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CHAPITRE III

LA POSTERITE
DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN

Aprês avoir mis au jour les traits principaux du Íictionalisme


de Vaihinger, nous souhaitons manifester que ce sont précisé-
ment ces traits qui ont retenu l'attention des grands lecteurs de
La Philosophie du comlne sl, dês la premiêre moitié du xx'siêcle.
Il semblerait que c'est par sa úéorie des fictions et par son
traitement de l'attitude qui se rattache à leur usage, le « faire
comme si », bien plus que par les aspects pragmatistes, peu
originaux, de sa pensée, que Vaihinger ait conquis une impor-
tante postérité.

Rudolf Carnap et Vaihinger.

Dans son ouvrage Camap and Twentieth-Century Thought.


Explication as Enlightenment, A. §7. Carus pointe à plusieurs
reprises l'importance de la lecture de Vaihinger à une certaine
période du parcours intellectuel du célêbre philosophe Rudolf
Carnap (1891-1970).
Au début des années 1920, Camap s'attache encore à un
problême de type kantien, celui des modalités de la construc-
tion de l'expérience ordinaire : comment passe-t-on du chaos
des sensations à une expérience ordonnée, organisée, commu-
nicable ? Sur cette question, souligne A. §7. Carus, Camap se
démarque d'une solution de type empiriete, récemment déve-
loppée par un auteur comme Emst Mach, par cxcmplc, Cgrus
écrit que Camap emprunte à Vaihingcr I'idée quc I'cxpéricncc
subjective ou immédiatc, celle der rcnrrtlo[t1 rG prótcntc
t24 l.E - COMME SI » LA N)STERITE DU FICTIONAI-ISME VAIHINGERIEN t21

comme « chaos indifférencie qui n'est pas capable de


un l'observation répétée de complexes de sensations ct dc leurs
s'assembler de lui-même en une realité ordonnée d'éléments de rapports. Par exemple le concept de « corps » en général dérive
sensation ou de perception ». Ce chaos « requiert que l'intellect de l'observation de complexes d'éléments relativement
lui impose des fictions lui permettant d'acquérir un certain constants. Ce concept coÍTespond à « un ensemble relative-
degré de cohérence ». Cette perspective, souligne Carus, relie ment constant de sensations tactiles et visuelles, lié aux mêmes
Carnap à Vaihinger en même temps qu'elle le sépare de la sensations de I'espace et du temps I ». De la même maniêre, les
conception de l'expérience développée par Emst Machr. concepts de causalité, de ressemblance, par exemple, dérivent
Comment Carnap se réapproprie-t-il la úéorie vaihingerienne selon lui par abstraction de l'observation de conjonctions régu-
des fictions censées constituer l'expérience ? Quels déplace- liêres entre les sensations. Nos concepts théoriques fondamen-
ments inflige-t-il au fictionalisme vaihingerien ? taux ne sont pas selon Mach des moyens a priori de structurer
l'expérience, puisqu'ils en proviennent, étant formés sur la base
La construction de I'expérience : Carnap héritier de Vaihinger. de connexions pre-données entre les éléments sensoriels.
Comme le souligne iustement Oliver Schlaudt, le programme
Dans son Traité des sensatiozs de 1886, Emst Mach soutient de Mach n'est pas d'expliquer, dans la lignée de Kant et de ses
que la perception, definie comme la saisie d'un complexe de héritiers, comment l'expérience est possible; il consiste bien
sensations, possêde d'elle-même une unité et un ordre dont plutôt en une « reconstruction genétique de tous nos concepts
nous dérivons nos concepts. Mach distingue la perception, usuels à panir des "éléments" 2 ». La perspective de Mach est
Wahrnehmung, acte par lequel nous appréhendons un ainsi à l'opposé de celle de Vaihinger, pour qui les sensations se
complexe donne de sensations, de la sensation elle-même, présentent à nous comme un chaos informe que la conscience
Empfindung, qui est l'une des propriétés corporelles ou qualités a pour tâche d'organiser. Selon Vaihinger, on l'a vu, nous
de ce complexe (la couleur par exemple). Lorsque nous recom- n'aurions pas d'expérience unifiée et communicable sans
posons un complexe quelconque à partir de sensations ou l'intervention de certaines « fictions fondamentales » (espace,
qualités, ces sensations prennent sous sa plume le nom temps, catégories) servant à coordonner les sensations.
d'« éléments ». Mach nomme « forme ,», Gestah, ce qui constitue A l'opposé de la perspective de Mach, le jeune Rudolf
l'unité d'un complexe. Un complexe n'est pas nécessairement Camap des années L9l8-1924 est un héritier de la perspective
unifié par une seule forme. Par exemple, dans un complexe de kantienne : selon lui, l'expérience n'est pas pré-ordonnée et
notes nous distinguons soit une unité rythmique soit une ligne unifiée, mais résulte d'une activité synüétique et ordonnatrice
mélodique comme « forme » de ce complexe. Dans la mesure du sujet connaissant au moyen de formes logiques. C'est dans
oü les sens saisissent uniquement les éléments du complexe et ce contexte que Camap trouve dans la théorie vaihingerienne
leurs relations, se pose la question de savoir comment l'on saisit des fictions une précieuse contribution à la question des
la forme ou Gestab ? Selon Mach cette saisie se fait automati- modalités de construction de l'expérience. Comme le souligne
quement, par un processus de nature physiologique, sans inter- A. §7. Carus, Camap reprend à son compte la définition
vention de la conscience 2. Selon lui, ce n'est pas la conscience vaihingerienne de l'expérience premiêre comme « chaos » de
qui unifie le divers des sensations par un acte de synthêse, sensations'. Le terme de chaos indique une absence d'ordre
contrairement à ce que soutiennent Kant et ses héritiers. préalable : l'expérience ordonnée n'est pas une donnée
Par ailleurs, Mach refuse l'idée de concepts a piori logique-
ment antérieurs à I'expérience : nos concepts dérivent tous de
I . Ernst MncH, Traité des sensations [ 886], 47tt.
2. Oliver St:Ht-atttlt, Dic Quantifizieruug dar Nalrr. K/arsr.rchc 'litxtc dar
l. A. §f. CARUs, Cannp and T\ucntitth-()cntury 'fhottght. Explication as Mcsstheorie aon 1696 bis 1999 [2010], p.206.
Ettlightenment [20071, p. l4{i, j. A. §ü. CAItLrs, ()onrup and Twcntieth-Ounury 'l'lutttght, lix1litatiott at
2. Sur cette question, voir Mcinong I lq I ll, liilightcumcut [20071, p, l2ó,
126 LE « COMME SI » Lq posrÉRrrÉ DU FrcrroNALrsME vAr H rNG EruEN t27

