Vous êtes sur la page 1sur 18

Les reliques,

un enjeu de pouvoir
Reliques et pouvoirs*

Sofia BOESCH GA]ANO

La relique et sa légitimation historiographique

Avec le concile de Trente, qui réaffirme formellement la fonction médiatrice


des saints et la légitimité de leur culte, on peut considérer comme terminée la
longue période de débat théologique qui vit s'affronter les réformateurs con-
damnant le culte des saints d'un côté et les catholiques le défendant de l'autre.
Depuis le milieu du XVIe siècle, l'érudition ecclésiastique a joué un rôle
important pour soutenir l'effort théorique. Dès lors et jusqu'au XVIne siècle,
elle s'est efforcée de confirmer l'existence historique des saints, à travers l'ana-
lyse de tous les témoignages possibles sur leur identité et l'ancienneté de leur
culte: la vérité historique s'est affirmée comme défense unique et définitive de
la sainteté et du culte des saints. Pour apprécier l'importance de ce travail
dans l'histoire de l'Église, il suffit de penser au Martyrologium Romanum 1 de
Cesare Baronio et .au monumental ouvrage des pères bollandistes, les Acta
Sanctorum 2 . Cet extraordinaire effort d'érudition historique a trouvé une
reconnaissance officielle dans l'œuvre de Prospero Lambertini, le futur pape
Benoît XIV: son De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione réu-
nissait les résultats de l'élaboration critique mise au point au siècle précédent
et organisait l'abondante matière relative à la reconnaissance de la sainteté et
à la légitimité du culte des saints, en mettant en relation les aspects théologi-
ques, canoniques et historiques de cette imposante question3 .
Les reliques deviennent un objet d'enquête, objet capable de confirmer
l'ancienneté du culte mais aussi de le démentir, tour à tour maillon faible ou
fort dans la chaîne des témoignages historiques. On pourrait donc dire que ce

*traduction de l'italien par Cinzia Pignatelli.


1 Martyrologium Romanum, éd. C. BARONIO, Rome, 1584, 2• éd. 1586.
2 Acta Sanctorum quotquot toto orbe coluntur, publiés à partir de 1643.
3 BENEDICTUS XIV, De Servorum Dei beatificatione et Beatorum canonizatione, Bologne, 1734-1738.
256 SOFIA BOESCH GA]ANO

grand effort de l'historiographie ecclésiastique confère aux reliques une légiti-


mation théorique et historique: les corps saints en tant que corps de saints
ayant réellement existé sont par conséquent des objets pourvus d'un pouvoir
capable de rayonner vers l'extérieur et d'imprégner non seulement le lieu de la
sépulture mais aussi tous les objets venant en contact avec eux. Les reliques
des saints sont considérées comme une preuve tout à fait certaine du pouvoir
des saints aussi bien durant leur vie qu'après leur mort, comme des garants de
la survie de l'âme et de la résurrection des corps à la fin des temps.
La confirmation théologique de la légitimité du culte et l'étude érudite des
reliques dans le but de montrer la réalité historique des saints n'assurèrent pas
immédiatement aux reliques leur légitimation historiographique, c'est-à-dire
leur reconnaissance comme objet digne d'analyse dans le but de la reconstitu-
tion historique intégrale d'une période, d'une société, d'une institution. Il faut
surtout songer à ce que représenta l'époque des Lumières dans la culture
européenne. Entre 1821 et 1822, l'ouvrage de Collin de Plancy, Dictionnaire
critique des reliques et des images miraculeuses, proposait une conception de
l'authenticité des reliques, au niveau religieux et cultuel, inscrite dans la
lignée de la tradition qu'avait élaborée l'âge modeme4 .
Il n'était pas facile de soustraire les reliques à l'ambiguïté religieuse et à la
méfiance psychologique, pour ne pas dire scientifique, qu'elles avaient cataly-
sées au cours des siècles. Cette méfiance pouvait être partagée, pour des rai-
sons différentes, par des chercheurs aussi bien croyants que non croyants. On
tendait à étudier davantage la critique du culte, apparue pendant la période
traditionnellement considérée comme la plus sujette à des tendances
«irrationnelles», le Moyen Âge, qu'à réfléchir au problème de fond: comment
s'était élaboré historiquement le culte des dépouilles mortelles de ceux qui
avaient témoigné leur foi de façon tellement exemplaire durant leur vie qu'ils
devenaient dignes de vénération après leur mort?
Dans la première moitié du xxe siècle, les traces d'un intérêt proprement
historique pour cette question sont peu nombreuses, même si l'on assiste à un
important renouveau historiographique. Il ne faut pas négliger, parmi d'autres,
les allusions figurant dans Les rois thaumaturges de Marc Bloch, et qu'il éclaire de
sa géniale interprétation5 . Il ne faut pas oublier non plus quelques essais par-
tiels, auxquels la rigueur terminologique et la vigueur interprétative ne font pas

