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MYTHOCRITIQUE

T H É O R I E ET PARCOURS
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ÉCRITURE

C O L L E C T I O N D I R I G É E PAR

BÉATRICE DIDIER
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MYTHOCRITIQUE
Théorie
et parcours

Pierre Brunel

Presses Universitaires de France


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DU MÊME A U T E U R

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

L a Critique littéraire (en collaboration avec Daniel Couty, Jean-Michel


Gliksohn, Daniel Madelénat), coll. « Que sais-je ? », 1976 (ouvrage tra-
duit en grec moderne, en arabe, en portugais et en japonais).
L ' E t a t et le souverain, 1978.

ÉTUDES SUR LES MYTHES LITTÉRAIRES


CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Le Mythe d'Electre, A r m a n d Colin, 1971 ; réédition augmentée : Pour Electre,


même éditeur, 1983.
Le Mythe de la métamorphose, A r m a n d Colin, 1974.
L'Evocation des morts et la descente aux enfers, SEDES, 1975.
Théâtre et cruauté, ou Dionysos profané, Ed. des Méridiens, 1983.

AUTRES OUVRAGES

Claudel et Shakespeare, A r m a n d Colin, 1971.


Claudel et le satanisme anglo-saxon, Ed. de l'Université d'Ottawa, 1975.
Vincenzo Bellini, Fayard, 1981.
Arthur Rimbaud, ou l'éclatant désastre, C h a m p Vallon, 1983.
Rimbaud. — Projets et réalisations, Champion-Slatkine, 1983.
Rimbaud. — Une Saison en enfer, José Corti, 1987.

ISBN 2 13 0 4 4 0 3 5 5
ISSN 0 2 2 2 - 1 179

Dépôt l é g a l — 1 édition : 1992, f é v r i e r

© Presses U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1992
108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s
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O mytho é o nada que é tudo.


Le mythe est le rien qui est tout.
Fernando Pessoa, « Ulysses »,
traduction de Roman Jakobson.
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T h é o r i e
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Nouvelle critique
nouvelle aventure

Il est sans doute aussi abusif de parler de « nouvelle


critique », aujourd'hui, que de « nouveau roman ». Les
deux expressions se ressemblent trop pour que l'une n'ait
pas été calquée sur l'autre. « Nouvelle critique » devint à
la mode surtout quand Raymond Picard, en 1965, lança
le pamphlet Nouvelle critique ou nouvelle imposture dans la
collection « Libertés » des Editions Jean-Jacques Pauvert.
Le chroniqueur de La Revue de Paris y voyait un « Pearl
Harbour de la nouvelle critique », et le journaliste de Paris-
cope, habitué à parler de spectacles impressionnants, féli-
citait Raymond Picard de « tordre le cou à la nouvelle
critique et proprement décapiter un certain nombre d'im-
posteurs, parmi lesquels M. Roland Barthes ».
Barthes, on le sait, décida de se défendre, et vigoureuse-
ment, contre une attaque qu'il n'avait pas prévue. Dès les
premières lignes de Critique et vérité, en 1966, il faisait
observer que ce qu'on appelle « nouvelle critique » ne date
pas d'aujourd'hui. Dès la Libération, « une certaine révision
de notre littérature classique a été entreprise au contact de
philosophies nouvelles, par des critiques fort différents et
au gré de monographies diverses qui ont fini par couvrir
l'ensemble de nos auteurs, de Montaigne à Proust ». Il y eut
donc une ancienne nouvelle critique, comme il existe sans
doute, après 1966, une nouvelle nouvelle critique. L'ac-
cumulation des épithètes ne change rien à l'affaire.
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Curieusement, l'ancienne critique n'est pas la seule à faire


l'historique de la nouvelle critique et à en dégager les diffé-
rentes orientations. L'accélération vers un nouveau toujours
plus nouveau (on a connu aussi, après 1960, un « nouveau
nouveau roman », répertorié comme tel par Jean Ricardou)
suppose un sens du progrès que bien des positivistes auraient
pu envier à notre avant-garde. Barthes lui-même, en natura-
liste à la recherche d'une classification, retenait quatre
grandes familles correspondant aux idéologies différentes
auxquelles se serait frottée la nouvelle critique : l'existen-
tialisme, le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme.
Dominique Noguez trouva cette taxinomie commode et la
reprit en 1968 à la fin du volume collectif issu d'une décade
de Cerisy-la-Salle, consacrée en septembre 1966 aux Chemins
actuels de la critique. Il crut devoir la modifier un peu,
renonçant à l'existentialisme au profit de la critique théma-
tique. L'existentialisme était pourtant à l'origine d'un cou-
rant critique illustré entre autres par Claude-Edmonde
Magny et par Sartre lui-même. Serge Doubrovsky en était
l'héritier dans Pourquoi la nouvelle critique? (1966). La
critique thématique, née dans le sillage de Gaston Bache-
lard, réunissait des critiques de grand talent, tels Georges
Poulet, Jean-Pierre Richard ou Jean Starobinski, sans qu'au-
cun se laissât enfermer dans une formule figée.
Sans doute était-il alors trop tôt pour introduire une
tendance critique, diffuse depuis longtemps, comme les
précédentes, mais encore inorganisée : la mythocritique,
puisque tel est son nom, vint allonger la liste des néolo-
gismes après 1970, à un moment où les esprits s'étaient déjà
calmés et où la question de la « nouvelle critique » était
moins brûlante. C'est pourquoi elle passa presque inaperçue.
Son promoteur était un philosophe aussi, Gilbert Durand.
Mais l'inlassable animateur du Centre de Recherche sur
l'Imaginaire exerçait surtout son influence sur ceux qui,
régulièrement ou à l'occasion, venaient au séminaire ou aux
colloques organisés à Chambéry puis à Grenoble. Ce fut
et c'est toujours le lieu de discussions passionnées, de rela-
tions interdisciplinaires vraies, et d'amitiés fécondes. Jamais
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on n'assista à la constitution d'une mythocritique. J'essaie


de montrer plus loin (« Mythocritique et mythanalyse »)
que Gilbert Durand ne laisse émerger le terme qu'assez
tard, assez rarement, et qu'il lui crée même un concurrent,
d'ailleurs ancien. A une date plus récente, des professeurs
de littérature, Simone Vierne entre autres, ont volontiers
parlé de mythocritique, et presque toujours pour rendre
hommage à Gilbert Durand.
Je serais ingrat si je ne rappelais pas ici ma dette à
l'égard du CRI et de celui qui en fut pendant longtemps
le directeur. J'ai participé quelquefois aux colloques de
Grenoble et de Chambéry. J'ai été associé au groupe de
recherches coordonnées (GRECO) qui est venu l'élargir. Je
ne suis pourtant pas un disciple de Gilbert Durand. Je suis
sans doute trop naturellement indépendant pour cela. Je
me suis senti attiré aussi, à partir de 1970, par l'étude des
mythes en littérature. C'était une manière pour moi de
retrouver les études grecques et les études latines, dont
depuis longtemps mes maîtres m'avaient donné le goût.
C'était l'occasion de rappeler que la littérature comparée
est impossible si elle se coupe de ses racines antiques.
C'était aussi une réponse à l'appel des sciences humaines
auquel, à cette date, il était difficile de rester insensible. Je
ne sais si j'ai engagé mon être dans cette aventure; mais
j'y ai engagé ma curiosité.
Plusieurs fois, au cours des années qui ont suivi, j'ai eu
le sentiment, en étudiant certains textes, qu'un autre regard
pouvait être porté sur eux si on considérait avec une atten-
tion plus soutenue les éléments mythiques qu'ils contiennent.
A cette recherche, j'ai été tenté, à mon tour, de donner le
nom de « mythocritique ». Je l'emploie prudemment, même
s'il s'étale, comme je l'ai voulu, sur la couverture de ce
livre. Cette recherche est une autre aventure, dans laquelle
je ne veux entraîner personne et où je désire éviter l'écueil
du dogmatisme. C'est pourquoi, au lieu de présenter un
traité, que je suis bien incapable d'écrire, ou même l'une de
ces « Introductions » qui prennent l'aspect de manifestes,
je me suis contenté de rassembler des textes écrits, au cours
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des vingt dernières années, et au hasard des circonstances.


J'ai ajouté quelques textes nouveaux, espérant donner ainsi
plus de cohérence à l'ensemble. Toutes ces études ne sont
pas de mythocritique pure. Peut-on imaginer une stricte
obédience à des règles qui n'existent pas? Ces essais hési-
tent entre un désir de rigueur et le goût de la liberté. S'ils
tournent autour de la notion de mythe littéraire, ils ne
retiennent parfois qu'une notation fugitive.
Barthes, dans Critique et vérité, écrit que « passer de la lec-
ture à la critique, c'est changer de désir, c'est désirer non
plus l'œuvre, mais son propre langage ». J'espère ne pas
me tromper sur moi-même en disant qu'un tel narcissisme
m'est étranger. Je ne conçois de critique, donc de mytho-
critique, si l'on veut, qu'au service de l'œuvre et comme un
autre mode de la lecture. Et je serais plutôt tenté de penser,
comme Maurice Blanchot dans Lautréamont et Sade, que le
propre de la « parole critique » est qu' « en se réalisant elle
disparaît ».
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Le mythe
selon Jolles

Il est trop facile de parler de mythe n'importe quand à


propos de n'importe quoi. Si l'on a le souci d'une termi-
nologie précise, on ne peut qu'avoir le désir « de combattre,
par souci des formes et pour les définir, les relâchements et
la négligence de l'usage ». J'emprunte ces fortes paroles à
André Jolles (1874-1946), un universitaire d'origine néerlan-
daise qui fut à partir de 1918 l'un des plus remarquables
professeurs de Leipzig. Rejetant deux conceptions qui lui
semblent inacceptables, l'une transcendantaliste (le mythe
comme supérieur à tout discours), l'autre immanentiste (le
mythe se confondant avec le discours), il a proposé une
thèse intermédiaire : il crée une « forme simple » antérieure
au langage écrit, mais « actualisée » par lui et par le texte
littéraire.

La théorie de Jolles

Avant d'aborder sa conception du mythe, il est indispen-


sable d'indiquer les grandes lignes de la théorie développée
dans son grand livre, Einfache Formen1 C'est une entre-
prise de recherche morphologique en matière de critique

1. Halle, Niemeyer Verlag, 1930 ; rééd. 1982 ; trad. franç. Formes simples,
par Antoine-Marie Buguet, Ed. du Seuil, 1972.
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l i t t é r a i r e . L ' a u t e u r v e u t é l i m i n e r t o u t ce q u i e s t c o n d i t i o n n é
p a r le t e m p s o u i n d i v i d u e l l e m e n t m o u v a n t p o u r é t a b l i r la
f o r m e , la circonscrire et la c o n n a î t r e d a n s s o n caractère
fixé. Il s ' a g i t b i e n d ' u n s t r u c t u r a l i s m e , m a i s d ' u n s t r u c t u r a -
lisme n o n linguistique. A u lieu de p a r t i r des unités et des
a r t i c u l a t i o n s d u l a n g a g e telles q u e n o u s les l i v r e n t la g r a m -
m a i r e , l a s y n t a x e e t l a s é m a n t i q u e , il v e u t p a r t i r d e f o r m e s
q u ' o n p o u r r a i t définir c o m m e des f o r m e s a priori. Sont-elles
des f o r m e s mentales ? O n sent que Jolles est tenté par l'intel-
lectualisme pur, mais il résiste, et il veut maintenir ces
formes simples au cœur même du langage. Jacob Burck-
h a r d t disait q u ' o n ne p o u v a i t saisir la préhistoire qu'histo-
riquement. De la même façon, Jolles ne peut percevoir
q u e d a n s le l a n g a g e la f o r m e s i m p l e q u i est à l ' œ u v r e d a n s
le l a n g a g e . C e s o n t , é c r i t - i l , d e s « f o r m e s q u i se p r o d u i s e n t
dans le l a n g a g e et qui p r o c è d e n t d'un travail du langage
l u i - m ê m e , s a n s i n t e r v e n t i o n , p o u r a i n s i d i r e , d ' u n p o è t e ».
Encore faut-il i m a g i n e r ce travail du langage lui-même.
T o u t plein d'esprit germanique, Jolles invente u n système
triadique à plusieurs niveaux. De même qu'il existe trois
fonctions d a n s l a s o c i é t é ( c u l t i v e r , t r a v a i l q u i r a t t a c h e les
choses à un ordre; fabriquer, travail qui change l'ordre
des choses; interpréter, travail qui prescrit l'ordre), il y a
trois fonctions du langage (le « t r a v a i l d e p r o d u c t i o n du
l a n g a g e », q u i r a t t a c h e l e s c h o s e s à u n o r d r e , l e s f a i t e n t r e r e t
a d m e t t r e d a n s la vie d e l ' h o m m e s a n s e m p ê c h e r l e u r c o u r s
n a t u r e l ; l'acte p o é t i q u e a u sens fort d u terme, qui crée des
figures mythiques ou des types; l'interprétation, qui est
é l u c i d a t i o n d u signe).
Nomination, fabrication, interprétation : j ' a i m e r a i s illus-
t r e r ces trois fonctions en p a r t a n t de l'admirable Chanson
d'Eve de Charles V a n L e r b e r g h e D i e u , q u i a c r é é p o u r le
p o è t e b e l g e le m o n d e e n m ê m e t e m p s q u e la f e m m e , c h a r g e
notre mère de « donner à tous les ê t r e s » qu'il a créés
« u n e p a r o l e d e ( s ) e s l è v r e s , / U n s o n p o u r l e s c o n n a î t r e ».

2. Publiée en 1904, La Chanson d'Eve a été rééditée en 1980 par Jacques


Antoine, à Bruxelles (Passé et présent).
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E v e v a d o n c n o m m e r les r o s e s , l a p l u i e , l a p o u s s i è r e . C ' e s t
la p r e m i è r e f o n c t i o n . M a i s elle n e p e u t le f a i r e q u ' e n f a b r i -
q u a n t d e la p o é s i e : elle i m i t e le c o u r s d e l ' e a u p a r e x e m p l e ,
d a n s u n e p r e m i è r e mimésis qui est aussi la p r e m i è r e poièsis :

E t tu descends p a r des pentes d o u c e s


D e fleurs et de m o u s s e s ,
Vers l'océan originel,
T o i q u i p a s s e s et vas, s a n s cesse, et j a m a i s lasse
D e l a t e r r e à l a m e r e t d e l a m e r a u ciel.

Elle i n t e r p r è t e aussi : elle d i t l ' e a u « v i v a n t e », « s i m p l e e t


c l a i r e », elle c h a n t e « l ' â m e l o n g t e m p s m u r m u r a n t e / D e s
f o n t a i n e s e t d e s b o i s », e l l e f a i t p a r l e r l e s c h o s e s ( c ' e s t a i n s i ,
p a r e x e m p l e , q u e la p o u s s i è r e lui p a r l e ) . E l l e v o i t p a r t o u t la
présence de Dieu.
Voici u n a u t r e e x e m p l e b i e n c o n n u , la célèbre p h r a s e de
Mallarmé, dans « Crise de vers » :

J e dis : u n e f l e u r ! et, h o r s d e l ' o u b l i o ù m a voix relègue


a u c u n c o n t o u r , e n t a n t q u e q u e l q u e c h o s e d ' a u t r e q u e les c a l i c e s
s u s , m u s i c a l e m e n t se l è v e , i d é e m ê m e e t s u a v e , l ' a b s e n t e d e t o u s
bouquets.

