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René Girard revient sur l'ensemble d'idées qu'il développe avec constance
depuis maintenant plus de trente ans. D'où vient alors qu'il ne lasse jamais mais
qu'il surprenne ou scandalise même toujours plus? C'est que les évènements
historiques depuis une décennie ne cessent de vérifier ses hypothèses. C'est
qu'il faut inlassablement reprendre, puisque nombreux sont toujours les
malentendus qui pèsent sur la compréhension de cette oeuvre monumentale.
C'est, surtout, que ce qu'il dit dérange particulièrement les biens pensants et
tout particulièrement ceux qui croyaient pouvoir le mettre au service de leurs
idéologies. C'est, enfin, qu'il fait preuve d'une grande liberté par rapport aux
tabous et aux modes intellectuelles. Il déroule avec toujours plus de clarté, de
profondeur et de force, la logique de son argumentation. Après "Mensonge
romantique et vérité romanesque" (Grasset 1961), "La violence et le sacré"
( Grasset 1973 couronné par l'Académie Française), "Critiques dans un
souterrrain "(L'Age d'homme 1976)"Le bouc émissaire" ( Grasset 1982), "La
route antique des hommes pervers", (Grasset 1985),"Shakespeare les feux de
l'envie" (Grasset 1990) : puissantes analyses de textes littéraires,
mythologiques ou bibliques, c'est vers un ouvrage de forme dialoguée
(comme"Des choses cachées depuis la fondation du monde" avec J.M.
Oughourlian et G. Lefort chez Grasset 1978), que se tourne de nouveau cet
homme de parole.
Tréguer, dans un style non toujours dénué de quelque brusquerie, mais avec
beaucoup de pertinence, questionne sur les métamorphoses du mimétisme et
les processus sacrificiels ou de boucs émissaires dans notre monde tant sur le
plan interpersonnel qu'institutionnel ou géopolitique (les rapports Est/Ouest, ou
Nord/Sud).
Girard persiste-t-il dans sa critique de la culture, des sciences humaines
(psychanalyse, marxisme, structuralisme etc...), de l'église historique, quelle est
sa conception de l'histoire, de la science, de la religion?
Quelles sont ses positions sur l'actualité et les phénomènes humains les plus
divers; on veut même obtenir des confidences sur sa vie personnelle et
spirituelle. Girard répond avec l'affabilité qui le caractèrise, accompagnée
tantôt de pugnacité ou d'humour. La langue est précise et percutante fidèle à
cette pensée du paradoxe qui lui est propre : simple et complexe à la fois,
jamais manichéenne mais pourtant jamais ambigüe. Nous avons là une logique
rigoureuse, exigente mais non binaire, et qui met à jour dans un ordre pourtant
spatio-temporellement linéaire des connexions transversales entre les faits et
les pensées les plus éloignées. Est-il penseur, philosophe, scientifique, critique
littéraire, exégète, prophète? Girard l'inclassable est un artiste inspiré, il
manifeste cette fonction artistique de la philosophie dont Wittgenstein pouvait
dire qu'elle "fait voir différemment le monde". C'est à ce titre, qu'il peut défier
le langage qui, comme la culture, d'origine sacrificielle, impose un système de
différenciations qu'il s'agit toujours de bousculer dans une perspective de
dépassement de la violence. Aussi sa reflexion est-elle, par vocation, inter et
transdisciplinaire.
La relation de désir n'est pas simplement intersubjective (sujet/ sujet) elle n'est
pas non plus simplement objectale (sujet/ objet), elle est triangulaire, un
médiateur s'intercale entre le sujet et l'objet du désir. Au delà de l'avoir, du
pouvoir, du savoir, on veut l'être même de l'autre. La vocation d'image de
l'homme se détourne dans une transcendance déviée, sur l'autre. Le mimétisme
qui n'est pas mauvais en soi, engendre, souvent, une rivalité qui dégénère en
violence réciproque et peut se généraliser de façon endémique.. Le sacré
résulte d'un processus violent d'éradication de la violence intersubjective et
sociale, au dépens d'une victime émissaire. A la différence d'une anthropologie
positiviste, les conclusions de René Girard nous introduisent à un paradoxe
subtile : pas d'alternative externe au sacrifice mais une dénonciation radicale de
la violence à l'intérieur du sacré lui-même. Pas d'issue à la violence sacrale du
sacrifice archaïque hors d'un sacrifice épuré et de moins en moins violent.
Le judeo-christianisme, dés les premiers textes bibliques jusqu'aux récits de la
Passion, et aux textes de Paul, dénonce la "paix du monde " cette solution
sacrificielle habituellement utilisée sur le plan anthropologique pour limiter la
violence sociale. La pensée biblique recommande comme seule solution non-
violente, une relation (religion) qui arrime le lien horizontal entre les hommes
au lien vertical à la transcendance (sacré plus pur, fondé sur un don de soi, non
doloriste). Cela apparaît avec évidence dès lors qu'on se livre à une exégèse
génétique de la Bible . La tentation dans l'histoire est toujours forte de faire une
lecture sacrificielle violente de la pensée judéo-chrétienne pourtant
radicalement dénonciatrice de la violence. Devant les dérives violentes
toujours possibles ( les hommes étant ce qu'ils sont) de la lecture de cette
pensée non-violente, la tentation était grande alors de refuser tout sacré.
L'originalité girardienne consiste dans la démonstration qu'à vouloir sortir du
sacré on retombe immanquablement dans une sacré plus archaïque et violent,
de type païen. Pour des raisons épistémologiques et logiques évidentes une
pensée à la fois si originale, et puisant si profondément aux sources de la
tradition, malgré sa relative simplicité, et peut-être justement à cause d'elle, est
difficilement perceptible pour certains. Cependant elle est de mieux en mieux
comprise et lue et de nombreux penseurs en sciences humaines comme en
sciences du langage, ou en théologie s'inspirent de ses découvertes, en France
et ailleurs dans le monde (Allemagne, Japon, Italie, Etats-Unis d'Amérique).
L'ouvrage s'efforce, de dissiper quelques malentendus de taille :
M. T. Stop ! pas trop de détails ! Nous reviendrons sur tous ces points,
mais il me semble qu'il faut d'abord donner à voir tout le champ de votre
réflexion. J'ajoute donc deux remarques à mon introduction. Car la vie et la
mort du Christ ne suffiront pas à arracher sur-le-champ l'humanité au règne
de la haine et du mensonge.
D'une part, le christianisme historique lui-même se trompera en
pratiquant une « lecture sacrificielle » de la mort du Christ. A la vérité, dites-
vous — et même s'il a bien été traité en bouc émissaire —, le Christ n'est pas
mort coupable comme les victimes (souvent divinisées ensuite) de tous les
récits mythiques, en prenant sur lui tous les péchés des hommes, ce qui ne leur
aurait en somme assuré qu'un répit provisoire; mais au contraire innocent, en
disant aux hommes : « Vivez et mourrez. désormais à jamais à mon exemple,
sans faire de victimes, en défendant les victimes. » C'est dans cette erreur qu'il
faut chercher l'explication des violences dont l'histoire chrétienne est elle aussi
entachée.
D'autre part et plus généralement, la Révélation de cette vérité est un
processus lent qui génère en chemin, en même temps que leur éradication
progressive, toutes sortes de redoublements et d'exagérations monstrueuses de
ces mécanismes.
Bien, ceci rappelé, qui est déjà un peu compliqué, ma première question,
elle, est toute simple : est-ce que vous voyez dans la récente incroyable
libération des pays de l'Est européen, en un temps incroyablement court, la
réalisation de la promesse contenue dans les Évangiles ? Est-ce que ces
événements sont une péripétie du XXe siècle, ou est-ce qu'ils ont un sens à une
échelle millénaire ?
R.G. Le résumé que vous faites de ma thèse n'est pas ou, si vous le voulez,
n'est plus tout à fait exact. Je ne dis pas que le christianisme historique se
trompe. L'Église ne trahit pas les Évangiles en employant le mot sacrifice
comme elle le fait. Elle l'emploie dans un sens qui vient du fond des âges, bien
sûr, mais qui est renouvelé par ce que fait le Christ, et je ne mets pas en cause
sa légitimité. C'est le sens le plus profond, le plus total.
Il n'y a pas dans ma perspective les ruptures radicales avec la tradition
que mon langage, parfois, a laissé supposer. Mais nous reviendrons là-dessus,
je pense. Pour ce qui est du marxisme, ma réponse est évidemment positive. Le
marxisme fonctionne vraiment pour moi selon des mécanismes de type « bouc
émissaire », avec bien sûr des raffinements par rapport au processus
originaire : les victimes y sont délibérément choisies en fonction d'une
théorie…
Et le nazisme ?
Notre époque a déjà vécu ou s'apprête à vivre l'effondrement des trois
efforts les plus puissants pour remplacer le religieux. Celui de l'Allemagne
nazie, c'est l'échec d'un néo-paganisme dont les vrais penseurs sont Nietzsche
et Heidegger. Celui du communisme, c'est l'échec du marxisme. Un troisième
effondrement menace, que nous saurons je l'espère éviter : celui des
démocraties capitalistes, qui serait l'échec du scientisme, de tous les efforts
entrepris pour réduire les problèmes de l'homme à une fausse objectivité, à une
espèce d'hygiène mentale et physique, dans le style du libéralisme sauvage, des
psychanalyses, etc.
Tandis que le marxisme était au départ fondé sur une espérance, sur une
déviation de l'amour chrétien, le nazisme, lui, est ouvertement anti-chrétien. Je
pense qu'on peut le pressentir à partir de Nietzsche qui dit clairement que, dans
l'univers chrétien, on ne peut plus procéder aux sacrifices selon lui
indispensables; le dernier Nietzsche dit vraiment ça…
Vraiment ?
Voici :1
Oui, à mon avis, c'est le péché contre l'Esprit. C'est faire des victimes en
le sachant, et pour des raisons quasiment spirituelles, pour refermer la
communauté sur le dos de boucs émissaires. Le marxisme, au contraire, est
d'inspiration super-chrétienne !
J'allais le dire. Les similitudes sont flagrantes entre christianisme et
marxisme : dans les deux cas, on parle ou on parlait d'amour, de conversion,
d'extension à toute la Terre d'un paradis à venir… Ce sont presque les mêmes
mots, comme dans la bouche de deux frères ennemis… Vous avez vous-même
parlé tout à l'heure « d'accidents probables au sein de l'univers chrétien ».
Vous voulez dire que l'apparition du marxisme devait quelque chose au
christianisme ?
Depuis des siècles les hommes n'aspiraient qu'à élargir leur horizon, et,
aujourd'hui, alors que l'universel ruisselle dans la moindre nouvelle, qu'il n'y a
plus que des phénomènes globaux, nos intellectuels font la fine bouche. Ils
nous assurent qu'« on ne peut trouver de sens que localement, sur de petites
plages de réel, etc. ». Tout jugement de valeur mis à part, soutenir que
l'Histoire n'a pas de sens au moment précis où ce sens crève les yeux, c'est tout
de même un fameux paradoxe ! Les idéologies sont mortes. Reste cette
formidable différence de notre univers avec tous ceux qui l'ont précédé :
aujourd'hui, les victimes onl des droits. Si vous pouviez rencontrer des
fonctionnaires grecs ou romains et que vous cherchiez à leur suggérer que les
victimes ont des droits, cela ne les ferait même pas rire ! ils ne comprendraient
pas ! Dans aucun univers avant le nôtre, ce n'était pensable ! Tandis
qu'aujourd'hui ce langage n'est contesté par personne. On répète partout qu'il
n'y a plus de « valeurs » absolues, immuables, qui s'imposent aux hommes
vivants : et cela, ce n'est pas une valeur ? Le génie de Nietzsche lui a permis de
repérer que cette valeur définissait notre époque; mais il a tout fait pour la
combattre ! Il ne voyait dans l'attitude chrétienne que ressentiment, jérémiades
sans fin, médiocre apitoiement : c'était sans doute un peu vrai déjà à son
époque, et c'est plus vrai encore actuellement; mais ce n'est vrai ni à l'origine ni
en profondeur : il a pris la caricature pour l'original ! Les gens qui se réclament
de lui aujourd'hui parlent de tous les Nietzsche sauf de celui-là : celui-là, c'est
le vrai, le seul penseur du nazisme ! On veut oublier que Nietzsche et le
nazisme sont indissolublement liés.
Les mêmes intellectuels qui tempêtent contre l'égoïsme des pays riches,
l'aide insuffisante aux pays sous-développés, etc., trouvent mauvaise la seule
solution vraiment positive, les progrès que ces peuples font par leurs propres
moyens, à la force du poignet.
S'il y a du bon dans le capitalisme, c'est bien cela. Les affaires se
déplacent en direction des pays où la main-d'œuvre est bon marché. C'est de
l'exploitation, me direz-vous. Sans doute, mais ça débouche sur les seules
améliorations du niveau de vie qui soient réelles, plutôt que sur quelques
Mercedes de plus dans les garages des potentats locaux.
Pour empêcher l'exploitation des pauvres, faut-il leur enlever le pain de la
bouche et fermer nos frontières ? Grâce à cette excellente solution nous
pourrons continuer à tenir de beaux discours marxisants tout en défendant nos
privilèges sans avoir à nous avouer notre but véritable…
L'un des plus grandr paradoxes de votre thèse, sur lequel nous
reviendrons, c'est qu'à vrai dire vous ne pouvez pas assurer que nous allons
bien vers un plus grand bonheur, vers le règne de l'amour et non pas vers la
catastrophe finale…
Bien, gageons que notre lecteur est déjà suffisamment intrigué par ce
premier survol pour éprouver l'envie de mieux connaître votre pensée — et
reprenons donc celle-ci dans un ordre plus méthodique.
Le désir mimétique
(Shakespeare plutôt que Platon)
… par l'identité des désirs. Les hommes s'influencent les uns les autres,
et, lorsqu'ils sont ensemble, ils ont tendance à désirer les mêmes choses, non
pas surtout en raison de leur rareté, mais parce que, contrairement à ce que
pensent la plupart des philosophes, l'imitation porte aussi sur les désirs.
L'homme cherche à se faire un être qui est essentiellement fondé sur le désir de
son semblable.
Tout désir est religieux ? même mon désir pour ma jolie voisine ?
Pourquoi avez-vous dit tout à l'heure que « l'imitation porte aussi sur les
désirs contrairement à ce que pensent la plupart des philosophes » ?
Chez Platon, le réel n'est qu'imitation de lointaines « idées », tout est sujet
à l'imitation sauf les comportements d'acquisition. A la vérité, si on regarde de
près son œuvre, La République en particulier, on s'aperçoit qu'il est hanté par le
vrai conflit né de l'imitation des désirs, le conflit entre les proches qui désirent
la même chose et qui se trouvent d'un seul coup rivaux — celui dont je parle et
que j'ai retrouvé chez les romanciers ou les dramaturges — mais il ne le
conceptualise pas.
