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JACQUES DERRIDA
ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida
sous la direction de Katie Chenoweth.
isbn 978.2.02.145585.4
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Préface
Phalanges
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1. Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967,
p. 41‑42.
2. De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967.
3. Cf. par exemple Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 93 et 116 ;
La Dissémination, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 10 et passim ; Glas, Paris,
Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1974, p. 21b ; et ici même dans Le Calcul
des langues, p. 1a, 35b, 38a, 54a, 59b.
4. In La Dissémination, op. cit., p. 198, 201‑202, 318.
5. In Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972.
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1. Avec « Entre deux coups de dés », annoncé dans La Dissémination (op. cit.,
p. 158, note 57), c’est un exemple rare d’un texte « perdu » de Derrida.
2. Cf. Papier Machine, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 152
et 158‑159, cité par Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 320. Ce texte date effec-
tivement de l’époque où Derrida écrivait « de plus en plus à la machine » (Papier
Machine, p. 153).
3. Comme c’est le cas et pour « Tympan », où la colonne de droite est intégrale-
ment composée d’une longue citation de Michel Leiris, et pour Glas, où les colonnes
furent écrites, peut-être, dans l’idée au moins vague de leur éventuelle juxtaposition
ou confrontation, mais non pas simultanément et à la même page.
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1. Que Le Calcul des langues fût destiné à être un « livre » malgré tout est confirmé
par plusieurs remarques réflexives dans le texte : cf. p. 33a (« Ce livre sera donc divisé
en chapitres ») ; 34b (« aura-t‑on à choisir, question de ce livre ») ; 62b (« l’objet de
ce livre-ci »).
2. Ce séminaire, dont on retrouve huit séances dactylographiées dans les archives,
comporte plusieurs références explicites au séminaire « La psychanalyse dans le texte »
qui donnent à penser que ces deux séminaires furent donnés pendant la même période.
Plusieurs indications internes confirment que « La psychanalyse dans le texte » a
d’abord été destiné à un auditoire anglo-saxon (sans doute lors du passage de Der-
rida à la Johns Hopkins University à Baltimore en 1971), ce qui est donc peut-être
aussi le cas pour « Philosophie et rhétorique ». De multiples annotations manuscrites
(au crayon, à l’encre bleue et au stylo rouge) laissent en outre penser que les deux
séminaires furent donnés plus d’une fois. Nota bene : Les numéros de page des sémi-
naires non publiés cités ici renvoient à la pagination des tapuscrits de Jacques Der-
rida conservés à l’University of California, Irvine, et dans le fonds Derrida à l’IMEC.
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1. Les colonnes de Glas sont, bien entendu, thématisées au cours du texte, mais
surtout de façon liminaire (prière d’insérer, premières et dernières pages de la colonne
de gauche).
2. Deuxième acception, qui fait penser à Glas, justement : « Terme de botanique.
Qui a deux styles. » Dans la pochette qui contenait le tapuscrit du Calcul des lan-
gues, on trouve un carton écrit au stylo rouge, avec des indications en vue de la dis-
position matérielle du texte : « En exergue sur une seule page/ Distyle 1./ 2./ style
<mot illisible souligné, éventuellement “strier” ou “situer”> Littré/ 2 caractères : 1 pg
2 colonnes en face l’une de l’autre. »
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1. Cf. aussi L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 32‑35, et surtout « il faut se deman-
der à quelles conditions un texte peut se trouver, de ce point de vue, jusqu’à un cer-
tain point et selon des axes déterminables, pertinent aux irruptions d’une modernité
scientifique (biologie, génétique, linguistique ou psychanalyse, par exemple) dont
l’“auteur” ni la “production” ne sont les “contemporains” : ce qui arrache un tel texte
– mais aussi tout autre, pourvu qu’on y reconnaisse cette coupe – et à son auteur (c’est
la première condition de cette expropriation) et à la contrainte toute-puissante d’une
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mythique épistémè. Ce que celle-ci implique de code fini appartient encore et seule-
ment à la représentation qu’on peut se donner d’une épistémè déterminée. La théorie
générale des épistémè a pour terrain et condition de surgissement l’imaginaire d’une
épistémè, celle-là seule qui ferait du tableau, du code fini et de la taxonomie sa norme
déterminante ». Nous verrons dans un instant que Le Calcul des langues compte bien
laisser place à une telle « irruption » psychanalytique.
1. À comparer avec tel moment célèbre de Glas : « Sont donc partis, sauf exception
et en tant que tels, les archéologues, les philosophes, les herméneutes, les sémioticiens,
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les sémanticiens, les psychanalystes, les rhétoriciens, les poéticiens, peut-être même tous
les lecteurs qui croient encore, à la littérature ou à quoi que ce soit » (op. cit., p. 50b).
1. À comparer avec telle remarque vers le début du séminaire « Philosophie et rhé-
torique au xviiie siècle » : « En posant comme valeur de méthode pédagogique qu’il ne
faut pas, qu’on ne peut pas commencer par le vrai commencement mais prendre en
quelque sorte les choses au point où elles en sont déjà, au point où l’enfant est déjà
dans sa langue, dans son histoire, dans l’histoire de la littérature, qu’il faut seulement
le faire réfléchir sur ce qu’il sait déjà, étant déjà “à l’eau” au moment où la didactique
commence, eh bien Condillac pratique en quelque sorte la méthode et la méthode
pédagogique que nous avons choisie tout à l’heure. Vous vérifiez que nous avions déjà
commencé à lire Condillac et à parler de lui au moment où nous croyions pronon-
cer les premiers mots d’un séminaire et amorcer une introduction sur l’introduction,
etc. » (Séance 1, p. 8). La « méthode pédagogique […] choisie tout à l’heure » ren-
voie au début de cette première séance et au choix explicite de la méthode du « che-
min qui se construit en marchant » (Séance 1, p. 2).