Tout commence avec une simple nomination. Mais cette


n o m i n a t i o n suffit p o u r u n e c r é a t i o n , qui s'efface p o u r t a n t
d e r r i è r e l' « i d é e » d e f l e u r .
On pourrait retrouver le m ê m e schéma dans le m y t h e .
Pour Mallarmé, dans Les Dieux antiques, Phoibos n'est
q u ' u n e m a n i è r e de n o m m e r la l u m i è r e (« P h o i b o s v e u t dire
seigneur de " l a l u m i è r e " o u de " l a v i e " ; et Dèlos, o ù est
n é le d i e u , v e u t d i r e la " t e r r e b r i l l a n t e " ; c ' e s t d e l à q u ' i l e s t
aussi appelé Lykégénès, issu de la lumière. Sa mère est
Léto (Latona), qui veut dire "la nuit d'où semble surgir
le soleil" »). Mais cette accumulation déjà est créatrice
d'un ensemble lumineux. La nomination, première pour
Mallarmé, fit n a î t r e le m y t h e : « Phoibos, le m y t h e ici
v i v a n t e t p o i n t l e s i m p l e n o m , e s t fils d e Z e u s , p a r c e q u e l e
soleil, comme Athéné ou l'aurore, s'élance, le m a t i n , du
ciel. » O n s a i t c o m m e n t d a n s le p r e m i e r d e s d e u x H y m n e s
homériques à Apollon, l'Archer fait trembler les autres
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dieux dès qu'ils entendent ses pas dans la demeure de


Z e u s : Mallarmé peut interpréter cette surprise comme
celle d e la l u m i è r e .
A n d r é J o l l e s d i s t i n g u e e n c o r e t r o i s n i v e a u x d a n s le t r a -
vail du langage : la formation du langage en soi (pour
lequel o n a c h e r c h é des explications m y t h i q u e s ) ; la f o r m a -
t i o n des f o r m e s simples; la f o r m a t i o n de l'œuvre littéraire,
qui apporte l a p l é n i t u d e d é f i n i t i v e . D a n s le t e m p s q u i c o r -
respond à la seconde étape, la langue se c o n s o l i d e elle-
m ê m e d a n s u n e première f o r m e littéraire grâce a u x unités
d'événement : « T o u t e s les fois q u ' u n e activité de l'esprit
amène la multiplicité et la diversité de l'être et des évé-
nements à se cristalliser p o u r p r e n d r e u n e certaine figure,
t o u t e s les fois q u e c e t t e d i v e r s i t é saisie p a r la l a n g u e d a n s
ses é l é m e n t s p r e m i e r s et indivisibles, et d e v e n u e p r o d u c t i o n
du langage p e u t à la fois vouloir dire et signifier l ' ê t r e et
l'événement, nous dirons qu'il y a naissance d'une Forme
simple. »
Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de f o r m e
(Gestalt) qui suppose d'une part qu'on fasse abstraction
d e l ' a s p e c t d e m o b i l i t é ( d ' o ù le p r e m i e r p r i n c i p e d e J o l i e s :
« Elimin(er) tout ce qui est c o n d i t i o n n é p a r le t e m p s ou
i n d i v i d u e l l e m e n t m o u v a n t »), d ' a u t r e p a r t q u ' u n e c o n n e x i o n
d e p a r t i e s se f o r m e ( d ' o ù le s e c o n d p r i n c i p e : « S e d e m a n d e r
p o u r c h a q u e p o é s i e d a n s q u e l l e m e s u r e les f o r c e s c o n s t i t u -
tives et limitatives d e sa f o r m e o n t a b o u t i à u n e c o m p o s i -
t i o n q u e l ' o n p e u t c o n n a î t r e e t d i s t i n g u e r . ») I l f a u t s u r t o u t
i n s i s t e r s u r le c a r a c t è r e v i r t u e l d e c e t t e f o r m e s i m p l e : elle
sera, à l'origine de la c r é a t i o n littéraire, u n e « puissance
a g i s s a n t e ».
Sa démarche, pour chacune des n e u f formes (Légende,
Geste, Mythe, Devinette, Locution, Cas, Mémorables, Conte,
T r a i t d'esprit) sera d o n c t o u j o u r s la m ê m e : la d é c o u v e r t e
d'une certaine disposition mentale, que viendra éclairer u n
g e s t e v e r b a l . P u i s q u e l a f o r m e s i m p l e e s t v i r t u a l i t é , il f a u d r a

3. Homère, Hymnes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Belles-


Lettres, coll. des « Universités de France », 1951, p. 79.
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étudier la manière dont elle s'actualise dans des f o r m e s


actuelles et en particulier d a n s des f o r m e s littéraires. P o u r
terminer, le c r i t i q u e cherchera à faire la c o n t r e - é p r e u v e :
il p a r t i r a à l a r e c h e r c h e d ' u n e a n t i f o r m e q u i , a contrario,
c o n f i r m e r a l ' e x i s t e n c e et l'efficience d e la f o r m e .
Avant d'aborder le M y t h e , je prendrai l'exemple peut-
être plus clair de la L é g e n d e (Legende dans le t e x t e alle-
mand : c'est la p r e m i è r e des f o r m e s simples envisagées p a r
Jolles). Au sens étymologique du terme, legenda, ce sont
les c h o s e s à lire, e t e n p a r t i c u l i e r les v i e s d e s a i n t s . L a d i s p o -
s i t i o n m e n t a l e s e r a le b e s o i n d ' u n m o d è l e à i m i t e r . L e g e s t e
verbal sera une image frappante, u n m o t i f o u u n ensemble
de m o t i f s (la tête décollée, p a r e x e m p l e ) . Actualisée dans
les vies d e saints, comme celles que contient la Légende
dorée de Jacques de Voragine, la légende pourra prendre
u n e f o r m e p r o p r e m e n t littéraire ( L é g e n d e de saint Julien
l ' H o s p i t a l i e r d e F l a u b e r t , le « S a i n t G e o r g e s » d e C l a u d e l
d a n s Feuilles de s a i n t s . L'anti-légende s u b s t i t u e r a a u m o d è l e
un repoussoir : D o n J u a n , F a u s t , le J u i f e r r a n t s o n t a u t a n t
de contre-modèles dans ce qui est pour Jolles, non des
mythes, mais des anti-légendes.

Le m y t h e c o m m e disposition mentale

Jolles, a u d é b u t de s o n article s u r Die M y t h e v e u t n o u s


donner l'impression d'une très grande confusion. Il n o u s
m e t s o u s les y e u x le f o u i l l i s d e s d é f i n i t i o n s d a n s les u s u e l s
et a u s s i l a m a n i è r e d o n t le m y t h e e t l ' h i s t o i r e s e t r o u v e n t
mêlés dans l ' L a guerre de Troie, p a r exemple, naît de
cette conjonction : en a d m e t t a n t qu'il d e m e u r e des traces
d e l ' a n t i q u e I l i o n (et l ' o n sait c o m b i e n les t r a v a u x a r c h é o l o -
giques de Schliemann en Asie M i n e u r e ne sont pas parvenus
à faire u n e lumière définitive : Proust s'en m o q u e quelque
p a r t d a n s A l a r e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u ) , il s e r a i t d i f f i c i l e
à un historien d'admettre qu'Apollon est v e n u c o m b a t t r e
du côté des Troyens et A t h é n a du côté des Grecs. Mais
A p o l l o n n ' a p p a r t i e n t p a s à l a l é g e n d e ; il n ' e s t p a s c e q u ' o n
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peut appeler un modèle : dans l ' d'Eschyle, il e s t


jugé « peu s a g e », lui q u i a c o n s e i l l é à O r e s t e d e t u e r s a
mère pour venger son père. Il est e s s e n t i e l l e m e n t L o x i a s ,
l ' O b l i q u e , le M y s t é r i e u x .
O r c ' e s t p r é c i s é m e n t d u m y s t è r e q u e v a n a î t r e le m y t h e .
La disposition mentale favorable au mythe est l'humeur
interrogeante. Je me trouve devant quelque chose q u e je
ne comprends pas, dont aucune théorie ne m'explique la
cause. Je cherche donc un autre type d'explication, sans
le s e c o u r s ni d e la r a i s o n ni d e l ' e x p é r i e n c e scientifique.
Je crée u n e cause. C l a u d e l décrit très b i e n ce r e c o u r s a u
m y t h e d a n s l ' a p o s t r o p h e a u p r o f e s s e u r d e l' A r t p o é t i q u e :

P r o f e s s e u r ! d a n s v o t r e c l a s s e il f a i t p a r f a i t e m e n t c l a i r , e t l a
lumière qu'elle cube suffit e x c e l l e m m e n t sous l'abat-jour aux
s a g e s c a h i e r s q u e les é l è v e s e n g r a i s s e n t d e v o t r e d o c t r i n e . M a i s
a p p r e n e z - l e ! l ' h o m m e e s t e n c o r e n u ! s o u s le v ê t e m e n t i m m o n d e ,
il e s t p u r c o m m e u n e p i e r r e ! P o u r m o i , le n o i r d e v o t r e t a b l e a u
n e m e suffit p a s , n i c e s m a i g r e s s i g n e s q u ' y t r a c e l a c r a i e . C e q u ' i l
m e f a u t , c ' e s t le ciel n o i r l u i - m ê m e ! (...) I n s e n s é , q u i p e n s e q u e
rien p e u t s'épuiser c o m m e sujet de connaissance, j a m a i s ! Je
v o u s le dis : v o u s n ' a v e z p o i n t d i m i n u é la n a t u r e , v o u s n ' a v e z
r a v i r i e n , v o u s n ' a v e z p o i n t t a r i le g é n i e d e s a l i b e r t é e t d e s a
joie! La mer c o n s e r v e ses t r é s o r s ; Apollon entre encore aux
f o r g e s d u T o n n e r r e ! O u v r e z les y e u x ! L e m o n d e e s t e n c o r e
i n t a c t ; il e s t v i e r g e c o m m e a u p r e m i e r j o u r , f r a i s c o m m e le
l a i t

Un élève, d'ordinaire, pose des questions et si le maître


en pose, comme le fait si volontiers Socrate, c'est qu'il feint
de se mettre à la place de l'élève, ou du moins de l'ignorant.
Mais nous sommes tous au monde à nous interroger, à
rester suspendus à la quadruple question que Voltaire a
exprimée dans un de ces vers didactiques dont il eut le
secret :
Qui suis, où suis-je, où vais-je et d'où suis-je tiré?

4. Claudel, Œuvre poétique, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,


1967, p. 132-133.
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J'aimerais citer ici un très beau poème de Jules Supervielle,


dans Gravitations : il s'intitule Age des cavernes et suggère le
caractère universel de l'interrogation. « Les racines se de-
mandent s'il faut s'accoupler ainsi au sol. » « La mer
entend un bruit merveilleux et ignore en être la cause », les
animaux passent précédés d'un cou immense qui sonde
l'inconnu, « les animaux se demandent lequel parmi eux
sera l'homme un jour », « l'homme se demande si vrai-
ment ce sera lui ».
On peut partir de la question, mais on peut partir aussi
de la réponse. Car il existe des textes, et ce sont souvent des
textes sacrés, qui nous expliquent avec des mythes ce que
notre raison ne comprend pas. C'est la fonction de tous
les récits de genèse. Jolles cite le récit de la Bible; mais ce
n'est qu'une tradition parmi d'autres. Je renvoie, pour
donner une idée de leur multiplicité, et en même temps de
leur profonde unité, au volume publié en 1959 aux Editions
du Seuil dans la collection « Sources orientales » et intitulé
La Naissance du monde : on y trouvera des traditions
venues de l'Egypte ancienne, du Laos, du Tibet, de Sumer,
des Hourrites et des Hittites, de l'ancienne Chine, de Tur-
quie, d'Israël, de l'Islam, de l'Inde, de l'Iran préislamique
et du Siam.
Dans tous les cas, l'homme pose une question devant
le monde dans lequel il se trouve placé. Et une réponse
se donne d'elle-même à lui, soit qu'elle se propose, soit
qu'elle s'impose. Jolles voit dans ces mythes génésiques la
forme idéale du mythe, à tel point qu'il serait prêt à réduire
le mythe au mythe à caractère étiologique. « Quand l'uni-
vers se crée ainsi à l'homme par question et par réponse, une
forme prend place, que nous appellerons mythe. »
Les Métamorphoses d'Ovide commencent sur un grand
récit des origines du monde et de l'homme. Ce n'est pas un
hasard, me semble-t-il, si deux traditions apolliniennes s'y
trouvent représentées : la fable de Python et celle de
Daphné. Apollon, dieu de la lumière, n'est pas défini comme
le Dieu du Fiat Lux, mais il reste un dieu proche de la nais-
sance du monde. Sa victoire sur Pythô, à l'emplacement
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futur de Thèbes, doit être interprétée comme une victoire sur


les ténèbres et le chaos. Quant à l'histoire de Daphné, elle
peut passer pour le type même du mythe étiologique. Ovide
prend soin d'indiquer, au moment de la mort de Pythô, que
« le laurier n'existait pas encore, et Phoebus (vainqueur)
ceignait ses tempes charmantes, à la longue chevelure, des
dépouilles du premier arbre venu » :
Nondum laurus erat, longoque decentia crine
Tempora cingebat de qualibet arbore Phoebus.

La place est préparée pour la fable de Daphné, le mythe


étiologique de la création du laurier.
A propos du laurier, comme des autres arbustres à feuil-
lage persistant, une question se pose, et elle correspond
à la disposition mentale du mythe : pourquoi le laurier
est-il toujours vert? La fable d'Ovide l'explique. Quand la
fille du Pénée a définitivement échappé à la quête amou-
reuse d'Apollon et que le fleuve son père a transformé
Daphné en arbuste, le dieu inséparable se console en déci-
dant que ce sera désormais son arbre, et immortel comme
lui : « De même que ma tête conserve, avec sa chevelure
respectée des ciseaux, toute sa jeunesse, toi, de ton côté,
en toute saison, porte toujours la parure de tes feuilles. »
Quelle valeur attribuer à ces explications? Claude Lévi-
Strauss a eu beau jeu de dire, dans son Anthropologie struc-
turale, que le mythe étiologique était faussement étiologique.
Sans parler de la valeur poétique qu'un dilettante peut lui
trouver, un tel mythe peut être vrai pour quelqu'un s'il est
un objet de foi pour lui.

