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Guy Debord
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Anselm Jappe
Guy Debord

ESSAI

DENOËL
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ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE PAR L’AUTEUR

En application de la loi du 11 mars 1957,


il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement
le présent ouvrage sans l’autorisation de l’éditeur
ou du Centre français d’exploitation du droit de copie.

© Anselm Jappe
Première édition italienne : Edizioni Tracce, Pescara, 1993
Première édition française : Éditions Via Valeriano, Marseille, 1995

Et pour l’édition française :


© 2001, by Éditions Denoël
9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris
ISBN 2-207-25150-0
B 25150-5
4

Liste des abréviations des œuvres


les plus fréquemment citées.
(Les détails bibliographiques des écrits de Debord
se trouvent dans la bibliographie en fin de volume.)

Cdvq : Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, vol. I : Introduction, L’Arche,
Paris, seconde édition avec une nouvelle préface, 1958 ; vol. Il : Fondements d’une sociologie
de la quotidienneté, L’Arche, Paris, 1961.
Com. : Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, collection
Folio, Paris, 1996.
HCC : György Lukács, Histoire et conscience de classe, traduction de Kostas Axelos et
Jacqueline Bois, nouvelle édition augmentée, Minuit, Paris, 1984.
IS : Internationale situationniste, réédition Arthème Fayard, Paris, 1997 (le premier chiffre
indique le numéro de la revue, le second la page).
OCC : Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, Gallimard, Paris, 1994.
Pan. : Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, Paris, 1993.
5

Potl. : Guy Debord présente Potlatch, Gallimard, collection Folio, Paris, 1996.
Préf. : Guy Debord, « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du
Spectacle », in Commentaires, op. cit.
Rapp. : Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de
l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », in Internationale
situationniste, op. cit.
SdS : Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, Paris, 1992.
VS : Guy Debord, La Véritable Scission dans l’Internationale, Arthème Fayard, Paris,
1998.

Pour tous les écrits de Debord, sauf pour SdS et IS, sont indiquées également les pages
dans les Œuvres (Gallimard 2006).

I.S. indique également l’organisation du même nom.


I.L. indique l’Internationale lettriste.
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Sommaire

Abréviations des œuvres citées 7


Introduction à la deuxième édition française 11
LE CONCEPT DE SPECTACLE 15
Faut-il brûler Debord ? 15
Le spectacle, stade suprême de l’abstraction 21
Debord et Lukács 41
L’histoire et la communauté comme essence humaine 57
Notes de la première partie 75
LA PRATIQUE DE LA THÉORIE 81
L’Internationale lettriste 81
Les situationnistes et l’art 103
La critique de la vie quotidienne 115
Les situationnistes et les années soixante 126
Mai 68 et la suite150
Le mythe Debord 156
Le spectacle vingt ans après 172
Notes de la deuxième partie 182
PASSÉ ET PRÉSENT DE LA THÉORIE 195
La critique situationniste dans le contexte de son époque 195
Les apories du sujet et les perspectives de l’action 208
Les deux sources et les deux aspects de la théorie de Debord 224
Notes de la troisième partie 241
7

Bibliographie de Guy Debord 247


Bibliographie critique 253
Index des noms cités 263
8

INTRODUCTION À LA DEUXIÈME ÉDITION FRANÇAISE


9

(Serà remplacée par la nouvelle préface)


10

Ces cinq dernières années, plus de livres et d’articles ont été publiés sur les situationnistes,
et sur Debord en particulier, que durant les quatre décennies précédentes. Mais c’est surtout
avec la publication du premier volume de sa Correspondance qu’on dispose d’un témoignage
inestimable sur la vie de Guy Debord et sur l’histoire interne de l’Internationale situationniste.
Enfin, de nombreux témoins qui ont connu Debord ont publié leurs souvenirs, tandis que
d’autres se sont mis à enquêter sur les détails de sa vie. Ainsi, pour ce qui est de la biographie
de Debord et des vicissitudes de l’I.S., le lecteur intéressé peut trouver aujourd’hui un
matériel bien plus abondant que celui que peut offrir le deuxième chapitre de ce livre.
Mais la perspective historiographique, biographique et anecdotique n’est qu’un aspect très
secondaire de cet ouvrage. Le souci principal est ici l’analyse théorique, la recherche des
sources de la pensée de Debord, la détermination de sa position par rapport à la tradition
marxiste et la comparaison avec d’autres auteurs contemporains. Il ne s’agissait de rien
d’autre, au départ, que d’une première percée dans cette direction théorique.
Malheureusement, aucune autre publication n’a entrepris depuis de continuer sur cette voie.
Sur les milliers de pages consacrées ces derniers temps à Debord, l’analyse théorique est
largement absente. Là où, en quelques paragraphes, on s’y essaie, elle ressemble souvent
étrangement, et parfois au pied de la lettre, aux conclusions de ce livre. Or, si l’auteur de cet
ouvrage a cherché à approfondir sa recherche par la publication de quelques essais, il serait
souhaitable que d’autres le fassent également à partir de leur propre point de vue.
Ce livre est largement consacré au Debord théoricien et praticien de la révolution. Par
conséquent, il s’occupe certainement trop peu du Debord poète, dans tous les sens du mot. Il
faut espérer que quelqu’un aborde ce domaine d’une façon sérieuse, sans séparer ces deux
côtés de son activité : on s’est trop souvent enthousiasmé pour le grand écrivain et sa langue
parfaite en faisant abstraction du contenu de ses écrits.
L’auteur n’a pas jugé utile d’ajouter des pages sur l’étonnant destin qu’a connu Debord
depuis sa mort, lorsque la conspiration du silence fut remplacée par une conspiration du
bavardage et que l’on assista aux hommages les plus surprenants, aux allégeances les plus
inattendues, aux mélanges les plus étranges. L’auteur se réserve d’y revenir à une autre
occasion, de même que sur l’incorporation de Debord dans la pensée postmoderne, désormais
répandue surtout dans le monde anglo-saxon.
11

Le succès de ce livre a dépassé toutes les attentes de son auteur. Il a été traduit en cinq
langues par des éditeurs toujours plus importants, et si les comptes rendus y trouvaient
quelque chose à critiquer, c’était en général une trop grande fidélité à son sujet. Ce livre a plu
à ceux dont le jugement importait à l’auteur. Heureusement, il a déplu à certains autres.
Mais ses plus grandes satisfactions, l’auteur les a reçues à travers les rencontres que le livre
lui a procurées des deux côtés de l’équateur. L’une d’entre elles, en particulier, lui a apporté la
confirmation la plus précieuse : savoir que tout ce qu’il lui semblait comprendre sur son sujet
à partir de ses lectures correspondait assez exactement à la vérité.

Anselm Jappe
Genazzano, décembre 2000
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LE CONCEPT DE SPECTACLE

Faut-il brûler Debord ?

Certaines époques ont montré qu’elles croyaient fortement dans la puissance de la pensée
critique. Ce fut le cas pour celle de l’empereur chinois Ts’in Che Hoang Ti, qui organisa le
premier autodafé de livres, et celle qui condamna Anaxagore et Socrate, ou cette autre qui
envoya au bûcher Bruno et Vanini. Et en Iran, sous le régime du Shah, une enseignante fut
condamnée à la prison à vie parce qu’elle détenait un exemplaire de la Science de la logique
de Hegel.
Notre époque, au contraire – nous parlons des dernières décennies en Europe occidentale –
a tenu ses penseurs, non sans raison, pour des gens totalement inoffensifs. Plus d’un qui s’est
prétendu ennemi juré du monde existant a été accueilli à bras ouverts dans les universités ou à
la télévision, dans un élan d’amour réciproque. Parmi les rares personnes considérées comme
tout à fait inacceptables, on trouve assurément Guy Debord. Pendant longtemps, c’est plutôt
la police qui s’est intéressée à lui, et non les organes normalement chargés de diffuser la
pensée. Mais finalement ce comportement n’a plus suffi, car les théories qu’il avait élaborées
avec ses amis, les situationnistes, ont commencé, malgré tous les obstacles, à s’imposer dans
l’esprit de l’époque. Depuis lors on assiste à une autre technique d’occultation : la
banalisation. Il existe certainement peu d’auteurs contemporains dont les idées ont été
utilisées de façon aussi déformée, et généralement sans même que l’on cite son nom.
Il est désormais communément admis, depuis les directeurs de télévision jusqu’au dernier
des spectateurs, que nous vivons dans une « société du spectacle ». Devant l’invasion des
mass media, dont on dénonce de plus en plus les effets sur les enfants collés à l’écran de
télévision dès leur plus jeune âge, ou devant la « spectacularisation » de l’information que
l’on déplore à propos d’événements tragiques tels que les guerres et les catastrophes, il est
aujourd’hui de rigueur de parler de « société du spectacle ». Les plus informés vont parfois
jusqu’à dire que ce terme serait le titre d’un livre écrit par un certain Debord, laissant ainsi
entendre qu’il s’agirait d’une sorte de MacLuhan plus obscur. Mais on est rarement plus
explicite.
Faut-il déplorer cette « désinformation » ? Un socialiste autrichien de la première moitié du
XXe siècle a dit : « Quand j’ai commencé à lire Marx, je me suis étonné de ne pas en avoir
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entendu parler à l’école. Quand j’ai commencé à comprendre Marx, je ne m’en suis plus du
tout étonné. »

On a réduit les théories de Marx à une simple doctrine économique sur l’appauvrissement
prétendument inévitable du prolétariat, pour ensuite dénoncer triomphalement l’erreur de
Marx. De ce Marx-là, on pourra même parler dans les écoles. De la même manière, on
s’emploie à réduire les idées de Debord à une théorie des mass media, afin de lui donner
hâtivement raison sur quelques points spécifiques et ne plus parler du reste. Ce rapprochement
entre Marx et Debord n’est pas arbitraire. Une époque qui se sert de l’écroulement du
despotisme bureaucratique soviétique et du triomphe apparent de la version occidentale de la
gestion de la société, pour porter un « coup final » à tout ce qui est lié à la pensée marxiste,
doit trouver plus que gênante l’une des rares théories d’inspiration marxiste qui s’est vue sans
cesse confirmée par les faits depuis des décennies.
Pour une autre raison, cette comparaison n’est pas arbitraire : la compréhension des
théories de Debord nécessite avant tout que l’on fixe sa place parmi les théories marxistes. Ce
propos pourrait étonner certains lecteurs : l’intérêt de Debord résiderait-il donc dans
l’interprétation qu’il fait de Marx ? Debord n’était-il pas avant tout le représentant d’une
avant-garde artistique qui voulait dépasser l’art au moyen du « détournement » et de la
« dérive », du jeu et de l’« Urbanisme unitaire » ? Le pivot de l’agitation situationniste n’était-
il pas la révolution de la vie quotidienne ? Bien sûr tout ceci a son importance. Mais à trop
vouloir privilégier cet aspect, on finit également par réduire l’activité théorico-pratique de
Debord pour l’ensevelir dans le grand cimetière des avant-gardes passées, en lui concédant
comme unique intérêt pour le présent celui d’être un « père des néo-avant-gardes de la vidéo »
ou un « précurseur des punks » – et ces exemples ne sont pas inventés. Cette incompréhension
est déjà manifeste dans l’usage fréquent du mot « situationnisme », terme que les
situationnistes ont résolument refusé depuis le début (IS, 1/13) en y décelant une tendance
abusive à pétrifier leurs idées en dogme.
La présente étude porte avant tout sur l’actualité de la théorie du « spectacle » telle qu’elle
a été élaborée par Debord, et son utilité pour une théorie critique de la société contemporaine.
On démontrera que le spectacle est la forme la plus développée de la société fondée sur la
production des marchandises et sur le « fétichisme de la marchandise » qui en découle,
concept dont on cherchera à clarifier la véritable signification. On démontrera également dans
quelle mesure ce dernier concept constitue la clé pour comprendre le monde d’aujourd’hui, où
le résultat de l’activité humaine s’oppose à l’humanité au point de menacer celle-ci
d’extinction par une catastrophe écologique ou par la guerre. Cet essai touche donc à
l’actualité d’une partie centrale de la pensée de Marx, et l’on examinera le rapport de Debord
avec les courants minoritaires du marxisme qui se sont référés à cet aspect de la pensée de
Marx.
Nous avons surtout approfondi les questions théoriques et la relation de Debord avec les
autres acteurs de son époque historique ; nous n’avons accordé que la part indispensable à
certains aspects, comme la discussion sur le rôle de l’organisation révolutionnaire, autrefois
importants, mais qui aujourd’hui pourraient évoquer les débats byzantins sur la nature divine
ou humaine du Christ. Nous nous sommes peu étendus sur les aspects anecdotiques et
biographiques, car ceux-ci ont déjà fait l’objet de certaines recherches relativement bien
documentéesi. Cependant, les activités pratiques de Debord, sa vie et ce que l’on pourrait
appeler son « mythe » seront pris en considération, car ils font partie d’un projet global qui
vise à une existence riche et passionnelle au lieu de la contemplation passive, et qui veut
abolir tout ce qui rend actuellement une telle vie impossible.
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Au cours des années soixante, en plus du dégoût croissant qu’inspiraient ceux qui
utilisaient Marx pour justifier leurs goulags et leur nomenklatura, de nombreuses théories
marxistes ou prétendues telles semblaient désormais dépassées. En ces années-là, le
capitalisme ne se montrait pas du tout incapable de développer davantage ses forces
productives, ni de distribuer plus équitablement que dans le passé ses résultats, démentant
ainsi ceux qui attendaient une révolution venant d’ouvriers subissant une misère croissante.
La critique sociale posa alors la question la plus globale, la plus simple et pourtant la moins
souvent posée : quel usage fait-on de l’énorme accumulation de moyens dont la société
dispose ? La vie effectivement vécue par l’individu est-elle devenue plus riche ? Évidemment
non. Tandis que le pouvoir de la société dans son ensemble paraît infini, l’individu se trouve
dans l’impossibilité de gérer son propre univers.
Debord, contrairement à beaucoup d’autres, n’y voit pas un revers inévitable du progrès, ni
un destin de l’homme moderne n’ayant d’autre remède qu’un improbable retour en arrière. Il
y décèle une conséquence du fait que l’économie a soumis à ses propres lois la vie humaine.
Aucun changement à l’intérieur de la sphère de l’économie ne sera suffisant tant que
l’économie elle-même ne sera pas passée sous le contrôle conscient des individus. Sur la base
des indications fournies par Debord lui-même, nous expliquerons pourquoi cette expression
n’a rien à voir avec les affirmations du même ordre que l’on peut éventuellement entendre de
la bouche même du pape. L’économie moderne et son existence en tant que sphère séparée
seront analysées ici comme conséquences de la marchandise, de la valeur, du travail abstrait
et de la forme-marchandise. C’est de cela qu’il faut parler.
C’est ce que fait depuis la Première Guerre mondiale le courant minoritaire du marxisme
qui assigne une importance centrale au problème de l’aliénation, considérée non pas comme
un épiphénomène du développement capitaliste, mais comme son noyau même. Il s’agit là
encore d’une façon très philosophique de concevoir le problème ; l’essentiel est cependant
d’avoir souligné que le développement de l’économie devenue indépendante, quelle que soit
sa variante, ne peut qu’être l’ennemi de la vie humaine. Le chef de file de ce courant est
G. Lukács, dans Histoire et conscience de classe, qui avait repris et élaboré la critique
marxienne du « fétichisme de la marchandise » en tenant compte des mutations intervenues
depuis Marx dans la réalité sociale. Avec les arguments de Marx et de Lukács, Debord tentera
par la suite de forger une théorie pour comprendre et combattre cette forme particulière de
fétichisme qui est née entre-temps, et qu’il nomme le « Spectacle ».
Pour saisir les idées que Debord expose dans La Société du Spectacle (1967), il est par
conséquent indispensable de bien analyser ses sources, auxquelles il doit plus qu’il n’y paraît
à première vue. Ceci ne signifie pas que l’on nierait l’originalité de Debord, dont l’un des
mérites est d’avoir adapté ces théories à une époque très différente. Lui-même écrit dans son
livre autobiographique Panégyrique (1989) : « De plus savants que moi avaient fort bien
expliqué l’origine de ce qui est advenu », citant ensuite sa propre paraphrase de la théorie
marxienne de la valeur d’échange, extraite de La Société du Spectacle (Pan., 83 ; Œuvres,
1684). La Société du Spectacle n’abonde pas en citationsii ; lorsque Debord en fait, c’est
davantage pour appuyer ses propres thèses que pour faire état de ses sources. Mais une lecture
attentive révèle que La Société du Spectacle suit de près un certain courant marxiste, en
approfondit certaines tendances, en partage certains problèmes. Si nous suivons l’évolution de
la critique de l’aliénation précisément chez ces trois auteurs, ce n’est pas pour autant que nous
voulions justifier l’affirmation de Debord concernant La Société du Spectacle, selon laquelle
« il n’y a sans doute pas eu trois livres de critique sociale aussi importants dans les cent
dernières années » (OCC, 183-184 ; Œuvres, 1310)iii.
On ne peut éviter de faire un important usage de citations. Les écrits de Debord se prêtent
mal aux paraphrases, tant pour la beauté du style que pour le danger d’en trahir le contenu par
des paraphrases trop « interprétatives ». Debord a écrit peu, comme il le souligne lui-même
15

(Pan., 42 ; Œuvres, 1670). Il ne l’a fait que lorsque cela lui paraissait nécessaire. Aucun texte
de Debord n’est venu des sollicitations d’un rédacteur en chef ou des obligations d’un contrat
d’édition. Le problème et la difficulté pour une exégèse de l’œuvre de Debord, c’est
précisément que celle-ci, bien que très succincte, prétend avoir dit l’essentieliv, mais refuse
toute interprétation, et exige d’être prise à la lettre. Pendant longtemps, Debord lui-même n’a
approuvé que les seules lectures rigoureusement littérales de sa pensée, qui ressemblent en
réalité à une simple reproduction de ses textes.

Le spectacle, stade suprême de l’abstraction

Le concept de « société du spectacle » est souvent compris dans un rapport exclusif à la


tyrannie de la télévision ou de moyens analogues. L’aspect mass-médiatique du spectacle est
pourtant considéré par Debord comme le plus « restreint », « sa manifestation superficielle la
plus écrasante » (SdS § 24). Ce n’est qu’apparemment qu’il s’agirait de l’invasion d’un
instrument neutre et mal utilisé. Le fonctionnement des moyens de communication de masse
exprime au contraire parfaitement la structure de la société entière dont ils font partie. La
contemplation passive d’images, qui de surcroît ont été choisies par d’autres, se substitue au
vécu et à la détermination des événements par l’individu lui-même.
La constatation de ce fait est au cœur de toute la pensée et de toutes les activités de
Debord. À vingt ans, en 1952, il réclame un art qui soit la création de situations, et non la
reproduction de situations déjà existantes. En 1957, dans la plate-forme pour la fondation de
l’Internationale situationniste, il définit pour la première fois le spectacle : « La construction
de situations commence au-delà de l’écroulement moderne de la notion de spectacle. Il est
facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même du
spectacle : la non-intervention » (Rapp., 699 ; Œuvres, 325). Dans les douze numéros de la
revue Internationale situationniste publiés entre 1958 et 1969, ce concept occupe une place de
plus en plus importante, mais son analyse systématique est développée en 1967 dans les 221
thèses de La Société du Spectaclev.

Par rapport à un premier stade de l’évolution historique de l’aliénation, qui peut se


caractériser comme une dégradation de l’« être » en « avoir », le spectacle consiste en une
dégradation ultérieure de l’« avoir » en « paraître » (SdS § 17). L’analyse de Debord s’appuie
sur l’expérience quotidienne de l’appauvrissement de la vie vécue, de sa fragmentation en
sphères de plus en plus séparées, ainsi que de la perte de tout aspect unitaire dans la société.
Le spectacle consiste dans la recomposition des aspects séparés sur le plan de l’image. Tout
ce qui manque à la vie se retrouve dans cet ensemble de représentations indépendantes qu’est
le spectacle. On peut citer en exemple les personnages célèbres, acteurs ou hommes
politiques, qui sont chargés de représenter cet ensemble de qualités humaines et de joie de
vivre qui est absent de la vie effective de tous les autres individus, emprisonnés dans des rôles
misérables (SdS § 60-61). « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle » (SdS § 25), et
si les individus sont séparés les uns des autres, ils ne retrouvent leur unité que dans le
spectacle, où « les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un
cours commun » (SdS § 2). Mais les individus ne s’y trouvent réunis qu’en tant que séparés
(SdS § 29), car le spectacle accapare à son profit toute la communication : celle-ci devient
exclusivement unilatérale, le spectacle étant celui qui parle tandis que les « atomes sociaux »
écoutent. Et son message est Un : l’incessante justification de la société existante, c’est-à-dire
du spectacle lui-même et du mode de production dont il est issu. Pour ce faire, le spectacle n’a
pas besoin d’arguments sophistiqués : il lui suffit d’être le seul à parler sans attendre la
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moindre réplique. Sa condition préalable, et simultanément son principal produit, est donc la
passivité de la contemplation. Seul l’« individu isolé » dans la « foule atomisée » (SdS § 221)
peut éprouver le besoin du spectacle, et ce dernier fera tout pour renforcer l’isolement de
l’individu.
Il existe deux fondements principaux au spectacle : « Le renouvellement technologique
incessant » et « la fusion économico-étatique » ; et dans sa phase la plus récente, trois
conséquences majeures : « Le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel »
(Com., 19 ; Œuvres, 1599).
Le spectacle n’est donc pas une pure et simple adjonction au monde, comme pourrait l’être
une propagande diffusée par les moyens de la communication. C’est l’activité sociale tout
entière qui est captée par le spectacle à ses propres fins. De l’urbanisme aux partis politiques
de toutes tendances, de l’art aux sciences, de la vie quotidienne aux passions et aux désirs
humains, partout on retrouve la substitution de la réalité par son image. Et dans ce processus
l’image finit par devenir réelle, étant cause d’un comportement réel, et la réalité finit par
devenir image.
Cette image est par ailleurs nécessairement falsifiée. Car si d’un côté le spectacle est toute
la société, d’un autre côté il est également une partie de la société, mais aussi l’instrument
avec lequel cette partie domine la société tout entière. Le spectacle ne reflète donc pas la
société dans son ensemble, mais il structure les images selon les intérêts d’une partie de la
société ; et ceci n’est pas sans effet sur l’activité sociale réelle de ceux qui contemplent les
images.
En subordonnant tout à ses propres exigences, le spectacle doit donc falsifier la réalité à tel
point que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », comme
l’écrit Debord (SdS § 9) en inversant la célèbre affirmation de Hegel. Tout pouvoir a besoin
du mensonge pour gouverner, mais le spectacle étant le pouvoir le plus développé qui ait
jamais existé, il est aussi le plus mensonger. Il l’est d’autant plus qu’il est aussi le plus
superflu et par conséquent le moins justifiable.
Le problème n’est cependant pas l’« image » ni la « représentation » en tant que telles,
comme l’affirment tant de philosophies du XXe siècle, mais la société qui a besoin de ces
images. Il est vrai que le spectacle utilise plus particulièrement la vue, « le sens le plus abstrait
et le plus mystifiable » (SdS § 18), mais le problème réside dans l’indépendance atteinte par
ces représentations qui se soustraient au contrôle des hommes et leur parlent sous forme de
monologue, éliminant de la vie tout dialogue. Elles naissent de la pratique sociale collective,
mais se comportent comme des êtres indépendants.
À ce point, il devient évident que le spectacle est l’héritier de la religion, et il est
significatif que le premier chapitre de La Société du Spectacle porte pour épigraphe une
citation de L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach. La vieille religion avait projeté
la puissance de l’homme dans le ciel, où elle prend l’apparence d’un dieu qui s’oppose à
l’homme en tant qu’entité étrangère ; le spectacle accomplit la même opération sur terre. Plus
l’homme reconnaît de pouvoir aux dieux qu’il a créés, plus il ressent sa propre impuissance ;
l’humanité se comporte de la même manière devant ces forces qu’elle a créées, qu’elle a
laissé échapper, et qui « se montrent à nous dans toute leur puissance » (SdS § 31). La
contemplation de ces puissances est inversement proportionnelle à la vie individuelle, au point
que les gestes les plus ordinaires sont vécus par quelqu’un d’autre à la place du sujet lui-
même. Dans ce monde « le spectateur ne se sent chez lui nulle part » (SdS § 30). Dans le
spectacle, tout comme dans la religion, chaque moment de la vie, chaque idée et chaque geste
ne trouve son sens qu’en dehors de lui-mêmevi.
Tout ceci n’est ni un destin, ni un produit inévitable du développement de la technique. La
séparation survenue entre l’activité réelle de la société et sa représentation est une
conséquence des séparations au sein de la société elle-même. C’est la séparation la plus
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ancienne qui a créé les autres : celle du Pouvoir. À partir de la dissolution des communautés
primitives, toutes les sociétés ont connu à l’intérieur d’elles-mêmes un pouvoir
institutionnalisé, une instance séparée, et tous ces pouvoirs avaient quelque chose de
spectaculaire. Pourtant ce n’est qu’à l’époque moderne que le Pouvoir a pu accumuler des
moyens suffisants, non seulement pour instaurer une domination étendue à tous les aspects de
la vie, mais aussi pour pouvoir activement modeler la société selon ses propres exigences. Il le
fait principalement au moyen d’une production matérielle qui tend à recréer continuellement
tout ce qui engendre l’isolement et la séparation, de l’automobile à la télévision.
Ce stade « spectaculaire » du développement capitaliste s’est progressivement imposé à
partir des années vingt, et s’est renforcé après la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution
subit une continuelle accélération : en 1967, désignant le spectacle comme « l’autoportrait du
pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence » (SdS § 24), Debord
semblait penser que celui-ci avait atteint un stade presque indépassable. Mais en 1988 il doit
reconnaître que la mainmise du spectacle sur la société était encore imparfaite en 1967,
comparée à la situation vingt ans plus tard (Com., 17 ; Œuvres 1598).
Ce qui précède ne concerne pas seulement le capitalisme des sociétés occidentales : tous
les systèmes socio-politiques modernes participent du règne de la marchandise et du
spectacle. De même que le spectacle est une totalité à l’intérieur d’une société, il l’est
également à l’échelle mondiale. Le véritable antagonisme, celui du prolétariat qui revendique
la vie face à un système où « la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a
créé » (SdS § 53), est occulté par le spectacle des antagonismes entre des systèmes politiques
qui en réalité sont essentiellement solidaires. Cependant ces antagonismes ne sont pas de
simples chimères ; ils traduisent le développement inégal du capitalisme dans les différentes
parties du monde.
À côté des pays où la marchandise se développe librement, apparaît leur pseudo-négation,
les sociétés dominées par la bureaucratie d’État comme l’Union soviétique, la Chine ou de
nombreux pays du tiers-monde. Ces régimes, au même titre que les gouvernements fascistes
instaurés dans les pays occidentaux en temps de crises, sont appelés en 1967 par Debord
« pouvoir spectaculaire concentré ». Au faible développement économique de ces sociétés,
comparé à celui des sociétés du « spectaculaire diffus », supplée l’idéologie comme
marchandise suprême ; son point culminant est l’obligation pour tous de s’identifier à un chef,
qu’il s’appelle Staline, Mao ou Soukarno. Le spectaculaire concentré est peu flexible et
gouverne, en dernière instance, grâce à sa police. Son image négative a pourtant sa fonction
dans la « division mondiale des tâches spectaculaires » (SdS § 57) : la bureaucratie soviétique
et ses ramifications dans les pays occidentaux, c’est-à-dire les partis communistes
traditionnels, représentent illusoirement la lutte contre le spectaculaire diffus. Il semble qu’il
n’y ait pas d’autre alternative que ces deux formes, de sorte que les opposants à l’intérieur de
l’un des systèmes spectaculaires prennent souvent pour modèle l’autre système – comme il
arrive dans beaucoup de mouvements révolutionnaires du tiers-monde.
À cette époque déjà, Debord identifie le modèle vainqueur du spectacle avec celui qui offre
le plus grand choix de marchandises variées (SdS § 110). Chacune de ces marchandises
promet l’accès à cette « satisfaction, déjà problématique, qui est réputée appartenir à la
consommation de l’ensemble » (SdS § 65), et au moment inévitable de la désillusion apparaît
déjà une autre marchandise qui fait la même promesse. Dans la lutte que se livrent les divers
objets, où l’homme n’est que spectateur, chaque marchandise peut s’user ; le spectacle dans
son ensemble se renforce. « Le spectacle est alors le chant épique de cet affrontement, que la
chute d’aucune Ilion ne pourrait conclure. Le spectacle ne chante pas les hommes et leurs
armes, mais les marchandises et leurs passions » (SdS § 66), dit Debord dans l’une des plus
belles expressions de La Société du spectacle. Aujourd’hui la valeur d’échange « a fini par
diriger l’usage » (SdS § 46) et le détachement de la marchandise de tout besoin humain
18

authentique atteint finalement un niveau pseudo-religieux avec les objets manifestement


inutiles : Debord cite les collections de porte-clés publicitaires qu’il désigne comme une
accumulation des « indulgences de la marchandise » (SdS § 67). Ce fait démontre que la
marchandise ne contient plus un « atome » de valeur d’usage, mais qu’elle est désormais
consommée en tant que marchandisevii.
Le spectacle n’est donc pas lié à un système économique déterminé, mais il traduit la
victoire de la catégorie de l’économie en tant que telle, à l’intérieur de la société. La classe
qui a instauré le spectacle, la bourgeoisie, doit sa domination au triomphe de l’économie et de
ses lois sur tous les autres aspects de la vie. Le spectacle est « le résultat et le projet du mode
de production existant », « il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la
production, et sa consommation corollaire » (SdS § 6). Non seulement le travail, mais aussi
les autres activités humaines, ce qu’on nomme le « temps libre », sont organisés de façon à
justifier et à perpétuer le mode de production régnant. La production économique s’est
transformée d’un moyen en une fin et le spectacle en est l’expression : avec son « caractère
fondamentalement tautologique » (SdS § 13), il ne vise qu’à reproduire ses propres conditions
d’existence. Au lieu de servir les désirs humains, l’économie à son stade spectaculaire crée et
manipule sans cesse des besoins qui ne visent qu’au « seul pseudo-besoin du maintien de son
règne » (SdS § 51).
L’« économie » doit donc être comprise ici comme une partie de l’activité humaine globale
qui domine sur tout le reste. Le spectacle n’est rien d’autre que ce règne autocratique de
l’économie marchande (par ex. Com., 14 ; Œuvres, 1594). L’économie autonomisée est en soi
une aliénation ; la production économique est basée sur l’aliénation ; l’aliénation est devenue
son produit principal ; et la domination de l’économie sur la société entière entraîne cette
diffusion maximale de l’aliénation qui constitue justement le spectacle. « L’économie
transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l’économie » (SdS § 40).
On aura compris qu’ici nous ne parlons pas d’économie au sens de « production
matérielle », sans laquelle nulle société ne saurait bien sûr exister. Nous parlons d’une
économie devenue indépendante qui soumet la vie humaine. C’est une conséquence de la
victoire remportée par la marchandise à l’intérieur du mode de production.
Le second chapitre de La Société du Spectacle analyse ensuite le processus par lequel
« l’économie tout entière est alors devenue ce que la marchandise s’était montrée être au
cours de cette conquête : un processus de développement quantitatif » (SdS § 40).
L’explication de la prédominance de la valeur d’échange sur la valeur d’usage ne s’écarte pas
de celle de Marx, tout en utilisant des expressions aussi colorées que celle-ci : « La valeur
d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre
compte » (SdS § 46)viii. Et si Marx a parlé de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit,
Debord parle d’une « baisse tendancielle de la valeur d’usage » comme « constante de
l’économie capitaliste » (SdS § 47), autrement dit de la subordination croissante de tout
usage, même le plus banal, aux exigences du développement de l’économie, c’est-à-dire à la
pure quantité. Même si le progrès de l’économie a résolu sur une partie de la planète le
problème de la survie immédiate, la question de la survie au sens large se pose toujours, car
l’abondance de la marchandise n’est rien d’autre qu’un manque pourvu matériellement.

Quand Debord conçoit l’aliénation – le spectacle – comme un processus d’abstraction, et


qu’il la ramène à la marchandise et à sa structure, il développe certaines idées fondamentales
chez Marx, mais qui dans l’histoire du « marxisme » ont connu peu de succès, et pas par
hasard. Pour Hegel, l’aliénation est constituée par le monde objectif et sensible, tant que le
sujet n’arrive pas à reconnaître ce monde comme son produit propre. De même pour les
« jeunes hégéliens » – Feuerbach, Moses Hess et le Marx de la première période – l’aliénation
est une inversion entre sujet et attribut, entre concret et abstrait. Ils la conçoivent toutefois de
19

façon exactement opposée à Hegel : pour eux, le vrai sujet est l’homme dans son existence
sensible et concrète. Il est aliéné quand il devient l’attribut d’une abstraction qu’il a posée lui-
même, mais qu’il ne reconnaît plus comme telle et qui lui apparaît donc comme un sujet.
L’homme dépend alors de son propre produit devenu indépendant. Feuerbach perçoit
l’aliénation dans la projection de la puissance humaine dans le ciel de la religion, qui laisse
l’homme impuissant sur terre ; mais il la retrouve également dans les abstractions de la
philosophie idéaliste, pour laquelle l’homme dans son existence concrète n’est qu’une forme
phénoménale de l’Esprit et de l’universel. Hess et le jeune Marx identifient dans l’État et dans
l’argent deux autres aliénations fondamentales, deux abstractions auxquelles l’homme
s’aliène dans ses qualités de membre d’une communauté et de travailleur. Ceci signifie aussi
que le phénomène ne concerne pas de façon égale toute l’« humanité », mais qu’une
aliénation particulière pèse sur une partie de celle-ci, c’est-à-dire sur celle qui doit travailler
sans posséder les moyens de production. Son propre produit ne lui appartient pas et lui
apparaît donc comme une puissance étrangère et hostile. Dans toutes les formes d’aliénation,
l’individu concret n’a de valeur que pour autant qu’il participe de l’abstrait, c’est-à-dire qu’il
possède de l’argent, qu’il est un citoyen de l’État, un homme devant Dieu, un « soi » au sens
philosophique. Les activités de l’homme n’ont pas de but en soi, mais servent exclusivement à
lui faire atteindre ce que lui-même a créé et qui, bien que conçu seulement comme un moyen,
s’est transformé en une fin. L’argent en est l’exemple le plus évident.
Le spectacle est en effet le développement le plus extrême de cette tendance à
l’abstraction, et Debord peut dire du spectacle que son « mode d’être concret est justement
l’abstraction » (SdS § 29). La dévalorisation de la vie au profit des abstractions hypostasiées
atteint désormais tous les aspects de l’existence ; et ces abstractions elles-mêmes devenues
sujet ne se présentent plus comme des choses, mais sont encore plus abstraites, étant devenues
des images. On peut dire que le spectacle incorpore toutes les vieilles aliénations : il « est la
reconstruction matérielle de l’illusion religieuse » (SdS § 20), « l’argent que l’on regarde
seulement » (SdS § 49), il est « inséparable de l’État moderne » (SdS § 24), il est « l’idéologie
matérialisée » (titre du dernier chapitre de La Société du Spectacle)ix.
Quelques années plus tard, Marx dépasse cette conception encore trop philosophique de
l’aliénation comme inversion du sujet et de l’attribut, et comme assujettissement de
l’« essence humaine » à ses propres produits. Dans le Manifeste communiste, lui et Engels se
moquent des « auteurs allemands » qui « derrière la critique française de la monnaie […]
marquèrent l’aliénation de l’essence humainex ». Mais le concept d’aliénation, entendue au
sens d’abstraction, revient plus tard dans les écrits de Marx sur la critique de l’économie
politique, où d’autre part se trouve révélée l’origine historique du processus d’abstraction.
Dans le premier chapitre du premier volume du Capital, Marx analyse la forme de la
marchandise en tant que noyau de toute la production capitaliste, et démontre que le
processus d’abstraction est au cœur de l’économie moderne au lieu d’en être un simple revers
déplaisant. Il ne faut pas oublier que dans cette analyse de la forme-marchandise, Marx ne
parle pas encore de plus-value, ni de la vente de la force de travail, ni du capital. Il fait ainsi
découler toutes les formes les plus développées de l’économie capitaliste de cette structure
originaire de la marchandise – qui est comme la « cellule du corpsxi » – et de l’opposition
entre concret et abstrait, entre quantité et qualité, entre production et consommation, entre le
rapport social et ce que ce dernier produitxii.
Marx souligne le caractère double de la marchandise : outre son utilité, c’est-à-dire sa
valeur d’usage, elle possède une valeur qui détermine la relation par laquelle elle est échangée
contre d’autres marchandises (valeur d’échange). La qualité concrète de chaque marchandise
est nécessairement différente de celle de toutes les autres marchandises qui sur ce plan ne sont
pas commensurables entre elles. Mais toutes les marchandises ont une substance commune
qui permet de les échanger, dans la mesure où elles en représentent différentes quantités.
20

Cette « substance de la valeur » est identifiée par Marx dans la quantité de temps de travail
abstrait nécessaire pour produire la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’a
aucune qualité spécifique, et les diverses marchandises ne se différencient que d’un point de
vue quantitatif. La valeur d’un produit n’est donc pas constituée par le travail concret et
spécifique qui l’a créé, mais bien par le travail abstrait : « En même temps que les caractères
utiles des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par
là même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns
des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du
travail humain abstraitxiii. » Ainsi se perd le caractère qualitatif des divers travaux produisant
différents produits. La valeur d’une marchandise n’est que la « cristallisation » de cette
« matière » qu’est le « travail humain indifférenciéxiv », au sens d’une pure « dépense
productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme xv », dont la seule
mesure est le temps dépensé. Il s’agit toujours du temps qui est nécessaire en moyenne pour
fabriquer un certain produit dans une société donnée, selon des conditions de production
données ; et les travaux plus compliqués ont la valeur d’un travail simple multiplié, c’est-à-
dire d’une plus grande quantité de travail simple. Dans la formule apparemment très banale
« vingt mètres de toile valent autant que cinq kilos de thé », Marx retrouve la formule plus
générale de toute la production capitaliste : deux choses concrètes prennent la forme de
quelque chose d’autre qui les relie, le travail abstrait, dont la forme finale est l’argent.
Cependant, une marchandise doit toujours avoir une valeur d’usage et répondre à une
exigence, qu’elle soit réelle ou induite. La valeur d’une marchandise se présente toujours sous
la forme d’une valeur d’usage qui, dans le processus d’échange, n’est que le « porteur » de la
valeur d’échange. La valeur d’usage, pour se réaliser, doit devenir « la forme phénoménale de
son contraire, la valeurxvi ». Le processus par lequel le concret devient un attribut de l’abstrait
est entendu ici par Marx non plus dans un sens anthropologique, mais comme conséquence
d’un phénomène historique déterminé. En effet, la diffusion de la marchandise est un
phénomène de l’époque moderne. La subordination de la qualité à la quantité et du concret à
l’abstrait fait partie de la structure de la marchandise, mais les productions humaines ne sont
pas toutes fondées sur l’échange, et donc sur la marchandise.
Tant que les différentes communautés humaines, comme les villages, produisent elles-
mêmes ce dont elles ont besoin et se limitent à l’échange occasionnel des excédents, la valeur
d’usage dirige la production. Chaque travail particulier fait partie d’une division des tâches à
l’intérieur de la communauté à laquelle il est directement lié, et maintient son caractère
qualitatif. C’est pourquoi Marx dit que le lien social est produit avec la production matérielle.
Les rapports des hommes peuvent être brutaux, mais ils restent bien reconnaissables, par
exemple quand le serf de la glèbe ou l’esclave constatent qu’une part de leur produit leur est
soustraite par leur maître. Ce n’est que lorsqu’un certain seuil est dépassé dans le
développement et le volume des échanges, que la production elle-même se dirige
essentiellement vers la création de valeur d’échange. La valeur d’usage de chaque produit
réside alors dans sa valeur d’échange, par l’intermédiaire de laquelle on accède à d’autres
valeurs d’usage. Le travail lui-même devient force de travail à vendre pour exécuter du travail
abstrait. À la valeur d’usage, c’est-à-dire au concret, on n’accède que par la médiation de la
valeur d’échange, ou plus précisément de l’argent.
Dans la société moderne, les individus sont isolés à l’intérieur d’une production où chacun
produit selon ses propres intérêts. Leur lien social s’établit seulement a posteriori à travers
l’échange de leurs marchandises. Leur être concret, leur subjectivité doit s’aliéner à la
médiation du travail abstrait qui efface toutes les différences. La production capitaliste
signifie l’extension des caractéristiques de la marchandise à l’ensemble de la production
matérielle et des rapports sociaux. Les hommes ne font rien d’autre que s’échanger des unités
21

de travail abstrait, objectivées en valeur d’échange qui peut ensuite se retransformer en valeur
d’usage.
La valeur des produits est créée par l’homme, mais sans qu’il le sache. Le fait que la valeur
se présente toujours sous la forme d’une valeur d’usage, d’un objet concret, fait naître
l’illusion que ce sont les qualités concrètes d’un produit qui décident de son destin xvii. Il s’agit
là du célèbre « caractère fétiche de la marchandise et son secretxviii », dont Marx parle et qu’il
compare explicitement à l’illusion religieuse où les produits de la fantaisie humaine semblent
animés d’une vie proprexix. Dans une société où les individus ne se rencontrent que dans
l’échange, la transformation des produits du travail humain et des relations qui y ont présidé
en quelque chose d’apparemment « naturel » implique que toute la vie sociale semble être
indépendante de la volonté humaine et qu’elle se présente comme une entité en apparence
autonome et « donnée », ne suivant que ses propres règles. Selon une formule de Marx, les
relations sociales non seulement apparaissent, mais sont effectivement « des rapports de
choses entre personnes et des rapports sociaux entre les chosesxx ».
Les rares fois où dans la discussion marxiste on a parlé de « fétichisme de la
marchandise », celui-ci a presque toujours été traité comme un phénomène n’appartenant qu’à
la seule sphère de la conscience, c’est-à-dire comme une fausse représentation de la
« véritable » situation économique. Mais ce n’en est qu’un des aspects. Marx lui-même avait
averti que « la découverte scientifique tardive par la science que les produits du travail, dans
la mesure où ils sont valeurs, ne font qu’exprimer, sous forme de choses un travail humain
dépensé à les produire, est une découverte qui a fait date dans l’histoire du développement de
l’humanité, mais elle n’a dissipé en rien l’apparence d’objet qu’ont les caractères sociaux du
travailxxi ». Le concept de « fétichisme » signifie plutôt que la vie humaine tout entière est
subordonnée aux lois qui résultent de la nature de la valeur, la première de toutes étant son
continuel besoin de s’accroître. Le travail abstrait représenté dans la marchandise est
totalement indifférent à ses effets sur le plan de l’usage. Il ne vise qu’à produire à la fin de son
cycle une plus grande quantité de valeur – sous forme d’argent – qu’il n’y en avait au
départxxii. Cela signifie que la caractéristique du capitalisme est déjà contenue dans la double
nature de la marchandise : être nécessairement un système en crise permanente. La valeur,
loin d’être, comme le croyaient les marxistes du mouvement ouvrier, une donnée « neutre »
qui ne devient problématique que lorsqu’elle porte à l’extorsion de « plus-value » (autrement
dit à l’exploitation), conduit au contraire inévitablement à une collision entre raison
« économique » (création de toujours plus de valeur, indépendamment de son contenu
concret) et exigences humaines. Du point de vue de la valeur, le trafic de plutonium ou de
sang contaminé vaut plus que l’agriculture française ; non par une quelconque aberration,
mais en raison de cette même logique de la valeurxxiii. On comprend que la valeur n’est en
aucune façon une catégorie « économique », mais une forme sociale totale qui cause elle-
même une scission de la vie sociale en divers secteurs. L’« économie » n’est donc pas un
secteur impérialiste qui a soumis les autres domaines de la société, comme la terminologie de
Debord pourrait peut-être le faire penser, mais elle est constituée elle-même par la valeur.
En effet on trouve simultanément chez Marx deux aspects, l’un qui tend à se libérer de
l’économie et l’autre qui tend à se libérer par l’économie, sans que l’on puisse simplement les
attribuer à différentes phases de sa pensée, comme certains veulent le faire. Dans sa critique
de la valeur, Marx a mis à nu la « forme pure » de la société de la marchandise. À son époque,
cette critique constituait une audacieuse anticipation, alors que ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle
est en mesure de saisir vraiment l’essence de la réalité sociale. Marx lui-même n’avait pas
conscience, et ses successeurs marxistes encore moins, du contraste existant entre sa critique
de la valeur et le contenu de la majeure partie de son œuvre, celle dans laquelle il examine les
formes empiriques de la société capitaliste de son époque. Il ne pouvait pas voir combien cette
dernière était encore pleine d’éléments précapitalistes, de sorte que la plupart de ses caractères
22

étaient encore très différents, ou même à l’opposé de ce qui devait plus tard résulter du
triomphe progressif de la forme-marchandise sur tous les résidus précapitalistes. Marx
considère par conséquent comme des traits essentiels du capitalisme des éléments qui, en
réalité, n’étaient dus qu’à sa forme imparfaite, comme la création d’une classe nécessairement
exclue de la société bourgeoise et de ses « bénéfices ». Le marxisme du mouvement ouvrier
– de la social-démocratie au stalinisme, avec tous leurs reflets plus ou moins élaborés dans le
champ intellectuel – n’a retenu que cette part de la théorie de Marx. Tout en la déformant
souventxxiv, le mouvement ouvrier ne manquait pas de raisons de s’y référer, car cette part était
légitime dans la phase ascendante du capitalisme, lorsqu’il s’agissait encore d’imposer les
formes capitalistes contre les formes prébourgeoises. Ce développement a connu son apogée à
l’époque qui se trouve résumée dans les noms de Ford et de Keynes, au moment où le
marxisme du mouvement ouvrier célébrait ses plus grandes victoires. Au contraire, dans les
années 1970 surgit une crise qui ne vient pas, comme les précédentes, des imperfections du
système de la marchandise, mais bien de sa victoire totale. C’est alors qu’émerge sa
contradiction de base, issue de la structure de la marchandise. Comme nous espérons le
montrer, l’aspect le plus actuel de la pensée de Debord est d’avoir été parmi les premiers à
interpréter la situation présente à la lumière de la critique marxienne de la valeur, tandis que
ses aspects les plus faibles se trouvent là où sa pensée demeure liée au marxisme du
mouvement ouvrier. Debord était en même temps l’un des derniers représentants d’un certain
courant de la critique sociale et l’un des premiers de sa phase nouvelle.
Rappelons ici deux conséquences de la critique du fétichisme que Debord a su saisir avec
une grande anticipation. En premier lieu, l’exploitation économique n’est pas le seul mal du
capitalisme, étant donné que celui-ci est nécessairement le reniement de la vie elle-même dans
toutes ses manifestations concrètes. En second lieu, aucune des nombreuses variantes à
l’intérieur de l’économie marchande ne peut opérer de changement décisif. C’est pourquoi il
serait parfaitement vain d’attendre qu’une bonne solution des problèmes vienne du
développement de l’économie et de la distribution adéquate de ses bénéfices. L’aliénation et
la dépossession constituent le noyau de l’économie marchande, qui de plus ne pourrait pas
fonctionner autrement, et les progrès de cette dernière sont nécessairement les progrès des
deux premières. Il s’agissait là d’une authentique redécouverte, si l’on considère que le
« marxisme », tout comme la science bourgeoise, ne faisait pas de « critique de l’économie
politique » mais se bornait à faire de l’économie politique, ne considérant que les côtés
abstrait et quantitatif du travail sans en voir la contradiction avec son côté concretxxv. Dans la
subordination de toute la vie aux exigences économiques, ce marxisme ne remarquait pas là
un des effets les plus méprisables du développement capitaliste, mais au contraire une donnée
ontologique, dont la mise en évidence semblait même un fait révolutionnaire.
L’« image » et le « spectacle » dont parle Debord doivent s’entendre comme un
développement ultérieur de la forme-marchandise. Ils ont en commun cette caractéristique de
réduire la multiplicité du réel à une forme unique, abstraite et égale. En effet, l’image et le
spectacle occupent chez Debord la même place qu’occupent dans la théorie marxienne la
marchandise et ses dérivés. La première phrase de La Société du Spectacle proclame : « Toute
la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce
comme une immense accumulation de spectacles. » Il s’agit d’un « détournement » de la
première phrase du Capital : « Toute la vie des sociétés modernes dans lesquelles règnent les
conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de
marchandises » (traduction de Joseph Roy). La substitution du mot « capital » par le mot
« spectacle » dans une phrase de Marx se retrouve dans celle-ci : « Le spectacle n’est pas un
ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images xxvi »
(SdS § 4). Selon la théorie marxienne, l’accumulation de l’argent, si elle dépasse un seuil
qualitatif, se transforme en capital ; selon Debord, le capital atteint un tel degré
23

d’accumulation qu’il devient image (SdS § 34). Le spectacle est l’équivalent non seulement
des biens, comme l’est l’argent, mais de toute activité possible (SdS § 49) – justement parce
que tout « ce que l’ensemble de la société peut être et faire » est devenu marchandise. « Le
caractère fondamentalement tautologique du spectacle » (SdS § 13) reflète exactement le
caractère tautologique et autoréférentiel du travail abstrait qui ne vise qu’à augmenter la
masse de travail mort objectivé et traite en effet la production de valeurs d’usage comme un
simple moyen pour atteindre ce butxxvii. Le spectacle est conçu par Debord comme une
visualisation du lien abstrait que l’échange institue entre les hommes, de même que l’argent
en était la matérialisation. Les images se matérialisent à leur tour et exercent une influence
réelle sur la société : c’est pourquoi Debord dit que l’idéologie est loin d’être une chimère
(SdS § 212).

Debord et Lukács

La pensée marxienne est donc une constatation et une critique de la réduction de toute la
vie humaine à la valeur, c’est-à-dire à l’économie et à ses lois. Malgré cela, des générations
d’adversaires et de partisans de Marx ont interprété ce constat comme une apologie de cette
réduction. À leurs yeux, il doit sembler surprenant que Debord, qui se réfère à Marx, conçoive
la sphère économique comme opposée à la totalité de la vie. Pourtant cette interprétation de
Marx peut se vanter d’avoir d’illustres prédécesseurs : « Ce n’est pas la prédominance des
motifs économiques dans l’explication de l’histoire qui distingue de façon décisive le
marxisme de la science bourgeoise, c’est le point de vue de la totalité », écrit György Lukács
dans Histoire et conscience de classe (HCC, 47). Ce « point de vue » chez Lukács est
étroitement lié à la redécouverte du concept de « fétichisme de la marchandise ». Le retour de
ce concept à partir des années 1950, au moins comme un mot à la mode, ne doit pas faire
oublier la vie difficile qu’il a connue chez les « marxistes ». De la mort de Marx jusqu’aux
années 1920, il tombe dans un oubli quasi total : Engels dans sa dernière période ne lui
accorde guère d’importance, pas plus que Rosa Luxembourg, Lénine et Kautsky ; ils fondent
la condamnation du capitalisme sur la paupérisation croissante, les difficultés d’accumulation
ou la baisse du taux de profit. Le premier qui reprend en termes sérieux le concept de
« fétichisme » est Lukács en 1923 dans Histoire et conscience de classexxviii ; et il faut attendre
la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que ce concept se répande un peu plus dans le
camp marxiste.
À sa publication, le livre de Lukács fait fureur – dans tous les sens du terme – et l’année
suivante il est condamné par la Troisième Internationale, anathème partagé par la social-
démocratie allemande. Quelques années plus tard, l’auteur lui-même prend ses distances par
rapport à son livre, et ce dernier devient vite aussi légendaire qu’introuvable, de sorte que peu
de gens ont l’occasion d’en subir l’influence. Mais lorsque le décès officiel du stalinisme
vient alimenter la recherche d’un marxisme différent, certains chapitres du « livre maudit du
marxisme » sont publiés en 1957 et 1958 dans la revue Arguments ; et en 1960 paraît la
traduction française intégrale, contre la volonté de Lukács. Celui-ci, ne pouvant plus
empêcher la redécouverte de son texte, autorise en 1967 une réédition en allemand et y ajoute
une autocritique de grande importance.
Histoire et conscience de classe, devenu ensuite dans les années 1960 un véritable livre
culte, a exercé une profonde influence sur Debord ; on y trouve l’origine de la direction dans
laquelle celui-ci développe les thèmes marxiens. Debord ne fait pas grand état de cette
filiation ; les citations se limitent à deux phrases, placées en épigraphes du second chapitre de
La Société du Spectacle ; dans un autre passage, il cite quelques lignes de la Différence des
24

systèmes de Fichte et de Schelling du jeune Hegel (SdS § 180) qui semblent extraites du livre
de Lukács (HCC, 176). Parmi les théories de Lukács, Debord ne rappelle explicitement que
celle qui conçoit le parti comme « la médiation […] entre la théorie et la pratique », où les
prolétaires cessent d’être « des spectateurs » ; et il affirme qu’ainsi Lukács décrivit « tout ce
que le parti bolchevik n’était pas » (SdS § 112)xxix.
Dans les nombreuses pages de la revue Internationale situationniste, Lukács n’est cité
qu’une seule fois, mais la phrase choisie est caractéristique : « Le règne de la catégorie de la
totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science » (IS, 4/31, qui cite HCC,
48). Cette catégorie est en effet centrale aussi bien chez Lukács – son insistance sur celle-ci
est l’un des rares aspects du livre auquel il reconnaît encore une validité en 1967 (HCC, 396
postface) – que chez Debord.
Nous avons vu que dans la conception de Debord, le spectacle est à la fois économique et
idéologique, mode de production et type de vie quotidienne, et ainsi de suite. Pour les
situationnistes, il est nécessaire de fournir un jugement global qui ne se laisse pas éblouir par
les différentes options existant apparemment à l’intérieur du spectacle ; ils refusent par
conséquent tout changement qui ne serait que partiel. Selon La Société du Spectacle, le degré
d’aliénation désormais atteint a mis les ouvriers « dans l’alternative de refuser la totalité de
leur misère, ou rien » (SdS § 122). Le spectacle, au moins dans sa forme « diffuse », se
présente toujours sous divers aspects : tendances politiques différentes, styles de vie
contraires, conceptions artistiques opposées. Il incite les spectateurs à exprimer un jugement
et à choisir l’une ou l’autre de ces fausses alternatives, afin qu’ils ne mettent jamais en doute
l’ensemble. Les situationnistes soulignent leur refus en bloc des conditions existantes et en
font un principe épistémologique : « La compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur
la contestation. Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation
de la totalité » (IS, 7/9-10).
Lukácsxxx explique que plus la pensée bourgeoise réussit à comprendre les « faits »
particuliers de la vie sociale, plus elle est incapable d’en saisir la totalité. Cette incapacité
correspond parfaitement à la fragmentation effective de l’activité sociale, et en particulier à la
parcellisation croissante du travail. La science bourgeoise, de même qu’un certain marxisme
« vulgaire » sous son influence, typique de la Deuxième Internationale, se laissent abuser par
de prétendues contradictions comme celle qui apparaît entre sphère économique et sphère
politique. Seul le marxisme authentique – et Lukács affirme explicitement que la méthode de
celui-ci dérive de Hegel – reconnaît dans tous les faits isolés des moments d’un processus
total.
La science bourgeoise prend pour vraie l’apparente autonomie des « choses » et des
« faits » et cherche à en étudier les « lois ». Dans une crise économique ou dans une guerre
elle ne voit pas le résultat plus ou moins bouleversé de l’activité humaine, mais quelque chose
qui obéit à ses propres lois. Cette science reste prisonnière de ce fétichisme de la marchandise
que la vraie critique doit dissoudre. C’est pourquoi, selon Histoire et conscience de classe,
« le chapitre du Capital sur le caractère fétichiste de la marchandise recèle en lui tout le
matérialisme historique » (HCC, 212) – affirmation inouïe en 1923. Lukács nomme
« réification » cet effet du fétichisme qui transforme les processus en choses.
À propos de la marchandise, Lukács soutient qu’« à cette étape de l’évolution de
l’humanité, il n’y a pas de problème qui ne renvoie en dernière analyse à cette question et
dont la solution ne doive être cherchée dans la solution de l’énigme de la structure
marchande » (HCC, 109). « En présupposant les analyses économiques de Marx » (HCC,
110), son apport personnel consiste dans l’analyse de la marchandise comme « catégorie
universelle de l’être social total » (HCC, 113). Le passage de la présence de la marchandise
dans des échanges occasionnels à la production systématique de marchandises n’était pas un
passage seulement quantitatif, comme veulent bien le croire les économistes bourgeois.
25

C’était un passage qualitatif dans lequel la marchandise, de simple médiation entre des
processus productifs, se transforme en élément central de la production dont elle détermine le
caractère même (HCC, 110 et suivantes).
Par rapport à Marx, Lukács souligne beaucoup plus le caractère « contemplatif » du
capitalisme. Chaque individu ne peut reconnaître qu’une infime partie du monde comme son
produit, tandis que tout le reste demeure absolument au-delà de l’activité consciente et ne peut
qu’être contemplé. Ceci n’exclut pas cependant une quelconque « activité », même frénétique
et harassante ; le fait décisif est que la fonction de l’ouvrier dans le processus productif se
réduit à un rôle passif à l’intérieur d’un calcul préétabli qui se déroule suivant son propre
automatisme, comme dans le cas de la chaîne de montage.
À la différence des autres époques, il n’existe entre les diverses classes sociales qu’une
différence de degré dans la réification. Quiconque travaille doit vendre sa force de travail
comme une chose ; et dans le cas du bureaucrate, la vente comprend aussi les capacités
psychiques. Mais l’entrepreneur qui contemple la marche de l’économie ou le développement
de la technique est également réifié, de même que le technicien « vis-à-vis du niveau de la
science et de la rentabilité de ses applications techniques » (HCC, 127). Dans le capitalisme,
tout le monde se limite à essayer de tirer quelques avantages d’un système qu’on trouve déjà
tout prêt et « défini une fois pour toutes » (HCC, 127). En s’opposant explicitement à Engels,
Lukács affirme que la science, l’industrie et l’expérimentation se fondent sur une attitude
contemplative en face des « faits » dans lesquels le mouvement s’est apparemment coagulé xxxi
(HCC, 168). L’homme devient de plus en plus « spectateur » (HCC, 118, 129, 207) de
l’automouvement des marchandises, qui lui semble une « seconde nature » (HCC, 163)
– Debord utilise la même expression dans le paragraphe 24 de La Société du Spectacle. Dans
cette fausse conscience a également sombré la version « économiciste » du marxisme, qui
ramène toutes les transformations sociales au déterminisme des lois de l’économie.
La contemplation est évidemment liée à la séparation, étant donné que le sujet ne peut
contempler que ce qui s’oppose à lui comme séparé de lui. Bien plus que Marx, Lukács relie
la réification à la division du travail, phénomène qui avait fait de grands « progrès » dans le
demi-siècle qui sépare Lukács de Marx. Tandis que le processus productif de l’artisan
médiéval était une « unité organique irrationnelle » (HCC, 116), les activités modernes font
partie d’un calcul étendu. Dans ce calcul, les travaux individuels, insensés en eux-mêmes,
sont recomposés par des « spécialistes ». Le travail en miettes peut donc moins que jamais
produire un lien social dans lequel les hommes se rencontrent individuellement et
concrètement.

