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Marie-Louise Martinez commente

"Quand ces choses commenceront "


de René Girard, entretiens avec Michel Tréguer,
Arléa 1994.

René Girard revient sur l'ensemble d'idées qu'il développe avec constance
depuis maintenant plus de trente ans. D'où vient alors qu'il ne lasse jamais mais
qu'il surprenne ou scandalise même toujours plus? C'est que les évènements
historiques depuis une décennie ne cessent de vérifier ses hypothèses. C'est
qu'il faut inlassablement reprendre, puisque nombreux sont toujours les
malentendus qui pèsent sur la compréhension de cette oeuvre monumentale.
C'est, surtout, que ce qu'il dit dérange particulièrement les biens pensants et
tout particulièrement ceux qui croyaient pouvoir le mettre au service de leurs
idéologies. C'est, enfin, qu'il fait preuve d'une grande liberté par rapport aux
tabous et aux modes intellectuelles. Il déroule avec toujours plus de clarté, de
profondeur et de force, la logique de son argumentation. Après "Mensonge
romantique et vérité romanesque" (Grasset 1961), "La violence et le sacré"
( Grasset 1973 couronné par l'Académie Française), "Critiques dans un
souterrrain "(L'Age d'homme 1976)"Le bouc émissaire" ( Grasset 1982), "La
route antique des hommes pervers", (Grasset 1985),"Shakespeare les feux de
l'envie" (Grasset 1990) : puissantes analyses de textes littéraires,
mythologiques ou bibliques, c'est vers un ouvrage de forme dialoguée
(comme"Des choses cachées depuis la fondation du monde" avec J.M.
Oughourlian et G. Lefort chez Grasset 1978), que se tourne de nouveau cet
homme de parole.

Tréguer, dans un style non toujours dénué de quelque brusquerie, mais avec
beaucoup de pertinence, questionne sur les métamorphoses du mimétisme et
les processus sacrificiels ou de boucs émissaires dans notre monde tant sur le
plan interpersonnel qu'institutionnel ou géopolitique (les rapports Est/Ouest, ou
Nord/Sud).
Girard persiste-t-il dans sa critique de la culture, des sciences humaines
(psychanalyse, marxisme, structuralisme etc...), de l'église historique, quelle est
sa conception de l'histoire, de la science, de la religion?
Quelles sont ses positions sur l'actualité et les phénomènes humains les plus
divers; on veut même obtenir des confidences sur sa vie personnelle et
spirituelle. Girard répond avec l'affabilité qui le caractèrise, accompagnée
tantôt de pugnacité ou d'humour. La langue est précise et percutante fidèle à
cette pensée du paradoxe qui lui est propre : simple et complexe à la fois,
jamais manichéenne mais pourtant jamais ambigüe. Nous avons là une logique
rigoureuse, exigente mais non binaire, et qui met à jour dans un ordre pourtant
spatio-temporellement linéaire des connexions transversales entre les faits et
les pensées les plus éloignées. Est-il penseur, philosophe, scientifique, critique
littéraire, exégète, prophète? Girard l'inclassable est un artiste inspiré, il
manifeste cette fonction artistique de la philosophie dont Wittgenstein pouvait
dire qu'elle "fait voir différemment le monde". C'est à ce titre, qu'il peut défier
le langage qui, comme la culture, d'origine sacrificielle, impose un système de
différenciations qu'il s'agit toujours de bousculer dans une perspective de
dépassement de la violence. Aussi sa reflexion est-elle, par vocation, inter et
transdisciplinaire.

Rappel de la thèse centrale :

La relation de désir n'est pas simplement intersubjective (sujet/ sujet) elle n'est
pas non plus simplement objectale (sujet/ objet), elle est triangulaire, un
médiateur s'intercale entre le sujet et l'objet du désir. Au delà de l'avoir, du
pouvoir, du savoir, on veut l'être même de l'autre. La vocation d'image de
l'homme se détourne dans une transcendance déviée, sur l'autre. Le mimétisme
qui n'est pas mauvais en soi, engendre, souvent, une rivalité qui dégénère en
violence réciproque et peut se généraliser de façon endémique.. Le sacré
résulte d'un processus violent d'éradication de la violence intersubjective et
sociale, au dépens d'une victime émissaire. A la différence d'une anthropologie
positiviste, les conclusions de René Girard nous introduisent à un paradoxe
subtile : pas d'alternative externe au sacrifice mais une dénonciation radicale de
la violence à l'intérieur du sacré lui-même. Pas d'issue à la violence sacrale du
sacrifice archaïque hors d'un sacrifice épuré et de moins en moins violent.
Le judeo-christianisme, dés les premiers textes bibliques jusqu'aux récits de la
Passion, et aux textes de Paul, dénonce la "paix du monde " cette solution
sacrificielle habituellement utilisée sur le plan anthropologique pour limiter la
violence sociale. La pensée biblique recommande comme seule solution non-
violente, une relation (religion) qui arrime le lien horizontal entre les hommes
au lien vertical à la transcendance (sacré plus pur, fondé sur un don de soi, non
doloriste). Cela apparaît avec évidence dès lors qu'on se livre à une exégèse
génétique de la Bible . La tentation dans l'histoire est toujours forte de faire une
lecture sacrificielle violente de la pensée judéo-chrétienne pourtant
radicalement dénonciatrice de la violence. Devant les dérives violentes
toujours possibles ( les hommes étant ce qu'ils sont) de la lecture de cette
pensée non-violente, la tentation était grande alors de refuser tout sacré.
L'originalité girardienne consiste dans la démonstration qu'à vouloir sortir du
sacré on retombe immanquablement dans une sacré plus archaïque et violent,
de type païen. Pour des raisons épistémologiques et logiques évidentes une
pensée à la fois si originale, et puisant si profondément aux sources de la
tradition, malgré sa relative simplicité, et peut-être justement à cause d'elle, est
difficilement perceptible pour certains. Cependant elle est de mieux en mieux
comprise et lue et de nombreux penseurs en sciences humaines comme en
sciences du langage, ou en théologie s'inspirent de ses découvertes, en France
et ailleurs dans le monde (Allemagne, Japon, Italie, Etats-Unis d'Amérique).
L'ouvrage s'efforce, de dissiper quelques malentendus de taille :

Une pensée ni systématique ni réductionniste.

Le schème sacrificiel (mimétisme, conflit, crise différentielle, violence


généralisée, résolution sacrificielle, fondation d'un ordre culturel sur la victime
divinisée, pérennisation de l'ordre par des phénomènes de boucs émissaires
plus ou moins atténués) découvert à partir de l'étude des documents les plus
variés est redoutablement opératoire. Mis à l'épreuve des domaines les plus
éloignés ( études des mythes, des textes littéraires mais aussi de la psycho-
pathologie, de la monnaie et des mécanismes de la bourse, de la société, de
l'économie ou de l'échec scolaire etc...) le schème est élucidant, et a inspiré de
nombreux chercheurs dans des travaux de qualité scientifique reconnue.
Pourtant on a souvent opposé à Girard le dogme popperien selon lequel,
l'infalsifiabilité d'une hypothèse serait une preuve de sa non-scientificité.
La clé réductionniste en sciences humaines avait tour à tour été empruntée par
la sociologie, l'économie, la métapsychologie freudienne, la linguistique, le
structuralisme, chaque approche disciplinaire prétendant ainsi détenir le dernier
mot, "la dernière instance ", le "phénomène ultime " de l'explication du monde.
Avec le schème sacrificiel, et la théorie esquissée du symbole comme substitut
sacrificiel, Girard pouvait, lui aussi, et de façon autrement pertinente, unifier
les sciences humaines. Si, depuis Girard, la clé est définitivement dérobée ce
n'est pas pour être remise au service d'une nouvelle volonté de puissance, mais
dans les mains du Père. Loin d'être abdication de la liberté, ce renoncement est
sans doute plus fécond qu'on ne peut encore l'imaginer : les rivaux déboutés de
leurs vanités englobantes ou déconstructrices sont incités à une coopération
plus humble, mais plus haute.

L'apologie du judeo-christianisme n'est pas de l'ethnocentrisme.

La supériorité de l'occident sur le plan culturel et épistémologique, reconnue en


dehors de toute démagogie relativiste, n'est pas dûe à quelque supériorité
ethnique ni même éthique dont l'occident serait congénitalement doté et qui lui
donnerait quelque raison de s'enorgueillir, elle vient de l'héritage de la
Révèlation judeo-chrétienne, dont l'occident n'est que dépositaire. Mais ce
privilège n'est pas appelé à durer puisque cette pensée est expulsée par le
monde et particulièrement le monde occidental. l'Esprit, qui souffle où il veut,
pourrait bien féconder les autres civilisations qui ont su accueillir le message :
Afrique, Asie, etc... L'issue de l'histoire est toujours incertaine l'homme devant
assumer sa liberté dans la responsabilité Les crises culturelles et spirituelles de
la civilisation. Les grandes maladies de notre siècle nazisme, totalitarisme
communiste, intégrisme, etc.. se laissent facilement analyser à partir du schème
sacrificiel, encore faut-il les saisir dans leur relation de réciprocité mauvaise.
L'idéologie nazie, contre le rêve judeo-chrétien d'un monde sans victimes fait
l'éloge de la force brute et veut restaurer le sacrifice, jusqu'à l'horreur. Mais le
communisme est la dérive inverse d'un monde où la revendication victimaire,
privée de toute référence à une transcendance véritable, ne peut que basculer
dans le mensonge totalitaire où, pour préserver l'illusion de l'utopie on fera
chaque fois plus de victimes. De même le fondamentalisme et sa tentation
intégriste du repli vers une lecture passéiste, sacrificielle et ritualiste des
religions ne peut bien se comprendre que comme réaction aux dérives
antihumanistes et nihilistes de l'intégrisme athée et irréligieux.

La plus pure orthodoxie chrétienne


Un certain parisiannisme, tout en pillant Girard dans ses intuitions, s'est
complu bien souvent à l'affubler des oripeaux hérétiques les plus disparates et
les plus contradictoires. Tantôt on le trouve gnostique par excès de raison,
tantôt par défaut (sacrifice de l'intellect), tour à tour luthérien ou pélagien, semi
pélagien, marcionnite ou "excessivement complaisant" au judaïsme etc... une
simple lecture de ce dernier ouvrage dissipera les malentendus et suffira à
l'édification de chacun, pour peu qu'il accepte de rencontrer, sans préjugés, ce
catholique sincère.
Les références girardiennes semblent incontournables pour comprendre la
violence, avec ses multiples facettes et métamorphoses, qui se déploie dans
l'intersubjectivité et pour envisager l'alternative, de plus en plus préoccupante,
d'une éducation à la paix, dans toutes nos institutions et nos pratiques
relationnelles..

Premier survol, ici et maintenant


Michel Treguer : René Girard, tant pis si ce n'est pas trop logique,
avant de reprendre tout à l'heure l'exposé de votre pensée de façon plus
ordonnée, je voudrais commencer ici et maintenant, dans cette actualité qui
baigne nos vies et que depuis quelque temps nous voyons défiler tous les jours
comme un film accéléré. Pour donner déjà au lecteur un aperçu de l'immense
champ d'application et de la formidable puissance d'interprétation de votre
théorie. Pour qu'il se familiarise avec la langue que nom allons parler. Ce qui
m'amène à résumer d'entrée en quelques phrases l'essentiel de votre thèse.
Vous me corrigerez !
Tout groupe d'hommes est travaillé par des mécanismes que vous appelez
de mimétisme, d'imitation et de jalousie réciproques, qui sont inéluctablement
générateurs de violence. Chacun désire ce que désire l'autre, puis imite les
manières de l'autre de désirer, etc. A l'occasion ou sur un rythme plus ou
moins cyclique, la fièvre de cette compétition sans issue culmine dans une crise
qui menace la cohésion du groupe. Cette remarque qui peut paraître à prime
abord anecdotique fonde en fait un principe d'explication extraordinairement
puissant et général qui permet d'éclairer la quasi-totalité des comportements
individuels et collectifs, des scènes de ménage jusqu'aux plus vastes
phénomènes historiques, depuis l'aube de l'humanité jusqu'aux temps actuels.
Les premières sociétés ont résolu ces « crises mimétiques » toujours
renaissantes, en chargeant une victime — un bouc émissaire — de tous les
péchés du groupe et en la sacrifiant. Puis, progressivement, des simulacres ont
remplacé ces meurtres réels : ainsi sont nés les rites des religions primitives
païennes et les mythes chargés de les légitimer en les reliant à l'horreur sacrée
des origines. Autrement dit, toutes les cultures humaines sont au départ
fondées sur le meurtre. L'initiation des enfants cimentait ces systèmes clos et
perpétuait le pouvoir des adultes.
Vous pensez que le message du Christ tel qu'il nous apparaît à travers les
Évangiles marque une rupture absolue dans ces « éternels retours », le
véritable début même d'une véritable humanité. Jésus, le premier et le seul, dit
des mythes et des rites : « Ce sont des mensonges, les victimes étaient
innocentes. Cessez de vous jalouser et de vous opposer, car de là vient tout le
mal. Aimez-vous les uns les autres. Enfants de tous les pays, affranchissez-vous
: les pères mentent. » Ce disant, bien sûr, il proclame les Droits de l'Homme
dont on n'a pas fini d'entendre parler, et qui sont donc essentiellement le «
droit des victimes à demander des comptes à leurs persécuteurs ». Ça vous
va ?

René Girard : Ça me va, à l'exception de votre formule : « les pères mentent


». Le Christ ne parlerait pas ainsi. La condamnation un peu facile des pères
sévissait déjà de son temps, et il l'a dénoncée. Il a repris les pharisiens qui
disaient : « Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions
pas joints à eux pour tuer les prophètes. » Ceux qui parlent ainsi sont les plus
susceptibles de se joindre aux futurs emballements mimétiques. Le sentiment
de supériorité qu'ils éprouvent à l'égard du passé est lui-même une violence
mimétique très analogue à celle qu'on s'imagine avoir laissée derrière soi.
J'attire bien l'attention sur le fait que la cristallisation des tensions du
groupe aux dépens d'une victime est un processus inconscient. La meilleure
preuve de cette inconscience, c'est que si vous demandez aujourd'hui à toute la
France : « Est-ce que les gens autour de vous s'en prennent à des boucs
émissaires ? », vous n'aurez que des réponses affirmatives; mais si vous
demandez ensuite aux mêmes gens : « Est-ce que vous avez des boucs
émissaires ? », vous n'aurez que des réponses négatives… Devenir chrétien,
fondamentalement, c'est apercevoir qu'il n'y a pas seulement des boucs
émissaires chez les autres. Et notez que les deux plus grands chrétiens, les
fondateurs de l'Église, Pierre et Paul, sont deux persécuteurs convertis. Avant
leur conversion, ils croyaient, eux aussi, ne pas avoir de boucs émissaires.
Un autre point. Les rites ne sont pas seulement, comme on l'entend dire
quelquefois, de simples comédies de réconciliation, une manière de happening
innocent par lequel les membres du groupe se reconnaissent les uns les autres
et confortent leur sentiment d'appartenance. C'est vraiment la culture humaine
dans ce qu'elle a de plus fort, de plus puissant. Le christianisme nous apprend
que cette instance essentielle de la condition humaine est fondée sur le
mensonge, mais une espèce de mensonge insaisissable en raison de ce que les
philosophes appellent « la clôture de la représentation ». Chacun de nous vit à
l'intérieur d'un système culturel comme dans un bocal. Ce système est fermé. Il
est toujours fermé, d'une certaine manière, par des victimes…

M. T. Stop ! pas trop de détails ! Nous reviendrons sur tous ces points,
mais il me semble qu'il faut d'abord donner à voir tout le champ de votre
réflexion. J'ajoute donc deux remarques à mon introduction. Car la vie et la
mort du Christ ne suffiront pas à arracher sur-le-champ l'humanité au règne
de la haine et du mensonge.
D'une part, le christianisme historique lui-même se trompera en
pratiquant une « lecture sacrificielle » de la mort du Christ. A la vérité, dites-
vous — et même s'il a bien été traité en bouc émissaire —, le Christ n'est pas
mort coupable comme les victimes (souvent divinisées ensuite) de tous les
récits mythiques, en prenant sur lui tous les péchés des hommes, ce qui ne leur
aurait en somme assuré qu'un répit provisoire; mais au contraire innocent, en
disant aux hommes : « Vivez et mourrez. désormais à jamais à mon exemple,
sans faire de victimes, en défendant les victimes. » C'est dans cette erreur qu'il
faut chercher l'explication des violences dont l'histoire chrétienne est elle aussi
entachée.
D'autre part et plus généralement, la Révélation de cette vérité est un
processus lent qui génère en chemin, en même temps que leur éradication
progressive, toutes sortes de redoublements et d'exagérations monstrueuses de
ces mécanismes.
Bien, ceci rappelé, qui est déjà un peu compliqué, ma première question,
elle, est toute simple : est-ce que vous voyez dans la récente incroyable
libération des pays de l'Est européen, en un temps incroyablement court, la
réalisation de la promesse contenue dans les Évangiles ? Est-ce que ces
événements sont une péripétie du XXe siècle, ou est-ce qu'ils ont un sens à une
échelle millénaire ?

R.G. Le résumé que vous faites de ma thèse n'est pas ou, si vous le voulez,
n'est plus tout à fait exact. Je ne dis pas que le christianisme historique se
trompe. L'Église ne trahit pas les Évangiles en employant le mot sacrifice
comme elle le fait. Elle l'emploie dans un sens qui vient du fond des âges, bien
sûr, mais qui est renouvelé par ce que fait le Christ, et je ne mets pas en cause
sa légitimité. C'est le sens le plus profond, le plus total.
Il n'y a pas dans ma perspective les ruptures radicales avec la tradition
que mon langage, parfois, a laissé supposer. Mais nous reviendrons là-dessus,
je pense. Pour ce qui est du marxisme, ma réponse est évidemment positive. Le
marxisme fonctionne vraiment pour moi selon des mécanismes de type « bouc
émissaire », avec bien sûr des raffinements par rapport au processus
originaire : les victimes y sont délibérément choisies en fonction d'une
théorie…

Le bouc émissaire, ici, c'est la classe bourgeoise ?

Oui et non. Des apparitions de systèmes de ce genre sont des accidents


probables au sein de l'univers chrétien. Au fur et à mesure que se fait jour la
vérité au sujet des mécanismes de la violence, se mettent en place des
processus seconds qui les contournent et qui les redoublent. Le marxisme et le
nazisme en sont des exemples. L'effondrement du marxisme est pour moi celui
d'un système de persécution quasi mythique : il est conforme à ce que je crois
être l'évolution normale à long terme de notre univers…
Le système des boucs émissaires s'est tellement emballé sous Staline qu'il
fait songer à une société primitive devenue folle. Dans L'Archipel du Goulag,
par exemple, Soljenitsine raconte que la présence d'un suspect dans un
immeuble de Moscou entraînait parfois l'arrestation de tous les locataires et
parfois de tous les habitants de la rue. C'est un peu comme ces sociétés qui
voient dans la naissance de jumeaux une manifestation de violence contagieuse
parce que mimétique. Leurs membres pensent donc, très « logiquement », que
la mère a dû violer quelque interdit, qu'elle a probablement commis un
adultère. Parfois la crainte de la violence est telle que le soupçon s'étend à toute
la famille et même aux voisins, au quartier tout entier. Au lieu d'envoyer tout le
monde au goulag, on exige surtout des purifications rituelles, ce qui est
préférable assurément. Le stalinisme fait aussi penser, mutatis mutandis, à la
multiplication démente des sacrifices humains dans l'Amérique
précolombienne…

Et le nazisme ?
Notre époque a déjà vécu ou s'apprête à vivre l'effondrement des trois
efforts les plus puissants pour remplacer le religieux. Celui de l'Allemagne
nazie, c'est l'échec d'un néo-paganisme dont les vrais penseurs sont Nietzsche
et Heidegger. Celui du communisme, c'est l'échec du marxisme. Un troisième
effondrement menace, que nous saurons je l'espère éviter : celui des
démocraties capitalistes, qui serait l'échec du scientisme, de tous les efforts
entrepris pour réduire les problèmes de l'homme à une fausse objectivité, à une
espèce d'hygiène mentale et physique, dans le style du libéralisme sauvage, des
psychanalyses, etc.
Tandis que le marxisme était au départ fondé sur une espérance, sur une
déviation de l'amour chrétien, le nazisme, lui, est ouvertement anti-chrétien. Je
pense qu'on peut le pressentir à partir de Nietzsche qui dit clairement que, dans
l'univers chrétien, on ne peut plus procéder aux sacrifices selon lui
indispensables; le dernier Nietzsche dit vraiment ça…

Vraiment ?

Voici :1

« … L'individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu


par le christianisme, qu'on ne pouvait plus le sacrifier : mais l'espèce ne
survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige
le sacrifice pour le bien de l'espèce; elle est dure, elle oblige à se dominer
soi-même, parce qu'elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-
humanité qui s'intitule christianisme veut précisément imposer que
personne ne soit sacrifié… »
La véritable « grandeur du national-socialisme » — expression
effectivement employée par Martin Heidegger dans son Introduction à la
métaphysique — a consisté, me semble-t-il, à combattre ouvertement le projet
d'une société sans boucs émissaires ni victimes sacrificielles, c'est-à-dire le
projet chrétien et moderne que Nietzsche a été paradoxalement le premier à
repérer. Le national-socialisme s'efforce de rendre ce projet nul et non avenu.
On revient délibérément au système des boucs émissaires, ce qui est plus
coupable forcément que l'inconscience archaïque. Le néopaganisme ne peut
conduire qu'à cela. On veut refaire du mythe en prenant les juifs comme
victimes, et on veut même refaire du mythe primitif, rentrer dans la forêt
germanique…

Le nazisme, c'est la tentative délirante de re-fabriquer du mythe en


connaissance de cause ?

Oui, à mon avis, c'est le péché contre l'Esprit. C'est faire des victimes en
le sachant, et pour des raisons quasiment spirituelles, pour refermer la
communauté sur le dos de boucs émissaires. Le marxisme, au contraire, est
d'inspiration super-chrétienne !
J'allais le dire. Les similitudes sont flagrantes entre christianisme et
marxisme : dans les deux cas, on parle ou on parlait d'amour, de conversion,
d'extension à toute la Terre d'un paradis à venir… Ce sont presque les mêmes
mots, comme dans la bouche de deux frères ennemis… Vous avez vous-même
parlé tout à l'heure « d'accidents probables au sein de l'univers chrétien ».
Vous voulez dire que l'apparition du marxisme devait quelque chose au
christianisme ?

C'est du christianisme dévié, dans la mesure où l'utopie, forcément,


échoue. Alors, pour la perpétuer, pour ne pas reconnaître son échec, on a
besoin de victimes… pour expliquer le fait qu'il y a toujours des victimes !
Comme les ouvriers sont pauvres et restent pauvres, c'est la faute des
bourgeois, des impérialistes, etc. Ça se vérifie jusque dans les moindres détails
des comportements. Je me souviens d'un fait divers qui m'avait frappé. Au
début de l'ère Gorbatchev, deux bateaux se sont heurtés dans la mer Noire et
ont coulé avec de nombreuses victimes; tandis que les Occidentaux, dans un
cas semblable, s'interrogent d'abord sur l'état technique des bateaux, la nature
de la signalisation, etc., la question des autorités soviétiques fut
immédiatement : « Quel est le coupable ? » Ça n'a l'air de rien, mais ça permet
peut-être de comprendre des siècles d'évolution scientifique et probablement la
supériorité technique de l'Occident chrétien : le machinisme en tant que tel
peut se développer à partir du moment où, dans son face-à-face avec le monde
matériel, la pensée est libérée des mécanismes de bouc émissaire. Dans un
univers technique, on ne peut plus se payer le luxe de remplacer les causes
techniques par des coupables. Si, lorsqu'un avion tombe, on se contente de
désigner un coupable, il est bien évident que vont se produire d'autres
accidents… Et, un jour, il n'y aura plus d'avions du tout !
Même si l'institution chrétienne fut localement l'instrument ou
l'instigatrice des chasses aux sorcières, le christianisme est leur véritable
destructeur car il fait voir aux hommes l'arbitraire des emballements
persécuteurs qui débouchent sur la violence. Il le fait voir par l'intermédiaire de
la Passion qui est elle-même un emballement persécuteur dévoilé et dénoncé
en tant que tel. Ce qu'il y a de plus remarquable historiquement à la fin du
moyen âge n'est pas l'épidémie de sorcellerie ni sa répression mais le fait
qu'elle soit la dernière; c'est l'avènement d'un monde dans lequel la croyance en
la sorcellerie fait figure d'absurdité à peine compréhensible. L'idée qu'il ne faut
pas croire en ces choses-là devient alors propriété commune, partagée par
l'immense majorité des hommes. Ce n'est plus le privilège, encore mal assuré,
de quelques rares individus émancipés. L'incroyance à l'égard de la sorcellerie
nous paraît désormais tellement aller de soi que nous condamnons sans
nuances notre propre passé en fonction d'une certitude qui nous paraît
naturelle, universellement humaine. L'universellement humain en ces matières
serait plutôt la croyance en la sorcellerie…
Je résume toujours. Le christianisme porte donc bien, comme le lui
reprochent ses adversaires, un coup mortel aux cultures particulières que nous
voyons en effet disparaître tous les jours. Mais, pour vous, c'est un apport
positif. Le christianisme convainc toutes les cultures de mensonge et ouvre le
processus d'unification de l'humanité. Avec la libération des pays de l'Est, c'est
un fameux bond qui s'est fait là d'un coup ?

On a le droit d'être surpris parce que, si le processus est irrépressible à


long terme, ses modalités sont diverses et hasardeuses. Le jour où on étudiera
l'influence possible de l'individu sur l'Histoire, il faudra consacrer un chapitre à
Gorbatchev !…

Dans son cas, on peut d'ailleurs se demander s'il a agi consciemment ou


inconsciemment, parce qu'on a l'impression que les événements l'ont lui-même
beaucoup transformé à son insu…

Je ne fais pas de la disparition des cultures un apport positif. Je préfère


d'autre part parier sur l'individu et accorder à Gorbatchev une bonne dose de
volonté consciente. Il y aurait eu à sa place un autre Brejnev, ça pouvait durer
cinquante ans de plus… Les univers totalitaires n'ont qu'une espérance de vie
extrêmement faible, tout le monde comprend que les victimes sur lesquelles ils
reposent sont innocentes : alors que, dans le cas des « vrais » mythes, dans les
sociétés pré-chrétiennes, personne ne s'en rend compte.

L'accélération de l'intégration mondiale semble vous donner raison. On


dirait même bien qu'il n'y a plus qu'un seul régime politique possible : la
démocratie…

Depuis des siècles les hommes n'aspiraient qu'à élargir leur horizon, et,
aujourd'hui, alors que l'universel ruisselle dans la moindre nouvelle, qu'il n'y a
plus que des phénomènes globaux, nos intellectuels font la fine bouche. Ils
nous assurent qu'« on ne peut trouver de sens que localement, sur de petites
plages de réel, etc. ». Tout jugement de valeur mis à part, soutenir que
l'Histoire n'a pas de sens au moment précis où ce sens crève les yeux, c'est tout
de même un fameux paradoxe ! Les idéologies sont mortes. Reste cette
formidable différence de notre univers avec tous ceux qui l'ont précédé :
aujourd'hui, les victimes onl des droits. Si vous pouviez rencontrer des
fonctionnaires grecs ou romains et que vous cherchiez à leur suggérer que les
victimes ont des droits, cela ne les ferait même pas rire ! ils ne comprendraient
pas ! Dans aucun univers avant le nôtre, ce n'était pensable ! Tandis
qu'aujourd'hui ce langage n'est contesté par personne. On répète partout qu'il
n'y a plus de « valeurs » absolues, immuables, qui s'imposent aux hommes
vivants : et cela, ce n'est pas une valeur ? Le génie de Nietzsche lui a permis de
repérer que cette valeur définissait notre époque; mais il a tout fait pour la
combattre ! Il ne voyait dans l'attitude chrétienne que ressentiment, jérémiades
sans fin, médiocre apitoiement : c'était sans doute un peu vrai déjà à son
époque, et c'est plus vrai encore actuellement; mais ce n'est vrai ni à l'origine ni
en profondeur : il a pris la caricature pour l'original ! Les gens qui se réclament
de lui aujourd'hui parlent de tous les Nietzsche sauf de celui-là : celui-là, c'est
le vrai, le seul penseur du nazisme ! On veut oublier que Nietzsche et le
nazisme sont indissolublement liés.

L'intégration mondiale entraîne aussi des problèmes redoutables. Les


récents accords du GATT créent un marché planétaire dans lequel il paraît
difficile d'empêcher les pays pauvres d'enlever leur travail à nos ouvriers
mieux payés que les leurs ?

Les mêmes intellectuels qui tempêtent contre l'égoïsme des pays riches,
l'aide insuffisante aux pays sous-développés, etc., trouvent mauvaise la seule
solution vraiment positive, les progrès que ces peuples font par leurs propres
moyens, à la force du poignet.
S'il y a du bon dans le capitalisme, c'est bien cela. Les affaires se
déplacent en direction des pays où la main-d'œuvre est bon marché. C'est de
l'exploitation, me direz-vous. Sans doute, mais ça débouche sur les seules
améliorations du niveau de vie qui soient réelles, plutôt que sur quelques
Mercedes de plus dans les garages des potentats locaux.
Pour empêcher l'exploitation des pauvres, faut-il leur enlever le pain de la
bouche et fermer nos frontières ? Grâce à cette excellente solution nous
pourrons continuer à tenir de beaux discours marxisants tout en défendant nos
privilèges sans avoir à nous avouer notre but véritable…

L'un des plus grandr paradoxes de votre thèse, sur lequel nous
reviendrons, c'est qu'à vrai dire vous ne pouvez pas assurer que nous allons
bien vers un plus grand bonheur, vers le règne de l'amour et non pas vers la
catastrophe finale…

Les Évangiles ne prédisent pas du tout que l'humanité va choisir le Règne


de l'Amour. A chacun des grands carrefours, l'humanité pourrait emprunter la
voie droite, qui ne comporterait aucune souffrance. Aujourd'hui, par exemple,
on pourrait décider de détruire toutes les bombes atomiques et de nourrir tous
les affamés. En théorie c'est pensable, et dans la pratique c'est très faisable. Il
suffirait que quelques hommes métamorphosés le décident, dans les pays les
plus puissants. Il suffirait d'un bon amorçage pour que, par mimétisme, la
réaction en chaîne se déclenche et se propage. Mais il y a beaucoup plus de
chances pour que le mimétisme joue dans le mauvais sens. La loi quotidienne
de l'homme, c'est la violence.
Apocalypse veut dire Révélation, c'est le même mot : de là à penser que la
Révélation pourrait déboucher sur ce que nous appelons aujourd'hui
communément « l'apocalypse » … La destruction des mécanismes
sacrificiels, dans un monde où la science existe, où les pouvoirs de l'homme
s'accroissent chaque jour, peut entraîner l'échec suprême de son aventure. Il est
indubitable que les textes sacrés, judaïques et chrétiens, peuvent se lire ainsi.
Mais ce n'est pas à nous de faire des prophéties. Ce que vous me demandez, au
fond, c'est un jugement de valeur : est-ce que le monde est meilleur, du fait de
cette Révélation en marche ? Je crois qu'il est à la fois meilleur et pire…

Ah, je ne m'attendais pas à vous entendre dire une chose pareille !

Il ne faut pas me prendre pour un utopiste ! « Le Royaume de Dieu n'est


pas de ce monde. » Il ne faut pourtant pas passer à l'excès opposé. On entend
souvent dire que notre siècle est le pire puisqu'il a fait plus de victimes que
tous les autres réunis. C'est certainement vrai quantitativement, mais il y a plus
d'hommes sur la Terre qu'il y en a jamais eu dans tout le reste cumulé de
l'Histoire. Et il est vrai aussi que notre univers protège et sauve plus de
victimes qu'aucun autre. Les deux choses sont vraies à la fois. Il y a plus de
bien et il y a plus de mal qu'il n'yen a jamais eu…

Mais, tout de même, dans votre esprit, ça ne s'équivaut pas ?…

Ce n'est pas à nous de peser le bien et le mal. Si c'est l'Histoire qu'on


s'efforce de penser, il faut se méfier de trop valoriser l'événement immédiat. Ce
qui se passe aujourd'hui dans l'Europe de l'Est nous frappe beaucoup : cette
renaissance inquiétante d'une espèce de tribalisme, des petits nationalismes, qui
coïncide avec l'effondrement d'une idéologie à prétention universaliste. Mais
cela ne doit pas nous dissimuler le vrai sens de l'évolution qui se fait toujours
en direction d'un global pour lequel nous n'avons ni mot ni concept : l'échec de
nos visions du monde nous empêche d'appréhender en lui un universel.

Bien, gageons que notre lecteur est déjà suffisamment intrigué par ce
premier survol pour éprouver l'envie de mieux connaître votre pensée — et
reprenons donc celle-ci dans un ordre plus méthodique.

___________________ notes ___________________

1. Œuvres complètes XIV, Fragments posthumes 88-89, GaIlimard 1977, p.


224-225 (Les italiques sont de René Girard).
II

Le désir mimétique
(Shakespeare plutôt que Platon)

Au commencement de votre thèse était donc le mot « mimétique ».


Redites-nous comment il faut l'entendre ?

Les rapports humains sont sujets au conflit : que nous parlions de


mariage, d'amitié, de relations professionnelles, de questions de voisinage ou
de cohésion nationale, les rapports humains sont toujours menacés.

Menacés par quoi, par qui ?

… par l'identité des désirs. Les hommes s'influencent les uns les autres,
et, lorsqu'ils sont ensemble, ils ont tendance à désirer les mêmes choses, non
pas surtout en raison de leur rareté, mais parce que, contrairement à ce que
pensent la plupart des philosophes, l'imitation porte aussi sur les désirs.
L'homme cherche à se faire un être qui est essentiellement fondé sur le désir de
son semblable.

Il ne peut pas désirer dans l'absolu, il désire dans l'imitation ? On n'existe


que par l'autre ? il n'y a pas de moi autonome ?

A l'époque de Mensonge romantique et vérité romanesque, sous


l'influence de Stendhal, j'opposais au désir mimétique un « désir spontané ».
Mais j'ai pris l'habitude de réserver le mot « désir » à ces appétits, ces besoins,
ces appropriations diverses que pénètre et régit le mimétisme. Les phénomènes
mimétiques m'intéressent, non seulement parce qu'ils sont présents derrière une
foule de phénomènes qui leur paraissent étrangers, mais aussi parce que, en les
utilisant, on arrive à penser genèse, structuration et destructuration de manière
très efficace. C'est pourquoi j'insiste énormément sur eux. Mais je ne dis pas
qu'ils excluent tout autre type d'explication. Je crois par exemple à l'amour des
parents pour leurs enfants, et je ne vois pas la possibilité de l'interpréter de
façon mimétique. Je crois que le plaisir sexuel est possible dans le respect de
l'autre — et peut-être n'y a-t-il de satisfaction véritable que dans ce cas, lorsque
l'ombre des rivaux a déserté la couche des amoureux : c'est d'ailleurs pourquoi
le cas est si rare !
Je ne dis pas qu'il n'y a pas de moi autonome. Je dis que les possibilités de
moi autonome, d'une certaine manière, sont presque toujours recouvertes par le
désir mimétique et par un faux individualisme dont l'appétit de différence a au
contraire des effets niveleurs.

Tout désir est religieux ? même mon désir pour ma jolie voisine ?

Tout désir est désir d'être.

Pourquoi avez-vous dit tout à l'heure que « l'imitation porte aussi sur les
désirs contrairement à ce que pensent la plupart des philosophes » ?

Chez Platon, le réel n'est qu'imitation de lointaines « idées », tout est sujet
à l'imitation sauf les comportements d'acquisition. A la vérité, si on regarde de
près son œuvre, La République en particulier, on s'aperçoit qu'il est hanté par le
vrai conflit né de l'imitation des désirs, le conflit entre les proches qui désirent
la même chose et qui se trouvent d'un seul coup rivaux — celui dont je parle et
que j'ai retrouvé chez les romanciers ou les dramaturges — mais il ne le
conceptualise pas.
Or, si les rapports humains sont menacés par les rivalités, ça doit avoir
des répercussions dans l'organisation des groupes humains. Nous avons
tendance à penser les sociétés à partir de leur état normal, dans leur
fonctionnement quotidien tel que le décrivent des gens bien tranquilles qui ne
pensent pas à la violence. L'un des grands fondateurs de la science politique,
c'est Hobbes, qui a su penser à partir de la crise, jusqu'à un certain point. On ne
le lui a pas encore tout à fait pardonné. A mon tour, je me suis dit : s'il y a un
ordre normal dans les sociétés, il doit être le fruit d'une crise antérieure, il doit
être la résolution de cette crise. C'est donc celle-ci qu'il faut chercher et
interroger. Si les conflits mimétiques sont contagieux, c'est-à-dire s'il y a deux
individus qui désirent la même chose, il y en aura bientôt un troisième. A partir
du moment où il y en a trois, quatre, cinq, six, le processus fait boule de neige,
et tout le monde désire la même chose. Le conflit commence par l'objet. Mais
il finit par devenir si intense qu'il aboutit à la destruction ou à l'oubli de l'objet,
et qu'il se transfère au niveau des antagonistes, devenus, hors de tout désir réel,
obsédés les uns des autres. A la contamination des désirs succède celle des
antagonismes.

Encore un mot sur cet objet qui a déjà disparu. Qu'est-ce que c'est au
départ ?… de la nourriture… ?

La nourriture, le territoire, la femme. On voit très bien, en étudiant les


sociétés primitives, se dégager ces trois objets essentiels…
Attendez, restons politically correct ! Lorsque vous dites « la femme »,
c'est parce que vous parlez de l'objet du désir sexuel… Vous auriez pu citer
l'homme comme objet de rivalité entre les femmes ?

Bien sûr ! mais à ceci près que, dans les sociétés primitives, ce sont
effectivement les hommes qui se disputent les femmes, parce qu'ils ont la force
et l'initiative sexuelle.
Disons aussi un mot de ce que j'appelle la médiation double, pour mieux
comprendre l'emballement de la crise. Ce désir qui est le vôtre et que je vais
imiter, peut-être était-il au départ insignifiant, peut-être n'avait-il pas d'intensité
très forte. Mais, lorsque je me porte vers le même objet que vous, l'intensité de
votre désir augmente. Vous allez donc devenir mon imitateur, comme je suis le
vôtre. L'essentiel, c'est ce processus de feedback qui fait que tout couple de
désirs peut devenir une espèce de machine infernale. Elle produit toujours plus
de désir, toujours plus de réciprocité et, partant, toujours plus de violence.

Avant de revenir à la conséquence de tout ceci sur la formation des


sociétés, restons un moment au niveau des individus, puisque vous avez cité les
romanciers et les dramaturges : ce même mécanisme dont vous faites découler
toutes les religions et tous les régimes politiques, l'Histoire et la préhistoire,
c'est tout simplement aussi celui avec lequel chacun de nous se collette à
chaque instant de sa vie quotidienne, ce sont les problèmes de jalousie, de
triangle (ou de polygone) amoureux ? Et c'est ce chemin-là que vous avez
emprunté avant d'en venir aux considérations plus générales par lesquelles
nous avons commencé ?