2. « Le supplément de Rousseau interrompt – et donc inaugure – au point où la
suppléance de Condillac relaie, remplace, développe, garde aussi » (p. 50). Cf. aussi
« Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », Séance 2, p. 8, et Séance 3, p. 4, qui
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donne un aperçu précieux de ce qu’admire Derrida chez Condillac : « Il faut rendre
hommage à Condillac. Il faut lui rendre cet hommage que, quand il ne perçoit pas de
différence essentielle [il s’agit ici de la différence entre poésie et prose – Éd.], quand
il ne croit pas à une opposition, eh bien il ne l’invente pas, comme on fait souvent
et il dit, en empiriste conséquent, eh bien, c’est la même chose, c’est continu et s’il
y a une différence, elle est de degré. C’est peut-être un des traits qui distinguent le
style de pensée de Condillac de celui de Rousseau, et qui distinguent en particulier
le concept de suppléance de Condillac du supplément de Rousseau : le premier, celui
de Condillac, n’implique aucune rupture, aucune extériorité absolue. »
1. « Discours préliminaire » au Cours d’études pour l’instruction du Prince de Parme,
in Œuvres philosophiques, tome I, p. 403 ; cité par Derrida p. 45a. Il n’est peut-être
pas inutile de faire remarquer que les Œuvres philosophiques présentent les textes de
Condillac en deux colonnes.
2. L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 91. Cf. dans le séminaire sur « Philosophie
et rhétorique au xviiie siècle » : « […] qu’on l’ait ou non perçu, le premier grand
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ouvrage systématique de Condillac, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, est
en profondeur et en extension un traité de sémiotique, une sémiologie générale […].
Il ouvre le champ à une prolifération monstrueuse et illimitée de la signification et
peut-être finalement à une disparition de la chose même dans le réseau des signes »
(Séance 6, p. 2‑4).
1. Cf. L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 89.
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qui s’y plie, c’est qu’elle peut toujours dénoncer, dans le désordre,
une semblance.
Soit ce que je parais faire ici1.
1. P. 34-35b. Cf. aussi p. 78a : « le principe d’analogie commande partout ». L’Ar-
chéologie du frivole avait déjà insisté sur l’importance de l’analogie chez Condillac :
« Si l’on veut lire Condillac et ne pas se fermer à son texte, si l’on ne veut pas s’im-
mobiliser devant une grille d’oppositions constituées et survenues, il faut accéder à la
logique, à l’analogique plutôt qui développe un sensualisme en un sémiotisme » (p. 30).
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1. P. 70-71b. Derrida consacre deux séances du séminaire « La psychanalyse dans
le texte » à Au-delà du principe de plaisir. Ce qu’il en dit dans Le Calcul des langues
semble pourtant déjà plus proche de la lecture détaillée qu’il en fera dans le sémi-
naire La vie la mort, et de celle, minutieuse, qui sera publiée dans La Carte postale
sous le titre « Spéculer – sur “Freud” ». Dans le séminaire « Philosophie et rhétorique
au xviiie siècle » : « […] la loi du progrès est la loi de la décadence. C’est la même
loi. Ce qui fait naître la langue, ce qui lui assure la vie, c’est la même chose que ce
qui la fait déchoir et la porte à sa mort, ou porte sa mort en elle. La force de vie et
la force de mort, c’est la même force. La figure, la métaphore est à la fois, dans le
langage, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Et si nous mettons cela en relation
avec le fait que toute cette histoire […] a un rapport essentiel avec la répétition et la
suppléance, comme avec un certain au-delà du besoin ou de la passion, du désir ou
du plaisir, au-delà qui se trouve inscrit dans cela même dont il est l’au-delà, eh bien
nous pourrions faire de brillants développements sur les rapports entre tout ce dis-
cours et l’Au-delà du principe de plaisir de Freud qui met aussi en rapport la répéti-
tion, la pulsion de mort comme inscrite dans la vie, et l’au-delà du principe de plaisir.
Ces développements seraient d’ailleurs tout à fait justifiés ; mais je m’en abstiendrai.
Vous les ferez vous-mêmes quand nous aurons lu Au-delà du principe de plaisir dans
l’autre séminaire. Car ces deux séminaires n’ont bien sûr, comme vous l’imaginez,
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pas le moindre rapport l’un avec l’autre » (Séance 2, p. 10). Cf. une autre référence
à l’« autre séminaire », Séance 3, p. 13.
1. Cf. Marges – de la philosophie, op. cit., p. 375.
2. Ibid., p. 387. Il nous semble que cet argument, dont on pourrait difficilement
exagérer la portée pour la pensée de la déconstruction, permet de mieux comprendre
le motif un peu mystérieux d’un « X digne de ce nom » que l’on trouve partout dans
les textes de la dernière décennie de la vie de Derrida : voir à ce propos quelques
remarques dans Voyous, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 28.
Il nous semble possible de formaliser cette structure et d’affirmer que tout « X digne
de ce nom » chez Derrida est toujours un X qui est passé par l’épreuve de cet argu-
ment de la possibilité-nécessaire-de-ne-pas. Cf. Geoffrey Bennington, Scatter I: The
Politics of Politics in Foucault, Heidegger, and Derrida, New York, Fordham Univer-
sity Press, 2016.
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1. Cf. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines,
Charles Porset (éd.), Paris, Galilée, 1973, p. 132 sq.
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1. Cf. « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », in Psyché. Inventions de
l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, par exemple p. 182, où
l’on retrouve ensemble la « stricture », et la « sériature », avec la liaison et la déliaison.
2. « Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », Séance 5, p. 4.
3. Cf. L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 99.
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touchant ses propres bords et ouvert sur l’ouïe même dans la circu-
lation du s’entendre-parler) est, avec les phalanges, l’autre extrémité du
corps capable d’articuler l’auto-affection. Et par conséquent d’échanger
des effets de suppléance avec la main. C’est en ce(s) lieu(x) du corps
(et donc, nous le verrons, de la rhétorique) que circulent les analogies
supplémentaires entre le langage d’action et le langage des sons (ou,
comme Condillac dit souvent, le langage articulé) (P. 97-98b).