premiêre mais le résultat d'un travail d'organisation des donne effectivement à nous comme un chaos, Camap laisse toute
sensations. sa place, comme nous le verrons, à l'idée (qu'on trouve cette fois
Pour organiser l'expérience, nous avons besoin selon Camap chez Mach) selon laquelle la réalité manifeste par elle-même
de ce que Vaihinger nommait des constructions fictionnelles, certaines formes élémentaires d'organisation.
fikt'izte Bildungen. Dans les Camap Papers de l'université de Revenons pour l'instant, en référence au passage précité des
Califomie, on touve le passage suivant, daté de 1920, aux Camap Papers, sur les terrnes utilisés par le philosophe pour
accents fortement vaihingeriens : « I-e but de la connaissance : distinguer l'aspect matériel de la connaissance (« chaos de
metúe en ordre le chaos des sensations... Important de distin- sensations », « donné ») de son aspect formel (les « construc-
guer le "donné" ("la source originale") et "ce qu'on y ajoute" tions », « aiouts »). Cette distinction reprend les termes mêmes
("construction") l. » de Vaihinger. C'est seulement « en aioutant par la pensée, à ce
Les terÍnes de « chaos » (synonyme du « donné »), de qui est senti », les catégories de « chose » et de « propriété » (par
« construction », d'« ajout » (nous « ajoutons » aux sensations les exemple) que l'on parvient selon Vaihinger à structurer le
formes perÍnettant de les unifier) sont des termes récurrents donné, à convertir le chaos primitif en objet de connaissance
dans La Philosophie du comme si. Toutefois, dans son projet communicabler. Cet «ajout» de formes «subjectives» au
d'ouvrage de 1922, intitulé Du chaos à la réalité, Camap se donné brut, en vue de le déterminer, définit selon Vaihinger la
démarque de Vaihinger sur un point. Il précise que l'expres- « construction » de l'expérience. Le terme de « construction »,
sion « chaos originel » n'est pour lui qu'une maniêre de parler sous sa plume, renvoie d'une part aux concepts ou fictions au
servÍrnt à démarquer sa perspective de celle de l'empirisme. moyen desquelles nous construisons l'expérience ordinaire (par
Nous ne pouvons en toute rigueur affirmer que le réel se donne exemple l'espace tridimensionnel, la causalité) et, d'autre part,
à nous initialement comme un « chaos », pour deux motifs au à l'activité scientifique en général, qui utilise des concepts plus
moins : 1. factuellement, nous ne le percevons pas comme un élaborés. Par exemple : « Le physicien a besoin des atomes pour
pur chaos, mais comme un champ de sensations déjà ordonné ; 2. »
ses constructions
2. nous n'avons aucun souvenir de l'avoir iamais perçu comme Quelle est la part des fictions dans la construction de l'expé-
un pur chaos. C'est uniquement pour un motif philosophique rience ? Nous allons voir comment Camap, sur cette question,
qu'il convient de parler d'un chaos initial, afin de distinguer le s'approprie la conception vaihingerienne des fictions tout en la
champ du donné brut (chaotique) de celui de la construction corrigeant sur certains points.
active et renouvelée de ce donné :

Nous ne savons rien d'un chaos originel, nous ne pouvons nous


L'anicle de 1924 : les fictions de I'espace et de la causalité.
souvenir d'avoir entrepris la construction de la réalité à partir de En L924 Carnap fait paraitre un article dans les Ánnalen der
quelque chose de tel. Ce dont nous faisons l'expérience, c'est une s'intitule : « Tridi-
Philosophie dirigées par Vaihinger. Cet article
réalité déjà ordonnée, dont l'ordre et l'état sont cependant sujets mensionnalité de l'espace et causalité. Enquête sur le lien
2.
encore à des modifications qui se poursuivent
logique entre deux fictions. » A. §7. Carus écrit à ce sujet :
Tandis queVaihingeraffirme l'existence d'un « chaos originel », Cet article, écrit dans l'été 1922 et publié en 1924, représente le
Carnap comprend ce terrne comme une simple maniêre néokan- zenith de l'influence de Vaihinger sur Carnap. Ce n'est pas un
tienne de présenter le processus de connaissance. Cene distinc- hasard s'il a été publie dans le journal Annalen der Philosophie und
tion est importante : parce qu'il ne pretend pas que le monde se philosophischen Kritik, qui fut fonde en l9l9 par Vaihinger et son

l. Cité parA. tV. CeRus, ibidrp,l40,le tmduia. l. V. [923], p. 143.