Ce qu’ont en commun de façon spécifique Debord et Lukács, c’est la condamnation nette


de toute forme de contemplation, dans laquelle ils voient une aliénation du sujet. Ils
identifient le sujet avec son activité, et pour Debord la contemplation, la « non-intervention »,
est le contraire même de la vie. « Il ne peut y avoir de liberté hors de l’activité, et dans le
cadre du spectacle toute activité est niée » (SdS § 27) affirme Debord.
Lukács élargit la critique de la nature contemplative de la société capitaliste à une harangue
serrée contre « la dualité contemplative du sujet et de l’objet », dans laquelle il entrevoit
l’erreur fondamentale de la philosophie bourgeoise (HCC, 187). La philosophie précédant
Hegel considérait l’objet – qu’il soit conçu de façon idéaliste en tant que « chose en soi » ou
selon le matérialisme du XVIIIe siècle – comme une entité séparée et indépendante de l’activité
du sujet. Seule la dialectique hégélienne a découvert que la dualité se résout dans le
processus, et Marx a ensuite identifié ce processus au processus historique concret qui
« dépasse réellement l’autonomie – donnée – des choses et des concepts des choses, ainsi que
la rigidité qui en résulte » (HCC, 183). Celui-ci « consiste précisément en la dégradation de
toute fixation en illusion : l’histoire est justement l’histoire du bouleversement ininterrompu
26

des formes d’objectivité qui façonnent l’existence de l’homme » (HCC, 230). Tandis que la
science ne fait rien d’autre que rechercher les lois « qui fonctionnent dans la réalité objective
sans intervention du sujet » (HCC, 162), perpétuant la scission entre sujet et objet, théorie et
praxis, la lutte de classe reconstituera l’unité des sujet et objet et, ce faisant, recomposera
l’homme total.
Dans le spectacle, la société fragmentée est illusoirement recomposée ; et l’analyse de ce
processus constitue le point où Debord dépasse Histoire et conscience de classe. Il faut
comparer l’affirmation suivante de Lukács : « La mécanisation de la production fait d’eux [les
travailleurs] […] des atomes isolés et abstraits que l’accomplissement de leur travail ne réunit
plus de façon immédiate et organique et dont la cohésion est bien plutôt, dans une mesure
sans cesse croissante, médiatisée exclusivement par les lois abstraites du mécanisme auquel
ils sont intégrés » (HCC, 118), à cette phrase de Debord : « Avec la séparation généralisée du
travailleur et de son produit, se perdent tout point de vue unitaire sur l’activité accomplie,
toute communication personnelle directe entre les producteurs […]. L’unité et la
communication deviennent l’attribut exclusif de la direction du système » (SdS § 26). Les
« lois abstraites » ont cessé d’être une pure médiation, et se sont recomposées dans un
système cohérent. Lukács en 1923 enregistre la perte de toute totalité et reprend implicitement
le concept de Max Weber du « désenchantement du monde » ; Debord décrit comment par la
suite aussi, la banalisation continue à dominer le monde (SdS § 59), mais désormais comme
conséquence d’une fausse reconstruction de la totalité, comme dictature totalitaire du
fragment.
Ceci est particulièrement flagrant dans l’extension de la réification au-delà de la sphère du
travail. Le jeune Marx reproche à l’économie politique de ne pas voir l’homme, mais
seulement l’ouvrier, et de ne s’intéresser à lui que lorsqu’il travaille, laissant le reste aux soins
« du médecin, du juge, du fossoyeur et du prévôt des mendiants xxxii ». Au contraire, le
spectacle « prend en charge » l’homme tout entier, en lui réservant apparemment dans la
sphère de la consommation et du temps libre cette attention qui, en réalité, lui est refusée dans
le travail comme partout ailleurs (SdS § 43). L’insatisfaction et la révolte peuvent même
devenir un engrenage du mécanisme spectaculaire (SdS § 59).
La véritable recomposition des scissions ne peut se faire sur le plan de la seule pensée :
seule l’activité dépasse la contemplation, et l’homme ne connaît vraiment que ce qu’il a fait.
La théorie du prolétariat n’a en effet de valeur qu’en tant que « théorie de la praxis » en voie
de se transformer en « une théorie pratique bouleversant la réalité » (HCC, 253). De même La
Société du Spectacle affirme que « dans la lutte historique elle-même […] la théorie de la
praxis se confirme en devenant théorie pratique » (SdS § 90) et qu’avec Marx, la négation de
l’ordre existant est passée du champ théorique à celui de « la pratique révolutionnaire qui est
la seule vérité de cette négation » (SdS § 84). Et lorsque Debord annonce « qu’aucune idée ne
peut mener au-delà du spectacle existant, mais seulement au-delà des idées existantes sur le
spectacle » (SdS § 203), il résume l’un des thèmes clés de Internationale situationniste, qui
reprochait inlassablement à tous les autres détenteurs de vérités plus ou moins exactes de
s’abstenir de toute preuve pratique.
Le vrai pivot philosophique d’Histoire et conscience de classe est l’exigence que le sujet
n’admette pas d’objet indépendant en dehors de soi ; en d’autres termes, le sujet-objet
identique s’y trouve théorisé. C’est l’un des principaux motifs qui ont incité Lukács à renier
ensuite son texte. Dans sa préface de 1967 il dénonce la conception du sujet-objet identique
comme irrémédiablement idéaliste, puisque avec l’aliénation, il veut abolir toute objectivité.
Un tel concept d’aliénation accepte, sans s’en apercevoir, l’identification hégélienne des deux
termes et ne tient pas compte de la définition marxienne de l’objectivation comme « mode
naturel – positif ou négatif, selon le cas – de maîtrise humaine du monde, tandis que
l’aliénation en est une déviation spéciale dans des conditions sociales déterminées » (HCC,
27

414 postface). N’importe quel travail, mais aussi le langage, est une objectivation ; au
contraire l’aliénation naît seulement quand l’essence de l’homme s’oppose à son être (HCC,
401 postface). En identifiant les deux concepts, Histoire et conscience de classe a
involontairement défini l’aliénation comme une conditio humana ; et Lukács pense que
« cette grossière erreur fondamentale a sûrement contribué dans une large mesure au succès
d’Histoire et conscience de classe » (HCC, 400 postface) et qu’elle a influencé la naissance
de l’existentialisme allemand et français.
En vérité, la critique de l’aliénation capitaliste et celle de la simple objectivité coexistent
dans Histoire et conscience de classe, et il n’est pas facile de les séparer. On peut donc se
demander jusqu’à quel point cette confusion ne se retrouve pas chez Debord, au-delà de ses
intentions. La nécessité d’opérer une distinction entre aliénation et objectivation était
naturellement connue bien avant 1967 ; il suffit de rappeler la publication, en 1932, des
Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Marx, où celui-ci montre que pour Hegel
l’aliénation était identique à l’objectivation de l’Esprit, et donc aussi nécessaire que
passagère.
Debord a voulu éviter cette « grossière et fondamentale erreur », et rappelle que Marx
s’était libéré du « parcours de l’Esprit hégélien allant à sa propre rencontre dans le temps, son
objectivation étant identique à son aliénation » (SdS § 80). Debord ne désigne pas du tout
l’objectivation comme quelque chose de nécessairement mauvais ; il ne refuse pas, et même il
revendique comme un fait proprement humain, la perte du sujet dans les objectivations
changeantes que le temps apporte et dont le sujet sort enrichi. C’est le contraire de cette
aliénation où le sujet se trouve devant des abstractions hypostasiées comme quelque chose
d’absolument autre : « Le temps est l’aliénation nécessaire, comme le montrait Hegel, le
milieu où le sujet se réalise en se perdant […] Mais son contraire est justement l’aliénation
dominante […] Dans cette aliénation spatiale, la société qui sépare à la racine le sujet et
l’activité qu’elle lui dérobe, le sépare d’abord de son propre temps. L’aliénation sociale
surmontable est justement celle qui a interdit et pétrifié les possibilités et les risques de
l’aliénation vivante dans le temps » (SdS § 161). Pour Debord, comme déjà pour Lukács, l’un
des modes fondamentaux de la réification est la spatialisation du tempsxxxiii. À « l’inquiet
devenir dans la succession du temps » (SdS § 170) – Debord, comme il le dit lui-même,
reprend ici des termes hégéliens – qui est une « aliénation nécessaire », Debord oppose
l’espace caractérisé par son non-mouvement. À plusieurs reprises, Debord a souligné que
l’attitude situationniste consiste à s’identifier avec le passage du temps.

Comme c’était déjà le cas dans Histoire et conscience de classe, Debord est amené à
présumer que la réification se brise contre un sujet qui dans son essence est irréductible à la
réification. Le sujet, même celui qui se présente ici et maintenant, doit être au moins
partiellement porteur d’exigences et de désirs différents de ceux causés par la réification.
Semble absent d’Histoire et conscience de classe, comme de La Société du Spectacle, le
soupçon que le sujet pourrait être rongé à l’intérieur de lui-même par les forces de l’aliénation
qui, en conditionnant aussi l’inconscient des sujets, les fait s’identifier activement au système
qui les contient. Selon les situationnistes – mais Debord était certainement le moins naïf à cet
égard – il suffirait que les sujets empiriques s’entendent entre eux sans intermédiaires, pour
aboutir à des conclusions révolutionnaires. Debord semble concevoir le spectacle comme une
force qui agit de l’extérieur sur « la vie ». En effet, il affirme que le spectacle est à la fois la
société même et une partie de la société (SdS § 3). Pour autant que le spectacle tende ensuite à
envahir matériellement « la réalité vécue » (SdS § 8), celle-ci en est distincte et est même
l’opposé. Car il faut bien qu’il existe un sujet substantiellement « sain » pour qu’on puisse
parler de « falsification » de son activité. Ce n’est pas le sujet lui-même qui est aliéné, mais
son monde, quand ce dernier en est le reflet « infidèle » (SdS § 16). Le monde objectif
28

n’aurait cependant pas d’existence autonome s’il n’était que le « reflet fidèle » de son
producteur ; nous retrouvons donc ici la théorie du sujet-objet identique.
Ce sujet qui résiste à la réification est identifié par Debord avec le prolétariatxxxiv, comme il
l’était déjà par Histoire et conscience de classe. L’un et l’autre voient l’essence du prolétariat
non pas dans ses conditions économiques, mais dans son opposition à la réification. Pour
Lukács, la conscience de classe n’est pas une donnée empirique que l’on retrouve
immédiatement dans la classe ou même chez chaque prolétaire, mais c’est une donnée en soi
qui est attribuée d’office à la classe. Si la réification s’étend à toutes les classes, la bourgeoisie
toutefois s’y trouve à l’aise, car le règne de la marchandise est son règne. La seule classe
intéressée au dépassement de la réification est le prolétariat, puisque l’ouvrier se trouve être
toujours, et quoi qu’il arrive, un simple objet de ce qui advient : étant contraint de vendre sa
force de travail comme une marchandise, il est donc lui-même la principale marchandise du
capitalisme. Se voyant réduit à un simple objet du processus du travail, il peut finalement
reconnaître qu’il en est le véritable auteur, le sujet ; c’est pourquoi sa conscience est
« conscience de soi de la marchandise » (HCC, 210). Pour cette raison, la réification est
destinée à être dépassée quand elle atteint son niveau le plus élevé : quand tout aspect humain
se sera éloigné de la vie du prolétariat, celui-ci pourra inversement reconnaître dans chaque
« objectivation » un rapport entre des hommes, médiatisé par des choses (HCC, 219). En
partant de la forme de réification la plus évidente, le rapport entre travail salarié et capital, le
prolétariat découvrira toutes les autres formes de réification. Dans cette voie, il ne pourra pas
s’arrêter avant de reconstituer la totalité : ce « processus d’ensemble, dans lequel l’essence du
processus s’affirme sans falsification et dont l’essence n’est obscurcie par aucune fixation
chosiste, [et qui] représente par rapport aux faits la réalité supérieure et authentique » (HCC,
229).
À la différence de presque tous les observateurs des années 1960, Debord soutient que le
prolétariat continue d’exister, en concevant celui-ci comme « l’immense majorité des
travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie et qui, dès qu’ils le savent, se
redéfinissent comme le prolétariat » (SdS § 114). Il est l’ensemble des « gens qui n’ont
aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer »
(IS, 8/13). Lukács et Debord soulignent tous deux que dans la société moderne, la condition
du prolétaire, si on ne l’entend pas uniquement par rapport au salaire, est en train de devenir
celle de la société tout entière. La soumission de toute la vie aux exigences de la marchandise,
comme le calcul et la quantification, transforme le destin de l’ouvrier, c’est-à-dire la
réification, en « destin typique de toute la société » (HCC, 119). Debord écrit que « la réussite
du système économique de la séparation est la prolétarisation du monde » (SdS § 26) ; le
travail d’une bonne partie des classes moyennes s’effectue dans des conditions prolétarisées
(SdS § 114). Le prolétariat est alors plus étendu que jamais xxxv. Même si ses revendications
économiques peuvent être satisfaites, le spectacle ne peut jamais lui garantir une vie riche en
termes de qualité, puisque la quantité et la banalité constituent son fondement. Le prolétariat
n’est pas seulement privé de la richesse matérielle qu’il produit, il l’est aussi de toutes les
possibilités de richesse humaine dont il crée les bases. Le spectacle l’exclut nécessairement de
l’accès à la totalité des produits humains et lui interdit d’employer pour un libre jeu ce que
l’économie spectaculaire utilise pour un continuel accroissement de sa production aliénée et
aliénante. C’est pourquoi le prolétariat se trouve être l’ennemi de l’existant, « le négatif à
l’œuvre », indépendamment de toute augmentation de la dose quantitative de survie. Face à la
totalité du spectacle, son projet ne peut qu’être total et non se limiter à une « redistribution des
richesses » ou à une « démocratisation » de la société.
La véritable contradiction sociale se situerait alors entre ceux qui veulent, ou plutôt doivent
maintenir l’aliénation, et ceux qui veulent l’abolir ; entre ceux qui ne peuvent, ni en pensée, ni
en acte, dépasser la séparation entre sujet et objet, et ceux qui au contraire y tendent. Cette
29

importance majeure, que les situationnistes attribuaient aux facteurs « subjectifs », augmente
considérablement le poids qu’ils conféraient aux formes de fausse conscience, tels que les
partis ouvriers bureaucratisés. Elle permettait aux situationnistes de réduire l’importance de
faits qui semblaient contredire leur théorie. On peut tranquillement supposer que le prolétariat
est révolutionnaire dans son essence, en soi. S’il n’en fait pas la démonstration flagrante, si
presque toutes ses actions concrètes doivent être considérées comme « réformistes », c’est que
le prolétariat n’est pas encore parvenu à son être pour soi, à la conscience de son être vrai, à
cause de ses illusions et par la faute de ceux qui les manipulent pour leur propre compte. La
question n’est pas de savoir ce que les ouvriers sont actuellement, mais ce qu’ils peuvent
devenir – et ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre ce qu’ils sont déjà (VS, 122 ; Œuvres,
1159-1160). Une telle définition est évidemment très générale et bien éloignée de celle de
Marx. Pour Marx, le prolétariat est la classe révolutionnaire, non parce qu’elle est celle qui a
le plus grand motif d’insatisfaction, mais parce que sa place dans le processus de production,
sa cohésion et sa concentration massive dans quelques lieux lui fournissent aussi les moyens
de renverser l’ordre existant.
Selon Debord, la figure concrète qu’assume le prolétariat en tant que sujet-objet identique
est celle des Conseils ouvriers, avec lesquels les prolétaires peuvent d’abord conduire la lutte
et par la suite gouverner une future société libre. Aux alentours de 1920, Lukács sympathise
lui aussi avec les Conseils, après sa participation à la République des Conseils hongroise.
Dans les Conseils, l’activité à la première personne remplacera enfin la contemplation des
actions d’un parti ou d’un chef. « Dans le pouvoir des Conseils […] le mouvement prolétarien
est son propre produit, et ce produit est le producteur même » (SdS § 117). Ici sont abolies
toute séparation et toute spécialisation, les Conseils « concentrant en eux toutes les fonctions
de décision et d’exécution » (SdS § 116). Le pouvoir des Conseils transformera « la totalité
des conditions existantes », car il veut « se reconnaître lui-même dans son monde » (SdS
§ 179). Les Conseils ouvriers ne sont donc pas seulement une institution sociale qui dépasse
les institutions bourgeoises et leur division des pouvoirs, mais ils établiront la communauté
humaine dans laquelle le monde entier sera une création du sujet.

Selon La Société du Spectacle, dans le processus historique, sujet et objet coïncident déjà
en soi, et la lutte historique est l’effort pour les faire coïncider aussi pour soi. L’histoire
moderne « n’a pas d’objet distinct de ce qu’elle réalise sur elle-même […] Le sujet de
l’histoire ne peut être que le vivant se produisant lui-même, devenant maître et possesseur de
son monde qui est l’histoire » (SdS § 74). Ce « devenir maître » ne peut en aucune façon être
entendu au sens où le développement des forces productives porterait au pouvoir d’abord la
bourgeoisie, puis le prolétariat. Le plus grand reproche que La Société du Spectacle adresse à
Marx est celui d’avoir cédé « dès le Manifeste » à une conception linéaire de l’histoire, qui
identifie le « prolétariat à la bourgeoisie du point de vue de la saisie révolutionnaire du
pouvoir » (SdS § 86). Mais « la bourgeoisie est la seule classe révolutionnaire qui ait jamais
vaincu » (SdS § 87), car sa victoire dans la sphère politique est une conséquence de sa
précédente victoire dans le champ de la production matérielle. Étant donné que son économie
et son État ne sont qu’une aliénation et la négation de toute vie consciente, la tâche du
prolétariat ne peut pas être de s’emparer de ces instruments, sous peine d’un nouvel
esclavage, comme cela s’est produit en Russie et dans d’autres pays. Debord rejoint Lukács
dans son refus d’une explication uniquement scientifique de l’histoire ; le moteur de l’histoire
est la lutte des classes, qui n’est pas un pur reflet des processus économiques. Debord
approuve Marx, car chez lui « il s’agit d’une compréhension de la lutte et nullement de la
loi » – phrase qui pourrait également figurer dans Histoire et conscience de classe – et
aussitôt après il cite cette célèbre phrase de L’Idéologie allemande ; « Nous ne connaissons
qu’une seule science ; la science de l’histoire » (SdS § 81)xxxvi. Selon Debord, la tentative
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marxienne de tirer des révolutions manquées des enseignements ayant valeur scientifique a
ouvert la voie aux futures dégénérescences de la bureaucratie ouvrière. En vérité, il faut
organiser les « conditions pratiques de la conscience » (SdS § 90) de l’action prolétarienne,
au lieu de se placer sous la conduite de différents chefs, et de se fier à un développement qui
ressemble à un processus naturel.

L’histoire et la communauté comme essence humaine

Nous avons déjà évoqué la question du sujet dont l’activité peut être réifiée ; cela suppose
évidemment l’existence d’une « essence humaine » qui puisse servir de paramètre pour
déterminer ce qui est « sain » et ce qui est « aliéné ». Quand, en 1967, Lukács critique la
confusion entre aliénation et réification qu’il avait faite lui-même en 1923, il affirme qu’en
réalité l’aliénation n’existe que là où l’« essence » de l’homme est en contradiction avec son
« être » (HCC, 401 postface), et il en déduit la nécessité d’une « ontologie marxiste ».
Chez Debord on ne trouve aucune tentative de fonder une « ontologie », ce qui n’exclut
pas nécessairement toute définition de l’« essence humaine ». Dans les Manuscrits de 1844,
Marx conçoit cette essence comme l’appartenance de l’homme à son genre naturel, comme
son Gattungswesen. Pour Marx, l’histoire humaine est une partie de l’histoire naturelle, et
l’histoire naturelle de l’homme est justement la production de la nature humaine, production
qui s’est déroulée dans l’histoirexxxvii : « L’œil est devenu l’œil humain tout comme un objet
est devenu un objet social, humain » étant donné que « la formation des cinq sens est l’œuvre
de toute l’histoire passéexxxviii ». Cette humanisation de la nature, dans laquelle l’homme se
produit et s’humanise lui-même, est comprise par Marx comme un échange organique avec la
nature et comme un développement des capacités productives, au sens large.
On retrouve chez Debord la conception selon laquelle l’essence humaine, au lieu d’être une
donnée fixe, est identique au processus historique, compris comme autocréation de l’homme
dans le temps. « L’homme […] est identique au temps » (SdS § 125). S’approprier sa propre
nature signifie avant tout s’approprier le fait d’être un être historique. Dans les cinquième et
sixième chapitres de La Société du Spectacle, ceux qui sont les moins lus, Debord présente
une brève interprétation de l’histoire. Il y considère cette vie historique et la conscience que
les hommes en ont comme le principal produit de l’accroissement de la domination humaine
sur la nature.
Tant que prédomine la production agricole, la vie reste liée aux cycles naturels et se
présente comme un éternel retour ; les événements historiques, tels que les invasions
ennemies, apparaissent comme des troubles venus de l’extérieur. Le temps a un caractère
purement naturel et « donné ». Il commence à acquérir une dimension sociale quand se
forment les premières classes au pouvoir. Celles-ci non seulement s’approprient du surplus
matériel que la société réussit à produire, mais n’étant pas tenues de passer tout leur temps
dans les travaux, elles peuvent aussi se consacrer aux aventures et aux guerres (SdS § 128).
Tandis que la base de la société demeure immuable de génération en génération, il existe déjà
au sommet un temps historique (SdS § 132). Temps historique signifie temps irréversible,
dont les événements sont uniques et ne se répètent pas. Il en naît le désir de s’en souvenir et
de les transmettre, c’est-à-dire les premières formes de conscience historique. Pour un petit
nombre de personnes, l’histoire commence déjà à prendre une direction, un sens et une
signification. Et ceci aboutit aux premières tentatives pour la comprendre, survenues dans
cette « démocratie des maîtres de la société » qu’est le monde des polis grecques (SdS § 134).
Au moins à l’intérieur de la communauté des citoyens libres, les problèmes de la société
peuvent être discutés ouvertement, et l’on parvient à admettre qu’ils dépendent du pouvoir de
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la communauté, et non de celui d’une divinité, d’un destin ou d’un roi sacré. La base
matérielle de la société reste cependant liée au temps cyclique. Cette contradiction donne lieu,
pendant une autre longue période, au compromis des religions semi-historiques, c’est-à-dire
les religions monothéistes ; le temps irréversible, sous forme de l’attente d’une rédemption
finale, se conjugue avec une dévaluation de l’histoire concrète, considérée comme une simple
préparation à cet événement décisif (SdS § 136).
La démocratisation du temps historique ne parvient pas à progresser jusqu’au moment où
la classe bourgeoise, à partir de la Renaissance, commence à transformer le travail lui-même
(SdS § 140). À la différence des modes de production précédents, le capitalisme accumule, au
lieu de revenir toujours au même point ; il bouleverse sans cesse les procédés de production,
et par-dessus tout le plus fondamental, le travail. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire,
la base même de la société bouge, et pourrait donc accéder au temps linéaire et historique.
Toutefois, au même moment, la société tout entière perd son historicité, si l’on entend par là
une série d’événements qualitatifs, étant donné que le nouveau temps irréversible est celui de
la « production en série des objets » : ce temps est par conséquent un « temps des choses »
(SdS § 142). Le nivellement de toute qualité réalisé par la marchandise transparaît aussi dans
la fin de toutes libertés et prérogatives traditionnelles, ainsi que dans la dissolution de toute
autonomie des lieux.
Dans les sociétés cycliques, la dépendance aux forces aveugles de la nature poussait la
société à se soumettre aux décisions du pouvoir, parfois réelles, comme ce fut le cas pour
l’irrigation dans l’Orient antique, d’autres fois imaginaires, comme dans les rites saisonniers
des rois-prêtres (SdS § 132). L’économie marchande se présente comme le successeur de la
nature et la bourgeoisie comme son gestionnaire. Le fait que le vrai fondement de l’histoire
soit l’économie, c’est-à-dire un produit de l’homme, doit demeurer dans l’inconscient ; et
donc la possibilité d’une histoire consciente et vécue par tous doit rester dans l’ombre. C’est
dans ce sens que Debord interprète la célèbre parole de Marx dans Misère de la philosophie,
selon laquelle la bourgeoisie, après avoir pris le pouvoir, pense qu’ « il y a eu de l’histoire,
mais il n’y en a plus » (SdS § 143).
Sous la domination de la marchandise, le temps est profondément différent de celui du
passé. C’est un temps dont tous les moments sont abstraitement égaux entre eux, et ne se
distinguent que par la quantité plus ou moins grande : exactement comme la valeur d’échange.
Déjà, Histoire et conscience de classe avait analysé l’importance du temps spatialisé et
« exactement mesurable » pour la production moderne (HCC, 117). Le caractère cyclique se
reconstitue dans le quotidien, dans le temps de la consommation, « le jour et la nuit, le travail
et le repos hebdomadaire, le retour des périodes de vacances » (SdS § 150). Dans l’économie
capitaliste, le temps est devenu une marchandise qui, comme toutes les autres, a perdu sa
valeur d’usage au profit de la valeur d’échange. L’organisation de pseudo-événements, la
création d’« unités de temps » apparemment intéressantes, sont devenues l’une des principales
industries, comme dans le cas des vacancesxxxix. Au contraire, le temps irréversible et
historique peut seulement être contemplé dans les actions d’autrui, mais jamais expérimenté
dans sa propre vie. « Les pseudo-événements qui se pressent dans la dramatisation
spectaculaire n’ont pas été vécus par ceux qui en sont informés » (SdS § 157). D’autre part, ce
que l’individu peut vivre réellement dans son quotidien est étranger au temps officiel et reste
incompris, puisqu’il ne dispose pas des instruments pour relier son vécu individuel au vécu
collectif et lui donner une signification plus importante.
Il est intéressant de noter comment Debord utilise les catégories marxiennes de la critique
de l’économie politique pour les appliquer au temps historique considéré comme le principal
produit de la société. Dans les sociétés primitives, le pouvoir s’approprie de « la plus-value
temporelle » (SdS § 128) ; « les maîtres détiennent la propriété privée de l’histoire » (SdS
§ 132) ; « le principal produit que le développement économique a fait passer de la rareté
32

luxueuse à la consommation courante est donc l’histoire » – mais seulement celle des
choses – (SdS § 142) ; le temps est la « matière première de nouveaux produits diversifiés »
(SdS § 151). Selon Marx, l’expropriation violente des moyens de production des petits
producteurs indépendants, comme pour les paysans et les artisans, a été une condition
préalable pour l’instauration du capitalisme. Debord dit que pour soumettre les travailleurs au
« temps-marchandise, la condition préalable a été l’expropriation violente de leur temps »
(SdS § 159).
Le spectacle doit nier l’histoire, car celle-ci prouve que la loi n’est rien, mais que tout est
processus et lutte. Le spectacle est le règne d’un éternel présent qui prétend être le dernier mot
de l’histoire. Sous le stalinisme, ceci avait atteint la forme d’une manipulation et d’une
réécriture systématiques du passé. Dans les pays du spectaculaire diffus, le procédé est plus
subtil ; on commence par détruire toutes les occasions où les individus peuvent s’échanger
sans intermédiaires leurs expériences et leurs projets, où ils peuvent reconnaître leurs actions
et leurs effets. La perte totale de toute intelligence historique ne laisse pas d’autre choix aux
atomes sociaux que celui de contempler le cours inaltérable de forces aveugles. Sont
également détruites toutes les possibilités de comparaison qui pourraient faire sentir aux
individus le contraste entre la falsification opérée par le spectacle et les formes anciennes.

Nous trouvons chez Debord une opposition entre vie humaine et économie encore plus
forte que chez Marx et Lukács. Lukács souligne que même dans les sociétés anciennes
stratifiées en états, l’économie est la base de tous les rapports sociaux, mais « qu’elle n’a pas
atteint […] objectivement non plus, le niveau de l’être-pour-soi » ; elle demeure par
conséquent dans une forme inconsciente (HCC, 81). Au contraire, à l’époque moderne, « les
moments économiques ne sont plus cachés derrière la conscience, mais présents dans la
conscience même (simplement inconscients ou refoulés, etc.) » (HCC, 82-83). Dans un autre
passagexl, il affirme : « c’est la première fois que l’humanité – par la conscience de classe du
prolétariat […] – prend consciemment l’histoire en ses propres mains » (HCC, 288) et que
s’achève ainsi la nécessité de se limiter à interpréter et suivre le cours objectif du processus
économique. C’est alors qu’entre en scène la volonté consciente du prolétariat que Lukács
appelle la « violence », entendue au sens de rupture de l’autoréglementation du processus.
Dès l’instant où surgit la possibilité réelle du « règne de la liberté », toutes « les forces
aveugles poussent à l’abîme d’une façon véritablement aveugle, avec une violence sans cesse
accrue, apparemment irrésistible, et […] seule la volonté consciente du prolétariat peut
préserver l’humanité d’une catastrophe » (HCC, 95). La production matérielle de la société du
futur « doit être la servante de la société consciemment dirigée ; elle doit perdre son
immanence, son autonomie, qui en faisait proprement une économie ; elle doit être supprimée
comme économie » (HCC, 289).
Selon Debord, le développement des forces économiques a été nécessaire, car c’est
seulement ainsi que l’économie a abandonné sa position de base inconsciente. Au moment où
elle dirige toute la vie, elle se révèle comme une création de l’homme, et celui-ci en prend
conscience. « Mais l’économie autonome se sépare à jamais du besoin profond dans la mesure
même où elle sort de l’inconscient social qui dépendait d’elle sans le savoir […] Au moment
où la société découvre qu’elle dépend de l’économie, l’économie, en fait, dépend d’elle […]
Là où était le ça économique doit venir le je » (SdS §§ 51-52). La tâche du prolétariat est celle
de devenir « la classe de la conscience » (SdS § 88), et la conscience signifie « le contrôle
direct des travailleurs sur tous les moments de leur vie » au lieu de la subordination à ce que
l’on a créé d’une façon inconsciente.
Histoire et conscience de classe rappelle à tous les marxistes qui l’avaient oublié que les
crises ne sont pas dues seulement à des causes quantitatives, à des rapports de grandeur entre
des facteurs économiques, mais aussi à une sorte de révolte de la valeur d’usage (HCC, 135-
33

137). De la même façon, Debord souligne que s’il y a crise économique, celle-ci est de nature
qualitative et non quantitative. Lorsque survient la récession dans les années 1970, il y voit
tout au plus une aggravation de la crise générale du système spectaculaire, et cette crise
économique serait d’ailleurs elle-même due au renouveau de la lutte de classes, c’est-à-dire
aux revendications salariales et au refus ouvrier de la pacotille consommable, comme les
habitations nouvelles (VS, 28 ; Œuvres, 1097).

Dans sa recherche d’un sujet ou d’une essence nécessairement antagoniste au spectacle,


Debord finit par un rappel explicite au prolétariat et une référence implicite à des concepts
plutôt vagues, comme le Gattungswesen d’origine feuerbachienne, signalé plus haut et repris
aussi par Lukács dans sa dernière période. En vérité on touche ici à une limite évidente de la
théorie de Debord.
La logique de la forme-valeur veut que dans la société de la marchandise – définie par
Marx comme « une formation sociale où c’est le procès de production qui maîtrise les
hommes, et pas encore l’inversexli » – les processus sociaux prennent le caractère d’un
processus aveugle. Il ne s’agit pas d’une pure illusion, comme le croient ceux qui « derrière »
les « lois du marché » ou les « impératifs technologiques » veulent retrouver un sujet agissant.
Il est vrai que « leur mouvement social propre a pour les échangistes la forme d’un
mouvement de choses qu’ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent au contraire le
contrôlexlii ». Cela signifie que dans le capitalisme – comme dans les sociétés qui l’ont précédé
et qui connaissaient d’autres formes de fétichisme, y compris au sens étroit du terme – les
sujets, pas plus individuellement que collectivement, ne sont les acteurs de l’histoire : le
processus aveugle de la valeur les a créés et ils doivent au prix de leur propre ruine en suivre
les lois. Cela ne signifie pas que l’histoire soit par nature un processus sans sujet, comme le
prétendent le structuralisme et la théorie des systèmes. L’absence du sujet, qui est bien réelle
dans la société présente, ne constitue pas une donnée ontologique et immuable, mais
représente plutôt la plus grande tare du capitalisme. Debord a mis en lumière, bien que sous
une forme succincte, le caractère inconscient de la société régie par la valeur. Mais, en même
temps, il se réfère à cet aspect de la théorie de Marx qui met au centre les concepts de
« classes » et de « lutte des classes », dont se réclame également le mouvement ouvrier.
L’insistance sur la « lutte des classes » méconnaît cependant la nature des classes créées par le
mouvement de la valeur et qui n’ont de sens qu’à l’intérieur de celui-ci. Le prolétariat et la
bourgeoisie ne peuvent pas être autre chose que les outils vivants du capital variable et du
capital fixe : ils sont les comparses et non les metteurs en scène de la vie économique et
sociale. Leurs conflits, c’est-à-dire les luttes de classes, passent nécessairement par la
médiation d’une forme abstraite et égale pour tous – argent, marchandise, État. Il ne s’agissait
dès lors que de luttes de distribution à l’intérieur d’un système que personne ne remettait
sérieusement en cause. Il est inscrit dans la logique de la forme marchandise qu’elle fasse des
classes une catégorie parmi les autres et qu’elle détache progressivement toutes les catégories
de leurs porteurs empiriques. Ceci est devenu visible aujourd’hui : l’individu moderne est un
véritable « homme sans qualités », avec de multiples rôles interchangeables qui en réalité lui
sont tous étrangers. On peut être simultanément ouvrier et copropriétaire de son
usine/entreprise, ou bien écologiste en tant qu’habitant, et anti-écologiste en tant que salarié
inquiet pour son emploi. Les classes dominantes elles-mêmes ont perdu toute « maîtrise », et
désormais l’enjeu de la compétition se borne à trouver une place plus confortable dans
l’aliénation générale. Le développement de la société, qui se présente même aux plus
puissants comme une fatalité à laquelle ils doivent s’adapter s’ils veulent maintenir à court
terme leurs intérêts particuliers, menace en dernière analyse toutes les classes.
L’existence d’un prolétariat puissant, uni non seulement par ses conditions de travail mais
aussi par toute une culture, un style de vie, et qui se trouvait plus ou moins en dehors de la
34

société bourgeoise, n’était en fait qu’un résidu prébourgeois, un « état » au sens féodal, et non
le résultat du développement capitaliste. Ce sont précisément les luttes de classes qui ont aidé
le capitalisme à s’accomplir en permettant aux masses laborieuses d’atteindre le statut de
« monades » abstraites et égales participant pleinement à l’argent et à l’État. La mission
historique secrète du mouvement prolétarien a été celle-ci : détruire les restes précapitalistes,
généraliser les formes abstraites telles que droit, argent, valeur, marchandise, et imposer ainsi
la logique pure du capital. Cela s’est souvent fait contre la résistance de cette même
bourgeoisie qui restait attachée à défendre des formes en réalité prébourgeoises, comme les
bas salaires ou l’exclusion des ouvriers des droits politiques, formes que le mouvement
ouvrier lui-même identifiait faussement avec l’essence du capitalisme. Un tel marxisme est
nécessairement « sociologiste », dans la mesure où il ramène les développements de la société
capitaliste à l’action consciente de groupes sociaux considérée comme un facteur présupposé.
Il participe de la sorte à l’illusion typique du sujet bourgeois qui croit pouvoir décider quand,
au contraire, c’est le système fétichiste qui agit.
Ces résultats du développement capitaliste n’éliminent pas du tout son caractère
antagoniste : ils suppriment seulement l’illusion que la part antagoniste est l’un des pôles
constitués par la logique capitaliste elle-même. Debord, très justement, ne se laissait pas
convaincre par la propagande diffusée au cours des années cinquante et soixante, sommet de
l’ère fordiste, selon laquelle l’harmonie avait remplacé l’antagonisme social, donnant pour
preuve la disparition du prolétariat au sens traditionnel. Quand Debord croit possible, dans les
conditions actuelles, l’existence d’un sujet par sa nature même « hors » du spectacle, il semble
oublier ce qu’il a lui-même déclaré sur le caractère inconscient de l’économie marchande, et il
l’oublie à nouveau quand il identifie ce sujet au prolétariat. S’arrimer à de tels concepts lui
semblait le signe d’un radicalisme salutaire, mais en réalité c’était confondre le capitalisme
avec ses stades antérieurs et imparfaits. Cela devait le conduire à de fortes oscillations entre
ses définitions du prolétariat, tantôt identifié sociologiquement aux ouvriers, tantôt à ceux à
qui il manque tout (SdS § 114)xliii. Il était parti à la recherche des porteurs réels possibles
d’une place déjà assignée dans une construction téléologique de l’histoire, celle des
adversaires du spectacle. Le prolétariat était appelé au secours par les situationnistes qui lui
confiaient la tâche de « réaliser l’art » (IS, 1/8), de même que le prolétariat, selon Engels, était
l’héritier de la philosophie classique allemande. À plusieurs reprises, Debord l’admet
implicitement : « Pour la première fois, c’est la théorie en tant qu’intelligence de la pratique
humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent
dialecticiens » (SdS § 123) ; l’I.S. affirme que « ce sont les Conseils [ouvriers] qui auront à
être situationnistes » et non l’inversexliv, et qu’elle attend que les ouvriers viennent jusqu’à elle
(IS, 11/64).

La polémique contre l’économie autonomisée, et en général contre les séparations, suppose


au préalable le concept de totalité. Chez Debord, cette dernière semble désigner la
communauté humaine comme « une société harmonieuse » qui sait « gérer sa puissance »
(OCC, 246-247 ; Œuvres, 1375). Son contraire est la « dictature totalitaire du fragment » (IS,
8/33), où l’on voit « ces fragments de la puissance sociale qui prétendent représenter une
totalité cohérente, et tendent à s’imposer comme explication et organisation totales » (IS, 6/6).
Quand l’idéologie atteint son apogée dans le spectacle, « elle n’est plus la lutte volontariste du
parcellaire, mais son triomphe » (SdS § 213).
Si la nature de l’homme est son historicité, cette historicité implique que la communauté
soit un authentique besoin de l’homme. Debord dit que « la communauté […] est la vraie
nature sociale de l’homme, la nature humaine » (IS, 10/11). La communauté est corrodée par
l’échange : le spectacle signifie « la dissolution de toutes les valeurs communes et
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communicables, dissolution qui est produite par la victoire d’annihilation qu’a remportée, sur
le terrain de l’économie, la valeur d’échange dressée contre la valeur d’usage » (IS, 10/59).
Une vraie communauté et un vrai dialogue ne peuvent exister que là où chacun peut
accéder à une expérience directe des faits, et où tous disposent des moyens pratiques et
intellectuels pour décider de la solution des problèmes. Le passé a connu des réalisations
partielles de ces conditions : les polis grecques et les républiques italiennes médiévales en
étaient les exemples les plus avancés, bien qu’encore limités à certaines catégories de la
population. Mais aussi le village, le quartier, la corporation, jusqu’aux tavernes populaires,
constituaient des formes de communication directe où chacun gardait le contrôle sur une
partie au moins de sa propre activité. Le contraire c’est le spectacle : ici, un fragment de la
totalité sociale s’est soustrait à la discussion et à la décision en commun et donne ses ordres
dans la communication unilatérale. Cela se produit partout où les sujets accèdent au monde
non plus par leur expérience personnelle, mais à travers des images, qui sont infiniment plus
manipulables et qui impliquent par elles-mêmes un consentement passif. Les situationnistes
étaient convaincus que la communication directe des sujets suffirait pour mettre un terme aux
hiérarchies et aux représentations indépendantes : « Là où il y a communication, il n’y a pas
d’État » (IS, 8/30).
Dans le passé, les activités économiques pouvaient être également subordonnées à d’autres
critères : dans la société médiévale, les forces productives étaient soumises aux
ordonnancements traditionnels, comme dans le cas des corporations qui limitaient la
production pour maintenir un certain niveau qualitatif ; un noble pouvait dissiper ses richesses
pour élever son prestige. On peut rappeler que presque toutes les sociétés précédant la société
marchande dépensaient leur surplus dans la fête et le luxe, au lieu de le réinvestir dans un
cycle accru de la production. Les formes communautaires anciennes, dont la dissolution était
une condition indispensable, selon Histoire et conscience de classe, pour que « l’ensemble de
la satisfaction des besoins de la société se déroule sous la forme du trafic marchand » (HCC,
119), étaient donc des sociétés incomplètement soumises aux critères économiques. En effet,
dans ses premiers livres Lukács considérait avec nostalgie les temps « pleins de sens »,
comme le Moyen Âge ; et il en reste quelque chose dans Histoire et conscience de classe, où
il parle d’« unité organique » (HCC, 116, 132), par opposition au « calcul » des temps
modernes. La référence à F. Tönnies (HCC, 166), l’inventeur de l’opposition entre société et
communauté, est à cet égard significative : la première est un lien purement extérieur
médiatisé par l’échange entre des personnes en perpétuelle concurrence ; la seconde est un
ensemble de liens personnels concrets et une unité organique d’où naissent les actions de
l’individu. Debord lui aussi stigmatise le spectacle comme une « société sans communauté »
(SdS § 154). Mais en substance, tous deux sont du même avis que Marx, pour qui la
dissolution des anciens liens a ôté aux hommes la sécurité et la plénitude résultant de
l’appartenance à un « état », mais ce n’est qu’ainsi que peut se former l’individu libre qui
n’est plus déterminé par ces appartenances xlv. Le jeune Marx, dans sa Critique de la
philosophie du droit de Hegel, approuve ce dernier d’avoir conçu « la séparation entre la
société civile et la société politique comme une contradictionxlvi ». Dans la société moderne,
l’homme est divisé : dans la sphère politique c’est un citoyen, membre d’une communauté
abstraite ; dans la vie sociale et économique, c’est un bourgeois. Il y a là une contradiction car
il s’agit de quelque chose qui à l’origine était unitaire et qui s’est divisé en deux parties
opposées : les anciens « états » étaient, tant bien que mal, des communautés qui
« conservaient » l’individu dans son intégrité, en lui assignant un statut à la fois juridique,
moral, social et économique. À la différence du lien qui existe entre le « libre » vendeur de sa
force de travail et son acheteur, le lien entre le seigneur féodal et le serf n’était pas
uniquement économique, mais concernait tous les aspects de son existencexlvii. Au contraire
les classes modernes se basent exclusivement sur une différence socialexlviii. L’isolement,
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l’abstraction et les séparations de la société moderne sont donc un stade de passage inévitable
pour la recomposition d’une communauté libre.
Dans La Société du Spectacle, on retrouve une téléologie semblable d’un esprit hégélien :
« Toute communauté et tout sens critique se sont dissous au long de ce mouvement [le
développement de l’économie marchande], dans lequel les forces qui ont pu grandir en se
séparant ne se sont pas encore retrouvées » (SdS § 25). Ici Debord exprime clairement l’idée
que les diverses séparations au sein de l’unité ne sont pas seulement destinées à se
recomposer, mais que leur séparation était une condition nécessaire pour leur croissance et
leur réunification à un niveau plus élevé. Le même déterminisme semble revenir dans la thèse
selon laquelle les « sociétés unitaires » ou « sociétés du mythe » doivent se dissoudre en
éléments autonomes, et qu’ensuite s’opère toujours une tendance à la totalité et à la
recomposition, tendance qui s’exprime initialement dans l’art puis dans sa négation – c’est ici
que Debord place la citation mentionnée plus haut de la Différence des systèmes de Fichte et
de Schelling de Hegel, extraite d’Histoire et conscience de classe (SdS § 180 – HCC, 176). La
recomposition des forces séparées ne peut avoir lieu que lorsque le développement de
l’économie marchande a révélé la domination de l’économie sur la société et perfectionné la
maîtrise de la nature.
Au fond, Debord est du même avis que Lukács dans sa préface de 1967 : celui-ci, en
s’appuyant sur une citation marxienne, se reproche de ne pas avoir compris à l’époque
d’Histoire et conscience de classe que le développement des forces productives par la
bourgeoisie a une fonction objectivement révolutionnaire. Ce développement, bien qu’il se
fasse au détriment de tant d’hommes, est la condition préalable d’une société enfin libérée
(HCC, 393 postface). Il semble que l’on retrouve ici, chez Lukács comme chez Debord, la
théorie selon laquelle le prolétariat doit hériter du monde créé par la bourgeoisie, en
changeant seulement son gestionnaire. Cette conception est toutefois en contradiction
évidente avec l’assertion que toute la production bourgeoise est aliénation dans sa structure
même, et que par conséquent le prolétariat ne peut succéder à la bourgeoisie comme nouveau
maître dans ce champ. On peut trouver aussi discutable l’acceptation sous-jacente de toutes
les souffrances du passé, considérées comme nécessaires pour arriver à l’actuel état des forces
productives, dont on attend qu’il provoque, par une voie plus indirecte, la révolution,
exactement comme il la provoque selon les théories « économicistes ».
L’aspect « déterministe » ressort aussi de la constatation qu’un autre facteur est devenu
central dans l’histoire : la conscience du désaccord entre l’existant et le possible. Tandis que
le sacré des sociétés anciennes exprimait « ce que la société ne pouvait pas faire », le
spectacle est au contraire l’expression de « ce que la société peut faire, mais dans cette
expression le permis s’oppose absolument au possible » (SdS § 25). La domination sur la
nature devrait désormais conduire la société à poser la question « que faut-il en faire ? » et à
l’utiliser pour dépasser le travail au profit d’une activité libre. La transformation de la nature,
qui est pourtant le grand mérite de la bourgeoisie, est utilisée par celle-ci pour conserver les
hiérarchies actuelles (IS, 8/4-5) et pour maintenir dans l’inconscient le véritable
fonctionnement de la société. Que les forces de production finissent par subvenir les rapports
de production, ceci reste vrai pour Debord dans un sens plus large : non pas comme « une
condamnation automatique à court terme de la production capitaliste », mais comme la
« condamnation […] du développement à la fois mesquin et dangereux que se ménage
l’autorégulation de cette production, en regard du grandiose développement possible » (IS,
8/7).
Cette sorte de finalisme rappelle la Phénoménologie de l’esprit. Mais les situationnistes
sont à maints égards étrangers à l’optimisme excessif que produit souvent le finalisme.
Debord avertit que la théorie critique « n’attend pas de miracles de la classe ouvrière. Elle
envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une
37

tâche de longue haleine » (SdS § 203). Il ajoute que « la critique qui va au-delà du spectacle
doit savoir attendre » (SdS § 220). Même dans les moments les plus forts de Mai 68, l’I.S.
met en garde contre le triomphalisme. Mais sur un plan plus général, les situationnistes
retiennent que la société européenne de l’après-guerre représente le dernier stade de la société
de classe multiséculaire, à laquelle rien ne peut succéder qu’un renversement général. En
1957 déjà, Debord écrit, avec trop d’optimisme, que la « culture Sagan-Drouet » représente
« un stade probablement indépassable de la décadence bourgeoise » (Rapp., 694 ; Œuvres,
317). En 1965 il annonce « le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande » (IS,
10/3). Après 68, les situationnistes pensent que « le renversement du monde renversé » et
l’accomplissement de l’histoire sont arrivés, comme le pensait Hegel face à Napoléon, puis
face à l’État prussien, et comme le croyait Marx durant la révolution de 1848. Un exemple de
substitution du vécu par des images datant d’octobre 1967 – exemple extrême, du moins pour
cette époque – est commenté ainsi, en 1969, dans Internationale situationniste : « Le
spectacle, au moment où il a poussé si loin son invasion de la vie sociale, va connaître le
début du renversement du rapport de forces. Dans les mois suivants [c’est-à-dire en 68],
l’histoire et la vie réelle sont revenues à l’assaut du ciel spectaculaire » (IS, 12/50).
Dans le chapitre suivant nous verrons comment ceci est advenu.
Notes de la première partie
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LA PRATIQUE DE LA THÉORIE

L’Internationale lettriste

« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais
en errant » (OCC, 251 ; Œuvres, 1378) : la reformulation des théories de Marx par Debord,
analysée dans le chapitre précédent, n’est pas née d’une étude érudite, et encore moins d’une
activité militante dans les petits ou grands partis de la gauche. L’élaboration et la diffusion de
la théorie de Debord ont eu davantage le caractère d’une aventure passionnante que d’un
séminaire d’études marxologiques.
Tandis qu’à l’École normale supérieure, au Quartier latin, la future « élite » préparait sa
carrière, à quelques pas de là, dans des bistros évités par tout étudiant respectable, le jeune
Debord entamait un parcours qui devait l’amener, lui aussi, à exercer une certaine influence
sur le monde. Rétrospectivement il affirmera avec certitude que le désordre qui a bouleversé
le monde en 68, et ne s’effacerait jamais tout à fait, a eu pour origine quelques tables de bar
où, à la fin de 1952, certains jeunes gens plutôt égarés, qui s’étaient donnés le nom
d’« Internationale lettriste », buvaient sans mesure et projetaient des errances systématiques
appelées « dérives ». « Il est admirable de constater que les troubles qui sont venus d’un lieu
infime et éphémère ont finalement ébranlé l’ordre du monde » (OCC, 246 ; Œuvres, 1374-
1375) affirme Debord en évoquant cette période dans son film In girum. Dès cette époque, ses
amis et lui sont « possesseurs d’un bien étrange pouvoir de séduction : car personne ne nous a
depuis lors approché sans vouloir nous suivre » (OCC, 252 ; Œuvres, 1378). L’aventure de
Debord s’enchaîne à partir de ce début : « Il faut découvrir comment il serait possible de vivre
des lendemains qui soient dignes d’un si beau début. Cette première expérience de l’illégalité,
on veut la continuer toujours » (OCC, 246 ; Œuvres, 1374).
Pour mieux comprendre ses idées, il est donc indispensable de jeter un regard sur ce qu’il a
fait. En parlant de lui-même, il cite l’affirmation de Chateaubriand : « Des auteurs modernes
français de ma date, je suis aussi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages » (Pan., 53 ;
Œuvres, 1673) ; l’extrême rareté d’un tel phénomène explique pourquoi « ceux qui nous
exposent diverses pensées sur les révolutions s’abstiennent ordinairement de nous faire savoir
comment ils ont vécu » (OCC, 220 ; Œuvres, 1355), ce que Debord au contraire n’omet pas
de faire.
La singularité de Debord tient encore au fait qu’il peut dire : « Ce que nous avions
compris, nous ne sommes pas allés le dire à la télévision. Nous n’avons pas aspiré aux
subsides de la recherche scientifique, ni aux éloges des intellectuels de journaux. Nous avons
porté l’huile là où était le feu » (OCC, 252-253 ; Œuvres, 1379). L’importance de ses
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premières activités, qui passaient alors presque inaperçues, est soulignée par son affirmation
que la haine dont il fut toujours entouré remonterait à cette époque : « Certains pensent que
c’est à cause de la grave responsabilité que l’on m’a souvent attribuée dans les origines, ou
même dans le commandement, de la révolte de mai 1968. Je crois plutôt que ce qui, chez moi,
a déplu d’une manière très durable, c’est ce que j’ai fait en 1952 » (Pan., 35 ; Œuvres, 1666).
Qu’a-t-il donc fait cette année-là, à part un curieux film – pour ainsi dire – et la fondation de
l’Internationale lettriste ? En 1952, d’après lui, avec « quatre ou cinq personnes peu
recommandables de Paris », il a cherché et entrevu en effet « le « passage au nord-ouest » de
la géographie de la vraie vie » (Préf., 130-131 ; Œuvres, 1464-1465). Cette entreprise s’est
développée jusqu’à devenir une guerre sociale où les théories « sont des unités plus ou moins
fortes qu’il faut engager au juste moment dans le combat » (OCC, 219 ; Œuvres, 1354). Que
lui, Debord, fût « une sorte de théoricien des révolutions » serait donc « la plus fausse des
légendes » (OCC, 218 ; Œuvres, 1353) – l’élaboration d’une théorie n’était qu’un élément,
bien qu’important, d’un jeu complexexlix.
Le point de départ était « le dépassement de l’art » réalisable à ce moment-là « à partir de
la poésie moderne s’autodétruisant » (Préf., 131 ; Œuvres, 1465) : « Après tout, c’était la
poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là. Nous étions quelques-uns à penser
qu’il fallait exécuter son programme dans la réalité » (Pan., 35 ; Œuvres, 1666). Sans aucun
doute, Debord est resté fidèle à cette intention.

