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LE GÉNIE HISTORIQUE

DU CATHOLICISME
ISBN :978-2-915988-75-8
EAN :9782915988758

©2016,ÉditionsdeL’HommeNouveau
Tousdroitsdereproductionréservés.

ÉditionsdeL’HommeNouveau
10,rueRosenwald
75015Paris
www.hommenouveau.fr
Olivier Hanne

Le Génie historique
du catholicisme

Éditions de L’Homme Nouveau


Du même auteur (extraits) :

La Grande Syrie. Des premiers empires aux révoltes arabes, co-


écrit avec P.-E. Barral, Le Grenadier, 2016.
Islam et radicalisation dans le monde du travail, co-écrit avec
Th. Pouchol, Éditions Giovanangeli, 2016.
Le Défi migratoire. L’Europe ébranlée, dir. J.-B. Noé, Paris,
Éditions Giovanangeli, 2015.
Jihâd au Sahel. Menaces, opération Barkhane, coopération ré-
gionale, co-écrit avec G. Larabi, Giovanangeli Éditeur, 2015.
Monsieur l’Aumônier. Témoignage d’un aumônier de prison,
Éditions Giovanangeli, 2015.
Géoculture. Plaidoyer pour des civilisations durables, co-écrit
avec Th. Flichy de La Neuville, Éditions Lavauzelle, 2015.
Géopolitique de l’Iran, dirigé par A. de Prémonville, Presses
universitaires de France, 2015.
L’État islamique, anatomie du nouveau Califat, co-écrit avec
Th. Flichy de La Neuville, Giovanangeli Éditeur, 2014, 2015
(2e éd.). Prix du livre géopolitique décerné par la Revue Conflits
et EDF. Traduit en allemand et en polonais.
L’endettement, ou le crépuscule des peuples, co-écrit avec Th.
Flichy de La Neuville, L’Aube, 2014.
Guerres à l’horizon, co-écrit avec Th. Flichy de La Neuville,
Éditions Lavauzelle, 2014.
Mali, une paix à gagner. Analyses et témoignages sur l’opération
Serval, Éditions Lavauzelle, 2014 (direction d’ouvrage).
De Lothaire à Innocent III, l’ascension d’un clerc au XIIe siècle,
Presses universitaires de Provence, 2014.
L’Ukraine, regards sur la crise, dirigé par Th. Flichy
de La Neuville, L’Âge d’Homme, 2014.
Mahomet, le lecteur divin, Belin, 2013.
Innocent III, la stupeur du monde, Belin, 2012.
Jacques Gélu, De la venue de Jeanne. Un traité scolastique en
faveur de Jeanne d’Arc (1429), Presses universitaires de Provence,
2012.

–4–
De la guerre au Moyen Âge, anthologie des écrits militaires, Édi-
tions Giovanangeli, 2012.
Jeanne d’Arc, biographie historique, Éditions Giovanangeli,
2007, 2012 (2e éd.).
Charlemagne, l’empereur des temps hostiles, Éditions Giova-
nangeli, 2006.

–5–
« Lorsque Le Génie du christianisme parut, la France
sortait du chaos révolutionnaire ; tous les éléments
de la société étaient confondus (…). Ce fut donc,
pour ainsi dire, au milieu des débris de nos temples
que je publiai Le Génie du christianisme,
pour rappeler dans ces temples les pompes
du culte et les serviteurs des autels ».

François-René de Chateaubriand,
Le Génie du christianisme,
préface à l’édition de 1828.

Nous tenons à remercier l'équipe des éditions de L'Homme


Nouveau, et particulièrement Madame Élisabeth Lassaigne,
dont les corrections et les remarques ont été d'une aide pré-
cieuse pour l'élaboration du texte.
Introduction

«M onsieur, c’est vrai qu’avant, l’Église, elle crucifiait


les enfants ? » Cette question saugrenue m’a été
posée au début de ma carrière d’enseignant de lycée public par
un élève de seconde. Une interrogation d’une telle ignorance me
stupéfia. Je n’en accusais pas le pauvre garçon, mais plutôt l’Édu-
cation nationale et notre société, incapables d’induire dans l’es-
prit d’un adolescent de seize ans autre chose qu’un préjugé anti-
historique, anti-intellectuel et anti-religieux d’une rare bêtise.
La suite de mon parcours devait peu à peu me convaincre
que l’Église et l’histoire du catholicisme se résumaient pour la
plupart des Français à une longue suite de brutalités, de perver-
sions, ou à un ramassis de fables inventées pour soumettre les
gens. Comme professeur d’Histoire-Géographie en lycée, je
crois avoir tout entendu, chez les élèves comme chez les ensei-
gnants, depuis la haine pure et simple, l’appel au meurtre,
jusqu’au chiffre improbable de millions de sorcières brûlées.
L’Église était comparée à une institution totalitaire, au même
titre que le IIIe Reich ou l’URSS de Staline… J’avais pourtant
suivi une formation universitaire équivalente à celle de mes col-
lègues, au cours de laquelle la découverte passionnante et exi-
geante de l’Histoire et de ses sources m’avait conduit à nuancer
– voire à évacuer – tous les clichés dans ce domaine. Pourquoi
n’avaient-ils pas, eux-mêmes, ouvert les yeux sur l’anachronisme
et le manichéisme des programmes scolaires ? La formulation
de ceux-ci et les indications pédagogiques prêtaient pourtant le
flanc à d’innombrables critiques sur l’absence de sérieux dans
la méthode et l’esprit historiques. Au cours de mon doctorat,
j’ai même eu l’impression que, plus j’avançais dans la connais-
sance de l’histoire religieuse du Moyen Âge, plus les gens ren-

–9–
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

contrés – pourtant des universitaires de haut rang – perdaient


toute mesure et toute distance avec leurs convictions dès qu’il
s’agissait de l’Église, des croisades ou de l’Inquisition. Les mots
de Chateaubriand à propos des ricaneurs de la théologie chré-
tienne n’avaient pas vieilli : « C’est une très méchante manière
de raisonner que de rejeter ce qu’on ne peut comprendre » (Le
Génie du Christianisme, 1802).
Mon étonnement était néanmoins tout aussi grand au sein
du monde catholique, puisque deux attitudes s’y côtoyaient :
les uns avaient tellement assimilé les arguments de la polémique
médiatique et pseudo-scientifique qu’ils étaient les premiers à
lancer des condamnations à dix siècles de distance, sans se ren-
dre compte des contre-vérités avalées et sans considération du
contexte et des nuances. L’argumentation rationnelle n’avait ja-
mais prise sur eux, comme j’en ai souvent fait l’expérience dans
mes cours en université catholique. Les autres se refusaient à
tout examen critique et dépassionné, sous prétexte que l’Église
ne peut se tromper et que, de toute façon, les historiens sont
anticléricaux. Mieux valait donc lire et relire Jacques Bainville,
oubliant ainsi que l’Histoire avait avancé depuis un siècle, ou
feuilleter, pour les plus courageux, les volumes de Daniel-Rops.
J’ai donc fini par proposer dans les diocèses où j’ai travaillé
des cours d’histoire de l’Église qui associeraient les méthodes
scientifiques de critique et d’étude des sources, et une bienveil-
lance envers les phénomènes religieux propre à mieux compren-
dre les réalités vécues par nos prédécesseurs. Peut-être naïf, je
voulais regarder le passé avec un scrupule universitaire mais
aussi avec une empathie assumée pour mes frères et sœurs dans
la foi, morts il y a des siècles. Il ne s’agissait pas de taire les épi-
sodes douloureux comme les fameuses croisades, mais de tenter
de cerner à chaque situation scandaleuse pour nos mœurs du
XXIe siècle la logique spirituelle qui avait conduit l’Église, le
clergé ou les croyants à faire des choix incompréhensibles, voire
condamnables. Il fallait donc dépasser la morale pour aborder
l’Histoire, se débarrasser des a priori, des anachronismes, du
manichéisme si cher à nos sociétés, afin de mieux interroger le

– 10 –
INTRODUCTION

passé et ses iniquités, et répondre à nos soupçons actuels :


l’Église a-t-elle été une « maîtresse d’intolérance », comme je
l’ai parfois entendu ? A-t-elle réellement écrasé et opprimé les
femmes, les juifs, les hérétiques, les musulmans ? Fut-elle la pro-
motrice d’un totalitarisme sournois, utilisant l’Évangile pour
asseoir un pouvoir théocratique ?
Une telle approche, sans doute illusoire, avait un leitmotiv :
l’Histoire est amorale. Ni immorale, ni puritaine, ni européo-
centrée, ni laïciste : amorale. « Chaque peuple a son langage du
bien et du mal, son voisin ne le comprend pas », faisait dire
Nietzsche à Zarathoustra. Les critères de jugement d’au-
jourd’hui ne sont pas ceux d’hier, et nous-mêmes serons sans
doute jugés sévèrement par nos petits-enfants, alors que bien
des Français sont certains d’avoir atteint un temps de tolérance,
qui tranche avec l’obscurantisme religieux. Sonder l’histoire du
christianisme est une aventure difficile et souvent déconcertante
qui remet en cause certaines certitudes pour mieux en enraciner
d’autres. La foi sort peut-être éprouvée de ce voyage dans le
temps, mais aussi moins juvénile, moins fruste. Elle gagne en
sagesse et en confiance ce qu’elle perd en illusion et en certi-
tude.
Aujourd’hui encore, une apologie du catholicisme pleine-
ment éclairée par la Révélation ne peut se passer de l’Histoire,
de ses méthodes et des outils de l’intelligence humaine. En ac-
ceptant la confrontation avec son passé, l’Église peut entrer dans
une véritable apologia, une « apologie », qui est à la fois une re-
mise en cause dans la vérité et une justification de sa foi incarnée
dans le temps.
Cet ouvrage est la mise en forme de quelques grandes thé-
matiques que j’ai eu à aborder à travers mes travaux, mes cours
d’histoire de l’Église ou différentes interventions dans des sé-
minaires. Il est l’aboutissement d’une dizaine d’années d’ensei-
gnement, de lecture et de réflexion sur la nature de l’Église, de
son histoire, sur sa logique interne où, souvent, se révèle mys-
térieusement le Tout Autre. L’ambition de ce livre n’est pas d’of-
frir un réservoir d’arguments contre les absurdités que l’on en-

– 11 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tend à propos du catholicisme, car, par expérience, je crois im-


possible de convaincre quiconque des bienfaits apportés dans
la civilisation européenne par la théologie et les moines. Le refus
de constater ce fait a, chez nos contemporains, quelque chose
de quasiment superstitieux, voire de tabou. Oser énoncer un
aspect positif transmis à notre société par le catholicisme est
déjà un déni d’intelligence et de démocratie. Je souhaiterais plu-
tôt offrir sur un petit nombre de thématiques des mises en pers-
pective, afin d’élargir le champ étroit des quelques exemples po-
lémiques toujours tirés de leur contexte et ressassés jusqu’à la
nausée.
Les cinq thèmes retenus ici ont tous un rapport avec le pro-
blème de la contrainte. L’Église a-t-elle été un instrument de
contrainte ? Le premier chapitre aborde la violence physique et
militaire au service de l’Église, et notamment la question des
croisades et des guerres de religion. Le deuxième s’intéresse à la
violence intellectuelle que le clergé aurait exercée contre les sa-
vants et toute forme de rationalité, au profit du dogmatisme et
de la manipulation doctrinale. La troisième partie aborde l’in-
tolérance catholique à l’égard des autres religions ou des groupes
minoritaires, qu’il s’agisse des juifs, des musulmans ou des hé-
rétiques, avec la question inévitable de l’Inquisition. La qua-
trième partie traite du caractère antidémocratique de l’Église, à
la fois dans son organisation interne et dans sa préférence sup-
posée pour les régimes monarchiques ou autoritaires. Enfin, le
cinquième point traitera du prétendu mépris de l’Église pour
les libertés individuelles, qu’il s’agisse des femmes, de la sexua-
lité et, plus généralement, de sa conception de la personne hu-
maine.
Ces sujets me sont progressivement apparus au cours des dix
dernières années parmi les plus récurrents dans les médias, les
interrogations des étudiants ou les conversations. Ils n’étaient
pas formulés comme je l’ai fait, mais l’enjeu était toujours le
même : l’Église a ralenti le progrès humain vers plus de liberté !
Or, il me semblait que, du côté catholique, personne n’y répon-
dait jamais vraiment, ou alors par bribes, à travers quelques

– 12 –
INTRODUCTION

exemples, comme pour se dédouaner de n’avoir rien à dire. Les


questions soulevées par ces thèmes obligeaient les intellectuels
soucieux d’une certaine honnêteté à avoir recours à l’histoire
du Moyen Âge, encore plus mal connue que celle de l’Église, le
catholicisme trouvant ses fondations et son apogée au cours de
l’époque médiévale. Étant moi-même de formation médiéviste,
j’ai donc insisté dans les pages qui vont suivre sur ce millénaire
très original (Ve-XVe siècle), quitte à un peu négliger les pé-
riodes moderne et contemporaine, mais je ne crois pas que ce
prisme particulier gênera la démonstration.
Me gardant de juger nos prédécesseurs avec d’autres critères
moraux et religieux que les leurs, j’essaierai de dépasser la
controverse acerbe et l’apologie béate pour découvrir le sens
chrétien de l’Histoire et du temps, que l’on disait autrefois être
le domaine privilégié de la Providence, et qui est désormais un
champ d’étude trop souvent réservé aux universitaires. Mais
entre Dieu et la science, il existe un étroit passage dont j’ai par-
couru quelques recoins et que je propose d’éclairer, car c’est
dans les interstices que se révèle le génie historique du catholi-
cisme.

– 13 –
I
Au carrefour des violences

L a responsabilité historique des chrétiens dans un grand


nombre de phénomènes de violence de masse est acquise.
Elle fut plusieurs fois évoquée par les pontifes, notamment Jean-
Paul II à propos de la Saint-Barthélemy (Paris, JMJ, 23 août
1997) et lors du jubilé du troisième millénaire. Qu’il s’agisse
des croisades, des guerres de religion au XVIe siècle ou de l’In-
quisition, la complicité des chrétiens pris individuellement ou
de l’Église collectivement, ne peut être négligée, mais doit être
replacée dans une perspective historique générale sous peine de
n’être qu’une suite d’anachronismes naïfs.

Les origines de la pensée chrétienne sur la guerre

À l’égard de la guerre, la doctrine catholique a connu des


évolutions en raison des conflits historiques qu’elle a subis ou
traversés, et sur lesquels les sociétés l’ont interrogée. La guerre
et ses violences intrinsèques sont un phénomène culturel au-
tant que militaire, puisqu’elles suscitent une abondante litté-
rature, souvent de propagande, pour en justifier la légitimité
ou excuser les abus. On pense la guerre avec les mots de la stra-
tégie, mais aussi du droit, de la morale et, bien évidemment,
de la religion. C’est en ce sens que l’Église, à travers ses fidèles,
ses théologiens et ses pasteurs, a dû intervenir pour expliquer
ce que représentait à ses yeux ce drame humain majeur et iné-
luctable.

– 15 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Omniprésence de la guerre dans le monde antique


Au sein des sociétés anciennes, qu’elles soient païennes ou
bibliques, la guerre est un fait de civilisation qui touche même
les dieux. Les récits d’Homère montrent que les dieux se battent
aux côtés des hommes avec la même rage, pour des motifs iden-
tiques, qui se résument le plus souvent à l’esprit de vengeance.
Le combat est exalté pour les vertus héroïques qu’il développe,
il est la matrice des grands hommes, un réservoir de butins et
d’esclaves. Malgré ses principes syncrétiques, la religion grecque
est aussi un prétexte à des conflits violents, ainsi lors de la
Guerre sacrée qui opposa vers 600 av. J.-C. les habitants de
Crisa à l’Amphictyonie, la réunion des cités protégeant le sanc-
tuaire de Delphes. Après la défaite des Criséens, leur territoire
fut ravagé et leur cité détruite, car on les accusait d’avoir usurpé
les terres de l’oracle de Delphes. Les mondes grec et romain
sont à la fois réputés pour leur haut degré de culture et la bru-
talité de leurs armées. Sparte et Athènes se détruisent mutuel-
lement lors de la Guerre du Péloponnèse (431-404), Rome
anéantit Carthage (146 av. J.-C.) et rase Jérusalem (70). Nulle
société, même de haute civilisation, n’est épargnée par le phé-
nomène qui revêt toujours des justifications religieuses.
L’Ancien Testament décrit avec soin les succès d’Israël en
soulignant à dessein leur dimension religieuse. Les expéditions
menées par Josué pour la conquête de Canaan sont des guerres
à la fois nationales, ethniques (on pourrait dire raciales) et sa-
crées : l’ennemi du peuple hébreu est aussi un ennemi de Dieu
(Dt 7, 1-2). Ce dernier porte même le titre de « Dieu des Ar-
mées » (Yahwé Sabaoth), venant au secours des troupes d’Israël :
« Je sèmerai devant toi ma terreur, je jetterai la confusion chez
tous les peuples où tu pénétreras, et je ferai détaler tous tes en-
nemis » (Ex 23, 27). Qu’il faille se défendre contre Madian, les
Philistins ou les Assyriens, l’usage de la violence militaire est
toujours légitime parce qu’elle renvoie à l’élection divine et ex-
prime la fermeté de la foi rendue à Dieu.
Cependant, les livres des Juges et des Rois suggèrent que
toute victoire est une bénédiction accordée selon la qualité de

– 16 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

la justice qui règne au sein du peuple. La guerre est donc insuf-


fisante à légitimer la puissance d’Israël, et une autre dimension,
que seuls identifient les rois, les juges et les prophètes, préside
à la grandeur de la nation. Les livres prophétiques annoncent
que la ruine des deux royaumes juifs (en 722 et 586 av. J.-C.)
est une conséquence du péché, des haines fratricides, de l’oubli
de Dieu : « les ennemis arrivent d’un lointain pays et poussent
leur cri contre les villes de Juda ; comme les gardiens d’un
champ, ils l’entourent, car elle s’est révoltée contre moi, oracle
du Seigneur. Ta conduite et tes actions t’ont valu cela » (Jr 4,
16-18). La guerre, qui est désormais un mal, cessera avec la fin
de Satan et la victoire définitive de Dieu, victoire qui transcende
celle du peuple hébreu, c’est dire que l’Ancien Testament par-
vient à dépasser le cadre limité d’Israël pour envisager l’univer-
salité de la paix. Toute l’humanité est appelée à la victoire contre
le seul ennemi réel : le mal incarné par le Diable.
De Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole du Seigneur. Il
jugera entre les nations, Il sera l’arbitre de peuples nombreux.
Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances
pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre
nation, on n’apprendra plus à faire la guerre (Isaïe 2, 3-4).

Pacifisme et combat spirituel des premiers chrétiens


La vie du Christ confirme non seulement le passage à un vo-
cabulaire martial uniquement spirituel, mais plus encore le refus
de toute violence (1). Lors de son arrestation, malgré les anges
qui auraient pu le défendre, Jésus choisit la déréliction (Mt 26,
52-53). La prière, le jeûne et les vertus sont désormais les seules
armes revendiquées, ainsi que la Passion jusqu’à la mort qui
donne à la victoire une saveur nouvelle et incomparable aux
champs de bataille. Chacun doit s’armer dans cette lutte qui est
d’abord un combat intérieur et personnel : « N’allez pas croire
que je sois venu apporter la paix sur terre, je ne suis pas venu

1. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, p. 15-30. Pour toutes les références, nous
renvoyons à la bibliographie en fin d’ouvrage.

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LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10, 34). À la Pentecôte, la


fondation de l’Église comme assemblée des croyants abolit la
nature identitaire de l’ancien Israël, et ôte ainsi toute légitimité
aux guerres mêlant le sacré à l’ethnicité. L’ultime combat op-
pose les légions désarmées des martyrs aux myriades démo-
niaques, finalement vaincues (Ap 19, 19).
Le message évangélique n’autorisait donc plus la violence,
et encore moins l’exercice de la guerre. Les Pères de l’Église, qui
établirent aux IVe-Ve siècles les fondements théologiques du
christianisme médiéval, étaient farouchement hostiles au
monde militaire, lequel participait aux persécutions anti-
chrétiennes. Le rhéteur et apologiste chrétien Lactance (✝ vers
325) s’insurge dans ses Institutions divines contre la violence des
jeux du cirque, et considère comme incompatible avec la foi
chrétienne le fait de verser le sang de quelqu’un ou d’en ordon-
ner la mort. Il oppose aussi fermement la loi morale à la loi ci-
vile :
Il n’est pas permis à un homme de bien d’aller à la guerre, parce
qu’il ne connaît point d’autre guerre que celle que sa vertu fait
continuellement au vice. Il ne lui est pas permis d’intenter une
accusation capitale, parce qu’il n’y a point de différence entre
celui qui tue par le fer et celui qui tue par la langue, et qu’il est
défendu de tuer de quelque manière que ce soit. Ainsi la défense
que Dieu a faite de tuer ne souffre point d’exception (2).
L’apologiste carthaginois Tertullien (✝ vers 222), dans son
livre De l’idolâtrie, s’oppose lui aussi à toute compromission
avec le pouvoir militaire :
Il n’y a pas d’accord possible entre le serment divin et le serment
humain, entre le signe du Christ et le signe du Diable, entre la
forteresse de lumière et celle des ténèbres. Il n’est pas possible
d’avoir deux débiteurs : Dieu et César (…). Comment combat-
tre et en même temps lutter pour la paix, sans ce glaive que le
Seigneur a arraché ? Certes, lorsque les soldats vinrent auprès

2. 5, 17. Lactance ajoute : « Le fait de mettre à mort est interdit (…). Il est tou-
jours interdit de tuer un homme, car Dieu a voulu que sa vie soit sacrée. »

– 18 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

de Jean, ils reçurent formellement son autorisation (Luc 3, 14),


et le centurion crut (Matthieu 8, 5), mais ensuite le Seigneur
en désarmant Pierre s’est séparé de tout soldat (Jean 18, 11).
Aucune habitude licite ne sera chez nous [les chrétiens] mêlée à
un acte illicite (3).
Ces prises de position sont sans ambiguïtés et valables quelles
que soient les circonstances. Car pour les Pères de l’Église, le
baptême, qui est à l’époque le premier et principal sacrement,
n’autorise plus aucun péché capital. Le crime de sang ou le par-
jure effacent la grâce reçue. Une fois devenu chrétien, l’homme
ne peut plus commettre de faute, du moins dans le domaine
public et criminel, la question ne se posant pas pour les péchés
de l’intimité. La seule place d’un chrétien dans une guerre est
d’en être la victime.
Le cas de saint Martin de Tours est assez révélateur de l’état
d’esprit des chrétiens de l’Antiquité. Dans sa Vie de saint Mar-
tin, écrite au début du Ve siècle, Sulpice Sévère raconte la vie
de l’évêque de Tours (✝ 397), soldat romain, fils de légionnaire,
qui, converti à quinze ans, doit cacher son baptême à ses offi-
ciers. Malgré la désapprobation de l’Église envers le métier des
armes, perçu comme incompatible avec l’engagement chrétien,
Martin reste trois ans dans l’armée romaine pour honorer son
serment envers l’empereur. Le récit s’efforce toutefois de dé-
montrer que le saint n’avait plus rien d’un guerrier (4). Le seul
geste violent qu’il commet avec son glaive est de déchirer son
manteau pour l’offrir au pauvre qui se révèle être le Christ lui-
même :

3. § 19; Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 323-329. Origène, Contre


Celse († 254) : « Nous avons changé en faulx les lances avec lesquelles nous com-
battions jadis ; nous ne tirons plus le glaive contre aucune nation (…), car nous
sommes devenus par le Christ les fils de paix. »
4. « Il passa environ trois ans à l’armée avant son baptême, demeuré indemne
des vices qui asservissent ce genre d’hommes (…). Il n’est pas nécessaire de louer
sa frugalité, dont il usa à tel point que déjà à cette époque on le prenait pour un
moine et non un soldat (…). Martin, retardé dans son projet pendant deux ans
après son baptême, resta soldat, mais seulement de nom » (§ 2, trad. J. Fontaine,
1996).

– 19 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Il tire l’épée dont il était ceint, le coupe en deux parts, en donne


une au pauvre et s’habille du reste (…). La nuit suivante, quand
il se fut abandonné au sommeil, il vit le Christ vêtu de la moitié
de la chlamyde dont il avait couvert le pauvre (§ 3).
Le message est donc clair : l’épée est au service de la charité.

Vers une réhabilitation de la guerre ?


Toutefois, la condamnation de principe envers le métier de
soldat évolua rapidement après la conversion du bassin médi-
terranéen, car il fallait désormais justifier la défense de l’Empire
romain – devenu chrétien – contre ses ennemis restés païens et
menaçant les frontières. En outre, à l’image de saint Martin, le
milieu militaire fut particulièrement touché par les conversions,
et ces nouveaux fidèles demandaient des orientations morales
et spirituelles à leurs pasteurs qui ne pouvaient pour autant rui-
ner leurs familles en les contraignant à la démission, laquelle
avait valeur de trahison envers Rome. Athanase d’Alexandrie
(✝ 373) autorise ainsi à verser le sang lorsqu’une troupe affronte
des païens assiégeant la patrie. L’évêque Ambroise de Milan
(✝ 397) confirme cette approche et va même plus loin en assu-
rant que le Christ soutient les armées de l’Empire chrétien, ce
qui semble être un retour aux coutumes juives. Lorsque l’em-
pereur Constantin remplace les aigles impériales des légions par
le labarum, l’étendard associant une couronne de lauriers, la
croix et le chrisme, c’est-à-dire les lettres grecques X et P, ini-
tiales du mot CHRISTOS (« Christ »), il christianise les sym-
boles militaires romains. Or, Ambroise soutient ce change-
ment : « Voici que ce ne sont point les aigles militaires ni le vol
des oiseaux qui conduisent l’armée, mais, Seigneur Jésus, ton
nom et le culte qu’on te rend. »

Le chrisme
du labarum.

– 20 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Augustin d’Hippone (✝ 430) est l’un des penseurs chrétiens


qui influença le plus l’approche catholique de la guerre, mais
ses textes apparaissent souvent contradictoires sur le sujet (5).
Dans son ouvrage magistral, La Cité de Dieu, le théologien et
évêque défend les conquêtes romaines en rappelant que l’Em-
pire a assuré la paix et la prospérité. Toutefois, il nuance cet ar-
gument (19, 7) :
Il arriva ainsi que cette cité impérialiste imposa non seulement
son joug, mais aussi sa langue aux peuples vaincus, mais aussi
la paix de son unité (…). Mais cela fut obtenu par combien de
gigantesques guerres, par le massacre de combien d’hommes et
par combien de sang versé ? Tous ces malheurs qui sont arrivés
n’ont pas permis la fin de notre misère (…). Certes, on dit que
le sage est celui qui mène des guerres justes. Mais non, car s’il
se rappelle qu’il est un homme, combien devrait-il souffrir de
cette nécessité qui est la sienne de devoir conduire des guerres
justes, car si elles n’étaient pas justes, il ne les mènerait pas !
La guerre est donc toujours un mal – parfois un mal néces-
saire –, provoqué par l’amour de la violence et le désir de do-
mination. Toutefois, Augustin voit dans les guerres du peuple
d’Israël un moyen de contenir le mal commis par les pécheurs
et de punir ceux-ci selon une « sévérité bienveillante ». Les peu-
ples choisis par Dieu doivent en outre légitimement se défendre
contre les autres qui risqueraient de les conquérir (Cité de Dieu,
4, 15). Même s’il vaut mieux vivre en harmonie avec son voisin,
la brutalité de ce dernier contraint à l’autodéfense. La guerre
peut donc se justifier « quand un peuple ou une cité a négligé
de punir les mauvaises actions commises par ses membres ou
de rendre ce qui a été pris injustement » (6).
Inspiré par Cicéron, Augustin veut croire qu’il existe des
guerres justes dont il précise les conditions et les objectifs. « Les
guerres justes sont habituellement définies comme celles qui

5. Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Augustin, p. 672-675 ; Vilanova, Histoire


des théologies chrétiennes, p. 355-401 ; Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, p. 43-
47.
6. Cité de Dieu, 19, 7, cf. Villiaumé, L’Esprit de la guerre.

– 21 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

ont pour objet de venger [au sens de réparer] des injustices » (7),
et donc de revenir à une situation antérieure. C’est l’autorité lé-
gitime, celle du prince, qui détermine la guerre juste, déclare
son intention de combattre et innocente le soldat qui tue. Le
prince supporte dès lors l’entière responsabilité dans le déclen-
chement du conflit. Les actes de brutalité inutiles pour la
conduite des opérations sont non seulement prohibés mais im-
moraux, car ils relèvent du goût de la domination et non de
l’amour de la justice que l’on cherche à rétablir. Augustin in-
troduit donc dans son autorisation de la guerre des considéra-
tions éthiques, totalement absentes auparavant, mais qui exige-
raient, pour être vraiment prises en compte, de pouvoir sonder
les intentions profondes des belligérants. « L’envie de nuire, la
cruauté dans la vengeance, l’esprit implacable, inapaisé, la fé-
rocité dans la révolte, le désir de dominer et autres attitudes
semblables, s’il y en a, voilà ce que le droit critique dans les
guerres » (8). Dans le cas d’une action militaire voulue par Dieu,
toute guerre devient légitime, interprétation qui donnera plus
tard naissance au concept de guerre sainte :
L’autorité divine a donné quelques exceptions à l’interdiction
de tuer un homme. Mais ce sont des exceptions par lesquelles
Dieu autorise à tuer, soit par une loi reconnue, soit en donnant
à une personne un ordre exprès et limité dans le temps (…). En
dehors de ces exceptions, au cours desquelles la loi juste ou
Dieu, source de toute justice, ordonne spécialement de tuer,
celui qui tue un homme ou soi-même sera qualifié du crime
d’homicide (9).
Il faut attendre le Tribunal de Nuremberg en 1945 pour que
les définitions d’Augustin soient remises en cause par le droit
international, notamment sur le principe d’obéissance.
L’attitude que l’évêque d’Hippone conseille au légionnaire
Boniface dans une lettre écrite vers 417 résume à elle seule les

7. Questions sur l’Heptateuque, 6, 10.


8. Contre Fauste, 22, 74.
9. Cité de Dieu, 1, 21.

– 22 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

ambiguïtés de son analyse du fait militaire, parcourue par un


certain pessimisme sur la condition humaine, puisque la guerre
est à la fois la marque du péché et une réalité inévitable qu’il
convient d’encadrer par des règles :
Ainsi, quand vous vous armez pour le combat, pensez que votre
force corporelle est un don de Dieu. Si vous pensez ainsi vous
ne ferez rien contre Dieu avec ce don de Dieu. En effet, quand
on a promis sa foi, elle doit servir envers l’ennemi contre lequel
on fait la guerre, encore plus qu’envers l’ami pour lequel on se
bat. La paix doit être une volonté et la guerre une nécessité, afin
que Dieu nous libère de cette nécessité et nous garde dans la
paix. En effet, on ne cherche pas la paix pour provoquer la
guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Par consé-
quent, soyez pacifique en faisant la guerre, afin que ceux que
vous vaincrez soient conduits vers l’utilité de la paix (10).
La générosité du conseil fut répétée jusqu’à l’époque
contemporaine, mais sans obtenir d’application possible en rai-
son de son idéalisme.
Lorsque Rome tombe le 24 août 410, envahie et pillée par
les Vandales, le choc moral est immense dans tout l’Empire en
pleine déliquescence. L’atmosphère de fin de civilisation est res-
sentie par de nombreux lettrés qui voient dans cette défaite la
marque de la vengeance divine : « Le monde entier a péri dans
une seule cité », dit saint Jérôme, dans son Commentaire sur
Ézéchiel. Face à l’inquiétude et au désarroi des fidèles, Augustin
d’Hippone, dans son Traité sur la chute de Rome, déploie un dis-
cours spirituel qui met l’évènement dans la perspective de la
Providence divine : Dieu a permis cette ruine pour la conver-
sion des pécheurs afin que les croyants placent leur espérance
dans le monde à venir, et non dans les réalités terrestres. Ce fai-
sant, il justifie la souffrance des victimes par l’imitation du
Christ. Cette analyse marquera tout le Moyen Âge, chaque dé-
faite militaire étant un appel à une conversion morale et spiri-
tuelle :

10. Lettre 189, 6.

– 23 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Que ce châtiment nous serve d’exemple, que cet incendie à la


clarté duquel le Seigneur nous montre si bien l’instabilité et la
caducité des vanités du monde éteigne pour toujours la concu-
piscence mauvaise (…). Ce que Rome a souffert, un homme
l’avait souffert avant elle. Et voyez quel est cet homme : « le Roi
des rois et le Seigneur des seigneurs » (Apocalypse 19, 16), lié,
garrotté, flagellé, couvert de tous les outrages, suspendu à une
croix, et y rendant le dernier soupir. Crucifiez Rome avec le
Christ, crucifiez toute la terre avec le Christ, crucifiez le Ciel et
la terre avec le Christ ! (11).
Les analyses augustiniennes furent unanimement reprises par
la suite, parfois nuancées, parfois accentuées, mais elles gardè-
rent toujours une certaine ambivalence qui nuisit à toute exal-
tation de la guerre. Dans son encyclopédie étymologique, Isi-
dore, évêque de Séville (✝ 636), paraphrase saint Augustin et
situe la guerre aux origines de l’humanité : Ninus, roi légendaire
d’Assyrie et contemporain d’Abraham, aurait brisé l’harmonie
sociale fondée sur un foedus, un pacte, lequel fait écho à celui
établi entre Dieu et Noé :
Ninus, roi d’Assyrie, fut le premier à engager des guerres. Ab-
solument insatisfait de ses frontières, en violant le foedus de la
vie sociale des hommes, il se mit en effet à conduire des armées,
à dévaster des terres étrangères, à massacrer ou à soumettre des
peuples libres et il asservit ainsi pour la première fois toute l’Asie
jusqu’aux frontières de la Libye. Depuis lors, l’univers a entre-
pris par des alternances de massacres de s’engraisser réciproque-
ment de sang. (12)
Dès lors que cet accord non écrit n’a plus été respecté, la vio-
lence s’est répandue. Isidore conçoit les guerres de conquête et
la soumission des peuples comme des opérations de banditisme,
et ne dit pas autre chose à propos des systèmes politiques :
« Que sont les royaumes, sinon de grands actes de brigan-
dage ? ».

11. § 8, 9.
12. Étymologies, 18, 1.

– 24 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Les escadrons carolingiens à la charge, représentés sur un


manuscrit du monastère de Saint-Gall illustrant le combat
des Maccabées (début du IXe siècle, dessin M. de Brébis-
son).

Jugement de Dieu et souillure morale (500-950)


L’Europe romaine passant entre le IVe et le Ve siècle aux
mains des peuples germaniques (Francs, Goths, Saxons…), les
mentalités guerrières de ces nouveaux venus vont profondément
imprégner les systèmes politiques et les coutumes militaires de
l’Empire chrétien désormais fragmenté. La « vendetta », le prix
du sang, les déprédations et les brutalités faites aux non-
combattants sont les usages des rois germaniques, malgré leur
conversion au christianisme. Plus personne ne songe à appliquer
les règles augustiniennes de modération et de guerre juste. Dans

– 25 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

les mentalités religieuses de ces peuples passés au christianisme,


la guerre avait valeur de tribunal de Dieu désignant son élu en
lui donnant la victoire. La bataille est une ordalie, un jugement
divin (13). Dès lors, et jusqu’au XVIIe siècle, la personnalité d’un
roi se construit et s’aiguise dans la conduite de la guerre, plus en-
core au Moyen Âge où le souverain tient lui-même l’épée. Ne pas
mener ses hommes au combat, ne pas se battre avec ses troupes,
est une tare politique. Un tel roi ne peut se maintenir sur le trône.
Ainsi, par nécessité, par éducation, mais aussi par goût, Char-
lemagne, roi des Francs (768-814) est un soldat. Il aime les cam-
pagnes militaires, le fracas des combats et, par-dessus tout, la
victoire. La guerre est un fait majeur dans la société franque.
Pour les hommes de l’aristocratie, elle est en quelque sorte un
sport, leur unique loisir et occupation durant les mois de prin-
temps et d’été. Mais la guerre n’est pas encore au VIIIe siècle ré-
servée à une élite de chevaliers. Tout le peuple franc doit parti-
ciper au rassemblement militaire, qui est comme le ferment de
communion entre le peuple et le roi. Durant les quarante-six
années du règne de Charlemagne, le royaume ne connaît que six
années sans campagne militaire. Il mène ses troupes avec une
rare violence, notamment contre la Saxe, et les Annales royales
ponctuent les opérations carolingiennes dans ce petit pays par
la clausule : « Il l’envahit, le ravagea par le fer et le feu » (14).
Les sanctuaires païens sont détruits, les prisonniers mis en escla-
vage, les villes mises à sac et incendiées. On baptise de force.
Toute révolte est considérée comme un parjure au roi et au bap-
tême. Charlemagne pratique la terreur systématique contre les
populations civiles afin d’étendre et son royaume et la foi chré-
tienne. En 785, il fait publier le Capitulaire saxon, un ensemble
de lois qui régissent la Saxe. Toute entorse au christianisme est
condamnée : « Tout Saxon non baptisé qui cherchera à se dissi-
muler parmi ses compatriotes et refusera de se faire administer
le baptême, sera mis à mort. » On en vient même à punir de la

13. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, p. 48-65.


14. Les textes cités dans ce chapitre sont tous tirés de Hanne, De la Guerre.

– 26 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

peine capitale quiconque mangera de la viande durant le Ca-


rême. Charlemagne met ainsi sur le même plan le crime religieux
et le crime politique, parce que tous deux reflètent l’esprit d’in-
soumission de la Saxe. Il utilise l’Église au profit de sa conquête.
Et pourtant, si les guerres contre les païens sont marquées
de la même violence qu’à l’époque romaine, les règles du chris-
tianisme s’appliquent au sein de l’Empire carolingien et le sou-
verain veille à limiter les violences dans ses frontières. La guerre
privée menée par les clans aristocrates est stigmatisée comme
injuste tandis que celle du prince se fait au nom du bien public.
L’esclavage des chrétiens est interdit. Le meurtre reste une souil-
lure sociale et individuelle qui nuit à l’élection divine du peuple
franc. Même dans le cadre des guerres conduites par le roi,
l’homme libre doit se laver du sang versé et obtenir le pardon
de Dieu, et ce jusqu’au XIe siècle. Les pasteurs imposent pério-
diquement des pénitences générales. Les moines irlandais pro-
posent de compenser les infractions morales par des pénitences
strictes et tarifées : à chaque péché sa réparation en jours de
jeûne. Dans le Pénitentiel de Bède le Vénérable (✝ 735), le
meurtre, même accidentel, est un péché appelant une répara-
tion : « Qui tue dans un mouvement de colère ou au cours
d’une bagarre : quatre ans de jeûne. Le soldat qui tue au cours
d’une guerre : quarante jours de jeûne. L’homme libre qui tue
sur ordre de son supérieur fera un an de jeûne et, durant deux
années, il observera le Carême et les jours officiels de
jeûne. » (15) La responsabilité du soldat est identique à celle de
l’esclave tuant sur ordre, moindre que celle de l’assassin ven-
geant l’honneur de la famille, et celle-ci moins grave que le
meurtre du clerc. Malgré sa simplicité, cette morale parvient à
distinguer le fait de l’intention, la « vendetta » du meurtre au-
torisé en temps de guerre (16).

15. Paul, Culture et vie intellectuelle, p. 196-198.


16. « Celui qui, par ordre de son seigneur, a tué un homme, ne doit pas fré-
quenter l’église pendant 40 jours, et celui qui a tué un homme dans une guerre
publique doit faire pénitence pendant 40 jours. »

– 27 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La hiérarchie ecclésiastique participe elle aussi à l’établisse-


ment de cette réglementation minimaliste. Dès 451, le concile
de Chalcédoine interdit le métier des armes aux moines et aux
clercs, dont la mission est d’assurer la vie divine sur terre. Mais
bien des prêtres sont d’abord des officiers du roi auquel il est
difficile de refuser son aide militaire, tandis que d’autres, d’ori-
gine aristocratique, y trouvent leur plaisir. En 742, le roi Car-
loman, frère de Pépin le Bref, fait adopter par les grands laïcs et
ecclésiastiques un capitulaire définissant sa collaboration avec
l’Église et réformant les abus religieux dans le royaume (17).
L’une des décisions vise à protéger le clergé de l’influence du
mode de vie guerrier, contraignant ainsi les prêtres et les évêques
à se conformer à leur état :
Nous défendons à tous les serviteurs de Dieu en toutes circons-
tances de porter des armes, de combattre et d’aller dans l’armée
contre l’ennemi, sauf à ceux qui seront choisis pour célébrer les
divins mystères, à savoir les solennités de la messe, ou pour por-
ter les saintes reliques.
Le texte omet bien sûr de préciser que le prince utilise les
clercs comme des rouages du pouvoir et récompense les familles
franques en leur attribuant des évêchés, sans considération des
mœurs des candidats. L’Église est au service des armées caro-
lingiennes plus que l’inverse. Parce que Dieu agit dans le
monde, l’Église a un rôle dans la guerre, mais la papauté et les
souverains n’ont pas la même définition de ses attributions. En
796, Charlemagne écrit au pape Léon III, juste après son élec-
tion, afin de lui définir la place que tous deux occupent. Le roi
des Francs se voit en défenseur de la foi, aussi bien à l’intérieur
de son royaume qu’à l’extérieur, et abandonne au pape la prière.
Comme dans le livre de l’Exode, lorsque Josué combattait tandis
que Moïse priait, le pape assure par ses oraisons un rôle d’in-
tercession qui permettra les victoires. Mais on ne lui demande
pas son avis sur les décisions :

17. Riché, Les Carolingiens, p. 64-71.

– 28 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Il nous appartient, selon l’aide de la divine miséricorde, de dé-


fendre toujours au dehors la sainte Église du Christ des attaques
des païens et de la dévastation des armées infidèles, et au-dedans
de garantir la connaissance de la foi catholique. Il vous appar-
tient, très saint Père, d’élever vers Dieu les mains, comme
Moïse, pour soutenir notre armée, de sorte que par votre inter-
cession, Dieu nous guidant et conduisant, le peuple chrétien
obtienne toujours et partout la victoire sur les ennemis de son
nom.

La Paix de Dieu (950-1150)


Dans le dernier quart du Xe siècle, l’Église tente de lutter
contre les débordements des féodaux et la violence endémique.
En Aquitaine puis en Bourgogne, des conciles se réunissent et
menacent les seigneurs d’excommunication s’ils ne respectent
pas les hommes d’Église, les pauvres et les gens sans armes. À la
suite du concile de Charroux, en 989, des assemblées d’abbés –
notamment ceux de Cluny –, d’évêques et de grands laïcs im-
posent la « Paix de Dieu », c’est-à-dire la limitation de la vio-
lence militaire (lieux interdits, catégories protégées, éthique de
la guerre), et la « Trêve de Dieu », l’interdiction temporelle de
se battre durant les temps liturgiques importants et à la fin de
la semaine en vue du dimanche (18). En 1041, les prélats de
Provence décident ainsi : « Que du mercredi soir au lever du
soleil le lundi, il règne une paix parfaite entre tous les chrétiens,
amis et ennemis, étrangers et gens du lieu (…), et que celui qui
s’y refuserait soit excommunié, maudit et honni pour l’éter-
nité ». L’épiscopat mettra un siècle à faire appliquer cette limi-
tation de quelques jours. En 1033, année de célébration du mil-
lénaire de la mort du Christ, les ecclésiastiques d’Aquitaine
rassemblent les élites sociales autour des reliques des saints et
contraignent les nobles turbulents à prêter serment pour rétablir
la paix et maintenir la foi, les deux exigences allant toujours de

18. La Paix de Dieu, Xe-XIe siècles. Actes du Colloque du Puy, septembre 1987, Le
Puy-en-Velay, 1988.

– 29 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

pair. Déjà en 1023, à Verdun-sur-le-Doubs, les chevaliers adou-


bés et les seigneurs assagis s’engagent à servir la paix, à protéger
les faibles et à obéir aux prescriptions conciliaires. L’année sui-
vante, l’évêque de Beauvais aurait rédigé lui-même un serment
pour un chevalier :
Je n’envahirai une église d’aucune façon (…). Je n’attaquerai
pas le clerc ou le moine s’ils ne portent pas les armes du monde,
ni celui qui marche avec eux sans lance ni bouclier. Je ne pren-
drai pas leur cheval (…). Je n’incendierai ni n’abattrai les mai-
sons, à moins que je n’y trouve un chevalier, mon ennemi, ou
un voleur (…). Je n’attaquerai pas le marchand ni le pèlerin, et
je ne les dépouillerai pas, sauf s’ils commettent un méfait (…).
Depuis le début du Carême jusqu’à Pâques, je n’attaquerai pas
le chevalier qui ne porte pas les armes du monde et je ne lui en-
lèverai pas la subsistance qu’il aura avec lui (…) [19].
Bien que les sanctions soient essentiellement ecclésiastiques,
ce « mouvement de paix » se diffuse rapidement et parvient à
juguler les violences les plus criantes. De nouveaux livres péni-
tentiels se diffusent dans le clergé paroissial afin de l’aider à
punir les débordements des laïcs et des seigneurs par des priva-
tions. Même si les fautes religieuses (sacrilège, rupture de jeûne),
crimes de sang et débordements moraux (vol, adultère) sont mis
sur le même plan, ces outils pastoraux contribuent à canaliser
les violences militaires par leur nature très contraignante et l’iso-
lement social qu’ils imposent à la personne.

19. Hanne, De la Guerre, p. 68.

– 30 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Lancelot, champion de la reine Guenièvre, affronte ses adversaires en


duel les uns après les autres, d’après un manuscrit de 1470 (dessin
M. de Brébisson).

Si l’Église va à l’encontre des coutumes et des intérêts féo-


daux, ses condamnations ne concernent toutefois pas le roi,
mais seulement la guerre privée et les luttes entre aristocrates
turbulents. Parce qu’elle est l’exercice même du pouvoir royal,
les prélats ne peuvent s’opposer à la guerre, et le mouvement
de paix accompagnera le renforcement du pouvoir monar-
chique aux dépens des petits féodaux, bientôt privés de leur ca-
pacité de nuisance par l’Église et par le roi.
Au milieu du XIe siècle, les décisions conciliaires sont reprises
et étendues par la papauté à toute la chrétienté et bientôt récu-
pérées par les rois qui craignent l’usurpation de leur autorité
par les prélats (20). Réuni à l’initiative du pape Urbain II en

20. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, p. 159-17 et 190-204.

– 31 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

présence de douze archevêques, quatre-vingts évêques et quatre-


vingt-dix abbés, le concile de Clermont (novembre 1095) gé-
néralisa le mouvement de paix en protégeant les clercs, les laïcs
désarmés, les sanctuaires et les jours saints (21). La lutte contre
les violences lancée par l’Église va jusqu’à interdire les armes de
jet, lesquelles tuent à distance sans considération de la valeur,
de l’entraînement ou de la noblesse. Mais cette prohibition res-
tera lettre morte malgré la menace de l’excommunication bran-
die au concile de Latran II (1139) : « Nous défendons sous
peine d’anathème que cet art meurtrier et haï de Dieu qui est
celui des arbalétriers et des archers soit exercé à l’avenir contre
des chrétiens et des catholiques. » L’Église concevait donc la
guerre comme immorale, mais parce qu’elle était inévitable, il
fallait y imposer une éthique mêlant les vertus anciennes de
force et de courage aux vertus chrétiennes de foi en Dieu et de
charité envers l’ennemi qu’il ne faut pas exterminer.

La chevalerie chrétienne
Parallèlement à cette Paix de Dieu, l’Église impose de nou-
veaux modèles de comportement aux élites militaires, contri-
buant ainsi à leur assagissement sous le contrôle jaloux des sou-
verains médiévaux (22). Avant le Xe siècle, les clercs lettrés
distinguent dans la société trois ordres, hiérarchisés d’après la
sainteté de leur office : les moines, les clercs et les laïcs. Nobles,
paysans libres et serfs sont tous indistinctement classés dans le
même ordo, terme qui désigne le groupe social ordonné dans le
plan de Dieu. Mais à partir du XIe siècle, clercs et religieux sont
progressivement rassemblés dans un seul ordo, tandis que les
milites (les combattants) sont placés dans un état intermédiaire,
ils sont moindres que les religieux et plus élevés que les paysans.
L’évêque Adalbéron de Laon (✝ 1030), dans son Poème au roi
Robert, adressé à Robert le Pieux (996-1031), se fait l’écho de
cette nouvelle tripartition opposant ceux qui prient et prêchent,

21. Brunel, Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, p. 159-162.


22. Aurell, Girbea (dir.), Chevalerie et christianisme.

– 32 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

ceux qui se battent et profitent de leur liberté, ceux qui ont le


travail et la peine. Tous se doivent cependant une aide mutuelle.
La mise en valeur de ces trois ordres illustre la conscience accrue
de l’importance sociale de l’aristocratie militaire, mais aussi la
nécessité défendue par l’Église de lui donner une fonction de
protection et non d’oppression, vocation soumise à l’intérêt du
salut de tous.
Tous [les fidèles] sont égaux par leur condition. Le Seigneur n’a
qu’une seule maison, close d’une seule loi. Mais si la réalité [de
l’Église] est unique, les statuts y sont divisés en trois ordres. La
loi humaine a généré deux conditions : le noble et le serviteur
ne dépendent pas de la même loi. En effet, les premiers sont de
deux sortes. L’un gouverne et commande, car on sait que le
pouvoir garantit la chose publique. Les autres ne sont empêchés
par aucune puissance, tant qu’ils fuient les crimes que les scep-
tres royaux punissent. Ce sont les combattants, tuteurs des
églises ; ils défendent dans la masse les plus vieux et les plus
jeunes, ils préservent chacun et eux-mêmes. La seconde condi-
tion est le groupe des serviteurs (…). Par conséquent, cet en-
semble est en fait simple, et ainsi la loi l’emporte et le monde
repose en paix (23).
Dès le Xe siècle, les clercs lettrés donnent des modèles de
comportement aux chevaliers et créent pour eux un idéal fait
de bravoure, de piété et de soutien envers les « pauvres », qui
sont alors les individus sans protecteur, c’est-à-dire les veuves,
les orphelins, les paysans libres. On fait désormais précéder les
cérémonies d’adoubement par une nuit de prière dans une
église, afin que le futur chevalier se remette dans les mains de
Dieu et songe à ses responsabilités. Geoffroi le Bel (✝ 1151),
fils du comte Foulques d’Anjou, épouse en 1128 la fille du roi
d’Angleterre Henri Ier Beauclerc, dont il devient l’un des che-
valiers lors des cérémonies d’adoubement à Rouen. C’est à cette
occasion que le roi lui aurait donné l’épée légendaire Excalibur.
Durant cette cérémonie chevaleresque, Geoffroi s’habille de lin

23. Édition et traduction par C. Carozzi, Paris, Belles Lettres, 1979.

– 33 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

fin (comme au baptême) et reçoit une exhortation morale de


l’évêque. Un formulaire romain du Xe siècle donne pour béné-
diction du chevalier : « bénis de la main de ta Majesté cette épée
dont ton serviteur désire être ceint afin de pouvoir défendre et
protéger les églises, les veuves et les orphelins ». La chevalerie
devient ainsi plus qu’un métier : une fonction au service d’une
société chrétienne qui exclut la violence en son sein. Le Policra-
ticus du théologien Jean de Salisbury (✝ 1180) définit les milites
– les chevaliers ou les soldats – comme des serviteurs de l’Église
et du prince. Participant à la sacralisation de leur fonction so-
ciale, l’auteur fixe les devoirs de la chevalerie, les interdits, le
sens de leur tâche, les conditions d’accès et les rituels d’entrée.
Il développe aussi une réflexion sur le sens de la militia, c’est-à-
dire du pouvoir militaire et de son utilisation :
Les livres ecclésiastiques ou civils qui traitent de la chose mili-
taire montrent ouvertement qu’il y a deux éléments qui consti-
tuent le chevalier : la désignation et le serment. En effet, ces
deux aspects indissociables constituent une militia spirituelle et
corporelle. La langue de l’évêque appelle les chevaliers à servir
l’autel et le culte de l’église, la langue du chef les désigne pour
défendre la chose publique (…). Comment donc exercer la mi-
litia de façon ordonnée ? En protégeant l’Église, en combattant
la perfidie, en vénérant les prêtres, en empêchant qu’on s’at-
taque aux pauvres, en garantissant la paix des provinces, en ver-
sant son sang pour ses frères – ainsi que l’enseigne la formula-
tion de leur serment – et, s’il le faut, en rendant leur âme (24).
Vers 930, l’abbé de Cluny Odon compose la Vie de saint Gé-
raud d’Aurillac, qui est le premier laïc noble et guerrier canonisé.
L’abbé montre que Géraud était demeuré chevalier sans jamais
verser le sang, mais en restant fidèle à son seigneur, en défendant
les désarmés et en combattant à la lance (et non à l’épée) les en-
nemis de la foi. À la même époque, les modèles de chevaliers
parfaits se répandent par la littérature et notamment le cycle du
Graal. Afin de canaliser les ardeurs belliqueuses des soldats no-

24. Hanne, De la Guerre, p. 278.

– 34 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

bles, l’Église insiste pour leur donner des obligations morales


et religieuses, adaptant pour eux l’ancien modèle du roi justicier
et tempérant (25). Dans son récit de la Vie de Bouchard, comte
de Melun, écrit vers 1058, Odon, moine de l’abbaye de Saint-
Maur, participe à la constitution du portrait idéal du chevalier
chrétien, sorte d’archétype du défenseur de la veuve et de l’or-
phelin, à mi-chemin entre le moine et le guerrier. Bien sûr, la
réalité quotidienne du Moyen Âge échappe à ces modèles théo-
riques, et la violence est omniprésente. Pourtant, le nouvel idéal
imposé par l’Église, la sacralisation de certaines formes de
guerres et le prestige social du soldat sont autant d’éléments qui
ont participé à transformer la brute rapace des temps romain
et germanique en chevalier au service du bien.

Société de paix, société de guerre (1150-1300)


Les interdits visant à protéger les faibles des débordements
militaires ne cessèrent d’être défendus par l’Église, par son droit
canon et ses pasteurs. Mais le rappel inlassable de ces disposi-
tions montre qu’elles étaient peu ou mal appliquées et que les
pouvoirs féodaux s’en affranchissaient à leur guise. Toutefois,
contrairement aux siècles précédents où des évêques pouvaient
se trouver sur le champ de bataille, et même le pape Jean XII
(955-964) défendant Rome l’épée à la main, ces débordements
n’étaient plus admis.
Les modèles de saints laïcs et de saints chevaliers élaborés
deux siècles plus tôt imprègnent désormais toute l’Europe et
nombre d’aristocrates renoncent aux armes pour choisir la pau-
vreté monastique, ainsi Bernard de Clairvaux (✝ 1153).
L’Église, en canonisant le roi de France Louis IX en 1297, fait
de lui un exemple de sainteté pour tous les fidèles, mais plus
particulièrement un modèle de roi chrétien, soucieux du bien
de l’Église, de la paix entre les royaumes et de la lutte contre
l’erreur (26). Ce souci de la paix apparaît nettement dans ses

25. Voir aussi Duby, Guillaume le Maréchal.


26. Le Goff, Saint Louis.

– 35 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

derniers conseils à son fils Philippe, peu avant de mourir :


« Garde-toi de provoquer la guerre contre un chrétien, sans
prendre conseil. Et s’il te faut la faire, garde-toi de ne pas t’at-
taquer à la sainte Église et à ceux qui n’ont rien. S’il arrive une
guerre ou un conflit entre tes sujets, apaise-les aussi vite que tu
pourras. » Jean de Joinville, biographe du saint roi, évoque les
réactions de l’entourage royal lorsque Louis IX, après la victoire
de Taillebourg, signa le Traité de Paris en décembre 1259 avec
le roi d’Angleterre Henri III. Pour gagner l’amitié et l’hommage
de celui-ci, il abandonna le Limousin, le Périgord et le Quercy
qu’il avait conquis. Cette générosité frappa et choqua les
contemporains. Mais le souverain répliqua : « La terre que je
lui donne, je ne la donne pas comme une chose à laquelle je
suis tenu envers lui ou ses héritiers, mais pour mettre l’amour
entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains. » (27)
Le Décret de Gratien, l’un des principaux manuels de droit
canon du Moyen Âge, écrit au milieu du XIIe siècle, n’offre pas
de conception d’ensemble en matière de conduite militaire.
L’ouvrage agence une matière éparse, sous forme de citations et
de sentences d’époques et de sources très différentes (lettres pon-
tificales, traités des Pères, canons conciliaires). Le résultat aboutit
à des contradictions et à des analyses approximatives, mais qui
formeront jusqu’à l’époque moderne une base interprétative
pour les juristes et le clergé. On y trouve, pêle-mêle, des règle-
ments sur les excommunications ou les amendes à payer pour
les meurtres, sur l’interdit de porter des armes. « Celui qui tue
un moine ou un clerc, qu’il abandonne les armes et qu’il serve
Dieu dans un monastère pour le reste des jours de sa vie, qu’il
ne revienne jamais dans le monde et fasse une pénitence pu-
blique pendant sept années » (28). Ou encore : « Tout clerc qui
trouvera la mort dans une guerre, une bagarre ou dans des jeux
de païens ne sera porté dans aucune prière ni sacrifice, mais sera

27. Texte et analyse dans Hanne, « Saint Louis, la Croix… ».


28. Partie II, cause 18, question 4.

– 36 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

donné à la main de la justice [divine], cependant on ne le privera


pas de sépulture » (29). Le théologien Thomas d’Aquin
(✝ 1274), dans la Somme théologique, reprend les formulations
de Gratien contre toute implication militaire des clercs (30). Son
argumentation est toutefois plus développée. Les seules armes
que peuvent utiliser les clercs sont spirituelles, c’est-à-dire la
prière et l’excommunication. « Il ne convient pas qu’ils tuent ni
qu’ils versent le sang, mais plutôt qu’ils soient prêts à verser leur
propre sang pour le Christ ». Ils peuvent cependant accompagner
les armées pour assurer la célébration des rituels.
La réglementation ecclésiastique fixe des normes de juge-
ment des conflits. Les auteurs religieux cherchent à comprendre
d’où viennent les guerres pour mieux les condamner. Le théo-
logien Jean de Legnano (✝ 1383) achève en 1360 son ouvrage
De la guerre, des représailles et du duel, dans lequel il mentionne
les principales causes des guerres, parmi lesquelles figurent
« l’abondance des biens temporels », l’irrespect des commande-
ments divins et le manque de conscience humaine. Gratien
aborde lui aussi la légitimité des guerres selon un point de vue
religieux, et donc moral. L’interdiction de toute violence dans
l’Évangile et l’appel à la patience dans les épreuves se rappor-
tent, selon lui, à l’intention du belligérant (« la disposition du
cœur »), mais non à son comportement (« l’attitude du corps »).
Il est donc possible de faire la guerre si l’intention est
bonne (31). Les principes de la guerre juste élaborés par saint
Augustin sont précisés au XIIIe siècle par les théologiens scolas-
tiques, dont les définitions entrent dans le droit canon. Dans
son vaste projet de rassembler la doctrine chrétienne selon une
méthode rationnelle d’origine aristotélicienne, Thomas d’Aquin
s’interroge sur la licéité de la guerre (32). Le dominicain com-
mence en soulignant que la guerre est toujours un péché en soi,

29. Partie II, cause 23, question 8.


30. II-II, question 40, article 2.
31. Partie II, cause 23, question 1 : « Est-ce un péché de faire la guerre ? ».
32. Somme théologique, partie II-II, question 40, article 1.

– 37 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

et même l’entraînement des soldats est peccamineux. Il autorise


pourtant les ruses de guerre, les dissimulations et même les af-
frontements le dimanche. Sa conclusion est cependant plus
nuancée et pose les conditions de la guerre légitime.
Pour qu’une guerre soit juste, elle requiert trois choses : 1° L’au-
torité du prince, auquel il revient de donner l’ordre de faire la
guerre (…). 2° Elle requiert une cause juste, de sorte que ceux
que l’on attaque doivent le mériter en raison d’une faute ou
d’une agression (…). 3° Elle requiert une intention droite chez
les belligérants, à savoir que la raison justificatrice doit vouloir
permettre un bien ou éviter un mal.
Mais, dans les faits, aucune situation ne répond à l’ensemble
des exigences mentionnées, si bien qu’aucun théologien ne
s’aventura à déclarer une guerre juste.
Mais si l’Église tente d’influencer les valeurs militaires et de
dénoncer la violence des conflits, à l’inverse le christianisme mé-
diéval est imprégné de références guerrières. Avoir la foi, être
au service de Dieu, entrer au monastère s’expriment indifférem-
ment par le verbe militare, qui signifie aussi combattre ou servir
dans l’armée. Le moine est un « chevalier du Christ » (miles
Christi). La foi est donc un combat, une lutte contre les péchés,
le Diable et les incrédules. Toute la littérature religieuse médié-
vale est marquée par ce vocabulaire. Les saints guerriers peu-
plent la statuaire : saint Jacques de Compostelle le « tueur de
Maures » (Matamore), saint Georges et saint Michel. L’utilisa-
tion du vocabulaire du combat dans le domaine spirituel
connaît un essor particulier à partir du XIIe siècle en raison de
la christianisation de la chevalerie et des croisades. S’il ne s’agit
que d’une reformulation symbolique, sans portée directement
violente, ce phénomène culturel habitue toutefois les clercs à
une perception polémique du monde. Autour des années 1160-
1180, le vocabulaire de la militia gagne les traités spirituels, ser-
vant même à définir l’Église. Pour désigner l’ensemble des fi-
dèles unis sur terre dans la même communion, les théologiens
parisiens utilisent l’expression d’Ecclesia militans – « Église mi-
litante » –, par opposition à l’Ecclesia triumphans – « Église

– 38 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

triomphante » –, celle du Paradis. Inspirés par les mots de la


guerre et de l’armée, les clercs pensent que l’Église militante est
assiégée par les forces démoniaques, les hérétiques et les païens,
et qu’il faut la défendre.
Le rapport à la violence, à la guerre et au soldat fit l’objet
durant tout le Moyen Âge d’une réflexion approfondie. Parce
que cette analyse était généralement le fruit des interrogations
des clercs lettrés, tous les modèles et les schémas concernant le
monde de la guerre reçurent une forte interprétation religieuse.
Les théologiens essayèrent de voir dans le soldat autre chose
qu’une brute sanguinaire et influencèrent la réalité des compor-
tements guerriers pour les adapter à leurs propres définitions.
Certes, le pacifisme était impossible sous l’Antiquité et le
Moyen Âge, malgré le christianisme, mais tout comme au-
jourd’hui. Dénoncer les violences d’une époque faites au nom
de la foi manque autant de pertinence que d’accuser la démo-
cratie contemporaine d’échouer à établir l’égalité. Les sociétés
traditionnelles ont toutes une dimension anti-individualiste et
donc brutale, car elles intègrent la personne dans une logique
collective qui définit les normes à suivre. Or, parmi celles-ci fi-
gure la religion comme facteur normatif et créateur de sym-
boles, et donc générateur d’exclusion et de violence. Mais le
phénomène est inhérent à toute société humaine. La prétention
de l’Europe contemporaine à n’être pas normée ou à refuser les
normes contraignantes n’est qu’une déclaration de principe,
puisque des règles strictes existent qui peuvent entraîner à la
violence. En outre, dans les mondes anciens – et encore au-
jourd’hui dans nombre de pays – le facteur religieux le cède tou-
jours devant l’ethnicité et le groupe tribal. Le chevalier du
XIIe siècle qui tue un Sarrasin s’en prend autant à une « race »
et à un ennemi politique qu’à une religion. Quand son intérêt
est en jeu, le croisé n’hésite pas à signer une trêve avec l’infidèle.
En février 1229 l’empereur germanique Frédéric II négocia avec
le sultan al-Kâmil le traité de Jaffa qui lui permit de récupérer
Jérusalem sans combat. Mais l’empereur partit aussitôt, laissant
croire que la Terre sainte était définitivement reprise. Pour s’être

– 39 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

arrangé avec les musulmans, il fut jugé sévèrement à son retour,


tout en gagnant le prestige d’avoir repris Jérusalem.

La violence des croisades

Les huit croisades des XIe-XIIIe siècles sont devenues l’illus-


tration archétypale de la violence chrétienne, exemple entretenu
à satiété par les musulmans qui y voient une anticipation de la
colonisation, et par les slaves orthodoxes qui accusent l’Occi-
dent d’avoir provoqué la ruine de Constantinople et de l’Em-
pire byzantin. De fait, comment justifier que les papes et les
clercs se soient faits les promoteurs – au nom de Dieu – d’une
idéologie conquérante et d’expéditions qui firent couler le sang,
malgré les interdits évangéliques ? Un retour dépassionné sur
les origines et les conditions des croisades offre quelques clés de
lecture sur ces « guerres saintes » et leurs motivations ini-
tiales (33).

Les origines des croisades


Avant que les croisés s’attaquent à Jérusalem et à la Palestine,
la cité sainte était sous contrôle des califes abbassides. Mais les
conquérants de l’islam l’avaient eux-mêmes prise à l’Empire by-
zantin chrétien en 638, avec l’aide des juifs de la cité, excédés
par leur dominateur. À compter du Xe siècle, les pressions po-
litiques et religieuses sur les chrétiens d’Orient redoublent d’in-
tensité et de violence. Si les califes veulent préserver les pèleri-
nages et donc les revenus et les taxes sur les voyageurs, les
chrétiens arabisés sont vivement poussés à la conversion. Des
persécutions brutales ont lieu périodiquement, ainsi entre 1006
et 1015 par le calife al-Hâkim qui détruit le Saint Sépulcre, rase
des églises, interdit les pèlerinages et le vin de messe. Après la
conquête de Bagdad en 1055 par les Turcs seldjoukides, la dé-
fense rigoureuse du sunnisme devient une priorité des autorités

33. Alphandéry, Dupront, La Chrétienté et l’idée de croisade ; Flori, Guerre sainte,


jihad, croisade, p. 229-269.

– 40 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

musulmanes, stratégie facilitée par l’effondrement de Byzance.


Les empereurs de Constantinople n’ont plus qu’une solution :
l’appel à l’aide auprès des princes d’Europe de l’ouest et du pape
Grégoire VII (1073-1085). La croisade a donc pour première
origine la situation militaire désastreuse de Byzance due aux in-
vasions musulmanes, et à une aggravation des conditions de
survie des chrétiens d’Orient.
Mais à ces éléments facilement identifiables se greffent aussi
des causes spirituelles et religieuses. L’idée de croisade est née
du renversement des valeurs guerrières initié par l’Église autour
de la chevalerie et de la Paix de Dieu. En pacifiant les rapports
sociaux en Europe, l’Église contribua à donner un élan d’une
nature nouvelle à des catégories de population habituées à
l’usage des armes, qu’elle détourna. Le lancement des croisades
est indissociable de la dynamique de paix lancée au Xe siècle.
Lorsque le 27 novembre 1095, Urbain II appelle les foules à
partir pour la Terre sainte, il prononce sa harangue au concile
de paix de Clermont, qui avait justement pour but d’encadrer
les violences féodales, d’ailleurs sans l’accord du roi de France.
C’est après avoir condamné la violence des chevaliers qu’il les
invita à employer leur force pour défendre les chrétiens
d’Orient : « Quiconque par seule piété, aurait-il dit, non pour
gagner un honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem
en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit
compté pour seule pénitence » (34).
Cet appel est entendu par une population ignorant totale-
ment la réalité du Proche-Orient mais pour laquelle Jérusalem
est une référence lancinante et familière. La liturgie, les textes
bibliques, les fresques des églises, les récits de pèlerinage évo-
quent en permanence la cité sainte vers laquelle se dirigent
chaque année des voyageurs de toute condition sociale. Mourir
sur la route de Jérusalem est perçu comme le plus sûr chemin
vers le Ciel. Car c’est là-bas qu’aura lieu la Parousie, le retour

34. Flori, Croisade et chevalerie, p. 79 ; Brunel, Lalou (dir.), Sources d’histoire mé-
diévale, p. 159-162.

– 41 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

triomphal du Christ dans les derniers temps ; c’est là qu’est le


centre de la terre, au pied du Calvaire, sous lequel gisent les os-
sements d’Adam et Ève. Pour les fidèles présents à Clermont,
l’invitation du pape est une exhortation à retourner à la source
de la foi et à se rapprocher de Dieu. Les objectifs militaires ne
sont nullement négligés, mais sont reliés à cet impératif spiri-
tuel, qui justifie d’ailleurs l’emploi par Urbain II du vocabulaire
de la pénitence. Or, le XIe siècle fut une période d’esprit péni-
tentiel très appuyé, le millénaire de la naissance puis de la mort
du Christ jouant un rôle liturgique et mémoriel important dans
les mentalités. C’est par pénitence que les féodaux acceptent le
mouvement de paix et les nouveaux modèles de chevalerie qui
les conduisent au couvent ou dans les récents ordres militaires
comme les templiers ou les hospitaliers. Partir pour Jérusalem
a d’abord valeur de pèlerinage d’expiation plus que de conquête
triomphante, et c’est pourquoi le pape y associe le pardon des
fautes (l’indulgence), des jeûnes, des prières et fait coudre la
Croix du Christ sur les épaules des partants (les « croisés »). La
croisade ne porta jamais au Moyen Âge ce nom, mais celui de
« sentier de Dieu » (via Dei), voire « affaire du Seigneur » (ne-
gotium Domini).
Le chroniqueur Guibert de Nogent, dans les Gestes de Dieu
à travers les Francs, reprend ce qu’il pense avoir été le discours
du pontife, lequel définit la croisade à mi-chemin entre une
guerre juste et une guerre sainte, c’est-à-dire une guerre au cours
de laquelle le soldat trouve la sainteté en se dépouillant, en souf-
frant et en mourant :
Ô frères très chéris, s’il est vrai que vous aspirez à Celui qui est
l’auteur de la sainteté et de la gloire, si vous chérissez, si vous
désirez ardemment connaître les lieux de cette terre où se re-
trouvent ses traces, c’est à vous qu’il appartient de faire les plus
grands efforts, avec le secours de Dieu, qui marchera devant
vous et combattra pour vous, afin de purger cette cité sainte et
ce glorieux sépulcre des souillures qu’y amassent les Gentils par
leur présence, autant du moins qu’il est en leur pouvoir (…).
Jusqu’à présent vous avez fait des guerres injustes (…). Mainte-

– 42 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

nant nous vous proposons des guerres qui portent en elles-


mêmes la glorieuse récompense du martyre, qui seront à jamais
l’objet des éloges du temps présent et de la postérité (35).
Et l’ouvrage anonyme Gestes des Francs pour libérer Jérusalem,
écrit au début du XIIe siècle, de rajouter : « Frères, il vous faut
souffrir beaucoup au nom du Christ : misère, pauvreté, nudité,
persécution, dénuement, infirmités, faim, soif et autres maux
de ce genre ». Urbain II lança donc la première croisade sans
aucune stratégie politique ou militaire, sans aucun plan d’action
ni encore moins de préparation matérielle. On doute même
qu’il ait songé au succès de l’entreprise. Il n’empêcha nullement
les non-combattants de s’y joindre, et ce manque de prévoyance
devait avoir des conséquences dramatiques pour les femmes et
les miséreux qui accompagnèrent les troupes. Mais la croisade
était une action sainte et bénie, accomplie « par seule piété » et
pour le salut. Chacun savait en prenant la route qu’il avait peu
de chance de revenir. La croisade n’est pas un mouvement de
haine contre les musulmans, mais une expiation contre l’en-
nemi intérieur du genre humain.

La croisade-pèlerinage
Malgré ses débordements ultérieurs et les ambitions qu’elle
charriait, la croisade a conservé jusqu’au XVe siècle son esprit
pénitentiel (36). Dès l’hiver 1095, à la suite de l’appel du pape,
une foule de gens désarmés se rassemble dans le nord de la
France et suit, pieds nus, le prédicateur Pierre l’Ermite qui les
emmène vers la cité sainte. Au moins 50 000 personnes, dé-
pouillées de tout, traversent la vallée du Rhin et poursuivent
jusqu’en Hongrie et en Bulgarie, dans l’enthousiasme du retour
du Christ, convaincus de l’élection spirituelle des pauvres. Au
cri de « Dieu le veut ! », n’obéissant ni au clergé ni aux princes,

35. Gestes de Dieu à travers les Francs, 2, 2 (Gesta Dei per Francos, traduction de
F. Guizot).
36. Sur les évènements liés à la croisade, nous renvoyons à R. Grousset, Histoire
des croisades et du Royaume franc de Jérusalem, 3 vol., Paris, Perrin, 1936 ; et à J.
Richard, Histoire des croisades, Paris, Fayard, 1996.

– 43 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

ils marchent vers la Terre sainte, s’arrêtant à chaque muraille en


demandant : « Est-ce là Jérusalem ? ». Incontrôlables, parfois
dangereux, ils passent en Asie en août 1096 et mourront tous
sur la route, mis en esclavage ou exterminés par les Turcs en
Anatolie.
En 1212, alors que le pape Innocent III convoque la cin-
quième croisade, un nouveau rassemblement spontané met en
branle des milliers d’« enfants », en réalité des individus sans
protecteurs, sans seigneur, sans attaches, adolescents et vieil-
lards, filles de rue, pâtres et mendiants, des deux sexes :
La même année (1212), apparut un enfant du nom de Nicolas
qui rassembla autour de lui une multitude d’enfants et de
femmes. Il affirmait que, sur l’ordre d’un ange, il devait se ren-
dre avec eux à Jérusalem pour libérer la Croix du Seigneur et
que la mer, comme autrefois au peuple israélite, leur livrerait
passage à pied sec (Annales de Schäftlarn).
Le mysticisme populaire de la croisade se double d’une at-
tente du Jugement dernier que l’on croit imminent. En ces
temps, qui sont les derniers, l’enfant est devenu le roi, le roi des
pauvres, la croisade est une Épiphanie. Barons et pèlerins dés-
armés partent vers la Terre sainte comme les mages venus
d’Orient étaient venus adorer l’Enfant-Dieu. Ces croisés d’un
genre particulier n’ont aucune vision militaire de leur marche
vers Jérusalem. En effet, pour eux, seul le Christ peut libérer la
cité sainte. Mais la plupart s’arrêteront en chemin et les autres
seront vendus comme esclaves par les navigateurs gênois.
Loin de n’être qu’une opération militaire, la croisade pour
saint Louis était un prolongement de l’esprit pénitentiel. Le roi
ne l’évoque que sous l’expression « prendre la Croix », c’est-à-
dire mettre ses pas dans ceux du Christ lors de sa Passion (37).
C’est d’ailleurs en action de grâce pour la guérison d’une mala-
die qu’il fait le vœu de croisade en 1244. En partant, il imite le
comportement du saint chevalier, le preux qui risque sa vie pour

37. Hanne, « Saint Louis, la Croix… ».

– 44 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

la victoire du Christ. Tous ses biographes ont ce modèle en tête.


Selon le mot de Joinville, il « met son corps en aventure » pour
le salut de la chrétienté, menacée par les Sarrasins. Il reste six
ans en Terre sainte (1248-1254), multipliant les pèlerinages sur
les traces du Christ, notamment à Nazareth. Mais son échec à
la bataille de la Mansourah et ses semaines de captivité le mar-
quent profondément. Dieu est-il encore avec lui ? Pour ses ba-
rons qui recherchaient des victoires, l’enthousiasme de la croi-
sade s’effondre ; plus personne n’y croit. Il rentre en France,
auréolé de prestige mais blessé par son échec. Pourtant, en
1267, poussé par le pape, saint Louis annonce son désir de « re-
prendre la Croix », sans susciter l’enthousiasme des seigneurs
qui ont connu les geôles sarrasines. Le roi passe outre tous les
conseils, mais semble dès le départ mener une expédition vouée
à l’échec en s’élançant sur Tunis et non sur Jérusalem. Espérait-
il convertir l’émir al-Mostansir ? Se voyait-il comme un mis-
sionnaire ? Seule comptait pour lui la dimension spirituelle de
la croisade, qui était en fait un pèlerinage et une pénitence. En
mourant le 25 août 1270, devant la citadelle de Tunis, Louis IX
s’écria : « Jérusalem ! » : identifié au Christ dans sa Passion, il
transformait sa défaite en victoire.

Le meurtre des infidèles


À la même époque, les barons qui partent en expédition
outre-mer ont une approche plus réaliste et pragmatique des
croisades. Après le succès de la première croisade et la prise de
Jérusalem (1099), ils savent qu’ils peuvent gagner la gloire et
des terres en combattant les Sarrasins. Mais celles-ci sont chè-
rement payées par les combats et les privations. La croisade-
pèlerinage devient pour certains une guerre offensive et intéres-
sée. Déjà les objectifs de la seconde croisade (1147-1149)
mêlent la libération de Jérusalem aux conflits d’intérêts entre
le roi de France Louis VII et l’empereur Conrad III.
Les chevaliers qui se croisent en 1097 sont habités par l’im-
pétuosité de leur caste, ardeur que l’Église a eu bien du mal à
encadrer puis à détourner vers l’Orient. Lorsque ces aristocrates

– 45 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

parviennent au pied des murailles de Jérusalem après deux ans


de souffrances, de sang et d’euphorie spirituelle, le déchaîne-
ment des passions ne connaît plus de limites. Le 15 juillet 1099,
Jérusalem tombe aux mains des croisés, qui se livrent au pillage
et à la vengeance. D’après le moine Guibert de Nogent, les mas-
sacres ne commencèrent que le lendemain, après consultation
des barons, signe que la violence était préméditée et planifiée,
et non le résultat d’un débordement haineux irrationnel. Les
musulmans visés sont ceux qui se sont réfugiés sur l’esplanade
du Temple, et non toute la population indistinctement. « Notre
armée s’étant répandue dans toute la ville la pilla entièrement
(…). Le lendemain, dès que le jour parut, les Francs se portèrent
avec ardeur sur les toits du Temple, et déchirèrent et massacrè-
rent les Sarrasins, tant les femmes que les hommes » (38). L’ar-
chevêque Guillaume de Tyr s’afflige de ces massacres auxquels
il a assisté et qui souillent la nature même de l’expédition : « On
ne pouvait voir cependant sans horreur cette multitude de
morts, ces membres épars jonchant la terre de tous côtés, et ces
flots de sang inondant la surface du sol. »
La quatrième croisade (1202-1204) fut certainement la
moins désintéressée et la plus démesurée dans ses exactions.
Lancée par le pape Innocent III, en raison de la mauvaise vo-
lonté des rois d’Angleterre et de France à mener eux-mêmes la
reconquête de Jérusalem, l’expédition rencontre rapidement
l’adhésion des simples chevaliers qui commencent à se rassem-
bler. Le transport des troupes est assuré par la flotte de Venise.
Mais en 1201, le doge parvient à imposer ses conditions aux
croisés : pour prix de leur transport, les chevaliers aideront la
République de Venise à reprendre Zara, cité de la côte dalmate
qui s’était libérée de sa tutelle. Puis, en juin 1203, malgré l’op-
position du pape qui voit s’éloigner la reconquête de Jérusalem,
la flotte vénitienne se rapproche de Constantinople. Le 17 juil-
let, la capitale byzantine est prise après un siège rapide et les
Francs installent le prince grec Alexis comme empereur. Mais

38. Id., De la Guerre, p. 104.

– 46 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

durant l’hiver, la situation se détériore dans la ville et échappe


aux croisés. Alexis refuse de tenir ses engagements financiers et
militaires envers les croisés qui stationnent non loin des murs.
La population grecque se révolte contre ceux qu’ils voient
comme des envahisseurs. Les Francs décident alors d’assiéger
Constantinople. Le 12 avril 1204, les murailles sont percées et
les croisés entrent dans la ville pour perpétrer le plus grand sac-
cage de l’Histoire. Le comte Baudouin de Flandre ne cache pas
dans sa lettre au pape les pillages, mais se garde de parler des
viols et des destructions :
Les nôtres aussitôt entrèrent, et, Dieu aidant, la multitude infi-
nie des Grecs céda devant notre petit nombre (…). On se par-
tagea ici une immensité de chevaux, d’or, d’argent, de soieries,
de vêtements précieux, de gemmes et de tout ce que les hommes
peuvent compter de richesses. (39)
Le célèbre chroniqueur et croisé Geoffroi de Villehardouin
(✝ vers 1212), qui fait le récit dans La conquête de Constantinople
de ce qu’il a vu durant le siège de la cité, est moins circonspect :
« Il y avait tant de morts et de blessés qu’on ne pouvait en voir
la fin ni les dénombrer. »
La réponse d’Innocent III à Baudouin fut lacunaire et d’un
enthousiasme contenu. D’une part, il se conforma au sentiment
général d’une grande victoire « accomplie pour la louange et la
gloire du nom divin, pour l’honneur et le profit du Siège apos-
tolique, pour l’utilité et l’exaltation du peuple chrétien ». D’au-
tre part, il souhaita dans sa réponse « que l’on pût désormais
plus facilement porter secours à la Terre sainte et la libérer des
mains des païens ». La prise de Constantinople ne constituait
qu’une étape vers le triomphe de la Croix. Quelques mois plus
tard, d’autres comptes rendus parvinrent à Rome, plus détaillés
et moins partisans. En apprenant le pillage et les atrocités que
Baudouin lui avait cachées, le pape s’emporta en juillet 1205 :
Comment l’Église des Grecs reviendra-t-elle à l’unité ecclésias-
tique et à l’amour envers le Siège apostolique, elle qui a été op-

39. Ibid., p. 132.

– 47 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

primée par tant de tourments et de persécutions ? Elle n’a vu


chez les Latins qu’un modèle de perversion et des œuvres de té-
nèbres, de sorte qu’elle pourrait logiquement les haïr plus que
des chiens. Ceux qui croyaient rechercher le bien du Christ et
non le leur, qui devaient tirer leurs glaives contre les païens, les
ont souillés du sang des chrétiens. Ils n’ont épargné ni la reli-
gion, ni l’âge, ni le sexe. Ils ont commis aux yeux de tous les
hommes l’inceste, l’adultère et les fornications, même sur des
mères et des vierges dévouées à Dieu ! (40)
Il prit conscience que ses espoirs d’union s’effondraient, que
la reprise de l’expédition vers Jérusalem était ajournée, et que
la conquête de Byzance n’était qu’une vaste spoliation au profit
des Latins. Il pardonna aux croisés mais garda toute sa rancune
envers les Vénitiens qu’il excommunia pour avoir détourné la
croisade par esprit de vengeance et de lucre.
Si l’Église légitime le meurtre des infidèles en raison de leur
idolâtrie et de leur hostilité envers les chrétiens, elle le fait aussi
au nom de la théorie de la guerre juste. Selon les critères établis
par saint Augustin, les croisades ont bien pour objectif le retour
à une situation précédente, avant l’invasion musulmane, et le
respect de la justice bafouée. Elles sont légitimes parce que dé-
clarées publiquement, validées par l’autorité religieuse et menées
sous la conduite des pouvoirs politiques. Il s’agit pour tout le
monde d’une libération et non d’une conquête. Dès 1063, le
pape Alexandre II donna l’absolution aux Normands de Roger
Guiscard pour chasser les musulmans de Sicile, l’île ayant été
envahie au milieu du IXe siècle. La fondation des ordres mili-
taires au XIIe siècle obéissait aux mêmes ambiguïtés, puisque
les moines-soldats avaient une double vocation, devenue in-
compatible à l’époque contemporaine, qui était de combattre
les infidèles et de prier. Le cistercien Bernard de Clairvaux, qui
participa largement à la prédication de la deuxième croisade,
rédigea vers 1129, à la demande du grand maître des templiers,
une Louange de la nouvelle chevalerie, afin de soutenir l’ordre et

40 Id., Innocent III, p. 115.

– 48 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

de faire son éloge auprès des populations d’Europe. La mission


militaire des templiers était pour lui un moyen légitime de re-
prendre Jérusalem et une des nombreuses formes d’ascétisme
que le moine devait pratiquer en risquant sa vie pour le Christ :
C’est une milice d’un nouveau genre, inconnue aux siècles pas-
sés, destinée à combattre sans relâche un double combat contre
la chair et le sang, et contre les esprits de malice répandus dans
les airs (…). Négligés dans leur personne et se baignant rare-
ment, on les voit avec une barbe inculte et hérissée et des mem-
bres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cui-
rasse et brûlés par les rayons du soleil. Mais à l’approche du
combat, ils s’arment de foi au-dedans et de fer au-dehors, et non
d’or, afin d’inspirer à l’ennemi plus de crainte que d’avides es-
pérances (…). Bien des fois il leur est arrivé de mettre l’ennemi
en fuite presque dans la proportion d’un contre mille et de deux
contre dix mille (41).
L’appel d’Urbain II en 1095 montre que la croisade était à
ses débuts un acte de pénitence individuelle et collective, un
pèlerinage plus qu’une guerre de conquête. Parce que le croisé
est un pénitent, sa première motivation est la promesse de la
rédemption de ses fautes, non le butin. La croisade participe au
mouvement de paix en permettant la lutte contre le mal – l’is-
lam – et la fin des brutalités militaires, du moins dans la chré-
tienté occidentale. Intégrée dans ce vaste courant de purification
spirituelle, la croisade était une réponse à une attente de libéra-
tion générale : libération de Jérusalem, des mœurs et des âmes.
Dès que cet élan s’essouffla, la croisade devint une opération de
conquête et de prestige qui épuisa les forces venues d’Europe,
fragilisa Byzance et l’Orient musulman, et ne put perdurer au-
delà du XIIIe siècle. L’Église prit dès lors ses distances avec les
concepts de guerre qu’elle avait créés, mais la violence demeura
omniprésente dans la vie des peuples européens, signe que l’in-
fluence sociale et politique de l’institution ecclésiale dut tou-
jours être moindre que l’on croit.

41. 1, 1-8, cf. Gobry, Saint Bernard par ses écrits, p. 126.

– 49 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Le temps des guerres de religion


(années 1520-1680)

Désillusions et méfiances de l’Église envers la guerre


À partir de la fin du XIIIe siècle et l’échec des croisades, le
danger ottoman prend le dessus et l’Empire byzantin s’effon-
dre : Constantinople est prise en 1453, la Hongrie tombe en
1526 et Vienne est assiégée trois ans plus tard. Malgré la défaite
navale turque à Lépante en 1571, la piraterie barbaresque des
ports d’Alger et de Tunis infeste la Méditerranée occidentale
et fait planer pendant trois siècles la menace de l’esclavage
blanc. Côté européen, l’Espagne est entièrement reconquise en
1492 et les minorités musulmanes intégrées de force ou ban-
nies. Ces départs aboutissent à une homogénisation culturelle
de l’Europe et au sentiment que celle-ci est entièrement chré-
tienne, tandis que l’Afrique et l’Orient sont uniquement mu-
sulmans. Chacun a désormais son espace et ne doit plus en
bouger. Pourtant, l’ennemi turc se banalise : les intérêts com-
merciaux des ports italiens, les besoins de la diplomatie euro-
péenne concourent à mettre de côté les antagonismes religieux.
François Ier inaugure en 1536 l’alliance contre-nature avec le
Grand Turc contre l’empereur Charles Quint. Le réalisme po-
litique l’emporte et inspirera encore Louis XIV, allié à Meh-
med IV contre l’empereur d’Autriche. En Europe, les conflits
entre royaumes se passent de tout critère religieux ou celui-ci
est utilisé à dessein, librement. La morale aristocratique, issue
de la chevalerie, est progressivement remplacée par un senti-
ment de supériorité sociale, laissant la conduite des armées à
des officiers mercenaires. La pensée de la Renaissance, malgré
ses luminiscences géniales, se veut classique, et donc anté-chré-
tienne, libre par rapport à l’enseignement de l’Église. Mais ce
retour en arrière philosophique pousse les lettrés à renouer avec
un certain cynisme antique. En 1635, Rotrou, dans L’Innocente
Infidélité, fait dire à Hermante : « Et les crimes sont beaux dont
un trône est le prix » (1, 1). Et Machiavel en 1521 dans son
Discours sur l’art de la guerre, de justifier l’usage politique de la

– 50 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

religion et de la guerre par le pouvoir monarchique : « Fais la


guerre si tu as intérêt à la faire pour ta conservation et l'accrois-
sement de tes forces. »
Désormais, l’Église se garde bien de mobiliser la notion de
croisade, qui connaît son dernier feu lors de la bataille de Lé-
pante contre la flotte ottomane (1571). Même le pape Inno-
cent VIII (1484-1492) accueille solennellement à Rome l’am-
bassadeur du sultan Bayézid, vainqueur de Byzance. Son
successeur, Alexandre VI, fera de même et critiquera le projet
de croisade du roi de France Charles VIII. De toute évidence,
le musulman n’est plus un ennemi absolu et la guerre sainte
n’emporte plus l’adhésion de l’Église, échaudée par les détour-
nements des croisades.
L’ultime avatar de la guerre juste aura lieu lors de la
conquête de l’Amérique par les conquistadors espagnols et por-
tugais. Le célèbre docteur et juriste Juan Ginés de Sepúlveda
(✝ 1573) tenta en 1548 de défendre la colonisation contre les
Amérindiens au nom de ce concept : « La domination colo-
niale est un devoir. La guerre faite aux Indiens est une guerre
juste en raison de leurs crimes, de leur idolâtrie et de leurs sa-
crifices humains » (42). Mais l’ouvrage de Sepúlveda fut inter-
dit par l’Église à l’initiative du dominicain Bartolomé de Las
Casas (✝ 1566) (43). Le théologien de Salamanque Francisco
de Vitoria (✝ 1546) ajouta au débat que l’homme n’avait pas
à venger l’honneur de Dieu contre les païens, car Dieu était le
seul juge des injures qui lui étaient faites. Au XVIe siècle, l’école
scolastique de Salamanque reprit les analyses de Thomas
d’Aquin sur la guerre juste pour invalider l’expropriation des
Indiens et même leur conversion. La justification de l’esclavage
au profit des nations civilisées ne fut jamais catholique, à tel
point que les franciscains du Mexique furent accusés par la mo-

42. « Colonialisme et anticolonialisme », EU, t. 6, p. 116-117.


43. M. Mahn-Lot, Bartolomé de Las Casas et le droit des Indiens, Paris, Payot,
1982.

– 51 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

narchie de vouloir soulever les indigènes contre les Espa-


gnols (44).
L’Église ne conçoit plus qu’une seule voie pour la diffusion
du christianisme : la persuasion pacifique par la prédication,
l’enseignement et l’action charitable. Les jésuites, surnommés
les « soldats du Christ », furent les modèles parfaits de cette
nouvelle évangélisation du monde. Chez les clercs humanistes
restés fidèles à Rome dans la tourmente du début du XVIe siè-
cle, le pacifisme des Pères de l’Église refait surface, ainsi chez
Érasme dans sa Plainte de la paix (1517). Il y professe un rejet
viscéral de la guerre, indigne non seulement d’un chrétien mais
aussi de tout homme doué de raison. Aucune cause n’autorise
de guerre juste : « Il n’y a pas de paix, même injuste, qui ne soit
pas préférable à la plus juste des guerres. » La papauté et l’épis-
copat ont une position moins tranchée, mais toujours critique.
Le catéchisme publié en 1566 à partir des canons du concile de
Trente se veut fidèle à la tradition scolastique :
Ceux qui, dans une guerre juste, ôtent la vie à leurs ennemis,
ne sont point coupables d’homicide, pourvu qu’ils n’obéissent
point à la cupidité et à la cruauté, mais qu’ils ne cherchent que
le bien public (…). Et d’abord la loi défend le meurtre à tout le
monde. Elle n’excepte personne ; ni riches, ni pauvres, ni puis-
sants, ni maîtres, ni parents. Elle ne fait aucune distinction. Dé-
fense à tous de tuer (3, 33, 1).
Le meurtre est donc prohibé, quelles qu’en soient les cir-
constances, même si le concept de guerre juste est préservé par
réalisme.

Aux origines des guerres de religion en France


Les explosions de fureur religieuse qu’a connues le royaume
de France dans la seconde moitié du XVIe siècle ne se distin-

44. Bernand, Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, p. 357-362. Le franciscain


Pierre de Gand (✝ 1572) affirma : « Des Espagnols nous attendons peu de fruit
(…), parce que nous protégeons ces Indiens ou, pour dire la vérité, parce que
nous n’avons pas laissé les Espagnols les consumer et les détruire » (ibid., p. 383).

– 52 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

guent pas du contexte politique et social. En effet, les camps en


présence, simplifiés jusqu’à la caricature en protestants et ca-
tholiques, recoupent en réalité des individus et groupes sociaux
variés, à la composition mouvante et dont les opinions sont sus-
ceptibles d’évoluer. Le déchaînement des passions est précédé
d’une longue maturation, d’hésitations personnelles, et c’est le
passage au premier meurtre qui entraîne tous les autres crimes
et l’intolérance des opinions, selon le principe de Clausewitz
(1780-1831) : « La guerre entraîne une ascension aux ex-
trêmes ».
Le basculement de l’Europe dans les « guerres de religion »
obéit à des causalités plus complexes que la simple opposition
entre catholiques et protestants. Au moment où, en 1517, Lu-
ther affiche ses 95 thèses sur la porte de l’église du château de
Wittenberg, une autre force bien plus puissante et intolérante
fait son apparition en Europe de l’Ouest : l’État (45). Depuis
la fin de la guerre de Cent Ans, ce « Léviathan » identifié par le
philosophe Hobbes ne cesse d’améliorer son emprise adminis-
trative, sa présence fiscale et ses prétentions sur le gouvernement
des hommes et des communautés. À compter de la Renaissance,
l’État monarchique entre en lutte dans un grand nombre de
pays avec l’Église, la seule institution capable de lui faire front.
En France, dès 1438, l’édit de la Pragmatique Sanction de
Bourges a permis à Charles VII d’affirmer face au pape la pré-
éminence du roi et des conciles sur l’Église, notamment sur
l’Église de France, dite gallicane. Le Concordat de Bologne
signé en 1516 par François Ier règle les relations entre l’Église et
la monarchie au bénéfice de celle-ci, qui obtient le droit de
nommer les évêques au temporel, décision qui met à disposition
du roi les vastes bénéfices ecclésiastiques. Le processus est iden-
tique en Angleterre. Tandis que les thèses luthériennes se répan-
dent à Cambridge et à la cour, le roi Henri VIII cherche à garder
le contrôle sur leur diffusion, tout en ambitionnant de récupérer

45. Sur le rôle de l’État à l’époque moderne, cf. Meyer, La France moderne,
p. 152-174 ; Mousnier, Les XVIe et XVIIe siècles, p. 108-137.

– 53 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

une partie des biens d’Église. En refusant le divorce royal d’avec


Catherine d’Aragon, le pape Clément VII incite sans le savoir
Henri VIII à la rupture : en 1529, le Parlement vote des mesures
contre le clergé, lequel se soumet au roi, reconnu comme maître
de l’Église d’Angleterre en 1531. Le chef de file des réforma-
teurs, Thomas Cranmer, devient alors archevêque de Cantor-
béry et le mariage royal est invalidé. L’Acte de suprématie de
1534 consomme la rupture avec Rome. La monarchie a dès lors
le contrôle sur l’institution, ses biens et sa doctrine, puisque le
roi fait condamner le luthérianisme au profit de formules doc-
trinales proches du catholicisme. Dans le cas de l’Angleterre, la
rupture religieuse est d’abord opportuniste.
Au cours du XVIe siècle, l’État accapare progressivement des
domaines qui relevaient autrefois de l’autorité de l’Église et
tente de reléguer celle-ci à ses seules facultés liturgiques et cari-
tatives. En se faisant le champion de cette sécularisation, le pou-
voir monarchique doit prouver qu’il sait réprimer les contesta-
tions religieuses mieux que ne le faisait l’Église autrefois. Ses
moyens punitifs sont peut-être plus efficaces, mais ils sont aussi
plus violents car la peine de mort est une pratique courante dans
la justice civile, alors qu’elle se veut exceptionnelle chez les juges
religieux. Ceux-ci n’ont d’ailleurs plus le pouvoir de la donner
au XVIe siècle. Dans le même temps, le renforcement étatique
suscite des inquiétudes et des refus parmi les communautés lo-
cales, dans les provinces autonomes, les milieux aristocratiques
à l’esprit d’indépendance, et chez les clercs qui aspirent à chan-
ger l’Église.
Au début du XVIe siècle, le clergé français n’est pas hostile à
une réflexion réformatrice. Le Groupe de Meaux, animé par
l’évêque Briçonnet et l’humaniste Lefèvre d’Étaples, s’intéresse
dans les années 1515-1523 aux changements à promouvoir
dans la doctrine et la foi. Ses ennemis sont des petits seigneurs
déclassés, des ordres religieux dont le groupe réclame la disso-
lution des vastes domaines ruraux, et l’Université de la Sor-
bonne dont l’autorité intellectuelle est remise en cause. C’est
dire que la contestation doctrinale en France part de l’intérieur

– 54 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

de l’Église catholique et que ceux qui en refusent le principe ne


le font pas au nom du catholicisme mais bien en raison de leurs
prérogatives sociales ou religieuses. Le roi François Ier par op-
portunisme, et sa sœur par conviction, soutenaient Lefèvre
d’Étaples. Mais le Concordat de Bologne qu’il venait de signer
lui donnait de tels avantages sur l’Église qu’il ne pouvait songer
à les perdre en faisant la promotion d’une réforme de l’institu-
tion. Avec la capture du roi par Charles Quint après la bataille
de Pavie (1525), le temps n’est plus aux accommodements. La
monarchie, qui a été ébranlée par la défaite militaire, impose la
suppression du Cercle de Meaux afin de rappeler son autorité.
Un climat d’intolérance se répand en France, et le nombre de
huguenots se multiplie. La forte présence de calvinistes dans le
sud du royaume rappelle que le mouvement trouve son succès
dans des espaces longtemps indociles à l’influence capétienne.
La primauté donnée par les réformés au jugement privé dans
leur approche doctrinale inquiète les pouvoirs qui voient là une
possibilité d’échapper à l’autorité princière.
En 1534, l’Affaire des Placards contribue à l’exaspération de
François Ier contre ses sujets qui ont rallié la Réforme. Des affi-
chettes insultantes contre la papauté et contre le réalisme eu-
charistique sont placardées à Paris et même sur la porte de la
chambre royale à Amboise. En moquant ainsi publiquement la
foi catholique du roi et en s’en prenant directement à sa per-
sonne, les réformés sont accusés de crime de lèse-majesté. L’at-
taque contre l’Église passe totalement au second plan. C’est bien
la monarchie qui a eu peur. Si François Ier se voulait plutôt to-
lérant et recherchait l’alliance des princes allemands réformés
contre l’empereur catholique Charles Quint, voici désormais
qu’il s’engage dans la lutte anti-hérétiques. L’Édit de Fontaine-
bleau de juin 1540 impose la proscription des protestants et
leur jugement devant les Cours souveraines, c’est-à-dire les tri-
bunaux royaux. L’Église est volontairement exclue de la répres-
sion et l’Inquisition interdite en France.
Plusieurs évènements impliquant l’État et son autorité vont
faire basculer la France dans une guerre civile, maladroitement

– 55 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

qualifiée de « guerre de Religion ». En 1557, après l’émeute des


réformés de la rue Saint-Jacques, à Paris, et une tentative d’as-
sassinat sur le roi Henri II, l’image d’un danger huguenot contre
la monarchie se répand. Des membres de la haute aristocratie
passent au calvinisme, comme François de Coligny d’Andelot,
faisant douter de leur obéissance. Les officiers royaux appliquent
mal les décisions contre les protestants, lesquels sont parfois des
parents. Le roi prend alors des mesures draconiennes. En juin
1559, l’Édit d’Écouen impose l’exécution des protestants révol-
tés. La peine de mort pour les rebelles n’avait rien de nouveau
ni de religieux à l’époque ; l’originalité de l’Édit résidait dans
l’ambiguïté de la révolte : l’inculpation avait-elle pour l’objet
l’usage des armes contre le roi ou le calvinisme lui-même ? La
décision est d’ailleurs immédiatement contestée par le Parle-
ment de Paris, puis enregistrée sous la contrainte.
Durant son court règne (1559-1560), le jeune François II
s’attache au clan nobiliaire des Guise, catholiques et hostiles au
mouvement protestant, lequel est mené par le prince Antoine
de Bourbon et certains gentilshommes de province. La rupture
religieuse recoupe donc une lutte pour le gouvernement poli-
tique et des antagonismes au sein de la noblesse. Durant l’hiver
1560, une vaste conjuration visant à supprimer les Guise se
noue dans le royaume, associant la noblesse protestante et des
villes liguées contre le pouvoir parisien. Mais les maladresses
des révoltés et l’échec de leur assaut sur le château d’Amboise
en mars permettent aux Guise de les faire arrêter à temps. Les
protestants sont accusés d’esprit séditieux.
Face à l’inévitable montée des tensions, la reine Catherine
de Médicis, mère de Charles IX (1560-1574), longtemps par-
tisane de la conciliation, décide en octobre 1561 de réunir le
Colloque de Poissy afin que les deux camps échangent leurs
points de vue théologiques. Elle écarte d’emblée l’autorité pon-
tificale à laquelle revenait en principe le contrôle de ce genre de
débats. Ceux que la mémoire populaire juge comme des catho-
liques intolérants se passent donc de l’aval du pape Pie IV et
même du concile de Trente, pourtant en session à l’époque. Le

– 56 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

supérieur général des jésuites, Jacques Lainez, mentionna vai-


nement ce point litigieux, mais le règlement du problème hu-
guenot était perçu comme un enjeu proprement français, voire
gallican. Quoi qu’il en soit, les débats échouèrent rapidement
par la mauvaise volonté des deux partis.
Après l’échec de la réconciliation, il ne manque plus qu’une
étincelle pour déclencher les hostilités. Le 1er mars 1562, le duc
François de Guise en voyage vers Paris s’arrête dans son fief de
Vassy, où il apprend qu’un millier de protestants s’est réuni dans
une grange située sur ses terres. Arrivés sur place pour faire ces-
ser cette assemblée illégale selon les édits royaux et le droit féo-
dal, les soldats de Guise sont accueillis par des jets de pierres.
Guise veut s’entremettre, mais il est touché lui aussi. L’exaspé-
ration monte et dégénère bientôt en bataille rangée qui se solde
par une cinquantaine de morts chez les huguenots. Le récit du
massacre fait rapidement le tour du royaume où les deux camps
se mettent sur le pied de guerre.
Le conflit opposant catholiques et protestants et qui durera
plus de trente ans (1562-1598) dépasse largement la question
doctrinale et la responsabilité de l’Église, comme le montrent
les années qui précédèrent le drame. La brutalité de certaines
décisions de la monarchie n’a pas pour origine une intolérance
religieuse qui serait typiquement catholique, mais bien le ren-
forcement du pouvoir séculier aux dépens des structures ecclé-
siastiques et de catégories nobiliaires et bourgeoises qui se voient
menacées dans leur indépendance et leurs privilèges. Bien sûr,
les guerres de religion s’appuient sur une forte querelle doctri-
nale, mais l’escalade dans la violence est à relier aux craintes
d’une monarchie qui juge incertaine l’obéissance de ses su-
jets (46). En revanche, dès lors que le conflit est lancé en 1562
et que les premiers morts sont érigés en martyrs, l’ensemble de
la société est contrainte à choisir un camp et à se raidir sur des

46. « Les théoriciens protestants voulurent limiter le pouvoir du roi par des as-
semblées élues (…). Ces longues guerres devaient faciliter finalement le déve-
loppement de l’absolutisme », Mousnier, Les XVIe et XVIIe siècles, p. 119.

– 57 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

positions politiques et religieuses qu’elle négligeait quelques an-


nées plus tôt.

Une violence religieuse insaisissable


Aux XVIe et XVIIe siècles, la violence qui touche l’Europe
n’est jamais réductible au seul facteur religieux, pour la simple
raison que le concept de religion n’existe pas encore. L’idée que
les phénomènes religieux peuvent être identifiés comme tels et
distingués des autres réalités sociales que sont la politique, l’eth-
nicité ou l’économie n’apparaît qu’à la fin du XVIe siècle, à la
faveur des troubles et des nouvelles prétentions de l’État. « La
séparation religieux/séculier a facilité, à l’époque moderne, le
transfert de la loyauté publique du citoyen qui est passée de la
chrétienté à l’État-nation émergent » (47). Les humanistes de
la Renaissance définirent la religion en opposition au gouver-
nement séculier des sociétés, et ils voyaient dans cette fausse gé-
mellité une occasion de conflits, entretenue par la religion plus
que par l’État. L’une était irrationnelle et violente, tandis que
l’autre était rationnel, organisateur et stabilisateur. Il fallait
donc, selon des philosophes comme Hobbes ou Locke, séparer
le pouvoir spirituel du temporel pour éviter la violence (48). À
l’État le soin des intérêts civils, à l’Église le soin des âmes. Mais
Hobbes finit par choisir la sujétion inverse, à savoir la fusion
de l’Église dans l’État, ce qui advint d’ailleurs dans la Genève
calviniste (49). Le monde contemporain a repris ces approches
insuffisantes sans les critiquer ni les adapter. Or, les causes des
« guerres de Religion » sont multiples.
Le réquisitoire contre la complicité de l’Église ou du catho-
licisme dans les épisodes sanglants du XVIe siècle est du même
ordre. L’opinion publique en France, qui focalise toute l’atten-

47. Cavanaugh, Le Mythe de la violence religieuse, p. 184.


48. John Locke, Le Christianisme raisonnable, 1695 ; John Toland, Le Christia-
nisme sans mystères, 1697.
49. C’est le phénomène de la « confessionnalisation », c’est-à-dire le contrôle de
la formation de l’individu, notamment au niveau religieux, par l’État moderne,
Krumenacker, Calvin, p. 234-242.

