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Valeur de la différence

Author(s): André Lalande


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger , 1955, T. 145 (1955), pp. 121-
139
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41088259

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Valeur de la différence

On s'imaginait communément, dans les premières années de


ce siècle - et bien des esprits à demi cultivés se le figurent en
core - que toutes choses progressent par « différenciation », c'est
à-dire par apparition ou par production de différences, et pa
« intégration », c'est-à-dire par formation de systèmes ou d'êtres
supérieurs, plus fortement organisés, grâce à la collaboration de
ces éléments de plus en plus finement et de plus en plus profon-
dément différenciés.
Il n'est plus possible d'admettre aujourd'hui que ce processus
observé par les biologistes dans le développement des embryons,
soit la loi générale de la nature ni la caractéristique du progrè
au sens où ce mot implique un jugement de valeur.
Sur le premier point, on a fini par reconnaître qu'en fait, l'im-
mense majorité des transformations physiques qui se produisent
d'elles-mêmes, sans intervention extérieure - et même vraisem
blablement toutes ces transformations - ont pour effet d'égaliser
les niveaux, les pressions, les potentiels, les températures, en un
mot toutes les formes de l'énergie et de détruire les structur
atomiques les plus différenciées en libérant les éléments qui l
composent ; - que, dans l'ordre social, les castes ont disparu
les usages spéciaux ou locaux tombent en désuétude ; que les
antagonismes de classe n'empêchent pas que les manières de
s'habiller, de se nourrir, de se divertir, se rapprochent sans cesse
entre individus appartenant à des milieux jadis très différent
à cet égard ; enfin qu'il tend à se former, entre les peuples qu
peuvent communiquer librement, une civilisation de plus en plus
semblable, où se retrouvent en nombre toujours croissant de
éléments communs.
Sur le second point, il est évident que les grands succès de la
science ont été, non des différenciations, mais des assimilations :
de la forme géométrique aux fonctions algébriques ; de la gravi-
tation des astres à la pesanteur ; du magnétisme à l'action des
TOME CXLV.

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courants électriques ; de la chaleur au m


de la lumière aux phénomènes électro-m
ajouter l'universalité de la structure cel
vivants ; la similitude de la reproduction
animaux. Dans l'ordre moral, on ne peut g
que la disparition de l'esclavage antique,
des noirs, ont été des changements en mieux
de l'égalité des citoyens devant la loi, de
lèges dus à la naissance, de l'assimilation
femmes et ceux des hommes ; et que, s'il se
renciation rétablissant l'ancienne inégalit
lérable régression. Traiter les autres com
traité soi-même si l'on était à leur place r
dont on ne saurait nier l'excellence.
La différenciation et l'intégration de type biologique, telles
qu'elles restent pourtant de nos jours à la base de certains natio-
nalismes politiques, n'ont donc certainement ni la généralité
de fait ni le caractère universellement désirable qu'on s'est plu
à leur prêter.
Est-ce à dire que la diversité soit sans valeur? Il serait aussi dé-
raisonnable de méconnaître son rôle que de l'exalter. Mais il faut
bien voir en quoi il consiste.

La pente naturelle (et d'ailleurs légitime) de l'intelligence vers


l'identité donne lieu à des assimilations précipitées en face des-
quelles on doit faire valoir la réalité des différences. Dans bien
des ouvrages ou articles contemporains, on trouve cette asser-
tion que le raisonnement déductif va du même au même, que la
conséquence est équivalente aux prémisses. Que ce soit inexact,
il est facile d'en trouver des exemples dans n'importe quel traité
de physique ou de géométrie. Et l'on peut le reconnaître à priori
si l'on réfléchit que l'implication n'est pas une relation réversible :
« A implique B » n'implique pas « B implique A », et la « fausse
réciproque » est un sophisme dénoncé depuis longtemps1. Cette
erreur a été favorisée par l'idée malencontreuse qu'a eue Wittgens-

1. Ou encore : on peut déduire correctement une proposition vraie d'une


proposition fausse ; par exemple, de « Nice est dans le Var », il résulte que

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tein d'appeler « tautologie » toute formule logique vraie en


