Vingtième Siècle, revue d'histoire

Tristesse de l'historien
Henri-Irénée Marrou

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Marrou Henri-Irénée. Tristesse de l'historien. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°45, janvier-mars 1995. pp. 109-132 ;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3388

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_45_1_3388

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 DOCUMENT

TRISTESSE DE L'HISTORIEN

Henri-Irénée Marrou

Le document que nous reprenons ici in extenso est un article publié dans Esprit, le 1er
avril 1939, par Henri-Irénée Marrou sous son pseudonyme d'Henri Davenson.

L'historien de saint Augustin et de la prétendue fin de la culture antique (sujet de sa

thèse de 1937) collabora, on le sait, très régulièrement à la revue
d'Emmanuel Mounier depuis 1935. Il y a donné d'éblouissantes chroniques musicales, des
comptes rendus originaux et maints papiers plus proprement politiques1. Ainsi va-t-il, de
l'automne de Munich à la déclaration de guerre, y fustiger le racisme montant dans l'Italie
mussolinienne, plaider pour l'élection d'un pape italien après la mort de Pie XI et, surtout,
rappeleren septembre 1939, à l'occasion de la commémoration pâlotte de la grande
Révolution, la force de «La liberté ou la mort» chez les vrais héritiers de 89.

Sur l'entrefaite, le voici qui rompt, avec ce « Tristesse de l'historien », le silence

des mandarins de l'histoire qui, les Annales en tête, n'ont pas cru devoir
s'intéresser à la thèse si vigoureusement soutenue par Raymond Aron, son camarade
de la Rue d'Ulm, le 26 mars 1938, à quelques jours de l'Anschluss, et publiée par
Gallimard. Un «vieux Monsieur» - de 35 ans — propose à un jeune disciple
«anxieux de découvrir ce que peut être l'Histoire» de se plonger dans l'eau fraîche de
/Introduction à la philosophie de l'histoire2. Et porté par ce courant, il argumente
joyeusement sur le présent et le passé, la science et l'amitié, sur /historia magistra vitae.

N'en disons pas davantage. Il suffit de se laisser gagner par cette éloquence pétillante et
de bien vouloir considérer qu'à près de soixante ans de distance maintes questions ici
évoquées demeurent si pendantes qu 'il serait peut-être
opportun de retrouver un peu de l'allant avec lequel Marrou les embrasse, pour
redonner «le salut à la terre».

1. Voir Henri-Irénée Marrou, Crise de notre temps et réflexion chrétienne (de 1930 à 1975), Paris, Beauchesne, 1978, recueil
de ses meilleurs textes engagés, publié avec un préface de Charles Piétri et une introduction de Jean-Marie Mayeur.
2. Celle-ci a été rééditée en 1986 par Sylvie Mesure (Gallimard). Sur la thèse elle-même, qu'à l'exception de Marrou
seul Bernard Groethuysen salua à bonne hauteur, dans La Nouvelle Revue française du 1er octobre 1939, voir Nicolas
Baverez, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies, Paris, Flammarion, 1993, chap. 6.

109-
 Nous remercions Madame Françoise Flamant, sa fille, et Olivier Mongin, l'actuel
directeur ^Esprit, de nous avoir si généreusement autorisés à reproduire ce petit bréviaire
d'avant guerre, pour l'édification fin-de-siècle de nouvelles générations d'historiens.

J.-P.R.

L'auteur, un historien, suppose que, maître,
il s'adresse à de jeunes disciples
anxieux de découvrir ce que peut être
l'Histoire, et plus encore ce que peut signifier
être un historien. Ce n'est bien entendu qu'une
fiction ; l'auteur n'a pas de disciples à
endoctriner, sinon un seul, et rétrospectif: celui
qu'il aurait pu être, autrefois, quand il avait
vingt ans...
Je choisirai, mes amis, comme texte à cette
homélie familière, le verset du prophète
Isaïe (XXVI, 18): Concepi-
...us, et quasi parturivimus, et peperimus
spiritum... Ou mieux, selon l'hébreu: «Nous
avons conçu dans la douleur et enfanté du
vent ; nous n'avons pas donné le salut à la
terre».
Vous êtes jeunes, mais l'histoire que vous
allez servir ne l'est plus, hélas. Vous marchez
dans une arrière-garde : l'histoire est une
conception fatiguée. Il fut un temps - qui n'est
pas si loin, où nous occupions le haut du pavé:
toute la culture était suspendue à nos arrêts, à
nos oracles. C'était à nous de dire s'il fallait
croire en Dieu, si l'Iliade était belle, si la
Bohême était une nation, si le pape était
infaillible, si Marx avait raison...
On a souvent décrit cette obsession du
passé, cette tyrannie exercée par l'histoire sur
la culture moderne. Réfléchissez à la
place exorbitante que l'histoire de l'art a fini
par s'attribuer dans la vie artistique aux
dépens de l'expérience esthétique
proprement dite: on n'admire plus la courbure
d'une voûte, on la situe dans l'évolution de
telle école romane ou gothique. Songez
d'autre part à la politique extérieure : les
Traités, Versailles ou Trianon, farcis de
réminiscences erudites, d'astuces de
Chartistes; et les droits millénaires de la
Couronne de Saint-Étienne, la restauration
de 1'« empire» à Rome, celle du
paganisme des Germains de l'âge de La
Tène (ça, vraiment le bouquet: c'est tellement
de l'histoire que même nous, archéologues,
ne savons pas très bien ce que c'était).
C'est le point d'aboutissement d'une longue
évolution: au commencement, vous le savez,
il y a eu les Chrétiens. Leurs notions
étonnantes de Révélation et d'Incarnation
suspendaient la légitimité de leur foi à un
certain nombre de faits historiques; de là pour
eux la nécessité de se pencher anxieusement
sur le passé et d'y retrouver les points
d'insertion de la transcendance divine; de là,
du vieil apologiste Théophile d'Antioche à
Eusèbe de Césarée, d'Eusèbe à saint
Augustin, à Pascal, de Pascal au père
Lagrange 1 toutes
1. Le lecteur de formation protestante est
gentiment prié de lire ici pour son compte : • de
Lefèvre d'Étaples à Harnack ou Maurice Goguel».

-110-

ces recherches historiques dont la portée
apologétique exigeait, supposait atteinte, une
objective vérité.
Les plus grands ne se sont pas mépris
sur la portée de leurs travaux: je perçois
très nettement chez eux un sentiment
confus mais profond de l'ambiguïté
essentielle de la connaissance historique; elle
est d'ailleurs pour eux providentielle, car
il faut que la Foi reste une grâce et une
vertu. Tout ce que l'histoire peut faire,
c'est d'établir que la foi chrétienne est
possible, qu'elle ne se heurte pas à une
contradiction logique ou de fait1.
Mais tous les apologistes, et ils furent
à chaque époque les plus nombreux, de qui le
zèle n'était pas soutenu par un certain sens
philosophique, firent le saut, et entreprirent
d'obtenir de l'histoire une série de propositions
catégoriques fondant sur l'évidence la
légitimité des dogmes chrétiens. De science
auxiliaire de l'apologétique, l'histoire devenait
une machine
à convertir.
Vous connaissez les suites de ces naïves
imprudences: la machine ne fonctionne pas
sans ratés ; pis encore, elle fonctionna
à l'envers ; l'espoir d'apporter par l'histoire une
solution définitive au problème chrétien
changea de camp ; de Celse à Voltaire (j'en
passe).., de Voltaire à M. Guignebert, une
contre-apologétique s'oppose à l'apologétique
chrétienne, transposant ses méthodes2, ses
ambitions démesurées, et remportant en
définitive le même succès tout relatif.
Nous n'avons pas donné le salut à la terre:
le plus sage aujourd'hui sera d'en convenir.
Mais la chose longtemps n'a
1. Ainsi Pascal: les prophéties, les miracles mêmes et les
preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu'on
puisse dire qu'ils sont absolument convaincants. Mais ils le
sont aussi de telle sorte qu'on ne peut dire que ce soit être
sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l'évidence et de
l'obscurité, pour éclairer les uns et obscurcir les autres...
2. Notre ami A. Dupront a consacré jadis un livre de
jeunesse à l'un de ces sympathiques imbéciles Huet, évêque
d'Avran-ches au 18e siècle, qui en toute candeur a passé sa
vie à affûter des armes à double tranchant dont Voltaire, une
génération après, s'est emparé pour sa contre-offensive.
111
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
point paru si évidente: les chrétiens, en gros,
étaient battus, réduits à une minorité souvent
timide et qu'on n'acceptait pas de croire
irréductible; la «pensée moderne», comme on
l'appelait, demeurait maîtresse du terrain.
Notre Klio s'attribuait
naïvement une bonne part de la victoire. Nul
ne lui contestait sa prééminence: le pli était
pris, il paraissait normal de résoudre par
l'histoire tous les problèmes de la culture,
ceux du présent, ceux même de l'avenir.
L'idéologie du Progrès définissait l'idéal
nouveau dont se consolait maintenant le cœur
des hommes ; pensée à l'hégélienne, elle ne
pouvait se passer de nos services : nous
remplacions les philosophes comme
vérificateurs attitrés des poids et mesures ;
maîtres des secrets du passé,
généalogistes de l'humanité, c'étaient nous qui
apportions les preuves de sa noblesse, qui
retracions aux yeux émerveillés de la foule le
chemin triomphal du Devenir.
«Hors de Dieu, l'avenir s'étendait en
désordre»: nous seuls, les historiens, étions
capables d'assurer à l'utopie un fondement
raisonnable en la montrant enracinée en
quelque sorte, et déjà grandissant, dans le
passé. Vous connaissez la formule où
s'affichait avec
grandiloquence le naïf orgueil de nos
prédécesseurs: «De toutes les doctrines, celle
qui expliquera le mieux le passé obtiendra la
présidence mentale de l'avenir...»
Soutenus par de telles espérances nos
pères ont travaillé: faut-il vous rappeler
ce qu'en un siècle notre science est
devenue? Du déchiffrement des hiéroglyphes
à celui de l'alphabet cunéiforme de Ras-
Shamra, faut-il vous rappeler ses
triomphes techniques? Et pourtant au bout de
tout cela, de tant de labeur dépensé, il faut dire
: nous avons connu le travail et les douleurs de
la femme, et nous n'avons enfanté que du
vent.
Il faut oser regarder les choses en face :
quand la Crise s'est abattue sur la culture,
nous avons été les premiers à être empor-
HENRI-IRENEE MARROU
tés, balayés comme paille et poussière. Quand
brusquement l'esprit moderne s'est mis à
douter de lui-même, de sa mission, de sa
grandeur, de son avenir, ce ne sont pas nos
découvertes, notre enseignement et nos
pauvres conjectures qui lui parurent un appui
suffisant à quoi se raccrocher. Une dernière
fois, oui, nous fûmes convoqués comme
témoins, témoins du désespoir et de
l'incertitude: je songe à la faveur de
l'historisme qui marqua dans les années
d'après guerre un moment fugitif de la
désagrégation des vieilles idoles. On n'était
plus aussi certain de la réalité du progrès ;
celui-ci se
dégradait en un pur Devenir, vidé de tout
contenu éthique ; le passé apparut jonché des
cadavres de civilisations disparues,
contradictoires, éphémères et vaines. Nous
fûmes appelés à témoigner du relativisme
fondamental de toutes les croyances et les
institutions humaines : nous avons partagé
avec les ethnologues l'honneur
d'alimenter le désespoir d'une culture malade,
incertaine d'elle-même et de tout.
Cela même aujourd'hui n'a plus grande
importance : il faut en prendre conscience,
mes pauvres amis; nous faisons encore
de l'histoire, et nous faisons tourner notre
petit moulin; nous publions des
documents et nous trions des faits. Mais le
monde autour de nous se moque éper-
dument de tout ce que nous pouvons bien
raconter. Si vous n'y prenez garde, tandis
que vous continuerez vos jeux, vous serez
complètement liquidés par une culture où
nulle place ne vous sera gardée : personne
bientôt ne croit plus à notre utilité.
Ce fut la grande tragédie de notre
maître Harnack, le drame de sa vieillesse, de
voir naître et grandir l'influence de Karl Barth
et de la «théologie dialectique» —
cette pensée si totalement hétérogène à
l'histoire : pour elle il y a la Parole de Dieu,
éternelle, donc toujours présente; au moment
où l'âme l'entend, réalise sa dépendance à
son égard, elle s'arrête et bondit hors du
temps empirique, désormais
-112-
contemporaine, simultanée, gleichzeitig du
Christ éternel1. Il n'y a plus d'Histoire,
mais seulement à chaque époque des âmes
solitaires qui monologuent avec Dieu... À celui
qui revit l'histoire
d'Abraham (Abraham crut à Dieu et cela lui fut
imputé à justice), qu'importe que ce soit dans
Genèse, XV, 6 ou Romains IV, 3 ! Que lui
importent a fortiori la mention du père
d'Abraham dans le poème proto-phénicien de
Keret, ou les infiltrations marcionites dans le
texte du Nouveau Testament?
Si du moins on consentait à nous laisser
bien tranquilles dans notre inutilité ! Mais
un pire destin nous attend, celui du
rhéteur et du saltimbanque officiel au service
de la cité totalitaire : lisez La Difesa délia
Razza et vous verrez nos confrères
italiens chargés de démontrer que Caracalla,
fils d'un Berbère et d'une Syrienne, a déjà,
pour être né à Lyon, tous les défauts de
M. Daladier...
L'histoire est une conception fatiguée: nous
avions trop promis, ou trop laissé attendre de
nous, et n'avons pas assez tenu... Notre
devoir maintenant est de réfléchir sur les
causes et les conditions de cet échec. Tout
notre prestige reposait sur la prétention émise
par l'histoire d'être devenue une science, au
même titre que la physique ou la chimie, et
comme celles-ci un instrument de
connaissance
objective, capable de vérité.
Entendez-bien: jamais sans doute,
même au temps d'Hérodote ou de
Thucydide, l'histoire n'a été indifférente à la
vérité ; mais les vieux historiens ne
disposaient d'aucun procédé sûr pour la
dégager (avec eux il n'y a pas de
témoignage ou de document qui ne puisse en
définitive être suspecté ou finalement
admis). L'apport des modernes a été celui
d'une méthode rigoureuse et aux résultats
en principe assurés. Éblouis et un peu
intimidés par le succès des sciences de la
1. Ceci est sommaire et bien partiel, mais il y a sur
le sujet un excellent article de H. Corbin dans les
Recherches philosophiques, tome 3 (1933-1934).

