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Revue de l'histoire des religions

Les écrits de Luc et les événements de 70. Problèmes de datation


André Méhat

Abstract
The Lukan writings and the events of 70. Dating problems

Is Luke later than the fall of Jerusalem (+ 70) ? The prediction of 19, 40-44 and 21, 20-24, being fulfilled, are considered as
"Vaticinatio ex eventu". But F. Josephus and intertestamental writings testify that between — 63 and + 70 the idea of a siege of
the City was in everybody's mind. The verses of Luke seem ancient. They refer to the events of — 586, not + 70. They are not
connected with Mark. The Gospel of Luke is earlier than the "Acts" and the "Acts" are earlier than + 64. Luke could date back to
+ 60.

Résumé
Faut-il dater Luc après la ruine de Jérusalem en 70 ? Les prédictions de 19, 40-44 et 21, 20-24, s'étant réalisées, passent pour
des prophéties ex eventu. Mais Flavius Josèphe et les écrits intertestamentaires témoignent que l'idée d'un siège de Jérusalem
était présente dans les esprits entre — 63 et + 70. Les versets de Luc portent des marques d'ancienneté, ils se réfèrent aux
événements de — 586, non à ceux de + 70 : ils sont indépendants de Marc. Antérieur aux "Actes", eux-mêmes antérieurs à +
64, l'"Evangile de Luc" pourrait être de + 60.

Citer ce document / Cite this document :

Méhat André. Les écrits de Luc et les événements de 70. Problèmes de datation. In: Revue de l'histoire des religions, tome
209, n°2, 1992. pp. 149-180;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1992.1607

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1992_num_209_2_1607

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ANDRÉ MEHAT

LES ÉCRITS DE LUC


ET LES ÉVÉNEMENTS DE 70
Problèmes de datation

Faut-il dater Luc après la ruine de Jérusalem en 70 ? Les


prédictions de 19, 40-44 et 21, 20-24, s'étanl réalisées, passent
pour des prophéties ex eventu. Mais Flavius Josèphe et les
écrits iniertesiamentaires témoignent que Vidée d'un siège de
Jérusalem était présente dans les esprits entre — 63 et + 70. Les
versets de Luc portent des marques d'ancienneté, ils se réfèrent
aux événements de — 586, non à ceux de + 70 : ils sont
indépendants de Marc. Antérieur aux Actes, eux-mêmes antérieurs
à -\- 64, /'Evangile de Luc pourrait être de + 60.

The Lukan writings and the events of 70.


Dating problems

Is Luke later than the fall of Jerusalem (-\- 70) ? The


prediction of 19, 40-44 and 21, 20-24, being fulfilled, are considered
as Vaticinatio ex eventu. But F. Josephus and intertestamental
writings testify that between — 63 and + 70 the idea of a siege
of the City was in everybody's mind. The verses of Luke seem
ancient. They refer to the events of — 686, not + 70. They are
not connected with Mark. The Gospel of Luke is earlier than the
Acts and the Acts are earlier than + 64. Luke could dale back
to + 60.

Revue de l'Histoire des Religions, ccix-2/1992, p. 149 à 180


La datation des évangiles et des Actes des Apôtres n'est
pas une question oiseuse. Pris comme documents historiques,
ils ne seront pas lus de la même manière selon qu'ils ont été
rédigés — dans la première génération chrétienne, celle des
témoins oculaires — par des écrivains appartenant à la
deuxième génération — ou plus tard encore. Les controverses
théologiques, interférant avec la recherche historique, soit
pour contester, soit pour défendre le caractère « sacré » des
« Ecritures », ont contribué à passionner les débats plus qu'à
les éclairer. Dans la querelle des dates qui a ému le monde des
exégètes bibliques il y a quelques années1, et n'est pas
terminée, on s'est reproché mutuellement des arrière-pensées,
en oubliant parfois la parabole de la paille et de la poutre.

1. Sur les problèmes de datation, John A. T. Robinson, Eedating the New


Testament, London, 1978 ; trad, fr., Paris, 1987, contient l'essentiel de la
bibliographie antérieure, en particulier des travaux de Harnack. Cité ci-dessous,
1979, Robinson, Redating. Liste de recensions dans Elenchus bibliographicus
(== Biblica 57-58) et dans J. Ernst, Datierung oder Ruckdatierung der Evange-
lien ?, Théologie u. Glaube 4 (1982) 400 s., n. 54. Le livre a été au centre des
débats d'un « Symposion » à Paderborn en 1982. Actes publiés par R. Wegner
d'après enregistrements : Die Datierung der Evangelien, Paderborn, 1983. Cité
« Symposion ». Avec un peu de retard il a soulevé en France une querelle des
dates, qui attend encore son historien. Citons seulement les ouvrages auxquels
nous renvoyons par des sigles.
Contre la datation tardive : C. Tresmontant, Le Christ hébreu, Paris, 1983 ;
J. Carmignac, Naissance des Evangiles synoptiques, Paris, 1984 (cités
Tresmontant, Carmignac).
Pour la datation tardive : J. Schlosser, Réflexions critiques sur un certain
Christ hébreu, Eglise en Alsace, 1984, n° 2, 27-36, cité J. Schlosser ; P. Grelot,
Les Evangiles (Cahiers Evangile, 45), cité Grelot, Evangiles ; Id., Evangile et
Tradition apostolique, Paris, 1984, cité Grelot, Ev. et Trad. ; Id. L'origine des
Evangiles. Controverse avec Carmignac, Paris, 1986, cité Grelot, Origine.
Le présent article a d'abord été une discussion d'un article de C. Focant,
La chute de Jérusalem et la datation des Evangiles, Rev. théol. de Louvain,
19 (1986), et du commentaire de Luc de J. Fitzmyer (Anchor Bible), New York,
I, 1981 ; II, 1985, cités Focant et Fitzmyer.
A signaler en outre A. J. Mattil, The Date and Purpose of Luke-Acts, Rack-
ham revisited, Calh. Bibl. Quat. & O. (1978), 335-360, cité Mattil, G. Bouwman,
Le premier livre des Actes, dans A. Neyrinck (éd.), L'Evangile de Luc, Louvain,
21989 (Bibl. Eph. Theol. Lov.), 553-565.
L'article de A. Feuillet, La date de composition et les caractéristiques de
chacun des quatre évangiles, Divinitas 36 (1992), 3-18, est parvenu trop tard à
notre connaissance pour être utilisé. Il conteste la datation tardive.
Les écrits de Luc 151

C'est de bonne guerre dans la controverse ; mais c'est une


mauvaise manière d'aborder les problèmes historiques, de
sonder les intentions secrètes de l'interlocuteur. Les progrès
de la recherche scientifique et de la courtoisie intellectuelle
devraient éliminer de la discussion ces mœurs archaïques. Il
est possible, pensons-nous, de peser pour eux-mêmes des
indices et des preuves historiques, en remettant à plus tard
d'en tirer s'il le faut des conséquences théologiques pro el
contra, car c'est un autre débat. C'est ce que nous voudrions
faire en étudiant quelques pièces du dossier, en premier lieu les
écrits attribués à Luc2, son Evangile et les Actes des Apôtres,
en relation avec les événements de 70 : la prise de Jérusalem
par les Romains, la destruction de la Ville et du Temple.

I / Datation tardive et prophétie post eventum


Ces événements sont en effet parmi les rares qui offrent des
points de repère possibles à la chronologie du Nouveau
Testament ; ils ont servi surtout dans le cas de V Evangile de Luc.
Dans une note de travail (Arbeiispapier) publiée en annexe
aux Actes du « Symposion » de Paderborn, J. Ernst, auteur
d'un important commentaire de VEvangile de Luc, nomme
8 auteurs récents (tous allemands) qui le datent entre 70 et 90 ;
un seul (Michaelis) propose 65-70. Il énumère les raisons
suivantes à l'appui d'une datation « tardive »3 :
1 / La référence à la destruction de Jérusalem en Luc 21,
20-24.
2 / Luc (cf. Le 1, 1-2) a eu des prédécesseurs, ce qui suppose
une certaine distance entre lui et les événements qu'il relate.

2. Il est généralement admis que les deux ouvrages sont d'un même auteur.
Son identification avec « le médecin Luc », compagnon de Paul, est soutenable,
mais reste problématique. Aucun autre nom n'ayant été sérieusement proposé,
nous suivrons l'usage de conserver jusqu'à nouvel ordre celui que donne la
tradition depuis la fin du 11e siècle.
3. Il dit « relativement tardives » (Symposion, p. 280 s.), sans doute pour
tenir compte de dates extrêmement tardives, par exemple celles données par
Г « école de Tubingen » au milieu du xixe siècle, et généralement abandonnées
aujourd'hui. Il précise qu'il s'agit de la dernière rédaction (Schlussredaktion ) :
c'est l'usage général. Mais d'un point de vue historique, la date de la première
rédaction est souvent plus importante.
152 André Mehal

3 / Le développement théologique (mort expiatoire du


Christ, idéologie du martyre, eschatologie, tendances
protocatholiques, théologie de l'histoire du salut) n'a de sens que
dans une époque postérieure à 70.

