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Revue d'histoire et de philosophie

religieuses

Les hérétiques des XIe et XIIe siècles


Giovanni Gonnet

Abstract
Eleventh and twelfth century heretics.
Re-examining the topic of popular heresies in the Late Middle Ages, the writer reviews the manifestations of religious dissidence
in Western Europe after 1000 A.D., which can, temporarily, be grouped together under the headings Pre-Catharism and Pre-
Valdism — from Vilgard in Ravenna in the late 10th century to the Cologne heretics in the mid-twelfth century .

Résumé
Reprenant le sujet des hérésies populaires au Bas Moyen Age, l'Auteur passe en revue les manifestations de la dissidence
religieuse à partir de l'an mille dans l'Europe occidentale, que l'on peut grouper sous les termes tout à fait provisoires de pré-
catharisme et de pré-valdéisme : de Vilgard à Ravenne fin Xe siècle aux hérétiques de Cologne moitié XIIe siècle.

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Gonnet Giovanni. Les hérétiques des XIe et XIIe siècles. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 72e année n°4,
Octobre-décembre 1992. pp. 445-462;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1992.5204

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1992_num_72_4_5204

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REVUE D'HISTOIRE et de PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
Vol. 72, 1992/4 p. 445 à 462

LES HÉRÉTIQUES
DES XIe ET XIIe SIÈCLES

Reprenant le sujet des hérésies populaires au Bas Moyen Age, l'Auteur


passe en revue les manifestations de la dissidence religieuse à partir de
l'an mille dans l'Europe occidentale, que l'on peut grouper sous les
termes tout à fait provisoires de pré-catharisme et de pré-va/déisme :
de Vilgard à Ravenne fin xe siècle aux hérétiques de Cologne moitié
XIIe siècle.

®
Cl\ On remarque un peu partout un ren0l!-veau d'intérêt pour l' hérésie
\l:Iau Moyen Age. Le Centre National d'Etudes Cathares de Villegly
@ près de Carcassonne) a consacré deux Universités d'été (1988 et 1989)
,m à l'examen des diverses dissidences religieuses qui caractérisèrent la
~ société languedocienne des XIIc et XIIIe siècles, tels que le catharisme,
c.. le valdéisme, le bégardisme, le panthéisme populaire etc 1. Or, dans ce
processus de révision à la fois documentaire et historiographique, s'est
dessinée une tendance consistant à ne voir aucune différence fondamen-
tale entre catharisme et christianisme, comme l'exprimait Jean Duver-
noy dans une de ses synthèses sur la religion et l'histoire des Cathares:
le catharisme « est une forme de christianisme, et il utilise, même si
nous jugeons qu'il les déforme, la Parole et les rites dont nous sommes
ataviquement imprégnés» 2. De son côté Anne Brenon, directrice du
Centre susdit, a écrit que le catharisme est « une forme archaïsante de
christianisme », qui interprète « à la lettre les préceptes des Évangiles,
mais dans une vision dualiste» 3. Voyant les choses d'un peu plus loin,
Grado G. Merlo pense que les cathar~, tout en se professant « bons
chrétiens », ne songeaient nullement à renier leurs positions gnostiques
et docétistes : « se trouvant au carrefour de deux formes de pensée et
de vie, à la fois proches et hétérogènes, ils durent tenter une synthèse
1. Cf. « Heresis », n. Il (décembre 1988) : Civilisation médiévale méridionale: mythe ou réalité? :
ibid .. n. 12 Ouillet 1989) : Christianisme médiéval: mouvements dissidents et innovateurs. Programme.
2. Jean Duvernoy, La religion des cathares (Toulouse 1976/1986), p. 7.
3. Anne Brenon. Le vrai visage du catharisme (Porset-sur-Garonne, 1988), p. 10.
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pour satisfaire un double besoin, à savoir une religiosité chrétienne plus


authentique et une réponse rationnelle aux questions fondamentales
sur l'existence humaine et sur la divinité» 4. Dans le simple but d'y voir
moi-même un peu plus clair, j'ai voulu reparcourir le cheminement des
dissidences à partir de l'an mille, ce qui m'a amené à mieux distinguer
ce que l'on pourrait désigner sous le nom tout à fait provisoire de
pré-catharisme, c'est-à-dire un ensemble syncrétique d'intuitions fon-
cièrement chrétiennes, mais perçues au niveau populaire par un contact
direct avec les Saintes Écritures lues « sine glossa », et de réminiscences
dualistes venus du Proche Orient par le truchement des pauliciens de
l'Anatolie et des bogomiles thraces et bulgares. Mais si l'on envisage
une forme de pré-catharisme, il faudrait aussi, en même temps,
distinguer une sorte de pré-valdéisme pour indiquer tout ce qui, aux
XIe et XIIe siècles, a préfiguré certaines prises de conscience qui
deviendront les traits caractéristiques de Vaudès de Lyon et de ses
premiers adeptes.
1. Les premières manifestations de ce que l'on a qualifié par le
nom d'hérésie populaire - pour la distinguer des hérésies théologiques
des siècles précédents - surgissent vers l'an mille en Europe occidenta-
le, à la fois en Italie et en France 5.
Peu avant cette date fatidique, à Ravenne, un certain VILGARD
(grammairien de profession) «commença à enseigner d'une façon

4. Grado G. Merlo, Eretici ed eresie medievali (Bologna 1989), p. 44.


5. La bibliographie sur les hérésies du bas Moyen Age est tellement abondante, que je dois
forcément me limiter à ne citer que les ouvrages les plus récents qui, traitant ou de leurs origines, ou de
celles des XIe et XIIe siècles, ou des mesures répressives prises à leur égard et monopolisées par
l'Inquisition, se sont intéressés particulièrement à notre question:
1963. R. Manselli, L'eresia dei male. Napoli (2 e éd. 198U).
1968 T. Manteuffel, Naissance d'une hérésie, « Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-industrielle. l1-18e
siècles », Paris - La Haye, p. 97-100.
R. Morghen, Problèmes sur J'origine de J'hérésie au Moyen Age, ibid., p. 121-134.
C. Thouzellier, Tradition ct résurgence dans J'hérésie médiévale. ibid., p. 105-113.
C. Violante, Hérésies urbaines et hérésies rurales en Italie du Il Cau l3 e siècles. ibid .• p. 171-197.
1969 W.L Wakefield - A.P. Evans, Heresies in the High Middle Ages. New York-London.
1971 O. Capitani, L'eresia medievale. Bologna.
G. Cracco, Riforma ed eresia rra X,-XI secolo, dans « Rivista di storia e letteratura religiosa »,
p.411-477.
R. Fossier, Les mouvements populaires en Occident au XIe siècle, dans « Comptes rendus de
l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres».
1974 J. Gonnet - A. Molnar, Les Vaudois au Moyen Age. Torino
H. Taviani, Naissance d'une hérésie en Italie du Nord au XIe siècle, dans « Annales, Economies,
Sociétés, Civilisations ».
C. Thouzellier, Hérésie et pauvreté à la fin du XIIe siècle et au début du XIIJC siècle, dans« Etudes
sur J'histoire de la pauvreté (Moyen Age - XVIe siècle) sous la direction de Michel MoHat », Paris,
p. 371-388.
C. Violante, La pauvreté dans les hérésies du XIe siècle, ibid., p. 347-369.
1975 R.H. Bautier, L'hérésie d'Orléans et le mouvement intellectuel au début du XIe siècle, dans
« Bulletin philologique et historique du Comité des travaux scientifiques ».
R. Manselli, Studi suJ/e eresie deI secoJo XII. Seconda edizione accresciuta.
J. Musy, Mouvements et hérésies au XIe siècle en France, dans« Revue Historique ».
1976 J. Duvernoy, La religion des cathares. Toulouse (réimpr. 1979 et 1986).
G. Gonnet, Le eresie e i movimenti popolari nel Basso Medioevo. Messina - Firenze.
1977 O. Capitani, Medioevo ereticale. Bologna.
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boursouflée bien des choses contraires à la foi, disant qu'il fallait croire
aux dires des poètes ». Ses opinions ne restèrent point isolées, mais se
répandirent bientôt en Sardaigne et en Espagne. Tandis que le maître
était condamné à Ravenne par l'évêque Pierre, ses disciples furent
« exterminés par les catholiques », en périssant « par le feu et le fer» 6.