4 ].A. S. CowN DE l'LANCY, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1821-22.
5 M. BLOCH, Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale parti-
culièrement en France et en Angleterre, Préface de]. LE GoFF, Paris, 1983.
Reliques et pouvoirs 257
défaut6 . Dans cet ensemble se détache tout spécialement la recherche innovante
de Nicole Herrmann-Mascard: ayant recueilli systématiquement tous les
témoignages relatifs aux origines et à l'histoire du culte des reliques, l'auteur a
en effet pu reconstruire leur parcours depuis les origines, en prêtant une
attention particulière à la dimension juridique et institutionnelle de la ques-
tion7.
L'étude des reliques du point de vue historique et anthropologique, essen-
tiel pour comprendre les origines du culte des saints et en expliquer l'extraor-
dinaire succès, s'est imposée au début des années '80 avec l'interprétation de
Peter Brown, aux effets ravageurs: l'auteur enlève définitivement au culte des
saints sa dimension populaire pour en faire une création originale des élites
intellectuelles des premiers siècles de la chrétienté, une réponse à des besoins
de protection à la fois matérielle et spirituelle. Le tombeau du saint et par con-
séquent ses reliques sont la pierre sur laquelle se fonde ce culte, la structure
porteuse des nouvelles institutions ecclésiastiques, le fondement d'un nou-
veau pouvoir dans les sociétés méditerranéennes en voie de transformation
profonde du point de vue politique, social et religieux8 . Cette interprétation a
évidemment suscité des polémiques et s'est attiré des critiques, car elle réduit
la valeur théologique (basée sur l'imitation du Christ) du choix du martyre
puis de la sainteté de vie et par conséquent du culte voué aux saints9 . La thèse
originelle de Peter Brown n'a pas perdu de sa force à la suite d'approfondisse-
ments visant à tenir compte d'un plus grand nombre de composantes pour
expliquer ce phénomène tellement complexe 10 .
Le caractère radical de l'interprétation de Peter Brown me semble avoir
définitivement légitimé les reliques comme objet d'étude historique. Les reli-
ques sont donc reconnues comme dignes d'intérêt pour l'historiographie, sur-
tout médiévale, et sont devenues un instrument pour connaître la mentalité,

6 Cf. les bibliographies dans: Agiografia altomedievale, dir. S. BoESCH GAJANO, Bologne, 1976; Saints and
their Cuits. Studies in Religious Sociology, Folklore and History, dir. S. WILSON, Cambridge, London, New
York, 1983;]. DUBOIS,j.-L. LEMA!IRE, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, 1993.
7 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Lille, 1975.
8 P. BROWN, The Cult of the Saints, Chicago, 1981; trad. française Paris, 1983.
9 Cf. ]. FoNTAINE, «Le culte des saints et ses implications sociologiques. Réflexions sur un récent

essai de Peter Brown», Analecta Bollandiana, 100, 1982, p. 17-41; C. PIÉTRI, «Les origines du culte
des martyrs (d'après un ouvrage récent)», Rivista di archeologia cristiana, 1984, p. 293-319, publié à
nouveau dans C. PiÉTRI, Christiana Respublica. Eléments d'une enquête sur le christianisme antique, Il,
Rome, 1997, p. 1207-1233; le colloque Les fonctions des saints dans le monde occidental, Rome, 1991
(Collection de l'École Française de Rome, 149) avait aussi été conçu comme une réponse à la thèse
de P. BROWN.
10 P. BROWN, «The Saint as Exemplar in Late Antiquitp, Representations, 1, 1983, p. 1-15; P. BROWN,
Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Londres, 1992; P. BROWN,
«'Arbiter of Ambiguity': a Role of the Late Antique Holy Man», Cassiodorus, 2, 1996, p. 123-142.
258 SOFIA BOESCH GAJANO

la société, les institutions 11 ; elles vont apparaître comme l'un des indicateurs
les plus intéressants pour l'histoire des sociétés, non seulement pour la chré-
tienté de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge -traditionnellement considérés
comme le terrain privilégié de cette forme de culte -, mais pour le christia-
nisme de tous les siècles ainsi que pour les multiples formes revêtues par cette
religion dans les différents contextes ethniques et culturels où elle s'est répan-
due, et pour bien d'autres religions encore. Il faut ajouter que les études
récentes sur la mort, la gestion du corps, la sépulture, la sacralité des cimetiè-
res, constituent pour plus d'un aspect une contribution à la question des reli-
ques.
je crois toutefois que l'historiographie n'a pas encore appréhendé le
"noyau" dur du problème: la relique comme objet historique et son "statut"
méthodologique et historiographique. L'organisation de ce colloque par
Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius me paraît donc particulièrement
bienvenue: je les remercie de m'avoir offert l'opportunité d'y participer. je sai-
sis l'occasion pour proposer quelques réflexions sur l'identité, les fonctions,
l'usage des reliques, à partir d'un modeste mais significatif dossier hagiogra-
phique, qui permet de reconnaître des persistances et des transformations,
alors que la conclusion essaiera de dégager quelques justifications pour expli-
quer le succès du culte.
Pour ce qui concerne l'identité de la relique, on peut parler d'une véritable
identification entre le saint et sa dépouille mortelle. En 1990 le corps de
Célestin V fut volé de la basilique de Collemaggio à L'Aquila et retrouvé avant
qu'une quelconque demande de rançon ne fût formulée; le retour de la
dépouille fut salué comme celui du saint en chair et en os: «Célestin est
revenu», lisait-on sur les affiches collées le long des rues de la ville.
Les reliques peuvent pourtant n'être qu'un objet de culte, un objet que
j'oserais appeler passif, qu'on prie et qu'on touche. Mais le plus souvent, le
culte mentionné dans les sources montre que la relique est perçue comme un
objet doté d'un pouvoir immanent: objet actif donc, sans référent extérieur,
sans relation directe et consciente avec un saint bien précis -malgré les justi-
fications théologiques sur lesquelles insiste la pastorale. La relique peut en
effet accomplir des miracles indépendamment de la référence à un saint. Et la
"reconnaissance" d'une relique comme thaumaturgique peut précéder et par
conséquent entraîner la "reconnaissance" d'un saint. Il suffit de rappeler l'épi-
sode de l'invention des reliques des saints Gervais et Protais, qui se déroula à

