je n'ai jamais su qui c'était.
(Platon, Œuvres complètes, éd. et trad. dirigée par L. Brisson, Paris, Flammarion, 2008.
Plotin, Ennéades, éd. et trad. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1960-1963 [éd. 1989-
1993]. Niketas Siniossoglou, Radical Platonism in Byzantium : Illumination and Utopia in
Gemistos Plethon, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Georges Didi-
Huberman, « Celui qui inventa le verbe "photographier" » [1990], Phasmes. Essais sur
l'apparition, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 49-56. Maurice Dorikens [dir.],
Joseph Plateau, 1801-1883. Vivre entre l'art et la science, Gand, Provincie Oost-Vlaanderen,
2001. Georges Bataille, « Soleil pourri » [1930], Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,
1970, I, p. 231. Id., « La nécessité d'éblouir » [1930 ?], ibid., II, p. 140.)

(13.09.2013)

AU BOUT DU NEZ DU DIEU

C'est une scène vue en sous-sol. Même un rat, même une taupe
ne pourraient pas voir cela, comme cela. Un long rectangle s'ouvre
devant moi, avec sa double bande d'ombre – noire, puis verdâtre –
qui court tout en haut et qui voudrait s'étendre, comme pour
anéantir toute possibilité de voir. Ou, simplement, pour préserver
l'intimité, le mystère de cette cavité souterraine. C'est donc une
vision de sépulcre, et même de Saint-Sépulcre. Aujourd'hui que je
la revois pour la énième fois (mais méfions-nous des certitudes
dues aux familiarités), je suis particulièrement frappé par un
contraste.
D'abord, l'immobilité fondamentale : le Christ mort dans sa
cavité, les parois de pierre, les proportions funèbres, la tonalité de
cendre. Mais, quand je m'approche un peu, tout se met tout à coup
à bouger. Ou, plutôt, à remuer subtilement, très lentement, comme
la rencontre de certains liquides dans un milieu de densité
différente. Il me semble alors comprendre que le peintre a voulu
conjoindre ici l'extraordinaire dignité du dieu supplicié avec un
souci pour ne pas oublier le travail d'altération, de corruption, de
destruction, qui aura transformé sa matière et son aspect pendant la
durée – les trois jours et nuits – de sa mort.
Dignité avec cruauté, donc. Voilà l'impossible conjonction dont
le peintre a été capable. Toutes les extrémités du corps sont bleuies
par l'œuvre de pourriture qui commence : les pieds, la terrifiante
main du premier plan, le pourtour des plaies, le visage. Bleu
plombé ou cendré à peu près partout. Sauf le bout du nez : bleu
clair. Ailleurs, ce serait rigolo, voire clownesque. Ici, ce sont le
froid et la mort qui ont envahi lentement l'épaisseur de la chair. Les
veines sont bleuies et peintes de façon lâche, encore liquide mais
déjà stagnante. Cela ne circule plus et pourrit en séchant, et forme
des taches, des auréoles qui sont bien le contraire de celles des
saints. Auréoles formées de la matière en corruption et non plus de
l'incorruptible lumière. Chaque contact du corps avec le linge
produit un remous, une salissure, une tache rougeâtre. Le nombril
en relief est ce qu'il y a de plus obscène. Le dieu mort est ouvert de
partout : l'œil sans regard vissé vers le haut, la bouche béante et sans
verbe, les plaies comme des volcans de sang pourri. C'est la tempête
extrêmement lente de la corruption. Même la pierre se craquèle
autour de cet homme ouvert.
(Hans Holbein le Jeune, Christ mort au tombeau, 1521. Bâle, Kunstmuseum.)

(30.03.2011)
BLEU DU CIEL PÉTRIFIÉ

Je repense à ce bout de nez bleu du Christ au tombeau de Holbein


en retrouvrant, dans une publication récente, le pouvoir de
fascination qui émane de ces fameux crânes du Mexique
précolombien, recouverts de somptueuses mosaïques en turquoise.
C'est comme s'il fallait pétrifier le bleu du ciel pour qu'il se substitue,
dans les profondeurs mêmes du cénotaphe, au travail de la grise
décomposition des chairs. C'est comme s'il fallait recomposer une
mosaïque de ciel au lieu même où le visage vire à l'informe dans la
terre.
(Marianne Pourtal Sourrieu [dir.], Xihuitl, le bleu éternel. Enquête autour d'un crâne,
Marseille, Images En Manœuvres Éditions, 2011.)

(03.05.2011)

DANS QUEL SENS UN GESTE EST-IL ANTIQUE ?

Dans la seconde partie de la Recherche, c'est-à-dire À l'ombre des


jeunes filles en fleurs, le narrateur proustien discute avec Bergotte sur
l'art de la tragédienne Berma dans Phèdre. Selon Bergotte, « dans la
scène où elle reste le bras levé à la hauteur de l'épaule – précisément
une des scènes où on avait tant applaudi – elle avait su évoquer avec
un art très noble des chefs-d'œuvre qu'elle n'avait peut-être
d'ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope
d'Olympie, et aussi les belles vierges de l'ancien Érechthéion ».
Comment, alors, s'est opérée la transmission ? « C'est peut-être une
divination, poursuit Bergotte, je me figure pourtant qu'elle va dans
les musées. » Un peu plus loin, il dira se rappeler que la Berma fait
aussi dans Phèdre « avec la main le mouvement d'Hêgêso dans la
stèle du Céramique [le cimetière antique d'Athènes], c'est un art
bien plus ancien qu'elle ranime. [...] Il y a là bien plus d'antiquité
que dans bien des livres ».
Bergotte a raison : il y a dans un seul geste, potentiellement, plus
d'antiquité que dans bien des livres. L'antiquité du geste – le geste
comme réminiscence de temps enfuis, de temps enfouis –, est une
idée justement qu'à l'époque de Proust élaboraient des penseurs ou
des poètes tels qu'Aby Warburg, Sigmund Freud ou Rainer Maria
Rilke. Je constate cependant que Bergotte bute encore sur la
difficulté ouverte par son modèle de transmission artistique : la
Berma a-t-elle vu la métope d'Olympie ou la stèle du Céramique ?
Mais est-ce bien une question de culture ou de visites dans les
musées ? Et si la question, tout simplement, était mal posée ? Et s'il
fallait inverser la perspective ? Patience : ne renversons pas
immédiatement les choses en paradoxes de simples commutations
temporelles : ne feignons pas d'établir que la métope d'Olympie
s'est inspirée de la Berma plutôt que le contraire. Ce ne serait
qu'inverser les antécédences temporelles, mais en gardant intact le
modèle classique de la transmission. Or, c'est bien ce modèle-là
qu'il s'agit de mettre en question.
Ce que Warburg, Freud ou Rilke ont proposé était un modèle
de survivances, non de transmissions. Les différences entre
survivances et transmissions – dans le sens usuel des traditions,
iconographiques par exemple – sont nombreuses. Ce que l'exemple
de Proust me suggère se résume, pour le moment, à une
constatation très simple : si le geste de la Berma peut être dit, en un
sens, plus ancien que celui de l'Hespéride sur la métope d'Olympie,
c'est que le corps humain existe depuis bien plus longtemps que
toutes les métopes, tous les temples et tous les musées du monde.
Le geste pose une question d'anthropologie avant de se soumettre
aux références d'une culture artistique transmise historiquement
d'œuvres en œuvres. Si une douleur psychique intolérable me
donne l'impression qu'elle ne s'apaiserait qu'à ce que je m'arrache la
tête, alors je porterai spontanément les mains vers mon front, mes
tempes, mes cheveux. Et je rejouerai ainsi, sans l'avoir voulu ni
connu, les gestes de lamentation les plus antiques. Alors, d'où vient
cette antiquité ? Elle ne vient pas seulement du passé. Elle vient
avant tout d'une actualité de la sensation corporelle, qui fait se
répondre la psyché – avec toute sa mémoire inconsciente – et le
mouvement tout simple de prendre sa tête entre ses mains.
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, II. À l'ombre des jeunes filles en fleurs [1919], éd.
P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gallimard, 1954, p. 470-471.)

(30.12.2014)

AMERICAN GIRL IN ITALY

C'est une photographie en noir et blanc, assez fameuse, prise par


Ruth Orkin en 1951. On y voit une élégante jeune femme
marchant sur le trottoir d'une rue de Florence (je crois même
reconnaître l'endroit exact, piazza della Repubblica). Il n'y a pas
moins de quinze hommes pour la mater, chacun avec une
expression différente. La jeune femme, vêtue à la dernière mode –
elle était américaine, j'apprends qu'elle se nommait Ninalee Allen
Craig –, évoque une déesse vivante, une créature de la bourgeoisie
aisée qui passerait au milieu d'une cour des miracles, d'une
assemblée de pouilleux. Pauvres humains dont le désir ne sera pas
comblé ! Tout cela est bien trop beau pour vous !
La nymphe ou la déesse ne fait donc que passer. Sa beauté
disparaîtra dans le dernier vol pour New York. Mais, justement,
tout est là, dans le paradoxe visuel induisant ce choix de
vocabulaire (« nymphe », « déesse », « star »). La belle jeune femme
marche avec grâce, les yeux presque clos – ou plutôt le regard
baissé, signe de pudeur contrastant dans le plus pur classicisme avec
l'érotisme de sa silhouette. Ses pieds sont chaussés de sandales
légères, on sent que le designer s'est directement inspiré des bas-
reliefs antiques du type Gradiva. Sa robe laisse voler un charmant
effet de draperie au vent caractéristique, justement, de la Ninfa
Fiorentina peinte, entre autres, par Ghirlandaio, et que les hommes
autour d'elle voient en peinture chaque dimanche s'ils vont à l'église
de Santa Maria Novella.
On aura compris que le paradoxe est temporel, voire politique,
autant que visuel : cette jeune femme américaine à la dernière
mode représente un futur inaccessible à tous les petits provinciaux
qui la dévorent du regard (et peu importe que la prise de vue ait été
quelque peu mise en scène) ; mais, en même temps, elle est à
l'image d'un passé, antique et renaissant, que vénère la culture
bourgeoise du monde entier. Notre belle Américaine signifie donc
au petit peuple de Florence, par son refus même de regarder autour
d'elle, qu'ils sont d'ores et déjà dépossédés d'une forme de beauté
qu'ils avaient pourtant eux-mêmes cultivée, et abondamment, aux
temps anciens de l'Antiquité puis de la Renaissance. La « classe
patronne de la beauté » (la classe padrona della bellezza), comme l'écrit
Pier Paolo Pasolini dans La rabbia, a bien désapproprié ses
inventeurs en prenant le copyright jusque sur la forme gréco-
romaine des sandalettes que porte mademoiselle Craig.
Mais si, par hasard, les quinze Florentins voulaient bien
reconnaître que la jolie snob ne fait ici qu'imiter un relief all'antica
du Bargello ou une nymphe qui court sur les murs peints de leur
église paroissiale, ils éclateraient peut-être de rire et désaliéneraient
un peu leurs regards de machos frustrés par la success story capitaliste.
(Ruth Orkin, American Girl in Italy, 1951. Pier Paolo Pasolini, « La rabbia » [1962], Per il
cinema, I, éd. W. Siti et F. Zabagli, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 2001, p. 400-
401.)

(29.12.2014)

ATHÈNES-ORAIBI, VIA COCULLO

Je ne me souviens plus de l'année – il y a plus de quinze ans, en


tout cas –, mais je me souviens que c'était le premier jeudi du mois
de mai, vers midi, sur la place de Cocullo, dans les Abruzzes. Une
foule était massée devant l'église : une foule très particulière
puisque beaucoup d'hommes du village, des jeunes gens surtout,
avaient dans leurs mains et autour du cou des dizaines, peut-être
des centaines, de serpents vivants. Cela grouillait de partout. La
foule étant très compacte, j'ai senti plus d'une fois des choses
reptiliennes me passer sur les épaules, voire dans les cheveux. Drôle
de fête paroissiale que cette Processione dei Serpari.
Puis, les portes de l'église se sont ouvertes sur une procession de
jeunes filles sorties d'un autre temps, somptueusement vêtues de
leurs robes traditionnelles. Elles portaient sur la tête, comme des
couronnes, de grands pains circulaires en forme de serpents
entrelacés, troués au milieu par ce que les gens du village nomment
l'occhio, l'œil du pain. Alors la statue de saint Dominique, portée par
les hommes, a commencé son tour processionnel. Les jeunes gens
autour de moi lui jetaient leurs serpents qui s'y enroulaient de telle
façon que, rapidement, la statue du saint – une œuvre polychrome,
vaguement baroque – est devenue un horrible amas de serpents
vivants transportés à travers tout le village. Entre les jeunes filles
coiffées de larges pains et les serpents grouillant au sommet de
l'effigie, je me suis dit que, malgré les carabinieri et la fanfare
municipale, malgré les cloches de l'église et les quelques cars de
touristes garés aux abords du village, je me retrouvais là en pleine
antiquité païenne. Je me suis demandé si Pasolini connaissait cet
endroit.
Les ethnologues italiens, au premier rang desquels Alfonso di
Nola, évoquent pour Cocullo la survivance d'un ancien culte grec
d'Héraklès. Il existe d'ailleurs, pour la Grèce médiévale et moderne,
une étude de Dimitrios Loukátos sur « Les serpents de
Marcopoulo » que l'on fait monter, pendant l'office de la sainte
Vierge, chaque 15 août, sur l'iconostase de l'église. Plus
récemment, Giuseppe Profeta a voulu situer les rites de Cocullo
dans le contexte plus vaste des conduites sociales relatives aux
serpents, depuis les fêtes villageoises jusqu'aux incantations et aux
façons de guérir. Mais je pense surtout au rituel hopi des serpents
interprété par Aby Warburg en 1923 – dans les murs de la clinique
où il tentait, avec son psychiatre Ludwig Binswanger, de desserrer
la morsure de la psychose – sur la base de son voyage américain
de 1895-1896.
Au moment même où les reptiles me passaient dans le cou, ce
jour-là, je me suis pris à penser que le rituel de Cocullo pourrait
constituer le maillon manquant d'une chaîne de problèmes
anthropologiques – et non pas historiques au sens strict, bien sûr –
reliant, comme Warburg cherchait à le faire, les serpents de la
Grèce antique et ceux des Indiens d'Oraibi, dans le Nouveau-
Mexique. Les analogies entre Oraibi et Cocullo sont d'ailleurs
remarquables : dans les deux cas, ce sont les jeunes hommes non
mariés qui vont chercher les serpents dans la montagne ; dans les
deux cas ils les « apprivoisent » et les singularisent (par des petites
marques de couleur, dans le cas italien) et, dans les deux cas, ils les
« rendent » à la montagne après que le rituel, danse ou procession, a
eu lieu. Warburg aurait pu avoir connaissance – lui dont l'érudition
était vertigineuse – des images de Francesco Paolo Michetti,
peintre fameux qui se passionnait pour les Abruzzes rurales et
constitua une extraordinaire collection photographique où le rituel
de Cocullo était documenté. Alors même que Warburg se trouvait
à Rome, en 1928, l'historienne des religions Linda Smith publia un
article sur Cocullo portant, dans son titre, l'un des mots préférés du
grand historien de l'art, le mot survival. Linda Smith n'omet
d'ailleurs pas de signaler les rituels du serpent chez les Indiens
d'Arizona. « Athènes-Oraibi, rien que des cousins », avait écrit
Warburg en ouverture à sa conférence de 1923. Il faudrait ajouter
Cocullo, tout en se souvenant que les cousins peuvent être, comme
cela arrive souvent, fort éloignés les uns des autres.
(Alfonso Maria di Nola, Scritti rari, I, éd. I. Bellotta et E. Giancristofaro, Corfinio,
Edizioni Amaltea-Rivista Abruzzese, 2000, p. 151-175. Dimitrios S. Loucatos
[Loukátos], Religion populaire à Céphalonie, Athènes, Institut français d'Athènes, 1951,
p. 151-159. Giuseppe Profeta, Lupari, incantatori di serpenti e santi guaritori nella tradizione
popolare Abruzzese, L'Aquila-Rome, Japadre Editore, 1995. Aby Warburg, Le Rituel du
serpent [1923], trad. S. Muller, Paris, Macula, 2003 [éd. 2011]. Linda C. Smith, « A
Survival of an Ancient Cult in the Abruzzi », Studi e materiali di storia delle religioni, IV,
1928, no 1-2, p. 106-119.)

(01.01.2015)

LA SURVIVANCE NOUS DIVISE-T-ELLE ?

Cher Ulrich Raulff, comme vous deviez prendre votre avion au


milieu de cette dernière journée de colloque à Londres sur Aby
Warburg, je n'ai pas eu le temps de répondre de vive voix aux
objections que vous formuliez sur mon usage du mot « survivance »
pour traduire le Nachleben warburgien. Je vais tenter de le faire, par
écrit, aussi brièvement que j'aurais dû le faire dans le cadre même
du colloque.
Premier point : oui, vous avez raison, j'avance le mot anglais
survival, mot issu de l'anthropologie élaborée au XIXe siècle par
Edward B. Tylor à partir, notamment, d'observations mexicaines.
La connexion entre Warburg et Boas avait été bien plus explicite,
je le sais bien. Mais il s'agissait pour moi de rappeler un caractère
essentiel des survivals selon Tylor correspondant, me semble-t-il, à
la dynamique conflictuelle ou paradoxale inhérente au Nachleben
selon Warburg : en s'appliquant à des objets culturels – rites,
coutumes, objets techniques –, le modèle temporel élaboré par
Tylor supposait en effet, très explicitement dans son texte, un
caractère « unfit » qui pouvait heureusement contredire l'idée
triviale d'un « darwinisme social » selon lequel le « survival of the
fittest » viendrait donner sa loi à l'histoire culturelle. Non, ce qui se
transmet n'est pas seulement ce qui a « gagné » dans la tradition : le
Nachleben concerne aussi des objets plus discrets, plus disruptifs et,
pour tout dire, des objets plus symptomatiques de la culture. Il y a
par exemple, dans la Ninfa fiorentina, un aspect typique de cette
« disruption » : sa « revenance » en tant que motif païen est
fatalement unfit, « non adaptée » – que vient-elle faire au milieu
d'une iconographie telle que la naissance de saint Jean-Baptiste
peinte dans une chapelle de Santa Maria Novella, la grande église
dominicaine de Florence ?
Deuxième point : non, vous avez tort, je ne traduit pas Nachleben
par survival. La référence à Tylor n'était qu'une source parmi bien
d'autres. Si votre conférence était prononcée en anglais, mon travail
fut, quant à lui, rédigé en français. Or, la langue française introduit
précisément une « division » que vous avez, en conclusion, appelée
de vos vœux. C'est une division qu'ignore, il me semble, la langue
anglaise. On parle en français de survie pour signifier que quelqu'un
a échappé à la mort : par exemple quelqu'un qui a réchappé à un
massacre, à une famine ou à un accident. Celui qui survit n'a jamais
été mort : c'était lui le plus « adapté » et c'est donc lui qui a
« survécu ». S'il a été mort et qu'il nous apparaît vivant par la suite,
on dira qu'il est ressuscité ou rené, non qu'il a survécu. En revanche, le
mot survivance s'emploie pour les choses, les idées, les images –
jamais pour des êtres qui auraient échappé à la mort ou qui
auraient ressuscité. C'est pourquoi, comme vous l'avez montré dans
le cours de votre exposé, Gaston Paris aura pu parler, en effet, de
« survivance ». Mais non de « survie » (Überleben) que peut
recouvrir, quant à lui, le mot anglais survival.
Troisième point : non, cher Ulrich, Erwin Panofsky n'est pas ma
« bête noire ». Et je regrette profondément que mon ouvrage
Devant l'image ait pu être interprété – aux États-Unis notamment,
pays où la pensée dialectique ne semble pas avoir droit de cité,
comme disait Ernst Bloch – comme un manifeste pour jeter
Panofsky à la poubelle. Mon livre avait pourtant comme exergue la
mise en balance, donc à égalité, d'une citation de Panofsky et d'une
citation de Georges Bataille. La dernière phrase du livre était : « ...
Toute la difficulté consistant à n'avoir peur ni de savoir [hommage
à Panofsky], ni de ne pas savoir [hommage à Bataille]. » J'ai, plus
tard, imaginé une fable de type hassidique dans laquelle Panofsky
apparaissait sous les traits d'un grand rabbin miraculeux
(personnification de la sagesse) cherchant à exorciser le dibbouk
Warburg (personnification du revenant). Ma critique de Panofsky –
à une époque où il était le maître de l'iconographie et avait lui-
même renoncé à l'ambition inhérente au mot warburgien
d'« iconologie » – consistait simplement à dire qu'il faisait, fût-ce
admirablement, la moitié du travail que Warburg avait exigé de
tout iconologue : se confronter à la dimension du « non-savoir »
ou, pour parler en termes freudiens, de l'inconscient à l'œuvre dans
les productions de la culture. C'est une dimension spectrale – le
« temps des fantômes » dont j'ai parlé – et, donc, difficilement
objectivable ou attestable dans les documents explicites de la
transmission culturelle. Voilà pourquoi Panofsky, tout simplement,
aura cessé d'employer le vocabulaire du Nachleben ou, en anglais, de
l'after-life. N'est-il pas évident qu'il préférait de loin le modèle de la
renaissance ?
Un dernier point, cher Ulrich Raulff : il m'a semblé que vous
parliez, à un moment, de la façon dont les artistes de la Renaissance
ont « volé le passé » antique. Dire qu'ils se sont approprié les
sources gréco-romaines, c'est parler – avec Panofsky notamment –
de tradition. On considère alors qu'un certain présent prend
possession d'un certain passé et l'utilise, comme on cite un texte ou
un élément de vocabulaire. Cela est vrai, bien sûr. Mais cela ne dit,
je le répète, que la moitié des choses : la moitié consciente et
philologique, en quelque sorte. Or, le Nachleben selon Warburg
introduit une dimension supplémentaire et décisive : c'est celle où
le passé, tel un fantôme ou un symptôme, prend possession du
présent, tel le dibbouk de Hanan qui, dans le légendaire juif, prend
possession du corps vivant de Lea. À ce moment, le passé n'est plus
une simple forme citée dans le discours présent, il est une force active et
inconsciente, un symptôme non maîtrisé, un gestus fondamental.
On maîtrise une citation, on ne maîtrise pas un geste jusqu'au bout.
Voilà la césure, la discontinuité, la Spaltung que la survivance selon
Warburg aura introduites dans le modèle continu de la tradition
humaniste ou dans le jeu chronologique des influences. Et voilà
pourquoi il demeure fécond, à mes yeux, de lire Warburg avec
Walter Benjamin qui, d'une certaine façon, élucida et radicalisa
certains enjeux fondamentaux du Nachleben dans ses idées de
l'histoire et de l'image dialectique.
(Georges Didi-Huberman, « L'exorciste » [2001], Phalènes. Essais sur l'apparition, 2, Paris,
Les Éditions de Minuit, 2013, p. 123-136. Id., L'Image survivante. Histoire de l'art et temps des
fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002. Aby Warburg 150. Work,
Legacy, Promise, colloque international organisé par le Warburg Institute de Londres sous
la direction de David Freedberg et Claudia Wedepohl, 13-15 juin 2016.)

(15.06.2016)

NINFA LABORIOSA, TRAGIQUE AU TRAVAIL

Lancer des ponts entre les duretés de la vie et les possibilités de la


forme. Accepter de voir comment un artiste sait accueillir l'infâme
dans son œuvre, fût-elle la plus fameuse, la plus sublime : Callot,
Caravage, Rembrandt, Goya, Courbet, Degas, Picasso, Eisenstein,
Pasolini... Accepter, tout aussi bien, de voir que la réponse des
formes aux duretés de la vie se fait à chaque instant, et dans
l'immanence de ces duretés mêmes. On voit cela dans une
photographie de Lewis Hine datable des années 1905-1914 et
intitulée Woman Carrying Homework : c'est une femme qui passe
dans une rue misérable de New York, avec un tas de chiffons à
rapiécer sur la tête. On voit aussi la silhouette semblable d'une autre
femme avec un panier, plus vieille probablement. La rue semble
jonchée de débris. L'atmosphère est enfumée, crasseuse. Or c'est
bien plus beau, bien plus puissant que tous les bas-reliefs façon
Gradiva dont vous pouvez acheter un moulage au Vatican pour
l'accrocher à un mur de votre bibliothèque. Pourquoi ? Parce que
cette femme a su présenter d'elle-même, au beau milieu d'une rue
sordide, la forme précise de dignité dans le labeur que Lewis Hine,
de son côté, a su capter et remettre en forme, fût-ce de loin.
D'autres images du même photographe montrent le travail des
grutiers de l'Empire State Building en 1930-1931 : elles
m'évoquent Le Funambule de Jean Genet, mais sur un mode bien
plus digne et tragique encore : tragique du travail ou tragique au
travail.
(Alison Nordström [dir.], Lewis Hine. De la collection de la George Eastman House,
International Museum of Photography and Film, Madrid, Fundación Mapfre-TF Editores,
2010, p. 52, 65 et 195-217.)

(17.01.2015)

COURAGE DE LA FILEUSE

Autant que je m'en souvienne, ma plus ancienne représentation


du courage a été suscitée par l'image de vieilles femmes vêtues de
noir et qui, assises sur le quai du port de Collioure, fabriquaient
encore, à la fin des années 1950 ou au début des années 1960, des
filets de pêche (probablement les réparaient-elles plutôt, moi je
pensais qu'elles les fabriquaient). Cette association est étrange à mes
propres yeux. Mais, d'une certaine façon, elle est demeurée intacte.
C'est comme si je pressentais que le courage serait moins affaire
d'héroïsme dans l'action que d'endurance dans la création. Quel
défi, si l'on y pense, que d'entreprendre la fabrication d'un filet de
pêche ! Même ma tante, qui me tricotait des chaussettes ou de
grandes écharpes en laine, était ainsi l'objet de mon admiration :
savoir-faire des nœuds et des trames, prévision de la forme à venir
et, surtout, l'endurance à suivre une règle d'action dont on ne verra
que bien plus tard la forme résultante. Un certain courage, donc :
celui de commencer une œuvre de patience, de se donner et de
suivre quoi qu'il en coûte une logique expérimentale, celui enfin de
persister dans la création de quelque chose qui, comme dans le cas
du filet, est bien plus grand – et même bien plus solide – que soi.
(28.12.2014)
PANAME-PADAM

Aujourd'hui, dans le métro parisien : une jeune Tsigane joue de


l'accordéon. C'est un pot-pourri de valses d'antan. Les passagers
écoutent à peine : ils connaissent la chanson, ils ne la connaissent
que trop bien, croient-ils. Aucun, probablement, ne possède le
savoir-faire de cet instrument et de cette musique qui sont,
pourtant, la musique de notre enfance. La jeune Tsigane est donc
une dépositaire privilégiée de notre propre mémoire. Ils ne veulent
pas le savoir, apparemment. Ils ne donnent pas un sou. Certains
seraient d'accord – je l'imagine à la lecture des sondages parus ce
matin dans les journaux – pour que soit virée de France cette jeune
femme avec toute sa « peuplade » de migrants. Quand la police
l'aura reconduite à la frontière, personne, dans notre rame de
métro, n'aura peut-être plus la chance d'entendre le Padampadam de
Paname.
(18.09.2010)

DIGNE DE SON GRAND-PÈRE

Je n'avais jamais imaginé que Walter Benjamin – le moins


paternaliste de tous les penseurs que je connaisse – pût avoir une
petite-fille. C'est pourtant très simple et très concret : je viens, ici à
Berlin, de serrer la main de la petite-fille de Walter Benjamin. Elle
me frappe immédiatement par quelque chose de très enfantin. De
plus, à ce que je comprends, son travail consiste à s'occuper
d'immigrés : elle se soucie donc des « sans-noms », les Namenlosen
dont parlait son grand-père. Sans connaître d'elle plus que cela, je
me dis qu'elle est déjà, pour ces deux raisons, digne de lui.
(17.07.2015)

LOGIQUE DE CE QUI DEMEURE

Voici une petite liste, pourrez-vous en trouver la logique ? Une


église orthodoxe consacrée à la Dormition de la Vierge ; un hôtel ;
un magasin ; l'atelier d'un charpentier ; un ensemble
d'appartements ; le siège de la compagnie de chants et danses
Krakus ; un immeuble résidentiel ; des bureaux ; une école de
théâtre ; un entrepôt d'ustensiles ménagers ; un magasin à céréales ;
une clinique ; l'école de médecine Collegium Medicum ; une
coopérative ; une galerie d'art contemporain ; le Bureau du Festival
de la Culture juive ; l'administration du Fonds national de la Santé ;
une boutique de mode ; le centre de l'Église catholique nationale
polonaise ; une école de commerce ; un centre culturel pour
sourds-muets ; un entrepôt de papiers ; un abattoir rituel juif ; un
théâtre de marionnettes nommé Groteska ; une autre clinique ;
d'autres ensembles résidentiels ; quelques ruines.
Réponse à la question : c'est ce que sont devenues vingt-six
synagogues de Cracovie après la guerre, chacun de ces destins
architecturaux consciencieusement photographié par Wojciech
Wilczyk pendant l'année 2008.
(Wojciech Wilczyk : Niewinne oko nie istnieje, éd. A. Mazur, Cracovie-Lodz, Korporacja
Ha ! Art-Atlas Sztuki, 2009, p. 240-291.)

(09.08.2011)

LE MOINDRE MOTIF

D'ailleurs regarde ce bol, ce simple bol. Je l'ai aperçu tout à


l'heure dans la vitrine la plus délaissée du plus petit musée
archéologique, sur la place du plus reculé des villages du
Péloponnèse. Regarde les motifs de son modeste décor : de simples
spirales ouvertes sur d'autres spirales. Elles courent sur toute la
surface extérieure. Rien de plus banal : on trouve cela partout à
l'époque mycénienne. Je me suis dit, spontanément, que ces
spirales apparaissaient un peu comme les ancêtres féminins du
motif plus viril de la « grecque » que l'on retrouve, non seulement
sur les frontons de l'époque classique, mais encore dans n'importe
quel salon au décor un peu kitsch d'aujourd'hui (sans compter
l'emblème de l'Aube dorée, qui se prétend à la fois motif national
par excellence et variante non déguisée de la svastika nazie). Or,
spirale, c'est déjà cosmos, mot qui ajointe dans une même courbe, on
le sait, les significations de l'ornemental et de l'universel. Un seul
modeste motif pour dire le tout du monde organisé en rythmos,
c'est-à-dire en forme des mouvements du monde ? Et tout cela sur
un simple bol en terre cuite ?
Regarde encore un peu : les spirales sont reliées entre elles.
Comme si elles se tenaient par la main, comme si elles dansaient
ensemble. Mais, surtout, comment ne pas y voir, puisque la mer est
au bout de la rue, la forme même des vagues, ces puissances
innombrables et inarrêtables de la caresse et de la dévastation que
produit tour à tour le grand remuement du monde ? N'y a-t-il pas
dans ce motif les formes de la force même ? Les formes de Thalassa
en tant que puissance rythmique qui nous porte et nous emporte ?
Ne vois-tu pas qu'à la surface de ce simple bol – porté à la bouche
pour désaltérer un corps, pour accueillir l'étranger, pour échanger
dans une taverne, pour mieux se parler en société –, c'est la forme
même de tout l'espace (cosmos) et de tout le temps (aiôn) qui s'inscrit
en motifs aussi simples que mystérieux, tels les sismographes de nos
civilisations dans leur longue durée ?
(20.07.2014)

ESTRAN, L'ŒUVRE DU RIVAGE

Un coucher de soleil, un bord de mer : pour beaucoup de gens,


il n'y a rien de plus beau. Pour beaucoup d'autres gens, en
revanche, il n'y a rien de plus kitsch. Tout dépend du point de vue,
bien sûr, et de la façon dont on regarde.
J'avais un oncle éloigné, il était fou. Il est mort depuis longtemps,
dans un sinistre asile psychiatrique de la banlieue parisienne. Mais,
à l'époque où je suis allé le voir, ce devait être à la fin des
années 1960, il vivait encore dans une minuscule « cabine » – un
simple cube blanchi à la chaux, avec une seule porte et une seule
fenêtre, peintes dans cet inimitable bleu méditerranéen –, presque
une cabane posée sur le sable blanc, en face de la mer, un peu à
l'écart du petit port de Houmt Souk, sur l'île de Djerba. Les enfants
lui jetaient des pierres. De sa fenêtre minuscule, on ne voyait que
l'horizon séparant, en haut le ciel et en bas la mer avec son rivage.
Sur le mur de son unique pièce d'habitation, juste à côté de la
fenêtre, il avait cependant pris soin de coller une photographie, une
carte postale, sa seule image : c'était un coucher de soleil sur cette
même mer, sur cette même île où, pour lui, la vie n'était ni
tourisme ni sérénité. Et cela m'avait frappé : il ne cessa, un après-
midi durant, de s'extasier sur la beauté de cette carte postale, son
œuvre d'art à lui. Et non sur le rivage réel, sublime et toujours
changeant, où se déroulait pourtant sa vie.
Tout dépend bien du point de vue et de la façon dont on
regarde. Youssef Ishaghpour – connu et respecté pour sa
monumentale étude sur Orson Welles, son dialogue avec Jean-Luc
Godard intitulé Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, mais aussi
ses essais sur la miniature persane, Mark Rothko ou Abbas
Kiarostami – m'envoie, depuis 2004, des livres de photographie où
l'on ne voit presque que des ciels, des rivages, des aubes ou des
couchers de soleil. Dans l'un de ces recueils, intitulé Au
commencement, Youssef Ishaghpour explique sa fatigue devant « les
bruits et la fureur de l'Histoire », et son besoin consécutif de
pratiquer un art de « l'écoute et de la contemplation du silence ». Il
dit chercher, dans ces images, à « rendre le proche lointain », mais
la réciproque est aussi – et surtout – vraie, puisque nous sommes,
ces livres en main, capables de feuilleter des ciels, des nuages, des
rivages, toutes choses éloignées de notre espace présent, donc
éloignées aussi dans le temps.
L'année 2004 est aussi l'époque où j'ai reçu, d'une personne
inconnue de moi, une enveloppe contenant quatre tirages
photographiques, « abstraits » et très beaux. Je n'ai d'abord pas su
dans quel sens regarder ces images. La photographe se nomme
Joëlle Hauzeur et je comprends, à lire sa lettre, qu'elle est une
grande voyageuse des bords de mer et une lectrice de Lucrèce
(pour son immense poème à la nature) ou de Victor Hugo (pour
son immense roman des Travailleurs de la mer, peut-être aussi pour
ses innombrables et admirables lavis de vagues et de tempêtes). La
lettre commence ainsi : « Les deux photographies prises sur l'estran
des plages écossaises font ou ne feront pas que votre regard s'y
arrêtera. » Fallait-il donc que mon regard « s'arrête » à l'estran ? La
correspondance qui a suivi porte, j'imagine, les traces de mon
propre mouvement – flux et reflux – devant ces images. Rien
n'arrivait, en effet, à se fixer, à s'« arrêter », bien que je fusse, à cette
époque, sollicité par les questions de l'empreinte en mouvement,
de l'air et des choses fluides.
Mais je ne savais, et ne sais toujours pas très bien, ce que c'est que
l'estran. Je n'en ai pas l'expérience, qui demande du temps et le
courage soutenu de braver la vie océane, le rythme des marées, la
violence du temps. L'estran ne se trouve pas, c'est curieux, dans le
grand Dictionnaire historique de la langue française. Le mot est
cependant attesté, sous la forme estrande, dans un texte normand du
XIIe siècle ; il tient sans doute son étymologie de strand, mot anglais
qui a, autrefois, signifié la plage, ou bien du moyen néerlandais
strang, qui veut dire la grève. On l'appelle batture ou placer en
Amérique du Nord. Il désigne la partie du littoral située entre les
limites extrêmes des plus hautes et des plus basses marées. Bref, il
correspond à ce non-lieu, ce no man's land qui n'est ni la mer ni la
terre, mais cet espace intervallaire où la première afflue et reflue,
selon la marée, sur la seconde.
C'est donc une surface terrestre, mais continuellement balayée,
submergée par l'océan, coexistante avec lui, toujours entre
inondation, où elle disparaît au regard des humains, et
« exondation », où elle réapparaît pour quelque temps. Surface
fascinante et « vivante » pour cela : les mouvements qui la traversent
la transforment à chaque fois. Ils donnent lieu à des morphologies –
à des morphogenèses, plutôt, puisque tout change tout le temps –
extraordinaires, qui portent la mémoire, géologique mais aussi
zoologique, de ces flux et de ces reflux, expositions alternées à l'eau
et au vent. Il faut ici que le cartographe renonce aux lignes pour
représenter ce qu'on nomme si bien un littoral. D'autres savants se
plaisent à y observer toutes les sortes de structures géologiques
ambivalentes, toutes les sortes de flores ou de faunes amphibies,
entre « bouchons vaseux » et « biofilms » sujets à la photosynthèse,
entre algues et planctons, étoiles et anémones de mer, coquillages
et vermisseaux, etc. Et c'est ce que l'on voit surtout dans les images
de Joëlle Hauzeur : une série de mouvements à l'état de mémoire
provisoire, fossiles fugaces dont la marée a laissé l'empreinte, mais
pour peu de temps, sur le sable ou la vase de l'estran, là, sous les pas
de la photographe. Un mince film d'eau semble encore marqué par
le reflux de l'océan tout entier, quelquefois le ciel vient s'y refléter ;
l'écume forme d'étranges organismes au moment même où elle
disparaît ; le sable meuble a pris l'aspect de l'eau qui l'a quitté ; les
algues en décomposition font, comme l'écrit Joëlle Hauzeur elle-
même, « diverses chimères dans une explosion de nuances d'encre
mi-fluides mi-consistantes. »
Comment clore de telles séries ? Comment, même, les orienter ?
Comment arrêter de photographier le ciel, la mer, le si étrange
estran ? Quelle image sera plus juste qu'une autre ? (Le même
problème se pose, en photographie, devant cet autre objet suprême
qu'est le corps humain.) Toute image photographique n'est-elle pas
elle-même comme un estran, c'est-à-dire l'œuvre d'un rivage, le
recouvrement alterné d'un réel en mouvement (l'océan du monde)
sur un médium provisoirement fixé (la plage fragile que constitue
ce cadrage, cette sensibilité, cette vitesse d'obturation, etc.) ?
L'estran ne serait-il pas, de ce point de vue, un formidable champ
de bataille – non pas un no man's land, mais un lieu dialectique –
entre des matériaux ou des mondes hétérogènes ?
(Youssef Ishaghpour, Proche et lointain. Photographies, Tours-Paris, Éditions Farrago-Léo
Scheer, 2004. Au commencement. Photographies, Paris, Éditions de la Différence, 2010. Id.,
Nuée et pâtude du vent. Photographies, Paris, Éditions de la Différence, 2012. Joëlle Hauzeur,
Estran, série photographique inédite, 2002-2004.)

(29.10.2012)

DIEU, MIGRAINE, EFFET SPÉCIAL


J'ai découvert ce que c'était qu'avoir « mal au crâne » alors que
j'assistai, enfant, aux trois heures et quarante minutes du film de
Cecil B. DeMille Les Dix Commandements. Pendant que je voyais
Moïse – je veux dire Charlton Heston – fendre la mer en deux,
quelque chose comme une grosse boule fit cruellement son chemin
entre la surface de mes globes oculaires et les hémisphères de mon
cerveau. Je secouai la tête : il y avait quelque chose de nouveau à
l'intérieur de moi, qui était lourd et qui faisait mal, comme si j'avais
attrapé un veau d'or dans la tête. Quelque chose m'apparut donc ce
jour-là : ce n'était pas Dieu, bien sûr – quoique mes parents
m'eussent prévenu que cette histoire était un peu la mienne sur le
plan religieux –, mais l'image en tant qu'effet spécial.
Contrairement à ce que propage le discours du progrès, les
meilleurs effets spéciaux ne valent pas en tant que purs fleurons du
dernier cri technologique. Ils tirent bien plutôt leur puissance d'un
anachronisme où se rencontrent deux stases, deux époques de
l'image : l'une qui nous tire vers le passé le plus archaïque, l'autre
qui nous projette dans un futur de techniques visuelles dont nous
ne sommes pas encore lassés. Beaucoup d'objets de culte
ressortissent ainsi au genre de l'effet spécial : les reliquaires, par
exemple, qui développent de très habiles stratégies visuelles pour
transformer un vulgaire tibia en objet de gloire ; les icônes quand
elles sont équipées, à leur revers, de dispositifs pour faire pleurer la
Vierge ; l'ampoule du sang de saint Janvier à Naples, qui se liquéfie
à date fixe ; ou le Saint Suaire de Turin dont la technologie – un
artisanat évidemment tenu secret au XIVe siècle – est encore
bluffante d'archaïsme, c'est-à-dire d'authenticité.
Un anthropologue de l'Inde contemporaine, après avoir étudié
l'économie symbolique des studios de Bollywood, a mené une
recherche étonnante sur les « théâtres de divinités » à Bombay : ils
combinent l'art le plus ancien de l'effigie religieuse peinte, mise en
mouvement par des moteurs d'automates, aux techniques les plus
récentes d'effets spéciaux tels qu'ils sont utilisés dans le cinéma
populaire d'aujourd'hui. De quoi donner la migraine à l'historien
qui chercherait la frontière exacte entre le primitif et le prospectif. Ces
deux temporalités qui coexistent nécessairement en toute
économie de désir.
(Emmanuel Grimaud, Bollywood Film Studio, Paris, CNRS Éditions, 2004. Id., Dieux et
robots : les théâtres d'automates divins de Bombay, Apt, L'Archange Minotaure, 2008.)