Le geste verbal dans le mythe

A l'origine du mythe, pour Jolles, il est une question qui


« vise l'être et la nature profonde de tous les éléments de
l'univers dont on observe à la fois la constance et la multi-
plicité ». A cette question, le mythe donne réponse, et cette
réponse « prend tous ces éléments et les réunit dans un évé-
nement dont l'unicité absolue ramène à l'unité la pluralité
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et la constance, et donne à cette unité une figure à la fois


solide et mouvante au sein de cet événement qui devient
alors destin et destinée ».
L ' (Geschehen) est le geste verbal du mythe.
Il importe, pour comprendre cette affirmation fondamen-
tale, de distinguer entre l'accident et l'événement. L'acci-
dent est ce qui arrive par hasard, dans un univers qui
semble abandonné à la contingence. L'événement est au
contraire la manifestation d'une nécessité latente. C'est
pourquoi Jolles est en droit de reprendre l'idée du destin,
cette nécessité qui se manifeste dès lors que l'homme s'ex-
pose au danger. Quand, dans la tragédie de Sophocle, le
chœur des Salaminiens s'interroge sur l'acte insensé, incom-
préhensible d'Ajax (une hécatombe de bétail quand il croyait
affronter ses ennemis), il envisage l'hypothèse de l'accident, et
même de ce que j'appellerais l'accident supérieur — la
mauvaise humeur d'un dieu pour une cause futile, Enyalios,
par exemple, Arès, le dieu à la cuirasse de bronze qui,
ayant prêté au héros l'appui de sa lance, aurait maintenant
à se plaindre de son ingratitude Mais son mal, comme
celui de Phèdre, vient de plus loin. Le Messager l'exposera
au moment où le suicide du héros semble imminent : Ajax
s'est montré insensé non pas seulement la nuit précédente,
au moment de l'hécatombe, mais dans un passé déjà loin-
tain, le jour où il a négligé les avis de son père et a pro-
clamé qu'il était sûr de ramener la gloire sans les dieux
(v. 767-768). Le Chœur a beau appeler à l'aide Pan et
Apollon (second stasimon), la vague s'est abattue. C'est
Ajax lui-même qui a utilisé cette métaphore, l'illustration
même du geste verbal de l'événement :

Voyez donc quelle vague est venue tout à l'heure, sous la poussée
d'une tourmente meurtrière, m'assaillir et m'envelopper (v. 351-
352).

5. Ajax, édition établie par Alphonse Dain, traduction de Paul M a z o n ,


Belles-Lettres, coll. des « Universités de France », 1965.
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A la fin des Choéphores d'Eschyle, une image voisine


p e r m e t t a i t d ' e x p r i m e r le r e t o u r p é r i o d i q u e d e l ' é v é n e m e n t :
les orages qui se s o n t abattus sur la f a m i l l e des Atrides
d e p u i s la faute originelle (celle de T a n t a l e , ou de Pélops,
ou d'Atrée) et dont voici le troisième (tritos cheimôn)
— l e m e u r t r e d e C l y t e m n e s t r e p a r s o n fils.
D a n s L e s B a c c h a n t e s d ' E u r i p i d e , le r o i d e T h è b e s , P e n t h é e ,
est prédestiné p a r son n o m lui-même à devenir m a l h e u r e u x
(penthos veut dire « l e d e u i l », e t D i o n y s o s l u i - m ê m e f a i t
observer que tout un destin est contenu dans ce nom,
v . 5 0 8 ) , m a i s il a a g g r a v é s o n c a s e n s e m o n t r a n t i n c a p a b l e
de r e c o n n a î t r e la divinité de D i o n y s o s . L ' é v é n e m e n t va cor-
respondre à l ' la « secousse », l ' i r r u p t i o n du dieu,
l ' é r u p t i o n de sa divinité.
Il est j u s t e de d i r e , a v e c Jolles, q u e l ' é v é n e m e n t est c o n t r a i -
gnant, qu'il ramène de la multiplicité à l'unité. Mais je
crois qu'il faut ajouter qu'il c o r r e s p o n d à une image forte,
q u i e s t s a m a n i f e s t a t i o n d a n s l e t e x t e , e t q u i d a n s le d r a m e
s e r a u n a c t e , a u s e n s le p l u s p l e i n d u t e r m e .

F o r m e simple, f o r m e actualisée
f o r m e littéraire

Je n'ai pas p u m ' e m p ê c h e r de faire appel à des formes


littéraires très élaborées. A dire vrai, Jolles lui-même anticipe
d a n s s o n c h a p i t r e s u r l e m y t h e , e t il t r a i t e d e l a f o r m e a c t u a -
l i s é e e t d e l a f o r m e l i t t é r a i r e a v a n t d e d é g a g e r le g e s t e v e r b a l .
Il e s t difficile d ' é t a b l i r le d é p a r t entre la forme simple
et la f o r m e actualisée p u i s q u e c'est au sein m ê m e d u langage
q u e J o l l e s s ' e f f o r c e d e s a i s i r la d i s p o s i t i o n m e n t a l e . Il s ' e s t
appuyé lui-même sur la création des luminaires dans la
G e n è s e . Il a u r a i t p u , j e l ' a i d i t , p r e n d r e d ' a u t r e s e x e m p l e s
en e m p r u n t a n t à des traditions écrites ou m ê m e orales. Le
geste v e r b a l , l ' é v é n e m e n t e s t c l a i r e m e n t i n d i q u é d a n s le
texte : « il e n f u t a i n s i », « il y e u t u n s o i r e t il y e u t u n
matin ». C e que Valéry appelle dans Le CimeTière m a r i n
l' « é v é n e m e n t p u r » e s t s a i s i à l a f o i s d a n s s a m a n i f e s t a t i o n
et d a n s ses c o n s é q u e n c e s .
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Comme exemple de forme littéraire, Jolles a pensé à


juste titre à la Première Pythique de P i n d a r e et au m y t h e
de l'Etna qu'il contient. R i e n de plus s u r p r e n a n t , rien de plus
r e p r é s e n t a t i f de ce q u e p e u t être u n événement que l'érup-
tion d ' u n volcan. L ' i m a g e p o u r r a i t m ê m e être utilisée m é t a -
phoriquement, comme celle d e la vague, comme celle d e
l'orage, p o u r s u g g é r e r la c a t a s t r o p h e tragique. A u m o m e n t de
l ' dans Les Bacchantes le feu souterrain jaillit du
tombeau de Sémélé avec un bruit de tonnerre (Bromios,
a u t r e n o m de D i o n y s o s ) qui est bien celui d ' u n séisme.
L ' é r u p t i o n volcanique p a r a î t mystérieuse. Elle l'était bien
d a v a n t a g e e n c o r e p o u r les A n c i e n s , q u i n e d i s p o s a i e n t p a s
d e s e x p l i c a t i o n s q u i n o u s s o n t f o u r n i e s p a r les s a v a n t s . Il
y a t o u j o u r s q u e l q u e p a r t « la Reine, la Sorcière qui a l l u m e
sa b r a i s e d a n s le p o t d e t e r r e » ( R i m b a u d , A p r è s le déluge).
Dans le m y t h e pindarique le f a u t e u r d'éruptions va être
T y p h o n , l ' e n n e m i d e s d i e u x , d o n t le c o r p s g i g a n t e s q u e a é t é
enseveli a p r è s sa révolte et sa défaite et s ' é t e n d d e C u m e s , sur
les c ô t e s d e l ' I t a l i e , j u s q u ' e n Sicile. Q u a n d c e c o r p s se r é v e i l l e ,
l ' E t n a v o m i t les f l a m m e s e t l a l a v e .

T y p h o n , d o n t H é s i o d e avait d é j à é v o q u é la défaite d a n s
la Théogonie, est u n e m a n i è r e d ' a n t i - A p o l l o n , c o m m e P y t h o .
E n e f f e t , il e s t i n s e n s i b l e à l ' e f f e t a p a i s a n t d e l a p h o r m i n x ,
la lyre d ' o r qui est l ' a p a n a g e d ' A p o l l o n et des M u s e s . La
première triade de l'ode établit u n contraste très fort entre
l'obéissance générale à la p h o r m i n x (celle des choreutes,
bien sûr, m a i s aussi celle d e l'aigle d e Z e u s , q u i s ' e n d o r t ,
e t celle d ' A r è s , q u i c o n s e n t à p r e n d r e d u r e p o s ) e t le t r o u b l e
d o u l o u r e u x d e t o u t ce q u e Z e u s n ' a i m e p o i n t :

e t il f r é m i t a u s s i , c e l u i q u i gît d a n s le T a r t a r e a f f r e u x , l ' e n n e m i
d e s d i e u x , T y p h o n a u x c e n t t ê t e s . J a d i s il g r a n d i t d a n s l ' a n t r e
f a m e u x d e C i l i c i e ; a u j o u r d ' h u i , les h a u t e u r s q u i d o m i n e n t C u m e s
e t o p p o s e n t l e u r b a r r i è r e à l a m e r p è s e n t , a v e c l a Sicile, s u r s a
p o i t r i n e v e l u e , e t l a c o l o n n e d u ciel le m a î t r i s e , l ' E t n a c o u v e r t
de neige, q u i t o u t e l ' a n n é e n o u r r i t la glace p i q u a n t e

6. Pindare, Pythiques, édition et traduction d'Aimé Puech, Belles-Lettres,


coll. des « Universités de France », 1955, p. 29.
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Cette description, fait o b s e r v e r Jolles, apporte une pre-


mière réponse à la question implicite : qu'est-ce qu'une
m o n t a g n e ? C ' e s t u n e c o l o n n e d u c i e l ( k i ô n o u r a n i a , le m o t
k i ô n d é s i g n a n t u n e d e s c o l o n n e s q u i s é p a r e n t le ciel e t l a t e r r e
dans la cosmogonie d'Homère et dans celle d'Hésiode).
L'autre question est posée par l'éruption, splendidement
é v o q u é e a u d é b u t de la s e c o n d e triade, et enrichie de d e u x
réponses, également mythiques : le f e u s o u t e r r a i n est celui
d'Héphaïstos, d e ce q u e Claudel appelait « les f o r g e s d u
t o n n e r r e », l a s e c o u s s e e s t c e l l e d e T y p h o n , le c a p t i f i m p a -
tient. Jolles complète e n affirmant que « la m o n t a g n e , ce
p i l i e r d u c i e l , e s t a u s s i , e t d e h a u t e n b a s , l e g é a n t , l' e n n e m i .
P a r d e u x f o i s , le p h é n o m è n e répond et sous la c o n t r a i n t e
d ' u n e q u e s t i o n , s ' a v o u e l u i - m ê m e ; p a r d e u x f o i s il s e c r é e ,
se c r i s t a l l i s e e t s ' é c r i t e n g e s t e s v e r b a u x . L e Pilier du ciel
d e v i e n t l ' e n n e m i d e s d i e u x q u i v o m i t l e f e u ».
L e s é r u p t i o n s c o n s t i t u e n t des é v é n e m e n t s . M a i s elles s o n t
i m p u i s s a n t e s c o n t r e la t o u t e - p u i s s a n c e de Zeus, qui règne
s u r ces c o n t r é e s c o m m e ailleurs. Sensible a u v a c a r m e de

l ' E t n a , le p o è t e n ' e s t p a s m o i n s s e n s i b l e à l ' h a r m o n i e d e c e s


p a y s a g e s s i c i l i e n s o ù H i é r o n , le r o i d e S y r a c u s e , a f o n d é u n e
c o l o n i e n o m m é e e l l e a u s s i E t n a e t c o n f i é e à s o n fils D i n o -
m è n e . Il a f a l l u , p o u r a f f i r m e r le n o u v e a u p o u v o i r , r e m p o r t e r
des victoires sur les e n n e m i s tyrrhéniens ou carthaginois.
Un système analogique s'établit : les ennemis sont les
n o u v e a u x T y p h o n s , les g u e r r e s s o n t d ' a u t r e s é r u p t i o n s q u i
n ' e m p ê c h e r o n t pas H i é r o n et D i n o m è n e de faire t r i o m p h e r
la paix, si d u m o i n s ils n e s o n t p a s i n s e n s i b l e s a u x s a g e s
c o n s e i l s q u e d i s t r i b u e le p o è t e . On passe c l a i r e m e n t de la
fonction étiologique d u m y t h e à sa fonction allégorique.
Ces deux fonctions sont à l'origine de ce que Jolles
appelle la f o r m e relative du mythe. Il s e r a i t p l u s j u s t e d e
p a r l e r d e s f o r m e s r e l a t i v e s , c a r il e n é v o q u e a u m o i n s d e u x :
le c o n t e à allure étiologique ( l ' h i s t o i r e d e la paille, de la
braise et de la fève) où la question n'est pas résolue de
l'intérieur, et où l'on crée artificiellement un mythe; le
m y t h e a l l é g o r i q u e a u q u e l S o c r a t e r e c o u r t s o u v e n t d a n s les d i a -
l o g u e s p l a t o n i c i e n s , q u a n d l e m y t h o s p r e n d le r e l a i s d u l o g o s .
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Le contre-mythe : mythe constructeur


et m y t h e destructeur

On p e u t ê t r e d é ç u p a r la fin d u chapitre de Jolles, où


j ' a i é l a g u é q u e l q u e s d é v e l o p p e m e n t s a n n e x e s ( s u r les m y t h e s
migrants, p a r exemple). E n guise de contre-forme, de contre-
m y t h e , il n o u s p r o p o s e c e q u i , il l e r e c o n n a î t b i e n v o l o n t i e r s ,
est encore u n m y t h e : le « m y t h e d e s t r u c t e u r ( q u i ) v a d e
pair avec le mythe constructeur », l'Apocalypse qui est
d i a m é t r a l e m e n t o p p o s é e à la Genèse.
P o u r Jolles, il y a b i e n e n c o r e ici q u e s t i o n e t r é p o n s e .
L a q u e s t i o n est celle d e s fins d e r n i è r e s o u d e la m o r t . La
réponse peut être désolante ou consolante. On observera
p o u r t a n t qu'elle est s o u v e n t c o n s o l a n t e , c'est-à-dire qu'elle
laisse e n t r e v o i r u n e n o u v e l l e c r é a t i o n : « à l ' i n s t a r d u

c o n t r e - s a i n t q u i p e u t se t r a n s f o r m e r e n u n s a i n t » ( o n s o n g e
à Miguel Mañara), « le m y t h e p e u t , l u i a u s s i , r e b â t i r s u r
l e c h a o s u n u n i v e r s n o u v e a u ». C ' e s t c e q u ' a é t u d i é s o u v e n t
M i r c e a E l i a d e , e n p a r t i c u l i e r d a n s L e M y t h e d e l' é t e r n e l retour.
Mircea Eliade montre très bien par exemple comment
passe chez les poètes latins un frisson d'apocalypse, en
p a r t i c u l i e r c e l u i d ' u n e d e s t r u c t i o n p a r le f e u , u n e e k p y r o s i s
imaginée p a r les s t o ï c i e n s . L u c a i n s ' e n f a i t l ' é c h o d a n s la
Pharsale quand il r a c o n t e le passage du Rubicon et les
craintes de Nigidius Figulus. Horace exprime sa crainte
quant au sort futur de Rome dans la X V I Epode. Virgile
va au-delà de cette crainte tant dans la I V Bucolique que
dans l ' : il chante alors le retour des siècles, l'espoir
que Rome pourra se régénérer périodiquement ad infinitum.
Eliade voit là « un suprême effort pour libérer l'histoire
du destin astral ou de la loi des cycles cosmiques », un
retour du « mythe archaïque de la régénération annuelle
du Cosmos au moyen de son éternelle recréation par le
Souverain ou par le prêtre »
Les anciens Scandinaves ont connu aussi l'image d'une
destruction finale par le feu, appelée par la conflagration