nature, les historiens de l'ère positiviste
tentèrent de leur côté d'édifier une «science
exacte des choses de l'esprit». Le mot est de
Renan; il faut relire aujourd'hui l'Avenir de la
Science pour mesurer la tragique assurance
avec laquelle les hommes de 48
s'engagèrent, et nous ont engagés avec eux,
sur une piste qui se révèle aujourd'hui une
impasse.
Il est temps de vous en apercevoir. Je
m'inquiète et m'irrite un peu de la naïveté
touchante, de la parfaite tranquillité de
conscience des érudits français qui
continuent à manier leurs fiches sans le
moins du monde prendre garde à la gravité
des problèmes que soulève leur pratique,
sans prendre conscience du caractère
fléchissant des présupposés qu'implique leur
méthode, sans mesurer la vanité de leurs
résultats.
Je leur vois bien quelques excuses: la
notion même de l'histoire «scientifique» fut
importée chez nous d'Allemagne; longtemps
l'idéal unique du travailleur français a été
d'égaler en rigueur, en sérieux, en
pédantisme, son maître Pérudit allemand
(vous avez peine aujourd'hui, mes amis, à
imaginer ce prestige de la chose allemande,
du respect qui
accueillait la moindre Inaugural-dissertation du
premier petit imbécile venu; et que dire
du mot allemand lui-même: notre bon
Salomon Reinach, dans sa jeunesse, —
c'était en 1879 - écrivait froidement hœhere
Tœchterschulen pour «lycées de jeunes
filles»,tout simplement...). Nous
continuons, de génération en génération plus
consciencieux, perfectionnant notre
critique, nos apparats et notre bibliographie :
nous égalons, nous surpassons enfin nos
maîtres.
Seulement, il faut que vous sachiez qu'ils
commencent gentiment à se moquer
de nous: je n'oublierai jamais la douce ironie
avec laquelle Ludwig Curtius accueillait
autrefois à Rome nos débuts pétulants de
jeunes Farnésiens récemment
113-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
débarqués de l'École Normale... Les
Allemands (ou du moins les meilleurs d'entre
eux) ont eu le temps, étant plus libres, de
mesurer l'étendue, la profondeur des
problèmes logiques et métaphysiques que
supposait résolus la fameuse méthode de
l'érudition positiviste.
Il y a longtemps chez eux que
l'assimilation des sciences de l'esprit aux
sciences de la nature passe pour un simple
préjugé franco-britannique: dès 1875, que dis-
je dès 1863, Dilthey protestait là-contre. De
Dilthey à Max Weber, pendant un demi-siècle,
la pensée allemande n'a cessé de travailler à
une philosophie critique du travail historique,
réfléchissant sur les problèmes intérieurs à la
méthodologie de notre science, affrontant
sans les esquiver les difficultés inattendues
qu'un tel examen soulevait... Des résultats,
contradictoires bien entendu, mais dans
l'ensemble illuminants, d'un tel effort qu'avez-
vous su jusqu'ici? À notre honte, je le dis :
nous, j'entends les historiens de métier, nous
n'en avons rien su1.
Mais le temps presse : inutile de
s'appesantir là-dessus; il importe
maintenant
que vous réalisiez sans tarder cette prise
de conscience nécessaire. Voici un livre
qui doit vous y aider, un grand livre,
l'Introduction à la Philosophie de
l'Histoire. Essai sur les limites de l'objectivité
historique de notre Raymond Aron2. Un
livre qui désormais devrait servir de base
à la formation de tout jeune historien
français à la place de la vieille Introduction
aux Études Historiques (1897!) de Lan-
glois et Seignobos où vos aînés (et vous-
mêmes peut-être encore) ont cherché en
vain une nourriture un peu solide: ce
1. Soyons justes: quelques échos en parvinrent chez
nous, vers 1900-1910, à travers la Revue de synthèse
historique. Mais je ne vois pas qu'une influence réelle se
soit propagée dans l'intelligence française, occupée alors
à une polémique stérile pour ou contre la Sociologie.
2. N. R. F. - En dépit de cet éditeur frivole, et d'une
dédicace suspecte à Malraux et E. Weil, ce livre,
soyez rassurés, relève pourtant de la Science la plus
officielle. Vous pouvez le citer sans crainte c'est une
thèse de Sorbonne, et qui fut justement remarquée.
HENRI-IRÉNÉE MARROU
recueil de recettes de basse cuisine est à
l'histoire véritable ce que le petit Manuel
pratique des Indulgences est à la véritable
piété chrétienne.
Je sais bien qu'en dépit de tout ce que
je pourrai dire vous ne lirez pas ce livre,
mes enfants. Personne ne le lira; et c'est
dommage. C'est sa faute bien entendu. Je
connais Aron: c'est un garçon extraordi-
nairement intelligent, mais (s'en doute-t-
il seulement?) un peu hautain, highbrow,
son livre, comme lui, est fait pour
décourager la bonne volonté. Livre
difficile:
Aron a voulu travailler en logicien; je ne
le lui reproche pas, car c'est bien d'une
Logique de l'Histoire, au sens le plus
technique du mot, que nous avions
précisément besoin; mais une Logique, ce
n'est jamais bien drôle et Aron abuse
vraiment. Il traduit (c'est le mot qu'il emploie)
toutes les démarches du travail historique en
un schéma logique abstrait (heureux s'il
s'arrête avant le troisième degré
d'abstraction!): de là un exposé excessivement
aride où le lecteur a peine à réintroduire un
peu de substance vivante.
Et surtout livre trop court: Aron, avec une
coquetterie visible, a cherché le genre
«philosophe français» qui écrit bien, qui
condense sa pensée en formules et apho-
rismes. Aron dira qu'il dédaigne le
remplissage. Je lui répondrai que le souci
pédagogique est inséparable de la mission du
philosophe : croit-il que Platon ne faisait pas
du remplissage dans la mise en forme littéraire
de ses Dialogues? Le philosophe a une
fonction à remplir dans la cité concrète; il n'est
pas un simple organe producteur d'idées. Aron
aurait dû penser davantage que son livre était
nécessaire, et qu'il devait servir.
Or les hommes d'aujourd'hui, même les
savants de cabinet, n'ont plus le temps
de lire des livres courts, denses et
abstraits.Délayé en trois volumes de
400 pages chacun, qu'on eût lus au
courant du coupe-papier, son travail eût été
tellement plus assimilable! Il ne faut pas
114
oublier que si Auguste Comte a eu tant
d'influence directe, c'est qu'il écrivait mal,
mais avec une surabondance
rabelaisienne1...
Il faut donc prendre Aron tel qu'il est: sa
pensée, nourrie de tout l'apport des nouvelles
théories allemandes, sera pour vous le
meilleur guide dans l'effort de redressement
que j'attends de vous.
Votre tâche est facile à définir : liquider le
positivisme, retrouver l'originalité de la
connaissance historique. Je sais bien que les
théoriciens de l'histoire «scientifique»,
Langlois-Seignobos par exemple, se sont
toujours défendus en principe d'appliquer
sans transposition les méthodes des
sciences physico-chimiques. Bien entendu !
On ne fait pas de l'histoire avec des éprou-
vettes et une balance! Mais à défaut du détail
concret de la méthode, ils ont emprunté à la
physique classique ses catégories
fondamentales, et son idéal de connaissance.
L'histoire elle aussi serait une science,
objective, valable pour tous, contraignante;
objective encore par son mode d'élaboration
collective,
progressive, procédant par accumulation de
découvertes partielles et fragmentaires.
Rien de moins positif, Dilthey l'a noté il y a
longtemps, qu'une pareille
extrapolation, qui ne tenait aucun compte de la
différence de structure de l'objet ! Le
véritable positivisme exige au contraire que
l'instrument de la connaissance se modifie
et s'adapte lorsque la science se déplace
dans un nouveau domaine de
l'expérience, car (ce n'est pas moi qui le dis,
ni qui l'imprime en italique, c'est
Jean Perrin, parfaitement, le Perrin des
1. Cette critique où je dérive le ressentiment d'un lecteur qui a
passé trois mois d'été pour ne réussir qu'à lire deux fois ce livre,
porte plus encore sur la thèse complémentaire d'Aron : Essai sur
la théorie de l'histoire dans l'Allemagne contempo-raineÇVhn).
Trop bref, trop abstrait, alors qu'une analyse
détaillée, terre à terre, des théories de Dilthey, Rickert, Simmel et
Max Weber eût rendu les plus grands services au public français.
J'ai sous les yeux la petite thèse d'un M. Weinreich, sur le même
Max Weber (Presses Modernes) évidemment,
comparée à l'Aron, c'est superficiel et mal fait ; mais
un lecteur français y apprend plus de choses.