Or, si les rapports humains sont menacés par les rivalités, ça doit avoir
des répercussions dans l'organisation des groupes humains. Nous avons
tendance à penser les sociétés à partir de leur état normal, dans leur
fonctionnement quotidien tel que le décrivent des gens bien tranquilles qui ne
pensent pas à la violence. L'un des grands fondateurs de la science politique,
c'est Hobbes, qui a su penser à partir de la crise, jusqu'à un certain point. On ne
le lui a pas encore tout à fait pardonné. A mon tour, je me suis dit : s'il y a un
ordre normal dans les sociétés, il doit être le fruit d'une crise antérieure, il doit
être la résolution de cette crise. C'est donc celle-ci qu'il faut chercher et
interroger. Si les conflits mimétiques sont contagieux, c'est-à-dire s'il y a deux
individus qui désirent la même chose, il y en aura bientôt un troisième. A partir
du moment où il y en a trois, quatre, cinq, six, le processus fait boule de neige,
et tout le monde désire la même chose. Le conflit commence par l'objet. Mais
il finit par devenir si intense qu'il aboutit à la destruction ou à l'oubli de l'objet,
et qu'il se transfère au niveau des antagonistes, devenus, hors de tout désir réel,
obsédés les uns des autres. A la contamination des désirs succède celle des
antagonismes.
Encore un mot sur cet objet qui a déjà disparu. Qu'est-ce que c'est au
départ ?… de la nourriture… ?
Bien sûr ! mais à ceci près que, dans les sociétés primitives, ce sont
effectivement les hommes qui se disputent les femmes, parce qu'ils ont la force
et l'initiative sexuelle.
Disons aussi un mot de ce que j'appelle la médiation double, pour mieux
comprendre l'emballement de la crise. Ce désir qui est le vôtre et que je vais
imiter, peut-être était-il au départ insignifiant, peut-être n'avait-il pas d'intensité
très forte. Mais, lorsque je me porte vers le même objet que vous, l'intensité de
votre désir augmente. Vous allez donc devenir mon imitateur, comme je suis le
vôtre. L'essentiel, c'est ce processus de feedback qui fait que tout couple de
désirs peut devenir une espèce de machine infernale. Elle produit toujours plus
de désir, toujours plus de réciprocité et, partant, toujours plus de violence.
Oui, oui. J'avais d'abord constaté qu'une semblable géométrie régissait les
rapports humains chez des écrivains peignant pourtant des univers différents
comme Stendhal et Proust. Puis, j'ai retrouvé les mêmes forces au travail chez
Cervantès et Shakespeare, Molière, Marivaux, Dostoïevski, Joyce, etc. Pour ne
rien dire des cas presque trop évidents comme Carmen sur lesquels nous jetons
le voile hypocrite du « mauvais goût » : « Si tu ne m'aimes pas, je t'aime ! Si je
t'aime, prends garde à toi ! » C'est trop clair ! A la fin, le contrepoint entre la
course de taureau et la mise à mort de la victime, bien sûr, c'est facile, mais
c'est magnifique aussi. Lorsque des œuvres ont un succès aussi grand, il y a des
raisons profondes.
Demandez-vous aussi pourquoi cette immense chose sur le désir et les
conflits qui s'appelle L'Anneau du Nibelung, commence par un marivaudage
grotesque, par les agaceries amoureuses des trois filles du Rhin ? C'est
visionnaire, ce début, c'est du Marivaux, et c'est aussi du Shakespeare !… L'or
n'est rien, visiblement, puisque c'est le rayon de soleil qui, en tombant sur lui,
le transfigure. Et pourtant l'or est tout puisque c'est cela qu'on se dispute; c'est
le fait de se le disputer qui lui confère sa valeur, et sa terreur.
Peu à peu m'est apparu que le soupçon psychanalytique n'allait pas assez
loin. Le faux « radicalisme » de Freud a cessé de m'impressionner, et
j'ai compris que ce que les critiques ont toujours dédaigné dans les œuvres
romanesques — les récidives de la fascination et de la jalousie, les
manipulations réciproques, les mensonges à l'autre ou à soi-même, etc. — tout
ce qu'ils qualifient du bout des lèvres de « psychologie littéraire », de «
finasseries amoureuses », tout ce qui rebute par son caractère répétitif leur
esthétisme délicat, ce sont les manœuvres fondamentales et les ruses du désir
mimétique : ce que Proust appelle à juste titre « les lois psychologiques ».
Seuls les grands écrivains réussissent la peinture de ces mécanismes sans
la fausser au bénéfice de leur moi : on tient là un système de rapports qui,
paradoxalement ou plutôt pas paradoxalement du tout, varie d'autant moins que
les écrivains sont plus grands. La « psychologie » est donc bien une affaire de
lois, et les esthètes n'en veulent pas car ils n'apprécient que le singulier, le
suprêmement original ou, de nos jours, « les différences » qui sont la même
chose démocratisée. L'esthétique actuelle est toujours prisonnière des
conceptions romantiques.
Joyce raconte une scène de ce genre dans Ulysse. Stephen Dedalus (qui
est un double de Joyce) donne une belle conférence sur Shakespeare dans les
œuvres duquel il découvre à mon avis les mécanismes du mimétisme. Et alors
un critique se lève et dit : « You took us all this way to show us a French
triangle ? »; c'est-à-dire à peu près en effet : « Tout ce baratin pour rabaisser
Shakespeare au niveau d'un triangle français, d'un triangle de vaudeville ? » Et
ce contradicteur ajoute : « Do you believe your own theory ? », « Croyez-vous
vous-même à ce que vous dites ? » Dedalus, pétrifié, répond : « Non, je n'y
crois pas. » Aujourd'hui encore, les critiques croient tenir ici l'aveu que tout ce
Shakespeare mimétique est une plaisanterie, n'a aucun rapport avec la vérité.
Mais, dix lignes plus loin, Dedalus murmure : « I believe, Ô Lord, help my
unbelief ! » C'est une phrase des Évangiles, une parole du paralytique guéri,
qui signifie : « Je crois, Seigneur, aide mon incroyance ! » (« fortifie mon
désir de croire », de croire en Dieu pour le paralytique, de croire en lui-même,
en son Moi divinisé, dans le cas de Dedalus-Joyce). Dès que Dedalus est seul,
sa théorie renaît, sa théologie du Moi resurgit. Mais sur le moment, au sein du
groupe, il est mimétiquement écrasé… Et après il y a ces phrases
extraordinaires : « Who helps to believe ? » « Qui nous aide à croire ?» «
Egomen. » « Le moi.» « Who to unbelieve ? » « Qui nous empêche de
croire ? » « Other chap. » « L'autre. » Il y a tout là-dedans, en trois
lignes. Comment voulez-vous que les lecteurs pressés comprennent Joyce ?
Moi, il m'a fallu un an et demi pour pénétrer ce texte. Et ce French triangle !
Le nombre de gens en Amérique qui m'ont dit : « Le désir mimétique, c'est
intéressant, mais ça marche pour la littérature française, c'est un truc de
Français ! » La même expérience, visiblement, est arrivée à Joyce.
Vous avez même dit que Joyce devait ne pas être compris pour prouver
qu'il avait raison ?
Le texte peint l'incompréhension, et cette incompréhension se reproduit,
en miroir, dans la critique actuelle. Donc, pour comprendre le texte, il faut le
comprendre dans un contexte d'incompréhension délibérément perpétuée par
Joyce lui-même ! Ça fait d'abord partie de la conférence, de la lecture proposée
de Shakespeare : pour comprendre le Shakespeare mimétique, il faut être aussi
mimétique que lui. Mais ce texte sur Shakespeare est une mise en abîme de
Ulysse, du roman tout entier. Joyce dit à ses critiques : « Vous êtes tous des
aveugles, vous ne comprenez pas Shakespeare. Moi, je suis aussi mimétique
que lui, je partage sa maladie et je partage son génie. » Il cherche à établir une
complicité plus ou moins clandestine entre Shakespeare et lui. C'est assez
extraordinaire !
Un de ses auditeurs dit encore avec mépris à Dedalus : « Vous faites de la
petite critique biographique ? »; et il cite Villiers de l'Isle-Adam qui a dit : «
Laissons l'existence vécue aux domestiques, et ne parlons que de littérature. »
La fausse avant-garde déréalise la littérature; alors que Joyce, au contraire, dit
en sous-main : « Ulysse, c'est mon expérience, c'est ma vie. » Joyce se moque
des valeurs littéraires avant-gardistes qu'on lui attribue. Effectivement, dans ses
lettres à Nora, il y a tout L'Éternel Mari de Dostoïevski, c'est-à-dire un modèle
de littérature mimétique ! Il y fait preuve d'une jalousie obsessionnelle pour un
type qui a courtisé autrefois Nora (avant lui, Joyce) et qui est mort de maladie.
C'est cette mort qui aiguise au maximum l'épreuve avec le rival, dans la
mesure où ce dernier est désormais invulnérable; c'est une situation de
L'Éternel Mari. Le plus fort c'est que Joyce n'a aucune conscience de répéter,
aussi bien dans son œuvre que dans sa vie, l'œuvre et la vie (la correspondance)
de Dostoïevski. Ce qu'il voit dans le cas de Shakespeare, il ne le voit pas dans
le cas de Dostoïevski.
Je laisse nos lecteurs imaginer tout seuls les échos personnels que René
Girard, qui a mis à jour ce Joyce et qui a lui-même écrit un livre sur
Shakespeare, peut entendre résonner dans cette analyse… Pour en revenir aux
philosophes, les romanciers sont donc bien plus profonds qu'eux ?
Je ne veux pas dire du mal des philosophes… ou en tout cas pas trop !
Dans le cas particulier de Platon, il y a quelque chose de respectable dans sa
volonté de ne pas débrider la plaie mimétique : il me semble qu'il a peur de
l'enflammer davantage par sa seule évocation. A une époque où le
christianisme n'était pas là, dire « les idées n'ont pas du tout l'importance que
vous pensez dans le conflit majeur qui agite les hommes » ne pouvait
déboucher que sur une forme de cynisme, de nihilisme même; je comprends
donc ses scrupules…
III
Je n'aime pas trop votre formule : « il faut trouver une solution ». Elle
donne à penser que la découverte du bouc émissaire dépend de la volonté. C'est
ce que disent beaucoup de résumés un peu trompeurs de ma thèse. Dans les
sociétés primitives, le processus n'accède à la conscience que sous la forme du
sacré. Même chez nous, il est surtout inconscient.
On préfère penser que tout est de la faute d'un seul…
Continuez !
C'est une façon de parler, bien sûr, mais nombreuses sont les sociétés où
c'est finalement un roi qu'on sacrifie. Quant à dire comment ça se passe dans le
détail, pourquoi certains systèmes basculent du côté du roi, se donnent un
pouvoir central sacré, et pourquoi d'autres conservent toujours des institutions
duelles, c'est impossible; c'est le jeu imprévisible des petites fluctuations
désordonnées dont vous parliez tout à l'heure, dont va pourtant surgir un
ordre…
Je pense que c'est plus qu'une façon de voir, mais les crises réelles, en
règle générale, ne doivent pas avoir la netteté des crises représentées par les
tragiques grecs ou par les rites qui ont précédé le théâtre. Ce qui est vrai, c'est
la victime réelle; le mécanisme émissaire exige une victime réelle. Je crois
qu'on ne peut rien dire de plus. Mais ne perdez pas de vue l'efficience de cette
hypothèse de la crise mimétique, sa puissance d'explication…
Je n'oublie pas les nombreux échos que j'entends monter depuis les autres
disciplines… Est-ce que ça a un sens d'essayer de situer historiquement ces
événements : au paléolithique, au néolithique ?
Je reprends. Selon vous, donc, toutes les cultures sont fondées sur le
meurtre et le mensonge : pourquoi n'y aurait-il pas simple contrat social,
accord volontaire des membres du groupe ?
Parce que les rivalités mimétiques s'y opposent ! Tous les penseurs voient
l'origine de la société dans une décision volontaire, une décision née tout de
même d'une espèce de contrainte : de la nécessité de s'entendre sur certaines
choses. C'est vrai même de Hobbes finalement qui, ne disposant pas du
mécanisme victimaire, doit conclure : la violence menace, donc les hommes
sont contraints de collaborer. C'est vrai même de Freud, dans Totem et tabou :
il y a d'abord le meurtre du père, puis les frères se battent, et un beau jour ils
décident d'avoir la paix. Donc, ils s'assoient autour d'un tapis vert ! C'est cette
idée d'un point de départ réfléchi contre laquelle je m'insurge. Il n'y a guère
que Durkheim qui ait vraiment pressenti que la société ne pouvait pas avoir
démarré comme ça, lorsqu'il parle d'« effervescence » initiale. Mais ensuite
il a tort de donner comme exemple d'effervescence les grands rites australiens :
c'est se donner au départ ce qu'il s'agit d'expliquer. C'est pourquoi je situe
l'effervescence en deçà du rite et je lui donne comme origine la rivalité
mimétique dont on peut constater qu'elle est déjà là au niveau animal. La
société humaine commence à partir du moment où, autour de la victime
collective, des institutions symboliques se créent, c'est-à-dire lorsqu'elle
devient sacrée.
Il n'y a que les universitaires et les bureaucrates pour s'imaginer que tout
commence toujours par des comités…
Est-ce qu'on peut dire que, dans le monde encore tribal où il est né, le
christianisme a inventé l'âme individuelle ou le sujet individuel ou l'individu
tout simplement ?
IV
La Bible
On peut citer aussi l'histoire de Job, qui est peut-être le premier à dérégler
vraiment le système sacrificiel. Job est malade, il a des tas de signes
victimaires : il est couvert de pustules, on lui jette des pierres, même sa femme
lui dit qu'il a mauvaise haleine et le repousse. Il a perdu ses troupeaux, il sème
autour de lui un désordre contagieux. Il est la victime typique. Ses trois amis
lui disent, pour le consoler si on peut dire : « Puisqu'il t'arrive malheur,
c'est que tu es coupable. Repens-toi. » La théologie païenne, c'est ça. Mais Job
résiste et essaie de subvertir ce système de la victime émissaire. Les amis de
Job représentent la foule dressée contre la victime, la perspective mythique. La
vérité se bat contre le mythe. Au début, Dieu a dit à Satan : « Vous verrez,
Job ne parlera pas contre moi. » Par la suite, il parait le faire, mais en fait il
parle contre un dieu de violence qui n'est ni le Yaveh des prophètes ni le Père
de Jésus.
La démocratie
La démocratie ?