(24.09.2013)

QUATRE FAÇONS DE CRACHER DE L'ÂME

Première façon : Atchoum ! Tu éternues en crachant vers moi


une myriade de postillons. À cela je réponds poliment, comme on
me l'a, depuis toujours, appris, et quelle que soit ma crainte
d'attraper ton rhume : À tes souhaits ! Si tu avais toussé, par
exemple, je n'aurais rien dit. Pourquoi ? Pourquoi cette obligation
particulière vis-à-vis de l'éternuement ? Pourquoi cette formule
automatique et pratiquement dénuée de sens, ou alors pourvue
d'un sens qui n'est plus tout à fait à ma disposition consciente ?
Dans son livre Primitive Culture, publié en 1871 – et l'un des
ouvrages fondateurs de la science ethnologique moderne –, Edward
B. Tylor consacra un long passage aux coutumes liées à
l'éternuement. Ces coutumes apparaissaient à ses yeux comme des
« survivances » (survivals), au même titre que les pratiques
divinatoires, les dictons ancestraux, les rituels de fondation ou
encore les jeux enfantins. En sorte qu'observer ce qui se passe
lorsque quelqu'un éternue, aujourd'hui même, serait « apprendre
comment les vieilles coutumes conservent leurs racines dans un sol
bouleversé par une nouvelle culture » ou la nouvelle époque
historique d'une culture donnée.
Éternuer : présage en tout cas. Bon ou mauvais. Affaire d'âmes et
de mouvements, fastes ou néfastes. Soit tu craches un peu de ton
âme alentour, soit il s'agit d'une âme errante qui vient te chatouiller
les narines. En éternuant tu montres que tu es en pleine forme –
c'est-à-dire en pleine communication avec les âmes – ou, au
contraire, qu'une grave maladie te guette. Dans l'Odyssée, à un
moment, Télémaque « éternue très fort » et Pénélope se met
aussiôt à rire aux éclats, parce qu'elle a compris qu'il s'agissait d'un
présage heureux : « N'entends-tu pas mon fils éternuer à mes
souhaits ? » Pétrone évoque la formule Salve ! que l'on prononce à
l'adresse de toute personne qui éternue. On dira Felicità ! en Italie,
Gott hilf ! en Allemagne. Tylor raconte l'histoire d'une tribu
étrange : quand le chef éternuait, tout le village se mettait à
l'acclamer bruyamment, à tomber en prosternation, à embrasser la
terre ou bien à battre des mains comme on applaudit une diva de
théâtre. Si l'on considère l'éternuement comme un signe néfaste –
en temps de peste, par exemple –, on se détournera simplement en
criant Loin de moi !
Deuxième façon : filets de bave. J'entendais l'autre jour Luis
Pérez Oramas – qui prépare, au Museum of Modern Art de New
York, une grande rétrospective consacrée à Lygia Clark – parler de
cette œuvre fascinante intitulée Baba antropofágica, « Bave
anthropophagique ». C'était en 1973. Lygia Clark avait réuni
plusieurs personnes autour d'un jeune homme nu étendu sur le
dos ; chacune d'elles avait dans la bouche une pelote de fil qu'elle
dévidait, enduit de sa salive, sur tout le corps du jeune homme peu
à peu emmailloté dans les fils comme un nouveau-né dans un
cocon ou une mouche dans le piège de l'araignée.
Troisième façon (qui prolonge le paradigme de l'araignée) : drapé
craché. Tu trempes un long châle de soie dans une substance
huileuse et tu l'avales. C'est une technique classique des magiciens
de foire. Quand le photographe arrive, tu commences ta mise en
scène de « médium » : tu communiques avec les âmes. Au moment
propice, tu pousses un long râle et tu vomis la draperie de ta
bouche comme si c'était l'ectoplasme de Nostradamus en personne.
Le photographe – tel Albert von Schrenck-Notzing en 1912-
1913 – réalise d'admirables clichés où chacun verra bien que tu
crachais des « âmes matérialisées » sous forme de « voiles
ectoplasmiques ».
Une dernière façon serait de mourir, tout simplement. En 1907,
le médecin américain Duncan MacDougall prit le poids exact de
six patients moribonds, avant et après leur mort. Il constata un
léger écart qui était, selon lui, inexplicable biologiquement. Il en
déduisit qu'il s'agissait du poids de l'âme exhalée au moment de la
mort. Reconduisant l'expérience sur des chiens qu'il empoisonnait
systématiquement, il ne constata aucune différence notable. Il se
crut donc en possession à la fois d'une preuve que les animaux n'ont
pas d'âme et d'une donnée expérimentale lui permettant de déduire
le poids exact d'une âme humaine : vingt et un grammes. On
n'arrête ni le progrès, ni la régression.
(Edward B. Tylor, La Civilisation primitive [1871], trad. P. Brunet, Paris, Reinwald, 1876,
p. 82. Homère, Odyssée, XVII, vers 541, trad. P. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2000,
p. 288. Lygia Clark, Barcelone-Porto-Marseille-Bruxelles-Paris, Fundació Antoni Tàpies-
MAC Galeries contemporaines des Musées de Marseille-Fundação de Serralves-Palais des
beaux-arts-RMN, 1998. Clément Chéroux et Andreas Fischer [dir.], Le Troisième Œil.
La photographie et l'occulte, Paris, Gallimard, 2004, p. 199-201. Duncan MacDougall,
« Hypothesis Concerning Soul Substance together with Experimental Evidence of the
Existence of such Substance », American Medicine, II, 1907, no 4, p. 240-243).

(14.11.2013)
DOUDOU, L'ESSENCE ET LA MATIÈRE

Chaque soir, avant de s'endormir – ou plutôt afin de


s'endormir –, elle disperse sur les draps de son lit quelques gouttes
d'huile essentielle de lavande. Si j'ai bien compris, le rite est
immuable et déjà ancien. Un jour, parlant de tout autre chose, elle
m'apprend que son doudou, quand elle était petite, se nommait
Lavande. C'était un petit lapin en peluche à qui elle confiait toute
sa vérité, ses secrets, ses espérances, et la possibilité de s'endormir
sans angoisse quand elle le tenait embrassé dans le lit. Aujourd'hui
qu'elle est adulte, elle a confié à l'essence – plus subtile – la
puissance de son doudou d'antan. Il lui arrive d'ailleurs de lire
quelques pages de philosophie avant de s'endormir dans son
« essentiel » parfum de lavande. De plus, cela ne s'invente pas, elle
s'appelle Marx. Aurait-elle compris depuis son enfance cette grande
leçon du matérialisme, à savoir que l'essence ne se diffuse dans nos
âmes que par la médiation de matières, doux poils de Lavande ou
fraîches gouttes de lavande, sans compter bien d'autres choses
éventuellement plus brutales ?
(19.10.2012)

GRADIVA À POILS, OU SAUVAGERIE DE LA MÉMOIRE

Le cabinet de Sigmund Freud, on le sait, était à Vienne


encombré d'objets antiques : statuettes égyptiennes et vases grecs,
une tête romaine et des fragments de fresques pompéiennes, un
bout de frise sculptée, un portrait du Fayoum, quelques statues
chinoises, etc. Parmi cette belle collection d'objets authentiques,
Freud avait accroché au mur, non loin du divan, un moulage en
plâtre d'assez mauvaise qualité, dont le rendu avait été quelque peu
« poli » et enjolivé pour le touriste éclairé faisant ses emplettes à la
Chalcographie de Rome. Il s'agit, bien sûr, de la fameuse Gradiva,
dont l'original est un relief de marbre toujours visible aux musées
du Vatican. Le moulage acquis par Freud se trouve à côté d'une
autre reproduction – photographique celle-là – d'Œdipe et le
Sphinx, le célèbre tableau d'Ingres au musée du Louvre.
Ce qui me frappe, sur les images prises en mai 1938 par Edmund
Engelman dans la demeure de la Berggasse, c'est que Freud a doté
sa chère image d'un supplément bizarre. Cela se présente comme
une grosse touffe de poils. Non, ce n'est pas un feston ni une
houppe de passementerie bourgeoise. Non, ce n'est pas un lacis de
velours ni une tresse en fils de soie. C'est beaucoup plus trivial,
beaucoup plus brutal que cela. Une décoration ? Peut-être, mais
étrangement sauvage, violente, rèche comme ces chevelures
végétales ou animales dont s'ornent souvent les masques africains,
et cela fait tache – sexuelle ? primitive ? – sur le modelé classique de
la figure de jeune fille. À côté sont les franges du tapis qui
surplombe le divan, mais le rapport semble ténu.
Cette touffe de poils se trouve au-dessus de l'épaule de Gradiva, à
la place exacte où, dans un relief absolument similaire des musées
du Capitole, Freud n'a pas pu ne pas voir que la même figure au pas
dansant portait, comme Judith, un grand coutelas menaçant, tandis
que sa main gauche – ici relevant délicatement la robe pour
souligner l'élégance de la démarche – tenait un bout de chair crue,
dont on sait que les Ménades étaient friandes. Aby Warburg, dans
la planche de son atlas Mnémosyne consacrée au sacrifice sanglant,
n'a pas manqué de reproduire cette jeune fille du Capitole, parce
qu'y sont plus évidentes les polarités intrinsèques de la grâce et de la
sauvagerie, de la jeune fille offerte et de la mort donnée.
Ailleurs dans son atlas d'images, Warburg a voulu placer une
figure équivalente : c'est, sur un bas-relief de la Renaissance, une
Madeleine extatique, quasiment nue, échevelée – bref, une
survivance de Ménade – qui se tient au pied de la croix et arbore,
au-dessus de son épaule, une touffe de cheveux qu'elle vient de
s'arracher à elle-même. C'est un témoignage de la violence mise en
œuvre par les antiques rituels de deuil. La touffe de poils desséchés
dans le cabinet de Freud serait-elle une survivance déplacée de
cette sauvagerie des deuils antiques ? Je n'en sais rien, bien sûr, tout
cela n'est après tout que psychanalyse « sauvage ». J'allais en rester là
lorsque mon regard est tombé sur la légende de la photographie
d'Engelman : il s'agit, est-il précisé, d'un bout de papyrus séché.
Ah ! oui, le papyrus... l'écriture... le dieu Thot... la mémoire...
Freud n'était-il pas le premier à reconnaître que la mémoire
inconsciente fomente ses tours, ses détours et ses retours, de la
façon la plus sauvage et saugrenue qui soit, en dépit ou à travers ses
subtilités mêmes ?
(Edmund Engelman, Sigmund Freud, Vienna IX. Berggasse 19, Vienne, Christian
Brandstätter Verlagsgesellschaft, 1998, p. 40-41. Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne.
Gesammelte Schriften, II-1, éd. M. Warnke et C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000 [2e
éd. revue, 2003], pl. 6 et 42.)

(31.10.2012)

QUAND LA MÉMOIRE VIENT AUX CHOSES

Dans une exposition intitulée Der Souvenir et présentée à


Francfort en 2006, on pouvait apercevoir, entre quelques centaines
d'autres exemples, un petit étui de nacre avec des incrustations en
argent sur lequel on pouvait lire, d'un côté souvenir et de l'autre
d'amitié, et à l'intérieur duquel étaient glissées deux fines plaques
d'ivoire, comme les bouts de papier de lettres intimes mais
déchirées ; un cylindre antique provenant de Cadix et couvert
d'inscriptions latines séparées par des motifs architecturaux en
colonnes corinthiennes ; une bague dont le chaton représentait une
tête de mort ; les images en tas d'un Quodlibet allemand du XIXe
siècle qui me fit tout de suite penser à la Boîte-en-valise de Marcel
Duchamp, et dont certaines planches semblaient avoir été
intentionnellement brûlées, comme pour rappeler le désastre dont
chaque souvenir réchappe ; la section d'un tronc d'olivier, avec
quelques restes d'écorce tout autour, et sur laquelle était inscrit, en
hébreu, le mot Jérusalem ; une pièce de jeu d'échecs en jais ; un
badge médiéval de pèlerinage en Terre sainte ; un reliquaire de
métal et de verre avec une longue mèche de cheveux blonds ayant
appartenu, dit-on, à Lucrèce Borgia ; une autre mèche, dans un
cadre de cuir, aurait appartenu au peintre Albrecht Dürer ; un
unique crin de l'archet utilisé par Ingres avec une photographie du
fameux violon, le tout encadré par Daniel Spoerri ; une petite
gravure représentant le cercueil ouvert de Napoléon, entourée de
divers morceaux – cailloux, coquillages, plantes, tout cela
étrangement disproportionné par rapport à l'image – rapportés par
Las Cases de Sainte-Hélène ; tout près, un étui en ivoire pour
cartes de visites commémorant l'exil de Napoléon mais, le bas-
relief ayant été réalisé par des artisans chinois, on lit Nahobon au lieu
de Napoléon, tout cela au milieu d'un délire de motifs orientaux ;
une grande carte de Rome gravée par Piranèse ; une Vénus de Milo
en albâtre, haute de vingt-trois centimètres, achetée à Athènes
en 2005, et dont la tête n'est pas sans rappeler celle d'une poupée
Barbie ; une plaque de porcelaine représentant, en miniature, la
pierre tombale d'un parent ; une gravure à transformation où l'on
voit un œil fermé avec l'inscription Mon œil ne voit que..., mais,
lorsqu'on actionne la tirette, l'œil s'ouvre et dans la pupille est
inscrit le mot toi ; deux éventails où sont peints des mots doux ;
une étoile juive sur tissu jaune, datant de la Seconde Guerre
mondiale, encadrée comme une œuvre d'art avec ces mots : Tel
Aviv, 13 mars 1996 – Cinquantième année que cette étoile est posée sur
mon cœur ; un portrait encadré de Blondi, le chien allemand de
Hitler ; une petite boîte contenant la langue desséchée de Johan de
Witt et un doigt de son frère Cornelis (les deux républicains
hollandais massacrés en 1672) ; un petit sac de jute contenant des
bouts du mur de Berlin, avec un certificat d'authenticité ; une
collection de « boules de neige » représentant les principaux
monuments touristiques du monde ; des tas de coquillages, dont
chacun fut probablement rapporté par quelque voyageur pour
former, dans son armoire, toute la constellation de ses géographies
personnelles ; une collection de bouteilles renfermant, chacune, de
la terre recueillie ici et là ; divers objets à l'effigie de Mao Tsé-
Toung ; une carte postale de Tunis avec trois timbres-poste qui
sont eux-mêmes, miniatures dans la miniature, des fragments
idéalisés du paysage tunisien.
(A. Beyer, H. Gold, G. Oesterle et U. Schneider (dir.), Der Souvenir. Erinnerung in Dingen
von der Reliquie zum Andenken, Francfort-sur-le-Main, Museum für Angewandte Kunst-
Wienand Verlag, 2006, p. 17, 28, 33, 40, 71, 78, 100, 106, 108, 111, 120, 147, 160, 185,
187, 245, 270, 289, 301, 316, 333, 334, 369, 425.)

(21.01.2012)

PETITE RELIQUE DE HAINE

Quelques semaines seulement avant son suicide le 11 avril 1987,


Primo Levi reçu la visite de Giovanni Tesio qui venait l'interroger
sur sa vie turinoise d'avant la guerre. Ils évoquèrent donc ensemble
les années 1934, 1935 et 1936. L'écrivain parla du collège, de ses
camarades, du fascisme ambiant et, en particulier, d'un certain
« garçon intrigué par [sa] judéité » : « Il me titillait là-dessus, me
provoquait, parce qu'en plus, ça l'intéressait. »
Où est donc passé l'antisémitisme ancien, peut-être innocent,
peut-être fasciné, peut-être amoureux, peut-être haineux, de ce
garçon ? Primo Levi répond à cette question avant même que son
interlocuteur ait songé à la poser. L'antisémitisme du jeune
collégien est demeuré dans la mémoire de l'écrivain, sans doute,
mais aussi dans une trace – fragile, diaphane, presque effacée mais
bien là quand même, peut-être un peu brillante encore – de bave :
« J'ai encore l'édition des poèmes de Carducci – un volume
imprimé sur papier bible par Zanichelli – dont il avait abîmé la
couverture en écrivant juif avec de la salive. Le mot est toujours là,
encore visible. »
(Primo Levi, Moi qui vous parle. Conversation avec Giovanni Tesio [1987], trad. M.-P.
Duverne, Paris, Tallandier-Pocket, 2017, p. 80.)

(29.04.2017)

VITRINE, AUTEL, VITRINE

Le 6 septembre 1997, j'ai pris le train pour Londres. Le voyage


était prévu de longue date, son objet était un séjour de plusieurs
semaines pour travailler sur les archives d'Aby Warburg. Arrivé à la
gare de Waterloo avec mon lourd bagage, je me suis aperçu qu'il n'y
avait ni métro, ni taxi, ni circulation d'aucune sorte. La ville était
paralysée. Ce jour-là, en effet, avaient lieu à l'abbaye de
Westminster – située juste en face, de l'autre côté de la Tamise – les
funérailles de Lady Di morte quelques jours plus tôt à la suite de
son accident de voiture contre le treizième pilier du tunnel de
l'Alma à Paris. J'ai donc traversé Londres, traînant ma grosse valise,
au milieu d'une foule compacte, ces trois millions de personnes qui
s'étaient rassemblées dans la zone environnant Westminster, pour
rendre hommage à la princesse défunte. Jamais je n'ai vu autant de
bouquets de fleurs (un million de bouquets avaient déjà été déposés
devant l'appartement privé de Lady Di au palais de Kensington).
Les gens du peuple londonien jetaient des fleurs au passage de la
procession tout le long du parcours, acclamant les célébrités qui
prenaient part à la cérémonie, Elton John ou Nicole Kidman, Tom
Cruise ou Steven Spielberg, Hillary Clinton ou Bernadette
Chirac... Des haut-parleurs diffusaient dans le rue le déroulement
de l'office religieux.
J'avais trouvé une chambre à louer dans le beau quartier de
Knightsbridge. Et c'est ainsi que, pendant les quatre semaines qui
suivirent, je passai deux fois par jour devant les vitrines du grand
magasin Harrods, propriété, comme chacun le savait, du père de
l'amant de la princesse... Or, pendant ces quelques semaines, j'ai pu
observer un phénomène curieux de synchrétisme capitalistico-
religieux : la métamorphose d'une des vitrines du grand magasin en
autel funéraire consacré aux deux amants, dont les portraits
photographiques en couleurs avaient été installés sur des chevalets
au milieu de grands bouquets de lys blancs. De temps à autre, je
prenais quelques photographies de cette étrange mise en scène. J'y
retrouve aujourd'hui ces monceaux d'offrandes diverses, bouquets
innombrables, cierges colorés, petits mots avec des grands cœurs,
peluches offertes en sacrifice, dessins d'enfants, formules religieuses
rédigées dans toutes les langues, portraits fantaisistes de la princesse,
etc. etc. Les uns profitaient d'un achat de pudding ou de parfum
Dior pour verser, en sortant du magasin, une petite larme
contristée ; les autres profitaient de leur pèlerinage, bouquets à la
main, pour s'offrir le dernier carré Hermès ou quelque thé Earl
Grey. Bref, tout le monde profitait, et du bonheur de pleurer, et du
bonheur de consommer.
Le plus étonnant, ce fut lorsque la vitrine-reliquaire – sur
laquelle quelques-uns déposaient un baiser, d'autres priaient en
maintenant la main contre la vitre – entama son retour progressif
vers la vitrine-marchandise. Une valeur laissait sa place à une autre
valeur dont elle n'avait jamais été la réelle concurrente. Vers la fin
de mon séjour, il y avait encore les photographies des deux amants,
mais il y avait déjà des articles à vendre dans la vitrine avec, si je me
souviens bien, leur prix affiché. Baudelaire dans ses Fusées parlait de
l'« ivresse religieuse des grandes villes » où une sorte de
« panthéisme » règne sur tout pour tout confondre (« Moi, c'est
tous. Tous, c'est moi »). Je ne m'étonne pas que Walter Benjamin
ait rappelé cette réflexion baudelairienne pour conclure la section
A de son Livre des passages intitulée : « Passages, magasins de
nouveautés, calicots ».
(Charles Baudelaire, « Fusées » [1859-1865], Œuvres complètes, I, éd. C. Pichois, Paris,
Gallimard, 1975, p. 651. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passage
[1927-1940], trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989 [éd. 1993], p. 87.)

(26.09.2013)

CINQUIÈME AVENUE, COUP DE GRISOU

Là où l'on est, là d'où l'on est parti : toujours en mesurer la


distance, donc toujours en maintenir la double conscience, et
même la double sensation. Conscience ou sentiment du lieu natif,
fût-il quitté depuis longtemps. Tout lieu de naissance est, en un
sens, lieu perdu et lieu maintenu. Ce lieu a fait son trou de temps, il
innerve beaucoup de choses en nous, il est souvent là, juste derrière
nos moments de vie, comme si chaque présent immédiat
comportait un ourlet, une doublure plus ou moins épaisse tissée de
ce lieu natif.
Mon présent immédiat : je marche dans la Cinquième avenue.
Une grande et belle bourgeoise, précédée de son lévrier afghan,
passe devant moi et s'engouffre gracieusement dans une limousine
noire, brillante, comme pour aller faire ses courses, tandis que le
portier s'éloigne dans l'immense hall de l'immeuble qui domine
Central Park. Mon lieu de naissance : Saint-Étienne, ville noire,
mate, ville minière et pauvre, les murs mangés par le charbon
comme l'étaient, d'ailleurs, les poumons des anciens mineurs (mon
grand-père a travaillé dans les années 1930, comme grutier je crois,
sur ces terrils de résidus charbonneux qu'à Saint-Étienne on
nomme des crassiers). J'ai vécu dans cette ville au moment où,
destructions industrielles et chômage aidant, la pauvreté était à son
comble puisque les prolétaires y devenaient chômeurs.
Mais quel rapport, puisque me voici cheminant avec bonheur sur
ce trottoir de la Cinquième avenue ? En y réfléchissant après coup,
je dois convenir que ce n'est pas en voyant passer la dame au lévrier
que le souvenir des paysages miniers m'a surpris, mais, très
précisément, au moment où je me suis aperçu, dans certaines salles
de la Frick Collection aujourd'hui revisitée, que mes pieds
s'enfonçaient dans une épaisse et luxueuse moquette vert sombre.
Contempler un Vermeer, un Bronzino, un Corot en pénétrant
dans une moquette si moelleuse, voilà qui donne une sensation
étrange (en général, les musées ou les galeries d'art ont des sols durs,
en parquet, en marbre voire en béton) : on voudrait dormir sur
place, on croirait mettre ses pas dans ceux du propriétaire,
monsieur Frick, qui contemplait peut-être ses acquisitions, tard le
soir, en pantoufles ou même pieds nus, tant cette moquette est
douillette, profonde, chaleureuse, confortable. Monsieur Frick –
qui, à la fin du XIXe siècle, dirigeait la plus grande société
productrice de coke dans le monde – a bien eu raison de se faire
plaisir. Il a bien eu raison d'engager beaucoup de son fric dans
l'achat de ses chefs-d'œuvre, et nous lui en sommes tous, nous, les
amoureux de l'art, reconnaissants puisque aujourd'hui nous y avons
accès pour le prix relativement modique d'un simple billet d'entrée.
Mais je ne peux m'empêcher de penser à un passage de La rabbia,
le film de montage réalisé par Pier Paolo Pasolini en 1962. Au
moment où défilent quelques images de l'art contemporain (des
œuvres de Fautrier, en l'occurrence), la « voix de poésie » du
commentaire égrène ces paroles :

« La classe padrona della bellezza.


Fortificata dall'uso della bellezza,
giunta ai supremi confini della bellezza,
dove la bellezza è soltanto bellezza.

La classe padrona della richezza.


Giunta a tanta confidenza con la richezza,
da confondere la natura con la richezza. »

Ce que je pourrais traduire à peu près ainsi : « La classe


propriétaire de la beauté. / Fortifiée par l'usage de la beauté, /
parvenue aux limites suprêmes de la beauté, / où la beauté est
seulement beauté. / La classe propiétaire de la richesse. / Parvenue à
une telle confiance dans la richesse, / jusqu'à confondre la nature
avec la richesse », etc. Quelques secondes plus tard, on voyait
d'autres images, bien plus terribles : des femmes appartenant à
l'autre classe – la « classe des châles de laine noirs » (la classe degli
scialli neri di lana), la « classe des hurlements antiques » (la classe degli
urli antichi) – apprennent que leurs maris, des mineurs travaillant
pour un grand indutriel du charbon et du coke, sont morts dans un
coup de grisou.
(Pier Paolo Pasolini, « La rabbia » [1962], Per il cinema, I, éd. W. Siti et F. Zabagli, Milan,
Arnoldo Mondadori Editore, 2001, p. 400-401.)

(19.10.2012)

QUELQUE CHOSE D'ÉTRANGE

L'immeuble est relativement modeste. Sur un fronton de pierre


sont gravés les mots : New York Psychoanalytic Society. J'arrive juste
de l'aéroport et je me sens très en retard. Et, en plus, une forte
envie de pisser. Dès l'entrée je trouve un recoin et y dépose mes
bagages. Je cherche aussitôt les toilettes. Je m'engage dans un étroit
couloir, très vite je vois l'inscription Men inscrite sur le fond bleu
ciel, délavé, d'une porte étroite. J'entre. Il y a une rangée de
pissotières mais elles sont, étrangement, toutes remplies d'urine.
Une fois soulagé, j'explore un peu les lieux : ambiance
d'immigration viennoise dans les années 1930. Des bustes en
bronze de Freud, de toutes les tailles. Il y en a un sur le front
duquel on a posé une pancarte, cela lui donne un côté absurde, un
côté Sisyphe. Il y a des vieux fichiers en bois comme je les aime.
Des livres jaunis par le temps et, peut-être, par l'espace de leurs
parcours. Il y a des images encadrées qui montrent la couverture de
la revue Imago, juste à côté d'une enseigne rouge, l'enseigne typique
qui vous dit : Exit.
Je prends un petit escalier en bois, je monte un étage. Je me
retrouve dans une salle plus vaste remplie de gens aux visages
intelligents. Il y a même la petite-nièce d'Aby Warburg, ou quelque
chose comme cela. J'ai fugitivement l'impression que nous sommes
tous de la même famille. Je reconnais des collègues, des amis que je
n'ai pas vus depuis longtemps. On parle donc de Warburg
(mémoire des images), de psychanalyse (mémoire inconsciente) et,
même, de neurosciences. Le soir venu, le maître des lieux, qui a un
nom arménien et un regard mélancolique derrière ses lunettes
pourtant colorées, nous invite à dîner chez lui. C'est très cossu, il y
a sur les murs des lithographies de Malévitch et, à côté, d'autres
choses plus kitsch, mais je ne vois pas bien, la situation ne prête pas
à regarder les murs. Un grand historien de l'art, Thomas DaCosta
Kaufman, me parle du guano et d'autres choses plus sérieuses. Il y a
des gens qui se lèvent avec leur verre à la main, ils donnent des
petits coups de couteau sur le verre, cela fait un joli bruit, tout le
monde se tait et on écoute un discours de remerciement, et on
applaudit. Cela semble réglé comme du papier à musique, on a dû
faire cela des millions de fois dans des millions de soirées.
Tout à coup se lève un homme au regard très vif et à la parole
extrêmement rapide. Je ne comprends pas bien ce qu'il dit, autour
de moi les gens gloussent de rire. Quelque chose d'étrange émane
de cet homme (mais aussi traverse l'atmosphère et me saisit moi-
même). Il est vêtu d'un smoking noir avec un nœud papillon. Il
donne l'impression d'être plus élégant que tous les hommes ici
présents et, à la fois, il semble bien plus modeste, comme s'il était
ici en tenue de travail, tel un serveur de restaurant. Tout son
vêtement flotte étrangement autour de lui, cela m'évoque quelque
chose à mi-chemin entre l'habit de Groucho Marx et celui de son
frère, l'ange Harpo. Je comprends que cet homme est un magicien
professionnel. Il se met donc à nous faire des tours de cartes en
prenant, comme c'est la coutume, un spectateur au hasard pour les
besoins de sa démonstration. Il entoure ainsi de ses gestes la petite-
nièce d'Aby Warburg – c'est-à-dire la petite-nièce de celui avait su
entendre les tic-tac de la mémoire au cœur des images – et, à la fin
de son tour, il lui rend sa montre-bracelet qu'il avait dérobée et,
même, cachetée dans une enveloppe. Mais pourquoi tout ce cirque
dans un repas de psychanalystes ? Je m'interroge, dubitatif, sur ce
qui se passe dans l'inconscient de cette société savante new-
yorkaise : n'est-ce pas pour les petits enfants, d'habitude, que l'on
fait venir un magicien à la fin d'un repas de fête ?
Je n'ai pas le temps de trop réfléchir à cela car, soudain, le
magicien sort une petite lampe de poche, l'allume et la dirige
immédiatement sur mon visage. Je suis ébloui. Il m'invite à le
rejoindre. J'ai normalement horreur de ce type de situation, mais
pourquoi pas, finalement ? Je m'exécute sans trop d'angoisse ou,
plus exactement, je réussis psychiquement à garder ma « bonne
contenance », comme on dit. Il me demande de sortir un billet de
ma poche. Vingt dollars. Maintenant, je dois écrire, avec un stylo à
bille, « quelque chose d'étrange ». Je réponds littéralement à sa
demande et j'écris donc : « Quelque chose d'étrange. » Le magicien
me demande ensuite de choisir dans l'assistance une personne pour
compléter le tour. J'appelle Paul Auster, qui vient de recracher tout
son verre de vin rouge sur sa chemise. Je donne cette précision
parce qu'il m'arrive souvent, à moi aussi, de tacher ma chemise dans
des situations sociales où il faudrait justement être impeccable et,
d'autre part, parce que j'aime beaucoup Paul Auster pour, comment
dire ?, son être-là du peuple qui tranche tellement avec la « bonne
société » où il m'est arrivé de le rencontrer. Le tour de magie
continue : je dois plier et replier mon billet de banque, puis le
cacher dans un tissu blanc que Paul Auster va, désormais, garder en
main propre. Le magicien sort alors de sa poche... un citron et un
couteau suisse (comme Harpo Marx pouvait sortir de sa poche une
tasse de café chaud, par exemple). À moi de maintenir le citron
également caché dans un tissu blanc.
On fait quelque chose du genre Abracadabra, et Paul Auster
déplie son tissu blanc : il n'y a plus rien, le billet a disparu.
Applaudissements. Puis le magicien sort le citron de ma propre
main. Comme je cherche le truc ou la faille, je me dis : en fait, ce
n'est pas un vrai citron. Il m'a semblé en effet, à un moment, au
travers du tissu, que cela avait une consistance de caoutchouc. Mais
le magicien est en train, sous mon nez, de couper le citron avec son
couteau suisse. Eh oui, c'est un vrai citron, il y a le jus, l'odeur. Et
depuis le cœur du citron ouvert, je vois maintenant le magicien
sortir mon billet plié. Il me le rend. Je suis tellement incrédule que
je le porte à mon nez. Cela sent bien le citron. Eh oui, c'est bien
mon billet trempé de jus de citron, c'est bien mon écriture
(inimitable) avec mes trois mots : « Quelque chose d'étrange. »
Tout le monde applaudit. Je regagne ma place.
C'est alors que je me mets à regarder vraiment « mon » magicien.
C'est maintenant, plus que jamais, qu'il me fascine. Il a des gestes
admirables. Ses mains ne cessent de danser. Il continue une
prestation qui est tout à la fois performance de magie et
démonstration théorique – peut-être parce que, ce soir, il s'adresse
à des intellectuels – de la magie. Il parle du rapport entre les gestes
et les regards. Il montre ce que nous ne voyons pas. Il cache ce que
nous avons sous les yeux. Je quitte les lieux dans un état marqué
par ce « quelque chose d'étrange ».
Le lendemain matin, second jour du colloque à la New York
Psychoanalytic Society. Les neuroscientistes parlent, les
psychanalystes parlent, les historiens de l'art aussi. Lumière blafarde,
une certaine fatigue m'enveloppe. Mon regard devient flottant.
Tout à coup j'aperçois, au fond de la salle, « mon » magicien. Il
semble concentré, il écoute attentivement bien que ses mains ne
cessent jamais de bouger, de se délier comme le font
inconsciemment, quelquefois, les musiciens ou les danseurs. Je me
demande ce qu'il fait là. De toute façon, je suis très heureux de le
revoir car il me manquait cruellement de savoir son nom. Lorsque
se termine la session du colloque et que les participants se dirigent
vers la sortie, je viens lui dire qu'il me plairait d'en savoir un peu
plus sur lui qui m'a tant amazed (dis-je). Il cherche dans son veston
une carte de visite. Je le trouve, alors, étrangement –
superficiellement ou profondément ? – maladroit, dispersé. Je
regarde la carte sur laquelle sont imprimés, en noir et rouge : le
pique, le carreau, le trèfle, le cœur, et quelque chose qui ressemble
à un gant de cuisine. Il s'appelle donc Mark Mitton. Je lui demande
ce qu'il fait là, dans un colloque de psychanalyse, de neurosciences
et d'histoire de l'art. Je lui dis ma sensation liée à sa prestation d'hier
soir, et à quel point je trouvais étonnante l'indiscernabilité qu'il
avait su établir entre la pratique et la théorie, la poudre aux yeux et
la clarification.
C'est alors que, pour ainsi dire, le magicien va se déplier d'une
autre façon devant moi, ou va déplier de nouveaux mystères,
comme il déplierait des pans de sa veste pour mieux en replier
d'autres. Des Marx Brothers, il passe désormais à Ludwig
Wittgenstein. Voilà ce saltimbanque merveilleux qui commence à
me parler – toujours trop vite, avec son côté maniaque, en sorte
que je perds en route un certain nombre de choses, mais n'est-ce
pas justement ce qu'il recherche ? – de ses passions intellectuelles :
Frances Yates et l'ars memoriae au Moyen Âge, Léonard de Vinci, les
études de psychologie expérimentale sur les gestes des aveugles... Je
rêve. Mais non, je ne rêve pas. J'écoute. Il me dit que toute sa
vocation pour la magie lui vient de la rencontre entre Wittgenstein
et Piero Sraffa. J'ai à peine le temps de retenir cette bribe que le
magicien a déjà disparu comme un papillon à peine aperçu :
quelque chose d'étrange, en somme. Je prends au vol un taxi –
écouter le magicien m'avait mis en retard, encore cette bizarrerie
psychique et cette sensation de retard du début de mon récit –, puis
un avion. Je m'endors un peu. Je me réveille à Paris. Je file, quoique
décalé, à la Bibliothèque nationale pour en savoir un peu plus sur
cette rencontre entre Wittgenstein et Piero Sraffa.
Voici, avant tout approfondissement, ce que je trouve : Piero
Sraffa est un grand économiste généralement qualifié de « non
orthodoxe ». Il fut, dès 1919, l'ami d'Antonio Gramsci et s'engagea
activement dans le Groupe des Étudiants Socialistes de Turin. Il
discutait avec Keynes ou Benedetto Croce, il polémiquait avec
Mussolini. Il apporta son aide à Gramsci lorsque celui-ci fut arrêté
par les fascistes le 8 novembre 1926 à Rome. C'est à Piero Sraffa
que l'on doit d'avoir sauvé les Carnets de prison du grand penseur
communiste. Fuyant le fascisme, Sraffa fut invité dès 1927 à
l'université de Cambridge, et c'est là qu'il rencontra Wittgenstein. Il
est l'auteur d'un extraordinaire traité d'économie critique, Production
of Commodities by Means of Commodities. A Prelude to a Critique of
Economic Theory, qui est un prolongement contemporain et une
réponse aux écrits de Karl Marx sur la Critique de l'économie politique
(depuis les Manuscrits de 1844 jusqu'au Capital lui-même). Dans la
préface, écrite en janvier 1945, de son œuvre maîtresse Les
Recherches philosophiques, Wittgenstein rendra hommage à Piero
Sraffa comme à celui dont il s'est senti le plus redevable : « Et plus
encore qu'à cette critique [purement philosophique de Frank
Ramsey], je suis redevable à celle que M.P. Sraffa, professeur à
l'université de Cambridge, a inlassablement exercée sur mes
pensées pendant de nombreuses années. C'est à cette stimulation
que je dois les idées les plus fécondes de cet écrit. »
Mais d'où vient « cette stimulation » – « this stimulus » dans le texte
anglais, « diesem Ansporn » dans le manuscrit allemand – si
précisément située qu'elle se voit soulignée par Wittgenstein
comme une apparition unique, au même titre que Marcel Proust
aurait pu trouver dans « tel instant » de sa vie l'origine de toute la
Recherche du temps perdu ? D'où vient que « cette stimulation » soit
également celle qui décida Mark Mitton, acteur comique et
magicien américain, à partir pour Naples et à étudier sous la
direction d'un maître italien versé dans la commedia dell'arte ? La
réponse se trouve dans la biographie de Wittgenstein par Norman
Malcolm qui raconte deux anecdotes – entendues de la bouche du
philosophe lui-même – à propos des moments fondateurs de la
pensée wittgensteinienne.
La « première philosophie » de Wittgenstein, celle du Tractatus
logico-philosophicus – avec sa fameuse théorie de la proposition
comme « image » ou « tableau » (Bild) – serait venue d'un journal
aperçu au moment de la Première Guerre mondiale, et où l'on
voyait des croquis et diagrammes décrivant les différents types
possibles d'accidents automobiles. C'est alors qu'intervient Sraffa :
« La seconde anecdote a trait à la façon dont Wittgenstein en vint à
abandonner cette première conception. Wittgenstein eut, au sujet
du Tractatus, de fort longues discussions avec un professeur de
sciences économiques de Cambridge, P. Sraffa. Un jour où ils
avaient pris le train ensemble, Wittgenstein insistait sur le fait que
la proposition et la réalité qu'elle décrit doivent avoir la même
"forme logique", la même "multiplicité logique", sur quoi Sraffa fit
un geste qui sert aux Napolitains à exprimer un sentiment de
réprobation, tapotant de la main ouverte la pointe de son menton :
"Et ça, demanda-t-il, savez-vous quelle en est la forme logique ?" Il
n'en fallut pas plus pour que Wittgenstein doutât désormais du
bien-fondé de sa conception... » Comme le moindre des
Napolitains le sait depuis toujours, Wittgenstein venait de
comprendre que, souvent, c'est un geste qui a le dernier mot.
Voilà, en effet, « quelque chose d'étrange » pour un philosophe.
(Jean-Pierre Potier, Un économiste non conformiste : Piero Sraffa, 1898-1983. Essai
biographique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1987, p. 22-23 et 51-91. Piero Sraffa,
Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie économique
[1960], trad. S. Latouche, Paris, Dunod, 1970. Ludwig Wittgenstein, Recherches
philosophiques [1945-1949], trad. F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É.
Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 22. Norman Malcolm, Ludwig Wittgenstein, a Memoir,
Londres, Oxford University Press, 1958, p. 68-69, trad. G. Durand dans L. Wittgenstein,
Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris, Gallimard, 1951 [éd. 1965], p. 385-386.)