2. Rudolf CeRl.rAp, IcrÍas inldiu wr h phyicalhmc U9221, p. 55. 2.Ibid, p. 188.
129
t2E LE « COMME SI » IÁ IDSTÉRITÉ DU FIC'TIONALISME VAIHINGERIEN

principal disciple Raymund Schmidt pour offrir un forum de cependant, carnap a le souci de coordonner les Íictions les
unes aux autres. Il ne s'agit pas uniquement pour lui de lister
r.
discussion à la philosophie du comme si
les fictions impliquees dans la constitution de l'expérience'
Pourquoi Camap présente-t-il les formes kantiennes de mais de mettre au iour leurs relations lo§ques. Ainsi, tandis que
» ? Il reprend ici
l'espace et de la causalité comme des « fictions Vaihinger se contente de iuxtaposer dans son opils magnum les
manifestement l'interprétation vaihingerienne de ces forÍnes. différents types de fictions censées organiser le chaos des sensa-
Selon Vaihinger, comme on l'a vu, les formes de la sensibilité tions, Camap s'attache pour sa part à construire un systême de
(espace et temps) et de l'entendement (catégories de quantité, fictions possédant une veritable unité logique.
qualité, relation, modalité) ne sont pas des structures inhé- En l'oicurrence, il etablit un lien logique entre la fiction de la
rentes à notre pouvoir de connaitre, mais de libres productions « causalité » et celle de l'« espace tridimensionnel » : « La fiction
de notre esprit (ou fictions 2). Carnap reprend le terme vaihin- de la uidimensionnalite de l'espace est la conséquence logique
gerien de « fictions » pour désigner des inventions úéoriques de la fiction de causalité physiquer. »
nous servânt à organiser l'expérience d'une maniêre déter- Que signiÍie ici l'expression « conséquence logique » ? En
minée, non exclusive d'autres maniêres possibles. qrroi lu frction de l'espace tridimensionnel est-elle une suite
Dire que I'espace tridimensionnel et la causalité sont des « logique » du concept fictionnel de causalité ? camap utilise un
fictions, c'est dire qu'il s'agit d'outils logiques que nous p., à.rp"tavant l'expression de « relation conditionnante »
-(bedinginde
aioutons à la réalité donnée, aux sensations, pour les ordonner, Zusammenhang) pour qualifier le lien entre les
mais qui ne dénotent par eux-mêmes aucune réalité existante. o d",rifi"tions » en question'. Ce lien est le suivant : pour que la
En se référant expressément à Hume et à la « úéorie du comme causalité, comme relation dynamique entre deux phénomênes,
si » de Vaihinger, Carnap commence son article par ces mots : puisse s'exercer, il faut nécessairement que l'espace possàde
irois dimensions. Si le monde se réduisait à un espace plan à
De l'examen humien du concept de causalité jusqu'à la úéorie deux dimensions, sans relief, il serait impossible de concevoir
du comme si de Vaihinger, on a appris à voir de plus en plus claire-
des corps entrant en contact les uns avec les autres, et la causa-
ment que la causalité, entendue comme rapport d'effrcience,
présente une fiction qui a pour origine la relation vêcue (erlebte)
lité physique serait pour nous inconcevable. L-a fiction de la
d'une volonté active à son action 3.
tridiménsiànnalité de l'espace est ainsi la condition nécessaire
de la causalité physique, cette derniêre enveloppant « logique-
A I'instar de Vaihinger, Camap attribue ici à la fiction de la ment,), à titre de condition de possibilité, la tridimensionnalité
causalité une origine anúropomorphique et psychologlque - i'y spatiale.
reviens dans la suite. Dans le même sens, Camap indique que l'idee d'un espace
Camap adopte l'interprétation proprement vaihingerienne tridimensionnel dans lequel s'exerce une causalité dynamique,
du passage des sensations brutes au monde de l'expérience produisant des changements, implique nécessairement la
o quatriême dimension », c'est-à-dire l'idée du temps ou d'un
en invoquant à son tour le rôle organisateur des « fictions ».
« cours des événements du monde ». Ainsi, les trois fictions
de l,espace, de la causalité et du temps s'articulent-elles logi-
l. A. §f. CARUS, Carnap and Twentieth-Century Thought. Explication as quement les unes avec les autres :
Enlightenment Í20071, p. 126.
2. L'erreur de Kant, selon Vaihinger, est d'avoir interprete les formes de la I-a tridimensionnalite de l'espace (qui signitie la même chosc quc
connaissance « comme des formes innées », nécessaires et universelles, qui la quatriàme dimension qu'est le cours des événemcnts du monclc) ct
s'imposeraient à nous, alors qu'il s'agit de Íirrmcs créécs par nous en fonction
de notre enúronnement, et susceptiblcs cl'êtrc rêvisécs uu cours du temps (V.
ll9l8l, p.26tt-269). l.lbid.,p.l29,
i. R. Cnnuap, Textes inédits sur lo ph.vtitulittttt, ll922l, p. 105. 2. Ibid.,p. 127.
130 LE «COMMESI , uq posrÉntrÉ DU FICTIoNALISME vAIHINGERIÀ'N

la déterminité ou causalite physique sont dans un rapport de dépen- peut être justifiée en termes de vérité, peut néanmoins être
I