Atomes, et de l'Union Rationaliste) : « Tout
concept finit par perdre son utilité, sa
signification même, quand on s'écarte de plus
en plus des conditions
expérimentales où il a été formé».
C'est qu'en fait l'idéal «scientifique» de nos
maîtres ne s'était pas formé au contact de la
physique réelle, de la physique vivante, celle
qui est allée de Lorentz à Louis de Broglie;
leur physique à eux, c'était la physique des
bacheliers de philo, vous savez: loi de la chute
des corps et loi de Mariotte...
Mais à quoi bon discuter : le positivisme n'a
jamais beaucoup prétendu se fonder en
raison; il n'attendait d'autre
justification que celle toute pragmatique du
succès : or qui d'entre vous doute ici de son
échec? Au bout d'un siècle d'efforts, il faut
bien constater qu'on n'a pas réussi à
édifier une science objective, contraignante,
de l'histoire; il n'existe pas une science
historique, mais une série de points de
vue divergents et irréductibles sur le
passé.
Faut-il une fois de plus reprendre l'exemple
classique de l'histoire révolutionnaire? Sa
période scientifique,
positive, commence avec Taine. Puis Aulard
est venu, qui a mis Taine par terre; puis Aulard
a son tour s'est vu pulvérisé sous les coups
que lui assénait gaillardement notre maître
Mathiez. Mathiez est mort au champ
d'honneur, saisi par une attaque au milieu de
son cours (que n'avez-vous connu ce
Bourguignon sanguin,
apoplectique,au débit frénétique, fulminant
d'invectives : j'ai toujours pensé qu'il
finirait comme il a fini). Paix à ses cendres;
mais qui peut penser, malgré l'étendue de
son érudition, la probité de son esprit, que
son œuvre soit plus solide que les
précédentes?
Taine, Aulard, Mathiez ne jalonnent pas
les étapes d'un progrès, analogue à celui que
sous les remous de la «théorie»
connaît effectivement la physique dont les
lois, une fois établies, demeurent
115-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
lables (on précise seulement, par la suite, les
limites de leur validité et leur degré
d'approximation). Car chacun de nos
historiens réduit vraiment à néant par sa
critique l'œuvre de ses devanciers et repart de
zéro. N'objectez pas qu'il reste quelque chose
de Taine : un certain nombre de textes
pertinents exhumés par lui et
exactement copiés aux Archives; qu'Aulard, et
plus encore Mathiez, se sont appuyés sur une
documentation plus riche, plus sûre. Il y a
progrès dans la documentation1, non dans la
science (pour reprendre le parallèle avec la
physique: les
observations s'accumulent, mais chacun reprend
sur de nouveaux frais l'élaboration de ce
donné brut, pulvérulent et incoordonné; il n'y a
pas en histoire l'équivalent des lois).
Ne vous bercez pas de l'illusion qu'un jour
viendra où la documentation sera assez
exhaustive pour permettre enfin une
construction scientifique; sans parler du fait
que vous serez alors écrasés sous la masse
des documents qui jailliront de vos fichiers
dans leur premier désordre, vous vous
trouverez dans la situation où sont depuis
longtemps les historiens de l'antiquité qui, en
tête à tête avec trois ou
quatre pauvres petits textes, toujours les
mêmes, n'arrivent pas à se convaincre les uns
les autres de leur valeur ou de leur portée.
La pratique du travail historique vous
montrera qu'il n'y a pas en histoire de vérité
objective, sinon à l'intérieur d'une certaine
école, ou d'un clan, où tous acceptent
tacitement les postulats qui la fondent: retenez
le mot d'Aron sur la
1. Notez que ce pauvre progrès n'est lui-même pas toujours
assuré, car nous assistons à la mise au rebut d'énormes masses
de documents, rassemblés sous l'influence d'une théorie qui, une
fois rejetée, les laisse inutilisables, aussi inutilisables que les
observations entassées autrefois par l'astrologie antique. Je
songe aux faits de mythologie comparée groupés lorsqu'on voyait
partout des mythes solaires; aux études sur le texte d'Homère:
que reste-t-il déjà de l'effort dépensé de Wolf à Bérard? À la
critique interne du Pentateuque, de Reuss, Wel-lhausen, etc.,
dont le postulat (pas de documentation écrite antérieure à
l'époque des Rois) saute avec les découvertes de Ras-Shamra.
Que sais-je encore?
HENRI-IRENÉE MARROU
vérité valable pour tous ceux qui veulent cette
vérité, c'est-à-dire, sans ironie «pour tous ceux
qui construisent les faits de la même manière
et posent les mêmes questions».
Mais il est temps que vous mettiez en forme
les enseignements de cette expérience
décourageante: c'est ici qu'Aron doit servir. Je
ne tenterai pas, après lui avoir reproché son
laconisme, de vous présenter sa logique en
pilules. Il me suffira, pour vous mettre en goût
et orienter votre méditation, d'aligner
quelques-uns de ses meilleurs aphorismes.
La connaissance historique est, comme la
connaissance d'autrui, comme la
connaissance de soi, un cas particulier de
la connaissance de l'homme, et participe à son
incertitude, - à sa liberté essentielle.
On attendait de nous une connaissance
objective; elle supposait un objet; mais «il
n'existe pas une réalité historique, toute faite
avant l'histoire, qu'il
conviendrait simplement de reproduire avec
fidélité. La réalité historique, parce qu'elle est
humaine, est équivoque et inépuisable».
Dissolution de l'objet. Impossibilité de
séparer connaissance du passé et devenir de
l'esprit. L'historien s'exprime lui-même et son
univers dans le passé qu'il se
choisit : c'est un homme en effet qui rencontre
et cherche à comprendre d'autres
hommes ; ce qu'il retient de cette confrontation
dépend essentiellement de ce qu'il est lui-
même. Il ne s'agit pas évidemment ici d'une
partialité superficielle, mais d'un caractère
essentiel à la connaissance de l'homme.
Sachons gré à Raymond Aron d'avoir si
nettement dégagé le personna-lisme
fondamental de la connaissance historique.
Bien entendu ceci n'est vrai qu'à partir du
moment où l'histoire se fait assez complexe
pour rencontrer la réalité humaine: vous
pourrez atteindre une objectivité parfaite et un
total
détachement si vous entreprenez d'étudier
(mais on l'a déjà fait) le modèle du godillot
■116
d'ordonnance du soldat romain ou la
syntaxe du latin mérovingien; mais est-ce là
de l'histoire? Partout où par contre vous
rencontrez l'Autre, c'est sur l'écran de votre
moi historique que vous le projetez.
Le cas le plus net est évidemment celui de
l'histoire de l'art (mais celle-ci ne commence
qu'au moment où, s'élevant au-dessus de la
simple érudition, elle ranime et reprend les
valeurs demeurées latentes, assoupies dans
les œuvres du passé) : la reprise d'un tel
passé est évidemment relative à l'âme de
l'historien et
à son climat esthétique qui oriente sa
curiosité et délimite sa compétence ; il ne
pourra comprendre que les formes d'art qui,
répondant à une certaine inclination de sa
conscience esthétique, éveilleront quelque
écho en lui.
De même l'histoire de la philosophie: elle
est tout entière définie, dès le départ, par les
questions que l'historien posera aux penseurs
d'autrefois, et ces questions sont pour chacun
renouvelées par les inquiétudes de sa propre
conscience.
Évidente pour cette reprise des « univers
spirituels », cette subjectivité fondamentale
n'est pas moins réelle pour tous les autres
aspects de l'histoire, à commencer par
l'histoire politique. Là aussi le passé répond
en fonction de la manière dont nous
l'interrogeons avec notre âme façonnée par
les mœurs et les idées d'aujourd'hui.
L'évolution politique contemporaine a modifié
l'aspect de bien des questions: l'échec de
Giolitti et de Briining justifie le comportement
de Cicéron dans l'affaire de Catüina ; le culte
rendu sous nos yeux
à Mussolini et Hitler éclaire le culte des rois
hellénistiques et de l'empereur romain,
phénomène inconcevable dans l'Europe
encore chrétienne, il y a une génération...
Il ne s'agit pas seulement d'une
compréhension plus ou moins concrète et
réelle; c'est tout le travail historique qui
dépend du contenu de la conscience présente
du chercheur; les questions