(15.10.2013)

INESTIMABLE PETITE CHOSE

Invités un soir à dîner, les gens aisés offrent, que sais-je, une
bouteille de champagne ou de bon vin, un bouquet composé, une
boîte de thé Mariage, un livre d'art ou un objet design... Toutes
choses que l'on dira, dans tous les sens de cet adjectif, « estimables ».
Les gens pauvres offrent beaucoup plus : ils offrent des morceaux
de leur propre vie. Ainsi, hier soir, en arrivant, tu as déposé devant
moi un CD et un morceau de terre cuite. Le CD porte gravée l'une
de tes musiques favorites, tu l'écoutes très souvent. Pour me l'offrir
tu t'es fabriqué une copie, tu as peut-être aussi scanné les textes du
livret. Tu auras donc gardé une réalité seconde par rapport à l'objet
de ton plaisir, ton plaisir dont tu as la générosité de m'offrir, en
quelque sorte, la version originale. Tu m'offres, de ce fait, un
fauteuil d'orchestre dans l'intimité de ton monde musical, ne
choisissant pour toi qu'un simple strapontin.
Quant au morceau de terre cuite, c'est à l'évidence un bout
d'amphore – sa surface courbe l'atteste –, un simple tesson dont les
arêtes ont été polies par le ressac de la mer Méditerranée. Tu l'as
rapporté d'un long voyage (routes en voiture, chemins à pied,
errances au bord des rivages) dans l'extrême sud du Péloponnèse :
au cap Tainaro, quelque part entre Aréopoli et Mésa Dhimaristika,
là où les touristes ne s'aventurent plus trop et où il semble que tu
aies cherché, quant à toi, quelque chose d'important (dont je ne sais
rien). Ce morceau de terre cuite, en tout cas, vient de très loin, et
peu importe qu'il soit tombé d'un bateau de pêcheurs en 1982 où
qu'il ait été touché, bien longtemps avant, par la main
d'Agamemnon en personne. Ce qui compte, c'est que je me
retrouve, ce morceau de terre cuite entre les mains, dépositaire
d'une expérience de ta mémoire et de ta vie dont, peut-être, tu me
conteras un jour l'importance. Ce qui compte aujourd'hui, c'est que
je reçois de tes mains quelque chose qui n'est pas « estimable » –
chose indécidable entre le rebut d'objet courant et le trésor
archéologique – mais qui, venant de ta vie telle que ta mémoire en
a choisi les pierres d'angle, irradie toute sa puissance de chose
inestimable.
Et pourquoi est-ce si précieux ? Parce que ce morceau de terre
cuite existe devant moi avec une force d'autant plus définitive qu'il
me restera mystérieux à jamais dans sa nécessité même. Mais,
surtout, parce qu'il ne t'a pas plus appartenu qu'il ne m'appartient
aujourd'hui. D'une certaine façon, nous appartiendrons tous deux
ensemble, désormais, à son immémoriale et modeste courbe :
« mystérieuse, ancienne et contemporaine, lointaine et familière,
connue et inconnue », comme tu me le disais toi-même.

(14.11.2012)

LE CUBE NOIR AU FRONT DU MOURANT

Ce qui est souvenu sous-vient : vient du dessous pour mieux


survenir, parvenir jusqu'à nous. Les choses souvenues sont comme
les étoiles de mer quand nous les sortons de l'eau : elles ne
surviennent qu'à se modifier, changer de couleur, perdre leur
plasticité amniotique. Les souvenirs cristallisent en naissant. Donc
ils durcissent (survivent pour que quelque chose résiste au temps)
et durcissent encore (survivent pour que quelque chose soit perdu
de leur vie initiale). Par exemple, je me suis souvenu autrefois d'un
objet familial, très peu familier cependant : c'était un tallith, un
châle de prière. Il était rangé dans le coin le plus reculé, le plus
secret de ma demeure. Je lui ai, un jour, consacré un texte, c'est-à-
dire du temps, de la recherche, de la réminiscence, de l'anamnèse,
de la réflexion, de la protension aussi. Plus tard, mon cousin, à qui
je parlais de cela, m'a fait remarquer que mon souvenir était faussé
dès le départ : ce tallith que je croyais être celui de mon grand-père
(qui n'a pas survécu à la Shoah) était, en réalité, celui de mon oncle
(qui a survécu). Je ne sais absolument pas ce que cela change pour
ce texte que, de toute façon, je n'ai pas envie de relire. Mais il
semble vérifié, une fois de plus, qu'on ne se souvient pas,
« purement et simplement », de quelque chose. Les meilleurs
souvenirs seraient-ils ceux qui ont été à la fois confrontés à d'autres
et mis en commun avec d'autres ?
Il était, en tout cas, bien naturel que je rende ce tallith à mon
cousin, puisque c'était celui de son père. Or, dans le même coin
reculé de ma maison, il me restait un autre « souvenir ». C'est un
petit sachet en velours cramoisi dans lequel sont pliés des tefilin ou
phylactères, ces lanières de cuir noir auxquelles sont fixés deux
petits cubes dans lesquels on a mis un rouleau de parchemin
portant, écrit à la main par qui de droit, un texte sacré. Le juif
pieux met ses tefilin – l'un au front, l'autre au bras gauche en sorte
que le texte vienne se poser près du cœur – chaque matin et à bien
d'autres occasions liturgiques particulières, que j'ignore. Je sors ces
objets de leur petit sachet en velours. Je suis d'abord frappé par leur
odeur tout à fait particulière : je n'ai jamais senti cela d'un autre
objet. Est-ce le cuir tanné ? Est-ce le temps lui-même ? Est-ce
l'espace (Varsovie, mais alors Varsovie dans la première décade du
vingtième siècle) ? Est-ce mon grand-père ? Est-ce mon oncle ?
Est-ce autre chose encore ? L'un des deux cubes a gardé sa petite
protection de carton vernissé, si émouvante par sa propre fragilité
ou inutilité. Les lanières sont encore pliées, avec un tel art – l'art
des gestes de chaque jour et de toute une vie – que je n'ose pas les
défaire, sachant bien que je n'arriverai jamais à posséder pareille
science du nœud. Je vais donc laisser ces objets à leur vie
silencieuse.
Des notes jetées par moi au crayon (ce devait être au début des
années 1990) me rappellent le projet, jamais abouti, d'écrire un
long texte sur ces tefilin, comme un prolongement plus ou moins
autobiographique à mes réflexions d'alors sur Die, le cube noir du
sculpteur Tony Smith. Le titre en était : « Le cube noir au front du
mourant. » Si je le reprends aujourd'hui, c'est sans doute pour
accepter que je ne l'écrirai pas comme je me l'imaginais alors. Les
tefilin y auraient été comparés aux dés du destin. Des images
photographiques de juifs pieux portant leur cube noir au front dans
le moment où ils sont mis à mort par des SS goguenards obsédaient
ce titre. J'aurais aimé – Derrida n'était pas loin – parler de ces
phylactères en résonance avec le fameux « bloc-note magique » de
Sigmund Freud. J'eusse, ainsi, rêvé encore sur le mot bloc. Pour
regarder ces modestes objets comme les monuments sans échelle de
disparitions démesurées.
(Georges Didi-Huberman, « Azur et cendre » [2003], Phalènes. Essais sur l'apparition, 2,
Paris, Les Éditions de Minuit, 2013, p. 306-339.)

(22.09.2013)
L'IRONIE DU SAMEDI

Le 18 septembre 1946, dans les ruines du ghetto de Varsovie


entièrement dévasté, commencèrent des fouilles – on n'ose dire
archéologiques tant la destruction du site était récente – dans les
décombres du 68 rue Nowolipki. Il fallut un labeur minutieux
pour remonter à la surface, peu à peu, les fameuses « archives
secrètes » réunies sous la direction d'Emanuel Ringelblum. Ces
archives avaient été constituées par un intense travail d'écriture
mené au cœur même de l'extermination, par les nazis, des juifs du
ghetto. « Seul un tout petit nombre de collaborateurs de
Ringelblum survécut à la guerre : la journaliste et écrivain Rachel
Auerbach ; Hersh [Hersz] Wasser, qui avait été son secrétaire, et sa
femme Bluma. Wasser lui-même en avait réchappé de justesse.
En 1943, il sauta d'un train à destination de Treblinka. En 1944, les
Allemands découvrirent sa planque dans le nord de Varsovie et
tuèrent trois de ses amis dans un bref et intense échange de tirs.
Mais, une fois encore, Wasser et sa femme survécurent. Si Wasser
n'avait pas été là [en 1946] pour diriger les recherches, il est peu
probable qu'on ait retrouvé les archives. »
Emanuel Ringelblum avait donné un nom à sa société
d'historiens clandestins : Oyneg Shabes, ce qui, en yiddish (on dirait
Oneg Shabat en hébreu), signifie « La joie du shabbat ». C'était un
nom de code, évidemment très ironique, lié au fait que les
membres du groupe se réunissaient le samedi après-midi pour
mener d'arrache-pied leur travail d'archivistes de la catastrophe.
Ironie discrète, respectueuse, mais décisive, au cœur du pire : il
aura fallu enfreindre la religion – à travers la sacrosainte loi du
shabbat, l'interdiction de travailler le samedi – pour que les juifs, un
jour, éventuellement, aient une idée un peu exacte de leur propre
histoire (et, pour que les juifs aient une idée un peu exacte de leur
inconscient, il avait déjà fallu que Sigmund Freud et Franz Kafka
travaillassent d'arrache-pied le samedi après-midi).
(Emanuel Ringelblum [dir.], Archives clandestines du ghetto de Varsovie, Paris, Fayard-BDIC,
2007. Samuel D. Kassow, Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie
[2007], trad. P.-E. Dauzat, Paris, Flammarion, 2013, p. 15.)

(29.03.2013)

ONCLE RUDI

On ne choisit pas sa famille. Gerhard Richter a eu un oncle nazi,


nommé Rudi, auquel il a consacré un tableau justement – parce
qu'il est admirable – célèbre. Dans le cadre d'un colloque qu'elle a
elle-même organisé avec son amie Antonia von Schöning et
Andreas Beyer, Angela Mengoni nous parle un moment de ce
tableau. Elle attire notre attention sur le mur devant lequel se tient
Oncle Rudi, et dont elle souligne à juste titre l'importance
plastique : on dirait que le corps d'Oncle Rudi est comme
« traversé » par un mur pourtant placé derrière lui. Angela parle
d'« imbrication plastique », je crois. Il y a des plis du manteau qui
prolongent, comme c'est étrange – et visuellement efficace –, les
accidents de ce mur. Même le sourire d'Oncle Rudi, dans le
mouvement qu'imprime la texture picturale, respecte visuellement,
accompagne l'horizontalité du parapet.
Comme j'aime ces paradoxes que la peinture sait faire surgir
devant nos yeux ! Il arrive par exemple que la figure ne soit pas
simplement « dans un lieu », mais que la relation entre figure et lieu
soit bien plus ambiguë que le bon sens représentationnel voudrait
nous le suggérer (toute la spatialité de l'Annonciation, dans
l'iconographie chrétienne, aura été construite pour déplier une telle
ambiguïté à la hauteur du mystère, donc des paradoxes, de
l'Incarnation). Dans le tableau de Richter, on dirait à la fois que le
corps se pulvérise et que le lieu prend corps. On ne sait pas trop dans
quel sens il faudrait imaginer ces deux mouvements symétriques.
Le corps se pulvérise dans la mesure où sa prétention à former le
centre défini de ce tableau – de ce portrait – s'écroule assez
rapidement ou, plutôt, s'effrite : Oncle Rudi semble latéralement
criblé par son portraitiste. Ou, dans l'économie du tableau, fusillé
par le mur lui-même, qui lance tous ces tracés dont le corps
apparaît, dès lors, traversé de partout. Oncle Rudi est certes encore
debout, mais c'est comme si les lignes parallèles sur le mur l'avaient
déjà, virtuellement, mis en pièces. La matière et le lieu – peinture
gris plombé – nous montreraient donc un Oncle Rudi comme
démonté par ce qu'on pourrait nommer des traits de mémoire.
Comme si l'histoire, ici frontale (le mur, le sourire, l'uniforme
nazi), se laissait atteindre par quelque chose comme une ravageuse
mémoire latérale.
On pourrait voir les choses dans un autre sens : on pourrait
imaginer le lieu lui-même en train de prendre corps. Regardez,
tout est gris : gris de tout l'espace, de toute l'atmosphère, de tous
ces atomes lucrétiens qui semblent traverser le cadre. Et puis, tout à
coup – choc des atomes entre eux –, une forme se serait
concrétisée, et c'est Oncle Rudi qui surgit à partir de toute cette
poussière, comme un hologramme ou une illusion d'optique, une
image diaphane issue de quelque lanterne magique (procédé
qu'utilise d'ailleurs Richter pour projeter des diapositives sur sa
toile). Mais, que l'on voie les choses dans un sens ou dans l'autre,
dans tous les cas c'est un fantôme qui sourit devant nous depuis le
fond d'une histoire honnie. Un « fantôme pour grandes
personnes », comme le disait Warburg des images en tant que
véhicules de la mémoire. Mais ce n'est plus un simple souvenir
familial, ce n'est plus une image extraite de l'album et simplement
repassée à la peinture grise. C'est une hantise impersonnelle et
implacable qui a pris corps sous la forme d'Oncle Rudi fusillé par
son neveu de peintre.
(Gerhard Richter, Oncle Rudi, 1965. Prague, Musée national [collection Lidice]. Angela
Mengoni, « Re-monter l'archive », Interpositions. Montage des images et production du sens, dir.
A. Beyer, A. Mengoni et A. von Schöning, Paris, Institut national d'Histoire de l'Art-
Eikones Bildkritik-Centre allemand d'Histoire de l'Art, 1-3 février 2011.)

(03.02.2011)

LÉON, LEÓN

J'avais une tante, je l'adorais. Son nom de jeune fille était Léon. Il
faut entendre dans ce nom, bien sûr, le toponyme León, c'est-à-
dire la ville espagnole d'où venait cette famille juive – règle
prosopographique très courante dans l'histoire de la diaspora juive,
la famille Warburg venant par exemple de la petite ville allemande
du même nom – et d'où elle fut chassée en 1492, sort de tous les
juifs d'Espagne qui refusèrent de se convertir. Ma tante parlait
encore le ladino, ou du moins en utilisait de très nombreuses
formules (dont mon cousin, son fils, a fait un très touchant lexique)
venues tout droit de l'espagnol tel qu'il se parlait au XVe siècle.
J'ai une amie espagnole qui se nomme Aurora. Elle est née et a
passé toute son enfance dans cette même ville de León. Elle m'a
raconté hier que, quand elle a cessé d'aller à l'église, sans doute vers
l'adolescence, une femme de la maison s'est mise à la nommer –
c'était une insulte, mais affectueuse dans ce cas – judía, la juive.

(21.09.2014)

BRONISLAW ET BENJAMIN
Ce jour-là, le luthier Frédéric Chaudière tient entre ses mains
l'un des plus célèbres violons stradivarius : daté de 1713, il fut
appelé, autrefois, le Troppo Rosso (à cause de sa teinte particulière)
et, plus tard, le « Gibson » (du nom de son collectionneur Alfred
Gibson, soliste au Royal Orchestra de Londres à la fin du XIXe
siècle). C'est l'actuel propriétaire du violon, Norbert Brainin, qui
vient de poser l'instrument sur l'établi du luthier. D'abord, celui-ci
regarde, à la fois ému et expert : « D'un rouge foncé, faisant penser
à la robe d'un vieux bordeaux lorsque la lumière est faible, sa teinte
explose dans un orange flamboyant quand on l'observe au soleil.
Sous le film du vernis semblent être emprisonnés des milliers de
petits cristaux qui disparaissent avant de réapparaître quand je
bouge l'instrument. Les bords de la table et du fond, polis par les
années, présentent une usure importante, comme toutes les parties
en contact avec les mains et le cou du musicien. Le violon,
énormément joué, porte la marque de ses différents propriétaires
dans sa chair. Plus exactement, les violonistes qui l'ont étreint ont
emporté avec eux un peu de sa substance. [...] Réciproquement, la
fusion du violon et des musiciens a imprégné de sels de sueur et de
graisse humaine les éclisses et la volute. »
Ensuite, le luthier touche et il écoute (pour un luthier, de toute
façon, toucher et écouter ne forment-ils pas une seule et même
sensation ?) : « Je passe l'archet sur le violon dès que je suis seul à
l'atelier. La simplicité avec laquelle il se met en vibration est
déconcertante. Les quintes semblent pouvoir s'amplifier sans
limites sous la pression de l'archet. Le son [...] se propage si vite
dans l'instrument qu'il est possible de sentir la justesse de
l'intonation avant que la note ne soit émise. [...] La totalité du
timbre, disponible avec très peu d'archet, produit alors des
pianissimi ahurissants. Avec plus de pression, puissance et chaleur se
fondent en un chant sublime. »
Ce violon a une longue histoire, une histoire extraordinaire que
tous les luthiers connaissent bien. Sa tribulation la plus étonnante,
après des siècles de trafics entre l'Italie, la France et l'Angleterre,
aura été sa disparition brutale, le 28 février 1936, dans une loge du
Carnegie Hall de New York où le grand violoniste Bronislaw
Huberman – qui donnait un récital ce soir-là et avait fait le choix
de jouer sur son autre instrument de prestige, un guarnerius – avait
laissé dans son étui le Troppo Rosso acheté, quelques années plus tôt,
au vieux Gibson. Un voleur s'est donc introduit dans la loge et a
subtilisé l'instrument. Aucune demande de rançon. Silence
mystérieux, car l'instrument est si célèbre qu'il devient difficile à
« écouler ». On publie alors des affichettes évoquant l'époque des
chasseurs de primes du grand Ouest américain :
« $ 2500.00 Reward for Return in Good Condition of Stradivarius
Violin. Disappeared February 28th, 1936. Carnegie Hall, New
York. Label inside violin under left "S" curve : Antonius Stradivarius
Cremonensis Faciebat Anno 1713. »
L'événement est grave. Moins cependant – comme cela a peut-
être traversé l'esprit de Bronislaw Huberman qui, avec son ami
Albert Einstein, se préoccupait beaucoup de la montée des
fascismes en Europe – que le pogrome de Przytyk en Pologne, les
circulaires nazies contre le « fléau tsigane », la remilitarisation de la
Rhénanie par Hitler ou, quelques semaines plus tard, le début de la
guerre d'Espagne. Le vol du stradivarius défraie la chronique
artistique mondiale, puis il disparaît des préoccupations du temps.
Ensuite, comme dans les meilleurs contes hassidiques que
Huberman connaissait sans aucun doute, il faut attendre très, très
longtemps avant que l'histoire de cette disparition ne trouve son
épilogue. Passent donc cinquante années, Huberman lui-même
étant mort depuis longtemps. Un jour de 1985, on apprend qu'un
violoniste de cabaret, alcoolique et escroc, a confessé sur son lit de
mort être le voleur du stradivarius. Avec un mélange de colorant et
de vernis à la gomme-laque, il a rendu le somptueux Troppo Rosso
« mat comme un vieux tapis », ainsi que s'exprime Frédéric
Chaudière. Méconnaissable, le violon de légende aura donc été
joué pendant un demi-siècle dans les clubs les plus minables de
l'Amérique du Nord ainsi que dans des cercles plus huppés, mais
pas moins douteux, tels que l'entourage du futur président Nixon.
Si je manifeste une curiosité particulière vis-à-vis de cette
histoire, c'est pour la raison, évidente, que j'ai choisi de porter le
nom même – qui était celui de ma mère – du violoniste au
stradivarius volé. Je me souviens qu'enfant, je demandai à mon
oncle Benjamin Huberman si ce musicien nous était vraiment
apparenté. Il me rétorqua d'une boutade : « Une fois je lui ai écrit
pour prendre contact et il ne m'a jamais répondu. Preuve qu'il est
de la famille. » Plus sérieusement – ou non –, alors que je
collectionnais les enregistrements du virtuose, je fus frappé, sur les
photographies des pochettes de disques, par la ressemblance
physique entre Bronislaw et Benjamin : cela se voyait sur le front,
les arcades sourcilières, l'implantation des cheveux et, surtout, sur
ce genre de lèvre inférieure qui, ne je sais pourquoi, m'avait
toujours fasciné chez mon oncle (je me dis à présent que c'est peut-
être à cause du mélange de sévérité et de sensualité qui s'en
dégageait à mes yeux).
Bronislaw Huberman, né à Czestochowa, vécut à Varsovie une
trentaine d'années avant qu'y naisse mon oncle Benjamin
Huberman. Il était, au conservatoire, l'élève de Mieczyslaw
Michalowicz et de Maurycy Rosen. Dès 1892 il se trouvait à Berlin
pour étudier avec Joseph Joachim et faisait ses premières tournées
de soliste : il avait tout juste dix ans. En 1896 il joua le concerto de
Brahms en présence du vieux compositeur bouleversé et s'installa à
Vienne, qu'il quitta définitivement en 1937, juste avant l'annexion
de l'Autriche par l'Allemagne nazie. Il ne revint jamais en Europe
durant la guerre. Il avait, dès 1933, refusé l'invitation officielle de
Wilhelm Furtwängler, écrivant même une lettre ouverte aux
intellectuels allemands sur la nécessité de faire front à la politique
fasciste. Avec Arturo Toscanini – qui refusait lui aussi de jouer dans
l'Allemagne hitlérienne –, il fonda l'institution non étatique du
Palestine Symphony Orchestra, histoire de faire venir, avec leurs
familles – soit un millier de personnes à peu près –, les musiciens
juifs menacés en Allemagne, en Autriche ou en Hongrie.
Je suis finalement frappé, dans cette histoire, par l'abîme qui se
creuse entre la généalogie de cet objet que je n'ai jamais vu et ma
propre généalogie en tant que sujet : je suis toujours incapable de
dire si j'ai un lien de parenté avec Bronislaw Huberman – mais
mon oncle me signifia peut-être, par sa boutade, que cela n'a
aucune importance au regard du fait, plus général et brutal, qui
m'aura interdit toute représentation généalogique de la famille
Huberman : ils étaient tous partis en fumée –, alors que Frédéric
Chaudière peut presque tout me dire du violon Troppo Rosso,
depuis la forêt alpine de Fiemme où l'épicéa de l'instrument fut
abattu en 1707 jusqu'à ce jour d'août 2004 où, au Lincoln Center
de New York, le stradivarius désormais entre les mains de Joshua
Bell continuait de sonner : « Deux cent quatre-vingt-dix ans après
sa création, le fragile assemblage de cellulose épargné par les
vicissitudes de l'histoire remplit toujours sa fonction », écrit le
luthier. La cellulose – matière dont est faite, aussi, la feuille de
papier sur laquelle j'écris ces mots – serait-elle donc plus résistante
que toutes nos propres, nos pauvres vies humaines ?
(Frédéric Chaudière, Tribulations d'un stradivarius en Amérique, Arles, Actes Sud, 2005,
p. 192, 287-289 et 292.)

(12.04.2016)

ALEX ET JONAS

Les hommes et les femmes « sans-noms », bien qu'innombrables,


ont bien chacun leur nom propre. On les nomme ainsi, les « sans-
noms », parce que leurs noms ont été oubliés quelque part, comme
s'ils avaient pourri dans quelque archive ou comme s'ils avaient été
emportés comme fétus de paille au passage de quelque cyclone de
l'histoire. Walter Benjamin écrivait en 1940 : « Il est plus difficile
d'honorer la mémoire des sans-noms (das Gedächtnis der Namenlosen)
que celle des gens reconnus [passage biffé : fêtés, les poètes et les
penseurs ne faisant pas exception]. À la mémoire des sans-noms est
dédiée la construction historique. » Cela signifie qu'une histoire
devrait se construire pour « honorer la mémoire des sans-noms »
même si le nom de chacun demeure absent de nos mémoires.
L'anonymat des « sans-noms » nomme pourtant le fait que ces
noms perdus sont peut-être bien quelque part où nous pourrions
les atteindre : noms en souffrance, noms orphelins de leur généalogie
passée et à venir, noms en attente d'être retrouvés par nous.
Dans la troisième de ses thèses « Sur le concept d'histoire »,
Benjamin semble déployer, à l'égard de cette question, un pathos
noué de contradictions et où il devient difficile de démêler espoir
et désespoir, jusqu'à – ironiquement peut-être – renvoyer à rien de
moins qu'au Jugement dernier le moment où les noms perdus des
« sans-noms » pourraient être retrouvés : « Le chroniqueur, qui
rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les
petits, fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu
n'est perdu pour l'histoire. Certes, ce n'est qu'à l'humanité rédimée
qu'échoit pleinement son passé. C'est-à-dire que pour elle seule son
passé est devenu intégralement citable. Chacun des instants qu'elle
a vécus devient une "citation à l'ordre du jour" – et ce jour est
justement celui du Jugement dernier. »
L'autre jour, justement, quelqu'un m'aborde et dit : « Vous avez
vu ? On a retrouvé le nom du photographe qui a réalisé ces images,
à Auschwitz, ces quatre photographies sur lesquelles vous avez
écrit... » Je reste coi. Et, d'abord, sceptique. Je m'étais contenté,
jusque-là, du prénom « Alex », attesté par plusieurs témoignages. Et
je m'étais habitué, en quelque sorte, à ce seul prénom. Irait-on
demander à Homère quel fut, exactement, le nom de famille
d'Achille ? Puis, troublé, j'ai esquissé une recherche et trouvé qu'en
effet une hypothèse sérieuse – mais que ne veulent pas confirmer
les archives du musée juif d'Athènes, à qui j'ai écrit – donne un
certain Alberto Errera comme l'auteur, peut-être enfin nommé, des
quatre clichés pris au crématoire V de Birkenau en août 1944.
Il s'appelait donc Alberto Israel Errera (ou Alberto Moissi Errera,
comme on peut le lire dans la liste des soixante prisonniers grecs
qui participèrent au soulèvement de Birkenau, le 7 octobre 1944,
liste donnée par Photini Tomai dans un livre très officiel, mais
souvent peu rigoureux, sur la présence des juifs grecs à Auschwitz).
Né le 15 janvier 1913 à Larissa, il fut officier de la marine et devint,
dès l'occupation allemande en Grèce, membre actif de la
Résistance. C'est à cette époque qu'il adopta le nom chrétien
d'Alexos ou Alex Michaelidis. Dans la nuit du 24 au 25 mars 1944,
il fut arrêté par les Allemands à Larissa, parmi deux cent vingt-cinq
autres juifs. Il fut brièvement interné au camp de Haidari, puis
déporté à Auschwitz où, parti d'Athènes le 2 avril, il arriva après
neuf jours de voyage en wagon à bestiaux. Comme c'était un
homme d'apparence solide – une photographie d'avant-guerre
l'atteste, conservée aux archives du musée juif d'Athènes –, il fut
sélectionné, avec trois cent dix-neuf autres, pour faire partie du
Sonderkommando, l'équipe spéciale de prisonniers juifs contraints par
les SS de gérer à mains nues la destruction de leur propre
communauté (Primo Levi caractérisera cette institution du
Sonderkommando, dans Les Naufragés et les Rescapés, comme « le crime
le plus démoniaque du national-socialisme [puisque] c'était aux
juifs de mettre les juifs dans les fours... »).
On connaît donc son nom. On connaît même, à présent, le
numéro du matricule qui avait été tatoué sur son bras : 182.552.
Alberto Errera, dit Alex, fut alors désigné comme « chauffeur »
(Heizer), c'est-à-dire préposé aux fours dans le Crématoire V de
Birkenau. Tous les membres survivants du Sonderkommando – tels
Filipp Müller, Leon Cohen, David Szmulewski ou Alter
Fajnzylberg – ont décrit son rôle crucial dans la préparation du
soulèvement du 15 août 1944 (soulèvement tué dans l'œuf, en
attendant celui d'octobre lors duquel le Crématoire IV fut
incendié). Le 9 août cependant (en septembre selon d'autres
témoignages), au cours d'un transport de cendres humaines depuis
les crématoires jusqu'à la Vistule, Errera parvint à assommer les
deux Schupos qui l'accompagnaient et il s'enfuit tout seul – ses
compagnons ayant refusé de le suivre –, à la nage, dans le fleuve.
Deux ou trois jours durant, il parvint à échapper à ses poursuivants.
Mais il fut finalement capturé, torturé et mis à mort. Comme
c'était d'usage lorsqu'un fugitif était rattrapé, son corps mutilé fut
exposé à l'entrée du camp.
C'est à peine quelques jours auparavant qu'Alberto Errera aura
sans doute pris les quatre clichés de Birkenau, avec le concours de
ses camarades du Sonderkommando. Plusieurs survivants ont laissé
des témoignages concordants sur ce point : Filip Müller, Errikos
Sevillias, Shlomo Venezia, Leon Cohen, Marcel Nadjary, Miklos
Nyiszli, Alter Fajnzylberg, Henryk Mandelbaum, Albert
Menasche, Daniel Bennahmias, David Szmulewski... Qu'Alex ait
un nom de famille, désormais, nous permet d'incarner un peu plus
précisément cet homme disparu qui nous a légué, transmis au péril de
sa vie, ce petit trésor en lambeaux, ce trois-fois-rien d'images
survivantes. Les seules que nous connaissions aujourd'hui à
témoigner, depuis le regard des prisonniers, de la destruction des
juifs d'Europe à Birkenau en août 1944.
Il n'est pas impossible – mais, au fond, cela n'a aucune
importance factuelle – qu'Alberto Errera, juif de Grèce, Heizer du
Crématoire V, ait dû brûler dans un four crématoire, avec bien
d'autres, le corps gazé de mon grand-père Jonas Huberman, juif de
Pologne qui avait cru venir trouver, dans les années 1930, du travail
et quelque paix dans la province française. Jonas Huberman
voyagea lui aussi dans un wagon à bestiaux : par le convoi no 72,
parti de Drancy le 29 avril 1944, et qui emportait vers
Auschwitz 1004 juifs parmi lesquels se trouvaient d'autres
personnes de la même famille, Riwka (ma grandmère) ou Hana
(ma grande-tante)... Mais pourquoi est-ce que je raconte tout cela ?
Petite histoire dans la grande histoire ? Non, l'histoire ne se mesure
pas ainsi. Je raconte cela pour faire se rencontrer deux « sans-
noms » d'alors, quand cet « alors » était le réel le plus terrible qui
fût. Je raconte seulement pour faire se rencontrer deux « noms
propres » aujourd'hui, ces noms qui nous importent tant pour
construire une histoire, je veux dire une histoire qui soit nôtre – ce
mot portant justement le désir qu'elle soit à la fois singulière et
universelle. S'il y a une vertu imaginative dans la fable
philosophique de Benjamin, ce serait alors de se dire qu'il y aura, au
jour du Jugement dernier, une rencontre émouvante entre Alex et
Jonas, tous deux « cités à l'ordre du jour ». C'est-à-dire,
simplement, appelés ou rappelés par leurs noms.
(Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes des "Thèses sur le concept d'histoire" »
(1940), Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 356. Id., « Sur le concept d'histoire »
[1940], trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000,
p. 429. Éric Friedler, Barbara Siebert et Andreas Kilian, Zeugen aus der Todeszone. Das
jüdische Sonderkommando in Auschwitz, Munich, Deutsches Taschenbuch Verlag, 2005,
p. 214. Steven B. Bowman, The Agony of Greek Jews, 1940-1945, Stanford, Stanford
University Press, 2009, p. 271. Photini Tomai, Greeks in Auschwitz-Birkenau, trad. A.
Apostolides, Athènes, Papazisis Publishers, 2009, p. 152. Primo Levi, Les Naufragés et les
Rescapés. Quarante ans après Auschwitz [1986], trad. A. Maugé, Paris, Gallimard, 1989,
p. 51 et 53. Errikos Sevillias, Athens-Auschwitz, trad. N. Stavroulakis, Athènes, Lycabettus
Press, 1983, p. 40-42. Dan Stone, « The Sonderkommando Photographs », Jewish Social
Studies, VII, 2001, no 3, p. 132-148. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris,
Les Éditions de Minuit, 2003, p. 9-65. S. Klarsfeld, Mémorial de la déportation des Juifs de
France, Paris, FFDJF, 1978 [éd. 2012], p. XVII et 308.)

(12.08.2015)

AU MOINS DEUX VOIX POUR DIRE LE LIEN

Cela fait plusieurs semaines que me poursuit le souvenir de ce


rêve : je devais prononcer en grec le mot reliure. Pour cela, il me
fallait avec la bouche – ou, plutôt, avec la tête tout entière –
prononcer le mot qui désigne la couverture portant le titre du
livre ; avec la poitrine, je devais prononcer le dos de la reliure ; et,
avec le sexe, prononcer le « plat » du verso. Les trois voix devaient
se mêler comme dans une polyphonie, sinon, c'était raté.
Le seul souvenir que j'ai pu, au réveil, associer à ce rêve me
ramène il y a de nombreuses années de cela. C'était, je crois, la
première fois que je participais à un shabbat chez un couple de vieux
juifs très pieux à Anvers, parents d'un ami, tous deux rescapés
d'Auschwitz si je me rappelle bien. Le regard du père – talmudiste
absolu – était inabordable. Au lieu de quoi il marmonnait,
mystique, ses prières en chantant. Sa femme aussi chantait, mais
avec deux voix en même temps, sorties d'une même personne. Il y
avait une voix de basse, une sorte de « bourdon » rauque évoquant
quelque chose de très ancien et, par-dessus, un chant plus
mélodique, plus aigu, plus « présent », qui se délivrait avec douceur.
Cela évoquait – quelle étrangeté, en ce lieu ! – la technique
diphonique des chanteurs mongols, mais justement sans technique,
sans virtuosité aucune. Comme si cette vieille femme faisait cela
sans y prendre garde, allumant les bougies du rituel – c'est-à-dire
du lien –, et exprimant par ses deux voix qu'elle vivait peut-être, à
ce moment, dans deux temps en même temps.

(29.04.2017)

PLEURER-PENSER

« Une chose me parut évidente : il fallait non seulement se


lamenter sur ces phénomènes et les dénoncer, mais aussi les
expliquer. » C'est ce qu'écrit Hannah Arendt en ouverture de son
livre sur l'antisémitisme. C'est, bien sûr, la posture nécessaire à
toute pensée qui se respecte. Mais Arendt ne dit pas pour autant
qu'il ne faut pas se lamenter ou se révolter. En effet, « comprendre
ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à
partir de précédents ce qui est sans précédent ; ce n'est pas
expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles
que le choc de la réalité s'en trouve supprimé. Cela veut plutôt dire
examiner et porter en toute conscience le fardeau que les
événements nous ont imposé. »
Arendt suggère qu'il faut peut-être à l'œil ce mouvement
dédoublé qui est d'ailleurs – sauf lorsqu'on est endormi – toujours
le sien : mouvement du clin, du clap, du coup (quand la paupière
chasse les larmes, remet toute chose à zéro) grâce auquel on devient
capable d'observer, d'expliquer, de juger, de trancher ; et
mouvement des larmes qui remontent, ce mouvement grâce auquel
on ne se satisfera jamais complètement d'une seule explication,
aussi rationnelle soit-elle. La concience ne nous dispense pas de
« porter en toute conscience le fardeau que les événements nous
ont imposé ». Il y a des écrivains – W. G. Sebald en serait une
incarnation exemplaire – pour prolonger ce double mouvement
dans un phrasé d'« élégie documentaire » où l'histoire serait, en
quelque sorte, ce fardeau pleuré-repensé ou pensé-repleuré.
(Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, I. L'antisémitisme [1951], trad. M. Pouteau
revue par H. Frappat, Paris, Gallimard, 2002, p. 183-184. Muriel Pic, « Élégies
documentaires », Europe, CXI, 2013, no 1009, p. 105-116.)

(16. 05. 2013)

IL PLEURE, DONC IL VIT

Dans Fin de partie, Hamm demande à Clov d'aller voir dans sa


poubelle si Nell est morte. « On dirait que oui », répond Clov
avant de rabattre le couvercle. « Et Nagg ? », s'enquiert Hamm.
Clov va souveler le couvercle de l'autre poubelle. Il se penche. « Un
temps » (Beckett ne dit jamais rien sur ces innombrables « un
temps », c'est un peu comme une partition dont l'interprète aurait
seul à charge de construire, de comprendre, d'interpréter le
rythme). Puis il dit : « On dirait que non. » Et il rabat le couvercle.
Hamm lui demande alors : « Qu'est-ce qu'il fait ? » Clov soulève à
nouveau le couvercle et, s'étant à nouveau penché vers le fond de la
poubelle, il répond : « Il pleure. » Hamm pourra conclure, si l'on
peut parler de conclusion dans une pièce telle que Fin de partie :
« Donc il vit. »
Impeccable – implacable – logique. Hegel n'avait pas dit autre
chose, d'ailleurs, dans ce texte assez peu sentimental qu'est La
Science de la logique : « Les choses vivantes ont le privilège de la
douleur (die lebendigen Dinge haben das Vorrecht des Schmerzes), par
rapport à celles qui sont sans vie. » Façon pour Hegel de suggérer
que le singulier en tant que négativité (cette larme qui sort de mes
yeux parce que l'expérience d'une perte a installé le négatif en moi)
est un signe et, même, un inestimable « privilège » de la vitalité
universelle dont je suis l'incarnation, fût-elle très provisoire. Hegel
en retirait une conclusion sur le caractère « infini, non borné » de
ce que le négatif lui-même recèle de puissance. Tant que Nagg
pleure, même depuis le fond de sa poubelle, Hegel se fera une
raison d'espérer. Et même le couvercle fermé sera, en toute
logique, incapable de faire obstacle à l'« infinie vitalité » de Nagg
quand il pleure.
(Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 83-84. G. W. F.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La science de la logique [1827-1830], trad. B.
Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 321.)

(15.09.2013)

COMME S'IL SE SOULEVAIT ENCORE

On critique souvent les images depuis ce qu'elles ne montrent


pas. On les jauge à partir du hors-cadre, du hors-champ : comme si
ce qu'elles ont décidé d'exclure de leur cadre jugeait en quelque
sorte ce qu'elles ont décidé de montrer. Voilà qui manifeste une
certaine méfiance à l'égard de l'opération même du cadrage.
Méfiance légitime, souvent. Mais pas toujours : cadrer peut être,
quelquefois, ouvrir une fenêtre sur l'espérance et la pensée là même
où le hors-cadre se révèle désespérément bouché. Lorsque le
prisonnier Sinowi Tolkacev décida en 1945, sur quelques rebuts de
papiers réglementaires de l'administration nazie, de dessiner ce qu'il
avait sous les yeux dans l'enceinte du camp d'Auschwitz, l'espace
tout entier, autour de lui, n'était bien sûr qu'un gigantesque et
informe champ de cadavres.
Sinowi Tolkacev ne s'est pas senti le courage – ou la légitimité
morale – de représenter un tel espace. Il a pris une décision : dédier
chaque feuillet de papier à ce qu'on pourrait nommer un gros plan.
Un gros plan et non pas un détail : il s'est agi, à chaque fois, de
porter toute son attention visuelle sur le plan humain encore visible
dans cet espace ravagé par la destruction du genre humain. Je suis
frappé, dans les images rendues accessibles par Arturo Benvenuti
dans son livre sur les dessins de prisonniers des camps nazis, par
l'importance accordée aux bras et aux mains. Des cadavres gisent
comme dans un entrepôt de gravats : mais des bras se détachent à
l'avant-plan, comme pour affirmer un geste malgré tout, un signe
d'humanité envoyé depuis cette indistinction qui règne tout
autour. Une mère morte gît avec son bébé sur le flanc : mais son
bras tient encore, fût-ce à peine, le corps de l'enfant. Un autre
enfant mort : mais son bras se détache comme s'il avait encore
quelque chose à dire. Un enfant survivant, figé, dessiné de face :
mais deux mains noueuses, deux mains de vieillard viennent
protéger son front. Un désespéré dans la cour du camp : mais seules
crient ses mains crispées sur son front.
Le cadrage le plus étrange de cette série se voit dans un dessin au
format vertical : en bas sont les cadavres, formant un tas indistinct,
un fouillis de traits noirs. Mais dans l'espace s'élèvent, d'autant plus
longs qu'ils sont très maigres, deux bras avec leurs poings serrés.
C'est la rigor mortis, comme on dit. Mais ce que Sinowi Tolkacev a
peut-être cru voir un moment – puis a voulu cadrer sur sa feuille et
nous transmettre –, ce sont ces deux bouts de corps décharnés qui
protestent encore, qui se soulèvent, qui font encore, par défi depuis
la mort, le salut communiste.
(Arturo Benvenuti, K.Z. Dessins de prisonniers de camps de concentration nazis [1983], trad.
M. Giudicelli, Paris, Steinkis, 2016, p. 204-213.)