même dé sa forme, et quelle que soit la valeur des vari
y figurent ; et cette impropriété elle-même, ainsi que l'em
ment avec lequel elle a été accueillie, n'ont-ils pas leur
dans le profond désir rationnel de conquérir l'intelligib
l'identité? Mais, si la raison constituante déclare que dé
des invariants est un succès pour l'esprit, elle ne lui acc
le droit de fermer les yeux sur les différences qui existen
ment. Qui veut faire l'ange fait la bête.
Cette obligation de reconnaître le divers, et d'en tenir c
dans sa conduite, n'a pas moins besoin d'être défendue en
pratique. La première et constante valeur de la différence
consiste en une adaptation changeante et appropriée de ré
variées à des situations qui ne sont pas les mêmes. Il c
de se couvrir et de se chauffer en hiver, de s'habiller légè
et d'éviter le plein soleil en été. Et cependant, il y
l'homme qui pense, un tel attrait de l'identité que Rous
vait d'un. Emile vêtu de même en toute saison, et que Joh
Mill, fervent intellectuel, essaya aussi de ce régime, au gr
triment de sa santé.
Cet élan naïf vers l'identique se retrouve dans bien d'autres
cas, par exemple chez les femmes qui veulent assimiler leur cos-
tume à celui des hommes, sans tenir compte des différences de
structure : rares sont celles qui peuvent le supporter sans dis-
grâce. Bien que la différence donnée soit notablement plus faible
au point de vue de l'esprit, il est généralement utile qu'elle soit
compensée par l'éducation ; ce qui ne veut pas dire qu'en pareille
matière certaines assimilations, voire une suite indéfinie d'assi-
milations, ne soit pas souhaitable ; mais il n'est pas plus raison-
nable de traiter immédiatement de même garçons et filles que
de mettre sur toutes les têtes un chapeau de même dimension.
On dira qu'entre individus du même sexe, il y a aussi des diver-
sités qui demanderaient une éducation différente pour aboutir
à une culture commune. Rien de plus vrai, et cette diversité
serait aussi fort recommandable. Non qu'il faille enseigner aux
uns la physique, à d'autres l'histoire ou la philosophie : c'est bien

« Nice est en France » ; de « tous les carrés sont pairs. » il résulte que « 16 est
pair », etc.. Si donc une conclusion était identique à ce dont on peut la
déduire, le vrai serait identique au faux.

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toujours au même point qu'il s'agit de les


au patrimoine que doit transmettre « l'hér
reconnaît sans peine qu'on appauvrirait sin
sonnalité si l'on n'initiait qu'aux mathé
le mieux doués pour y réussir, à la poési
plus vif de l'harmonie des mots. Ce serait
cialisation semblable à celle des cellules
pour arriver au but commun, les voies
quand on part de points différents, et
nécessités matérielles forcent les écoles à
communs convenant à peu près à la mo
celle des âges.
Pourrait-on justifier par là l'existence d'établissements d'ins-
truction confessionnels distincts? Celle de lycées pour les enfants
de familles ouvrières et d'autres pour ceux de milieux cultivés? Oui,
si leur but était de recevoir des élèves très différents par leur ori-
gine sociale ou leur première éducation religieuse, pour les amener
graduellement à se comprendre, à participer aux valeurs dont
leur naissance les éloignait. Évidemment non, si de pareilles
écoles, comme il arrive généralement, prenaient à tâche de former
des catholiques de plus en plus différents des protestants ou des
agnostiques ; des hommes de plus en plus strictement moulés
sur un idéal bourgeois ou un idéal prolétarien1. La différencia-
tion adaptée aux différences préexistantes est une valeur quand
elle sert à les compenser, à moins que cette différence ne consiste
en une supériorité indiscutable ; c'est l'inverse quand elle les
accroît.

Et ici apparaît sous une autre forme le danger de la similitude,


quand elle est l'œuvre de la contrainte, de la suggestion, ou de
la séduction : c'est qu'il s'agit alors d'une similitude étrangère au
développement libre de la personnalité, et cristallisant un groupe
de différences opposé à d'autres groupes. Ce qui est précieux comme
moyen peut devenir catastrophique si l'on en fait une fin.

1. Sans doute un marxiste pourra dire que cette aggravation des différences
serait excellente, en intensifiant la lutte des classes. Mais analysons son juge-
ment de valeur : pourquoi est-il bon de l'intensifier? Parce qu'elle amènera
l'abolition de cette inégalité, et l'avènement d'une société sans classes. Ainsi
le principe normatif sur lequel il s'appuie, c'est en définitive la valeur supé-
rieure de l'uniformité, dont la différenciation accrue n'est pour lui qu'un
moyen momentané.

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A. LALAKDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 125

II y a encore un bel exemple de différenciation qu


progrès dans ce qu'on a appelé « l'individualisation d
Une amende égale peut être légère pour celui-ci, écr
celui-là ; un emprisonnement qui sera des plus dur
sera de peu d'effet sur un autre, ou même sera cher
vagabond en quête d'un gîte pour l'hiver. Quel est le
lité dans l'effet produit sur le condamné. Celle de la pe
produit un résultat aussi différent que de faire porter
charge à un enfant, un adolescent, un homme robuste,
lard.

On en peut dire autant de « l'individualisation de


Quand fut créé l'impôt progressif sur le revenu, le tau
le même pour un célibataire, un ménage, une famille d
sonnes : il ne dépendait que du chiffre global du reven
sait selon la même progression quel que fût le nom
qui vivaient de. ce revenu. C'est un cas frappant de ma
vers l'identité aboutissant à accroître les différences. Au con-
traire, la différenciation des parts contributives, telle qu'elle a
fini par prévaloir, aboutit à une égalisation approximative des
charges : là, du moins, on s'est rapproché de ce que demandait
la raison.