Ces arguments sont d'inégale valeur. Le n° 2 exclut en


effet une date très haute, mais il est difficile de préciser à partir
de quelle date des récits évangéliques ont commencé à se
multiplier. L'hypothèse très répandue qu'ils n'ont apparu
qu'après la mort des apôtres repose sur des a priori très
discutables. Quant aux critères doctrinaux (n° 3), « on sait
combien ils sont vagues et d'interprétation incertaine », notait
H. Marrou dans son introduction à VA Diognète (p. 256). Au
Symposion de Paderborn4, M. Schmithals avouait avec
nostalgie qu'il avait renoncé à écrire une histoire de la première
théologie chrétienne en raison de ses incertitudes. Dès lors
où trouver les repères pour dater chaque écrivain par sa
théologie ?
On est donc ramené au premier argument retenu par
Ernst : la péri cope Le 21, 20-24 n'a pu être rédigée avant 70.
C'est l'argument le plus connu et le plus impressionnant,
surtout si l'on y joint Le 19, 40-44. Contesté par toute une
lignée d'exégètes, notamment par John A. T. Robinson, il a
été repris récemment par P. Grelot, par C. Focant et par la
traductrice de Robinson dans un étrange appendice à sa
traduction. Il est certain que dans ces deux textes la ruine
de Jérusalem est clairement prédite. Cette ruine a eu lieu en 70.
L'hypothèse d'une prédiction rédigée après coup, vaiieinium
ex éventa, s'imposerait s'il était prouvé par ailleurs que la
rédaction est postérieure à l'événement. Mais l'induction ne
peut être retournée.
Même si l'on écarte au nom de présupposés philosophiques
l'idée d'une prophétie surnaturelle, on doit convenir que
l'histoire est pleine d'événements prévus à l'avance et qui
se sont réalisés. Il n'est pas nécessaire de prêter des dons

4. Symposion, p. 196.
Les écrits de Luc 153

prophétiques à Voltaire, qui sentait venir une « grande


révolution » vingt-cinq ans avant 17895. Personne n'ira imaginer
que la lettre où il le dit a été retouchée par ses éditeurs.
L'idée de révolution, dira-t-on, était dans l'air en 1764.
Celle d'un siège de Jérusalem ne l'était pas moins entre
63 avant J.-C. et 70 après. Que le conflit latent entre Juifs
et Romains aboutisse à un siège de Jérusalem était dans
l'ordre des choses prévisibles. Sans parler de Pompée et des
événements de — 63, en — 37 encore Hérode, appuyé par
les Romains de Cossius, avait assiégé la Ville, qui avait
résisté cinq mois. L'état d'esprit des assiégés est décrit par
Flavius Josèphe :
« Dans la ville, la masse des Juifs était agitée de
mouvements divers. Rassemblée autour du Temple, la partie la plus
faible se livrait à des transports démoniaques et proférait
quantité d'oracles plus ou moins surnaturels en rapport avec
la situation » {BJ, I, 347, p. 109, Pelletier).
La fin avait été atroce : « Un gigantesque massacre eut
lieu. Les Romains étaient exaspérés par la longueur du siège,
et les Juifs du parti ď Hérode décidés à ne laisser vivant
aucun de leurs ennemis. Des foules de gens étaient égorgés
dans les ruelles, dans les maisons où ils s'entassaient, ou en
fuyant vers le Temple. On n'avait pitié ni des petits enfants
ni des vieillards ni de la faiblesse des femmes (...) Comme des
fous furieux, les vainqueurs s'attaquaient à tous les âges »
(BJ, I, 351-352, p. 110, Pelletier). De pareils faits se gravent
dans les mémoires.
En l'an 30, il n'y avait pas soixante-dix ans que
l'événement avait eu Heu. Des vaticinations comme celles dont
témoigne Flavius Josèphe avaient continué à cheminer dans
la conscience populaire. On les retrouvera en 70. Ce siège
en rappelait d'autres. Au temps de la révolte des Maccabées
la ville avait été prise et reprise. On se souvenait enfin, dans

5. Voltaire, Lettre du 13 avril 1764 à M. le marquis de Chauvelin.


154 André Mehat

un passé plus lointain, des Assyriens de Sennacherib menaçant


la Ville en — 701, et surtout de Nabuchodonosor et des
événements de — 586 : la ville prise, la population déportée,
le Temple pillé et détruit.
Ce dernier souvenir était entretenu par la lecture des
prophètes dont le canon n'était pas encore fixé ne varietur,
mais dont les oracles étaient déjà vénérés comme « Ecriture »
par la plupart, entre la Tora et les Ketoubim. La catastrophe
de — 586 était apparue comme la réalisation des menaces
dont ils avaient appuyé leurs appels à la conversion et leurs
prédications contre l'idolâtrie et les iniquités du peuple.
La littérature juive tardive — Daniel, Esther, Tobie,
Baruch, etc. — confessait que la Justice de Dieu s'était
manifestée dans ce terrible châtiment.

II / Littérature « inierlestameniaire »

Certes au Ier siècle la plupart des Juifs avaient assez bonne


conscience pour se croire à l'abri. Mais à côté par exemple des
Sadducéens satisfaits du statu quo et des Pharisiens se jugeant
« irréprochables » (cf. Phil. 2, 15), des marginaux continuaient
à dénoncer les péchés du peuple et de ses dirigeants. Avec
cette tendance constante des lecteurs de la Bible à actualiser
à chaque génération les situations passées, les Juifs du
Ier siècle pouvaient entendre comme s'adressant à eux les
paroles de Dieu dans Jérémie :
« Si vous ne m'écoutez pas, en sorte de marcher dans mes
lois, que j'ai posées devant vous, en sorte d'obéir aux paroles
de mes fils les prophètes, que je vous envoie dès l'aurore — je
vous les ai envoyés et vous ne m'écoutez pas — je traiterai
cette demeure comme Silo et je livrerai la cité en malédiction
à toutes les nations de la terre » ( Jér. 26, 4-6 = 33, 4-6 LXX).
Depuis que le « Prêtre impie » avait évincé à Jérusalem et
probablement fait mettre à mort le « Maître de Justice », les
Esséniens de la mer Morte ne cessaient de ruminer les malé-
Les écrits de Luc 155

dictions des anciens prophètes, comme celles de Habacuc :


« Pourquoi me fais-tu voir l'iniquité et contemples-tu
l'affliction ? » lisaient-ils dans le prophète (Hab. 1,3). «
L'explication de ceci, disaient-ils, concerne ceux qui persécutent les
élus de Dieu dans l'oppression et l'infidélité » (p. 341, Philo-
nenko)6. Les Kittim (les Romains) prennent la place des
Babyloniens dont parlait le prophète (Hab. 1, 10) : «
L'explication de ceci concerne les commandants des Kittim, qui
méprisent les forteresses des peuples et avec insolence se
rient d'elles. Et avec une troupe nombreuse, ils les encerclent
pour les prendre, et sous l'effet de la crainte elles se livrent
en leurs mains, et ils les mettent en raines à cause de l'iniquité
de leurs habitants » (p. 347, Philonenko). Et sur Hab. 2, 8 :
« L'explication de ceci concerne les derniers prêtres de
Jérusalem qui amassent richesse et gain en pillant les peuples.
Mais à la fin des jours leurs richesses avec le fruit de leurs
pillages seront livrées aux mains de l'armée des Kittim »
(p. 349, Philonenko).
Si ces textes, retrouvés à Qumran, n'étaient certainement
antérieurs à -f- 70, il ne serait pas plus absurde d'y voir une
prédiction après coup des événements de cette année que d'en
voir une dans Luc.
Il en est de même de textes appartenant à la littérature
« intertestamentaire », pour laquelle nous disposons
maintenant de la collection publiée par M. Philonenko. Il est souvent
difficile de les dater avec précision et de discerner quels
événements y sont visés : ceux de — 586, ceux de — 63, ou
des événements attendus dans un avenir prochain. Mais la
plupart sont antérieurs à + 70 (cf. Philonenko, p. 847, 851,
852) et font allusion à des situations contemporaines. Le
Testament de Juda flétrit les mœurs de rois qui sont à coup sûr