C'est un peu ce que je dis pour l'Amérique : peut-être vaut-il mieux voter
pour les républicains, parce qu'ils sont déjà riches ! (Rires) Je repense à mon
enfance à Avignon. Mes parents étaient de vieille bourgeoisie appauvrie. Mon
père était conservateur de musée. Nous vivions dans un quartier assez
populaire, mes camarades de lycée étaient des fils de petits employés. Et la
plupart finissaient par obtenir leur « bachot », par grimper quelques échelons.
Parmi les diverses sociétés que je crois connaître, la République française ne
fait pas trop mauvaise figure sous le rapport de la promotion sociale.
Traditionnellement, l'Amérique est plus ouverte encore, et les possibilités de
créer une entreprise sans capital au départ sont très supérieures à ce qu'elles
sont en France et partout en Europe. Mais en période de crise les choses
peuvent devenir très difficiles.
Je pense en effet qu'en France l'école ne nous apprend pas vraiment dans
quel type de société nous vivons. On m'a préparé à toutes sortes de concours,
je savais que je pouvais devenir cadre ou fonctionnaire ou employé ou ouvrier
— bref, salarié, comme mes professeurs ! — mais personne ne m'a jamais dit
que la chose la plus normale, dans la société où je vis, serait de créer ma
propre entreprise; et, bien sûr, encore moins m'a-t-on expliqué comment le
faire. Ça devrait s'apprendre à l'école primaire, puisque c'est notre loi, c'est la
loi du monde entier : nous serions peut-être moins empotés sur les marchés
mondiaux !
Dans vos textes, vous défendez souvent le caractère démocratique du
droit anglais : êtes-vous si sûr que l'Angleterre soit un pays si démocratique ?
Elle a aussi des côtés terriblement réactionnaires et brutaux. La colonisation
de l'Irlande n'a pas été une partie de plaisir. Aujourd'hui encore des lords
possèdent des îles entières (dans les Hébrides) grandes comme des demi-
départements français, d'où il leur est arrivé, à la fin du XIXe, d'expulser les
hommes pour leur préférer les moutons : c'est ainsi que s'est peuplée
l'Australie ! Tous les quartiers riches du centre de Londres appartiennent à
une seule personne, et ses habitants ne peuvent pas acheter leur logement !
Un ami juif m'a un jour fait remarquer que, dans le Décalogue biblique,
plus que des droits, il s'agissait des devoirs de l'Homme.
Vous ne souhaitez pas parler politique, mais ce que vous dites n'est pas
sans conséquences politiques, pratiques, réelles…
Il est vrai qu'il n'est pas facile de vous classer sur l'échiquier politique
classique. Je vous donne mon avis. Tout bien pesé, et malgré la coloration «
réactionnaire » de certains de vos propos, je crois plutôt néanmoins que vous
voulez ouvrir les barrières et « tout lâcher », pour faire la preuve que vous
aviez raison… Il y a de l'apprenti sorcier en vous, parce que vous ne savez pas
où nous mène en ce monde cette Révélation.
Puisque depuis la fin du communisme la démocratie paraît se généraliser
à la Terre entière, croyez-vous à cette « fin de l'Histoire » que l'Américain
Fukuyama croit pouvoir annoncer ?
1
Je vous ai dit tout à l'heure que je croyais en une Histoire ouverte. Pour
penser ce que dit Fukuyama, il faut croire en l'« esprit absolu » tel que Hegel le
concevait. Ce n'est pas l'Esprit auquel je crois.
Je ne partage pas non plus le pessimisme des gens qui disent qu'après
l'Holocauste il ne peut plus y avoir d'avenir. Je crois que c'est une vision trop
catastrophique de l'Histoire. Le génocide nazi est sans doute le plus coupable
de tous. Les chrétiens y ont leur part de responsabilité, les juifs ont raison de le
dire, mais ils ne peuvent le dire que sur un plan religieux. Sur un plan
historique, il est bien évident que cette planète a connu d'autres génocides.
L'Holocauste est bien un échec terrible pour le projet que j'assigne à notre
monde mais, espérons-le, un échec temporaire qui ne signifie pas que l'Histoire
tout entière ne vaille plus la peine d'être vécue. Soutenir que l'Holocauste a mis
fin à l'Histoire, c'est accorder au national-socialisme une victoire spirituelle
qu'il ne mérite pas.
La réponse est oui. Ce dont vous parlez est la forme extrême de ce que
j'évoquais moi-même à l'instant, l'atomisation ultime de la société décomposée.
Il n'y a au fond que des guerres civiles; c'est pourquoi, l'unité du monde, c'est
la paix universelle, mais c'est aussi, en l'absence du renoncement chrétien, la
guerre de tous contre tous.
Au niveau collectif, cette fois, le théoricien du désir humain que vous êtes
pense-t-il que son noyautage par des mafias criminelles est une tare inévitable
de la démocratie ? Ce n'est pas, à mes yeux, une question marginale : s'il était
prouvé, par exemple, que Martin Luther King et John Kennedy ont été
assassinés sur l'ordre d'une organisation — liée au « complexe militaro-
industriel », au Ku Klux Klan, etc. — désireuse de voir se maintenir les
inégalités raciales aux États-Unis, se prolonger le conflit avec Cuba, s'ouvrir
la guerre du Vietnam, etc., alors il nous faudrait bien convenir que tous nos
beaux discours sur les Droits de l'Homme ne seraient que langue de bois et
que les pays non occidentaux auraient quelques raisons de les suspecter de
n'être qu'une arme de conquête ?
Je ne crois pas que tout cela soit vrai; mais, même si c'était vrai, je ne vois
pas en quoi cela m'obligerait à penser différemment. Vous ne renoncez pas à
faire de moi un utopiste mal camouflé.
Je ne fais que demander son commentaire, sur des thèmes qui, sans
doute, m'obsèdent moi, mais qui peut-être hantent aussi certains de nos
lecteurs, à quelqu'un qui me paraît en effet avoir dévoilé « des choses cachées
» et qui propose une lecture très féconde, très troublante du phénomène
humain.
Comment parlez-vous de l'avenir du monde sur le plan démographique ?
Le Vatican reste opposé à tout contrôle des naissances. Et pourtant c'est vrai
que, si nous nous retrouvons cinquante milliards, nous finirons par avoir un
problème ?…
Nous sommes sur ce point dans une situation absolument tragique. Il est
parfaitement vrai que, sur un plan humain, celui du « planning » rationnel,
l'avortement et toutes les mesures pour limiter les naissances sont aussi
justifiés que possible. On dirait que le monde moderne accule les hommes —
soit au renoncement héroïque, à la chasteté, à la sobriété, à la pauvreté, à ce
qu'on a appelé jadis la « sainteté » — soit à la plongée aveugle vers le chaos et
la mort… Et ceci à une époque où on comprend de moins en moins la
positivité du renoncement.
J'ai déjà dit plus haut que le combat mené par les chrétiens « progressistes
» pour réconcilier le christianisme avec la société actuelle me paraît déphasé
par rapport à ce que pressentent les êtres déracinés par la modernité. Cette
manière de confondre l'Église catholique avec un parti politique en retard sur
ses électeurs est une perte du sens religieux.
Ce paradis chrétien « qui n'est pas de ce monde » n'est-il pas une sorte d'
« Idée » platonicienne qui détache les hommes de la Terre ? Est-ce qu'il n'y a
pas une certaine responsabilité chrétienne dans le désastre écologique que
nous vivons ici-bas ? (ce qui rapprocherait une fois de plus christianisme et
marxisme : voir la mer d'Aral, la Baltique, Tchernobyl…)
1. Op. cit.
René Girard [en 1994]
est professeur de littérature à Stanford University, USA.
II a publié :
Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961
Dostoïevski : du double à l'unité, Plon, 1963
La Violence et le sacré, Grasset, 1972
Critique dans un souterrain, L'Age d'Homme, 1976
Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978
To Double Business Bound, Johns Hopkins, 1978, Athlone,
1988.
Le Bouc émissaire, Grasset, 1982
La Route antique des hommes pervers, Grasset, 1985
Shakespeare : les feux de l'envie, Grasset, 1990
Michel Treguer
est producteur-réalisateur de radio et de télévision.
Il a publié :
Faces cachées, une autobiographie rêvée
Vivre ses vies, fable, Diffusion Breizh, 1984
°°°°°°°°°°°
Présentation
Le texte qui va suivre, récrit par Michel Treguer, revu par René Girard,
découle pour l'essentiel de deux entretiens enregistrés — sans autre témoin —
entre les auteurs.
Quelques pages ont cependant été empruntées — d'une part au texte
(inédit) d'autres conversations entre René Girard et Jean-Claude Guillebaud,
avec bien sûr l'autorisation bienveillante de ce dernier que les deux auteurs
remercient — et d'autre part à des textes (reformulés) ancien ou récents, en
français ou en anglais, de René Girard.
L'entrelacement des thèmes est à la fois inévitable et volontaire : en deçà
même de l'origine orale de ce texte, l'ensemble du phénomène humain qui s'y
trouve discuté ne se laisse guère réduire à un exposé linéaire. Gageons que
certaines répétitions ne seront pas de trop pour tenter de lever certains des
malentendus qui entourent encore l'œuvre de René Girard.
M.T.
Sans doute peut-on compter sur les doigts d'une main les « intuitions »
comme celle de René Girard qui, en un siècle ou peut-être même en un
millénaire, déchirent et restructurent le ciel des idées. Pour l'auteur de La
Violence et le sacré — plus proche des romanciers et des dramaturges que des
philosophes — un même mécanisme, les mêmes valeurs ou les mêmes pièges
sont à l'œuvre dans la naissance des religions, le triomphe du christianisme,
l'effondrement du communisme, le règne de l'« humanitaire »… ou les scènes
de ménage : le mimétisme.
Un peu plus de quinze ans après Des choses cachées depuis la fondation
du monde, quatre ans après la chute du Mur de Berlin, ces entretiens avec
Michel Treguer — à la fois familier, admirateur et critique de l'œuvre de son
interlocuteur — montrent à quel point les événements qui secouent la planète
paraissent conforter, jusqu'à donner le vertige, les thèses de René Girard : les «
choses » auraient-elles vraiment commencé ?…
En couverture :
Caspar David Friedrich, L'Étoile du soir (D.R.)
V
Le Christ
(ordres et désordres)
D'un point de vue chrétien on pourrait dire que c'est la Création qui repart
en quelque sorte. La Création endommagée par le péché.
« Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre, je suis venu séparer
le fils du père, la fille de la mère, etc. », ça ne veut pas dire : « Je suis venu
apporter la violence » ; mais plutôt : « Je suis venu apporter une paix telle, une
paix tellement privée de victimes, qu'elle surpasse vos possibilités et que vous
allez devoir en passer par une explication avec vos phénomènes victimaires. »
Ce sont là les textes religieux du monde moderne. Ils ne sont pas seulement
occidentaux, ils n'appartiennent à personne, ils sont universels.
Ces textes sont très beaux et en même temps obscurs; ils ont besoin d'être
commentés, éclairés. « Ce qui est caché sera révélé. » Pourquoi la Révélation
doit-elle être cachée ?
Elle ne doit pas être cachée, à la vérité elle n'est pas cachée du tout. C'est
l'homme qui est aveugle. Il est à l'intérieur de cette clôture de la représentation,
chacun est dans le bocal de sa culture… Autrement dit, il ne voit pas ce que je
disais tout à l'heure, le principe d'illusion qui gouverne sa vision. Même après
la Révélation il ne comprend toujours pas.
Ça veut bien dire que les choses vont progressivement surgir mais que,
au début, elles sont incompréhensibles ?
Parce que le monde n'y résisterait pas ! Comme le principe sacrificiel est
le principe fondamental de l'ordre humain — les hommes ont besoin jusqu'à un
certain point de déverser leur violence, leurs tensions sur des boucs émissaires
— le détruire d'un seul coup est impossible. C'est pourquoi le christianisme est
agencé de façon à ménager des transitions. C'est une des raisons, sans doute,
pour laquelle il est à la fois si éloigné et si proche des mythes, toujours
susceptible d'être interprété un peu mythiquement.
Lorsque Nietzsche dit que le christianisme est impossible, qu'il ne peut
aboutir qu'à des absurdités, à des choses démentes, on peut dire qu'il a raison
en première instance… même s'il a tort sur le fond ! On ne se débarrasse pas
du principe sacrificiel d'une simple pichenette !
L'Histoire n'est pas finie ! Il se produit tous les jours sous nos yeux des
choses très intéressantes, des changements de regards. Aux États-Unis et
partout, on peut unifier beaucoup de phénomènes culturels actuels en les
décrivant comme la découverte de nouvelles victimes, comme leur
réhabilitation concrète plutôt, car à la vérité elles sont découvertes depuis
longtemps : les femmes, les jeunes, les vieillards, les fous, les handicapés
physiques et mentaux, etc. Notre langage est dominé par ce type de
considérations. Par exemple, la question de l'avortement qui a une grande
importance dans le débat américain ne se formule plus qu'ainsi : « Qui est la
vraie victime ? est-ce l'enfant ou est-ce la mère ? » On ne peut plus défendre
une position quelconque, n'importe laquelle d'ailleurs, qu'en faisant d'elle une
contribution à la croisade anti-victimaire.
Il l'a prévu ! les textes chrétiens l'annoncent ! Paul dit : « A la fin des
temps, croyez-vous que le Christ trouvera de la foi lorsqu'il reviendra parmi les
hommes ? » L'Apocalypse de Jean n'est tout entière que cette annonce !…
Qu'est-ce que ça veut dire l'Antéchrist ? Ça veut dire qu'on va imiter le Christ
d'une manière parodique. C'est une description exacte d'un monde, le nôtre,
dans lequel les actes les plus persécuteurs se font au nom de la lutte contre la
persécution. Le soviétisme n'était rien d'autre.
Si vous voulez, on peut ou bien s'opposer franchement à l'attitude
chrétienne comme les nazis, ou bien usurper cette attitude et la détourner de
son but, et c'est notre totalitarisme à nous. Les nazis disaient : « Nous
allons changer la vocation du monde occidental, annuler l'idéal d'un univers
sans victimes. Nous allons faire tellement de victimes que nous nous ré-
installerons dans le paganisme. » Ce qui nous menace aujourd'hui en
Amérique, par contre, c'est le contraire : le politically correct…
Non ?…
Pourquoi l'aveu des victimes, dans toutes les chasses aux sorcières, dans
les procès staliniens par exemple, est-il si important ? parce qu'il refait
l'unanimité. Lorsqu'il y a transcendance sociale véritable, comme dans une
monarchie de droit divin ou dans une démocratie consensuelle fondée sur des
principes universels, l'unité de la société n'est pas périodiquement mise en
cause par le décès de son représentant. « Le roi est mort, vive le roi ! » Mais
dans un univers où la vérité découle toujours d'une unanimité menacée, si
l'unité se fissure, il faut à chaque fois la refaire sur le dos de victimes. C'est ce
qui fait le caractère tragique de ces systèmes.