posées au passé, les problèmes qu'on y
soulève, et jusqu'aux concepts mêmes dont
se servira l'analyse répondent à des réalités
présentes, à certaines exigences de l'âme de
l'historien et de son temps. Un libéral du
Second Empire, comme G. Boissier, étudiait Y
Opposition sous les Césars; un Russe blanc,
comme M. Ros-tovtsev, cherche, à travers les
crises
sociales de l'Empire romain, à mettre en
évidence le rôle catastrophique de la haine
des masses populaires pour les milieux
cultivés. Vous connaissez mon Saint Augustin
: s'il contient des choses
nouvelles, ce n'est pas que j'aie été plus malin
que les innombrables historiens qui m'avaient
précédé mais je demandais autre chose: je
n'étais ni un janséniste pressé de dogmatiser
sur la grâce, ni un apologiste recherchant le
saint, ni un catholique en quête de l'évêque, ni
un protestant sensible à l'Esprit, ni un curé
défroqué lourd de ressentiment contre le
représentant de l'Église; j'étais un intellectuel
de l'après-guerre, atteint par la crise de la
culture, et je demandais à mon témoin une
expérience de la décadence, un exemple de
redressement culturel, un type de culture de
transition. Toute ma recherche était par
avance orientée: les questions que je posais à
Augustin, et les idées qui me servaient à les
poser (culture, crise, etc.) venaient de moi, et
de notre temps.
D'où la formule décisive d'Aron: la
théorie précède l'histoire. La théorie, c'est-
à-dire la position, consciente ou non,
assumée par l'historien, oriente par avance le
développement de son travail: choix et
découpage du sujet, questions posées,
notions mises en œuvre, système de
valeurs servant de base au jugement, etc.
Concédons : il y a des degrés dans cette
dépendance; le fait matériel y échappe, ou du
moins, à la limite, tend à y
échapper. On peut admettre (nous verrons
que cela ne va pas sans difficulté) qu'il y a
des «faits historiques» objectivement
117-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
connus: Alexandre le Grand est mort à
Babylone, après dix jours de fièvre, le soir du
13 juin 323 avant J.-C. Constantin a battu
Maxence au pont Milvius le 28
octobre 312. Mais de tels faits ne sont que des
atomes obtenus par un découpage artificiel
(une «construction», dit Aron) qui les isole du
contexte historique, - et les vide de tout leur
contenu humain.
À la limite de tels faits sont vrais, mais ils
ne concernent que les traces
matérielles des événements, seules
susceptibles de constatations objectives, et ne
signifient plus rien pour l'histoire. Car ce qui
importe ce n'est jamais le fait lui-même, mais
ses causes, ses conséquences, son
importance, la place qu'il faut lui assigner
dans l'évolution, le rôle qu'il a joué. Et cela,
qui est proprement historique, ne peut pas
être connu objectivement, n'étant perceptible
qu'à l'intérieur d'un système donné, d'une
théorie.
Lisez Aron, vous verrez, il explique tout cela
très bien. Contentons-nous, pour aujourd'hui,
de réfléchir un peu sur ce que peut devenir là-
dedans la notion de cause. L'histoire ne peut
pas se réduire à faire défiler des faits le long
d'une chronologie; il faut les comprendre, les
expliquer; donc dégager des causes...
Mais quelle valeur, quelle utilité peut bien
conserver la notion scientifique de cause,
transportée loin du domaine physico-
chimique, sur un terrain de structure si
différente? Le logicien reste perplexe. Qu'il
s'agisse d'expliquer un phénomène
d'ensemble (les causes de la guerre du
Péloponèse) ou un fait particulier
(pourquoi Mussolini a-t-il entrepris la conquête
de l'Ethiopie?), l'historien se trouve aux prises
avec une réalité complexe qui lui offre des
moyens polyvalents
d'explication ou de compréhension : il y a
toujours pour chaque acte plusieurs réseaux
de causes, occasionnelles ou profondes, - de
motifs conscients (avoués par l'acteur,
explicitement élaborés par les sources, ou
faciles à conjecturer à partir de leurs don-
HENRMRENEE MARROU
nées), - de mobiles inconscients, nobles ou
sordides.
Comment choisir? Le choix est
nécessaire: un esprit
timoré, se berçant de
l'espoir de demeurer «positif», tentera de
ne rien négliger et de faire à chaque cause
sa part ; mais ce faisant, vous l'avez
constaté, il retombe dans la pure analyse, la
description du phénomène et n'explique
plus rien. Ce choix inévitable est
nécessairement arbitraire, dépendant d'une
«théorie» dont la vérité se sera jamais
d'ordre scientifique, mais seulement
philosophique.
Il est naïf de croire, avec les théoriciens
positivistes, que cet embarras tient à
l'insuffisance et à l'imperfection de nos
sources documentaires. Il y a pourtant des
faits sur lesquels nous savons tout ce qu'on
peut savoir sans être plus avancés : eh bien,
votre propre vie, par exemple, pour chacun de
vous ! Il y a une ambiguïté essentielle, qui
tient à la nature même de la connaissance de
l'homme, un décalage inévitable entre la
connaissance et la vie. Nous sommes des
hommes, hélas, et non des pendules simples!
Le recours à l'expérimentation nous est
interdit; dès lors pour vérifier une hypothèse
causale, il nous faut
entreprendre de démontrer que les choses
ne pouvaient pas se passer autrement,
démonstration évidemment hypothétique à
son tour, ou du moins suspendue à la vérité
de la théorie qui la soutient.
Nous ne pouvons même pas isoler un
phénomène, comme le physicien isole la
chute des corps; la réalité historique est un
écheveau complexe dont nous ne pouvons
débrouiller les fils sans les couper. Dès lors la
preuve entre nos mains n'est qu'un «calcul de
probabilité
rétrospective». En présence d'un fait, et de
ses innombrables causes possibles, nous
nous demandons ce qui aurait pu être, nous
faisons varier par la pensée ces divers
antécédents, nous pesons leur
-118-
cace et nous faisons pour finir un choix entre
ces diverses constructions irréelles.
Si bien que cette retrospection (je suis
toujours Aron) implique, et ne saurait
démontrer, la vérité de la «théorie», de la
philosophie, dont elle est solidaire. La
structure complexe de la matière
historique rend la liberté de l'historien illimitée;
les faits complaisamment se prêtent à toute
démonstration et s'accommodent également
de tout système. L'historien choisit à son gré :
il peut toujours exalter ou rabaisser un
personnage, attribuer sa conduite à des motifs
élevés ou à des mobiles inavouables. Il peut
toujours écarter, en fonction de son système
préféré, une cause comme superficielle ou
insignifiante; la proclamer au contraire
décisive ou profonde... L'historien trouve
toujours ce qu'il cherche, - que ce soit des
mythes solaires, du totem et du tabou, une
sexualité refoulée ou des causes
économiques. Mais le succès assuré de la
méthode déconsidère celle-ci et la vide de
toute autorité.
On peut toujours tout expliquer à partir
de n'importe quoi: Fustel de Coulanges
a parfaitement «expliqué» la Cité Antique
par le jeu des forces religieuses; le
premier marxiste venu
l'expliquera sinon
aussi bien (car en toute analyse le génie
proprement historique de Fustel restera
intact, l'étendue de ses rapprochements,
l'art de sa construction, l'intelligence
enfin, le sens de l'homme et de la vie),
mais tout aussi sûrement à partir des
forces économiques et de l'évolution des
moyens de production.
Mais que son triomphe soit modeste: il
n'aura rien risqué, puisque d'une part il est sûr
que la cité antique, comme toutes les
époques de la vie humaine, présente une face
économique et que notre homme est dès le
départ en possession d'une doctrine qui lui
assure qu'en dernière analyse les causes
économiques sont bien déterminantes,
fondamentales réelles...

Tout ceci est à dessein schématique: vous
aurez à retrouver pour votre compte ces
vérités, leurs détails, leur portée. Mais déjà
vous pouvez mesurer l'étendue de notre
impuissance, la tragique vanité des
espérances trop longtemps entretenues sur
les résultats de notre effort: solidaire d'une
théorie, l'explication historique n'apporte rien,
sinon ce qu'on lui a par avance confié. Nous
n'avons pas donné le salut à la terre: inutiles,
incertains...
Jusqu'ici, Aron. Il n'y a rien à retrancher
à cette critique si pertinente, si fine, si
profonde. Je ne vois qu'une chose à lui
reprocher: peut-être est-elle précisément trop
intelligente et, comme telle, passant au-dessus
de la tête de l'historien réel, le pauvre historien
que nous sommes. Aron néglige l'analyse, tout
le travail en
quelque sorte matériel de l'élaboration des
faits, et, de la synthèse même, il ne retient
que la structure logique. C'est bien nous
idéaliser. Lorsque je l'entends définir l'histoire
comme «une intellectualisation de la durée»,
«l'achèvement d'un effort pour penser la vie
en dégageant et en reconstruisant la
rationalité immanente à celle-ci », je
m'émerveille d'abord, puis m'inquiète bientôt.
Je crains que ce jeune Aron nous ait peints
plus malins que nous ne sommes!
Comprendre, expliquer, mise en
perspective, systématisation causale...
Sommes-nous si intelligents? Hélas, non, mes
enfants! Nous sommes des techniciens,
tekhnîtai, au rude sens du grec originel, des
artisans aux mains calleuses et à l'esprit
engourdi. À manier une érudition encombrante
et lourde, à poursuivre une matière qui fuit
entre nos doigts et se pulvérise comme une
goutte de mercure, nous avons contracté une
myopie consciencieuse, une excessive
timidité à l'égard des idées, à l'égard de tout
ce qui n'est pas mise en œuvre immédiate de
nos sources. Nous n'osons pas lever la tête
au-dessus de nos fiches.
119-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
L'historien moyen1 s'estime d'ordinaire
satisfait d'un récit, où la compréhension des
hommes et des événements se dégage
suffisamment de l'enchaînement des faits,
sans qu'il soit besoin d'une élaboration
spéciale. Quant à l'explication, elle se réduit à
quelques suggestions très
discrètes, jetées en passant, et qui ne mettent
en œuvre qu'une psychologie élémentaire
(ambition, patriotisme, peur, vénalité...) Aron
l'a bien noté, en passant: elle reste
plus proche de l'expérience vécue que de la
science.
Je lui accorde volontiers que si sa
critique logique, ici, devient inutile, faute
d'avoir à s'exercer sur une matière aussi
pauvre, c'est notre faute, non la sienne:
il ne tient qu'à nous d'être plus
intelligents! Mais ailleurs aussi Aron nous fait
la part trop belle: il m'a paru trop étroitement
dépendre de ses maîtres qui,
grandis dans cette Allemagne de 1850 où le
triomphe de l'histoire s'affichait avec tant
d'insolence, admettaient comme un fait
incontesté, un point de départ nécessaire,
l'existence, la validité technique des
sciences de l'Esprit, - exactement comme
Kant (la comparaison se rencontre partout)
admettait, prenait comme point de départ, la
réussite de la physique newtonienne.
Aron discute comme eux sur la valeur des
résultats obtenus par l'histoire «scientifique»,
comme si ces résultats existaient, comme si la
science historique avait réussi à se constituer
conformément à ses principes, et tout en
restant fidèle à sa méthode. Mais nous, gens
du métier, nous n'avons plus autant d'illusions
sur la valeur de nos tentatives : nous savons,
par
1. Je le situe entre deux cas extrêmes: l'un, hélas fréquent, est
celui du pur savant, ivre d'objectivité, de positif, entre les mains
de qui l'histoire s'effondre dans l'annalistique, un récit détaillé, -
exact -, mais vidé de tout sens de l'humain (exemple l'Histoire du
Royaume de Jérusalem de Röhricht). L'autre est celui du
Monsieur qui enfourche un dada, et «explique»
systématiquement tous les faits en les coulant dans un moule
uniforme, idée à la mode (psychanalyse, matérialisme historique)
ou idée fixe (exemple la thèse d'Holleaux où l'on voit les Romains
conquérir l'Orient grec sans le vouloir, sans le faire exprès, -
presque sans s'en douter...)
HENRI-IRÉNÉE MARROU
expérience, que l'histoire positive ici en
jugement n'existe pas. Pour une raison bien
simple: les conditions de fait dans lesquelles
nous devons appliquer ses méthodes sont
telles que cette histoire scientifique est
techniquement
irréalisable.
Reportons-nous au parfait manuel de
l'érudit positiviste, au Langlois-Seignobos. On
voit très bien comment il est fait : ayant
chemin faisant jeté un coup d'œil
concupiscent, à travers les vitres, sur le
laboratoire de leur confrère le physicien, ou le
chimiste, Langlois et Seignobos arrivaient aux
Archives Nationales, soupiraient, et en face
des servitudes imposées à leur recherche
s'efforçaient de définir les conditions
auxquelles devrait satisfaire une Histoire pour
atteindre, elle aussi, à l'objectivité, pour être
promue, elle aussi,
à l'honorable rang de science positive. Ils
formulaient donc les règles de la
Méthode: critique externe, critique interne
(critique d'interprétation, critique interne
négative de sincérité et
d'exactitude, etc.). Avec une prudence
méticuleuse et inexorable ils alignaient leurs
principes. Doute méthodique : se défier a
priori de toute affirmation formulée par un
auteur ou un document; ne rien endosser
sans avoir de bonnes raisons de le croire
exact. Ne pas se laisser séduire par
l'impression de vérité que dégage une source
précise et vivante. Ne pas se contenter de la
procédure judiciaire qui, une fois la crédibilité
d'un témoin admise, accepte en bloc tout son
témoignage, mais critiquer par le détail
chacune de ses affirmations. Ne pas admettre
comme suffisante l'attestation d'un document
unique non contredit par ailleurs; si les
sources sont multiples, tant que leur
indépendance n'est pas prouvée, on n'a pas
le droit d'admettre leur concordance comme
concluante. Etc.
Tout cela était bel et bon. Sans doute il y
avait là quelque naïveté et une
conception beaucoup trop matérielle du
■120-
fait historique (si vous faites l'histoire d'un
accident d'automobile, le document le plus sûr
sera en effet un procès-verbal rédigé sur les
lieux, le jour et à l'heure même, enregistrant
les déclarations de plusieurs témoins
indépendants, etc. Mais s'il s'agit d'un fait
d'essence plus spirituelle, les choses se
compliquent. Comme l'a montré L. Massignon
dans un essai célèbre1, le contenu d'un
instant
d'illumination mystique ou même
métaphysique, est plus exactement connu par
les considérations qu'à vingt ans de distance
le héros développe à ce sujet, éclairé par tout
l'enrichissement ultérieur, que dans le
mémorial griffonné pendant la Nuit
fameuse...)
Mais en gros tous ces principes étaient
justes, exactement déduits de l'axiome initial:
promouvoir l'histoire au rang de science.
Seulement voilà, ils ne sont pratiquement
jamais applicables. Pour une raison de fait :
l'historien ne peut, comme le chimiste par ses
expériences, se procurer à volonté les
observations dont il a besoin. L'histoire se fait
avec des documents; or comme ceux-ci ont
été sélectionnés par un hasard aveugle, ils ne
sont jamais assez nombreux, assez précis,
assez sûrs pour répondre aux questions
posées.
Pourquoi? Parce que très vite l'analyse
historique atteint le fait élémentaire,
précis, imperceptible; la solution d'un
problème dépend finalement d'un petit fait,
une date, qu'il faut déterminer au mois, au
jour, à l'heure près, d'une démarche, un
geste, une décision prise par tel individu : la
probabilité pour que de telles précisions aient
laissé des traces
suffisamment nombreuses, précises, correctement
enregistrées, tend rapidement vers zéro.
À chaque instant on dirait qu'un malin
génie s'amuse à nous priver comme à
plaisir du document discriminatoire. Rappe-
1. L'expérience mystique et les modes de stylisation littéraire,
dans le 4e n° de Chroniques du Roseau d'Or (1927).