Si la science assimile les phénomènes entre eux et y trouve ses


plus grands triomphes, il faut avant tout reconnaître ces diffé-
rences ; le progrès de l'intelligence va d'une assimilation grossière,
mettant dans un même groupe les saumons et les baleines, à une
différenciation de plus en plus délicate des classes d'animaux.
C'est un progrès que de séparer les corps confondus primitivement
sous le nom de « terres » ou « d'alcalis », de discerner les carac-
tères cachés des isotopes, de distinguer les fonctions diverses des
glandes ou celles des corpuscules du tact. Distinguer est la condition
première pour comprendre : distinguer n'est pas différencier,
bien que le langage populaire confonde souvent les deux mots.
C'est apercevoir et noter des différences qui n'apparaissent pas
au premier coup d'œil, ou que leur manque d'utilité pratique
faisait négliger, mais qui n'en existaient pas moins dans l'objet
étudié. Lorsque Mme Combes marquait ses fourmis d'un point
de couleur minuscule pour les suivre dans leur travail individuel,
ce marquage les distinguait, mais ne les différenciait que pour
la vue, et non dans leur comportement : sans quoi les expériences

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n'auraient rien démontré. La science disti


pas, sauf dans un cas assez particulier
à revenir, et où cette production de di
fins.

Cette valeur des distinctions fines est de même nature que celle
des inégalités morales et juridiques : elle appartient à l'ordre du
donné, non du préférable. Ce qui est valeur en elle, ce n'est pas
l'existence de diversités, et personne n'aurait songé à souhaiter,
avant qu'elle se révélât, la multiplicité des espèces jordaniennes :
c'est l'acte de l'esprit, qui, en les reconnaissant, s'adapte à une
réalité qu'il doit assimiler et se prémunit contre les imprévus que
peut tout à coup faire naître l'ignoré. C'est une valeur de docu-
mentation et, en un sens, de vérité, mais non d'intelligence.

II

La diversité des individus humains présente une valeur affec-


tive, esthétique et morale qui a été bien rarement méconnue, si
ce n'est par les adorateurs de l'État-organisme. « Aimez ce que
jamais on ne verra deux fois », disait Vigny. Et Tarde considère
comme la plus haute fleur de la civilisation ce chef-d'œuvre que
réalise telle personnalité « qui n'est qu'un moment et qui n'est
qu'une fois ». Aveu d'autant plus significatif qu'il se trouve dans
un ouvrage, Les lois de V imitation, plein d'analyses pénétrantes
sur le rôle de l'assimilation dans la vie sociale.
Mais il est plus rare que l'on ait cherché sur quoi se fonde cette
appréciation et, par suite, à reconnaître la juste étendue de sa
validité.
On se contente le plus souvent, pour réagir contre les excès du
radicalisme intellectuel, d'évoquer l'ennui mortel d'un monde où
tout serait standardisé, de se représenter un « nivellement », un
« aplatissement général » d'où serait éliminé tout ce qui dépasse
le développement moyen. C'est là une critique qui prend mille
formes et qui agit généralement avec force sur les imaginations.
Quels sinistres personnages de comédie que des individus qui par-
leraient, penseraient, sentiraient, réagiraient de même aux évé-
nements !
Mais il y a là-dedans bien de la confusion.
Si les hommes étaient brusquement rendus semblables, dans un

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A. LALANDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 127

monde où, par ailleurs, on suppose que tout reste tel que
connaissons, on en éprouverait une sorte d'écœuremen
serait, précisément, parce qu'il n'y aurait plus d'adapta
diversité des hommes à la diversité de leur milieu. Ici en
différence, pour être valeur, doit être compensation. Il f
y ait des médecins spécialistes, à cause de la diversité
dies. Il est fort avantageux pour un historien de fréqu
sociologue, et réciproquement. Mais cette diversité n'aura
intérêt si chacun d'eux, plus complet, trouvait en lui-
connaissances ou les perspectives que lui apporte son vois
omnia possumus omnes. Il est désirable que les esprits so
nés chacun vers une face de la réalité pour la mieux sent
être les interprètes auprès des autres esprits, qu'ils amèn
comprendre. Cette diversité aboutirait à une simple m
si chacun était enfermé en lui-même et ne communiquai
ses semblables. Son incomplétude serait une faiblesse, et
bien, dès à présent, que la division du travail, soit matér
intellectuel, ne va pas sans danger pour ceux qu'elle a
n'est compensée que par la mise en commun des résultats
Des esprits normaux éprouvent une profonde satisfaction
vrir à des formes d'art que d'autres leur révèlent, à d
que d'autres étaient seuls capables de découvrir. C'est
riété des talents et des caractères que la poussière d'espri
faits que nous sommes peut faire face à toute la variété
blèmes de pensée et d'action qui nous incombent.
Ce mouvement d'assimilation peut être graduel et se po
sans atteindre la limite, à l'infini pour nous, où toutes
ciences seraient identiques, donc indiscernables, et ne fo
plus qu'une seule Conscience. Cela n'implique d'autre p
celle des erreurs et des hostilités. Il ne serait ennuyeux d
dans un monde d'êtres ayant en commun plus de goûts o
que si l'on y conservait le degré de sensibilité aux différ
est aujourd'hui le nôtre. Présupposition inconsciente, san
mais absurde : nous nous réjouirions ou nous souffririon
différences qui nous échappent actuellement. Un étrange
dans un milieu d'officiers, comme Schopenhauer, ou d
ristes, comme Julien Sorel, les voit tous tirés du mêm
pour les premiers voyageurs occidentaux, les Chinois éta
pareils : mais les uns et les autres, entre eux, se jugeaient

