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un enjeu de pouvoir
Reliques et pouvoirs*
4 ].A. S. CowN DE l'LANCY, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1821-22.
5 M. BLOCH, Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale parti-
culièrement en France et en Angleterre, Préface de]. LE GoFF, Paris, 1983.
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défaut6 . Dans cet ensemble se détache tout spécialement la recherche innovante
de Nicole Herrmann-Mascard: ayant recueilli systématiquement tous les
témoignages relatifs aux origines et à l'histoire du culte des reliques, l'auteur a
en effet pu reconstruire leur parcours depuis les origines, en prêtant une
attention particulière à la dimension juridique et institutionnelle de la ques-
tion7.
L'étude des reliques du point de vue historique et anthropologique, essen-
tiel pour comprendre les origines du culte des saints et en expliquer l'extraor-
dinaire succès, s'est imposée au début des années '80 avec l'interprétation de
Peter Brown, aux effets ravageurs: l'auteur enlève définitivement au culte des
saints sa dimension populaire pour en faire une création originale des élites
intellectuelles des premiers siècles de la chrétienté, une réponse à des besoins
de protection à la fois matérielle et spirituelle. Le tombeau du saint et par con-
séquent ses reliques sont la pierre sur laquelle se fonde ce culte, la structure
porteuse des nouvelles institutions ecclésiastiques, le fondement d'un nou-
veau pouvoir dans les sociétés méditerranéennes en voie de transformation
profonde du point de vue politique, social et religieux8 . Cette interprétation a
évidemment suscité des polémiques et s'est attiré des critiques, car elle réduit
la valeur théologique (basée sur l'imitation du Christ) du choix du martyre
puis de la sainteté de vie et par conséquent du culte voué aux saints9 . La thèse
originelle de Peter Brown n'a pas perdu de sa force à la suite d'approfondisse-
ments visant à tenir compte d'un plus grand nombre de composantes pour
expliquer ce phénomène tellement complexe 10 .
Le caractère radical de l'interprétation de Peter Brown me semble avoir
définitivement légitimé les reliques comme objet d'étude historique. Les reli-
ques sont donc reconnues comme dignes d'intérêt pour l'historiographie, sur-
tout médiévale, et sont devenues un instrument pour connaître la mentalité,
6 Cf. les bibliographies dans: Agiografia altomedievale, dir. S. BoESCH GAJANO, Bologne, 1976; Saints and
their Cuits. Studies in Religious Sociology, Folklore and History, dir. S. WILSON, Cambridge, London, New
York, 1983;]. DUBOIS,j.-L. LEMA!IRE, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, 1993.
7 N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Lille, 1975.
8 P. BROWN, The Cult of the Saints, Chicago, 1981; trad. française Paris, 1983.
9 Cf. ]. FoNTAINE, «Le culte des saints et ses implications sociologiques. Réflexions sur un récent
essai de Peter Brown», Analecta Bollandiana, 100, 1982, p. 17-41; C. PIÉTRI, «Les origines du culte
des martyrs (d'après un ouvrage récent)», Rivista di archeologia cristiana, 1984, p. 293-319, publié à
nouveau dans C. PiÉTRI, Christiana Respublica. Eléments d'une enquête sur le christianisme antique, Il,
Rome, 1997, p. 1207-1233; le colloque Les fonctions des saints dans le monde occidental, Rome, 1991
(Collection de l'École Française de Rome, 149) avait aussi été conçu comme une réponse à la thèse
de P. BROWN.
10 P. BROWN, «The Saint as Exemplar in Late Antiquitp, Representations, 1, 1983, p. 1-15; P. BROWN,
Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Londres, 1992; P. BROWN,
«'Arbiter of Ambiguity': a Role of the Late Antique Holy Man», Cassiodorus, 2, 1996, p. 123-142.
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la société, les institutions 11 ; elles vont apparaître comme l'un des indicateurs
les plus intéressants pour l'histoire des sociétés, non seulement pour la chré-
tienté de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge -traditionnellement considérés
comme le terrain privilégié de cette forme de culte -, mais pour le christia-
nisme de tous les siècles ainsi que pour les multiples formes revêtues par cette
religion dans les différents contextes ethniques et culturels où elle s'est répan-
due, et pour bien d'autres religions encore. Il faut ajouter que les études
récentes sur la mort, la gestion du corps, la sépulture, la sacralité des cimetiè-
res, constituent pour plus d'un aspect une contribution à la question des reli-
ques.
je crois toutefois que l'historiographie n'a pas encore appréhendé le
"noyau" dur du problème: la relique comme objet historique et son "statut"
méthodologique et historiographique. L'organisation de ce colloque par
Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius me paraît donc particulièrement
bienvenue: je les remercie de m'avoir offert l'opportunité d'y participer. je sai-
sis l'occasion pour proposer quelques réflexions sur l'identité, les fonctions,
l'usage des reliques, à partir d'un modeste mais significatif dossier hagiogra-
phique, qui permet de reconnaître des persistances et des transformations,
alors que la conclusion essaiera de dégager quelques justifications pour expli-
quer le succès du culte.