u P. DINZELBACHER, «Die 'Realpràsenz' des Heiligen in ihren Reliquiaren und Gràbem nach Mittelal-
terliche Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, dir. P. DINZELBACHER, P. BAVER, Ost-
fildem, 1990, p. 115-174; A. ANGENENDT, Heiligen und Reliquien. Die Geschichte ihres Kults vomfrühen
Christentum bis zum Gegenwart, Munich, 1994.
Reliques et pouvoirs 259
Milan en 386 et qui nous est raconté par l'évêque de Milan, Ambroise: les reli-
ques attestent leur propre identité, car la guérison d'un aveugle montre leur
vertu thaumaturgique et permet de les reconnaître comme appartenant à des
martyrs ayant réellement existé et qui sont donc les véritables auteurs de la
guérison 12 . On peut aussi rappeler l'invention "miraculeuse", au XIXe siècle,
des reliques de la sainte martyre romaine Philomène, héroïne d'un culte des-
tiné à renforcer le sentiment religieux ébranlé par les grandes transformations
idéologiques, politiques et sociales de l'Europe des Lumières puis révolution-
naire13. On peut enfin signaler les nombreux cas de corps non corrompus ou
exhalant de suaves parfums en contradiction avec toutes les lois de la nature,
qui "révèlent" par ce biais leur identité de corps saint, ayant appartenu à un
saint14.
La relique se présente donc comme un produit social, son identité même
étant établie par une institution ou une collectivité, qui détermine et organise le
culte et surtout transforme la relique d'objet passif de culte en un "lieu" où se
concentre une force capable d'accomplir des miracles. Cette transformation
n'est pourtant pas réalisée une fois pour toutes: la propriété thaumaturgique
n'est pas acquise pour toujours. Dotée d'une identité et d'une force qui lui sont
propres, la relique "résiste" difficilement en dehors de la gestion ecclésiastique
qui, alimentant le culte et la foi dans son pouvoir, garantit une relation continue
entre la foi spirituelle dans le saint et le pouvoir thaumaturgique du saint.
Comme on le voit, le problème de l'identité est lié à celui du pouvoir de la
relique. Le pouvoir se configure comme un pouvoir intérieur, immanent -
appelé virtus dans les textes latins -, une sorte de mana, reconnu pour lui-
même, au-delà des manifestations extérieures qui servent pourtant à le confir-
mer. Mais le pouvoir a aussi une dimension qu'on pourrait appeler extérieure
ou sociale: la relique confère en effet un pouvoir, voire des pouvoirs, à un
individu, une collectivité, une institution. Ces deux aspects ne sont pas néces-
sairement liés: le besoin de s'approprier une relique ne correspond pas tou-
jours au pouvoir "manifeste" de la relique, à une virtus active. La relique
apparaît souvent comme un objet précieux, qui donne du prestige au-delà de
la manifestation visible et pour ainsi dire "quotidiennement" active de son
pouvoir intérieur.
Le problème fondamental consiste alors à savoir comment se construit le
pouvoir des reliques et qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.

12 AMBROISE DE MilAN, Epistulœ, 22, PL, 16, col. 1070.


13 S. lA SALVIA, «L'invenzione di un culto: S. Filomena da taumaturga a guerriera della fede», Culto
dei santi, istituzioni e classi sociali in età preindustriale, dir. S. BOESCH GAJANO, L. SEBASTIAN!, Roma,
L'Aquila, 1984, p. 873-956.
14 ].-P. ALBERT, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990.
260 SOFIA BOESCH GAJANO

Du corps à la relique
La reconnaissance du caractère religieux exceptionnel d'un saint se fonde
sur le processus par lequel le protagoniste le "construit". À l'origine, il y a un
choix: choix du martyre, choix de préférer au monde une vie solitaire ou
communautaire, choix pastoral ou missionnaire. Ce choix est suivi par des
comportements, qui caractérisent les protagonistes de la sainteté: pratique de
la charité, exercices ascétiques, expériences spirituelles. Le corps est la réalité
physique dans laquelle s'inscrit le parcours spirituel.
La capacité de maîtriser son corps, en dépassant ce qu'on considère
comme les limites de la nature humaine -jeûnes, pénitences, dévouement à
son prochain - détermine de façon décisive la reconnaissance sociale d'un
pouvoir surnaturel exceptionnel: les descriptions des multiples formes d'éré-
mitisme réalisées au cours des différents siècles le prouvent de façon exem-
plaire. Tout le monde reconnaît que le saint qui a maîtrisé la nature dans son
corps et dans son esprit peut maîtriser la nature elle-même 15 , c'est-à-dire pro-
téger des dangers, guérir des maladies et même vaincre la mort physique, en
redonnant la vie aux morts. Les rêves, les visions, les prophéties, les expérien-
ces mystiques sont à la fois des manifestations et des preuves de la faculté du
saint d'entrer en contact avec le surnaturel.
La construction de la sainteté -par le protagoniste lui-même et par la
communauté à laquelle il appartient (monastère ou ville) - passe par la com-
munication qui s'établit entre naturel et surnaturel, communication qu'on
estime destinée à durer dans le temps 16 . Le corps d'un saint vivant est déjà un
corps saint, et ne peut que le rester après sa mort. Si chaque saint continue à
vivre dans sa dépouille mortelle, celle-ci garde inaltérés les pouvoirs thauma-
turgiques acquis pendant sa vie. Il faut prêter une attention nouvelle à la rela-
tion qui s'établit entre le saint vivant et son corps dans l'acquisition de
pouvoirs thaumaturgiques, à celle qui se perpétue dans sa dépouille mortelle,
à la transformation du corps en relique, au rapport entre l'ensemble du corps
et ses parties, afin de saisir le lien constant entre théorie et pratique.
La réflexion théologique fonde la légitimité du culte des reliques sur le
caractère sacré du corps du Christ destiné à transmettre un message de salut
spirituel par son incarnation, l'eucharistie, sa mort, sa résurrection, garantie
de la résurrection des corps le jour du jugement dernier. Œuvrant sur le front