Oui, oui. J'avais d'abord constaté qu'une semblable géométrie régissait les
rapports humains chez des écrivains peignant pourtant des univers différents
comme Stendhal et Proust. Puis, j'ai retrouvé les mêmes forces au travail chez
Cervantès et Shakespeare, Molière, Marivaux, Dostoïevski, Joyce, etc. Pour ne
rien dire des cas presque trop évidents comme Carmen sur lesquels nous jetons
le voile hypocrite du « mauvais goût » : « Si tu ne m'aimes pas, je t'aime ! Si je
t'aime, prends garde à toi ! » C'est trop clair ! A la fin, le contrepoint entre la
course de taureau et la mise à mort de la victime, bien sûr, c'est facile, mais
c'est magnifique aussi. Lorsque des œuvres ont un succès aussi grand, il y a des
raisons profondes.
Demandez-vous aussi pourquoi cette immense chose sur le désir et les
conflits qui s'appelle L'Anneau du Nibelung, commence par un marivaudage
grotesque, par les agaceries amoureuses des trois filles du Rhin ? C'est
visionnaire, ce début, c'est du Marivaux, et c'est aussi du Shakespeare !… L'or
n'est rien, visiblement, puisque c'est le rayon de soleil qui, en tombant sur lui,
le transfigure. Et pourtant l'or est tout puisque c'est cela qu'on se dispute; c'est
le fait de se le disputer qui lui confère sa valeur, et sa terreur.
Peu à peu m'est apparu que le soupçon psychanalytique n'allait pas assez
loin. Le faux « radicalisme » de Freud a cessé de m'impressionner, et
j'ai compris que ce que les critiques ont toujours dédaigné dans les œuvres
romanesques — les récidives de la fascination et de la jalousie, les
manipulations réciproques, les mensonges à l'autre ou à soi-même, etc. — tout
ce qu'ils qualifient du bout des lèvres de « psychologie littéraire », de «
finasseries amoureuses », tout ce qui rebute par son caractère répétitif leur
esthétisme délicat, ce sont les manœuvres fondamentales et les ruses du désir
mimétique : ce que Proust appelle à juste titre « les lois psychologiques ».
Seuls les grands écrivains réussissent la peinture de ces mécanismes sans
la fausser au bénéfice de leur moi : on tient là un système de rapports qui,
paradoxalement ou plutôt pas paradoxalement du tout, varie d'autant moins que
les écrivains sont plus grands. La « psychologie » est donc bien une affaire de
lois, et les esthètes n'en veulent pas car ils n'apprécient que le singulier, le
suprêmement original ou, de nos jours, « les différences » qui sont la même
chose démocratisée. L'esthétique actuelle est toujours prisonnière des
conceptions romantiques.

Aujourd'hui, vous citez plutôt Shakespeare auquel vous avez consacré un


livre ?

Les premières œuvres de Shakespeare sont hantées par cette intuition :


l'amitié et la haine se jouxtent, les meilleurs amis sont les plus menacés
d'inimitié farouche. Prenez les deux gentilshommes de Vérone : ils ont toujours
vécu ensemble, ils s'imitent en tout, ils s'aiment, ils s'adorent, ils ne peuvent
pas se passer l'un de l'autre; et soudain surgit, foudroyante, la rivalité
amoureuse… simple variante de cette même imitation. Je pense que tous les
optimismes excessifs au sujet de l'homme se cachent ceci : il y a dans les
rapports humains un principe de conflit qu'on ne peut pas résoudre
rationnellement. Le conflit de deux amoureux rivaux, ou de deux ambitieux
rivaux, aucune idée ne peut le guérir, aucune remémoration du passé lointain.
Ma « bible » du désir mimétique est Troïlus et Cressida, mais j'ai d'abord
découvert Shakespeare à travers Le Songe d'une nuit d'été. Du point de vue
littéraire, c'est le meilleur souvenir de ma vie. J'ai d'abord vu la pièce à la
télévision. Je ne l'ai pas complètement comprise, parce que je ne l'avais pas
lue. Mais j'étais prêt à la lire : j'avais développé toute la thèse du désir
mimétique, et soudain je la retrouvais chez Shakespeare sous sa forme la plus
achevée, avec des prolongements anthropologiques directs. Le Songe est
d'abord une somme du désir, qui concerne quatre amants, mais il va jusqu'à la
destruction violente de la société. On y passe en quelques pages des rivalités
les plus ridicules — les petits amants sans personnalité qui flirtent et s'imitent
les uns les autres — à la fabrication de monstres mythologiques. Le Songe
vérifiait pour moi la vérité du chemin qui m'avait mené de Marivaux au
sacrifice, et dans une langue magnifique, avec une poésie incomparable. On y
trouve des définitions littérales du désir mimétique, des formules comme :
x« Ô hell ! to choose love by another's eye ! » ; « quel enfer que de choisir son
amour, de définir son désir par les yeux d'un autre !… »
Ensuite, dans Troïlus et Cressida, j'ai récolté : « It's mad idolatry
when the service is greater than the god. » ( C'est folle idolâtrie quand le
service est plus grand que le dieu. » L'idolâtrie, c'est la fascination qu'exerce
sur nous un être humain qui ne mérite pas tant d'honneur. C'est la guerre, c'est
la rivalité mimétique qui augmentent follement la valeur d'Hélène et la
transforment en une idole aux yeux des Grecs aussi bien que des Troyens.

On comprend mieux le haut-le-cœur de certains universitaires devant les


ramifications de votre hypothèse : non seulement vous les ramenez à l'église,
où ils ne mettaient plus les pieds depuis longtemps, mais encore vous venez en
somme jeter des histoires de fesses dans leurs salons de gens bien élevés…

Joyce raconte une scène de ce genre dans Ulysse. Stephen Dedalus (qui
est un double de Joyce) donne une belle conférence sur Shakespeare dans les
œuvres duquel il découvre à mon avis les mécanismes du mimétisme. Et alors
un critique se lève et dit : « You took us all this way to show us a French
triangle ? »; c'est-à-dire à peu près en effet : « Tout ce baratin pour rabaisser
Shakespeare au niveau d'un triangle français, d'un triangle de vaudeville ? » Et
ce contradicteur ajoute : « Do you believe your own theory ? », « Croyez-vous
vous-même à ce que vous dites ? » Dedalus, pétrifié, répond : « Non, je n'y
crois pas. » Aujourd'hui encore, les critiques croient tenir ici l'aveu que tout ce
Shakespeare mimétique est une plaisanterie, n'a aucun rapport avec la vérité.
Mais, dix lignes plus loin, Dedalus murmure : « I believe, Ô Lord, help my
unbelief ! » C'est une phrase des Évangiles, une parole du paralytique guéri,
qui signifie : « Je crois, Seigneur, aide mon incroyance ! » (« fortifie mon
désir de croire », de croire en Dieu pour le paralytique, de croire en lui-même,
en son Moi divinisé, dans le cas de Dedalus-Joyce). Dès que Dedalus est seul,
sa théorie renaît, sa théologie du Moi resurgit. Mais sur le moment, au sein du
groupe, il est mimétiquement écrasé… Et après il y a ces phrases
extraordinaires : « Who helps to believe ? » « Qui nous aide à croire ?» «
Egomen. » « Le moi.» « Who to unbelieve ? » « Qui nous empêche de
croire ? » « Other chap. » « L'autre. » Il y a tout là-dedans, en trois
lignes. Comment voulez-vous que les lecteurs pressés comprennent Joyce ?
Moi, il m'a fallu un an et demi pour pénétrer ce texte. Et ce French triangle !
Le nombre de gens en Amérique qui m'ont dit : « Le désir mimétique, c'est
intéressant, mais ça marche pour la littérature française, c'est un truc de
Français ! » La même expérience, visiblement, est arrivée à Joyce.

Joyce parle de lui-même à travers Dedalus et Shakespeare ?

Il se plaint indirectement dans ce texte d'avoir été chassé d'Irlande par


l'incompréhension dont il faisait l'objet dans son milieu intellectuel.

Vous avez même dit que Joyce devait ne pas être compris pour prouver
qu'il avait raison ?
Le texte peint l'incompréhension, et cette incompréhension se reproduit,
en miroir, dans la critique actuelle. Donc, pour comprendre le texte, il faut le
comprendre dans un contexte d'incompréhension délibérément perpétuée par
Joyce lui-même ! Ça fait d'abord partie de la conférence, de la lecture proposée
de Shakespeare : pour comprendre le Shakespeare mimétique, il faut être aussi
mimétique que lui. Mais ce texte sur Shakespeare est une mise en abîme de
Ulysse, du roman tout entier. Joyce dit à ses critiques : « Vous êtes tous des
aveugles, vous ne comprenez pas Shakespeare. Moi, je suis aussi mimétique
que lui, je partage sa maladie et je partage son génie. » Il cherche à établir une
complicité plus ou moins clandestine entre Shakespeare et lui. C'est assez
extraordinaire !
Un de ses auditeurs dit encore avec mépris à Dedalus : « Vous faites de la
petite critique biographique ? »; et il cite Villiers de l'Isle-Adam qui a dit : «
Laissons l'existence vécue aux domestiques, et ne parlons que de littérature. »
La fausse avant-garde déréalise la littérature; alors que Joyce, au contraire, dit
en sous-main : « Ulysse, c'est mon expérience, c'est ma vie. » Joyce se moque
des valeurs littéraires avant-gardistes qu'on lui attribue. Effectivement, dans ses
lettres à Nora, il y a tout L'Éternel Mari de Dostoïevski, c'est-à-dire un modèle
de littérature mimétique ! Il y fait preuve d'une jalousie obsessionnelle pour un
type qui a courtisé autrefois Nora (avant lui, Joyce) et qui est mort de maladie.
C'est cette mort qui aiguise au maximum l'épreuve avec le rival, dans la
mesure où ce dernier est désormais invulnérable; c'est une situation de
L'Éternel Mari. Le plus fort c'est que Joyce n'a aucune conscience de répéter,
aussi bien dans son œuvre que dans sa vie, l'œuvre et la vie (la correspondance)
de Dostoïevski. Ce qu'il voit dans le cas de Shakespeare, il ne le voit pas dans
le cas de Dostoïevski.

Je laisse nos lecteurs imaginer tout seuls les échos personnels que René
Girard, qui a mis à jour ce Joyce et qui a lui-même écrit un livre sur
Shakespeare, peut entendre résonner dans cette analyse… Pour en revenir aux
philosophes, les romanciers sont donc bien plus profonds qu'eux ?

Je ne veux pas dire du mal des philosophes… ou en tout cas pas trop !
Dans le cas particulier de Platon, il y a quelque chose de respectable dans sa
volonté de ne pas débrider la plaie mimétique : il me semble qu'il a peur de
l'enflammer davantage par sa seule évocation. A une époque où le
christianisme n'était pas là, dire « les idées n'ont pas du tout l'importance que
vous pensez dans le conflit majeur qui agite les hommes » ne pouvait
déboucher que sur une forme de cynisme, de nihilisme même; je comprends
donc ses scrupules…

Vous me faites penser à Dante sauvant Virgile et quelques autres de


l'Enfer, « parce que, nés avant le Christ, ils ne pouvaient pas savoir… »
Je n'ai en effet pas la même indulgence pour des philosophes modernes
comme Nieztsche ou Heidegger. Mais peut-être ai-je tort. Je ne condamne
personne. Tout ce que j'avance a un caractère exploratoire et tentative comme
on dit en anglais…

III

La crise mimétique, les mondes sacrificiels

Reprenons maintenant sur la formation des sociétés. Nous en étions au


moment où l'emballement de la crise mimétique débouche sur une «
contamination des antagonismes ».

Désirant la même chose, les membres du groupe sont tous devenus


antagonistes, en paires, en triangles, en polygones, tout ce que vous voulez. La
contamination signifie que certains vont abandonner leur antagoniste personnel
pour « choisir » celui du voisin. Nous voyons cela tous les jours, lorsque par
exemple nous reportons sur les hommes politiques la haine que nous
éprouvons pour nos ennemis privés, sans oser la satisfaire contre ceux-ci. C'est
ainsi qu'apparaissent des boucs émissaires partiels, dont le même phénomène
de concentration va progressivement réduire le nombre et augmenter la charge
symbolique…

La crise devient de plus en plus insupportable, on ne peut pas continuer à


vivre comme ça, il faut trouver une solution…

Je n'aime pas trop votre formule : « il faut trouver une solution ». Elle
donne à penser que la découverte du bouc émissaire dépend de la volonté. C'est
ce que disent beaucoup de résumés un peu trompeurs de ma thèse. Dans les
sociétés primitives, le processus n'accède à la conscience que sous la forme du
sacré. Même chez nous, il est surtout inconscient.
On préfère penser que tout est de la faute d'un seul…

On ne « préfère » pas, on pense vraiment que le bouc émissaire est


coupable. Leur mimétisme pousse « tout naturellement » les hommes à
penser ainsi.

C'est très intéressant, ça « résonne » avec bien d'autres courants


novateurs dans la pensée la plus moderne qui se battent avec les phénomènes
complexes, avec « la sensibilité aux conditions initiales », les conséquences
énormes et imprévisibles d'événements microscopiques, les « attracteurs
étranges », les « fractales », l'indétermination globale de phénomènes pourtant
régis localement par des équations déterministes, etc. Déjà, l'agglutination des
tensions autour de boucs émissaires de moins en moins partiels fait penser à la
naissance de tourbillons ou de grumeaux dans des milieux composites. Mais,
en plus, on voit maintenant à l'œuvre, dans la « désignation » de la victime
collective, ce fameux hasard qui occupe tant les physiciens, les paléontologues,
etc. On devine aussi que la question de la démocratie ne doit pas être loin…

C'est l'ordre naissant du désordre, le clou du spectacle dans


l'épistémologie actuelle !

Continuez !

Il n'y a plus d'ennemi, il n'y a plus de vengeance, puisque, dans le bouc


émissaire, on a mis à mort l'ennemi absolu. Si cette réconciliation est assez
forte, si le malheur qui a précédé, si la souffrance ont été assez grands, le
saisissement va être tel que la communauté va s'interroger sur sa bonne
fortune. Elle est trop modeste pour s'en attribuer le mérite. L'expérience lui a
montré qu'elle est incapable de surmonter ses divisions par ses propres
moyens, incapable de rafistoler toute seule son contrat social si vous voulez.
Elle va donc se tourner à nouveau vers son bouc émissaire. Elle va le rendre
lui-même responsable de son efficacité en tant que bouc émissaire. A l'idée
qu'il peut détruire la communauté s'ajoute désormais celle qu'il peut la
reconstruire. C'est l'invention du sacré dont la vieille ethnologie avait compris
qu'il existe dans toutes les cultures.
La sacralisation fait de la victime le modèle d'une imitation et d'une
contre-imitation proprement religieuses. On demande à la victime d'aider la
communauté à protéger sa réconciliation, à ne pas retomber dans la crise des
rivalités. On veille donc bien à ne pas imiter cette victime dans tout ce qu'elle a
fait ou paru faire pour susciter la crise : les antagonistes potentiels s'évitent et
se séparent les uns des autres. Ils s'obligent à ne pas désirer les mêmes objets.
On prend des mesures pour éviter la même contamination mimétique générale :
le groupe se divise, sépare ses membres par des interdits.
Lorsque la crise parait menacer de nouveau, on recourt aux grands
moyens et on imite ce que la victime a fait, semble-t-il, pour sauver la
communauté. Elle a accepté de se faire tuer. On va donc choisir une victime
qui lui sera substituée et qui mourra à sa place, une victime sacrificielle : c'est
l'invention du rite. Enfin, on va se souvenir de cette visitation sacrée : ça
s'appelle le mythe. Les monstres mythologiques témoignent du désordre dont
ces récits gardent la trace, des perturbations de la représentation au moment de
la crise mimétique.
Dans le sacrifice, on refait le mythe. Pour faire en sorte que le mécanisme
du bouc émissaire fonctionne de nouveau et qu'il rétablisse une fois de plus
l'unité de la communauté, on prend bien soin de copier très exactement la
séquence originelle. On commence donc par se plonger délibérément dans une
imitation de crise mimétique.
Les ethnologues n'ont jamais compris pourquoi tant de communautés
dans leurs rites déclenchent volontairement le type de crise qu'elles redoutent
le plus. C'est pour arriver plus vite à l'immolation de la victime dont on pense
qu'elle va ramener une fois de plus l'ordre et la paix.
Dès que l'on comprend ceci, on voit que les mythes fondateurs se
rapportent à la violence fondatrice également. Ils la racontent réellement. Si les
ethnologues ne repèrent jamais le bouc émissaire, c'est parce que le processus
est représenté par des persécuteurs qui en sont vraiment le jouet, des
persécuteurs convaincus du bien-fondé de leur violence, de la culpabilité de
leur victime.
Beaucoup d'ethnologues, de classicistes et de théologiens ont beau
écarquiller les yeux, disent-ils, ils ne voient pas de bouc émissaire dans les
mythes. Ils ne comprennent pas ce que je dis. Ils ne se rendent pas compte que,
pour moi, le bouc émissaire n'est pas un thème mais une source d'illusion qui
engendre un texte essentiellement trompeur. Une illusion ne peut pas
apparaître en tant que telle, par définition, dans le texte engendré par elle. En
Œdipe ils ne reconnaissent pas le bouc émissaire qu'il faut reconnaître…

J'allais vous demander de nous proposer une démonstration concrète sur


un mythe que tout le monde connaît… Rappelons quand même que la scène se
passe à Thèbes dont a été éloigné le jeune Œdipe, fils du roi Laïos et de la
reine Jocaste, parce que l'oracle avait prédit qu'il tuerait son père et qu'il
épouserait sa mère. Mais Œdipe, miraculeusement sauvé dans son enfance,
devenu adulte, tue par hasard un passant sans savoir que c'est son père et,
pour avoir répondu aux énigmes du Sphinx, obtient en récompense la main de
la reine… Il découvre toute l'horreur de son destin tandis que la peste se met à
ravager Thèbes, se crève les yeux et, chassé par ses fils, part sur les routes de
l'Attique guidé par sa fille Antigone…
Après tout, même si c'est involontairement et sans le savoir, Œdipe a
effectivement tué son père et aimé sa mère ? Et y a-t-il un rapport entre son
destin et la peste ?

Je suis content de cette objection, car c'est la méprise numéro un sur la


nature de ma thèse. On croit que j'interprète les thèmes tels qu'ils se présentent,
on ne voit pas le radicalisme extrême de ce que je fais. Je n'hésite pas à
contredire le texte, de même que nous contredisons les chasseurs de sorcières
lorsqu'ils nous assurent que leurs victimes sont réellement coupables. Il faut
faire sauter le mythe au sens où nous faisons sauter les procès de sorcières. Il
faut montrer que, derrière le mythe, il n'y a ni de l'imaginaire pur, ni de
l'événement pur mais un compte rendu faussé par l'efficacité même du
mécanisme victimaire, mécanisme qu'il nous raconte en toute sincérité mais
qui est forcément transfiguré par ses conteurs qui sont les persécuteurs.
Le thème de l'individu qui donne la peste à sa communauté parce qu'il a
commis un parricide et un inceste, est-ce que ça ne vous trouble pas un peu,
est-ce que ça n'éveille pas vos soupçons ? Est-ce que vous croyez que ce thème
est vrai, ou est-ce que vous croyez au contraire qu'il est inventé ? Ni l'un ni
l'autre, à mon avis. C'est une accusation typique de lynchage collectif en
période de crise, en période de peste. Elle ne peut pas apparaître autrement
qu'elle apparaît dans le mythe puisqu'elle émane des persécuteurs unanimes et
non pas de la victime.
Nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir si le texte du mythe nous
était présenté dans un contexte occidental et historique, un contexte médiéval
par exemple. Nous avons affaire à une communauté que son état de panique a
lancée dans la chasse au bouc émissaire et qui s'est mimétiquement polarisée
sur le citoyen le plus prestigieux et aussi le plus jalousé de tous. Rien de plus «
normal » en un sens que la transformation d'un roi en bouc émissaire.
Il faut renoncer franchement à respecter le texte du mythe. Le grand
nombre de mythes qui reproduisent la même structure à partir d'accusations
différentes mais analogues rend la lecture mimétique presque aussi évidente
que la réalité et l'injustice de la chasse aux sorcières au XVe siècle. Un jour ou
l'autre, vous le verrez mais je ne le verrai pas, on comprendra que j'ai raison…
Pour saisir ce genre de mythe, il faut se demander comment réagiraient
des lyncheurs affolés si, après leur lynchage arbitraire, vous les interrogiez sur
ce qu'ils viennent de faire. Ils décriraient non pas la violence arbitraire à
laquelle ils se sont abandonnés, non pas la vérité de leur action, mais le mythe
tel qu'il est parvenu jusqu'à nous ou une variante du même mensonge. Ils vous
diraient qu'ils ont légitimement chassé de la cité un individu qui avait
réellement commis les crimes fantastiques dont il est accusé. Ils vous diraient
que c'est le roi qui leur donnait la peste parce qu'il avait réellement tué son père
et couché avec sa mère.
Dans les régions du globe où les phénomènes de foule restent violents, on
ré-invente tous les jours des mythes analogues à celui d'Œdipe. C'est bien ce
qu'avait compris le plus grand romancier du Sud américain, William Faulkner.
Œdipe est bouc émissaire dans Œdipe Roi, et, comme tout bon bouc
émissaire archaïque, il se transforme en une espèce de divinité. L'autre pièce
œdipienne de Sophocle, Œdipe à Colone, est consacrée à cet Œdipe divinisé.
C'est le geste humain par excellence que de faire des dieux en les expulsant et,
le plus souvent, en les tuant…
Reste un stade que nous n'avons pas encore évoqué : lorsque la victime
est déjà sacrée avant qu'on la tue.

C'est un stade déjà rituel, au-delà du meurtre fondateur. C'est la naissance


de la royauté. L'imitation rituelle peut déboucher sur le sacrifice proprement dit
ou sur ce qu'on appelle la royauté.

Vous dites même : « La royauté, c'est la victime qui prend le pouvoir. »

C'est une façon de parler, bien sûr, mais nombreuses sont les sociétés où
c'est finalement un roi qu'on sacrifie. Quant à dire comment ça se passe dans le
détail, pourquoi certains systèmes basculent du côté du roi, se donnent un
pouvoir central sacré, et pourquoi d'autres conservent toujours des institutions
duelles, c'est impossible; c'est le jeu imprévisible des petites fluctuations
désordonnées dont vous parliez tout à l'heure, dont va pourtant surgir un
ordre…

En vous entendant décrire ces crises mimétiques, on ne peut s'empêcher


de se reposer la question : est-ce que ce qu'il me raconte est vrai, est-ce que ça
s'est réellement, physiquement passé, ou bien est-ce que ce sont de belles
histoires, est-ce que c'est une façon de voir ?

Je pense que c'est plus qu'une façon de voir, mais les crises réelles, en
règle générale, ne doivent pas avoir la netteté des crises représentées par les
tragiques grecs ou par les rites qui ont précédé le théâtre. Ce qui est vrai, c'est
la victime réelle; le mécanisme émissaire exige une victime réelle. Je crois
qu'on ne peut rien dire de plus. Mais ne perdez pas de vue l'efficience de cette
hypothèse de la crise mimétique, sa puissance d'explication…

Je n'oublie pas les nombreux échos que j'entends monter depuis les autres
disciplines… Est-ce que ça a un sens d'essayer de situer historiquement ces
événements : au paléolithique, au néolithique ?

On peut imaginer une hominisation s'étendant sur des centaines de


milliers ou sur des millions d'années. Ce qui fait la spécificité de l'homme, c'est
la « symbolicité » : c'est-à-dire la capacité à disposer d'un système
de pensée, qui permet de transmettre une culture de génération en génération.
Ça, ça ne peut commencer qu'avec la victime et le sacrifice. Plus exactement
au-delà, avec les interdits d'une part et l'imitation rituelle d'autre part.

Un ensemble de rites liés à une langue déterminent un « système de


représentation », une vision du monde, et forment une culture…

Une certaine spécialisation, une différenciation des fonctions s'élaborent


spontanément grâce aux répétitions sacrificielles innombrables du meurtre
fondateur. Certains sacrifices annoncent les rites d'initiation, d'autres ceux des
funérailles, d'autres ceux du mariage… On a forcément tendance à lire ce lien à
l'envers, en commençant par la fin : à croire que c'est le besoin d'avoir des
funérailles, d'avoir de l'éducation, etc., qui est fécond, et que le religieux est
surajouté. Il n'y a que deux manières au fond de voir le religieux : comme
superfétatoire, surajouté — ou comme origine de tout.

Je reprends. Selon vous, donc, toutes les cultures sont fondées sur le
meurtre et le mensonge : pourquoi n'y aurait-il pas simple contrat social,
accord volontaire des membres du groupe ?

Parce que les rivalités mimétiques s'y opposent ! Tous les penseurs voient
l'origine de la société dans une décision volontaire, une décision née tout de
même d'une espèce de contrainte : de la nécessité de s'entendre sur certaines
choses. C'est vrai même de Hobbes finalement qui, ne disposant pas du
mécanisme victimaire, doit conclure : la violence menace, donc les hommes
sont contraints de collaborer. C'est vrai même de Freud, dans Totem et tabou :
il y a d'abord le meurtre du père, puis les frères se battent, et un beau jour ils
décident d'avoir la paix. Donc, ils s'assoient autour d'un tapis vert ! C'est cette
idée d'un point de départ réfléchi contre laquelle je m'insurge. Il n'y a guère
que Durkheim qui ait vraiment pressenti que la société ne pouvait pas avoir
démarré comme ça, lorsqu'il parle d'« effervescence » initiale. Mais ensuite
il a tort de donner comme exemple d'effervescence les grands rites australiens :
c'est se donner au départ ce qu'il s'agit d'expliquer. C'est pourquoi je situe
l'effervescence en deçà du rite et je lui donne comme origine la rivalité
mimétique dont on peut constater qu'elle est déjà là au niveau animal. La
société humaine commence à partir du moment où, autour de la victime
collective, des institutions symboliques se créent, c'est-à-dire lorsqu'elle
devient sacrée.
Il n'y a que les universitaires et les bureaucrates pour s'imaginer que tout
commence toujours par des comités…

Est-ce qu'on peut dire que, dans le monde encore tribal où il est né, le
christianisme a inventé l'âme individuelle ou le sujet individuel ou l'individu
tout simplement ?

Je crois que le christianisme a poussé jusqu'à son terme la découverte de


la personne, mais le terme employé importe peu. Cette découverte ne fait qu'un
avec le desserrement des contraintes rituelles, avec la désacralisation du social.
Comme toutes les grandes innovations chrétiennes, celle-ci est susceptible
de distorsions et de perversions redoutables. L'individu moderne, c'est ce qui
reste de la personne lorsque les idéologies romantiques sont passées par là,
c'est une idolâtrie de l'autosuffisance forcément trompeuse, un volontarisme
anti-mimétique qui provoque aussitôt un redoublement de mimétisme, une
soumission plus complète à un collectif toujours plus réduit aux entraînements
futiles de la mode, toujours exposé, du même coup, aux tentations totalitaires.

IV

La Bible

Nous nous acheminons vers cette grande coupure historique, cette


création de l'Histoire même, qu'ouvre selon vous la parole du Christ. Mais
sans doute faut-il nous arrêter d'abord à la Bible ?

Oui. On sent que la Bible est en marche vers la Révélation propre au


Nouveau Testament.
Dans les mythes païens les plus primitifs, le sacrifice, le meurtre ne
cherchent pas à se cacher. Ils s'exposent naïvement, en toute candeur pourrait-
on dire. C'est pourquoi ils sont si transparents, pourquoi ils laissent facilement
deviner le système du bouc émissaire.
Platon, lui, dont nous parlions, n'en est plus là. Il regarde le mythe de
Kronos, observe qu'on a rabattu toute la violence sur lui, qu'on en a fait une
espèce d'ogre, et il dit : « Il ne faut pas raconter aux petits enfants des histoires
aussi abominables; ou bien c'est une blague, et il faut l'oublier complètement,
ou bien c'est vrai, et il faut alors en réserver le récit à une élite très prudente,
qui pourra comprendre ces choses; et, dans ce dernier cas, on prendra la
précaution de se couvrir par un sacrifice important, celui d'un cheval par
exemple. » Que fait Platon ? Il cherche à supprimer les dernières traces de
violence, mais toujours par des moyens sacrificiels : c'est Lady Macbeth qui se
lave les mains, c'est Pilate, c'est le contraire de la Révélation. Ce n'est pas la
mise en valeur de la vérité, c'est un nouvel escamotage de la violence par la
violence.
Le principe, le but de la philosophie, de l'humanisme, c'est de cacher le
meurtre fondateur. Être chrétien, c'est le dévoiler.
Dans la Bible, en revanche, on avance vers la lumière. Le Lévitique, déjà,
commence par toute une série de propositions négatives : « Tu ne répandras
pas de calomnies dans le peuple », « tu ne t'élèveras pas contre le sang de ton
prochain », « tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur ». Et puis soudain surgit,
foudroyant, le renversement positif : « Tu aimeras ton prochain comme toi-
même. »
Ce que les Évangiles ajoutent, c'est qu'ils décrivent tout le système du
bouc émissaire. A partir du mot « scandale » ou à partir du mot « Satan »,
vous voyez se dévider tout le fil de l'imitation, depuis l'individu jusqu'à la
collectivité. Le récit de la Passion est essentiel car il révèle le processus
mimétique des meurtres fondateurs.
Mais il y a déjà beaucoup de textes dans la Bible, dans les Livres
historiques notamment, dans Les Juges, qui sont des reprises narratives de
mythes, d'un point de vue démystificateur. Même dans la Genèse, comparez
l'histoire de Joseph avec le mythe d'Œdipe. Dans les deux cas, vous avez au
départ un enfant qui représente une menace pour sa famille. L'oracle dit
qu'Œdipe tuera son père et aimera sa mère, et Joseph a des rêves où il domine
ses frères. Les frères se débarrassent de Joseph de la même manière que le père
et la mère se débarrassent d'Œdipe. Deuxième partie, l'enfant a été sauvé et,
devenu adulte, il commet un crime ou paraît en commettre un, viol de madame
Putiphar pour Joseph, parricide et inceste dans le cas d'Œdipe. Dans les deux
textes le héros se trouve associé à un fléau social terrible, la sécheresse d'un
côté, la peste de l'autre. Et la vraie question des deux textes est : est-il coupable
? A cette question, le mythe païen répond toujours : « Oui Œdipe est coupable,
oui il menace son père et sa mère, oui il a commis le parricide et l'inceste, oui
c'est lui qui est responsable de la peste, il doit être châtié. » Tandis que le texte
biblique répond : « Non, ce sont les douze frères hypocrites et les Égyptiens
qui colportent des mensonges au sujet de Joseph, faisant de lui un bouc
émissaire. Joseph, en réalité, est innocent. » Partout où le mythe voit dans le
bouc émissaire un « vrai coupable », l'histoire de Joseph voit dans le bouc
émissaire un innocent condamné à tort.
Si vous gardez en tête ma lecture subversive d'Œdipe, qui reconnaît dans
le mythe un système d'accusation faussement légitime, vous verrez sans peine
que l'histoire de Joseph fait le contraire du mythe. De même que derrière le
mythe il y a un mécanisme de bouc émissaire qui fonctionne à fond et que nous
ne voyons pas, car nous prenons la culpabilité d'Œdipe à la lettre — comme
vous l'avez fait vous-même —, derrière l'histoire de Joseph il doit y avoir, non
pas le mythe d'Œdipe exactement, mais un mythe très analogue
systématiquement remanié et contredit par le récit biblique. Cette contradiction
systématique joue en faveur de l'accusé. Ce remaniement a une grande valeur
sur le plan de l'interprétation du mythe, du rétablissement de la vérité violée
par le mécanisme du bouc émissaire. L'histoire de Joseph est typiquement
biblique au sens d'une rectification de ce qui est tordu au détriment de la
victime.
La dernière partie du texte confirme mon idée, en ceci qu'elle révèle
explicitement le rôle primordial joué dans toute l'histoire par la question du
bouc émissaire. Devenu grand vizir d'Égypte, Joseph ravitaille ses frères
affamés qui sont venus le solliciter et qui ne l'ont pas reconnu sous ses beaux
habits égyptiens. Pour les mettre à l'épreuve, pour voir si, une fois de plus, ils
expulseront un de leurs frères comme ils l'ont expulsé lui-même, Joseph
s'arrange pour accuser faussement le plus jeune, Benjamin : il le retient
prisonnier et donne à tous les aînés la permission de s'en aller. Ceux-ci
décident tous de partir, à l'exception de Juda qui offre de se constituer
prisonnier à la place de Benjamin.
Le fait que le seul Juda ait refusé le système du bouc émissaire suffit à
attendrir Joseph qui se fait reconnaître par ses frères et leur pardonne à tous.
Quand les chrétiens aperçoivent en Joseph et surtout en Juda une figure
du Christ, figura Christi, ils ne sont pas les nigauds que voient en eux nos
demi-habiles de la critique pseudo-scientifique. Il y a vraiment un rapport étroit
entre l'attitude du Christ et le geste de Juda acceptant d'être bouc émissaire afin
que son frère ne le soit pas.

« Une autre ! », comme on dit dans les concerts…

On peut citer aussi l'histoire de Job, qui est peut-être le premier à dérégler
vraiment le système sacrificiel. Job est malade, il a des tas de signes
victimaires : il est couvert de pustules, on lui jette des pierres, même sa femme
lui dit qu'il a mauvaise haleine et le repousse. Il a perdu ses troupeaux, il sème
autour de lui un désordre contagieux. Il est la victime typique. Ses trois amis
lui disent, pour le consoler si on peut dire : « Puisqu'il t'arrive malheur,
c'est que tu es coupable. Repens-toi. » La théologie païenne, c'est ça. Mais Job
résiste et essaie de subvertir ce système de la victime émissaire. Les amis de
Job représentent la foule dressée contre la victime, la perspective mythique. La
vérité se bat contre le mythe. Au début, Dieu a dit à Satan : « Vous verrez,
Job ne parlera pas contre moi. » Par la suite, il parait le faire, mais en fait il
parle contre un dieu de violence qui n'est ni le Yaveh des prophètes ni le Père
de Jésus.

Job résiste à sa culpabilité ?

Il résiste et, ce faisant, il avance — en frôlant peut-être l'athéisme — vers


une religion où Dieu ne serait pas solidaire des foules vengeresses. Le texte est
une critique implicite de la théologie qui faisait de l'exclu par les hommes
l'ostracisé par Dieu. Au lieu de dire comme Œdipe, « d'accord, le parricide et
l'incestueux, c'est moi, chassez-moi, je suis la souillure », Job se dresse et dit :
« Pas question ! vos oracles sont des mensonges ! Si Apollon c'est ça, alors je
ne veux pas de ce dieu-là ! » Ce que jamais les Grecs ne pourraient dire. C'est
là qu'est l'essentiel !
IX

La démocratie

La démocratie ?

J'aime bien la formule de Churchill : « C'est le plus mauvais régime, à


l'exception de tous les autres. »

La démocratie a ses injustices. Les enfants des familles aisées ont


beaucoup plus de chances de devenir de grands industriels, de grands artistes,
ou même de grands penseurs, défenseurs des pauvres, que ceux qui naissent
pauvres : parce qu'ils auront eu des parents cultivés, parce que leur fortune
personnelle leur laissera un peu de temps pour réfléchir et créer. Bien que
moi-même d'origine modeste, je pousse plus loin encore la provocation : hélas,
bien des pauvres devenus puissants, les dirigeants communistes par exemple,
ou Hitler, se sont très mal comportés, par aigreur, par désir de vengeance. En
somme, il faut s'accommoder comme d'un moindre mal de ces injustices-là :
quel monde décevant ! Est-ce qu'une telle réflexion « interpelle » l'homme de
foi que vous êtes ?

C'est un peu ce que je dis pour l'Amérique : peut-être vaut-il mieux voter
pour les républicains, parce qu'ils sont déjà riches ! (Rires) Je repense à mon
enfance à Avignon. Mes parents étaient de vieille bourgeoisie appauvrie. Mon
père était conservateur de musée. Nous vivions dans un quartier assez
populaire, mes camarades de lycée étaient des fils de petits employés. Et la
plupart finissaient par obtenir leur « bachot », par grimper quelques échelons.
Parmi les diverses sociétés que je crois connaître, la République française ne
fait pas trop mauvaise figure sous le rapport de la promotion sociale.
Traditionnellement, l'Amérique est plus ouverte encore, et les possibilités de
créer une entreprise sans capital au départ sont très supérieures à ce qu'elles
sont en France et partout en Europe. Mais en période de crise les choses
peuvent devenir très difficiles.

Je pense en effet qu'en France l'école ne nous apprend pas vraiment dans
quel type de société nous vivons. On m'a préparé à toutes sortes de concours,
je savais que je pouvais devenir cadre ou fonctionnaire ou employé ou ouvrier
— bref, salarié, comme mes professeurs ! — mais personne ne m'a jamais dit
que la chose la plus normale, dans la société où je vis, serait de créer ma
propre entreprise; et, bien sûr, encore moins m'a-t-on expliqué comment le
faire. Ça devrait s'apprendre à l'école primaire, puisque c'est notre loi, c'est la
loi du monde entier : nous serions peut-être moins empotés sur les marchés
mondiaux !
Dans vos textes, vous défendez souvent le caractère démocratique du
droit anglais : êtes-vous si sûr que l'Angleterre soit un pays si démocratique ?
Elle a aussi des côtés terriblement réactionnaires et brutaux. La colonisation
de l'Irlande n'a pas été une partie de plaisir. Aujourd'hui encore des lords
possèdent des îles entières (dans les Hébrides) grandes comme des demi-
départements français, d'où il leur est arrivé, à la fin du XIXe, d'expulser les
hommes pour leur préférer les moutons : c'est ainsi que s'est peuplée
l'Australie ! Tous les quartiers riches du centre de Londres appartiennent à
une seule personne, et ses habitants ne peuvent pas acheter leur logement !

Je vous l'accorde. Mais c'est le modèle anglais de la démocratie malgré


tout qui est en train de triompher sur toute la planète, par l'intermédiaire de
l'Amérique assurément, et l'Amérique a très fortement réagi contre les aspects
aristocratiques dont vous parlez. Le modèle est si souple, si peu « cartésien »
au mauvais sens du terme, qu'il tolère toutes sortes de transformations sans
perdre ses vertus.
En France même, la redécouverte ou plutôt la découverte, ô combien
tardive, de Tocqueville, est un signe de l'influence de ce modèle qui mord de
plus en plus sur le jacobinisme autochtone, non seulement dans l'opinion mais
dans les mœurs politiques et administratives. Comme cette évolution se fait par
l'intermédiaire de disciples français de premier ordre, Tocqueville justement,
elle n'est pas ressentie comme une importation étrangère. Ce modèle
n'implique aucun système économique particulier. Ce que je dis n'est pas une
défense du « libéralisme sauvage. »

Un ami juif m'a un jour fait remarquer que, dans le Décalogue biblique,
plus que des droits, il s'agissait des devoirs de l'Homme.

