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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Le XVIIe siècle religieux. Réflexions préalables


Pierre Chaunu

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Chaunu Pierre. Le XVIIe siècle religieux. Réflexions préalables. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 22ᵉ année, N.
2, 1967. pp. 279-302;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1967.421521

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1967_num_22_2_421521

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LE XVIIe SIÈCLE RELIGIEUX

Réflexions préalables

A Christiane Marcilhacy, « in piana memoriam. »

L'histoire religieuse, et plus spécialement l'histoire du classique


et mystérieux xvne siècle, est en pleine mutation. La recherche fuse
en tous sens. Des pistes nouvelles s'ouvrent, elles passent par des
interrogations et des mises en cause. Sur ces routes rapidement
ascendantes, il peut être utile de tenter, trop tôt et trop hâtivement, un point
provisoire 1. Nous avons eu l'occasion, déjà, d'attirer l'attention sur
des secteurs qui nous paraissent essentiels 2 et à leur niveau marquer
quelques jalons bibliographiques. L'historien désireux de pénétrer
dans ce vaste domaine n'est pas pris au dépourvu. Voici les grandes
collections qui établissent le bilan de l'acquis 3. Voici les grands
classiques toujours valables, de Sainte-Beuve à l'abbé Brémond 4. Et

1. Cette mise au point nous a été demandée par la Rédaction des Annales. Qu'elle
en soit remerciée. Précisons, bien, toutefois qu'il s'agit d'un jalon hâtif et tout à fait
provisoire, sur la voie d'une synthèse à laquelle nous nous appliquons.
2. « Réformes et Nations », La Table Ronde, mars 1960, n° 147, pp. 52-65 ; «
Jansénisme et frontière de catholicité (xvne et xvnie siècles). A propos du jansénisme
lorrain », Revue Historique, janvier-mars 1962, fasc. 461, pp. 115-138 ; « Réforme et
Église au xvie siècle », Revue Historique, avril-juin 1962, fasc. 462, pp. 161-176 ;
« Les crises au xvne siècle de l'Europe réformée », Revue Historique, janvier-mars 1965,
fasc. 473, pp. 23-60 ; « Une histoire religieuse sérielle. A propos du diocèse de La
Rochelle (1648-1724), et sur quelques exemples normands », Revue ďhistoire moderne
et contemporaine, janvier-mars 1965, pp. 5-34 ; « la Correspondance de Bèze », Revue
suisse ďhistoire, tome 15, fasc. 1, 1965, pp. 107-116.
3. Les volumes de Fliche et Martin, le pénétrant Willaert, que la mort a
arraché trop tôt à l'histoire et les volumes étroitement institutionnels et politiques de
Pjbéclin et Jarky, la justement classique Histoire du Catholicisme en France d'A. La-
treille et E. Delartielle (tomes II et III), le vigoureux tome II de VHistoire
Générale du protestantisme du regretté Emile G. Léonard, les grands dictionnaires,
Vacant, Mangenot, Amann ; R. Aubert et E. Van Cauwenbergh ; A. Rayez et Ch. Baum-
gartner ; Naz, etc.
4. Il est plus difficile de critiquer Henri Brémond, ses tics d'écriture, son irritante

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Aknaies (22e année, mars-avril 1967, n° 2) i


ANNALES

parmi nos contemporains, ces guides qui sont des maîtres. L'œuvre
capitane de Jean Orcibal, le travail en profondeur du père Blet, de
René Taveneaux, du père Pérouas, de L. Cognet, de L. Ceyssens, du
père Julien Eymard d'Angers, et de tant d'autres qu'il est injuste
de ne pas citer d'entrée de jeu x. Qu'on nous pardonne, donc, de ne point
rendre assez justice. Nous n'oublions personne 2, mais il faut aller de
l'avant.

Donc ne perdre aucun des fils de l'écheveau complexe. L'histoire


religieuse a muté au cours des dix dernières années. Le mérite en revient
à Gabriel Le Bras. Créateur de la sociologie de la pratique religieuse,
il a porté une génération d'historiens en direction d'une étude de la
piété des masses. En quelques annéee, Louis Pérouas, Christiane Mar-
cilhacy, récemment arrachée à l'estime et à l'affection de ses collègues,
Jacques Toussaert, Paul Adam, après les tentatives moins heureuses
de Jeanne Ferté et de Thérèse Jean Schmitt 3, ont inventé ce que nous
avons proposé d'appeler une « histoire religieuse sérielle » *. Du même
coup, voilà affirmée au niveau de l'histoire cette unité profonde de la
pensée liant passé et présent, angoisse et certitude, l'homme et le
monde : cette évidence réconfortante, sans laquelle nul ne saurait
vivre l'aventure dévorante de l'esprit. Mais prenons bien garde. On
mute à partir d'une donnée, on avance sur un acquis, pas de révolution
vraie qui ne soit, d'abord, conservatrice : l'histoire religieuse sérielle,
assoiffée du vécu au niveau des humbles ne saurait oublier l'aventure,
des élites б et l'enchaînement dialectique des pensées. Il importe, donc,

prolixité, ses préjugés qui sont ceux d'un début de xxe siècle que la grâce irénique n'a
guère touché, que de remplacer les 12 volumes de la monumentale Histoire littéraire
du sentiment religieux (Paris, Pion, 1915-1933), où le meilleur côtoie le pire, la
Provence mystique au XVIIe siècle, le Bossuet (3 vol.) ; V Apologie pour Fénelon.
1. Nous abandonnons avec d'autant moins de regret cette présentation
bibliographique que le travail vient d'être fait et bien fait par un des meilleurs spécialistes
de ces problèmes, René Taveneaux : « La vie religieuse en France de l'avènement
d'Henri IV à la mort de Louis XIV (1589-1715) », Bulletin de la Société des Professeurs
ďhistoire et de géographie de l'enseignement public, octobre 1966, n° 200, pp. 119-130.
2. Pour une bibliographie, encore, notre Civilisation de VEurope classique, Paris,
Arthaud, 1966, gr. in-8, 706 p., 272 planches hors texte, p. 680 sq. Et, bien sûr, Henri
Gouhier, René Pintaed, Y. Belaval, Lucien Goldmann, A. Dupbont, Georges
Namer, Robert Mandkou, R. Delcambbe, Pierre Claie, François Gikbal, sans
oublier le grand et combien regretté Alexandre Koyré, car l'histoire religieuse s'éclaire
souvent d'une manière décisive, de la périphérie. Lucien Febvre l'avait
vigoureusement marqué {Au cœur religieux du XVIe siècle..., Paris, S.E.V.P.E.N., 1957, plus
spécialement pp. 293-358).
3. Pour une bibliographie plus complète, nous renvoyons à nos articles cités,
R.H., 1962, n° 1 et R.H.M.C, 1965, n» 1.
4. « Une histoire religieuse sérielle. » R.H.M.C, 1965, n° 1, pp. 5-34.
5. L'historien ne juge pas au fond et l'historien chrétien du christianisme, moins
encore. Les plus hautes valeurs spirituelles se répartissent suivant une logique qui

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LE XVIie SIÈCLE RELIGIEUX

de pousser hardiment sur les voies nouvelles, sans rien sacrifier des
victoires d'antan. Il importe mieux encore de briser les barrières et
d'enchaîner et d'insérer hardiment l'histoire religieuse, qualitative, ou sérielle,
dans l'aventure globale de l'esprit et dans toute l'épaisseur du vécu.
Les barrières et les cloisonnements sont nécessaires mais ils sont
dangereux. L'histoire religieuse a été écrite dans les cadres clos des
églises, comme si les ponts, un instant rompus, les barrières juridiques,
un instant dressées, la colère et la haine jaillies de divergences, somme
toute, minimes, mais sur un essentiel, avaient totalement retranché,
irrémédiablement rompu une profonde et indéracinable manière
commune de penser, de sentir, d'exister. Suffit-il d'une génération
pour détruire dix ou douze siècles de souvenirs communs, mille ans
d'expérience ensemble, alors que chaque église dressée conserve
l'essentiel du trésor commun, véhémentement dénié à l'autre ? A la limite,
la violence des affrontements est le meilleur gage de l'unité sous-
jacente. C'est bien parce qu'on parle la même langue, parce qu'on
partage les mêmes valeurs, qu'on se dispute le même essentiel, que la
guerre de religions est aussi implacable. Les guerres de religions
renferment l'évidence de l'unité conservée jusqu'à un certain point de la
Chrétienté, mieux encore, de l'Église. Donc pas d'histoire du
protestantisme face aux histoires de l'Église, mais une histoire une des églises
déchirées, où l'Église orientale sera réintégrée avec ses faiblesses, ses
diversités, son archaïsme savoureux et son aptitude à dessiner des
routes iréniques dans l'implacable querelle du double siècle trop riche
de la Réforme de l'Église latine.
Premier vœu. Le second en est corollaire. Que le XVIIe n'ignore pas
le xvie et le xvie le xve. Rien ne commence en 1600, rien ne s'achève
en 1715. Les longues mémoires religieuses souffrent du découpage
traditionnel. Le xvie siècle aux Réformateurs, le xvne siècle à la
Renaissance catholique. Et voilà l'abbé Brémond attribuant à Bérulle
seul le mérite du théocentrisme, du même coup perdue la continuité
pourtant évidente de la réforme calvinienne aux exigences proches de
l'école française, cette aile marchante du xvne siècle catholique. On
a taillé, coupé, donc diminué. Nos manières d'écrire l'histoire reli-
n'est pas celle du monde. Il sait que Dieu confond l'intelligence des intelligents. Dans
la Vie de la Mère de Ponçonas (1602-1657 ), institutrice de la congrégation des
bernardines réformées en Dauphine (Lyon, 1675, pp. 26-27, citée par H. Brémond, Sentiment,
II, p. 66), cette anecdote révélatrice de l'étendue du plus pur mysticisme dans les
montagnes du Dauphine aux alentours de 1620 « il lui tomba entre les mains une pauvre
vachère laquelle d'abord lui parut si rustique qu'elle crut qu'elle n'avait aucune
connaissance de Dieu. Elle la tira à l'écart et elle commença de tout son cœur à travailler
à son instruction... Cette merveilleuse fille la pria avec abondance de larmes de lui
apprendre ce qu'elle devait faire pour achever son Pater, car, disait-elle, en son langage
des montagnes je n'en saurais venir à bout. Depuis près de cinq ans quand je
prononce le mot Pater et que je considère que... celui qui est là-haut, disait-elle, en levant
le doigt, que celui-là même est mon père... je pleure et je demeure tout le jour en cet
état en gardant mes vaches ».