Vous pensez par exemple que, dans un procès stalinien, l'accusé finissait
par penser qu'il pouvait bien mourir si ça réconciliait la société sur sa vie ?
Revenons encore une fois sur cette imitation que Platon voyait partout,
sauf là où c'était le plus important : dans les comportements d'acquisition,
dans la concurrence des désirs.
Non, il peut devenir mauvais s'il suscite des rivalités, mais il n'est pas
mauvais en soi, il est même très bon, et, heureusement, les hommes ne peuvent
pas plus y renoncer qu'à la nourriture ou au sommeil. C'est à l'imitation que
nous devons non seulement nos traditions, sans lesquelles nous ne pourrions
rien, mais, paradoxalement, toutes les innovations dont nous faisons tant de cas
aujourd'hui. La technique et la science modernes le montrent admirablement.
Étudiez l'histoire de l'économie mondiale et vous verrez que depuis le XIXe
siècle toutes les nations qui, à un moment donné, ont paru destinées à ne
jamais jouer qu'un rôle subalterne, faute de « créativité », en raison de leur
nature imitative, « singeresse » comme aurait dit Montaigne, se sont toujours
révélées par la suite comme plus créatrices que leurs modèles.
Ça a commencé par l'Allemagne qui, au XIXe siècle passait pour capable
tout au plus d'imiter les Anglais, au moment précis où elle les dépassait. Ça a
continué par les Américains en qui les Européens ont longtemps vu de
médiocres faiseurs de gadgets, insuffisamment théoriques et cérébraux pour
prendre le leadership mondial. Ça a recommencé une fois de plus avec les
Japonais qui, après la Seconde Guerre mondiale, passaient encore pour de
minables imitateurs de la supériorité occidentale. Ça recommence semble-t-il
avec la Corée, demain peut-être ce sera la Chine…
Toutes ces erreurs successives sur le potentiel créateur de l'imitation ne
peuvent pas être dues au hasard. Pour faire un imitateur efficace, il nous faut
ouvertement admirer le modèle que nous imitons, il nous faut avouer notre
imitation. Il nous faut reconnaître franchement la supériorité de ceux qui
réussissent mieux que nous et nous mettre modestement à leur école.
Si un homme d'affaires voit son concurrent gagner de l'argent alors que
lui en perd, il n'a pas le temps de ré-inventer toute la technique de sa
production. Il imite ses rivaux plus heureux.
Dans les affaires, l'imitation reste possible de nos jours parce que la
vanité mimétique est moins engagée que dans les arts, dans la littérature ou la
philosophie. Dans les domaines plus spirituels, le monde moderne rejette
l'imitation en faveur de l'originalité à tout prix. Il ne faut jamais dire ce que
disent les autres, ne jamais peindre comme les autres peignent, ne jamais
penser ce que les autres ont pensé, etc. Comme c'est absolument impossible, on
tombe très vite dans une imitation négative qui stérilise tout. C'est la rivalité
mimétique qui ne peut pas s'exaspérer sans devenir destructrice de bien des
façons.
On le voit aujourd'hui même dans les sciences dites « molles », et qui
méritent bien ce qualificatif. De plus en plus souvent, il leur faut changer leur
fusil d'épaule et annoncer à grand fracas quelque nouvelle « rupture
épistémologique » dont on prétend qu'elle renouvelle le champ de fond en
comble.
Cette furie d'originalité a produit quelques rares chefs-d'œuvre et pas mal
de choses assez bizarres dans le style des Écrits de Jacques Lacan. Il y a encore
quelques années la surenchère mimétique était devenue si folle qu'elle obligeait
chacun à se faire plus incompréhensible que le voisin. Dans les universités
américaines l'imitation de ces maîtres-là a donné depuis des résultats assez
cocasses. Mais aujourd'hui ce citron est complètement pressé. Le principe de
l'originalité à tout prix aboutit à la paralysie. Plus on célèbre les nouveautés «
créatives et enrichissantes », et moins il y en a. Le prétendu post-modernisme
est plus stérile encore que le modernisme et, son nom même l'indique,
totalement dépendant à son égard.
Pendant deux mille ans les arts ont été imitatifs, et c'est seulement au
XIXe siècle et au XXe qu'on s'est mis à refuser le mimétique. Pourquoi ? parce
qu'on l'est plus que jamais… La rivalité joue un rôle tel qu'on s'efforce
vainement d'exorciser l'imitation.
Bien sûr que oui, puisqu'elle est dirigée contre l'imitation « rivalitaire », et
qu'elle ne fait qu'un avec l'imitation du Christ. Dans les Évangiles tout est
imitation, puisque le Christ lui-même se veut imitant et imité. A la différence
des gourous modernes qui prétendent n'imiter personne… mais qui veulent se
faire imiter à ce titre-là, le Christ dit : « Imitez-moi comme j'imite le Père. »
Les règles du royaume de Dieu ne sont pas du tout utopiques : si vous
voulez mettre fin à la rivalité mimétique, abandonnez tout au rival. Vous
étoufferez la rivalité dans l'œuf. Il ne s'agit pas d'un programme politique, c'est
beaucoup plus simple et plus fondamental. Si autrui vous oppose des exigences
excessives, c'est qu'il est déjà dans la rivalité mimétique, il s'attend à ce que
vous participiez à la surenchère. Donc, pour y couper court, le seul moyen,
c'est de faire le contraire de ce que la surenchère réclame : payer au double la
demande provocatrice. Si on veut que vous marchiez un kilomètre, faites-en
deux; si on vous frappe la joue gauche, tendez la droite. Le Royaume de Dieu
n'est rien d'autre, mais cela ne veut pas dire qu'il soit d'accès facile...
D'autre part, une tradition non écrite assez puissante affirme aussi que «
Satan est le singe de Dieu ». Satan est extrêmement paradoxal dans les
Évangiles. Il est d'abord le désordre mimétique, mais il est aussi l'ordre
puisqu'il est prince de ce monde. Lorsque les pharisiens l'accusent de libérer les
possédés de leurs démons par le pouvoir de « Béelzéboul », Jésus leur répond :
« Si Satan expulse Satan, comment alors son royaume se maintiendra-t-il ?
[…] Mais si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le règne
de Dieu vient de vous atteindre. » Cela veut dire que, l'ordre de Satan, c'est
celui du bouc émissaire. Satan, c'est tout le système mimétique, dans les
Évangiles. Que Satan soit la tentation, que Satan soit la rivalité qui se retourne
contre elle-même, toutes les traditions le voient; succomber à la tentation, c'est
toujours tenter les autres. Ce que l'Évangile ajoute et qui n'appartient qu'à lui,
je pense, c'est que Satan c'est l'ordre. L'ordre de ce monde n'est pas divin, il est
sacrificiel, il est d'une certaine manière satanique. Cela ne veut pas dire que les
religions sont sataniques, ça veut dire que le système mimétique, dans son
éternel retour, asservit l'humanité. La transcendance de Satan, c'est que,
précisément, la violence se maîtrise elle-même provisoirement dans le
phénomène du bouc émissaire : Satan ne s'expulse jamais lui-même pour
toujours — seul l'Esprit de Dieu peut le faire — mais il « s'enchaîne » plus ou
moins par l'ordre sacrificiel. Toutes les légendes du moyen âge vous le disent :
le diable ne demande qu'une seule victime… mais, celle-là, il ne peut pas s'en
passer. Si vous n'obéissez pas aux règles du Royaume de Dieu, vous êtes
forcément tributaire de Satan.
Satan, ça veut dire « l'Accusateur ». Et l'Esprit de Dieu s'appelle Paraclet,
c'est-à-dire « le Défenseur des victimes », tout est là. Le défenseur des victimes
révèle la nullité de Satan en montrant que ses accusations sont mensongères.
Le parricide et l'inceste d'Œdipe qui donnent la peste à toute une communauté,
c'est une plaisanterie, une très mauvaise plaisanterie qui contribue à faire pas
mal de dégâts parmi nous quand on la prend au sérieux, comme le font en
dernière analyse… les psychanalystes : ils prennent au sérieux le mensonge de
l'Accusateur. Toute la culture est dominée par l'accusation mythique dans la
mesure où elle ne la dénonce pas. La psychanalyse l'entérine.
VII
La science
L'opinion commune est que le christianisme n'a pas cessé d'être en retard
sur le développement de la science, de s'opposer aux nouvelles visions du
monde accrochées à des théories physiques comme celle de Galilée, etc. Mais
à la vérité, dites-vous, à un niveau plus profond, c'est au contraire lui, le
christianisme, qui rend la science possible, en désacralisant le réel, en libérant
les hommes de toutes les causalités magiques. A partir du moment où l'orage
n'est plus provoqué par les manigances du sorcier d'en face, on a une chance
de pouvoir commencer à étudier scientifiquement les phénomènes
météorologiques…
Une fois de plus, l'actualité vient plutôt renforcer votre thèse. L'Union
soviétique fut construite sur un hymne au progrès scientifique, elle a connu
quelques beaux succès, elle a su dans un premier temps construire une
industrie lourde et elle a lancé le premier homme dans l'espace. Même chez les
partisans de la démocratie libérale, l'optimisme n'était guère de mise jusqu'aux
années 1960 : il paraissait que le respect des Droits de l'Homme freinait, sur
le plan de l'efficacité pure, les pays qui adoptaient son régime, que jamais ils
ne pourraient lutter à armes égales avec les dictatures disposant sans
scrupules de la force de travail de leurs sujets. Et puis, surprise, voici que le
moloch s'effondre et découvre ses pieds rouillés : Tchernobyl, la mer d'Aral
asséchée, une industrie dépassée… quel effroyable terme ! Fukuyama rapporte
dans son livre la réflexion de ce citoyen soviétique qui constate que, à
1
l'époque à laquelle on lui avait promis qu'« il mangerait des ananas sur la
Lune », il n'arrive toujours pas « à trouver son content de tomates sur la
Terre » ! Un comble pour des matérialistes ! Comme si les choses, en même
temps que les hommes, avaient décidé de n'être plus marxistes ! Voici donc que
« reconnaître des droits aux victimes » est aussi un meilleur principe de
gestion que de faire régner une discipline de fer ?
Très juste !
A vous dire vrai, je ne sais pas. Mais je crois que Darwin et toute son
époque n'ont pas vu la puissance créatrice du rite. Comme je le disais tout à
l'heure, et contrairement à ce que pourraient laisser penser son apparente
monotonie, ses répétitions, le rite est créateur sur le plan culturel parce qu'il
inclut du désordre un peu ordonné ou de l'ordre un peu désordonné. Le rite est
fondateur des techniques, parce qu'il permet de mélanger des choses que les
interdits séparent. Et là, il peut se produire du neuf, c'est ce qu'on appelle
l'expérimentation.
C'est vrai, mais à partir d'une époque où les rites archaïques ont perdu leur
fécondité, où on n'a plus besoin d'eux. Le christianisme, en désacralisant le
monde, nous a donné le moyen de transformer en technique toujours
disponible l'imitation créatrice que le rite ne peut produire sans doute qu'une
seule fois, lorsqu'il a encore un dynamisme qui ensuite disparaît dans sa
répétition.
Pourtant, bien des civilisations non chrétiennes se sont illustrées dans les
premiers âges de la science : les Grecs, les Arabes, les Juifs ou même les
Mayas ?… Thalès par exemple aurait déjà eu l'idée que les phénomènes
n'étaient pas dus à des fantaisies de Zeus mais à des lois naturelles. Autrement
dit, l'invention de la science — je parle bien de la science, cette fois, des
mathématiques abstraites, pas des technologies — se situerait plutôt dans une
société païenne ?
Oui. Cela dit, je trouve admirable qu'on dépense des fortunes pour
construire des accélérateurs de particules de plus en plus géants ou même pour
lancer des télescopes dans l'espace. J'ai bien peur, toutefois, qu'on ne trouve
jamais qu'une nouvelle génération de particules; et puis, après, il faudra
construire un nouveau cyclotron aussi grand que la Terre entière, et on trouvera
une autre génération de particules, etc.
Je ne pense quand même pas que vous puissiez dire que l'accusation soit
toujours première, qu'elle crée la sorcellerie qui sans elle n'existerait pas.
Même en laissant de côté la question du sens d'une connaissance magique, il
me semble qu'il y a au moins des gens qui y croient ?
Bien sûr. Il y avait vraiment des gens qui s'agitaient devant des courts-
bouillons de grenouilles et de scorpions, mais nous savons aujourd'hui que
leurs manigances n'empêcheraient pas les avions de voler… C'est bien
pourquoi les terroristes préfèrent les bombes à la sorcellerie. C'est bien
pourquoi, même lorsqu'elles étaient condamnées, même lorsqu'elles étaient
techniquement coupables, les sorcières étaient des boucs émissaires.
C'est très paradoxal. Vous ne jugez plus seulement les autres civilisations
mais aussi maintenant les autres époques depuis le « point oméga » de votre
certitude.
Pour en revenir à ces mêmes Grecs païens dont nous examinions le rôle à
l'origine de la science, on les crédite aussi de l'invention simultanée de la
démocratie. Je mesure bien les limites de sa forme d'origine qni ne concernait
qu'une communauté réduite de citoyens mâles et excluait tous les autres, les «
Barbares », les esclaves, les femmes; qui ignorait tout universalisme à la
chrétienne. Mais, tout de même, pensez-vous qu'à côté de l'héritage judéo-
chrétien il faut faire une place à un héritage grec ?
Vous plaisantez ! Faire place aux Grecs dans notre culture ? Mais, depuis
le XIIIe siècle et même avant, que faisons-nous d'autre ? Dans notre histoire
intellectuelle, il y a des périodes à dominante platonicienne et d'autres à
dominante aristotélicienne. Il n'y en a pas qui s'écarte vraiment des Grecs. C'est
d'ailleurs l'Église qui, la première, a donné l'exemple. Ce n'est pas pour rien
qu'elle a inventé l'université, pour laquelle il s'agit toujours d'accorder la
Révélation avec la philosophie grecque — Platon et Aristote — quitte à ce que,
un jour, il n'y ait à nouveau plus de Révélation mais seulement les Grecs…
Notre premier grand universitaire, Abélard, est déjà aussi grec qu'on pouvait
l'être à son époque, et mimétique en diable puisqu'il invente les rivalités
universitaires et les relations érotiques entre professeur et étudiante !