lez-vous, hier encore, nous suivions l'effort de
Carcopino pour déterminer la date de la mort
d'Attale III de Pergame (il importe en effet à
l'image que nous nous ferons du mérite
respectif des deux Gracques de savoir à quel
moment de l'année 133 ce fait s'est produit):
Carcopino a bien trouvé deux inscriptions
pertinentes, mais l'une utilise un calendrier
local que nous ne savons pas transcrire;
l'autre se sert du calendrier romain, mais
comme par hasard la pierre est à cet endroit
mutilée et on lit seulement: le
...ème jour du mois de ...embre!
Seignobos, d'un cœur léger (bien sûr!
tant qu'on ne touche pas à sa boutique!) en
conviendrait volontiers pour l'histoire
ancienne. Mais, en dépit des apparences,
l'histoire moderne ou contemporaine n'est pas
beaucoup mieux servie. Les sources sont
nombreuses et ici, en
général, la matérialité des faits peut être
établie. Soit la bataille de Verdun: date,
durée, ampleur, mouvements du front,
physionomie des combats, tout cela est
parfaitement accessible. Mais ce n'est que
l'extérieur, la carcasse morte de l'histoire; les
véritables problèmes restent entiers. D'une
part quelle a été l'intention du commandement
allemand en décidant cette offensive? D'autre
part quels ont été ses résultats, son influence
sur la suite de la guerre au point de vue
stratégique, diplomatique, psychologique?
Ces problèmes sont (faut- il dire encore ou
déjà?) hors de portée, car leur solution
objective supposerait l'existence d'une
quantité de documents précis de nature si
particulière que leur rencontre s'avère
impossible1.
À la différence des sciences de la nature
où l'observation peut toujours accroître la
précision de la connaissance (dans les limites
de l'expérience commune, entre
1. Je ne reviens pas sur le fait que lorsqu'ils existent ces
documents sont d'une interprétation logiquement inépuisable
(nous avons vu cela avec Aron : suivez chez Renouvin le
développement de la querelle au sujet du véritable plan
allemand sur Verdun ; c'est une question devenue aussi
insoluble que celle de la tactique de Xerxès ou d'Hannibal).
121
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
les frontières de l'infiniment petit et de
l'infiniment grand), en histoire la
précision s'accroît en général aux dépens de
la certitude.
Beaucoup d'événements, de périodes, sont
connus en gros : ainsi on tiendra pour assuré
que Constantin a renversé la politique
religieuse de l'Empire romain ; après sa
victoire sur Maxence, il a favorisé le
christianisme et a fini par se convertir lui-
même pour de bon. Mais si, comme on
s'ingénie à le faire depuis dix ans à la suite de
Norman Baynes et de Grégoire, on veut serrer
la chose de près, préciser et dater les étapes
de l'évolution religieuse de Constantin, savoir
s'il a bien eu une vision dans la nuit du 27 au
28 octobre 312, et ce qu'il a vu ou cru voir à ce
moment, on se perd, car pour de tels faits la
documentation est vite insuffisante.
Si les «sciences auxiliaires» sont à peu
près correctes (en gros on sait dater un
manuscrit d'après son écriture, on sait ce
qu'est une inscription fausse ou une charte
authentique), c'est qu'elles étudient des faits
d'ensemble et reposent sur l'uniformité
objective des modes et autres habitudes
collectives (nous datons les sarcophages
romains d'après la coiffure des femmes). Mais
elles ne sont vraies qu'en gros (une
provinciale pouvait être en retard sur la mode
de la capitale; une vieille originale pouvait être
restée obstinément fidèle à la mode de son
jeune temps); et laissent la porte ouverte à
l'exception unique (quand on fera la
théorie du costume masculin du XXe siècle on
dira: il y avait deux systèmes de
suspension, ceinture ou bretelles. Mais si les
archéologues de l'avenir ouvrent la tombe de
notre ami C..., l'ingénieux inventeur de la
chemise- porte-pantalon, ils seront coincés !)
Or en histoire, j'entends dans une histoire
un peu existentielle, c'est tout de suite à
l'unique qu'on se trouve acculé. Il y a dans le
Langlois-Seignobos un passage amusant,
celui où nos bons maîtres
HENRI-IRÉNÉE MARROU
acceptent la possibilité historique des
stigmates, parce qu'ils ont été observés
(objectivement) sur quelques saints
(contemporains). Car, sans cela, les
glorieux
stigmates de saint François d'Assise 1
eussent été inadmissibles pour la science
positive, rangés parmi les fantaisies du
merveilleux médiéval, pour l'unique
raison qu'étant uniques, comme
l'Incarnation, comme la Résurrection, ils
n'auraient pas été vérifiables.
Il y a donc une immense quantité de
questions, et les plus essentielles, qui faute de
documents restent inaccessibles
à l'histoire scientifique. Langlois-Seigno-bos
concluaient logiquement: en pareil cas il n'y a
qu'à confesser notre ignorance, «la seule
attitude correcte est
l'agnosticisme ».
Mais quel parti inhumain! La méthode
positiviste ne vise qu'à assurer une certaine
pureté au Connaître, sans pouvoir garantir
l'étendue, l'intérêt du Connu qui lui sera
accessible. L'histoire, pour rester positive,
devait se limiter aux seuls problèmes que les
documents conservés permettaient de
résoudre ; autant dire qu'elle devait renoncer à
jouer un rôle dans la culture et dans la vie.
Ce que les hommes voulaient savoir de
nous, c'était par exemple si oui ou non le
Christ Jésus était né à Bethléem de la Vierge
Marie. Tout ce que notre science, en stricte
rigueur, trouvait à leur répondre, c'était: «Nous
confessons notre ignorance; les témoignages
positifs ne sont pas suffisants pour conclure
nécessairement par oui, mais naturellement
nous ne pouvons pas davantage conclure par
non. Par contre, autant qu'il vous plaira, nous
pouvons vous apprendre des choses très
positives sur les aventures galantes du roi
Hérode, sur le réseau des routes romaines de
Palestine et le modèle du gladius
1. Les seuls, je le dis en passant, réellement valables
aux yeux d'une théologie mystique un peu sévère :
voyez là-dessus le P. de la Taille dans les Recherches
de sciences religieuses, 1928, p. 297-325.
-122
d'ordonnance des soldats de Ponce-Pilate...»
Faut-il s'étonner si, dans l'ensemble, les
historiens ont sacrifié l'ambition du positif
à la passion du savoir? Remettre copie
blanche, c'est vite dit, mais c'était
pratiquement se condamner à l'inutilité. En
1897 Langlois et Seignobos déclaraient d'un
ton péremptoire que les premiers chapitres de
l'histoire de Thucydide n'étaient que légende,
et comme telle, à écarter purement et
simplement. Trois ans après commençaient
les fouilles de Crête, et la découverte de la
civilisation
préhellénique de l'Egée. Comment nous
interdire de reprendre ces chapitres interdits,
de rêver sur le nom de Minos, et d'essayer de
leur arracher de quoi rendre un peu de vie et
de réalité à ces dépouilles prestigieuses ?
Là où on ne pouvait pas savoir, les
historiens tentèrent de supposer. Faut-il le
leur reprocher? C'est l'humain qui triomphait
chez eux. Songez à quel degré
d'abêtissement ont été conduits les érudits qui
choisirent l'option inverse, et pour rester vrais,
objectifs, acceptèrent, par
exemple, de passer dix ans à collationner un
vague papyrus qui apporte quelques
variantes insignifiantes au texte du Pasteur
d'Hermas ! Je vous ferai lire un essai de Jean
Capart (oui, le grand égyptolo-gue) qui
s'appelle Le Collectionneur: c'est l'histoire du
Monsieur qui avait consacré sa vie à l'étude
objective des boutons de culotte trouvés dans
les rues de Bruxelles : si vous croyez que
c'est beaucoup plus malin de dresser le
Corpus des signatures de la terra sigillata?
Mais naturellement à partir du moment où
l'histoire a voulu passer outre au défaut de
ses sources, elle a perdu en certitude ce
qu'elle conservait en humanité. Il serait cruel
de confronter l'histoire réellement écrite aux
grands principes de positivité que je résumais
tout à l'heure. Le pauvre historien se
débrouille comme il peut avec les textes qu'il
rencontre, tou-