15 Cf. É. PATIAGEAN, «À Byzance. Ancienne hagiographie et histoire sociale», Annales E.S.C., 1968,
p. 780-791. Pour le corps dans l'histoire religieuse: C.W BYNUM, Holy Fast and Holy Feast. The Reli-
~ous Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, Los Angeles, London, 1987.
6 Pour le problème en général, cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, Rome, 1999 (Biblioteca essenziale
l.aterza).
Reliques et pouvoirs 261

à la fois de la théologie et de la prédication, Augustin représente une étape


fondamentale dans la confirmation du culte: son parcours va de la théologie
à la pratique de la prédication pour revenir à la théologie. Dans son œuvre
théologique majeure, le De Civitate Dei, il propose en effet le récit des miracles
réalisés par les reliques de saint Étienne: sa réflexion, fondée sur la résurrec-
tion du Christ, présente le pouvoir des saints et de leurs reliques, capables
d'accomplir des miracles de guérison et de résurrection des corps, comme
signe et comme garantie de la possibilité de la résurrection finale de tous les
corps par analogie avec la résurrection du Christ 17 .
Grégoire le Grand représente une nouvelle étape dans l'histoire du chris-
tianisme. Le pape semble moins soucieux de réflexion théorique, plus enclin
à l'exégèse biblique et surtout davantage intéressé à son ministère pastoral et
à la formation du clergé et des fidèles. Son œuvre la plus originale, les Dialo-
gues, se situe dans cet engagement pastoral. Elle se propose de conserver le
souvenir, à travers l'écriture, des vertus et des miracles des saints italiens, par-
faitement dignes de la grande tradition biblique et du christianisme des pre-
miers siècles. Elle représente un pas ultérieur dans la confirmation du culte
des reliques et un témoignage de sa diffusion et de son enracinement dans des
contextes variés. La virtus des saints œuvre à travers leur corps vivant et leur
dépouille mortelle, en sanctifiant aussi les lieux marqués par son contact;
mais cette virtus, que dans le récit on voit agir de façon spontanée, est tou-
jours rapportée théologiquement à Dieu et à la foi en Dieu, à travers le com-
mentaire auquel le pape est sollicité dans le dialogue fictif avec le diacre
Pierre. Parmi toutes les réflexions autour du pouvoir des reliques, les plus
significatives portent sur la guérison de la femme folle ayant passé par hasard
la nuit dans une grotte où avait séjourné Benoît: dans le commentaire du
pape, ce miracle montrerait que la présence matérielle du corps du saint n'est
pas toujours nécessaire pour que la guérison se produise 18 .
On sait que le culte s'était heurté dans un premier temps aux lois romai-
nes qui interdisaient toute profanation des corps, les sépultures étant considé-
rées comme un locus religiosus. jusqu'au VIe siècle en Occident, l'Église

17 AuGUSTIN, De Civitate Dei, XXII, 8, Turnhout, 1955 (Corpus Christianorum, Series Latina, 48),
p. 823-826. Pour l'intérêt général d'Augustin au problème des reliques et des miracles qu'elles
accomplissent (et la bibliographie), cf. S. BoEsCH GAJANO, ~verità e pubblicità: i racconti di miracoli
n
nel libro XXII del De Civitate Dei», 'De Civitate Dei'. L:opera, le interpretazioni, l'iriflusso, dir. E.
CAVALCANTI, Rome, Fribourg, Vienne, 1996, p. 367-388.
18 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 38, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 260),
p. 246-248. Pour une interprétation générale de l'œuvre hagiographique du pape, cf. S. BoESCH
GAJANO, «Narratio e expositio nei Dialogi di Gregorio Magno», Bullettino dell'Istituto Storico Italiano per
il Medio Evoe Archivio Muratoriano, 88, 1979, p. 1-33; S. BOESCH GAJANO, «La proposta agiografica
dei Dialogi di Gregorio Magno», Studi Medievali, s. 3, 21, 1980, p. 623-644.
262 SOFIA BOESCH GA]ANO

