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JACQUES DERRIDA
La vie la mort
Séminaire (1975-1976)
OUVRAGE PUBLIÉ
AVEC LE CONCOURS DU CNL
ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida
sous la direction de Katie Chenoweth
isbn 978-2-02-140452-4
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
www.seuil.com
Introduction générale
1. Ces quatre volumes ont paru aux Éditions Galilée (Paris) : Séminaire La bête et le
souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud
(éds) (2008) ; Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), M. Lisse, M.-L.
Mallet et G. Michaud (éds) (2010) ; Séminaire La peine de mort. Volume I (1999-2000),
Geoffrey Bennington, Marc Crépon et Thomas Dutoit (éds) (2012) ; Séminaire La peine
de mort. Volume II (2000-2001), G. Bennington et M. Crépon (éds) (2015). Outre ces
séminaires, deux cours, antérieurs à cette série, ont également paru aux Éditions Galilée :
Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965, T. Dutoit
(éd.), avec le concours de Marguerite Derrida (2013) et Théorie et pratique. Cours de
l’ENS-Ulm 1975-1976, Alexander García Düttmann (éd.) (2017).
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La vie la mort
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Introduction générale
une forme plus ou moins modifiée. Cela étant dit, la plupart des
séminaires que nous publierons dans la « Bibliothèque Derrida »
sont entièrement inédits : la publication ne saurait qu’enrichir sensi-
blement le corpus de la pensée derridienne, en donnant à lire l’une
de ses ressources essentielles.
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La vie la mort
1. Pour ce catalogue, voir Derrida Seminars Translation Project, [en ligne], URL :
< http://derridaseminars.org/seminars.html >.
2. J. Derrida, « Où commence et comment finit un corps enseignant », dans Du droit
à la philosophie, op. cit., p. 11. Le texte fut d’abord publié dans Politiques de la philo-
sophie, Dominique Grisoni (dir.), Paris, Grasset, 1976, p. 60-89.
3. Dans l’argot de l’École normale supérieure, un « caïman » est un agrégé préparateur.
4. Voir infra, « Première séance », p. 25.
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Note des éditrices
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La vie la mort
reprise la plus importante est sans conteste celle des quatre dernières
séances du séminaire dans La Carte postale. De Socrate à Freud
et au-delà, en 1980 1. Pour le deuxième volet de ce livre, intitulé
« Spéculer – sur “Freud” », Derrida suit pour l’essentiel le trajet déjà
tracé dans ces séances, mais non sans l’élaborer et le compliquer
de maintes manières 2. Dans sa note introductive à ce chapitre
de La Carte postale, Derrida en précise la provenance et rappelle
l’itinéraire ambitieux de ces séances de son séminaire qui, dans leur
apparente profusion, entrelacent en fait « trois boucles » :
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Note des éditrices
1. Le tapuscrit original se trouve dans la boîte 12, chemises 10-19, du fonds Jacques
Derrida.
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La vie la mort
1. Le séminaire « La vie la mort » est conservé dans deux boîtes, 219 DRR 225.5
et 225.6.
2. Ce détail matériel confirme ainsi notre évocation du GREPH plus haut comme
ce qui se profile derrière ce séminaire.
3. Il s’agit manifestement du tapuscrit de ce qui deviendra la première publication
de cette traduction, « White Mythology : Metaphor in the Text of Philosophy », par
F. C. T. Moore, parue dans New Literary History, vol. 6, no 1, 1974, p. 5-74. Voir Jacques
Derrida, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte de la philosophie », dans
Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 247-324.
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Note des éditrices
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La vie la mort
Pascale-Anne Brault
Peggy Kamuf
Première séance
Programmes 1
1. Dans le tapuscrit, ce mot est ajouté en dessous du titre « LA VIE LA MORT (1) ».
Plusieurs séances comportent une annotation au même endroit. Il est donc probable
que Jacques Derrida indiquait ainsi un titre pour la séance. Désormais, nous insérerons
ces titres de séance sans le signaler.
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1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Science de la logique, t. III, trad. fr. Samuel
Jankélévitch, Paris, Aubier Montaigne, 1947, p. 469-486 ; Wissenschaft der Logik, dans
G. W. F. Hegel, Werke, t. VI, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1969, p. 469-487.
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Première séance
1. G. W. F. Hegel, Science de la logique, t. III, op. cit., p. 469 ; Wissenschaft der Logik,
t. VI, op. cit., p. 469.
2. François Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 1970.
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1. G. W. F. Hegel, Science de la logique, op. cit., t. IV, p. 549 ; Wissenschaft der Logik,
op. cit., t. VI, p. 549.
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Première séance
absolue est l’être, seule elle est vie impérissable (non-mort). Entre
l’opposition (et) et l’identification copulatoire (est), il n’y a donc
pas d’opposition, l’opposition est le processus d’identification ou
de réappropriation de l’être comme vie ou de la vie comme être.
Au moment où Heidegger repose la question du biologisme de
Nietzsche, du prétendu biologisme de Nietzsche et de savoir si c’est à
partir d’une détermination biologique de la vie qu’il pense (la volonté
de puissance, l’éternel retour, etc.), il cite un certain passage parmi
les fragments classés au titre de La Volonté de puissance. Ce passage
dit : « “L’être” [entre guillemets : das “Sein”] – nous n’en avons d’autre
représentation (Vorstellung) que “vivre” [als “leben” : entre guillemets
et en italiques]. Comment dès lors quelque chose de mort peut-il
“être” 1 ? » (Nietzsche, 582, 85-86) 2. Si dans l’étymologie « métapho-
rique » du mot « être », il y a quelque chose qui veut dire vivre, si être
égale vivre, être-mort est impensable. Ou plutôt qu’impensable, il
faut dire ici, si l’on veut suivre rigoureusement la conséquence de
l’énoncé nietzschéen, de sa lettre et de ses guillemets, l’être-mort
serait irreprésentable, imprésentable et indicible. Irreprésentable,
puisque, Nietzsche le dit précisément, nous n’avons pas d’autre
représentation (Vorstellung) de l’être que « vivre », autrement dit,
vivre est ou n’est qu’une représentation de être, mais on est encore
libre de penser l’être au-delà de la représentation ; et on pourrait
poursuivre la pensée de Nietzsche jusqu’à dire ou bien, d’un côté :
ceux qui identifient, d’une manière ou d’une autre, comme Hegel,
par exemple, au terme du trajet de l’Idée, Être et Vie, restent dans
la représentation et il faut aller au-delà de la représentation (ou de
la présence ou de la présentation comme se tenir debout devant :
1. Cité dans Martin Heidegger, Nietzsche I, trad. fr. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1971, p. 403 ; Nietzsche 1, Pfullingen, Günther
Neske Verlag, 1961, p. 518 ; Gesamtausgabe, Brigitte Schillbach (éd.), Frankfurt am
Main, Vittorio Klostermann, 1996, 6.1, p. 466. (Désormais nous donnerons ces deux
références au texte allemand de Heidegger en abrégeant Gesamtausgabe : GA.)
2. Il s’agit du fragment 582 dans Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, XII,
trad. fr. Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, coll. « Classiques de la Philosophie »,
1948 ; Der Wille zur Macht. Versuch einer Umwertung aller Werte, Sämtliche Werke,
Kritische Studienausgabe, Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éds.), Berlin, Walter de
Gruyter, 1980, 12 : 2 [172], p. 153. (Désormais, le sigle KSA renverra à cette collection
des œuvres de Nietzsche dans Kritische Studienausgabe.)
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La vie la mort
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Première séance
1. Ce passage a été raturé d’un seul trait dans le tapuscrit après la première occur-
rence du mot « programme ». De plus, les mots « d’agrégation qui porte, cette année »
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La vie la mort
sont barrés d’un autre trait et remplacés par « de questions disons traditionnelles ». La
seconde occurrence de l’expression « programme d’agrégation » a été modifiée pour
donner à lire : « d’un programme traditionnel ».
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Première séance
forces mais à figer le vivant dans la mort. Et c’est cela qu’il faudrait
empêcher. Comment expliquer que la re-production et le programme
soient à la fois des conditions de vie et de mort ? Et cette métapho-
ricité est-elle fortuite ? Est-elle une structure métaphorique parmi
d’autres ?
Au lieu de développer pour elle-même et en général cette question
du programme et de ce singulier échange métaphorique, je vous
propose d’analyser le concept de programme tel qu’il opère dans
le livre d’un biologiste moderne, peu suspect de céder aux vieux
programmes de la spéculation philosophique, je veux parler de
La Logique du vivant de François Jacob. Son introduction a pour
titre « Le programme » et vous savez, si vous l’avez lu, que le concept
de programme y joue un rôle décisif, venant résoudre tous les
problèmes, toutes les antinomies que la philosophie en général, la
philosophie de la vie et la pensée biologique elles-mêmes n’arrivaient
pas à résoudre jusqu’ici : par exemple le problème du finalisme ou
de la téléologie. Jusqu’ici, dit Jacob, le biologiste refusait de recourir
explicitement à un finalisme ou à un téléologisme qui abritait tous
les obscurantismes ou tous les occultismes, en tout cas toutes les
spéculations métaphysiques et il prétendait ne faire œuvre de
savant qu’à rompre avec le finalisme ou la téléologie. Et pourtant,
pense Jacob, cette rupture n’avait jamais lieu, ne pouvait pas
avoir lieu, l’implication téléologiste ou finaliste restait constante,
inavouée, honteuse. Et la contradiction entre le finalisme caché et
l’antifinalisme déclaré, la nécessité de recourir aux deux, ce double
bind du biologiste était insoluble. Eh bien, la notion de programme,
du moins telle qu’on la déterminerait aujourd’hui dans le discours
biologique, viendrait prendre acte de ce double bind et surtout résoudre
la contradiction. Et la reproduction, caractère essentiel du vivant
selon Jacob, « opérateur principal du monde vivant » concilie, à
travers le programme, le nouveau concept de programme, la finalité
de chaque organisme et la non-fatalité des organismes, de l’histoire
des organismes, « elle constitue [dit-il (p. 17)] un but pour chaque
organisme », mais d’autre part, elle « oriente l’histoire sans but des
organismes ». Et voici la formule : « Longtemps le biologiste s’est
retrouvé devant la téléologie comme auprès d’une femme dont il
ne peut se passer, mais en compagnie de qui il ne veut pas être vu
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La vie la mort
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Première séance
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1. Ibid., p. 9.
2. En fait, le livre indique 1970 comme date du dépôt légal.
3. Fr. Jacob, La Logique du vivant, op. cit., p. 9 (c’est Jacques Derrida qui souligne).
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Première séance
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La vie la mort
1. Ibid., p. 10.
2. Les mots « mémoire » et « projet » sont encerclés d’un trait dans le tapuscrit.
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Première séance
Par mémoire s’entend le souvenir des parents que l’hérédité trace dans
l’enfant. Par projet, le plan qui dirige dans le détail la formation d’un
organisme. Autour de ces deux thèmes ont tourné bien des contro-
verses. D’abord avec l’hérédité des caractères acquis. Que le milieu
enseigne l’hérédité [que le milieu enseigne l’hérédité], cela représente
une confusion, intuitivement naturelle, entre deux sortes de mémoires,
génétique et nerveuse 2.
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La vie la mort
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Première séance
1. Ibid., p. 11.
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La vie la mort
une copie d’élève, mais la copie non plus n’est pas une copie, elle est
une variation à l’intérieur d’un code strictement normé. Jacob écrit :
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Première séance
1. Ibid., p. 11.
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1. Ibid.
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Première séance
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Première séance
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La vie la mort
1. Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie, Paris, Librairie J.-B. Baillière
& Fils, 1878, p. 50-51 ; cité par Fr. Jacob dans La Logique du vivant, op. cit., p. 12.
2. Ibid.
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Première séance
1. Ibid., p. 16.
2. G. Canguilhem, « Le concept et la vie », dans Études d’histoire…, op. cit., p. 358.
3. Tel dans le tapuscrit.
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La vie la mort
1. G. Canguilhem, « Le concept et la vie », dans Études d’histoire…, op. cit., p. 362.
2. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 19.
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Première séance
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La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 55-56 ; Über die Zukunft..., KSA 1, p. 677.
Deuxième séance 1
Logique de la vivante
1. Plusieurs mots sont inscrits sur la chemise dans laquelle se trouve cette séance : « La
vie // mort (Freud) + ms (fragment) Spéculer La vie La mort ». Dans la marge du tapuscrit
se trouve le mot « Exergue », suivi des mots « Zarathoustra, Von der Erlösung, p. 158 »
entourés d’un trait rouge. Derrida se réfère ici à un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra
intitulé « De la rédemption » qu’il a probablement lu en début de séance. Une photo-
copie de ce passage se trouve dans la chemise qui contient cette séance et le passage
sert d’exergue à la version de cette séance publiée à Montréal dans L’Oreille de l’autre,
otobiographies. Transferts, traductions ; voir « Note des éditrices », supra, p. 13, note 2.
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La vie la mort
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Deuxième séance
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La vie la mort
prenante ou partie prise, avec son désir, avec l’énorme acquis philo-
sophico-idéologique, politique, toutes les forces qui le travaillent,
en un mot tout ce qui se potentialisant dans la subjectivité et la
signature d’un biologiste et d’une communauté de biologistes constitue
l’irréductible inscription du bio-graphique dans le bio-logique.
Or – le nom de Nietzsche est aujourd’hui pour nous, en Occident,
le nom de celui qui fut le seul, peut-être d’une autre façon avec Kierke-
gaard, à traiter, je dirais de la philosophie et de la vie, de la science
de la vie et de la philosophie de la vie, avec son nom, en son nom, en
mettant en jeu son nom, ses noms, sa biographie, avec presque tous
les risques que cela comporte, pour lui, sa vie, son nom et l’avenir
de son nom, l’avenir politique notamment de ce qu’il a signé.
Il faut en tenir compte quand on le lit et on ne le lit qu’à en tenir
compte.
Mettre en jeu son nom (avec tout ce qui s’y engage et qui ne se
résume pas à un moi), mettre en scène sa signature, faire de tout
ce qu’on a dit ou écrit de la vie et de la mort un immense paraphe
bio-graphique, voilà ce qu’il a fait et dont nous devons prendre acte,
non pas pour lui en accorder le bénéfice – d’abord parce qu’il est
mort, évidence triviale que le génie du nom est toujours là pour nous
faire oublier ; d’abord parce qu’il est mort, donc, et que être-mort
veut dire au moins ceci qu’aucun bénéfice ou maléfice, calculé ou
non, ne revient plus au porteur du nom, en quoi le nom, en tant
qu’il n’est pas le porteur, est toujours un nom de mort et que ce
qui revient au nom ne revient jamais à du vivant : rien ne revient à
du vivant ; ensuite nous ne lui en accorderons pas le bénéfice parce
que ce qu’il a légué, en son nom, était comme tout legs (entendez
ce mot avec l’oreille que vous voudrez), un lait empoisonné qui se
mêlait d’avance, nous en aurons dès aujourd’hui le rappel, au pire
de notre temps. Et ne s’y mêlait pas par hasard.
On ne doit donc lire Nietzsche – et je le rappelle avant d’ouvrir
le moindre de ses textes – ni comme un philosophe (de l’être, de la
vie ou de la mort), ni comme un savant, ni comme un biologiste si
ces trois types ont en commun l’abstraction du bio-graphique, et la
prétention de ne pas engager leur vie et leur nom dans leurs écrits.
On ne doit donc lire Nietzsche qu’à partir d’un geste comme celui
d’Ecce Homo où il met son nom et son corps en avant, même si ce
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Deuxième séance
1. Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, trad. fr. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard,
coll. « Classiques de la philosophie », 1942 ; Ecce Homo, KSA 6. Cette phrase sert de
sous-titre à Ecce Homo. Dans toutes ses citations de cette œuvre, Jacques Derrida
modifie la traduction.
2. Ibid., p. 7 ; KSA 6, p. 257.
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La vie la mort
eignen Kredit »), crédit infini et qui est sans rapport avec celui que
les contemporains lui ont ouvert ou refusé sous ce nom de Friedrich
Nietzsche. Friedrich Nietzsche est donc déjà un faux nom, un
pseudonyme homonyme, l’homonyme venant dissimuler, comme
le ferait le pseudonyme, l’autre Friedrich Nietzsche ; et cette pseudo-
nymie, liée à ces étranges affaires de contrat, de dette et de crédit,
nous oblige déjà à nous méfier quand nous lisons la signature, voire
l’autographe de Nietzsche et chaque fois qu’il dit : Je soussigné
Friedrich Nietzsche. Le crédit, le grand crédit qu’il s’est ouvert, en
son nom, mais donc nécessairement au nom d’un autre, il ne sait
jamais au présent, et même au présent d’Ecce Homo, s’il sera honoré.