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féremment. - A mesure que l'évolution


l'involution - a rapproché le niveau de
on a senti des écarts individuels qui passai
Il n'y a de platitude que relative : à l'éc
grosse comme une orange, les Alpes seraien
moindre que les rugosités de son écorce.
L'amour et l'amitié demandent des différ
de ressemblances bien plus ample et plus p
que souvent on ne le remarque pas. Ni l'un
sibles lorsque l'écart entre les êtres devient
peut bien être l'ami de Philinte, malgré la
la tolérance de l'autre ; il ne pourrait pas
ou de Trissotin. En pareille matière, les di
du sel : il ne faut pas que sa quantité d
même qu'elle en approche. « Eadem veli
demum firma amicitia est. » On en peut
quand il ne se réduit pas à l'entraîneme
formes les plus spécifiquement humaine
dance caractéristique à réagir d'une ma
aspiration parfois intense à ne faire qu
mysticisme.
De plus, il faut tenir compte de ce fait que la valeur de la diffé-
rence est souvent celle d'un degré supérieur sur l'échelle d'autres
valeurs, et qu'à cet égard encore elle est très réelle, mais dérivée.
Il est trop évident qu'il y aurait beaucoup à perdre en nivelant
les hommes, si l'on entend par là, comme on le fait d'ordinaire,
une réduction au plus bas. Mais cela ne prouve qu'une chose :
c'est qu'il y a des différences en mieux et en pls. S'il suffisait d'un
traitement physiologique, comme l'imaginait Descartes, pour
« rendre communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils
n'ont été jusqu'ici », on ne voit pas trop ce que l'on pourrait trou-
ver de fâcheux dans cette élévation de niveau simultanée.
Il n'y a point d'harmonie sans dissonance ; mais la dissonance
sert à faire valoir l'harmonie, et non l'harmonie la dissonance. A
se tenir dans la dissonance pure, on sortirait de la musique, pour
retomber dans les bruits discordants de la rue, qui désobligent
sans cesse nos oreilles et contre lesquels la musique, quoi qu'elle
soit de plus, est certainement une réaction. Ce qui paraît inexpli-
cable ou arbitraire quand on le considère d'une manière statique

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A. LALAIÍDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 129

s'éclaire quand on veut bien considérer une hiérarchie et


vement du bas vers le haut de celle-ci. Il y a des diversit
duelles qui sont vicieuses et qui consistent à rester d'une
notable au-dessous de la moyenne ou à s'opposer au m
ascendant ; il y en a qui sont sans valeur, parce qu'ell
pondent à aucune des différentes formes de la tâche
telle la mémoire exceptionnelle de l'idiot dont parle R
pouvait dire la date exacte de tous les mariages, les ba
les enterrements qui avaient eu lieu dans sa commun
n'est pas indifférent que Mozart ait eu le génie de la mu
Claude Bernard celui de l'expérimentation. La femme don
disait la grâce et la tendresse n'eût-elle fait qu'inspir
plus beaux poèmes de la langue française, son charme un
rait pas été perdu.
Par là s'explique, me semble-t-il, le grand usage que
moralistes contemporains de l'idée de vocation, qui semb
un peu mystique. Mais il ne faut pas oublier que, si l'on e
généralement d'accord pour reconnaître en théorie la
diversités humaines, l'étroitesse d'esprit de beaucoup d
ou d'éducateurs se refuse bien souvent à la respecter dan
tique. J'ai connu une jeune fille très douée pour le dessin,
un sens instinctif des couleurs remarquable et qui, sans la
notion d'histoire de l'art, portait sur la peinture des juge
connaisseur : sa famille lui a fait donner une longue et
éducation musicale, parce que c'était un talent plus mo
de mes élèves, qui ne s'intéressait qu'à la philosophie et q
par y faire une carrière honorable, malgré de graves acc
santé, a été empêché jusqu'à sa majorité de s'y consacr
tuteur qui n'appréciait que le commerce. Nous avons to
de nombreux exemples de cette tendance inintelligen
n'importe quoi de n'importe qui et à méconnaître la
l'adaptation spontanée des individus à des situations di
convient seulement de faire deux réserves sur ce qu'on a
vocation. La première est que souvent les hommes se juge
mal eux-mêmes à cet égard et que plus d'un se croit un d
vain qui n'est qu'un graphomane sans talent ; la second
est difficile d'admettre, comme on l'entend souvent dire
généralisation hâtive, que tout individu, si médiocre qu'il
sa vocation. Non seulement il y a des particularités san

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130 REVUE PHILOSOPHIQUE

mais il en est de malfaisantes et de criminel


de Locuste ou la fatuité d'Irus ne peuven
vocation et, quelque originale qu'ait été
monde n'aurait rien perdu à ce qu'il n'eût