6. Ecrits intertestamenlaires, publiés sous la direction de A. Dupont-Sommer


et M. Philonenko (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1987, cité Philonenko. Dans
les citations, les mots en italique sont ceux qu'on peut mettre en parallèle avec
Luc.
156 André Mehai

des Hasmonéens ( — ne siècle av. J.-C.) et celles des Judéens


de leur temps, et il continue (23, 3, p. 872, Philonenko) :
« C'est pourquoi le Seigneur attirera sur vous la famine et
la peste, la mort et l'épée, le siège des ennemis, les insultes
des amis, le massacre des enfants, le rapt des épouses, le
pillage des richesses, V incendie du Temple de Dieu, la désolation
du pays et votre esclavage parmi les Nations. »
Le Testament de Moïse (rédigé entre 7 et 30 de notre ère
selon Philonenko, p. 87) semble bien viser les fils d'Hérode
quand il prédit : « Leurs territoires seront envahis par les
cohortes d'un puissant roi d'Occident, qui les soumettra ;
et il les réduira en captivité , il brûlera leur Temple et il en
crucifiera quelques-uns autour de leur colonie » (Testament
de Moïse 6, 8-9, traduction de Laperrousaz dans Philonenko,
p. 1000).
Le « puissant roi d'Occident » ne peut être Nabuchodo-
nosor, qui venait d'Orient. Il ne peut s'agir que des Romains.
Selon Laperrousaz, il y aurait une allusion à la guerre de
Varus, en 4 avant J.-G. Quoi qu'il en soit, ces textes témoignent
de l'attente d'événements pareils à ceux qui se produiront
en + 70 et d'une attente prophétique.
Plus tard Flavius Josèphe est un témoin du rôle joué par
des prophètes dans les événements de 70 et de l'atmosphère
d'exaltation dans laquelle ils se sont déroulés. Ainsi dans un
épisode où périrent d'après lui plus de six mille personnes à
la fin du siège :
« Le responsable de leur mort fut un faux prophète qui
ce jour-là avait fait proclamer par héraut aux habitants de la
cité que Dieu leur ordonnait de monter au Temple pour
recevoir les signes de leur délivrance. A cette époque beaucoup
de prophètes étaient subornés par les tyrans (entendez : les
Zélotes) en déclarant au peuple que l'aide de Dieu leur était
assurée » (BJ, VI, 285-286, trad. Savinel, p. 499).
Ces prophéties annonçaient bien entendu le succès de la
révolte et la sauvegarde du Temple. Mais il y en avait en sens
contraire. L'historien ajoute en effet quelques réflexions
Les écrits de Luc 157

morales et commente l'événement : « C'est ainsi que ce


malheureux peuple était à ce moment abusé par des trompeurs
et des individus qui se déclaraient mensongèrement envoyés
par Dieu, alors qu'ils ne prêtaient ni attention ni foi aux
prodiges qui annonçaient la dévastation à venir » (ibid., p. 500).
Les prodiges énumérés ici par Josèphe ne sont
probablement pas de son invention, bien qu'une pareille enumeration
soit un topos de la littérature antique. Il y avait des gens pour
les observer et les commenter ; au dire de Josèphe ils avaient
peu d'audience. On peut l'en croire. L'attachement au Temple
des Juifs de Palestine et plus encore peut-être de ceux de la
Diaspora est attesté de tout côté, par exemple dans la Legatio
ad Caium de Philon ; ils devaient mal supporter les prophètes
de malheur, comme en témoigne un fait, probablement
authentique, « encore plus effrayant » selon l'historien : « Un
certain Jésus, fils d'Ananias, homme du peuple et
campagnard, quatre ans avant la guerre vint à la fête (des
Tabernacles)... Brusquement, dans le Temple, il se mit à crier :
"Voix de l'Orient, voix du Couchant, voix venue des quatre
vents, voix contre Jérusalem et le sanctuaire, voix contre le
fiancé et la fiancée, voix contre le peuple tout entier."
Certains citoyens de marque le firent arrêter et rouer de coups.
Mais lui ne cessait de crier (...) Les magistrats le conduisirent
devant le gouverneur romain. Là, déchiré de coups de fouet
jusqu'à l'os (...) il répondait à chaque coup : "Malheur à
Jérusalem !" (...) Finalement Albinus, le jugeant fou, le fit
relâcher (...) Il répéta ces paroles pendant sept ans et cinq
mois, jusqu'au moment où, ayant vu son présage vérifié, il put
se reposer » [BJ, VI, 300-309, trad. Savinel, p. 500-501).
Etait-ce un Essénien ? N'était-ce pas plutôt un judéo-
chrétien ? Josèphe est discret sur les marginaux du judaïsme.
Celui-ci rappelle Jérémie, le prophète par excellence pour le
judaïsme tardif, annonçant la catastrophe de — 586 et criant
en plein siège : « Cette ville sera livrée au roi de Babylone ! » On
remarque la manière dont il est traité ; bien qu'on ne soit pas
encore en guerre, il n'est pas considéré comme inoffensif.
158 André Mehat

Battu, torturé, finalement libéré comme fou. Comme Jésus


de Nazareth7, il ne répond pas à ses accusateurs ; comme lui,
il est livré aux Romains, mais non crucifié. Comme Etienne, le
martyr, il « parlait contre le Temple ». Bien que présenté
comme un isolé, il pourrait représenter un courant, très
minoritaire à Jérusalem, d'opposition au Temple.
Même chez les partisans du Temple l'idée d'un nouveau
siège apparaît parfois inopinément. Dans le leI Hénoch
(conservé en éthiopien), il est question en 56, 7 d'une invasion
de « Parthes » qui se brise sur l'obstacle de « la Ville des
justes », évidemment Jérusalem. Le passage est difficile à dater
et son arrière-plan historique est incertain ; mais il manifeste
que le siège fait partie des éventualités auxquelles se prépare
la Ville, comme du reste toute ville antique ; sinon pourquoi
aurait-elle, comme toutes les autres, été ceinte de murailles8 ?
Sa situation stratégique, son importance comme centre
politique et religieux l'y exposaient plus qu'une autre. Que la
perspective d'un siège soit présente dans l'Evangile de Luc
n'est donc pas tellement surprenant qu'on ne puisse l'expliquer
que par la connaissance des événements historiques de 70,
qui devaient vérifier l'exactitude de la prédiction.

III / Histoire, apocalyptique et prophétisme

Sous la forme que lui a donnée Focant, après d'autres, la


théorie de la prédiction ex eventu repose sur une comparaison
entre Luc, d'un côté, et, de l'autre, Marc supposé plus ancien.
Selon Focant, « Luc est passé du style apocalyptique de Marc
à un style historique, en remplaçant les horreurs
apocalyptiques par la destruction de la ville. » Cette analyse est très
discutable. La plus grande partie du discours de Marc est
historique. C'est à la fin seulement, en 13, 24, après la des-

7. Inutile de souligner tous les points communs entre cette histoire et celle
de Jésus de Nazareth, qu'elle éclaire d'une vive lumière. Un seul détail : il est
considéré comme fou ; n'est-ce pas la solution que, d'après Luc, Herode suggérait
à Pilate au problème posé par le Nazaréen ?
8. Cf. Sir. 50, 4 (éloge de Simon, fils d'Onias) : « Soucieux d'éviter à son
peuple la ruine, il fortifia la ville pour le cas de siège. »
Les écrits de Luc 159

cription d'une « tribulation » en des termes rappelant Joël 2, 2,


mais qui n'impliquent en eux-mêmes rien de surnaturel, que
survient une catastrophe cosmique suivie de la venue du
Fils de l'Homme « entouré de nuées » et rassemblant les élus
(13, 24-27). Jusque-là il est question de faux prophètes
(13,6.21-23), de persécutions (13,9-13), de guerres et de
bruits de guerre (13, 7-8a ; cf. Is. 19,2) et de catastrophes
naturelles, tremblements de terre et famines (13, 86). Le
signe de « l'Abomination de la Désolation » s'insère dans cet
ensemble (13, 14). L'expression est volontairement énigma-
tique (« que le lecteur comprenne ! ») ; la référence à Daniel
n'est pas donnée, et les termes sont imprécis (« là où il ne
faut pas »), mais il est question ensuite de l'invasion d'une
armée étrangère devant laquelle il faut fuir au plus vite, ce
qui invite à comprendre les versets 14-19 de réalités terrestres.
On ne voit pas en quoi Me 13, 14-22 serait plus « eschato-
logique » que ne l'est Le 21, 40-44.
Si l'on se place au point de vue historique, Focant n'a
pas répondu plus que les autres à l'objection constamment
reprise par Rackham, Dodd, Robinson et tous les adversaires
de la datation tardive : il n'y a rien ni en Le 19, 40-44 ni en
21,20-24 qui évoque les faits propres au siège de 70 relatés
par Flavius Josèphe. Ni la famine, ni les luttes fratricides
entre Juifs, ni le Temple souillé de cadavres ni le gigantesque
incendie qui avait frappé les contemporains, rien de tout cela
n'a laissé de trace dans des textes qu'on prétend postérieurs.
Supposer Luc trop mal informé pour en avoir entendu parler
ou trop indifférent pour en avoir rien retenu est hautement
invraisemblable.
Les détails les plus précis qu'on ait relevés sont
l'encerclement de la ville et l'érection d'un vallum (charax) par les
assiégeants. Mais de quelle ville non maritime le siège n'a-t-il
pas comporté de pareils travaux ? César a décrit en détail
ceux d'Alésia ; il en est question même au siège de Marseille,
bien que le sort de la cité, comme de tout port de mer, se
soit réglé par une bataille navale. Quant au traitement
160 André Mehal

infligé aux habitants de Jérusalem, en quoi difïère-t-il de


celui qui attendait toute ville assiégée et prise, depuis la
Troie homérique ? Pour établir l'existence d'une prophétie
ex eveniu, il faudrait que l'idée même d'un siège et d'une
prise de la ville n'ait pu venir qu'après l'événement ; nous
pensons avoir prouvé le contraire.
Le sort de la Ville et celui du Temple ne sont pas séparables.
Or dans les documents de la primitive Eglise, on trouve un
assez grand nombre d'indices d'une hostilité profonde à
Jérusalem et au Temple tel qu'il fonctionnait au milieu du Ier siècle.
Si Chorozaïn et Bethsaïde étaient menacées du pire
châtiment pour ne s'être pas converties, si Gapharnaoum, qui
avait d'abord si bien accueilli le message, n'est pas mieux
traitée, qu'en serait-il de Jérusalem, où se sont manifestées
les plus vives et les plus irréductibles oppositions ? L'annonce
de sa destruction est dans la logique du discours prophétique.
Elle suffît à expliquer que Jésus ait pu être traité de
samaritain. Il aurait pu être assimilé à plus juste titre à un Essé-
nien. Pour lui comme pour les Esséniens, le Temple n'était-il
pas souillé par ceux qui en avaient fait une « caverne de
voleurs » ? Suffisait-il d'une manifestation, probablement sans
lendemain, pour en faire vraiment une « maison de prière »
(Mt. 21, 13 par.) ? Ne fallait-il pas, selon lui comme selon
eux, une reconstruction totale après destruction ?
A son procès, d'après Matthieu et Marc, des « faux témoins »
(en quoi mentaient-ils ? on ne sait) rapportaient une parole
sur le Temple attestée par ailleurs (Jn 2, 19). Il n'est pas
certain que la forme qu'elle a chez Marc soit tardive : « Je
détruirai ce Temple fait de main d'homme et, en trois jours,
j'en reconstruirai un autre non fait de main d'homme »
(Me 14, 57)9. Ce qui est certain, c'est que, d'après Matthieu
et d'après Marc, Jésus passait pour avoir prédit la destruction