Et c’est pourquoi, si la vie qu’il vit et qu’il se raconte comme son
auto-biographie n’est d’abord sa vie que comme effet d’un contrat
secret, d’un crédit ouvert, d’un endettement ou d’une alliance ou
d’un anneau, alors il peut dire, tant que le contrat n’aura pas été
honoré – mais il ne peut l’être que par l’autre – que sa vie n’est
peut-être qu’un préjugé : « es ist vielleicht ein Vorurteil, dass ich
lebe […] 1 ». Un pré-jugé, la vie, ou plutôt que la vie, le « je vis » (au
présent), un pré-jugement, une sentence précipitée, une anticipation
qui ne pourra se vérifier, se remplir qu’au moment où le porteur
du nom – celui qu’on appelle, par préjugé, un vivant – sera mort.
Et la vie qui reviendra reviendra au nom et non au vivant, au nom
du vivant comme nom du mort. Que le « je vis » soit un préjugé lié
au nom, à la structure du nom, il (mais qui ?) dit qu’il en a la preuve
chaque fois qu’il interroge le premier « Gebildeten » (lettré, cultivé)
de la Haute Engadine. Le nom de Nietzsche lui étant inconnu,
Nietzsche, qu’il faut mettre alors entre guillemets, a la preuve qu’il
ne vit pas :
Je vais vivant (lebe hin) sur mon propre crédit, peut-être est-ce
un pré-jugé que je vive. Je n’ai qu’à parler au premier lettré venu qui
passe par la Haute Engadine pour me convaincre que je ne vis pas (dass
ich nicht lebe) […]. Dans ces conditions, j’ai un devoir, contre lequel
se révoltent au fond mes habitudes et, plus encore, la fierté de mes
instincts, celui de dire : écoutez-moi ! car je suis un tel [littéralement :
1. Ibid.
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Deuxième séance
je suis qui et qui : ich bin der und der]. Et n’allez surtout pas confondre
[tout cela est souligné] 1.
« Ich bin der und der », il ne le dit donc qu’à contrecœur, par
dette ou devoir, cela le révolte et va contre ses habitudes et la fierté
de ses instincts qui le poussent donc naturellement à dissimuler,
à se dissimuler, et vous savez que la valeur de dissimulation (la
vie est dissimulation, dit-il souvent) est sans cesse affirmée. C’est
contre l’instinct naturel de dissimulation qu’il annonce qu’il va dire
« Ich bin der und der », ce qui nous entraîne à conclure d’une part
que le crédit et le contrat qu’il s’engage à honorer au nom du nom,
en son nom et au nom de l’autre, ne sont pas naturels, contrarient
sa nature (son instinct et son habitude) ; mais aussi d’autre part que
cette exhibition du « Ich bin der und der » pourrait bien rester une
ruse de la dissimulation et nous abuserait encore si nous l’entendions
comme une simple présentation d’identité, en supposant d’avance
que nous savons déjà ce qu’il en est d’une présentation de soi,
d’une déclaration d’identité, etc. Tout ce qu’il dira ensuite de la
vérité devra être réévalué à partir de cette question et de cette
inquiétude. Et non seulement Nietzsche ne se fie pas ici à quelque
assurance sur l’identité et à ce que nous croyons savoir d’un nom
propre, mais très vite, à la page suivante, il nous dit que son
expérience et son errance dans les domaines interdits (« Wanderung
im Verbotenen ») lui ont appris à considérer tout autrement les causes
(Ursachen) de l’idéalisation et de la moralisation et qu’il a vu venir à
la lumière l’histoire cachée des philosophes (pas de la philosophie) et
la « psychologie de leurs grands noms » : « die verborgene Geschichte
der Philosophen, die Psychologie ihrer grossen Namen kam für mich an’s
Licht » 2 .
Que le Je vis dépende d’un contrat nominal dont l’échéance suppose
la mort de qui dit « Je vis » au présent ; que le rapport d’un philosophe
à son « grand nom », c’est-à-dire à ce qui borde un système de sa
signature, relève d’une psychologie, d’une psychologie assez nouvelle
pour n’être pas lisible dans le système de la philosophie, comme une
1. Ibid. Dans le tapuscrit, il y a une annotation dans la marge : « vér < ifier > Ecce Homo ».
2. Ibid., p. 7-8 ; KSA 6, p. 259.
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La vie la mort
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Deuxième séance
55
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 71 ; Ecce Homo, KSA 6, p. 298.
2. Dans le tapuscrit, ce mot est entouré d’un trait.
3. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 115 ; Ecce Homo, KSA 6, p. 330. Il y a dans
la marge, à la hauteur de cette citation, un ajout de plusieurs mots : « régénération de
l’ouïe, p. 21, métaphore v. le propre < deux mots illisibles > l’enfant ».
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Deuxième séance
57
La vie la mort
déjà mort (als mein Vater bereits gestorben), en tant que ma mère je
vis encore et deviens vieux, ou vieille (als meine Mutter lebe ich noch
und werde alt)] 1.
Donc, en tant que je suis mon père, je suis mort, le mort, la mort,
en tant que je suis ma mère, je suis la vie qui persévère, le vivant,
la vivante. Je suis mon père ma mère et moi, mon père ma mère et
donc mon fils et moi, la mort et la vie, le mort et la vivante, etc.
Voilà qui je suis, « ich bin der und der », cela veut dire tout ça et
on ne peut entendre mon nom si on ne l’entend pas comme celui
du mort et de la vivante, du père mort et de la mère qui survit,
qui m’aura survécu et enterré, d’ailleurs, car la vie vivante m’aura
enterré, et le nom de ma vie vivante est le nom de la mère, le nom
de ma vie morte le nom de mon père. Il faut donc tenir compte
de cette scène chaque fois qu’on prétend identifier un énoncé de
Friedrich Nietzsche. Et l’énoncé que je viens de lire n’est pas auto-
biographique au sens courant : cela ne veut pas dire qu’il soit faux
que Nietzsche parle de son père ou de sa mère réels, comme on dit,
mais il en parle aussi « in Rätselform », c’est-à-dire symboliquement,
énigmatiquement plutôt l’énigme étant une histoire, une moralité
proverbiale en forme de récit. La suite du texte, maintenant, qui
tire toutes les conséquences de la double origine de ma-vie en tant
que ma vie naît à la fois du mort et de la vivante, de la mort et de
la vie, du père et de la mère. Cette double origine explique qui et
comment je suis : double et neutre. Je lis :
58
Deuxième séance
« Ich kenne beides, ich bin beides », je connais les deux, le deux
faudrait-il plutôt dire, je suis le deux et le deux ici, c’est la vie la
mort (beides). Quand Friedrich Nietzsche nous dit : ne confondez
pas, sachez que je suis « der und der » : der und der, c’est les deux, les
deux comme la mort la vie, le mort la vivante. Il faut lire ça dans le
texte, dans la langue. De même que tout à l’heure Vialatte traduisait,
en tant que mon père je suis déjà mort (ich bin, als mein Vater bereits
gestorben) par : en moi mon père est mort, etc., de même il traduit
le « je connais les deux, je suis les deux (ich kenne beides, ich bin
beides) » par « je les connais, je les incarne toutes deux ».
Voilà la logique du mort comme logique de la vivante qu’il faut
sans cesse déchiffrer quand Friedrich Nietzsche feint de signer en
disant « Ich bin der und der ». Je ne vais pas lire avec vous Ecce Homo,
je cite simplement avant de changer de cap, je récite, je resitue en tels
ou tels points de repère cette affirmation de neutralité démonique
de midi, qui n’est surtout pas négative (lisez Blanchot à ce sujet, sur
Nietzsche et sur le neutre comme non négatif et non dialectique 2),
neutralité surtout pas négative ni dialectique. Je récite donc, sans
commenter : « je suis les deux. Mon père mourut à l’âge de trente-six
ans : il était tendre, aimable et morbide (morbid), comme un être
destiné à seulement passer (wie ein nur zum Vorübergehn bestimmtes
Wesen) – plutôt un souvenir bienveillant de la vie que la vie même
(eher eine gütige Erinnerung an das Leben als das Leben selbst) 3 ». Donc
le père n’est pas seulement mort quand le fils survit, il était mort
alors même qu’il vivait, lui, le père, il était en tant que père vivant
le seul souvenir de la vie, d’une vie antérieure, toujours antérieure.
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La vie la mort
Plus loin, « Mes lecteurs savent peut-être à quel point j’ai considéré
la dialectique comme symptôme de décadence (als Décadence-
Symptom), par exemple dans le cas le plus célèbre [et “cas” ici c’est
Fall, comme cas indiquant la chute, le casus, la décadence, im aller-
berühmtesten Fall : im Fall des Sokrates] 5 ». Plus loin : « En effet, et tout
compte fait, je suis un décadent, mais je suis aussi le contraire (ich
ein décadent bin, bin ich auch dessen Gegensatz) 6 ». Lisez toute la suite
de ce début du paragraphe ii du premier chapitre. Le paragraphe i
60
Deuxième séance
61
La vie la mort
Mais comme cette nouvelle, ce message est aussi celui d’une certaine
ré-pétition affirmative (oui, oui), d’un certain re-tour, recommençant
et reproduisant, d’une certaine manière, l’affirmation de l’Éternel
Retour, et la gardant comme retour éternel du même, il est dans sa
logique qu’elle donne lieu à un enseignement et à une institution.
Zarathoustra est un maître (Lehrer), il a une doctrine et il entend
fonder de nouvelles institutions. En quoi ces institutions du « oui »
ont-elles rapport à l’oreille ?
Je lis d’abord le début du chapitre d’Ecce Homo intitulé « Pourquoi
j’écris de si bons livres » :
Das Eine bin ich, das Andre sind meine Schriften. Une chose je suis, une
autre sont mes écrits. Avant que je parle de ces écrits eux-mêmes, que
soit posée la question de la compréhension ou de la non-compréhension
de ces écrits. Je le fais avec toute la désinvolture qui peut convenir à
cette question ; car cette question, de part en part, n’est pas encore de
ce temps. Moi-même je ne suis pas de ce temps, certains de mes écrits
ne verront le jour que posthumément. Un jour viendra où l’on aura
besoin d’institutions (Institutionen) dans lesquelles vivre et enseigner
comme j’entends qu’on vive et qu’on enseigne : peut-être même érige-
ra-t-on alors des chaires spéciales [propres à, eigene Lehrstühle] pour
l’interprétation du Zarathoustra. Mais je serais en pleine contradiction
avec moi-même si j’attendais aujourd’hui déjà des oreilles et des mains
[et des mains, und Hände, est souligné, vous vous en souviendrez
tout à l’heure] pour mes vérités [traduction française ici très étrange] :
que l’on ne m’écoute pas aujourd’hui, que l’on ne sache rien prendre
de moi aujourd’hui, non seulement c’est compréhensible, mais c’est le
droit même [c’est justice]. Je veux ne pas < être > confondu [échangé
avec un autre, pris pour un autre : verwechselt werden], cela implique
que je ne me confonde pas 1.
62
Deuxième séance
63
La vie la mort
1. Dans la marge, à côté du mot « agir » qui est entouré d’un trait, figure le mot
allemand « handeln ».
2. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 55-56 ; Über die Zukunft..., KSA 1,
p. 677 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
64
Deuxième séance
1. Cité dans l’annexe de Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 153 ; Nietzsche
Briefwechsel, Kritische Gesamtausgabe, Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éds), Berlin,
Walter de Gruyter, 1978, 3, 2, p. 39.
65
La vie la mort
Vous devez m’en croire […] dans quelques années je pourrai faire
tout mieux et je le voudrais. En attendant, ces conférences ont
pour moi-même valeur d’exhortation : elles m’appellent à un devoir
ou à une tâche qui m’incombe précisément […]. Ces conférences
sont sommaires et en plus de cela un peu improvisées […]. Fritsch
était prêt à les imprimer, mais j’ai juré de ne pas publier de livre pour
lequel ma conscience ne soit pas aussi pure que celle d’un séraphin 2.
66
Deuxième séance
nous y invite, mais lire non pas en vue d’en garder des « tableaux »,
comme on fait le plus souvent mais en vue d’une meditatio generis
futuri, d’une méditation pratique allant jusqu’à se donner le temps
d’une destruction effective du lycée et de l’université. « Que doit-il
se produire », demande Nietzsche, entre le temps où de nouveaux
législateurs de l’éducation, au service d’une culture totalement
nouvelle, seront nés et le temps présent ? « Peut-être la destruction
du gymnase, peut-être même la destruction de l’université ou tout
au moins une transformation si totale de ces établissements d’ensei-
gnement que leurs tableaux anciens, à des yeux à venir, paraîtront
des restes d’une civilisation lacustre 1. » Et dans l’intervalle, comme
il le fera pour le Zarathoustra, il nous recommande d’oublier et de
détruire < le > texte, mais l’oublier et le détruire par l’action.
Qu’est-ce que je vais, à mon tour et compte tenu de la scène
présente, sélectionner dans ces conférences ? Tout d’abord ce que j’ai
appelé la dernière fois le classique motif phénicien 2 : la destruction
de la vie est d’abord une destruction de ce qui est déjà mort pour
que renaisse et se régénère la vie vivante. Le motif vitaliste de la
dé-générescence/régénération est puissamment actif et central dans
ce texte. On a vu pourquoi cela devait passer d’abord par la question
de la langue (maternelle-vivante ou scientifique-formelle-morte-
paternelle) et pourquoi cette question de la vie comme vie de la langue
ne peut pas se dissocier de la question de l’éducation ou du dressage
linguistique (on verra pourquoi « dressage » tout à l’heure). Ainsi quand
Nietzsche parle de la destruction du gymnase c’est pour en espérer
une « re-naissance », l’anéantissement (Vernichtung) du gymnase, dont
l’université, quoi qu’elle en pense, n’est que le produit ou le dévelop-
pement pré-formé, cette Vernichtung du lycée doit donner lieu à
un Neugeburt (re-naissance). La destruction doit être la destruction
de ce qui se détruit déjà, du dé-généré. L’expression de dé-géné-
rescence (perte à la fois de la force vitale, génétique ou générique
et de la spécificité du type, de l’espèce et du genre, l’Entartung)
revient souvent pour caractériser la culture et notamment la culture
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La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 138 ; Über die Zukunft..., KSA 1, p. 749.
2. Dans Jacques Derrida, Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et la politique
du nom propre, Paris, Galilée, 1984-2005, coll. « Débats », p. 91, cette date entre paren-
thèses est corrigée : 1813 et non 1870.
3. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 139 ; Über die Zukunft..., KSA 1, p. 749.
68
Deuxième séance
guidés ont besoin de Führer (so bedürfen die zu Führenden der Führer) :
ici domine, dans l’ordre de l’esprit, une prédisposition mutuelle, une
sorte d’harmonie préétablie 1.
69
La vie la mort
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Deuxième séance
71
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 126-127 ; Ecce Homo, KSA 6, p. 365-366.
72
Deuxième séance
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 95 ; Über die Zukunft..., KSA 1,
p. 711 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Dans le tapuscrit, il y a ici une marque d’insertion et un ajout en bas de page :
« et de la démocratie (“La science fait partie de la démocratie”, Crépuscule, p. 139),
→ science/idéologie ».
73
La vie la mort
74
Deuxième séance
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 127-128 ; Über die Zukunft..., KSA 1,
p. 739-740. Sur la photocopie du texte de Nietzsche insérée dans le tapuscrit, Jacques
Derrida a ajouté cette phrase : « Je vous laisse lire la suite ».
Troisième séance
Transition
(Faux pas d’Œdipe)
77
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 84 ; Über die Zukunft..., KSA 1, p. 701.
78
Troisième séance
toute leur vie les vers des poètes grecs et latins et se réjouissent de la
proportion 7/13 = 14/26. Pour finir il en est même un qui promet
de résoudre une question aussi grave que la question homérique en
étudiant les prépositions et qui croit avec ἀνά et κατά faire sortir la
vérité de son puits 1.
79
La vie la mort
87
Œdipe
Soliloque du dernier philosophe (Reden des letzten Philosophen mit
sich selbst).
Un fragment (Ein Fragment) de l’histoire de la postérité (Nachwelt).
Le dernier philosophe, ainsi m’appelé-je [nenne ich mich : au présent]
car je suis le dernier homme. Personne ne me parle que moi seul, et
ma voix me parvient comme celle d’un mourant ! [dans ce soliloque,
comme vous allez l’entendre, Œdipe (avec tous ses synonymes)
n’est pas seulement seul ; il n’est pas seulement seul parce qu’il ne parle
avec personne d’autre et que personne d’autre ne lui parle. Si c’est
un soliloque, ce n’est pas parce qu’il parle seul ou ne parle qu’à
lui-même, mais parce qu’il parle seulement, ne fait que s’entendre
parler à lui-même et, aveugle et mourant qu’il est, n’a plus rapport
qu’à la voix, à sa voix. Il n’est plus que bouche et oreille, sa bouche et
son oreille. Soliloque devrait vouloir dire ici, plutôt que parole d’un
seul à soi, parole seule, parole seulement]. Avec toi, voix aimée, avec
toi, dernier souffle du souvenir de tout bonheur humain, laisse-moi
encore cet échange d’une seule heure ; grâce à toi je donne le change à
ma solitude et me livre au mensonge de la multiplicité et de l’amour,
car mon cœur répugne à croire que l’amour est mort, il ne supporte
pas le frisson de la plus solitaire des solitudes et il m’oblige à parler
comme si j’étais deux (als ob ich Zwei wäre) 1.