En France, c'est la Champagne qui est concernée, une région


névralgique au point de vue de l'orthodoxie. Vers la fin de l'an mille,
un paysan nommé LEUTARD, du village de Vertus dans le diocèse de
Châlons-sur-Marne, se comportait d'une façon tout à fait insolite: à la
suite d'un profond sommeil, durant lequel un essainl d'abeilles serait
entré dans son corps pour en sortir par la bouche, il quitta sa femme
« ex precepto evangelico » pour s'adonner à la chasteté et à la prédica-
tion et, s'érigeant en « doctor » contre l'évêque, il se mit à briser le
crucifix et d'autres images sacrées, à soutenir qu'il n'était pas nécessaire
de payer les dîmes et à contester les livres prophétiques de l'Ancien
Testament. Le prélat ne tarda pas à le saisir, mais, l'interrogatoire qu'il
subit ayant mis en évidence son ignorance, Leutard mortifié se jeta
dans un puits 7.
Ces deux épisodes sont emblématiques. Ils montrent que le gram-
mairien comme le paysan veulent sortir de l'état où ils se trouvent et se
croient directement inspirés d'en haut pour commencer une mission
tout à fait nouvelle pour eux. Par contre, les hiérarchies ecclésiastiques
sont constamment sur le qui-vive, qu'il s'agisse d'opinions ou de
comportements estimés contraires à l'enseignement officiel. Si la néga-
tion du mariage et le refus de vénérer la croix - qui, dans le cas de
Leutard, est poussé jusqu'à l'iconoclasme - seront plus tard communs
à plusieurs mouvements hétérodoxes, l'opposition contre les dîmes
reste pour l'instant isolée. Quelle était, à ce propos, l'intention réelle
du paysan plébéien.? S'agissait-il d'une attaque contre l'évêque, grand
feudataire ecclésiastique? Un historien récent le conteste. A son avis,

M.D. Lambert. Medieval heresy: popular movements from BogomiJ to Hus. London - New York.
H. Taviani. Le mariage dans J'hérésie de J'An Mil, dans «Annales, Economies, Sociétés,
Civilisations ».
1979 J. Duvernoy, L'histoire des cathares. Toulouse (réimpr. 1986).
Les cathares en Occitanie. Paris (contributions de P. Labal, J. Duvernoy, M. Roquebert, R. Lafont
et Ph. Martel).
1984 F. DaI Pino, Il /aicato italiano tra ercsia c propos ta pauperistico-evangelica nei secoli XII-XIII.
Padova.
1988 A. Brenon, Le vrai visage du catharisme. Porset-sur-Garonne.
G. Gonnet, Catari e va/desi in sena al/a chiesa dei medioevo, dans« Concilium », 1988, p. 996-1001
(voir aussi les éditions allemande, anglaise, française, espagnole et hollandaise).
1989 G.G. Merlo, Eretici ed eresie medievali. Bologna.
6. sur Vilgard : le chroniqueur est Raoul le Glabre (Radulphus Glaber), Les cinq livres de ses histoi-
res (900-1044) par M. Prou (Paris 1886), p. 49-50. Cf. Cracco 1971, p. 416-417 ; Gonnet-Molnar 1974,
p. 31 ; Gonnet 1976 T ; p. 7 ; Taviani 1977.
7. sur Leutard : Glaber, p. 49-50. Cf. Manselli 1963, p. 123-124 ; Thouzellier 1968, p. 107 ; Violante
1968, p. 176 ; Violante 1974, p. 360-361 : Cracco 1971, p. 416-417 : Gonnet-Molnar 1974, p. 31 ; Gonnet
1976, p. 7 ; Duvernoy 1979, p. 94-96.
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Leutard n~était pas si ignorant que le chroniqueur veut nous le faire


croire: tout d~abord, le récit des abeilles entrant et sortant du corps
pendant le sommeil pourrait être interprété dans son sens allégorique
classique, à savoir que ces insectes étaient et restaient le symbole de
l'éloquence et du savoir, ainsi que de la pureté (vu qu'ils se reprodui-
saient « sine coitu ») ; ensuite, la contestation des dîmes, loin d'être
dirigée comme les vexations fiscales du clergé, semblerait être plutôt un
manque total de confiance envers l'ordre sacerdotal, d'où l'inutilité de
le soutenir même par la concession des dîmes 8. D'autre part, le renvoi
que Leutard fait de sa femme et le ridicule dont il fut couvert durant
l'interrogatoire de l'évêque nous rappellent deux cas similaires qui le
rapprochent de Vaudès de Lyon et de ses premiers disciples: en effet,
le riche marchand de Lyon abandonnera lui aussi sa femme pour se
consacrer plus librement à sa tâche missionnaire accomplie en toute
pauvreté; et la petite délégation de ses adeptes qui se présentera en
1179 à Rome pour demander au pape l'approbation de leur « proposi-
tum vitae », fondé sur la pauvreté, la chasteté et la prédication
pénitentielle, sera bafouée par les théologiens de la curie romaine, qui
ne sauraient supporter l'ignorance montrée par les pauvres vaudois
quant à la différence entre les deux expressions verbales (<< croire en »
et « croire à ») du Credo 9.
II. Une vingtaine d'années plus tard, un autre chroniqueur nous
parle de trois groupes d'hérétiques, auxquels il applique la qualification
de manichéens; mais, si l'on examine de plus près la question, on
s'aperçoit que ce terme n'avait aucunement le sens précis de partisan
du persan Mani, mais simplement celui plus général d'hérétique pur et
simple.
En effet, si le premier groupe découvert à Toulouse est appelé
simplement manichéen, les adeptes du deuxième, découvert en Aqui-
taine vers 1018, étaient parvenus à conquérir les foules en reniant le
baptême et la vénération de la croix, en s'abstenant des aliments à base
de viande et en simulant la chasteté: une expression euphémique, pour
ne pas dire carrément qu'ils exécraient le mariage 10.
Quant au troisième groupe, nous sommes mieux informés. Il
s'agit, en l'espèce, d'un vrai syncrétisme doctrinal, prôné cette fois-ci
non pas par des illettrés, en général paysans comme les hérétiques
d'Aquitaine, mais par deux chanoines bien placés dans la haute
noblesse de cour et fort estimés pour leur savoir: je parle des
8. Violante 1974, p. 361.
9. Gonnet-Molnar 1974, p. 46 et 49-50.
10. sur les hérétiques d'Aquitaine et de Toulouse : le chroniqueur est Adhémar de Chabannes, Chro-
nique, p. J. Chavanon (Paris, 1897), p. 173. Cf. ManselIi 1963, p. 124-125 ; Thouzellier 1968, p. 107-108 ;
Violante 1974, p. 363 ; Gonnet-Molnar 1974, p. 173 ; Duvernoy 1979, p. 83-84.
G. GONNET : LES HÉRÉTIQUES DES XIe ct XIIe SIÈCLES 449