jours insuffisants, souvent incertains ou
suspects; trop heureux, s'il rencontre un bon
témoin, de se confier à lui; ravi si
d'aventure deux sources consentent à être du
même avis. D'immenses secteurs de l'histoire
de la civilisation sont étudiés avec la méthode
du touriste anglais qui, dès Calais, concluait
sur la première rencontrée que les Françaises
sont rousses.
Le Langlois-Seignobos pose de sages et
rigides limites à l'emploi de l'argument a
silentio (il faut démontrer que le fait en
question, s'il avait existé, n'aurait pas pu
ne pas être mentionné dans les
documents conservés, etc.) ; en fait on ne cesse
pas pourtant d'en faire constamment
usage, spécialement dans les problèmes
d'origine (voyez les débuts du
christianisme) qui pourtant nous reportent
toujours à des faits de retentissement
immédiat si faible que le silence des sources
ne devrait pas être invoqué.
Vous savez bien en gros comment il faut
bien procéder (je simplifie un peu, mais vous
me comprenez) : on commence par
disqualifier le témoin, pour des raisons
toujours trop évidentes. Puis, pour ne pas
rester coi, on édifie une hypothèse sur ce
qu'aurait été son témoignage s'il avait été
correct et à partir de cette reconstruction on
s'efforce d'atteindre le passé. Peu à peu la
construction monte,
ceinturée d'un échafaudage d'hypothèses; à
la fin elle prend tournure, mais ce n'est
qu'un fragile château de cartes, qu'un souffle
suffit à abattre, - le souffle de
l'historien qui reprend la question après
vous...
La science historique n'est qu'une mise en
œuvre des documents: ceux-ci étant toujours
déficients, nous n'atteignons jamais à la vérité
objective ; nous ne pouvons que formuler des
hypothèses, au plus vraisemblables. Je
retrouve un des aphorismes d'Aron : la
modalité des jugements historiques est la
possibilité, mais sur le plan de l'analyse cette
fois, et pour des raisons de fait et non pas
seulement
123-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
logiques: nous sommes doublement
impuissants...
Plus générale ma critique se ferait
volontiers moins académique. Nous
sommes entre nous: n'ayons pas de honte à
confesser nos fautes. Il y aurait beaucoup
à dire sur l'inconscience, générale parmi les
historiens, du comportement logique de leur
pensée, sur leur manque de sens
philosophique, la légèreté impardonnable avec
laquelle ils soulèvent comme à
plaisir des problèmes impossibles à résoudre,
la simplicité qu'ils montrent en se
contentant de raisonnements spécieux, d'une
pauvreté déconcertante, - en triomphant
bruyamment de l'échec d'un rival, sans
prendre garde que leur propre
reconstruction ne pourra pas être plus solide
que la sienne. Une rigueur lourde et
méticuleuse dans le maniement de l'érudition
s'allie trop souvent chez nous à une pauvreté
déconcertante dans le
raisonnement: des efforts d'hercule de foire
pour soulever un poids de 5 grammes.
Il y a plus grave encore: l'histoire a-t-elle
suffisamment reconnu son échec, son
incapacité à atteindre la vérité positive? Les
plus prudents, sans doute, n'ont pas manqué
de parler d'un ton benoît et modeste de «notre
pauvre petite science conjecturale», ponctuant
leur exposé d'avertissements sur le caractère
hypothétique de tout leur travail. C'est
entendu; mais que de fois l'historien, après
avoir commencé par conjuguer bien sagement
ses verbes au conditionnel, se lasse et passe
à l'indicatif - au catégorique!
Avons-nous fait tout ce qu'il fallait pour
prévenir la confusion dans l'esprit du public, et
dans le nôtre, pour empêcher qu'on n'assimile
notre pauvre histoire hypothétique avec une
Science véritable, sûre de sa vérité? Qui
oserait le prétendre?
Nous n'avons pas eu, je le crains, assez de
scrupules et de réserve; nous avons trop
facilement accepté des honneurs qui ne nous
étaient pas dus, car ils
s'adressaient à une Vérité que nous n'avions pas
HENRI-IRENÉE MARROU
conquise. Et si le jour vient (mais n'est-il pas
déjà venu?) où nous serons
dédaignés, méprisés, où notre art
avili ne
comptera pour rien aux yeux des
hommes, serons-nous
vraiment punis sans
l'avoir mérité?
Nous reprendrons une autre fois cet
examen de conscience. Il faut maintenant
pousser plus loin encore l'analyse de notre
échec. J'ai admis jusqu'ici que les
faits matériels, extérieurs, concrets, pouvaient
à la limite, s'il s'en conservait des
traces documentaires suffisantes, être connus
objectivement. Mais quelle est la valeur, la
force contraignante de cette connaissance?
Il existe, un peu partout à travers
l'histoire, des points cancéreux, autour
desquels la bibliographie prolifère, la
discussion s'envenime et s'éternise sans
résultat. Je ne parle pas bien entendu de
problèmes portant sur des périodes lointaines
ou des origines inaccessibles à
l'observation : il s'agit de la détermination de faits
matériels sur lesquels la documentation n'est
pas spécialement déficiente. Avez-
vous, par exemple, une idée du caractère
inextricable de la question de
l'authenticité de l'œuvre de Shakespeare, ou
de la patrie de Christophe Colomb, ou des
voyages de Vikings en Amérique?
Périodiquement l'épidémie s'étend: une
nouvelle question surgit, des doutes sont
formulés, et il y a une question de plus sur
laquelle l'historien ne sait plus que
penser. Le dernier «Glozel» est celui du
dossier Khazare 1 : vous savez que ce peuple
de la Russie du Sud a été judaïsé dans le
haut Moyen- Age ; c'est un fait intéressant
qui jette quelque lumière sur l'origine des
grandes juiveries de l'Europe orientale. La
date de cette conversion (à situer dans le
VIIIe siècle) était fournie par la curieuse
correspondance du Khagan Joseph,
attribuée au Xe siècle. Or voici que ce dossier
1. Voyez à ce sujet le P. Peeters dans les Analecta Bollan-
diana de 1934 et H. Grégoire dans Bysantion de 1934 et 1937.
-124-
est suspecté: ce serait un faux, dû à un Juif
occidental, entre XIIe et XVIe siècles,
compliqué d'autres faux dus à un karaïte
du XIXe, etc., etc.
La lumière se fera peut-être là-dessus,
soyons optimistes ! Il n'en reste pas moins
une impression troublante: en histoire
rien n'est sûr; même des faits matériels
peuvent être âprement contestés, et
rendus indéfiniment incertains. Quant à ceux
qui ne le sont pas, il faut convenir qu'ils
ne sont admis que par une sorte d'accord
tacite, qu'on voit, à la première tentative,
aussitôt fondre comme glace au soleil.
Ce qui tend, à la limite, à être «certain», à
être promu au rang fameux de «
connaissance valable pour tous», c'est moins
le fait matériel bien attesté que le fait que
personne n'a encore trouvé utile de contester.
Un fait est objectivement établi dans la
mesure où il reste indifférent. Mais qu'un
historien vienne et, mû par quelque passion
profonde, exige les titres de
crédibilité, les examine d'un œil soupçonneux,
- tout s'écroule. Sans doute on répondra à
ses arguments, mais cette réfutation à son
tour sera détruite, et la discussion se
prolongera à l'infini, car selon la parole
profonde de l'Ecclésiaste latin, et mun-dum
tradidit disputationibus eorum!
Il n'existe aucune connaissance
historique réellement objective, valable
universellement, contraignante. Il n'y a aucun
fait qui ne puisse être sérieusement
contesté, avec de bonnes raisons. Je n'ai
jamais eu le temps de démontrer, comme je
m'y étais engagé, que Descartes n'a jamais
existé, mais vous avez en attendant
l'opuscule fameux de Richard Whately,
Historic doubts relative to Napoleon
Buonaparte, Londres, 1819, où l'on démontre,
si je m'en souviens bien, que Napoléon
n'est qu'un mythe solaire.
Ce n'est qu'une boutade, direz-vous2? Il
faut réfléchir à la pauvreté logique des
2. Encore qu'elle ait été faite très sérieusement, à titre
d'expérience pour voir: Whately n'était pas le premier venu, c'était
un théologien anglican du milieu des Noëtiques d'Oxford et il
a eu une grande influence sur la formation de Newman.