Pour ce qui concerne l'identité de la relique, on peut parler d'une véritable
identification entre le saint et sa dépouille mortelle. En 1990 le corps de
Célestin V fut volé de la basilique de Collemaggio à L'Aquila et retrouvé avant
qu'une quelconque demande de rançon ne fût formulée; le retour de la
dépouille fut salué comme celui du saint en chair et en os: «Célestin est
revenu», lisait-on sur les affiches collées le long des rues de la ville.
Les reliques peuvent pourtant n'être qu'un objet de culte, un objet que
j'oserais appeler passif, qu'on prie et qu'on touche. Mais le plus souvent, le
culte mentionné dans les sources montre que la relique est perçue comme un
objet doté d'un pouvoir immanent: objet actif donc, sans référent extérieur,
sans relation directe et consciente avec un saint bien précis -malgré les justi-
fications théologiques sur lesquelles insiste la pastorale. La relique peut en
effet accomplir des miracles indépendamment de la référence à un saint. Et la
"reconnaissance" d'une relique comme thaumaturgique peut précéder et par
conséquent entraîner la "reconnaissance" d'un saint. Il suffit de rappeler l'épi-
sode de l'invention des reliques des saints Gervais et Protais, qui se déroula à
u P. DINZELBACHER, «Die 'Realpràsenz' des Heiligen in ihren Reliquiaren und Gràbem nach Mittelal-
terliche Quellen», Heiligenverehrung in Geschichte und Gegenwart, dir. P. DINZELBACHER, P. BAVER, Ost-
fildem, 1990, p. 115-174; A. ANGENENDT, Heiligen und Reliquien. Die Geschichte ihres Kults vomfrühen
Christentum bis zum Gegenwart, Munich, 1994.
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Milan en 386 et qui nous est raconté par l'évêque de Milan, Ambroise: les reli-
ques attestent leur propre identité, car la guérison d'un aveugle montre leur
vertu thaumaturgique et permet de les reconnaître comme appartenant à des
martyrs ayant réellement existé et qui sont donc les véritables auteurs de la
guérison 12 . On peut aussi rappeler l'invention "miraculeuse", au XIXe siècle,
des reliques de la sainte martyre romaine Philomène, héroïne d'un culte des-
tiné à renforcer le sentiment religieux ébranlé par les grandes transformations
idéologiques, politiques et sociales de l'Europe des Lumières puis révolution-
naire13. On peut enfin signaler les nombreux cas de corps non corrompus ou
exhalant de suaves parfums en contradiction avec toutes les lois de la nature,
qui "révèlent" par ce biais leur identité de corps saint, ayant appartenu à un
saint14.
La relique se présente donc comme un produit social, son identité même
étant établie par une institution ou une collectivité, qui détermine et organise le
culte et surtout transforme la relique d'objet passif de culte en un "lieu" où se
concentre une force capable d'accomplir des miracles. Cette transformation
n'est pourtant pas réalisée une fois pour toutes: la propriété thaumaturgique
n'est pas acquise pour toujours. Dotée d'une identité et d'une force qui lui sont
propres, la relique "résiste" difficilement en dehors de la gestion ecclésiastique
qui, alimentant le culte et la foi dans son pouvoir, garantit une relation continue
entre la foi spirituelle dans le saint et le pouvoir thaumaturgique du saint.
Comme on le voit, le problème de l'identité est lié à celui du pouvoir de la
relique. Le pouvoir se configure comme un pouvoir intérieur, immanent -
appelé virtus dans les textes latins -, une sorte de mana, reconnu pour lui-
même, au-delà des manifestations extérieures qui servent pourtant à le confir-
mer. Mais le pouvoir a aussi une dimension qu'on pourrait appeler extérieure
ou sociale: la relique confère en effet un pouvoir, voire des pouvoirs, à un
individu, une collectivité, une institution. Ces deux aspects ne sont pas néces-
sairement liés: le besoin de s'approprier une relique ne correspond pas tou-
jours au pouvoir "manifeste" de la relique, à une virtus active. La relique
apparaît souvent comme un objet précieux, qui donne du prestige au-delà de
la manifestation visible et pour ainsi dire "quotidiennement" active de son
pouvoir intérieur.