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ANNALES

gieuse du xvne siècle ont égaré des lignes * de passage, donc de


continuité, que la haine lucide des contemporains avait, cependant,
conservées. Les étroitesses des périodisations traditionnelles découlent de
la même optique. La Réforme protestante marque une cassure.
L'histoire de l'Église continue et l'histoire du protestantisme commence.
Acte de baptême : 31 octobre 1517. En route sur la voie des lumières
de la raison, par le test d'aptitude du libre examen, et, sans doute,
l'interminable alliance du protestantisme libéral qui n'en finit pas de
tout renier et de se renier, vers les vérités indémontrables de l'ère
positiviste. Après quoi, puisque le fait religieux subsiste, il n'est plus qu'à
recommencer. Voilà bien marqué, désormais, après Lucien Febvre,
grâce à J. Orcibal ici, à Pierre Pascal là, ce qu'il ne faut plus faire.
L'étendue du consensus inconsciemment vécu permettait aux hommes
du xvue siècle de n'être sensibles qu'à la différence. On ne voit que
trop les ruptures, mais retrouvons les lignes, pentes et crêtes communes.
En histoire religieuse, comme partout et un peu plus encore,
déborder le cadre national est une nécessité. Se méfier, donc, des exemples
français. La France est au confluent. Elle juxtapose en les fondant
partiellement un quart d'Europe méditerranéenne et trois quarts
d'Europe du Nord. De ce mélange instable, paradoxal, imparfait et
pourtant indissociable, n'attendez pas une moyenne, mais quelque
chose de détonnant et de forcément spécifique. On ne s'étonne pas
assez de la spécificité française : spécificité catastrophique de la
démographie française depuis les dernières décennies du xvine siècle,
spécificité, nous l'avons montré, du tournant, en France, de la «
déchristianisation », disons mieux de l'appauvrissement du contenu
mesurable des conformismes saisonniers 2. La France a une manière
dramatique d'écrire l'histoire européenne et les historiens français, la
déplorable manie de prêter au monde les idiosyncrasies nationales. Pour
l'histoire religieuse du xvne, se rappeler les particularités de la Réforme
en France. Un protestantisme massif de choix, sinon individuel comme
aimait à le dire E. G. Léonard, du moins de choix réalisé, au mieux,
au niveau du microgroupe. Un protestantisme, donc, de la rupture, en
dépit de l'ecclésiologie calvinienne qui se prête mieux que le prophé-
tisme luthérien à une revendication de continuité. Voyez l'Angleterre.
Voyez, plus significative encore, l'Allemagne. Les rapports de
E. W. Zeeden et de Franz Lau 3, chacun à leur manière le soulignent

1. Parmi ceux qui ont le plus efficacement réagi sur la grande voie tracée par
Lucien Febvre, Jean Okcibal, dans presque toute son œuvre et dans la première
partie, notamment, de son Louis XIV et les protestants (Paris, Vrin, 1951, gr. in-8,
196 p.).
A Pierre Pascal, le mérite plus grand encore d'avoir réinséré les problèmes de
l'Église russe du xvne siècle dans le continuum de l'histoire de l'Église au xvne siècle.
2. P. СвАтаго, « Une histoire sérielle », R.H.M.C., 1965, n° 1, article cité.
3. Colloque d'Histoire religieuse (Lyon, octobre 1963), pp. 63-84, pp. 101-120.

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LE XVIle SIÈCLE RELIGIEUX

fortement. Au niveau de la piété paysanne dans le cadre immuable de


la paroisse, autour du même clocher, dans la même église, quelque peu
allégée, les paysans, le plus souvent, ont ignoré nos dramatiques
oppositions. Une chose est sûre. La Réforme, pour eux, a été vécue dans la
continuité dramatique de l'Église. Voilà du même coup le secret de
l'Intérim d'Augsbourg (15 mai 1548) qui, paradoxalement, n'a rien fait
sauter et, à peine moins paradoxalement, n'a rien changé au cours
inéluctable des choses. La communion sous les deux espèces, le mariage
des prêtres et la messe allemande. Concession de simple pratique,
écrit Léonard x. Mais pour le grand nombre, les paysans, ces
concessions étaient l'essentiel. Peut-être toute la Réforme, dans la mesure
où elle se situait, dans cette Allemagne moyenne, profonde et un peu
mystique, dans le prolongement en dépassement de la devotio moderna.
De la devotio moderna des mystiques du xive au piétisme protestant
un peu illuministe du xvine siècle allemand, cet anarchiste, une belle
ligne de continuité que ni la rupture ni la violence de la guerre n'ont
rompu. Après quoi, on s'étonnera moins que Jean-Sébastien Bach, le
luthérien, ait écrit, à la fois, la « Passion selon saint Matthieu » et la
« Messe en si mineur », la Hohe Messe, ce sommet objectif de
l'expression musicale. Si quelque chose a été rompu, desserré et renoué au
niveau des pensées, pas de solution de continuité, du moins, dans
l'ordre profond des sensibilités.
80 % de l'Europe protestante est dans cette ligne. Religion
minoritaire, de choix individuel ou presque individuel, le protestantisme
français, cet intransigeant, fait bande à part. On pense, parfois,
superficiellement au catholicisme anglais, cette minorité menacée, au
catholicisme irlandais, nécessairement, tragique et haineux. Parce qu'il est
en position frontière, comme un coin aventuré et durement contesté
en terre ennemie, son âme chantante est batailleuse. Il arrive qu'une
frontière menacée entraîne derrière elle toute une nation. C'est
pourquoi le tournant de 1685 dépasse largement les limites françaises et
affecte toute l'Europe. C'est pourquoi, encore, dramatique en pays
tchèque, la recatholisation des provinces luthériennes du domaine
Habsbourg, au début du xvne siècle, a été moins difficile et moins
violente en terre allemande qu'on ne l'a cru souvent. C'est, au vrai,
que longtemps aucune artère vitale n'a été coupée, qu'on a continué à
penser et à sentir dans les deux Europes suivant des modes proches et
lentement divergents.
Il ne saurait y avoir, enfin, d'histoire religieuse, séparée de l'histoire
générale. Accessoirement politique : on sait le poids des options des
groupes socio-religieux, en France, au temps de la Ligue et de la Fronde,
dans la grande querelle politico-religieuse du jansénisme. Accessoire-

1. Histoire général du protestantisme, t. 1, p. 231-232.

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ANNALES

ment sociale : Lucien Goldmann et Georges Nanier * ont établi quelques


liaisons utiles à condition de n'être pas isolées. Accessoirement
économique ; essentiellement intellectuelle. L'histoire religieuse est
indissociable de l'histoire de la pensée philosophique, scientifique, de la
sensibilité quotidienne et artistique. Elle est à tout prendre la pièce
maîtresse de cet essentiel ; un essentiel qui est un global. Ne pas
oublier, donc, le tournant fondamental, dans l'ordre de la pensée des
années 1630-1650. Rien après n'est exactement comme avant.