C'est aussi l'argument de Simone Weil dans L'Enracinement. Et ce fut un


grand thème des partis catholiques conservateurs depuis la Révolution
française jusqu'au régime de Vichy compris. Vichy, bien entendu, insistait
beaucoup sur la priorité des devoirs par rapport aux droits.
C'est depuis la dernière guerre seulement et surtout depuis un quart de
siècle environ que tout le monde s'est rallié aux droits de l'homme. Et l'on
comprend sans peine pourquoi. Le thème est unificateur, et il ne fait qu'un, au
fond, avec les droits des victimes potentielles, qui sont posés contre les
gouvernements, contre les collectivités, les majorités auxquels il peut arriver de
devenir oppressifs à l'égard des individus ou des minorités, ou même
meurtriers. Mais ils ne doivent pas devenir l'excuse de privilèges infondés. Aux
Etats-Unis, on a accepté le principe de quotas pour favoriser les minorités dans
les écoles, les minorités noires en général. Ce système se retourne donc contre
d'autres minorités… Mais je ne veux pas commenter des réalités trop
directement politiques.
Le thème des droits de l'homme est devenu un signe majeur de notre
singularité sous le rapport de la protection des victimes. Personne avant nous
n'avait jamais affirmé qu'une victime, même unanimement condamnée par sa
communauté, par les instances qui exercent sur elle une juridiction légitime,
pourrait avoir raison contre cette unanimité. Cette attitude extraordinaire ne
peut venir que de la Passion interprétée dans la perspective évangélique.

Vous ne souhaitez pas parler politique, mais ce que vous dites n'est pas
sans conséquences politiques, pratiques, réelles…

Oui, mais elles ne peuvent pas se définir en termes idéologiques. Vous


pouvez en conclure qu'il faut tout de suite ouvrir toutes les portes, supprimer
toutes les barrières, jouer à l'apprenti sorcier progressiste, et vous risquez de
faire des dégâts sérieux. Vous pouvez aussi penser qu'il ne faut rien lâcher, que
c'est un moindre mal de conserver les choses en l'état. En général, pour les
gens de gauche, je suis conservateur, tandis que les gens de droite me jugent
révolutionnaire. Je dis ce que je pense sans tenir compte de ces catégories.

Il est vrai qu'il n'est pas facile de vous classer sur l'échiquier politique
classique. Je vous donne mon avis. Tout bien pesé, et malgré la coloration «
réactionnaire » de certains de vos propos, je crois plutôt néanmoins que vous
voulez ouvrir les barrières et « tout lâcher », pour faire la preuve que vous
aviez raison… Il y a de l'apprenti sorcier en vous, parce que vous ne savez pas
où nous mène en ce monde cette Révélation.
Puisque depuis la fin du communisme la démocratie paraît se généraliser
à la Terre entière, croyez-vous à cette « fin de l'Histoire » que l'Américain
Fukuyama croit pouvoir annoncer ?
1

Je vous ai dit tout à l'heure que je croyais en une Histoire ouverte. Pour
penser ce que dit Fukuyama, il faut croire en l'« esprit absolu » tel que Hegel le
concevait. Ce n'est pas l'Esprit auquel je crois.
Je ne partage pas non plus le pessimisme des gens qui disent qu'après
l'Holocauste il ne peut plus y avoir d'avenir. Je crois que c'est une vision trop
catastrophique de l'Histoire. Le génocide nazi est sans doute le plus coupable
de tous. Les chrétiens y ont leur part de responsabilité, les juifs ont raison de le
dire, mais ils ne peuvent le dire que sur un plan religieux. Sur un plan
historique, il est bien évident que cette planète a connu d'autres génocides.
L'Holocauste est bien un échec terrible pour le projet que j'assigne à notre
monde mais, espérons-le, un échec temporaire qui ne signifie pas que l'Histoire
tout entière ne vaille plus la peine d'être vécue. Soutenir que l'Holocauste a mis
fin à l'Histoire, c'est accorder au national-socialisme une victoire spirituelle
qu'il ne mérite pas.

Certains évoquent aussi l'éventuelle mélancolie qui pourrait nous saisir


dans le Paradis enfin réalisé… Est-ce que le règne généralisé de l'amour ne
serait pas un état bien ennuyeux, trop ennuyeux pour l'homme ?

Vous revenez toujours à votre paradis terrestre ! Vous devez descendre de


Joachim de Flore et autres hérétiques médiévaux qui rêvaient d'un âge d'or
sous le signe du Saint-Esprit…
Les propos sur l'ennui probable du Paradis sont presque aussi
traditionnels que le discours de l'extase mystique. En règle générale les
individus sensibles à l'un de ces deux discours ne le sont pas à l'autre. Cette
opposition ne sera jamais résolue. Le débat éclaire le désaccord mais ne peut
pas le résoudre. Je vous rappelle qu'à mes yeux le fait que toutes les sociétés
deviennent semblables et évoluent dans le même sens ne signifie pas du tout
qu'elles deviennent pacifiques. Certaines formes de guerres sont sans doute
désormais impossibles, pour des raisons très concrètes, logistiques, tactiques,
etc. Mais les conflits vont prendre d'autres formes. C'est déjà commencé :
guerre économique dans les pays riches, guerres civiles dans les pays
pauvres…

Je pensais à autre chose, à des comportements individuels… Nos sociétés


démocratiques sont de plus en plus ravagées par certaines formes de
délinquance. Il me semble que si devaient persister certaines formes d'inégalité
trop criantes — et la leçon de soixante-dix ans de communisme pourrait bien
être hélas que c'est là le moindre mal — on ne pourrait pas empêcher des
adolescents « sans futur » de préférer à la certitude d'une misérable vie de
prolétaire l'excitation propre à une carrière de combattant, de soldat ou de
gangster… Sans même parler des conflits nationalistes qui ont leur dignité,
voyez la factlité avec laquelle les cartels de la drogue recrutent leurs tueurs à
gages dans les milieux les plus pauvres ! On dit par exemple que les réseaux
qui contrôlent les vols de voitures en France et en organisent la revente paient
quatre ou cinq mille francs sur-le-champ en liquide le « petit voleur » qui leur
livre un véhicule. Ces gosses peuvent donc gagner facilement par jour — et
dépenser — plusieurs fois le salaire qu'on leur allouerait après un mois de
pénible labeur dans une usine… J'ai l'air de ramener notre problème
philosophique au niveau des faits divers, mais ce n'est pas vous qui me
reprocherez d'examiner les conséquences collectives de certains traits de
l'homme : est-ce qu'il n'y aura pas toujours des gens qui préféreront
l'aventure, même au prix du mal — serait-ce donc celle du crime — à l'ennui
d'une vie exemplaire ?…

La réponse est oui. Ce dont vous parlez est la forme extrême de ce que
j'évoquais moi-même à l'instant, l'atomisation ultime de la société décomposée.
Il n'y a au fond que des guerres civiles; c'est pourquoi, l'unité du monde, c'est
la paix universelle, mais c'est aussi, en l'absence du renoncement chrétien, la
guerre de tous contre tous.

Au niveau collectif, cette fois, le théoricien du désir humain que vous êtes
pense-t-il que son noyautage par des mafias criminelles est une tare inévitable
de la démocratie ? Ce n'est pas, à mes yeux, une question marginale : s'il était
prouvé, par exemple, que Martin Luther King et John Kennedy ont été
assassinés sur l'ordre d'une organisation — liée au « complexe militaro-
industriel », au Ku Klux Klan, etc. — désireuse de voir se maintenir les
inégalités raciales aux États-Unis, se prolonger le conflit avec Cuba, s'ouvrir
la guerre du Vietnam, etc., alors il nous faudrait bien convenir que tous nos
beaux discours sur les Droits de l'Homme ne seraient que langue de bois et
que les pays non occidentaux auraient quelques raisons de les suspecter de
n'être qu'une arme de conquête ?

Je ne crois pas que tout cela soit vrai; mais, même si c'était vrai, je ne vois
pas en quoi cela m'obligerait à penser différemment. Vous ne renoncez pas à
faire de moi un utopiste mal camouflé.

Je ne fais que demander son commentaire, sur des thèmes qui, sans
doute, m'obsèdent moi, mais qui peut-être hantent aussi certains de nos
lecteurs, à quelqu'un qui me paraît en effet avoir dévoilé « des choses cachées
» et qui propose une lecture très féconde, très troublante du phénomène
humain.
Comment parlez-vous de l'avenir du monde sur le plan démographique ?
Le Vatican reste opposé à tout contrôle des naissances. Et pourtant c'est vrai
que, si nous nous retrouvons cinquante milliards, nous finirons par avoir un
problème ?…

Je crois que nous l'avons déjà. La position de l'Église catholique paraît


irréaliste, pour ne pas dire démente. Dans ses débuts, au moment où l'on a
commencé à ne plus jurer que par elle, la volonté sociale de maîtriser
l'évolution de la population semblait tout à fait excellente, inoffensive,
dépourvue de toute conséquence redoutable pour l'humanité de l'homme.
Aujourd'hui, ce même pragmatisme objectiviste et scientifique réclame de nous
toujours plus de comportements dont même ceux qui les recommandent ne
sont pas très fiers, semble-t-il, puisqu'ils ne les désignent que par des
euphémismes lénifiants : en Amérique, par exemple, personne n'est « favorable
à l'avortement », on est pro-choice (« pro-choix »). Le vrai message est
simple : s'il y a trop d'enfants, qu'on les détruise ! Il n'est sans doute pas sans
signification que ce soient les plus riches que cette question préoccupe le
plus…
Il ne s'agit pas d'avortement, direz-vous, mais de contrôle des naissances.
En théorie c'est vrai; dans la pratique, c'est faux, mais le pragmatisme n'en a
pas moins tous les atouts de son côté, l'évidence de la raison et du mimétisme
combinés. Il y a donc beaucoup d'Églises, la plupart même, qui, sans le crier
sur les toits, se rendent à lui. L'attitude de l'Église catholique ou disons plutôt
celle du Vatican, aujourd'hui très isolé au sein même du catholicisme,
sourdement désavoué par une bonne partie de son clergé, conspué par l'univers
entier, bouc émissaire à peu près officiel des médias et de toute l'intelligentsia
mondiale, de tout nobélisé et de tout nobélisable, a quelque chose d'héroïque,
d'autant plus que cet héroïsme lui-même est méconnu. On est de moins en
moins capable de saluer ou même de repérer les vraies dissidences.
Ce qui fait enrager le monde, au fond, c'est que, loin de faire preuve de
l'hypocrisie que toujours on lui reproche, loin de se montrer « politique », sur
ce point-là de toute évidence le catholicisme s'en tient fermement à sa doctrine
de toujours. Il reste fidèle à son attitude fondamentale qui consiste à placer une
certaine définition du salut et du péché au-dessus de tous les impératifs
purement mondains de quelque ordre qu'ils soient.
Pour définir vraiment le débat, il faudrait le situer dans son cadre
historique le plus vaste, qui est biblique, car dans la Bible seulement nous
entrevoyons une histoire anthropologique, une histoire sacrificielle de
l'humanité qui commence avant l'Histoire des historiens. Ce qui donne son
impulsion première à notre civilisation en Égypte, en Grèce et surtout chez les
Hébreux, j'en suis convaincu, c'est le renoncement à l'horrible univers religieux
des prostitutions sacrées, du meurtre du roi et surtout, bien sûr, de l'infanticide
rituel, du sacrifice des premiers-nés; renoncement qui ne va pas sans lutte à en
juger par les exhortations des prophètes juifs qui, tout au long des siècles,
condamnent des survivances de ces pratiques avec la plus extrême véhémence.
Dire que nous sommes déjà retombés là-dedans est peut-être une
exagération; mais, pour qui pense sérieusement que le destin de l'homme, à la
différence des élevages de lapins, ne se joue pas seulement au niveau des
statistiques économiques et démographiques, pour qui perçoit la pertinence
redoutable du principe sacrificiel dans l'intelligence anthropologique de notre
univers, la direction dans laquelle le monde s'engouffre, unanimement,
mimétiquement, est inquiétante, c'est le moins qu'on puisse dire.
On a l'impression que les vieilles fatalités primitives, provisoirement
écartées par la lumière prophétique et évangélique, resurgissent sous le masque
des impératifs scientifiques et techniques. La plupart des sociétés humaines ont
pratiqué l'infanticide…

… surtout le meurtre des filles, cause d'un déficit en femmes ultérieur


entraînant à son tour des guerres tribales afin d'en voler aux voisins !
Certains ethnologues n'hésitent plus à voir à la source de tels
comportements une sorte de science infuse des réalités démographiques, une
sagesse malthusienne analogue à la leur, que l'univers chrétien aurait
malencontreusement oubliée… Les patriarches, dans la Bible, à travers
notamment le récit du sacrifice d'Isaac, scellent la fin de ces horreurs dans
notre histoire judéo-chrétienne. Il est difficile pour moi de ne pas me
représenter l'évolution actuelle comme une régression, comme un retour
inquiétant à ce qui semblait à jamais transcendé.

On dit que la décision du gouvernement chinois de limiter les naissances


à un seul enfant par famille a entraîné en quelques années le sacrifice (par
leurs parents qui préféraient un garçon) de millions de petites filles… Quel
inimaginable et secret génocide ! On parle aussi des « avortements préventifs
» (toujours pour éliminer les filles) qui se répandent en Inde depuis que la
science permet de connaître le sexe du fœtus…

Nous sommes sur ce point dans une situation absolument tragique. Il est
parfaitement vrai que, sur un plan humain, celui du « planning » rationnel,
l'avortement et toutes les mesures pour limiter les naissances sont aussi
justifiés que possible. On dirait que le monde moderne accule les hommes —
soit au renoncement héroïque, à la chasteté, à la sobriété, à la pauvreté, à ce
qu'on a appelé jadis la « sainteté » — soit à la plongée aveugle vers le chaos et
la mort… Et ceci à une époque où on comprend de moins en moins la
positivité du renoncement.
J'ai déjà dit plus haut que le combat mené par les chrétiens « progressistes
» pour réconcilier le christianisme avec la société actuelle me paraît déphasé
par rapport à ce que pressentent les êtres déracinés par la modernité. Cette
manière de confondre l'Église catholique avec un parti politique en retard sur
ses électeurs est une perte du sens religieux.

Il est vrai que la revendication d'une « libération tous azimuts » dissimule


quelques non-dits de taille. La généralisation de la pornographie a, paraît-il,
plutôt augmenté les cas d'impuissance en plaçant les spectateurs dans une
position de « rivalité mimétique ». Au bout de la liberté sexuelle se découvre le
dernier interdit qui est le non-désir de l'autre…

Plus le désir paraît « libéré », et plus il engendre ce suprême obstacle. Je


crois que c'est le rôle des institutions que de protéger l'individu. Le mariage
libérait les hommes des caprices du désir, créait des plages de tranquillité, de
sécurité. Vous venez de formuler admirablement le vrai problème de notre
temps sur le plan érotique, qui n'a plus rien à voir avec ce dont psychiatres et
psychanalystes continuent à parler mécaniquement comme des automates. La
disparition des pères par désagrégation de la cellule familiale fait du complexe
d'Œdipe et de toute sa salade un véritable dinosaure psychiatrique — de
l'espèce végétarienne, il va sans dire.

Mais le complexe des chrétiens devant la sexualité vous paraît ridicule ?

Vous parlez comme s'il existait toujours une sous-culture chrétienne au


sein de notre société. J'ai bien peur qu'elle n'ait déjà disparu. Vous me faites
penser à ces caricaturistes du style Canard enchaîné qui réinventent les curés à
soutane parce qu'ils ne peuvent pas se passer d'eux.
Cela dit, le puritanisme, c'est comme la chasse aux sorcières : quand ces
phénomènes s'exaspèrent, c'est qu'ils vont disparaître. Ce ne sont, tout comme
leurs contraires, que des manifestations temporaires, des errements d'ailleurs
moins désastreux que l'hystérie sexuelle qui déboussole notre monde et n'a rien
à voir avec la libération promise. Nous vivons dans un monde qui vérifie à
chaque instant, non seulement la morale chrétienne, mais toutes les grandes
morales religieuses.

Vous parliez de « tragédie » à propos de l'évolution de la population


mondiale. Alors, je vous repose la question des questions. Est-ce que, loin
d'accomplir une volonté divine, nous ne sommes pas au contraire en train de
reconstruire Babel, de défier Dieu au contraire ? Si le terme de l'Histoire était
tout bonnement la fin du monde, la catastrophe absolue, la disparition de tous
les hommes (comme les dinosaures au Secondaire) par l'effet d'une guerre
thermonucléaire ou d'une épidémie virale ou de tout autre chose, la Promesse
chrétienne aurait une drôle d'allure, non ? Et les anges pourraient débattre en
notre absence pour savoir si le Christ a seulement annoncé ou créé cette Chute
mortelle !

Pourquoi une drôle d'allure ? Pourquoi incriminer un christianisme dont


l'influence sur les puissances qui nous régissent tend vers zéro ? Nous
disposons d'assez d'intelligence scientifique et de moyens techniques pour
parer aux menaces dont on dit qu'elles pèsent sur le monde; mais encore
faudrait-il vouloir vraiment y parer. Nos petites rivalités mimétiques restent
prioritaires. Faute d'accéder aux vrais thèmes de notre temps en osant
transgresser les vrais tabous de notre société, on continue de battre l'âne mort
du puritanisme sexuel, on se réfugie dans la dérision indéfiniment ressassée,
dans la violence mécanique, dans la froideur glaciale du néant; ou au contraire
on feint l'allégresse des fausses libérations, on « mimique » la vieille
désinvolture surréaliste et tous les sempiternels résidus d'une culture
pulvérisée…
La plupart des intellectuels et des artistes sont aujourd'hui à mille lieues
de la sensibilité populaire, car il est vrai que l'annonce apocalyptique, propre
au christianisme comme au judaïsme, est plus vivante que jamais. Je lisais
récemment dans une publication de sociologie américaine que plus de soixante
pour cent des New-Yorkais croient en une fin prochaine du monde. Les
chrétiens fervents ont toujours eu, certes, cette perspective, même s'ils ne l'ont
jamais souhaitée; il n'y a pas en eux de vertige suicidaire. De quels quolibets ne
conspuait-on pas hier, et ça continue aujourd'hui, la croyance apocalyptique ?
A ceux-là même qui la moquent rituellement il arrive d'écrire, à d'autres
moments, des essais fort savants sur les dernières paniques écologiques et la
destruction possible de toute vie sur notre planète. On se garde bien de
mélanger ces deux genres littéraires. On ne nous dit pas ce qui fait des uns des
imbéciles et des autres des oracles scientifiques. Quand se moquera-t-on un
peu, pour renouveler notre sens du comique, de tous les savants qui, jusqu'à
une époque récente, tenaient notre monde pour éternel dans toutes les
directions, et pour qui, peu de temps avant Darwin, l'idée de la disparition des
espèces restait inconcevable ? Le vrai retour du religieux n'est pas celui dont
nous parlent les médias. C'est celui qui supprime les barrières que nous tenions
pour infranchissables entre le religieux et ce qui n'est pas lui. Plus elle est «
progressiste », plus la science athée est « apocalyptique », tout autant et plus
encore que le religieux, mais de façon sinistre seulement. Voilà qui est
intéressant et qui mériterait d'être discuté dans les colloques ! Voilà ce qu'une
culture vraiment vivante, vraiment contemporaine, si elle existait, réussirait à
se mettre sous la dent !

Ce paradis chrétien « qui n'est pas de ce monde » n'est-il pas une sorte d'
« Idée » platonicienne qui détache les hommes de la Terre ? Est-ce qu'il n'y a
pas une certaine responsabilité chrétienne dans le désastre écologique que
nous vivons ici-bas ? (ce qui rapprocherait une fois de plus christianisme et
marxisme : voir la mer d'Aral, la Baltique, Tchernobyl…)

Non, car l'homme est l'intendant de ce jardin… D'ailleurs, les


perspectives ont beaucoup changé sur ce point. Jusqu'à présent, on pensait que
seuls les capitalistes se moquaient de l'environnement pourvu qu'ils fissent des
profits. Et puis voici qu'on s'aperçoit que les communistes ont fait pire au nom
de l'élévation du niveau de vie du peuple ! Cela dit, je veux bien admettre une
responsabilité indirecte du christianisme : parce qu'il a rendu la science,
l'industrie possibles, et qu'il a mis fin à l'esclavage… S'il y avait des esclaves
comme dans la république d'Aristote, il n'y aurait pas de pollution, on leur
donnerait des balais ! Il y a toujours des prix à payer, parce que l'homme n'est
pas ce que nous disent les utopies rationalistes et autres. Dans mon enfance, les
« progressistes » reprochaient au Dieu biblique de freiner le progrès technique.
Aujourd'hui les mêmes gens lui font le reproche inverse.

Vous êtes-vous jamais demandé ce qui se passerait si un contact était


établi avec une civilisation extra-terrestre ? Qu'est-ce que ça pourrait changer
pour l'évolution du monde, pour la philosophie, pour votre pensée, pour le
christianisme ?
Vous savez sans doute qu'en Amérique on a dépensé et on dépense encore
un argent fou pour essayer de détecter des traces de vie quelque part, n'importe
où, dans le système solaire ou aîlleurs. On n'aboutit jamais au moindre résultat,
mais on recommence toujours. Cette obstination a quelque chose de touchant
dans le religieux anti-religieux. Il s'agit, non plus de nier l'existence d'esprits
extra-terrestres comme par le passé, mais au contraire de prouver qu'ils existent
et que leur existence démontre la fausseté d'une religion centrée sur l'homme,
c'est-à-dire sur le vrai problème. On pense que le contact avec ces intelligences
extraterrestres « parachèverait » la réfutation du christianisme.
Deux conclusions s'imposent : la première, c'est que la réfutation du
christianisme a besoin d'être parachevée; la seconde, que le contact avec
l'extra-humain, pour des raisons qui restent obscures, est perçu comme décisif
sur le plan religieux. Si ce contact avait lieu, il serait très passionnant et sans
doute très émouvant, mais je ne vois pas pourquoi il nous apporterait des
révélations plus décisives que ne l'a fait par exemple la découverte de
l'Amérique en 1492. D'où peut surgir chez tant de gens la certitude irraisonnée
mais indéracinable qu'une intelligence extra-humaine quelque part dans le
cosmos, du seul fait qu'elle communiquerait avec nous, ferait la lumière sur la
signification de notre existence ? Ce ne peut être que le besoin d'une
transcendance qui mettrait fin au christianisme, comme chez Heidegger. Plus
ça change et plus c'est la même chose. Les soucoupes volantes, c'est le néo-
paganisme de la foule.
Je serais très heureux si les espaces infinis devenaient vraiment la new
frontier dont parlaient naguère les Américains. Il est un chiffre, toutefois, qui
donne à réfléchir : celui que les experts ont négligemment laissé tomber au
moment où la plus glorieuse des sondes spatiales, après avoir visité en
quelques années les environs de nombreuses planètes, a fini par sortir du
système solaire. Courageuse petite sonde ! Si ses batteries ne s'épuisaient pas,
elle nous mettrait en rapport avec les étoiles ! A une vitesse inouïe, elle se
dirige vers la plus proche d'entre elles. Il suffit donc de patienter, comme on
patientait naguère en admirant les photos de Vénus quand on attendait encore
Jupiter et Saturne. Le problème, c'est que, cette fois, il faudra attendre plus
longtemps : cent quarante mille ans.

___________________ notes ___________________

1. Op. cit.
René Girard [en 1994]
est professeur de littérature à Stanford University, USA.

II a publié :
Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961
Dostoïevski : du double à l'unité, Plon, 1963
La Violence et le sacré, Grasset, 1972
Critique dans un souterrain, L'Age d'Homme, 1976
Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978
To Double Business Bound, Johns Hopkins, 1978, Athlone,
1988.
Le Bouc émissaire, Grasset, 1982
La Route antique des hommes pervers, Grasset, 1985
Shakespeare : les feux de l'envie, Grasset, 1990

Michel Treguer
est producteur-réalisateur de radio et de télévision.

Il a publié :
Faces cachées, une autobiographie rêvée
Vivre ses vies, fable, Diffusion Breizh, 1984

°°°°°°°°°°°

Présentation

René Girard est assurément un personnage hors du commun : né français en


1923 en Avignon, il vit depuis 1947 aux États-Unis, où il s'est marié et où il
enseigne (à l'université Stanford de Californie). Le titre de son premier livre —
Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) — demandait encore un
instant de réflexion pour laisser deviner le caractère scandaleux de sa thèse;
l'ouvrage pouvait donner le change, figurer dans des collections savantes sans
y apparaître d'emblée comme une monstrueuse verrue. Mais, bientôt, voici que
le voile se déchire et que sonnent des trompettes inouïes dans nos cénacles
universitaires. Alors que nos intellectuels étaient plutôt portés à s'inscrire dans
la filiation de Lénine, de Trotski, de Mao Zedong ou bien de Freud et de
Saussure, lorsque les maîtres s'appelaient encore Sartre ou bien déjà Lacan,
Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Barthes, un original, qui vit sans doute dans
le désert au milieu des serpents à sonnettes, si ce n'est au sommet d'une
colonne, se met à jeter aux étals de nos libraires des livres insolites qui portent
des titres incongrus : La Violence et le sacré (1972), Des choses cachées
depuis la fondation du monde (1978) — des livres qui proposent une
explication générale religieuse de vos comportements individuels et sociaux;
qui tiennent Cervantès, Shakespeare, Marivaux ou Proust pour plus réalistes
que Marx; des livres surtout qui, en plein remue-ménage structuraliste sur les
rives du boulevard Saint-Michel, affirment que la clé du paradis est bien sous
nos yeux depuis deux mille ans, dans les Évangiles où nous n'avons pas osé la
saisir à pleine main, et que Jésus est bien le Dieu unique une seule fois incarné
que disent le pape et nos grands-mères bigotes… Un pavé incroyable dans la
mare de nos discussions parisiennes et universitaires !

La violence des réactions fut à la mesure de la provocation, de la


nouveauté et de l'ancienneté mêlées de ces vues. Pour être tout à fait franc, je
me suis moi-même demandé si René Girard n'était pas un disciple des terribles
inquisiteurs, des missionnaires uniformisateurs, destructeurs de cultures. J'ai
vivement polémiqué avec lui sur les ondes de France-Culture. Mais ces débats,
là encore, gardaient quelque chose d'insolite : ces relations agitées, ces
agressions verbales qui m'eussent fâché à vie avec tout autre penseur
laissaient René Girard exemplairement bienveillant, intéressé, curieux, amical,
affectueux. Ce bonhomme-là n'était pas comme les autres.

Depuis, en quelques très courtes années, le monde a beaucoup changé.


L'URSS est morte. L'expérience communiste vient de s'anéantir comme si elle
n'avait jamais existé. L'unique alternative proposée par les philosophes à la
démocratie libérale capitaliste a été tentée en vraie grandeur, en pleine
réalité : et ça n'a pas marché. Nous ne sommes plus du tout au même point
qu'au début de ce siècle, et nous n'y sommes plus devant les siècles des siècles
à venir. L'Histoire nous aveugle sans ménagement — ou nous dessille — de ses
paradoxes brûlants. La démocratie et ses Droits de l'Homme paraissent
désormais s'imposer à tous et partout. C'est un fameux renversement. Voici
que ce régime, dont même les tenants soulignaient plutôt jusqu'à présent la
faiblesse native, l'incapacité à se mesurer aux dictatures exploitant sans
scrupules leurs sujets asservis, voici qu'il apparaît aussi comme le plus
efficace : jusqu'à nouvel ordre, comme le seul efficace. Aux derniers
incrédules, la guerre du Golfe est venue rappeler que les Alliés de 1945
n'avaient rien perdu de leurs vertus guerrières. On aperçoit mieux que les
ralliés, l'Allemagne et le Japon, n'ont dû leur salut qu'à l'adoption de toutes les
valeurs de leurs vainqueurs. En ce cinq centième anniversaire du premier
voyage de Colomb, annonciateur tout à la fois de l'essor du capitalisme
marchand et de la destruction de l'Amérique indienne, resurgissent des
questions qui tout à la fois passionnent et effraient : l'occidentalisation de
toute la planète, la destruction des autres cultures, des autres régimes sont-
elles inéluctables, souhaitables, programmées ? Le triomphe de la démocratie
est-il une victoire de l'Amour et de la Liberté, ou celle d'une mafia de
gangsters cimentant leur bien-être du malheur des autres ? Les pays les plus
riches mènent-ils réellement ce jeu, ou ne sont-ils eux aussi que les jouets de
processus planétaires, physiques, biologiques, métaphysiques, religieux qui les
dépassent et les emportent ?
Nos intellectuels ont vu leurs idoles leur couler entre les doigts. Ils ont
entrepris de les brûler dans le feu de nouvelles études, de les perdre dans les
immensités de nouveaux et savants paradigmes où il est beaucoup question de
hasard, d'auto-organisation, de complexité, toutes notions dont l'intérêt
masque mal un aveu d'impuissance devant les mystères du monde…
Au contraire, et même s'il ne cesse de compléter, d'affiner, de nuancer ses
analyses, René Girard, lui, a pu ne rien changer à l'essentiel de son message,
qu'on qualifiera, selon l'angle sous lequel on le considère, d'optimiste ou
d'apocalyptique. Certaines de ses conclusions — l'annonce de l'unification, de
l'uniformisation de l'humanité — continuent de me glacer. Seulement voilà : et
s'il disait vrai ? et s'il était celui par qui le scandale se rappelle à nous ?
« La courtoisie, dit René Girard, ne doit pas aller jusqu'à nous empêcher
de penser.»

Le texte qui va suivre, récrit par Michel Treguer, revu par René Girard,
découle pour l'essentiel de deux entretiens enregistrés — sans autre témoin —
entre les auteurs.
Quelques pages ont cependant été empruntées — d'une part au texte
(inédit) d'autres conversations entre René Girard et Jean-Claude Guillebaud,
avec bien sûr l'autorisation bienveillante de ce dernier que les deux auteurs
remercient — et d'autre part à des textes (reformulés) ancien ou récents, en
français ou en anglais, de René Girard.
L'entrelacement des thèmes est à la fois inévitable et volontaire : en deçà
même de l'origine orale de ce texte, l'ensemble du phénomène humain qui s'y
trouve discuté ne se laisse guère réduire à un exposé linéaire. Gageons que
certaines répétitions ne seront pas de trop pour tenter de lever certains des
malentendus qui entourent encore l'œuvre de René Girard.

M.T.

Quand ces choses commenceront...


Quand ces choses commenceront… est une citation de l'Évangile selon saint
Luc (21, 28). Elle avait été utilisée par Philippe Murray dans la revue Tel Quel
pour titrer un entretien avec René Girard au moment de la parution de son livre
Des choses cachées depuis la fondation du monde.

Sans doute peut-on compter sur les doigts d'une main les « intuitions »
comme celle de René Girard qui, en un siècle ou peut-être même en un
millénaire, déchirent et restructurent le ciel des idées. Pour l'auteur de La
Violence et le sacré — plus proche des romanciers et des dramaturges que des
philosophes — un même mécanisme, les mêmes valeurs ou les mêmes pièges
sont à l'œuvre dans la naissance des religions, le triomphe du christianisme,
l'effondrement du communisme, le règne de l'« humanitaire »… ou les scènes
de ménage : le mimétisme.
Un peu plus de quinze ans après Des choses cachées depuis la fondation
du monde, quatre ans après la chute du Mur de Berlin, ces entretiens avec
Michel Treguer — à la fois familier, admirateur et critique de l'œuvre de son
interlocuteur — montrent à quel point les événements qui secouent la planète
paraissent conforter, jusqu'à donner le vertige, les thèses de René Girard : les «
choses » auraient-elles vraiment commencé ?…

En couverture :
Caspar David Friedrich, L'Étoile du soir (D.R.)

V
Le Christ
(ordres et désordres)

Pour vous, la révélation christique déclenche un processus global,


mondial, sinon plus vaste encore. Nous sortons du mensonge, de l'ombre
mythique pour renaître sous le soleil de la vérité. C'est le début de l'Histoire
véritable, et ce n'est pas un mythe de plus.

D'un point de vue chrétien on pourrait dire que c'est la Création qui repart
en quelque sorte. La Création endommagée par le péché.

Quel péché justement ?

Le péché de l'homme, le péché originel.

Oui, mais comment le définissez-vous ?

Je ne prétends pas le définir, mais je dis que le système mimétique en fait


un bon morceau ! Le péché originel commence au niveau de l'individu dans la
Genèse, avec Adam et Ève, mais il se poursuit immédiatement sur le plan
collectif avec Caïn et Abel : le meurtre du frère, c'est la création de la culture
humaine, n'est-ce pas ? Tout le système mimétique est là, et les Évangiles le
disent, je pense. Ils font dire à Jésus qu'« il va mourir comme les prophètes »,
et, parmi les prophètes, Abel est mentionné. Cela montre qu'il n'est pas
question ici des prophètes juifs seulement, mais de tous les meurtres religieux
depuis la fondation du monde, meurtres qui ressemblent tous à la Passion en
ceci que ce sont tous des meurtres fondateurs au sens du bouc émissaire. La
mort du Christ se situe dans la continuité de ces meurtres. Ce qu'il y a de
singulier dans la Passion, ce n'est pas la façon dont le Christ meurt — comment
la crucifixion pourrait-elle être singulière puisque c'était le supplice le plus
répandu dans le monde romain ? — c'est que, au lieu de se terminer par une
sacralisation de bouc émissaire, ça se termine par une désacralisation de tout le
système. Et, ce que le christianisme dit, qui est évidemment très paradoxal,
c'est que, cette Révélation qui désacralise tout, elle est seule vraiment
religieuse, elle est seule vraiment divine.
Structurellement, les Évangiles ressemblent à un mythe : il y a crise, il y a
meurtre collectif, il y a révélation religieuse. Pour comprendre que ce n'est pas
la même chose, il faut voir ce qu'on dit de la victime. Ce n'est pas du tout la
même chose de regarder un meurtre du point de vue des meurtriers et de le
regarder du point de vue de la victime innocente.

On pourrait vous opposer ceci : le texte mythique n'avouant évidemment


pas son mensonge, vos affirmations que ce texte ment et que par contre le texte
évangélique dit la vérité sont nécessairement préalables à toute analyse; votre
système de représentation et celui de vos critiques sont l'un et l'autre clos, ils
s'excluent. La discussion est impossible.

C'est une excellente objection qui en résume bien d'autres ! Mais je


réponds qu'il n'est pas vrai que je pose avant toute analyse que le mythe est
mensonge et l'Évangile vérité. Ce sont au contraire le monde moderne et sa
pseudo-science qui posent avant tout examen sérieux que tout est mythe, y
compris la Passion, que tout est faux. En résistant à l'emballement mimétique
auquel les mythes ne résistent pas, les Évangiles repèrent, pénètrent, expliquent
ce que les mythes subissent trop complètement pour le voir. Les Évangiles
voient que la culpabilité d'Œdipe est une « culpabilité bidon » de foule
paniquée — comme celle du Christ — ils peuvent décrire ce que croient voir
les yeux des païens, le bouc émissaire premièrement tué et puis plus tard
faussement divinisé en tant que bouc réconciliateur.
L'Évangile de Luc nous dit que, « à partir de ce jour-là (après la mort de
Jésus), Hérode et Pilate, d'ennemis qu'ils étaient, devinrent amis ». C'est une
réconciliation qui évidemment n'est pas chrétienne, mais qui est le résultat du
sacrifice pour ceux qui y croient. Il y a plus fort encore : Hérode croit à la
résurrection de Jean-Baptiste qu'il a fait tuer ! C'est écrit (Mt 14, 2) ! De Jésus
dont la renommée arrive jusqu'à lui, le tétrarque affolé déclare : « Cet homme
est Jean le Baptiste ! C'est lui, ressuscité des morts; voilà pourquoi le pouvoir
de faire des miracles agit en lui ! » Hérode divinise sa victime en tant que bouc
émissaire, en tant qu'il l'a tuée…
Les Évangiles voient que le mythe est dominé par une Accusation fausse,
alors que le mythe ne peut rien nous dire sur les Évangiles. Sans la
compréhension évangélique nous voyons seulement la proximité des thèmes
mythiques et évangéliques, la ressemblance « diabolique », la « singerie »
de Satan qui nous donne à penser que c'est la même chose partout. Mais le
point de vue des meurtriers, même « innocemment » et sincèrement ivres de
leur meurtre, et finalement reconnaissants à leur victime de les avoir « sauvés
», ne vaut pas la vérité de la victime, qui se révèle effectivement capable de
tout décortiquer et de tout expliquer. Cette vérité-là, par contre, nous ne
pouvons pas la décortiquer et l'expliquer par nos seuls moyens humains. Le
Christ n'est pas divinisé en tant que bouc émissaire. Ceux qui le tiennent pour
Dieu les chrétiens — sont ceux qui ne font pas de lui leur bouc émissaire.

Le mythe justifie la violence, mais les rites qu'il engendre l'arrêtent


aussi ?
Le mythe justifie la violence contre le bouc émissaire, la communauté n'y
est jamais coupable. Thèbes n'est pas coupable vis-à-vis d'Œdipe, Œdipe est
coupable vis-à-vis de Thèbes. Mais le rite protège les communautés de la
grande violence du désordre mimétique grâce aux violences réelles et
symboliques des sacrifices… Pour reprendre l'expression de Jean-Pierre
Dupuy, « les systèmes sacrificiels contiennent la violence, dans les deux sens
du terme » : parce qu'elle est dedans, et parce qu'ils l'empêchent de tout
submerger.

Après tout, ce n'est peut-être pas si mal de contenir la violence ainsi en la


« médiatisant » dans des rites ?

Ce n'est pas si mal, mais la violence revient toujours.

Mais peut-être au coût minimum.

Peut-être au coût minimum, mais aussi au prix de la vérité, par la grâce du


mensonge. Certaines sociétés primitives évitent de s'en prendre au vrai
coupable parce que ce serait exciter l'esprit de vengeance. Canaliser la violence
vers une victime sacrificielle comme vers une espèce de paratonnerre, c'est
sans doute arrêter la violence, mais ce n'est pas joli, joli… Même si nous
sommes très sélectifs dans nos indignations, très hypocrites parfois, il reste vrai
de dire, en gros, que nous ne tolérons plus cette solution-là.

On ne peut pas condamner le sacrifice puisqu'il est inconscient, mais on


ne peut pas le recommander parce que, comme nous le disions tout à l'heure, si
on le pratique en connaissance de cause, à ce moment-là, c'est le nazisme.

Si vous faites du sacrifice une idéologie, vous êtes dans l'horreur.

Par contre, ce qui se passe avant l'apparition du christianisme n'est pas «


mal ». C'est simplement l'histoire humaine ?

C'est l'histoire humaine. Mais, le biblique, c'est mieux, c'est la résistance


au phénomène de bouc émissaire. Les religions antérieures sont complètement
noyées dans l'univers sacrificiel, soumises à ses mécanismes, mais avec une
certaine innocence. A la vérité, le mot innocence est dangereux et excessif;
dans les Actes des apôtres, vous avez un texte extraordinaire qui parle
d'ignorance. Pierre marche vers la foule à Jérusalem et dit : « Vous ne vous
rendez pas compte de ce que vous avez fait, vous avez tué le fils de Dieu, et
vous ne le saviez pas, vous ne l'avez pas compris, même vos chefs l'ignoraient.
» C'est-à-dire qu'il accorde même aux politiciens cyniques, à Caïphe et à Pilate,
le bénéfice de l'inconscience : leurs manigances ne portaient pas sur l'essentiel.
On pense aussi au « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils
font » de Jésus. Pourtant, il arrive au Christ aussi de parler de violence ?

« Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre, je suis venu séparer
le fils du père, la fille de la mère, etc. », ça ne veut pas dire : « Je suis venu
apporter la violence » ; mais plutôt : « Je suis venu apporter une paix telle, une
paix tellement privée de victimes, qu'elle surpasse vos possibilités et que vous
allez devoir en passer par une explication avec vos phénomènes victimaires. »
Ce sont là les textes religieux du monde moderne. Ils ne sont pas seulement
occidentaux, ils n'appartiennent à personne, ils sont universels.

L'arrivée du Christ perturbe l'ordre sacrificiel, le cycle des petites fausses


paix provisoires suivant les sacrifices ?

L'histoire des « démons de Gérasa », dans les Évangiles synoptiques et


notamment chez Marc, le montre bien. Pour se libérer de la foule qui l'entoure,
le Christ monte sur une barque, traverse le lac de Tibériade et accoste en
territoire non juif, au pays des Géraséniens. C'est la seule incursion, dans les
Évangiles, chez un peuple non lecteur de la Bible, non soumis à la Loi
mosaïque. Comme Jésus descend de la barque, un homme possédé vient lui
barrer le passage, comme le Sphinx à Œdipe. « Il avait son habitation dans les
tombes, et même avec une chaîne personne ne pouvait le lier. Sans cesse, nuit
et jour, il était à crier et à se taillader avec des pierres. » Le Christ lui demande
son nom, et il répond : « Je m'appelle Légion, car nous sommes beaucoup. » Il
demande alors, ou plutôt les démons qui parlent par sa bouche demandent au
Christ de ne pas les envoyer hors du pays — détail significatif — puis de les
laisser entrer dans un troupeau de porcs qui paissent par là. Ce qu'ils font. Et
les porcs se précipitent du haut de la falaise dans le lac. Ce n'est pas la victime
qui se jette de la falaise, c'est la foule. A l'expulsion de la victime unique est
substituée l'expulsion de la foule violente. Le possédé, guéri, veut suivre le
Christ, mais celui-ci lui dit de rester chez lui. Et les Géraséniens viennent en
foule supplier Jésus de partir immédiatement. Ce sont des païens qui
fonctionnent grâce à leurs expulsés, et le Christ est en train de semer dans leur
système un trouble qui fait penser aux désordres actuels du monde. Ils lui
disent en somme : « Nous préférons continuer avec nos exorcistes, parce que,
toi, tu es visiblement un vrai révolutionnaire. Au lieu de réorganiser le
démoniaque, de le réarranger quelque peu comme un psychanalyste… tu le
supprimes entièrement. Si tu restais, tu nous priverais des béquilles
sacrificielles qui nous permettent de nous déplacer. » C'est alors que Jésus dit à
l'homme qu'il vient de libérer de ses démons : « C'est toi qui va leur expliquer.
» Au fond, c'est un peu le même scénario que la conversion de Paul. Qui sait si
le christianisme historique n'est pas ce système qui, pendant longtemps,
modère le message et permet de patienter pendant deux mille ans ? Ce texte
bien sûr est daté par son cadre démonologique primitif, mais on y trouve l'idée
capitale que, dans l'univers sacrificiel qui est la norme de l'homme, le Christ
vient toujours trop tôt. Plus exactement, le Christ doit venir à son heure, pas
avant son heure. A Cana il dit : « Mon heure n'est peut-être pas encore venue. »
Ce thème est lié à la crise sacrificielle : le Christ intervient au moment où la
faillite du système sacrificiel est complète.
Ce possédé qui ne cesse de se taillader avec des pierres, comme Jean
Starobinski l'a relevé, est un « auto-lapidé ». Or, c'est la foule qui lapide.
Donc, ce sont bien les démons de la foule qui sont en lui. C'est pourquoi il
s'appelle Légion, il est en quelque sorte l'incarnation de la foule. C'est la foule
qui sort de lui pour aller se jeter du haut de la falaise. Nous assistons à la
naissance d'un individu capable d'échapper aux fatalités de la violence
collective.

Ces textes sont très beaux et en même temps obscurs; ils ont besoin d'être
commentés, éclairés. « Ce qui est caché sera révélé. » Pourquoi la Révélation
doit-elle être cachée ?

Elle ne doit pas être cachée, à la vérité elle n'est pas cachée du tout. C'est
l'homme qui est aveugle. Il est à l'intérieur de cette clôture de la représentation,
chacun est dans le bocal de sa culture… Autrement dit, il ne voit pas ce que je
disais tout à l'heure, le principe d'illusion qui gouverne sa vision. Même après
la Révélation il ne comprend toujours pas.

Ça veut bien dire que les choses vont progressivement surgir mais que,
au début, elles sont incompréhensibles ?

Elles paraissent incompréhensibles parce l'homme vit sous le signe de


Satan, dans le mensonge et dans la peur du mensonge, dans la peur des
menteurs. Il faut que s'opère le renversement de la Passion.

Dans la mesure où l'Église elle-même se trompe depuis deux mille ans et


pratique une lecture sacrificielle de la Passion du Christ, c'est une façon de
cacher la Révélation…

Je ne dis pas que l'Église se trompe. La lecture que


je propose retrouve tous les grands dogmes, mais elle les dote de leur
soubassement anthropologique resté inaperçu.

Pourquoi pas un grand coup de soleil ou de balai définitif dans nos


mauvaises habitudes en l'an zéro, ouvrant une ère d'amour et de paix infinie ?

Parce que le monde n'y résisterait pas ! Comme le principe sacrificiel est
le principe fondamental de l'ordre humain — les hommes ont besoin jusqu'à un
certain point de déverser leur violence, leurs tensions sur des boucs émissaires
— le détruire d'un seul coup est impossible. C'est pourquoi le christianisme est
agencé de façon à ménager des transitions. C'est une des raisons, sans doute,
pour laquelle il est à la fois si éloigné et si proche des mythes, toujours
susceptible d'être interprété un peu mythiquement.
Lorsque Nietzsche dit que le christianisme est impossible, qu'il ne peut
aboutir qu'à des absurdités, à des choses démentes, on peut dire qu'il a raison
en première instance… même s'il a tort sur le fond ! On ne se débarrasse pas
du principe sacrificiel d'une simple pichenette !
L'Histoire n'est pas finie ! Il se produit tous les jours sous nos yeux des
choses très intéressantes, des changements de regards. Aux États-Unis et
partout, on peut unifier beaucoup de phénomènes culturels actuels en les
décrivant comme la découverte de nouvelles victimes, comme leur
réhabilitation concrète plutôt, car à la vérité elles sont découvertes depuis
longtemps : les femmes, les jeunes, les vieillards, les fous, les handicapés
physiques et mentaux, etc. Notre langage est dominé par ce type de
considérations. Par exemple, la question de l'avortement qui a une grande
importance dans le débat américain ne se formule plus qu'ainsi : « Qui est la
vraie victime ? est-ce l'enfant ou est-ce la mère ? » On ne peut plus défendre
une position quelconque, n'importe laquelle d'ailleurs, qu'en faisant d'elle une
contribution à la croisade anti-victimaire.

Ça vous paraît une bonne chose ou une régression ?

En soi, c'est une bonne chose ! Le vocabulaire, le point de vue chrétiens


se glissent partout et s'universalisent : c'est un signe que les temps changent,
que la Révélation progresse…
Mais il est vrai aussi que, dans bien des cas, ce sont des caricatures qui se
mettent en place, des exploitations détournées et pathologiques de l'obsession
victimaire. Désormais, on ne persécute plus qu'au nom des victimes ! Encore
une fois, c'est ce que Nietzsche a très bien vu à une époque où c'était moins
caricatural qu'aujourd'hui : mais il n'a pas vu la vérité derrière le mensonge.
Voyez par exemple la terreur que fait peser à l'heure actuelle sur les
lettres et les sciences de l'homme, autrement dit sur les secteurs les plus
vulnérables de l'université américaine, la coalition de ce qu'on appelle là-bas
les single-issue lobbies, les groupes de pression ethniques, féministes, néo-
marxistes, gay and lesbian liberation, etc. A partir du moment où le souci
victimaire s'universalise dans l'abstrait et se transforme en impératif absolu, il
devient lui-même un instrument d'injustice. Par une sorte de surcompensation,
il existe désormais une tendance à faire de la simple appartenance à un groupe
minoritaire une espèce de privilège, un droit à la titularisation par exemple
dans l'université. Chaque fois que des critères de sélection purement ethniques
et sociaux se substituent au talent pédagogique, à la qualité des publications,
l'université américaine perd ce qui faisait son efficacité, à savoir la concurrence
réglée des mérites. Elle se transforme en une bureaucratie autocratique, en un
système hiérarchisé selon des critères étrangers au succès de la recherche ou
même à l'efficacité dans la transmission des savoirs. Le fait que cette hiérarchie
inverse l'ancienne ne constitue pas un progrès. Sur le plan social, un Nietzsche
à l'envers ne vaut pas mieux que l'autre, celui qui prône l'anéantissement des
faibles et des ratés.
A l'extrême, la toute-puissance de la victime devient telle dans notre
univers qu'elle est peut-être en train de glisser vers un nouveau totalitarisme.

Eh ! Il ne pouvait pas prévoir ça, le Christ ?

Il l'a prévu ! les textes chrétiens l'annoncent ! Paul dit : « A la fin des
temps, croyez-vous que le Christ trouvera de la foi lorsqu'il reviendra parmi les
hommes ? » L'Apocalypse de Jean n'est tout entière que cette annonce !…
Qu'est-ce que ça veut dire l'Antéchrist ? Ça veut dire qu'on va imiter le Christ
d'une manière parodique. C'est une description exacte d'un monde, le nôtre,
dans lequel les actes les plus persécuteurs se font au nom de la lutte contre la
persécution. Le soviétisme n'était rien d'autre.
Si vous voulez, on peut ou bien s'opposer franchement à l'attitude
chrétienne comme les nazis, ou bien usurper cette attitude et la détourner de
son but, et c'est notre totalitarisme à nous. Les nazis disaient : « Nous
allons changer la vocation du monde occidental, annuler l'idéal d'un univers
sans victimes. Nous allons faire tellement de victimes que nous nous ré-
installerons dans le paganisme. » Ce qui nous menace aujourd'hui en
Amérique, par contre, c'est le contraire : le politically correct…

Comment le définissez-vous, dans votre vocabulaire ?

C'est la religion de la victime détachée de toute transcendance,


l'obligation sociale d'employer une véritable « langue de bois victimaire », qui
vient du christianisme mais qui le subvertit plus insidieusement encore que
l'opposition ouverte.

Faites-nous rire un peu en nous racontant les dernières perles de ce


jargon ?

Un bel exemple, c'est la substitution par des professeurs féministes, du


terme séminaire jugé sexiste — il vient de seminarium (« pépinière ») qui vient
lui-même de semen (« semence ») — par celui… d'ovarium !

Non ?…

Si ! On peut aussi citer le « code sexuel » officiellement adopté par


Antioch College dans l'Ohio, qui oblige les mâles à prévenir leur partenaire à
haute voix qu'ils vont se lancer dans telle ou telle manœuvre amoureuse : «
May I place my hand here ? May I move my hand in a rythmic fashion ? » («
Puis-je mettre la main ici ? Puis-je mouvoir rythmiquement la main ? »)
Ce sont les nouvelles « précieuses ridicules »… Mais, bon, on ne va tout
de même pas ouvrir des camps ou des goulags au nom du « politically correct
» ?…

Eh !… Il y a des manières plus astucieuses que le goulag de se


débarrasser des gens. On va peut-être voir ça…

Revient toujours le temps des procès, fussent-ils d'intention, et des


chasses aux sorcières…

Pourquoi l'aveu des victimes, dans toutes les chasses aux sorcières, dans
les procès staliniens par exemple, est-il si important ? parce qu'il refait
l'unanimité. Lorsqu'il y a transcendance sociale véritable, comme dans une
monarchie de droit divin ou dans une démocratie consensuelle fondée sur des
principes universels, l'unité de la société n'est pas périodiquement mise en
cause par le décès de son représentant. « Le roi est mort, vive le roi ! » Mais
dans un univers où la vérité découle toujours d'une unanimité menacée, si
l'unité se fissure, il faut à chaque fois la refaire sur le dos de victimes. C'est ce
qui fait le caractère tragique de ces systèmes.

Mais qu'est-ce qui convainc la victime elle-même de s'avouer coupable, à


l'inverse de Job ?

La pression mimétique ! Les sorcières avouent toujours, les accusés


politiques aussi, par l'effet de cette clôture de la représentation dont nous
parlions. Les êtres humains vivent à l'intérieur de certaines formes sociales.
Lorsqu'ils voient que tout le monde est contre eux, où puiseraient-ils la force
de ne pas avouer, sur quoi se fonderait leur refus ? Les sorcières sont les
doubles de leurs juges, elles partagent leurs croyances dans leur propre
culpabilité.

Vous pensez par exemple que, dans un procès stalinien, l'accusé finissait
par penser qu'il pouvait bien mourir si ça réconciliait la société sur sa vie ?

Pas toujours, mais ça a bien dû arriver… Et puis, il y a ce prestige


immense de la violence… N'est-il pas vrai que le prestige du stalinisme a décru
(notamment chez les intellectuels occidentaux !) à partir du moment où son
degré de violence a baissé, où il a commencé à faire un peu d'autocritique ?…

Alors, où est la limite entre la juste dénonciation des persécuteurs et


l'exagération dérisoire de ce phénomène ?

On ne peut pas faire de règles, on ne peut pas donner de recettes. C'est la


différence entre ce qui vient de l'amour véritable et le pur ressentiment
mimétique. Il ne faut jamais oublier que les persécuteurs, dans les systèmes
stables, ne se savent pas persécuteurs; ils ne se reconnaissent pas dans le
portrait que leurs victimes donnent d'eux lorsqu'elles commencent à se
plaindre. Prenez par exemple un bon Italien moyen, ou même un Français, et
dites-leur que depuis toujours ils oppriment leurs épouses. D'abord, ils ne vous
croiront pas. Ils n'ont jamais vraiment réfléchi à la question. Si vous les y
contraignez, si vous leur remettez encore et toujours les mêmes réalités sous le
nez, même s'ils ne l'avouent pas, ils finiront par entrevoir la vérité. Ils vont
donc se mettre à critiquer non pas leur propre comportement, ce serait trop
demander, mais celui… de leurs ancêtres ! Sans doute finiront-ils par changer
quand même un tout petit peu. Quand la vérité est dite et redite, une fois qu'elle
se trouve dans le domaine public, elle finit toujours par gagner du terrain.
Beaucoup plus vite qu'il ne semblait possible, un consensus se fait sur des
positions qui, peu d'années auparavant, paraissaient encore révolutionnaires,
complètement inadmissibles aux conservateurs.
Il y a beaucoup d'abus dans ce qui se passe dans nos sociétés depuis un
quart de siècle, mais il y a aussi beaucoup de justice en marche. Il est très
difficile de maintenir ces deux vérités ensemble sous le regard et de faire à
chacune la part qui lui revient. Les hommes sont ainsi faits, malheureusement,
que la correction d'une injustice ne va jamais sans risque de chute dans l'excès
inverse. C'est le mimétisme des groupes qui veut cela. Les sociétés modernes
ressemblent à d'énormes masses semi-liquides toujours en mouvement. Pour
modifier leur direction le moins du monde, il faut des efforts inouïs et une
chance extraordinaire. Dès qu'on réussit, l'avalanche mimétique menace de tout
emporter. A notre époque, le mimétisme est renforcé par la communication
instantanée et le sensationnalisme des médias. D'où l'importance du politique,
et presque toujours sa prodigieuse poltronnerie, sa tendance à nager dans le
sens du courant, comme Pilate, par souci électoral, par impuissance à penser
seul. Il ne faut surtout pas se figer dans des positions a priori « révolutionnaires
» ou « traditionnelles ». Vous voyez à quel point je suis modéré… On
voit en moi un frénétique, parce que je ne me fais pas d'illusions à la Rousseau
sur la bonté naturelle de l'homme, mais rien n'enseigne la modération comme
la théorie du péché originel, qui est toujours l'inverse de ce que disent ses
critiques. La croyance en la bonté naturelle de l'homme, parce qu'elle est
toujours déçue dans la réalité, aboutit toujours à des chasses au bouc émissaire.
Sur ce point, d'ailleurs, l'histoire de Rousseau lui-même et son aboutissement
paranoïaque sont tout à fait exemplaires.
VI

Retour sur l'imitation

Revenons encore une fois sur cette imitation que Platon voyait partout,
sauf là où c'était le plus important : dans les comportements d'acquisition,
dans la concurrence des désirs.

La mimesis, c'est le mot grec pour imitation. La danse est le plus


mimétique de tous les arts, et on voit bien en effet son rapport avec la
contagion, la transe collective; on voit son rôle dans les sacrifices. Dans les
Évangiles eux-mêmes, la danse de Salomé est une espèce de Sacre du
Printemps qui aboutit à la mort du prophète.

Le désir mimétique ne peut produire que du mal ?

Non, il peut devenir mauvais s'il suscite des rivalités, mais il n'est pas
mauvais en soi, il est même très bon, et, heureusement, les hommes ne peuvent
pas plus y renoncer qu'à la nourriture ou au sommeil. C'est à l'imitation que
nous devons non seulement nos traditions, sans lesquelles nous ne pourrions
rien, mais, paradoxalement, toutes les innovations dont nous faisons tant de cas
aujourd'hui. La technique et la science modernes le montrent admirablement.
Étudiez l'histoire de l'économie mondiale et vous verrez que depuis le XIXe
siècle toutes les nations qui, à un moment donné, ont paru destinées à ne
jamais jouer qu'un rôle subalterne, faute de « créativité », en raison de leur
nature imitative, « singeresse » comme aurait dit Montaigne, se sont toujours
révélées par la suite comme plus créatrices que leurs modèles.
Ça a commencé par l'Allemagne qui, au XIXe siècle passait pour capable
tout au plus d'imiter les Anglais, au moment précis où elle les dépassait. Ça a
continué par les Américains en qui les Européens ont longtemps vu de
médiocres faiseurs de gadgets, insuffisamment théoriques et cérébraux pour
prendre le leadership mondial. Ça a recommencé une fois de plus avec les
Japonais qui, après la Seconde Guerre mondiale, passaient encore pour de
minables imitateurs de la supériorité occidentale. Ça recommence semble-t-il
avec la Corée, demain peut-être ce sera la Chine…
Toutes ces erreurs successives sur le potentiel créateur de l'imitation ne
peuvent pas être dues au hasard. Pour faire un imitateur efficace, il nous faut
ouvertement admirer le modèle que nous imitons, il nous faut avouer notre
imitation. Il nous faut reconnaître franchement la supériorité de ceux qui
réussissent mieux que nous et nous mettre modestement à leur école.
Si un homme d'affaires voit son concurrent gagner de l'argent alors que
lui en perd, il n'a pas le temps de ré-inventer toute la technique de sa
production. Il imite ses rivaux plus heureux.
Dans les affaires, l'imitation reste possible de nos jours parce que la
vanité mimétique est moins engagée que dans les arts, dans la littérature ou la
philosophie. Dans les domaines plus spirituels, le monde moderne rejette
l'imitation en faveur de l'originalité à tout prix. Il ne faut jamais dire ce que
disent les autres, ne jamais peindre comme les autres peignent, ne jamais
penser ce que les autres ont pensé, etc. Comme c'est absolument impossible, on
tombe très vite dans une imitation négative qui stérilise tout. C'est la rivalité
mimétique qui ne peut pas s'exaspérer sans devenir destructrice de bien des
façons.
On le voit aujourd'hui même dans les sciences dites « molles », et qui
méritent bien ce qualificatif. De plus en plus souvent, il leur faut changer leur
fusil d'épaule et annoncer à grand fracas quelque nouvelle « rupture
épistémologique » dont on prétend qu'elle renouvelle le champ de fond en
comble.
Cette furie d'originalité a produit quelques rares chefs-d'œuvre et pas mal
de choses assez bizarres dans le style des Écrits de Jacques Lacan. Il y a encore
quelques années la surenchère mimétique était devenue si folle qu'elle obligeait
chacun à se faire plus incompréhensible que le voisin. Dans les universités
américaines l'imitation de ces maîtres-là a donné depuis des résultats assez
cocasses. Mais aujourd'hui ce citron est complètement pressé. Le principe de
l'originalité à tout prix aboutit à la paralysie. Plus on célèbre les nouveautés «
créatives et enrichissantes », et moins il y en a. Le prétendu post-modernisme
est plus stérile encore que le modernisme et, son nom même l'indique,
totalement dépendant à son égard.
Pendant deux mille ans les arts ont été imitatifs, et c'est seulement au
XIXe siècle et au XXe qu'on s'est mis à refuser le mimétique. Pourquoi ? parce
qu'on l'est plus que jamais… La rivalité joue un rôle tel qu'on s'efforce
vainement d'exorciser l'imitation.

Effectivement, jusqu'à Molière, Racine, Marivaux, les auteurs se


retournent constamment vers leurs prédécesseurs pour trouver les thèmes de
leurs œuvres…

A partir de la Querelle des Anciens et des Modernes, à la fin du XVIIe


siècle, on a commencé à se demander si la supériorité des Anciens n'était pas
usurpée, mais on imitait toujours. C'est seulement à partir des symbolistes, à la
fin du XIXe siècle, qu'on interdit l'imitation, qu'on fait d'elle un bouc émissaire
dans tous les domaines, même en psychologie.
A mon avis, il n'y a de nouveauté qu'au sein de la tradition. Vous ne
pouvez subvertir la tradition que de l'intérieur. A partir du moment où vous
êtes extérieur à tout, vous êtes dans le néant et vous y restez ! Je crois
qu'aujourd'hui on en est là… Plus on condamne l'imitation, plus on se voue à
elle sous un déguisement quelconque. Jamais les modes n'ont été plus
contraignantes qu'aujourd'hui. La vie intellectuelle n'est plus qu'une série
d'engouements frénétiques, jusqu'au moment où le ressort se casse.

Il y a quand même aussi un mauvais usage de la tradition, un mauvais


usage du respect qui mènent au confinement. Les professeurs qui se contentent
d'être des collecteurs de l'histoire de la philosophie, des admirateurs ou même
des critiques des maîtres passés, ne seront jamais eux-mêmes de véritables
philosophes, des inventeurs de philosophies. Vous le savez bien car, si vous
voulez rappeler certaines vérités oubliées, il y a aussi, chez un penseur
original comme vous et en dépit de ce que vous dites, une pratique de la table
rase, un côté « desperado de la pensée » …

Il y a des maîtres qu'il faut oublier, il y en d'autres qu'il faut garder ou


rappeler, sans qu'on puisse dire lesquels a priori. Mais l'homme est
essentiellement mimétique, la sainteté est mimétique, la nouveauté est
mimétique, l'ouverture sur le neuf est toujours mimétique. La répétition, l'ennui
le sont aussi…

Mais le nouveau, le nouveau absolu ? Le monde se transforme, la science


invente tous les jours, et c'est quand même vrai aussi que, « la première
aquarelle abstraite » de Kandinsky, c'était la première en effet; personne
n'avait jamais peint comme ça auparavant, c'était vraiment nouveau. Même si
on pense comme vous qu'« il n'y a de nouveauté qu'au sein de la tradition »,
pour que la nouveauté surgisse, il faut bien à un certain moment sortir de
l'imitation ?

Si le nouveau absolu existe, on ne peut pas le codifier. Souvent le


nouveau relatif naît de la rencontre imprévue de deux objets ou de deux
niveaux de réalité qui ne paraissaient pas faits pour se rencontrer. Cela, c'est le
rite qui le suscite, une fois de plus, car, rappelez-vous, il met en scène la crise.
Il est donc parfaitement capable d'opérer des mélanges incongrus, mais de
façon réglée et méthodique, et non dans l'esprit de vertige qui accompagne la
crise mimétique réelle. Le rite est une crise créatrice car partiellement simulée
et toujours un peu gouvernée. Il n'est donc pas contradictoire de célébrer à la
fois la tradition et l'innovation.
Je crois que c'est le sens du sacrifice d'Isaac, qui va marquer le
renoncement au sacrifice humain, le passage au sacrifice animal. Ce qu'il y a
d'extraordinaire dans ce texte biblique, c'est qu'il commence par mettre en
scène un Abraham obéissant encore au système du sacrifice humain. Il montre
l'obéissance d'abord : il montre que c'est à partir de cette obéissance-là que le
vrai changement devient possible.
Je pense que la destruction des formes a une histoire. C'est une esthétique,
et elle dure une centaine d'années au maximum. Mais la construction des
formes n'est pas seulement d'ordre esthétique, et elle est beaucoup plus
importante que la destruction. Même dans le domaine esthétique, on voit bien
que notre civilisation n'est pas comme les autres. Il n'y a que l'Occident
chrétien qui ait jamais trouvé la perspective et ce réalisme photographique dont
on dit tant de mal : c'est également lui qui a inventé les caméras. Jamais les
autres univers n'ont découvert ça. Un chercheur qui travaille dans ce domaine
me faisait remarquer que, dans le trompe-l'œil occidental, tous les objets sont
déformés d'après les mêmes principes par rapport à la lumière et à l'espace :
c'est l'équivalent pictural du Dieu qui fait briller son soleil et tomber sa pluie
sur les justes comme sur les injustes. On cesse de représenter en grand les gens
importants socialement et en petit les autres. C'est l'égalité absolue dans la
perception. L'esthétique actuelle s'efforce encore de se dissimuler l'importance
de notre singularité, mais ça ne pourra pas durer toujours. C'est en train de
s'effondrer.

C'est la thèse de Régis Debray : c'est l'incarnation du Christ et la défaite


des iconoclastes qui donnent à l'Occident la maîtrise des images et, partant, de
l'innovation…
Une question peut-être absurde : est-ce qu'une phrase comme « si on te
frappe sur une joue, tends l'autre » a quelque chose à voir avec l'imitation ?

Bien sûr que oui, puisqu'elle est dirigée contre l'imitation « rivalitaire », et
qu'elle ne fait qu'un avec l'imitation du Christ. Dans les Évangiles tout est
imitation, puisque le Christ lui-même se veut imitant et imité. A la différence
des gourous modernes qui prétendent n'imiter personne… mais qui veulent se
faire imiter à ce titre-là, le Christ dit : « Imitez-moi comme j'imite le Père. »
Les règles du royaume de Dieu ne sont pas du tout utopiques : si vous
voulez mettre fin à la rivalité mimétique, abandonnez tout au rival. Vous
étoufferez la rivalité dans l'œuf. Il ne s'agit pas d'un programme politique, c'est
beaucoup plus simple et plus fondamental. Si autrui vous oppose des exigences
excessives, c'est qu'il est déjà dans la rivalité mimétique, il s'attend à ce que
vous participiez à la surenchère. Donc, pour y couper court, le seul moyen,
c'est de faire le contraire de ce que la surenchère réclame : payer au double la
demande provocatrice. Si on veut que vous marchiez un kilomètre, faites-en
deux; si on vous frappe la joue gauche, tendez la droite. Le Royaume de Dieu
n'est rien d'autre, mais cela ne veut pas dire qu'il soit d'accès facile...
D'autre part, une tradition non écrite assez puissante affirme aussi que «
Satan est le singe de Dieu ». Satan est extrêmement paradoxal dans les
Évangiles. Il est d'abord le désordre mimétique, mais il est aussi l'ordre
puisqu'il est prince de ce monde. Lorsque les pharisiens l'accusent de libérer les
possédés de leurs démons par le pouvoir de « Béelzéboul », Jésus leur répond :
« Si Satan expulse Satan, comment alors son royaume se maintiendra-t-il ?
[…] Mais si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le règne
de Dieu vient de vous atteindre. » Cela veut dire que, l'ordre de Satan, c'est
celui du bouc émissaire. Satan, c'est tout le système mimétique, dans les
Évangiles. Que Satan soit la tentation, que Satan soit la rivalité qui se retourne
contre elle-même, toutes les traditions le voient; succomber à la tentation, c'est
toujours tenter les autres. Ce que l'Évangile ajoute et qui n'appartient qu'à lui,
je pense, c'est que Satan c'est l'ordre. L'ordre de ce monde n'est pas divin, il est
sacrificiel, il est d'une certaine manière satanique. Cela ne veut pas dire que les
religions sont sataniques, ça veut dire que le système mimétique, dans son
éternel retour, asservit l'humanité. La transcendance de Satan, c'est que,
précisément, la violence se maîtrise elle-même provisoirement dans le
phénomène du bouc émissaire : Satan ne s'expulse jamais lui-même pour
toujours — seul l'Esprit de Dieu peut le faire — mais il « s'enchaîne » plus ou
moins par l'ordre sacrificiel. Toutes les légendes du moyen âge vous le disent :
le diable ne demande qu'une seule victime… mais, celle-là, il ne peut pas s'en
passer. Si vous n'obéissez pas aux règles du Royaume de Dieu, vous êtes
forcément tributaire de Satan.
Satan, ça veut dire « l'Accusateur ». Et l'Esprit de Dieu s'appelle Paraclet,
c'est-à-dire « le Défenseur des victimes », tout est là. Le défenseur des victimes
révèle la nullité de Satan en montrant que ses accusations sont mensongères.
Le parricide et l'inceste d'Œdipe qui donnent la peste à toute une communauté,
c'est une plaisanterie, une très mauvaise plaisanterie qui contribue à faire pas
mal de dégâts parmi nous quand on la prend au sérieux, comme le font en
dernière analyse… les psychanalystes : ils prennent au sérieux le mensonge de
l'Accusateur. Toute la culture est dominée par l'accusation mythique dans la
mesure où elle ne la dénonce pas. La psychanalyse l'entérine.

VII

La science

L'opinion commune est que le christianisme n'a pas cessé d'être en retard
sur le développement de la science, de s'opposer aux nouvelles visions du
monde accrochées à des théories physiques comme celle de Galilée, etc. Mais
à la vérité, dites-vous, à un niveau plus profond, c'est au contraire lui, le
christianisme, qui rend la science possible, en désacralisant le réel, en libérant
les hommes de toutes les causalités magiques. A partir du moment où l'orage
n'est plus provoqué par les manigances du sorcier d'en face, on a une chance
de pouvoir commencer à étudier scientifiquement les phénomènes
météorologiques…
Une fois de plus, l'actualité vient plutôt renforcer votre thèse. L'Union
soviétique fut construite sur un hymne au progrès scientifique, elle a connu
quelques beaux succès, elle a su dans un premier temps construire une
industrie lourde et elle a lancé le premier homme dans l'espace. Même chez les
partisans de la démocratie libérale, l'optimisme n'était guère de mise jusqu'aux
années 1960 : il paraissait que le respect des Droits de l'Homme freinait, sur
le plan de l'efficacité pure, les pays qui adoptaient son régime, que jamais ils
ne pourraient lutter à armes égales avec les dictatures disposant sans
scrupules de la force de travail de leurs sujets. Et puis, surprise, voici que le
moloch s'effondre et découvre ses pieds rouillés : Tchernobyl, la mer d'Aral
asséchée, une industrie dépassée… quel effroyable terme ! Fukuyama rapporte
dans son livre la réflexion de ce citoyen soviétique qui constate que, à
1

l'époque à laquelle on lui avait promis qu'« il mangerait des ananas sur la
Lune », il n'arrive toujours pas « à trouver son content de tomates sur la
Terre » ! Un comble pour des matérialistes ! Comme si les choses, en même
temps que les hommes, avaient décidé de n'être plus marxistes ! Voici donc que
« reconnaître des droits aux victimes » est aussi un meilleur principe de
gestion que de faire régner une discipline de fer ?

Très juste !

Comment décrivez-vous l'origine des technologies et ce rapport entre le


christianisme et la science ?

Dans les premières sociétés sacrificielles, le rite a fourni un modèle


d'action et, ce modèle, les cultures l'ont mis en application dans les situations
les plus diverses, avec plus ou moins de résultat. Par exemple, lorsque les
hommes s'agitent pour faire venir le printemps, nous disons : « Voilà bien le
religieux, il est absurde ! le printemps n'a pas besoin des hommes pour venir. »
Mais lorsque ces mêmes hommes torturent du minerai de fer, le passent au feu
et disent qu'ils accélèrent des processus sacrés, alors nous reconnaissons les
débuts de la métallurgie. A l'inverse, s'ils font à peu près la même chose avec
de l'or en indiquant qu'ils recherchent une forme de perfection, nous disons de
nouveau qu'on est dans la superstition et que c'est de l'alchimie. A mon avis, il
n'y a pas de différence au départ entre ces diverses attitudes : il y a les cultures
qui ont de la chance et celles qui n'en ont pas…
Les technologies naissant au petit bonheur, par tâtonnements, et
confirmées ou non par le réel… C'est un point de vue qui me paraît très
darwinien ?

A vous dire vrai, je ne sais pas. Mais je crois que Darwin et toute son
époque n'ont pas vu la puissance créatrice du rite. Comme je le disais tout à
l'heure, et contrairement à ce que pourraient laisser penser son apparente
monotonie, ses répétitions, le rite est créateur sur le plan culturel parce qu'il
inclut du désordre un peu ordonné ou de l'ordre un peu désordonné. Le rite est
fondateur des techniques, parce qu'il permet de mélanger des choses que les
interdits séparent. Et là, il peut se produire du neuf, c'est ce qu'on appelle
l'expérimentation.

Mais le christianisme est destructeur de rites ?

C'est vrai, mais à partir d'une époque où les rites archaïques ont perdu leur
fécondité, où on n'a plus besoin d'eux. Le christianisme, en désacralisant le
monde, nous a donné le moyen de transformer en technique toujours
disponible l'imitation créatrice que le rite ne peut produire sans doute qu'une
seule fois, lorsqu'il a encore un dynamisme qui ensuite disparaît dans sa
répétition.

Pourtant, bien des civilisations non chrétiennes se sont illustrées dans les
premiers âges de la science : les Grecs, les Arabes, les Juifs ou même les
Mayas ?… Thalès par exemple aurait déjà eu l'idée que les phénomènes
n'étaient pas dus à des fantaisies de Zeus mais à des lois naturelles. Autrement
dit, l'invention de la science — je parle bien de la science, cette fois, des
mathématiques abstraites, pas des technologies — se situerait plutôt dans une
société païenne ?

Dans le monde antique, seuls quelques grands intellectuels


individuellement émancipés ou des castes religieuses s'adonnent au type
d'observations qui débouche sur la science. C'est une activité de grand luxe
réservée à une élite minuscule. La liberté intellectuelle et spirituelle qu'elle
exige est le fruit d'une coïncidence favorable entre les dons naturels d'un
individu et sa naissance dans un milieu assez privilégié pour en assurer
l'épanouissement.
A partir du XVe siècle, la démocratisation est une donnée capitale,
inséparable de l'importance que prennent tout de suite, dans notre monde, les
applications techniques dont la science aristocratique de l'antiquité ne se soucie
guère, c'est bien évident. Heidegger pense que la technique dans notre monde
toujours précède et « impulse » la science. Cette thèse me paraît trop absolue…

C'est pourtant ce que vous venez de dire vous-même en montrant les


techniques émergeant par hasard des rites…
Mais Heidegger, lui, ne parle que de la science moderne. Son Schritt
zurück, son « pas en arrière », s'arrête aux pré-socratiques : il ne voit pas,
justement, la technique s'enracine dans le rite. Ce qui me paraît vrai ensuite, en
revanche, c'est que, plus la science se développe, plus l'extériorité réciproque
du technique et du scientifique tend à se brouiller. Peut-être la science antique
a-t-elle tourné court parce que son indifférence aux applications techniques la
vouait à périr d'inanition. L'idée d'une science résolument expérimentale me
paraît démocratique dans son principe même. Il est entendu désormais que
l'expérimentation fait partie de la science « pure », mais pourquoi ce principe
s'est-il imposé si tardivement ? Dans un univers aristocratique, l'expérimental
apparaît toujours comme impur et populacier, du fait même qu'il contraint les
chercheurs à « mettre la main à la pâte », à se salir un peu : c'est ce que les
aristocrates ne font jamais volontiers, ils ont des serviteurs pour leur éviter ce
désagrément. Mais c'est aussi leur perte : si on a assez d'esclaves, comme dans
la république d'Aristote, pour pousser les charrettes ou même pour jouer les
baudets, pourquoi voulez-vous qu'on se casse la tête à inventer le camion à
moteur ?
Seul l'expérimental révèle le vrai domaine des sciences dites « dures »,
celui où les applications mathématiques sont possibles. Ce domaine ne
coïncide pas avec l'objectivable au sens de l'opposition sujet-objet, mais avec
le non-humain, avec tous les champs où la liberté humaine n'est pas là pour
déjouer le calcul mathématique. Il y a possibilité de science au sens
expérimental partout où les interférences humaines sont plus ou moins
neutralisables, ou assez constantes pour ne pas empêcher la prévision —
laquelle peut fort bien n'être efficace qu'au niveau statistique.
Les succès de la science ont suscité une énorme idolâtrie et ont conduit à
la considérer comme un ensemble de méthodes spécifiques : mais ce qui fait
son succès, me semble-t-il, c'est moins la méthode que le type d'objet auquel
s'applique une réflexion libérée des antiques contraintes du sacré. Ce succès est
si enivrant que les sciences sociales et humaines ne renoncent jamais à l'espoir
de se rendre « vraiment scientifiques » en transportant dans leurs domaines
propres les méthodes qui réussissent dans les sciences dures. Elles ne
parviennent qu'à appauvrir leurs objets.
Si l'on ne peut adapter l'objet à la méthode, il faut adapter la méthode à
l'objet. C'est ce que la théorie mimétique s'efforce de faire. Loin d'être
naïvement réductrice et déterministe comme on le dit parfois, elle montre que,
dans les affaires humaines, l'imprévisible est toujours possible. Les séquences
qu'elle découvre sont très probables puisque ce sont les automatismes du
péché, mais elles ne sont jamais certaines. Il n'y a jamais déterminisme au sens
fort.

Les physiciens modernes se disputent beaucoup sur la notion de « réel »


qu'ils échouent à définir. Bohr pensait qu'elle n'avait aucun sens et que nous
ne pouvions parler que de nos perceptions, des mesures-résultats de nos
expériences. Tandis qu'Einstein, au contraire, croyait dur comme fer à
l'existence d'un monde réel indépendant de nos sens, un monde que
précisément la science a mission de décrire. Pour vous, le monde réel existe
indépendamment de nous et de nos sens, et vous revendiquez même la
pertinence du sens commun ?

Oui. Cela dit, je trouve admirable qu'on dépense des fortunes pour
construire des accélérateurs de particules de plus en plus géants ou même pour
lancer des télescopes dans l'espace. J'ai bien peur, toutefois, qu'on ne trouve
jamais qu'une nouvelle génération de particules; et puis, après, il faudra
construire un nouveau cyclotron aussi grand que la Terre entière, et on trouvera
une autre génération de particules, etc.