Le problème fondamental consiste alors à savoir comment se construit le
pouvoir des reliques et qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.
Du corps à la relique
La reconnaissance du caractère religieux exceptionnel d'un saint se fonde
sur le processus par lequel le protagoniste le "construit". À l'origine, il y a un
choix: choix du martyre, choix de préférer au monde une vie solitaire ou
communautaire, choix pastoral ou missionnaire. Ce choix est suivi par des
comportements, qui caractérisent les protagonistes de la sainteté: pratique de
la charité, exercices ascétiques, expériences spirituelles. Le corps est la réalité
physique dans laquelle s'inscrit le parcours spirituel.
La capacité de maîtriser son corps, en dépassant ce qu'on considère
comme les limites de la nature humaine -jeûnes, pénitences, dévouement à
son prochain - détermine de façon décisive la reconnaissance sociale d'un
pouvoir surnaturel exceptionnel: les descriptions des multiples formes d'éré-
mitisme réalisées au cours des différents siècles le prouvent de façon exem-
plaire. Tout le monde reconnaît que le saint qui a maîtrisé la nature dans son
corps et dans son esprit peut maîtriser la nature elle-même 15 , c'est-à-dire pro-
téger des dangers, guérir des maladies et même vaincre la mort physique, en
redonnant la vie aux morts. Les rêves, les visions, les prophéties, les expérien-
ces mystiques sont à la fois des manifestations et des preuves de la faculté du
saint d'entrer en contact avec le surnaturel.
La construction de la sainteté -par le protagoniste lui-même et par la
communauté à laquelle il appartient (monastère ou ville) - passe par la com-
munication qui s'établit entre naturel et surnaturel, communication qu'on
estime destinée à durer dans le temps 16 . Le corps d'un saint vivant est déjà un
corps saint, et ne peut que le rester après sa mort. Si chaque saint continue à
vivre dans sa dépouille mortelle, celle-ci garde inaltérés les pouvoirs thauma-
turgiques acquis pendant sa vie. Il faut prêter une attention nouvelle à la rela-
tion qui s'établit entre le saint vivant et son corps dans l'acquisition de
pouvoirs thaumaturgiques, à celle qui se perpétue dans sa dépouille mortelle,
à la transformation du corps en relique, au rapport entre l'ensemble du corps
et ses parties, afin de saisir le lien constant entre théorie et pratique.
La réflexion théologique fonde la légitimité du culte des reliques sur le
caractère sacré du corps du Christ destiné à transmettre un message de salut
spirituel par son incarnation, l'eucharistie, sa mort, sa résurrection, garantie
de la résurrection des corps le jour du jugement dernier. Œuvrant sur le front
15 Cf. É. PATIAGEAN, «À Byzance. Ancienne hagiographie et histoire sociale», Annales E.S.C., 1968,
p. 780-791. Pour le corps dans l'histoire religieuse: C.W BYNUM, Holy Fast and Holy Feast. The Reli-
~ous Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, Los Angeles, London, 1987.
6 Pour le problème en général, cf. S. BoESCH GAJANO, La santità, Rome, 1999 (Biblioteca essenziale
l.aterza).
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17 AuGUSTIN, De Civitate Dei, XXII, 8, Turnhout, 1955 (Corpus Christianorum, Series Latina, 48),
p. 823-826. Pour l'intérêt général d'Augustin au problème des reliques et des miracles qu'elles
accomplissent (et la bibliographie), cf. S. BoEsCH GAJANO, ~verità e pubblicità: i racconti di miracoli
n
nel libro XXII del De Civitate Dei», 'De Civitate Dei'. L:opera, le interpretazioni, l'iriflusso, dir. E.
CAVALCANTI, Rome, Fribourg, Vienne, 1996, p. 367-388.
18 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 38, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 260),
p. 246-248. Pour une interprétation générale de l'œuvre hagiographique du pape, cf. S. BoESCH
GAJANO, «Narratio e expositio nei Dialogi di Gregorio Magno», Bullettino dell'Istituto Storico Italiano per
il Medio Evoe Archivio Muratoriano, 88, 1979, p. 1-33; S. BOESCH GAJANO, «La proposta agiografica
dei Dialogi di Gregorio Magno», Studi Medievali, s. 3, 21, 1980, p. 623-644.