raisons qu'on oppose à des tentatives de
négation analogues.
Peut-on dire, par exemple, que Girard ait
vraiment repoussé les doutes émis par Pais
puis Lambert sur l'authenticité de la Loi des
Douze Tables? On fait appel au bon sens, qui
est la chose du monde la plus élastique. On
écarte la discussion en déclarant « cette
opinion relève de l'hyper-critique»; mais est-
ce une réponse? Comme l'aurait dit Mgr
Duchesne à un contradicteur : « Et si moi je
vous rétorque que c'est vous qui êtes
hypocritique ? »
En réalité, si, en gros, l'histoire reste
debout par assentiment tacite, cela tient que
nous sommes assez sages pour
mesurer d'ordinaire que la critique ne peut
que détruire: accepter le témoignage des
documents est peut-être incertain, mais une
fois qu'ils seront refusés, l'incertitude ne fera
que croître suivant une progression
géométrique ; alors pourquoi se
mettre en branle ? Bien des querelles finissent
par s'éteindre, par lassitude, parce qu'à la fin
personne ne se met plus en peine de les
alimenter.
Mais la difficulté logique reste entière:
on ne peut contraindre à accepter la vérité
d'aucun fait historique. Le physicien n'a
pas de peine à être objectif, puisqu'il se
donne au départ des données déjà
objectivées (ce qu'il appelle phénomènes sont
des observations qui, en dernière analyse,
se ramènent toujours soit à une pesée,
soit à une photo ou un film). Nous, au
contraire, n'arrivons jamais à l'objectivité
sensible : nous ne sommes jamais en
présence d'un fait matériel, mais toujours
d'un document, c'est-à-dire du fait
réfracté à travers le témoignage d'un
homme. Nous ne sortons jamais de
l'humain.
La vérité historique repose en définitive sur
la valeur attribuée aux témoignages, le degré
de confiance qu'on leur accorde. Que
répondre à celui qui les récuse? Car il y a
toujours d'excellentes raisons à la disposition
de quiconque pour contester
125-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
la validité d'un témoignage. Songez aux
discussions infinies provoquées par
l'établissement des faits historiques qui sont
à la base de l'Affaire Dreyfus ou de l'Affaire
Prince!
C'est là que vous mesurez de façon
concrète l'impossibilité logique qu'il y a
à contraindre à la confiance. «Avoir
confiance», en latin ou en grec, pisteuô, credo,
c'est le même mot qui signifie «avoir la foi».
Nous touchons au fond: la vérité historique
repose sur un acte de foi et c'est pourquoi la
vérité historique n'est valable que pour ceux
qui veulent cette vérité : l'acte de foi est un
acte libre.
Vous tenez la raison profonde de l'échec de
la Science historique; vous voyez pourquoi
elle est vouée à un perpétuel
recommencement, pourquoi elle ne progresse
qu'à l'intérieur d'une
certaine école, autant que dure un certain
dogme, - ou une certaine mode.
Je ne connais pas de lecture plus
émouvante que la préface que Renan a écrite
vers 1889 pour l'Avenir de la Science: à
quarante ans de distance le vieillard relit
ses rêves de jeunesse ; la Mort est là et il
cherche à se donner du cœur: «En
somme, j'avais raison». Mais jusqu'au bout
cette belle intelligence lucide reste digne
d'elle-même et c'est ainsi qu'il a écrit: «Les
sciences historiques... ont fait d'immenses
conquêtes... Mais on en voit le bout. Dans
un siècle, l'humanité saura à peu près ce
qu'elle peut savoir sur son passé ; et alors
il sera temps de s'arrêter; car le propre
de ces études est, aussitôt qu'elles ont
atteint leur perfection relative, de
commencer à se démolir*.
Est- il jugement plus profond?
L'historien ne peut rien construire parce qu'il
n'a d'autre outil entre ses mains que la
critique, puissance amère, négative,
destructrice, don de l'Esprit diabolique, Celui-
qui-toujours-nie. // sera temps de
s'arrêter: l'homme qui a écrit cette parole impie
n'était plus «le petit Breton consciencieux qui,
un jour, s'enfuit épouvanté de Saint-
HENRI-IRENEE MARROU
Sulpice,... croyant frénétiquement à la vérité»;
c'était le vieillard résigné prêt à rejoindre le
Grand Inquisiteur d'Ivan Karamasov.
S'arrêter? Au nom de quoi? Pour
l'honneur des hommes, nous ne nous sommes
pas arrêtés, nous n'avons pas cessé
d'aspirer frénétiquement à savoir la Vérité.
Nous avons démoli Renan comme Renan
avait démoli dom Calmet; nous avons mesuré
la duperie de ces certitudes relatives et
provisoires; nous savons que nous ne savons
rien, que nous ne pouvons rien savoir. Nous
sommes vaincus. Au bout de tant d'efforts ...et
peperimus spiritum et salutes non fecimus in
terra.
Mais vous voici tout déconcertés, vous
regardant l'un l'autre: mon sermon vous
accable ; il est temps pour moi de passer aux
conclusions pratiques. Elle me
paraissent devoir être surtout d'ordre moral.
Je vous dirai : soyez humbles, ne vous
montez pas le cou, connaissez vos limites. Il
ne reste rien d'autre à faire après tout ce
discours qu'à vous remettre au travail.
Reprenez votre partie, seulement mezza voce
et un ton plus bas.
Il faudra surmonter ce premier
découragement. L'Allemagne, ce peuple aux
passions métaphysiques trop vives, après
avoir tout attendu de l'histoire, va trop
loin maintenant dans sa négation (je pense
moins à sa résignation devant les fariboles
monstrueuses de la Rassenkunde qu'à la
trahison plus grave encore de la pensée
barthienne, à sa métahistoire qui,
pour retrouver Dieu, perd l'homme en chemin).
Votre tâche sera de restaurer le
sens authentique de l'histoire, et
d'empêcher que l'Occident ne se ferme à des
valeurs qui comptaient pour beaucoup dans
son originalité. Il ne faut pas vous laisser
emporter dans la déroute : remontez le
courant.
Acceptez de bonne grâce vos servitudes,
votre dépendance. À l'égard des documents:
soyez prudents, n'acceptez pas à la légère
n'importe quelle commande du
-126-
public; sachez ce que vous pouvez faire (peu
de choses); n'extrapolez pas à l'infini les
données de quelques documents, limitez votre
curiosité; souvenez-vous à temps du sage
conseil de Mgr Duchesne : non plus sapere
quam oportet sapere, sed sapere ad
sobrietatem.
Votre dépendance d'autre part à l'égard de
la «théorie», - de la métaphysique. Finie,
l'illusion qu'en triturant des faits, ou des fiches,
l'historien pourra résoudre, à la place du
philosophe, les problèmes de l'homme, de la
vie, - de la Mort. Il faut rendre au
métaphysicien les honneurs qui lui sont dus,
les premiers. Cédons le pas: vous n'êtes plus
chargés de donner le salut à la terre,
d'apporter la Vérité aux hommes. Vous n'êtes
que d'humbles serviteurs ; votre tâche, le plus
souvent, restera une besogne mineure, utile
certes,
indispensable quelquefois, toujours subordonnée.
Sachez ce que vous faites : puisque vous
n'avez le choix qu'entre une
métaphysique avouée et une métaphysique
honteuse d'elle-même, ayez l'honnêteté
élémentaire d'expliciter votre philosophie.
N'oubliez pas que la philosophie commence
avec la dialectique: regardez-vous penser,
assurez la cohérence et la rigueur logique de
vos raisonnements. C'est bien là votre
premier devoir, et le plus urgent. L'histoire ne
serait pas
tombée si bas si les historiens avaient été un
peu plus exigeants vis-à-vis d'eux-
mêmes: ils sont trop restés de purs
«littéraires», c'est-à-dire des rhéteurs chez qui
l'art de l'exposition, ce talent d'équili-briste,
camouflait les défaillances de la pensée.
L'érudit positiviste se reposait sur sa
Méthode, machine infaillible à produire la
vérité (un tour de manivelle, et ça y est) :
illusion trop commode ; vous n'avez plus
d'excuse; vous n'avez pas le droit d'être
bêtes. Il faut penser. Ce n'est pas bien neuf ce
que je vous dis là, mes enfants: il me semble
que Platon, au VIIe livre de sa République, et
bien sou-

vent d'ailleurs, a déjà enseigné quelque
chose dans ce genre. Il n'y a pas de salut,
dans les sciences de l'esprit, hors du sens et
de l'esprit philosophiques.
Servitude libératrice. Car ce n'est pas une
triste position de repli: l'exigence
métaphysique peut seule arracher à la fois
l'histoire à sa vanité et l'historien à son
abrutissement. Réintroduire la
philosophie, c'est ramener avec elle la vie,
l'existentiel, pour tout dire l'humain. Dans la
mesure où il n'était pas vain, l'effort pour
objectiver l'histoire n'aboutissait qu'à la
déshumaniser. Pour rester «vrais », pour ne
pas quitter le terrain solide du verifiable, on
s'interdisait la pleine réalité humaine. On
s'honorait d'écrire un gros livre, gonflé de
références bêtes, sur YÉpitbète dans les
œuvres de Victor Hugo antérieures à l'exil et
on remarquait finement: «Au moins, là, on ne
risque pas de se perdre dans les Idées...».
Renoncez à ces exploits, et soyez de
nouveau, simplement, mais pleinement, des
hommes. Constater que l'historien ne
peut éliminer une subjectivité essentielle, ce
n'est rien autre que reconnaître que l'historien
est un homme qui réfléchit sur le passé des
hommes, sur son passé. C'est dans la
mesure où nous cesserons de minimiser ce
fait que nous cesserons d'être inutiles et
redeviendrons réels et
agissants. Il faut vivre, mes amis, vivre, et
demander à la connaissance, - à
l'histoire, de quoi alimenter, armer, soutenir
cette vie. Laissons les esprits angéliques
à leur connaissance «valable pour tous»,
à leurs épithètes pré-exiliques et à leurs
boutons de culotte. Qu'importe si ma
connaissance n'est pas universelle, pourvu
qu'elle se relie à ma réalité profonde, ma
vocation. Serait-elle unique, après tout, ma vie
aussi est unique : nobis cum semel occidit
brevis lux...
Ici encore je vais vous renvoyer à Aron, car
vous trouverez chez lui, contre-partie
à sa critique, les éléments d'une théorie
existentielle de l'histoire, une doctrine
-127-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
concrète, orientée vers la vie, reposant sur
une philosophie de l'engagement et de la
vocation, une philosophie de l'effort
créateur et conscient. En deux mots, s'il m'est
permis de rassembler en centon ses
meilleurs aphorismes: antifatalisme; accepter
l'histoire qui nous fait réels, mais la
dépasser car elle peut être créée. L'homme
n'a qu'une existence éphémère et précaire; il
se dégrade en une nature s'il n'a pas le
courage de se vouer à une fin
historique ; il transcende l'historisme par l'absolu
de sa décision. L'homme est dans
l'histoire, l'homme est un être historique, mais
l'homme est une histoire, et cette histoire
est libre, parce qu'elle n'est pas écrite
d'avance, - imprévisible, comme l'homme
pour lui-même.
Le travail de l'historien vient tout
naturellement se placer dans cette perspective
strictement personnaliste. Le moteur de notre
recherche ne sera plus la vaine curiosité de
l'érudit positiviste, ce pur spectateur; car la
reprise consciente du passé n'est qu'un aspect
de la dialectique de notre connaissance de
l'homme, indissolublement liée aux démarches
les plus essentielles de la vie.
Chaque époque, chaque homme, se choisit
un passé en puisant dans le trésor de la
mémoire collective; chaque existence nouvelle
transfigure l'image qu'elle se fait de ce passé
par la signification qu'elle y découvre, en se
découvrant elle-même, elle et son avenir.
Cette doctrine, à mon sens si féconde, se
dégage par un renversement tout
naturel de la critique même des illusions scien-
tistes. On avait cherché à dégager de
l'expérience de l'histoire une image nécessaire
de ce que serait l'avenir. Aron nous montre
que ces prétendues leçons de l'histoire (qui
variaient en fait avec chacun) soumettaient
l'avenir à une nécessité non pas objective
mais arbitraire, car «toute interprétation
concrète du passé est solidaire d'une politique,
d'une attitude vitale, tournée vers l'avenir».
Toute phi-
HENRI-IRENEE MARROU
losophie de l'histoire n'est que la projection
dans le passé de catégories et de jugements
dictés par l'idéal qu'on cherche à
réaliser dans l'avenir; pour reprendre
l'ingénieuse terminologie d'André Cham-
son1, loin d'être une constatation de fait, elle
n'est qu'une représentation utopique du passé,
une Uchronie complaisamment adaptée à
l'Utopie qui doit la prolonger dans le futur.
Dès lors l'histoire est libre: l'héritage du
passé se recompose pour chacun de nous en
fonction de sa philosophie présente,
— de l'image qu'il se donne de son avenir.
Une telle conception, en même temps qu'elle
libère l'homme de l'histoire
(puisque les leçons du passé sont «
équivoques et inépuisables») redonne aussi à
l'historien le moyen d'être lui-même, le droit de
réaliser l'autonomie de sa vocation.
Je soulignerai ce paradoxe apparent : le
même mouvement qui soumet la vision
historique à l'absolu d'une option libre (le choix
d'une «théorie»), redonne d'autre part à
l'historien la possibilité d'épanouir la valeur
originale, savoureuse et irremplaçable de son
expérience propre. Sa tâche en effet ne se
bornera pas à exécuter sur commande
diverses besognes utiles au philosophe ou au
théoricien politique (travaux apologétiques,
etc.); la
connaissance historique, irréductible à tout
autre type de connaissance humaine, apporte
par elle-même une valeur. D'un mot: sa
mission propre est de libérer l'homme
contemporain de l'illusion de la fatalité, de lui
rendre le sens de la contingence radicale de
l'événement.
L'érudition positiviste, myope et timide,
mutilait cette expérience précieuse entre
toutes. «Le positiviste, en toute naïveté, écrit
finement Aron, croit l'avenir imprévisible et le
passé fatal. Mais le passé de l'historien a été
le futur des personnages historiques...»
Accepter le fait accompli,
1. Dans son essai si méritoire à sa date,
(1927), L'homme contre l'histoire.
-128-
ce geste si vil, paraissait d'abord tellement
plus sûr, scientifique, objectif (puisque c'est
arrivé, c'est que ça devait arriver).
Et puis imaginer ce qui aurait pu être,
c'était s'éloigner des données immédiates des
sources, spéculer: de quoi donner le vertige!
Enfin il faut souligner la manie ridicule de la
cause profonde: l'historien est vexé
d'enregistrer des contingences; cela ne fait
pas sérieux; il veut faire le malin, le savant;
démonter des
mécanismes, expliquer, être rationnel; trouver
à de grands événements des causes dignes
d'eux2.
Ne pas répéter le jugement des premiers
venus, mais déceler des causes
souterraines que personne n'avait su voir.
Soit la guerre du Péloponnèse; on racontait
volontiers à Athènes que la cause en était
l'influence de la belle Aspasie sur Périclès.
Qui oserait, sans ridicule, reprendre à son
compte ce Nez-de-Cléopâtre ? Tandis que
parler de substrat économique, de la
mainmise d'Athènes sur les Détroits et la
route du blé de l'Euxin, voilà qui pose un
historien sérieux.
Satisfaction illusoire, nous le savons,
puisque des causes profondes, chacun peut
en trouver à son gré, et de l'espèce voulue. Et
ce démontage, cette
justification empressée de la Fortune, laisse
échapper la saveur proprement
historique. Car le véritable historien est celui
qui se fait le contemporain des événements
qu'il raconte, qui retrouve l'incertitude
fondamentale, si vivement ressentie par
l'homme d'action, qui était la leur quand ils
étaient encore un futur en train de devenir.
2. Aron souligne justement la pauvreté logique et la prétention
que recèle l'usage fait par les historiens du postulat déterministe.
Autre chose est croire que tout événement est déterminé par des
causes naturelles (ou providentielles) ; autre chose prétendre
que le savant est empiriquement capable, dans l'état de sa
documentation, de dégager dans chaque cas la cause réelle. La
liberté de l'histoire que nous revendiquons ici ne met nullement
en cause le déterminisme en soi (l'état du monde à l'instant t est
conditionné par l'état antérieur t') • elle implique seulement que
les volontés humaines (peut-être déterminées en elles-mêmes)
soient efficaces«.