9. Chez Matthieu : Je puis détruire le Temple de Dieu et le rebâtir en trois


jours. Chez Jean : Détruisez ce sanctuaire ; en trois jours je le relèverai. Le texte
de Marc présente une parenté certaine avec Ac. 7, 42 et 17, 29. Mais il n'est pas
prouvé qu'il reflète ici une influence paulinienne. Il s'agit d'un lieu commun
biblique. Cf. Hébr. 9, 11.
Les écrits de Luc 161

du Temple. L'un et l'autre sont d'accord pour attester que


ce grief avait été évoqué au procès et qu'il en était question
dans les moqueries des passants devant le crucifié (Me 1, 29 ;
Mt. 27, 40). Quelle que soit l'histoire de la tradition et des
rédactions qui l'expliquent, le fait est suffisant pour écarter
l'hypothèse que la destruction de Jérusalem et du Temple
est une donnée propre à Luc « aménageant » le texte en
fonction des événements de 70. D'autre part, quelle a été la raison
de la persécution où Etienne a trouvé la mort ? « Nous l'avons
entendu, disait-on, lancer des blasphèmes contre Moïse et
contre Dieu » (Ac. 6, 11). Il aurait donc été le précurseur de
Paul dans son émancipation de la Loi. Mais des « faux
témoins » là encore précisaient : « Cet homme ne cesse de
parler contre le Lieu Saint et contre la Loi. Nous l'avons
entendu dire que Jésus le Nazôréen détruira ce Lieu et
changera les coutumes que nous a transmises Moïse » (Ac. 6, 14).
Le discours d'Etienne peut être interprété tout entier comme
dirigé contre le Temple, dont il souligne le caractère relatif,
transitoire, humain plus que divin. A la fin, l'histoire d'Israël
est résumée dans le raccourci : « Lequel des prophètes vos
pères n'ont-ils pas persécutés ? » où l'on retrouve le thème
de «Jérusalem qui tue les prophètes » de Le 13, 34 ; Mt. 23, 37
(cf. Mt. 5, 12 ; Le 6, 23 ; 11, 47; Hébr. 11, 37, etc.). L'invective
finale reprend des termes empruntés aux prophètes : «
Incirconcis de cœur et d'oreille » ( Jér. 6, 10 ; 9, 26), ce qui impliquait,
chez le prophète la menace : « J'étendrai la main sur tous les
habitants de ce pays » (Jér. 6, 12) pour une terrible
«visitation » (Jér. 9, 25). Jésus, livré et tué, est le dernier des crimes
qui appelle le châtiment, la ruine de Jérusalem et la
destruction du Temple, comme aux temps de Jérémie. Les auditeurs
ont compris ; il n'attendent pas que la conclusion soit tirée :
on se jette sur Etienne, on l'entraîne hors de la ville et on le
lapide10.

10. Nous n'avons pas à discuter ici de l'arrière-plan exact du discours


d'Etienne. Une influence samaritaine sur Etienne et en général sur le
christianisme primitif a été supposée par L. Gaston, No stone on Another, Leiden, 1970,
162 André Mehat

Les ennemis d'Etienne appartenaient à « la synagogue


dite des Affranchis, des Gyrénéens et des Alexandrins, des
gens de Cilicie et d'Asie », bref des Juifs de la Diaspora, chez
qui, comme on le voit chez Philon, le zèle pour le Temple
semble avoir été particulièrement grand. Revenus vivre, peut-
être finir leur vie, dans la Ville Sainte, ils supportaient mal
de l'entendre menacer. A la Diaspora appartenait aussi le
jeune Schaoul de Tarse, qui gardait les vêtements des témoins
pendant qu'on lapidait Etienne. Après la rencontre sur le
chemin de Damas, c'est la Loi plus que le Temple qu'il pensera
avoir dépassée par la foi. Mais si, comme il semble, c'est Paul
qui a recommandé le « discours d'exhortation » (Hébr. 13, 22)
que nous appelons Г Epître aux Hébreux ; il avait, comme
l'auteur, pris ses distances à l'égard du culte de Jérusalem,
préférant « la véritable Tente dressée par le Seigneur » à celle
qui est dressée « par un homme » (Hébr., 8, 1), « la Tente plus
majestueuse et plus parfaite, qui n'est pas œuvre de mains
humaines » (9,11) à « un sanctuaire fait de mains d'homme,
simple copie du véritable » (9,24).
h' Epître aux Hébreux ne peut pas avoir été écrite après 70,
quoi qu'on dise en certains endroits. Selon l'opinion que nous
soutenons, le discours d'Etienne et les idées qu'il contient
sont pour le fond plus anciens encore. Les menaces contre
le Temple et la Ville que nous trouvons chez Luc, et qui
semblent émaner des mêmes cercles, pourraient donc remonter
elles-mêmes assez haut11. Rien en tout cas ne s'oppose à cette
hypothèse dans les deux péricopes de Luc prédisant la ruine
de Jérusalem ; on peut s'en convaincre en les examinant de
près.

p. 159 ; G. Schneider, Stephanus, die Hellenisten u. Samaria, dans Kremer (éd.),


Les Actes des Apôtres, Bibl. etl, 48, Louvain, 1979, 215-240 ; A. Spiro, Stephen's
Samaritan Background, dans J. Munck, The Acts of Apostles (Anchor Bible),
Appendice V, 285-300 ; О. Cullman, Le milieu johannique, Neuchâtel-Paris,
1976, 60, 73-77, et les auteurs cités dans ce livre p. 61, n. 44. Nous retiendrions
plutôt l'opinion de M. Hengel : « The criticism of law and Tempel is connectes
with the eschatological "enthusiasm" of the Hellenists. »
11. V. infra, p. 171.
Les écrits de Luc 163

IV / Luc 19, 41-44 et 21, 20-24

La démonstration, pour être pleinement convaincante,


devrait pouvoir replacer ces textes dans la « préhistoire » des
évangiles, reconnaître les traditions auxquelles ils se
rattachent, et les formes qu'ils ont prises éventuellement à
travers les rédactions successives. S'agissant de textes
appartenant à l'un des évangiles synoptiques, le premier pas serait
d'avoir une solution au « problème synoptique ». Or « il faut
avouer que pas une solution n'a réussi à s'imposer », écrivait
Boismard en 1972. Celle qu'il a proposée à cette date, malgré
les progrès qu'elle a marqués sur ses prédécesseurs, n'a pas
remporté tous les suffrages. La récente tentative de Philippe
Rolland a fait beaucoup pour clarifier le problème, mais n'a
pas résolu toutes les questions. La discussion de Focant à
laquelle nous nous référons dans cet article s'en tient à une
forme élémentaire de la théorie des « Deux Sources », dont
l'insuffisance est reconnue depuis longtemps ; mais il a la
sagesse de borner son horizon aux quelques textes vraiment*
importants pour la datation et de les étudier en eux-mêmes.
C'est aussi ce que nous nous proposons de faire.
Nous ne nous appuyons donc pas sur des hypothèses
intéressantes, mais qui sont encore fragiles dans l'état actuel
de la recherche. Ainsi dans un livre que Focant semble
ignorer, comme la plupart des exégètes, et qui nous a été
signalé par le P. Boismard12, A. Salas avait soutenu en 1967
que Luc n'est pas parti de Marc, mais d'un document prélu-
canien, qu'il pensait pouvoir reconstituer. Cette théorie,
reprise par Boismard, souligne l'existence probable d'un
substrat prélucanien. Mais l'unicité du document fait problème :
il nous paraît manquer d'homogénéité stylistique. Nous nous
contenterons donc de constater l'existence de traditions pré-
lucaniennes, et probablement prémarciennes ; c'en est assez

12. A. Salas, Discurso escatológico prelucano. Estudios de Le XXI 26-36,


Biblioteca de la Ciudad de Dios, El Escorial (Espagne), 1967. Nous remercions
le « Centre Sèvres » de nous avoir permis de prendre connaissance de cet ouvrage
introuvable. Il ne figure pas dans la bibliographie de L. Gaston, op. cit., n. 10.
164 André Mehat

pour que les éléments propres à Luc soient autre chose que
des « aménagements » de Marc.
Le 19, 41-44, est attesté seulement dans Luc. Il suit le
récit de l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem : Comme
il approchait, voyant la cité, il pleura sur elle, disant :
Si tu avais connu en ce jour aussi loi
les (voies menant) à la paix !
Mais en réalité elles ont été cachées à tes yeux
[(litt. « aux yeux de toi »)
Car viendront des jours sur toi,
et ils construiront, tes ennemis
[(litt. « les ennemis de toi »)
une ligne fortifiée contre toi
et ils (ť) encercleront, toi,
et ils (te) presseront, toi,
de tout côté
et ils (t')écraseront contre le sol, toi,
et (tes) enfants (les enfants de toi)
en loi.
Et ils ne laisseront pas pierre sur pierre en loi,
pour ce que tu n'as pas connu le temps
[de ta visitation (la visitation de roi).