Toutes nos Renaissances et tous nos humanismes ne sont jamais que des
retours aux Grecs. La Révolution et l'Empire sont également hantés par les
Grecs. Et la pensée moderne la plus influente, au moins en Europe —
Nietzsche, Heidegger et quelques autres — ne jure, elle aussi, que par les
Grecs. A chaque époque, certes, on tend à rejeter les Grecs les plus
chouchoutés par l'époque précédente, mais c'est toujours au nom d'autres Grecs
et, en règle générale, de Grecs toujours plus anciens, ceux que leur archaïsme
fait paraître plus grecs encore que les plus récents. On recherche un élixir
d'hellénisme toujours plus enivrant ! Demander à notre culture de faire place
aux Grecs, c'est demander à la ville de Los Angeles de faire place à
l'automobile ! Je n'ai aucune envie d'éliminer les Grecs, et je parle beaucoup
d'eux : mais pourquoi, de temps à autre, ne pas parler un peu d'autre chose ?
Il s'agit toujours, au fond, de minimiser ou d'écarter le judaïque et le
chrétien de la culture officielle, de l'université. Si vous parlez du christianisme
sans lui décocher le coup de pied de l'âne rituel, vous risquez de voir s'élever
autour de vous les murs d'un ghetto, beaucoup plus fermé encore aux États-
Unis qu'en France, soit dit en passant…
Sur l'invention de la démocratie, je ne peux pas vous suivre non plus. Une
démocratie qui exclut les étrangers, les femmes et les esclaves, et qui repose
entièrement sur l'exploitation d'un empire colonial ou semi-colonial ne vaut pas
mieux que beaucoup d'autres oligarchies. J'admire intensément la culture
grecque, mais je vois déjà en Grèce tout ce qu'on reproche le plus au monde
occidental à l'heure actuelle, le patriotisme furibard, le colonialisme, le
machisme, le racisme, etc. Je ne vois pas pourquoi tout ce qui est très
abominable chez nous serait très admirable chez les Grecs.
___________________ notes ___________________
VIII
L'un et le multiple
Je pense que oui. La clôture des sociétés est liée aux pratiques du type «
bouc émissaire ». Fermer, c'est toujours définir un dehors et un dedans, à coups
d'exclusions et d'expulsions. Par conséquent, plus ces pratiques faiblissent, plus
l'extériorité recule. Dans la mesure où il n'y a plus de victimes pour fermer le
social, il s'ouvre; et on va, on marche toujours plus vers une mono-culture.
Oui, mais, au départ, sans les ravages des rivalités mimétiques violentes,
il n'y aurait pas eu de différenciations véritables engendrant des oppositions,
des systèmes de représentation s'excluant les uns et les autres. N'auraient fleuri
que des formes de diversité que nous avons du mal à nous figurer aujourd'hui.
Il ne faut donc pas voir un processus de différenciation unique, mais une
multitude de processus qui ne dépendent pas nécessairement les uns des autres.
Pour le christianisme, bien sûr, c'est autre chose : il y a réellement à
l'œuvre parmi nous une tendance à l'indifférenciation globale et à une certaine
unification de la planète. Ce qui ne signifie pas nécessairement la fin de toute
variété : le moyen âge chrétien a été créateur de diversité dans l'unité, qu'il
s'agisse des langues ou des styles en architecture; une église romane du Poitou
ne ressemble pas à une église romane provençale, etc. L'Europe était une, et
seuls les nationalismes ont ensuite détruit cette harmonie globale.
Je ne sais pas si on peut vraiment dire que le moyen âge chrétien a été
créateur de diversité : il me semble plutôt à moi qu'il n'est pas parvenu à
détruire entièrement la diversité héritée des temps pré-chrétiens !
Pour en revenir aux temps actuels et futurs, voulez-vous dire aussi que, à
l'intérieur d'une civilisation unifiée qui serait le terme de l'évolution humaine
après la Révélation, nous pourrions peut-être retrouver d'autres formes de
diversité dont nous n'avons pas idée ? remplacer en somme les différences
entre civilisations par des différences entre groupes, entre générations, etc. ?
Oui, des diversités dans l'unité… des diversités dont nous n'avons pas
idée depuis notre ancien monde.
Christ ».
En fait, vous trouvez déjà ça quatre ou cinq cents ans plus tôt dans la
Bible hébraïque, dans l'Ancien Testament, dans la bouche du prophète Joël,
l'un des « petits prophètes » qui est le « prophète de l'Esprit », qui annonce
qu'au jour dit « tout le monde prophétisera, même les esclaves et les femmes. »
C'est très proche de Paul qui n'a d'ailleurs pas recommandé aux juifs l'abandon
de la Loi. Il a dit qu'on ne pouvait pas exiger des gentils qui devenaient
chrétiens l'observance de la Loi. Ce n'est pas la même chose.
Sur l'abandon des rites, il faut nuancer. Un des textes principaux serait :
« Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si là tu te souviens d'un
grief que ton frère a contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel et va
d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton
offrande. » (Mt 5, 23)
Ce n'est pas entièrement anti-ritualiste, mais le rite se trouve rejeté dans
une position seconde. Les Prophètes sont quelquefois plus radicaux ! Le Christ
répète la parole de l'un d'eux : « C'est la miséricorde que je veux, et non pas les
sacrifices. » L'Église sait très bien que le rite est d'abord social : elle est donc
maîtresse de certaines prescriptions et peut aussi les supprimer, comme le
vendredi « maigre », etc. A mon avis, Paul commente très correctement les
Évangiles lorsqu'il dit que « tout est permis » si l'amour est là, mais que « tout
n'est pas recommandable ». Il ne faut pas scandaliser ses frères. Il vaut mieux
par exemple ne pas manger de viandes sacrificielles lorsqu'on est en
compagnie de gens pour qui c'est une action coupable. La fin de toutes les «
lois », dans ce qu'elles ont de figé, de non adaptable, reste le fondement du
christianisme, mais, l'idée principale, c'est que, si on aime vraiment, on ira au-
delà des exigences de la Loi. « Tendre l'autre joue » est un bon exemple de cet
au-delà de la Loi.
Le christianisme parle sans cesse des « puissances de ce monde », qui
sont les institutions nées du système sacrificiel. Il dit qu'il faut les respecter
dans la mesure où elles ne demandent rien de contraire à la foi, mais il ajoute
qu'elle sont destinées à dépérir en raison de l'action corrodante de la
Révélation. Les Puissances sont toujours présentées comme coalisées contre le
Christ : ce n'est pas, à mon avis, une indication historique, c'est une définition.
Ces institutions sont fondées sur le mécanisme victimaire. La théorie des
Puissances fait partie de la révélation de la cité terrestre et de sa violence
constitutive.
Le vrai problème, c'est que Dieu n'a pas de sens pour vous en dehors de
son rapport à la société. Ce que j'essaie de vous dire, c'est que même ce qu'il y
a de pire dans notre société permet d'entrevoir un Dieu infiniment transcendant
par rapport à tout cela mais qui, malgré tout, s'intéresse à nous, s'efforce de
nous aider à nous rapprocher de Lui. On ne peut pas rendre la Révélation
chrétienne responsable des mauvais usages qu'on fait d'elle.
Mon hypothèse dit, d'une part, que l'uniformisation des cultures est
mauvaise, est une perte, et d'autre part que, sans le Christ, on aurait assisté au
même phénomène.
Sans doute, mais alors il n'y aurait pas d'espoir. Je préfère penser que c'est
à l'effondrement du système de Satan que nous assistons. Jadis Satan «
s'enchaînait » lui-même par l'ordre sacrificiel. Donc, la fin de Satan, la fin de
son auto-enchaînement ne signifient pas sa disparition, mais littéralement son «
déchaînement ». Satan suit toujours le Christ. Il y a un rapport complexe entre
les deux. Avoir la foi, c'est penser que, en dernière analyse, tout ceci a du sens,
c'est faire confiance, non pas à l'Histoire, mais à l'Absolu. L'ennemi principal,
c'est le nihilisme, et ce que vous venez de dire y tend.
C'est contre le nihilisme qu'il faut lutter si on veut lutter pour l'homme,
n'est-ce pas ?
Pour rester humaniste aujourd'hui, il faut redevenir religieux. Si Malraux
a vraiment annoncé quelque chose comme « Le XXIe siècle sera religieux ou
ne sera pas », c'est mon interprétation de cette parole que je vous donne.
N'y a-t-il pas aussi nécessité de certains rites pour se sentir membre d'un
groupe ? pourquoi n'y aurait-il pas des rites inoffensifs, de simples habitudes
de vie ?
Ces « habitudes » dont vous parlez, ces couleurs locales ont teinté
jusqu'au christianisme lui-même, et l'Église aujourd'hui ne s'interdit pas de
parler ici ou là d'« acculturation ». Historiquement, ça s'est
passé quelquefois tout seul, cette fusion entre le christianisme et les cultures
locales. Le plus intéressant, c'est d'ailleurs le sens inverse. Ainsi, on a pu noter
l'extrême facilité avec laquelle l'Occident druidique a accueilli le message
chrétien : comme s'il l'attendait, comme si ces peuples avaient eux-mêmes fait
le chemin vers les mêmes valeurs universelles. Il n"y a pas eu un seul martyr
chrétien dans ces pays, et ce sont des moines irlandais qui ont finalement
assuré la conversion du continent européen au christianisme. Au point qu'on a
pu dire que, sans la participation de ce monde celtique, le christianisme ne
serait peut-être demeuré qu'une hérésie juive…
Je ne sais pas.
Je voudrais insister sur un des points les plus troublants de votre théorie
et des textes chrétiens, que nous avons d'ailleurs évoqué dès notre premier
survol, au début de cette conversation : la Révélation ne dit rien de l'avenir
vers lequel elle nous lance…
Le Christ dit nettement qu'« il ne sait pas le jour et l'heure qui sont
réservés au Père ». Et Jean : « Nous ne savons pas ce qui est réservé aux Élus.
»
Pourtant, face aux gens qui nous disent que « nous sommes perdus dans la
matière » ou « dans une histoire qui n'a pas de sens », on peut répliquer : «
Non, regardez ce qui est en train de se passer et qui grandit chaque jour, qui est
sorti de ce Texte comme le génie de la bouteille. Il ne s'agit pas de prédire
l'avenir, mais de montrer que notre présent inouï est incompréhensible sans le
christianisme. »
Dam les sociétés primitives, la crise mimétique culmine dans une phase
d'indifférenciation insupportable qui se résout par la violence du sacrifice. De
même, au niveau.mondial, si à l'époque du Christ la planète était très
différenciée, aujourd'hui, la Terre s'unifie sous nos yeux : est-ce que nous
n'approcherions pas d'une crise mimétiqne et, donc, d'un sacrifice globaux ?
Peut-être mais pas forcément. Selon moi, la crise mimétique que nous
vivons est très différente de celles des sociétés primitives : elle ne peut pas se
résoudre parce qu'elle ne peut pas non plus s'emballer au sens où s'emballaient
les crises vraiment productrices de mythes et de rituels. Même s'il ne nous a
pas immunisés contre le mimétisme, et même si des régressions sont toujours
possibles, le monde chrétien et moderne a beaucoup élevé notre « seuil
d'emballement »; nos sociétés ne connaissent plus guère de phénomènes de
possession collective, etc. Nous sommes toujours dans un entre-deux qui est
peut-être la définition de l'Histoire ouverte.
L'éternel retour s'est terminé avec le paganisme. C'est bien pourquoi les
néo-païens, Nietzsche et surtout Heidegger s'efforcent de le ressusciter. Quand
Heidegger disait au Spiegel : « Seul un dieu peut nous sauver », ce n'est pas au
Dieu de la Bible qu'il faisait allusion mais à un nouveau Dionysos, à un
renouvellement cyclique total. A mon avis, c'est une pure chimère, mais qui
pourrait devenir redoutable s'il y avait des gens pour la prendre au sérieux.
Le christianisme défait à jamais l'éternel retour. Il en desserre l'étau, mais
très lentement. C'est pourquoi les grandes œuvres païennes, comme la tragédie,
conservent une certaine puissance symbolique dans notre univers. On pourrait
décrire notre histoire comme une spirale ouverte vers le haut, vers une autre
dimension qui n'est plus circulaire. Cette ouverture, c'est notre liberté, et les
hommes en feront un usage que nul ne peut prédire.
Rien ne serait plus facile si nous voulions : mais nous ne voulons pas.
Comprendre les hommes, leur constant paradoxe, leur innocence, leur
culpabilité, c'est comprendre que nous sommes tous responsables de cet état de
choses puisque, à la différence du Christ, nous n'en mourons pas.
Mais c'est parce que l'heure du Christ n'a pas encore sonné pour les
Géraséniens. Cela ne veut pas dire qu'il n'aient pas besoin du Sauveur. Derrière
le traitement qu'ils font subir à leur possédé, une image de leur vie collective se
profile qui me parait assez sinistre. Vous les idéalisez beaucoup. Je ne crois pas
que vous échangeriez votre sort contre le leur.
Et pourquoi voulez-vous que le christianisme en tant que tel soit
niveleur ? En rendant les boucs émissaires moins efficaces ou inefficaces, il
facilite la communication entre des mondes de moins en moins fermés. Mais ce
n'est pas lui qui veut que ces mondes soient les mêmes. C'est notre mimétisme.
Ce n'est pas lui qui exige de nous, Français, l'imitation de la pire Amérique et
l'indifférence à la meilleure. Ce n'est pas lui qui a inventé l'esprit de conquête
et de domination…
Bien sûr, mais il s'en est quand même bien accommodé, il s'en est bien
servi pour sa propre extension…
Ce n'est pas lui qui fait de nous les touristes frénétiques que nous
sommes, bien décidés à consommer toute la planète pour nous vanter au retour
d'avoir plus voyagé que nos voisins. Le tourisme aussi est mimétique et
indifférenciateur.
Qu'au moins, par exemple, on essaie de sauver ces trésors que sont nos
langues, ne serait-ce que pour le plaisir : je ne mets personnellement guère de
dimension politique dans mon attachement au breton. Mais j'aime penser que
je parle la langue de Tristan et de Lancelot : que, mieux que Béroul ou
Chrétien de Troyes qui ne furent que les conteurs de leurs exploits, j'éprouve
intimement comment ils pensaient ! Ce voyage intérieur vaut bien un séjour au
« Club Med » !
Je ne crois pas que vous puissiez dire cela aussi simplement. L'Occident
est riche, puissant, et le reste de la planète est plutôt pauvre; vous êtes le
premier à invoquer les réalités matérielles quand il s'agit de constater les
progrès de l'Histoire. Les juifs, eux, n'ont jamais été au pouvoir dans
l'Occident chrétien. Et, à l'inverse, ils n'ont jamais dénoncé leur propre
culture…
Mais, puisque vous en parlez, parlons-en ! Sans oublier les terribles
persécutions dont ils ont été l'objet, comment expliquez-vous le « succès » des
juifs ? Même s'ils nous ont offert quelques-unes de nos plus belles valeurs
universelles, aucun peuple n'est en un sens moins universaliste. On ne peut pas
les convertir, mais en outre ils convertissent encore moins ! Le « Peuple élu »,
ça veut dire aussi « le peuple fermé ». Or, sans même parler de leur place dans
l'économie libérale internationale, s'ils sont environ 0,3 % de la population
mondiale, ils obtiennent quelques 30 % des prix Nobel scientifiques ! En dépit
de deux ou trois mille ans de persécutions, ça ne leur a pas trop mal réussi de
refuser l'uniformisation chrétienne !