Dans un premier temps, « le dépassement de l’art » se présente à Debord sous la forme du
lettrisme. Né le 28.12.1931 à Paris, Debord aspire dès son adolescence à une vie pleine
d’aventures. Ses modèles étant Lautréamont, dont la figure avait été élevée par les surréalistes
à l’exemple suprême de l’homme totalement opposé à toutes les valeurs bourgeoises, et
l’aventurier pré-dadaïste Arthur Cravan, il n’entend consacrer sa vie à aucun art ni à aucune
étude universitaire (Pan., 20 ; Œuvres, 1662). En 1951, au festival du cinéma de Cannes, il
rencontre un groupe qui, sous les huées, projette un film intitulé Traité de Bave et d’Éternité,
presque sans image, et avec des poésies onomatopéiques et divers monologues en guise de
bande-son. Il s’agissait des lettristes d’Isidore Isou.
Ce dernier, né en 1924 en Roumanie, propose dès 1946 à l’establishment culturel parisien
un renouvellement complet non seulement des arts, mais de la civilisation entière l. Reprenant
la charge iconoclaste des dadaïstes et des premiers surréalistes, Isou veut porter à son terme
l’autodestruction des formes artistiques commencée par Baudelaire ; le saut à faire pour
atteindre ce but étant la réduction de la poésie à son élément ultime, la lettre. Celle-ci est à la
fois un élément graphique, à utiliser dans le collage, et un élément sonore, à utiliser dans la
déclamation onomatopéique, reliant ainsi la poésie, la peinture et la musique. Avec un petit
groupe de fidèles, Isou étend ce procédé et d’autres à tous les domaines artistiques et sociaux,
comme le cinéma et l’architecture. Du point de vue de l’histoire de l’art, il faut rappeler que
ce mouvement doit beaucoup aux dadaïstes – pensons à l’Ursonate de Kurt Schwitters –, mais
que par ailleurs il a inventé beaucoup de choses qui ont permis à d’autres artistes « avant-
gardistes » des années 1960 d’époustoufler le monde.
Dans le lettrisme d’Isou, on trouve déjà une bonne part de l’esprit qui caractérisera plus
tard Debord et les situationnistes, qu’ils lui demeurent fidèles ou qu’ils le dépassent : avant
tout la conviction que le monde entier est d’abord à démonter, puis à reconstruire, non plus
sous le signe de l’économie, mais sous celui de la créativité généralisée. Tout l’art traditionnel
est déclaré mort, et l’alternative est inventée aussi par Isou : le détournement, une sorte de
collage qui réutilise des éléments déjà existants pour de nouvelles créations. Selon Isou, dans
l’art, se succèdent les phases ampliques dans lesquelles se développe toute une richesse
d’instruments expressifs, et les phases ciselantes dans lesquelles l’art perfectionne, puis
détruit peu à peu ces raffinementsli.
40

L’aspiration à dépasser la division entre artiste et spectateur, et l’introduction des


comportements et des sentiments, autrement dit du style de vie, dans les arts, deviennent
également des idées centrales chez Debord. La découverte de la jeunesse comme catégorie
sociologique et comme force révolutionnaire potentielle – une autre réelle anticipation lettriste
sur les années soixante – n’est pas suivie à la lettre par Debord, mais laisse néanmoins ses
traces. Il en va de même pour l’idée d’Isou d’inventer de nouveaux procédés plutôt que
d’exécuter des œuvres, et d’en revendiquer ensuite la paternité pour tout ce qui ressemble à
ces procédés. Enfin, on trouve déjà, dans le lettrisme d’Isou, la tendance à croire qu’un petit
groupe est appelé à opérer la palingénésie du monde, avec toute la plaisante mégalomanie,
mais aussi avec le sectarisme et les polémiques internes que cela implique.
Le groupe d’Isou se consacre en outre à l’organisation de petits scandales, encore aisés à
provoquer à cette époque, en interrompant des représentations théâtrales, des inaugurations de
galeries d’art et des festivals de cinéma. Tout ceci, uni à une pratique non conformiste de la
vie, rend ce mouvement attrayant même pour certains jeunes dont les préoccupations ne sont
pas à proprement parler artistiques. Un scandale spectaculaire a lieu en 1950, à Pâques, dans
la cathédrale de Notre-Dame : un jeune homme déguisé en dominicain monte en chaire et
annonce aux fidèles que « Dieu est mort » ; cette action s’achève par une tentative de
lynchage, une arrestation et la une dans les journaux.
Debord écrit : « Tout de suite je me suis trouvé comme chez moi dans la plus mal famée
des compagnies » (OCC, 222 ; Œuvres, 1356) et il offre aussitôt sa contribution. Le 30 juin
1952, on projette son film, annoncé et reproduit préalablement dans l’unique numéro de Ion,
revue du cinéma lettriste (avril 1952)lii. Son titre est Hurlements en faveur de Sade, mais le
scandale n’est pas celui qu’attendaient probablement les spectateurs : tandis que l’écran est
tantôt blanc, tantôt noir, on entend une série de citations provenant des sources les plus
diverses, des observations sur la vie des lettristes et quelques affirmations théoriques, le tout
interrompu par de fréquents silences. À la fin, se succèdent vingt-quatre minutes de silence et
d’obscurité totale. Bien qu’il soit présenté dans un ciné-club « d’avant-garde », le film est
interrompu au bout de vingt minutes par un public indigné liii. Au début du film on entend :
« Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au débat »
(OCC, 11 ; Œuvres, 62). Le sens de la provocation est de dépasser le principe de la passivité
du spectateur : à la différence des deux ou trois films lettristes précédents, Debord ne se
préoccupe plus d’une nouvelle esthétique ; il veut mettre un point final même au plus récent
des arts. Ses amis et lui vont ainsi se trouver très vite en conflit avec Isou et ses fidèles, dont
l’idolâtrie de la « créativité » représente à leurs yeux un dangereux idéalisme. Le groupe de
Debord veut lier son action à une critique sociale d’inspiration marxiste, encore que de façon
vague, et reproche aux « vieux lettristes », ou « lettristes de droite », d’être trop positifs et trop
artistes. En novembre 1952, quatre personnes fondent à Aubervilliers l’Internationale
lettristeliv. Assurément, presque personne sur le moment ne prend acte de ce que proclament
quelques jeunes gens « marginaux » dans un bouge de banlieue, d’autant qu’à cette époque,
de semblables déclarations devaient être fréquentes dans un certain milieu. Mais quarante ans
plus tard, le morceau de papier sur lequel ils fixèrent alors leurs principes en vingt lignes est
présenté comme un document historique dans un gros volume illustré lv. Ce fait surprenant est
dû sans nul doute à la « carrière » ultérieure de Debord.

Avant de suivre le parcours de cette singulière organisation, arrêtons-nous un instant pour


examiner le moment historique dans lequel elle est née.
Les années 1920, en particulier la première moitié, sont marquées en France par une
effervescence notable, qui se poursuit jusqu’aux années trente. Au contraire, après la
Libération de 1945, hormis un très bref moment d’euphorie, le climat politique et culturel est
plutôt gris, à mille lieues de toute nouveauté révolutionnaire. Si le surréalisme avait déjà
41

perdu beaucoup de sa charge novatrice dès 1930, après la guerre, sa décadence devient
brutalement évidente : on en remarque les signes, d’une part à son entrée dans les temples de
l’art bourgeois et dans la publicité, d’autre part à l’involution spiritualiste de beaucoup de ses
adeptes. Ce n’est que hors de France qu’il peut encore inspirer, du moins indirectement, des
groupes comme COBRA en Hollande, Belgique et Danemark, ou comme le groupe belge de
Marcel Mariën. Au contraire, en France, on voit apparaître dans la peinture un nouvel
académisme un peu « avant-gardiste », connu sous le nom d’« École de Paris ». Dans le
champ littéraire, les vieilles gloires du genre Mauriac ou Gide demeurent imperturbables,
tandis que semble épuisée toute veine réellement novatrice.
Les choses sont encore plus nettes en politique. Aux forces bourgeoises, seul semble
s’opposer le Parti communiste, chassé du gouvernement en 1947, mais doté d’un quart des
votes électoraux et d’un très grand prestige, même auprès des autres forces politiques, du fait
de son rôle dans la Résistance et de sa politique « nationale ». Totalement inféodé à l’URSS
de Staline, le PCF se caractérise par un dogmatisme délirant, dénonçant entre autre, juste au
début des années cinquante, la « paupérisation absolue du prolétariat » et radotant sur une
« logique prolétarienne ». En France plus que dans tout autre pays occidental, le Parti
communiste exerce un véritable terrorisme sur les intellectuels et parvient à étouffer toute
pensée de gauche qui n’irait pas dans le sens de ses manuels. À cette époque, on ne trouve
pratiquement aucun intellectuel – à part naturellement les intellectuels bourgeois – qui n’y soit
soumis pendant quelque temps, y compris les spécialistes de l’antistalinisme qui devaient
pulluler quelques années plus tard. La revue Les Temps modernes esquisse après 1945 une
critique du stalinisme, mais il est significatif que trois de ses quatre fondateurs – Merleau-
Ponty, Aron et Camus – passent très vite dans le camp libéral ; et plus significatives encore
sont les contorsions obscènes du quatrième, Sartre, devant le « caractère socialiste » de
l’Union soviétique et l’« extraordinaire intelligence objective » du PCF – comme il l’écrit
encore en février 1956.
On voit apparaître aussi des groupes de trotskistes, d’anarchistes et de bordiguistes. Mais
hormis leur incapacité totale à se faire entendre en public, ceux-ci souffrent de structures
autoritaires et de stérilité théorique – les trotskistes ne réussissent même pas à décider entre
eux si oui ou non la société soviétique est une société de classe. D’un désaccord de ce genre
naîtra, au début 1949, le groupe qui va publier la revue Socialisme ou Barbarie (voir ci-
dessous), seule position marxiste indépendante, d’un certain niveau théorique, existant alors
en France. Au début cependant, celle-ci ne se distingue pas beaucoup des « communistes de
gauche » des années vingt, et ne recherche pas du tout la jonction entre la théorie
révolutionnaire marxiste et l’exigence des avant-gardes de « changer la vie ». On peut donc
affirmer que le lettrisme d’Isou, malgré toutes ses limites, représente la seule véritable
nouveauté de l’après-guerrelvi.
Si l’activité des situationnistes dans les années soixante était une tentative de réponse à la
nouvelle situation sociale créée par le capitalisme moderniste, sa préparation pendant les
années de l’Internationale lettriste est indissociable du rapide et profond changement que la
France a subi dans les années cinquante. Alors qu’au début de cette période, l’économie
française est encore relativement arriérée par rapport à celle des pays du Nord – le taux des
personnes employées dans l’agriculture (27 %) est le double du chiffre hollandais (13 %) –,
en l’espace de quelques années elle parvient au niveau des pays les plus développés. Le taux
de croissance du rendement par heure de travail est le plus élevé du monde, et entre 1953 et
1958 la production industrielle en France s’accroît de 57 %, tandis que dans les autres pays
européens la moyenne n’est que de 33 % lvii. Il ne s’agit pas d’une simple croissance
quantitative, mais d’un passage qualitatif qui bouleverse profondément la vie quotidienne,
introduisant un « style », figuré par le « métro-boulot-dodo ». Les années culminantes de
l’activité des jeunes lettristes correspondent exactement à ce bref laps de temps, entre 1954 et
42

1956, dans lequel les sociologues croient aujourd’hui reconnaître le moment culminant d’une
« seconde et silencieuse révolution française » qui arracha violemment « la France à son cadre
encore traditionnel » et qui marque le début de l’« aliénation » actuellelviii. En 1953 a lieu la
première émission télévisée en direct. En 1955 la machine à laver le linge apparaît sur le
marché, et la même année on construit à Sarcelles les premiers grands ensembles, les
« habitations à loyer modéré » qui depuis ont ravagé toutes les banlieues. Entre 1954 et 1956,
les dépenses des Français en électroménager doublent. En 1957, le nombre des étudiants du
secondaire s’était multiplié par six en l’espace de vingt ans. Cette subite irruption de la
modernité, à un moment où celle-ci existe déjà dans d’autres pays, fait qu’en France plus
qu’ailleurs, on peut voir venir la modernisation capitalistelix ; et la jeune génération est
particulièrement portée à apprécier le changement. L’importance de I’I.L. et de l’I.S. réside
dans le fait qu’elles ont été parmi les premières à reconnaître dans ces nouveaux phénomènes
les données de base d’une nouvelle lutte de classe. La question qui revient si souvent dans
leurs publications : « Ces moyens modernes serviront-ils à la réalisation des désirs
humains ? » s’explique dans le cadre de la plus profonde restructuration de la vie quotidienne
que la France ait jamais connue.
L’activité des lettristes – comme se nomment simplement les adhérents de l’I.L. qui nient
aux partisans d’Isou d’être encore des lettristes – est inséparable de l’époque où Paris est
encore pour quelque temps la capitale culturelle du monde, et où les diverses factions de
l’intelligentsia peuvent croire que leurs querelles ont une importance universelle puisqu’elles
sont parisiennes. Debord évoquera plus tard la beauté de Paris au temps de sa jeunesse
« quand, pour la dernière fois, elle a brillé d’un feu si intense » (OCC, 227 ; Œuvres, 1360).
De tous les coins du monde y viennent encore des jeunes qui, pour être à Paris, acceptent de
dormir sous les ponts. Le centre est encore habité par un peuple au sens ancien du terme, les
descendants de ceux qui s’étaient soulevés tant de fois pour chasser leurs seigneurs. Quelques
années plus tard, tout ceci s’achève, comme les situationnistes seront les premiers à le dire
(« La chute de Paris », IS, 4/7). Mai 68 est aussi une tentative des jeunes pour reprendre la
ville qui, pendant si longtemps, avait représenté leur lieu de liberté, et qui, dans les années
soixante, avait tant changélx.
Cette nouvelle « Internationale » comprend environ une douzaine de jeunes gens, dont
certains sont nord-africains ou étrangers résidant à Paris – c’est ce qui constitue
l’internationalisme. Ils méprisent l’existentialisme, bien qu’ils en représentent objectivement
par certains côtés une espèce d’aile plus extrémiste, ayant en commun l’opposition tragique
de leur subjectivité avec le reste du mondelxi. Même si les choses ne se passent pas sans mal
dans les trois ou quatre bars où ils se retrouvent, menacés par la misère et la police lxii, ils n’en
sont pas moins très fiers d’eux : ils méprisent le monde qui les entoure et tous ceux qui ne
sont pas aussi décidés qu’eux à rompre avec la vie bourgeoise. Ils se considèrent, du moins
après l’exclusion de certains éléments purement nihilistes, comme une avant-garde au-delà
même de tout art, et sont convaincus que leurs « œuvres – pratiquement inexistantes –
resteraient dans l’histoire » (Potl., 180). Au lieu de la vie morne que leur propose la société
tout entière, ils fondent leur épopée sur la recherche de la passion et de l’aventure. Nous ne
sommes pas alors dans les années soixante, quand l’underground devient à la mode et est
largement accepté, mais à une époque où un tel groupe reste très isolé et entouré d’ennemis.
Tout ceci confère une extraordinaire intensité aux rencontres et aux événements, et Debord
par la suite fera souvent l’éloge de cette période héroïque, non sans rappeler que pour
beaucoup d’entre eux l’aventure s’est mal terminée.
Après l’exclusion d’un certain nombre de personnes, un noyau dur de l’I.L. se constitue en
1953, dont on peut rappeler, à côté de Debord, sa femme Michèle Bernstein, Mohamed
Dahou, Jacques Fillon et Gil J. Wolman, auteur d’un film lettriste en 1952. À part la diffusion
sporadique de billets portant des inscriptions comme « Si vous vous croyez du génie, ou si
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vous estimez posséder seulement une intelligence brillante, adressez-vous à l’Internationale


lettriste », ou bien : « Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenirlxiii », ils
s’adressent au public dans des petites revues ronéotées. De 1952 à 1954 paraissent quatre
numéros d’Internationale lettriste, de deux ou trois pages chacun, et de 1954 à 1957 vingt-
neuf numéros de Potlatch. Il est probable que personne aujourd’hui ne se souviendrait de
l’I.L. si celle-ci n’avait pas constitué les débuts de Debord ; mais en vérité ses déclarations
méritent par elles-mêmes d’être remarquées : « Les plus beaux jeux de l’intelligence ne nous
sont rien. L’économie politique, l’amour et l’urbanisme sont des moyens qu’il nous faut
commander pour la résolution d’un problème qui est avant tout d’ordre éthique. Rien ne peut
dispenser la vie d’être absolument passionnante. Nous savons comment faire. Malgré
l’hostilité et les truquages du monde, les participants d’une aventure à tous égards redoutable
se rassemblent, sans indulgence. Nous considérons généralement qu’en dehors de cette
participation, il n’y a pas de manière honorable de vivre » ; suivent sept signatures, le tout
dans la tradition des tracts surréalistes (Potl., 17-18). « Presque tout ce qui se passe dans le
monde suscite notre colère et notre dégoût », affirment-ils, « nous savons pourtant, de plus en
plus, nous amuser de tout » (Potl., 156) et ils repoussent l’assertion courante selon laquelle la
vie est triste (Potl., 39). Le refus du travail et l’aspiration vague à la « révolution »,
l’affirmation de leur subjectivité et leur niveau culturel bien réel malgré tout, les rendent
semblables aux premiers surréalistes – bien que les jeunes lettristes soient plus frustes et plus
négatifs, mais aussi beaucoup plus sincères.
Ils sont très jeunes : à l’été 1953, leur âge moyen est d’environ 21 ans. Ou plus exactement,
selon les calculs effectués quelques années après, l’âge moyen est de 23 ans au moment de la
constitution de l’I.L., tandis qu’il descendra à 20,8 ans quelques mois plus tard à la suite de
purges internes (IS, 3/17). La propension à l’exactitude statistique et l’allusion aux épurations
au sein du groupe – les « vives luttes de factions et l’exclusion de meneurs dépassés » (Potl.,
43) – ; le fait que leur revue donne le compte rendu d’une réunion de lettristes tenue pour
décider de brèves inscriptions à la craie à faire dans quelques points de la ville ; les longues
discussions au cours d’une autre séance sur la question de savoir s’il faut abattre toutes les
églises ou bien les destiner à d’autres usages : tout ceci indique que, pour les jeunes lettristes,
leur activité est absolument sérieuse. La recherche de l’aventure, de la passion et du jeu doit
se dérouler avec la rigueur d’une organisation révolutionnaire de type léniniste. Sous peine
d’exclusion, chaque geste, chaque mot des membres doivent correspondre à l’esprit du
groupe, qui interdit en plus tout contact, même privé, avec l’exclu. À cette époque
d’éclectisme effréné dans tous les domaines, l’Internationale lettriste exige de ses participants
une rupture inconditionnelle avec tous les éléments de la vie environnante, sur le plan de la
pensée comme sur celui du vécu ; et la question de savoir de quoi un individu se satisfait
prouve sa valeur – Debord gardera la même exigence dans toutes ses activités ultérieures. Ce
manque total d’indulgence vis-à-vis de l’extérieur (« Nous n’avons aucune relation avec les
gens qui ne pensent pas comme nous » [Potl., 166]) comme vis-à-vis d’eux-mêmes (« Il vaut
mieux changer d’amis que d’idées » [Potl., 185]) caractérise les lettristes et les situationnistes
comme peu d’autre élément, et leur vaut d’innombrables reproches et des accusations de
« stalinisme ». La grande majorité des membres de ces organisations a fini d’ailleurs par être
exclue sur proposition de Debord. Ce n’est pas pour rien si, dès l’origine, dans les quelques
pages d’Internationale lettriste, on trouve deux fois la phrase détournée de Saint-Just : « Les
rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreurlxiv. »
Cependant, cette discipline se distingue de celle des organisations léninistes, car dans ces
dernières la rigueur est toujours mêlée à des considérations tactiques et à la recherche d’un
nombre élevé d’adhérents, auxquels on ne demande qu’une adhésion formelle aux principes
du parti. Au contraire l’I.L. et l’I.S. cherchent à maintenir un nombre minimum de
participants, en exigeant une participation sans faille. Il s’agit de l’autodéfense d’un groupe
44

qui opère dans des conditions difficiles et qui par ailleurs a identifié la cause de la
dégénérescence des autres groupes avec leur trop grande tolérance interne. Mais il est plus
intéressant de souligner ici que la singulière combinaison entre la recherche du dérèglement et
la rigueur est un élément de plus qui lie les jeunes lettristes au surréalisme, lequel avait
introduit dans le monde artistique les exclusions, les scissions et les orthodoxies. Le rapport
du groupe de Debord avec le surréalisme originaire est ambigu lxv, tandis que par rapport au
surréalisme contemporain, ils parlaient d’« agonies véreuses et théosophiques » (Potl., 176).
Breton en particulier est l’objet d’une véritable haine œdipienne. Un « manifeste » de vingt
lignes en 1953 annonce que « la société actuelle se divise donc seulement en lettristes et en
indicateurs, dont André Breton est le plus notoire lxvi » ; dans Potlatch, ils parlent des
« inquisiteurs bourgeois comme André Breton ou Joseph MacCarthy » (Potl., 80), et ils
écrivent des phrases comme : « De Gaxotte [historien ultra-réactionnaire] à Breton, les gens
qui nous font rire se contentent de dénoncer en nous […] la rupture avec leurs propres vues du
monde qui sont, en fin de compte, fort ressemblantes » (Potl., 107). Pour le soixantième
anniversaire de Breton, quelques amis belges des lettristes envoient de fausses invitations
convoquant des centaines de personnes à l’hôtel Lutétia où Breton devait soi-disant parler
« de l’éternelle jeunesse du surréalisme ». Morale de la farce selon Potlatch : « Aucune bêtise
ne peut plus surprendre si elle se recommande de cette doctrine » (Potl., 240).
Les lettristes affirment parallèlement « que le programme des revendications défini
naguère par le surréalisme » était un « minimum » (Potl., 44). Ils reconnaissent le rôle positif
joué par le surréalisme, moins par ses œuvres que par sa tentative de « changer la vie » et
d’aller au-delà de l’art. Le surréalisme avait été une destruction, encore artistique, de l’art,
alors que maintenant s’impose une tâche bien plus grande, qui n’est plus expressive ou
esthétique : « la construction consciente de nouveaux états affectifs » (Potl., 106).
La « construction de situations » est en effet le concept clé des jeunes lettristeslxvii ; elle ne
peut se réaliser par l’affirmation de dogmes, mais par la recherche et par l’expérimentation.
Debord en parle dès ses premiers écrits – dans la revue Ion, déjà citée –, et nous retrouvons ce
concept quinze ans plus tard quand il analyse la façon dont le spectacle empêche les hommes
de créer leur propre destin. Le programme est toujours le même, mais, dans les dix premières
années, il se résume principalement à l’idée du dépassement de l’art.
Dans les années cinquante, il est facile de constater le manque de nouveautés culturelles, et
les lettristes se moquent – chez Robbe-Grillet tout particulièrement – de toutes ces
« nouveautés », auxquelles ils reprochent de n’être qu’une pâle copie des avant-gardes
historiques que personne n’aurait songé à prendre au sérieux quelques années auparavant.
Mais il ne s’agit pas d’attendre l’arrivée d’un nouveau courant artistique : « Toute la peinture
abstraite, depuis Malevitch, enfonce des portes ouvertes » (Potl., 215) ; « tout le champ
possible des découvertes » du cinéma est épuisé (Potl., 139) ; « la poésie onomatopéique et la
poésie néo-classique ont simultanément manifesté la dépréciation complète de ce produit »
(Potl., 209). Les lettristes – déjà avec Isou – pensent que l’invention d’une technique
artistique, une fois réalisée, réduit tous ses utilisateurs futurs au rang de banals imitateurs.
Potlatch offre une explication originale à cet immobilisme de l’art : ce sont « les rapports
de production qui contredisent le développement nécessaire des forces productives aussi dans
la sphère de la culture » (Potl., 274). De même que l’accroissement de la domination humaine
sur la nature a dépassé l’idée de Dieu, les nouveaux progrès de la technique rendent possible
et nécessaire le dépassement de l’esthétique. L’Église était une « sorte de monument élevé à
tout ce qui n’est pas encore dominé dans le monde » (Potl., 205). L’art est l’héritier de la
religionlxviii car il exprime le fait que l’homme n’est pas en mesure d’utiliser les nouveaux
moyens pour se créer une vie quotidienne différente (Potl., 170) ; et c’est précisément
l’apparition d’un nouvel ordre possible qui rend inutile la simple expression du désaccord.
C’est le sens de l’affirmation de Debord et Wolman, selon laquelle le lettrisme n’est pas « une
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école littéraire », mais la recherche expérimentale d’une nouvelle « manière de vivre » (Potl.,
186). Potlatch réclame l’unité de l’art et de la vie, non pour abaisser l’art à la vie actuellement
existante, mais au contraire pour élever la vie à ce que l’art promettait. La richesse de la vie
promise par l’art, de même que les techniques d’intensification des sensations qui distinguent
les pratiques artistiques, doit se retrouver dans le quotidien. Les lettristes espèrent ainsi
dépasser les surréalistes. Breton avait parlé de « la beauté, dont il est trop clair qu’elle n’a
jamais été envisagée ici [par lui] qu’à des fins passionnelles lxix » ; pourtant, les surréalistes se
sont contentés d’écrire des livres dans lesquels ils affirmaient hautement la nécessité de vivre
les nouvelles valeurs au lieu de seulement les décrire. En 1925 ils proclamaient : « 1° Nous
n’avons rien à voir avec la littérature. Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en
servir comme tout le monde. 2° Le surréalisme n’est pas un moyen d’expression nouveau ou
plus facile […] 3° Nous sommes bien décidés à faire une Révolution lxx. » Mais la suite s’est
avérée plutôt différente.
Si la poésie est morte dans les livres, elle « est maintenant dans la forme des villes », « elle
se lit sur les visages ». Et il ne faut pas se limiter à la chercher où elle est : il faut construire la
beauté des villes, des visages : « la beauté nouvelle sera DE SITUATION » (Potl., 41-42). À la
différence des surréalistes, les lettristes n’attendent pas grand-chose des replis cachés de la
réalité, des rêves ou de l’inconscient ; il faut au contraire refaire la réalité elle-même.
« L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures
arrivent » (Potl., 51) – cette belle affirmation pourrait être l’épigraphe de tout le parcours de
Debord. Les arts ont désormais la fonction de concourir à un nouveau style de vie, et au début
les lettristes parlent d’« art intégral ». Les situations que recherchent sans cesse les futurs
situationnistes contiennent un aspect matériel, et la réalisation véritable de la construction de
situations sera un nouvel urbanisme, où tous les arts seront utilisés pour créer une ambiance
passionnante.
L’intérêt des lettristes pour l’urbanisme est un fruit de la psychogéographie, terme par
lequel ils désignent l’observation systématique des effets que produisent les différentes
ambiances urbaines sur l’état d’âme. Les lettristes publient plusieurs descriptions des zones
qui peuvent subdiviser la ville du point de vue psychogéographique, ainsi que des
observations sur des lieux précislxxi. L’exploration est réalisée au cours d’une dérive, qui est
« une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées lxxii » ; ce sont des
promenades d’environ une journée au cours desquelles on se laisse « aller aux sollicitations
du terrain et des rencontres ». L’importance du hasard diminue avec la connaissance accrue
du terrain, qui permet de choisir les sollicitations auxquelles on veut répondre. Mais seul
l’« Urbanisme unitaire » pourra fournir une vraie solution : la construction d’ambiances
permettant non pas d’exprimer des sensations, mais d’en susciter de nouvelles. L’intérêt pour
une telle architecture antifonctionnaliste s’accroît durant l’agitation lettriste et constituera l’un
des premiers points de rencontre avec les autres groupes artistiques européens qui conflueront
ensuite dans l’Internationale situationniste.
Les lettristes, au lieu de créer des formes entièrement nouvelles, veulent reprendre des
éléments déjà existants pour les disposer différemment. Cette technique du « réemploi », qui
remonte d’une part au collage dadaïste, d’autre part aux citations déformées adoptées par
Marx et Lautréamont, est appelée détournement. Il s’agit d’une citation, ou d’une réutilisation
dans un sens plus général, qui « adapte » l’original à un nouveau contexte. C’est aussi une
manière de dépasser le culte bourgeois de l’originalité et de la propriété privée de la pensée.
Dans certains cas on peut utiliser des produits de la civilisation bourgeoise, même les plus
insignifiants comme la publicité, en modifiant leur sens ; dans d’autres cas on peut au
contraire rester fidèles au sens de l’original – par exemple une phrase de Marx – en changeant
sa forme. Tandis que le collage dadaïste se limitait à une dévalorisation, le détournement se
fonde sur une dialectique de dévalorisation et revalorisation (IS 10/59), en niant « la valeur de
46

l’organisation antérieure de l’expression » (IS 3/10). Les éléments y prennent un nouveau


sens. On peut déjà remarquer ici l’aspiration de Debord à dépasser la pure négativité qui avait
distingué Dada. Théorisé systématiquement dans un article de Debord et Wolman en 1956 lxxiii,
le détournement fut l’un des aspects les plus caractéristiques des lettristes et des
situationnistes : les tableaux kitsch repeints par Jorn, les bandes dessinées composées avec de
nouvelles légendes, les films de Debord presque exclusivement construits à partir d’extraits
d’autres films, constituent différentes formes de détournement. L’exemple suprême est La
Société du Spectacle. Reconnaître toutes les citations détournées contenues dans le texte exige
une solide culturelxxiv. Ainsi, les créations du passé ne sont ni dépréciées ni contemplées avec
respect, mais « utilisées à des fins de propagande », mot que Debord emploie encore jusqu’en
1960. Certains emprunts reviennent avec insistance dans ses textes, comme celui du Manifeste
communiste : « La grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de
Chinelxxv » ; ou la phrase du Panégyrique de Bernard de Clairvaux de Bossuet : « Bernard,
Bernard, cette verte jeunesse ne durera pas toujours… lxxvi », ou encore la métaphore de la
recherche du « passage au nord-ouest » (Préf., 131, Œuvres, 1465), extraite des Confessions
d’un mangeur d’opium de Thomas De Quincey. Dans un sens plus large, toute la conception
sociale de Debord est basée sur le détournement : tous les éléments pour une vie libre sont
déjà présents, dans la culture comme dans la technique, il faut seulement en modifier le sens
et les organiser différemment (par exemple : IS, 7/18).

Énoncer des programmes « utopiques » comme celui de l’« Urbanisme unitaire » n’est pas
très difficile ; le lettrisme d’Isou et tant d’autres l’ont fait de façon analogue. Ce qui distingue
l’I.L., c’est la recherche des moyens pratiques pour réaliser un tel programme, et dès le début
elle tend à se rattacher aux traditions révolutionnaires. En 1954 Debord annonce que « les
meilleures raisons, du moins, ne manqueront pas à la guerre civile » (Potl., 28) ; l’I.L.
demande « aux partis révolutionnaires prolétariens d’organiser une intervention armée pour
soutenir la nouvelle révolution » en Espagnelxxvii. Mais le PCF ne suscite aucune sympathie, et
on ne voit pas d’autres partis révolutionnaires. Au cours des premières années, l’I.L. reste une
bohème qui place de vagues espoirs dans une « révolution » mythique. C’est pourtant durant
cette période que les lettristes vont jeter les bases des élaborations futures. À cette époque où
subsiste encore un prolétariat au sens classique, ils sont parmi les premiers à entrevoir les
termes inédits dans lesquels le problème commence à se poser : qu’adviendra-t-il de la part
croissante de temps libre à la disposition de la population ? Les moyens techniques modernes
permettront-ils à l’homme de vivre sous le signe du jeu et du désir, ou serviront-ils à créer de
nouvelles aliénations ? « Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits
économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt.
L’organisation des loisirs […] est déjà une nécessité pour l’État capitaliste comme pour ses
successeurs marxistes. Partout on s’est borné à l’abrutissement obligatoire des stades ou des
programmes télévisés […]. Si cette question n’est pas ouvertement posée avant l’écroulement
de l’exploitation économique actuelle, le changement n’est qu’une dérision » (Potl., 50-51).
Ces déclarations de 1954 étaient véritablement prophétiques à une époque où le phénomène
n’en était qu’à son tout début ; et elles ne sortent pas de la bouche d’un sociologue ni d’un
marxologue professionnel. De façon cohérente, les lettristes refusent le syndicalisme ou les
revendications purement économiques, pour poser le « problème de la survivance ou de la
destruction de ce système », en vertu d’un principe plutôt « existentialiste » : le fait que « la
vie passe, et que nous n’attendons pas de compensations, hors celles que nous devons inventer
et bâtir nous-mêmes » (Potl., 30-31). Ils constatent la totale dégénérescence de la gauche, qui
ne réussit même pas à fournir un soutien concret à la cause de la liberté algérienne ; mais leur
détachement vis-à-vis de la « politique » fait qu’ils se bornent à des commentaires très
47

succincts sur l’évolution politique intérieure et internationale, et qu’ils ne s’engagent jamais


dans des analyses plus détaillées.

Le secret du pouvoir de séduction des théories situationnistes dans les années 1960
s’explique par leur volonté d’associer le contenu de la nouvelle révolution, annoncée par l’art,
aux moyens pratiques de sa réalisation, inclus dans le vieux mouvement ouvrier. Cette
exigence apparaît déjà dans les premiers temps de l’I.L., mais il lui faudra plusieurs années
pour devenir un programme cohérent. L’I.L. doit d’abord dépasser sa tendance au « nihilisme
satisfait », aux « excès du sectarisme » et à la « pureté inactive », comme Debord le
reconnaîtra rétrospectivement en 1957 (Potl., 263). La première étape est la collaboration avec
la revue belge dirigée par M. Mariën, Les Lèvres nues, dans laquelle paraissent quelques
articles des lettristes. Mais l’amitié avec le peintre danois Asger Jorn se révèle plus féconde.
Celui-ci, avec le peintre et architecte hollandais Constant, avait animé entre 1948 et 1951 le
groupe COBRA, qui cherchait à retrouver l’esprit révolutionnaire du surréalisme, en créant un
art de type expressionniste.
En 1955, en compagnie du peintre piémontais Pinot Gallizio, Jorn fonde en Italie un
« Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste ». Il a beaucoup d’amis dans
différents pays d’Europe ; Debord en a d’autres ; et de tous ces contacts naîtra une première
rencontre, en septembre 1956 à Alba dans le Piémont, avec des participants de huit pays.
Plusieurs vont se perdre en route dans les mois suivants. En juillet 1957 à Cosio d’Arroscia,
sur la côte ligure, huit personnes décident de fonder l’« Internationale situationniste ».
Quelques mois plus tard, le nouveau mouvement a des adeptes en Italie, France, Grande-
Bretagne, Allemagne, Belgique, Hollande, Algérie et dans les pays scandinaves. La plupart
sont des peintres, et le dénominateur commun se limite pratiquement au thème de
l’Urbanisme unitaire et à l’expérimentation pour créer de « nouvelles ambiances » dans le but
de susciter de nouveaux comportements et d’ouvrir la voie à une civilisation du jeu.
Debord définit explicitement comme « un pas en arrière » cette union entre le radicalisme
lettriste et d’autres forces qui évoluent encore à l’intérieur d’une perspective artistique. On ne
peut pas continuer à « mener une opposition extérieure », affirme Debord, « il faut nous
emparer de la culture moderne, pour l’utiliser à nos fins » (Potl., 262). Être « dans et contre la
décomposition » (Potl., 269) contient le risque d’une régression, mais aussi la possibilité
d’élargir considérablement les bases du projet. Cette possibilité est en phase avec le fait que la
léthargie de l’après-guerre semble toucher à sa fin : Debord parle « de ce renouveau
révolutionnaire général qui caractérise l’année 1956 », avec les événements survenus en
Algérie et en Espagne, mais surtout les grandes révoltes en Pologne et en Hongrie (Potl.,
249). La gauche traditionnelle s’est totalement discréditée et la culture a atteint un degré de
décomposition qui n’échappe plus à personne. Le contexte pourrait donc être favorable à
l’apparition d’une nouvelle force révolutionnaire, même si celle-ci doit encore chercher sa
cohérence.

Les situationnistes et l’art

Les premières années de l’agitation situationniste se déroulent en grande partie à l’intérieur


du monde artistique et de la problématique culturelle. Toutefois Debord affirme : « Les
problèmes de la création culturelle ne peuvent plus être résolus qu’en relation avec une
nouvelle avance de la révolution mondiale » (Rapp., 696 ; Œuvres, 320) : c’est ce qu’on peut
lire dans le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation
et de l’action de la tendance situationniste internationale, élaboré par Debord comme plate-
48

forme provisoire pour la nouvelle organisation. Ce texte d’une vingtaine de pages constitue la
première présentation systématique des idées de Debord alors âgé de vingt-cinq ans, et c’est
aussi le plus long qu’il ait écrit avant La Société du Spectacle.
Dans son style si efficace, et si étranger à toute mode linguistique, qui puise à la fois dans
les écrits de jeunesse de Marx et de Hegel, mais aussi dans la prose du XVIIe siècle et les textes
de Saint-Just, Debord y définit la culture comme le reflet et la préfiguration de l’emploi des
moyens dont dispose une société. La culture moderne est restée arriérée par rapport au
développement de ses moyens, et le retard dans le changement des superstructures, c’est-à-
dire de la culture, peut retarder le changement de la base de la société, contrairement à ce
qu’affirme le marxisme dit « orthodoxe ». La neutralisation des avant-gardes artistiques

i
Cf. la bibliographie en fin de volume.
ii
Tout du moins pas dans des citations « déclarées » – de nombreuses phrases de Debord sont des
« détournements » d’affirmations d’autrui (cf. ci-dessous).
iii
Malheureusement, il ne nous dit pas quels sont les deux autres livres et s’il faut également inclure dans ce
nombre Le Capital, publié exactement cent ans et deux mois avant La Société du Spectacle (14.9.1867-
14.11.1967).
iv
Un point, le seul, où Debord présente une analogie avec Wittgenstein.
v
Les idées des situationnistes ne sont pas identiques en tout point à celles de Debord, comme lui-même l’a
souligné en 1957 puis en 1985. Dans la présente recherche, outre les livres, opuscules et articles signés par
Debord, nous prenons aussi en considération, dans une moindre mesure, les nombreux articles non signés parus
dans Internationale situationniste : ils exprimaient l’opinion collective du groupe et, vu la position de Debord
dans celui-ci, il est peu probable que des idées qu’il n’aurait pas partagées eussent été présentées comme des
« idées du groupe ». En revanche, les citations des écrits signés par d’autres situationnistes sont toujours
signalées comme telles par nous.
vi
Debord-Canjuers, Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire, Paris, 1960,
maintenant in Œuvres 511-518.
vii
Déjà dans les années trente, Theodor W. Adorno affirmait que, désormais, la valeur d’échange se consomme et
la valeur d’usage s’échange et « toute jouissance qui s’émancipe de la valeur d’échange acquiert des traits
subversifs » (« Du fétichisme en musique et de la régression de l’audition », tr. fr. InHarmoniques, n°3, IRCAM,
Paris, 1988, p. 147).
viii
Cette phrase plaît tellement à son auteur qu’il la réutilise quand il se cite lui-même plus de vingt ans après
(Pan., 83-84 ; Œuvres, 1684).
ix
On peut une fois de plus observer que dans le spectacle survient un continuel renversement entre image et
chose : ce qui n’était qu’ « idéal », la religion et la philosophie, se matérialise, et ce qui possédait une certaine
réalité matérielle, l’argent et l’État, se réduit à une image.
x
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848), in Karl Marx, Œuvres, vol. I, Gallimard,
1963, p. 187.
xi
Karl Marx, Le Capital, Livre I (1867), tr. fr. de Jean-Pierre Lefebvre et alii, Presses Universitaires de France,
collection Quadrige, Paris 1993, p. 4.
xii
Par conséquent, rien n’est plus erroné que l’opinion de ces interprètes selon lesquels ce n’est que pour des
motifs méthodologiques que Marx a commencé par l’analyse de la valeur, qui n’aurait de sens que lue à travers
l’analyse ultérieure de la plus-value. Louis Althusser, par exemple, recommande à ses lecteurs, lors d’une
première lecture, de sauter le chapitre initial du Capital, et il se dévoile en affirmant que les pages sur le
caractère fétiche de la marchandise, néfaste résidu d’hégélianisme, ont exercé une influence extrêmement
pernicieuse sur le développement du marxisme selon lui (« Avertissement au lecteur du Livre I du Capital »
[1969], préface au Capital, Livre I, Flammarion, Paris, 1989, pp. 13 et 22). Mais s’il en était ainsi, la « critique
de l’économie politique » marxienne ne serait pas autre chose qu’une variante de l’économie politique de ses
prédécesseurs bourgeois, tel Ricardo.
xiii
Le Capital, op. cit., p. 43. Pour celui qui s’étonnerait du fait que l’on ait si peu parlé du « travail abstrait »,
voici précisément un premier élément significatif : la traduction française du Capital la plus ancienne et de loin
la plus diffusée, celle de Joseph Roy, a tout simplement supprimé les mots « travail humain abstrait ». Il est vrai
que Marx a lui-même revu cette traduction, mais il est vrai aussi qu’il s’est plaint d’avoir dû « aplatir » beaucoup
de passages pour les rendre acceptables au lecteur français de l’époque, surtout dans le premier chapitre (cf. ses
lettres à N.F. Danielson du 28.5.1872, du 15.11.1878 et du 28.11.1878, et aussi la lettre d’Engels à Marx du
29.11.1873).
xiv
Le Capital, op. cit., p. 43
xv
Le Capital, op. cit., p. 50.
49

devient par conséquent l’une des principales préoccupations de la propagande bourgeoise.


Debord passe en revue les progrès de conscience qui se sont accomplis dans le futurisme, le
dadaïsme – dont « la dissolution […] était nécessitée par sa définition entièrement négative »,
mais dont l’apport se retrouve dans toutes les avant-gardes successives (Rapp., 691 ; Œuvres,
312) – et le surréalisme. Louant la richesse du programme surréaliste originaire, Debord
identifie la source de la dégénérescence du mouvement avec la surévaluation de l’inconscient.
Quand l’éloge surréaliste de l’irrationnel est récupéré par la bourgeoisie pour embellir ou
justifier la complète irrationalité de son monde, nous voyons un exemple particulièrement
évident de la fonction totalement dévoyée des vieilles avant-gardes après 1945. Ce qui était
auparavant une protestation contre le vide de la société bourgeoise se retrouve maintenant

xvi
Le Capital, op. cit., p. 64.
xvii
Si une tonne de fer et deux onces d’or ont « la même valeur » sur le marché, le sens commun y voit un rapport
naturel ; mais il s’agit en réalité d’un rapport entre les quantités de travail qui les ont produites ( Le Capital, op.
cit., p. 85).
xviii
Titre du quatrième paragraphe du premier chapitre.
xix
Le Capital, op. cit., p. 83.
xx
Le Capital, op. cit., pp. 83-84 (traduction modifiée).
xxi
Le Capital, op. cit., p. 85.
xxii
Dans le capital productif d’intérêt, c’est-à-dire dans « l’argent qui produit de l’argent », le caractère
tautologique de la production de valeur atteint son expression la plus claire : « A [argent] – A’ [davantage
d’argent] : nous avons ici le point de départ primitif du capital, l’argent dans la formule A – M [marchandise]
– A’ réduite aux deux extrêmes A – A’ où A’ = A + Δ A, argent qui se multiplie. C’est la formule primitive et
générale au capital, condensée dans un raccourci vide de sens » (Marx, Le Capital, vol. III, Gallimard 1968, op.
cit., p. 1151).
xxiii
Ernst Lohoff écrit, dans le numéro 13 (1993) de la revue allemande Krisis où a été élaboré la « critique de la
valeur » : « La teneur contemplative et affirmative avec laquelle Hegel fait se développer la réalité à partir du
concept d « Être » est totalement étrangère à la description marxienne [de la valeur]. Chez Marx, la ‘valeur’ ne
peut contenir la réalité, mais elle la subordonne à sa propre forme, détruisant cette dernière et, ce faisant, se
détruit elle-même. La critique marxienne de la valeur n’accepte pas la valeur comme une donnée de base
positive, et n’argumente pas davantage en son nom. Elle déchiffre son existence autosuffisante comme une
apparence. Et précisément, la réalisation à grande échelle de la médiation en forme de marchandise ne porte
absolument pas au triomphe définitif de celle-ci, mais coïncide plutôt avec sa crise. »
xxiv
Les situationnistes, qui abhorraient les dogmes et les « ismes », déclaraient qu’ils étaient marxistes « bien
autant que Marx disant ‘Je ne suis pas marxiste’ » (IS, 9/26).
xxv
Marx qualifie de « point de vue bourgeois » le point de vue « purement économique », c’est-à-dire quantitatif
(cf., par exemple, Le Capital, vol. III, op. cit., p. 1042, cité également dans HCC, 280).
xxvi
Cf. Le Capital, Livre I, op. cit., p. 859.
xxvii
Alors que le travail, sous son côté concret, produit toujours une transformation qualitative (par exemple un
tissu qui devient un manteau), aucune transformation n’est réalisée sous son côté abstrait, mais uniquement une
augmentation de valeur (argent, travail mort objectivé). D’où son caractère tautologique.
xxviii
Il faut également rappeler un texte publié en 1924 en Union soviétique et passé presque inaperçu, qui
reprenait aussi cette thématique : Isaac I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, tr. fr. Maspero,
Paris, 1978, ensuite Syllepse, Paris 2009.
xxix
Sur le plan théorique, les situationnistes approuvent malgré tout cette conception de l’organisation et
voudraient l’appliquer à eux-mêmes. Cf. De la misère en milieu étudiant, Strasbourg, 1966, p. 28 [réédition
Champ Libre, Paris, 1976, ensuite chez différents éditeurs].
xxx
En disant « Lukács », nous nous référons exclusivement au Lukács d’Histoire et conscience de classe,
excluant de notre propos son parcours ultérieur.
xxxi
Lukács a plus tard vigoureusement renié cette affirmation, en observant que c’est justement l’activité, et non
la passivité, qui est typique de la bourgeoisie. Mais s’activer, même de façon forcenée, peut parfaitement partir
d’un « fait » ou d’une « loi » dont la validité est acceptée passivement, et dans ce cas, Histoire et conscience de
classe avait davantage raison que son auteur ne veut l’admettre en 1967.
xxxii
Karl Marx, Manuscrits de 1844, tr. fr. Éditions sociales, Paris, 1968, p. 72.
xxxiii
On trouve quelques observations à ce sujet dans le livre de Martin Jay, Downcast Eyes. The Denigration of
Vision in Twentieth-Century French Thought, University of California Press, Berkeley – Los Angeles – Londres,
1994, dont le septième chapitre s’intitule « From the Empire of the Gaze to the Society of the Spectacle :
Foucault and Debord ». Mais on pouvait s’attendre à quelque chose de moins superficiel de la part de cet
50

fragmenté et dissous « dans le commerce esthétique courant », comme une affirmation


positive de ce vide. Ceci peut se faire soit par « la dissimulation du néant » – Debord cite
l’existentialisme – soit par « l’affirmation joyeuse d’une parfaite nullité mentale » (Rapp.,
693 ; Œuvres, 315), comme chez Beckett ou chez Robbe-Grillet. Il va de soi que pour
Debord, le « réalisme socialiste » des pays de l’Est se situe à un niveau encore plus bas. Il ne
reconnaît de valeur positive qu’à ces forces qui ont ensuite conflué dans l’I.S. (COBRA,
lettrisme, Bauhaus Imaginiste).
La première tâche de l’I.S. consistera en une vaste expérimentation des moyens culturels
pour s’insérer « dans la bataille des loisirs », qui est le véritable nouveau théâtre de la lutte des
classes (Rapp., 698-699 ; Œuvres, 325). L’élaboration d’une « science des situations » sera la

historien de la philosophie, qui s’est fait remarquer par de bons travaux sur l’École de Francfort. De toute façon,
Jay a été un des premiers universitaires qui ont cessé de traiter Debord en « auteur marginal ».
xxxiv
Plus encore qu’Histoire et conscience de classe, Debord met l’accent tantôt sur l’aliénation de l’« homme »
ou de l’« individu », tantôt sur celle du « travailleur ».
xxxv
Vingt ans après dans les Commentaires, la question s’est retournée : les classes moyennes, dont Debord avait
d’abord annoncé qu’elles seraient absorbées par le prolétariat, occupent désormais tout l’espace social, et le
règne du spectacle est leur expression. Leurs conditions de vie sont prolétarisées en terme de privation de tout
pouvoir sur leur propre vie, mais il leur manque la conscience de classe du prolétariat ; de ce point de vue, même
Debord a fini par admettre que la classe prolétarienne a été absorbée par la classe moyenne.
xxxvi
Lukács dit de l’analyse hégélienne de la société bourgeoise que « seule la démarche de cette déduction, la
méthode dialectique, renvoie au-delà de la société bourgeoise » (HCC, 187) et Debord écrit que l’existence du
prolétariat dément la conclusion hégélienne, tout en étant « la confirmation de la méthode » (SdS § 77).
xxxvii
Marx, Manuscrits, op. cit., pp. 95-96.
xxxviii
Marx, Manuscrits, op. cit., pp. 92 et 94, cité également dans IS, 9/13.
xxxix
Le « Club Méditerranée » a souvent été une cible polémique des situationnistes, étant l’une des premières
formes, et des plus avancées, d’aliénation du quotidien.
xl
Il s’agit du texte « Le Changement de fonction du matérialisme historique », qui, à l’origine, fut prononcé lors
d’une conférence en 1919 durant la République des Conseils hongroise, et dans lequel, selon l’introduction de
1923 d’Histoire et conscience de classe, « on a l’écho de ces espoirs exagérément optimistes que beaucoup
d’entre nous ont eu, quant à la durée et au rythme de la révolution » au cours de cette période (HCC, 9).
xli
Le Capital, Livre I, op. cit., p. 93.
xlii
Le Capital, Livre I, op. cit., p. 86.
xliii
On ne s’étonnera donc pas de voir un Gianni Vattimo, prophète turinois de ce qu’il définit lui-même comme
la « pensée faible », déclarer : « Une grande majorité d’entre nous sont des prolétaires […] Prolétaires non pas
de la propriété, mais de la “qualité de la vie” » (La Stampa, 11.10.1990, cité in Il Manifesto, 12/10/1990).
xliv
Document du débat interne à l’I.S. en 1970, cité in Pascal Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68. Théorie
et pratique de la révolution (1966-1972), Gérard Lebovici, Paris, 1990, p. 187.
xlv
Cf. par exemple le premier chapitre de L’Idéologie allemande (surtout Marx, Œuvres, vol. III, Gallimard,
Paris, 1982, pp. 1118-1122), ou le chapitre « Formes précapitalistes de la production » de Fondements de la
critique de l’économie politique.
xlvi
Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, in Marx, Œuvres, vol. III, op. cit., p. 954.
xlvii
Critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 960.
xlviii
En vérité, le « marxisme » aurait déjà pu déduire de ces indications la nature en dernière analyse quantitative
des classes sociales, et par conséquent le fait qu’elles ne sont pas un facteur présupposé, mais un facteur dérivé
dans la société marchande.
xlix
Quelques années plus tard, il écrit cependant que parmi les innombrables épithètes dont il fut affublé par la
presse française, en dehors de celle d’« Enragé », il n’accepte que celle de « théoricien », « cela va de soi,
quoique je ne l’aie pas été uniquement et à titre spécialisé, mais enfin je l’ai été aussi, et l’un des meilleurs »
(Debord, Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Gallimard, Paris, 1993, p. 88 ; Œuvres, 1575).
l
Comme étude standard sur le lettrisme, on peut se référer à Jean-Paul Curtay, La Poésie lettriste, Seghers, Paris,
1974. Voir aussi Mirella Bandini, Pour une histoire du lettrisme, Editions Jean-Paul Rocher, Paris 2003.
li
D’après Isou, Baudelaire a détruit l’anecdote, Verlaine le poème, Rimbaud le vers et Tzara le mot, en le
remplaçant par le rien ; mais seul Isou a eu le courage de réduire tout en lettres, composant ainsi le rien.
lii
Reproduit in Gérard Berréby (édition établie par), Documents relatifs à la fondation de l’Internationale
situationniste, Allia, Paris, 1985, pp. 109-123, maintenant en Œuvres pp. 48-58.
liii
À Londres quelques années plus tard, un public considérable assiste à la projection du film, sans aucun doute à
cause de son titre (IS, 12/105). Quand, en 1991, une version allemande, évidemment facile à produire, est
51

réponse au « spectacle » et à la non-participation. Les arts ne seront pas niés, mais tous feront
partie de cette unité d’ambiance matérielle et de comportement qu’est la situation. « Dans une
société sans classes, peut-on dire, il n’y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui,
entre autres choses, feront de la peinture » (Rapp., 700 ; Œuvres, 327)lxxviii. Pour l’œuvre d’art
tendant à la « fixation de l’émotion » et à la durée, il n’y a plus de place ; toutes les
procédures situationnistes, telles que la dérive ou la « situation construite », consistent à
« miser sur la fuite du temps ». L’art ne doit plus exprimer les passions du vieux monde, mais
contribuer à inventer des passions nouvelles : au lieu de traduire la vie, il doit l’élargir. Par
conséquent, la fonction principale de la « propagande hyperpolitique » est de « détruire […]
l’idée bourgeoise du bonheur » et les passions du vieux monde (Rapp., 701 ; Œuvres, 328). Le
« théâtre d’opérations » sera la vie quotidienne : « Ce qui change notre manière de voir les

présentée à Berlin, la célébrité du premier film de Debord, complètement hors circuit, attire de nouveau
beaucoup de curieux. À cette occasion on a pu constater que sa charge scandaleuse ne s’est pas émoussée après
quarante ans : les spectateurs furieux interrompent la projection et volent tous les exemplaires d’un ouvrage sur
l’I.S., dont la sortie était le prétexte pour organiser cette manifestation. Rompre la passivité était exactement le
but recherché par Debord.
liv
Isou, de son côté, poursuivit inlassablement son œuvre multiforme et attendit, imperturbable, que le monde
entier le reconnaisse comme l’un des plus grands génies de l’humanité. Constatant que Debord est davantage
reconnu, Isou le persécute pendant plus de trente ans d’une haine grotesque, se lançant Contre le cinéma
situationniste, néo-nazi (titre d’un libelle de 1979). Notons encore que Debord, après les premières attaques
rituelles, ne parle plus d’Isou, et quand, en 1979, ce dernier propose à l’éditeur et ami de Debord, Gérard
Lebovici, de publier l’un de ses écrits où il compare Debord à Göring, la réponse de Lebovici, inspirée sans
doute par Debord, est étrangement calme (Correspondance, vol. 2, Champ Libre, Paris, 1981, pp. 49-51). Une
sorte de respect pour son premier « maître » ?
lv
Robert Ohrt, Phantom Avantgarde, Nautilus, Hambourg, 1990, p. 64.
lvi
Comme l’affirme un sociologue beaucoup plus intéressé par les groupes marxistes que par les tendances
artistiques, Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Le Seuil, Paris, 1971, p. 79.
lvii
Données fournies dans Castoriadis, La Société française, UGE, coll. 10/18, Paris, 1979, pp. 108 et 139.
lviii
Le Débat, n°50 (Matériaux pour servir à l’histoire intellectuelle de la France 1953-1987), mai-août 1988,
p. 174.
lix
Comme le fait observer le Discours préliminaire de la revue Encyclopédie des nuisances, Paris, 1984, p. 13.
lx
Cf. Louis Chevalier, L’Assassinat de Paris, Calmann-Lévy, Paris, 1977, par exemple p. 19 ; un livre très
apprécié par Debord (Pan., 52 ; Œuvres, 1673). Nouvelle édition chez Ivrea, Paris, 1997.
lxi
Debord déclare cependant dans son film consacré à la célébration du milieu lettriste à Saint-Germain-des-
Prés : « Ces gens méprisaient aussi la prétendue profondeur subjective. Ils ne s’intéressaient à rien qu’à une
expression suffisante d’eux-mêmes, concrètement » (OCC, 21 ; Œuvres, 470).
lxii
On trouve de nombreux éléments iconographiques et documentaires sur la vie des jeunes lettristes in Greil
Marcus, Lipstick Traces, Harvard Université Press, Cambridge (Mass.), 1989, tr. fr. Allia, Paris, 1998, ensuite
Gallimard, coll. Folio, Paris, 2000 et in Robert Ohrt, op. cit., qui ont utilisé aussi quelques interviews accordées
par des ex-participants du mouvement. Cf. aussi le livre-interview de Jean-Michel Mension, La Tribu, Allia,
Paris, 1998, avec de nombreuses photographies.
lxiii
Reproduits par exemple in Berréby, op. cit., pp. 265-266.
lxiv
Berréby, op. cit., pp. 154 et 157.
lxv
Le seul contact direct entre l’I.L. et les surréalistes devait très mal finir. À l’automne 1954, ils font le projet de
contester ensemble les festivités officielles du centenaire de Rimbaud. Mais les surréalistes se retirent, estimant
le texte commun trop « marxiste ». Les lettristes les attaquent dans un feuillet auquel les surréalistes répondent
par un tract intitulé « Familiers du Grand Truc », où ils accusent les lettristes d’être staliniens, falsificateurs et
uniquement intéressés par leur propre publicité (Potl. 87-90, Berréby, op. cit., pp. 274-275). Les épigones les
plus tenaces du surréalisme n’ont jamais pardonné aux lettristes cette attaque ; trente ans plus tard, ils les
accuseront encore d’avoir tendu un « piège » aux surréalistes et d’être des dogmatiques voulant subordonner la
liberté artistique à la politique (cf. la reproduction commentée du tract in José Pierre, Tracts surréalistes et
déclarations collectives, vol. II : 1940-1969, Le Terrain Vague, Paris, 1982).
lxvi
Berréby, op. cit., p. 154.
lxvii
Le mot « situationniste » apparaît pour la première fois en 1956 (Potl., 227).
lxviii
Un tract de 1956, édité avec le Bauhaus imaginiste, proclame : « L’art est l’opium du peuple » (Œuvres,
270).
lxix
André Breton, Nadja, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1988, pp. 188-189.
52