hérétiques d'Orléans qui professaient, vers 1022, un mélange inextrica-


ble de doctrines, qui allaient du refus des Saintes Écritures à la
négation des dogmes de la Trinité et de l'Incarnation (et par là de la
Rédemption), du rejet des sacrements et des œuvres méritoires au
laxisme sexuel, de l'exécration des aliments à base de viande à la
conviction que le salut n'est réservé qu'à ceux qui sont acceptés dans le
groupe moyennant l'imposition des mains. Comme on le voit aisément,
il s'agit d'un syncrétisme assez rudimentaire, dont on ne sait s'il faut
l'attribuer au caractère ésotérique du groupe lui-même ou au manque
de précision des sources. Quoi qu'il en soit, il reste qu'une assemblée
d'évêques et d'autres gens d'église, auxquels s'ajoutèrent des seigneurs
laïcs - un vrai « concile », selon la terminologie de l'époque - fut
saisie de raffaire à la suite des déclarations faites par un ami des deux
chanoines incriminés: il s'agissait d'HÉRIBERT, prêtre à Rouen, qui
faisait partie de la suite du chevalier Aréfast de la cour du duc de
Normandie Richard II. Selon le rapport rédigé par Aréfast lui-même-
devenu entre temps, sous le nom de Paul, moine de l'abbaye de
Saint-Père de Chartres - , Héribert avait complété ses études à
Orléans, où il aurait fait la connaissance de deux chanoines, ETIENNE et
LISOIS, lesquels, se sentant « pleins d'esprit saint », « pensaient autre-
ment que l'Église ». Raoul Glaber écrit qu'ils affirmaient l'éternité de
la matière, tandis qu'Adhémar de Chabannes révèle qu'ils devaient
leurs opinions à un paysan venu du Périgord. Héribert informa de ces
nouveautés son seigneur Aréfast, qui, à son tour, alerta le duc de
Normandie. Les deux chanoines et leurs adeptes - moins d'une
vingtaine - furent arrêtés et dûment interrogés. Excommuniés et
abandonnés à la fureur du peuple, ainsi qu'à la vengeance de la reine de
France Constance d'Arles (seconde femme de Robert II le Pieux), ils
subirent la peine du feu hors des murs de la ville: un autodafé, sinon en
bonne et due forme, du moins le premier dans l'histoire de la répression
violente de l'hérésie ll.
III. D'un genre assez différent furent les hérétiques d'Arras et de
Liège, dont un synode local, présidé par l'évêque Gérard de Cambrai,
dut s'occuper en 1025. Alors que les deux chanoines d'Orléans apparte-
naient à l'élite de leur ville, le groupe d'Arras était composé de gens
simples, pour la plupart illettrés. Pour avoir une idée de leurs opinions,
il faut tenir compte non seulement des réponses données par les
hérétiques durant leur interrogatoire, mais aussi de ce que Gérard
lui-même expose dans une lettre qu'il adressait peu après le synode à
son collègue Réginard de Liège, sans doute pour l'avertir que l'hérésie
Il. sur les hérétiques d'Orléans: Glaber, p. 74-81 et Adhémar, p. 184-185. Cf. Manselli 1963. p. 124-
129; Thouzellier 1968. p. 108-109 ; Cracco 1971, p. 416-417 ; Violante 1974. p. 363-364 ; Gonnet-Molnar
1974, p. 32 ; Bautier 1975 ; Duvernoy 1979. p. 84-90.
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circulait aussi dans son diocèse. Disciples - semble-t-il - d'un italien


nommé GANDOLFO et d'une femme pareillement italienne, les héréti-
ques d'Arras et de Liège n'acceptaient que le Nouveau Testament, en
particulier les épîtres pauliniennes, auxquelles ils ajoutaient l'apocry-
phe André. S'appuyant davantage sur les préceptes que sur les conseils
évangéliques, ils- résumaient leur nouveau mode de vie et de pensée en
quelques règles de comportement ascétique, expression de leur radica-
limse apostolique : « quitter le monde, freiner les élans de la concupis-
cence, se procurer de quoi vivre par le travail manuel, ne blesser ni tuer
personne et se montrer charitable envers tous ceux qui professaient la
même foi qu'eux-mêmes », ce qui revient à dire qu'ils contestaient la
société dans laquelle ils vivaient en pratiquant la chasteté, la pauvreté
volontaire et la non-violence, n'étant solidaires qu'envers leurs propres
compagnons de foi. Or, dans tout cela, il n'y avait rien de particulière-
ment hétérodoxe, si ce n'est les conséquences qu'ils en tiraient par
rapport aux prescriptions ecclésiastiques. Vu que l'observance de ces
cinq préceptes équivalait pour eux à une réelle justification par les
œuvres et que, par conséquent, dans ce renouveau du pélagianisme, le
salut dépendait uniquement des mérites personnels, ils minimisaient
toute pratique liturgique, dévaluant ainsi le pouvoir charismatique de
l'Église. Cette attitude radicalement négative envers le clergé compor-
tait plusieurs refus: des sacrements tout d'abord, notamment de
l'ordre, mais aussi du baptême, de l'eucharistie, de la pénitence et du
mariage ; puis, abandon des édifices ecclésiastiques et condamnation
de l'usage des cloches, refus des sépultures et des prières pour les
morts, opposition à la récitation du bréviaire et à la vénération de la
croix, des images du Sauveur et des saints; bref, refus de toute
cérémonie ou rite, excepté la prière, le lavement réciproque des pieds
et la vénération pour les apôtres et pour les martyrs. En particulier le
baptême était refusé pour trois raisons: la vie mauvaise du prêtre
célébrant ne peut offrir aucun remède de salut aux futurs baptisés ;
malgré le baptême reçu, l'homme continue à pécher toute sa vie; et,
pour un enfant incapable de comprendre, l'engagement d'un adulte ne
peut servir à rien: donc donatisme, pessismisme anthropologique et
anti-pédobaptisme. Quant à l'eucharistie, ils niaient la présence réelle,
tandis que l'évêque Gérard, adhérant apparemment à la théorie réaliste
de Paschase Ratbert, distinguait entre corps historique, monté effecti-
vement au ciel, et corps spirituel, sacramentel, c'est-à-dire reçu moyen-
nant le sacrement par la grâce de Christ lui-même. Malgré toutes ces
constestations, l'épisode se conclut sans autodafé: les hérétiques,
probablement convaincus par les arguments théologiques de l'évêque
(ou peut-être simplement par dissimulation), abjurèrent leurs erreurs
et signèrent d'un signe de croix - ils étaient tous illettrés - une
G. GONNET : LES HÉRÉTIQUES DES XIe ct XII" SIÈCLES 451

profession de foi, préalablement traduite dans leur dialecte, car ils


ignoraient le latin 12.
IV. Si à Arras et à Liège nous nous trouvons en présence d'un
courant hérétique qui se développera plus tard - celui de l'évangélisme
paupériste et donatiste, carrément laïc et anticlérical, où la pratique
l'emporte sur les formulations doctrinales - , à Monforte en Piémont
(un château situé probablement dans le diocèse d'Asti, peut-être
Monforte d'Alba), un autre groupe d'hérétiques, découvert en 1030
par l'archevêque de Milan Ariberto d'Intimiano, préfigure certaines
opinions que l'on définira ensuite comme bogomi1es~ pour ne pas dire
cathares (ou pré-cathares). D'après Raoul Glaber et un chroniqueur
italien, Landolphe le Vieux, qui nous rapporte entre autre le contenu
des interrogatoires subis par le chef du groupe GÉRARD, les hérétiques
de Monforte se distinguaient non seulement par leur contestation de la
hiérarchie ecclésiastique et par un rigorisme moral très accentué, mais
aussi par l'idéal d'une mort proche du martyre et par une conception
allégorique de la Trinité, qui niait essentiellement les deux dogmes de
l'Incarnation et de la Rédemption. En effet, ce groupe piémontais,
composé en même temps de paysans et de nobles qui jouissaient de la
faveur de la comtesse de Monforte - mais désiraient être et se sentir
« plus qu'ils ne l'étaient» - avait à sa tête un « pontifex » itinérant,
doué de la faculté de remettre les péchés, et des « maiores », chargés
de l'oraison perpétuelle et capables de redonner la virginité à qui l'avait
perdue. Parmi ces « maiores » se trouvait une femme qui pratiquait
l'imposition des mains aux mourants, et dans ce geste l'on a vu une
préfiguration du « consolamentum » cathare. Ils pratiquaient la com-
munion des biens~ s'abstenaient de rapports sexuels, même dans le
mariage, ne mangeaient pas de viande, étaient hostiles à la croix, mais
assidus dans la lecture des Saintes Écritures, et ils croyaient que l'on ne
pouvait atteindre le salut qu'au moment de mourir, poussé à cela par
des « tormenta » qui leur étaient infligés ou par des personnes hostiles,
ou par des compagnons de foi. En raison de l'analogie avec le
« martyrium » des hérétiques de Moissac et avec 1'« endura » cathare
plus tardive 13, cela a donné naissance à l'hypothèse qu'on serait ici en
présence d'un phénomène pré-cathare, bien qu'on ne trouve aucune
allusion à des doctrines typiques du néo-manichéisme postérieur, telles
que le dualisme (mitigé ou absolu) et le refus de l'Ancien Testament.
Certes, l'aspiration à une mort violente était justifiée à leurs yeux
comme le seul moyen de s'assurer le salut éternel sans possibilité de