I
dance logique les uns avec les autres r. admise : l. à titre de condition de possibilité de la pratique
scientifique; 2. comme moyen d'atteindre des resultats empiri-
Carnap adopte ici une perspective transcendantale de We quement valables. Ainsi en va-t-il, selon Carnap, du principe
kantien, celle des conditions de possibilité de I'expérience d'induction. En physique, ce principe n'est pas justifiable logi-
(conçue comme le résultat d'une organisation active des sensa- quement. Pour pouvoir généraliser une loi ou une proprieté
tions). Toutefois l'originalité de Carnap consisre à engager une à tous les cas d'un même genre, il faudrait en effet avoir
construction lo§que du monde, mettant au jour les relations observé qu'elle s'applique à tous les cas (passés, présents et
d'interdépendance logique entre les différentes formes servant futurs) concernés. Or, observe Camap, « jamais la totalité des
à constituer l'expérience. Dans les années 1950, faisant retour cas ne peut se présenter à notre observation, puisque nous
sur le proiet qu'il nourrissait en 1920, Camap écrit : « Je pensais I
sommes toujours en face d'un avenir incertain ». Rien n'auto-
qu'il devrait être possible, en principe, d'offrir une reconstruc- rise donc, en bonne logique, à presumer qu'une propriété
tion logique du systême total du monde tel que nous le observée sur un nombre fini de cas passés s'appliquera à tous
connaissons 2. » les cas futurs du même genre. Aussi, en physique, « l'induction
S'il reprend la conception vaihingerienne des fictions comme ne possêde pas de justification rigoureuse d'un point de vue
formes constitutives de l'expérience, Carnap se démarque logique 2
».
cependant du philosophe du comme si par son souci de relier Cependant, deux motifs au moins justifient l'usage de
systématiquement ces formes les unes aux autres. En outre, l'induction. Celle-ci peut d'une part « inaoquer comme légitima-
contrairement à Vaihinger, il n'utilise pas à tout bout de champ úon sa confirmation par I'expérience' ,». Autrement dit, en dépit
le seul terÍne de « fiction » pour désigner les différenrs outils de son absence de fondement logique, et malgré les exceptions
servant à constituer l'expérience. Il distingue par exemple qui viennent mettre en défaut certaines de nos généralisations,
entre « fiction » et « convention », alors que Vaihinger utilise le le succês empirique du raisonnement par induction lui confêre
seul terme de fiction pour designer ces deux types d'outils sa légitimité. En termes vaihingeriens, on peut dire qu'il satis-
úeoriques 3. fait au critêre pratique de l'opportunite : raisonner comme si le
Mais Camap rejoint Vaihinger sur un autre point essentiel, cas nouveau se conformait aux cas passés s'avêre le plus
comme en atteste son ouvrage paru sous le titre Physikalische souvent fécond.
BegriÍfsbildung (1926) - L'Elaboration conceptuelle de la physique. En outre le principe d'induction, selon lequel : « dans des
A l'instar de Vaihinger, en effet, nous allons voir qu'il donne à conditions identiques l'identique se produita », vaut comme
certaines propositions de type métaphysique une justification condition de possibilite de la science physique elle-même. Il
de type « pratique ». constitue dans cette science « le premier pas dans la série des
pas qui conduisent à des degrés touiours plus élevés d'élabora-
Vaihinger dans I'ouarage de 1926 : « Physikalische Begriffsbildung ». tion conceptuelle 5 ». C'est grâce à lui que nous pouvons former
les premiêres declarations (ou généralisations) sous la forme :
Ce qui, dans cet ouvrage, relie encore Camap à Vaihinger, « si a, alors b », déclarations qui constituent les « degrés les plus
c'est tout d'abord l'idée qu'une proposition, même si elle ne

l. R. CenNep, Textes inédits sur le physicalisme Í19221, p. I 30. l. R. CARNAP, Physihalische Begrilfsbildung [19261' p. tl.
2. Rudolf CARNan, Rudolf Camap Papts, Munuscript Collecrion n" 1029 2.Ibid.
Íte27l. 1. Ibid., soulignó pur R. OurnaP.
3. Nous reviendrons dans lu c«rnclurion générulc clc cc livre sur I'acception 4. Ibid., p. 8.
trop large que Vaihinger conÍ'ürc tlu tcnnc dc r liction ,, 5. Ibid., p.7 ,
ti2 l.E * COMME SI " ra posrÉntrÉ DU FICTI)NALISME zAIHINGEpuEN I l'l