Geoffrey Bennington
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Note sur la présente édition
Geoffrey Bennington
Katie Chenoweth
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sans loi, règle ou raison. Mais le idées dans l’esprit, lorsque nous les
champ d’application et les formes voulons communiquer dans l’ordre
de ces règles n’auraient rien à voir et avec les rapports que nous aper-
avec la rationalité grammaticale. cevons ; et l’Art d’écrire n’est que ce
La place de Condillac, dans ce même système, porté au point de
débat, semble singulière. Premier perfection dont il est susceptible. En
indice, il y en a d’autres, d’un faisant successivement ses études, on
ensemble historique qui ne se laisse ne fait donc que revenir continuel-
pas encadrer par l’historien des idées, lement sur un même fonds d’idées »
ne fait plus tableau et commande une (Introduction au Cours d’études, I,
lecture stéréographique, mobilisant 421). Ceci est extrait du Motif des
plusieurs plans, reconnaissant l’hété- Études dans lequel Condillac expose
rogénéité des sites textuels, libérant et justifie son Cours d’études au
le texte de sa petite clôture graphique Prince de Parme.
ou discursive. Toutes les doublures Fin de ce motif : « […] il ne res-
de cette stratégie demandent plus tait plus qu’à lui enseigner l’attaque
que de la patience, déroutent la et la défense des places. On eut pour
presse, égarent ou énervent le com- cela les plus grands secours. Le roi
mentateur, le professeur, l’hermé- envoya au prince, son petit-fils, deux
neute ou l’archéologue : tous ceux plans en relief, qui avancèrent beau-
qui veulent nous expliquer l’histoire coup son instruction. Le premier de
(des idées, des ensembles ou sous- ces plans offre aux yeux une place
ensembles du savoir, de l’opinion forte, disposée à soutenir un siège.
ou de l’institution) à l’aide de barres Les arbres des environs sont coupés,
et de ronds (la ligne, la coupure, la les maisons abattues, les chemins
totalité) sans s’être interrogé sur ces creux comblés, etc. On voit ensuite,
formes, l’« histoire » en somme qui par des pièces qu’on rapporte succes-
leur a dicté cette rhétorique et cette sivement, le progrès journalier des
écriture : les y alignant sans ména- travaux des assiégeants, l’ouverture
gement. de la tranchée, l’établissement des
parallèles, des batteries, des cavaliers
Pas plus que Rousseau (qui ne veut de tranchée, le logement du chemin
pas « amuser » son élève « au détail couvert, la descente et le passage du
des tropes et des figures »), Condil- fossé, les assauts aux ouvrages déta-
lac ne réserve une place, un lieu chés, etc. Les travaux les plus impor-
déterminé à la rhétorique comme tants sont représentés, lorsqu’ils ne
telle : aucun traité de rhétorique, pas sont encore qu’ébauchés, lorsqu’ils
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des acquisitions et des progrès de les rendons avec des mots » (I,
l’esprit humain. L’encyclopédie, 428‑429). Mais cette langue natu-
l’enseignement général doit repro- relle laisse notre corps en route.
duire l’enchaînement génératif des La nature ouvre la route, fraye
connaissances et des facultés. « Tel le passage, puis laisse l’imagina-
est donc l’ordre des études dans les- tion (faculté de l’analogie) faire le
quelles les peuples ont été engagés reste, ajouter l’artifice à la nature,
par leurs besoins […]. L’histoire de suppléer tous les manques, mais
l’esprit humain me montrait, par le faire encore sous la surveillance
conséquent, l’ordre que je devais de la nature. L’imagination double
suivre moi-même dans l’instruc- et seconde la voix de la nature qui
tion du Prince. […] Mais quelle parle par notre corps et la confor-
méthode devais-je suivre dans ces mation de nos organes. En remuant
études ? L’histoire de l’esprit humain la langue, en suppléant au geste
me l’apprenait encore » (I, 402). naturel, en produisant des signes
Dès lors, la petite rhétorique, artificiels, de la pantomime au dis-
cette partie de l’art d’écrire qui cours articulé, elle produit la figure,
vient après la grammaire, ce n’est donne le goût de la métaphore et la
pas seulement une partie de la phi- métaphore du goût.
losophie comme système, elle ins- Suivant (sa rupture – ou pas –
crit un moment de la société (de avec) la voie de la nature, l’imagi-
l’esprit) comme histoire. nation peut s’engager dans l’artifice,
Moment très déterminé de l’écri- qui ne contredit pas à la nature, ou
ture suivant, secondant la parole. s’égarer dans l’arbitraire. Cette dis-
Impliquant l’appréciation, l’inter- tinction, Condillac ne semble pas s’y
vention, sur la langue, sur fond et tenir toujours. Tout peut se perdre
surface de langue, du goût. en route. « Puisque le langage d’ac-
Le goût, métaphore sur la langue. tion est une suite de la conformation
Second, d’après la langue : ce de nos organes, nous n’en avons pas
moment succède d’une part à la choisi les premiers signes. C’est la
satisfaction des besoins élémen- nature qui nous les a donnés : mais
taires, par exemple manger ; d’autre en nous les donnant, elle nous a mis
part à la formation et à l’activité sur la voie pour en imaginer nous-
d’une langue propre à la satisfaction mêmes. Nous pourrions par consé-
de ces besoins, par exemple man- quent, rendre toutes nos pensées
ger. Rassasiés, saturés, nous prenons avec des gestes, comme nous les ren-
goût à cuisiner la langue. « Il devait dons avec des mots ; et ce langage
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tout à la fois : vices d’écriture. Qui figuré, aura pris naissance dans cette
consistent peut-être ici à détour- possibilité – la nature ouvrant la
ner pratiquement, violemment, en route au corps et à la pantomime –
plusieurs fois, succession de Condil- d’entendre la peinture, d’énoncer le
lac ; et à tourner contre son analyse geste, de passer continûment d’un
l’analyse dont elle est la condition. sens à l’autre, de représenter l’un par
« Si une pensée est sans succession l’autre, d’analyser, soit d’« observer
dans l’esprit, elle a une succession successivement et par ordre », selon
dans le discours, où elle se décom- la ligne tracée par la voix, les cou-
pose en autant de parties qu’elle leurs et les lignes qui se donnent
renferme d’idées. Alors nous pou- – simul – dans les tableaux du lan-
vons observer ce que nous faisons gage d’action. Donc de réduire en
en pensant, nous pouvons nous en parlant la métaphore dont ne cesse
rendre compte ; nous pouvons par pourtant de s’alimenter la langue.
conséquent, apprendre à conduire « En parlant le langage d’action, on
notre réflexion. Penser devient donc s’était fait une habitude de repré-
un art, et cet art est l’art de parler. senter les choses par des images sen-
[…] Voilà pourquoi je considère sibles : on aura donc essayé de tracer
l’art de parler comme une méthode de pareilles images avec des mots. Or
analytique, qui nous conduit d’idée il a été aussi facile que naturel d’imi-
en idée, de jugement en jugement, ter tous les objets qui font quelque
de connaissance en connaissance ; et bruit. On trouvera sans doute plus
ce serait en ignorer le premier avan- de difficulté à peindre les autres ;
tage, que de le regarder seulement cependant il fallait les peindre, et
comme un moyen de communiquer on avait plusieurs moyens.