respecta généralement la loi romaine, à laquelle en appelle encore Grégoire le


Grand lorsqu'il se justifie auprès de l'impératrice pour ne pas lui avoir envoyé
la tête de saint Paul 19 . Mais bientôt l'Église se souciera surtout de souligner la
relation entre la vie sainte et le pouvoir de la relique, et de confirmer la valeur
primordiale de la foi en Dieu. Dès le IV siècle, on observe toutefois, à côté de
cette préoccupation, une gestion de plus en plus désinvolte des reliques elles-
mêmes. Du temps du pape Damase20 , les corps des martyrs sont transférés
des cimetières suburbains à l'intérieur de la ville de Rome, mais on peut aussi
leur imposer des voyages plus longs, comme c'est le cas pour les reliques
attendues à Rouen en 396 par l'évêque Victrice, qui chante leurs louanges
avec des expressions soulignant leur force immanente, le pouvoir à la fois réel
et symbolique qu'on leur attribuait21 .
Cette dimension collective et éminemment matérielle que prend le culte
des reliques n'en exclut pas une plus individuelle et spirituelle: on considère
en effet que la virtus des reliques peut agir aussi à l'égard des âmes des morts
enterrés ad sanctos 22 . Le succès de cette pratique provoque les interventions
des autorités ecclésiastiques, qui ne manquent pas de souligner par opposi-
tion l'importance des mérites acquis pendant la vie en vue du salut éternel, et
même de mettre en évidence les dangers que peuvent encourir les méchants,
qui auraient exigé d'être enterrés à l'église: Grégoire le Grand consacre à ce
sujet une attention particulière au livre IV des Dialogues 23 .
La demande de reliques favorise leur multiplication: pour satisfaire les
requêtes des fidèles, on transforme en relique non seulement tout fragment
du corps, mais aussi tout objet ayant appartenu au saint, baigné par son sang
ou touché par son corps pendant sa vie ou après sa mort, comme c'est le cas
pour les brandea, glissés dans les tombeaux et retirés imprégnés de sacralité,
ou pour les onguents mis en contact avec le tombeau, ou pour les plantes nées
tout autour. Les reliques, reproduites et multipliées à l'infini, sont portées sur
soi pour s'assurer une protection personnelle, ou sont offertes pour renforcer

19 Pour cet exemple et d'autres semblables, cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques, cité supra n. 7.
° Cf. C. PIËTRI, Roma christiana. Recherches sur l'Église ck Rome, son organisation, sa politique, son idéo-
2

logie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, 1976 (Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et
de Rome, 224).
21 VICTRICIUS, De laude sanctorum, éd. I. MuwERS, Scriptores Minores Galliœ s. N- V, Turnhout, 1985
(Corpus Christianorum, Series Latina, 64).
22 Cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. Dnhumation 'ad sanctos' dans la chrétienté d'Orient et

d'Occident du lW au VII' siècle, Paris, 1988. Sur la mort et la gestion des corps dans la société médié-
vale, cf. C. TREFFORT, EÉglise carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commé-
moratives, Lyon, 1996; M. lAUWERS, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au
Moyen Age (Diocèse de Liège, XI'-XIIF siècles), Paris, 1997 (Théologie historique, 103).
23 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, IV, 52-56, éd. A. DE VoGüÉ, Paris, 1980 (Sources Chrétiennes,

265), p. 176-184.
Reliques et pouvoirs 263

des liens amicaux entre des personnes ou entre des communautés religieuses,
ou même pour confirmer des accords de nature ecclésiastique ou politiqué4 .
La relique devient donc un objet précieux, capable de conférer un prestige
à celui qui la possède: l'enjeu du pouvoir réside dans le contrôle et la gestion
du sacré. je voudrais maintenant proposer un exemple qui me semble parti-
culièrement éclairant pour les problèmes évoqués jusqu'ici.

Gestion et exploitation entre pouvoirs forts et faibles


Vers le milieu du XIIe siècle, une femme mourut dans une grotte sur les
pentes de la montagne où elle avait mené pendant cinquante-neuf ans une vie
de solitude et de pénitence. Cleridona, dite plus tard Chelidonia, avait,
d'après les sources25 , choisi le lieu après une soigneuse enquête: la grotte se
trouvait en effet sur les pentes des monts Simbruini, qui ferment la vallée de
Subiaco du côté opposé aux lieux habités par saint Benoît. À cet endroit
avaient été créés un monastère consacré à sainte Scholastique et un autre
dédié à saint Benoît: ce dernier se trouvait au-dessus de la grotte où le saint
avait vécu la toute première phase de sa vie d'ermite, et était appelé Sacra
Speco (Sainte Grotte). Un peu plus bas avaient été fondés douze petits monas-
tères, sur lesquels Benoît avait exercé l'autorité abbatiale avant de partir pour
une autre expérience, au bout de laquelle il avait fondé l'abbaye du Mont-Cas-
sin26.
Il s'agit de deux sites dépourvus de patrimoine sacré: en les quittant,
Benoît les avait appauvris. La "promotion" du Sacra Speco au XIe siècle repré-
sente l'apogée du grand développement économique et politique de
l'abbaye 27 . Cette construction, destinée à subir de grandes transformations
architecturales et décoratives au XIIIe siècle, surtout du temps d'Innocent III,

24 Cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques ...


25 Le dossier hagiographique comprend différents textes, dont les principaux sont: une ancienne
Vita, datant peut-être de la fin du XIIe siècle, conservée dans un lectionnaire des archives du monas-
tère Sainte-Scholastique à Subiaco, n° XXII, fol. 239v-245v (retranscrite dans une publication locale
avec une traduction italienne par S. Andreotti, Subiaco, 1981); une Vita rélaborée en 1569 par l'his-
torien de Subiaco Guglielmo Capisacchi; une Translatio de peu postérieure à 1578 (AASS, Oct. 6,
p. 366-368; 369-377); beaucoup de références à l'histoire du culte de Chelidonia (dont une autre
Relatio translationis de grande importance) se trouvent dans G. CAPISACCHI, Chronicon Subiacense,
conservé à l'état de manuscrit à la Bibliothèque du Monastère Sainte-Scholastique à Subiaco, fol.
166r-175r. Cf. S. BoESCH GAJANO, «Monastero, città, campagna: il culto di S. Chelidonia a Subiaco»,
Culto dei santi, dir. S. BOESCH GAJANO, L. SEBASTIAN!, cité supra n. 13, p. 227-260; S. BOESCH GAJANO,
Chelidonia. Storia di un culto (à paraître).
26 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 3-8, éd. citée supra, n. 18, p. 140-166.
27 P. DELOGU, «Territorio e cultura fra Tivoli e Subiaco nell'Alto Medio Evo», Atti e memorie della
Sodetà Tiburtina di Storia e d'Arte, 52, 1979 (=Actes du colloque reredità medievale nella regione tibur-
tina), p. 25-54.
264 SOFIA BOESCH GA]ANO