T’entends-je encore, ma voix ? (Höre ich dich noch, meine Stimme ?
Du flüsterst, indem du fluchst), tu murmures en maudissant ? Et dût ta
malédiction faire crever les entrailles de ce monde ! Mais il [ce monde]
vit encore et ne me fixe qu’avec plus d’éclat et de froideur de ses étoiles
impitoyables, il vit (sie lebt), aussi stupide et aveugle (so dumm und
blind) qu’il fut jamais, et un seul meurt, l’homme [und nur Eines
80
Troisième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., fragment 87, p. 98-101 ; Das Philo-
sophenbuch, KSA 7, 19 [131], p. 460-461 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Ibid., p. 100-101 ; KSA 7, 19 [131], p. 461. Après avoir annoncé qu’il va retra-
duire ce paragraphe, Jacques Derrida cite néanmoins la traduction publiée sans aucun
changement.
81
La vie la mort
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Troisième séance
83
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 99, fragment 85 ; Das Philo-
sophenbuch, KSA 7, 19 [126], p. 459 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. M. Blanchot, Le Dernier Homme, op. cit., p. 24.
3. Il s’agit de Ça suit son cours d’Edmond Jabès, Montpellier, Fata Morgana, 1975.
Pour la citation de Blanchot, voir M. Blanchot, « Le “discours philosophique” », L’Arc,
no 46, 1971, p. 4 : « Le discours philosophique toujours se perd à un certain moment :
il n’est peut-être même qu’une manière inexorable de perdre et de se perdre. C’est cela
aussi que nous rappelle le murmure dégradant : ça suit son cours ».
84
Troisième séance
comme si vous saviez déjà tout ce dont je parle, de telle sorte que
la nature de ce que nous recevons ici les uns dans les autres reste
d’une nature bien incertaine), vous savez déjà que l’Éternel Retour,
c’est au moins une de ses déterminations assurées et claires, est à
la fois répétition du devenir et sélection du devenir-actif : c’est une
re-production sélective. Comment une reproduction peut-elle être
sélective ? C’est aussi difficile à penser que le contraire : comment une
reproduction peut-elle n’être pas sélective ? Je laisse cette question en
l’état pour l’instant. Les deux concepts de reproduction et de sélection
ont pour nous ceci d’intéressant qu’ils assurent le passage métapho-
rique, l’aller et retour métaphorique entre le discours bio-logique et
le discours péda-gogique. On parle aussi naturellement, en tout cas
aussi nécessairement de reproduction et de sélection dans le champ
de la génétique que dans celui de l’institution scolaire. Ce n’est pas
fortuit, bien entendu, et nous pouvons nous demander où reconduit
finalement ce double transit métaphorique, si facile aujourd’hui,
si bien frayé, entre le bio-logique et le pédagogique. Qu’en est-il de
cette métaphoricité et que comprenons-nous sous ce mot quand
nous en usons ici ?
Eh bien, c’est vers la question ainsi déterminée de la métaphore
que je voulais vous re-conduire par cette transition œdipienne. Je
dis re-conduire puisque nous l’avions croisée au cours de la première
séance en lisant Jacob et Canguilhem. Il se trouve que, de même
que ma transition œdipienne était un discours sur la transition, sur
l’Œdipe comme transition, de même, aborder ici la métaphore,
c’est aborder une autre transition, un autre véhicule. On dit souvent
que la métaphore est un véhicule (c’est un topos : la métaphore
comme véhicule ou transport) ou qu’il y a dans la structure de toute
métaphore un élément que les rhétoriciens modernes appellent
le véhicule. Et les Grecs modernes, vous le savez aussi, puisque
vous savez tout, appellent « metaphora » leur autobus. Si bien que
chaque fois que j’essaie de constituer mon discours pédagogique,
ici, en métalangage, partant de ceci, allant vers cela, ménageant des
transitions, vous expliquant le langage d’un autre, etc., eh bien, j’y
échoue toujours, pour des raisons essentielles. Je n’ai pas pu faire une
transition d’Œdipe parce qu’il était lui-même la transition et une
transition sans au-delà simple, une transition vers la transition, et au
85
La vie la mort
86
Troisième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 83, fragment 65 ; Das Philoso
phenbuch, KSA 7, 19 [81], p. 447 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
87
La vie la mort
1. Ibid., p. 83, fragment 66 ; KSA 7, 19 [82], p. 447 (traduction modifiée par Jacques
Derrida).
2. Il y a dans la marge l’ajout du mot : « refoulement ».
88
Troisième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 83-85, fragment 67 ; Das Philo-
sophenbuch, KSA 7, 19 [84], p. 448 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Ibid., p. 85, fragment 67 ; KSA 7, 19 [87], p. 448.
3. Ibid. ; KSA 7, 19 [90], p. 449.
89
La vie la mort
90
Troisième séance
91
La vie la mort
1. Ibid., fragment 395, p. 181 ; KSA 13, 14 [123], p. 303-304. Derrida souligne
« regard », « apercevoir », « voient » et « panorama ».
92
Troisième séance
93
La vie la mort
1. Ibid., fragment 51, p. 216 ; KSA 11, 38 [12], p. 610-611 et KSA 14, p. 727 (commen-
taire sur KSA 11, 38 [12]). Sur la photocopie du passage insérée dans le tapuscrit, Jacques
Derrida a souligné les mots : « voluptés », « anneau » et « souhaiter de perdre la vue ».
94
Troisième séance
Donc ce n’est pas la culture de la masse qui peut être notre but,
mais la culture d’individus choisis, armés pour accomplir de grandes
œuvres qui resteront ; nous savons bien qu’une postérité juste jugera
95
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 80-81 ; Über die Zukunft..., KSA 1, p. 698-
699.
2. Dans le tapuscrit, en haut de cette page, il y a un ajout souligné qui pourrait
être : « expliciter ».
96
Troisième séance
1. Fr. Nietzsche, Sur l’avenir..., op. cit., p. 81-82 ; Über die Zukunft..., KSA 1,
p. 699-700 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Il y a ici dans la marge, au-dessus d’un grand trait, le mot « fin ». En dessous de
ce trait, un mot qui pourrait être « Généa < logie > ».
97
La vie la mort
98
Troisième séance
1. Fr. Nietzsche, La Volonté de puissance, op. cit., 2, fragment 533, p. 364 ; Der Wille
zur Macht, KSA 13, 14 [65], p. 250.
2. G. Canguilhem, « Le concept et la vie », dans Études d’histoire…, op. cit., p. 358.
99
La vie la mort
Avant d’aller plus loin dans notre lecture, on doit, on peut déjà
reconnaître que pour Canguilhem l’adéquation d’un concept n’est
pas une valeur traditionnellement mesurée à la conscience plus
ou moins contemplative d’un ajustement de la pensée à l’objet dans
un jugement, dans une adaequatio intellectus ad rem. Ce qu’il appelle
de ces mots plus ou moins bien choisis de « concept adéquat », il
faut l’entendre dans le travail de son contexte, et c’est sa fonction
pratique, dans la pratique théorique. Et c’est pourquoi Canguilhem
parle aussi bien d’« efficacité théorique » ou de « fonction d’opé-
rateur ». Un « concept adéquat », pour lui, c’est un concept efficace,
qui permet un travail scientifique, qui le fait avancer et ne le bloque
pas. Après avoir dit : « c’est sa fonction d’opérateur », il ajoute et
précise : « C’est par conséquent la possibilité qu’il offre de dévelop-
pement et de progrès du savoir 2. »
Est-ce qu’avec cette définition praticiste, opératrice du concept
adéquat ou de l’adéquation, on a fait un pas essentiel dans le problème
qui nous occupe ? Je remarque d’abord – et ce ne peut être une simple
question formelle de vocabulaire – qu’il est étrange de parler de
concept adéquat pour désigner un concept qui a valeur de mobili-
sation pratique dans le mouvement et le progrès du savoir. L’inadé-
quation est aussi mobilisatrice – comme d’ailleurs Canguilhem serait
prêt sans doute à le reconnaître ailleurs – qu’une adéquation qui,
elle, si on la prend au mot, serait plutôt statique et immobilisatrice.
1. Ibid., p. 360.
2. Ibid.
100
Troisième séance
1. Ibid., p. 356.
101
La vie la mort
1. Ibid.
2. Ibid., p. 357. Dans les lignes précédentes, Jacques Derrida paraphrase ce passage
de Canguilhem : « Cette création organique est synthèse chimique, constitution du
protoplasme, et synthèse morphologique, réunion des principes immédiats de la matière
vivante en un moule particulier. Moule, c’était l’expression dont se servait Buffon (“le
moule intérieur”) pour expliquer qu’à travers ce tourbillon incessant qu’est la vie, persiste
une forme spécifique » (ibid.).
102
Troisième séance
1. Ibid., p. 358.
2. Jacques Derrida cite la définition donnée du terme « valse » par le dictionnaire Le
Littré qui mentionne La Musique mise à la portée de tout le monde : suivi d’un diction-
naire des termes de musique et d’une bibliographie de la musique de Jean-François Fétis
ainsi que le commentaire de Castil-Blaze qui suit.
103
La vie la mort
placé, pas trop près, pas trop loin des labos de la rue St-Jacques,
qu’elle marche. Là les violons s’arrêtent. Revoyons le film au ralenti.
Premier temps : « Claude Bernard semble bien avoir pressenti que
l’hérédité biologique consiste dans la transmission de quelque chose
qu’on appelle aujourd’hui une information codée. Sémantiquement,
il n’y a pas loin d’une consigne à un code 1. »
Deuxième temps : « Il serait pourtant incorrect d’en conclure que
l’analogie – l’analogie sémantique – recouvre une réelle parenté de
concepts 2. » Suit une référence historique au fait que les contextes
étaient totalement différents et que Claude Bernard ne pouvait avoir
accès au concept moderne d’hérédité qui est absolument nouveau.
Troisième temps : « Et pourtant on peut maintenir qu’il existe
entre le concept bernardien de consigne d’évolution et les concepts
actuels de code génétique et de message génétique une affinité
de fonction 3 ». C’est là que, avec cette affinité de fonction (est-elle
analogique, métaphorique à cause de l’affinité ? conceptuelle à cause
de la fonction ? on ne sait pas), le métaphorique est aux confins du
conceptuel. C’est là que Canguilhem pose la question, je recite :
1. G. Canguilhem, « Le concept et la vie », dans Études d’histoire…, op. cit., p. 358.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
104
Troisième séance
105
La vie la mort
À quoi il serait facile, trop facile de répondre qu’il s’agit là d’une mise
en perspective, en rétrospective depuis un privilège du maintenant
qui peut vite paraître naïf. Ce qu’on dénonce aujourd’hui comme des
métaphores a été opératoire, et ce qui est opératoire aujourd’hui, si
l’on suit ce schéma, ne tardera pas à paraître métaphorique demain.
Et d’où tirer, aujourd’hui, l’assurance que les concepts de code (etc.)
sont adéquats ? adéquats à quoi ? au progrès de la science ? notion un
peu vague et homogène. Et s’ils limitaient aussi, interprétés d’une
certaine manière, le progrès de la science ? Et si on les interprétait
1. Ibid., p. 360.
2. Ibid.
106
Troisième séance
1. Une marque d’insertion ici est répétée dans la marge où il y a l’ajout des mots « la
téléologie et la coupure ».
Quatrième séance 1
La logique du supplément
Le supplément d’autrui, de mort, de sens, de vie
1. Une fiche est attachée à la première page du tapuscrit sur laquelle figurent les mots
suivants : « La vie/ supplément/ la mort./ Lire Brisset {Grenouille/ la forme et / le sens/
est/ et/ Nous parlerons surtout, aujourd’hui, de la bactérie./ Voici, en exergue, quelques
lignes de Jacob, p. 307-308 ». Jean-Pierre Brisset est l’auteur de La Grammaire logique,
suivi de La Science de Dieu, préface de Michel Foucault, Paris, Tchou, 1970. Sur cet
auteur, voir Jacques Derrida, Théorie et pratique. Cours de l’ENS-Ulm, 1975-1976 < sic >,
Alexander García Düttmann (éd.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2017,
p. 59-60. Quant aux « quelques lignes » en exergue, il s’agit sans doute de ce passage :
« Ce qui s’inscrit dans le programme génétique, c’est donc le résultat de toutes les
reproductions passées ; c’est l’accumulation des réussites puisque la trace des échecs en
a disparu. Le message génétique, le programme de l’organisme actuel, apparaît donc
comme un texte sans auteur, qu’un correcteur aurait revu pendant plus d’un milliard
d’années, qu’il aurait amélioré, affiné, complété sans relâche, en éliminant peu à peu
toute imperfection. Ce qui est aujourd’hui recopié et transmis pour assurer la stabilité
de l’espèce, c’est ce texte sans cesse remanié par le temps. » (Fr. Jacob, La Logique du
vivant, op. cit., p. 307-308.) Voir aussi infra, p. 177.
109
La vie la mort
qui soit méta-textuel. Je ne veux pas dire par là, selon l’évidence
triviale, que le biologiste ou le généticien doit se référer – ce qu’il
doit faire en effet, indispensablement – à des écrits scientifiques,
à l’archive périmée ou active de la science génétique, archive sans
laquelle la science ne serait pas possible, mais aussi, plus radica-
lement, que son ultime référent, le vivant, et la structure produc-
tive-reproductive du vivant est maintenant analysée comme texte.
Sa constitution est celle d’un texte. Et l’émergence de la modernité
scientifique dans le domaine génético-biologique consiste, semble-
t-il, en cette mutation par laquelle la science, la connaissance n’est
plus la production d’un texte au sujet d’un objet qui en lui-même
ne serait plus, comme référent de cette connaissance, méta-textuel,
mais lui-même textuel dans sa structure. Ce qui aurait pu paraître,
plus ou moins naïvement, la condition limitée de la philologie, de
la critique littéraire, de la science des documents et archives, etc.,
à savoir d’avoir pour référent ultime quelque chose qu’on appelait,
qu’on croyait connaître sous le nom de texte, cette condition est
maintenant celle de la génétique ou de la science du vivant en général ;
et si la science du vivant n’est pas une science parmi d’autres, mais
aussi la science impliquée par toutes les sciences qui déterminent
leur objet dans des champs impliquant le vivant (la psychanalyse,
l’histoire, la sociologie – toutes les sciences humaines mais aussi toutes
les sciences en tant qu’elles impliquent l’activité d’un vivant – donc
toutes les sciences, tous les discours et toutes les productions en
général), si donc la science du vivant n’est pas une science parmi
d’autres, sa textualisation, la textualisation de son objet et de son sujet
ne laisse rien hors d’elle. Cela ne conduit évidemment pas, comme
on pourrait le prétendre avec une naïveté plus ou moins intéressée
ou plus ou moins intéressante, < à ce > que tout va se trouver, par
l’effet de cette textualisation, réduit au dedans calfeutré d’un livre,
d’un cahier ou d’une bibliothèque plus ou moins spécialisée, mais
conduit au contraire à réinterpréter très violemment la limite entre
ce dedans et son dehors.
Avant de situer les problèmes qui s’ensuivent, je précise de quelques
références ce que j’entends ici par textualisation de l’objet ou du
référent biologique. Comme je l’avais annoncé, je reviens pour cela à
La Logique du vivant de Jacob. Quelles que soient les questions que
110
Quatrième séance
111
La vie la mort
1. Ibid., p. 25.
2. Ibid., p. 22.
112
Quatrième séance
1. Ibid., p. 284-285.
113
La vie la mort
114
Quatrième séance
115
La vie la mort
116
Quatrième séance
[C]e qu’a démontré la biologie, c’est qu’il n’existe pas d’entité métaphy-
sique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s’assembler,
de produire des structures de complexité croissante, de se repro-
duire même, appartient aux éléments qui composent la matière.
Des particules à l’homme se rencontrent toute une série d’intégra-
tions, de niveaux, de discontinuités. Mais aucune rupture, ni dans la
composition des objets, ni dans les réactions qui s’y déroulent. Aucun
changement d’« essence » 2.
117
La vie la mort
1. G. W. F. Hegel, Science de la Logique, op. cit., t. III, p. 479 ; Wissenschaft der Logik,
op. cit., t. vi, p. 479.
2. Fr. Jacob, La Logique du vivant, op. cit., p. 327-328 (c’est Jacques Derrida qui
souligne).