3. Actes 3, 25-27.
Dieu, la liberté
C'est brillant, mais lorsque vous dites que « le Christ est né de Dieu de
toute éternité », cette fois, on y croit ou on n'y croit pas : c'est une question de
foi. Si on n'éprouve pas cette foi, même si on convient que Jésus n'est pas « une
divinité archaïque » et si on tient sa Révélation pour le plus grand message de
toute l'Histoire, cela n'implique pas pour autant qu'elle vienne d'un ailleurs
appelé Dieu : elle peut venir de lui, de son génie propre tout simplement ?
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le dogme. Mais il est important de
montrer qu'à ce dire correspondent des effets réels dans beaucoup de domaines,
des effets qui n'ont rien à voir avec les mythes, et tout à voir avec leur
destruction. Le christianisme a de bonnes raisons de se tenir lui-même pour
absolument singulier. On peut croire ceci sans être un « demeuré »
ethnocentrique. Les mythes sont des religions de la fausse accusation
victorieuse. Le récit évangélique réfute non seulement la culpabilité de Jésus
mais tous les mensonges du même genre, par exemple celui qui fait d'Œdipe un
donneur de peste parricide et incestueux.
Le christianisme renvoie aux hommes la violence qu'ils ont toujours
projetée sur leurs divinités. C'est bien pourquoi nous l'accusons de nous
culpabiliser. Et sur ce point nous avons raison, mais le récit évangélique a plus
raison encore car pour défendre nos victimes il est bien obligé de condamner
leurs persécuteurs, c'est-à-dire nous-mêmes.
Le Saint-Esprit en grec, je l'ai déjà dit, c'est « le Défenseur des victimes »,
et Satan c'est « l'Accusateur ». Le symbolisme évangélique correspond
admirablement à la lecture mimétique.
Jean-Marie Domenach pense que je cherche à démontrer scientifiquement
la foi. Je sais que la foi est indémontrable, mais elle n'est pas seule. Il y a aussi
l'intelligence, et la grande tradition chrétienne a toujours affirmé un accord
fondamental entre la foi et l'intelligence. C'est cet accord que je cherche à
définir sur un point capital, mais en m'appuyant sur les Évangiles plutôt que
sur saint Thomas d'Aquin ou sur Aristote. C'est pourquoi j'ai contre moi aussi
bien les fidéistes, ceux qui disent « je crois parce que c'est absurde », que les
vieux catholiques qui citent Aristote à tout bout de champ mais jamais les
Évangiles. Me voyant les citer moi-même, ils me soupçonnent d'être un «
protestant. »
Si je dis vrai — ce qu'on ne devrait pas exclure a priori, vous l'avouerez
— la pensée qui sous-tend les Évangiles doit relever d'une raison plus
puissante que la nôtre. Elle permet de résoudre des énigmes que la pensée
moderne n'a jamais résolues, au premier chef celle du religieux archaïque qui
ne fait qu'un avec l'énigme du fondement social. Si ambitieux soit-il, mon
projet n'a rien de scandaleux ni d'« hubristique » d'un point de vue chrétien
1
Vous avez déjà avancé cette idée tout à l'heure : vous prouvez par le
résultat, vous justifiez votre hypothèse par sa fécondité ?
L'histoire ne progresse que par une série d'échecs humains qui sont
toujours compensés par de nouveaux efforts de Dieu pour faire entendre ce que
réellement Il est.
Pour les éviter, il faudrait que Dieu nous impose sa loi par la violence. De
toute façon, on est en plein mystère, et on est obligé de s'incliner, de dire qu'on
ne sait pas.
Certainement.
Dans un texte qui m'est tombé som les yeux, vous reprenez la remarque
d'un journaliste italien, Messori, qui note que les imperfections des Évangiles,
leurs redites, leurs contradictions d'un texte à l'autre plaident pour leur
authenticité : s'ils n'étaient que des documents de propagande fabriqués,
comme l'a soutenu Renan, on les aurait soignés davantage ! Il y a sûrement de
la vérité là-dedans. Mais, par contre, lorsque vous dites ailleurs que «
l'écriture du Nouveau Testament ne peut pas être entièrement humaine », vous
détruisez vous-même votre argument précédent : car comment imaginer que
Dieu ait fait des fautes qui, de son fait, seraient en somme volontaires ?
Dieu n'a pas fait d'erreurs, mais les Évangiles sont transcrits par des
hommes; et ces hommes nous préviennent eux-mêmes, en particulier Marc,
qu'ils n'ont rien compris sur le moment. Ils n'ont compris qu'a posteriori. Le
catholicisme est tout entier tradition. L'idée de revenir à un christianisme qui
serait celui du Christ est une absurdité, parce que tous nos témoins sont des
hommes qui, même inspirés par la grâce, peuvent se tromper un peu. Nous
n'avons que des gens qui se frappent le front après coup et qui disent : « Ah,
voilà ce qu'il voulait dire ! » Ils deviennent un jour capables de se souvenir de
choses qu'ils n'avaient pas saisies sur le moment. L'accès à Dieu dans le
christianisme, le sentiment de sa présence sont toujours liés à une expérience
intellectuelle, à un travail sur le texte, à une mise en rapport de l'Ancien et du
Nouveau Testaments. Il paraît qu'on m'accuse aussi de « marcionisme
», c'est-à-dire de l'hérésie qui consiste à éliminer l'Ancien Testament : on ne
peut pas se tromper plus complètement sur mon travail.
Quand on vous entend parler ainsi, dire que « Jésus est envoyé par Dieu
», on a l'impresnon que Dieu est une personne…
Mais Dieu est une Personne ! Il est même trois Personnes en un seul Dieu.
C'est le dogme même ! Le mot personne est un mot grec qui veut dire acteur. Il
ne faut pas déplorer cette origine littéraire et théâtrale, parce que c'est un
concept absent de la philosophie et qu'il a fallu emprunter à la littérature,
toujours plus forte que la philosophie sur le plan des rapports existentiels.
Est-ce qu'on ne pourrait pas dire que « Jésus se comporte comme Dieu »
parce qu'il crée Dieu en ensemençant le monde par cette Révélation que vous
dites ?…
La preuve que Dieu se révèle dans les Évangiles et qu'Il existe en dehors
de nous, c'est que nous n'entendons pas encore vraiment la logique de sa mort,
nous n'entendons pas ce qui fait que, pensant ce qu'Il pense, disant ce qu'Il dit
et se comportant comme Il le fait, Il ait dû se faire expulser du monde. Cette
même incompréhension ne cesse de répéter cette expulsion au niveau du texte.
Il y a un cercle bien sûr, et, pour nous faire comprendre qu'il existe et qu'il est
fermé, ce cercle doit s'ouvrir quand même un peu pour nous. Comprenne qui
pourra…
Qu'est-ce que ça change que Dieu existe et se révèle — et non pas que
l'homme Jésus l'invente ?
Toute vos réponses m'intéressent, bien sûr, et je les respecte. Mais elles
sont plutôt des commentaires de votre vérité de croyant que des réponses à ma
question d'agnostique : qu'est-ce que ça changerait à l'efficacité de la
Révélation, à la proclamation de l'innocence des victimes, à l'annonce de
l'unification de la Terre, etc., qu'elle ait été inventée et exprimée par un homme
?
Prenons le problème par l'autre bout : si Dieu existe, est-ce qu'il avait
besoin de la Passion du Christ, de toute cette histoire humaine pour se
manifester ?
Si Dieu se fait homme, pourquoi faut-il qu'il passe par le ventre d'une
femme, par une enfance… ?
C'est une citation d'un psaume, mais il ne faut pas l'escamoter, il faut
l'entendre dans son sens le plus fort. Tout ce que l'homme peut subir de pire, le
Christ le subit aussi, y compris l'expérience d'être abandonné par Dieu.
L'homme ne peut pas reprocher à Dieu de rester dans sa « tour d'ivoire ». Par la
mort du Christ, Dieu nous dit : « Si j'ai toléré votre violence pour créer des
hommes vraiment libres, vous ne pouvez pas me le reprocher : je m'y soumets
aussi, je subis moi-même la pire violence. »
Je crois connaître votre réponse, mais je vous pose quand même la
question pour la clarté du débat : est-ce que vous êtes seulement chrétien ou
est-ce que vous êtes catholique ?
Je suis catholique, mais je pense que les querelles entre les diverses
Églises chrétiennes ont perdu le peu de sens qu'elles avaient naguère. Je suis
catholique parce que je pense que le catholicisme détient la vérité du dogme. Il
est le plus éloigné des oscillations extrémistes qui commencent avec la
Réforme et qui débouchent sur l'athéisme moderne. Mais le protestantisme a de
grandes vertus que les catholigues feraient bien d'imiter. Il n'a pas, vis-à-vis
des Écritures, cette attitude de respect sacré, qui fait que, même aujourd'hui, se
tourner vers les Évangiles, s'interroger sur leur anthropologie comme je le fais,
c'est automatiquement se faire soupçonner d'hérésie. Ce n'est accepté, et encore
pas toujours, que si on peut montrer que tout ce qu'on dit figure déjà dans saint
Augustin ou dans saint Thomas d'Aquin. Ce qui paralyse les chrétiens, au fond,
c'est la peur. Ils savent que les modernes, depuis des siècles, ne pensent jamais
que contre eux, et ils ont peur de la pensée.
Les textes sont quand même bien considérés comme un canon intouchable
?
Le fait qu'il y ait quatre Évangiles plutôt qu'un, tous un peu ou même
assez différents les uns des autres, contredit tout fondamentalisme au sens de
l'infaillibilité de la lettre.
exemple ? ou bien ne sont-ce que des métaphores, des façons de parler, et dans
ce cas pourquoi ne pas le dire ?
Les dogmes, pour moi, ne sont pas des métaphores. Dans mon œuvre il
m'arrive de pratiquer des lectures métaphoriques, par exemple lorsque j'oppose
la conception virginale aux naissances divines telles que nous les content les
mythes, qui sont toujours liées à la violence. La foi est autre chose. J'ai le
sentiment d'avoir une expérience vécue des dogmes centraux. Pour les dogmes
plus marginaux… je ne me sens pas toujours d'inspiration particulière ! mais
c'est une question de fidélité, ou de confiance, c'est-à-dire de foi. Je n'ai rien à
dire qui me soit propre sur la résurrection des corps, mais je pourrais vous
répéter ce qu'on dit à ce sujet. Je fais confiance, globalement, à tous les
conciles qui ont défini l'orthodoxie chrétienne pour les églises catholique,
orthodoxe, luthérienne, anglicane, calviniste.
Je ne suis pas gêné du tout : l'étoile des rois mages, ce n'est pas un dogme.
Plus généralement, c'est précisément là un des points sur lesquels la lecture que
je propose pourrait se révéler utile le jour où se dissiperont les malentendus
dont elle fait l'objet. Je définis la Révélation chrétienne comme un arrachement
des premiers chrétiens à la puissance mythique qui est celle du mensonge
mimétique unanime. Cet arrachement reste invisible aux « sages » et aux
« savants » car il s'effectue dans des conditions de proximité telles qu'on le
prend lui-même pour un mythe.
Le christianisme, c'est le même drame que les mythes fondamentaux ou
les grands récits d'origine, et dans les deux cas ça se termine par du religieux.
Aux yeux de nos « savants », donc, c'est forcément un mythe. Ils ne font pas de
différence au sein du religieux. En réalité, je le redis, le christianisme est aussi
différent d'un mythe que peut l'être le compte rendu véridique d'un lynchage de
son compte rendu par les lyncheurs « sincères », honnêtement persuadés
d'avoir justement agi. Le mythe, c'est la culpabilité d'Œdipe; la vérité, c'est
l'innocence du Christ.
Les sages et les savants s'y trompent, mais les petits enfants ne s'y
trompent pas. Ils n'om pas peur de Jésus, alors qu'ils ont peur de Dionysos, et
ce n'est pas sans raison. Certains savants tels que Nietzsche n'auraient peut-être
pas connu la même fin s'ils avaient eu un peu plus peur de Dionysos.
Nos savants ne peuvent pas comprendre que ce n'est pas la même
transcendance dans les deux cas. Pour eux, le religieux c'est toujours le même
bloc d'opacité et d'absurdité superstitieuse. Ils ne voient pas que le
christianisme éclaire le religieux mythique alors que le religieux mythique
n'éclaire rien du tout.
Il ne peut rien éclairer puisqu'il réconcilie les hommes aux dépens de la
victime injustement maltraitée.
Ce que je dis, vous le voyez, n'a rien à voir avec une défense nuageuse et
mystique du christianisme. Ou bien j'ai raison, et cette religion révèle dans les
mythes fondateurs des procès de sorcières analogues à ceux du XVe siècle, ou
bien j'ai tort, et ma thèse ne vaut absolument rien. Les critiques qu'on lui
adresse vont rarement au fond des choses, ce sont des réactions idéologiques à
ce qu'on prend bien à tort pour une idéologie.
Si le récit évangélique nous raconte un arrachement prodigieux au vertige
de l'unanimité mimétique et accusatrice, génératrice de mythes, il ne faut pas
s'étonner si, face à une tentation mythique urgente, sur les marges, dans les
interstices, quelques vestiges mythiques subsistent, ainsi qu'une tendance pour
dire certaines choses à recourir au langage des mythes, aux grands symboles de
la pensée mythique.
Il devient possible d'adhérer à la vérité fondamentale des Évangiles, et
d'affirmer la Résurrection sans s'obnubiler sur les quelques détails qui
déconcertent nos habitudes intellectuelles, formées par la discipline
scientifique.
Prenez par exemple la trahison de Pierre. La formule « avant le chant du
coq » ou « avant que le coq ait chanté trois fois » donne l'impression que les
Évangiles font de Jésus un devin au sens naïf, une tireuse de cartes qui prédit
les événements du monde. Jésus « annoncerait » qu'un coq chantera
miraculeusement à l'instant exigé par la trahison de Pierre. Les lecteurs
insuffisamment attentifs en concluent que l'essentiel dans ce texte est le
miracle du coq. En réalité, il s'agit vraisemblablement d'une simple notation
temporelle. Ce que Jésus annonce, c'est que, avant que la nuit de son
arrestation ne s'achève, Pierre l'aura renié. La prophétie est appelée par
l'arrogance très voyante de Pierre qui, après s'être fait rabrouer une première
fois pour avoir réagi à la première annonce de la Passion par l'indignation,
rectifie le tir et fait du zèle dans l'autre sens, mimétiquement : il se fait fort de
mourir aux côtés de son maître s'il le faut. Jésus prévoit la trahison car il
constate, sur Pierre comme sur les autres disciples, ce que nous autres, lecteurs
des Évangiles, constatons aussi si nous lisons bien, à savoir la toute-puissance
des contagions mimétiques. Il annonce l'abandon général dont il va faire l'objet
une fois que l'hostilité des autorités à son égard aura été démontrée par son
arrestation. Il sait « ce qu'il y a dans l'homme ».