(03.05.2016)

DIALECTIQUEMENT PLEURER

« Un ou deux jours après t'avoir rencontré, me dit-elle, j'ai fait ce


rêve : nous étions sur une grande barque au milieu de la mer
(Méditerranée, j'imagine). Toi, Georges, tu étais vêtu d'un manteau
gris et tu ramais tout en proférant des louanges funèbres (deux
mots viennent alors, thrènoï et ménologioï) dans lesquelles tu
articulais constamment une chose avec son contraire, un éloge avec
une critique, etc. »
J'ignore bien sûr ce que le rêve – avec les autres personnages qui
y interviennent – dit de la rêveuse. Mais quelque chose, dans cette
image, vient directement me toucher, me troubler quant à ce qu'il
dit de moi-même, avec cette clairvoyance ou voyance dont certains
rêves, ou certains moments de rêves, sont capables. Il se trouve que
je possède, en effet, un manteau gris, mais là n'est sans doute pas le
plus important. Au moment où ont été prononcés les mots de
« thrène » (lamentation funéraire) et de « ménologe » (registre
monastique des personnages en odeur de sainteté), je me suis dit
qu'une grande partie du travail d'écriture comporte justement cet
aspect d'adresse aux morts, à commencer par les textes du passé
auxquels toute écriture se confronte au présent, dans l'admiration
ou la critique, l'approche ou la mise à distance.
« L'écriture, disait Michel de Certeau, naît et traite du doute
avoué, de la division explicitée, en somme de l'impossibilité d'un
lieu propre. Elle articule un fait constamment initial, à savoir que le
sujet n'est jamais autorisé par un lieu, qu'il ne saurait se fonder en un
cogito inaltérable, qu'il reste étranger à lui-même et privé à jamais
d'un sol ontologique, et donc toujours en reste ou en trop, toujours
débiteur d'une mort, endetté par rapport à la disparition d'une
"substance" généalogique et territoriale, lié à un nom sans propriété.
Cette perte et cette obligation génèrent l'écriture », Michel de
Certeau rappelant ailleurs combien l'écriture de l'histoire se déploie
comme une « déposition », de façon – comme le disait Michelet – à
ce que les morts retournent « moins tristes dans leurs tombeaux ».
La personne qui me confie ce rêve pratique, dans sa vie éveillée,
ce que je nommerai un cinéma de poésie. C'est sans doute la raison
pour laquelle, écoutant son récit, je me remémore immédiatement
cette comparaison soutenue par Pier Paolo Pasolini entre le
montage cinématographique en général – le film comme « poème
d'action », disait-il – et le thrènos que tant de ses œuvres ont su
mettre en scène : « Dès que quelqu'un est mort, une rapide
synthèse de sa vie à peine conclue se réalise. Des milliards d'actes,
expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques
dizaines ou centaines survivent [et] quelques-unes de ces phrases
résistent, comme par miracle, s'inscrivent dans la mémoire comme
des épigraphes, restent suspendues dans la lumière d'un matin, dans
les douces ténèbres d'une soirée : la femme et les amis pleurent en
se les rappelant. Dans un film, ce sont ces phrases qui restent. »
Si l'éloge funèbre s'apparente ainsi à un montage, alors il faut
comprendre la nécessité de ce trait du rêve, apparemment étrange,
des thrènoï prononcés sur la barque, alternativement positifs et
négatifs, proches et distants, effusifs et critiques. Pleurer les morts,
oui. Mais les pleurer dialectiquement : de façon que la pensée
tranche et retranche dans la mémoire, de façon que se libèrent un
désir, de nouvelles configurations, perspectives ou possibilités.
Difficulté de cette tâche et raison, sans doute, pour laquelle il me
fallait continuellement ramer dans cette barque perdue en
Méditerranée.
(Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 7 et 327. Pier Paolo
Pasolini, « La peur du naturalisme » (1967), trad. A. Rocchi Pullberg, L'Expérience
hérétique. Langue et cinéma, Paris, Payot, 1976, p. 222.)

(09.12.2012)
PAR DÉSIRS
(TEMPS QUI ADVIENNENT)
SES LÈVRES INDISTINCTES

Je retrouve ses lèvres indistinctes que j'ai tant aimées, enfant,


indistinctement. Je les avais regardées puis, me retournant vers
l'autoportrait de Rembrandt jeune – je crus alors, non par hasard,
que c'était le fils de l'artiste, c'est-à-dire quelqu'un comme moi, un
fils de peintre –, je m'étais mis à pleurer.
Je les regarde aujourd'hui, quelque quarante ans plus tard, le dos
plutôt voûté, rides au visage, les cheveux tendant vers le gris. Il me
semble avoir beaucoup changé. Il y a en moi une appréhension sans
doute bien différente de ce qu'est la peinture, une relation sans
doute bien différente à ce qu'est une jeune fille, une sensation
probablement bien différente de mon propre corps devant elle
(elle, la peinture, elle, la jeune fille). Je regarde ses lèvres. En fait, je
les reregarde, car je retrouve d'un coup toute cette ancienne vague
d'émotion vague, devant ce visage – « aimable » serait bien trop
faible, il faudrait oser dire : aimé depuis toujours – qui se tourne
vers moi. C'est autre chose qu'un regard qui observe, c'est un
regard réminiscent de soi-même dans l'être regardé. Son visage à
elle n'a pas bougé, – en tout cas bien moins que le mien. Visage qui
continue de ne rien raconter, bien qu'il soit loin d'être impassible.
Alors, pourquoi cette sensation, souveraine en moi, cette sensation-
fiction que la jeune fille a embrassé, va parler ?
Parce que sa bouche s'ouvre indistinctement. Je vois un peu
mieux, aujourd'hui, ce qu'il a fallu faire, fabriquer, feindre – la fictio,
en somme – pour cette ouverture avec son indistinction. La lèvre
supérieure est ourlée d'un filet orange ; dès qu'on la repère, cette
coloration fait lever un surcroît d'étrangeté. Comment expliquer,
ensuite, qu'entre ce filet de couleur qui annonce la lèvre et le
vermillon qui le prolonge et l'incarne, comment expliquer que,
dessus, dessous, en relief, en retrait, intervienne un minuscule
courant de gris cendre, mêlé à tout, probablement essentiel pour
que cette lèvre vers nous s'avance ?
La voici, la lèvre, en haut. Fine, extraordinairement intense, le
plus beau rouge qui soit. Sa décision, son dessin : fiction de son
désir. Elle traîne un peu sur les côtés. Désir fait, sans doute, pour
laisser des traces. La bouche est entrouverte, petites dents qui se
distinguent, un peu de rouge qui traîne : maquillage. Aux deux
commissures, deux points blancs à ne pas trop regarder pour eux-
mêmes, ils nous feraient croire que l'on peut épingler ce beau
nuage de chair. La lèvre inférieure est à la fois la plus pleine et la
plus mystérieuse : charnue, aérienne. Au centre il y a un double
éclat blanc : oui, le fameux rehaut de lumière. On sait bien – on
parle de ça depuis l'Antiquité – que ça sert à marquer le relief. Mais
je sens, ici, quelque chose comme une marque supplémentaire :
une marque d'impudeur. Un accès presque scandaleux à l'intimité
du corps : la géographie d'une lèvre, n'est-ce pas la géographie
même de ce qui, devant, rend déjà compte du dedans ? Et ce blanc
laiteux n'est-il pas le signe que cela fut vivant, et chaud, et mouillé ?
Il y a une zone, enfin, où tout cela se perd vers en bas, déborde un
peu. Comme l'indice, encore, de quelque faute silencieuse, peut-
être passée, peut-être future ou, peut-être encore, simplement
diffusée dans l'imagination ?
Lèvres mouillées – délicate ouverture – qui regardent autant que
ces yeux si simplement ouverts au spectateur. La jeune fille se tourne
pour regarder, et pourtant c'est le contraire d'une œillade, voilà sa
magie : elle séduit sans le savoir. La perle trop grande dit peut-être,
quand même, l'artifice de tout cela. L'incarnat des joues semble
réagir à la caresse de l'ombre. Pudeur ou artifice, incarnat ou
maquillage, couleur infuse ou couleur posée, aspect détaillé ou
forme floue : nous sommes, désormais, bien au-delà de toutes ces
oppositions.
Je m'éloigne à reculons (à regret). Il me semble alors qu'elle est
un peu plus petite (elle est en grandeur naturelle, pourtant). Est-ce
parce que je l'ai regardée trop longtemps ? Ou de trop près ? N'est-
ce pas plutôt parce que je l'ai regardée depuis mon corps d'enfant ?
(Johannes Vermeer, La Jeune Fille au turban, vers 1665, La Haye, Mauritshuis.)

(12.03.2005)

ÉCRIRE L'ABORD

Écrire sur les images c'est écrire, bien sûr. C'est d'abord écrire.
Pourquoi d'abord ? Parce qu'on n'écrit pas après avoir pensé à ce
qu'on a vu. Parce qu'on pense pendant que l'on écrit, du fait même
d'écrire. Parce que c'est en écrivant que notre regard se déplie, se
délie, devient sensible à nous-même, pensable et lisible aux autres.
Avant cela, l'œuvre d'art est, en face de moi, comme l'étrangeté
même, l'étrangeté centrale à tout regard. Même si, cas
exceptionnel, je connais personnellement l'artiste, son œuvre
demeurera longtemps en face de moi comme le monolithe
mystérieux, noir, parfait, qui, dans 2001, surgit au milieu des
anthropoïdes gémissants imaginés par Stanley Kubrick.
J'écris d'abord parce qu'écrire est – au moment même où je trace
ces mots – ce qu'il y a de plus près de mon corps. J'écris déjà chaque
fois que je lève les yeux et que naît en moi le désir de formuler
mon rapport aux « monolithes » de l'art. C'est ma façon,
anthropoïde, de gémir autour d'un bloc de mystère. On ne regarde
jamais purement et simplement. On regarde avec ses
gémissements, avec ses mots. Regarder, bien sûr, fut d'abord ne pas
reconnaître et ne pas connaître ce que je voyais : il aura fallu,
chaque fois, réinventer un langage, construire ses gémissements –
écrire, donc – pour faire du regard une occasion de connaissance.
Écrire serait donner une forme à cet abord – ni saisie exhaustive, ni
savoir absolu – des choses.

(17.04.2008)

L'EXPÉRIENCE POUR VOIR

L'« expérience pour voir » est une notion introduite en 1865 par
Claude Bernard dans le cadre de son Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale. Elle concerne, dit-il, les « sciences dans
l'enfance » (notre étude des images, notre esthétique, notre histoire
de l'art, notre Kunstwissenschaft sont-elles des « sciences dans
l'enfance » ? Je crois que oui. D'ores et déjà, et pour témoigner d'un
peu de modestie, souvenons-nous que Claude Bernard considérait
en 1865 la médecine elle-même comme une « science dans
l'enfance »). De telles sciences sont des sciences inquiètes, des
sciences assurées de rien. « Que faut-il faire alors ? », demande
Claude Bernard. « Faut-il s'abstenir et attendre que les
observations, en se présentant d'elles-mêmes, nous apportent des
idées plus claires ? » Réponse : « On pourrait souvent attendre
longtemps et même en vain ; on gagne toujours à expérimenter. »
Expérimenter, donc. Mais comment faire – selon quelles règles –
puisqu'une « science dans l'enfance » n'est pas encore armée de ses
règles, de ses protocoles, de ses axiomes ? En fait, dit Claude
Bernard, « on ne pourra se diriger que d'après une sorte d'intuition
[...], et même si le sujet est complètement obscur et inexploré, [le
chercheur] ne devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin
d'essayer, qu'on me permette cette expression vulgaire, de pêcher
en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des
perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque
phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à
imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de
tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes [...], pourraient
être appelées des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à
faire surgir une première observation imprévue et indéterminée
d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée
expérimentale et ouvrir une voie de recherche. »
Une dizaine d'années avant que Claude Bernard eût écrit ces
lignes, Charles Baudelaire avait donné un autre modèle de cette
« expérience pour voir » : il l'avait même référé à une éthique
paradoxale qu'il nommait la « morale du joujou ». La « morale du
joujou » s'observe chez les « marmots », comme dit Baudelaire,
quand, désireux de « voir l'âme » cachée au fond de chaque objet,
ils démontent expérimentalement tout ce qui leur tombe sous la main :
« L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le
cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui
fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en
sens inverse »... Au risque, bien sûr, que tout se casse. Ce texte de
Baudelaire m'a longtemps fasciné et me fascine encore : sans doute
parce que je ressemble moi-même à cet enfant lorsque je tourne et
retourne les images en tous sens, lorsque je les reproduis, les
annote, les classe, les cadre et les décadre, les démonte et les
remonte, façon de les « secouer » en vue de produire des
« perturbations fonctionnelles » et de « voir surgir quelque
phénomène imprévu qui [me] donnera une idée sur la direction à
imprimer à [mes] recherches »... Au risque, bien sûr, que tout se
détruise sous mes propres yeux.
Telle serait notre « expérience pour voir », qui est à la fois
Erfahrung, Experiment et Erkenntnis : expérience éprouvée,
expérimentée, formant connaissance. Mais une connaissance fragile
autant que merveilleuse, quand elle advient. Tel serait le sort de
nos « sciences dans l'enfance », c'est-à-dire de nos sciences pas
encore « royales » et encore « nomades », de nos sciences pas encore
territorialisées et encore exploratoires, pour reprendre la
terminologie de Mille plateaux, ce grand traité d'épistémologie
expérimentale. Comment une connaissance des images ne serait-
elle pas « science nomade » puisque son objet lui-même est un
objet migratoire, errant, passe-frontières ? N'avons-nous pas
compris, depuis Aby Warburg, qu'on ne pouvait plus parler des
images sans parler de leurs mouvements, de leurs déplacements, de
leurs montages réciproques, de leurs errances dans l'espace
(Wanderungen, disait Warburg) et dans le temps (Nachleben, disait-
il) ? Ne faut-il pas, à ces déplacements d'images, répondre par nos
propres déplacements de regards, nos propres déplacement
expérimentaux ?
(Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale [1865], Paris, Garnier-
Flammarion, 1966, p. 50-51. Charles Baudelaire, « Morale du joujou » [1853], Œuvres
complètes, I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 587. Gilles Deleuze et Félix
Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980,
p. 434-527.)

(13.09.2011)

LIRE, VOIR, ÉCRIRE

Comment lit-on ? Par quoi cela commence, comment cela


s'appareille-t-il ? Quels sont les gestes du lire, du voir et de l'écrire ?
Comment s'organisent nos tables de montage pour mieux voir, lire,
écrire ? Peut-on lire des choses qui n'ont jamais été écrites ? Que
faisons-nous de nos mots, de nos phrases, lorsque nous voyons –
ou regardons, ou contemplons, ou apercevons, ou sommes
regardés par, ou touchés par – quelque chose ? Que viennent faire
nos plus anciens gestes d'enfants dans nos pratiques les plus
« savantes » de la lecture ? Pourquoi les mots nous manquent-ils
devant l'image et pourquoi nous faut-il écrire tout cela ?

(02.05.2009)

HORS-JE

Je parle à Emmanuel d'un de mes soucis constants quant à


l'écriture : d'un côté, faire acte de connaissance mais ne pas faire
servir celle-ci à la maîtrise qui referme toute chose ; d'un autre,
faire acte d'expérience, donc parler à la première personne, mais ne
pas faire servir celle-ci à la clôture narcissique. Je n'aime ni les
savants qui se cachent derrière leurs notes en bas de page et
affirment leur expertise pour s'éviter de penser, ni les penseurs qui
cachent leur hors-texte en prenant sur toute chose le pouvoir de la
première personne (il y a de cela même chez Foucault, pour
prendre un auteur que j'aime tant par ailleurs). Il faudrait savoir
mettre en œuvre la teneur autobiographique de toute pensée, de
toute connaissance, mais sans que le Moi devienne un centre
fasciné par soi-même (il y a de cela même chez Derrida, pour
prendre un auteur que j'aime tant par ailleurs).
L'équilibre miraculeux entre tout cela, on le lit par exemple dans
Enfance berlinoise de Walter Benjamin : voilà quelqu'un qui raconte
ses souvenirs d'enfance sans être jamais le centre, le héros, le
Narcisse ou le maître de sa mémoire, moyennant quoi il nous
raconte le monde entier et non pas lui tout seul. Nous évoquons
aussi Claude Simon, La Route des Flandres : immense et discret en
même temps. Ce qui offre à Emmanuel l'occasion de me dire que
le souci d'un tel genre d'écriture est déjà inscrit dans mon nom. Je
ne comprends pas. Il me regarde avec un large sourire et il me dit :
Je-hors-je, voyons !
(Walter Benjamin, Enfance berlinoise [1933-1935], trad. J. Lacoste, Paris, Les Lettres
Nouvelles/Maurice Nadeau, 1978 [éd. revue, 1988]. Claude Simon, La Route des Flandres,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1960.).

(26.07.2011)

DE SOI DÉPLACER L'IMAGE

Narcissiques, nous le sommes tous plus ou moins, ou nous le


sommes tous différemment. Il peut être mortel de se capturer soi-
même en Narcisse définitif et d'oublier tout le reste, bref de se
prendre pour absolument tout, comme le montre bien la célèbre fable
ovidienne des Métamorphoses. Et mortel tout autant de s'oublier soi-
même, de se compter pour absolument rien dans le monde qui nous
accueille et attend, d'une certaine façon, que nous y transformions
quelque chose. Narcissisme de mort, narcissisme de vie. Mais
quelle genre de « vie », si nous admettons ainsi quelque place pour
cette relation, dans le monde, à nous-mêmes ? Au cœur du
narcissisme gît probablement la question éthique en tant que telle.
L'interrogation kantienne « Comment s'orienter dans la pensée ? »
ne devrait-elle pas se prolonger, alors, dans une nécessaire
interrogation sur « Comment s'orienter dans ou devant l'image » ?
De la même façon qu'il y a pour l'enfant – ou pour l'enfant que
nous sommes encore, adultes, peu ou prou – plusieurs façons de
s'orienter devant le sein de la mère (Freud ayant même fait de cette
situation un moment originaire pour l'Urteil, le jugement comme
tel), n'y aurait-il pas aussi plusieurs façons de s'orienter devant
l'image de soi-même ?
Le Narcisse du Caravage à la Galleria Corsini de Rome présente
une symétrie terriblement angoissante d'être si parfaite, une
symétrie qui aura définitivement reclos et fixé le sujet – le jeune
homme – sur sa propre image. C'est une façon d'indiquer qu'il ne va
pas s'en sortir : travail mortifère de l'image que la dominante sombre
du tableau ne fait qu'apesantir. Me revient en mémoire une belle
analyse que Hubert Damisch consacrait, dans la Nouvelle Revue de
psychanalyse, au système des transformations décelables entre cette
version caravagesque du Narcisse et le tableau de Nicolas Poussin
sur le même thème. Fut-ce pour parvenir à une autre
« réflexion » – je veux dire un autre angle d'incidence – sur la
même question que, dans la même revue, je décidai un peu plus
tard d'analyser l'autoportrait dessiné d'Albrecht Dürer, cette image
de soi au revers de laquelle l'artiste aura voulu faire le « portrait »,
sur son lit, de six états différents de l'oreiller marqué par les
mouvements, peut-être, de son propre sommeil ?
Toujours est-il qu'entre la parfaite captation spéculaire et la
réversion d'une empreinte dissemblable sur l'oreiller, toutes les
incidences de l'image narcissique devraient être possibles. C'est une
question de regard, d'orientation, donc de posture et de pensée. Il y
a tellement de façons différentes de se tenir au-dessus d'un plan
d'eau (et même en face d'un miroir) ! On peut se mettre bien en
face et occuper, de la sorte, le centre frontal de l'image reflétée ;
mais on peut tout aussi bien se placer en biais et laisser, ainsi, le
monde autour de nous – les autres, en somme – occuper une place
plus constituante (comme, du reste, le suggérait Lacan dans sa
modélisation spatiale du « stade du miroir »). On peut s'arrêter à
jamais dans la contemplation ou l'interrogation de soi-même, dans
un genre Portrait de Dorian Gray ; mais on peut tout aussi bien ne
pas se fixer soi-même ou à soi-même, se mettre en mouvement
devant le plan visuel qui nous réfléchit et, de la sorte, voir le monde
bouger autour de nous et se métamorphoser, pour nous
métamorphoser nous-mêmes en autre chose qu'une malheureuse
fleur, si jolie soit-elle, fleur malheureuse de se savoir condamnée à
l'immobilité d'être.
(André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
Hubert Damisch, « D'un Narcisse l'autre », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 13, 1976,
p. 109-146. Georges Didi-Huberman, « Le visage entre les draps », ibid., no 41, 1990,
p. 21-54. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »
[1949], Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 93-100.)

(08.06.2013)

SELON MOI, SELON L'AUTRE

Il faudrait savoir employer le mot selon sans avoir à dire « selon


moi ». Il faudrait savoir prendre la parole – y compris lorsque un
certain nombre de gens se déplacent pour venir vous écouter – sans
la prendre, je veux dire sans la garder, sans la posséder, sans la
capitaliser pour autant. Si je construisais ma parole « selon moi... »,
je ne tarderais pas à faire l'autopromotion de « ma » pensée, de
« mes » grandes vérités qui risquent fort, énoncées comme cela, de
n'être finalement que quelques petites opinions de plus. C'est une
manie de philosophes depuis Platon : quand un penseur renvoie
tout ce qui se dit autour de lui comme simple opinion, doxa,
fausseté, illusion... et puis quand, là-dessus, il prend la parole pour
énoncer l'opinion juste, la vérité enfin ; quand il dit « selon moi » et
quand il s'arrange pour s'attirer un maximum de disciples, par
exemple en dirigeant leurs thèses de doctorat. Même chose, au
fond, lorsque dans un musée d'art contemporain un artiste
s'autorise de sa seule position dans le marché de la valeur esthétique
pour affirmer péremptoirement ce que c'est que l'art « selon lui ».
Cela s'appelle académisme, voire dogmatisme.
Eh bien essayons, essayons-voir, de faire autrement. J'ai regardé
l'article selon dans le Dictionnaire historique de la langue française, c'est
très intéressant. On s'aperçoit que l'expression « selon moi »,
pourtant si courante aujourd'hui, n'y a pratiquement aucune place.
La préposition selon dénote, peu ou prou, trois choses qui ont
certainement quelque importance dans notre vie : travail, risque,
modestie. Premièrement, donc, selon renvoie au travail et, plus
précisément, à sa méthode sous-jacente, la méthode sous-tendue à
toute activité où l'esprit intervient (art, philosophie, littérature,
industrie, politique, que sais-je encore) : c'est la méthode qui court
par en dessous tout au long d'un travail. Selon vient de l'ancien
français sulunc, puis solonc et selonc, qui vient du latin sub-lungum,
tout au long de (lungum), mais par en dessous (sub). On travaille
selon une méthode, un modèle, une règle, un projet, une manière,
un style : on travaille surtout selon un désir qui, pli selon pli, court
tout au long de nos sous-sols psychiques. Pas de véritable travail
sans ce désir, c'est certain. Mais il doit à un moment trouver sa
forme, et cela pourrait bien s'appeler une méthode.
Deuxièmement, selon suppose un risque. On dit : « selon les
circonstances », ou bien : « c'est selon ». On indique alors qu'il y a
un choix à faire devant les conditions variables de la réalité, de
l'espace ou de l'histoire. Il y a un dilemme, il y a une alternative
devant laquelle il faudra sans tarder prendre une décision
conséquente, une décision qui va tout emporter. C'est Hercule à la
croisée des chemins. C'est le danger inhérent à tout travail, et c'est
cela qu'il faut transformer en occasion propice, en kairos : la chance
surgie du danger. Le mot kairos, d'ailleurs, qui apparaît à quatre
moments dans l'Iliade, désigne chaque fois le point de risque, le lieu
critique par excellence, à savoir l'endroit vulnérable du corps que
s'emploie à viser le guerrier ennemi. Selon nous parle donc du
danger autant que de la décision propice pour, non pas l'annihiler,
ce danger, mais le dévier (c'est, en gros, la définition
tauromachique de la passe).
Troisièmement, selon sert à introduire quelque chose comme
une essentielle modestie, l'énoncé se présentant alors comme une
sorte de citation, par exemple quand un cinéaste décide d'intituler
son film : Il Vangelo secondo Matteo. Quand je dis selon, je procède un
peu comme un cinéaste d'archives et de bouts de mémoire, je
procède à un montage qui appelle mon auditeur à ne pas écouter
que moi, à sortir de mon discours, à révoquer en doute le moindre
soupçon d'autosuffisance, de clôture, fût-ce dans la pensée la plus
« originale », la plus « personnelle ». Remonter toute chose selon
l'autre, selon l'altérité, en vue d'une altération de toutes les
certitudes. C'est le contraire d'une appropriation du pensable. Voici
donc ce petit mot, selon, désormais moins antipathique, peut-être,
moins narcissique qu'il y a cinq minutes, s'il est vrai qu'il dénote
bien ces trois choses intimement liées que sont la modestie, la prise
de risque et le travail méthodique.
(Alain Rey [dir.], Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le
Robert, 1992 [éd. 1995], II, p. 1912.)

(16.05.2012)

« JE », C'EST-À-DIRE « NOUS »

Voici comment André Malraux, en 1952, a voulu légitimer la


grande entreprise de son Musée imaginaire de la sculpture mondiale :
« J'ai tenté d'y réunir les sculptures qui me touchaient directement,
afin de préciser ce qui les unissait. [...] Le Musée imaginaire
rassemble ce qui séduit notre goût et s'impose à notre sensibilité,
mais aussi ce qu'appelle en certains d'entre nous un besoin
fondamental. Notre goût d'abord. » On comprend que, dans
l'expression « j'ai tenté », Malraux affirme haut sa position d'auteur :
il suggère qu'il est le seul responsable de cette grande quête du
« Musée imaginaire ». Non seulement il revendique la paternité de
la notion en général, mais encore il assume le fait que les œuvres ici
réunies sont celles qui, en particulier, le « touchent directement » :
lui et lui seul. Mais, dans les lignes qui suivent immédiatement, les
effets de sa tentative solitaire se seront déjà, semble-t-il, imposés à
tout le monde : il sera désormais question de « notre goût », de
« notre sensibilité », voire de quelque chose de bien plus grand,
ontologiquement fondé, qui serait un « besoin fondamental » de
l'humanité tout entière (même s'il n'apparaît d'abord qu'aux yeux de
« certains d'entre nous »).
Que fait l'écrivain en passant ainsi du « je » au « nous » ? Eh bien,
cela dépend, puisque c'est une question d'énonciation. Il y a
évidemment plusieurs façons de mettre le « nous » dans une sorte
d'équivalence ou de prolongement du « je » de l'auteur. J'en vois
deux au moins, et qui s'opposent résolument. La première serait le
« nous » d'autorité, au sens où – comme c'est ici, apparemment, le
cas – la position auctoriale, comme disent les linguistes, s'impose
elle-même en position autoritaire : j'ai fait l'expérience unique d'un
« besoin fondamental » de l'humanité en rapprochant ces sculptures
qui « me touchaient directement » et, à présent qu'elles sont
reproduites ensemble sur les planches de mon livre, vous tous, mes
lecteurs, pouvez accéder à une conscience et, même, à l'expérience
de ce « besoin fondamental ». C'est ainsi que « ce qui me touche »
personnellement sera devenu votre goût, donc « notre goût » à
tous. Le passage du sujet solitaire – le « je » de l'écrivain inspiré – à
la communauté culturelle vient de s'opérer, mais par la grâce de
quelque chose comme une formule magique, une formule
d'autorité. Le passage du « je » au « nous », dans une telle économie,
utilise bien sûr la charnière fort utile de ce qu'on nomme le « nous »
de majesté : « Nous, André Malraux », délivrons dans ce livre – dont
« je » suis bien le seul et unique auteur – une expérience de
l'Imaginaire qui vaudra, désormais, pour tout le monde puisque
fondée sur un « besoin fondamental » de l'humanité. C'est comme
si le « nous » véritable, à savoir le « nous » de communauté, avait été
décrété par l'autorité d'un seul, celui que l'on nommera « l'auteur »
ou « le guide » de nos besoins esthétiques fondamentaux.
Je suis tenté par une comparaison. J'ouvre L'Imaginaire de Jean-
Paul Sartre et je suis frappé par le chemin subreptice qui fait se
rejoindre le « nous » de majesté, très en usage dans la littérature
académique (« nous voulons [...] tenter une phénoménologie de
l'image ») au « nous » de communauté tel qu'il semble émerger dans
une phrase comme celle-ci : « Mais nous ne savons pas où
commence ni où finit la classe des images... » Phrase écrite juste
avant le développement d'un exemple – genre où Sartre excelle –
qui, comme presque tous les autres, se déclinera au « je », mais un
« je » que l'on aimerait dire quelconque ou, même, de communauté :
« Je veux me rappeler le visage de mon ami Pierre. Je fais un effort
et je produis une certaine conscience imagée de Pierre... »
Maurice Merleau-Ponty, de son côté, a utilisé aussi bien le « je »
que le « nous », mais dans tous les cas de façon modeste et non
autoritaire, celle qui désigne simplement une communauté
d'expérience où personne ne pourra se targuer d'une sensorialité
« supérieure » à celle d'un autre. J'ouvre presque au hasard la
Phénoménologie de la perception : « Quand je dis que je vois un objet à
distance, je veux dire que je le tiens déjà ou que je le tiens encore, il
est dans l'avenir ou dans le passé en même temps que dans l'espace.
[...] Quand nous nous laissons être au monde sans l'assumer
activement, ou dans les maladies qui favorisent cette attitude, les
plans ne se distinguent plus les uns des autres, les couleurs ne se
condensent plus en couleurs superficielles, elles diffusent autour
des objets et deviennent couleurs atmosphériques... »
Plus tard, dans Le Visible et l'Invisible, Merleau-Ponty aura recours
à l'impersonnel « on » qui n'a, ici, rien à voir avec ce que, dans Être
et temps, Heidegger fustigeait avec mépris comme une position où
« chacun est l'autre, aucun n'est lui-même ». J'ouvre, également au
hasard, Le Visible et l'Invisible. Le « on » est là, admirable de justesse
et de modestie : « Un certain rouge, c'est aussi un fossile ramené du
fond des mondes imaginaires. Si l'on faisait état de toutes ces
participations, on s'apercevrait qu'une couleur nue, et en général un
visible, n'est pas un morceau d'être absolument dur, insécable,
offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle,
mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des
horizons intérieurs toujours béants, quelque chose qui vient
toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du
monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une
modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc,
que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation
momentanée de l'être coloré ou de la visibilité. Entre les couleurs
et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, les
soutient, les nourrit, et qui, lui, n'est pas chose, mais possibilité,
latence et chair des choses. »
(André Malraux, Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, Paris, Gallimard, 1952, p. 16-
17. Rééd. Écrits sur l'art, I [Œuvres complètes, IV], éd. dirigée par J.-Y. Tadié, Paris,
Gallimard, 2004, p. 972-973. Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire. Psychologie phénoménologique de
l'imagination, Paris, Gallimard, 1940 [éd. 1980], p. 15 et 39. Maurice Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 [éd. 1976], p. 306 et 308. Id., Le
Visible et l'Invisible [1959-1961], éd. C. Lefort, Paris, Gallimard, 1964 [éd. 1979], p. 175.)

(15.09.2013)

« TU EXAGÈRES »

Tu exagères. Tu vas trop loin. Tu as commencé par forcer la


note, puis tu as manqué de mesure, maintenant tu dépasses les
bornes et tu outrepasses tes droits. Tu te livres à la disproportion et
au désordre, aux dérèglements et aux débordements. À présent tu
te retrouves aux extrêmes, fais attention. Tu penses en exagérant :
tu penses donc « plus que de raison ». Tu me sembles là entre une
sorte de débauche (celle de tes propres plaisirs subversifs) et une
outrecuidance caractérisée (l'arrogance de tes formules) envers
autrui.
La rhétorique de l'Antiquité nommait « exagération » (exaggeratio,
superlatio, exsuperatio) tous ces procédés de langage par lesquels on
espère emporter plus efficacement l'adhésion de son interlocuteur.
Il suffit pour cela d'intensifier les formules, les images du discours :
il suffit de dire – ce sont des exemples que je prends dans la
Rhétorique à Herennius – « son corps était aussi blanc que neige » ou
bien « son regard était aussi ardent que le feu » pour être sûr de bien
se faire comprendre. Ce qui, pourtant, semble tout à fait exagéré au
regard de la blancheur d'une peau ou de l'éclat d'une pupille. On
procède par exsuperatio – exagération ou hyperbole –, dit le rhéteur,
« quand on en dit plus (plus est dictum) que ne l'admet la vérité (quam
patitur veritas), pour donner plus de force au soupçon (augendae
suspicionis causa) » dans le contexte d'un procès, par exemple.
L'exagération constitue l'une des techniques de propagande les
plus communément utilisées : on gonfle le nombre des victimes,
on fait d'un missile obsolète une « arme de destruction massive »,
etc. On force, on offusque alors toute visibilité. Exagérer, dans ce
sens, revient à refermer un certain état de choses, le rendre unilatéral
pour emporter le jugement dans une seule direction et faire plus
facilement prendre parti. Mais les choses – je veux dire les valeurs
d'usage – sont bien plus nuancées que cela. Il y a des façons
d'exagérer pour ouvrir un certain état de choses, le rendre obsidional
plutôt qu'unilatéral, de manière à provoquer la suspension du
jugement et à faire varier les positions. « Exagérer », ne croyez pas que
ce verbe viendrait du latin exagitare, qui veut dire « chasser,
poursuivre, harceler » sa proie, mais bien du verbe exaggerare qui
signifie « rehausser, augmenter, amplifier », par exemple dans
l'expression animus virtutibus exaggeratus, « une âme rehaussée par ses
vertus ».
On découvre alors qu'il n'y a pas de pensée qui vaille sans une
certaine dramaturgie de l'exagération. Ne faut-il pas « rehausser son
âme » au-delà de ce qui factuellement s'observe ? Et même
rehausser ses sensations par-delà notre perception des choses ?
L'exercice de la pensée critique, aux yeux d'Adorno dans les
Minima Moralia, demande ainsi à la pensée de creuser une certaine
distance – que refuse l'attitude dite par lui « positiviste » – avec la
réalité : distance qui a, paradoxalement, l'effet d'un verre grossissant
sur les choses que nous ne parvenions plus à voir à force de ne pas
nous en écarter : « Alors que la pensée se réfère à des faits et se
meut dans la critique qu'elle exerce sur eux, elle n'est pas moins en
mouvement dans l'écart qu'elle sauvegarde. C'est ainsi qu'elle
exprime avec exactitude ce qui – précisément – est, du fait que ce
qui est n'est jamais tout à fait conforme à ce qu'elle en exprime.
Pour elle, l'essentiel est cet élément d'exagération (Ihm ist wesentlich
ein Element der Übertreibung) qui la pousse à aller plus loin que son
objet même, qui la dégage de la pesanteur de l'effectivité, si bien
qu'au lieu de reproduire simplement ce qui est, elle en assure avec
rigueur et librement la détermination. Toute pensée ressemble
ainsi à ce jeu avec lequel Hegel – tout comme Nietzsche – a
comparé l'œuvre de l'intellect. Ce qui fait de la philosophie le
contraire de la barbarie, c'est que – tacitement – elle a conscience
de la part d'irresponsabilité, de la félicité que procure le caractère
éphémère d'une pensée se soustrayant toujours à ce qu'elle juge.
L'esprit positiviste réprime un tel débordement (Ausschweifung) et le
met au compte de la folie (Narrheit). La divergence par rapport aux
faits devient [selon cet esprit positiviste] simple duplicité, le
moment du jeu est un luxe dans un monde devant lequel les
fonctions intellectuelles ont à rendre des comptes à chaque minute.
Mais, dès que la pensée répudie son inaliénable distance et tente par
mille arguments subtils de prouver combien elle est juste
littéralement, elle s'effondre. »
Oui, c'est bien le sévère Adorno que tu viens de lire : la pensée
s'effondre, dit-il, quand elle ne sait pas jouer, c'est-à-dire, aussi, se
prendre au jeu d'exagérer. La pensée serait ce jeu dont la
responsabilité même consiste à savoir l'« écart » ou la « distance »
qu'elle ménage vis-à-vis d'une réalité qu'elle cherche, en exagérant,
à critiquer. Il est curieux qu'un autre penseur – beaucoup moins
sévère qu'Adorno et qu'on n'imaginerait pas lui comparer – a écrit,
pratiquement la même année, quelque chose d'approchant sur
l'exagération. C'est Georges Bataille. Dans le chapitre de
L'Expérience intérieure intitulé « Principe d'une méthode et d'une
communauté », il en appelle à une dramatisation rigoureuse de
l'existence et de la pensée. C'est alors, d'ailleurs, qu'il en appelle lui
aussi à Hegel et à Nietzsche. Et il écrit ceci, qui éclaire crûment ce
qu'une exagération permettrait d'ouvrir et non d'offusquer dans
l'existence comme dans la pensée : « J'exige – autour de moi s'étend
le vide, l'obscurité du monde réel – j'existe, je demeure aveugle,
dans l'angoisse, [...] comme si ce vide exigeait le défi que je lui
porte... » Ne serait-ce pas cela, exiger : exagérer la possibilité même
d'exister ?
(Rhétorique à Herennius, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1989,
p. 185 et 221. Theodor W. Adorno, Minima Moralia [1944-1947], trad. E. Kaufholz et J.-
R. Ladmiral, Paris, Payot, 1991, p. 121. Georges Bataille, L'Expérience intérieure [1943],
Œuvres complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 22 et 83-84.)