Le xvne siècle religieux français ne se comprend bien qu'inséré


dans un modèle plus large, le modèle de l'histoire du temps long de
la Réforme de l'Église. Entre les basses eaux du xve et les basses eaux
du xvnie siècle, un temps lourd, un temps riche, celui des hautes eaux
religieuses. La problématique d'une Réforme purement rupture a
brouillé cette réalité essentielle : Réforme protestante et Réforme
catholique s'inscrivent dans un continuum. Elles répondent à des
préoccupations identiques, elles participent d'une même richesse, elles se
comprennent mieux rapprochées qu'opposées.
1° Au départ le consensus de la Réforme nécessaire, tant de fois
souligné. Aujourd'hui, pourtant, grâce aux travaux de Jacques Tous-
saert et de Paul Adam 2, en un mot, grâce à l'attention portée, à
l'appel de la sociologie régressive de Gabriel Le Bras, sur la piété des
humbles, on comprend mieux le contenu de la vie religieuse moyenne
au terme du xve siècle finissant, partant, l'énorme distance qui sépare
les Europes protestante et catholique ensemble, rapprochées par le
terme de comparaison de leur commune origine, de ce lointain passé.
Le catholique français de la deuxième moitié du xvne siècle me
paraît, en moyenne, plus proche du protestant réformé qu'il ne l'est
de l'homme pieux de la seconde moitié du xve siècle. On est passé, en
un mot, d'une religion de la participation à une religion de la Parole.
Voyez la belle page de Victor L. Tapie 3, sur le Gesu. La religion du
Gesú n'est pas celle des cathédrales. Entre les deux, un véritable plan
de clivage qui réinterprète le contenu d'une longue tradition. En dépit
de tout ce qui semble les séparer et de ce qui, en fait, les oppose,
protestants d'Église et catholiques ont sauté, l'un après l'autre, la même
barrière : les voilà, donc, du même côté de la barricade sans le savoir,

1. Le Dieu caché, la correspondance de Barcos et l'excellent essai de G. Namer,


ISAbbé Le Roy et ses amis. Essai sur le jansénisme extrémiste intra mondain. Paris,
S.E.V.P.E.N., 1964, 208 p.
2. Jacques Tottssaert, Le sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age.
Paris, Pion, 1963, in-8, 886 p. ; Paul Adam, La vie paroissiale en France au XIVe .
Paris, Sirey, 1964, in-8, 327 p.
3. Victor L. Tapie, Baroque et classicisme, p. 61 sq.

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LE XVIIe SIÈCLE RELIGIEUX

assez proches pour se bien connaître, pour se comprendre ; partant,


pour communiquer et se haïr. Entre le temps de la haine et celui de la
redécouverte mutuelle et de la rencontre, il y aura à partir du
xvine siècle, celui de l'indifférence, le temps donc du véritable éloi-
gnement. Mais le xvne siècle et plus particulièrement le xvne siècle
français est tout entier, à l'heure de la proximité méconnue, don de la
violence et de la haine. Jean Orcibal l'a bien montré dans un grand
livre qu'il faut relire x. A la fin du xve, plus qu'au début du xvie siècle,
une vraie frontière, le point de départ du double siècle de la
Reformation. Pourquoi avancer de quarante ans, l'épaisseur d'une génération,
la grande faille traditionnelle ? Dans un but évident de
démystification.
1480, voilà, inclus dans le temps des hautes eaux montantes de la
Réforme de l'Église, Lefèvre d'Étaples, Erasme, les richesses un peu
douteuses, parce que traversées d'un contestable mysticisme 2 de
l'Italie néoplatonicienne, toute la piété simple et sérieuse de cette zone
de pesanteur et d'approfondissement qui s'étend de l'Allemagne
moyenne à la mer du Nord, le long du Rhin et des Pays-Bas ; voilà
encore l'Église d'Angleterre, rarement plus riche de vrai et dense
contenu, qu'au moment où Erasme allait y puiser la matière qui
éclatera dans le petit livre de l'oraison mentale et de la promotion des
laïcs qui trouble profondément et réveille durablement la Chrétienté
latine tout entière jusqu'au cœur de l'Espagne, frontière dramatique
de Chrétienté, 1' Enchiridion, aliment de l'élite néo-chrétienne. Voyez
Marcel Bataillon 3.
— 1480, afin de bien insérer Luther, dans son contenu d'histoire
religieuse, sociale, intellectuelle. Le faire, ce n'est rien retrancher, rien
diminuer du message prophétique du plus grand des Réformateurs
au sens le plus large 4. C'est proposer de le comprendre.
— 1480, afin de ne pas privilégier la seule cassure, plutôt qu'une
faille, nous préférons voir, après le renversement d'une tendance, une
accélération progressive, un rythme de plus en plus rapide
d'enrichissement, d'exigences et de transformations. Une mutation dans la
continuité, plutôt que quelque absurde rebroussement, sans autre motif
que le génie ou la fureur d'un homme. Temps mutant, par conséquent,

1. Louis XIV et les protestants, Paris, Vrin, 1951, 192 p.


2. Contestable, non parce que « mystique ». La méfiance des réformés de langue
française à l'égard du mysticisme est une cause d'incompréhension durable entre
l'Europe protestante et le meilleur de la Réforme catholique. Mais parce que la
mystique florentine des Ficin et des Pic est une mystique de l'Être, non une mystique
du Verbe Incarné, la seule mystique chrétienne possible.
3. Marcel Bataillon, Erasme et VEspagne.
4. Et non pas traditionnel. Nous refusons de dissocier les deux Réformes.
5. Henri de Lubac, S. J., Exégèse médiévale. Les quatre sens de VÉcriture. Paris,
Aubier, 4 vol. in-8, 1959, 1964.
Augustin Renatjdet, Préréforme et humanisme (1494-1517), p. 55 sq.

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ANNALES

qui renforce et unanimise le consensus de la Réforme de l'Église. Temps


dangereux, aussi, puisque le consensus sur la Réforme n'implique que
des ententes très partielles sur le contenu, parce que les eaux qui
commencent à bouillonner exercent de sinistres poussées sur les parois de
l'Église visible, institutionalisée à l'extrême, tout ébranlée encore du
demi-siècle du grand schisme et des semonces prémonitrices
d'Angleterre et de Bohême.

En simplifiant à l'extrême, trois axes peuvent apparaître. Nous les


retrouverons tout au long, dans les deux camps, des deux siècles de
la Réforme de l'Église déchirée. Le courant humaniste. Il porte
l'exigence d'une théologie positive. Il implique une tension avec la pensée
scolastique et, plus particulièrement, une difficulté à se placer dans
l'axe de l'exégèse médiévale, l'exégèse des quatre sens de l'Écriture.
L'humaniste au ras de la lettre redécouvre le contenu immédiat de
l'Écriture, véhicule de la Parole de Dieu. Il accepte, sans difficulté,
l'exégèse historique 1, au vrai, il la perfectionne mais ses réticences se
dissimulent de plus en plus mal de l'anagogique 2 au tropologique 3 et,
surtout, à l'allégorique 4, la voie la plus riche, certes, mais la plus
dangereuse, la plus difficile à contrôler. L'humanisme conduit à une
confrontation entre la Tradition récente de l'Église et sa Tradition ancienne.
Il se scandalise, au départ, du chemin parcouru. Il lui arrive d'en
appeler des libertés de la tradition d'hier à la tradition d'avant-hier, celle
des Pères, celle surtout de l'Écriture, tradition de l'ancienne Église, le
Peuple de Dieu et de l'Église apostolique, fixée sous l'autorité
infaillible du Saint-Esprit, dans le Canon, une fois pour toutes arrêté au
point unique de rencontre du temps et de l'éternité. L'humanisme
est donc critique. Il apporte un motif d'étonnement et de scandale,
en découvrant à une pensée, par essence abistorique, la réalité de
l'histoire. Les humanistes découvrent au XVe finissant la précipitation
d'un rythme d'évolution au sein même de l'Église que nul, eux moins
que quiconque, n'est susceptible d'admettre. Avant que la réflexion
du Concile de Trente n'ouvre une alternative par la valorisation de la
notion d'une Révélation ouverte, l'humanisme conduit, entre autres
possibles, à la condamnation des adjonctions, au retour aux structures
presbytériennes et synodales de l'Église des Actes des Apôtres : dans

1. La « prima significacio » du texte, la « prima expositio » du commentateur, le


« primus intellectus » du lecteur. (H. de Lubac, t. II, p. 425.)
2. Le quatrième sens de l'Écriture. Anagogique et eschatologique. « Spiritalis
intelligentiae culmina persequamur », dit saint Jérôme (H. de Lubac, t. II p. 162).
3. Le troisième sens, mystique et moral.
4. Le second sens, celui que le Moyen Age a cultivé, avec passion.