primitifs » de la physiquer. Ces premiêres déclarations doivent Ce passage fait écho à celui de La Philosophie du comrne si oú
ensuite être verifiées en vue d'« établir »», festsullen, les lois Vaihinger critique l'emploi naif des termes de cause et d'cft'et :
de la physique, définies par Camap comme des « rapports de
conditionnement mutuel » entre les phénomênes. Le principe Nommer cette relation de succession invariable « cause et effet »,
d'induction se justifie ainsi comme condition de possibilite et I'appréhender sous la catégorie de la causalité, c'est là une fiction
de l'activité scientif,rque elle-même, comme moyen de former analogique tirée de la relation entre volonté et action. Certes, la
des déclarations générales hypoúétiques qui une fois testées relation entre volonté et action est réellement analogue à une
succession invariable. Pour autant, je ne suis pas habilite à désigner
deviennent les lois générales ou « rapports de conditionne-
les membres d'une succession invariable par des termes tirés de la
ment mutuel », sur lesquels reposent les inférences et les sphêre subiectiver.
prévisions du physicien : « C'est sur la connaissance de ces
rapports de conditionnement mutuel que repose la possibi- On l'a vu, Vaihinger dérive la relation de cause à effet, telle
lité d'inférer des qualites non perçues à partir de qualités qu'elle est appliquée aux phénomênes, de la relation entre
perçues, de former des prévisions sur les perceptions auxquelles
volonté et action. Nous raisonnons comme si le rapport entre
on doit s'attendre 2. » deux phénomênes était du même ordre que celui entre nos
L'expression « rapports de conditionnement mutuel » volontês et les actions qui s'ensuivent. Or cette projection
remplace avantageusement, aux yeux de Carnap, celle de ne coÍrespond pas à la réalité : hors de nous, il n'existe pas
« rapport causal » entre les phénomênes. Il exprime un rapport
de cause isolée, comparable à l'acte volontaire, capable de
de dépendance entre deux phénomênes, sans recourir aux produire à elle seule tel ou tel effet, mais une pluralité indé-
terÍnes métaphysiques de « substances » ou de « forces », finie de facteurs qui se conditionnent mutuellement. Parler en
entendues comme causes productrices de certains effets. Dans
termes de causalité fait partie selon Vaihinger des propositions
sa critique du principe de causalité, Carnap reprend quasi- « indifférentes
2
», c'est-à-dire des propositions qui peuvent
ment à la lettre la critique qu'en avait donnée Vaihinger. servir à se représenter plus facilement et plus simplement les
Comme lui, il souligne que l'idée de cause et d'effet procêde choses, mais qui sont dénuées de valeur obiective. L'usage du
de « la pensée myúique de l'homme primitif ». Celui-ci a cru, principe de causalité est légitime, selon Vaihinger, à condition
observe Carnap, que le rapport entre le feu, par exemple, et la
de ne pas hypostasier les termes de cause et d'effet en interpré-
fonte de la glace, était « le même que celui qui existait entre un tant les premiêres comme des forces produisant à elles seules,
mouvement de sa volonté et le processus exteme qu'il accom- en vertu d'un mystérieux pouvoir, les résultats observés.
plit volontairement. Pour cette raison, il a nommé la fonte de L'ouvrage de Camap de 1926 s'inscrit parfaitement dans le
la glace l"'effet" du feu 3 ». Bien que cette conception myúique prolongement de l'article de 1924 précité, consacré aux fictions
attachée à l'idée de causalité ait été expressément réfutée par de l'espace et du temps, en ce qu'il souligne lui aussi le carac-
de nombreux philosophes, poursuit Carnap, elle n'a pas encore
têre purementÍonctionnel de certains outils théoriques servant
disparu à notre époque : elle est même conservée par certains
à constituer I'expérience. Tel est le trait du fictionalisme de
savants, « qui croient que la physique n'a pas seulement à Vaihinger qui retient l'attention de Camap : les outils théo-
établir les conditions des événements, mais encore les "causes" riques (concepts, principes géneraux) qui nous permettent de
qui "provoquent" ces événements a ,.
constituer effrcacement l'expérience ne doivent pas être inter-
prétes en un sens réaliste, comme s'ils dónotaient quelque
chose hors de notre esprit. Ils valent avant tout commc des
1. R. CARNAI,Physikalische Begnllsbiklurtg [192ó1, p. 10.
2. rbid.
1. Ibid., p. 12. l. V. [9211, p. 1t).
4. rbid. 2.|bid.,p,46,
t14 LE « COMME SI tl posrÉnrÉ DU FICTIoNALISME vAIHINGENEN ti5
"