nos pensées » (I, 403‑404). « Premièrement, l’analogie qu’a
Sans doute l’art de parler est-il l’organe de l’ouïe avec les autres
second. Second comme la succession sens, fournissait quelques couleurs
elle-même qui vient au secours de grossières et imparfaites qu’on aura
la pensée tabulaire, comme le temps employées.
affecte l’espace ou l’espace affecte de « En second lieu, on trouvait
devenir ce qu’il n’aura jamais été, encore des couleurs dans la dou-
le temps. Mais précisément parce ceur et dans la dureté des syllabes,
qu’il est un art second et que, en dans la rapidité et dans la lenteur
tant que tel, il permet d’analyser le de la prononciation, et dans les dif-
tableau qu’il affecte, de le parcourir férentes inflexions dont la voix est
en ordre, élément par élément, ce susceptible.
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n’est plus un moyen secondaire, un « Enfin si, comme nous l’avons vu,
moyen de communication, un auxi- l’analogie, qui déterminait le choix
liaire utile pour exprimer ce qui est des signes, a pu faire du langage d’ac-
déjà là. Du moins n’est-ce pas là son tion, un langage artificiel propre à
intérêt principal. La langue est une représenter des idées de toute espèce,
science, un pouvoir de connaissance pourquoi n’aurait-elle pas pu don-
analytique avant d’être un véhicule ner le même avantage au langage des
d’échange. « Ce serait en ignorer le sons articulés ? » (I, 432).
premier avantage, que de le regar- Mais à tenir compte de l’analo-
der seulement comme un moyen de gie entre les deux séquences, celle
communiquer nos pensées. de l’espace et celle du temps, ou
« Les langues sont donc plus plutôt de l’analogie entre la simul-
ou moins parfaites, à proportion tanéité composée du visible et la
qu’elles sont plus ou moins propres séquence temporelle de l’audible,
aux analyses. Plus elles les facilitent, on voit l’analyse s’annoncer avant
plus elles donnent de secours à l’es- l’art de parler, se précéder elle-
prit. En effet, nous jugeons et nous même en quelque sorte, entre les
raisonnons avec des mots, comme coups d’œil. Bien qu’on puisse per-
nous calculons avec des chiffres ; et cevoir « d’un coup d’œil » une mul-
les langues sont pour les peuples ce tiplicité d’objets rassemblés, il faut,
qu’est l’algèbre pour les géomètres. pour se rendre « un compte exact »
En un mot, les langues ne sont que de tout ce qui agit sur l’œil, intro-
des méthodes, et les méthodes ne duire la succession analytique dans
sont que des langues… On voit le regard et démêler ainsi l’initiale
par-là que l’art d’écrire, l’art de rai- confusion. Distinguer ici, dès le
sonner et l’art de penser se réduisent seuil muet du discours, entre l’œil et
à l’art de parler » (I, 404). la vue, entre voir et regarder. Com-
L’art d’écrire, donc, réduit à l’art ment pourriez-vous lire autrement ?
de parler. Voyez ici l’art d’écrire. Par exemple ceci, qui frappe toute
Condillac le distingue de la tech- perception, le ceci, de strabisme tex-
nique d’écriture, des systèmes gra- tuel avant la lettre : « […] pour les
phiques de notation, comme la apercevoir d’une manière distincte,
littérature se distingue de la typo- il faut observer, l’une après l’autre,
graphie ou la poésie de la calligra- ces sensations qui se font dans vos
phie. Or à la différence de la parole, yeux toutes au même instant.
de l’art de parler, la technique d’écri- « Lorsque vous les observez ainsi,
ture n’est, en son premier avantage, elles sont successives par rapport à
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que moyen de communiquer. C’est votre œil qui se dirige d’un objet
un véhicule second qui n’affecte, sur un autre : mais elles sont simul-
ne produit, ne transforme jamais tanées par rapport à votre vue, qui
ce qu’il transporte, même quand continue de les embrasser. En effet,
il transporte un transport, soit un si vous ne regardez qu’une chose,
langage déjà figuré et métaphorique. vous en voyez plusieurs ; et il vous
Les images restent les mêmes. Analo- est même impossible de n’en pas
gie encore d’une séquence à l’autre, voir beaucoup plus que vous n’en
de la non-séquence à la séquence, regardez » (I, 435).
de l’œil à l’ouïe. Ouverture du cha- Vous voyez au-delà de ce qu’ici
pitre De l’écriture dans l’Essai sur vous regardez. L’art d’écrire, la rhé-
l’origine des connaissances humaines : torique restreinte aux valeurs du
« Les hommes en état de se commu- style, vous en verrez le traité toujours
niquer leurs pensées par des sons, retenu dans le cadre d’un tableau et
sentirent la nécessité d’imaginer de dominé par l’opération du regard,
nouveaux signes propres à les perpé- sinon de la vue : la netteté et le
tuer et à les faire connaître à des per- caractère du trait. Dès les premiers
sonnes absentes. Alors l’imagination mots, « Deux choses, Monseigneur,
ne leur représenta que les mêmes font toute la beauté du style : la net-
images qu’ils avaient déjà exprimées teté et le caractère ». Et dès son pre-
par des actions et par des mots, et mier Livre, De l’art d’écrire installe
qui avaient dès les commencements sa problématique dans l’intervalle
rendu le langage figuré et méta- entre la vue et le regard, entre le
phorique. Le moyen le plus naturel « à la fois » du coup d’œil et la suc-
fut donc de dessiner les images des cession du regard analytique, entre
choses. Pour exprimer l’idée d’un l’espace, déjà, et le temps, le geste
homme ou d’un cheval, on repré- et la parole (Écr., I, 518‑519). Cet
senta la forme de l’un ou de l’autre, intervalle, où s’instruit le désir de
et le premier essai de l’écriture ne fut style, le style du désir, le désir désire
qu’une simple peinture » (I, 94‑95). le remplir, le franchir, le fouler.