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LE XVII« SIÈCLE RELIGIEUX

sa première étape, l'ecclésiologie des sacramentaires à l'époque de


l'activisme pratique de Zwingli, un césaropapisme au niveau de la
cité-état ou du canton, à la belle et logique construction ecclésiale
de Calvin, voire à l'épiscopalisme relativisé de l'Église d'Angleterre.
Le choc humaniste découle en partie de la position scolastique moyenne,
quant au fondement de la Dogmatique. L'Écriture interprétée par
l'Église enseignante à la lueur d'une tradition. A tout prendre, les
Réformateurs de la première Réforme sont, sur l'autorité de
l'Écriture, plus proches du Moyen Age que l'Église catholique après le
Concile de Trente. Au vrai, rien là que de très naturel. Leur position
précède, dans le temps, la formulation tridentine sur ce point et sur
plusieurs autres en position de développement dialectique.
L'humanisme, pourtant, n'est ni exclusivement, ni essentiellement,
destiné à porter la Réforme protestante. Car l'humanisme est, aussi,
mystique. Et c'est lui, l'humanisme mystique qui contribuera à une des
richesses de la Réforme catholique après une réinterprétation
essentielle sur laquelle nous reviendrons, tandis que la devotio moderna
constitue le relais mystique préférentiel en direction de l'Europe
protestante luthérienne. Le Mysticisme du Nord est plus archaïque, il puise
directement à Ruysbroeck et Maître Eckart, via Windesheim... En
dépit du barrage calviniste.
L'angoisse du Salut. Lucien Febvre x a montré son rôle essentiel
au départ de la Réforme. Une réponse : Sola Fide. L'absolue gratuité
qui contient, en partant de son affirmation abrupte dans VÉpître aux
Romains, la clef de l'Écriture. La gratuité du Salut, vérité
traditionnelleL''angoisse
2 qui, seule,
du permet
Salut. Elle
de donner
est, bien
sonsûr,
senspoussée
total à àl'Incarnation.
son paroxysme
par la vague des catastrophes du xive et du xve siècle. Depuis 1333
et 1348, surtout, tout est remis en cause. L'optimisme naturaliste de
la scolastique, à la fois réaliste et moderniste, de saint Thomas d'Aquin
exprime, dans l'élan vigoureux de son rationalisme, dans son équilibre
profondément humain, le système intelligible d'un monde heureux,
fort, dru, nombreux, comblé de réussites matérielles, plein d'assurances
tranquilles. Duns Scot mort en 1308 est le philosophe des premières
alarmes, Guillaume d'Occam et l'école terministe les témoins d'un
monde qui vacille. Plus de Révélation naturelle. L'outil syllogistique
proche de son point ultime d'usure ne sert qu'à mesurer l'absurdité
de la situation de l'homme pécheur dans un monde déchu. L'occa-
nisme aime à pousser les antinomies de la raison pure. Il est, à la fois,
archaïque par le maniement, sans concession, du seul outil
syllogistique, et, curieusement proche, par l'atmosphère désespérante qu'il
cultive, des existentialismes de l'absurde qui ont fleuri avec prédilec-
1. Un destin, Martin Luther.
2. Léon Chestov, « Sola Fide ». Luther et VÉglise, Paris, P.U.F., 1957, 157 p.

287
AN NALES

tion dans la situation tragique de l'Europe des années 1930 et 1940.


Angoisse d'homme seul, angoisse de l'homme pécheur, il s'exprime dans
la plus belle pièce liturgique de l'Occident chrétien, le Dies Irae, composé
à la fin du xive siècle, ce cri déchirant monté vers les voûtes irréelles
du gothique flamboyant. Jean Delumeau x l'a bien remis à sa place,
qu'il en soit remercié. Dans la traduction de Jean Feder 2 :
Quelle frayeur pour le pécheur
Quand surviendra notre Seigneur
Pour tout scruter avec rigueur !
Hélas quelle excuse alléguer ?
Pour moi quel patron invoquer
Quand les plus saints devront trembler ?
Jour formidable où Vhomme, en deuil,
Se lèvera de son cercueil
Pour le procès de son orgueil !

Et déjà, ou plutôt enfin, l'affirmation scripturaire de la gratuité :


Juge effrayant, Maître absolu
Salut gratuit de tes Élus
Source d'amour, sois mon salut.

La pensée du xive et du xve siècle, d'un monde remis en cause


jusque dans la certitude biologique de sa survie collective, est celle
d'un rationalisme purement critique, juste bon à entraver les
tentatives de sortie mystique de petits groupes, où, souvent, Augustin
Renaudet l'avait bien vu, le thomisme a résisté. Au départ, pas
d'alternative. Une seule réponse : « ... le don gratuit de Dieu, en Jésus-
Christ ». L'angoisse du Salut et sa réponse, nous la suivrons,
dominante, dans l'Europe protestante ; minoritaire, eur les avenues augus-
tiniennes, de l'Europe catholique. Ajoutons que depuis sainte Thérèse,
saint Jean de la Croix et saint François de Sales, l'alternative existe.
L'Europe catholique a trouvé une autre voie, sa réponse spécifique,
autre route possible vers le même essentiel, l'expérience mystique
poussée au point de perfection exploré hier de main de maître par
Jean Baruzi 3.

Mais le drame intellectuel de la fin du xve siècle ne prend toute sa


dimension que lié à la crise du Magistère. L'optimisme rationaliste de

1. Jean Deltjmeau, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, P.U.F., 1965,


pp. 55 et 56.
2. Citée par Jean Delumeau, op. cit., p. 56.
3. Saint Jean de la Croix et l'expérience mystique.

288
LE XVIle SIÈCLE RELIGIEUX

saint Thomas d'Aquin conduit par la raison naturelle aux fondements


de la Révélation, interprétée comme une surnature et non comme une
contre nature : l'Écriture transmise, comprise, interprétée par l'Église.
Le terminisme occamiste conçoit l'ordre de la Révélation comme une
contre nature. La raison ne saurait y conduire. A l'intérieur du contenu
donné de la Révélation, elle permet tout au plus de souligner les
exigences irréalisables de la Loi, l'impossibilité du Salut par les œuvres
cependant exigé. C'est là le point faible. En outre, elle démontre
l'impossibilité d'un fondement rationnel de la Révélation. Les terministes
fondent la dogmatique sur l'autorité seule de l'Église, de l'Église
visible, donc de l'Église-institution. Le grand schisme est indépendant
de la scolastique occamiste. Aucun système théologico-philosophique
n'était susceptible cependant d'un rendre les conséquences plus
tragiques.
2° La première Réforme protestante, disons la phase évangélique
de 1520 à 1540, apporte, avec le Sola Fide, sa réponse spécifique à
l'angoisse du Salut. La redécouverte de la gratuité est l'acquis essentiel
du long temps de la Réforme. Le Salut par la Foi, axe fondamental de
la Réforme protestante, est la formulation luthérienne et calvinienne
d'une Vérité centrale de la Révélation. Les formulations catholiques
sont différentes, mais la Réforme catholique découvre, à son tour, et,
à sa manière, un siècle plus tard, cette même vérité.
De Luther à saint François de Sales, le saint François de Sales du
Traité de V Amour de Dieu (1616), une ligne de continuité existe que les
contemporains n'ont pu voir et à laquelle les historiens à l'accoutumée
ne sont guère sensibles. La phase évangélique de la Réforme
protestante répond essentiellement à l'angoisse du Salut, mais elle reçoit
très vite la rescousse humaniste. Avec Zwingli et les sacramentaires
suisses, son contraire, en quelque sorte. En France, les bibliens de
Meaux et les premiers disciples de Lefèvre sont plus proches du
courant humaniste que de la grande et essentielle affirmation luthérienne.
Il importe peu, puisqu'il en reste peu de chose. Tout, en France, sur ce
point, est reinterprete, autour des années 1540-1560, au début d'une
seconde phase. La génération évangélique de la Réforme protestante,
toute à l'exigence de la gratuité du Salut, n'a guère eu le loisir d'une
ecclésiologie. Plus exactement son ecclésiologie toute négative, toute
de circonstance est celle de la « Captivité de Babylone ». L'Église
institutionnelle du dernier siècle a trahi, le Pape est P « Antichristus
Romanus ». Au nom du sacerdoce universel et des hiérarchies de
substitution \ appel à la noblesse chrétienne, entendez aux laïcs. Relativisa-

1. A la différence de ce qui se passe dans la ligne anabaptiste, la mise en cause


des hiérarchies est de pure circonstance. La hiérarchie n'est rejetée qu'en tant qu'elle
fait obstacle à l'affirmation de la Vérité. D'où les deux solutions : conservation
souhaitable de l'Épiscopat, partout où cela est possible (Scandinavie), recours aux princes

289
ANNALES

tion absolue, donc de l'Église visible, appel permanent de l'avatar


historique de l'Église visible félone à l'Église invisible que le Saint-
Esprit rassemble de jour en jour pour la gloire du Royaume de Dieu *.
3° La seconde phase de la Réforme protestante est celle de la
Construction ecclêsiologique. Elle se situe, en gros, entre 1540 et 1580, et plus
particulièrement, en France, de 1550 à 1570. Là et là seulement, pour
la compréhension de notre xvne siècle le véritable départ.
A l'affirmation du Salut par la Foi, s'ajoute désormais la fameuse
tension dialectique : véritable et fausse église 2 dans la mesure où
l'option presbytérienne-synodale prétend calquer le modèle
apostolique de l'Église primitive tel qu'il est contenu au Livre des Actes. La
Réforme protestante a pris sa forme définitive. Elle entend parler,
dans la continuité renouée, au nom de la véritable église. Ne
minimisons pas sa force de persuasion, ni l'ampleur des moyens mis en œuvre.
Vers 1580, un peu plus de 40 % de la Chrétienté latine obéit à sa voix.
La lame de fond luthérienne a balayé, sa protestation reste
foncièrement individuelle, elle est inhabile à construire. Les nouvelles églises,
à tout prendre, qu'elle a laissées, ne valent pas mieux que les anciennes.
Le mépris luthérien envers l'église visible, l'abandon sans grande
contrepartie au caprice du Prince chrétien, ne promet guère, la flamme
du Réveil retombée, de s'inscrire solidement dans la longue durée.
Avec le modèle calviniste réformé, la Réforme protestante, tout entière,
Europe luthérienne inclus (en dépit de l'écume 3), est maintenant
dotée d'une puissante ecclésiologie. L'affrontement peut se faire à
chances égales. De part et d'autre, on commence à s'installer dans la