– 58 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

tion sur la Saint-Barthélemy du 24 août 1572, feint d’ignorer


que les protestants furent eux aussi responsables d’un nombre
d’atrocités aussi grand, et que la brutalité ne fut pas un apanage
catholique. La furie iconoclaste réformée s’en prit très tôt aux
églises en Allemagne (Wittenberg, 1522), en Hollande (1566)
et même en France (Dauphiné et Provence en 1560), brisant
les statues et les vitraux, expression du culte des saints, les autels
et les objets de la liturgie eucharistique. Dans tous les pays de-
venus protestants, le culte catholique fut réprimé, les ordres mo-
nastiques interdits et les prêtres fidèles à Rome arrêtés, ainsi en
Angleterre et aux Pays-Bas, où des moines furent enterrés vi-
vants en 1572. Le royaume de France fut le théâtre dramatique
de massacres provoqués par les huguenots : en 1579, lors de la
révolte du Vivarais, près d’une centaine de catholiques sont tués
avec leurs enfants. Dans le Dauphiné et le Forez, les prisonniers
qui s’étaient rendus aux troupes protestantes sont exécutés dans
leurs geôles en 1562. En septembre 1567, les réformés de
Nîmes égorgent 80 catholiques, dont des religieux et des prê-
tres, lors des journées de la « Michelade ». La ville de Gap, com-
portant une forte minorité huguenote, est assiégée par les
troupes protestantes de François de Bonne. Le 3 janvier 1577,
la cité est prise, pillée et incendiée, dont la cathédrale, et la po-
pulation en partie massacrée (50). Les exemples à charge sont
innombrables de part et d’autre, en France ou en Europe.
À l’inverse, personne ne peut négliger la participation des
pontifes romains aux guerres contre les protestants en Europe,
leur soutien à la Ligue en France et aux empereurs Habsbourg
durant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Bien des massacres
ont eu lieu au nom de l’Église ou du catholicisme, pourquoi le
nier ? Mais l’aveuglement confessionnel, catholique ou protes-
tant, s’est souvent complu dans des contradictions et des com-
promissions politiques auxquelles nos esprits manichéens sont
peu habitués. L’empereur Charles Quint, considéré comme le

50. Duchamblo, Histoires de notre ville, p. 126-127.

– 59 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

champion de l’Église contre la Réforme, a lutté avec autant d’ar-


deur contre le royaume de France et contre le pouvoir pontifical
jusqu’à assiéger et laisser piller Rome en 1527 par ses lansque-
nets. L’empereur combattit la Ligue protestante de Smalkalde
(1545-1547) avec un grand nombre de princes convertis à la
Réforme. Dans le même ordre d’idées, François Ier a pu être
considéré comme l’un des sauveurs du protestantisme alle-
mand (51). Les souverains qui exigeaient des changements en
profondeur de la part de l’Église sont les mêmes qui refusèrent
d’appliquer les décrets réformateurs du concile de Trente, sous
prétexte de conserver leur autorité sur les institutions ecclésias-
tiques nationales. Le duc de Guise, chef de la Ligue catholique,
fut assassiné en 1588 sur ordre du très catholique Henri III, et
non par un protestant. « L’ambition et l’opportunisme qui pré-
valaient alors parmi les princes, les puissants et leurs courtisans
bafouaient les idées religieuses » (52). Les exemples prouvant
que les « guerres de Religion » dépassent le clivage confessionnel
sont donc innombrables (53).
Le problème des responsabilités doit être dépassé. Quel est
l’intérêt de déterminer combien d’individus sont morts au nom
de telle Église ou de telle autre ? Si cette comptabilité morbide
était réalisable, quelqu’un pourrait toujours arguer des mé-
thodes utilisées et montrer que ses coreligionnaires eurent des
pratiques moins brutales que ceux d’en face. La belle affaire…
Or on ne peut séparer la violence religieuse de la lente construc-
tion politique de l’État et d’un certain climat social. On dira
que les époques antérieures étaient violentes et la vie de moindre
importance qu’aujourd’hui, mais il ne s’agit pas que de cela.
Depuis l’avènement de l’Empire romain, les sociétés euro-
péennes sont préoccupées par une obsession de civilisation
qu’est l’unité, notion qui l’emporte sur toutes les autres. Alors
que le monde chinois recherche l’harmonie, l’Europe veut as-

51. Delumeau, Naissance et Affirmation de la Réforme, p. 163.


52. Salmon, Society in Crisis, p. 127.
53. Cavanaugh s’est ingénié à en faire la liste, ibid., p. 228-240.

– 60 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

seoir sa stabilité sur l’unité de ses principes et de ses structures.


Durant l’Antiquité, ces dernièrs sont l’Empire, le droit et la
langue latine. Le Moyen Âge y ajoute la féodalité et le christia-
nisme romain, tandis que l’époque moderne réalise cette unité
par les États monarchiques et la cohésion confessionnelle.
Enfin, l’Europe contemporaine a généralisé les États-nations et
la démocratie libérale. Chaque période impose ses critères à
toute la société. Au XVIe siècle, le principe unitariste le plus af-
firmé – parce que le plus contesté – est celui qu’à chaque peuple
correspond un roi et une religion : Cuius regio, eius religio. Pour
des raisons de civilisation, l’uniformité confessionnelle est im-
posée partout.
À l’époque de la Réforme, le cas des anabaptistes est révéla-
teur. Ces croyants enflammés pour une vie de pauvreté et de
foi épurée attendaient l’imminente fin des temps en refusant
tout ordre social et politique. Menés par Thomas Müntzer, sin-
cèrement attachés aux Écritures, ils professaient un christia-
nisme spiritualiste, refusant toute Église, tout baptême et tout
sacrement, jusqu’à déclencher en Saxe une brutale révolte pay-
sanne, qu’il faut bien qualifier de révolution. Sur le plan doc-
trinal, les anabaptistes avaient des points communs avec Luther,
mais le réformateur demanda en mai 1525 leur extermination
en Souabe (54). De la même façon, il avait refusé son soutien
aux chevaliers du Rhin révoltés contre leur archevêque en 1522.
La Suisse et la Hollande calvinistes s’en prirent violemment aux
anabaptistes. La répression fut partout terrible contre eux, non
seulement parce qu’ils refusaient les cadres établis de la société,
mais aussi parce qu’ils niaient toute valeur à ses symboles uni-
ficateurs : le prince, l’autorité, le baptême, l’Église (qu’elle fût
protestante ou catholique).
D’une certaine manière, notre Europe contemporaine a
gardé des réflexes comparables, sous des formes moins violentes,
envers ceux qui nient ses symboles et ses cadres, qu’il s’agisse

54. Calvin n’est guère plus conciliant avec eux, Krumenacker, Calvin, p. 355-
367.

– 61 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

des « valeurs » ou des morts de la Seconde Guerre mondiale qui


continuent de hanter nos réunions politiques, nos livres d’école
et nos mémoires.
Malgré la complexité et l’imbrication des phénomènes qui
aboutirent aux débordements du XVIe siècle, une floraison d’at-
taques contre un catholicisme jugé obtus et facteur de guerres
vit le jour à cette époque pour mieux dénoncer l’influence po-
litique, fiscale et sociale de l’Église. Dans la même veine, en sé-
parant le « vrai christianisme » de son ersatz catholique, Rous-
seau contestait la légitimité de l’influence de l’Église en dehors
du champ purement liturgique et confirmait sans le vouloir la
toute-puissance de l’État, seul apte à valider une religion civile
et déiste. Nombre d’auteurs inspirés par le libéralisme anglo-
saxon ont amplifié l’image de la violence catholique, opposée à
un christianisme sans dogme ni clergé, forcément tolérant, pour
mieux justifier la mainmise de la société politique sur la religion
civile (55). Ainsi aux États-Unis au XIXe siècle, la variété des
Églises et des convictions évangélistes semblait doublement ga-
rantie par l’exclusion des minorités catholiques et par l’omni-
présence du vocabulaire chrétien dans l’État. Dans ce cadre in-
tellectuel, le terme même d’humanisme, qui désignait encore
au début du XVIe siècle un attrait pour les lettres classiques, est
devenu un synonyme poli d’anti-catholicisme. L’humaniste est
cet individu libre, conscient de sa propre valeur, qui aime l’hu-
manité, ne déteste pas une certaine spiritualité, mais qui se re-
fuse à nommer Dieu avec les mots du catéchisme.

L’Église et la Seconde Guerre mondiale

La question de la complicité de l’Église dans les atrocités de


la Seconde Guerre mondiale fut l’une des plus brûlantes contro-

55. La « religion civile » désigne l’ensemble des cultes chrétiens ayant une place
officielle dans les États, mais sous strict contrôle de ce dernier. C’est le cas dans
la majeure partie des pays d’Europe et aux États-Unis, et même en Alsace fran-
çaise.

– 62 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

verses de la fin du XXe siècle (56). En février 1963, la pièce Le


Vicaire de Rolf Hochhuth fut la première pierre apportée à la lé-
gende noire du pape Pie XII. Déjà condamné par la justice pour
sa pièce Les Guerriers, qui accusait Churchill d’être un agent so-
viétique, le dramaturge voulut prouver que Pie XII avait été le
pape d’Hitler. En raison de ses manipulations historiques, la
pièce fit aussitôt scandale jusqu’à être interdite en Israël. Cher-
chant les coups d’éclat, Hochhuth se fit le défenseur des thèses
révisionnistes de David Irving, condamné à trois ans de prison
en Autriche. Malgré les nuances apportées par les études univer-
sitaires à cette vision largement popularisée d’un Pie XII veule
et complice, et en dépit de l’ouverture des archives du Vatican
et de l’ex-URSS, le réalisateur Costa Gavras lança en février 2002
son film Amen, brûlot contre le pape, étayé sur la seule base du
Vicaire. L’œuvre semblait arriver au moment propice pour casser
la dynamique de pardon initiée par Jean-Paul II à l’occasion du
jubilé du nouveau millénaire, processus qui avait conduit le pape
jusqu’au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, en mars 2000.
La polémique contre Pie XII, relayée désormais par certains
responsables de la communauté juive de France et d’Israël, est
d’autant plus étonnante et nouvelle que les juifs (57) qui sur-
vécurent à la guerre ne cessèrent de louer l’action du pontife
après les évènements. Isaac Herzog, grand rabbin de Jérusalem,
affirma à Pie XII en mars 1946 :
Le peuple israélite se souvient vivement avec la plus profonde
gratitude de l’aide apportée par le Saint-Siège au peuple souf-
frant durant la persécution nazie, de ce que Sa Sainteté a fait
pour éradiquer l’antisémitisme dans de nombreux pays (…).
Que Dieu permette que l’Histoire se souvienne que lorsque tout
était noir pour notre peuple, Votre Sainteté a allumé pour eux
une lumière d’espérance.

56. Nous reprenons l’argumentation de Blet, Pie XII et la Seconde Guerre mon-
diale ; Chélini, L’Église sous Pie XII ; Miccoli, Les Dilemmes et les silences de Pie
XII ; Milza, Pie XII, et Thomas, Le Secret de Pie XII.
57. Nous écrivons le mot sans majuscule par commodité, en raison de la dis-
tinction entre les substantifs ethnique (« Juif ») et religieux (« juif »).

– 63 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Et Pinhas Lapid, consul d’Israël à Milan, de renchérir dans


le journal Le Monde en 1963 : « Je peux affirmer que le pape
personnellement, le Saint-Siège, les nonces et toute l’Église ca-
tholique ont sauvé de 150 000 à 400 000 juifs d’une mort cer-
taine. »
Malgré les polémiques, ou à cause d’elles, la période de la
guerre doit encore être éclairée afin d’identifier les failles dans
l’attitude de l’Église catholique et de ses membres, ou leur hé-
roïsme.

Le précédent de la Première Guerre mondiale


Durant les deux conflits mondiaux, la hiérarchie catholique
fut souvent tiraillée entre son ancrage théologique et ses devoirs
pastoraux. Le premier l’obligeait à considérer en permanence
la notion de guerre juste et le souci d’un bien commun forcé-
ment transnational, tandis que la conduite des fidèles lancés
eux-mêmes dans la guerre ou victimes des idéologies séculières
contraignit bien des pasteurs à des accommodements avec la
morale chrétienne. Entre ces deux écueils, il était difficile de
rester neutre. Pouvait-on renier l’attachement à son pays, envahi
ou menacé, afin de sauvegarder l’unité de la catholicité ? Fallait-
il s’affranchir des exhortations des pontifes pour être mieux en-
tendu des catholiques ?
L’impossibilité de déterminer le camp du bien lors de la Pre-
mière Guerre marqua profondément la Curie et les instances
ecclésiastiques. Devenu pape en septembre 1914, Benoît XV
annonça dès le 18 octobre dans L’Osservatore Romano la neu-
tralité de la papauté, et s’efforça vainement d’empêcher le dé-
clenchement du conflit en proposant sa médiation. L’ency-
clique Ad Beatissimi, publiée le 1er novembre 1914, laisse
entendre une plainte scandalisée :
À voir ces peuples armés les uns contre les autres, se douterait-
on qu’ils descendent d’un même Père, qu’ils ont la même nature
et font partie de la même société humaine ? (…). Nous avons
donc adressé d’instantes prières aux princes et aux gouvernants,
afin que, considérant combien de larmes et de sang la guerre a

– 64 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

déjà fait répandre, ils se hâtent de rendre à leurs peuples les pré-
cieux avantages de la paix.
L’échec de ces tentatives le pousse à envisager les causes pro-
fondes de la guerre, qu’il rattache au consumérisme, à la lutte
des classes et aux révolutions politiques :
Mais ce n’est pas seulement la guerre actuelle avec ses horreurs,
qui est la cause du malheur des peuples, et qui provoque nos
anxiétés et nos alarmes (…). Voici en effet ce que nous voyons :
absence de bienveillance mutuelle dans les rapports des hommes
entre eux ; mépris de l’autorité ; luttes injustes des différentes
classes de citoyens ; appétit désordonné des biens périssables,
comme s’il n’y en avait pas d’autres, supérieurs de beaucoup,
proposés à l’activité humaine.
Mais les interventions pacifiques de Benoît XV lui attirèrent
l’hostilité radicale de la Triple-Entente, qui retira ses ambassa-
deurs près le Saint-Siège, accusé de germanophilie. Afin de gar-
der quelque chance de négocier avec l’Allemagne, il se refusa à
condamner l’invasion de la Belgique, pourtant neutre, s’inter-
posa pour éviter l’entrée en guerre de l’Italie en mai 1915, puis
celle des États-Unis en 1917. Cette année-là, qui fut l’une des
plus dures du conflit, marquée par des grèves massives et des
mutineries, Benoît XV offrit en août sa médiation dans le but
de bâtir une paix juste et durable pour faire cesser « cet inutile
massacre ». Il souhaitait éviter notamment la disparition de
l’Empire d’Autriche-Hongrie dont la double couronne était ca-
tholique et qui assurait surtout la stabilité politique de l’Europe
de l’Est. Il est certain que la peur du bolchévisme, qui triom-
phait alors en Russie et au Mexique, le convainquit de tout faire
pour empêcher la contagion révolutionnaire en Europe. Or la
paix était un préliminaire. Le pape proposa donc que les armées
allemandes quittent la Belgique et les territoires français – sans
rien dire toutefois de l’Alsace-Moselle – et que les litiges terri-
toriaux soient examinés sur la base du dialogue, en tenant
compte des opinions des populations par plébiscite ou référen-
dum. La presse française dénonça aussitôt « le pape boche »,
bien qu’un quart des journaux diocésains se soient prononcés

– 65 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

favorablement pour ses propositions. Après la guerre,


Benoît XV critiqua en vain les clauses du Traité de Versailles,
qualifiés « d’articles de guerre et non d’articles de paix » (58).
En se refusant à mobiliser le concept de guerre juste au profit
d’un des camps en présence, la papauté demeura isolée et in-
comprise dans une Europe en feu. Benoît XV choisit dès lors
de concentrer son action sur l’aide concrète aux victimes, le sou-
tien aux prisonniers et organisa les aumôneries militaires pour
aider spirituellement et moralement les combattants (59). Sui-
vant son exemple, des moines, des prêtres, et même des évêques,
choisirent de rejoindre les soldats pour leur servir d’aumônier
militaire et les soutenir dans les tranchées, ainsi Mgr de Llobet,
évêque de Gap (60).

L’attitude de la papauté durant la Seconde Guerre mondiale


Par ses principes, l’attitude de Pie XII dans la Seconde
Guerre mondiale ressemble à celle de Benoît XV. Comme son
prédécesseur, il est élu à la veille du conflit, en mars 1939. Eu-
genio Pacelli n’est pas un novice des problèmes internationaux,
puisqu’il fut nonce apostolique en Allemagne (1917-1929),
puis Secrétaire d’État de Pie XI, dont il se révèle le dauphin
quasiment désigné. Il fut donc en charge de la diplomatie vati-
cane et excellent connaisseur de la situation en Allemagne et en
Europe de l’Est.
Comme Benoît XV, la première préoccupation du nouveau
pape est d’éviter le déclenchement des hostilités en proposant
dès avril 1939 une conférence de paix, puis en mettant en garde
les responsables politiques lors de son message radiophonique
du 23 août : « Rien n’est perdu avec la paix. Tout peut être
perdu avec la guerre ». S’il dénonce l’invasion de la Belgique, il
se garde de le faire pour toutes les opérations de la Wehrmacht

58. Christophe, 2000 ans d’Histoire, p. 992-994.


59. Chaline (dir.), Chrétiens dans la Première Guerre mondiale.
60. DEFV, p. 422 ; Flageat, Les Jésuites français ; Fontana, Les Catholiques fran-
çais.

– 66 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

afin de conserver une marge de négociation avec le Reich. Mais


cette volonté de préserver la paix n’a aucune efficacité face à la
détermination allemande. Il tente encore d’empêcher l’entrée
de l’Italie fasciste dans la guerre, en vain.
Contrairement à Benoît XV, Pie XII n’adopte pas une stricte
neutralité, mais cherche plutôt une certaine impartialité diplo-
matique. Toutefois, sa parole a d’autant moins de poids qu’elle
est techniquement peu entendue en Europe. Il lui est impossible
de voyager, Radio Vatican n’émet pas au-delà de l’Italie du
Nord, les émissions étrangères sont de toute façon interdites
dans le Reich, L’Osservatore Romano est censuré dès juin 1940
par Mussolini et la diffusion des encycliques soumise à un
contrôle strict. Ses relais diplomatiques les plus actifs restent les
nonces apostoliques plutôt que les évêques, contraints au silence
ou persécutés en Europe de l’Est. En Pologne, près de 2 500 ec-
clésiastiques sont assassinés, dont Maximilien Kolbe, martyr en
août 1941. La structure ecclésiastique polonaise n’existe plus,
tout comme celle d’Ukraine. Pie XII dénonce l’invasion polo-
naise dans son message de Noël 1939, puis les persécutions anti-
chrétiennes que subit le pays en 1940, mais l’épiscopat de Po-
logne intervient pour qu’il mesure ses propos afin d’éviter des
mesures de rétorsion. Ainsi, dès le début de la guerre, Pie XII
est pris dans le piège de la parole publique : faut-il parler pour
sauver l’honneur de la foi mais risquer en même temps une ag-
gravation de la répression ? Le 13 mai 1940, l’ambassadeur ita-
lien près le Saint-Siège se plaint de la protestation pontificale à
propos de l’invasion de la Pologne. Pie XII lui répond : « Nous
devrions dire des paroles de feu et la seule chose qui nous retient
est le fait de savoir que, si nous parlions, nous rendrions encore
plus dure la condition de ces malheureux » (61). Face à la fra-
gilité de son action politique, le pape décide d’intervenir plus
ponctuellement, notamment dans la création de comités de
soutien aux prisonniers.

61 Charguéraud, Les Papes, Hitler et la Shoah, p. 113.

– 67 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La fin de la guerre voit le redéploiement d’une nouvelle of-


fensive de la diplomatie vaticane. Le pontife intervient à plu-
sieurs reprises contre les bombardements massifs sur les villes
allemandes, qu’il qualifie « d’horreurs inhumaines » dans sa let-
tre du 30 avril 1943, et contre le projet anglo-américain de frap-
per la ville de Rome. Là encore, il s’attire l’hostilité de tous les
belligérants puisque, dans le même temps, il refuse la soumis-
sion de la Pologne à l’URSS.

Les hésitations des Églises nationales


Dans chaque pays, évêques et prêtres n’eurent jamais des po-
sitions uniformes ni parfaitement en accord avec celles de
Rome. La vie quotidienne partagée avec la population, les né-
cessités pastorales et les convictions personnelles des pasteurs
facilitaient souvent l’adhésion du clergé aux régimes autoritaires
en place, qui représentaient le pouvoir légitime. L’Église ayant
soutenu à la fin du XIXe siècle le ralliement des catholiques au
système électoral représentatif, il semblait difficile de déjuger
cette même démocratie au moment où elle autorisait des gou-
vernements forts, promoteurs des valeurs traditionnelles.
En Allemagne, quelques évêques acceptèrent des accommo-
dements avec le régime nazi jusqu’en 1942, notamment
Mgr Gröber, de Fribourg-en-Brisgau, surnommé « l’évêque
brun » (der braune Bischof). Au-delà de cette date, tous s’y dé-
clarèrent hostiles, soit en raison de la perversion idéologique du
nazisme, soit en constatant son anticatholicisme viscéral, ma-
nifesté par la répression. Au tout début de la guerre, Hitler at-
ténua les persécutions afin de rassembler la population dans la
mobilisation. Pourtant, dès 1942, le pape avait perdu tout
contact avec la hiérarchie catholique allemande, en grande par-
tie démembrée ou sans possibilité de communiquer avec le
Saint-Siège. Le 22 mars, la conférence des évêques allemands
avait condamné sans appel le nazisme, faisant dire au New York
Times du 8 juin : « les chefs de l’Église catholique sont quasi-
ment les seuls Allemands à encore oser s’élever contre le régime
nazi ». Mais la répression les fit taire aussitôt.

– 68 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Les actes de résistance de l’Église allemande furent peu nom-


breux. La société acceptait sans mal un certain anticatholicisme
culturel, dans un pays encore marqué par le Kulturkampf lancé
par le chancelier Bismarck en 1870 contre l’Église catholique.
Ce programme fut réanimé par les nazis dès 1933 sous la forme
brutale du Kirchenkampf. On traîna devant les tribunaux des
religieuses, des prêtres et même l’évêque de Meissen (62). La
voix de l’Église résonnait mal ici. La résistance allemande dans
les institutions et le protestantisme fut elle aussi limitée, et seule
la Wehrmacht s’essaya à contester directement le Führer après
1942. Quelques figures héroïques se dégagent toutefois, dont
Mgr von Faulhaber, proche de Pacelli, fervent défenseur de
l’amitié possible en Allemagne entre juifs et chrétiens (63). En
1937, il aurait été l’un des inspirateurs de l’encyclique Mit bren-
nender Sorge contre le nazisme. Si le prélat se réjouit de l’An-
schluss, il participa dès 1940 à la dénonciation de l’euthanasie
d’État, mise en place en septembre 1939. Les nazis le qualifiè-
rent d’« ami des juifs et homme de Moscou ». Mgr von Galen,
surnommé « le lion de Münster », fit de même dans un sermon
du 3 août 1941 au nom du droit à la vie qui est indépendant
des capacités productives de la personne :
Si l’on pose et met en pratique le principe selon lequel les
hommes sont autorisés à tuer leur prochain improductif, alors
malheur à nous tous, car nous deviendrons vieux et séniles ! S’il
est légitime de tuer les membres improductifs de la commu-
nauté, alors malheur aux invalides qui ont sacrifié et perdu dans
le processus de production leur santé ou leurs membres (…).
On ne peut s’imaginer la dépravation morale, la méfiance uni-
verselle qui s’étendra au cœur même de la famille, si cette doc-
trine terrible est tolérée, admise et mise en pratique. Malheur
aux hommes, malheur au peuple allemand quand le saint com-
mandement de Dieu : « Tu ne tueras pas » n’est pas simplement
violé mais sa violation est tolérée et exercée impunément !

62. Dreyfus, Le IIIe Reich, p. 236-238.


63. Judentum, Christentum, Germanentum, 1934.

– 69 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Bien que conservateur et patriote, Mgr von Galen marqua


sans crainte son refus du régime jusqu’à être menacé de mort
par le chef de la chancellerie du Parti nazi, Martin Bormann.
Des prêtres de son diocèse furent même assassinés. Face aux
risques de représailles, il renonça en 1942 à prononcer son ho-
mélie sur le sort des juifs. Dans les territoires de vieille chrétienté
allemande, la résistance morale menée par le clergé rencontra
une répression féroce. Dans le diocèse de Paderborn, on relève
868 cas d’ecclésiastiques en conflit avec les autorités nazies, sur
un total de 1 401 ; 90 passèrent par la prison ou les camps.
Dans le diocèse de Trèves, 32 % des prélats vécurent les camps,
et 11 % y moururent (64). Si l’épiscopat allemand n’hésita pas
à s’engager à propos de l’euthanasie, il ne put intervenir en fa-
veur des minorités raciales. Seuls les évêques du Rhin décidèrent
collectivement, en septembre 1943, de « condamner le massacre
d’innocents de races et d’origines étrangères » (65). Mais leur
déclaration ne changea rien.
Dans le cas des Pays-Bas, la parole épiscopale aggrava la si-
tuation des juifs. Le 26 avril 1942, la conférence des évêques
hollandais fit lire en chaire un texte exigeant la fin des déporta-
tions et des exactions. Dans les semaines qui suivirent, 40 000
juifs furent raflés par la Gestapo. Le 2 août, on ordonna aussi
l’arrestation des juifs catholiques, épargnés jusqu’à présent, dont
Edith Stein, le 7 août. Finalement, 98 % des juifs du pays furent
tués.
En Pologne, l’Église et le clergé jouèrent essentiellement un
rôle de victimes. Après sa partition, le pays fut soumis à une oc-
cupation d’une brutalité extrême qui avait pour but l’éradica-
tion de la culture polonaise et la mise en esclavage de la popu-
lation. Ferments de l’histoire et de l’identité nationales, la foi
catholique et son clergé devaient être supprimés. Durant la
guerre, plus de 3 600 prêtres et 1 100 religieuses passèrent par
les camps, dont les deux-tiers moururent. Le clergé du diocèse

64. Riccardi, Ils sont morts pour leur foi, p. 77.


65. Cité par Dreyfus, Le IIIe Reich, p. 240.

– 70 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

de Pelplin fut entièrement décimé. Vers 1943, la hiérarchie ca-


tholique polonaise n’existe plus ou survit en clandestinité.

Des catholiques français pétainistes et germanophobes


L’Église de France ne connut pas ce martyre de masse, loin
s’en faut. L’épiscopat, qu’il fût dans la zone libre ou dans la
partie occupée, était majoritairement maréchaliste et germa-
nophobe. Admirateurs de Pétain dès son accès au pouvoir en
juillet 1940, les évêques le restèrent plus longtemps que l’opi-
nion publique française, déjà hésitante et attentiste à la fin
1940, puis franchement hostile après novembre 1942, avec
l’invasion de la partie Sud par la Wehrmacht. La Révolution
nationale lancée par Vichy, la législation en faveur d’une société
traditionnelle et rurale, le soutien aux familles et au catholi-
cisme étaient autant de signes positifs pour l’épiscopat fran-
çais (66). Mgr Gerlier, cardinal-archevêque de Lyon, accueillit
en novembre 1940 le Maréchal dans sa cathédrale avec les mots
suivants : « Pétain c’est la France et la France, aujourd’hui, c’est
Pétain ! ». Mais la presse officielle préféra oublier le mot « au-
jourd’hui ».
Une méfiance grandissante toucha l’épiscopat dans le sud de
la France au cours de l’année 1941, notamment lorsque, durant
l’été, les mouvements de jeunesse furent unifiés sous contrôle
de l’État. Le 24 juillet 1941, l’assemblée des cardinaux et ar-
chevêques de France demanda aux fidèles « un loyalisme sincère
sans inféodation au pouvoir établi », manière de prendre des
distances respectueuses avec une autorité imposée (« établie »)
plus que légitime (67).

66. Ferro, Pétain, p. 218-221. À Gap, par exemple, Mgr Bonnabel est représen-
tatif de la complexité idéologique de l’épiscopat français : ancien combattant, il
soutient Pétain même après Montoire, et va jusqu’à déplacer le chanoine Ma-
theron, curé de la cathédrale, qui s’en est pris à la collaboration en comparant
la France de 1942 à celle de Jeanne d’Arc. Pourtant, Mgr Bonnabel couvre ses
prêtres résistants, ferme les yeux sur les juifs cachés dans son séminaire de Cha-
rance, et la Gestapo le surnomme le « vieux renard », cf. DEFV, p. 85-86.
67. Gueslin (dir.), L’Auvergne en guerre, p. 83.

– 71 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Le maintien du Maréchal après 1942 surprit pourtant


nombre d’évêques, désormais indécis ou silencieux face à une
autorité symbolique dont tous les pouvoirs étaient passés aux
Allemands et à des collaborateurs connus pour leur athéisme,
comme Pierre Laval. Les évêques appréciaient le sauveur de
Verdun, mais se trouvaient assez critiques sur son gouverne-
ment (68). La mise en place du Service du Travail Obligatoire
(STO) en février 1943 retourna encore de nombreux évêques,
convaincus que Pétain n’avait plus de poids sur les évène-
ments. Le double réflexe germanophobe et patriotique em-
porta dès lors le clergé, plus d’ailleurs que l’hostilité au na-
zisme, dont la doctrine et la législation étaient méconnues en
France.
Concernant les juifs, l’épiscopat, comme toute la popula-
tion, accueillit favorablement le nouveau statut les concernant
en octobre 1940 et qui en faisait une catégorie à part de ci-
toyens. L’antisémitisme de la société française, ravivé au
XIXe siècle par l’immigration des juifs d’Europe de l’Est, était
latent depuis le scandale de l’Affaire Dreyfus, virulent entre
1898 et 1899. En juin 1941, le second statut des juifs, aggra-
vant leurs conditions de vie, suscita plus de réactions, d’autant
qu’il s’accompagnait de persécutions réelles et visibles. Le car-
dinal Gerlier intervint aussitôt et joua de son influence pour
que le Commissaire aux questions juives, le catholique maur-
rassien Xavier Vallat, modère l’application du nouveau statut.
Plus de la moitié de l’épiscopat aurait protesté. Le cardinal Su-
hard, archevêque de Paris et pourtant pétainiste, cosigna avec
d’autres prélats une lettre au Maréchal peu après la rafle du Vel’
d’Hiv’, le 22 juillet 1942, pour lui faire part de l’inquiétude de
l’épiscopat, mais le vieux militaire n’avait, à cette date, plus au-
cune influence sur les évènements :
Profondément émus par ce qu’on nous rapporte des arrestations
massives d’Israélites opérées la semaine dernière et des durs trai-

68. Duquesne, Les Catholiques français sous l’occupation ; Cholvy, La Religion en


France, p. 108-110.

– 72 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

tements qui leur ont été infligés, notamment au Vélodrome


d’Hiver, nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience (…).
Nous vous demandons, monsieur le Maréchal, qu’il vous plaise
d’en tenir compte, afin que soient respectés les exigences de la
justice et les droits de la charité (69).
Après avoir consulté le pape, le nonce apostolique en France,
Mgr Valeri, écrivit dans le même sens au Maréchal le 16 sep-
tembre 1941 :
Le pape est absolument opposé aux mesures iniques qui ont été
prises. Et je demande la permission au héros de Verdun de poser
la question de savoir si beaucoup de soldats qui sont morts glo-
rieusement pour la France n’étaient pas juifs, et s’il est sûr que le
soldat inconnu qui repose sous l’Arc de triomphe n’était pas juif…
Après novembre 1942, la hiérarchie ne nourrissait plus d’il-
lusions sur les déportations. Si l’on ignorait quel sort était ré-
servé aux juifs, les brutalités commises en public choquaient le
clergé qui, sans être philosémite, constatait l’incompatibilité des
mesures prises par l’occupant avec le message évangélique. En
août 1943, l’épiscopat parvint à suspendre le projet de retirer
la nationalité à tous les juifs naturalisés depuis 1927. Locale-
ment, les initiatives se multiplièrent pour protéger et sauver les
juifs menacés. Les réseaux d’entraide chrétiens de Lyon se dis-
tinguèrent particulièrement : le réseau Amitié chrétienne, ou le
groupe de l’abbé Chaillet (70).
Désormais, le clergé espérait la défaite allemande et se tourna
vers le général De Gaulle, sans toutefois oublier complètement
le Maréchal. Les intellectuels catholiques entrèrent en résistance
contre l’occupation : Georges Bernanos, François Mauriac, Roger
Radisson (revue Positions), Emmanuel Mounier, François
de Menthon (revue Liberté), tandis que d’anciens maurrassiens
et officiers conservateurs se tournèrent vers l’action clandestine.
L’École des cadres d’Uriage, censée former les élites de la Révo-
lution nationale, devint une pépinière de résistants, dont beau-

69. Duquesne, Les Catholiques français sous l’occupation, p. 248-249.


70. Riccardi, Ils sont morts pour leur foi, p. 106-109.

– 73 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

coup de croyants. Le catholique Georges Bidault succéda en juin


1943 à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance.
Plus déterminées que d’autres, quelques personnalités ecclé-
siastiques ne se contentaient plus de l’attentisme. Mgr Piguet,
évêque de Clermont, ancien combattant, fidèle du régime de
Vichy et anglophobe assumé, fut arrêté après la messe de Pen-
tecôte dans sa cathédrale le 28 mai 1944 pour avoir caché des
juifs et protégé des prêtres résistants. Il fut déporté à Dachau
où il passa un an avant sa libération (71). Moins pétainiste, l’ar-
chevêque de Toulouse, Mgr Saliège, fait figure d’emblème d’un
catholicisme intransigeant face à l’oppression et à l’injustice. Le
23 août 1942, il fit lire dans toutes ses paroisses cette véritable
déclaration de guerre :
Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui im-
pose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits,
tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut
les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer.
Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des
mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres
d’une même famille soient séparés les uns des autres et embar-
qués pour une destination inconnue, il était réservé à notre
temps de voir ce triste spectacle (…). Dans notre diocèse, des
scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Ré-
cébédou. Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes.
Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre
ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie
du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un
chrétien ne peut l’oublier. France, patrie bien-aimée, France qui
porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du res-
pect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse,
je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs (72).

71. DEFV, p. 531-532.


72. Le 10 octobre, Mgr Saliège écrit encore : « L’ordre peut n’être que l’organi-
sation méthodique des forces du péché. Il est désordre essentiel. L’ordre peut
n’être que le silence des cimetières : mort de la pensée et de la vie. Il est esclavage.
L’ordre peut être une marche progressive vers la justice. C’est l’ordre vivant. Il
faut choisir entre ces diverses conceptions de l’ordre. Un chrétien n’hésite pas ».

– 74 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Alors qu’un cardinal Gerlier œuvrait par la voie diploma-


tique et l’entrisme auprès du Maréchal, Mgr Saliège faisait re-
tentir la voix de la conscience chrétienne. Mais ses positions
fortes l’isolèrent et l’empêchèrent d’avoir une action concrète
en faveur des juifs de son diocèse. Surveillé par la Gestapo, il
fut arrêté en 1944 mais échappa à la déportation (73).

Le pape et la question juive


Le nœud de la polémique autour de Pie XII concerne bien
sûr la question juive. La condamnation officielle du nazisme et
de l’antisémitisme était un fait acquis dès l’encyclique Mit bren-
nender Sorge du 10 mars 1937. Elle fut toutefois réitérée par
Pie XI en 1938 (« Nous sommes spirituellement sémites »), puis
régulièrement par Pie XII, ainsi le 27 juin 1943 sur Radio Va-
tican : « Quiconque établit une distinction entre les juifs et les
autres hommes est un infidèle et se trouve en contradiction avec
les commandements de Dieu. »
Mais comme beaucoup d’autres pasteurs, Pie XII pressentit
à propos des ségrégations raciales le danger d’une parole pro-
phétique qui amènerait plus de mal que de bien. Le pape comp-
tait sur les Églises nationales pour agir et réagir. Durant l’été
1942, les chancelleries occidentales et le Saint-Siège reçurent
les premières informations sur l’existence des camps d’extermi-
nation en Pologne, mais ni Churchill, ni Roosevelt, ni Pie XII
ne souhaitaient intervenir publiquement par crainte d’une ma-
nipulation de leurs sources. Le souvenir des mensonges de la
propagande durant la Première Guerre était encore vivant. Le
déclenchement des rafles massives aux Pays-Bas paralysa le pape
qui expliqua la répression anti-juive par la récente déclaration
de l’épiscopat hollandais qu’il avait soutenue. Le 12 février
1943, le Comité international de la Croix-Rouge affirma au
nonce à Genève : « Tout d’abord les protestations ne servent de
rien, en outre elles peuvent rendre un très mauvais service à
ceux à qui l’on voudrait venir en aide » Et Pie XII de renchérir
73. DEFV, p. 605-606.

– 75 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

le 2 juin 1943 devant le Sacré Collège : « Toute parole de notre


part (…), toute allusion publique devaient être sérieusement
pesées et mesurées (…), dans l’intérêt même de ceux qui souf-
frent, pour ne pas rendre leur situation encore plus grave et plus
insupportable. »
Pourtant, malgré les risques pour les victimes, le pape décida
de parler. Pour son message radiophonique de Noël 1942, il dé-
clara :
Ce vœu [de la fin de la guerre], l’humanité le doit aux centaines
de milliers de personnes qui, sans faute de leur part, et parfois
pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été
vouées à la mort ou à une extermination progressive.
À la suggestion de l’ambassadeur des États-Unis, le pape
n’employa pas le mot « juif » dans son message, lequel n’eut
d’ailleurs aucun impact sur les faits et les populations, si ce n’est
que les responsables du Reich identifièrent dans l’Église catho-
lique un ennemi du Reich (74). Si depuis les années 1990 on a
reproché à Pie XII de n’avoir pas parlé plus fort ni plus explici-
tement, on oublie qu’il fut le seul à l’avoir fait, contrairement
à Churchill, Staline et Roosevelt, qui avaient des renseigne-
ments beaucoup plus précis que le Vatican sur l’extermination
en Pologne.
Dans l’impossibilité de parler librement, le pape se concentra
là aussi sur l’action concrète à travers des comités d’assistance
pour les juifs expatriés, un service de négociation de visas d’émi-
gration et d’aides financières en faveur des juifs catholiques.
Symboliquement, Pie XII nomma en janvier 1940 deux juifs à
l’Académie des sciences du Vatican, malgré les protestations du
gouvernement fasciste. Sur le plan diplomatique, il entretint
une discrète, mais souvent efficace, correspondance avec les res-

74. Joseph Goebbels écrit dans son Journal au 26 mars 1943 : « L’Église catho-
lique poursuit son infâme travail d’excitation (…). Cette prêtraille politisante
est, à côté des juifs, l’espèce la plus odieuse que nous hébergions aujourd’hui en-
core dans le Reich. Il faudra, après la guerre, résoudre le problème une fois pour
toutes. »

– 76 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

ponsables politiques d’Europe, dans le but de limiter les persé-


cutions. Il chercha ainsi à faire plier Mgr Tiso, devenu en 1939
Président de la Slovaquie sous protectorat nazi, et voulut le
convaincre en septembre 1941 de suspendre la législation anti-
sémite. De fait, le prélat accepta de donner plusieurs centaines
de grâces présidentielles et d’interrompre temporairement les
déportations. Près de 4 000 juifs non catholiques furent sauvés.
Dans le même sens, les bonnes relations du pape avec les auto-
rités croates, collaboratrices avec l’Allemagne, permirent de
transférer les juifs de Croatie vers la Turquie jusqu’en 1943. En
Roumanie, il autorisa la hiérarchie ecclésiastique à délivrer de
faux certificats de baptême, afin de ralentir les déportations, les-
quelles commençaient toujours par les juifs non convertis.
Enfin, l’action pontificale fut particulièrement opérante
pour les juifs de Rome. Après la chute de Mussolini, renversé
par le Grand Conseil fasciste en juillet 1943, Hitler envoie ses
troupes en Italie. Le 18 septembre, la Wehrmacht entre dans
Rome. Convaincu d’être arrêté par les nazis et devant le danger
qui menace les juifs de la ville, Pie XII leur fait ouvrir les cou-
vents, levant ainsi partout la clôture monastique. Le séminaire
romain devient lui aussi un refuge, ainsi que les catacombes. Le
pontife mobilise ses relations et les institutions religieuses pour
trouver une partie des 50 kg d’or exigés dans les 24 heures par
les SS aux juifs de Rome. Malgré ses efforts, une grande rafle a
lieu les 15 et 16 octobre. En Italie du Nord, le bilan des dépor-
tations sera plus lourd qu’à Rome. Malgré l’influence de l’idéo-
logie fasciste en Italie, le génocide des juifs se limita (sic) à 7 000
personnes (20 % de la communauté), chiffre incomparable aux
75 000 juifs tués en France, différence à mettre au crédit de l’in-
fluence indirecte du catholicisme dans la société italienne.
Dans les deux conflits mondiaux, l’Église a d’abord cherché
à sauvegarder la paix puis à limiter au maximum le déchaîne-
ment des violences contre les civils. La négociation diploma-
tique et le secret eurent bien plus d’efficacité auprès des popu-
lations menacées que les proclamations publiques, souvent
dangereuses et peu probantes. Les « paroles de feu » que Pie XII

– 77 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

regretta de ne pouvoir prononcer n’auraient servi à rien d’autre


qu’à sauver sa mémoire, sans nullement ébranler les régimes to-
talitaires. Ce qui demeure du pape est peut-être plus important :
des gestes concrets, une attitude morale et des témoins survi-
vants.

Conclusion

L’expérience millénaire de l’Église catholique a nourri une


évolution de sa doctrine sur la question de la guerre et de l’usage
de la force. Après le pacifisme des premiers chrétiens, qui
tranche avec l’idéal des guerres sacrées du peuple hébreu, la no-
tion de la guerre juste constitue une réflexion majeure dans la
théologie catholique, puisqu’elle impose de contrôler les acti-
vités guerrières et de canaliser les brutalités sociales. Les croi-
sades représentent d’ailleurs une forme originale de détourne-
ment de la violence. Au cœur de la Renaissance, l’Église renonce
à sanctifier les combattants et retrouve son pacifisme originel,
sans plus jamais parvenir à empêcher les conflits. Tout au plus
joue-t-elle un rôle caritatif, spirituel ou moral auprès des vic-
times et des combattants. La violence subie par un innocent est
une réactualisation des souffrances du Christ. La guerre est, en
toute situation, un mal absolu. Mais lorsque celle-ci est engagée,
l’homme conserve son libre arbitre :
L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente
de la loi morale durant les conflits armés (…). Ce n’est pas parce
que la guerre est malheureusement engagée que tout devient par
le fait même licite entre les parties adverses (CEC, § 2312).
Après les guerres totales qui ont profondément abîmé les so-
ciétés et remis en cause les valeurs de la civilisation européenne,
l’Église a réaffirmé un double impératif : l’impossibilité pour
un chrétien d’être du côté des oppresseurs et des bourreaux,
même si le métier de soldat s’avère légitime s’il est au service de
la nation et de la sécurité ; la légitimité de la défense de la vie
humaine contre tout système inique, défense qui doit éviter de
prendre le chemin de la lutte armée :

– 78 –
AU CARREFOUR DES VIOLENCES

Ceux qui renoncent à l’action violente et sanglante, et recourent


pour la sauvegarde des droits de l’homme à des moyens de dé-
fense à la portée des plus faibles rendent témoignage à la charité
évangélique (CEC, § 2306).
L’Église catholique conserve toutefois la notion de guerre
juste comme ultime recours au déchaînement de la force contre
des sociétés innocentes, mais elle se garde bien d’en proposer
des applications concrètes qui justifieraient chez les belligérants
un sentiment de toute-puissance et représenteraient un blanc-
seing à leurs opérations militaires. Plus que la guerre juste,
l’Église défend la paix juste : « Le respect et la croissance de la
vie humaine demandent la paix. La paix n’est pas seulement ab-
sence de guerre et elle ne se borne pas à assurer l’équilibre des
forces adverses » (CEC, § 2304). Car la paix est la condition du
rayonnement du bien commun dans une société. C’est au nom
de ces principes tirés de l’histoire de l’Église que le Pape Fran-
çois demanda le 18 août 2014 une réaction face à l’État isla-
mique en Syrie et Irak, mais il le fit avec les nuances nécessaires
afin d’éviter que ses propos soient instrumentalisés par les puis-
sances occidentales :
Dans ces cas où il y a une agression injuste, je peux seulement
dire qu’il est licite d’arrêter l’agresseur injuste. Mais je souligne
le verbe arrêter. Je ne dis pas bombarder ou faire la guerre (…).

– 79 –
II
La foi sans raison

L a foi chrétienne semble injustifiable. Des arguments de rai-


son peuvent expliciter certains éléments du dogme, voire
les prouver, mais aucune démonstration intellectuelle n’est ja-
mais parvenue à évacuer les doutes ou le scepticisme. La foi pa-
raît sans raison, et même déraisonnable.
Pourtant, la confrontation de l’Église avec les systèmes phi-
losophiques antiques puis modernes a obligé les érudits chré-
tiens à répondre aux attaques des sciences profanes, qui les ont
convoqués au « tribunal de la raison ». En mobilisant leur savoir
et leur intelligence pour la défense argumentée de leur foi, ces
lettrés ont intégré en retour dans leur mode de pensée les mé-
thodes intellectuelles des adversaires de l’Église. Ce phénomène
donna naissance, dès le IIIe siècle, à l’apologétique. En grec an-
cien, une apologia est une plaidoirie en faveur d’un accusé. Sous
la plume des Pères de l’Église, l’apologétique devint une défense
argumentée des vérités de la foi contestées par les païens :
« L’apologétique désigne l’explication qui permet ordinairement
de répondre à des accusateurs » (75). Mais, loin de n’être que
défensive, l’apologétique était aussi une rencontre entre les don-
nées de la foi et les usages de la raison et de la philosophie. Cette
« science » de la foi, indissociable de la naissance de la théologie,
fut en permanence en conflit et en dialogue avec les ressorts de
l’intelligence humaine. Les conflits fameux sont connus, d’Aris-

75. Isidore de Séville, Étymologies, 6, 8.

– 81 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tote à Galilée, tout comme les offenses apparentes de la foi chré-


tienne à l’encontre des exigences de la raison éclairée : les in-
dulgences, le Purgatoire, le littéralisme biblique, le dogmatisme.
L’Église est sommée d’expliquer les insultes de son histoire en-
vers la conscience rationnelle des hommes. Au fur et à mesure
des siècles, quelles ont été ses réponses aux conflits intellectuels
qu’elle a suscités ? Quelle place la raison occupe-t-elle dans son
anthropologie et sa propre justification ?

Que faire de la culture païenne ?

Dès sa naissance, le christianisme fut confronté à la philo-


sophie grecque, dont l’héritage était, encore au Ier siècle, brillant,
voire écrasant. Si la civilisation de la Grèce n’apparaissait plus
que comme l’ombre de ce qu’elle avait été cinq siècles plus tôt,
ses écoles philosophiques marquaient toujours le monde médi-
terranéen. Même le judaïsme des écoles d’Alexandrie s’était
frotté aux débats issus de l’aristotélisme et du platonisme. Les
cultes païens, quant à eux, ne s’intéressaient guère à la réflexion
intellectuelle, et cohabitaient sans mal avec les stoïciens, les épi-
curiens et les adeptes de sectes philosophiques aux exigences
existentielles. Les questions de la nature, du divin et de l’humain
n’étaient jamais abordées dans le cadre du temple, mais plutôt
sur l’agora. Socrate avait d’ailleurs contribué à creuser un fossé,
une défiance, entre les hommes du culte et ceux de la philoso-
phie. Il l’avait payé de sa vie. Lorsque le christianisme se diffusa
dans l’Empire romain, des générations entières de citoyens, de
sénateurs, de lettrés avaient été formés à la langue latine, à la
rhétorique et à la sagesse grecque. Les convertis furent immé-
diatement confrontés à leurs parents et amis restés païens qui
leur opposaient les arguments d’une raison critique et aiguisée.
Il leur fallut se déterminer sur le plan intellectuel, alors que la
foi ne leur fournissait que des preuves spirituelles ou person-
nelles.
L’attitude du jeune Augustin avant sa conversion est carac-
téristique. Éduqué à la romaine, imprégné par les lettres latines

– 82 –
LA FOI SANS RAISON

et grecques, il ne trouva pas dans la Bible les lumières intellec-


tuelles attendues :
Je n’étais pas encore en mesure d’y pénétrer, ni de courber la
tête pour y avancer (…). Ce livre me sembla indigne d’être com-
paré à la majesté cicéronienne. Mon orgueil en méprisait la sim-
plicité, mon regard n’en pénétrait pas les profondeurs (76).

Le doute originel sur la raison


La Bible, et plus encore le Nouveau Testament, avaient en-
raciné la conviction chez de nombreux chrétiens que le message
du Christ échappait à toute argumentation. Que Dieu se soit
incarné, qu’Il soit ressuscité, puis toujours rendu présent, ap-
paraissaient comme des affirmations trop nouvelles, sans com-
mune mesure avec les croyances anciennes, même celles des
juifs. L’Écriture elle-même ne rejetait pas cette irrationalité :
Le langage de la Croix est folie pour ceux qui vont à leur perte,
mais pour nous qui sommes sauvés, c’est la force de Dieu.
L’Écriture l’a bien dit : « Je détruirai la sagesse des sages et je ré-
duirai à rien les raisons de ceux qui savent. » Voilà pour faire
taire le sage, et l’homme cultivé et le théoricien de ce monde !
La sagesse de ce monde, Dieu l’a mise au rang des fous (I Co 1,
18-25).
La foi est d’abord une vertu qui doit se passer de raison et
même des sens, comme le confirme Jésus à Thomas : « Parce
que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu,
ont cru » (Jn 20, 29). Le domaine « sublunaire », c’est-à-dire le
monde perceptible, est incapable de saisir les mystères divins.
Chez de nombreux Pères de l’Église, la philosophie provo-
quait une hostilité de principe. Tertullien (✝ 222), converti vers
190, prêtre de Carthage, se lança avec ardeur dans les contro-
verses contre les hérétiques de son temps. Doté d’une vaste
culture latine, il refusait de transiger avec les mœurs anciennes.
Il s’enflammait contre les spectacles dégradants du théâtre et
des jeux, mais aussi contre le danger que faisaient peser les no-

76. Augustin, Confessions, 3, 5 (trad. J. Trabucco).

– 83 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tions de la philosophie grecque appliquées à la foi chrétienne.


Son soupçon à l’égard de ce vocabulaire engloba bientôt les phi-
losophes eux-mêmes, qu’il considéra comme « les patriarches
des hérétiques » (77). Vers la fin de sa vie, Tertullien se complut
même dans un antirationalisme assumé :
Le Fils de Dieu a été crucifié, je n’en ai pas honte car il faut en
avoir honte. Et que le Fils de Dieu soit mort, c’est tout à fait
croyable car c’est inepte. Et, qu’enseveli, Il soit ressuscité, c’est
tout à fait croyable, car c’est impossible ! (78).
Il alla jusqu’à proclamer : « Je crois parce que c’est absurde ».
Mais, au-delà de la provocation rhétorique, Tertullien voulut
être l’apôtre intransigeant de la foi pure, qui reste toujours su-
périeure à la raison, laquelle ne peut tout expliquer, tout justi-
fier. La foi était, à ses yeux, sa seule justification, sa seule raison.
Pourtant, lui-même se sépara de l’Église qu’il jugeait corrompue
et se rapprocha vers 207 des montanistes, groupe hérétique par-
tisan d’un christianisme de combat, sans concession avec le
monde romain païen, refusant de réintégrer les chrétiens qui
n’étaient pas allés jusqu’au martyre. Son rigorisme fut dès lors
condamné par le pape Calixte (217-222).
Saint Jérôme (✝ 419) lui-même, principal exégète chrétien
de son temps et premier traducteur de la Bible en latin (la Vul-
gate), se montrait réticent envers une certaine philosophie,
puisqu’il assimilait l’hérétique au philosophe, figure de celui
qui se fourvoie dans la quête de la vérité :
Les juifs cherchent Dieu d’une façon dévoyée, car ils espèrent
le trouver sans le Christ. Les hérétiques qui font retentir le son
creux de leurs discours cherchent celui qu’ils ne peuvent trouver.
Les philosophes également, ainsi que les barbares ont cherché
Dieu en formulant diverses opinions sur lui, mais comme ils ne
l’ont pas cherché comme il convient, leurs questions se sont ré-
vélées vaines ; ils pensaient en effet qu’on pouvait comprendre
Dieu avec les seules forces de l’intelligence humaine (79).

77. Tertullien, Adversus Hermogenem, 8, 3.


78. Tertullien, De carne Christi, 5.
79. Jérôme, In Titum, 3, 9 (trad. Jeanjean, Saint Jérôme et l’hérésie, p. 279).

– 84 –
LA FOI SANS RAISON

Jérôme s’avouait méfiant à l’égard d’une recherche de la vé-


rité qui n’utiliserait que la dialectique ou des méthodes pure-
ment intellectuelles, qu’il jugeait limitées. Seules les Écritures
offrent un chemin d’accès sûr. Mais derrière cette attitude se
jouait aussi le combat des premiers chrétiens contre la
gnose (80). Cette secte, à la fois philosophique et chrétienne,
connut ses plus grands succès entre 70 et 140 après J.-C. Pro-
fondément marquée par le platonisme, la gnose ambitionnait
d’adapter celui-ci aux apocalypses juive et chrétienne, en pré-
tendant que le monde céleste n’était accessible qu’à des initiés,
après de longues études mêlant la cosmologie, la théologie et
l’ésotérisme. Ce courant, qui ne reconnaissait pas dans le Christ
le Dieu-fait-homme, mais un ange glorieux apparu dans une
chair fantomatique, avait eu l’ambition d’adapter le message de
l’Évangile aux traditions platoniciennes et aux coutumes des
sectes philosophiques (secret, initiation, intellectualisme, sym-
bolisme, docétisme [81], etc.). Mais, ce faisant, la gnose faisait
du christianisme une science secrète et non plus une doctrine
universelle du salut. Les réticences de bien des hommes d’Église
envers la raison gréco-latine venaient du danger que représentait
pour eux l’influence gnostique.

La réconciliation avec la philosophie


Dès la fin du IIe siècle, les doutes sur la légitimité de la raison
sont levés grâce aux « Pères de l’Église », expression recouvrant
une vingtaine de noms prestigieux qui élucidèrent par l’intelli-
gence le message évangélique, d’Athanase d’Alexandrie (✝ 373)
à Jean Chrysostome (✝ 407), Hilaire de Poitiers (✝ 367) et Au-
gustin d’Hippone (✝ 430). Tous membres de la haute société
romaine, ayant reçu le meilleur de la culture gréco-latine, ils
convertirent celle-ci au christianisme, et réciproquement (82).

80. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 155-206.


81. Courant chrétien des premiers siècles refusant la réalité de l’Incarnation et
de la Passion : le Christ ne pouvait souffrir et mourir. Par voie de conséquence,
l’homme doit éviter la douleur et mépriser sa vie charnelle.
82. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 211-264.

– 85 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Tertullien lui-même, malgré son hostilité affichée au legs


de la raison, ne cessait d’avoir recours à une apologétique ar-
gumentée, enrichie par la langue latine, contre les ennemis de
la foi, et notamment les hérétiques. L’hérésie fut la grande af-
faire des Pères de l’Église, et c’est à cause d’elle qu’ils adoptè-
rent très tôt les méthodes de la philosophie. Durant les IIe-
Ve siècles, la doctrine chrétienne était en pleine phase de
constitution et n’avait pas encore acquis le niveau de précision
théologique qu’elle atteindrait au Moyen Âge. L’autorité ec-
clésiastique ne jouissait pas non plus du même degré de cen-
tralisation qu’elle aurait après le XIe siècle. L’Église était encore
largement épiscopale et conciliaire plus que pontificale. La re-
lative autonomie disciplinaire et doctrinale des communautés
favorisait le phénomène hérétique. Une hæresis, en grec, désigne
un « choix », c’est-à-dire une focalisation sur un point de la
doctrine, qui devient exclusif jusqu’à l’obstination, ou l’« opi-
niâtreté » selon l’expression ancienne. La gnose fut probable-
ment l’une des premières hérésies au sens où elle choisissait
dans le Christ sa nature parfaite, angélique, aux dépens de son
Incarnation.
À la fin du IIe siècle, deux autres courants hérétiques ébran-
lèrent l’Église : le marcionisme et le montanisme. Marcion
(✝ 160) distingua le Dieu de l’Ancien Testament de Celui du
Nouveau, seul à être bon et vrai. Il fallait débarrasser la foi des
influences juives, jugées légalistes et caduques, et valoriser le do-
cétisme. Vers 170, le chrétien Montan prétendit avoir un cha-
risme de prophétie, annonça l’imminence du Jugement dernier
et voulut faire de la continence une obligation de la vie chré-
tienne. Nul accommodement n’était permis avec Rome, la cité
de Satan. Ces différents mouvements généraient d’intermina-
bles conflits dans les communautés chrétiennes, tendues vers la
fin du monde et ainsi tentées par des excès de comportement,
notamment par la recherche du martyre.
Tertullien voulut dénier à ces groupes leur prétention à être
des Églises, car ils dénaturaient l’Évangile. Pour ce faire, il em-
prunta au droit romain – et donc à la culture païenne de l’Em-

– 86 –
LA FOI SANS RAISON

pire – l’« argument de la prescription » (83) : « Sera considérée


comme hérésie, ce qui est introduit après, et sera tenu pour vé-
rité, ce qui a été transmis depuis l’origine par la tradition » (84).
Si quelqu’un défend une doctrine qui n’est pas originellement
inscrite dans l’Évangile et qui n’a pas été héritée des Apôtres,
alors il est hérétique et la discussion est inutile.
Aux yeux de Clément d’Alexandrie (✝ vers 220), la philoso-
phie grecque s’avérait un instrument indispensable pour porter
une contradiction intellectuelle efficace contre les hérésies.
L’arme la plus sûre était la dialectique, autrefois décriée, car les
hérétiques eux-mêmes se servaient des méthodes sophistiques
dans leurs exégèses pour détourner le sens des Écritures. Mani-
festant une réelle sympathie pour la philosophie, Clément se
refusa à l’associer à l’hérésie, jusqu’à affirmer que, au contraire,
une hérésie n’était qu’une interprétation erronée des philo-
sophes anciens, à mi-chemin entre l’erreur intellectuelle et le
blasphème religieux. Pourtant, chez lui, l’ignorance s’avérait
une bonne attitude spirituelle, puisque l’aveu d’ignorance était
propice à la soumission au Christ. Mais elle ne pouvait être une
fin en soi, le seul but de l’homme étant la connaissance de
Dieu :
S’arrêter à l’examen de son ignorance, voilà ce que doit d’abord
apprendre celui qui marche selon la raison. L’ignorance a poussé
à chercher ; en cherchant, on trouve le maître ; l’ayant trouvé,
on a cru et, croyant, on a espéré ; puis, par l’amour, on s’assimile
alors à l’aimé, se hâtant d’être ce qu’on a commencé par
aimer (85).
Irénée de Lyon (✝ 202) fut l’un des artisans les plus précoces
de la réhabilitation de la pensée gréco-latine au sein du chris-
tianisme. Né à Smyrne, héritier des derniers disciples de l’évan-
géliste Jean, Irénée devint prêtre de Lyon puis évêque. Son ou-

83. Cette procédure de droit romain permettait de porter une objection décisive
qui avait pour effet de simplifier et d’abréger le procès.
84. Tertullien, Adversus Marcionem, 1, 1.
85. Clément d’Alexandrie, Stromates, 5, 16-17 (Sources Chrétiennes, Cerf, Paris,
1981).

– 87 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

vrage majeur, l’Adversus hæreses (Contre les hérésies), écrit en grec,


joua un rôle essentiel dans la définition de la foi, de l’Église et
de sa doctine. Les cinq chapitres de l’ouvrage cherchent à établir
une règle de vérité (regula veritatis) incontestable, qui permette
aux fidèles de distinguer la foi de l’erreur, l’Église de l’hérésie.
Inspiré par les méthodes d’argumentation gréco-latine, Irénée
expose les thèses hérétiques (premier chapitre), puis les réfute
une par une (2e chapitre), avant d’énoncer la vérité des Écritures
qu’est le Christ (3e), de proclamer l’unité des deux Testaments
(4e) et sa foi en la Résurrection (5e). Au terme de son parcours,
la regula veritatis qu’il déduit peut se résumer à un refus de la
gnose, au respect des Écritures et du message transmis par les
Apôtres :
Il ne faut plus chercher auprès d’autres la vérité qu’il est facile
de recevoir de l’Église, car les Apôtres, comme en un riche cel-
lier, ont amassé en elle, de la façon la plus plénière, tout ce qui
a trait à la vérité, afin que quiconque le désire y puise le breuvage
de la vie. C’est elle, en effet, qui est la voie d’accès à la vie ; tous
les autres sont des voleurs et des brigands (86).
L’antériorité de l’Église conduit à la préférer aux hérésies,
qui ont toutes une approche nouvelle et erronée de l’Évangile.
Irénée de Lyon apportait ici à la « raison chrétienne » un double
critère qui perdura pendant 2 000 ans : toute vérité de foi est
tirée de la Bible et interprétée dans l’Église.
En fixant ainsi les bornes de la doctrine chrétienne, Irénée
n’empêchait pas le travail de l’intelligence, mais il laissait ou-
verte la porte de l’Église à la philosophie et à la raison raison-
nante, dont les exposés pouvaient devenir des vérités de foi –
des dogmes –, dès lors qu’ils répondaient au double critère qu’il
avait formulé. Ainsi intellectuellement rassurés et guidés, les
chrétiens pouvaient donc justifier les incohérences apparentes
de leur foi – on disait alors sa démesure ou sa folie – et emprun-
ter à leurs détracteurs leur vocabulaire et leur dialectique.

86. Irénée de Lyon, Adversus hæreses, 3, 4, 1 (Sources chrétiennes, Cerf, Paris,


1965).

– 88 –
LA FOI SANS RAISON

La définition chrétienne de l’âme doit ainsi être considérée


comme un acquis des débats entre les philosophes païens et les
Pères de l’Église. Pour Platon et la plupart des Anciens, le corps
était une prison de l’âme, qui préexistait sous une forme céleste
à son incarnation. Si les chrétiens aussi estimaient plus l’âme
que le corps, leur approche différait toutefois du pessimisme
gréco-latin. Pour Tertullien, l’âme était bien créée par Dieu au
moment de la conception, et dans le sperme résidait déjà les
principes du corps et de l’âme, c’est dire que leur égalité était
acquise. « Les âmes sont créées individuellement en ceux qui
naissent », confirma saint Augustin. Clément d’Alexandrie y as-
socia l’idée d’une introduction de chaque âme dans la matrice
maternelle par un ange, à la manière de l’Incarnation du Christ
dans la Vierge Marie.
Les écoles philosophiques s’affrontaient autour du problème
de la mort : les épicuriens niaient toute vie à l’âme une fois le
corps disparu ; Platon pensait que l’âme revenait dans l’univers
incorporel d’où elle était tombée au moment de la conception ;
Plotin et ses disciples croyaient dans la métempsychose des âmes
(la réincarnation), tandis que les cultes anciens imaginaient une
survie dans un monde sans couleur ni bonheur, au-delà du Styx,
sans rapport possible avec les vivants. Face à ces hypothèses sans
concession pour le corps et amères pour l’âme, les premiers
chrétiens, eux, professaient la résurrection du premier et la sur-
vie de la seconde. Origène (✝ vers 253) pensait même que tous
les chrétiens se retrouveraient un jour au Paradis, erreur théo-
logique généreuse mais qui niait à l’homme sa liberté dans son
propre salut et qui fut condamnée sous le terme d’apocatastase.
Le christianisme antique ne rejetait pas toute influence plato-
nicienne, puisque l’âme du défunt était souvent décrite en train
de refaire le chemin antérieur à son incarnation, parcours rendu
d’autant plus difficile que sa vie avait été peccamineuse. Pour-
tant, la croyance dans la résurrection des corps bouleversa les
conceptions anciennes en donnant une valeur intrinsèque à ce
qui n’était, à l’époque, qu’un réceptable et un véhicule transi-
toire.

– 89 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Saint Augustin, modèle du philosophe chrétien


Augustin, né d’un père païen et d’une mère chrétienne, Mo-
nique, a probablement été le plus grand lettré chrétien de l’An-
tiquité et du Moyen Âge réunis. Originaire de la province ro-
maine d’Afrique (actuelle Tunisie), il devint professeur de
rhétorique ; sa longue quête spirituelle déboucha sur son bap-
tême en 387, après lequel il reçut la prêtrise puis l’épiscopat
d’Hippone en 396. Profondément romain mais blessé par la
chute de Rome en 410, il rédigea une œuvre monumentale qui
couvre presque tous les domaines de la foi. Esprit curieux et en-
cyclopédique, il maniait une langue latine d’une rare qualité, la
dialectique et l’ensemble des techniques d’écriture. Sa parfaite
connaissance des systèmes philosophiques et scientifiques de
son temps a contribué à enraciner l’Église catholique dans la
culture gréco-latine.
Son travail cherchait à la fois à répondre aux polémiques lan-
cées par des groupes hérétiques, surtout les donatistes (87), et
à justifier les grands mystères de la doctrine chrétienne au
moyen d’arguments audibles – si ce n’est convaincants – par les
Romains restés païens. Il commenta inlassablement la Bible,
défendit la grâce contre les pélagiens, l’action de la Providence
contre les païens ou encore la nature de l’Église contre les do-
natistes. Mais son ouvrage majeur reste La Cité de Dieu, rédigé
entre 415 et 427, lequel offre une ample vision de l’histoire du
salut, montrant les failles du paganisme face à la puissance in-
tellectuelle et spirituelle du christianisme, conduit par l’Esprit.
À ses yeux, toute l’Histoire est guidée par la Providence et
chaque individu comme chaque système politique se réfère soit
à la cité humaine, terrestre, soit à la cité de Dieu, qui ne vit que
dans l’amour du Christ. Mais ces deux cités sont en réalité deux
faces de la même réalité, la cité terrestre figurant les fragilités
de l’homme pécheur et la cité divine les grandeurs de l’homme

87. Apparu au temps de la persécution de Dioclétien (303-305), le donatisme


était un mouvement rigoriste d’Afrique du Nord condamnant les évêques qui
avaient faibli par peur des tortures.

– 90 –
LA FOI SANS RAISON

sauvé. Par cette œuvre immense, Augustin donna à la civilisa-


tion européenne son sens de l’Histoire, cette idée que l’huma-
nité suit, non pas un temps cyclique ou circulaire, mais une li-
néarité qui tend vers son achèvement et son rayonnement.
La démarche augustinienne était profondément raisonnée,
car elle s’appuyait sur la conviction d’un accord entre la foi et
la raison. Pour aller vers Dieu, la grâce est première, mais sans
explication intelligible la foi s’étiole : « Si vous ne croyez pas,
vous ne pouvez comprendre ». Les deux efforts se conjuguent
de façon indissociable : « Comprends pour croire et crois pour
comprendre » (88). C’est pourquoi la foi chrétienne ne s’oppose
nullement à la sagesse grecque ; les deux doivent collaborer :
Une croyance et un enseignement essentiel pour le salut de
l’homme, c’est que la philosophie, c’est-à-dire l’amour de la sa-
gesse, n’est pas une chose et la religion une autre chose (89).
La sagesse (sophia) à laquelle il fait référence est d’abord celle
de Platon, dont il reprend le vocabulaire et les principales ap-
proches, qu’il adapte à l’étude biblique.
Comme Platon, Augustin définit l’âme comme « une sub-
stance douée de raison et propre à gouverner le corps » (90),
c’est dire que l’homme est foncièrement un être de pensée et
de volonté. Plus encore, il identifie l’homme à son âme, sans
séparer le corps et l’âme ou mépriser l’un au profit de l’autre,
comme le faisaient les manichéens :
De même que l’âme, unie au corps, fait, avec lui, non pas deux
personnes, mais un seul homme, ainsi, le Verbe, uni à notre hu-
manité, forme avec elle, non deux personnes, mais un seul
Christ (91).
Chez Augustin, les êtres sont hiérarchisés en fonction de leur
mutabilité, c’est-à-dire selon leur capacité à se corrompre ou,
au contraire, à maintenir leur essence. Selon cette analyse, l’âme

88. Intellige ut credas, crede ut intelligas (sermon 43, 7, 9 ; PL 38).


89. Augustin, De vera religione (PL 34).
90. Augustin, La Grandeur de l’âme, 13, 22 (trad. Raulx, t. 3).
91. Augustin, Traité sur l’Évangile de Jean, 19, 5 (trad. Raulx, t. 10).

– 91 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

occupe une place intermédiaire : inférieure à Dieu, totalement


immuable ; supérieure au corps, qui naît, vieillit et meurt, tan-
dis que l’âme naît mais ne meurt pas. Incorporelle et immor-
telle, l’âme est rationnelle, image de la Trinité. C’est par elle que
l’homme est capable de se tourner vers Dieu (capax Dei) pour
obtenir plus d’immuabilité. Selon lui, contrairement aux pla-
toniciens, l’âme ne préexiste pas dans le Ciel, ce qui permet
d’éviter d’en faire un astre déchu dans un corps méprisable. Le
plus important est sa nature créée, apte à s’élever vers Dieu ou
à tomber dans le péché selon sa propre liberté et volonté :
Parce qu’elle est sujette au changement, et quoiqu’elle soit une
créature d’élite, toute âme est une créature ; elle a beau être plus
estimable que le corps, elle n’en est pas moins sortie des mains du
Créateur. Toute âme est sujette à des vicissitudes, c’est-à-dire que
tantôt elle croît et tantôt elle ne croît pas ; elle veut aujourd’hui,
et bientôt ne voudra plus ; tout à l’heure elle était chaste, elle est
maintenant adultère ; tour à tour elle se montre bonne et mau-
vaise : elle subit donc des variations dans son être (92).
Enfin, Augustin insiste sur la destinée finale de l’âme, qui
constitue la tension de toute son existence dans la chair, à savoir
le bonheur, lequel ne se trouve qu’en Dieu (93).
Comme représentant des Pères de l’Église, Augustin a su éta-
blir les caractères propres d’une intelligence de la foi, qui sache
maintenir un équilibre entre la culture latine, la philosophie
grecque, la sagesse antique et les appels de l’Évangile. Ce faisant,
il a élargi le champ de l’intelligence classique et reformulé le
christianisme sans le dénaturer. Cette intégration de l’approche
philosophique au sein de l’Église et de sa doctrine fut un bou-
leversement total des mentalités religieuses, puisqu’il permit par
la suite la naissance de la théologie, c’est-à-dire de la première
science du donné révélé. À compter du IVe siècle, le christia-
nisme adopta définitivement la culture gréco-latine et s’éloigna
de ses bases mentales sémitiques, rupture déterminante.

92. Ibid., 39, 8.


93. Augustin, La Vie bienheureuse, 2, 12 (trad. Raulx, t. 3).

– 92 –
LA FOI SANS RAISON

Apparition du dogme ou du dogmatisme ?


L’étude de la formation du dogme confirme cette accultu-
ration de la pensée chrétienne. Pourquoi fallait-il formuler un
cadre doctrinal strict plutôt que de laisser les hommes répondre
par l’imagination et la prière aux appels de Dieu ?
De fait, les religions païennes, animistes pour la plupart, se
passaient de dogme et de livre sacré, valorisant plutôt le geste :
sacrifices, pèlerinages aux sanctuaires, processions. L’efficacité
de la prière était indissociable du respect de sa forme. La variété
des divinités et des cultes offrait une grande liberté d’attitude
pour chaque personne, même s’il était acquis que le scepticisme,
ou pire l’athéisme, était prohibé. La cité grecque ne réclamait
de ses citoyens que la participation aux rites collectifs et ne se
préoccupait pas de leur foi intérieure et personnelle – si elle exis-
tait. Même le judaïsme n’imposait pas de doctrine autre que le
monothéisme. Et encore celui-ci prenait-il la forme d’un récit
poétique narrant l’histoire des patriarches et du peuple hébreu.
Cette absence de mise en forme dogmatique autorisait toutes
les interprétations, les courants et les sectes juives.
Dès sa naissance, la particularité du christianisme résidait
dans la foi au Christ comme Fils de Dieu, c’est-à-dire qu’il mê-
lait une dimension relationnelle et une autre intellectuelle ou
catéchétique : le chrétien aime le Christ, mais il le croit Fils de
Dieu (94). Ne plus vivre cette relation entraîne à l’hypocrisie ;
ne plus croire dans la divinité du Christ conduit à rendre vaine
sa vie terrestre. Foi intérieure et foi ecclésiale (on dirait plutôt
théologale) sont inséparables. Or, après son Ascension, le Christ
laissa ses disciples sans mode d’emploi, sans avoir explicité les
grands mystères de sa nature et de sa mission sur terre. Celle-ci
était d’autant plus difficile à percevoir que les cultes anciens au-
torisaient les prodiges, mais jamais une incarnation divine. Avec
le départ du Christ, il ne restait de lui qu’un appel à adhérer à
sa Personne par amour, mais qui était-il vraiment ? S’il était

94. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 3, p. 11-22.

– 93 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

bien le Fils, quelles conséquences pour Dieu ? Comment penser


sa mort et sa Résurrection ?
À la fin du Ier siècle, l’enseignement du Christ était désormais
enrichi et explicité par celui des Apôtres, des évangélistes, de
Jean et surtout de Paul de Tarse. Le Nouveau Testament en
cours d’élaboration associe des passages narratifs inspirés par la
tradition juive du récit, mais aussi des lettres doctrinales et mo-
rales plus explicites. Paul avait commencé de répondre aux ques-
tions majeures qu’avait posées le Christ : la Résurrection
(« Scandale pour les juifs et folie pour les païens », I Co 1, 23),
la mort rédemptrice, et même la Trinité. En raison de sa nou-
veauté totale, le christianisme était déjà indissociable d’une jus-
tification ou d’une apologétique. La relation personnelle au
Christ ne se suffisait pas à elle-même, mais avait besoin d’une
étude, comme d’ailleurs le faisaient les rabbins avec la Tora.
Les débats autour de l’Évangile ne cessèrent plus et furent
même d’une virulence étonnante aux IIIe-Ve siècles (95). Les
milieux orientaux étaient accoutumés aux controverses reli-
gieuses et aux apports spirituels extérieurs, si bien que le chris-
tianisme fut lui aussi touché par cette agitation des idées. Vers
320, Arius, prêtre d’Alexandrie, rédigea la alie, ouvrage qui,
dans le but louable de sauvegarder le monothéisme et la puis-
sance du Père au sein de la Trinité, lui réserva les titres d’agen-
nètos (non-engendré) et d’arkè (principe suprême) :
Dieu ne fut pas toujours Père. Il fut un temps où Il n’était pas
père encore (…). Le Fils n’a pas toujours été (…). Le Verbe n’est
pas vrai Dieu. Bien qu’on l’appelle Dieu, Il ne l’est pas vraiment,
mais seulement par participation de grâce (96).
Le Christ, bien qu’il fût le Logos, le Verbe divin, n’était nul-
lement équivalent en majesté au Père qui, seul, était Dieu. Fils
et Esprit n’en étaient que des émanations, subordonnées au
Père. Jésus devait d’abord être vu comme un homme qui avait

95. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 135-150 et 265-315 ; I. Ortiz


de Urbina, Nicée et Constantinople, Édition de l’Orante, 1963.
96. Athanase d’Alexandrie, Apologie contre les Ariens, 1, 5-6 (PG 26, 21-24).

– 94 –
LA FOI SANS RAISON

pu accéder à la divinité après sa Résurrection. Aussitôt l’Église


se divisa en deux camps antagonistes, une centaine d’évêques
se rassemblèrent autour du patriarche Alexandre d’Alexandrie,
tandis qu’Arius trouva des partisans en Palestine. Face au risque
de désordre, l’empereur Constantin convoqua un concilium,
une « assemblée », dans la cité de Nicée en mai 325. Plus de
deux cents évêques se rassemblèrent, venus de tout le monde
romain, mais surtout de sa partie orientale. Le pape fut toutefois
représenté. Face à l’arianisme, qui était une remise en cause de
l’unité entre le Père et le Fils, un difficile compromis parvint à
se dégager durant le concile, sous l’arbitrage de l’empereur. Les
idées d’Arius y furent majoritairement condamnées comme une
hérésie, un « choix » désordonné.
Mais il fallut aussi rappeler fermement ce qu’était la Trinité.
Le vocabulaire biblique, très imagé et peu conceptuel, ne per-
mettait pas d’exprimer l’unité ontologique entre les Personnes
divines, il fallut donc recourir à la langue grecque, plus précise,
plus technique, ce qui suscita de vives controverses. Était-il sain
d’utiliser un vocabulaire païen à propos des mystères de la foi ?
Pour exprimer le lien de paternité entre le Père et le Fils, sans
suggérer une création ou une naissance semblable aux êtres hu-
mains, on utilisa le grec gennetenta, « engendré », voire « pro-
duit », qui se distingue de la simple descendance. De même,
afin d’exprimer l’unité dans la Trinité, malgré la différence des
trois Personnes, on parla d’une même ousia, terme grec signi-
fiant « essence » ou « substance première », qui, en philosophie,
permet d’invididualiser chaque être par rapport aux autres. Le
Fils était donc omoousion avec le Père, c’est-à-dire qu’Il en par-
tageait la substance concrète et unique. Ainsi, le retour au vo-
cabulaire païen offrait aux évêques du concile des nuances nou-
velles sur l’unité d’être et l’égalité du Père et du Fils, tout en
préservant leur identité propre.
On décida enfin, sans doute sous l’influence de l’empereur
Constantin et de son principal conseiller, l’évêque Eusèbe de
Césarée, de donner pour critère d’unité de la foi une déclaration
commune qui aurait force de loi, approuvée par l’empereur, et

– 95 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

qualifiée de « symbole », du grec symbolon qui désigne le signe


de reconnaissance entre deux personnes, aussitôt traduit en
latin, afin que les deux textes aient la même autorité :
Nous croyons en un seul Dieu, Père Tout-Puissant, Créateur de
tous les êtres visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-
Christ, Fils de Dieu, unique engendré du Père (gennetenta ek
tou Patros monogénè/natum de Patre), c’est-à-dire de la subs-
tance du Père (toutestin ek tès ousias tou Patros/hoc est de sub-
stantia Patris), Dieu né de Dieu, Lumière de la Lumière, vrai
Dieu du vrai Dieu, engendré non pas créé (gennetenta ou poïè-
tenta/natum non factum), consubstantiel au Père (omoousion
tô Patri/unius substantiæ cum Patre) [97].
Malgré sa condamnation, l’arianisme continua de se répan-
dre et même Constantin, qui avait pourtant validé les décisions
du concile de Nicée, opta personnellement pour la théorie
d’Arius. L’empereur Valens (634-378) fut farouchement anti-
nicéen. L’arianisme perdit progressivement de son influence,
notamment sous l’action du pape Damase (✝ 384), d’Ambroise
de Milan (✝ 397) et de l’empereur Théodose (✝ 395) qui offi-
cialisa le christianisme nicéen.
La pratique des conciles devint régulière afin de traiter les
querelles intellectuelles qui naissaient fréquemment dans les
communautés. L’égalité entre le Fils et le Père était-elle valable
pour le Saint-Esprit ? Pour répondre à cette nouvelle contro-
verse, le concile de Constantinople (381) ajouta au Symbole de
Nicée à propos de l’Esprit : « qui est Seigneur et qui donne la
vie, Il procède du Père, Il reçoit même adoration et même gloire
que le Père et le Fils ». Les débats se déplacèrent alors sur la
Vierge, car le patriarche de Constantinople affirma que Marie
ne pouvait être qualifiée de éotokos, de « Mère de Dieu », mais
seulement de « Mère de Jésus ». Mais selon cette proposition,
le Christ se retrouvait divisé en deux personnes, un Christ-
homme et un autre divin, alors que la tradition défendait la pré-

97. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. 2-1, p. 35. Le Symbole de Nicée
s’inspira largement de celui de l’Église de Césarée de Palestine, rédigé par
l’évêque Eusèbe au début du IIIe siècle.

– 96 –
LA FOI SANS RAISON

LA NATURE DU CHRIST SELON LES THÈSES DU IVE SIÈCLE

Dieu Homme
Arianisme
Christ

Dieu Homme Monophysisme


Christ

Dieu Homme
Chalcédoine
Christ

sence de ses deux natures (humaine et divine) en une seule Per-


sonne, ce que rappela le concile d’Éphèse (431).
L’une des dernières grandes controverses doctrinales de la
fin de l’Antiquité fut provoquée par Eutychès, prêtre d’Alexan-
drie, qui acceptait l’idée d’une personne unique du Christ, mais
n’imaginait pas que ses deux natures aient été préservées en co-
habitant dans le même être. La nature humaine de Jésus avait
forcément été absorbée par sa nature divine. Par voie de consé-
quence, le Christ, vrai Dieu mais non vrai homme, n’avait pu
mourir sur la Croix, car Dieu ne peut souffrir. Ce monophysisme
(« une seule nature ») déboucha sur la réunion du concile de
Chalcédoine en 451 où les évêques assemblés durent marteler
la différence des deux natures unies dans l’unique Personne du
Christ :
Nous enseignons tous unanimement que nous confessons un
seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait
en divinité et le même parfait en humanité, le même vraiment
Dieu et vraiment homme, composé d’une âme raisonnable et

– 97 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

d’un corps, consubstantiel (omoousion) au Père selon la divinité


et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout sem-
blable à nous sauf le péché, avant les siècles engendré du Père
selon la divinité, et aux derniers jours le même engendré pour
nous et pour notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon
l’humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique en-
gendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans change-
ment, sans division (98).
Le Symbole était clair, précis, inattaquable et devint dès lors
le Credo (« je crois ») sur lequel l’Église allait s’appuyer pour en-
seigner la doctrine de l’Évangile, relue à la lumière de la raison
humaine.
Les païens qui assistaient de loin aux discussions entre chré-
tiens jugèrent que ceux-ci se chamaillaient pour peu de chose.
Au moins la précision du vocabulaire en jeu et des définitions
élaborées prouvait-elle combien le langage et la raison étaient
entrés au cœur des réflexions de l’Église. Toutes ces questions
renvoyaient à des problèmes de fond, car de la définition de
Dieu et du Christ dépendait celles de l’homme et de son salut.
Déjà aux siècles précédents, il avait fallu rappeler contre la gnose
et le docétisme que le christianisme n’était ni une science d’ini-
tiés ni un manichéisme hostile à la chair. En affirmant, comme
les monophysites, un Jésus surtout Dieu, on faisait de sa vie ter-
restre un passage désincarné, sans souffrance et donc sans com-
passion profonde ; sa mort n’était qu’un simulacre qui ne pou-
vait rejoindre l’humanité dans sa réalité ultime. Il fallait donc
que Jésus fût aussi un homme pour le racheter. À l’inverse, si le
Christ n’avait été qu’un être humain amélioré, comme l’imagi-
nait Arius, alors il n’aurait pu réconcilier l’humanité avec Dieu,
qui demeurerait loin de tout et de tous. Plus encore, Dieu s’avé-
rait particulièrement cruel d’avoir laissé crucifier un innocent
tout en sachant que sa mort ne changerait rien au sort commun.
En bâtissant une doctrine officielle, l’Église clarifiait l’iden-
tité du Christ : un homme qui est Dieu, mort et ressuscité.

98. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. 2-1, p. 199.

– 98 –
LA FOI SANS RAISON

Cette doctrine, du latin doctrina, « enseignement », fut bientôt


confondue avec le dogme, du grec dogma, l’« opinion », car le
dogme était l’opinion unanimement reconnue dans l’Église à
propos du Christ et de son enseignement. Parce que le dogme
était le « symbole » chrétien, au sens de signe de reconnaissance,
on introduisit sa récitation dans la messe, afin de rappeler que
cet enseignement faisait l’unité de l’Église depuis les grands
conciles. Les catéchumènes qui désiraient le baptême furent in-
vités à l’apprendre par cœur afin de signifier leur adhésion à la
doctrina.
Les dogmes n’étaient-ils pas toutefois des superstructures
ajoutées au message du Christ ? Chaque époque apporte sa
propre compréhension de l’Évangile et répond aux interroga-
tions qui peuvent en briser les bases intellectuelles et spiri-
tuelles. Le christianisme pur, sans dogme, censé être celui du
Christ, est d’ailleurs une illusion puisque tout ce qui a été
transmis à son propos l’a été à travers les mentalités et les écrits
des communautés chrétiennes de la seconde moitié du Ier siècle.
En quelque sorte, le christianisme est nécessairement aposto-
lique, transmis par les Apôtres. Le retour à un Christ sans
Église est une chimère car tous les textes du Nouveau Testa-
ment sont intrinsèquement ecclésiaux. Le passage obligé par
l’Église est probablement la garantie d’une doctrina équilibrée
et le signe qu’on ne va vers Dieu qu’à travers la communauté
humaine.
Fallait-il pour autant interdire l’opinion d’Arius ou des au-
tres hérétiques ? Outre le fait que la libre expression est une idée
bien récente, le double enjeu qui inquiétait ces chrétiens n’était
rien moins que le cosmos lui-même et le salut de l’humanité,
car l’idée – irrationnelle en apparence – d’une incarnation de
Dieu bouleversait l’équilibre et la distinction entre terre et Ciel,
entre le monde humain et le monde divin. Or, la philosophie
grecque considérait le relatif et l’indistinct comme des marques
d’altération, de dégradation, tandis que les mentalités romaines
cherchaient obstinément l’unité de l’être et de l’Empire. La dé-
finition de la christologie avait des implications universelles :

– 99 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

comment assurer la différence entre Dieu et les hommes tout


en offrant le salut à ceux-ci ? Comment le Christ pouvait-il être
pleinement homme et Dieu sans corruption ? Comment l’Em-
pire pouvait-il prier un seul Christ si celui-ci était divisé ? La
présence de l’empereur dans les conciles était aussi le signe que
le dogme avait une éminente valeur sociale. En faisant du
dogme, démocratiquement défini par les évêques, une loi im-
périale, Constantin puis Théodose imposèrent de fait un certain
dogmatisme dans l’Empire et une confusion entre la loi civile
et la doctrine religieuse, entre l’hérétique et le traître à l’empe-
reur. Pourtant, la liberté des discussions qui avaient enthou-
siasmé les fidèles et les clercs montre à quel point le dogmatisme
fut totalement absent de l’élaboration du dogme.
Au-delà du contexte antique des premiers symboles chré-
tiens, le dogme apparaît comme le garant d’un bon ajustement
anthropologique de l’Évangile. En effet, l’absence de dogme a
des conséquences immédiates sur la perception de l’homme,
autant que sur celle de Dieu. Bien sûr, le cadre doctrinal ne doit
pas manquer son but, qui est la rencontre ultime, et non ses
propres énoncés (99). Comprise de cette façon, la confiance
dans le dogme devient elle aussi un acte de foi, ainsi que le pro-
posait le cardinal John Henry Newman (✝ 1890) :
Un dogme est une proposition ; il représente une notion ou une
chose ; et le croire, c’est lui donner un assentiment intellectuel,
en tant qu’il représente l’un ou l’autre (…). Lui donner un as-
sentiment réel est un acte de religion ; lui donner un assenti-
ment notionnel est un acte théologique (100).
Accepter le dogme est donc une étape sur un cheminement
vers une autre compréhension de la foi, laquelle exige des ap-
ports extérieurs à la personne : des études, des enseignements,

99. Selon Thomas d’Aquin : Actus fidei non terminatur ad enuntiabile sed ad rem,
« L’acte de foi ne s’arrête pas au mot prononcé mais vise sa réalité (Dieu) »
(Somme théologique, partie II-II, q. 1 a. 2 ad. 2).
100. Essai d’une Grammaire de l’assentiment, paru en 1870 sous le titre An Essay
in Aid of a Grammar of Assent.

– 100 –
LA FOI SANS RAISON

des critiques, mais aussi un enrichissement intérieur, indisso-


ciable de la prière et du désir de Dieu (101).

Le dialogue entre culture et théologie au Moyen Âge

Le Moyen Âge (Ve-XVe siècle), perçu souvent comme une


période sombre, apparaît à la lumière des sources comme, au
contraire, un temps d’élaboration d’une culture à la fois pro-
prement européenne et authentiquement chrétienne. Entre les
Ve et Xe siècles, les efforts de l’Église étaient tournés vers la chris-
tianisation de populations encore attachées aux cultes anciens
et aux mœurs païennes. Depuis que les Pères de l’Église avaient
adapté le christianisme à la civilisation gréco-latine, notamment
en traduisant en latin la Bible grecque, la pensée européenne
s’élabora parallèlement à la christianisation et à la latinisation.
En raison des invasions germaniques des IVe-VIe siècles, l’ap-
prentissage du latin déclina dans les cités ; les magistri, les vieux
maîtres de l’époque romaine, disparurent, et les langues germa-
niques s’imposèrent auprès des populations autrefois latinisées.
Ce faisant, la brillante culture des Pères tendit à s’effacer. Pour-
tant, les évêques tentaient de maintenir des écoles dans leur cité.
Les monastères jouèrent le rôle de centres d’études recopiant les
manuscrits païens d’Ovide, Horace et Quintilien. Bien que les
langues maternelles européennes fussent après le Ier siècle des
idiomes germaniques, occitans ou romans, les fidèles priaient
en latin, les traités ecclésiastiques imitaient Cicéron, les histo-
riens et chroniqueurs s’inspiraient de Suétone, de Virgile, les
prêtres prêchaient à la manière des orateurs antiques, et toute
explication spirituelle plongeait dans le corpus culturel de la
Rome impériale. La conversion de l’Europe et la compréhen-
sion de la foi furent inséparables de ce processus intellectuel. Si
l’arrivée des peuples franc, saxon, burgonde et goth interrompit

101. CEC, § 89 : « Il existe un lien organique entre notre vie spirituelle et les
dogmes. Les dogmes sont des lumières sur le chemin de notre foi, ils l’éclairent
et le rendent sûr. »

– 101 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

la transmission de l’héritage culturel romain, l’Église continua


d’enrichir l’exégèse biblique et l’explication des mystères chré-
tiens à travers le legs gréco-latin, qu’elle avait toutefois tendance
à idéaliser sans parvenir à l’imiter vraiment. Pourtant, à force
de commenter les travaux des Pères, les clercs du Moyen Âge
innovèrent. C’est par cet effort permanent que s’élabora la theo-
logia, « la science de Dieu », un discours sur la foi qui se voulait
rationnel, nourri de philosophie et de métaphysique.
Le plus éminent représentant de cette pensée nouvelle fut le
moine devenu pape Grégoire le Grand (590-604), qualifié de
« docteur du désir ». Ses ouvrages spirituels défendaient une
doctrine de l’amour de Dieu, jamais dogmatique, fondée sur
les textes patristiques et l’exégèse rabbinique, voyant d’abord
dans la connaissance une saveur, un goût, plutôt qu’une science.
C’était le principe de la lectio divina, l’étude biblique monas-
tique. Chaque terme, chaque verset de la Bible étaient expliqués
selon leur sens hébraïque ou grec, leur valeur rhétorique ou
grammaticale, puis ruminés à satiété selon leur symbolisme spi-
rituel, afin d’enrichir la vie intérieure du lecteur. L’étude était,
pour Grégoire le Grand, à la fois prière et compréhension.

La renaissance culturelle carolingienne


Aux VIIIe-IXe siècles, la dynastie carolingienne fit du renou-
veau des études – la translatio studii – le fer de lance de sa poli-
tique impériale (102). Lorsque Charlemagne monta sur le trône
de Pépin le Bref en 768, la rénovation avait déjà commencé,
notamment sous l’action de son père. En favorisant les grandes
abbayes royales et la diffusion du monachisme, Pépin avait as-
suré un certain dynamisme culturel, car toute science, tout sa-
voir écrits se transmettaient d’abord dans les monastères. En
effet, au moment des pires troubles en Europe occidentale –
entre les Ve et VIIe siècles – la culture classique et la langue latine

102. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 3, p. 53-112 ; Vilanova, Histoire des


théologies chrétiennes, p. 543-591 ; Paul, L’Église et la culture, t. 1, p. 122-165 ;
Riché, Les Carolingiens, p. 310-333.

– 102 –
LA FOI SANS RAISON

avaient pu se maintenir dans les monastères, notamment irlan-


dais, où elles se christianisèrent rapidement en rencontrant la
liturgie et l’Écriture sainte. Si bien qu’au sortir du chaos, la
culture antique n’était plus tout à fait la même qu’avant. Ses
détenteurs n’étaient plus des aristocrates romains ou des lettrés
profanes, mais uniquement des hommes d’Église, et surtout des
moines.
Charlemagne dut sentir très tôt l’importance de la culture,
puisqu’il annonça, en prologue à un recueil d’homélies :
Nous nous imposons la tâche de faire revivre, avec tout le zèle
dont nous sommes capables, l’étude des Lettres, abolie par la
négligence de nos devanciers. Nous invitons tous nos sujets,
pour autant qu’ils en sont capables, à cultiver les Arts libéraux,
et nous leur en donnons l’exemple (103).
Tout un programme est résumé en ces quelques lignes. Il fal-
lait développer les études littéraires, qu’on appelle les Arts libé-
raux, divisées en deux branches. La première, le Trivium, est
une initiation intellectuelle aux matières fondamentales, une
sorte d’enseignement secondaire, fondé sur la grammaire, la dia-
lectique et la rhétorique. On apprend à parler, écrire et raison-
ner en latin. Alors seulement le jeune scolaire pourra passer au
Quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique)
qui lui ouvrira un jour les portes de la théologie. Le travail sur
l’Écriture sainte, la liturgie et les psaumes s’approfondit à toutes
les étapes du cursus.
Charlemagne lui-même chercha toujours à enrichir sa cultu-
re latine. Sous le contrôle du clerc Pierre de Pise, il aurait appris
la grammaire et la rhétorique, c’est-à-dire les techniques de l’ar-
gumentation, puis la dialectique, le calcul et l’astronomie grâce
aux conseils du diacre Alcuin, qui passait pour « l’homme le
plus savant qui fût alors ». Anglo-Saxon, maître à l’école d’York,
Alcuin organisa la réforme scolaire de Charlemagne et forma
une académie palatine à Aix-la-Chapelle (104). L’Anglo-Saxon

103. Hanne, Charlemagne.


104. Kleinclausz, Alcuin.

– 103 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

fit feu de tout bois en rédigeant des manuels de grammaire, de


rhétorique, des commentaires de l’Écriture, des poèmes et une
abondante correspondance. Il révisa même le texte biblique, ce
que plus personne n’avait fait depuis saint Jérôme, au début du
Ve siècle. Son rôle à la cour fut encore de former une génération
de théologiens et d’érudits, qui poursuivraient son œuvre, no-
tamment Éginhard (✝ 840) et Pierre de Pise, grammairien il-
lustre. Quatre-vingts ans plus tard, le moine Notker le Bègue
pouvait inventer l’expression de translatio studii, la « transmis-
sion du savoir » de l’Antiquité à l’époque carolingienne, grâce
à l’action de Charlemagne et du maître d’York. « L’enseigne-
ment d’Alcuin fut si fructueux, écrivit-il, que les modernes Gau-
lois, ou Français, devinrent les égaux des Anciens de Rome et
d’Athènes. »
Néanmoins, la spiritualité de ces hommes d’Église, moines
ou théologiens, paraît superficielle. En effet, les notions d’inté-
riorité, de prière intime ou d’adhésion de la conscience sem-
blent secondaires chez eux et laissent place à un certain confor-
misme et à une piété extérieure. La sagesse, dans leur esprit,
paraît se limiter à une érudition religieuse. Leur pensée philo-
sophique est d’abord théologique, et l’on se contente souvent
de la lecture de saint Augustin et d’un Platon abrégé, sans pou-
voir en saisir toutes les nuances. Il y a là une limite dans leur
foi, limite qui est d’ailleurs celle de leur époque.
Toutefois, dans les scriptoria des abbayes de l’Empire, les
moines développèrent une activité d’écriture sans précédent,
portés par la prière. Ils recopièrent par milliers les livres an-
tiques, même les plus éloignés de leur culture monastique,
comme ceux d’Ovide, Cicéron et Virgile. À travers leur corres-
pondance, les abbés montraient leur soif d’ouvrages anciens,
chrétiens ou non. Vers 780, à Corbie, des moines mirent au
point une typographie d’une telle clarté, d’une telle perfection,
que les imprimeurs de la Renaissance voudront l’imiter en
croyant reproduire l’écriture des Anciens. C’est la « minuscule
caroline » qui, petit à petit, se répandit et se généralisa dans tous
les scriptoria du royaume. Sous l’impulsion de l’Académie pa-

– 104 –
LA FOI SANS RAISON

latine, abbayes et aristocrates constituèrent des bibliothèques


de manuscrits. Celle d’Angilbert, gendre du roi, dépassait les
deux cents volumes, ce qui est considérable pour l’époque et
pour un laïc. Les artistes monastiques exécutèrent de splendides
bibles enluminées, des recueils d’Évangiles ornés de pierres pré-
cieuses et des sacramentaires ouvragés.
Pour promouvoir la connaissance de la Bible et du latin,
Charlemagne demanda en 789 l’ouverture dans chaque abbaye
royale et dans toutes les cités épiscopales d’une école pour clercs,
bientôt accessible aussi aux enfants de l’aristocratie, le but étant
que les élites puissent guider le peuple en fonction des obliga-
tions chrétiennes et d’une certaine efficacité administrative.
Les résultats de cet ambitieux programme étaient encore mo-
destes au début du IXe siècle. On assista néanmoins à l’éclosion
de quelques grands centres culturels, tels Aix-la-Chapelle, Tours,
Fulda, Corbie et Saint-Riquier. Ces moines anonymes sauve-
gardèrent des milliers d’ouvrages anciens et ainsi la majeure par-
tie de l’héritage de l’Antiquité. Leur œuvre n’était pas de créer
mais plutôt de conserver et transmettre. La renaissance carolin-
gienne atteint là ses limites. Malgré les réserves de certains let-
trés envers les Lettres profanes, les clercs conservèrent toujours
cette fascination d’enfant pour les monuments littéraires des
temps anciens. L’évêque Ermenrich (✝ 874) devait l’avouer, lui
aussi : « Les paroles des poètes païens, si impures soient-elles
dans la mesure où elles ne sont pas vraies, peuvent être d’une
grande utilité pour l’intelligence de la parole divine. » La science
et le savoir valaient-ils d’être étudiés pour eux-mêmes, par pur
amour des mots et de la connaissance ? L’abbé Loup de Ferrières
n’hésitait pas à répondre en 829 : « À mon avis, la science vaut
d’être convoitée pour elle-même ». Les clercs carolingiens po-
sèrent ainsi la question fondamentale des rapports entre foi et
culture.

La philosophie, servante de la théologie


À compter du XIe siècle, les théologiens monastiques déve-
loppèrent une approche originale de la pensée, mêlant l’amour

– 105 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

des lettres et le désir de Dieu (105). Inspirés par l’Écriture, qu’ils


connaissaient par cœur, les ouvrages patristiques et la littérature
classique, les moines européens unifièrent ces différentes sources
dans leur liturgie, référence ultime de leur vie quotidienne et
de leur culture (106). Par amour d’une langue soignée capable
d’exprimer l’indicible, ils se passionnèrent pour le genre épis-
tolaire, la grammaire, l’histoire et les vies de saints. À la suite
de Grégoire le Grand, leur programme intellectuel se voulait
édifiant et moral, mais indissociable d’une recherche d’une cer-
taine vérité rationnelle. Aucun dogmatisme sous leur plume,
mais plutôt un goût de la rencontre avec les hommes et Dieu
entretenu à l’infini. Science et philosophie étaient des formes
indirectes de méditation, comme le confirme l’abbé prémontré
de Bonne-Espérance Philippe de Harvengt (✝ 1183) :
Au cloître il n’y a guère de place pour la vanité : on n’y recherche
que la sainteté. Là, jour et nuit, le juste se soumet à la divine
volonté, s’adonne aux hymnes, à la prière, au silence, aux
larmes. Là, dis-je, la sincérité d’une vie purifiée nettoie l’intel-
ligence ; alors celle-ci permet d’arriver à la science plus facile-
ment et plus efficacement (107).
Et Bernard de Clairvaux (✝ 1153), dans son Sermon sur le
Cantique des cantiques, de décrire ainsi le but ultime : « On ne
vit pas pour chercher, mais pour désirer ; non pour savoir mais
pour expérimenter ».
Mais cette théologie monastique évolua rapidement en rai-
son de la multiplication au XIe siècle d’écoles enseignant les Arts
libéraux dans les cités épiscopales comme Laon, Chartres, Paris,
puis de l’apparition, au début du XIIe siècle, d’un nouveau type
de monastères : les victorins, qui mirent au point une véritable
science de l’étude (108). Dans toutes ces écoles, la liberté intel-

105. Titre d’un ouvrage célèbre de Dom Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le
désir de Dieu.
106. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 523-541 ; Paul, L’Église et la
culture, t. 1, p. 256-295.
107. Riché-Lobrichon, Le Moyen Âge et la Bible, p. 145.
108. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 3, p. 227-278.

– 106 –
LA FOI SANS RAISON

lectuelle était quasi totale, du moins tant que les mystères chré-
tiens n’étaient pas attaqués. Fondé en 1108 à l’intérieur même
des murailles de Paris, le couvent de Saint-Victor voulait être
un cloître urbain, au cœur de la cité humaine, organisant toute
son activité autour de l’enseignement, de la prédication et de la
copie de manuscrits. La science des victorins n’était pas une
connaissance rationnelle ou expérimentale. Il s’agissait plutôt
d’une approche du monde et du savoir perçus à travers la sagesse
biblique et les auteurs chrétiens. Parmi les victorins figurait
l’écolâtre de l’abbaye, Hugues de Saint-Victor (✝ 1141), l’un
des grands esprits du XIIe siècle (109). Les sacrements de la foi
chrétienne, son ouvrage le plus important, détaille et justifie ra-
tionnellement les doctrines et les rituels chrétiens. Dans son
autre livre, le Didascalicon, au titre grec, Hugues de Saint-Victor
lance un programme ambitieux : « Apprends tout, et tu verras
ensuite que rien n’est superflu » (110).
Justifiant les sciences profanes, la philosophie et même les
arts mécaniques, le Didascalicon classe les branches du savoir
humain et développe une méthodologie de la connaissance,
donnant des conseils pour comprendre l’Écriture et apprendre
à raisonner. Hugues mit ainsi en forme une herméneutique bi-
blique, dont on voit cependant déjà des signes au IXe siècle : les
« sens de l’Écriture ». Selon Hugues, il fallait d’abord étudier le
sens littéral d’un texte (sens historique) pour éviter les contre-
sens, avant de passer à son symbolisme (sens allégorique). Venait
ensuite une explication morale (sens tropologique), puis une
contemplation du texte à la lumière de la venue du royaume de
Dieu (sens anagogique). Ainsi, dans le mariage, l’homme et la
femme sont unis en tant qu’époux selon le sens historique, le
Christ et l’Église selon l’allégorie, l’âme et Dieu d’après la tro-
pologie, et enfin le Verbe divin s’est uni à une chair humaine
selon l’anagogie. Mais, comme le précise Hugues, les quatre

109. Sicard, Hugues de Saint-Victor.


110. 6, 3 (trad. P. Sicard). Il ne manquait toutefois pas de réalisme : « Je veux
que tu t’épargnes, on peine dans les livres, cours prendre l’air » (3, 7).

– 107 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

sens se nourrissent mutuellement, et de l’un à l’autre l’étudiant


progresse vers la contemplation :
Ce qui convient, quand on étudie, c’est d’apprendre d’abord
l’histoire et de confier à ta mémoire la réalité des évènements,
en reprenant du début à la fin les évènements qui se sont pro-
duits, quand, où, avec quels acteurs (…). Après la lecture de
l’histoire, il reste à examiner les mystères des allégories (…).
Quand tu auras commencé à lire les livres, tu trouveras beau-
coup de passages écrits, les uns avec obscurité, les autres claire-
ment, d’autres enfin de façon ambiguë. Ceux qui sont ambigus,
interprète-les en évitant la contradiction. Ceux qui sont obscurs,
dévoile-les si tu peux. Si tu n’es pas capable d’accéder à leur
compréhension, passe, ne prends pas le risque de te tromper (…).
Dans la tropologie se trouve la justice naturelle, origine de la
discipline de nos mœurs. En contemplant ce qu’a fait Dieu,
nous reconnaissons ce que nous devons faire (111).
L’exégèse victorine était donc un idéal de conversion chré-
tienne autant qu’un programme de connaissances. Elle prépara
la phase suivante de l’élaboration de la théologie au XIIe siècle,
que fut la formulation d’une philosophie chrétienne capable de
se séparer de l’Écriture.
L’archevêque Anselme de Cantorbéry (✝ 1109), premier
théologien au sens courant du terme, voulut appuyer la foi chré-
tienne sur des démonstrations logiques, sans référence à la Bible,
mais uniquement sur la philosophie (112). Son principe restait
toutefois proche de celui des moines : « L’amour est lui-même
une connaissance ». Vers 1098, il écrivit son Cur Deus homo
(Pourquoi un Dieu-homme ?), dans lequel il justifia par des ar-
guments logiques et nécessaires l’Incarnation du Fils de Dieu,
sans doute pour convaincre des « infidèles », juifs ou musul-
mans. L’idée centrale est que l’ordre divin a été troublé par le
péché, bouleversement qui réclame une réparation envers Dieu.
Mais l’homme ne pouvant satisfaire une peine à la mesure du

111. Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, 6, 3-5.