Remarquez qu'à ce moment-là, si on a atteint les limites de la Terre, on


sera bien obligés de s'arrêter… L'espace a ses limites, sa « finitude », comme
on dit, Nous sommes prisonniers de cette petite boule…

On ne va pas arriver au réel absolu, on va continuer à découvrir de


nouveaux mondes. Mais cela ne m'empêche pas d'être du côté d'Einstein plutôt
que de Bohr. Si je sors, je vais retrouver la boulangerie du coin, qui était là hier
matin, et qui sera là demain. Je ne peux pas m'empêcher de penser que cette
sûreté et cette régularité de nos perceptions dévoilent une dimension essentielle
du réel, de l'être créé. Toute ma pensée implique ce réalisme.

La perte de contact avec le réel, c'est la plus simple des définitions de la


folie. Il y a quelque chose de troublant à penser que notre science, notre
connaissance, joue à ce jeu dangereux…
Une petite digression. Je ne sais si vous connaissez les nouvelles
policières — folles et délicieuses — de cet excentrique (et catholique !)
écrivain anglais, vivement prisé par Jorge Luis Borges à qui je dois sa
découverte : Gilbert Keith Chesterton. Ses enquêteurs préférés sont un jeune
poète lunatique ou un petit curé rondouillard, Father Brown, dont les activités
sont en général inspirées par une philosophie semblable à la vôtre, par la
volonté de libérer les hommes des fausses causalités. Ainsi, dans l'un de ces
récits, le poète-détective remarque un jeune homme au comportement
inquiétant et diagnostique que la folie le menace parce que, le déclenchement
d'une averse ayant à deux reprises coïncidé avec son apparition dans deux
garden-parties successives, il se laisse subrepticement gagner par l'idée qu'il
est peut-être un véritable génie de la pluie et qu'il a le pouvoir de déclencher
ces averses ! Notre insolite limier-psychiatre sauve le malheureux et le ramène
à la raison… en l'attachant nu à un arbre pendant une nuit d'orage pour bien
lui démontrer qu'il ne commande pas aux éléments. Pour dire tout le charme
intrigant de la nouvelle, d'ailleurs, il faudrait ajouter qu'elle est construite à
l'envers : on commence par voir une espèce de fou excité attacher une
misérable victime à un arbre, dans un maelstrom d'eau et d'éclairs… Mais la
vérité se révélera contraire à cette apparence !

Je n'ai jamais lu Father Brown. Je ne connais de Chesterton que ses


admirables essais. Je n'ai jamais entendu parler d'eux en France : c'est la plus
vibrante apologétique moderne du christianisme.
La seule conversion admise, de nos jours, a trait… à la science ! On nous
demande de penser que l'Esprit scientifique est descendu sur les hommes
comme une espèce de Révélation… Si ! c'est ce que font les manuels ! On
apprend aux enfants qu'on a cessé de chasser les sorcières parce que la science
s'est imposée aux hommes. Alors que c'est le contraire : la science s'est
imposée aux hommes parce que, pour des raisons morales, religieuses, on a
cessé de chasser les sorcières…
Un certain féminisme, aujourd'hui, voudrait réhabiliter les sorcières,
prétendre qu'elles étaient vraiment sorcières. A mon avis, c'est une très
mauvaise tactique. La sorcellerie n'existe pas, je crois qu'il faut partir de ça, on
ne passe pour sorcier qu'en vertu d'un système d'accusation. Cela dit, sans
doute certaines femmes ont-elles pu se sentir singularisées par l'accusation
dont elles étaient l'objet… au point de se vouloir sorcières : ce serait l'élément
de vérité de la thèse de Michelet. Cela ne les empêchait pas de se tromper, de
perdre leur temps en d'innommables balivernes…

Je ne pense quand même pas que vous puissiez dire que l'accusation soit
toujours première, qu'elle crée la sorcellerie qui sans elle n'existerait pas.
Même en laissant de côté la question du sens d'une connaissance magique, il
me semble qu'il y a au moins des gens qui y croient ?

Bien sûr. Il y avait vraiment des gens qui s'agitaient devant des courts-
bouillons de grenouilles et de scorpions, mais nous savons aujourd'hui que
leurs manigances n'empêcheraient pas les avions de voler… C'est bien
pourquoi les terroristes préfèrent les bombes à la sorcellerie. C'est bien
pourquoi, même lorsqu'elles étaient condamnées, même lorsqu'elles étaient
techniquement coupables, les sorcières étaient des boucs émissaires.

C'est très paradoxal. Vous ne jugez plus seulement les autres civilisations
mais aussi maintenant les autres époques depuis le « point oméga » de votre
certitude.

Êtes-vous dévot du relativisme culturel au point de croire que, dans


certaines cultures au moins, la sorcellerie est vraie ? et qu'elle a des effets
objectifs autres que mimétiques ?

Pour en revenir à ces mêmes Grecs païens dont nous examinions le rôle à
l'origine de la science, on les crédite aussi de l'invention simultanée de la
démocratie. Je mesure bien les limites de sa forme d'origine qni ne concernait
qu'une communauté réduite de citoyens mâles et excluait tous les autres, les «
Barbares », les esclaves, les femmes; qui ignorait tout universalisme à la
chrétienne. Mais, tout de même, pensez-vous qu'à côté de l'héritage judéo-
chrétien il faut faire une place à un héritage grec ?

Vous plaisantez ! Faire place aux Grecs dans notre culture ? Mais, depuis
le XIIIe siècle et même avant, que faisons-nous d'autre ? Dans notre histoire
intellectuelle, il y a des périodes à dominante platonicienne et d'autres à
dominante aristotélicienne. Il n'y en a pas qui s'écarte vraiment des Grecs. C'est
d'ailleurs l'Église qui, la première, a donné l'exemple. Ce n'est pas pour rien
qu'elle a inventé l'université, pour laquelle il s'agit toujours d'accorder la
Révélation avec la philosophie grecque — Platon et Aristote — quitte à ce que,
un jour, il n'y ait à nouveau plus de Révélation mais seulement les Grecs…
Notre premier grand universitaire, Abélard, est déjà aussi grec qu'on pouvait
l'être à son époque, et mimétique en diable puisqu'il invente les rivalités
universitaires et les relations érotiques entre professeur et étudiante !
Toutes nos Renaissances et tous nos humanismes ne sont jamais que des
retours aux Grecs. La Révolution et l'Empire sont également hantés par les
Grecs. Et la pensée moderne la plus influente, au moins en Europe —
Nietzsche, Heidegger et quelques autres — ne jure, elle aussi, que par les
Grecs. A chaque époque, certes, on tend à rejeter les Grecs les plus
chouchoutés par l'époque précédente, mais c'est toujours au nom d'autres Grecs
et, en règle générale, de Grecs toujours plus anciens, ceux que leur archaïsme
fait paraître plus grecs encore que les plus récents. On recherche un élixir
d'hellénisme toujours plus enivrant ! Demander à notre culture de faire place
aux Grecs, c'est demander à la ville de Los Angeles de faire place à
l'automobile ! Je n'ai aucune envie d'éliminer les Grecs, et je parle beaucoup
d'eux : mais pourquoi, de temps à autre, ne pas parler un peu d'autre chose ?
Il s'agit toujours, au fond, de minimiser ou d'écarter le judaïque et le
chrétien de la culture officielle, de l'université. Si vous parlez du christianisme
sans lui décocher le coup de pied de l'âne rituel, vous risquez de voir s'élever
autour de vous les murs d'un ghetto, beaucoup plus fermé encore aux États-
Unis qu'en France, soit dit en passant…
Sur l'invention de la démocratie, je ne peux pas vous suivre non plus. Une
démocratie qui exclut les étrangers, les femmes et les esclaves, et qui repose
entièrement sur l'exploitation d'un empire colonial ou semi-colonial ne vaut pas
mieux que beaucoup d'autres oligarchies. J'admire intensément la culture
grecque, mais je vois déjà en Grèce tout ce qu'on reproche le plus au monde
occidental à l'heure actuelle, le patriotisme furibard, le colonialisme, le
machisme, le racisme, etc. Je ne vois pas pourquoi tout ce qui est très
abominable chez nous serait très admirable chez les Grecs.
___________________ notes ___________________

1. La Fin de l'Histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). A la vérité,


l'anecdote est empruntée au livre de Andreï Nouykine, The Bee and the
Communist Ideal… qui citait lui-même un livre de Youri Afanassiev, Inogo ne
dano ! Bel exemple des relais tortueux et risqués empruntés par les
informations dans le dédale de notre bibliothèque totale…

VIII

L'un et le multiple

Est-ce que l'uniformisation du monde est une rançon obligatoire du


progrès, du progrès matériel d'une part, du progrès de la conscience et de la
solidarité d'autre part ? Allons-nous vers une civilisation unique ?

Je pense que oui. La clôture des sociétés est liée aux pratiques du type «
bouc émissaire ». Fermer, c'est toujours définir un dehors et un dedans, à coups
d'exclusions et d'expulsions. Par conséquent, plus ces pratiques faiblissent, plus
l'extériorité recule. Dans la mesure où il n'y a plus de victimes pour fermer le
social, il s'ouvre; et on va, on marche toujours plus vers une mono-culture.

Encore un peu de théorie avant de revenir à des aspects plus concrets.


J'éprouve une certaine difficulté à situer les moments de différenciation ou
d'uniformisation dans le processus décrit par votre hypothèse. A l'origine, on
part d'une foule indistincte qui se différencie en cultures particulières — et à la
fin on revient à un ensemble homogène par destruction de ces cultures qui
étaient aussi des systèmes d' oppression des individus ?

Oui, mais, au départ, sans les ravages des rivalités mimétiques violentes,
il n'y aurait pas eu de différenciations véritables engendrant des oppositions,
des systèmes de représentation s'excluant les uns et les autres. N'auraient fleuri
que des formes de diversité que nous avons du mal à nous figurer aujourd'hui.
Il ne faut donc pas voir un processus de différenciation unique, mais une
multitude de processus qui ne dépendent pas nécessairement les uns des autres.
Pour le christianisme, bien sûr, c'est autre chose : il y a réellement à
l'œuvre parmi nous une tendance à l'indifférenciation globale et à une certaine
unification de la planète. Ce qui ne signifie pas nécessairement la fin de toute
variété : le moyen âge chrétien a été créateur de diversité dans l'unité, qu'il
s'agisse des langues ou des styles en architecture; une église romane du Poitou
ne ressemble pas à une église romane provençale, etc. L'Europe était une, et
seuls les nationalismes ont ensuite détruit cette harmonie globale.

Je ne sais pas si on peut vraiment dire que le moyen âge chrétien a été
créateur de diversité : il me semble plutôt à moi qu'il n'est pas parvenu à
détruire entièrement la diversité héritée des temps pré-chrétiens !

La plupart des diversités dont vous déplorez l'effacement viennent du


moyen âge…

Pour en revenir aux temps actuels et futurs, voulez-vous dire aussi que, à
l'intérieur d'une civilisation unifiée qui serait le terme de l'évolution humaine
après la Révélation, nous pourrions peut-être retrouver d'autres formes de
diversité dont nous n'avons pas idée ? remplacer en somme les différences
entre civilisations par des différences entre groupes, entre générations, etc. ?

Oui, des diversités dans l'unité… des diversités dont nous n'avons pas
idée depuis notre ancien monde.

Cette uniformisation n'est pas une surprise. Son annonce


figure en effet explicitement dans les textes fondateurs du christianisme. Saint
Paul — qui recommandait donc aux juifs l'abandon de la Loi mosaïqne, c'est-
à-dire de leurs rites, c'est-à-dire de leur culture — disait déjà dans ses épîtres
que, dans le royaume du Christ, « il n'y aurait plus ni hommes libres ni
esclaves, ni Juifs ni Grecs » , mais que tous seraient « semblables en Jésus-
1

Christ ».

En fait, vous trouvez déjà ça quatre ou cinq cents ans plus tôt dans la
Bible hébraïque, dans l'Ancien Testament, dans la bouche du prophète Joël,
l'un des « petits prophètes » qui est le « prophète de l'Esprit », qui annonce
qu'au jour dit « tout le monde prophétisera, même les esclaves et les femmes. »
C'est très proche de Paul qui n'a d'ailleurs pas recommandé aux juifs l'abandon
de la Loi. Il a dit qu'on ne pouvait pas exiger des gentils qui devenaient
chrétiens l'observance de la Loi. Ce n'est pas la même chose.
Sur l'abandon des rites, il faut nuancer. Un des textes principaux serait :
« Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si là tu te souviens d'un
grief que ton frère a contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel et va
d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton
offrande. » (Mt 5, 23)
Ce n'est pas entièrement anti-ritualiste, mais le rite se trouve rejeté dans
une position seconde. Les Prophètes sont quelquefois plus radicaux ! Le Christ
répète la parole de l'un d'eux : « C'est la miséricorde que je veux, et non pas les
sacrifices. » L'Église sait très bien que le rite est d'abord social : elle est donc
maîtresse de certaines prescriptions et peut aussi les supprimer, comme le
vendredi « maigre », etc. A mon avis, Paul commente très correctement les
Évangiles lorsqu'il dit que « tout est permis » si l'amour est là, mais que « tout
n'est pas recommandable ». Il ne faut pas scandaliser ses frères. Il vaut mieux
par exemple ne pas manger de viandes sacrificielles lorsqu'on est en
compagnie de gens pour qui c'est une action coupable. La fin de toutes les «
lois », dans ce qu'elles ont de figé, de non adaptable, reste le fondement du
christianisme, mais, l'idée principale, c'est que, si on aime vraiment, on ira au-
delà des exigences de la Loi. « Tendre l'autre joue » est un bon exemple de cet
au-delà de la Loi.
Le christianisme parle sans cesse des « puissances de ce monde », qui
sont les institutions nées du système sacrificiel. Il dit qu'il faut les respecter
dans la mesure où elles ne demandent rien de contraire à la foi, mais il ajoute
qu'elle sont destinées à dépérir en raison de l'action corrodante de la
Révélation. Les Puissances sont toujours présentées comme coalisées contre le
Christ : ce n'est pas, à mon avis, une indication historique, c'est une définition.
Ces institutions sont fondées sur le mécanisme victimaire. La théorie des
Puissances fait partie de la révélation de la cité terrestre et de sa violence
constitutive.

En poussant d'ailleurs cet « anti-ritualisme » à l'extrême, est-ce que la


Révélation n'annonce pas aussi la fin de l'Église elle-même ?

Il est vrai que les textes du christianisme évoquent la possibilité de son


propre échec en ce monde. « Le moment viendra où, l'oreille leur démangeant,
les hommes n'écouteront plus que des vendeurs de chimères, où ils ne
s'intéresseront plus à la vérité, etc. » Si on avait dit aux Français du XVIIe
siècle, jansénistes ou jésuites, etc., que le christianisme en serait au point où il
est aujourd'hui, avec des églises vides partout, une bonne partie du clergé qui
ne croit plus qu'en la sociologie et la psychanalyse, il est bien évident qu'ils
auraient écarquillé les yeux.
Pourtant, si beaucoup de chrétiens dits progressistes voient dans la fin de
l'Église l'accomplissement du christianisme, à la vérité les Évangiles
n'annoncent rien de tel et disent au contraire que « les portes de l'Enfer ne
prévaudront pas contre l'Église ». (Mt 16, 18)
On peut dire certes que, s'il y a eu une culture chrétienne, elle est très
malade. Le processus moderne qui détruit les cultures détruit aussi bien la plus
centrale historiquement, celle qui a annoncé et amorcé ce processus. Les
diverses nations européennes se sont succédé au service de la « mondialisation
» : ça commence par les Italiens au XIIIe et au XIVe siècle; puis les Espagnols,
les Portugais, les Français, les Anglais, les Allemands, les Américains.
Demain, ce sera peut-être le tour des Japonais ! Leur christianisme est un peu
douteux évidemment… (Rire) … mais ils n'en fonctionnent pas moins
désormais à l'intérieur du système unique !
Vous parlez de la variété des cultures : croyez-vous vraiment que cette
variété soit toujours là ? Bien sûr les groupes humains, les religions se
partagent toujours le monde, il y a des frontières, mais qu'est-ce qui les sépare
encore fondamentalement, qu'est-ce qui nous différencie des pays musulmans ?
des options économiques, des méthodes d'éducation ? Les cultures sont déjà
unies dans la plupart des concepts qu'elles utilisent, dans leur système de
communication, leurs produits de consommation. Nous avons même désormais
une langue planétaire : l'anglais.

Attendez ! Il y a plus qu'une nuance entre subir une uniformisation et la


souhaiter ! Peut-être le prophète Joël annonçait-il que l'unification des
hommes, leur indifférenciation progresseraient probablement, sous l'effet de
lentes évolutions qui auraient pu être pacifiques et volontaires. Mais les
épîtres de Paul apparaissent plutôt comme un programme organisant cette
homogénéisation, réclamant qu'on en prenne les moyens. C'est en tout cas
ainsi que l'Église les a pris historiquement, en envoyant ses missionnaires aux
côtés des soldats et des marchands. Aujourd'hui, son discours a changé, et elle
souhaite montrer un visage plus tolérant : mais, si je vous entends bien, ce
pourrait bien être uniquement parce que c'est désormais sans danger, parce
que l'essentiel des cultures en question est déjà détruit !
Pourquoi le christianisme n'a-t-il pas semblablement profité aux autres
peuples (africains, indiens d'Amérique du Sud surtout) que nous avons
christianisés ? Est-ce que cela ne montre pas que la bonne explication de notre
succès n'est pas le christianisme mais plutôt la violence coloniale que nous
avons exercée et que nous exerçons sur ces peuples ?

L'un n'empêche pas l'autre ! Le christianisme ne dit jamais qu'il va


supprimer le péché. Dieu a créé des êtres libres, capables de mal (la violence
coloniale) comme de bien (la protection des victimes). Le christianisme dit
seulement qu'une Révélation globale est à l'œuvre dans le monde, dont les
effets peuvent être bénéfiques ou maléfiques en raison, non pas des caprices du
sacré, mais de l'usage que nous faisons de notre liberté. Nous ne pouvons que
constater ce qui se passe, ce que la liberté humaine fait des possibilités qui lui
sont offertes.

Mais enfin ça voudrait dire que le christianisme, loin d'énoncer un


discours original, s'est tout simplement fait l'instrument de quelque chose
d'inévitable ? le messager… de Dieu ou du Diable selon le jugement qu'on
porte sur cette homogénéisation des hommes ?
Il y a malentendu. Je n'ai aucune envie de défendre ce que nous appelons
l'indifférenciation des cultures. J'y suis d'autant moins prêt que, à la différence
de tant d'autres, je ne vois pas là une source de paix et de tranquillité. Je crois
au contraire que les conflits présents s'enracinent déjà dans l'indifférenciation
bien plus que dans les différences aujourd'hui révolues et qui ne sont plus que
des prétextes.
Ce que je dis c'est que, même si l'état présent du monde n'est pas
rassurant, même si les hommes font de leur mieux pour transformer la
promesse chrétienne en cauchemar, la nostalgie que notre univers ressent si
fortement pour l'archaïque et le païen me paraît reposer sur une illusion
redoutable. Pensez aux vingt mille victimes que sacrifiaient chaque année les
prêtres aztèques ! Leurs villes, peut-être belles, ruisselaient de sang innocent.
En ce cinq centième anniversaire du voyage de Colomb, il est de bon ton
d'oublier ces horreurs; comme on oublie d'ailleurs que l'Europe de l'époque
n'était pas celle d'aujourd'hui : par rapport à nous, les conquistadores aussi
étaient des primitifs. Les uns et les autres faisaient partie d'un processus
historique qu'on ne peut juger que globalement. Si vous déclarez les Aztèques
innocents, alors accordez la même chose à Colomb. Si vous vous mettez à
juger, condamnez les crimes des deux camps et constatez que les Européens
ont mis fin à des rituels innommables !

Mais pourquoi des États de droit respectant les droits de l'Homme ne


suffiraient-ils pas à réaliser la promesse chrétienne ? pourquoi faut-il
évangéliser tous les peuples ? Si des gens ne veulent pas être chrétiens, s'ils y
voient une caractéristique blanche, occidentale qui nie leur spécificité ?…

Vous pensez exactement comme les Églises dites progressistes. Ce dont je


parle ne dépend plus de l'adhésion des individus au christianisme ! Les pays
qui ne veulent pas être chrétiens ne se gênent pas pour venir à l'ONU nous
dire : « Nous sommes vos victimes ! donc, vous nous devez quelque chose ! »
Ce faisant, ils nous tiennent un langage essentiellement chrétien ! ils
s'inscrivent d'eux-mêmes dans un univers christianisé !
La destruction de la diversité culturelle est moins due aux missionnaires
et aux soldats qu'à la forte attirance exercée par l'Occident moderne. Même
l'intégrisme islamique, qui paraît creuser le fossé entre le monde chrétien et le
monde musulman, n'est peut-être qu'une réaction « dialectique » au phénomène
inverse, autrement plus profond, qui est l'entrée de l'Islam dans le monde
moderne : d'ailleurs, le fondamentalisme n'est pas anti-technique, n'est pas anti-
moderne. Il naît de la constatation que la modernisation de ces pays est
forcément une imitation de l'Occident : c'est difficile à avaler ! Donc, on veut
faire la modernisation au nom de la valeur qui distingue, qui est l'islam !
Les gens qui m'opposent de tels phénomènes pour contester
l'uniformisation de la planète, en parlant de « retour du religieux », ne
reconnaissent pas les signes d'une avancée nouvelle des principes
fondamentaux qui viennent du christianisme.
L'arrogance de l'Occident moderne est liée à cette puissance
démystificatrice qu'il fut seul à posséder pendant quelques siècles et sur
l'origine de laquelle il ne s'interroge jamais sérieusement. C'est là une
supériorité réelle, il ne faut pas la nier, comme on s'efforce de le faire à notre
époque. Ce qu'il faut nier, par contre, c'est que cette supériorité, d'ailleurs
temporaire, soit notre œuvre à nous et que, les lumières dont nous jouissons,
nous les devions à nos mérites exceptionnels. La désacralisation qui, en
profondeur, est d'origine chrétienne, s'est accompagnée d'une
déchristianisation, d'une perte de l'humilitas des premiers chrétiens, et l'homme
occidental est devenu la proie d'une vanité culturelle dont il a désormais
davantage conscience mais dont il a du mal à se défaire. Il s'est pris pendant
quelque temps pour un chef-d'œuvre de la nature dont il serait lui-même
l'auteur. Notre époque a raison de réagir, mais elle tombe aussitôt dans l'excès
contraire, comme toujours dans ces cas-là. Depuis une trentaine d'années, nous
sommes tenus de nous regarder nous-mêmes comme les créatures les plus
monstrueuses de l'Histoire. Ce n'est pas plus vrai que l'orgueil culturel du XIXe
siècle. Le dénominateur commun de tous ces excès, c'est le désir de minimiser
et même de condamner les forces religieuses et culturelles auxquelles nous
devons la supériorité relative dont nous faisons un mauvais usage. C'est parce
qu'on est idolâtre, au fond, de cette supériorité relative qu'on se croit obligé de
nier son existence.

Vous parliez tout à l'heure de « mono-cultture ». A la vérité, il vous arrive


d'être encore plus radical et de parler de « non-culture » pour définir l'état
social qui nous attend. C'est logiqne si toute culture se définit par l'ensemble
de ses rites et si tous ces ensembles se désagrègent…
Vous dites que, si nous ne pouvons pas définir cette société future, c'est
parce que nous sommes enfermés dans notre présent système de
représentation. Mais tout de même cette « non-culture » me fait frémir. On ne
peut pas parler abstraitement de la mort des cultures, car elles n'existent que
par des hommes. Marginaliser une culture, cela ne veut pas dire simplement
cesser de s'en occuper, imprimer moins de dictionnaires : cela veut dire
décerveler ses tenants pour lesquels elle est le seul accès au monde, ou en tout
cas leur accès privilégié, celui qui les définit; cela veut dire bien souvent les
tuer. Regardez l'uniformisation de nos modes de vie, leur américanisation
comme on dit quelquefois sans voir qu'en l'occurrence les Américains sont
peut-être les premières victimes plutôt que les maîtres d'un processus universel
: est-ce que c'est là une conquête chrétienne, une conquête de l'Amour ? n'est-
ce pas plutôt un diktat d'une logique niveleuse qui nous réduit tous, non pas à
des hommes de même culture mais à des numéros matricules, à des sous-
hommes sans cultures du tout en effet ?

Ce qu'on appelle « l'uniformisation », la fin des différences, des cultures


particulières, c'est toujours quelque chose de très ambigu; c'est le pire et le
meilleur à la fois, c'est l'escamotage du message, ce sont les simagrées de
l'Antéchrist, c'est l'hypocrisie partout, mais c'est aussi toujours plus de vérité.
Donc, il ne faut pas médire du monde actuel, ni le traiter par des nostalgies. Le
seul humanisme possible, aujourd'hui, consiste à penser ce pire et ce meilleur
ensemble jusqu'au bout : on aperçoit alors que nous sommes en train de
participer à une œuvre incroyable qui nous dépasse de toutes parts. On n'en
voit clairement ni les tenants ni les aboutissants, mais on peut espérer qu'il ne
s'agit pas seulement de la mort d'une civilisation. La « souffrance mimétique »
de quelqu'un qui gagne normalement sa vie et qui jalouse le milliardaire d'à
côté n'est tout de même pas du même ordre que celle des gens qui mouraient de
faim dans les disettes du moyen âge. Il ne faut pas adorer la technologie, mais
il ne faut pas la maudire non plus. Seule la modération est secourable;
l'équilibre et la sagesse.

Je vais vous exposer une théorie différente de la vôtre, et vous réagirez à


cet exposé. Vous dites que c'est la Révélation christique qui déclenche cette
uniformisation, pour le Bien. Et si c'était plutôt, pour le Mal, une sorte
d'ogresse mangeuse d'hommes et de cultures ? Une ogresse qu'on pourrait
appeler la Logique, qui tout simplement veut des foules homogènes pour
pouvoir les gérer (mot éminemment moderne) d'un coup, en considérant un
seul de leurs individus identiques.
Cette ogresse remplacerait subrepticement toutes les philosophies ou
religions universalistes dès qu'elles deviendraient majoritaires. Ainsi, le
socialisme ou le christianisme seraient authentiquement bons tant qu'ils
représenteraient l'espoir d'une minorité d'opprimés (le droit à la révolte de
l'individu contre le pouvoir des pères), mais deviendraient à leur tour des
machines à décerveler (à « dé-culturer ») dès qu'ils auraient acquis le pouvoir.
Une preuve de ce processus pourrait se lire dans le « non-art » de notre
design, de notre architecture modernes : les cubes, les parallélépipèdes de nos
immeubles ne sont l'art d'aucune civilisation; c'est le « non-art » de la logique,
le degré zéro de la nécessité (se loger); si on fait rentrer là-dedans des
hommes (des Arabes, des Portugais, des Français), on n'obtient plus à la sortie
que des OS identiques… De même, les hamburgers qui conquièrent la planète
ne sont l'œuvre d'aucun savoir culinaire d'aucun peuple : ils ne sont qu'une
dose de calories.
La Logique aurait volé la Terre à l'Homme. Cette théorie
pessimiste ne prête pas le flanc à l'accusation d'ethnocentrisme qu'on peut
porter sur votre optimisme.

Le vrai problème, c'est que Dieu n'a pas de sens pour vous en dehors de
son rapport à la société. Ce que j'essaie de vous dire, c'est que même ce qu'il y
a de pire dans notre société permet d'entrevoir un Dieu infiniment transcendant
par rapport à tout cela mais qui, malgré tout, s'intéresse à nous, s'efforce de
nous aider à nous rapprocher de Lui. On ne peut pas rendre la Révélation
chrétienne responsable des mauvais usages qu'on fait d'elle.
Mon hypothèse dit, d'une part, que l'uniformisation des cultures est
mauvaise, est une perte, et d'autre part que, sans le Christ, on aurait assisté au
même phénomène.

Sans doute, mais alors il n'y aurait pas d'espoir. Je préfère penser que c'est
à l'effondrement du système de Satan que nous assistons. Jadis Satan «
s'enchaînait » lui-même par l'ordre sacrificiel. Donc, la fin de Satan, la fin de
son auto-enchaînement ne signifient pas sa disparition, mais littéralement son «
déchaînement ». Satan suit toujours le Christ. Il y a un rapport complexe entre
les deux. Avoir la foi, c'est penser que, en dernière analyse, tout ceci a du sens,
c'est faire confiance, non pas à l'Histoire, mais à l'Absolu. L'ennemi principal,
c'est le nihilisme, et ce que vous venez de dire y tend.
C'est contre le nihilisme qu'il faut lutter si on veut lutter pour l'homme,
n'est-ce pas ?
Pour rester humaniste aujourd'hui, il faut redevenir religieux. Si Malraux
a vraiment annoncé quelque chose comme « Le XXIe siècle sera religieux ou
ne sera pas », c'est mon interprétation de cette parole que je vous donne.

Détruire ce qu'il y avait d'oppressant dans les cultures, peut-être. Mais,


une culture, c'est aussi une langue, un art, une vision du monde : est-ce qu'il y
a un individu sans culture ?

Non, je crois que non, en effet.

N'y a-t-il pas aussi nécessité de certains rites pour se sentir membre d'un
groupe ? pourquoi n'y aurait-il pas des rites inoffensifs, de simples habitudes
de vie ?

Il y en a. Les rituels sociaux sont aussi des outils de l'amour. Matthieu


montre très bien que le mariage, la monogamie indissoluble, est un progrès sur
la répudiation des épouses par les époux. Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir
que rien n'a changé… Les habitudes de travail sont rituelles d'une certaine
façon. Un autre domaine où le rite et les « bonnes habitudes » sont
indispensables, c'est la création. La civilisation et la culture sont impossibles
sans répétition réglée. C'est bien pourquoi la formule de Trotski « la révolution
permanente » n'est pas seulement le comble de la révolte métaphysique, c'est
une grosse bêtise. Tous les créateurs le savent.

Ces « habitudes » dont vous parlez, ces couleurs locales ont teinté
jusqu'au christianisme lui-même, et l'Église aujourd'hui ne s'interdit pas de
parler ici ou là d'« acculturation ». Historiquement, ça s'est
passé quelquefois tout seul, cette fusion entre le christianisme et les cultures
locales. Le plus intéressant, c'est d'ailleurs le sens inverse. Ainsi, on a pu noter
l'extrême facilité avec laquelle l'Occident druidique a accueilli le message
chrétien : comme s'il l'attendait, comme si ces peuples avaient eux-mêmes fait
le chemin vers les mêmes valeurs universelles. Il n"y a pas eu un seul martyr
chrétien dans ces pays, et ce sont des moines irlandais qui ont finalement
assuré la conversion du continent européen au christianisme. Au point qu'on a
pu dire que, sans la participation de ce monde celtique, le christianisme ne
serait peut-être demeuré qu'une hérésie juive…

Sur les dialogues réussis ou ratés du christianisme avec les autres


cultures, il y aurait bien d'autres choses à raconter. On pourrait rappeler ce
seizième siècle japonais où le nombre des chrétiens a pu atteindre cent mille,
avant que le pouvoir impérial ne décide précisément de fermer le pays devant
cette menace. Dans un film de Kurosawa, on voit des missionnaires bénir les
guerriers qui partent à la guerre… Au XVIIIe aussi, des missionnaires jésuites
qui étaient allés en Chine et qui étaient devenus intimes de l'empereur sont
retournés chez le pape avec le message suivant : « L'empereur est prêt à
se convertir, et tout son peuple avec lui, si on leur permet de garder le culte des
ancêtres. » C'est un des moments les plus prodigieux de l'histoire du monde…

Et alors ? A en juger par le résultat, ça n'a pas dû marcher !

Le pape a conclu que c'était contraire au christianisme, et on leur a dit


non.

Vous pensez qu'il a eu raison, ce pape-là ?

Je ne sais pas.

Je voudrais insister sur un des points les plus troublants de votre théorie
et des textes chrétiens, que nous avons d'ailleurs évoqué dès notre premier
survol, au début de cette conversation : la Révélation ne dit rien de l'avenir
vers lequel elle nous lance…

Le Christ dit nettement qu'« il ne sait pas le jour et l'heure qui sont
réservés au Père ». Et Jean : « Nous ne savons pas ce qui est réservé aux Élus.
»
Pourtant, face aux gens qui nous disent que « nous sommes perdus dans la
matière » ou « dans une histoire qui n'a pas de sens », on peut répliquer : «
Non, regardez ce qui est en train de se passer et qui grandit chaque jour, qui est
sorti de ce Texte comme le génie de la bouteille. Il ne s'agit pas de prédire
l'avenir, mais de montrer que notre présent inouï est incompréhensible sans le
christianisme. »

J'ai envie de risquer une métaphore biologique… Le plus beau


mécanisme de la vie, la conception d'un enfant, la grossesse, peut se muer en
une bombe terrifiante dans le corps d'une femme lorsque quelque chose se
dérègle, lorsque par exemple les trompes sont obstruées et que l'œuf fécondé
ne peut rejoindre son nid utérin normal : il se développe quand même, là où il
est, en faisant tout craquer… On a l'impression que, après le passage du
Christ, la Terre à son tour est grosse de cette Révélation que vous dites, qui
devra éclore coûte que coûte…
Cette formulation me permet de vous décocher le terrible argument qui va
suivre (Rires) : si je vous suis, l'unification de l'humanité est un processus
divin ou au moins surhumain. On ne peut pas s'y opposer : si on y voit le Bien,
parce que c'est divin; et si on y voit un Mal, parce que c'est « naturel », comme
la violence des volcans ou des tremblements de terre.
Il n'est donc pas intéressant de vouloir l'unité de l'humanité, car elle se
fait toute seule. Il faut maintenir la diversité qui, elle, est menacée : seule la
diversité est humaine. A vous !

Je suis d'accord, mais est-ce que « maintenir la diversité » peut devenir


une entreprise concrète pour les individus que nous sommes ? Il est très
difficile à notre époque de ne pas penser le religieux seulement en termes
d'avantages et de désavantages sociaux. C'est le réduire à l'utile et faire du
social notre véritable dieu. En dépit de mon intérêt pour la société, je m'oppose
à cette tendance. Je cherche à montrer que le monde actuel est impensable sans
le christianisme. Un point, c'est tout. Je fais ceci dans un but plus apologétique
que politique ou social.
Notre monde reflète le christianisme dans l'infidélité, à la façon peut-être
de cet individu dans les Évangiles qui est délivré du démon dont il est possédé
mais qui n'en tire pas parti pour donner à son existence un contenu positif, ce
dont le démon profite pour réintégrer son ancien logement, accompagné de
sept autres confrères, tous plus méchants encore que lui ! Cet homme
symbolise justement les générations qui ont mal entendu la Bonne Nouvelle. Il
faut prendre garde de ne pas lui ressembler. Mais il ne faut pas tenir le
christianisme pour responsable des sept démons supplémentaires qui nous
assaillent.

Dam les sociétés primitives, la crise mimétique culmine dans une phase
d'indifférenciation insupportable qui se résout par la violence du sacrifice. De
même, au niveau.mondial, si à l'époque du Christ la planète était très
différenciée, aujourd'hui, la Terre s'unifie sous nos yeux : est-ce que nous
n'approcherions pas d'une crise mimétiqne et, donc, d'un sacrifice globaux ?

Peut-être mais pas forcément. Selon moi, la crise mimétique que nous
vivons est très différente de celles des sociétés primitives : elle ne peut pas se
résoudre parce qu'elle ne peut pas non plus s'emballer au sens où s'emballaient
les crises vraiment productrices de mythes et de rituels. Même s'il ne nous a
pas immunisés contre le mimétisme, et même si des régressions sont toujours
possibles, le monde chrétien et moderne a beaucoup élevé notre « seuil
d'emballement »; nos sociétés ne connaissent plus guère de phénomènes de
possession collective, etc. Nous sommes toujours dans un entre-deux qui est
peut-être la définition de l'Histoire ouverte.

Ce n'est plus un cycle d'éternel retour ?

L'éternel retour s'est terminé avec le paganisme. C'est bien pourquoi les
néo-païens, Nietzsche et surtout Heidegger s'efforcent de le ressusciter. Quand
Heidegger disait au Spiegel : « Seul un dieu peut nous sauver », ce n'est pas au
Dieu de la Bible qu'il faisait allusion mais à un nouveau Dionysos, à un
renouvellement cyclique total. A mon avis, c'est une pure chimère, mais qui
pourrait devenir redoutable s'il y avait des gens pour la prendre au sérieux.
Le christianisme défait à jamais l'éternel retour. Il en desserre l'étau, mais
très lentement. C'est pourquoi les grandes œuvres païennes, comme la tragédie,
conservent une certaine puissance symbolique dans notre univers. On pourrait
décrire notre histoire comme une spirale ouverte vers le haut, vers une autre
dimension qui n'est plus circulaire. Cette ouverture, c'est notre liberté, et les
hommes en feront un usage que nul ne peut prédire.

En résumé, nous allons selon vous vers un état de plus en plus


indifférencié. Mais de deux choses l'une :
— ou bien nous retournons à l'indifférenciation des origines, à la foule, à
l'enfer, à la mort, voire au néant par anéantissement général;
— ou bien c'est le paradis qui nous attend, mais, comme cet avenir est
encore hors de notre présent système de représentation, nous ne savons pas
dire ce qu'il sera.
Au début de notre conversation, vous remarquiez qu'il suffirait de
quelques hommes de bonne volonté bien placés pour « remettre l'humanité sur
la voie droite », décider les riches à nourrir les pauvres, etc. La difficulté, c'est
de renverser le mimétisme, de le mettre au service du Bien et non plus du Mal :
il faudrait que plusieurs, que tout le monde, changent en même temps,
deviennent bon et charitable en même temps…

Rien ne serait plus facile si nous voulions : mais nous ne voulons pas.
Comprendre les hommes, leur constant paradoxe, leur innocence, leur
culpabilité, c'est comprendre que nous sommes tous responsables de cet état de
choses puisque, à la différence du Christ, nous n'en mourons pas.

L'histoire de Babel, dans la Bible, me laisse perplexe : la variété des


langues y apparaît comme une punition des hommes; son octroi, comme une
manœuvre destinée à les affaiblir, ourdie par un Yaveh jaloux de la puissance
que leur confère leur unité…
Je préfère ne pas remonter si haut et considérer la variété des cultures
comme une donnée originaire, comme un don de Dieu, si vous voulez. Est-ce
qne le message du Dieu unique n'aurait pas pu être qu'il entendait aimer
également tous ses enfants tels qu'ils étaient, dans leur variété ?
Tel est bien son message. Ce n'est pas sa faute à lui si nous le trahissons.
Vous me forcez à répéter toujours la même chose.

Lorsque les Géraréniens demandent au Christ de s'en aller, de les laisser


continuer à fonctionner dans leur culture, ils n'ont peut-être pas tort, dans la
mesure où le Christ pouvait déclencher chez eux des catastrophes plus graves,
plus violentes que leurs démons ordinaires…

Mais le Christ s'en va, le Christ ne reste pas.

Je voulais vous l'entendre dire : voilà précisément un cas où le Christ lui-


même s'en va. Il les laisse païens finalement, il les laisse dans leur différence.