7. Mircea Eliade. Le Mythe de l'éternel retour, Gallimard, 1969, rééd.


coll. « Idées/NRF », p. 157-160.
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initiale. Régis B o y e r a m i s e n v a l e u r cette symétrie et r a p -


pelé la signification exacte du mot ragnarök, c'est-à-dire
non pas le crépuscule des puissances (le Crépuscule des
dieux wagnérien), m a i s le J u g e m e n t , ou Destin, des Puis-
sances. L e s plus belles s t r o p h e s de la Völuspa en décrivent
les s i g n e s a n n o n c i a t e u r s : le c h a n t d e s t r o i s c o q s , la f u r e u r
d e F e n r i r d a n s ses c h a î n e s ( q u i p e u t f a i r e p e n s e r à l ' i m p a -
tience de Typhon), l'hiver formidable, la disparition du
soleil et de la lune, le t r e m b l e m e n t d'Yggdrasill, l'ultime
combat des dieux, l'embrasement universel. Mais « passé
cet effroyable c a t a c l y s m e v a venir la r é g é n é r a t i o n universelle
qui r e t r o u v e , sublimisé, l'âge d ' o r initial »
C e n ' e s t p a s u n h a s a r d si l ' I s l a n d e , l e p a y s d e s v o l c a n s ,
a c o n n u u n e t r a d i t i o n m y t h i q u e c o m m e celle-ci. A i m é
Césaire a fait aussi d u volcan l'un des motifs centraux de

s a p o é s i e . I l a m ê m e a f f i r m é q u ' e l l e é t a i t « p é l é e n n e », p a r a l -
lusion à la Montagne Pelée, ce v o l c a n de la Martinique
qui s'est réveillé en 1902. Au cours d'un entretien avec
J a c q u e l i n e S i e g e r , il c o m p a r a î t « l a p l o n g é e e n ( s o i - ) m ê m e »
et la « f a ç o n d e f a i r e é c l a t e r l ' o p p r e s s i o n d o n t (il) é t a i ( t )
victim(e) » au volcan : « Il entasse sa lave et son feu
pendant un siècle et u n beau jour ça pète, t o u t cela res-
s o r t . . . ». E t c e n ' e s t p a s l à u n e s i m p l e a l l é g o r i e . O n a s s i s t e
b i e n à « l ' i r r u p t i o n d e s f o r c e s p r o f o n d e s , d e s f o r c e s d a n s les
profondeurs d e l ' ê t r e q u i r e m o n t ( e n t ) à la face d u m o n d e
exactement comme une éruption volcanique ». M o i , lami-
naire... évoque encore la « suractivation des terres », le
« d é l i r e c o m p l i q u é d e s r o c h e s m a l r o u l é e s », « le g r a n d a i r
s i l e n c i e u x d e l a d é c h i r u r e ». « S o l e i l s a f r e » c o m m e n c e

« au pied de volcans bègues ». L'écroulement est aussi


éboulis du langage : les « mots » s'accumulent sur les
« m a u x » e t c e t t e p o é s i e é r u p t i v e s e m b l e v o u l o i r r e n d r e le
m o n d e et l ' h o m m e a u c h a o s . M a i s « M a i l l o n d e la c a d è n e »
s'achève sur la v o l o n t é de « te bâtir » O n songe à René
Char : d é t r u i r e , m a i s a v e c d e s « o u t i l s n u p t i a u x »...

8. Régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981, p. 201 sqq.
9. Aimé Césaire, Moi, laminaire..., Ed. du Seuil, 1982, p. 36.
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L'étude des mythes


en littérature comparée

Pour Henry H. H. Remak

Si l'on en croit l'ancien manuel de Claude Pichois et


André-Michel Rousseau, le comparatiste est « comme chez
lui » parmi les m y t h e s Pour ma part, je serais tenté de
penser qu'il ne sort guère de cette demeure grandiose. En-
core trop rares sont, en effet, les études comparatistes en ce
domaine malgré des développements récents. Aucun titre
n'apparaissait en 1967 dans la bibliographie du « Pichois-
Rousseau » (alors qu'on en relevait quelques-uns à la rubri-
que « thèmes et motifs »). Le bilan était un peu moins négatif
dans le chapitre VI du manuel de Simon Jeune, Littérature
générale et littérature comparée, publié la même année : on
y relevait les noms de Gendarme de Bévotte, Léo Weinstein,
Charles Dédéyan, Friedrich Gundolf, Maurice Descotes et
Raymond Trousson, respectivement pour Don Juan, Faust,
César, Napoléon et Prométhée. Mais le chapitre en question
traitait des « types » et des « thèmes », et non des « mythes ».
L'ouvrage de Charles Dédéyan s'intitule Le Thème de Faust
dans la littérature européenne, celui de Raymond Trousson
Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne. Un
problème fondamental se trouve ainsi posé, qui est un
problème de terminologie.

1. La littérature comparée, A r m a n d Colin, coll. « U2 », 1967, p. 147.


Remanié, le livre est devenu en 1983 Qu'est-ce que la littérature comparée ?,
sous la triple signature de Pierre Brunel, Claude Pichois et André-
Michel Rousseau.
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R a y m o n d Trousson s'arrêtait avant 1970 à la n o t i o n d e


thème, comme le prouve son essai de méthodologie Un
p r o b l è m e d e l i t t é r a t u r e c o m p a r é e : les é t u d e s d e t h è m e s (1965).
L a r e f o n t e d e c e l i v r e e n 1981 s o u s le t i t r e n o u v e a u T h è m e s
et m y t h e s p r o u v e q u e ce n ' é t a i t pas là u n choix délibéré,
m a i s u n e c o n c e s s i o n à la t r a d i t i o n . C e t t e t r a d i t i o n , R a y m o n d
Trousson a compris qu'elle était révisable et q u e la litté-
rature comparée, comme les autres disciplines, a intérêt
à revoir de temps en t e m p s sa t e r m i n o l o g i e p o u r l'affiner,
sans j a m a i s la c o n c e v o i r c o m m e immuable. Dans le l i v r e
de 1 9 6 5 , le t h è m e é t a i t d é f i n i c o m m e « l'expression parti-
culière d'un motif, son individualisation ou, si l ' o n veut,
le r é s u l t a t d u p a s s a g e d u g é n é r a l a u p a r t i c u l i e r » Il f a u t
d o n c r e v e n i r à u n e a u t r e n o t i o n , celle d e « m o t i f », d é f i n i e
elle-même c o m m e « une toile de fond, un concept large,
désignant soit une certaine attitude — par exemple la
r é v o l t e — s o i t u n e s i t u a t i o n d e b a s e , i m p e r s o n n e l l e , d o n t les
acteurs n ' o n t pas encore été individualisés — par exemple
les s i t u a t i o n s d e l ' h o m m e entre d e u x f e m m e s , de l ' o p p o s i t i o n
e n t r e d e u x f r è r e s , e n t r e u n p è r e e t u n fils, d e l a f e m m e a b a n -
d o n n é e , etc. » (p. 12). C e t t e t e r m i n o l o g i e n e p o u v a i t f a i r e
l'unanimité. Dans une note discrète Simon Jeune propo-
sait d'appeler plutôt « types » ce que R. Trousson appelait
« thèmes ». Le type, c'est « un héros précis, réel ou légen-
daire (parfois, création purement littéraire d'un auteur) qui,
doué d'une personnalité particulièrement forte ou impliqué
dans une situation exemplaire ou déchirante, a frappé l'ima-
gination des écrivains qui en ont fait le type d'un certain
caractère ou d'une certaine destinée » (p. 63). L'un et
l'autre évitaient alors le mot « mythe », sans y parvenir
complètement : R. Trousson semblait à plusieurs reprises
assimiler le « mythe » et le « thème » (p. 7 « nos mythes et
nos thèmes légendaires sont notre polyvalence »; p. 35
« littéraires ou religieux, l'on peut considérer que les mythes,

2. Un problème de littérature comparée : les études de thèmes, Minard, 1965,


p. 13. C'est à ce volume que renverra la pagination in-texte.
3. Littérature générale et littérature comparée, Minard, 1967, p. 62, n. 29.
C'est à ce volume que renverra la pagination in-texte.
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petits t r u a n d s dans les docks de Casablanca. Celle des


parents des j u m e a u x est également finie : Maria-Barbara
est d é p o r t é e à B u c h e n w a l d e n 1943, E d o u a r d m e u r t e n 1948.
Au contraire, celle des j u m e a u x est in-finie : la date du
d é p a r t de Jean, fuyant son frère, c o r r e s p o n d à u n e rupture,
mais surtout au début d'une nouvelle aventure gémellaire
et, p a r a d o x a l e m e n t , d ' u n a c c o m p l i s s e m e n t .
Ce mystère n'est pas seulement au centre d'une lecture
m y t h o c r i t i q u e d e s M é t é o r e s . Il est a u c e n t r e d ' u n e c r é a t i o n
r o m a n e s q u e à laquelle Tournier, toujours conscient, presque
trop conscient, reconnaît qu'il a conféré u n e « dimension
m y t h o l o g i q u e ». C ' e s t l e t i t r e d ' u n c h a p i t r e d u V e n t P a r a c l e t ,
é c r i t e n h o m m a g e à G a s t o n B a c h e l a r d . T o u r n i e r y d é f i n i t le
m y t h e c o m m e u n e « h i s t o i r e f o n d a m e n t a l e », u n e « h i s t o i r e
q u e t o u t le m o n d e c o n n a î t d é j à », m a i s a u s s i c o m m e u n e
histoire qui p r o u v e q u e l ' h o m m e est capable de s ' a r r a c h e r
à l'animalité (c'est en cela qu'il est u n « animal mytholo-
gique »). Aussi Alexandre Surin, voué à l'animalité, ne
peut-il être q u ' u n p e r s o n n a g e secondaire dans L e s Météores.
M ê m e p o u r A l e x a n d r e p o u r t a n t souffle le sirocco, la r u a h ,
le v e n t , l e V e n t P a r a c l e t . . . L e t i t r e d e l ' e s s a i d e 1 9 7 7 d e v a i t ,
à l'origine, être celui d u r o m a n de 1975. T o u r n i e r s'était
d'abord proposé d' « é c r i r e le r o m a n du Saint-Esprit en
restituant aux p h é n o m è n e s météorologiques leur dimension
s a c r é e ». M a i s c e p r o j e t s ' e s t , n o u s d i t l ' a u t e u r , t r o u v é i n s u f -
f i s a m m e n t r é a l i s é , e t d è s l o r s le l i v r e m é r i t a i t u n t i t r e « p l u s
m o d e s t e m e n t p r o f a n e ». D a n s l a p r e m i è r e v e r s i o n , le p e r -
sonnage de T h o m a s Koussek devait avoir une importance
b e a u c o u p p l u s g r a n d e q u e celle q u i lui a été a c c o r d é e d a n s la
v e r s i o n d é f i n i t i v e . S o n p r é n o m e s t le n o m d e l ' a p ô t r e T h o m a s -
D i d y m e , le j u m e a u d u C h r i s t . M a i s K o u s s e k a d é p a s s é c e t t e
gémellité. Ancien camarade de collège d'Alexandre Surin
a u c o l l è g e d e T h a b o r , à R e n n e s , il e s t d e v e n u l e v i c a i r e d e
l'abbaye du Saint-Esprit, rue de la Brèche-aux-Loups, à
P a r i s . A l e x a n d r e e s t u n s o i r i n v i t é à d î n e r d a n s le p r e s b y t è r e
de l'église du Saint-Esprit, e t il s ' y r e n d . Il y e n t e n d un
étrange sermon devant la cheminée où brûle une flamme
qui p o u r Thomas e s t le symbole de l'Esprit-Saint : « Le
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C h r i s t e s t le c o r p s de l'Eglise, mais l ' E s p r i t - S a i n t est s o n


âme. » Koussek décrit son itinéraire spirituel c o m m e un
passage du corps à l'âme, du Christ — p o u r lequel, q u a n d
il était adolescent, il éprouvait un désir charnel — à
l ' E s p r i t - S a i n t . Il a v é c u ce p a s s a g e a u m o m e n t m ê m e o ù il
p a s s a i t p a r le m o n a s t è r e du Paraclet, près de Nogent-sur-
Seine.

T h o m a s K o u s s e k p r o f e s s e l a d o c t r i n e s e l o n l a q u e l l e « le
C h r i s t est m o r t p a r c e q u e sa m i s s i o n était t e r m i n é e , et cette
mission consistait à préparer la descente du Saint-Esprit
parmi les h o m m e s » (p. 132). P o u r lui la g r a n d e fête est
donc celle de la P e n t e c ô t e , où s o u f f l e le v e n t d e l ' E s p r i t ,
où « l ' E s p r i t se m a n i f e s t e p a r u n o r a g e s e c , e t s a u v e g a r d e
sa n a t u r e m é t é o r o l o g i q u e ». C a r « l ' E s p r i t - S a i n t est vent,
t e m p ê t e , s o u f f l e , il a u n c o r p s m é t é o r o l o g i q u e . L e s m é t é o r e s
s o n t sacrés » (p. 136). C e t t e r e - s a c r a l i s a t i o n d e s m é t é o r e s ,
c e t t e m a n i è r e d e f a i r e e n t e n d r e l e u r l a n g a g e , q u i est à la fois
le l a n g a g e d u v e n t et celui d u S a i n t - E s p r i t , tel a u r a i t d o n c
é t é le p r o j e t i n i t i a l d u l i v r e .

Il s ' a g i s s a i t d ' e f f a c e r l a d i f f é r e n c e d e s d e u x s e n s d u m o t ciel,


air, a t m o s p h è r e et s é j o u r de Dieu et des bienheureux, et de
r e j o i n d r e le c u l t e s o l a i r e é b a u c h é à l a fin d e v e n d r e d i . L ' i d e n t i -
fication d u Saint-Esprit à un vent, de c h a q u e vent à un esprit
différent d e v a i t p e r m e t t r e la c o n s t r u c t i o n d ' u n e t h é o l o g i e é o l i e n n e .
L e s j u m e a u x y a u r a i e n t e u la p l a c e c e n t r a l e d ' i n t e r c e s s e u r s e n t r e
le c i e l e t l a t e r r e . C e r ô l e l e u r e s t a s s i g n é d a n s p l u s i e u r s m y t h o l o -
gies o ù il e s t a d m i s q u e d e s j u m e a u x c o m m a n d e n t a u x n u a g e s
e t à l a p l u i e , c o m m e le r a p p o r t e F r a z e r d a n s s o n R a m e a u d ' o r .
Cette fonction s'explique d'ailleurs très l o g i q u e m e n t . E n effet
j u m e a u x = fécondité extraordinaire de la mère. D'autre part,
p l u i e = f e r t i l i t é d e la t e r r e . D e là u n e a f f i n i t é p r o f o n d e e n t r e
j u m e a u x et p l u i e

Si A l e x a n d r e s e c o n t e n t e d e l a « p e t i t e P e n t e c ô t e d ' u n v e n -
t i l a t e u r » d a n s P a r i s d é s e r t é ( p . 2 9 6 ) , il f a u t a u x j u m e a u x l a

3. Les Météores, Gallimard, 1975, p. 130. C'est à cette édition, qui est
l'édition originale du livre, que renverra désormais, in-texte. la pagina-
tion.
4. Le Vent Paraclet, p. 252-253.
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« Pentecôte islandaise » ils h a n t e n t les l i e u x e t les m o m e n t s


d e t e m p ê t e , et ces a u t r e s t e m p ê t e s q u e s o n t les c a t a s t r o p h e s
historiques, c o m m e l'érection d u mur de Berlin e n 1961
Jean avait u n calendrier météorologique, une sorte d'atlas
m é t é o r o l o g i q u e aussi. « C e q u i l ' i n t é r e s s a i t d a n s les s a i s o n s ,
c ' é t a i t m o i n s le r e t o u r r é g u l i e r d e s figures a s t r a l e s q u e la
f r a n g e d e s n u a g e s , d e p l u i e s e t d ' e m b e l l i e s q u i les e n t o u r e »
(p. 346). Son voyage à t r a v e r s le m o n d e , ce « v o y a g e d e
noces solitaire » (p. 362), semble avoir pour modèle le
m a r i a g e d u d o g e de Venise avec la mer. Mais c'est encore
u n e r e c h e r c h e d e la f r a n g e , e t l ' e n l è v e m e n t p a r le V e n t . P a u l ,
qui avait une autre sensibilité a u x marées, peut-il l ' a c c o m -
p a g n e r d a n s c e t t e q u ê t e , p e u t - i l ê t r e e m p o r t é d a n s le m ê m e
tourbillon ?