Premier chiasme, au moins appa- Cela s’appelle suppléer. Et Condil-
rent, avec Rousseau : une même lac, en philosophe, détermine tou-
proposition (le langage originaire- jours la possibilité de la suppléance
ment figuré) s’énonce dans un autre depuis celle de l’analogie. L’analo-
contexte et donc avec une fonction gie est toujours quelque part l’ana-
différente. La métaphore naît du logie du visible et de l’invisible, de
besoin selon l’Essai sur l’origine des l’espace et du temps, de l’œil et de
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savoir. Donc sans savoir parler, sans dont on espère ne pas revenir ?
savoir ce que parler veut dire. Davantage : dont on n’espère rien ?
Le philosophe, en tant que tel, Quand il prescrit le bon « usage
doit le lui apprendre. Il doit mon- qu’on doit faire des digressions »
trer au rhéteur quelle est l’origine (Écr., I, 594), Condillac énonce
et la structure de son objet. Mais une règle simple : la bonne digres-
comme le philosophe a pour objet sion doit être conduite en vue du
(propre et général) l’art de penser retour, elle doit ramener au sujet,
comme art de parler, c’est en tant en procurant par ce détour, en cours
que grand rhéteur (général) qu’il de route, plus de savoir et de plaisir.
devient le précepteur transcendan- L’écart travaille au profit de la liai-
tal du petit rhéteur. son et son « économie », soit la loi
La question qu’on pourrait dire qui le fait rentrer à la maison, ne
figurément transcendantale « quel dissocie pas le bénéfice de lumière
est l’objet de la rhétorique ? À et le bénéfice d’agrément. Il s’agit
quelles conditions la rhétorique bien du plaisir et du savoir dans les
peut-elle avoir un objet, etc. ? » est règles : « Les digressions ne sont per-
déjà une question de « grande » rhé- mises que lorsque nous ne trouvons
torique. pas dans le sujet sur lequel nous
En effet, si le petit rhétoricien ne écrivons, de quoi le présenter avec
sait pas de quoi il parle en disant par tous les avantages qu’on y désire. »
exemple qu’il ne faut pas prodiguer Comment parler sans détour de
les figures, c’est qu’il croit que les Condillac ?
figures (dont il est censé s’occuper) « Alors nous cherchons ailleurs
sont des possibilités particulières et ce qu’il ne fournit pas ; mais c’est
déterminées du langage. Le philo- dans la vue d’y revenir bientôt, et
sophe, lui, qui s’intéresse à l’origine dans l’espérance d’y répandre plus
et à l’essence du langage, sait que les de lumière, ou plus d’agrément. Les
figures ne sont pas des effets parti- digressions, les épisodes ne doivent
culiers de la langue : elles ne sur- donc jamais faire oublier le sujet
viennent pas à un moment donné de principal ; il faut qu’elles aient en
l’histoire de la langue mais la consti- lui leur commencement, leur fin, et
tuent dès son enfance et couvrent qu’elles y ramènent sans cesse. Un
toute son étendue. Tant qu’on bon écrivain est comme un voya-
l’ignore, le conseil sur l’usage des geur qui a la prudence de ne s’écar-
figures est nécessairement « vague ». ter de la route que pour y rentrer
Et même absurde. « Ne multipliez avec des commodités propres à la
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même fonctionnement que dans le liés que par des processus d’excita-
texte de Rousseau. tion non liés. Or il paraît tout à fait
Avant même de se demander indubitable que les processus non
ce qui peut précéder en général la liés, les processus primaires donnent
suppléance, rappelons que selon les lieu, dans les deux directions [plaisir
propres termes de Condillac, le lan- et déplaisir] à des sensations beau-
gage est en lui-même un système de coup plus intenses que celles du
suppléance : il supplée la perception processus lié, du processus secon-
ou l’action, le langage articulé sup- daire […]. Nous en venons ainsi
plée le langage d’action, l’écriture à un résultat qui, fondamentale-
supplée le langage articulé (le lan- ment, n’est pas simple, à savoir que
gage de sons, Condillac disant sou- la tendance au plaisir s’extériorise au
vent, à tort ou à raison, l’un pour commencement de la vie psychique
l’autre). de manière beaucoup plus intense
Qu’est-ce donc que la figure que plus tard, mais de manière
aurait à voir avec la suppléance à moins illimitée ; il doit se soumettre
l’origine du langage ? à de fréquentes interruptions […].
Le langage d’action procède par Le principe du plaisir semble tout
signes naturels et représentations simplement se tenir au service (im
sensibles, par « images sensibles ». Dienste) de la pulsion de mort. »
Par exemple, si telle mimique Deux colonnes inégales, démarche
est manifestation naturelle de la boiteuse, logique intenable de la
frayeur, sa répétition – instance ici digression : lecture de Au-delà du
fondamentale – transforme cette principe de plaisir pour donner à
mimique en signe, en signe codé, lire en le détournant de lui-même,
à la fois naturel, puisqu’il garde la d’un violent coup de grille, le texte
forme ou l’image sensible de son de Condillac. Grille : le texte de
origine, et artificiel, sinon arbi- Freud est une digression boiteuse ;
traire, puisque la répétition le code qui assume le boitement, c’est-à-
et, en quelque sorte, le formalise. Le dire, plutôt, le dé-boitement, la
cri, qui est d’abord un geste et une désarticulation comme allure du lent
action, se répète en association avec procès de la science (die langsamen
une situation déterminée. Cette liai- Fortschritte unserer wissenschaftlichen
son répétée assure la transition, à la Erkenntnis) : « es ist keine Sünde zu
fois continue et discontinue, entre hinken », ce n’est pas un péché de
l’action et le verbe, entre le langage boiter. Écriture citée par un poète
d’action et le langage de sons. La cité par Freud, dernier mot de
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répétition produit l’écart entre les Au-delà, qui n’est pas seulement une
types de langage, les maintenant du digression systématique et spécula-
même coup dans la liaison analo- tive dans le système mais d’abord
gique : « […] on voit comment les une théorie de la digression (suivez
cris des passions contribuèrent au l’Umweg du texte), du détour sans
développement des opérations de fin, du détour sans retour ou en
l’âme, en occasionnant naturelle- vue de la mort ; qui n’est pas seu-
ment le langage d’action : langage lement une théorie de la digression
qui, dans ses commencements, pour comme jeu de la répétition mais
être proportionné au peu d’intelli- un texte absolument et pratique-
gence de ce couple, ne consistait ment digressif, dans lequel aucun
vraisemblablement qu’en contor- point de départ ni aucun pont d’ar-
sions et en agitations violentes. rivée ne peut être assigné, aucune
« § 6. Cependant ces hommes thèse jamais fixée, aucun point de
ayant acquis l’habitude de lier vue arrêté. Essayez d’y détermi-
quelques idées à des signes arbi- ner une station quelconque. Texte
traires, les cris naturels leur ser- purement fictif, quasiment « litté-
virent de modèle pour se faire un raire », comme toute l’écriture de
nouveau langage. Ils articulèrent de Freud, pourvu qu’on nous lise bien
nouveaux sons, et en les répétant ici. Dépense rhétorique avec quelque
plusieurs fois, et les accompagnant part l’épanchement sans retour d’une
de quelque geste qui indiquait les pure perte dont Au-delà propose,
objets qu’ils voulaient faire remar- par-dessus le marché, le théorème.