Mais c'est parce que l'heure du Christ n'a pas encore sonné pour les
Géraséniens. Cela ne veut pas dire qu'il n'aient pas besoin du Sauveur. Derrière
le traitement qu'ils font subir à leur possédé, une image de leur vie collective se
profile qui me parait assez sinistre. Vous les idéalisez beaucoup. Je ne crois pas
que vous échangeriez votre sort contre le leur.
Et pourquoi voulez-vous que le christianisme en tant que tel soit
niveleur ? En rendant les boucs émissaires moins efficaces ou inefficaces, il
facilite la communication entre des mondes de moins en moins fermés. Mais ce
n'est pas lui qui veut que ces mondes soient les mêmes. C'est notre mimétisme.
Ce n'est pas lui qui exige de nous, Français, l'imitation de la pire Amérique et
l'indifférence à la meilleure. Ce n'est pas lui qui a inventé l'esprit de conquête
et de domination…

Bien sûr, mais il s'en est quand même bien accommodé, il s'en est bien
servi pour sa propre extension…

Ce n'est pas lui qui fait de nous les touristes frénétiques que nous
sommes, bien décidés à consommer toute la planète pour nous vanter au retour
d'avoir plus voyagé que nos voisins. Le tourisme aussi est mimétique et
indifférenciateur.

Donc, malgré tout, vous êtes accessible à une certaine forme de


nostalgie ?

Je suis sans doute beaucoup plus nostalgique que vous ne le pensez. Je


veux bien même admettre que j'ai, dans mes livres, trop dénoncé les systèmes
sacrificiels. Leur fonction était de contenir le déchaînement de la violence,
donc de remplacer une possible violence généralisée par une violence moins
grande, celle des sacrifices. Je ne glorifie pas l'histoire actuelle, l'évolution du
monde vers une homogénéisation : mais je dis qu'elle a un sens, je dis que les
mécanismes de type « bouc émissaire » ne fonctionnent plus; je dis que notre
histoire a des aspects positifs autant que négatifs.

Tout a un sens, même la surpopulation, mime le sida ?

Certainement, ça a un sens. Le sida nous rappelle que les interdits sexuels


des monde primitifs avaient leurs raisons d'être. Il en va de même pour le
Décalogue dont on présente quelquefois les principes comme oppressifs : ils
sont liés à la nature humaine.

Vous nous présentez l'uniformisation comme un prix à payer pour un


monde meilleur, un ticket d'entrée au paradis… Mais il y a des gens qui en
sortent justement, de l'uniformisation : et c'était un cauchemar ! Les citoyens
des Pays d'Europe de l'Est qui étaient tous indistinctement soviétiques pendant
la mise en sommeil de leurs libertés se réveillent particuliers, Russes,
Ukrainiens ou Arméniens. Pour eux, ça fait partie de leur liberté retrouvée !

Je ne présente ni l'uniformisation ni rien d'autre comme un prix à payer


pour quoi que ce soit. C'est là qu'est votre erreur. Il n'y a ni transaction ni
négociation entre le religieux d'une part et, de l'autre, l'historique et le social.
C'est une vision utilitariste du religieux qui vous fait voir les choses ainsi.
L'uniformisation est recherche de différence, elle se prend pour de la
différence, car elle est source de conflits. Par exemple, la façon dont nous
autres, les intellectuels, cherchons à nous différencier les uns des autres en
inventant sans cesse du pseudo-différent, des révoltes encore plus radicales que
les précédentes, débouche sur des modes avant-gardistes toujours plus
moutonnières, toujours plus répétitives. En cent ans, l'impératif de l'originalité
à tout prix a tué la création.
Je demandais récemment à une étudiante croate de Stanford ce qui la
différenciait des Serbes. « Rien ! me répondit-elle. — Mais, tout de même, ils
sont orthodoxes et vous êtes catholiques ! — Ça n'a aucune importance ! —
Mais qu'est-ce qui a de l'importance ? — Rien ! sinon le fait, justement, que
nous soyons les mêmes ! » L'acuité des conflits n'a rien à voir avec la réalité
des différences…
C'est une réaction de peur devant l'évidence des phénomènes globaux qui
pousse les gens à se raccrocher à des caractéristiques locales : qu'est-ce que
vous voulez que ça signifie, l'échelon local, en Amérique, dans un pays où la
moyenne des gens change de résidence tous les cinq ans ?…
(Un temps) Qu'est-ce que vous proposez ?… qu'on s'habille en provençal
et qu'on joue du pipeau ? (Rire)

Qu'au moins, par exemple, on essaie de sauver ces trésors que sont nos
langues, ne serait-ce que pour le plaisir : je ne mets personnellement guère de
dimension politique dans mon attachement au breton. Mais j'aime penser que
je parle la langue de Tristan et de Lancelot : que, mieux que Béroul ou
Chrétien de Troyes qui ne furent que les conteurs de leurs exploits, j'éprouve
intimement comment ils pensaient ! Ce voyage intérieur vaut bien un séjour au
« Club Med » !

La Bretagne est à part mais, pour le reste de la France, l'authenticité


régionaliste est historiquement suspecte. Les costumes régionaux que les
Américains apprécient tant dans le monde entier ne sont guère que des
adaptations provinciales de modes parisiennes à jamais immobilisées à
l'époque romantique par la volonté moderne de pittoresque folklorique. Quel
rapport y a-t-il entre la Provence authentique et les villas qui parsèment
désormais le Lubéron ? Pour ce qui est des langues, je crains que le français
n'ait perdu la bataille… Le monde parle anglais, et même en France l'anglais
s'insinue au plus haut niveau, dans les instituts de recherche et les publications
savantes.
Les philosophes critiques de la modernité ont montré que les Droits de
l'Homme, inventés pour mettre un terme à certaines oppressions, en ont recréé
d'autres : les asiles, les prisons, etc., voyez les thèses de Michel Foucault par
exemple. Certains intellectuels défendent la thèse d'une perversité particulière
de l'Occident, habile selon eux à tenir des discours libérateurs pour mieux
asseoir sa domination. Même si c'était vrai, ce serait impossible à prouver,
d'abord parce qu'on manque de points de comparaison : aucune société avant
nous ne s'est attaquée aux mécanismes sacrificiels. Donc, ce qui se révèle ainsi,
c'est la ténacité de ces mécanismes, Supprimez-les ici, ils reparaissent là. C'est
tout l'intérêt de l'œuvre de Foucault que de l'avoir montré. Un jour, il m'a dit
qu'« il ne fallait pas faire une philosophie de la victime ». Je lui ai répondu : «
Pas une philosophie, en effet, une religion !… mais elle existe déjà ! »
Foucault a compris ce que le rationalisme optimiste ne prévoyait pas; de
nouvelles formes de « victimisation » se développent constamment à partir des
instruments destinés à les supprimer. C'est son pessimisme qui me sépare de lui
: contrairement à lui, je pense que les processus historiques ont du sens et qu'il
faut l'assumer, sous peine de désespoir absolu. L'adhésion à ce sens,
aujourd'hui, après la fin des idéologies, ne peut être que la redécouverte du
religieux. Bien sûr, de même que les mécanismes victimaires n'en finissent pas
de renaître, le ferment chrétien est toujours là pour les subvertir : dans le
rationalisme humaniste des Lumières au XVIIIe siècle, par exemple. Lorsque
Voltaire défendait le protestant Calas persécuté, il était plus chrétien que les
prêtres catholiques qui s'opposaient à lui. Son erreur était de trop croire en sa
propre perfection, de s'imaginer qu'il devait la justesse de son engagement à
son génie propre. Il ne voyait pas du tout ce qu'il devait au passé qui s'étendait
derrière lui ! Je respecte la tradition, mais je ne justifie pas l'Histoire…

Bien sûr que si ! vous la justifiez !…

J'essaie de montrer qu'il y a du sens là où de nos jours la tentation nihiliste


est la plus forte. Je dis : il y a une Révélation, et les hommes sont libres d'en
faire ce qu'ils veulent ! Mais elle aussi resurgira toujours ! Elle est plus forte
qu'eux ! Et, comme nous l'avons vu, elle est même capable de mettre à son tour
les phénomènes mimétiques à son service, puisque aujourd'hui on rivalise à qui
sera plus « victimisé » que le voisin ! Elle est dangereuse! C'est l'équivalent
spirituel de la puissance nucléaire.
Le plus lamentable, c'est ce christianisme médiocrement modernisé qui
s'agenouille devant la pensée contemporaine dans ce qu'elle a de plus
éphémère. Les chrétiens ne voient pas qu'ils ont à leur disposition un
instrument incomparablement supérieur à toutes les psychanalyses et toutes les
sociologies qu'ils avalent consciencieusement. C'est toujours l'histoire du droit
d'aînesse sacrifié pour un plat de lentilles.
Tous les modes de pensée qui ont servi jadis à démolir le christianisme
sont discrédités à leur tour par des versions plus « radicales » de la même
critique. On n'a pas besoin de réfuter la pensée moderne car, de surenchère en
surenchère, elle se liquide elle-même à toute vitesse. Les étudiants y croient de
moins en moins, mais, en Amérique surtout, les gens en place, les doyens, les
chairpersons comme on dit, y croient dur comme fer. Ce sont souvent
d'anciens « soixante-huitards » reconvertis dans l'administration universitaire,
médiatique ou ecclésiastique.
Les chrétiens sont restés longtemps protégés de cette ronde démente, et,
lorsque finalement ils s'y plongent, ils se reconnaissent à l'ardeur naïve de leur
foi moderniste. Ils sont toujours en retard d'un tour de piste. Ils choisissent
toujours les navires que les rats sont en train d'abandonner.
Ils espèrent rattraper ainsi les masses de gens qui ont déserté leurs églises.
Ils ne comprennent pas que, la dernière chose qui puisse attirer les foules, c'est
une version chrétienne du laxisme démagogique dans lequel elles sont
plongées.
Aujourd'hui, on pense que les comédies sociales entre individus, entre
groupes sont plus indispensables que la pensée… on pense qu'il est des vérités
qui ne sont pas bonnes à dire. En Amérique, il est devenu impossible de se
trouver bien dans sa peau de chrétien, de blanc, d'Européen sans courir le
risque de se faire accuser d'« ethnocentrisme ». A quoi je réponds que, ce
faisant, les thuriféraires du « multiculturalisme » s'inscrivent au contraire…
dans la plus pure des traditions occidentales. L'Occident est bien la seule
civilisation à s'être jamais fait de tels reproches ! La capitale des Incas
s'appelait d'un mot qui signifiait, je crois, « le nombril du monde ». Les
Chinois se sont toujours flattés d'être « l'Empire du Milieu », et ils ne sont pas
les seuls. Tous les peuples ont toujours vécu très confortablement dans
l'ethnocentrisme le plus outré, à l'exception des Occidentaux depuis Les Essais
2
de Montaigne et même avant.
La meilleure littérature du XVIIIe siècle, c'est le « Comment peut-on
être persan ? » de Montesquieu et tout le conte philosophique derrière, c'est-à-
dire la satire du provincialisme culturel aujourd'hui dénommé non sans
pédanterie « ethnocentrisme ». Nous n'ajoutons pas grand chose à Voltaire sur
ce plan-là, mais lui, en revanche, aurait pas mal de leçons à nous donner.
Depuis la Renaissance, la culture occidentale se définit toujours
systématiquement contre elle-même. On est d'abord pour les Anciens contre les
Modernes; puis, contre le civilisé pour le primitif; puis, à l'époque romantique,
pour l'exotique contre le familier, etc. Beaucoup de gens à notre époque croient
rompre avec les traditions, qui en réalité les répètent, sans l'élégance de leurs
ancêtres.
Très impressionné par son rôle de bouc émissaire, l'Occident se dénonce
lui-même comme la pire des sociétés. N'arriverions-nous pas à une époque où
l'Occident jouerait un peu, par rapport à la planète entière, le rôle que les juifs
ont joué par rapport aux chrétiens ?

Je ne crois pas que vous puissiez dire cela aussi simplement. L'Occident
est riche, puissant, et le reste de la planète est plutôt pauvre; vous êtes le
premier à invoquer les réalités matérielles quand il s'agit de constater les
progrès de l'Histoire. Les juifs, eux, n'ont jamais été au pouvoir dans
l'Occident chrétien. Et, à l'inverse, ils n'ont jamais dénoncé leur propre
culture…
Mais, puisque vous en parlez, parlons-en ! Sans oublier les terribles
persécutions dont ils ont été l'objet, comment expliquez-vous le « succès » des
juifs ? Même s'ils nous ont offert quelques-unes de nos plus belles valeurs
universelles, aucun peuple n'est en un sens moins universaliste. On ne peut pas
les convertir, mais en outre ils convertissent encore moins ! Le « Peuple élu »,
ça veut dire aussi « le peuple fermé ». Or, sans même parler de leur place dans
l'économie libérale internationale, s'ils sont environ 0,3 % de la population
mondiale, ils obtiennent quelques 30 % des prix Nobel scientifiques ! En dépit
de deux ou trois mille ans de persécutions, ça ne leur a pas trop mal réussi de
refuser l'uniformisation chrétienne !

Ce que vous appelez l'uniformisation chrétienne n'existe pas. Ou, si ça


existe, c'est lié à quelque chose qui existait déjà chez les juifs. N'oubliez pas
que les juifs se faisaient accuser d'athéisme par les peuples qui les entouraient.
Les juifs sont bien le Peuple élu. Dans l'Épître aux Romains, saint Paul
affirme que l'élection est irrévocable. L'Histoire, au sens le plus concret, joue
un rôle essentiel. Il suffit de lire la Bible pour comprendre que, malgré sa «
fermeture », Israël a eu du mal à se défaire des sacrifices d'enfants, de la
prostitution sacrée, du genre de religion qui sévissait partout autour de lui, au
Moyen-Orient et dans le monde entier. Plus les ethnologues « politiquement
corrects » nient les violences primitives, et plus les victimes déterrées par les
archéologues contredisent leur « néo-rousseauisme » béat.
Les textes fondamentaux du christianisme insistent sur le fait que toutes
les Puissances de ce monde se sont coalisées pour tuer le Christ. Les Actes
disent bien la responsabilité de la race humaine tout entière en faisant citer le
psaume 2 par Pierre et Jean, et en le leur faisant ensuite commenter :
« Pourquoi cette arrogance chez les nations, ces vains projets chez
les peuples ? Les rois de la terre se sont mis en campagne, et les
magistrats se sont ligués ensemble contre le Seigneur et son Oint.
Car c'est une ligue, en vérité, qu'Hérode et Ponce-Pilate, avec les
nations païennes et les peuples d'Israël, ont formée dans cette ville
contre ton Serviteur Jésus, que tu as oint .»
3

Ce qui fait l'importance de ce texte, c'est le caractère meurtrier conféré à


toutes les cultures sans exception par rapport au vrai Dieu. Ce texte réaffirme
l'universalité des meurtres fondateurs qui ici sont tous représentés par la
Passion. C'est le geste humain par excellence que de faire des dieux en tuant
des victimes, et, chaque fois qu'ils font cela, les hommes creusent un peu plus
le fossé qui les sépare du vrai Dieu, ils participent à son meurtre.
La Passion n'est ni plus ni moins « coupable » que tous les autres
meurtres du mêmes genre « depuis la fondation du monde ». Les juifs ne sont
ni plus ni moins coupables que nous tous. Mais la Passion est le premier
meurtre fondateur qui fasse l'objet d'un récit non mythique, d'un récit objectif,
réaliste, historique, d'un récit laissant voir les effets du mimétisme.
Au lieu de nous dire que la victime méritait ce qui lui est arrivé et que les
meurtriers ont bien fait de l'expulser — ce que font les mythes fondateurs, je le
répète, puisqu'on y soutient toujours que les boucs émissaires sont vraiment
responsables de toutes les pestes et catastrophes les plus diverses, autrement dit
qu'ils ne sont pas des boucs émissaires mais bel et bien des malfaiteurs très
dangereux — les Évangiles crient sur les toits l'innocence de Jésus et de toutes
les victimes du même type.
Les Évangiles affirment donc la culpabilité des juifs comme des païens.
Et leurs seuls prédécesseurs dans cette affirmation, ce sont les livres
prophétiques juifs qui racontent souvent les violences subies par les prophètes.
C'est bien pourquoi Jésus dit qu'il va mourir « comme les prophètes avant lui ».
Il suffit de lire le récit de la mort du « Serviteur souffrant » dans le Second
Isaïe, ou celui des souffrances de Job, ou de celles de Jérémie, ou de l'aventure
de Jonas, ou l'histoire de Joseph, pour voir que les boucs émissaires justifiés
sont déjà là dans l'Ancien Testament.
Une fois qu'on a accepté le christianisme, la seule manière d'écarter la
Révélation et de ne pas voir qu'elle met toutes les cultures humaines en cause,
tous les êtres humains sans exception, c'est de s'en prendre aux juifs. C'est ce
que les chrétiens n'ont pas cessé de faire depuis qu'ils se sont séparés des juifs.
Ils doivent donc reconnaître leurs torts qui sont très grands. L'antisémitisme
chrétien n'est pas un exemple parmi d'autres de religio-centrisme ou
d'ethnocentrisme : c'est une défaillance par rapport à la Révélation.
Et elle ne fait qu'un avec l'impuissance des lecteurs chrétiens à repérer
dans leurs Écritures Saintes la révélation des victimes fondatrices et des
systèmes sacrificiels qui en découlent, dont nous sommes toujours tributaires
par l'effet de notre répudiation du religieux qui joue le même rôle que jadis la
lecture anti-juive de certains textes essentiels.
Quant à ce que vous appelez le « succès » économique des juifs, sans
doute peut-il s'expliquer en partie par le fait que la Bible est, comme nous
l'avons dit, un trajet entre le sacrificiel et le non-sacrificiel, qu'elle comporte
nombre de textes qui anticipent déjà sur les Évangiles. En un sens, ils ont deux
mille ans d'avance ! Voyez à quel point les juifs du moyen âge sont libérés de
la pensée magique par rapport aux chrétiens ! Leur supériorité intellectuelle
vient de là. Leurs traditions sont depuis très longtemps favorables à l'étude, à
l'exercice de la pensée critique.

___________________ notes ___________________

1. Épître aux Galates 3, 28 (entre autres).

2. Voir particulièrement « L'essai sur les cannibales », 1580.

3. Actes 3, 25-27.

Dieu, la liberté

Pourquoi fallait-il que le Christ meure ? C'est le dernier sacrifié, non


coupable, avant l'abandon des systèmes sacrificiels ?

Remarquez, les autres victimes antérieures n'étaient pas coupables non


plus…
Le Christ meurt parce qu'il refuse de se soumettre à la loi de la violence, il
la dénonce dans tous ses propos, et les hommes, en refusant sa Révélation,
forcément retournent leur violence contre lui. Ils font jouer contre lui la loi du
mimétisme violent. Ils font de lui un bouc émissaire de plus.
C'est là le soubassement anthropologique de la Passion, et ce n'est rien de
plus. S'il n'y avait que de l'humain dans la Passion, la voix du Christ aurait été
étouffée, ou il serait devenu une divinité païenne comme les autres, un bouc
émissaire sacralisé. Sa parole vraie ne serait pas parvenue jusqu'à nous.
Si sa voix a été entendue, si les disciples se sont ressaisis et si, au lieu de
se joindre aux persécuteurs, comme ils commençaient à le faire au cours de la
Passion, ils ont finalement proclamé l'innocence de Jésus, c'est grâce à la
Résurrection et au Paraclet qui leur a enseigné la vérité. La dimension
proprement religieuse réclame de nous un assentiment religieux dont nous
serions incapables, dit le dogme, sans la grâce divine. Le Christ est donc mort
pour nous sauver, pour nous mettre en état de profiter de cette grâce. Dieu
demande à tous les hommes de se conduire comme Jésus, c'est-à-dire de
s'abstenir de violences et d'annoncer le Royaume.
Cette adhésion religieuse, notre petite raison n'y accède jamais seule, mais
nous en voyons la rationalité, et celle de ses effets. Nous voyons que les
mythes deviennent lisibles. Nous voyons que les violences structurales
reculent, même si les violences anarchiques progressent à nouveau.
En constatant ces résultats nous voyons bien que Jésus n'est pas une
divinité archaïque, un bouc émissaire sacralisé. Ce qu'il nous apporte ne peut
pas venir des hommes, ne peut donc venir que de Dieu. C'est pourquoi le
dogme affirme que le Christ est non seulement homme mais Dieu né de Dieu
de toute éternité. Ce n'est pas en tant que bouc émissaire des hommes que Jésus
est divinisé. Les gens qui s'imaginent que la divinité du Christ est le résultat de
la Passion sont dans le mythe, le christianisme dit le contraire. Comme la
Lumière il est à la fois ce qu'il nous faut voir et ce qui permet de le voir.

C'est brillant, mais lorsque vous dites que « le Christ est né de Dieu de
toute éternité », cette fois, on y croit ou on n'y croit pas : c'est une question de
foi. Si on n'éprouve pas cette foi, même si on convient que Jésus n'est pas « une
divinité archaïque » et si on tient sa Révélation pour le plus grand message de
toute l'Histoire, cela n'implique pas pour autant qu'elle vienne d'un ailleurs
appelé Dieu : elle peut venir de lui, de son génie propre tout simplement ?

Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le dogme. Mais il est important de
montrer qu'à ce dire correspondent des effets réels dans beaucoup de domaines,
des effets qui n'ont rien à voir avec les mythes, et tout à voir avec leur
destruction. Le christianisme a de bonnes raisons de se tenir lui-même pour
absolument singulier. On peut croire ceci sans être un « demeuré »
ethnocentrique. Les mythes sont des religions de la fausse accusation
victorieuse. Le récit évangélique réfute non seulement la culpabilité de Jésus
mais tous les mensonges du même genre, par exemple celui qui fait d'Œdipe un
donneur de peste parricide et incestueux.
Le christianisme renvoie aux hommes la violence qu'ils ont toujours
projetée sur leurs divinités. C'est bien pourquoi nous l'accusons de nous
culpabiliser. Et sur ce point nous avons raison, mais le récit évangélique a plus
raison encore car pour défendre nos victimes il est bien obligé de condamner
leurs persécuteurs, c'est-à-dire nous-mêmes.
Le Saint-Esprit en grec, je l'ai déjà dit, c'est « le Défenseur des victimes »,
et Satan c'est « l'Accusateur ». Le symbolisme évangélique correspond
admirablement à la lecture mimétique.
Jean-Marie Domenach pense que je cherche à démontrer scientifiquement
la foi. Je sais que la foi est indémontrable, mais elle n'est pas seule. Il y a aussi
l'intelligence, et la grande tradition chrétienne a toujours affirmé un accord
fondamental entre la foi et l'intelligence. C'est cet accord que je cherche à
définir sur un point capital, mais en m'appuyant sur les Évangiles plutôt que
sur saint Thomas d'Aquin ou sur Aristote. C'est pourquoi j'ai contre moi aussi
bien les fidéistes, ceux qui disent « je crois parce que c'est absurde », que les
vieux catholiques qui citent Aristote à tout bout de champ mais jamais les
Évangiles. Me voyant les citer moi-même, ils me soupçonnent d'être un «
protestant. »
Si je dis vrai — ce qu'on ne devrait pas exclure a priori, vous l'avouerez
— la pensée qui sous-tend les Évangiles doit relever d'une raison plus
puissante que la nôtre. Elle permet de résoudre des énigmes que la pensée
moderne n'a jamais résolues, au premier chef celle du religieux archaïque qui
ne fait qu'un avec l'énigme du fondement social. Si ambitieux soit-il, mon
projet n'a rien de scandaleux ni d'« hubristique » d'un point de vue chrétien
1

car il ne prétend pas éclairer ce que le christianisme appelle les mystères de la


foi. Il prétend seulement montrer que, dans la perspective de cette foi, les faux
mystères de la mythologie deviennent transparents. C'est ce que la grande
tradition chrétienne a toujours affirmé mais sans le montrer concrètement,
faute de s'appuyer sur l'anthropologie évangélique qu'elle n'est jamais parvenue
à déchiffrer. Entrevue par Simone Weil qui n'a pas eu le temps de l'explorer,
cette anthropologie porte sur les conflits mimétiques, les « scandales » et
le mécanisme du bouc émissaire. Elle révèle que, depuis Caïn, depuis « la
fondation du monde », toutes les cultures reposent sur le meurtre fondateur.
Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les Évangiles.
A cette anthropologie évangélique la pensée chrétienne a toujours
substitué, sans s'en rendre compte, une anthropologie philosophique. Platon et
saint Augustin, Aristote et saint Thomas, c'était d'ailleurs beaucoup mieux que
tout ce qu'on a fait depuis. C'était mieux que la dégringolade de
l'existentialisme au structuralisme et au post-structuralisme. Sans parler, bien
sûr, des trente-sixièmes dessous du père Drewerman et autres célébrités
fabriquées par nos médias.
Nous en arrivons à un point où, de lavage de cerveau en lavage de
cerveau, les malheureux chrétiens se prennent non seulement pour les plus
grands salauds de l'Histoire — cette question là est réglée depuis longtemps —
mais pour des imbéciles, ce dont jusqu'à récemment ils doutaient encore un
peu. Il faut leur montrer qu'ils sont moins bêtes qu'ils ne le croient. Il faut leur
rendre un peu de la fierté qu'ils possédaient jadis en trop grande abondance
sans doute mais qu'ils ont remplacée par un terrible complexe d'infériorité, un
effroyable défaitisme qui n'a rien à voir avec l'humilité chrétienne. Bien
entendu, je me fais moi-même accuser de triomphalisme. Si par hasard je
voyais juste, ce ne serait pas la pensée chrétienne seulement qui serait un peu
confortée, ce serait la raison tout court dont nos valeureux déconstructeurs ont
officiellement annoncé la décomposition finale.
Dans le domaine de l'intelligence, ce sont les résultats qui comptent, c'est
la puissance de l'éclairage fourni par les Évangiles une fois qu'on les lit dans
leur perspective mimétique, leur perspective propre selon moi.

Vous avez déjà avancé cette idée tout à l'heure : vous prouvez par le
résultat, vous justifiez votre hypothèse par sa fécondité ?

Le christianisme révèle sa puissance sur le plan intellectuel. Ce qu'il faut


dire aussi, c'est qu'il y a une Histoire. Dieu a choisi un peuple unique qui
s'appelle le peuple juif pour toute une partie de la Révélation, et il l'a
universalisée avec le Christ. Sous ce rapport, il y a évidemment un échec du
judaïsme, mais il y a bien sûr aussi aujourd'hui un échec du christianisme,
encore plus grave, multiplié par les morts de l'Holocauste. Mais, dire cela, ce
n'est condamner ni le judaïsme ni le christianisme d'un point de vue humain.
Qui sommes-nous pour condamner nos frères ?

Tout de même ! si on croit en Dieu, on est fondé à se demander : est-ce


que Dieu est là simplement pour annoncer des catastrophes vraies ou pour les
parer ? Comment concevoir un Dieu tout-puissant et omniscient qui laisse
l'homme libre… d'aller à sa fin s'il n'y prend garde ?

L'histoire ne progresse que par une série d'échecs humains qui sont
toujours compensés par de nouveaux efforts de Dieu pour faire entendre ce que
réellement Il est.

On ne pouvait pas les éviter, plutôt, ces échecs ?

Pour les éviter, il faudrait que Dieu nous impose sa loi par la violence. De
toute façon, on est en plein mystère, et on est obligé de s'incliner, de dire qu'on
ne sait pas.

Même René Girard ?

Certainement.

Dans un texte qui m'est tombé som les yeux, vous reprenez la remarque
d'un journaliste italien, Messori, qui note que les imperfections des Évangiles,
leurs redites, leurs contradictions d'un texte à l'autre plaident pour leur
authenticité : s'ils n'étaient que des documents de propagande fabriqués,
comme l'a soutenu Renan, on les aurait soignés davantage ! Il y a sûrement de
la vérité là-dedans. Mais, par contre, lorsque vous dites ailleurs que «
l'écriture du Nouveau Testament ne peut pas être entièrement humaine », vous
détruisez vous-même votre argument précédent : car comment imaginer que
Dieu ait fait des fautes qui, de son fait, seraient en somme volontaires ?

Dieu n'a pas fait d'erreurs, mais les Évangiles sont transcrits par des
hommes; et ces hommes nous préviennent eux-mêmes, en particulier Marc,
qu'ils n'ont rien compris sur le moment. Ils n'ont compris qu'a posteriori. Le
catholicisme est tout entier tradition. L'idée de revenir à un christianisme qui
serait celui du Christ est une absurdité, parce que tous nos témoins sont des
hommes qui, même inspirés par la grâce, peuvent se tromper un peu. Nous
n'avons que des gens qui se frappent le front après coup et qui disent : « Ah,
voilà ce qu'il voulait dire ! » Ils deviennent un jour capables de se souvenir de
choses qu'ils n'avaient pas saisies sur le moment. L'accès à Dieu dans le
christianisme, le sentiment de sa présence sont toujours liés à une expérience
intellectuelle, à un travail sur le texte, à une mise en rapport de l'Ancien et du
Nouveau Testaments. Il paraît qu'on m'accuse aussi de « marcionisme
», c'est-à-dire de l'hérésie qui consiste à éliminer l'Ancien Testament : on ne
peut pas se tromper plus complètement sur mon travail.

J'insiste : pourquoi votre thèse demande-t-elle l'hypothèse de Dieu ? Je


ne suis pas loin de penser qu'elle l'affaiblit !

Absolument pas. Ce que je crois me paraît très lumineux, mais ce que je


dis l'est beaucoup moins. Je vois bien que la Révélation, aujourd'hui encore,
loin d'être épuisée, contient d'insondables réserves de puissance intellectuelle
et spirituelle qu'on a bien repérées avant nous mais dont on peut, désormais,
préciser des aspects jamais encore définis. Je suis donc persuadé que mon
aventure intellectuelle et spirituelle n'est pas seulement subjective. Elle ne
relève pas du seul narcissisme intellectuel et universitaire dont je ne suis pas
exempt, je le sais. Mes défauts personnels diminuent mon efficacité,
certainement, mais n'ont rien à voir avec la question de fond.

Je recommence : pourquoi faut-il que Jésus soit véritablement un dieu et


même Dieu tout court, et pas seulement un homme génial qui a dit ce qu'il
fallait dire ? qu'est-ce que ça change ?

C'est l'essentiel de la foi, c'est le dogme de l'Incarnation ! Le Christ a


préféré mourir plutôt que de participer aux sacrifices violents. Lorsque un
homme vit et meurt comme Dieu le Père aurait vécu et serait mort s'il était
descendu sur Terre, il est lui-même Dieu : il n'y en a jamais eu qu'un, c'est
Jésus-Christ. Mais il ne faut pas se fourvoyer dans une vision « génétique », il
ne faut pas penser : « Il est devenu Dieu. » Ce que dit le christianisme, c'est
qu'il est envoyé par Dieu. Autrement dit, c'est Dieu qui a l'initiative de la
Révélation. Et je le crois aussi. Dieu a l'initiative de la Révélation, mais Jésus
est pleinement homme.

Quand on vous entend parler ainsi, dire que « Jésus est envoyé par Dieu
», on a l'impresnon que Dieu est une personne…

Mais Dieu est une Personne ! Il est même trois Personnes en un seul Dieu.
C'est le dogme même ! Le mot personne est un mot grec qui veut dire acteur. Il
ne faut pas déplorer cette origine littéraire et théâtrale, parce que c'est un
concept absent de la philosophie et qu'il a fallu emprunter à la littérature,
toujours plus forte que la philosophie sur le plan des rapports existentiels.

Est-ce qu'on ne pourrait pas dire que « Jésus se comporte comme Dieu »
parce qu'il crée Dieu en ensemençant le monde par cette Révélation que vous
dites ?…

La preuve que Dieu se révèle dans les Évangiles et qu'Il existe en dehors
de nous, c'est que nous n'entendons pas encore vraiment la logique de sa mort,
nous n'entendons pas ce qui fait que, pensant ce qu'Il pense, disant ce qu'Il dit
et se comportant comme Il le fait, Il ait dû se faire expulser du monde. Cette
même incompréhension ne cesse de répéter cette expulsion au niveau du texte.
Il y a un cercle bien sûr, et, pour nous faire comprendre qu'il existe et qu'il est
fermé, ce cercle doit s'ouvrir quand même un peu pour nous. Comprenne qui
pourra…

Qu'est-ce que ça change que Dieu existe et se révèle — et non pas que
l'homme Jésus l'invente ?

Qu'est-ce que ça change ? Ça veut dire que l'histoire sacrificielle tout


entière, l'histoire morale et religieuse de l'humanité avant le christianisme, est
une histoire sainte !… Ça veut dire que les religions païennes étaient quand
même un premier chemin vers Dieu et que la pratique des sacrifices était bien
une façon de contenir la violence à un niveau, non pas voulu, mais toléré par
Dieu.
On pourrait aussi vous renvoyer la balle : pourquoi chercher à tout prix à
se passer de Dieu quand Il signale sa présence, pourquoi vouloir toujours tout
rapetisser, tout réduire aux dimensions humaines dont nous savons bien
qu'elles ne nous suffisent pas ?
Il ne s'agit pourtant pas de wishful thinking, de prendre ses désirs pour la
réalité. Si je ne peux pas me passer de Dieu, c'est pour des raisons qui ne sont
pas toutes intellectuelles, certes, mais qui le sont souvent, et c'est très important
à notre époque puisque c'est sur le plan intellectuel, depuis le XVIIIe siècle,
qu'on juge le christianisme battu à plates coutures, complètement discrédité.
Ce n'est pas moi, ce sont les Évangiles qui lisent les mythes à partir du
bouc émissaire. Les Évangiles sont soulevés par une intelligence qui n'est pas
celle des disciples et dont je vois bien qu'elle est au-delà de tout ce que vous,
moi, nous tous, pouvons concevoir sans eux, une raison tellement supérieure à
la nôtre qu'après deux mille ans nous en découvrons de nouveaux aspects. Il
s'agit d'un processus qui nous dépasse puisque nous n'avons pas pu le
concevoir par nous-mêmes; et pourtant nous sommes capables de l'assimiler,
ou nous le serons bientôt. Il est donc parfaitement rationnel mais d'une raison
plus haute que la nôtre. Il s'agit ici, à mes yeux, d'une illustration nouvelle
d'une très grande idée traditionnelle, la raison et la foi qui se soutiennent
mutuellement. Fides quarens intellectum et vice-versa.
Voilà un raisonnement thomiste, je pense, mais appliqué à un domaine,
l'anthropologie, qui, à l'époque de saint Thomas, n'existait pas au sens du
monde moderne. Et, ce dont il est question une fois de plus, c'est cette Lumière
qui est à la fois ce qui doit être vu et ce qui permet de voir, Deum de Deo,
Lumen de Lumine.

Toute vos réponses m'intéressent, bien sûr, et je les respecte. Mais elles
sont plutôt des commentaires de votre vérité de croyant que des réponses à ma
question d'agnostique : qu'est-ce que ça changerait à l'efficacité de la
Révélation, à la proclamation de l'innocence des victimes, à l'annonce de
l'unification de la Terre, etc., qu'elle ait été inventée et exprimée par un homme
?

Mais elle a été inventée par un homme ! Il faut prendre l'humanité de


Jésus autant au sérieux que sa divinité. L'Incarnation, c'est cela. Être chrétien,
c'est croire que la proclamation dont vous parlez n'a qu'un seul auteur et qu'il
est à la fois Dieu et homme. Ajoutez-y le Paraclet qui est forcément là, lui
aussi, puisqu'il est le défenseur des victimes, et vous avez cette Trinité dont
tout le monde de nos jours fait des gorges chaudes, comme si c'était la chose la
plus ridicule du monde.
La crucifixion montre que les hommes repoussent la vérité de Dieu et que
Dieu, ne voulant pas triompher par la force, ce qui n'aurait aucun sens pour
Lui, s'arrange pour se manifester aux hommes sans violer la liberté humaine.
Pour ce faire, il accepte de nous servir de bouc émissaire mais sans se faire
diviniser en tant que tel, sans devenir divin au sens du paganisme. Il nous
montre que la vérité de Dieu ne peut pas se manifester sans se faire expulser.
Se repentir vraiment, au sens de Pierre ou de Paul, c'est comprendre sa
participation personnelle à l'expulsion de Dieu. Au lieu de diviniser la violence
humaine projetée sur le bouc émissaire, le christianisme divinise celui qui, par
la mort librement acceptée, une mort qui n'a pourtant rien à voir avec un
suicide, échappe à la circularité du mensonge et de la violence génératrice de
faux dieux.
La preuve en retour que le vrai Dieu doit se faire expulser et qu'il se ferait
à nouveau expulser s'il revenait sur cette Terre — comme l'histoire du Grand
Inquisiteur de Dostoïevski le suggère — c'est que le Christ s'est fait crucifier.
C'est toujours le cercle qui doit s'entrouvrir un peu pour montrer qu'il est bien
là, et qu'il nous est fermé.

Prenons le problème par l'autre bout : si Dieu existe, est-ce qu'il avait
besoin de la Passion du Christ, de toute cette histoire humaine pour se
manifester ?

Il en a besoin, je le répète, pour se révéler tel qu'il est, c'est-à-dire pour


respecter la liberté des hommes. Si cette formule est insuffisante, c'est parce
que nous voyons tout, forcément, de notre point de vue.

Si Dieu se fait homme, pourquoi faut-il qu'il passe par le ventre d'une
femme, par une enfance… ?

C'est la logique de l'Incarnation qui l'exige, pour peu qu'on la prenne au


sérieux. Si Dieu n'a rien à voir avec notre violence, avec « la gloire qui vient
des hommes », celle qui s'achète à coup de rivalités mimétiques, donc de
violences et de vengeances, il ne peut pas se révéler directement. De deux
choses l'une : ou bien il ne se révèle pas du tout, ou bien il se révèle en
subissant la violence plutôt qu'en l'infligeant aux autres. Il est le contraire de
tous les Dionysos et de tous les Jupiter tonnants. Il faut que rien de ce qui
caractérise notre condition pitoyable ne lui soit étranger.
Le prologue de l'Évangile de Jean est une espèce d'inversion de la Genèse
qui montre que ce n'est pas Dieu qui expulse l'homme, comme la scène du
paradis terrestre nous le dit, mais que c'est l'homme qui a expulsé Dieu. C'est
ainsi, à mon avis que doit se définir le péché originel…
« Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde,
illumine tout homme. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et
le monde ne l'a pas reconnu. Il est venu dans son propre bien, et les
siens ne l'ont pas accueilli. »

Comment entendez-vous la dernière parole du Christ : « Mon père,


pourquoi m'as-tu abandonné ? »

C'est une citation d'un psaume, mais il ne faut pas l'escamoter, il faut
l'entendre dans son sens le plus fort. Tout ce que l'homme peut subir de pire, le
Christ le subit aussi, y compris l'expérience d'être abandonné par Dieu.
L'homme ne peut pas reprocher à Dieu de rester dans sa « tour d'ivoire ». Par la
mort du Christ, Dieu nous dit : « Si j'ai toléré votre violence pour créer des
hommes vraiment libres, vous ne pouvez pas me le reprocher : je m'y soumets
aussi, je subis moi-même la pire violence. »
Je crois connaître votre réponse, mais je vous pose quand même la
question pour la clarté du débat : est-ce que vous êtes seulement chrétien ou
est-ce que vous êtes catholique ?