118
Quatrième séance
1. Ibid., p. 25.
2. Ibid., p. 10.
119
La vie la mort
1. Ibid., p. 12-13.
120
Quatrième séance
121
La vie la mort
1. Ibid., p. 313.
122
Quatrième séance
123
La vie la mort
proches du slogan de la pub théorique des années soixante (il est vrai
qu’il y en a moins chez Jacob que chez Monod et que ce dernier est
à la fois plus indiscret et plus en retard de ce point de vue), dans un
de ces slogans, donc, Jacob écrit, toujours au titre du programme, la
biologie « ne cherche plus la vérité. Elle construit la sienne » : « Comme
les autres sciences de la nature, la biologie a perdu aujourd’hui
nombre de ses illusions. Elle ne cherche plus la vérité. Elle construit
la sienne 1. » Ce qui laisse entendre 1) qu’à ne plus chercher La vérité,
on a mis cette valeur au rancart et jeté la suspicion sur tous ceux
qui auparavant croyaient que la Vérité était cette hypostase après
laquelle on courait ou devant laquelle on s’agenouillait. Or cette
caricature étant reconnue comme une facilité, ce que nous venons
de lire quant à l’essence, quant à l’histoire de l’intégron, etc., suffit
à nous convaincre que la biologie cherche encore la vérité – de la
vie et comme vie, comme vivance dans la reproductibilité de soi.
Quant à la formule « elle construit la sienne », elle laisse entendre
2) que la vérité s’approprie, ce qui n’est pas nouveau, et qu’elle est
spécifique, dans son modèle, à chaque champ. Or on n’en doute
jamais autant, de cette spécificité, qu’après avoir lu et même approuvé
Jacob qui insiste sur la coopération nécessaire et intégrative de la
biologie avec les autres sciences de la nature (premièrement), sur
le fait que, je cite, « contrairement à ce qu’on imagine souvent, la
biologie n’est pas une science unifiée. L’hétérogénéité des objets,
la divergence des intérêts, la variété des techniques, tout cela concourt
à multiplier les disciplines 2 ». Bien entendu, on pourra répondre que
l’appel aux sciences physico-chimiques (indispensable, on l’a vu)
n’est pas forcément contradictoire avec la spécificité de la biologie ;
et Jacob rappelait à ce sujet que « cela ne signifie nullement que la
biologie soit devenue une annexe de la physique, qu’elle en constitue
pour ainsi dire une filiale de la complexité 3 ». Et en effet, la valeur
de complexité n’est pas seulement ce qui distingue la biologie de
la physique : y intervient aussi une nouvelle structure du champ
d’objectivité. Mais (deuxièmement) même si dans ce que Jacob
124
Quatrième séance
125
La vie la mort
Mais les deux inventions les plus importantes, ce sont le sexe et la mort.
La sexualité semble être survenue tôt dans l’évolution. Elle représente
d’abord une sorte d’auxiliaire de la reproduction, un superflu : rien
n’oblige une bactérie à l’exercice de la sexualité pour se multiplier.
C’est la nécessité de recourir au sexe pour se reproduire qui trans-
forme radicalement le système génétique et les possibilités de varia-
tions. Dès lors que la sexualité est obligatoire, chaque programme
génétique est formé, non plus par copie exacte d’un seul programme,
mais par réassortiment de deux différents 1.
1. Ibid., p. 330.
126
Quatrième séance
Il y a mutation quand est altéré [dit Jacob] le sens du texte, quand est
modifiée la séquence nucléique par quoi est prescrite une séquence
protéique, donc une structure remplissant une fonction. Les mutations
résultent d’erreurs semblables [je souligne] à celles qu’introduit dans
un texte un copiste ou un imprimeur. Comme un texte [je souligne],
un message nucléique peut être modifié par le changement d’un signe
en un autre, par la délétion ou l’addition d’un ou de plusieurs signes,
par la transposition de signes d’une phrase à une autre, par l’inversion
d’un groupe de signes, bref par tout événement qui dérange l’ordre
préétabli 2.
1. Ibid., p. 312.
2. Ibid., p. 309.
127
La vie la mort
1. Ibid., p. 311.
2. Ibid., p. 312.
128
Quatrième séance
129
La vie la mort
1. Ibid., p. 312-313.
130
Quatrième séance
133
La vie la mort
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Cinquième séance
135
La vie la mort
136
Cinquième séance
137
La vie la mort
[Je reviens dans un instant sur ce point, mais je veux d’abord aller
au bout de la note où Marx, selon un mode qui peut nous intéresser
et importer aujourd’hui, critique les tenants du matérialisme abstrait
des savants dans les sciences naturelles, qui dès qu’ils sortent de leur
spécialité – et parce qu’ils n’ont pas assez de sens historique – se
1. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, trad. fr. Henri Auger, Gilbert
Badia, Jean Baudrillard, Renée Cartelle, Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 50 ; Deutsche
Ideologie, t. 3, Berlin, Dietz Verlag, 1962, p. 26.
2. Karl Marx, Capital ; Das Kapital : Kritik der politischen Ökonomie, dans Karl Marx
et Friedrich Engels, Werke, t. 23, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 392-393, note 89. La
page 317 signalée par Jacques Derrida dans le tapuscrit ne correspond à aucune des
traductions françaises que nous avons pu trouver.
138
Cinquième séance
Cela dit, quand Marx dit qu’il est plus facile de faire l’histoire
du procès de production humain parce que c’est une histoire que
nous avons faite, cet argument par lequel il est difficile de se laisser
convaincre facilement renvoie en tout cas à une distinction constante
chez Marx en ce qui concerne le procès de production dit naturel
et animal, et le procès de production humain, à savoir que non
seulement, comme je le rappelais tout à l’heure, la production humaine
se distingue de l’animale ou de la naturelle parce qu’elle a d’abord la
représentation de sa fin, mais surtout, et c’est plus intéressant, en ce
1. Ibid.
139
La vie la mort
140
Cinquième séance
1. K. Marx et Fr. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 45-46 ; Deutsche Ideologie,
op. cit., p. 20-21.
2. Derrida renvoie à son séminaire de 1974-1975 intitulé « GREPH (Le concept de
l’idéologie chez les idéologues français) ».
141
La vie la mort
1. K. Marx, Das Kapital, op. cit., p. 591 ; pour la trad. fr., voir supra, p. 138, note 2.
142
Cinquième séance
〰〰〰
143
La vie la mort
144
Cinquième séance
cette bactérie sans sexe (sans « sex appeal 1 » dit aussi Jacob) ne meurt
pas, dit Jacob. Qu’est-ce qu’il dit ainsi, qu’est-ce qu’il veut dire ? Le
seul « dessein », la seule « ambition » – ce sont les mots parodiques
de Jacob – de la bactérie, « ce que cherche à produire sans relâche
une bactérie, ce sont deux bactéries ». Ou encore :
145
La vie la mort
1. Ibid., p. 317.
2. Genèse, 28 : 1.
146
Cinquième séance
son incapacité à se reproduire. Si l’on veut voir une mort dans cette
non-vie, c’est une mort contingente. Elle dépend souvent du milieu
et des conditions de culture. En substituant de manière continue
du milieu neuf à une petite fraction d’une culture, celle-ci reste en
croissance perpétuelle : les bactéries s’y reproduisent éternellement.
Ce qui rend éphémère l’individu dans une culture de bactéries, ce
n’est donc pas la mort au sens habituel, mais la dilution qu’entraînent
la croissance et la multiplication 1.
147
La vie la mort
148
Cinquième séance
149
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Cinquième séance
1. Ibid., p. 331-333.
151
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Cinquième séance
153
La vie la mort
155
La vie la mort
156
Sixième séance
1. Il y a dans la marge un ajout : « la traduction, son déchiffrement fait partie de lui,
et même le constitue, l’institue ».
157
La vie la mort
pour se déchiffrer, qu’on pourra dire que l’énoncé « ce texte commence
par le mot “par” » se traduit et se reproduit. Mais le système le plus
grand, le code général, a la structure de l’énoncé « Par le mot par
commence donc ce texte » en tant qu’il ne peut être traduit que par
les produits de sa traduction, que la structure, la syntaxe, l’ordre y
précède et détermine les effets de sens ou de vouloir-dire, que cette
structure syntaxique, par définition, n’est pas dominée ou déter-
minée par des noms, c’est-à-dire des vocables référentiels, ayant
une référence hors texte ou hors énoncé, mais par des articulations
syntaxiques visant en dernière instance des éléments qui font partie
du texte, remarquant le texte. Que la consistance et la restance
d’un événement – fût-il fait de mots et fût-il vocal – tiennent à un
système de marques comme remarques, double marque, etc., voilà
ce qui impose ici qu’on parle de texte ou d’écriture plutôt que de
parole. Et voilà pourquoi la notion de texte s’impose, à la science
du vivant, non seulement s’impose plus que la notion de langage
verbal – cela va de soi puisqu’il n’y a pas de voix ou de mots dans
les programmes génétiques – mais, ce qui va moins de soi pour des
biologistes comme Jacob et d’autres, s’impose même plus que la
notion de message, d’information, de communication. Il y a bien
sûr des effets de message, d’information et de communication, mais
à la condition qu’ils soient en dernière instance textuels, c’est-à-dire
que le message, la communication, l’information ne transmettent
jamais, n’émettent, ne communiquent, n’informent jamais de contenu
qui ne soit lui-même de l’ordre du message, de l’information, de la
communication, qui ne soit donc lui-même une trace ou un gramme.
L’information n’informe pas de quelque chose, la communication
ne communique pas quelque chose, le message n’émet pas quelque
chose qui ne soit en lui-même déjà un message, une communication
ou une information. Le message émet un message, cela paraît être
une tautologie, mais c’est pourtant le contraire d’une évidence du
sens commun. Le message n’émet pas quelque chose, il ne dit rien,
il ne communique rien : ce qu’il émet a la même structure que lui,
c’est-à-dire que c’est un message, et c’est ce message émis qui va
permettre de déchiffrer ou de traduire le message émetteur, ce qui
implique l’absence de toute chose hors message, hors information,
hors communication. C’est à cause de cela qu’il faut ici préciser
158
Sixième séance
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La vie la mort
160
Sixième séance
1. Alain Badiou, Le Concept de modèle, Paris, François Maspero, 1969 (rééd., Paris,
Fayard, coll. « Ouvertures », 2007).
2. Il y a ici un signe d’insertion dans le tapuscrit repris dans la marge, suivi de cet
ajout : « celles qui engagent par ex. l’opposition science/idéologie ou qui supposent la
clarté (< un mot illisible > ) sur ce que production (de connaissance) veut dire ».
161
La vie la mort
162
Sixième séance
163
La vie la mort
1. Ibid., p. 271.
164
Sixième séance
1. Ibid.
165
La vie la mort
1. Ibid., p. 271-272 ; Jacob se réfère à Norbert Wiener, The Human Use of Human
Beings : Cybernetics and Society, Boston, Houghton Mifflin, 1954.
166
Sixième séance
1. Ibid., p. 272.
167
La vie la mort
Cette évidence peut paraître triviale, je ne cite Jacob ici que pour
souligner que cette ouverture structurelle de tout système vivant
rend insoutenables les énoncés sur la bactérie qui ne meurt pas
parce que la mort lui vient du dehors ou sur la mort au sens propre
qui doit être inscrite dans l’organisme, etc. De même que cela rend
insoutenables toutes les oppositions simples du dedans et du dehors
qui sous-tendent ce que le livre dit aussi bien de la sexualité et de
la mortalité comme accidents venus du dehors s’inscrire dans le
dedans. La supplémentarité est inscrite dans la définition même de
tout système, et même de tout système vivant ou non-vivant.
Au point où nous en sommes, cette structure rétroactive ou
régulatrice du message dans tout système permet, en tant qu’elle
est commune à tout système, vivant et non-vivant, de déplacer le
vieux problème animal/machine. Jacob le reconnaît, mais il me
semble qu’il tienne sans cesse et à tenir compte de ce déplacement
et à effacer la limite classique à ce sujet, d’une part, mais d’autre
part, à bien souligner qu’il s’agit là seulement d’une analogie partielle
et qu’en fait le vivant garde une capacité (par exemple à se repro-
duire) dont le non-vivant et la machine sont privés. Et c’est là que
la circulation du modèle permet ce double registre ou ce double jeu.
D’un côté, le fait que l’animal et la machine soient l’un de l’autre
et réciproquement des modèles efface l’opposition. De l’autre côté, la
machine étant produite par le vivant et ne pouvant pas se reproduire
1. Ibid., p. 273.
168
Sixième séance
1. Dans le tapuscrit, il y a ici l’ajout interlinéaire du signe « ↔ » que Jacques Derrida
utilise pour signaler « à développer » ou « commenter ».
2. Fr. Jacob, La Logique du vivant, op. cit., p. 272.
3. Ibid., p. 273.
169
La vie la mort
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Sixième séance
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La vie la mort
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Sixième séance
1. Dans le tapuscrit, il y a ici l’ajout du mot « vie », suivi d’un double trait conduisant
l’un au mot « machine », l’autre au mot « cristal » et à l’indication suivante : « p. 324-325 ».
173
La vie la mort
minutes plus tard, chacun se divise à son tour pour produire deux
individus. Et ainsi de suite tant que le permettent les conditions de
culture. Depuis deux milliards d’années, ou plus, se reproduisent
des bactéries ou quelque chose de semblable. Toute la structure
de la cellule bactérienne, tout son fonctionnement, toute sa chimie se
sont affinés pour ce seul but : produire deux organismes identiques à
elle-même, le mieux possible, le plus vite possible, dans les conditions
les plus variées. Si l’on veut regarder la cellule bactérienne comme une
usine, il faut donc la considérer comme une usine d’un type parti-
culier. Les produits fabriqués par la technologie de l’homme diffèrent
en effet totalement des machines qui les produisent, donc de l’usine
elle-même. Ce qu’élabore au contraire la cellule bactérienne, ce sont
ses propres constituants et ce qu’elle produit en fin de compte est
identique à elle-même. Si l’usine produit, la cellule se reproduit 1.
174
Sixième séance
175
La vie la mort
L’activité des gènes, la mise en ordre des unités dans les chaînes
protéiques représentent donc un travail beaucoup plus subtil que leur
reproduction, la mise en ordre d’unités nucléiques. Pour la traduction
et la formation des liaisons chimiques de la protéine, la cellule bacté-
rienne déploie un appareillage fort complexe. Les synthèses de protéines
s’effectuent en deux étapes successives car les unités protéiques sont
assemblées et polymérisées, non sur le gène directement, mais dans le
cytoplasme sur de petits granules qui constituent de véritables chaînes
de montage. Le texte nucléique du gène est tout d’abord transcrit,
avec le même alphabet de quatre signes, en une autre espèce d’acide
nucléique. Cette copie désignée sous le nom de « messager » s’associe
aux granules du cytoplasme et leur apporte ainsi les instructions
qui leur permettent d’assembler les unités protéiques selon l’ordre
dicté par celui des éléments nucléiques. Là s’effectue la traduction
1. Ibid., p. 293-294.
176
Sixième séance
1. Ibid., p. 296.
2. Ibid., p. 307-308.
177
La vie la mort
178
Sixième séance
1. Ibid., p. 326-327.
2. Ibid., p. 345.
179
La vie la mort
1. Ibid., p. 343-344.
2. Dans le tapuscrit, une flèche descend ici du nom de « Freud » vers deux mots :
« diable boiteux ».
Septième séance 1
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La vie la mort
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Septième séance
183
La vie la mort
1. Un bref paragraphe du tapuscrit a été raturé ici de plusieurs traits de crayon : « Dans
le troisième chapitre de son Nietzsche, “La volonté de puissance en tant que connais-
sance”, Heidegger traite de ce qu’il appelle – c’est le titre de ce sous-chapitre – “Nietzsches
angeblicher Biologismus, le prétendu biologisme de Nietzsche” ». Voir M. Heidegger,
Nietzsche I, op. cit., p. 402-410 ; Nietzsche 1, op. cit., 517-527 ; GA 6.1, p. 465-474.
2. Dans ce paragraphe, Jacques Derrida a fait plusieurs ajouts dactylographiés
interlinéaires que nous avons intégrés au mieux.
184
Septième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 174-175 ; Das Philosophenbuch,
KSA 1, p. 877.
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Septième séance
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Septième séance
Ils [les hommes] sont profondément plongés dans les illusions et les
songes, leur œil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit
des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se
contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme sur
un clavier sur le dos des choses (gleichsam ein tastendes Spiel auf dem
Rücken der Dinge zu spielen). En outre, une vie durant, l’homme se
laisse la nuit tromper dans le rêve sans que son sens moral cherche
jamais à empêcher cela : alors qu’il doit y avoir des hommes qui, à force
de volonté, ont combattu le ronflement. Que sait à vrai dire l’homme
de lui-même ? Et pourrait-il même se percevoir intégralement tel qu’il
est, comme exposé dans une vitrine illuminée (erleuchteten Glaskasten) ?
La nature ne lui cache-t-elle pas la plupart des choses […] 1.
1. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 173-175 ; Das Philosophenbuch,
KSA 1, p. 876-877 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Ibid., p. 175 ; KSA 1, p. 877.
189
La vie la mort
1. Francis Ponge, « Le soleil placé en abîme », dans Pièces, Paris, Gallimard, coll.
« Poésie », 1961, p. 153.
2. Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit., p. 174-175 ; Das Philosophenbuch,
KSA 1, p. 877 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
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Septième séance
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1. Cette phrase est incomplète et la parenthèse qui s’ouvre plus loin ne se ferme pas.