112. Paul, L’Église et la culture, t. 2, p. 511-527.

– 108 –
LA FOI SANS RAISON

Créateur, seul Dieu peut payer cette dette. Il devait donc né-
cessairement intervenir Lui-même à travers son Incarnation
pour préserver à la fois l’honneur de Dieu et le salut de
l’homme : « Il est essentiel à l’honneur de Dieu que l’humanité,
destinée par lui à la béatitude, ne périsse pas ».
Dans le Proslogion, Anselme tente d’aller plus loin en prou-
vant l’existence de Dieu selon la même méthode de déductions
logiques. Cinq siècles avant Descartes et son « argument onto-
logique », Anselme parvient à démontrer Dieu comme l’être le
plus grand que l’on puisse concevoir, et la seule pensée de cet
être est déjà une preuve de sa réalité :
Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus
grand ne puisse être pensé. Est-ce qu’une telle nature n'existe
pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’existe pas ?
Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis :
« Quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être
pensé », comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est
dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette
chose existe (113).
Anselme part de la foi pour atteindre un stade supérieur : la
foi par l’intelligence (fides quaerens intellectum : « la foi en quête
de compréhension »), mais ne remet jamais en cause la foi elle-
même. Ses déductions rationnelles ne sont sans doute pas déci-
sives pour convaincre des indécis, mais elles montrent à quel
degré s’était élevée la confiance dans la raison. Anselme utilisait
sans honte quelques éléments de la logique d’Aristote, contenue
dans l’Organon, le corpus dialectique du grand philosophe an-
tique. Au XIIe siècle toutefois, l’Organon n’était connu que par
bribes et à travers les traductions latines de Boèce (✝ 525), c’est
dire qu’il était trop tôt pour assimiler tout Aristote, encore peu
traduit.
Au XIIe siècle, à la suite d’Anselme et à l’initiative du célébre
Pierre Abélard (✝ 1142), apparut dans les écoles urbaines et les
cloîtres victorins une nouvelle forme de méthode théologique,

113. Anselme de Cantorbéry, Proslogion, 2 (trad. A. de Libera).

– 109 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

fondée sur l’Organon d’Aristote (114). Les théologiens organi-


saient désormais leur analyse de l’Écriture en deux étapes : la
lectio tout d’abord était une lecture cursive du texte, commenté
et interprété pas à pas devant les étudiants. Puis la quaestio
(« question ») résolvait les difficultés soulevées par la lectio grâce
à une argumentation dialectique, détachée de tout lien avec la
Bible. Après cette sorte de débat, le maître concluait en donnant
sa solutio (« solution ») aux problèmes posés. L’ensemble de ce
processus était résumé dans une sententia, une « sentence »
convaincante que les étudiants pouvaient apprendre. Les maî-
tres compilaient les sentences tirées de leurs cours et les diffu-
saient dans des « Sommes » que l’on recopiait.
Le grand débat des XIe et XIIe siècles tournait autour de la
« querelle des universaux », qui fit naître un audacieux langage
philosophique. La question visait à comprendre la valeur du
mot par rapport à l’objet désigné : le mot « rose » existait-il en
dehors de la rose elle-même ? L’être humain avait-il une réalité
hors du mot « homme » ? Le problème était de déterminer si
des concepts généraux (les « universaux ») pouvaient qualifier
des individualités particulières : dire « homme » suffisait-il à
comprendre qui était Socrate ? Un individu était-il réductible
à un terme universel ? Pour les nominalistes, les universaux
n’étaient que des noms, des concepts incapables de qualifier
l’essence de chaque individu. La conclusion nominaliste entraî-
nait d’inacceptables conséquences pour la Trinité, puisque
seules les trois Personnes, individuellement, avaient une réalité
unique, tandis que la nature divine ne renvoyait à aucune sub-
stance identifiable. C’était nier les définitions des conciles !
Au-delà de la question des universaux, on abordait alors li-
brement tous les sujets possibles afin de ne laisser aucun pan de
la doctrine chrétienne sans justification rationnelle. Peut-on cé-
lébrer l’Eucharistie sans vin ? À quel moment précis le pain se
change-t-il en Corps ? Des auteurs comme Pierre de Cor-

114. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 723-731.

– 110 –
LA FOI SANS RAISON

beil (✝ 1222) ne reculaient pas devant des discussions plus ar-


dues : si chaque âme est l’épouse du Christ, celui-ci a-t-il plu-
sieurs épouses ? Que devient le Corps du Christ une fois di-
géré ? L’évêque de Paris Pierre Lombard (✝ 1160), qualifié de
« maître des sentences », avait même suscité quelque inquiétude
en demandant : « Le Christ dans son humanité est-il quelqu’un
ou quelque chose ? ». Cette démarche intellectuelle, qui n’avait
rien de spirituel, pouvait remettre en question la Bible et fragi-
liser la foi. Elle gagna cependant toutes les écoles et Pierre Lom-
bard devint une référence incontournable. Déjà en son temps,
Pierre Abélard avait été très critiqué car sa méthode paraissait
remettre en cause les autorités patristiques. Dans son livre le Sic
et non (Oui et non), il soulignait les contradictions entre les Pères
et les soumettait à la critique de la quaestio afin de mieux en
tirer des conclusions fiables. Son ouvrage eologia Summi Boni
(éologie du Souverain Bien) développait des spéculations pu-
rement abstraites sur la Trinité et voulait prouver ce dogme uni-
quement par un modèle logique. Ainsi, en employant des ana-
logies à propos de la Trinité, il insistait sur l’unité de la divinité
en préférant au vocabulaire des Personnes une formulation mal-
adroite dans laquelle il attribuait à chacune des trois Personnes
divines une qualité : le Père était la Puissance, l’Esprit la Sagesse,
le Fils la Bonté (115).
À la fin du siècle, après la floraison des sommes et des sen-
tences dans les années 1160-1180, un mouvement de repli se
produisit chez les maîtres parisiens. L’arrivée des premières tra-
ductions de la Métaphysique d’Aristote et de sa Physique trou-
blait les esprits. Alors que les Cathares se multipliaient dans le
Midi de la France, ces débats incontrôlés et sans fin laissaient
dubitative une partie des autorités ecclésiastiques, qui ressen-
taient un danger pour la foi. Dédaignant peu à peu les disputes
spéculatives jugées vaines, les maîtres s’attachèrent désormais à
enseigner la morale, la prédication et les sacrements, théma-

115. Jolivet, Habrias (dir.), Pierre Abélard ; Jolivet, La éologie d’Abélard.

– 111 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tiques plus traditionnelles où Aristote avait moins sa place. Une


sorte de « crise des savoirs » toucha ainsi Paris dans les années
1180-1210. Pierre le Chantre (✝ 1197) participa à ce recentre-
ment des études. Enseignant sur l’Île de la Cité et responsable
de la liturgie à la cathédrale, le Chantre – comme on l’appelait
– fut un écrivain prolifique et respecté. Il anima pendant toute
la fin du siècle un cercle d’étudiants et de théologiens qui fut
un vivier d’auteurs et de prédicateurs réputés. Le Chantre ac-
compagna le retour à une certaine tradition, tout en continuant
à se référer – avec prudence – à la dialectique et aux nouvelles
traductions d’Aristote. Toutefois, loin d’être enfermé dans un
conservatisme intellectuel, il utilisa souvent la quaestio et s’in-
téressa particulièrement à la prédication, afin d’aider les laïcs
dans leur vie spirituelle et morale. Il est d’ailleurs l’un des pre-
miers théologiens médiévaux à avoir traité avec pragmatisme
des problèmes de mariage, de commerce, de banque et de pro-
stitution.
Malgré les limites que les maîtres des écoles avaient atteintes,
leur association de la théologie et de la philosophie leur avait
permis de dépasser les héritages anciens, ce qui faisait dire au
clerc anglais Jean de Salisbury (✝ 1180) :
Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants.
Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est
pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur,
c’est parce que nous sommes élevés par eux (116).

La puissance scolastique
À compter du XIIIe siècle, le développement intellectuel sans
frein de l’Europe chrétienne s’appuya sur une nouvelle institu-
tion : les universités. En 1200, le roi Philippe Auguste accorda
aux écoles de Paris une charte de liberté qui les libérait de la tu-
telle épiscopale et les autorisait à organiser librement leurs en-
seignements. En 1215, le pape, à travers son légat, confirma la

116. Jean de Salisbury, Livre III du Metalogicon.

– 112 –
LA FOI SANS RAISON

formation de cette « communauté (universitas) des maîtres et


des écoliers », constituée en corporation libre, outil exceptionnel
de croissance théologique et philosophique. Vers 1300, on
comptait déjà une vingtaine d’universités en Europe, puis
soixante-dix en 1500. À son apogée, au XIIIe siècle, l’université
de Paris rassemblait près de dix mille étudiants, de toutes ori-
gines sociales et géographiques. Les plus pauvres étaient accueil-
lis dans des « collèges », des fondations privées pour les héberger
et leur donner des enseignements, ainsi le collège de la Sor-
bonne créé en 1253. Le chroniqueur Guillaume le Breton
(✝ 1226) affirmait :
En ce temps-là, l’étude des lettres florissait à Paris. On lit qu’il
n’y eut jamais à Athènes ou en Égypte ni nulle part ailleurs au
monde une telle multitude d’écoliers que celle qui vient à Paris
pour y étudier (…). Si on trouve dans cette noble cité un co-
pieux et excellent enseignement du Trivium et du Quadrivium,
mais aussi des questions du droit canon et du droit romain, de
la manière de guérir le corps et de conserver la santé, on n’y en-
seigne pas moins les Écritures et les questions théologiques avec
un zèle plus ardent (117).
L’autre facteur de renouvellement intellectuel fut le transfert
progressif du corpus aristotélicien. L’œuvre d’Aristote était
composée de trois grands ensembles : la logique à travers l’Or-
ganon ; la philosophie théorique, dont la Physique et la Méta-
physique ; et la philosophie pratique, avec l’Éthique à Nicomaque
et la Politique. Avant le XIIIe siècle, les médiévaux ne connais-
saient qu’une partie de la logique. Pourtant, dès les années
1120-1160, l’Organon était entièrement disponible en Europe.
Grâce aux centres de traduction de Tolède et de Salerne (pour
la médecine), on traduisit de l’arabe les grands textes aristotéli-
ciens qui avaient été récupérés dans le monde musulman et tra-
duits du grec par l’intermédiaire du syriaque ou de l’hébreu.
D’autres centres secondaires avaient éclos en Sicile, à Antioche,

117. Guillaume le Breton, Gesta Philippi Augusti, in Rerum gallicarum scriptores,


t. 17, Paris, 1818, p. 82.

– 113 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

à Montpellier, en Angleterre et au Mont Saint-Michel (118). À


la fin du XIIe siècle, l’Europe connaissait les commentateurs
arabes d’Aristote. Mais au cours du XIIIe siècle, on multiplia
les transferts, soit par le truchement de l’arabe en Espagne, soit
directement des manuscrits grecs, ainsi à Constantinople grâce
aux croisades. Vers 1270, Aristote était désormais entièrement
accessible en latin (119).
Le débat sur les vecteurs de ces traductions suscita des polé-
miques interminables, déjà à l’époque, mais plus encore au
XXe siècle, car on voulait affirmer ou au contraire contester le
rôle des musulmans dans l’invasion de la science grecque en Eu-
rope. Plusieurs faits sont avérés : il est certain que c’est bien
l’Europe chrétienne qui est allée chercher et a commandé les
traductions de ces manuscrits, lesquels étaient peu prisés dans
le monde musulman. Certes, des individus s’étaient passionnés
pour Aristote dans les terres d’islam, mais ils furent toujours
isolés. Le fameux Ibn Rushd (✝ 1198), surnommé Averroès en
Europe, avait été médecin, juge et spécialiste du droit musul-
man, mais aussi un commentateur inlassable d’Aristote, car il
pensait concilier l’interprétation du Coran avec la raison phi-
losophique. Son étude vint à démontrer qu’il n’y avait pas dés-
accord entre les deux, même si le Coran restait premier et la
philosophie devait demeurer le domaine des savants. Mais Aver-
roès lui-même ignorait le grec et défendait le djihad, tout phi-
losophe qu’il était. Sans soutien parmi la population de Cor-
doue, il fut exilé en 1198 et ses livres brûlés, de sorte que sa
postérité intellectuelle fut bien plus grande dans l’Europe latine
que dans l’islam arabophone. Plutôt que de soutenir un trans-
fert de la culture grecque par les « Arabes », il faut préférer l’idée
d’une transmission vers la chrétienté à travers l’arabe qui fut la
première langue de traduction. Mais les traducteurs eux-mêmes
étaient généralement des juifs ou des chrétiens minoritaires, vi-

118. Le rôle du Mont Saint-Michel a été mis en valeur par Gouguenheim, Aris-
tote, malgré des critiques apportées à sa démonstration.
119. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 711-722.

– 114 –
LA FOI SANS RAISON

vant en terre d’islam. En revanche, à partir de la seconde moitié


du XIIIe siècle, les Latins allèrent chercher leurs manuscrits di-
rectement à Constantinople, qu’ils traduisirent du grec au latin,
sans plus passer par l’arabe. Dans tous les cas, une partie de la
logique aristotélicienne était connue dès le Ve siècle et n’avait
pas attendu Tolède pour influencer la pensée chrétienne.
L’imprégnation en Europe des textes d’Aristote au sein des
universités engendra une théologie spécifique qu’on appelle
« scolastique » (de scola, « école ») [120]. Forts de la connais-
sance complète de l’Organon, les maîtres des universités amé-
liorèrent la vieille dialectique fondée sur la quaestio. Lors des
cours, le maître proposait d’abord sa propre réponse à un sujet
épineux, puis sollicitait ses étudiants qui devaient argumenter
en faveur ou en sens contraire de la proposition énoncée. À la
fin de la journée, il résumait les contradictions et faisait une ré-
ponse circonstanciée, utilisant les idées qui s’étaient affrontées,
répondant aux objections entendues. C’était la méthode de la
disputatio, qui se fixa dans l’université vers 1240.
L’héritage aristotélicien fut aussi déterminant dans les
sciences naturelles. Avant le XIIe siècle, le regard sur la nature,
qu’elle soit humaine, animale ou végétale, était d’abord sym-
boliste. La nature était un livre allégorique dans lequel on pui-
sait des représentations, des ornements et des symboles. Le liè-
vre était un animal de concupiscence et de fragilité des âmes.
L’ours, souvent opposé à un preux chevalier, était l’image du
monde des cavernes et de la brutalité. Pourtant, au contact des
traductions des traités médicaux antiques, notamment celles de
l’école de Salerne, la connaissance de la nature devint plus
concrète, plus précise et, ce faisant, plus expérimentale. Le sa-
vant Guillaume de Conches (✝ vers 1154) rédigea un livre de
vulgarisation scientifique mêlant le savoir médical grec et des
éléments d’observation, sans faire référence aux allégories en
vogue à son époque. Même ses erreurs grossières révèlent une

120. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 3, p. 281-317.

– 115 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

méthodologie qui tend vers l’analyse scientifique et l’étude des


causalités, sans considérations morales ou spirituelles, ainsi sur
l’anatomie du cerveau :
La tête est une substance sphérique prolongée en avant et en ar-
rière. Elle est ronde pour que le cerveau puisse mieux s’y mou-
voir et pour qu’aucune humeur superflue, s’il y en avait, ne de-
meure dans les angles et le corrompe. Il y a ces protubérances
devant et derrière à cause des nerfs qui en procèdent. Par les
premiers fonctionnent les sens, par les seconds vient le mouve-
ment volontaire du corps (121).
En revanche, dans le domaine métaphysique, Aristote suscita
une méfiance grandissante au fur et à mesure qu’on le décou-
vrait. La marque de l’ancien paganisme semblait trop forte sur
le philosophe, dont les textes avaient transité par le monde mu-
sulman et inspiré des formules maladroites chez trop de théo-
logiens, ainsi chez Abélard. Les débats philosophiques sur la
monade, un principe divin unique, étaient jugés sans rapport
avec la Trinité chrétienne. Enfin, Aristote croyait en l’éternité
de l’univers, thèse qui allait à l’encontre de l’idée de création.
En 1215, le légat pontifical Robert de Courçon fit interdire
l’étude des trois premiers livres de la Métaphysique d’Aristote.
Mais cette prohibition n’avait d’autorité qu’à l’intérieur de
l’université de Paris, si bien que l’ouvrage continua d’être étudié
en dehors de l’institution et même par les maîtres d’Oxford et
de Toulouse.
L’enjeu était de parvenir à assimiler l’héritage aristotélicien
sans dénaturer le christianisme. Ce tour de force fut l’œuvre de
deux grands théologiens dominicains (122). Le premier, Albert
le Grand (✝ 1280), avait bien cerné les difficultés d’une telle
entreprise, mais aussi ce qu’elle avait de révolutionnaire :
Il faut rendre intelligible aux Latins les diverses branches de la
philosophie d’Aristote (…). Notre intention est de satisfaire les
frères de notre ordre qui, depuis quelques années, me deman-

121. Guillaume de Conches, Philosophia Mundi (PL 172).


122. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, p. 967-1031.

– 116 –
LA FOI SANS RAISON

dent de leur écrire un traité des sciences naturelles, qui pourrait


leur donner une parfaite connaissance de la nature ainsi qu’un
moyen de lire avec compétence les œuvres d’Aristote (123).
Son disciple et successeur, Thomas d’Aquin (✝ 1274), maître
de l’université de Paris, rédigea une Somme théologique qui fait
figure d’encyclopédie majeure de la science chrétienne, à tel
point qu’elle en est restée le manuel indépassable jusqu’à nos
jours (124). Héritier d’Anselme de Cantorbéry comme des vic-
torins et des maîtres de la scolastique, Thomas voulut prouver
que la coopération entre la foi et la raison était possible et que
Dieu était accessible par la nature, sans forcément passer par la
révélation biblique, estimant ainsi que le monde réel était une
porte intellectuelle sur le Ciel. Sa confiance dans la raison hu-
maine le convainquit que nul ne pouvait être damné par igno-
rance. De même, l’homme qui, de toute la force et la sincérité
de son entendement, conclut que le Christ n’est pas Dieu, ne
peut être condamné, même s’il n’adhère pas à la vérité. Il dé-
montra aussi que les traités de philosophie naturelle d’Aristote
étaient compatibles avec les Écritures. Ainsi, reprenant la tra-
dition aristotélicienne adaptée au christianisme, Thomas défen-
dit l’idée que « l’âme est la forme du corps », c’est-à-dire l’acte
premier d’un corps organisé et capable d’exercer les fonctions
de la vie (125). L’âme est plus que la force motrice du corps,
car elle est ce qui fait être le corps, elle le fait exister en tant que
corps, elle est son acte premier :
L’âme humaine est une substance, non pas universelle, mais in-
dividuelle. C’est donc une hypostase, une personne, et de plus,
une personne humaine. L’âme est donc l’homme, puisque la
personne humaine, c’est l’homme (126).

123. Albert le Grand, Prologue du commentaire de la Physique (Physica, Pars I,


éd. P. Hossfeld, Münster, 1987, p. 1).
124. La bibliographie sur saint Thomas est si vaste que nous nous limitons aux
pages de présentation de Gilson, La Philosophie, p. 503-550, et aux ouvrages de
Gardeil, Initiation, et de Chenu, Saint omas d’Aquin.
125. Thomas d’Aquin, « L’âme est pour le corps un principe de mouvement »
(Somme théologique, I, q. 75 a. 1).
126. Idem, Somme théologique, partie I, question 75, article 4.

– 117 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Elle est une substance immatérielle, incorporelle. Elle est im-


mortelle car elle est un principe d’existence. En effet, comme
substance et forme, elle est indestructible. Elle peut aussi survi-
vre à la destruction du corps qu’elle anime (127). Étant étran-
gère à la corporéité, elle peut d’autant mieux connaître les êtres
et les choses qui lui sont extérieurs. Elle est donc une voie d’ac-
cès privilégiée à la connaissance. Thomas n’oppose pas le corps
à l’âme avec un mépris typiquement platonicien :
L’homme est âme et chair, aucune contradiction. Si le corps
alourdit l’âme, ce n’est pas du fait de sa nature, mais bien parce
qu’il se corrompt (128).
Parce que le corps sera glorifié à la résurrection, et donc sans
corruption, Thomas défendait la sympathie entre l’âme et son
corps, dont les natures sont éminemment bonnes. En séparant
la définition de l’âme et du corps de toute idée de chute, il leur
donna une plus grande autonomie et une plus grande dignité,
jusqu’à soutenir que le corps était lui aussi vecteur de connais-
sance divine.
Les conséquences d’une telle approche étaient inédites. Pres-
sentant certains risques, Thomas ne cessa de rappeler que même
la raison naturelle ne pouvait démontrer l’intégralité des mys-
tères chrétiens, notamment la Trinité. Il acceptait donc que la
foi et la raison gardent leur autonomie, ne serait-ce que pour
préserver le libre arbitre : si la foi était entièrement démontrable,
plus aucun homme n’aurait la liberté de s’y opposer. Mais il re-
fusa l’idée d’une « double vérité » : on ne peut prouver une pro-
position par la vérité de foi qui soit contradictoire avec une vé-
rité de raison. Là encore, foi et raison coopèrent, au moins
jusqu’à un certain point, au-delà duquel la foi reste seule.
À brève échéance, les apports de la scolastique et des dé-
monstrations thomistes bouleversèrent le rapport de l’Europe
au réel, jusqu’à aujourd’hui. En acceptant l’idée d’une connais-

127. « Le principe de l’acte intellectuel que nous appelons âme humaine doit
être un principe incorporel et subsistant », ibid., I, q. 75 a. 2.
128. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, 3, 119.

– 118 –
LA FOI SANS RAISON

sance de Dieu possible par la création, les sens et la raison na-


turelle, Thomas d’Aquin légitimait déjà l’observation scienti-
fique, l’analyse des faits visibles et les sciences expérimentales
de l’époque moderne. En outre, les outils dialectiques qui
étaient devenus courants au XIIIe siècle offriraient aux généra-
tions ultérieures des mécanismes rigoureux de formulation des
hypothèses, qu’elles fussent mathématiques, astronomiques ou
médicales. Si la science chrétienne était auparavant d’abord dé-
monstrative afin de prouver la doctrine et ses mystères les plus
difficiles, les scolastiques ouvrirent une nouvelle ère, celle d’une
science prospective, inductive, qui cherche la vérité à partir de
ce qu’elle observe et suppose. Descartes n’aurait jamais pu ima-
giner le cogito (« Je pense donc je suis ») sans Thomas…
Pourtant, cette construction savante n’était pas sans danger.
Le perfectionnement des méthodes de raisonnement permettait
une critique impitoyable des Écritures, auxquelles elles n’étaient
plus rattachées. Les scolastiques citaient aussi bien la Bible que
les poètes anciens, les traités de leurs prédécesseurs ou les Pères
de l’Église. L’Évangile pouvait apparaître comme un simple ré-
servoir d’autorités, et non comme le « livre de vie » amenant
chaque fidèle à la rencontre avec Dieu. Le vieil amour des
moines pour la beauté de la langue latine cédait le pas à un lan-
gage technique et précis, mais qui n’avait plus rien de poétique,
ni même – dans le pire des cas – de spirituel. Le risque du for-
malisme était grand dans les universités. Enfin, en définissant
le corps et l’âme par des termes philosophiques, on évacuait les
récits et les images bibliques, plus propices à parler au cœur que
des schémas rationnels.

Indulgences et Purgatoire, des offenses à la raison ?

Le Moyen Âge a été accusé de nombreux crimes contre la


raison que l’on impute principalement à l’influence de l’Église.
La plupart de ces critiques sont anciennes et remontent au
XVIe siècle, lorsque la Réforme protestante élabora son propre
corpus doctrinal en opposition à l’héritage catholique. Les po-

– 119 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

lémiques soulevées à cette époque pour des raisons confession-


nelles furent reprises au XVIIIe siècle par les Lumières qui trou-
vèrent là un réservoir argumentatif contre l’influence d’un ca-
tholicisme qualifié d’obscurantiste. Parmi les innombrables
sujets de controverse agités à l’époque moderne et fréquemment
rappelés sans nuance figurent le trafic des indulgences et la ques-
tion de l’Au-Delà, et notamment du Purgatoire, qui aurait été
une invention pure et simple de l’Église (129).

Le Moyen Âge chrétien a-t-il inventé le Purgatoire ?


Le contenu de la doctrine chrétienne est sujet d’évolutions
ou, pour le dire avec les mots de la théologie, d’une croissance.
Comme nous l’avons montré, l’Église doit répondre aux inter-
rogations de son temps pour préciser des éléments et répondre
à des questions que n’avaient pas posées les Apôtres, et parce
que les groupes hérétiques menaçaient la cohérence du message
évangélique, le plus souvent d’ailleurs avec sincérité mais sans
envisager les conséquences de leurs propositions sur le salut.
La vision de l’Au-Delà fait partie de ces thématiques peu dé-
veloppées dans la Bible mais qui inquiétaient les fidèles dès
l’Antiquité (130). Dans le récit de la Genèse (2, 8), le premier
lieu de vie naturel mentionné pour l’être humain était le « jardin
d’Éden ». L’expression associe l’idée de « jardin », paradeisos en
grec, ou pardès en hébreu, à celle de « délices », ou de
« charmes » (Éden, de la racine hébraïque ‘dn), par opposition
au désert et à la steppe incultes, inhospitaliers. Le lieu de bon-
heur réservé à l’homme était donc temporel, concret et imagé :
peuplé d’arbres et de fruits, symboles de vie et d’abondance. La
présence dans le jardin d’un arbre tabou, réservé à Dieu, in-
dique que l’homme côtoyait quotidiennement la présence di-
vine, sans pouvoir se l’accaparer. Le mâle, le féminin et le divin
vivaient donc en harmonie mais sans se mélanger, préservant
ainsi chacun leur identité. Pourtant, l’être humain restait libre,

129. Interprétation erronée du livre de Le Goff, La Naissance du Purgatoire.


130. Sur la doctrine biblique, cf. VTB, p. 352-356 et 898-899.

– 120 –
LA FOI SANS RAISON

comme le démontre la chute. Celle-ci provoqua l’exil hors du


Paradis terrestre, nourrissant la nostalgie de cet âge d’or, sans
que soit encore annoncé un renouveau dans un Paradis céleste.
L’Ancien Testament cultive cette note pessimiste en évo-
quant fréquemment l’Enfer et les Enfers. Au singulier, le mot
est associé à la Géhenne, la vallée de Jérusalem où sont brûlées
les ordures de la cité ; il désigne la damnation et la souffrance
de l’âme pécheresse. En revanche, au pluriel, le terme accom-
pagne les images du Shéol, exact reflet de la vie dans l’Au-Delà
telle que les Grecs la voyaient dans l’Hadès : une survie souter-
raine, obscure et fantomatique. Tous les vivants, même les
justes, descendent au Shéol :
Place-toi loin de moi, pour me permettre un peu de joie, avant
que je m’en aille sans retour au pays des ténèbres et de l’ombre
épaisse, où règnent l’obscurité et le désordre, où la clarté même
ressemble à la nuit sombre (Jb 10, 20-22).
Et Job de renchérir : « Comme la nuée se dissipe et passe,
qui descend au Shéol n’en remonte pas » (7, 9). La mort et le
désespoir règnent après la vie, que l’homme aille en Enfer ou
aux Enfers.
Pourtant, les Écritures suggèrent que la vie de l’Au-Delà ne
se limite pas à ce sombre destin. La conscience de l’amour de
Dieu convainc l’auteur des Psaumes qu’une autre réalité attend
le juste :
Reviens, Seigneur, délivre mon âme, sauve-moi, en raison de
ton amour. Car dans la mort, nul souvenir de toi, dans le Shéol,
qui te louerait ? (Ps 6, 5-6).
Le prophète Isaïe annonce qu’à la fin des temps, les nations
et les défunts renaîtront pour se prosterner devant Dieu et pro-
clamer sa gloire, tandis que d’autres périront dans la Géhenne
(66, 20-24). Selon Ézéchiel, Dieu restaurera le Paradis originel,
et l’homme y habitera après l’effacement de son péché :
Au jour où je vous purifierai de toutes vos fautes, je ferai que
les villes soient habitées et les ruines rebâties (…). Et l’on dira :
Cette terre naguère dévastée est comme un jardin d’Éden
(36, 35).

– 121 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

L’idée d’une purification après la mort était donc acquise


dès l’Ancien Testament, de même que celle d’un Paradis tota-
lement nouveau.
Dans le récit de la révolte des Maccabées, le commandant
des troupes juives, Judas Maccabée, procède à l’ensevelisse-
ment des soldats morts mais qui avaient pratiqué l’idolâtrie.
Le texte démontre explicitement que leur résurrection finale
est subordonnée à l’expiation dans l’autre monde du péché
commis sur la terre et que, dans ce processus qui ne relève ni
de la Géhenne ni du Shéol, la prière des vivants vient en aide
aux défunts :
Ils se mirent en prière pour demander que le péché commis fût
entièrement pardonné (…). Puis, ayant fait une collecte d’en-
viron 2 000 drachmes, il l’envoya à Jérusalem afin qu’on offrît
un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement
d’après le concept de la résurrection. Car, s’il n’avait pas espéré
que les soldats tombés dussent ressusciter, il était sot et superflu
de prier pour les morts (2 M 12, 39-46).
Le Moyen Âge n’a donc nullement inventé la prière pour les
morts ni l’espérance d’un salut pour les pécheurs après une
étape de purification des fautes. La doctrine vétérotestamentaire
demeurait toutefois ambiguë et changeante.
Le message évangélique clarifia cet héritage. Concernant la
Géhenne, Jésus n’évacue pas le rappel des tourments éternels
qui attendent les pécheurs impénitents dans la « fournaise ar-
dente » (Mt 13, 41 ; 25, 41). Personne ne peut venir en aide à
ceux qui souffrent les tourments de l’Enfer, pas même les justes
qui sont dans le « sein d’Abraham » (Lc 16, 22-26). Le Shéol,
quant à lui, connaît un changement majeur puisque le Christ
est descendu aux Enfers pour en tirer les hommes des généra-
tions précédentes (1 P 3, 18-20). L’Écriture indique par là que
le Fils de Dieu a connu tous les états de la vie humaine, en de-
hors du péché, et habite désormais tout l’Au-Delà, hors l’Enfer,
qui est la négation de Dieu. Mais, délivré du Shéol, Il est res-
suscité et, avec lui, l’ensemble des justes décédés. Si les Enfers
sont vidés et marqués par le signe du Christ, que deviennent-

– 122 –
LA FOI SANS RAISON

ils ? Disparaissent-ils ? Le Nouveau Testament ne répond pas


directement à la question.
Jésus mentionne régulièrement l’Enfer, mais prêche d’abord
le « Royaume de Dieu », centre de sa prédication et de la Bonne
Nouvelle (signification du mot « évangile » en grec, euangélion).
Ce Royaume n’est ni terrestre ni localisé comme l’était l’Éden,
il est le séjour bienheureux des justes auprès de Dieu où les
hommes seront « comme des anges » (Mt 22, 30), miroir de la
fausse promesse de Satan à Adam et Ève (« vous serez comme
des dieux », Gn 3, 4). Ce Paradis d’un genre nouveau est même
assimilé au Christ Lui-même, le chemin, la vérité et la vie. Selon
les Évangiles, l’expression populaire « aller au Paradis » devrait
donc être remplacée par celle d’« aller au Christ ».
Le Nouveau Testament n’oublie pas le rachat des fautes pour
les pécheurs. En effet, au brigand crucifié en même temps que
Lui et qui implorait son salut (« Jésus, souviens-toi de moi
quand tu viendras dans ton royaume »), le Christ offre la pro-
messe du jardin céleste (« aujourd’hui tu seras avec moi dans le
Paradis », Lc 23, 39-43). Le Christ remet les fautes qu’un regret
et une foi sincères effacent. Il est donc toujours temps de se
convertir et d’être pardonné, même dans la mort.
La description des fins dernières développée dans l’Apoca-
lypse de Jean offre de nouveaux éléments sur la nature de l’Au-
Delà, sur sa « composition » pourrait-on dire. Après la grande
lutte entre la Bête, ses forces maléfiques et le Christ, le diable
est « jeté dans l’étang de feu et de soufre », c’est-à-dire l’Enfer,
d’où lui et ses sbires seront tourmentés pour l’éternité. Alors
tous les morts ressuscitent et sont jugés selon leur foi et leurs
actes inscrits dans le « livre de vie ». Mais l’Apocalypse fait cette
précision importante : « La mer rendit ses morts ; la Mort et
l’Hadès rendirent les leurs ; et ils furent jugés chacun selon leurs
œuvres. Puis la Mort et l’Hadès furent jetés dans l’étang de feu »
(Ap 20, 13-14). Ainsi, les défunts du Shéol ressuscitent aussi,
preuve que cet « espace » n’avait pas été aboli par le Christ mal-
gré la venue de son Royaume. En revanche, une fois ses habi-
tants jugés, le Shéol disparaît pour ne plus laisser la place qu’à

– 123 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

la Jérusalem céleste, c’est-à-dire le Paradis, et à l’Enfer, qui est


maintenu. Mais tout n’est pas encore terminé, puisque le texte
poursuit en décrivant « un nouveau Ciel et une nouvelle terre ».
La Jérusalem céleste descend alors sur une terre renouvelée, bri-
sant définitivement la mort et la souffrance. D’une certaine ma-
nière, le Paradis céleste redevient terrestre pour l’éternité.
Bien que le Nouveau Testament ne conçoive pas l’Au-Delà
selon des schémas figés et explicites, il est possible de déduire de
ces différents textes une typologie de l’après-vie telle qu’elle fut
transformée par le Christ. Après sa mort corporelle, chaque âme
est jugée puis conduite vers le Paradis (le Royaume de Dieu),
l’Enfer (la Géhenne), ou encore au Shéol qui n’est plus un espace
d’obscurité puisque le Christ s’y est plongé. En revanche, il reste
mal défini. Lors du Jugement dernier, toutes les âmes ressuscitent
dans leur corps pour un second jugement, collectif, qui séparera
les sauvés des damnés. Le Shéol s’efface, et même l’Enfer semble
aboli, et donc les damnés définitivement détruits. Le Paradis,
qui n’a plus rien de l’Éden originel, s’installe alors sur une créa-
tion renouvelée, réelle mais transfigurée.
À partir de ces éléments épars dans la Bible, les Pères de
l’Église cherchèrent à mieux comprendre le processus de salut
promis par le Christ (131). Leur optimisme les laissait croire
que le Jugement dernier n’était qu’une formalité pour les chré-
tiens, même pécheurs, ce qui faisait dire à Origène que Dieu
ne peut souffrir qu’un seul de ses fidèles aille en Enfer : « Il n’y
a pas pour Lui d’allégresse parfaite tant qu’Il voit qu’un des
membres fait défaut à son corps » (132). Mais, le temps passant
et le Christ ne revenant pas, il devenait clair que la fin de l’His-
toire attendrait et que le Jugement s’éloignait. L’Empire romain
s’étant christianisé, la masse des croyants n’avait plus la même
fougue que les premiers chrétiens. Face au comportement exem-
plaire des premiers martyrs, les fidèles paraissaient bien médio-
cres et s’inquiétaient pour leur salut. Saint Augustin chercha

131. Nous renvoyons à l’article « Purgatoire » d’A. Michel du DTC.


132. Origène, Homélie sur le Lévitique, 7, 2.

– 124 –
LA FOI SANS RAISON

donc à répondre à leurs interrogations en clarifiant le devenir


des âmes imparfaites, celles des justes étant facilement promises
au bonheur avec Dieu. Inspiré par l’Apocalypse, il confirma
donc qu’après la mort une purification était nécessaire en at-
tendant le Jugement dernier. Entre le Paradis et l’Enfer, il envi-
sagea une situation intermédiaire qui éloignait des pécheurs
quotidiens la probabilité de la damnation. Dans son optimisme,
l’attente de la fin des temps avait une valeur dynamique et non
statique, l’amour croissant au fur et à mesure que les âmes se
purifiaient de leurs fautes. En revanche, cette croissance se pré-
parait dès le séjour terrestre, et l’homme pouvait déjà être dans
le Christ, et donc au Ciel, avant que l’âme se sépare de son
corps. Il n’était pas encore question d’un lieu de purification
mais plutôt d’un feu d’amour purgatoire, d’un état de l’âme
plutôt que d’une localisation. Si les Byzantins acceptaient eux
aussi l’accès immédiat des justes au Paradis et l’éminente valeur
de la prière pour les morts, en revanche ils conservaient l’hypo-
thèse de l’Hadès où étaient placées les âmes des pécheurs avant
le Jugement dernier.
La croyance en un état intermédiaire était donc toujours un
objet de foi, mais mal défini. Pourtant, durant les VIIe-Xe siè-
cles, de nombreux saints bénéficièrent de visions de l’Au-Delà
qui comblèrent par l’imagination (ou la révélation) les lacunes
des Écritures. On décrivait ainsi le devenir des âmes quittant
leur corps, gravissant les sept cieux pour rejoindre la présence
divine, attaquées par des démons mais soutenues par les anges
le long d’une échelle de perfection. Dans ses Dialogues, le pape
Grégoire le Grand authentifia certaines de ces visions et attesta
de la solidarité entre les vivants et les morts, les uns aidant les
autres à traverser les épreuves nécessaires à leur purification,
jusqu’à être unis au Christ.
Les lettrés du XIIe siècle mirent en forme ces descriptions en
utilisant vers 1170-1180 le substantif de purgatorium, « lieu de
peines » ou d’expiation des fautes mineures, celles du quotidien.
Thomas d’Aquin parvint à équilibrer les allusions des Écritures
avec les certitudes des croyants et des maîtres :

– 125 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Dans l’autre vie, le péché véniel est remis par le feu du Purga-
toire à celui qui meurt en état de grâce, parce que cette peine,
étant d’une certaine manière volontaire, a la vertu d’expier toute
faute compatible avec la grâce sanctifiante (133).
Le Purgatoire était donc un temps ou un état réservé à l’âme
pécheresse, certaine de son salut prochain, après une « peine de
satisfaction » visant à compenser les fautes commises, mais déjà
pardonnées. En réalité, le feu n’était qu’une image commode
pour exprimer que l’âme souffrait de n’être pas encore unie à
Dieu. La Divine Comédie de Dante, écrite vers 1319, contribua
à transmettre du Purgatoire l’image naïve d’un espace claire-
ment localisé et douloureux, ce qu’il n’était pas dans l’esprit de
saint Thomas.
Lors du concile de Florence, en juillet 1439, les évêques réu-
nis purent rassembler une matière éparse et formuler une doc-
trine du Purgatoire fidèle aux Écritures, mais aussi plus précise :
Si ceux qui se repentent véritablement meurent dans l’amour
de Dieu, avant d’avoir par des fruits dignes de leur repentir ré-
paré leurs fautes commises (…), leurs âmes sont purifiées après
leur mort par des peines purgatoires et, pour qu’ils soient relevés
de peines de cette sorte, leur sont utiles les suffrages [les prières]
des fidèles vivants (…). Et les âmes de ceux qui après avoir reçu
le baptême n’ont été souillées d’absolument aucun péché, celles
aussi qui après avoir été souillées par le péché, soit en étant dans
leur corps, soit une fois dépouillées de ces mêmes corps, sont
purifiées ainsi qu’il a été dit plus haut, elles sont aussitôt reçues
au Ciel et contemplent clairement Dieu (…). Quant aux âmes
de ceux qui disparaissent en état effectif de péché mortel ou seu-
lement originel, elles descendent aussitôt en Enfer (134).
Ainsi, le Paradis était promis aux saints aussitôt après leur
mort ou aux pécheurs après ces « peines purgatoires ». Fidèle à
l’enseignement biblique, le Purgatoire n’était donc pas un lieu,
mais le concile laissa une grande liberté d’interprétation sur la
nature de ces peines, de ce feu et de sa durée. La masse des chré-

133. Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, d. 21 q. 1 a. 1 quo. 1.


134. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. 2-1, p. 1081-1082.

– 126 –
LA FOI SANS RAISON

tiens préféra toujours les descriptions imagées et inexactes of-


fertes par Dante et certains prédicateurs. La mystique sainte Ca-
therine de Gênes (✝ 1510), dans son Traité du Purgatoire, voyait
dans le feu purgatoire des braises amoureuses, la passion insa-
tisfaite du fidèle qui devine le bonheur suprême sans pouvoir
encore y accéder. Et saint Jean de la Croix de préciser : « Le feu
qui s’unira un jour à l’âme pour la glorifier et celui qui l’envahit
d’abord pour la purifier ne sont qu’un seul et même feu
d’amour ».
Au cours de la fin du Moyen Âge, les descriptions de l’Au-
Delà se concentrèrent presque exclusivement sur l’Enfer, négli-
geant à la fois le Paradis et le Purgatoire, dont on compara les
souffrances à celles du feu infernal, rapprochement qui ne per-
mettait pas aux fidèles d’identifier clairement la nature du Pur-
gatoire. Luther ne contesta pas dès le début de sa protestation
le bien-fondé du Purgatoire, mais il attendit 1524 pour refuser
toute utilité à la prière et aux messes pour les morts (135). Selon
lui, les autorités bibliques ne justifiaient que la réalité du Paradis
et de l’Enfer. Le pape Léon X (1513-1521) condamna Luther
mais confirma que le dogme du Purgatoire n’était pas explici-
tement contenu dans l’Écriture. Malgré ces remises en cause
théologiques, la piété populaire conserva et développa une dé-
votion pour le Purgatoire qui assurait un lien spirituel entre les
vivants et les morts. Au XIXe siècle, Thérèse de Lisieux se vouait
aux âmes du Purgatoire avec joie et confiance. Les pasteurs eu-
rent soin de présenter ce dogme de façon à le rendre plus abor-
dable aux fidèles. En 1908, le futur évêque de Verdun,
Mgr Chollet, décrit le Purgatoire comme une « douce chose ».
« Là on aime Dieu à en brûler et on en est aimé, c’est un double
bonheur ».
Bien que la Bible soit sans ambiguïté sur la réalité de l’Enfer
et que l’Église ait toujours mentionné celle du Purgatoire, ces
deux dogmes s’effacèrent des croyances durant le XXe siècle.

135. Nous renvoyons aux analyses de Pelikan, La Réforme de l’Église, p. 133-


135.

– 127 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Était-ce une conséquence de la sensibilité néo-romantique ou


du New Age ; un effet de la laïcisation du rapport aux défunts
et du refus de la mort ? Il est vrai que les hommes avaient sup-
porté sur trois générations deux guerres mondiales, une guerre
froide, les régimes totalitaires, et que, pour beaucoup, la vie ter-
restre avait eu un goût de Purgatoire, voire d’Enfer. Imaginer
la poursuite de ces douleurs par-delà la mort n’avait rien de ré-
jouissant. On préféra se taire sur le Ciel, quitte à n’évoquer de
loin en loin que l’hypothèse du Paradis. Mais parce que les men-
talités actuelles n’entendent plus les murmures de l’après-vie,
les défunts ne parlent plus aux vivants et réciproquement, les
deux univers sont tournés sur eux-mêmes et cette rupture de
dialogue pèse sur les mémoires et les psychologies. Face au
drame de la mort, l’omerta a remplacé la pudeur.
Le Catéchisme de l’Église catholique (1992) n’a pourtant rien
négligé de la doctrine millénaire sur le Purgatoire. On y insiste
toutefois sur la notion d’état plutôt que de lieu. Vivre au Paradis
c’est être avec Dieu, l’Enfer est la privation de Dieu, et le Pur-
gatoire n’est pas tant une expiation douloureuse qu’une sancti-
fication progressive qui commence dans la vie terrestre et se
poursuit après la mort. Ainsi, les trois devenirs de l’âme sont
d’ores et déjà vécus dans la vie charnelle. L’approche pastorale
est différente, mais, sur le fond, la théologie de la Rédemption
n’a pas évolué.
Contrairement aux stéréotypes entretenus, la doctrine du
Purgatoire tranchait avec l’image d’un Dieu sévère, appliquant
son jugement sans considération des cœurs et des circonstances,
puisqu’il était toujours possible, même aux âmes fragiles ou mé-
diocres, d’obtenir le pardon. Le Purgatoire poussait les fidèles à
se solidariser avec les morts, dont ils pouvaient obtenir le salut
par leurs prières, et évitait deux écueils, que la Bible n’autorisait
pas non plus : l’apocatastase d’Origène, c’est-à-dire le salut of-
fert à tous sans distinction, et la prédestination calviniste, qui
comptait pour rien la valeur des actes pieux en faveur des dé-
funts. Plus encore, en interdisant le manichéisme après la mort
entre les bons sauvés et les méchants damnés, cette doctrine em-

– 128 –
LA FOI SANS RAISON

pêchait à rebours tout jugement définitif sur les vivants et leur


ségrégation en deux camps tranchés. Le catholicisme était bien
une voie universelle du salut, et non une promesse réservée à
une élite de parfaits.

Le scandale intellectuel et spirituel des indulgences


Les mots de Martin Luther lancés en 1517 contre les indul-
gences sont mieux connus que le plaidoyer de leurs avocats :
« Les indulgences, dont les prédicateurs prônent à grands cris
les mérites, n’en ont qu’un, celui de rapporter de l’argent ».
Mais derrière la polémique opportuniste il y a des faits avérés :
le pape Jules II (✝ 1513) incitant les fidèles à acheter les indul-
gences pour assurer la construction de Saint-Pierre de Rome ;
les tristes monnayages en vue d’obtenir la remise d’un nombre
de jours de Purgatoire ; les banquiers Függer se faisant les in-
termédiaires de ce commerce au nom de l’Église.
S’il y eut effectivement un scandale des indulgences, celui-
ci ne dura toutefois qu’un temps relativement court, entre les
années 1480 et 1530 (136). Les abus flagrants furent corrigés
par le concile de Trente qui en réforma la pratique. La papauté
exigea la gratuité de l’indulgence en 1562 et prohiba son com-
merce sous peine d’excommunication en 1569. À côté de cette
remise en ordre, le concile eut à cœur de rappeler que l’indul-
gence restait « très salutaire au peuple chrétien », sans malheu-
reusement préciser la nature de son utilité. Par la suite, la piété
populaire s’éloigna de l’indulgence, alors que celle-ci demeurait
une pratique légitime, ainsi que le défendit Paul VI en 1967
dans sa constitution Indulgentiarum doctrina. La critique reli-
gieuse du XVIe siècle, qui s’était focalisée à dessein sur les in-
dulgences, dissimule aujourd’hui la piété sincère des croyants
qui, durant les cinq siècles précédents, y trouvèrent un récon-
fort. Elle néglige surtout le véritable enjeu des débats théolo-
giques autour de ce problème.

136. Sur ce sujet, cf. E. Magnin, « Indulgences », in DTC.

– 129 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Parce que l’indulgentia désignait chez les Romains une re-


mise de dettes, le terme signifia assez naturellement chez les
Pères de l’Église la bienveillance de Dieu offrant son pardon.
Or, autour des IIIe-Ve siècles, la question du pardon agita
l’Église latine en raison des lapsi (« relapses »), ces chrétiens qui
avaient renié le Christ sous la pression des persécuteurs. Or, le
reniement public était un acte particulièrement grave qui brisait
la cohésion de la Cité de Dieu, dans sa dimension à la fois ter-
restre et céleste. Les évêques devaient réconcilier les lapsi au sein
de l’Église au cours d’une pénitence publique, conditionnée par
une longue période de mise à l’épreuve. L’indulgence tire son
origine de cette cérémonie qui réintégrait les relapses, sans avoir
le caractère d’une absolution des péchés.
Entre les VIIe et XIe siècles, deux nouvelles formes de pardon
des fautes apparurent. Les moines irlandais, envoyés comme mis-
sionnaires sur le continent, diffusèrent leur pratique de la confes-
sion et de la pénitence tarifée. L’abbé écoutait en privé les fautes
de ses frères et leur attribuait une peine fixée dans des « péniten-
tiels », le plus souvent des jours de jeûne ou des mortifications.
Ils appliquèrent bientôt le même système aux laïcs dont ils
avaient la cure : « Le soldat qui tue au cours d’une guerre fera
quarante jours de jeûne », précise ainsi Bède le Vénérable
(✝ 735). Tout comme ces pénitences, les bonnes œuvres permet-
taient de racheter la faute commise. À la même période, les
évêques et les papes, particulièrement Grégoire le Grand (✝ 604),
procédèrent à des absolutions personnelles (ou « absoutes »). Ré-
pondant à la demande d’un fidèle, le pontife – en tant que dé-
positaire du pouvoir de lier et de délier donné par le Christ à
Pierre (Mt 16, 19) – sollicitait auprès de Dieu la rémission de
ses fautes dans l’Au-Delà : « Que Dieu t’absolve du lien de tes
péchés ». Avec le temps, ces formules devinrent plus affirma-
tives : « Nous déclarons absous tes péchés ». L’absoute était donc
une prière d’intercession, et non une remise du péché. Mais,
parce qu’elle était faite par l’Église, épouse du Christ, les prélats
avaient une totale certitude dans l’obtention du pardon divin.
L’évêque demandait une rémission qu’il savait déjà acquise.

– 130 –
LA FOI SANS RAISON

Ces trois formes de pardon se confondirent autour des XIe


et XIIe siècles : la réintégration juridique dans l’Église par une
cérémonie publique ; la confession privée de la faute, assortie
d’une peine tarifée et d’une incitation aux bonnes œuvres ; l’ab-
solution des péchés par une prière d’intercession immédiate-
ment efficace. L’indulgence naquit de cette fusion. Elle devint
la remise par Dieu, à la demande de l’Église, de la peine tempo-
relle du pécheur pardonné, temporelle car limitée dans le temps,
que ce soit sur terre ou dans l’Au-Delà ; la peine éternelle étant
la damnation. Mais l’absolution de l’Église – et donc de Dieu
– ne dispensait pas le pécheur d’une peine de satisfaction. Cette
peine n’avait pas pour but d’incliner la bienveillance divine,
puisque son pardon était déjà accordé, mais elle rendait justice
à Dieu, offensé par le péché. Elle rééquilibrait le cosmos, ébranlé
par la faute. Dans ce sens, les premières indulgences connues
remontent au concile de Clermont (1095), au cours duquel Ur-
bain II lança la Première Croisade : « Quiconque par seule piété,
non pour gagner un honneur ou de l’argent, aura pris le chemin
de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage
lui soit compté pour seule pénitence » (137). La croisade repré-
sentait, de par ses risques, une peine de satisfaction.
À partir du XIIIe siècle, afin de répondre aux attaques héré-
tiques, l’Église chercha à mieux cerner l’indulgence, dont la per-
ception était indissociable du Purgatoire et de la communion
des saints. L’Église militante des fidèles sur terre était en com-
munion de foi avec l’Église triomphante des élus au Ciel, dont
elle profitait de la prière. De la même façon, par solidarité
d’âme, les vivants priaient pour les défunts de l’Église souf-
frante, c’est-à-dire au Purgatoire. On étendit donc au XVe siècle
l’indulgence au profit de ces défunts, car l’Église militante, à
travers l’épiscopat, avait la faculté d’influer sur la miséricorde
divine, au profit de sa « sœur », l’Église souffrante. Quel que
soit leur état, les chrétiens participaient tous à la rédemption

137. Brunel, Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, p. 159-162.

– 131 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

collective. Dieu restait libre d’accorder sa grâce, mais la foi des


fidèles pouvait orienter celle-ci, car Dieu répond aux prières.
Le bien accompli par les saints, appelé le « trésor de l’Église »,
profitait aux vivants. Leur prière et leurs mérites venaient au se-
cours des fidèles et compensaient la peine de satisfaction, car
nulle pénitence terrestre ne pouvait être proportionnée à la gra-
vité du mal commis. « On ne remet pas toute la peine, disait
Thomas d’Aquin, mais la peine de l’un est comptée pour l’au-
tre » (138), c’est-à-dire que le saint prenait sur lui la peine du
vivant et l’en libérait.
Parvenue à ce stade, la théologie de l’indulgence avait trouvé
un équilibre. Elle était devenue une forme non sacramentelle
du pardon de Dieu accordé dans l’Église, parallèlement à la
confession. L’indulgence avait toutefois un mérite supplémen-
taire par son recours à la communion des saints qui unifiait les
trois Églises. Son caractère non sacramentel en faisait une piété
d’exception, indissociable de l’autorité qui la délivrait. Mais la
pratique aboutit au XVe siècle à des débordements dont l’in-
dulgence ne se releva pas. Si les papes n’abusèrent jamais de
cette piété et voulurent la limiter à la croisade, la pression po-
pulaire en revanche réclama de nouvelles occasions d’indulgence
(pèlerinages, constructions d’églises, donations pieuses…). La
confession n’ayant été rendue indissociable de l’indulgence qu’à
l’époque moderne, l’autorité ecclésiastique ne pouvait proposer
au fidèle repentant des pénitences individualisées. Au XVe siècle,
vint alors l’idée de fixer des nombres de jours de Purgatoire
remis grâce à l’indulgence. C’était méconnaître l’origine de
celle-ci : les « pénitentiels » et les confesseurs attribuaient à
chaque péché des jours de pénitence, mais ne concluaient pas
que chaque jour d’ascèse valait un jour de Purgatoire. On crut
que cette équivalence chiffrée était possible à propos de l’indul-
gence. Ce premier abus – certes tardif dans l’histoire de l’indul-
gence – autorisa une comptabilité superstitieuse et malsaine. Le

138 Thomas d’Aquin, Supplementum, q. 25 a. 1.

– 132 –
LA FOI SANS RAISON

second abus du clergé fut de remplacer la peine de satisfaction


par une aumône, laquelle devint à la fin du XVe siècle une sorte
de taxe sur le Ciel, n’impliquant plus guère d’esprit de péni-
tence, à part celle du porte-monnaie. Les prédicateurs popu-
laires usèrent et abusèrent de la vente d’indulgences, et même
la Curie suivit le mouvement. Le scandale était là.
Mais l’Église supprima bientôt toute tarification, rappelant
que l’indulgence n’avait rien d’automatique et exigeait au
contraire une vie sacramentelle régulière. Elle ne pouvait faire
seule office de sanctification personnelle. L’Église n’en était pas
maîtresse mais simplement dispensatrice. Par elle, l’homme pé-
cheur s’abandonnait à la totale gratuité du pardon de Dieu, reçu
dans son Église. Par elle, vivants et morts entraient pleinement
dans la communion des saints dont ils accueillaient les mérites.
Par elle, la prière sincère de la veuve obtenait le salut définitif
de son époux. Par elle, terre et Ciel s’embrassaient. Luther avait
bien compris qu’en attaquant l’indulgence, il ébranlait l’ensem-
ble du schéma cosmique né dans la pensée catholique : la
confession, le Purgatoire, la communion des saints, l’autorité
de l’Église, le salut par les œuvres et la grâce.

L’Église face à la modernité

Le dialogue entre la foi chrétienne et la raison allait connaître


à l’époque moderne des soubresauts importants qui creuseraient
une méfiance réciproque, malgré l’héritage de siècles de colla-
boration.

La crise de la scolastique (XIVe-XVIe siècle)


La méthode scolastique, qui avait abouti à des formulations
élaborées, devint au XIVe siècle entre les mains de maîtres installés
et carriéristes une pratique intellectuelle souvent formelle (139).
On agitait des questions déjà résolues pour la plupart, et l’on

139. Sur le contexte théologique de la fin du Moyen Âge, cf. Vilanova, Histoire
des théologies chrétiennes, p. 1055-1228.

– 133 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

usait et abusait du procédé de la disputatio à propos de sujets


purement intellectualistes (par exemple : un ange entend-il ce
que se disent deux autres anges ?). L’autorité biblique n’avait
qu’une valeur secondaire ou venait appuyer le raisonnement
lorsque celui-ci semblait déjà acquis. On continuait à lire les
Écritures dans le cadre liturgique ou par piété personnelle, mais
elles n’étaient plus une autorité intellectuelle, créant ainsi, trois
siècles avant les Lumières, un malaise avec la raison. Alors que
le thomisme était parvenu à réconcilier la grâce et la nature,
nombreux étaient les théologiens qui pensaient que la foi et la
raison n’avaient plus rien à se dire puisque l’une et l’autre
avaient leur propre utilité, leurs propres justifications et mé-
thodes. Bien que la pensée d’Aristote soit considérée dans l’opi-
nion contemporaine comme le progrès majeur de l’Europe mé-
diévale, on ne saurait trop souligner combien la christianisation
de l’aristotélisme n’allait pas sans conséquences négatives. Le
réalisme accru de la pensée paraissait asséchant à de nombreux
lettrés et dévots en quête d’une foi épurée, moins rationalisante.
L’ensemble de la révélation se trouvait justifié, expliqué, mis en
forme, dans un esprit de système qui avait réponse à tout, mais
qui risquait de briser l’élan de l’Évangile.
Certains hommes d’Église avaient voulu ralentir les progrès
de la scolastique. En 1277, l’évêque de Paris Étienne Tempier
s’était insurgé contre l’aristotélisme transmis par Averroès et
l’avait condamné, car, disaient ses adeptes, la vérité religieuse
avait une force inférieure à la vérité philosophique :
À Paris, certains hommes d’étude dans les Arts (…) disent que
cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catho-
lique, comme s’il y avait deux vérités contraires, et comme si,
contre la vérité de l’Écriture sainte, il y avait du vrai dans les
dires de ces païens damnés (140).
Confirmant ce jugement, des théologiens cassèrent les dé-
monstrations acquises, récusant les hypothèses de départ de
saint Thomas et le fil de ses argumentations. À l’inverse, le fran-

140. Piché, La Condamnation, p. 75.

– 134 –
LA FOI SANS RAISON

ciscain anglais Jean Duns Scot (✝ 1308) contestait que l’on


puisse connaître Dieu autrement qu’en étudiant son Être, lequel
n’était approchable qu’à travers des enchaînements logiques. Le
Dieu biblique et trinitaire n’avait plus aucune réalité ; le visage
d’un Dieu bon envers les hommes ou le dogme de l’immortalité
de l’âme n’étaient nullement démontrables. En Europe, des dis-
ciples d’Averroès, peut-être par jeu intellectuel ou provocation,
allèrent jusqu’à douter des grands principes de l’éthique chré-
tienne en affirmant que les bonnes ou les mauvaises actions
étaient à elles-mêmes leur propre récompense ou leur propre
châtiment. L’homme adultère était puni, non par Dieu, mais
par sa propre culpabilité. Jean de Jandun (✝ 1328) nia même la
moindre intelligence possible de l’âme, de l’Au-Delà, de la foi
et des dogmes, tout en soutenant qu’il fallait les professer sin-
cèrement. Son incrédulité philosophique tendait vers l’agnos-
ticisme. Ces théologiens averroïstes, qui influencèrent des hé-
rétiques comme John Wyclif (✝ 1384) en Angleterre et les
hussites en Bohême, faisaient peser sur l’aristotélisme de graves
soupçons, au moment même où le thomisme devenait la doc-
trine officielle de l’Église.
Un autre courant intellectuel essaya de s’opposer aux défi-
nitions issues de l’aristotélisme, jugeant que celles-ci enfer-
maient Dieu dans un déterminisme scandaleux et limitaient sa
toute-puissance. Le franciscain Guillaume d’Ockham (✝ vers
1349) renouvela les anciennes théories nominalistes que saint
Thomas avait cru dépasser, et proclama l’indépendance de la
théologie face à la philosophie. La liberté divine était totale, ir-
rationnelle et rien ne pouvait définir Dieu ni le contraindre.
Mais les conséquences morales de ses théories s’avéraient cho-
quantes : « Par sa puissance, Dieu peut infliger une peine à
quelqu’un qui n’a pas commis de faute », ou encore : « Dieu
participe avec la volonté créée à le haïr ». La haine du prochain
et le vol pouvaient être moralement bons si Dieu le décidait
ainsi. Le critère moral n’était donc pas de déterminer ce qui
était bon ou mauvais, mais où était la volonté de Dieu. On ac-
cusa bien sûr Guillaume de doute systématique et de vider la

– 135 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

théologie de tout fondement, puisque rien n’était démontrable


ni certain. Son approche connut pourtant un réel succès, car
elle aboutissait à reconsidérer la foi comme seul vecteur de
connaissance de Dieu, une connaissance personnelle, sensible
et spirituelle. Malheureusement, Guillaume d’Ockham ôtait
tout intérêt aux études spéculatives et à Aristote. Ses disciples
se détournèrent donc de la philosophie pour les Belles Lettres,
les mathématiques, l’astronomie et parfois l’alchimie, car le seul
vecteur de connaissance résidait dans les sens, et donc dans l’ob-
servation. Des ockhamistes comme Nicolas Oresme (✝ 1382),
évêque et physicien réputé, eurent ainsi une notable postérité
auprès de Christophe Colomb, Galilée ou Copernic, qui utili-
sèrent leurs travaux. Le scepticisme de l’ockhamisme avait
l’avantage de sauvegarder la doctrine chrétienne tout en pro-
mouvant les sciences expérimentales qui présidèrent à la décou-
verte de l’Amérique et de l’astronomie du XVIIe siècle.
Le goût pour les spéculations philosophiques rejoignit l’ap-
pel à la vie spirituelle dans le cas des mystiques rhénans qui, dès
le XIVe siècle, mobilisèrent les abstractions pour mieux s’élever
vers le divin, non par le cœur et l’âme mais par l’intellect. Maî-
tre Eckhart (✝ 1327) fut le principal fondateur de cette « école »
mystique très particulière (141). Dominicain aux couvents de
Paris, Strasbourg et Cologne, auteur d’une œuvre difficile et
mal comprise, il élabora une méthode d’union à Dieu par le re-
noncement et l’attrait du néant qui ouvre la porte à la présence
divine dans l’individu. « Dieu devient Dieu lorsque les créatures
disent : Dieu ». La formule pouvait sembler relativiste, mais elle
proclamait d’abord que Dieu devait être reconnu pour se révé-
ler. Mais la mystique rhénane était trop complexe, trop élitiste
et rationalisante pour être acceptée telle quelle. Si bien qu’au
XVe siècle, de nouvelles formes de spiritualité se développèrent
– souvent féminines –, valorisant la vie vertueuse et humble,
mettant l’accent sur le sentiment et l’union amoureuse à Dieu

141. Ancelet-Hustache, Maître Eckhart.

– 136 –
LA FOI SANS RAISON

plutôt que sur l’intellect, ainsi Brigitte de Suède (✝ 1373) ou


même Jeanne d’Arc (✝ 1431).
Dans les universités et parmi le clergé une lassitude gagnait
les esprits, tentés par le sectarisme ou le dilettantisme, passant
d’une école à l’autre, ou préférant s’engager en politique. Ainsi,
les maîtres parisiens du XVe siècle s’affrontèrent-ils dans les
conflits de la guerre de Cent Ans, pour ou contre Jeanne d’Arc,
le pape ou encore le duc de Bourgogne. D’autres se passionnè-
rent pour l’étude des langues anciennes, l’hébreu, l’araméen, le
grec et l’arabe, et ouvrirent la voie à la méthode critique des
textes et à l’humanisme de la Renaissance, ainsi Pé-
trarque (✝ 1374) ou Pic de la Mirandole (✝ 1494). De nom-
breux clercs passés par les études parisiennes, dépités, quittèrent
les sphères intellectuelles pour se lancer dans l’action pastorale,
comme le philosophe et ancien chancelier de l’université Jean
Gerson (✝ 1429), qui refusa de n’être qu’un esprit dialectique.
Chanoine de Notre-Dame, il s’impliqua dans l’instruction des
prêtres, prêcha en français, organisa des cours de catéchisme,
mettant sa vaste culture au service des fidèles.
Ainsi, malgré des rappels à l’ordre ponctuels et totalement
inefficaces, l’Église laissait le mouvement des idées se poursui-
vre, quitte à se perdre (142). La pensée médiévale parvint à s’en-
richir d’une multitude d’influences pour fonder des écoles phi-
losophiques et théologiques qui perdurèrent jusqu’au
XVIe siècle dans les universités (143). Tous les humanistes à
l’origine des grands progrès des sciences de la Renaissance pri-
rent appui sur cet héritage intellectuel qui offrait un puissant
langage d’analyse et de critique, un goût pour l’étude et l’ob-
servation, et même un certain scepticisme face aux démonstra-
tions acquises. Les tenants du réalisme issu de saint Thomas
soutenaient l’étude des choses existantes et perceptibles par les

142. C’est Louis XI qui interdit l’ockhamisme dans le royaume et non les auto-
rités ecclésiastiques.
143. Sur ce contexte intellectuel et le pluralisme doctrinal de la fin du Moyen
Âge, cf. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 4, p. 11-67.

– 137 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

sens comme le seul critère de vérité et de connaissance, tandis


que les adeptes de l’ockhamisme ou du néo-platonisme cher-
chaient à travers le réel comment retrouver le modèle des
choses, créé par Dieu et préexistant sous forme d’idées, d’ar-
chétypes. Dans les deux cas, les systèmes intellectuels nés de
l’Europe chrétienne conduisaient nécessairement aux sciences
expérimentales.

La contestation de l’autorité
des Écritures et des dogmes (XVIe-XVIIe siècle)
À partir du XVIe siècle, l’accélération des découvertes bou-
leversa tous les concepts de la science médiévale (144). La
conquête de l’Amérique, l’imprimerie, les démonstrations ma-
thématiques et astronomiques éloignaient les savants modernes
des thématiques religieuses qu’affectionnaient les lettrés du
Moyen Âge, mais souvent laissées sans réponse : la nature de
l’âme, l’unicité divine, le nominalisme, le réalisme, etc. Au
même moment, la Réforme protestante mobilisa dans le com-
bat apologétique les théologiens catholiques qui eurent ten-
dance à délaisser la recherche scientifique, autrefois indissocia-
ble de la métaphysique. Luther lui-même s’intéressa aux
questions qu’avait soulevées la scolastique et chercha à y ré-
pondre, ainsi à propos du problème de la double vérité. L’au-
torité des Écritures était remise en cause par le nouveau regard
philologique et critique sur les textes sacrés. Le juif Spinoza
(✝ 1677) contesta la cohérence de la Bible et sa rédaction,
jusqu’à nier toute valeur historique et morale aux récits de
l’Ancien Testament. Partout en Europe se réveilla un anticléri-
calisme virulent, notamment chez les humanistes, quitte à
adopter de façon provocatrice le paganisme de l’Antiquité.
Mais il ne s’agissait que d’un courant réduit aux cercles lettrés.
Machiavel (✝ 1527) fut l’un de ces esprits hostiles ou indiffé-

144. Dumas, Histoire de la pensée, p. 769 ; Mousnier, Les XVIe et XVIIe siècles,
p. 192-216.

– 138 –
LA FOI SANS RAISON

rents au christianisme, lui reprochant d’avoir « affaibli le


monde » et de « n’apprendre qu’à souffrir » (145).
On aurait tort pourtant de croire que la Renaissance créa un
divorce absolu entre la foi et la raison, entre l’Église et les pre-
miers scientifiques, puisque ceux-ci étaient tous habités par le
christianisme. Comme d’ailleurs nombre de réformateurs pro-
testants, la plupart étaient des clercs, avaient suivi les leçons du
thomisme et appris celles du catéchisme. L’Église elle-même ne
contestait pas le bien-fondé de leurs recherches ni de leurs mé-
thodes – qu’elle avait contribué à élaborer –, mais plutôt cer-
taines conclusions. Il n’y eut donc pas de fracture entre hommes
d’Église et hommes de science.
En revanche, le fossé se creusa entre la science et la méta-
physique, au profit d’un dialogue entre la science et l’expé-
rience. Les interrogations philosophiques étaient délaissées pour
des démonstrations plus efficientes, pratiques. La polémique
théologique était désormais réservée au combat intellectuel
entre catholiques et protestants qui, tous, utilisèrent les mé-
thodes d’argumentation médiévales mises au goût du jour. Loin
de ralentir les travaux sur l’astronomie, la papauté au XVIe siècle
créa son propre observatoire, subventionna les publications et
entretint une abondante correspondance avec les savants d’Eu-
rope. Il y avait là aussi une question de prestige. Si l’Église se
raidit face au protestantisme, elle laissa une véritable liberté
d’action aux scientifiques jusqu’au XVIIe siècle. Un bémol tou-
tefois : le mépris grandissant des humanistes envers l’astrologie
et l’alchimie, domaines jugés superstitieux, non exacts et
proches de la magie, devait progressivement les écarter du
champ des études, alors qu’on les considérait comme des
sciences jusqu’au XVe siècle, de sorte que même le pape
Jean XXII (1316-1334) était versé dans l’alchimie.
Les découvertes astronomiques brisèrent cependant le cadre
biblique et aristotélicien de la pensée chrétienne sur le cosmos,

145. Delumeau, L’Italie, p. 146-150.

– 139 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

en contestant l’image d’un univers clos, immuable et géocentré.


Copernic (✝ 1543), en démontrant l’héliocentrisme, prit soin
d’affirmer que Dieu demeurait l’architecte suprême d’un uni-
vers harmonieux, mais sa profession de foi paraissait de peu de
poids face au décentrement qu’il venait de prouver :
Nous trouvons donc dans cet ordre admirable une harmonie du
monde, ainsi qu’un rapport certain entre le mouvement et la
grandeur des orbes, tel qu’on ne le peut pas retrouver d’une
autre manière (…). Tellement parfaite en vérité est cette fa-
brique divine du meilleur et suprême Architecte (146).
Ses déductions, consacrées par les calculs et les observations
de Kepler (✝ 1630) au téléscope, confirmaient l’impasse intel-
lectuelle à laquelle était parvenue la théologie médiévale : les
mystères chrétiens devaient être crus sur parole sans pouvoir
être prouvés par la raison ou le réel. C’était la victoire de la dou-
ble vérité. Dieu était inconnaissable autrement que par la prière.
Cette déception majeure, ontologique, dut profondément mar-
quer les esprits des savants comme des clercs, pousser les uns
vers le scepticisme radical ou le cynisme, et les autres vers le fi-
déisme ou le dogmatisme. Ni la foi ni la raison ne parvenaient
plus à se justifier mutuellement, ce qui avait été pourtant l’enjeu
du millénaire écoulé.
L’affaire Galilée (✝ 1642) est significative des incompréhen-
sions réciproques, mais aussi de la partialité de l’Histoire sur la
question des rapports entre l’Église et la science. À force d’ob-
servations astronomiques, Galilée avait démontré que les astres
tournaient sur leur axe et en déduisait que l’univers, dont la
terre, était en permanence parcouru par des mouvements.
Contre toutes les théories anciennes, le cosmos était mouvant !
Mais le savant avait été protégé par les jésuites et avait ses entrées
auprès de la papauté, qui le laissa libre de ses recherches à condi-
tion qu’il ne mette pas ses hypothèses au-dessus de l’Écriture.
Sa correspondance montre qu’il travaillait depuis 1597 sur les

146. Nicolas Copernic, De revolutionibus orbium coelestium, 1, 10, cité par Sei-
dengart, Dieu, l’univers, p. 108.

– 140 –
LA FOI SANS RAISON

théories de Copernic sans rencontrer de frein chez ses protec-


teurs ecclésiastiques. Il est accueilli et admiré en 1611 par les
cardinaux, et reçu au Collège romain, l’université pontificale.
Pourtant, le personnage, au caractère ambitieux, mordant et
peu conciliant, jouait sur les provocations et voulait lors des dis-
putes publiques et dans ses ouvrages déplacer le débat sur les
questions de foi et de théologie, domaines qu’il connaissait mal.
Mais Galilée réclamait plus que sa liberté de travail sur le mou-
vement des astres ; il exigeait que l’Église reconnaisse que la
Bible s’était trompée. C’était se poser en juge de l’institution et
des Écritures. Ses moqueries contre le pape lui valurent de per-
dre sa protection. On dénonça ses théories héliocentriques en
février 1616, sans le condamner personnellement. Son ami et
protecteur Urbain VIII (1623-1644) l’autorisa à reprendre ses
travaux sous condition qu’il n’émette que des hypothèses et non
des affirmations. Mais il transgressa ces conseils, défendit à nou-
veau l’héliocentrisme et émit des doutes sur le miracle de l’Eu-
charistie, ce qui lui vallut un second procès en février-juin 1633,
après lequel il termina sa vie en résidence surveillée dans sa villa
d’Arcetri. La condamnation fut levée en 1757.
La révolution astronomique débouchait sur la ruine de tous
les acquis de l’aristotélisme, puisque l’ellipse, l’héliocentrisme
et la rotation de la terre contredisaient le mouvement circulaire
d’Aristote et son approche de l’uniformité du cosmos, cohérent,
limité. Le XVIIe siècle s’achevait sur une crise de la pensée ca-
tholique, attaquée de toutes parts par les savants et les Réfor-
mateurs.
Face aux innovations, les hommes d’Église adoptèrent à la
fois une attitude défensive et un regard élargi sur les débats en
cours (147). Dans l’Augustinus (1640), ouvrage posthume du
prêtre Jansen, l’homme déchu et souffrant apparaît isolé face
à un Dieu inaccessible. Rien ne peut le sauver de sa prédesti-
nation, ni ses efforts, ni sa volonté, si ce n’est une grâce divine

147. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 4, p. 243-318.

– 141 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

incohérente, qui confère Paradis et Enfer sans considération


des cœurs. Les actes moraux sont pourtant nécessaires et l’aus-
térité jamais assez poussée ; quant à l’intelligence humaine, elle
ne peut rien saisir de véridique. Condamnée comme hérétique
en 1653, cette doctrine se diffusa pourtant rapidement en
France, dans les couvents, les séminaires, chez les lettrés comme
Pascal.
Il fallait proposer d’autres voies pour des intelligences in-
quiètes et insatisfaites. Comprenant que l’aridité d’un thomisme
scolaire avait désespéré bien des savants, le cardinal français
Pierre de Bérulle (✝ 1629) revint à la doctrine néo-platonicienne
de saint Augustin en proposant un grand retour mystique vers
le silence intérieur, et philosophique vers la contemplation de
l’Un, présent dans tout homme. À mi-chemin entre la mystique
rhénane et la dévotion populaire, Bérulle renonçait au combat
pied à pied dans le domaine des sciences pour préférer le dé-
vouement de toute la personne envers le Christ, unifiant ainsi
cœur, âme et esprit :
Un excellent esprit de ce siècle, Nicolas Copernic, a voulu main-
tenir que le soleil est au centre du monde et non pas la terre ; qu’il
est immobile et que la terre se meut au regard du soleil (…). Cette
opinion nouvelle, peu suivie dans la science des astres, est utile
et doit être suivie dans la science du salut (148).
Le classicisme dans la littérature et les arts peut être consi-
déré comme un visage du programme catholique de réinves-
tissement du monde et de la culture au XVIIe siècle. Porté
par la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyola
(✝ 1556) et reconnue par la papauté en 1540, le classicisme
avait pour première ambition l’instruction de « l’honnête
homme » et pour premier vecteur les institutions scolaires
d’Église. Malgré des méthodes pédagogiques austères, les prê-
tres des congrégations enseignaient aux enfants l’importance
du mérite, de la transmission d’un savoir exigeant, l’éduca-

148. Pierre de Bérulle, Œuvres complètes, éd. G. Gibieuf, 1644, p. 161.

– 142 –
LA FOI SANS RAISON

tion au libre arbitre dans la recherche de la vérité, de Dieu,


et l’accomplissement personnel au sein de la société. On y
formait des intelligences et des volontés capables de s’investir
pour le bien commun.
Prêtres et religieux étaient les premiers instituteurs, comme
le confirma l’édit royal de 1695 confiant à l’Église la responsa-
bilité de l’éducation. Dans chaque ville, un collège jésuite se
chargeait de transmettre à la jeunesse bourgeoise et noble une
instruction humaniste et morale exigeante. Les grands esprits
étaient tous habités par les appels de la foi : le prêtre et mathé-
maticien Gassendi (✝ 1655) ou Descartes (✝ 1650). Contraire-
ment aux idées reçues, le texte latin de la messe était à peu près
compris partout, puisqu’il était traduit et expliqué au caté-
chisme ou suivi dans des missels. Car on lisait : près de 40 %
de la population était alphabétisée au nord de la ligne Saint-
Malo/Genève. L’ouvrage le plus lu était alors L’Imitation de
Jésus-Christ, qui proposait une relation amoureuse et confiante
avec Jésus. À la fin du XVIIe siècle, un ordinaire en français de
la messe fut imprimé à plus de 200 000 exemplaires !
Bien sûr, dès le XVIIe siècle, le classicisme catholique ne
cherchait plus à contredire les acquis des sciences. Il les accom-
pagnait plutôt, malgré certaines contradictions visibles avec les
Écritures. L’Église se préoccupait d’ouvrir de nouveaux horizons
intellectuels en éduquant massivement à la conscience indivi-
duelle, à la raison éclairée par Dieu, au contrôle des passions et
à une puissante esthétique créatrice. D’une certaine manière,
elle généralisa à toute l’Europe la pratique d’introspection des
Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, afin que l’être humain
pose chaque jour les meilleurs choix, dans la joie et la fidélité à
Dieu. L’éducation classique, qui mêlait force morale et instruc-
tion de haut niveau, constitua un terreau d’où sortirent des
hommes comme Descartes, Pascal, Racine et Poussin. L’Église
avait trouvé dans la culture de l’infini et de la conscience sa phi-
losophie moderne.
Dans le domaine de la pensée, le cartésianisme fut un puis-
sant ferment de découverte et dynamisa la réflexion en opposi-

– 143 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tion aux données de la pensée catholique (149). Mais le per-


sonnage de Descartes (✝ 1650) est représentatif des ambiguïtés
de l’époque moderne dans son rapport à l’Église, et réciproque-
ment. L’homme, qui exerça une influence déterminante durant
trois siècles sur les études et les sciences européennes, était aussi
un dévot, presque un clerc, resté célibataire pour se consacrer à
son œuvre et à la piété, influencé par l’augustinisme et la mys-
tique. Il conçut toutes ses recherches comme une quête de la
certitude et d’une science globale où Dieu trônerait, justifié
dans son existence et sa puissance :
Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont
la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sor-
tent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent
à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la mo-
rale (150).
Le cartésianisme n’était donc à l’origine nullement un agnos-
ticisme, et Descartes transmit à l’Europe le doute systématique
tandis qu’il cherchait la preuve rationnelle de Dieu. Sa méthode
même d’hypothèses par induction, de la plus simple à la plus
complexe, n’est pas sans rappeler celles des scolastiques, dont
Anselme de Cantorbéry (151); comme eux, Descartes aboutit
à une proposition ontologique qui part de l’esprit humain (co-
gito, « je pense ») et débouche sur le réel (sum, « je suis »). Son
ambition intellectuelle rejoignait celle des penseurs du Moyen
Âge, tout comme ses sujets de prédilection : l’existence, l’es-
sence divine, la nature des idées, les voies de la connaissance.
Ces thématiques l’éloignaient des scientifiques de son temps,
surtout portés vers les mathématiques ou l’astronomie. Ses œu-

149. Tracy, Descartes ; Dumas, Histoire de la pensée, p. 71-120 ; Mousnier, Les


XVIe et XVIIe siècles, p. 236-244.
150. Préface aux Principes de la philosophie, 1644.
151. « Toutes les fois qu’il m’arrive de penser à un être premier et souverain, et
de tirer, pour ainsi dire, son idée du trésor de mon esprit, il est nécessaire que je
lui attribue toutes sortes de perfection (…), et cette nécessité est suffisante pour
me faire conclure que cet être premier et souverain existe vraiment », Méditations
métaphysiques, 5e méditation, 11 (éd. L. Aime-Martin, Paris, 1838, p. 85).

– 144 –
LA FOI SANS RAISON

vres fascinèrent les incroyants, qui y découvrirent la voie d’une


liberté totale de la pensée, et les fidèles, qui reconnurent son
projet d’une justification de Dieu, redonnant sa dignité intel-
lectuelle à la foi chrétienne. Pourtant, en voulant démontrer la
logique divine, Descartes l’enferma aussi dans un mécanisme
froid et souverain, sorte de monarque absolu céleste, horloge
parfaite, architecte désincarné. À sa suite, l’oratorien Male-
branche (✝ 1715) put dire : « L’Ordre, la loi divine est une loi
terrible, menaçante, inexorable. » Le Christ et la charité
n’avaient plus leur place dans un tel système philosophique, qui
rejoignait le pessimisme janséniste. Sa confiance dans l’esprit
humain et sa méthode avaient quelque chose de présomp-
teux (152). Tandis que l’Église laissa sa liberté de travail à Des-
cartes, le roi de France fit interdire son enseignement dans le
royaume.
Face à la toute-puissance du cartésianisme, Pascal (✝ 1662),
proche des jansénistes, voyait l’entrée dans la croyance comme
une nécessaire humilitation de l’intelligence (« C’est le cœur
qui sent Dieu et non la raison »). Pourtant, la foi devait s’ac-
compagner de gestes concrets, portés par une conviction ration-
nelle, et non en opposition à la raison. De même que le cogito
ergo sum était le prédicat de Descartes, la volonté de croire était
le prédicat de Pascal, signe que le cartésianisme fut très tôt réin-
terprété par les défenseurs du christianisme. La réponse de Pas-
cal aux sceptiques avait aussi valeur de solution offerte à ceux
que le doute cartésien avait troublés. Il faut parier sur Dieu,
« peser le gain et la perte, en prenant choix que Dieu est (…).
Si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne per-
dez rien ». Pascal se posait en avocat de la foi en imitant la mé-
thode de Descartes. L’intuition et le bon sens trouvaient place
grâce à lui dans le christianisme autant que dans le cartésia-
nisme.
152. Adresse des Méditations métaphysiques (ibid., p. 60) : « Tout ce qui se peut
savoir de Dieu peut être montré par des raisons qu’il n’est pas besoin de chercher
ailleurs que dans nous-mêmes, et que notre esprit seul est capable de nous four-
nir. »

– 145 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

En raison de la confiance envers les sciences nouvelles,


l’époque moderne douta des vérités de foi transmises ou inter-
prétrées à partir des Écritures. L’Église cherchait à maintenir le
statut de celles-ci comme une base de départ à toute réflexion
métaphysique, mais les temps avaient changé. Le doute était
partout. Porté par l’esprit du classicisme, le catholicisme enga-
gea ses forces intellectuelles dans l’action sociale et éducative,
afin d’animer les consciences individuelles. Ce faisant, elle
continua à former à la raison et à la liberté les savants et les let-
trés qui douteraient plus tard de sa doctrine…

Scientisme et positivisme (XVIIIe-XIXe siècle)


L’accélération des progrès scientifiques à partir du
XVIIIe siècle acheva l’autorité de la Bible, puisque, à la suite de
Spinoza, les orientalistes et philologues dévoilèrent comment
s’étaient forgés sur plusieurs siècles les récits hébraïques. Le choc
de la théorie de Darwin en 1859 discrédita la Genèse, réduite
au rang de mythe. L’homme n’était plus la créature bien-aimée
de Dieu, mais un animal qui avait mieux évolué que les autres.
Le darwinisme enterra le caractère spécifique de l’identité hu-
maine au sein des êtres vivants, comme la révolution coperni-
cienne avait rejeté l’unicité de la terre.
La Vie de Jésus d’Ernest Renan, publiée en 1863, reconstitua
la vie du Christ en utilisant les méthodes de critique historique,
réduisant à rien les miracles. Un nouvel argument polémique,
qui devait perdurer jusqu’à aujourd’hui, prétendit que la reli-
gion de Jésus était, à l’origine, plus simple et plus accessible que
les siècles de dogmatisme accumulés par l’Église (153). En re-
trouvant l’esprit du christianisme, la religion naturelle de Jésus,
« cet homme admirable », disait Renan, on pourrait bâtir une
religion universelle débarrassée des oripeaux du catholicisme.
Puisque son message tournait autour de l’amour, le vrai chris-
tianisme était l’amour et Jésus son premier apôtre. Lui-même
n’était plus Dieu ni même un messie. On écartait saint Paul,

153. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 5, p. 88-117.

– 146 –
LA FOI SANS RAISON

jugé trop austère, sans voir ce que ce rejet avait d’intéressé. Mais
la prétention à une scientificité n’était qu’un leurre, puisque les
récits bibliques ne sont pas envisageables tels quels, mais uni-
quement en fonction des intentions et des mentalités de leurs
auteurs, et Jésus ne pourra jamais être connu qu’à travers les
souvenirs et les écrits des disciples de la seconde moitié du Ier siè-
cle. Or, ces hommes ayant vécu dans un monde largement ro-
manisé et hellénisé, la religion chrétienne fut dès les origines
judéo-hellénique. En refusant de définir l’amour de Jésus
comme la charité (agapè), on opérait une confusion dramatique
entre le romantisme sentimental et l’abaissement de la Passion.
Réduire le christianisme à un affect autorisait toutes les dérives
idéologiques et morales.
En un siècle, l’héritage biblique perdit toute crédibilité aux
yeux de l’opinion. Même la démonstration cartésienne de l’exis-
tence de Dieu – mais de quel Dieu ! – fut cassée par Emmanuel
Kant (✝ 1804) qui contestait la valeur philosophique de toute
la métaphysique et, en général, d’une démonstration rationnelle
de la religion. On croit ou on ne croit pas, mais le prouver n’a
pas de sens : « J’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substi-
tuer la croyance ». Lui aussi, dans son ouvrage La religion dans
les limites de la simple raison (1793), voulait établir une foi na-
turelle, dépouillée, minimaliste, qui serait distincte de la morale,
laquelle n’a nullement besoin de Dieu. Dès lors, le mysticisme
n’avait plus grande différence avec le fanatisme, la piété avec le
fidéisme. La foi était, de toute façon, quelque chose d’extrava-
gant, d’arriéré, la marque de temps anciens et d’un obscuran-
tisme de masse entretenu à dessein par le clergé pour garder le
contrôle des ignorants. Par son rationalisme historique, Auguste
Comte (✝ 1857) décrivit les différents âges de la société et pro-
phétisa l’avènement de « l’âge positif », après ce qu’il jugeait
être des siècles de religiosité et de superstition (154).

154. « Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité


d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de
l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher (…)

– 147 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Les efforts de l’Église pour s’adapter aux nouvelles méthodes


historiques ne purent renverser le discrédit qui touchait les Écri-
tures. Pourtant, les meilleurs spécialistes des récits anciens
étaient dès la fin du XIXe siècle des religieux et notamment les
dominicains. En 1890, le Père Lagrange fonda l’École biblique
de Jérusalem dont l’œuvre permit de nouvelles traductions des
Écritures, intégrant les recherches historico-critiques. Ces
études, menées par des prêtres, contribuèrent à mieux cerner la
nature des Évangiles, leur mode de rédaction, leur langue, leurs
symbolismes. Il fut acquis que la Genèse était moins la descrip-
tion d’un « comment » que d’un « pourquoi ». Dieu crée Ève à
partir d’une côte d’Adam pour signifier l’égalité ontologique
entre les deux sexes et leur dépendance réciproque. La question
n’était donc pas de déterminer de quelle vertèbre il s’agissait…
Mais ces découvertes présentaient l’inconvénient majeur d’écar-
ter deux millénaires d’exégèse, d’interprétation patristique et de
méditation des Écritures, considérées comme caduques.
L’époque était au scientisme, vainqueur de la religion et nou-
velle idole. Et Fontenelle d’affirmer : « La véritable physique
s’élève jusqu’à devenir une espèce de théologie ». Les Lumières,
la Révolution, le déisme et les progrès scientifiques représen-
taient les références ultimes au sein des écoles de la IIIe Répu-
blique, dans les cercles bourgeois et la littérature. Le roman de
Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), décrivait les nouveaux
adorateurs béats et ridicules de ce scientisme tout-puissant. On
ne refusait pas l’idée d’un Dieu architecte et organisateur de
l’univers, mais plutôt celle d’une Église avec sa doctrine et son
influence sur la société. L’agnosticisme bienveillant céda la place
au militantisme athée, et même l’Église fut tentée de se séparer
de ses courants mystiques afin de promouvoir un culte efficace,
crédible et vertueux. Le serment prêté à la Constitution civile

(…) uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de


l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de suc-
cession et de similitude. » (Cours, 1re leçon, Œuvres choisies, H. Gouthier, Paris,
1943, p. 59-61).

– 148 –
LA FOI SANS RAISON

du clergé en 1790 et les assauts de la Révolution contre l’Église


furent des épisodes qui marquèrent des générations de prêtres.
Par esprit du temps, beaucoup cultivèrent une morale chré-
tienne et bourgeoise plutôt que les mystères de la foi, moquant
les moines, la théologie, la littérature mystique et la piété d’une
sainte Thérèse de Lisieux.
Les dogmes et les recherches d’un millénaire de théologie se
réduisaient désormais à un dogmatisme, sans aucun rapport
avec le message du Christ, comme le disait Voltaire : « La mo-
rale est une, elle vient de Dieu ; les dogmes sont différents, ils
viennent de nous ». Philosophes et hommes politiques s’arc-
boutaient sur l’ancienne morale chrétienne, qu’il fallait impé-
rativement maintenir pour garantir l’ordre social, mais s’affran-
chissaient des obligations inhérentes au catholicisme,
notamment la piété et la charité. Pourtant, l’Église ne niait nul-
lement que le dogme fût issu d’une élaboration historique, mais
elle y voyait une « invention », au sens où l’on invente – on dé-
couvre – un trésor caché (155). Ainsi le Purgatoire avait-il été
défini ultérieurement aux Écritures mais en fidélité à leur
contenu et leur logique. Enfin, l’Église, à travers le catéchisme
et la littérature religieuse, apprenait aux fidèles à hiérarchiser les
éléments constitutifs de la doctrine catholique. La virginité de
Marie n’était pas du même ordre que la Trinité, la communion
des saints différait de l’Incarnation. On rappela ainsi que les
dogmes venaient d’une source unique, article originel de tout
le Credo catholique : la Trinité, unité divine, créatrice et ai-
mante. Le reste en découlait : l’Incarnation dans une vierge, la
Résurrection, la fondation de l’Église, etc. La discussion restait
toujours possible pour expliquer et catéchiser, mais atténuer la
réalité dogmatique de la Trinité revenait à briser le christia-
nisme. Les dix commandements étaient un code social et moral
toujours actuel, mais sans cesse à interpréter, tandis que le Sym-
bole de Nicée concentrait le cœur doctrinal de la foi issue des
Apôtres.

155. Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 5, p. 225-277.

– 149 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Bien que criticable, le thomisme demeurait la plus exigeante


et la plus équilibrée des grilles d’interprétation doctrinale, aussi
l’Église renforça-t-elle jusqu’aux années 1960 l’enseignement
du thomisme dans les cursus cléricaux et religieux, et même
dans les établissements secondaires privés. C’était confirmer l’at-
tachement catholique à la raison naturelle comme voie de la
connaissance de Dieu, comme le rappelait le concile Vatican I
(1870) :
Notre Sainte Mère l’Église tient et enseigne que Dieu, commen-
cement et fin de toutes choses, peut être connu par la lumière
naturelle de la raison humaine à partir des choses créées.
Parce qu’il était impossible de répondre aux attaques de tous
les systèmes philosophiques, de tous les penseurs rationnels ou
de toutes les frustrations contre l’institution et ses croyances,
l’Église opta pour une voie moyenne : le problème n’était pas
de savoir choisir en toute chose la voie de la raison et de l’ac-
corder tant bien que mal avec la foi, mais de déterminer, par
l’éclairage de la foi, comment suivre la raison le mieux possible,
en vue du bien commun. Ainsi exprimé, l’accord foi-raison dé-
passait la seule question épistémologique pour devenir une au-
thentique démarche d’amour de la sagesse (philo-sophia) : la rai-
son humaine choisit le Bien par amour de Dieu. Une telle
approche rentrait en confrontation avec la vision désenchantée,
voire cynique, de l’homme chez les philosophes des Lumières,
qui exaltaient sa liberté tout en le limitant à un mécanisme
froid, mathématisable, coupé de toute aspiration autre que ma-
térielle (156). Selon Diderot, « l’homme et l’animal ne sont que
des machines de chair » !

La mort de Dieu au XXe siècle


Si le XIXe siècle sonnait la mort de l’Écriture, au moins pour
les esprits scientifiques, le XXe siècle marquait la mort de Dieu
et de tout discours religieux en même temps que celle des

156. Martin, Naissance du sous-homme.

– 150 –
LA FOI SANS RAISON

grandes idéologies. Les découvertes de la psychanalyse, du nu-


cléaire, de la physique quantique et de la génétique évacuaient
définitivement Dieu du champ de l’être humain. Pour Freud,
l’existence de Dieu masquait commodément une névrose envers
la figure paternelle (157).
Bien que l’Église ait renoncé à justifier tous les mystères chré-
tiens, les années 1920-1930 virent une série de conversions
étonnantes dans les milieux intellectuels, notamment juifs. For-
més aux philosophies contemporaines, ces chrétiens les adap-
tèrent comme ils purent au donné du catholicisme, ainsi Edith
Stein (✝ 1942) envers l’école de phénoménologie d’Edmund
Husserl, ou encore Jacques Maritain (✝ 1973), remettant à
l’honneur la philosophie de saint Thomas. Le jésuite et paléon-
tologue Teilhard de Chardin (✝ 1955) voulut placer le Christ
au cœur de ses recherches scientifiques, intégrant l’être humain
dans une vaste harmonie cosmique ; mais certaines formula-
tions de son mysticisme de la nature furent mal comprises, aussi
bien par l’Église qui craignait une déification du cosmos, que
par la communauté universitaire, étonnée du lyrisme de Teil-
hard. Au moins prouva-t-il que l’esprit chrétien pouvait coha-
biter avec une certaine rigueur scientifique.
Mais les sciences et la raison critique elles-mêmes ne passè-
rent pas le XXe siècle sans avoir été l’objet d’une remise en cause
radicale, car les totalitarismes et les deux conflits mondiaux
avaient été préparés de toute évidence par des philosophies dés-
espérées et le mythe du progrès, vainqueur – ou destructeur –
des fragilités humaines. L’ère scientifique avait abouti à une bar-
barie incomparable aux siècles d’obscurantisme dont on incri-
minait la chrétienté. Après le laminage des années 1914-1945,
il ne restait plus rien qui fût sain, droit, debout, immaculé. Au-
trefois déçu par l’Église, puis par les Écritures, l’homme ne pou-
vait plus faire confiance à la raison ni au progrès. Face au vide
éthique qui prolongea la Seconde Guerre mondiale, l’Église se

157. Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, Vienne, 1927.

– 151 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tenait comme la dernière institution encore capable d’avertir


l’opinion publique et la communauté scientifique des risques
encourus par l’humanité dans certaines recherches, notamment
concernant l’embryon ou la fin de vie.
L’Église ne renonça pourtant pas à son ambition de dia-
logue, malgré les difficultés et les incompréhensions. Le 30 sep-
tembre 1943, en plein conflit mondial, le pape Pie XII signait
son encyclique Divino afflante Spiritu, validant les méthodes et
les acquis de l’école historico-critique sur la lecture et les tra-
ductions de la Bible. Il n’hésitait toutefois pas à rappeler que le
sens spirituel de l’Écriture était essentiel pour percer les mystères
du texte. Dans son encyclique Fides et ratio (1998), le pape Jean-
Paul II alla plus loin en considérant le patrimoine spirituel de
l’humanité comme une philosophie implicite. Confirmant que
la raison ne peut percevoir tous les domaines de la vie, le pontife
appelait à une raison nourrie de foi et inversement :
Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture méta-
physique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une
fonction de médiation dans l’intelligence de la Révélation
(§ 83).
Il y a un droit et un devoir moral à chercher la vérité. Cette
soif de vérité ne peut être niée sans mettre en danger l’homme
lui-même. Devenu son propre maître, l’homme prend à chaque
pas le risque d’être son propre démiurge, sa propre mesure, et
ainsi de menacer l’humanité elle-même.
Le 12 septembre 2006, le pape Benoît XVI prononçait le fa-
meux Discours de Ratisbonne, probablement l’un des plus essen-
tiels de son pontificat, et le plus déformé et mal compris, notam-
ment dans le monde musulman. Sa thèse était de souligner
combien la négation de la raison aboutissait à l’arbitraire et au
fanatisme, quel que soit le système religieux ou politique envisagé.
Mais la foi a son propre champ d’action, plus large encore, car il
ne s’arrête pas à ce qui est perceptible ou envisageable :
Nous reconnaissons sans réserve la grandeur du développement
moderne de l’esprit (…). Il n’est pas question de recul ni de cri-
tique négative, mais d’élargissement de notre conception et de

– 152 –
LA FOI SANS RAISON

notre usage de la raison. Car, tout en nous réjouissant beaucoup


des possibilités de l’homme, nous voyons aussi les menaces qui
surgissent de ces possibilités et nous devons nous demander
comment les maîtriser (…). Une raison qui reste sourde au divin
et repousse la religion dans le domaine des sous-cultures est
inapte au dialogue des cultures (…). Pour la philosophie et,
d’une autre façon, pour la théologie, écouter les grandes expé-
riences et les grandes intuitions des traditions religieuses de l’hu-
manité, mais spécialement de la foi chrétienne, est une source
de connaissance à laquelle se refuser serait une réduction de
notre faculté d’entendre et de trouver des réponses.

Conclusion

Ce parcours montre à quel point les divergences furent in-


nombrables entre la foi et la raison au cours des siècles. De fait,
l’homme religieux est tourné vers l’ordre spirituel, le suprasen-
sible, l’inconnaissable, et fonde sa quête sur l’autorité des Écri-
tures, la morale, le cadre liturgique qui est un mémorial.
L’homme rationnel, lui, se veut acteur de l’ordre temporel, sen-
sible, sujet de savoir, et pose pour base à toute existence éclairée
l’autorité de l’intelligence, l’éthique, le cérémoniel qui est le
souvenir de l’Histoire. Pourtant, cette dichotomie ne fut pas
toujours aussi stricte, puisque, jusqu’au XVIIIe siècle, l’ensemble
des querelles intellectuelles naquirent à l’intérieur du système
ecclésial, au milieu d’hommes qui étaient tous des clercs
croyants. Mais de cette fracture creusée au sein de la civilisation,
qui est aussi une faille en l’homme, s’est progressivement déga-
gée la nécessité de préserver la dimension transcendante du mes-
sage de l’Évangile, et d’éviter une subordination excessive aux
appels de la raison. Même si elle paraît impossible, une justifi-
cation intellectuelle achevée de la foi serait un désastre spirituel
et philosophique, ne serait-ce qu’en raison de sa nature essen-
tiellement relationnelle. Le christianisme est d’abord un lien
personnel avec le Christ, entretenu au sein d’une communauté
d’Église et nourri par un enseignement.

– 153 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Cette Église a-t-elle réussi son dialogue avec la raison ? Si des


condamnations ont été prononcées, elles furent généralement
temporaires et toujours suivies d’une adaptation. L’Église dans
sa réponse englobe le champ intellectuel sollicité mais le dépasse
pour mieux identifier les problèmes induits et avertir ses inter-
locuteurs des enjeux qu’ils ne voient pas encore. Elle seule a pu
alerter les peuples européens des risques que faisaient peser sur
l’humanité les philosophies matérialistes et les doctrines totali-
taires, en vain. Car son action vise à éclairer les consciences et
non à dicter leurs actes aux hommes de lettres et de science. La
position ultime de l’Église sur l’intellect laisse à l’humain une
ouverture totale, qui est aussi un manque, une possibilité de
cœur que ne lui permettrait pas la domination de la seule rai-
son.

– 154 –
III
Le refus des autres

L’ Église catholique fut une pourvoyeuse d’intolérance en-


vers les minorités et les groupes qui déviaient de sa norme.
L’affirmation est brutale mais fréquente. Qu’il s’agisse des juifs,
des musulmans, des hérétiques, des orthodoxes, le catholicisme
se montra d’une violence rare, particulièrement à travers l’In-
quisition, institution de mort et de haine. L’histoire des rela-
tions entre l’Église et les « autres » doit donc être reprise pour
mieux nuancer les erreurs grossières et distinguer les véritables
responsabilités des fidèles et du clergé dans cette « intolérance
historique ».

L’antijudaïsme chrétien

Un mauvais départ ?
Lorsque l’Église se constitue au IVe siècle comme une insti-
tution majeure de l’Empire romain, ses relations avec le ju-
daïsme héritent à la fois des ambiguïtés du christianisme origi-
nel envers les juifs, et de la forte défiance des structures
impériales à l’égard du peuple hébreu (158).
Devenu un royaume vassal de Rome depuis 63 avant J.-C.,
la Palestine est intégrée comme une province romaine en 6 après
J.-C., mais la présence d’occupation est si insupportable à la
population juive qu’elle se révolte entre 66 et 73, drame qui

158. Carrié, Rousselle, L’Empire romain, p. 386-397.

– 155 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

aboutit à la destruction de Jérusalem et du temple bâti par Hé-


rode sur le modèle de celui de Salomon. Le monde juif, qui doit
rompre avec son ancrage à Jérusalem, subit alors une diaspora
à travers l’Empire et même au-delà, puisque des communautés
s’installent en Mésopotamie et en Perse. Soudé désormais par
l’étude rabbinique, et non plus par sa terre et son temple, le ju-
daïsme ne parvient pas à obtenir une situation stable dans l’Em-
pire. Alexandrie rayonne alors comme la plus grande cité juive
de Méditerranée, développant une brillante culture de langue
grecque et attirant même des païens. Il n’y a toutefois pas d’as-
similation, car si les juifs, au nom de leur foi, sont dispensés de
sacrifier à l’empereur divinisé, en revanche le prosélytisme est
interdit en 202 par Septime Sévère ; ils ne peuvent consommer
les viandes des marchés païens ni accepter d’invitation de la part
de l’aristocratie. Les communautés subissent des vexations
ponctuelles inquiétantes : en Égypte en 38, et surtout après la
grande révolte de 115 qui anéantit presque entièrement le ju-
daïsme alexandrin. Entre 132 et 135, le soulèvement de Siméon
Bar Kokhba permet la reprise de Jérusalem, mais la répression
romaine est féroce : les juifs sont expulsés de Judée ou mis en
esclavage ; Jérusalem est rebaptisée Aelia Capitolina et l’on y
édifie un temple à Jupiter. Dès lors, et bien qu’ils obtiennent
en 212 la citoyenneté romaine, les juifs restent des sujets de se-
conde zone dont on se méfie.
L’Église primitive est évidemment juive, comme la majorité
des disciples (159). La première mission du Christ n’était pas
destinée à quitter le troupeau des « brebis perdues de la maison
d’Israël » (Mt 10, 5-6). Peu avant l’Ascension, Jésus fixe pour-
tant à ses Apôtres la responsabilité d’une prédication universelle
(Mt 28, 19-20). L’Église originelle décrite dans le livre des
Actes, sous l’autorité de Pierre, est d’abord juive, les gestes ins-
taurés par le Christ – et surtout la « fraction du pain » – ayant
été simplement ajoutés aux pratiques rituelles et à la prière au

159. Nous renvoyons à l’article « Juifs et chrétiens », dans Catholicisme, t. 6, col.


1196-1209.

– 156 –
LE REFUS DES AUTRES

temple de Jérusalem (Ac 2, 38-47). La prédication et le baptême


s’adressent aux membres de la communauté juive de Palestine
et tous attendent la Parousie, le retour imminent du Christ.
Mais les relations avec les juifs non convertis sont tendues et
Étienne paie par sa mort son refus du temple. Les autres disci-
ples ne sont toutefois pas inquiétés outre mesure.
La conversion du pharisien Paul de Tarse, vers 35 après
J.-C., change brutalement la donne du judéo-christianisme.
Personnage de haute culture rabbinique, citoyen romain par-
faitement hellénisé, Paul tranche avec la simplicité et la rudesse
de Pierre. Par ses lettres et ses voyages missionnaires avec son
maître Barnabas auprès des communautés d’Asie mineure et de
Grèce, Paul élargit le champ d’action de la petite Église juive
de Jérusalem jusqu’à attirer des convertis hors du judaïsme. Le
refus d’une partie des juifs d’accepter l’Évangile convainc Paul
de se tourner vers les païens, lesquels se réjouissent aussitôt de
pouvoir entrer dans l’Église du Christ sans passer par la circon-
cision et les obligations rituelles (Ac 13, 44-48). Mais face au
dynamisme de Paul et aux innovations de l’Église d’Antioche,
l’Église de Jérusalem et Pierre s’inquiètent de ce que les païens
se convertissent sans adopter les règles de la Tora (circoncision,
alimentation, pureté légale). Dans son Épître aux Galates, Paul
rabroue Pierre :
Si toi qui es juif, tu vis à la manière des païens et non à la ma-
nière des juifs, pourquoi forces-tu les païens à judaïser ? Nous,
nous sommes juifs de naissance, et non pécheurs d’entre les
païens. Néanmoins, sachant que ce n’est pas par les œuvres de
la Loi que l’homme est justifié, mais par la foi en Jésus-Christ,
nous aussi nous avons cru en Jésus-Christ, afin d’être justifiés
par la foi en Christ et non par les œuvres de la Loi (2, 11-16).
Vers 48, les communautés d’Antioche et de Jérusalem réu-
nies décident, lors du premier concile de l’Histoire, de valider
la position paulinienne en exemptant les convertis païens des
règles de la Tora. Cette délibération aura des conséquences in-
calculables puisqu’elle entérine l’ouverture de l’Église au monde
païen grec et romain. Elle provoque la première grande rupture

– 157 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

du christianisme avec son héritage sémite, et son rapproche-


ment avec la culture hellénistique. De cette fracture naîtra une
grave équivoque bien des siècles plus tard, qui consiste à quali-
fier la culture religieuse européenne de judéo-chrétienne, sous
prétexte que le christianisme vient du judaïsme, alors qu’elle est
foncièrement helléno-chrétienne…
Au Ier siècle, les autorités romaines n’identifient pas encore
dans l’Église une structure distincte du peuple hébreu et, au
contraire, la considèrent comme une secte juive. Le doute gran-
dit dans les années 50-60, et l’on commence à voir dans le chris-
tianisme un culte nouveau et une religio illicita. Vers 60, Paul
de Tarse est exécuté à Rome, suivi de Pierre quelques années
plus tard. Les résultats du premier concile, la mort des deux
Apôtres et surtout la ruine de Jérusalem en 70 aggravent un peu
plus la rupture avec le judaïsme, condamné à s’isoler et à s’ap-
puyer sur les pharisiens, les maîtres des rituels et de l’interpré-
tation de la Tora, tandis que le christianisme s’ouvre à la Médi-
terranée. Au souvenir des attaques de Jésus contre les pharisiens
répond le refus des rabbins d’accueillir les judéo-chrétiens.
L’universalisme de Paul a conduit l’Église à se couper d’une par-
tie de ses racines mais aussi à se constituer comme un ensemble
unique, distinct, capable d’élargir sa mission.