rues est plus important que ce qui change notre manière de voir la peinture » (Rapp., 700 ;
Œuvres, 327). Les objectifs des situationnistes ne se limitaient donc pas à une révolution
purement politique, ni à une révolution uniquement « culturelle ». Ils envisageaient la création
d’une nouvelle civilisation et une réelle mutation anthropologique.
Durant les quatre premières années de son existence, l’I.S. tourne autour de la
collaboration entre Debord et Jorn, qui dans leur diversité se complètent bien. Jusqu’en 1960,
les apports de Constant, entré en 1958, et de Pinot Gallizio sont également importants.
Quelques mois après la fondation, les exclusions commencent ; mais d’autres personnes
arrivent, dont un groupe entier de peintres allemands du nom de SPUR, et de nombreux
Scandinaves. En juin 1958 sort à Paris le premier numéro de la revue Internationale
situationniste, avec sa couverture métallisée caractéristique. Jusqu’en 1961 elle paraît à un
rythme quasi semestriel ; ensuite les numéros deviennent plus rares, mais aussi plus
volumineux.
La liberté octroyée dans le domaine culturel devient l’alibi pour couvrir l’aliénation de
toutes les autres activités, mais la culture reste toutefois le seul lieu où l’on puisse poser dans
sa totalité la question de l’emploi des moyens de la société lxxix. D’une façon ou d’une autre,
toutes les activités situationnistes de cette période sont placées sous le signe de
l’expérimentation et du détournement (IS 3/10-11). Pinot Gallizio invente la « peinture
industrielle », produite à grande échelle sur de longs rouleaux vendus au mètre. Jorn, déjà
célèbre au niveau européen, achète de vieux tableaux au marché aux puces et peint par-
dessus. Constant, architecte de profession, élabore des projets détaillés pour une ville
utopique, appelée « New Babylon ». Debord lui-même entreprend une certaine forme
lxx
Déclaration du 27 janvier 1925, cité in Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Le Seuil/Points, Paris, 1964,
p. 67.
lxxi
Cf. par exemple Potl., 109-110 ; Berréby, op. cit., pp. 300, 324-326.
lxxii
Debord, « Théorie de la dérive », in Les Lèvres nues, n° 9, Bruxelles, 1956, reproduit partiellement in IS,
2/19-23 (Œuvres, 251-266) (cf. également « Introduction à une critique de la géographie urbaine » de Debord in
Les Lèvres nues, n° 6, 1955 ; Œuvres, 204-209).
lxxiii
« Mode d’emploi du détournement », in Les Lèvres nues, n° 8 ; Œuvres, 221-229.
lxxiv
Rappelons quelques-uns des détournements de phrases de Marx et Hegel dans La Société du Spectacle,
relevés par nos soins : § 4 : Le Capital, Livre I, op. cit., p. 859; § 9 : Hegel, Phénoménologie de l’esprit, vol. I, tr.
fr. Jean Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1939, p. 35 ; § 35 : Le Capital, Livre I, op. cit., p. 81; § 43 : Marx,
Manuscrits de 1844, op. cit., p. 72 ; § 74 : Manifeste du Parti communiste, op. cit., pp. 164-165 ; § 107 : Hegel,
Phénoménologie, op. cit., vol. II, pp. 46-49 ; § 164 : Lettre de Marx à Ruge, in Marx, Œuvres, vol. III, op. cit.,
p. 345 ; § 188 : Hegel, Principes de la philosophie du droit, « Introduction », tr. fr. Vrin, Paris, 1975, p. 59 ;
§ 191 : Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, in Marx, Œuvres, vol. III, op. cit.,
p. 389 ; § 202 : Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, « Préface », tr. fr., Éditions sociales,
Paris, 1977, p. 3. La deuxième phrase du § 14 se réfère à une affirmation bien connue d’Eduard Bernstein ; le
§ 21 à S. Freud, L’Interprétation des rêves, section V, chap. C ; le § 207 reproduit exactement une phrase de
Lautréamont qui préconise le détournement.
Les Œuvres contiennent (pp. 862-872) un « Relevé provisoire des citations et des détournements de La Société
du spectacle » établi par Debord en 1973. Cf. aussi la brochure suivante : (Guy Debord), Relevé des citations ou
détournements dans « La Société du Spectacle », Farândola, Paris, 2000.
La Société du Spectacle se rapproche beaucoup de la proposition de Walter Benjamin d’écrire une œuvre
uniquement composée de citations.
En annexe à l’édition Fayard (1998) de La Véritable Scission se trouve une liste, dressée par Debord, de certains
détournements contenus dans ce livre (reprise en Œuvres, 1185-1186).
lxxv
Berréby, op. cit., p. 305 ; IS, 3/10 ; SdS, § 165 ; Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit.,
p. 165.
lxxvi
Cf. Potl., 114 ; Mémoires ; OCC, 241 (Œuvres, 1371).
lxxvii
Internationale lettriste n. 3, 1953 ; Œuvres, 100.
lxxviii
Détournement d’une phrase de L’Idéologie allemande, qui dit : « Dans une société communiste, il n’y a pas
de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture » (Marx, Œuvres,
vol. III, op. cit., p. 1290).
lxxix
Par exemple Debord-Canjuers, Préliminaires ; Œuvres, 516.
53

d’activité artistique : avec Jorn il produit deux livres de collage – qu’ils nomment « essai
d’écriture détournée » – édités en nombre limité : Fin de Copenhaguelxxx et Mémoireslxxxi. Ce
dernier livre, où « chaque page se lit en tous sens, et où les rapports réciproques des phrases
sont toujours inachevés » (IS, 3/11), retrace les années de l’Internationale lettriste en utilisant
exclusivement des « éléments préfabriqués ». En même temps, Debord tourne un moyen-
métrage intitulé Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de
temps. Cette fois, le texte du film suit une « trame » qui évoque les années lettristes, avec des
images en grande partie empruntées ailleurs et détournées.
L’I.S. publie quelques monographies sur ses artistes et accepte d’organiser au Musée
communal d’Amsterdam un labyrinthe adapté à la dérive, bien qu’en fin de compte
l’exposition n’ait pas eu lieu. Les situationnistes veulent s’emparer du secteur culturel pour le
transformer, et Debord affirme en effet dans le premier numéro d’Internationale situationniste
que leur organisation « peut être considérée […] comme une tentative d’organisation de
révolutionnaires professionnels dans la culture » (IS, 1/21)lxxxii.
Toutefois, sur le rapport entre « culture » et « révolution », une fracture irrémédiable
apparaît bientôt dans l’I.S. Pour une partie du groupe, Debord en tête – après 1961, seuls
Debord et Bernstein, de l’ancien groupe lettriste, demeurent dans l’I.S., mais les positions de
Debord sont partagées par de nouveaux venus comme le Belge R. Vaneigem et l’exilé
hongrois A. Kotanyi – la sphère de l’expression est vraiment dépassée, la libération de l’art
ayant été « la destruction de l’expression elle-même » (IS, 3/6). Des œuvres comme
Finnegan’s Wake ont déjà mis fin à la pseudo-communication, et la tâche consiste désormais
à trouver une communication différente (IS, 3/3-7) et à réaliser l’art comme « praxis
révolutionnaire » (IS, 4/5). « Notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à
les exécuter » (IS, 8/33). D’autres situationnistes au contraire ne veulent pas sortir d’une
conception traditionnelle de l’artiste, ni accepter vraiment la discipline requise. Constant ne
juge pas opportun de renvoyer à « après la révolution » toute tentative de réalisation de
l’Urbanisme unitaire, ni d’en différer les expériences pratiques. Presque tous les artistes de
l’I.S. expriment leur scepticisme quant à la vocation révolutionnaire du prolétariat et
préféreraient confier aux intellectuels et aux artistes la tâche de contester la culture actuelle,
dans la perspective d’une « évolution lente » plutôt que d’une révolution qu’ils estiment
lointaine. Pour Debord, il existe au contraire de nouvelles conditions révolutionnaires (IS,
3/22-24). Les conférences annuelles – qui réunissent environ une douzaine de participants –
tentent de coordonner les actions du mouvement. Mais les divergences deviennent
insurmontables. Au cours de l’été 1960, Constant est contraint de quitter l’I.S. avant de
devenir une cible polémique, se faisant traiter de « technocrate », même lorsque, plus tard, il
animera le mouvement des « provos » à Amsterdam (IS, 11/66). Pinot Gallizio est exclu le
même mois, dans des termes plus honorables, car il n’a pas su résister à la tentation d’une
carrière personnelle dans les galeries d’art. Jorn enfin, peu disposé à se laisser dicter sa loi par

lxxx
Publié en 1957 à Copenhague par le Bauhaus imaginiste, réédité par les éditions Allia, Paris, 1986.
lxxxi
Publié en 1959 à Copenhague par l’Internationale situationniste, réédité par Belles-Lettres, Paris, 1994.
lxxxii
Quand, en 1967, l’I.S. admet avoir employé quelquefois dans les premiers temps « d’une manière encore non
critique […] certains concepts de la vieille extrême gauche (trotskiste) » (IS, 11/58) et quand l’orthodoxe
Histoire de l’Internationale situationniste de Jean-François Martos concède que ce n’est qu’en 1961 que l’I.S.
« a éliminé ses derniers zestes d’influence trotskiste » (Histoire de l’Internationale situationniste, Gérard
Lebovici, Paris, 1989, p. 143), c’est probablement par allusion à des affirmations comme celle-ci, ou à celle sur
les « demi-succès locaux » auxquels seraient parvenus les mouvements révolutionnaires qui, « principalement
dans le cas de la révolution chinoise, favorisent un renouveau de l’ensemble du mouvement révolutionnaire »
(Rapp., 689 ; Œuvres, 309), ou bien à l’affirmation de Debord que les situationnistes ont « des ambitions
nettement mégalomanes, mais peut-être pas mesurables aux critères dominants de la réussite », car ils « se
satisferaient de travailler anonymement au ministère des Loisirs d’un gouvernement qui se préoccupera enfin de
changer la vie, avec des salaires d’ouvriers qualifiés » (Potl., 277).
54

une organisation, se sépare de l’I.S. en 1961 de façon amicale lxxxiii. En revanche, l’exclusion
de la section allemande et la scission de presque tous les Scandinaves – les « nashistes » – au
printemps 1962 se déroulent dans une atmosphère de sectarisme et de haine réciproque. Déjà
au mois d’août 1961, lors de la cinquième conférence de l’I.S. à Göteborg en Suède, une
résolution est votée qui définit toute production d’œuvre d’art comme « antisituationniste »,
mettant ainsi pratiquement fin au programme de contestation de la culture de l’intérieur.
L’unité de l’I.S. est enfin acquise en 1962, au prix d’une réduction de l’organisation à un
nombre minimal. Durant quatre ans environ, l’I.S. se fait entendre assez peu, alors que
Debord et Vaneigem se consacrent à l’écriture de leurs livres.

Au moins jusqu’en 1963, la question de l’art occupe de nombreuses pages dans


Internationale situationniste, même sous la forme de débats internes. Les situationnistes se
veulent initialement les partisans d’un modernisme radical qui méprise toutes les formes
artistiques existantes considérées comme inadaptées à la nouvelle situation créée par le
progrès de la domination sur la nature. Michèle Bernstein loue la « peinture industrielle » de
Gallizio précisément parce qu’elle représente un progrès sur l’artisanat (IS, 2/27). Il est
significatif que les situationnistes, bien qu’ayant beaucoup atténué la polémique contre le
surréalisme, continuent de lui reprocher son « refus d’envisager l’emploi libérateur des
moyens techniques supérieurs de notre temps » (IS, 2/33). D’une part la situation historique
offre objectivement à l’artiste la possibilité de disposer de ces moyens pour déterminer le sens
de la vie, et la société lui reconnaît abstraitement ce droit ; d’autre part la société empêche
l’artiste de le faire vraiment. Cette contradiction a fait que la libération de l’art moderne a été
son autodestruction et que l’artiste refuse son métier trop limité (IS, 3/4). L’I.S. annonce, dans
une opposition caractéristique de sa pensée, qu’il n’existe donc aujourd’hui que deux
possibilités : soit poursuivre cette destruction, mais comme embellissement et adoration du
néant, soit, pour la première fois dans l’histoire, réaliser directement dans la vie quotidienne
les valeurs artistiques comme un art anonyme et collectif, un « art du dialogue » (IS, 4/37).
Cela signifie l’abandon de toute « œuvre » qui vise à durer et à être conservée comme
marchandise d’échange, non pour la remplacer par un art sans œuvres, par des happenings ou
des performances, mais pour dépasser la dichotomie entre moments artistiques et moments
banals. Les activités artistiques traditionnelles n’ont de valeur qu’en tant qu’elles concourent à
la création de situations, et l’on peut être situationniste sans « créer », puisque le
comportement fait partie de l’Urbanisme unitaire et qu’il en est même le véritable but. Cette
création ne pourra cependant pas dépasser quelques ébauches tant qu’on ne disposera pas
totalement d’une ville au moins pour y construire une vie expérimentale. Les situationnistes
se considèrent comme les vrais successeurs des avant-gardes de la période 1910-1925,
précisément parce qu’ils ne sont plus des artistes, mais qu’ils représentent « le seul
mouvement qui puisse, en englobant la survie de l’art dans l’art de vivre, répondre au projet
de l’artiste authentique » (IS, 9/25) ; jusqu’au bout, l’I.S. a conçu toute son activité comme
une sorte d’avant-garde artistique. Au contraire, les faux successeurs des avant-gardes ne
peuvent même plus revendiquer un intérêt esthétique, mais sont des simples boutiquiers.
L’I.S. se conçoit comme une « avant-garde de la présence » (IS, 8/14) face à l’« avant-garde
de l’absence » des Ionesco ou des Duras qui se font applaudir comme des gens audacieux
parce qu’ils proposent, avec un demi-siècle de retard, cette critique purement négative déjà
faite par les dadaïstes. L’I.S. qualifie presque toutes les tendances artistiques de son temps de
« néo-dadaïstes ». Elle souligne qu’elle-même propose quelque chose de nouveau et de
positif, et considère comme réalisable et proche cette union entre la vie et l’art que les autres
Debord et Jorn continuent de se porter une estime réciproque jusqu’à la mort de Jom en 1973, cf. « Sur
lxxxiii

l’architecture sauvage », préface de Debord à Asger Jorn, Le Jardin d’Albisola, Pozzo, Turin, 1974 (Œuvres,
1193-1194).
55

mouvements, même les plus avancés, estiment souhaitable mais lointaine (IS, 3/5). Ce qui la
sépare des artistes de la « décomposition » est parfaitement exprimé dans la formule « nous ne
voulons pas travailler au spectacle de la fin d’un monde, mais à la fin du monde du
spectacle » (IS, 3/8). L’I.S. observe, en surévaluant peut-être l’importance du phénomène,
que, dans la période de l’après-guerre, l’art a perdu son statut de « privilège de la classe
dominante », pour devenir un produit de grande consommation (IS, 9/40-41) et l’une des
principales aliénations.
Il faut rappeler à quel point l’I.S. est à l’opposé d’une attitude anticulturelle. Il suffit de lire
ce passage de 1963 : « Nous sommes contre la forme conventionnelle de la culture, même
dans son état le plus moderne ; mais évidemment pas en lui préférant l’ignorance, le bon sens
petit-bourgeois du boucher, le néo-primitivisme. […] Nous nous plaçons de l’autre côté de la
culture. Non avant elle, mais après. Nous disons qu’il faut la réaliser, en la dépassant en tant
que sphère séparée » (IS, 8/21). Déjà les jeunes lettristes ridiculisaient l’abandon de l’art
comme une « conversion religieuse » de la part d’artistes déjà ratés ; selon l’I.L. l’important
est « l’invention d’une activité supérieure » (Potl., 228). Les situationnistes veulent « mettre
la révolution au service de la poésie » – mais « d’une poésie nécessairement sans poèmes » –
et non l’inverse, comme les surréalistes des années trente (IS, 8/31). L’art du passé n’est
absolument pas condamné : il a souvent constitué le seul témoignage, bien que déformé, des
problèmes clandestins de la vie (IS, 6/25) ; et ce n’est que dans son entourage qu’on trouvait
des conduites séduisantes. Dans les périodes où la révolution est lointaine, c’est dans les
cercles poétiques que se maintient l’idée de la totalité (IS, 8/31). En bref, tout l’art moderne
était antibourgeois (IS, 9/40). Sur l’art du passé il faut porter des jugements historiques et
sobres, sans tout condamner ou tout approuver (IS, 7/24). « Nous pensons que l’art moderne,
partout où il s’est trouvé réellement critique et novateur par les conditions mêmes de son
apparition, a bien accompli son rôle qui était grand » (IS, 8/21).
Il est néanmoins curieux d’observer combien la condamnation situationniste de l’œuvre
d’art est semblable à la conception psychanalytique qui voit dans l’œuvre la sublimation d’un
désir irréalisé. Selon les situationnistes, le progrès ayant ôté toute entrave à la réalisation des
désirs, l’art perd sa fonction, car celle-ci est de toute façon inférieure aux désirs. C’est sans
doute l’un des points les plus discutables de la théorie situationniste de l’art.
Dans La Société du Spectacle, la sphère culturelle en tant que thème explicite n’occupe
qu’une place limitée, mais Debord y apporte un fondement théorique ultérieur à l’affirmation
de l’impossibilité d’un art autonome aujourd’hui. Debord explique que l’unité de la vie a été
perdue lorsque la société originaire basée sur le mythe s’est dissoute avec la division
croissante du travail. Plusieurs sphères séparées, indépendantes entre elles, en sont nées.
L’une d’elles, la culture, a eu pour fonction de représenter justement l’unité perdue, aussi bien
dans le champ de la connaissance et du savoir, que dans celui du vécu et de la communication
(SdS § 180). Dans le premier cas il s’agit de la science, dans le second de l’art. Mais comme
l’idée qu’une partie de la totalité puisse prendre la place de la totalité est évidemment
contradictoire, la culture l’est aussi en tant que sphère autonome. Dès que la culture atteint
son indépendance – Debord ne spécifie pas à quel moment –, s’enclenche un processus dans
lequel plus la culture progresse, plus elle doit mettre en doute sa fonction sociale. C’est
précisément parce qu’elle représente ce qui manque dans la société – la communication,
l’unité des moments de la vie – qu’elle doit refuser d’en être seulement l’imagelxxxiv.
L’essor des connaissances conduit la culture à prendre conscience du fait que l’histoire est
son « cœur » (SdS § 182), comme elle est le cœur de la société entière. Se trouvant dans une
L’exigence de réaliser le contenu de l’art s’était déjà fait sentir chez bon nombre de romantiques. En 1794,
lxxxiv

Hölderlin écrivait à son ami C.L. Neuffer : « Tant pis ! S’il le faut, nous briserons nos malheureuses lyres et nous
ferons ce que les artistes n’ont fait que rêver ! » On trouve cette intéressante citation, et d’autres encore,
concernant notre propos, in Martos, op. cit., pp. 84-100.
56

société partiellement historique, et le sachant, la culture ne peut que refuser de représenter ce


« sens » qui dans une société véritablement historique serait vécu par tous. La rationalité que
la société divisée a reléguée dans la culture découvre inévitablement qu’elle est partiellement
rationnelle tant qu’elle est séparée de la totalité de la vie (SdS § 183).
La culture, pour être fidèle à son « cœur » historique, doit donc dissoudre toute qualité
ontologique ou statique ; en elle l’innovation gagne toujours sur les tentatives de conservation
(SdS § 181). Plus la culture devient indépendante, plus elle prend conscience du fait que son
indépendance est contraire à sa tâche. Son apogée doit donc être également sa fin comme
sphère séparée. Debord rappelle que ce tournant s’est produit dans la philosophie avec Hegel,
Feuerbach et Marx, tandis que dans l’art, il n’a eu lieu qu’environ un siècle plus tard.
L’art devait être « le langage de la communication » (SdS § 187), mais la perte progressive
de toutes les conditions de la communication a porté le langage – celui de la littérature et celui
des arts figuratifs – à constater justement l’impossibilité d’une communication (SdS § 189).
Au cours du processus de destruction de toutes les valeurs formelles qui s’est déroulé de
Baudelaire à Joyce et Malevitch, l’art a de plus en plus accru son refus d’être le langage fictif
d’une communauté inexistante. En même temps, l’autodestruction de l’art exprime la
nécessité de retrouver un langage commun qui soit réellement celui « du dialogue » (SdS
§ 187) ; et plus l’art exprime l’urgence du changement, plus il doit également exprimer
l’impossibilité de le réaliser sur un plan purement artistique. « Cet art est forcément d’avant-
garde, et il n’est pas. Son avant-garde est sa disparition » (SdS § 190). L’art moderne prend
fin avec Dada et les surréalistes qui, bien que de façon imparfaite, avaient voulu supprimer
l’art autonome et réaliser ses contenus, en même temps – et ce n’est pas un hasard – que le
« dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien » (SdS § 191). La phase
« active » de la décomposition s’achève entre les deux guerres, avec la double défaite des
avant-gardes politiques et esthétiques. À partir de cette période, il ne peut plus y avoir d’art
honnête : celui qui veut rester fidèle au sens de la culture ne peut le faire qu’en la niant
comme sphère séparée et en la réalisant dans la théorie et la pratique de la critique sociale
(SdS § 210-211).
La décomposition change alors de signification et fait partie des tentatives bourgeoises de
maintenir l’art comme objet mort à contempler. Détachée de la nécessité de retrouver dans la
pratique un langage nouveau, l’autodestruction du langage est alors « récupérée » pour la
« défense du pouvoir de classe » (SdS § 184). La répétition de la destruction des formes dans
le théâtre de l’absurde, dans le « Nouveau roman », dans la nouvelle peinture abstraite ou
dans le pop art n’exprime plus l’histoire qui dissout l’ordre social existant, mais n’est qu’une
plate copie de l’existant d’un point de vue objectivement affirmatif, « simple proclamation de
la beauté suffisante de la dissolution du communicable » (SdS § 192). La fin de l’art
autonome, entendu comme une succession de différents styles, offre à la consommation toute
l’histoire de l’art : la société du spectacle tend à reconstruire, avec les débris de toutes les
époques et de toutes les civilisations, une sorte d’édifice baroque exprimant parfaitement cette
négation de l’aspect historique, essentielle à la culture de la décompositionlxxxv.

La critique de la vie quotidienne

Au cours des premières années de l’I.S., l’autre thématique dominante est celle du
quotidien, de sa critique et de sa transformation révolutionnaire. Déjà les avant-gardes
« historiques » voulaient opérer un changement qui prenne justement en compte cette vie
Il est remarquable que cette analyse ait été faite environ quinze ans avant que ne soit lancée sur le marché
lxxxv

intellectuel la mode du « post-modernisme » qui préconise explicitement un tel rapport avec la culture.
57

quotidienne « banale », presque toujours exclue de la réflexion. Au même moment, la


philosophie elle aussi s’ouvrait à la prise en considération du quotidien, d’abord avec
G. Simmel et L’Âme et les formes du jeune Lukács, puis dans la phénoménologie et dans
l’existentialisme. La réflexion philosophique faisait cependant de la « quotidienneté » une
autre catégorie abstraite, et considérait le quotidien comme le lieu de la banalité par
excellence ; elle conférait à cette banalité un caractère éternel, la vie quotidienne restant égale
malgré les changements dans les « hautes » sphères de la vie.
Avec le « changer la vie » de Rimbaud, les avant-gardes artistiques avaient entrepris un
chemin inverse : la vie quotidienne apparaît comme quelque chose qui peut et qui doit
changer ; elle est même le paramètre qui décide de la valeur des transformations réalisées ou
promises. Les premières critiques des surréalistes à l’égard de l’Union soviétique ne
concernaient pas sa structure économique ou sociale, mais la survivance de nombreux
éléments de la morale bourgeoise, telle que l’obéissance filiale lxxxvi. Poser cette simple
question : « Dans sa vie quotidienne, l’individu sera-t-il plus heureux ? » était le moyen le
plus simple et le plus approprié pour critiquer beaucoup de conceptions prétendues marxistes,
selon lesquelles la révolution signifiait surtout l’augmentation de la productivité.
Les jeunes lettristes aussi se préoccupent d’abord de trouver un autre style de vie, une autre
vie quotidienne ; ils vont même jusqu’à renverser le rapport traditionnel entre l’art et la vie,
voulant utiliser les créations artistiques pour la construction de situations. Pour eux, tout ce
qui se détache du quotidien est une aliénation et une dévaluation de cette vie quotidienne et
réelle, en faveur de soi-disant « moments supérieurs ». Il s’agit bien sûr d’un quotidien qui
reste entièrement à construire, et justement ils ne veulent pas abaisser ces autres moments de
la vie au niveau de la vie quotidienne telle qu’on la connaît. Si le quotidien actuel est
effectivement un lieu de privation, il ne l’est pas du fait d’un destin immuable, mais résulte
d’un ordre social déterminé.
Dans les écrits de l’I.L. s’ébauche déjà la critique de cette nouvelle vie quotidienne qui
s’impose, au moment même où le quotidien pourrait se libérer de nombreuses entraves.
Quand ensuite les jeunes lettristes passent d’une attitude de refus spontané à un
approfondissement théorique, ils découvrent l’œuvre d’Henri Lefebvre. L’influence de ce
dernier sur les futures théories situationnistes est importante : en 1946, Lefebvre écrit que « le
marxisme dans son ensemble est donc bien une connaissance critique de la vie quotidienne »
(Cdvq, 161), et, vingt ans après, les situationnistes diffusent une bande dessinée détournée sur
laquelle figure une reproduction du tableau La Mort de Sardanapale portant l’inscription :
« Oui, la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne » (reproduit dans IS,
11/33).
Henri Lefebvre, philosophe et sociologue, a participé durant sa longue vie (1901-1991) à
de nombreuses étapes décisives de la culture française et a publié environ soixante-dix livres.
Dans les années vingt, il anime le groupe « Philosophies », l’une des rares tentatives
d’élaborer en France une théorie marxiste indépendante. Ce groupe se trouve dans un rapport
de collaboration, en même temps que de concurrence, avec les surréalistes. Après cette
expériencelxxxvii, Lefebvre s’inscrit au Parti communiste. Il milite pendant trente ans, cherchant
de façon souvent grotesque à concilier ses recherches avec la ligne du Parti. Dans les années
trente, il est le premier à faire connaître en France les manuscrits de jeunesse de Marx, et dans
La Conscience mystifiée (1936) il aborde la thématique de l’aliénation, jusqu’alors peu traitée
en Francelxxxviii. Durant la « déstalinisation », Lefebvre devient pour un temps « le plus
important des philosophes marxistes contemporainslxxxix », bien que sa pensée soit en vérité

Cf. André Breton, Du temps que les surréalistes avaient raison (1935), in Manifestes du surréalisme,
lxxxvi

Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1979, p. 255.


58

très éclectique, et selon certains critiques même dilettante, utilisant des éléments de Nietzsche,
Husserl et Heidegger. Si sa célébrité dans les années cinquante est surtout due à de
nombreuses œuvres de vulgarisation marxiste, son importance dans le champ de la théorie
tient avant tout aux deux volumes de la Critique de la vie quotidienne. Le premier, publié en
1946, porte encore la marque du climat enthousiaste de la Libération survenue peu de temps
auparavant. La préface à la seconde édition (1958) et le deuxième volume, publié en 1961,
reprennent l’analyse d’un point de vue substantiellement différentxc.
Quand Lefebvre et Debord se rencontrent à la fin des années cinquante, ils sont déjà
parvenus chacun de leur côté à des résultats similaires, même si l’on peut penser que Debord a
lu le premier volume de la Critique de la vie quotidienne. Une relation intellectuelle et
personnelle intense s’établit entre eux durant quelques années ; selon Lefebvre il s’agissait
d’« une histoire d’amour qui n’a pas bien finixci ». De cette riche rencontre sortiront d’une
part : « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne » – conférence
prononcée par Debord en mai 1961 devant un groupe d’étude réuni par Lefebvre xcii
(reproduite dans IS, 6/20-27) – ; d’autre part, le second volume de la Critique de la vie
quotidienne, publié à la fin de la même année. Les deux textes, sur certains points, coïncident
presque mot pour mot.
Lefebvre fut la seule personnalité ayant un rôle institutionnalisé dans le monde culturel
avec qui les situationnistes ont accepté de collaborer. Il avait une réputation d’hérétique, bien
qu’étant un universitaire et un intellectuel « affirmé », et qu’il ait été jusqu’en 1958 un
membre éminent du PCF. Les situationnistes ont sans doute été attirés par son aspiration à la
métamorphose de la vie réelle. Acquise auprès des surréalistes durant leur collaboration dans
les années vingt, elle demeura chez lui très vive, malgré ses polémiques ultérieures parfois
violentes à leur égard. Lui-même déclare : « Cette métamorphose de la vie quotidienne m’a
fait communiquer avec le surréalisme à travers Eluard. Ce message, beaucoup plus tard, je l’ai
transmis aux situationnistesxciii » – mais ces derniers auraient certainement nié l’insinuation
selon laquelle ils attendirent Lefebvre pour découvrir la nécessité d’un tel changement. Quoi
qu’il en soit, même après la rupture, Lefebvre reconnaît « qu’il n’y a pas eu d’avant-garde
depuis les surréalistes, si ce n’est les situationnistesxciv ».

Le premier volume de la Critique de la vie quotidienne, qui porte en sous-titre


« Introduction », affirme l’importance de la vie quotidienne, dimension aussi fondamentale
que méconnue de l’existence humaine – Lefebvre estimera plus tard que cette découverte est
d’une importance comparable à celles de l’analyse freudienne de la sexualité et de l’analyse
marxienne du travail (Cdvq II, 30). Pour la première fois, le quotidien est abordé d’un point
de vue critique et marxiste ; la manière adoptée par Lefebvre est cependant plutôt éloignée de
lxxxvii
Racontée in Le Temps des méprises, Stock, Paris, 1975 et in La Somme et le Reste, La Nef de Paris, Paris,
1958.
lxxxviii
Il a cependant souligné à de nombreuses occasions sa méfiance envers Lukács, dont il critique à la fois
Histoire et conscience de classe et les premières œuvres, tout comme les œuvres tardives, bien qu’il en apprécie
certains aspects.
lxxxix
C’est ainsi qu’il est présenté sur la couverture de La Somme et le Reste.
xc
Un troisième volume qui porte en sous-titre : De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du
quotidien) est paru aux éditions de l’Arche, Paris, 1981.
xci
Lefebvre, Le Temps des méprises, op. cit., p. 109.
xcii
Comme de coutume chez les situationnistes, la conférence n’est pas prononcée de vive voix, mais diffusée par
un magnétophone : un autre exemple de procédures aujourd’hui banales (songeons aux vidéocassettes
remplaçant les invités aux conférences) qui furent inventées par des groupes d’avant-garde dans un tout autre
but.
xciii
Lefebvre, Le Temps des méprises, op. cit., p. 52.
xciv
Le Temps des méprises, op. cit., p. 166. Cf. aussi l’interview avec Lefebvre in October n° 79, 1997, et Remi
Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, A.-M. Métailié, Paris, 1988.
59

l’approche qu’en feront ensuite les situationnistes. Lefebvre défend la richesse, au moins
potentielle, de la vie quotidienne, et voit dans celle-ci, et non dans les moments
« exceptionnels », le lieu de la réalisation humaine. Aussi la soutient-il contre toutes les
tentatives, selon lui « bourgeoises », de la décrire comme un lieu irrémédiablement voué à la
banalité : c’est confondre, dit-il, la vie quotidienne de la société bourgeoise avec la vie
quotidienne en tant que telle (Cdvq l, 125, 145). L’évasion vers un royaume du fantastique et
du bizarre, au détriment des problèmes réels et quotidiens, est mise en avant par le
modernisme littéraire, de Baudelaire et Rimbaud jusqu’aux surréalistes (Cdvq l, 118-142). La
vive polémique de Lefebvre contre ces mouvements et le reproche qu’il leur fait de détester le
travail relèvent de l’esprit « communiste » de l’époque et sont bien loin de pouvoir intéresser
Debord. Mais dix ans après, Lefebvre avance des idées sensiblement différentes à ce propos ;
il retire sa critique excessive du surréalisme (Cdvq l, 37) et propose même un « romantisme
révolutionnaire ». L’espoir que la vie privée s’efface au profit de la dimension politique et
collective représente aussi une manière de concevoir la désaliénation de la vie quotidienne
liée à l’atmosphère de l’après-guerre, et témoigne d’une forte méfiance envers la dimension
individualiste considérée comme « bourgeoise ».
La conception de Lefebvre, qui se rapproche des futures thèses situationnistes, est l’idée
que le quotidien constitue l’unique réalité, face à laquelle se dresse une irréalité produite par
l’aliénation, qui semble toutefois plus réelle – il cite comme exemple les « grandes idées »
(Cdvq l, 182). Pour le renouveau du marxisme (Cdvq l, 191) il assigne une place centrale à la
critique de l’aliénation de la vie quotidienne et de sa scandaleuse pauvreté en regard de ce que
la science et la technique rendraient possible. Lefebvre rompt ainsi avec la conception
stalinienne selon laquelle la base économique détermine mécaniquement la superstructure,
entre autres les modes de vie. Les « conditions objectives » ne suffisent pas pour produire une
révolution ; celle-ci n’arrivera que lorsque les masses ne pourront et ne voudront plus vivre
comme avant (Cdvq l, 195). Dans de telles assertions, ou dans l’affirmation que la
philosophie est elle aussi une aliénation, qui ne doit pourtant pas être « abolie » mais
« dépassée », c’est-à-dire réalisée quotidiennement (Cdvq l, 265)xcv, se trouvent préfigurés
quelques thèmes majeurs de la théorie situationniste des années soixante. Le véritable contenu
de la philosophie est dans l’idée de l’« homme total », et sa réalisation amènerait la disparition
des divisions entre les moments supérieurs et inférieurs de la vie (Cdvq l, 213), entre le
rationnel et l’irrationnel. (Cdvq l, 201), entre le public et le privé, comme il arrive plus ou
moins dans la fête traditionnelle (Cdvq l, 221). Lefebvre augure d’un « art de vivre » (Cdvq l,
213) et d’une « sagesse nouvelle » (Cdvq l, 263) à la mesure de la domination sur la nature
désormais atteinte ; il a espoir que l’on puisse arriver à un progrès sans revers négatifs (Cdvq
l, 244). Toutefois, il conçoit le retard de la vie quotidienne en termes essentiellement
matériels : le prolétaire habite souvent dans un taudis, alors que la puissance de la société se
déploie dans l’État ou dans l’industrie (Cdvq l, 245-246).
La longue préface à la seconde édition date de 1958 ; elle peut donc tenir compte de
l’irruption soudaine de la « modernité » dans la vie quotidienne française, dont nous avons
déjà parlé. Lefebvre constate avant tout une nette détérioration de la vie quotidienne, qui
représente un secteur en retard par rapport à l’évolution de la technique, et parle d’« inégalité
du développement » (Cdvq l, 15). Ce retard est d’autant plus sensible que la technique a
énormément creusé cet écart entre le possible et le réel auquel Lefebvre attribue une grande
force de propulsion. Dans ce sens, on peut dire que la technique exerce sur la vie quotidienne
une critique plus efficace que la critique opérée par la poésie, puisqu’elle est en mesure
d’opposer au quotidien actuel des possibilités réalisables, et non de simples rêveries (Cdvq l,

C’était aussi, paradoxalement, une défense de la philosophie qui, selon le stalinisme, avait été rendue
xcv

superflue par la science.


60

16). De même, les loisirs représentent d’un côté une critique de la vie quotidienne, puisqu’ils
contiennent l’idée d’un libre usage des moyens ; mais ils constituent par ailleurs, dans les
conditions actuelles, une nouvelle aliénation (Cdvq l, 49). C’est particulièrement vrai quand
l’homme, dans son temps « libre », devient un spectateur qui vit par personne interposée
(Cdvq l, 41-45)xcvi. On sent ici la ligne de séparation avec le stalinisme xcvii et l’on entrevoit le
terrain de rencontre avec Debord dans une série d’analyses : à l’idée courante que l’homme se
réalise dans le travail, Lefebvre objecte que le travail parcellisé ôte cette possibilité (Cdvq l,
48) ; il fait remarquer que l’aliénation économique n’est pas l’unique aliénation (Cdvq l, 72) ;
il refuse la socialisation à travers l’État qui « semble alors le seul lien des atomes sociaux »
(Cdvq l, 102) ; il soutient que la vie quotidienne et le degré de bonheur atteint dans celle-ci
sont un paramètre pour mesurer le progrès social, même dans les pays soi-disant socialistes
(Cdvq l, 58) et il affirme que « les choses avancent (c’est-à-dire que certaines choses
disparaissent) par leur plus mauvais côté » (Cdvq l, 82). Le concept de Lefebvre selon lequel
le quotidien est la frontière entre le dominé et le non-dominé, où naît l’aliénation, mais aussi
la désaliénation (Cdvq l, 97), se retrouve dans la théorie situationniste. Il reste toutefois une
ambiguïté fondamentale : la vie quotidienne actuelle est-elle malgré tout un lieu de richesses
cachées d’où peut partir une contestation généralisée, ou bien est-ce un lieu de pauvreté
auquel il faut opposer la construction de la vraie vie ? Lefebvre lui-même semble du premier
avis dans le premier volume, et du deuxième avis dans le second.
Toujours en 1957, Lefebvre publie l’article « Le romantisme révolutionnairexcviii » dans
lequel il théorise l’avènement d’un nouveau romantisme qui critiquerait la réalité, non pas au
nom du passé et de la pure rêverie, mais du possible et du futur ; celui-ci maintiendrait le
désaccord entre l’individu progressiste et le monde, mais sans le ramener à un antagonisme
supra-historique entre l’individu et la société en tant que tels. C’est précisément la possibilité
désormais existante d’une nouvelle totalité qui crée le vide culturel actuel, dit Lefebvre ; et ce
romantisme, en thématisant les usages possibles des moyens de contrôle sur la nature, serait
une expression de la modernité au meilleur sens du terme.
Dans le premier numéro d’Internationale situationniste, Debord approuve ce projet dans
ses lignes essentielles, mais reproche à son auteur de se limiter à « la simple expression du
désaccord », au lieu d’envisager des tentatives pratiques pour expérimenter de nouveaux
usages de la vie. Le « possible-impossible » de Lefebvre est trop imprécis (IS, 1/21), et c’est
une erreur d’avoir encore confiance comme il le fait dans l’« expression » des contradictions
de la société, alors que « les contradictions ont déjà été exprimées par tout l’art moderne
jusqu’à la destruction de l’expression elle-même » (IS, 3/6). Désormais « l’art peut cesser
d’être un rapport sur les sensations pour devenir une organisation directe de sensations
supérieures » (IS, 1/21).
La collaboration avec Debord – dont Lefebvre cite l’affirmation selon laquelle la vie
quotidienne « est littéralement colonisée » (Cdvq II, 17) – se remarque dans d’autres concepts
communs à tous deux. Lefebvre reconnaît qu’une transformation sociale pourrait naître non
plus de la misère, mais des besoins et des désirs, de leur richesse et de leur complexité (Cdvq
II, 37), et aussi de la réaction à la manipulation des besoins qui se séparent des désirs (Cdvq
II, 16, 91). Il range l’urbanisme parmi les secteurs de la vie restés « en retard » par rapport au
xcvi
Lefebvre fait cette observation à propos d’un sujet bien précis, le sport et les « supporters » (Cdvq I, 45). Ici,
comme dans d’autres cas, les situationnistes ont à juste titre transformé en un principe d’application générale ce
que d’autres observateurs avaient déjà noté à propos de questions très circonscrites et sans en tirer plus de
conséquences. Cette sorte de détournement des résultats des « sciences particulières » a été sans doute l’un des
points forts de l’I.S.
xcvii
Toutefois, Lefebvre se contorsionnait encore dans de subtils équilibres sur les aspects « positifs » et
« négatifs » de l’URSS.
xcviii
Reproduit in Au-delà du structuralisme, Anthropos, Paris, 1971, pp. 27-50, et comme édition séparée chez
Lignes, Paris 2011.
61

développement général des techniques de production (Cdvq II, 149), étant donné que les
villes nouvelles témoignent seulement de la dégradation de la vie quotidienne (Cdvq II, 82).
Au même moment, Lefebvre commence à se passionner pour les problèmes d’urbanisme et
d’espace, auxquels il consacrera de nombreux écrits au cours des quinze années suivantesxcix.
À l’époque de son amitié avec Debord, Bernstein et Vaneigem, Lefebvre approfondit sa
conviction que la philosophie est morte et destinée à être dépassée, dans le sens d’un devenir-
monde de la philosophie, et non d’un devenir-philosophie du monde (Cdvq II, 29, 187). L’I.S.
lui fait toutefois remarquer que cette idée « fut à la base de la pensée révolutionnaire depuis la
onzième Thèse sur Feuerbach » (IS, 3/5). Lefebvre prend également en considération la fin de
l’art : il faut ajouter au programme de Marx l’exigence de faire devenir monde non seulement
la philosophie, l’État et l’économie, mais aussi l’art et la morale, puisqu’ils sont une
« manière de métamorphoser fictivement le quotidien » (Cdvq II, 188). Enfin, dans le second
volume de la Critique de la vie quotidienne, on trouve de fréquents renvois à la « non-
participation » et à la « passivité », renforcées par les nouveaux moyens techniques, telle que
la télévision (Cdvq II, 78, 225), qui présente le monde comme un « spectacle » (Cdvq II, 226).
Lefebvre souligne que le quotidien et l’histoire sont de plus en plus séparés (Cdvq II, 26), et
Debord dans sa conférence considère le quotidien comme un secteur qui suit avec un certain
retard le mouvement historique, précisément comme un secteur sous-développé et colonisé.
C’est le lieu où est produite l’histoire, mais inconsciemment et de manière que cette histoire
s’en détache et s’érige en puissance indépendante. Si le quotidien est séparé de l’histoire, il
résiste également aux bouleversements qu’apporte le développement des forces productives
dans les autres sphères de la société. Et c’est justement du point de vue de la vie quotidienne
que l’on peut et que l’on doit refuser tout ce qui prétend lui être supérieur, même dans la
sphère de la politique révolutionnaire : grands dirigeants, actions historiques, prétentions à
l’éternitéc.
La différence entre le quotidien, actuellement cyclique et soumis au quantitatif, et
l’histoire, lieu de l’événement unique et qualitatif, n’apparaît chez Debord que plus tard, dans
La Société du Spectacle. Mais déjà on trouve dans le second volume de la Critique de la vie
quotidienne – bien que Lefebvre n’en soit pas non plus l’inventeur – l’opposition entre les
sociétés de reproduction simple, qui sont cycliques, stables et non cumulatives, et qui
dépensent leur surplus en œuvres et en fêtes, et les sociétés de la reproduction élargie, où le
caractère cyclique ne disparaît pas, mais sert de base (Cdvq II, 317-327). Ce schéma,
analogue au schéma marxiste de la reproduction simple et élargie du capital, est appliqué par
Lefebvre à l’ensemble de la vie sociale. Il affirme que « ce processus cumulatif entraîne la
société […] dans l’histoire » et qu’alors « l’économique devient prédominant et déterminant,
ce qu’il n’était pas dans les sociétés anciennes […] Individus et groupes font cette histoire,
mais aveuglément » (Cdvq II, 324). Les activités humaines elles-mêmes se divisent alors en
cumulatives et non cumulatives ; la vie quotidienne, liée au cyclique mais soumise à
l’accumulation, se situe à leur intersection (Cdvq II, 335). Une vraie vie personnelle devrait se
créer comme œuvre et comme histoire consciente, soustraite aux aveugles mécanismes de la
vie quotidienne (Cdvq II, 337).
Quelques années plus tard, les routes de Lefebvre et des situationnistes se séparent, tandis
qu’ils s’accusent mutuellement de plagiat, en particulier à propos d’un écrit sur la Commune
de Parisci. Lefebvre poursuit ses recherches en élargissant la portée anthropologique, et tente,
sans grand succès, de se situer en alternative au structuralisme. Les situationnistes continuent
xcix
On peut citer : Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968 ; Du rural à l’urbain, Anthropos, Paris, 1970 ; La
Révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970 ; Espace et politique, Anthropos, Paris, 1972 ; La Pensée marxiste de
la ville, Casterman, Paris et Tournai, 1972.
c
Debord n’a cependant pas renoncé à une certaine forme de « gloire ».
ci
Cf. IS, 12/108-111 et Lefebvre, Le Temps des méprises, op. cit., p. 160.
62

leur chemin, et quand en 68 se présente le grand moment, Lefebvre est désormais une de leurs
cibles préférées en tant que « récupérateur » qui cherche à capter les thèmes révolutionnaires
dans l’optique de la société existante. Lefebvre, pour sa part, a pris des situationnistes au
moins autant que ces derniers ont pris chez lui, comme on peut le voir dans une de ses
conférences de 1967, intitulée « De la littérature et de l’art moderne considérés comme
processus de destruction et d’autodestruction de l’artcii ».

Les situationnistes et les années soixante

Après 1962, l’histoire de l’I.S. se déroule essentiellement en France. N’ayant jamais plus
d’une vingtaine de membres, normalement moins, l’I.S. entretient une agitation souvent
souterraine, dont la signification est aujourd’hui reconnue par beaucoup d’études concernant
cette périodeciii. Le moins que l’on puisse dire est que personne n’a mieux anticipé le contenu
libérateur de 68 que les situationnistes, indépendamment de savoir dans quelle mesure ils ont
« influencé » les acteurs de ce mouvement et si ceux-ci en étaient conscients. Aujourd’hui,
après que les théories d’Althusser, du maoïsme, de l’ouvriérisme et des freudo-marxistes ont
sombré dans les oubliettes de l’histoire, on peut affirmer que les situationnistes ont été les
seuls à développer une théorie – et, dans une moindre mesure, une pratique – dont l’intérêt
n’est pas seulement historique, mais conserve un potentiel d’actualité.
Entre 1962 et 1966, hormis la publication d’Internationale situationniste, de deux numéros
de revues en Allemagne et en Scandinavie, et de quelques opuscules, l’I.S. se montre
rarement en public.
Vers 1965, l’élaboration de l’analyse situationniste de la société est pratiquement terminée,
et l’intérêt de l’I.S. se déplace alors vers la recherche des moyens pratiques de sa mise en
actes. C’est ce qui ressort de la diffusion d’une brochure civ sur la révolte des Noirs de Watts
(fin 1965), dans laquelle Debord explique que le spectacle destiné aux Noirs est une version
pauvre du spectacle blanc ; ceux-ci comprennent donc plus vite la duperie et, possédant
moins, demandent tout. Mais c’est à la fin de 1966 que l’activité de l’I.S. entre dans sa phase
décisive, avec le fameux « scandale de Strasbourg ». Cet événement, qui aujourd’hui peut
paraître banal, n’aurait pas beaucoup attiré l’attention s’il s’était produit deux ans plus tard.
Mais alors, pour susciter un large écho dans la presse et déchaîner des actions judiciaires, il
avait suffi que quelques sympathisants de l’I.S., élus à la direction locale du syndicat étudiant,
aient utilisé ses finances pour faire imprimer un opuscule situationniste, et proposé ensuite
l’autodissolution du syndicat en affirmant que celui-ci n’était qu’un instrument d’intégration
des étudiants dans une société inacceptable. Quelques mois plus tôt, des personnes proches de
l’I.S. avaient interrompu par un jet de tomates la conférence d’un professeur, le cybernéticien
A. Moles – et ce geste, qui très vite allait devenir quasi quotidien dans les universités
françaises, était alors aussi une nouveauté. À ces actes d’une rébellion étudiante naissante, qui

cii
Reproduit in Au-delà du structuralisme, op. cit., pp. 241-259.
ciii
On peut citer : Gombin, Les Origines du gauchisme, op. cit. ; M. Demonet (collectif), Des tracts en Mai 68,
Champ Libre, Paris, 1978 ; Pascal Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68, op. cit., Marie-Louise Syring (sous
la direction de), Um 1968. Konkrete Utopien in Kunst und Gesellschaft, Du-Mont-Verlag, Cologne, 1990
[catalogue de l’exposition du 27.5.1990 au 8.7.1990 à la Städtische Kunsthalle de Düsseldorf]. Ce dernier texte
fait un compliment ambigu : « De loin l’influence la plus grande, provenant de la théorie de l’art et de
l’esthétique sur le mouvement de protestation des étudiants et des intellectuels de gauche, partait
vraisemblablement des situationnistes, chose qu’aujourd’hui presque tout le monde ignore. » Pour une analyse
plus récente : Anna Trespeuch-Berthelot, L'Internationale situationniste : de l'histoire au mythe (1948-2013),
Presses Universitaires de France, Paris 2015.
civ
Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, réédition aux Belles Lettres, Paris, 1993.
63

refuse les canaux traditionnels de la contestation, s’ajoute, pour faire scandale, le contenu de
l’opuscule de Strasbourg écrit en grande partie par M. Khayati, membre de l’I.S. : De la
misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique,
sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier. Ce texte, diffusé par
dizaines de milliers d’exemplaires en France puis à l’étranger, ne fait aucune concession aux
étudiants contents d’être étudiants et désireux seulement d’améliorer leur statut : « Nous
pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l’étudiant en France est, après le
policier et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé. » C’est ce que proclame la
première phrase, suivie d’une brillante et mordante satire de la vie étudiante et d’un résumé
des idées situationnistes. Khayati termine par une exhortation à concevoir la révolution
comme une fête et un jeu, et conclut sur le mot d’ordre « Vivre sans temps mort et jouir sans
entraves », qui devait bientôt apparaître sur de nombreux murscv.
À la fin de l’année 1967 paraissent les deux ouvrages de théorie situationniste : La Société
du Spectacle et le Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigemcvi. Des
tracts composés de bandes dessinées détournées diffusent les propositions situationnistes :
non pas une quelconque revendication sur tel ou tel aspect partiel, et moins encore un
militantisme « au service du peuple », mais la révolution par le plaisir, sans négliger l’aspect
théorique. Le contenu profond de Mai 68, ce « renversement du monde renversé » qui a existé
pendant un moment, était beaucoup plus en phase avec l’I. S. qu’avec les « Comités Viêt-
Nam » ou les demandes de réforme universitaire.
Comment les situationnistes y sont-ils parvenus ? En premier lieu probablement du fait de
leur cohérence, de leur intransigeance et de leur refus de l’éclectisme. Ils se considèrent, du
moins en France, comme les porteurs de la seule et unique théorie révolutionnaire adaptée à
l’époque nouvelle, car tous ceux qui prétendaient la défendre avaient abdiqué. « Ce qui avait
le plus manqué à l’intelligence depuis quelques dizaines d’années, c’est précisément le
tranchant » (IS, 9/25) est une phrase clé dans la trajectoire d’un refus de l’œcuménisme
dominant. « En fait, nous voulons que les idées redeviennent dangereuses. On ne pourra pas
se permettre de nous supporter, dans la pâte molle du faux intérêt éclectique, comme des
Sartre, des Althusser, des Aragon, des Godard » (IS, 11/30). De nombreuses tendances
révolutionnaires ont été récupérées pour n’avoir pas su choisir suffisamment entre partisans et
adversaires de la société en question. Ceci explique la part importante des ruptures avec tous
ceux qui ne sont pas à la hauteur des exigences avancées par l’I.S., de même qu’avec ceux qui
acceptent des contacts avec des individus que l’I.S. juge compromis – elle pratique la rupture
en chaîne (IS, 9/25). À ceux qui veulent collaborer avec eux, les situationnistes demandent
des prises de position publiques et sans équivoque.
Combattre tous les faux critiques et les prétendus révolutionnaires est pour eux l’une des
principales tâches, et ils ne lésinent pas en critiques ad hominem. Ils refusent de prendre en
compte ceux qui se sont déjà compromis, par exemple avec le stalinisme, et affirment
explicitement que, « si nous pouvons nous tromper momentanément sur beaucoup de
perspectives de détail, nous n’admettrons jamais d’avoir pu nous tromper dans le jugement
négatif des personnes » (IS, 9/4-5). Les nombreuses polémiques qu’entretiennent entre eux les
représentants des diverses tendances « semi-critiques » ne les empêchent pas en réalité de se

cv
Le refus de l’I.S. d’accepter comme ses membres les protagonistes de ce scandale, qui se sentent donc
manipulés, produit en fin de compte un furieux échange d’accusations et génère également l’exclusion de tous
les situationnistes de Strasbourg. De telles polémiques se sont plusieurs fois produites, mêlées souvent
d’accusations contre Debord pour la dictature qu’il aurait exercée sur l’I.S.
cvi
Gallimard, Paris, 1967 ; coll. Folio, 1992. Ce livre a connu un succès au moins aussi grand que celui de
Debord, et à cette époque on considérait souvent que ces deux textes disaient en substance la même chose.
Aujourd’hui les différences sont beaucoup plus évidentes ; et dans les années 1970, les partisans de Vaneigem et
ceux de Debord s’opposaient avec acharnement.
64

soutenir réciproquement dans leur participation au monde existant (IS, 10/78 et suivantes).
Les situationnistes ne participent nullement à cet univers. Ils n’ont pas de relations avec le
monde académique, ne participent à aucune table ronde ou rencontre culturelle, n’écrivent pas
d’articles dans d’autres revues ou journaux, n’apparaissent pas à la radio ou à la télévision. Ils
se distinguent de tous les autres protagonistes de 68 : ils n’appartiennent pas à l’université, ne
sont ni étudiants, comme Cohn-Bendit, ni enseignants comme Althusser, ils ne viennent pas
d’un milieu littéraire comme Sartre, et pas davantage du monde bariolé des militants de
gauche. Leur origine, la bohème artistique, reste très évidente dans leurs objectifs comme
dans leurs moyens. Ils soulignent néanmoins qu’il faut abandonner la bohème au sens
traditionnel, car celle-ci produit toujours des œuvres d’art cotées ensuite sur le marché, et
qu’il vaut mieux prendre pour modèle des « saboteurs » comme Arthur Cravan (IS, 8/11)cvii.
Les situationnistes trouvent pour chacun une raison particulière de le désapprouver. À
beaucoup ils reprochent de s’accommoder avec l’existant sur le plan théorique, ou simplement
d’abandonner des positions révolutionnaires antérieures ; d’autres sont accusés de ne posséder
aucune théorie, même s’ils sont peut-être sincèrement intéressés par la révolution, ou pire, de
mépriser l’apport de la théorie, ou bien de se condamner à l’inactivité par une méfiance
excessive envers tout type de structure organisée ; enfin à tous ceux qui parlent en termes très
abstraits et très lointains de la révolution sociale ou de la fin possible de l’art ou du
bouleversement de la vie quotidienne, les situationnistes reprochent de ne pas comprendre que
tout cela est déjà en acte ou du moins possible. La tâche qui s’impose est une analyse des
nouvelles conditions et des nouveaux sujets, alors que tant de révolutionnaires ont les yeux
braqués sur les révolutions du passé, tandis que d’autres pensent à un futur lointain, au lieu de
voir la révolution au présent. Et à ceux qui ont su éviter tous ces écueils, l’I.S. peut encore
leur faire le reproche de ne dire la vérité que sur un mode purement abstrait, « sans écho, sans
possibilité d’intervention » (IS, 12/4). Pour ce qui est de l’impact de ses propres thèses, l’I.S.
a une réponse infaillible : lorsqu’elles trouvent un large public et sont ouvertement discutées
dans la presse bourgeoise, c’est qu’il était devenu impossible de les ignorer ; au contraire si
personne ne les prend en compte, c’est parce qu’il s’agit de vérités trop scandaleuses pour être
admises.

L’urbanisme ludique et la construction de situations étant passés au second plan, le sujet


central de l’I.S. devient « le deuxième assaut prolétarien contre la société de classes » (SdS
§ 115) dont les idées situationnistes veulent être la théorie. Nous avons déjà rappelé que
Debord étend le concept de « prolétariat » à tous ceux « qui ont perdu tout pouvoir sur
l’emploi de leur vie » et le savent (SdS § 114). Reconnaître que l’« on assiste à notre époque à
une redistribution des cartes de la lutte de classes ; certainement pas à sa disparition, ni à sa
continuation exacte dans le schéma ancien » (IS, 8/13) incitait l’I.S. à prêter une attention
particulière aux nouvelles formes de rébellion sociale : depuis les grèves sauvages jusqu’aux
formes apparemment « apolitiques », tels que les actes de vandalisme exécutés par des bandes
de jeunes ou bien les saccages survenus dans les quartiers noirs des États-Unis. Debord y voit
un refus de la marchandise et de la consommation imposée ; il établit un parallélisme entre le
premier assaut prolétarien, fondé sur la contestation des structures de production, et le second
assaut dirigé cette fois contre l’« abondance » capitaliste. De même que le mouvement ouvrier
classique avait été précédé par des attaques contre les machines – le « luddisme » –, certains
actes « criminels » sont maintenant les précurseurs de la « destruction des machines de la
consommation permise » (SdS § 115).

On peut d’autant moins accorder de valeur à la prétendue bohème de gens qui ne veulent même pas renoncer
cvii

à être étudiants (De la misère, op. cit., p. 8).