III

Inutile de rappeler quelle valeur attache l'artiste à la riche di-


versité des formes, des couleurs, des sons, de leurs inépuisables
combinaisons. Mais il ne l'est pas de chercher les raisons de cet
attachement, qui va quelquefois jusqu'à une sorte de culte. D'où
vient cette attraction spirituelle de la richesse? Il est plus difficile
à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux qu'à un chameau
de passer par le Trou d'aiguille. La richesse, au sens propre et au
pied de la lettre, c'est l'accumulation par un individu ou par un
groupe des moyens de satisfaire des désirs et d'exercer un pouvoir
sur autrui. Tendance très naturelle, mais fort peu conforme à la
perfection morale, et non moins suspecte au stoïcien qu'au boud-
dhiste ou au chrétien. C'est un armement supérieur dans la lutte
pour la vie, une sorte d'inégalité non moins choquante que les an-
ciens privilèges de naissance. Point d'hypocrisie : l'immense ma-
jorité des hommes la souhaite, la recherche, s'efforce de l'accroître.
Mais point d'illusion non plus : c'est une forme de cet impéria-
lisme vital, vital mala cupido, dont toutes les morales ont tou-
jours déclaré, depuis . Lucrèce, qu'il était dans la nature de
l'homme comme dans celle des plantes, mais que la raison, aussi
bien que la charité, nous engageaient à le combattre. Comment
donc richesse devient-il un mot laudatif, l'expression d'une valeur
spirituelle ?
Il faut faire d'abord la part du feu. Dans l'admiration de ce
qui est « riche », même dans l'art, il y a souvent quelque chose de
ce sentiment très peu recommandable qui fait admirer des objets
chers et dépourvus de tout caractère artistique. Quand le luxe des
autres n'excite pas l'envie, il chatouille agréablement, par l'ima-
gination, la pleonexia fondamentale de la vie, la tendance à s'ac-
croître, d'abord par la nutrition, puis par la reproduction, puis en
élargissant ses possessions. En contemplant ce qui est abondant
et varié, on en jouit par procuration.
Mais, cette réserve faite, il reste quelque chose de plus dans la

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A. LALANDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 131

valeur de la richesse. Appliquons ici la méthode du para


qui éclaircit tant de problèmes normatifs 1.
L'abondance des matériaux à mettre en œuvre, si elle n'e
telle qu'elle décourage, est une satisfaction pour le travaill
savant aime à découvrir des faits nouveaux, comme un am
d'échecs à trouver dans son journal des problèmes nouv
qui l'intéresse, ici encore, ce n'est pas le statique, mais
mique. L'explication acquise et connue a moins d'attrait
plication à chercher. Le but est de faire rentrer des phéno
imprévus dans les lois déjà connues, ou de remanier cel
manière telle qu'elles assimilent à la fois les nouvelles c
tions et les faits antérieurement connus. La nature, tel
apparaît avant la science, nous offre déjà une prodigieus
sité de substances : il a fallu toute l'audace des physicie
pour supposer que tout venait de l'eau plus ou moins co
ou que la matière de tous les atomes était aussi homogène
le plus pur. Mais la chimie augmente encore cette dive
créant un nombre pratiquement indéfini de substances no
parmi lesquelles on ne fabrique, d'ailleurs, que celles dont
priétés présentent un intérêt industriel2. C'est dire, d'abo
cette diversité, au point de vue pratique, n'a pas sa va
elle-même, mais l'emprunte à son pouvoir de satisfaire un
plicité de besoins divers, physiques ou physiologiques, q
posent à nous et que ces produits variés font disparaître e
que besoins, comme la laine d'un manteau compense le fro
rieur. Elle ne l'a pas davantage au point de vue spéculat
répond, comme l'a si fortement montré M. Bachelard, à ce
nommé « le pluralisme cohérent de la chimie moderne 3 »
dire à Vordre rationnel dans lequel vont se placer tous ces
sés, dont la variété, gênante pour l'intelligence tant qu'elle
qu'une masse de différences sans lien logique, s'adapte, au c
à l'unité de sa norme quand les corps longtemps appelés « si
se présentent comme des architectures similaires d'élémen

1. Voir La raison et les normes, ch. ix.


2. Par une anticipation encore plus hardie, Charles Fourier imaginait
qu'avec le progrès de la physiologie, on pourrait fabriquer de toutes pièces
des animaux nouveaux utiles à l'homme, de grands félins assez dociles pour
servir de monture, ou de puissants cétacés propres à remorquer des navires.
3. Titre d'un ouvrage très remarqué de M. Bachelard, paru en 1932.
Voir aussi, du même auteur, Le matérialisme rationnel (1953).