L e s m é t é o r e s d o n n e n t s o n titre a u livre, c o m m e j a d i s a u x
M é t é o r e s d ' A r i s t o t e q u ' e s t censé lire M i c h e l T o u r n i e r sur
la plage de Saint-Jacut, en Bretagne, le j o u r (25 s e p t e m -
bre 1937) et à l'heure (17 h 19) o ù commence l'histoire
(p. 7). Mais la météorologie, « qui n e c o n n a î t la vie du
ciel q u e d e l ' e x t é r i e u r e t p r é t e n d l a r é d u i r e à d e s p h é n o m è n e s
m é c a n i q u e s » (p. 541), i m p o r t e p e u a u p r i x de la c o n n a i s -
sance intime des p h é n o m è n e s du ciel. J e a n part à la re-
c h e r c h e d ' u n e « t o u c h e », d ' u n « j e - n e - s a i s - q u o i » q u ' i l v o i t
d'abord comme « une lumière, une couleur du ciel, u n e
a t m o s p h è r e , des m é t é o r e s » (p. 346-347). P a u l , p a s s i o n n é m e n t
désireux de retrouver Jean, et essuyant à Ceylan une « t e m -
pête calme », c o m p r e n d q u ' i l n e t e n d p a s s e u l e m e n t à le
faire rentrer dans le c e r c l e d'un jeu gémellaire (ce qu'il
appelle « le f a i r e r e v e n i r à B e p »), m a i s q u ' i l a u n a u t r e
dessein, plus vaste et plus a m b i t i e u x : « A s s u r e r [s]a m a i n -
mise sur la t r o p o s p h è r e elle-même, d o m i n e r la m é t é o r o l o g i e ,
d e v e n i r l e m a î t r e d e l a p l u i e e t d u b e a u t e m p s , [...] d e v e n i r
[ l u i - ] - m ê m e le b e r g e r d e s nuages et des vents » (p. 389).

5. Titre du chapitre XVII, avec le jeu de mots sur « côte islandaise ».


6. Voir Les Météores, p. 508-509.
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C i t a n t cette p h r a s e d a n s L e Vent Paraclet, T o u r n i e r y voit


le s u j e t p r o f o n d des Météores, l'histoire des j u m e a u x qui
est « la c o n q u ê t e de la météorologie par la c h r o n o l o g i e ,
l ' i r r u p t i o n des n u a g e s et des a u r o r e s d a n s l'horlogerie des
a s t r e s »

Une connaissance complète suppose la fusion avec son


objet. Dans son Eden de Djerba, Deborah, nouvelle Eve,
mais aussi nouvelle Baucis, s'est transformée en son jardin
lui-même Les jumeaux ne doivent pas seulement s'élever
jusqu'aux météores, ils doivent devenir météores. La my-
thologie classique offrait, là encore, un modèle : la méta-
morphose des Dioscures en astres. C'est le mythe final choisi
par Pindare pour la Xe Néméenne. Castor et Pollux sont
jumeaux, ou plutôt faussement jumeaux. Ils sont nés de la
même mère, Léda. Mais Castor a un père mortel, le roi
de Sparte Tyndare; Pollux un père immortel, Zeus métamor-
phosé en cygne. L'œuf dont ils sont éclos est celui que
reconstituent Jean et Paul quand leurs vêtements tombent et
qu'ils s'enlacent tête-bêche pour pratiquer la communion
séminale (p. 155). Alexandre l'a vu apparaître, ce « gros
œuf pondu au cœur du nid », quand passant par le bois de
Vincennes il a assisté à une partie de rugby : le ballon roulait
entre les jambes de « frais et musculeux jeunes gens » qui se
livraient à un rite curieux, presque nuptial, et il n'était d'autre
nid que « ce nid de mâles ondula[nt] et chancela[nt] sous
la poussée d'une cohue de cuisses arc-boutées » (p. 108).
Alexandre gardera le souvenir de ce « rite nuptial autour
d'un œuf de cuir » (p. 217).
Le texte propose donc la double parodie d'un motif my-
thique, ou plutôt une parodie redoublée. Le ballon de
rugby entretient avec l'œuf des jumeaux la même relation que
celui-ci avec l'œuf de Léda. Tout se passe même comme si
Tournier faisait preuve d'ironie à l'égard de la transposition
qu'il a opérée de la « société hétéro » (p. 217) à l'homo-
sexualité, de l'Alexandre homérique, Pâris, le ravisseur

7. Le Vent Paraclet, p. 267.


8. Dans le chapitre XVI, « L'île des Lotophages ».
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d'Hélène, l a fille d e L é d a , à Alexandre Surin, l'oncle des


nouveaux Dioscures. Mais u n enthousiasme communicatif,
d û e n g r a n d e partie à l'alacrité e x t r ê m e d u récit, t e n d à faire
accepter a u lecteur u n idéal qui dépasse t o u t e p a r o d i e : la
substitution aux faux-couples hétérosexuels (Maria-Barbara
et E d o u a r d , Jean et Sophie) d u seul vrai couple possible,
le c o u p l e d e s j u m e a u x , « si p r o f o n d é m e n t u n i q u e c h a c u n
de ses membres trouve son destin dans la personne de
l'autre » Le couple homosexuel que l'oncle S u r i n essaie
de former avec Daniel ou avec d'autres n'en est que le
pâle reflet, l'impossible réalisation. C ' e s t p o u r q u o i la « m o r t
[ d u ] c h a s s e u r » s e p r o d u i t q u a n d il r e n c o n t r e l ' « u b i q u i s t e »
à Casablanca et soupçonne qu'il s'agit de « deux frères
jumeaux, parfaitement indiscernables, mais assez indépen-
dants p o u r t a n t p o u r choisir des occupations, des p r o m e n a d e s
différentes ». A l e x a n d r e meurt assassiné par des voyous,
m a i s p e u t - ê t r e a-t-il été s u r t o u t e n t r a î n é d a n s l ' a b î m e p a r ce
b a l l e t g é m e l l a i r e i n v o l o n t a i r e a u c e n t r e d u q u e l il s ' e s t t r o u v é
p l a c é et q u i lui a d o n n é l ' i m a g e d é s e s p é r a n t e d ' u n e i n a c c e s -
sible perfection.
Selon Pindare, C a s t o r est t u é d a n s u n c o m b a t singulier,
celui qui, à p r o p o s d ' u n r a p t d e b œ u f s , a o p p o s é les D i o s -
cures aux deux fils j u m e a u x d'Apharée, Idas et Lyncée.
Pollux, j u m e a u déparié, comme le d i r a i t T o u r n i e r , pleure
son frère et adresse à Zeus une prière émouvante. Il le
s u p p l i e d e le f a i r e p é r i r lui a u s s i p o u r q u ' i l p u i s s e r e t r o u v e r
s o n f r è r e d a n s l ' a u - d e l à . Z e u s a c c è d e à s a d e m a n d e : ils
p a s s e r o n t la m o i t i é d e leur vie s o u s t e r r e , d a n s l ' H a d è s , et
l'autre moitié dans le p a l a i s d ' o r du ciel. A l o r s « Pollux
n ' h é s i t a p a s e n t r e l e s d e u x p a r t i s ; il r o u v r i t l ' œ i l , puis
r a n i m a la v o i x d e C a s t o r à la c e i n t u r e d ' a i r a i n »
L a référence à C a s t o r et P o l l u x est explicite d a n s L e s M é -
téores. Elle s'accompagne, il est vrai, d'une allusion à
Remus et Romulus, et la liste ainsi commencée se perd

9. Le Vent Paraclet, p. 233.


10. Pindare, Néméennes, texte établi et traduit par Aimé Puech, Belles-
Lettres, coll. des « Universités de France », 1967, p. 140.
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d a n s u n etc. P a u l c r o i t a l o r s à la p e r f e c t i o n d u c o u p l e g é m e l -
laire qu'il forme avec Jean (p. 142). Et cette perfection
devrait trouver son accomplissement dans leur transforma-
t i o n m é t é o r i q u e , c o m m e , selon certaines versions, C a s t o r et
Pollux furent finalement métamorphosés en astres :

N o u s n e d e v i o n s p a s vieillir, le s a v a i s - t u ? L e v i e i l l i s s e m e n t
est le s o r t m é r i t é des s a n s - p a r e i l , t e n u s d e laisser la p l a c e u n
j o u r à leurs e n f a n t s . C o u p l e stérile et éternel, u n i d a n s u n e
étreinte amoureuse perpétuelle, les j u m e a u x — s'ils restaient
p u r s — s e r a i e n t i n a l t é r a b l e s c o m m e u n e c o n s t e l l a t i o n (p. 170).

Pindare semble ignorer cette métamorphose en astres,


qui n'est c o n n u e q u e par des sources b e a u c o u p plus tardives.
Même O v i d e , c u r i e u s e m e n t , n e lui a p a s a c c o r d é d e p l a c e
d a n s ses M é t a m o r p h o s e s 1 1 . L a s o l u t i o n t r o u v é e p a r Z e u s a
p u p a r a î t r e i n s a t i s f a i s a n t e . Si, p o u r P i n d a r e , C a s t o r et P o l l u x
sont ensemble dans l'Hadès, puis ensemble au ciel (c'est
la v e r s i o n qu'il a d o p t e d a n s la Xe Néméenne), p o u r d'autres,
C a s t o r j o u i t des délices de l ' O l y m p e p e n d a n t q u e Pollux erre
parmi les ombres, et inversement. L'Apollon de Lucien,
d a n s les D i a l o g u e s des dieux, c o n t e s t e a u p r è s d ' H e r m è s ce
« partage peu intelligent » : « C a r a i n s i ils n e s e v e r r o n t
même pas l'un l'autre, ce q u i é t a i t , j e présume, leur plus
g r a n d d é s i r . C o m m e n t le p o u r r a i e n t - i l s , a l o r s q u e l ' u n d ' e u x
e s t c h e z les d i e u x , l ' a u t r e p a r m i les m o r t s ? »
T o u r n i e r a r e p r i s la t r a d i t i o n d e ce p a r t a g e , m a i s t r è s libre-
ment. Le couple gémellaire se rompt. Jean, après une
liaison avec une ouvrière de l'usine que dirige son père,
D e n i s e M a l a c a n t h e , a v o u l u é p o u s e r S o p h i e , u n e j e u n e fille
r e n c o n t r é e à P a r i s ( c h a p i t r e X I V « L a m a l e n c o n t r e »). M a i s ,
se h e u r t a n t à la r é s i s t a n c e du jumeau ou à son excessive
complaisance (Paul a essayé d'enfermer Sophie dans le
cercle gémellaire t r a n s f o r m é en triangle), Sophie a préféré

11. Castor et Pollux prennent place parmi les constellations à la fin de


l'opéra de Rameau, sur un livret de Pierre-Joseph Bernard.
12. Lucien de Samosate, Œuvres complètes, trad. Emile Chambry, Gar-
nier, 1933, t. I, p. 153.
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p r e n d r e la fuite. J e a n décide à s o n t o u r de partir, et d ' e n t r e -


t e n i r p a r le v o y a g e l a d i s t a n c e q u ' i l a v o u l u c r é e r e n t r e s o n
f r è r e e t lui (p. 3 6 1 ) . P a s s a n t à s o n t o u r d e la « d i a l e c t i q u e
s é d e n t a i r e » à la d i a l e c t i q u e n o m a d e , P a u l est e n t r a î n é d a n s
ce t o u r d u m o n d e q u i n e l e u r p e r m e t t r a p a s d e se r e t r o u v e r
en u n point quelconque de l'espace.
A-t-on le droit de dire que Paul descend aux Enfers
p e n d a n t q u e J e a n m o n t e a u c i e l ? Il e n a p a r f o i s l ' i m p r e s -
sion, au c o u r s m ê m e de s o n périple. A Venise, p a r e x e m p l e ,
q u a n d il m a r c h e l e l o n g d u q u a i d e s E s c l a v o n s :

O ù suis-je? L ' u n e de ces barques, venue de la terre des h o m m e s ,


n e v i e n t - e l l e p a s d e m e d é p o s e r d a n s l a ville d e s m o r t s o ù t o u t e s
les h o r l o g e s s o n t a r r ê t é e s ? ( p . 3 8 0 - 3 8 1 ) .