12. sur les hérétiques d'Arras et de Liège: Manselli 1963, p. 129-133 ; Thouzellier 1968, p. 108 ; Vio-
lante 1974, p. 348-358 ; Gonnet-Molnar, p. 32 ; Duvernoy 1979, p. 90-93.
13. sur le « martyrium» à Moissac: Manselli 1963, p. 165-168 ; sur 1'« endura» : Manselli 1963,
p. 238-240 et 1975, p. 183-188.
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rechutes dans le péché, un moyen comme un autre de professer le


principe de la justification par les œuvres. Quant à la communion des
biens, elle nous rappelle en quelque sorte l'expérience de la toute
première église de Jérusalem (d'après les Actes des Apôtres 14), mais
avec cette différence que, à Monforte, tous les biens étaient mis en
commun, tandis qu'à Jérusalem ils avaient été préalablement vendus,
et le profit distribué à chacun selon ses propres besoins. Si la dévalua-
tion du mariage et l'exécration des aliments à base de viande, qui nous
rappellent les contestations similaires du bogomilisme oriental, rappro-
chent les hérétiques de Monforte de ceux de l'Aquitaine, ils s'en
séparent toutefois pas une doctrine originale concernant le dogme de la
Trinité: le Père est le Dieu éternel, qui s'identifie à toutes choses dès le
commencement, le Fils est l'âme de l'homme bien-aimé de Dieu, le
Saint Esprit est l'intelligence jointe à la dévotion des Saintes Écritures.
L'épisode de Monforte se termina tragiquement. L'existence d'un
« pontifex» et de «majores», faisant penser à une organisation
hiérarchique de la communauté, prouve que ces hérétiques avaient une
vie religieuse autonome, détachée désormais de l'Église officielle. C'est
surtout cela qui inquiétait le pouvoir ecclésiastique. C'est pourquoi
l'interrogatoire de Gérard fut suivi par l'arrêt immédiat des prévenus,
qui subirent à Milan la peine du feu, exception faite de ceux qui au
dernier moment acceptèrent de vénérer une croix placée près du
bûcher 15.
V. Il faut attendre plus d'une vingtaine d'années avant de rencon-
trer d'autres hérétiques, cette fois-ci encore à Châlons-sur-Marne et à
Liège entre 1043 et 1054, et puis à Goslar en 1052. Eux aussi furent
considérés comme des pré-cathares, surtout parce que - d'après un
échange de lettres entre Roger II, évêque de Châlons, et son collègue
Wason de Liège - les « rustici » découverts en Champagne et en
Belgique refusaient le mariage, interdisaient l'usage de la viande,
condamnaient tout abattage d'animaux et conféraient le Saint-Esprit
par l'imposition des mains et par l'entremise de Mani, qu'on a supposé
être un chef de la secte plutôt que le fondateur du manichéisme. Mais
nos sources disent expressément qu'ils suivaient le « perversum Mani-
chaeorum dochma ». Accusés d'infâmes obscénités, plusieurs d'entre
eux furent massacrés pour le simple motif qu'on les reconnaissait
comme hérétiques à la pâleur de leur visage : un indice tant soit peu
vague, qui malheureusement fit subir le même sort à tant de bons
catholiques 16.
14. Actes 2,42-47 et 4,32-36.
15. sur les hérétiques de Monforte : Glaber, p. 94-96. Cf. Manselli 1963, p. 133-137 ; Thouzellier
1968, p. 108-109 ; Violante 1968, p. 176-177 et 1974, p. 364-367 : Cracco 1971, p. 416-417 ; Gonnet-Mol-
nar. p. 32-33 ; Duvernoy 1979, p. 96-99.
16. sur les hérétiques de Châlons-sur-Marne et de Liège: P. Bonenfant, Un clerc cathare en Lotha-
G. GONNET: LES HÉRÉTIQUES DES XIe et xnc SIÈCLES 453

A Goslar, l'affaire fut expédiée sans façons. Les hérétiques, saisis


par Geoffroy II de Lorraine, furent pendus sur l'ordre de l'empereur
Henri III de Franconie, simplement parce qu'ils avaient refusé de tuer
un poulet ! Une chronique dit à leur propos qu'ils professaient eux
aussi des dogmes manichéens, ce qui a fait penser à une liaison entre
Goslar et la Lorraine 17.
VI. A partir du milieu du XIe et jusqu'à la deuxième décennie du
XIIe siècle on ne rencontre plus, en Europe, d'hérétiques proprement
dits, ce qui a fait dire à un historien qu'on se trouve ici devant un vrai
« creux » (ou « vide ») hérétique» 18. A vrai dire, cette période est
caractérisée par un certain nombre de réformes: réforme morale de la
société, par l'institution de la «paix» (ou «trève») de Dieu» ;
réforme constitutionnelle de l'Église menée sur trois fronts : contre les
vices du clergé, la noblesse romaine et l'Empire ; réformes (ou renou-
veaux) monastique, canoniale et érémitique, qui toutes tendaient, dans
leur propre contexte, vers l'imitation apostolique 19. Certes, la réforme
qui eut le plus de conséquences dans le domaine non seulement des
relations entre la Papauté et l'Empire mais aussi de l'hérésie, fut la
réforme grégorienne, appelée ainsi du nom du pape Grégoire VII qui
l'avait prônée dès l'époque où il était moine sous le nom d'Hildebrand
de Soana et conseiller de ses prédécesseurs sur le trône pontifical. Un
des traits caractéristiques de cette réforme fut la lutte contre la simonie
et le concubinage (dit aussi « clérogamie ») 20, deux vices qui concer-
naient surtout le haut clergé, et, pour aboutir rapidement à des
résultats concrets, on proclama que les sacrements célébrés par des
officiants indignes n'avaient aucune valeur. C'était la vieille théorie
donatiste de l'ex opere operantis, qui deviendra bientôt le cheval de
bataille de tous les mouvements de contestation ecclésiastique des
siècles suivants. Le magistère de· Rome dut faire marche arrière, en
précisant que le sacrement a une valeur objective « in se » et « per se »
et que, par conséquent, il est valable tant que l'officiant, même en état
de péché, n'a pas été relevé de ses fonctions. C'était la théorie opposée
de l'ex opere operato, défendue surtout par Pierre Damien 21.

ringie au milieu du XIIe siècle, dans« Le Moyen Age »,59. 1963. p. 271-280 ; Manselli 1963. p. 141-142 :
Thouzellier 1968. p. 108-109 ; Violante 1974, p. 361-363 ; Gonnet-Molnar 1974, p. 33 ; Duvernoy 1979,
p. 100-101.
17. sur les hérétiques de Goslar: Manselli 1963. p. 142 ; Violante 1974, p. 362 ; Gonnet-Molnar
1974, p. 33 ; Duvernoy 1979, p. 101.
18. Thouzellier 1968, p. Ill. A vrai dire, ce « vide» serait rempli en partie par une hérésie, cette fois-
ci savante, telle que la propageait Bérenger de Tours vers 1050, en niant la transsubstantiation et le pédo-
baptisme. Cette hérésie particulière sera découverte plus tard, en 1112, à Ivoy dans les Ardennes (cf.
Duvernoy 1979, p. 103-104 et 108-109).
19. Thouzellier 1968, p. 106-107 et 110.
20. DaI Pino 1984, p. 8.
21. Cf. Giovanni Gonnet, II Valdismo medioevale. Prolegomeni (Torre Pellice 1942), p. 35-38. Ce
fut aussi l'attitude de François d'Assise. Dans ses Admonitiones, il écrit, au chap. XXVI, qu'il faut « ho-
454 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