On voit très bien ce qui a pu se passer. Les Évangiles sont écrits trente ou
quarante ans après la Passion. Ceux qui les rédigent sentent bien l'essentiel, la
pénétration extraordinaire de Jésus et l'amour que, malgré tout, il porte à ses
disciples. Mais, comme les rédacteurs sont éperdus d'admiration eux aussi et
qu'ils ont tendance à mythifier un peu, ils cristallisent sur le coq, ils
transforment en « miracle du coq » une perspicacité surhumaine assurément
mais aussi très naturelle, enracinée dans une raison humainement accessible,
celle que la théorie mimétique essaie de conceptualiser.
Le remarquable, c'est que nous puissions désormais restituer cette
rationalité supérieure de la scène en rendant transparente ce que j'appelle une
mythification mineure. Se laisser scandaliser par le coq, c'est ne rien
comprendre à la trahison de Pierre, et c'est au fond retomber, en l'aggravant
sans mesure, dans la même illusion que les rédacteurs, dans l'illusion que le
coq est très important. C'est la même naïveté que les disciples, la même
impuissance à voir le mimétisme, mais elle joue désormais au détriment du
texte, elle détruit le vrai message, alors que les rédacteurs le poétisaient sans
vraiment le trahir. Les Évangiles nous apportent tous les éléments de l'analyse
mimétique, que les fausses démystifications modernes éliminent. Elles ne
voient plus que le coq, pour se moquer de lui. Mon analyse ne contredit pas la
transcendance, mais elle en cherche d'autres signes plus satisfaisants pour
l'intelligence moderne qu'un coq miraculeux.
Quelques autres
Freud
Ce que j'aime chez Freud c'est un certain type d'analyse, une écriture, une
manière de travailler les textes. Ce que je n'aime pas, c'est un préjugé
fondamental contre la culture et contre la famille : « Malaise dans la
civilisation », « complexe d'Œdipe ». Ce que Freud ne voit pas, c'est que les
institutions sociales et religieuses sont essentiellement protectrices. Elles
diminuent certains risques de conflit. Il arrive, bien sûr, qu'elles le fassent de
façon violente dans la mesure où elles limitent certaines formes de liberté. A la
vérité, les interdits culturels ne sont pas là pour empêcher les gens de s'amuser,
mais pour rendre la vengeance impossible : pour séparer les antagonistes
potentiels en les obligeant à choisir des objets différents, en prévenant les
rivalités mimétiques.
Mais rien ne coupe autant ces liens-là et ne dissout autant ces interdits
que le christianisme en libérant l'individu ? « Tu quitteras ton père et ta
mère… » Vous êtes presque en train de défendre les structures sacrificielles
archaïques !
C'est de ces structures que parle Freud. Oui, je les défends contre l'idée
qu'elles sont essentiellement névrotiques. Elles sont très réalistes. Je l'ai dit
déjà dans La Violence et le sacré, Freud est passé très près du schème
mimétique, ça m'a beaucoup gêné au départ de mon travail, ça m'a fait perdre
beaucoup de temps, dans la mesure où je voyais l'ambiguïté de mon rapport à
Freud. J'avais tendance à penser — ce que pensent encore beaucoup de gens
aujourd'hui — que mon hypothèse n'était que du mauvais Freud, du Freud
simplifié ! C'est en avançant que j'ai découvert la puissance d'explication du
désir mimétique, même dans des domaines spécifiquement freudiens comme la
psychopathologie. L'élégance de la démonstration reste un critère
fondamental : vous voyez soudain mille phénomènes différents, le
masochisme, le sadisme, etc., s'expliquer d'un seul coup.
Est-ce que ce ne peut pas être un piège, aussi, ça, l'élégance et la
simplicité de l'explication ? En quoi est-ce un critère de vérité ? Après tout,
peut-être le monde est-il tordu et broussailleux, et peut-être l'élégance du
système n'est-il que dans notre tête, dans la logique et dans le langage ? et si
cette « simplicité » n'était qu'une « simplification » ?
C'est toujours possible bien sûr, mais lorsque vous étudiez un problème
compliqué et que tout à coup une hypothèse très simple en éclaire toutes les
facettes, alors que les hypothèses moins simples pataugeaient misérablement, il
est difficile de ne pas penser qu'on tient la bonne solution, non ?
Si on ne met jamais la main à la pâte, rien de plus tentant que de critiquer
la préférence traditionnelle pour la solution « la plus élégante », rien de plus
tentant que d'y voir une espèce de préciosité intellectuelle. En réalité c'est tout
le contraire. En matière de démonstration, l'élégance, c'est l'efficacité
maximum aux moindres frais. Concrètement, c'est imbattable. Ceux qui disent
le contraire ne se collettent jamais avec les problèmes réels. Notre monde
succombe à la séduction des fausses complexités. Ça vous pose un chercheur,
ça lui donne l'air scientifique. « Tout mathématiser ou mourir », voilà notre
devise !
Mais il faut reconnaître aussi, je suis bien d'accord, le caractère
possiblement illusoire des démonstrations les plus élégantes. Dans l'ordre de
l'humain, je pense, les fausses solutions abondent, mais ce sont souvent des
emballements mimétiques qui s'ignorent, peut-être toujours. La thèse que je
défends est la plus méfiante qui soit, par définition, vis-à-vis de ce danger.
Les surréalistes
Si j'avais été à la place de Freud quand les surréalistes sont venus le voir,
j'aurais réagi comme lui. Il a dit : « Quels fanatiques ! »
Ce sont vraiment des enfants gâtés qui mettent le feu à tous les rideaux en
pensant que papa, maman et les pompiers seront toujours là pour réparer leurs
bêtises et les admirer. C'est l'esprit de 68 déjà présent dans ce qu'il a de plus
cocasse : les parents bourgeois qui disent « n'oublie pas ton cache-nez » à leurs
enfants qui partent jouer à la révolution… La révolution comme article de
consommation.
Marx
Nous en avons déjà un peu parlé, sans doute y a-t-il des parentés de
forme sinon de fond entre les eschatologies marxiste et chrétienne : l'idée d'un
paradis à venir ?…
Ce qui fait un peu ridicule chez Sartre aujourd'hui, mais qui est en même
temps touchant et même digne d'admiration, c'est sa volonté d'avoir un «
système » philosophique. Comme Descartes. On m'accuse moi-même de
construire un système, mais on se trompe. Je ne dis pas cela pour avoir l'air à la
page, je suis trop vieux pour ça.
Les analyses du rôle de l'autre dans ce que Sartre appelle « le projet » —
le garçon de café dans L'Être et le Néant — les analyses de la mauvaise foi, de
la coquetterie, sont merveilleuses à mes yeux. C'est très proche du désir
mimétique. Il a même inventé une catégorie métaphysique qu'il appelle « pour
l'autre », « pour autrui ». Mais, bizarrement, le désir, chez lui, appartient à la
seule catégorie du « pour soi »… Il ne voit pas que le sujet est écartelé entre le
Moi et l'Autre. Et pourtant il admire Virginia Woolf qui, elle, montre cet
écartèlement de façon admirable, notamment dans Les Vagues. C'est encore un
exemple de supériorité romanesque face à la philosophie. Sartre, au fond, était
un petit bourgeois bien tranquille, amateur de tourisme, trop équilibré pour
accéder vraiment au génie…
Les structuralistes
Après Darwin…
Ils ont tort, bien sûr, mais je ne veux pas dire du mal d'eux… parce qu'ils
sont aujourd'hui les boucs émissaires de la culture américaine. Les médias
déforment tout ce qu'ils disent et les traitent comme les derniers des derniers.
Mais s'ils ont tort ? Vous parlez de boucs émissaires, mais, que je sache,
on ne les met pas à mort, les créationnistes ?
On les met au ban de la société. On dit que les Américains ne peuvent pas
résister aux pressions sociales, et c'est généralement vrai. Voyez l'université, ce
vaste troupeau d'individualistes moutonniers : il se croit persécuté, alors qu'il
ne l'est pas. Les créationnistes le sont. Ils résistent à la pression sociale.
Chapeau !
XII
est extraordinaire, mais plus encore, peut-être, c'est à cause des mille formules
qu'il plante en des lieux stratégiques et qui définissent le schéma mimétique
d'un bout à l'autre. Dans les comédies, c'est le désir mimétique qui marche le
plus fort bien sûr, mais, dans les tragédies, Jules César surtout, c'est le
mécanisme victimaire et le sacrifice.
La veille de son assassinat collectif, par exemple, César fait un mauvais
rêve : les Romains courent tous vers lui pour tremper joyeusement les mains
dans son sang. Pressentant le danger, son épouse persuade César de ne pas aller
au Sénat. Tout cela se trouve déjà dans Plutarque, que Shakespeare suit de très
près. Mais, à ce moment-là, notre auteur ajoute quelque chose de son cru, et
c'est une seconde interprétation du rêve. Un des conjurés vient chercher César,
et, pour attirer sa victime malgré tout au Sénat où ses meurtriers l'attendent, il
ré-interprète le rêve d'une façon qui ne devrait pas rassurer un homme inquiet
pour son existence mais qui flatte la gigantesque ambition de César. Il lui
prédit la transfiguration future de son assassinat collectif, celle qui fera de lui le
dieu tutélaire de l'Empire, le bouc émissaire fondateur du régime qui va
succéder à la République : « From thee great Rome shall suck reviving blood.
» Littéralement : « De toi, grâce à toi, la grande Rome sucera un sang
régénérateur. » Si on s'intéresse à l'idée du meurtre fondateur, ça vaut quand
même la peine d'être observé, vous l'avouerez ! Pour apprécier vraiment, il faut
d'ailleurs lire Shakespeare dans sa langue à lui qui est inimitable. Il n'est pas
seulement le Corneille et le Racine de la littérature anglaise, il est son
Montaigne, avec tout ce que ça représente de saveur perdue depuis sur le plan
du langage. Ne me lancez pas sur Shakespeare, ou vous n'en finirez plus !
Le Christ n'a pas écrit mais il est identique à sa parole. Il est le Verbe, le
vrai Logos. Il meurt pour les raisons qui le font parler. Il parle pour les raisons
qui le font mourir. La Révélation proprement chrétienne ne se clarifie qu'après
coup, dans la descente de l'Esprit qui est le fruit du sacrifice du Christ. Là est
la semence chrétienne, dans le fait qu'un parfait imitateur de Dieu ne peut
manquer d'être tué par les autres hommes, parce qu'il vit et parle tout comme
Dieu parlerait et vivrait s'Il était lui-même sur cette terre. Cet homme ne fait
donc qu'un avec Dieu, il est Dieu. Grâce à lui Dieu est présent parmi nous
désormais. Tout ce que le Christ a conquis en échappant sans y participer à
l'univers prisonnier de la violence, Il l'offre à tous les hommes qui veulent bien
accepter de se laisser porter par la grâce. L'acte du Christ rétablit entre Dieu et
les hommes le contact endommagé par le péché originel.
J'ai employé ci-dessus le mot sacrifice pour signifier le don de soi-même
jusqu'à la mort. Ce n'est pas du tout le sens du sacrifice dans les religions
archaïques. C'est même un renversement complet. Dans le passé, j'ai insisté
trop exclusivement sur l'écart des deux sens. Je voulais montrer leur erreur à
ceux qui accusent le christianisme de ne faire qu'un au fond avec le sacrifice
humain, le cannibalisme, etc. J'ai trop insisté sur cet écart, pas assez sur l'unité
symbolique ultime du sacrifice qui effectivement, si on examine tous les sens
du terme, résume toute l'histoire religieuse de l'humanité. Les chrétiens ont
raison d'employer le mot « sacrifice » pour le Christ : ils saisissent
implicitement cette unité et, de toute façon, ce n'est pas avec des arguments
logiques et anthropologiques qu'on convaincra jamais ceux qui ne sont pas
prêts à entendre certaines choses.
Oui, mais les Évangiles eux-mêmes disent que les paraboles s'adressent à
la foule plutôt que directement aux disciples. Ce qui les caractérise
essentiellement, c'est qu'elles remettent en selle, pour des auditeurs qui ne
sauraient le concevoir autrement, un dieu de violence et de vengeance, qui est
en fait récusé par les Évangiles. Le Dieu chrétien fait briller sa lumière
indistinctement sur les justes et sur les injustes. Dans les paraboles, il n'en est
pas ainsi. Ceux qui ne se conforment pas aux règles du Royaume passent
souvent pour châtiés par une violence divine, transcendante. En réalité, les
actions violentes se sanctionnent elles-mêmes, en s'attirant les représailles
qu'effectivement elles méritent. Les violents se punissent les uns les autres,
comme les deux méchantes filles du Roi Lear, les deux sœurs ennemies. Le
châtiment paraît transcendant parce qu'il n'épargne personne, mais il vient de la
réciprocité, du mimétisme qui fait que, tout le mal que l'on inflige à autrui,
autrui tôt ou tard nous le renverra, capital et intérêts. On ne rejette cette
violence sur Dieu que si on ne voit pas la réciprocité ou si, pour des raisons de
stratégie comme dans le cas des paraboles, on la met entre parenthèses… Il ne
faut pas réduire les Évangiles aux paraboles. Il y a aussi beaucoup
d'enseignement direct.
Leur plainte est objectivement juste, vous avez raison. Dans le monde
archaïque, elle se serait exprimée à l'intérieur de leur groupe ou dans des
groupes présumés amicaux, comme c'est le cas dans Les Suppliantes ou Les
Perses d'Eschyle. Après leur défaite de Salamine, les Perses se disent : « Sans
doute méritions-nous cette punition, en raison de quelque faute passée. »
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans notre monde, c'est qu'on va dire au
persécuteur étranger : « Tu me dois quelque chose en ta qualité de persécuteur
». Le persécuteur traditionnel aurait rétorqué : « Bien, je vais donc te
persécuter davantage. Je ne t'ai pas assez persécuté puisque tu es encore
capable de te plaindre. » Mais aujourd'hui le persécuteur présumé a une dette
qu'il reconnaît envers ses victimes. C'est ça qui est absolument unique, c'est
que désormais on s'adresse au persécuteur en lui disant : « Reconnais que tu
me dois quelque chose, car au fond nous croyons la même chose, nous avons
mis ensemble la violence hors la loi. »
Je ne veux surtout pas donner cette impression, et je n'ai rien dit qui
vraiment la suggère. Je dis au contraire que la plainte des victimes est légitime,
mais à partir d'une perspective chrétienne seulement. N'oubliez pas que pour
moi, contrairement à ce que pense Nietzsche, cette perspective chrétienne n'est
pas seulement un vœu pieux : elle est seule vraie, elle est la vérité.