La catabase véritable s'accomplit au moment de l'étape


berlinoise, la dernière d u v o y a g e de P a u l sur terre. U n Alle-
m a n d r e n c o n t r é en A m é r i q u e , U r s K r a u s , et a m i de Jean, a
fixé à P a u l u n r e n d e z - v o u s c h e z sa m è r e à B e r l i n . Il d o i t
venir avec Jean. Or à peine Paul est-il a r r i v é chez Frau
K r a u s , le m u r d e B e r l i n s ' é l è v e , à l ' e m p l a c e m e n t m ê m e d e
l ' i m m e u b l e o ù elle h a b i t e . Il f a u t se r é f u g i e r d a n s les c a v e s ,
puis tenter de s ' é c h a p p e r p a r u n e galerie souterraine. P a u l
r e c o n n a î t q u e « c e t t e l o n g u e n u i t c a r c é r a l e d a n s l a q u e l l e il
[était] e n f e r m é d e p u i s u n t e m p s i m p o s s i b l e à m e s u r e r — u n
temps proprement immémorial — il é t a i t logique qu'elle
préludât à une expédition sous terre, qu'elle s'achevât en des-
c e n t e a u x E n f e r s » (p. 519).
P e n d a n t ce t e m p s , J e a n devient, s i n o n u n m é t é o r e , d u
m o i n s u n m é t é o r i t e . L a d i s t i n c t i o n e n t r e les d e u x m o t s a été
soigneusement établie p a r Jean lui-même, p e r m e t t a n t ainsi
à Tournier de corriger l'emploi impropre qu'il avait fait
du terme d a n s L e R o i d e s aulnes13. U n météore, e n effet,

13. Le Roi des aulnes, Gallimard, 1970, p. 94. Abel Tiffauges visite le
Louvre et voit une statue d'Apollon : « J'imagine ce que deviendrait
m a vie si ce dieu se trouvait chez moi, possédé jour et nuit. Et à dire
vrai, non, je suis bien incapable d'imaginer comment je supporterais
la présence incandescente de ce météore tombé près de moi après une
chute de vingt siècles. »
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« n'est pas, c o m m e o n le c r o i t c o m m u n é m e n t , une pierre


tombée du ciel — ce q u i s'appelle un météorite — mais
t o u t p h é n o m è n e a y a n t lieu d a n s l ' a t m o s p h è r e , grêle, brouil-
lard, neige, a u r o r e b o r é a l e , e t d o n t la m é t é o r o l o g i e est la
science » (p. 347). P a u l , e n v o y a n t d e s p o r t r a i t s n o u v e a u x
de son frère disparu, croit assister à sa dégradation au
contact des sans-pareil, à l'effritement d'un météorite :

O n d i r a i t q u ' i l e s t e n t r a i n d e se d é s a g r é g e r p o u r se d i s s i p e r
t o t a l e m e n t à l a fin, c o m m e c e s m é t é o r i t e s q u i f o n d e n t d a n s u n e
gerbe de flamme au contact de l ' a t m o s p h è r e et disparaissent
a v a n t de t o u c h e r terre. C e destin de m o n frère-pareil s'éclaire
p a r l'enrichissement continuel d o n t je m e sens bénéficier a u
contraire d'étape en étape. N o t r e poursuite prend u n sens d'une
logique effrayante : je m'engraisse de sa substance perdue, je
m ' i n c o r p o r e m o n f r è r e f u y a r d . . . (p. 466-467).

Il e s t u n e a u t r e d i s t i n c t i o n à é t a b l i r , e n t r e les E n f e r s e t
l ' E n f e r . L ' E n f e r , c ' e s t le m o n d e d e s o r d u r e s s u r l e q u e l r è g n e
A l e x a n d r e S u r i n . C e fils à s a m a m a n , c e d a n d y a d û a s s u m e r
c e t t e t â c h e p o u r l a q u e l l e il s e m b l a i t si p e u f a i t : l a d i r e c t i o n
d ' u n e vaste e n t r e p r i s e de r é c u p é r a t i o n et de « r é p u r g a t i o n »
d e s o r d u r e s m é n a g è r e s , l a SEDOMU. O r n o n s e u l e m e n t il a
surmonté assez r a p i d e m e n t sa r é p u g n a n c e , mais encore il
n ' a p a s t a r d é à se t r o u v e r d a n s s o n é l é m e n t .
I n v e r t i , il a d é c o u v e r t e n e f f e t q u e m o n d e d e s o r d u r e s e s t
u n m o n d e i n v e r s e , c o m m e l ' E n f e r s u r l e q u e l il v a p o u v o i r
exercer une « souveraineté diabolique » (p. 30). « Peu à
p e u , dit-il, j ' é t a i s s é d u i t p a s l ' a s p e c t négatif, je dirai p r e s q u e
inverti, d e cette i n d u s t r i e . C ' é t a i t u n e m p i r e certes qui s'éta-
lait d a n s les r u e s d e s villes et q u i p o s s é d a i t a u s s i ses t e r r e s
campagnardes — les d é c h a r g e s — m a i s il p l o n g e a i t é g a l e -
m e n t d a n s l'intimité la plus secrète des êtres puisque c h a q u e
a c t e , c h a q u e g e s t e lui l i v r a i t s a t r a c e , la p r e u v e i r r é f u t a b l e
q u ' i l a v a i t été a c c o m p l i — m é g o t , lettre déchirée, é p l u c h u r e ,
s e r v i e t t e h y g i é n i q u e , e t c . Il s ' a g i s s a i t e n s o m m e d ' u n e p r i s e
de possession totale de toute une population, et cela p a r
derrière, sur un m o d e retourné, inversé, nocture. » C h a q u e
fois q u e le r o m a n c i e r lui laisse la parole (car, là e n c o r e ,
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T o u r n i e r est s o u c i e u x d ' a l t e r n a n c e ) , A l e x a n d r e d o n n e libre


c o u r s à cet h u m o u r f é r o c e q u i n e c h e r c h e p a s à d é t r u i r e le
m y t h e , m a i s le d é c o u p e e n d e g r o s s i e r s p a n n e a u x , u n e p l a c e
d e v i l l a g e d e v e n u e l ' a n t i c h a m b r e d e l ' e n f e r ( a u m o m e n t o ù il
e s t e m b a r q u é d a n s le p a n i e r à s a l a d e , p . 115), l a d é c h a r g e d e
Miramas où « la nuit est le royaume des gaspards » et où
ces rats grouillent dans « un sabbat d'enfer » (p. 252-253).
« Empereur des gadoues » (p. 31), Alexandre règne sur une
« anti-cité » (p. 299) qui est l'équivalent de la cité de Dis,
le Bas-Enfer, dans l ' de Dante. C'est un monde paral-
lèle ou, si l'on veut — et c'est bien ce que veut Tournier —,
un monde jumeau. A Roanne, la décharge publique est
appelée le « Trou du Diable » (p. 78). On songe cette fois
aux Elixirs de E. T. A. Hoffmann. Diable de cet Enfer,
Alexandre croit aussi en être le Dante. Il se présente volon-
tiers comme un voyageur d'outre-tombe, par exemple quand
il va visiter l'usine d'incinération d'Issy-les-Moulineaux
(p. 103), ou, immédiatement après, quand il commente cette
visite au cours du dîner chez Thomas Koussek (p. 129).
Comme Alexandre fait de la récupération d'ordures, Dante
« faisait de la récupération d'âmes dans les cercles de
l'Enfer » (p. 183). Un frère jumeau, en quelque sorte...
L'Enfer des Météores contient aussi un cercle des mons-
tres, le quatrième : les enfants dont s'occupe sœur Gotama
à Sainte-Brigitte. Ils semblent « échappés de la mythologie »,
mais elle préfère voir en eux « les tâtonnements de la
Création » (p. 55-56). Les jumeaux ne sont-ils pas aussi des
monstres? Paul, à partir d'un certain moment, ne peut plus
se le cacher et il comprend mieux sa complicité et celle de
son frère avec les innocents de Sainte-Brigitte, ainsi que
leur place à tous, débiles ou non-débiles, dans une vaste
mythologie (p. 141). Dans cette Divine Comédie d'un nouveau
genre, les Limbes seraient représentés par Sainte-Brigitte
plus que par la plaine de Saint-Escobille, vaste déversoir des

14. Jeu de mots sur le titre du recueil de poèmes en prose d'Aloysius Bertrand,
Gaspard de la nuit. Dans le prologue, Gaspard était une figure du diable.
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d é t r i t u s d e P a r i s , t e r r e m o r t e , t e r r e g a s t e , et ceci m a l g r é u n e
r é f é r e n c e explicite (p. 283).
U n e s e u l e n o t a t i o n c o n c e r n e le P u r g a t o i r e , e t e l l e e s t a s s e z
d é c e v a n t e , p u i s q u ' i l s ' a g i t d u c o m m i s s a r i a t d e p o l i c e (p. 119).
Q u a n t a u P a r a d i s , il c o r r e s p o n d à l ' é t a t f i n a l a u q u e l p a r v i e n t
l e j u m e a u d é p a r i é e t m u t i l é , P a u l . E n s e v e l i d a n s le c o u l o i r
souterrain par une masse de glaise rouge, il a perdu la
moitié de son corps, son côté droit. Mais son âme s'est
enrichie de son double, de Jean le disparu. Le dernier
c h a p i t r e s ' i n t i t u l e « U n e â m e d é p l o y é e ». P a u l a t t e i n t à l a
connaissance suprême des choses, des météores, et à la
s u b l i m a t i o n , d e r n i e r m o t d u livre.
Le p r é c é d e n t r o m a n de T o u r n i e r , L e R o i des aulnes, conte-
n a i t d é j à u n l o n g d é v e l o p p e m e n t s u r A b e l et C a ï n , à la f a v e u r
d'une longue méditation q u e le h é r o s du livre, A b e l Tif-
fauges, poursuivait sur son p r o p r e p r é n o m A b e l et C a ï n
est u n autre exemple de gémellité proposé dans Les Mé-
téores, p a r m i c e u x d ' u n e a u t r e liste : J a c o b et Esaü, d o n t
l ' E c r i t u r e s a i n t e n o u s d i t q u ' « ils se b a t t a i e n t d é j à a v a n t d e
naître dans le s e i n d e l e u r mère Rebecca » (p. 515-516),
Amphion et Z ê t h o s , Etéocle et Polynice... Abel Tiffauges
l u i - m ê m e r e p a s s e , d ' u n e m a n i è r e t o u t à fait é p i s o d i q u e , d a n s
le r o m a n de 1975, et T o u r n i e r place m ê m e u n e n o t e p o u r
nous inviter à f a i r e le l i e n e n t r e le g a r a g i s t e , cet homme
« g i g a n t e s q u e » a u x m a i n s d ' é t r a n g l e u r et l'ogre du Roi des
aulnes. O g r e ? Peut-être pas plus, peut-être pas m o i n s que
les a u t r e s . P a s plus q u e P a u l , qui d é v o r e J e a n . P a s plus q u e
chacun de nous, qui dévore avant de naître son propre
j u m e a u (p. 170).
D a n s la p r é s e n t a t i o n q u ' i l fait de s o n livre, T o u r n i e r signale
q u ' i l a u t i l i s é le m y t h e g é m e l l a i r e c o m m e « u n e grille de
déchiffrement particulièrement instructive et pénétrante »
p o u r « i l l u s t r e r l e g r a n d t h è m e d u c o u p l e h u m a i n ». Il a u s é
d ' u n e c r y p t o p h a s i e à d e s f i n s d e d é c r y p t a g e . T e l e s t le p a r a -
d o x e d e s M é t é o r e s , e t l ' o n d o i t se d e m a n d e r si l a g a g e u r e a
b i e n été t e n u e .

15. Le Roi des aulnes, p. 40-41.


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Comme les m y t h e s , les l a n g a g e s s'enchevêtrent dans le


r o m a n . J e a n et P a u l (ou, c o m m e o n dit en abrégé, avec u n
clin d'œil de T o u r n i e r a u R o m a n t i q u e a l l e m a n d , J e a n - P a u l )
parlent deux langages : le l a n g a g e d e t o u t le m o n d e e t u n
langage qui leur est p r o p r e . « L ' u n des plus b e a u x fleurons
de notre " m o n s t r u o s i t é " », f a i t o b s e r v e r P a u l , « c'était à
c o u p sûr cette c r y p t o p h a s i e , l'éolien, ce j a r g o n i m p é n é t r a b l e ,
qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que
les t é m o i n s p u s s e n t p é n é t r e r le s e n s d e n o s p a r o l e s » ( p . 1 5 5 -
156). D a n s c e l a n g a g e s e c r e t , le s i l e n c e a u n e f o n c t i o n e s s e n -
tielle. A quelques échantillons qui nous sont fournis, on
reconnaît aussi des mots-valises analogues à ceux de Lewis
C a r r o l l , d e J o y c e o u d e B o r i s V i a n . L e m o t « b a c h o n », d a n s
la langue des j u m e a u x , désignait « t o u t ce qui flotte ( b a t e a u ,
b â t o n , b o u c h o n , bois, é c u m e , etc.), m a i s n o n p a s le t e r m e
générique d'objet flottant, car l'extension d u m o t était blo-
quée et ne c o n c e r n a i t q u e des objets c o n n u s [d'eux] et en
n o m b r e l i m i t é ». S ' i l s i g n o r a i e n t l e c o n c e p t g é n é r a l d e f r u i t , ils
e n t e n d a i e n t d a n s « paiseilles » aussi b i e n la p o m m e q u e le
r a i s i n , la g r o s e i l l e q u e la p o i r e . Ils n ' a v a i e n t a u c u n e idée d e
l ' a n i m a l m a r i n in a b s t r a c t o , m a i s d i s a i e n t « c r a v o u e t t e » à
la fois p o u r p o i s s o n , crevette, m o u e t t e , h u î t r e . U n seul et
même p r é n o m , Peter, servait soit p o u r tel o u tel de leurs
frères et sœurs, soit p o u r l ' e n s e m b l e qu'ils f o r m a i e n t vis-à-vis
d ' e u x (p. 157).
Cette simplification n'est pas sans faire penser a u langage
que parlent certains enfants handicapés de Sainte-Brigitte.
Sœur Béatrice, qui veille sur ces ê t r e s débiles, p e n s e q u ' i l
s ' a g i t p e u t - ê t r e d e « la langue originelle, celle q u e p a r l a i e n t
entre eux au Paradis terrestre Adam, Eve, le Serpent et
J é h o v a h » (p. 52), u n l a n g a g e b r i s é p a r la p e r t e d u P a r a d i s
et la grande confusion de Babel (p. 53). Admettons un
instant que nous devions nous situer au terme provisoire
de cette longue dégénérescence. Nous croyons parler une
langue paradisiaque alors qu'elle n'est qu'une langue de
dégénérés. A l'inverse, des êtres exceptionnels, que nous
p r e n o n s p o u r d e s s i m p l e s (la s e r v a n t e M é l i n e , q u i n ' a j a m a i s
a p p r i s à é c r i r e , et q u i p o u r t a n t a s o n é c r i t u r e à elle, p . 3 5 1 -
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352), p o u r des idiots o u d u m o i n s p o u r des étrangers, par-