A l'époque où Hildebrand fut conduit à Rome par l'Alsacien


Brunon (devenu pape en 1048 sous le nom de Léon IX), les tenants de
l'ex opere operantis avaient pris en Italie le nom de patarins, un terme
sur l'étymologie duquel on discute encore aujourd'hui 22. Quoi qu'il en
soit, les pa tarins furent au début un phénomène plus urbain que rural,
et leur impact dans l'histoire de l'hérésie fut d'ordre plus social que
religieux. Recrutés surtout dans le bas peuple et spécialement parmi les
ouvriers de la laine ou les chiffonniers - d'où l'une des étymologies
courantes - ils furent bientôt soutenus par une partie du clergé et la
papauté elle-même, en hommage aux principes de la réforme grégorien-
ne. A leur propos on a parlé avec humour de « boycottage liturgi-
que» 23. Le côté intéressant de l'affaire, c'est de voir deux hiérarchies
opposées l'une contre l'autre : la première pleine d'ardeur pour la
réforme - et l'on a même parlé à ce propos d'Église grégorienne 2 4 _
la seconde accusée de mondanité et de corruption. Parmi les représen-
tants plus significatifs de ce mouvement, qui n'est pas encore taxé
d'hérésie, nous trouvons à Milan Anselme de Baggio (le futur pape
Alexandre II), soutenu par deux laïcs influents, Ariald et Erlembald
(1050) 25 ; à Brescia l'évêque Adelmann de Liège, qui fut « presque
tué» par les prêtres simoniaques récalcitrants (1059-1060) 26 ; à Flo-
rence le moine de Vallombrosa Jean Gualbert, élevé plus tard sur les
autels 27.
Le phénomène patarin ne fut pas exclusivement italien. L'exigence
donatiste, qui dorénavant aura un poids considérable dans les mouve-
ments hérétiques du XIIe siècle, se fait sentir surtout en France et aux
Pays-Bas. Parmi les épisodes de cette lutte à outrance entre rigoristes et
simoniaques est restée célèbre la triste aventure du laïc RAMIHRD de
Schere (diocèse de Cambrai), partisan de l'ex opere operantis (1077).
Interrogé sur ses intentions par Gérard, archevêque de Cambrai, et
invité à participer à la communion, il refusa en proclamant que tous, y
compris les officiants et l'évêque, étaient coupables de simonie et
d'avarice. Arrêté par les sbires de l'évêque et enfermé dans une
cabane, il s'y laissa brûler vif sans opposer la moindre résistance. La
n?rer.les prêtres .... ;. ~ême s'~ls sont pécheurs, personne ne doit les condamner, parce qu'ils ne cessent
d aVOIr le grand pnvJlege de dIsposer du corps et du sang de Jésus-Christ ». Ce qu'il répéta dans son Tes-
tament : « dans les prêtres, je ne veux pas considérer le péché, parce que je vois en eux le Fils de Dieu »
(cf. J. Joergensen, San Francesco d'Assisi, Assisi 1968, p. 344 et 477).
22. Cf. G. Cracco, Pataria : opus e nomen, chez Capitani 1977, p. 153-184. Voir aussi Manselli 1963,
p. 138-139. .
23. Cf. R. Morghen, Il cosidetto neo-manicheismo occidentale deI secoJo XI, dans « Atti dei Conve-
gni dell'Accademia Nazionale dei Lincei. Fondazione Alessandro Volta » (Roma 1957), p. 103.
24. Cf. Giovanni Micooli, Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla riforma deJ secolo XI. Firenze 1966 ;
Gonnet 1976, p. 138-140.
25. sur la « pat aria » à Milan: Manselli 1963, p. 138-140.
26. idem à Brescia: Manselli 1963. p. 141.
27. idem ~ Florence: Manselli 1963, p. 140. sur le phénomène patarin en général: Manselli 1963,
p. 138-140 ; VIolante 1968, p. 117-118 et 1974, p. 367-368 ; Gonnet-Molmir 1974, p. 33 ; Gonnet 1976,
p.8.
G. GONNET : LES HÉRÉTIQUES DES XIe et XIIe SIÈCLES 455

nouvelle parvint jusqu'au pape Grégoire VII, qui s'en plaignit amère-
ment à l'évêque de Paris et plaça Cambrai sous interdit: preuve que la
papauté était et restait encore l'inspiratrice et le support de la réfor-
me 28.
VII. Le donatisme était destiné à glisser dans le schisme et
rhérésie. On le voit non seulement aux mesures prises en 1049 et 1053
par les conciles locaux de Reims et de Toulouse 29, mais aussi aux
épisodes qui se déroulèrent entre 1114 et 1115 à Soissons et à Anvers,
suivis bientôt après par la propagande active et inquiétante des pétro-
brusiens, des henriciens et des arnaldistes, qui remplirent de tumultes
et d'anathèmes toute la première moitié du XIIe siècle.
A Soissons, en 1114, deux paysans illettrés, du village de Bucy-Ie-
Long, protégés - semble-t-il - par le comte de l'endroit, avaient
groupé autour d'eux un certain nombre de personnes qui ajoutaient aux
refus donatistes habituels de l'ordre, de l'eucharistie et du baptême des
enfants, ceux des cimetières, du mariage et des aliments à base de
viande. Vu qu'ils se réunissaient en des assemblées plus ou moins
secrètes, on les accusa - comme les hérétiques champenois du milieu
du XIe siècle - de se livrer à toutes sortes de débauches. En outre, ils
professaient une forme rudimentaire de docétisme, dans laquelle on a
voulu voir la preuve décisive de leur adhésion aux croyances mani-
chéennes. Mais - comme le remarque à juste titre un historien récent
- le terme savant « phantasma », mis dans la bouche d'illettrés pour
désigner la nature humaine du Christ, doit sûrement être attribué au
chroniqueur bénédictin Guibert de Nogent, qui est le seul à nous parler
de cet épisode, tout en montrant qu'il faut considérer ces nouveautés
comme une réviviscence d'opinions manichéennes déjà combattues par
saint Augustin. De toute façon, l'aspiration de ces hérétiques était
simplement d'imiter l'exemple des apôtres, dont les Actes - par une
tradition sans doute verbale vu qu'ils ne savaient ni lire ni écrire -
constituaient leur seul point de repère biblique. Le sort qu'on leur
réserva ne différa guère des précédents: livrés à l'évêque de Soissons,
interrogés et même soumis au jugement de Dieu par l'épreuve de l'eau
- était jugé innocent celui qui réussissait à ne pas se noyer tout en
étant jeté, ligoté, dans reau - ils finirent par être sasis par la foule qui,
craignant la clémence des autorités ecclésiastiques, les fit brûler hors de
la ville 30
A Anvers un certain T ANQUELIN conseiller du comte de Flan-