et à la noblesse, dans l'Empire, tentatives maladroites pour convaincre le Roi, la Cour,


le magistrat en France. Calvin, en 1536, demeure dans cette voie. Relisons la longue
dédicace « au Roy de France très chrestien, François premier de ce nom, son prince
et souverain seigneur, Jean Calvin paix et salut en nostre Seigneur Jésus Christ » qui
se place au début de l'édition de 1536 de Y Institution chrétienne. Calvin emboîte le
pas à Luther quand il écrit (Ed. Jean-Daniel Benoist, 1957, t. I, p. 30) « Or c'est
vostre office, Sire, de ne destourner ni vos oreilles, ni vostre courage d'une si juste
défense, principalement quand il est question de si grande chose : c'est assavoir
comment la gloire de Dieu sera maintenue... ».
1. Le petit catéchisme de Luther de 1529 dit textuellement, dans le commentaire
des dernières affirmations du Symbole des Apôtres : « Je crois que par ma raison et mes
propres forces je ne puis croire en Jésus-Christ, mon Seigneur ni aller à lui. Mais c'est
le Saint-Esprit qui m'appelle par l'Évangile, m'éclaire de ses dons, me sanctifie et me
maintient dans la vraie foi ; c'est lui qui assemble toute l'Église chrétienne sur la terre,
qui l'éclairé, la sanctifie et la maintient en Jésus-Christ, dans l'unité de la vraie foi... »,
Georges Casalis. Luther, 1962, p. 174.
2. René Voeltzel, Vraie et fausse église selon les théologiens protestants français
du XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1956.
3. Sur l'ampleur de la signification du conflit entre luthériens et calvinistes, cf. en
outre, nos réflexions in : «La correspondance deBèze (1539-1561) », Revue suisse ďhis-
toire, tome 15, fasc. 1, 1965, pp. 107-116 et les séduisants travaux en cours de
Bernard Vogleb. sur la zone frontière des deux grandes confessions protestantes, La
construction de deux églises territoriales au XVIe siècle (Duché de Deux Ponts et Comté de
Sponheim (1556-1661). Essai de sociologie protestante.

290
LE XVIie SIÈCLE RELIGIEUX

perspective d'un schisme durable. Si on a perdu l'espoir toutefois, d'une


solution rapide, on n'en conserve pas moins la certitude d'une victoire
à moyen terme. D'une victoire qui s'écrit en termes de Croisade. La
France déchirée de la décennie 80 est placée au centre d'une
géopolitique religieuse. D'où l'intensité dramatique de la lutte, sa portée aux
dimensions de la Chrétienté, l'impact psychologique du débat. La
France gagnée au Calvinisme dur de sa petite noblesse entreprenante,
et l'œuvre du Concile de Trente est rapidement balayée, le
Catholicisme rejeté, pour combien de temps, sur la frange méditerranéenne,
au bord de l'Islam, d'une Europe à naître. Rien de plus illusoire que le
rapport du nombre. 12 % de réformés, en France, en 1589, mais 50 %
de la noblesse, la moitié Sud et Ouest du Royaume tenue par le parti.
Que le poids de l'État change de camp et la France sur le fléau de
l'Europe bascule. Du même coup, se trouvent justifiées les alarmes du
camp contre-réformé. L'historien doit savoir ignorer la suite. Il doit
se rappeler que jusqu'à la chute de La Rochelle (29 octobre 1628)
l'avenir catholique de la France n'est pas solidement et
irréversiblement assuré 1. Du même coup, l'atmosphère batailleuse, les plans
politiques à long terme, la stratégie dramatique et un peu puérile de
Bérulle, toute une archéologie à l'espagole de la première phase de la
Réforme catholique française se trouve éclairée.
4° La troisième phase du long siècle de la Réforme de l'Église est
celle « contre-réformée » qui part d'Italie, d'Espagne, porte les
dernières séances du Concile de Trente, atteint ses sommets avec la réforme
épiscopale à Milan sous l'autorité de saint Charles Borromée (1538-
1584), l'implantation européenne des collèges jésuites, la théologie
thomiste rénovée de Salamanque. Elle touche la France à la fin du
xvie siècle. L'épisode le plus significatif de cette rescousse
méditerranéenne à la France catholique, plus lente à se mettre en branle en
réponse à l'action concertée des amis de Mme Acarie, Pierre de Bérulle,
Jean de Quintadoine, ce milieu ligueur rallié de fraîche date à la
solution monarchique, la montée sur Paris, en 1604, des mystiques d'Avila,
l'encadrement religieux du Carmel français 2 à l'école des techniques
d'Espagne.
Dans sa première phase méditerranéenne, la réforme catholique
mérite bien le nom, justement abandonné pour l'ensemble, de Contre-
Réforme. C'est à une courte majorité sous le poids des représentations

1. Roland Mousnier, dans un livre de qualité (L'assassinat ď Henri IV, Paris,


1964, 410 p.) a su recréer l'atmosphère de cette période d'hésitation, l'atmosphère
du tyrannicide, cette arme absolue grâce à laquelle l'Europe espagnole cherche à
s'affirmer, depuis Jacques Clément et Jean Chastel jusqu'à Ravaillac, longue série
ouverte par l'assassinat bien prémédité et prestement exécuté de Guillaume le
Taciturne.
2. Tout cela admirablement décrit par H. Brémond, t. II, chap. IV, pp. 193-321.

291
ANNALES

méditerranéennes que, sur plusieurs points litigieux V les formulations


les moins iréniques ont été adoptées. On sait la belle démonstration
d'Alphonse Dupront.
Primat des Italiens et des Espagnols sur-représentés, primat des
réguliers. «...Le Concile de Trente 2 fut une grande assemblée de
réguliers... C'est un fait que les religieux, à Trente, se sont beaucoup aidés,
reconnus, soutenus... Ceux qui sont venus tout prêts l'emporteront
naturellement ». En Espagne, la réforme catholique ne pouvait être au
départ que contre-réforme. L'implacable dialectique de frontière de
chrétienté au siècle des statuts de « pureté de sang » 3 a tout emporté,
simplifié, dramatisé et durci. C'est en Espagne plus encore qu'en Italie
que les formulations contre-réformées ont été préparées. Voyez la
justification. « Qu'on se rappelle 4 — pour passer d'une sociologie de la
quantité à une sociologie de la qualité — le rôle décisif joué par les deux
jeunes théologiens jésuites Lainez et Salmeron, dans les délibérations
essentielles concernant le péché originel et la justification par la foi.
Paul III avait reconnu en eux des serviteurs intrépides : ils
rayonnaient aussi des certitudes d'un enseignement théologique reçu aux
écoles de Paris et d'Espagne. » Voyez le fondement de la dogmatique.
Comme sur la justification, Trente répond au gauchissement luthérien
et réformé par un contre-gauchissement qui écarte la définition
catholique au moins autant que la formulation réformée de la ligne
traditionnelle de l'Église médiévale 6. A une synthèse difficile et, sans doute,
prématurée, l'Europe méditerranéenne, frontière dure de chrétienté,
a délibérément préféré l'antithèse.
Du même coup une des clefs est donnée des réserves françaises à
la réception du Concile. Pour l'Église gallicane, comme pour les
catholiques allemands, le Concile de Trente écartait la possibilité d'une
conciliation.
Mais il serait injuste de s'arrêter aux côtés négatifs seuls de la phase
contre-réformée de la réforme de l'Église. Schématisante et
simplificatrice, elle a l'avantage d'être convaincante, du moins, et
entraînante. En sauvant les piétés parasites que la première Réforme,
centrée sur son essentiel, avait écartées, avec, souvent un acharnement
inutile, la Réforme catholique a conservé un enracinement de masse

1. Cf. les réflexions d'Alphonse Dupront, « Du Concile de Trente : Réflexions


autour d'un IVe centenaire », Revue Historique, 1951, n° 4, pp. 262-280.
2. A. Dotkont, article cité, pp. 269-270.
3. Albert A. Sicroit, Les controverses des statuts de « pureté de sang » en Espagne du
XVe au XVIIIe siècle, Paris, Didier, 1960, in-8, 318 p.
A A. van Beystebveldt, Répercussion du souci de la pureté de sang sur la
conception de Vhonneur dans la « comedia nueva » espagnole, Leiden, E. J. Brill, 1966, in-8,
239 p.
4. A. Duîeont, article cité, p. 270.
5. On passe de l'Écriture interprétée à l'intérieur d'une tradition, à l'Écrituer
seule, puis l'Écriture pratiquement rejointe par la Tradition.