Des Pères de l’Église partagés


Les Pères de l’Église sont fidèles, pour l’essentiel, à l’ensei-
gnement des Apôtres et surtout de saint Paul : les chrétiens sont
héritiers du judaïsme mais en accomplissent les promesses et le
dépassent. Lactance (✝ 325) affirme ainsi : « Nous sommes suc-
cesseurs et descendants des juifs » (160). Aux IIe-IIIe siècles, le
contexte est souvent tendu entre les communautés juives auto-
risées par l’Empire et des chrétiens encore minoritaires et per-
sécutés. Le christianisme prospère en prenant ses distances avec
des communautés juives inquiètes, écartées de la vie civique ro-

160. Lactance, Institutions divines, V, 22, 14.

– 158 –
LE REFUS DES AUTRES

maine. Les chrétiens sont de moins en moins d’origine juive et


n’ont plus de rapports de famille ou de sang avec Israël. Par mé-
fiance envers le christianisme et les convertis, considérés comme
des traîtres à la Tora, les responsables juifs n’hésitent pas à sou-
tenir les exactions du pouvoir impérial. Au IIe siècle, des juifs
participent à l’exécution de l’évêque de Smyrne.
Sans nier que les chrétiens « sont proches de la religion
juive », Tertullien professe un antijudaïsme affirmé. Pour Clé-
ment d’Alexandrie, ils représentent un archétype de l’erreur re-
ligieuse avec les sectes hérétiques et les philosophes (161). Jé-
rôme, installé à Bethléem, a approché le monde juif, il connaît
l’hébreu et l’histoire récente du peuple élu. Pourtant, lui aussi
associe les juifs aux groupes hérétiques, dont ils partagent les
mêmes défauts, le même esprit de secte et d’égarement doctri-
nal : « Les juifs cherchent Dieu d’une façon dévoyée, car ils es-
pèrent le trouver sans le Christ » (162). L’animosité gagne les
textes des Pères qui prennent l’habitude de rédiger des traités
adversus Judaeos (« contre les juifs »), accusant Israël de déicide
et de parjure à Dieu, établissant une culpabilité collective et
transhistorique. Ils les qualifient d’increduli (« incrédules ») et
surtout de perfidi (« sans foi, trompeurs », avec le sous-entendu
de la malice), termes péjoratifs qui connotent l’obstination dans
l’erreur (163). Dans la liturgie du Vendredi saint, on intègre
des hymnes antijuives, dont l’oraison : « Prions pour les juifs
perfides ». L’Église modifia cette prière en 1959, en supprimant
l’adjectif insultant, puis en 1965 en réécrivant entièrement
l’oraison :
Prions aussi pour les juifs. Que le Seigneur notre Dieu fasse res-
plendir sur eux son visage, afin qu’ils reconnaissent eux aussi le

161. Clément d’Alexandrie, Stromates, 7.


162. Le Boulluec, La Notion d’hérésie, p. 279.
163. Le mot perfidus, selon Isidore de Séville, a deux sens : « Est perfide ce qui
est mensonger et sans la foi, à savoir perdens fidem (perdant la foi) » (Etymologiae,
X, 223). Le premier sens (« mensonger »), l’emporte dans la patristique latine et
jusqu’à l’époque moderne (cf. catéchisme du concile de Trente), avant d’être
supplanté par le second sens (« sans la foi »), au cours du XIXe siècle.

– 159 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Rédempteur de tous les hommes, Jésus-Christ, Notre Sei-


gneur (164).
Chez Augustin, le mot « juif » est un équivalent de « mau-
dit », alors que le nom d’Israël est une anticipation glorieuse de
l’Église du Christ. Les juifs sont le « peuple témoin » qui
confirme la vérité du christianisme (165). Pourtant, Augustin
refuse l’adjectif de déicide, car jamais les juifs n’auraient tué le
Christ s’ils avaient compris qu’Il était Dieu. En outre, les deux
Testaments se répondent et se correspondent dans tous leurs
symbolismes et il ne faut pas les opposer. Augustin en déduit
que les juifs doivent être préservés en raison même de leur in-
fidélité : « La nation des juifs impies ne connaîtra pas une mort
corporelle. Car celui qui les détruira endurera sept fois plus le
châtiment » (166). Les chrétiens ont l’obligation de s’adresser
à eux avec humilité et amour car ils entreront dans l’Église au
jour du Jugement.
La surabondance du vocabulaire péjoratif déforme la réalité :
l’Église n’a pas aux IIIe-IVe siècles les moyens coercitifs et juri-
diques de s’en prendre aux personnes, en revanche elle construit
une image négative du juif, sorte d’archétype de ce qui est étran-
ger à l’Évangile, de la maladie de l’âme, de la vieillesse de
l’homme confrontée à la jeunesse du chrétien. Les paroles du
Christ et surtout de saint Paul opposant la Loi à l’Esprit sont
toutes interprétées contre les juifs, regroupés sous le terme de-
venu péjoratif de « Synagogue », femme pécheresse et luxu-
rieuse, opposée à l’Église, vierge, véridique et délicate. Le com-
bat est d’abord idéologique.
Dès lors que l’Empire romain devient officiellement chrétien
avec l’empereur Constantin (✝ 337), il ajoute à son antiju-
daïsme ancien les arguments de la polémique chrétienne, la-
quelle n’avait encore guère de conséquence pour les commu-
nautés juives. Parallèlement, celles-ci se replient sur

164. « Juifs et chrétiens », Catholicisme, t. 6, col. 1206.


165. Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Augustin, p. 826-831.
166. Augustin, Contra Faustum, 12, 12.

– 160 –
LE REFUS DES AUTRES

elles-mêmes. Sans initiative de la part de l’épiscopat, la législa-


tion impériale renforce la protection des chrétiens contre les
juifs, mais contribue à isoler ceux-ci un peu plus : un juif ne
peut plus posséder d’esclave chrétien, on rend plus difficile la
conversion au judaïsme, les constructions de nouvelles syna-
gogues sont interdites. Lorsque le concile de Nicée (325) donna
les modalités fixant la date de Pâques au dimanche suivant la
première pleine lune après l’équinoxe de printemps (21 mars),
ce choix répondait au vœu formulé explicitement par Constan-
tin exigeant de « ne faire aucune référence aux juifs pour le cal-
cul de la date ; ce serait humiliant ». L’empereur voulait consti-
tuer l’unité autour de Pâques sans rappeler la date juive, qui
représentait un anti-modèle.

Une cohabitation possible


Entre le VIe et le Xe siècle, la cohabitation entre chrétiens et
juifs paraît possible mais fragile (167). Durant toute l’époque
mérovingienne et carolingienne, les juifs sont peu touchés par
les violences. La législation de l’Église et des rois francs est hos-
tile aux brutalités et aux conversions forcées. Les communautés
sont nombreuses dans les villes, dans le sud de la Gaule et même
dans certaines campagnes. Durant le règne de Charlemagne,
qu’on a même pu qualifier d’âge d’or pour les juifs (168), l’em-
pereur carolingien s’identifie au roi David, à Moïse le législateur,
et le peuple des Francs est le « nouvel Israël ». Ces comparaisons
bibliques disposaient favorablement les élites envers les juifs.
Ceux-ci sont présents à la cour des princes, comme négociants,
banquiers et marchands, s’occupant des trafics de soieries et de
produits d’Orient très prisés par les Carolingiens. Certains sont
nommés ambassadeurs, ainsi le juif Isaac, émissaire extraor-
dinaire de Charlemagne auprès du roi de Perse. Afin de soutenir
leur rôle d’intermédiaires, l’empereur Louis le Pieux (814-840)
les exempte de tonlieux, c’est-à-dire de péages, et nomme un

167. Blumenkranz, Juifs et chrétiens.


168. Mayeur (dir.), Histoire du Christianisme, t. 4, p. 725.

– 161 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

magister Judaeorum (« maître des juifs »), chargé de les repré-


senter et de les protéger en cas de conflit avec la population. Au
IXe siècle, à Lyon, de nouvelles synagogues sont bâties et le jour
du marché est même déplacé pour éviter de tomber durant le
shabbat. Un clerc comme l’évêque Amalaire de Metz (✝ 850) a
la réputation d’être un ami des juifs et d’assister à leurs céré-
monies. Le prélat ne se préoccupe guère de leur conversion,
qu’il renvoie à la fin des temps : « Si la Synagogue n’est pas en-
core jointe au Christ, elle le sera quand la plénitude des peuples
sera entrée ».
Les baptêmes forcés sont interdits, mais des juifs le deman-
dent volontairement. À l’inverse, les conversions au judaïsme
sont difficiles, même si un modeste prosélytisme juif a pu tou-
cher des catégories limitées et cultivées. En 838, le diacre Bodo,
instruit au palais d’Aix-la-Chapelle, se convertit, adopte la cir-
concision, change son nom en Éléazar et épouse une juive. Sa
position de renégat étant intenable dans l’Empire franc, il part
s’installer à Saragosse où il œuvre pour la conversion des chré-
tiens sous domination musulmane. Cet épisode isolé était par-
ticulièrement connu à l’époque et contribua à créer un senti-
ment de menace juive parmi les cercles lettrés et dirigeants du
monde franc dans la seconde moitié du IXe siècle. Une partie
du clergé regardait la prospérité des juifs avec inquiétude, ainsi
l’archevêque Agobard de Lyon (✝ 840). Des controverses épis-
tolaires opposaient régulièrement clercs et rabbins, argument
contre argument, sans emporter la conviction ni améliorer les
relations.
Ce tableau serait presque serein si le contexte espagnol ne
tranchait avec le climat « judéophile » de l’Empire carolingien.
Avant l’invasion musulmane, l’Espagne était dirigée par une
monarchie d’origine wisigothique qui professait un christia-
nisme officiel, mais marqué par l’hérésie d’Arius. En 587, le roi
Reccarède adopte le catholicisme et avec lui l’ensemble du
royaume. L’unité politique est renforcée par l’unité religieuse.
Mais la monarchie wisigothique lance un programme pour ga-
rantir cette unité contre les groupes déviants, notamment les

– 162 –
LE REFUS DES AUTRES

juifs. En 589, lors du troisième concile de Tolède, on rappelle


les anciens préceptes de sauvegarde :
Quant aux juifs, le saint concile a décrété que désormais per-
sonne ne doit être amené à la foi par la violence ; ce n’est pas
malgré eux qu’il faut les sauver, mais de leur plein gré, pour que
reste entière la forme de la justice.
Mais la même assemblée réaffirme certaines ségrégations ou-
bliées comme l’interdiction de revenir au judaïsme après s’être
converti ou d’assumer des fonctions publiques. Les enfants de
mariage mixte doivent être baptisés. Pour renforcer l’unité du
royaume, le roi Sisebut impose en 612 le baptême de tous les
juifs, mais le quatrième concile de Tolède de 633 invalidera sa
décision, proscrivant la violence (169). Le ton des théologiens
espagnols envers les juifs est empreint de soupçon, ainsi l’ency-
clopédiste Isidore de Séville (✝ 636) dans son traité polémique
De la foi catholique contre les juifs :
Les juifs, dans leur incrédulité sacrilège, nient que le Christ soit
le Fils de Dieu. Impies au cœur dur, mécréants envers les pro-
phètes anciens, fermés à la nouveauté, ils préfèrent ignorer l’avè-
nement du Christ que le reconnaître (170).
Mais en mai 711, le général musulman Tarek franchit le détroit
de Gibraltar, brise l’armée wisigothique, prend Cordoue et Tolède.
Toute l’Espagne tombe en 716. Seules de petites principautés chré-
tiennes résistent encore au nord. Cette occupation brutale, qui
anéantit l’Église et la monarchie wisigothiques, fut facilitée par le
bon accueil des juifs d’Espagne, exaspérés par les récentes décisions
envers eux. Quelques années plus tôt, en 624, les juifs de Jérusalem
avaient participé à des massacres anti-chrétiens dans la cité sainte
en ouvrant les portes aux armées perses, puis avaient contribué à
la victoire des armées arabes contre leurs protecteurs byzantins
qu’ils détestaient en raison de leur christianisme militant. Ces dif-
férents évènements participèrent à l’élaboration en Europe d’une
image des juifs comme alliés des ennemis du Christ.

169. Fontaine, Isidore de Séville, p. 105 et 140.


170. Ibid., p. 191-192.

– 163 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Les brutalités au temps des croisades (XIe-XIIIe siècle)


Le relatif climat de tolérance se brise dès le XIe siècle pour
des raisons complexes (171). Si le discours et la législation de
l’Église n’évoluent guère sur le fond, en revanche les attitudes
se font plus hostiles, qu’elles viennent des monarchies, du clergé
ou surtout de la population. L’invasion musulmane nourrit une
inquiétude que renforce l’attitude des juifs en Orient. Au même
moment, l’Église lance son vaste mouvement de réforme de la
chrétienté et d’encadrement des violences féodales, processus
qu’accompagne une volonté de purification spirituelle et morale
de toute la société. Les départs pour la première croisade répon-
dent à ces impératifs. Or, les juifs d’Europe ne participent nul-
lement à la croisade ni à ce mouvement de rénovation. On les
croit nécessairement plus étrangers à la chrétienté qu’ils ne le
sont, et peut-être plus proches des Sarrasins qu’ils ne le disent.
Leur obstination à refuser le Christ n’est-elle pas comparable à
celle des païens ?
L’usure étant interdite aux chrétiens, des juifs – mais aussi
des Lombards – se retrouvent en position de banquiers des
princes et comme créanciers de nombreuses communautés vil-
lageoises qui ont dû emprunter pour racheter leur liberté à leur
seigneur. Très implantés à travers leurs comptoirs ruraux, on les
voit signer comme témoins au bas des actes concernant les vil-
lages où ils vivent. Le judaïsme européen est, jusqu’au XIIe siè-
cle, autant urbain que rural, mais s’avère d’abord actif dans des
professions commerciales et financières.
En 1009, le calife al-Hakim s’en prend aux églises chré-
tiennes et ordonne la destruction du Saint Sépulcre à Jérusalem.
La rumeur d’une complicité des juifs de la ville dans cette po-
litique atteint l’Occident où des mouvements anti-juifs se pro-
duisent à Limoges, à Lyon et Mayence. Les premiers pogroms
populaires sont indissociables du départ des premiers croisés,
entre 1095 et 1098. Les communautés juives de Rouen et de
Rhénanie sont attaquées. En 1096, un croisé normand déclare :

171. Mayeur (dir.), Histoire du christianisme, t. 5, p. 701-712.

– 164 –
LE REFUS DES AUTRES

« Notre intention est d’aller attaquer les ennemis de Dieu en


Orient, alors que nous avons ici même, sous nos yeux, les juifs.
Or il n’existe pas de peuple plus hostile à Dieu. Voilà qui n’a ni
queue ni tête ! ». Lors de la seconde croisade (1146-1147), le
moine Rodolphe excite la population contre eux. On les accuse
de meurtre rituel à Norwich, d’empoisonner des puits, de pro-
pager la peste. En 1171, à Blois, des juifs sont brûlés par la po-
pulation et les autorités civiles locales. À Paris, en 1291, on les
accuse de profaner les hosties. En France et en Angleterre, les
monarchies s’endettent envers les banquiers juifs pour mieux
les exiler ensuite. À la même époque, le contexte n’est guère
meilleur pour les juifs habitant en terre d’Islam (172).
Selon son biographe Joinville, le roi de France saint Louis
« avait en abomination les juifs odieux, à tel point qu’il ne pou-
vait les voir ». Cherchant à promouvoir les conversions, il assiste
à une controverse publique avec des juifs au cours de laquelle
on dénonce les allusions anti-chrétiennes du Talmud. En 1242,
le tribunal royal fait détruire par le feu les livres talmudiques
pour blasphème, en raison de certains passages hostiles au
Christ (173).
Les monarques et les Églises nationales déploient des me-
sures vexatoires. Pour interdire l’usure juive, on les contraint à
travailler de leurs mains ; des violences populaires les menacent
lors de l’arrivée de la Couronne d’épines à Paris ; on prêche
contre eux ; un juif converti mais relaps est brûlé en 1268 ;
Louis IX rend obligatoire le port de la rouelle, un signe distinctif
en forme de roue cousue sur l’épaule. Parrain d’un juif baptisé,
saint Louis, qui renchérit sur les contraintes édictées par l’Église
envers Israël, évite toutefois les persécutions directes contre les
personnes et les biens. Il n’en reste pas moins que leur situation
quotidienne fut rendue plus difficile qu’auparavant.
172. Après l’édit de 850 du calife al-Mutawakkil, la ségrégation devint plus dure.
Les juifs devaient porter un insigne et se retrouvaient dans des quartiers réservés,
tout comme les chrétiens. On note des épisodes de conversions forcées. Sur la si-
tuation des juifs en terre d’Islam, cf. Aillet (dir.), Gouverner en Islam, p. 433-445.
173. Brunel, Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, p. 676-678.

– 165 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La responsabilité des juifs dans la mort du Christ est souli-


gnée à gauche, où des juifs reconnaissables à leur chapeau
pointu torturent Jésus. Pourtant, dans la partie de droite, le
tableau de l’Ecce homo met en scène un évêque, un clerc, des
bourgeois et des hommes d’armes, montrant que tout pé-
cheur participe à la mort du Christ (voûte de l’église Saint-
Sébastien de Plampinet, fresque de la fin du XVe siècle).

À compter du XIVe siècle, la crise économique et la peste


noire aggravent les tensions (174). Les communautés juives sont
contraintes de quitter l’Angleterre (1290), la France (1306),
abandonnant les zones rurales trop instables pour se regrouper
dans des cités où la protection épiscopale est assurée, ainsi en
Espagne, en Germanie et en Pologne. Le roi Philippe le Bel leur
destine des quartiers, dont on ferme les rues la nuit, d’abord
pour les protéger de la population, mais aussi pour les identifier.
C’est le cas aussi à Venise, dont le quartier du ghetto donnera

174. Ibid., p. 680-684.

– 166 –
LE REFUS DES AUTRES

son nom à toutes les enclaves urbaines juives. La reine Isabelle


de Castille (✝ 1504) les expulse du royaume en 1492, peu après
la reconquête de Grenade sur les musulmans. De toute évi-
dence, comme au temps d’Isidore de Séville, la ségrégation anti-
juive s’intègre dans une perspective d’unification politique et
d’homogénéisation religieuse de la péninsule, projet qui est
celui de la monarchie avant d’être celui de l’Église.

Protection et contrôle ecclésiastique


Le rôle protecteur des institutions d’Église ne peut être né-
gligé et les faits qui le démontrent sont légion. Ainsi, lors des
tentatives de pogroms, les clercs eurent un rôle temporisateur
souvent mentionné (175) : l’archevêque Jean de Spire en Rhé-
nanie lors de la première croisade, l’évêque de Gap accueillant
dans une rue sous protection de son palais les juifs du Dauphiné
au XIVe siècle, ou encore Bernard de Clairvaux décrit en termes
dithyrambiques dans une chronique juive du XIIe siècle :
Le Seigneur exauça nos supplications et se tourna vers nous dans
sa grande miséricorde, en nous envoyant après ce monstre [le
moine Rodolphe] un autre moine digne, l’un des plus grands
et des plus réputés parmi tous les moines, qui connaissait et
comprenait leur Loi. Son nom était Bernard (…). Lui aussi prê-
cha selon leur coutume et dit : C’est une bonne chose de vouloir
partir en guerre contre les Ismaélites. Cependant, quiconque
touche à un juif afin de lui ôter la vie commet un péché aussi
énorme que s’il touchait à la personne même de Jésus. Si le
Créateur n’avait pas envoyé ce moine, aucun vestige ni aucun
fugitif n’aurait subsisté d’Israël (176).
En raison des dangers encourus par les communautés, la pa-
pauté multiplia les lettres pastorales dites Sicut Judaeis, veillant
à la protection des juifs, mais aussi à leur distinction. Lors du
concile de Latran III (1179), le pape Alexandre III fit excom-
munier les chrétiens responsables de baptêmes forcés, de pro-

175. Dahan, La Polémique chrétienne, p. 13-54.


176. Berger, « e Attitude of St Bernard… ».

– 167 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

fanations de cimetières juifs et de perturbations de leurs fêtes


religieuses. Il rappela aussi que les constructions de nouvelles
synagogues étaient prohibées, tout comme les mariages mixtes.
En 1235, le pape Grégoire IX intervient en faveur des juifs, ob-
jets de vexation en France, en vain. En 1247, Innocent IV de-
mande aux évêques allemands de défendre les juifs menacés. En
1272, le pape Grégoire X s’insurge contre les accusations sans
fondement de meurtre rituel. Le souci de la papauté envers ces
communautés trouve son exemple le plus concret à travers les
« juifs du pape ». Lors de l’installation de la papauté à Avignon
et dans le Comtat Venaissin au XIVe siècle, près de 1 500 juifs
relèvent de l’autorité du pape, lequel les protège malgré l’hosti-
lité de la population (177). Aucune exaction n’aura lieu ici tant
que perdurera le Comtat.
Les théologiens ont eux aussi la préoccupation de préserver
les juifs des baptêmes forcés. La charité tient dans leur opinion
moins de place que le respect de la raison et de la justice, ainsi
que le résume Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique :
L’usage de l’Église n’a jamais admis que les enfants des juifs
soient baptisés malgré leurs parents. Il y a à cela deux raisons.
La première vient du péril de la foi. Car, si ces enfants recevaient
le baptême avant d’avoir l’usage de la raison, dans la suite, en
parvenant à l’âge parfait, ils pourraient facilement être entraînés
par leurs parents à abandonner ce qu’ils ont reçu sans le connaî-
tre. Une autre raison, c’est que cela est contraire au droit naturel
(…) et à la tutelle qu’exercent en droit les parents sur leur en-
fant (178).
Thomas hiérarchise l’infidélité religieuse en fonction de la
connaissance du Christ : les païens L’ignorent, contrairement
aux juifs qui Le savaient annoncé dans les Écritures et n’ont pas
voulu Le reconnaître ; en revanche, les hérétiques connaissaient
le Christ et L’ont défiguré par leurs croyances. Les juifs se re-
trouvent donc en position intermédiaire : moins impies que les

177. Moulinas, Les Juifs du Pape.


178. Partie II-II, question 10, article 8.

– 168 –
LE REFUS DES AUTRES

hérétiques, mais plus que les païens. Cependant, les relations


quotidiennes avec eux sont admises, car « l’Église n’a pas à por-
ter de jugement sur eux au spirituel mais au temporel », c’est-
à-dire qu’on ne doit les punir ou s’en éloigner que pour des faits
délictueux ou criminels, mais non à cause de leur foi.
L’ambiguïté latente de bien des prescriptions ecclésiastiques
vient de ce que les juifs doivent être conservés en tant que « peu-
ple témoin ». Par leurs rites, leurs écrits et leurs coutumes, les
juifs montrent que les récits de l’Ancien Testament n’ont pas
été inventés, qu’ils en sont les héritiers (179), et en même temps
les prisonniers, incapables qu’ils ont été de se dépouiller du vieil
homme et de « revêtir le Christ ». Leur déchéance sociale même
est la preuve de leur erreur.
À partir du XIe siècle, des clercs lettrés, parfois instruits en
hébreu, veulent convaincre les juifs par la raison. Des contro-
verses publiques, parfois acerbes, ont lieu devant les cours prin-
cières ou les autorités ecclésiastiques, et l’on multiplie les traités
polémiques (180). Le Pugio Fidei (Le combat de la foi), ouvrage
du dominicain Raimond Marti (✝ 1284), professeur d’hébreu,
fait partie des moins agressifs et des mieux documentés,
puisqu’il cite le Talmud et le Midrash. L’objectif reste toutefois
de prouver l’erreur des juifs.
Le pontificat d’Innocent III (1198-1216) est un bon exem-
ple de la perception médiévale des juifs. Le pape concevait
l’Église comme un tout organique, en dehors duquel nul salut
n’était possible. Chaque ordre social y trouvait sa raison d’être
déterminée d’après le plan divin. Pourtant, au sein de ce corps
unique demeuraient les juifs, qui n’étaient ni païens, ni héré-
tiques, et dont la promiscuité avec les chrétiens posait de graves
questions théologiques. Innocent III exhortait les princes à sévir
contre les usuriers, lesquels étaient de facto excommuniés s’ils
étaient chrétiens. En janvier 1208, il écrivit au comte de Nevers
pour se plaindre de la pratique juive de l’usure, soutenue par

179. Partie II-II, question 10, article 11.


180. Dahan, La Polémique chrétienne, p. 31-96.

– 169 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

les seigneurs : « Ils reçoivent des juifs dans leurs demeures et


leurs châteaux afin de les établir comme administrateurs pour
prélever les usures, sans craindre d’affliger les Églises de Dieu
et les pauvres du Christ ». Les dettes contractées au profit des
juifs étaient une nouvelle injure faite au Christ par Israël. In-
nocent III demanda donc en 1205 à Alphonse VIII de Castille
de s’éloigner des juifs, et à Philippe Auguste de sévir contre eux
en l’encourageant à appliquer la ségrégation antijuive prévue
par le concile de Latran III. Il fallait surtout les distinguer :
« Que les juifs portent des vêtements qui permettront de les re-
connaître en tout temps ». Lors du concile de Latran IV (1215),
le pape confirma l’interdiction de l’usure et leur imposa de
payer la dîme. Afin de les séparer des chrétiens, éviter les ma-
riages mixtes et limiter les contacts physiques entre les deux
communautés, le concile décréta que « les gens des deux sexes
seront distingués publiquement des autres peuples par la nature
de leur habit ». Ces résolutions, qui renforçaient la ségrégation
antijuive, étaient déjà en grande partie appliquées en Europe.
Le pape dut, par la suite, convaincre le clergé de France de faire
une application retenue du canon sur le vêtement distinctif,
afin que celui-ci ne porte pas préjudice aux juifs.

Deux groupes d’évêques discutent au moment du concile


Latran IV. Une illustration de l’élaboration collective et rationnelle
de l’Église et de sa doctrine (Grandes chroniques de Matthieu
Paris, milieu du XIIIe siècle, dessin M. de Brébisson).

– 170 –
LE REFUS DES AUTRES

Cette discrimination avait des fondements religieux et nul-


lement raciaux. Innocent III participa à ce rigorisme accru,
convaincu par l’urgence de l’unité chrétienne, mais les juifs du
Latium et d’Italie ne furent jamais inquiétés sous son pontificat,
contrairement à la France ou aux territoires de l’empereur ger-
manique. En septembre 1199, la bulle Licet perfidia Judaeorum
donna une large protection aux juifs :
Ils ne doivent endurer nul préjudice (…). Nous ordonnons que
nul chrétien ne les force à venir au baptême par la violence s’ils
n’en ont pas le désir ou s’ils refusent.
Le pape décida d’excommunier ceux qui brutaliseraient ou
voleraient les juifs, perturberaient leurs fêtes ou souilleraient
leurs cimetières. En tant que peuple de la première alliance, il
fallait les préserver. D’une certaine façon, Innocent III nourris-
sait, comme ses contemporains, une psychose de l’ennemi in-
térieur, juif ou hérétique, à cause de la perte de Jérusalem. Mais
si les hérétiques devaient être ramenés dans le giron de l’Église,
les juifs avaient à ses yeux une certaine légitimité, et le port d’un
habit spécifique était à la fois une manière de s’en protéger tout
en les intégrant au fonctionnement social, puisque chaque ordre
devait se distinguer par son vêtement (181).

Vers l’antisémitisme moderne (XVIe-XIXe siècle)


L’entrée dans l’époque moderne ne bouleversa pas l’équilibre
précaire des communautés juives. La perte d’influence de
l’Église catholique et la Réforme n’améliorèrent nullement la
perception du judaïsme, et Luther publia deux pamphlets an-
tijuifs qui connurent un vif succès grâce à l’imprimerie. Le Ré-
formateur avait pourtant espéré le ralliement massif des juifs au
protestantisme, et s’en était fait le défenseur, avant de publier
en 1543 un premier brûlot, Sur les Juifs et leurs mensonges (182).
Au XVIe siècle, Jean Calvin (✝ 1564) écrivit lui aussi une argu-
mentation contre les juifs, ainsi que les savants et théologiens

181. Hanne, Innocent III, p. 162-164, 204.


182. Kaennel, Luther était-il antisémite ?

– 171 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

réformés Sébastien Münster (✝ 1552) et Théodore Bibliander


(✝ 1564) [183]. La Pologne catholique, qui avait accueilli les
juifs d’Europe occidentale et d’Espagne, fut jusqu’au milieu du
XVIIe siècle un espace majeur du judaïsme avec près d’un mil-
lion d’individus. Les juifs y exerçaient des métiers variés, ou-
vriers agricoles, artisans, marchands, mais aussi régisseurs et
banquiers. Pourtant, le royaume se lança lui aussi à la fin du
XVe siècle dans une politique d’exclusion. Ce sont toutefois les
Cosaques orthodoxes en révolte contre la monarchie catholique
qui perpétrèrent les premiers pogroms de masse en 1648-1649,
parce qu’ils accusaient les juifs de collusion avec le pouvoir.
À l’époque moderne, la contrainte physique céda générale-
ment le pas devant une législation civile stricte, qui prit le relais
des prescriptions canoniques. La papauté, qui avait montré du-
rant le Moyen Âge une attitude paternaliste, prit des mesures
vexatoires dans ses États italiens. En 1577, Grégoire XIII obli-
gea les juifs de Rome à assister à des prêches publics, sans tou-
tefois imposer la conversion. Le décret fut annulé en 1848 par
le pape Pie IX. Le pape Benoît XIV, dans une lettre de 1747,
autorisa le baptême pour les enfants juifs, sans accord des pa-
rents. Mais il s’agissait de cas déterminés et finalement assez li-
mités (enfant proche de la mort, abandon de l’enfant par ses
parents, orphelin juif confié à un tuteur chrétien). Comment
expliquer ce revirement de la papauté ? La crainte du protes-
tantisme associée aux attaques des pouvoirs monarchiques
avaient opéré un raidissement de l’autorité pontificale envers
les déviances religieuses. La forte présence de juifs dans la cité
romaine pouvait faire croire à un danger tout proche.
Malgré la persistance d’un sentiment antijuif dans toute
l’Europe à l’époque moderne, les violences contre les biens et
les personnes étaient devenues rares, signe qu’un équilibre fra-
gile avait été obtenu par la ségrégation légale et géographique
dans les ghettos. Rien ne vint pourtant atténuer la méfiance,

183. Listes dans F. Vernet, « Juifs (Controverses avec les juifs) », DTC, t. 8-2,
col. 1874-1914.

– 172 –
LE REFUS DES AUTRES

d’autant que les pamphlets polémiques rencontraient un grand


succès (184). L’époque des Lumières ne marqua qu’un progrès
de pure façade. Voltaire fut particulièrement virulent contre les
juifs, reprenant même l’accusation plébéienne de crime rituel :
« C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien
des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la
terre » (185). Les despotes éclairés n’apportèrent que des amé-
liorations ponctuelles, qu’il s’agisse de Frédéric II de Prusse ou
de Joseph II d’Autriche accordant aux juifs une Patente de tolé-
rance (1782). Mais le monarque le plus avancé sur les droits des
juifs fut sans conteste Louis XVI qui demanda au protestant
Malesherbes un état de la situation de la communauté du
royaume, enquête qui déboucha sur l’Édit de Versailles du 7 no-
vembre 1787, offrant l’état civil aux juifs (186).
L’émancipation complète accordée le 27 septembre 1791
par l’Assemblée constituante, souvent présentée comme l’acte
fondateur de la liberté juive en France, n’était en réalité qu’une
continuation des réflexions engagées par Louis XVI. Cette dé-
cision faisait suite aussi aux ouvrages de lettrés des Lumières
rencontrant l’opinion catholique d’un abbé Grégoire (✝ 1831),
curé de paroisse impliqué dans l’éducation morale de ses fidèles,
philanthrope qui œuvra à la fois pour l’abolition de l’esclavage
et l’émancipation des juifs. Le décret de la Constituante s’in-
scrivait dans la logique de l’abolition des privilèges (Nuit du 4
août 1789) et de la rédaction de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen (26 août 1789). Les juifs étaient éman-
cipés au même titre que les autres sujets du roi de France deve-
nus citoyens. D’ailleurs, le même décret impliquait « la renon-
ciation [des juifs] à tous privilèges et exceptions introduits
précédemment en leur faveur ». Puisque les juifs étaient aupa-
ravant autogérés comme une nation distincte au sein du
royaume, ils disposaient de privilèges de type corporatistes ou

184. Ibid.
185. Article « Tolérance » du Dictionnaire philosophique, 1765, section 1.
186. Feuerwerker, L’Émancipation des Juifs.

– 173 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

féodaux. Par la Révolution, ils perdaient leur statut de nation à


part, mais aussi identifiée et « privilégiée ». Ce faisant, leur na-
ture religieuse n’était plus reconnue ni leurs autorités rabbi-
niques. Il n’y avait plus aucun corps intermédiaire entre eux et
l’État. Cette générosité des principes n’empêcha nullement la
Terreur de sévir contre les juifs d’Alsace, en confisquant notam-
ment les synagogues, comme elle le fit contre l’Église catho-
lique (187).
Au XIXe siècle, l’égalité des droits était assurée, ainsi que l’ac-
cès aux charges publiques et à toutes les professions. Mais l’as-
similation citoyenne entraîna une disparition du particularisme
juif dans la plupart des pays d’Europe, à l’exception de la Russie
et de la Pologne. Lorsque les réfugiés juifs des pogroms russes
de 1881 arrivèrent en France, leur pratique religieuse assumée
butta sur l’indifférentisme de leurs coreligionnaires assimilés de
France. De la même façon, le décret Crémieux de 1870 accor-
dant la nationalité française aux 34 000 juifs d’Algérie faisait
de tous les juifs des citoyens sans considération de leurs cou-
tumes radicalement différentes. Ce choc entre deux judaïsmes
contribua à un retour de la pratique chez les juifs français, mais
aussi à la stigmatisation en bloc de toute la communauté. En
favorisant une indifférenciation des appartenances religieuses à
travers une unique citoyenneté française, la Révolution puis la
IIIe République imposèrent sans le vouloir l’idée que les indivi-
dus qui s’étaient redécouverts juifs étaient des étrangers à la na-
tion. De là naquit l’antisémitisme, c’est-à-dire la haine du juif
en tant que personne physique, « racialement » identifiée.
À la même époque, l’essor du capitalisme industriel permit
à des personnalités juives d’entrer dans la nouvelle élite bour-
geoise et financière, dont les intérêts étaient transnationaux. Au
moment même où l’on redécouvrait la réalité de la commu-
nauté juive française, la crise économique des années 1873-
1896 fit naître le sentiment d’une double menace sur le peuple

187. Cholvy, La Religion en France, p. 92-93.

– 174 –
LE REFUS DES AUTRES

français, orchestrée depuis l’étranger, celle du capitalisme inter-


national et du judaïsme apatride, voire germanophile. Des jour-
naux de tous bords, de gauche comme de droite, s’inquiétaient
de cette influence néfaste. Chez les catholiques, le quotidien
La Croix, alors dirigé par les pères Assomptionnistes, ne déto-
nait pas et condamnait en bloc la finance juive et la déchristia-
nisation (188). Comme beaucoup d’autres écrivains de son
temps (189), le polémiste catholique Léon Bloy, dans son roman
La Femme pauvre (1897), identifiait derrière le boutiquier juif
l’archétype du parasite méprisable et cupide, vivant sur la misère
des autres. Mais, au-delà des virulences du style, Léon Bloy at-
taquait en réalité un archétype humain, le capitaliste apatride,
et non des individus, une faute et non un coupable. Le même
auteur défendit d’ailleurs l’élection d’Israël dans Le Salut par les
Juifs (1892), refusant l’antisémitisme racial : « La sainteté est
inhérente à ce peuple exceptionnel, unique et impérissable ».
Le drame antisémite qui se joua en Europe entre les années
1930 et 1945 ne peut être imputé à l’histoire du catholicisme.
Outre le fait que le régime nazi n’avait rien de religieux, et en-
core moins de chrétien, l’Église catholique associa toujours à
ses réserves envers le « peuple déicide » une exigence de sauve-
garde qui ne se démentit pas. Depuis l’Antiquité, l’Église voulut
empêcher le prosélytisme juif, mettre en place une législation
contraignante et favoriser des controverses pour amener les juifs
à la conversion. C’est là que se situe sa responsabilité la plus
grande dans la ségrégation et un certain climat antijuif, c’est-à-
dire contre ce qui était perçu comme une déviance religieuse et
qu’il ne faut pas confondre avec l’antisémitisme. Ce dernier est
une haine raciale que nulle conversion ne peut atteindre. La
juive catholique Edith Stein fut exécutée en 1942 quelle que
fût la nature de sa foi, au nom de ses origines.

188.Girardet, Le Nationalisme français, p. 157.


189. Citons, entre autres, le roman Manette Salomon (1867) des frères Goncourt,
Édouard Drumont dans La France juive (1886), ou, plus tard, Bernanos dans
La Grande Peur des bien pensants (1931).

– 175 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Si les foules furent fréquemment conduites à des brutalités en


Europe contre les juifs, on ne peut nier le rejet historique par
l’Église des persécutions, dont la plupart échappaient à son au-
torité. L’existence du peuple juif était une nécessité théologique
et religieuse : la Bible disait vrai puisque des juifs existent et vivent
encore. Pourtant, là encore, il allait de la responsabilité de l’Église
de canaliser les populations ou du moins d’atténuer le climat de
méfiance. Mais appliquer nos critères égalitaristes et démocra-
tiques aux périodes anciennes a toujours quelque chose d’ana-
chronique. La fin de l’autorité de l’Église à partir du XVIe siècle
ne marque d’ailleurs nullement un changement de fond à l’égard
des juifs dans des sociétés qui se sécularisent, l’État prenant en
charge la répression afin de normaliser la communauté nationale
face à ses dissidences et ses « étrangers ». Les esprits éclairés des
XVIIIe et XIXe siècles ne se démarquèrent pas par la qualité de
leur regard posé sur les juifs, et il y a une certaine ironie à consta-
ter que l’émancipation en France prit naissance dans les décisions
du dernier monarque absolu catholique, Louis XVI.

Hérésie, répression et Inquisition

L’hérésie : un problème de mots


Le phénomène de l’hérésie a toujours été indissociable du
développement de l’Église. Sitôt que le christianisme s’est dif-
fusé dans l’Empire romain, il a été confronté à la gnose, à l’aria-
nisme et à une multitude de courants, souvent sincères, mais
dont les propositions théologiques mettaient en danger la co-
hérence doctrinale tirée de l’Évangile. Pourtant, d’une époque
à l’autre, la nature de l’hérésie et la réaction de l’Église ne sont
jamais identiques. En effet, selon les évolutions du dogme et
des institutions ecclésiastiques, de nouveaux groupes dissidents
apparaissent ou, au contraire, s’effacent, si bien que l’hérétique
du Ve siècle n’a aucun rapport avec celui du XIIIe siècle, et en-
core moins avec les protestants de la Renaissance (190).

190. Cazenave, « Hérésie et société… ».

– 176 –
LE REFUS DES AUTRES

Les positions intellectuelles des hérétiques poussent l’Église


à réagir car la remise en question n’est pas extérieure à la doc-
trine chrétienne, mais intérieure. La polémique entre hérétiques
et ecclésiastiques est une lutte fratricide qui instille le doute sur
la nature même du christianisme, d’où la violence de certaines
réactions (191). Face au consensus des conciles ou de l’épiscopat
autour du pontife romain, l’hérétique prétend agir seul pour
rétablir la vérité, ou un point de vérité, qu’il juge menacée. Ce
faisant, il s’isole de la communauté et rejette les règles établies
du débat théologique, raison pour laquelle on lui refuse la pa-
role publique. L’hérésie renvoie donc à une question doctrinale,
mais surtout à une attitude, à un comportement, ainsi que le
définissait l’archevêque Hincmar de Reims (✝ 882) :
Mais s’il contredit avec obstination la vérité, qu’on lui donne le
nom d’hérétique pour son infidélité et l’orgueil de son opposi-
tion. Car il n’est pas hérétique celui qui diverge de la foi par
ignorance : il le devient par l’opiniâtreté de son opposi-
tion (192).
La faute est autant morale que dogmatique. L’hérésie est
pourtant utile à l’Église, comme le rappelle vers 620 Isidore de
Séville (193):
La raison de l’hérésie se trouve dans son utilité, c’est-à-dire
qu’elle met la foi à l’épreuve. Mais ce qui fait sa force c’est la
difficulté des divines Écritures que les hérétiques, étant aveuglés,
ne comprennent pas comme il faudrait.
La répression contre l’hérésie n’a jamais été uniforme,
l’Église n’ayant pas toujours la volonté ou les moyens de pour-
suivre les « dissidents ». En général, ceux-ci sont d’abord des
clercs ou des lettrés qui ont suffisamment de culture pour re-
mettre en cause le message officiel, ainsi Arius au IVe siècle.
L’hérétique est rarement un homme du petit peuple réclamant

191. Chenu, « Orthodoxie et hérésie… ».


192. Histoire de l’Église de Reims par Flodoard, III, 16 (éd. M. Guizot, Paris,
1824, p. 507).
193. Isidore de Séville, Sentences, I, 16.8.

– 177 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

une liberté d’expression totalement anachronique. Entre le IVe


et le XIe siècle, il est toujours membre du clergé et fait partie
des groupes qui ont accès à la connaissance. Son opinion est
entendue et bien reçue tant qu’elle ne choque pas la majorité
des autres clercs. Lorsqu’il s’écarte des définitions approuvées
dans les conciles, l’homme est d’abord rappelé à l’ordre, puis
exclu de la communauté s’il s’obstine. Selon les époques, on le
laisse ensuite aller à sa guise, ou au contraire les pouvoirs civils
– rarement l’Église – se chargent de l’empêcher de nuire. Car
l’hérésie pose d’abord un problème de stabilité publique. Toute
société crée ses normes et délimite ses frontières que gardent ja-
lousement les autorités royales et princières. L’hérétique est dé-
signé par l’Église comme déviant, mais c’est bien le pouvoir
temporel qui mène la répression, car tous les conciles rappellent
que le clerc n’a pas le droit de verser le sang. Depuis l’empereur
Constantin, l’association entre l’Église et le pouvoir permet à
celui-ci d’utiliser l’autorité spirituelle pour renforcer le contrôle
social à son profit. L’opinion populaire et les pouvoirs temporels
ont vite fait d’accuser d’hérésie un groupe ou un individu en
marge.
Les sociétés anciennes avaient peu de concepts pour classer
et interpréter les différences. Celui qui n’appartient pas à la
chrétienté est un païen (ethnicus ou paganus), un juif ou un hé-
rétique ; il n’y a guère d’autres notions pour cerner l’altérité.
En outre, ces trois termes renvoient à une réalité mêlée, à la fois
religieuse, ethnique et politique. Puisque tous les chrétiens ap-
partiennent à des peuples d’Europe de l’Ouest, vivant dans des
royaumes chrétiens, autrefois composant l’Empire carolingien,
le païen ou le juif est lui aussi étranger sur ces trois plans. Il se
distingue des chrétiens aussi bien par ses coutumes religieuses
que par sa langue, son ethnicité et son système politique. On a
toujours peine à cerner l’étranger proche, comme le Byzantin,
le juif, et plus encore l’hérétique, qui est d’ici mais semble ap-
partenir à un ailleurs. L’hérésie pose donc un problème d’iden-
tité et de définition de la société. Or, avant la Renaissance,
l’Église était un marqueur d’identité de la société, d’où sa res-

– 178 –
LE REFUS DES AUTRES

ponsabilité morale et historique dans la répression anti-


hérétique. Toutefois, elle n’était qu’un marqueur parmi d’autres,
qu’il ne faut pas négliger (pouvoirs monarchiques, ethnicités,
castes sociales et économiques, solidarités villageoises…).

Un Haut Moyen Âge sans hérésie ?


Entre le VIe et le Xe siècle, l’hérésie apparaît peu dans les
sources concernant le royaume des Francs. Les monarchies wi-
sigothique d’Espagne et lombarde d’Italie étaient ralliées à l’aria-
nisme, mais elles évoluèrent progressivement vers une conver-
sion au christianisme romain. En 589, au concile de Tolède,
l’Espagne rejette officiellement l’arianisme. Clovis (✝ 511), le
chef des Francs saliens, conquiert l’ensemble de la Gaule dont
il rétablit l’unité, puis reçoit le baptême des mains de l’évêque
de Reims Rémi, conversion qui fait basculer son aristocratie
dans le christianisme de Nicée et non l’arianisme (194). En 507,
sa victoire contre les Wisigoths à la bataille de Vouillé confirme
le choix de Dieu en sa faveur. À compter de la fin du VIe siècle,
l’hérésie disparaît progressivement de l’Europe occidentale. Est-
ce à dire que la société était plus tolérante ? Qu’il n’y avait pas
de courants dissidents ? En réalité, la législation répressive ro-
maine se maintenait telle quelle sous les rois mérovingiens. Sans
doute les efforts de l’Église étaient-ils concentrés sur la conver-
sion des peuples des campagnes, restés encore attachés au vieux
paganisme celte. Le relatif déclin culturel de l’époque ne per-
mettait pas le surgissement de clercs lettrés capables de remettre
en question une doctrine chrétienne complexe et déjà très ar-
gumentée. Le pape et théologien Grégoire le Grand (✝ 604)
s’intéresse à l’hérésie dans ses Morales sur Job, non pas comme
à un courant identifié et existant, mais comme à une figure mo-
rale du mauvais chrétien, fourbe et menteur. En réalité, il décrit
des personnes qui n’existent pas (195).

194. Rouche, Clovis.


195. Moreschini, « Gregorio Magno e le eresie ».

– 179 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Sous les Carolingiens, l’hérésie n’est que rarement formulée


explicitement, sans doute grâce au rôle de la cour et de l’empe-
reur qui, plus que l’Église, assument le contrôle théologique de
toutes les questions liées à la liturgie et au respect de la foi (196).
Si hérésies il y a, elles restent dans le cercle étroit et lettré de
l’École palatine ou des monastères impériaux. Seul l’adoptia-
nisme paraît avoir eu une emprise locale qui nécessita une mis-
sion vers 800 en Septimanie (Narbonnaise). L’adoptianisme
était une forme savante d’arianisme, mettant en cause la nature
du Christ, suggérant qu’il avait été adopté comme Fils de Dieu
après son Ascension. Le maître à penser de cette école hérétique
fut le clerc espagnol Félix d’Urgel (✝ 818). Son hérésie fut re-
marquée par Charlemagne qui menait alors sa poussée militaire
en Catalogne, poussée qui s’accompagnait d’une mise au pas
doctrinale. Arrêté par les Francs, Félix dut abjurer ses positions
à Ratisbonne (792). Mais, de retour en Espagne, il se rétracta.
Alcuin rédigea vers 798 des réfutations contre lui. À nouveau
arrêté, Félix fut soumis à une dispute publique contre Alcuin
au terme de laquelle il rejoignit l’Église.
Ponctuellement, les conciles carolingiens sanctionnent les
débordements théologiques, lorsque la recherche du consensus
a échoué. En dehors du milieu étroit des clercs lettrés, il n’y a
aucune hérésie populaire dans le royaume des Francs. De toute
évidence, c’est bien le roi – ou l’empereur – qui a la haute main
sur la répression doctrinale, laquelle lui sert aussi dans la consti-
tution de l’unité politique de ses territoires.

Le succès grandissant de l’hérésie aux XIe-XIIIe siècles


Le nombre d’hérétiques mentionnés dans les sources s’ac-
croît brutalement à partir du XIe siècle. La plupart sont des
membres du clergé, mais on compte pourtant quelques person-
nalités plus modestes. Vers l’an mil, un paysan de Vertus
(Champagne) rejette en bloc sa femme, les crucifix et la

196. Rubellin, Église et société chrétiennes ; Amann, « L'adoptianisme espa-


gnol… ».

– 180 –
LE REFUS DES AUTRES

dîme (197). D’autres sectateurs isolés sont repérés à la même


époque en Allemagne occidentale, peut-être en Normandie, et
en Aquitaine, peu après 1017, où un groupe de laïcs nie le pou-
voir de la Croix, le baptême et le mariage (198). En 1022, un
groupe d’hérétiques est identifié à Orléans, brûlés sur ordre du
roi Robert le Pieux sous la pression de la foule. L’historien Raoul
Glaber (✝ 1047) précise : « Comprenant, comme tous ceux qui
l’entouraient, qu’on ne pourrait les arracher à leur démence, le
roi ordonna d’allumer un immense bûcher non loin de la cité ».
Tous faisaient partie du clergé de la cathédrale d’Orléans, et donc
d’une élite ecclésiastique locale instruite. Eux aussi refusaient le
baptême des enfants, l’eucharistie et le lien matrimonial, signe
chez eux d’un mépris de la chair et des relations corporelles, ju-
gées mauvaises. Insatisfaits par le message d’une Église, dont ils
étaient pourtant membres, ils épousaient avec radicalité un idéal
évangélique et l’exigence d’une pureté charnelle excessive (199).
Là encore, la répression est entièrement assumée par le pouvoir
séculier, sans intervention de l’Église.
La naissance soudaine de tels courants au début du XIe siècle
est certainement à rapprocher des inévitables compromissions
des structures ecclésiastiques avec les puissances féodales. La do-
mination des autorités temporelles sur les biens d’Église et le
clergé poussait ce dernier à s’accommoder de la présence des
monarques et des seigneurs, quitte à obtenir des charges épi-
scopales ou sacerdotales par la simonie, c’est-à-dire par la cor-
ruption et le trafic des sacrements. Mais l’impression d’un sur-
saut hérétique doit être nuancée, car le XIe siècle correspond
aussi à l’époque où la rédaction des sources et la conservation
des archives s’améliorent, aussi le nombre accru d’hérétiques
peut-il être simplement lié à l’augmentation de la documenta-
tion.
197. Raoul Glaber, Histoires, livre II, 22 (éd. M. Arnoux, Turnhout, 1996,
p. 134-137) ; Brenon, « Les hérésies de l’an Mil ».
198. Thouzellier, « Tradition et résurgence… », p. 105-116 ; Borst, Les Cathares,
p. 67.
199. Taviani, « Le mariage dans l’hérésie… ».

– 181 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Les débats théologiques n’ont jamais cessé parmi les clercs,


sans pour autant aboutir à des condamnations officielles pour
hérésie (200). Bérenger de Tours (✝ 1088), responsable de
l’école cathédrale de Tours, développa une approche de l’eucha-
ristie originale mettant en doute que le pain fût réellement le
Corps du Christ. Refusant de changer sa doctrine à la demande
d'anciens écoliers de Chartres, il adopta une position définitive
qui aboutit à son excommunication par le pape Léon IX lors
du concile de Reims (1049). En revanche, c’est bien le roi de
France qui le fit incarcérer puis convoqua lui-même un concile
à Paris en 1051 pour le condamner à nouveau. Il est libéré en
1054, mais revient sur ses déclarations, à nouveau absous en
1059 et ne renonce définitivement à ses thèses qu’en 1079. La
répression envers lui a été particulièrement légère, alors que ses
propositions mettaient en cause le cœur d’un des sacrements
les plus importants.
Pierre Abélard (✝ 1142) est un autre de ces intellectuels dont
la riche pensée est progressivement dénoncée. Ses propositions
audacieuses sur la Trinité associées à ses amours avec la jeune
Héloïse avaient alerté les autorités ecclésiastiques. L’archevêque
de Reims sollicita en 1121 un concile à Soissons dans le but de
condamner l’un de ses ouvrages, tandis qu’Abélard avait le sou-
tien de l’évêque de Chartres. Mais à son arrivée dans la cité,
Abélard manqua d’être lapidé par la foule. Il dut se rétracter
publiquement, mais le légat pontifical qui assistait aux débats
reconnut que l’homme avait été jugé avec partialité. Abélard
resta pourtant libre jusqu’à une seconde condamnation au
concile de Sens de 1140, sur le même ouvrage dont il avait sim-
plement changé le titre et quelques passages. Présidé par le roi
Louis VII, qui n’entendait pas que l’on détourne la doctrine, le
concile fut aussitôt récusé par Abélard qui en appela au
pape (201). L’hérétique partit donc à Rome afin de se défendre,

200. On peut citer le cas de Gerbert d’Aurillac, suspecté de sympathies héré-


tiques en 991, cf. Fichtenau, Heretics and Scholars, p. 105-118.
201. Rivière, « Les “Capitula” d’Abélard… ».

– 182 –
LE REFUS DES AUTRES

mais s’arrêta en chemin en apprenant la confirmation de la sen-


tence par Innocent II. Une lettre de Bernard au pape l’avait pré-
cédé. Peu avant de mourir, il fut accueilli à Cluny en 1142, et
réconcilé par l’abbé Pierre le Vénérable.
C’est toujours l’Église qui détermine l’hérésie. À partir des
années 1130-1140, la papauté met en place progressivement
des procédures d’examen afin d’éviter les lynchages populaires
et une trop grande intrusion des pouvoirs laïcs dans des do-
maines qui ne relèvent que de la compétence religieuse. L’hé-
rétique est facilement pardonné. Sa sincérité profonde n’est qu’à
peine sollicitée, si bien que des clercs comme Abélard ont pu
jouer sur les lacunes du système répressif pendant trente ans et
continuer leurs travaux (202).
Les manifestations hérétiques se multiplient à partir du mi-
lieu du XIIe siècle. En corrigeant les abus, l’ignorance du clergé
et en se détachant des pouvoirs temporels, l’Église a retrouvé
dès la fin du XIe siècle une certaine indépendance et une auto-
rité qu’elle avait perdues depuis l’alliance avec l’Empire romain
sous Constantin. Mais ce processus de libération a pu encoura-
ger des courants incontrôlables en excitant les sentiments des
laïcs contre cette purification, attisant un anticléricalisme latent
au moment même où les exigences de pureté spirituelle et de
dignité se renforçaient à l’égard du clergé (203).
On relève le surgissement dans la France du Nord de prédi-
cateurs enflammés, hostiles au clergé et aux sacrements. La plu-
part finissent sur le bûcher poussés par la plèbe, en l’absence
des autorités épiscopales qui préfèreraient un procès en bonne
et due forme (204). Vers 1138, le prêtre provençal Pierre de
Bruys est porté par la foule de Saint-Gilles-du-Gard sur le bû-
cher de croix qu’il voulait allumer (205). La hiérarchie ecclé-
siastique intervient contre ses idées à travers des conciles, en

202. Moore, La Persécution ; Zerner, Inventer l’hérésie.


203. Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, p. 35.
204. Zerner, « Hérésie », p. 468.
205. Châtillon, « Pierre le Vénérable et les Pétrobrusiens », p. 165-176.

– 183 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

1119 à Toulouse et en 1139 à Rome, après sa mort. L’abbé de


Cluny, Pierre le Vénérable, compose un traité Contre les Pétro-
brusiens vers 1139-1140. Mais cette littérature, certes pacifique,
demeurait parfaitement inefficace et coupée des milieux popu-
laires où se répandait l’anticléricalisme de Pierre de Bruys. L’in-
térêt du courant pétrobrusien est de mettre en lumière cet échec
de l’épiscopat et des milieux monastiques dans l’affrontement
avec l’hérésie par le seul moyen de la prédication.
Le courant cathare était toutefois bien plus menaçant pour
l’Église que ces précédentes dissidences. Plus répandu aussi,
puisque l’on repérait des groupes cathares dans le Midi de la
France, en Lombardie et jusque dans les États de l’Église. Des
villages entiers, des seigneurs et même des clercs étaient gagnés
par leurs doctrines. Malgré une grande variabilité du catharisme
d’une région à l’autre, son essence pourrait se résumer à une
conscience aiguë du mal, de l’origine diabolique du monde et
à un spiritualisme radical, convictions qui s’accompagnaient
d’une ascèse sévère et du mépris de la chair. Jésus n’était pas le
Fils de Dieu mais un ange de lumière. On a même pu dire que
le catharisme n’était pas une forme détournée de christianisme
mais bien une autre religion.
Contre le catharisme, l’Église envoie des prédicateurs dans
le Midi, ainsi Bernard de Clairvaux vers 1130, lequel assure que
« la foi doit être persuadée, non imposée ». Mais les outils de
l’Église étaient limités et totalement dépendants du bon vouloir
des pouvoirs temporels. Ceux-ci n’intervenaient contre l’hérésie
qu’en fonction de leurs intérêts politiques, mais leur action dé-
passait généralement toute mesure et les préconisations de
l’Église qui cherchait d’abord à réintégrer le fautif. La peine de
mort est systématique lorsque les rois s’occupent d’hérésie, ainsi
Louis VII de France (✝ 1180) ou Henri II d’Angleterre
(✝ 1189), monarques d’ailleurs en lutte avec la papauté. Le pape
Alexandre III écrit en 1162 :
Mieux vaut absoudre les coupables que s’attaquer, par une ex-
cessive sévérité, à la vie d’innocents. L’indulgence sied mieux
aux gens d’Église que la dureté.

– 184 –
LE REFUS DES AUTRES

Mais Louis VII refuse tout atermoiement et menace même


indirectement le pontife : « Si vous agissiez autrement, les mur-
mures ne s’apaiseraient pas facilement et vous déchaîneriez
contre l’Église romaine les violents reproches de l’opinion. » Au
nord de la Loire, les hérétiques repérés sont tous massacrés par
la population, tandis qu’au sud ils font partie des cadres de la
féodalité, donc intouchables. La demande sociale de répression
était très forte et l’Église lente à réagir, contrairement aux
princes. En 1224, l’empereur Frédéric II généralise les bûchers
en Lombardie, car, pour les pouvoirs temporels, l’hérésie est
une rupture du lien social et féodal garanti par la foi commune ;
il y a là une transgression de nature politique qui exige une
ferme réaction. L’Église, elle, cherche à distinguer les vrais cou-
pables des simples « suiveurs ». C’est pour garantir l’identifica-
tion des meneurs de l’hérésie que l’accord de Vérone noué en
1148 entre l’empereur et le pape précisa que « les hérétiques
doivent être jugés par l’Église avant d’être remis au bras sécu-
lier » (206). Au clergé revenait de juger les coupables selon sa
justice et de les excommunier, c’est-à-dire de les rejeter de
l’Église s’ils s’obstinaient, et aux rois de les condamner selon
leur propre justice, le plus souvent expéditive, et de les punir
selon la seule peine connue : la mort.
Face au succès cathare, le pape Innocent III reprit les mé-
thodes infructueuses de ses prédécesseurs en réformant le clergé
indigne, en appelant les évêques à prêcher et en exhortant les
pouvoirs temporels à confisquer les biens des hérétiques. Ces
mesures n’eurent aucune efficacité, aussi le pape rédigea-t-il en
1199 la bulle Vergentis in senium qui prohibait tout contact avec
un hérétique ou un complice, sous peine d’être déclaré infâme,
c’est-à-dire déposé de toutes ses charges civiles et religieuses, in-
terdit de justice, de tout acte officiel ou notarié. Et les vassaux
d’être déliés de leur serment de fidélité envers leur seigneur.
L’incapacité civile isolait la personne en l’empêchant d’avoir

206. Havet, L’Hérésie et le bras séculier.

– 185 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

part à la vie sociale. Innocent III alla toutefois plus loin en cri-
minalisant l’hérésie :
Il se trouve en effet que, selon de légitimes sanctions, on
condamne à la peine capitale les coupables de lèse-majesté
(…). Aussi, ceux qui font des erreurs sur la foi en Dieu, offen-
sant Jésus-Christ, le Fils de Dieu, doivent être par une entrave
ecclésiastique coupés de notre tête qui est le Christ.
En associant la faute religieuse à la définition romaine de
crime de lèse-majesté envers l’empereur, le pape faisait de l’hé-
rétique un criminel envers Dieu. Scrupuleux, il interdit aux
clercs de donner la mort eux-mêmes et demanda qu’on laisse
aux coupables la possibilité de faire pénitence. Le concours des
pouvoirs temporels était donc indispensable, l’Église détermi-
nant qui pouvait être qualifié d’hérétique, les princes se char-
geant des châtiments financiers et corporels, dont la torture et
le bûcher. Pasteur intransigeant, le pape espérait en fait suppri-
mer, non l’hérétique, mais sa faute et son erreur, en le poussant
à la pénitence et au retour dans le Corps du Christ qu’était
l’Église. Les bûchers d’hérétiques, bien qu’ils fussent acceptés,
signifiaient l’échec de cette réconciliation.
La méthode pacifique échoua à convertir les cathares du
Midi. Ni les évêques, ni les moines ne purent les convaincre.
La mission de saint Dominique, approuvée par la papauté en
1206, eut plus de succès. Le même Innocent III se résolut à
aller plus loin en condamnant le comte de Toulouse, Rai-
mond VI, et le vicomte de Béziers, Raimond-Roger de Trenca-
vel, tous deux complices de l’hérésie sur leurs terres. En 1208,
l’assassinat du légat pontifical dans le Languedoc convainquit
le pape que seule la force permettrait de débusquer le catha-
risme. Il confia donc au seigneur Simon de Montfort la
conduite d’une croisade destinée non à lutter contre l’islam
mais contre l’hérésie, un danger interne à la chrétienté. Les ba-
rons du Nord s’élancèrent à l’assaut du Midi et notamment des
terres des Trencavel. En juillet 1209, la cité de Béziers fut prise.
C’est à cette occasion que l’on prête au légat cistercien Arnaud
Amaury, présent pendant le siège, les mots terribles : « Tuez-les

– 186 –
LE REFUS DES AUTRES

tous, Dieu reconnaîtra les siens ». En réalité, ses paroles exactes


sont connues par sa lettre à Innocent III :
Les nôtres n’épargnant ni l’ordre, ni le sexe, ni l’âge, tuèrent en-
viron vingt mille hommes par le fil de l’épée. Après avoir ac-
compli ce gigantesque massacre d’ennemis, toute la cité fut pil-
lée et incendiée, la vengeance divine s’étant merveilleusement
déchaînée ici.
La terreur brisa la résistance du Languedoc, qui fut entière-
ment spolié par les seigneurs croisés. Le pape ordonna de confis-
quer les biens des cathares, « sauf de ceux qui, après avoir été
avertis, chercheraient aussitôt à revenir dans l’unité de l’Église,
de sorte qu’on leur fasse miséricorde, en raison de l’abondance
des compassions du Seigneur ». Innocent III acceptait donc la
conquête, mais entendait diriger l’ardeur des Français vers la
lutte contre l’hérésie et non vers de nouvelles spoliations. Les
hérétiques pénitents devaient être accueillis, comme il l’expliqua
à l’archevêque de Narbonne :
Comportez-vous avec eux selon un esprit de douceur, sans les
rejeter, mais en les attirant (…). Soyez comme le médecin pru-
dent, particulièrement si, à voix basse, ils vous autorisent à les
soigner.
Mais la croisade des Albigeois échappa totalement au
contrôle pontifical. Aussitôt sur le trône de France, le roi
Louis VIII ne voulut pas rester en retrait face aux vastes possi-
bilités de conquêtes qu’offrait le catharisme. En 1226, il mena
lui-même sa croisade contre les comtes de Toulouse, dont il put
accaparer l’ensemble des domaines.
La répression n’ayant abouti qu’à la ruine du Midi, le pontife
décida d’officialiser de nouveaux courants religieux dont les mé-
thodes étaient pacifiques. Innocent III reconnut la prédication
exemplaire de Dominique de Guzman, fondateur de l’ordre
pauvre et prêcheur des dominicains, et invita les évêques à plus
de discernement envers les hérétiques supposés (207). Le qua-
trième concile du Latran en 1215 représente l’aboutissement

207. Griffe, Le Languedoc cathare, t. 3, p. 246-272.

– 187 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de toute la réflexion antérieure : les armes précédentes furent


rassemblées (208), codifiées et généralisées, tandis que l’Église
se réformait et s’adaptait aux exigences évangéliques en suscitant
la naissance des ordres mendiants (dominicains, franciscains).
Jusqu’au bout, la papauté tenta d’organiser une conversion
non-violente et rationnelle, mais les appétits de puissance des
princes l’auront finalement convaincue de lancer la croisade des
Albigeois qu’elle ne put contrôler.

L’Inquisition (XIIIe-XVe siècle)


Jusqu’à la fin du XIIe siècle, les moyens utilisés par l’Église
contre l’hérésie sont essentiellement spirituels. Ceux-ci ayant
montré leurs limites, la papauté est conduite à adopter de nou-
velles voies, plus intransigeantes, au moment même où les po-
pulations et les monarchies réclament plus de répression. Face
à l’inefficacité de la prédication et au danger des croisades, qui
échappent à tout contrôle, le pape Grégoire IX décide l’instau-
ration d’un nouveau système anti-hérétique. La bulle Excom-
municamus de 1231 signe la naissance de l’Inquisition. Dès lors,
la fin de l’hérésie n’est plus qu’une question de temps, d’autant
que les pouvoirs laïcs sont invités à s’engager activement dans
la lutte (209).
L’inquisitio en latin désigne la recherche et plus précisément
l’enquête par laquelle on obtient des preuves, des documents et
des témoignages à charge et à décharge. L’Inquisition était donc
un processus intellectuel et judiciaire, issu du droit romain et
enrichi par le droit canon, et non une mécanique barbare et
perverse (210). Au XIIIe siècle, la plupart des inquisiteurs
étaient des dominicains lettrés ; au siècle suivant, tous avaient

208. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. 1, p. 186-189 ; t. 2-A, p. 485-


577.
209. Il faut limiter l’ampleur de la répression anti-cathare dans le Midi. Biget,
« La vérité sur les cathares… », avance pour Albi, entre 1286 et 1329, le chiffre
de 58 peines effectivement appliquées sur 250 cathares identifiés.
210. Pour une approche de l’Inquisition, cf. J. Martin-Bagnaudez, L’Inquisition.
Mythes et réalités, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.

– 188 –
LE REFUS DES AUTRES

suivi un long cursus en théologie et en droit canon, souvent


aussi en droit civil. Ils étaient la fine fleur de l’université mé-
diévale, nommés par Rome, parfaitement instruits dans la phi-
losophie aristotélicienne et les impératifs de la raison. Nicolas
Eymerich, inquisiteur d’Espagne entre 1357 et 1392, définissait
ainsi son rôle :
L’inquisiteur doit être honnête dans son maintien, d’une pru-
dence extrême, d’une fermeté persévérante, d’une érudition ca-
tholique parfaite et pleine de vertus (211).
La procédure inquisitoriale, aussi intransigeante fût-elle, res-
pectait des règles auxquelles on ne pouvait déroger si facilement,
tout étant consigné par écrit, garanti par des avocats, des témoi-
gnages et l’ouverture des séances au public (212). En compa-
raison, la justice royale était expéditive et condamnait les cou-
pables à la pendaison ou au bûcher sans s’inquiéter de débats
contradictoires.
L’inquisiteur ouvre une enquête avec l’accord de l’évêque du
diocèse et ne peut donc agir seul (213), comme le rappelle Ber-
nard Gui en 1322 :
L’inquisiteur procède à l’interrogatoire obligatoirement en pré-
sence de deux religieux doués de discernement. Un notaire ré-
dige les procès-verbaux des dépositions (214).
Sans procureur, la procédure s’ouvre à l’encontre d’un indi-
vidu à la suite d’une dénonciation volontaire ou d’une fama pu-
blica : une réputation notoire d’hérésie. Les témoignages peu-
vent rester anonymes mais doivent être consignés par écrit. Une
fois l’hérésie identifiée dans un diocèse, l’inquisiteur publie un
« délai de foi » invitant les déviants à venir volontairement se
rétracter devant le tribunal. Passé ce délai de quelques semaines,
tous les hérétiques qui se sont présentés d’eux-mêmes reçoivent
des peines canoniques essentiellement symboliques, variables
211. Les Inquisiteurs, p. 13 ; Maisonneuve, Études sur les origines de l’Inquisition.
212. Sur la procédure inquisitoriale, nous suivons Dumont, L’Église au risque
de l’histoire, p. 243-309 ; Vacandard, L’Inquisition.
213. Duvernoy, « La procédure de répression de l’hérésie… », p. 47-53.
214. Cité dans Les Inquisiteurs, p. 172

– 189 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

selon le degré d’engagement dans l’hérésie : des jours de jeûne,


un certain nombre de messes obligatoires, des pèlerinages.
L’inquisiteur se préoccupe alors des coupables restés dans
l’obstination et la clandestinité. Les témoignages récoltés lors de
la précédente étape permettent aisément de retrouver les héré-
tiques les plus endurcis. Ils sont amenés au tribunal pour inter-
rogatoire, dans le but avant tout de les réintégrer. C’est dire que,
contrairement aux images hollywoodiennes, l’inquisiteur n’est
pas un maniaque pervers qui envoie une femme au bûcher parce
qu’elle garde un chat noir chez elle. Généralement, au XIIIe siècle,
les suspects sont laissés en liberté durant tout le temps de la pro-
cédure, mais des fidéjusseurs choisis dans leur village ou leur fa-
mille se portent garants de leur présentation au tribunal lorsque
celui-ci l’exigera. Cette procédure a l’avantage de responsabiliser
la communauté villageoise dans le jugement de l’hérétique.
L’incarcération ne devient courante qu’au XIVe siècle ou
dans les cas d’individus dangereux, notoirement meneurs de
l’hérésie, dont on craint qu’ils ne s’enfuient. La prison sert à af-
faiblir leur obstination, et peut être associée à un régime ali-
mentaire plus strict, appelé carcer durus (« le cachot âpre »). Le
pape Innocent IV a autorisé l’usage de la torture en 1252, mais
celle-ci doit être décidée collectivement par l’inquisiteur,
l’évêque du lieu et les assesseurs. Durant la séance, la mutilation
et la mort sont prohibées, le bourreau doit s’arrêter au premier
sang versé, et l’accusé doit être vu ensuite par un médecin. En
outre, on ne pouvait utiliser ce moyen qu’une fois pendant
toute la procédure, et les aveux obtenus devaient être formulés
une seconde fois, sans contrainte, par le prévenu. La torture po-
sait donc un cas de conscience aux clercs qui s’en méfiaient. Le
grand inquisiteur de Toulouse, Bernard Gui (✝ 1331), auteur
d’un Manuel de l’inquisiteur, déclare que « les aveux [sous la tor-
ture] sont souvent trompeurs et peu fiables » (215). Quant au

215. Ibid., p. 104-114. Pour le tribunal de Tolède, sur 300 procès-verbaux datant
d’avant 1500, 6 cas impliquent la torture (2 %) ; à Valence on relève 2 000 pro-
cès-verbaux entre 1480 et 1530, dont 12 cas de torture (0,6 %).

– 190 –
LE REFUS DES AUTRES

suspect, il a le droit d’appeler des témoins à décharge, de se faire


aider d’un homme de loi, de récuser un assesseur (mais non
l’inquisiteur), voire de faire appel à Rome si l’évêque ou l’in-
quisiteur l’y autorise. « L’appel est juste, précise Nicolas Eyme-
rich en 1376, si l’inquisiteur a enfreint la loi au cours du pro-
cès ».
La sentence – qui est révisable par l’Église – n’est jamais pro-
noncée sans consultation ni publication des débats. L’inquisi-
teur doit ainsi faire appel à des jurés, dont la moitié sont des
laïcs, souvent des notables de village ou des consuls assermen-
tés ; l’autre moitié est constituée de clercs juristes, de francis-
cains, de dominicains ou de simples prêtres des environs qu’on
a réunis pour leur réputation de piété ou de simplicité. La pré-
sence de ces assesseurs, représentant les communautés impli-
quées, est essentielle, car elle permet d’écouter l’opinion pu-
blique et d’y répondre, tout en canalisant ses exigences
répressives par la procédure canonique. Car rappelons-le : les
foules demandent généralement la mort des suspects, sans pro-
cès.
Le registre de l’Inquisition de Carcassonne a été conservé
pour les années 1250-1258 et montre que près de 200 per-
sonnes ont été convoquées et interrogées durant ces huit an-
nées (216). Les plus compromises ont été emprisonnées, mais
les autres libérées sous caution morale de leurs garants. Tous
viennent de villages éloignés, signe que l’hérésie a déjà disparu
des villes. On relève entre trois et six sympathisants cathares par
village. Pour 100 interrogatoires qui forment la main courante,
l’inquisiteur ne produit que 15 rapports qui ont valeur d’actes
de justice. Tous les autres disparaissent du registre, les uns parce
qu’ils n’étaient que des informateurs, les autres parce que leur
attrait pour l’hérésie n’était que superficiel. En huit ans d’acti-
vité, l’inquisiteur ne s’est préoccupé de poursuivre que 22 per-
sonnes.

216. Paul, « La société hérétique… ».

– 191 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Les charges retenues contre l’accusé lui sont présentées pu-


bliquement en latin et en langue vernaculaire, séance durant la-
quelle il peut se rétracter encore une fois. Les pénitences sont
toujours plus sévères que s’il avait répondu au « délai de foi » :
des pèlerinages, l’entretien d’un pauvre pendant un certain
nombre d’années, le port de croix cousues sur ses vêtements
pour être identifié et humilié, la confiscation de tous ses biens,
voire l’emprisonnement. Les registres d’Inquisition, qui ont été
conservés dans certains diocèses, montrent que l’application de
ces peines est levée après quelques mois sur demande d’un pa-
rent ou en cas de risque de misère pour la famille de l’hérétique.
Les peines ne sont jamais effectuées en totalité. Les prisonniers
bénéficient de sorties lors des fêtes religieuses. En réalité, l’in-
quisiteur veut être sûr que le condamné a abandonné toute ac-
tivité hérétique. Une rétractation de pure forme peut même suf-
fire, comme le suggère Bernard Gui :
Si, après avoir confessé en jugement la vérité sur les infractions
commises par lui ou par autrui, abjuré toute hérésie et avoir été
réconcilié à l’unité de l’Église, l’inculpé montre un repentir qui
semble sincère ; si, d’autre part, on ne redoute point sa fuite
(…), on le relâchera jusqu’à la date du sermon inquisitorial [la
séance finale où sont données les pénitences] (217).
Jusqu’à la dernière minute, le prévenu peut demander sa ré-
conciliation dans l’Église. La procédure est humiliante et la
crainte du châtiment particulièrement angoissante. Mais les ac-
cusés peuvent jouer sur le but ultime de leur juge : « C’est le
salut des âmes et la pureté de la foi qu’il a en vue et recherche
avant tout » (218).
En dernier lieu, si la personne a refusé de se rétracter ou si,
relapse, elle est revenue sur ses regrets, on prononce une sen-
tence de « remise au bras séculier ». Cette décision signe l’échec
de l’inquisiteur qui n’a pas su réintégrer le coupable. Celui-ci
est alors rejeté de l’Église, qui le remet à la justice temporelle.

217. Manuel de l’inquisiteur, éd. G. Mollat, II, 1964, p. 55.


218. Ibid., p. 143.

– 192 –
LE REFUS DES AUTRES

Le procès civil – qui n’est qu’une formalité administrative – a


lieu généralement le jour même, le prévôt royal se contentant
de noter les conclusions du tribunal religieux et l’obstination
du prévenu. Il le condamne à coup sûr à la prison à vie ou au
bûcher. Mais ce dernier cas est finalement assez rare, et même
la prison à vie est susceptible d’être allégée à tout moment par
l’inquisiteur, « la faculté de mitiger la peine étant réservée »,
selon l’expression de Bernard Gui. Durant son activité d’inqui-
siteur de Toulouse, entre 1308 et 1323, ce dernier a rendu 930
sentences, dont 633 de condamnation : 307 incarcérations, 152
pèlerinages, 132 ports de croix et 42 remises au bras séculier,
soit 6, 6 % du total. Le registre de Jacques Fournier, inquisiteur
de Pamiers entre 1318 et 1326 confirme ces chiffres. Sur 114
personnes condamnées, le clerc a prononcé 48 incarcérations
et 5 remises au bras séculier, soit 4, 3 % du total (219).
Les inquisiteurs obéissent donc à une procédure codifiée et
agissent sous le contrôle de nombreux assesseurs et d’évêques qui
peuvent relever les irrégularités. Vers 1236, la papauté démet de
ses fonctions et incarcère l’inquisiteur dominicain Robert le Bou-
gre accusé d’avoir brûlé 183 hérétiques en Champagne.
L’Inquisition est une justice d’exception instaurée contre le
danger du catharisme. Brutale, elle l’était, mais l’hérésie est une
faute majeure au Moyen Âge. Thomas d’Aquin, dans la Somme
théologique, concède que les hérétiques « peuvent être non seu-
lement excommuniés mais très justement mis à mort ». Pour-
tant, le théologien ajoute :
Du côté de l’Église, il y a une miséricorde en vue de la conver-
sion des égarés. C’est pourquoi elle ne les condamne pas tout
de suite (…). Ceux qui reviennent de l’hérésie pour la première
fois, l’Église non seulement les admet à la pénitence mais aussi
leur laisse la vie sauve (220).
Loin d’être une structure aveugle, l’Inquisition avait pour
fonction de récupérer les hérétiques en identifiant leurs fautes

219. Les Inquisiteurs, p. 133-140.


220. Partie II-II, question 11, article 3.

– 193 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

et en les absolvant, tout en évitant l’arbitraire des pouvoirs tem-


porels. Que certains de ses membres se soient comportés de
façon inique et violente, personne ne peut le nier. Le principe
même qui animait l’Inquisition était profondément brutal et
incompatible avec la loi évangélique, du moins prise en tant
que telle, dans l’absolu. Mais il est anachronique de couvrir
l’institution de fautes dont personne n’avait alors conscience.

Déclin de l’Inquisition et nouveau regard sur l’hérésie


L’Inquisition ne fut pas une réalité intangible. Son influence
dans l’Église et ses pouvoirs coercitifs sur la société ne cessèrent
d’évoluer au cours du Moyen Âge et de l’époque moderne. Il
est certain que la centralisation monarchique engagée dès le
XIVe siècle et l’accaparement d’une partie de l’autorité religieuse
par les pouvoirs séculiers avant la Renaissance privèrent l’Inqui-
sition de son indépendance et de sa puissance, sans pour autant
diminuer la répression de nature religieuse, puisque celle-ci fut
prise en charge par les États. Les tribunaux civils remplacèrent
la procédure inquisitoriale. La lutte contre l’hérésie fut aussi dé-
considérée par des exemples d’inquisiteurs iniques (221). La
complexité de la doctrine chrétienne et ses vastes possibilités
d’interprétation théologique autorisaient tous les débordements
possibles, et même le pape Jean XXII (1316-1334) avait été dé-
noncé pour son interprétation de la vision béatifique, avant de
se rétracter publiquement (222). L’Église était donc partagée
entre la nécessité de préserver les définitions de la foi par un
cadre contraignant (conciles, dogmes, Inquisition), et l’urgence
d’une action pastorale ambitieuse pour rejoindre les fidèles, à
laquelle répondirent les conciles de Latran IV (1215) et de
Trente au XVIe siècle.

221. Notamment l’évêque d’Albi, Bernard de Castanet († 1317), qui pratiqua


la terreur dans son diocèse.
222. Selon lui, « l’âme séparée du corps ne reçoit pas cette vision de la Divinité
qui est, selon Augustin, sa totale récompense, et n’aura pas [cette vision] avant
la Résurrection », cité par Pelikan, La Tradition chrétienne, t. 4, p. 107.

– 194 –
LE REFUS DES AUTRES

Dans le Midi, le catharisme s’éteignit progressivement autour


du milieu du XIIIe siècle et les derniers cathares repérés furent ré-
conciliés vers 1320. La prise de Montségur en 1244 par les troupes
du roi de France marque la chute de la dernière place cathare du
sud du royaume. Saint Louis mettait ainsi opportunément la main
sur l’ensemble du Toulousain et du Languedoc. Mais l’hérésie ne
disparut pas grâce au seul moyen de la force ou de l’Inquisition,
puisque les Vaudois, soumis aux mêmes procédés, survécurent et
firent souche dans les vallées alpines. En revanche, la mobilisation
de l’Église dans les paroisses, le développement des ordres men-
diants, comme les franciscains et les dominicains, isolèrent les ca-
thares convaincus plus sûrement que l’Inquisition. L’action pas-
torale fut bien plus efficace sur la longue durée.
Durant la guerre de Cent Ans, les princes utilisèrent à leur
gré la procédure inquisitoriale contre leurs ennemis, sans s’in-
quiéter de leurs appels au tribunal de Rome. Le premier dans
ce domaine fut le roi Philippe le Bel (1285-1314), qui brisa
l’ordre des templiers au moyen d’une justice royale intraitable,
pratiquant la torture systématique au service de l’État. Et la pa-
pauté de signer la suppression de l’ordre en 1312 lors du concile
de Vienne, sous la contrainte de la monarchie capétienne qui
avait envoyé ses troupes à Lyon. S’il existe au XVe siècle encore
un grand inquisiteur dans chaque royaume, et notamment en
France, ses décisions peuvent être cassées en appel au Parlement
de Paris, alors que ce dernier n’a théoriquement d’autorité que
civile. En Germanie, l’hérésie des Frères du Libre Esprit,
presque panthéiste, est pourchassée par l’empereur dès 1368,
tandis que l’Inquisition semble dépassée.
En Bohême, le succès des positions théologiques du prêtre
Jan Hus, recteur de l’université de Prague, refusant l’eucharistie
et l’autorité de l’Église, provoquèrent l’inquiétude de l’Église,
mais plus encore de l’empereur Sigismond. Face au risque de
troubles sociaux, celui-ci proposa sa protection au théologien
pour qu’il aille se justifier devant le concile de Constance. Mais,
sous la pression de Sigismond, Hus fut condamné et aussitôt
brûlé en juillet 1415. Ses opinions se diffusèrent pourtant dans

– 195 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

toute la Bohême et gagnèrent la noblesse locale, attachée à son


indépendance face à Sigismond. L’hérésie hussite prit un tour
politique et le roi Wenceslas de Bohême lança plusieurs cam-
pagnes militaires meurtrières pour briser la révolte entre 1419
et 1431. En fin de compte, la frontière entre dissidence reli-
gieuse et revendications politico-sociales paraît ténue dans le
cas des hussites, et l’action directe de l’Église se limite à suivre
les injonctions impériales.
Le procès de Jeanne d’Arc en 1431 montre à quel point l’In-
quisition n’était plus qu’une institution aux mains des princes,
jouet des ambitions politiques. Le juge de la Pucelle, l’évêque
Pierre Cauchon, joue avec la procédure pour condamner la jeune
fille que les Anglais considèrent comme une sorcière (223). Selon
les règles établies, il doit se faire seconder par l’inquisiteur de
France, mais celui-ci est immobilisé pour une autre affaire et dé-
lègue son vice-inquisiteur, qui rechigne à paraître au tribunal.
Au cours du procès, Cauchon commet plusieurs entorses aux rè-
gles canoniques : Jeanne est maintenue enfermée dans une pri-
son civile, alors qu’elle devrait être détenue à l’archevêché de
Rouen, surveillée par des femmes ; la jeune fille n’est assistée
d’aucun assesseur, et enfin ses propos sont fréquemment défor-
més par les scribes. Pourtant, le fait qu’il ait fallu cinq mois de
procès pour la condamner officiellement est significatif de la
lourdeur judiciaire de l’Inquisition et de son manque d’efficacité.
Un conseiller de l’évêque avait parfaitement compris les failles
du système, avec lequel l’accusé pouvait jouer :
Ils la prendront, s’ils le peuvent, par ses paroles, à savoir dans
les affirmations où elle dit : « Je sais qu’il est certain », à ce qui
touche les apparitions. Mais si elle disait : « Il me semble », il
m’est avis qu’il n’est pas d’homme qui puisse la condam-
ner (224).

223. Sur les conditions du procès, cf. Favier, Pierre Cauchon, et Hanne, Jeanne
d’Arc, p. 178-189.
224. Cité par Favier, La Guerre de Cent Ans, p. 517.

– 196 –
LE REFUS DES AUTRES

L’Inquisition espagnole concentre une grande partie des fan-


tasmes autour de l’institution (225). La péninsule vivait pourtant
dans une certaine tolérance religieuse en raison du mélange des
populations chrétienne, juive et musulmane. Néanmoins, dans
la seconde moitié du XVe siècle, la monarchie castillane parvint
progressivement à faire l’unité de tout le pays, prenant même
Grenade aux musulmans en 1492. Parallèlement à l’unification
politique, il fallait homogénéiser la société sur un modèle
unique. La reine Isabelle la Catholique et le roi Ferdinand V fon-
dèrent donc en 1479 l’Inquisition espagnole afin de les seconder
dans ce projet national. La papauté approuva cette création, la-
quelle lui échappa aussitôt. En effet, le grand inquisiteur d’Es-
pagne était nommé par le pape sur proposition royale, mais dans
les faits il n’obéissait qu’au pouvoir séculier.
L’hérésie que l’Inquisition devait ici poursuivre était liée à
la question des juifs. En effet, de nombreux juifs espagnols
s’étaient volontairement convertis au XVe siècle, devenant des
conversos (226). En tant que chrétiens, et grâce à leur excellent
niveau culturel, beaucoup obtinrent des places dans l’adminis-
tration, l’Église et même la noblesse, suscitant ainsi l’hostilité
des autres catholiques qui n’avaient pas de liens de sang avec la
communauté juive. En 1449, à Tolède et Cordoue, des émeutes
populaires s’en prennent aux conversos, dont la foule doute de
la validité du baptême et de la sincérité. Au même moment, la
monarchie lançait sa politique d’intolérance à l’égard des juifs
qui devait aboutir à leur expulsion en 1492. On a pu chiffrer à
100 000 le nombre de juifs exilés et à 50 000 ceux qui se
convertirent (227). La reine associait les deux questions, celle
des juifs non convertis et celle des conversos, alors que l’Inqui-
sition, elle, n’était compétente qu’à l’égard de ces derniers. Or,
les pressions populaires contre eux imposèrent une double réac-
tion de la part du grand inquisiteur espagnol, Torquemada

225. Dumont, L’Église au risque de l’histoire, p. 485-584.


226. Bernand, Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, p. 77-83.
227. Azcona, Isabel la Católica, p. 649.

– 197 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

(1420-1498) : la recherche d’éventuels conversos de façade et


leur réconciliation dans l’Église, ou leur condamnation en cas de
refus ; l’encadrement de la répression dans des procédures offi-
cielles afin d’éviter les débordements de la foule. Thomas de Tor-
quemada lui-même dans ses Premières instructions rappelle :
Les inquisiteurs doivent attentivement observer et examiner les té-
moins, faire en sorte de savoir qui ils sont, s’ils déposent par haine
et inimitié ou par autre corruption. Ils doivent les interroger avec
beaucoup de diligence et s’informer auprès d’autres personnes sur
le crédit qui peut leur être fait, sur leur valeur morale (228).
Torquemada était d’une famille de conversos, comme d’ail-
leurs la mystique Thérèse d’Avila (✝ 1582), dont le grand-père
avait été condamné pour ses penchants judaïsants, puis récon-
cilié avant de devenir percepteur des impôts de l’Église et du
roi à Avila. On a même pu dire que l’Inquisition espagnole
avait évité un bain de sang populaire contre les conversos. Quoi
qu’il en soit, l’époque n’était pas à la tolérance ; les sociétés
ébranlées par la guerre de Cent Ans et par des siècles de
conflits avec l’islam se redéfinissaient sous la conduite de mo-
narchies aux pouvoirs grandissants. Cette phase de constitu-
tion d’un monde nouveau s’accompagnait de brutalités et
d’exclusions qui avaient pour but de cerner qui appartiendrait
ou pas à la société. Accaparées par les monarchies, l’Église et
l’Inquisition furent souvent des outils de cette mise au pas,
outils certes consentants. En revanche, en Italie, l’Inquisition
fut particulièrement peu mobilisée. À Rome, son pic d’activi-
tés se réduit à la première moitié du XVIIe siècle et ne
concerna que des procès limités en nombre, souvent des in-
tellectuels ou des savants comme Galilée. Les bûchers d’héré-
tiques y étaient plus rares qu’ailleurs (229). Les idées nouvelles
228. Cité dans Dumont, L’Église au risque de l’histoire, p. 528.
229. « L’Italie entre 1560 et 1720 a été un des pays les plus libres d’Europe. On
y a brûlé moins d’hérétiques qu’ailleurs, il n’y eut d’autodafés que sous Pie V
(1565-1572), on y a beaucoup moins recherché et torturé les sorcières qu’en
France, en Allemagne, en Suisse et en Écosse (…). Au vrai, la condamnation
d’un Galilée de la part d’un pape, par ailleurs éclairé, Urbain VIII Barberini,
fut plutôt une désolante exception » (Delumeau, L’Italie, p. 275-276).

– 198 –
LE REFUS DES AUTRES

y étaient plutôt bien reçues, dès lors que l’on ne s’en prenait
pas à la doctrine ou au pape.
La lutte contre la sorcellerie, si décriée, impose les mêmes
nuances. Si les procès pour hérésie sont assez nombreux à la
fin du Moyen Âge, les affaires de sorcellerie sont encore rares.
À l’époque où ils commencent à se multiplier, entre 1375 et
1435, on en compte à peine deux par an dans toute l’Eu-
rope (230). C’est après le milieu du XVe siècle que le nombre
de procès pour sorcellerie explose, touchant autant les
hommes que les femmes, car les monarchies commencent
alors à traquer les différentes formes de marginalité, se servant
des juridictions civiles plutôt que de l’Inquisition, dont le ma-
niement était lourd et les délais trop lents (231). Des inquisi-
teurs sont encore mobilisés contre les sorciers, mais ils ont be-
soin du soutien des pouvoirs séculiers. Or, en Italie et dans les
vallées alpines, l’inquisiteur est généralement délégué par le
pape, et les autorités locales rechignent à soutenir un étranger
aux ordres de Rome. En 1429, dans le Dauphiné, face à la re-
crudescence du nombre de sorcières, le franciscain Pierre
Fabri, inquisiteur général envoyé par la papauté, multiplie les
visites et les procès, mais il est à peine soutenu par la monar-
chie capétienne.
La grande phase des procès de sorcières se situe surtout au
XVIe siècle et concerne généralement les tribunaux civils. Ainsi,
celui de Douai enregistre 23 cas entre 1400-1500, 36 entre
1500-1600 et 19 entre 1600-1700. Les bûchers de sorcières
dans le comté de Namur s’élèvent à 182 entre 1500-1565 et
176 entre 1565-1620, puis diminuent rapidement (232). La
chasse aux sorcières décline dans la seconde moitié du XVIIe siè-
cle puis s’éteint complètement. Les terres protestantes ne sont
pas en reste, signe que l’obsession moderne contre la sorcellerie

230. Delumeau, Le Catholicisme, p. 259.


231. Boudet, Entre science et nigromance, p. 431-508 ; Koopmans, Le éâtre
des exclus.
232. Chiffres dans Delumeau, Le Catholicisme, p. 259-260.

– 199 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

touche tous les types de sociétés (233). La lutte contre les su-
perstitions et l’hérésie concerne tout autant les terres protes-
tantes (234). Pour la seule année 1545, dans la Genève calvi-
niste, 31 sorcières sont exécutées (235). Dans le canton
protestant de Berne, on note 300 supplices entre 1591-1600 et
240 entre 1601-1610. La normalisation sociale prend un tour
religieux mais échappe au contrôle ecclésial. En 1610, en Na-
varre, la population s’en prend à une trentaine de femmes ac-
cusées de sorcellerie, l’Inquisition espagnole en juge et exécute
six, mais en réconcilie 1 800 qui étaient les cibles potentielles
de la population (236).
L’explosion de la Réforme protestante au XVIe siècle chan-
gea considérablement le regard de l’Église sur l’hérésie. Cette
notion continua bien sûr d’être employée contre le protes-
tantisme, ainsi dans les actes du concile de Trente (1545-
1563). Pourtant, face à la rupture consommée et durable de
l’Europe en deux chrétientés, on préféra de plus en plus parler
d’erreur plutôt que d’hérésie. Alors que les condamnations
médiévales contre l’hérésie s’attachaient surtout à souligner
la perversion morale et spirituelle des accusés, le concile de
Trente incriminait aussi les pasteurs catholiques qui « doivent
redoubler d’efforts pour instruire les fidèles » (237). Après le
milieu du XVIe siècle, l’Église renonça aux procès pour héré-
sie contre les Réformés, ce qui n’empêcha nullement les mo-
narchies de poursuivre leur politique d’homogénéisation
confessionnelle, qu’elles fussent catholiques ou protestantes.
Le Parlement de Paris prononça près de 500 condamnations
à mort contre les huguenots entre 1547 et 1550 ; Henri VIII
fut responsable d’un millier d’exécutions chez les catholiques

233. Martin Luther (Sermon WA 22) : « Il ne faut pas faire grâce aux sorcières
et aux magiciennes (…). Je voudrais moi-même mettre le feu à leur bûcher, de
même que l’on voit dans l’ancienne loi les prêtres lapider les malfaiteurs. »
234. Krumenacker, Calvin, p. 349-371.
235. Dumont, L’Église au risque de l’histoire, p. 578.
236. Ibid., p. 580-581.
237. Catéchisme du concile de Trente, I, 10.

– 200 –
LE REFUS DES AUTRES

anglais (238), sans compter les révoltés irlandais qui bénéfi-


cièrent rarement d’un procès.

Des orthodoxes hérétiques ?


La fracture avec l’orthodoxie est l’une des plus vives de l’his-
toire de l’Église, puisqu’elle sépara le monde chrétien en deux
entités hostiles, se jugeant mutuellement dans l’erreur, jusqu’à
la disparition en 1453 de la partie byzantine, orthodoxe, face à
l’islam turc. Considérés tour à tour comme des hérétiques ou
des schismatiques, les Grecs ont longtemps accusé les catho-
liques d’avoir précipité la chute de Constantinople. Ce type de
rancœurs est encore vivace en Russie et dans les Balkans, alors
que le souvenir des relations entre Rome et Byzance a été tota-
lement oublié en Europe de l’Ouest.
La coupure qui devait scinder le christianisme au XIe siècle
recouvre en réalité des oppositions multiséculaires qui précédè-
rent l’évangélisation. Le Bassin méditerranéen était marqué par
des héritages antiques distincts : tandis que la partie orientale
était imprégnée par le souvenir des petites cités-États grecques,
l’Ouest n’avait trouvé son unité culturelle que dans l’obéissance
à l’Empire romain. L’une parlait grec, l’autre latin. Pourtant,
même dans la partie occidentale, les élites continuaient de s’ex-
primer en grec, considéré comme la vraie langue de culture de
l’Empire. Au IVe siècle, en pleine crise politique, l’empereur
Constantin installe en 330 sa nouvelle capitale sur les bords du
Bosphore, à Byzance, renforçant ainsi le fractionnement de
l’Empire, gouverné à l’Ouest depuis Rome et à l’Est depuis By-
zance. L’Église, devenue institution d’État, adapte ses propres
structures à cette réalité de l’administration civile, épousant
ainsi la fracture culturelle au sein de l’Empire chrétien.
À partir du IVe siècle, la maîtrise du grec tend à se perdre
dans l’Ouest de l’Empire, même au sein des classes instruites,
phénomène qui permet l’essor d’une brillante culture théolo-

238. Dont, parmi le clergé, 2 cardinaux, 2 archevêques, 18 évêques, 13 abbés,


500 prieurs et moines, Dumont, ibid., p. 520.

– 201 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

gique de langue latine, représentée, entre autres, par Tertullien,


Cyprien de Carthage et Augustin. Après l’hellénisme, la latinité
devient la nouvelle culture chrétienne. Rome cesse de prier en
grec dès la fin du IIIe siècle et crée ses propres traditions litur-
giques, distinctes de Byzance, ainsi sur le pain azyme (sans le-
vain). Ces évolutions accentuent la différenciation avec l’Empire
d’Orient.
Les premières fissures de nature religieuse entre chrétiens by-
zantins et romains ont pour origine la place du siège de Rome
dans l’Empire chrétien (239). Les Pères de l’Église, et notam-
ment Augustin, attribuent unanimement au patriarche de
Rome une dignité supérieure en raison du statut de capitale de
la ville, fondée sur les martyres de Paul et Pierre, le premier à
avoir disposé du pouvoir des clés par délégation du Christ (Mt
16, 19). Sans attribuer à l’évêque romain une autorité juridique
sur les autres, les Pères lui donnent une primauté morale et li-
turgique à la tête de la communauté fraternelle des évêques. Le
patriarche de Rome est alors considéré comme l’aîné, ou le père
(papa, le « pape »). Irénée de Lyon le confirme dans son Adversus
hæreses :
Remarquons l’Église très grande, très ancienne et connue de
tous, que Pierre et Paul fondèrent à Rome, car toute Église,
c’est-à-dire les chrétiens de partout, doit nécessairement s’ac-
corder à cette Église, qui a une meilleure origine et qui a tou-
jours conservé l’enseignement des Apôtres (…) [240].
Toutefois, la tenue des grands conciles dans la partie orien-
tale de l’Empire contribua à mettre en valeur Constantinople
face à Rome, sans pour autant détrôner la dignité de celle-ci.
Le canon 3 du concile de 381 demande « que l’évêque de
Constantinople ait la primauté d’honneur après l’évêque de
Rome car cette ville est la nouvelle Rome ». Lors du concile de
Chalcédoine de 451, la nouvelle capitale obtint le même rang
juridique et religieux que Rome pour tout l’est de l’Empire.

239. Congar, L’Église, p. 12-44.


240. Cité par Benoît, « Irénée et l’hérésie… ».

– 202 –
LE REFUS DES AUTRES

Cette décision contenait en germe l’inévitable éloignement des


deux hiérarchies.
Les invasions barbares des IVe-Ve siècles renforcèrent ce phé-
nomène en provoquant la chute de l’Empire romain d’Occident
(476) et en germanisant massivement la culture et les popula-
tions d’Europe de l’Ouest. Les Byzantins s’ingénièrent à détour-
ner les envahisseurs de leurs frontières vers l’Italie et la Gaule,
nourrissant ainsi un sentiment d’abandon, voire de trahison,
dans la hiérarchie ecclésiastique latine. Le pape, qui ne pouvait
plus compter sur l’aide militaire de l’empereur byzantin contre
les Germains, fut contraint de se tourner vers les Francs, conver-
tis depuis le baptême de leur roi Clovis (vers 498). Cette alliance
entre la papauté et les rois francs trouva son aboutissement dans
la création des États pontificaux en 754, avec le soutien du ca-
rolingien Pépin le Bref. Elle généra toutefois une distance accrue
avec l’empereur byzantin qui voyait d’un mauvais œil l’essor
des Francs en Italie et l’indépendance de l’évêque de Rome en-
vers le pouvoir impérial. La théorie de l’unité de l’Église était
préservée, mais tout séparait les chrétiens : leurs cultures, leurs
modes de vie et leurs systèmes politiques.
La méfiance réciproque prit un tour nettement plus grave
en devenant théologique. Au VIe siècle, les Grecs développèrent
la légende de la fondation de l’Église de Byzance par l’Apôtre
André, afin d’avancer l’argument de l’origine apostolique qui
autorisait leur siège à réclamer la même dignité que
Rome (241). La crise iconoclaste (726-787), durant laquelle le
pouvoir byzantin détruisit systématiquement les représentations
et les icônes puis les rétablit en 787 avec autant de virulence,
suscita une inquiétude en Occident où l’on regardait les déchi-
rements orientaux avec suspicion. Le rétablissement du culte
des images fut même interprété par les clercs carolingiens
comme une forme d’idolâtrie au cours du concile de Francfort
(794) : « Nos très saints pères, cités ci-dessus, se sont refusés [à
adorer les images], ont rejeté absolument cette adoration et ce

241. Daniélou, Marrou, Des origines, p. 441.

– 203 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

culte et en ont publié la condamnation d’un consentement una-


nime » (242). À l’inverse, les coutumes liturgiques romaines
étaient l’objet d’un certain mépris par les Grecs, notamment
celle du pain sans levain pour l’eucharistie, jugé comme une ha-
bitude juive dont il fallait débarrasser l’Église.

Le devenir des États pontificaux, ou Patrimoine


de saint Pierre, au cours du Moyen Âge. Ils ne
devaient plus évoluer jusqu’à leur conquête
complète par les troupes italiennes en 1870
(carte Hanne).

242. Berndt, Das Frankfurter Konzil.

– 204 –
LE REFUS DES AUTRES

En 792, sous l’inspiration du diacre théologien Alcuin,


Charlemagne fit publier les Libri Carolini, les « Livres carolins »,
qui sont une attaque directe contre l’excessive vénération des
icônes et la théologie byzantine. On y dénonça le Credo en vi-
gueur à Byzance et on fit adopter le Filioque par l’Église
franque. Cette expression latine était courante en Espagne pour
préciser les liens, au cœur de la Trinité, entre l’Esprit Saint et le
Père. Dans la théologie traditionnelle, qu’elle soit occidentale
ou orientale, l’Esprit Saint était lié au Père par une relation par-
ticulière appelée la « procession ». L’Esprit procède du Père (ex
Patre procedit). Les théologiens espagnols, attaqués par certains
hérétiques, entendaient préciser que l’Esprit Saint procédait du
Père « et du Fils » (ex Patre Filioque procedit). Ils voulaient en
cela renforcer les relations entre les trois Personnes divines en
montrant que le Fils avait un lien direct avec l’Esprit. Influencés
eux-mêmes par les théologiens espagnols, les clercs carolingiens
reprirent leur interprétation et la diffusèrent. Mais, en 792,
lorsque Charlemagne imposa le Filioque dans son royaume, il
s’agissait surtout pour lui de montrer qu’il défendait le dogme
mieux que l’empereur en titre. C’est en raison de l’opportu-
nisme politique du roi des Francs sur ces questions que le pape
Hadrien Ier demeura en retrait, refusant d’officialiser les Libri
Carolini ainsi que l’ajout du Filioque. Celui-ci ne devait être
reçu par Rome qu’en 1203.
Photius, patriarche de Constantinople (858-886), fit
condamner le Filioque en 867 et l’ensemble des « erreurs des
Latins » pour mieux imposer sa juridiction sur la Bulgarie dont
le roi, Boris, venait de se faire baptiser. Or, Boris, qui souhaitait
évangéliser son peuple, hésitait à choisir un clergé romain ou
grec. La décision de Photius arrivait à point nommé pour affir-
mer la pureté théologique de l’Église byzantine face aux égare-
ments des Latins (243). Au tournant des VIIIe et IXe siècles, les
tensions entre les deux Églises dégénèrent donc en querelles
théologiques et juridiques graves, exacerbées par des ambitions

243. Dvornik, « L’Affaire de Photius… ».

– 205 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

personnelles ou politiques, mais sans remettre encore en ques-


tion l’idéal d’unité.
Cet idéal s’effondre et se réduit à une fiction à compter du
XI siècle. En Occident, l’Église, menée par la papauté, parvient
e

à prendre son autonomie face aux pouvoirs temporels, après


une lutte acharnée contre les monarques qui souhaitaient
conserver leur mainmise sur les nominations épiscopales et les
biens du clergé. À partir du début du XIIe siècle, la chrétienté
latine relève désormais de l’autorité directe et hiérarchique du
pape, généralise le célibat des prêtres, n’hésite pas à se confron-
ter aux princes et valorise le débat intellectuel et théologique.
Côté byzantin, l’Église reste sous contrôle total de l’empereur,
s’organise de façon collégiale autour du patriarche, nommé par
l’autorité politique. Le clergé est parcouru par la ligne de frac-
ture du mariage : les prêtres de village sont généralement mariés,
tandis que les évêques sont issus des monastères. Peu encline
aux débats spéculatifs, l’Église byzantine opte pour une théolo-
gie monastique, marquée par un fort spiritualisme, mais sou-
vent détachée des questions intéressant la société, et refuse toute
autre langue de culture et de liturgie que le grec. La conception
de l’autorité ecclésiastique oppose une Église de tendance mo-
narchique, pontificale et indépendante, à une Église collégiale
et soumise au pouvoir.
Les deux Églises prétendent chacune à l’œcuménisme,
c’est-à-dire à représenter l’universalité du message de l’Évan-
gile, mais pour des raisons différentes : Rome se dit catholique
(« universelle ») car fondée par Pierre et Paul, tandis que By-
zance met en avant qu’elle est le dernier siège légitime de
l’Empire romain. Elle ne rejette pas la dignité particulière de
Rome, mais n’en déduit aucune conséquence pratique dans
la vie de l’Église (244). Côté oriental, l’attachement à l’em-
pereur – le basileus –, pouvoir légitime et sacré désigné par le
Christ, est concomittant de l’obéissance à l’Église, à ses pa-

244. Nous renvoyons à Congar, L’Église, p. 68-123.

– 206 –
LE REFUS DES AUTRES

triarches et à ses synodes. On est chrétien car on est Grec et


sujet du basileus (245). Les clercs romains voient les choses
autrement : l’Église qui pérégrine sur terre – appelée « mili-
tante » – est appelée à rejoindre l’Église « triomphante », celle
du Ciel. La première a pour tête le pape, la seconde le Christ.
On ne va vers la seconde que par la première. Or, les Grecs
n’étant pas en pleine communion liturgique et théologique
avec le pape, ils ne peuvent l’être totalement non plus avec le
Christ.
Ces différences de vue sur la nature de l’Église auraient été
secondaires si des évènements douloureux ne les avaient pas
soulignées. Inquiet des hésitations des Bulgares, attirés par l’obé-
dience romaine, le patriarche de Constantinople, Michel Cé-
rulaire (1043-1059), se lança dans une politique hostile aux La-
tins, fermant leurs églises dans sa cité. Le pape Léon IX dépêcha
alors sur place un légat au caractère trempé, Humbert
de Moyenmoutier, pour traiter des querelles qui les opposaient,
notamment le pain azyme, le Filioque et l’œcuménicité. Mais,
au lieu de s’entendre, les deux clercs s’affrontèrent violemment.
Le 16 juillet 1054, sans aucun mandat du pape, mort entre-
temps, le légat excommunia le patriarche qui brûla le document
de condamnation. Une semaine plus tard, un synode byzantin
excommuniait le légat à son tour. Si la validité de l’anathème
était douteuse, il fut aussitôt considéré comme une rupture
entre les Églises et inaugurait une mentalité d’opposition sys-
tématique, sans plus aucune recherche de réconciliation. Bien
qu’il n’y ait pas eu schisme à proprement parler entre Rome et
Constantinople, puisque les excommunications ne touchaient
que les personnes du légat et du patriarche, la fracture culturelle,
liturgique, théologique et politique prit désormais un tour ju-
ridique. De part et d’autre, on commença à se qualifier d’héré-
tiques et de schismatiques.