Le fait même qu'il y ait dialogue entre victimes et persécuteurs est un
phénomène chrétien. Dans une situation où la persécution va jusqu'au bout
d'elle-même, il n'y a pas de dialogue entre la victime et le persécuteur.
L'Histoire est en général écrite par les vainqueurs. Nous sommes le seul monde
dans lequel on veuille que l'Histoire soit écrite par les victimes. Et nous ne
voyons pas le caractère inouï de ce renversement. C'est d'ailleurs pourquoi
s'impose une recherche historique : il n'y a pas beaucoup de traces des
victimes, puisque jusqu'à présent ce sont les vainqueurs qui ont parlé.
J'insiste : nous voici une fois de plus arpentant l'indécise frontière entre
universalisme et impérialisme. Il y avait des peuples qui étaient tranquilles
dans leur coin, qui faisaient ronronner leurs petites cultures locales. Et puis
arrivent les chrétiens avec leurs missionnaires, leurs soldats, leurs croisades.
Les premiers sont évidemment fondés à leur dire : « Vous nous embêtez ! »
Mais, à ce moment-là, René Girard sort de sa boite et leur jette : « Ah, vous
voyez, vous vous plaignez, donc vous êtes déjà chrétiens ! » On peut quand
même se plaindre en dehors du christianisme !
Vous me faites penser à ces gens qui réclament « un signe », et Jésus leur
répond qu'il n'y aura que « le signe de Jonas », c'est-à-dire le signe du bouc
émissaire, le signe du malheureux jeté à la baleine par les matelots qui le
tiennent pour responsable de la tempête… Ce que je dis, c'est que le
christianisme révèle sa puissance dans l'interprétation de l'ambiguïté même du
monde. Il nous donne une connaissance des cultures humaines
incomparablement plus forte que celle que nous proposent les sciences de
l'homme. Mais il n'est ni une recette d'utopie ni une clef universelle pour la
lecture des affaires courantes.
Si vous voulez dire par là que j'ai toute la combativité des intellectuels de
ma génération, je vous l'accorde volontiers. Et mes défauts personnels, je l'ai
déjà suggéré, donnent à certains de mes propos des résonances plus dures qu'il
ne serait souhaitable et, de façon générale, nuisent à mon efficacité.
Mais, ce monde toujours suspendu entre un nouvel âge d'or et
l'apocalypse destructrice, vous n'allez quand même pas me dire que c'est moi
qui l'invente ? Vous le retrouvez tous les matins dans votre journal et tous les
soirs à la télé. Vous me faites plus singulier que je ne suis.
Et vous voyez des analyses systématiques là où il n'y en a pas. A partir du
moment où on ne s'interdit plus de repérer la dimension parodiquement
chrétienne de l'histoire contemporaine, il est facile de voir qu'elle est partout. A
ceci près que le vrai christianisme n'a jamais promis, encore une fois, ni âge
d'or ni paradis terrestre. Tout ce que je dis n'est au fond qu'un délayage de la
phrase fameuse de Bernanos : « Le monde moderne est plein d'idées
chrétiennes devenues folles. »
Si nous essayons de faire du religieux une ressource de plus pour
accroître encore le confort de nos petites vies, we have a tiger by the tail
comme dit l'anglais, « nous tenons un tigre par la queue ». Ne me reprochez
pas cette métaphore sacrificielle forcément inexacte. C'est une parabole au sens
de tout à l'heure. Ce n'est pas le religieux qui nous griffe et qui nous mord, c'est
la nature du réel, qui ne va pas changer pour nous faciliter encore plus les
choses. Notre Dieu n'est pas un tigre féroce mais un agneau sacrifié. C'est nous
qui le transformons en tigre par notre impuissance à nous passer de soutien
sacrificiel.
Le christianisme n'est pas la religion de la sortie du religieux, comme le
pense Marcel Gauchet. N'attendons pas qu'il nous assure un atterrissage en
douceur dans les plates-bandes d'une société de consommation joliment
fignolées et ratissées par les « valeurs chrétiennes ». Si j'ai raison, nous ne
sommes en train d'échapper à un certain religieux que pour entrer dans un
autre, infiniment plus exigeant car privé de béquilles sacrificielles. Notre
fameux humanisme n'aura duré que le temps d'un bref entracte entre deux
formes de religieux.
Encore une fois, le christianisme n'a jamais promis, ne promet pas le
Paradis sur cette Terre. Il dit le contraire. La seule chose qui devrait nous
intéresser, c'est notre salut. Saint Paul dit : « Si le Christ n'est pas ressuscité,
nous sommes des imbéciles… »
Merci. C'est une trop belle démonstration, et trop complète, pour que je
vous harcèle davantage dans ces pages !
Une seule question. j'ai cru vous entendre dire que le bien lui aussi ne
s'impose que par mimétisme; qu'en somme bien des chrétiens ne le sont que
par mimétisme, pour faire comme leurs voisins… Est-ce que, malgré tout, ce
n'est pas une conception très peu démocratique de l'homme ? Ce n'est pas
forcément une critique, mais je voudrais votre commentaire. Y a-t-il des gens
plus ou moins nés pour être ceux qui feront les premiers pas, pour être des
meneurs d'hommes en somme ?
Il est excessif de dire que « le bien ne s'impose que par mimétisme ». Les
hommes des premiers pas ne sont pas nécessairement ceux que les sociétés
appellent des « chefs ». Le premier pas peut consister à accepter de suivre au
lieu de diriger.
Vous rappeliez tout à l'heure que les évangélistes n'étaient que des
hommes qui n'avaient pas tout compris sur l'instant, vous rappeliez que pour
nous comme pour eux un travail intellectuel ultérieur était nécessaire pour
maîtriser ou peut-être pour créer le sens des événements. Vous avez. aussi
évoqué le Stephen Dedalus de Joyce en butte à l'hostilité des critiques
littéraires.
Souffrez-vous de voir votre œuvre trop peu admise ? Ou bien redouteriez-
vous au contraire de la voir trop vite et trop facilement comprise ?
Quoi qu'il prétende, un auteur n'est jamais indifférent à la façon dont il est
reçu. S'il est mal reçu, il compte sur la postérité, ou sur l'Apocalypse, pour le
venger. On peut m'interpréter ainsi…
Vous avez dijà raconté comment, après une jeunesse très modérément
chrétienne, vous êtes venu, d'abord par les romanciers, par Proust, à vos idées
actuelles. Personnellement je vous soupçonne de dissimuler un événement que
vous n'auriez jamais raconté, une expérience mystique, une véritable rencontre
avec Dieu du style « chemin de Damas ».
Un tilak comme les hindous s'en dessinent sur le front avant d'entrer au
temple…
Un signe religieux. Et voilà que, peu après, des effets quelque peu
anormaux se déclarèrent à l'endroit même de la minuscule opération. La
sérénité de mon médecin en fut un peu troublée, beaucoup moins à vrai dire
que la première fois, alors que la mienne au contraire l'était beaucoup plus. Il
me parut clair que mon cancer connaissait un nouveau développement, qui
cette fois ne pouvait que m'être fatal.
Mon dermatologiste était sévère, et, depuis cette époque, il symbolise à
mes yeux tout ce qu'il y a de formidable et même de fatal dans la médecine
américaine, la meilleure du monde peut-être, mais aussi assez implacable, non
seulement sur le plan financier mais par son souci extrême de ne pas rassurer la
clientèle, de ne pas la nourrir d'illusions mensongères. Cette médecine me
rappelle un peu ces bandits de grand chemin qui vous vident les poches à toute
vitesse en vous menaçant de mort continûment. Pas question de leur opposer la
moindre résistance. Quelques instants plus tard, on se retrouve sur le pavé
entièrement guéri.
En ce qui me concerne, la période d'angoisse dura un peu plus longtemps.
Elle commença dans la semaine de la Septuagésime. Avant les réformes
liturgiques du dernier Concile, le dimanche de la Septuagésime ouvrait une
période de deux semaines consacrée à la préparation des quarante jours du
Carême, pendant lequel les fidèles, à l'imitation de Jésus et de ses quarante
jours de jeûne dans le désert, sont censés faire pénitence in cinere et cilicio, «
dans la cendre et sous un cilice ».
C'est une fameuse préparation de carême que j'ai faite cette année-là, je
vous assure, et le Carême qui suivit fut excellent lui aussi, car mes soucis
grandirent au point de me priver de sommeil, jusqu'au jour où, aussi
soudainement qu'ils avaient commencé, ils furent résolus par une dernière
visite à mon oracle médical. Ayant fait toutes les analyses nécessaires,
l'excellent homme me déclara guéri, le mercredi saint très précisément, c'est-à-
dire le jour, dans la semaine sainte, qui précède la Passion proprement dite et la
fête de Pâques, conclusion officielle de toute pénitence.
Je n'ai jamais connu de fête comparable à cette délivrance-là. Je me
voyais mort et, d'un seul coup, j'étais ressuscité. Le plus merveilleux pour moi
dans cette affaire, c'est que ma conviction intellectuelle et spirituelle, ma vraie
conversion, s'était produite avant ma grande frousse de Carême. Si elle s'était
produite après, jamais je n'aurais vraiment cru. Mon scepticisme naturel
m'aurait persuadé que la foi était le résultat de la frousse. La frousse, elle, ne
pouvait être le seul résultat de la foi. La durée de ma nuit obscure coïncida très
exactement avec la période prescrite par l'Eglise pour la pénitence des
pécheurs, avec trois jours de grâce, les plus importants de tous,
miséricordieusement retranchés, sans doute pour que je puisse me réconcilier
en toute quiétude avec l'Église avant la fête de Pâques.
Dieu m'avait rappelé à l'ordre avec une pointe d'humour bien méritée au
fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques,
consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes
deux fils, et je me mariai catholiquement. Je suis persuadé que Dieu envoie aux
hommes quantité de signes qui n'ont aucune existence objective pour les sages
et les savants. Ceux que ces signes ne regardent pas les tiennent pour
imaginaires, mais ceux à qui ils sont destinés ne peuvent s'y tromper, car ils
vivent l'expérience du dedans. J'ai tout de suite compris que, si j'en réchappais,
le souvenir de cette épreuve me soutiendrait ma vie durant, et c'est bien ce qui
s'est produit.
Dès le début, mon christianisme a baigné dans une atmosphère de
tradition liturgique. Il y a des gens très bien intentionnés à mon égard et
conventionnellement anti-chrétiens qui veulent à tout prix faire de moi, pour
défendre ma réputation dans les milieux intellectuels, un hérétique à tout crin,
un ennemi farouche du « christianisme historique », prêt à poser des
bombes dans tous les bénitiers.
En disant de l'Église qu'elle est longtemps restée sacrificielle, ai-je
vraiment ajouté mon coup de pied rituel à celui de tous les ânes qui
pourchassent sauvagement notre Sainte Mère à l'heure actuelle ? J'ai sans doute
fait preuve, il faut bien l'avouer, de quelque démagogie mimétique dans
l'expression. J'aurais dû mieux situer mes propos dans notre histoire religieuse
totale. Mais je ne voulais pas répéter l'erreur de ces pharisiens dont je parlais
tout à l'heure, ceux qui disent : « Si nous avions vécu du temps de nos pères,
nous n'aurions pas participé avec eux au meurtre fondateur. » Je ne veux
surtout pas condamner la fidélité, l'obéissance, la patience, la modestie des
chrétiens ordinaires et celle des générations qui nous ont précédés. Toutes ces
vertus nous font terriblement défaut. J'appartiens trop à mon époque pour les
posséder moi-même, mais je les vénère. Rien ne me paraît plus conformiste, au
contraire, rien ne me paraît plus servile à l'heure actuelle que la mythologie
éculée de la « révolte ».
Des restes de jactance avant-gardiste parsèment mes ouvrages, mais mes
vrais lecteurs chrétiens ne s'y sont pas trompés, le père Schwager, le père
Lohfink, le dernier von Balthazar, le père Corbin, le père Alison, d'autres
encore.
Dernière question. Vous êtes le seul ou en tout cas l'un des seuls à dire ce
que vous dites, et d'ailleurs vous aviez intitulé l'un de vos premiers livres : Des
choses cachées depuis la fondation du monde. Êtes-vous un prophète ?
Oh, là, vous exagérez ! les trois quarts de ce que je dis sont dans saint
Augustin.
tout simplement une citation de Pierre au début des Actes. Mais je vous trouve
encore plus proche de Paul : vous êtes une réincarnation de saint Paul ! avec
un vocabulaire plus moderne et le savoir de ce qui s'est passé depuis deux
mille ans.
La citation de Joël est derrière tous les textes dont nous parlons qui
l'associent toujours à l'Esprit-Saint. La voici, dans la version de la Bible de
Jérusalem :
« Après cela
Je répandrai mon Esprit sur toute chair.
Vos fils et vos filles prophétiseront.
Vos anciens auront des songes,
Vos jeunes gens des visions.
Même sur les esclaves, hommes et femmes,
En ces jours-là je répandrai mon Esprit. »
Ce que j'apporte, je crois, c'est un renversement des conclusions du
mouvement comparatiste suscité par la grande enquête anthropologique du
XIXe et du début du XXe siècles. On a découvert alors qu'une violence
toujours collective, toujours semblable à la violence de la Passion est déjà là,
partout, au cœur du religieux primitif. Cette idée est exacte, elle est même à
mes yeux la découverte essentielle de l'ethnologie moderne qui, depuis, n'a pas
découvert grand-chose.
Les ethnologues se sont avidement précipités sur cette information et y
ont vu la preuve irréfutable que le christianisme est une religion comme les
autres. Les chrétiens, eux, ont cherché à parer le coup en montrant que le
christianisme est original quand même, original au sens romantique et moderne
de « l'esthétiquement neuf ». Ils n'ont pas compris que, au lieu de fuir le
parallélisme du christianisme et des autres religions sous le rapport de la
violence, il fallait méditer la chose et constater que le christianisme interprète
cette violence de façon tout autre que les religions primitives. L'originalité
consiste à revenir à l'origine en la dévoilant.
Paradoxalement, le seul à comprendre un peu, c'est Nietzsche, toujours
lui, le Nietzsche des derniers jours lucides, essentiel sous le rapport religieux,
celui dont ne voulait pas entendre parler Heidegger. Écoutez-le plutôt : 5