moyens d'élaborer l'expérience et de former des prévisions plus passage de l'introduction de Carnap est frâppant
IJn autre
ou moins correctes. par sa proximité avec la terminologie vaihingerienne :
Décrivant comment une science s'élabore, Carnap distingue
à l'instar de Vaihinger deux phases de l'activité scientiÍique : I-a physique a pour tâche de traiter conceptuellement les obiets
l. l'obtention d'un matériau suffisant pour l'enquête (expéri- perceptibles par les sens, c'est-à-dire d'ordonner les perceptions de
mentations, observations, rapports et documents, statistiques, maniêre systématique et de tirer, à partir des perceptions présentes,
etc.) ; 2. l'élaboration de ce matêriau au moyen de certains des inférences sur celles auxquelles nous devons nous attendre.
Outre la physique, les autres sciences du réel (peut-être pas toutes :
« cadres » ou « schémas », qui permettent de l'assembler sous la
fe laisse cette question de côté) se rapportent en derniêre instance
à
forme d'un édifice ordonné : « Dans la seconde phase on utilise des perceptions
r.
les formes livrées par les sciences formelles comme des cadres
ou schémas pour élaborer (aerarbeiten) ce matériau, pour La tâche que Camap prescrit ici à la physique correspond
l'assembler en un édifice (GeÍuse) ordonné r. » précisément à celle que lui prescrivait Vaihinger : une úéorie
I-es formes pures liwées par les « sciences formelles » dési- physique n'a pas pour fonction de donner une image fidêle de
gnent les rêgles de la logique, les catégories de relation, et les ia réalité, d'être vraie au sens coÍTespondantiste du terme, mais
outils maúématiques. Ces formes servent à mettre en forme les d'offrir les outils théoriques (notamment les « lois ») à partir
matériaux empiriques de maniêre à construire de maniêre desquels il nous devient possible de faire des inférences ou
ordonnée l'édifice du savoir. k rôle que Camap confêre ici aux prédictions iustes. En écrivant que les sciences se rapportent en
formes pures (lois logiques, catégories, outils maúématiques), derniêre instance à des perceptions, Carnap reproduit exacte-
celui d'un « schéma » permettant de metue en forme les données
ment la position de Vaihinger selon laquelle ce sont les percep-
matérielles, de former à partir d'elles l'édifice du savoir, coÍres- tions, comme instances de contrôle de nos prédictions, qui
pond exactement au rôle que Vaihinger, dans les mêmes terÍnes,
décident en dernier ressort de la validité d'un énoncé scienti-
leur conférait. Camap adopte ici encore la terminologie de fique : « Les sensations sont le point de départ de toute activité
Vaihinger, qui presentait la science comme un « édifice » rendu logique, et, en même temps, le terminus oü celle-ci doit
possible par l'emploi de formes fictionnelles 2 ou encore de 2.
aboutir, ne serait-ce que pour contrôler les idées »
« fictions schématiques ». ks fictions schématiques, avance
3
Pour nos deux auteurs, les sensations sont bien au point de
Vaihinger, servent à « édifier une structure » intégrant les données départ de l'activité de pensee : nous devons y « aiouter » nos
matérielles. Ces fictions interviennent par exemple dans les formes et nos « schémas » afin d'obtenir une image ordonnée du
procédures de classification : « Dans la classification on emploie
monde. Mais elles sont aussi au terme du processus de connais-
des sortes de schémas, c'est-à-dire des types géneraux parfaite- sance, puisqu'elles seules nous perÍnettent de vérifier si nos
ment épurés, dépouillés des nombreux traits du réel qui pour- « inférences » concemant le passé et l'avenir sont correctes ou
raient gêner la procédure a. » non.
Vaihinger écrit encore que la pensée logique en général On observe cependant deux différences essentielles entre la
consiste en « une élaboration du matériau sensoriel » au moyen position de Carnap et celle de Vaihinger : l. seul Camap
de « formes 5 », termes expressément repris par Camap dans le projette un systême cohérent et unifié des formes logiques
passage précité.
servant à construire le monde ; 2. Catnap en est venu, durant

l. R. CanNep, Phltsikalische Regritfsbildung 11926l, p. 2.


2.Y. U9231,p. t79. l. R. CntNnp, Phvsikalische Begiffsbilduttg [19261' p' 4.
1. Ibid., p.78. 2.V. Ílg21l, p. 2j. v0ir cgalcment: « Les contcnur riensitilr tttnt I'ttltittlc
4. Ibid., p. 18. element sur lcqucl nçtts butons, aussi bicn duns notrc vic plttitlttc que tluttt
5. Ibid., p.7. notrc analyse théoriqtrc » (V. [1921]1 p.572),
176 LE « COMME SI » L/I POSTERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN 117