245. G. Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris,


Gallimard, 1996.

– 207 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La rupture ne cessa dès lors de se renforcer. La menace de


l’islam nourrit à Constantinople le sentiment d’un danger per-
manent au fur et à mesure que les territoires byzantins se rédui-
saient sous les coups de boutoir des Turcs. Lors de la première
croisade (1096-1099), l’empereur byzantin fit une impression
exécrable aux Latins qui monnaya son aide pour libérer Jérusa-
lem, en exigeant de récupérer l’ensemble des espaces qui seraient
reconquis sur les musulmans. Le mépris des Grecs envers les
croisés et les intrigues politiques de leurs empereurs, ancrèrent
chez les Latins la conviction que les Byzantins n’étaient chré-
tiens que de façade, ressemblaient fort aux musulmans et se dés-
intéressaient du sort de Jérusalem. L’incompréhension était par-
venue à son faîte.
Lors de la quatrième croisade (1202-1204), la flotte véni-
tienne qui transportait les croisés détourna le cours de l’expé-
dition. Avant d’emmener les Latins en Palestine, les Vénitiens
demandèrent que les croisés reprennent d’abord la cité de Zara,
sur les côtes dalmates, puis les aident à installer sur le trône by-
zantin Alexis, un prince grec exilé qui pourrait favoriser le com-
merce vénitien dans l’Empire d’Orient. Le pape Innocent III
voulut empêcher ce débordement de la croisade, en vain :
« Nous vous interdisons, sous peine d’excommunication, d’es-
sayer d’envahir ou d’outrager aucune terre chrétienne » (246).
Mais, en juin 1203, les croisés débarquèrent sur la rive orientale
du Bosphore. Le 17 juillet, Constantinople était prise après un
siège rapide. Alexis fut alors proclamé empereur. Mais, durant
l’hiver, la situation se détériora rapidement et échappa à tout
contrôle. La population grecque se révolta contre Alexis et le
tua. Les Latins reprirent le siège de la ville et, en avril 1204, ses
murailles tombèrent. On pilla les monastères et les reliques, on
incendia les maisons, on viola les femmes et on massacra jusque
dans les églises. Le légat, sans ordre du pape, donna l’absolution
à tout le monde, sans discernement. Byzance s’effondra. Les ba-

246. Lettre au marquis de Montferrat et au comte de Flandre, responsables de


la croisade (trad. Hanne).

– 208 –
LE REFUS DES AUTRES

rons latins s’empressèrent de se tailler des principautés en Grèce


ou dans les îles, tandis que les ordres militaires, templiers et hos-
pitaliers, accaparèrent de vastes domaines ecclésiastiques. La
chute de Constantinople fut le résultat dramatique de deux siè-
cles d’incompréhension entre Grecs et Latins. La haine réci-
proque, l’anarchie dans l’Empire et les intrigues byzantines
avaient convaincu les croisés que, pour sauver Jérusalem, il fal-
lait d’abord soumettre les Byzantins, notoirement hérétiques.
En apprenant les exactions commises par les Latins, le pape
Innocent III s’emporta en juillet 1205 (voir texte p. 48). Mais
le mal était fait et le monde grec voua une hostilité tenace envers
le monde latin. Le souvenir de ce drame marqua à jamais les
populations orthodoxes qui accusent aujourd’hui encore
l’Église romaine d’avoir trahi la chrétienté byzantine et de
l’avoir précipitée dans la décadence au point de faciliter l’inva-
sion musulmane au XVe siècle. En réalité, c’est faire peu de cas
de l’attitude de la papauté qui tenta d’empêcher ce déborde-
ment ; c’est aussi négliger la responsabilité des pouvoirs byzan-
tins eux-mêmes, plus occupés par les querelles de palais que par
la défense de l’Empire, eux dont l’autoritarisme avait remis en
cause la fidélité des populations d’Anatolie. La prise de
Constantinople est une catastrophe de civilisation dont les
causes profondes ont été maquillées dans l’opinion publique
orientale depuis le XIIIe siècle derrière le bouc émissaire de
l’Église catholique.
La situation n’était d’ailleurs pas sans solution, puisque en
1438, durant le concile de Ferrare, les principaux désaccords
théologiques furent débattus avec des envoyés du patriarcat de
Constantinople. La consécration au pain avec ou sans levain fut
justifiée ; la primauté du pape rappelée mais sans insister sur les
considérations juridiques ; l’ajout du Filioque fut validé sans ex-
clusive de la formule initiale qui ne le contenait pas : « Les Grecs
ont soutenu que, quand ils disent que l’Esprit Saint procède du
Père, ils ne l’expriment pas avec l’intention d’exclure le Fils ».
Même si les ambassadeurs grecs au concile n’avaient pas l’au-
torité pour représenter l’ensemble de l’Église orthodoxe, on pro-

– 209 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

clama de part et d’autre par décret en juillet 1439 le rétablisse-


ment de l’union des Églises :
Voici que les peuples d’Occident et d’Orient, longtemps séparés
les uns des autres, s’empressent de conclure un pacte de
concorde et d’unité, et eux qui s’affligeaient, comme il était
juste, d’être divisés entre eux par une longue dissension, se réu-
nissent enfin.
Mais cette conciliation venait trop tard. Le clergé et l’épi-
scopat byzantins refusèrent de soutenir le décret, et la menace
musulmane était trop proche. En 1453, Constantinople tom-
bait dans les mains des Turcs, entraînant dans sa chute toute la
chrétienté byzantine. La réunification était caduque en raison
de la disparition quasi totale de l’Église grecque. Celle-ci sur-
vécut toutefois en Europe de l’Est et en Russie, mais l’ortho-
doxie slave se refusa à tout compromis avec les Latins.
Par la suite, le développement dogmatique de l’Église ro-
maine gêna considérablement les orthodoxes, notamment la
déclaration sur l’Immaculée Conception en 1854 et celle sur
l’infaillibilité pontificale en 1870. Les mentalités religieuses
propres au monde catholique paraissaient incompatibles avec
celles de l’orthodoxie. Au XXe siècle, la domination du com-
munisme en URSS contribua à isoler davantage l’Église russe,
condamnée à un repli sur ses monastères et à une situation de
persécution. Celle-ci la distinguait de l’Église latine, ouverte
sur l’évangélisation du monde, directement impliquée dans la
modernisation, quitte à bouleverser sa théologie, ses coutumes
et à accepter des compromis avec le marxisme. On note toute-
fois une avancée majeure dans le dialogue avec la petite com-
munauté orthodoxe d’Istanbul, reliquat symbolique de l’inva-
sion ottomane. Le 7 décembre 1965, le pape Paul VI et le
patriarche Athénagoras de Constantinople levaient officielle-
ment les excommunications mutuelles prononcées dans le
passé, montrant par là que les différences religieuses n’étaient
pas irréductibles :
[Ils] déclarent d’un commun accord : regretter les paroles of-
fensantes, les reproches sans fondement et les gestes condam-

– 210 –
LE REFUS DES AUTRES

nables qui, de part et d’autre, ont marqué ou accompagné les


tristes évènements de cette époque, regretter également et enle-
ver de la mémoire et du milieu de l’Église les sentences d’ex-
communication qui les ont suivis.
En revanche, au sortir du communisme en 1990, le catho-
licisme et l’Église russe avaient suivi des chemins si différents
qu’il semblait impossible de les réconcilier, et le dialogue reste
toujours difficile, malgré la prometteuse rencontre entre le
pape François et le patriarche Cyrille de Moscou en février
2016.
L’affrontement entre catholicisme et orthodoxie puise à des
origines culturelles et politiques qui précédèrent la christiani-
sation. Au cours de l’Histoire, les différences mentales s’aggra-
vèrent du fait de coutumes liturgiques distinctes et de dévelop-
pements théologiques qui, sur le fond, n’étaient pas opposés
mais parallèles, si du moins les clercs avaient pris soin de consi-
dérer positivement les doctrines adverses. À leur décharge, le
contexte politique les poussait à la confrontation. Le schisme
de 1054 n’eut guère d’existence juridique, mais il initia une
mentalité de défiance qui culmina lors de la prise de Constan-
tinople en 1204, fait majeur dans l’histoire douloureuse des re-
lations entre Occident et Orient. Il est encore bien difficile de
dépassionner ces questions, d’autant que les évènements sont
facilement l’objet d’une relecture polémique.

Une islamophobie historique ?

L’actualité brûlante de l’islam, le jihadisme et l’oppression


des chrétiens d’Orient sont des questions qui, avec le pro-
blème migratoire en Europe, suscitent des réserves, voire une
franche hostilité envers les musulmans et les systèmes socio-
politiques établis dans les pays d’Islam. Ce soupçon, qui est
aussi celui des chrétiens, puise à des origines anciennes. Tou-
tefois, l’attitude historique de l’Église catholique envers les
musulmans est loin de se réduire à un simple antagonisme re-
ligieux.

– 211 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La découverte de l’islam (640-1100)


L’Europe chrétienne n’était nullement préparée à intégrer
l’islam dans ses schémas de pensée (247). Face à l’orthodoxie
chrétienne, seuls le judaïsme, l’hérésie et le paganisme avaient
une réalité pour les Occidentaux qui disposaient de peu de
concepts pour appréhender les autres religions. Après l’Ascen-
sion du Christ, aucune autre révélation n’était plus à attendre.
Le théologien Isidore de Séville définit ainsi les deux seules no-
tions disponibles pour qualifier ceux qui ne sont pas dans
l’Église :
Le païen et l’hérétique appartiennent au corps du Diable, le pre-
mier parce qu’il ne fut jamais avec le peuple de Dieu, et l’autre
parce qu’il s’est séparé du peuple de Dieu, et l’un et l’autre parce
qu’ils sont loin du Christ (248).
La découverte de l’islam par les chrétiens se fait avec la
conquête. Damas est prise par les armées arabes en 635, Jéru-
salem en 638, Alexandrie en 642, et en 711 les troupes musul-
manes traversent le détroit de Gibraltar à l’ouest et l’Indus à
l’est. Mais les sources littéraires grecques et latines sont peu pro-
lixes sur ces exploits. Il semble que le patriarche Sophronios de
Jérusalem ait volontairement signé la capitulation de la cité, col-
laboration qui permettra aux chrétiens de conserver leurs
églises.
Le premier auteur étranger à l’islam à tenter de comprendre
la nouvelle religion fut le chrétien Jean Damascène (mort en
753). Moine arabophone au service des califes, il décrit dans
son livre La source de la connaissance l’origine de l’islam, qu’il
relie à Ismaël, le fils bâtard qu’Abraham eut de sa servante Agar.
Sara, l’épouse légitime, jalouse, l’ayant chassée et renvoyée les
mains vides (Gn 21, 14), on les appela les « Saracènes » ou « Sar-
rasins » (Sara-kenoï signifie « Sara vides »). Jean Damascène les

247. Nous renvoyons pour toute cette partie à Alverny, La Connaissance de l’is-
lam ; Tolan, Les Sarrasins, et surtout à l’excellent ouvrage de Gaudeul, Disputes ?
Ou Rencontres ?
248. Isidore de Séville, Sentences, I, 16.14.

– 212 –
LE REFUS DES AUTRES

appelle aussi « Ismaélites » et « Agaréniens », mais jamais « mu-


sulmans », probablement parce qu’ils ne se nommaient pas ainsi
eux-mêmes à cette époque. Les Sarrasins sont un peuple à part
plus qu’une religion, c’est dire que le regard sur eux est plus
ethnique que théologique.
La description par Jean du fondateur de l’islam est particu-
lièrement sévère :
À partir de cette époque, un faux prophète apparut parmi eux.
Il s’appelait Mameth. Ayant acquis par hasard quelque connais-
sance de l’Ancien et du Nouveau Testament, il aurait rencontré
un moine arien, à la suite de quoi il élabora son hérésie person-
nelle (249).
L’auteur le traite de menteur et de falsificateur. Mahomet a
détourné la doctrine chrétienne et s’est éloigné de la Bible en
refusant l’Incarnation. Toutefois, Jean ne conçoit pas l’islam
comme une autre religion, mais l’identifie à une hérésie, c’est-
à-dire à un détournement erroné du christianisme orthodoxe.
C’est dire qu’il le pense théologiquement plus près qu’il ne l’est
en réalité.
Une telle approche de Mahomet et de l’islam évolue peu
chez les chrétiens d’Orient durant tout le Moyen Âge. Vers 820,
al-Kindî, un fonctionnaire chrétien de la cour de Bagdad, écrit
à un homologue musulman pour défendre sa foi. Amené à par-
ler de Mahomet, al-Kindî conteste son titre prophétique en rai-
son des guerres qu’il mena et de la violence assumée à Médine,
notamment contre les juifs. Son rapport aux femmes est celui
d’un luxurieux, non d’un saint. « Je ne doute pas, conclut-il,
qu’aucun prophète avant lui n’ait jamais inauguré un tel com-
portement. » (250) L’auteur ignore que le prophétat coranique
diffère totalement de celui de la Bible, malgré un vocabulaire
commun ; il plaque sur Mahomet ses propres concepts sans
imaginer qu’ils sont inefficients, car sans rapport avec le cadre
musulman.

249. Tolan, Les Sarrasins, p. 93.


250. Gaudeul, Disputes ? Ou Rencontres ?, t. 1, p. 61-68.

– 213 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Les jugements exprimés ici vont profondément influencer


les Européens, qui découvrent Mahomet et l’islam à travers les
récits des chrétiens orientaux. La rencontre est, là aussi, d’abord
militaire. Si en 732 les troupes arabes sont arrêtées à Poitiers,
leurs razzias menacent durablement les côtes de la Gaule et de
l’Italie. Saint-Pierre de Rome est pillée en 846. Les chroniqueurs
font la liste de ces incursions, sans chercher à comprendre qui
sont les envahisseurs. Instruits par Jean Damascène, ils en re-
prennent les mêmes qualificatifs, comme « Sarrasins », « infi-
dèles » ou « Adorateurs de Mahomet ». Ce dernier est parfois
une idole vénérée, un chef païen qui croit au Dieu unique, un
« pseudo-apôtre » ou un hérétique, car il se rapporte à la Bible,
à Jésus et à Marie. La Chanson de Roland, écrite à la fin du
XIe siècle, rassemble toutes ces équivoques, puisque les Sarrasins
sont des « gens païens » et « très hérétiques » ; ils adorent une
triade de dieux imposteurs : Apolin, Tervagan et Mahomet lui-
même, dont ils prient la statue. Dans le roman, au lieu d’être
attribuée aux Basques des Pyrénées, la défaite de Roncevaux
(778) est sciemment le fait des Sarrasins, ennemis par excellence
des armées carolingiennes.
Sur le fond, on s’intéresse peu à la nature de l’islam, car on
se contente des informations déjà stéréotypées apportées par les
chrétiens orientaux, et l’identité religieuse des musulmans im-
porte moins que le danger qu’ils représentent. En Occident
aussi, on les considère comme des enfants illégitimes issus de la
servante Agar. Les lettrés espagnols, sous domination omeyyade,
sont les mieux informés mais aussi les plus hostiles en raison du
statut de dhimmi qui leur est imposé. Mahomet est, pour
l’évêque Euloge de Cordoue, mort en martyr en 859, « le pré-
curseur de l’Antéchrist », l’annonciateur de l’Apocalypse. C’est
un blasphémateur et un manipulateur de foules qui a inventé
de faux miracles et dont le cadavre a fini dévoré par les chiens.
Il aurait même annoncé qu’il déflorerait la Vierge Marie dans
l’Au-Delà (251). Une cinquantaine de chrétiens sont exécutés

251. Tolan, « Un cadavre mutilé… », p. 56-57.

– 214 –
LE REFUS DES AUTRES

à Cordoue au milieu du IXe siècle et le récit de leur martyre se


répand dans toute l’Europe, contribuant à faire de l’islam un
paganisme persécuteur, comme l’était l’Empire romain (252).
Cette image hostile s’enracine en Occident et n’évolue plus
jusqu’au XIIe siècle. Pourtant, dès la conquête s’impose aussi
chez les chrétiens d’Espagne vivant sous domination musul-
mane – les mozarabes – l’idée d’une supériorité de l’islam qui
cumule la puissance, la richesse et attire les conversions. Dans
une lettre de 854, le clerc mozarabe Paul Alvaro se désole de
l’acculturation des élites chrétiennes :
Nos jeunes chrétiens font assaut d’élégance et de beau parler, et
aiment en jeter aux yeux dans l’habit et le maintien. Ils sont re-
nommés pour leur savoir appris des Gentils [les musulmans].
Enivrés d’éloquence arabe, ils sont friands de livres chaldéens
qu’ils dévorent, discutent avec passion (253).
Loin de pousser au martyre, les évêques mozarabes tentent
au contraire de convaincre les fidèles d’accepter la domination
de fait des musulmans en promouvant l’obéissance tant que la
foi n’est pas menacée (254).
La méfiance profonde envers l’islam et les guerres perma-
nentes contre eux, notamment en Espagne, ne nuisent pourtant
pas au réalisme politique. En 778, Charlemagne noue une al-
liance contre-nature avec Ibn al-Arabi, gouverneur musulman
de Saragosse, en conflit ouvert avec son suzerain, l’émir de Cor-
doue. C’est en réponse à ces contacts que le roi franc lancera
l’expédition tragique qui échouera à Roncevaux. En 802, le juif
Isaac, ambassadeur exceptionnel dépêché par Charlemagne au-
près du roi de Perse, revient de son extraordinaire voyage, ac-

252. Id., Les Sarrasins, p. 133-148.


253. Watt, A History of Islamic Spain, p. 56 ; Millet-Gérard, Chrétiens moza-
rabes.
254. Lettre d’un évêque espagnol au début du Xe siècle : « Pour le moment donc,
nous devrions nous en tenir à la ligne de conduite suivante : puisque nous ne
devons rien abandonner de notre religion, nous devons leur obéir pour tout le
reste et suivre leurs ordres aussi longtemps qu’ils ne sont pas contraires à notre
foi » (Gaudeul, Disputes ? Ou Rencontres ?, t. 1, p. 71).

– 215 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

compagné de deux émissaires du « roi des Sarrasins » et d’un


éléphant nommé Aboulabas, chargé de présents. Le roi corres-
pond aussi avec le calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, dont il
obtient l’autorisation de distribuer des aumônes aux chrétiens
de Terre sainte. Des rapports d’estime étaient donc non seule-
ment possibles mais fréquents (255).

Le progrès des connaissances par les croisades (XIIe-XIIIe siècle)


Les croisades vont paradoxalement contribuer à noircir l’en-
nemi et à mieux le connaître (256). La Reconquista en Espagne
et la formation des royaumes francs de Syrie et de Palestine met-
tent les Européens en contact quotidien avec les Sarrasins. La
polémique prend une dimension résolument intellectuelle et
argumentée, car une masse d’informations parvient d’Orient à
partir du XIIe siècle, traduites du Coran, de la biographie de
Mahomet et des hadîth. Les sources musulmanes sont désor-
mais connues des lettrés, qui prennent au sérieux le danger doc-
trinal de l’islam (257). La correspondance d’al-Kindî et les ou-
vrages de Jean Damascène fournissent un réservoir d’arguments.
Avec les progrès de la théologie rationnelle apparue dans les
écoles urbaines puis les universités d’Occident, l’approche de
l’islam s’appuie désormais sur une argumentation philoso-
phique et dialectique, et non plus seulement sur les anciens pré-
jugés. La confiance dans la raison convainc qu’il est possible
d’expliquer la doctrine chrétienne aux musulmans et ainsi de
les convertir.
L’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (✝ 1156) construit une
polémique violente, dont le contenu se nourrit des textes orien-
taux et d’une traduction latine du Coran qu’il commande vers
1143 à un Anglais devenu arabophone, Robert de Ketton. Réa-
lisée en deux ans à Tolède, grâce à la collaboration d’une équipe
de mozarabes, de juifs et même d’un musulman, cette traduc-

255. Hanne, Charlemagne.


256. Cahen, Orient et Occident.
257. Lemay, « Dans l’Espagne du XIIe siècle… ».

– 216 –
LE REFUS DES AUTRES

tion a de nombreuses qualités et tente de suivre la littéralité du


texte originel. Elle démontre que la doctrine musulmane était
prise suffisamment au sérieux pour justifier cet énorme travail
intellectuel, qui reflète aussi une attitude de curiosité et d’intérêt
pour le discours adverse (258). On chercherait en vain côté mu-
sulman l’équivalent de ces traités et de ces traductions. Les com-
mentaires acerbes de Pierre le Vénérable notés dans les marges
de cet Alcoran sont toutefois sans appel. À côté du verset cora-
nique II.67 à propos de Moïse, l’abbé se moque : Ecce fabula !
(« Quelles balivernes ! »).

Manuscrit de l’Alcoran de Pierre le Vénérable, avec ses


annotations personnelles en marge.

Pierre de Cluny a aussi fait compiler des chroniques arabes


sur Mahomet, les premiers califes, et des textes polémiques
d’origine chrétienne. L’ensemble de ces traductions servait un
propos apologétique clairement hostile, mais révélateur d’un
désir de comprendre et d’argumenter par la raison plutôt que
par les armes : « J’ai traduit d’arabe en latin toute cette secte,
explique Pierre, en sus de la vie exécrable de son inventeur mal-
faisant, et l’ai exposée à l’attention des nôtres, afin qu’on sache
à quelle hérésie immonde et frivole on a affaire ». Dans sa
Somme des hérésies des Sarrasins, il énumère « les délires du mi-
sérable et impie Mahomet qui ont déjà gagné le tiers de l’hu-
manité. » (259) Néanmoins, selon lui, loin d’être un simple

258. Hanne, « Transferts sémantiques… »


259. Tolan, Les Sarrasins, p. 217-229.

– 217 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

païen, Mahomet a tiré les Arabes de l’idolâtrie, mais sans les


conduire au vrai Dieu, les perdant dans une hérésie qui prépare
la venue de l’Antéchrist. Vers 1155, l’abbé de Cluny rédige un
Livre contre la secte des Sarrasins qu’il adresse à des musulmans
anonymes pour démontrer que Mahomet ne peut être un pro-
phète :
Il semble étrange, et ce l’est peut-être en effet, qu’un homme
très éloigné de vous par le lieu, qui parle une autre langue, qui
est séparé de vous par sa profession de foi, et qui vous est étran-
ger par ses mœurs et son genre de vie, vous écrive du fin fond
de son Occident, à vous hommes des contrées de l’Orient et du
Sud, et que ceux que je n’ai jamais vus et que je ne verrai peut-
être jamais, je les attaque par la parole. Je vous attaque par la
parole, dis-je, non par les armes, comme le font souvent les nô-
tres, non par la force mais par la raison, non par haine mais par
amour (260).
Bien que nécessairement hostile à l’islam, Pierre ose lancer à
ses improbables interlocuteurs musulmans : « Je vous aime ;
vous aimant, je vous écris ; écrivant, je vous invite au
salut ! » (261).
Vers 1175-1180, un autre abbé de Cluny, Hugues, fait rédi-
ger une lettre en arabe à al-Bâdjî, conseiller du roi de Saragosse,
pour l’inciter à faire bon accueil à des missionnaires chargés
d’expliquer « en ta présence la vérité de la religion du Christ,
notre Seigneur », et de l’éloigner de « l’erreur de l’idolâtrie »
(sic). Sur un ton amical mais ferme, l’abbé l’invite à « recevoir
la parole du salut éternel » et, fait exceptionnel, l’assure de la
prière de ses moines :
Réjouis-toi des prières et des aumônes offertes librement pour
toi par nos frères de ce pays, bien que pas un d’entre eux ne t’ait
seulement entrevu (262).

260. Liber contra sectam sive haeresim Sarracenorum (Kritzeck, Peter the Venerable
and Islam, p. 231).
261. § 26, cité par Tolan, Les Sarrasins, p. 224.
262. Turki, « La Lettre du moine de France… ».

– 218 –
LE REFUS DES AUTRES

Bien sûr, de telles prétentions à la conversion par le moyen


de la mission ou de traités polémiques étaient irréalistes, mais
elles supposent pourtant la considération de l’interlocuteur, in-
dissociable d’un esprit confiant dans la raison.
La papauté elle-même entre à cette époque dans un double jeu
avec les princes musulmans. Si les pontifes sont nécessairement
opposés à l’islam en raison de l’oppression enves les chrtiens, la
nécessité de négocier et les exigences de la mission chrétienne les
poussent à nouer une correspondance étonnante avec les émirs
d’Espagne et d’Afrique du Nord. Le pape Grégoire VII (1073-
1085) répond ainsi vers 1076 à l’émir de Bougie, al-Nâsir, qui
avait sollicité du pontife l’envoi d’un évêque pour diriger la petite
communauté chrétienne de ses États. Cette lettre, exceptionnelle
par son ton cordial et son acceptation de l’altérité religieuse, consi-
dère al-Nâsir comme un roi légitime, se gardant de toute critique
de l’islam, notant au contraire les convergences et assurant même
que Dieu est à l’œuvre chez les peuples musulmans :
Ta noblesse nous a écrit cette année même pour que nous consa-
crions évêque suivant la loi chrétienne le prêtre Servandus. Ce
que nous nous sommes empressés de faire parce que ta demande
nous semblait juste et excellente. En outre, tu nous as envoyé
tes présents et tu as libéré, par déférence pour le bienheureux
Pierre, prince des Apôtres, et par amour de nous, les chrétiens
qui étaient retenus captifs chez les tiens (…). C’est certainement
Dieu, Créateur de toutes choses, qui a inspiré à ton cœur cette
bonté et Il a éclairé ton esprit à cette occasion (…). Dieu n’ap-
précie rien, en chacun de nous, autant que « l’amour du pro-
chain après l’amour de Dieu » (Mt 22, 37-40). Or, cette charité,
nous et vous, nous nous la devons mutuellement plus encore
que nous ne la devons aux autres peuples, puisque nous recon-
naissons et confessons – de façon différente il est vrai – le Dieu
Un, que nous louons et vénérons chaque jour comme Créateur
des siècles et maître de ce monde (…). Dieu sait bien que nous
te chérissons sincèrement pour sa gloire et que nous désirons
ton salut et ta gloire dans la vie présente et future (263).

263. Courtois, « Grégoire VII et l’Afrique du Nord… ».

– 219 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Certain de l’imminente victoire chrétienne, le pape Inno-


cent III écrivit plusieurs fois aux princes musulmans. En avril
1213, il démontra au sultan al-‘Âdil de Damas que Dieu lui
avait permis de conserver Jérusalem uniquement pour punir les
chrétiens, « mais maintenant que nous sommes retournés vers
Lui, nous espérons qu’Il prendra pitié de nous (…). Rends-nous
cette terre dont l’occupation accroît certainement plus tes dif-
ficultés que tes intérêts, sans compter la vaine gloire ! » (264)
Le pape avait une approche ambiguë de l’islam, partagé entre
un certain réalisme diplomatique et une intransigeance reli-
gieuse qui justifiait la guerre sainte. Lors du concile de
Latran IV (1215), il généralisa aux musulmans vivant en Eu-
rope les principes appliqués aux juifs, notamment l’interdiction
des mariages mixtes et l’habit distinctif. Pourtant, malgré la sé-
grégation officielle demandée par le pontife, l’identification ju-
ridique des musulmans aux juifs ne permettait plus de faire de
ceux-là de simples païens, mais des croyants proches du ju-
daïsme, et donc de la Bible.

Polémiques et ouvertures (XIIIe-XVe siècle)


Les romans de chevalerie balancent entre la fascination pour
le monde oriental et la répulsion que suscite sa « Loi », terme
maladroit désignant l’autre religion. Dans les mentalités occi-
dentales s’enracine l’image de la femme sarrasine, sensuelle, im-
pudique et tentatrice, antithèse de la femme courtoise de l’Eu-
rope. On s’intéresse toutefois davantage à l’islam, jusqu’à écrire
des biographies romanesques de Mahomet, dont on ne parvient
pas à fixer l’orthographe : Mahon, Malphumet, Machomet.
Pour la plupart des auteurs chrétiens, le prophète reste un im-
posteur.
Les pouvoirs monarchiques font preuve d’une attitude elle
aussi partagée. En Castille, le roi Alphonse X (1252-1284)
considère dans son corpus législatif appelé les Siete Partidas la

264. Hanne, Innocent III, p. 189.

– 220 –
LE REFUS DES AUTRES

foi de ses sujets musulmans comme une « croyance insensée »,


mais leur garantit la liberté de culte et souhaite éviter les ten-
sions : « ils peuvent vivre en observant leur Loi et ne point in-
sulter la nôtre ». Le roi et l’Église fixent à la cohabitation une
ligne de conduite pacifique : « les chrétiens devraient les conver-
tir à la foi par de bonnes paroles et non par violence ou com-
pulsion » (265). Alphonse X facilite toutefois les conversions et
légifère pour éviter les relations sexuelles entre communautés.
Allant au-delà des demandes de l’Église, le roi condamne à mort
le musulman qui couche avec une vierge chrétienne, ainsi que
la chrétienne adultère et consentante aux avances d’un musul-
man.
Le cas de l’empereur Frédéric II (✝ 1250) est tout à fait ex-
ceptionnel. En tant que roi de Sicile, Frédéric avait appris à par-
ler l’arabe et avait soulevé des débats philosophiques auprès de
juristes musulmans du Maroc. Lors de la sixième croisade, plu-
tôt que de se perdre en combats inutiles, il négocia avec le sultan
al-Kâmil et conclut en février 1229 le traité de Jaffa par lequel
il obtenait la sauvegarde de Jérusalem, reprenant ainsi la cité
sainte sans un coup d’épée. En échange, il garantissait la pro-
tection des musulmans et de la mosquée al-Aqsa sur l’esplanade
du Temple. Mais sa promesse de défendre le sultan contre les
croisés devait le faire accuser de trahison à son retour par toute
la chrétienté. Au moins prouva-t-il que l’on pouvait traiter avec
les musulmans comme avec n’importe quel autre ennemi.
L’intérêt pour l’adversaire et son salut au XIIIe siècle conduit
les franciscains et les dominicains à se lancer dans des missions
de conversion vouées à l’échec et au martyre. Dans ce domaine,
l’exemple vient de François d’Assise (1182-1226) qui accom-
pagne les troupes croisées en 1219 jusqu’à Damiette en Égypte,
puis passe côté musulman pour aller convertir le sultan al-
Kâmil. Arrêté et battu, il est présenté devant le prince :

265. VII, 25, cité dans Tolan, Les Sarrasins, p. 238.

– 221 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Il fut enfin reçu avec beaucoup de courtoisie par le sultan, qui


lui donna tous les signes de faveur et lui offrit de nombreux ca-
deaux pour essayer de fléchir son âme vers les richesses du
monde. Mais à constater que François repoussait énergiquement
tous ces biens, il demeura stupéfait, le regardant comme un
homme extraordinaire (266).
François veut même se lancer dans les flammes d’un bûcher
pour prouver la puissance du Christ, mais le sultan le laisse aller,
impressionné par sa foi. Revenu en Europe, il fait inscrire en
1221 dans la règle des franciscains l’obligation de la conversion
des Sarrasins en proposant deux approches, dont la première
sera reprise par Charles de Foucauld :
Une manière est de ne faire ni disputes ni querelles, mais d’être
soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et de confesser
que [les frères] sont chrétiens. L’autre manière est, lorsqu’ils
voient que cela plaît au Seigneur, d’annoncer la parole de Dieu,
pour qu’ils croient au Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-
Esprit.
En Espagne et au Maroc, des controverses publiques ont
lieu, sans succès. En 1220, des franciscains subissent le mar-
tyre à Marrakech et six autres en 1227 à Ceuta. La papauté a
bien du mal à tempérer leurs ardeurs missionnaires, et Gré-
goire IX écrit en mars 1226 aux franciscains pour leur deman-
der « d’éviter les disputes ». Les musulmans ne sont plus consi-
dérés comme les annonciateurs de l’Apocalypse, mais comme
des ennemis à ménager, avec lesquels user de diplomatie.
Les dominicains ont une approche d’ailleurs plus intellec-
tuelle de la mission en terre d’islam. On les voit au Maroc dès
1225, à Tunis en 1230 ; ils apprennent l’arabe, le Talmud, le
Coran et développent une polémique très argumentée et ra-
tionnelle. Le dominicain Raimond Marti (✝ 1284), contra-
dicteur redoutable, fin connaisseur de la philosophie arabe,
fonde un studium arabicum, une école d’arabe, à Tunis en
1250. Son œuvre littéraire veut montrer les incohérences de

266. Thomas de Celano, Vita prima, 20, 55-57.

– 222 –
LE REFUS DES AUTRES

l’islam pour aider les autres dominicains lors des disputes pu-
bliques. Il se garde d’arguments agressifs et moqueurs, mais
contredit l’islam en citant et en opposant les sources arabes
elles-mêmes (267).
Face à l’échec des croisades, comprenant que l’islam était là
pour durer et qu’il avait séduit une partie importante de l’hu-
manité, les chrétiens avaient fini par s’interroger sur le sort des
musulmans dans l’Au-Delà. Pouvait-on être sauvé sans la foi au
Christ ? Les Pères de l’Église n’avaient pas répondu de façon
stricte au problème du salut des non-chrétiens, tout en affir-
mant que Dieu voulait sauver tous les hommes (I Tm 2, 4).
Hugues de Saint-Victor disait sans hésitation que « depuis le
commencement, personne n’a été sauvé sans la foi au
Christ » (268), position identique à celle de l’évêque Otton de
Freising (✝ 1158) dans sa Chronique des deux cités :
Ils sont universellement des adorateurs du Dieu unique (…).
Une seule chose les prive du salut : ils nient que Jésus-Christ est
Dieu et le Fils de Dieu, et ils vénèrent et adorent comme un
grand prophète du Dieu Suprême un imposteur, Maho-
met. (269)
Le théologien Abélard (✝ 1142) rédigea un Dialogue d’un
philosophe avec un juif et un chrétien, dans lequel le musulman
revêt la double figure du païen et du philosophe antique. La
discussion avec lui paraît difficile, car elle ne peut s’appuyer sur
la Bible – que le musulman ne reconnaît pas –, mais unique-
ment sur des démonstrations logiques. Dans l’ouvrage, Abélard
refuse que l’on soit damné par ignorance involontaire. Ainsi,
plutôt que de s’intéresser à la question du salut en dehors du
Christ, le théologien pose-t-il le problème de la connaissance
de Dieu par la raison humaine (270).
Un progrès conceptuel majeur est accompli par Thomas
d’Aquin (✝ 1274). L’Occident n’avait pour qualifier l’islam que
267. Gaudeul, Disputes ? Ou Rencontres ?, t. 1, p. 185-200.
268. Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, I, 10, 6.
269. Éd. Ch. Mierow, New York, 1928, p. 411-412.
270. Jolivet, « Abélard et le philosophe… ».

– 223 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

des notions inadéquates : paganisme, hérésie, judaïsme ou chris-


tianisme, qui représentait la seule « religion », l’unique culte re-
liant (du latin religare) l’homme et Dieu. Or, Thomas, dans son
étude de l’éthique, définit le concept de « religion » comme une
vertu liée à la justice : l’homme qui rend un culte à Dieu pra-
tique la justice, « puisqu’il appartient à la religion de rendre à
Dieu l’honneur qui lui est dû » (271). Les musulmans rendant
à Dieu un culte – faux pour le théologien –, ils pratiquent bien
la « religion ». En détachant ce concept de la foi chrétienne et
en l’attachant à la morale, Thomas préparait la singularisation
de l’islam et une meilleure définition de ce qu’il était.
Par ailleurs, l’ensemble de son œuvre tend à limiter la res-
ponsabilité des musulmans dans leur erreur. Outre qu’il les
classe dans une moindre infidélité que les hérétiques et qu’il re-
fuse le baptême forcé, Thomas assure que si les Sarrasins n’ac-
complissent pas des œuvres « méritoires », c’est-à-dire utiles
pour leur salut, cependant « les œuvres bonnes pour lesquelles
suffit le bien de la nature, ils peuvent quelque peu les
faire » (272). L’éthique, et non la foi, peut éventuellement les
sauver. Le Christ peut ainsi devenir la tête – et donc le salut –
de certains infidèles, « ceux qui lui sont unis en puissance mais
qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un
jour en acte ». C’est dire que Dieu sauve qui Il veut, à condition
que, à la fin des temps, les infidèles en question utilisent leur
libre arbitre à bon escient en choisissant le Christ (273).
La connaissance presque intime de l’islam chez un nombre
croissant de dominicains et de franciscains fait émerger à la fin
du XIIIe siècle des personnalités étonnantes, partagées entre la
fascination et l’hostilité, entre la polémique et la relation cor-
diale. Le franciscain Raimond Lull (✝ 1315) fonde un centre
de formation d’arabe à Majorque, s’élance comme missionnaire
à Tunis, Chypre, Bougie, mais il est expulsé à chaque fois. C’est

271. Partie II-II, question 80, article 2 ; 81 article 4.


272. Ces questions sont posées dans la partie II-II, question 10.
273. Partie III, question 8, article 3.

– 224 –
LE REFUS DES AUTRES

sur son conseil que le concile de Vienne de 1311 décide la créa-


tion de chaires d’arabe dans les universités. Il meurt en martyr,
peut-être à Tunis, ayant achevé une œuvre de plus de 250 ou-
vrages, dont l’objectif était d’amener les musulmans à la foi
chrétienne par une argumentation positive, dénuée d’attaques
personnelles (274).
À la même époque, Riccold de Montecroce (✝ 1320) est un
dominicain de haute volée, envoyé par le pape à Bagdad pour
étudier les doctrines adverses dans le plus grand centre intellec-
tuel de l’islam. Sa connaissance de la culture musulmane est en-
cyclopédique. Dans le récit de son voyage, il s’étonne de la
bonté des infidèles rencontrés et de la sympathie qu’il suscite :
« ils nous recevaient comme des anges de Dieu dans leurs écoles
et leurs universités, dans leurs monastères et leurs églises ou sy-
nagogues, et dans leurs maisons » (275). Mais son voyage
tourne court en raison de révoltes contre les chrétiens et il doit
fuir vers l’Europe. Cette expérience directe de l’islam suscite des
sentiments mêlés chez Riccold. S’il noue des amitiés avec les
musulmans, il constate l’impossibilité de les convertir et le peu
de place que tient la philosophie dans leurs discussions : « Nous
avons constaté qu’ils savaient peu de chose tant sur la vérité de
la théologie que sur la subtilité de la philosophie » (276). Sans
illusion, Riccold s’avoue troublé que Dieu ait permis la survi-
vance de l’islam.
Plus idéaliste, l’évêque et cardinal Nicolas de Cues (✝ 1464),
arabophone et commentateur critique du Coran, a composé un
ouvrage unique en son genre, La réconciliation des religions du
monde. Il s’y déclare convaincu que musulmans et chrétiens
prient le même Dieu sous des noms et des cultes différents, car
l’humanité est une unique création de Dieu :
Les noms qui sont attribués à Dieu sont dérivés des créatures,
bien qu’Il soit ineffable en Lui-même et transcende tout ce qui

274. Gaudeul, Disputes ? Ou Rencontres ?, t. 1, p. 205-208.


275. Liber peregrinationis (éd. R. Kappler, Paris, p. 159).
276. Ibid., p. 189

– 225 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

peut être nommé ou dit (…). Tous les hommes, en tant que
créatures d’un même Créateur, concordent dans leur nature et
donc aussi dans l’adoration de Dieu (277).
Selon cette perspective généreuse, Mahomet a été l’un des
apôtres de la « voie vraie et parfaite » de Dieu. Il suffirait de dé-
finir la Trinité avec les mots des musulmans pour la leur rendre
intelligible. Dans le même esprit, le Coran s’avère compatible
avec la Bible. Dans son autre ouvrage, Le Coran au tamis, achevé
en 1461, Nicolas va encore plus loin et, même s’il critique le
personnage de Mahomet, il semble faire de l’islam une voie lé-
gitime de connaissance de Dieu :
Mais, puisqu’il peut y avoir plusieurs voies qui semblent bonnes,
un doute demeure sur la voie vraie et parfaite nous conduisant
en toute certitude à la connaissance du bien, ce bien que nous
nommons Dieu pour que, quand nous en conférons, nous nous
entendions entre nous. Moïse a décrit une telle voie, mais elle
n’a pas été accueillie ni comprise par tous. Le Christ l’a rendue
lumineuse et parfaite, mais beaucoup demeurent encore incré-
dules. Mahomet s’est efforcé de la décrire comme étant plus fa-
cile, afin qu’elle soit accueillie par tous, même par les idolâ-
tres. (278)
Dans le même esprit que Nicolas de Cues, le théologien Jean
de Ségovie (✝ 1458), auteur d’un Coran trilingue (arabe, latin,
castillan), écrivit au pape Pie II pour réunir une Contraferentia,
une sorte de conférence mondiale des religions qui prouverait
qu’il n’y a qu’un seul esprit de religion dans le monde, diffé-
rencié par des vocabulaires et des cultes distincts. Le pape, bien
sûr, ne donna pas suite à ce projet idéaliste qui ne pouvait agiter
que des clercs isolés et hors normes.

Le Grand Turc dans la pensée catholique (XVe-XVIIIe siècle)


À partir de la fin du XIIIe siècle et l’échec des croisades, le
danger ottoman prend le dessus et l’Empire byzantin s’effon-

277. De Pace fidei, 1, voir Gaudeul, ibid., p. 240-241.


278. Prologue, 7 (trad. H. Pasqua, PUF, 2011, p. 59-60).

– 226 –
LE REFUS DES AUTRES

dre : Constantinople est prise en 1453, la Hongrie tombe en


1526 et Vienne est assiégée trois ans plus tard. Malgré la défaite
navale turque à Lépante en 1571, la piraterie barbaresque des
ports d’Alger et de Tunis infeste la Méditerranée occidentale et
fait planer pendant trois siècles la menace de l’esclavage blanc.
Entre 1500 et 1800, approximativement un million de chré-
tiens italiens, espagnols et siciliens sont capturés (279).
Côté européen, l’Espagne est entièrement libérée en 1492 avec
la prise de Grenade, et les minorités musulmanes intégrées de
force ou bannies. Le roi de Castille Henri IV (1454-1474) n’a
pourtant pas brillé par son acharnement contre les princes mau-
res (280). Au contraire, on le décrit comme favorable aux échanges
commerciaux et culturels avec les musulmans. C’est sa demi-sœur,
Isabelle la Catholique (1474-1504), qui assura la fin de la recon-
quête de la péninsule. En 1499, soutenue par les foules, une cam-
pagne de conversions forcées aboutit à des baptêmes massifs, à des
bûchers de corans et à la transformation de mosquées en églises.
Les musulmans qui ne se convertissent pas ou qui ne veulent pas
cacher leur islam grâce à la taqiyya (la « dissimulation ») sont ban-
nis au début du XVIe siècle, soit près de 200 000 personnes. Ces
départs aboutissent à une homogénisation culturelle de l’Europe
et au sentiment que celle-ci est entièrement chrétienne, tandis que
l’Afrique et l’Orient sont musulmans. Chacun a désormais son
espace et ne doit plus en bouger.
Pourtant, le Turc se banalise : sa relative tolérance reli-
gieuse (281), les intérêts commerciaux des ports italiens, les be-
soins de la diplomatie européenne concourent à mettre de côté
les antagonismes religieux. François Ier inaugure l’alliance

279. R. C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Mé-


diterranée (1500-1800), Cahors, 2006.
280 Bernand, Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, p. 61-74.
281. Le 5 juin 1673, Mehmet IV s’accorde au roi de France : « Que les évêques
ou autres religieux de secte latine, qui sont sujets de la France, de quelque sorte
qu’ils puissent estre, soient dans tous les lieux de nostre Empire, comme ils es-
toient auparavant, et y faire leurs fonctions sans que personne les trouble ny les
empêche » (cité dans Arkoun (dir.), Histoire de l’Islam, p. 355).

– 227 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

contre-nature avec le Grand Turc contre Charles Quint. Le réa-


lisme politique l’emporte et inspirera encore Louis XIV, allié à
Mehmet IV contre l’empereur d’Autriche. Dans la littérature,
Mahomet conserve son statut de fondateur de secte, d’homme
violent et libidineux. Luther lui attribue les mêmes défauts
qu’au pape, lequel lui paraît cependant plus dangereux car me-
naçant l’Église de l’intérieur. Si les puissances catholiques sont
désormais parfaitement accoutumées aux Turcs, Luther identifie
les troupes musulmanes à des cohortes diaboliques : « vous ne
luttez pas contre des êtres de chair et de sang » (282).
Après le XVIe siècle, les humanistes puis les philosophes des
Lumières se penchent sur l’islam avec intérêt. La traduction en
français des Mille et une nuits (1704-1717), du Coran (1783),
le commerce avec le Levant et les séjours de voyageurs français
à Istanbul sont à l’origine d’une curiosité pour l’Orient, dont
on décrit le luxe, la sensualité et le monothéisme pour mieux
dénoncer l’austérité et la doctrine catholiques. Mahomet de-
vient un modèle de tolérance, un philosophe porté par un idéal
universel, « un grand législateur », selon la biographie que lui
consacre le comte de Boulainvilliers (✝ 1722). Dans les Lettres
persanes de Montesquieu, parues en 1721, le message coranique
apparaît comme un subtile mélange d’esprit rationnel et de spi-
ritualité déiste, débarrassée de l’autorité cléricale et d’une Trinité
incompréhensible. Voltaire (✝ 1778) souligne lui aussi le génie
et la sagesse du prophète, et en fait une sorte de despote éclairé.
La revalorisation de l’islam et du personnage de Mahomet fai-
sait toutefois figure de prétexte à la critique moderne pour dé-
noncer les institutions du catholicisme et la monarchie abso-
lue.
L’Église se garde d’attaquer les rares minorités subsistantes.
Dans les États pontifiaux, la présence musulmane, certes ré-
duite, est tolérée. La papauté, soucieuse d’assurer la survie des
chrétiens en terre d’Islam, renonce à l’idée de croisade pour
adopter un réalisme politique. Certains pontifes croient encore

282. Arkoun (dir.), Histoire de l’Islam, p. 140.

– 228 –
LE REFUS DES AUTRES

à la conversion possible des Turcs. En 1460, le pape Pie II écrit


au sultan Mehmet II pour l’inviter au baptême, lui promettant
le pouvoir impérial et certifiant que l’islam et le christianisme
ont des points d’accord :
Une toute petite chose peut faire de vous le plus grand, le plus
puissant, le plus fameux personnage de votre temps (…). Un
peu d’eau pour vous faire baptiser, vous tourner vers les sacre-
ments chrétiens et croire à l’Évangile. Faites cela et il n’y aura
pas de prince au monde qui vous dépassera en gloire et en puis-
sance. Nous vous nommerons empereur des Grecs et de l’Orient
(…). Peut-être ne souhaitez-vous pas quitter votre religion et
devenir chrétien. Voyons, réfléchissez, il y a beaucoup de points
d’accord entre islam et christianisme : un seul Dieu, le Créateur
du monde ; la foi dans la nécessité de la foi ; une vie future de
récompense ou de châtiment ; l’immortalité de l’âme ; la réfé-
rence commune à l’Ancien et au Nouveau Testament ; tout ceci
nous est un terrain commun. Nous ne différons que sur la na-
ture de Dieu (283).
L’attitude de la papauté est plus que conciliante, et l’on voit
Alexandre VI recevoir l’ambassadeur du sultan à Rome en 1493
tout en dénonçant les projets de croisade du roi de France
Charles VIII.
L’Église de la Renaissance ne renonce pourtant pas à la mis-
sion. En 1543, Ignace de Loyola fonde la Casa dei Catecumeni
à Rome pour convertir les musulmans. De nouvelles congréga-
tions sont instituées qui lancent des prêtres au Moyen-Orient.
Dès 1583, des jésuites s’installent à Istanbul. En 1622, la pa-
pauté crée la congrégation De propaganda fide, formant des mis-
sionnaires et des instituts de langue. En 1660, la Société des
Missions étrangères voit le jour. Mais à partir du XVIIe siècle,
les sultans ottomans font interdire les joutes verbales et la polé-
mique imprimée ; les contacts quotidiens avec les musulmans
sont strictement encadrés et seules les activités caritatives sont
autorisées aux missionnaires.

283. Southern, Western views of Islam, p. 100-101.

– 229 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Depuis le XIIe siècle, l’Église s’était interrogée sur le salut


des non chrétiens. Cette question était devenue lancinante avec
la Réforme protestante et chaque Église tentait de déterminer
la part de vérité contenue dans les autres confessions religieuses.
Du côté des Réformés, Zwingli (✝ 1531) avait suggéré que la
promesse du salut était offerte aux chrétiens, à tous ceux qui re-
connaissaient l’Ancien Testament et même aux païens vertueux,
mais il s’attira les foudres de Luther qui l’accusa d’être devenu
païen lui-même.
La position de l’Église catholique était nourrie par les ré-
flexions de Thomas d’Aquin et par l’expérience multiséculaire
des relations avec l’islam. Puisque plus aucune révélation n’était
à attendre, l’islam fut considéré comme une « religion natu-
relle », c’est-à-dire une forme de spiritualité éclairée, non par
les Écritures, mais par la raison et la nature humaines. Plutôt
que de déterminer ce qu’il y avait de juste dans l’islam, le concile
de Trente, dans son catéchisme, préféra rappeler les chrétiens à
l’ordre de la charité :
Il faut prier pour tous les hommes sans exception, ennemis,
étrangers, ou d’une religion différente de la nôtre. Car l’ennemi,
l’étranger, l’infidèle, sont également notre prochain. Or, d’après
l’ordre formel de Dieu, nous devons aimer notre prochain, et
par conséquent prier pour lui, puisque la prière pour les autres
est un des devoirs de la charité.

L’Église vers les « enfants d’Abraham » (XIXe-XXIe siècle)


L’expédition d’Égypte lancée par Bonaparte en 1798 fut un
formidable vecteur de connaissance de l’Orient et initia une ap-
proche de l’islam plus scientifique. L’orientalisme, nouvelle
branche des études universitaires au XIXe siècle, entend étudier
le monde arabe et musulman à travers son histoire, ses langues
et sa religion. L’École des langues orientales de Paris, créée en
1795, est la première institution orientaliste. Illustrée par les
écrivains, les peintres, les architectes et les décorateurs, la
« vogue mauresque » contribue à illuminer la mémoire du pro-
phète, déjà réhabilitée par les Lumières. L’Orient est le cadre

– 230 –
LE REFUS DES AUTRES

idéal d’aventures romanesques, celles de Pierre Loti notamment.


On lit le Coran comme un poème mystérieux aux accents d’ail-
leurs. L’Europe vante la science musulmane médiévale, Avi-
cenne et Averroès, la brillante Andalousie. Mais derrière l’opti-
misme et la générosité, la prétention orientaliste d’un savoir
global dissimule mal les fragilités de la démarche : sentiment de
supériorité culturelle, curiosité pour l’exotisme, études instru-
mentalisées par les colonisateurs, désintérêt pour l’Orient
« réel » au profit d’un retour au passé. L’islam n’est lumineux
qu’au Moyen Âge, et le génie de Mahomet s’arrête à l’Arabie
du VIIe siècle… L’orientalisme apparaît comme la face intel-
lectuelle de la colonisation européenne. À la même époque, l’Al-
gérie est envahie (1830), et l’Afrique bientôt partagée entre les
grandes puissances à la Conférence de Berlin (1885). Tout le
monde ne partage pas l’enthousiasme orientaliste, et l’écrivain
Ernest Renan proclame sans détour en 1862 : « L’islam est la
plus complète négation de l’Europe. » Pour les promoteurs de
la nation, la supériorité européenne est raciale et ontologique.
Mais les deux guerres mondiales fragilisent ce sentiment
puisque les troupes indigènes se sont battues pour la pa-
trie (284).
Pour réaliser l’utopie d’une union des civilisations en Algérie,
la IIIe République écartera les missions catholiques des popula-
tions musulmanes ou les détournera vers l’Afrique noire. Le
gouvernement supervise le culte musulman en Algérie comme
il le fait pour le catholicisme depuis 1905. Interdite de conver-
sion, l’Église s’adapte et se lance dans l’action caritative,
construisant des dispensaires, des écoles et des hôpitaux, où la
rencontre débouche sur la discussion plus que sur la dispute.
On approfondit les perspectives lancées à la fin du Moyen Âge
par des clercs isolés comme Nicolas de Cues ou Jean de Ségovie.
Le saint-cyrien Charles de Foucauld (✝ 1916), devenu trappiste
puis ermite à Nazareth, en Syrie, et en Algérie, propose un idéal

284. Sur ce parcours, cf. Hanne, Mahomet, p. 247-250.

– 231 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de présence silencieuse au milieu des musulmans, considérés


comme le « prochain » de l’Évangile. Chez lui, l’appel à la
conversion est négligé sans être refusé, le principal étant de
« vivre avec ». Le cardinal Lavigerie (✝ 1892), fondateur des
Pères Blancs, souvent dénoncé pour avoir été « l’ami des mu-
sulmans », se refuse à toute colonisation religieuse :
Appelés à être son visage [celui du Père] pour le monde africain
et le Proche-Orient, nous sommes envoyés pour annoncer à tous
qu’ils sont enfants d’un même Père, frères et sœurs d’une même
famille, tous appelés à l’amour et à la liberté, car Dieu respecte
les personnes, leur culture et leur religion (285).
Cet esprit de la rencontre fut aussi celui du concile Vatican II
(1962-1965), préparé par trente années de réflexion théolo-
gique sur l’universalisme chrétien, d’hospitalité réciproque, par
le travail d’imprégnation intellectuelle et culturelle au Caire
d’un Louis Massignon (✝ 1962), autant d’ouvertures qui dé-
bouchèrent sur l’audacieuse déclaration Nostra Ætate du 28 oc-
tobre 1965 :
L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans
ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières
d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles
diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et pro-
pose, cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui il-
lumine tous les hommes (…). L’Église regarde aussi avec estime
les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant,
miséricordieux et tout-puissant, créateur du Ciel et de la terre,
qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute
leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme
s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère
volontiers.
Si chaque homme est sauvé par le Christ, celui-ci en re-
vanche se révélerait à tous sous des formes variées. La voie la
plus parfaite pour le connaître se trouve dans l’Église, mais d’au-
tres chemins sont possibles sur lesquels Dieu a laissé une part

285. Cité dans Arkoun (dir.), Histoire de l’Islam, p. 547.

– 232 –
LE REFUS DES AUTRES

de sa lumière. Les religions non chrétiennes feraient partie de


ces chemins. L’image de Dieu est inscrite au cœur de chaque
personne qui peut aller au Christ par les moyens que lui offrent
sa conscience et sa culture, pour peu qu’elle mobilise sa sincérité
et son éthique. Une telle approche n’était pas si éloignée de saint
Thomas. Plus encore, la responsabilité de l’Église n’est plus seu-
lement d’appeler en son sein les non chrétiens pour les sauver,
mais plutôt d’aller vers eux et leurs propres traditions pour y
révéler la présence du Christ. Mais en raison des critiques
qu’elle pouvait susciter, cette déclaration n’eut jamais valeur
contraignante ni doctrinale.
Depuis les années 1960, cet esprit de rencontre ne s’est pas
démenti au sein de l’Église catholique, et ce malgré le contexte
international tendu, notamment au Moyen-Orient, et malgré
la conviction de plus en plus partagée d’un choc des civilisa-
tions. Les nombreux martyrs dans les pays musulmans ont
paru confirmé qu’il était impossible de cohabiter. Les moines
de Tibhirine, qui représentaient un attachement à l’Algérie sans
prosélytisme, ont été assassinés en 1996, la même année que
l’évêque d’Oran, Mgr Claverie, fervent défenseur de l’amitié
avec les musulmans. L’exil massif des chrétiens d’Orient depuis
la guerre du Golfe (1991) puis la fondation de l’État islamique
en Syrie et Irak (2014) apparaissent comme une catastrophe
de civilisation qui bouleverse le Moyen-Orient, l’équilibre des
peuples et impose des réformes profondes dans les pays mu-
sulmans.
Pourtant, à Rome, l’Institut pontifical d’Études arabes et
d’islamologie (PISAI) cherche à approfondir la connaissance de
l’islam chez les catholiques, tout en promouvant le dialogue.
Les rencontres d’Assise, organisées en octobre 1986 par Jean-
Paul II et en 2011 par Benoît XVI, ont été des temps forts pour
dénoncer la violence et réaffirmer l’importance de la conscience
religieuse, sans syncrétisme ni relativisme, comme le rappelait
Jean-Paul II :
Le fait que nous soyons venus ici n’implique aucune intention
de chercher un consensus religieux entre nous, ou de mener une

– 233 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

négociation sur nos convictions de foi (…). Notre rencontre at-


teste seulement, et c’est là sa grande signification pour les
hommes de notre temps, que, dans la grande bataille pour la
paix, l’humanité, avec sa diversité même, doit puiser aux sources
les plus profondes et les plus vivifiantes où la conscience se
forme et sur lesquelles se fonde l’agir moral des hommes.
Le chemin parcouru par l’Église dans ses relations avec le
monde musulman donne aux catholiques une expérience pro-
fonde et une connaissance argumentée de l’islam. Malgré la
guerre, l’Église a développé dès le Moyen Âge une réflexion sur
la nature de l’islam et les voies d’accès au Christ pour les non
chrétiens, approche dont la réciproque a toujours été impossible
dans la tradition islamique. Les impasses dans le dialogue sont
légion : les chrétiens, marqués par une culpabilité historique,
auront tendance à vouloir discuter cordialement et à céder gé-
néreusement sur bien des points de leur croyance, tandis que
l’interlocuteur musulman aura toujours à cœur de montrer que
le meilleur de l’Évangile se trouve dans le Coran et que, pour
le pire, les chrétiens ont détourné le sens des Écritures.
Contre les vents dominants, l’Église refuse le choc des civi-
lisations, théorie qui proclame l’irrationnalité des religions, no-
tamment de l’islam, l’inéluctabilité de l’affrontement, tandis
que l’Occident serait rationnel, démocratique et tolérant. Les
positions des gouvernements laïcs sur la cohabitation avec les
musulmans sont aujourd’hui bien plus intransigeantes et dés-
enchantées que celles de l’Église. Celle-ci réclame surtout de
l’islam le respect du principe de réciprocité et de la liberté reli-
gieuse pour les minorités chrétiennes. Quant au dialogue, les
formes les moins douteuses de la rencontre restent les gestes
concrets du quotidien, plutôt que des discussions imprudentes
au cours desquelles les concepts débattus n’ont jamais la même
signification d’une religion à l’autre.
Face à l’urgence d’une réforme interne à l’islam contre ses
mauvais démons, notamment le terrorisme et le littéralisme,
l’Église catholique peut s’avérer d’une aide utile en rappelant
aux religieux musulmans comment elle intégra dans son passé

– 234 –
LE REFUS DES AUTRES

une nouvelle vision de l’altérité et adopta une approche critique


de son histoire.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, l’Église a une responsabilité histo-


rique dans les exclusions prononcées au cours des siècles contre
les juifs, les hérétiques, les protestants, les orthodoxes et les mu-
sulmans. La chose est évidente. Mais son approche de l’altérité
ne peut être réduite à une hostilité de principe, validant toutes
les violences commises par ses membres ou par les monarchies
chrétiennes. Même au Moyen Âge, les princes temporels suivent
leurs propres intérêts et mènent leur politique quels que soient
les conseils de l’Église.
La dimension universelle du christianisme portait l’Église à
convertir les juifs et les païens. Leur refus du Christ était néces-
sairement considéré comme une obstination orgueilleuse. Les
chrétiens ne comprirent pas cet aveuglement qui fermait la
porte au salut. Au même moment, en pleine persécution, des
clercs quittaient l’interprétation majoritaire de la doctrine chré-
tienne pour défendre d’autres approches théologiques. Leurs
« choix » faisaient d’eux des hérétiques. Lorsque le christianisme
devient officiel dans l’Empire romain, au IVe siècle, les positions
théologiques de l’Église sur les juifs, les païens et les hérétiques,
deviennent aussi celles de l’État, qui les défend avec ses propres
moyens et sa virulence accoutumée. Les lettrés chrétiens et le
clergé développent des nuances que les pouvoirs séculiers igno-
rent : les juifs sont à distinguer mais à protéger, l’hérétique doit
être admonesté pour être réintégré, le Sarrasin connaît Dieu
mais pas le Christ, autant de variantes qui n’offraient aucune
solution concrète pour unifier des nations en voie de constitu-
tion.
Chaque époque fournit son lot de fanatisme et de cordialité.
Qu’il s’agisse des juifs, des hérétiques ou des musulmans, les
XIe-XIIIe siècles sont une période de scrupule durant laquelle
l’Église a voulu mieux définir l’identité chrétienne et, par voie

– 235 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de conséquence, cerner ceux qui n’en relevaient pas. Paradoxa-


lement, ce processus s’est accompagné d’une meilleure défini-
tion de cette altérité par les moyens de la raison, du vocabulaire
et de l’étude. Une fois circonscrit, le non chrétien (ou le chrétien
déviant) entre dans le système de protection garanti par l’Église,
système dont l’opinion publique et les pouvoirs temporels s’af-
franchissent fréquemment. Même l’Inquisition, dont le prin-
cipe tranchait certes avec l’Évangile, offrait un cadre juridique
plus équitable et serein que la plupart des tribunaux royaux. Le
rapport à l’orthodoxie était d’une tout autre nature puisque la
fracture religieuse n’était pas foncièrement théologique. On la
perçut longtemps comme un schisme malheureux qui n’aurait
pas dû avoir lieu, mais que des tensions culturelles et politiques
avaient rendu inévitable.
Bien sûr, l’attitude actuelle de l’Église n’a plus de ces ambi-
guïtés, déjà bien avant le XXe siècle. Aux condamnations pour
hérésie ont succédé une tentative de compréhension et la
conviction que le baptême et la grâce peuvent être partagés
même lorsque la doctrine diverge, ainsi avec les protestants. Si
l’Église confesse que le salut passe par ses voies privilégiées, elle
rappelle aussi que nul ne peut être damné par ignorance, que
tout homme qui agit selon sa conscience ne trahit pas la Vérité
et que, in fine, Dieu peut conduire les personnes au salut par
des chemins connus de Lui seul (286). Ces perspectives catho-
liques furent parfaitement résumées dans la déclaration sur la
liberté religieuse du 7 décembre 1965 du concile Vatican II :
La réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volon-
taire, en conséquence, personne ne doit être contraint à embras-
ser la foi malgré soi. Par sa nature même, en effet, l’acte de foi
a un caractère volontaire puisque l’homme, racheté par le Christ
Sauveur et appelé par Jésus-Christ à l’adoption filiale, ne peut
adhérer au Dieu qui se révèle, que si, attiré par le Père, il fait à
Dieu l’hommage raisonnable et libre de sa foi (II, 10).

286. CEC, § 846.

– 236 –
IV
Adhésion monarchique
et compromissions politiques

L’ Église est perçue de l’extérieur. On lui attribue des pou-


voirs cachés, une puissance de lobbying et d’influence sur
des cercles méconnus du grand public. Elle apparaît comme un
acteur politique, au même titre que les partis, les syndicats et
les institutions républicaines. On la voit traversée par les mêmes
fractures idéologiques que la société civile (conservateurs/pro-
gressistes), tout en la classant fréquemment à droite, toujours à
défendre les oppresseurs, les vieilles oligarchies, comme elle le
faisait autrefois envers les rois de France, sacrés à Reims. N’est-
elle pas d’ailleurs elle-même une structure foncièrement inéga-
litaire et monarchique ?
Certains de ces jugements ne datent pas de la Révolution,
mais remontent déjà au Moyen Âge, et bien des réflexes
concernant l’attitude politique de l’Église ont été acquis au
temps de la monarchie absolue. La question plus large à la-
quelle renvoient ces préjugés est celle du rapport entre l’Église
et les régimes politiques. Pourquoi le catholicisme a-t-il fait
alliance avec les systèmes séculiers, et qu’en attendait-il ? Que
fut la nature de ses relations avec les monarchies avant la Ré-
volution et, au XIXe siècle, avec le régime républicain qu’il
semblait rejeter ? Et d’ailleurs, pourquoi l’Église elle-même a-
t-elle adopté en son sein une structure pyramidale qui va à
l’encontre de l’égalité ? La démocratie interne lui serait-elle
odieuse ?

– 237 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Une préférence monarchique ?

La Sainte Alliance du trône et de l’autel


Depuis l’Antiquité, l’Église semble s’être unie à tous les gou-
vernements monarchiques sans jamais les critiquer. Les racines
bibliques du christianisme expliquent en partie cette prédilec-
tion pour la royauté, puisqu’il s’agit du seul mode de gouver-
nement évoqué dans l’Écriture, outre le système impérial, sys-
tématiquement décrit comme persécuteur et dominateur, qu’il
s’agisse de Babylone ou de Rome. Entouré par des populations
vivant sous les ordres de rois divinisés, intermédiaires entre la
terre et le Ciel, le peuple hébreu a tardé à adopter le système
monarchique, préservant longtemps son organisation souple en
tribus fédérées. Dieu lui-même avait pourtant tous les attributs
d’un souverain puisqu’Il régnait sur Israël (Jg 8, 23). Mais le
gouvernement du peuple élu n’était pas dévolu à un roi humain
et la tentative d’Abimélec d’instaurer une royauté à Sichem
échoua lamentablement (Jg 9) [287].
Le récit biblique racontant l’avènement de la monarchie hé-
braïque vers 1030 av. J.-C. multiplie les critiques sur ce nouveau
régime demandé par le peuple. « Établis-nous un roi, lance Is-
raël à Samuel son libérateur, pour qu’il nous juge, comme toutes
les nations » (1 S 8, 5). Le désir de puissance et d’imitation des
païens conduit les Hébreux à renoncer volontairement à leur
liberté politique, malgré les avertissements de Samuel : « Voici
le droit du roi qui va régner sur vous. Il prendra vos fils et les
affectera à sa charrerie et à ses chevaux et ils courront devant
son char » (1 S 8, 11).
Malgré ces doutes, la royauté d’Israël a une valeur éminem-
ment sacrée, puisque le roi est l’élu de Dieu et consacré par
l’onction (288). Samuel oint d’huile Saül et assiste à son intro-
nisation. Le roi mène la guerre sainte contre les ennemis d’Is-
raël ; il est le fils adoptif de Dieu et le dépositaire de tous ses

287. VTB, p. 1134-1135.


288. Abécassis, La Pensée juive, p. 212-215.

– 238 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

pouvoirs temporels ; il est le garant de la prospérité du peuple


et de ses conquêtes ; la dynastie de David est bénie et appelée à
régner éternellement, si du moins elle reste fidèle à son Dieu et
à la Loi. Pourtant, derrière chaque roi de la Bible se cache la
tentation de la tyrannie ou de la démesure : Saül le souverain
indigne ; David responsable de la mort d’Urie le Hittite ; Salo-
mon s’éloignant de Dieu à cause de ses épouses. Le roi doit
donc s’abaisser, et la monarchie est appelée à disparaître, comme
le prophétise Osée (3, 4s). Toutefois, le Sauveur annoncé par
Isaïe sera lui aussi un roi, mais gouvernant dans la justice et la
paix, accompagnant la prospérité sur terre. À la veille de la nais-
sance du Christ, le peuple juif attend encore un roi-Messie, à
la fois libérateur, législateur et conquérant, d’où le malentendu
avec la population lorsque Jésus annonce le Royaume de Dieu.
Le Nouveau Testament n’autorise aucune confusion entre la
monarchie comme système de gouvernement et la royauté du
Christ, dont l’avènement est proclamé sur l’écriteau de la
Croix : « le roi des juifs ». Le règne de Jésus est messianique,
héritier des promesses faites à Israël, mais il signifie d’abord la
déréliction du Fils de Dieu au profit du salut de tous. Le
triomphe de l’entrée à Jérusalem est un rappel de la royauté da-
vidique, mais qui ne dure qu’un instant et accélère même l’ar-
restation de Jésus. À la question de Pilate : « Es-tu le roi des
juifs ? », Jésus répond : « Mon Royaume n’est pas de ce monde »
(Jn 18, 36-37) [289].
L’Écriture offrait donc aux premiers chrétiens une approche
critique de la monarchie, à laquelle ils ne pouvaient que diffi-
cilement s’identifier, à la fois en raison des souvenirs de la
royauté biblique et à cause des persécutions impériales. Le si-
lence de Jésus sur les pouvoirs temporels, en dehors du seul :
« Rendez à César ce qui est à César » (Mt 22, 21), laissait sup-
poser qu’Il acceptait la réalité des régimes séculiers. Paul de Tarse
lui-même déconseilla la désobéissance civile (Rm 13, 1-7), malgré

289. Pour le contexte historique, cf. Daniélou, Marrou, Des origines, p. 31-58.

– 239 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

la brutalité de l’Empire romain. Les chrétiens, ne pouvant se


rattacher à une monarchie existante ou idéalisée, opprimés par
les pouvoirs légaux, furent conduits à trouver un refuge de vie
collective dans l’Église. Adam et Ève avaient établi la première
communauté de vie spirituelle et « politique » dans leur cadre
familial ; Israël avait succédé à cette première entité sous la
forme d’un ensemble ethnique élu par Dieu ; l’Église était à son
tour l’arche de la Nouvelle Alliance pour un peuple sans race
ni frontière, librement constitué et mené par le roi du Ciel.
Mais l’Église pouvait-elle devenir un cadre politique légitime
et viable ? Probablement oui, si le retour du Christ n’avait pas
tardé. Les Apôtres ne s’inquiétaient guère du lendemain et n’at-
tendaient plus rien des constructions politiques puisque la Pa-
rousie allait venir (Ac 2, 42-47). La référence au mot « église »
(ekklesia) dans l’Évangile est d’ailleurs indissociable du proche
Jugement dernier : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai
mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle.
Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux » (Mt 16, 18).
L’Église, le Royaume et le salut n’étaient qu’une même réalité.
Mais cette Église ne pouvait perdurer sous cette forme dès lors
que la fin des temps s’éloignait. Saint Paul assuma donc la res-
ponsabilité d’organiser la mission et la survie des communautés
chrétiennes, tout en leur donnant une base doctrinale plus ex-
plicite que les récits évangéliques. La ruine de Jérusalem en 70
devait accélérer ce retour au réel des premiers chrétiens,
condamnés à oublier le Temple et la terre d’Israël.
L’Église, qui était jusqu’alors une assemblée eschatologique,
prit donc la forme d’une institution viable, peuplée d’hommes
vivants et habitée par la grâce. Sa première forme était tempo-
raire et tournée vers le Ciel, sa seconde forme se voulait durable
et soucieuse du salut du monde. Il était hors de question de
trouver le modèle ecclésial dans les monarchies du Proche-
Orient, et encore moins dans l’Empire persécuteur. Mais Jésus
n’avait laissé de l’Église aucune description si ce n’est celle de
la charité, du baptême, de la prédication et du pardon. L’idée
d’une hiérarchie était toutefois déjà en germe dans la commu-

– 240 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

nauté des douze Apôtres et des soixante-douze disciples. La di-


gnité supérieure de Pierre avait été clairement posée (Mt 16,
18), et fut comprise par la suite comme celle des évêques et du
pontife romain. Ainsi, dès la fin du Ier siècle, l’Église était-elle
déjà une société organisée, visible, anticipation mystérieuse du
Royaume de Dieu, lieu du pardon et de la Vérité. Elle n’avait
aucun rapport avec l’autorité politique, sauf sous l’angle de la
persécution et de la défiance.
L’organisation ecclésiale du IIe siècle restait fort simple, et
les évêques jouaient le rôle de pasteurs des communautés ur-
baines, associant responsabilités liturgique, catéchétique et ca-
ritative, parfois déléguées aux prêtres de chaque cité (290). Le
lien d’unité entre chaque communauté était assuré par des
conciles régionaux et par le rappel de l’autorité supérieure mais
honorifique des quatre sièges patriarchaux (Rome, Alexandrie,
Antioche, Carthage). L’indépendance des Églises locales était
totale, malgré une collégialité entretenue par des courriers et
des synodes. Mais la souplesse et la liberté de l’institution
avaient pour corollaire la prolifération des coutumes liturgiques
et des doctrines que freinaient à grand-peine les conciles. Der-
rière l’idéal de fraternité et un fonctionnement quasi démocra-
tique, la cohésion de l’ensemble ne reposait que sur le bon vou-
loir des évêques, isolés les uns des autres et soumis aux
persécutions de l’Empire.
Le IVe siècle bouleversa à la fois la structure de l’Église et ses
rapports avec l’autorité politique. En raison de l’essor du nom-
bre de convertis et du fait de son attirance personnelle pour le
christianisme, l’empereur Constantin accorda par l’édit de
Milan (313) la liberté de culte aux chrétiens et restitua leurs
biens spoliés. Cet état de tolérance accéléra la christianisation
de l’Empire, mais aussi l’intrusion du pouvoir temporel dans
une institution qu’il ne gérait nullement jusqu’alors. La convo-
cation du concile de Nicée par le souverain en 325 montra que,
même s’il ne s’immiscait pas dans les débats théologiques,

290. Ibid., p. 116-198.

– 241 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Constantin entendait intervenir pour éviter les dissensions au


sein de l’Église, et donc au sein de l’Empire. Ses armées adop-
tèrent à son initiative l’emblème du labarum. Même si l’idéal
unitaire de l’Empire était mort depuis le milieu du IIIe siècle,
la puissance de Constantin avait redonné à la monarchie impé-
riale son lustre passé. En adoptant le christianisme et en proté-
geant l’Église, Constantin légitima le modèle monarchique tant
décrié dans la tradition biblique. Malgré la longue défiance de
l’Église envers les pouvoirs temporels et leurs armées, les sym-
boles chrétiens furent intégrés par Constantin. La légion ro-
maine professait ainsi publiquement la foi de l’Évangile, mais
cette soudaine conversion réparait opportunément l’unité me-
nacée de l’Empire. Constantin joua d’ailleurs un double jeu
jusqu’à sa mort, puisqu’il continua à frapper ses monnaies avec
l’image païenne du dieu soleil (Sol invictus) et resta grand pon-
tife de la religion traditionnelle. Lorsqu’il reçut le baptême sur
son lit de mort en 337, ce fut des mains d’un évêque arien. Mais
quelle que fût sa conviction profonde, les changements instau-
rés par Constantin initièrent de nouveaux rapports entre l’Église
et le pouvoir séculier au profit de celui-ci, qui put accroître la
sacralisation de son autorité (291).
L’alliance imposée par l’empereur eut des conséquences in-
calculables. La législation romaine se christianisa : on adopta le
repos dominical obligatoire (325), on facilita l’affranchissement
des esclaves (333) et on améliora leur condition. Les structures
ecclésiastiques s’adaptèrent aux régions administratives ro-
maines et leur découpage emprunta celui des cités et des dio-
cèses de l’Empire. Le tribunal épiscopal obtint un statut légal
(318), lui permettant d’arbitrer des conflits de nature religieuse,
mais ses décisions avaient une valeur juridique (292). De la
même façon, la cité impériale de Constantinople obtint le rang
patriarcal qu’elle n’avait pas auparavant, et concurrença le siège

291. Sur ces problématiques, cf. Carrié, Rousselle, L’Empire romain, p. 217-269.
292. Ibid., p. 314-346 ; Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Augustin, p. 513-
515.

– 242 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

de Rome. Les décrets des grands conciles, dits œcuméniques,


eurent force de loi dans l’Empire, car validés par le souverain
au nom de l’unité politico-religieuse. Désormais rouage de
l’Empire chrétien, l’épiscopat entra dans les élites sociales.
Puisqu’il fallait faire vivre l’Église, garante de la prière pour le
souverain, on l’autorisa à recevoir des legs et des donations.
Le nouveau statut du christianisme permettait le retour en
grâce de la monarchie césarienne. L’empereur fut même qualifié
d’isapostolos (« égal des Apôtres »). Les Romains étaient rassurés
par l’unité retrouvée autour de l’empereur et de la même foi.
Marqué lui aussi par la cohérence miraculeuse entre les régions
évangélisées et les régions soumises à Rome, Augustin conçut
son ouvrage la Cité de Dieu, achevé vers 426, comme une dé-
monstration de la compatibilité entre l’Empire et la foi (293).
Il n’y a qu’une seule cité de Dieu, mais elle offre deux faces,
l’une est terrestre, l’autre céleste, la seconde se révélant au fur
et à mesure que la première s’efface. La cité de Dieu est à la fois
l’Église réalisée, le Ciel à venir et la communauté terrestre avec
sa législation, gouvernée par le Christ (294). Selon la formule
augustinienne célèbre, l’Église est « un seul homme, une seule
personne, le Christ total ». Les fidèles sont unis au Christ et lui-
même à l’Église, organisme vivant qui a reçu de Dieu un mi-
nisterium (un service), et non une potestas (une puissance tem-
porelle). Mais cette conception mystique de l’Église laissait une
large autonomie d’intervention concrète aux pouvoirs séculiers,
tout en légitimant le discours unitaire dont l’empereur était l’in-
carnation.

La coopération des pouvoirs


aux dépens de l’Église (Ve-Xe siècles)
Quelle que fût l’autorité de l’empereur sur l’Église, la pensée
chrétienne sur les pouvoirs demeurait équilibrée, et les pontifes
romains insistaient sur l’autonomie du domaine spirituel. En

293. Congar, L’Église, p. 12-24.


294. Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Augustin, p. 523-526.

– 243 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

494, le pape Gélase écrivit à l’empereur romain, Anastase, une


lettre qui devait marquer tout le Moyen Âge :
Il y a deux organismes, auguste empereur, par lesquels ce monde
est souverainement gouverné : l’autorité sacrée des pontifes et
le pouvoir royal. Mais la puissance des prêtres est d’autant la
plus lourde qu’ils devront, au Jugement dernier, rendre compte
au Seigneur des rois eux-mêmes. (…) Si, pour tout ce qui re-
garde l’ordre public, les prélats de la religion reconnaissent l’em-
pire qui t’as été conféré par une disposition surnaturelle et obéis-
sent à tes lois, avec quelle affection dois-tu alors leur obéir, à
eux qui dispensent les mystères divins (295).
Le pape cherchait à préserver la liberté de l’Église romaine
face aux empiètements impériaux, tout en reconnaissant la lé-

Un combat eschatologique. Le Christ-Roi et ses troupes af-


frontent les milices démoniaques qui ont enlevé un prêtre.
D’après la Bible historiale de Guiard des Moulins (Saint-
Omer, XIVe siècle, dessin M. de Brébisson).

295. Regesta Pontificum Romanorum, éd. G. Wattenbach, F. Kaltenbrunner et


alii, vol. 1, 1885, p. 632. Analyse dans Congar, L’Église, p. 31-32.

– 244 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

gitimité de l’autorité temporelle. Mais il établissait une distinc-


tion fondamentale entre la hiérarchie politique et l’Église orien-
tée vers le salut des âmes, si bien que lorsque celui-ci était en
jeu, les évêques pouvaient contester l’autorité civile (296).
La germanisation de l’Europe de l’Ouest aux Ve-VIIe siècles
accrut la force d’attraction du modèle royal, puisque les peuples
germains ne connaissaient que le système de la monarchie eth-
nique et aristocratique. La fragmentation politique de l’Empire
romain en une multitude de royautés fit disparaître l’idéal uni-
taire ancien pour le transférer aux rois barbares, francs, bur-
gondes et wisigoths, qui usurpèrent l’autorité impériale sur
l’Église. Entre le VIe et le XIe siècle, celle-ci fut une institution
nationale et épiscopale sous contrôle monarchique. Profitant
de l’autorité morale des évêques dans les cités et des biens qui
étaient attachés aux églises, les rois francs nommèrent à leur
guise des candidats issus de leur lignée, récompensés par des
sièges épiscopaux et des abbayes prestigieuses. L’aristocratie
franque les transférait à ses héritiers, accaparant ainsi les do-
maines de l’Église (297). En échange, celle-ci était protégée. Le
baptême généralisé et la piété étaient des exigences collectives
pour assurer les victoires des armées et la sauvegarde de l’État.
Devoirs personnels et nationaux, religieux et politiques fusion-
naient. Le baptême de Clovis vers 498, au-delà de la sincérité
du roi des Francs, était une manière toute politique de faire
l’unité d’un royaume encore en construction et dont une partie
des élites gallo-romaines et chrétiennes regardaient avec mé-
fiance l’avènement d’une dynastie barbare et païenne (298).
Les clercs carolingiens étaient, de par leurs lectures, nourris de
récits bibliques où Dieu agit concrètement en faveur du peuple
hébreu, à travers ses rois, ses prêtres et ses prophètes. Selon ce
schéma, les puissances politiques devaient utiliser tous les moyens

296. Pacaut, La éocratie, p. 228-229.


297. Ce phénomène a été amplement décrit par les historiens, cf. Mayeur (dir.),
Histoire du christianisme, t. 4, p. 607-655.
298. Tessier, Le Baptême de Clovis.

– 245 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

en leur pouvoir pour aider les hommes à adhérer au projet céleste


et à obéir aux commandements de Dieu (299). À cause de son
sacre, le roi était tenu de faire régner la volonté divine dans ses
États et de servir la foi. Hiérarchies céleste et terrestre étaient les
reflets l’une de l’autre. Tel Dieu, qui est l’unique roi au Ciel, le
roi est l’unique chef sur terre (300). Un seul Dieu, un seul maître.
Pour Charles Martel, Pépin le Bref et Charlemagne, le royaume
des Francs c’était l’Église, et l’Église c’était le peuple franc.
Pépin le Bref se montra un auxiliaire zélé de l’Église, parti-
culièrement de l’Église romaine. En 742, au cours de deux
conciles, Pépin légiféra au nom du roi mérovingien pour le ré-
tablissement de la hiérarchie épiscopale, la discipline morale
dans le clergé et la dégradation des évêques indignes. Fort du
soutien moral du pape Zacharie, il commit un coup d’État en
751 contre le roi mérovingien Childéric III, et se fit sacrer par
ses évêques. Dès 754, le pape Étienne II sollicita l’alliance que
Pépin avait scellée avec la papauté. Les Lombards contrôlaient
toute l’Italie du Nord et faisaient pression sur la cité de Rome,
sans défense. Le pontife Étienne vint au palais de Ponthion, sur
la Marne, implorer l’aide de celui qu’il avait contribué à porter
sur le trône. Il procéda ensuite à un second sacre de Pépin, ren-
forçant par ce rite l’union du nouveau roi avec le Vicaire de
saint Pierre. Puis, l’année suivante, Pépin lança une expédition
en Italie du Nord, prit Pavie, la capitale lombarde, et créa le
« Patrimoine de saint Pierre », c’est-à-dire les États pontificaux,
sur les terres conquises, donnés au pape afin d’en assurer l’in-
dépendance face à l’agitation des Lombards (301). Par cette al-
liance exceptionnelle entre les Francs et la papauté, celle-ci ob-
tint des États libres et autonomes, qu’elle devait conserver
jusqu’en 1870. Le Patrimoine fut régulièrement confirmé par
les empereurs germaniques, ainsi Otton Ier en 962, et défendu
par la France, notamment Napoléon III.

299. Congar, L’Église, p. 51-66 ; Hanne, Charlemagne.


300. C’était déjà la vision du Pseudo-Denys l’Aréopagite.
301. Rappels dans Riché, Les Carolingiens, p. 73-92.

– 246 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Dès son avènement en 768, Charlemagne lança lui aussi une


profonde réforme de l’Église. Les trois grands axes en furent le
rétablissement de la hiérarchie ecclésiastique, l’uniformisation
de la liturgie et l’instruction du clergé. Si Charles nommait lui-
même les évêques et les abbés, c’était à la fois pour assurer son
pouvoir, mais aussi afin de veiller à la dignité morale des ecclé-
siastiques. En mars 789, il adressa aux « pasteurs des églises du
Christ » un texte intitulé Admonitio generalis, qui constituait un
programme de réforme religieuse et morale de toute la société,
où il se présentait comme l’auxiliaire des évêques. Le roi corri-
geait ses évêques, les prêtres et les mœurs des laïcs en combat-
tant le péché. Il ordonna, par exemple, de lutter contre toutes
les formes de superstition : astrologues, devins, prestidigitateurs,
sorciers, enchanteurs. Il condamna le divorce, définit le dogme,
réunit les conciles. Il réforma même les monastères du royaume
grâce à la coopération de l’abbé Benoît d’Aniane. Charlemagne
se voyait finalement en nouveau Salomon, en prophète de l’An-
cien Testament annonçant au peuple les volontés divines (302).
Le programme religieux de Charles était donc colossal. Ima-
ginant mener son peuple vers le salut, il est entré dans tous les
détails de la vie ecclésiastique et spirituelle de son royaume. On
ne peut nier qu’il contribua à la restauration des structures ec-
clésiastiques, au renouveau de la vie monastique et cléricale, à
la diffusion d’une culture élémentaire dans certains milieux.
Mais, sous son règne, la mise sous tutelle de l’Église fut sans
précédent, et la soumission du clergé totale, jusqu’à pousser le
roi à définir au pape sa mission sur terre. Dans sa lettre à
Léon III en 796, Charlemagne s’arroge l’essentiel des fonctions
politiques, militaires et religieuses, et laisse à la papauté la seule
prière :
À nous, avec le secours de la piété divine, de défendre partout
au-dehors l’Église du Christ contre les attaques des païens et les
ravages des infidèles et de veiller au-dedans à faire reconnaître

302. Ibid., p. 124-130.

– 247 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

la foi catholique. À vous, très Saint-Père, en élevant, tel Moïse,


les mains vers Dieu, d’aider notre armée afin que, par votre in-
tercession et par le don du Dieu qui le guide, le peuple chrétien
ait toujours et partout la victoire sur les ennemis de son saint
nom (303).
L’Église avait donc une position ambiguë, puisqu’elle profi-
tait objectivement des avantages offerts par la puissance poli-
tique, mais elle était aussi incapable de s’arracher à celle-ci. Le
système monarchique s’avérait à la fois son soutien et sa prison,
et ni la Bible ni son histoire ne lui fournissaient d’autres mo-
dèles politiques réalistes. A contrario, l’Église tentait d’imposer
aux souverains les règles de la charité et de la justice chrétienne,
rappelées au cours du sacre, et qui faisaient de la royauté une
qualité autant qu’une fonction. Le roi était défini co-
responsable du salut de son peuple (304). Vers 829, l’évêque
Jonas d’Orléans adressa au roi Pépin Ier d’Aquitaine un livre sur
les devoirs du souverain chrétien, De l’institution royale :
Il faut que le roi fasse entrer à son audience la cause des pauvres
et l’examine avec diligence (…). Le roi doit élever les bons et
châtier les mauvais (…), il faut absolument qu’il surveille cha-
cun des subordonnés établis sous son ministère avec la plus
grande attention, afin de ne pas encourir à cause d’eux le châti-
ment divin (305).
Mais cette théorie ne tint plus lorsque le pouvoir royal cessa
de s’imposer aux grands feudataires, ainsi entre le IXe et le
XIe siècle. La dispersion de l’autorité monarchique généra le
fractionnement politique, et la multitude des seigneurs et
comtes en lutte les uns contre les autres en profitèrent pour ac-
caparer les charges et les biens ecclésiastiques, comme d’ailleurs
les souverains mérovingiens puis carolingiens l’avaient fait avant
eux.
303. Cité dans Hanne, Charlemagne, p. 114-115.
304. C’est ce qu’affirme le concile de Paris de 829 : « Avec l’aide de la grâce du
Christ, le roi doit éliminer les souillures des œuvres mauvaises de sa personne et
de sa maison, il doit faire prospérer les bonnes œuvres pour que ses sujets en
prennent toujours le bon exemple (…). Il aura à en rendre raison à Dieu ».
305. PL, vol. 106, col. 285-304.

– 248 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

La Réforme grégorienne (milieu XIe-milieu XIIe siècle)


Face à l’ampleur des usurpations laïques et à la gravité de la
dépendance de l’Église envers les monarchies, la papauté lança
dans la seconde moitié du XIe siècle un vaste mouvement réno-
vateur appelé « Réforme grégorienne », du nom du pape Gré-
goire VII (1073-1085) qui en fut le principal artisan (306).
Comprenant le danger que faisaient peser sur la dignité épisco-
pale et la liberté de l’Église les nominations par les souve-
rains (307), le pape déclencha contre l’empereur germanique la
violente Querelle des Investitures, refusant que les évêques tien-
nent leur autorité et leur puissance spirituelle de la délégation
royale, mais exigeant qu’ils la reçoivent uniquement des mains
du pontife. Contre cette prétention à l’autonomie, le roi de
Germanie Henri IV (1054-1087) destitua Grégoire VII de son
propre fait (1076), entraînant son excommunication immédiate
par le pape. Le roi entra alors en guerre contre la papauté. Après
une réconciliation de pure façade, il pénétra en Italie, prit Rome
et installa un anti-pape, Clément III (1084). La querelle dé-
borda bientôt en France et en Angleterre où les souverains re-
fusèrent également de céder leur mainmise sur l’Église.
En novembre 1095, à Clermont, le pape Urbain II tint un
concile, sans l’autorisation du roi de France, pour annoncer la
croisade. Mais les actes du concile dessinent aussi un véritable
programme réformateur visant à couper les chaînes de l’Église
d’avec les pouvoirs séculiers et l’influence laïque. Contre l’indi-
gnité morale des clercs, dont les intérêts étaient mêlés à ceux de
leurs familles, on généralisa le célibat des prêtres, brisant ainsi les
stratégies d’héritage et d’influence sur les charges ecclésiastiques.
On déposa les clercs qui avaient obtenu leur cure par simonie,
c’est-à-dire par achat ou corruption auprès d’un seigneur laïc :

306. Mayeur (dir.), Histoire du Christianisme, t. 5, p. 101-128. Les implications


de cette réforme sont développées dans Paul, L’Église et la culture, t. 1, p. 76-97
et 161-220.
307. Le roi de France Philippe Ier contrôle les nominations de 25 des 77 diocèses
de son royaume ; l’empereur Otton Ier fait déposer à sa guise le pape Jean XII et
le remplace par Léon VIII en 963.

– 249 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Que personne désormais ne reçoive quelque honneur ecclésias-


tique de la main de laïcs ; il est interdit aux rois et à tout prince
que ce soit de faire quelque investiture quand il s’agit d’hon-
neurs ecclésiastiques (308).
Déjà en 1049, à Reims, le pape Léon IX avait déposé tous
les évêques simoniaques de France, suscitant la fureur du roi
Henri Ier. Concernant les propriétés ecclésiastiques, le concile
de Clermont exige « qu’aucun laïc ne dépouille les évêques ou
les clercs de leurs biens ; que les laïcs ne retiennent pas pour eux
la dîme des labours ». Contre les violences laïques, Urbain II
imposa la Trêve de Dieu et la Paix de Dieu. Pour éviter les
conflits de loyauté, il interdit enfin aux évêques de prêter l’hom-
mage vassalique au roi.
En mettant fin à la servitude de l’Église, Grégoire VII et ses
successeurs inaugurent un nouveau système ecclésial reposant
sur la prééminence pontificale (309). Désormais les papes
convoquent et président eux-mêmes les conciles, et non plus
les souverains, comme le fit Constantin. Après avoir tranché le
nœud du pouvoir et afin de rassembler l’Église, Rome réclame
non plus une supériorité honorifique mais bien la primauté ju-
ridique et doctrinale sur l’ensemble du clergé européen. On fa-
vorise les appels au tribunal pontifical. Le pape prend même les
insignes impériaux : le manteau pourpre et le diadème. Dans
un texte de mars 1075 appelé les Dictatus papæ, Grégoire VII
affirme : « Seul le pontife romain est dit à juste titre universel.
Seul il peut déposer ou absoudre les évêques (…). Il lui est per-
mis de déposer les empereurs. » Le pape remet même en ques-
tion le système monarchique en lançant au comte de Flandre
Robert le Frison : « Sachez bien que vous n’êtes pas tenu de gar-
der la fidélité envers un roi de la terre, lorsqu’il est prouvé que
par là vous offensez votre Seigneur et votre Créateur » (310).

308. R. Somerville, e councils of Urban II, vol. 1 : Decreta Claramontensia,


Amsterdam, 1972, p. 71-81.
309. Ibid., p. 90-119.
310. Cité par Christophe, 2 000 ans d’Histoire, p. 340 ; H.-X. Arquillière, Saint
Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris, 1934.

– 250 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

En Angleterre, l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket,


est assassiné en 1170 sur ordre du roi Henri II pour avoir voulu
appliquer la Réforme grégorienne. Malgré la menace des armées
impériales, la papauté se refuse à tout accommodement, si bien
que l’empereur Henri V doit accepter le concordat de Worms
en 1122 :
J’abandonne à Dieu, aux saints apôtres de Dieu Pierre et Paul
et à la sainte Église catholique toute investiture par l’anneau et
par la crosse et je promets que, dans toutes les églises du
royaume ou de l’Empire, l’élection et la consécration seront li-
bres (311).
À l’inverse, le pape reconnaît que les évêques ont des devoirs
envers le souverain et doivent lui prêter serment de fidélité. Cet
accord signe la fin de l’ingérence laïque dans les affaires ecclé-
siastiques et le passage d’une Église nationale à une Église de
chrétienté, menée par une autorité pontificale indépendante.
La Réforme grégorienne fut une révolution qui agita l’Église
durant un siècle et remit totalement en cause les rapports sécu-
laires avec le système féodal, les intérêts des princes laïcs et l’au-
torité monarchique. Bien des clercs et des évêques refusèrent
cet affranchissement et les décisions pontificales, ainsi à Milan,
Reims ou Mayence. La fin de l’unité des pouvoirs était perçue
comme un drame qui pouvait en appeler d’autres, notamment
la désobéissance générale et la désacralisation de la monarchie.
À long terme, cette renaissance ecclésiastique permit la diffusion
à toute l’Europe d’une même réglementation canonique, de la
liturgie romaine, d’une théologie cohérente, et ainsi d’une plus
grande unité dans l’Église catholique, capable de résister aux
abus des pouvoirs. La solidarité accrue autour de la papauté
consolida la hiérarchie ecclésiastique jusqu’à faire naître une
Église à la structure centralisée, alors même que la papauté ve-
nait de couper les liens avec les monarques. Le pape jouait dé-
sormais le rôle effectif du « souverain » de l’Église militante, pa-

311. Texte dans Monumenta Germaniae Historica, Const. I, Hanovre, 1826,


p. 159-161, n° 107-108 ; analyse dans Congar, L’Église, p. 118-122.

– 251 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

rallèlement au Christ, tête de l’Église triomphante. Pourtant,


cette réforme eut pour corollaire négatif un éloignement aggravé
d’avec l’Église orthodoxe qui, elle, ne connut pas ce genre de
réforme profonde. Elle demeura collégiale et impériale, régu-
lièrement soumise aux abus des pouvoirs. En quelque sorte,
bien avant la Séparation de 1905 et à l’initiative de l’Église ca-
tholique, le principe de l’autonomie des pouvoirs séculiers et
spirituels était déjà acquis.

La concurrence des deux glaives


L’Église ne souhaitait cependant pas usurper les prérogatives
royales, ce que confirmait le concile de Latran II en 1139 : « La
faculté d’administrer la justice appartient aux rois et aux
princes ». Depuis la lettre du pape Gélase, les théologiens
avaient formulé une théorie de la coopération des pouvoirs ap-
pelée la théorie des « deux glaives ». Le pape détenait le glaive
spirituel et le roi le glaive temporel. Et si Dieu avait voulu la
royauté, c’est qu’Il avait distingué les domaines, tout en sou-
haitant leur coopération (312). La papauté défendait donc le
dualisme, c’est-à-dire la séparation, tout en invectivant les au-
torités civiles qui ne venaient pas au secours de l’Église. Mais,
bien que séparés, les deux pouvoirs n’étaient pas du même
ordre, comme Innocent III l’avait formulé dans son livre Les
mystères des messes :
Il y a deux puissances, à savoir l’ecclésiastique et la mondaine,
l’une qui règle les choses spirituelles et l’autre qui règle les choses
charnelles, celle-là par les clercs, et celle-ci par les laïcs. Ainsi
celle-là peut se charger des choses célestes relatives à l’âme, et
celle-ci des choses terrestres relatives au corps (313).
Puisqu’il s’intéressait à des réalités plus élevées, le pouvoir
spirituel avait une qualité supérieure, ce qui était déjà l’idée du
pape Gélase. La gouvernance pontificale s’occupant des âmes,
elle devait éclairer ceux qui avaient en charge les corps, « comme

312. Mayeur (dir.), Histoire du Christianisme, t. 5, p. 617-622.


313. Texte et analyse dans Hanne, Innocent III, p. 147-153.

– 252 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

la lune reçoit sa lumière du soleil », disait le pape. Mais tout ne


lui était pas permis ni possible, car son pouvoir le contraignait
à une perfection morale : « À qui il a été beaucoup confié, il
sera plus demandé ». La tradition et le droit canon avaient
même admis l’hypothèse qu’un pape se trompe dans un procès,
voire qu’il puisse être hérétique, cas unique autorisant sa dépo-
sition. Mais seule la personne était alors mise en cause, et non
sa fonction.
Au cours du XIIIe siècle, certains pontifes furent tenter d’al-
ler plus loin en réclamant la subordination des souverains à l’au-
torité religieuse. C’était inverser le rapport d’avant la Réforme
grégorienne et chercher à installer une théocratie pontificale.
En 1199, Innocent III écrivait : « Le Christ a laissé à Pierre non
seulement l’Église universelle mais tout le monde à gouverner »,
et le pape de renchérir sur ce que sa fonction l’avait « institué
au milieu entre Dieu et l’homme, moindre que Dieu mais plus
qu’un homme ». L’Église romaine pouvait disposer de la « plé-
nitude du pouvoir », c’est-à-dire des deux glaives. Pourtant, il
affirmait aussi à propos du glaive temporel que « le pape ne peut
ni le tenir lui-même ni le détruire, parce que l’autorité tempo-
relle est d’institution divine ». Les ambitions théocratiques de
la papauté, beaucoup plus hésitantes qu’on ne l’a dit, ne furent
jamais poussées jusqu’au bout (314).
Ces prétentions rencontrèrent d’ailleurs l’hostilité des sou-
verains même les plus pieux. Saint Louis, par exemple, ne céda
pas un pouce de terrain devant les exigences pontificales. En
1247, il écrivit à Innocent IV pour condamner les gravamina
(« nuisances ») que la papauté faisait subir au royaume par de
nouvelles taxations : « Il est inouï de voir le Saint-Siège im-
poser à l’Église de France des subsides, des contributions prises
sur le temporel, alors que le temporel des églises ne relève que
du roi ! ». Et le roi d’exiger du pape qu’il modère ses de-
mandes : « Que la première de toutes les Églises [c’est-à-dire

314. Loc. cit.

– 253 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Rome] n’abuse pas de sa suprématie pour dépouiller les au-


tres » (315).
Si, depuis la Réforme grégorienne, les pontifes avaient lancé
un mouvement de centralisation de l’Église autour du siège de

315. Matthieu Paris, Grandes Chroniques, éd. H. R. Luard, t. 6, Londres, 1972,


p. 99-112 ; Le Goff, Saint Louis, p. 783.

– 254 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Ce manuscrit représente sous forme de schéma la procession solennelle


du pape quittant la sacristie de Saint-Jean-de-Latran pour rejoindre
l’autel. Dans le cadre liturgique, le pontife est l’image du Christ quit-
tant le Père, entouré par les Écritures, annoncé par les patriarches et
les prophètes (Münich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 3524, f. 44r,
vers 1300).

– 255 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Rome, ce processus restait largement inachevé. À travers l’envoi


de légats en Europe et les procès en appel au tribunal ecclésias-
tique de Rome, la papauté cherchait à faire respecter son auto-
rité sur les Églises locales, mais les sources montrent à quel point
les désobéissances étaient légion. En outre, le principe de la col-
légialité épiscopale était toujours maintenu, et l’évêque restait
maître dans son diocèse. En 1265, la bulle Licet Ecclesiarum de
Clément IV conféra à la papauté le monopole de la collation
des bénéfices majeurs (évêques) et même mineurs : doyens, pré-
vôts, archidiacres et chanoines furent tous désormais choisis par
le Siège apostolique. Cette décision, prise contre l’influence des
souverains dans les nominations cléricales, affirmait la centra-
lisation romaine et donc la structure monarchique de l’Église.
Elle ne fut d’ailleurs mise en œuvre que progressivement (316).
Le renforcement des monarchies nationales durant le
XIIIe siècle rencontra la théocratie pontificale et déclencha de
nouveaux conflits. Le roi de France Philippe le Bel (1285-1314)
affronta violemment Boniface VIII (1294-1303). Le premier
voulait empêcher les appels contre sa justice auprès des tribu-
naux romains, et le second défendre l’exemption fiscale du
clergé de France. Mais, pour le roi, la bulle Unam Sanctam de
1302 faisait figure de déclaration de guerre :
Un seul corps d’une seule et unique Église, une seule tête, non
pas deux, ce qui ferait un monstre, c’est à savoir le Christ et le
vicaire du Christ, Pierre et ses successeurs (317).
Boniface VIII abolissait l’ancienne distinction entre Église
militante et Église triomphante et plaçait le pape comme tête
d’une unique communauté terrestre et céleste en coopération
avec le Christ. Représentant visible de ce dernier, il pouvait
donc juger les rois auxquels il déléguait leur autorité temporelle.
C’était aller trop loin. Philippe le Bel le fit déclarer schismatique
et hérétique. En 1303, à Anagni, le puissant conseiller du roi,
Guillaume de Nogaret, aurait giflé Boniface qui s’éteignit la

316. Bove, 1328-1453, p. 408-412.


317. Texte et analyse dans Favier, Philippe le Bel, p. 360-363.

– 256 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

même année. En 1309, Philippe le Bel installait la papauté à


Avignon, sous son contrôle étroit. La déroute de la théocratie
pontificale débouchait sur une nouvelle subordination de
l’Église envers une monarchie laïque (318).
Fallait-il conserver une organisation ecclésiale centralisée et
pontificale ? Comment retrouver l’indépendance acquise avec
la Réforme grégorienne ? Ces questions devinrent d’une actua-
lité brûlante avec le Grand Schisme d’Occident, entre 1378 et
1417, lorsque la chrétienté fut brisée en deux obédiences, deux
papautés, deux curies, l’une à Rome, l’autre à Avignon. Si les
cardinaux étaient en grande partie responsables de cette déchi-
rure provoquée par leurs ambitions électorales, la dimension
politique du schisme était évidente, puisque la double obé-
dience permettait au roi de France et à l’empereur de jouer sur
les antagonismes entre les curies pour accroître leur mainmise
sur les Églises nationales. En 1398, à l’initiative royale, un sy-
node français déclara la « soustraction d’obédience », c’est-à-
dire l’autonomie de l’Église du royaume jusqu’à la renonciation
des deux papes en lice et l’élection d’un autre (319). La première
pierre de l’Église gallicane était posée. Mais le clergé regretta ra-
pidement cette décision qui soumettait toutes les décisions et
nominations ecclésiastiques à la discrétion du pouvoir temporel.
Dès 1403, on fit machine arrière ; mais le pape Benoît XIII re-
prenant le contrôle des désignations épiscopales, on rétablit l’in-
dépendance de l’Église de France en 1405 (320).
Alors que se jouait le sort de l’unité de l’Église, la crise dé-
boucha sur l’ouverture du concile de Constance (1414-1418)
qui proposa un nouveau principe d’autorité ecclésiale dans son
décret de mars 1415 (321) :
[Le concile] déclare que, assemblé légitimement dans l’Esprit
Saint, étant un concile général et représentant l’Église catholique

318. B. Guillemain, Les papes d’Avignon (1309-1376), Paris, Cerf, 1998.


319. Bove, 1328-1453, p. 393-408.
320. Sur ce contexte, cf. Rapp, L’Église et la vie religieuse, p. 39-62 et 88-92.
321. L’ensemble de cette histoire conciliaire est résumé dans Alberigo (dir.), Les
Conciles œcuméniques, t. 1, p. 221-238, 273-285.