28. sur Ramihrd de Schere : Manselli 1963, p. 143-144 ; Duvernoy 1979, p. 102-103.
29. M~mselIi 1963, p. 143.
. 30 .. sur les hérétiques de Soissons: Guibert de Nogent, Histoire de sa vie (1053-1124), par G. Bour-
g!;A (Pans 1907), p. 212-215. Cf. Manselli 1963, p. 145-147 ; Gonnet-Molnar 1974, p. 37 ; Duvernoy 1979,
p. 119-121.
456 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

dre, s'était opposé à un prêtre qui vivait en concubinage, réussissant à


soulever contre lui une bonne partie de la population. de la ville et des
alentours. Considéré comme le maître de Pierre de Bruis et du moine
Henri, il prêchait le refus des dîmes, l'inefficacité des sacrements et le
mépris des édifices sacrés pour des raisons ouvertement donatistes, et
- selon une source pas toujours sûre et plutôt tendancieuse - il se
proclamait l'égal du Christ et, comme tel, époux de la Vierge et revêtu
de la plénitude du Saint-Esprit. Il fut assommé par un prêtre en 1115.
Mais la révolte qu'il avait provoquée ne fut apaisée que plusieurs
années plus tard grâce à saint Norbert, qui entreprit vigoureusement de
réformer les mœurs ecclésiastiques en transformant le chapitre d'An-
vers, qui vivait dans la simonie et le concubinage, en un chapitre
régulier soumis à la règle de Prémontré 31.
VIII. Avec Pierre de Bruis, le moine Henri et Arnaud de Brescia
on voit finalement se dessiner d'une façon assez claire un des deux
courants principaux de l'hérésie médiévale, celui de l'évangélisme
pa tarin , né pratiquement de la réforme grégorienne. Basé presque
exclusivement sur les exigences du donatisme liturgique et de l'imitation
apostolique par l'observance littérale des normes de l'Évangile (surtout
du Sermon sur la Montagne), il se distingue d'ores et déjà du second
courant, celui du dualisme (absolu ou mitigé) qui, présent plus ou
moins consciemment dans les groupes que j'ai appelés « pré-cathares »,
deviendra le trait caractéristique du catharisme proprement dit. Or, ce
donatisme liturgique, cette imitation apostolique et cette observation
littérale des normes évangéliques se retrouveront non seulement chez
les cathares - comme nous l'avons vu au début de cet exposé - , mais
surtout chez les Pauvres de Lyon, d'où le terme de pré-va/déisme
proposé plus haut .
. Or, laissant expressément de côté les aspects biographiques de ces
trois grands représentants de la dissidence médiévale de la première
moitié du XIIe siècle, voyons ce qu'ils ont en commun. Tous les trois
sont des prédicateurs itinérants qui, contestant les clergés locaux parce
que généralement simoniaques et concubinaires, s'arrogent le droit de
se substituer à leurs fonctions charismatiques en s'appuyant seulement
sur les préceptes de l'Évangile, qu'ils considèrent comme l'autorité
'première dans le double domaine de la foi et des mœurs. D'après
PIERRE DE BRUIS, l'Église n'est qu'un simple rassemblement de fidèles;
le baptême, reçu à l'âge de raison, est l'unique sacrement valable pour
en faire partie ; les édifices cultuels et les chants liturgiques ne sont pas
nécessaires; la croix doit être exécrée en tant que signe du martyre de
31. sur Tanquelin : Manselli 1963, p. 144-145 et 160 ; Gonnet·Molnar 1974, p. 37·38 ; Duvernoy
1979, p. 129-130.
G. GONNET : LES HÉRÉTIQUES DES XIe et XIIe SIÈCLES 457

Christ. Cette ecclésiologie rudimentaire était donc fondée sur la foi


consciente du croyant, en vertu de laquelle Pierre faisait rebaptiser ses
adeptes et considérait le rite de l'autel comme dénué de toute valeur,
convaincu que le corps du Seigneur avait été « administré » une fois
pour toutes lors de la dernière cène. Enfin, bien qu'il ne niât pas la
valeur des bonnes œuvres, il affirmait qu'elles ne sauraient profiter aux
défunts, car il était impossible qu'elles fussent à même d'accroître les
mérites qu'ils auraient acquis de leur vivant. Au fond, pour Pierre, la
foi en la grâce divine était la seule suffisante, et c'est pour cela qu'on a
vu en lui un précurseur de la doctrine luthérienne du salut par la foi 32.
De son côté HENRI, se fondant sur le Nouveau Testament,
affirmait avoir reçu directement du Christ l'ordre de prêcher, et, à ceux
qui osaient le contester, il répondait par une phrase qui deviendra
célèbre soit dans la bouche de Vaudès de Lyon, soit dans celle de
Jeanne d'Arc: « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes », ainsi que
s'était exprimé l'apôtre Pierre devant le sanhédrin de Jérusalem (Actes
5,29). Il ajoutait que le baptême doit être refusé aux enfants, incapables
de croire selon Marc 16,16 ; que le péché originel n'est pas transmissi-
ble, selon Galates 6,5, chacun devant porter son propre fardeau; que,
partant, le pouvoir charismatique du clergé est nul et les sacrements
sans valeur, surtout s'ils sont célébrés par des prêtres indignes. En
particulier, le mariage n'est pas un sacrement mais seulement un acte
juridique, qui consiste en un libre consentement des conjoints et ne
peut être délié qu'en cas de fornication. Enfin, l'Église n'existe que là
où les fidèles vivent selon les préceptes de l'Évangile, en se confessant
réciproquement leurs péchés; par conséquent, les hiérarchies ecclésias-
tiques, rendues vaines par leur inconduite et leur amour des richesses,
sont superflues au même titre que les édifices réservés au culte divin,
où la pompe règne davantage que la prière. A tout cela il faut ajouter le
rejet des prières pour les morts qu'Henri considérait comme tout à fait
inutiles, étant donné que le défunt est immédiatement sauvé ou
damné 33.
Quant à ARNAUD de BRESCIA, sa tentative de réforme eut à la fois
un caractère religieux et politique. Mêlé presque malgré lui à la lutte qui
vers 1145 avait éclaté à Rome entre le pape et le sénat renouvelé, il prit
parti pour la liberté de la commune romaine et prêcha, contre l'Église
féodale et mondaine, son double idéal de la pauvreté évangélique et de
la séparation entre les pouvoirs spirituel et temporel: à ses côtés, le

32. sur Pierre de Bruis et les pétrobrusiens : cf. J .-C. Reagan, Did the Petrobrusians teach salvation
by faith alone ?, dans" Journal of Religion », 7,1927, p. 81-91 ; Manselli 1963. p. 148 ; Gonnet-Molnâr
1974, p. 34 ; Duvernoy 1979, p. 200-201 ; Merlo 1989, p. 21-26.
33. sur le moine Henri et les henriciens : Manselli 1963, p. 148-149. 156-159 et 160 ; Gonnet-Molnâr
1974, p. 34-36 ; Gonnet 1976, p. 150-155 ; Duvernoy 1979, p. 202-205 ; Merlo 1989, p. 27-31.
458 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

petit peuple et le bas clergé, unis contre la haute féodalité laïque et


ecclésiastique. D'après le chroniqueur Othon de Frisingue, Arnaud
aurait affirmé que « ni les clercs qui avaient des propriétés, ni les évê-
ques qui possédaient des « regalia », ni les moines qui jouissaïênt de
biens terrestres ne pouvaient être sauvés» car toutes les choses appar-
tenaient de droit au prince, qui en cède la jouissance aux laïcs. Un de
ses derniers biographes a écrit : « De même que la vocation d'Arnaud
avait mûri dans le milieu des luttes patarino-communales de Brescia, de
même son exemple ne pouvait se fixer en aucune secte, si ce n'est là où
une tension ecclésiastique y aurait poussé de manière précise ou dans le
contexte d'une ancienne tradition de luttc contre le clcrgé féodal, en
proie au concubinage et à la simonie: donc, dans le nord de l'Italie où
l'évangélisme, en tant qu'expérience religieusement semblable, s'alliait
à une ferveur qui menaçait les richesses et le pouvoir politique, en
secouant naturellement avec eux les institutions ecclésiastiques, leurs
privilèges et leurs possessions» 34. Cet évangélisme radical, tout péné-
tré de ferments sociaux, aura bientôt un nom, celui des Pal!vres Lom-
bards 35. '