allait se poser en rivale de l'abbaye Sainte-Scholastique, comme pôle à la fois


distinct et dépendant de celle-ci; mais elle allait aussi souffrir de son manque
de patrimoine sacré, sa construction s'étant faite davantage sur un vide (la
grotte) que sur un plein (les reliques) 28 •
Rien d'étonnant donc qu'à la mort de cette femme ermite, qui n'avait eu
durant sa vie qu'une relation épisodique avec le monastère et qui, en choisis-
sant cet endroit, avait voulu sans aucun doute en rester éloignée, le monastère
Sainte-Scholastique - relégué dans une situation d'infériorité par rapport au
Sacra Speco- ait essayé de récupérer son corps sanctifié par la pénitence. En
1168 eut donc lieu la première translation et la déposition des reliques dans
l'enceinte du monastère, dans l'église des pèlerins. La première Vita raconte
que le mauvais temps qui détruisit les récoltes pendant plusieurs années fut
interprété par les populations rurales et par la communauté habitant le petit
castrum de Subiaco comme un signe évident de la volonté de la sainte de res-
ter dans sa grotte, même après sa mort. On la transféra donc à nouveau du
monastère vers la montagne. Le caractère sacré de la précieuse relique poussa
les moines de Subiaco à construire, près de la grotte où la femme avait vécu en
ermitage, un petit monastère de femmes, dont la pénible existence est attestée
jusqu'au début du x.ve siècle29 .
Les reliques de Chelidonia reviennent sur les devants de la scène dans la
deuxième moitié du XVIe siècle, lorsque l'abbé commendataire de Subiaco,
Marcantonio de la grande famille des Colonna, qui détenait le pouvoir dans la
région depuis plus de deux siècles, décida d'appliquer les décrets du concile
de Trente et de procéder à une nouvelle translation, cette fois-ci à l'intérieur
de l'église Sainte-Scholastique, avec une cérémonie dont l'étude se révèle très
intéressante pour le sujet que nous traitons. L'importance attachée à cette
translation est prouvée par les traces qu'elle a laissées dans la documentation
de Subiaco.
En premier lieu, les récits des translations laissent entrevoir le heurt entre
deux points de vue opposés. On fait en effet allusion, de façon plus ou moins
explicite selon les auteurs, à des affrontements entre la communauté du cas-
trum et les populations rurales d'un côté, et l'abbé et la communauté monas-
tique de l'autre. Les premières étaient violemment opposées à la translation,
puisque pendant des siècles s'était conservé le souvenir des conséquences
météorologiques - et évidemment économiques - du transfert du corps: elles
étaient décidées à conserver les reliques, comme garantie de protection collec-
tive, sur cette même montagne qui, fermant la vallée au nord, devait être

28 Cf. P. EGIDI, G. GIOVANNONI, E FEDERICI, I monasteri di Subiaco, 2 vol., Rome, 1904, passim.
29 Cf. S. BOESCH GAJANO, «Monastere», cité supra, no 25.
Reliques et pouvoirs 265
"exorcisée" pour éviter le mauvais temps, comme elle l'avait probablement été
dans l'Antiquité par un culte voué à la déesse de la fertilité Feronia, dont le
nom du site, Morra Feronia, conservait le souvenir. De l'autre côté, l'abbé
commendataire, soutenu par le pape et par le pouvoir de la famille Colonna,
considérait la translation comme nécessaire, en application des décrets du
concile de Trente relatifs au contrôle des cultes, et comme utile pour relancer
le prestige et le caractère sacré du monastère et réaffirmer le pouvoir monas-
tique sur l'ensemble du territoire de Subiaco 30 .
La cérémonie de la translation montre une signification politique et
sociale évidente: dirigée par l'abbé et les moines, elle implique toutes les caté-
gories de la société selon un ordre hiérarchique rigide, comprenant les ordres
religieux et les élites urbaines. Le parcours aussi souligne la fonction de
liaison à la fois sociale et territoriale, puisque l'itinéraire va de la montagne
occupée par les bergers à la plaine peuplée par les paysans et par le petit cas-
trum, doté d'une identité semi-urbaine qui avait causé de nombreux problè-
mes à l'autorité monastique dans les siècles précédents, jusqu'au monastère
Sainte-Scholastique. Ainsi se réalise un parcours de désacralisation de la mon-
tagne et de renforcement de la sacralité de l'institution monastique.
On a l'impression d'assister à un renversement des rôles: les fidèles mani-
festent à l'égard des reliques une dévotion empreinte d'une foi qui ne doit pas
nécessairement toujours passer par le contact direct avec le sacré, alors que les
élites ecclésiastiques renforcent un culte fondé sur le contact matériel avec
l'objet: les reliques représentent dans ce cas un véritable trésor matériel. La
translation reconstitue donc, sous des formes nouvelles et avec de nouvelles
significations et fonctions, le caractère sacré des reliques de la sainte ermite.
Un corps saint, que le monastère avait négligé au point d'en perdre le contrôle
et la gestion, est tout à coup, par un acte de grande intelligence politique,
récupéré dans sa dimension sacrée, grâce à l'exploitation de la tradition hagio-
graphique ancienne et des croyances diffuses. Les reliques changent de
signification: d'objet de culte dans leur intégralité, garant de bien-être, elles
deviennent un objet précieux en soi, dans leurs moindres parties. Un notaire
est chargé de veiller à l'ouverture de la châsse, d'en inventorier le précieux
contenu, de vérifier que le plus petit fragment, même provenant du bois de la
châsse, ne soit perdu ou vole 1. La longue et minutieuse description de la
cérémonie montre à la fois une sorte d'inventio, d'authentification des reliques
et d'inventaire de toutes les pièces qui composent le trésor, contre l'avis de

30Pour les textes cf. supra, n. 25.