En 70, les Romains ont en effet encerclé Jérusalem en


construisant une ligne fortifiée (vallum = Шагах, c'est-à-dire
une palissade et un fossé) et ont fait un grand massacre sans
épargner les femmes et les enfants, sinon pour en faire des
esclaves. Faut-il dire pour autant que la prédiction a été
rédigée après l'événement ? Focant lui-même trouve « difficile
de conclure dans un sens ou dans l'autre sur la base de ce
seul texte. Ce sont surtout les distinctions opérées par Luc (...)
qui sont convaincantes » (p. 30). Elles le seraient sans doute
pour nous s'il nous avait dit ce que sont ces « distinctions »13.

13. Il fait sans doute allusion à la manière dont Luc distingue plus nettement
que Marc et Matthieu ce qui relève de la ruine de Jérusalem et de la fin du monde.
Mais Luc a-t-il distingué ou les autres ont-ils confondu ?
Les écrits de Luc 165

Dans un article de 194714, qui est d'abord passé inaperçu,


et qui n'a retenu un peu l'attention que lorsque l'auteur,
devenu célèbre, l'a publié dans un recueil, G. H. Dodd a
démontré magistralement que le vocabulaire de cette péri-
cope, ainsi que celui de 21, 20-24, se retrouvait entièrement
dans l'Ancien Testament, spécialement en des textes
prophétiques en rapport avec la catastrophe de — 586. De la
démonstration, retenons seulement deux points :
1 / L'encerclement de la ville par une ligne fortifiée se
retrouve avec des mots identiques ou apparentés en Jér. 29, 3 ;
37, 33 ; Ez. 4, 1-3 ; 21-22 ; cf. aussi Jér. 27-29 ; 52, 4-5 ;
1 Reg. LXX, 23, 8 ; 4 Reg. LXX, 6, 14 ; 25, 1-2 ; Ez. 26, 8 ;
1 Масс. 15, 13-14 ; Jos. 7, 9.
2 / Le verbe rare en grec classique edaphizô (« écraser
contre le sol » ou « contre la pierre ») pour évoquer les atrocités
commises par les armées victorieuses « correspond à un lieu
commun de la prophétie hébraïque ». En Os. 10, 14 ; 14, 1 ;
Nahum 3, 10 ; Ps. 136, 9, il évoque les enfants broyés contre
le sol ou la pierre ; en Is. 3, 25, il s'applique à la ville rasée
au niveau du sol. En Le 19, 44, les deux sens semblent réunis :
« toi » (la ville) et « tes enfants ». On ne voit pas en quoi la
référence à l'Ancien Testament serait moins certaine, comme
prétend Focant, parce que « enfants » se dit lekna en Le 19, 44
et nèpia en Nahum 3, 10. Luc ne renvoie pas à des passages
précis de l'Ancien Testament, mais l'ensemble du vocabulaire,
comme dit Dodd, est entièrement (entirely, en italique dans le
texte anglais) vétéro-testamentaire et pour une bonne partie
relatif au siège de — 586. Dès lors la conclusion s'impose :
« Dans la mesure où un événement politique a donné sa
couleur au tableau, ce n'est pas la prise de la ville par Titus
en 70 après J.-C, mais sa prise par Nabuchodonosor en
586 avant J.-G. Il n'y a pas un seul trait qui ne puisse pro-

14. C. H. Dodd, The Fall of Jerusalem and the Abomination of Desolation,


Journ. of Roman Studies, 37 (1947), 47-53. Repr. dans More N. T. Studies,
Manchester, 1966, 47-53. Abondamment cité par Robinson, Redating, au Symposion
de Paderborn, et par Mattil.
166 André Mehat

venir directement de l'Ancien Testament » (p. 29 du livre).


Dodd n'exclut pas, comme le lui fait dire Fitzmyer dans son
commentaire de Luc (p. 1255), toute référence possible au
siège de 7015. Dodd conviendrait sans doute que l'auteur y
aurait pensé, s'il était prouvé par ailleurs qu'il avait connu
l'événement. Mais il établit que rien dans le texte n'oblige à
lui attribuer cette connaissance.
Le style du passage présente un caractère que notre
traduction, dont on excusera la pesante littéralité, a tenté de
souligner : la répétition au génitif et au datif du pronom de
la 2e personne du singulier à la fin de courts cola. Cette
disposition a des parallèles dans les menaces et les lamentations
des anciens prophètes. Traduisons d'après les Septante
Lam. 2, 12-14 :
Quel témoignage donnerai-je à toi,
ou que comparerai-je à toi,
fille de Jérusalem ?
Qui (te) sauvera, toi,
et (te) consolera, toi,
vierge, fille de Sion ?
Car elle a été magnifiée, la coupe de (ta) tribulation à toi
Qui (te) guérira toi, etc.

A mi-chemin de la lamentation et des reproches, c'est le


style des « versets impropères » de Michée 6, 3-5 :
Mon peuple, que (t)'ai-je fait à toi ?
ou en quoi (t')ai-je contristé toi ?
ou (ť) ai-je fatigué toi ?
Est-ce parce que je (t')ai tiré toi,
de la terre d'Egypte ?

15. Fitzmyer laisse paraître, faut-il dire naïvement ?, son préjugé en faveur
de la datation tardive : « Dodd has overplayed his hand in claiming that the
documentation (...) excludes any reference to the destruction of Jerusalem by
Titus. » Dodd n'a rien exclu. Mais selon F. il ne suffit pas qu'il ait démontré que
cette référence ne découlait pas nécessairement de la documentation. Il raisonne
comme si la « charge de la preuve » incombait à ceux qui prennent le texte tel
qu'il se présente, comme une prédiction de l'avenir, et non à ceux qui veulent y
voir à toute force une allusion au passé.
Les écrits de Luc 167

(parce que) je (t')ai délivré, toi


de la terre de servitude ?
et (que) j'ai envoyé devant toi
Moïse et Aaron ?
J. Dupont16 remarque à juste titre que cette tournure,
pesante en grec, presque autant qu'en français, passe fort
bien dans les langues sémitiques, où le pronom, indéclinable et
variable seulement selon le genre, est régulièrement postposé.
Il y a d'autres traits de style sémitique en Le 19, 41-44.
La répétition de « et » en est un. La « protase » sans « apo-
dose » du verset 42 (Si tu...) est connue en grec : c'est la figure
de style appelée aposiôpèse ; mais elle est particulièrement
fréquente dans les écrits sémitiques ou d'inspiration
sémitique. La formule « viendront des jours... et... » pour «
viendront des jours où... » revient chez Jérémie (15 fois), mais
sous une forme légèrement différente de Luc17. Cette différence
pourrait être le signe que Luc, ou le document en grec qu'il
reproduit littéralement, a été traduit directement sur un
texte sémitique, et qu'il ne s'agit pas de cette imitation ou
imprégnation du style des Septante à laquelle certains
voudraient ramener tous les sémitismes de Luc18.

L'autre péricope (Le 21, 20-23) donne lieu à des remarques


analogues. Elle fait partie du « discours apocalyptique ».
Après un long morceau parallèle à Marc et Matthieu, elle
commence avec les mêmes mots que dans les deux autres :
« Quand vous verrez... », mais elle omet Г « Abomination de la
Désolation » qu'ils introduisent alors et n'a plus avec eux en
commun que le début du verset 21a (cf. Me 13, 146 ; Mt. 16a)
et celui de 23a (cf. Me 13, 17 ; Mt. 24, 19). La théorie classique,1
reprise par Focant, est que Luc a modifié de sa propre autorité

16. J. Dupont, Les trois apocalypses synoptiques, Paris, 1985.


17. Jérémie : idou hèmerai erchontai. Luc : hèxousin hèmerai.
18. Nous ne nous prononçons cependant pas sur l'origine des citations de
l'Ancien Testament chez Luc. « The connection of the LXX, which is otherwise
typical of Luke, is slight here ; indeed in some passages it is almost non-existent »
(L. Hartmann, Prophecy interpreted, Lund, 1966).
168 André Mehat

ce qu'il lisait dans Marc, en fonction des événements de 70.