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Septième séance
1. Fr. Nietzsche, Le livre du philosophe, op. cit., p. 174-177 ; Das Philosophenbuch,
KSA 1, p. 877-878.
2. Ces guillemets sont de Nietzsche.
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La vie la mort
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Septième séance
1. Fr. Nietzsche, La Volonté de puissance, op. cit., I, p. 215 ; Der Wille zur Macht,
KSA 12, 9 [13], p. 344-345.
2. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 266-278 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 339-356 ;
GA 6.1, p. 302-318.
3. Ibid., p. 402-410 ; Nietzsche 1, p. 517-527 ; GA 6.1, p. 465-474.
199
La vie la mort
1. Pour la publication ultérieure tirée de cette séance, voir « Note des éditrices »,
supra, p. 13, note 3.
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La vie la mort
202
Huitième séance
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La vie la mort
204
Huitième séance
1. Ibid., p. 9 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 9 ; GA 6.1, p. xi (c’est Jacques Derrida qui souligne).
205
La vie la mort
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Huitième séance
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 9 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 9 ; GA 6.1, p. xi.
207
La vie la mort
1. Après le mot « voie », des mots sont raturés dans le tapuscrit et remplacés dans
l’interligne par : « que j’annoncerai dans une certaine lecture » d’ Ecce Homo.
208
Huitième séance
209
La vie la mort
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 16-17 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 15-16 ;
GA 6.1, p. 5-6.
2. Ibid., p. 18 ; Nietzsche 1, p. 17 ; GA 6.1, p. 6.
3. Ibid., p. 19 ; Nietzsche 1, p. 18 ; GA 6.1, p. 8 (traduction modifiée par Jacques
Derrida).
210
Huitième séance
211
La vie la mort
Il faut bien voir aussi que la cible la plus constante de Heidegger ici
et ailleurs, c’est ce qu’il appelle « la philosophie de la vie », cette philo-
sophie qui interprète aussi Nietzsche comme « philosophe de la vie »,
et bien entendu, le nazisme ambiant est le plus visé par là. Heidegger
vise en fait aussi bien et du même coup une tradition universitaire
classique – pré-nazie si vous voulez – qui faisait de Nietzsche un
« philosophe-poète » ou un « philosophe de la vie », un philosophe
sans rigueur qu’on dénonçait « du haut des chaires allemandes de
philosophie 2 », Heidegger dénonce aussi bien cette tradition que
son renversement (nazi) qui exalte en Nietzsche le philosophe de
la vie qui en aurait fini avec les abstractions. Dans les deux cas, c’est
une « philosophie de la vie » qu’on dénonce ou qu’on loue. La philo-
sophie de la vie, pour Heidegger, c’est quelque chose d’inepte qu’il a
toujours rejeté, et dès Sein und Zeit.
Cette critique du psycho-biographisme, il est indispensable de la
reconnaître d’abord pour comprendre, plus tard, la critique que fera
Heidegger du « prétendu biologisme de Nietzsche », son effort pour
soustraire Nietzsche à l’interprétation biologiste ou à l’accusation
de biologisme. Cette critique du biographisme, nous venons de
la voir à l’œuvre quant au nom de Nietzsche, comme une réponse, si
vous voulez, à la question « qu’appelle-t-on Nietzsche ? ». La voici de
nouveau, répondant cette fois à la question : « Qui est Nietzsche ? ».
C’est exactement à l’ouverture (premiers mots encore) du troisième
chapitre (« La volonté de puissance en tant que connaissance »,
premier sous-chapitre : « Nietzsche en tant que le penseur de l’achè-
vement de la métaphysique (Vollendung der Metaphysik) », p. 473,
traduction, p. 369. Je lis :
1. Ibid.
2. Ibid., p. 15 ; Nietzsche 1, p. 13-14 ; GA 6.1, p. 3.
212
Huitième séance
1. Ibid., p. 369 ; Nietzsche 1, p. 473 ; GA 6.1, p. 425 (traduction modifiée par Jacques
Derrida, qui a aussi souligné « chemin »).
213
La vie la mort
214
Huitième séance
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La vie la mort
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Huitième séance
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1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 370-372 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 475-477 ;
GA 6.1, p. 427-429. Sur la photocopie de l’extrait inséré dans le tapuscrit, les mots
allemands entre parenthèses sont notés dans la marge.
2. Ibid., p. 374 ; Nietzsche 1, p. 480 ; GA 6.1, p. 431.
3. Ibid., p. 374-375 ; Nietzsche 1, p. 479-481 ; GA 6.1, p. 432.
4. Ibid., p. 7 ; Nietzsche 1, p. 7 ; GA 6.1, p. x.
218
Huitième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., p. 204-205 ; Die fröhliche Wissenschaft,
KSA 3, p. 552-553 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
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Huitième séance
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La vie la mort
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Huitième séance
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 15-16 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 14-15 ;
GA 6.1, p. 4.
223
La vie la mort
1. Jacques Derrida cite la phrase de Heidegger que Klossowski traduit par : « le fait
d’être chez soi dans l’interrogation authentique » ; ibid., p. 16 ; Nietzsche 1, p. 15 ;
GA 6.1, p. 4.
Neuvième séance 1
De l’interprétation
Vous vous rappelez les deux phrases – je dirais aussi bien ponctions –
à partir desquelles il y a quinze jours j’avais amorcé la lecture de
Nietzsche de Heidegger, du moins quant à la question de la vie la
mort et du biologisme. Je les cite de nouveau rapidement. L’une
est extraite par Heidegger des notes pour La Volonté de puissance :
« Notre monde tout entier est la cendre d’innombrables êtres vivants
[cendre et vivants soulignés] ; et si peu de chose que soit le vivant par
rapport à la totalité, il reste que une fois déjà tout [alles souligné] a
été converti en vie (ist alles schon einmal in Leben umgesetzt) et conti-
nuera de l’être ainsi (xii, 112 ; Heidegger, p. 342, trad. p. 268). »
Et Heidegger qui vient de citer cela, enchaîne : « Ce que semble
contredire (entgegenzustehen) une pensée qui est formulée dans Le
Gai Savoir (109) : “Gardons-nous de dire que la mort serait opposée
à la vie. Le vivant n’est qu’un genre de ce qui est mort, et un genre
très rare” 2. »
Avant même de suivre Heidegger dans son interprétation de ces
deux passages et de reconstituer le trajet d’ensemble dans lequel il
les inscrit, et dont je viens un peu arbitrairement de les extraire, je
dirai deux mots, à fleur de texte et sans suivre ici Heidegger.
Dans la première pensée citée s’annonce une – comment dire – une
paradoxie quant à la valeur de totalité, un irrespect au fond pour la
1. En haut de cette page du tapuscrit, les mots « De l’interprétation » sont encerclés
et suivis d’une flèche menant à « chaos », également encerclé, et suivi de « 2e question :
la Totalité (“Nietzsche”) ». « Totalité » est souligné d’un double trait. Pour la publication
ultérieure tirée de cette séance, voir « Note des éditrices », supra, p. 13, note 3.
2. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 268 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 341-342 ;
GA 6.1, p. 304-305.
225
La vie la mort
Nous verrons plus tard ce qu’il faut entendre par Verfassung (consti-
tution), par opposition à la modalité : une fois que Heidegger pense
226
Neuvième séance
227
La vie la mort
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 286 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 365 ; GA 6.1, p. 326.
228
Neuvième séance
229
La vie la mort
230
Neuvième séance
1. Fr. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., p. 125-126 ; Die fröhliche Wissenschaft,
KSA 3, p. 467-469.
2. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 285 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 365 ; GA 6.1,
p. 326 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
231
La vie la mort
232
Neuvième séance
le retour du même
Projet
I. Incorporation des erreurs fondamentales.
II. Incorporation des passions.
III. Incorporation du savoir et du savoir qui renonce (Passion de la
connaissance).
IV. L’innocent. L’individu en tant qu’expérimentation. L’allègement de
la vie, abaissement, affaiblissement — transition.
V. Le nouveau poids : l’Éternel Retour du Même. Infinie importance de
notre savoir, de nos égarements, de nos habitudes, de nos manières
de vivre pour tout ce qui va venir. Que faisons-nous du reste de
notre vie, – nous qui en avons passé la majeure partie dans la plus
essentielle ignorance ? Nous enseignons la doctrine – c’est le moyen
le plus puissant de nous l’incorporer à nous-mêmes. Notre genre de
béatitude, en tant que docteur de la plus grande doctrine.
Début août 1881, à Sils-Maria, à six mille pieds au-dessus de la mer
et beaucoup plus haut par-delà toutes choses humaines ! 3
1. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 120 ; Die fröhliche Wissenschaft, KSA 6, p. 335.
2. Dans le tapuscrit, il y a ici une indication après le numéro de page : « T. I ».
3. Cité dans M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 259 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 330 ;
GA 6.1, p. 294.
233
La vie la mort
234
Neuvième séance
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 260 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 331 ; GA 6.1, p. 295.
2. Ibid., p. 261 ; Nietzsche 1, p. 332 ; GA 6.1, p. 296.
235
La vie la mort
236
Neuvième séance
nécessité ici est celle de l’étant en totalité et non pas une nécessité
quelconque. On reviendra là-dessus : si en effet la nécessité (par
exemple dans le fragment 109 du Gai Savoir) est en effet celle de
« l’ensemble du monde comme chaos », on sait maintenant que cet
ensemble en tant que rapport mort/vivant sans totalisation simple
est aussi bien un défi à l’égard du présent, donc de l’étant, et de la
totalité. Donc, déterminer la nécessité du chaos comme totalité de
l’étant est peut-être abusif. Mais cela ne fait qu’une phrase dans cette
page de commentaire. Heidegger s’intéresse alors au « jeu de la vie »
pour remarquer que cela fait penser – « rappelle aussitôt » le mot
d’Héraclite, avec lequel Nietzsche « croyait » (Heidegger souligne
croyait car selon lui toute l’interprétation d’Héraclite, celle de
Nietzsche en particulier, doit être revue) avoir le plus d’affinité. Ce
mot, c’est « Αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη » :
« L’aiôn est un enfant en train de jouer, jouant aux échecs ; c’est à un
enfant qu’appartient la souveraineté [traduction, donc, à laquelle
Heidegger ajoute entre parenthèses, comme pour commenter tout
uniment les derniers mots “παιδὸς ἡ βασιληίη”] (nämlich über das
Seiende im Ganzen) [à savoir sur l’étant en totalité] 1. » Ce mot de
« totalité » étant introduit pour commenter les deux mots « nécessité
et innocence », grâce à l’association par un fragment d’Héraclite
lui-même assez activement interprété, le paragraphe suivant peut
mettre en équation aiôn, totalité, innocence et vie ; et comme l’inter-
prétation de l’aiôn va être une pièce maîtresse dans ce jeu d’échecs
qu’est l’interprétation pour montrer que l’autorité du présent y
prédomine, le nœud est fortement noué. Je lis, parce que là il faut
suivre toutes les micro-avancées et les petits sauts surtout de ce
procès : Heidegger vient de clore sa parenthèse (« à savoir sur l’étant
en totalité ») et il enchaîne à l’alinéa :
1. Ibid.
237
La vie la mort
1. Ibid., p. 262 ; Nietzsche 1, p. 333-334 ; GA 6.1, p. 297 (traduction modifiée par
Jacques Derrida).
238
Neuvième séance
1. Ibid.
2. Ibid., p. 263, 264 ; Nietzsche 1, p. 335, 337 ; GA 6.1, p. 298, 300.
239
La vie la mort
1. Ibid., p. 266-278 ; Nietzsche 1, p. 339-356 ; GA 6.1, p. 302-318. Pierre Klossowski
traduit le reste de ce titre par : « l’étant dans sa totalité en tant que vie, en tant que force ;
le monde en tant que Chaos ».
2. Ibid., p. 267 ; Nietzsche 1, p. 340 ; GA 6.1, p. 303.
3. Après cette phrase dans le tapuscrit, il y a l’ajout de quelques mots : « → espace
de l’ER plutôt que l’ER lui-même » où ER = « Éternel Retour ».
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Neuvième séance
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 269 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 343 ; GA 6.1,
p. 306 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Cité dans ibid., p. 271 ; Nietzsche 1, p. 346 ; GA 6.1, p. 308.
241
La vie la mort
242
Neuvième séance
1. Cité dans ibid., p. 273 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 348 ; GA 6.1, p. 310.
243
La vie la mort
244
Neuvième séance
245
La vie la mort
Non que « Être » soit dit par Nietzsche au sens de Heidegger, mais
la différence entre Sein et Seiende im Ganze est peut-être, en un sens
non métaphysique, suspectée par Nietzsche.
3) Heidegger veut à tout prix que Nietzsche « réhumanise » ce qu’il
déshumanise (à cause de la totalité) et il juxtapose des fragments
sans les expliquer pour faire apparaître une contradiction (lire p. 276
Heidegger) :
246
Neuvième séance
247
La vie la mort
1. Fr. Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 17-18 ; Ecce Homo, KSA 6, p. 264.
249
La vie la mort
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 375-376 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 481-482 ;
GA 6.1, p. 432-433 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
250
Dixième séance
1. Ibid., p. 375 ; Nietzsche 1, p. 481 ; GA 6.1, p. 432 (traduction modifiée par Jacques
Derrida).
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Dixième séance
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1. Jacques Derrida inscrit cette lettre aussi sur la page photocopiée du texte de
Heidegger à côté du passage qu’il s’apprête à citer.
2. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 397-398 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 511 ;
GA 6.1, p. 459-460. Cet ajout entre crochets est du traducteur.
260
Dixième séance
1. Ibid., p. 399 ; Nietzsche 1, p. 512 ; GA 6.1, p. 461 (traduction modifiée par Jacques
Derrida).
2. Ibid., p. 400 ; Nietzsche 1, p. 514 ; GA 6.1, p. 462.
3. Il y a un ajout dans la marge : « développer ».
261
La vie la mort
Plus bas :
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 400 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 514-515 ;
GA 6.1, p. 462-463.
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Sans revenir sur ce qui fut dit il y a maintenant cinq à six séances
sur la transformation du statut de la connaissance, de la science, du
rapport à l’objet et au référent à partir de la textualisation de l’objet
scientifique, sans y revenir bien que le problème soit là et se noue
avec ce que nous disons aujourd’hui, je ferai seulement remarquer
ceci : si ce que Nietzsche appelle la vie et s’il a recours à la science
pour parler de ce qu’il appelle la vie à l’instant précis où il suspecte
justement ce qu’on appelle « le monde vrai » d’être posé, par la vie,
pour la vie comme monde étant, s’il suspecte la forme « étant » d’être
elle-même un effet de « vie », si donc l’étant, l’étantité et l’être de
l’étantité n’étaient que des effets de la « vie » qui donc, elle, ne serait
ni un étant ni la totalité de l’étant, alors non seulement le schéma
philosophique que je viens de dessiner en prendrait un coup, mais
il serait même la principale cible, l’accusé principal du discours
nietzschéen. Ça ne voudrait pas dire forcément que Nietzsche cède
au biologisme, mais que cette faute en -isme, qui consiste à arrai-
sonner tout l’étant depuis la science d’une instance régionale (psycho-
logisme, sociologisme, historicisme, physiologisme, biologisme),
cette faute n’est plus imputable dès lors que le code juridique qui
peut l’imputer est lui-même déconstruit. Ce code suppose une distri-
bution des régions, des tâches, une division du terrain et du travail,
des limites assurées entre les régions, un ordre et une hiérarchie
dans le pouvoir questionnant ou constituant. Il suppose que le
biologiste fasse de la biologie quand il fait de la biologie, le socio-
logue de la sociologie quand il fait de la sociologie ; et que le philo-
sophe reconnaisse la totalité du terrain et la spécificité des objets
en dernière instance. Mais si – comme on le voit maintenant –,
le « biologiste » n’était plus simplement un biologiste, si, dans son
travail prétendument de biologiste, il devait faire de l’histoire, de
la linguistique, de la sémantique, de la chimie, de la physique, de la
science des institutions, voire de la littérature ? Si le mathématicien
était le seul à pouvoir parler des fondements ou non-fondements,
de l’épistémologie ou de l’histoire des mathématiques ? Si l’étant
n’était plus cette forme générale qui circule entre les champs spécia-
lisés pour unifier l’encyclopédie et répartir les tâches, interdisant au
fond qu’on rompe avec le principe de la division du travail et avec
l’ordre philosophique qui est là pour y veiller, le philosophe étant là
268
Dixième séance
1. M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 409 ; Nietzsche 1, op. cit., p. 526 ; GA 6.1,
p. 473 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Ibid., p. 402 ; Nietzsche 1, p. 517 ; GA 6.1, p. 465
269
La vie la mort
270
Dixième séance
Et Heidegger poursuit :
Cela vaut donc non seulement pour la biologie qui en tant que telle
ne saurait décider de ce qu’est le vivant mais seulement s’occuper,
s’affairer au fond autour de ce que seul le métaphysicien en tant
que tel (même s’il est en fait un individu faisant d’autre part de la
biologie) pense et délimite comme vivant. Cela vaut aussi pour toutes
les sciences (Heidegger en donne d’autres exemples) et reproduit
la structure générale des rapports entre science et métaphysique.