292
LE XVIle SIÈCLE RELIGIEUX

à bon compte, tout en cherchant à épurer ces religions populaires de


leur contenu superstitieux, à les intégrer dans un système cohérent
des exigences de la Foi.
Mais il y a plus et mieux. Quelques options fondamentales, à
souligner de la Réforme catholique en cette première phase à dominante
méditerranéenne. L'impulsion part du clergé régulier. Premier touché
par la Réforme protestante dont il a fourni bonne part du premier
corps pastoral, dans la mesure où il avait été un foyer d'humanisme,
le clergé régulier poursuit son œuvre de réforme, à l'intérieur, cette
fois, de l'église catholique. En raison même de l'ampleur de la
contestation en son sein, en raison du prix attaché à l'ensemble des valeurs
d'ascétisme, partiellement rejetées, partiellement réinterprétées, dans
le monachisme de masse de la cité puritaine à la genevoise, le petit
monde des réguliers a normalement tendance ou bien à la sortie en
direction des positions protestantes, ou bien à l'intégration dans une
réinterprétation dure de toutes les valeurs traditionnelles rejetées.
L'aile marchante du monachisme — elle est formée par le front
relativement uni des anciens ordres réformés et par les ordres nouveaux,
au premier rang, donc, capucins, carmes et jésuites — soutient, donc,
les positions contre-réformées au départ de la troisième phase de la
Réforme de l'Église, la contre-réforme au sens propre.
A cette option, la géographie et l'histoire ne sont pas étrangères,
pas plus qu'une certaine saveur méditerranéenne. La chrétienté
médiévale appréciait l'ascétisme sexuel. La continence placée au sommet
difficile des valeurs morales commande le privilège des moines au sein
de l'univers clérical. Les mécanismes en ont été bien dégagés par les
études récentes de Jacques Toussaert et de Paul Adam. Vieux legs
médiéval, donc. Mais legs inégalement important. Des études en cours x
dégageront, prochainement, à l'intérieur de la Vieille Chrétienté, deux
pôles opposés.
Le sud méditerranéen est endogame, il privilégie, de ce fait,
l'ascétisme sexuel, qu'il a le plus de mal à obtenir. Le nord exogame est
moins rigide. Il situe la continence et l'ascétisme sexuel à un degré
élevé des valeurs, morales, certes, mais la place qu'il leur confère est
moins exclusive. Partant le sud méditerranéen est tenté plus que le
nord à proposer une hiérarchie tripartite à l'intérieur du peuple
chrétien. Au bas, les laïcs abandonnés aux exigences de la chair, au milieu
le clergé séculier dont on suspecte la rigueur du célibat, au sommet les
moines, ces parfaits, ces purs dans l'ordre étroit du seul ascétisme
sexuel. Dans la mesure où la Contre-Réforme est, au départ,
méditerranéenne, elle se place nécessairement dans l'optique médiévale
renforcée d'une hiérarchie ecclésiale écrite en termes de mariage et de célibat.
1. Sous notre direction, à Caen, dans le cadre du Centre de recherches d'histoire
quantitative.

293
ANNALES

On sait sur ce point, l'originalité de l'École française à une étape


prochaine de la Réforme catholique : son option sacerdotale logique,
conséquence légitime de la transsubstantiation enfin pesée et comprise,
situe à sa véritable place, au sommet, l'ordonné, prêtres, curés et
évêques : qui ont reçu pouvoir de prononcer les paroles de la
consécration. A la pointe, enfin, de la hiérarchie humaine l'évêque qui, par la
succession apostolique, peut transmettre le pouvoir de la consécration.
Au stade de la Réforme catholique — mais nous voilà en France, après
la mort de Bérulle, à la hauteur de la publication du Petrus Aurelius
(1632-1635) — la Réforme catholique substitue clairement, en son sein,
un ordre basé sur une réflexion théologique et non plus sur la prisée
subjective d'un critère quelque peu magique de pureté.
Primat renforcé au départ du monachisme et en son sein, la fleur
mystique. Le mysticisme est la grande richesse des premiers temps
de la Réforme catholique. Son noyau, son centre de rayonnement, son
sommet, la péninsule ibérique. Jean Orcibal a dégagé, récemment, les
sources rhéno-flamandes г de la mystique espagnole du Siècle d'or.
Mais la promotion mystique de la Réforme catholique est beaucoup
plus qu'un simple transfert géographique de l'axe rhéno-flamand au
centre de rayonnement des plateaux de Castille. Un procès de
transformation commence. La mystique, au départ, n'est pas proprement
chrétienne. La mystique rhéno-flamande, elle-même, Ruysbroeck et
Tauler, la mystique humaniste de l'Italie néo-platonicienne du
xve siècle, via Denys l'Aéropagite, est une mystique de l'Être. En
Espagne, la mystique côtoie les routes de Y alumbramiento. Marcel
Bataillon a suivi tout au long du premier xvie siècle son difficile
cheminement aux confins mouvants de l'orthodoxie et de l'hérésie. La
mystique de l'Être 2 est, d'ailleurs, le point où le christianisme
rencontre le plus facilement les mystiques juives qui, elles aussi, sont des
mystiques de l'Être. Dans l'atmosphère de plus en plus massivement
antisémite de l'Espagne des xve et xvie siècles, cette proximité est une
cause de défiance. Une défiance qui contribue, peut-être,
indirectement, à un changement d'orientation. Au cours du Siècle d'or de la
mystique espagnole, le second xvie siècle, la mystique change de
contenu. Elle cesse d'être mystique de l'essence, pour se tourner vers
le Christ ; elle tourne le dos, du même coup, à la tentation gnostique.
C'est une mystique christocentrique, déjà, qui remonte par la route
des Landes de Gascogne, vers Paris, en 1604. Mais il appartiendra à
la France d'achever la grande ascension du mysticisme catholique en
un mysticisme authentiquement chrétien. Et c'est à Pierre de Bérulle,

1. Jean Orcibal, Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands. Desclée


de Brouwer, 1966, in-8, 243 p.
2. G. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, trad. Payot,
1960, in-8, 432 p.

294
LE XVIle SIÈCbE RELIGIEUX

à saint François de Sales, à Mme Acarie, à sainte Jeanne de Chantai, à


la belle école française, en un mot, qu'il appartient de réaliser la
mutation. Le théocentrisme de Bérulle s'achève en christoeentrisme \ l'école
française culmine dans l'irréprochable contemplation du Verbe incarné.

Autour des années 1620-1640, un tournant est pris. A la tête de la


Réforme catholique la France s'est substituée à l'Espagne et à l'Italie.
Deux axes moteurs. L'approfondissement mystique ; à nouveau le
problème du Salut à la lueur du Synode de Dordrecht et de VAugus-
tinisme. Solidarité profonde enfin, de la pensée, la plus radicale des
révolutions de l'esprit, avec Descartes, autour de Descartes, la mathé-
matisation de l'univers. Pascal a exprimé l'horreur du silence éternel
de ces nouveaux espaces infinis. A l'horizon, l'unique alternative : la
Nature naturante de Spinoza, stupide et glacée, ou dans le silence et
la prière, attestée à la conscience, la Révélation du Dieu caché. Dieu
ne se signifie plus dans le monde. Dieu ne peut plus être que ce qu'il
est. Totalement transcendant, totalement incommunicable, en dehors
de l'Incarnation. Le xvne siècle comprend enfin le prologue de
l'Évangile selon saint Jean (1-18) : « Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils
unique qui est dans le sein du Père, est celui qui l'a fait connaître. »
Sur ce point, du moins, par-delà la Chrétienté déchirée, l'unité de
l'Église, protestante et catholique, se ressoude.
5° La deuxième phase de la Réforme catholique, à direction
française, maintient un rapport dialectique étroit avec les courants et les
mouvements qui animent parallèlement, les églises protestantes, à
l'intérieur de relations beaucoup plus complexes. La détermination
n'est plus de simple contrariété. Dans la mesure où, en France et en
Flandre, les deux morceaux disjoints de la Chrétienté se connaissent
mieux et s'interpénétrent, dans la mesure où pour être efficacement
conquérante la réforme catholique ne peut pas se contenter de nier les
valeurs protestantes, mais cherche d'une manière ou d'une autre, à les
dépasser 2.
On a mal compris jusqu'ici les véritables richesses de la première
moitié du xvne siècle parce qu'on s'est borné à de simples
enumerations et qu'on s'est laissé enfermer dans la pire des problématiques,
la problématique en hérésie et orthodoxie. Non que l'on puisse traiter
d'histoire religieuse en refusant la réalité 3 d'une ligne de démarcation
1. Jean Orcibal, Le cardinal de Bérulle. Évolution d'une spiritualité, Paris, 1965,
163 p.
2. Sur ce point notre article « Jansénisme et frontière de catholicité », R.H., 1962,
:n° 1.
3. M. D. Chentj, « Orthodoxie et hérésie. Le point de vue du théologien », Annales
E.S.C., 1963, n° 1, pp. 75-80.