Je suis catholique, mais je pense que les querelles entre les diverses
Églises chrétiennes ont perdu le peu de sens qu'elles avaient naguère. Je suis
catholique parce que je pense que le catholicisme détient la vérité du dogme. Il
est le plus éloigné des oscillations extrémistes qui commencent avec la
Réforme et qui débouchent sur l'athéisme moderne. Mais le protestantisme a de
grandes vertus que les catholigues feraient bien d'imiter. Il n'a pas, vis-à-vis
des Écritures, cette attitude de respect sacré, qui fait que, même aujourd'hui, se
tourner vers les Évangiles, s'interroger sur leur anthropologie comme je le fais,
c'est automatiquement se faire soupçonner d'hérésie. Ce n'est accepté, et encore
pas toujours, que si on peut montrer que tout ce qu'on dit figure déjà dans saint
Augustin ou dans saint Thomas d'Aquin. Ce qui paralyse les chrétiens, au fond,
c'est la peur. Ils savent que les modernes, depuis des siècles, ne pensent jamais
que contre eux, et ils ont peur de la pensée.

Les textes sont quand même bien considérés comme un canon intouchable
?

Le fait qu'il y ait quatre Évangiles plutôt qu'un, tous un peu ou même
assez différents les uns des autres, contredit tout fondamentalisme au sens de
l'infaillibilité de la lettre.

Croyez-vous réellement à tous les dogmes, à l'infaillibilité pontificale, à


l'immaculée conception de Marie , à la résurrection des corps par
2

exemple ? ou bien ne sont-ce que des métaphores, des façons de parler, et dans
ce cas pourquoi ne pas le dire ?

Les dogmes, pour moi, ne sont pas des métaphores. Dans mon œuvre il
m'arrive de pratiquer des lectures métaphoriques, par exemple lorsque j'oppose
la conception virginale aux naissances divines telles que nous les content les
mythes, qui sont toujours liées à la violence. La foi est autre chose. J'ai le
sentiment d'avoir une expérience vécue des dogmes centraux. Pour les dogmes
plus marginaux… je ne me sens pas toujours d'inspiration particulière ! mais
c'est une question de fidélité, ou de confiance, c'est-à-dire de foi. Je n'ai rien à
dire qui me soit propre sur la résurrection des corps, mais je pourrais vous
répéter ce qu'on dit à ce sujet. Je fais confiance, globalement, à tous les
conciles qui ont défini l'orthodoxie chrétienne pour les églises catholique,
orthodoxe, luthérienne, anglicane, calviniste.

C'est curieux, tout de même, cette attitude : « Je crois à l'essentiel, donc


je crois à tout ». Non ?
Ce serait curieux si la foi consistait en une série de propositions
indépendantes les unes des autres qu'on aurait besoin d'additionner. Elle est
une totalité signifiante. Et beaucoup de choses dont on fait des scandales ne
sont qu'une affaire de bon sens, l'infaillibilité pontificale par exemple. Si
l'Église est divine, si sa doctrine ne peut pas se modifier au gré des sondages
d'opinion, des modes successivement structuralistes et post-structuralistes, il
faut bien en fin de compte s'en remettre à quelqu'un, à une autorité ultime sur
notre plan humain, et ce ne peut être que le pape.
Encore une fois, l'essentiel est une question de témoignage. Si vous faites
confiance à votre épouse et si un détail dans son comportement vous convient
un peu moins, vous n'allez pas casser toute votre relation pour cela : vous
restez solidaire ! On ne peut pas dire qu'on accepte telle loi de la République et
pas les autres. On est membre d'une société, on s'inscrit dans un monde…

Ce n'est pas la même chose. Les lois de la République, on doit les


respecter dans sa vie pratique parce qu'on fait partie d'une communauté. Par
contre, croire à la résurrection des corps parce que c'est écrit dans le
catéchisme, c'est un acte de foi aveugle…

Le socle du christianisme, c'est l'Écriture. C'est pourquoi l'orthodoxie est


très importante malgré ses défauts et même si elle ne sait pas ce qu'elle fait,
parce qu'au moins elle tient le texte et ne le lâche pas. Elle le porte; c'est
parfois l'âne chargé de reliques…
Le fondement de ce socle, c'est le Christ. Et le Christ ressuscité a mangé
du poisson avec ses disciples. La résurrection des corps, c'est déjà le refus de
cette indifférenciation et de cette déréalisation de toutes choses contre laquelle
vous protestiez tant tout à l'heure. C'est une doctrine qui devrait vous séduire
tout particulièrement…

Vous plaisantez, sans doute : cette relation logique que vous me


proposez, suppose cette foi sur laquelle je vous questionne…
Êtes-vous gêné par ce qui, dans le texte évangélique, peut apparaître
comme de la matière mythique : par exemple l'annonce faite à Marie, la
conception virginale de Jésus, l'étoile guidant les rois mages ?

Je ne suis pas gêné du tout : l'étoile des rois mages, ce n'est pas un dogme.
Plus généralement, c'est précisément là un des points sur lesquels la lecture que
je propose pourrait se révéler utile le jour où se dissiperont les malentendus
dont elle fait l'objet. Je définis la Révélation chrétienne comme un arrachement
des premiers chrétiens à la puissance mythique qui est celle du mensonge
mimétique unanime. Cet arrachement reste invisible aux « sages » et aux
« savants » car il s'effectue dans des conditions de proximité telles qu'on le
prend lui-même pour un mythe.
Le christianisme, c'est le même drame que les mythes fondamentaux ou
les grands récits d'origine, et dans les deux cas ça se termine par du religieux.
Aux yeux de nos « savants », donc, c'est forcément un mythe. Ils ne font pas de
différence au sein du religieux. En réalité, je le redis, le christianisme est aussi
différent d'un mythe que peut l'être le compte rendu véridique d'un lynchage de
son compte rendu par les lyncheurs « sincères », honnêtement persuadés
d'avoir justement agi. Le mythe, c'est la culpabilité d'Œdipe; la vérité, c'est
l'innocence du Christ.
Les sages et les savants s'y trompent, mais les petits enfants ne s'y
trompent pas. Ils n'om pas peur de Jésus, alors qu'ils ont peur de Dionysos, et
ce n'est pas sans raison. Certains savants tels que Nietzsche n'auraient peut-être
pas connu la même fin s'ils avaient eu un peu plus peur de Dionysos.
Nos savants ne peuvent pas comprendre que ce n'est pas la même
transcendance dans les deux cas. Pour eux, le religieux c'est toujours le même
bloc d'opacité et d'absurdité superstitieuse. Ils ne voient pas que le
christianisme éclaire le religieux mythique alors que le religieux mythique
n'éclaire rien du tout.
Il ne peut rien éclairer puisqu'il réconcilie les hommes aux dépens de la
victime injustement maltraitée.
Ce que je dis, vous le voyez, n'a rien à voir avec une défense nuageuse et
mystique du christianisme. Ou bien j'ai raison, et cette religion révèle dans les
mythes fondateurs des procès de sorcières analogues à ceux du XVe siècle, ou
bien j'ai tort, et ma thèse ne vaut absolument rien. Les critiques qu'on lui
adresse vont rarement au fond des choses, ce sont des réactions idéologiques à
ce qu'on prend bien à tort pour une idéologie.
Si le récit évangélique nous raconte un arrachement prodigieux au vertige
de l'unanimité mimétique et accusatrice, génératrice de mythes, il ne faut pas
s'étonner si, face à une tentation mythique urgente, sur les marges, dans les
interstices, quelques vestiges mythiques subsistent, ainsi qu'une tendance pour
dire certaines choses à recourir au langage des mythes, aux grands symboles de
la pensée mythique.
Il devient possible d'adhérer à la vérité fondamentale des Évangiles, et
d'affirmer la Résurrection sans s'obnubiler sur les quelques détails qui
déconcertent nos habitudes intellectuelles, formées par la discipline
scientifique.
Prenez par exemple la trahison de Pierre. La formule « avant le chant du
coq » ou « avant que le coq ait chanté trois fois » donne l'impression que les
Évangiles font de Jésus un devin au sens naïf, une tireuse de cartes qui prédit
les événements du monde. Jésus « annoncerait » qu'un coq chantera
miraculeusement à l'instant exigé par la trahison de Pierre. Les lecteurs
insuffisamment attentifs en concluent que l'essentiel dans ce texte est le
miracle du coq. En réalité, il s'agit vraisemblablement d'une simple notation
temporelle. Ce que Jésus annonce, c'est que, avant que la nuit de son
arrestation ne s'achève, Pierre l'aura renié. La prophétie est appelée par
l'arrogance très voyante de Pierre qui, après s'être fait rabrouer une première
fois pour avoir réagi à la première annonce de la Passion par l'indignation,
rectifie le tir et fait du zèle dans l'autre sens, mimétiquement : il se fait fort de
mourir aux côtés de son maître s'il le faut. Jésus prévoit la trahison car il
constate, sur Pierre comme sur les autres disciples, ce que nous autres, lecteurs
des Évangiles, constatons aussi si nous lisons bien, à savoir la toute-puissance
des contagions mimétiques. Il annonce l'abandon général dont il va faire l'objet
une fois que l'hostilité des autorités à son égard aura été démontrée par son
arrestation. Il sait « ce qu'il y a dans l'homme ».
On voit très bien ce qui a pu se passer. Les Évangiles sont écrits trente ou
quarante ans après la Passion. Ceux qui les rédigent sentent bien l'essentiel, la
pénétration extraordinaire de Jésus et l'amour que, malgré tout, il porte à ses
disciples. Mais, comme les rédacteurs sont éperdus d'admiration eux aussi et
qu'ils ont tendance à mythifier un peu, ils cristallisent sur le coq, ils
transforment en « miracle du coq » une perspicacité surhumaine assurément
mais aussi très naturelle, enracinée dans une raison humainement accessible,
celle que la théorie mimétique essaie de conceptualiser.
Le remarquable, c'est que nous puissions désormais restituer cette
rationalité supérieure de la scène en rendant transparente ce que j'appelle une
mythification mineure. Se laisser scandaliser par le coq, c'est ne rien
comprendre à la trahison de Pierre, et c'est au fond retomber, en l'aggravant
sans mesure, dans la même illusion que les rédacteurs, dans l'illusion que le
coq est très important. C'est la même naïveté que les disciples, la même
impuissance à voir le mimétisme, mais elle joue désormais au détriment du
texte, elle détruit le vrai message, alors que les rédacteurs le poétisaient sans
vraiment le trahir. Les Évangiles nous apportent tous les éléments de l'analyse
mimétique, que les fausses démystifications modernes éliminent. Elles ne
voient plus que le coq, pour se moquer de lui. Mon analyse ne contredit pas la
transcendance, mais elle en cherche d'autres signes plus satisfaisants pour
l'intelligence moderne qu'un coq miraculeux.

___________________ notes ___________________

1. L'hubris, du grec hyper, « au-delà », définit l'état du héros tragique


(mythique) lorsqu'il viole la loi. Il s'expose à la violence mais peut devenir
sacré. C'est parfois traduit par « orgueil », ou par « démesure », etc. Il s'agit,
aux yeux de René Girard, du crime du bouc émissaire, qui finalement fera de
lui un dieu.

2. Beaucoup de gens ne savent pas que ce curieux dogme (proclamé… au


XIXe siècle) concerne bien la naissance de Marie; pour le Christ on considère
que cela va sans dire…
XI

Quelques autres

Freud

Ce que j'aime chez Freud c'est un certain type d'analyse, une écriture, une
manière de travailler les textes. Ce que je n'aime pas, c'est un préjugé
fondamental contre la culture et contre la famille : « Malaise dans la
civilisation », « complexe d'Œdipe ». Ce que Freud ne voit pas, c'est que les
institutions sociales et religieuses sont essentiellement protectrices. Elles
diminuent certains risques de conflit. Il arrive, bien sûr, qu'elles le fassent de
façon violente dans la mesure où elles limitent certaines formes de liberté. A la
vérité, les interdits culturels ne sont pas là pour empêcher les gens de s'amuser,
mais pour rendre la vengeance impossible : pour séparer les antagonistes
potentiels en les obligeant à choisir des objets différents, en prévenant les
rivalités mimétiques.

Mais rien ne coupe autant ces liens-là et ne dissout autant ces interdits
que le christianisme en libérant l'individu ? « Tu quitteras ton père et ta
mère… » Vous êtes presque en train de défendre les structures sacrificielles
archaïques !

C'est de ces structures que parle Freud. Oui, je les défends contre l'idée
qu'elles sont essentiellement névrotiques. Elles sont très réalistes. Je l'ai dit
déjà dans La Violence et le sacré, Freud est passé très près du schème
mimétique, ça m'a beaucoup gêné au départ de mon travail, ça m'a fait perdre
beaucoup de temps, dans la mesure où je voyais l'ambiguïté de mon rapport à
Freud. J'avais tendance à penser — ce que pensent encore beaucoup de gens
aujourd'hui — que mon hypothèse n'était que du mauvais Freud, du Freud
simplifié ! C'est en avançant que j'ai découvert la puissance d'explication du
désir mimétique, même dans des domaines spécifiquement freudiens comme la
psychopathologie. L'élégance de la démonstration reste un critère
fondamental : vous voyez soudain mille phénomènes différents, le
masochisme, le sadisme, etc., s'expliquer d'un seul coup.
Est-ce que ce ne peut pas être un piège, aussi, ça, l'élégance et la
simplicité de l'explication ? En quoi est-ce un critère de vérité ? Après tout,
peut-être le monde est-il tordu et broussailleux, et peut-être l'élégance du
système n'est-il que dans notre tête, dans la logique et dans le langage ? et si
cette « simplicité » n'était qu'une « simplification » ?

C'est toujours possible bien sûr, mais lorsque vous étudiez un problème
compliqué et que tout à coup une hypothèse très simple en éclaire toutes les
facettes, alors que les hypothèses moins simples pataugeaient misérablement, il
est difficile de ne pas penser qu'on tient la bonne solution, non ?
Si on ne met jamais la main à la pâte, rien de plus tentant que de critiquer
la préférence traditionnelle pour la solution « la plus élégante », rien de plus
tentant que d'y voir une espèce de préciosité intellectuelle. En réalité c'est tout
le contraire. En matière de démonstration, l'élégance, c'est l'efficacité
maximum aux moindres frais. Concrètement, c'est imbattable. Ceux qui disent
le contraire ne se collettent jamais avec les problèmes réels. Notre monde
succombe à la séduction des fausses complexités. Ça vous pose un chercheur,
ça lui donne l'air scientifique. « Tout mathématiser ou mourir », voilà notre
devise !
Mais il faut reconnaître aussi, je suis bien d'accord, le caractère
possiblement illusoire des démonstrations les plus élégantes. Dans l'ordre de
l'humain, je pense, les fausses solutions abondent, mais ce sont souvent des
emballements mimétiques qui s'ignorent, peut-être toujours. La thèse que je
défends est la plus méfiante qui soit, par définition, vis-à-vis de ce danger.

Comment parlez-vous de la fameuse « pulsion de mort » introduite par


Freud ?

C'est un bon exemple de complication inutile. Pour moi, la pulsion de


mort existe, mais elle est absolument liée à la rivalité mimétique. Le
mimétisme fait de vous le rival de votre modèle : vous lui disputez l'objet qu'il
vous a lui-même désigné. Cette situation renforce le désir et valorise l'obstacle
en tant que tel. Et l'obstacle suprême, bien sûr, c'est la mort, c'est ce qui tue. La
pulsion de mort est le terme logique de cet engrenage. Mais Freud n'arrive pas
à relier aux autres phases ce désir paradoxalement narcissique de retourner au
biologique, à l'inanimé; ni même, en restant sur son terrain, à le relier à
l'Œdipe, par exemple, dont pourtant il repère parfaitement le caractère
mimétique… Il se contente en quelque sorte d'ajouter cette pulsion
supplémentaire. Cet assemblage hétéroclite impressionne les naïfs, mais, s'il
est simplifiable, il faut le simplifier.

A vous entendre me vient la question : « pulsion de mort » ou « pulsion de


meurtre » ?
(Un temps) C'est la même chose ! Et l'érotisme tend vers l'une comme
vers l'autre ! Pensez à la symétrie des processus en jeu. Voyez Roméo et
Juliette, parfaitement définis par le frère Laurence : « These violent delights
have violent ends ! » On oublie toujours que Shakespeare commence par nous
montrer un premier Roméo éperdument amoureux d'une femme qui ne veut pas
de lui. Les pièces de Shakespeare contiennent toujours des choses qui
contredisent spectaculairement l'image conventionnelle que, malgré tout, on se
fait d'elles, obstinément romantique… Le culte de l'obstacle mène l'homme
presque hors de sa condition vers ce qui s'oppose le plus à lui, vers ce qui fait
le plus mal, vers le non-humain, vers l'inerte, vers le minéral, vers la mort…
vers tout ce qui s'oppose à l'amour, à l'esprit. Le skandalon dont parlent les
Évangiles à propos de la convoitise, c'est l'obstacle qui attire de plus en plus à
mesure qu'il repousse davantage. On a besoin de lui en tant qu'il repousse. Ce
jeu de va-et-vient, d'attirance et de répulsion indissociables, ne peut être que
réciproquement destructeur, déstabilisateur d'abord, puis véritablement
anéantissant.
Le refus de Dieu, c'est la même chose, puisque, Dieu, c'est le contraire du
skandalon. Dieu s'est tué pour les hommes. Ne pas voir Dieu, préférer le
premier mannequin venu, c'est ce que fait l'homme !

Les surréalistes

Si j'avais été à la place de Freud quand les surréalistes sont venus le voir,
j'aurais réagi comme lui. Il a dit : « Quels fanatiques ! »
Ce sont vraiment des enfants gâtés qui mettent le feu à tous les rideaux en
pensant que papa, maman et les pompiers seront toujours là pour réparer leurs
bêtises et les admirer. C'est l'esprit de 68 déjà présent dans ce qu'il a de plus
cocasse : les parents bourgeois qui disent « n'oublie pas ton cache-nez » à leurs
enfants qui partent jouer à la révolution… La révolution comme article de
consommation.

Marx

Nous en avons déjà un peu parlé, sans doute y a-t-il des parentés de
forme sinon de fond entre les eschatologies marxiste et chrétienne : l'idée d'un
paradis à venir ?…

Le marxisme, à l'inverse du nazisme, veut sauver les victimes bien sûr,


mais il pense que le processus qui fait ces victimes est fondamentalement
économique. Le marxisme dit : « Renonçons aux consolations religieuses,
occupons-nous des choses sérieuses, parlons des calories consommées, du
niveau de vie, etc. » Dès qu'on crée un État soviétique, on s'aperçoit d'abord
que les richesses tarissent et ensuite que l'égalité économique n'arrête pas les
formes de discrimination, qui s'enracinent beaucoup plus profondément. Alors,
comme on est utopiste, on dit : « Il y a des traîtres qui empêchent le système de
fonctionner »; et on cherche des boucs émissaires. Autrement dit, le principe de
discrimination est plus fort que l'économie. Il ne suffit pas de mettre les
hommes au même niveau social, ils inventeront toujours de quoi s'exclure les
uns les autres. En dernière analyse, on ne trouvera jamais le critère économique
ou biologique, racial, qui serait responsable de la discrimination, parce qu'à la
vérité il est spirituel. Nier la dimension spirituelle du Mal est aussi faux que
nier la dimension spirituelle du Bien.

Sartre (et Virginia Woolf)

Ce qui fait un peu ridicule chez Sartre aujourd'hui, mais qui est en même
temps touchant et même digne d'admiration, c'est sa volonté d'avoir un «
système » philosophique. Comme Descartes. On m'accuse moi-même de
construire un système, mais on se trompe. Je ne dis pas cela pour avoir l'air à la
page, je suis trop vieux pour ça.
Les analyses du rôle de l'autre dans ce que Sartre appelle « le projet » —
le garçon de café dans L'Être et le Néant — les analyses de la mauvaise foi, de
la coquetterie, sont merveilleuses à mes yeux. C'est très proche du désir
mimétique. Il a même inventé une catégorie métaphysique qu'il appelle « pour
l'autre », « pour autrui ». Mais, bizarrement, le désir, chez lui, appartient à la
seule catégorie du « pour soi »… Il ne voit pas que le sujet est écartelé entre le
Moi et l'Autre. Et pourtant il admire Virginia Woolf qui, elle, montre cet
écartèlement de façon admirable, notamment dans Les Vagues. C'est encore un
exemple de supériorité romanesque face à la philosophie. Sartre, au fond, était
un petit bourgeois bien tranquille, amateur de tourisme, trop équilibré pour
accéder vraiment au génie…

Les structuralistes

Le structuralisme moderne flotte sur le néant parce qu'il n'a pas de


principe de réalité. Il est une espèce d'idéalisme de la culture. On ne parle plus
de choses, on parle de référents : on parle du réel en termes de linguistique, au
lieu de rapporter le langage au réel, comme on le faisait dans les époques où le
réel était le réel. Cette pensée-là ne connaît que le différentiel. Elle ne peut pas
comprendre que le même, l'identique obsédant peuvent correspondre à quelque
chose de réel. Pour elle, il n'y a pas de différence entre un classement d'objets
réels et un classement d'objets monstrueux, lesquels sont, à mon avis, une trace
des désordres de la crise mimétique indispensable à la genèse du mythe. Elle
étudie, en les mettant sur le même plan, d'une part des séquences avec de
vraies femmes et de vrais jaguars, et d'autre part des séquences avec des
femmes-jaguars…
Durkheim, lui, avait su dire : « C'est curieux, il y a dans la pensée
mythique des différences vraies — et c'est alors l'intelligence humaine qui se
met à fonctionner — mais on y trouve aussi de fausses catégories. La pensée
primitive s'appuie par moments sur des découpages semblables aux nôtres, et
par moments sur des catégories qui n'ont aucun sens. » Ce que le
structuralisme dégage admirablement, c'est le différentiel. Mais, si l'on étudie
la formation de la pensée humaine, il faut avouer franchement que le
rationalisme moderne n'est quand même pas l'équivalent du mythe, puisqu'il a
supprimé les femmes-jaguars… Si dans les manuels d'utilisation des
automobiles japonaises on trouvait des dragons, il y a fort à parier que
l'industrie nippone n'aurait pas réussi à répandre ses produits dans le monde
entier…

Après Darwin…

Que pensez-vous des « créationnistes », qui prennent la Bible à la lettre ?

Ils ont tort, bien sûr, mais je ne veux pas dire du mal d'eux… parce qu'ils
sont aujourd'hui les boucs émissaires de la culture américaine. Les médias
déforment tout ce qu'ils disent et les traitent comme les derniers des derniers.

Mais s'ils ont tort ? Vous parlez de boucs émissaires, mais, que je sache,
on ne les met pas à mort, les créationnistes ?

On les met au ban de la société. On dit que les Américains ne peuvent pas
résister aux pressions sociales, et c'est généralement vrai. Voyez l'université, ce
vaste troupeau d'individualistes moutonniers : il se croit persécuté, alors qu'il
ne l'est pas. Les créationnistes le sont. Ils résistent à la pression sociale.
Chapeau !

Mais s'ils ont tort, absolument ? Pour quelqu'un qui a le culte de la


vérité, quel qu'en soit le coût, je vous trouve soudain bien indulgent !

Et la liberté religieuse, qu'en faites-vous ? En Amérique comme ailleurs,


le fondamentalisme résulte de la rupture d'un compromis séculaire entre le
religieux et l'humanisme anti-religieux. Cette rupture, c'est l'humanisme anti-
religieux qui en est responsable. Il épouse des doctrines qui commencent par
l'avortement, qui se poursuivent par les manipulations génétiques et qui
aboutiront demain sans doute à des formes d'euthanasie parfaitement huilées.
En quelques décennies tout au plus on aura transformé l'homme en une
répugnante petite machine à jouir libérée à jamais de la douleur et même de la
mort, c'est-à-dire de tout ce qui encourage chez les hommes, paradoxalement,
les aspirations à quoi que ce soit de noblement humain, et pas seulement à la
transcendance religieuse.
Il n'y a rien de pire que d'essayer de conjurer des périls réels par des
croyances fausses ?

L'homme n'a jamais fait que ça.

Ce n'est pas une raison pour continuer !

Les fondamentalistes défendent souvent des thèses que je déplore, mais


un reste de santé spirituelle leur fait pressentir l'horrible camp de concentration
bien ouaté et duveteux que les bureaucraties bienveillantes nous préparent, et
leur révolte me paraît plus respectable que notre somnolence. A une époque où
tout le monde se gargarise de dissidence et de marginalité tout en faisant
preuve d'une docilité mimétique ahurissante, les fondamentalistes sont
d'authentiques dissidents. J'ai refusé récemment de participer à une enquête
prétendûment scientifique qui les traite comme des cobayes, sans que les
enquêteurs s'interrogent jamais sur le rôle de leur propre idéologie universitaire
dans l'engendrement d'un phénomène qu'ils croient étudier objectivement, dans
le détachement le plus complet.

XII

Une méthode, une vie, un homme

Nous avons beaucoup souligné le caractère inconscient des mécanismes,


des phénomènes dont nous parlions. Cette remarque appelle pour moi la
question un peu paradoxale suivante : est-ce que, finalement, ça sert la
Révélation de la révéler, de la dire explicitement comme vous le faites ?

Qu'entendez-vous par « ça sert » ? Si, le religieux, c'est la vérité, « ça sert


» au-delà de tout service. Si le christianisme est faux, ce que nous faisons n'a
aucun intérêt.
Je complète ma question. Shakespeare ne dit pas les jeux du mimétisme, il
n'en parle pas dans ses pièces, il les fait deviner en montrant des personnagn
pris dans ses rets.

Il fait bien ce que vous dites, mais en même temps il le commente et il


l'explique. Lorsque je travaille sur un auteur, il se peut sans doute, que dans
mon enthousiasme, j'exagère un peu la valeur révélatrice de ce qu'il dit.
Chaque fois que je rouvre mon Shakespeare, pourtant, je ne suis jamais déçu.
Si j'ai fait un livre sur lui , c'est à cause du contenu de ses pièces, certes, qui
1

est extraordinaire, mais plus encore, peut-être, c'est à cause des mille formules
qu'il plante en des lieux stratégiques et qui définissent le schéma mimétique
d'un bout à l'autre. Dans les comédies, c'est le désir mimétique qui marche le
plus fort bien sûr, mais, dans les tragédies, Jules César surtout, c'est le
mécanisme victimaire et le sacrifice.
La veille de son assassinat collectif, par exemple, César fait un mauvais
rêve : les Romains courent tous vers lui pour tremper joyeusement les mains
dans son sang. Pressentant le danger, son épouse persuade César de ne pas aller
au Sénat. Tout cela se trouve déjà dans Plutarque, que Shakespeare suit de très
près. Mais, à ce moment-là, notre auteur ajoute quelque chose de son cru, et
c'est une seconde interprétation du rêve. Un des conjurés vient chercher César,
et, pour attirer sa victime malgré tout au Sénat où ses meurtriers l'attendent, il
ré-interprète le rêve d'une façon qui ne devrait pas rassurer un homme inquiet
pour son existence mais qui flatte la gigantesque ambition de César. Il lui
prédit la transfiguration future de son assassinat collectif, celle qui fera de lui le
dieu tutélaire de l'Empire, le bouc émissaire fondateur du régime qui va
succéder à la République : « From thee great Rome shall suck reviving blood.
» Littéralement : « De toi, grâce à toi, la grande Rome sucera un sang
régénérateur. » Si on s'intéresse à l'idée du meurtre fondateur, ça vaut quand
même la peine d'être observé, vous l'avouerez ! Pour apprécier vraiment, il faut
d'ailleurs lire Shakespeare dans sa langue à lui qui est inimitable. Il n'est pas
seulement le Corneille et le Racine de la littérature anglaise, il est son
Montaigne, avec tout ce que ça représente de saveur perdue depuis sur le plan
du langage. Ne me lancez pas sur Shakespeare, ou vous n'en finirez plus !

Pourquoi le Christ n'a-t-il pas écrit ?

Le Christ n'a pas écrit mais il est identique à sa parole. Il est le Verbe, le
vrai Logos. Il meurt pour les raisons qui le font parler. Il parle pour les raisons
qui le font mourir. La Révélation proprement chrétienne ne se clarifie qu'après
coup, dans la descente de l'Esprit qui est le fruit du sacrifice du Christ. Là est
la semence chrétienne, dans le fait qu'un parfait imitateur de Dieu ne peut
manquer d'être tué par les autres hommes, parce qu'il vit et parle tout comme
Dieu parlerait et vivrait s'Il était lui-même sur cette terre. Cet homme ne fait
donc qu'un avec Dieu, il est Dieu. Grâce à lui Dieu est présent parmi nous
désormais. Tout ce que le Christ a conquis en échappant sans y participer à
l'univers prisonnier de la violence, Il l'offre à tous les hommes qui veulent bien
accepter de se laisser porter par la grâce. L'acte du Christ rétablit entre Dieu et
les hommes le contact endommagé par le péché originel.
J'ai employé ci-dessus le mot sacrifice pour signifier le don de soi-même
jusqu'à la mort. Ce n'est pas du tout le sens du sacrifice dans les religions
archaïques. C'est même un renversement complet. Dans le passé, j'ai insisté
trop exclusivement sur l'écart des deux sens. Je voulais montrer leur erreur à
ceux qui accusent le christianisme de ne faire qu'un au fond avec le sacrifice
humain, le cannibalisme, etc. J'ai trop insisté sur cet écart, pas assez sur l'unité
symbolique ultime du sacrifice qui effectivement, si on examine tous les sens
du terme, résume toute l'histoire religieuse de l'humanité. Les chrétiens ont
raison d'employer le mot « sacrifice » pour le Christ : ils saisissent
implicitement cette unité et, de toute façon, ce n'est pas avec des arguments
logiques et anthropologiques qu'on convaincra jamais ceux qui ne sont pas
prêts à entendre certaines choses.

Je vais en tout cas avoir du mal à poursuivre à ce niveau religieux mon


interrogation sur l'écriture ! Ça reste curieux que quelqu'un qui voulait
visiblement laisser un message éternel n'ait pas choisi de le consigner lui-
même par écrit une fois pour toutes, coupant court à toutes les possibles
déformations futures. A moins que, précisément, il n'ait mesuré un danger…
Vous connaissez le texte du Phèdre de Platon, dans lequel il fait dire (par
écrit !) pis que pendre de l'écriture par Socrate (qui n'a rien écrit non plus) : «
L'écriture qui ne peut répondre par elle-même comme le ferait un maître aux
questions ultérieures de l'élève, etc. » J'ajouterais même que l'Histoire nous a
appris que la fixité des écrits peut être un handicap : elle perpétue aussi les
erreurs, et surtout elle permet aux démagogues d'en faire glisser le sens en
paraissant les respecter à la lettre… L'histoire du christianisme et celle du
socialisme sont pleines de ces malversations.

Vous répondez vous-même à votre objection. On ne peut pas couper court


à toute déformation future en consignant par écrit un message qui serait alors
simplement « le vrai », exempt de toute ambiguïté. L'écriture et la parole sont
tributaires de nos origines sacrificielles et donc marquées par une insuffisance
essentielle. Seule la mort du Christ est parfaite, et il y a, par rapport à elle, une
imperfection principielle de tous les écrits qui la reproduisent. C'est cette
insuffisance de toute transmission, de toute communication, qui justifie la
multiplication des écrits, l'existence non pas d'un mais de quatre Évangiles
canoniques, tous différents les uns des autres, dont les rédacteurs, de surcroît,
insistent à tout instant sur leur incompréhension… Le christianisme n'est pas
une « religion du livre », au sens de l'islam ou du judaïsme.
Non seulement le Christ n'écrit pas, mais il paraît se méfier de toute
démonstration proprement dite, de l'essai si vous voulez. II préfère parler par
paraboles, il raconte des histoires !

Oui, mais les Évangiles eux-mêmes disent que les paraboles s'adressent à
la foule plutôt que directement aux disciples. Ce qui les caractérise
essentiellement, c'est qu'elles remettent en selle, pour des auditeurs qui ne
sauraient le concevoir autrement, un dieu de violence et de vengeance, qui est
en fait récusé par les Évangiles. Le Dieu chrétien fait briller sa lumière
indistinctement sur les justes et sur les injustes. Dans les paraboles, il n'en est
pas ainsi. Ceux qui ne se conforment pas aux règles du Royaume passent
souvent pour châtiés par une violence divine, transcendante. En réalité, les
actions violentes se sanctionnent elles-mêmes, en s'attirant les représailles
qu'effectivement elles méritent. Les violents se punissent les uns les autres,
comme les deux méchantes filles du Roi Lear, les deux sœurs ennemies. Le
châtiment paraît transcendant parce qu'il n'épargne personne, mais il vient de la
réciprocité, du mimétisme qui fait que, tout le mal que l'on inflige à autrui,
autrui tôt ou tard nous le renverra, capital et intérêts. On ne rejette cette
violence sur Dieu que si on ne voit pas la réciprocité ou si, pour des raisons de
stratégie comme dans le cas des paraboles, on la met entre parenthèses… Il ne
faut pas réduire les Évangiles aux paraboles. Il y a aussi beaucoup
d'enseignement direct.

Je suis quelquefois un peu gêné par votre trop grande habileté


dialectique. Par exemple, je reviens sur le visage ambigu que l'Occident
présente aux pays pauvres. Est-ce qu'il n'est pas un peu exagéré de prétendre,
comme vous le faites, que, dès qu'une personne se pose en victime, elle adopte
un comportement occidental et chrétien ? L'Occident a tout de même fait de
vraies victimes qui ont des raisons réelles de se plaindre. Leur plainte est
naturelle, triviale. Elles auraient tenu le même discours sans la Révélation
chrétienne. Votre remarque mine la légitimité de leur plainte et justifie plus ou
moins les agressions occidentales.

Leur plainte est objectivement juste, vous avez raison. Dans le monde
archaïque, elle se serait exprimée à l'intérieur de leur groupe ou dans des
groupes présumés amicaux, comme c'est le cas dans Les Suppliantes ou Les
Perses d'Eschyle. Après leur défaite de Salamine, les Perses se disent : « Sans
doute méritions-nous cette punition, en raison de quelque faute passée. »
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans notre monde, c'est qu'on va dire au
persécuteur étranger : « Tu me dois quelque chose en ta qualité de persécuteur
». Le persécuteur traditionnel aurait rétorqué : « Bien, je vais donc te
persécuter davantage. Je ne t'ai pas assez persécuté puisque tu es encore
capable de te plaindre. » Mais aujourd'hui le persécuteur présumé a une dette
qu'il reconnaît envers ses victimes. C'est ça qui est absolument unique, c'est
que désormais on s'adresse au persécuteur en lui disant : « Reconnais que tu
me dois quelque chose, car au fond nous croyons la même chose, nous avons
mis ensemble la violence hors la loi. »

On a l'impression que, quand l'Occident chrétien dénonce des victimes,


vous trouvez ça bien, mais que, quand des victimes de l'Occident le dénoncent,
vous jugez leur plainte irrecevable, partiale.

Je ne veux surtout pas donner cette impression, et je n'ai rien dit qui
vraiment la suggère. Je dis au contraire que la plainte des victimes est légitime,
mais à partir d'une perspective chrétienne seulement. N'oubliez pas que pour
moi, contrairement à ce que pense Nietzsche, cette perspective chrétienne n'est
pas seulement un vœu pieux : elle est seule vraie, elle est la vérité.
Le fait même qu'il y ait dialogue entre victimes et persécuteurs est un
phénomène chrétien. Dans une situation où la persécution va jusqu'au bout
d'elle-même, il n'y a pas de dialogue entre la victime et le persécuteur.
L'Histoire est en général écrite par les vainqueurs. Nous sommes le seul monde
dans lequel on veuille que l'Histoire soit écrite par les victimes. Et nous ne
voyons pas le caractère inouï de ce renversement. C'est d'ailleurs pourquoi
s'impose une recherche historique : il n'y a pas beaucoup de traces des
victimes, puisque jusqu'à présent ce sont les vainqueurs qui ont parlé.

J'insiste : nous voici une fois de plus arpentant l'indécise frontière entre
universalisme et impérialisme. Il y avait des peuples qui étaient tranquilles
dans leur coin, qui faisaient ronronner leurs petites cultures locales. Et puis
arrivent les chrétiens avec leurs missionnaires, leurs soldats, leurs croisades.
Les premiers sont évidemment fondés à leur dire : « Vous nous embêtez ! »
Mais, à ce moment-là, René Girard sort de sa boite et leur jette : « Ah, vous
voyez, vous vous plaignez, donc vous êtes déjà chrétiens ! » On peut quand
même se plaindre en dehors du christianisme !

Après la conquête romaine, Vercingétorix est ramené à Rome pour figurer


dans le triomphe de César : on l'a maintenu en vie pendant plusieurs années
uniquement à cette fin. Au bout du défilé on l'étrangle, on ne le conduit pas au
Sénat en grande pompe pour y négocier « un programme d'aide à la Gaule
sous-développée ». Jamais dans l'Histoire on n'a parlé comme nous parlons, et
jamais même on n'a agi comme nous agissons. Les malins, les « demi-habiles »
de Pascal ne voient là que de l'impérialisme plus futé que par le passé, mais ils
ne peuvent pas expliquer pourquoi le passé n'a pas découvert tout ça plus tôt.
Je vous accorde que les pays riches sont loin d'en faire assez, mais c'est
quand même étonnant de constater que, trois mois à peine après la fin de la
guerre froide, chez les Occidentaux, il n'était plus question que d'aide à la
Russie. Il y a là une grande première dans l'histoire humaine.
Comme toutes les conditions objectives de notre monde sont déterminées
par le christianisme, on n'a pas le choix, c'est bien évident. On n'en fait
certainement pas assez, je le répète. Mais ce « pas assez » n'a aucun sens en
dehors du christianisme, et c'est de l'hypocrisie que de le nier. Le refus de dire
la vérité fait d'ailleurs partie de cette même vérité, car il repose,
nécessairement, sur une version laïcisée de l'esprit de charité : « la main droite
ne doit pas savoir ce que donne la main gauche », etc. Décortiquer notre langue
de bois contemporaine, c'est montrer les appels incessants qu'elle fait à la
théologie chrétienne, même dans ce qu'elle nous oblige à dissimuler, par un
redoublement d'humilité.
Vu de l'autre côté de l'Atlantique tout ceci est plus net sans doute que de
la France car, étant au cœur du système, l'Amérique n'a pas le luxe d'une
seconde Amérique derrière elle pour assurer la relance provisoire des boucs
émissaires. Les Américains, d'autre part, sont moins retors que les Français,
moins habiles à dissimuler la dimension chrétienne de leurs déchirements.

Je poursuis sur ce que j'appelais plus haut votre « habileté »


rhétorique. C'est aussi l'effet de l'immensité du champ de votre réflexion. Vous
avez réponse à tout, parce que pour vous, tout — et son contraire — est
explicable, tout peut faire preuve. Rien ne vous démonte. On a l'impression
que, confronté à un fait, à une œuvre sur laquelle vous tombez, vous cherchez
comment l'intégrer, mais que jamais ne vous vient de dire : « Ah flûte, ça ne
marche pas ! »
Vous montrez par exemple volontiers que bien des obstacles s'opposent
au processus déclenché par la Révélation, que les mécanismes sacrificiels ont
la vie dure et même redoublent volontiers de violence. Du coup, si le
communisme est tombé, c'est la preuve que la Révélation est en marche; mais
se fût-il renforcé que vous y eussiez lu tout aussi bien la preuve que la même
Révélation engendrait des phénomènes de résistance. Jamais vous n'auriez.
envisagé l'échec de votre analyse !