une courte periode, à considérer que les données sensorielles Notons en outre que certains passages de son maitre
présentaient par elles-mêmes un certain degré d'organisation. ouvrage, La Construction logique du monde (1928), font forte-
ment songer à Vaihinger. Par exemple, pour justifier les fictions
de « cause » et de « substance » comme guides de la construction
Camap: dufictionalisme à la pragmatique.
logique du monde, Carnap suggêre de les dériver de « prin-
Ce changement de perspective vient de ce que Camap a cipes constitutifs supérieurs », qui pourraient à leur tour être
fréquenté de 1922 à 1925 le groupe d'Edmund Husserl à déductibles de certains « buts de la vie » humainer. Cette allu-
l'université de Freiburg. Cette nouvelle phénoménologie offrait sion aux buts primitifs de la vie (conservation, économie de
une échappatoire à la úêse vaihingerienne d'un chaos complête- peine, adaptation) comme principes guidant la formation des
ment indifférencié. Ce groupe soutenait en effet que certaines catégories fait encore écho à Vaihinger, qui comme on l'a vu
distinctions basiques se dégageaient des phenomênes eux- subordonne l'ensemble de notre activité cognitive à ces buts.
mêmes, tels qu'ils nous sont donnés, comme le mouvement et le En outre, Carnap prend soin de préciser que la construction
repos, le vivant et l'inerte, par exemple. Ces distinctions, en tant qu'il a proposée dans son ouvrage n'était pas la seule possible,
que données, ne peuvent plus être désignées comme fictionnelles. et que d'autres approches seraient également appropriées pour
Certes, Camap ne rejette pas I'idée que certaines fictions servir des buts úéoriques différents de celui qu'il a retenu'. On
(notamment celle de l'espace et de la causalité) sont nécessaires reúouve là encore l'idée vaihingerienne selon laquelle la
à l'élaboration progressive du « monde secondaire », celui de construction du monde est toujours relative à ceftains buts
l'expérience scientifiquement élaborée. Toutefois il considêre úéoriques spécifiques. Les fictions utilisées dans cette
que ce travail d'organisation des sensations à l'aide de fictions construction sont dites opportunes relativement à ces buts.
s'articule à des structures minimales préexistantes, qui sont elles- Camap, reprenant le terme d'opportunité, central chez
mêmes données dans le « monde primaire », celui des sensations Vaihinger, écrit en ce sens : « Les fictions pratiquement oppor-
immédiates. I-a différence est claire : Vaihinger a cru que toute tunes (ztteckmrissi§ dépendent du but que se donnent les
perception du monde supposait l'intervention préalable de constitutions, entendues comme reconstructions rationnelles
fictions ordonnatrices. Or pour Camap le « monde primaire », de la connaissance des objets 3. »
phénoménologiquement appréhendé, offre déjà par lui-même Il est en revanche un aspect du programme de Camap qui
certains aspects minimaux de sa structure, de sorte que le recours ne doit absolument rien à Vaihinger. Cet aspect, qualifié par
aux fictions doit intervenir à un moment de la construction de la Carus de « pragmatique a », conceme l'entreprise de clarifica-
réalité plus tardif que ne le voulait Vaihinger. tion des concepts, entreprise qui met en jeu une réflexion sur
Aprês 1925 toutefois, observe Carus, Camap renonce à la l'usage des signes. Dês son ouvrage Physikalische Begriífsbildung
distinction tranchée entre « monde primaire » et « monde (1926), Camap retient du Tractatus de §Tittgenstein I'idée que
secondaire ». Il s'attache à une construction logique du monde bien former un concept « consiste à définir la rêgle d'usage d'un
s'étendant aussi loin que possible en amont, et renonce à partir signe 5 ». En d'autres ternes, les différents usages d'un signe
de structures qui seraient prédonnées par les phénomênes. ainsi que les rêgles que nous suivons dans l'usage de ces signes
Cette rétractation peut en un sens être interprétée comme un sont ce qui détermine leur signification L'usage du signe peut
retour à la position de Vaihinger : toute organisation du donne
relêve de l'« activité logique » que la pensée exerce d'emblée sur
ce donné. Il semble que Camap soit finalemcnt resté fidele à cet l. R. CanNap, LaConstructionlogique dumonde Il92tll, p. 105.
aspect du fictionalisme de Vaihingcr r. 2.lbid.,p.59.
1. Ibid. , p. 99 .
4. A. \ü(/. CAutts, Ounrup and I'wenticth-Ocnnny 'l'hougltt. lixplttutiotr
l. Voir sur cette question, A. W, (lnntts, ()urna!> uutl 'l'wemieth-Century Enlishtenment, 120071, p. 165.
'l'hought. Iixplicatúm at llulightut»tdl, 5. ll. (lnnNRt',l{tysikulivhtt BegrilfsbildrutÁ, llt)261' p, 4,
l2(X)7 | , p, I ót) ti.
138 I.E o COMME SI » u posrÉnrcÉ DU FrcrroNALrsME vATHTNGERTEN lle

être détermine par une convention, ou bien procéder de Aldous Huxley et Vaihinger.
« l'usage courant de la langue», Sprachgebrauch. La tâche de
clarification conceptuelle, par quoi Carnap renoue, au-delà de Aldous Huxley (1894-1963) a pris connaissance de l'euvre
Vittgenstein, avec le projet peircien, traduit son rattachement philosophique de Vaihinger à partir des années 1930. Quel fut
à une dimension du pragmatisme totalement absente de la l'impact de cette découverte sur son itinéraire intellectuel ?
« philosophie du comme si » ! Est-ce la dimension pragmatiste ou bien la dimension fictiona-
I-a « pragmatique » de Camap forme avec la « sJmtaxe » et la liste de la « philosophie du comme si » qui a retenu son atten-
« sémantique » une triade. I-a syntaxe s'attache aux rêgles tion ? En quoi consiste, selon Huxley, la fécondite úéorique de
formelles qui conditionnent la construction d'expressions correc- cette philosophie ?
tement formées. La sémantique traite de la possibilité de ratta-
cher aux expressions des significations précises - au prix de
Huxley aaant sa lecture de Vaihinger : la critique des fictions.
l'exclusion de certains énoncés de type métaphysique. I-a prag-
matique, quant à elle, se donne pour tâche spécifique d'examiner L'interêt de Huxley pour les fictions s'est manifesté dês le
le rapport de dépendance entre les significations et les situations début des années 1920, un peu plus d'une dizaine d'années
dans lesquelles s'appliquent les expressions linguistiques. Au avant qu'il ne découvre la « philosophie du comme si » de
final, les déclarations portant sur les impressions sensorielles de Vaihinger. Ses premiers écrits attestent d'une approche essen-
base et celles énonçant les lois les plus absuaites de la physique se tiellement critique des fictions. Ses principales sources sont
úouvent unifiées chez Camap par la logique et par la possibilité alors la tradition platonicienne et chrétienne, qui oppose la
de recevoir chacune une forme d'expression symbolique. I-a fiction (au sens de fable) à la vérité, et la tradition empiriste,
diftrence entre les deux niveaux ou les deux mondes, entre le celle de Locke, Hume, Stuart Mill, §üilliam James.
« monde primaire » de l'experience immédiate et le « monde Dans son article de 1927 « Personality and the Discontinuity
secondaire » de la science, observe Carus, se résout Íinalement en of the Mind », Huxley, selon Lothar Fietzr, fait fond sur le
une simple différence de langageI. Trairé de la nature humaine (1739) de Hume pour développer
Retenons ici l'essentiel pour notre propos : c'est manifeste- une critique de la fiction du « moi » envisagé comme subs-
ment comme üéoricien du rôle des fictions dans la constitu- tance, comme entité perrnanente. Dans son traité, comme on
tion de l'expérience que Vaihinger a retenu l'attention de sait, Hume soumet une série d'honorables concepts philoso-
Camap et participé à une phase de son cheminement intellec- phiques à un examen inflexible, dans I'intention de montrer
tuel. On peut dire en un sens que Camap a prolongé et perfec- qu'il s'agit d'intenables « fictions de l'imagination ». Dans cette
tionné l'entreprise vaihingerienne, en s'attachant à coordonner premiêre phase de son interprétation des fictions, Huxley
les fictions entre elles, en mettant au jour leurs liens « logiques » adopte avec enthousiasme la critique humienne des « fictions
de conditionnement mutuel. secondaires » de l'âme, du moi, de la substance, dérivées des
Dans une perspective certes différente de celle de Camap, un fictions primaires de « l'invariabilite », de la « continuité ». Notre
autre grand lecteur de Vaihinger, le romancier Aldous Huxley, incapacité à percevoir les variations incessantes qui affectent les
s'est lui aussi intéressé au rôle décisif des fictions dans la consti- êtres nous conduit à former la fiction de leur invariabilité et
tution de l'expérience.