295

Annales (22* année, mari-avril 1967, n° 2) Б


ANNALES

entre orthodoxie et hérésie, mais il convient de la placer là où elle doit


être, c'est-à-dire à la limite de l'essentiel. A l'intérieur de l'essentiel, il
importe de comprendre et de rétablir les ponts, de lier, comme aiment
à dire nos amis marxistes, les superstructures : à cette différence que
pour nous les superstructures sont l'essentiel.
L'Europe protestante a réussi à exorciser l'angoisse du Salut : le
Sola Fide et la variante prédestinarienne du pur calvinisme traduisent
avec plus ou moins de bonheur, la vérité axiale de la Révélation
chrétienne, c'est-à-dire l'absolue gratuité du propos d'Amour de Dieu. La
gratuité est le corollaire de l'Incarnaticn. Puisque Dieu entreprend
de se faire connaître, de se faire connaître et d'agir comme Dieu
sauveur, il ne peut y avoir aucune espèce de collaboration humaine à cette
oeuvre. Ce serait trahir la totale transcendance, en un mot, mépriser
le don de Dieu, sous-estimer sa grandeur et sa puissance.
Et pourtant, même à l'intérieur des Églises de la Réforme, cette
position simple et radicale ne va pas sans difficulté. Le courant
humaniste ne s'est jamais rallié que du bout des lèvres. Un peu partout il
relève la tête. En Hollande voici, de 1609 à 1619, le grand affrontement
qui se termine par la victoire chèrement acquise des prédestinariens
intransigeants au Synode de Dordrecht. A l'intérieur des Églises de la
Réforme il n'y a pas d'alternative véritable à l'acceptation sans arrière-
pensée de la gratuité absolue. L'arminianisme mène nécessairement
au déisme, via le stade intermédiaire d'un antitrinitarisme d'attente x.
Mais à partir du moment où la Chrétienté catholique est atteinte
à son tour par les hautes eaux religieuses elle ne peut plus échapper
davantage à la dure interpellation. Aux deux extrémités de la Bible,
l'arbre de la connaissance du bien et du mal, l'impossibilité radicale
donc du Salut par les œuvres et le don gratuit affirmé de l'Évangile
selon saint Jean aux épîtres pauliniennes. Les définitions du Concile de
Trente ne peuvent empêcher la réponse simple par oui ou par non.
D'autant que l'Église, côté catholique, entreprend, également, son
pèlerinage aux sources. La scolastique terministe est, virtuellement,
condamnée. On ne lui pardonne ni son latin barbare ni la paternité
qu'on lui prête, à travers Biel, de la pensée luthérienne. En Espagne,
c'est le retour au Thomisme, à partir de l'école de Salamanque. Or,
en dépit de son optimisme naturaliste, saint Thomas concède peu sur
le point de la Grâce à la liberté humaine.
Mais le pèlerinage aux sources catholiques est patristique, entendez
donc, augustinien. Or saint Augustin c'est saint Paul et saint Paul
l'absolue gratuité. Impossible d'éviter une formulation quasi
luthérienne, voire calvinienne.

1. Cf. sur ce point mes études : « Les crises au xvne de l'Europe réformée », R.H.,
1965, n° 1 et La Civilisation de VEurope classique, pp. 461-480.

296
LE XVIie SIÈCLE RELIGIEUX

Augustinisme radical, théologie dure de la grâce, voici Louvain,


l'anti Salamanque, soucieuse des palpitations du grand corps réformé
de la Chrétienté du Nord. 1567, la condamnation de Baïus ; cette
concession tactique à une réforme catholique comprise encore comme une
contre réforme ouvre à l'intérieur de l'Europe catholique la dévorante
question de la grâce.
L'Augustinisme l, la grande affaire du xvne siècle religieux. On ne
peut dans le cadre de ces réflexions préalables aborder un tel sujet. Il
y faudrait des livres. Nous nous bornerons à formuler quelques
hypothèses qui feront l'objet de développements ultérieurs.
Concédons à Gazier 2 que le problème essentiel est celui de la non
condamnation de la Concordia de Molina. Lisbonne, 1588, la Concordia
liberi arbitrii cum gratia donis. Objectivement, quant à onze siècles
et demi, depuis la victoire de saint Augustin sur Pelage, d'une
tradition ininterrompue, la Concordia est hérétique. Le silence gêné du
Saint-Siège — comment heurter l'Espagne, comment affaiblir sans
risque grave, la Compagnie de Jésus, comment ne pas provoquer le
rugissement d'aise des Réformés — est tactique : il n'en choque pas
moins une partie de la catholicité, — le Dieu des Molinistes est idiot,
se moque-t-on, au grand siècle — , surtout, il déséquilibre totalement
et pour longtemps les lignes dogmatiques à l'intérieur de la catholicité.
A partir de là, suivons Gazier et Laporte, mus par leur passion
janséniste et pourtant jamais réfutés, le parti augustinien de Louvain,
Jansenius, en tête, s'efforce, seulement, d'obtenir cette condamnation
nécessaire au rééquilibre de la tradition.
Une suite logique du libéralisme doctrinal qui a suivi la non
condamnation du molinisme, impliquait, donc, la non condamnation de VAu-
gustinus. La condamnation de l'Augustinus demandait, par contre,
en cas d'option thomiste rigoureuse, une condamnation bien plus
solennelle encore, de la Concordia. Depuis ce mauvais départ, l'Église
catholique est entraînée, pour un siècle, par l'implacable et
désastreuse dialectique de la querelle janséniste.
Jean Orcibal, René Taveneaux, Lucien Goldmann, Georges Namer,
après Gazier et Laporte, hier, ont réuni, sur cette question capitale,
des lumières qui appellent une vaste synthèse. Il ne nous appartient
pas de la tenter. Ici, du moins. Elle, aussi, nécessiterait, tout un livre.
Nous voudrions seulement apporter deux remarques préalables à
cette étude.
Dans la perspective chrétienne du Salut, il n'existe pas d'alter-

1. Voir la belle et profonde étude d'Henri Litbac, S.J. Augustinisme et théologie


moderne (Paris, Aubier, 1965, in-8, 338 p.), qui s'efforce de démontrer saus toujours
parfaitement convaincre que Baïus et Jansenius trahissent Saint Augustin.
2. Histoire du mouvement janséniste, Paris, 1922, 2 vol.

297
ANNALES

native valable à l'affirmation abrupte de la totale gratuité. Toute


théologie qui laisse poser le problème du Salut et qui recule au nom de
l'humanisme devant ses conséquences, porte en elle, sa propre
destruction. L'abandon du théocentrisme, le retour à
l'anthropocentrisme x à la hauteur de la crise de conscience européenne (1680-1715)
nous est apparu ouvrir la voie à une dissociation interne qui a laissé
l'Église sans défense devant le défi de la pensée spinozienne.
Il existe, pourtant, une alternative à l'augustinisme, au sein de la
Réforme catholique : le mysticisme. Tout un ensemble de relations
passées inaperçues. Saint François de Sales offre une réelle
alternative à la gratuité du Salut, la suppression de la question du Salut.
Aimer Dieu suffit. Accepter, quel qu'il soit, le décret de la Providence.
Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, le
premier commandement qui inclut tous les autres, c'est renoncer à
soi-même. N'aspirer qu'à la seule gloire de Celui qui a donné son Fils
afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, c'est bien évacuer la
question du Salut. « Cherchez le Royaume de Dieu et le reste vous sera
donné par surcroît. » Par surcroît, saint François de Sales est moli-
niste. Mais à ce niveau-là, le molinisme n'a plus d'importance. Il l'est
presque par inadvertance, il faudrait dire mieux, pour des raisons
pédagogiques. Son molinisme est une concession au monde, une
première étape aux propylées de la vie dévote.
Sur la route pratique de l'Amour de Dieu, la contemplation du
Verbe Incarné. Voilà pourquoi en dépit de tout ce qui les sépare,
l'auteur du Discours des Grandeurs de Jésus (février 1623), Pierre de Bérulle
(t 2-X-1630) se situe, dans une certaine mesure, liée à l'axe mystique
de l'École française, dans la ligne du Traité de l'Amour de Dieu (août
1616) de l'évêque de Genève (saint François de Sales, f le 22-XII-
1622). Fidèle disciple du maître, le père Bourgoing écrit 2 : « II faut
remarquer que ce serviteur de Dieu (Pierre de Bérulle) regardait et
adorait principalement la personne de Jésus-Christ... unie à notre
nature, c'est-à-dire lui-même, considéré en son état personnel, en son
être divinement humain, non seulement comme Dieu, ni en tant
qu'homme, ou en son humanité prise séparément, mais en tant
qu'homme-Dieu, en son état substantiel, qui comprend ses grandeurs
et ses abaissements, sa filiation divine et humaine en la même personne
et les propriétés de l'une et l'autre nature, en la seule hypostase du
Verbe Dieu ».
Le mysticisme de la contemplation du Verbe Incarné est la plus

1. « Une histoire religieuse sérielle », R.H.M. et C, 1965, n° 1 ; La civilisation de


VEvrope classique.
2. Cité par H. Brémond, t. III, p. 51.
3. Civilisation de ГЕигоре classique, La Révolution religieuse.