(25.09.2013)

BRISER UN LABYRINTHE

Il faudrait dire des images – et en assumer les conséquences – ce


que Kafka disait si bien des livres et de leur capacité à nous ouvrir, à
nous briser l'âme. Sa formule célèbre vaut la peine d'être restituée
dans le contexte où elle fut risquée (une lettre à son ami Oskar
Pollak en 1904) : « Il est bon que la conscience porte de larges
plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble
d'ailleurs qu'on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et
vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un
coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu'il nous
rende heureux, comme tu l'écris ? Mon Dieu, nous serions tout
aussi heureux si nous n'avions pas de livres, et des livres qui nous
rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-
mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur
nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme
la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes,
comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts
loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la
hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »
En ce sens, une sculpture serait moins la construction d'un
volume que le mouvement du marteau brisant l'espace lui-même :
brisant par exemple le labyrinthe de verre dans lequel risque de se
perdre le sculpteur lui-même. C'est bien cela qu'a mis en œuvre
Claudio Parmiggiani avec sa vaste Delocazione – cent mètres carrés
et même plus, si je me souviens bien – dans le cadre de l'exposition
Fables du lieu au Fresnoy en 2001. Parmiggiani s'était lui-même
condamné à errer dans son labyrinthe de verre, puis à le détruire
lentement en partant de son centre, œuvrant péniblement,
violemment, à coups de massue mais dans une démarche toujours
hésitante, toujours au bord de la chute. Un labyrinthe en verre,
c'est déjà une image magnifique : c'est un bonheur de formes tout à
la fois construites et diaphanes. Mais ce n'était pas encore l'image
qui eût été susceptible de nous réveiller d'un coup de poing sur le
crâne ou d'un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous.
L'image ne pouvait pas se suffire à elle-même comme architecture
reclose sur sa propre beauté : il fallait justement briser son
harmonie de dédale transparent, et pour cela prendre le risque – car
c'en était un, physique – de tout casser.
Quelles œuvres, quelles imaginations, quelles mémoires les
institutions culturelles ou artistiques sont-elles en mesure de nous
donner ? Un musée aura tendance à disposer dans ses espaces ce
que j'appellerai le labyrinthe des images-bonheurs : une architecture
des images qui nous apaisent et qui font lien, qui concourent à
nous faire éprouver un sentiment de familiarité, par exemple la
grande famille, fût-elle recomposée, de ce qu'on appelle l'« art
contemporain » avec sa généalogie canoniquement établie
(modernisme, antimodernisme, postmodernisme) par ce qu'on
appelle l'« histoire de l'art ». Dans sa critique si juste et si profonde
du Musée imaginaire d'André Malraux, Maurice Blanchot était
justement parti de là : « L'image, nous l'éprouvons, est un bonheur,
car [...] par elle nous nous croyons maîtres de l'absence devenue
forme, et la nuit compacte elle-même semble s'ouvrir au
resplendissement d'une clarté absolue. »
Mais Blanchot avait aussitôt voulu placer, en face de cette idée
quelque peu rassurante, l'autre versant de l'image, celui-là même
que nous suggère Kafka dans sa lettre à Oskar Pollak : ce serait alors
une image-malheur, une image auprès de laquelle, écrit Blanchot
contre Malraux, « le néant séjourne » comme sa menace la plus
fondamentale. Serait-ce donc cela, l'image qui agit sur nous
« comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la
mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes,
comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts
loin de tous les hommes, comme un suicide » ou comme « la hache
qui brise la mer gelée en nous » ? Si le musée accueille la
permanence des images-bonheurs, quel genre d'institution serait
donc capable de faire construire le labyrinthe en acceptant qu'il soit
détruit, puis que tout le verre brisé soit, à la fin, jeté à la poubelle ?
Quelle institution serait capable de laisser fleurir des images-
malheurs, c'est-à-dire des images qui nous cassent ou qui se cassent
elles-mêmes ?
La réponse : une école. Un lieu qui ne soit pas conditionné
jusqu'au bout par les contraintes de l'économie gestionnaire, de la
muséologie ou du marché de l'art. Il n'y a pas que les artistes pour
mettre en œuvre leur mémoire ou leur imagination. Les
institutions elles-mêmes en sont capables – c'est assez rare, bien
sûr –, à condition qu'elles sachent construire cette « autonomie »
dont Cornelius Castoriadis a parlé dans les termes de ce qu'il
nommait, justement, un « imaginaire radical » producteur d'œuvres
qui ne sont pas une fois pour toutes, mais qui sont à être, c'est-à-dire
porteuses d'un geste ou d'un mouvement fondamental reconnu par
lui comme l'« institution imaginaire de la société ». Voilà peut-être
une façon d'imaginer ce qu'il faut faire, sans relâche, pour « briser la
mer gelée » qui est partout – en nous comme autour de nous.
(Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904, trad. M. Robert, Œuvres complètes,
III, éd. C. David, Paris, Gallimard, 1984, p. 575. Claudio Parmiggiani, Delocazione
[labyrinthe de verre brisé] dans Georges Didi-Huberman [dir.], Fables du lieu, Tourcoing,
Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, 2001, p. 15 et 34-35. Maurice
Blanchot, « Le musée, l'art et le temps » [1950-1951], L'Amitié, Paris, Gallimard, 1971,
p. 50-51. Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil,
1975 [éd. 1999], p. 532-538.)

(06.03.2015)

PRÉPARER LE TERRAIN

Il en est des musées comme du reste : tout dépend de ce qu'on


veut y faire et, surtout, de ce qu'on y fait réellement. Déjà pour y
entrer : si vous devez gravir de solennelles marches d'escalier,
parvenir à deux portes monumentales flanquées de colonnes
corinthiennes et de lions en pierre, tout cela surmonté par
l'inévitable fronton à la grecque, c'est très probablement que vous
entrez dans un musée-temple (l'Art Institute de Chicago, par
exemple). Si vous devez emprunter d'immenses halls d'où partent
quinze escaliers mécaniques sur différents niveaux vitrés, c'est que
vous venez d'entrer dans un musée-aéroport (le nouveau musée de
l'Acropole, à Athènes, m'a fait cette impression). Les musées sont
donc de véritables modèles sociaux. Tout y est immédiatement
politique du sol au plafond, c'est palpable dans chaque décision
architecturale, signalétique, mobilière, chromatique ou sonore, et,
bien sûr, dans la manière dont les collections sont présentées,
montrées, montées, mises en scène et en récit.
Paulo Herkenhoff m'a fait visiter, il y a quelques semaines, le
nouveau Museu de Arte de Rio de Janeiro qu'il a, pour ainsi dire,
créé, et dont il décide quotidiennement de ce qu'on pourrait
nommer la politique d'exposition. Ce musée est construit devant le
port de Rio, à un endroit lourd d'histoire puisque c'est là
qu'arrivaient les navires venant d'Afrique : ce fut ainsi, pendant des
siècles, le plus grand marché aux esclaves du monde. Pendant les
travaux on a découvert des fosses communes dans lesquelles étaient
ensevelis les esclaves morts durant le trajet. Paulo Herkenhoff me
dit que cette archéologie est fondamentale à son projet. Il s'agit
pourtant d'un musée d'art contemporain : c'est donc que la notion
même du contemporain demeure, à ses yeux, justiciable de
quelque chose comme une politique de la mémoire.
La première exposition de ce musée est intitulée Droit au
logement : dès l'entrée, on vous explique, par le biais d'une œuvre
due à un artiste-architecte, comment se bâtir une maison avec trois
fois rien, au cas où. Le ton est donné. Ce musée-là – comme avant
lui les avant-gardes brésiliennes elles-mêmes, si étroitement
intriquées aux gestes du peuple, que ce soit chez Hélio Oiticica ou
Glauber Rocha, Clarisse Lispector ou Vinícius de Moraes – ne
cherche pas à fermer ses portes sur quelque chose que l'on voudrait
appeler « histoire de l'art », expression dans laquelle vous risqueriez
de penser que l'histoire elle-même appartiendrait à l'art... Nous
sommes ici aux antipodes de l'Amérique du Nord, que Paulo
connaît bien pour y avoir travaillé et, dit-il, souffert. À quoi cela
sert d'exposer des œuvres d'art dans un tel musée à Rio ? Justement
pas à affirmer que l'art possèderait son histoire – voire l'histoire tout
court – en propre. Cela ne sert, affirme superbement Paulo
Herkenhoff – qui a si bien compris le lien entre mémoire et désir,
conscience historique et volonté d'émancipation – qu'à,
modestement, « préparer le terrain ».

(21.06.2013)

« QUAND J'ENTENDS LE MOT AFFECT, JE SORS MON... »

Je profite de ces quelques jours à New York pour acheter le


numéro d'octobre d'Artforum, l'une des principales revues qui font,
ici, autorité en matière d'art contemporain. Et voici ce qui, par
hasard, tombe sous mon regard : « Quand j'entends le mot affect, je
sors mon Taser » (When I hear the word affect, I reach for my Taser).
L'auteur de cette phrase est un critique d'art américain fort puissant
et respecté. Il veut signaler, par son expression, sa grande
délicatesse : celle de ne sortir que son Taser – une arme non léthale,
dit-on, encore que les morts par Taser commencent à remplir les
statistiques – et non pas son Colt que l'État l'autorise à mettre dans
la boîte à gants de sa voiture, au cas où. La phrase se trouve dans le
texte d'une table ronde sur l'art et l'architecture, page 208 de la
revue, mais elle est déjà reproduite en gros caractères, page 206,
comme si c'était une citation d'Héraclite, un carton de Jean-Luc
Godard ou le générique d'un film-choc.
L'auteur de cette phrase, c'est heureux, ne veut donc pas que les
gens mus ou traversés par des affects – des gens capables même d'en
parler, devenant par là même les utilisateurs théoriques du mot
affect – soient purement et simplement assassinés, comme une
lecture superficielle de cette fine paraphrase de Goebbels – « an
unfair reflex, I know », admet-il – le laisserait d'abord entendre. Il
veut juste les « neutraliser », comme disent les flics d'aujourd'hui, et
« neutraliser » par là même tout usage, illicite à ses yeux dans le
domaine de l'histoire de l'art et de la théorie esthétique, de la
notion d'affect. Façon d'insister sur un point central de son propre
système en affirmant que « l'affect [lui] semble le premier médium,
un médium capital de l'idéologie présente » (a prime medium of
ideology today). Il croit préciser sa pensée en disant que l'affect, tel
qu'il en parle, fonctionne comme « une émotionnalité implantée
(an implanted emotionality) qui est pire, parce que plus efficace,
qu'une fausse conscience ». Bref, l'émotion serait pire que l'erreur,
voire que le mensonge lui-même (je laisse ici une incertitude, faute
de savoir à quel philosophe exactement, Hegel, Sartre ou Adorno,
l'auteur se réfère en parlant ici de « fausse conscience »).
Je reste rêveur. Je me demande ce que c'est, dans l'esprit de cet
auteur, qu'une « émotionnalité implantée ». Les implants
mammaires, les implants capillaires, on connaît, mais les implants
émotionnels (à moins, une fois encore, de se référer à Goebbels) ?
Qui fut le « chirurgien esthétique » de Jean Genet quand il
admirait, bouleversé, son funambule dansant sur le fil ? Qui a été,
ce matin même à la Frick Collection, mon « chirurgien esthétique »
lorsque l'émotion m'a enveloppé une fois de plus devant la
représentation, par Vermeer, de ces si simples émotions fugitives de
jeunes filles souriant pudiquement ou recevant des missives
amoureuses dans la lumière du matin ? Et puis, s'il s'agit d'idéologie
politique et d'images d'actualité, qui est donc le « chirurgien
esthétique » implantant chaque jours ses affects et ses « fausses
consciences » dans le corps des Syriens qui hurlent leurs désespoirs
et leurs colères ? L'auteur de cette phrase, apparemment, n'a rien à
faire avec tout cela. Il pense certainement réfuter les « idéologies »
actuelles – transmises à la télévision ou dans les magazines – à la
façon dont Roland Barthes, en son temps, l'avait fait des
« mythologies ». Je constate cependant, à propos d'implants et
d'idéologie, que la table ronde dans laquelle prend place ce
jugement sur l'émotion est elle-même « implantée » et littéralement
perdue au milieu de cent quatre-vingt-dix pages de publicités
spectaculaires pour le marché de l'art international, et je me dis
alors que c'est bien cela – et non pas l'affect, qui n'a aucune
signification idéologique par lui-même –, l'idéologie impensée de
tout ce discours sur l'art « implanté », ancré dans les règles de la
valeur marchande.
(Hal Foster et al., « Trading Spaces. A Roundtable on Art and Architecture », Artforum,
LI, 2012, no 2, p. 206 et 208. Roland Barthes, Mythologies [1957], Œuvres complètes, I, éd.
É. Marty, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 671-870.)

(20.10.2012)

REGARD, RUMEUR, VALEUR

Quelque temps plus tard, dans d'autres salles du même musée (le
Metropolitan). Les spectateurs affluent, la foule enfle. Je m'aperçois
que l'exercice social du regard ne va pas sans une certaine rumeur. Je
m'en aperçois à l'occasion d'un contraste saisissant : dans l'espace des
collections, la rumeur est soutenue, constante, presque
boulevardière ; dans les salles des momies égyptiennes – espaces où
des cadavres sont là plus visibles qu'ailleurs, plus physiques, plus
terreux ou poussiéreux, toujours prêts à s'effriter devant nos yeux –
c'est presque une ambiance à la Disney World, tant les enfants sont
excités par cette mort parée d'atours.
Or, tout à coup, la rumeur cesse. Je viens juste de passer le seuil
de la grande exposition The Steins Collect, qui était présentée, il y a
quelques mois, aux Galeries nationales du Grand Palais. Beaucoup,
beaucoup de gens dans les salles, et cependant le silence est
impressionnant. Pourquoi ce silence ? Je regarde autour de moi
pour tenter une première réponse : les spectateurs, ici, ne sont pas
majoritairement des touristes, mais de cultivés New-Yorkais : des
« amateurs éclairés », en somme. Qui sont-ils ? Ici de vieilles gens,
quelques visages complètement refaits, quelques cannes pour
marcher, quelques fauteuils roulants ; là de jeunes bourgeois, de
ceux qui vont aussi à leur jogging dans Central Park et à la Frieze Art
Fair pour faire leurs investissements d'art contemporain. Tout ce
monde soudain m'apparaît très – trop – impeccablement habillé,
nous sommes tout de même sur la Cinquième Avenue, non ?
Syllogisme à la Darwin, selon un vieux souvenir de L'Expression des
émotions, où le vieux biologiste disait que les enfants, les femmes, les
sauvages et les fous pleurent bruyamment, tandis que les Anglais,
eux, ne pleurent pas ou du moins en silence : ces gens bien habillés
sont des gens « bien » ; les gens « bien » ne font pas de bruit, même
s'ils sont émus par cent cinquante chefs-d'œuvre de Picasso et de
Matisse ; donc ces gens savent se taire devant la beauté.
En réalité, je ne suis pas du tout satisfait par cette explication.
Elle est trop générale et brutale. Deux détails me mettent sur une
nouvelle voie. D'abord, je constate que les pages de garde du
catalogue – au moins dans son édition reliée – sont imprimées à la
façon d'un revêtement en or. Pourquoi la dorure ? Cette coloration
n'a pas été spécialement utilisée par Matisse ou Picasso, et j'imagine
mal Gertude Stein s'habiller de feuilles d'or. Pourquoi en doré,
alors ? Eh bien, parce que la famille Stein, avec ses centaines de
Picasso et de Matisse achetés pour trois fois rien, s'est « fait » un
maximum d'argent à l'arrivée, comme on dit vulgairement. Comme
doit se le dire le jeune trader et le vieil « amateur » réunis devant ce
festival de tableaux hors de prix. Le second détail se trouve dans la
reconstitution à l'échelle, par photographies agrandies projetées sur
trois murs, de l'espace germinal de cette phénoménale collection
d'art moderne : on comprend alors que les Stein, rue de Fleurus,
vivaient dans quelques mètres carrés...
C'est alors qu'il me semble déceler quelque chose de nouveau
dans le silence si particulier des spectateurs de cette exposition :
tout cela dans quelques mètres carrés ? Quel miracle ! C'est la taille
de ma salle de bains ! Ce silence était donc un silence religieux,
celui qu'observent des pèlerins devant quelque chose
d'inconcevable qu'ils voudraient bien, de tout leur cœur, savoir
imiter. Quel est donc ce miracle ? C'est le miracle de la valeur. Le
rituel eucharistique de la valeur, la multiplication des pains d'or ou
d'argent. Miracle et sainteté : car ici, la multiplication ne s'est
justement pas faite à partir de la valeur elle-même, quand la valeur
fait ses tours de passe-passe de la plus-value. Ici, le miracle s'est fait
à partir de presque rien et dans quelques mètres carrés : à partir de
la confiance, à partir de l'inestimable, à partir de l'amitié, quand un
tableau de Picasso ne valait rien mais s'admirait pour lui-même, et
se donnait pour cela. Dans un gigantesque musée comme le
Metropolitan où les salles portent les noms des collectionneurs –
les cimaises fonctionnant ainsi comme les tableaux de chasse, les
trophées de chaque milliardaire éclairé –, cela a sans doute de quoi
laisser coi.
(Janet Bishop, Cécile Debray et Rebecca Rabinow [dir.], The Steins Collect : Matisse,
Picasso, and the Parisian Avant-garde, New York-New Haven-Londres, The Metropolitan
Museum-Yale University Press, 2011.)

(05.05.2012)

COMME UNE MAIN DEVANT LA FLAMME

Je suis là, debout, oppressé, dans ce bar très chic, très


inconfortable et très bruyant du Guggenheim Museum, entouré de
bourgeois new-yorkais et de touristes, à tenter de convaincre mon
collègue W... qu'il demeure nécessaire, aujourd'hui encore, de
construire et de reconstruire sans cesse des points de vue
dialectiques en théorie esthétique et en histoire de l'art. W... se
montre inquiet pour la survie même de la discipline qu'il pratique
remarquablement. Il semble tenté par un mot d'ordre
« indialectique » qui, à moi, m'apparaît typique du postmodernisme
et du faux radicalisme tels que je ne les aime pas. Nous ne nous
sommes pas vus depuis longtemps, nous ne faisons ici que nous
croiser « sur le pouce », pour ainsi dire. Nous nous quittons sur ces
questions qui prennent souvent, dans le très paranoïaque milieu
universitaire, un tour assez violent. Je sors du bar avec l'impression,
sans doute exagérée, que toute l'Amérique intellectuelle est
antidialectique, comme si le sens devait toujours aller dans le même
sens. Je sens le sang battre dans mon visage.
Quelques minutes plus tard, il me suffit d'apercevoir, sur les
belles cimaises courbes du Guggenheim, le couple d'Acrobates peints
par Picasso en 1930 – et reproduits à l'époque, par les soins de
Georges Bataille, Carl Einstein et Michel Leiris, dans les pages de la
revue Documents –, pour me retrouver en face d'images aussi
puissantes que puissamment dialectiques : elles n'ont pas besoin de
convaincre qui que ce soit pour faire fuser, avec une parfaite joie,
leurs ressemblances et leurs dissemblances, leur planéité et leur
corporéité, leur humour et leur gravité, tout cela qui danse dans
l'attraction et le conflit mêlés. Quelques minutes plus tard et
quelques centaines de mètres plus loin, je retrouve, dans le tableau
de Georges de La Tour à la Frick Collection, l'objet pictural le plus
évidemment, le plus calmement et le plus intensément dialectique
qui soit.
C'est une main, une simple main placée devant la flamme d'une
bougie : motif que l'on retrouve décliné partout dans l'œuvre du
peintre, tel un emblème de son questionnement fondamental sur la
rencontre des corps et de la lumière. Main noire (à moitié dans la
pénombre) et main rouge (du sang qui transparaît grâce à la
flamme) et main blanche (par défaut en quelque sorte, telle qu'on
devrait la voir si elle était frontalement éclairée par la flamme).
Surface incandescente (comme une lame sur l'enclume du
forgeron) et volume de chair délicate ; corps opaque (comme du
marbre) et organe rendu translucide (comme de l'albâtre)... Tout
cela qui se contredit dans les mots ou dans la logique, mais qui se
retrouve bien réuni dans un seul organe de peinture où tout
devient formidablement dialectique et suspendu de n'être jamais ni
ceci, ni cela, ni thèse, ni antithèse, mais quelque chose
d'absolument nouveau qui n'est pas une synthèse logique pour
autant – plutôt quelque chose comme un précipité sensible de
conflits et d'attractions mêlés.
(Pablo Picasso, L'Acrobate, 1930. Paris, Musée Picasso. Georges de La Tour [ou atelier],
L'Éducation de la Vierge au livre, vers 1640. New York, Frick Collection.)

(19.10.2012)

L'IMAGE EST UN ENFANT QUI JOUE

C'est dans une rue de Valence, en 1933. Il y a ce grand mur aux


peintures écaillées, devant lequel un enfant joue, on se demande à
quoi. Quelqu'un, par exemple, a imaginé, hors-champ, une balle
jetée en l'air : cela expliquerait pourquoi la tête de l'enfant se
renverse si étrangement en arrière, les yeux plissés vers le ciel. Je
remarque plutôt sa main gauche au contact du mur, et cela me
rappelle un jeu de mon enfance, qui consistait à marcher en aveugle
le plus longtemps possible, histoire de m'inventer mille suspenses
d'aventurier dans la forêt ou dans la nuit. En regardant le rapport
intense entre ce mur si dramatique et ce geste si offert, j'imagine
Orphée enfant qui joue déjà à passer les portes de l'enfer. Henri
Cartier-Bresson, quant à lui, n'a sans doute pas eu le temps de se
poser de telles questions ou même d'imaginer quoi que ce fût. Il a
juste pris le temps de faire cette image.
Image admirable, sans doute. On propose d'y voir un chef-
d'œuvre. Il y aurait donc des chefs-d'œuvre produits d'un seul coup
d'œil, d'une seule pression du bout de l'index, d'une seule ouverture
mécanique en quelques centièmes de seconde ? Cartier-Bresson
lui-même aurait-il accepté, lui qui se pensait comme un faiseur
d'images « à la sauvette », d'y voir un chef-d'œuvre ? A-t-il
seulement pris le temps de réaliser, vingt ans plus tard, ce grand et
beau tirage que possède la Bibliothèque nationale de France ? J'ai
bien peur que non. La notion de chef-d'œuvre appelle
spontanément les idées de pérennité (beaucoup de temps passé pour
faire une image, et puis l'éternité de sa patrimonialisation) ou
d'unicité (rien qui ressemble au chef-d'œuvre, rien qui puisse l'égaler
en valeur esthétique). Tant mieux si cette image est désormais
pérenne dans notre patrimoine culturel ; tant mieux si ce tirage des
années 1950 est exceptionnel par sa rareté et sa qualité. Mais le
problème de l'image – aux yeux de son inventeur comme de son
spectateur – n'est pas là exactement. Il se situe bien plutôt dans la
fragilité du sens et dans la complexité du temps que cette image met
en acte sous nos yeux.
Dans l'antique formule selon laquelle le temps est un enfant qui
joue, il faudrait comprendre bien plus que la fameuse idée du
« temps propice » capté par le photographe, ici dans une rue de
Valence, un jour de 1933. Il n'y a pas que le kairos auquel il est si
facile, en fin de compte, de réduire la pratique d'Henri Cartier-
Bresson comme un art du « bon moment » saisi au vol. Il y a aussi le
chronos, c'est-à-dire tout ce que le photographe a cru bon de
« viser » et de cadrer lors de son passage à Valence en 1933 (je
pense, notamment, à sa photographie prise dans les arènes, où la
palissade joue un rôle formel considérable). Il y a enfin l'aiôn ou le
« temps impliqué », c'est-à-dire la durée, le « longtemps », la
destinée des images : apparaissent alors, tel un motif souverain – non
pas un simple thème iconographique, mais une nécessité interne au
regard de Cartier-Bresson –, tous ces enfants qui jouent devant des
murs, passent dans les ruelles, surgissent par tous les pores ou
accidents de la ville (Grenade, Madrid ou Séville en 1933, Paris ou
Salerne en 1953, Liverpool en 1962, Berlin en 1963, Montréal
en 1964, Rome en 1965, etc.).
Cette image ne fait donc pas que représenter un enfant qui joue.
Elle est un jeu d'enfant dispersé dans trois temps au moins. Et
partagé par trois enfants au moins : le premier, dans la rue, envoie
un geste que le deuxième attrape au vol grâce à son joujou optique-
mécanique ; le troisième, c'est moi, libre d'entrer ou non dans ce
jeu du geste lancé. Geste qui serait donc la véritable balle de ce jeu
qui est d'abord le jeu du temps, ou plutôt des temps multiples
impliqués dans chaque main qui frôle un mur, dans chaque
abandon des épaules, dans chaque tête qui se renverse vers le ciel, et
dans chaque regard capable d'y retrouver toute l'intensité d'un
devenir humain.
(Henri Cartier-Bresson, Valenza [sic], 1933. Paris, Bibliothèque nationale de France.)

(22.06.2012)

DANSE DE LA PREMIÈRE NEIGE

À chaque coin de page ou presque, lisant Pasolini, je retrouve


cette observation de gestes anachroniques ou « pré-historiques »
dont le cinéaste connaissait si bien, à travers Ernesto De Martino
plutôt qu'Aby Warburg – à travers, surtout, son attention poétique
aux corps qui l'entouraient dans la vie –, la profondeur et la
puissance anthropologiques. Cette fois, c'est si beau que je recopie
toute la page : « Ninetto, qui voit la neige pour la première fois de
sa vie (il est d'origine calabraise, et lorsque la neige est tombée à
Rome, en 1957, il était trop petit, ou bien il n'était pas encore
arrivé de Calabre). Nous venons d'arriver à Pescasseroli, les
étendues de neige l'ont déjà fait se réjouir, d'une stupéfaction sans
mélange, un peu trop enfantine pour son âge (il a seize ans). Mais à
la nuit tombante, le ciel se teinte soudain de blanc, et, comme nous
sortons de l'hôtel pour faire un tour dans le petit village désert,
voilà que l'air s'anime ; par une étrange illusion d'optique, puisque
les tout petits flacons tombent vers le sol, on a l'impression de
monter vers le ciel, mais irrégulièrement, parce que leur chute n'est
pas continue, un vent capricieux de montagne les faisant
tourbillonner. Si on lève les yeux, la tête tourne. On dirait que le
ciel tout entier est en train de tomber sur nous, en fondant, dans
cette fête heureuse et rude de la neige des Apennins. Que l'on
s'imagine Ninetto. Dès qu'il perçoit l'événement jamais vu, ce ciel
fondant sur sa tête, puisqu'il ne connaît pas les normes de la bonne
éducation pouvant l'empêcher de manifester ses sentiments, il se
livre à une joie dépourvue de toute pudeur. Cela se déroule en
deux phases très rapides : c'est d'abord une espèce de danse, avec
des césures rythmiques très précises (je me souviens des Denka, qui
frappent le sol du talon, et qui, à leur tour, m'avaient fait souvenir
des danses grecques telles qu'on se les imagine en lisant les vers des
poètes). Il esquisse à peine ce rythme, qui frappe le sol des talons,
en se baissant et se redressant d'un mouvement des genoux. La
deuxième phase est orale : elle consiste en un cri de joie,
orgiastique et enfantin, qui accompagne les accentuations et les
césures de ce rythme : "Hé-eh, hé-eh, heeeeeeeh". Bref, un cri qui
n'a pas d'équivalent graphique. Une vocalité due à un « mémoriel »
(memoriel), qui relie dans un continuum sans interruption le
Ninetto d'aujourd'hui à Pescasseroli au Ninetto de la Calabre, zone
marginale où la civilisation grecque est préservée, au Ninetto pré-
hellénique, purement barbare, frappant le sol du talon, comme
aujourd'hui les Denka, préhistoriques, nus, du bas Soudan. »
(Pier Paolo Pasolini, « Hypothèses de laboratoire » [1965], trad. A. Rocchi Pullberg,
L'Expérience hérétique. Langue et cinéma, Paris, Payot, 1976, p. 30.)

(01.01.2013)

RIRE AUX LARMES, OU LE GAG DU SURVIVANT RÉVOLUTIONNAIRE

Charlot ne prend jamais parti : trop tendre pour cela. Mais il


prend toujours position : c'est l'audace des tendres. On se souvient
comment, par pure politesse à l'égard d'un camionneur qui passait
par là, il se retrouve – lui l'asocial, le lumpenprolétaire – meneur
d'une manifestation ouvrière où on lit la banderole Liberty or Death.
Et nous voilà pliés en deux, comme on dit, nous voilà riant aux
larmes. C'est en 1936, dans Les Temps modernes. Le contraste est
également resté fameux, dans ce film, entre le fonctionnement des
machines et les gestes de l'homme qui sont mus par tout autre
chose que la pure répétition, gestes dont les rythmes singuliers
aboutissent à faire dysfonctionner l'usine tout entière, histoire, une
nouvelle fois, de nous « plier en deux de rire », de nous faire « rire
aux larmes ». Un homme, disons un ouvrier dans une usine, ne
« fonctionne » qu'à être pris pour un moyen, ce qui équivaut –
inoubliable leçon éthique de Kant sur les moyens et les fins – à être
privé de sa dignité d'homme. La question inhérente à ces gags, dans
le contraste entre geste et fonction, était donc bien une question
fondamentale, et même l'une des plus graves qui soit dans les
sociétés humaines de l'âge capitaliste.
Gravité du gag. Si un gag, dans le meilleur des cas (je ne parle
donc pas du rire gras télévisuel-consensuel) est fait pour nous plier
en deux et nous faire rire aux larmes, c'est sans doute pour deux
raisons au moins que contiennent justement ces expressions : pour
que notre perception du monde devienne « pliée », c'est-à-dire
dialectique et impliquée (conflit et contact ensemble) ; et pour que
le rire soit un défi aux larmes qui couleront de toute façon (destin
et liberté ensemble). Ce n'est pas un hasard si Pier Paolo Pasolini,
grand cinéaste des rires et des larmes mêlés – ne serait-ce que sur le
seul visage de Ninetto Davoli dans l'admirable petit sketch
philosophique de 1968 Qu'est-ce que les nuages ? – s'est interrogé sur
les gags de Charlie Chaplin. Or, il les regarde comme de purs
poèmes à teneur politique : dans les contrastes désopilants mis en
œuvre dans Les Temps modernes, il voit avant tout un « procédé
stylistique », authentiquement poétique, pour montrer la lutte de
« l'expressivité de Charlot contre l'inexpressivité des machines ».
Cette lutte relève tout à la fois d'un ordre anthropologique et d'un
ordre politique : anthropologiquement parlant, Charlot est une
survivance car il apparaît, dit Pasolini, « en tant que survivant d'une
humanité pré-industrielle » ; politiquement parlant, il « présente
l'homme expressif non plus comme une [simple] survivance, mais
comme une évolution » voire une révolution, en tout cas un geste de
contestation radicale – et localement efficace, puisque l'usine est
mise sens dessus dessous – à l'endroit du capitalisme industriel
faisant de l'humanité un moyen et non une fin.
Le gag serait lui-même toujours « plié en deux » : d'un côté, il
montre ce « maximum d'automatisme en transformant l'action et le
personnage en une abstraction » ; d'un autre côté, il « rend
l'humanité d'une action ou d'un personnage essentielle en les
présentant en un de leurs moments foudroyants et inspirés, qui en
manifeste la réalité à son comble ». Façon, pour Pasolini, d'affirmer
le caractère fondamentalement réaliste des gags selon Chaplin. Par-
delà toute construction naturaliste, en effet, c'est bien dans le réel
que jouent déjà de concert – se plient et s'impliquent, se
compliquent mutuellement, entrent en rimes ou en conflits –
automaton et tuchè, la répétition et la différence, le plan du destin et
sa libre brisure lorsque, soudain, nous nous retrouvons pliés en
deux, à rire aux larmes, devant un petit bonhomme désarmé qui
parvient à rendre fou le directeur de l'usine.
(Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], trad. V. Delbos, Paris,
Librairie Générale Française, 1993, p. 113. Charlie Chaplin, Les Temps modernes, 1936.
Pier Paolo Pasolini, « Sur le discours indirect libre » [1965] et « Le gag chez Chaplin »
[1971], trad. A. Rocchi Pullberg, L'Expérience hérétique. Langue et cinéma, Paris, Payot,
1976, p. 63 et 230-231.)

(02.01.2013)

OISEAU VIF ET IMMOBILE DANS L'AIR

Israel Galván, maestro, mon ami, je t'ai comparé il y a dix ans à un


oiseau que j'avais vu, dans les Alpujarras, immobile dans le ciel.
Aujourd'hui je te revois danser sur une scène parisienne. Oiseau, tu
l'es plus que jamais – mais un autre oiseau. En réalité, chaque fois
que je te revois danser, je crois voir un autre oiseau. On dirait –
cette impression renforcée parce que tu as beaucoup maigri depuis
dix ans – que tu es un oiseau plus petit, plus pointu et plus vif
encore qu'autrefois. D'autant plus vif et, donc, d'autant plus capable
de ces immobilités intenses qui sont essentielles à ton art. Les
ruptures, les vueltas désormais plus rapides et plus courtes encore. Il
serait intéressant de te filmer au ralenti, comme on est obligé de le
faire pour les oiseaux colibris : on verrait certainement beaucoup de
choses invisibles à l'œil nu. J'ai, en tout cas, l'impression que tu
entres chaque fois plus profond – plus intimement, plus
secrètement, plus radicalement – dans les pliures de tes propres
gestes. Les jointures de ton corps se sont faites plus mystérieuses
encore. Cela vient de ton âme qui devient toujours plus dense et
non pas seulement de ton travail acharné dans le studio de danse.
Quelqu'un m'a dit, un jour, que le motif de l'oiseau immobile
avait une certaine importance dans la poésie et la prose de José
Ángel Valente. Dans les Variaciones sobre el pájaro y la red, en effet,
Valente consacre un texte fort beau à la « langue des oiseaux » en
tant qu'allégorie d'un phénomène esthétique fondamental selon
lequel « la forme tend à sa dissolution dans toute expérience
extrême de la forme » (tiende la forma a su disolución en toda experiencia
extrema de la forma). Dans La piedra y el centro, Valente fait l'éloge de
celui qu'il nomme « l'oiseau solitaire » (el pájaro solitario), capable de
ce qu'il nomme une « liberté essentielle de l'œuvre » (soledad o
libertad esencial de la obra) : de l'œuvre, précise-t-il – c'est-à-dire de la
danse dans ton cas –, et non pas de l'artiste lui-même. La solitude
ou, plutôt, les solitudes comme je le disais autrefois, relèvent de
mouvements bien plus essentiels que l'état psychologique qui porte
le même nom.
Dans Paisaje con pájaros amarillos, le poète écrit aussi : « Il y a dans
l'air une paix calme, métallique sous l'étirement du gris multiplié
par le lac immobile. Argent couleur de cendre l'eau, l'aile, le vol,
l'air, le tien, celui de cette absence » (Hay una quieta paz metálica en el
aire bajo el tendido gris que el lago inmóvil multiplica. Plata color ceniza el
agua, el ala, el vuelo, el aire, el tuyo, el de esta ausencia). Et enfin, dans le
recueil Al dios del lugar, Valente consacre un magnifique poème,
comme une letra de chant profond, à « l'air seul » (el aire solo) : c'est
un air « suspendu » (suspendido) au chant de l'oiseau. Un air qui
révèle, tout à coup, « le vide et l'immobilité » (el vacío y la
inmovilidad) puisque l'oiseau, à ce moment-là, est immobile dans
l'air, sur son fil : « son vol arrêté, signe de quoi, / à la racine ou à
l'épuisement / du vol » (su vuelo, detenido, signo de qué, / en la raíz o en
la consumación / del vuelo).
(Israel Galván et Akram Khan, Torobaka, 2014. José Ángel Valente, Variations sur l'oiseau et
le filet [1991], trad. J. Ancet, Paris, José Corti, 1996, p. 79. Id., La Pierre et le centre [1983],
trad. J. Ancet, Paris, José Corti, 1991, p. 17. Id., Paysage avec des oiseaux jaunes [1991], trad.
J. Ancet, Paris, José Corti, 1994, p. 105. Id., Au dieu sans nom [1989], trad. J. Ancet, Paris,
José Corti, 1992, p. 53.)