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19 Pour cet exemple et d'autres semblables, cf. N. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques, cité supra n. 7.
° Cf. C. PIËTRI, Roma christiana. Recherches sur l'Église ck Rome, son organisation, sa politique, son idéo-
2
logie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, 1976 (Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et
de Rome, 224).
21 VICTRICIUS, De laude sanctorum, éd. I. MuwERS, Scriptores Minores Galliœ s. N- V, Turnhout, 1985
(Corpus Christianorum, Series Latina, 64).
22 Cf. Y. DuvAL, Auprès des saints corps et âme. Dnhumation 'ad sanctos' dans la chrétienté d'Orient et
d'Occident du lW au VII' siècle, Paris, 1988. Sur la mort et la gestion des corps dans la société médié-
vale, cf. C. TREFFORT, EÉglise carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commé-
moratives, Lyon, 1996; M. lAUWERS, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au
Moyen Age (Diocèse de Liège, XI'-XIIF siècles), Paris, 1997 (Théologie historique, 103).
23 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, IV, 52-56, éd. A. DE VoGüÉ, Paris, 1980 (Sources Chrétiennes,
265), p. 176-184.
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des liens amicaux entre des personnes ou entre des communautés religieuses,
ou même pour confirmer des accords de nature ecclésiastique ou politiqué4 .
La relique devient donc un objet précieux, capable de conférer un prestige
à celui qui la possède: l'enjeu du pouvoir réside dans le contrôle et la gestion
du sacré. je voudrais maintenant proposer un exemple qui me semble parti-
culièrement éclairant pour les problèmes évoqués jusqu'ici.
28 Cf. P. EGIDI, G. GIOVANNONI, E FEDERICI, I monasteri di Subiaco, 2 vol., Rome, 1904, passim.
29 Cf. S. BOESCH GAJANO, «Monastere», cité supra, no 25.
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"exorcisée" pour éviter le mauvais temps, comme elle l'avait probablement été
dans l'Antiquité par un culte voué à la déesse de la fertilité Feronia, dont le
nom du site, Morra Feronia, conservait le souvenir. De l'autre côté, l'abbé
commendataire, soutenu par le pape et par le pouvoir de la famille Colonna,
considérait la translation comme nécessaire, en application des décrets du
concile de Trente relatifs au contrôle des cultes, et comme utile pour relancer
le prestige et le caractère sacré du monastère et réaffirmer le pouvoir monas-
tique sur l'ensemble du territoire de Subiaco 30 .
La cérémonie de la translation montre une signification politique et
sociale évidente: dirigée par l'abbé et les moines, elle implique toutes les caté-
gories de la société selon un ordre hiérarchique rigide, comprenant les ordres
religieux et les élites urbaines. Le parcours aussi souligne la fonction de
liaison à la fois sociale et territoriale, puisque l'itinéraire va de la montagne
occupée par les bergers à la plaine peuplée par les paysans et par le petit cas-
trum, doté d'une identité semi-urbaine qui avait causé de nombreux problè-
mes à l'autorité monastique dans les siècles précédents, jusqu'au monastère
Sainte-Scholastique. Ainsi se réalise un parcours de désacralisation de la mon-
tagne et de renforcement de la sacralité de l'institution monastique.
On a l'impression d'assister à un renversement des rôles: les fidèles mani-
festent à l'égard des reliques une dévotion empreinte d'une foi qui ne doit pas
nécessairement toujours passer par le contact direct avec le sacré, alors que les
élites ecclésiastiques renforcent un culte fondé sur le contact matériel avec
l'objet: les reliques représentent dans ce cas un véritable trésor matériel. La
translation reconstitue donc, sous des formes nouvelles et avec de nouvelles
significations et fonctions, le caractère sacré des reliques de la sainte ermite.
Un corps saint, que le monastère avait négligé au point d'en perdre le contrôle
et la gestion, est tout à coup, par un acte de grande intelligence politique,
récupéré dans sa dimension sacrée, grâce à l'exploitation de la tradition hagio-
graphique ancienne et des croyances diffuses. Les reliques changent de
signification: d'objet de culte dans leur intégralité, garant de bien-être, elles
deviennent un objet précieux en soi, dans leurs moindres parties. Un notaire
est chargé de veiller à l'ouverture de la châsse, d'en inventorier le précieux
contenu, de vérifier que le plus petit fragment, même provenant du bois de la
châsse, ne soit perdu ou vole 1. La longue et minutieuse description de la
cérémonie montre à la fois une sorte d'inventio, d'authentification des reliques
et d'inventaire de toutes les pièces qui composent le trésor, contre l'avis de
ceux qui prétendaient «que tout effort serait vain et qu'après un aussi long
temps on ne trouverait rien». La dévotion des simples fidèles est rigoureuse-
ment freinée et il ne leur est permis que d'y apposer des objets pouvant rete-
nir par ce contact un peu du sacré de la relique.