Nous qui avons vécu Berchtsgaden,
Godesberg et Munich, nous savons ce que
sont des événements historiques («tout arrive
toujours à un cheveu près»), et quelle est
leur imprévisibilité essentielle, et comment il
est facile, volant au secours du succès, de
leur trouver après coup des raisons
profondes qui les rendent inévitables. Tandis
que je préparais cet
entretien, Barcelone est tombée; mais nous
savons bien qu'elle n'aurait pas été prise si
les Catalans -, si le POUM -, si
l'Angleterre —, si la France, si Blum, si
Bonnet, si vous, ou moi -, etc. Nous savons
ce qu'est la responsabilité historique, et que
seuls les lâches invoqueront la résignation
devant l'inévité, la légitimation
rétrospective du fait accompli.
Ainsi le rôle propre de l'expérience
historique serait une éducation de la volonté
et du courage : rendre à l'homme le sens de
sa responsabilité, en l'empêchant de
substituer au monde réel offert à son
énergie une nature ou une fatalité
complaisante...
Jusqu'ici, encore, Aron. Rien à
retrancher. Qu'ajouterai-je cependant? Je le
trouve dans l'ensemble trop pragmatique,
trop utilitaire. «L'historien dans la mesure où
il vit historiquement tend à l'action et cherche
le passé de son avenir». «À un certain
moment du temps, un individu réfléchit sur
son aventure, une société sur son passé,
l'humanité sur son évolution» (À ce compte,
l'histoire des Hittites n'aurait de valeur que
pour un Turc). «Les événements ne nous
intéressent que dans la mesure où ils influent
sur l'existence». Son dégoût, que nous
partageons tous, pour l'érudition vaine,
entraîne ici Aron
trop loin.
L'histoire peut être contemplative sans
cesser d'être existentielle. L'histoire, disions-
nous, n'est qu'un aspect, une partie, - et un
moyen, de notre connaissance de l'homme.
Elle est donc d'abord rencontre avec des
hommes, rencontre d'autrui.
129-
TRISTESSE DE L'HISTORIEN
Je suis un vieux Monsieur, je puis, vous
le pardonnez, m'émouvoir en passant sur
notre jeunesse mythique. À votre âge,
élevés par Gide, nous ressentions plus que
tout la crainte de nous enfermer trop tôt
dans un milieu clos et trop vite épuisé.
Le moindre prétexte à la connaissance,
que sais-je, rencontrer avant sa mort un
vieux ministre anglais, faire une enquête
sur la pêche du thon en Méditerranée,
obtenait de nous les plus grands
sacrifices, on abandonnait pour un soir, pour
huit jours, un amour commencé. Nous
appelions cela : enrichir sa représentation du
monde.
L'histoire me paraît répondre au même
désir: enrichir, par les rencontres, notre image
de l'homme. Curiosité, - mais non
pas vaine curiosité. À un premier degré elle
relève de l'esthétique. Une culture historique,
c'est d'abord un répertoire prodigieux de
figures et de thèmes. Y a-t-il tragédie
racinienne comparable, pour l'intensité et la
qualité de la passion, à l'histoire véridique des
amours d'Héloïse? Et pour l'aventure, que dire
du roi Gia-netto, ce jeune marchand florentin à
qui Cola di Rienzi persuada qu'il était le roi
Jean de France, le fils posthume de Louis X le
Hutin, supprimé au profit de son oncle Philippe
V?
J'ai souvent repensé au thème de l'Ear-thly
Paradise de William Morris (comment n'y pas
songer dans l'atmosphère catastrophique de
ce temps?). Je puis moi aussi
faire naufrage, tout perdre, mes livres, mes
fiches, mais si du moins la mémoire
et l'imagination ne me sont pas ôtées, je sais
que je puis payer l'hospitalité du
peuple inconnu qui me recueillerait par le récit
émouvant des choses d'autrefois, par toutes
les histoires magnifiques que l'Histoire m'a
appris à connaître et à faire revivre à mon gré.
Naturellement je ne réduis pas l'histoire
à cette seule fonction, la «contemplation
esthétique des singularités » (la formule est de
Simmel, je crois). La rencontre d'autrui
HENRI-IRENEE MARROU
a une valeur plus profonde : la
connaissance des hommes enrichit notre
connaissance de l'homme. Je reprends ici,
sans honte, la vieille conception antique de
Yhistoria, magistra vitae.
Les vieux rhéteurs, bien entendu, en
faisaient une application étroite et ridicule,
ramenant tout au poncif de l'homme
toujours semblable à lui-
même: l'histoire
entre leurs mains se dégradait en recueil
d'anecdotes topiques, d'exemples
psychologiques à l'usage du moraliste, de
précédents pour le juriste, de stratagèmes
éprouvés pour le tacticien ou le
diplomate. Mais elle est susceptible d'un sens
profond : à connaître des hommes, d'autres
hommes que soi, on apprend à mieux
connaître, tout à tour en s'identifiant et
en s'opposant à eux, l'homme, l'homme
qu'on porte en soi, gros de toutes les
virtualités humaines, désirables ou
horribles...
Ceci ne s'oppose pas, dois-je le préciser?
aux analyses précédentes qui faisaient
apparaître l'impossibilité logique et technique
d'une totale objectivité. Ici encore la
connaissance historique n'a ni plus ni moins
de privilèges que toute connaissance d'autrui.
Pensez à vos amis. Vous connaissez vos
amis, vous voulez les connaître, d'un désir
aussi franc que l'historien son héros. Et
pourtant vous savez bien qu'en définitive les
âmes sont fermées l'une à l'autre ; Dieu seul
connaît chacun de nous. Diriez-vous
néanmoins que c'est en vain que vous avez
rencontré ces hommes, que vous avez
cherché à les connaître, - à les aimer?
La rencontre d'autrui renouvelle,
enrichit, même si elle n'atteint pas
l'impossible évasion hors du moi. Le profit
qu'Aron cherche peut-être trop vite à
monnayer se dégage de façon indirecte de cet
agrandissement de l'expérience. Il faudra donc
élargir les schemes de sa théorie, les
prendre dans leur sens le plus formel :
l'histoire influe sur notre existence d'une façon
d'autant plus efficace que nous aurons
■130-
moins cherché d'abord en elle un intérêt
immédiat 1 .
Enfin si l'histoire se montre si
«nourrissante » cela tient aussi à ce qu'elle
ne nous met pas en présence d'un donné
humain brut, mais que l'historien, et avant lui
ses sources, ont déjà élaboré, rendu
assimilable, compréhensible, rationnel. Je
relisais pour vous, ces jours-ci, le premier
livre de Thucydide, cette analyse
émouvante de la situation à la veille du grand
conflit. Et je me suis surpris à pratiquer
innocemment le jeu suranné du parallèle :
l'Europe n'est-elle pas, comme la Grèce
alors, dans une veillée d'armes; tantôt je
me trouvais du côté d'Athènes et tantôt
du côté de Sparte, démocrate comme
l'une, anti-impérialiste comme l'autre. Et
pourquoi trouvais-je ce jeu si profitable,
sinon à cause du génie même de
Thucydide, de tout l'intelligible qu'il a réussi à
introduire dans ce passé, devenu, grâce à lui,
plus accessible qu'aucun présent ne l'a
jamais été2?
Connaissance de l'homme. Rencontre
d'autrui. L'histoire comme amitié: oui,
tout est là. Il me suffit, pour conclure, de
reprendre la conclusion qu'Etienne Gil-
1. Je compléterai volontiers dans ce sens les analyses que
donne Aron de l'histoire de l'art et de l'histoire des sciences.
En un sens l'une et l'autre dépendant étroitement de la
conception présente de l'expérience esthétique et de la
vérité positive. Tout ce qui ne s'insère pas dans cette
perspective est un donné inutilisable, pure érudition. Et
pourtant l'effort pour s'introduire dans un art ou une science
étrangers n'est pas sans profit. Il entre sans doute beaucoup
de snobisme dans le goût du public d'aujourd'hui pour la
musique ancienne ; mais ne sommes- nous pas quelques-
uns au moins à y avoir acquis des valeurs nouvelles?
De même une histoire de la Science qui n'est que la généalogie
de la science positive laisse échapper un résidu : n'y a-t-il pas
quelque chose à reprendre dans telles conceptions du monde
aujourd'hui dépassées ? Je ne suis pas sûr que les recherches
qui s'ordonnent autour de la Bibliothek Warburg, ou du Cata-
logus codicum astrologicorum groecorum restent sans résultats
appréciables. Naturellement le problème de l'objectivité reste
entier quand notre ami Leibowitz s'enthousiasme pour la
polyphonie de Guillaume de Machault il ne prétend pas la
comprendre comme on la comprenait au 14e
siècle; et nous ne retrouverons jamais l'image
qu'Heraclite ou Platon se faisaient du cosmos.
2. Les hommes de 14-18 relisaient aussi Thucydide (voyez le
joli livre de Thibaudet), et ils y trouvaient autre chose : grâce à
Thucydide la guerre du Péloponèse est devenue la guerre la
plus intelligible de l'histoire, toute guerre s'y retrouve.
 TRISTESSE DE L'HISTORIEN

son a donnée à son Héloïse et Abélard (un
chef-d'œuvre, je le dis en passant, et
pour vous le type même du modèle à
méditer): «Ce n'est pas pour nous
débarrasser d'elle que nous étudions l'his-
toire; ... c'est pour faire que ce qui, sans elle,
ne serait même plus du passé,
renaisse à l'existence dans cet unique pré-
sent hors duquel rien n'existe. Pour que
cet humain existe de nouveau dans sa
complexité individuelle et concrète, il suf-
fit de le connaître ; pour nous enrichir de sa
substance, il suffit de l'aimer»,

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PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE

DES SCIENCES POLITIQUES

44, rue du Four - 75006 Paris
Tel 44 39 39 60

CARTES D'IDENTITE

COMMENT DIT-ON "NOUS" EN POLITIQUE ?

sous la direction de Denis-Constant Martin

304 pages
Prix de lancement jusqu'au 31 mai 1995 : 144 F