(02.01.2015)

LE MONDE SOULEVÉ

La course de taureaux soulève le monde. Et cela, peut-être, dans


tous les sens possibles du verbe soulever, dans tous les sens possibles
du substantif monde. Quels sens ? Aristote a pu fonder notre
esthétique occidentale sur cette simple constatation de départ que
les arts de la mimésis relèvent de paradigmes très hétérogènes qui
« diffèrent entre eux de trois façons : ou ils imitent par des moyens
différents, ou ils imitent des choses différentes, ou ils imitent d'une
manière différente ». S'ouvrait alors tout l'éventail des possibles. Il
faudrait faire le même genre de distinction avec un mot tel que
monde. Je ne vais pas ici, comme beaucoup de philosophes l'ont
proposé – Jean-Luc Nancy, par exemple –, chercher le « sens du
monde » ou le sens d'une supposée « fin du monde », d'une obligée
« mondialisation », ou que sais-je encore de trop général, peut-être.
Non, je vais dire la chose la plus simple du monde : que le monde
est une arène où s'affrontent des mondes opposés. Je pourrais
repartir, par exemple, de ceci : qu'il y a le « grand monde » et le
« petit monde », le monde du gran mundo ou de la alta sociedad et
celui du mundillo ou de la gente menuda.
En ce sens pourrais-je dire qu'une corrida offre l'inversion
exacte – ou le renversement politique – d'une chasse à courre ou, en
général, d'une partie de chasse aristocratique. Lorsque Goya grave
sa Tauromaquia, c'est un tel renversement qu'il nous montre avec
l'irruption, dans l'arène, des toreros à pied, par exemple Pedro
Romero au moment de la mise à mort de l'animal (planche XXX)
ou, inversement, Pepe Hillo au moment de sa propre « disgraciada
muerte » sous les coups de corne du fauve (planche XXXIII). Le
grand traité publié par le même Pepe Hillo en 1786, Tauromaquia o
arte de torear, avait pour ainsi dire théorisé cette inversion
hiérarchique : lorsque c'est le petit monde qui, à ses risques et périls,
descend dans l'arène à pied, loin du grand monde à cheval, avec
meutes de chiens et laquais en habits. Bien sûr, le « grand monde »
et les chevaux caparaçonnés n'ont jamais, jusqu'à aujourd'hui,
déserté les arènes (quitte, comme cela leur arrive souvent, à être
carnavalesquement hués par le public). Mais c'est bien un petit
homme tout seul, un homme du « petit monde » qui, sur le sable,
deviendra, en dernier recours, l'acteur de l'histoire.
Il a souvent été dit que la Tauromachia de Goya avait été gravée
comme une métaphore politique inversant le grand cri des Desastres
de la guerra : ce serait la métaphore – et, plus encore, l'annonce en
forme de « performance » esthétique – des soulèvements du peuple.
Dans la grande peinture du Tres de Mayo, on voyait le petit peuple
effondré – visages cachés entre les mains –, anéanti de désespoir
devant les camarades fusillés. Lorsque Édouard Manet, soixante ans
plus tard, peint L'Exécution de l'empereur Maximilien, il montrera
désormais le petit peuple non pas effondré mais bien accoudé au
mur de la fusillade, comme il le serait à la rampe d'un tribunal
révolutionnaire, et cette situation est justement construite par
Manet comme une citation exacte des spectateurs représentés par
Goya dans ses gravures de la Tauromaquia. La course de taureaux
décrit un « monde en anneau » qui se forme à travers le refus d'un
monde social auquel il tourne le dos – selon l'analyse fameuse qu'en
donna Elias Canetti dans Masse et puissance – et contre lequel il
anticipe son soulèvement.
Dans la course de taureaux, donc, un monde se soulève. Le grand
monde est toujours là, bien sûr, dans son rôle de mécénat, de truc à
la mode, de caution culturelle ou d'avant-garde esthétique :
regardez, il y a Jean Cocteau, Picasso, Ava Gardner, Hemingway,
Orson Welles... Regardez, il y a le chroniqueur mondain qui va
s'enorgueillir, le soir même, d'avoir été là et d'avoir vu de près, aux
premières loges, confortablement assis à côté des notables, ce que le
vulgum pecus, écrasé de soleil, n'aura qu'aperçu de loin. Mais il y a
aussi l'honnête chroniqueur taurin qui veut, avec de pauvres mots
aussi précis que possible, restituer à tout le monde chaque inflexion,
fût-elle microscopique mais décisive, d'un geste, d'un profil, d'un
changement de rythme, d'une nappe d'émotion, d'un instant de
péril, de bravoure, de beauté. Et enfin il y a tous ceux à qui
s'adresse directement, de cœur à cœur, le toreo, ceux qui viennent
ici par grande afición, même si le prix du billet leur posera quelques
problèmes vitaux à la fin du mois.
Tous les problèmes vitaux ont la mort, bien sûr, comme centre
d'attraction, œil de cyclone. Cette chose, la mort, qu'on sait la plus
partagée au monde et la plus intimement active en chacun. Dans un
texte admirable publié en 1945 – mais faisant un retour
réminiscent sur son voyage espagnol de 1922 –, Georges Bataille
voulut associer la course de taureaux et le baile jondo sur le plan
même de ce qu'il nommait une culture savante de la mort ou une
« culture populaire de l'angoisse », avant de les situer,
politiquement, quelque part du côté des paysans anarchistes
d'Andalousie : « Dans les corridas, l'angoisse est commandée par
une menace de mort, suspendue sur le torero. Chaque détail du jeu,
par sa précision, son élégance, sa rareté, accentue, rassure ou détend
l'angoisse. En ce sens, la foule est au jeu du torero comme à l'archet
le corps du violon, caisse de résonance dont la sensibilité est faite de
l'angoisse commune. [...] Cette manière de réagir d'un peuple
entier est le résultat d'une authentique culture, évidemment
spontanée, de l'angoisse. Cette culture de l'angoisse, qui distingue le
peuple espagnol, n'est pas seulement liée à la tauromachie. Elle n'est
pas moins sensible à l'occasion des chants et des danses. [...] Il n'y
aurait ni tauromachie ni danse espagnoles si l'existence de la foule
n'était pas à quelque moment liée par l'angoisse au désir de
l'impossible. [...] Et ce qui sans doute m'attache le plus [à cette
culture] est que ce caractère est commun, tenant à la foule, à la vie
collective autant qu'à l'individu. La culture de l'angoisse dont j'ai parlé,
qui donne à la volonté d'impossible une issue, est celle que le
peuple se donne à lui-même. Elle n'est pas enseignée dans les
écoles, elle n'est pas l'apanage des milieux intellectuels. [...] Les
mouvements politiques du prolétariat n'y ont pas le même aspect
qu'en Angleterre ou en France. Le prolétariat agricole y compte
beaucoup : les paysans anarchistes d'Andalousie se sont plusieurs
fois soulevés ; les villages de l'Andalousie avaient des clubs
anarchistes où les êtres les plus simples discutaient du sens de
l'humanité. [...] L'anarchisme est, au fond, la plus onéreuse
expression d'un désir obstiné de l'impossible. » On ne s'étonnera pas,
dans ces conditions, que Francis Wolff, dans sa Philosophie de la
corrida, ait choisi de traduire le terme technique de l'aguante
tauromachique – « ne pas fuir, ne pas reculer, ne pas rompre, ne pas
ciller » – par le simple mot résistance.
La course de taureaux soulève le monde. Et pourtant ce n'est pas
de sitôt qu'on verra, organisé au Qatar ou ailleurs, un « mondial »
de la corrida. Contrairement aux apparences publicitaires, la course
de taureaux soulève le monde de bien plus profond que ne le ferait
un sport quelconque, pour la simple raison – mais ce n'est qu'une
hypothèse – qu'il y a finalement moins de gens, de par le monde, à
avoir un ballon de football au centre de leur cœur, tandis que nous
sommes infiniment plus nombreux à tenir en nous notre boule
informe, notre motte de terre de mort que soulève et fait battre
chaque seconde d'une belle faena. La course de taureaux traverse le
monde mais n'est pas « mondialisable », aujourd'hui moins que
jamais.
Il faut relire les magnifiques textes de José Bergamín dans
lesquels se lisent autant le cœur de l'afición que l'exil et l'affliction
politiques : Mexico, Caracas, Paris, Madrid... Avec, quelque part
dans ce recueil, un texte de 1975 justement intitulé « Politique et
corrida », en hommage au livre éponyme de Ramón Pérez de
Ayala. Dans son testament tauromachique insurpassé, La música
callada del toreo, José Bergamín resserrait l'évidence des liens croisés
entre toro et torero, et cante (le chant profond), et baile (la danse) : « La
danse et le chant andalous semblent s'unir dans la figure lumineuse
et osbcure du torero et du taureau ; de la raison et de la passion ; de
la vérité et de la vie ; pour, en définitive, jouer le tout à pile ou face,
le tout pour le tout. »
Les phrases de Bergamín m'ont pris par la main, il y a quelques
années, pour mieux savoir voir comment, dans un spectacle
justement intitulé Arena, le danseur flamenco Israel Galván avait pu
emboîter le pas, littéralement parlant, au grand torero Juan
Belmonte. C'était en 2004. Une dizaine d'années plus tard, elles
pourraient bien – jusque dans leur dimension politique – nous être
précieuses pour savoir voir comment, dans son nouveau spectacle
Lo real, Galván continue, par ses gestes aussi inouïs que ceux d'un
José Tomás, à soulever le monde (quelquefois contre lui, puisque
des nationalistes espagnols ont hué son spectacle au Teatro Real,
ironie, de Madrid). Ou, dit autrement, comment il continue à
modifier pour tout le monde, aficionados ou pas, ce que veut dire
aujourd'hui « le monde » du flamenco, ou le « monde de l'art » en
général, flamenco ou pas.
Présentons les choses aussi simplement – sommairement, je le
crains – que possible : à l'époque où la dictature de Franco tentait
d'asservir la tauromachie et le flamenco aux desseins d'une industrie
touristique pour laquelle il n'y avait pas de Costa del Sol pensable
sans ses corridas et autres cabarets de « danse espagnole » – ce
qu'illustre bien, dans le spectacle de Galván, l'intermède dit de
« Carmen la Punaise » –, il s'agissait de valoriser le cante chico
andalou au même titre que la zarzuela ou la sardane, ces danses
locales plus au nord de l'Espagne. Bref, le monde du flamenco –
qu'auront, par conséquent, détesté beaucoup d'intellectuels
espagnols de gauche – était imposé selon les limites d'un monde
régional. On pouvait aller aux arènes l'après-midi, puis le soir
manger sa paella et battre dans ses mains, les opposants garottés
faisant, eux, beaucoup moins de bruit dans les prisons (il faut se
souvenir qu'existait encore, au début des années 1960 à Séville, un
camp de concentration où travaillaient comme des esclaves les
Républicains purgeant leurs très longues peines politiques).
En face de cette situation, le flamenco – musique vivante,
musique de l'aguante, musique de résistance – s'est vite replié sur un
monde parallèle et, par volonté, beaucoup plus restreint : un
mundillo, un « petit monde » de sociétés organiques et presque
secrètes pratiquant leur art dans les bars, les peñas, les villages, les
familles, tout cela formant une véritable constellation de
minuscules « centres artistiques ». Paco Moyano, grand chanteur
d'Alhama de Granada, me disait un jour – ou plutôt une nuit, alors
qu'il chantait por martinete depuis le fond d'un trou dans la
montagne, une source d'eau chaude – que le cante jondo était
d'abord, à ses yeux, l'affaire d'un paysage spécifique ou d'un horizon
restreint. Et il est vrai qu'on ne chante pas à Lebrija comme on le
fait, quelques kilomètres plus loin, à Morón de la Fontera. Pedro
Bacán, un jour – ou plutôt une nuit, une nuit entière –, m'a déplié
toute sa généalogie familiale en me montrant comment se
chantaient les soleares du côté paternel ou les alegrías du côté
maternel, et ainsi de suite, de branche en branche, jusqu'à me faire
entrevoir l'extension de tout un arbre de généalogie musicale... Il y
a donc des styles – des mondes musicaux – spécifiques à certaines
villes ou villages (les alegrías de Cadix, par exemple), voire à certains
quartiers (la soléa de Triana) ou à certaines branches de certaines
familles gitanes.
L'autre réponse au régionalisme folkloriste a été la grande école –
révolutionnaire, décisive – des artistes internationaux, les figuras
mundiales. Ceux qui ont eu la possibilité de faire « tourner » leur art
dans le monde entier, ou de graver, donc de diffuser, leurs disques
partout. Ce furent d'abord des exilés tels que Carmen Amaya ou
Sabicas puis, une ou deux générations plus tard, des conquérants
musicaux dont le plus célèbre est, évidemment, le plus mundial de
tous, je veux dire Paco de Lucía. Alors « le monde » du flamenco
est devenu The World lui-même, il s'est ouvert considérablement à
d'autres sonorités, d'autres harmonies, d'autres timbres, d'autres
instruments – depuis le Rajasthan jusqu'au jazz ou à la bossa nova,
voire l'orchestre classique tout entier... Je me souviens d'une
discussion – en 2004, je crois – avec Pedro G. Romero, qui est
l'ami et le dramaturge d'Israel Galván, son pourvoyeur d'idées,
d'images et de sons, le « machineur », pour ainsi dire, de tout ce
spectacle sur Lo real : il me disait détester – en dépit de son
admiration absolue pour l'artiste – la façon dont Paco de Lucía
amenait quelquefois le flamenco vers la musique World, ou bien
vers ce qu'on appelle aussi Fusion, cette forme consensuelle de
dialogue établi avec les autres « musiques du monde ». Qu'obtient-
on au bout du compte, si ce n'est le sage compromis du Jazz latino,
dans lequel plus personne n'ose plus aller au bout de sa propre
démarche ? Là, par exemple, où l'inestimable compás flamenco
devient à peine plus qu'une banale mesure à trois temps (mais c'est
là où, malheureusement, s'obtiennent aujourd'hui les succès
« mondiaux » de quelques artistes, par ailleurs admirables, tels que
Vicente Amigo, Tomatito ou Diego El Cigala) ?
Lo real invente une configuration qui tranche brutalement – aussi
joyeusement que gravement – avec tout cela. Désormais « le
monde » du flamenco n'est à chercher ni du côté du régionalisme,
ni de son envers, la mondialisation. Mais du côté de l'histoire, tant il
est vrai que « le monde », « le réel », sont affaires de temporalités
autant que d'extensions spatiales. Israel Galván a déjà tenté de
danser la fin des temps : ce fut le motif apocalyptique soutenant son
précédent spectacle El final de este estado de cosas, redux. Il entre à
présent, avec Pedro G. Romero pour guide, dans le domaine
moins absolu, moins abstrait, donc plus impur et complexe, bien
plus casse-gueule, le domaine d'une catastrophe en marche : à savoir,
très précisément, le destin des populations gitanes dans les tumultes
de la Seconde Guerre mondiale, de la « Solution finale »
hitlérienne, mais aussi de la situation politique actuelle en Europe.
« Le monde », cela veut dire une certaine façon de se tenir dans
l'espace et dans le temps. Le « monde flamenco » a souvent été
compris – de façon d'ailleurs légitime et féconde – à travers
certaines formes mythiques d'appréhender l'espace (« mon
paysage ») et le temps (« mon origine »). Mais, avec Lo real, on passe
à tout autre chose : le monde gitan n'est plus celui de migrations
immémoriales ou épiques depuis le Rajasthan jusqu'à la pointe de
l'Andalousie, mais celui du réseau de chemins de fer – celui-là
même qu'a étudié le grand historien de l'extermination Raoul
Hilberg – utilisé pour déporter ensemble les populations juives et
gitanes depuis Thessalonique, par exemple, jusqu'à Auschwitz.
Du coup, le « tango grec » ou rebetiko chanté par Tomás de
Perrate n'a plus rien à voir avec une tentative de « fusion » musicale
de bon aloi : c'est un hommage de Gitans à Gitans par le biais d'une
histoire aussi précise – aussi peu mythique – que tragique. Et ce
monde n'est pas plus celui des Gitans isolés du reste du monde. Au
contraire, c'est le monde des Gitans avec celui des juifs et avec celui
des fous, des homosexuels, des Témoins de Jéhovah, sans oublier,
bien sûr, celui des partisans anti-nazis (les communistes ou les
anarchistes grecs, par exemple). C'est même bien plus que le
monde du seul passé historique, tant il est vrai que l'histoire resurgit
au travers des catastrophes présentes, celle de la crise économique
européenne, du chômage, des migrations forcées ou empêchées
que scandent les remugles du fascisme européen, depuis Cadix
jusqu'à Palerme ou Thessalonique, depuis Bucarest jusqu'à Paris ou
Ris-Orangis, quand resurgissent les bulldozers ou les fils de fer
barbelés. Lo real nous donne à comprendre, dans cette perspective,
que l'histoire des Gitans n'est pas plus l'histoire mondialisée de
n'importe qui que l'histoire spécifique d'une minorité régionale :
c'est notre histoire, tout simplement. L'histoire de tout un chacun,
l'histoire en tant que nous y sommes tous impliqués, comme si le
monde n'était autre qu'une grande arène où combattre nos propres
monstra.
(Aristote, Poétique, 1, 1447a, trad. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1932 [éd. 1975],
p. 29. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Éditions Galilée, 1993. Francisco Goya,
La tauromaquia, 1815-1816. Pepe Hillo, Tauromaquia o arte de torear á caballo y á pie [1786],
Mairena del Aljarafe : Extramuros, 2008. Elias Canetti, Masse et puissance [1960], trad. R.
Rovini, Paris, Gallimard, 1966, p. 26-27. Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le
glas d'Ernest Hemingway » [1945], dans Georges Bataille, une liberté souveraine, dir. M.
Surya, Paris, Fourbis, 1997, p. 42-44. Francis Wolff, Philosophie de la corrida, Paris, Fayard,
2007, p. 175. José Bergamín, Le Toreo, question palpitante [1941-1982], trad. Y. Roullière,
Saint-Sulpice-la-Pointe, Les Fondeurs de Briques, 2012, p. 191-194. Id., La Solitude sonore
du toreo [1981], trad. F. Delay, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 42. Israel Galván, El final
de este estado de cosas, redux, 2010. Id., Lo real, 2013.)

(15.02.2013-31.01.2014)

CINÉMA-PRÉSAGE

On a retrouvé, au milieu des papiers de Fernando Pessoa, des


« arguments pour films » écrits en diverses langues, l'anglais, le
portugais ou le français. Dans certains de ces scénarios, on
comprend que le drame cinématographique suit une règle très
étrange de composition : c'est une structure de présage, comme si
les images d'un film devaient manifester, non pas l'action d'un
drame en cours, mais l'imminence d'un autre drame, un drame à
venir. Un plan de cimetière, par exemple, appellera le scénario
suivant que Pessoa semble tirer tout droit d'une « clé des songes »
populaire : « Deuil prochain ou mort d'un ami. » Ou bien, si
l'acteur fume, le film devra – mais quand ? – raconter comme une
conséquence la signification de ce geste : « Triomphe sur ses
ennemis. » Pessoa nous suggère donc qu'un plan de cinéma ne doit
pas être à concevoir comme un présent narratif, mais comme un
futur, non seulement inaccompli, mais encore latent ou en
puissance. Chaque image apparaîtrait sur l'écran comme ces rêves
que l'on raconte à un devin ou comme les tarots qui s'organisent
sous la main d'une cartomancienne. On peut alors en déduire que
le montage fut envisagé par Pessoa comme un art de la prophétie
par images convoquées et mises en relation : le temps du film pensé
comme l'équivalent d'une surface divinatoire.
(Fernando Pessoa, Argumentos para filmes, éd. P. Ferrari et C.J. Fischer, Lisbonne, Babel,
2011, p. 50-51.)

(27.12.2014)

VOIR VENIR

Cet homme avait subi, enfant, un très grand deuil. Rien n'avait
été plus inattendu, plus impossible à concevoir. La perte avait été
d'autant plus grande qu'il n'avait rien vu venir. Il se demanda
souvent, par la suite, comme cela avait été possible qu'il n'eût « rien
vu venir » : c'était pourtant si évident ! Tous les sympômes de la
catastrophe étaient là, sous ses yeux, pendant des mois, des années
même, et pourtant il n'avait pas su – comment dire ? – les lire, les
déchiffrer, les comprendre, les interpréter. En conséquence, toute
sa vie fut orientée par le désir de voir, et surtout de voir venir : de se
forger, pour cela, un art de la voyance ou de la prévoyance. Mais un
tel art existe-t-il ? Ou, plutôt, quel est le prix à payer pour un tel
art ?
Scruter, guetter les signes avant-coureurs : cela demande
beaucoup de savoir et, asymptotiquement, cela tend vers la
perpétuelle inquiétude paranoïaque. Cela donne l'impression –
l'illusion – que l'on maîtrise le temps aussi bien que le visible.
Mais, en réalité, ce qui se passait était la chose suivante : cet
homme était de tout endeuillé par avance. Il ne cessait pas de « voir
venir » la fin, la perte, la séparation, l'épuisement, la disparition des
êtres et des choses. Alors il s'armait par avance contre cela et,
devant la vie même, s'enfermait dans une solitude à l'image de celle
qu'il avait dû, autrefois, se forger devant la mort. Il n'avait donc
acquis aucune science véritable ni aucune sagesse. Cet homme est
peut-être celui au bord de qui je suis souvent.

(29.03.2015)

SUIVRE DU REGARD

Deux parmi les souvenirs évoqués par Anne-Lise Stern dans son
grand livre Le Savoir-déporté : « Un jour, je me promenais aux
alentours de l'hôtel et puis tout à coup j'ai eu le regard attiré par du
rouge, il y avait une tomate qui roulait dans le caniveau et je me
suis mise à la suivre. Elle allait de plus en plus vite et moi aussi car la
route descendait. À un moment, on est arrivées sur un pont, le
caniveau s'arrête, la tomate disparaît, je regardai pour voir où elle en
était. Elle flottait, c'était une tomate pourrie qui flottait en s'en
allant sur la petite rivière, sous le pont. Je n'avais plus faim, j'étais
très convenablement nourrie, mais quand même, une tomate qui
s'en va toute seule, je l'aurais suivie au bout du monde. » C'est avec
ce souvenir que le livre se clôt.
Mais plus tôt, à Birkenau : « L'autre souvenir : également au
retour du travail, notre colonne est croisée par un camion
découvert, rempli à ras bord d'hommes plus ou moins nus, réduits
à déjà rien. Le regard d'un de ces hommes accroche le mien. Nous
étions encore fraîches, notre convoi n'avait pas été tondu tout à fait.
Son regard était encore un beau regard. Un regard d'homme qui
savait : pour la dernière fois de sa vie il regardait une femme. Nous
sommes restés les yeux dans les yeux aussi loin que possible, nous
nous tenions par les yeux. Puis le camion a disparu dans le bois de
bouleaux, en direction du crématoire. »
(Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil,
2004, p. 231 et 308.)

(25.12.2011)

« MOT QUI REVIENT TOUJOURS DE TEMPS EN TEMPS »

Je suis frappé, relisant les Lettres à Milena, par l'insistance du motif


« malgré tout ». « Et n'oublie jamais Ton grand Malgré tout » (und
vergiß dabei niemals Dein großes Trotzdem), écrit Franz Kafka à sa bien-
aimée, comme s'il était lui-même un être malgré tout, une sorte de
survivant ou de pauvre hère qui n'aurait peut-être jamais dû exister,
mais qui existe quand même un peu, « malgré tout ». Un jour,
Milena lui écrit quelque chose en précisant : « quand même »
(trotzdem). Et Kafka de répondre à quel point il admire ce mot : « Le
trotzdem était vraiment nécessaire sur ces lettres ; mais n'est-il pas
beau aussi en tant que mot ? Dans le trotz on se heurte, il s'y trouve
encore "le monde", dans le dem on sombre, il n'y a alors plus rien. »
Il est vrai qu'en allemand Trotz est aussi un substantif pour dire
l'obstination, l'entêtement, l'opiniâtreté de qui affronte le monde,
ne cesse pas de le heurter du front. Dem, lui, n'est qu'un minuscule
« cela » décliné au datif, donc servant à marquer un rapport
d'attribution : ce qui m'échoit ou ce qui t'échoit, ce qui m'atteint
ou ce qui t'atteint.
Un autre jour, le 31 juillet 1920, Kafka remarque – lit ou croit
lire – « un T majuscule » sur l'enveloppe de la lettre envoyée par
Milena. Cela signe à ses yeux une lettre « malgré tout », une lettre
trotzdem ou trotz allem. Le lendemain, il écrira ceci : « Quand tu
écris que j'ai envie de vivre, c'est à peine le cas aujourd'hui. » Et il
précise : « [Cette envie de vivre, ] je l'ai malgré tout (trotzdem) (un
mot qui revient toujours de temps en temps [immer wieder von Zeit
zu Zeit], un mot bon), mais très peu (aber wenig) à la surface. »
Pourquoi donc ce mot revient-il « toujours », tout en ne revenant
que « de temps en temps » ? Pourquoi ce mot est-il un « mot bon »
(gutes Wort) ? Peut-être parce qu'il décrit, mieux que tout autre, ce
qu'ailleurs dans ces mêmes lettres Kafka nomme en tchèque strach-
touha, c'est-à-dire le nœud dialectique de la peur et du désir, que
l'écrivain tentera, quelques jours plus tard, de décrire à sa bien-
aimée dans une longue lettre datée du 9 août.
Trotzdem, c'était donc une façon, pour Kafka, de tenir un
discours de vérité : vérité nouée dans le paradoxe de deux
mouvements psychiques contradictoires : « Cette parole de vérité
n'est donc pas un grand mérite, c'est d'ailleurs si peu de chose, je ne
cherche toujours qu'à communiquer du non-communicable, à en
expliquer de l'inexplicable, à raconter quelque chose que j'ai dans
les os et qui ne peut être vécu que dans ces os. Ce n'est peut-être au
fond rien d'autre que cette peur (Angst) dont il a été si souvent
question, mais une peur étendue à tout, peur devant le plus grand
comme devant le plus petit, peur, peur panique (kampfhafte Angst)
devant la prononciation d'un mot. Il est vrai que cette peur n'est
peut-être pas seulement peur, mais aussi désir (Sehnsucht) d'une
chose qui soit plus que tout ce qui produit de la peur. »
(Franz Kafka, À Milena [1920-1923], trad. R. Kahn, Caen, Nous, 2015, p. 89, 151, 165,
187-189 et 275.)

(12.08.2015)

SPINOZA ET LA FEMME À SA FENÊTRE


Stéphane Mosès, dans un texte autobiographique publié par son
amie Sigrid Weigel sous le titre Instantanés, raconte son arrivée,
depuis le Maroc, à Paris où il put s'inscrire en khâgne au lycée
Henri-IV grâce à une bourse d'études. C'était au début des
années 1950 : « À l'époque, le régime de l'internat avait encore une
allure quasi militaire, qui ne devait pas avoir beaucoup changé
depuis le milieu du XIXe siècle : en hiver, le vaste dortoir dont les
fenêtres donnaient sur la place du Panthéon était à peine chauffé ;
une série de lavabos disposés côte à côte dispensaient une eau froide
permettant tout juste de se laver mains et figure : une fois par
semaine, à six heures du matin, tous les élèves étaient amenés en
pyjama, engoncés dans leurs manteaux, à travers une cour glaciale
vers une buanderie souterraine où des chaudières fonctionnant au
charbon de bois alimentaient des douches qui déversaient l'eau
bouillante nécessaire à notre toilette hebdomadaire. » Après un bol
de café au lait, les cours commençaient à huit heures pile. Dans
cette grise dureté disciplinaire, un seul moment – le lundi matin –
ensoleillait le jeune lycéen : c'était le cours de philosophie donné
par Jean Beaufret, dans une salle de classe située en arrière du
bâtiment principal. Stéphane Mosès voyait alors comme une
fenêtre s'ouvrir sur des mondes de pensées inouïes : Spinoza,
Kant... Un émerveillement qui, dit-il, « me consolait pour toute la
semaine de la rigueur des heures précédentes ».
Il y a presque toujours, dans la convocation de nos souvenirs,
quelque chose d'une monade. Mais elle se trouve aussi, presque
toujours, associée à quelque chose d'autre : elle suppose donc un
processus de montage. Ainsi, la fenêtre spirituellement ouverte sur
Spinoza et Kant se voit évoquée comme une seule et même image,
qui en concentre éventuellement beaucoup. Mais cette monade
n'ira pas sans le montage où intervient une deuxième image, une
deuxième fenêtre qui donne à la première sa force même
d'émerveillement : « Je me souviens que pendant le cours, mon
regard s'attardait parfois sur la fenêtre d'un immeuble situé de
l'autre côté de la rue Lhomond où, chaque matin, une femme
secouait son drap à l'heure même où Beaufret nous expliquait tel
passage de l'Éthique ou de la Critique de la raison pure. Pour moi, ces
moments de pur bonheur philosophique sont restés inséparables de
l'image de cette femme et du drap blanc qu'elle agitait. »
(Stéphane Mosès, Momentaufnahmen-Instantanés, éd. S. Weigel, Berlin, Suhrkamp Verlag,
2010, p. 77-79.)

(20.10.2010)

METTRE LES VOILES

Et alors tu as mis les voiles, comme on dit. Tu es partie vers


l'inconnu comme un bateau prend le large. Ton vêtement était
gonflé par le vent – le vent de ta décision prise, de ta liberté
retrouvée. J'ai compris, en te regardant, que ce souffle d'air
caractérisait bien les deux mouvements conjoints de ton geste :
celui du partir et celui – car, en mettant les voiles, tu laissais se
soulever le tissu de ta robe, tu montrais ton corps dans le geste
même de t'en aller – du laisser désirer.
(10.02.2015)

LA JEUNE FILLE AU PLAT D'YEUX

Il y a bien longtemps que j'ai rencontré la jeune fille au plat


d'yeux. C'était à Bruxelles, je ne saurais dire la date exactement,
sans doute en 1979 ou 1980, peut-être même plusieurs années
auparavant. Je n'arrive pas à me souvenir de mon propre âge lors de
cette rencontre, peut-être parce que cette histoire est une histoire
d'yeux et que les yeux vieillissent moins que le reste du corps,
peut-être parce qu'ils gardent dans leur transparence même les
abîmes de désirs jamais passés. Je n'ai revu la jeune fille aux plat
d'yeux, depuis lors, que deux ou trois fois, et beaucoup trop
fugitivement à mon goût. Comme elle était – comme elle est
toujours – jolie ! Elle était tranquillement assise dans un jardin, ce
devait être le printemps. Elle avait mis sa petite robe verte et laissé
courir ses longs cheveux blonds sur ses épaules. Son regard était
baissé, un peu de biais, comme chez toutes les jeunes filles de son
âge lorsqu'elles sont très timides, très pudiques, toujours proches de
rougir et muettement bouleversées, sans doute, par la chose
sexuelle.
Elle était assise là avec quelque-unes de ses amies. Des femmes
entre elles, donc, à part le bébé très calme dans les bras de l'une
d'elles, et un petit animal apeuré qui semblait attendre ou craindre
quelque chose. Je me souviens que chacune de ces femmes était
impeccablement habillée, et pourtant ce n'était pas une fête.
Chacune vaquait, calmement et silencieusement, comme à la
campagne, à quelque occupation précise : la première avait un livre
ouvert sur les genoux et lisait avec concentration ; une autre tenait
dans sa main une pièce de joaillerie – une petite couronne, je
crois – avec l'air de penser à autre chose ; une troisième tenait un
verre ou un gobelet de métal ; une autre était en train de passer une
bague au doigt de l'enfant ; une autre encore tenait une flèche
brisée, pourquoi ? Et pourquoi cette pince de métal noir avec une
molaire tout juste arrachée de je ne sais quelle bouche ? Et
pourquoi, dans un autre pince du même genre, ce petit morceau de
sein blanc ? La jeune fille en robe verte, quant à elle, tenait entre ses
mains une assiette en métal doré depuis laquelle me regardaient
deux yeux.
Oui, deux yeux. Je n'invente pas. Ce jour-là d'ailleurs, par
chance, j'avais sur moi mon appareil photo : je me souviens avoir
volé quelques images à la va-vite, sans trop savoir si j'avais vraiment
le droit de le faire. Je viens de retrouver, après une recherche parmi
quelques milliers de diapositives faites à cette époque, cette
troublante image où l'on voit de très près les deux yeux que je
n'oserai pas dire « grands ouverts », puisqu'il n'y a pas de paupières
dans cette assiette, bien que les globes oculaires ne soient pas
sphériques mais ovales, comme s'ils gardaient quelque chose du
regard – donc du visage – d'où ils venaient sans doute d'être
extraits. L'humeur vitreuse était encore fraîche et translucide. Je me
souviens d'une sorte de trouble ou de tache dans le cristallin de l'œil
gauche. Au fond du plat traînait du sang, quelque chose entre des
larmes d'agonie et un liquide corporel plus visqueux, plus intime.
J'ai l'impression de n'avoir jamais vu, dans aucun livre sur l'art
ancien, de détail aussi cru.
Il est donc assez stupéfiant de lire, sous la plume d'Hippolyte
Fierens-Gevaert, le premier directeur des Musées royaux de
Bruxelles, que ce tableau du XVe siècle, attribué à un artiste
inconnu nommé, par commodité, le Maître de la Légende de
sainte Lucie, ne serait qu'un « retable un peu monotone mais
harmonieux ». Sans doute ce monsieur ne regardait-il que les
ornements – draperies brodées, bijoux, coiffures délicates, résilles
végétales – et l'immobilité générale qui, en effet, occupent dans ce
tableau le devant de la scène. Mais l'ornement lui-même (la robe de
sainte Catherine, toute brodée au motif même de son supplice)
comme l'immobilité (la pose figée de sainte Lucie avec son plat
d'yeux sur les genoux) ne font, par contraste, qu'accuser les signes
du martyre corporel, de l'horreur, de la violence, de la douleur.
Luxe, calme et cruauté dans cette image. Je me suis demandé si
je ne commettais pas un excès symétrique à la prudence de
Monsieur Fierens-Gevaert en pensant alors, devant ce tableau
intitulé Virgo inter virgines – « Vierge parmi les vierges » –, au motif
de l'œil comme « friandise cannibale » chez Georges Bataille et,
même, à certaines scènes pénibles d'Histoire de l'œil où interviennent
des assiettes (ou d'autres réceptacles, des sexes, des culs) avec des
œufs (ou des yeux, ou des couilles), tout cela dans la dramaturgie
violemment obscène que l'on sait. Mais l'histoire antique de sainte
Lucie, avec son assiette à yeux, laisse bien entrevoir un trouble
sexuel que Bataille n'aura fait que porter jusqu'à l'incandescence.
Selon la légende chrétienne, Lucie désire tant n'avoir que le Christ
pour époux qu'elle refuse les avances du jeune païen auquel sa mère
l'avait promise. Elle n'en retirera que d'abominables supplices : son
tyran appelle ainsi « tous les libertins de la ville pour abuser d'elle »
(mais elle se statufiera et deviendra, de la sorte, impénétrable) ; puis
on la jettera dans un brasier ardent ; puis on lui percera la gorge
d'un coup d'épée, etc., etc. Le fait qu'elle se soit elle-même arraché
les yeux pour ne pas séduire un autre homme que le Christ aura
semblé si violent aux catholiques modernes que les Bollandistes
auront considéré cette version comme apocryphe parce qu'elle était
« populaire ». Mais c'est bien pour son plat d'yeux que cette belle
Sicilienne demeure vénérée aujourd'hui encore. Les fidèles
viennent toujours déposer, dans sa chapelle à Venise, cannes
blanches, paires de lunettes et lentilles de contact dont ils n'ont plus
besoin, guéris pas sa légende exorbitante.
(Maître de la Légende de sainte Lucie, Virgo inter virgines, dernier quart du XVe siècle.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts. Hippolyte Fierens-Gevaert, La Peinture au
Musée ancien de Bruxelles, Bruxelles, Van Oest, 1923, p. 22. Paul Guérin, « Sainte Lucie,
vierge et martyre », Vies des saints, d'après les Bollandistes, Bar-le-Duc, Guérin, 1870, XII,
p. 253-259. Georges Bataille, Histoire de l'œil [1928], Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,
1970, p. 9-78. Id., « Œil » [1929], ibid., p. 187-189.)

(12.09.2013)

« OH, MY GOD ! »

L'historien de l'art qui s'est, autrefois, penché sur l'iconographie


de l'Annonciation devrait, en toute honnêteté intellectuelle,
accepter de réfléchir un jour sur la façon dont fonctionnent et dont
se constituent, intersubjectivement, les images pornographiques.
Un monde sépare ces deux types d'images, je le sais bien. Et
pourtant, selon un point de vue qui ne serait pas simplement moral
ou strictement iconographique – je veux dire selon un point de vue
plus anthropologique –, les analogies sont assez frappantes. Celles
qui me viennent spontanément sont au moins de trois ordres : celui
du mystère, celui du geste et celui de la parole.
Dans toute image d'Annonciation, que ce soit au Moyen Âge, à
la Renaissance ou en toute autre période, le « colloque angélique »,
on le sait, marque le moment mystérieux par excellence de toute la
religion chrétienne : c'est celui par lequel la Vierge Marie se trouve
fécondée par le Verbe divin. Nous sommes au printemps, dans
neuf mois le Christ sera né parmi les hommes. Il s'agit donc bien
d'un mystère sexuel, dont témoignent les incessantes chamailleries
des théologiens du Moyen Âge sur la façon dont il faut comprendre
ce qui arrive physiquement à l'hymen de Marie, en ce 25 mars où
elle est fécondée, puis au moment de l'accouchement,
le 25 décembre. Il n'y a certes pas de mystère théologique dans une
image pornographique : il n'y a pas de chastes draperies et d'alcôves
à l'ancienne, mais une femme trivialement dénudée, exhibée, toute
vulve devant, éventuellement sur des draps, voire sous un lit à
baldaquin. Il n'y a pas de colombe pour s'approcher de la jeune fille,
mais des organes virils en pleine érection, ces uccelli comme dit la
langue populaire italienne. Il n'y a rien de la pudeur initiale du
dialogue avec l'ange, mais il y a bien cette même soumission au
désir du maître, qu'il soit homme ou dieu (selon le symbolisme
qu'y prend, ici ou là, la fonction du phallus) : Ecce ancilla domini,
« Voici, je suis la servante du seigneur » – n'est-ce pas exactement
ce que signifie l'actrice porno devant la volonté de son metteur en
scène (une sorte de Deus ex machina) et de son partenaire d'action
(une sorte d'ange Gabriel, en général moins délicat) ? Mais ne faut-
il pas dire aussi qu'en dépit de son caractère « explicite », la scène
pornographique garde absolument sa valeur de mystère sexuel, ne
serait-ce que sur la question de la jouissance féminine ? Et ne faut-il
pas convenir que, si l'industrie pornographique est si proliférante,
apparemment intarissable, c'est justement parce que la relation
sexuelle, d'être montrée sous tous les angles, n'en garde pas moins,
et pour tout le monde, son mystère fondamental ?
Ensuite, il y a les gestes. Il semblera absurde, voire indigne, de
comparer le dialogue angélique à une scène de baise ou la scène de
baise à un épisode évangélique, mains jointes dans un cas et cuisses
ouvertes dans l'autre. Mais on est bien obligé de constater que, dans
les deux cas, le dispositif de regard est conçu pour amener le
spectateur à effectuer certains gestes qui sont, justement, comme
une réponse mimétique à ceux qui se trouvent représentés dans
l'image. Un tableau d'Annonciation – ou une fresque du genre de
celles, si belles et si « pures », que l'on voit au couvent de San
Marco, à Florence – représente systématiquement un ange qui
s'agenouille devant la Vierge, et l'on sait fort bien le passage de
l'Évangile selon saint Luc que cette situation illustre : Ave Maria,
gratia plena, etc. Or, devant une telle image, le spectateur dévot était
censé s'agenouiller lui aussi, et prononcer lui aussi, sous forme de
prière liturgique, les paroles mêmes de l'ange Gabriel – paroles qui,
on le sait, avaient théologiquement la fonction d'engager le
processus de l'Incarnation (incarnatio : l'acte d'entrer dans la chair),
cette pénétration du Verbe divin dans le « sein » (que les auteurs
médiévaux n'ont jamais eu peur de désigner pour ce qu'il est, à
savoir l'uterus) de la Vierge. N'est-ce pas une relation de même type
qu'engage, au fond, l'image pornographique généralement
articulée, comme on le sait, sur une pratique associée du regard et
de la masturbation ? Quand le sexe dressé de l'acteur porno pénètre
la vulve, la bouche ou l'anus de sa partenaire, le spectateur, d'une
certaine façon, « pénètre » sa propre main imaginée comme vulve,
bouche, anus. Et là où les phylactères dorés de la peinture
médiévale sortent si joliment de la bouche de l'ange, ce sera le
sperme de l'acteur porno qui jaillira en gros plan et de concert, si
possible, avec celui de spectateur lui-même. Dans les deux cas les
images fomentent donc un véritable répons de gestes semblables eux-
mêmes doués de semblables forces psychiques.
Enfin il y a les paroles. Parce que ces images-là demandent à
s'exclamer, à se prononcer, à se ritualiser en formules langagières de
la jouissance : ici l'Ave et là le Fuck, ici le Dominus tecum et là le Oh,
my God ! Cela m'avait intrigué de voir que, dans une production de
films pornos apparemment dominée par l'industrie californienne,
l'exclamation Oh, my God ! accompagnait assez systématiquement
les principaux actes de pénétration, le niveau sonore de
l'exclamation étant proportionnel à la taille de l'engin ou à la
prouesse de l'intrusion sodomite. J'espère – plus ou moins
sincèrement – que je ne choque personne. J'en appelle juste au
respect dû à tous ces pauvres humains qui se confrontent aux
mystères de la vie et de la mort, du corps et de l'esprit, de la
jouissance et des organes, par images, croyances ou pratiques
interposées. Or, cette confrontation n'est possible, l'angoisse mise à
part, qu'à mettre en branle toute une dialectique du désir. Et peu
importe que ce désir finisse par s'extravaser dans une prière
(jaculatoire) qui se répétera à heures fixes, ou bien par jaillir dans
un orgasme (éjaculatoire) qui ne demandera qu'à se répéter lui
aussi. À chacun ses rites : mais, dans tous les cas, c'est un pauvre
être humain qui aura mis en gestes sa vocation à l'extase, à l'excès.
Pour toucher le mystère selon les limites mêmes, mais aussi les
puissances, de sa propre condition d'être de chair.

(20.09.2014)

DU DRAPÉ COMME SOURCIL

Son voile se soulève juste au-dessus de l'œil qui nous fait face et
s'ouvre le plus. Comme cela, on se sent un peu plus encore sous
son regard.
(Maestro del Bambino Vispo, Vierge à l'enfant, 1422-1423, Dresde, Gemäldegalerie.)

(29.05.2004)

AU VU ET À L'INSU

C'est un paradoxe de tous les jours. Il a trouvé son paradigme


littéraire avec la célèbre Lettre volée d'Edgar Poe. C'est le paradoxe
que nous ne voyons pas, le plus souvent, ce qui se trouve ici même,
juste devant nous, sous notre nez. Et justement parce que c'est sous
notre nez : trop proche, trop évident pour être questionné ou
même, simplement, regardé (regarder, ne serait-ce donc pas, tout
simplement, adresser au monde une question nouvelle par choses
visibles interposées ?). C'est le paradoxe des choses qui sont au vu et
à l'insu de tous. Et cela s'observe partout dans l'histoire de la peinture
(mais comment observer ce qui est « au vu et à l'insu de tous »,
sinon en travaillant à constamment déplacer nos regards, nos
questions ?). Visiteur du Prado, te souviens-tu par exemple que,
dans la célèbre Bacchanale des Andriens de Titien, juste devant toi, un
petit garçon est en train de pisser ? Te souviens-tu qu'il pisse
carrément sur le corps de la merveilleuse nymphe dénudée, cette
nymphe du premier plan lascivement renversée en arrière
(endormie ou rêveuse, voire jouissant) et que tu n'as pas pu ne pas
voir ?
Regarde : il soulève sa chemise (on dirait, aujourd'hui, son
pyjama) et il pisse sans vergogne. Derrière lui dansent deux adultes,
un homme et une femme rivés l'un à l'autre par un regard
évidemment sexuel. Tout près, jonchant le sol, des verres
renversés, de la vaisselle, une partition musicale avec une chanson à
boire. Un peu plus loin, sur la colline, un vieillard nu, jambes
écartées, cuve son pinard. La bacchanale du Titien serait donc une
sorte de pique-nique hard, ostensiblement livré aux désordres
obscènes du vin, du chant et du désir. Il y a beaucoup de gens nus.
C'est, en un sens, bien plus osé que Le Déjeuner sur l'herbe de Manet.
Philipp Fehl, qui fut un historien de l'art assez original – Viennois
immigré aux États-Unis en 1940, il fit partie des interrogateurs de
nazis au tribunal de Nuremberg, développa une activité artistique
parallèlement à ses recherches savantes sur l'art de l'Antiquité et
l'humanisme renaissant –, a proposé une façon judicieuse de
comprendre l'image du Titien à travers les paradoxes enchâssés du
vu et de l'insu. Dans ce tableau, dit-il en substance, les personnages
modernes (vêtus à la mode du XVIe siècle) ne voient pas comme tels
les personnages antiques (plutôt dénudés) avec lesquels ils font
pourtant foule et fête. Les corps antiques ne sont que des
allégories : ainsi, la nymphe que nous trouvons si belle au Prado ne
serait vue par les autres personnages du tableau que pour ce qu'elle
allégorise, à savoir une source ou une rivière. Selon cette
interprétation, donc, l'enfant que nous voyons pisser sur la nymphe
(si nous voulons bien le voir) ne verrait, lui, qu'un petit cours d'eau
propice à se soulager. Que ce soit dans ou devant l'image, donc,
personne ne semble voir la même chose devant les mêmes choses.
Leçon de (modestie du) regard ?
(Titien, Bacchanale des Andriens, 1523-1525. Madrid, Museo del Prado. Philipp Fehl,
« The Hidden Genre : A Study of the Concert Champêtre in the Louvre », The Journal of
Aesthetics and Art Criticism, XVI, 1957, no 2, p. 153-168.)