31Pour la fonction du notaire dans l'histoire du culte des saints, cf.]. DALARUN, La sainte et la cité.
Micheline de Pesaro (t 1356), tertiaire franciscaine, Rome, 1992 (Collection de l'École Française de
Rome, 164).
266 SOFIA BOESCH GAJANO

ceux qui prétendaient «que tout effort serait vain et qu'après un aussi long
temps on ne trouverait rien». La dévotion des simples fidèles est rigoureuse-
ment freinée et il ne leur est permis que d'y apposer des objets pouvant rete-
nir par ce contact un peu du sacré de la relique.
Au cours de la cérémonie et dans l'affrontement entre les différents
niveaux culturels, on voit affleurer le doute que la diminution des reliques
puisse diminuer leur pouvoir total; ce doute persiste même lorsque les reli-
ques sont définitivement acquises au patrimoine du monastère. L'histoire de
leur gestion qui commence alors voit en effet se mêler de façon significative
les intérêts publics et privés. Ce précieux patrimoine défendu avec acharne-
ment contre les simples fidèles devient un bien à exploiter pour récompenser,
gratifier, créer ou renforcer des relations de parenté et de pouvoir que les
Colonna entretiennent avec des personnalités et des institutions, à l'intérieur
et à l'extérieur de leur famille.
Les reliques sont donc dérobées à la collectivité pour être utilisées dans un
but institutionnel - renforcement du pouvoir religieux et territorial du
monastère -, mais aussi en fonction des relations privées et politiques de
l'abbé, afin d'instituer un réseau hiérarchique, un tissu d'influences et de rap-
ports de dépendance sur le plan à la fois familial, social, institutionnel. Les
reliques, soustraites à la dévotion collective, qui croyait en leur pouvoir per-
manent de protection, même en absence de contact matériel direct, se voient
attribuer une virtus plus spécifique par l'institution monastique: elles sont
insérées dans un espace contrôlé, soumises aux lois de la visibilité savamment
accordée, très rarement exposées, selon une pratique qui s'impose partout.
L'institution monastique réinvente pour ainsi dire le culte officiel de la
sainte à travers de nouvelles versions de sa Vita 32 , et relance le culte de ses
reliques, garantit leur authenticité et leur distribution bien ordonnée dans des
lieux sacrés réaménagés dans ce but. On vise à s'assurer le pouvoir miracu-
leux des reliques: de fait, on les utilise pour augmenter son propre pouvoir,
tout en autorisant le puissant abbé Colonna à en faire un usage privé. Ainsi
réapparaît l'un des problèmes les plus étudiés de l'histoire religieuse, celui des
différents niveaux culturels et sociaux. La croyance dans le pouvoir thauma-
turgique des reliques, comme on l'a vu, acquiert des caractéristiques et des
fonctions qui changent selon les groupes sociaux. Il faudra donc insister sur la
nécessité d'identifier non seulement les différents niveaux, mais aussi les rap-
ports complexes qu'ils entretiennent entre eux.

32 Cf. supra, n. 25.


Reliques et pouvoirs 267

Les raisons du succès


À l'intérieur des différentes composantes de la société, la relation entre
clercs et laïques a sûrement beaucoup marqué l'histoire du culte des reliques,
dès le moment où le culte des saints se lie intimement avec le culte liturgi-
que33 et où les reliques deviennent un élément indispensable à la consécration
de l'autel, l'endroit où l'on accomplit l'acte sacré par excellence, la transforma-
tion du pain et du vin en le corps et le sang du Christ. Entre la fin du xe et le
début du xne siècle, la définition théologique de la présence réelle marque un
tournant qui aura aussi des répercussions sur la pratique cultuelle. Les mira-
cles eucharistiques entrent dans l'histoire du religieux et de l'hagiographie,
comme le prouvent de nombreuses Vies de saints, chargées souvent d'une vio-
lente polémique anti-judaïque. L'aspect matériel de l'eucharistie se renforce et
celle-ci devient capable de rivaliser avec l'omniprésence des reliques et le
pouvoir thaumaturgique et miraculeux qu'on leur reconnaît. Le grand déve-
loppement de la dévotion eucharistique entre le xue et le xme siècle, dont les
femmes seront les protagonistes34 , ne doit pas faire oublier les nombreux épi-
sodes attestés au haut Moyen Âge, où se superposent et s'intègrent l'utilisa-
tion, le geste et le caractère sacré de l'eucharistie d'un côté, de la relique d'un
saint de l'autre. Bède le Vénérable raconte que des fragments du bois de la
croix plantée par le saint roi Oswald en signe de victoire et de christianisation
de sa terre, ainsi sacralisée par ce geste, étaient trempés dans l'eau et distri-
bués comme de véritables particules capables de guérir les maux du corps et
de l'esprie5 .
Le succès du culte des reliques représente un problème par rapport à
l'existence dans la religion chrétienne d'un objet sacré par excellence, l'eucha-
ristie, toujours disponible à travers le «miracle» quotidiennement répété dans
toutes les églises, toujours égal et toujours également efficace, garantie cons-
tante de sacralité et de présence du sacré 36 . Pour résoudre cette contradiction,
il faut revenir à la relation entre clercs et laïques.
La relique est un objet moins lié à la gestion ecclésiastique. Les exemples
en sont très nombreux. A la fin du IVe siècle, Sulpice Sévère raconte que