65

Recueillir les nombreux indices du mécontentement et du refus que la société des années
soixante suscitait n’était certes pas une prérogative des situationnistes ; eux-mêmes
reconnaissent la valeur historique d’une certaine recherche sociologique, en particulier aux
États-Unis (IS, 7/16). Mais ils sont effectivement les seuls à entrevoir là un nouveau potentiel
révolutionnaire. Quand 68 leur donne raison, tout au moins pendant quelque temps, ils
peuvent proclamer fièrement qu’ils ont été les seuls à « reconnaître et [à] désigner les
nouveaux points d’application de la révolte dans la société moderne (qui n’excluent
aucunement mais, au contraire, ramènent tous les anciens) : urbanisme, spectacle,
idéologie, etc. » (IS, 12/4).
La critique de l’urbanisme était l’un des principaux sujets de l’analyse situationniste de la
dégradation de la vie, qui pouvait atteindre l’indignation la plus vive. C’était l’époque où la
France se couvrait de maisons modernes et de villes entières d’une laideur jusqu’alors
inimaginable, décrites par les situationnistes comme des « camps de concentration » (IS, 6/33-
34). Dans la planification des villes, ils découvrent « une géologie du mensonge » et une
matérialisation des hiérarchies (IS, 6/18) ; cette architecture est à l’habitation ce que boire un
Coca-Cola est à la boisson.
Dans les supermarchés, les gratte-ciel et les lieux de vacances du type « Club
Méditerranée », il devient évident que la vraie dichotomie moderne se situe entre
organisateurs et organisés. C’est exactement la même opposition qu’entre acteurs et
spectateurs, fondamentale dans le spectacle.
Le refus de tous les aspects de la société existante, mais aussi de presque toutes les
tentatives pour y porter remède, a souvent généré autour de Debord, depuis les lettristes
jusqu’aux « pro-situationnistes » des années soixante-dix, une tendance au nihilisme, avec
cette ferme conviction que toute action pratique était déjà une trahison de la pureté du refus. À
plusieurs reprises, Debord a dû combattre ce radicalisme purement abstrait, destiné le plus
souvent à couvrir l’incapacité de ses auteurs pour toute action pratique, quand il ne servait pas
à accuser purement et simplement l’I.S. d’« arrivisme » chaque fois que celle-ci obtenait un
certain écho dans le monde (IS, 9/3, 10/72, 11/58). Les situationnistes ne veulent ni se
complaire dans une pureté quelconque, ni se limiter à « une simple amélioration du discours
dialectique dans le livre même » plutôt que dans la réalité (IS, 10/73).
L’impitoyable analyse de la puissance du conditionnement totalitaire dans la société du
spectacle n’empêchait pas les situationnistes de voir à l’œuvre des forces antagonistes. Le
système contient des contradictions insurmontables, comme celle de ne pouvoir aliéner
totalement ses sujets, étant donné qu’il ne peut se passer complètement de « leur
participation » (IS, 7/9). En 1966, Debord déclare aux situationnistes réunis pour leur
septième conférence : « Dans l’aliénation de la vie quotidienne, les possibilités de passions et
de jeux sont encore bien réelles, et il me semble que l’I.S. commettrait un lourd contresens en
laissant entendre que la vie est totalement réifiée à l’extérieur de l’activité situationniste » (in
VS, 134 ; Œuvres, 1167).
D’après l’I.S., ce ne sont ni le motif d’insatisfaction ni le sujet révolutionnaire qui
manquent pour un mouvement révolutionnaire nouveau. Ce qui manque, c’est la vision claire
des fins et des méthodes de lutte ; il n’est pire ennemi de l’émancipation prolétarienne que les
illusions qu’elle entretient sur elle-même. Elle ne s’est pas suffisamment démarquée du mode
bourgeois de concevoir la lutte historique. C’est ainsi que les hiérarchies internes, les
« représentants » très vite autonomisés, les structures autoritaires, le manque de méfiance
envers la forme État, ont conduit les organisations ouvrières – voire même des États entiers, là
où celles-ci ont pris le pouvoir – à être le plus gros obstacle au projet révolutionnaire.
Le chapitre le plus long de La Société du Spectacle, « Le prolétariat comme sujet et comme
représentation », est consacré à l’histoire du mouvement révolutionnaire moderne. Comme
nous l’avons vu, Debord retrouve l’origine du problème dans la pensée de Marx lui-même et
66

dans la confiance excessive qu’il accorde aux automatismes produits par l’économie, au
détriment de la pratique consciente. L’autoritarisme dont ont fait preuve aussi bien Marx que
Bakounine au sein de la Première Internationale est un produit de la dégénérescence de la
théorie révolutionnaire en idéologie, résultant d’une malheureuse identification de leur projet
avec les procédés de la révolution bourgeoise. Les anarchistes, malgré quelques apports
positifs, ont ensuite été victimes de leur idéologie de la liberté, idéaliste et antihistorique. La
social-démocratie de la Deuxième Internationale a généralisé la division entre le prolétariat et
sa représentation autonomisée, ce qui en fait un précurseur du bolchévisme cviii. La révolution
d’Octobre, après l’élimination des minorités radicales, aboutit à la domination d’une
bureaucratie qui donne le change à la bourgeoisie en tant qu’expression du règne de
l’économie marchande. Trotski lui-même a partagé l’autoritarisme bolchevique, et ni lui ni
ses partisans n’ont jamais reconnu dans la bureaucratie une vraie classe au pouvoir, mais
seulement une « couche parasitaire ».
Debord analyse avec acuité comment le règne absolu de l’idéologie et du mensonge
conduit les régimes bureaucratiques vers un irréalisme total qui a pour résultat un état
d’infériorité économique par rapport aux sociétés de « libre échange ». Il n’est même pas
possible de réformer ces systèmes, étant donné que la classe bureaucratique détient les
moyens de production à travers la possession de l’idéologie ; cette classe ne peut donc pas
renoncer à son mensonge fondamental, celui d’être non pas une bureaucratie au pouvoir, mais
l’expression du pouvoir prolétarien.
Cette analyse est doublement significative aujourd’hui : presque personne parmi ses
ennemis, comme parmi ses partisans, n’aurait cru le système soviétique si fragile et si absurde
dans ses fondements au point qu’il puisse s’écrouler à la première tentative sérieuse de
réforme. Dans les années 1960, son caractère contre-révolutionnaire n’apparaissait même pas
très clairement : malgré la condamnation du stalinisme et la rupture avec le PCF, il n’existait
pratiquement aucun théoricien de la gauche qui osât dénoncer l’Union soviétique comme une
pure et simple société de classes, et encore moins rompre avec la tradition léniniste. Toute la
gauche s’obstinait à reporter ses espoirs révolutionnaires sur un État ou sur un autre
– Yougoslavie ou Cuba, Viêt-Nam, Albanie ou Algérie, mais surtout la Chine.
Représenter illusoirement l’option révolutionnaire dans le monde fut la tâche des pays
staliniens et de leurs appendices dans le monde occidental, les partis dits communistes. Le
conflit entre l’URSS et la Chine, ainsi que les fractures successives entre les diverses forces
bureaucratiques, a finalement brisé le monopole qu’ils exerçaient sur la soi-disant option
révolutionnaire, marquant ainsi le début de la fin de ces régimes. Debord écrit que « la
décomposition mondiale de l’alliance de la mystification bureaucratique est, en dernière
analyse, le facteur le plus défavorable pour le développement actuel de la société capitaliste.
La bourgeoisie est en train de perdre l’adversaire qui la soutenait objectivement en unifiant
illusoirement toute négation de l’ordre existant » (SdS § 111). On peut constater aujourd’hui
que l’URSS a perdu son rôle au moment où disparaissaient presque totalement les tentatives
révolutionnaires qui conduisaient le spectacle à organiser leur canalisation sous des formes
bureaucratiques. Au contraire, aux temps du « printemps de Prague », auquel l’I.S. attribuait
une grande importance (IS, 12/35-43), l’Occident soutenait de fait l’URSS.
Selon Debord, le résultat final de cette évolution est positif : le prolétariat a perdu « ses
illusions, mais non son être » (SdS § 114). Le nouvel assaut révolutionnaire peut s’affranchir
des ennemis qui l’ont trahi de l’intérieur ; il peut, et doit, cesser de « combattre l’aliénation

Debord désigne Lénine comme un « kautskiste fidèle et conséquent » (SdS § 98), en reprenant presque
cviii

littéralement une affirmation de Karl Korsch, l’autre grand hérétique de la théorie marxiste des années vingt.
Debord lui doit également d’autres intuitions, avant tout la nécessité de ne pas abolir la philosophie sans la
réaliser. Cf. Karl Korsch, Marxisme et philosophie (1923), tr. fr. Éditions de Minuit, Paris, 1964, et en particulier
la critique à Lénine dans la préface à la seconde édition de 1930.
67

sous des formes aliénées » (SdS § 122). Dans les Conseils ouvriers, dont l’I.S. parle depuis
1961 (IS, 6/3), la participation de tous supprimera les spécialisations et les instances séparées.
Les Conseils seront à la fois les instruments de lutte et la structure organisatrice de la future
société libérée.
L’activité révolutionnaire manquée du prolétariat peut toujours trouver une explication
commode dans l’influence des « bureaucraties ouvrières » des syndicats et des partis. Les
situationnistes attribuent également à ces derniers la responsabilité principale du fait que
l’occupation des usines en Mai 68 n’ait pas débouché sur une vraie révolution. Néanmoins, on
comprend mal comment un prolétariat, en soi révolutionnaire selon l’I.S., a pu se faire berner
depuis tant de décennies par des bureaucrates.
L’inquiétude de voir la prochaine explosion sociale tomber une fois de plus aux mains des
organisations bureaucratiques pousse les situationnistes à entretenir une vive polémique
contre les groupes néo-léninistes qui commencent à pulluler après 1965. Le « militantisme »
est pour eux inacceptable, d’autant plus qu’il se base sur une logique du « sacrifice », dans
laquelle une activité politique, reconnue par les participants eux-mêmes comme insatisfaisante
mais moralement nécessaire, s’accompagne d’une pratique conformiste de la vie. L’I.S. est
cependant tout aussi éloignée du mouvement hippie et de la « culture jeune », quand ceux-ci
se limitent à vouloir réformer un petit domaine séparé de la viecix. La réalisation de ses propres
désirs et l’activité révolutionnaire devraient être une seule et même chose, comme l’exprime
le slogan situationniste « l’ennui est contre-révolutionnaire ».

Pour ce qui est de la rupture avec le léninisme, le dépassement de la version économiciste


du marxisme et plus généralement l’ouverture de nouveaux horizons, Debord doit beaucoup à
la revue Socialisme ou Barbariecx. Fondée en 1949 à Paris et se développant autour de la
collaboration-conflit entre C. Castoriadis, qui écrit sous les pseudonymes de Chaulieu,
Coudray, Delvaux et Cardan, et C. Lefort, qui signe parfois Montal, elle fait paraître jusqu’en
1965 quarante numéroscxi. Le point de rupture avec le trotskisme est la contestation de la
définition trotskiste de l’URSS comme un État fondamentalement ouvrier et seulement
accidentellement « dégénéré » à cause de la formation d’une « couche parasitaire ». Au
contraire, Socialisme ou Barbarie définit dès le début le système soviétique comme « pire que
le féodalisme » ; elle analyse sobrement le lien entre accumulation, bureaucratie et
exploitation, et explique que dans le sous-développement russe, la bureaucratie exerce une
fonction similaire – mais pas identique – à celle de la bourgeoisie dans le capitalisme
occidental. Un Sartre, un Althusser, et tant d’autres, se demandent encore jusqu’au milieu des
années soixante comment il se fait qu’un système, dont ils ne doutent pas que la base
économique soit « socialiste », réussisse à produire une superstructure dont ils ne peuvent nier
qu’elle soit répressive. Au contraire, Socialisme ou Barbarie démontre dès 1949, chiffres en
main, que la société soviétique est effectivement une société de classes, basée sur la plus
brutale des exploitationscxii. Par la suite, Socialisme ou Barbarie produit également des
analyses semblables sur la Chinecxiii. De tels progrès dans l’analyse sont possibles parce qu’on
se rend compte que dans les sociétés modernes, la propriété juridique des moyens – qui peut

cix
L’I.S. refuse qu’on la considère comme un phénomène de « jeunesse », comme le voudrait Lefebvre en 1962
(IS, 8/61).
68

même appartenir formellement au prolétariat dans les pays de l’Est – est de plus en plus
séparée de leur direction réelle. Il en résulte que l’oppression et l’exploitation du prolétariat
sont de plus en plus l’œuvre de la classe bureaucratique, et ceci est tout aussi valable pour les
pays occidentaux ; de sorte que le véritable antagonisme se situe entre organisateurs et
organisés, entre dirigeants et exécuteurs. Il faut alors refuser – et c’est l’autre point de rupture
avec le trotskisme – le concept même de parti d’avant-garde, qui perpétue cette scission. Le
groupe Socialisme ou Barbarie redécouvre ainsi les Conseils ouvriers. Il se perd toutefois
dans une discussion interminable sur la question de savoir s’il faut alors se limiter
rigoureusement à n’être qu’un pur instrument de classe qui diffuse des informations aux
ouvriers en refusant tout ce qui ressemble à un parti – option qui, selon ses adversaires,
signifie se condamner à une complète inefficacité –, ou bien si au contraire une forme
quelconque d’avant-garde organisée est indispensable.
Avant d’envisager la réponse situationniste à ce problème qui se posait à tous les groupes
français évoluant entre l’anarchisme et le communisme, il convient de s’arrêter encore sur
certains apports de Socialisme ou Barbarie, en particulier au cours de la seconde moitié des
années cinquante. Les considérations de Socialisme ou Barbarie, qui se basent sur des
analyses économiques et sociales détaillées, ont un caractère concret qui manque
généralement aux affirmations souvent abstraites et rhétoriques du débat français de l’époque.
La fragmentation de la production et de toute la vie sociale, dont la signification ne peut être
reconstituée que par des spécialistes, et la disparition de l’usine comme lieu de socialisation
sont analysées très tôt par Socialisme ou Barbarie, de même que la contradiction
fondamentale subséquente, inhérente à un système qui cherche à enlever aux individus tout
pouvoir de décision, même sur leur propre vie, sans toutefois pouvoir se passer de leur
collaboration. La revue affirme que le vrai contenu du socialisme n’est pas la planification de
l’économie ni le simple accroissement du niveau matériel de la vie, mais c’est de donner un
sens à la vie et au travail, libérer la créativité et réconcilier l’homme avec la nature cxiv ; c’est
pourquoi elle dénonce le fait que la gauche traditionnelle se limite à demander toujours plus
de ce genre de production ou d’éducation, etc., déjà existantes. Réduire le temps de travail
n’est pas un remède suffisant, si celui-ci reste une servitude, alors qu’il pourrait être rendu
« poétique ». Le thème de l’« autogestion généralisée », tellement à la mode en 1968 et après,
apparaît ici pour la première fois peut-être. À la différence des marxistes « orthodoxes »,
Socialisme ou Barbarie est convaincue que le capitalisme est en mesure d’offrir aux ouvriers
une situation économique satisfaisante, même à long terme. Étant donné que les hauts salaires
et l’augmentation du temps libre contribuent à la stabilité du capitalisme, celui-ci continuerait
à les accorder. Ce que l’on considérait auparavant comme les contradictions du capitalisme,
par exemple les crises de surproduction, n’étaient que les signes d’un capitalisme incomplet ;
au contraire on voit émerger alors la contradiction centrale du capitalisme : stimuler la
participation des prolétaires et en même temps l’exclure. La lutte de classes du futur devrait

cx
Champ Libre a republié, en 1976, L’URSS : collectivisme bureaucratique, du trotskiste italien Bruno Rizzi,
publié originairement en 1939 à Paris, à compte d’auteur, et demeuré presque inconnu ; le texte de couverture de
l’édition Champ Libre affirme que Socialisme ou Barbarie a largement puisé à cette source sans jamais la citer.
cxi
Une réédition partielle, limitée à la période 1953-1957, est sortie en 1985 chez Alcratie, Paris. Les articles de
Castoriadis ont été réédités à partir de 1973, chez UGE dans la collection 10/18 en plusieurs volumes (La Société
bureaucratique, La Société française, etc.). Cf. Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement
politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Payot, Paris, 1997, où, pp. 221-227, il est aussi
question des rapports avec l’I.S.
cxii
« Les relations de production en Russie », Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949) reproduit in Castoriadis,
La Société bureaucratique, vol. I, UGE, coll. 10/18, Paris, 1973, pp. 205-281.
cxiii
Articles de P. Brune dans les numéros 24 et 29.
cxiv
Cf. en particulier « Sur le contenu du socialisme », paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 22 (juillet 1957) et
reproduit in Castoriadis, Le Contenu du socialisme, UGE, coll. 10/18, Paris, 1979, pp. 103-222.
69

par conséquent se baser sur des facteurs « subjectifs », en premier lieu sur le désir de vaincre
la passivité imposée et de créer une autre vie.
En 1957 E. Morin, qui anime alors la revue Arguments, adresse à Socialisme ou Barbarie
des critiques du même ordre que celles qui seront par la suite fréquemment adressées contre
l’I.S. de divers côtés : Socialisme ou Barbarie ne tient pas compte des contradictions internes
de la bureaucratie, c’est-à-dire de ses différentes strates ; ses analyses schématiques sont donc
des prophéties et ne peuvent s’appliquer dans une stratégie capable de profiter des failles du
bloc ennemi. Comme son nom l’indique, Socialisme ou Barbarie est millénariste : soit
socialisme, soit barbarie. Ramenant tout au seul antagonisme entre prolétariat et bureaucratie,
« Socialisme ou Barbarie va droit à l’essentiel, mais pour l’isoler et l’hypostasiercxv ».
À partir de 1958, Socialisme ou Barbarie s’intéresse à certains secteurs de la totalité
sociale jusqu’alors négligés par l’analyse marxiste ; cet intérêt sera la source d’une influence
réciproque avec les situationnistes. En 1960, Debord et P. Canjuers [i. e. D. Blanchard], un
membre de Socialisme ou Barbarie, rédigent ensemble un texte bref mais important :
Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire
. Mais un peu plus tard, Socialisme ou Barbarie passe de la critique de l’économicisme à la
critique du marxisme tout court, et ses « nouveaux horizons » ressembleront, pour l’I.S., à de
la bouillie psychologique, anthropologique, etc., au détriment de la totalité. L’I.S. noie sous la
critique Socialisme ou Barbarie, dont elle dénonce en premier lieu la volonté d’harmoniser et
d’humaniser la production existante (IS, 6/4, 8/4), puis elle y voit « l’expression de la frange
la plus gauchiste et la plus fantaisiste de ces managers et cadres moyens de la gauche qui
veulent avoir la théorie révolutionnaire de leur carrière effective dans la société » (IS,
9/34)cxvi. La disparition ultérieure de Socialisme ou Barbarie est enregistrée avec satisfaction
par les situationnistes (IS, 12/47). Toutefois on trouve également chez Debord certaines des
critiques adressées par Castoriadis au marxisme, par exemple le refus de considérer la révolte
du prolétariat comme une réaction chimique suscitée par la misère, au lieu de placer au centre
la conscience et la lutte historique. La différence est que ces idées ont conduit Castoriadis à
devenir en l’espace de quelques années un banal défenseur de la « démocratie occidentale »,
tandis que Debord en a tiré les points d’application d’une nouvelle révolte possible.

Pour l’I.S., à la différence de certains groupes anarchisants, le concept d’avant-garde ne


doit pas être exorcisé « en l’identifiant dans l’absolu à la conception léniniste du parti »
d’avant-garde « représentatif et dirigeant » (IS, 11/64). L’I.S. choisit une troisième voie : elle
ne veut être rien d’autre qu’ « une Conspiration des Égaux, un état-major qui ne veut pas de
troupes » et déclare : « Nous n’organisons que le détonateur ; l’explosion libre devra nous
échapper à jamais, et échapper à quelque autre contrôle que ce soit » (IS, 8/27-28). Comme
elle le dit clairement : « L’I.S. ne veut pas de disciples » (IS, 8/59). Son principe est celui
d’un groupe volontairement très petit, « la forme la plus pure d’un corps antihiérarchique
d’antispécialistes » (IS, 5/7), dans le triple but d’avoir seulement une « participation au plus
haut niveau » (IS, 9/25), de maintenir sa propre cohérence interne, et de pouvoir établir à
l’intérieur des rapports égalitaires – même si, en tout cas, comme l’I.S. l’admet elle-même, le
troisième objectif n’a jamais pu être atteint (VS, 75-76 ; Œuvres, 1129). Au contraire des
organisations « militantes », l’I.S. non seulement ne fait pas de prosélytisme, mais elle rend
particulièrement difficile l’entrée dans son groupe – l’une des conditions pour être admis était
d’avoir « du génie » (IS, 9/43). Au fur et à mesure des années, plus des deux tiers de ses
membres furent exclus, et certaines démissions forcées. L’I.S. refuse d’entretenir autour d’elle
un cercle de partisans, n’acceptant de contacts qu’avec des groupes et des individus agissant
cxv
In Arguments, n° 4, septembre 1957.
Étant donné que Lefort et Castoriadis allaient tous deux devenir quelques années plus tard des universitaires
cxvi

célèbres, on ne peut donner tort à cette critique.


70

pour leur propre compte, car elle veut « lâcher dans le monde des gens autonomes » (IS,
9/25), même si en réalité ceux-ci étaient difficiles à trouver.
L’I.S. voit sa tâche dans un mouvement révolutionnaire « à réinventer » (IS, 6/3), en le
libérant de toute illusion, et le premier pas consiste à reconnaître que le vieux mouvement a
irrémédiablement échoué et qu’il n’en existe pas encore de nouveau (IS, 9/26). Sa
reconstitution doit se rattacher à quatre racines : « le mouvement ouvrier, la poésie et l’art
modernes en Occident (comme préface à une recherche expérimentale sur la voie d’une
construction libre de la vie quotidienne), la pensée de l’époque du dépassement de la
philosophie et de sa réalisation (Hegel, Feuerbach, Marx), les luttes d’émancipation depuis le
Mexique de 1910 jusqu’au Congo d’aujourd’hui » (IS, 10/45-46).
Même après Mai 68, les situationnistes refusent de diriger les milliers d’individus qui
désormais se réclament de leurs idées. Cela leur permet non seulement d’empêcher la
formation d’une avant-garde séparée, qui représenterait le premier pas vers la
bureaucratisation, mais aussi d’éviter les manœuvres tacticiennes et le semi-travestissement
de leurs idées auxquels doivent recourir les groupes désireux de recueillir le plus d’adhérents
possibles. À partir de 1966, de nombreux individus se mettent à utiliser des idées, des
techniques, des slogans et un langage situationnistes pour leur propre compte. Cela contribue
à créer autour de l’I.S. un halo de mystère : elle apparaît alors comme le centre invisible et
insaisissable de l’ouragan, sans siège et sans rencontres avec les journalistes, sans réunions
publiques et sans que l’on sache précisément combien et qui sont ses membres. En effet, après
Mai 68, sa présence est souvent dénoncée dans mille entreprises de contestation où l’I.S., en
réalité, n’était pas directement concernée.
Le livre que le situationniste René Viénet a consacré aux Enragés et situationnistes dans le
mouvement des occupationscxvii affirme que « l’agitation déclenchée en janvier 1968 à
Nanterre par quatre ou cinq révolutionnaires qui allaient constituer le groupe des “Enragés”,
devait entraîner, sous cinq mois, une quasi-liquidation de l’État. […] Jamais une agitation
entreprise par un si petit nombre d’individus n’a entraîné, en si peu de temps, de telles
conséquencescxviii. » Pour exagérée que soit une telle affirmation – les « Enragés »
déclenchèrent surtout une réaction en chaîne –, il reste vrai que Debord et ses amis avaient
développé, à un degré rarement atteint, la capacité d’obtenir de grands effets avec peu d’actes,
menés par peu de gens. De cette façon, ils réfutent aussi sur le plan pratique la thèse de la
mort du sujet et de l’individu, tellement en vogue dans les années soixante. Au contraire, ils
se considèrent eux-mêmes comme des « maîtres sans esclaves » (IS, 12/81) dans une société
qui a perdu toute « maîtrise » sur ses moyens et où « les maîtres viennent du négatif, [et] sont
porteurs du principe anti-hiérarchique » (IS, 8/13).
La tâche de l’avant-garde n’était donc pas, selon l’I.S., de susciter des mouvements
révolutionnaires, mais de fournir des théories aux mouvements déjà existants. La société
capitaliste sombre déjà d’elle-même, mais ce sont les alternatives qui manquent. Et celles-ci
ne sont pas du tout « utopiques » : alors que les vieux utopistes étaient des théoriciens à la
recherche d’une praxis, « il y a maintenant [1962] […] une foule de pratiques nouvelles qui
cherchent leur théorie » (IS, 8/10). Outre les pratiques révolutionnaires, il existe également
tous les moyens techniques et les autres conditions matérielles pour fonder une nouvelle
société. Il s’agit donc d’une « critique immanente » de la société, comme l’avait déjà formulée
Marx, ce qui signifie confronter la réalité de la société avec ses promesses et ses prétentions,
au lieu de proposer une utopie abstraite. C’est pourquoi les situationnistes refusent résolument
qu’on qualifie leurs idées d’« utopiques » (IS, 9/25) ; leurs idées sont non seulement
réalisables, mais surtout « populaires » et dans la tête de tout le monde (IS, 7/17), parce que

cxvii
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Gallimard, Paris, 1968, nouvelle édition 1998.
cxviii
Enragés et situationnistes, op. cit., p. 25.
71

l’I.S. s’identifie « au désir [de liberté] le plus profond qui existe chez tous » (IS, 7/20).
Expliquer au prolétariat ce qu’il peut faire, et l’inciter à le faire, représente une forme d’avant-
garde excluant toute possibilité de manipulation. L’I.S. pense donc qu’elle n’a pas besoin
d’aller vendre sa théorie, et qu’elle peut au contraire attendre que la lutte réelle des ouvriers
conduise ces derniers vers les situationnistes, qui se mettront alors à leur disposition (IS,
11/64).
Les situationnistes sont également maîtres dans l’art de faire leur propre publicité. Dès
l’époque des lettristes, ils ne manquent jamais de faire paraître le nom de leur organisation
dans chacune de leurs interventions publiques. Mais ils ont avant tout un style incomparable,
qui tire sa force en grande partie de la combinaison d’un contenu intellectuel hautement
élaboré – souvent vilipendé comme « hermétique » – avec une transgression des formes, alors
tout à fait inhabituelle, qui représente par beaucoup d’aspects une réelle nouveauté : l’usage
systématique de l’injure ; le recours à des expressions de culture « inférieure » telles que les
bandes dessinées, les graffitis sur les murs et les chansonnettes ; le manque ostentatoire de
respect envers les autorités et les conventions, qui traditionnellement en France est encore
plus fort qu’ailleurs ; le refus de vouloir se faire reconnaître par l’adversaire comme
« raisonnable » ou « acceptable » ; la dérision de tout ce qui paraît aux autres déjà très
audacieux et novateur. Ils ne flattent pas leur public, mais au contraire l’insultent souvent et le
placent face à sa misère, méprisant ceux qui n’essaient pas d’y remédier. Qualifier l’art, aussi
le plus « avant-gardiste », de « cadavre » aussi décomposé que l’Église scandalise même les
plus « radicaux » de cette époque. Déjà, quelques années plus tôt, les situationnistes avaient
annoncé que le digne successeur du dadaïsme n’était certes pas le pop art américain, mais
certains phénomènes accompagnant la révolte congolaise de 1960 (IS. 7/23).
La communication, qui était le contenu du véritable art moderne laissé en héritage aux
mouvements révolutionnaires, doit maintenant être mise en œuvre (par exemple VS, 134 ;
Œuvres, 1168). Certaines réflexions sur la poésie et sur le langage figurent parmi les
considérations les plus intéressantes parues dans Internationale situationniste. À
l’« information » dispensée par le pouvoir, les situationnistes opposent la « communication »
et le « dialogue » – une distinction fondamentale qui jusqu’ici n’a pas été suffisamment prise
en considération. Déjà en 1958, Debord déclare : « Il faut mener à leur destruction extrême
toutes les formes de pseudo-communication, pour parvenir un jour à une communication
réelle directe » (IS, 1/21). « L’insoumission des mots » (IS, 8/29) reste l’un des champs dans
lequel l’I.S. a le mieux réussi : « Dans les guerres de décolonisation de la vie quotidienne »
(IS, 8/28) la libération du langage occupe une place centrale, et ce n’est pas un hasard si les
situationnistes ont consacré à l’élaboration d’un style personnel plus d’attention qu’aucun
autre groupe révolutionnaire. Debord théorise même un « style insurrectionnel » (SdS § 206)
qui, en tant que libre appropriation des apports positifs du passé, coïncide avec le
détournement. Les exemples qu’il fournit se limitent toutefois à l’inversion du génitif du type
« philosophie de la misère – misère de la philosophie », inventée par Feuerbach et Marx. Si
ces inversions sont devenues presque un signe distinctif des écrits situationnistes, ce n’était
pas seulement par coquetterie littéraire : cet usage a pour fonction d’exprimer la « fluidité »
(SdS § 205) des concepts, c’est-à-dire le fait que les rapports entre les choses ne sont pas fixés
une fois pour toutes, mais peuvent être renversés.
Néanmoins, l’accent que les situationnistes mettent sans cesse sur la « communication » est
d’une certaine façon contredit par des affirmations comme celle-ci : « Il faudra nous accepter
ou nous rejeter en bloc. Nous ne détaillerons pas » (IS, 7/19)cxix. S’il était assurément justifié
de refuser le culte bourgeois de la « tolérance », on ne peut cependant pas réprimer
Le concept de communication est entendu par eux dans un sens plus large, incluant également l’expression de
cxix

l’impossibilité de toute communication. Cette expression fut typique de l’art moderne – dans sa destruction des
langages traditionnels – et jugée par beaucoup comme peu « compréhensible » et donc peu communicative.
72

l’impression que « communication » signifie pour eux l’échange d’idées entre des personnes
qui pensent déjà de la même façon. À un niveau plus profond, l’I.S. se fonde sur un principe
léniniste : dans sa propre organisation révolutionnaire s’exprime la rationalité de l’histoire. Ce
n’est pas un hasard si les situationnistes, bien qu’extrêmement minoritaires, ont affirmé à
plusieurs reprises qu’ils représentaient la véritable « essence », l’expression de l’« en-soi »
des moments révolutionnaires. L’I.S. opposait la « communication de la théorie
révolutionnaire » à la « propagande », mais en pratique il était parfois difficile de saisir la
différence.

La perspicacité des critiques situationnistes à l’égard des organisations gauchistes et de « la


gauche [qui] ne parle que de ce dont la télévision parle » (IS, 10/32) étonne encore
aujourd’hui, même si les polémiques de l’I.S. ne sont pas exemptes de la volonté de maintenir
son monopole sur la radicalité, et se perdent parfois en chicanes. Une illusion qu’elle réussit
aisément à détruire est l’enthousiasme excessif pour les mouvements révolutionnaires du
tiers-monde, passivement contemplés en Europe par les « consommateurs de la participation
illusoire » pour couvrir leur propre impuissance. L’I.S., comme d’ailleurs Socialisme ou
Barbariecxx, est d’avis que « le projet révolutionnaire doit être réalisé dans les pays
industriellement avancés » (IS, 7/13), et qu’il est plus probable en URSS ou en Angleterre
qu’en Mauritanie (IS, 8/62). On perçoit une certaine dérision du tiers-mondisme, quand l’I.S.
applique à la problématique du quotidien des concepts comme « sphère arriérée », « retard du
développement » ou « guerre de libération ».
D’autre part l’I.S. n’est pas du tout convaincue que les étudiants soient un sujet
révolutionnaire, et elle n’a pas davantage confiance dans les « jeunescxxi » en tant que tels, ni
dans les divers groupes « marginaux ». C’est aussi ce qui la distingue radicalement de ces
courants gauchistes auxquels elle pourrait ressembler par d’autres côtés. Seul le prolétariat est
considéré par l’I.S. comme possédant cette place centrale qui permet de renverser la société
tout entière. On a observé plus d’une fois que cette position paraît plutôt paradoxale pour un
groupe qui, sans doute avant les autrescxxii, avait abandonné toute évaluation positive du
travail. Toute la gauche, y compris les anarchistes, avait toujours parlé de libérer le travail, et
avait fondé le droit du prolétariat à gouverner la société sur le fait que c’était lui qui
travaillait. Le programme de se libérer du travail et d’affirmer les droits de l’individu, celui de
la subjectivité et du jeu n’avaient de précédents que dans les avant-gardes artistiques, dans le
« jamais nous ne travaillerons » de Rimbaud et dans la couverture de La Révolution
surréaliste n° 4 qui promettait la « guerre au travail ». Les Préliminaires affirment que
« travailler à les rendre passionnantes [les activités productives], par une reconversion
générale et permanente des buts aussi bien que des moyens du travail industriel, sera en tout
cas la passion minimum d’une société librecxxiii ». L’un des plus gros succès des situationnistes
fut de voir réapparaître sur les murs, en 1968, pendant la grève générale sauvage, le mot
d’ordre que Debord avait tracé en 1952 : « Ne travaillez jamais » (IS, 8/42, 12/14). Au
reproche de ne pas tenir compte de la réalité du travail, ils répondent qu’ils n’ont « à peu près
jamais traité d’autre problème que celui du travail à notre époque : ses conditions, ses
contradictions, ses résultats » (IS, 10/67). Ils n’ont jamais produit d’analyses détaillées sur le
monde du travail et sur les luttes ouvrières comme l’a fait Socialisme ou Barbarie, mais ils
ont observé que l’ensemble des activités sociales, en particulier la consommation des loisirs,
cxx
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 31
(décembre 1960) et reproduit in Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution, vol. II, UGE, coll. 10/18, Paris,
1979.
cxxi
Il en était déjà ainsi du temps des lettristes (Potl., 92-94).
cxxii
Cf. Gombin, Les Origines du gauchisme, op. cit., p. 96-97.
cxxiii
Debord-Canjuers, Préliminaires, in Œuvres 516-517.
73

obéit à une extension de la logique du travail. Le lieu d’où la société tire son sens et sa
justification, celui qui détermine l’identité des individus, est en train de se déplacer du travail
vers les prétendus « loisirs » (par exemple IS, 6/25).

Les situationnistes se considèrent, en particulier durant les premières années, comme les
porteurs du « moderne », parfois même dans son sens le plus banal, par exemple lorsqu’ils
proposent la destruction d’édifices anciens en faveur de constructions nouvelles (Potl., 205-
206 ; IS, 3/16). Ils considèrent les modernistes comme leurs ennemis les plus dangereux,
c’est-à-dire ceux qui cherchent à utiliser les résultats du progrès, et plus spécifiquement les
inventions révolutionnaires, pour mieux organiser la société existante. Cela s’applique avant
tout à la cybernétique – très en vogue dans les années 1960 comme réponse à tous les
problèmes – mais aussi à la sémiotique, au structuralisme, à l’informatique, à la psychologie
du travail, et ainsi de suite. L’I.S. a déclaré qu’il était inévitable de marcher sur la « même
route » que ceux qui se trouvent au pôle opposé quant aux intentions et aux conséquences (IS,
9/4) ; un bon exemple est leur mépris pour le cinéaste J.-L. Godard, accusé de s’être
approprié, sans rien y comprendre, de nombreuses trouvailles des avant-gardes, dont le
cinéma de Debord (IS, 10/58-59).
Ainsi les situationnistes sont également en avance sur un autre argument à la mode après
68, la « récupération » – bien qu’ils ironisent ensuite sur ceux qui ont peu de raisons de
s’inquiéter d’être « récupérés » étant donné qu’ « il n’y a généralement pas grand-chose chez
eux qui puisse attirer la cupidité des récupérateurs » (IS, 12/18).

Mai 68 et la suite

La participation des situationnistes et d’un groupe apparenté, les jeunes « Enragés » de


Nanterre, aux événements de mai et juin 68 est bien connue, et leur point de vue est exposé
dans le livre de Viénet déjà cité, ainsi que dans le douzième numéro d’Internationale
situationniste. Nous nous contenterons de rappeler ici leur lutte contre l’influence des divers
groupes « bureaucrates » sur la contestation étudiante, des maoïstes au « Mouvement du
22 mars » de D. Cohn-Bendit, et contre l’influence des grands syndicats sur les ouvriers. Les
situationnistes tendent à généraliser le mouvement des occupations d’usines et à susciter la
formation de Conseils ouvriers, mais eux-mêmes ne cessent de mettre en garde contre les
triomphalismes excessifs. Leur influence est particulièrement visible dans les inscriptions
poétiques qui couvrent les murs de Paris. Bien qu’ils utilisent une rhétorique révolutionnaire
souvent très traditionnellecxxiv, ils n’en sont pas moins conscients que l’importance de
l’événement ne réside pas dans quelques journées de barricades, mais dans le fait d’être « le
commencement d’une époque » (IS, 12/3).
Comme nous l’avons dit, la place des situationnistes dans l’histoire est en grande partie
liée à la confirmation de leurs thèses fournie par cet événement. Dans l’instant, ils envoient un
télégramme à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam : « Nous avons conscience de
commencer à produire notre propre histoirecxxv. » Par la suite, ils devaient sans cesse se référer
eux-mêmes au « joli mois de maicxxvi ». Pour beaucoup d’observateurs il s’agissait plutôt d’un
cas fortuit : « La clé pour comprendre leur rapport avec Mai 68 est la triple identification
arbitraire entre la subjectivité situationniste, le projet révolutionnaire qui tend à l’instauration

cxxiv
Certaines de leurs préoccupations sont plutôt étrangères à celles des étudiants et témoignent du désir de
donner une perspective historique à leurs actions, comme la proposition de déterrer de la chapelle de la Sorbonne
les restes de l’« immonde Richelieu, homme d’État et cardinal », pour les renvoyer à l’Élysée ou au Vatican
(Viénet, Enragés, op. cit., p. 77).
74

des Conseils, et la psyché prolétarienne : il s’agit en réalité de trois choses distinctes dont la
rencontre n’a pas été dialectique – comme le croit de façon erronée l’I.S. – mais seulement
occasionnellecxxvii », écrit M. Perniola quelques années plus tard. Mais ce n’est vrai qu’en
partie. L’I.S. se vante d’avoir prévu non pas la date de l’explosion mais son contenu (IS,
12/54). Mai 68 a été la preuve qu’un événement très voisin d’une révolution pouvait
effectivement se produire dans les sociétés modernes, et ceci plus ou moins dans les termes
que les situationnistes avaient annoncés. En 1967 Lefebvre, dans Position contre les
technocrates, conclut ainsi quelques observations sur les situationnistes : « Or, ils ne
proposent pas une utopie concrète, mais une utopie abstraite. Se figurent-ils vraiment qu’un
beau matin ou un soir décisif, les gens vont se regarder en se disant : “Assez ! Assez de labeur
et d’ennui ! Finissons-en !” et qu’ils entreront dans la Fête immortelle, dans la création des
situations ? Si c’est arrivé une fois, le 18 mars 1871 à l’aube, cette conjoncture ne se
reproduira plus. cxxviii» En 1967 les situationnistes citent cette affirmation sans faire de
commentaires (IS, 11/52), et la citent de nouveau en 1969 dans le numéro suivant (IS, 12/6),
avec un orgueil bien compréhensible.
On reconnaît généralement aujourd’hui que 68 a été l’une des césures les plus profondes
du XXe siècle. Mais le reflet simplifié d’une « révolte étudiante » en a opacifié l’image ; il
faut se rappeler qu’a eu lieu alors la première grève générale sauvage, et jusqu’à présent la
seule, avec dix millions de travailleurs arrêtant leur travail et occupant en partie les usines. Au
cours des mois précédents, il y avait eu déjà plusieurs grèves sauvages, parfois accompagnées
de formes de « fête permanente » – les ouvriers n’avaient pas seulement « imité »
l’occupation de la Sorbonnecxxix. Aucune crise économique n’en fut à l’origine, comme l’I.S.
l’a justement souligné (IS, 12/6), et il est bien évident que les revendications particulières
concernant la réforme universitaire ou l’augmentation des salaires ne constituaient pas le
mobile profond d’une situation aussi inattendue et à la limite de la guerre civile. Pendant
quelques semaines il y avait eu une démission de toutes les autorités, un sentiment que « tout
est possible », un « renversement du monde renversé », qui représentaient à la fois un
événement historique et quelque chose qui concernait les individus dans leur essence intime et
quotidienne. C’était la preuve que chez un grand nombre de gens sommeille le désir d’une vie
totalement différente, et que si ce désir trouve le moyen de s’exprimer, il peut à tout moment
mettre à genoux un État moderne : exactement ce qu’avait toujours affirmé l’I.S. Si un autre
Mai 68 ne s’est pas reproduit jusqu’à présent, il n’en demeure pas moins que les causes qui
l’ont créé n’ont pas pour autant disparu, et que si un jour le désir d’être maître de sa propre
vie devait redescendre dans la rue, on se rappellerait plus d’un enseignement de l’I.S.

Après avoir connu ce moment de gloire, l’I.S. se voit dans un premier temps renforcée.
Elle admet une série de nouveaux membres et se réorganise en quatre sections – française,
italienne, scandinave et américaine – qui réussissent chacune à publier une revue. La section
italienne se distingue aussi par certaines interventions très appropriées à propos des bombes
de Piazza Fontana ainsi que sur d’autres événements italiens cxxx. Les thèses situationnistes
obtiennent un vaste écho dans divers secteurs ; c’est ainsi qu’un journaliste croit même
reconnaître dans La Société du Spectacle « Le Capital de la nouvelle générationcxxxi ». Mais en
cxxv
Viénet, Enragés, op. cit., p. 274. Ce télégramme fut expédié par le Comité d’occupation de la Sorbonne,
fortement influencé par l’I.S.
cxxvi
Debord finit par dire qu’il est « celui qui a choisi le moment et la direction de l’attaque » (OCC, 263 ;
Œuvres, 1387) et que « personne n’a soulevé deux fois Paris » (Pan., 79 ; Œuvres, 1683), en se référant toujours,
évidemment, au rôle qu’il tint en 68.
cxxvii
Mario Perniola, « I situazionisti », in Agar-Agar, n° 4, Rome, 1972, p. 87 ; nouvelle édition Castelvecchi,
Rome 1999.
cxxviii
Henri Lefebvre, Position : Contre les technocrates, Gonthier, Paris 1967, p. 195.
cxxix
Gombin, Les origines du gauchisme, op. cit., p. 158.
75

vérité l’I.S. entre en crise, apparemment du fait de l’incapacité de nombre des nouveaux
membres ; après une série d’exclusions et de scissions, il ne reste que Debord et deux autres
personnes qui dissolvent l’I.S. au printemps 1972cxxxii.
Debord et l’Italien Gianfranco Sanguinetti présentent leur explication des faits dans La
Véritable Scission dans l’Internationale. Ils constatent que l’époque s’avance vers une vraie
révolution et que les idées situationnistes sont largement présentes dans toutes les luttes ; les
auteurs en tirent la conclusion que la tâche de l’I.S. en tant qu’organisation est terminée. Mais
la tentative de présenter la fin de l’I.S. comme dépassement de l’avant-garde séparée dont une
époque révolutionnaire n’a pas le même besoin qu’une époque où la révolution est lointaine
(VS, 73 ; Œuvres, 1127) n’est pas très convaincante. Ils admettent eux-mêmes que l’I.S. était
entrée en crise, et en attribuent la faute aux nombreuses personnes, principalement des
étudiants et des intellectuels, qui contemplent et approuvent abstraitement la radicalité
situationniste sans être capables de lui donner un minimum d’expression pratique. La
description de ces « pro-situs » et de toute la couche sociale des petits et moyens cadres à
laquelle ils appartiennent est aussi cinglante que brillante. Mais la surévaluation de ce
phénomène, comme en général l’identification du « projet révolutionnaire moderne » avec
l’I.S., est également l’indice d’une mégalomanie – déjà ancienne – et d’une perte du sens de la
réalité. Les auteurs constatent la disparition de la petite bourgeoisie indépendante remplacée
par la progression des cadres, techniciens et bureaucrates, qui sont les principaux créateurs et
consommateurs du spectacle. Encore que les cadres moyens et petits sont objectivement
– mais non subjectivement – proches du prolétariat (VS, 59 ; Œuvres, 1120).
Le véritable échec de l’I.S. réside dans le fait que la diffusion de sa théorie s’est
essentiellement limitée au milieu méprisé des étudiants et des intellectuels. Il existe de
nombreuses luttes ouvrières autour de 1970, et l’on peut y trouver parfois quelques bribes de
théorie situationniste, mais il n’existe pas de prolétariat qui, en tant que classe, s’oppose à la
totalité de la société du spectacle. Debord et Sanguinetti citent comme exemple de
l’insubordination générale qui s’étend : « les gens de couleur, les homosexuels, les femmes et
les enfants [qui] s’avisent de vouloir tout ce qui leur était défendu » (VS, 22 ; Œuvres, 1094).
Mais ce n’est pas un hasard si avant 68 l’I.S. n’en avait jamais parlé. Les luttes de ces secteurs
sociaux sont souvent très énergiques et aboutissent parfois au refus des représentations, à
l’action à la première personne et à la prise en compte de leur propre vie quotidienne comme
moyen et comme but de la lutte ; mais elles ne se réfèrent quasiment jamais à la société dans
son intégralité, et sont conduites par des individus qui se définissent à travers un aspect séparé
quelconque. Les situationnistes se réclament, du moins en paroles, de la théorie selon laquelle
seul le prolétariat, grâce à sa fonction dans le processus de production et grâce à sa tradition, a
les moyens de renverser le système. Toutefois, leur élargissement du concept de prolétariat à
tous ceux qui ont été dépossédés de quelque chose de fondamental préfigurait très bien, en
vérité, cette révolte des différentes « minorités ». Toutes les luttes réelles, celle des Noirs de
Los Angeles, celle des étudiants parisiens ou celle des ouvriers polonais, sont définies par les
situationnistes comme des « luttes contre l’aliénation », sans se préoccuper beaucoup des
cxxx
Le seul numéro paru d’Internazionale situazionista (Milan, juillet 1969) et les autres écrits de la section
italienne ne sont actuellement disponibles qu’en traduction française (Contre-Moule, Paris, 1988). Le
12 décembre 1969, l’explosion d’une bombe dans une banque de Piazza Fontana à Milan fit seize morts. On
accusa alors généralement les « extrémistes de gauche », tandis que la longue et tortueuse enquête judiciaire
devait confirmer ce qui avait été auparavant affirmé par la section italienne de l’I.S. dans son tract « Le
Reichstag brûle » : il s’agissait d’une provocation ourdie par les services secrets avec l’aide d’extrémistes de
droite, dirigée contre la vague révolutionnaire croissante dans le pays. Il devait y avoir d’autres « massacres
d’État » au cours des années suivantes (le train Italicus, la Piazza della Loggia à Brescia, etc.).
cxxxi
Le Nouvel Observateur, 8.11.1971, cit. in VS, 20 ; Œuvres, 1092.
cxxxii
Les dernières années de l’I.S., peu réjouissantes, sont explicitées in VS, pp. 85-100 (Œuvres, 1134-1144) et
retracées grâce aux documents internes in Dumontier, Les Situationnistes, op. cit.
76

circonstances et des revendications très différentes que chacune présente à son tour. Il est
sûrement juste de chercher l’essence de ces luttes ailleurs que dans leurs revendications
manifestes ; mais la tentative d’en expliquer l’« en soi » reste en général sur un plan trop
abstrait. Les derniers situationnistes se moquent des appels vagues et abstraits qu’adresse
Vaneigem – sorti de l’I.S. avec déshonneur – aux « insurgés de la volonté de vivre » (VS, 125
; Œuvres, 1161) ; mais eux aussi ont maintenant quelques difficultés à nommer le sujet
révolutionnaire. En vérité, Debord lui-même semble se fier aux automatismes du
développement capitaliste : la contradiction entre économie et vie a atteint un seuil qualitatif,
et l’opposition que l’économie suscite détermine également un retour de la crise économique
traditionnelle (VS, 26-28 ; Œuvres, 1097-1098) ; tout ceci rend l’époque plus révolutionnaire
que jamais.
L’aspect le plus intéressant de La Véritable Scission dans l’Internationale est l’attention
portée sur un phénomène qui n’était alors qu’aux tout débuts d’une grande « carrière » : la
pollution et la catastrophe écologique, y compris celles causées par l’énergie nucléaire (VS,
30 ; Œuvres, 1100). Il est évident ici que le capitalisme est entré dans une phase
d’« irrationalisation galopante » (VS, 37 ; Œuvres, 1104). La production industrielle reprend
le modèle agraire : comme celui-ci, elle cherche en toute saison à recueillir la plus grande
quantité possible, se croyant toujours menacée par la pénurie ; d’autre part, elle est
apparemment cyclique, car seule l’usure programmée des choses permet de continuer toujours
à produire. Mais en réalité, la production industrielle est « cumulative », et cet aspect « revient
sous la forme de la pollution » (VS, 33 ; Œuvres, 1101). La science soumise au capital reste
impuissante, autant que les remèdes promis dès lors par le pouvoir. Les auteurs de La
Véritable Scission dans l’Internationale voient dans la catastrophe écologique la preuve que
l’économie et la marchandise contaminent toute la vie et menacent la survie même de
l’humanité ; ils observent en outre que « le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut
plus développer les forces productives » – non pas « quantitativement », comme l’avait
toujours prédit la scolastique marxiste, « mais bien qualitativement » (VS, 29 ; Œuvres,
1098). Même les biens les plus immédiats comme l’eau et l’air entrent alors dans la lutte,
comme le pain au XIXe siècle (VS, 33 ; Œuvres, 1101), et le vieux slogan « la révolution ou la
mort » prend un sens nouveau (VS, 31, ; Œuvres, 1100).
Aujourd’hui, nous voyons que cette situation a fait naître un mouvement d’opposition
vaste, certes, mais dépourvu de toute perspective globale face à une société dont la séparation
d’avec ses propres moyens techniques et économiques a atteint un stade délirant.

Le mythe Debord

Les événements de 1968 apportent à l’improviste une certaine notoriété à Debord ; lui qui
n’a jamais eu le goût d’occuper le moindre poste sur le devant de la scène d’une société qu’il
méprise, et qui de plus a toujours apprécié la discrétion, se rend encore plus inaccessible. Il ne
veut rien avoir à faire avec les nombreux groupuscules de divers pays qui prétendent être les
héritiers des situationnistes et passent leur temps en querelles de basse-cour considérées
comme des actes révolutionnaires, pas plus qu’avec les tentatives de « récupération » qui
transforment les héros de 68 en directeurs de collections éditoriales, en professeurs, en
hommes politiques ou pour le moins en objets complaisants d’interviews. Sa réponse est : « Je
trouverais aussi vulgaire de devenir une autorité dans la contestation de la société que dans
cette société même » (OCC, 269-270 ; Œuvres, 1392). En se retirant, il s’attire le titre de
« l’homme le plus secret pour l’un des sillages les plus significatifs des vingt-cinq dernières
77

annéescxxxiii », ainsi que quelques accusations de vouloir continuer par sa « disparition » à créer
un mythe autour de sa personne.
Cette prétendue disparition est néanmoins toute relative. Debord se lie d’amitié avec
Gérard Lebovici, imprésario de cinéma brillant et peu orthodoxe, qui en 1970 avait financé la
création des éditions Champ Libre. En 1971, Debord lui confie la réédition de La Société du
Spectacle, et, après 1974, sans assumer aucune fonction officielle, il acquiert une influence
déterminante sur la production de cette maison d’édition unique en son genre. Sans mettre en
avant la rentabilité économique, Champ Libre publie des textes de théorie et de pratique de la
révolution, de Hegel à Bakounine, de Saint-Just aux anarchistes espagnols ; à la critique du
maoïsmecxxxiv et du stalinisme, s’ajoutent des classiques anciens et modernes, depuis Omar
Khayyam ou Baltasar Gracián à George Orwell et Karl Kraus ; mais aussi Clausewitz et les
dadaïstes allemands, Georg Groddeck ou les écrits de Malevitch sortent de l’oubli.
Naturellement, les écrits de Debord et des autres situationnistes sont également publiés. Pour
comble de provocation, Lebovici réédite en 1984 L’Instinct de mort du fameux bandit et « roi
de l’évasion » J. Mesrine, considéré comme l’« ennemi public numéro un », jusqu’à sa
barbare exécution par la police française.
Lebovici et Debord entretiennent volontairement des rapports exécrables avec la presse et
le monde dit intellectuel. Champ Libre acquiert aux yeux de beaucoup une réputation terrible,
et, comme Debord le dit lui-même, il y a « autour de ces éditions une louche allure de
complot permanent, contre le monde entiercxxxv » ; ce dont témoignent les deux volumes de la
Correspondance de Champ Libre (1978 et 1981) où, pour des motifs parfois futiles, on passe
souvent à l’échange d’insultes.
Lebovici a beaucoup d’ennemis, en particulier à cause de sa fulgurante carrière dans
l’industrie cinématographique. En mars 1984, on le retrouve dans un parking, tué par balles.
Le crime n’a jamais été élucidé, mais la presse française s’est longuement intéressée à la fin
de cet insolite personnage aux deux visages, capitaliste fortuné et mécène de l’ultra-gauche.
Tous les journaux trouvent inexplicable l’influence exercée par Debord sur Lebovici ; ils
parlent de « manipulation » et accusent Debord d’avoir entraîné Lebovici sur une « mauvaise
pente », lui attribuant ainsi une sorte de coresponsabilité morale dans sa mort. Mais certains
journaux vont encore plus loin : estimant que Debord serait lié à des groupes terroristes, ils le
désignent comme le commanditaire de l’assassinat de son ami, selon la « logique » suivante :
« Lebovici a été tué […] pour avoir refusé, une fois, ce qu’on était sûr qu’il accepterait cxxxvi. »
Contrairement à ses habitudes, et pour mettre un terme à ces insinuations, Debord fera appel à
un tribunal qui lui rend justice. L’année suivante il publie ses Considérations sur l’assassinat
de Gérard Lebovici. Il y parle avant tout de lui-même, énumère – non sans une certaine
complaisance pour le rôle méphistophélique qu’on lui a attribué – les affirmations souvent
bizarres de la presse française sur son compte, et déploie son habituel talent de polémistecxxxvii.
Avec Alice Becker-Hocxxxviii, qu’il épouse au début des années soixante-dix, il se déplace
fréquemment entre Paris, l’Auvergne, Arles, l’Italie et l’Espagne. En 1988, il revient à la
critique sociale avec les Commentaires sur la Société du Spectacle (voir ci-dessous) qui
suscitent un important écho, pas seulement en France. Un an après, il publie le premier
volume de son autobiographie, intitulée de façon significative Panégyrique. En 1991, Debord

cxxxiii
Ainsi commence la fiche biographique qui lui est consacrée in Le Débat, n°50, op. cit., p. 239.
cxxxiv
Les Habits neufs du président Mao, de Simon Leys (1971), était une véritable « bombe », s’agissant de la
première réfutation de la « maolâtrie » des intellectuels français.
cxxxv
Debord, Considérations, op. cit., p. 28 ; Oeuvres, 1548.
cxxxvi
Debord, Considérations, op. cit., p. 54 ; Oeuvres, 1559.
cxxxvii
Les affirmations non seulement fantaisistes, mais souvent très offensantes de la presse française à l’encontre
de Debord et Lebovici sont recueillies aussi in Gérard Lebovici, tout sur le personnage, Gérard Lebovici, Paris,
1984.
78

se sépare des éditions Lebovici, qui deviennent les éditions Ivreacxxxix. Dès l’année suivante,
presque toutes ses œuvres sont rééditées chez Gallimard par les soins de Jean-Jacques
Pauvert, ainsi que chez d’autres éditeurs. La presse française parle de lui plus que jamais.
Dans « Cette mauvaise réputation… » publié à la fin de l’année 1993, seul texte nouveau des
cinq dernières années de sa vie, il cite un grand nombre de ces articles en faisant des
commentaires sarcastiques. Si le contrat avec Gallimard a pu choquer un certain public, il y
eut une autre surprise avec un film réalisé avec B. Cornand pour Canal +, diffusé pour la
première fois le 9 janvier 1995 : Guy Debord, son art, son temps, où il présente comme « son
art » un résumé de l’écran noir silencieux extrait de son premier film. Pour illustrer « son
temps », il montre quelques-unes des images les plus funestes apparues sur les écrans au cours
des dernières années, commentées çà et là par des cartons tels que : « Ce sont les événements
les plus modernes de la réalité historique qui viennent d’illustrer très exactement ce que
Thomas Hobbes pensait qu’avait dû être la vie de l’homme, avant qu’il pût connaître la
civilisation et l’État : solitaire, sale, dénuée de plaisirs, abrutie, brève. » Seuls les hypocrites
– et il n’en manque pas – pourraient prétendre être surpris par un résumé aussi sombre de
l’état du monde.
Le 30 novembre 1994, Guy Debord se suicide dans sa maison de Champot (Haute-Loire),
d’un coup de fusil dans le cœur. Il expose les raisons de son geste par ce carton paraissant
après le film : « Maladie appelée polynévrite alcoolique, remarquée à l’automne 1990.
D’abord presque imperceptible, puis progressive. Devenue réellement pénible seulement à
partir de la fin novembre 1994. Comme dans toute maladie incurable, on gagne beaucoup à ne
pas chercher, ni accepter de se soigner. C’est le contraire de la maladie que l’on peut
contracter par une regrettable imprudence. Il y faut au contraire la fidèle obstination de toute
une vie. »

Debord, en plus d’un théoricien, s’est toujours présenté comme un cinéaste, donnant à voir
par là son véritable « métier » (IS, 12/96). Fidèle à son idée que l’œuvre de destruction des
vieilles valeurs ne peut être poursuivie à l’infini et qu’il faut passer à un nouvel et positif
usage des éléments existant dans le monde, il fait suivre son premier film privé d’images par
d’autres qui en contiennent. Rares sont les images qu’il filme lui-même cxl, la plupart sont des
images détournées provenant de films divers, documentaires historiques, actualités politiques
et spots publicitaires. Elles accompagnent, normalement sans l’illustrer directement, un texte
lu en voix off. Dans deux moyens-métrages, l’un de 1959 (Sur le passage de quelques
personnes à travers une assez courte unité de temps), l’autre de 1961 (Critique de la
séparation), le texte comporte des réflexions parfois mélancoliques sur la vie des
situationnistes et sur leur rôle historique. Debord affirme toutefois, aux autres situationnistes,
qu’il n’a jamais fait de film situationniste (IS, 7/27) – l’I.S. dit clairement à ses débuts que
tous ses actes ne peuvent être que des ébauches des futures actions situationnistes. D’autres
projets de films appartenant à cette époque ne seront pas réalisés ; mais son amitié avec
cxxxviii
Auteur de Les Princes du Jargon, Gérard Lebovici, Paris, 1990, réédition Gallimard, Paris, 1993 ;
collection Folio, 1995, de L’Essence du Jargon, Gallimard, Paris, 1994, de D’azur au triangle vidé de sable, Le
Temps qu’il fait, Cognac, 1998 (poésie), de Paroles gitanes, Albin Michel, Paris, 2000, de Au pays du sommeil
paradoxal, Le Temps qu’il fait, Cognac, 2000 (poésie), de Du Jargon héritier en Bastardie, Paris, Gallimard,
2002, de Là s'en vont les seigneuries, Le Temps qu'il fait, Cognac, 2003 (récit), de Antonin Artaud à Ville-
Évrard, Le Temps qu'il fait, Cognac, 2004, de Le Premier Ghetto ou l'exemplarité vénitienne, Riveneuve, Paris,
2014, et de La part maudite dans l'œuvre de François Villon, L'Echappée, Paris 2018.
cxxxix ?
Dans « Cette mauvaise réputation… », op. cit., p. 86, (Œuvres, 1824) Debord présente sa version
concernant ce divorce sans consentement mutuel.
cxl
Selon La Quinzaine littéraire, celles-ci sont toutefois suffisantes pour faire figurer Debord sur la liste des
grands cinéastes (article reproduit dans Ordures et décombres déballés à la sortie du film « In girum imus nocte
et consumimur igni », Champ Libre, Paris, 1982, p. 31 ; Œuvres, 1434).
79

Lebovici offre à Debord l’occasion de revenir à ses premières amours. En 1973 il « porte à
l’écran » La Société du Spectacle, où la lecture de passages du livre est accompagnée d’un
collage d’images. À la différence de ses premiers films, celui-ci est entré, bien que
modestement, dans les salles de cinéma. Aux réactions de la presse, très disparates, Debord
réplique en 1975 par un autre moyen-métrage, Réfutation de tous les jugements, tant élogieux
qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du Spectacle ». Il cite en
épigraphe cette phrase de Chateaubriand : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le
mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux » (OCC, 161 ; Œuvres,
1292). Il réfute tout autant les éloges sur son film, provenant de ceux qui « ont aimé trop
d’autres choses pour pouvoir l’aimer » (OCC, 163 ; Œuvres, 1294). Son chef-d’œuvre
cinématographique, annoncé comme le dernier de ses films, est In girum imus nocte et
consumimur igni, réalisé en 1978 et sorti en 1981 ; le titre est un palindrome latin – c’est-à-
dire qu’il peut se lire également en partant de la fin – que l’on peut traduire par « Nous
tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu » (OCC, 242 ; Œuvres,
1371). Lebovici achète un petit cinéma au Quartier latin, le Studio Cujas, où sont projetés
exclusivement les films de Debord. En réaction contre la campagne de presse qui suivit la
mort de Lebovici, Debord retire ses films de la circulation, et plus personne n’a pu les voir
jusqu’à ce que La Société du Spectacle et Réfutation de tous les jugements soient retransmis à
la télévision avec Guy Debord, son art, son temps.
Les jugements sur les films de Debord sont très partagés. Le mythe de leur auteur, puis
l’impossibilité de les voir en ont fait un objet de grande curiosité dans certains milieux. Des
critiques ont souligné l’originalité absolue de ces films, et la dette que leur doivent d’autres
metteurs en scène d’« avant-garde » comme J.-L. Godardcxli. Cependant la plupart des
observateurs, même quand ils ne pouvaient plus ignorer les autres activités de Debord, ont
toujours manifesté peu d’intérêt pour son cinéma. Debord attribue ce manque d’intérêt à une
conspiration du silence du fait que ses films seraient encore plus transgressifs que ses œuvres
théoriques et constitueraient un « excès » insupportable pour les petits employés du spectacle
(OCC, 168, ; Œuvres, 1298). « On a même poussé le dégoût jusqu’à m’y piller beaucoup
moins souvent qu’ailleurs, jusqu’ici en tout cas » (OCC, 213 ; Œuvres, 1350).