(16.12.2014)

FÉMININ SURVIVANT

« La mortelle au regard divin triomphe des déesses sans regard.


C'est la première expression de l'éternel féminin. » Voilà ce que
déclarait – ou déclamait – André Malraux en 1963 devant la Joconde
à Washington, lors d'une soirée mémorable où il n'eut d'yeux, dit-
on, que pour Jackie Kennedy. Mais qu'est-ce que cela veut dire,
l'« éternel féminin » ? Je ne comprends pas très bien. Le féminin est
humain – la moitié de l'humanité –, non ? Comment serait-il donc
éternel ? Le féminin n'est-il pas mortel, donc passager, comme tout
ce qui est humain ? Désespérante vérité, sans doute : quel enfant
accepterait que meure sa mère, quel amant supporterait que
disparaisse l'aimée ? Dire que le féminin est éternel, c'est admettre
qu'il ne sera désormais qu'une idée. Mais, dès lors, ce ne sera plus
qu'une chose très, très appauvrie par rapport à ce que « le féminin »
nous offre dans la vie de chaque jour et de chaque nuit. Le féminin
n'est pas éternel, il est vivant. Ou alors, quelquefois, dans certaines
circonstances ou dans certaines choses qui en portent la trace, il est
survivant. S'il est vrai que la mémoire fait partie de la vie humaine,
alors la survivance elle-même fait bien partie du vivant. Mais, là où
l'éternité rassure par l'impression de solidité inaltérable qu'elle nous
donne, la survivance ne saurait rassurer puisqu'elle admet, comme
son horizon principal, la fragilité et l'altération de toutes choses
humaines.
J'ai pris aujourd'hui plusieurs photographies – un simple alibi,
peut-être, pour la regarder longtemps – d'une sculpture antique qui
reprend, d'après un modèle grec attribué à Callimaque,
l'iconographie de la féminité féconde, la dite Venus Genitrix.
Comme souvent, la nudité d'Aphrodite est à la fois recouverte et
soulignée par un émouvant drapé. Mais quel désastre en même
temps ! L'œuvre est absente du luxueux catalogue que met en vente
la librairie du Metropolitan Museum : c'est évidemment parce
qu'elle est si abîmée qu'on aurait bien du mal à y chanter l'éternel
féminin ou le charme classique des déesses olympiennes. C'est
Vénus dévastée que je contemple ici. La sculpture semble avoir été
battue à mort. Le marbre est complètement jauni, érodé, blessé de
partout. On dirait que des plaques entières ont été arrachées à
maints endroits de la surface. Le corps semble avoir été martyrisé,
trimbalé ici et là, criblé de coups, de griffures, d'impacts. Cela me
rappelle tout à coup certains murs d'Athènes qui sont faits du
même matériau et qui portent encore les traces de la guerre civile.
Pauvre Aphrodite : elle n'a plus sa tête dont le spectateur autrefois
admirait la grâce ; elle n'a plus ce bras qu'autrefois elle tendait au
spectateur pour lui offrir une pomme.
Je regarde donc ce corps, ces épaules, ces seins, ce mont de
Vénus agressés pas le temps. Et pourtant j'ai la sensation de voir,
non, d'apercevoir leur émouvante délicatesse : cela signifie que
quelque chose, peut-être, survit dans ce bout de marbre dévasté. Il
y a même un quelque chose de très précis et de très bouleversant
dans cette ruine de corps féminin : c'est la draperie des plis qui
court entre les cuisses – dans les replis, donc – et qui a échappé,
relativement, au travail de l'érosion. Du sexe juqu'au talon apparaît,
alors, toute cette sensualité qui mêle un ouvrage presque intact de
draperies à une ouverture imaginée de lèvres, les petites, les
grandes, tout à coup évidentes et – par déplacement –
délicieusement disproportionnées. Ainsi font, font, font, les petites
marionnettes de nos fantasmes.
(André Malraux, « La "Joconde" à Washington » [1963], Écrits sur l'art, II, [Œuvres complètes,
V], éd. dirigée par H. Godard, Paris, Gallimard, 2004, p. 1177. Anonyme romain, Statue
d'Aphrodite, marbre de période impériale d'après un bronze du Ve siècle avant J.-C.
attribué à Callimaque, New York, Metropolitan Museum.)

(07.10.2013)
TOTUM PRO PARTE

Les images, souvent, nous mettent en demeure d'inverser les


rapports habituels du tout (que l'on croit forcément inclusif) et du
détail (que l'on croit forcément inclus). Dans l'expression classique
ex ungue leonem, par exemple, nous somment censés n'avoir sous les
yeux qu'un bout de griffe, à partir de quoi nous sommes supposés
capables d'inférer le lion tout entier. Eisenstein, quant à lui, n'a pas
cessé de revenir au motif de la synecdoque, pars pro toto : quand la
partie vaut pour le tout (le poing serré d'un seul pour la colère et la
ferveur révolutionnaire de tous). Mais qu'est-ce qui se passe dans ce
tableau-ci ? D'abord, je vois le « tout » d'un fond et la « partie »
d'une figure : je vois un grand pan de peinture sombre, et c'est le
fond d'une forêt qui semble impénétrable. Pas un seul interstice
visible, pas d'air, pas de blanc : c'est étouffant comme dans certaines
images d'Altdorfer. Dans cette forêt il a fallu pénétrer et, désormais,
il sera très difficile d'en sortir, de s'en sortir. Sentiment d'oppression
devant – presque dedans – ce tableau bien plus grand que moi
(presque trois mètres de haut).
Mais du milieu a surgi une figure : toute claire, toute pâle,
absolument fragile et charmante pour cela. C'est une femme nue,
une nymphe, la « Nymphe des bois ». Sa chevelure brune se perd
dans le fond de la forêt, en sorte qu'elle semble encore plus claire,
encore plus chair, encore plus nue que nue. Son pubis glabre est
exactement situé en face du spectateur, par une très belle torsion
du corps et un remarquable effet de raccourci. Devant ce tableau je
me dis, une fois de plus, que ce serait tout perdre que de penser à
séparer « le fond » et « la figure ». Il n'y a pas « une figure » claire et
charmante simplement située dans « un fond » obscur et inquiétant.
La figure et le fond échangent ici leurs puissances fantasmatiques,
comme si tout ce qui est vu sur trois mètres de haut était l'analogie
formelle – et même chromatique – de cela précisément que cache
encore la femme (ne vous souvenez-vous pas du jeu surréaliste Je
cherche la femme cachée dans la forêt qui valait bien un Je cherche la forêt
cachée dans la femme ?). Comme si cette nymphe était ici à la forêt ce
que les nymphes, au fond d'un corps de femme, seraient à la petite
forêt de sa toison : une très désirable trouée de chair claire.
(Victor Müller, Waldnymphe, 1862. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.)

(12.06.2012)

EN CHAIR MAIS EN OS

Elle a de très beaux seins, que rehausse encore une robe bien
serrée autour du buste. Il éprouve tant de désir pour elle qu'il lâche
son épée – la voici qui tient à présent toute droite entre ses jambes,
comme un grand sexe d'acier – et qu'il glisse sa main droite sous la
robe de madame. Mais, horreur ! Ce qu'il touche là n'est pas la
chair tendre, rose et profonde, que promettait la vue des jolis seins
rebondis : ce n'est que de l'os, quelle horreur en effet, de l'os bien
sec et bien mort. Ce cauchemar, cette monstruosité – quelle
créature est-ce là que cette jeune femme vivante représentée en
même temps comme un cadavre desséché depuis longtemps ? –, les
savants iconographes osent l'appeler, pour en atténuer l'immonde
vision, une « allégorie morale ». Je ne connais que Walter Benjamin
pour avoir parlé des allégories baroques sans en atténuer la noirceur
et la perversité fondamentales.
(Abraham Bloemaert, La Mort et les amants, vers 1620-1630. Dessin au crayon et à l'encre.
Londres, The Courtauld Gallery. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand
[1928], trad. S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 180-211.)

(19.10.2012)

LÈVRES SELON LÈVRES

Des milliers de dessins laissés par Léonard de Vinci, pas un qui


ne soit sublime, admirable de précision et de liberté conjuguées. Il
y en a un pourtant qui est complètement raté. Et même deux. Ce
sont les seules représentations, par le grand peintre, du sexe de la
femme.
Le premier ressemble carrément à un dessin de Crumb, le
comique en moins. Il est hâtif, inélégant, lourd et caricatural. Le
sexe est devant nous grand ouvert, c'est une sorte de caverne béante
telle que, dans la vie, on ne l'observe jamais. Dans ce grand trou
désagréable, la représentation du clitoris est réduite à un petit cercle
qui flotte quelque part, en haut, entouré d'une auréole. Les lèvres
sont pire que bâclées, on dirait quelque chose comme un pneu
dégonflé. La toison est à peine esquissée, les cuisses brutalement
coupées. Juste au-dessous se traîne un anus dissymétrique qui me
fait songer à un rictus de dépit, alors que, par contraste, juste en
dessous, le mécanisme du sphincter anal est représenté par un motif
extraordinairement élégant, ornemental, idéal, attentif dans son
exécution.
Le second dessin fait partie d'une célèbre planche embryologique
où le corps de l'enfant à naître est admirablement représenté, sous
différents points de vue, dans son exacte position repliée. En haut
de cette planche et d'une plume différente, Léonard a bâclé un sexe
de femme dont le pourtour possède ce même caractère bizarre de
chambre à air dégonflée, et dont l'intérieur n'est pas béance, mais
confusion. Quelque chose encore cloche dans ce dessin : on dirait
un placage des genitalia féminins sur un corps d'homme, car ce
corps est nerveux, tout en muscles, étroit de hanches. L'impression
est d'autant plus forte que la vulve n'est pas située à sa bonne place
sur ce fragment de corps : elle est comme « copiée-collée » sur le
bas-ventre – c'est-à-dire à la place normale des genitalia masculins –
et non, plus en dessous, dans l'entrecuisse.
Est-ce là un reliquat de théorie sexuelle infantile (je me souviens
moi-même que, petit garçon, j'ai longtemps cru que la fente était
« devant » et non, comme c'est le cas, « dessous »), ainsi que la
célèbre analyse freudienne permettrait de l'inférer ? Je ne sais. Je
préfère poser une autre question, et mettre ces singularités – ces
symptômes graphiques dans l'exercice habituel de l'observation
chez Léonard – en relation avec un problème plus morphologique,
plus immanent à la pratique même du peintre et au monde de ses
formes peintes ou dessinées. C'est le problème des lèvres. Léonard
fut un très grand morphologiste, et l'on trouve dans son œuvre tout
ce que René Thom, bien plus tard, nommera, dans le cadre de sa
théorie mathématique des morphogenèses, des « catastrophes »
géométriques, avec leurs « conflits » et leurs « bifurcations », leurs
processus de « déploiements » ou d'« éclatements », de
« germinations » ou de « stratifications », tous ces agencements
formels et métamorphiques nommés « plis », « ombilics »,
« fronces » ou « queues d'aronde »...
Il est fort possible que la brutalité formelle infligée par Léonard
de Vinci à la représentation du sexe féminin soit due, tout
simplement, à la situation où ces dessins ont été sans doute
produits, je veux dire la situation macabre du dépeçage
anatomique. Il n'en demeure pas moins que l'artiste n'a pas voulu
voir – lui, l'omnivoyant suprême – qu'un sexe de femme se
présente d'abord comme une sorte de draperie reclose sur son antre
rose, son repli dans les plis, comme une draperie de chairs, j'oserai
dire un frou-frou, un froissement de nymphes : lèvres (grandes)
selon lèvres (petites). La chose est d'autant plus troublante que
Léonard fut le maître incontesté de tout ce qui, fantasmatiquement,
déplaçait dans l'iconographie la question de ces lèvres d'en bas : je
pense à la gracieuse Ninfa, cette créature fractale qui soulève en
dansant ses robes transparentes, plis de soie sur – ou selon – replis
du corps ; je pense au rendu textural, dans une étude de draperie
pour la robe de la Vierge, où tout se chantourne si subtilement, si
organiquement, dans la zone même du giron ; je pense à tous ces
exquis battements – entre le net et le flou – des paupières et des
lèvres sur les visages des femmes peintes par Léonard.
Il faudra attendre Georges Bataille et son Catéchisme de Dianus –
adressé à une femme – pour lire et relier en toute clarté ce que
Léonard dissociait et refusait encore de voir : « Tu dois savoir en
premier lieu que chaque chose ayant une figure manifeste en
possède encore une cachée. Ton visage est noble : il a la vérité des
yeux dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous
ta robe, n'ont pas moins de vérité que ta bouche. »
(Kenneth Clark, A Catalogue of the Drawings of Leonardo da Vinci in the Collection of Her
Majesty the Queen at Windsor Castle, Londres, Phaidon, 1969, III, p. 37 et 39 [19095 ro
et 19101 ro]. René Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Union Générale
d'Éditions, 1974, p. 7-80. Georges Bataille, L'Alleluiah. Catéchisme de Dianus [1947],
Œuvres complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 395.)

(26.10.2012)

OLYMPIA, HORIZON D'ATTENTE

Chacun garde en mémoire, chez Manet, la fameuse et la belle


indifférence d'Olympia. Son corps désirable, nu mais fermé,
étrangement blafard. Corps fermé, aussi, parce qu'il nous est
montré de profil ou à peu près, avec cette main extraordinaire
d'intensité – raccourci saisissant, contraste puissant, trait qui creuse
la chair – posée sur le bas-ventre. Tout ce qui est peint
frontalement appelle le mystère : le visage indéchiffrable
d'Olympia, celui de la femme noire complice de cette
indéchiffrabilité même et, bien sûr, le regard du chat. Il y a aussi les
fleurs : ce bouquet, ce décor coloré de pétales, de calices, de pistils
ou, pour tout dire, ce bouquet d'organes sexuels qui osent même se
déverser, par contagion figurale, sur la soie beige où repose le beau
corps.
Olympia ne fait rien que regarder son spectateur. C'est une façon
d'attendre. C'est donc une façon d'ouvrir, chez son spectateur, un
horizon d'attente. Comme La Femme à l'éventail nous laisse attendre
que s'ouvre autre chose qu'un éventail, quelque part dans le plan si
rapproché des draperies de sa robe noire (ou, dans le Portrait de
Jeanne Duval, de sa robe blanche). Dans sa jeunesse, à l'âge de vingt-
deux ans, Manet avait aimé copier La Vénus du Pardo de Titien,
cette version de femme endormie plus explicitement qu'ailleurs
référée à son horizon d'attente puisqu'un satyre y soulevait, avec
une grande anxiété sexuelle – très bien marquée par Manet dans sa
copie –, le voile blanc qui enveloppait la nudité de Vénus.
Dix ans après l'Olympia, Cézanne fera entrer le spectateur
concupiscent dans le tableau de Manet comme le satyre de Titien
avait fait effraction dans le paysage tranquille de la Vénus endormie de
Giorgione. Désormais l'espace a pivoté, les fleurs explosent en
gerbes dans la partie supérieure du tableau, les corps se dynamisent
puissamment. Mais les cuisses de la dame sont encore fermées. Il
faudra attendre 1903 et ce magnifique dessin aquarellé de Picasso
pour que soit atteint l'horizon d'attente ouvert par l'Olympia : sous
le regard plissé – goguenard, on imagine – du petit chat noir, la
jeune femme ouvre en grand ses cuisses où le visage tout entier
d'un homme est à présent lové. Enfin il a vu, enfin il a touché,
enfin il pose ses lèvres. Enfin ils font l'amour, se tenant par la main.
Elle l'embrasse maintenant avec ses jambes. Enfin elle a fermé les
yeux. Le bouquet de fleurs ? Il a disparu : c'est que la couleur anime
désormais la peau – autrefois livide – de cette nouvelle Olympia,
toute rougie aux joues de désir. Sur le montant du lit s'entrelacent
en décor des phallus et des vulves.
(Édouard Manet, Olympia, 1863. Paris, musée d'Orsay. Paul Cézanne, Une moderne
Olympia, 1873. Paris, musée d'Orsay. Pablo Picasso, Deux nus et un chat, 1902-1903,
Barcelone, Museu Picasso.)

(17.11.2011)

ESPACE EMBRASSÉ

Le désir innerve l'espace. Potentiellement chaque espace, chaque


parcelle d'espace. Même dans les lieux de terreur et de mort, le
désir est capable d'innerver l'espace.
Ainsi, le sévère bâtiment situé au 4 de la rue Korai à Athènes –
siège des assurances Ethniki depuis 1938 – fut réquisitionné par les
forces d'occupation allemandes qui y installèrent leur
Kommandantur dès le 6 mai 1941. Les sous-sols furent aménagés en
centre de détention et d'interrogatoire. On fit venir d'Allemagne les
lourdes portes blindées. On s'arrangea pour que cet espace
terrifiant, situé à six mètres sous le sol, ne laisse pas échapper les cris
des prisonniers. On découpa l'espace en cellules où, pour une
majorité de partisans détenus, la vie ne tenait plus qu'à deux
choses : d'abord, ne pas parler sous la torture ; ensuite, attendre
l'aube du lendemain pour mourir fusillé. L'enduit sombre des murs
de cellules devint peu à peu ce monde grouillant d'images et de
graffiti que l'on peut encore voir aujourd'hui, monde bouleversant
tant l'appel de la vie et l'attente de la mort s'y superposent dans
chaque recoin de l'espace.
N'ayant pas été autorisé à prendre des photographies (j'en aurai
tout de même « volé » deux ou trois) et n'ayant pas trouvé
d'ouvrage sur le sujet, les milliers d'inscriptions et de dessins qui
envahissent les parois de ces sous-sols ont eu tendance à se
superposer et, donc, à se brouiller dans ma mémoire. C'est
d'ailleurs là ce qui se voit physiquement dans l'espace lui-même :
espace trop exigu, en effet – bien qu'il forme un grand labyrinthe
sur deux étages –, pour tant de noms et tant de dates, tant d'appels
et tant de souvenirs, tant de plaintes et tant de colères, tant de
caricatures et tant d'ornements, tant de mots d'amour et tant
d'appels à la vengeance, tant de chansons patriotiques et tant de
mots d'ordre politiques... C'est un cosmos entier – mais souterrain,
confiné, clandestin – d'images et de signes aussi mélangés, aussi
vitaux, aussi sacrés en un sens que sur les parois des cavernes
préhistoriques où tout, également, se brouille et se superpose.
L'un de ces graffiti m'a particulièrement frappé et demeure très
net en ma mémoire. Je ne me souvenais pas en avoir vu de
semblable dans le recueil des Graffiti de Brassaï. Il représente, de
façon à la fois brutale et stylisée, un pubis de femme auquel se
superpose habilement une vision des fesses. C'est troublant, bien
sûr, dans un tel espace, mais ce n'est pas exceptionnel : se sachant
mourir, on y criait partout son désir, comme on pouvait, de façon
tour à tour enfantine et machiste, tendre et obscène. Le côté
graphique – donc peu réaliste – de l'image n'ôte en rien sa puissance
d'évocation (d'ailleurs il m'est revenu, en face de cette image, l'un
de mes plus anciens souvenirs d'émoi physique quand, jeune
enfant, je me contentais de tracer, en majuscule, la lettre Y :
évidence et clandestinité du désir à même une simple lettre capable
de figurer, mine de rien, le pubis d'une femme).
Cette image combinée de pubis et de fesses nous dit
parfaitement le défi qu'adresse le vivant désir à un espace de
négation de la vie, espace qu'il innerve cependant, qu'il embrasse
même de part en part. Devant cette image évoquant le corps
féminin, en effet, on peut entendre le désir du tout ensemble au
moment où tout, avec la vie elle-même, est précisément en passe
d'être ôté, anéanti. Au moment de mourir – ou dans la peur de
mourir –, celui qui a tracé ce dessin a donc voulu inscrire ou crier
une bonne fois pour toutes qu'il désirait, de l'être aimé ou de la
femme en général, et le sexe et le cul. C'est à la fois trivial et
extrêmement rusé du point de vue du point de vue, justement : car il
s'agissait de trouver l'image unique qui montrerait les deux faces du
même corps désiré en même temps, dans le même geste figuratif.
J'évoquais Brassaï à l'instant. Il faut désormais invoquer Picasso,
en particulier dans la période de Boisgeloup lorsque,
de 1930 à 1936, l'artiste traita exemplairement de ces problèmes
d'espace et de désir, souvent d'ailleurs sous l'objectif de son ami
photographe. Il y a, de cette époque – qui fut celle d'un immense
désir de l'artiste, à la fois trivial et rusé, pour Marie-Thérèse
Walter –, toute une série de dessins et de tableaux qui s'acharnent
justement à montrer le corps féminin selon ses « deux faces » en
même temps. Il ne s'agit plus du tout, dans un tel contexte, de
« cubisme analytique » ou de représentation du mouvement : les
figures féminines apparaissent généralement selon le topos classique
des nus couchés, mais les corps y sont, en quelque sorte
« acrobatiquement », ployés de façon à montrer en même temps, et
de façon presque choquante, leur pubis et leurs fesses. On voit bien
que Picasso, lui aussi – sexuellement comme stylistiquement, et
peut-être parce qu'il faisait des images une question de vie ou de
mort –, voulait tout ensemble.
Or voilà qui pourrait bien nous dire quelque chose de plus sur la
relation du désir à l'espace. Le désir n'habite pas ou n'entre pas dans
l'espace. Il l'innerve, ai-je dit, mais à présent je pense qu'il serait plus
juste encore de dire qu'il le façonne, qu'il le constitue, qu'il
l'embrasse pour mieux l'incarner. Le désir produit l'espace à travers
les sensations, les kinesthésies par lesquelles il met les corps en
mouvement. Quel est ce mouvement, dans notre cas ? Si l'on veut
considérer l'espace comme la donnée absolument première, il
faudrait dire que les figures d'Athènes ou de Boisgeloup sont le
résultat ou la synthèse d'une rotation du regard autour du corps
féminin, ou bien d'une rotation de ce même corps devant le regard
de l'autre. Mais on peut imaginer tout aussi bien que c'est l'inverse
qui se produit : que c'est le désir érotique – « vouloir tout
ensemble, et le sexe et le cul » – qui tord l'espace et lui donne
forme comme font les mains du modeleur avec sa masse d'argile.
Cette opération n'est ni magique, ni complexe, ni
transcendantale. Car pour mettre en œuvre ce désir et inventer
l'espace du « désirer tout ensemble », il suffit d'ouvrir et de refermer
ses bras, tout simplement : il suffit d'embrasser. Dans un espace
optique on ne voit, certes, que la face ou le revers. Mais, dans un
geste de désir amoureux tel que l'embrassement, on entoure
tactilement le corps d'autrui qui s'appréhende, par conséquent,
« tout ensemble ». Du point de vue optique – qui est en général
celui des historiens du cubisme –, Picasso tourne autour d'un
volume puis s'attache à figurer ensemble, par « analyse » ou par
« synthèse », les différents points de vue sur l'objet selon ses
différentes positions dans l'espace. Du point de vue du désir, on
dira plutôt que Picasso invente un espace libidinal et le façonne à
mains nues dans la sollicitation corporelle d'un embrassement, d'un
geste où l'avers et le revers seront, tous les deux ensemble, offerts à
la même volonté de figure.
Il est possible que l'espace soit, comme l'a voulu Kant, une
idéalité transcendantale : une « forme a priori de la sensibilité ». Il est
également possible que l'espace ne soit que la forme a posteriori
d'une sensualité. Au soir de sa vie, Freud nota cette hypothèse aussi
fameuse qu'énigmatique : « Il se peut que la spatialité soit la
projection de l'extension de l'appareil psychique.
Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions
a priori de l'appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue,
n'en sait rien. » Ajoutons une hypothèse à l'hypothèse : que la
psyché serait féconde d'espaces, de volumes, de mouvements, aussi
paradoxaux soient-ils. Parce qu'ils se forment de la seule puissance
d'un désir où voir, qui suppose en temps normal une distance
optique, se fait tout à coup approche érotique et, donc, puissance
d'embrassement.
(Brassaï, Graffiti, Paris, Flammarion, 1993. Sylvain Amic et Virginie Perdrisot-Cassan,
Boisgeloup, l'atelier normand de Picasso, Rouen-Paris, Réunion des musées métropolitains de
Rouen-Normandie-Éditions Artlys, 2017, p. 85, 88, 100, 113, 142, 154-155, 158.
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], trad. A. Tremesaygues et B.
Pacaud, Paris, PUF, 1944 [éd. 1971], p. 55-61. Sigmund Freud, « Résultats, idées,
problèmes » [1938], trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, Résultats,
idées, problèmes, II. 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 288.)

(01.05.2017)

FILLE QUI ME REGARDE, QUE JE DEVIENS

Il y a bien des espaces – psychiques, esthétiques, sociaux – où


« l'aura décline », selon la trop fameuse formule de Walter
Benjamin. Mais il en est d'autres, au contraire, où elle lève et se
lève, se soulève et nous soulève. C'est dans la marge de ses écrits
Sur le haschich que Benjamin a évoqué la puissance de ce qu'il
nomme « l'aura authentique » lorsqu'elle « apparaît sur toutes les
choses » (erscheint die echte Aura an allen Dingen) nous faisant face ou
nous environnant. Il faut alors comprendre l'aura comme le
mouvement souverain de toute chose lorsque aperçue,
psychiquement investie dans son apparition, et non seulement vue
dans sa simple apparence. « L'aura, écrit Benjamin, se modifie
entièrement de fond en comble à chaque mouvement que fait la
chose dont le mouvement est l'aura. » C'est alors, haschich aidant,
que dans le nouvel espace psychique de cette « zone des images »
(Bilderzone) se déclenchera une « production de véritables rafales
d'images (stürmische Bildproduktion) indépendamment de toute autre
fixation et polarisation de notre attention. »
Dans ce type d'expérience, « on a pour ainsi dire affaire à un
Sésame ouvre-toi adressé à la représentation [qui] se divise elle-même
et donne libre accès à de nouveaux trésors d'images » (und gibt den
Zugang zu neuen Bilderschätzen frei). La sensorialité devient
polydimensionnelle : visions haptiques ou tactiles, bruits éprouvés
comme des paysages, couleurs vivantes comme des papillons... De
même que dans la vision enfantine, écrit Benjamin, l'expérience se
reconnaît – tel un tissu – à ses franges, lorsque les images, en
surgissant, « effrangent les expériences vécues, les tressent » de
façons entièrement nouvelles et imprévisibles. Le haschich nous
abrutit dans un sens. Mais, dans un autre, « au minimum de
changement dans l'innervation, il associe le maximum de
changement dans les représentations ». C'est une véritable
« économie de plaisir » dans laquelle « les images habitent déjà
partout » (überall wohen schon Bilder).
Voilà qui devrait nous prévenir contre les jugements trop hâtifs
et généralisateurs sur le « déclin de l'aura », notamment dans le
domaine de la photographie que Benjamin a dit lui-même
« illuminé » à l'époque du surréalisme. Au confluent exact de l'aura
psychotropique et de l'aura photographique se trouve d'ailleurs un
exemple précieux : c'est la sixième expérience de mescaline
consignée par Henri Michaux dans L'Infini turbulent. Après
absorption du « philtre », comme il l'appelle, le poète est saisi de
« malaise ». Devant lui se trouve une « revue d'art abstrait », avec des
photographies de tableaux (imaginons des œuvres de Hartung ou
de Fontana) : la vision en est si forte – et pourtant juste aperçue –
que Michaux « en reçoi[t] l'impression d'une suite de coups de
sabre ». « Malaise d'un genre que je ne reconnais pas. » Michaux fait
le grand effort d'aller se préparer un café serré. Le café n'agit pas.
« Je vais être quoi ? Rayé ? »
Mais voici qu'un autre magazine lui tombe sous les yeux : « Sans
même l'ouvrir, [je] regarde la première photo venue sur la
couverture, pour établir un rapport, qui me détermine, me fasse
prendre position et me sauve. C'est le portrait d'une fille vive,
légèrement souriante, des yeux surtout, où brille une petite lumière
d'amusement. » Bref, une fille comme on en voit chaque semaine à
la une des revues bon marché. « Je la regarde et ne la regarde pas »,
écrit Michaux. Attention flottante, pas d'intérêt spécial. Mais il y a
la petite lumière dans les yeux. « Et voilà que, tout à coup, comme
disparu dans une trappe ouverte à mon insu et où je devais tomber,
moi n'est plus. Inouï ! » Catastrophe subjective. Que s'est-il donc
passé ? Impossible de le savoir clairement. « C'est seulement en
reprenant la revue et en revoyant la fille que je comprends. Elle est
devenue moi. »
Le moi n'est plus quand le regardeur tombe dans l'image, happé
par son aura. En apercevant l'image le regardeur tombe dans un
trou. L'aura est la lueur particulière – parce que sombre, bien
souvent – de ce trou. En tombant dans l'image le regardeur tombe
dans le regard d'un autre, d'un inconnu ou d'une inconnue (au sens
érotique comme au sens algébrique). En tombant dans l'image le
regardeur tombe donc aussi, fantasmatiquement, dans la fille elle-
même : dans la petite lumière de sa pupille, dans son regard, dans
son visage, dans les plis ou les nuits de son corps, dans sa féminité
même. Pourtant, précise Michaux, « je n'éprouve encore aucun
sentiment pour cette jeune personne ». Ce n'est ni de la
psychologie amoureuse, ni du fétichisme, ni de l'imagination à l'eau
de rose. C'est néanmoins, brutalement et impersonnellement, une
expérience telle qu'en rêvent tous les amants : « disparaître dans la
femme aimée, [...] se fondre en elle ». Ce qui se passe alors est ce
que Michaux appellera tout simplement l'expérience d'« être fille ».
Il n'aime pas (encore) la fille : il l'est (déjà). Il devient ce qu'il
regarde, ce qui le regarde. Ce n'est pas charmant du tout. Ou bien,
c'est un charme « dont il me fallait sortir au plus vite », mais qui
persiste et angoisse. Être fille ? « Faudra-t-il me tuer ? »
Être fille ou, plutôt, devenir fille. Façon de penser le devenir lui-
même – cette immanente puissance du temps – en mode féminin.
« Ça change, ça change tout le temps. » À un moment, il sera
donné à Michaux de sortir du fatum et d'avoir le choix : « le choix
ou d'être elle, ou d'être moi ». C'est plus libre, donc plus agréable.
Quand Michaux est moi, la fille se met à lui « plaire beaucoup ».
Quand il est fille, il se sent « envahi d'un désagréable, terne, féminin
anti-moi. » Puis l'expérience se tranforme à nouveau : le poète
arrive à regarder la fille – n'oublions pas que ce n'est qu'une
photographie, une couverture de magazine – « d'un autre œil ». La
désaliénation de la pensée devrait-elle se penser elle-même comme
la faculté de regarder les choses « d'un autre œil » ? Toujours est-il
que, grâce à ce déplacement du regard, Michaux écrit : « Je pouvais
donc l'aimer », même si « toujours planait une menace ».
Alors le regard devient partageable comme de l'amour : « Nous
nous regardions. Elle me regardait. » Puissance d'un regard où se
fait jour une nouvelle évidence : « Je lui appartenais. Elle savait que
j'étais à elle. » Il n'est donc plus elle, mais à elle. « Vingt ans ensemble
ne nous eussent pas liés autant. Elle dans son regard proclamait
notre "union totale" à jamais. » Et voilà que, dans la solitude et le
silence de l'expérience mescalinienne, la polysensorialité de l'aura se
met à faire du regard brillant un regard parlant : « Étrange et
confondant dialogue. Son regard parlant, je l'entendais comme s'il
eût été une bouche qui m'eût parlé en mots, mais très vite, et avec
quelle séduisante, inouïe animation ! » Le « philtre » magique, la
mescaline, aura ouvert les yeux du poète sur l'aura de l'image et,
partant, sur quelque chose ayant trait au désir, voire à l'amour :
« Par ma seule bouche qui l'avait absorbé sans savoir ce que c'était,
nous avions pris ensemble le philtre d'amour, le philtre qui lie » –
comme si Tristan avait pu découvrir son Iseult par l'entremise
d'une photographie de starlette.
Mais quelle puissance dans cette œillade que l'image lui lance !
« Et toujours il y avait devant moi, que je ne pouvais quitter, les
phares de ses yeux merveilleusement clairs, qui percevaient mon
être pour elle devenu transparent. [...] Ses yeux, buvards de moi,
prenaient ma pensée à sa naissance, ils la prenaient même
apparemment en avance, telle quelle, incomplète, avant qu'elle ne
me parût formée [...]. Des pensées que je ne savais pas encore que
j'avais, je les voyais d'abord dans ses yeux, traduites sur l'écran de
son iris merveilleux, plus grand que tout, écran et ciel de mon
nouveau monde. » Comme si les yeux de la fille, cette petite chose
photographique, formaient à présent une voûte céleste où
chercher, où deviner tous les signes, inaperçus, de soi-même.
Comment une telle expérience peut-elle finir ? « Je m'enfonçais
de plus en plus. Allais-je demeurer sous la dépendance du visage de
l'enchanteresse ? », s'interroge Michaux qui tente alors l'impossible :
il entreprend de « remonter dans [s]on passé ». Mais : « Prodige
inouï, elle m'y suivit. » Elle sait « remonter avec moi les ruisseaux
de ma vie, me volant ma dernière propriété exclusive, barbotant
dans mes eaux secrètes ». Elle devient sa déesse Mnémosyne, son
daimon, son duende, son dibbouk. Elle absorbe tout son être :
possession par elle et dépossession de soi. Acmé. Puis, « ayant flairé
mes doigts distraitement, j'y sens, au lieu de mescaline, quelque
chose comme l'odeur de corps mêlés ». De la sueur ? Du sperme ?
« Somnolence. Demi-réveil. [...] Ai voulu dessiner. / Visages,
visages qui tremblent / visages aux os broyés. / J'abandonne. »
(Walter Benjamin, Sur le haschich et autres écrits sur la drogue [1927-1934], trad. J.-F. Poirier,
Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 56, 58, 75-76, 80, 87, 98-100, 103. Id., « Le
surréalisme. Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne » [1929], trad. M. de
Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 113-134. Henri
Michaux, L'Infini turbulent [1957-1964], Œuvres complètes, II, éd. R. Bellour et Y. Tran,
Paris, Gallimard, 2001, p. 878-889.)

(12.07.2015)

CHIFFRAGE-IMAGE

Il est dit quelque part, dans la tradition hassidique, que le


nombre des os du corps humain correspond à celui des
commandements de la Torah, et que le nombre des veines – je ne
sais pas si les veinules étaient comprises, en tout cas cela fait
beaucoup – correspond à celui des interdits. Nelly Sachs, dans un
poème, rappelle ainsi que « les os vivent le chiffre magique des
commandements » et qu'un « secret » ou un « salut », dit-elle, ne
cesse de traverser les créatures de chair pour y « accomplir la
bénédiction de l'Écriture ». Le chiffrage permet ici de faire
entrevoir une connection inouïe, celle de mon corps vécu, non pas
les os ou les veines en général, mais bien mes os, mes veines à
chaque instant de ma vie, avec l'Écriture, non pas l'écriture en
général mais bien l'Écriture avec É majuscule, l'Écriture qui nous
précède et, selon cette croyance, se psalmodie à chaque instant de
chaque jour de notre vie, nous prescrit toute chose, tout geste,
toute pensée, nous commande ce qu'il faudrait faire et nous interdit
ce qu'il faudrait ne pas faire.
C'est un bon exemple pour prendre la mesure de l'inanité que
manifeste toute mise en hiérarchie des principes et des corps, des
idées et des images, du Symbolique et de l'Imaginaire. Devant cet
exemple, je peux dire, avec Nelly Sachs, que chaque corps sensible,
accordé à ce chiffrage mystique, « accomplit la bénédiction de
l'Écriture » et, donc, ne trouve sa raison d'être que dans le règne du
symbole qui l'investit. Mais je peux dire tout aussi bien – et sans
trahir, je crois, cette poétique de l'immanence propre au
hassidisme, poétique dont Franz Kafka a su réactiver tant de
ressorts narratifs – que le chiffrage en question sert de cheville
dialectique entre le grand monde des prescriptions intelligibles et
celui de nos moindres gestes sensibles. Il contribue ainsi à placer
l'Écriture elle-même dans le règne de l'image. Entre les deux, là
exactement où le chiffrage s'exprime, surgira sans doute une ligne de
conflit. Conflit qui nous fait hésiter ici et, là, trancher. Qui nous
immobilise et, tour à tour, nous met en mouvement. Qui nous
maintient dans la droite ligne ou qui nous fait traverser la frontière.
Mais n'est-ce pas ce conflit qui donne à notre vie éthique son
rythme même ? Je pose ma main sur les hanches de l'aimée : que
vais-je faire du commandement associé à cet os-ci ? Mon sexe alors
se dresse : que vais-je faire des interdits associés à ces deux veines-là
(l'une nommée « dorsale profonde » et l'autre « dorsale
superficielle », qui se termine dans quelque chose que les
anatomistes continuent, d'ailleurs, de nommer la « veine
honteuse ») ?
(Nelly Sachs, « Écrits hassidiques » [1947-1948], Éclipse d'étoile, trad. M. Gansel, Lagrasse-
Paris, Éditions Verdier, 1999, p. 124.)

(13.11.2013)

NE PAS OUBLIER LES ESQUISSES

Pensé en passant, très vite, dans un entre-deux du sommeil, par


une nuit d'attente et de désir : deux êtres faisant l'amour pour la
première fois seraient comme deux artistes s'offrant mutuellement
de très grandes quantités d'esquisses. Le temps passant, ils vont
peut-être construire leur grande fresque commune, leur sculpture,
leur chorégraphie, leur film à tous deux. Mais, attention, même
vingt ans plus tard, ne jamais oublier aucune des esquisses
proposées le premier jour.
(18.11.2012)

GLOIRE À TON PRÉNOM

Il n'y a rien, quand je t'aime, de plus précieux et de plus


quotidien, rien de plus glorieux et de plus intime que ton prénom.
Les amoureux, on le sait, scarifient l'écorce des arbres avec le
prénom de l'aimé, de l'aimée. Ils le gravent sur le carrelage des
chiottes, sur le béton des écoles, les rambardes des ponts, les
dossiers des bancs publics et même les portes en métal des garages
ou des édifices communaux.
Un homme qui réfléchissait à cela, prénommé Fabrice, a voulu
rendre visible toute cette gloire minuscule et profuse. Il a doré à la
feuille, délicatement – comme font les enlumineurs pour les livres
de prières, mais aussi les marbriers pour les tombeaux –, un grand
nombre de ces graffiti amoureux relevés à partir d'un territoire
donné. En réunissant les photographies obtenues, il a constitué un
« calendrier universel » de trois cent soixante-cinq prénoms. Il a
donc surgravé, comme pour les sanctifier définitivement, tous ces
prénoms d'êtres aimés anonymes. Façon de vouer un culte à la
moindre parcelle d'amour.
(Fabrice Samyn, All Saints. Universal Calendar, Bruxelles, Galerie Meessen De Clercq,
2011.)