Ce rapport est au fond d’extériorité et d’hétérogénéité absolues. Les
types de questions n’ont aucune continuité, et même si elles étaient
posées par le même individu dans le même cours apparent d’une
recherche et d’un discours. Des questions scientifiques aux questions
métaphysiques, il y a un saut, dit Heidegger. Pas de transition ou de
transformation réciproque, le passage (Übergang) est un saut entre
les deux. C’est donc du dehors, d’un dehors absolu que la métaphy-
sique assigne à la science son domaine de recherche et distribue,
organise, quadrille le champ général de la science en domaines déter-
minés, aux frontières essentielles, au fond, infranchissables en droit.
Naturellement, Heidegger protesterait, proteste en fait explicitement
contre une telle traduction, il précise bien qu’il ne s’agit pas d’une
271
La vie la mort
1. Ibid., p. 407 ; Nietzsche 1, p. 523 ; GA 6.1, p. 471 (traduction modifiée par Jacques
Derrida).
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Dixième séance
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La vie la mort
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La vie la mort
276
Onzième séance
1. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge un ajout, qui est peut-être le chiffre « 1 »
encerclé d’un trait.
2. Dans la marge, il y a l’indication « TR ».
3. Le mot « spéculation » est entouré d’un trait.
277
La vie la mort
1. S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, op. cit., p. 74 ; GW 14, p. 85-86 (c’est Jacques
Derrida qui souligne).
2. Il y a dans la marge l’ajout des mots : « fausse monnaie », sous lesquels le signe « ↔ ».
Cette allusion se précise dans « Spéculer – sur “Freud” » dans La Carte postale, op. cit.,
p. 284 : « Pas plus qu’à Nietzsche, rien n’est dû à Schopenhauer. En tant que telle, la théorie
psychanalytique, ne lui doit rien. Elle n’en a pas plus hérité qu’on n’hérite de simulacres
conceptuels, autant dire de fausse monnaie, de billets émis sans garantie de valeur. »
3. Dans la marge, il y a l’ajout d’un mot qui pourrait être « propriété ».
4. Sigmund Freud, Au-delà du principe du plaisir, dans Essais de psychanalyse, trad. fr.
Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, 1927, p. 63 ; Jenseits des Lustprinzips, Gesammelte
Werke (GW), 13, Londres, Imago, 1952, p. 53. Dans le tapuscrit, le mot allemand
278
Onzième séance
« ab-bauend » est encerclé d’un trait et un autre trait le relie à une indication dans la
marge, également encerclée : « au tableau ».
1. Dans le tapuscrit, le titre est suivi d’une marque d’insertion, reprise dans la marge
avec la mention : « 10-11, p. 68 ». Il s’agit de l’essai de Georges Labica, « Histoire/
idéologie », Dialectiques, nos 10-11, automne 1975, p. 67-92 ; le passage auquel Jacques
Derrida se réfère se trouve à la page 68.
2. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge un ajout de trois mots, qui pourraient être :
« devant le rêve ».
279
La vie la mort
1. K. Marx et Fr. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 70 ; K. Marx et Fr. Engels,
Deutsche Ideologie, op. cit., p. 38.
2. Il y a dans la marge un ajout de quatre mots, qui pourraient être : « ajout/ décon-
struction/ pas opposition… »
3. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 63 ; Jenseits..., GW 13, p. 53 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
4. Ibid.
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« désir », désir concupiscent, dit Laplanche à ce sujet dans son livre Vie
et mort en psychanalyse 1 qui est souvent utile à plus d’un titre] c’est-
à-dire, croyons-nous, que ce cours est chaque fois déclenché par une
tension désagréable [pleine de déplaisir : unlustvolle Spannung] et suit
ensuite une direction telle que son résultat final coïncide avec une
diminution de cette tension et donc avec l’évitement (Vermeidung)
d’un déplaisir (Unlust) ou la production d’un plaisir 2.
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1. Il y a ici une marque d’insertion qui est reprise dans la marge et suivie d’un ajout
de deux ou trois mots : « (≠ essences < un ou deux mots illisibles > ».
288
Onzième séance
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La vie la mort
le nom de Fechner qui était avancé et cette fois sans déclaration d’évi-
tement : « Je fus toujours accessible aux idées de G. Th. Fechner et j’ai
aussi pris appui en des points importants aux idées de ce penseur. »
Ici, Fechner est aussitôt convoqué pour consolider l’hypothèse. Il avait
posé, en 1873, comme loi psycho-physique que tout mouvement
psycho-physique est accompagné de plaisir quand il se rapproche
de la stabilité complète, de déplaisir quand il se rapproche de
l’instabilité complète. Ces deux pôles ou ces deux limites sont les
deux seuls seuils qualitatifs permettant de parler de plaisir ou de
déplaisir. Dans la longue citation que fait Freud alors de Fechner,
il y a une certaine incidente qu’il ne relève pas et dont – me semble-
t-il – il ne fera pas usage par la suite, c’est la reconnaissance au passage,
d’une certaine « indifférence esthétique (ästhetische Indifferenz) 1 »
entre les deux seuils 2, dont nous aurons sans doute à reparler. En
tout cas, considérant tout aussitôt que l’appareil psychique repré-
sente un « cas spécial » du principe de Fechner, Freud en conclut
que le principe du plaisir se laisse déduire du principe de constance,
qui lui-même, circulairement, a été révélé par les faits qui nous
ont imposé le principe de plaisir, à savoir que l’appareil psychique
cherche à maintenir à un étiage aussi bas que possible ou du moins
à un niveau constant sa quantité d’excitation.
Voilà donc le principe de plaisir bien établi et confirmé dans
son autorité. Je me sers souvent du mot « autorité » pour des raisons
qui apparaîtront plus loin 3.
Freud y fait alors, y feint alors une première objection. S’il en
était ainsi, si le principe de plaisir était absolument dominant, d’où
viendrait le déplaisir dont l’expérience est pourtant peu contestable ?
Nous souffrons, nous dit cette expérience.
(Un temps.) Est-ce si sûr ? Qu’en savons-nous ? Qu’est-ce que ça
veut dire ? Et si l’expérience de la souffrance faisait plaisir ailleurs ? etc.
Laissons pour l’instant ces questions. Freud feint de s’adresser l’objection
du sens courant. Si le principe de plaisir est tout-puissant, d’où vient
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 13 ; Jenseits..., GW 13, p. 5. Samuel Jankélévitch
traduit : « indifférence esthésique ».
2. Dans le tapuscrit, le mot « seuils » est raturé et il y a l’ajout interlinéaire d’un
mot : « limites ».
3. Dans la marge, il y a l’ajout du mot « Herrschaft ».
290
Onzième séance
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 14 ; Jenseits..., GW 13, p. 6 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. Il y a une marque d’insertion ici suivie d’un mot, qui pourrait être : « lieutenant »,
si l’on suit le passage correspondant dans « Spéculer – sur “Freud” » (cf. La Carte postale,
op. cit., p. 301).
291
La vie la mort
1. Il y a ici une marque d’insertion et, dans la marge du tapuscrit, l’ajout des mots
« transaction spéculative ».
2. Il y a ici une marque d’insertion et, dans la marge, l’ajout de quelques mots : « thèse
< un mot illisible > l’arrêt de mort (en acte)/ de la différance ». Cf. J. Derrida, La Carte
postale, op. cit., p. 305 : « La thèse serait l’arrêt de mort de la différance ».
292
Onzième séance
293
La vie la mort
1. La phrase entre parenthèses est soulignée dans le tapuscrit et, dans la marge, il y
a l’ajout d’un mot, peut-être : « commenter ».
2. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 14 ; Jenseits…, GW 13, p. 6 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
3. Cette phrase reste inachevée.
294
Onzième séance
295
La vie la mort
s’agit-il alors que des moins intenses. Il y a donc « une autre source (eine
andere Quelle) 1 » de la décharge de déplaisir, de ce qui délivre, dégage
du déplaisir (Unlustentbindung : délivrance comme pour un accou-
chement : accouchement du déplaisir (commenter)). C’est que dans
la constitution du moi, dans la synthèse de la personnalité, certaines
pulsions ou certaines parties pulsionnelles se montrant incompa-
tibles avec d’autres, quant à leur but (Ziel) ou à leurs tendances (mais
qu’en est-il de cette incompatibilité, voilà une question que Freud
n’effleure pas ici), se voient écartées par le processus qu’on appelle
justement le refoulement, ne participent pas à la synthèse du moi,
demeurent à un niveau très archaïque de l’organisation psychique
et à peu près privées de satisfaction. Mais comme il arrive que ces
pulsions obtiennent satisfaction par des voies soit directes, soit
indirectes ou substitutives (par Umwegen ou Ersatzbefriedigung),
alors cela est ressenti par le moi comme déplaisir (par le moi et non
par l’organisme, comme dit la traduction). C’est là que le refou-
lement avec la différenciation topique, la structuration des instances
qu’il construit et instruit, bouleverse la logique implicite classique
de toute philosophie et fait qu’un plaisir peut être ressenti – par le
moi – comme déplaisir, et que, comme le dit Freud, aussitôt après :
« Les détails, les singularités du processus par lequel le refoulement
transforme une possibilité de plaisir en source de déplaisir, ne sont
pas encore bien comprises ou clairement exposables [descriptibles :
darstellbar], mais sûrement tout déplaisir névrotique, est du plaisir
qui ne peut être éprouvé comme tel 2 ». La phrase allemande est moins
paradoxale et au fond renversante que sa traduction française. Freud
dit : « du plaisir qui ne peut être éprouvé comme tel (Lust, die nicht
als solche empfunden werden kann) ». La traduction < de > Jankélé-
vitch dit : « un plaisir qui n’est pas éprouvé comme tel ». Mais comme
au fond elles disent la même chose, à savoir qu’il y a du plaisir
vécu comme déplaisir, je préfère la traduction française, même si elle
est infidèle à la littéralité. Elle est fidèle à ce paradoxe du refoulement
qui fait qu’il peut y avoir du plaisir, une possibilité de plaisir vécue
comme, en tant que déplaisir, si bien que l’expérience, le comme tel
296
Onzième séance
1. Dans la marge, il y a un long trait qui conduit à un ajout de plusieurs mots dont
les premiers semblent être : « F < reud > regrettera/ la pure/ spéculation/ qu’il < plusieurs
mots illisibles > ».
297
La vie la mort
Nous y reviendrons 4.
1. S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », dans Essais de psycha-
nalyse, op. cit., p. 263 ; « Zeitgemässes über Krieg und Tod », GW 10, p. 354 (traduction
modifiée par Jacques Derrida).
2. Ibid., p. 259 ; Jenseits…, GW 10, p. 350.
3. Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, trad. fr. Michel Tort, Paris, PUF,
1965, p. 53 ; Hemmung, Symptom und Angst, GW 14, p. 160.
4. Au bas de cette dernière page de la séance figure le chiffre « 192 ».
Douzième séance 1
Le legs de Freud 2
1. Pour la publication ultérieure tirée de cette séance, voir « Note des éditrices »,
supra, p. 14, note 2.
2. En haut de la première page de cette séance, en plus de cette phrase intitulante,
il y a plusieurs annotations de couleurs différentes : « Fortsein », « Auto-bio-thanato-
etero-graphique », « fortsein ». Dans la marge figure le seul mot : « zèle ».
299
La vie la mort
avoir lu : que Freud ne retient rien de cette histoire du fort/da dans
sa démonstration et qu’il prétend pouvoir l’expliquer encore à partir
du PP.
Si 1 l’on extrait d’abord le squelette, le schéma argumentatif de
ce chapitre, on y constate que ce qui se répète (car il faut identifier
le procès répétitif non seulement dans le contenu, les exemples,
le matériau analysé ou décrit par Freud, mais déjà ou encore dans
l’écriture, la dé-marche de Freud 2), on y constate donc que ce qui
s’y répète le plus évidemment, c’est le geste de Freud pour rejeter,
laisser de côté, renoncer à tout ce qui paraît mettre en question
le PP, et dont il constate chaque fois que cela n’y suffit pas, qu’il faut
aller plus loin, chercher ailleurs, etc. Pour s’en tenir donc d’abord
au squelette argumentatif, je constate qu’après avoir argumenté
sur l’exemple de la névrose traumatique, Freud écrit : « Je propose
donc de laisser de côté l’obscure et nébuleuse question de la
névrose traumatique 3. » Puisque après avoir longuement argumenté
sur le fort/da de la bobine et du jeu de l’enfant, Freud conclut :
« l’analyse d’un cas singulier de ce genre ne fournit aucune conclusion
décisive [littéralement, aucune décision sûre : keine sichere Entschei-
dung] 4 », puis après une deuxième vague d’argumentation à ce sujet,
Freud conclut : « Et une étude plus prolongée du jeu des enfants
ne nous est d’aucun secours pour suspendre notre indécision entre
deux conceptions 5. » Et enfin, derniers mots du chapitre, évoquant
les jeux et l’imitation artistique, et encore une esthétique guidée par
le point de vue économique, Freud conclut : « mais étant donné le
but que nous poursuivons, ils [ces cas et situations] ne produisent
rien [ne donnent rien, leisten sie nichts] car ils présupposent l’existence
et la prédominance [la maîtrise, Herrschaft : j’insiste…] du < plaisir >
et ne témoignent pas pour l’effectivité de tendances allant au-delà
du PP, c’est-à-dire de tendances telles qu’elles soient plus originaires
1. Un trait relie ce début de paragraphe à un ajout dans la marge dont seuls quelques
mots sont lisibles : « À < un mot illisible > que le fort/da de la bobine n’a pas < trois ou
quatre mots illisibles > du PP ».
2. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge l’ajout du mot « Fort ».
3. S. Freud, Au-delà…, op. cit., p. 19 ; Jenseits…,GW 13, p. 11.
4. Ibid., p. 21 ; Jenseits…, GW 13, p. 13 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
5. Ibid., p. 22 ; Jenseits…, GW 13, p. 14 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
300
Douzième séance
1. Ibid., p. 23 ; Jenseits…, GW 13, p. 15 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
301
La vie la mort
302
Douzième séance
1. Ibid., p. 19 ; Jenseits…, GW 13, p. 11. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge l’ajout
suivant : « il est pressé d’y arriver, comme il s’énerve, mais pourquoi puisque ça ne lui
apportera rien ? »
2. Nous fermons ici la parenthèse ouverte plus haut.
303
La vie la mort
1. Dans le tapuscrit, une flèche part du mot « chance » pour aboutir au début du
paragraphe suivant.
2. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 18 ; Jenseits…, GW 13, p. 10 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
304
Douzième séance
y venir tout à l’heure en détail) son petit-fils, avec tout le sérieux qui
convient à un petit-fils aîné qui s’appelle Ernst (The Importance of
Being Earnest, dirait Wilde), repliez ce qu’il dit que fait son petit-fils
en jouant si sérieusement sur ce qu’il fait lui-même en disant cela,
et écrivant Au-delà…, en jouant si sérieusement à écrire au-delà. Il – le
petit-fils mais aussi le grand-père – répète compulsivement sans que
ça avance jamais à rien une opération qui consiste à éloigner ou à
faire semblant d’éloigner le plaisir, l’objet de plaisir, la bobine repré-
sentant la mère (ou, on le verra, tel objet représentant le père – aussi
le gendre de Freud) pour le ramener inlassablement, ou bien, aussi
bien, à faire semblant d’éloigner le PP pour le ramener sans cesse
et conclure : il garde toute son autorité 1. On peut, jusque dans le
détail, faire se recouvrir la description du fort/da et la description du
jeu spéculatif sérieux de Freud écrivant au-delà. On peut voir dans la
description du jeu sérieux de Ernst, du petit-fils aîné du grand-père
Freud, non pas un argument théorique permettant de conclure à
la compulsion de répétition ou à la pulsion de mort ou à la limite
du PP – vous savez qu’il ne le fait pas –, mais une auto-biographie
de Freud, non pas 2 une auto-biographie écrivant sa vie mais une
description vivante de sa propre écriture, de sa manière d’écrire ce
qu’il écrit, notamment dans Au-delà…, la fascination exercée sur
tous les lecteurs par cette histoire de bobine tenant peut-être plus
qu’à sa valeur démonstrative, à sa valeur de répétition en abyme de
ce que fait Freud dans Au-delà…, cette valeur de répétition en abyme
de l’écriture de Freud ayant, elle, un rapport de mimêsis structurelle
avec le rapport entre le PP et la pulsion de mort, celle-ci n’étant
pas opposée à celui-là, mais le creusant en abyme originairement,
à l’origine de l’origine.