quer, ils s’accoutumèrent à donner Non seulement dépense rhéto-
des noms aux choses » (Essai sur rique mais théorie de la rhétorique
l’origine des connaissances humaines, théorique. Par exemple seulement :
I, 61). La liaison de deux gestes, « […] nous sommes obligés de tra-
espace temps, l’index montrant la vailler avec les termes scientifiques
chose, le cri proférant l’affect, trans- (mit den wissenschaftlichen Termi
forme à le répéter un signe naturel nis), c’est-à-dire avec la langue figu-
en signe artificiel. La simple répé- rée propre à la psychologie (mit der
tition du modèle (le signe naturel) eigenen Bilderspache der Psychologie)
fait faire à la nature un saut. La liai- (plus précisément de la psychologie
son organique, l’unité par exemple des profondeurs). Sans cela nous ne
de la voix, de l’ouïe et du doigt, la pourrions absolument pas décrire les
suppléance analogique qui les rap- processus correspondants et mieux,
porte les uns aux autres produit nous n’aurions même pas pu les
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langage articulé, celui-ci est à l’ori- c’est dire qu’elle ne fera ensuite, à
gine métaphorique. C’est-à-dire partir de cette identité initiale, que
poétique. Le poétique, s’il agit, s’il se déporter, se transporter par ana-
fait, supplée d’abord au faire et à logie aux couches « supérieures » de
l’agir d’un langage plus vieux que l’expérience sans rien perdre de son
lui : « […] les langues, dans l’ori- unité ni de son autorité.
gine, n’étaient qu’un supplément au Cette loi – je la nomme temps de
langage d’action… » (Grammaire, plaisir – est à l’œuvre à l’origine de la
I, 445). sensibilité ; on peut la suivre ensuite
C’est pourquoi le chapitre VIII jusqu’au sommet superstructural de
de la deuxième partie de l’Essai sur l’art d’écrire, et à travers toutes les
l’origine des connaissances humaines, étapes intermédiaires du procès de
qui s’intitule De l’origine de la poé suppléance.
sie et qui vient assez loin après le Pourquoi temps de plaisir ? Et
chapitre sur la naissance du langage, comment le temps (élément de la
répète encore l’origine du langage. parole) oriente-t‑il la suppléance
L’origine de la poésie est l’origine du de l’action par la voix, du temps de
langage parlé. Celui-ci fut d’abord geste par le temps de parole ?
poétique parce que d’abord méta- À l’origine, donc, « unique prin-
phorique. Et en ce sens la poétique cipe » : le plaisir. Mais cet unique
sera aussi une rhétorique. « Si, dans principe ne peut être un simple
l’origine des langues, la prosodie principe. L’apparaître initial du plai-
approcha du chant, le style, afin de sir comme tel ouvre simultanément
copier les images sensibles du lan- une opposition. Le principe du plai-
gage d’action, adopta toutes sortes sir est le principe du plaisir/douleur.
de figures et de métaphores, et fut Ils ne forment un principe, c’est-à-
une vraie peinture. Par exemple, dire, on va le voir, un désir qui met
dans le langage d’action, pour don- en mouvement, que dans leur oppo-
ner à quelqu’un l’idée d’un homme sition. Et l’opposition ne leur arrive
effrayé, on n’avait d’autre moyen qu’avec le temps. Condillac n’exclut
que d’imiter les cris et les mouve- pas une souffrance ou une jouis-
ments de la frayeur. Quand on vou- sance qui ne donneraient pas lieu
lut communiquer cette idée par la au désir (ou à son envers, la crainte)
voie des sons articulés, on se servit et s’épuiseraient dans une sorte de
donc de toutes les expressions qui moment absolu et donc intempo-
le présentaient dans le même détail. rel. C’est même toujours le cas de
Un seul mot qui ne peint rien, eût la « première sensation » : « quelque
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été trop faible pour succéder immé- désagréable » qu’elle puisse être et
diatement au langage d’action. Ce « le fût-elle au point de blesser l’or-
langage était si proportionné à la gane et d’être une douleur violente,
grossièreté des esprits, que les sons elle ne saurait donner lieu au désir »
articulés n’y pouvaient suppléer (I, 225). Nous n’en sommes plus au
qu’autant qu’on accumulait les point originaire de la statue, en ce
expressions les unes sur les autres. point du « premier instant » où elle
Le peu d’abondance des langues n’a encore ni le temps ni l’opposi-
ne permettait pas même de parler tion. Ni le principe, donc. Le prin-
autrement. Comme elles fournis- cipe vient en second parce qu’il est
saient rarement le terme propre, on structuré comme une opposition.
ne faisait deviner une pensée qu’à Le principe est le temps. Telle est
force de répéter les idées qui lui res- la différence entre nous et la statue,
sembleraient davantage. Voilà l’ori- qui n’a pas de principe. « Si la souf-
gine du pléonasme […] » (I, 79). france est en nous toujours accom-
Le principe d’analogie commande pagnée du désir de ne pas souffrir,
partout. Si le premier style est figuré il ne peut pas en être de même de
ou métaphorique, c’est qu’il répète, cette statue. La douleur est avant le
« copie » les images sensibles du désir d’un état différent, et elle n’oc-
langage d’action (« dans le même casionne en nous ce désir, que parce
détail »). La répétition de la ressem- que cet état nous est déjà connu.