Dans ses films, en particulier dans In girum, les traits personnels de Debord ressortent
davantage ; même s’ils sont inséparables de l’activité publique d’un homme qui, comme il
l’affirme, n’a jamais rien fait d’autre que suivre ses propres goûts et « cherché à connaître,
durant ma vie, bon nombre de situations poétiquescxlii ». Quelqu’un qui l’a bien connu l’a
défini comme « l’homme le plus libre que j’aie jamais rencontré ». Debord a intéressé son
époque non seulement par son travail théorique et pratique, mais aussi du fait de sa
personnalité et de l’exemple vivant qu’il représentait. Sa gloire est de ne jamais s’être soucié
de carrière ou d’argent, malgré les nombreuses sollicitations, de n’avoir jamais tenu de rôle

cxli
La première étude un peu approfondie sur le cinéma de Debord a été un long article très élogieux de Thomas
Y. Levin : « Dismantling the Spectacle – The Cinéma of Guy Debord », in E. Sussman (sous la direction de), On
the Passage of a Few Persons Through a Rather Brief Moment in Time, The M.I.T. Press, Cambridge (Mass.) et
Londres, 1990, pp. 72-122. Le n° 487 des Cahiers du Cinéma (janvier 1995) consacre trois articles à Debord. On
trouve un exemple éloquent des tentatives de neutraliser Debord comme un « précurseur des néo-avant-gardes de
la vidéo » dans la rétrospective qu’on voulait lui consacrer à la « Rassegna video d’autore » du festival Taormina
Arte 1991 (Sicile) et dans le catalogue s’y rapportant (Dissensi tra film, video, televisione, Sellerio, Palerme,
1991, pp. 239-268). Debord a lui-même cité (« Cette mauvaise réputation… » op. cit., p. 68 ; Œuvres, 1817) un
article de Serge Daney publié dans la revue Trafic (hiver 1991) qui ridiculise le débat de Taormina sur ses films,
s’agissant d’intervenants qui ne les ont même pas vus. – Après 2000, on a assisté au contraire à un fort intérêt
pour le cinéma de Debord et à la publication de plusieurs livres qui lui sont consacrés (voir la bibliographie
finale).
cxlii
Debord, « Cette mauvaise réputation… », op. cit., p. 24 ; Œuvres, 1801.
80

dans l’État, ni obtenu un seul de ses diplômes, hormis le baccalauréat, de n’avoir pas eu de
contact avec les célébrités de la société du spectacle, de ne pas avoir utilisé ses canaux ; et
d’avoir malgré tout réussi à tenir une place importante dans l’histoire contemporaine. Debord
se présente comme un exemple de cohérence personnelle, qui ne vient pas, comme chez
d’autres, d’un idéal ascétique, mais d’un authentique dégoût pour le monde environnant. Il
peut affirmer : « De prime abord, j’ai trouvé bon de m’adonner au renversement de la
société », à une époque où cela devait sembler bien lointain, « et depuis lors, je n’ai pas,
comme les autres, changé d’avis une ou plusieurs fois, avec le changement des temps ; ce sont
plutôt les temps qui ont changé selon mes avis » (OCC, 215-216 ; Œuvres, 1351-1352). Ce
qui ne signifie pas s’en tenir une fois pour toutes à une vérité déterminée, mais, au contraire,
suivre avec attention les conditions sans cesse nouvelles dans lesquelles doit se dérouler la
réalisation d’un projet qui reste identique dans ses intentions fondamentales. Les
situationnistes eux-mêmes ont souligné que leur théorie a évolué et dépassé certaines erreurs
initiales (IS, 9/3, 11/58, VS, 49-50, Œuvres, 1128), mais qu’il y a bien peu de mérite à
parvenir aux mêmes conclusions des années après eux.

Quelqu’un comme Debord est sans doute encore plus singulier en France qu’il ne le serait
ailleurs. Les intellectuels français, liés à l’État en qualité de fonctionnaires depuis l’époque de
Richelieu, ont fait preuve, en particulier durant ces dernières décennies, d’une capacité infinie
à changer d’opinion, à s’adapter aux modes du jour, à collaborer avec des personnes qu’ils
détestaient encore la veille, et à pactiser avec l’État dès que celui-ci leur fait une offre
avantageuse. La génération de 68 y a particulièrement excellé – il suffit de penser aux
grotesques althussériens maoïstes devenus en quelques années les « nouveaux philosophes »
ou les « postmodernes ». C’est dans un tel contexte qu’il faut prendre l’orgueilleuse solitude
revendiquée par Debord dans ses derniers livres, et sa phrase : « J’ai vécu partout sauf parmi
les intellectuels de cette époquecxliii. » Avec cette fermeté, Debord s’est retrouvé pratiquement
seul, peut-être même avec un certain plaisir. Il s’est séparé, généralement en assez mauvais
termes, de presque tous ceux qui ont collaboré avec lui, observant ensuite non sans
satisfaction qu’une fois exclus de l’I.S. ou éloignés de lui d’une autre façon, ceux-ci
retombaient presque toujours dans toutes sortes d’accommodements avec la société existante.
Debord assure, et on peut le croire, qu’il n’a jamais rien demandé à personne, mais qu’on
est toujours venu vers lui. La fascination qu’il exerce sur nombre de personnes tient à son
style, dans sa vie comme dans ses écrits. C’est une singulière combinaison entre un élément
formaliste, sévère et « classique », et un appel constant au dérèglement, à l’hédonisme et au
plus grand extrémisme dans l’ardeur révolutionnaire. L’esprit aristocratique et la prédilection
pour le XVIIe siècle contrastent et pourtant s’harmonisent avec le programme de la révolution
prolétarienne, l’approbation pour certaines formes de banditisme juvénile ou les tombereaux
d’injures adressées à ses adversaires ; il serait un peu trop banal de définir cette combinaison
comme de l’« esthétisme ». On a souvent comparé Debord à André Breton cxliv en raison de
cette combinaison, mais aussi à cause de sa fermeté dans la conduite de l’I.S. et de la rigueur
avec laquelle il a défini l’orthodoxie dans les rangs des ennemis de toute orthodoxie. Un autre
Debord, Considérations, op. cit., p. 77 ; Œuvres, 1570.
cxliii

Le premier à le dire fut justement Asger Jorn. Après son départ de l’I.S., Jom écrit rétrospectivement qu’à la
cxliv

suite de la dissolution de COBRA, il avait souhaité fonder un nouveau groupe, sans le confusionnisme et la
prédominance nordique de COBRA. Ceci « m’a fait chercher la collaboration d un homme dont je pensais qu’il
pouvait être le successeur idéal d’André Breton en tant que fertile promoteur d’idées nouvelles. J’ai nommé
Debord, et rien depuis ne m’a fait changer d’avis à son sujet. » Jorn appréciait également chez lui la « formation
politico-latine » (Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, Borgen, Copenhague, 1964,
pp. 290 et 294). Plus tard, la presse française, ainsi que beaucoup d’autres, a rapproché Debord de Breton, en
qualité de « papes », et Debord lui-même ne semble pas trouver déplacée une telle comparaison (Considérations,
op. cit., p. 49 ; Œuvres, 1557).
81

personnage moderne auquel on peut le rapprocher est Karl Kraus. Non seulement par le soin
extrême qu’il apporte à son expression ; par ses phrases ciselées qui condamnent sans appel et
sans discussion ; par son orgueilleux mépris de toute « opinion publique » et surtout de la
presse ; par sa lutte solitaire contre un monde dont l’approbation ou l’exécration lui sont
également indifférentes ; par son désintérêt pour toute « carrière » ; par sa haute opinion de
lui-même, la force de son dédain, mais aussi par son rapport avec son public et ses
admirateurs. Ces derniers recherchent d’autant plus la bienveillance du « maître » inaccessible
et intraitable, qu’ils sont plus maltraités. Debord, comme Kraus, illustre le paradoxe d’une
liberté extrême qui aux yeux des autres fait figure d’une autorité extrême. Elias Canetti cxlv
rapporte que, dans sa jeunesse, fervent admirateur de Kraus, il n’avait pas osé, des années
durant, lire la moindre ligne d’auteurs pour lesquels Kraus avait manifesté du mépris. De
même, bon nombre d’individus en France, comme ailleurs, ont pris pour un credo tout
jugement porté par Debord sur un auteur ou un vin, sa façon d’écrire et ce qu’ils croient
savoir de la conduite de sa vie. Kraus et Debord ont toujours retrouvé leur mépris confirmé
par la connaissance de l’homme méprisable qu’est réellement le spectateur (SdS § 195)cxlvi.
Au « personnage », il faut ajouter une capacité de styliser et de dramatiser les événements
pour leur donner une dimension historique en identifiant les participants avec ceux d’un fait
du passécxlvii. On peut y discerner toute une culture du « geste ». Rien n’est fortuit dans ce que
Debord présente au monde : l’image de lui-même est élaborée dans tous ses détailscxlviii.
Il se dit « mégalomane » (Potl., 277), au-delà même des résultats effectifs ; car, toujours
selon ses propres termes : « Il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord, et ses
prétentions démesurées » (OCC, 281 ; Œuvres, 1401). Il voulait une vie d’aventures, et au
lieu de la chercher dans l’exploration des grottes ou les spéculations financières, il a choisi
d’organiser l’attaque de la société existante comme la plus séduisante des aventures. Il a
réalisé pour lui-même ce qui, d’après sa théorie, est désormais possible à une échelle
générale : vivre sa propre vie comme une aventure historique. À un degré rarement atteint
dans ce siècle, Debord a réussi à transformer sa vie en légende. L’I.S., quand elle s’est
dissoute, était devenue depuis longtemps un mythe.
On peut appliquer à Debord la phrase de Paul Gondi, cardinal de Retz (1613-1679) : « Y a-
t-il une action plus grande au monde que la conduite d’un particxlix ? » Debord en fut un grand
admirateur ; il cite plusieurs fois ses Mémoires et le fait apparaître de façon fugace dans ses
derniers livres et films. Il semble s’identifier – jusqu’à en reprendre par jeu le nom – au
cardinal peu ecclésiastique qui fut le véritable meneur de la Fronde et qui souleva à plusieurs
reprises le peuple de Paris, parmi lequel il vivait sans en faire partie. En 1956 Debord écrivait
déjà : « L’extraordinaire valeur ludique de la vie de Gondi, et de cette fronde dont il fut
l’inventeur le plus marquant, reste à analyser dans une perspective vraiment moderne » (Potl.,
242). Debord apprécie le fait que Retz, au cours de sa vie aventureuse et dans ses continuelles
conspirations, n’ait pas été animé par l’ambition, mais par le désir de jouir de situations
cxlv
In Le Flambeau dans l’oreille, Albin Michel, Paris, 1982.
cxlvi
Champ Libre fut la première maison d’édition française à publier, à partir de 1975, les Aphorismes de Kraus.
Mais la seule fois où Debord parle à la dérobée de Kraus, il n’emploie pas précisément un ton élogieux (« Cette
mauvaise réputation… », op. cit., p. 120 ; Œuvres, 1837).
cxlvii
Le titre La Véritable Scission dans l’Internationale est un détournement de Les Prétendues Scissions dans
l’Internationale dans lequel Marx et Engels expliquaient l’exclusion des anarchistes en 1872 ; dans leur échange
de correspondance, Debord et G. Sanguinetti signent sous les noms de « Machiavel » et « Cavalcanti ».
Cf. Champ Libre, Correspondance, op. cit., pp. 97-118.
cxlviii
L’affirmation d’avoir réalisé dans sa propre vie « la révolution de la vie quotidienne » n’était pas infondée :
les deux courts romans publiés par Michèle Bernstein (Tous les chevaux du roi, Buchet-Chastel, Paris, 1960 ;
réédition chez Allia, 2004) La Nuit, Buchet-Chastel, Paris, 1961, réédition chez Allia, 2013) donnent une vivante
description de la vie hédoniste et expérimentale qu’elle menait avec Debord, en particulier dans le champ des
relations passionnelles. Cela faisait néanmoins partie d’un certain climat de l’époque.
cxlix
Cardinal de Retz, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1984, p. 147.
82

dramatiques et de jouer avec les constellations historiques. Retz reflète au plus haut degré la
conception baroque du monde comme un grand théâtre dans lequel il faut assumer un rôle,
frapper l’imagination, créer des effets dramatiques, présenter ce que l’on veut dire sous une
forme insolite et occuper ainsi le devant de la scène ; les situationnistes ont beaucoup appris
de lui. S’il manque à Debord l’aspect protéiforme de Retz qui était capable de jouer les rôles
les plus divers, lui aussi se conçoit néanmoins comme un « meneur de jeu », un stratège qui
observe la dynamique des groupes humains pour y intervenir au moment propice. Retz
comme Debord, après un échec relatif sur le plan historique, éprouvent une grande
satisfaction à évoquer leurs actions passées, en exagérant peut-être parfois le rôle qu’ils ont eu
dans les événements.

La conception de l’histoire comme un jeu – qui peut être également un jeu très sérieux, un
jeu de forces – a conduit Debord à s’intéresser de plus en plus à la stratégie au sens
strictement militaire du terme, mais aussi au sens d’une science de l’évaluation des forces, des
occasions, des facteurs humains, qui donne aux « meneurs du jeu » l’occasion de déployer
leur propre intelligence. Lui-même s’est dépeint comme le chef de l’armée de la subversion
(OCC, 261-262 ; Œuvres, 1387), et son film In girum abonde en métaphores militaires et en
images de batailles. Déjà quelques années plus tôt, Clausewitz était devenu l’un des auteurs
les plus cités par les situationnistes ; et Champ Libre a entrepris la publication de ses œuvres
complètes, ainsi que d’autres essais classiques de stratégie. Debord a inventé un « Jeu de la
guerre », commercialisé sous différentes versions, et il a publié une partie exemplaire disputée
avec Alice Becker-Hocl.
Il considère enfin que la théorie qu’il a élaborée n’est pas un exercice de philosophie car
« les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps : ce sont des unités plus
ou moins fortes qu’il faut engager au juste moment dans le combat » (OCC, 219 ; Œuvres,
1354). Toute l’histoire n’est qu’un perpétuel conflit, dont il faut apprendre le mieux possible
quelques règles. Ceci l’amène à s’intéresser non seulement à la stratégie militaire, mais aussi
aux auteurs qui ont cherché à définir les règles du jeu historique et social : Machiavel,
Baltasar Gracián, Castiglione. On peut voir là une tentative de rester ancré dans un monde qui
pour l’essentiel est compréhensible, qui n’est pas un chaos indéchiffrable, mais où, dans
certaines limites prévisibles, les passions peuvent suivre leur propre cours, précisément parce
qu’elles exploitent une marge d’incertitude. Il en était ainsi du temps de Retz. La politique
était comme une grande partie d’échecs, avec ses surprises et ses règles. La conception
stratégique de Debord se réfère clairement au XVIIIe siècle, et ce n’est pas un hasard s’il ne
s’exprime pas sur les stratégies contemporaines. La stratégie classique où deux armées, après
de nombreuses manœuvres préparatoires, s’affrontent en bataille rangée correspond à ce qui
constitue l’un des points de force et de faiblesse majeurs dans la pensée de Debord : la
réduction de la société à deux seuls blocs qui s’opposent sans contradictions internes
véritables, et où l’un des blocs pourrait être le prolétariat, ou les seuls situationnistes, ou
Debord lui-même.
Debord a maintes fois témoigné sa sympathie pour le baroque. Peut-être est-ce dû au fait
que le baroque se situe au-delà de « l’opposition classique-romantique », que les
situationnistes jugeaient « déjà si malheureuse chez Marx » (IS, 7/52) ; ou bien à la
constatation que les féodaux de l’époque baroque jouissaient d’une « liberté du jeu temporel
irréversible » (SdS § 140) et de « conditions partiellement ludiques » dans une quasi-
indépendance de l’État (SdS § 189). Le progrès aurait pu rendre possible une telle vie pour
tous les hommes, en les transformant en « maîtres sans esclaves », tandis qu’au contraire ce
monde a été remplacé jusqu’à maintenant par le monde bourgeois de la quantité et de la

cl
A. Becker-Ho et G. Debord, Le Jeu de la guerre, Gérard Lebovici, Paris, 1987.
83

marchandise. Déjà les jeunes lettristes, dans leur campagne contre le fonctionnalisme et pour
le jeu, valorisaient le baroque à cause de l’importance prise par chaque œuvre d’art pour y
créer des ambiances et générer un style de vie (Potl., 157, 179 ; IS, 1/10). Mais la raison la
plus profonde de l’intérêt de Debord pour le baroque est que celui-ci représentait au plus haut
degré l’art du temps, du temps historique et « l’art du changement » (SdS § 189). Dans le
baroque et dans ses suites, « du romantisme au cubisme » (SdS § 189), s’est dégagée l’œuvre
négative du temps qui dissout toutes les tentatives exprimées par les divers classicismes, pour
fixer l’état momentané de la société comme condition de la vie humaine. « Le théâtre et la
fête, la fête théâtrale, sont les moments dominants de la réalisation baroque » (SdS § 189) car
ils expriment le passage : le baroque est donc par certains aspects une préfiguration de ce
« dépassement et réalisation » de l’art auxquels aspirent les situationnistes. Le dépassement de
l’art doit conduire à une vie riche dans chacun de ses moments par une profusion de créativité,
généreuse et sans souci de la conservation, et non par son enfermement dans des œuvres d’art
qui aspirent à l’éternité. L’une des causes de la sensibilité baroque était la conscience aiguë de
la fragilité de l’homme dans le temps. Debord a pour sa part donné une sorte de fondement
existentiel au projet situationniste : l’acceptation du passage du temps, opposée à la fixation
rassurante et à l’éternité de l’art traditionnel. Nous avons vu qu’il conçoit l’historicité comme
essence de l’homme et qu’il condamne la négation de l’histoire par le spectacle, faux présent
éternel. Dans le Rapport, Debord écrit : « Le principal drame affectif de la vie, après le conflit
perpétuel entre le désir et la réalité hostile au désir, semble bien être la sensation de
l’écoulement du temps. L’attitude situationniste consiste à miser sur la fuite du temps,
contrairement aux procédés esthétiques qui tendaient à la fixation de l’émotion » (Rapp, 700 ;
Œuvres, 370). La « situation construite » se distingue de l’œuvre traditionnelle par son
renoncement à vouloir construire quelque chose de durable (IS, 4/10). L’opposition entre vie
et survie existe également dans l’art, comme opposition entre « la survie par l’œuvre » et la
vie (IS, 7/6).
Debord dit en parlant de lui-même : « La sensation de l’écoulement du temps a toujours été
pour moi très vive, et j’ai été attiré par elle, comme d’autres sont attirés par le vide ou par
l’eau » (OCC, 277 ; Œuvres, 1397-1398). Au fond de l’aventure de Debord il y a la
conscience que « Ô gentilshommes, la vie est courte… » et par conséquent « Si nous vivons,
nous vivons pour marcher sur la tête des rois cli ». Le qualitatif et la passion ne peuvent naître
que de la conscience de l’irréversibilité et de l’unicité des actions humaines, contrairement à
l’illusion que tout est toujours possible car tout se vaut, comme l’enseigne la valeur
d’échange. « Mais ceux qui ont choisi de frapper avec le temps savent que leur arme est
également leur maître ; et qu’ils ne peuvent s’en plaindre. Il est aussi le maître de ceux qui
n’ont pas d’armes, et maître plus dur » (OCC, 254 ; Œuvres, 1381). La même « absence
sociale de la mort » dans le spectacle est l’autre aspect de l’absence de la vie : « La
conscience spectatrice ne connaît plus dans sa vie un passage vers sa réalisation et vers sa
mort » (SdS § 160). Un signe indubitable de l’ineptie du « pro-situationniste » est par
conséquent son refus de reconnaître cette dimension : « Le temps lui fait peur parce qu’il est
fait de sauts qualitatifs, de choix irréversibles, d’occasions qui ne reviendront jamais » (VS,
47 ; Œuvres, 1110). C’est pourquoi les individus de ce genre, « qui n’ont pas encore
commencé à vivre, mais se réservent pour une meilleure époque, et qui ont donc une si grande
peur de vieillir, n’attendent rien de moins qu’un paradis permanent » (OCC, 254 ; Œuvres,
1380). Ils sont le contraire des compagnons de Debord de 1952 qui ne quittaient pas « ces
quelques rues et ces quelques tables où le point culminant du temps avait été découvert »
(OCC, 235 ; Œuvres, 1366), où « le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait » (OCC,

Ce sont les deux parties d’une citation de Henry IV de Shakespeare, placées en épigraphe du cinquième
cli

chapitre de La Société du Spectacle.


84

239 ; Œuvres, 1369), où l’on entendait « le bruit de cataracte du temps » et où l’on déclamait :
« Jamais plus nous ne boirons si jeunes » (Pan, 39 ; Œuvres, 1667).
Les textes de Debord, en particulier les derniers, frappent aussi par la beauté des
nombreuses citations ; celles qui traitent de la vanité des hommes et de l’écoulement du temps
y tiennent une place privilégiée : Omar Khayyam et Shakespeare, Homère et l’Ecclésiaste.
Debord a traduit en français les Stances sur la mort de son père du poète espagnol du
XVe siècle Jorge Manriqueclii qui proclama « cualquier tiempo pasado fue mejor ». Ces
considérations, ainsi que son mépris extrême envers la petite vie des hommes qui ont accepté
de se soumettre au spectacle, ont finalement fait de Debord un « contempteur du monde »,
comme le roi Salomon (Pan, 35-36 ; Œuvres, 1666), et une figure comparable aux grands
moralistes français de l’époque classique. Désormais, Debord est bien loin de se sentir à
l’avant-garde d’un puissant mouvement social. Quoi qu’il en soit, sa prétention d’être le seul
individu libre dans une société d’esclaves a pour effet de produire des pages d’une sobre
beauté comme on peut rarement en trouver aujourd’hui.
Mais cette évolution, jusqu’à la triste conclusion qui souscrit au vers de François Villon :
« Le monde n’est qu’abusion » (Pan, 84 ; Œuvres, 1684), n’a pas empêché Debord de rester
un témoin extrêmement vigilant de son temps. Séjournant quelque temps en Italie dans les
années soixante-dix, il a l’occasion d’observer une situation qui se rapproche du genre de
révolte sociale qu’il a toujours préconisée, et d’étudier les contre-mesures prises par le
pouvoir. « L’Italie résume les contradictions sociales du monde entier, et tente, à la manière
que l’on sait, d’amalgamer dans un seul pays la Sainte Alliance répressive du pouvoir de
classe, bourgeois et bureaucratique-totalitaire » (Préf., 142-143 ; Œuvres, 1471). Debord et
ses amis italiens sont parmi les premiers à dénoncer dans le terrorisme une machination de
l’État, dans le but de briser une subversion rendue particulièrement dangereuse du fait que les
ouvriers sont en train d’échapper au contrôle traditionnel du Parti communiste cliii. Sa Préface à
la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle » cliv analyse le rôle de
l’enlèvement d’Aldo Moro et la fonction du Parti communiste italien dans le dépassement de
la crise de l’État, en termes généralement acceptés aujourd’hui, mais alors inconcevables.
Ainsi qu’il l’avait dit : « La version des autorités italiennes […] n’a pas été un seul instant
croyable. Son intention n’était pas d’être crue, mais d’être la seule en vitrine » (Préf., 133, ;
Œuvres, 1466). Quelques années plus tard, les commissions parlementaires elles-mêmes
exprimaient le soupçon que les Brigades rouges étaient de quelque façon manœuvrées par une
faction du pouvoir.

Le spectacle vingt ans après

Ses observations sur l’Italie sont clairement à la base de certaines analyses que Debord
expose dans ses Commentaires sur la société du spectacle, parus en 1988. Leur point central
consiste dans la constatation que désormais dans de nombreux pays le pouvoir « spectaculaire
diffus » et le pouvoir « spectaculaire concentré » ont fusionné dans un spectaculaire intégré
dont l’Italie et la France des années 1970 auraient été les inventeurs (Com., 22 ; Œuvres,
clii
Champ Libre, 1980, maintenant in Œuvres, 1491-1507.
cliii
On se souvient que G. Sanguinetti a diffusé en 1975, sous le pseudonyme de « Censor », le Véridique rapport
sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie (publié ensuite chez Mursia). Ce livre se présentait
comme une analyse faite par un membre de la haute bourgeoisie qui voyait dans la participation du Parti
communiste italien au gouvernement la seule possibilité d’arrêter la subversion parmi les ouvriers. Ce texte, pris
pour authentique, fit beaucoup de bruit. Debord le traduisit aussitôt en français (Champ Libre, 1976).
cliv
Dans l’édition Vallecchi de La società dello spettacolo (1979), et dans la même année chez Champ Libre en
volume séparé.
85

1597-1598). Dans ce dernier, la victoire essentielle du spectaculaire diffus s’accompagne de


l’introduction généralisée du secret et de la falsification, jusqu’alors plus spécifiques des
régimes autoritaires. À la différence des précédents types de spectacle, le « spectaculaire
intégré » ne laisse plus échapper aucune part de la société réelle : il ne plane plus au-dessus
d’elle, mais « s’est intégré dans la réalité même ». Celle-ci « ne se tient plus en face de lui
comme quelque chose d’étranger », étant donné que le spectacle a pu la reconstruire à sa
convenance (Com., 22 ; Œuvres, 1598). La continuité du spectacle est son principal succès,
car ainsi il a « pu élever une génération pliée à ses lois » (Com., 20 ; Œuvres, 1597) ; de sorte
que celui qui a grandi dans ces conditions parle le langage du spectacle, même si ses
intentions subjectives sont complètement différentes (Com., 48-49 ; Œuvres, 1611). Jamais un
système de gouvernement n’a été plus parfait, et « tous ceux qui aspirent à gouverner veulent
gouverner [cette société-là], par les mêmes procédés » (Com., 37 ; Œuvres, 1605). Debord
souligne combien nous sommes désormais éloignés de l’époque de la démocratie pré-
spectaculaire, qui comparativement paraît presque idyllique. Autant chez les gouvernants que
chez leurs opposants, beaucoup n’ont pas compris assez vite un tel changement et ignorent
encore « de quels obstacles » les gouvernements sont désormais libérés (Com., 117 ; Œuvres,
1646).
Dans cette œuvre courte et dense, le ton optimiste que Debord utilisait encore en 1979 a
disparu. Il ne voit plus à l’œuvre aucune force organisée contre le spectacle et déclare
d’emblée que ses « commentaires n’envisagent pas ce qui est souhaitable, ou seulement
préférable. Ils s’en tiendront à noter ce qui est » (Com., 17 ; Œuvres, 1595), même si l’on ne
peut jamais exclure un retour de l’histoire (Com., 99 ; Œuvres, 1636). Ce ne sont pas les
conditions pour une révolution qui manquent, « mais il n’y a que les gouvernements qui le
pensent » (Com., 112 ; Œuvres, 1643). Dans le spectaculaire intégré, il y a partout des luttes
en cours, mais elles présentent presque toujours un aspect incompréhensible et l’essentiel en
demeure secret. En général il s’agit de conspirations en faveur de l’ordre existant (Com., 100 ;
Œuvres, 1637) et de conflits entre différentes factions du pouvoir, ou pire, d’une contre-
révolution préventive : le spectacle du terrorisme a été mis sur pied pour faire apparaître
comparativement l’État comme un moindre mal (Com., 40 ; Œuvres, 1607).
Debord souligne que voir partout des conspirations, des machinations de la police et des
activités des services secrets, c’est-à-dire la « conception policière de l’histoire » (Com., 82 ;
Œuvres, 1628), était effectivement une vision réductrice jusqu’à une date récente.
Aujourd’hui au contraire, les services secrets sont devenus la « plaque tournante centrale »
des sociétés spectaculaires (Com., 105-106 ; Œuvres, 1640) : ce sont eux, et beaucoup
d’autres formations travaillant dans le secret, qui diffusent continuellement, sur chaque aspect
de la vie, une avalanche d’« informations » contradictoires, interdisant de se faire une idée
précise de quoi que ce soit. Ici la police se joint au « médiatique » : depuis que toutes les
communautés se sont dissoutes (Com., 34-35 ; Œuvres, 1604), l’individu n’est en contact
avec le monde qu’au travers des images choisies par d’autres, qui peuvent y mettre n’importe
quel contenu (Com., 44 ; Œuvres, 1609). En luttant contre toute trace authentique du passé
historique, le spectacle veut faire oublier qu’il est un « usurpateur » qui vient de s’installer
(Com., 30 ; Œuvres, 1602), espérant ainsi, par l’absence de comparaison, se faire accepter
comme la meilleure et l’unique possibilité. Le spectacle crée un présent perpétuel, où la
répétition continue des mêmes pseudo-nouveautés fait disparaître toute mémoire historique
(Com., 28-30 ; Œuvres, 1601-1602), afin qu’aucun événement ne puisse plus être compris
dans ses causes et dans ses conséquences : il en résulte la dissolution de toute logique, non
seulement la logique dialectique, mais tout simplement la logique formelle (Com., 44-47 ;
Œuvres, 1609-1611). Dans ces conditions, il est possible de faire passer n’importe quel
mensonge, aussi incohérent et invraisemblable soit-il. Toute affirmation des mass media,
répétée seulement deux ou trois fois, devient une vérité (Com., 34 ; Œuvres, 1604), tandis que
86

« ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas »
(Com., 35 ; Œuvres, 1604). Le passé lui-même peut être remodelé impunément, aussi bien
que l’image publique d’une personne (Com., 33 ; Œuvres, 1603). Et pour quelques vérités qui
viendraient à percer, l’accusation de « désinformation » est toujours présente (Com., 64-70 ;
Œuvres, 1619-1622). Toute science autonome, toute véritable érudition, tout goût indépendant
et toute rigueur qui avaient distingué l’époque bourgeoise sont en voie de disparition. Il
devient pratiquement impossible de « lire » toutes ces informations et falsifications qui
correspondent à autant d’intérêts singuliers. Ceux-ci s’entrecroisent, se superposent et opèrent
de façon sophistiquée : beaucoup d’informations sont des « leurres » ; d’autres, qui se
présentent comme tels, servent en réalité à détourner l’attention (Com., 82 ; Œuvres, 1626).
« Qui place de grands intérêts dans un tunnel sous-marin est favorable à l’insécurité des ferry-
boats » ; et les concurrents de l’entreprise chimique suisse qui a empoisonné la vallée du Rhin
étaient indifférents au sort du fleuve, dit Debord en faisant allusion à deux grandes
catastrophes des années quatre-vingt (Com., 109 ; Œuvres, 1642). Mais la majeure partie des
événements est aussi difficile à déchiffrer que l’assassinat d’Olaf Palme (Com., 86 ; Œuvres,
1630) ou « les tueurs fous du Brabant » (Com., 77 ; Œuvres, 1625), même si ces événements
contiennent à coup sûr un « message ».
Dans ces conditions, il est évident qu’aucune « opinion publique » ne peut plus se former
(Com., 27 ; Œuvres, 1601), qu’il ne peut plus y avoir de véritable scandale (Com., 38 ;
Œuvres, 1606) et que ceux qui prennent les décisions nous disent aussi « ce qu’ils en
pensent » (Com., 19 ; Œuvres, 1596). Comment pourrait-il y avoir encore des « citoyens » ?
« Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur »
(Com., 38 ; Œuvres, 1606). Tout ceci est d’autant plus déplorable que cette « économie toute-
puissante […] devenue folle » (Com., 58 ; Œuvres, 1616) a ôté au spectacle toute vision
stratégique (Com., 36 ; Œuvres, 1605) et le pousse de plus en plus à agir contre la survie de
l’humanité, comme on le voit très clairement dans le cas du nucléaire (Com., 52-54 ; Œuvres,
1613-1615). À ce stade, le spectacle n’obéit même plus aux lois de la rationalité économique
(Com., 78-79 ; Œuvres, 1626).
Dans un tel monde, la mafia n’est pas du tout un « archaïsme ». Son humus,
l’« obscurantisme », progresse sous une forme nouvelle. Le chantage, l’avertissement, le
racket, l’omertà sont les modes par lesquels les différents groupes au pouvoir règlent leurs
affaires avec un total mépris de la légalité bourgeoise (Com., 60-63 ; Œuvres, 1630-1633). Le
parfait « prince de notre temps » est alors le général Noriega, dictateur du Panama, « qui vend
tout et simule tout » (Com., 56 ; Œuvres, 1627)clv.
Comme nous l’avons déjà dit, Debord n’entrevoit aucune véritable opposition et se méfie
de tout ce qui y prétend. Si le spectacle falsifie tout, il falsifie aussi la critique sociale, allant
même jusqu’à encourager l’élaboration d’une « critique sociale d’élevage » (Com., 101 ;
Œuvres, 1637) en fournissant à ceux qui ne se contenteraient pas des explications habituelles
des informations réservées auxquelles il manquera toujours l’essentiel. Et ce n’est pas tout : le
spectacle vise à ce « que les agents secrets deviennent des révolutionnaires et que les
révolutionnaires deviennent des agents secrets » (Com., 19 ; Œuvres, 1599). « De sorte que
personne ne peut dire qu’il n’est pas leurré ou manipulé » (Com., 111 ; Œuvres, 1643). Un tel
système a toutes les raisons de se défendre, car il est « d’une perfection fragile » (Com., 36 ;
Œuvres, 1605) et n’est plus réformable, même pas dans ses détails (Com., 107 ; Œuvres,
1641). Désormais, le principal ennemi du spectacle c’est le spectacle lui-même : ses factions
en lutte mettent en circulation une masse d’informations fausses ou invérifiables qui rendent
très difficiles les calculs, même aux sommets dirigeants de la société. Son principal problème
est que l’abandon de toute logique, de tout sens historique, de tout rapport avec la réalité rend

clv
Écrit plus d’un an avant sa fin, que l’on peut peut-être attribuer à un excès de provocation et de jeu.
87

finalement impossible toute gestion rationnelle de la société, ne serait-ce que du point de vue
du spectacle.
Certaines de ces affirmations pouvaient sembler assez surprenantes lors de la parution du
livre. Debord, qui a poussé si loin la recherche sur les mécanismes et les racines du pouvoir
contemporain, se convertirait-il maintenant à une conception « primitive » de la domination,
qui voit partout des intrigues et des espions ? On ne peut cependant nier que les années qui
ont suivi ont apporté de nombreuses confirmations. Après les bouleversements des régimes
d’Europe de l’Est, on a vu la part prépondérante que tenaient les services secrets de ces pays
dans ces événements, n’hésitant pas à organiser des manifestations d’opposition et à
surchauffer le climat par de fausses rumeurs sur de prétendus assassinats, comme à Prague en
novembre 1989. En Allemagne de l’Est, il est apparu que presque tous les chefs de
l’opposition au régime stalinien avaient été au service de la police secrète, la « Stasi ». Ou
plutôt, c’est ce qui ressort, une partie de ces preuves ayant probablement été fabriquées par
certains, pour être utilisées à présent contre leurs rivaux. Les archives de la Stasi ont été
ouvertes, mais de nombreux documents ont pu aussi bien être falsifiés par la même Stasi, qui
continuerait à agir de façon camouflée. En attendant, on s’interroge aussi sur le rôle que peut
avoir eu un de ses chefs, Markus Wolf, dans la préparation de la capitulation de la
bureaucratie stalinienne et de sa reconversion.
En Roumanie, le « faux médiatique » a été flagrant. Les journalistes occidentaux, qui
photographiaient si habilement les victimes de la répression à Timisoara en décembre 1989,
multipliaient leur nombre par cent, fomentant ainsi la révolte. De la même manière, on n’a
jamais connu le nombre de morts pendant la répression de la révolte de Tien-an-men à Pékin
dans la même année. Aux crimes réels de Saddam Hussein on en a rajouté un autre
partiellement inventé : pendant la guerre du Golfe de 1991, on a présenté au monde entier la
photo d’un innocent cormoran pris dans le pétrole répandu par Saddam dans la mer ; mais une
fois la guerre terminée, quelqu’un ayant fait remarquer qu’aucun cormoran ne stationnait
jamais dans la région du Golfe au printemps, on reconnut qu’il s’agissait d’une photo
d’archive prise en Bretagne lors d’une catastrophe écologique quelques années plus tôt. En
dépit de toutes les théories sur le « village global » engendré par les media, on n’a jamais su le
nombre réel des morts pendant les bombardements occidentaux en Irak en 1991 – 15 000 ou
150 000 ? Toutes les informations étaient exclusivement diffusées selon les intérêts de ceux
qui les détenaient. Et si l’on peut se réjouir parfois de voir que le monde est un peu moins
terrible que ce que les media en montrent, il faut également tenir compte de ce qui reste
toujours caché. Les Commentaires font une autre déclaration surprenante : c’est que de
nombreuses personnes a priori insoupçonnables, en particulier parmi les artistes, seraient de
quelque façon liées aux services secrets. Mais on sait maintenant que beaucoup d’écrivains
d’Allemagne de l’Est étaient des informateurs de la police. L’importation du pop art
américain en Europe, au début des années soixante, a été décidée aux plus hauts niveaux
gouvernementaux des États-Unis et organisée par la C.I.A.clvi.
En Italie, on avait sans doute moins besoin qu’ailleurs de preuves supplémentaires pour se
convaincre de la justesse des Commentaires. L’interpénétration de la mafia et de la politique,
et plus généralement la création de nouvelles logiques de clientélisme qui se basent largement
sur la participation à certains secrets (Com., 84 ; Œuvres, 1629), lui sont en effet familières.
Celui qui a suivi des enquêtes comme celle de la « Tragédie d’Ustica » – quand, le 27 juin
1980, un avion avec 81 personnes à bord s’écrasait en mer au large de la Sicile, probablement
frappé par un missile « d’origine inconnue » – ou celle des « massacres d’État » sait
parfaitement ce que signifie être inondé de mille versions contradictoires. Celles-ci seront
présentées par de soi-disant experts, de telle sorte qu’il deviendra impossible de reconnaître

clvi
C’est ce qu’affirme tout du moins Enrico Baj, dans Cose dell’altro mondo, Eleuthera, Milan, 1990, pp. 72-73.
88

les intérêts réels en jeu. Ce que décrit Debord est la combinaison des méthodes les plus
anciennes avec les méthodes les plus modernes de la domination, et dans ce secteur l’Italie
détient peut-être le record mondial.
On pourrait objecter que ces phénomènes ne sont pas tous si nouveaux. Par exemple,
nombre de puissants du passé nous conduisent à douter que « pour la première fois, on peut
gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique ou de
l’impossible » (Com., 73 ; Œuvres, 1623).

Debord semble cependant hésiter quant au fait de savoir si le spectacle est oui ou non en
crise. Les agitations sociales des années soixante-dix, et peut-être aussi la nécessité d’accorder
le plus d’importance possible à 68 et donc à lui-même, l’amènent à déclarer que rien n’est
plus comme avant. En 1979 il affirme qu’auparavant, la société du spectacle « croyait être
aimée ». Maintenant, elle ne promet plus rien. Elle ne dit plus : « Ce qui apparaît est bon, ce
qui est bon apparaît. » Elle dit simplement : « C’est ainsi. » C’est pourquoi les « habitants »
de cette société « se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse » (Préf.,
145-147 ; Œuvres, 1472-1473). Quelques années plus tôt il avait écrit que « le spectacle
n’abaisse pas les hommes jusqu’à s’en faire aimer » (OCC, 165 ; Œuvres, 1295). Les
Commentaires affirment que la société moderne se contente désormais de se faire redouter,
car elle sait bien que « son air d’innocence ne reviendra plus » (Com., 110 ; Œuvres, 1642).
« Personne ne croit vraiment le spectacle » (Com., 83 ; Œuvres, 1629) qui suscite un « mépris
général » (Com., 81 ; Œuvres, 1628). Aujourd’hui la « servitude » ne promet plus aucun
avantage, mais elle veut « être aimée véritablement pour elle-même » (Pan, 84 ; Œuvres,
1685). En somme, le spectacle n’a plus l’approbation de ses sujets, et ceci équivaut à un
substantiel échec. Le plus grand titre de gloire de Debord est, d’après lui, d’avoir « contribué
à mettre en faillite le mondeclvii ». Dans l’introduction à la réédition de Potlatch il affirme que
les idées exprimées ici « finalement ruinèrent » les « banalités » de cette époqueclviii (Potl., 8-
9).
Néanmoins tout ceci s’accorde assez mal avec l’analyse proposée dans les Commentaires,
qui veut que le spectacle soit plus parfait que jamais et qu’il « ait pu élever une génération
pliée à ses lois ». En effet, les dernières œuvres de Debord n’ont pas du tout pour objet la lutte
entre des masses révoltées et le spectacle, mais plutôt l’imbécillité d’un monde dans lequel
tous se sont soumis à la tyrannie.
La vérité devrait se trouver à mi-chemin entre ces deux extrêmes auxquels Debord est
conduit par deux exigences opposées : augmenter l’importance des changements historiques
provoqués par l’I.S., et mettre en relief sa propre unicité dans le paysage d’un monde sombre.
D’un point de vue moins psychologique, on peut observer que le spectacle aujourd’hui
recueille bien moins d’enthousiasme qu’autrefois, et qu’il y a sans doute peu de gens pour y
croire sincèrement, mais beaucoup trouvent leur compte en y participant. D’autre part, dire
que « l’imposture régnante aura pu avoir l’approbation de tout un chacun ; mais il lui aura
fallu se passer de la mienne clix » semble plutôt exagéré : ce serait sous-évaluer l’importance
des oppositions que le capitalisme spectaculaire continue à susciter un peu partout. Nous
reviendrons sur cet aspect dans la troisième partie.
Notes de la deuxième partie

clvii
Debord, Considérations, op. cit., p. 92 ; ; Œuvres, 1577.
Préface à Potlatch 1954-1957, Gérard Lebovici, Paris, 1984, p. 8 ; Œuvres, 131
clviii
clix
Debord, Considérations, op. cit., p. 91 ; Œuvres, 1576.
89

PASSÉ ET PRÉSENT DE LA THÉORIE

La critique situationniste
dans le contexte de son époque

Il convient d’examiner la place de la critique situationniste à l’intérieur de la pensée


française moderne, marxiste ou non. On verra à quel point elle pouvait aller à « contre-
courant » dans les années 1960, mais en même temps combien elle était objectivement proche
d’autres courants de pensée.
Le marxisme français a toujours présenté des caractéristiques tout à fait particulières. Il
faut avant tout rappeler que la pensée socialiste a été en France moins marxiste qu’ailleurs, au
profit d’auteurs comme Proudhon et Fourier. Et même là où elle se réclamait du marxisme, il
y a eu deux tendances qui ne se sont jamais vraiment rencontrées : d’une part un
« marxisme » à usage « populaire », réduit au strict minimum et abondamment
« pédagogisé », que le PCF offrait comme un catéchisme à ses fidèles. D’autre part, un
« marxisme des intellectuels », réapparu à chaque génération, raffiné jusqu’à la
« sophistication baroqueclx » et tendant immanquablement à mélanger Marx avec mille autres
auteurs et à le lire à travers des filtres empruntés ailleurs. « Marx est hégélianisé,
kierkegaardisé, abondamment heideggerianisé, bref “révisé”, avant d’avoir été assimilé
vraimentclxi. » Les résultats insatisfaisants de ces élaborations, et le fait que leurs représentants
fussent normalement des penseurs, dans l’université ou ailleurs, à la solde de l’État,
conduisaient généralement le « marxisme critique » à devenir rapidement une critique faite à
Marx lui-même, et en fin de compte une condamnation à son égard. Une sorte de champion et
de précurseur de cette tendance fut la revue Argumentsclxii – cible privilégiée du mépris
situationniste – qui a effectué ce parcours pendant les quelques années de son existence
(1957-1962) ; elle a néanmoins accompli un travail utile de traductions – dont les
situationnistes se sont eux-mêmes largement servis – en présentant pour la première fois au
public français des auteurs comme le jeune Lukács, Korsch, Marcuse, Reich et Adorno. Par la
suite, les auteurs de Socialisme ou Barbarie prirent le même chemin qu’Arguments, et,
comme on sait, après 68 les « marxistes » apostats sont devenus un phénomène de masseclxiii.

clx
Daniel Lindenberg, Le Marxisme introuvable, Calmann-Lévy, Paris, 1975, p. 243. La réflexion qui suit
s’appuie sur certaines conclusions de ce livre.
clxi
Le Marxisme introuvable, op. cit., p. 9.
clxii
Réédition intégrale en deux volumes chez Privat, Toulouse, 1983.
clxiii
On trouve une âpre critique de certains de ces auteurs (Glucksmann, Castoriadis, etc.) dans une perspective
proche des situationnistes in Jaime Semprun, Précis de récupération, Champ Libre, Paris, 1976.
90

Le marxisme français a toujours privilégié certains aspects de l’œuvre de Marx au


détriment d’autres. Il préférait souvent le jeune Marx, critique de l’« aliénation de l’essence
humaine », au Marx de la critique de l’économie politique ; ou bien il opposait sur le mode le
plus absolu le « Marx de la maturité » au jeune Marx. Lorsqu’il parlait d’aliénation, celle-ci
était détachée de la critique de l’économie politique, ou même opposée à cette dernière. En
général, les intellectuels marxistes français préféraient s’en tenir à la sphère sociale et à la
« superstructure ». Leurs analyses gardaient presque toujours un caractère abstrait et
philosophique, avec des accents éthiques ou esthétiques, et ceci chez des auteurs aussi
différents que Sartre, Lefebvre et Althusser. À l’origine, il y avait une importante équivoque
qui, dans bien des milieux, perdure encore aujourd’hui : le refus du déterminisme
économiciste, identifié avec le stalinisme clxiv, conduisait à confondre la constatation du
caractère déterministe du capitalisme avec son approbation. Mais on ne fait pas disparaître le
caractère fétichiste de la société marchande par la seule affirmation qu’ « en vérité » le sujet,
même celui créé par la socialisation capitaliste, est indépendant ou que l’autonomisation des
« lois économiques » est une pure apparence. Debord lui-même n’échappe pas à l’idée que
l’on puisse ramener l’automatisme de la valeur à l’action consciente de sujets présupposés.
Pour lui, l’histoire est exclusivement produite par des actions humaines conscientes : il parle
de « l’histoire, c’est-à-dire ceux qui la font » (VS, 161 ; Œuvres, 1184) et il affirme : « La
révolution dont il s’agit est une forme des rapports humains » (VS, 72 ; Œuvres, 1127).
Dans cette forme de « subjectivisme », on peut reconnaître les racines existentialistes de la
théorie situationniste. Si la pensée de Debord est radicalement différente de celle qui
prédomine dans les années soixante – autour de 68 tout ce qui se croit « moderne » est
rigoureusement antihégélienclxv, même quand il se veut marxiste –, en revanche elle appartient
par bien des aspects à la génération philosophique qui s’est affirmée dans les années
cinquante. Le marxisme humaniste et historiciste de Sartre présente plus d’une analogie avec
les idées des situationnistes, même si ces derniers manifestent un mépris extrême pour ce
penseur, considéré comme un stalinien, un éclectique ou simplement un « imbécile » (IS,
10/75). Les situationnistes, comme Lefebvre avant eux, reprochaient à l’existentialisme de
partir du vécu tel qu’il se présente aujourd’hui, et de l’identifier avec tout l’horizon possible
du réel. Mais il est indéniable qu’on trouve déjà chez Sartre, bien qu’en termes différents, les
thèmes de la « situation », du « projet », du vécu et de la praxis. La confiance de Sartre en
l’homme qui façonne dans l’histoire son propre destin, l’opposition qu’il fait entre les
« choses » et les « hommes », autrement dit le rôle central d’un « sujet » fort, ont des échos
chez Debord. Même si l’on ne peut parler d’« influence » au sens strict, il est difficile
d’imaginer que Debord n’aurait pas assimilé un certain climat culturel prédominant dans sa
jeunesse, comme c’était inévitable. Le lettrisme d’Isou constituait aussi, par certains côtés,
une aile extrémiste du mouvement existentialiste. Enfin, Socialisme ou Barbarie était
également liée de quelque façon à la phénoménologieclxvi.
En France, la compréhension de Marx se trouvait diminuée par une longue résistance à
Hegel. Jusqu’en 1930, ce dernier n’avait pas droit de cité dans le monde intellectuel français,
et lorsqu’il y est entré, c’était en tant qu’ « existentialiste » ; son interprétation fut longtemps
marquée par la lecture importante, mais très particulière, qu’en avait faite A. Kojève. En
général, les hégéliens français n’étaient pas marxistes, et souvent les marxistes n’étaient pas

clxiv
Gombin, Les origines du gauchisme, op. cit., p. 70, voit le trait distinctif de tout le gauchisme, même par
rapport aux « communistes extrémistes », dans le refus du déterminisme économiciste.
clxv
C’est ce qu’affirme Vincent Descombes, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française
(1933-1978), Minuit, Paris, 1979, p. 24. Ce livre, malgré ses nombreuses tares, peut être utilisé pour lire ex
negativo la théorie situationniste – que Descombes ne cite jamais – et pour voir en quoi elle se distingue des
autres théories de son époque.
clxvi
C. Lefort était l’élève et l’ami de M. Merleau-Ponty. Il a établi l’édition de ses écrits posthumes.
91

hégéliens, ou étaient même explicitement anti-hégéliens, tel Althusser. La remontée de Marx,


ou en tout cas une certaine manière de l’entendre, de même que celle de Freud ou Nietzsche
dans les années soixante, était une réaction à la prédominance de Hegel – à côté de Husserl et
Heidegger – durant les trois décennies précédentesclxvii.
Debord fait partie des rares hégélo-marxistes français ; et il a toujours revendiqué cette
descendance avec fiertéclxviii. L’essentiel ne tient certes pas à l’usage çà et là de citations
hégéliennes, qui peut parfois rappeler l’utilisation rafraîchissante, quoique superficielle, qu’en
ont fait les surréalistes. Sartre, mais aussi Debord par quelque voie indirecte, ont subi
l’influence de l’interprétation que Kojève proposait de Hegel dans ses célèbres cours des
années trenteclxix. Kojève mettait l’accent sur la lutte et sur l’aspect tragique chez Hegel, plutôt
que sur la réconciliation finale. L’interprétation de Kojève est centrée sur l’homme et sur son
histoire, et se désintéresse ouvertement de la nature qui ignore la différence et le négatif. Le
ressort humain est le désir, qui s’exprime comme conscience d’un manque et d’un négatif. En
niant les choses comme données, l’homme crée, et crée la vérité, car elle aussi est un produit
de l’action historique. Le négatif et le néant, combattus par les philosophies du néo-kantisme
et du bergsonisme, étaient revalorisés par Kojève et, dans son sillage, par Sartre qui
reconnaissait dans la possibilité de nier le monde existant le fondement de la liberté humaine.
Le rapport de Debord, des lettristes et des situationnistes, avec le négatif est complexe.
Dans les années cinquante, époque où l’art se fait particulièrement répétitif, ils stigmatisent le
vide et le néant de la culture bourgeoise, dont l’existentialisme ne serait qu’un
travestissement. Ils ridiculisent le « néant dialectique de Merleau-Ponty », « un vide qui ne
cherche même pas à se dissimuler » (Potl., 220). Si les lettristes sont des dadaïstes, ils ne le
sont que sous la forme d’un « dadaïsme en positif » (Potl., 43). D’un autre côté, ils confèrent
une grande importance à la négation, c’est-à-dire à la nécessité de détruire l’ordre existant
avant d’en reconstruire un autre. L’I.S. considérait comme l’un de ses succès d’avoir « su
commencer à faire entendre à la partie subjectivement négative du processus, à son “mauvais
côté”, sa propre théorie inconnue », et l’I.S. « appartenait elle-même à ce “mauvais côté” »
(VS, 14-15 ; Œuvres, 1089). « Le négatif s’enfonce avec le positif dont il est la négation »,
écrit Debord en citant Hegel (OCC, 145 ; Œuvres, 1258). Il faut rappeler que dans cette
théorie, la destruction et le négatif sont toujours entendus dans un sens hégélien, c’est-à-dire
comme « négation de la négation » et comme passage au stade successif.
Une telle conception se place naturellement aux antipodes de la proclamation de la « mort
de l’homme », de l’« histoire sans sujet » et de l’identification du moteur de l’histoire dans les
« structures ». Debord voit la principale idéologie apologétique du spectacle dans le
structuralisme (SdS § 196) qui nie l’histoire et veut fixer les conditions actuelles de la société
comme des structures immuables ; Debord le ridiculise en tant que « pensée universitaire de
cadres moyens » (SdS § 201) et « pensée garantie par l’État » (SdS § 202). Plus
généralement, le structuralisme – qui justement en Mai 68 voit sa propre réfutation : C. Lévi-
Strauss s’exclamant que, depuis, l’objectivité a été rejetée et que le structuralisme est « passé
de modeclxx » – ainsi que d’autres théories des années 1960-1970 ont cherché à démontrer que
l’idée même de révolution était impossible, illogique et ridicule. On peut voir là une
manifestation, sur le plan des idées, de la destruction effective de toutes les bases sociales
d’une possible révolution, « du syndicalisme aux journaux, de la ville aux livres » (Com.,

clxvii
Descombes, Le Même et l’autre, op. cit., p. 13.
clxviii
L’analyse la plus approfondie du rapport de Debord à Hegel se trouve in Tom ,Debord, Time and Spectacle:
Hegelian Marxism and Situationist Theory, Haymarket, Chicago 2018.
clxix
Il a pourtant connu directement l’enseignement de l’autre grand interprète français de Hegel, Jean Hyppolite,
dont il a suivi autour de 1967 les cours au Collège de France.
clxx
New York Times, 31 décembre 1969, cité in M. Poster, Existential Marxism in Postwar France. From Sartre
to Althusser, Princeton, 1975, p. 386.
92