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132 REVUE PHILOSOPHIQUE

blables entre eux et dont les types fondam


rang dans la suite naturelle des nombres.
Cette suite elle-même, dont la richesse peu
fini, illustre par un excellent exemple la val
son caractère subordonné. Du point de vue
fait l'esprit que par la puissance génératrice
jours semblable à elle-même, n'empruntan
rieur que la distinction donnée de deux uni
quement indiscernables, 1 + 1 (car, en lo
Mais, au point de vue de sa valeur physiqu
core bien plus frappant : c'est parce que les
à la multiplicité des choses que leur multipl
leur. Ils nous fournissent des repères dont
nelles permettent de faire entrer dans n
mesurant une collection d'objets, une cer
tière, la vitesse d'un mouvement, les coordo
forme. Ce sont les lois invariables de leur
valeur pour la pensée ou l'action.
En eux-mêmes, dans leur multiplicité pure
qu'elle présente, leur richesse est un pur cha
qui se spécialiserait dans l'étude des nombres
sant avec soin ceux qui sont ou premiers, ou
teurs, ou de trois, ou de quatre, ceux qui son
gulaires ; ceux dont tous les chiffres sont d
mettent une, deux, trois, quatre répétiti
pas un savant, mais un maniaque, sur le bor
tale, parce que la richesse des faits arithmé
rait ne s'encadrerait dans aucune loi, c'est-à
mule satisfaisant l'esprit par la constance d
meurant identique à travers une diversité.
La valeur de la richesse dans l'art n'est p
que dans la connaissance : elle fournit la ma
elle se remarque plus facilement (bien qu'
expliquer), en raison de ce fait que la fourn
est surtout pour le savant un travail de m
vail de mineur, tandis qu'elle est bien plus v
tiste un travail de création. La science pren
est et tâche de la rendre intelligible à l'espri
fabrique une nature fictive, qui doit respect

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A. LALANDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 133

de possibilités, mais qui est construite, précisément,


à satisfaire les désirs intellectuels et affectifs de ceux
s'adresse, ou du moins à protester contre l'insatisfac
désirs. La « facticité » (au sens que M. Bachelard donne
et qui est bien plus correct que son sens allemand),
mie nous offre un exemple suggestif, mais que la plupa
sciences ne connaissent guère, est, au contraire, totale
sique, considérable dans la peinture, très large enc
roman. Ce qui pour le savant se présentait principalem
heuristique se présente bien plutôt ici comme inventio
suite, la valeur de la richesse y ressort bien davantage.
Mais elle y est également matière, et non forme ; moy
but. Si elle n'est pas organisée par une idée directrice q
munique son unité, elle n'est qu'une surcharge inutile, c
les épisodes innombrables de certaines œuvres du M
Dans un tableau, dans un bas-relief, la multiplicité et l
des personnages, si bien traités qu'ils soient chacun en
n'ont d'intérêt que subordonnées à un mouvement
Mutatis mutandis, on en peut dire autant d'un poème,
phonie, et c'est la première observation d'Horace da
poétique. Au contraire, le beau se passe aisément du ric
thenon n'a rien d'inférieur au temple d' Angkor.
Et même, dans de grandes œuvres, n'y a-t-il pas q
excès de richesse? On a souvent remarqué ce défaut da
velle Héloïse. J'ai déjà parlé, à un autre point de vue, d
du Berger : ceux qui s'y intéressent par amour de la po
comme à un document d'histoire littéraire, ne souhait
pas d'en retrancher tous les développements accessoire
retenir que les admirables strophes entre lesquelles ils
drés? La richesse de l'œuvre y perdrait sans doute,
beauté.

IV

L'amour du changement et de la nouveauté, si général en Oc-


cident depuis près de deux siècles, semble bien attester une valeur
intrinsèque de ce qui est autre.
On doit, cependant, en déduire, tout d'abord, les cas où le désir
du changement vient de la fatigue et sert de correctif aux anoma-

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134 REVUE PHILOSOPHIQUE

lies qui en résultent. On éprouve le besoin


son lit après être resté longtemps sur le m
après avoir passé l'après-midi devant son bu
une longue marche, et c'est le besoin de rét
est la raison d'être. Une position, une ac
autre, en prévenant ou en compensant des
longation produit, ou tend à produire.
Si l'on aime et si l'on recherche le changem
et de beaucoup, que ce soit toujours par c
chique de ne pas faire comme tout le mo
faire remarquer. Fourrier mettait la « papi
sions fondamentales, et l'on se rappelle le
impuissance », dont parle Jules Romains da
là quelque chose de très général, sous une fo
mais non pas de primitif. Point de sensatio
son continu monotone endort. Un bruit im
Dans la mesure où l'activité est insuffisan
réveille. Il combat les effets nuisibles de l'ha
nuisibles, car il y en a d'utiles et qui, dès lo
de correctif. Dans ce cas, c'est, au contra
devient nuisible, comme chez un rameur ou
son entraînement. Tous les organismes meur
porte dans un milieu trop différent.
Il en est encore de même pour la valeur du
moyen de combler un vide intérieur, de
d'idéal, de s'étourdir, de se distraire de ses s
parfois de ses remords. Pascal réprouvait ce
vertissement ». Il peut, dans certains cas, a
morale (et non pas seulement une ophélimit
quel que soit le jugement qu'on en porte, le
est que, dans tous les cas de ce genre, la div
valeur instrumentale et, pour ainsi dire, th
On approche bien plus de lui accorder u
croyance au progrès universel par évolution
lectuel baigne si profondément dans cette
chaque instant des esprits qui ne l'admettra
était posée en termes exprès, et qui s'y r
dans leurs appréciations. On accordera qu
phisme à conclure de : « Tout progrès est un