IX. L'activité de ces trois hérésiarques inquiéta sérieusement les


autorités ecclésiastiques. Contre eux se levèrent des personnages de
grande envergure, tels que Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux
qui, peu avant saint Dominique, parcourront le centre et le sud de la
France pour les débusquer et relever l'image de l'Église, gravement
compromise par l'insouciance des clergés locaux. En particulier l'abbé
de Clairvaux, ayant été informé vers 1144 par le prévôt Evervin de
Steinfeld de la présence d'hérétiques en Rhénanie, accepta l'invitation
du légat pontifical Albéric d'Ostie de s'occuper personnellement de
l'extirpation de l'hérésie, et se fit précéder par une lettre adressée au
comte de Toulouse, qui est restée célèbre dans les annales religieuses de
France: « les églises - écrit-il- sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres,
les prêtres sans la révérence qui leur est due, et les chrétiens sans
Christ! ». Lors de sa randonnée, Bernard dut aussi s'occuper de grou-
pes néo-manichéens à Toulouse, qu'il définissait comme arriani 36 .
34. sur Arnaud de Brescia et les arnaldistcs : cf. A. Frugoni. Arnaldo da Brescia. dans « Dizionario
Biografico degli ltaliani », 4 (Roma 1962), p. 247-250 ; Gonnet-Molnar 1974. p. 36-37 ; Gonnet 1976.
p. 156-160 ; Dai Pino 1984, p. 39-42 ; Merlo 1989, p. 33-38.
35. Les Pauvres Lombards furent en contact avec les Pauvres de Lyon dès la fin du XIIe siècle. Dans
la crise du valdéisme au début du siècle suivant, qui aboutit dans les années 1208 et 1210 à la sécession de
son aile « droite» (Pauvres catholiques et Pauvres réconciliés), les Lombards, reprenant l'héritage des
Arnaldistes et des Humiliés hétérodoxes. en représentèrent l'aile « gauche ». tandis que le « centre >+ fut
tenu, pour ainsi dire, par Vaudès. Cf. «Cahiers de Fanjeaux » 2: Vaudois languedociens et Pauvres
catholiques (Toulouse 1967) : Jean Gonnet. La figure et J'œuvre de Vaudès dans la tradition historique et
selon les dernières recherches, p. 87-109 ; Kurt-Victor Selge, Caractéristiques du premier mouvement
vaudois et crises au cours de son expansion, p. 110-142 ; Idem, L'aile droite du mouvement vaudois et
naissance des Pauvres catholiques et des Pauvres réconciliés, p. 227-243 ; Merlo 1989, p. 49-56 : Valdesio
di Lione : il rinnovarsi della missione apostolica, et, p. 75-84 : Giovanni di Roneo: J'estremismo lombardo
e gli sviluppi deI valdismo.
36. Cf. Pierre le Vénérable, Tractatus adversus Petrobrusianos, dans Migne, Patrologia Latina,
G. GONNET: LES HÉRÉTIQUES DES XIe ct XW SIÈCLES 459

X. Pendant la période qui va de la mort de Pierre de Bruis à celle


d'Arnaud (1133-1155), d'autres foyers d'hérésie avaient surgi ça et là,
plus ou moins reliés entre eux, plutôt pré-cathares que patarino-évangé-
liques : surtout en Rhénanie, dans les Flandres et au nord de la France,
à Trèves, Bonn, Cologne, Liège, Mont-Aimé et Rouen, sans parler de
la propagande faite dans le Périgord par un certain PONS, disciple pré-
sumé d'Henri 37.
Sur les hérétiques rhénans, nous sommes largement renseignés par
la lettre qu'Evervin de Steinfeld avait adressée à saint Bernard en 1144.
D'après le prévôt de Steinfeld, ces hérétiques, appelés dorénavant néo-
manichéens, étaient conscients de leurs liaisons avec l'Orient. Aussi
bien à Bonn qu'à Cologne, les suspects d'hérésie avaient dû, ou se sou-
mettre au jugement de Dieu, ou choisir entre l'abjuration et le bûcher.
Or, à Cologne, la plupart préférèrent abjurer, mais deux d'entre eux
(peut-être un épiscope et son compagnon) voulurent défendre leurs
croyances dans un débat avec l'archevêque, en présence du clergé et des
notables de la ville. Se fondant sur le Nouveau Testament, ils soute-
naient qu'ils formaient la seule vraie église du Christ, car ils ne se limi-
taient pas uniquement à prêcher l'Évangile, mais mettaient en pratique
ses préceptes, en vivant dans une pauvreté absolue et sans résidence
fixe. Ils se distinguaient en cela non seulement du clergé opulent, mais
aussi des moines et des chanoines réguliers qui, bien qu'ils ne possé-
daient pas de biens en propre, en avaient toutefois la jouissance en com-
mun. N'appartenant pas à ce monde comme leurs détracteurs et demeu-
rant dans la grâce de Christ, ils étaient convaincus de leur apostolicité,
en vertu d'une ancienne tradition qui leur était parvenue à travers la
Grèce. Ils s'abstenaient des aliments à base de viande, d'œufs et de pro-
duits laitiers, ils condamnaient le mariage en se faisant accompagner par
des femmes qui avaient fait vœu de chasteté, enfin ils remplaçaient le
sacrement de l'autel par la bénédiction quotidiennne du pain et du vin
en récitant l'oraison dominicale, et le baptême d'eau par l'imposition
des mains 38.
A Liège, aux environs de 1144, les hérétiques refusaient non seu-
lement le baptême des enfants, l'eucharistie et le mariage, mais s'oppo-
saient aussi au serment. Enfin, ils avaient une organisation hiérarchique
<;l'auditeurs, de croyants, de presbytres et d'épiscopes, qui sera imitée

t. 189. p. 719-850 ; saint Bernard, EpistoJae 189, 195, 196,241, 242, 243,244 ct 300. ibid., t. 182. Sur les
tisserands de Toulouse: Manselli 1963, p. 157-158 ; Gonnet-Molnâr 1974, p. 36.
37. sur l'hérétique Pons: Herberti monachi epistoJa de hacreticis Petragoricensibus, (Migne, PL.
t. 181), p. 1721-1722 ; Gonnet-Molnâr 1974, p. 38 : Duvernoy 1979, p. 109-1 JO, 121 et 206-208.
38. sur les hérétiques en Rhénanie (Bonn et Cologne) : Evervin de Steinfeld, Lettre à saint Bernard
(Migne, PL., t. 182), p. 676-680 ; réponse de Bernard (ibid. t. 183, p. 3-66) ; Manselli 1963, p. 150-156 et
161 ; Gonnet-Molnâr 1974, p. 38 ; Duvernoy 1979, p. 110-111 (qui parle justement d'une secte« pré-vau-
doise ») ; Merlo 1989, p. 39-40.
460 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

plus tard par les cathares et les vaudois 39. Liège se présente dès lors
comme une plaque tournante de propagande active, au sud vers Mont-
Aimé, Châlons-sur-Marne et Orléans, et à l'ouest dans les Flandres 40.
Lorsqu'il était à Rouen en mai 1145, le légat pontifical Albéric
d'Ostie avait encouragé l'archevêque Hugues à rédiger un traité contre
les hérétiques qui étaient nombreux en Bretagne. Cette confutation est
aussi importante que la lettre d'Evervin, car elle nous propose un juste
critère d'orientation historiographique à propos de la question, toujours
renaissante, des origines de l'hérésie médiévale. Ces hérétiques - pré-
cise Hugues de Rouen -, tout en étant novi (à savoir nés récemment),
professent par contre des hérésies veteres (c'est-à-dire anciennes). En
l'espèce, ceux de Rouen et des alentours ne se fondaient que sur les
saintes Écritures et, interprétant à la lettre le texte biblique, rejetaient
eux aussi le baptême des enfants. De là, à refuser toute l'organisation
hiérarchique et ritualiste de l'Église, ils n'avaient qu'un pas à faire, bien
que dans le traité d'Hugues il ne soit pas possible de trouver des rensei-
gnements précis sur ce qu'ils pensaient de l'ordre sacré et du mariage,
à part le fait qu'ils se moquaient de la tonsure et qu'ils cohabitaient,
comme ceux de Cologne, avec des femmes exemptes de liens matrimo-
niaux ou de parenté 41.
Parmi ces hérétiques de Bretagne il faut rappeler un tel qui jouit
d'une certaine réputation sous le nom curieux de EON (ou Eude) de
L'ÉTOILE, qui sent la gnose. Né à Loudéac, il était considéré plutôt
comme un sorcier ou un fou que comme un hérétique. Se croyant lui-
même fils de Dieu et, partant, justicier des vivants et des morts, il avait
établi entre ses disciples une hiérarchie d'anges et d'apôtres. Accusé
d'avoir pillé églises et monastères, errant ça et là, peut-être jusqu"en
Champagne et en Gascogne, il fut condamné par le Concile de Reims
en 1148 et mourut peu après en prison, tandis que ses adeptes subirent
la peine du feu 42.
D'autres groupes d'hérétiques furent découverts en plusieurs
endroits de France, d'Allemagne, des Flandres et même en Angleterre,
jusqu'à l'apparition de Vaud ès de Lyon. Pour eux, la qualification de
patarino-évangéliques ou de pré-cathares est désormais normale - et
vaut seulement pour mieux nous orienter dans cet enchevêtrement si
compliqué d'opinions et de comportements hétérodoxes -, mais pour
certains d'entre eux l'attribut de néo-manichéens (ou cathares) ne peut
39. sur les hérétiques de Liège: Gonnet-Molmir 1974, p. 38-39 ; Duvernoy 1979, p. 109.
40. sur les hérétiques de Mont Aimé: Gonnct-Molnar 1974, p. 39 ; Duvemoy 1979, p. 109, 121 et
125.
41. sur les hérétiques en Bretagne: Hugues de Rouen, Contra haereticos sui temporise 1145 (Migne,
PL., t. 192), p. 1255-56 ; ManseIli 1963, p. 161-165 ; Gonnet-Molnar 1974, p. 39.
42. sur Eon de l'Etoile: Gonnet-Molnâr 1974, p. 39 ; Duvernoy 1979, p. 122.
G. GONNET: LES HÉRÉTIQUES DES XIe et XW SIÈCLES 461