Il serait intéressant de remonter à l'origine de cette théorie ;
on verrait que ce ne fut d'abord qu'une application d'une
chronologie longue, considérée comme acquise, avant de
devenir un argument en faveur de cette chronologie.
Les partisans de la chronologie courte contestent cette
interprétation. John A. T. Robinson renvoie de nouveau à
G. H. Dodd qui pensait que l'évangéliste « ne compose pas
son discours librement » (art. cit., p. 79). Il s'appuyait sur le
vocabulaire biblique et les sémitismes du texte, mais il
prévoyait la réponse de ceux qui supposent que Luc « écrit
quelquefois un pastiche {en français dans le texte) du grec des
Septante ». A quoi il répondait : « Le langage marcien de
21a, 23a se détache comme une pièce rapportée sur un
morceau par ailleurs homogène. Il semble donc y avoir une
grande probabilité pour que l'évangéliste dépende de sources
préexistantes, orales ou écrites » (p. 79). Il avait
précédemment observé en effet que « les versets de Le 21 6-22, 236-24
forment un ensemble homogène (...) Ces versets consistent
en une séquence de couplets, disposés selon un parallélisme
presque régulier à la manière caractéristique de la poésie
hébraïque » (p. 71). Le fait avait déjà été remarqué, par
exemple par W. A. Manson dans Sayings of Jesus, mais il
n'a pas paru évident à Focant, qui reproche à Dodd de ne
pas « préciser (sic) ce parallélisme ». A ses yeux « le
parallélisme n'apparaît pas clairement » (p. 25). A-t-il vérifié la
teneur exacte des versets indiqués schématiquement par
Dodd ? Si, comme l'avait fait Manson, on écrit à la suite ce
qui dans Luc n'a pas de correspondant exact chez Marc,
on obtient le résultat suivant :

(Lorsque vous verrez) Jérusalem encerclée par des armées


alors sachez que sa (désolation) est proche.

Que ceux qui sont au milieu d'elle se retirent,


que ceux qui sont aux champs n'y rentrent pas ;
Les écrits de Luc 169

parce que ce sont les jours du châtiment,


de l'accomplissement de tout ce qui est écrit.

Car il y aura grande détresse sur la terre


et colère contre ce peuple.
Ils tomberont par la gueule de l'épée
et seront emmenés captifs dans toutes les Nations
Et Jérusalem sera foulée aux pieds par les Nations
Jusqu'à ce que soient accomplis les temps des Nations.

La cohérence, l'homogénéité du résultat obtenu par la


soustraction Luc-moins-Marc est à elle seule une preuve
suffisante de l'existence d'une source distincte de Marc, quelle
qu'elle soit, et non d'un simple « aménagement » de son
texte. Le parallélisme dont parle Dodd apparaît clairement :
6 distiques à deux fois deux (ou peut-être trois) accents. Il
y a eu fusion entre deux textes, l'un proche de Marc, l'autre,
celui que nous venons de transcrire. La trace du raccord
entre les deux est visible dans le texte définitif de Luc. Les
deux « alors » (Me), à deux lignes d'intervalle, avec des
valeurs différentes, se gênent mutuellement ; au verset 216,
le pronom (« anaphorique ») au génitif possessif (autès) et
à l'accusatif local (eis aulèn) renvoie à Jérusalem et d'après
le sens et d'après la grammaire dans le texte que nous avons
dégagé ; dans le texte actuel de Luc, il y renvoie toujours
pour le sens, mais il doit sauter par-dessus tèi Ioudaiai (« en
Judée »), que la grammaire désignerait.
Or s'il s'agit de la fusion entre deux textes,
l'argumentation fondée sur une modification du texte de Marc, si faible
soit-elle pour établir que cette modification suppose la
connaissance des événements, disparaît. Si l'on voulait la
sauver à tout prix il faudrait ou dater de manière indiscutable
le texte propre à Luc après 70, ou démontrer que le recours
à ce texte ne peut avoir d'autre raison que de se conformer
aux faits historiques. Dans les deux cas il faudrait s'engager
à fond dans la « préhistoire » des évangiles, c'est-à-dire dans
170 André Mehai

une recherche qui a toujours été, et est encore aujourd'hui,


extrêmement conjecturale.
Sur le premier point, la date du document prélucanien,
les hypothèses les meilleures à notre avis sont celles qui en
font un texte archaïque. On peut en effet y reconnaître deux
traits communs à ce genre de documents : le parallélisme du
rythme, que nous avons reconnu, après Dodd et d'autres,
et le caractère sémitique du style. C'étaient les deux
principaux signes auxquels J. Jeremiáš se référait dans sa recherche
des ipsissimae voces lesu. Il n'a pas convaincu tout le monde
qu'il y était parvenu. Mais il a du moins aidé à déceler des
sentences archaïques appartenant au fond le plus ancien des
évangiles. C'est le cas pour Le 21, 20-24.
Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc dans la
connaissance des langues sémitiques pour constater que les sémi-
tismes sont aussi apparents dans le texte prélucanien en
21,20-24 qu'en 19, 41-4419. Certes les Kai (« et ») y sont moins
nombreux. Mais au verset 22, on trouve un infinitif
substantive au génitif. Cette construction existe en grec classique,
mais c'est surtout dans la Koinè tardive de mouvance
sémitique qu'elle se développe. L'expression « tomber dans (ou
"par") la gueule de l'épée » est une expression biblique devant
laquelle reculent la plupart des traducteurs modernes, mais
qui n'avait pas effrayé les Septante. Fitzmyer ad /oc,
renvoie seulement à Sir. 28, 18, mais elle se trouve aussi,
avec diverses variantes, en Gen. 34, 26 ; Jos. 8, 24 ; 19, 47 ;
Juges 1,8; Jér. 20, 4 ; 21, 7, etc. — et en Hébr. 11, 34.
On peut à la rigueur expliquer ces expressions par
l'imitation (le « pastiche » comme dit Dodd), consciente ou
inconsciente, des Septante ; mais il est plus probable que nous
avons là, comme en beaucoup d'autres passages, ce « grec de
traduction » qui suppose un substrat sémitique. Les attribuer

19. Le 21, 20-24 est donné comme rédigé en pur « translation greek » par
R. A. Martin, Syntax Criticism of (...) the Gospel Passion Accounts, Lewiston
(ny), 1989, p. 50.
Les écrits de Luc 171

en tout cas à l'auteur de l'Evangile de Luc et des Actes des Apôtres


est impossible depuis qu'il a été démontré par R. A. Martin
que les sémitismes sont aussi rares dans la seconde partie
des Actes, où Luc compose et rédige par lui-même, qu'ils sont
abondants dans la première partie20.
Les réminiscences des prophètes, ou les allusions à leurs
écrits ne sont pas moins nombreuses que pour 19, 41-44.
Fitzmyer et Focant, après beaucoup d'autres, pensent que le
mot désolation (erèmôsis) a été suggéré par Г « Abomination
de la Désolation » de Me 13, 14, en vertu de l'idée préconçue
que Marc est l'unique source littéraire de Luc dans le passage.
Mais Dodd avait montré que le mot, extrêmement fréquent,
et exprimant une idée fréquente dans les écrits prophétiques,
pouvait venir de ce qui est la vraie source de la péricope,
l'Ancien Testament, sans avoir besoin de passer par Marc.
Le mot « colère » pour signifier la « colère de Dieu », comme
en Mt. 3, 7 ; Le 3, 7, rappelle le « lieu classique » sur le « jour de
colère », Soph. 1, 14-15 (où l'on trouve aussi « détresse ») et les
nombreux textes apparentés. Sur « foulée aux pieds par les
Nations », cf. Zach. 12, 3. Pour plus amples références, voir
Dodd, art. cit., p. 78 s.
Nous avons donc en Le 21, 20-24 la confluence de deux
traditions, vraisemblablement écrites (cf. Le 1, 1-2), l'une
représentée par Me 13, 14-20, l'autre venant d'un autre fonds,
pleine de réminiscences de l'Ancien Testament, et dont on
peut seulement dire qu'elle est prélucanienne.
Si cependant il faut accorder une priorité chronologique à
l'un des deux textes, c'est le texte prélucanien qui a le plus de
chance d'être ancien, non seulement à cause de ses archaïsmes
de forme, mais aussi parce qu'à regarder de près, comme le
notait Dodd, ce sont les éléments empruntés à Marc qui sont
insérés dans un ensemble non marcien, et non l'inverse. Ce que
les deux sources ont en commun, c'est surtout le début : « Quand