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A. LALAÎÏDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 135

changement est un progrès ». Mais on pense et l'on raison


munément, de nos jours, comme si ce qui suit valait
mieux que ce qui précède, l'avenir que le passé. Seignobo
tant à la Société de philosophie sur la méthode en histoire
avec bonhomie : « Simiand doit avoir raison, car il est plu
que moi. » Sans doute n'était-ce pas dit sans un sourire
n'en est pas moins caractéristique. J'ai entendu dire, et
sieurs côtés, qu'actuellement, en Amérique, tout ouvrage
de plus de trente ans était tenu d'office pour périmé et
se déconsidérait en le citant.

Le perfectionnement continuel des appareils d'éclairage et de


chauffage, des moyens de transport, des machines-outils entretient
une association d'idées si fortes entre nouveau et meilleur que les
philosophes eux-mêmes ont peine à s'en défendre. Confusion, d'ail-
leurs, entretenue avec soin par tous ceux dont elle sert les inté-
rêts, négociants de tout grade, soucieux de « faire marcher le com-
merce » et, pour cela, de démoder les anciens modèles ou de leur
substituer un article rapportant un peu plus, industriels produi-
sant non pour le besoin, mais pour le bénéfice et, par suite, à la
recherche de débouchés, charlatans d'ordre matériel ou intellec-
tuel qui tâchent de s'imposer à l'attention publique par quelque
chose d'inattendu. Les acheteurs, préparés par l'idée semi-cons-
ciente du progrès, suggestionnés par les profiteurs de la nouveauté,
en arrivent à lui attribuer une valeur intrinsèque ; et ce n'est pas
toujours un pur prétexte quand le marchand à qui l'on reproche
de ne plus avoir en magasin quelque objet satisfaisant, dont on
connaissait les qualités, s'en tire en répondant : « Que voulez-
vous? Les clients veulent du nouveau ! »
Assurément, il ne manque pas de changements utiles ou d'inno-
vations excellentes : mais ce sont ceux qui répondent à des besoins
nouveaux, ou qui constituent une variation de sens positif sur une
échelle de valeurs déjà donnée.

De toute cette analyse ressort une conclusion qui paraîtra sans


doute paradoxale.
Parmi les différences ou les différenciations, il va de soi que
beaucoup sont axiologiquement neutres ; aucune norme ne nous

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136 REVUE PHILOSOPHIQUE

permet de décider qu'il vaille mieux être b


tif ou habile à déduire, préférer le sonnet
sont, évidemment, vicieuses, soit pour le co
ou la gibbosité, soit pour le caractère, com
crisie, un grand mépris des autres, le goû
d'imposer ses caprices à son entourage. Il y
qui présentent une valeur indiscutable,
mier ordre ; mais, contrairement aux ress
milations, qui valent souvent par elles-mê
rences ri est jamais intrinsèque ou, pour e
nique que Kant applique aux impératifs,
ne leur vient que soit de ce qu'elles serven
ser ou à prévenir d'autres différences, s
tuent une supériorité individuelle dans la
leurs, définissables elles-mêmes, selon tou
progrès de l'assimilation.
Ces différences données et primitives
abondance par le monde dans lequel not
jetée. A vrai dire, il en est fait. « C'est la
phénomène1 », c'est-à-dire le mouvemen
efface cette dissymétrie. Quelque chose ne
la différence : sans la diversité de l'ombre
ne serait visible ; sans l'inégalité des résist
musculaire ou tactile. On peut en dire autan
des saveurs, des odeurs, des impressions d
du temps. Et, si l'on passe du physique
s'il n'y a pas de désagrément, pas de
vaincre.
A l'égard de ces données, qui sont la trame de l'Etre em-
pirique, de la réalité vécue, trois attitudes normatives sont pos-
sibles.

Avec le paganisme, avec le culte de la Nature au xvine siècle,


le culte de la Vie au xxe, tout animé par l'instinct de reproduc-
tion et de multiplication des individus, on divinisera le foisonne-
ment originel des êtres distincts et des différences, sans se soucier
de la contradiction que cette ivresse introduit entre notre philo-
sophie de l'existence et les normes de notre raison, les valeurs im-

1. P. Curie, De la symétrie dans les phénomènes physiques. Œuvres,


p. 127.