blance (« à force de répéter les idées […] Mais la statue qui au premier
qui lui ressemblaient ») règle tout instant ne se sent que par la douleur
le procès. Les sons articulés doivent même qu’elle éprouve, ignore si elle
suppléer le langage d’action : le rem- peut cesser de l’être pour devenir
placer en assurant une fonction autre chose, ou pour n’être point
analogue. L’analogie n’est pas rom- du tout. Elle n’a encore aucune idée
pue, mais servie au contraire par le de changement, de succession ni de
temps, par le devenir-temps de l’es- durée. Elle existe donc sans pouvoir
pace, la verbalisation du geste. Le former des désirs » (id.).
temps est même l’élément de l’ana- Le principe (du plaisir/douleur,
logie, de la répétition, de la sup- du désir, donc) n’est pas l’origine.
pléance. La succession succède à la Il survient comme le temps à l’es-
non-succession parce que celle-ci pace. Il n’est pas naturel. Le prin-
déjà prenait du temps. « La parole, cipe du plaisir commande tout,
en succédant au langage d’action, en mais le principe du plaisir est un
conserva le caractère. Cette nouvelle artifice. Le temps est un artifice. Le
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libraire qui voulut s’en charger. Les lui permettait l’usage d’aucun de
libraires de Paris sont arrogants et ses sens » [I, 222]). Avant le coup,
durs pour tout homme qui com- la coupe, la découpe, cette colonne
mence, et la métaphysique, alors très de marbre brut n’a pas le moindre
peu à la mode n’offrait pas un sujet organe. Condillac, qui commencera,
bien attrayant. Je parlais à Diderot comme s’il était son père, par lui
de Condillac et de son ouvrage ; offrir un nez (« Nous crûmes devoir
je leur fis faire connaissance. Ils commencer par l’odorat, parce que
étaient faits pour se convenir, ils c’est de tous les sens celui qui paraît
se convinrent. Diderot engagea le contribuer le moins aux connais-
libraire Durand à prendre le manus- sances de l’esprit humain » [id.]) en
crit de l’Abbé, et ce grand méta- sculptant la colonne (j’ai ailleurs fait
physicien eut son premier livre, et référence à Freud pour expliquer cet
presque par grâce, cent écus qu’il ordre et interroger le concept du sen-
n’aurait peut-être pas trouvés sans tir dans l’histoire de la philosophie),
moi » (Les Confessions, II, 7). Rous- nous demande de nous identifier à
seau raconte ensuite leurs repas à ce fils au moment où il l’abandonne
trois au panier fleuri et son « pro- au solipsisme absolu, où il le laisse
jet d’une feuille périodique intitulée
– (à) l’absolument absolu ; ce qu’il
Le Persiffleur ». On sait que les pre-
ne peut faire – demander et laisser
mières et plus implacables critiques
de l’Essai sur l’origine des connais – que selon un mouvement d’écri-
sances humaines vinrent de Diderot ture (« J’avertis donc qu’il est très
et de Rousseau. important de se mettre à la place de
Si tout commence par la figure, la statue que nous allons observer. Il
selon Condillac, c’est donc parce faut commencer d’exister avec elle,
que le langage articulé a son ori- n’avoir qu’un seul sens, quand elle
gine dans le langage d’action. C’est n’en a qu’un […] » [I, 221]).
le reste sensible de l’action qui pro- « On montrait la tombe d’Icare
duit la figure. Au contraire, objecte sur un cap de la mer Égée. On
Rousseau, c’est parce que la parole racontait aussi que Dédale avait
rompt avec le geste qu’elle devient élevé deux colonnes, l’une en l’hon-
métaphorique. Opposition para- neur de son fils et l’autre portant
doxale dans sa structure : la sup- son propre nom, dans les îles de
pléance de l’action par la voix, telle l’Ambre, et aussi qu’il avait repré-
que la décrit Condillac, peut aussi senté sur les portes du temple de
s’interpréter comme rupture, conti- Cumes (le temple qu’il y avait dédié
nuité discontinue. Nous le remar- à Apollon), de ses propres mains, la
quions à l’instant : la métaphore est triste fin de son fils » (Pierre Grimal,
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hommes et non de les rapprocher. seul sens qui juge par lui-même des
[… I]l serait absurde que de la cause objets extérieurs », Condillac doit
qui les écarte vint le moyen qui les régulièrement se demander ce qui
unit. D’où peut donc venir cette se passe quand la statue se touche
origine ? Des besoins moraux, des (quand elle « doit conduire sa main
passions. […] » pour la porter sur une partie de son
C’est parce que la parole est corps » [I, 257]) ou quand son père
d’abord passionnelle qu’elle est frappe cet enfant qu’elle est encore,
métaphorique ; et c’est pourquoi « si je la frappe successivement à la
les premières langues « sont vives tête et aux pieds… » (I, 252) si « je
et figurées » (Rousseau, Essai sur frappe la statue au milieu de son
l’origine des langues, ch. II, « Que rêve » (I, 272).
la première invention de la parole Il s’agit donc de savoir comment
ne vient pas des besoins mais des la statue infante sort d’elle-même, se
passions »). prépare à agir/pâtir – dans l’action,
Condillac avait expliqué le même le langage d’action, la parole, l’écri-
phénomène par la raison contraire : ture, etc. – en rencontrant la résis-
« On voit évidemment comment tance, la solidité, l’impénétrabilité
tous ces noms ont été figurés dans du monde extérieur, en se laissant
leur origine. On pourrait prendre, alors entamer, entraîner dans un sys-
parmi des termes plus abstraits, des tème de suppléance dont l’économie
exemples où cette vérité ne serait pas la divise : comme si frappée tout
si sensible. Tel est le mot de pensée : d’un coup d’au moins deux coups
mais on sera bientôt convaincu qu’il la colonne se fendait pour se heurter
ne fait pas une exception. à elle-même. Une colonne en deux.