20. Cf. R. A. Martin, Syntactical Evidence of Aramaic Sources in Actes I-XV,


New Testament Studies, 1967.
172 André Mehat

vous verrez... alors... » Cette structure est commandée par


le genre littéraire, et se retrouve souvent dans cette sorte
de discours. « Quand vous voyez... » « Quand vous verrez... »
« Si vous voyez... » est le début type d'une exhortation
circonstanciée.
A supposer même que la tradition représentée par Marc
soit antérieure à la tradition prélucanienne, il est impossible
de voir dans Luc ce que Focant appelle une « déseschato-
logisation » de Marc, un passage de l'apocalyptique à la
prophétie inscrite dans le temps humain, du « transhistorique » à
l'historique, car les événements prédits dans Marc, nous
l'avons dit, n'appartiennent pas moins à l'ordre historique
concret que ceux qu'annonce Luc. C'est seulement en 13, 24,
« après cette tribulation » que survient la catastrophe cosmique
préludant à la venue du Fils de l'Homme (Me 13, 26). Il semble
que le rédacteur de Me 13, 14-20 ait pensé à des événements
comme ceux auxquels se rapportent Dn. 9, 21 et le Ier livre
des Maccabées : un coup de force contre le Temple supposant
une occupation militaire de la ville et une répression s'éten-
dant à la Judée. Dans ce cas Mathathias et les siens avaient
donné l'exemple à suivre : fuir dans les montagnes où il est
plus facile de se cacher, au risque d'y mourir de faim et de
soif. De toute manière il s'agit d'armées en marche semant la
terreur et dont il ne faut pas attendre l'arrivée. Les Juifs de
Palestine ont pu croire plusieurs fois qu'ils allaient se trouver
dans cette situation, déjà sous Hérode avec l'affaire des
boucliers votifs, sous Pilate avec celle des enseignes qu'il
voulait faire entrer dans le Temple ; enfin en 41 avec les
projets sacrilèges de Caligula. Dans ce contexte, on s'explique
assez bien l'annonce des persécutions et l'exhortation à ne
pas fléchir qui précèdent (Me 13, 9-12).
S'il faut risquer encore une incursion dans la lellus
incognito de la préhistoire des évangiles, le texte suivi par Luc
pourrait appartenir à l'évangile des « Hellénistes », déjà
traduit en grec, mais dans un « grec de traduction » très littéral,
évangile qu'ils ont emporté avec eux lorsqu'ils ont dû quitter
Les écrits de Luc 173

Jérusalem. Au contraire Marc, avec ses expressions énigma-


tiques (« Que le lecteur comprenne ! » « Là où il ne faut pas »,
allusion sans référence à Daniel), refléterait les prudences des
« Hébreux », suspects à Jérusalem d'hostilité au Temple. C'est
Matthieu, écrivant loin de la Ville, qui a en partie décrypté
l'oracle, en donnant la référence à Daniel et la mention moins
obscure du « Lieu Saint ». Luc, écrivant vers 60, au moment
où la tension s'accroît entre Juifs et Romains, mais pour un
public non juif, aura préféré la version qui prévoit un siège
de Jérusalem comme celui de — 586 et un châtiment mérité
à ses yeux par le refus opposé par les Juifs dans l'ensemble
aux prédicateurs de la mission. Cependant, tenu par
l'autorité (celle de Pierre ?) attachée à l'évangile « selon Marc »,
il a essayé tant bien que mal de concilier les deux traditions.
Ces deux traditions avaient en commun de prédire une
catastrophe nationale analogue à celles qui s'étaient
produites sous Nabuchodonosor et sous Antiochus Epiphane.
Or c'est un principe de bon sens généralement admis en
exégèse, que le fonds commun à deux traditions par ailleurs
divergentes a des chances d'être ancien, sinon originel. II
semble bien que ce soit le cas des prédictions concernant le
destin de Jérusalem. Celles que nous avons étudiées forment
avec d'autres un faisceau de péricopes cohérent, mais dont
les relations mutuelles ne nous paraissent pas claires. Nous
ne chercherons pas pour le moment à en faire l'histoire,
comme beaucoup s'y sont essayés. Qu'il suffise d'avoir noté
que rien n'oblige à les situer après 70. Dès lors la datation
tardive de Luc ne repose sur aucune base solide, et il y a
contre elle au moins une raison très forte.

V / Les sept silences des Actes

La date des Actes des Apôtres est généralement fixée d'après


celle de V Evangile de Luc, dont ils font mention (Ac. 1, 1). Si
celui-ci est daté après la ruine de Jérusalem, à plus forte
174 André Mehat

raison les Actes ne peuvent être que postérieurs à 7021. Mais


la date de l'Evangile restant incertaine, on peut suivre la
démarche inverse. Car la date des Actes, à notre avis, et malgré
toutes les opinions contraires, peut être fixée avec une grande
probabilité, comme elle Га été par toute une lignée de savants,
au premier rang desquels figure Harnack. Celui-ci s'est attaché
surtout à la finale des Actes, qui laisse Paul à Rome en procès,
sans nous dire l'issue de ce procès. On peut négliger la plupart
des explications données de ce silence étrange. Elles reviennent
à dire : le théologien Luc n'a pas donné cette information
parce qu'elle n'était pas de son sujet. C'est se faire une curieuse
idée des intentions de l'écrivain et de sa personnalité, de se le
représenter soutenant une thèse théologique avec tant
d'application que d'écarter tout ce qui n'y concourt pas strictement.
L'auteur, qui a consacré tout un chapitre à raconter les
péripéties d'une navigation mouvementée et d'un naufrage,
n'aurait pas jugé bon de nous informer des dernières phases
d'un procès où Paul ne risquait pas moins de perdre la vie ?
La seule hypothèse plausible est qu'à la date où Luc termine
les Actes, le procès est encore en cours.
Un argument tiré d'un silence, dit-on, argumentům a
silentio, n'est pas décisif. Certes, mais il est un indice à ne pas
négliger, à moins qu'on en ait une bonne explication. Celui-ci
a d'autant plus de poids qu'il n'est pas le seul qui fasse
problème. И у a sept silences qui s'expliquent mal si les Actes
ont été écrits après 70. Les six autres ne sont pas moins
étonnants que celui que nous avons dit :

2. La mort de Jacques, « frère du Seigneur », en 62.


3. La persécution de Néron en 64.
4. La mort de Pierre, peu après cette date.

21. Nous nous écartons ici de G. Bouwman (cf. n. 1). Il place la rédaction
des Actes avant 70 et celle de Luc après cette date ; mais son argumentation
repose pour l'essentiel sur les prétendues prédictions post eventum de la chute de
Jérusalem. Il admet d'autre part qu'un Proto-Luc a précédé les Actes et
l'Evangile.
Les écrits de Luc 175

5. La mort de Paul vers le même temps.


6. La mort de Néron en 68.
7. La guerre de Judée, la ruine de Jérusalem et du
Temple en 70.

Un silence ne prouve rien de manière absolument certaine.


Soit. Mais sept silences et de quelle importance ! Non
seulement il serait étrange que l'auteur, s'il connaissait ces
événements, n'en ait pas parlé, mais on peut affirmer que, s'il les
avait connus, il aurait écrit son livre autrement qu'il l'a fait.
Reprenons les omissions une par une.
Jacques est un personnage important dans les Actes. Il
représente le judéo-christianisme de stricte obédience, qui a
cherché avec constance à maintenir les traditions juives, le
culte du Temple, l'observation de la Loi, à rester juif parmi
les Juifs. Sa mort, ordonnée par le grand-prêtre, comme en
témoigne Flavius Josèphe, n'est-elle pas la démonstration
que les judéo-chrétiens s'étaient enfermés dans une impasse ?
Pouvait-on désarmer l'hostilité du sacerdoce de Jérusalem,
qui oblige la mission à se tourner vers les païens, selon une
idée commune à Luc et à Paul ? Les Actes racontent
longuement les faits qui ont entraîné la mort d'Etienne, le premier
martyr. Pourquoi Jacques, le Mineur comme l'appelle la
tradition, n'a-t-il pas droit même aux deux lignes accordées à
la mort de l'autre Jacques, le frère de Jean, le fils de Zébédée ?
La même question se pose pour la mort de Pierre, alors
que Pierre joue un tel rôle dans les douze premiers chapitres
des Actes. Il faut que ce soit l'évangéliste Jean, ou l'un de
ses disciples, qui nous parle de la mort « par laquelle il devait
glorifier Dieu » (Jn 21, 19).
Divers auteurs ont prétendu trouver une allusion à la
mort de Paul au chapitre 20 des Actes. Paul, s'adressant aux
anciens d'Ephèse, leur dit : « Maintenant, prisonnier de
l'Esprit, me voici en route pour Jérusalem ; je ne sais quel y
sera mon sort, sinon que, l'Esprit Saint me l'atteste, de ville
en ville, chaînes et tribulations m'attendent. Je n'attache
176 André Mehal

d'ailleurs aucun prix à ma vie (...) Et maintenant je sais que


vous ne verrez plus mon visage » (Ac. 20, 22-24). Ces mots
ont Jérusalem pour horizon, et Paul est mort à Rome ; il
prévoit « chaînes et tribulations », non la mort, même s'il en
accepte le risque. Et à moins qu'il ait fait le voyage de
Césarée ou de Rome, aucun Ephésien n'avait « revu son
visage » à la date à laquelle se termine le récit des Actes.
Le silence le plus étonnant est celui qui entoure la
persécution de Néron. Telle que la décrit Tacite, une foule énorme
(multitudo ingens) y périt dans d'effroyables supplices. On a
essayé, sans raisons sérieuses, de réduire la portée du
témoignage de Tacite. On a affirmé — argumentům a silentio l
— que la persécution n'avait sévi qu'à Rome et qu'elle avait
duré peu de temps. On a contesté le mot de Tertullien
(institutům neronianum) attribuant à Néron l'origine des
persécutions. Il est pourtant certain que c'est à partir de 64 que
les magistrats ont commencé à distinguer les chrétiens des
Juifs et donc posé le fondement de poursuites judiciaires
contre une « religion illicite ». Le coup dut être aussi dur pour
la communauté chrétienne qu'a pu l'être de nos jours la Shoa
pour la communauté juive. Supposons un écrit non daté
décrivant quelque courant de la vie juive en Allemagne dans
le premier tiers du xxe siècle, et ne contenant pas la moindre
allusion au génocide. Qui n'en conclurait qu'il a été écrit
avant 1933 ?
On a prétendu que Luc ne tenait pas à réveiller de mauvais
souvenirs qui risquaient de troubler la tranquillité où les
Flaviens laissaient les chrétiens. Mais d'où tient-on que sous
les Flaviens il n'y a pas eu de persécutions, en dehors une
fois de plus de l'argument du silence22 ? Pour l'affirmer, il
faudrait en savoir beaucoup plus que nous n'en savons sur

22. Le témoignage de Tertullien sur ce point (Apologétique 5, 7) a peu de


valeur. Il a pu conclure à l'absence de persécutions du même silence que nous
constatons. Cette absence confortait sa thèse que seuls les mauvais empereurs,
Néron et Domitien, avaient été persécuteurs, alors que nous avons des preuves
qu'il y a eu des martyrs sous Trajan et Marc Aurèle.
Les écrits de. Luc 177

une période particulièrement obscure de l'histoire de l'Eglise.