– 257 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

militante, il tient son pouvoir immédiatement du Christ, pou-


voir auquel toute personne, de quelque état ou dignité qu’elle
soit, fût-elle papale, est tenue d’obéir pour tout ce qui touche à
la foi et à l’extirpation du schisme.
Sans se déclarer tête de l’Église, concurremment avec le pape,
le concile se posait en arbitre supérieur à la papauté déchirée,
et appelait même à la tenue régulière d’une assemblée permet-
tant de traiter des problèmes de l’Église. La légitimité de cette
autorité conciliaire était liée au Grand Schisme, et la fin de
celui-ci en 1417, avec l’élection unique de Martin V, devait ré-
tablir le pouvoir pontifical dans l’Église, tout en imposant le
souhait d’une coopération entre lui et les conciles. Il est certain,
en outre, que la généralisation de la philosophie d’Aristote dans
l’Église dès la fin du XIIIe siècle, avec son vecteur principal que
fut le thomisme, changea la perception des pouvoirs. À une vi-
sion platonicienne de l’autorité, solaire, apollinienne, garante
de la prospérité du royaume, succéda une approche réaliste,
pragmatique, valorisant la négociation et le droit. Mais l’en-
thousiasme conciliaire ne résista pas au temps ni aux divisions
nationales entre les clercs qui s’en réclamaient. En 1423, Mar-
tin V assembla à Pavie un nouveau concile, mais dut le clore
l’année suivante par manque de participants (322).
La situation se détériora sous son successeur Eugène IV
(1431-1447) qui, conformément aux vœux du concile de
Constance, ouvrit dès son avènement une nouvelle assemblée
à Bâle (323). Mais sitôt réuni, ce concile, qui avait pour but la
paix avec l’orthodoxie et la lutte contre les hérésies, se confronta
à l’autorité pontificale. Le cardinal Cesarini, président du
concile, entendait être reconnu comme chef d’un synode repré-
sentant l’Église universelle, au même titre que le pape. Face aux
tentatives maladroites d’Eugène IV pour réaffirmer son autorité,
le concile menaça ce dernier d’un procès. L’empereur germa-
nique Sigismond, venu avec sa cour et ses troupes, soufflait sur

322. Nous renvoyons à Rapp, L’Église et la vie religieuse, p. 63-82.


323. Congar, L’Église, p. 297-339.

– 258 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

les braises pour mieux imposer ses vues. Inquiète du tour que
prenaient les évènements, la majorité du concile vota en décem-
bre 1436 en faveur de l’apaisement avec le pape. Mais une mi-
norité active de clercs déclara être la « meilleure part » du concile
(sanior pars) tout en reconnaissant être numériquement moin-
dre (minor pars), et continua à légiférer. En septembre 1437,
Eugène IV décida de dissoudre le concile de Bâle, devenu la
chose d’un petit groupe, et ouvrit une autre assemblée, à Fer-
rare, dès janvier 1438. Les deux conciles s’affrontèrent, celui de
Bâle allant jusqu’à déclarer hérétique quiconque s’opposerait à
la supériorité du concile sur le pape. L’irréparable fut accompli
en novembre 1439 lorsque le concile de Bâle désigna comme
anti-pape le roi Amédée VIII de Savoie sous le nom de Félix V.
C’était peu dire que les pouvoirs temporels avaient mis la main
sur cette assemblée devenue illégitime. Conscient de son isole-
ment, Félix V démissionna en avril 1449 et le concile se déclara
lui-même dissous quelques jours plus tard.
Le contexte dramatique des années 1430-1440 donna l’oc-
casion aux souverains d’Europe de subordonner les Églises na-
tionales. En 1438, Charles VII signa la « Pragmatique Sanction
de Bourges », qui authentifiait comme lois civiles les décrets du
concile de Bâle et confirmait les nominations épiscopales par le
roi. En réalité, celui-ci se servit de la Pragmatique Sanction
selon ses intérêts, refusant les requêtes du pape au nom du
concile, et celles du concile au nom de l’autorité du pape. En
1448, l’empereur Frédéric III signait le concordat de Vienne
avec Rome qui aboutissait à un modus vivendi : le pape aban-
donnait une partie des désignations ecclésiastiques, contre la re-
connaissance de sa juridiction supérieure sur l’Église germa-
nique.
Les excès commis à Bâle décrédibilisèrent les théories conci-
liaristes, et même l’empereur germanique se rallia à l’autorité
du pape. En quelques années, on réaffirma la supériorité cano-
nique de ce dernier sur les conciles et l’Église, après les hésita-
tions de la première moitié du XVe siècle. Pourtant, le concilia-
risme ne mourut pas et resta vivace dans les universités et en

– 259 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Allemagne, là où d’ailleurs prit naissance la Réforme protestante


qui ranima le rêve d’une Église collégiale. Néanmoins, cet idéal
avait montré ses limites. Contrairement à l’impression première
d’une Église conciliaire nécessairement démocratique, l’histoire
des conciles de Florence et Bâle montre que le « régime d’as-
semblée » appliqué à l’Église médiévale ébranlait l’unité chré-
tienne, la cohérence de la théologie et laissait aux princes toute
latitude pour s’ingérer dans les affaires religieuses. Malgré ses
défauts, la structure quasi monarchique de l’Église romaine as-
surait une cohésion d’ensemble, même dans des domaines
controversés, et transcendait les appartenances nationales.

Les désillusions face à la monarchie (XVIe-XIXe siècle)

L’Église de la Contre-Réforme et le principe monarchique


Au début du XVIe siècle, l’héritage mêlé du Grand Schisme,
du gallicanisme, du conciliarisme et de l’échec de la théocratie
pontificale préparèrent le terrain à la Réforme protestante au
sein même de l’Église. La monarchie demeurait le modèle po-
litique du catholicisme – quel autre choix avait-il ? –, mais sans
aucune illusion sur la probité et le désintéressement des souve-
rains temporels dans leurs relations avec le spirituel. En re-
vanche, l’exigence d’une séparation des pouvoirs demeurait
ferme du côté de l’Église (324).
Bien sûr, la théologie chrétienne avait émis des doutes sur la
légitimité de certaines décisions séculières, mais cette critique
n’avait que peu d’influence pratique sur les gouvernements :
La législation humaine ne revêt le caractère de loi qu’autant
qu’elle se conforme à la juste raison ; d’où il apparaît qu’elle
tient sa vigueur de la loi éternelle. Dans la mesure où elle s’écar-
terait de la raison, il faudrait la déclarer injuste, car elle ne véri-
fierait pas la notion de loi ; elle serait plutôt une forme de vio-
lence.

324. Ce qui fait dire que le « miracle chrétien » est cette disjonction du politique
et du religieux (Harouel, Le vrai génie du christianisme).

– 260 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Cette règle énoncée par Thomas d’Aquin (325), qui débou-


chera sur l’objection de conscience, entrait en contradiction
avec le poids des habitudes et la cohabitation millénaire de
l’Église avec les monarchies. Il n’existait aucun autre régime po-
litique connu, hormis la république, mais le souvenir de celle-
ci remontait au Ier siècle avant J.-C. et le seul exemple concret
à l’époque était la République oligarchique des Provinces-Unies
(Pays-Bas), indépendante en 1581, mais notoirement protes-
tante. Aux yeux de l’Église, la notion de république était donc
attachée à la fois à l’hérésie contemporaine, au prestige trop an-
cien de la Rome antique, voire à la Respublica christiana, celle
des Carolingiens et de la chrétienté médiévale, mais désormais
caduque. Le réalisme l’emportant, le système monarchique res-
tait la référence unique, d’autant que l’Église elle-même avait
confirmé depuis la crise du XVe siècle son attachement à son
organisation hiérarchique et pontificale. Le cardinal Robert Bel-
larmin (✝ 1621) devait parfaitement résumer la position de
l’Église dans son De Romano pontifice : « La monarchie est la
meilleure forme de gouvernement, donc le Christ n’a pu que
la vouloir pour son Église. » (326)
Pourtant, les théologiens catholiques préparaient l’idée de sou-
veraineté populaire. En droit romain, le populus (« peuple ») dési-
gnait l’ensemble de la société romaine – toutes classes confondues
– formant une communauté politique. Aussi pouvait-on lire sur
les enseignes des légions : SPQR (Senatus populusque Romanus :
« le sénat et le peuple romain »). Mais, à Rome, le peuple n’était
qu’une fiction politique, dénué de tout pouvoir effectif. Le sénat
aristocratique dominait. Avec la christianisation de l’Empire, le
populus devint synonyme de peuple chrétien : populus Dei (le
« peuple de Dieu »), sans abandonner toutefois son premier sens,
qui était politique et social. D’une certaine manière, le mot populus
anticipait celui de « nation ». Au Moyen Âge, les souverains
n’étaient pas en dehors de ce populus, même s’ils exerçaient leur

325. Somme théologique, partie I-II, question 93, article 3, ad 2.


326. Livre 5, chapitre 3.

– 261 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

autorité sur lui. Mais que faire en cas de prince indigne du « peu-
ple de Dieu », dont il était censé faciliter la marche vers le salut ?
Plusieurs fois la question avait été posée par les clercs, ainsi concer-
nant l’empereur Louis le Pieux (✝ 840), jugé responsable de la
guerre civile, ou à propos de Charles VII (✝ 1461), qui avait par-
ticipé au meurtre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, en 1407.
En raison de sa responsabilité spirituelle envers le « peuple », le
monarque pouvait être déposé ou déshérité.
Au XVIe siècle, les réflexions des théologiens de l’école sco-
lastique de Salamanque amenèrent à poser des limites au pou-
voir monarchique. Le jésuite Francisco Suarez (✝ 1617) établit
même le principe de souveraineté populaire : le pouvoir poli-
tique est voulu par Dieu, mais il n’est la chose d’aucun individu
en particulier. C’est par un consentement volontaire que les
membres du populus se donnent un ou des gouvernants. La vi-
sion de l’État de Suarez s’avère exigeante, puisqu’il lie les droits
des gens à leurs devoirs, la liberté à l’intelligence, affirme l’obéis-
sance due aux gouvernants, distingue l’équité de l’égalité (n’im-
porte qui ne peut avoir de fonctions supérieures). Enfin, les ana-
lyses de l’école de Salamanque sur les pouvoirs s’opposent à
celles de Rousseau sur le « contrat social » en cela qu’elles ne
nient pas le double principe d’autorité : politique et divin.
La Réforme protestante entendit contester la forme ecclésiale
catholique. Luther assimila le pape à l’Antéchrist, refusa la dis-
tinction entre Église militante et Église triomphante, n’accep-
tant qu’une seule tête à la communauté, le Christ. La puissance
cléricale étant un frein au christianisme intérieur et personnel,
il fallait évacuer tout caractère organique, canonique et sacra-
mentel. L’Église était le peuple de Dieu uni au Christ, revêtu
de la seule autorité des Écritures et non d’une quelconque hié-
rarchie ou société structurée :
L’Église est l’assemblée de tous les croyants, parmi lesquels
l’Évangile est prêché dans sa pureté et les saints sacrements sont
administrés conformément à l’Évangile (327).

327. Confession d’Augsbourg, 7, 1.

– 262 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

La nature de l’Église se concentrait dans l’Évangile prêché,


si bien que Luther pouvait dire : « Si j’étais le seul, dans le
monde entier, à adhérer à la Parole, je serais à moi seul l’Église »
(328). Or, dans le catholicisme, l’altérité humaine est indispen-
sable pour rejoindre Dieu, sous peine de subjectivité. L’homme
ne peut être à lui seul la mesure de sa foi, aussi sincère soit-il.
En refusant la médiation doctrinale et cléricale, en niant toute
Église formelle autre que celle constituée par l’assemblée des fi-
dèles, Luther évacuait toute objectivité à l’appartenance chré-
tienne. On pouvait être d’Église sans être dans l’Église, et dans
l’Église sans être d’Église. Le réformateur stigmatisait ainsi ai-
sément ses opposants protestants. Finalement, plus personne
ne pouvait dire où était l’Église ni qui en était membre. Le pro-
testantisme gagna en souplesse théorique ce qu’il perdit en unité
pratique. Face au risque de subjectivisme, le théologien et car-
dinal Bellarmin préféra définir l’appartenance à l’Église unique-
ment sur des critères extérieurs mais efficients : on ne peut juger
la catholicité de quelqu’un que sur des signes visibles. L’avan-
tage était de préserver l’intériorité des fidèles, tout en les incitant
à une prise de position publique :
Pour que l’on puisse faire partie à quelque degré de la véritable
Église (…) aucune vertu intérieure n’est requise, à notre avis,
mais seulement la profession extérieure de la foi et la commu-
nauté des sacrements, chose accessible à nos sens. En effet,
l’Église est une assemblée aussi visible et palpable que le sont l’as-
semblée du peuple romain ou le royaume de France (329).
À l’inverse, l’absence d’Église structurée devait conduire les
Réformés à accepter partout le contrôle de l’État sur les activités
religieuses, ainsi dès le XVIe siècle dans les principautés alle-
mandes, en Suisse, en Angleterre et dans les Treize colonies amé-
ricaines. Si la société civile était l’Église, alors l’autorité séculière
avait toute légitimité pour contrôler les affaires religieuses. Pour

328. Cours sur la Genèse, 7.


329. De controversis, livre 3, chapitre 2 ; cf. P. Tihon, « L’Église », in Les signes
du salut, dir. B. Sesboüe, Paris, Desclée, 1995, p. 478.

– 263 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

l’Église catholique, il y avait là un retour en arrière de cinq siè-


cles, avant la Réforme grégorienne.
L’enjeu ecclésiologique agitait partout les consciences : ceux
qui avaient choisi la Réforme acceptaient désormais sans mal la
reprise en main du culte par les pouvoirs temporels (330). Pour
les autres, restés catholiques tout en vivant en terre protestante,
il fallut faire un choix. Dans l’Angleterre d’Henri VIII, l’huma-
niste Thomas More avait été un juriste et un apologète des sa-
crements et de l’Église avant sa nomination comme chancelier
du royaume en 1529. Réticent face aux libertés prises par le roi
envers les règles du mariage, Thomas More reprocha bientôt à
son souverain le schisme avec l’Église romaine, qui refusait d’an-
nuler le mariage royal avec Catherine d’Aragon. L’Église d’An-
gleterre rompit avec Rome en mai 1532, isolant davantage
More. L’homme restait pourtant prudent dans ses prises de po-
sition, évitant de prendre parti trop directement contre la nou-
velle reine, Anne Boleyn, et présentant une approche réservée
de la primauté pontificale :
Jamais je n’ai pensé le pape au-dessus du concile général, et ja-
mais, dans aucun de mes livres mis à la disposition des sujets
du roi dans notre langue vulgaire, je n’ai avancé grandement
l’autorité du pape (331).
Bien que volontiers critique sur l’Église romaine, Thomas
More ne put accepter le schisme ni signer l’Acte de succession
de mars 1534 par lequel le Parlement anglais attribuait la suc-
cession royale aux enfants d’Anne Boleyn, tout en condamnant
l’autorité pontificale. « Je ne saurais prêter le serment que l’on
me demande, sans risquer de condamner mon âme à la dam-
nation éternelle » (332). Après un procès rapide, il fut exécuté
le 6 juillet 1535 pour trahison. Le cas de Thomas More montre

330. C’est en raison de cette subordination précoce du protestantisme au do-


maine politique et civique que les États-Unis ont identifié la religion (« libérée »
du catholicisme) et la démocratie (« libérée » de la monarchie anglaise). Selon le
mot de Tocqueville, ici, « c’est la religion qui mène aux Lumières » (I, p. 45).
331. Cité dans Cottret, omas More, p. 257.
332. Ibid., p. 261.

– 264 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

à quel point la question de la définition de l’Église renvoyait


aussi à de graves questions sociale (la nature du mariage), morale
(le primat de la conscience) et politique (l’obéissance à une loi
inique). On ne change pas l’Église sans modifier profondément
le monde où elle s’incarne.
Dans toute l’Europe, la rupture était consommée. Le concile
de Trente (1545-1563), réuni pour faire face au protestantisme
et renouveler la vie de l’Église, accepta l’état de fait : la chré-
tienté n’était plus. L’Église n’était plus une société comprise
comme un tout, selon le mot de Blaise Pascal (✝ 1662) : « On
entre dans l’Église en même temps que dans le monde » (333).
Il fallut donc redéfinir le catholicisme comme une entité vi-
vante, respectueuse des pouvoirs, mais autonome, avec son
droit, ses services, sa hiérarchie. On réaffirma que l’Église était
une institution apostolique, c’est-à-dire fondée sur les Apôtres à
la demande du Christ, et donc qu’elle était légitime en l’état.
Qu’elle fût gouvernée par des hommes correspondait au plan
de Dieu énoncé dans les Évangiles et les Actes des Apôtres. L’or-
dre épiscopal a été fondé par le Christ lui-même lors de la Cène,
délégué de façon privilégiée à Pierre, lequel a ensuite transmis
la juridiction épiscopale à ses successeurs directs, les pontifes
romains. Le concile distinguait par là le principe de l’autorité
épiscopale de sa réalité canonique. Le premier était inscrit dans
l’Évangile et le second dans l’histoire de l’Église.
Contre l’interprétation protestante, le concile de Trente rap-
pela l’importance de l’unité, garantie par la cohésion des
évêques autour du pape, disposant d’un ministerium (« service »)
et non d’une potestas (« pouvoir ») :
Lorsque nous disons qu’une si grande multitude d’hommes, ré-
pandue en tant de lieux divers, est une, c’est parce que, comme
le dit l’Apôtre écrivant aux Éphésiens, « il n’y a qu’un Seigneur,
une foi, un baptême ». L’Église n’a qu’un seul Chef, un seul

333. « Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’au-
jourd’hui », dans Petits écrits philosophiques et religieux.

– 265 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

conducteur invisible, Notre Seigneur Jésus-Christ, établi par le


Père Éternel, chef de toute l’Église qui est son corps ; et un seul
chef visible qui est le successeur légitime de saint Pierre sur le
siège de Rome (334).
Prenant en compte les revendications issues du concilia-
risme, les décrets de Trente furent décidés par les évêques pré-
sents puis confirmés par le pape, plutôt que d’être proposés par
celui-ci puis validés par le concile. Un équilibre avait donc été
trouvé : le catholicisme gardait sa structure en apparence mo-
narchique mais, dans la pratique, vivait d’une délégation d’au-
torité aux évêques, et confiait aux conciles réunis par le pape le
soin de la définition des dogmes. L’Église romaine s’avérait ainsi
universelle sous trois formes distinctes : universelle par sa cen-
tralisation juridique, universelle par sa collégialité dans les dé-
cisions dogmatiques, et universelle dans la liberté de gouverne-
ment laissée à chaque diocèse à travers le monde.
Si l’Église de la Contre-Réforme n’était donc ni une monar-
chie, ni une démocratie, ni une oligarchie, elle continua toute-
fois de respecter la majesté royale dans la vie politique, non sans
certaines conditions :
Il en faut dire autant des rois, des princes, des magistrats et de
tous ceux à qui nous devons être soumis (…). Car si nous leur
rendons honneur, c’est à Dieu que cet honneur s’adresse. Les
dignités humaines, si hautes qu’elles soient, n’obtiennent nos
respects et nos hommages, qu’autant que nous voyons en elles
l’image de la puissance même de Dieu (…). S’il se rencontre
parfois des magistrats indignes, ce n’est ni leur perversité, ni leur
malice que nous honorons, mais l’autorité divine qui est en eux
(…). Cependant, s’ils avaient le malheur d’ordonner quelque
chose de mauvais ou d’injuste, comme alors ils n’agiraient plus
de par cette autorité légitime qu’ils ont reçue de Dieu, mais en
suivant leurs sentiments injustes et pervers, nous ne serions obli-
gés en aucune façon de leur obéir (335).

334. Catéchisme du concile de Trente, 10, 4.


335. Ibid., 32, 4.

– 266 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Ce n’était donc pas tant le roi sacré ou la monarchie absolue


que l’Église vénérait, mais bien ce que la majesté royale avait de
divin en elle, sa nature souveraine, parce qu’elle renvoyait à
quelque chose de plus grand que le roi, Dieu lui-même. D’une
certaine façon, sur le plan théologique, il n’y avait aucun em-
pêchement à ce que cette identité souveraine se trouve dans un
autre régime politique, par exemple électoral.

Les attaques de la monarchie


À l’époque moderne, le catholicisme imprègne l’État, la mo-
narchie absolue et toute la culture populaire. Mais le monde
possède aussi l’Église. Par le gallicanisme, devenu la règle en
France avec le concordat de Bologne (1516), le roi a la haute
main sur les nominations épiscopales et peut éventuellement
contrôler les revenus des diocèses (336). En raison de la mau-
vaise volonté royale, la réception des décrets du concile de
Trente est ajournée jusqu’en 1615, et encore ne sont-ils pas pu-
bliés officiellement. Le 30 mai 1663, la faculté de théologie de
Paris, influencée par Louis XIV, renouvelle les décrets concilia-
ristes de la fin du Moyen Âge :
Ce n’est pas la doctrine de la faculté que le pape soit au-dessus
du concile œcuménique. Ce n’est pas la doctrine ni un dogme
de la faculté que le pape soit infaillible si aucun consentement
de l’Église n’y intervient.
Pour forcer le pape Alexandre VII à reconnaître le gallica-
nisme, le roi dépêche en Italie des troupes et, en février 1664,
le traité de Pise entérine la position éminente du monarque sur
l’Église de France (337). En 1682, l’assemblée du clergé
confirme par les « Quatre Articles » cette prééminence aux dé-
pens du pape. Les grandes abbayes et tous les évêchés sont dis-
tribués à des hommes du roi. Combien de clercs multiplient les
prébendes sans jamais y résider ni y célébrer la messe ? Les ca-
nonicats et les cures sont une manne pour un clergé plétho-

336. Goubert, Roche, Les Français, t. 1, p. 364-369.


337. Sarmant, Louis XIV, p. 281-309.

– 267 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

rique. Le grand Bossuet (✝ 1704), évêque de Meaux, se fait le


théologien du gallicanisme (338). Mais en défendant la collé-
gialité épiscopale, il agit d’abord pour l’autorité monarchique.
Celle-ci justifiait ses prétentions par le danger du protestantisme
que seule une Église nationale soudée autour de son roi pouvait
combattre efficacement. Sans aucune sollicitation du pape, et
pour montrer son orthodoxie, Louis XIV révoqua l’édit de
Nantes en 1685 et poussa ainsi des milliers de Réformés français
à quitter le royaume. Les jansénistes étaient les plus actifs sou-
tiens de la monarchie absolue contre les efforts de l’Église ro-
maine pour faire interdire leur courant (339). Mais le rigorisme
religieux de façade n’empêchait pas les rois catholiques de lutter
contre l’influence des jésuites, « suppôts du pape », en France,
au Portugal et en Espagne, jusqu’à obtenir de Rome leur inter-
diction en 1773.
La dimension nationale et monarchique de l’Église passait
toutefois au second plan aux yeux de bien des clercs, par exem-
ple chez l’évêque de Genève François de Sales (✝ 1622), défi-
nissant ainsi l’Église dans ses Controverses :
Une sainte université ou générale compagnie d’homme unis et
recueillis en la profession d’une même foi chrétienne, en la par-
ticipation des mêmes sacrements et sacrifice, et en l’obéissance
d’un même vicaire et lieutenant général en terre de Notre Sei-
gneur Jésus-Christ et successeur de Pierre, sous la charge des lé-
gitimes évêques (340).
À partir du XVIIIe siècle, la tendance autonomiste des
Églises nationales s’aggrava, isolant le pape dans ses États ita-
liens, plus pauvres que les autres et mal gérés. Le déisme et l’es-

338. A.-G. Martimort, Le Gallicanisme de Bossuet, Paris, Cerf, 1953.


339. Delumeau, Le Catholicisme, p. 184-188.
340. Chapitre 2, 1. Le cardinal Bellarmin († 1621), donne dans ses Controverses
générales de 1576-1588, la définition suivante de l’Église, à la fois claire et tra-
ditionnelle : « L’Église est l’assemblée d’hommes reliée par la profession de la
même foi chrétienne et la communion des mêmes sacrements, sous le gouver-
nement des pasteurs légitimes et principalement d’un seul vicaire du Christ sur
terre, le pontife romain » (IV, 3.2).

– 268 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

prit des Lumières gagnèrent le clergé instruit et l’épiscopat,


nourrissant une théologie gallicane de l’Église qui devait trouver
son apogée dans la Constitution civile du clergé en 1790. L’au-
torité romaine était négligée même pour l’élaboration doctri-
nale, ainsi dans ce catéchisme gallican de 1737, rédigé par le
prêtre janséniste Jérôme Besoigne : « De même que l’autorité
dogmatique réside dans le corps des fidèles, de même l’autorité
législative se fonde sur la communauté nationale ». Et le chan-
celier du royaume, Henri-François d’Aguesseau (✝ 1751) de
renchérir :
Quelque respect que nous ayons pour le Saint-Siège, nous ne
craignons point de dire qu’il n’a aucun droit de faire des lois de
police et de discipline qui nous obligent. Chaque Église a ses
mœurs, et c’est aux Églises de chaque nation qu’il appartient de
les régler (341).
Avant la Révolution française, la sainte alliance du trône et
de l’autel, garante de l’unité chrétienne, était devenue une fic-
tion (342).

Tourbillon des Révolutions, déception des Restaurations


La Révolution française prolongea la crise de l’Église, de son
organisation et de ses rapports avec le pouvoir politique (343).
En mai et juin 1789, l’essentiel du bas clergé rejoignit les dé-
putés du Tiers État pour réclamer des réformes dans la société
d’ordres. En quelques mois, l’Église gallicane avec son autorité
morale, sa puissance temporelle et ses biens s’effondra en même
temps que la monarchie absolue qui était son soutien. La frac-
ture entre le bas clergé et l’épiscopat était trop grande pour être
comblée. La noblesse de cour à Versailles dira en juin 1789
que« ce sont ces foutus curés qui ont fait la Révolution » (344).

341. Cité par Goubert, Roche, Les Français, t. 1, p. 36.


342. Plongeron, éologie et Politique au siècle des Lumières (1770-1820).
343. Sur toute cette période, nous suivons Fliche, Martin (dir.), t. 20 : La Crise
révolutionnaire (1789-1846).
344. P. Christophe, 1789, les prêtres dans la Révolution, Paris, Éditions ouvrières,
1986, p. 21.

– 269 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

S’arrogeant la souveraineté royale et reprenant la coutume


d’un gallicanisme sous contrôle de l’État, l’Assemblée consti-
tuante décida de confisquer les propriétés ecclésiastiques (2 no-
vembre 1789) et de s’ingérer dans les affaires religieuses en in-
terdisant les vœux monastiques (28 octobre 1789). La
Constitution civile du clergé (12 juillet 1790) imposa un ser-
ment de fidélité à la loi et l’élection des évêques par les citoyens
du département ; en échange, les prélats étaient salariés, mais
les communications avec Rome interdites. « L’évêque (…) ne
pourra s’adresser au pape pour en obtenir aucune confirma-
tion » (345). À l’appel du pape, entre 45 et 48 % des prêtres –
dits « réfractaires » – refusèrent de prêter serment sur l’ensemble
du royaume, et jusqu’à 83 % dans le diocèse de Rouen. Dans
le haut clergé la proportion des réfractaires fut écrasante,
puisque seuls quatre évêques sur 135 acceptèrent de jurer (346).
C’était un divorce entre l’Église et la nation.
Après la chute de la monarchie constitutionnelle le 10 août
1792, et plus encore avec l’exécution de Louis XVI (21 janvier
1793), la papauté ne pouvait plus accepter aucun compromis
avec la jeune République, et tous les ponts furent coupés entre
Rome et la France. Le clergé « jureur » ou « patriote » adhéra
massivement à une législation de plus en plus persécutrice, ne
laissant à l’Église pour toute théologie que la philosophie déiste.
Un puissant mouvement de déchristianisation toucha le pays.
Partout, on ferma des lieux de culte, on détruisit des croix, on
« déprêtrisa » : jusqu’à 20 000 prêtres quittèrent l’habit entre
1791 et 1793. Les congrégations enseignantes furent suppri-
mées, de même que l’habit religieux. Mais les chrétiens patriotes
furent bientôt eux aussi l’objet des soupçons de la République.
Fidèles à celle-ci et à ce qui restait de l’Église, leur position était
intenable. Les réfractaires, quant à eux, étaient déjà passés dans
la clandestinité. Au cours de la grande Terreur (1793-1794), on
exécuta les prêtres réfractaires, et même les jureurs furent

345. Cholvy, La Religion, p. 6-8.


346. Boudon, Religion et politique, p. 10-20.

– 270 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

contraints à la démission ou à la déportation, à moins qu’ils ne


se marient. On ferma les lieux de culte à Paris et on transforma
Notre-Dame en « Temple de la Raison ». En 1793, la moitié
des évêques avait apostasié ou renoncé à toute charge (347).
Mais en détruisant même l’Église patriotique, la République
jacobine poussa les chrétiens restés fidèles vers la résistance, le
regret de la monarchie absolue et le recours ultime à la papauté.
Ainsi, les excès de la Révolution brisèrent le gallicanisme et re-
nouèrent le lien distendu à l’Église romaine. La vénération pour
la personne du pape et l’ultramontanisme du XIXe siècle puisent
dans la résistance et le martyre de la papauté sous la Révolution
et le Consulat. Lorsque Bonaparte chercha une sortie honorable
pour la Vendée révoltée, son seul moyen fut de négocier direc-
tement avec la papauté qu’il n’avait pourtant pas ména-
gée (348). Il renonça donc à réformer l’Église de France sans le
concours de Rome. Du côté de la papauté, l’élection de Pie VII
en mars 1800 laissa augurer de meilleurs rapports. Avant son
élection, le cardinal d’Imola avait en effet déclaré lors de son
homélie de Noël 1797 :
La forme de gouvernement démocratique adoptée parmi vous,
ô très chers frères, non, n’est pas en opposition avec les maximes
exposées précédemment énoncées, et ne répugne pas à l’Évan-
gile ; elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne
s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ (…). Oui, mes chers
frères, soyez de bon chrétiens, et vous serez d’excellents démo-
crates ! (349)
L’incompatibilité entre le régime républicain, le système re-
présentatif et le catholicisme était donc levée explicitement. Les
principes d’égalité entre les hommes et de liberté de conscience
avaient la faveur de la papauté. La monarchie absolue était déjà

347. Cholvy, La Religion, p. 10-11.


348. En 1799, à la mort de Pie VI en captivité à Valence, le clergé républicain
lui refuse les obsèques dans la cathédrale.
349. Fliche, Martin (dir), , t. 20 : La Crise révolutionnaire (1789-1846), p. 164-
165 ; M. Artaud, Histoire du pape Pie VII, t. 1, Paris, 1837, p. 69-70 ; le propos
est repris par Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe.

– 271 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

oubliée, au moins pour une partie de la hiérarchie et des fidèles,


à condition toutefois que les droits de l’Église fussent reconnus
et protégés. Le point de focalisation de la papauté était la
Constitution civile du clergé qui avait déchiré l’Église de France.
En juillet 1801 était signé le concordat avec Pie VII. L’ac-
cord entérina la mort de l’Église constitutionnelle : la Répu-
blique consulaire enterra le clergé jureur, celui qui lui avait été
le plus fidèle, tandis que la signature du pape consacra la recon-
naissance par l’État de l’Église romaine, de son rôle spirituel en
France et donc aussi de son soutien au clergé réfractaire. Bona-
parte n’avait pas cédé sur le fond, puisque la France restait
laïque et le catholicisme simplement reconnu comme « religion
de la majorité des Français ». Le concordat était un moyen pour
lui de réunifier les deux clergés antagonistes – jureur et réfrac-
taire – et d’attacher l’Église au gouvernement avec l’aval de
Rome. Les Articles organiques du concordat publiés en avril
1802 ne laissaient aucun doute sur la mainmise politique :
Article 1 – Aucune bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision,
signature servant de provision, ni autres expéditions de la cour
de Rome, même ne concernant que des particuliers, ne pour-
ront être reçus, publiés, ni autrement mis à exécution sans l’au-
torisation du gouvernement (…).
Article 3 – Les décrets des synodes étrangers, même ceux des
conciles généraux, ne pourront être publiés en France, avant que
le gouvernement en ait examiné la forme, leur conformité avec
les lois (…).
L’Église de France était désormais subventionnée et le ca-
tholicisme protégé par l’État, mais il était aussi sous tu-
telle (350). L’Église ne pouvait plus jouer son rôle traditionnel
de corps intermédiaire entre l’État souverain et le citoyen, si-
tuation qui laissait celui-ci dans la position d’individu isolé,
certes libre de ses convictions religieuses, mais sans le support
d’une communauté autre que nationale pour le défendre.
L’Église de France s’effaçait derrière un État laïcisé qui la cha-

350. Pierrard, La Vie quotidienne, p. 23-38.

– 272 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

peronnait, et les catholiques qui avaient traversé la tourmente


révolutionnaire ne pouvaient qu’éprouver de la nostalgie pour
l’Église d’Ancien Régime ou une attirance nouvelle pour le
Siège romain. En revanche, toutes les références au régime ré-
publicain renvoyaient forcément à des souvenirs douloureux.
La Restauration des Bourbons en 1814, puis en 1815 après
les Cent Jours, marqua le retour du catholicisme triom-
phant (351). Ce fut le temps des missions, de l’évangélisation
des campagnes, de la construction des églises dans toutes les
communes, de la diffusion du Génie du christianisme de Cha-
teaubriand. La fin de la République et de l’Empire rassura la
papauté, mais l’attitude de Louis XVIII, Charles X et Louis-
Philippe Ier envers l’Église rappelait celle de leurs prédécesseurs.
L’aristocratie de retour abandonna le libertinage et l’impiété
pour la dévotion, mais celle-ci allait de pair avec l’idéal monar-
chique. On était clérical parce que royaliste, attitude que ne
pouvait manquer de rejeter la bourgeoisie bénéficiaire de la Ré-
volution. En outre, on constata vite que la monarchie, même
constitutionnelle, ne serait pas le régime qui délivrerait l’Église.
Le comité ecclésiastique chargé par Louis XVIII de gérer les af-
faires religieuses du royaume avait prévu d’abolir le concordat,
mais non le principe gallican régissant l’Église de France. Les
négociations aboutirent au concordat de 1816, qui était un re-
tour à celui de 1516. Le pape refusa de le ratifier et, en 1819,
après cinq ans de débats houleux, on revint au concordat de
1801 (352). D’un côté, les partisans de la monarchie renfor-
çaient la législation pro-catholique (dimanche chômé, autori-
sation des écoles privées, augmentation du traitement du clergé,
retour du religieux dans l’enseignement), mais de l’autre ils ag-
gravaient le gallicanisme. Sous Charles X, l’ambiguïté demeura
puisque les jésuites restaient interdits dans le royaume, et cer-
tains nobles comme le comte de Mont dénonçaient les empié-

351. Duby, Histoire de la France, p. 402-427.


352. Fliche, Martin (dir.), t. 20 : La Crise révolutionnaire (1789-1846), p. 328-
335.

– 273 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tements du « parti prêtre » aux dépens de la volonté monar-


chique. La politique de la Restauration exaspérait à la fois la pa-
pauté et la gauche républicaine (353).
Les tensions et l’héritage de la Révolution firent naître un
courant catholique libéral, représenté notamment par l’éton-
nant prêtre Lammenais (✝ 1854). Longtemps farouchement
royaliste, anti-parlementaire et favorable à une Église médiévale,
il bascula dans le libéralisme politique sous prétexte que la mo-
narchie asservissait l’Église. Il exigea pour celle-ci la liberté et la
fin de l’alliance du trône et de l’autel qui se faisait à ses dépens.
Il réclama des évêques luttant pour les libertés religieuses et po-
litiques. C’est même au nom du christianisme qu’il défendit la
monarchie papale dans ses Paroles d’un croyant (1834) :
Par sa Résurrection, le Christ conquérant a vaincu les ministres
du prince de ce monde (…). Le pape est réellement le souverain
pontife, le vicaire de Jésus-Christ sur terre, ce qui implique la
séparation totale de l’Église et de l’État.
Les excès du personnage lui vaudront d’être implicitement
condamné par Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos
(1832). Mais celle-ci dépasse la critique personnelle et aborde
le thème majeur du rapport avec le monde politique :
Nous ne pourrions augurer des résultats plus heureux pour la
religion et pour le pouvoir civil, des désirs de ceux qui appellent
avec tant d’ardeur la séparation de l’Église et de l’État, et la rup-
ture de la concorde entre le sacerdoce et l’empire. Car c’est un
fait avéré, que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée re-
doutent par-dessus tout cette concorde, qui toujours a été aussi
salutaire et aussi heureuse pour l’Église que pour l’État.
De même que la papauté rejette la lutte des classes, de même
l’encyclique refuse l’antagonisme des autorités (354). La ques-
tion du régime – république, empire ou monarchie – ici est hors
de propos. La véritable interrogation touche à la coopération
des pouvoirs. Une authentique société chrétienne ne peut ac-

353. Ibid., p. 328-336.


354. Ibid., p. 440-451 et 478-481.

– 274 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

cepter la lutte du sacerdoce et de l’empire, qui ont besoin l’un


de l’autre pour faire avancer le bien public et l’Évangile. Pour
généreuse qu’elle fût, cette vision avait quelque chose d’idéaliste
et ne correspondait plus à la réalité politique européenne.
En 1848, pourtant, la révolution parisienne enthousiasma
la papauté, et Pie IX (1846-1878) fut considéré comme un li-
béral lors de son élection, à tel point que l’on vit dans les rues
des manifestants criant : « Vive la liberté ! Vive la religion et
Pie IX ! ». Les journées de février 1848, contre Louis-
Philippe Ier, furent largement soutenues par le clergé. Les
évêques demandèrent le ralliement de l’Église à la Seconde Ré-
publique et à la devise républicaine, perçue comme l’expression
de la doctrine évangélique. Sur les places des villages, les curés
bénissaient les arbres de la liberté. L’Assemblée constituante
élue le 23 avril 1848 comptait un nombre de prélats plus im-
portants que sous la Restauration (355). Excellent observateur
des évènements, Alexis de Tocqueville notait à propos de l’atti-
tude bienveillante envers l’Église :
Le clergé avait facilité cette conversion en se détachant lui-même
de tous les anciens partis politiques et en rentrant dans l’esprit
ancien et véritable de tout clergé catholique, qui est de n’appar-
tenir qu’à l’Église ; il professait donc volontiers des opinions ré-
publicaines, tout en donnant aux intérêts anciens la garantie de
ses traditions, de ses mœurs et de sa hiérarchie (356).
Des catholiques libéraux, comme Frédéric Ozanam
(✝ 1853), démontrèrent aussitôt à l’épiscopat qu’après le pro-
blème politique – république ou pas ? – il faudrait traiter la
question sociale :
Derrière la révolution politique, il y a une révolution sociale.
Derrière la question de la République qui n’intéresse guère que

355. « On y rencontrait un parti religieux plus nombreux et plus puissant que


sous la Restauration même ; j’y comptais trois évêques, plusieurs vicaires géné-
raux et un dominicain, tandis que Louis XVIII et Charles X n’avaient jamais
réussi à faire élire qu’un seul abbé », Alexis de Tocqueville, Souvenirs (1850),
Gallimard, Paris, 1964, p. 140.
356. Ibid., p. 141.

– 275 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

les gens lettrés, il y a les questions qui intéressent le peuple, pour


lesquelles il s’est armé, les questions de l’organisation du travail,
du repos, du salaire (357).
Contre l’image péjorative de l’ouvrier dans la bourgeoisie
pratiquante, Ozanam lança : « Passons aux Barbares ! », comme
l’Église gallo-romaine qui s’était ralliée aux Francs. « Je demande
que nous nous occupions du peuple [ouvrier] qui a trop de be-
soins et pas de droits » (358). Mais le propos généreux négligeait
maladroitement le peuple des campagnes, affolé par la montée
du prolétariat urbain.
Les émeutes de juin 1848 et l’assassinat par les révoltés – in-
volontairement semble-t-il – de l’archevêque de Paris,
Mgr Affre, brisèrent la dynamique du ralliement de l’Église à
la démocratie. Par réaction, les catholiques soutinrent Napo-
léon III et l’avènement de l’Empire conservateur en 1852. La
gauche ouvrière cria à la trahison des clercs, tandis que le ca-
tholicisme libéral et social renonça à ses idéaux. La majorité des
fidèles faisait confiance au principe hiérarchique, aux corps in-
termédiaires (familles, corporations, métiers) et attendait le re-
tour des Bourbons, car l’affairisme du Second Empire lui faisait
horreur. La papauté, une fois de plus, malgré son isolement in-
ternational, restait l’ultime référence de catholiques blessés par
la déchristianisation et la laïcisation de la société. Le fonction-
nement interne de l’Église romaine, lui, n’avait pas changé,
puisqu’elle demeurait attachée à la théologie du Corps du
Christ unique, inséparable, où le pape figurait sur terre l’image
du Christ royal. Mais la mystique unitaire et monarchiste vala-
ble à l’intérieur de l’Église n’avait plus cours à l’extérieur.

La France, Fille aînée de l’Église ?


Bien que devenue caduque, l’alliance du trône et de l’autel
continua à marquer les esprits durant tout le XIXe siècle, et
même au-delà. Une relation privilégiée avait été brisée, suscitant

357. Cité dans Biéler, Chrétiens et socialistes, p. 156.


358. Cholvy, Frédéric Ozanam, p. 584-625.

– 276 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

la nostalgie d’un « âge d’or » chez de nombreux fidèles, d’un


temps où la France était vraiment la « Fille aînée de l’Église ».
Mais cette formule a sa propre histoire, laquelle pose le pro-
blème du rôle du catholicisme dans l’histoire française : certains
affirment qu’il y a là une élection particulière de la France
(« Heureux comme Dieu en France », selon le dicton), tandis
que les autres nient toute singularité religieuse à ce pays, ou
voudraient la nier. Pourtant, du général De Gaulle en juin 1959
s’adressant à Jean XXIII, à Jacques Chirac devant Jean-
Paul II (359), cette expression fut régulièrement rappelée,
comme pour dire que, malgré la Séparation de 1905, l’Église
et la France partageaient une commune identité (360). D’où
vient cette expression et quelle fut la nature des liens entre la
France et l’Église romaine ?
En général, le point de départ de cette relation privilégiée
est fixé au baptême de Clovis à Reims (496 ou 498 ?), ce qui
fait peu de cas des trois siècles de monachisme en Gaule, de
conversion des villes et de mission dans les campagnes. Entre
le IIIe et le IVe siècle, l’essentiel du monde gallo-romain avait
déjà adhéré au christianisme. Mais les invasions barbares des Ve
et VIe siècles avaient donné le pouvoir en Gaule à des tribus
germaniques christianisées mais hérétiques. Clovis n’est ainsi
pas le premier roi chrétien entre les Pyrénées et le Rhin,
puisque, avant lui, les princes Wisigoths de Toulouse étaient
baptisés, tout comme les Burgondes. En revanche, ils adhéraient
à l’arianisme et persécutaient le clergé resté fidèle au christia-
nisme de Nicée. Clovis était le chef des Francs saliens installés
sous l’empereur Constantin dans le nord de la Gaule après un

359. « En septembre prochain, nous célébrerons en votre présence le 1500e an-


niversaire du baptême de Clovis. Cet évènement marquera la force et la richesse
du lien tissé au cours des siècles entre la France et le trône de Pierre. Fille aînée
de l’Église, la France l’a été par sa fidélité catholique et par son dynamisme mis-
sionnaire » (J. Chirac, 20 janvier 1996).
360. Sur cette question, nous renvoyons aux articles de Barbiche, « Fille aînée
de l’Église… » et « Depuis quand la France… », ainsi qu’à Leclercq, « Le roi de
France… ».

– 277 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

accord avec Rome. Mais sa tribu était restée majoritairement


païenne, malgré les tentatives des clergés arien et catholique de
l’amener à la conversion.
En adhérant à la foi de l’Église romaine, Clovis – et avec lui
le peuple franc tout entier – faisait figure de défenseur de l’or-
thodoxie face à l’hérésie, d’autant que les empereurs byzantins
n’avaient plus la volonté de jouer ce rôle (361). L’évêque de
Vienne, Avit, écrivit au nouveau baptisé avec enthousiasme :
« La Providence divine a trouvé en effet un arbitre à notre
époque ! En optant pour vous-même, vous vous êtes fait juge
pour le monde entier : votre foi, c’est votre victoire » (362). De
fait, c’est au cours de la bataille de Tolbiac contre les Ala-
mans (496) que Clovis, influencé par son épouse chrétienne
Clotilde, aurait fait le vœu du baptême s’il sortait victorieux.
Mais, par le baptême du roi, l’ensemble du peuple, ou du moins
les grandes familles aristocratiques, adhérait aussi à la foi de
Nicée. Près de 3 000 hommes de sa garde royale sont baptisés
en même temps que lui. L’évènement de 496-498 marque
donc, non la conversion de la Gaule, mais celle des tribus
franques au christianisme prêché par Rome, lequel devient la
foi officielle des élites et de la monarchie.
La seconde étape qui singularisa la France dans l’histoire de
l’Église fut le changement de dynastie initié par Pépin le Bref
en 751 et la nouveauté du sacre. Pépin fut sacré deux fois, par
ses évêques à Soissons, puis par le pape à Saint-Denis (363).
Cette cérémonie reprend la tradition juive de l’onction des rois
d’Israël, et particulièrement de David. Pépin est oint sur la tête
et les épaules par l’huile du saint chrême, celle des sacrements
et surtout de l’intronisation épiscopale. Le sens de ce rite, au-
quel les rois mérovingiens n’ont jamais recouru, n’est à cette
époque pas encore défini clairement. Il a néanmoins une portée

361. Tessier, Le Baptême de Clovis.


362. Textes et documents, p. 89-90.
363. On confond souvent le baptême de Clovis à Reims avec le sacre qui,
jusqu’au XIe siècle, n’était pas nécessairement accompli à Reims.

– 278 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

à la fois symbolique et sacrée qui légitime la chute des Méro-


vingiens en faisant de Pépin, allié de l’épiscopat et de la papauté,
un roi providentiel. L’ambitieuse politique des Carolingiens
confirma que la dynastie entendait servir l’Église (réforme du
clergé, soutien aux missions, création du Patrimoine de saint
Pierre), tout en s’en servant. C’est bien au VIIIe siècle que fut
scellée l’alliance entre la papauté et la monarchie franque.
Au cours du Moyen Âge, la royauté carolingienne puis ca-
pétienne vint fréquemment en aide à l’Église romaine meur-
trie : Pépin puis Charlemagne libérèrent la papauté des
princes lombards, ils accueillirent les pontifes réduits à l’exil
en raison des troubles dans la ville, ainsi Étienne II en 754,
Léon III en 799, mais encore Innocent II qui dut fuir en
France en 1131 à cause de l’antipape Anaclet, puis Alexandre
III qui, face à l’antipape Victor IV et aux empereurs germa-
niques, demeura trois ans en France avant de retourner à
Rome en 1165.
Par la suite, ces souvenirs ne cessèrent d’être rappelés oppor-
tunément par les papes, jusqu’à constituer une véritable argu-
mentation de l’affection. Dans les lettres pontificales, le roi de
France apparaît comme un souverain bien-aimé, mieux que les
autres. Innocent III écrit dans ce sens à Philippe Auguste :
Parmi tous les rois et princes chrétiens, nous t’aimons avec la
prérogative d’un amour spécial, d’un cœur pur, avec une
conscience droite et une foi non feinte, et nous aspirons plus
ardemment encore à ton honneur, à ton profit et à ton exalta-
tion.
Dès le XIIe siècle, la chancellerie romaine utilise à propos
des souverains capétiens le titre de « prince très catholique et
roi très chrétien » (364). Honorius III assure en 1217 que « le
royaume a été établi sur le fondement de la foi » et qu’il est là
pour « maintenir la liberté de l’Église ». Bien sûr, il s’agit aussi
d’une rhétorique visant à convaincre le roi de se faire l’auxiliaire

364. L’expression « roi très catholique » est généralement réservée au monarque


espagnol.

– 279 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de Rome, alors que Philippe Auguste gère les affaires de l’Église


de France comme il l’entend, sans suivre les demandes du Saint-
Siège (365).
De la même façon, lorsque Philippe le Bel transfère la pa-
pauté en Avignon, c’est autant pour la protéger que pour la
contrôler. Malgré cela, Clément VII qualifie le roi Charles VI
en 1389 de « bras dextre de l’Église et vrai champion très chré-
tien ». Ainsi, c’est la monarchie qui est privilégiée, et non la
France elle-même. En janvier 1495, le pape Alexandre VI reçoit
le roi Charles VIII à Rome et l’appelle son « fils aîné », ce qui
est la première occurrence de la qualité d’aînesse. Une fois en-
core, celle-ci est appliquée au roi, et non à son royaume. En
tant qu’aînés, les Capétiens profitent d’un prestige unique
parmi les souverains européens, mais ne peuvent renoncer à leur
filiation, qui leur donne autant de devoirs que de droits. Ce
type de formule va dès lors se multiplier dans la correspondance
diplomatique entre Rome et la France. Le 11 décembre 1515,
François Ier fait serment d’obédience au pape Léon X à Bologne,
« comme le fils aîné à son père ». Au XVIe siècle, on relève
quelques références indiquant que le « royaume de France est
l’aîné de la Sainte Église », mais elles sont rares et ne désignent
pas la France ni son peuple (366). Un certain glissement est
toutefois en cours qui tend à rapprocher « l’aînesse spirituelle »
de la monarchie capétienne du royaume lui-même.
Durant la Révolution française, le titre se perd, puis réappa-
raît dès le retour des Bourbons avec Louis XVIII, qui tente de
faire revivre l’ancienne expression (367). Après son exil en 1830,
Charles X continue à porter le titre de « Fils aîné de l’Église »,
tout comme ses descendants, jusqu’à son petit-fils, le comte
Henri de Chambord (✝ 1883), dernier prétendant direct au
trône de France. Louis-Philippe Ier (1830-1848), porté sur le
trône par une révolution populaire, ne pouvait reprendre la ti-

365. Pour toutes les références, cf. Hanne, « Le Conflit entre Innocent III… ».
366. Ainsi Catherine de Médicis à l’ambassadeur d’Angleterre en 1552.
367. Nous suivons Barbiche, « Depuis quand la France… ».

– 280 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

tulature classique, qui rappelait trop l’Ancien Régime. Petit-fils


de Philippe-Égalité, qui avait voté la mort de Louis XVI en
1793, il était issu de la famille des Orléans, qui s’était souvent
distinguée par ses tendances libérales et anti-absolutistes. Il avait
d’ailleurs refusé le nom de « roi de France », pour celui de « roi
des Français ». La monarchie se gardant désormais de revendi-
quer sa filiation avec l’Église romaine, c’est la nation française
elle-même qui prendra sa place. Le 4 décembre 1836, Frédéric
Ozanam évoque à l’assemblée générale de la Société de Saint-
Vincent-de-Paul, « la France, qui est la patrie de saint Vincent
de Paul, la terre consacrée à Marie, la Fille aînée de l’Église de
Jésus-Christ ». Et le 14 février 1841, le dominicain Henri-
Dominique Lacordaire, dans son Discours sur la vocation de la
nation française, de confirmer : « La papauté a dit à la France :
tu es ma Fille aînée ».
L’expression ainsi consacrée fut dès lors reprise par la chan-
cellerie française, puis passa dans le langage courant et les lettres
pontificales. En 1896, l’anniversaire du baptême de Clovis po-
pularisa définitivement la formule, avant qu’elle ne tombe à
nouveau en désuétude après la Seconde Guerre mondiale. C’est
Jean-Paul II qui, au Bourget, le 1er juin 1980, la ressuscita sou-
dainement : « France, Fille aînée de l’Église, es-tu fidèle aux pro-
messes de ton baptême ? »
Malgré son utilisation opportuniste par les souverains ou
l’Église, l’expression est significative d’une profonde réalité his-
torique : les rois de France ont été des auxiliaires privilégiés de
la papauté. La qualité d’aîné ne pouvant être abandonnée, la
nation française devenait l’héritière de ce lien étroit et particu-
lier avec l’Église romaine.

Piège des totalitarismes, écueil


des démocraties (fin XIXe-XXe siècle)

Les réticences face à la démocratie


Au XIXe siècle, sur le plan politique, la papauté cherche à
sauver son indépendance face au mouvement patriotique ita-

– 281 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

lien. L’instabilité européenne pousse Pie IX dans le camp


conservateur après s’être démarqué par ses positions libérales.
C’est dans un contexte international difficile, où les États pon-
tificaux sont menacés d’annexion par le jeune royaume d’Italie,
que s’ouvre en décembre 1869 le concile de Vatican I (368).
Mais le 20 septembre 1870, Rome est prise par les troupes ita-
liennes, la papauté est enfermée sur la colline du Vatican, et le
20 octobre le concile est suspendu dans l’inachèvement. C’est
la fin des États du pape, après onze siècles d’existence. En
France, la Commune de Paris (mars-mai 1871) provoque un
profond mouvement d’inquiétude chez les catholiques, face à
la violence ouvrière et à l’assassinat de nombreux prêtres, dont
l’archevêque de Paris, Georges Darboy, le 24 mai. Cette situa-
tion ne facilitait pas un regard objectif et apaisé sur les questions
politiques.
Le concile adopte le dogme de l’infaillibilité pontificale le
18 juillet 1870 par la constitution Pastor æternus dont le début
rappelle pourquoi l’Église obéit à une structure hiérarchique :
Pour que l’épiscopat soit un et non divisé et pour que, grâce à
l’union étroite et réciproque des pontifes, la multitude entière
des croyants soit gardée dans l’unité de la foi et de la commu-
nion, plaçant saint Pierre au-dessus des autres apôtres, [le
Christ] établit en sa personne le principe durable et le fonde-
ment visible de cette double unité.
Ce texte validait neuf siècles d’histoire de l’Église romaine
qui, depuis la Réforme grégorienne, avait lutté pour obtenir
puis conserver son indépendance face aux pouvoirs laïcs. De
façon étonnante, le nouveau dogme était une officialisation
d’une situation acquise dans l’Histoire, la consécration d’une
expérience séculaire de l’Église : le passé avait montré que l’unité
de l’Église avait été assurée et défendue par une autorité ecclé-
siastique supérieure, politiquement neutre et autonome, et qui
en outre s’était révélée infaillible sur les questions essentielles
de la doctrine chrétienne. C’était la victoire symbolique et théo-

368. R. Aubert, Vatican I, Édition de l’Orante, 1964.

– 282 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

logique de la primauté romaine sur le gallicanisme et le conci-


liarisme. Ce succès n’équivalait cependant pas à une obsession
monarchiste ou centralisatrice à l’intérieur de l’Église, puisque,
au contraire, le pouvoir de juridiction épiscopale fut confirmé
lors de la quatrième session du concile, et les conditions d’exer-
cice de l’infaillibilité très encadrées. En mars 1875, Pie IX ap-
prouva une déclaration des évêques allemands disant que le
pape n’était pas un monarque absolu et que l’épiscopat avait
été fondé par le Christ (369). Ni monarchie, ni démocratie, ni
oligarchie, mais plutôt un équilibre fragile entre le centre
(Rome) et ses périphéries (les diocèses), le mondial et le local,
le droit canon et la foi, et une papauté située entre le paterna-
lisme et la paternité.
Au milieu du XIXe siècle, pour l’Église, la monarchie absolue
n’était plus qu’une utopie politique, et la république parlemen-
taire un régime douteux à bien des égards. Mais des catholiques
libéraux avaient détourné la notion de Royaume de Dieu vers
l’idée d’une royauté sociale, concrète, sorte d’épiphanie pour
les ouvriers. La générosité de cette approche faisait craindre
qu’on imagine le Royaume réalisable via un système politique
ou social déterminé. Un certain idéalisme chrétien appliqué à
la démocratie pouvait être aussi dangereux qu’au temps où on
l’associait à la monarchie. Les courants républicains étaient aussi
les plus étatistes, ce que voulait éviter l’Église en raison de son
histoire douloureuse avec des États trop puissants. Depuis
l’échec de la Révolution de 1848, les républicains étaient aussi
parmi les plus anticléricaux et les plus laïcistes. Même si les
conservateurs chrétiens, majoritaires, n’avaient plus d’espérance
de restauration des Bourbons ou d’illusion sur leur attitude re-
ligieuse, ils se référaient au principe hiérarchique pour réorga-
niser la société : le rétablissement de l’autorité du père, du mari,
du patron, du chef rendrait toute sa place à l’Église, au travail,
au devoir, au couple, à la famille. C’était l’ancienne théorie des

369. A. Kerkvoorde, O. Rousseau, Le mouvement théologique dans le monde


contemporain, Paris, Beauchesne, 1969, p. 124.

– 283 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

corps intermédiaires. Les conservateurs ne négligeaient nulle-


ment la question sociale, mais ils la reléguaient à un problème
de charité privée et redoutaient le bouleversement de l’ordre
établi. L’assemblée conservatrice vota ainsi les lois sur les loge-
ments insalubres, les caisses de retraite et les sociétés de secours
mutuel (1850-1851).
Pour mettre fin aux tergiversations et aux débats entre ca-
tholiques libéraux et conservateurs, Pie IX publia le 8 décembre
1864 l’encyclique Quanta cura qui, non sans virulence,
condamna la montée en force des régimes politiques écartant
la religion de leurs références et de leur législation (370). Il re-
jetait que la liberté de conscience fût considérée comme un
droit, en raison du risque d’erreur de l’opinion. La sincérité
d’un jugement personnel n’avait pas de valeur absolue (371).
Là où la religion a été mise à l’écart de la société civile, la doc-
trine et l’autorité de la révélation divine répudiées, la pure no-
tion même de la justice et du droit humain s’obscurcit et se
perd, et la force matérielle prend la place de la véritable justice
et du droit légitime (§ 6).
La volonté du peuple ne peut constituer la loi suprême ni la
mesure de l’ordre social et politique. Et Pie IX de donner pour
exemples de lois civiles légales mais immorales l’interdiction de
la charité privée, la fin du repos dominical, l’instruction pu-
blique supérieure à l’éducation parentale. À l’encyclique était
attaché le Syllabus, une liste des erreurs modernes incompatibles
avec la foi catholique. Parmi elles figuraient le rationalisme, le
socialisme, le libéralisme économique, le gallicanisme, ainsi que
la séparation entre l’Église et l’État. Les débordements de la
puissance étatique étaient ouvertement désignés :
370. P. Christophe, « Syllabus », in Catholicisme, t. 14, 1995, col. 628-636.
371. Ces dispositions seront rappelées par Léon XIII dans l’encyclique Libertas
præstantissimum, du 20 juin 1888 : « Il est impossible à la volonté de se mouvoir,
si la connaissance de l’esprit, comme un flambeau, ne l’éclaire d’abord ; c’est-à-
dire que le bien désiré par la volonté est nécessairement le bien en tant que connu
par la raison (…). Si l’on fait dépendre du jugement de la seule et unique raison
humaine le bien et le mal, on supprime la différence propre entre le bien et le
mal. »

– 284 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

[Opinions dénoncées :] L’État, comme étant l’origine et la


source de tous les droits, jouit d’un droit qui n’est circonscrit
par aucune limite (§ 39).
L’autorité civile peut s’immiscer dans les choses qui regardent
la religion, les mœurs et le gouvernement spirituel (§ 44).
Les rois et les princes, non seulement sont exempts de la juri-
diction de l’Église, mais même ils sont supérieurs à l’Église
quand il s’agit de trancher les questions de juridiction (§ 54).
En réalité, au-delà d’une formulation austère par anathèmes,
la papauté recentrait le débat sur la légitimité des systèmes poli-
tiques électoraux à définir le bien et le mal et à l’imposer par une
législation contraignante. Il s’agissait en outre de voir l’équilibre
social autrement que sous la forme d’une lutte entre classes et
groupes de pression. En refusant l’idée que « l’autorité n’est pas
autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles »
(§ 60), Pie IX mettait dos à dos les idéologies matérialistes, so-
cialisme et libéralisme, qui voyaient dans la politique une
confrontation d’intérêts plutôt qu’un échange de services à la ma-
nière de la chrétienté médiévale. La papauté dessinait sans le sa-
voir une ligne de conduite qu’elle allait tenir jusqu’au XXIe siècle
et qui consistait désormais à ne plus s’immiscer dans le vain com-
bat entre forces de gauche et forces de droite, pour mieux s’adres-
ser directement aux populations et les exhorter à retourner à l’es-
sence du catholicisme. Mais la rudesse du propos ne permit pas
de cerner ce qui était fondamental dans Quanta cura.
L’encyclique avait aussi pour fonction de distinguer l’Église
catholique du mouvement philosophique de l’Aufklärung en
Autriche et en Prusse, initié notamment par Emmanuel Kant
dans son ouvrage La religion dans les limites de la simple raison
(1793), lequel avait voulu rebâtir la religion sur la seule base
d’une éthique collective (372). Sans référence au salut, aux sa-
372. « Une cité éthique sous la législation morale de Dieu est une Église qui, en
tant qu’elle n’est pas l’objet d’une expérience possible, se nomme l’Église invi-
sible (…). L’Église visible est l’union effective des hommes en un ensemble qui
s’accorde avec cet idéal. En tant que toute société soumise à des lois publiques,
elle implique une subordination de ses membres. » (La Religion dans les limites
de la simple raison, trad. Gibelin, Vrin, 1952, p. 136).

– 285 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

crements, à la grâce ou au clergé, cette perception de la religion


chrétienne s’adaptait bien aux terres protestantes. Dans les pays
catholiques, ce courant daigna concéder à l’Église la seule pos-
sibilité d’une action de charité et d’éducatrice des « honnêtes
mœurs ». Mais sa dimension spirituelle était évacuée au profit
de sa seule participation à une éthique policée. C’était d’une
certaine manière le défaut aussi de Lamennais qui, malgré son
ultramontanisme assumé, négligeait le mysticisme ecclé-
sial (373). Après une religion sans Église, on faisait la promotion
d’une Église sans religion. Mais en rappelant que l’Église était
un corps, une loi et une foi, Pie IX réaffirmait l’incarnation du
christianisme et son autonomie. Contre les matérialismes
athées, l’Église était une unificatrice sociale et une émanation
du domaine du surnaturel, un ordre et une vitalité.

Le Ralliement et les doutes


Vers la fin du XIXe siècle, les mentalités catholiques étaient
prêtes à une évolution de fond. Après la guerre de 1870, le pa-
triotisme avait largement pénétré les églises autant que la so-
ciété, et le malaise envers la République apparaissait à beaucoup
comme une forme indirecte de défiance envers la nation elle-
même. Le réalisme politique demandait une double fidélité, en-
vers le pays et le régime, sous peine que l’appartenance à l’Église
implique un refus de la citoyenneté. L’acuité du problème ou-
vrier avait débordé les petits milieux catholiques libéraux pour
sensibiliser même d’anciens monarchistes et des catholiques
conservateurs.
L’avènement du pape Léon XIII (1878-1903) représenta un
tournant essentiel, au moins sur la forme (374). Sa conviction

373. C’était aussi la position de Joseph de Maistre (1753-1821), Correspondance,


4, 428 : « Point de morale publique ni de caractère national sans religion, point
de religion européenne sans le christianisme, point de christianisme sans le ca-
tholicisme, point de catholicisme sans le pape, point de pape sans la suprématie
qui lui appartient ».
374. Leveque, Histoire des forces politiques, p. 32-36 ; M. Launay, La papauté à
l’aube du XXe siècle. Léon XIII et Pie X, Paris, Cerf, 1997.

– 286 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

était que seul l’engagement de toute l’Église dans la vie réelle


pouvait transformer la situation sociale et apaiser les tensions
politiques. L’image du monarque absolu, dont le peuple atten-
dait une manne providentielle, n’était qu’un mythe qui avait
masqué commodément un opportunisme politique dont
l’Église avait eu à souffrir. Plutôt que de pleurer une coopération
des pouvoirs qui n’avait jamais vraiment été, mieux valait re-
noncer aux modèles politiques anciens, qui veillaient d’ailleurs
jalousement à l’application des règles du concordat. La démo-
cratie présentait l’avantage de permettre aux chrétiens une pré-
sence dans la vie sociale et politique. A contrario, elle déniait à
l’Église tout statut de corps intermédiaire, protégeant et guidant
l’individu. Devant son bulletin de vote, celui-ci était seul. Ac-
cepter ce régime pouvait réduire le catholicisme à une simple
éthique, voire à un pur ésotérisme.
Par son encyclique Diuturnum du 29 juin 1881, Léon XIII
légitimait le suffrage universel, la séparation des pouvoirs et
l’existence de régimes politiques différents :
S’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose pu-
blique, cette désignation pourra dans certains cas être laissée au
choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine
catholique y fasse le moindre obstacle (…). Il n’est pas question
davantage des différents régimes politiques, rien n’empêche que
l’Église n’approuve le gouvernement d’un seul ou celui de plu-
sieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et appliqué au
bien commun.
Une fois de plus, le traitement du sujet par la papauté élar-
gissait le débat circonstancié. L’homme a besoin d’une autorité
politique incontestable et qui transcende la souveraineté popu-
laire. Car la souveraineté vient de Dieu, même si la désignation
concrète du gouvernement peut prendre la forme d’une élec-
tion. Ainsi, martèle Léon XIII, « tout pouvoir vient de Dieu »
(cf. Rm 13, 1). Cette conviction imposait de changer de regard
sur les formes de gouvernement. La dimension élective, aristo-
cratique ou royale importait peu tant que l’exercice du pouvoir
lui-même répondait aux impératifs moraux, sociaux et spirituels

– 287 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de la foi. En trahissant ceux-ci, le pouvoir n’était plus à l’image


de la majesté divine dont il était issu. « Le pouvoir n’aura cet
éclat et cette solidité qu’autant que Dieu apparaîtra comme la
source auguste et sacrée d’où il émane ». Tout cela avait déjà été
formulé par Léon XIII dans son encyclique Immortale Dei
(1er novembre 1885) [375]. On comprend dès lors l’impossibi-
lité pour un chrétien de résister ou de désobéir à cette autorité,
si elle se comporte conformément au plan divin (376). « Il
n’existe qu’une seule raison valable de refuser l’obéissance ; c’est
le cas d’un précepte manifestement contraire au droit naturel
ou divin ». En fin de compte, Léon XIII situait l’Église à la char-
nière des blocs idéologiques, comme médiatrice de concorde :
« Assurément, l’Église de Jésus-Christ ne peut être ni suspecte
aux princes, ni odieuse aux peuples. »
En fait, Léon XIII innovait moins qu’on ne l’a dit. Il mettait
en forme claire et positive le fruit de plusieurs siècles de ré-
flexion de l’Église romaine et de l’expérience politique récente
des mouvements libéraux. La main tendue par le pape ne suscita
pas l’enthousiasme des démocrates ni celui des fidèles. Au
contraire, pour ces derniers, « Léon XIII a brisé le lien séculaire
entre le trône et l’autel » (377), alors que les lois laïcistes se mul-
tipliaient en France : décret sur la dissolution des jésuites
(1880), loi sur l’école primaire laïque (1882), autorisation du
divorce (1884), fermetures d’écoles congrégationnistes. Cer-
taines déclarations de Jules Ferry et du courant anticlérical pas-
saient mal : « Mon but ? Organiser l’humanité sans Dieu ! ».
Seule une partie de l’épiscopat français suivit le pape, afin de
lever la confusion entre catholicisme et royalisme. En novembre
375. « La souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme poli-
tique (…). L’autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l’avantage d’un
seul ou de quelques-uns, puisqu’elle a été constituée pour le bien commun. »
376. Le pape insistera toutefois sur ce point dans une nouvelle encyclique, Li-
bertas præstantissimum, du 20 juin 1888 : « Mais, dès que le droit de commander
fait défaut, ou que le commandement est contraire à la raison, à la loi éternelle,
à l’autorité de Dieu, alors il est légitime de désobéir, nous voulons dire aux
hommes, afin d’obéir à Dieu. »
377. Mattei, Le Ralliement.

– 288 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

1890, à Alger, devant l’amirauté réunie, le cardinal Lavigerie,


pourtant ancien monarchiste, porta un toast célèbre à la Répu-
blique :
Quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, quand
la forme d’un gouvernement n’a rien en soi de contraire, comme
le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls
peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées, lorsqu’il
faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhé-
sion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le mo-
ment vient enfin de déclarer la preuve faite et, pour mettre un
terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et
l’honneur ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut
de la patrie.
Ce fut la consternation chez les catholiques. Le 15 mai 1891,
le pape alla plus loin en publiant l’encyclique Rerum Novarum
obligeant les catholiques à considérer la question ouvrière. Les
excès du socialisme revendicatif et agressif étaient mis sur le même
plan que l’aveuglement d’un capitalisme esclavagiste. En plaçant
ces deux excès dos à dos, Léon XIII appelait les chrétiens à une
implication directe dans la société au nom d’une foi incarnée.
Mais ce faisant, il décevait les républicains qui espéraient avec le
ralliement de l’Église au régime démocratique que celle-ci se li-
miterait au champ privé. En réalité, le pape comptait bien que
cette adhésion offrirait à l’Église un nouveau rôle dans l’espace
public. Dans la réalité économique, les idées de Rerum novarum
suscitèrent rapidement une multitude de projets novateurs en fa-
veur du monde ouvrier. Inspiré par le catholicisme social, l’in-
dustriel Léon Harmel (✝ 1915) fit de son usine textile de War-
meriville (Marne) un laboratoire au service des ouvriers :
logements dans un parc, équipements (théâtre, écoles, église, mai-
son syndicale), garanties sociales (caisse maladie, prêts). Le
contrôle de l’entreprise était partagé avec un conseil d’usine. Fa-
rouchement hostile au libéralisme, Léon Harmel appuiera le Ral-
liement et la formation des premiers syndicats (378).

378. Guitton, Léon Harmel.

– 289 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Le 16 février 1892, Léon XIII publiait en français l’ency-


clique Au milieu des sollicitudes, qui fut interprétée comme une
incitation claire à rallier la constitution républicaine. Dans le
détail, le texte était plus nuancé :
Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans
le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : em-
pires, monarchies, républiques (…). Les catholiques, comme
tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gou-
vernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de
ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de
la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne.
Loin d’être un blanc-seing signé à la Troisième République,
l’encyclique avait plutôt valeur de déclaration d’indifférence.
La forme politique importait peu, tant qu’il y avait un gouver-
nement qui puisse assumer par délégation tacite la souveraineté
divine sur terre, tout en œuvrant pour le bien commun et en
laissant à l’Église sa liberté. À ces conditions, « tous les individus
sont tenus d’accepter ces gouvernements et de ne rien tenter
pour les renverser ou pour en changer la forme ». Le pape ajou-
tait toutefois que « quelle que soit la forme des pouvoirs civils
dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement dé-
finitive qu’elle doive demeurer immuable ». Il y avait là une ma-
nière de dire que la république, comme la monarchie absolue
avant elle, passerait et serait un jour remplacée par un autre sys-
tème que les fidèles devraient là aussi accepter sous conditions.
Le relativisme politique du pape passa inaperçu (379).
Contre l’anticléricalisme et le laïcisme de la Troisième Ré-
publique, Léon XIII anticipait déjà les critiques qui lui seraient
faites en affirmant que « la qualité des lois dépend plus de la
qualité de ces hommes [politiques] que de la forme du pou-
voir ». Il renvoyait donc les catholiques à leur responsabilité de

379. On relève toutefois la même indifférence théorique chez de nombreux pré-


lats qui déplacent la question sur le terrain législatif, ainsi l’archevêque de Bor-
deaux, le cardinal Lecot : « Nous devons accepter la République définitivement.
Nous ne pouvons donner notre adhésion aux lois scolaires et militaires, mais je
dis que nous devons les accepter provisoirement ».

– 290 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

citoyen en les invitant à changer les hommes pour changer les


lois, et non à préparer le coup d’État. Par la suite, l’accueil de
l’encyclique fut assez froid en France, d’autant que l’Affaire
Dreyfus défrayait la chronique et que la République multipliait
les règlements contraignants. Le texte divisa violemment les fi-
dèles.
Suivant les injonctions du pape, des catholiques organisèrent
le mouvement démocrate-chrétien, mais ils furent mal reçus
dans l’arène politique et peinèrent à se situer par rapport à la
droite royaliste et antisémite, et face à des républicains conser-
vateurs qui refusaient d’aborder la question sociale. Albert
de Mun (✝ 1914) fut l’un de ces catholiques ralliés très tôt à la
République, à la suite du pape. L’homme s’était déjà fait remar-
quer pour son engagement social et caritatif en faveur des ou-
vriers, puis par sa tentative en 1881 de fonder un groupe poli-
tique, l’Association catholique, explicitement confessionnel et
monarchiste, mais le mouvement, qui voulait aborder la ques-
tion sociale, échoua, par manque de soutien de Rome. Albert
de Mun ne parvint jamais à trouver sa place au sein des trois
courants de la droite : bonapartistes, conservateurs et légiti-
mistes (380).
Avec l’Affaire Dreyfus et le sursaut du nationalisme, le mou-
vement démocrate-chrétien se retrouva vite isolé. En outre, l’ap-
pellation suscitait une ambiguïté : alors que la papauté avait
laissé le choix du régime aux fidèles, sans en exclure aucun, l’ex-
pression de « démocratie chrétienne » suggérait un nouveau lien
intrinsèque entre un régime et la croyance, rattachant ainsi
l’Église à l’orbite d’un gouvernement particulier, ce qu’elle avait
voulu éviter depuis le XIe siècle. L’encyclique Graves de com-
muni re, du 18 janvier 1901, eut pour but de préciser les condi-
tions de l’engagement politique. Les catholiques devaient no-
tamment « pourvoir aux intérêts des petits », préserver la
propriété privée et l’harmonie sociale. Mais la démocratie chré-
tienne en elle-même ne pouvait qu’être une inspiration, un cou-

380. Mayeur, La Vie politique, p. 87.

– 291 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

rant d’idées et d’action charitable, et non un parti susceptible


d’alliances contre-natures et d’opportunisme électoral. « Il ne
faut l’employer [le mot « démocratie »] qu’en lui ôtant tout sens
politique, et en ne lui attachant aucune autre signification que
celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple ».
Le contexte jouait contre le Ralliement. Le gouvernement
libéral de Waldeck-Rousseau (1899-1902) avait fait voter la loi
sur les associations (1er juillet 1901), explicitement contre les
biens d’Église. Le Président du Conseil radical Émile Combes
(1902-1905) se fit fort d’en appliquer les dispositions de la ma-
nière la plus contraignante possible et lança une offensive contre
les écoles congrégationnistes : près de 3 000 furent fermées. En
1903, les moines de la Grande Chartreuse furent expulsés de
leur couvent, malgré leur neutralité politique et la campagne
du journal radical Le Petit Dauphinois en leur faveur. Les rela-
tions diplomatiques avec le Vatican furent rompues et la loi de
séparation des Églises et de l’État promulguée le 9 décembre
1905. Le concordat – pourtant accord international – était uni-
latéralement dénoncé. La liberté de culte et de conscience était
garantie, mais l’Église ne recevrait plus aucune subvention, les
signes religieux étaient interdits dans l’espace public et les biens
d’Église ne relevant pas de l’exercice du culte étaient confisqués
après un inventaire estimatif. Le jour même, dans La Croix, Al-
bert de Mun prenait conscience du bouleversement qu’impli-
quait la loi :
Depuis hier, il y a encore une France catholique, il y a encore
des catholiques français. Mais la nation française est, par ses re-
présentants, rayée du nombre des États catholiques. C’est une
inexprimable douleur pour ceux qui donnèrent toute leur vie à
une seule idée, l’union de la France et de l’Église (…). Le Christ
a cessé d’être en France officiellement reconnu.
En 1906-1907, les conditions de réalisation des inventaires
donnèrent lieu à des débordements tels que Clemenceau les fit
suspendre pour pacifier le climat. Mais, dans l’ensemble, les ca-
tholiques, et surtout les évêques, n’opposèrent pas une résis-
tance marquante à ce bouleversement de l’ordre chrétien ancien,

– 292 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

probablement parce que l’Église en tant que structure religieuse


fonctionnait toujours : messes et sacrements étaient toujours
assurés (381). Les élections de mai 1910, tout en sanctionnant
la gauche radicale, ne bénéficièrent pas à la droite catho-
lique (382).
Même si la Séparation rendait à l’Église une certaine liberté,
elle allait à l’encontre des efforts réalisés depuis la Révolution
pour se rapprocher du régime républicain. Elle signifiait surtout
un refus catégorique de la part de l’État de la cohabitation des
pouvoirs et sa revendication à être le seul corps public reconnu.
Le pape Pie X qualifia cette attitude de « principe de discorde ».
En confinant l’Église dans le domaine privé, le gouvernement
radical ne laissait que l’État comme seul interlocuteur du ci-
toyen et niait que toute souveraineté – même temporelle, même
laïque – vînt de Dieu, position qui était au cœur de la pensée
catholique et justifiait l’obéissance aux autorités légales. Le 11
février 1906, Pie X publiait l’encyclique Vehementer Nos
condamnant la loi, mais non le régime :
Cette thèse bouleverse également l’ordre très sagement établi
par Dieu dans le monde, ordre qui exige une harmonieuse
concorde entre les deux sociétés. Ces deux sociétés, la société
religieuse, et la société civile, ont, en effet, les mêmes sujets,
quoique chacune d’elles exerce dans sa sphère propre son auto-
rité sur eux (…). Enfin, cette thèse inflige de graves dommages
à la société civile elle-même, car elle ne peut pas prospérer ni
durer longtemps lorsqu’on n’y fait point sa place à la religion,
règle suprême et souveraine maîtresse quand il s’agit des droits
de l’homme et de ses devoirs.

381. Reberioux, La République radicale, p. 83-88.


382. Les législatives de mai 1906 donnent 57,30 % des voix à la gauche,
12,60 % aux socialistes, et 29,70 % à la droite, toutes tendances confondues
(conservateurs, libéraux, nationalistes). En mai 1910, la gauche remporte
51,60 % des suffrages, les socialistes s’élèvent à 17,30 % et la droite stagne à
28,70 %. Au sein de la droite, les républicains, qui représentent 9,20 % des
voix, sont favorables à la laïcité, ce qui limite d’autant le poids des adversaires
de la Séparation. On relève toutefois à droite un petit succès pour l’Action libé-
rale (8,65 % des voix) fondée par des catholiques ralliés, comme Albert de Mun.

– 293 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La papauté dénonçait aussi la constitution des associations


cultuelles, rendues obligatoires par la loi, car elles créaient un
objet de discorde entre le clergé et les fidèles, eux seuls pouvant
être gestionnaires des associations, et donc des biens nécessaires
au culte. Outre le viol du droit de propriété, l’autorité ecclé-
siastique ne pouvait plus disposer librement des conditions ma-
térielles de l’exercice de la religion. Enfin, il était évident que
les associations dépendraient des pouvoirs civils, ne serait-ce
qu’au niveau fiscal. Pie X pouvait donc en déduire que « rien
n’est plus contraire à la liberté de l’Église que cette loi ».

La perte des attaches politiques


Les efforts du Ralliement avaient échoué en apparence. Le
régime démocratique avait brisé des liens anciens avec l’Église,
mais devenus si caducs et objets de telles tensions que la loi de
1905 n’était que l’officialisation d’une situation de fait. Néan-
moins, l’Église perdait beaucoup : de nombreux biens, son fi-
nancement, son autonomie matérielle. Plus grave, on l’avait iso-
lée. Les catholiques engagés dans le système électoral ou la
démocratie chrétienne se retrouvaient accusés de collaboration
avec un système inique. Les méthodes des radicaux avaient cho-
qué même l’opinion laïque jusqu’à provoquer la démission du
gouvernement Combes. L’Église ne revenait pourtant pas en
arrière : république et démocratie étaient acceptables, mais pas
leur législation actuelle.
L’influence de l’intellectuel Charles Maurras (✝ 1952) devait
grandir dans les cercles catholiques, parmi la jeunesse étudiante
et les élites cultivées. Brillant éditorialiste, écrivain influent, Maur-
ras s’était rallié au royalisme après avoir défendu la république
sous sa forme réactionnaire. Antidreyfusard et nationaliste, il as-
socia dès 1898 sa lutte contre l’influence allemande à celle contre
le capitalisme juif. Assurant la publication du quotidien L’Action
française, il y défendit ce qu’il appelait le « nationalisme intégral »,
dont l’incarnation politique était une monarchie dégagée de
toutes les références aux Lumières et à la Révolution. Forcément,
le catholicisme en était la colonne religieuse.

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ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Politique d’abord, politique du nationalisme intégral. Et cela si-


gnifie aujourd’hui que la religion étant attaquée sur le terrain
politique, il faut la défendre politiquement (383).
Ou encore :
Comme le parti catholique, les royalistes sont catholiques (de
raison, de sentiment ou de tradition), et ils tiennent à la pri-
mauté du catholicisme. Comme le parti antisémitique, ils sont
antisémites (…), ils souhaitent un pouvoir responsable et
fort (384).
Le succès de la pensée de Maurras chez les catholiques doit
beaucoup aux déceptions suscitées par le Ralliement et par le
divorce entre le trône et l’autel. En proposant un « mouvement
monarchiste sécularisé », Maurras offrait une alternative idéo-
logique à l’ancien royalisme chrétien (385).
En quelques années, l’influence de L’Action française toucha
les fidèles, le clergé et même une partie de l’épiscopat, incrédule
face au Ralliement et au drame de 1905. La papauté sembla
leur donner raison puisque, le 25 août 1910, la lettre pontificale
Notre charge apostolique condamna Le Sillon. Fondée par le ca-
tholique Marc Sangnier dans la logique de Rerum novarum, la
revue Le Sillon voulait faciliter le dialogue entre l’Église et la so-
ciété moderne, notamment le monde ouvrier (386). On a long-
temps prétendu que ce courant avait été dénoncé en raison de
ses sympathies républicaines. En réalité, il avait été soutenu ex-
plicitement par Pie X lui-même, jusqu’à ce qu’il lui retire sa
confiance, car le courant n’était pas assez élaboré sur le plan in-
tellectuel et catéchétique. Cette fragilité le rendit perméable à
un certain anticléricalisme et Le Sillon réclama le transfert de
l’autorité ecclésiastique aux fidèles. S’éloignant des conseils de
Léon XIII, la revue utilisa un vocabulaire de révolution sociale
qui rappelait trop le socialisme laïciste :

383. Maurras, Politique religieuse, 1912.


384. Le Soleil, 2 mars 1900, cf. Girardet, Le Nationalisme français, p. 195-216.
385. Nous suivons Mattei, Le Ralliement.
386. Christophe, 2 000 ans d’Histoire, p. 982-984.

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LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Le souffle de la Révolution a passé par là, et nous pouvons


conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées,
son esprit est dangereux et son éducation funeste (…).
D’abord, son catholicisme ne s’accommode que de la forme
du gouvernement démocratique, qu’il estime être la plus fa-
vorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il
inféode donc la religion à un parti politique (…). L’Église a
toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouverne-
ment qu’elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts.
Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre
prédécesseur [Léon XIII], c’est qu’il y a erreur et danger à in-
féoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouver-
nement.
Maurras exulta en raison de cette condamnation, mais sa foi
dans l’Église comme structure de civilisation et comme axe du
nationalisme intégral, alors même qu’il avouait être agnostique,
suscita la méfiance grandissante de la papauté pour laquelle il
péchait de la même manière que Le Sillon, mais à l’autre bout
de l’échiquier politique. Dès 1913, Pie X fit ouvrir une enquête
apostolique sur les œuvres de Maurras et les mit à l’Index, sans
toutefois publier le décret, afin de ne pas déstabiliser les nom-
breux catholiques de L’Action française dans les temps de trou-
bles qui précédèrent la Première Guerre (387).
Le conflit mondial contribua à apaiser les tensions entre la
Troisième République et l’Église. L’engagement des aumôniers
militaires auprès des soldats marqua profondément les esprits,
tout comme le patriotisme sans faille des catholiques. Une per-
sonnalité comme Charles Péguy, mort en patriote dès le 5 sep-
tembre 1914, avait pu unir sans contradiction apparente un au-
thentique catholicisme spirituel, l’espoir du socialisme ouvrier
et une totale conviction républicaine :
La France n’est pas seulement la fille aînée de l’Église (…), elle
a aussi dans le [domaine] laïque une sorte de vocation parallèle
singulière, elle est indéniablement une sorte de patronne et de

387. Weber, L’Action française, p. 251-255.

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ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

témoin (et souvent une martyre) de la liberté dans le monde


(L’Argent suite, 1913).
Au sortir de la guerre, l’application stricte de la loi de 1905
et des inventaires n’était plus à l’ordre du jour, d’autant que
l’Alsace-Moselle, rentrée dans le giron de la France, revenait
sous statut concordataire. Malgré cette détente, ou peut-être à
cause d’elle, il fallut prendre position sur le nationalisme inté-
gral. Le 23 décembre 1922, Pie XI publia l’encyclique Ubi ar-
cano avertissant notamment que « l’amour même de (la) patrie
et de (la) race (…) n’en devient pas moins un germe d’injustice
et d’iniquités nombreuses, s’il dégénère en nationalisme immo-
déré ». Pour être encore plus explicite, le pape condamna L’Ac-
tion française le 29 décembre 1926, interdit aux catholiques d’en
être membres et rendit public le décret de mise à l’Index :
Nous n’avons pas voulu permettre qu’en France un parti poli-
tique puisse faire servir l’Église et la religion catholique à ses fins
politiques, qu’il puisse les accaparer et les exposer ainsi à recevoir
les injures, les outrages des partis adverses. L’Église ne saurait
être la chose d’un parti.
La politique doit être subordonnée à la morale et à la loi de
l’Évangile, et non la religion à la politique (388). L’intérêt na-
tional ne peut être érigé en absolu. Les défenseurs de L’Action
française répondirent par un Non possumus (« Nous ne pouvons
pas »), arguant que le pouvoir spirituel n’avait pas autorité pour
exiger des fidèles le renoncement à la patrie. Il semble que
Pie XI ait voulu se montrer particulièrement sévère contre L’Ac-
tion française, peut-être pour ne pas être accusé de complaisance
envers une déviance de droite. Les fidèles concernés furent pri-
vés de communion et d’obsèques religieuses. En juillet 1939,
Pie XII voulut faire un geste de paix en levant les sanctions.
La condamnation du mouvement royaliste peu après celle
du courant démocrate rétablissait un équilibre et levait les am-
388. L’Action française « identifiait la religion avec une doctrine politique et
une forme politique ; elle compromettait l’Église, divisait les catholiques, dé-
tournait la jeunesse et le clergé de la simple action catholique pour l’entraîner à
l’action politique », Weber, L’Action française, p. 285.

– 297 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

biguïtés. Elle imposait aux catholiques une double attitude,


certes inconfortable : l’engagement quotidien dans la société et
le monde politique ; l’attention à ne jamais laisser le catholi-
cisme devenir la chose d’un groupe ou d’une idéologie. Ce fai-
sant, elle privait l’Église d’un levier d’action directe sur le légis-
lateur et laissait dans l’incertitude de nombreux catholiques, de
gauche comme de droite, au seuil de la Seconde Guerre mon-
diale et de l’apogée des totalitarismes.

L’Église face aux idéologies totalitaires


Entre les deux grandes guerres, le monde connut une mon-
tée vers les extrêmes, au nom d’un nationalisme absolu ou d’un
socialisme brutal. Dans les deux cas, l’Église catholique prit po-
sition clairement, malgré les risques encourus par les fidèles.
Contrairement aux interprétations souvent retenues, les textes
pontificaux dénonçant les régimes totalitaires et leurs épigones
ne montrèrent d’indulgence envers aucun d’entre eux, les dési-
gnant au contraire comme aussi dangereux, et furent inspirés
par les mêmes principes qui avaient conduit Pie IX et Léon XIII
dans leur attitude politique : les peuples sont libres de se donner
le régime et les dirigeants qu’ils souhaitent, indistinctement,
mais la légitimité des pouvoirs vient d’au-delà des résultats élec-
toraux, et seule la recherche du bien commun valide un système
politique ; dans ce domaine, on ne saurait exiger le silence de
l’Église ou son retrait dans l’unique sphère privée. Depuis la
Révolution française, l’approche pontificale des pouvoirs ne
changeait pas et pouvait se résumer au refus du « politique
d’abord », quel qu’il fût.
Dès le 29 juin 1931, Pie XI dénonçait le fascisme italien, et
notamment l’embrigadement de la population, dans l’ency-
clique Non abbiamo bisogno. La papauté avait longtemps hésité
à poser ce geste définitif, car la population italienne était à la
fois catholique et convaincue des bienfaits du régime mussoli-
nien. De fait, l’enseignement religieux avait toute sa place parmi
les écoles, l’influence chrétienne était manifeste dans les réu-
nions du Parti fasciste et chez ses membres. Lors des accords du

– 298 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Latran (1929), Mussolini avait réglé la question épineuse des


États pontificaux, lancinante depuis 1870, en accordant une
totale indépendance politique à la papauté sur son micro-
territoire du Vatican. Mais la toute-puissance de l’État dans la
société italienne allait à l’encontre de la doctrine lentement éla-
borée depuis deux siècles. La condamnation pontificale ne gêna
pas outre-mesure les succès du régime fasciste et il fallut atten-
dre le déclenchement de la guerre pour voir les premières fis-
sures dans la popularité de Mussolini.
L’anti-nazisme catholique n’est plus à prouver (389). En mai
1938, alors qu’Adolf Hilter est reçu à Rome par Mussolini, le
pape Pie XI quitte temporairement la cité, « souillée » par la
présence du Führer. Le nonce à Berlin dans les années 1920,
Eugenio Pacelli, futur Pie XII, était à la fois germanophile et
profondément rétif au nazisme, condamnant aussi bien les
conditions iniques du traité de Versailles que la montée en puis-
sance des nazis. Les messages de la Documentation catholique
des années 1930-1933 prévenaient clairement, sous menace
d’excommunication, qu’il « est interdit à tout catholique d’être
membre inscrit au parti de Hitler (…). Aussi longtemps qu’un
catholique est membre inscrit au parti de Hitler, il ne peut re-
cevoir les sacrements ».
Nommé chancelier le 30 janvier 1933, Hitler cherchait à
s’arroger les pleins pouvoirs, sans lesquels il ne pourrait établir
le nouveau Reich librement. Il avait donc besoin du ralliement
d’une trentaine de voix chez les députés du Reichstag pour ob-
tenir la majorité des deux tiers. Il négocia alors avec ceux du
Zentrum, le parti catholique allemand, très lié à l’épiscopat, aux
associations chrétiennes de jeunesse et aux syndicats confession-
nels. Convaincus par les promesses des nazis de ne pas s’attaquer
à l’Église, le Zentrum vota les pleins pouvoirs le 23 mars 1933,
faisant ainsi imploser le front catholique anti-nazi. Quelques
mois plus tard, le Zentrum était dissous et interdit (390).

389. Riccardi, Ils sont morts pour leur foi, p. 66-83.


390. Sur ce contexte, cf. Dreyfus, Le IIIe Reich, p. 119-122.

– 299 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Comme en Italie et dans la plupart des pays européens, il


fallait régulariser la situation du catholicisme dans une Alle-
magne majoritairement protestante. Le 20 juillet 1933, Pie XI
signait un concordat avec le Reich. Le but était de garantir la

La comparaison des deux cartes montre que les terres catholiques


sont répulsives aux votes nazis (d’après les données du site www.elec
toralgeography.com, et Dreyfus, Le IIIe Reich).

– 300 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

liberté de culte, celle des associations catholiques et de limiter


les persécutions contre le clergé. Bien que cet accord n’ait pas
été une acceptation du régime, il fut parfois considéré comme
tel par les fidèles allemands, d’autant qu’il fut signé quelques
jours après l’interdiction du Zentrum. La propagande nazie
s’ingénia à répercuter cette équivoque que les divisions au sein
de l’épiscopat ne purent lever. Le Kirchenkampf (« combat
contre l’Église ») contre le catholicisme, « religion d’esclaves »,
pouvait commencer. Dès 1935, le gouvernement nazi lança une
campagne contre l’Église, trop sémitisée. On prononça des fer-
metures de journaux, d’associations. Dès la fin de l’année 1934,
185 prêtres étaient morts dans les camps ou exécutés.
Sur les conseils du cardinal Pacelli, Pie XI trancha explici-
tement par l’encyclique du 14 mars 1937, Mit brennender
Sorge (« Avec un souci brûlant »), lue en chaire dans toutes les
églises d’Allemagne. Le texte était un réquisitoire sans appel
contre le système nazi, le racisme d’État et le non-respect du
concordat.
Quiconque prend la race, ou le peuple, ou l’État, ou la forme
de l’État, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur
fondamentale de la communauté humaine (…) et les divinise
dans un culte idolâtrique, celui-là renverse l’ordre des choses
créé et ordonné par Dieu (…). Qui veut voir bannies de l’Église
et de l’école l’histoire biblique et la sagesse des doctrines de l’An-
cien Testament blasphème le Nom de Dieu, blasphème le plan
de salut du Tout-Puissant, érige une pensée humaine étroite et
limitée en juge des desseins divins sur l’histoire du monde (§ 12-
20).
Cette déclaration rappelait celle des encycliques de Pie IX et
de Léon XIII. Elle y ajoutait toutefois une reconnaissance ex-
plicite des droits de l’homme envers lesquels la papauté avait
été réticente :
L’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient
de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité, hors
de toute atteinte qui viendrait à les nier, à les abolir ou à les né-
gliger (§ 37).

– 301 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

En réalité, ce n’est pas tant les droits de l’homme que l’Église


avait eu du mal à intégrer que la formulation donnée dans la
Déclaration de 1789, laquelle liait ces droits à la nature de
l’homme plutôt qu’à son état de créature. Or, l’homme a des
droits parce qu’il est bien-aimé du Père, et non en raison de
l’autonomie de son existence qu’il ne devrait qu’à lui-même.
Le texte de l’encyclique provoqua la fureur du gouvernement
nazi, notamment de Goebbels, ministre de la Propagande :
« L’Église catholique poursuit son infâme travail d’excita-
tion (…). Cette prêtraille politisante est, à côté des juifs, l’espèce
la plus odieuse que nous hébergions aujourd’hui encore dans le
Reich. Il faudra, après la guerre, résoudre le problème une fois
pour toutes » (391). L’encyclique fut censurée dans le pays.
Malgré le courage de sa déclaration, Pie XI ne put empêcher les
persécutions contre les chrétiens et les juifs. Contre l’antisémi-
tisme, il insistera pourtant une fois encore le 6 septembre 1938 :
Par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance
spirituelle d’Abraham. Non, il n’est pas possible aux chrétiens
de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons à quiconque
le droit de se défendre, de prendre les moyens de se protéger
contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisé-
mitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement sémites.
Le redoublement des violences devait convaincre son suc-
cesseur Pie XII que la solution exigeait d’autres voies que celle
de la déclaration publique.
Entre les deux guerres, le totalitarisme régnait aussi en Rus-
sie, au Mexique, et menaçait l’Europe à travers les tentatives de
déstabilisation politique menées par le Komintern fondé par
Lénine. Les différentes condamnations par la papauté au
XIXe siècle des courants d’idées socialistes et modernistes pa-
raissaient donner raison à l’Église qui, seule, avait anticipé les
conséquences dramatiques du matérialisme politique. En ré-

391. 6 janvier 1932, Journal (1923-1933), t. 1, Paris, Tallandier, 2006. Ou en-


core le 16 octobre 1928 : « Qu’est-ce que le christianisme aujourd’hui pour
nous ? Le national-socialisme est une religion ».

– 302 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

duisant les rapports sociaux à une lutte permanente et la vie


collective aux forces économiques et matérielles, le marxisme
refusait la coopération des classes sociales et limitait le monde
à ce qu’il avait de plus terre à terre, refusant toute place à la re-
ligion et à la spiritualité :
La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un
monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales
d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition
de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exi-
gence que formule son bonheur réel (392).
Dans son interprétation du marxisme, Lénine y avait en
outre ajouté la légitimité de la violence et du renversement bru-
tal des sociétés traditionnelles. Le cas de la révolution mexicaine
en 1917, suivie de la terrible persécution des chrétiens et de la
guerre des Cristeros (1926-1929), fut le premier système de
type marxiste contre lequel la papauté prit position le 18 no-
vembre 1926 par l’encyclique Iniquis afflictisque (393). C’est le
souvenir des violences anti-chrétiennes du Mexique qui poussa
Pie XI à réagir face au début de la guerre civile espagnole, le 14
septembre 1936 :
On dirait qu’une satanique préparation a rallumé, et plus vive
encore, dans la voisine Espagne, cette flamme de haine et de
persécution plus féroce, réservée, de l’aveu même de ses enne-
mis, à l’Église et à la religion catholique, car elle est l’unique vé-
ritable obstacle au déchaînement de ces forces qui ont déjà fait
leurs preuves et donné leur mesure dans l’essai de renversement
de tous les ordres, de la Russie à la Chine, du Mexique à l’Amé-
rique du Sud, preuves et préparations précédées, accompagnées
incessamment d’une universelle, assidue et très habile propa-
gande pour la conquête du monde entier au bénéfice de ces ab-
surdes et désastreuses idéologies.
Le pape ne se prononça pas, à cette date, contre le fran-
quisme, car la victoire du général Franco n’était pas encore ac-

392. Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844.


393. Riccardi, Ils sont morts pour leur foi, p. 332-342.

– 303 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

quise ni son régime installé. Seul un Georges Bernanos, dans


Les Grands Cimetières sous la lune, paru en 1938, sut identifier
et décrire les débordements du franquisme. Face aux persécu-
tions anti-chrétiennes menées en Espagne par les forces répu-
blicaines, mêlant des laïcistes, des socialistes et des anarchistes,
l’épiscopat se rallia massivement aux troupes nationalistes du
général Franco et accepta son idée de « croisade » contre les
rouges. Le massacre de près de 8 000 religieux durant l’été 1936
ne laissait aucun autre choix.
Dans ce contexte dramatique, et une semaine après avoir
condamné le nazisme, Pie XI faisait de même pour le commu-
nisme athée dans l’encyclique Divini Redemptoris (19 mars
1937) [394] :
Le communisme dépouille l’homme de sa liberté, principe spi-
rituel de la conduite morale ; il enlève à la personne humaine
tout ce qui constitue sa dignité, tout ce qui s’oppose morale-
ment à l’assaut des instincts aveugles. On ne reconnaît à l’indi-
vidu, en face de la collectivité, aucun des droits naturels à la per-
sonne humaine ; celle-ci, dans le communisme, n’est plus qu’un
rouage du système. Dans les relations des hommes entre eux,
on soutient le principe de l’égalité absolue, on rejette toute hié-
rarchie et toute autorité établie par Dieu, y compris l’autorité
des parents (§ 10).
Et le pape de faire la liste des applications pratiques du com-
munisme et des persécutions contre la foi chrétienne en Russie,
au Mexique et en Espagne. C’était non seulement l’idéologie
elle-même qui était condamnée, mais aussi son système poli-
tique (395). Les totalitarismes furent les seuls régimes contem-
porains que l’Église rejeta au-delà de leur législation.

394. Il l’avait déjà fait le 18 janvier 1924 à propos de la situation russe, dans
l’encyclique Maximam gravissimamque.
395. Le pape n’exonérait nullement les forces patronales de leurs responsabilités
dans la montée du communisme : « Pour comprendre comment le communisme
a réussi à se faire accepter sans examen par les masses ouvrières, il faut se rappeler
que les travailleurs étaient déjà préparés à cette propagande par l’abandon reli-
gieux et moral où ils furent laissés par l’économie libérale. »

– 304 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

La démocratie, une conviction chrétienne ?


Au sortir de la guerre, les monarchies absolues ayant déjà
disparu, les totalitarismes s’étant effondrés et toutes les
formes de république ayant déçu, il ne restait aux catholiques
que le choix de la démocratie ou du communisme. Mais la
condamnation de ce dernier en 1937 levait toute équivoque,
même si de nombreux chrétiens importèrent le marxisme au
sein des organisations d’Église dans les années 1950-1970.
Cette influence, qui devait déboucher en Amérique latine sur
la théologie de la libération, fut régulièrement dénoncée
puisqu’elle remettait au cœur de la société et de l’Église la
lutte des classes plutôt que de valoriser leur coopération en
responsabilisant à la fois riches et pauvres. Même adapté, le
marxisme n’était pas acceptable car son principe était anti-
chrétien.
Comme la Première Guerre mondiale, la guerre de
1939-1945 eut pour conséquence inattendue la réhabilita-
tion pleine et entière des catholiques dans l’ordre politique
français. Dès 1944, le MRP (Mouvement républicain po-
pulaire) devenait le second parti de France, peuplé de ca-
tholiques qui avaient fait de la résistance, mais souvent
pour des raisons différentes : refus du nazisme pour les uns,
de l’occupation allemande pour les autres, parfois contre
Vichy. La personnalité de De Gaulle, lui-même catholique
et ancien royaliste, facilita la réintégration des croyants
dans la France de l’après-guerre, d’ailleurs aux côtés des
communistes.
La seconde moitié du XXe siècle contribua à mettre en forme
définitivement la doctrine catholique sur les pouvoirs poli-
tiques, sans pour autant infléchir foncièrement les prises de po-
sition du siècle précédent. Le concile Vatican II eut le désir de
quitter l’impasse intellectuelle dans laquelle l’Église avait été en-
fermée depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire la lutte pied à pied
avec les idées politiques des Lumières. Le concile ne réclama
donc nullement le retour de l’ancien ordre catholique, mais seu-
lement la liberté religieuse et une coopération avec les autorités

– 305 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

civiles (396). Pour mieux avancer, il fallait tirer un trait sur le


passé. Mais cette main tendue fut rarement prise en Europe, les
États se contentant de noter l’abandon de l’Église dans le grand
combat qui les avait opposé au catholicisme.
L’encyclique Populorum progressio du pape Paul VI (26 mars
1967) fut plus marquante. Elle appelait en effet à prendre en
compte en même temps les exigences d’indépendance nationale,
de liberté politique et de développement social, et cela contre
le colonialisme, la tentation dictatoriale, le capitalisme mar-
chand et les haines interculturelles. Plus encore, le développe-
ment sous toutes ses formes apparaissait indissociable du pro-
grès spirituel :
Tout programme, fait pour augmenter la production, n’a en dé-
finitive de raison d’être qu’au service de la personne (…). Il ne
suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répar-
tisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique
pour que la terre soit plus humaine à habiter (…). Économie et
technique n’ont de sens que par l’homme qu’elles doivent servir.
Et l’homme n’est vraiment homme que dans la mesure où, maî-
tre de ses actions et juge de leur valeur, il est lui-même auteur
de son progrès, en conformité avec la nature que lui a donnée
son Créateur et dont il assume librement les possibilités et les
exigences (§ 34).
Il n’est d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la recon-
naissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie hu-
maine. Loin d’être la norme dernière des valeurs, l’homme ne
se réalise lui-même qu’en se dépassant (§ 46).
Cette approche nuancée de l’humanisme, valeur centrale
des démocraties occidentales, devait déboucher sur un regard
bienveillant mais distancié envers celles-ci. De fait, la démo-
cratie ne se limite pas à un système électoral ou parlementaire
plus ou moins représentatif. Le « gouvernement du peuple par
le peuple et pour le peuple » – tel que défini par Abraham Lin-
coln (✝ 1865) – renvoie à des mentalités et à des habitus poli-

396. Dumont (dir.), Église et politique, p. 353.

– 306 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

tiques établis par l’éducation et qui modèlent le citoyen, no-


tamment des législations progressistes, des processus égalisa-
teurs, un certain relativisme philosophique et un individua-
lisme individualisme tempéré. En Europe, le régime
démocratique va de pair avec la laïcité. Mais au regard de la
Vérité évangélique, la démocratie est anonyme, elle est un lieu
vide, vide parce qu’elle doit être comblée par les convictions
qui y sont apportées par les décideurs et leurs électeurs, convic-
tions qui sont l’objet de discussions et de négociations. Parce
qu’elle est le régime du débat, la démocratie est nécessairement
confrontée au risque du vide éthique et spirituel. La définition
du vrai et du bien est sans cesse à reprendre en fonction du
rapport de force électoral. C’est pour cela que la liberté d’ex-
pression est si fondamentale dans les références démocratiques,
car sans elle l’opinion publique ne peut se positionner sur le
modèle éthique recherché, ses variantes et ses adaptations. Or,
si l’Église a appris depuis la Renaissance à accepter son absence
du système politique et son peu d’influence sur les gouverne-
ments, elle ne saurait valider l’éradication de l’espace public de
toute référence à Dieu et à une éthique non négociable, sous
peine de trahir l’Évangile. Le 1er mai 1991, commémorant le
centenaire de Rerum novarum, Jean-Paul II publiait l’ency-
clique Centesimus annus, qui montrait que l’analyse du monde
moderne par l’Église n’avait pas vieilli :
L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui
assure la participation des citoyens aux choix politiques et ga-
rantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs
gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque
cela s’avère opportun. Cependant, l’Église ne peut approuver la
constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le
pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des
fins idéologiques. Une démocratie authentique n’est possible
que dans un État de droit et sur la base d’une conception cor-
recte de la personne humaine (…). Une démocratie sans valeurs
se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois,
comme le montre l’histoire (…). L’Église respecte l’autonomie
légitime de l’ordre démocratique et elle n’a pas qualité pour ex-

– 307 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

primer une préférence de l’une ou l’autre solution institution-


nelle ou constitutionnelle. La contribution qu’elle offre à ce titre
est justement celle de sa conception de la dignité de la personne
qui apparaît en toute plénitude dans le mystère du Verbe in-
carné.
Le pape privilégiait donc la démocratie, car ce système per-
met l’engagement individuel dans la société, mais il avertissait
en même temps ses défenseurs du risque relativiste inhérent à
la démocratie, risque qui avait donné lieu aux débordements
du XXe siècle. On ne peut élire un message religieux ou moral
comme on élit une assemblée ou un programme politique. La
loi civile est nécessairement subordonnée à la loi morale (397).
Cette même approche fut rappelée le 5 octobre 2007 par le pape
Benoît XVI :
Une conception positiviste du droit semble dominer chez de
nombreux penseurs aujourd’hui. Selon eux, l’humanité, ou la
société, ou en fait la majorité des citoyens, devient la source ul-
time de la loi civile. Le problème qui se pose n’est donc pas la
recherche du bien mais celle du pouvoir, ou plutôt de l’équilibre
des pouvoirs. À la racine de cette tendance se trouve le relati-
visme éthique, dans lequel certains voient même l’une des prin-
cipales conditions de la démocratie, car le relativisme garantirait
la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais s’il en
était ainsi, la majorité d’un instant deviendrait la source ultime
du droit. L’histoire montre très clairement que les majorités
peuvent se tromper. La vraie rationalité n’est pas garantie par le
consensus d’un grand nombre, mais uniquement par la trans-
parence de la raison humaine à la Raison créatrice et l’écoute
commune de cette Source de notre rationalité. Lorsque sont en
jeu les exigences fondamentales de la dignité de la personne hu-
maine, de sa vie, de l’institution familiale, de l’équité de l’ordre
social, c’est-à-dire les droits fondamentaux de l’homme, aucune
loi faite par les hommes ne peut modifier la norme écrite par le

397. Dans le CEC ni le mot « démocratie » ni l’adjectif « démocratique » n’ap-


paraissent une seule fois. Les passages du CEC concernant l’autorité (§ 1899-
1916) sont fidèles aux encycliques déjà citées, ainsi au § 1899 : « L’autorité exi-
gée par l’ordre moral émane de Dieu ».