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A. LALANDE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 137

médiatement senties dans notre expérience morale ou


fique1. Peut-être même, comme Nietzsche ou Stirner, se r
nera-t-on contre elles le marteau à la main, pour démolir
ciens temples et prêcher le mépris de ce que recommande h
lement la morale. L'image d'un monde en évolution spo
créant, grâce à la lutte pour la vie, des surhommes aux
transporte ses désirs et ses espoirs de perfection, peut
pour un temps l'inconsistance interne de cette position éq
Mais l'effondrement individuel, le tourment d'une contrad
interne et, plus visiblement, l'épreuve catastrophique de ces
mondiales que Nietzsche annonçait et qu'il saluait d'avance
une ère de grandeur d'âme dont ceux qui l'auraient vécu
raient la nostalgie, tout cela fait singulièrement réfléchir
cord de la Valeur et du Donné, sur la prétendue orientatio
mune de la nature et de l'esprit.
Le sentiment aigu de leur opposition donne naissanc
seconde attitude qui, comme la première, compte des form
verses. Elle tient le monde sensible pour illusoire, ou pour
teur, et s'en évade en le niant, ou le reniant. C'est le chœu
doctrine chrétienne, concrétisée d'abord dans l'attente pro
d'un Règne de Dieu d'où le temps et le changement aur
paru, ainsi que les particularités individuelles, la différ
hommes et des femmes, tout ce contre quoi réagissent
nos différenciations compensatrices, puis qui, après avo
d'attendre pour le lendemain le miracle qui « réduira le m
poussière », s'est caractérisée par l'apologie de la pauvreté
taire, du renoncement individuel, de la charité et de la fr
Telle est aussi la doctrine enseignée dans le Tao, celle du bo
qui ne prend plus pour une réalité le voile de Maya et don
suprême est de ne plus jamais réprendre l'existence phéno
Les grands mystiques, délivrés du mirage bariolé des appa
trouvaient, au delà de la nuit des sens, l'unité de l'essence
semblable à un diamant d'une transparence absolue. Il est c
que telle serait à l'infini la prolongation du mouvement pr
que nous pouvons constater dans l'effort scientifique, arti

1. J'emploie ici à dessein l'expression « Expérience morale », pour


l'ouvrage de Frédéric Rauh portant ce titre, plein d'idées un peu trou
profondes, sur la critique des valeurs.
TOME CXLV.

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138 REVUE PHILOSOPHIQUE

moral, observé suivant la méthode la plus


axiologique.
A la différence des grands conquérants, les grands mystiques
n'ont pas fait faillite. Mais tout le monde n'a pas leurs lumières,
ou leur tempérament. Sans oser cette extrapolation sans limite
qui les établit dans l'absolu, on peut poursuivre les fins raison-
nables de la vie humaine en gardant toujours présente, du moins
au fond de l'esprit, l'invalidité des différences qui la constituent.
Pour rappeler certaines expressions célèbres, c'est là « posséder
comme ne possédant pas », chercher à découvrir dans les phéno-
mènes et à introduire dans ce qui dépend de nous « autant d'ordre
qu'il en règne dans le mouvement des astres », travailler à dissoudre
les oppositions qui mettent en guerre les individus, les partis, les
groupes d'intérêts, les classes, les nations. On peut croire, si l'on
veut, que la valeur absolue n'est pas le résultat final, mais le mou-
vement graduel de la différence à l'identité. On peut croire aussi
que les valeurs qui se manifestent dans les meilleures personnalités
humaines ont une valeur cosmique. Mais tout cela dépasse ce que
notre raison saisit avec certitude. La philosophie de Bossuet conce-
vait l'histoire universelle comme une belle pièce de théâtre, ayant
son point de départ, ses péripéties, sa crise, son dénouement. Nous
ne pouvons plus guère l'imaginer ainsi. La philosophie, depuis deux
cents ans, se la représente plutôt comme une croissance indéfinie.
Chez les premiers évolutionnistes, elle apparaissait comme le déve-
loppement continu d'un arbre qui grandissait en se divisant en
rameaux de plus en plus différenciés ; puis on s'est représenté que
ce foisonnement donnait lieu à une « intégration », augmentant la
solidarité des éléments différenciés par division du travail ; plus
tard, on a imaginé que cette ascension, par moment, consistait
en changements systématiques et relativement rapides, analogues
aux mystérieuses mutations qu'on observe quelquefois chez les
êtres vivants. La notion d'évolution créatrice, celle d'émergence,
ont une double face, l'une tournée vers la nature commune du
passé et du présent qui le continue, l'autre vers l'apparition d'une
réelle nouveauté qui n'y était pas comprise. Mais, de toute façon,
cette métaphysique du devenir a gardé jusqu'ici, surtout dans le
grand public, où elle s'est répandue, la conviction que le monde
sensible, dans ses changements, réalise des structures ou des pro-
priétés de qualité supérieure. Peut-être cette image, symbolique-

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A. LALANBE. - VALEUR DE LA DIFFÉRENCE 139

ment dessinée sur la couverture des Premiers Principe


tra-t-elle, dans quelques années, aussi naïve que le dram
suet ou la pyramide synthétique de Hegel. Mais ces illu
ne sont pas l'essentiel de la pensée philosophique : il est
vérités normatives qui ont une certitude immédiate p
hommes de bonne volonté, au même titre que leur propre e
- ou celle de leurs semblables - et dont nous avons essa
cette étude, de dégager un des traits généraux.
André Lalande.

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