Certes les Actes montrent la justice romaine sous un jour
assez favorable, comme un rempart contre les attaques des
Juifs ; mais la conduite des magistrats romains à Philippes,
et surtout pendant la captivité de Paul à Césarée mérite
moins d'éloges. La persécution de Néron avait certainement
laissé des souvenirs assez profonds et durables pour que le
silence de Luc ait pu ne pas paraître suspect à ses lecteurs
s'il écrivait après 64. . • !• ;
Qu'avait-il à perdre à en parler ? Ne pouvait-il tout mettre
sur le compte de cet empereur décrié, dont « la mémoire »
avait été « condamnée », comme le feront les apologistes à la
fin du 11e siècle ? C'était une manière de faire sa cour aux
Flaviens que de rappeler en toute occasion les crimes et les
turpitudes de Néron :.Flavius Josèphe n'y manque pas. Au
contraire dans les Actes il n'est question de « César » qu'en
termes parfaitement respectueux, comme étant le gardien dû
droit. On se l'explique assez bien si Néron règne au moment
de la rédaction du livre — gare à l'accusation de lèse-majesté ! —
beaucoup moins bien si Néron est mort, dans les conditions
qu'on connaît.
Enfin, si l'on a pu imaginer des allusions à la ruine de
Jérusalem dans l'Evangile de Luc, personne n'en a signalé
à ma connaissance dans le livre des Actes, malgré la place
qu'y tient Jérusalem. La première partie se déroule presque
tout entière dans la Ville, ou en relation étroite avec les
chrétiens de Jérusalem. Dans la deuxième partie, le dernier voyage
de Paul vers la Palestine tient une grande place ; et les
péripéties de son séjour et de son arrestation font' de la Ville et
du Temple des témoins muets, mais d'une extrême
importance, de la tragédie où il faillit périr. \ >< •!.•! >.
Cette raison, tirée des silences des Actes, nous paraît
suffisante pour les situer à date haute, et a > fortiori pour
faire remonter bien avant 70 l'Evangile de Luc. D'autres
raisons ont été avancées en faveur de dates hautes/ en
particulier par J. Munck et Mattil. Elles ne donnent que des vrâi-
BHR 7
178 André Mehai

semblances, mais elles confirment la quasi-certitude établie


sur les silences que nous avons énumérés. Elles méritent à ce
titre d'être retenues. En voici quelques-unes.
1. La place restreinte du merveilleux dans les Actes
canoniques fait contraste avec l'inflation du miraculeux et du
romanesque dans les Actes tardifs de Jean, de Pierre, de Paul,
de Thomas, etc.
2. L'importance donnée au martyre d'Etienne s'explique
mieux si aucun des fondateurs de l'Eglise (excepté Jacques,
fils de Zébédée) n'a encore été mis à mort.
3. L'existence des « sections-nous » s'explique mieux si
leur auteur est celui du livre entier et s'il écrit peu de temps
après les événements que par l'hypothèse d'un « journal de
voyage » utilisé longtemps après sa rédaction.
4. L'exactitude des références aux personnages
historiques directement mêlés aux événements, Felix, Festus,
Agrippa I, Agrippa II, Bérénice, fait contraste avec
l'inexactitude des informations reçues par ouï-dire (Theudas...). Elle
donne à penser que l'auteur a suivi de près et
personnellement les faits qu'il rapporte.
5. Le scepticisme que nous avons exprimé concernant
l'usage de considérations théologiques pour dater les textes
n'empêche pas qu'on puisse en tirer une confirmation. Les
Actes dans leur première partie tournent presque
uniquement — il serait facile de le montrer — autour d'une question
majeure : celle de l'admission des non-juifs (Samaritains et
« Grecs ») dans une Eglise d'abord tout entière juive et
demeurée à dominance juive ; fallait-il ou non obliger les
païens convertis aux observances mosaïques et à la
circoncision ? Or c'est précisément une question brûlante pour les
Galates de Paul et pour Paul lui-même. Les Actes doivent
donc se situer à peu près dans la même période que YEpître
aux Galaies, écrite vers 56, et non vingt ou trente ans plus
tard.
La deuxième partie des Actes est centrée sur l'accueil fait
à Paul dans les synagogues, le rejet de l'Evangile par les Juifs,
Les écrits de Luc 179

et la prédication aux païens consécutive. Or le ' problème


majeur de VEpîire aux Romains est précisément celui que pose
le passage de l'Evangile des Juifs aux païens. On pourrait
mettre en exergue à cette partie les mots de Rm 11, 11 :
« Grâce à la faute (des Juifs) les païens sont sauvés pour
exciter leur jalousie. » Ou encore Rm 11,31 : « Maintenant
vous avez trouvé miséricorde à cause de leur désobéissance :
de même eux ont désobéi à cause de la miséricorde dont vous
avez bénéficié, afin qu'eux aussi obtiennent .miséricorde. »
Or VEpîîre aux Romains est de 57-58.
Au contraire, malgré la rareté des documents, il semble
qu'après 70 l'Eglise de Jérusalem a complètement perdu son
rôle dirigeant. « L'Eglise de la Circoncision », ou s'est fondue
dans « l'Eglise des Nations », ou s'est marginalisée, ou a rejoint
le judaïsme. Les questions traitées dans les Actes ont cessé
d'être d'actualité. Je ne perçois quant à moi aucun signe de
cette distance prise par rapport aux événements relatés qui
a conduit F. F. Bruce à se rallier récemment à la datation
tardive qu'il avait jusqu'ici écartée. Nous daterons donc les
Actes peu après les derniers événements qu'ils relatent, soit
en 62-63. L'Evangile de Luc leur est antérieur, à plus forte
raison les évangiles qu'il a connus et utilisés.

Nous avons dû l'admettre après avoir longtemps considéré


comme sûre l'opinion majoritaire, sur laquelle à vrai dire ne
s'est établi qu'un consensus très imparfait. La conclusion
s'est imposée avec une telle force que nous partageons
l'étonnement de John A. T. Robinson quand il s'est aperçu
que la datation tardive reposait sur des bases
extrêmement faibles, « des déductions de déductions » comme il
dit, et qu'une datation haute était seule acceptable. Dès
lors on ne peut s'empêcher de se poser la question : d'où vient
le succès de la datation tardive ?
Si l'on s'abstient de sonder les reins et les cœurs, et si l'on
ne veut pas manquer au respect dû malgré tout aux savants
180 André Mekal

qui en ont été et en sont encore partisans, on peut néanmoins


avancer quelques hypothèses. La datation relativement
tardive est apparue comme une voie moyenne entre les outrances
hégéliennes de Г « Ecole de Tubingen », dans la première
moitié du xxe siècle, et des opinions ultraconservatrices, dont
les tenants ne cachaient pas leurs arrière-pensées théologiques.
Ceux-ci, considérés comme des retardataires indécrottables
(siick-in-mud, selon l'expression pittoresque de G. H. Dodd),
ont entraîné dans leur discrédit les opinions justes qu'ils
défendaient, à côté de positions intenables.
La recherche savante dans sa grande majorité a pris la
voie moyenne pour hypothèse de travail. Au point
qu'aujourd'hui une remise en cause de la datation entraînerait des
révisions qu'il faudrait plus que jamais qualifier de
déchirantes, car on devrait déchirer et jeter au panier la plus grande
partie de ce qui s'est écrit depuis cent ans sur le Nouveau
Testament. « Depuis vingt ans j'ai perdu beaucoup de science
« disait un illustre philologue, faisant allusion à la révision,
survenue dans les années 1930 et suivantes, des opinions
reçues concernant 1' « orphisme ». Tout le monde ne s'y résigne
pas d'aussi bonne grâce.
Il se peut que nous soyons au début d'une révision du
même ordre, en ce qui concerne le Nouveau Testament.
L'histoire de la recherche en philologie en a connu d'autres
exemples, et aussi des exemples des résistances qu'elles ont
rencontrées. Maïs les opinions justes finissent toujours par
l'emporter, on peut du moins l'espérer.

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