lent à côté de nous une langue que nous n'entendons pas ou,
plus exactement, que nous ne comprenons plus. Qui s'en
r e n d c o m p t e ne p e u t qu'être tenté de parler deux langages, de
f a i r e a f f l e u r e r s o u s le f l o t l a n g u i d e d u l a n g a g e d e t o u s les
jours (Les Météores = 5 4 2 p a g e s i m p r i m é e s ) les t r a c e s d ' u n
langage a p p a r e m m e n t cryptique parce qu'il est plus ancien,
d o n c plus p r o c h e d u langage originel.
T o u r n i e r n e f a i t p a r l e r d a n s s o n t e x t e ni les p e n s i o n n a i r e s
d e S a i n t e - B r i g i t t e n i m ê m e l ' a p a r t é d e s j u m e a u x . O u b i e n il
dit quelque chose à leur sujet, ou bien il l a n c e q u e l q u e s
exemples. A cet égard, son entreprise est singulièrement
t i m i d e p a r r a p p o r t à celle d e J o y c e o u d u d e r n i e r A r t a u d .
Mais il propose une justification qui vaut aussi pour le
langage mythologique qu'il a choisi comme langage ro-
manesque.
L e p a s s a g e d ' u n d e c e s l a n g a g e s à l ' a u t r e se f a i t d ' a u t a n t
plus aisément que les j u m e a u x sont sensibles au langage
des mythes, à « t o u t e cette m y t h o l o g i e â p r e et s o m p t u e u s e »
qui satisfait e n J e a n « u n g o û t de r u p t u r e et de solitude,
d e d é p a r t s a n s d e s t i n a t i o n a v o u é e » (p. 362). Q u a n d Paul
parle des jumeaux, donc de Jean-Paul, c o m m e de monstres,
il a e n c o r e r e c o u r s a u l a n g a g e d e l a m y t h o l o g i e . Q u a n d il
donne le n o m d' « é o l i e n » à l e u r c r y p t o p h a s i e , il c h o i s i t
un terme mythologique : c'est la langue de vent (p. 59),
celle d ' E o l e — m a i s l ' é o l i e n e s t a u s s i le n o m d ' u n d i a l e c t e ,
o u p l u t ô t d ' u n e n s e m b l e d e d i a l e c t e s p a r l é s d a n s la G r è c e
ancienne.
Pour Tournier lui-même, le langage des mythes pour-
rait être l'équivalent de l'éolien, de cette cryptophasie
qui constitue le langage des j u m e a u x . En s'efforçant de
p a r l e r e t d e f a i r e p a r l e r l e l a n g a g e d e s m y t h e s , le r o m a n c i e r
semble en quête d'un langage mythique, d'une expression
qui se situerait au-delà de l'expression. Un épisode des
M é t é o r e s v a d a n s ce sens. Il est c o m p l e x e , l ' é c r i v a i n p r o c é -
dant à la fois par surimposition et par glissement. Il e s t
q u e s t i o n d ' u n v o y a g e q u e f i r e n t à V é r o n e les p a r e n t s d e
J e a n - P a u l , E d o u a r d e t M a r i a - B a r b a r a . « L ' o r c h e s t r e e t les
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c h a n t e u r s de la Scala de M i l a n y d o n n a i e n t u n e r e p r é s e n t a -
tion exceptionnelle de la s y m p h o n i e dramatique d'Hector
Berlioz, R o m é o et Juliette » (p. 274). C e c o u p l e a p u p a s s e r
pour un modèle d'amour absolu. Ce sont, dira Tournier
dans Le Vent Paraclet, comme Tristan et Iseult, « des
jumeaux déguisés en couples mixtes, mais présentant le
p r i v i l è g e g é m e l l a i r e d e l a j e u n e s s e é t e r n e l l e ». C ' e s t p o u r q u o i
ils s o n t « à l ' a b r i d u v i e i l l i s s e m e n t , m a i s t o u t à f a i t r é f r a c -
taire à la p r o c r é a t i o n » E d o u a r d et M a r i a - B a r b a r a r e s t e n t
très e n deçà de l'idéal de Vérone. Les j u m e a u x iront, eux,
au-delà. Ou du moins le mythe des j u m e a u x doit aller
a u - d e l à d e c e s m y t h e s h y b r i d e s . S o u s le c o u v e r t d u p e r s o n -
n a g e d ' E d o u a r d (ce n o m est, d e p u i s G i d e , celui d u p o r t e -
parole du romancier), Tournier s'exprime pour son propre
compte :

E d o u a r d avait été frappé, c o m m e tous ceux qui a p p r o c h a i e n t


J e a n et Paul, par l ' cette cryptophasie par laquelle ils
c o m m u n i q u a i e n t secrètement entre eux a u milieu des voix sans
s e c r e t d e l e u r e n t o u r a g e . O r il se s o u v e n a i t m a i n t e n a n t q u e ,
d a n s le R o m é o e t J u l i e t t e d e B e r l i o z , les c i r c o n s t a n c e s e x t é r i e u r e s
du drame sont seules exprimées par les chœurs, en paroles
humaines, t a n d i s q u e les s e n t i m e n t s i n t i m e s des d e u x fiancés
ne s o n t é v o q u é s q u e p a r la m u s i q u e i n s t r u m e n t a l e . A i n s i d a n s
la t r o i s i è m e partie, le t e n d r e d i a l o g u e d e R o m é o et de J u l i e t t e est
t o u t e n t i e r c o n t e n u d a n s u n a d a g i o o ù a l t e r n e n t les c o r d e s e t les
bois.
P l u s il y s o n g e a i t , p l u s l a c o m p a r a i s o n d e l ' é o l i e n a v e c u n e
s o r t e d e m u s i q u e s a n s p a r o l e s lui p a r a i s s a i t é c l a i r a n t e , m u s i q u e
secrète, a c c o r d é e a u r y t h m e d u m ê m e c o u r a n t vital, e n t e n d u e
p a r le s e u l f r è r e p a r e i l , e t à l a q u e l l e les a u t r e s n e c o m p r e n n e n t
rien, y c h e r c h a n t v a i n e m e n t u n v o c a b u l a i r e et u n e s y n t a x e
(p. 275-276).

L'idéal pour l'écrivain serait de disposer d'une langue


éolienne qui lui permettrait d'entretenir une relation de
c o m p l i c i t é a v e c u n l e c t e u r - j u m e a u . P o u r c e l a , il d e v r a i t f a i r e
a p p e l e n lui n o n à la l a n g u e m o d e r n e , m a i s à ce l a n g a g e p l u s

16. Le Vent Paraclet, p. 251.


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ancien des mythes en en exploitant les t r a c e s résiduelles.


A u x h e u r e s d e d o u t e e t d e d é c o u r a g e m e n t , il d o i t r e c o n n a î t r e
q u e c e j u m e a u , il l ' a p e r d u , o u q u e c e « f r è r e p a r e i l » — l ' « h y -
pocrite lecteur, mon semblable, mon frère » invoqué par
Baudelaire au début des Fleurs du mal — n'est qu'une
i l l u s i o n . C r y p t o p h o n e d é p a r i é , il e s t « r é d u i t à l ' a l t e r n a t i v e
d u s i l e n c e a b s o l u o u d u l a n g a g e d é f e c t u e u x d e s s a n s - p a r e i l ».
Aux heures d'espoir, au contraire, il v e u t croire, comme
Paul, que « cette cryptophasie rendue vaine par la p e r t e
de [s]on u n i q u e i n t e r l o c u t e u r d é b o u c h e r a peut-être sur u n
l a n g a g e universel, a n a l o g u e à celui d o n t la P e n t e c ô t e d o t a
les a p ô t r e s » (p. 443).
Une réponse est p r o p o s é e dans le d e r n i e r chapitre des
M é t é o r e s : « C o m m e la gémellité a s o n langage — la crypto-
p h a s i e — , l a g é m e l l i t é d é p a r i é e a le s i e n . D o u é d ' u b i q u i t é , le
cryptophone déparié entend la voix des choses, comme
l a v o i x d e s e s p r o p r e s h u m e u r s . C e q u i p o u r le s a n s - p a r e i l
n ' e s t q u e r u m e u r de sang, b a t t e m e n t de cœur, râle, flatulence
e t b o r b o r y g m e d e v i e n t c h a n t d u m o n d e p o u r le c r y p t o p h o n e
d é p a r i é » (p. 540). M a i s ce n ' e s t là q u ' u n b e a u rêve. A u c u n
des livres postérieurs de T o u r n i e r ne n o u s d o n n e l'image de
ce r o m a n c o s m i q u e , de ce livre q u e M a l l a r m é déjà a p p e l a i t
d e ses v œ u x .
L a d é a m b u l a t i o n à t r a v e r s le m o n d e n e s a u r a i t e n t e n i r
lieu : v o y a g e s d e P a u l , s o u v e n t c a l q u é s s u r les m i s s i o n s d e
T o u r n i e r conférencier, voyage de Blanchet en Toscane dans
Gilles et J e a n n e , itinéraire d ' I d r i s s de s o n oasis natale à Paris
dans La Goutte d'or. Dans Les Météores, un voyage, non
p l u s h o r i z o n t a l , m a i s vertical, é t a i t aussi s u g g é r é à la f a v e u r
d ' u n e s o r t e d e c o u r s s u r les t r o i s z o n e s d u ciel : la t r o p o -
s p h è r e , la s t r a t o s p h è r e e t la l o g o s p h è r e (p. 388). A u r i s q u e
d ' u n j e u de mots, je dirai q u e cette s p h è r e d u logos p r e n d
s o u v e n t , d a n s les r o m a n s d e T o u r n i e r , l ' a s p e c t d ' u n e m y t h o -
sphère, le l i e u d e s commandes du destin de la r é u n i o n
a s t r a l e d e s n o u v e a u x D i o s c u r e s , et p e u t - ê t r e e n c o r e d e l'éclat
s o l a i r e d e la g o u t t e d ' o r . M a i s le m y t h e p e u t ê t r e a u s s i u n e

17. Et cf. Le Vent Paraclet, p 233-234.


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grille, n o n p a s u n e « grille de d é c h i f f r e m e n t » c o m m e celle


dont parlait T i f f a u g e s mais u n e grille o ù m e t t r e e n cage
l'imagination romanesque. Sublimation? Incarcération infer-
nale? C ' e s t e n c o r e u n e fois la q u e s t i o n du sort final des
D i o s c u r e s qui est posée. M a i s P i n d a r e suggérait, à la fin de
la XIe Pythique, qu'ils étaient plutôt sur terre, près de
S p a r t e , à T h é r a p n e s , q u a n d ils n ' h a b i t a i e n t p a s l ' O l y m p e . . .

18. Tiffauges contemple les enfants dans la cour du collège Sainte-Croix


de Neuilly : « Mettre des enfants en cage... Mon âme ogresse y trouverait
son compte. Mais il y a autre chose qui va plus loin qu'un simple jeu
de mots. Toute grille est grille de déchiffrement, il n'est que de savoir
l'appliquer » (Le Roi des aulnes, p. 103).
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Variations corinthiennes
Le Miroir qui revient
d'Alain Robbe-Grillet

Les feux d' « Apostrophes » sont éteints. Le livre n'est


plus en pile dans les librairies. Le Miroir qui revient a rejoint
sagement sur les rayonnages les volumes de ses frères
publiés aux Editions de Minuit : même format, même cou-
verture blanche, même liseré bleu ciel rappelant discrète-
ment le titre épais de l'étoile emblématique... Pourtant
cette « autobiographie en règle » (Bertrand Poirot-Delpech) a
défrayé la chronique littéraire, et Alain Garric, dans Libéra-
tion, a renvoyé le livre et son auteur aux bibliothèques de
gare. Célèbre au cours des deux précédentes décennies pour
avoir choisi ce qu'il appelle lui-même « l'hétérodoxie des
structures narratives », Robbe-Grillet fait soudain parler de
lui, en 1985, parce qu'il revient à l'orthodoxie.
Les critiques et les lecteurs avertis auront compris que
Henri de Corinthe n'appartient pas au même univers que
le grand-père Canu, qui chantait Le Temps des cerises, ou
que le père antimilitariste et maurrassien à la fois. Le
comte Henri est un personnage imaginaire, et Robbe-
Grillet l'avoue quand il écrit : « Je n'ai pas connu, person-
nellement, Henri de Corinthe. » L'intrus s'introduit pourtant
dès la première page du livre et il revient comme le miroir,
son miroir, qui justifie le titre. Comme l'a fait observer
Georges Raillard, il revient sept fois. Ce sont sept images
d'une vie, sept variations sur un thème.
La présentation première d'Henri de Corinthe pourrait
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être considérée comme l'exposé du thème corinthien. La


question liminaire « Qui était Henri de Corinthe? », les
interrogations qui suivent font attendre des réponses : ces
variations justifient à elles seules l'entreprise autobiogra-
phique.
Mais ce thème est déjà une variation. Robbe-Grillet le
dit tributaire « des récits décousus qui circulaient à voix
basse dans (s)a famille, ou aux alentours de la vieille mai-
son », en Bretagne. Le titre, le lieu ont orienté Denis
Roche vers une légende bretonne dont on connaît diverses
variantes et dont Anatole Le Braz s'est fait le rapporteur
dans son recueil Légendes de la mort. Je pense surtout au
célèbre conte de E. T. A. Hoffmann, L'Homme au sable.
Le père attend avec impatience un visiteur inquiétant, dont
la présence occasionnelle semble pourtant l'accabler et fait
peser un climat d'angoisse sur toute la maison : comme le
terrible avocat Coppélius, Henri de Corinthe est un hôte
nocturne prestigieux, mais embarrassant. Les parents sem-
blent liés à lui par on ne sait « quels secrets, quel projet, quelle
faute », par « des intérêts ou des craintes (d'on ne sait)
quelle espèce ». Ils prennent soin d'écarter de lui l'enfant,
mais le petit voyeur cherche à apercevoir « à la dérobée »
le voyageur.
Robbe-Grillet suggère un rapprochement entre Henri
de Corinthe et Mathias dans Le Voyeur. Dans un paysage
de landes marines, de dunes à la végétation rare, un passant
laisse dans son sillage une odeur de crime. L'enfant croit
deviner en Coppélius ou en Henri de Corinthe le croquemi-
taine des contes de nourrice : l'Homme au sable qui lance
de grosses poignées de sable dans les yeux des rebelles au
sommeil ou qui fait jaillir ces yeux tout sanglants de la
tête pour les donner en pâture à ses petits à bec de hiboux.
Ces histoires effrayantes ont naturellement leur place dans
une autobiographie. Elles font partie de l'histoire de l'enfant,
ou du moins elles lui sont contiguës.
Un étrange voisinage apparaît peut-être dans les débuts
de toute existence : celui du père de Nathanaël et de Cop-
pélius, celui du père de Robbe-Grillet et d'Henri de Co-
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rinthe, mais déjà, dans Les Gommes, celui du P Dupont et


du D Juard, dans la clinique sise au 11, de la rue de
Corinthe. Œdipe, abandonné par son père Laios, trouvait
un second père en Polybe, le roi de Corinthe auquel des
bergers l'avaient remis. La rue Bergère est, dans Les
Gommes, proche de la rue de Corinthe, et Wallas a été
guidé vers la clinique du D Juard par une image brodée sur
des rideaux recouvrant des fenêtres aperçues au passage :
des bergers se penchant avec sollicitude sur un nouveau-né.
Les premières pages du Miroir qui revient constituent donc
une variation sur un conte d'enfant, sur un motif mythique
et sur un thème qui était déjà présent dans le premier roman
publié par Robbe-Grillet en 1953 : le mystère de la naissance
et de la double paternité.
Les deux pères cheminent ensemble dans la seconde
évocation :
Tout en bas, dans l'immense salle dallée dont la seule obs-
curité constitue les limites, improbables, mon père marche de
long en large, tandis que le souvenir d'Henri de Corinthe peu à
peu s'estompe. Ils ne disent rien, ni l'un ni l'autre, absorbés
chacun dans ses pensées, solitaires... L'image affaiblie persiste
encore quelques instants, de plus en plus difficilement discernable...
Puis plus rien.