33 Cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, cité supra, n. 16 (avec bibliographie).


34 M. RUBIN, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1991.
35 BÈDE LE VÉNÉRABLE, Ecclesiastical History of the English People, III, 2 s., 2• éd.]. McCLURE, R. Cm.
UNS, Oxford, 1994, p. 214 s. Cf. Bede and his World, I, The]arrow Lectures 1958-1978; II, The]arrow
Lectures 1978-1993, Cambridge, 1994.
36 Je remercie ].-C. ScHMITI pour le bel exposé présenté à ce colloque, où ont été soulignées ces
'interférences' entre eucharistie et reliques. Cf. aussi A. LEGNER, Reliquien in Kunst und Kult. Zwischen
Antike und Aufklarung, Darmstadt, 1995; G.]. SNOECK, Medieval Piety from Relies to Eucharist. A process
ofMutual Interaction, Leyden, 1995.
268 SOFIA BOESCH GAJANO

Martin reconnut comme démoniaque un culte voué par les populations de la


Gaule à un héros probable de la bagaude 37 . Au début du VIlle siècle, Adelbert
proposait à la dévotion de ses fidèles quelques reliques de saint Pierre ainsi
que de son propre corps, au grand scandale de Boniface, qui était engagé dans
l'effort de convertir les populations germaniques et de les ramener à l'ortho-
doxie38. Pour le précieux témoignage que représente le De pignoribus sancto-
rum de Guibert de Nogent, je renvoie à la communication présentée à ce
colloque par le Chanoine Platelle.
Si le saint peut obtenir de son vivant une reconnaissance populaire non
contrôlée par l'autorité - situation pouvant aboutir à la reconnaissance offi-
cielle mais tout aussi bien s'en passer-, sa dépouille mortelle peut d'autant
plus facilement devenir l'objet d'une dévotion spontanée: d'innombrables
exemples montrent un consensus populaire à propos de la sainteté, provo-
quant le désir de toucher le corps, d'en dérober des parties, de le faire toucher
par des objets ou vêtements personnels pouvant en absorber le pouvoir. La
relique, malgré les contrôles de plus en plus sévères auxquels elle va être sou-
mise, assure de toute façon un rapport plus direct et personnel avec le sacré,
malgré la fonction de contrôle permanent exercée par le clergé et par l'institu-
tion ecclésiastique. Le contrôle en augmente le prestige, tout en en ménageant
la visibilité: l'exposition de la relique se fait avec le plus grand soin architec-
tural et artistique, qui donne lieu à la mise en place d'autels et à la fabrication
de précieux reliquaires, servant à la fois à montrer et à protéger39 .
Le succès de la relique est favorisé par sa double identité: matérielle et
spirituelle, naturelle et surnaturelle; garantie d'intermédiation possible et
réelle entre l'homme et le divin; objet passif et objet actif. Elle a à la fois une
identité strictement chrétienne, liée au Christ et à la résurrection des corps le
jour du jugement dernier, et une identité «animiste», qui peut fonctionner
sous toutes les latitudes et récupérer des croyances pré-chrétiennes ou non
chrétiennes présentes dans de nombreuses cultures.
La relique est étroitement liée à la nouveauté représentée par la religion
chrétienne et à l'un de ses éléments les plus originaux, le culte des saints; c'est
ainsi qu'elle entre au cours des siècles dans le débat théologique et dans la
pastorale. D'un autre côté, elle s'enracine dans les lieux, comme un objet tou-

37 SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, ch. 11, éd.]. FONTAINE, 3 vol., Paris, 1967-1969 (Sources
Chrétiennes, 133-135); cf. A. GIARDINA, «Banditi e santi: un aspetto del folklore gallico tra tarda
antichità e medioevo», Atheneum, n. s., 61, 1983, p. 374-389.
38 BONIFACE, Epistulœ, 26, 43, 48, 50, 58, 68, éd. R. RAu, Darmstadt, 1988, p. 95, 126-129, 138-
139, 140-149, 170-175, 210-213; les actes des conciles p. 376 s. Cf. S. BOESCH GAJANO, «Pratiche e
culture religiose», Storia d'Europa, dir. G. ÜRTALLI, 3, Turin 1994, p. 169-216, surtout p. 185.
39 En plus de l'œuvre classique de A. GRABAR, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l'art

chrétien antique, 2 vol., Paris, 1943-46, cf. les ouvrages cités supra, n. 36.
Reliques et pouvoirs 269

jours présent dont les individus et les communautés peuvent bénéficier, per-
mettant de récupérer et d'assimiler des pratiques liées à la sacralité de certains
objets.
Sa polyvalence fait de la relique un objet privilégié de la recherche
historique: celle-ci ne doit pas se limiter à accumuler des données, mais doit
parvenir à reconnaître les fonctions, les usages, les pouvoirs, avec une atten-
tion particulière à l'égard tant des différents contextes et des changements
possibles que des permanences dans la longue durée. Cette conception de
l'histoire des reliques apportera une contribution novatrice à l'histoire de la
société et des institutions. Ce colloque en est déjà un témoignage éloquent.

Vous aimerez peut-être aussi