– 308 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

Créateur dans le cœur de l’homme, sans que la société elle-


même ne soit touchée de manière dramatique dans ce qui
constitue sa base essentielle.
L’ultime référence est donc divine. Dieu règne sur le monde
qui est sa création. Ce règne est à la fois celui de l’amour et du
renoncement à soi, car avant d’être enlevé au Ciel pour y do-
miner l’univers, le Christ est couronné d’épines et élevé sur le
trône de la Croix. Si la démocratie se veut au service du peuple,
elle est alors en affinité avec l’un des principes du christianisme
qui est la charité pratique. Mais l’Église accorde autant d’im-
portance au salut, au bienfait spirituel et moral des êtres hu-
mains qu’à leur progrès matériel, catégorie insuffisante pour
l’Église. En niant cet absolu, la démocratie prend le risque d’être
le régime de l’indétermination, ouvert à l’évènement et indif-
férent aux aspirations profondes de l’homme et de la femme.
En revanche, tout débat est à accueillir s’il s’appuie sur la parole
fondatrice du Christ.

Conclusion

L’Église n’a jamais contrôlé le pouvoir politique. Il faut le


répéter encore et toujours. Elle en a eu la velléité à la fin du
XIIIe siècle, mais le projet d’une théocratie pontificale échoua
concrètement dès qu’il fut formulé. Depuis l’Antiquité jusqu’à
la Révolution française, la monarchie fut le seul régime connu
du christianisme. Après les persécutions romaines, l’Église fut
intégrée au système impérial par Constantin, puis imbriquée
malgré elle dans le fonctionnement politique des royaumes du
Moyen Âge. Si la collusion des pouvoirs confirma la place cen-
trale de la foi chrétienne dans la vie quotidienne des Européens,
elle eut pour conséquence dramatique une totale subordination
de l’institution aux ambitions des princes temporels et à leurs
querelles. Contre cette dépendance des Églises nationales, la pa-
pauté prit en charge une vaste réforme religieuse au XIe siècle
et obtint à force de combats son autonomie, phénomène majeur
et unique dans l’histoire des religions. Après les excès des mo-

– 309 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

narchies et ceux de la théocratie pontificale, l’Église fut confron-


tée aux excès du conciliarisme puis à un processus de reprise en
main des clergés nationaux par des monarchies aux pouvoirs
grandissants. Toute l’époque moderne fut tendue par les appels
de Rome à une plus grande liberté des structures ecclésiastiques,
souvent en vain.
Lorsqu’éclate la Révolution française, l’Église était déjà sur
la réserve envers les autorités royales, mais plus encore à l’égard
de tout pouvoir temporel prétendant se passer de Dieu ou de
toute référence spirituelle et éthique. La fin de la monarchie ab-
solue représenta pourtant un moment profondément doulou-
reux pour l’Église. Outre qu’elle brisait quinze siècles de coha-
bitation et ouvrait sur l’incertitude et même la Terreur, cette
disparition politique obligeait à abandonner cet idéal d’un
monde gouverné par Dieu à travers un intermédiaire choisi,
mal gouverné le plus souvent ou avec beaucoup d’injustices,
mais gouverné tout de même. Qu’allaient devenir les affaires
publiques sans référence à Dieu ? L’homme était-il apte à exer-
cer une pleine responsabilité du gouvernement des siens ?
L’Église voulut le croire et se rallier à cet élan généreux, à condi-
tion toutefois que la liberté religieuse soit garantie dans tous les
domaines (éducation, opinion…). Cette main tendue aux ré-
gimes républicains fut fréquemment rejetée car perçue comme
une tentative d’intrusion. Seuls les combats partagés des deux
conflits mondiaux au XXe siècle permirent une meilleure ac-
ceptation réciproque, à défaut d’une réelle compréhension.
Contre les déceptions des fidèles, tentés par une application
pratique et politique du catholicisme à travers le modernisme,
le socialisme ou le nationalisme, la papauté dut rappeler qu’il
n’y avait pas de parti catholique. Car le catholicisme est une foi
et une doctrine mais non un programme applicable et négocia-
ble.
Quant à la dimension non démocratique de l’Église, elle est,
elle aussi, indissociable du message évangélique. L’Église est mo-
narchique parce que le Christ règne ; elle est égalitaire au sens
où elle est une communauté unique où chacun a la même va-

– 310 –
ADHÉSION MONARCHIQUE ET COMPROMISSIONS POLITIQUES

leur incommensurable dans le cœur de Dieu ; elle est électorale


puisque tous ses membres – et notamment les clercs – sont élus
sur la base, non d’un programme ou d’une campagne électorale,
mais selon leur abnégation et leur vocation ; elle est hiérar-
chique en raison de la différence des fonctions sacramentelles,
mais aussi démocratique puisqu’elle demande l’adhésion per-
sonnelle de chacun au Christ, initie les fidèles à l’introspection
et les appelle à leurs responsabilités, qui sont aussi sociales. Elle
est la grande accoucheuse des consciences.

– 311 –
V
L’Église contre les libertés individuelles

L es pratiques d’ascèse et de chasteté des moines et des prêtres


catholiques ont nourri l’impression d’une hostilité de
l’Église envers tout ce qui touche à la sexualité. Plus encore, les
combats de l’Église contre l’ouverture du mariage aux personnes
homosexuelles sont connus et, avec les déclarations fréquentes
du clergé sur l’avortement et le rôle des mères au sein des fa-
milles, font planer sur l’institution l’accusation d’intolérance,
de mépris des libertés individuelles. Il faut pourtant rappeler
que la naissance de la conscience personnelle est un fruit du
christianisme européen, tout comme la valorisation de la femme
au sein de la société, et cela bien avant la Renaissance (398).

L’affirmation de l’individu

La société occidentale est fondée sur la prise en compte de


l’individu comme élément déterminant de sa norme. Cette so-
ciété est faite pour l’individu et par l’individu, du moins en
théorie. Il en justifie les lois, les coutumes, les rapports sociaux
et les régimes politiques. Mais la notion d’individu est moins

398. « L’individu est une invention de l’Occident moderne. Il a surgi des limbes
de la société il y a 500 ans environ à l’époque de la Renaissance en s’extrayant
des nasses des sociétés traditionnelles », déclaration péremptoire de Christian
Le Bart, L’Individualisation, Paris, Presses de Science-Po, 2008. Le rôle majeur
de l’Église dans l’apparition de la conscience personnelle a déjà été mis en valeur
par Harouel, Le Vrai Génie du christianisme.

– 313 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

essentielle dans l’histoire européenne qu’il apparaît puisqu’elle


ne s’affirme qu’au XVIIe siècle. Avant cette période, le latin in-
dividuum désignait une réalité ou un élément indivisible, défi-
nissable, et que l’on pouvait classer dans un genre et une espèce.
Une rose est un individuum des fleurs et de l’espèce végétale.
Le mot passa en français selon cette approche philosophique et
taxinomique dès le XVe siècle, avant de prendre son sens défi-
nitif de membre de l’espèce humaine, unique et conscient de
lui-même. L’individu au sens strict se distingue toutefois de
l’autre notion majeure qu’est la personne, qui lui est antérieure.
En effet, à l’époque antique, la persona était le masque des co-
médiens du théâtre grec puis romain qui permettait d’amplifier
le son et de représenter le rôle joué : la persona était donc
d’abord un personnage, mais pouvait aussi bien s’appliquer à
l’acteur lui-même. Le terme impliquait l’idée de figuration ar-
tificielle, de représentation, voire de prestance. La « personne »
était quelqu’un d’importance par ce qu’il représentait (399).
Mais le mot désigna le sens actuel dès la fin du XIIe siècle, sous-
entendant une forte nuance d’altérité, ce qui n’apparaît pas dans
la notion d’individu. On est une personne dans un rapport à
quelqu’un, à la fois spectateur et interlocuteur, tandis qu’on est
un individu en raison de notre unicité et de notre appartenance
au genre humain.
Toutes ces notions ont pris naissance dans l’Europe chré-
tienne, parallèlement à celle de la conscience : conscience de
soi, conscience des autres et du rapport qui les lie. On ne peut
nier la filiation directe entre le christianisme et la modernité
dans la naissance de la conscience personnelle. Le sujet est un
fruit de la doctrine chrétienne.

L’apparition de la subjectivité chrétienne


Bien avant l’évangélisation, l’Antiquité grecque et romaine
avait déjà développé des idées précises sur l’unicité de chaque

399. Brousseau-Beuermann, « Aperçus sur la notion de personne… », p. 104-


105.

– 314 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

être humain. En latin classique, la conscientia (syneidèsis en grec)


était « la claire connaissance qu’on a au fond de soi-même »,
renvoyant aussi au « sentiment intime du bien et du
mal » (400). Toute conscience était donc nécessairement
éthique et débouchait sur un choix ou un jugement.
Dans l’Ancien Testament, la conscience est généralement
sous-entendue dans l’image du cœur : « Mon cœur ne me re-
proche rien », déclare Job (27, 6) pour attester de son inno-
cence. Dieu est celui qui sonde les reins et les cœurs, jugeant
les actions et les pensées secrètes des hommes. La conscience a
besoin de ce vis-à-vis avec Dieu, mais peut aussi juger par elle-
même, dès lors qu’elle a parfaitement intériorisé la Loi (401).
Face aux Pharisiens qui étouffent la conscience sous la fidélité
littérale à la morale et aux règles du culte, le Christ rappelle le
primat de l’intention et d’une pureté de la volonté qui n’humi-
lie pas les autres : « Du cœur en effet procèdent les mauvais des-
seins » (Mt 15, 1-20). Saint Paul en revanche utilise moins cette
image que la notion grecque de syneidèsis. Chez lui, la
conscience est liée à la foi qui donne le juste critère du bien et
du mal (1 Tm 1, 5 ; 1 Co 4, 4). Dès qu’il évoque sa conscience,
Paul mentionne toujours Dieu. Or, c’est par cette conscience
éclairée que le fidèle trouve sa liberté, notamment par rapport
aux prescriptions caduques du judaïsme (1 Co, 6, 12 ; Rm 14,
20) : « Tout ce qui se vend au marché, mangez-le sans poser de
question par motif de conscience » (1 Co 10, 25). Mais Paul va
encore plus loin en suggérant que les païens ont en eux et par
leur comportement une conscience naturelle :
Quand des païens, sans avoir de Loi, font naturellement ce
qu’ordonne la Loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux
qui n’ont pas de Loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la Loi
est inscrite dans leur cœur ; leur conscience apporte aussi son
témoignage (Rm 2, 14s).

400. F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, 1934, p. 398.


401. VTB, p. 204-207.

– 315 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Ainsi, Paul de Tarse identifia dans tous les hommes, quels


qu’ils fussent, l’appel de la conscience intérieure, appel les
conduisant vers le bien défini par Dieu et désiré par les croyants.
D’une certaine manière, la Bible suscita l’apparition de la
conscience individuelle sous deux modalités : l’adhésion per-
sonnelle à Dieu et l’identification du péché. En demandant à
Abraham, Moïse, Marie et les Apôtres d’accueillir le surgisse-
ment de l’Infini dans leur vie, Dieu éveilla en eux le désir et la
crainte : désir de voir Dieu et crainte de tout perdre pour
lui (402). Comme en psychanalyse moderne, le désir est le mo-
teur de la conscience (403). En outre, Jésus demande aux
hommes de rechercher leur péché au-delà des apparences et de
l’application légale du judaïsme. L’adultère commence par la
tentation de l’adultère, et non dans sa consommation. L’iden-
tification en soi du mal devient ainsi une voie vers l’introspec-
tion et la reconnaissance d’une intériorité humaine.
C’est bien cette vive conscience à la fois de Dieu et du mal
qui permit aux premiers chrétiens de poser les bases de l’objec-
tion de conscience dans le refus de participer au culte impérial.
L’édit de Dèce de 249 avait imposé à tout suspect de nomen
christianum (« accusation de christianisme ») de sacrifier au nom
de l’empereur sous peine de mort. Les inculpés étaient systé-
matiquement torturés. Cette objection s’avérait difficile pour
les Romains fidèles à leur culture et à leur empereur, mais pas
au point de lui soumettre leur foi. La petite minorité qui assu-
mait la mort y voyait le témoignage du sang en faveur du Christ
et le texte du Martyre de Polycarpe raconte que, au IIe siècle,
l’évêque de Smyrne dans son bûcher « était au milieu, non

402. Le cas de la Vierge est toutefois différent en raison de sa conception im-


maculée.
403. Les philosophes modernes associent le sujet philosophique au désir, et
dans le rapport à l’autre au sens du collectif, d’où Alexandre Kojève, dans In-
troduction à la lecture de Hegel : « La conscience de soi est en soi et pour soi
quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ;
c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu » (cité dans EU, t. 12,
p. 172).

– 316 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

comme une chair qui brûle, mais comme un pain qui cuit »,
allusion évidente à l’eucharistie.
Alors qu’une certaine subjectivité apparaissait, la notion de
personne prit forme. Au IIe et IIIe siècle après J.-C., les philo-
sophes néo-platoniciens comme Porphyre valorisèrent l’unicité
de la personne par le terme grec hypostasis. Traduit par « per-
sonne » ou « être individuel », l’hypostase devint un terme phi-
losophique courant pour décrire les composants essentiels et ir-
réductibles du cosmos et de l’être humain. Déjà auparavant,
saint Paul, parce qu’il était profondément hellénisé, instruit de
la sagesse grecque et de la philosophie du Logos, avait appliqué
le terme hypostase à la relation entre le Père et le Fils, « resplen-
dissement de sa gloire, empreinte [ou effigie] de sa Personne
[ou de son hypostase] » (He 1, 3). Le Fils revêt donc une iden-
tité particulière, propre, tout en étant l’altérité du Père, lui-
même une autre Personne. C’était déjà la définition des rela-
tions trinitaires. Le concile de Chalcédoine (451) reprit et
confirma cette première mention de l’hypostase chez saint Paul,
afin de mieux défendre la dualité des natures dans l’unique Per-
sonne du Christ, « une seule Personne et une seule hypostase,
un Christ ne se fractionnant ni ne se divisant en deux per-
sonnes, mais un seul et même Fils ».
L’idée antique et païenne de la personne passa donc dans la
métaphysique chrétienne, transfert qui modifia considérable-
ment cette notion. En effet, si les conciles avaient distingué
deux natures (ou essences) dans la seule hypostase du Christ,
l’homme, qui était lui aussi une seule personne, n’avait en re-
vanche qu’une seule nature, forcément humaine. À la personne,
unique et incomparable, était donc liée intimement une nature
qui, elle, était commune à tous les hommes, les dépassait et les
unifiait. En définissant la Trinité au moyen du vocabulaire de
l’essence et de l’hypostase, les Pères de l’Église associèrent sans
le vouloir la nature humaine (dite « substantielle ») et l’unicité
de la personne (« accidentelle », car chaque être est distinct des
autres par des « accidents » extérieurs). L’homme était donc à
la fois unique et commun. Le dogme trinitaire débouchait sur

– 317 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

l’anthropologie. Alors que la persona antique était une notion li-


mitée aux grands personnages ou aux comédiens, le christianisme
primitif l’attribua à Dieu lui-même puis à tout homme et toute
femme, eux-mêmes des images de Dieu, et donc des personnes
devenues uniques en raison de ce reflet divin en elles (404). Mais
en faisant des êtres humains des personnes au même titre que
Dieu était une unité de trois hypostases, l’Église les appelait né-
cessairement à entrer dans une relation : relation de prière entre
Dieu et les hommes, relation de charité entre ceux-ci.
Avant sa conversion, saint Augustin, inspiré par Porphyre,
avait découvert que le vrai philosophe pouvait rentrer en lui-
même et qu’une fois « libéré, pour ainsi dire, des dépouilles et
des scories, il s’est retiré dans sa propre intériorité » (405). La
lecture de saint Paul par Augustin changea sa manière d’envi-
sager la personne :
Il voit soi-même au moyen de soi-même, et dès qu’il se connaît,
il voit (…), il s’abstrait de tous les sens du corps, comme s’il
s’agissait d’empêchements ou d’obstacles, afin de se voir en soi-
même, pour se connaître près de soi-même (406).
Bien qu’elle ait été guidée par sa conversion, cette perception
consciente de la personne n’était pas réservée aux chrétiens,
mais ouverte à tous. Augustin imagine comme une présence in-
térieure qu’il est possible de connaître et qui aide à choisir. Dans
le De Trinitate, il identifiera cette présence à l’âme elle-
même (VIII, 6, 9). La connaissance du monde et de Dieu que
donne l’âme suscite en nous « une science intime grâce à la-
quelle nous savons que nous vivons » (XV, 12, 21). Plus encore,
Augustin anticipe le cogito de Descartes, non pas à travers des
déductions logiques mais grâce à une certitude qui est à la fois
spirituelle et intellectuelle :
Car nous sommes, et nous connaissons que nous sommes, et
nous aimons notre être et notre connaissance (notitia). Et nous

404. EU, t. 17, p. 925-926.


405. Augustin, De l’ordre, II, 2, 6, cf. Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Augustin,
p. 336-337.
406. Augustin, Commentaire sur les Psaumes (41, 7).

– 318 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

sommes assurés de la vérité de ces trois choses. Car ce n’est pas


comme les objets de nos sens qui nous peuvent tromper par un
faux rapport. Je suis très certain par moi-même que je suis, que
je connais et que j’aime mon être (407).
La découverte intime de cette notitia n’est pas de l’ordre phi-
losophique, mais puise dans une relation avec Dieu, rendu per-
ceptible dans la Beauté magnifiée, un Dieu qui réveille et appelle
cette conscience à une autre notitia, la connaissance du divin :
Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je
vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi, et moi
j’étais en dehors de moi (…). Vous m’avez appelé, vous avez
crié, et vous êtes venu à bout de ma surdité (408).
La question de la singularité de chaque personne ne concernait
pas que l’âme, puisque le corps y avait sa part. En effet, pour saint
Augustin, le mot « corps » (corpus) désignait une réalité matérielle
liée à l’âme et appelée à être transfigurée, tandis que le mot
« chair » (caro) se réduisait à sa dimension terrestre. « La chair est
le corps en tant que sensible et mortel » (409). Alors que le corps
est l’essence de la vie de la personne unique, sa chair est en rela-
tion permanente avec le monde et la société, d’où sa fragilité.
Mais si la chair est faible, elle n’est pas intrinsèquement mauvaise.
Ainsi, à travers son corps, l’homme apparaît unique et voué à la
résurrection, et à travers sa chair, il est un être de relation.

La conscience : un don des moines (IVe-XIIe siècle)


Le monachisme chrétien se développa parallèlement à la
naissance de la conscience personnelle et en permit l’éclosion
durant le Moyen Âge (410). Dès la fin du IIIe siècle, des ascètes

407. Augustin, La Cité de Dieu, 11, 26 (cité par Marrou, Saint Augustin, p. 97),
à comparer avec le cogito du Discours de la méthode de Descartes qui, lui, décou-
vre son existence dans la pensée et dans le doute, et non dans la foi et l’amour
de Dieu (« Je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était
faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose »).
408. Augustin, Confessions, 10, 27.
409. Brague, Au moyen du Moyen Âge, p. 177-179 ; Augustin, Sermon 362.
410. Ce chapitre est très inspiré par M.-D. Chenu, L’éveil de la conscience dans
la civilisation médiévale, Paris-Montréal, Vrin, 1969.

– 319 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

s’isolèrent dans les franges désertiques d’Égypte pour vivre dans


la solitude, les privations et la contemplation. La plupart d’entre
eux étaient de rudes paysans coptes réunis autour d’abbés lettrés
mais accoutumés à une ascèse exigeante. La conscience était ici
moins sollicitée que la maîtrise des passions, l’endurance phy-
sique et l’obéissance absolue. Les apophtegmes des maîtres – leurs
sentences – étaient simples : « Fuis, tais-toi, reste tranquille ».
L’importation en Occident du modèle de vie communautaire
oriental rencontra un rapide succès. Vers 360, saint Martin fonda
Ligugé ; vers 400, saint Honorat s’installa à Lérins. Mais le père
du monachisme européen est sans conteste Benoît de Nursie
(✝ 547) dont la règle donnait au moine un équilibre de vie au
sein d’une communauté de travail et de contemplation. Son pro-
logue s’ouvrait par ces mots appelant à écouter l’intériorité de
l’âme : « Écoute, ô mon fils, ces préceptes de ton maître et tends
l’oreille de ton cœur ». L’oreille du cœur était ce désir de la
conscience de rencontrer Dieu, désir qui pourrait définir l’es-
sence du monachisme. Pour le mettre en pratique, la règle de
Benoît proposait aux moines d’abandonner leur volonté propre
dans les mains de l’abbé : « accepte les conseils d’un vrai père et
suis-les effectivement. Ainsi, tu reviendras par le travail de
l’obéissance à Celui dont t’a éloigné la paresse de la désobéis-
sance ». Étonnamment, en renonçant à soi, le moine se réalisait
lui-même. Benoît élabora la lectio divina, c’est-à-dire une lecture
méditée – on dira ruminée – de l’Écriture, sans fin lue et relue,
apprise par cœur, dont des extraits entiers se mêlaient à la prose
des moines. Ce mélange permanent entre les citations bibliques,
les lettres profanes et les écrits plus personnels constitua la litté-
rature monastique, qui offrait à la conscience de se révéler à tra-
vers les mots d’un autre, souvent les mots des Psaumes ou de
l’Évangile. L’homme était-il considéré pour lui-même ? Disons
qu’il devenait lui-même et découvrait ce qu’il était en rencon-
trant le Christ et en laissant Celui-ci prendre toute la place (411).

411. J. Leclercq, Regards monastiques sur le Christ au Moyen Âge, Paris, Desclée,
1993.

– 320 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Sous la plume du pape Grégoire le Grand (✝ 604), grand


théologien de la vie spirituelle, l’existence chrétienne balance
entre désir de Dieu et détachement du monde. La conscience
humaine, qui entend au fond d’elle-même un « chant inté-
rieur », qui est la voix de Dieu, est ébranlée par l’épreuve du
péché et de la misère du monde. La souffrance de ce constat
débouche sur l’humilité et le besoin de Dieu. La « douleur de
l’âme » (compunctio animi) est indissociable d’une « douleur
d’amour » (compunctio amoris). L’amour brûle la conscience au-
tant qu’il la réchauffe (412).
La recherche patiente des moines d’une intériorité nouvelle
ne resta pas jalousement gardée dans les couvents. Dès le VIe siè-
cle, dans le monde celtique d’Irlande, des Cornouailles et du
pays de Galles, une multitude de monastères à l’ascétisme ri-
goureux s’implantèrent, inspirés notamment par les coutumes
de saint Colomban (✝ 615), parti chez les Burgondes pour in-
staller le monachisme. Dans ces petites communautés, les
moines pratiquaient régulièrement la confession privée auprès
de leur abbé. L’homme écoutait les fautes et, fraternellement,
les pardonnait tout en donnant au moine une pénitence
concrète. Pour mieux déterminer celle-ci, on rédigea des péni-
tentiels où chaque péché était assorti à une peine, en général
des mortifications. Les moines irlandais passés sur le continent
diffusèrent auprès de leurs ouailles laïques ces mêmes péniten-
tiels, habituant ainsi – modestement – les fidèles à une intros-
pection sur leurs propres fautes.
La pratique de la communion dominicale, bien que mal
comprise par les fidèles, était une obligation fixée dès le concile
d’Agde de 506 à trois fois par an (Pâques, Pentecôte, Noël).
Mais les fidèles communiaient peu, à la fois par crainte et par
incompréhension, signe qu’un travail d’intériorité était encore
à bâtir. En général, on se contentait d’une morale extérieure
assez simple (ne pas se battre, ne pas voler, jeûner, etc.). Les laïcs

412. Id., L’Amour de Dieu, p. 32-39.

– 321 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

se détournaient du clergé, jugé souvent indigne et peu cultivé,


pour se confier aux moines, qui les initiaient à une certaine
forme de retour sur soi. L’aristocratie avait pourtant accès à des
manuels de piété et de conduite élaborés, appelés les « miroirs
de princes ». L’aristocrate carolingienne Dhuoda dédie en 843
un manuel à son fils Guillaume pour l’aider à se diriger chaque
jour, ouvrage qui proposait une morale élevée, appuyée sur le
culte des vertus, l’identification des fautes et la prière (413).
Vers la fin du XIe siècle, un courant monastique nouveau se
développe, désigné par l’expression de vita evangelica (« vie
évangélique ») [414]. Les fidèles et les moines se tournent vers
une dévotion pour tout ce qui touche à l’humanité du Christ,
sa vie de pauvreté et de pénitence, son compagnonnage avec ses
disciples. Comme le disait saint Bernard, il convient désormais
de « suivre nu le Christ nu ». La dimension liturgique du mo-
nachisme passe en second plan derrière la recherche d’une per-
fection morale et d’une simplicité matérielle. C’est ce désir par-
ticulier d’imiter le Christ qui aboutit à la naissance de la
Chartreuse par saint Bruno en 1084 et au développement de
Cîteaux sous l’impulsion de saint Bernard. Celui-ci compare
l’ascèse du moine à celle du Christ, dont la compassion est liée
à son Incarnation. La souffrance humaine justifie cette dérélic-
tion de Dieu – sa kénose (« dépouillement ») –, Dieu qui accepte
de revêtir une chair. Par la pauvreté et le don de soi aux autres,
le moine cistercien imite ce chemin de kénose, qui est aussi, pa-
radoxalement, un chemin de relèvement moral et spirituel.
Dieu et l’homme se rapprochent et se découvrent par l’aban-
don. Cette rencontre débouche chez les moines sur une mys-
tique amoureuse propice à l’élévation de la personne, consciente
de sa dignité et de son statut d’être aimé, ainsi Bernard dans
De l’amour de Dieu :
Vous voulez donc apprendre de moi pourquoi et comment il
faut aimer Dieu ? Je vous le dis : la raison d’aimer Dieu, c’est

413. Le Goff, Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, t. 1, p. 195, 223.


414. Paul, L’Église et la culture, t. 2, p. 747-765.

– 322 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Dieu. La mesure, c’est de l’aimer sans mesure. Est-ce assez ?


(…). Il y a bien deux raisons pour aimer Dieu pour lui-même,
soit parce qu’il n’y a rien de plus juste, soit parce qu’on ne peut
rien aimer avec plus de jouissance (…). Si l’on cherche pourquoi
Dieu doit être aimé, voici ce qui est essentiel : Il nous a aimés
le premier (§ 1).
Mais cet amour sans mesure conduit les moines qui suivent
la vita evangelica à ressentir leur péché avec une acuïté nouvelle
qui leur paraît insupportable. « Il faut mener âpre et dure vie »,
disait Bernard, dont la conscience personnelle est exacerbée par
le sentiment du mal, lequel est aussi puissant que la certitude
de l’amour du Christ et de la volonté de l’imiter. Pour Bernard
de Clairvaux, l’humilité est probablement la principale clé de
découverte de soi-même, car elle est plus qu’une attitude, mais
une connaissance intime : « L’humilité est la vertu par laquelle
l’homme s’avilit à ses propres yeux par une connaissance de soi
qui atteint le sommet de la vérité » (415).
Les moines ont une approche de la conscience et de l’indi-
vidualité humaine indissociable de Celui qui les a créées. Dans
son Elucidarium, le moine et théologien Honorius d’Augusto-
duna (✝ 1157) définit l’homme comme le produit « d’une sub-
stance corporelle et d’une substance spirituelle ». Son corps est
un composé « des quatre éléments [terre, feu, eau, air], c’est
pourquoi on l’appelle microcosme, c’est-à-dire monde en mi-
niature » (416). Quant à l’esprit, « il provient du feu spirituel
qui exprime l’image et la similitude de Dieu » :
L’âme porte l’image [de Dieu], elle qui dispose de la mémoire
pour rassembler le passé et le futur, de l’esprit pour comprendre
les choses présentes et les choses invisibles, de la volonté pour
repousser le mal et choisir le bien. En Dieu, toutes les vertus
sont présentes. L’âme en est comme le reflet en étant capable
de toutes les vertus.
Par son corps, l’homme est donc comparable à l’univers dont
il est une représentation en modèle réduit et qui le met en lien
415. Bernard de Clairvaux, Des Degrés de l’humilité et de la superbe, I, 2.
416. Paul, Culture et vie intellectuelle, p. 176-179.

– 323 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

avec toute la nature. Par son âme, il est comparable à Dieu lui-
même dont il a – en puissance – toutes les possibilités de per-
ception.
À la même époque, Hugues de Saint-Victor compose une
méthode pour étudier qui est à la fois intellectuelle et spirituelle.
Par un processus progressif, celui qui veut étudier sous la
conduite d’un maître commence par apprendre selon la lectio :
l’œil du corps lit les mots et regarde les images et s’en imprègne.
Par la meditatio, l’œil de la raison comprend ce que signifient
les mots et les réalités qu’ils désignent. Enfin, l’œil de l’âme le
conduit à la contemplatio et à l’adoration de la création dans les
choses, et donc de Dieu. Hugues associe dans une même dé-
marche la connaissance des idées, du monde et de Dieu, et mo-
bilise pour ce faire tout l’humain : corps, esprit, âme, qui se dé-
ploient en même temps qu’ils découvrent les différents niveaux
de vérité. La connaissance de soi va de pair avec celle de Dieu
et la pratique des vertus. L’étude devient ici un entraînement à
la conversion intérieure :
La méditation est une pensée assidue et réfléchie qui explore
avec sagacité la cause et l’origine, le genre et l’utilité de toute
chose (…). Lorsque la méditation a appris à chercher et à com-
prendre Celui qui a fait toutes choses, alors l’âme est édifiée par
la connaissance en même temps qu’elle est pénétrée d’allé-
gresse (417).
Chez Hugues, le chemin vers la conscience est une ascension
vers Dieu et une descente vers l’intériorité :
Monter vers Dieu, c’est rentrer en soi-même ; et non seulement
rentrer en soi-même, mais, d’une manière qui ne peut se dire,
passer, au plus intime de soi, au-delà de soi-même. Ainsi, celui-
là qui, entrant en soi et pénétrant en sa propre intimité, si j’ose
dire, passe au-delà de lui-même, celui-là monte véritablement
vers Dieu (…). Ainsi donc ce qui est le plus intérieur, c’est cela
même qui est le plus proche, le plus haut et éternel, et ce qui

417. Didascalicon, III, 10, 13 (cité par Sicard, Hugues de Saint-Victor, p. 207).

– 324 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

est tout à fait à l’extérieur, c’est cela même qui est le plus bas,
éloigné et transitoire (418).
Qui dira que le Moyen Âge chrétien n’a pas connu la
conscience ni la personne ? Au contraire, il les a fondées dans
l’altérité avec Dieu. Dans l’analyse contemporaine, notamment
celle de Heidegger (✝ 1976), l’homme ne devient un sujet que
dans la mesure où le monde est pour lui une image, une repré-
sentation que son esprit crée et reconnaît. Chez les moines du
XIIe siècle, le monde était une création perceptible par le corps,
l’un était macrocosme, l’autre microcosme (419). Une sympa-
thie de nature les unissait, malgré leurs distinctions évidentes.
Et c’est dans le constat de ces différences que l’homme se dé-
couvrait lui-même. La chair était un véhicule de connaissance
du réel. Quant à Dieu, la foi et l’intelligence étaient les moyens
privilégiés pour le connaître. Contrairement à la philosophie
moderne, l’homme ne s’identifiait pas lui-même en faisant de
Dieu une image extérieure, mais en reconnaissant en lui-même
l’image intérieure de Dieu.
Dans l’Occident médiéval, la personne est une entité morale,
juridique et psychologique en rapport avec autrui (les hommes
ou Dieu). La conscience de soi peut être définie par la notion
de consideratio : tout en se reconnaissant pécheur indigne de
l’amour de Dieu, corps méprisable formé de terre et d’eau, le
sujet humilié se retourne vers Dieu et découvre qu’il est sauvé,
qu’il est lui-même l’image du cosmos et que, selon la formule
d’Augustin, il est capax Dei, « capable de Dieu », et choisit alors
de faire le bien. Si la « considération » diffère de la conscience
moderne, elle en est assurément à l’origine.

La généralisation de l’introspection
individuelle (XIIe-XIVe siècle)
Les allusions à une subjectivité personnelle se multiplient
dans les sources à partir du XIIe siècle, parallèlement à la géné-

418. De vanitate mundi (ibid., p. 238).


419. Chenu, La éologie au XIIe siècle, p. 19-44

– 325 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

ralisation du prénom associé au nom de famille, processus qui


permet une meilleure identification des individus dans leur
groupe.
Tandis qu’on limite généralement l’apparition de la subjec-
tivité à la Renaissance, elle est en réalité déjà en germe quatre
siècles plus tôt, non pas dans toute la société, mais chez certains
auteurs spirituels et théologiens. À cette époque, la mise en
forme doctrinale du Purgatoire était aussi une preuve de la né-
cessité d’individualiser le salut, que chaque existence humaine
avait ses propres détours et que le manichéisme moral n’était
pas de mise. L’Au-Delà était largement ouvert aux circonvolu-
tions des comportements à travers le Purgatoire. Mais l’accès à
celui-ci nécessitait un retour sur soi, prélude à l’éclosion de la
conscience (420).
Dans le domaine philosophique, Abélard, personnage hors
du commun, pose la supériorité de l’intention sur l’acte (421),
thème qui sera repris ensuite par toute la tradition théologique,
notamment par le canoniste et évêque de Paris Pierre Lombard
(✝ 1160) : « Tu as raison de juger ton action d’après la seule in-
tention ». Cette position intellectuelle nouvelle est confirmée
dans la correspondance des lettrés et des moines qui expriment
beaucoup plus qu’auparavant leurs sentiments et émotions per-
sonnelles. Dans ce domaine, Bernard de Clairvaux expose à cha-
cun de ses destinataires les états de son âme et décrit sans mal
ses affects intimes. Abélard fait de même dans l’Histoire de mes
malheurs, mais sa plainte sur ses déboires intellectuels et amou-
reux ne s’adresse nullement à Dieu, comme le faisait Augustin
dans les Confessions, mais à un ami qui n’est pas nommé. Am-
bitieux pour lui-même et féroce avec ses ennemis, plutôt que
d’analyser son propre péché, Abélard préfère se situer comme
une victime de la méchanceté des hommes. Il tient son savoir
en haute estime, tout autant que son propre génie. Mais cette

420. Mayeur (dir.), Histoire du christianisme, t. 5, p. 746-748.


421. Paul, Culture et vie intellectuelle, p. 200-202.

– 326 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

confession étrange ne débouche sur aucune miséricorde, aucun


pardon, car Abélard reste seul et se veut ainsi (422).
Sur un autre registre, Héloïse, l’amante éconduite d’Abélard,
se fait religieuse en 1118, devient abbesse de son monastère,
mais continue à correspondre avec son ancien amant et évoque
les transports de la passion avec une précision psychologique
étonnante pour l’époque :
S’il faut avouer la faiblesse de mon misérable cœur, je ne trouve
pas en moi un repentir qui puisse apaiser Dieu et je l’accuse tou-
jours d’une grande cruauté à ton égard. Il est facile sans doute
de confesser ses fautes et de s’en accuser ou même de soumettre
son corps à des macérations extérieures, mais ce qui est très dif-
ficile, c’est d’arracher son âme aux désirs des plus douces volup-
tés (…). On dit que je suis chaste, c’est qu’on ne voit pas que
je suis hypocrite.
Alors que la passion évoquée est déjà vieille de vingt ans, Hé-
loïse vit au couvent sans aucun remords, elle sait décrire son
état intérieur et physique, poser un jugement lucide sur ses sen-
timents et son attitude en public. Consciente de son mensonge,
elle ne peut faire pénitence (423).
Une telle finesse d’analyse ne peut être seulement le fruit
d’une intelligence exceptionnelle. Héloïse a parfaitement inté-
gré – sans toutefois s’y soumettre – la démarche pénitentielle
conduisant le fidèle à une introspection, propice à éveiller en
lui la consideratio. Les pasteurs fournissaient aux fidèles dévots
des manuels de confession, des modèles d’examen de conscience
ou simplement des canevas avec des rubriques pour les y aider,
afin que la personne puisse mieux pénétrer dans les méandres
de son esprit et y déceler le bien et le mal. Déjà saint Augustin
avait élaboré une triple approche de la confession :
Le mot confession peut s’entendre d’une confession des péchés,
car il est dit : « Nous avons péché avec nos pères, nous avons
commis l’injustice ; nous nous sommes livrés à l’iniquité » ; mais

422. Sur ces questions, cf. Clanchy, Abélard.


423. Textes et analyse dans Paul, Culture et vie intellectuelle, p. 213-215.

– 327 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

quand il dit : « Parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est
éternelle », c’est une louange à Dieu, et dans cette louange une
confession. Et toutefois, dès qu’un homme confesse à Dieu ses
péchés, il doit le faire en louant Dieu (…). Elle est donc tou-
jours une louange du Seigneur, soit en paroles, quand elle publie
sa miséricorde et sa bonté, soit par le sentiment, quand elle est
un acte de foi en cette miséricorde (…) [424].
Cette approche augustinienne devait déboucher sur trois vo-
lets inséparables. Par une confessio fidei (« confession de foi »),
le fidèle professe sa foi en Jésus-Christ et le Credo qui l’intègre
dans l’Église. Suit alors une confessio peccati (« confession du
péché ») : parce qu’il a foi en Dieu, le fidèle regrette sincèrement
les fautes qui ne l’ont pas rendu digne de ce qu’il professe.
Enfin, la confessio laudis (« confession de la louange », ou « ac-
tion de grâce ») est l’exultation du fidèle, relevé par le pardon
de Dieu, dont il proclame les louanges (425). Selon ce mode,
la confession n’était pas seulement une recherche de la faute,
mais une reconnaissance de filiation par l’éclairage complet de
la conscience, dans le bien comme dans le mal.
À partir du XIIIe siècle, l’Église changea son regard sur le laï-
cat. Plutôt que de proposer uniquement aux fidèles une vie de
perfection spirituelle dans le monastère, c’est-à-dire dans la fuite
du monde, on valorisa désormais une intériorisation de la piété
permettant de rester dans le monde et d’y vivre selon l’Évangile,
notamment dans le mariage. Parallèlement, on tenta de
convaincre les laïcs de se rapprocher et de Dieu et d’eux-mêmes
par la communion plus régulière et la confession annuelle, dé-
cision fondamentale du concile de Latran IV (1215) :
Tout fidèle des deux sexes, après avoir atteint l’âge de discrétion
[c’est-à-dire de raison], confessera fidèlement tous ses péchés au
moins une fois par an à son curé, s’efforcera, dans la mesure de

424. Augustin, Commentaire sur les Psaumes (94, 2).


425. Tout le livre des Confessions est lui-même fondé sur les trois volets, puisque
les livres 1 à 9 résument sa vie avant sa conversion en en montrant les failles et
les misères ; le livre 10 est un récit de sa conversion et de son adhésion au Christ ;
les livres 11 à 13 sont un énoncé de ses louanges envers Dieu.

– 328 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

ses forces, d’accomplir la pénitence imposée, recevant avec res-


pect au moins une fois à Pâques le sacrement de l’eucharistie
(canon 21).
En généralisant la confession et en la liant à la communion,
l’Église médiévale opérait sans le savoir une révolution mentale,
puisqu’elle demandait à chacun, dans toute l’Europe, de faire
un retour sur soi et ainsi de prendre conscience de la valeur des
pensées et des actes posés au quotidien. Si la démarche était né-
cessairement intrusive – le curé du village connaissant tous les
secrets intimes –, elle marqua une promotion inédite du juge-
ment personnel, aiguillonné par l’expérience du confesseur.
Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, alors
que l’Église précisait sa doctrine pénitentielle, la messe et l’eu-
charistie firent elles aussi l’objet d’une réglementation et d’une
formulation doctrinale plus détaillées (426). En 1140, on utilisa
pour la première fois l’expression de « transsubstantiation » pour
qualifier le changement du pain et du vin en Corps et Sang, et
en 1264 celle de « présence réelle », l’année même de la célé-
bration universelle de la Fête-Dieu à la demande du pape (427).
Dans ses statuts synodaux, l’évêque de Paris Eudes de Sully
(✝ 1208) prescrivait l’élévation du Corps devant les fidèles. À
l’initiative de la papauté, les théologiens franciscains composè-
rent vers 1250 le missel romain sous sa forme quasi définitive
jusqu’à l’époque moderne. Ce souci d’une plus grande vénéra-
tion eucharistique est indissociable du mouvement de compas-
sion et de pauvreté né au début du XIIIe siècle et parfaitement
incarné par saint François d’Assise (✝ 1226) [428]. Il fut cano-
nisé dès 1228 et ses stigmates furent reconnus en 1237 par le
pape Grégoire IX. L’originalité de François était son désir d’as-
similation au Christ par ce qu’il avait de plus bas, de plus dou-
loureux et de plus pauvre, comme le rappelle la Legenda major :

426. Lubac, Corpus mysticum ; J. de Ghellinck, « Eucharistie », DTC, t. 12, 1935.


427. Le Goff, Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, t. 1, p. 394-397.
428. Chenu, La éologie au XIIe siècle, p. 252-273.

– 329 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Il comprit qu’après avoir imité l’activité du Christ durant sa vie,


il devait lui ressembler encore dans les afflictions et les souf-
frances de sa Passion avant de quitter ce monde. Il ne s’effraya
point, mais au contraire, bien qu’épuisé par les austérités et par
la Croix du Seigneur déjà portée jusque-là, il se sentit animé
d’une vigueur nouvelle pour subir ce martyre (429).
Si la souffrance était toujours vue comme un mal, elle deve-
nait toutefois une occasion d’imiter le Christ par amour pour
lui, lui qui, par amour pour nous, a accepté sa kénose. L’incar-
nation quotidienne du Christ dans l’eucharistie était un mé-
morial de son Incarnation unique comme Fils de Dieu. Le
drame de la Croix était lui aussi renouvelé par l’humiliation du
Fils présent dans un morceau de pain. En soulignant la valeur
sacrificielle de la messe, le rappel de la Passion et la grandeur
de l’Incarnation, l’Église poussait les fidèles à la compassion, à
une nouvelle consideratio en reconnaissant les souffrances de
tout être humain, images des souffrances du Christ. Comme
François l’avait superbement illustré, l’esprit de pauvreté dé-
bouchait sur l’empathie et le don de soi, et plus encore sur
l’amour du réel, parce que Dieu avait voulu habiter le monde
par son Incarnation et l’eucharistie. Ces évolutions majeures
élargissaient soudainement la perception chrétienne de la
conscience et de la personne : la découverte de sa propre inté-
riorité exigeait désormais de passer par le réel, magnifiquement
représenté par la nature créée et la pauvreté humaine. Comme
le Christ sacrifié et élevé, la personne se révélait à elle-même en
se mettant au service des autres.
Avec le XIVe siècle, ce courant d’intériorisation s’accéléra
dans toute la société européenne, notamment dans les villes et
les milieux dévots, sous le terme de devotio moderna (« nouvelle
piété ») [430]. Un désir de purification personnelle gagna un
nombre croissant de fidèles, inspirés par la compassion envers

429. Bonaventure, 13, 2 (éd. T. Desbonnets, D. Vorreux, Paris, Éditions fran-


ciscaines, 1968, p. 681).
430. Bove, 1328-1453, p. 412-440.

– 330 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

« l’homme des douleurs », c’est-à-dire le Christ souffrant. Les


difficultés économiques, la grande peste noire et la guerre de
Cent Ans avaient évidemment contribué à nourrir le sentiment
de la présence de la mort, mais la devotio moderna avait toutefois
sa propre autonomie et n’était pas uniquement liée à ce
contexte. C’est l’époque des tableaux réalistes de la flagellation
et de la crucifixion, de la descente de Croix. Mais, parallèlement
à ce dolorisme, le vocabulaire de l’amour et de l’union intime
au Christ fleurit dans les ouvrages de piété, notamment dans
l’Imitation de Jésus-Christ, écrit vers 1427 par le chanoine rhé-
nan Thomas a Kempis. Si l’on a souvent insisté sur l’aspect ma-
cabre de certaines représentations (les gisants, les processions
de flagellants, les tourments de l’Enfer, etc.), il ne faut pas ou-
blier qu’elles avaient pour but le mépris des vanités et non de
la vie elle-même. À côté de tableaux doloristes, les images de la
Vierge et du Ciel surabondent. La tendresse et la confiance sont
omniprésentes autour de Marie (431).
Chez les dévots qui suivent la nouvelle piété, on lit les
Heures, on ouvre son âme pour en faire la demeure de Jésus,
on se laisse émouvoir par une prière, on recopie dans un journal
les phrases pieuses tirées de la Bible ou des Pères, cahier qui de-
viendra progressivement un journal intime où les états de l’âme
sont notés soigneusement pour être commentés ensuite avec le
confesseur. Une méthode d’introspection s’élabore et se répand.
Jeanne d’Arc est un bon exemple de cette piété authentique,
populaire, fondée sur l’eucharistie et la confession.
Entre le XIVe et le XVe siècle, les mystiques de la vallée du
Rhin allèrent encore plus loin dans le double apprentissage de
la conscience et de la vie spirituelle. Non sans mouvements
d’extase, voire d’exaltation, les moines rhénans développèrent
un idéal d’union nuptiale avec le Christ, particulièrement chez
les béguines comme Mechtilde de Magdebourg (✝ 1282), ou

431. Chélini, Histoire religieuse, p. 580-595 ; Rapp, L’Église et la vie religieuse,


p. 226 et suivantes.

– 331 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

des contemplatives comme Brigitte de Suède (✝ 1373). Dans


les milieux dominicains, la mystique spéculative, représentée
par maître Eckhart (✝ 1327), concevait la contemplation
comme un exercice mêlant la foi et l’intelligence, la recherche
de l’intellect divin par l’intellect humain (432). Le dominicain
Eckhart supposait qu’il y avait au fond de l’âme un etwas
(« quelque chose »), qu’il appelle aussi un « château » (Burg)
[433], lié directement à Dieu, voire l’image même de Dieu im-
primée en soi, par laquelle l’homme peut entrer en contact avec
le Créateur à condition de renoncer à lui-même. D’une certaine
manière, la découverte de soi-même était aussi celle de Dieu.
On l’accusa même d’avoir affirmé que cet etwas était incréé,
imaginant en l’homme une conscience éternelle :
Glorifiant la bonté de Dieu et son amour pour l’homme, j’ai
dit qu’avec de la terre, Dieu a créé l’homme à son image et qu’Il
l’a revêtu de force selon lui-même, afin qu’il soit intelligence
comme Dieu lui-même est intelligence, qui est absolument in-
telligence pure, incréée, n’ayant rien de commun avec quoi que
ce soit (434).
La ressemblance divine de l’homme était donc de l’ordre de
l’intellect, ce qui était une formulation audacieuse des capacités
humaines. Pourtant, loin d’affirmer que l’etwas était incréé,
maître Eckhart évoquait plutôt l’éternité de l’image de Dieu
imprimée dans l’âme de l’homme, et non l’âme elle-même, qui
restait pour lui autonome :
Dieu est dans l’âme avec sa nature, avec son être et sa déité, et
pourtant Il n’est pas l’âme. Ce reflet de l’âme est Dieu en Dieu,
et cependant elle est ce qu’elle est (435).
L’Église fut toutefois réservée sur cette approche complexe
et incertaine de la personne humaine et de ses relations à Dieu.

432. Ancelet-Hustache, Maître Eckhart, p. 53-58.


433. Expression que l’on retrouvera sous la plume de Thérèse d’Avila dans son
ouvrage sur le « château intérieur ».
434. Défense de maître Eckhart, cité dans Ancelet-Hustache, Maître Eckhart,
p. 52-53.
435. Ibid., p. 60.

– 332 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Une introspection trop intellectualisante n’était pas le but re-


cherché…

L’autonomie de la nature et de l’éthique (XIIIe siècle)


Lorsque les théologiens du XIIIe siècle découvrirent et assi-
milèrent l’héritage d’Aristote, ils adoptèrent les ouvrages
d’éthique du philosophe grec, notamment l’Éthique à Nico-
maque. Or, la lecture de ce texte devait progressivement faire
naître le concept de morale naturelle : tout homme, quel qu’il
soit, aspire au Bien, dont la forme la plus commune est le bon-
heur. Plus encore, même chez celui qui ignore le Christ, réside
dans sa conscience un impératif moral qui vient de sa nature
créée et aimée de Dieu. Cette lumière naturelle, qui se passe des
définitions chrétiennes du bien et du mal mais les rejoint pour-
tant, permet à l’âme d’acquérir la science et d’entrer en elle-
même. « Or, en s’examinant elle-même, elle se saisit comme
une seule essence et ne découvre en soi nulle trace d’une trinité
de Personnes » (436). Ce constat renversait toute la perception
médiévale de la psychologie humaine : on peut faire le bien et
connaître la Vérité en faisant confiance à un jugement person-
nel exigeant et sans les mots de l’Évangile. C’était proclamer
l’indépendance de la conscience rationnelle. Parce que Dieu a
créé l’univers et l’homme selon un dessein logique et bienfai-
sant, tout esprit peut redécouvrir ce dessein, cette « loi natu-
relle », sans forcément passer par le dogme chrétien.
Les théologiens Albert le Grand et Thomas d’Aquin furent
les artisans d’un retournement complet dans la question fon-
damentale de la nature humaine et des activités de sa
conscience : plutôt que de donner pour fonction à l’âme de re-
joindre le Christ en s’éloignant du corps et du monde charnel
(comme le proposaient les philosophies platoniciennes), ils
montrèrent que l’âme – telle que la définissait Aristote – était
la « forme du corps », c’est-à-dire le principe qui déterminait le

436. Gilson, La Philosophie, p. 508.

– 333 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

corps, comme le potier fabriquant un vase (437). Une telle dé-


finition soulignait l’unité de l’humain dont l’âme et le corps
étaient indissociables sur terre (« l’essence est une, composée de
matière et de forme » [438]). Toute connaissance partait des
sens pour être assimilée ensuite par l’esprit et intellectualisée.
L’âme était donc un « principe intellectuel », et pas seulement
une image spirituelle de Dieu. Thomas ne négligeait pas la piété
ni l’enthousiasme spirituel, mais soulignait d’abord l’unité du
corps et de l’âme comme vecteurs de connaissance. L’Église lut-
tait ainsi contre le catharisme et les tendances hérétiques des
XIIe-XIIIe siècles, violemment hostiles à la corporalité (439).
En assimilant l’aristotélisme, les théologiens chrétiens négli-
geaient l’esprit monastique de la fuite du monde et du renon-
cement à soi-même, esprit qui avait eu tendance à hiérarchiser
trop nettement l’âme et le corps, l’une forcément meilleure que
l’autre. Il fallait au contraire pleinement se retrouver corps et
âme pour découvrir la Vérité. Sans vie charnelle, pas d’intellect.
Albert le Grand avait beau insister pour dire que la raison na-
turelle ne suffisait pas pour acquérir une connaissance vraie,
mais qu’elle avait besoin de la grâce de Dieu, toute sa théologie
semblait ignorer les récits bibliques et faire de l’homme un être
moins capax Dei qu’un être capable d’intelligence de façon au-
tonome (440). « Réduite par cette nouvelle situation à tirer du
sensible toute sa connaissance, même celle de l’intelligible, l’âme
se voit fermer les routes directes [c’est-à-dire mystiques] qui
conduisent à la connaissance de Dieu » (441).
En perdant ce lien affectif avec Dieu, l’âme semble aussi per-
dre son lien à elle-même, puisque, à la question de savoir si

437. Aristote : « L’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elle est la


forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle
est entéléchie [c'est-à-dire l’achèvement et la plénitude de son être] ; l’âme est
donc l’entéléchie d’un corps ayant la vie en puissance » (De anima).
438. Somme théologique, partie I, question 76, article 1.
439. Brague, Au moyen du Moyen Âge, p. 172-190.
440. Gilson, La Philosophie, p. 513-515.
441. Ibid., p. 540.

– 334 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

l’âme peut se connaître elle-même, si l’homme peut cerner les


contours de l’intériorité, Thomas répond : « Notre intellect se
connaît non par son essence mais par son acte » (442). Seules
les activités de notre esprit nous ouvrent à celui-ci. « J’ai
conscience de penser ou de vouloir, mais la nature de [mon] in-
telligence et de [ma] volonté, comme celle de l’âme, me demeu-
rent cachées, leur connaissance relève de la science du psycho-
logue » (443). Les conséquences étaient incalculables, car la vie
intérieure passait désormais par deux voies radicalement dis-
tinctes : l’une était la découverte intérieure de Dieu avec les
mots de la Bible et de la liturgie, l’autre l’étude du moi comme
un objet à travers ses activités rationnelles. Alors que la théologie
médiévale avait toujours associé la connaissance de soi et celle
du Christ, ce lien paraissait brisé. Exaltant pour la liberté, le
choix d’aimer et de croire était posé comme rationnel. Mais
l’angoisse d’une telle révolution devait faire soupçonner Tho-
mas d’hérésie, avant qu’il soit pleinement réhabilité par sa ca-
nonisation en 1323, cinquante ans après sa mort. Par le tho-
misme, la nature n’était plus un ensemble de symboles sacrés à
décoder, mais un espace matériel à observer pour mieux l’ex-
pliquer. La réalité était désormais un champ d’étude et d’expé-
rience. La conscience individuelle gagna en autonomie, en ca-
pacité de compréhension du monde et d’elle-même.

Vers la modernité…
Il est généralement acquis que l’époque moderne fut celle
d’une conception nouvelle de la personne et de son intériorité.
Les réformateurs, et à leur suite les protestants eux-mêmes, ont
assuré que la Réforme du XVIe siècle avait appris aux chrétiens
à avoir un lien direct à Dieu, sans intermédiaire clérical.
Comme nous l’avons montré, c’est faire peu de cas des déve-
loppements du monachisme, de la devotio moderna et du tho-
misme. Le catholicisme a toujours fait la promotion de la ren-

442. Somme théologique, partie I, question 87, article 1.


443. Gardeil, Initiation, p. 560.

– 335 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

contre directe avec Dieu, quand bien même le clergé est indis-
pensable dans l’action sacramentelle. Il est certain, en revanche,
que la vision moderne du « moi » dans son rapport au monde
diffère de la perception catholique (444).
À partir de la Renaissance, la conscience de l’autonomie de
l’individu quitta le cercle étroit des théologiens, voire des mys-
tiques, pour se généraliser aux classes érudites et lettrées, sans
encore pénétrer bien sûr les catégories populaires. Mais la raison
de ce phénomène est à attribuer aux progrès de l’instruction et
de l’alphabétisation, plus qu’au protestantisme. L’autoportrait
de Michel de Montaigne (✝ 1592), dans ses Essais, passe à juste
titre pour le premier texte subjectif moderne, ne devant rien à
l’introspection chrétienne, du moins en apparence : « J’ai une
âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode (…).
Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autrui, et ne m’a
fait bon qu’à moi » (445).
L’attitude chrétienne envers la personne et son unicité ne
fut pas remplacée dès le XVIe siècle par ces nouveaux courants
humanistes, mais elle connut au contraire un développement
inédit grâce à la diffusion des écoles, des séminaires et des col-
lèges dans toute l’Europe, notamment sous l’action des jé-
suites (446). La transmission de la culture classique relue à la
lumière de la foi par les clercs enseignants apporta à des géné-
rations entières de citadins une habitude de ce qu’on appelait
alors l’« examen de conscience », et dont la mise en forme la
plus achevée est à mettre au compte d’Ignace de Loyola
(✝ 1556), fondateur de la Compagnie de Jésus. Ignace propose
trois examens méthodiques par jour, lesquels culminent dans
un examen général :
Le premier point est de rendre grâces à Dieu, notre Seigneur,
des bienfaits que nous avons reçus. Le deuxième, de demander
la grâce de connaître nos péchés et de les bannir de notre cœur.

444. Brague, Au moyen du Moyen Âge, p. 167-172.


445. Montaigne, Essais, II, 17.
446. F. Lebrun, Être chrétien en France sous l’Ancien Régime, 1516-1790, Paris,
Seuil, 1996.

– 336 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Le troisième, de demander à notre âme un compte exact de


notre conduite depuis l’heure du lever jusqu’au moment de
l’examen, en parcourant successivement les heures de la journée,
ou certains espaces de temps déterminés par l’ordre de nos ac-
tions. On s’examinera premièrement sur les pensées, puis sur
les paroles, puis sur les actions (…). Le quatrième, de demander
pardon de nos fautes à Dieu, notre Seigneur. Le cinquième, de
former la résolution de nous corriger avec le secours de sa grâce.
Terminer par le Notre Père (447).
Toute la méthode ignacienne cherche à éveiller une
conscience éclairée, capable d’abord de « se discerner », puis de
« se décider », et ainsi d’agir dans sa propre vie. Les actes du
concile de Trente (1545-1563) sont eux aussi imprégnés par
l’indispensable « examen de conscience », par une introspection
quotidienne qui est une ouverture sur l’acte juste et donc sur la
responsabilité sociale. C’est pour cette raison que l’Église s’est
toujours engagée dans l’éducation, afin justement d’élever les
consciences jusqu’à les rendre capables de l’objection, d’un
« oui » ou d’un « non » franc et définitif.
À l’époque moderne, prêtres et religieux sont les premiers
instituteurs, comme le confirme l’édit royal de 1695 qui rend
l’Église responsable de l’éducation. Servie par des esprits éclairés
comme François de Sales (✝ 1622), Bérulle (✝ 1629), ou Vin-
cent de Paul (✝ 1660), l’École française de spiritualité, dans sa
finesse et son bon sens, rappelle que l’homme est sauvé, qu’il
est une créature bien-aimée et offre une sensibilité chaleureuse
où Dieu est proche et miséricordieux (448). Il faut se retourner
vers lui dans la contemplation et le silence intérieur. L’évêque
de Genève, François de Sales, anticipe Thérèse de Lisieux en af-
firmant : « Le monde est né de l’amour, il est soutenu par
l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour ». Il multiplie
les conseils de vie de piété qui sont aussi des exhortations à la
paix intérieure par une affection légitime de soi-même :

447. Exercices spirituels, § 43.


448. R. Deville, L’École française de spiritualité, Paris, Desclée, 1987 ; L. Cognet,
La spiritualité moderne, t. 1 : L’Essor, 1500-1650, Paris, Aubier, 1966.

– 337 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Ne semez point vos désirs sur le jardin d’autrui, cultivez seule-


ment bien le vôtre. Ne désirez point de n’être pas ce que vous
êtes, mais désirez d’être fort bien ce que vous êtes. Amusez vos
pensées à vous perfectionner en cela et à porter les croix, ou pe-
tites ou grandes, que vous y rencontrerez (449).
Ou encore :
N’aimez rien trop, je vous supplie, non pas même les vertus,
que l’on perd quelquefois en les outrepassant (…). Soyons ce
que nous sommes, et soyons-le bien, pour faire honneur au Maî-
tre Ouvrier duquel nous sommes la besogne.
Face à la mort omniprésente, l’Église donne des modèles du
« bien mourir », où le fidèle confessé, en paix avec lui-même et
avec les siens qui l’assistent, avance vers son Créateur avec as-
surance, malgré la maladie. Le théâtre baroque de la mort est
aussi une catéchèse.
Bien sûr, le brillant tableau du « royaume très chrétien » doit
être nuancé et la sincérité des cœurs interrogée. L’assistance à
la messe est aussi une contrainte sociale, l’hostie est vénérée mais
souvent mal comprise, sorte d’objet magique. On lit peu la
Bible, pourtant largement diffusée par l’imprimerie. Le curé
d’Ivry note en 1669 que la moitié de ses 800 paroissiens ne
communient pas. Loin de s’associer à une prière collective le
dimanche, les femmes prient le chapelet, malgré les rappels des
missels : « on demeurera toujours persuadé que la meilleure ma-
nière d’entendre la messe est de s’unir avec le prêtre » (1701).
L’époque est inquiète pour le salut de l’âme. Le jansénisme,
défendu par un parti dévot influent à la cour et par l’abbaye de
femmes de Port-Royal, veut réhabiliter la puissance divine aux
dépens de la liberté humaine, les jugeant incompatibles. L’eu-
charistie doit être méritée par un repentir toujours insuffisant,
même par la confession. La souffrance ne sert à rien, mais si elle
est recherchée elle peut permettre d’éviter l’Enfer. En mai 1653,
à la demande du roi, la papauté publie la bulle Cum occasione,

449. Lettres à la Présidente Brûlart, juin 1606 et juin 1607, citées par Huot de
Longchamp, La Vie dévote, p. 164-166.

– 338 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

afin de freiner l’influence du jansénisme sur des consciences


scrupuleuses, qui doutent de la grâce des sacrements. Le dolo-
risme, janséniste ou pas, est inhérent à la piété baroque. Pour
les prêtres de la Compagnie du Saint-Sacrement, le rigorisme
n’est jamais assez grand pour gagner son salut.
Au XVIIe siècle, la culture laïque entraîne à l’inquiétude. La
sensibilité baroque déploie ses lignes torves, son abondance de
décors et de végétaux pour mieux montrer une nature débor-
dante ; la violence des passions antiques envahit les arts car le
spectateur exige des émotions fortes et des désirs exacerbés :
Vénus, Orphée, Médée. Le beau mêle le sacrifice et la morgue.
L’homme baroque pose fièrement, magnifique mais seul. Et
Corneille d’interroger Médée (1635) : « Dans un si grand mal-
heur, que vous reste-t-il ? – Moi ! », répond-elle. Même le clas-
sicisme qui s’impose sous Louis XIV n’offre aucune consola-
tion, puisque cette nouvelle esthétique assume une volonté de
puissance, une ivresse du libre arbitre qui pousse le héros non
plus au sacrifice mais à la victoire et à la domination. « À nul
autre pareil » (Nec pluribus impar) lance la devise du Roi-Soleil.
À partir du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, face aux révolu-
tions, à la destruction des repères spirituels et, plus générale-
ment, à la tentation de l’homme issu des Lumières de se pro-
clamer seul juge du monde et de soi-même, l’Église, fidèle à la
longue tradition catholique, défendit sa vision de la personne :
le rappel de la miséricorde pour les pécheurs contre un rigo-
risme obtus, le sacrifice humble du Christ contre l’héroïsme ba-
roque, l’exigence d’une réforme intérieure contre les tentations
mondaines, l’éveil des consciences par l’éducation et l’intros-
pection. Si les auteurs modernes aimèrent à visiter et à décrire
l’intimité de leur moi, ils prirent le risque de négliger toute al-
térité humaine ou divine, et de se laisser prendre au piège de la
volonté de puissance individuelle. L’Église, elle, préféra miser
jusqu’à notre époque sur la personne, la considérant dans son
cadre quotidien, réel, pour mieux l’inviter à un entraînement
de la conscience dans les choix qu’il convient, dans la joie de
l’exercice pratique de la liberté. C’est là que se trouve la contri-

– 339 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

bution la plus éclatante du christianisme à la naissance de l’in-


dividu.

Une sexualité bridée ?

La sexualité est un domaine de la vie humaine qui est de-


venu, notamment dans la société occidentale, un des marqueurs
de la liberté individuelle, s’accompagnant d’une revendication
de totale autonomie par rapport aux normes ou à une certaine
morale traditionnelle. Sur la sexualité, l’Église apparaît forcé-
ment comme un vecteur d’une négation de l’épanouissement
sexuel ou du retour à un ordre moral.
Toute civilisation ou toute société constituée donne du sens
à la sexualité et ne laisse jamais ses membres dans une complète
indétermination dans ce domaine. Le sexe a toujours été forte-
ment encadré par des conventions sociales, des règles religieuses
ou conduit par un idéal moral. Il n’existe aucune période dans
aucun espace où la liberté sexuelle a été entièrement laissée aux
individus. Même aujourd’hui, les sociétés dites tolérantes ont
recomposé de nouvelles normes qu’elles garantissent par la voie
législative. Il est clair que la christianisation de l’Europe puis la
mise en place de la chrétienté médiévale fut un changement
majeur dans les habitudes sexuelles, mais elles n’en furent pas
les seuls facteurs.

Le sexe libre sous l’Antiquité ?


L’Antiquité grecque et romaine distinguait nettement le
plaisir de la procréation, la sexualité de la conjugalité (450). La
première se déployait dans le cadre du banquet, où les invités
échangeaient des partenaires sexuels féminins, des prostituées
pour la plupart, mais aussi des hommes plus jeunes dont ils
avaient à parfaire l’éducation comme citoyens, même dans ce
domaine. L’homosexualité dépassait rarement le temps du ban-

450. Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. 1, p. 27-37 ; Florant, Ne gâchez


pas votre plaisir.

– 340 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

quet. Le foyer en revanche était le lieu du couple, de la famille


et d’une certaine tendresse, mais nettement séparée de toute
passion, voire de tout amour entre l’homme et la femme. La re-
lation avait pour but le don de la semence masculine et la gros-
sesse pour la femme. L’idée d’une égalité des époux et plus en-
core des plaisirs était totalement étrangère. Contrairement aux
idées reçues, les codes sexuels en Grèce antique étaient stricts.
La passion homosexuelle devait être platonique, car tout
échange sexuel entre deux hommes entraînait forcément la do-
mination de l’un par l’autre, situation humiliante pour des ci-
toyens libres. Dans une relation hétérosexuelle, la femme devait
être passive, comme dans la vie sociale.
Les dieux eux-mêmes et les mythes étaient des vecteurs de
normes sexuelles. Ni Zeus ni Aphrodite ne connaissaient de li-
mites à leurs amours, parce qu’ils étaient divins, mais la sexualité
débridée d’êtres comme les satyres ou les faunes faisait l’objet
d’une certaine réprobation et même de crainte de la part des
hommes. La mythologie était propice à valoriser le désir et l’or-
gasme, la « petite mort », qui est une courte effusion du divin,
un moment considéré comme sacré, proche de l’ivresse. Quel
que soit l’état affectif des partenaires, l’orgasme était sacralisé
et reliait l’individu au divin. Afin de rechercher ce contact
unique, le temple d’Aphrodite à Corinthe proposait près de
deux mille jeunes gens des deux sexes, même de bonne famille :
le pèlerin venu prier la déesse s’unissait dans des salles voisines
à une prostituée sacrée et, grâce à elle, vivait un court moment
sacré. Ici, la sexualité allait de pair avec une réification de la per-
sonne. Pourtant, les croyances antiques n’allaient pas sans
normes. À Rome, la relation conjugale était encadrée par des
croyances, et à chaque geste du coït présidait une divinité, ainsi
pour retirer sa ceinture. De nombreux exemples de légendes in-
vitaient les Grecs ou les Romains à la prudence envers la sexua-
lité, et même Priape, le dieu de la fertilité, au membre déme-
suré, ne connaît jamais le plaisir et l’assouvissement. L’Antiquité
n’était donc nullement une période de liberté sexuelle à laquelle
aurait succédé le carcan chrétien. En réalité, dans la relation

– 341 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

sexuelle ancienne, il y avait toujours un dominant dont seul le


plaisir importait, souvent de manière brutale.
Les coutumes juives mentionnées dans l’Ancien Testament
montrent à la fois une continuité avec les perceptions antiques
et une nouveauté radicale. Les débordements sexuels sont fré-
quemment notés, qu’il s’agisse de tromperie, d’adultère consenti
(Gn 12, 15), d’inceste, de viol, de prostitution sacrée (Mi 1, 7).
Certains récits peinent à donner du sens à la vie charnelle, autre
que celui du péché et de la démesure de l’homme, tandis que
l’obsession des femmes tourne autour de la transmission du li-
gnage. Comme pour les peuples du Moyen-Orient, la sexualité
dans le monde hébraïque est sacralisée, d’où la réglementation
stricte de la Tora autour des menstruations, de la masturbation,
de la nudité, de la sodomie, de la pureté rituelle pour les prêtres
(cf. Lv 15 et 18). Parce que le sexe participe au divin, il est mar-
qué par un tabou extérieur qui exige des ablutions et des puri-
fications, qui ne touchent toutefois pas l’intention de la per-
sonne ni son état intime. La Loi se refuse à toute sexualité
désordonnée sur laquelle Dieu n’aurait aucune prise.
L’Ancien Testament va toutefois bien au-delà des habitudes
antiques pour proposer une image nouvelle du sexe et de l’éro-
tisme (451). Contrairement à tous les mythes de création, le
récit de la Genèse ne décrit nullement la naissance de Dieu, car
Dieu est déjà là avant l’apparition du monde, non engendré et
surtout non « genré », ce qui le distingue des divinités an-
ciennes. Dieu n’a pas de rapport direct à la sexualité ; pourtant
le Tétragramme (YHWH), le nom hébraïque mystérieux qui
désigne Dieu, comporte deux lettres masculines (Y et W) et une
féminine qui est doublée (H). Le divin préserve donc l’équilibre
et la distinction des sexes. En outre, il crée des animaux et une
humanité qui sont sexués :
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa,
homme et femme Il les créa. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez

451. VTB, p. 1224-1230 ; Eisenberg-Abecassis, À Bible ouverte, p. 105-133,


210-238.

– 342 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la (…) » (Gn


1, 27-28).
Avant même l’histoire d’Adam et Ève, Dieu crée les deux
principes de genre : le masculin et le féminin, ensemble, égaux,
et leur donne pour vocation la fécondité et le pouvoir sur la
terre. Le rôle civilisateur du monde est donc attribué à deux en-
tités sexuées et égales. Leur union est bénie parce qu’elle est
bonne en tant que telle et parce qu’elle permet de rassembler
humainement ce qui a été distingué divinement. Le lien
homme-femme est une alliance d’une nature proche de l’al-
liance entre Dieu et les hommes, puis avec Israël. En voyant
Ève pour la première fois, Adam exulte et proclame son union
avec celle qu’il ne connaît pas encore : « c’est l’os de mes os, et
la chair de ma chair ! » (Gn, 2, 23).
L’épisode de la chute et de l’exil du Paradis (Gn 3, 1-24) n’a
aucun caractère sexuel, car le premier acte charnel précède le
péché originel (452). C’est par leur orgueil et leur désir de puis-
sance que l’homme et la femme sont punis. Pourtant, la dyna-
mique du péché est proche de celle du viol : Adam et Ève ont
pris le fruit d’un arbre qui n’était qu’à Dieu pour s’appropier
Dieu lui-même et ses pouvoirs (« vous serez comme des dieux »,
dit le serpent, Gn 3, 5). Il y a un rapt de l’identité divine, de la
même façon qu’un viol est le vol de la vie. Le premier effet de
ce péché originel est la division du couple et la découverte de la
nudité (« Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connu-
rent qu’ils étaient nus », Gn 3, 7). L’homme prend conscience
de sa mortalité en même temps que de sa nudité. C’est dire que
la nudité vécue comme une honte sociale et morale est liée, non
pas au corps lui-même, mais à la conscience du mal commis
qui brise l’unité. La sexualité est désormais comparable à la ten-
tation du fruit, chargée d’ambiguïté, d’appétit et de volonté de
domination (« Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui do-

452. Gn 4, 1 : « L’homme connut Ève, sa femme », en hébreu le verbe serait


plutôt au plus-que-parfait : « avait connu », c’est-à-dire avant l’épisode précédent
qui concerne la chute.

– 343 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

minera sur toi », 3, 16). Avant la chute, Adam et Ève étaient


nus et l’ignoraient, vivant leurs chairs comme un don ; après le
drame, cette vulnérabilité de leur corps visible à l’autre leur est
devenue insupportable, tout en suscitant chez l’homme le désir
de prendre son épouse comme une chose, plutôt que d’en faire
un vis-à-vis. Dès lors, le couple a dû se cacher de Dieu et se dis-
simuler derrière un vêtement que seule peut dévêtir une sexua-
lité bénie, c’est-à-dire conjugale et respectueuse de la Loi. Le
couple retrouve Dieu par son union intime et sa fidélité à leurs
alliances : alliance entre eux deux, alliance avec Dieu.
Le processus de séparation – on dirait aujourd’hui de divorce
– entre Adam et Ève n’était pas irréversible. Ainsi, immédiate-
ment après leur exil du Paradis, l’homme et la femme parvien-
nent à se redécouvrir comme époux, ils se « connaissent », c’est-
à-dire que la sexualité est décrite en termes d’intelligence du
monde et de l’autre. Elle est à la fois un signe et un effet de l’en-
tente conjugale :
L’homme connut Ève, sa femme ; elle connut et enfanta Caïn
et elle dit : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur ! » (Gn
4, 1).
Et cette unité retrouvée dans un cri de joie de la femme dé-
bouche sur une naissance. La fécondité affective et spirituelle
du couple entraîne sa fécondité concrète. Dans ces premiers ré-
cits bibliques, le sexe est donc une réalité complexe : voulu et
béni, il est au service de l’union de l’homme et de la femme ;
perverti et détourné, il est un instrument de soumission et de
honte. Ce double visage justifiait la législation hébraïque autour
de la sexualité afin d’en révéler le meilleur usage.
Le plus bel exemple de bénédiction de la sexualité est la cir-
concision d’Abraham. En nouant son alliance avec lui (Gn 17),
Dieu fait une promesse de prospérité et demande en retour la
circoncision des mâles, comme « signe de l’alliance entre moi
et vous » (17, 11). Le sexe masculin est ainsi utilisé de façon
symbolique pour définir les rapports avec Dieu. Plus encore, le
cœur de la sexualité peut être consacré et signifiant : la verge,
instrument de domination sur la femme et totem de l’orgueil

– 344 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

masculin, est sectionnée au niveau du prépuce pour imposer


un autre rapport de l’homme à la femme et empêcher toute ido-
lâtrie de la sexualité, comme dans les cultes païens. En retirant
le prépuce, le glaive masculin dans sa bestialité rentre plus aisé-
ment dans le fourreau de la verge. L’homme se féminise d’une
certaine manière. Preuve en est qu’au même moment, Dieu
change le nom d’Abram en Abraham, ajoutant une lettre fémi-
nine à son nom (le H), afin qu’il puisse effectivement devenir
le père de tous les croyants, hommes et femmes. Enfin, Dieu
ordonne que toute circoncision soit accomplie le huitième jour
de l’enfant, c’est-à-dire symboliquement le lendemain du shab-
bat, qui est le jour du Messie. Le garçon circoncis est ainsi une
figure messianique. La réglementation juive sur la sexualité va
donc bien au-delà de prescriptions ritualistes, mais dessine une
vision du couple qui rejoint celle des espérances du peuple élu
tout entier. La réification de la femme n’est plus possible (453).

La sexualité sanctifiée
Avec le Nouveau Testament, la révolution sexuelle initiée par
le judaïsme se confirme et s’accentue. Dans sa généalogie, rap-
pelée au début de l’Évangile de Matthieu, Jésus s’inscrit dans
l’héritage biologique de ses ancêtres et assume tous les débor-
dements et les perversions sexuelles de ses prédécesseurs : Rahab
la prostituée, David le meurtrier par concupiscence, Salomon
aux centaines d’épouses. Or, le dernier chapitre du même Évan-
gile vient transfigurer ce lignage et ouvrir une nouvelle fécon-
dité, spirituelle et non générationnelle : « le repentir en vue de
la rémission des péchés [est] proclamé à toutes les nations » (Lc
24, 47).
Le Christ, contrairement aux rabbins de son époque, n’est
pas marié. Son célibat n’entraîne pourtant aucune mysoginie
ni pudibonderie, puisqu’on le voit entouré de femmes, et il ne
repousse pas la pécheresse venue oindre ses pieds d’huile et les

453. Ainsi, la femme ne doit pas être touchée pendant les règles ni durant les
sept jours qui suivent afin de se redécouvrir dans un temps de fiançailles.

– 345 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

essuyer de ses cheveux, gestes d’un érotisme à peine sous-


entendu. S’il refuse pour lui-même le mariage, Jésus se présente
comme un époux qui s’unit à son Église à la manière d’un cou-
ple. Il est, pourrait-on dire, « super-marié » à l’humanité par un
amour sponsal. Il est l’Époux par excellence. Les paroles de l’eu-
charistie, prononcées à la Cène (Lc 22, 17-19), sont des paroles
nuptiales que le conjoint murmure dans le secret : « Ceci est
mon corps, livré pour vous » ; « Ceci est mon sang versé pour
vous (…), en signe de l’alliance [nuptiale] ».
À l’égard des hommes, Jésus rappelle l’interdiction de l’adul-
tère, et donc confirme la dimension conjugale et légale de la
sexualité, mais va plus loin en refusant toute répudiation et en
soulignant que l’adultère réside en premier lieu dans l’inten-
tion :
Vous avez entendu qu’il a été dit : « Tu ne commettras pas
d’adultère ». Eh bien, moi je vous dis : Quiconque regarde une
femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère
avec elle (Mt 5, 27-28).
Toute sexualité conjugale est orientée vers le bien des deux
époux manifesté dans l’amour. Les rapports de pouvoir au sein
du couple n’ont donc plus lieu d’être, principe qui rétablit la
paix mutuelle. Enfin, le modèle de chasteté que représentent à
la fois Jésus et ses propres parents offre une nouvelle possibilité
de vie dans la virginité et le célibat. Alors que l’absence d’enfants
était une tare dans le monde antique et moyen-oriental, l’Évan-
gile brise les règles du lignage biologique en valorisant la filia-
tion spirituelle. Jésus est « le chemin, la vérité et la vie »
(Jn 14, 6) : pour se perpétuer, l’homme a d’abord besoin de la
vie divine. Le couple n’est nullement méprisé, mais il doit lui-
même dépasser sa réalité terrestre pour retrouver une union qui
sera pleinement achevée au Ciel. Par son Incarnation, sa mort
et sa Résurrection, le Christ libère l’homme de la fascination
sexuelle et de l’absolutisation du sexe, comme l’avait déjà fait
la circoncision d’Abraham.
Saint Paul poursuit les initiatives du Christ dans ce domaine
en définissant une nouvelle morale sexuelle et conjugale qui dé-

– 346 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

passe les questions de pureté. Sa lettre aux Corinthiens est in-


dissociable du contexte local de violence envers les femmes et
de prostitution sacrée qui poussa de nombreux chrétiens de la
cité à une continence excessive. Contre la « consommation »
sexuelle effrénée dans les sanctuaires païens, Paul martèle avec
force le refus de toute idolâtrie du sexe :
Ne vous y trompez pas, ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères,
ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides,
pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du
Royaume de Dieu (I Co 6, 9).
Il condamne en bloc tous ceux qui remplacent Dieu par un
nouveau veau d’or : l’argent, la violence, le sexe, qu’il soit pra-
tiqué avec une femme ou un homme. Parce qu’il est le « temple
de l’Esprit », le corps doit être respecté. « Ne savez-vous pas que
vos corps sont des membres du Christ ? » (I Co 6, 15). Mais
Paul tempère aussi les excès de certains chrétiens, qui mépri-
saient le corps et la sexualité, même dans le couple :
Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme. Toutefois,
pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque
femme ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu’il lui
doit, et que la femme agisse de même envers son mari. Ne vous
privez point l’un de l’autre, si ce n’est d’un accord commun
pour un temps, afin de vaquer à la prière (I Co 7, 1-5).
Le sexe ne peut être ni une fin en soi ni un moyen d’atteindre
le divin, aussi pour rencontrer Dieu faut-il désormais choisir la
chasteté qui consacre la personne au Christ et la prépare à son
retour, ou la vie maritale qui est l’unique cadre de la relation
sexuelle, car seule cette conjugalité ouvre l’homme et la femme
à leur sainteté réciproque. Paul soustrait la sphère sexuelle au
domaine du sacré pour la faire entrer dans le domaine de la
sainteté. La sexualité n’est plus sacralisée – c’est-à-dire immé-
diatement efficace et taboue –, mais sanctifiée, c’est-à-dire
qu’elle est une occasion de s’ajuster à l’autre et à Dieu, et ainsi
de devenir saint comme Dieu est saint.
Les premiers chrétiens restent parcourus par des tendances
contradictoires et pour beaucoup la chair est une réalité dont il

– 347 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

faut se débarrasser (454). Le stoïcisme avait répandu dans l’aris-


tocratie romaine une pratique du mariage d’amitié, sans relation
sexuelle. De la même façon, les philosophes manichéens ima-
ginant un monde en proie à la lutte du bien et du mal mépri-
saient le corps et la sexualité, qui tiraient l’homme vers le
monde terrestre. Le christianisme primitif fut particulièrement
influencé par cette vision platonicienne de l’âme et du corps,
et des courants nombreux adoptèrent l’encratisme (du grec en-
kratès : « continents »), un ascétisme qui rejetait la sexualité.
L’Église dut ainsi se faire l’avocate de celle-ci, ce qui faisait dire
au IIe siècle au philosophe épicurien Celse que les chrétiens
étaient philosomaton genos : « le peuple qui aime le corps » (455).
Après la christianisation de l’Empire, la législation s’adapta
au message évangélique en prohibant les relations sexuelles en
dehors du mariage. L’avortement fut condamné, de même que
l’adultère et les pratiques homosexuelles, tandis que l’on auto-
risait le célibat permanent, et donc le monachisme, alors que la
chasteté était généralement dépréciée auparavant. Mais l’accent
nouveau mis sur la vie spirituelle liait chasteté et continence, la
morale spirituelle et la morale pratique, alors que dans les Évan-
giles la seconde est soumise à la première. Chez les lettrés chré-
tiens, la sexualité maritale apparaît comme une concession à la
fragilité humaine, une tolérance peccamineuse. Comme le re-
marquait saint Augustin, l’orgasme faisait perdre la raison.
Une partie de la théologie morale augustinienne tournait au-
tour de la concupiscence, désir déréglé pour les choses et les va-
nités d’en-bas. C’était la concupiscence qui générait l’apathie
spirituelle et privait l’homme de sa liberté. Ce péché avait une
dimension sexuelle, car les désirs de l’homme avaient détourné
la sexualité. Celle-ci était donc bonne mais déviée inévitable-
ment vers le péché. Même dans le couple chrétien, la violence
masculine était toujours présente et l’appétit de puissance faisait
peser un soupçon sur la relation charnelle :
454. Delumeau, Histoire vécue, p. 229-231.
455. « Comme Dieu était aussi l’auteur du sexe, à l’origine le sexe était bon »,
ibid., p. 231.

– 348 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Non seulement les époux chrétiens ont horreur de l’adultère,


mais ils doivent pour eux-mêmes apporter un frein à la maladie
de la concupiscence charnelle. Non, sans doute, l’Apôtre [Paul]
ne défend pas les relations conjugales renfermées dans les bornes
du droit et de l’honnêteté ; mais, se souvenant que la concupis-
cence serait restée étrangère au mariage, si par son péché
l’homme n’avait pas perdu l’empire sur les membres de son
corps, saint Paul demande que les mouvements de cette concu-
piscence soient l’œuvre, non pas de la volonté, mais de la né-
cessité (456).
D’ailleurs, pour Augustin comme pour les médecins de son
temps, le péché originel et la concupiscence se transmettaient
par le sperme, et l’on ne pouvait s’en libérer que par le baptême
et l’ascèse (457). Cette théorie atténuait toutefois la responsabi-
lité humaine dans le mal, puisque celui-ci était une transmission
génétique. C’est l’immoralité de la volupté et du désir qui est à
l’origine de la souillure du sperme, et non l’acte sexuel en lui-
même, bien que ce soit au cours de celui-ci que la semence trans-
fère à l’âme le péché (458). La relation charnelle n’est pas mau-
vaise en soi, mais elle suscite les appétits charnels, participe à la
corruption de l’homme dont elle pollue la chair et endort la rai-
son. La subtilité de ces distinctions importantes fit l’objet d’une
simplification au cours du Moyen Âge : le péché originel était
bien de nature sexuelle et le coït foncièrement peccamineux.
La continence du chrétien était indispensable pour restaurer
la personne dispersée (459). Mais, chez Augustin, cette renon-
ciation était globale, elle englobait le mariage, les ambitions et
la richesse, et ne se limitait pas à la sexualité. Dans les Confes-
sions, la lutte contre les tentations comme l’orgueil et le pouvoir
semblent bien plus délicates que celles de la chair (460). La
sexualité est indispensable à l’humanité : « Ce que la nourriture
456. Augustin, De nuptiis et concupiscentia, I, 8, 9.
457. Ibid., I, 24, 27.
458. Ainsi chez Rupert de Deutz, Commentaire de l’Évangile de saint Jean, II, 2.
459. Augustin, Confessions, X, 29, 40 ; Fitzgerald (dir.), Encyclopédie saint Au-
gustin, p. 342-344.
460. Augustin, Confessions, X, 37, 60.

– 349 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

est pour le salut de l’homme, l’acte charnel l’est pour le salut


de l’espèce » (461). Il participe à l’amitié conjugale (societas ami-
calis) et aux trois biens du mariage que sont la procréation, la
fidélité et le sacrement. Mais l’idéal chrétien est toutefois de
s’en libérer à deux, et que le couple se voue à la continence en
se soutenant mutuellement.
Les Pères de l’Église étaient donc partagés : ils justifiaient la
sexualité face aux excès de l’encratisme et aux abus orgiaques
du paganisme, mais aspiraient d’abord à une continence plus
propice à la contemplation.

Une sexualité conjugale heureuse ? (XIe-XIIIe siècle)


Les textes du Moyen Âge abordant la sexualité ont, pour l’es-
sentiel, été écrits par des moines ou des clercs qui avaient fait
vœu de chasteté. Leur vision déforme donc nécessairement la
réalité vécue par les chrétiens de l’époque. La première impres-
sion transmise par la documentation est celle d’une illégitimité
du sexe. Les mots mêmes changent de sens puisque la « chair »,
qui désignait avant le XIIe siècle l’ensemble de la vie humaine
sur terre et ses tentations (richesse, orgueil, luxure, etc.), se li-
mita progressivement aux appétits « charnels », et donc sexuels.
Jusqu’au XIIIe siècle, le principal modèle de perfection est
le moine, celui qui a vaincu les tentations du monde et de la
concupiscence, réduite à sa forme sexuelle. C’est d’ailleurs au
nom de ce modèle que l’Église romaine généralisa au XIe siècle
le célibat des clercs majeurs (sous-diacres, diacres, prêtres) [462].
Jusqu’alors, une partie du clergé européen était marié, ainsi dans
l’Église de Milan ou en Gaule. Pourtant, dès le VIe siècle, de
nombreux conciles avaient demandé la continence aux prêtres,
car il semblait que la charge de famille entrait en compétition
avec la charge d’âmes, et que les rituels chrétiens exigeaient une
pureté morale et physique, conformément au Lévitique (463).

461. Augustin, De bono conjugali.


462. Sur cette question, cf. Mayeur (dir.), Histoire du Christianisme, t. 5, p. 413-
417.

– 350 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

La croyance que le péché originel était transmis par le sperme


conduisait forcément à vouloir limiter la pratique sexuelle pour
les clercs, afin qu’ils ne soient pas les vecteurs du mal. Mais cette
législation fut mal ou peu appliquée, du moins jusqu’à l’époque
de la Réforme grégorienne.
L’influence des moines dans la société impliquait une cer-
taine dévalorisation de la relation charnelle, ainsi qu’il appert
dans le Décret de l’évêque Burchard de Worms (✝ 1025), destiné
aux prédicateurs auprès des laïcs :
T’es-tu accouplé avec ta femme, ou avec une autre par-derrière,
comme les chiens ? Si oui, dix jours de pénitence au pain et à
l’eau (…). T’es-tu uni à ton épouse durant ses règles ? Si oui,
dix jours de pénitence au pain et à l’eau. T’es-tu uni à ton
épouse après que l’enfant a bougé dans la matrice ? Ou quarante
jours avant l’accouchement ? Si oui : quarante jours de péni-
tence au pain et à l’eau (464).
Malgré sa formulation abrupte, le document était en confor-
mité avec les textes bibliques (465). Ces prescriptions péniten-
tielles avaient deux objectifs distincts : donner un cadre moral
à l’acte conjugal conformément aux Écritures ; diffuser des pré-
ceptes médicaux simples pour éviter les fausses-couches, car les
médecins craignaient que l’on tue l’embryon par le coït. Le
tabou du sang et de tous les fluides corporels, hérité de la Bible
et des sociétés traditionnelles, était encore vivace (466). Dans
le même esprit, on établit un calendrier sexuel parallèle au ca-
lendrier liturgique et au cycle de procréation. La continence est
requise en Carême, pendant la Semaine sainte, le dimanche et
avant de communier, mais aussi en période de menstruation et
d’allaitement. En revanche, la dimension affective et spirituelle,
pourtant claire dans la Bible, était négligée, du moins elle trans-
paraît peu dans les sources avant le XIIe siècle.

463. Bologne, Histoire du mariage, p. 149-153.


464. PL, vol. 140, col. 956-959.
465. Duby, Les Trois Ordres.
466. Par exemple, Jeanne d’Arc est connue dans les sources pour ne jamais avoir
eu ses règles (Hanne, Jeanne d’Arc, p. 52).

– 351 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Cette position des moines et des clercs se justifiait par le


contexte culturel de l’Europe médiévale. Contrairement aux
idées reçues sur la puissance de l’Église, il lui était impossible
de contrôler la vie sexuelle et affective de l’ensemble des fi-
dèles, le clergé étant trop peu nombreux avant la Renaissance
et peu formé pour assurer une application réelle des règle-
ments ecclésiastiques. On devait se contenter de quelques
conseils de modération, qui n’empêchaient pas les brutalités
contre les femmes. En revanche, le fameux « droit de cuissage »
n’apparaît dans aucune source, pas plus que les ceintures de
chasteté, qui relèvent de fantasmes des historiens des XVIIIe
et XIXe siècles. Que des seigneurs aient exercé une violence
physique contre des vassales ou des serves, personne ne peut
le nier. En revanche, l’Église, secondée par les pouvoirs mo-
narchiques, interdisait strictement le viol et n’a jamais concédé
aux féodaux un quelconque droit d’abuser de leurs pay-
sannes (467).
À partir du XIe siècle, la littérature courtoise diffusa un nou-
vel état d’esprit dans la classe nobiliaire, mêlant poésie, cheva-
lerie, pratique des vertus, exaltation du courage, mais aussi sé-
duction de la femme aimée, immanquablement mariée. Le
discours courtois était adultère dans son esprit, sans qu’il y ait
passage à l’acte. Du moins en théorie (468). Les amours de
Tristan et Iseult reflétaient une passion non contrôlée, et d’ail-

467. Fraisse, « Droit de cuissage… » ; Boureau, Le Droit de cuissage.


468 Chant courtois de la comtesse Béatrice de Die à la fin du XIIe siècle :
« Bel ami élégant et bon,
« Quand vous tiendrai-je en mon pouvoir ?
« Quand coucherai-je avec vous un soir,
« Vous donnant un baiser amoureux ?
« Sachez que j’ai grand désir
« De vous à la place du mari,
« Pourvu que vous m’ayez promis
« De faire tout ce que je voudrais. »
Sur l’amour dans les chansons d’oc, nous renvoyons aux analyses de Zink, Les
Troubadours.

– 352 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

leurs non désirée, menant au mensonge et, finalement, à la


mort. À l’inverse, le courant cathare dans le Midi de la France
se voulait encratiste, c’est-à-dire radicalement hostile à la chair
et à toute forme de sexualité. Entre ces deux extrêmes, l’Église
faisait la promotion d’une sexualité conjugale tempérée.
L’amour de deux amants était perçu comme désordonné, pas-
sionnel, nourri par les apparences de la beauté, contrairement
à l’amour conjugal, bâti sur un accord équilibré des deux
époux (469).
À partir du XIIe siècle, on vit se multiplier les textes valori-
sant la vie conjugale dans toutes ses dimensions, comme en té-
moignent nombre de sources. Dans les testaments et les docu-
ments notariés, la femme légitime est fréquemment qualifiée
de dilecta (« chère »), amabilis (« digne d’être aimée »), dulcis-
sima (« très douce »), amantissima (« très aimée »). La dimension
affective prend de plus en plus d’importance. Au cours des cé-
rémonies de mariage, notamment chez les Capétiens, on chante
le Psaume 44, hymne à la beauté de la jeune épousée (470).
Certains clercs, comme Richard de Saint-Victor (✝ 1173), osent
même une analyse presque psychologique des bienfaits de
l’amour :
Nous savons que, dans les affections humaines, l’amour conju-
gal doit tenir la première place. C’est pourquoi, dans le mariage,
ce premier degré d’amour est bon (…). L’affection mutuelle
provenant d’un amour intime resserre les liens entre ceux
qu’unit déjà la paix ; elle rend agréable et pleine de charme cette
société indissoluble faite pour se perpétuer (471).

469. C’est, en substance, le contenu du traité d’amour courtois d’André le Cha-


pelain, le De Amore, écrit vers 1186-1190 : « L’amour ne peut développer ses
formes entre deux conjoints, car les amants se font mutuellement largesse de
tout, gratuitement, sans raison de nécessité, alors que les conjoints sont par de-
voir tenus d’obéir à leur volonté mutuelle, et à ne se refuser en rien » (cité par
Bologne, Histoire du mariage, p. 113).
470. Sur tous ces aspects, cf. Leclercq, Le Mariage vu par les moines.
471. Des quatre degrés de la violente charité (ibid., p. 50).

– 353 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

On présente aussi l’union sous une forme spirituelle et sym-


bolique. À travers les rituels de bénédiction des couples, l’union
nuptiale était bénie mais nécessitait une purification, souvent
une veillée de prière avant le jour des épousailles (472). Bernard
de Clairvaux assure que tout amour doit commencer par être
charnel, avant de se transformer en amour de Dieu (473). Pour
lui, la chair est présente dans le Ciel, et, dans le Paradis,
l’homme a bien été fait de terre, avant même la chute, « l’argile
du Paradis ». En commentant le Cantique des cantiques, Bernard
découvrit à travers la sexualité des correspondances originales :
l’homme et la femme étaient comparables à l’âme s’unissant à
Dieu, ou encore au Christ embrassant l’Église, ou à la nature
humaine accueillant le Verbe divin. Sous sa plume, le « lit » (tha-
lamus) désignait aussi bien la couche conjugale que le sein de la
Vierge où prit chair le Christ. La sexualité était donc similaire
à l’Incarnation. C’était dire qu’elle exprimait le divin et avait
une légitimité évidente. Le pape Innocent III faisait les mêmes
associations symboliques dans son ouvrage Des quatre sens du
mariage :
Il y a deux éléments dans le mariage : l’accord des âmes et
l’union sexuelle des corps. Le premier signifie la charité qui
existe en esprit entre Dieu et l’âme juste, l’autre désigne la res-
semblance qui existe dans la chair entre le Christ et la sainte
Église. C’est un bien grand sacrement qui est dans la chair, mais
celui qui est en esprit est certainement plus grand (474).
C’est en évoquant les rapports entre l’Église et le Christ que
le pape justifie le plus la sexualité dans le lit conjugal, qualifié
de « couche de repos », de « chambre de joie », et même de « lit
de Vérité ». Cet enthousiasme spirituel pour le mariage devait
pousser Innocent III à s’en prendre régulièrement à ceux qui
répudiaient leur épouse, s’adonnaient à la luxure ou nouaient
des mariages consanguins afin de renforcer leur lignage. Et le

472. Rouche (dir.), Mariage et sexualité.


473. Brague, Au moyen du Moyen Âge, p. 180-182.
474. Texte et analyse dans Hanne, De Lothaire à Innocent III, p. 147-148.

– 354 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

pape, dans le même esprit, de pousser les célibataires à épouser


les prostituées. Son dessein était double : mettre un frein à la
luxure et venir en aide à la misère des courtisanes. Dans ce but,
Innocent III écrivit en avril 1198 à l’ensemble des chrétiens et
leur annonça, sans s’inquiéter des conséquences pratiques :
« Nous décidons que tous ceux qui arracheront les femmes pu-
bliques au lupanar et les prendront pour épouses, agiront au
profit de la rémission de leurs péchés ». Le mariage d’une pros-
tituée était aussi méritoire que la croisade ! Pour généreux qu’il
fût dans le contexte de l’époque, ce conseil manquait sans doute
de réalisme.
C’était aussi le défaut de l’abbé cistercien Adam de Perseigne
(✝ 1221), dont plusieurs lettres adressées à la comtesse
du Perche visaient à l’aider dans sa sexualité conjugale :
L’Esprit Saint qui vous a créée âme et corps, et à qui l’une et
l’autre appartiennent, a réellement selon la loi du mariage, cédé
à votre mari son droit sur votre corps, mais il revendique l’âme
pour lui (…). Votre mari selon la chair est l’époux de votre chair,
votre Dieu est l’époux de votre âme, pourtant aucune jalousie
n’agite ni l’un ni l’autre, pourvu qu’à l’égard de l’un et de l’autre
vous demeuriez fidèle et chaste (…). Lorsque votre époux de
chair s’unit à vous, mettez votre joie à demeurer fixée spirituel-
lement à votre époux céleste (475).
Adam ne doutait pas un instant de la légitimité de la sexua-
lité. Au contraire, il y voyait une obligation réciproque et même
un effet de la justice divine. Mais son identification de l’âme à
Dieu et du corps à l’époux avait quelque chose d’artificiel qui
divisait la pauvre comtesse en deux entités qu’elle ne pouvait
séparer dans le concret, et encore moins dans ses relations
sexuelles. La lettre est surtout intéressante pour montrer que les
clercs cherchaient à valoriser celles-ci par un discours mystique.
Les spécialistes du droit canon – le droit particulier de
l’Église – précisèrent entre le XIIe et le XIIIe siècle les conditions

475. Adam de Perseigne, lettre 666, Paris, 1960, t. 1 (Sources chrétiennes),


p. 242-244.

– 355 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

de validité du mariage chrétien et s’interrogèrent sur la place de


la sexualité (476). Avant même le XIe siècle, tous étaient d’ac-
cord pour suivre le droit romain qui imposait le consentement
libre des fiancés. Or, dans la tradition germanique qui avait
marqué les Mérovingiens puis les Carolingiens, le libre arbitre
de la femme n’était pas sollicité, et seule la relation sexuelle
créait le mariage. L’homme pouvait enlever une femme, la vio-
ler et se dire ainsi son époux. Mais l’Église n’avait jamais accepté
ces mœurs barbares. En France, les canonistes du XIIe siècle as-
suraient que le coït était inutile et que l’échange des vœux suf-
fisait, selon l’adage d’Isidore de Séville : « Le consentement fait
le mariage et non le coït ». Dans la grande école canonique de
Bologne, on ajoutait toutefois une seconde condition : la
consommation charnelle, qui parachevait l’échange des vœux
et levait toute ambiguïté quant à la réalité du mariage. Dans les
années 1170-1180, on s’arrêta à une position intermédiaire :
seul le mariage consommé est indissoluble, mais il est déjà
constitué par les consentements. Comme un contrat, le mariage
exige la liberté des signataires (477). Les conclusions définitives
des canonistes eurent pour conséquence inattendue de valider
le mariage des musulmans : « Le sacrement de mariage existe
chez les païens », écrivait Innocent III (478). De fait, puisque
les musulmans acceptaient le consentement et pratiquaient la
sexualité, leurs unions étaient légitimes. On exigea toutefois des
convertis qu’ils ne gardent que leur première épouse, tout en
légitimant les enfants nés de leurs autres femmes.
Une autre évolution, médicale celle-ci, devait elle aussi
contribuer à une approche moins morale et moins symbolique
de la sexualité. Entre le XIe et le XIIIe siècle, l’école de Salerne
devint un centre majeur du renouvellement de la pensée médi-

476. Dauvillier, Le Mariage dans le droit classique ; Gaudemet, Le Mariage en


Occident, p. 132-272.
477. Le cardinal Hostiensis qualifiera le mariage au milieu du XIIIe siècle de
« contrat consensuel ».
478. Hanne, Innocent III, p. 162.

– 356 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

cale en Occident. On y traduisait des textes de Galien, d’Hip-


pocrate, on les commentait et on essayait de les mettre en ap-
plication. Chez ces praticiens, qui étaient à la fois des clercs et
des lettrés, on analysait le coït en fonction du dérèglement des
humeurs, de l’état du sang et de la bile, mais sans faire référence
à des principes moraux. L’appel à la tempérance sexuelle n’était
pas négligé, non plus que le vocabulaire spirituel sur l’union
nuptiale, mais le discours des médecins salernitains se voulait
d’abord pratique et concret, nourri d’observation et de lecture
des anciens. Selon cette tradition, la fécondation exigeait le plai-
sir et la semence des deux époux. Car la femme recellait dans
sa matrice un pénis semblable à l’homme et éjaculait elle aussi.
Le théologien Pierre le Chantre comparait le coït à deux doigts
se touchant, l’homme et la femme devant payer l’un à l’autre
leur « dette », sans disposer de leur corps, mais en le mettant au
service de l’autre. « Les deux sont égaux, disait-il, malgré la do-
mination du mari sur la femme ». Pierre le Chantre distinguait
ainsi avec beaucoup de pertinence la position sociale des deux
sexes de leur nécessaire réciprocité dans la sexualité (479). Le
théologien allait jusqu’à défendre que les universités pouvaient
enseigner l’amour (au sens courtois du terme). L’art de l’amour
étant une connaissance, toute connaissance venant de Dieu et
l’acte sexuel ayant été voulu bon, il était légitime de transmettre
cet art utile aux jeunes gens, à condition de les aider à en faire
bon usage, c’est-à-dire dans le cadre marital.
Mais à partir du début du XIIIe siècle, et sous l’influence des
textes d’Aristote, les facultés de médecine adoptèrent la théorie
de la semence unique. Seul l’homme émet du sperme, déjà fé-
condé, qu’il dépose dans l’utérus, qui n’est qu’un récipient. La
matrice féminine a pour fonction de nourrir l’enfant par le sang
des menstrues, ce qui explique l’interruption des règles durant
toute la grossesse. Mais puisqu’elle ne participe pas directement
à la fécondation de l’œuf, son plaisir est secondaire dans l’en-

479. Baldwin, Paris 1200, p. 378-382.

– 357 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

gendrement. Les théologiens paraphrasaient Aristote en disant :


« La femme, tout comme le jeune garçon, n’est essentiellement
qu’un mâle imparfait », c’est-à-dire qu’en anatomie la femme
était considérée comme un « homme inversé », réceptacle passif
de l’action masculine. L’apport de l’aristotélisme, si fondamen-
tal en philosophie, justifiait la domination sexuelle masculine,
que l’Église avait pourtant voulu tempérer durant tout le
Moyen Âge. Le déclin progressif d’une conception morale et
spirituelle de la sexualité pour une observation plus médicale et
scientifique ne débouchait pas sur un épanouissement réci-
proque, mais sur la confirmation d’une inégalité dans la vie
charnelle.
Il ne faisait plus de doute que la sexualité conjugale était
bénie, mais qu’en était-il du plaisir ? Dans la tradition, la jouis-
sance sans volonté de procréation était une faute, ainsi chez Cé-
saire d’Arles (✝ 543) ou Grégoire le Grand. Une fois de plus, la
réponse la plus équilibrée – mais non la plus simple – fut ap-
portée par Thomas d’Aquin :
La vertu ne se mesure pas selon la quantité, mais selon ce qui
convient à la raison. Et c’est pourquoi l’abondance du plaisir
que produit un acte sexuel conforme à la raison n’est pas
contraire à la vertu. De plus ce n’est pas la quantité de plaisir
qui importe à la vertu, mais la disposition où se trouve la vo-
lonté de la personne par rapport à ce plaisir. Que la raison ne
puisse émettre un acte libre au moment où ce plaisir est éprouvé
ne signifie pas que cet acte soit contraire à la vertu, autrement
se livrer au sommeil serait contraire à la vertu. Que la convoitise
et la jouissance sexuelles ne soient pas soumises à la raison, cela
provient du premier péché d’Adam (…). Il ne s’ensuit pas que
l’acte sexuel soit un péché, mais que dans cet acte se trouve une
peine qui dérive du premier péché (480).
Le plaisir était donc foncièrement bon s’il relevait d’un acte
bon ou d’une intention louable. La disposition d’esprit des
conjoints déterminait donc si leur plaisir partagé était vertueux

480. Somme théologique, partie II-II, question 153, article 2, sol.

– 358 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

ou pas. Thomas dépassionnait la question en la ramenant à une


morale de l’intention, propice à unifier et à responsabiliser le
couple. Il évacuait aussi l’antique critique faite contre l’orgasme
qui supprimait temporairement les facultés de jugement. De la
même façon, il rappelait que ce n’était pas la sexualité qui était
en soi peccamineuse, mais qu’en tant qu’activité humaine, elle
comportait nécessairement une part de péché.
En définitive, la position de saint Thomas, suivie par l’Église,
validait le plaisir conjugal dès lors qu’il ne repoussait pas la fé-
condité (sans s’y soumettre toutefois absolument) et qu’il favo-
risait l’amour sponsal.