L'adolescence a succédé à l'enfance. Les lectures ont pro-


longé l'écoute des contes enfantins. L'Homme au sable est
toujours là. Mais au pas pesant de Coppélius dans l'escalier
s'est substitué un pas silencieux, feutré. On dirait que
l'espace gorgé d'eau a dessaisi Henri de Corinthe et son
cheval de leur poids...
L'image hoffmannesque s'accompagne d'autres images
romantiques : celle du Hollandais maudit, celle de Tristan
blessé. On serait tenté de faire place, parmi ces réminiscences
wagnériennes, au Siège de Corinthe de Rossini. Mais aucun
personnage de cet opéra ne porte le prénom d'Henri. La
« pâle fiancée de Corinthe » est morte, emportée par les
flots de la mer. Le drame du comte de Corinthe va-t-il
s'achever comme Le Vaisseau fantôme ?
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Cette seconde variation est plutôt une variation-miroir


(au sens où l'on parle de canons-miroirs dans L'Art de la
fugue). Robbe-Grillet y capte le reflet d'une image venue d ' u n
roman qu'il a écrit très peu de temps avant ces pages,
Souvenirs du triangle d'or (1978). Au pied d'une falaise, on a
découvert « le corps flottant entre deux eaux d'une jeune
fille blonde, dont l'ample chevelure à reflets roux se mêlait
aux voiles et filaments des algues ». S'est-elle noyée? Etait-
elle morte au moment de l'immersion? Ces questions ont
peu d'importance dans un livre qui est moins que jamais
un roman policier et s'avoue clairement comme boîte aux
fantasmes. Or l'image de ce corps flottant appelle un n o m
possible, Caroline de Saxe (répété dans Le Miroir qui
revient. Elle est liée aussi à u n Opéra, où Caroline de Saxe
aurait assisté à une représentation de Tristan et Isolde.
Enfin l'un des personnages de Souvenirs du triangle d'or
se nomme lord Corynth.
L'action de Souvenirs du triangle d ' o r est censée se dé-
rouler en Amérique du Sud, après une guerre désastreuse
contre l'Uruguay. Or, dans la troisième variation corin-
thienne du Miroir qui revient, Robbe-Grillet laisse planer
un doute sur les activités du comte de Corinthe à Buenos-
Aire et en Uruguay à la fin de la seconde guerre mondiale,
puis au cours de la décennie suivante : ces trafics paraissent
d'autant plus louches qu'on s'interroge sur les raisons de
la présence du comte Henri dans cette région du monde à
ce moment-là de l'histoire.
Cette troisième variation est aussi une variation guer-
rière. Robbe-Grillet a cru pendant longtemps que Corinthe
était d'abord, pour son père, un camarade de tranchées.
Puis il a compris que le lieutenant-colonel de Corinthe
n'avait pu servir que pendant la seconde guerre mondiale.
Une gravure découpée dans L'Illustration le représente sur
son cheval blanc, jetant un regard d'adieu à un dragon tombé
à terre, un compagnon mortellement atteint qui lui res-
semble comme un frère. Il est probable que Robbe-Grillet
convoque ici le souvenir d'une autre image romantique, celle
du Lucius de Charles Nodier, dans Smarra, qui laisse son
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camarade Socrate sur le champ de bataille de Corinthe.


Quant au double, on sait quelle est son importance dans la
littérature romantique et aussi dans les romans de Robbe-
Grillet (Garinati le tueur était le sosie de Wallas dans Les
Gommes).
La quatrième variation est la plus longue. Henri de Co-
rinthe, chevauchant toujours sa monture blanche, lutte
contre les flots pour essayer d'atteindre un objet mystérieux.
Son cheval s'enfuit, et Henri parvient à grand-peine à
ramener vers le rivage un miroir étonnamment lourd, dont
l'énorme cadre semble fait en bois très sombre d'Amérique
du Sud. Dans les profondeurs troubles du verre très épais,
il croit voir « se refléter le tendre visage blond de sa fiancée
disparue, Marie-Ange, qui s'est noyée sur une plage de
l'Atlantique, près de Montevideo, et dont on n'a jamais
retrouvé le corps ».
Le miroir qui revient ne serait alors que le miroir ma-
gique dont la littérature gothique a usé et abusé. Dans
Le Moine de Lewis, Mathilde le tend à Ambrosio pour lui
montrer les charmes d'Antonia et attiser en lui les feux du
désir. Dans Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre
de Hoffmann, le Voyageur enthousiaste raconte comment
dans une chambre d'auberge il a vu lui apparaître « au
coin le plus reculé du miroir une forme vague et flottante » :
Julie, la femme qu'il aimait. Dans un autre conte de Hoff-
mann, La Maison déserte (dont le n o m n'est pas sans faire
penser à la « Maison Noire » de Robbe-Grillet), le même
Voyageur enthousiaste explique comment un petit miroir
magique, vendu par un colporteur italien, lui a permis de
voir l'image merveilleuse d'une femme à la fenêtre jusqu'au
moment où il n'a plus vu que son propre visage grimaçant.
Robbe-Grillet a pris le récit de Hoffmann, en l'inversant,
dans Souvenirs du triangle d'or : Temple, la jeune vendeuse
de roses à la sauvette, devrait remarquer, « se reflétant au
fond d ' u n miroir, la tête chauve du narrateur ». Le narra-
teur lui-même, policier pris au piège de ses manipulations
frauduleuses, a pour compagnon dans sa prison un immense
miroir où son image l'effraie. Peut-être en va-t-il de même
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pour le miroir de l'autobiographie : l'écrivain croit y dé-


couvrir de merveilleuses images, et il n'y retrouve pourtant
que la sienne, altérée par l'usure du temps.
Dans La Maison déserte la terreur qu'inspirait le miroir
magique s'expliquait par un autre conte de nourrice. Q u a n d
Theodor tardait à aller se coucher et restait trop longtemps
à se contempler dans le miroir de la chambre de son père,
sa bonne lui racontait q u ' u n affreux visage d'étranger appa-
raissait dans la glace aux enfants qui s'y miraient pendant la
nuit et rendait leurs yeux à jamais immobiles. C'est toujours
l'Homme au sable, Coppélius ou Coppola, et c'est toujours
u n double du père. A côté du bon père (le père de Nathanaël,
le père de Robbe-Grillet), il y a toujours un mauvais père,
un père menaçant. L'un permet à son fils d'écrire, l'autre le
met en garde contre les miroirs. Lequel des deux a raison?
Dès la fin de cette quatrième variation, Henri de Corinthe
apparaît comme le double de M. Robbe-Grillet père pour
une autre raison. Dans les années de l'avant-guerre, il a
éprouvé de la sympathie pour les ligues d'extrême-droite.
L'écrivain se demande même s'il n ' a pas emprunté des traits
de caractère, des faits d'armes ou des particularités biogra-
phiques à Henri de Kerillis, à François de La Rocque ou
même au comte Henri de Paris pour faire le portrait de son
personnage. Si M. Robbe-Grillet est resté u n monarchiste
en chambre, Henri de Corinthe prend les traits d ' u n mili-
tant autrement engagé.
La cinquième variation exploite ce registre. Parmi les
« mystérieux voyages du comte Henri », ses pérégrinations
dans l'Allemagne nazie sont très inquiétantes. E n septem-
bre 1938, Corinthe est à Berlin, et il y rencontre deux proches
du chancelier. E n octobre, il arrive à Prague quelques heures
à peine avant l'explosion d ' u n train de marchandises en
provenance d'Allemagne. Il a entretenu des relations cor-
diales, peut-être même amicales, avec Conrad Henlein, chef
du parti pro-nazi dans les Sudètes et en Bohême du Nord.
On pourrait considérer cette cinquième variation comme la
variation historique si elle n'était aussi une variation allé-
gorique : elle illustre les excès criminels auxquels peuvent
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conduire certaines sympathies politiques. Il a fallu la révé-


lation des atrocités commises dans les camps de concentra-
tion hitlériens pour que Robbe-Grillet en prenne une totale
conscience.
La sixième variation complète et amplifie la précédente.
Elle est, comme l'indique la table des matières analytique,
u n portrait de Corinthe en nazi halluciné. On comprend
mieux, dès lors, pourquoi il aurait dû se réfugier en Amé-
rique d u Sud à la fin de la guerre et dans l'immédiat après-
guerre. « Fortement impressionné par les cérémonies du
culte national-socialiste, à Nuremberg », il en serait devenu
le grand prêtre. D u Vaisseau fantôme et de Tristan on est passé
à une mise en scène de Parsifal, à Bayreuth, au temps du
triomphe de Hitler. Le géant s'est fait ogre, au sens où
Michel Tournier emploie le mot dans Le Roi des Aulnes.
Cette variation de l'ogre est encore une variation-miroir,
mais le miroir est déformant. En Bavière, derrière un bureau
surchargé de paperasses en désordre, Henri de Corinthe
travaillait aux « brouillons sans cesse remaniés » d'un « ma-
nuscrit aujourd'hui perdu ». Corinthe autobiographe :
l'image n'est que suggérée, mais elle prolonge trop bien la
suggestion de la variation précédente pour qu'on puisse
l'éluder. Sans crainte, Robbe-Grillet fait émerger à la surface
du texte une manière de « Portrait de l'artiste en écrivain
nazi ». Il sait désormais cette image trop éloignée de lui-
même, et trop éloignée dans le temps, pour ne pas la pro-
poser et mieux s'en débarrasser. Ce péril, qu'il aurait pu
connaître lui-même au temps du STO, est encore le péril
auquel expose l'entreprise autobiographique : le culte de
soi-même, la tentation de la grandeur solitaire, être Chateau-
briand ou rien.
Ne fût-ce que pour cela, il fallait faire mourir Henri
de Corinthe. La septième variation n'a même pas à déployer
un ample cortège pour l'accompagner à sa dernière demeure
et conduire le livre vers sa fin. Quelques personnes seulement
ont affronté la petite pluie bretonne de fin d'automne et la
réprobation qu'encourent les fidèles de « l'excommunié ».
Parmi eux, on n'est pas surpris de trouver le père de Robbe-
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Grillet. Là, cesse l'analogie avec Hoffmann. Le bon père a


survécu à Coppélius, n'en déplaise à tous les D Freud
ou Juard (cinq lettres aussi), ou à cet « inoffensif docteur
en gynécologie » dont le narrateur de Souvenirs du triangle
d'or a parfois pris le masque. Pour un adversaire de la
psychanalyse, la rue de Corinthe n'est qu'une impasse.
Le comte Henri est mort d'une blessure. Elle rappelle celle
de son double sur le champ de bataille (troisième variation).
La presse allemande l'avait dit « gravement blessé à la
gorge », et un chroniqueur l'avait décrit avant la guerre
« portant autour du cou un épais pansement de gaze
blanche » (cinquième variation). U n témoin digne de foi, qui
l'avait rencontré en Bavière, l'avait décrit comme « une
espèce de cadavre en sursis, un mort-vivant, un spectre »
et, exsangue, Henri de Corinthe disait lui-même : « Je m'en
vais par l'intérieur » (sixième variation). Voici qu'une dentiste
de Brest confirme qu'il portait au cou « deux petits trous
rouges, espacés d ' u n centimètre environ » (septième va-
riation).
C'est, encore une fois, une variation sur un thème de
Robbe-Grillet lui-même. A la fin de Souvenirs du triangle
d'or, lord Corynth, fiancé depuis neuf mois à Marie-Ange
Salomé, a senti ses forces décroître progressivement pendant
toute cette période, « tandis que s'accentuaient de semaine
en semaine à la base de son cou deux petites marques
rouges ». Dans l'interrogatoire qui suivait, passait et repas-
sait l'image d'une cérémonie de mariage — Marie-Ange
en robe blanche, éclatante de jeunesse et de santé, lord
Corynth pâle comme la mort —, jusqu'au moment du rapt de
la jeune fille et de la chute de lord Corynth évanoui sur le
dallage en granit. L'homonymie s'étend de Marie-Ange
Salomé à Marie-Ange Van de Reeves (vent de rêves?), la
fiancée noyée d'Henri de Corinthe, comme si l'innocente
victime était encore la vampire. Angelica von Salomon, « qui
a été très liée au jeune comte » (Le Miroir qui revient), est
un autre personnage de Souvenirs du triangle d'or, la sœur
jumelle, le double de Marie-Ange. Et c'est encore son histoire
que celle de Marie-Ange Van de Reeves enrichit d'une
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variation puisqu'elle a failli se noyer, puisqu'elle s'est noyée


peut-être...
Cette reprise n'a pas échappé aux critiques qui, les pre-
miers, ont lu et analysé le livre. Bertrand Poirot-Delpech
l'a soulignée avec un brin d'ironie. Georges Raillard y
ajoutait la variation corinthienne du film de Robbe-Grillet,
L a Belle Captive. Conscient aussi du poids de l'intertex-
tualité dans Le Miroir qui revient, il faisait allusion à l'his-
toire de la fiancée de Corinthe qui vampirisa un malheureux
jeune homme dans le récit grec de Plégon de Tralles dont,
en 1797, Goethe fit une célèbre ballade. De Michelet qui la
reprit dans L a Sorcière à Anatole France qui l'édulcora dans
Les Noces corinthiennes, cette histoire a connu maintes varia-
tions auxquelles Robbe-Grillet ne se lasse pas d'ajouter. Mais
Smarra est encore ici une source, et nul ne s'en est avisé.
Socrate, le compagnon de Lucius, laissé pour mort sur le
champ de bataille de Corinthe, revit curieusement en Thes-
salie. Lucius l'y retrouve, il apprend comment il est devenu
le jouet de la sorcière Méroé, et il croit assister à une scène
atroce : Méroé suce son sang qu'elle fait jaillir de la blessure
que Socrate a reçue au cou lors de la bataille de Corinthe.
Mythiques ou imaginaires, ces figures appartiennent à
l'auteur comme les souvenirs de sa vie même. A ce titre,
elles ont leur place dans une autobiographie comme les
personnages historiques ou comme les familiers d'une exis-
tence passée. Robbe-Grillet projette dans cette autobiogra-
phie les fantasmes d ' u n sadisme constamment reconnu,
comme le D William Morgan dans son laboratoire de
travaux photographiques. Le Miroir qui revient répond aux
questions sur lesquelles le texte de Souvenirs du triangle d'or
restait suspendu :
Immobile, ai-je dit, solitaire, avec le seul bruit désormais, de
l'eau qui s'égoutte, inutile, dans un espace qui s'est encore
réduit, disais-je... Qu'ai-je dit. Qu'ai-je fait?

Inutile, absurde : ces mots ont une consonance d'époque


chez u n écrivain qui s'affirme comme un admirateur de La
Nausée et de L'Etranger, et qui sait l'importance pour lui
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de l'existentialisme. Henri de Corinthe s'était senti contraint


à ce « labeur absurde », ramener le lourd miroir vers le
rivage, au péril de sa vie. Alain Robbe-Grillet, rusant avec
une commande d'éditeur, n'a pu éviter d'écrire son autobio-
graphie, Le Miroir qui revient, et il se demande sans doute
s'il fallait faire couler encore une fois tout ce sable, ac-
cumuler toutes ces anecdotes qui, réelles ou imaginaires,
sont racontées de la même façon. D u nouveau roman, ce
livre, moins orthodoxe qu'il n'y paraît, conserve la tech-
nique du registre narratif unique et aussi celle de la répétition
et de la variation. Robbe-Grillet reprend ce motif corinthien
qu'il a déjà fortement sollicité dans Souvenirs du triangle
d'or et qui était déjà présent dans Les Gommes. Il l'emprunte
à l'imagerie romantique et encore à la mythologie grecque
pour un nouveau jeu dont la gravité ne peut échapper au
lecteur. Sophocle et Goethe, Nodier et Hoffmann, il faut
rouler tout cela comme le rocher de l'œuvre. Le n o m de
Sisyphe apparaît une fois dans Le Miroir qui revient. Or
Sisyphe était roi de Corinthe...
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Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Février 1992 — N° 37 512

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