298
LE XVIIe SIÈCLE RELIGIEUX

grande valeur spirituelle du xvne siècle français. Là où il étend son


rayon protecteur, il écarte l'action dissociatrice des tests
d'orthodoxie du Salut personnel 3. Test des cinq propositions sur la grâce,
mué progressivement en test sur le magistère à la hauteur de la Bulle
Unigenitus (1713).
Mais ne rien fractionner. Le parallélisme demeure, parfait, entre
l'Europe catholique et l'Europe protestante. L'Ubiquité de
l'orthodoxie luthérienne correspond à la dévotion bérullienne du Verbe
Incarné. Luther aimait à dire : « Dieu mange, boit, meurt... Marie a
allaité Dieu, l'a bercé, l'a fait bouillie et soupe. » L'Incarnation, si l'on
veut, emplit non seulement tout le créé, ... mais Dieu, éternellement,
est indissociable de Son Incarnation. Voyez plus clairement la
formulation de Brenz, le réformateur souabe, passé dans la Formule de
Concorde de 1580 qui durcit, face au calvinisme, la ligne de l'orthodoxie
gnésioluthérienne. « Après être monté non seulement г au Ciel comme
n'importe quel saint, mais, d'après le témoignage apostolique
au-dessus de tous les cieux, il (le Christ) remplit effectivement toutes choses
et est présent partout, non seulement en tant qu'il est Dieu, mais
encore en tant qu'il est homme. » L'Ubiquité a protégé les secteurs
qu'elle a recouverts de l'Europe protestante contre les effets disso-
ciateurs du test personnel de la prédestination de Dordrecht, vite
transformé en test de la réprobation positive, au même titre que la Dévotion
au Verbe Incarné a protégé les secteurs recouverts de l'Europe
catholique contre les effets dissociateurs du test personnel de la Grâce
suffisante, vite transformé en test ecclésiologique.
lu' Ubiquité est le point fort de l'Europe protestante au même titre
que la mystique du Verbe Incarné est le point fort de l'Europe
catholique. L'Europe protestante précède d'un bon demi-siècle l'Europe
catholique sur la voie du Théocentrisme, mais son théocentrisme est
d'inégale valeur. Le théocentrisme de la tradition calvinienne est moins
résolument christocentrique que celui de la tradition luthérienne. Par
le biais de l'hérésie de révérence * il porte, donc, à la limite, le danger
de l'antitrinitarisme unitarien. Rien de semblable pour la tradition
luthérienne que guette, seulement, au xvine siècle, l'anodine
dissociation ecclésiale d'un piétisme mystique.
Du même coup nous avons la clef du reflux des années 1680. Après
le rejet de la gratuité du Salut, la distorsion quiétiste et le discrédit
indirect qui atteint, à travers Molinos (1640-1696), le meilleur de
l'école mystique constituent l'appauvrissement décisif à l'heure du
Rationalisme critique.
Le Rationalisme critique, entendez la fin de la parenthèse carté-

1. E. G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, t. II, p. 197.


2. P. Chaunu, « Les crises », art. cité, R.H., 1965, n° 1.

299
ANNALES

sienne. Mais, avant, bien insérer Descartes dans la longue histoire une
de la Réforme de l'Église. Henri Gouhier x a montré les interréactions,
en France, des courants cartésien et augustinien. Lucien Goldmann
s'est élevé contre une identification trop rapide 2. Ce qui est vrai, en
gros, du centrisme arnaldien ne l'est, certes pas, on le lui concédera,
sans peine, ni du groupe Barcos, ni de l'extrémisme intramondain 3.
Ce qui compte, toutefois, face à l'histoire, au xvne siècle 4, c'est le
puissant courant centriste arnaldien 5, tant par la richesse de la pensée,
l'influence, le poids social et la loi du nombre à l'intérieur de la famille
des disciples de saint Augustin. Or la liaison établie par Henri Gouhier,
rappelée, récemment, avec force et bonheur par René Taveneaux e,
y demeure intacte. Et par-delà l'accident, ce qui commande n'est-ce
pas, d'abord, le passage, par Descartes, grâce à Descartes, autour de
Descartes, du monde clos à l'univers mathématique infini pour reprendre
la belle image d'Alexandre Koyré 7 ? La fin d'un monde familier, aux
correspondances sensibles, la mutation radicale de toutes les valeurs
de toutes les pensées. Cette mutation compte plus que la sévérité,
d'ailleurs toute relative, d'une phase В de fécondes difficultés, plus
même que la montée de la rente à la place du profit.

L'atmosphère religieuse du xvne siècle est commandée par le


« Cogito » cartésien. Son dualisme radical dramatise l'opposition entre
l'âme et le corps, l'esprit et la matière que la scolastique thomiste
réconciliait dans un ordre hiérarchique sans rupture. Donc, dans ce
premier stade, il commande, soit un ascétisme de mépris, soit un
ascétisme d'indifférence. On peut ou bien tout refuser aux sens ou tout
leur accorder. Dans une seconde étape, le dualisme cartésien se révèle
insoutenable, les deux éléments qui le composent sont de valeur trop
inégale. Le dualisme de la pensée du xvne débouche sur les monismes

1. Henri Gouhiek, La philosophie de Malebranche et son expérience religieuse,


Paris, 1926.
2. Lucien Goldmann, Correspondance de Martin de Burcos, Paris, P.U.F., 1956,
p. 9.
3. Georges Namer, L'abbé Le Roy et ses amis, Paris, VIe section, E.P.H.E., S.E.
V.P.E.N., 1964.
4. Au xvne siècle car le jansénisme quesnellien, le jansénisme richériste et
presbytérien du xvnie siècle est issu de l'extrémisme intramondain minoritaire au xvne
à l'intérieur de la famille janséniste dont Lucien Goldmann et Namer surestiment
peut-être, à tort, contre Orcibal, la cohérence et l'unité.
5. Jean Lapokte, La doctrine de Port-Royal. Les Vérités de la Grâce, Paris, 1923 ;
La doctrine de Port-Royal. La Morale (d'après Arnauld), Paris, Vrin, 1951, 2 vol.
6. René Taveneaux, Le jansénisme lorrain, Paris, Vrin, 1960, gr. in-8, 759 p. ;
pp. 118-131.
7. Du monde clos à V univers infini, Paris, P.U.F., 1962.

300
LE XVIie SIÈCLE RELIGIEUX

du xvine siècle, en fait sur l'idéalisme radical x de la philosophie


contemporaine. C'est, en ce sens, que le xviie siècle appartient, dans
l'ordre des pensées, à une archéologie du monde contemporain.
La grande révolution des pensées, le tournant scientifique des
années 1620-1650 se place au sommet des hautes eaux religieuses du
long temps de la Réforme de l'Église. Loin de se gêner les deux
mouvements 2 s'appuient, s'étayent et s'alimentent. La crise de conscience
européenne est, d'abord, une crise religieuse née d'une dialectique
proprement religieuse. Le tournant des années 1680 attend une
synthèse d'histoire globale. Le centrisme arnaldien a porté, un long temps,
l'espoir d'une synthèse originale entre saint Augustin et Descartes.
Dom Robert Desgabets disait : la philosophie 3 « de M. Descartes étant
purgée de ses défauts, a une liaison particulière avec la Vraye et
ancienne Théologie que l'on tire de l'Écriture et de la Tradition et
surtout des ouvrages de saint Augustin... » « il ne faut pas s'étonner de
voir que les raisons qui vous ont attachés à la théologie de saint
Augustin vous ayent aussi fait embrasser une philosophie qui est presque
toute fondée sur des principes et qui suit une méthode géométrique
qui instruit sans disputer » 4.

Dom Robert Desgabets avait vu le problème. D'autres, aussi, dans


la grande et riche famille augustinienne. Ce que l'Église attend, et le
monde, à la hauteur des années 80 du xvne siècle, c'est une réinsertion
du contenu dogmatique dans l'univers infini de la nature écrite en
langage mathématique, où Dieu ne se signifie plus dans l'ordre que la
construction patristique avait voulu discerner aux ive et Ve siècles,
que l'élan moderniste du xme siècle avait réajusté. A priori, rien là
d'impossible. Rien même d'exceptionnellement difficile : la pensée de
Descartes se prête infiniment mieux à une élaboration scolastique que
l'irréductible Aristote 6. Rien, de toute manière, qui ne soit à la portée
du puissant élan de la Foi. Malebranche a bien failli réussir. Il a manqué
à son œuvre d'être approfondie et continuée, il lui a fait défaut d'être

1. La matière dialectique a tous les caractères ontologiques du Dieu chrétien, les


caractères ontologiques seulement.
2. Nous avons rapidement esquissé leurs rapports dans la Civilisation de VEurope
classique.
3. Cité par René Taveneaux, Le jansénisme lorrain, pp. 124-125.
4. Cela s'adresse aux Bénédictins de Saint- Vanne.
5. Jacques Maritain dans un récent et passionnant essai : Le Paysan de la
Garonne, Paris, D. D. В 1966, in-8°, nie, une fois de plus, que cette synthèse soit
possible. La position de Jacques Maritain est respectable et cohérente dans les
perspectives du néothomisme. Elle ne saurait toutefois ébranler nos propositions.

301
ANNALES

aidé, redressé, compris et poursuivi. Les églises d'alors ne manquent


pas de force. Elles en ont assez, pour leurs tests d'orthodoxie, pour
lancer la Révocation au travers du plan irénique de Leibniz, pour un
siècle de querelle janséniste. Pas assez pour porter Malebranche à son
terme. Jusqu'au prochain printemps de l'Église.

Pierre Chaunu,
Université de Caen.

302

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