Il y a encore autre chose, beaucoup d’autres choses à dire sur cette
structure auto-biographie-abyssale, mais je les laisse pour tout à
l’heure, quand nous aurons commencé à lire la description du fort/
da de Ernst, du fils de sa fille Sophie dont la mort ne va pas tarder
1. Il y a ici une marque d’insertion reprise dans la marge et un ajout de deux mots :
« Toujours là ? » Le mot « là » est souligné de deux traits.
2. Il y a ici une marque d’insertion et, dans la marge, l’ajout d’un mot, peut-être l’abré-
viation de « simplement ». Cf. le passage correspondant dans « Spéculer – sur “Freud” » :
« Non pas simplement une autobiographie […]. » (La Carte postale, op. cit., p. 324.)
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La vie la mort
306
Douzième séance
Je note déjà que le travail – pour les parents mais aussi pour l’enfant
qui y délègue les parents, qui l’attend des parents – le travail est celui
du rassemblement, du chercher à rassembler : Zusammensuchen. Cela,
Freud l’appelle travail et travail difficile. En revanche, il appelle jeu
la dispersion envoyant promener au loin tous les objets – il n’est
pas encore question de la bobine qui arrivera comme un exemple
dans lequel c’est l’enfant qui jette et rassemble tout seul, qui tient
le fil et se passe des parents. Avant la bobine, il y a non seulement
multiplicité des objets constituant l’ensemble du Spielzeug (son
attirail de jeu) mais multiplicité des agents : un enfant qui jette,
disperse, des parents qui ramassent, rassemblent, rangent et mettent
de l’ordre. Notez l’expression « Spielzeug » (« so dass das Zusammen-
suchen seines Spielzeugs oft keine leichte Arbeit war […] ») ; c’est un
collectif : c’est un ensemble, l’unité d’une multiplicité éparpillable
1. Ibid., p. 20 ; Jenseits…, GW 13, p. 12 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
307
La vie la mort
En jetant au loin tous ces objets, il émettait alors, avec une expression
d’intérêt et de satisfaction, un son prolongé – o o o o – qui d’après
les jugements concordants 2 de la mère et de l’observateur [soit du
père de la mère, du PéPé] n’était pas une interjection mais signifiait
« fort » [au loin]. Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu
(dass das ein Spiel sei), et que l’enfant n’utilisait ses jouets [seine Spiel-
sachen : même commentaire que tout à l’heure] que pour jouer avec
leur « être loin » (mit ihnen « Fortsein » zu spielen) 3.
308
Douzième séance
1. Une marque d’insertion ici est reprise dans la marge et suivie d’un ajout de quelques
mots : « O. A. (langue ?)/ (développer) ».
2. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge un ajout : « à quoi ça sert ? »
3. Dans la marge, il y a une indication qui semble être une abréviation, peut-être : « l. P. ».
4. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 20 ; Jenseits..., GW 13, p. 12-13 (traduction modifiée
par Jacques Derrida). Dans « Spéculer – sur “Freud” », quand Jacques Derrida reprend la
citation de ce passage, il y restitue la formulation de Samuel Jankélévitch : « par-dessus
le bord de son lit » au lieu de traduire, comme il le fait ici, « par-dessus bord, le bord
de son lit ». Cf. J. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 334 et infra, p. 310, note 1.
5. Il y a deux ajouts de couleur différente dans la marge, dont le premier est « complet/
Revenue (Wiederkommen) » et le second : « F< reud > voudrait jouer/ avec < plusieurs
mots illisibles > ».
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La vie la mort
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Douzième séance
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La vie la mort
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 20, note 1 ; Jenseits..., GW 13, p. 13, note 1 (traduction
modifiée par Jacques Derrida).
2. Dans le tapuscrit, il y a ici une flèche qui est reliée à un ajout de quelques mots
qui pourraient être : « auprès de SP ».
3. Dans le tapuscrit, il y a un ajout à la fin de ce paragraphe dont on déchiffre
seulement quelques mots : « Le grand spéculateur < deux ou trois mots illisibles > ».
312
Douzième séance
1. Dans la marge, il y a un ajout de plusieurs mots, qui pourraient être : « pas auto-
analytique, auto-biographique de F< reud > qui n’est pas auteur ».
313
La vie la mort
et qu’on en donne ici un exemple. Ça ne veut pas dire non plus que,
dès lors qu’il raconte la vie de l’auteur, il n’ait pas de valeur au-delà,
de valeur comme on dit de vérité, de science, de philosophie. Non,
nous sommes dans un domaine où c’est le contraire qui se passe,
où l’inscription, comme on dit, du sujet dans son texte est aussi
la condition de la pertinence et de l’efficacité d’un texte, donc du
fait qu’il vaut (pas de vérité au sens classique) au-delà de ce qu’on
appelle une subjectivité empirique (à supposer que quelque chose
de tel existe dès lors qu’elle parle, écrit et substitue un objet à un
autre). Mais ici – comme ailleurs – l’autobiographique n’est pas
un espace préalable dans lequel Freud va raconter une histoire,
telle des histoires qui sont arrivées dans sa vie. Ce qu’il raconte, c’est
l’autobiographique, le fort/da ici en cause est une histoire particulière
autobiographique qui décrit, raconte aussi ce que c’est que l’auto-
biographique en général, et qui nous dit : toute auto-bio-graphie est
un fort/da, par exemple celui-ci, le fort/da d’Ernst, de son grand-père
et de ce livre qu’est Au-delà…, etc. 1.
Et je dirais – elliptiquement, faute de temps – que la logique de
au-delà, du mot « au-delà » (jenseits en général) est la logique du fort/
da en tant que la proximité s’y éloigne en abyme (Entfernung). La
pulsion de mort est là, dans le PP, qui agit le fort/da 2.
Mais il faut maintenant, pour être plus concret, que je précise le
contenu exemplaire de l’auto-biographique de ce fort/da.
Freud se rappelle. Trivialement d’abord, il se rappelle, il se
souvient – mémoire consciente – d’un souvenir qu’il raconte. Une
scène arrivée à un autre, à deux autres, mais qui sont sa fille et son
petit-fils (aîné, n’oubliez pas : le premier petit-fils). 3 Mais de cette
scène dont il se dit à plusieurs reprises « observateur », il est un
observateur particulièrement intéressé, intervenant, présent. Ça
se passe sous un toit qui est à peu près le sien. À quel titre – avant
de passer à la plus grande généralité formelle que j’ai indiquée tout à
l’heure – peut-on dire qu’à raconter, à rappeler ce qui arrive au sujet
314
Douzième séance
315
La vie la mort
Peut-être pas plus que Freud, que Freud en général (vous connaissez
le récit autobiographique de son « œdipe »), que Freud en tant
qu’il s’identifie à son petit-fils (à la fois en général, car si le fils
devient le père de son père, l’identification petit-fils/grand-père
est des plus faciles ; et en particulier, nous verrons tout à l’heure
pourquoi).
Donc, Sophie est morte entretemps et Freud (travail du deuil,
« Deuil et mélancolie » à étudier) peut avoir le désir de se la rappeler.
On n’a pas manqué – vous trouverez ça dans Jones – d’associer,
dans le style de la plus vulgaire psycho-biographie, la probléma-
tique de la pulsion de mort et Au-delà… à la mort de cette fille de
Freud. Celle-ci est morte en 1920, l’année même de la publication
d’Au-delà… Freud savait qu’on lierait les deux choses. En juin,
Freud avait lu un résumé d’Au-delà… devant la Société de Vienne.
L’article fut achevé avant les vacances et Freud demanda plus tard
à Eitingon de témoigner que l’article était à moitié terminé alors
que Sophie était en parfaite santé 2. « Bien des gens [dit-il] vont se
poser des questions au sujet de cet article 3. » Jones qui le rappelle
n’exclut pas – à propos de cette curieuse demande de témoignage
et de cette insistance de Freud – s’il 4 ne s’agit pas d’une dénégation
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 21-22 ; Jenseits..., GW 13, p. 14 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. Cette phrase est raturée dans le tapuscrit.
3. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III, trad. fr. Liliane Flournoy,
Paris, PUF, 1969, p. 45 ; The Life and Work of Sigmund Freud, t. III, Londres, Hogarth,
1953, p. 40.
4. Tel dans le tapuscrit.
316
Douzième séance
intérieure. Le fait est que, quoi qu’il en soit en réalité, si l’on peut
dire, et quant aux dates, le fait est que Freud admet au moins par-là,
par sa demande et sa protestation, que le fil autobiographique a ici
du sens et c’est cela qui nous intéresse. Sans ce sens, le sens de ce fil,
la protestation même eût été inutile et absurde. Et Freud n’aurait
même pas eu à écrire à Eitingon qu’il avait la « conscience sereine »
à ce sujet. Un peu plus tard, en 1923-1924, un biographe de Freud,
F. Wittels (S. F.: His Personality, His Teaching, and His School, N. Y.,
1924) 1, met en rapport la mort de Sophie et la théorie de la pulsion
de mort. Freud lui écrit ceci (18 décembre 1923) :
1. Fritz Wittels, Sigmund Freud : His Personality, His Teaching, and His School, trad.
angl. Eden et Cedar Paul, New York, Dodd, Mead, 1924.
2. E. Jones, La Vie et l’œuvre..., t. III, op. cit., p. 45 ; The Life and Work..., t. III,
op. cit., p. 40-41.
3. Tel dans le tapuscrit. Jacques Derrida emploie la même orthographe plus loin à
deux reprises.
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La vie la mort
1. E. Jones, La Vie et l’œuvre..., t. II, trad. fr. Anne Berman, Paris, PUF, 1972, p. 209 ;
The Life and Work..., op. cit., t. II, p. 196.
2. E. Jones, La Vie et l’œuvre..., t. III, op. cit., p. 103 ; The Life and Work..., t. III,
op. cit., p. 91.
3. Ibid., p. 102 ; t. III, p. 90.
4. Ibid., p. 104 ; The Life and Work…, t. III, p. 91-92.
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Douzième séance
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La vie la mort
1. Pour la publication ultérieure tirée de cette séance, voir « Note des éditrices »,
supra, p. 14, note 2.
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1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 31 ; Jenseits..., GW 13, 22 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. Dans la marge, il y a un ajout : « la bles < sure > narc < issique > ».
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Treizième séance
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 37 ; Jenseits..., GW 13, p. 28 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. Voir supra, p. 326, note 1.
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1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 42 ; Jenseits..., GW 13, p. 32 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
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La vie la mort
une victoire déjà, sur un terrain qui ne lui appartient pas d’avance.
Victoire de la liaison sur la déliaison, de la bande sur la contrebande,
ou même de la contre-bande sur la débandade absolue 1.
Cette hypothèse vient d’être acquise – comme hypothèse – à
partir de l’exemple de névroses traumatiques et d’un effondrement
du front cédant à des agressions extérieures. Le chapitre v étend la
portée de l’hypothèse en considérant les excitations d’origine interne,
celles qui proviennent des pulsions et de leurs représentants, c’est-
à-dire de l’objet le plus important mais aussi, note Freud, le plus
obscur de la psychanalyse. Première affirmation importante – et là
nous entrons dans la phase la plus active et la plus riche du texte – :
le caractère de ces processus nerveux émanant de sources internes
(pulsions et représentants), c’est qu’ils ne sont pas liés. Freud s’appuie
ici sur tout l’acquis de la psychanalyse jusqu’alors, sur le rêve, sur
les processus de transfert, de déplacements et de condensation,
pour montrer que si cela se produisait dans le système ou sur des
matériaux conscients ou pré-conscients, ça ne marcherait pas, ça
donnerait des résultats faux, etc. À ces processus inconscients, il
rappelle qu’il a donné (cf. Traumdeutung 2) le nom de processus
primaire (Primärvorgang). Le processus primaire correspond donc
à une charge libre, non liée, non tonique, et le processus secondaire
à la liaison, à l’enchaînement de l’énergie. La tâche des couches
supérieures de l’appareil psychique consiste donc à lier, à enchaîner,
les excitations pulsionnelles venant du dedans. Et, voilà le plus
important, me semble-t-il, le PP (ou le PR, sa forme modifiée) ne
peut affirmer sa maîtrise (Herrschaft) que dans la mesure et à partir
du moment où cet enchaînement, cette liaison, a pu opérer, a réussi,
au moment où le processus primaire est lié, dominé. Cela ne veut
pas dire qu’avant ce moment, il n’y a aucun effort pour maîtriser
ou lier l’excitation, simplement l’appareil psychique tente de lier
ses excitations en partie (langage vague) sans tenir compte du PP et
1. Les mots « la débandade » sont raturés dans le tapuscrit ; au-dessus, dans
l’interligne, Jacques Derrida a peut-être écrit : « l’abande ». À la fin de la phrase, il y a un
ajout qui pourrait être : « ou la débandade ». Pour cette série de termes, cf. J. Derrida,
Glas, op. cit., par exemple p. 18bi, 30b, 77bi, 97ai et 151b.
2. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr. Ignace Meyerson, Paris, PUF,
1967 ; Die Traumdeutung, GW 2 et 3.
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Treizième séance
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La vie la mort
1. Dans la marge figure l’ajout de plusieurs mots dont deux pourraient être chaque
fois une abréviation de « mouvement », ce qui donne à lire : « mvt entretient le mvt ».
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Treizième séance
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 48 ; Jenseits..., GW 13, p. 38 (traduction modifiée
par Jacques Derrida). Une marque d’insertion ici est reprise dans la marge avec l’ajout :
« diffère/ Force = écriture ». Ces deux derniers mots sont encerclés d’un trait.
2. Voir J. Derrida, « La différance », dans Marges – de la philosophie, op. cit., p. 1-29.
3. Ibid., p. 50 ; GW 13, p. 49.
4. Ici une marque d’insertion est reprise dans la marge et suivie des mots : « ici :/ vie = /
accident/ mort = / inter./ < ailleurs : le mvt ? > / ne prescrit pas la mort ». En dessous,
il y a plusieurs ajouts de couleurs différentes : « la vie fait angle/ < un mot illisible > »,
« partiel ? », « Le propre = la vie la mort », < un mot illisible > .
333
La vie la mort
Je dis que la question n’est pas simple parce que Freud doit alors
rendre compte des pulsions conservatrices qu’il reconnaît dans
tout vivant, et qui motivent aussi le recours à des processus répétitifs.
Pourquoi ce détour conservateur si la tendance à la mort est si
interne et si générale ? Devant ce risque de contradiction, quelle est
la ressource et la réponse de Freud ? 1) Faire des pulsions conserva-
trices ou du détour dans sa forme conservatrice un processus partiel,
des pulsions partielles (Partialtriebe), et 2) se référant à la distinction
décidément indispensable du dedans et du dehors, il détermine le
sens ou la nécessité ou la finalité de ces pulsions partielles de conser-
vation comme mouvement tendant à s’assurer que le chemin vers
la mort répondra à des possibilités immanentes, internes. Autrement
dit, à mourir de sa propre mort. L’organisme se conserve, s’épargne,
etc., se garde, non pas pour se garder contre la mort mais contre
une mort qui ne serait pas la sienne propre. Il se garde (d’où le détour
ou le pas de détour ou détour du pas) contre ce qui pourrait lui
voler sa mort, lui faire arriver une mort du dehors. La pulsion du
propre, comme pulsion interne, serait ici plus forte et que la vie
et que la mort qui ne s’opposent pas. C’est en ce lieu – au moment
où Freud dit : « Il reste que (Es erübrigt, dass) l’organisme ne veut
mourir qu’à sa manière » –, le lieu où il faudrait ajointer – je ne
peux le faire ici faute de temps – ce que Heidegger dit de l’être pour
la mort (« Sein zum Tode ») qui, en deçà de toutes les catégories
métaphysiques de sujet, de conscience, de personne, etc., doit avoir
rapport à son propre, sa propre mort, comme condition de son
authenticité (Eigentlichkeit), et de ce que Freud dit du Todestrieb,
Todesziel, Umwege zum Tode, et littéralement du « eigenen Todesweg
des Organismus » 1. Il s’agit bien, au-delà de toutes les oppositions,
d’une économie de la mort, d’une loi du propre (oikos) en tant qu’elle
gouverne le détour et cherche son événement propre (Ereignis),
sa propriation, plutôt que la vie et/ou la mort. L’allongement ou
l’abréviation du détour seraient au service de cette loi économique
du soi-même comme propre, de l’auto-affection. Il faut avant tout
s’auto-affecter de sa propre mort, faire que la mort soit auto-affection
de la vie ou la vie auto-affection de la mort. Toute la différance se
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Treizième séance
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La vie la mort
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Treizième séance
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La vie la mort
1. Ibid., p. 63 ; Jenseits…, GW 13, p. 53. Dans le tapuscrit, après cette citation il y
a un ajout : « Tjrs le pas ».
2. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge un ajout de deux mots, qui semblent être
« mvt analytique ».
3. S. Freud, Au-delà…, op. cit., p. 65 ; Jenseits…, GW 13, p. 54.
338
Treizième séance
1. Ibid., p. 67 ; Jenseits..., GW 13, p. 57 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
2. Il y a dans la marge un ajout : « encore/ (fort/da)/ 7 ans ?/ < cent ans ? > ».
3. À partir d’ici et jusqu’à la fin de la séance, notre transcription est basée sur la copie
carbone (T2) du tapuscrit original dont les cinq dernières pages ne se trouvent pas dans
les archives. Ces pages de T2 ne comportent presque aucun ajout.