Si j'avais trouvé des faits qui ne s'accordent pas avec ma thèse, il y a


longtemps que j'aurais modifié celle-ci.
Mais il s'agit de s'entendre sur la nature des faits qui m'intéressent. Ce ne
sont pas les affaires courantes. Je ne prétends pas avoir sur toutes choses, à
point nommé, des vues qui correspondent à mes intuitions fondamentales. A
beaucoup de vos questions je ne peux apporter, en fait de réponse, que des «
opinions personnelles » qui peuvent fort bien varier d'un moment à l'autre.
Parfois aussi, je dois me tromper sur ce qui fait vraiment partie de mes
intuitions fondamentales, et sur ce qui n'en fait pas partie.

Tout de même, si vous pouvez expliquer les errances de l'Histoire et les


pièges de l'Antéchrist, il me semble que les survivances sacrificielles, les
exagérations de l'attitude chrétienne, d'une part, et, d'autre part, les
résistances à l'uniformisation devraient rester des objections à votre théorie
plutôt que des preuves ?
Pour aller jusqu'au bout de ma pensée, j'avancerai que ça n'aurait aucun
sens de dire devant un embrasement thermonucléaire mondial : « Dommage,
nous aurions pu avoir le paradis ! » Ça serait au contraire la preuve
rétrospective que nos discours sur un âge d'or à venir n'auraient été que
langue de bois. Ce serait la preuve établie que tout ce « progrès » magnifique
n'aurait à la vérité été qu'un piège de Satan : une marche vers la mort ! (en
chantant, si vous voulez. !)

Vous me faites penser à ces gens qui réclament « un signe », et Jésus leur
répond qu'il n'y aura que « le signe de Jonas », c'est-à-dire le signe du bouc
émissaire, le signe du malheureux jeté à la baleine par les matelots qui le
tiennent pour responsable de la tempête… Ce que je dis, c'est que le
christianisme révèle sa puissance dans l'interprétation de l'ambiguïté même du
monde. Il nous donne une connaissance des cultures humaines
incomparablement plus forte que celle que nous proposent les sciences de
l'homme. Mais il n'est ni une recette d'utopie ni une clef universelle pour la
lecture des affaires courantes.

Ce n'est tout de même pas la même chose de dire que la Révélation


s'accomplira dans l'épanouissement d'un nouvel âge d'or ou dans l'apocalypse
destructrice ?

Si vous voulez dire par là que j'ai toute la combativité des intellectuels de
ma génération, je vous l'accorde volontiers. Et mes défauts personnels, je l'ai
déjà suggéré, donnent à certains de mes propos des résonances plus dures qu'il
ne serait souhaitable et, de façon générale, nuisent à mon efficacité.
Mais, ce monde toujours suspendu entre un nouvel âge d'or et
l'apocalypse destructrice, vous n'allez quand même pas me dire que c'est moi
qui l'invente ? Vous le retrouvez tous les matins dans votre journal et tous les
soirs à la télé. Vous me faites plus singulier que je ne suis.
Et vous voyez des analyses systématiques là où il n'y en a pas. A partir du
moment où on ne s'interdit plus de repérer la dimension parodiquement
chrétienne de l'histoire contemporaine, il est facile de voir qu'elle est partout. A
ceci près que le vrai christianisme n'a jamais promis, encore une fois, ni âge
d'or ni paradis terrestre. Tout ce que je dis n'est au fond qu'un délayage de la
phrase fameuse de Bernanos : « Le monde moderne est plein d'idées
chrétiennes devenues folles. »
Si nous essayons de faire du religieux une ressource de plus pour
accroître encore le confort de nos petites vies, we have a tiger by the tail
comme dit l'anglais, « nous tenons un tigre par la queue ». Ne me reprochez
pas cette métaphore sacrificielle forcément inexacte. C'est une parabole au sens
de tout à l'heure. Ce n'est pas le religieux qui nous griffe et qui nous mord, c'est
la nature du réel, qui ne va pas changer pour nous faciliter encore plus les
choses. Notre Dieu n'est pas un tigre féroce mais un agneau sacrifié. C'est nous
qui le transformons en tigre par notre impuissance à nous passer de soutien
sacrificiel.
Le christianisme n'est pas la religion de la sortie du religieux, comme le
pense Marcel Gauchet. N'attendons pas qu'il nous assure un atterrissage en
douceur dans les plates-bandes d'une société de consommation joliment
fignolées et ratissées par les « valeurs chrétiennes ». Si j'ai raison, nous ne
sommes en train d'échapper à un certain religieux que pour entrer dans un
autre, infiniment plus exigeant car privé de béquilles sacrificielles. Notre
fameux humanisme n'aura duré que le temps d'un bref entracte entre deux
formes de religieux.
Encore une fois, le christianisme n'a jamais promis, ne promet pas le
Paradis sur cette Terre. Il dit le contraire. La seule chose qui devrait nous
intéresser, c'est notre salut. Saint Paul dit : « Si le Christ n'est pas ressuscité,
nous sommes des imbéciles… »

On retombe sur le mystère de ce Dieu tout-puissant et omniscient qui


laisse sa créature libre… qui fait comme s'Il ne savait pas où elle va…

Si je donne l'impression que Dieu joue avec nous au chat et à la souris, ou


au tigre si vous préférez, je me suis mal expliqué. Pour essayer de comprendre
les rapports entre l'appel qui vient de Dieu d'une part et, de l'autre, le jeu du
mimétisme et de la liberté, je vous propose une petite explication de texte.
Nous allons prendre un des plus grands récits évangéliques, celui de la femme
adultère sauvée de la lapidation. C'est un texte un peu mystérieux, car il ne
figure pas dans les plus anciens manuscrits de Jean. Beaucoup de
commentateurs pensent qu'il rappelle le style de Luc plus que celui de Jean, et
cela me semble assez juste. « De toute façon, dit la Bible de Jérusalem,
personne ne doute de sa canonicité ». Le voici :
« … Les scribes et les Pharisiens lui amènent alors une femme surprise
en adultère et, la plaçant bien en vue, ils disent à Jésus : "Maître, cette
femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Moïse nous a prescrit
dans la Loi de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ?" Ils disaient
cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus, se
baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils
insistaient, il se redressa et leur dit : "Que celui de vous qui est sans
péché lui jette la première pierre !" Et, se baissant à nouveau, il se
remit à écrire sur le sol. A ces mots, ils se retirèrent un à un, à
commencer par les plus vieux; et Jésus resta seul avec la femme, qui
était toujours là. Alors, se redressant, il lui dit : "Femme, où sont-ils ?
Personne ne t'a condamnée ?" — "Personne, Seigneur", répondit-elle.
— "Moi non plus", lui dit Jésus, "je ne te condamne pas. Va, désormais
ne pèche plus."
La loi mosaïque prescrit la lapidation des condamnés à mort. J'interprète
ce mode d'exécution, bien entendu, comme l'imitation rituelle d'un meurtre
fondateur, c'est-à-dire d'une première lapidation qui, dans un passé lointain, a
réconcilié la communauté. C'est parce que la communauté s'est réconciliée
qu'elle a fait de cette violence unanime un modèle rituel, un modèle
d'unanimité. Tout le monde doit jeter des pierres. C'est ainsi, de toute évidence,
que la thèse mimétique doit expliquer l'existence d'une lapidation
institutionnelle, telle qu'on la trouve beaucoup plus tard codifiée dans le
Lévitique.
La lapidation n'était requise que pour les épouses adultères. pas pour les
époux. Au premier siècle de notre ère, cette prescription était contestée.
Certains la jugeaient trop sévère. Jésus se trouve confronté à un dilemme
redoutable. Il est soupçonné de mépriser la Loi. S'il dit non à la lapidation, le
soupçon parait confirmé. S'il dit oui, il trahit son propre enseignement,
entièrement dirigé contre les contagions mimétiques, les emballements violents
dont cette lapidation, si elle avait lieu, serait un exemple, au même titre que la
Passion. A plusieurs reprises, Jésus est menacé de lapidation dans des scènes
qui annoncent et préparent la Passion. Le révélateur et le dénonciateur du
meurtre fondateur ne peut manquer d'intervenir en faveur de toutes les victimes
du processus qui finalement aura raison de lui.
Si les hommes qui interpellent Jésus ne désiraient pas susciter la
lapidation, ils ne placeraient pas la coupable « bien en vue », ils ne
l'exhiberaient pas complaisamment. Ils veulent que rayonne sur la foule. sur les
passants éventuels, la puissance du scandale qui émane de l'adultère. Ils
veulent pousser jusqu'à son terme fatal l'emballement mimétique qu'ils ont
déclenché.
Pour préparer son intervention, pour la rendre décisive, Jésus a besoin
d'un peu de recueillement, il a besoin de gagner du temps, et il écrit dans la
poussière avec son doigt. On se demande toujours ce qu'il a pu écrire. Cette
question me paraît oiseuse. Il faut la laisser aux entichés de langage et
d'écriture. Il ne faut pas toujours recommencer le moyen âge.
Ce n'est pas dans le dessein d'écrire que Jésus se penche, c'est parce qu'il
s'est penché qu'il écrit. Il s'est penché pour ne pas regarder ceux qui le défient
du regard. Si Jésus renvoyait ce regard, la foule se sentirait à son tour défiée,
c'est son propre regard, son propre défi qu'elle croirait reconnaître dans les
yeux de Jésus. L'affrontement mènerait tout droit à la violence, c'est-à-dire à la
mort de la victime qu'il s'agit de sauver. Jésus évite jusqu'à l'ombre d'une
provocation.
Et enfin il parle : « Que celui qui se croit sans péché lui jette la première
pierre ! » Pourquoi la première pierre ? Parce qu'elle est seule décisive. Celui
qui la jette n'a personne à imiter. Rien de plus facile que d'imiter un exemple
déjà donné. Donner soi-même l'exemple est tout autre chose.
La foule est mimétiquement mobilisée, mais il lui reste un dernier seuil à
franchir, celui de la violence réelle. Si quelqu'un jetait la première pierre,
aussitôt les pierres pleuvraient.
En attirant l'attention sur la première pierre, la parole de Jésus renforce cet
obstacle ultime à la lapidation. Il donne aux meilleurs dans cette foule le temps
d'entendre sa parole et de s'examiner eux-mêmes. S'il est réel, cet examen ne
peut manquer de découvrir le rapport circulaire de la victime et du bourreau.
Le scandale qu'incarne cette femme à leurs yeux, ces hommes le portent déjà
en eux-mêmes, et c'est pour s'en débarrasser qu'ils le projettent sur elle,
d'autant plus aisément, bien sûr, qu'elle est vraiment coupable.
Pour lapider une victime de bon cœur, il faut se croire différent d'elle, et
la convergence mimétique, je le rappelle, s'accompagne d'une illusion de
divergence. C'est la convergence réelle combinée avec l'illusion de divergence
qui déclenche ce que Jésus cherche à prévenir, le mécanisme du bouc
émissaire.
La foule précède l'individu. Ne devient vraiment individu que celui qui, se
détachant de la foule, échappe à l'unanimité violente. Tous ne sont pas
capables d'autant d'initiative. Ceux qui en sont capables se détachent les
premiers et, ce faisant, empêchent la lapidation.
Cette imitation comporte une dimension authentiquement individuelle. La
preuve, c'est le temps plus ou moins long qu'il requiert suivant les individus.
La naissance de l'individu est naissance des temps individuels. Aussi
longtemps qu'ils forment une foule, ces hommes se présentent tous ensemble et
ils parlent tous ensemble pour dire exactement la même chose. La parole de
Jésus dissout la foule. Les hommes s'en vont un à un, suivant la différence des
temps qu'il faut à chacun pour entendre la Révélation.
Comme la plupart des hommes passent leur vie à imiter, ils ne savent pas
qu'ils imitent. Même les plus capables d'initiative n'en prennent presque jamais.
Pour savoir de quoi un individu est capable, il faut une situation
exceptionnelle, telle cette lapidation manquée.
« Les plus vieux » renoncent les premiers. Peut-être ont-ils le sang moins
bouillant que leurs cadets, peut-être la proximité de la mort les rend-elle moins
stricts avec autrui, plus stricts avec eux-mêmes. Peu importe en définitive.
Seule importe la distinction entre les premiers et tous les autres.
Une fois les plus vieux sortis, les moins vieux et même les plus jeunes
sortent de la foule, de plus en plus vite à mesure que les modèles se
multiplient. Qu'il s'agisse de jeter des pierres ou, au contraire, de n'en pas jeter,
le commencement seul a du prix. La vraie différence est là.
Pour les premiers imitateurs de ceux qui ont commencé, on peut encore
parler de décision, mais en un sens qui s'affaiblit toujours plus vite à mesure
que le nombre des décidés augmente. La décision initiale, dès qu'elle est
imitée, redevient vite contagion pure, mécanisme social.
A côté des temps individuels, donc, il y a toujours un temps social dans
notre texte, mais il singe désormais les temps individuels, c'est le temps des
modes et des engouements politiques, intellectuels, etc. Le temps reste ponctué
par des mécanismes mimétiques.
Sortir de la foule le premier, renoncer le premier à jeter des pierres, c'est
prendre le risque d'en recevoir. La décision en sens inverse aurait été plus
facile, car elle se situait dans le droit fil d'un emballement mimétique déjà
amorcé. La première pierre est moins mimétique que les suivantes, mais elle
n'en est pas moins portée par la vague de mimétisme qui a engendré la foule.
Et les premiers à décider contre la lapidation ? Faut-il penser que chez
eux au moins il n'y a aucune imitation ? Certainement pas. Même là il y en a,
puisque c'est Jésus qui suggère à ces hommes d'agir comme ils le font. La
décision contre la violence resterait impossible, nous dit le christianisme, sans
cet Esprit divin qui s'appelle le Paraclet, c'est-à-dire, en grec ordinaire, «
l'avocat de la défense » : c'est bien ici le rôle de Jésus lui-même. Il laisse
d'ailleurs entendre qu'il est lui-même le premier Paraclet, le premier défenseur
des victimes. Et il l'est surtout par la Passion qui est ici, bien sûr, sous-
entendue.
La théorie mimétique insiste sur le suivisme universel, sur l'impuissance
des hommes à ne pas imiter les exemples les plus faciles, les plus suivis, parce
que c'est cela qui prédomine dans toute société. Il ne faut pas en conclure
qu'elle nie la liberté individuelle. En situant la décision véritable dans son
contexte vrai, celui des contagions mimétiques partout présentes, cette théorie
donne à ce qui n'est pas mécanique, et qui pourtant ne diffère pas du tout dans
sa forme de ce qui l'est, un relief que la libre décision n'a pas chez les penseurs
qui ont toujours la liberté à la bouche et de ce fait même, croyant l'exalter, la
dévaluent complètement. Si on glorifie le décisif sans voir ce qui le rend très
difficile, on ne sort jamais de la métaphysique la plus creuse.
Même le renoncement au mimétisme violent ne peut pas se répandre sans
se transformer en mécanisme social, en mimétisme aveugle. Il y a une
lapidation à l'envers symétrique de la lapidation à l'endroit non dénuée de
violence, elle aussi. C'est ce que montrent bien les parodies de notre temps.
Tous ceux qui auraient jeté des pierres s'il s'était trouvé quelqu'un pour
jeter la première sont mimétiquement amenés à n'en pas jeter. Pour la plupart
d'entre eux, la vraie raison de la non-violence n'est pas la dure réflexion sur soi,
le renoncement à la violence : c'est le mimétisme, comme d'habitude. Il y a
toujours emballement mimétique dans une direction ou dans l'autre. En
s'engouffrant dans la direction déjà choisie par les premiers, les mimic men se
félicitent de leur esprit de décision et de liberté.
Il ne faut pas se leurrer. Dans une société qui ne lapide plus les femmes
adultères, beaucoup d'hommes n'ont pas vraiment changé. La violence est
moindre, mieux dissimulée, mais structurellement identique à ce qu'elle a
toujours été.
Il n'y a pas sortie authentique du mimétisme, mais soumission mimétique
à une culture qui prône cette sortie. Dans toute aventure sociale, quelle qu'en
soit la nature, la part d'individualisme authentique est forcément minime mais
pas inexistante.
Il ne faut pas oublier surtout que le mimétisme qui épargne les victimes
est infiniment supérieur objectivement, moralement, à celui qui les tue à coups
de pierres. Il faut laisser les fausses équivalences à Nietzsche et aux
esthétismes décadents.
Le récit de la femme adultère nous fait voir que des comportements
sociaux identiques dans leur forme et même jusqu'à un certain point dans leur
fond, puisqu'ils sont tous mimétiques, peuvent néanmoins différer les uns des
autres à l'infini. La part de mécanisme et de liberté qu'ils comportent est
infiniment variable. Mais cette inépuisable diversité ne prouve rien en faveur
du nihilisme cognitif; elle ne prouve pas que les comportements sont
incomparables et inconnaissables. Tout ce que nous avons besoin de connaître
pour résister aux automatismes sociaux, aux contagions mimétiques
galopantes, est accessible à la connaissance.

Merci. C'est une trop belle démonstration, et trop complète, pour que je
vous harcèle davantage dans ces pages !
Une seule question. j'ai cru vous entendre dire que le bien lui aussi ne
s'impose que par mimétisme; qu'en somme bien des chrétiens ne le sont que
par mimétisme, pour faire comme leurs voisins… Est-ce que, malgré tout, ce
n'est pas une conception très peu démocratique de l'homme ? Ce n'est pas
forcément une critique, mais je voudrais votre commentaire. Y a-t-il des gens
plus ou moins nés pour être ceux qui feront les premiers pas, pour être des
meneurs d'hommes en somme ?

Il est excessif de dire que « le bien ne s'impose que par mimétisme ». Les
hommes des premiers pas ne sont pas nécessairement ceux que les sociétés
appellent des « chefs ». Le premier pas peut consister à accepter de suivre au
lieu de diriger.

Vous rappeliez tout à l'heure que les évangélistes n'étaient que des
hommes qui n'avaient pas tout compris sur l'instant, vous rappeliez que pour
nous comme pour eux un travail intellectuel ultérieur était nécessaire pour
maîtriser ou peut-être pour créer le sens des événements. Vous avez. aussi
évoqué le Stephen Dedalus de Joyce en butte à l'hostilité des critiques
littéraires.
Souffrez-vous de voir votre œuvre trop peu admise ? Ou bien redouteriez-
vous au contraire de la voir trop vite et trop facilement comprise ?

Quoi qu'il prétende, un auteur n'est jamais indifférent à la façon dont il est
reçu. S'il est mal reçu, il compte sur la postérité, ou sur l'Apocalypse, pour le
venger. On peut m'interpréter ainsi…

Vous brassez tout le phénomène humain, les comportements individuels


aussi bien que les mythes collectifs, l'histoire et la préhistoire, etc. Face à une
telle masse d'informations, vous arrive-t-il d'éprouver les limites du cerveau
humain ?

Là encore, il me semble, vous prenez les choses à l'envers. Mon savoir


n'est pas aussi grand qu'il vous semble. C'est mon intuition qui est première, et
c'est elle qui me dirige vers les exemples frappants, ou qui les imprime dans
ma mémoire lorsque je tombe sur eux par hasard. Vous me direz que j'opère un
tri au bénéfice de mes thèses. C'est bien évident. On ne peut pas en conclure
que ces thèses sont fausses. Les exemples moins frappants au départ seraient
souvent très bons au terme de l'analyse, mais il faudrait y passer plus de temps
que nous n'y passons. Des analyses trop longues ne conviendraient pas à un
entretien tel que le nôtre. Elles ne conviennent même pas dans les publications
savantes à en juger par l'incompréhension dont mes livres font souvent l'objet,
même et surtout dans les milieux « spécialisés ».
Je suis certainement en partie responsable de cette situation. J'ai
l'impression que je n'ai jamais réussi à exposer mon intuition dans l'ordre le
plus logique, le plus didactique, le plus compréhensible.

Mais est-ce qu'il y en a un ? J'aurais tendance à dire qu'un tel ensemble,


avec autant de connexions transversales, ne peut pas donner lieu à un exposé
linéaire sans de nombreux retours, des répétitions partielles, etc. Son image
globale n'est pas une ligne, mais plutôt une inextricable pelote semblable au
riseau de neurones de notre cerveau. On compare même quelquefois ce
dernier à un hologramme : quand une blessure en ampute un lobe, les zones
voisines apprennent à prendre en charge les fonctions disparues avec lui;
parce que tout est dans chaque partie.
C'est pourquoi je crains, comme je le disais tout à l'heure, que les
solutions trop élégantes, trop uniques, ne soient que des pièges tendus à notre
vanité par la Logique dont je ferais volontiers un « Satan » ou un « Antéchrist
» de l'esprit…

Vos métaphores sont excellentes, mais malgré tout je ne renonce pas à


trouver un ordre meilleur… Plus encore qu'à une pelote très embrouillée, la
thèse mimétique me fait penser à ces cartes routières tellement bien pliées et
repliées sur elles-mêmes qu'elle tiennent en un tout petit rectangle. Pour s'en
servir, il faut les déplier, et ensuite les replier. Les maladroits dans mon genre
ne retrouvent jamais les plis originels, et très vite la carte se déchire. Ce sont
ces déchirures qui permettent aux sceptiques de penser qu'il n'y a pas dans ma
tête une carte unique mais des fragments artificieusement rassemblés et
recollés, le « système Girard » une fois de plus, tout juste bon à amuser les
badauds un petit instant, avant d'être mis au rancart, en compagnie du facteur
Cheval…
Si je ne pouvais faire qu'une seule chose encore, dans le temps qui me
reste, je voudrais apprendre à déplier et replier ma carte routière de façon à ne
pas la déchirer. Si j'y parvenais, je pourrais alors écrire une apologie du
christianisme accessible aux gens dits sans culture, à tous ceux qui n'ont peut-
être pas tout à fait tort de ne rien suivre de ce qui se passe depuis trente ans
dans les sciences sociales et la philosophie.

En feuilletant les textes de nos diverses conversations (sur dix ans), au


cours desquelles il m'est arrivé de vous reposer les mêmes questions, je tombe
de-ci de-là sur une réponse illuminante, sur un raccourci absolument
foudroyant : et je me dis que peut-être vous les avez vous-même oubliés !

J'ai aussi l'impression quelquefois de trouver et puis d'oublier ensuite…


Cette conversation m'intéresse parce qu'il nous faut bien nous débrouiller
avec nos corps, avec nos langages d'hommes, et parce que, un peu plus haut,
ce que vous disiez de la création « qui n'est possible qu'à l'intérieur de la
tradition » m'a laissé un peu insatisfait. Nous n'avons rien dit du nouveau
proprement dit, qui est pourtant la seule chose qui nous transforme… On a pu
montrer que les neurones qui entrent en jeu au moment du surgissement
d'idées nouvelles sont les mêmes que ceux qui contrôlent le déclenchement du
rêve…

C'est formidable si c'est vrai !

Le moyen d'approcher de cette sensation, c'est pricisément de constater


que dans les deux cas nous nous battons avec le même phénomène d'amnésie
immédiate. Une idée surgit, et, si on ne la note pas, elle disparaît comme le
rêve au réveil.

Exact ! je vais prendre un café, je me dis : « je noterai ça au retour »; et


c'est toujours trop tard !
Ces derniers temps, j'ai peut-être un peu avancé dans certaines
formulations… Tout s'est présenté à moi en 1959. Je sentais qu'il y avait là un
bloc dans lequel j'ai pénétré peu à peu. C'était entièrement là au départ, tout
ensemble. C'est pour ça que je n'ai aucun doute… Il n'y a pas de « système
Girard ». J'exploite une intuition unique mais très dense.

Vous avez dijà raconté comment, après une jeunesse très modérément
chrétienne, vous êtes venu, d'abord par les romanciers, par Proust, à vos idées
actuelles. Personnellement je vous soupçonne de dissimuler un événement que
vous n'auriez jamais raconté, une expérience mystique, une véritable rencontre
avec Dieu du style « chemin de Damas ».

Dire que ma jeunesse fut chrétienne, même modérément, est une


exagération. Ma mère, bien sûr, était une excellente catholique à la fois
solidement croyante et large d'esprit. Quand je dis ça aux dévots de la
psychanalyse, ils hochent la tête d'un air entendu. Ça les rassure énormément.
Mais il y en a qui ne se contentent pas du « retour à la mère ». Certaines dames
2
qui palpent mon complexe d'Œdipe le trouvent « duriuscule, pour ne
pas dire dur … » J'ai déjà eu droit à trois ou quatre articles sur ce thème. Je
3

n'en suis pas peu fier.


Je ne dissimule pas ma biographie, mais je ne veux pas tomber dans le
narcissisme auquel nous sommes tous enclins. Vous avez raison, bien entendu,
il y a une expérience personnelle derrière ce que je dis. Elle a commencé il y a
trente-cinq ans. A l'automne 1958, je travaillais à mon livre sur le roman, au
douzième et dernier chapitre qui s'intitule « Conclusion ». Je réfléchissais sur
les analogies entre l'expérience religieuse et celle du romancier qui se découvre
menteur systématique, menteur au bénéfice de son Moi, lequel n'est constitué
au fond que de mille mensonges longuement accumulés, capitalisés parfois
durant toute une vie.
J'ai fini par comprendre que j'étais en train de vivre une expérience du
type de celle que je décrivais. Embryonnaire chez les romanciers, le
symbolisme religieux dans mon cas se mit à marcher tout seul et à prendre feu
spontanément. Je ne pouvais plus me faire d'illusions sur ce qui m'arrivait, et
j'en étais tout décontenancé car je tirais fierté de mon scepticisme. Je me
voyais très mal allant à l'église, m'agenouillant, etc. J'étais une outre de vent,
pleine de ce que les vieux catéchismes appelaient le « respect humain ».
Intellectuellement j'étais converti, mais je restais incapable de mettre ma
vie en accord avec mes pensées. Pendant une période de quelques mois, la foi
devint pour moi une jouissance délicate, et qui rehaussait les autres plaisirs,
une gourmandise de plus dans une vie qui n'avait rien de criminel, certes, mais
qui n'était faite que de self-indulgence comme le dit si bien l'anglais.
Comme ma conversion m'avait rendu curieusement sensible à la musique,
j'en écoutais beaucoup. C'est de cette époque que date le peu de culture
musicale que je possède, en particulier côté opéra. Les Noces de Figaro sont
pour moi, chose bizarre, la musique mystique par excellence. Avec le chant
grégorien. Je me suis mis à aimer aussi toute une musique « moderne » que je
n'avais jamais appréciée auparavant : Mahler, Stravinski, les Russes
contemporains.
Pendant l'hiver 59, j'enseignais déjà à Johns Hopkins mais je donnais un
cours à Bryn Mawr College où j'avais passé quatre ans, et je faisais l'aller et
retour Baltimore-Philadelphie chaque semaine dans les vieux wagons grinçants
et brinquebalants du Pennsylvania Railroad. En fait de paysage, je contemplais
surtout la ferraille et les terrains vagues de cette vieille région industrielle, le
Delaware et le sud de Philadelphie, mais mon état mental transfigurait tout, et,
au retour, le moindre rayon du soleil couchant suscitait en moi de véritables
extases. C'est dans ce train, un beau matin, que je me suis découvert, juste au
milieu du front, un petit bouton qui ne voulait pas se fermer, un de ces petits
cancers de la peau qui, en vérité, sont très peu dangereux; mais le médecin
consulté par moi oublia de m'en informer, en raison, je pense, de l'extrême
inquiétude qu'il avait conçue, après m'avoir jaugé du regard et écouté quelques
instants, à l'idée que je pouvais retraverser l'Atlantique à tout moment sans lui
régler ses honoraires… Heureusement, j'avais des assurances médicales, et tout
ce qui devait être fait fut fait pour me débarrasser à jamais de mon petit
bouton…

Un tilak comme les hindous s'en dessinent sur le front avant d'entrer au
temple…

Un signe religieux. Et voilà que, peu après, des effets quelque peu
anormaux se déclarèrent à l'endroit même de la minuscule opération. La
sérénité de mon médecin en fut un peu troublée, beaucoup moins à vrai dire
que la première fois, alors que la mienne au contraire l'était beaucoup plus. Il
me parut clair que mon cancer connaissait un nouveau développement, qui
cette fois ne pouvait que m'être fatal.
Mon dermatologiste était sévère, et, depuis cette époque, il symbolise à
mes yeux tout ce qu'il y a de formidable et même de fatal dans la médecine
américaine, la meilleure du monde peut-être, mais aussi assez implacable, non
seulement sur le plan financier mais par son souci extrême de ne pas rassurer la
clientèle, de ne pas la nourrir d'illusions mensongères. Cette médecine me
rappelle un peu ces bandits de grand chemin qui vous vident les poches à toute
vitesse en vous menaçant de mort continûment. Pas question de leur opposer la
moindre résistance. Quelques instants plus tard, on se retrouve sur le pavé
entièrement guéri.
En ce qui me concerne, la période d'angoisse dura un peu plus longtemps.
Elle commença dans la semaine de la Septuagésime. Avant les réformes
liturgiques du dernier Concile, le dimanche de la Septuagésime ouvrait une
période de deux semaines consacrée à la préparation des quarante jours du
Carême, pendant lequel les fidèles, à l'imitation de Jésus et de ses quarante
jours de jeûne dans le désert, sont censés faire pénitence in cinere et cilicio, «
dans la cendre et sous un cilice ».
C'est une fameuse préparation de carême que j'ai faite cette année-là, je
vous assure, et le Carême qui suivit fut excellent lui aussi, car mes soucis
grandirent au point de me priver de sommeil, jusqu'au jour où, aussi
soudainement qu'ils avaient commencé, ils furent résolus par une dernière
visite à mon oracle médical. Ayant fait toutes les analyses nécessaires,
l'excellent homme me déclara guéri, le mercredi saint très précisément, c'est-à-
dire le jour, dans la semaine sainte, qui précède la Passion proprement dite et la
fête de Pâques, conclusion officielle de toute pénitence.
Je n'ai jamais connu de fête comparable à cette délivrance-là. Je me
voyais mort et, d'un seul coup, j'étais ressuscité. Le plus merveilleux pour moi
dans cette affaire, c'est que ma conviction intellectuelle et spirituelle, ma vraie
conversion, s'était produite avant ma grande frousse de Carême. Si elle s'était
produite après, jamais je n'aurais vraiment cru. Mon scepticisme naturel
m'aurait persuadé que la foi était le résultat de la frousse. La frousse, elle, ne
pouvait être le seul résultat de la foi. La durée de ma nuit obscure coïncida très
exactement avec la période prescrite par l'Eglise pour la pénitence des
pécheurs, avec trois jours de grâce, les plus importants de tous,
miséricordieusement retranchés, sans doute pour que je puisse me réconcilier
en toute quiétude avec l'Église avant la fête de Pâques.
Dieu m'avait rappelé à l'ordre avec une pointe d'humour bien méritée au
fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques,
consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes
deux fils, et je me mariai catholiquement. Je suis persuadé que Dieu envoie aux
hommes quantité de signes qui n'ont aucune existence objective pour les sages
et les savants. Ceux que ces signes ne regardent pas les tiennent pour
imaginaires, mais ceux à qui ils sont destinés ne peuvent s'y tromper, car ils
vivent l'expérience du dedans. J'ai tout de suite compris que, si j'en réchappais,
le souvenir de cette épreuve me soutiendrait ma vie durant, et c'est bien ce qui
s'est produit.
Dès le début, mon christianisme a baigné dans une atmosphère de
tradition liturgique. Il y a des gens très bien intentionnés à mon égard et
conventionnellement anti-chrétiens qui veulent à tout prix faire de moi, pour
défendre ma réputation dans les milieux intellectuels, un hérétique à tout crin,
un ennemi farouche du « christianisme historique », prêt à poser des
bombes dans tous les bénitiers.
En disant de l'Église qu'elle est longtemps restée sacrificielle, ai-je
vraiment ajouté mon coup de pied rituel à celui de tous les ânes qui
pourchassent sauvagement notre Sainte Mère à l'heure actuelle ? J'ai sans doute
fait preuve, il faut bien l'avouer, de quelque démagogie mimétique dans
l'expression. J'aurais dû mieux situer mes propos dans notre histoire religieuse
totale. Mais je ne voulais pas répéter l'erreur de ces pharisiens dont je parlais
tout à l'heure, ceux qui disent : « Si nous avions vécu du temps de nos pères,
nous n'aurions pas participé avec eux au meurtre fondateur. » Je ne veux
surtout pas condamner la fidélité, l'obéissance, la patience, la modestie des
chrétiens ordinaires et celle des générations qui nous ont précédés. Toutes ces
vertus nous font terriblement défaut. J'appartiens trop à mon époque pour les
posséder moi-même, mais je les vénère. Rien ne me paraît plus conformiste, au
contraire, rien ne me paraît plus servile à l'heure actuelle que la mythologie
éculée de la « révolte ».
Des restes de jactance avant-gardiste parsèment mes ouvrages, mais mes
vrais lecteurs chrétiens ne s'y sont pas trompés, le père Schwager, le père
Lohfink, le dernier von Balthazar, le père Corbin, le père Alison, d'autres
encore.

Dernière question. Vous êtes le seul ou en tout cas l'un des seuls à dire ce
que vous dites, et d'ailleurs vous aviez intitulé l'un de vos premiers livres : Des
choses cachées depuis la fondation du monde. Êtes-vous un prophète ?

Absolument pas. Je ne suis qu'une espèce d'exégète. Tout prophétisme


s'arrête avec la Révélation évangélique. La phrase de Jésus, « Je révélerai des
choses cachées depuis la fondation du monde », est au futur, car c'est une
citation de l'Ancien Testament appliquée à la Révélation chrétienne.
Des amis italiens m'ont montré un jour, après la publication du livre qui
porte ce titre redoutable, un article du Corriere della Sera dans lequel Mme
Françoise Giroud expliquait aux Milanais que sévissait à Paris un nouveau
mégalomane plus désopilant encore que le reste de la tribu : à lui tout seul, il
prétendait révéler, tenez-vous bien, « des choses cachées depuis la fondation
du monde ».
Je vois tous les jours des gens qui pensent que j'ai inventé ce titre de
toutes pièces, et ils me jugent à peu près comme Mme Giroud. Parmi les
premiers comptes rendus de mes idées religieuses, il y en a une bonne moitié,
je pense, qui relèvent de ce type, le plus souvent en moins amusant que celui
de Mme Giroud dont la prose n'est vraiment pas mal, surtout en italien.

Mais pourquoi René Girard arrive-t-il maintenant ? Pourquoi pas en l'an


1000, en l'an 1500 ?

Oh, là, vous exagérez ! les trois quarts de ce que je dis sont dans saint
Augustin.

Quelquefois, je me dis au contraire que vous ne faites que reprendre à la


lettre le programme et les commentaires des apôtres. Par exemple, un peu plus
haut , vous m'avez cité le prophète Joël, et je me suis aperçu depuis que c'est
4

tout simplement une citation de Pierre au début des Actes. Mais je vous trouve
encore plus proche de Paul : vous êtes une réincarnation de saint Paul ! avec
un vocabulaire plus moderne et le savoir de ce qui s'est passé depuis deux
mille ans.

La citation de Joël est derrière tous les textes dont nous parlons qui
l'associent toujours à l'Esprit-Saint. La voici, dans la version de la Bible de
Jérusalem :
« Après cela
Je répandrai mon Esprit sur toute chair.
Vos fils et vos filles prophétiseront.
Vos anciens auront des songes,
Vos jeunes gens des visions.
Même sur les esclaves, hommes et femmes,
En ces jours-là je répandrai mon Esprit. »
Ce que j'apporte, je crois, c'est un renversement des conclusions du
mouvement comparatiste suscité par la grande enquête anthropologique du
XIXe et du début du XXe siècles. On a découvert alors qu'une violence
toujours collective, toujours semblable à la violence de la Passion est déjà là,
partout, au cœur du religieux primitif. Cette idée est exacte, elle est même à
mes yeux la découverte essentielle de l'ethnologie moderne qui, depuis, n'a pas
découvert grand-chose.
Les ethnologues se sont avidement précipités sur cette information et y
ont vu la preuve irréfutable que le christianisme est une religion comme les
autres. Les chrétiens, eux, ont cherché à parer le coup en montrant que le
christianisme est original quand même, original au sens romantique et moderne
de « l'esthétiquement neuf ». Ils n'ont pas compris que, au lieu de fuir le
parallélisme du christianisme et des autres religions sous le rapport de la
violence, il fallait méditer la chose et constater que le christianisme interprète
cette violence de façon tout autre que les religions primitives. L'originalité
consiste à revenir à l'origine en la dévoilant.
Paradoxalement, le seul à comprendre un peu, c'est Nietzsche, toujours
lui, le Nietzsche des derniers jours lucides, essentiel sous le rapport religieux,
celui dont ne voulait pas entendre parler Heidegger. Écoutez-le plutôt : 5

« Dionysos contre le crucifié : la voici bien l'opposition. Ce n'est pas


une différence quant au martyre — mais celui-ci a un sens différent.
La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour déterminent
le tourment, la destruction, la volonté d'anéantir.
Dans l'autre cas, la souffrance, le crucifié en tant qu'il est l'«
innocent » servent d'argument contre cette vie, de formule de sa
condamnation… »
On peut dire, sans paradoxe ou presque, que ce texte est le plus grand
texte théologique du XIXe siècle. Il ne se trompe qu'au sujet de l'innocence de
Jésus, qui n'est pas un argument contre la vie, une simple « calomnie »
des autres religions — l'expression se trouve dans un texte voisin — mais la
vérité toute nue : autrement dit, c'est le mensonge de toutes les religions
proprement mythiques que la Passion évangélique dévoile en le retournant
comme un gant. Les Évangiles dénoncent l'idée que non seulement les victimes
de Dionysos mais tous les Œdipe et autres héros mythiques sont coupables des
pestes et calamités les plus diverses que leur expulsion « guérit »; il dénoncent
la violence du religieux fondé sur des victimes arbitraires. Et c'est le
dévoilement de cette vérité qui, depuis, ébranle nos sociétés.
La seule erreur de Nietzsche, proprement luciférienne (au sens du « porte-
lumière »), c'est de choisir la violence contre la vérité innocente de la victime,
vérité que pourtant il est lui, Nietzsche, seul à entrevoir face à l'aveuglement
positiviste de tous les ethnologues athées et des chrétiens eux-mêmes. Pour
comprendre que le XXe siècle et ses génocides, loin de tuer le christianisme,
rendent sa vérité plus éclatante, il suffit de lire Nietzsche avec de bons yeux et
de situer dans l'axe de cette lecture tous les désastres causés par nos choix
dionysiaques et sacrificiels : en commençant par la folie qui s'apprêtait à
fondre sur le penseur lui-même, tout aussi significative que les démences
politiques et historiques qui ont suivi.

___________________ notes ___________________

1. Shakespeare : les feux de l'envie, Grasset, 1990.

2. Entre autres, Sarah Kofman dans L'Énigme de la femme (Galilée 80, p.


70-77) — ou Toril Moi, « The Missing Mother : the œdipal rivalries of René
Girard » (Diacritics, Summer 92, p. 21-31).
3. C'est Diafoirus le fils qui propose le terme à son père en tâtant le pouls
d'Argan dans Le Malade imaginaire.

4. Au début du chapitre VIII.

5. Œuvres complètes XIV, Fragments posthumes 88-89, Gallimard 1977, p.


63 (Les italiques sont de René Girard).

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