leur être attribué qu'à partir de 1144, date de la lettre d'Evervin à saint
Bernard 43.
XI. Quelque vingt ans plus tard, le chanoine Ekbert de Bonn,
moine à Schônau en 1155, écrivit vers 1163 une série de Sermones con-
tra Catharos où, conformément à l'exemple de Guibert de Nogent et de
Hugues de Rouen, les hérétiques rhénans, auxquels il se réfère et chez
qui l'on trouve des « doctores » (1152-1156), étaient rapprochés des
anciens manichéens : mais la réfutation de leurs opinions (qualifiées
carrément de cathares), s'inspire moins d'un examen dénué de passion
et confornle à la réalité historique que de leur analogie avec les doctri-
nes contre lesquelles en son temps avait lutté saint Augustin 44. Mais les
choses finirent mal pour eux : les uns (cinq en tout) furent brûlés à
Cologne en 1163, d'autres (une quarantaine) furent chassés de Mayen-
ce 45. A vrai dire, un concile cathare, réuni à Saint Félix de Caraman en
Languedoc en 1167 (ou 1172), nous présente la figure du« pope» Nike-
tas de Constantinople, qui auraient poussé les néo-manichéens à passer
du dualisme mitigé de l'Ordo Bulgarie~ propre aux bogomiles, à celui
absolu de l'Ordo Drugonthie (en Thrace), fidèle aux doctrines des pau-
liciens d'Arménie 46. De toutes façons, les groupes hérétiques tendront
dorénavant à se diversifier toujours plus entre eux, bien qu'ils n'aient
pas toujours eu une vision claire des implications dogmatiques, éthi-
ques, rituelles et ecclésiologiques de leurs dissensions respectives.
XII. En effet, si nous voulions recueillir en une vision d'ensemble
les traits caractéristiques des hérésies des XIe et XIIe siècles que nous
avons examinées jusqu'ici, nous devrions tout d'abord mettre en relief
un fonds commun d'oppositions et de négations qui s'inspirent pour la
plupart du désir de réformer l'Église du dedans. Si cette base commune
n'a rien d'hétérodoxe en elle-même, toutefois se grefferont bientôt sur
elle des tendances plus radicales et moins conformes aux idéaux primi-
tifs de la purification des mœurs du clergé et, malgré leur orthodoxie de
fond, finiront pas être taxées tout d'abord de schismes et puis d'héré-
sies, et partant poursuivies et condamnées par les pouvoirs conjoints de
l'Église et de l'Etat. Partout domine la revendication du recours exclusif
aux Saintes Écritures comme à la norme fondamentale de la foi et de la
conduite des fidèles. Cela signifie qu'on a déjà recours au libre examen,
43. Manselli 1963. p. 149, 150 et 165 ; Duvernoy 1919, p. 114.
44. sur les hérétiques de la Rhénanie: Ekbert von Schônau, Sermones contra Catharos (Migne, PL..
t. 195). pp. 11-102 ; Manselli 1963. pp. 161-165 ; id .• EcbertodiSch6nau e/'eresia ca tara in Gcrmaniaalla
metà deI sccolo XII, dans « Arte e Storia » (Torino 1965), p. 300-338 ; Gonnct-Molnar 1974. p. 39 ; Man-
sclli 1975, p. 191-210.
45. Duvernoy 1979, p. 111-112.
46. sur Saint-Félix de Caraman: A. Dondaine. Les actes du concile albigeois de Saint-Félix de Cara-
man, dans « Miscellanea Giovanni Mercati » (Città dei Vaticano 1946), p. 324-355 ; Manselli 1963.
p. 169-174 ; Y. Dossat, A propos du concile cathare de Saint-Félix: les MiIingues. dans« Cahier de Fan-
jeaux nO 3 (Toulouse 1968), p. 201-214 ; J. Duvernoy, Les actes de Saint-Félix sont-ils faux ? dans« Ca-
hiers d'Études cathares », nO 40 (1969). p. 16-20 ; Gonnet 1976. p. 12 ; Merlo 1989, p. 41.
462 REVUE D"HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

d'où la préférence accordée au Nouveau Testament. D'ailleurs, surtout


chez les groupes néo-manichéens, se font jour des tendances gnostiques
telles que la négation du dogme trinitaire, le refus docétiste de l'incar-
nation, l'aversion contre la croix, la condamnation du mariage (ou du
moins de l'acte sexuel), enfin la défense de se nourrir d'aliments à base
de viande ou de lait. Par contre, sont plus conformes aux tendances
donatistes de l'évangélisme patarin les multiples refus du pouvoir cha-
rismatique de l'Église, qui s'exprimaient de façons diverses par le
mépris des sacrements (ordre, pénitence, eucharistie et baptême), des
édifices cultuels, des couvents et des cimetières, par la pratique du bap-
tême d'esprit moyennant l'imposition des mains (et parfois par la simple
répétition du baptême d'eau = catabaptisme), par le rite de la bénédic-
tion du pain remplaçant l'eucharistie (on conteste déjà son caractère de
répétition du sacrifice de Christ sur la croix), et par le double refus de
l'intercession des saints et des prières pour les morts.
Toutes ces contestations ont leur contrepoids dans l'élaboration
d'une nouvelle ecclésiologie, qui se manifeste surtout chez les pétrobru-
siens, les henriciens et les \-audois : l'Église - affirme-t-on - n'est qu'une
congrégation de fidèles où, avec un minimum d'organisation hiérarchi-
que, les sacrements ont perdu leur caractère quasi magique, la prédica-
tion est itinérante et souvent laïque, la cure d'âmes se basant presque
exclusivement sur la lecture des Évangiles, la récitation de l'oraison
dominicale et la confession réciproque des péchés. Enfin, presque par-
tout se fait sentir l'exigence de la pauvreté volontaire: l'Église doit être
pauvre, car pauvres furent Christ et les apôtres, d'où la communion des
biens et le refus de payer les dîmes.
Or, certains de ces « loci» reparaîtront avec Vaudès de Lyon et ses
successeurs, d'autres se présenteront comme nouveaux ou profondé-
ment renouvelés, mais il est certains que les Pauvres de Lyon se retrou-
veront le long de la ligne tracée par les initiatives du moine Henri et du
groupe de Cologne 47.
Giovanni GONNET

47. Gonnet-Molnâr 1974, p. 39-4U.,; Gunnet 1976, p. lü-Il.

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