Au cours de la cérémonie et dans l'affrontement entre les différents
niveaux culturels, on voit affleurer le doute que la diminution des reliques
puisse diminuer leur pouvoir total; ce doute persiste même lorsque les reli-
ques sont définitivement acquises au patrimoine du monastère. L'histoire de
leur gestion qui commence alors voit en effet se mêler de façon significative
les intérêts publics et privés. Ce précieux patrimoine défendu avec acharne-
ment contre les simples fidèles devient un bien à exploiter pour récompenser,
gratifier, créer ou renforcer des relations de parenté et de pouvoir que les
Colonna entretiennent avec des personnalités et des institutions, à l'intérieur
et à l'extérieur de leur famille.
Les reliques sont donc dérobées à la collectivité pour être utilisées dans un
but institutionnel - renforcement du pouvoir religieux et territorial du
monastère -, mais aussi en fonction des relations privées et politiques de
l'abbé, afin d'instituer un réseau hiérarchique, un tissu d'influences et de rap-
ports de dépendance sur le plan à la fois familial, social, institutionnel. Les
reliques, soustraites à la dévotion collective, qui croyait en leur pouvoir per-
manent de protection, même en absence de contact matériel direct, se voient
attribuer une virtus plus spécifique par l'institution monastique: elles sont
insérées dans un espace contrôlé, soumises aux lois de la visibilité savamment
accordée, très rarement exposées, selon une pratique qui s'impose partout.
L'institution monastique réinvente pour ainsi dire le culte officiel de la
sainte à travers de nouvelles versions de sa Vita 32 , et relance le culte de ses
reliques, garantit leur authenticité et leur distribution bien ordonnée dans des
lieux sacrés réaménagés dans ce but. On vise à s'assurer le pouvoir miracu-
leux des reliques: de fait, on les utilise pour augmenter son propre pouvoir,
tout en autorisant le puissant abbé Colonna à en faire un usage privé. Ainsi
réapparaît l'un des problèmes les plus étudiés de l'histoire religieuse, celui des
différents niveaux culturels et sociaux. La croyance dans le pouvoir thauma-
turgique des reliques, comme on l'a vu, acquiert des caractéristiques et des
fonctions qui changent selon les groupes sociaux. Il faudra donc insister sur la
nécessité d'identifier non seulement les différents niveaux, mais aussi les rap-
ports complexes qu'ils entretiennent entre eux.
37 SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, ch. 11, éd.]. FONTAINE, 3 vol., Paris, 1967-1969 (Sources
Chrétiennes, 133-135); cf. A. GIARDINA, «Banditi e santi: un aspetto del folklore gallico tra tarda
antichità e medioevo», Atheneum, n. s., 61, 1983, p. 374-389.
38 BONIFACE, Epistulœ, 26, 43, 48, 50, 58, 68, éd. R. RAu, Darmstadt, 1988, p. 95, 126-129, 138-
139, 140-149, 170-175, 210-213; les actes des conciles p. 376 s. Cf. S. BOESCH GAJANO, «Pratiche e
culture religiose», Storia d'Europa, dir. G. ÜRTALLI, 3, Turin 1994, p. 169-216, surtout p. 185.
39 En plus de l'œuvre classique de A. GRABAR, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l'art
chrétien antique, 2 vol., Paris, 1943-46, cf. les ouvrages cités supra, n. 36.
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jours présent dont les individus et les communautés peuvent bénéficier, per-
mettant de récupérer et d'assimiler des pratiques liées à la sacralité de certains
objets.
Sa polyvalence fait de la relique un objet privilégié de la recherche
historique: celle-ci ne doit pas se limiter à accumuler des données, mais doit
parvenir à reconnaître les fonctions, les usages, les pouvoirs, avec une atten-
tion particulière à l'égard tant des différents contextes et des changements
possibles que des permanences dans la longue durée. Cette conception de
l'histoire des reliques apportera une contribution novatrice à l'histoire de la
société et des institutions. Ce colloque en est déjà un témoignage éloquent.