107 ; Œuvres, 1641). Ceci ne contredit en rien le fait que le structuralisme se voulait parfois
« critique » et que la revue Tel Quel découvrait alors qu’il existe un « isomorphisme » entre
avant-gardes esthétiques et avant-gardes politiques, parce que des œuvres comme celles de
Joyce ou Mallarmé démolissent en effet les « codes bourgeois » et sont donc supérieures à des
créations du genre « réalisme socialisteclxxi » – auquel, il faut bien le dire, les découvreurs en
question croyaient encore quelques années plus tôt.
Pendant un certain temps, de 1965 à 1975 environ, l’abandon de la théorie marxiste a eu
largement recours aux concepts de « désir » et d’« imaginaire » – il suffit d’évoquer les noms
de Castoriadis (« qui croit sans doute, là comme ailleurs, qu’il suffit d’en parler pour en
avoir » [IS, 10/79]), Deleuze et Lyotard. Ces concepts avaient eu en effet une grande
importance dans toutes les tentatives d’une libération du vécu individuel, en particulier dans
le surréalisme. Les situationnistes appartiennent eux aussi à cette tradition, mais la grande
originalité – et d’une certaine façon la limite – de leurs idées dans ce domaine est la
conception du désir comme une force non pas inconsciente et liée aux besoins, mais
consciente et choisie par l’individu. Debord ne partage pas la confiance surréaliste dans la
« richesse infinie de l’imagination inconsciente […] Nous savons finalement que
l’imagination inconsciente est pauvre, que l’écriture automatique est monotone » (Rapp.,
691 ; Œuvres, 312)clxxii. Contrairement au besoin, le désir est un plaisir et il doit être accru au
maximum. Au début, l’I.S. annonce que « la direction réellement expérimentale de l’activité
situationniste est l’établissement, à partir de désirs plus ou moins nettement reconnus, d’un
champ d’activité temporaire favorable à ces désirs. Son établissement peut seul entraîner
l’éclaircissement des désirs primitifs, et l’apparition confuse de nouveaux désirs » (IS, 1/11) ;
mais reconnaître, spécifier et développer ses propres désirs est une activité consciente. Au
contraire le besoin, qui ne peut évidemment être supprimé, s’oppose souvent au désir et se
prête à la manipulation intéressée : « L’habitude est le processus naturel par lequel le désir
(accompli, réalisé) se dégrade en besoin […] Mais l’économie actuelle est en prise directe sur
la fabrication des habitudes, et manipule des gens sans désirs » (IS, 7/17). Le capitalisme crée
sans cesse des besoins artificiels qui n’ont jamais été des désirs et qui empêchent la réalisation
de désirs authentiquesclxxiii. Pour Debord, les désirs ne sont pas une part de la vie qu’on laisse
après les avoir satisfaits, pour revenir aux « choses sérieuses » ; toutes les activités humaines
pourraient se dérouler sous la forme de la réalisation de désirs et de passions. Ce qui n’est pas
possible sans la maîtrise de son propre milieu et de tous les moyens matériels et intellectuels,
et signifie à long terme la reconversion de toutes les activités productives en jeuclxxiv.
Le refus situationniste de l’identification courante du désir avec le désir amoureux ou
sexuel, qui constitue déjà une limitation, est également important. Dans une conférence de
1958, Debord reproche au surréalisme sa « participation à cette propagande bourgeoise qui
présente l’amour comme la seule aventure possible dans les conditions modernes
d’existence » (IS, 2/33). Et en 1961 il déclare : « Il convient de noter aussi à quel point
l’image de l’amour élaborée et diffusée dans cette société s’apparente à la drogue. La passion
y est d’abord reconnue en tant que refus de toutes les autres passions ; et puis elle est
empêchée, et finalement ne se retrouve que dans les compensations du spectacle régnant »
(IS, 6/24).

clxxi
Descombes, Le Même et l’autre, op. cit., p. 150.
clxxii
Déjà le groupe COBRA avait refusé le culte surréaliste de l’irrationnel.
clxxiii
Debord-Canjuers, Préliminaires ; Œuvres, pp. 516-517.
clxxiv
Cette vision est – certains en seront surpris – très proche de celle de Marx, si souvent accusé de « fétichisme
du travail ». Marx rappelle la composition musicale comme exemple d’une activité qui combine l’aspect ludique
avec une application sérieuse (cf. Principes d’une critique de l’économie politique, in Marx, Œuvres, vol. II, op.
cit., p. 289).
93

Les situationnistes se situent par conséquent à l’opposé des théorisations de la dissolution


du sujet par des pulsions impersonnelles, si souvent affirmée au cours des dernières
décennies. Mais leur désintérêt pour la dimension inconsciente les empêche en même temps
d’en saisir pleinement le poids et d’y voir une des causes de la persistance de l’ordre social
présent. Toutefois, ils considèrent comme positif l’apport de la psychanalyse initiale, « une
des plus redoutables éruptions qui aient jusqu’ici commencé à faire trembler l’ordre moral »
(IS, 10/63), même si l’abusive identification freudienne de l’ordre capitaliste avec une
« civilisation » supra-temporelle ouvrait déjà la route à toutes les récupérations ultérieures (IS,
10/63).
Nous avons déjà vu que Debord conçoit l’émancipation individuelle et collective comme
une prise de conscience et comme la reconnaissance du fait que les forces apparemment
autonomes sont en réalité l’œuvre de l’homme ; le projet révolutionnaire est, selon lui, « la
conscience du désir et le désir de la conscience » (SdS § 53). L’inconscient, tel qu’il se
présente aujourd’hui, n’est pas du tout une source pure dont les exigences, si elles étaient
satisfaites, conduiraient à la joie ou même à la révolution. Comme l’imaginaire clxxv, il est un
produit historique, et son irrationalité n’est pas une instance originaire qu’il faut opposer au
monde trop « rationnel », mais un réceptacle de toutes les oppressions du passé ; le sens initial
de la psychanalyse n’était pas de justifier l’inconscient et le monde, mais de les critiquer (IS,
10/79). Déjà du temps des lettristes, Debord voulait en effet inventer des passions nouvelles,
au lieu de vivre les passions déjà existantes (Rapp., 701 ; Œuvres, 328).
Si par là Debord est très éloigné de Marcuse et de tant d’autres conceptions en dernière
instance rousseauistes, il est en revanche proche de Marx. L’Internationale situationniste cite
l’affirmation marxienne selon laquelle « l’histoire entière n’est que la transformation
progressive de la nature humaine » (IS, 10/79). Il n’existe pas de nature humaine originaire,
avec ses désirs et son imaginaire, qu’une société mauvaise viendrait ensuite pervertir. C’est là
l’un des points où Debord refuse clairement l’hypothèse d’un sujet ontologique.
Les situationnistes semblent présenter cependant une certaine affinité avec le soi-disant
« freudo-marxisme », caractérisé par le recours à Marcuse et à Reich. Si l’on peut
effectivement trouver quelques ressemblances dans les analyses de Marcuse et de Debord, il
n’y a pas de parallélisme en ce qui concerne leur contribution à Mai 68. Le freudo-marxisme
n’est pas à l’origine de 1968, mais s’y agrège aussitôt après clxxvi : tandis que les premiers livres
de Marcuse en France n’étaient pas du tout des succès – Éros et civilisation, traduit en 1963,
s’était vendu à quarante exemplaires avant Mai 68clxxvii –, L’Homme unidimensionnel, paru en
mai 68, se vend au rythme de mille exemplaires par jour clxxviii. En outre, il ne faut pas oublier
que Marcuse était perçu de façon plutôt confuse : chez beaucoup d’étudiants, l’enthousiasme
pour les thèses de la révolution sexuelle allait de pair, pour autant que cela puisse sembler
bizarre, avec le maoïsme et l’admiration pour cette lointaine « révolution culturelle » en
Chineclxxix, dont les situationnistes étaient alors les seuls à dénoncer le caractère de simple
« lutte pour le pouvoir » (IS, 11/5).
Les cibles polémiques que privilégient des auteurs comme Foucault, Deleuze, Derrida,
Althusser, Baudrillard et Lyotard sont la dialectique et l’identité, la première étant considérée
comme incapable de dépasser la « logique de l’identitéclxxx » et de rendre compte de la
différenceclxxxi. Ils rejettent l’idée d’un sujet doté d’une identité suffisamment forte pour rester

clxxv
Les situationnistes récusaient l’un des slogans les plus répandus de Mai 68, « l’imagination au pouvoir »,
parce que « pauvre » et « abstrait » (IS, 12/4).
clxxvi
Gombin, Les origines du gauchisme, op. cit., p. 167.
clxxvii
C’est ce qu’affirme D. Cohn-Bendit, cité in R.J. Sanders, Beweging tegen de schijn, Huis aan de Drie
Grachten, Amsterdam, 1989, p. 271.
clxxviii
Le Débat, n° 50, op. cit., p. 59.
clxxix
Lindenberg, Le Marxisme introuvable, op. cit., p. 30.
94

inaltéré, dans son noyau, au milieu des changements. Il est facile de constater que l’abandon
d’une telle conception du sujet prive de tout sens l’idée d’une aliénation à laquelle l’individu
est en mesure de résister. Le concept d’« aliénation » avait suscité un débat philosophique
intense aux alentours de 1955clxxxii, alors même que Debord était en train de concrétiser ses
idées. Dans les années soixante, et plus encore après 68, ce concept allait être abandonné. Si
les structures, ou le langage, ou les pulsions libidinales, sont le sujet de l’histoire, il ne peut
exister une « essence » de l’homme qui serait dévoyée par une société inadaptée. La
« sémiotique » se refuse à voir dans l’œuvre d’art l’expression d’un vécu, se situant ainsi aux
antipodes de ce que les situationnistes attribuent aux œuvres du passé.
Il serait peut-être excessif de voir dans les philosophies qui seront à la mode après 1968
une réponse directe aux théories situationnistes, même si les auteurs en question les
connaissent souvent fort bien. Non seulement ceux-ci affirment leur volonté d’attaquer la
conception « cartésienne » du sujet, et par là toute une longue tradition philosophique, mais
très souvent ils proposent aussi leurs théories comme une critique particulièrement radicale de
l’existant. Beaucoup de ces auteurs, sous le prétexte qu’ils sont à la recherche des racines les
plus profondes et les plus cachées du capitalisme, exercent en réalité un subtil sabotage de la
théorie radicale. Si les causes du mal ne sont pas des phénomènes historiques concrets, tels
que l’économie marchande et l’État moderne, mais des phénomènes très généraux, comme
penser en catégories d’« identité », il est alors insensé de proposer le dépassement de ces
maux. Selon ces courants de pensée, le concept de révolution évolue sur le même terrain
mental que le système existant, auquel ils opposent les horizons infinis de la « différence » ou
des « pulsions ». L’idée même de révolution est dénoncée comme un mythe ou un « grand
récit », comme une figure de l’existence humaine qui a toujours existé et qui, par conséquent,
est loin d’avoir au présent une existence historique concrète.
On peut trouver une référence plus directe à la théorie situationniste dans la théorie du
simulacre qui nie explicitement toute possibilité de distinguer le vrai du faux, et donc
l’existence d’un authentique pouvant être falsifié. En particulier, l’analyse faite par Jean
Baudrillard – à l’évidence influencé par Debord, ayant par ailleurs été l’assistant de
Lefebvre – accepte la définition de la société existante comme un « spectacle ». Mais il
détache ce concept de sa base matérielle et en fait un système « autoréférentiel », où les signes
ne sont plus un travestissement de la réalité, mais sont effectivement la réalité. C’est ainsi
qu’il se réjouit de ne plus devoir s’occuper d’une fastidieuse « vérité », étant donné que celle-
ci n’est pas cachée, mais tout simplement inexistante. Pour Baudrillard, l’échange des signes a
occupé tout l’espace social. Il ne peut donc y avoir aucune résistance, car celle-ci devrait se
référer à des concepts tels que contenu, signification ou sujet qui, selon Baudrillard, sont eux-
mêmes devenus signes. Il est curieux d’observer comment Baudrillard reprend des concepts
de Debord pour, tout en semblant les radicaliser, en réalité les retourner clxxxiii. Cette théorie
prétendument critique ne fait rien d’autre que rêver d’un spectacle parfait qui se serait
débarrassé de sa base matérielle – autrement dit : d’une consommation qui se serait
débarrassée de la production – et n’a donc plus rien à craindre des contradictions de celle-ci.
Interprété de cette façon, le terme « société du spectacle » est devenu un mot courant du
jargon journalistique que nous pouvons entendre tous les jours – une possibilité que Debord
lui-même avait prévue (SdS § 203)clxxxiv.
C’est une grande erreur que de vouloir rattacher Debord aux théories – plus ou moins
« postmodernes » – centrées sur la communication, l’image et la simulation. Si les adeptes de
ces théories font l’éloge de Debord pour ses dons « prophétiques », il ne peut s’agir que d’une
clxxx
L’idée d’une dialectique non identique, comme celle qu’a tenté d’élaborer T. Adorno, ne semble même pas
avoir effleuré ces penseurs.
clxxxi
Descombes, Le Même et l’autre, op. cit., p. 93.
clxxxii
Le Débat, n° 50, op. cit., p. 176.
95

équivoque. Identifier le spectacle avec la simple impossibilité de pouvoir s’assurer de toute


chose par ses propres yeux, et la subséquente dépendance à des moyens de communication
souvent peu fiables, signifierait noyer le poisson. Ce fait, s’il n’est pas vieux comme
l’humanité, fut cependant déjà observé au XVIe siècle par Guichardin : « Ne vous étonnez pas
que l’on ne sache rien des choses des temps passés, et pas davantage de celles qui se font dans
les provinces ou les lieux éloignés, parce que, à bien considérer, nous n’avons pas de vraies
nouvelles des choses présentes, et pas davantage de celles qui, journellement, ont lieu dans
une ville ; il n’est pas rare qu’il y ait entre le palais et la place un brouillard si dense ou un
mur si épais que, l’œil des hommes n’y pénétrant pas, le peuple en sait autant de ce que font
ceux qui le gouvernent ou de ce pourquoi ils le font, que des choses qui se font en Inde. Et,
par conséquent, le monde s’emplit aisément d’opinions erronées et vaines clxxxv. » Le problème
n’est pas uniquement l’infidélité de l’image par rapport à ce qu’elle représente, mais l’état
même de la réalité qui doit être représentée. On peut ici rappeler opportunément la distinction
établie dans le premier chapitre de cet ouvrage entre une conception superficielle du
fétichisme de la marchandise qui n’y voit qu’une fausse représentation de la réalité, et une
autre qui y reconnaît une distorsion intervenant de la part de l’homme dans la production
même de son monde. La critique du « spectacle » aide non seulement à comprendre comment
la télévision parle d’une guerre, mais aussi cette question bien plus importante de savoir
pourquoi une telle guerre a lieu.
Ce que Debord critique n’est donc pas l’image en tant que telle, mais la forme-image en
tant que développement de la forme-valeur. Comme cette dernière, la forme-image précède
tout contenu et fait en sorte que les luttes entre les divers acteurs sociaux ne soient pas autre
chose que des luttes au niveau de la distribution. Les bourgeois comme les ouvriers – pour
nous en tenir aux schémas classiques – expriment leurs intérêts, apparemment inconciliables,
sous une forme commune, l’argent, qui n’est absolument pas neutre ou « naturelle », comme
on l’admet tacitement, mais qui représente au contraire le vrai problème. De la même
manière, dans le spectacle, tout contenu quel qu’il soit, même celui qui se prétend antagoniste,
se présente toujours sous la forme nullement innocente de l’image spectaculaire.

Les apories du sujet et les perspectives de l’action

Ici, comme en d’autres occasions, Debord d’une part dépasse la conception d’un sujet
ontologiquement antagoniste au capitalisme, et d’autre part y adhère. L’abandon implicite de
cette conception qui a lieu dans l’analyse de la forme-image citée plus haut coexiste chez
Debord avec des discours sur la « communication », qui se rapprochent beaucoup d’un autre
sujet de prédilection de la nouvelle gauche : la manipulation. À travers ce concept, on conçoit
l’avènement de la société marchande et des sociétés oppressives du passé comme une
agression extérieure venue d’un lieu indéterminé, contre un sujet préexistant et « différent »
de l’ordre social imposé par les « classes dominantes ». Ces systèmes, contraires aux intérêts
de la grande majorité, se maintiendraient au pouvoir inexplicablement, depuis des millénaires,
par une astucieuse « manipulation », en plus de la violence qui n’est jamais suffisante en soi.
Dans l’importance que les situationnistes attribuent à la trahison perpétrée par les
représentants envers les représentés, et dans l’intérêt subséquent quasiment obsessionnel
qu’ils manifestent pour les questions d’organisation, apparaît une illusion fondamentale
commune à toute la gauche : les masses, les prolétaires, les individus, les sujets sont
manipulés, séduits, corrompus, trompés ; ils ne peuvent ni s’exprimer ni agir. Mais si on les
laissait vraiment faire, la société capitaliste disparaîtrait immédiatement comme un mauvais
rêve. Cependant, personne n’explique où une telle subjectivité toute faite a bien pu se former.
96

Rien ne nous autorise à penser qu’elle ait existé dans le passé – sinon sous une forme
fragmentaire – pour être ensuite conquise par l’action corrosive de la marchandise.
L’apriorisme du sujet, pivot de la gauche moderniste, absout le capitalisme, sans même s’en
rendre compte, de sa faute la plus grave, celle d’empêcher la formation de cette subjectivité
consciente. La fausse réponse à ce problème est représentée par le structuralisme, pour qui le
sujet n’a pas à être réalisé, puisqu’il ne peut exister, ce qui signifie élever la société actuelle
au rang d’une éternelle condition humaine.
Depuis que l’action du prolétariat historique s’est conclue victorieusement par son
intégration dans la société capitaliste – transformant ainsi une société encore à demi féodale
en une société véritablement capitaliste – la gauche a placé nombre d’autres prétendants sur le
trône vacant de la « bonne cause » : les peuples du tiers-monde et les femmes, les étudiants et
les immigrés, les « exclus » et les travailleurs informaticiens, ou bien des phénomènes
impersonnels telles que la sexualité, la créativité, la vie quotidienne clxxxvi. Le militantisme par
lequel ces catégories défendent parfois leurs intérêts masque le fait qu’elles ne sont nullement,
du moins dans leur forme actuelle, extérieures à la forme-valeur et au système de l’argent.
Les situationnistes croyaient même avoir trouvé le sujet le plus vaste et le plus irréductible
possible : « la vie ». Mais la solution au problème du sujet ne se trouve pas de cette manière,
comme on peut déjà en juger d’après la vision dichotomique rigide à laquelle elle conduit. Le
rapport de la société avec le spectacle est conçu comme un rapport entre vie et non-vie. À la
marchandise, à l’économie et au spectacle, définis comme « une négation de la vie qui est
devenue visible » (SdS § 10), comme « non-vie » (SdS § 123) et comme « la vie de ce qui est
mort, se mouvant en soi-mêmeclxxxvii » (SdS § 215), s’oppose la vie comme flux. Toute
tentative d’interrompre le flux du temps apparaît comme une réification. Ce serait
certainement une erreur de reprocher aux situationnistes un « vitalisme » en termes
traditionnels, au sens de Bergson ou de Simmel clxxxviii. Ils n’entendent pas du tout critiquer les
institutions sociales ou l’art en tant qu’extranéité à la vie telle qu’elle existe aujourd’hui.
Lorsque certains critiques les définissaient précisément comme des « vitalistes », ils
répondaient qu’ils avaient fait « la plus radicale critique de la pauvreté de toute la vie
permise » (IS, 5/4). S’ils veulent opposer la vie à ses réifications, c’est au nom d’une autre
vie. Mais de la même manière que le bergsonisme avait profondément influencé
l’existentialisme français, même quand celui-ci le niait, de même il n’était pas resté sans
effets sur Debordclxxxix, principalement dans la définition du flux temporel comme vraie
dimension humaine.
On se demande aussi jusqu’à quel point on peut appliquer aux théories de Debord une
critique souvent dirigée contre Histoire et conscience de classe. Beaucoup d’observateurs y
ont vu une transformation de la problématique concrète et historique du fétichisme en une
problématique générale et anthropologique : Lukács y montre en effet que la réification
provient d’une absence de dissolution des faits dans leurs processus, et en dernière analyse de
l’existence même des faits et d’un monde matériel. Vu que l’on ne peut abolir la matérialité,
la désaliénation se déroulerait alors, comme c’était déjà le cas chez Hegel, dans la sphère de la
conscience, lieu où il faut restaurer l’« homme total ». Adorno lui aussi reproche à Histoire et
conscience de classe de concentrer sa critique sur une forme de conscience, la réification,
quand il faudrait critiquer les conditions dans lesquelles vivent les hommes, et non la façon
dont elles se présententcxc. On a même tenté de faire entrer Histoire et conscience de classe
dans un courant « vitaliste » au sens le plus large, apparu à la fin du XIXe siècle. La thèse
fondamentale de ce courant serait la nécessité de dissoudre les choses en un mouvement
continu, parce que tout moment est abusivement figé par l’intellect. L’aliénation réside alors
dans la distinction entre sujet et objet et dans l’existence d’un monde irréductible au sujet ; le
remède en serait la réduction des choses au mouvement, réduction qui aura lieu dans la seule
pensée.
97

En retrouve-t-on quelque chose chez Debord ? Il a écrit qu’il est « essentiel » au spectacle
de « reprendre en lui tout ce qui existait dans l’activité humaine à l’état fluide, pour le
posséder à l’état coagulé » (SdS § 35), voyant ainsi dans la fluidité la vraie dimension
humaine. Chez Lukács nous trouvons la conviction que l’apparition en tant que « chose » est
déjà une réification : « La reconnaissance que les objets sociaux ne sont pas des choses mais
des relations entre hommes aboutit donc à leur complète dissolution en processus » (HCC,
224). Et Debord nous apprend que dans le spectacle, « des choses concrètes sont
automatiquement maîtresses de la vie sociale » (SdS § 216) et qu’elles ont tout ce qui manque
aux hommes vivants : « Ce sont des choses qui règnent et qui sont jeunes ; qui se chassent et
se remplacent elles-mêmes » (SdS § 62). En 1958, Debord annonce qu’ « il s’agit de produire
nous-mêmes, et non des choses qui nous asservissent » (IS, 1/21). À l’histoire produite par la
société bourgeoise, il reproche de n’être qu’une « histoire du mouvement abstrait des choses »
(SdS § 142). Il faut naturellement souligner que Debord pense à la marchandise, non à la
chose en tant que telle, et qu’il désigne explicitement la « coagulation » comme une
conséquence du spectacle, et non l’inverse (SdS § 35). Mais il ne s’agit pas seulement d’une
question de terminologie : Debord semble partager le désir d’Histoire et conscience de classe
de tout réduire à un processus. Il écrit que le prolétariat « est la classe totalement ennemie de
toute extériorisation figée » (SdS § 114). Ici, l’important est d’affirmer avec toute la clarté
nécessaire que, dans la société gouvernée par la valeur, les choses sont effectivement
« maîtresses de la vie sociale », mais seulement parce que le rapport social autonomisé qui
gouverne la vie sociale s’est objectivé dans ces choses.
Par ailleurs Debord – proche en cela de Marx et aussi de Breton – ne partage pas un autre
aspect central du vitalisme et d’Histoire et conscience de classe, que l’on peut également
trouver dans La Dialectique de la Raison d’Horkheimer et Adorno, ou chez Marcuse :
l’accusation selon laquelle la science, la technique et leurs méthodes quantitatives sont en soi
réificatrices. Nous avons vu que le projet situationniste était, du moins au début, de fournir à
la « société technicienne » « l’imagination de ce qu’on peut en faire » (IS, 7/17). Quand plus
tard l’attention de Debord se tourne vers les désastres que produit la science, il n’en voit pas
la cause dans la science elle-même, dont il rappelle d’ailleurs le « passé antiesclavagiste »,
mais dans sa subordination désormais totale à l’économie et à la domination qui « a fait
abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une
matraque » (Com., 59 ; Œuvres, 1616).
La dichotomie situationniste entre vie et non-vie a son pendant dans une forte et simple
dichotomie entre « vrai » et « faux ». Le spectacle « falsifie » la « vraie » vie sociale. La
« vérité » est conçue par Debord sur un mode statique : ce n’est pas un hasard s’il parle à
plusieurs reprises de quelque chose de finalement « découvert » ou « dévoilé ». Les mots
« mensonge » et « mensonger » sont très fréquents dans La Société du Spectacle cxci, et
l’importance donnée à la « communication » renvoie également à l’idée d’une vérité qui
demeure sous la chape de sa falsification et qui n’attend que d’être portée à la lumière. Une
telle vérité devrait appartenir à ce sujet inaliénable dans son essence, dont nous avons déjà
parlé. Le spectacle est défini comme « le refoulement de toute vérité vécue sous la présence
réelle de la fausseté » (SdS § 219), et la tâche du prolétariat révolutionnaire est « cette
“mission historique d’instaurer la vérité dans le monde” » (SdS § 221). Le spectacle est
ennemi de la vérité au point d’être un règne de la folie – Debord cite à ce propos la
comparaison que fait le psychiatre J. Gabel entre idéologie et folie (SdS §§ 217-219) – et de
s’opposer aux vérités les plus élémentaires : « Dire que deux et deux font quatre est en passe
de devenir un acte révolutionnaire cxcii. » Dans les Commentaires, Debord revient souvent sur
le caractère « totalement illogique » du spectacle (Com., 45 ; Œuvres, 1609). La même notion
de « secret », pivot de cet ouvrage, renvoie à une vérité existant au-delà de toute
manipulation, un concept envers lequel Hegel – qu’on songe à l’introduction à la
98

Phénoménologie de l’esprit – se serait sans doute montré plutôt sceptique. On a parfois


l’impression d’être face à une conception de la vérité comme « reflet », typique du léninisme
et du positivisme. Mais l’observation de Debord selon laquelle toute logique a disparu avec le
dialogue, qui en est la base sociale (Com, 45-47 ; Œuvres, 1609-1611), semble renvoyer à une
définition plus médiate de la vérité.
Par ailleurs, Debord ne précise pas si le spectacle n’est qu’une fausse représentation de la
réalité, ou bien s’il s’agit d’une falsification de la réalité elle-même. Dans ses écrits on peut
néanmoins observer une évolution vers la seconde de ces interprétations. Selon les
Commentaires, le spectacle a désormais les moyens de falsifier la production comme la
perception (Com., 23 ; Œuvres, 1598). Le concept de falsification tel qu’il est utilisé par
Debord est cependant utile à la seule condition de ne pas y voir la « manipulation » d’une
réalité donnée en soi. Inversement, l’idée que la réalité puisse être falsifiée comporte des
problèmes conceptuels : par rapport à quelle chose, à quel « authentique » la réalité se trouve-
t-elle falsifiée ? Ici la théorie de Debord semble soudain révéler une racine que l’on pourrait
appeler « platonicienne » : les phénomènes concrètement existants peuvent être comparés
avec leurs modèles ; le pain ou le vin par exemple, dont la sophistication préoccupe
particulièrement Debord, peuvent être comparés avec le « vrai » pain et le vin « authentique ».
Le terme de la comparaison n’est naturellement pas un « archétype » du vin qui existerait
dans le ciel platonicien des idées, mais le vin tel qu’il existait avant les progrès de l’industrie
agroalimentaire. Ceci ne constitue évidemment pas une définition philosophique de
l’« authenticité » ; mais il n’en est pas moins évident qu’il s’agit d’une réalité palpable.
Debord accorde également une grande importance à l’exactitude des définitions, conférant au
langage et à ses formes les plus anciennes la tâche d’une conservation de la vérité ; et il
fustige souvent, dans le sillage de G. Orwell, le « néo-langage » que le spectacle crée pour son
propre usage.
La seule réponse possible, fournie d’ailleurs par Debord lui-même, est qu’il ne s’agit pas
d’exalter un « authentique » au sens absolu, une essence statiquecxciii. Il existe au contraire une
lente évolution du sujet et de ses besoins (SdS § 68). L’histoire est l’histoire de la production
du sujet par lui-même, dans une interaction entre son « soi » et ses créations qui restent
toujours un reflet de son « soi ». L’économie séparée, et plus généralement chaque instance,
chaque institution et chaque activité séparées au point de s’ériger en puissances
indépendantes, rompent ce « développement organique des besoins sociaux » et libèrent « un
artificiel illimité » (SdS § 68).
Mais est-il souhaitable que tout dans le monde soit un miroir du sujet ? Chez beaucoup
d’auteurs la critique de l’« aliénation » peut en arriver au point de désirer un monde où rien
n’est étranger au sujet. Ceci est toutefois inconciliable avec la perspective dialectique selon
laquelle sujet et objet ne sont pas une dualité ultime, et ne renvoient pas non plus à une unité
ultime, mais se constituent réciproquement. On peut rappeler ici la critique d’Adorno selon
qui un concept fétichisé de « totalité » tend à instaurer partout une tyrannie du sujet cxciv.
Adorno fait une distinction entre le concept de « réification » – qui est une juste critique du
fétichisme de la marchandise et d’une malsaine subordination des hommes aux choses – et le
concept d’« aliénation », derrière lequel il voit un type de mentalité « pour qui le chosifié est
le mal radical, celui qui voudrait dynamiser tout ce qui est en pure actualité, tend à l’hostilité à
l’égard de l’autre, de l’étranger […] Mais ce serait une dynamique absolue que cette activité
absolue qui se satisfait violemment en elle-même et mésuse du non-identique à ses propres
finscxcv. » Pour ceux qui se préoccupent par trop de la réification, « inspirée par l’idéal d’une
immédiateté subjective sans faille », Adorno rappelle que « la fluidification de tout chosifié
(dinghaft) sans résidu régresserait dans le subjectivisme de l’acte pur, hypostasierait la
médiation comme immédiateté. Pure immédiateté et fétichisme sont également non vrais cxcvi. »
Adorno rappelle à l’« existentialisme » que l’objectivité – dans le cas dont il parle, celui des
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catégories métaphysiques – et le non-identique peuvent être effectivement l’expression d’une


société « sclérosée », mais peuvent indiquer aussi l’existence réelle du monde objectal, sans
l’acceptation et la pacification duquel le sujet ne sera jamais autre chose qu’un tyran.
Toute la théorie de Debord, en particulier dans sa condamnation de la « contemplation » et
de la « non-participation », est marquée par un fort activisme, où chaque occasion dans
laquelle le sujet ne modèle pas son monde est considérée comme une démission. « Dans le
pouvoir des Conseils […] le mouvement prolétarien est son propre produit, et ce produit est le
producteur même. Il est à lui-même son propre but » (SdS § 117) et « il veut être reconnu et
se reconnaître lui-même dans son monde » (SdS § 179) : il s’agit donc de l’unité sujet-objet.
Il est évident que Debord ne l’entend pas sous la forme d’une identité totale, mais plutôt d’un
monde où s’effacent les objectivations qui s’opposent de façon absolue à l’individu. L’idée
même de dérive, ou plus généralement d’aventure, suppose un monde inconnu et « autre » par
rapport au sujet. La Véritable Scission dans l’Internationale cite une phrase de la Science de
la Logique de Hegel selon laquelle seule « la contradiction est la source de tout mouvement,
de toute vie », tandis que l’identité est quelque chose de mort (VS, 153, Œuvres, 1178)cxcvii. La
fin de la réification existante n’est pas entendue par Debord comme un état de repos sans
mouvement, sans conflit et sans altérité : l’humanité libérée « pourra enfin se livrer
joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique »
(Préf., 147, Œuvres, 1473)cxcviii. Debord ne s’oppose pas à l’idée de se perdre ou de s’aliéner
dans le monde environnant, mais il désire un monde qui donne envie de s’y perdre (SdS
§ 161). Ici encore on peut rappeler les Manuscrits de 1844 où Marx dit que « l’homme ne se
perd pas dans son objet à la seule condition que celui-ci devienne pour lui objet humain ou
homme objectif. Cela n’est possible que lorsque l’objet devient pour lui un objet social, que
s’il devient lui-même, pour soi, un être social » cxcix. L’Urbanisme unitaire était conçu comme
la construction d’un milieu vraiment humain, dans lequel on s’éloigne volontiers des sentiers
connus pour aller « à la dérive ».
Sous de nombreux aspects, la théorie situationniste participe de l’optimisme typique des
années 1950 et 1960. Quand les lettristes ont commencé à développer leurs idées, la Seconde
Guerre mondiale et le nazisme n’étaient terminés que depuis quelques années. La réflexion de
nombreux individus était fortement marquée par les horreurs qui s’étaient passées et par le
souci d’empêcher à jamais leur retour. Chez les lettristes au contraire, comme plus tard chez
les situationnistes, on trouve rarement des allusions à ces événements. La possibilité que la
terre puisse retomber dans la barbariecc les préoccupe moins ; ils s’inquiètent davantage du fait
que les nouveaux moyens ne seront pas utilisés pour un usage libre ; c’est-à-dire qu’ils
craignent plus la conservation du statu quo qu’une régression.
Au cours des années cinquante, la domination de la nature avait atteint un point où elle
était devenue sensible même dans la vie quotidienne, alors que personne ne s’interrogeait
encore sur le « prix du progrès » en termes écologiques ou autrescci. On sait combien cette
époque avait confiance dans le développement des moyens techniques pour conduire
l’humanité vers le bonheur. Au début, les situationnistes ont vu, dans l’automatisation de la
production la possibilité de racheter l’humanité de l’esclavage millénaire du travail ; tout le
programme d’une « civilisation du jeu » est basé sur ce présupposé. Debord cite plusieurs fois
cette affirmation de Marx : « L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut
résoudre » (par exemple : Potl., 187). La tâche qui s’impose est la création d’un ordre social
qui utilisera ces moyens dans l’intérêt de la société entière, et non dans celui d’une seule
classe et de ses velléités de domination. On en reste donc au schéma des forces productives
dont l’évolution renverse les rapports de production. Dans les premiers numéros
d’Internationale situationniste, on est souvent frappé par la certitude que la société est en train
de se développer dans la bonne direction, quand les superstructures, elles, ne suivent pas. À
100

cette époque, on remarque chez les situationnistes une confiance dans les capacités du monde
à se débarrasser du spectacle.
Sur un autre terrain, la société semblait également parvenue à contrôler ses propres
mécanismes. Les taux de croissance soutenus, le plein emploi, les hauts salaires et l’absence
de graves crises économiques qui avaient caractérisé les années cinquante et soixante étaient
alors considérés par beaucoup comme un acquis durable. Les gauchistes, en particulier,
estimaient que le capitalisme ne mettrait plus en question cette évolution qui lui assurait la
stabilitéccii au travers de la fameuse « intégration du prolétariat ». La production capitaliste
n’était pas comprise comme un système en soi contradictoire et, à long terme, nécessairement
porteur de crises, mais on y voyait le résultat d’une volonté présupposée, capable de décider
de ses développements. La dénonciation de l’économie en tant que sphère séparée, point
central chez Debord, n’est pas du tout en contradiction avec les espoirs mis dans
l’automatisation : cette dernière pourrait servir à faire de la production matérielle un pur
moyen, destiné à satisfaire les désirs humains, au lieu de mettre ceux-ci au service du
développement d’une économie autonomisée.
Les années soixante-dix ont démontré par la suite que le « bien-être » est révocable. Dans
une situation où l’essentiel paraît assuré, on est plus facilement porté à s’interroger s’il ne
pourrait pas exister quelque chose de meilleur ; ou, dans la terminologie situationniste : quand
la survie est garantie, la vie devient une revendication. De ce point de vue, il était parfaitement
fonctionnel pour le capitalisme que revienne, dans les années soixante-dix, la crise
traditionnelle avec l’inquiétude pour l’emploi et la diminution du salaire. Lorsqu’on est
entouré de millions de chômeurs, pouvoir rester à la chaîne de montage redevient une
bénédiction ; et dans une telle situation, il n’est jamais difficile de trouver des « jaunes ». De
plus, la conscience du risque d’une catastrophe écologique puis, plus tard, la reprise de la
« guerre froide » ramenaient au premier plan le problème de la simple survie.
Comme tout concept valable, celui du « spectacle » est en partie lié à son époque, celle du
welfare state cybernétique et de l’apogée du fordisme, où le capitalisme prétendait avoir
résolu ses antagonismes traditionnels tels que l’exclusion de la majorité de la population de
l’abondance des bienscciii. Il faut cependant admettre qu’à cette époque déjà, la critique opérée
par Debord et les situationnistes, pour autant qu’elle fut la plus avancée, n’avait pas réussi,
comme d’ailleurs toutes les autres, à indiquer les remèdes possibles. On ne peut nier qu’il ne
suffit pas, ainsi que beaucoup l’ont fait, de désigner l’aliénation et l’insatisfaction qui en
résulte comme les mobiles d’un nouveau mouvement révolutionnaire. Les années qui ont
suivi 1968 ont précisément montré l’impossibilité de changer la société individuellement, sans
programme et sans organisation, sous la forme d’une lente infiltration de mœurs nouvelles, ou
comme un changement de climat : chaque innovation particulière est alors intégrée dans un
tout substantiellement inchangé. Debord avait tenté d’identifier une force ayant la possibilité
réelle d’intervenir, mais les espoirs placés dans le prolétariat se sont révélés à la longue être
des illusions. En outre, le poids de la théorie était surévalué. Si l’histoire est une prise de
conscience, la théorie a naturellement un poids considérable : selon In girum, l’agitation de 68
et de la période suivante résulte essentiellement de la diffusion de la théorie situationniste,
« tant est grande la force de la parole dite en son temps » (OCC, 258 ; Œuvres, 1383)cciv.
La difficulté de cerner les possibilités d’une critique et de sa pratique vient également de
l’absence de réponse à la question de savoir si la critique du spectacle fait partie du spectacle,
et de quelle manière on peut se situer en dehors de celui-ci. Au début des années 1970, après
le « succès » des situationnistes, on objectait parfois à Debord que la diffusion de ses idées, de
ses livres et de ses films était déjà une participation au spectacle ; lui-même n’y voyait que de
l’envie née du fait qu’il était devenu impossible d’ignorer ses théories. Il reste difficile à
comprendre pour quelle raison, d’une part, le monde est plein de résistances au spectacle, du
101

moins autour de 1970, tandis que par ailleurs, aux yeux des situationnistes, rien n’échappe à la
qualification d’« opposition spectaculaire ».
Ceci est dû à la flexibilité extrême du concept de « spectacle ». Debord l’entend d’une part
dans son sens le plus restreint comme industrie culturelle, mass media et règne des images.
L’Internationale situationniste peut parler alors de « l’indifférence qui est celle des
prolétaires, en tant que classe, devant toutes les formes de la culture du spectacle » (IS, 4/4).
Le spectacle, ainsi compris, « est plus éloigné que jamais de la réalité sociale » (IS, 8/15).
Dans un sens plus figuré, au contraire, la notion de spectacle désigne avant tout le capitalisme
occidental, puis toute société existante et finalement les sociétés du passé, puisque « tout
pouvoir séparé a donc été spectaculaire » (SdS § 25)ccv.
Mais en outre, bien qu’il ait affirmé que le camp des dirigeants n’est pas vraiment
monolithique (IS, 8/13), Debord n’a pas trop approfondi les articulations et les contradictions
internes du spectacle, définies autrefois par « contradictions secondaires ». Si la stratégie
léniniste d’utiliser les antagonismes du camp adverse pour l’affaiblir a été à l’origine de la
pratique consistant à nouer partout allégrement des alliances, il n’en reste pas moins vrai que
la recherche d’un simple affrontement de la part la plus faible des forces en présence est
contraire à toutes les lois de la stratégie et rend quasiment impossible toute issue victorieuse.
Selon certains, dans les Commentaires, un sombre pessimisme a remplacé l’optimisme
précédent. Il semble que toutes les oppositions au spectacle y sont montées par le spectacle
lui-même et qu’il n’existe plus l’ombre d’une force révolutionnaire. Mais à bien les lire ccvi,
Debord n’y annonce pas du tout la victoire finale du spectacle. Il parle beaucoup de l’activité
des services secrets, sans pour autant prétendre qu’ils soient en mesure de dominer le monde.
Au contraire, il constate que la société du spectacle a perdu toute capacité à se gouverner
stratégiquement et se limite à camper sur les positions de sa « fragile perfection ». Autrement
dit : quand la forme-marchandise, avec le « spectaculaire intégré », a complété son occupation
de la société, la possibilité même de gérer les lois folles de l’économie est réduite à la vaine
gesticulation de mille obscurs comploteurs. L’affirmation de Debord, si contestée, selon
laquelle il n’y aurait plus aucune opposition parce que tout le monde serait maintenant dans le
système, exprime le fait que se sont définitivement épuisées les oppositions immanentes, tels
le classique mouvement ouvrier ou les « mouvements de libération » du tiers-monde. Seule la
fantaisie avait pu leur attribuer une fonction transcendante, alors qu’en vérité ces oppositions
combattaient les stades imparfaits du capitalisme, où de larges secteurs étaient exclus des
formes de socialisation capitaliste. Quand le système de la marchandise en tant que tel entre
en crise, le rôle des oppositions immanentes cesse. Le problème est plutôt que cette prise de
conscience se présente chez Debord sous l’aspect inadéquat d’une critique de la
« manipulation » et que pour lui cela semble signifier la fin de toute opposition, plutôt que le
début d’une opposition réelle. Il ne doute pas du tout de la crise du capitalisme et il en repère
la cause moins dans l’insatisfaction qu’elle crée que dans sa dynamique propre. Dans son
dernier texte, il parle de « la dissolution patente de l’ensemble du système » et assure que
« plus rien ne marche, et plus rien n’est cruccvii ».
Nous assistons effectivement à une crise de la forme-valeur elle-même et non pas
seulement de ses aspects secondaires. En font partie : la crise écologique ; l’impossibilité, à
l’époque de la mondialisation, pour la « politique » et les États nationaux de continuer à
fonctionner comme instances régulatrices ; la crise du sujet constitué par la valeur,
particulièrement visible dans la crise des rapports entre les sexes. Mais ce qui produit les
effets les plus tangibles est l’épuisement de la « société du travail ». Seule une mince part de
travail est encore nécessaire pour faire aller de l’avant la production ; néanmoins, pour
pouvoir œuvrer dans des conditions suffisamment rentables, il faut de très forts
investissements en capital fixe, qui ne sont possibles que dans les pays les plus avancés et
dans les secteurs de pointe. Et puisque la mondialisation effective, non seulement des
102

échanges, mais aussi de la production, contraint le monde entier à s’aligner sur les niveaux de
productivité des centres les plus évolués, une grande partie du monde est d’ores et déjà
perdante dans cette compétition. Les capacités productives de ces pays, bien qu’en mesure de
créer des biens d’usage, ne parviennent plus à employer le travail vivant de façon à produire
de la valeur sur le marché mondial, et sont par conséquent démantelées. Ces pays et ces
secteurs restent coupés des circuits globaux de la valeur, mais exercent une pression
menaçante sur les rares vainqueurs, provoquant d’interminables guerres, mafias, et trafics
ignobles des quelques matières commercialisables encore en leur possession. Debord fait
partie des rares personnes qui ont compris que l’écroulement des pays de l’Est ne signifie pas
le triomphe de la version occidentale de la société, mais constitue au contraire un stade
ultérieur de la faillite globale de la société de la marchandise. Les régimes d’économie
planifiée n’en étaient qu’une variante adaptée aux pays arriérés, et leur fonction s’est éteinte
avec l’institution des industries de baseccviii. Mais Debord n’en saisit pas très bien les causes
lorsqu’il écrit encore en 1992, dans la préface à l’édition Gallimard de La Société du
Spectacle, que le problème central pour le capitalisme est, et continuera d’être, « comment
faire travailler les pauvres ». En vérité, le problème majeur aujourd’hui pour le capital est de
savoir ce qu’il doit faire de l’immense majorité de l’humanité dont il n’a plus besoin en tant
que travail vivant, étant donné le degré d’automatisation de la productionccix.

Les deux sources et les deux aspects de la théorie de Debord

La réelle nouveauté dans la théorie de Debord tient en grande partie à sa référence au rôle
fondamental de l’échange et du principe d’équivalence dans la société contemporaine. C’était
d’ailleurs l’un des points capitaux des jeunes lettristes, comme en témoigne le nom de leur
revue. Ceux-ci n’expliquent pas le choix du nom lorsqu’ils publient le premier bulletin
envoyé gratuitementccx. Mais le seul numéro d’une « nouvelle série » de Potlatch, conçu
comme organe interne de l’I.S. (1959), est présenté par Debord avec une référence explicite
au potlatch des Indiens et l’annonce que « les biens non vendables qu’un tel bulletin gratuit
peut distribuer, ce sont des désirs et des problèmes inédits ; et seul leur approfondissement par
d’autres peut constituer un cadeau en retour » (Potl., 283). Il faut rappeler que le potlatch est
une pratique de certaines tribus du Canada, qui survivait encore au début du XXe siècle et que
l’on peut d’ailleurs trouver sous une forme similaire dans d’autres cultures. Il s’agit d’affirmer
le prestige d’une personne ou d’un groupe par un don offert au rival. Celui-ci répond par un
don plus grand, s’il ne veut pas reconnaître la suprématie du donateur, lequel essaiera de
répondre par un cadeau encore plus important, et ainsi de suite, parfois jusqu’à la destruction
ostentatoire de ses propres richesses. Plutôt que sur l’équivalence, le potlatch est basé sur le
gaspillage de ses ressources qui sont prodiguées sans la certitude, voire même avec le secret
désir de ne pas en recevoir en retour une valeur équivalente. M. Mauss a introduit ce concept
en ethnologie (Essai sur le don, 1924), mais c’est surtout grâce à La Part maudite (1949) de
G. Bataille que la notion de potlatch est entrée dans la réflexion française et y a acquis la
valeur d’une sorte d’alternative à l’économie d’échange.
Élaborer une théorie critique autour de la catégorie de l’échange, ainsi que l’a fait Debord,
et d’une autre façon l’École de Francfort, constituait un progrès important par rapport au
marxisme du mouvement ouvrier, pour lequel seul comptait cet échange « déséquilibré »
qu’est le commerce de la force de travail. Aux yeux de ces « marxistes », donner à l’échange
la place centrale équivaut à consacrer une attention primordiale à la sphère sociale et aux
rapports intersubjectifs, au détriment de toute considération pour la relation entre l’homme et
la nature, c’est-à-dire pour l’objectivité à laquelle conduirait l’analyse de la production.
103

Quand Lukács en 1967 dresse la liste des erreurs d’Histoire et conscience de classe, il fait
quelques observations qu’il aurait assurément appliquées aussi à son tardif rejeton, La Société
du Spectacle. Selon lui, Histoire et conscience de classe participait de la « tendance à
interpréter le marxisme exclusivement en tant que théorie de la société, comme philosophie
du social, et à ignorer ou à repousser sa position par rapport à la nature. […] Dans plusieurs
passages on affirme que la nature est une catégorie sociale […] [et que] seule la connaissance
de la société et des hommes qui y vivent serait philosophiquement intéressante ». Il voit
précisément une conséquence de cette tendance « dans l’existentialisme français et son
entourage intellectuel » (HCC, 392 postface). À Histoire et conscience de classe et à la
« tendance » qui s’ensuivit, le philosophe hongrois reproche au même titre de ne pas analyser
le travail, mais seulement les « structures complexes » (HCC, 396 postface). Lukács affirme
que c’était toutefois contraire à ses intentions subjectives et qu’il avait voulu maintenir la
fondation économique de l’histoire : « Il y a certes un effort pour expliquer tous les
phénomènes idéologiques à partir de leur base économique, mais l’économie est appauvrie
puisque sa catégorie marxiste fondamentale, le travail comme médiateur de l’échange
organique entre la société et la nature, en est éliminée » (HCC, 393 postface). Cette incapacité
d’évaluer correctement le poids de l’objectivité matérielle est ensuite rattachée par Lukács à
son identification erronée de l’objectivation avec l’aliénation.
À partir de cette perspective, le concept de spectacle semble absolutiser ce que l’on peut
appeler la superstructure, la sphère de circulation, la sphère de la consommation, le social.
Debord a cependant repoussé la critique que lui adressait C. Lefortccxi qui « impute faussement
à Debord d’avoir dit que “la production de la fantasmagorie commande celle des
marchandises”, au lieu du contraire […] clairement énoncé dans La Société du Spectacle,
notamment dans le deuxième chapitre ; le spectacle n’étant défini que comme un moment du
développement de la production de la marchandise » (IS, 12/48). Bien sûr, la grande
importance accordée à la culture, c’est-à-dire à la superstructure, fait partie de l’analyse de
Debord. Dans les premières années, les situationnistes justifiaient leurs tentatives de parvenir
à une sorte d’« hégémonie » dans le monde de la culture par le fait que celle-ci est « le centre
de signification d’une société sans signification » (IS, 5/5). Dans un langage plus
sociologique, on pourrait dire qu’ils repèrent dans la culture le lieu où advient la « création de
consensus ». Dans leur définition, la « culture » recouvre un vaste champ, c’est-à-dire tout ce
qui dépasse la pure reproductionccxii. Plus tard, leur intérêt se déplace vers la critique de
l’idéologie ; et quand Debord définit le spectacle comme « idéologie matérialisée », il est clair
qu’ici l’idéologie est loin d’être conçue comme une simple « superstructure ».
Le concept de spectacle analyse comment le processus d’abstraction transforme aussi bien
la pensée que la production. C’est ainsi qu’un tel concept va précisément dans la direction
d’un dépassement de l’opposition dualiste entre « base » et « superstructure », entre
« apparence » et « essence », entre « être » et « conscience » dont se faisait fort un
« marxisme » qui n’avait pas compris que la valeur est un « fait social total » – comme dirait
M. Mauss – qui instaure lui-même la division en différentes sphères. Ce marxisme
sociologiste faisait ensuite passer pour de la « dialectique » ses dissertations sur les « rapports
réciproques » de ces sphères maintenues distinctes de manière rigide. Ne pas avoir accepté
cette distinction n’est donc pas une faille des situationnistes, mais au contraire un important
progrès théorique qui peut, à juste titre, se réclamer de Hegel et de Marx. De la même façon,
le refus de placer le travail à la base de leur théorie est loin d’être un défaut. Des conceptions
du travail, comme celle de Lukács en 1967 évoquée plus haut, transforment en une éternelle
nécessité ontologique ce qui est une caractéristique du capitalisme. Si le concept de travail est
compris comme « échange organique avec la nature », il est alors aussi vrai et aussi
conceptuellement inutile que l’affirmation disant que l’homme doit respirer. Entendu comme
modalité spécifique pour organiser cet échange, le travail est au contraire une donnée
104

historique potentiellement dépassée par le développement même du capitalisme.