« Ce sont les besoins qui four- Qui se répète, s’identifie en se tou-
nirent aux hommes les premières chant, se parlant, se répondant, puis
occasions de remarquer ce qui se perd contact avec elle-même, cesse de
passait en eux-mêmes, et de l’expri- s’entendre parler quand « le moi, qui
mer par des actions, ensuite par des se répondait, cesse de se répondre »
noms. Ces observations n’eurent (I, 257) – moment du contact avec
donc lieu que relativement à ces le monde extérieur – mais ne cesse
besoins, et on ne distingua plusieurs ensuite de courir la suppléance
choses qu’autant qu’ils engageaient pour reconstituer le cercle auto-
à le faire. Or les besoins se rappor- affectif du s’entendre parler et veut
taient uniquement au corps. Les (se) répondre absolument (d’)elle-
premiers noms qu’on donna à ce même en se donnant tout le plai-
que nous sommes capables d’éprou- sir du monde. C’est-à-dire rejoindre
ver, ne signifièrent donc que des l’origine maternelle et naturelle.
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(ch. IX, 127). Au nord, « le besoin l’intimité calfeutrée d’un corps sans
mutuel unissant les hommes bien organe, sans articulation, sans diffé-
mieux que le sentiment n’aurait rence, à l’abri de toute blessure (car
fait, la société ne se forma que par la statue n’aimerait spontanément
l’industrie, le continuel danger de que « les corps qui ne l’offensent
périr ne permettait pas de se borner point » (I, 258) et « il lui est éga-
à la langue du geste, et le premier lement naturel de se refuser à une
mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, sensation qui la blesse » [I, 255]).
mais, aidez-moi » (131). La mère nature qui aurait dû tenir
Paradoxe supplémentaire : l’âme à l’abri (des organes sinon du
l’homme du nord, selon Rousseau, corps supralapsaire), c’est aussi la
est l’homme du besoin ou de l’ac- puissance morcelante, organisante
tion, certes, mais pour cette raison et proprement artificielle. C’est elle
même, sa langue n’est plus la langue qui sort – d’elle-même – pour orga-
de geste, le langage d’action. C’est niser. C’est-à-dire, toujours, pour
la même conséquence que Condil- organiser la suppléance et la répé-
lac tire des prémisses inverses : tition. Celles-ci portent toujours
l’homme du nord s’éloigne du lan- l’enseigne de leur mère. Et l’on n’au-
gage d’action parce qu’il s’éloigne rait aucune peine à montrer que la
– froidement – de la passion. Le fonction philosophique du « péché
pôle du besoin – l’origine du lan- originel », dans la systématique de
gage – s’éloigne – de lui-même – en Condillac n’intervient pas à l’union
s’inversant au nord : plus il répond de l’âme et du corps mais à la désu-
au besoin, à la dure nécessité, plus nion du corps, à la blessure infligée
l’homme s’éloigne du langage d’ac- au phantasme du corps sans organe.
tion qui naît pourtant du besoin : Au moment où commence l’effrac-
« Par un effet de leur tempérament tion de l’âme, où s’ouvre le rapport
froid et flegmatique, ils abandon- au dehors. Ce premier moment
nèrent plus facilement tout ce qui est celui de la découverte des par-
se ressentait du langage d’action » ties du corps extérieures les unes
(Essai sur l’origine des connaissances aux autres. « La nature n’avait donc
humaines, I, 80). qu’un moyen de lui faire connaître
Logique bipolaire des deux sys- son corps, et ce moyen était de lui
tèmes : puisque le nord est à l’op- faire apercevoir ses sensations non
posé de l’origine (l’origine opposée comme des manières d’être de son
à elle-même), il est normal que le âme, mais comme des modifications
style y soit froid et peu métapho- des organes qui en sont autant de
rique : loin de la passion et près du causes occasionnelles. Par là le moi,
besoin ou de l’action (Rousseau), au lieu d’être concentré dans l’âme,
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plus sensibles, et qu’il était d’ail- solche empfunden werden kann] » 1 ; <
leurs extrêmement mesuré ; mais note de Freud : > « 1. L’essentiel est
les langues devenant plus abon- que le plaisir et le déplaisir comme
dantes, le langage d’action s’abolit sensations conscientes sont liés au
peu-à-peu, la voix se varia moins, moi »), on le verra passer entre un
le goût pour les figures et les méta- concept du degré, de la différence,
phores, par les raisons que j’en don- de la répétition, etc., compris dans
nerai, diminua insensiblement, et le une logique de l’expérience ou de
style se rapprocha de notre prose… la conscience, avec tout son sys-
Enfin un philosophe, ne pouvant se tème), et les « mêmes » concepts,
plier aux règles de la poésie, hasarda les « mêmes » schémas d’eux-mêmes
le premier d’écrire en prose » (I, 80). écartés par ce qu’on figure encore
L’effacement de la métaphore est sous le mot de refoulement. Les
l’essence du philosophique, repré deux « logiques », les deux « rhéto-
sente du moins sa destinée. Qui se riques », utilisant les mêmes mots,
trouve être du même coup la néces- les mêmes figures et, pourquoi pas
sité de la rhétorique restreinte. (puisque le concept de concept est
En effet. Dès lors que la méta- soumis au même déplacement et ne
phore naturelle tend à disparaître, tirerait son autorité que de l’une des
à s’éloigner de la source, à perdre sa deux logiques, la première, la philo-
spontanéité, elle doit se laisser sup- sophique, celle de la conscience, etc.)
pléer par une technique de la figure. les mêmes concepts, ont entre elles
La rhétorique survit. Elle vit alors le rapport analogique, rhétorique,
de la mort de ce dont elle a pour- d’écart et de répétition qui coupe la
tant vécu. Elle n’est que ce supplé- coupure en dedans, c’est-à-dire rac-
ment et ce supplément de soi. commode incessamment le tissu du
Rien d’accidentel à cela ; ou du vieux discours.
moins l’accident, l’échec sont-ils la Le rapport de degré et d’alter-
loi d’essence. L’appauvrissement est nance entre le plaisir et la douleur
une tendance naturelle. Mais l’exu- produit à l’intérieur de chacune des
bérance métaphorique, le trop de deux valeurs un double principe de
métaphore l’est aussi. Plus de méta- variation et de répétition, d’écart et
phore. d’analogie.
Tirant parti de l’Essai sur les hié C’est ici peut-être qu’il faut
roglyphes, Condillac en assimile mettre la main. Non, les mains,
le principe structural à sa propre car il importe qu’elles soient deux
machinerie systématique. Comme à remplir la même fonction et donc
Warburton, il prétend repérer à pouvoir l’une l’autre se toucher
la règle d’un parallélisme entre comme une partie du corps que
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