(04.06.2012)

AVEC ELLE, AU LOIN


Je connais deux femmes qui s'aiment beaucoup. Elles ont vécu
ensemble autrefois. Aujourd'hui, elles vivent dans deux pays
éloignés. Il leur arrive d'utiliser, depuis leurs ordinateurs respectifs,
ce moyen de « visio-audio-conférence » qui se nomme Skype. Elles
peuvent ainsi se parler de loin et, même, se voir de loin, comme le
font beaucoup de gens de par le monde. C'est devenu banal. Mais il
leur arrive aussi – voilà qui est plus subtil et touchant – de brancher
leur Skype, et puis... c'est tout. Elles vaquent à leurs occupations, en
silence. Chacune de son côté. Chacune heureuse de savoir, de
sentir, que l'autre est là, tout simplement. Il arrive que le joli chat
blanc de l'une vienne renifler l'écran d'ordinateur quand passe
devant le petit œil de la caméra, à l'autre bout du monde, la petite
chatte tigrée de l'autre.
(23.03.2014)

PENSER AU RÉVEIL

Longtemps je me suis levé tard. Ne devrais-je pas penser que ma


pensée elle-même a dû se transformer voire, précisément, se former
selon les rythmes spontanés de cette toute simple forme de vie
parmi d'autres ? Se lever tard : il ne s'agissait pas tant de dormir un
peu plus que d'habiter les temps, délicieux et féconds, du réveil.
Prendre cette modeste liberté pour quelque chose comme une
heuristique de la paresse ou de l'attente : attendre que quelque
chose apparaisse. Hier soir, donc, je n'ai pas mis le réveil – la
machine des durées objectives – de façon, justement, à me laisser ce
matin la possibilité d'éprouver, dans son inobjectivable durée, le
réveil comme expérience de pensées naissantes. Je suis sorti peu à
peu, comme par vagues lentes, de mon sommeil. D'ailleurs avec un
grand désir de toi, mon aimée. Comme tu n'étais pas à mes côtés,
j'ai laissé mon imagination caresser ton corps. J'ai pris tout le temps
qu'il fallait, je n'ai rien précipité. Ni rêvant, ni éveillé : simplement
dans la lenteur du réveil. Et c'est là qu'une petite phrase, sans crier
gare, s'est formée, comme une goutte d'eau se forme sur une vitre
encore saisie par le givre du matin.
Ma rêverie s'était arrêtée, après un certain parcours, dans la
région de ton sexe. Or, presque en même temps m'est venue cette
expression bizarre : Extension du domaine de l'aura. Ah, ne rien
forcer, ne rien fermer, accepter de ne pas fixer les choses : habiter
encore l'image de ton sexe et habiter déjà cette phrase ou cette idée
qui s'ébauche à peine. Qu'est-ce donc qui s'ouvrait là ? Ma rêverie
du réveil avait-elle déjà rejoint la belle pensée de Walter Benjamin
sur le réveil, lorsqu'il renvoyait dos à dos le « rêve pur » et le « pur
éveil » de la conscience, soit l'archaïsme de l'inconscient à la Jung et
le progressisme de l'intention à la Marx ? C'est bien possible, mais
qui sait ? Et l'évocation d'une telle pensée avait-elle déjà glissé sur
cette fameuse notion de l'aura qui est, en même temps – comme
Pétrarque jouant fameusement sur ces mots, dans ses poèmes
d'amour – un prénom de femme ? Sans doute.
L'aura : « unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse
être » (ou « qu'il puisse être », la phrase allemande, si je me souviens
bien, ne permettant pas de décider). C'est une définition fameuse,
belle, obstinément mystérieuse dans le processus qu'elle désigne.
Or, c'est exactement ce qui se passe en ce moment de réveil avec
l'image de ton corps : elle m'apparaît juste ici, plus proche que si
elle était devant moi puisqu'elle advient en-dessous même de mes
paupières closes. Mais cette apparition si proche n'est autre que
l'apparition d'un lointain, puisque ce matin tu es loin, tu n'es pas
ensommeillée à mes côtés. Et ce lointain n'est si désiré que parce
qu'il me bouleverse, me touche au plus profond de moi-même.
Telle est bien l'image de toi qui me sollicite en ce moment de
réveil : tellement lointaine et tellement proche en même temps.
Un lointain ourlé de proche, un proche ouvert en son centre par le
lointain.
Et c'est alors que s'éclaire un peu mieux la formule apparue.
Extension du domaine de l'aura : il faudrait – hypothèse irresponsable
que laisse échapper ce moment précis de demi-conscience – voir
toutes choses selon la dialectique des seules choses auratiques. La
lumière, par exemple : « unique apparition d'un éblouissement, si
obscure que soit cette apparition ». La fente, par exemple : « unique
apparition d'un profond, si volumineuse que soit cette
apparition »... Et pourquoi remonte si vivement, si intensément, ce
mot « volumineuse » ? Sans doute parce que je n'ai pas quitté le
règne de l'image et que me berce encore son beau paradoxe visuel :
ton sexe est la profondeur même, mais cette profondeur ne m'est si
bouleversante que parce qu'elle s'avance vers moi avec toute sa
voluminosité, soit la luminosité paradoxale de ses volumes mêmes
(écrins convexes de ta concavité, de ta profondeur aperçues).
Comment donner à penser, comment phraser l'émotion de tels
« volumes », de tels replis, de telles lumières, de tels moments ?
Quand je serai tout à fait réveillé, je renoncerai probablement à une
telle exigence littéraire et je reprendrai courageusement mon grand
travail en cours. Je vais donc, encore un moment, laisser mes
paupières closes.
(Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1927-1940], trad. J.
Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 474-481. Id., « L'œuvre d'art à l'ère de sa
reproductibilité technique » [1935], trad. R. Rochlitz, Œuvres, III, Paris, Gallimard,
2000, p. 75.)

(28.01.2015)

JUSTE LÀ OÙ ELLE S'OUVRE UN PEU


En plein hiver moscovite, le 24 décembre 1926, Walter
Benjamin entre au musée Pouchkine. « Ce musée ne faisait pas
partie de mon plan de visite. Mais comme je me trouvais à présent
devant, je suis entré. » Immédiatement – je veux dire dans la phrase
qui suit –, Benjamin se retrouve « devant un tableau
extraordinairement beau de Cézanne ». J'ai d'abord pensé qu'il
pouvait s'agir de la fameuse Montagne Sainte-Victoire vendue par
Ambroise Vollard à Sergueï Chtchoukine en 1911 et devenue
propriété de l'État soviétique en 1918. Ou bien de L'Aqueduc peint
vers 1890, ou encore du Pont sur l'étang des années 1895-1898.
Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un paysage qui semble porter à la fois
les marques du passage et de l'impénétrabilité : « [Le tableau]
représente une chaussée, à l'endroit où elle court dans une forêt. »
Benjamin y trouve matière à réfléchir sur une expérience qui
contredit complètement le discours convenu sur l'intuition
esthétique en tant que simple pénétration dans l'espace fictif de
l'image. Décidément, le paysage de Cézanne n'a pas simplement
« accueilli » Benjamin : ni dans son espace fictif de campagne
provençale – comme dans les légendes chinoises où l'on va se
perdre dans l'horizon du tableau –, ni même dans son espace propre
de bleus, de verts et d'ocres.
L'image a suscité chez Benjamin une expérience tout autre, mais
pas moins fascinante : « Devant [ce] tableau extraordinairement
beau de Cézanne, écrit-il, je me suis rendu compte à quel point est
faux, déjà linguistiquement, le discours sur l'"intuition". Il m'a
semblé, dans la mesure où on saisit un tableau, qu'on ne pénètre
absolument pas dans son espace ; bien plutôt cet espace se porte en
avant, d'abord à différents endroits bien précis. Il s'ouvre à nous
dans les angles et les coins où nous croyons pouvoir localiser des
expériences très importantes du passé ; il y a quelque chose
d'inexplicablement connu à ces endroits. » Comme souvent,
Benjamin concentre dans ces brèves phrases un processus
dialectique complexe : premièrement, le tableau ne ressemble en
rien à une fenêtre qu'il suffirait d'ouvrir pour que son espace nous
accueille. « On ne pénètre absolument pas dans son espace », ce qui
pourrait aussi se dire : « On ne pénètre pas absolument dans son
espace. »
Que se passe-t-il plutôt ? L'image garde son mystère, demeure au
loin. Mais, en même temps, par un phénomène où l'on pourrait
reconnaître l'aura elle-même, « [son] espace se porte en avant » :
vient vers nous, nous sollicite intimement, nous atteint, nous
touche au plus profond. Mais jamais « absolument », jamais jusqu'au
bout, en sorte que l'image garde – et gardera – son mystère. Et
pourtant, au moment même où elle « se porte en avant », Benjamin
dit bien qu'elle « s'ouvre à nous ». Elle s'ouvre en effet, mais
localement, « dans les angles et les coins » où ce qui s'ouvre est –
miracle de l'image – du temps. C'est quelque chose
d'« inexplicablement connu », comme si chacun de ses angles, de
ses coins ou points de capiton – symptômes de l'image – délivrait
de l'oubli, ou de leur latence, « des expériences très importantes du
passé ».
Il faut tenir compte que cette visite au musée Pouchkine, avec sa
brève réflexion esthétique, n'apparaît que comme une simple
parenthèse dans le Journal de Moscou : tout ce qui compte ici, c'est
Asja, Asja la femme aimée. Elle garde son mystère : c'est l'aura
d'Asja, comme fut Laura de Pétrarque. Elle s'échappe
constamment, au grand désespoir de Benjamin. Quelquefois,
cependant, elle « se porte en avant » et « s'ouvre à lui »... mais
localement, « dans les angles et les coins » de certaines situations ou
de certains lieux de son corps. Un baiser, par exemple. Là – ou
plutôt : à cet instant-là, dans ce geste-ci –, elle offre à Benjamin
quelque chose d'« inexplicablement connu », qui s'appelle l'amour.
Endroits de son corps et moments du rapport où seront, comme
devant le Cézanne, « localis[ées] des expériences très importantes
du passé », mémoires profondes actualisées dans le mouvement
protensif du désir.
Asja ne fut évidemment pas, pour Walter Benjamin, une femme
qu'il eût suffi d'« ouvrir » comme une fenêtre, ou de dénuder, pour
que son espace l'accueillît tout entier. Mais il lui arrivait de porter
son visage en avant dans l'acte du baiser. Alors sa bouche
s'entrouvrait comme l'« angle » ou le « coin » par où se délivrait une
« expérience très importante ». Comme forêt, elle demeurait bien
impénétrable : « On ne pénètre pas absolument dans son espace. »
Du moins ménageait-elle des passages, en s'ouvrant un peu,
localement, au désir du pauvre Benjamin. Le soir du 24 décembre,
après qu'Asja et Bernhard Reich eurent quitté sa demeure, il écrira
quelque chose pour ménager encore l'impénétrable forêt avec le
passage, c'est-à-dire la solitude avec l'amour : « Il n'était pas encore
onze heures quand elle est partie. Je me suis couché tout de suite
parce que ma soirée avait été bien remplie, si brève qu'elle eût été.
J'ai vu qu'il n'y avait pas de solitude pour nous quand, au même
moment, l'être que nous aimons est solitaire, même si c'est dans un
autre lieu où nous ne pouvons l'atteindre. Ainsi le sentiment de
solitude semble être, au fond, un phénomène réflexif qui ne nous
atteint que lorsqu'il nous est renvoyé par des êtres connus de nous,
la plupart du temps par des êtres que nous aimons. »
(Walter Benjamin, Journal de Moscou [1926-1927], trad. J.-F. Poirier, Paris, L'Arche, 1983,
p. 61 et 64.)

(31.12.2014)
LE PETIT PLI DU DÉSIR

Cette façon, par exemple, dont la bouche d'une femme aimante


s'entrouvre et prend ce petit pli absolument nouveau, singulier,
celui que marque le désir à son sommet, le désir qui va maintenant
tout faire basculer dans les gestes, dans la fièvre des corps, eh bien,
ce petit pli-là, tu ne pourras jamais le photographier, car l'appareil
lui-même tuerait le désir et, donc, le pli en question. – À moins
que la présence de l'appareil-photo ne fasse partie du désir lui-
même ! – Oui, mais, dans ce cas-là, ce ne serait plus du tout le
même pli.
(16.11.2012)

DOIGTS QUI BANDENT, OU DE LA DISPROPORTION

Les images convoquent des sensations. Elles les invoquent tout


aussi bien. Ou les évoquent. Les remémorent, c'est sûr. Les
réactualisent sans doute dans la façon même dont les aspects y
peuvent devenir étranges, et dont cette étrangeté y peut devenir
souveraine à nos regards. D'ailleurs, ne regardons-nous pas avec
tout notre corps et avec tout notre langage, avec toute notre psyché
et avec tous nos silences conjugués ? Cela veut dire aussi que nous
regardons avec toute la mémoire vivante – fût-elle latente – de nos
sensations les plus profondément ancrées en nous.
Quand j'étais enfant, j'avais pris l'habitude (que d'ailleurs j'ai
gardée) de m'endormir en position de « chien de fusil », la tête
posée sur l'oreiller et un bras passé sous celui-ci. Je me souviens très
bien de ces longs moments d'endormissement, moments longs
parce qu'excités, vécus comme l'exploration de nouveaux mondes
sensoriels : dans mon oreille repliée sur l'oreiller, j'entendais ainsi
quelque chose d'absolument étrange et qui n'était autre, bien sûr,
que la rumeur interne de mon propre corps. Souvent me prenait
aussi une sensation bizarre dans les doigts : le poids de ma tête et de
l'oreiller sur mon propre bras devait en congestionner la circulation
sanguine, en sorte que j'avais l'impression – comme un début de
métamorphose à la Kafka – que ma main, ou plutôt le bout des
doigts de ma main, devenaient énormes, gonflés, sans cesse
grandissants. Il n'y a aucun doute sur la relation à établir entre cette
sensation-là et celle – dont je me souviens avec beaucoup moins de
précision – de l'enfant qui découvre, dans l'obscurité de sa chambre
et de sa conscience aux aguets, la sensation de son sexe qui se met à
bander.
C'est avec la mémoire de ces sensations enfantines, quelque part
derrière la tête, donc sans même m'en rendre compte, que j'ai dû
regarder d'abord les « gros orteils » photographiés par Jacques-
André Boiffard pour la revue Documents en 1929. Avant même d'en
lire le commentaire fortement sexualisé qu'en donnait Georges
Bataille – à moins que les photographies ne fussent elles-mêmes le
commentaire, soigneusement mis en scène, des idées
batailliennes –, j'ai éprouvé avec force le caractère obscène des trois
images publiées : le premier orteil évoque un énorme gland sorti du
néant (mais, horreur ! affublé d'un ongle) ; le deuxième est bien en
érection (mais, horreur ! vers le bas) ; le troisième bande
souverainement dans tous les sens (puisqu'on ne sait pas de quel
côté tourner la page pour voir le « haut » et le « bas » de l'image).
Lorsque Bataille commence son article en disant que « le gros
orteil est la partie la plus humaine du corps humain », il joue en
réalité sur deux tableaux, sur deux niveaux de sens. D'une part, il
avance sur le terrain anthropologique en donnant la différenciation
remarquable de l'orteil humain comme argument évolutif de la
station debout chez l'homo erectus : « Aussi, dit-il, la fonction du
pied humain consiste-t-elle à donner une assise ferme à cette
érection dont l'homme est si fier. » D'autre part, il saute
allègrement de l'érection en tant que stade de l'évolution de l'espèce à
l'érection en tant que phénomène érotique et, donc, en tant que
sensation. Le premier paradoxe de Bataille – sa première façon de
mettre ici les choses sens dessus dessous – sera donc de fonder l'orteil,
si je puis dire, dans l'érection : l'organe le plus bas de notre corps, au
bout de nos pieds, participerait de notre érection fondamentale.
Façon de dire, réciproquement, que l'érection serait chez l'homme
la chose la plus basse qui soit.
C'est alors qu'il lui faut introduire une ligne de faille. Elle se
creuse entre l'érection ainsi comprise et ce que, désormais, Bataille va
nommer l'élévation : « Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection
par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers
le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous
prétexte qu'il a ce pied dans la boue. Bien qu'à l'intérieur du corps
le sang ruisselle en égale quantité de haut en bas et de bas en haut,
le parti est pris pour ce qui s'élève et la vie humaine est erronément
regardée comme une élévation. La division de l'univers en enfer
souterrain et en ciel parfaitement pur est une conception
indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme
la lumière et l'espace sont les principes du bien : les pieds dans la
boue mais la tête à peu près dans la lumière, les hommes imaginent
obstinément un flux qui les élèverait sans retour dans l'espace pur.
La vie humaine comporte en fait la rage de voir qu'il s'agit d'un
mouvement de va-et-vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à
l'ordure, rage qu'il est facile de passer sur un organe aussi bas que le
pied. »
Tous les exemples historiques et ethnologiques donnés alors par
Georges Bataille – et qui doivent beaucoup à l'article « Pieds
pudiques » écrit par Salomon Reinach en 1903 pour la revue
L'Anthropologie – insisteront sur l'élément érectile, donc bas et non
idéal, non « élevé », du pied en tant qu'objet d'une obscène
fascination, lorsqu'« on est séduit bassement, sans transposition et
jusqu'à en crier, en écarquillant les yeux »... Érectile, donc « bas »,
et cela dans un « mouvement de va-et-vient de l'ordure à l'idéal et
de l'idéal à l'ordure » : Bataille nous parle bien ici d'une motion
dialectique des formes, comme il le fera, plus explicitement encore,
dans d'autres articles de Documents, et non de cette opération
unilatérale d'« horizontalisation » désublimante qu'ont voulu y voir
Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois dans le but de transformer
l'informe bataillien – dont il est clairement question dans ce texte à
travers l'évocation du « crachat » – en une hypostase dogmatique,
prétendument « radicale », en réalité toute crispée sur sa
critériologie esthétique.
« Va-et-vient » : expression bien plus souple, en effet. Expression
sexuelle par excellence. Mais cela veut dire, justement, qu'on ne se
trouve jamais assigné ici ou là. On entre et on sort, et on ressort
pour mieux rentrer, etc. Philosophiquement parlant, cela suppose
un mouvement perpétuel, un aller-et-retour, un attrait-retrait, bref
ce ressac caractéristique du désir comme de la pensée (qui, d'ailleurs,
procède du désir). Il faut bien une tête pour penser et pour dire que
les pieds sont au plus bas. Il faudra même, à Bataille, une tête pour
penser ce qu'Acéphale veut dire. Mais comment organiser
visuellement ce « va-et-vient » ? En commençant par jouer à
renverser le monde visible, de la même façon qu'on userait d'un
sablier. Dans la terminologie de Georges Bataille, cela s'appelle,
strictement, une subversion. Voilà pourquoi les orteils de Jacques-
André Boiffard sont à la fois en états de « bassesse » et en actes
d'« érection ». Voilà pourquoi il invente une drôle d'histoire
d'amour où doigts de pied et doigts de main s'en vont main dans la
main, si l'on peut dire...
Voilà aussi pourquoi le corps féminin se verra envisagé par
Boiffard, désormais, selon un va-et-vient précis des beautés d'en
haut et des beautés d'en bas : chevelures pour rimer avec toisons
pubiennes, comme lorsque Bataille ouvre son Catéchisme de Dianus
sur cette phrase adressée à une femme : « Tu dois savoir en premier
lieu que chaque chose ayant une figure manifeste en possède
encore une cachée. Ton visage est noble : il a la vérité des yeux
dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous ta
robe, n'ont pas moins de vérité que ta bouche. » Cette bouche
grande ouverte que Boiffard photographie de si près qu'elle en
deviendra tout à la fois terrible et terriblement sexuelle, comme en
réponse aux phrases de Bataille dans Documents : « Et dans les
grandes occasions la vie humaine se concentre encore bestialement
dans la bouche, la colère fait grincer les dents, la terreur et la
souffrance atroce font de la bouche l'organe des cris déchirants. »
Bataille n'écrit pas que la vie humaine se concentre « sur la
bouche », mais bien : « dans la bouche ». La bouche vaut donc
dedans : invagination plutôt que visagéité. C'est le sens du fameux
rêve freudien de « l'injection d'Irma » commenté, notamment, par
Jacques Lacan et par Pierre Fédida. C'est le sens, tout aussi bien,
d'une très longue durée d'images marginales et littéralement
subversives : images qui mettent le monde à l'envers en faisant de
chaque bassesse une élévation, de chaque esclave le maître de son
maître ; images carnavalesques pour faire grimacer la face et faire
rire le derrière ; caricatures pour inventer – comme le Bernin s'y est
amusé – des « têtes de cul » ou des « têtes de nœud » ; images
d'Épinal pour que le chat (ou la chatte) de la mère Michel se
retrouve au milieu de sa figure ; images populaires qui cachent des
sexes obscènes au revers de faces innocentes...
Contemporain de Boiffard et de Bataille, Hans Bellmer n'aura
jamais cessé de mettre en formes ces innombrables subversions
anatomiques qui apparaissent comme autant de renversements
fantasmatiques produisant les va-et-vient toujours plus troublants
de visages renversés et d'organes vus « devant-derrière », chevelures
devenues seins, têtes envisagées comme autant d'organes sexuels
avec, toujours en leur centre, un œil qui vous regarde au bout d'un
gland ou depuis le fond d'une vulve. Sans compter les – quelquefois
terrifiants – échanges de ce qui pénètre et de ce qui est pénétré.
Bellmer écrivait dans sa Petite anatomie de l'image (phrase que je
prélève parmi des dizaines d'autres possibles) : « Le pied droit se
répète plusieurs fois dans ta chevelure, mais en dimensions
arbitraires, parce que ta chevelure noire, couleur goudron aux
reflets de vaseline, est coiffée en torsades irrégulières ressemblant
chacune à ton pied droit et se ressoudant en profondeur dans ta
chevelure, à certains endroits où se cache un regard. »
« En dimensions arbitraires », écrit bien Hans Bellmer. Par la
vertu de son art du dessin, en effet – réalisme à la Dürer, mais au
service de dérives fantasmatiques inouïes –, il est capable de nous
montrer le détail de deux sexes ajointés dans les dimensions d'un
corps entier de jeune fille, ou bien de mélanger les formes et les
dimensions de crânes et de génitoires, d'orbites vides et de
testicules, etc. Or Jacques-André Boiffard fut également, avec son
outil photographique, capable de telles subversions visuelles : on
sait depuis Walter Benjamin à quel point le surréalisme aura trouvé
dans la photographie, ce procédé unilatéralement réaliste, croyait-
on, un véhicule privilégié pour ses extravagances imaginaires les
plus folles. Mais comment Boiffard s'y est-il pris ? D'abord en
s'attachant à disproportionner ce dont il construisait l'image. À ouvrir
un exemplaire de la revue Documents, nous comprenons que ce qui
est entre nos mains est un livre où le monde se dispense tour à tour
en tout petit (comme ces personnages démultipliés sur la page) ou,
au contraire, en très gros (comme ces mouches vues de très près,
voire au microscope).
Il entre dans la constitution technique la plus essentielle de la
photographie, depuis qu'existe le négatif, de savoir constamment
jouer sur les dimensions. La bouche ouverte de Boiffard, dans la revue
Documents, apparaît, par son cadrage, comme un typique gros plan
mais, par sa dimension même, elle devient quelque chose de plus
encore : un grand gros plan, si je puis dire, en sorte qu'à me
décrocher moi-même la mâchoire devant la page ouverte de la
revue, je n'arriverai jamais à une telle dimension dans la béance...
Bataille et Boiffard auront ainsi manigancé une efficace disproportion
de l'image face au visage de son spectateur, ce qui rend l'énigme et
la profondeur de cette bouche bien plus « grandes » encore. Façon
de rejouer aussi, à l'échelle d'une page imprimée, ce que Jean
Epstein disait – et ce qu'Eisenstein faisait depuis les plans de
bouches hurlantes dans le Potemkine – à propos du gros plan
cinématographique porté à des dimensions surhumaines par le
projecteur sur l'écran : « Maintenant la tragédie est anatomique. »
La tragédie est anatomique, certes. Mais elle est aussi
physiologique et, surtout, sensorielle et psychique. L'écrasement de
la chevelure sur la toison pubienne ou de la bouche sur le sexe,
dans l'économie surréaliste – de Masson à Boiffard et de Bellmer à
Magritte –, ne correspond pas à un simple jeu de pièces détachées
anatomiques : c'est l'expression d'un profond mouvement sensoriel
lié à toute une phénoménologie sexuelle dont les représentations
sont innombrables, depuis les figures antiques de Baubô ou celles
des divinités funéraires de Cyrénaïque dont l'absence de visage –
très phallique, d'ailleurs – était encadrée par des chevelures
féminines. Bref, la disproportion des formes signerait d'abord la
réémergence d'une mémoire des sensations, comme si l'énormité
pénible des gros orteils, sur les pages de Documents, rejouait la
disproportion des organes souffrants – ou de la « tragédie
anatomique » – dans la longue durée des représentations votives.
Que cette disproportion prenne valeur burlesque ou fantastique
(chez Jérôme Bosch ou Peter Flötner au XVIe siècle, le Guerchin au
XVIIe), elle n'en est pas moins libidinalement investie : l'organe se
disproportionne parce qu'il souffre ou bien parce qu'il bande.
Ainsi, les doigts de pied photographiés par Boiffard peuvent être
regardés – formellement, fantasmatiquement et même
sensoriellement – comme des doigts qui bandent, de même que les
masques de carnaval ou de pratiques sadomasochistes reproduits
dans Documents pourraient apparaître comme des têtes en érection :
turgescentes, monstrueuses, disproportionnées pour cela. Elles
m'évoquent l'irruption des formes grotesques ou pathologiques
dans les terres cuites de Smyrne dans l'Antiquité, ou bien
l'énormité remarquable des sexes représentés – féminins comme
masculins – dans la grande tradition des shunga japonais. On peut
comprendre que cette disproportion presque systématique réponde
à quelque procédé rhétorique lié au genre en question ; mais on doit
observer qu'elle en passe toujours par de subtiles constructions
optiques impliquant miroirs, kimonos ou paravents et, surtout, le
cadrage même dont les images se soutiennent sur la page.
On découvre aussi que cette disproportion est d'ordre fantastique
ou fantasmatique lorsque tous les repères spatiaux et anatomiques
sont mis sens dessus dessous, comme dans ces foules de
personnages à têtes de vulve (et, donc, à chevelures-toisons) qui
dévorent un homme au frontispice d'un ouvrage japonais du début
du XIXe siècle. On imagine, enfin, que cette disproportion
constitue un frayage sensoriel qui donne aux images leur intensité si
particulière : alors, le visible lui-même se met en état d'érection (et
pas seulement d'élévation esthétique). Tant il est vrai que, quelle
que soit la dimension objective d'un organe sexuel – ou sexualisé –,
le désir nous en offre, sensoriellement, l'exaltante disproportion.
(Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, 1929, no 6, p. 297-302. Id., « Bouche »,
ibid., 1930, no 5, p. 299-300. Id., L'Alleluiah. Catéchisme de Dianus [1947], Œuvres
complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 395. Salomon Reinach, « Pieds pudiques » [1903],
Cultes, mythes et religions, I, Paris, Leroux, 1905, p. 105-110. Yve-Alain Bois et Rosalind
Krauss, L'Informe, mode d'emploi, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1996, p. 22-25.
Clément Chéroux et Damarice Amao, Jacques-André Boiffard, la parenthèse surréaliste, Paris,
Éditions du Centre Pompidou-Éditions Xavier Barral, 2014. Jacques Lacan, Le Séminaire,
II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], éd. J.-A.
Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 177-204. Pierre Fédida, Par où commence le corps
humain. Retour sur la régression, Paris, PUF, 2000, p. 29-43. Hans Bellmer, Petite anatomie de
l'inconscient physique ou anatomie de l'image, Paris, Le Terrain vague, 1957, p. 47. Jean
Epstein, Bonjour cinéma, Paris, Éditions de la Sirène, 1921, p. 93. Georges Didi-
Huberman, Ex voto. Image, organe, temps, Paris, Bayard, 2006. Isabelle Hasselin Rous,
Ludovic Laugier et Jean-Luc Martinez [dir.], D'Izmir à Smyrne. Découverte d'une cité antique,
Paris, Musée du Louvre Éditions-Somogy, 2009, p. 170-191. Ofer Shagan, L'Art érotique
japonais. Le monde secret des shunga [2013], trad. A.-L. Guichard, Paris, Éditions Hazan,
2014.)

(19.12.2014)

TÊTE À TETTE

D'où vient que je pense, que je juge toute chose du haut de ma


tête ? Dans son Esquisse de 1895, Sigmund Freud a émis une
hypothèse extraordinaire : nous jugeons, nous pensons, parce que
notre tête, pour téter, est capable de se mouvoir depuis une vision
latérale du sein maternel vers une vision frontale de la tette (du
téton) qui permettra de placer la bouche comme il faut. Cela
semble, philosophiquement, ahurissant, et cependant... Reprenons
donc la lecture, et admirons la rigueur imparable du raisonnement
freudien : « Le jugement (das Urteilen) est un processus [...]
provoqué par la dissemblance (die Unähnlichkeit) entre
l'investissement de désir (Wunschbesetzung) d'une image de
mémoire (Erinnerungsbild) et un investissement de perception
(Wahrnehmungsbesetzung) qui lui ressemble (ihr ähnlichen). »
Imaginons : je suis dans les parages du sein, j'investis cette
perception actuelle d'un désir lié aux images de mémoire elles-
mêmes liées au plaisir de téter. Comme l'indique bien la phrase de
Freud, il y a en même temps ressemblance et dissemblance, car le
sein est reconnu d'un côté, mais d'un autre côté il ne se présente pas
exactement comme mon image de mémoire me le suggérait. Il y a
donc dissemblance entre cette image et ce que je vois : et de là
vient, selon Freud, que ma tête – ma tête physique, mais aussi ma
pensée – se met en mouvement : « La non-coïncidence donne le
coup d'envoi au travail de la pensée (Denkarbeit). » Rien n'est plus
vrai.
L'exemple immédiatement invoqué par Freud suppose, de plus,
que cette dissemblance – ou non-coïncidence dans la
ressemblance – induise un mouvement de la tête par rapport à la tette,
c'est-à-dire une transformation du point de vue, une
expérimentation sur le regard porté vers le sein maternel :
« Supposons, par exemple, que l'image mnésique désirée (das
gewünschte Erinnerungsbild) soit l'image du sein maternel et de son
mamelon vus de face, et que la première perception soit une vue
latérale de ce même objet, sans le mamelon [reconnaissable par son
aréole]. Dans le souvenir de l'enfant se trouve une expérience, faite
fortuitement au moment de la tétée, d'après laquelle, avec un
certain mouvement de tête, l'image vue de face (Vollbild) se
transforme en une image latérale (Seitenbild). L'image latérale qui est
maintenant vue conduit au mouvement de tête ; une tentative (ein
Versuch) montre que le mouvement contraire doit être exécuté et la
perception de la vue frontale est alors obtenue. »
Ce qui voudrait dire : nous ne pensons – acte de tête – que par
essais, par tentatives pour mieux téter le monde. Ce qui voudrait
encore dire : pour téter le monde, pour penser, dans tous les cas il
faut tenter, mouvoir sa tête pour faire varier les coordonnées du
regard. Et faire varier le regard pour que le monde nous devienne,
fût-ce partiellement à chaque fois, pensable.
(Sigmund Freud, « Projet d'une psychologie » [1895], Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904,
trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, p. 636-637.)

(20.11.2012)

MÉTHODE : CARESSE

Dialogue tactile, réciprocité du touchant et du touché. Vers ce


qui me touche s'avance ma main. Par exemple, lorsque tu t'endors
et que me touche ton abandon, et que je pose ma main sur ton
sein. Cela m'étonne toujours de constater qu'en dépit de ta
respiration – qui est déjà mouvement –, mes propres doigts
s'oublient peu à peu s'ils restent immobiles. Alors je les déplace un
peu, à peine, pour ne pas te réveiller, en sorte que reste vivante ma
sensation, et cela s'appelle une caresse. Rien ne se touche qui ne le
soit en mouvement.
Si je traduis cette petite expérience en termes de méthode : vers
ce qui me touche j'avance quelques mots. Et je constate qu'en dépit
de leurs significations respectives – et de leurs différences –, les
mots s'oublient peu à peu s'ils restent immobiles. Alors je les
déplace un peu pour tenir vivante ma pensée, et cela s'appelle un
phrasé. Rien ne s'écrit qui ne le soit en mouvement. Je ne
comprendrai rien si je veux seulement prendre. Prendre c'est
immobiliser, immobiliser c'est ne pas comprendre. Il me faut donc
accepter de ne prendre qu'au passage, qu'au vol, et de n'avoir pour
tout trésor que les lambeaux d'un mouvement, les draperies ou les
« traînes » de mes propres sensations.
Il faut, certes, donner forme, et sans relâche. Faire exister ce qui
ne fait que passer. Inscrire l'aperçue. Mais ne rien tenir immobile,
pour que la caresse ne se fige pas, pour que le mot ne devienne pas
mot d'ordre et pour que la forme ne devienne pas fétiche. Donc,
donner bientôt une autre forme, une nouvelle forme. Assumer
pour chaque forme – une phrase imprimée, un livre sont des
formes – qu'elle soit transitoire, qu'elle se déplace sans relâche sur le
corps du monde, comme une caresse.
(17.12.2011)
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Certains de ces fragments ont été publiés ici et là, notamment :


« Le verbe voit », dans Nouvelle Revue de psychanalyse, no 41, 1990,
p. 305-307. « La dialectique peut-elle se danser ? », dans Magazine
littéraire, no 414, 2002, p. 45-48. « Modeste chef-d'œuvre », dans
Art Press 2, no 5, 2007, p. 14-19. « Exposer ses replis aussi » dans
une table ronde d'Hommage à Simon Hantaï tenue au Centre
Georges-Pompidou le 29 novembre 2008, et publiée dans Déplacer
déplier découvrir. La peinture en actes, 1960-1999, Lille Métropole,
Musée d'Art moderne, d'art contemporain et d'art brut, 2012,
p. 46-48. « Définir le temps ? » (sous le titre « No se define el
tiempo... »), trad. J. Barja, dans Matador, L, 2009, p. 146-147.
« Résolu à pleurer sa mère » (sous le titre « La chambre claire-
obscure ») dans Magazine littéraire, no 482, 2009, p. 87-88. « Plein
les yeux » (sous le titre « En mettre plein les yeux et rendre
Apocalypse irregardable »), dans Libération, 21 septembre 2009,
p. 26-27. « Lire, voir, écrire », dans Code couleur, décembre 2009,
p. 53 et 130. « Hors-je », dans Code couleur, mai 2012, p. 26-29.
« Méthode : caresse » dans Tétanie de l'épars, no 5, 2012. « Feuille,
pellicule, barricade » (sous le titre « Spostiamo le barricate ogni
volta più in là »), trad. I. Mattazzi, dans Il Manifesto, XLII, 2012,
no 37, 14 février 2012, p. 1 et 10). « L'image est un enfant qui
joue » dans La Photographie en cent chefs-d'œuvre, Paris, Bibliothèque
nationale de France, 2012, p. 64-65. « Fissures dans le béton avec
perles colorées », préface à Marie Richeux, Polaroïds, Paris, Sabine
Wespieser Éditeur, 2013, p. 7-18. « Aperçues (fragments d'un
journal) », dans Études françaises, LI, 2015, no 2, p. 47-67.
« Survivant, soulevé », dans Lignes, no 48, 2015, p. 169-177. « Cent
mille milliards d'images » (sous le titre « Alexander Kluge, l'œil
ouvert ») dans Le Monde des livres, 8 avril 2016, p. 1-2. Par ailleurs,
un certain nombre de ces « aperçues » ont fait l'objet,
entre 2012 et 2013, de publications sur le site Mediapart.
DU MÊME AUTEUR

LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le chef-d'œuvre inconnu par Honoré de Balzac, 1985.


DEVANTL'IMAGE. Question posée aux fins d'une histoire de l'art, 1990.
CE QUE NOUS VOYONS, CE QUI NOUS REGARDE, 1992.
PHASMES. Essais sur l'apparition, 1, 1998.
L'ÉTOILEMENT. Conversation avec Hantaï, 1998.
LA DEMEURE, LA SOUCHE. Apparentements de l'artiste, 1999.
ÊTRE CRÂNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000.
DEVANT LE TEMPS. Histoire de l'art et anachronisme des images, 2000.
GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001.
L'HOMME QUI MARCHAIT DANS LA COULEUR, 2001.
L'IMAGE SURVIVANTE. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002.
IMAGES MALGRÉ TOUT, 2003.
GESTES D'AIR ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2005.
LE DANSEUR DES SOLITUDES, 2006.
LA RESSEMBLANCE PAR CONTACT. Archéologie, anachronisme et modernité de
l'empreinte, 2008.
SURVIVANCE DES LUCIOLES, 2009.
QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L'œil de l'histoire, 1, 2009.
REMONTAGES DU TEMPS SUBI. L'œil de l'histoire, 2, 2010.
ATLAS OU LE GAI SAVOIR INQUIET. L'œil de l'histoire, 3, 2011.
ÉCORCES, 2011.
PEUPLES EXPOSÉS, PEUPLES FIGURANTS. L'œil de l'histoire, 4, 2012.
SUR LE FIL, 2013.
BLANCS SOUCIS, 2013.
PHALÈNES. Essais sur l'apparition, 2, 2013.
SENTIR LE GRISOU, 2014.
ESSAYER VOIR, 2014.
PASSÉS CITÉS PAR JLG. L'œil de l'histoire, 5, 2015.
SORTIR DU NOIR, 2015.
PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES. L'œil de l'histoire, 6, 2016.
PASSER, QUOI QU'IL EN COÛTE, avec Niki Giannari, 2017.

Chez d'autres éditeurs :


INVENTION DE L'HYSTÉRIE. Charcot et l'Iconographie photographique de la Salpêtrière,
Éd. Macula, 1982 (rééd. 2012).
MÉMORANDUM DE LA PESTE. Le fléau d'imaginer, Éd.C. Bourgois, 1983 (rééd. 2006).
LES DÉMONIAQUES DANS L'ART, de J.-M. Charcot et P. Richer (édition et présentation,
avec P. Fédida), Éd. Macula, 1984.
FRA ANGELICO – DISSEMBLANCE ET FIGURATION, Éd. Flammarion, 1990 (rééd. 1995).
À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation), Éd. Flammarion, 1992.
LE CUBE ET LE VISAGE. Autour d'une sculpture d'Alberto Giacometti, Éd. Macula, 1993.
SAINT GEORGES ET LE DRAGON. Versions d'une légende (avec R. Garbetta et M.
Morgaine), Éd. Adam Biro, 1994.
L'EMPREINTE DU CIEL, édition et présentation des CAPRICES DE LA FOUDRE, de C.
Flammarion, Éd. Antigone, 1994.
LA RESSEMBLANCE INFORME OU LE GAI SAVOIR VISUEL SELON GEORGES BATAILLE, Éd.
Macula, 1995.
L'EMPREINTE, Éd. du Centre Georges-Pompidou, 1997.
OUVRIR VÉNUS. Nudité, rêve, cruauté (L'Image ouvrante, 1), Éd. Gallimard, 1999.
NINFA MODERNA. Essai sur le drapé tombé, Éd. Gallimard, 2002.
MOUVEMENTS DE L'AIR. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides (avec L.
Mannoni), Éd. Gallimard, 2004.
EX-VOTO. Image, organe, temps, Éd. Bayard, 2006.
L'IMAGEOUVERTE. Motifs de l'incarnation dans les arts visuels, Éd. Gallimard, 2007.
ATLAS ¿ CÓMO LLEVAR EL MUNDO A CUESTA ? – ATLAS. HOW TO CARRY THE WORLD
ON ONE'S BACK ?, trad. M. D. Aguilera et S. B. Lillis, Madrid, Museo Nacional Centro de
Arte Reina Sofía, 2010.
L'EXPÉRIENCE DES IMAGES (avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry-sur-Marne, INA
Éditions, 2011.
LES GRANDS ENTRETIENS D'ARTPRESS, Imec Éditeur-Artpress, 2012.
L'ALBUM DE L'ART À L'ÉPOQUE DU « MUSÉE IMAGINAIRE », Hazan / Louvre Éditions, 2013.
QUELLE ÉMOTION ! QUELLE ÉMOTION !, Bayard Éditions, 2013.
L'HISTOIRE DE L'ART DEPUIS WALTER BENJAMIN (direction et présentation, avec
Giovanni Careri), Éditions Mimésis, 2015.
LA MÉMOIRE BRÛLE, Pékin, OCAT Institute 2015.
NINFA FLUIDA. ESSAI SUR LE DRAPÉ-DÉSIR, Gallimard, 2015.
SOULÈVEMENTS, Gallimard-Jeu de Paume, 2016.
HUBERT DAMISCH, L'ART AU TRAVAIL (direction et présentation, avec Giovanni Careri),
Éditions Mimésis, 2016.
NINFA PROFUNDA. ESSAI SUR LE DRAPÉ-TOURMENTE, Gallimard, 2017.
À LIVRES OUVERTS, Institut national d'Histoire de l'Art, 2017.
Cette édition électronique du livre Aperçues de Georges Didi-Huberman a été réalisée le
23 janvier 2018 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage
(ISBN 9782707343345, n° d'édition 6001, n° d'imprimeur 1704031, dépôt légal mars 2018).

Le format ePub a été préparé par Isako.


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ISBN 9782707343352

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