L’« échange » d’unités de travail objectivées en marchandises serait superflu dans un mode de
production immédiatement socialisé. Le mode de production présent est déjà socialisé sur le
plan matériel, mais ne réussit pas à se libérer d’un système où l’individu ne participe au
produit commun qu’à travers sa part de travail individuel. Les situationnistes, avec leur
critique du travail, ne sont donc pas des bohèmes attardés, mais ont anticipé, à partir d’une
perspective marxiste, un phénomène tout à fait actuel.
De ce point de vue, les idées de Debord ont bénéficié du fait qu’elles sont parties de
considérations sur l’art. C’est une chose fréquente dans la tradition française ccxiii, qui privilégie
généralement l’aspect « social » par rapport à la « dure réalité » de l’économie. Mais là se
cache aussi une opposition tout à fait justifiée, quoique déformée, envers un « marxisme »
réduit à n’être que le garant de la modernisation économique. Si Debord et les situationnistes
ont été parmi les premiers à saisir en partie les nouvelles données créées par la fin du cycle
fordiste, cela dépend aussi de la fracture qu’ils représentent par rapport à presque toute la
critique sociale précédente. S’ils ont pu annoncer quelque chose de neuf dans ce domaine,
redécouvrant en même temps certains aspects ensevelis de la théorie marxienne, c’est
précisément parce qu’ils n’étaient pas issus du débat marxiste interne. Les situationnistes
avaient compris que les idées de Marx, elles aussi, devaient être soumises au détournement ;
elles devaient être retournées et insérées dans un nouveau contexte pour retrouver leur
validité. Si les situationnistes étaient prédisposés à opérer ce détournement, c’était parce
qu’ils sortaient de l’expérience de la décomposition des arts. La situation créée par la fin
– réelle ou présumée – de la poésie, ainsi que le désir de se forger une vie quotidienne
passionnante, était au centre de l’intérêt de Debord, bien avant qu’il ne réfléchisse à la théorie
marxiste. L’origine artistique de l’I.S. s’est révélée plus tard comme un grave obstacle,
lorsqu’il a fallu passer de la secte – elle-même conçue comme l’œuvre suprême d’un art sans
œuvres – à un mouvement de masse ; mais c’est justement cette origine qui permit à l’I.S. de
trouver le « passage au nord-ouest », en tout cas pour ce qui concerne la théorie marxiste.
Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, les différents marxismes ont
toujours évolué à l’intérieur de la socialisation créée par la valeur, se limitant à en demander
une organisation plus « juste ». L’abolition du travail abstrait, de l’argent, de l’État et de la
production comme une fin tautologique en soi était au mieux remise à un futur très lointain, et
seulement après avoir étendu à la société entière les formes sociales créées par la
marchandise. Même les marxismes hérétiques ne demandaient en substance qu’une gestion
plus radicale ou plus démocratique de ce processus. On peut par conséquent affirmer que ce
n’est que dans les avant-gardes artistiques et, sur un mode plus conscient, dans le surréalisme
– mais aussi dans la tradition utopiste française, comme chez Fourier – qu’on décèle
l’exigence de libérer le concret, exprimée de façon peut-être ingénue, mais qui renvoyait déjà
au-delà de l’horizon de la société industrielle. C’est seulement là qu’on trouve les rudiments
d’une pensée dépassant les catégories créées par la forme-marchandise. Cet héritage permit
précisément à Debord d’arriver à un seuil que n’avaient pu atteindre Arguments ou Socialisme
ou Barbarie. Leurs tentatives pour rajeunir le marxisme ne partaient pas de Marx lui-même, et
ne comprenaient donc pas que l’économicisme qu’ils combattaient pouvait être critiqué de la
façon la plus efficace par le recours à la « critique de l’économie politique » marxienne. Au
contraire, ils tentaient de suppléer aux défauts du « marxisme », pris en bloc, par
l’introduction d’éléments empruntés ailleurs. Socialisme ou Barbarie, malgré tous ses mérites
dans la critique de l’Union soviétique, d’une part restait attachée à un très banal marxisme
sociologiste, très éloigné d’une critique de la forme-valeur ou du fétichisme, et d’autre part
assimilait d’une façon non critique diverses autres disciplines, telles l’anthropologie et la
psychologie. Cette combinaison purement extérieure d’éléments en soi indiscutés aboutissait
105

naturellement à des résultats peu satisfaisants ; les Morin et les Castoriadis ont complètement
tourné le dos, après quelques années, à toute critique d’inspiration marxienne.
Debord fait donc partie des rares personnes en mesure de porter la critique sociale au-delà
des diverses variantes du marxisme du mouvement ouvrier, qui en 1968 a connu encore un
faux été de la Saint-Martin, avant que le processus de modernisation ne s’achève pour se
transformer en catastrophe. Il n’était pas facile de comprendre que presque toutes les
oppositions au capitalisme ont visé seulement ce qui était encore extérieur à la pure forme-
valeur, et qu’il était par conséquent inutile de persister dans cette voie. Un tel renversement de
perspective avait été perçu d’abord dans le domaine des artsccxiv.
L’art avant-gardiste et formaliste, entre 1850 et 1930, était surtout un processus de
destruction des formes traditionnelles, bien plus qu’une élaboration de formes nouvelles. Ce
processus avait une fonction éminemment critique, liée à la phase historique dans laquelle
s’imposait l’organisation sociale basée sur la valeur marchande. Le rapport de l’art moderne
et du développement de la logique de la valeur d’échange était ambigu à plus d’un égard.
D’un côté, l’art moderne a enregistré négativement la dissolution des formes de vie des
communautés traditionnelles et de leurs modes de communication. Le choc par
l’« incompréhensibilité » se proposait de rendre évidente cette disparition. Déjà bien avant les
avant-gardes au sens strict, la nostalgie d’une « authenticité » perdue du vécu était devenue
l’un des thèmes centraux de l’art, comme chez Flaubert. D’autre part, l’art a vu dans cette
dissolution une libération de nouvelles potentialités et un accès à des horizons inexplorés de la
vie et de l’expérience. Il s’est enthousiasmé pour un processus qui consistait de facto dans la
décomposition des formations sociales prébourgeoises et dans l’affranchissement de
l’individualité abstraite des contraintes prémodernes. Cependant, l’art concevait ces
contraintes non seulement en termes d’exploitation et d’oppression politique – comme c’était
le cas du mouvement ouvrier – mais également sous l’angle de la famille, de la morale, de la
vie quotidienne et aussi des structures de la perception et de la pensée. L’art, tout comme le
mouvement ouvrier, ne savait pas reconnaître dans ce processus de dissolution le triomphe de
la monade abstraite de l’argent. Il pensaitccxv pouvoir y reconnaître le début d’une
désagrégation générale de la société bourgeoise, incluant l’État et l’argent, au lieu d’y voir
une victoire des formes capitalistes les plus développées – telles que l’État et l’argent – sur les
restes précapitalistes. C’est ainsi que l’art moderne a tracé involontairement la voie au
triomphe intégral de la subjectivité structurée par la valeur sur les formes prébourgeoises.
L’art moderne s’attendait à ce que le bouleversement des modes de production, opéré par
l’évolution capitaliste, ait pour conséquence logique de provoquer le renversement des
superstructures traditionnelles, depuis la morale sexuelle jusqu’à l’aspect des villes. Il accusait
la « bourgeoisie » de s’y opposer dans le but de conserver son pouvoir. Mais les artistes se
trompaient lorsqu’ils pensaient qu’il fallait simplement revendiquer ce renversement. « La
destruction fut ma Béatrice » de Mallarmé s’est réalisé très différemment de ce que le poète
avait pu s’imaginer. C’est la société capitaliste elle-même qui a tout mis sens dessus dessous.
On a effectivement pu assister à l’ouverture de voies nouvelles et à l’abandon des modes
traditionnels, non pas pour délivrer la vie des individus de liens archaïques et étouffants, mais
plutôt pour abattre tous les obstacles à la transformation totale du monde en marchandise.
L’abandon aux pulsions inconscientes, le mépris de la logique, les surprises continuelles, les
combinaisons arbitraires et fantasques ont été réalisés par le progrès de la machine
économico-étatique – d’une façon toutefois différente de ce qu’attendaient les surréalistes. La
décomposition des formes artistiques devient alors complètement isomorphe à l’état réel du
monde et ne peut plus exercer une action de choc. Le manque de sens et l’aphasie,
l’incompréhensibilité et l’irrationalisme ne peuvent sembler qu’une partie intégrante et
indistincte du monde environnant et deviennent alors une apologie et non une critique.
106

Ce sont les représentants de la partie la plus consciente des avant-gardes qui, les premiers,
ont reconnu que la poursuite de leur travail critique exigeait une révision. En 1948, André
Breton, à qui l’on demande si les surréalistes en 1925 ne seraient pas allés jusqu’à saluer la
bombe atomique dans leur désir de troubler la paix bourgeoise, répond : « Dans La Lampe
dans l’horloge […] vous verrez que c’est sans embarras que je m’explique sur cette variation
capitale : l’aspiration lyrique à la fin du monde et sa rétractation, celle-ci en rapport avec de
nouvelles donnéesccxvi. » En 1951, Breton exprime en quelques mots efficaces le grand
changement qui s’est produit en moins de trois décennies et qui, ajoutons-nous, n’a cessé
depuis lors de s’élargir infiniment : « En France, par exemple, l’esprit était alors menacé de
figement alors qu’aujourd’hui il est menacé de dissolutionccxvii. »
Les situationnistes étaient les successeurs de cette autocritique des avant-gardes. L’
« irrationalisme » déclaré de nombre d’entre elles constituait une protestation contre
l’emprisonnement, dans les limites d’une « rationalité » étroite et douteuse, des potentialités
humaines, préfigurées dans l’imaginaire et dans l’inconscient. Il est tout à fait caractéristique
du développement de ce siècle que la critique du mode de vie de la société capitaliste ait été
inaugurée par les surréalistes comme une critique du rationalisme excessif, tandis que les
successeurs de cette critique ont dû constater que même le rationalisme mesquin du
XIXe siècle, tant persiflé par les surréalistes, ferait aujourd’hui figure de sagesse en
comparaison de l’irrationalité galopante du spectacle. Ce que Debord reproche aux
surréalistes c’est précisément leur irrationalisme, désormais utile à la société en place, et il
insiste sur la nécessité de « rationaliser davantage le monde, première condition pour le
passionner » (Rapp., 691-692 ; Œuvres, 313). Si les surréalistes ont présenté en 1932 leurs
« Recherches expérimentales sur certaines possibilités d’embellissements irrationnels d’une
ville », Potlatch a présenté en 1956 un amusant « Projet d’embellissements rationnels de la
ville de Paris » (Potl., 203-207). Du surréalisme, les situationnistes refusaient justement la
conception idéaliste de l’histoire qui n’y voit que la lutte entre l’irrationnel et la tyrannie du
logico-rationnel (IS, 2/33). De la même façon, les situationnistes n’aimaient pas le désordre
comme fin en soi : selon Debord, « la victoire sera pour ceux qui auront su faire le désordre
sans l’aimer » (IS, 1/21).
On peut faire des considérations semblables sur la culture humaniste et sur le rapport avec
le passé. Les situationnistes ont toujours méprisé l’humanisme des belles âmes, qui au bout du
compte ne demandent rien d’autre qu’une petite place dans le spectacle ; ils soutenaient qu’il
est inutile d’opposer les méchants mass media à la bonne « grande culture » ou à la vraie
satisfaction artistique (IS, 7/21) qui, en réalité, ne sont pas moins aliénées. Au début, les
situationnistes affirmaient que « les artistes libres et la police » sont en concurrence pour le
contrôle des nouvelles techniques de conditionnement des hommes, tandis que « c’est toute la
conception humaniste, artistique, juridique, de la personnalité inviolable, inaltérable, qui est
condamnée. Nous la voyons s’en aller sans déplaisir » (IS, 1/8).
Mais sur l’appréciation des œuvres du passé, Debord a changé d’avis. En 1955, selon le
compte rendu d’une réunion lettriste consacrée aux « embellissements rationnels de la ville de
Paris » déjà évoqués, il se « déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de
toutes confessions » ; avec les autres lettristes, il s’accorde « à repousser l’objection
esthétique, à faire taire les admirateurs du portail de Chartres. La beauté, quand elle n’est pas
une promesse de bonheur, doit être détruite » (Potl., 204). Après bien des années, il trouve au
contraire que la chose la plus stupéfiante aujourd’hui serait de voir « resurgir un Donatello »
(OCC, 225 ; Œuvres, 1359), que les restaurations « à l’américaine » de la chapelle Sixtine ou
de Versailles sont un crime (Com., 72 ; Œuvres, 1623), et que certains édifices anciens sont,
au même titre que quelques livres, tout ce qui n’a pas encore été transformé par l’industrie
moderne (Com., 23 ; Œuvres, 1598). À l’origine, les situationnistes voulaient être « les
partisans de l’oubli » (IS, 2/4) ; ils pouvaient difficilement prévoir que le spectacle lui-même
107

se ferait le porteur de l’oubli de tout passé historique et de la destruction de toutes les


« vieilleries » faisant obstacle à son progrès, sans que cela facilite le moins du monde le projet
révolutionnaire. Le passé, imparfait et parfois exécrable, devient alors un moindre mal et
mérite souvent d’être défendu. Debord écrit en 1989 : « Quand “être absolument moderne” est
devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout,
c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste » (Pan., 83 ; Œuvres, 1684)ccxviii. Ce qui,
dans le passé, se croyait une contestation radicale de la société bourgeoise, n’a servi en réalité
qu’à débarrasser ce qui déjà était caduc et de toute façon destiné à être balayé par le triomphe
de la marchandise. Debord y fait une allusion dans Guy Debord, son art, son temps, en
rapprochant la révolte dadaïste – c’est-à-dire un des moments auxquels les situationnistes se
sont le plus constamment référés – de ce qui peut exister de plus méprisablement moderne, et
qu’il qualifie de « dadaïsme d’État », à savoir les colonnes à rayures de D. Buren au Palais-
Royal, puis en comparant ces dernières aux « codes à barres » des marchandises
contemporaines. En effet, les dadaïstes, comme d’autres mouvements iconoclastes, étaient
involontairement les précurseurs des urbanistes modernes. Ce que ces derniers ne peuvent
détruire, ils doivent au moins le transformer de façon à lui ôter toute épaisseur historique, et
donc tout souvenir d’un passé différent du spectacle. En combinant la cour du Louvre ou le
Palais-Royal avec un élément architectural qui n’a rien à voir, on réduit ces édifices au rang
de simples coulisses de théâtre qui paraissent aussi factices que le reste.
Pendant longtemps, la tâche de la critique sociale fut de combattre le « vieux », des centres
historiques jusqu’aux philosophies classiques, de la famille aux métiers traditionnels. Une
première observation que l’on doit faire à ce propos, c’est que le pouvoir s’approprie nombre
d’innovations proposées ou concrétisées par ses contestataires. La pratique du détournement,
telle qu’elle fut définie par les situationnistes, est restée un épiphénomène au regard de ce
gigantesque détournement qui a été appliqué à toutes les tendances révolutionnaires du siècle.
Les situationnistes le savaient : « Le pouvoir ne crée rien, il récupère » (IS, 10/54). Mais on
ne peut parler de détournement qu’en se référant aux intentions subjectives des contestataires.
Le contenu objectif de leurs actions allait généralement de pair avec la tendance profonde du
développement de la société marchande. On peut citer un exemple où les situationnistes furent
de véritables pionniers : le mépris de l’éthique du travail et le fait de considérer le travail
comme une pure source de gain, encore nécessaire momentanément. Aujourd’hui, ce point de
vue est admis par presque tout le monde, sans que cela ne dérange en quoi que ce soit la
« société du travail ». Au contraire, l’organisation spectaculaire a su tirer profit de la
dissolution de toutes les formes d’associations professionnelles, de la perte des compétences
spécifiques et de l’absence généralisée d’identification avec son propre métier, qui renforcent
la disparition de tout aspect qualitatif et favorisent tous les forfaits. Debord lui-même observe
dans les Commentaires : « On s’égarerait en pensant à ce que furent naguère des magistrats,
des médecins, des historiens, et aux obligations impératives qu’ils se reconnaissaient, souvent,
dans les limites de leurs compétences » (Corn., 35 ; Œuvres, 1604), tandis qu’aujourd’hui
s’est déchaînée « une fin parodique de la division du travail » (Com., 24 ; Œuvres, 1599). Une
autre anticipation situationniste, qui en fin de compte s’est révélée en concordance avec
l’évolution de ces dernières décennies, consistait à critiquer comme « aliénante » ou
« spectaculaire » toute activité n’ayant pas pour but la satisfaction immédiate de ses propres
besoins ou de ses désirs. Pour autant que fut justifiée dans les années 1960 la dérision du
militant politique qui oublie sa misère en s’identifiant à des événements lointains ou à des
actions de chefs politiques, elle n’est qu’une anticipation de l’homme contemporain qui refuse
d’entendre parler de guerres et de désastres qui « ne le regardent pas ». À l’évidence, de tels
effets n’étaient pas prévus, ni même prévisibles.
En conclusion on peut dire que beaucoup parmi les aspects les plus forts de la théorie de
Debord s’inscrivent dans la ligne de la continuité et de l’autocritique de la philosophie des
108

Lumières, c’est-à-dire de la « dialectique des Lumièresccxix ». Nous entendons la « philosophie


des Lumières » au sens qu’en donnèrent Adorno et Horkheimer : « De tout temps,
l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes
de la peur et de les rendre souverains ccxx. » La philosophie des Lumières s’était toujours
employée à révéler que les forces dominant la société sont d’origine humaine, ou bien qu’il
est de toute façon possible de les soumettre à un contrôle rationnel de la part de l’homme.
Longtemps la religion fut sa cible principale, et Debord considère le spectacle comme
l’héritier de la religion (SdS § 20, IS, 9/4) : ils constituent tous deux une contemplation par
l’humanité de ses propres forces séparées. Ce n’est pas un hasard si des formes de
« fétichisme » sont présentes dans la religion tout comme dans la production moderne.
Debord compare de même l’art à la religion. Le développement matériel a désormais ôté la
légitimité à toutes les formes qui auparavant ont été la cause et l’effet d’une impossibilité à
réaliser directement les désirs, tandis que par la suite « la construction des situations
remplacera le théâtre seulement dans le sens où la construction réelle de la vie a remplacé
toujours plus la religion » (IS, 1/12). Le programme visant à abolir tout ce qui est séparé de
l’individu – l’économie, l’État, la religion, les œuvres d’art –, afin que celui-ci puisse accéder
directement à la construction de sa vie quotidienne, est sans aucun doute un programme qui
poursuit l’œuvre de démystification entreprise par Marx et Freud. Selon la définition de Kant,
l’Aufklärung est « la sortie pour l’homme de son état de minorité » ; d’après Debord, le
spectacle maintient les hommes dans un état d’infantilisme, en conditionnant le « besoin
d’imitation qu’éprouve le consommateur » (SdS § 219), tandis qu’ « il n’y a nulle part d’accès
à l’âge adulte » (OCC, 45 ; Œuvres, 543).
La théorie de Debord est une critique aussi bien de la philosophie des Lumières incomplète
que des renversements de cette philosophie. Adorno et Horkheimer ont analysé comment
l’Aufklärung retombe dans le mythe et se transforme en une nouvelle domination quand sa
rationalité s’autonomise et devient fétichisme de la quantité. Le spectacle décrit par Debord,
produit de la rationalisation capitaliste, est également un nouveau mythe et une nouvelle
religion issus d’une philosophie des Lumières irréfléchie. Il est la séparation des forces
humaines du projet conscient global, conduisant à ce que La Dialectique de la Raison décrit
ainsi : « Les hommes attendent que ce monde sans issue soit mis à feu par une totalité qu’ils
constituent eux-mêmes et sur laquelle ils ne peuvent rienccxxi. »
L’actualité des concepts de Debord ne consiste plus dans le projet de généraliser une
culture du jeu que le progrès aurait rendue possible, mais dans le fait d’avoir donné un
nouveau fondement à l’observation du jeune Marx selon laquelle l’économie politique est « le
reniement achevé de l’homme » (Com., 58 ; Œuvres, 1616). Il en ressort au moins un
avantage pour le projet de libération : pour la première fois, celui-ci peut mobiliser à son
profit l’instinct de conservationccxxii. Dans son film de 1961, Debord observe que « la question
n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement ; mais toujours d’une
manière qui leur échappe » (OCC, 45 ; Œuvres, 543). Les conséquences d’une société
organisée de cette façon sont devenues évidentes aux yeux de tous. Une nouvelle théorie
critique, dont ces temps ont un si urgent besoin, et la praxis qui doit s’ensuivre, sauront
reconnaître à sa juste valeur la contribution de Debord.
Notes de la troisième partie
109

Bibliographie de Guy Debord

Presque tous les écrits de Debord se trouvent maintenant en Œuvres, Gallimard, collection
Quarto, Paris 2006.

1952-1957

« Prolégomènes à tout cinéma futur », suivi d’un premier scénario du film Hurlements en
faveur de Sade, in Ion, Paris, 1952.
Courts articles dans les numéros 1-4 de la revue Internationale lettriste, Paris 1952-1954
Articles dans les numéros 1-29 de la revue Potlatch, Paris, 19541957 ; réédition intégrale
de la revue avec une préface de Debord, Gérard Lebovici, Paris, 1985, puis avec le titre Guy
Debord présente Potlatch (1954-1957), Gallimard, collection Folio, Paris, 1996 ; aussi chez
Allia, Paris, 1998.
Articles dans les numéros 6 (« Introduction à une critique de la géographie urbaine »,
1955), 7 (autre scénario de Hurlements, avec une préface intitulée « Grande fête de nuit »,
1955), 8 (« Mode d’emploi du détournement », avec Gil J. Wolman, 1956) et 9 (« Théorie de
la dérive », 1956) de la revue Les Lèvres nues, Bruxelles ; le dernier article est également paru
(mais sans les deux appendices) in Internationale situationniste, 2/19-23. Réédition intégrale
de Les Lèvres nues chez Plasma, Paris, 1978, et Allia, Paris, 1995.
Guide psychogéographique de Paris – Discours sur les passions de l’amour, édité par Le
Bauhaus Imaginiste, Copenhague, 1957.
The Naked city, illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographie,
1957, in Asger Jorn, Pour la forme, édité par l’Internationale situationniste, Paris, 1958 
[Pour les deux derniers titres, il s’agit de plans perspectives de Paris dans lesquels les
flèches indiquent des parcours psycho-géographiques.]
Fin de Copenhague (avec Asger Jorn), édité par Le Bauhaus Imaginiste, Copenhague
1957, réédité chez Allia, Paris, 1986 [ouvrage de collage].
Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de
l’action de la tendance situationniste internationale, sans éditeur, Paris, 1957. Reproduit
comme annexe in Internationale situationniste, Arthème Fayard, Paris, 1997, pp. 689-701 et
séparément chez Mille et une nuits, Paris, 2000.
Remarques sur le concept d’art expérimental, document interne de l’I.S., 1957
110

1958-1972

Articles dans les numéros 1-12 de la revue Internationale situationniste, Paris, 1958-1972.


Réédition intégrale chez Van Gennep, Amsterdam, 1970, chez Champ Libre, Paris, 1975, et
chez Arthème Fayard, Paris, 1997. Signalons les traductions intégrales allemande (1976-77)
et italienne (1994), ainsi qu’une large anthologie anglaise (1981). Outre les huit articles signés
par Debord, de nombreux autres, anonymes, lui sont attribuables.
« 10 ans d’art expérimental : Jorn et son rôle dans l’invention théorique », publié en
hollandais dans Museum Joumaal, vol. IV, n. 4, Otterlo, octobre 1958.
Éditorial in Potlatch, nouvelle série, n° 1, 1959.
Mémoires (avec Asger Jorn), édité par l’Internationale situationniste, Copenhague, 1959.
Réédition chez Les Belles Lettres, Paris, 1994 [ouvrage de collage].
Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire (avec
P. Canjuers [i.e. Daniel Blanchard]), Paris, 1960.
« Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique et dans l’art » in
Destruktion af RSG-6 : En kollectiv manifestation af Situationistik Internationale, Galeria
EXI, Odense (Danemark), pp. 15-18.
Contre le cinéma, publié par l’Institut scandinave de vandalisme comparé, Aarhus
(Danemark), 1964. Contient les scénarios et les notes techniques des trois premiers films de
Debord. Préface d’Asger Jorn.
Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, brochure à l’origine publiée
en anglais, Paris, 1965. Reproduit in Internationale situationniste, 10/3-11. Réédition aux
Belles-Lettres, Paris, 1993.
Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine, brochure, Paris, 1966. Reproduit in
Internationale situationniste, 11/3-12.
La Société du Spectacle, Buchet-Chastel, Paris, 1967. Nouvelle édition chez Champ Libre,
Paris, 1971. (À partir de 1984, la maison d’édition Champ Libre s’appelle Éditions Gérard
Lebovici ; ce nom apparaît aussi dans les réimpressions d’œuvres publiées précédemment.)
Puis chez Gallimard, Paris, 1992 ; collection Folio, 1996. Signalons les éditions en Italie
(1968, 1979), aux USA (1970, 1994), au Danemark (1972), au Portugal (1972), en Allemagne
fédérale (1973), en Argentine (1974), en Hollande (1976), en Espagne (1977), en Grèce
(1972, 1985), au Japon (1993), en Égypte (1993), au Brésil (1997) et en Turquie.
La Véritable Scission dans l’Internationale – Circulaire publique de l’Internationale
situationniste (avec Gianfranco Sanguinetti), Champ Libre, Paris, 1972, puis Arthème Fayard,
Paris, 1998, avec des annexes.

Après 1972

« Sur l’architecture sauvage », préface (datée de septembre 1972) à : Asger Jorn, Le Jardin
d’Albisola, Pozzi, Turin, 1974.
Œuvres cinématographiques complètes, Champ Libre, Paris, 1978, puis Gallimard, Paris,
1994.
Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle », Champ Libre,
Paris, 1979, puis in Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992.
Postface à la traduction de J. Manrique (voir ci-dessous).
111

« Aux libertaires », préface à : Coordination des groupes autonomes d’Espagne, Appels de
la prison de Ségovie, Champ Libre, Paris, 1980. Appel en faveur des libertaires détenus dans
la prison de Ségovie.
Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Gérard Lebovici, Paris, 1985, puis
Gallimard, Paris, 1993.
Préface à Potlatch 1954-1957, Gérard Lebovici, Paris, 1985, puis in Guy Debord présente
Potlatch (1954-1957), Gallimard, collection Folio, Paris, 1996.
Le « jeu de la guerre », relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une
partie (avec Alice Becker-Ho), Gérard Lebovici, Paris, 1987, ensuite Gallimard 2006.
Commentaires sur la société du spectacle, Gérard Lebovici, Paris, 1988, puis Gallimard,
Paris, 1992 ; collection Folio, 1996.
Panégyrique. Tome premier, Gérard Lebovici, Paris, 1989, puis Gallimard, Paris, 1993.
« Les thèses de Hambourg en septembre 1961 (Note pour servir à l’histoire de
l’Internationale situationniste) », écrite en 1989, publiée comme annexe dans l’édition Fayard
d’Internationale situationniste.
In girum imus nocte et consumimur igni, édition critique, Gérard Lebovici, Paris, 1990 ;
puis Gallimard, 1999. Réédition du scénario du film homonyme, avec l’indication de l’origine
des citations.
Préface à la troisième édition de La Société du Spectacle, Gallimard, Paris, 1992 ;
collection Folio, 1996.
Préface à la nouvelle édition de Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici,
Gallimard, 1993 ; collection Folio, 1996.
« Cette mauvaise réputation… », Gallimard, Paris, 1993 ; collection Folio, 1998.
Préface à Mémoires, Les Belles Lettres, Paris, 1993.
Des contrats, Le Temps qu’il fait, Cognac, 1995. Il s’agit de trois contrats pour ses films,
entre 1973 et 1984, d’une préface et d’une lettre écrite quelques jours avant sa mort.
Panégyrique. Tome second, Arthème Fayard, Paris, 1997. Contient surtout des
photographies, mais aussi des citations et un « avis ». En appendice une note « Sur les
difficultés de la traduction de Panégyrique ».

Traductions effectuées par Debord

de l’italien : Gianfranco Sanguinetti (Censor), Véridique rapport sur les dernières chances
de sauver le capitalisme en Italie, Champ Libre, Paris, 1976.
du castillan : Jorge Manrique, Stances sur la mort de son père. Champ Libre, Paris, 1980,
avec une postface de Debord, ensuite Le Temps qu’il fait, Cognac, 1996.

On peut attribuer à Debord certaines des notes éditoriales et des présentations des ouvrages
de Champ Libre.
Certains documents internes de l’I.S., signés par Debord, sont reproduits in Pascal
Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68, Gérard Lebovici, Paris, 1990 ; deux dans l’édition
Fayard d’Internationale situationniste, un dans l’édition Fayard de La Véritable Scission.

Correspondance de Debord

Ses lettres (sans les lettres de ses correspondants, mais avec des notes) se trouvent dans les
huit volumes publiés entre 1999 et 2010 par les éditions Arthème Fayard.
112

Les lettres que Debord a échangées entre 1949 et 1953 avec Hervé Falcou et ensuite avec
Ivan Chtcheglov sont reproduites en facsimile dans Le Marquis de Sade a des yeux de fille,
Arthème Fayard 2004.
Certaines des lettres de, et adressées à Debord, conservées à l’Institut international
d’histoire sociale d’Amsterdam, se trouvent dans deux recueils polycopiés : Débat
d’orientation de l’ex-Internationale situationniste 1969-1970, Centre de recherche sur la
question sociale, Paris, 1974, et Chronique des secrets publics, édition établie par Jeanne
Charles et Daniel Denevert, Centre de recherche sur la question sociale, Paris, 1975.
Partiellement reproduites in Dumontier, op. cit.
On trouve également des lettres de, et adressées à Debord in Champ Libre,
Correspondance, vol. I, 1978, vol. II, 1981, Champ Libre, Paris.
Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Le fin mot de l’histoire, Paris,
1998, est une publication abusive de nombreuses lettres de Debord à Martos et à d’autres
personnes écrites dans les années 1980, et de quelques documents. L’héritière de Debord en a
obtenu le séquestre judiciaire.

Archives

Ses archives acquises en 2011 par la Bibliothèque nationale de France ont été
reproduites en petite partie (notamment des fiches de lecture et des travaux préparatoires de
ses livres et films) dans le catalogue établi par Emmanuel Guy et Laurence Le Bras: Guy
Debord: un Art de la Guerre (Gallimard / Bibliothèque Nationale de France, 2013) et dans
Emmanuel Guy et Laurence Le Bras (coordonné par), Lire Debord, L'Echappée, Paris 2016.
Une édition complète des fiches en plusieurs volumes est en train d’être réalisée par les
éditions L’Echappée ; jusqu’ici ont paru « Stratégie » (2018) et « Poésie » (2019).

Filmographie de Guy Debord

Hurlements en faveur de Sade, Paris, 1952, 90 minutes.


Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, Paris,
1959 (Dansk-Fransk Experimentalfilmskom-pagni), 20 minutes.
Critique de la séparation, Paris, 1961 (Dansk-Fransk Experimentalfilmskompagni),
20 minutes.
La Société du Spectacle, Paris, 1973 (Simar Films), 80 minutes.
Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur
le film « La Société du Spectacle », Paris, 1975 (Simar Films), 30 minutes.
In girum imus nocte et consumimur igni, Paris, 1978 (Simar Films), 80 minutes.
Guy Debord, son art, son temps, 1995 (Canal +). Avec Brigitte Comand, 60 minutes.

Tous les films sont disponibles dans un coffret de 3 DVD (Gaumont, 2005).

Sous le titre Enregistrements magnétiques (1952-1961), Gallimard a publié en 2010 un


double CD avec la transcription des 5 enregistrements et conférences de Debord.
113

Bibliographie critique

La bibliographie la plus complète se trouve in Sanders, arrêtée à l’année 1985, in Ford,


mais limitée à la période 1972-1992 et centrée sur les publications en langue anglaise et in
Chollet. Une brève bibliographie raisonnée, arrêtée à l’année 1989, se trouve in Ohrt. In
Dumontier, on trouve également une bibliographie arrêtée à l’année 1989, et une liste de
tracts et des déclarations situationnistes de 1968. On trouve des bibliographies plus anciennes
in Bandini et in Raspaud et Voyer.

(Un paragraphe éliminé)

Poetry Must be Mode by All ! – Transform the World, sous la direction de Ronald Hunt.
Catalogue de l’exposition ayant eu lieu du 15.11 au 21.12.1969 au Moderna Museet de
Stockholm, puis à Düsseldorf. Les situationnistes sont insérés à la fin d’une série qui
commence avec les constructivistes russes et les surréalistes. Belle iconographie.

Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Le Seuil, Paris, 1971.


Cet ouvrage retrace l’histoire, de la fin de la guerre jusqu’en 1968, des groupes français de
l’extrême gauche qui réfutaient le déterminisme économiciste. Avec une objectivité de
sociologue et beaucoup de détails, Gombin accorde une grande place à Socialisme ou
Barbarie, tout en mettant l’accent sur la place centrale de l’I.S. dans la préparation de Mai 68.
Considéré par Debord comme le moins mauvais des livres publiés à cette époque sur l’I.S.
(VS, 36-37 ; Œuvres, 1103-1104).

Mario Perniola, « I situazionisti », in Agar-Agar, n° 4, Rome, 1972, nouvelle édition
Castelvecchi, Rome, 1999.
Une des rares tentatives d’analyse de l’I.S. du point de vue théorique, ainsi que de sa
critique sur son propre terrain. Perniola lui reproche de n’avoir pas su sortir de la subjectivité
artistique, dont elle a au contraire porté le côté « signifiant » à son paroxysme, et de n’être pas
allée assez loin dans la critique de l’économie, qu’elle confondrait avec l’« œuvre ». On peut
signaler de Perniola « Art et révolution », in Tempo présente, décembre 1966, ainsi que la
présentation d’un texte situationniste dans Fantazaria, 1966, articles où l’I.S. était présentée
au public italien en des termes approuvés par celle-ci. La première partie de L’alienazione
artistica, Mursia, Milan, 1971 (tr. fr. L’Aliénation artistique, Union générale des éditions,
Collection 10/18, Paris, 1977), est une élaboration originale de certaines idées situationnistes.
114

Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer, L’Internationale situationniste.


Protagonistes/Chronologie/Bibliographie (avec un index des noms insultés), Champ Libre,
Paris, 1972.
Contient de nombreuses informations utiles : une chronologie, une liste des membres de
l’I.S., une bibliographie, un index des noms cités dans Internationale situationniste et les
épithètes dont ils furent affublés (les auteurs soulignent que le chiffre réel des personnes
insultées se réduit seulement à un peu plus de la moitié).

David Jacobs/Christopher Winks, At Dusk. The Situationist Movement in Historical


Perspective, Berkeley, 1975.
Opuscule de deux ex-pro-situs américains qui, au milieu de nombreuses choses ressassées,
proposent dans certaines pages une intéressante critique de quelques-uns des aspects les plus
faibles de la théorie situationniste, utilisant des critères marxistes « orthodoxes ».

Mirella Bandini, L’estetico, il politico. Da Cobra all’Intemazionale Situazionista 1948-


1957, Officina Edizioni, Rome, 1977, tr. fr. L’Esthétique, le politique. De Cobra à
l’Internationale situationniste 1948-1957, Sulliver, Arles, 1998 (avec seulement une partie
des documents contenus dans l’édition italienne).
Une bonne étude sur les mouvements ayant conflué dans l’I.S. et sur les premières années
de celle-ci. On appréciera particulièrement la partie consacrée aux documents, alors très rares.
La perspective est celle de l’esthétique, sans approfondissements théoriques. De Bandini, voir
aussi le catalogue Pinot Gallizio e il Laboratorio Sperimentale d’Alba del Movimento
Intemazionale per una Bauhaus Immaginista (1955-1957) e dell’Intemazionale Situazionista
(1957-1960), Galeria Civica d’Arte Moderna, Turin, 1974.

Patrick Tacussel, L’Attraction sociale. Le dynamisme de l’imaginaire dans une société


monocéphale, Librairie des Méridiens, Paris, 1984.
L’auteur s’intéresse, dans une perspective de sociologie « maffesolienne », à l’élaboration
de nouvelles formes d’imaginaire et d’utopie de la part des groupes marginaux. Dans cette
recherche, au style maniériste, il consacre un chapitre (« Profil d’une légende moderne ») à
Debord, annonçant d’emblée qu’il s’intéresse davantage à l’« atmosphère » et aux « images »
qu’à l’apport théorique, dans lequel il voit un ajout ultérieur. Une approche assez répandue :
présenter les lettristes et les situationnistes comme de sympathiques rêveurs.

Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste (édition établie par


G. Berréby), Allia, Paris, 1985.
Imposant volume très bien imprimé, présentant un matériel exhaustif sur les lettristes,
COBRA, l’Internationale lettriste, Asger Jorn, etc., sans aucun commentaire.

Mark Shipway, « Situationism », in Maximilien Rubel et John Crump (eds), Non-Market


Socialism in the 19th and 20th Century, MacMillan, Basingstoke et Londres, 1987.
Debord aurait élaboré une théorie universelle de ce qui n’était valable que pour une strate
spécifique de la société française des années soixante.

Stewart Home, The Assault on Culture : Utopian Currents from Lettrism to Class War,
Aporia Press/UnpopularBooks, Londres, 1988.
Pour cet auteur, le mérite principal des situationnistes est d’avoir préfiguré le punk. Alors
qu’il loue les « nashistes », exclus de l’I.S. en 1962, Home traite Debord de mystique,
d’idéaliste, de dogmatique, de malhonnête.
115

Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale situationniste, Gérard Lebovici, Paris,


1989.
Comme on peut s’y attendre du fait de la maison d’édition, il s’agit ici d’une histoire très
« orthodoxe », consistant presque exclusivement en citations d’écrits situationnistes reliées
par des propositions. Cet ouvrage peut être utile comme première introduction, mais n’ajoute
rien à la compréhension du phénomène.

Greil Marcus, Lipstick Traces. A Secret History of the 20th Century, Harvard University
Press, Cambridge (Mass.), 1989, tr. fr. Lipstick Traces, Allia, Paris, 1998, puis Gallimard,
Collection Folio, Paris, 2000 (sans les illustrations).
Best-seller aux États-Unis. Il retrace l’histoire des mouvements culturels souterrains et de
la transgressivité culturelle, de Dada et des premiers surréalistes à travers les lettristes et les
situationnistes, jusqu’au mouvement punk, avec des excursions vers les anabaptistes de
Münster, les chanteurs de la Commune de Paris, etc. Ce livre a visiblement été écrit par un
journaliste : il contient un riche matériel narratif et iconographique. Écrit avec un brio qui fait
défaut à d’autres livres traitant de cette question, il est une bonne introduction à l’atmosphère
lettriste ; mais les rapprochements effectués entre les phénomènes (par exemple l’I.S. et les
Sex Pistols) sont arbitraires et témoignent d’un manque de compréhension historique.

R.J. Sanders, Beweging tegen de schijn. De situationisten, een avant-garde, Huis aan de
Drie Grachten, Amsterdam, 1989.
Ce livre tente, plus que les autres, d’inscrire l’I.S. dans le contexte historique et dans
l’histoire des idées. Certains résultats sont intéressants, mais Sanders traite un si grand
nombre de sujets qu’il ne peut en approfondir aucun. Écrit dans un style coriace, cet ouvrage
est néanmoins appréciable par sa riche bibliographie et la précision des informations et des
renvois.

Pascal Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68. Théorie et pratique de la révolution


(1966-1972), Gérard Lebovici, Paris, 1990.
Ce texte, à l’origine un travail universitaire, tout comme les livres de Ohrt et de Sanders,
retrace les années du scandale de Strasbourg jusqu’à l’autodissolution de l’I.S., utilisant des
documents d’accès difficile, tel celui du débat interne dans l’I.S. durant la crise. Sa
perspective est historiographique.

Roberto Ohrt, Phantom Avantgarde. Eine Geschichte der Situationistischen Internationale


und der modernen Kunst, Nautilus, Hambourg, 1990.
S’attache avant tout à la place de l’I.S. dans l’art moderne vers 1960. Ohrt reprend le point
de vue des peintres allemands exclus en 1962 (groupe SPUR) et il ne perd pas une occasion
d’attaquer Debord. Tous ses jugements, malgré son intention d’écrire le premier essai sérieux
et critique sur l’I.S., sont extrêmement discutables ; cet ouvrage peut cependant être
recommandé pour la richesse de son matériel, en particulier iconographique et documentaire.

On the Passage of a Few People Through a Rather Brief Moment in Time : The
Situationist International, 1957-1971 (sous la direction d’Elisabeth Sussman), The MIT Press,
Cambridge (Mass.) et Londres, 1989.
Il s’agit du catalogue de la grande exposition sur les situationnistes qui s’est tenue du 21.02
au 9.04.1989 au Centre Pompidou, Paris, puis du 23.06 au 13.08.1989 à l’Institute of
Contemporary Arts, Londres, et du 20.10.1989 au 7.01.1990 à l’Institute of Contemporary
Arts, Boston (Mass.). Debord n’avait guère apprécié cette exposition (« Cette mauvaise
réputation… », pp. 41-42 ; Œuvres, 1808). Outre le fait de reproduire le matériel exposé, ce
116

catalogue contient une dizaine de contributions, parmi lesquelles nous signalons l’analyse du
cinéma de Debord faite par T. Levin, l’interprétation des Mémoires que donne G. Marcus,
l’article de P. Wollen sur « The Art and Politics of the I.S. » qui voit dans l’I.S. la somme des
avant-gardes historiques et du marxisme occidental, une contribution de M. Bandini sur le
« Laboratoire expérimental » de Jorn et Gallizio à Alba, un article de T. Andersen sur Asger
Jom et l’I.S., des extraits d’écrits situationnistes, etc.

AA. W., I situazionisti, Manifestolibri, Rome, 1991, tr. fr. Retour au futur. Des
situationnistes, Via Valeriano, Marseille, 1990.
Ce petit ouvrage reproduit certaines des brèves interventions déjà parues dans un dossier
publié par Il Manifesto du 6.07.1989, avec d’autres contributions.

« Abrégé », in Encyclopédie des Nuisances, n° 15, avril 1992.


Révèle l’importance de l’origine artistique de l’I.S. et les limites qui en résultaient. Cf. la
réponse de Debord in « Cette mauvaise réputation… », pp. 79-84 ; Œuvres, 1821-1823.

Sadie Plant, The Most Radical Gesture : The Situationist International in a Postmodern
Age, Routledge, Londres, 1992.
Comme le titre le dit, ce livre met en relation les situationnistes avec les ainsi-dits
« postmodemes », mais en opposant justement Debord à Baudrillard.

Gérard Guégan, Debord est mort, Société des saisons, Paris, 1995.
Polémique rancunière de la part d’un gauchiste suranné. (Sur Guégan, cf. « Cette mauvaise
réputation… », pp. 71-79 ; Œuvres, 1818-1821.)

Simon Ford, The Realization and Suppression of the Situationist International : An


Annotated Bibliography 1972-1992, AK Press, Édimbourg et San Francisco, 1995.
Démontre la quantité surprenante de travaux sur le sujet, surtout en langue anglaise.

Cécile Guilbert, Pour Guy Debord, Gallimard, Paris, 1996.


Tentative, très soutenue par les médias, de réduire Debord à un dandy aimable et un
styliste élégant.

Gianfranco Marelli, L’amara vittoria del situazionismo, Biblioteca Franco Serantini, Pise,
1996 ; tr. fr. L’Amère Victoire du situationnisme. Pour une histoire critique de
l’Internationale situationniste, Sulliver, Arles, 1998.
L’énième histoire du mouvement situationniste, avec des remarques faites cette fois du
point de vue de l’orthodoxie anarchiste.

What is Situationism ? A Reader (Steward Home ed.), AK Press, Édimbourg et San


Francisco, 1996.
Une anthologie confuse avec des écrits de quelque dix auteurs, presque tous de langue
anglaise.

Situacionistes : Arte, politica, urbanismo (Libero Andreotti et Xavier Costa eds), Museu
d’Art Contemporani de Barcelona et ACTAR, Barcelone, 1996.
Catalogue, en catalan et anglais, d’une exposition sur l’activité situationniste dans le
champ de l’urbanisme et de l’art. Le matériel iconographique est bien reproduit à couleurs ;
les essais (parmi d’autres de L. Andreotti, T. Levin et M. Bandini) témoignent des progrès
accomplis dans l’art d’ôter tout aspect « dangereux » aux thèses de l’I.S.
117

October n° 79 (New York, hiver 1997), numéro spécial sur Guy Debord et l’Internationale
situationniste.
Souffre de la concentration habituelle sur les seuls aspects esthétiques. La contribution la
plus intéressante est celle de T.J. Clark et D. Nicholson-Smith qui polémiquent avec les
interprétations « de gauche » de l’histoire situationniste.

Lignes n° 31 (Éditions Hazan, Paris, mai 1997).


Dix articles sur Debord. Qui sait pourquoi beaucoup d’auteurs français, lorsqu’ils veulent
parler de Debord, le font avec un style maniéré derrière lequel disparaît en général tout
contenu, même là où il pourrait être méritoire ?

Len Bracken, Guy Debord – Revolutionary, Feral House, Venice (CA), 1997.
Cette biographie prétendue, souvent copiée d’autres livres, ne dit rien de nouveau, sauf
pour quelques insinuations extravagantes et des erreurs hilarantes.

Frédéric Schiffter, Guy Debord, l’Atrabilaire, Distance, Biarritz, 1997.


Présente Debord comme un misanthrope.

Steven Best/Douglas Kellner, The Postmodern Turn, Guilford Press, New York, 1997.
Contient un chapitre sur « Modernity, Commodification and the Spectacle. From Marx
through Debord into the Postmodern ». Écrit par deux universitaires de gauche.

Shigenobu Gonzalvez, Guy Debord ou la beauté du négatif, Mille et une nuits, Paris, 1998.
Utile pour la biographie, moins pour les commentaires.

Simon Sadler, The Situationist City, The MIT Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 1998.
Sur les situationnistes et l’urbanisme ; nombreuses illustrations.

Substance n° 90 (University of Wisconsin Press, 1999) numéro spécial sur Guy Debord.
Huit essais, dont quelques-uns méritent la lecture.

Gianfranco Marelli, L’ultima internazionale, Bollati Boringhieri, Turin, 2000 ; tr. fr. La
Dernière Internationale, Sulliver, Arles, 2000.
L’auteur reproche surtout à Debord d’avoir étouffé le potentiel artistique de l’I.S.

Laurent Chollet, L’Insurrection situationniste, Dagorno, Paris, 2000. Gros volume illustré,
aussi sur les mouvements influencés par l’I.S.

En mai 1996, France Culture a transmis un programme en quatre parties, « Nuits


magnétiques : l’Internationale situationniste », composé principalement d’interviews avec des
personnes qui avaient connu Debord.
118

Index des noms cités

ADORNO, 76, 196, 211, 213, 215, 216, BRUNE, 189.


238, 239, 242, 243, 245. BRUNO, 15.
ALTHUSSER, 76, 126, 129, 130, 138, BUREN, 236.
197, 198, 204.
ANAXAGORE, 15. CAMUS, 88.
ANDERSEN, 258. CANETTI, 165.
ARAGON, 129. CANJUERS, 140, 185, 190, 242, 245,
Arguments, 42, 140, 189, 196, 230. 249.
ARON, 88. CASTIGLIONE, 168.
AXELOS, 7. CASTORIADIS (Chaulieu, Coudray,
Delvaux, Cardan), 137, 141, 183, 189, 201,
BAJ, 194. 231, 241, 244.
BAKOUNINE, 134, 157. CAVALCANTI, 183n.
BANDINI, 184, 185, 189, 253, 255, 258, CHARLES, 252.
259. CHATEAUBRIAND, 82, 161.
BATAILLE, 225. CHEVALIER, 183.
BAUDELAIRE, 84, 114, 119, 182. CLAUSEWITZ, 157, 167.
BAUDRILLARD, 204, 206, 258. COBRA, 87, 105, 192, 242, 256.
BECKER-HO, 159, 167, 250. COHN-BENDIT, 130, 150, 242.
BECKETT, 105, 233. CONSTANT, 102, 106-108.
BENJAMIN, 185. CORNAND, 159.
BERGSON, 210, 243. CRAVAN, 83, 130.
BERNSTEIN, 92, 107, 109, 124, 185, CURTAY, 182.
193, 243.
BERRÉBY, 182, 184, 247-249, 256. DADA, 99, 114, 256.
BEST, 260. DAHOU, 92.
BOIS, 7. DANEY, 192.
BOSSUET, 100. DANIELSON, 77.
BRETON, 95, 97, 164, 184, 192, 212, DELEUZE, 201, 204.
233. DEMONET, 188.
119

DENEVERT, 245, 252. HUNT, 253.


DE QUINCEY, 100. HUSSEIN, 178.
DERRIDA, 204. HUSSERL, 117, 198.
DESCOMBES, 241. HYPPOLITE, 185, 241.
DROUET, 73.
DUMONTIER, 80, 188, 191, 251, 253, Ion, 86, 96, 247.
257. IONESCO, 110.
DURAS, 110. ISOU, 84-86, 89, 90, 96, 100, 182, 183,
198.
ÉCCLÉSIASTE, 171. Iter, 245.
ÉCOLE DE FRANCFORT, 79, 225.
ELUARD, 118. JACOBS, 244, 255.
ENGELS, 41, 46, 67, 77, 193. JAY, 79.
JORN, 99, 102, 106-108, 186, 192, 248-
FEUERBACH, 26, 30, 113, 124, 143, 146. 250, 256, 258.
FICHTE, 71. JOYCE, 114.
FILLON, 92.
FLAUBERT, 231. KANT, 239.
FORD, 38, 253, 259. KAUTSKY, 41.
FOUCAULT, 204. KELLNER, 260.
FOURIER, 195, 230. KEYNES, 38.
FREUD, 198, 239. KHAYATI, 127, 128, 245.
KHAYYAM, 157, 171.
GABEL, 213. KOJÈVE, 198, 199.
GAXOTTE, 95. KORSCH, 189, 196.
GIDE, 87. KOTANYI, 108.
GLUCKSMANN, 241. KRAUS, 157, 164, 165, 192.
GODARD, 129, 149, 162. Krisis, 77, 245.
GOMBIN, 183, 188, 190, 241, 254. KURZ, 244.
GONDI (cardinal de Retz), 166-168.
GONZALEZ, 250, 260. LAUTRÉAMONT, 83, 99, 185.
GÖRING, 183. LEBOVICI, 80, 157-159, 161, 183, 191.
GRACIÁN, 157, 168. LEFEBVRE, 116-126, 151, 187, 189,
GRODDECK, 157. 197, 206, 245.
GUÉGAN, 258, 259. LEFORT (Montal), 137, 189, 227, 241,
GUICHARDIN, 207, 242. 244.
GUILBERT, 259. LÉNINE, 41, 189.
LEVIN, 192, 258, 259.
HAMANN, 243. LÉVI-STRAUSS, 200.
HEGEL, 15, 25, 42, 44, 47, 50, 70, 71, LEYS, 191.
73, 77, 104, 113, 143, 157, 185, 198, 199, LINDENBERG, 241.
211, 214, 217, 228, 241. LOHOFF, 77.
HEIDEGGER, 117, 198. LUKÁCS, 20, 4147, 49-52, 55-57, 62-64,
HESS, 30, 31. 71, 78, 79, 115, 187, 196, 211, 226-228,
HOBBES, 159. 243.
HÖLDERLIN, 186. LUXEMBOURG, 41.
HOME, 256. LYOTARD, 201, 204.
HOMÈRE, 171.
HORKHEIMER, 212, 238, 239, 245. MACCARTHY, 95.
HUIZINGA, 244. MACLUHAN, 16.
120

MACHIAVEL, 167. RICARDO, 76.


MALÉVITCH, 96, 114, 157. RICHELIEU, 163, 190.
MALLARMÉ, 200, 232. RIMBAUD, 115, 119, 148, 182, 184.
MANRIQUE, 171, 251. RIZZI, 189.
MAO TSE TUNG, 27. ROBBE-GRILLET, 96, 105.
MARCUS, 183, 186, 256, 258. ROUBIN, 78.
MARCUSE, 196, 203, 204, 213, 243. RUGE, 185.
MARELLI, 259, 261.
MARIËN, 87, 102. SADLER, 260.
MARTOS, 186, 252, 256. SAGAN, 73.
MARX, 16-20, 29-38, 40, 41, 44-48, 50, SAINT-JUST, 94, 104, 157.
55-58, 60-62, 64, 65, 70, 74, 76-79, 81, 99, SALOMON, 171.
104, 113, 117, 124, 134, 143, 146, 168, SANDERS, 242, 253, 257.
185, 193, 195, 196, 203, 212, 217, 218, SANGUINETTI (Censor), 153, 154, 193,
228, 230, 239, 242. 244, 249, 251.
MAURIAC, 87. SARTRE, 88, 129, 130, 138, 197-199,
MAUSS, 225, 228. 245.
MERLEAU-PONTY, 88, 199, 241. SCHELLING, 71.
MESRINE, 158. SCHIFFTER, 260.
MOLES, 127. SCHWITTERS, 84.
MORIN, 140, 231. SEMPRUN, 241.
MORO, 172, 244. SHAKESPEARE, 171, 193.
SHIPWAY, 256.
NADEAU, 184. SIMMEL, 115, 210.
NAPOLÉON, 74. Socialisme ou Barbarie, 89, 137-141,
NEUFFER, 186. 147, 149, 189, 196, 198, 230.
NICHOLSON-SMITH, 250. SOCRATE, 15.
NIETZSCHE, 117, 198. SOUKARNO, 27.
NORIEGA, 176. SPUR, 106, 257.
STALINE, 27, 88.
OHRT, 183, 186, 253, 257. SUSSMAN, 192, 258.
ORWELL, 157, 215. SYRING, 188.

PALME, 175. TACUSSEL, 255.


PAUVERT, 159. Tel Quel, 200.
PERNIOLA, 151, 190, 254. Temps modernes, 88.
PIERRE, 184. TÖNNIES, 70.
PINOT-GALLIZIO, 102, 106, 108, 109, TROTSKI, 134.
258. TS’IN CHE HOANG TI, 15.
PLANT, 258. TZARA, 182.
POSTER, 242.
PROUDHON, 195. VANEIGEM, 107, 109, 124, 128, 154,
188, 243.
RASPAUD, 253, 254. VANINI, 15.
REICH, 196, 204. VATTIMO, 80.
Révolution surréaliste, 148. VERLAINE, 182.
VICENTINI, 242.
VIÉNET, 143, 150, 190.
VILLON, 171.
VOYER, 253, 254.
121

WEBER, 48.
WINKS, 244, 255.
WITTGENSTEIN, 75.
WOLF, 178.
WOLLEN, 258.
WOLMAN, 92, 97, 99, 247.

clxxxiii
A ce propos, je me permets de renvoyer à mon article « Détournement par excès » in Lignes, Nouvelle
série (Paris), n. 31, février 2010.
clxxxiv
Si l’on veut descendre à des niveaux plus bas, on peut citer Il teatro nella società dello spettacolo, sous la
direction de Claudio Vicentini, II Mulino, Bologne, 1983, où Vicentini affirme que personne ne nie la
spectacularisation, mais – se demande-t-il – pourquoi donc en donner une évaluation négative ?
clxxxv
Francesco Guicciardini, Ricordi politici e civili, Redazione C, § 141 [cf. François Guichardin, Ricordi, tr. fr.
Ivrea, Paris, 1998, p. 164].
clxxxvi
Identifier le « sujet révolutionnaire » avec un prolétariat dont le concept avait été démesurément élargi
restait de toute façon généralement plus proche de la réalité que de l’identifier à un groupe sociologique bien
précis, ainsi que le fit Marcuse en définissant les étudiants comme un « sujet révolutionnaire ».
clxxxvii
Debord ajoute qu’il s’agit là de la définition de l’argent fournie par Hegel dans la Realphilosophie d’Iéna.
clxxxviii
Il ne serait pas moins erroné de l’attribuer à Lukács ; celui-ci repousse « la philosophie irrationaliste de
Hamann jusqu’à Bergson » (HCC, 140).
clxxxix
Pour qu’il en soit influencé, il n’est nul besoin que Debord l’ait attentivement étudié ; pendant longtemps,
toute la vie culturelle française fut imprégnée de bergsonisme.
cxc
Theodor W. Adorno, Dialectique négative (1966), tr. fr. Payot, Paris, 1978, p. 151.
cxci
§§ 2, 102, 105, 106, 107, 108, 110, 111, 206.
cxcii
Debord, Considérations, op. cit., p. 55 ; Œuvres, 1560.
cxciii
À l’origine, les situationnistes concevaient le détournement comme une négation du culte bourgeois de
l’authentique. M. Bernstein considérait comme « réactionnaires » des problèmes du genre « le vrai buffet
Henri II, le faux buffet Henri II, la fausse toile qui n’est pas signée » (IS, 2/27) – mais ces phrases remontent à
1958, quand la falsification généralisée n’en était qu’à ses débuts.
cxciv
Par exemple in Dialectique négative, op. cit., pp. 119-121.
cxcv
Dialectique négative, op. cit., pp. 151-152.
cxcvi
Dialectique négative, op. cit., p. 293.
cxcvii
C’est ce que déclare un communiqué de l’I.S., qui critique sévèrement Vaneigem, juste après sa démission.
Dans le Traité de Vaneigem, on peut effectivement déceler le désir d’une totale correspondance entre soi et le
monde, qui semble parfois confiner au mysticisme – tendance apparue à diverses reprises dans les rangs des
lettristes et des situationnistes.
cxcviii
Alors que d’autres parlaient de la « fin de l’histoire », les situationnistes voulaient qu’on entre enfin dans
l’histoire vraie et qu’on sorte de la préhistoire (IS, 4/36, VS, 35 ; Œuvres, 1102).
cxcix
Marx, Manuscrits, op. cit., p. 92.
cc
Une peur qui incitait par exemple Adorno à accepter la société contemporaine comme un moindre mal,
craignant que toute tentative de la changer ne puisse conduire à quelque chose de pire.
cci
Avec la notable exception de Jacques Ellul en France (La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954) qui échangeait
des lettres amicales avec Debord le longue des années 1960.
ccii
Cf. par exemple la suite de l’article « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » parue
dans Socialisme ou Barbarie n° 32 et 33 (avril et décembre 1961), reproduit in Castoriadis, Capitalisme moderne
et révolution, vol. II, op. cit.
cciii
Ainsi par exemple in Jacobs et Winks, At Dusk, Berkeley, 1975, pp. 42-43.
cciv
Cette force est si grande que Debord est convaincu que si son ami G. Sanguinetti avait rendu publique, au
moment même de l’enlèvement de Moro, son affirmation selon laquelle cet enlèvement était orchestré par les
services secrets, cela aurait pu faire échouer toute cette mise en scène. Sanguinetti a par la suite publié en 1979
Du terrorisme et de l’État. La théorie et la pratique du terrorisme divulguées pour la première fois. Ouvrage
publié en traduction française sans nom d’éditeur en 1980. Cf. Champ Libre, Correspondance, vol. II, op. cit.,
pp. 118-124.
122

ccv
On peut noter ici le risque de glisser vers une notion « déshistoricisée » de l’aliénation, comme il arrive
lorsqu’on souligne excessivement – ainsi que le fait Histoire et conscience de classe – l’effet réificateur de la
division du travail, laquelle a en effet existé bien avant le capitalisme.
ccvi
Il le déclare explicitement in « Cette mauvaise réputation… », op. cit., p. 31 ; Oeuvres, 1806.
ccvii
« Cette mauvaise réputation… », op. cit., pp. 42, 107 ; Œuvres, 1808 et 1832.
ccviii
« Cette mauvaise réputation… », op. cit., p. 30 ; Œuvres, 1804. On trouve la meilleure analyse de ce
processus chez Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung, Eichborn, Francfort, 1991.
ccix
Un tel changement d’époque n’est pas mieux compris par ceux qui s’obstinent à utiliser des catégories
comme « impérialisme », alors qu’à l’évidence, le capital aujourd’hui n’a aucun intérêt à aller conquérir des
espaces où il n’y a plus rien à gagner et qui seraient autant de poids morts. Les pays de l’Est et du Sud se mettent
à genoux, ces derniers temps, pour se faire exploiter en échange d’une survie, mais les prétendus « centres
impérialistes » n’en ont pas plus envie que d’intervenir efficacement dans les zones de crises du monde.
ccx
Les jeunes lettristes auraient pu également découvrir le potlatch dans Socialisme ou Barbarie, où C. Lefort
avait fait un compte rendu de l’Essai sur le don lors de sa réédition (1950). J. Huizinga, l’auteur de Homo ludens
(1938) partiellement apprécié par Debord, rappelle lui aussi le potlatch.
ccxi
« Le parti situationniste », compte rendu de La Société du Spectacle, in La Quinzaine littéraire, 1-15.2.1968.
ccxii
Debord-Canjuers, Préliminaires ; Œuvres, 511.
ccxiii
Des auteurs comme Lefebvre et Sartre préfèrent au concept de « travail », qui implique une relation entre
homme et nature, celui d’« action » qui est purement intersubjectif.
ccxiv
Pour plus de précisions sur ce qui suit, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Sic transit gloria
artis » contenu dans le recueil L'avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord (Lignes/Léo Scheer, Paris
2004).
ccxv
Parfois d’une manière explicite, comme chez les dadaïstes, les surréalistes, les futuristes et les
constructivistes russes ; dans d’autres cas, d’une façon implicite.
ccxvi
André Breton, Entretiens, Gallimard, Paris, 1969, p. 271.
ccxvii
Entretiens, op. cit., p. 218.
ccxviii
Cela ne signifie pas le regret nostalgique d’un âge d’or perdu : « J’ai évoqué, dans le Spectacle, les deux ou
trois époques où l’on peut reconnaître une certaine vie historique dans le passé, et leurs limites. À considérer ceci
froidement, il apparaît que, sur l’ensemble de l’existence du vieux monde, on n’a pas eu grand-chose à perdre »
(D’une lettre de Debord à D. Denevert du 26.2.1972, reproduite in Chronique des secrets publics, Centre de
recherches sur la question sociale, Paris, 1975, p. 23, maintenant in Debord, Correspondance, volume « 0 »
(lettres retrouvées), Fayard, Paris 2010, pp. 273-274.
ccxix
Les situationnistes ont toujours manifesté une affinité élective pour la philosophie des Lumières du
XVIIIe siècle, et M. Khayati avait caressé le projet d’éditer une nouvelle Encyclopédie (IS, 10/50-55).
ccxx
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison, Gallimard, Paris, 1974, p. 21.
ccxxi
La Dialectique de la Raison, op. cit., p. 45.
ccxxii
Comme l’exprime très bien le Discours préliminaire (1984) de l’Encyclopédie des nuisances, pp. 9-10.

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