339
La vie la mort
elle n’a pu survenir et puis surtout être fixée que dans la mesure où
quelque pulsion de vie pré-sexuelle la précédait, l’animait virtuel-
lement, la finalisait. Décidément, la pulsion de vie est toujours
indissociablement couplée avec la pulsion de mort. Nous avons
maintenant – c’est le seul progrès – une hypothèse à deux inconnues.
Nous n’avons pas avancé d’un seul pas depuis le début.
C’est exactement là, en ce lieu de paralysie, que survient le recours
célèbre au mythe du Banquet – que je m’abstiendrai de commenter
parce qu’il est trop familier. Je veux seulement souligner qu’il inter-
vient en cet instant où le spéculatif échoue à devenir science ou
philosophie, où il échoue sur la limite, sur le lieu où il s’agirait
d’aller au-delà non seulement de telle ou telle limite, mais de l’idée
même de limite comme front entre deux termes opposés, comme
distinction entre deux identités (par exemple la vie/la mort). Et pour
souligner aussi, quant à la dé-marche textuelle de ce passage de
Au-delà…, que Freud abandonne aussi le secours de ce mythe (qui
lui-même jouait un rôle analogue dans le texte platonicien) et semble
une fois de plus baisser les bras : « Ich glaube, es ist hier die Stelle,
abzubrechen 1 » : je crois que c’est ici le lieu de couper, de couper
court, de lever la séance, etc.
Ce qu’il ajoute néanmoins aussitôt après et qui est comme un
« commentaire critique », une « réflexion critique » (c’est son mot :
« kritische Besinnung ») sur ce qui se passe, vient de se passer, le statut
de son discours et de son essai, ce post-scriptum de l’avant-dernier
chapitre est des plus intéressants. Freud se met en scène. Il essaie de
définir sa place – ou même sa non-place, son absence, une certaine
non-position au regard de ce qui se passe ici, de ce discours, de
ces hypothèses, de ces avances, reculs, faux pas, fausses sorties, etc.
Ce qu’il dit alors, se mettant en scène ou se dé-mettant de la scène,
ce qu’il dit alors nous importe beaucoup, ce qui ne veut pas dire que
nous y croyons ou n’y croyons pas, mais nous importe beaucoup
dans la mesure où nous pensons que la question du statut de ce texte
(Au-delà du principe de plaisir) et du discours qui y est tenu, de la
place de Freud, de son rapport à la psychanalyse comme science,
comme pratique, comme mythologie, comme philosophie, comme
340
Treizième séance
341
La vie la mort
dit-il) : « je ne sais pas jusqu’à quel point j’y crois (Ich weiss nicht,
wie weit ich an sie glaube) 1 ».
Cette attitude suspensive, cette épochè qui retient – comme dans
une phénoménologie qu’il faudrait ici invoquer par-delà les limites
réelles ou par-delà les interdits et les slogans –, cette épochè qui retient
le jugement, la conclusion et justement, comme dans la phénoméno-
logie, la thèse, Freud la détermine aussi comme suspension de l’affect,
du moment/facteur affectif qui accompagne toute Überzeugung, et
toute Glaube, toute conviction et toute croyance. Et pourtant, si
l’affect de conclusion est suspendu, il est difficile de dire qu’il soit
absent, l’affect, de la recherche, même si elle se fait pour voir, par
curiosité. Une fois qu’on a suspendu l’affect de conclusion (conviction
ou croyance), « on peut [dit Freud] s’adonner [s’abandonner, le mot
est fort, sich hingeben] à un chemin de pensée, à un cours de pensée
(Gedankengang), le suivre aussi loin qu’il conduise, par pure curiosité
scientifique ou bien, si l’on veut/préfère (wenn man will), comme
advocatus diaboli qui cependant ne se voue pas [par contrat écrit] au
diable (sich darum nicht dem Teufel selbst verschreibt) 2 ». Cette récur-
rence, ici, du diable, une fois de plus, mérite notre attention. Il est
étrange de voir < qu’ > une démarche suspensive, mise au compte de
la simple curiosité, voire de la curiosité scientifique, soit comparée
à une opération diabolique, ou plus précisément, car tout cela est
encore plus diabolique, plus double, au procès d’un avocat du
diable. Pourquoi la curiosité serait-elle du côté du diable ? Qu’en
est-il du diable dans la science ou dans la psychanalyse ? De surcroît,
il faut faire attention, l’avocat du diable, ça n’est pas le diable, c’est
plus malin que le diable. Ça représente le diable à la barre, ça feint
de prendre le parti du diable, mais ça n’est pas le diable et ça ne
croit pas au diable. En tout cas, même si ça y croit, ça s’arrange pour
prendre le parti du diable ou < pour > mettre le diable de son côté
sans se mettre du côté du diable, sans se donner ou se vendre ou se
promettre au diable, sans contrat avec le diable. Pas de promesse
écrite au diable (nicht dem Teufel sich verschreiben). Il faudrait lire ici
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 74 ; Jenseits..., GW 13, p. 64 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. Ibid. (traduction modifiée par Jacques Derrida).
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Treizième séance
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La vie la mort
344
Treizième séance
1. Ibid., p. 49 ; Jenseits…, GW 13, p. 39 (traduction modifiée par Jacques Derrida).
Quatorzième séance 1
Serrements
1. Il y a des annotations sur la première page du tapuscrit de cette séance qui diffèrent
quelque peu entre T1 et T2. Sur T1, les mots « serrements » et « stricture/ serrure ». Sur
T2, en plus des mots présents sur T1, il y a « Principe du plaisir régnait sur le plan »
où « du » et « sur » sont entourés d’un trait, ainsi que « Des Serrements ». Pour la publi-
cation ultérieure tirée de cette séance, voir « Note des éditrices », supra, p. 14, note 2.
347
La vie la mort
dette 1, voire une culpabilité dont il ne sera plus jamais absous et avec
laquelle aucune réconciliation jamais ne serait possible. Le théoricien-
psychanalyste responsable de l’Au-delà du principe de plaisir ne
sera jamais pardonné. Un crime, une faute, une violence ont eu lieu.
Une dette impayable a été contractée. Impayable peut-être parce
que ce qui a été violenté et transgressé, c’est peut-être une économie
(non pas l’économique en général) mais une économie où le principe
de l’équivalence et donc de la monnaie, et donc des signes (signi-
fiants et signifiés), a été forcé, a subi l’effraction – ici précisément la
spéculation – qui à la fois rend la dette insolvable et nulle.
« Insolvabilité » et « irrésolution », ces mots résonnent peut-être
aussi selon le code de ce qu’on pourrait appeler l’économie libin-
dinale, c’est-à-dire du lien (bind, double bind, bande, contrebande,
du binden allemand), concept ou métaphore qui, nous l’avons vu,
joue un rôle formidable dans ce texte et dans cette problématique.
Question de liaison, donc, de liaison d’énergie, d’une liaison qui
peut ou ne pas être résolue, absoute, c’est-à-dire dissoute, détachée,
gelöst, ou qui, on va peut-être le voir, se lie, se relie elle-même d’être
détachée, etc.
Or vous savez que ces trois registres du lösen (déliaison, dénouement,
détachement, séparation, ou résolution d’un problème ou acquit-
tement d’une dette, retrait d’un gage, etc.), ces trois registres sont
sans cesse impliqués dans le texte que nous lisons, que nous lisons
aussi comme un récit – autobioétérothanatographique 2 – qui, au
moment du post-scriptum, ne connaît pas encore son dénouement,
la fin d’une liaison qui continue à dominer la scène, sous la forme
toujours dominante par excellence et par essence du PP. La liaison
avec laquelle Freud n’en finit pas, c’est la liaison elle-même, le principe
de liaison qui a partie liée avec l’autorité, la maîtrise du PP. Qu’est-ce
qui va maintenant se passer ? Va-t-on connaître le dénouement ?
Non, bien sûr. Mais ne va-t-il rien se passer ? Non, bien sûr.
1. Dans le tapuscrit, il y a ici une marque d’insertion qui est reprise dans la marge
et un ajout : « contrat/ serment ».
2. Il semblerait que Jacques Derrida ait voulu faire ici un ajout de quelques mots
écrits dans l’interligne et les placer devant ce néologisme, mais, comme l’indique une
flèche, qu’il ait ensuite décidé de les placer après. On peut y lire « inter- », mais ce qui
suit est illisible en raison d’une tache d’encre sur le tapuscrit.
348
Quatorzième séance
Mais tout cela [dit Freud] [ces manifestations des pulsions de répétition],
en ce lieu où le principe de plaisir n’a pas encore exercé son pouvoir
(Macht), n’a pas besoin pour autant de se tenir en opposition avec
lui (im Gegensatz zu ihm zu stehen), et notre devoir [notre tâche :
349
La vie la mort
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 78 ; Jenseits..., GW 13, p. 67 (c’est Jacques Derrida
qui souligne et modifie la traduction).
350
Quatorzième séance
1. « Or, il semble précisément que le principe du plaisir soit au service des instincts
de mort. » (ibid.)
2. Ce mot est encerclé d’un trait et il y a un ajout dans la marge : « la stricture = /
détachement supplémentaire ». Ces mots sont soulignés de plusieurs traits et une flèche
part vers le bas de la page.
351
La vie la mort
352
Quatorzième séance
1. Ce point d’exclamation est encerclé d’un trait relié par une flèche à l’ajout de
plusieurs mots dans la marge : « Nancy/ (auflösen aufheben », suivis d’une flèche et
d’une indication : « p. 46 < un mot illisible > ». Pour l’allusion à Jean-Luc Nancy, voir
J. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 422, note 2 : « Sur toute cette problématique, une
lecture me paraît aujourd’hui s’imposer, celle du livre admirable de Jean-Luc Nancy,
La Remarque spéculative (un bon mot de Hegel), éd. Galilée, 1973. Le rapport entre
Aufheben et Auflösen chez Hegel y est justement analysé (p. 45 sq.) ». Quant à la
traduction de l’« Aufhebung » hégélienne, en 1967 Jacques Derrida a proposé « la relève » ;
voir « Le puits et la pyramide. Introduction à la sémiologie de Hegel », dans J. Derrida,
Marges – de la philosophie, op. cit., p. 102.
2. La marge comporte un ajout : « SAS », suivi de « CAPS » ou « CARS », les deux
sigles encerclés d’un trait.
3. Il y a dans la marge un ajout : « paraphraser p< our > la tr< aduction > ».
353
La vie la mort
Fonction (Nirvana)
↑
PP
↑
Fonction de liaison
1. Ici commence la transcription d’une page, numérotée 7, à partir de T2, car elle
manque dans T1.
354
Quatorzième séance
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 79 ; Jenseits..., GW 13, p. 68 (traduction modifiée
par Jacques Derrida).
2. La transcription de la page 7 à partir de T2 se termine ici.
355
La vie la mort
356
Quatorzième séance
1. Dans la marge, il y a un ajout dont, peut-être, les mots « gl < as > » et « stricture ».
2. Il y a deux ajouts interlinéaires dans cette phrase : le mot « serrure » est écrit au-dessus
de « non-stricture » et, à la ligne suivante, au-dessus de « stricture ». Dans la marge, il
y a l’ajout du mot « Glas ». Pour l’usage des néologismes « stricture » et « striction » voir
J. Derrida, Glas, op. cit., par exemple p. 115a, 125bi, 162bi, 169bi, 207bi, 227b, 272a
et 276-277bi.
357
La vie la mort
1. Ici une marque d’insertion est reprise dans la marge où on peut lire « p. 2 marge »
qui est encerclé. Cela renvoie à cette phrase précédente tapée dans la marge de la p. 2
du tapuscrit sous l’indication « p. 8 » ; voir supra, p. 349, note 1.
2. Il y a un ajout dans la marge : « sans castration/ sans pas ».
3. Dans le tapuscrit, ce mot est raturé et corrigé à la main par un ajout interlinéaire,
qui pourrait être : « puissance ».
358
Quatorzième séance
1. Après « C’est » figure un ajout interlinéaire de « à lier ». Dans la marge, il y a l’ajout
de trois ou quatre mots dont peut-être « en secret ».
2. Un trait de crayon ici conduit à un ajout dans la marge de trois mots illisibles,
encerclés d’un trait, dont le dernier pourrait être « eigen ».
3. Une flèche ici conduit à un ajout dans la marge qui pourrait être : « maîtrise / de
la pulsion / qu’elle-même < mot illisible > ».
4. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, « Fantasme originaire, fantasme des
origines, origine du fantasme », Les Temps modernes, no 215, 1964, p. 1133-1168 (rééd.,
Paris, coll. « Pluriel », Fayard, 2010).
5. Dans le tapuscrit, il y a une marque d’insertion et, dans l’interligne, l’indication
« p. 68 tr. ».
359
La vie la mort
360
Quatorzième séance
1. Le mot « maîtresses » est encerclé d’un trait et il y a dans la marge deux ajouts :
« de peur d’autrui » et « a le pouvoir ».
2. Dans la marge, à côté de ce dernier paragraphe, il y a l’ajout du mot « inauguré ».
361
La vie la mort
1. S. Freud, Au-delà..., op. cit., p. 80-81 ; Jenseits..., GW 13, p. 68-69 ; la référence
entre parenthèses est dans une note en bas de page.
2. Dans le tapuscrit, il y a dans la marge l’ajout d’un mot, qui pourrait être
« Fortsein ».
3. Il s’agit sans doute de « La double séance » dans Jacques Derrida, La Dissémination,
Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 199-317.
4. Voir J. Derrida, Glas, op. cit., p. 174bi.
5. Il y a ici une marque d’insertion et, dans la marge, un ajout : « engagement/ serment ».
362
Quatorzième séance
550
Ma première solution : le plaisir tragique de voir sombrer ce qu’il
y a de plus haut et de meilleur (parce qu’on le considère comme trop
limité par rapport au Tout) ; mais ce n’est là qu’une façon mystique
de pressentir un « bien » supérieur.
Ma deuxième solution : le bien suprême et le mal suprême sont
identiques.
1884-1885 (xiv, 2e partie, § 168, alinéas 7-8) 3
552
Si l’on se pose cette question folle et impudente, de savoir si dans le
monde c’est le plaisir ou la douleur qui l’emporte, on se trouve en
plein dilettantisme philosophique ; on ferait mieux de laisser cela aux
poètes langoureux et aux femmes. Il se pourrait que sur une étoile toute
proche il y eût tant de bonheur et de plaisir que cela suffit à soi seul
à contre-balancer dix fois « toute la misère de l’humaine condition » ;
qu’en savons-nous ? Et d’autre part nous voulons être les héritiers de
la méditation et de la pénétration chrétiennes et ne pas condamner
la vie en soi ; si on ne sait plus en faire un usage moral, pour le « salut
de l’âme », on devrait au moins lui laisser sa valeur esthétique, qu’on
en soit l’artiste ou le spectateur. Le monde, si l’on en supprime la
douleur, est inesthétique à tous les sens du mot ; et peut-être le plaisir
n’est-il qu’une forme et un mode rythmique de la douleur ! Je veux
dire, peut-être la douleur tient-elle à l’essence même de l’existence.
ix 1885 – vi 1886 (xiii, § 227) 4
553
À quel point nous avons l’habitude de vivre dans un sentiment de
363
La vie la mort
554
Le plaisir est une sorte de rythme dans la succession de douleurs
minimes et dans leur degré relatif, une excitation qui résulte de rapides
variations d’intensité, comme lorsqu’on irrite un nerf, un muscle,
mais avec une courbe générale montante ; la tension y est nécessaire
autant que la détente. Un chatouillement.
La douleur est le sentiment d’un obstacle ; mais comme la puissance ne
prend conscience d’elle-même que par obstacle, la douleur est partie
intégrante de toute activité (toute activité est dirigée contre quelque
chose dont il faut triompher). La volonté de puissance aspire donc à
trouver des résistances, de la douleur. Il y a une volonté de souffrir au
fond de toute vie organique. (Contre le « bonheur » pris pour « fin ».)
iii-xii 1884 (xiii § 661) 2
Introduction générale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Note des éditrices. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Première séance
Programmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Deuxième séance
Logique de la vivante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Troisième séance
Transition (Faux pas d’Œdipe). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Quatrième séance
La logique du supplément. Le supplément d’autrui, de mort, de sens,
de vie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Cinquième séance
L’increvable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Sixième séance
Le modèle « boite ». Histoire de Colosse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Septième séance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Huitième séance
Cause (« Nietzsche »). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Neuvième séance
De l’interprétation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Dixième séance
La pensée de la division du travail – et la contagion du nom propre . . . 249
Onzième séance
L’escalade – du diable en personne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Douzième séance
Le legs de Freud. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299
Treizième séance
Pas de détour. Thèse, hypothèse, prothèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
Quatorzième séance
Serrements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
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