Libertinage et puritanisme modernes


En renvoyant la sexualité et le plaisir à une morale de l’in-
tention, et non aux oppositions âme/corps, vertu/péché et
continence/luxure, la théologie du XIIIe siècle préparait l’auto-
nomie de la sexualité. La Renaissance s’avéra une période où les
exhortations de l’Église furent peu suivies, en tout cas dans les
milieux aristocratiques et littéraires, où la grivoiserie fut large-
ment répandue, ainsi sous la plume de François Rabelais
(✝ 1553), mais aussi à travers la nudité à l’antique dans l’art et
la sculpture.
Les traditions sociales, fondées sur le lignage, l’endogamie
paysanne ou nobiliaire, les stratégies matrimoniales bourgeoises,
limitèrent les possibilités d’épanouissement charnel qu’avaient
suggérées certains théologiens. Le mariage d’amour était l’ex-
ception (481). L’État monarchique, reprenant le contrôle de la
société aux dépens de l’Église, n’entendait pas délaisser le do-
maine moral, pour ne pas être accusé de laisser libre cours aux
passions de ses sujets. Là où l’Église était encore politiquement
puissante, elle avait pu maintenir une certaine correction des

481. « Amour se dit principalement de cette violente passion que la nature in-
spire aux jeunes gens de divers sexes pour se joindre afin de perpétuer l’espèce.
Il s’est marié par amour, c’est-à-dire désavantageusement et par l’emportement
d’une aveugle passion », cf. Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, 1690.

– 359 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

délits sexuels, notamment autour de l’adultère, de l’inceste, des


rapports contre-nature, ou encore contre l’infanticide. Dans le
cadre du couple légitime, la recherche du seul plaisir ou le choix
de pratiques jugées concupiscentes n’étaient pas tolérés car la
volupté souillait l’honnêteté du lit conjugal. Le théologien Be-
nedicti écrivait en 1584 dans La somme des péchés : « Il ne faut
pas que l’homme use de sa femme comme d’une putain, ni que
la femme se porte envers son mari comme avec un amoureux. »
Au tribunal ecclésiastique de Liège, entre 1617 et 1789, 889
affaires de type sexuel furent jugées, soit seulement cinq par an :
15 % étaient des adultères et 50 % des relations hors mariage.
Les peines se limitaient à des aumônes obligatoires et à quelques
jours de jeûne. La justice civile en revanche condamnait les
adultères aux entraves publiques, voire aux verges.
Malgré l’accord de l’État et de l’Église pour faire respecter
le principe d’une sexualité uniquement conjugale, les conditions
de pauvreté sociale dans les villes et un esprit libertin favorisè-
rent le concubinage et des naissances pré-nuptiales, qui passè-
rent de 20 à 30 % entre la fin du XVIIe siècle et celle du
XVIIIe siècle. La littérature moralisante, imprégnée de jansé-
nisme ou de puritanisme protestant, n’était pas suivie par la
masse illettrée ni par les élites, plutôt libertines (482). En
France, le jansénisme était intraitable avec la sexualité, même
conjugale, et décrivait avec dégoût la procréation et la concep-
tion. La prière janséniste de la femme enceinte pleurait l’enfant
à naître :
Mon Sauveur, ayez pitié des souillures dans lesquelles j’ai conçu
mon fruit. Seigneur, que je me plaigne moi-même et que j’aie
une très grande compassion de moi-même, de n’avoir pu com-
muniquer à cet enfant que le péché.
Une telle oraison était le produit d’un catholicisme mal com-
pris, mais pourtant répandu, qui n’avait pas lu les textes plus
nuancés du Moyen Âge, ni ceux de saint Thomas, pourtant
l’auteur le plus étudié dans les séminaires du royaume. Les

482. F. Hildesheimer, Le Jansénisme, Paris, Publisud, 1991.

– 360 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

femmes enceintes à la dévotion moins tourmentée, distantes


avec le jansénisme, récitaient des prières plus équilibrées, même
si la méfiance envers les appétits sexuels au sein du mariage res-
tait forte :
Je me jette donc à vos pieds, pour vous demander humblement
qu’il vous plaise de me préserver pendant ma grossesse de tous
les accidents qui pourraient me faire blesser. Bien que la sainteté
du mariage ait rendu ma conception légitime, je confesse que
la concupiscence y a mêlé son venin et qu’elle m’a fait faire des
fautes qui vous déplaisent (483).
Pourtant, à l’époque baroque, la sensibilité catholique ne ré-
pugnait pas à s’inspirer du thème de l’union charnelle pour il-
lustrer les élancements spirituels, ainsi chez les mystiques espa-
gnols. Thérèse d’Avila (✝ 1582) amplifia l’image médiévale de
l’amour nuptial avec le Christ jusqu’à un point rarement at-
teint, notamment dans l’épisode de la « transverbération » où
la sainte fut configurée à une jeune épouse recevant d’un ange
une « suave douleur », mêlée à un ravissement qui était « un
échange d’amour » (484). Sans qu’il soit besoin de surinterpré-
ter le récit de sainte Thérèse, il était évident dans son cas que
l’amour de Dieu emportait toute sa personne, esprit, chair et
âme. C’était aussi une façon de dire que la chasteté consacrée
n’éliminait pas les enthousiasmes du corps, mais les transfor-
mait, toujours dans une vision nuptiale de la relation au Christ.
Le concile de Trente avait rappelé que le péché n’avait pas
tout brisé dans l’homme, et s’était fait le promoteur d’un hu-
manisme catholique pour lequel la nature humaine était une
merveille de la création. Les « beautés inférieures » étaient des
marches vers le divin. Les passions, elles aussi voulues par Dieu,
étaient neutres, à condition toutefois de vouloir les maîtriser.
Le sentiment amoureux ou la nudité dans l’art ne devaient sus-
citer aucune honte, dès lors qu’ils étaient ajustés à l’Évangile et

483. Prière de la femme enceinte, composée par l’humaniste Godeau (cité par
Bremond, Histoire littéraire, t. 1, p. 303).
484. Autobiographie, XXIX, 13.

– 361 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tempérés dans leur expression, ce que résumait l’évêque de Bel-


ley, Jean-Pierre Camus (✝ 1652) :
Pourquoi rougirait-on d’aimer ? Il n’y a rien de si saint, quand
il est juste ; il n’y a rien de si beau, quand il est conduit selon
les règles de la pureté. La loi chrétienne est toute d’amour et
pour l’amour ; hors de là, c’est la mort (…). Nous aurions ver-
gogne de chérir une image de Dieu, une créature raisonnable,
une personne bien née, bien élevée, qui fait état de l’honneur
et de la vertu ? (485)
La tendance pudibonde concernait toute la société, quelles
que soient les convictions, et s’accrut au XIXe siècle. La bour-
geoisie européenne, peu pratiquante voire laïcisée, défendait des
stratégies patrimoniales qui, associées au malthusianisme dé-
mographique, valorisaient une progéniture peu nombreuse,
mais éduquée, choyée, capable de recevoir les héritages et de
jouer le jeu des mariages arrangés. Le foyer et la mère de famille
étaient des sanctuaires préservés de toute obscénité, tandis que
l’époux s’autorisait des aventures. Par une étonnante inversion
des anciens principes chrétiens, il fallait désormais contrôler la
sexualité maritale et libérer l’épanouissement extra-conjugal,
grâce à la prostitution par exemple et aux premiers moyens de
contraception. Le puritanisme non religieux s’accommodait fort
bien de l’hédonisme, de l’adultère encadré et de l’accroissement
du capital.

La liturgie des corps


La découverte de la psychanalyse au XXe siècle permit à
l’Église de faire une relecture de sa théologie morale et de l’af-
finer en fonction des nouvelles connaissances sur le rôle des ca-
ractères sexuels dans le développement de la personne. Il est cer-
tain que les souffrances des deux guerres mondiales modifièrent
aussi le regard sur le mal et la définition du péché. La concu-
piscence n’était pas tant l’attrait du plaisir que sa recherche vo-
lontariste et égoïste, sans désir de partage ni de respect de la

485. Cité par Bremond, Histoire littéraire, t. 1, p. 304.

– 362 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

femme, pouvant aller jusqu’au viol. On redécouvrait en fait le


sens originel de la faute d’Adam et Ève. Les brutalités endurées
par les femmes et le massacre des soldats invitaient à revivre au
sein du couple une tendresse perdue.
Reprenant fidèlement les conclusions de Thomas d’Aquin,
malheureusement longtemps négligées, le pape Pie XII pouvait
dire le 29 octobre 1951 :
Le Créateur lui-même a établi que dans cette fonction de géné-
ration les époux éprouvent un plaisir et une satisfaction du corps
et de l’esprit. Donc, les époux ne font rien de mal en recher-
chant ce plaisir et en en jouissant. Ils acceptent ce que le Créa-
teur leur a destiné.
Dès lors, l’équilibre doctrinal sur la sexualité était (re)trouvé.
Alors que la révolution morale et culturelle accompagnant
Mai 1968 distinguait le couple de la sexualité et autorisait toutes
les formes d’épanouissement, l’Église voulut maintenir les ac-
quis de deux millénaires de christianisme en défendant la sexua-
lité comme le lieu du don conjugal, comparable au don trini-
taire. Le péché sexuel résidait toujours dans l’accaparement de
l’autre. C’est dans ce sens que doit être comprise l’encyclique
de Paul VI, Humanæ vitæ, publiée le 25 juillet 1968, dans un
contexte politique et moral particulièrement tendu :
L’amour conjugal révèle sa vraie nature et sa vraie noblesse
quand on le considère dans sa source suprême, Dieu qui est
amour (§ 7).
Par le moyen de la donation personnelle réciproque, qui leur
est propre et exclusive, les époux tendent à la communion de
leurs êtres en vue d’un mutuel perfectionnement personnel pour
collaborer avec Dieu à la génération et à l’éducation de nouvelles
vies (§ 8).
Après avoir posé ce postulat d’amour mutuel sous le regard
de Dieu, le texte aborde la sexualité elle-même, qu’il rapproche
de ce principe d’union et de la fécondité, celle-ci se manifestant
soit dans la génération, soit de façon spirituelle :
Ces actes, par lesquels les époux s’unissent dans une chaste inti-
mité, et par le moyen desquels se transmet la vie humaine, sont,

– 363 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

comme l’a rappelé le Concile, « honnêtes et dignes », et ils ne


cessent pas d’être légitimes si, pour des causes indépendantes de
la volonté des conjoints, on prévoit qu’ils seront inféconds ; ils
restent en effet ordonnés à exprimer et à consolider leur union
(…). L’Église, rappelant les hommes à l’observation de la loi na-
turelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout
acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie
(…). C’est en sauvegardant ces deux aspects essentiels, union et
procréation que l’acte conjugal conserve intégralement le sens
de mutuel et véritable amour et son ordination à la très haute
vocation de l’homme à la paternité (§ 11-12).
Et Paul VI d’enraciner l’encyclique dans la longue matura-
tion théologique autour de la sexualité en appelant les chrétiens
à un contrôle de soi en vue de ce double but : « Par rapport aux
tendances de l’instinct et des passions, la paternité responsable
signifie la nécessaire maîtrise que la raison et la volonté doivent
exercer sur elles » (§ 10). Cette maîtrise signifiait une « éduca-
tion à la chasteté », notamment chez les jeunes, un refus de la
pornographie, d’une contraception chimique jugée dérespon-
sabilisante, particulièrement pour l’homme, mais aussi le re-
cours légitime « aux périodes infécondes ». Le pape traçait ainsi
un juste équilibre entre les anciennes définitions de la théologie
morale et la réalité des évolutions contemporaines. Sur le fond,
l’encyclique était parcourue par les analyses à la fois mesurées
et positives de Thomas d’Aquin.
Le pape Jean-Paul II n’eut qu’à reprendre l’encyclique Hu-
manæ vitæ pour la parachever, dans sa forme plus que sur le
contenu. Dès sa jeunesse, le mystère du couple fut au centre de
la réflexion du futur pontife. La grandeur de la corporalité
conjugale et la beauté de la sexualité étaient des convictions du
cardinal Karol Wojtyla. Jean-Paul II élabora ainsi une « théolo-
gie du corps », considérant le corps de la femme et de l’homme
comme des manifestations de la réciprocité et de la communion
des personnes (486). « Voici ce qu’est le corps : un témoin de

486. Jean-Paul II, Homme et femme Il les créa.

– 364 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

la création en tant que don fondamental, donc un témoin de


l’Amour comme source dont est né le fait même de don-
ner » (487). Le corps, qu’il soit vierge ou donné dans la relation
sexuelle, a une « signification sponsale ».
Plus encore, puisque tout sacrement comporte une liturgie
qui fait sens, le mariage lui aussi implique un rituel qui dépasse
le cadre de la cérémonie proprement dite. Si les canonistes du
Moyen Âge ont considéré que la sexualité entrait dans la réali-
sation du sacrement, Jean-Paul II et les théologiens moralistes
de la fin du XXe siècle jugèrent que le sacrement entrait lui dans
la sexualité : en s’unissant, les époux communient – au sens eu-
charistique du terme – à leur amour qui est aussi l’amour du
Christ. La sexualité devient ainsi l’expression de la liturgie des
corps.
On comprend dès lors les interventions publiques de l’Église
sur les questions de morale sexuelle, car l’homme entier va vers
Dieu, corps et âme. Parler de sexualité chrétienne implique de
revenir à ce qu’est le couple. Toute sexualité qui ne répond pas
à cette conjugalité ordonnée à l’amour et à Dieu est forcément
déconseillée. Qu’il s’agisse de l’homosexualité, de la masturba-
tion ou de la contraception, autant de domaines que la société
contemporaine tend à dissocier pour s’intéresser uniquement
au consentement des « partenaires », l’Église affirme, elle, le pri-
mat du bien partagé sur le « tout technique ». Ce bien se nourrit
de fidélité et de renoncement à soi. Il débouche sur la fécondité.
L’amour permet en outre une autre voie, plus rare : la conti-
nence offerte et consacrée en signe d’union nuptiale directe avec
Dieu.
Il est certain qu’une telle image de la sexualité et de l’amour
ne peut que surprendre ou choquer dans le contexte du
XXIe siècle, mais c’était déjà le cas lorsque les écrivains spirituels
des XIIe-XIIIe siècles comparèrent l’union charnelle à l’amour
entre l’Église et le Christ.

487. Catéchèse du 9 octobre 1980.

– 365 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Des femmes sans âme

La question de la sexualité, nous l’avons vu, renvoie souvent


à celle de la féminité. De fait, et logiquement, le catholicisme a
toujours associé les deux aspects dans ses réflexions et sa doc-
trine. Or, on répète à l’envi que l’histoire de l’Église n’est qu’une
longue suite d’oppression misogyne et de luttes contre la femme
et sa liberté. La pensée chrétienne et ses institutions n’auraient
fait que renforcer la prédominance du mâle, sans rien changer
aux comportements masculins, ou à peine.

La femme antique
Dans la Grèce antique, les femmes sont silencieuses, confi-
nées au gynécée et n’ont que les droits que leur père puis leur
époux veulent bien leur donner. Elles assurent la pérennité de
la cité par la maternité, mais leur intimité n’intéresse pas les
sources, toutes rédigées par des hommes. En liant la sexualité
et la religion – l’orgasme étant une émanation du divin –, le
monde antique développa des pratiques d’aliénation des
femmes, ainsi les jeunes prostituées de Corinthe et d’Éphèse.
À Rome, le statut des femmes semble s’améliorer (488). Le
mariage, qui est un contrat, et le divorce impliquent leur libre
consentement. Les Romaines gèrent leurs biens et, dans des cas
exceptionnels, peuvent même répudier leur époux. Pour autant,
le pater familias a tout pouvoir sur elles, l’adultère féminin est
plus strictement puni que celui de l’homme, qui pratique très
souvent le concubinage. Comme en Grèce, elles peuvent sacri-
fier aux dieux, mais cèdent la place à un homme si elles viennent
en famille au temple. Les Vestales sont un exemple unique dans
l’Antiquité, puisque ce groupe de femmes de l’élite sociale veille
sur le feu sacré de la cité, assumant ainsi un rôle religieux et ci-
vique essentiel. À Rome, toute la question des relations conju-
gales se pose en termes juridiques. Par exemple, le problème de

488. Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. 1, p. 15-37.

– 366 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

l’avortement à Rome ne renvoie pas à une approche affective,


médicale ou humanitaire. Il était permis uniquement avec l’ac-
cord du père. Si la mère procédait contre l’autorité de l’époux
à l’avortement ou à l’infanticide, elle était exilée et sa dot confis-
quée car elle privait l’homme d’un héritier. L’enfant, de toute
façon, ne recevait son âme qu’à la naissance et son existence ju-
ridique qu’après reconnaissance par le père. L’influence stoï-
cienne faisait de l’embryon un non-vivant.
Contrairement au monde antique, la Tora affirme l’égalité
foncière entre le masculin et le féminin, deux principes sexués
créés au même moment et selon une stricte égalité : « Dieu créa
l’homme à son image, Il le créa à l’image de Dieu, Il les créa
mâle et femelle. Dieu les bénit et leur dit : Développez-vous,
multipliez-vous, remplissez la terre et dominez-la » (Gn 1, 27-
28). L’autre récit de la Création paraît toutefois contradictoire
avec ce principe d’égalité, puisque Ève est créée après Adam et
en soumission à celui-ci :
L’homme donna des noms à tous les animaux des champs, aux
oiseaux des cieux, à toutes les bêtes sauvages, mais pour
l’homme, il ne se trouva pas d’aide qui lui corresponde. Le
Seigneur Dieu fit alors tomber sur l’homme un profond som-
meil pour qu’il s’endorme, Il prit une de ses côtes et referma
la chair à sa place. Avec la côte qu’Il avait prise à l’homme, le
Seigneur Dieu fit une femme et Il vint la présenter à l’homme.
L’homme déclara : « Voici enfin l’os de mes os et la chair et
de ma chair, elle sera appelée femme parce qu’elle a été tirée
de l’homme. » C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa
mère, il s’attache à sa femme, et ils ne font qu’une seule chair
(Gn 2, 20-24).
La création d’Ève est équivalente (et non identique) à celle
d’Adam, en terme de nature, et non dans l’ordre chronologique,
lequel n’implique jamais de hiérarchie dans la Bible. Adam et
Ève réalisent le masculin et le féminin annoncé au premier cha-
pitre, mais selon des modes différents. Ève est (étymologique-
ment) la « Vivante », celle qui porte la vie et incarne la vie par
elle-même, tandis que dans la plupart des religions antiques elle

– 367 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

est le symbole de la terre, qu’on laboure et féconde, passive,


soumise. Dans la Tora, en revanche, c’est Adam qui est la glèbe,
de l’hébreu adama, la terre. Après la chute et l’exil du Paradis
terrestre, la femme donne la vie dans la souffrance mais
triomphe de la mort par la génération, et c’est bien grâce à elle
– et non par l’homme – que le serpent sera vaincu : « Je mettrai
une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien.
Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3, 15).
Dieu crée Ève comme une aide, un vis-à-vis à Adam, qui se
reconnaît en elle. Elle accomplit l’homme en le faisant devenir
époux. C’est par elle qu’Adam commence à parler, devenant à
la fois un être rationnel et relationnel. La femme est celle par
qui advient l’altérité humaine dans le jardin d’Éden. Mais elle
n’existe pas seulement pour un autre, dont elle serait le faire-
valoir, car elle est bien de la même nature qu’Adam. L’os dans
la Bible ne désigne pas une partie du corps mais la personne
tout entière. Homme et femme sont donc complémentaires l’un
de l’autre, aucun des deux n’est l’esclave de l’autre, mais plutôt
des compagnons. En quelque sorte, le couple qu’ils forment
constitue un troisième être et non une addition de deux per-
sonnes aux intérêts divergents.
La femme juive a une éminente fonction maternelle,
puisqu’elle s’épanouit comme épouse et mère. Mais plusieurs
récits de l’Ancien Testament la valorisent comme l’incarnation
héroïque du peuple d’Israël menacé. Bien qu’elle n’ait jamais
de rôle dans le culte au temple, la femme juive sauve Israël à de
nombreuses reprises, ainsi Judith, Rebecca, Ruth ou encore Es-
ther. Leur sexe n’est jamais un obstacle à leur proximité avec
Dieu. Le Cantique des cantiques fait de la femme, de ses atours
et de ses qualités d’âme une description particulièrement élo-
gieuse, où sa beauté et son plaisir l’emportent sur la procréation.
Par la suite, en relisant le Cantique à la lumière du Christ, les
Pères de l’Église identifièrent dans la chair de la femme une an-
ticipation de l’eucharistie :
Ton nombril forme une coupe, que les vins n’y manquent pas !
Ton ventre [beh’ten], un monceau de froment, de lis environné.

– 368 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Tes deux seins ressemblent à deux faons, jumeaux d’une gazelle


(Can 7, 3-4).
Le mot beh’ten se traduit par « ventre », mais aussi par « ma-
trice » et même « endroit creux », c’est-à-dire qu’il désigne aussi
le sexe féminin. Le poète a donc utilisé pour évoquer l’amour
conjugal et les organes sexuels féminins les images du pain (fro-
ment) et du vin (calice).
Pourtant, malgré cette riche symbolique, la femme juive de-
meurait un être mineur, car le péché originel a assujetti la
femme au mari. Dans l’Ancien Testament, bien que protégée,
elle garde un rôle limité, sauf à la maison où ses droits sont sem-
blables à l’homme. Dans la Loi, elle n’a aucune fonction sacer-
dotale et n’est pas inscrite dans les obligations du shabbat (Ex
20, 10). La prière quotidienne des pères juifs est marquée par
ce statut de minorité : « Béni sois-tu, notre Dieu, de ce que tu
ne m’as fait ni Gentil, ni femme, ni ignorant ! ». La polygamie
perdura chez les juifs dans l’Empire romain malgré son inter-
diction dans le droit romain, et ce jusqu’au Moyen Âge où les
rabbins conseillèrent aux juifs de s’acculturer au monde chrétien
en n’ayant qu’une seule épouse.
Spirituellement égale de l’homme, socialement mineure, la
femme dans le judaïsme ancien est un être d’altérité qui trouve
sa vocation en dehors d’elle-même.

La révolution chrétienne
Les femmes sont omniprésentes dans les Évangiles. Si les per-
sonnages masculins monopolisent les rôles socialement valori-
sant (souverains, gouverneurs, chefs de synagogue, riches mar-
chands, etc.), en revanche les femmes n’ont rien à leur envier
pour la grandeur de la foi et la place auprès de Jésus. L’évangé-
liste Luc semble même avoir construit son texte comme une al-
ternance d’épisodes où un homme et une femme, tour à tour,
jouent le rôle principal à côté du Christ. Après la guérison d’un
démoniaque à Capharnaüm (4, 31-37) vient celle de la belle-
mère de Pierre (4, 38-39). Après la guérison du serviteur du
centurion (7, 1-10), le récit évoque la pitié de Jésus envers la

– 369 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

veuve de Naïn (7, 11-17). Luc se plaît même à détailler et nom-


mer les femmes qui le suivaient (7, 36-8, 3). Sa description des
disciples d’Emmaüs (24, 13-35) a pu laisser penser qu’il s’agis-
sait d’un couple et non de deux disciples masculins, même si
cette interprétation n’est pas tirée de la tradition.
Le Christ fut toujours accompagné par des femmes et, au
pied de la Croix, saint Jean et la Vierge, chacun symbole uni-
versel d’un sexe, se tenaient de la même façon à genoux devant
lui. C’est au moment de la Passion que les Apôtres, des
hommes, s’enfuient, tandis que les disciples femmes restent au-
près de lui. Avec la femme pécheresse, Jésus refuse l’application
des préceptes de la Loi envers la prostituée, mais condamne
l’adultère en acte comme en intention et ainsi indirectement la
polygamie. Plus encore, Marie-Madeleine assise aux pieds du
Christ reprend la position du disciple dans les écoles rabbi-
niques, ce qui donne à une femme le statut de disciple d’un en-
seignement religieux.
La personnalité de Marie est évidemment tout à fait origi-
nale. L’Annonciation est un bouleversement de sa vie mais
aussi de toute la perception juive de la femme : Dieu veut naî-
tre d’une femme qui est aussi vierge. Sa maternité s’origine
dans sa virginité. Alors que l’absence d’enfant et l’infertilité
étaient une marque d’infamie dans les civilisations antiques, le
fiat de Marie transforme la faute de la stérilité en bénédiction
de la virginité. En effet, comme femme charnellement vierge
et quasi inféconde, Marie était vouée à un rang subalterne,
mais en permettant la naissance du Sauveur sa virginité abolit
cette « tare ». Son absence de fécondité par la sexualité conju-
gale devient une fécondité spirituelle universelle, puisque, au
pied de la Croix, Jésus donne sa Mère à Jean comme Mère de
l’humanité :
Jésus donc voyant sa Mère et, se tenant près d’elle, le disciple
qu’Il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils ». Puis il dit
au disciple : « Voici ta Mère » (Jn 19, 26-27).
Dans le message christique, la femme s’accomplit aussi à
travers la virginité, qui n’est plus l’apanage de l’enfance ou

– 370 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

une faute d’adulte, et ouvre ainsi une nouvelle voie de réali-


sation personnelle, une nouvelle dignité.
Suivant la route dégagée par le Christ, saint Paul n’oppose
pas l’homme à la femme, mais celui qui reste vierge pour le
Christ à celui qui se marie. Nulle lutte des sexes, mais un appel
pressant à une chasteté de cœur et de corps, qui d’ailleurs ne
supprime pas la légitimité du mariage :
Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon
de demeurer comme moi. Mais s’ils ne peuvent se contenir, qu’ils
se marient : mieux vaut se marier que de brûler (I Co 7, 8-9).
Paul montre bien que dans le Christ, l’opposition des sexes
n’a plus lieu d’être (Ga 3, 28). Désormais, toute femme pourra
suivre deux vocations. La première est héritée du judaïsme : le
mariage et la maternité. Socialement et juridiquement toujours
dépendante de son époux, sa relation conjugale doit toutefois
être habitée par un modèle d’équilibre et d’affection, qui est
celui de l’amour unissant le Christ et l’Église :
Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur ; en
effet, le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef
de l’Église, qui est son corps, et dont Il est le Sauveur. Or, de
même que l’Église est soumise au Christ, les femmes aussi doi-
vent l'être à leurs maris en toutes choses (…). Maris, aimez vos
femmes comme le Christ a aimé l’Église ; Il s’est livré pour elle
(…). De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes
comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-
même (Éphésiens 5, 22-28 ; cf. I Co 7, 1-6).
Nulle soumission ni domination ici, mais un primat du ser-
vice mutuel rendu par amour.
La seconde vocation désormais offerte aux femmes est une
fonction prophétique dans la communauté, manifestée dans la
chasteté. C’est cette même fonction que Marie incarne jusque
dans l’Apocalypse où, couronnée d’étoiles, signe de l’Église, elle
enfante le Sauveur lors de sa Parousie (12, 1-17), exacte anti-
thèse de Babylone, la cité prostituée.
La grande nouveauté du christianisme fut, en quelque sorte,
de distinguer l’identité féminine du mariage et de la procréa-

– 371 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tion. En valorisant d’abord la fécondité morale et spirituelle


plus que la prospérité et la progéniture, le Nouveau Testament
ouvrait aux femmes une autre voie de réalisation intime, c’est-
à-dire la chasteté offerte pour le Christ, sans changer leur nature
profonde : la capacité d’union à l’époux – désormais le Christ
– et la fécondité. En allant plus loin, le christianisme habitua le
monde occidental à l’autonomie de la femme donnée à Dieu.
Elle pouvait désormais ne pas être mère, sans que cette stérilité
soit perçue comme une tare.
Sous l’Antiquité, les Pères de l’Église reconnurent le rôle pri-
mordial des femmes dans la conversion de l’Empire romain
comme les saintes Agnès et Cécile, jusqu’à inscrire leur nom
dans le canon romain. Eusèbe de Césarée décrivit le courage
des martyres : « Les femmes qui furent soumises aux mêmes
combats que les hommes remportèrent des prix égaux en
vertu ». Perpétue, une fille de bonne famille, convertie, fut ar-
rêtée avec d’autres chrétiens en 203. Lors de son interrogatoire,
son père la supplia de faire un sacrifice au nom de l’empereur,
mais elle resta ferme et refusa. On la condamna. Dans sa prison,
elle rêva de l’arène où elle s’avancerait pour mourir ; « je devins
un homme », finit-elle par dire, trouvant ainsi une force virile
dans le martyre, force équivalente à celle de l’homme.
Avec la christianisation de l’Empire, la législation veilla beau-
coup plus qu’auparavant à les protéger de la violence masculine.
On introduisit le pardon pour l’épouse adultère, loi totalement
inédite par rapport aux coutumes romaines, tout en défendant
la monogamie. Le concile d’Arles de 314 rendit difficile le re-
mariage de l’époux après séparation de sa femme. En 320, on
introduisit le supplice du plomb fondu dans la bouche pour les
hommes qui enlevaient une femme pour la forcer. Le concubi-
nage devint de plus en plus prohibé (loi de 326), évolution qui,
par contrecoup, favorisa la prostitution. Les « filles d’auberge »
furent toutefois épargnées de l’accusation d’adultère, manière
indirecte de les protéger des rigueurs de la loi. L’empereur
Constantin (306-337) limita les conditions de répudiation à
l’adultère et à la tentative d’homicide, mais conserva à la femme

– 372 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

son statut juridique d’être mineur face à son père et son mari.
L’Empire restait romain malgré tout. Les filles célibataires,
condamnées à des amendes durant les persécutions pour les em-
pêcher de se vouer au Christ par leur virginité, furent désormais
autorisées à entrer au monastère. Les femmes de l’aristocratie
romaine s’avérèrent des soutiens essentiels des premières com-
munautés monastiques. En 415, lorsque Jean Cassien fonda le
monastère d’hommes de Marseille, il le doubla d’une fondation
féminine.
La législation romaine qui, avant la christianisation, était
assez favorable aux femmes quant à la gestion de leurs biens,
fut réinterprétée afin de défendre d’abord la femme mariée. En
330, on décida que l’épouse restait propriétaire des dons faits
par son futur époux au moment des fiançailles. À l’égard des
enfants à naître, la conscience chrétienne de la valeur sacrée de
toute vie humaine poussa à abandonner le droit paternel de vie
et de mort sur l’embryon et le nouveau-né, mais aboutit en 318
à punir de mort toute femme infanticide.
La christianisation modifia profondément l’approche de la
femme romaine. Le culte de la Vierge se répandit et donna à la
nature féminine une dignité inégalité dans l’Histoire. Lors du
concile d’Éphèse (431), Marie fut déclarée eotokos, « Mère
de Dieu », l’unique être humain à avoir participé directement
au salut du monde. Fermant les temples à prostitution sacrée,
le christianisme proclama l’exigence radicale du respect du corps
de la femme. Ainsi, l’écrivain et apologète Tertullien (✝ 222)
voulut développer une morale spécifique dans son livre De l’or-
nement des femmes :
Mes très chères sœurs, vous devez vous distinguer des païennes
autant dans vos habits que vous vous en distinguez dans tout le
reste, parce que vous devez être parfaites comme votre Père cé-
leste est parfait (489).
Le propos vise à éviter les vêtements trop voyants, à ne pas
suivre la mode, à sortir voilée dans les rues pour ne pas attirer

489. II, 2, traduction E.-A. de Genoude, 1852.

– 373 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

la concupiscence. Tertullien cherche à protéger les jeunes chré-


tiennes des rapts et des viols et à leur donner un cadre moral.
Mais l’exhortation est aussi spirituelle, car « il faut commencer
par plaire au Seigneur (…). Une chrétienne fait de sa tête une
sorte d’autel où elle répand avec profusion des parfums. »
Malgré la préférence affichée pour la virginité, le christia-
nisme antique rejeta nettement l’encratisme, cette hérésie qui
prônait le refus du mariage et de toute relation charnelle avec
une femme sous prétexte d’impureté de la sexualité et du mépris
du corps.
Loin des idées reçues, de nombreuses femmes participèrent
à la constitution de l’Église primitive et à son administra-
tion (490). Entre le Ier et la fin du IIIe siècle, en Afrique du Nord
et en Égypte, des diaconesses assumèrent des fonctions ecclé-
siales que mentionne l’historien Pline le Jeune (✝ 114). Elles as-
suraient le service diaconal auprès des femmes : visites des ma-
lades, onction baptismale et même enseignement. Lors d’une
célébration, les diaconesses étaient ordonnées par l’évêque qui
leur imposait les mains. Sans avoir les responsabilités des diacres
et n’ayant aucun rôle proprement sacramentel ni liturgique,
elles anticipaient sur les religieuses apostoliques.

490. S. Tunc, Brève Histoire des chrétiennes, Paris, Cerf, 1989 ; R. Gryson, Le mi-
nistère des femmes dans l’Église ancienne, Gembloux, Duculot, 1972.

– 374 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Une femme, richement habillée, s’admire dans un miroir et


montre sa cuisse. Chevauchant un bouc, elle est enchaînée à
son vice, la luxure. Mais les six autres vices sont représentés
par des hommes. Les sept vertus sont toutes féminines, repré-
sentées en prière, un chapelet à la main, signe de la forte piété
mariale à la fin du Moyen Âge. On devine ci-dessous l’Espé-
rance, la Prudence et la Tempérance. Fresque du XVe siècle de
la chapelle des Notre-Dame des Grâces de Plampinet (Hautes-
Alpes).

– 375 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La femme a-t-elle une âme ?


Le croyant s’étonne toujours que cette question soit posée
sérieusement, car l’éminente dignité de la femme ne fait pour
lui aucun doute. L’historien, lui, éprouve surtout de l’agace-
ment, car la littérature ecclésiastique et les sources disponibles
n’offrent aucun exemple d’une telle déclaration.
L’odieuse question est en fait tirée d’une légende formée par
le prédicateur réformé Lucas Osiander (1534-1604). Dans ses
Epitomes historiæ ecclesiasticæ, il raconte qu’au cours du second
synode de Mâcon (585), un évêque aurait assuré qu’on ne pou-
vait qualifier la femme d’être humain. Et l’auteur protestant de
s’indigner : « J’aurais mis cet évêque à garder les porcs, car si sa
mère n’était pas un être humain, il était apparemment né d’une
truie ». Or, les canons du concile ne contiennent aucune allu-
sion à une telle intervention (491). Seul l’évêque et historien
Grégoire de Tours (✝ 594) l’évoque dans son Histoire des Francs,
dont nous traduisons le passage central :
Pendant ce synode, l’un des évêques se leva et dit qu’on ne pou-
vait désigner la femme comme homme (mulierem hominem non
posse vocitare). Mais il fut rassuré par l’explication reçue des
évêques qui lui enseignèrent que, dans le saint livre de l’Ancien
Testament, quand Dieu créa l’homme (homo) au commence-
ment, il était écrit : « Il les créa masculin et féminin et Il les ap-
pela du nom d’Adam » (Gn 5, 2), c’est-à-dire « homme fait de
terre » (homo terrenus), qualifiant de cette façon à la fois la
femme (mulier) et l’homme (vir). En effet, il est dit que tous
deux sont homme (homo). Ce problème ayant été expliqué par
de nombreux autres témoignages, [l’évêque] fut rassuré (492).
La source est plus complexe que ne l’interprète Osiander.
L’évêque en question, loin de rejeter l’humanité de la femme,
s’inquiétait du qualificatif qui la désignait dans la Bible latine.
Le substantif homo était-il systématiquement synonyme de vir,
c’est-à-dire d’homme en tant que mâle, ou signifiait-il aussi

491. Fraisse, « Droit de cuissage ».


492. Livre 8, 20, éd. R. Latouche, t. 2, Paris, Les Belles Lettres, 1965.

– 376 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

homme au sens d’être humain, comprenant ainsi la femme et


l’homme ? Le problème soulevé était donc d’ordre sémantique
ou philosophique, mais nullement théologique. Il fallait savoir
si l’Écriture parlait d’une catégorie sexuelle ou du genre humain.
Ses confrères mirent un terme à ses doutes en confirmant que
l’être humain était effectivement double, féminin et masculin,
et que le terme homo pouvait les désigner tous les deux. La
femme retrouvait une âme qu’elle n’avait jamais perdue… À
quoi lui aurait d’ailleurs servi son baptême si elle n’avait pas été
animée ?
Mais, à partir du XVIe siècle, cet épisode isolé prit d’étranges
proportions sous la plume des auteurs protestants, qui virent là
une contestation de l’humanité de la femme par les hommes
d’Église. Par la suite, les philosophes des Lumières s’amusèrent
à recopier l’anecdote, imités au XIXe siècle par les historiens
laïcs et les écrivains républicains, ainsi Victor Hugo. Cette vul-
gate se répandit si bien qu’elle devint une conviction générale.

L’apogée des femmes au Moyen Âge ?


Les invasions germaniques des Ve-VIe siècles signifièrent un
retour en arrière dans la situation des femmes. Les peuples in-
stallés dans l’Empire romain en plein déclin imposèrent leurs
coutumes qui allaient à l’encontre des acquis du droit latin et
du christianisme : rapt des femmes, mariage par viol, répudia-
tion des épouses selon le bon vouloir de l’homme, concubinage.
Même Charlemagne cohabitait avec plusieurs concubines, sans
compter les quatre épouses légitimes qu’il eut successive-
ment (493). La pratique germanique du concubinage chez le
roi et dans la population était courante et ne choquait
guère (494). Car la femme était un signe de richesse et de viri-
lité.
Les règlements ecclésiastiques mirent près de cinq siècles à
rétablir un certain équilibre des droits et des devoirs, malgré les

493. Hanne, Charlemagne, p. 27-28.


494. Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. 1, p. 38-54.

– 377 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

intérêts des lignages aristocratiques et de la formation des pa-


trimoines par mariages arrangés. Il fallut interdire les rapts, le
divorce, les pratiques incestueuses ou de consanguinité en fixant
des degrés de parenté prohibés (495). En 830, l’évêque Jonas
d’Orléans lançait : « Il faut que le mari et son épouse restent fi-
dèles l’un à l’autre et il ne leur est pas permis d’avoir une concu-
bine ». L’Église défend aussi l’union indissoluble contre les cou-
tumes germaniques du mariage forcé : « La loi du mariage est
une, pour l’homme comme pour la femme », rappelle une sen-
tence du VIIIe siècle. L’adultère est aussi sévèrement condamné
pour l’homme que pour la femme. En 857, Lothaire II, roi de
Lotharingie (855-869), arrière-petit-fils de Charlemagne, répu-
die sa femme légitime Theutberge pour reprendre sa « concu-
bine de jeunesse », Waldrade, qu’il épouse. Mais le pape Nico-
las Ier refuse de telles coutumes et menace le roi de
déposition (496).
Au XIIe siècle, en définissant le mariage comme un sacre-
ment nécessitant le consentement libre des époux, l’Église brise
la prédominance du lignage et du mâle, provoquant de violents
conflits avec les princes laïcs (497). Le divorce se limite alors à
la stérilité et à la consanguinité. En décembre 1104, le roi de
France Philippe Ier doit s’humilier devant le clergé du royaume
pour avoir répudié Berthe de Hollande et épousé de force la
femme du comte d’Anjou. En 1200, le pape Innocent III ex-
communie le roi de France Philippe Auguste pour avoir répudié
son épouse Ingeburge, l’avoir fait enfermer en forteresse et en
avoir pris une autre à la place. Pendant un an, le roi résiste et
emprisonne les évêques qui font respecter la sentence. Mais à
la fin de l’année, il se soumet et reprend Ingeburge. L’Église ro-

495. Le Goff, Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, t. 1, p. 28-29.


496. Ibid., p. 458-459.
497. Pour le droit canon, « c’est le consentement de la femme, non celui de son
père ou d’un gardien, qui est requis pour son mariage » (Gaudemet, Église et
Cité, p. 565), voir aussi Mayeur (dir.), Histoire du Christianisme, t. 5, p. 414-
416 ; Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. 1, p. 149-152.

– 378 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

maine veilla ainsi durant tout le Moyen Âge à empêcher les


puissants d’agir à leur guise avec leurs épouses.
Bien sûr, parmi la population, les coutumes sont machistes
et les parents contrôlent la vie des filles et leur mariage. Celles-
ci passent sans transition de l’autorité du père à celle du mari.
Pourtant, dans les villes, le mariage n’est pas la norme absolue.
À Reims, en 1422, seulement la moitié des femmes sont ma-
riées, 25 % sont des célibataires ou des veuves, statut enviable
dans la bourgeoisie urbaine. Bien qu’elles fussent les égales de
l’homme selon la Bible, les différences sociales ne manquaient
pas. Dans l’aristocratie, le désir de garçons l’emporte, et le duc
de Bourgogne Philippe le Bon refuse d’aller au baptême de sa
première enfant. Les filles apprennent rarement à lire et à écrire.
Leur éducation est pratique et vise à les préparer au mariage.
Mais une culture minimale n’est pas négligée. Dès l’enfance,
Jeanne d’Arc comprend et connaît en latin son Credo, le Pater
et l’Ave Maria (498).
En revanche, toutes les femmes travaillent. À Paris, où les
salaires s’élèvent à vingt deniers par jour pour les hommes et à
huit pour elles, on les voit souvent domestiques, fileuses, cou-
turières, tenant des boutiques, des tavernes, des étuves, ou en-
core vendant des œufs, du poisson ou du pain dans des paniers.
On les trouve aussi sur les chantiers pour le transport des
briques, le creusement des fossés, et bien sûr dans la prostitution
et la petite délinquance. Dans les campagnes, elles participent
à la fenaison, à la saignée du cochon, elles surveillent les bêtes,
cultivent le potager. Elles s’associent aux votes concernant la vie
de la communauté, le changement des baux ou l’organisation
de la vaine pâture.
Les abbesses ont rang de seigneur féodal, gèrent leurs fiefs,
envoient des troupes pour l’ost du roi et imposent leurs volontés
à leurs serfs, ainsi les abbesses de Fontevrault. La plupart des
moniales reçoivent un minimum d’instruction, et un petit
nombre, souvent d’origine nobiliaire, atteignent un niveau in-

498. R. Pernoud, La femme au temps des cathédrales, Stock, Paris, 1980.

– 379 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tellectuel très élevé comme Hildegarde de Bingen. À l’époque


carolingienne, Dhuoda fut une princesse lettrée qui écrivit un
important traité d’éducation pour son fils. Héloïse, l’amante
du philosophe Abélard (✝ 1142), connaissait le grec et l’hébreu,
et on la considérait comme la femme la plus savante de son
temps (499). L’école médicale de Salerne forma tout au long
du Moyen Âge de petits contingents de femmes médecins, et
l’on en trouvait même quelques-unes qui étudiaient la théolo-
gie, matière pour laquelle il fallait en principe être clerc (500).
Malgré un certain machisme clérical et l’interdiction de la pré-
dication, de nombreuses femmes assument une parole publique,
comme Jeanne d’Arc avec ses troupes ou la poétesse Christine
de Pisan qui déclare : « Si Dieu avait voulu que les femmes ne
parlassent pas, Il les aurait faites muettes ».
Au XIIe siècle, l’amour courtois triomphe dans la littérature.
La femme y est représentée comme l’objet inaccessible du désir
du chevalier. Lointaine, belle, éducatrice à l’amour et à la poésie,
la femme n’est déjà plus – en théorie – ce butin qu’on enlève
brutalement. Mais cette forme primitive de l’amour moderne
revêt un fort caractère adultère. Aussi l’Église tente-t-elle de rè-
glementer les règles de l’amour courtois en l’anoblissant et en
condamnant le passage à l’acte.
Le concile de Latran IV imposa en 1215 la publication des
bans du mariage, légiféra pour interdire les unions consanguines
et proposa un calendrier des relations sexuelles, prohibées pen-
dant les grossesses, les menstrues et les périodes de jeûne. Ce
cadre canonique qui peut sembler étroit à des mentalités
contemporaines habituées à l’épanouissement sexuel doit tou-
tefois être analysé dans son temps : en contraignant régulière-
ment les époux à la continence, l’Église encadrait la domination
sexuelle masculine et l’invitait à découvrir son épouse sous un
autre jour.
499. É. Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, Vrin, 1984. Les noms de femmes lettrées
et spirituelles sont nombreux, ainsi Claire d’Assise (✝ 1253), Brigitte de Suède
(✝ 1373) et sa fille Catherine (✝ 1381), Catherine de Sienne (✝ 1380)…
500. Walker, Histoire de la médecine, p. 71-73.

– 380 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Avec les réserves de son temps, saint Thomas d’Aquin justifia


la nature féminine dans le plan divin : Ève fut tirée de la côte
d’Adam, car cette partie du corps « appartenait à l’intégrité
d’Adam comme principe de l’espèce » (501). Si Dieu l’avait
créée à partir de la tête d’Adam, il aurait indiqué la supériorité
de la femme, ou son infériorité en prenant son pied. Or, il choi-
sit une côte, c’est-à-dire le milieu du corps. En outre, de même
qu’Ève vint d’Adam, ainsi l’Église naquit du Christ.
Dans cet ordre symbolique, et suivant les allégories déjà in-
ventées par saint Bernard de Clairvaux, le pape Innocent III
multiplia les comparaisons exaltant la femme et le mariage :
D’après l’enseignement de l’Écriture sainte, nous avons appris
qu’il y avait quatre sortes d’unions (…). La première entre un
homme et une femme légitime ; la seconde entre le Christ et la
sainte Église ; la troisième entre Dieu et l’âme juste ; la qua-
trième entre le Verbe et la nature humaine (502).
Église, âme, humanité, la femme revêtait à l’époque toutes
ces dimensions. Le culte marial, soutenu par saint Bernard, dif-
fusa dans toute l’Europe l’image idéalisée de la femme en faisant
de Marie un être majeur dans les mentalités populaires. Bien
que parfois excessif, et au détriment de l’adoration de la Trinité,
ce culte assurait au sexe féminin une place théologique évidente,
combattue d’ailleurs par le catharisme (503).

501. Somme théologique, partie I, question 92, article 3.


502. O. Hanne, De Lothaire à Innocent III, p. 38.
503. Bologne, Histoire du mariage, p. 110-111.

– 381 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Portrait de Jeanne d’Arc dessiné en marge du Registre


du Parlement de Paris, à la date du mercredi (« Me-
credi ») 11 mai 1429. Les Parisiens voient en elle une
fillette au regard déterminé, armée d’un étendard mar-
qué au nom du Christ et d’une épée trop grande pour
elle. Elle est vêtue d’une robe et les cheveux détachés,
comme les filles non mariées (dessin M. de Brébisson).

À partir du XIVe siècle, de nombreux théologiens appuyè-


rent la piété populaire autour de l’Immaculée Conception, qui
ne devint un dogme qu’en 1854. L’archevêque d’Embrun,
Jacques Gélu, écrivit en 1429 :
La Vierge Marie a été affranchie de la loi disant que tout homme
né de l’union charnelle d’un homme et d’une femme est né fils
de la colère et soumis au péché. Elle en fut épargnée pour une

– 382 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

raison très juste, car elle avait mérité d’être la Mère de


Dieu (504).
Expression d’un mystère plus grand qu’elle, à mi-chemin
entre Marie et Ève, la femme était au Moyen Âge l’être le plus
apte à renverser l’humanité vers la grâce ou le mal. C’est d’ail-
leurs une jeune femme que Dieu envoie au roi Charles VII pour
sauver le royaume. Habillée en homme, chef de guerre, l’épée à
la main, Jeanne d’Arc choque nombre de ses contemporains.
Mais le théologien Jean Gerson balaie les hésitations : l’interdic-
tion du vêtement masculin aux femmes vient du Deutéronome
(22, 5), livre vétérotestamentaire dépassé par l’Évangile. Quant
à sa qualité de chef de guerre, seul Dieu peut avoir l’idée d’en-
voyer une femme pour vaincre une troupe de soldats ! (505).
On ne peut négliger dans cette société chrétienne la méfiance
des auteurs à l’égard du sexe féminin, ni le machisme prononcé
des habitudes. Certains proverbes populaires n’étaient guère
nuancés : « La femme est stupide et toujours changeante ». Ce-
pendant, la gêne des clercs ne venait pas de l’infériorité ontolo-
gique de la femme – à laquelle l’Église ne pouvait adhérer –
mais plutôt des séductions qu’elle représentait. La misogynie
des textes était un reflet des tourments de leurs auteurs. En re-
vanche, dès qu’ils écrivaient au nom de l’Église, leur machisme
s’effaçait au profit d’un discours théologique égalitaire.

La rupture de la Renaissance
Les historiens notent qu’après le XIIIe siècle, et surtout avec
la fin du Moyen Âge, s’opéra un raidissement en défaveur des
femmes. La guerre et l’insécurité remirent le mâle à l’honneur.
Lors de la Renaissance, le retour à l’Antiquité, parallèlement à
la remise en cause de l’Église catholique, renforça cette dégra-
dation du statut féminin. Les monarchies européennes, en lutte
contre la papauté, adoptèrent le droit romain dans leur législa-

504. Jacques Gélu, De la venue de Jeanne, éd. O. Hanne, Presses universitaires


de Provence, 2012, p. 97.
505. O. Hanne, Jeanne d’Arc, p. 62-63 et 195-196.

– 383 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tion, et la femme retrouva le statut d’être mineur qu’elle avait


à Rome. Sous Philippe le Bel, on élargit à l’époux la théorie ro-
maine du jus utendi et abutendi, le « droit d’user et abuser » que
détient le propriétaire à l’égard de son bétail. La figure du pater
familias s’impose, alors que le Moyen Âge faisait du mari le gé-
rant de la femme, et non son propriétaire.
La monarchie adopta officiellement la loi salique au début
du XIVe siècle qui écartait la femme de la transmission de la
couronne, mais cette décision se généralisa dans la société et
toucha bientôt aussi les charges féodales. En 1593, un arrêt du
Parlement de Paris l’écarta aussi de toute fonction publique.
Dans les procès, le témoignage unique d’une femme était sans
valeur et la tutelle des enfants pouvait être retirée à une veuve.
Contrairement à l’art roman qui véhiculait une vision du corps
de la femme à la fois beau, nu, fragile et jamais chosifié, l’hu-
manisme du XVIe siècle, en redécouvrant l’art antique, donna
de la chair féminine une approche plus sensuelle, voire érotique,
en la modelant sur les figures de Diane ou de Vénus.
Dans le domaine du machisme, le protestantisme ne repré-
senta nullement une force de changement. Le théologien calvi-
niste Théodore de Bèze (✝ 1605) écrira même ces vers :
Si longtemps qu’elle durera
À l’époux cherchera son aise,
De si bien se gouvernera,
Que jamais ne s’adonnera,
À faire rien qui ne lui déplaise.
Malgré ces évolutions et le poids des coutumes sociales,
l’Église continua d’œuvrer pour la défense de la dignité fémi-
nine, s’investissant dans l’instruction, les institutions charita-
bles, et luttant contre sa réification par le primat donné à la
beauté morale sur la beauté physique.
Durant l’époque moderne, grâce aux progrès de l’éducation
et à l’enrichissement de la bourgeoisie urbaine, la condition des
femmes s’améliore. Le monde politique est marqué par de fortes
personnalités féminines qui défendent le catholicisme avec fer-
veur mais aussi avec une violence propre à ces périodes diffi-

– 384 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

ciles : Isabelle la Catholique en Espagne, Catherine de Médicis


ou encore Anne de Bretagne.
Entre 1550 et 1650, la législation civile renforce le mouve-
ment de sévérité accrue envers la femme entamé à la fin du
Moyen Âge, phénomène qu’on ne peut s’empêcher de relier à
la perte d’influence de l’Église et de la papauté en Europe. L’im-
punité masculine dans le viol devient totale en raison d’une to-
lérance des tribunaux royaux envers les débordements des
jeunes hommes dans les villes. Il est loin ce XIVe siècle où l’on
châtrait les violeurs de pucelles. C’est maintenant à la jeune fille
de veiller sur sa virginité sous peine d’infamie et de rejet du vil-
lage. À partir du XVIIe siècle, la femme prend obligatoirement
le nom de l’époux. Le nombre de filles-mères semble s’accroî-
tre : 10 % des conceptions sont prénuptiales au début du
XVIIIe siècle, chiffre qui atteint 30 % au moment de la Révo-
lution française. Tous les traités d’éducation sont écrits par des
hommes, comme Montaigne et Rousseau. Un antiféminisme
moqueur et volontiers libertin s’implante durablement au XVIIe
avec ses images et ses quolibets machistes sur la femme harpie,
la femme chipie. C’est enfin la grande époque de la chasse aux
sorcières en France. Alors qu’aux XIVe-XVe siècles, la sorcellerie
est d’abord le fait des hommes, dans les années 1580-1640,
deux tiers des cas recensés concernent des femmes, souvent
âgées.
Dans un tel contexte, l’Église s’engage pour l’éducation des
femmes, prélude à une plus grande autonomie intellectuelle.
Les créations d’écoles et de collèges pour filles se multiplient
dans toute l’Europe, ainsi à Avignon en 1574. Éduquées en de-
hors du cadre familial, de nombreuses femmes cultivées, issues
de la petite bourgeoisie, sortent de ces collèges, aussi instruites
que des hommes lettrés et marquent leur temps : les filles de
Thomas More, ou Louise Labé à Lyon (✝ 1566). Les filles sont
protégées des violences sociales dans ces institutions éducatives
qui, certes, les enferment jusqu’au mariage. Une culture fémi-
nine naît dont la préciosité est un exemple, mêlant délicatesse
des manières, importance de la conversation au quotidien, at-

– 385 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tachement aux relations conjugales, mais la nouveauté de cette


féminité d’élite suscite la raillerie du monde masculin, ce dont
se fait l’écho Molière dans Les Femmes savantes.
L’Église s’investit aussi dans la pratique de la charité en uti-
lisant les qualités des femmes. En 1610, Vincent de Paul arrive
à Paris pour lutter contre la pauvreté urbaine. En 1633, il crée
les Filles de la Charité, fondation totalement nouvelle dont le
but est de « porter aux pauvres malades deux sortes de viandes,
la corporelle et la spirituelle ». Il institue avec l’aide de Louise
de Marillac (✝ 1660) un ordre de religieuses sans vœux perpé-
tuels, sans clôture, sans habit, les privant volontairement du sta-
tut protecteur des religieuses :
Elles auront pour monastère les maisons des malades et celle où
reste la supérieure ; pour cellule, une chambre de louage ; pour
chapelle, l’église paroissiale ; pour cloître, les rues de la ville ;
pour clôture l’obéissance ; pour grille la crainte de Dieu ; pour
voile la sainte modestie (506).
Grâce à un tel ordre, où toute ambition personnelle ne peut
trouver de dérivatif, ni même de sécurité, Vincent de Paul puise
au profit des pauvres les richesses du service féminin et du don
total. Vers 1700, on compte déjà 300 établissements.
Au sein du couple, l’épanouissement féminin semble limité.
L’amour ne précède pas le mariage ni le choix des conjoints par
les parents, mais vient après, avec le temps, ou ne vient pas…
Toutefois, au village la jeune fille côtoie toute son enfance celui
qui sera son époux un jour, et des relations amicales précèdent
souvent les épousailles. Dans les campagnes, l’absence de beauté
est secondaire et toute femme trouve un époux. Le foyer est un
lieu de vie et de travail où la douleur survient, non en raison de
la charge de nombreux enfants, mais dans leur excessive mor-
talité : deux enfants sur les cinq qui naissent par femme en
moyenne au XVIIIe siècle. Les rituels de la mort, la communion
des saints et les ouvrages de piété apportent aux mères éplorées
un certain réconfort.

506. Delumeau, Le Catholicisme, p. 89-90.

– 386 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Des clercs veulent convaincre leurs fidèles de l’importance


de l’amour marital, jusqu’à valoriser la relation charnelle et à
l’inscrire dans un amour plus grand. En 1523, Érasme, le grand
humaniste resté catholique dans la tourmente, malgré ses cri-
tiques contre l’Église, écrit dans l’Epicureus :
Il n’y a aucun effort à négliger, au début du mariage, pour
cimenter et fortifier l’accord du ménage, grâce à la patience
et à l’assouplissement du caractère. La tendresse qui serait
uniquement fondée sur les avantages physiques aurait peu
de chance de durer (…). L’amour est le principe de caresses
exquises. Mais pour bien aimer il faut faire de son cœur le
Cœur du Christ. Ce n’est pas aimer que de rechercher le seul
plaisir. Dites-vous bien qu’il y a de la douceur à respecter la
beauté de votre femme. La meilleure joie n’est pas au lit. Elle
réside dans l’union profonde des âmes, dans la confiance ré-
ciproque, dans le culte mutuel de vos vertus. L’amour ne sur-
vit pas toujours aux premiers baisers. Mais s’il est chrétien,
il triomphe dans le déclin du corps : c’est une palme éternel-
lement verte.
Contre le machisme des coutumes sociales et du libertinage,
l’Église valorise l’image de Marie, de Joseph et l’idéal de la
Sainte Famille. La beauté féminine est indissociable de la
beauté morale, ce qui empêche toute réification de la femme.
Le couvent, malgré ses austérités, constitue une véritable pos-
sibilité d’ascension sociale et d’autonomie, surtout pour la
bourgeoisie et la noblesse, car la postulante est réellement libre
de son choix.

Ambiguïtés du rapport moderne


à la femme (fin XVIIIe-XIXe siècle)
Les philosophes des Lumières, malgré la place que tiennent
les femmes lettrées dans les salons, ont des paroles très dures
qui tranchent avec les théories médiévales. Au XVIIIe siècle s’af-
firme l’idée de l’inutilité sociale des religieuses, qui ne versent
pas d’impôt, et de l’infériorité quasi ontologique de la femme.
Ainsi, Rousseau affirme : « La femme est faite pour céder à

– 387 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

l’homme et supporter son injustice. » Mais le même philosophe


accepte le libre consentement de l’épouse dans le mariage, et
d’ailleurs aussi dans l’adultère.
La Révolution française joue sur cette même ambiguïté
puisque l’égalité homme-femme est affirmée clairement, tout
en refusant aux femmes, sans justification, le droit de vote, alors
que des femmes ont très certainement voté aux États généraux
de 1789. Si les femmes du peuple ont tenu un rôle important
pendant la Révolution, notamment dans l’agitation de rues,
elles ont aussi été des actrices essentielles de la résistance à la
déchristianisation, organisant le culte clandestin, se soulevant
contre les descentes de cloches et les curés jureurs, jusqu’à s’of-
frir dans le martyre, ainsi les carmélites de Compiègne en 1794.
La législation révolutionnaire bouleversa la nature sociale du
couple, puisqu’en instaurant le mariage civil (1792), la famille
perdit sa spécificité, celle d’être une société réduite, de vie, de
prière et d’intérêts partagés, à mi-chemin entre la société ecclé-
siale et la société civile. L’instauration du divorce, supprimé en
1816 puis rétabli en 1884, devait fragiliser la situation des
femmes de petite condition. On fit de l’épouse un être mineur
face au mari, son protecteur et maître, le Code civil de 1804 dé-
clarant : « Le père est le juge souverain et absolu de l’honneur
de la famille », et autorisant le mari à « joindre la force à l’au-
torité avec modération ». La capacité juridique de l’épouse et
sa liberté de correspondance ne furent reconnues qu’en 1938,
le viol conjugal en 1990… L’adultère féminin pouvait être puni
de trois mois à deux ans de prison, et le mari infidèle à une
amende de cent à deux cents francs. Tout acte officiel réclamait
l’autorisation de l’époux : tester dans un acte civil ou notarié,
avoir un compte en banque, toucher un salaire, se syndiquer,
etc.
Le XIXe siècle connut une nette aggravation, sinon de la
condition matérielle de la femme, du moins de l’approche
qu’on avait de la féminité. Le machisme fut probablement le
seul point commun entre les classes bourgeoise et ouvrière.
Dans la bourgeoisie, le respect strict de l’honneur familial n’em-

– 388 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

pêche pas les adultères masculins. La femme, qui est d’abord


une bonne hôtesse et une mère, se voue à ses enfants et ne doit
pas travailler. Pourtant, les premières méthodes de contrôle des
naissances se répandent parmi les classes aisées, car l’excès d’en-
fants nuit au patrimoine en le dispersant aux héritiers. Le rôle
social de la citadine se réduit au cadre domestique et aux mon-
danités, tandis qu’à la campagne se maintient le partage des
tâches agricoles.
À la Belle Époque, les radicaux, pourtant progressistes, re-
fusent le droit de vote aux femmes, par crainte de les voir voter
pour la réaction cléricale. L’Église accompagne ces évolutions
et ne peut les empêcher en raison de la déchristianisation. L’al-
liance opportuniste entre le clergé et la bourgeoisie s’est effritée
autour du milieu du XIXe siècle et, depuis, la morale bourgeoise
athée s’éloigne de la morale chrétienne. Les visages de féminité
demeurent toutefois primordiaux dans la vie religieuse et spiri-
tuelle de l’époque, et particulièrement dans les apparitions ma-
riales : Bernadette à Lourdes, Mélanie à La Salette. L’un des
plus grands visages de sainteté du XIXe siècle est d’ailleurs une
jeune femme, Thérèse de Lisieux.

Les questions actuelles


Le XXe siècle a été une période d’élaboration des libertés des
femmes et d’acquisition de droits élémentaires dont elles étaient
privées, mais aussi un siècle de profonde remise en cause du
message chrétien concernant la féminité. Sur de nombreuses
questions touchant les femmes, l’Église continue de marquer sa
différence de vue sur toute anthropologie qui n’est pas animée
par la foi ou par un humanisme authentique.
Sur la question politique, la conquête du droit de vote après
la Seconde Guerre mondiale a été un progrès soutenu par
l’Église, d’autant que nombre de femmes catholiques s’étaient
impliquées dans les mouvements de résistance. Si une pleine
égalité politique est encore attendue, l’Église a toutefois été pru-
dente sur le féminisme militant. Avant son pontificat, le cardi-
nal Joseph Ratzinger rappelait dans une lettre aux évêques le 31

– 389 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

mai 2004 que homme et femme avaient des identités différentes


et que la doctrine chrétienne refuse la théorie de la lutte des
sexes, avatar de la lutte des classes, car cette idéologie oppose et
divise les sexes au lieu d’exiger leur coopération et leur collabo-
ration. La stratégie de recherche du pouvoir doit être distinguée
de la nécessaire égalité sociale et politique :
Une première tendance souligne fortement la condition de su-
bordination de la femme, dans le but de susciter une attitude
de contestation. La femme, pour être elle-même, s’érige en ri-
vale de l’homme. Aux abus de pouvoir, elle répond par une
stratégie de recherche du pouvoir (…). Toute perspective qui
entend être celle d’une lutte des sexes n’est qu’un leurre et
qu’un piège.
La question de l’égalité juridique et économique se pose plus
nettement qu’auparavant en raison de la féminisation du travail
depuis les Trente Glorieuses et le maintien de salaires inférieurs
à ceux des hommes, tout comme des perspectives de carrière
plus réduites. L’Église condamne ces discriminations et suggère
que le modèle de la maternité n’est pas unique, que celui de la
vocation religieuse est toujours à envisager et qu’il convient de
« ne pas enfermer la femme dans un destin purement biolo-
gique ». Pourtant, dans le domaine du travail, une pure égalité
pourrait nuire aux femmes, ainsi lorsque le travail de nuit a été
rétabli pour elles en France le 9 mai 2001 sous prétexte d’éga-
lité. Comme le rappelait Jean-Paul II en juin 1995 dans sa Lettre
aux femmes, l’engagement professionnel des femmes apparaît
différent de celui des hommes :
Merci à toi, femme-au-travail, engagée dans tous les secteurs de
la vie sociale, économique, culturelle, artistique, politique, pour
ta contribution irremplaçable à l’élaboration d’une culture qui
puisse allier la raison et le sentiment, à une conception de la vie
toujours ouverte au sens du « mystère », à l’édification de struc-
tures économiques et politiques humainement plus riches.
Et le même Jean-Paul II, en 2003, dans son Exhortation
apostolique, L’Église en Europe, de renchérir en abordant aussi
le problème du détournement de l’image de la femme :

– 390 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

L’Église ne manque pas d’élever la voix pour dénoncer les in-


justices et les violences perpétrées contre les femmes (…). Elle
demande que soient véritablement appliquées les lois qui pro-
tègent les femmes et que soient prises des mesures efficaces
contre l’usage humiliant d’images féminines dans la publicité
commerciale et contre le fléau de la prostitution ; elle souhaite
que le service rendu par les mères dans le cadre de la vie fami-
liale, au même titre que le service rendu par les pères, soit consi-
déré comme une contribution au bien commun, y compris à
travers des formes de reconnaissance économique.
La question sexuelle est au cœur de la réification du corps
féminin et de sa marchandisation. Contre ce phénomène,
l’Église depuis Paul VI redit son refus de toute violence sexuelle
et incite les époux et les fiancés à découvrir la dignité de la
sexualité conjugale. La libération sexuelle doit être vue dans l’in-
timité du couple. Comme le rappelle la Lettre aux femmes dans
la continuité biblique, la femme est un être relationnel :
Merci à toi, femme-épouse, qui unis d’une façon irrévocable ton
destin à celui d’un homme, dans une relation de don réci-
proque, au service de la communion et de la vie.
Cette question de la vie et de la maternité demeure une
pierre d’achoppement entre l’Église et le monde contemporain.
Face à l’avortement ou aux mentalités malthusiennes, l’Église
ne distingue pas la vie à naître de l’intérêt spirituel et moral de
la mère, et en accuse, non pas d’abord celle-ci, mais le machisme
ambiant et le manque de solidarité sociale, ainsi Jean-Paul II
dans sa Lettre aux femmes :
Le choix de l’avortement, qui reste toujours un péché grave,
avant même d’être une responsabilité à faire endosser par les
femmes, est un crime qu’il faut mettre au compte de l’homme
et de la complicité du milieu de vie.
Les interrogations sur la dignité des femmes ont animé de-
puis quarante ans de nombreux débats sur leur place au sein de
l’Église, dans ses structures et sa hiérarchie :
Il est souhaitable que, pour favoriser la pleine participation des
femmes à la vie et à la mission de l’Église, leurs talents soient

– 391 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

davantage mis en valeur, y compris par l’attribution de fonctions


ecclésiales qui reviennent de droit aux laïcs (507).
La femme a une place éminente dans l’Église, dès lors que
l’on définit celle-ci comme une structure de salut et de grâce,
et non comme un système social. Le fait que la Vierge Marie
ait une importance majeure dans la foi de l’Église, tout en
n’ayant jamais reçu de mission spécifique des Apôtres ni de mi-
nistère sacerdotal, montre que la dignité et la place de la femme,
dans l’Église, ne passent pas par une « cléricalisation », sans pour
autant être moindre que celle de l’homme. Le pape François
évoque la question dans son exhortation Evangelii Gaudium
(novembre 2013) :
Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du Christ
Époux qui se livre dans l’eucharistie, est une question qui ne se
discute pas, mais peut devenir un motif de conflit particulier si
on identifie trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir. Il
ne faut pas oublier que lorsque nous parlons de pouvoir sacer-
dotal, nous sommes dans le concept de la fonction, non de la
dignité et de la sainteté.
La question sacerdotale est donc mal posée. La Bible
n’évoque jamais un rôle cultuel des femmes. Le sacerdoce étant
par définition lié à l’eucharistie et le prêtre l’agent de la consé-
cration, l’ordination des femmes affaiblirait la théologie des sa-
crements et ferait du prêtre le dépositaire d’un pouvoir (un mi-
nistre au sens politique du terme) et non un serviteur (un
ministre au sens premier du terme latin, ministerium). L’eucha-
ristie est le mémorial de la Passion historique du Christ et aussi
le signe de l’unité des chrétiens, l’Église, ces deux aspects consti-
tuant le Corps unique du Christ. Une femme prêtre pourrait
parfaitement symboliser l’Église, mais non assumer le mémorial
du sacrifice historique, car, au moment de la Croix, le masculin
(Jésus) est crucifié et le féminin (Marie) est en adoration. Dans
les Églises protestantes, la féminisation du clergé est possible car
l’eucharistie est d’abord un symbole et non une réalité vivante.

507. Exhortation apostolique, L’Église en Europe, 2003.

– 392 –
L’ÉGLISE CONTRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Si l’Église admit longtemps l’infériorité sociale de la femme


– comme les mœurs l’y contraignaient –, elle ne s’inquiéta ja-
mais de savoir si elle avait une âme ou pas, car la question
n’avait aucun sens. L’embarras des clercs relevait de leurs in-
quiétudes morales et non de la doctrine. Les sociétés anciennes
dans lesquelles l’Église a pris naissance et s’est développée
étaient machistes, c’est un fait. Mais le christianisme a été un
puissant ferment de développement de la femme, image de l’al-
térité, considérée comme le miroir de l’Église dans son vis-à-vis
avec le Christ dont elle est l’épouse. La défense du mariage mo-
nogame et indissoluble par l’Église fut aussi un combat pour
l’égalité des époux, la liberté féminine, contre l’abandon à la
prostitution. En refusant d’identifier l’homme et la femme,
l’Église maintint jusqu’à aujourd’hui une distinction des natures
et des fonctions qui la différencie de plus en plus des sociétés
contemporaines.

Conclusion

L’histoire du christianisme occidental correspond sans nul


doute à celle d’une promotion de la personne. Contre la vio-
lence sociale, masculine et sexuelle de l’Antiquité puis des in-
vasions germaniques, l’Église, inspirée par les Écritures, ses fi-
dèles et ses auteurs spirituels, parvint à découvrir et à définir
progressivement la dignité intrinsèque de l’être humain, être de
relation, d’introspection, de transcendance. Cet homme conçu
comme unique, avec son libre arbitre, sa conscience et son âme,
l’Église voulut toujours le resituer comme une créature bien-
aimée, appelée à s’élever au-dessus d’elle-même, de ses pulsions
et de ses passions. Cette vision tranche évidemment avec celle
que les sociétés laïcisées ont développée depuis et qui pousse
l’individu plongé dans le matérialisme à s’affranchir de toute
relation qui l’engage en l’élevant : relation conjugale, parentale,
spirituelle.
Bien sûr, l’élaboration doctrinale catholique ne fut pas li-
néaire et la grandeur de l’homme sauvé fut fréquemment né-

– 393 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

gligée pour souligner, au contraire, sa misère et son péché. Les


soupçons monastiques sur la chair et la sexualité furent retour-
nés au XIIe siècle par une lecture spirituelle et symboliste puis,
au siècle suivant, par une approche plus médicale et réaliste.
Mais les avancées suggérées ne résistèrent pas toujours aux
conditions sociales et politiques, à l’ignorance du clergé ou aux
intérêts de classes. C’est dire que la christianisation ne fut jamais
complète en Europe et que la réglementation de l’Église sur le
mariage, l’examen de conscience ou la sexualité n’ébranla pas
nécessairement les cœurs. Il fallut attendre la seconde moitié
du XXe siècle pour que l’ouverture au plaisir sexuel dans le cadre
du couple proposée au Moyen Âge soit comprise par une société
en voie de fragmentation. Néanmoins, malgré l’aspect chao-
tique de ce parcours, une cohérence d’ensemble se dessine à tra-
vers les deux millénaires de définitions théologiques et morales,
cohérence qui peut être ramenée au choix ontologique laissé
par Dieu à Moïse :
Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction.
Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, ai-
mant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à Lui,
car là est la vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la
terre (Dt 30, 19-20).

– 394 –
Épilogue

C et ouvrage ne prétend nullement épuiser toutes les expli-


cations et toutes les nuances sur des thématiques aussi
larges et complexes. J’espère au minimum avoir convaincu le
lecteur qu’on ne peut réduire l’histoire de l’Église à ces simpli-
fications mortifères qui tuent la réflexion critique, paralysent
tout esprit d’indépendance et instillent le soupçon à défaut
d’une démonstration. À rebours, le catholicisme ne peut plus
être défendu comme autrefois on le faisait à destination des pro-
testants ou des républicains anticléricaux. Un chrétien honnête
ne peut plus arborer l’histoire de l’Église, son histoire, comme
un étendard immaculé. Ce serait trop simple et inexact. Le ro-
mantisme de Chateaubriand, qui voulait défendre le christia-
nisme comme on déclame un poème ou une inspiration artis-
tique, n’est plus de mise. Même en évitant les jugements
anachroniques, il est bien évident que des clercs et des fidèles
« ont accompli des actes que l’Évangile réprouve » (Jean-Paul II,
le 24 août 1997 à Paris). Ces actes étaient déjà considérés
comme immoraux à leur époque, ce qui est le seul critère de ju-
gement que l’on peut se permettre pour le passé. Il est facile de
cracher sur les morts et aucun d’eux n’est jamais venu apporter
la réplique à ses accusateurs médiatiques.
À l’inverse, je m’étonne toujours qu’il règne dans l’Église et
au-delà une sorte de torpeur au sujet de l’histoire religieuse de
l’Europe, comme s’il ne fallait pas l’aborder, ou la limiter à la
page du « saint du jour », voire l’associer à la chronique culpa-
bilisante de la semaine. N’avons-nous donc rien à dire qui soit
à la fois authentique, démontré et positif sur l’histoire du ca-

– 395 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

tholicisme ? Les chrétiens ne sont-ils que les rejetons d’un tota-


litarisme religieux heureusement vaincu par la modernité ? Si
l’Église, par le passé, n’a rien transformé ni rien apporté dans
la société, pourquoi serait-elle capable de faire mieux au-
jourd’hui, alors qu’elle n’a plus aucune influence sur celle-ci ?
Ce parcours historique montre à l’évidence que l’Église a
toujours réussi à évoluer, qu’elle n’est même qu’évolution,
qu’elle est un corps vivant, parfois sujet à des maladies, parfois
d’une jeunesse étonnante, mais jamais fixe, phénomène qu’on
appelle la « croissance organique de l’Église ». Sa doctrine elle-
même, bien que d’une rare stabilité, connaît des développe-
ments nouveaux, inspirés par les appels du peuple, les visions
des mystiques, la prière des moines ou la réflexion des théolo-
giens. Les mots changent, le cœur bat toujours, le génie histo-
rique du catholicisme se perpétue ou, comme on disait autre-
fois, la tunique du Christ reste d’une seule pièce…

– 396 –
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– 410 –
Index
Les noms de lieux sont notés en italique.

Abraham : 122, 230, 232, 344-346 Anaclet (pape) : 279


Adalbéron de Laon : 32 Anagni : 256
Adam : 42, 123, 148, 240, 343-344, Anatolie : 44, 209
358, 363, 367-368, 376, 381 Andalousie : 231
Adam de Perseigne : 355 Angilbert : 105
Affre, Denys (archevêque) : 276 Angleterre : 33, 36, 46, 53-54, 114, 135,
Agde : 321 165-166, 184, 249, 251, 263-264, 280
Agnès (sainte) : 372 Anne Boleyn (reine) : 264
Agobard de Lyon (archevêque) : 162 Anne de Bretagne (reine) : 385
Aix-la-Chapelle : 103, 105, 162 Anselme de Cantorbéry (saint) : 108-
Al-‘Âdil (sultan) : 220 109, 117, 144
Al-Hâkim (calife) : 40, 164 Antioche : 113, 157, 241
Al-Kâmil (sultan) : 39, 221 Aquitaine : 29, 181, 248
Al-Kindî : 213 Arcetri : 141
Al-Mostansir (émir) : 45 Aristote : 109-117, 134-136, 141,
Al-Nâsir (émir) : 219 258, 333-334, 357
Albert le Grand (saint) : 116-7, 333- Arius : 94-96, 98-99, 162, 177
334 Arles : 372
Alcuin : 103-104, 108, 205 Arnaud-Amaury (légat) : 186
Alexandre II (pape) : 48 Asie : 24, 44
Alexandre III (pape) : 167, 184, 279 Assyrie : 16, 24
Alexandre VI (pape) : 51, 229, 280 Athanase d’Alexandrie (saint) : 20, 85,
Alexandre VII (pape) : 267 94
Alexandrie : 82, 94, 156, 212, 241 Athènes : 16, 104, 113
Alexis (prince) : 46-47, 208 Augustin d’Hippone (saint) : 21-25,
Alger : 50, 227, 289 37, 48, 82-83, 89-92, 104, 124, 141-
Algérie : 174, 231, 233 142, 144, 160, 194, 202, 242-243,
Allemagne : 59, 65-6, 68-9, 77, 181, 318-319, 325-328, 348-351
198, 260, 301 Autriche : 50, 63, 173, 228, 285
Alphonse VIII de Castille (roi) : 170 Autriche-Hongrie : 65
Alphonse X de Castille (roi) : 220- Averroès (Ibn Rushd) : 114, 134-135,
221 231
Alsace : 62, 65, 174, 297 Avignon : 168, 257, 280, 385
Amalaire de Metz (évêque) : 162 Avit (évêque) : 278
Amboise : 155-156 Bagdad : 40, 213, 216, 225
Ambroise de Milan (saint) : 20, 96 Bâle : 258-260
Amédée VIII (roi de Savoie, puis an- Barnabas : 157
tipape) : 259 Bartolomé de Las Casas : 51

– 411 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Baudouin de Flandre : 47 Briçonnet (Guillaume) : 54


Bayézid (ou Bajazet, sultan) : 51 Bruno (saint) : 322
Beauvais : 30 Bulgarie : 43, 205
Bède le Vénérable : 27, 130 Burchard de Worms : 351
Belgique : 65-66 Byzance (Constantinople, Istanbul) :
Benoît d’Aniane (saint) : 247 40-41, 46-51, 96, 114-115, 201-203,
Benoît de Nursie (saint) : 320 205, 207-210, 227-229, 242
Benoît XIII (pape) : 257 Calixte (pape) : 84
Benoît XIV (pape) : 172 Cambridge : 53
Benoît XV (pape) : 64-7 Canaan : 16
Benoît XVI (pape) : 152, 238, 308 Cantorbéry : 251
Bérenger de Tours : 182 Capharnaüm : 369
Berlin : 231, 299 Carcassonne : 191
Bernadette (sainte) : 389 Carthage : 16, 83, 241
Bernanos (Georges) : 73, 175, 304 Catherine d’Aragon : 54, 264
Bernard de Clairvaux (saint) : 35, 48, Catherine de Gênes (sainte) : 380
106, 167, 183-184, 322-323, 326, Catherine de Médicis : 56, 280, 385
354, 381 Cécile (sainte) : 372
Bernard Gui : 190, 192-193 Cesarini (cardinal) : 258
Berne : 200 Ceuta : 222
Berthe de Hollande : 378 Chalcédoine : 28, 97, 202, 317
Bérulle (Pierre de) : 142, 337 Champagne : 180, 193
Besoigne (Jérôme) : 269 Chardin (Teilhard de) : 151
Bethléem : 159 Charlemagne : 26-8, 102-5, 161, 180,
Béziers : 186 205, 215-216, 246-248, 279, 377-
Bidault (Georges) : 74 378
Bismarck (Otto von) : 69 Charles IX (roi) : 56
Blois : 165 Charles Martel : 246
Bloy (Léon) : 175 Charles Quint (empereur) : 50, 55,
Bodo (diacre) : 162 59, 228
Boèce : 109 Charles VI (roi) : 280
Bohême : 135, 195-196 Charles VII (roi) : 53, 259, 262, 383
Bologne : 53, 55, 267, 280, 356 Charles VIII (roi) : 51, 229, 280
Boniface VIII (pape) : 256 Charles X (roi) : 273, 275, 280
Boris de Bulgarie (roi) : 205 Charroux : 29
Bormann (Martin) : 70 Chartres : 106, 182
Bossuet (évêque) : 268 Chateaubriand (François-René de) :
Bougie : 219, 224 7, 10, 271, 395
Boulainvilliers (Henri de) : 228 Childéric III (roi) : 246
Bourges : 53, 259 Chirac (Jacques) : 277
Bourgogne : 29, 137, 262, 379 Chollet (Jean-Arthur) : 127
Brigitte de Suède (sainte) : 137, 332, Christine de Pisan : 380
380 Christophe Colomb : 136

– 412 –
INDEX

Churchill (Winston) : 63, 75-76 Descartes (René) : 109, 119, 143-


Chypre : 224 145, 318-319
Cicéron : 21, 83, 101, 104 Dhuoda : 322, 380
Clausewitz (Carl von) : 53 Dominique de Guzman (saint) : 186-
Claverie (Pierre, évêque) : 233 187
Clemenceau (Georges) : 292 Douai : 199
Clément d’Alexandrie (saint) : 87, 89, Dreyfus (Alfred) : 72, 291
159 Eckhart (Maître) : 136, 332
Clément III (anti-pape) : 249 Écouen : 56
Clément IV (pape) : 256 Éginhard : 104
Clément VII (pape) : 54, 280 Égypte : 113, 156, 221, 230, 320, 374
Clermont : 32, 41-2, 74, 131, 249- Embrun : 382
250 Emmaüs : 370
Clotilde (reine) : 278 Éphèse : 97, 366, 373
Clovis (roi) : 179, 203, 245, 277-278, Érasme de Rotterdam : 52, 387
281 Ermenrich (évêque) : 105
Cluny : 29, 34, 183-184, 216-218 Espagne : 50, 114, 162, 165-166, 172,
Colomban (saint) : 321 179-180, 189, 205, 215-216, 219,
Combes (Émile) : 292, 294 222, 227, 268, 303-304, 385
Compiègne : 388 États-Unis : 62, 65, 76, 264
Comte (Auguste) : 147 Étienne II (pape) : 246, 279
Conrad III (empereur) : 45 Étienne Tempier (évêque) : 134
Constance : 195, 257-258 Eudes de Sully (évêque) : 329
Constantin (empereur) : 20, 95-96, Eugène IV (pape) : 258-259
100, 160, 178, 183, 201, 241-242, Euloge de Cordoue (évêque) : 214
250, 277, 309, 372 Eusèbe de Césarée (évêque) : 95-96,
Copernic (Nicolas) : 136, 140-142 372
Corbie : 104-105 Faulhaber (Michael von, évêque) : 69
Cordoue : 163, 197, 215 Félix d’Urgel : 180
Corinthe : 341, 366 Félix V (antipape) : 259
Corneille (Pierre) : 339 Ferdinand V (roi) : 197
Crémieux (Adolphe) : 174 Ferrare : 209
Crisa : 16 Ferry (Jules) : 288
Croatie : 77 Flaubert (Gustave) : 148
Cyprien de Carthage : 202 Florence : 126, 260
Dachau : 74 Fontainebleau : 55
Damase (pape) : 96 Fontenelle (Bernard Le Bouyer de) :
Darwin (Charles) : 146 148
Dauphiné : 59, 167, 199 Forez : 59
David (roi) : 161, 239, 278, 345 Foucauld (Charles de) : 222, 231
De Gaulle (Charles) : 73, 277, 305 Foulques d’Anjou : 33
Dèce (empereur) : 316 France (Gaule) : 7, 35, 41, 43, 45-46,
Delphes : 16 51-55, 58-60, 63, 71-74, 77-78, 111,

– 413 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

142, 145, 161, 165-166, 170-176, Grégoire (Abbé) : 173


179, 182-184, 187, 195-196, 198, Grégoire de Tours : 376
203, 214, 227, 229, 237, 246, 249- Grégoire IX (pape) : 168, 188, 329
250, 253, 256-257, 263, 267-268, Grégoire le Grand (pape) : 102, 106,
270-273, 276-282, 288, 290-292, 125, 130, 179, 321, 358
296-297, 305, 350, 353, 356, 360, Grégoire VII (pape) : 41, 219, 249-
378, 385, 390 250
Francfort : 203 Grégoire X (pape) : 168
Francisco de Vitoria : 51 Grégoire XIII (pape) : 172
Francisco Suarez : 262 Grégoire XVI (pape) : 274
Franco (Francisco) : 303-304 Grenade : 167, 197, 227
François (pape) : 211, 392 Gröber (Conrad, évêque) : 68
François d’Assise (saint) : 221-222, Guibert de Nogent : 42, 46
329-330 Guillaume d’Ockham : 135-136
François de Bonne : 59 Guillaume de Conches : 115-116
François de Coligny d’Andelot : 56 Guillaume de Nogaret : 256
François de Guise : 57 Guillaume de Tyr (archevêque) : 46
François de Sales (saint) : 268, 337 Guillaume le Breton : 113
François Rabelais : 359 Hadrien Ier (pape) : 205
François Ier (roi) : 50, 53, 55, 60, 227, Harmel (Léon) : 289
280 Heidegger (Martin) : 325
François II (roi) : 56 Héloïse : 182, 327, 380
Frédéric II (empereur) : 39, 185, 221 Henri Ier (roi) : 250
Frédéric II de Prusse (roi) : 173 Henri Ier Beauclerc (roi) : 33
Frédéric III (empereur) : 259 Henri II d’Angleterre (roi) : 56, 184,
Fribourg-en-Brisgau : 68 251
Fulda : 105 Henri III (roi) : 36, 60
Galien : 356 Henri IV de Castille (roi) : 227
Galilée (Galileo Galilei) : 82, 136, Henri IV de Germanie (roi) : 249
140-141, 198 Henri V (empereur) : 251
Gap : 59, 66, 71, 167 Henri VIII d’Angleterre (roi) : 53-54,
Gassendi (Pierre) : 143 200, 264
Gavras (Costa) : 63 Henri, comte de Chambord : 280
Genève : 58, 75, 143, 200, 268, 337 Henri-François d’Aguesseau : 269
Geoffroi de Villehardouin : 47 Herzog (Isaac) : 63
Geoffroi le Bel : 33 Hilaire de Poitiers (saint) : 85
Géraud d’Aurillac : 34 Hildegarde de Bingen : 380
Gerlier (Pierre, évêque) : 71-72, 75 Hincmar de Reims (archevêque) : 177
Gibraltar : 163, 212 Hippone : 21-22, 90
Goebbels (Joseph) : 76, 302 Hitler (Adolf ) : 63, 68, 77, 299
Goncourt (les frères) : 175 Hobbes (Thomas) : 53, 58
Gratien : 36-37 Hochhuth (Rolf ) : 63
Grèce : 82, 157, 209, 341, 366 Hollande : 59, 61, 378

– 414 –
INDEX

Homère : 16 Jean de Joinville : 36


Hongrie : 43, 50, 227 Jean de la Croix (saint) : 127
Honorat (saint) : 320 Jean de Legnano : 37
Honorius III (pape) : 279 Jean de Salisbury : 34, 112
Honorius d’Augustoduna : 323 Jean de Ségovie : 226, 231
Horace : 101 Jean de Spire (archevêque) : 167
Hugo (Victor) : 377 Jean Duns Scot : 135
Hugues de Saint-Victor : 107-108, Jean Gerson : 137, 383
223, 324 Jean XII (pape) : 35, 249
Humbert de Moyenmoutier : 207 Jean XXII (pape) : 139, 194
Husserl (Edmund) : 151 Jean XXIII (pape) : 277
Ignace de Loyola : 142-3, 229, 336 Jean-Paul II (pape) : 63, 233, 281,
Imola : 271 307, 364-365, 390-391, 395
Ingeburge de Danemark : 378 Jean-Pierre Camus (évêque) : 362
Innocent II (pape) : 183, 279 Jeanne d’Arc : 71, 137, 196, 331,
Innocent III (pape) : 44, 46-47, 169, 351, 379-380, 382-383
174, 185-187, 208-9, 252-253, 279, Jérôme (saint) : 23, 84-85, 104
354-356, 378, 381 Jérusalem :16-7, 39-46, 48-49, 63,
Innocent IV (pape) : 168, 190, 253 121-122, 124, 131, 148, 156-158,
Irénée de Lyon (saint) : 87 163-164, 171, 208-209, 212, 220-
Irving (David) : 63 221, 239-240
Isabelle de Castille (reine) : 167, 197, John Wyclif : 135
227, 385 Jonas d’Orléans (évêque) : 248, 378
Isidore de Séville (saint) : 24, 81, 159, Joseph II d’Autriche (empereur) : 173
163, 167, 177, 212, 356 Josué : 16, 28
Israël : 63-64 Juan Ginés de Sepúlveda : 51
Italie : 65, 67, 77, 171-2, 179, 198- Juda : 17
199, 203, 214, 227, 246, 249, 267, Judas Maccabée : 122
282, 299-300 Judith : 368
Ivry : 338 Jules II (pape) 129
Jacques (saint) : 38 Kant (Emmanuel) : 147, 285
Jacques Fournier (inquisiteur) : 193 Kepler (Johannes) : 140
Jacques Gélu (archevêque) : 382-383 Kolbe (Maximilien) : 67
Jacques Lainez : 57 La Salette : 389
Jaffa : 39, 221 Lacordaire (Henri-Dominique) : 281
Jan Hus : 135, 195 Lactance : 18, 158
Jansen (Cornelius) : 141 Lagrange (Marie-Joseph) : 148
Jean (apôtre) : 87, 94, 123, 370 Lammenais (Hugues-Félicité Robert
Jean Calvin : 171 de) : 274
Jean Cassien : 373 Laon : 106
Jean Chrysostome (saint) : 85 Lapid (Pinhas) : 64
Jean Damascène : 212-214, 216 Laval (Pierre) : 72
Jean de Jandun : 135 Lavigerie (Charles Martial) : 232, 289

– 415 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Lefèvre d’Étaples (évêque) : 54-55 Marcion : 86-87


Léon III (pape) : 28, 247, 279 Marie-Madeleine : 370
Léon VIII (pape) : 249 Marie, Vierge : 89, 96, 98, 149, 214,
Léon IX (pape) : 182, 207, 250 281, 316, 331, 370-377, 373, 381-
Léon X (pape) : 127, 280 383, 387, 392
Léon XIII (pape) : 284, 286-290, Maritain (Jacques) : 151
295-296, 298, 301 Maroc : 221-222
Lépante : 50, 227 Marrakech : 222
Libye : 24 Marseille : 373
Ligugé : 320 Martin de Tours (saint) : 19-20, 320
Limoges : 164 Martin V (pape) : 258
Limousin : 36 Massignon (Louis) : 232
Lincoln (Abraham) : 306 Mauriac (François) : 73
Llobet (Gabriel de) : 66 Maurras (Charles) : 294-296
Locke (John) : 58 Mayence : 164, 251
Lombardie : 184-185 Meaux : 54-55, 268
Lothaire II (roi) : 378 Mechtilde de Magdebourg : 331
Louis IX (Saint Louis) : 35-36, 44-45, Mehmet II (sultan) : 229
165, 195, 253 Mehmet IV (sultan) : 50, 227-228
Louis le Pieux (empereur) : 161, 262 Meissen : 69
Louis VII (roi) : 45, 182, 184-185 Melun : 35
Louis VIII (roi) : 187 Menthon (François de) : 73
Louis XI (roi) : 137 Mésopotamie : 156
Louis XIV (roi) : 50, 228, 267-268, Mexique : 51, 65, 302-304
339 Michel Cérulaire : 207
Louis XVI (roi) : 173, 176, 270, 281 Midi (France) : 111, 184, 186-188,
Louis XVIII (roi) : 273, 275, 280 195, 353
Louis-Philippe Ier (roi) : 273, 275, Milan : 64, 96, 241, 251, 350
280 Moïse : 28-29, 161, 217, 226, 248,
Louise de Marillac : 386 316, 394
Louise Labé : 385 Molière (Jean-Baptiste Poquelin) :
Loup de Ferrières : 105 386
Lourdes : 389 Mont Saint-Michel : 114
Luther (Martin) : 61, 127, 129, 133, Montaigne (Michel de) : 336, 385
138, 171, 200, 228, 230, 262-263 Montan : 84, 86
Lyon : 71, 73, 87, 162, 164, 195, 385 Montesquieu (Charles Louis de) : 228
Machiavel (Nicolas) : 50, 138 Montpellier : 114
Mâcon : 376 Montségur : 195
Madian : 16 Moselle : 65, 297
Mahomet : 213-218, 220, 226, 228, Moulin (Jean) : 74
231 Mounier (Emmanuel) : 73
Malebranche (Nicolas) : 145 Münster (Sébastien) : 172
Mansourah : 45 Münster : 69

– 416 –
INDEX

Mussolini (Benito) : 67, 77, 298-299 158, 160, 202, 206, 239-240, 251,
Naïn : 370 315-318, 346-349, 371
Namur : 199 Paul VI (pape) : 129, 210, 306, 363-
Nantes : 268 364, 391
Napoléon Bonaparte : 230, 271 Pavie : 55, 246, 258
Napoléon III : 246 Pays-Bas (Hollande) : 59, 70, 75, 261
Narbonne : 180, 187 Péloponnèse : 16
Nazareth : 45, 231 Péguy (Charles) : 296
Nevers : 169 Pépin Ier d’Aquitaine (roi) : 248
Newman (John Henry, cardinal) : Pépin le Bref (roi) : 28, 102, 203,
100 246, 278-279
Nicée : 95-6, 149, 161, 179, 241, Périgord : 36
277-278 Perpétue (sainte) : 372
Nicolas de Cues : 225-226, 231 Perse : 156, 161, 215
Nicolas Eymerich : 189, 191 Pétain (Philippe) : 71-72, 74
Nicolas Oresme : 136 Pétrarque (Francesco) : 137
Nîmes : 59 Philippe II Auguste (roi) : 112, 170,
Ninus (roi) : 24 279, 378
Noé : 24, 74 Philippe de Harvengt : 106
Normandie : 181 Philippe III (roi) : 36
Norwich : 165 Philippe IV le Bel (roi) : 166, 195,
Nuremberg : 22 256-257, 280, 384
Odon de Cluny : 34 Philippe le Bon (duc) : 379
Odon de Saint-Maur : 35 Philippe Ier (roi) : 249, 378
Origène : 19, 89, 124, 128 Philippe-Égalité (duc d’Orléans) : 281
Orléans : 181 Pic de la Mirandole (Jean) : 137
Osée : 239 Pie II (pape) : 226, 229
Otton de Freising (évêque) : 223 Pie IV (pape) : 56
Otton Ier (empereur) : 246, 249 Pie IX (pape) : 172, 275, 281, 284-
Ovide : 101, 104 286, 298, 301
Oxford : 116 Pie VII (pape) : 271-272
Ozanam (Frédéric) : 275-276, 281 Pie X (pape) : 293-296
Palestine : 40, 95-96, 155, 157, 208, Pie XI (pape) : 66, 297-304
216 Pie XII (pape), Eugenio Pacelli : 6,
Pamiers : 193 66-67, 75-77, 152, 297, 299, 363
Paris : 15, 36, 55-57, 72, 106-107, Pierre (apôtre) : 19, 130, 156-158,
111-113, 116-117, 134, 136-137, 202, 206, 219, 240-241, 246, 251,
165, 170, 182, 195, 200, 230, 267, 253, 256, 265-266, 268, 277, 282,
271, 275-276, 282, 326, 329, 379, 369
382, 384, 386, 395 Pierre Abélard : 109, 111, 182
Pascal (Blaise) : 142-143, 145, 265 Pierre Cauchon (évêque) : 196
Paul Alvaro : 215 Pierre de Bruys : 183-184
Paul de Tarse (saint) : 94, 146, 157- Pierre de Corbeil : 110

– 417 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Pierre de Gand : 52 Richard de Saint-Victor : 353


Pierre de Pise : 103-104 Robert Bellarmin (cardinal) : 261
Pierre Fabri : 199 Robert de Courçon : 116
Pierre l’Ermite : 43 Robert de Ketton : 216
Pierre le Chantre : 112, 357 Robert le Bougre : 193
Pierre le Vénérable (abbé) : 183-184, Robert le Frison : 250
216-218 Robert le Pieux : 32, 181
Pierre Lombard (évêque) : 111, 326 Roger Guiscard : 48
Pierre Loti : 231 Rome : 16, 20, 23-24, 47, 51-52, 54,
Piguet (Gabriel, évêque) : 74 59-60, 68, 77, 86, 90, 101, 104, 129,
Pise : 267 155, 158, 172, 182, 184, 189, 191,
Platon : 82, 85, 89, 91, 104, 118, 195, 198-199, 201-203, 205-207,
138, 142, 258, 317, 333, 348 214, 229, 233, 238, 241, 243, 246,
Pline le Jeune : 374 249-250, 254, 256-257, 259, 261,
Plotin : 89 264, 266, 268, 270-272, 277-280,
Poissy : 56 282-283, 291, 299, 310, 341, 366-
Pologne : 67-68, 70, 75-76, 166, 172, 367, 384
174 Roncevaux : 214-215
Ponce Pilate : 239 Roosevelt (Franklin D.) : 75-76
Porphyre : 317-318 Rotrou (Jean de) : 50
Portugal : 268 Rouen : 33, 164, 196, 270
Poussin (Nicolas) : 143 Roumanie : 77
Prague : 195 Rousseau (Jean-Jacques) : 262, 385,
Provence : 29, 59 387
Prusse : 173, 285 Russie (URSS) : 9, 63, 65, 68, 174,
Quercy : 36 201, 210, 303-304
Quintilien : 101 Ruth : 368
Racine (Jean) : 143 Saint-Gilles-du-Gard : 183
Radisson (Roger) : 73 Saint-Malo : 143
Raimond Lull : 224 Saint-Maur : 35
Raimond Marti : 169, 222 Saint-Riquier : 105
Raimond-Roger de Trencavel (vi- Saint-Victor : 106-107, 109
comte) : 186 Salamanque : 51, 262
Raimond VI de Toulouse (comte) : Salerne : 113, 115, 356, 380
186 Saliège (Jules, évêque) : 74-75
Raoul Glaber : 181 Salomon : 156, 247, 345
Ratisbonne : 152, 180 Samuel : 238
Rebecca : 368 Sangnier (Marc) : 295
Reccarède (roi) : 162 Saragosse : 162, 215, 218
Reims : 179, 182, 237, 250-251, 277- Saül : 238-239
278, 379 Saxe : 26-27, 61
Renan (Ernest) : 146, 231 Sens : 182
Riccold de Montecroce : 225 Septime Sévère (empereur) : 156

– 418 –
INDEX

Sicile : 48, 113, 221 Tours : 19, 105, 182


Sigismond (empereur) : 195-196, Trente : 52, 56, 60, 129, 159, 194,
258 200, 230, 256-257, 337, 361
Siméon Bar Kokhba : 156 Tunis : 45, 50, 222, 224-5, 227
Smyrne : 87, 159, 316 Tunisie : 90
Socrate : 82, 110 Turquie : 77
Sophronios de Jérusalem : 212 Ukraine : 67
Souabe : 61 Urbain II (pape) : 31, 41-43, 49, 249-
Sparte : 16 250
Spinoza (Baruch) : 138, 146 Urbain VIII (pape) : 141, 198
Staline (Joseph) : 9, 76 Uriage : 73
Stein (Edith) : 70, 151, 175 Urie le Hittite : 239
Suétone : 101 Valens (empereur) : 96
Suisse : 61, 198, 263 Valeri (Valerio, évêque) : 73
Sulpice Sévère : 19 Vallat (Xavier) : 72
Taillebourg : 36 Vendée : 271
Tarek : 163 Venise : 46, 166
Tertullien : 18, 83-84, 86-87, 89, Verdun : 72-73, 127
159, 202, 373-374 Verdun-sur-le-Doubs : 30
Théodore Bibliander : 172 Vérone : 185
Théodore de Bèze : 384 Versailles : 60, 173, 269, 299
Théodose (empereur) : 96, 100 Vertus : 180
Thérèse d’Avila (sainte) : 198, 332, Vichy : 71, 74, 305
361 Victor IV (antipape) : 279
Thérèse de Lisieux (sainte) : 127, 149, Vienne (Autriche) : 50, 227, 259
337, 389 Vienne (France) : 195, 225, 278
Theutberge : 378 Vincent de Paul (saint) : 281, 386
Thomas a Kempis : 331 Virgile : 101, 104
Thomas Becket (archevêque) : 251 Vivarais : 59
Thomas Cranmer : 51 Voltaire (François-Marie Arouet) :
Thomas d’Aquin (saint) : 37, 51, 149, 173, 228
100, 117-119, 125-126, 132, 168, Von Galen (Clemens August von,
193, 223, 230, 261, 333, 358, 363- évêque) : 69-70
364, 381 Waldeck-Rousseau (Pierre) : 292
Thomas More : 264, 385 Waldrade : 378
Thomas Münzer : 61 Wenceslas de Bohême (roi) : 196
Tiso (Jozef ) : 77 Wittenberg : 53, 59
Tolbiac : 278 Worms : 251
Tolède : 113, 115, 163, 179, 190, York : 103-104
197, 216 Zacharie (pape) : 246
Torquemada (Tomas de) : 197-198 Zara : 46, 208
Toulouse : 74, 116, 184, 186-187, Zarathoustra : 11
190, 193, 277 Zwingli (Ulrich) : 230

– 419 –
Table des matières
Introduction .........................................................................9

I - Au carrefour des violences .......................................15


Les origines de la pensée chrétienne sur la guerre ........15
Omniprésence de la guerre dans le monde antique .........16
Pacifisme et combat spirituel des premiers chrétiens .......17
Vers une réhabilitation de la guerre ? ..............................20
Jugement de Dieu et souillure morale (500-950)............25
La Paix de Dieu (950-1150)...........................................29
La chevalerie chrétienne .................................................32
Société de paix, société de guerre (1150-1300) ...............35
La violence des croisades ...............................................40
Les origines des croisades ...............................................40
La croisade-pèlerinage ....................................................43
Le meurtre des infidèles..................................................45
Le temps des guerres de religion (années 1520-1680) ..50
Désillusions et méfiances de l’Église envers la guerre ......50
Aux origines des guerres de religion en France ................52
Une violence religieuse insaisissable................................58
L’Église et la Seconde Guerre mondiale ........................62
Le précédent de la Première Guerre mondiale ................64
L’attitude de la papauté
dans la Seconde Guerre mondiale...................................66
Les hésitations des Églises nationales ..............................68
Des catholiques français pétainistes et germanophobes ...71
Le pape et la question juive ............................................75
Conclusion .....................................................................78

II - La foi sans raison .....................................................81


Que faire de la culture païenne ? ...................................82
Le doute originel sur la raison ........................................83
La réconciliation avec la philosophie ..............................85
Saint Augustin, modèle du philosophe chrétien..............90

– 421 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

Apparition du dogme ou du dogmatisme ?.....................93


Le dialogue entre culture et théologie au Moyen Âge.101
La renaissance culturelle carolingienne .........................102
La philosophie, servante de la théologie........................105
La puissance scolastique ...............................................112
Indulgences et Purgatoire, des offenses à la raison ?...119
Le Moyen Âge chrétien a-t-il inventé le Purgatoire ?.....120
Le scandale intellectuel et spirituel des indulgences ......129
L’Église face à la modernité .........................................133
La crise de la scolastique (XIVe-XVIe siècle)..................133
La contestation de l’autorité
des Écritures et des dogmes (XVIe-XVIIe siècle)............138
Scientisme et positivisme (XVIIIe-XIXe siècle) ..............146
La mort de Dieu au XXe siècle......................................150
Conclusion ...................................................................153

III - Le refus des autres ................................................155


L’antijudaïsme chrétien ...............................................155
Un mauvais départ ?.....................................................155
Des Pères de l’Église partagés .......................................158
Une cohabitation possible ............................................161
Les brutalités au temps des croisades (XIe-XIIIe siècle) ..164
Protection et contrôle ecclésiastique .............................167
Vers l’antisémitisme moderne (XVIe-XIXe siècle)..........171
Hérésie, répression et Inquisition................................176
L’hérésie : un problème de mots...................................176
Un Haut Moyen Âge sans hérésie ? ..............................179
Le succès grandissant de l’hérésie aux XIe-XIIIe siècles ..180
L’Inquisition (XIIIe-XVe siècle) ....................................188
Déclin de l’Inquisition et nouveau regard sur l’hérésie..194
Des orthodoxes hérétiques ? .........................................201
Une islamophobie historique ? ....................................211
La découverte de l’islam (640-1100) ............................212
Le progrès des connaissances
par les croisades (XIIe-XIIIe siècle) ................................216
Polémiques et ouvertures (XIIIe-XVe siècle) ..................220

– 422 –
TABLE DES MATIÈRES

Le Grand Turc dans


la pensée catholique (XVe-XVIIIe siècle) .......................226
L’Église vers les « enfants d’Abraham »
(XIXe-XXIe siècle) ........................................................230
Conclusion ...................................................................235

IV - Adhésion monarchique
et compromissions politiques .....................................237
Une préférence monarchique ?.....................................238
La Sainte Alliance du trône et de l’autel........................238
La coopération des pouvoirs
aux dépens de l’Église (Ve-Xe siècles) ............................243
La Réforme grégorienne
(milieu XIe-milieu XIIe siècle).......................................249
La concurrence des deux glaives ...................................252
Les désillusions face à la monarchie
(XVIe-XIXe siècle).........................................................260
L’Église de la Contre-Réforme
et le principe monarchique...........................................260
Les attaques de la monarchie ........................................267
Tourbillon des Révolutions,
déception des Restaurations .........................................269
La France, Fille aînée de l’Église ?.................................276
Piège des totalitarismes,
écueil des démocraties (fin XIXe-XXe siècle) ...............281
Les réticences face à la démocratie ................................281
Le Ralliement et les doutes...........................................286
La perte des attaches politiques ....................................294
L’Église face aux idéologies totalitaires .........................298
La démocratie, une conviction chrétienne ?..................305
Conclusion ...................................................................309

V - L’Église contre les libertés individuelles.............313


L’affirmation de l’individu ..........................................313
L’apparition de la subjectivité chrétienne .....................314
La conscience : un don des moines (IVe-XIIe siècle)......319

– 423 –
LE GÉNIE HISTORIQUE DU CATHOLICISME

La généralisation de l’introspection
individuelle (XIIe-XIVe siècle) ......................................325
L’autonomie de la nature et de l’éthique (XIIIe siècle) ..333
Vers la modernité… .....................................................335
Une sexualité bridée ?...................................................340
Le sexe libre sous l’Antiquité ? ......................................340
La sexualité sanctifiée ...................................................345
Une sexualité conjugale heureuse ? (XIe-XIIIe siècle).....350
Libertinage et puritanisme modernes ...........................359
La liturgie des corps .....................................................362
Des femmes sans âme ..................................................366
La femme antique ........................................................366
La révolution chrétienne ..............................................369
La femme a-t-elle une âme ?.........................................376
L’apogée des femmes au Moyen Âge ? ..........................377
La rupture de la Renaissance ........................................383
Ambiguïtés du rapport moderne
à la femme (fin XVIIIe-XIXe siècle)...............................387
Les questions actuelles..................................................389
Conclusion ....................................................................393

Épilogue ...........................................................................395
Abréviations......................................................................397
Bibliographie ....................................................................398
Index ................................................................................411
Table des matières.............................................................421

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