l. Lothar Fietz est un spécialiste de la litteratr,rrc du xx" sic'clc ct dc l'muvre


d'Aldous Huxley. Il est notamment I'auteur d'un remarcluublc urticlc dnns
lequel il restitue le rôle dc Vaihinger dans I'itincruirc intcllcctucl du romuncicr
(L. Frrirz, « Lif'e, [,itcruturc und the Philosophy trl'"Ar IÍ" :Akkrun l'luxlcy's
l. A. §7. Canus, Cannp uud 'l\uttntiatlr( )ctttnry'l'hought. Explicarit»r as
ancl l,awrence l)urrcll's Usc und Critique of "liiçtiunc" » l2(X)21, p, ôí-lt)2).
Enlighteument [2007], p. 165. (lettc scction s'inrpirc cn purtic clc cct urticlc.
t40 LE « COMME SI » r.a, po srÉntre DU F ICI'IoNALI s M E vAI H INcERTá'N

permanence, d'oü procêde l'idée de la substantialité du moi. La critique huxleyenne des fictions prend une orientation
Huxley partage I'idee humienne qu'une plus grande obiecti- nouvelle dans son ouvrage le plus célêbre, Braae New World
vité pourrait être obtenue au moyen de concepts plus adéquats (L932), uaduit en français sous le titte Le Meilleur des mondes.
à la nature des choses. La tendance de Hume fut de remplacer À trave.s ce roman, Huxley nous met en garde contre l'effica-
des termes fictionnels d'unité et de continuite du moi par cité funeste de certaines constructions fictionnelles, lorsqu'elles
leurs opposés, censés être objectifs, ceux de diversité et de sont utilisées par des régimes politiques puissants à des fins de
discontinuité : propagande et de conditionnement des esprits. Comme on sait,
Éuxley imagine une idéologie utopique inspirée des régimes
Les hommes ne sont rien qu'un faisceau ou une collection de totalitaires existant, ayant pour mot d'ordre « communauté,
perceptions différentes qui succàdent les unes aux autres avec une identité, stabilité » (perversion du fameux slogan : liberté,
rapidite inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement égalité, fratemité de la Révolution française). Il dénonce les
perpétuels t.
fórces d'endoctrinement, de manipulation et de coercition qui
se servent de fictions en faisant passer celles-ci pour des realités.
Le jeune Huxley souscrit entiêrement à cette thêse de la par exemple, la fiction scientifique selon laquelle le libre croise-
discontinuité et de la diversité de l'esprit humain. Cependant, ment des races et des individus fait dégénérer l'espêce humaine
tout en reprenant la critique humienne des fictions de l'unité et menace l'ordre social, fiction érigee en dogme absolu par les
et de la continuité du moi, il considêre qu'une unité du moi dirigeants du « meilleur des mondes », sert à iustifier un
peut être pensée à partir de l'idée de fidélité : rester fidêle, au
contrôle intégral les naissances. Les nouveaux humains sont
cours d'une existence variée et discontinue, à un même « édifice produits en laboratoire selon un protocole strict ne laissant
moral », moral framework, assure, selon lui, une continuite de aucune place au hasard. Ce qui fait la force de tels dogmes,
notre moi dans le temps : c'est qu'ils sont présentés comme indiscutables. Comme tels ils
satisfont une tendance à la certitude et à la stabilité qui est
Il est indispensable à l'homme d'avoir un principe unifiant qui profondément ancrée dans l'êue humain. Le directeur du
puisse préserver son identité à soi-même à travers tous les change-
ments de l'environnement externe et interne de son esprit. Il doit centre d'incubation et de conditionnement de Londres-
se créer pour lui-même un édifice moral qui puisse persister en Central écrit en ce sens : « Notre tâche, c'est de stabiliser la
dépit des fluctuations qui se font en lui, édifice suffisamment fort population r. » Alors même qu'il n'a pas encore lu Vaihinger
pour soutenir la personne qu'il désire être à travers ces intervalles (du moins rien ne perrnet de l'attester), le roman de Huxley fait
de temps oü la nature, s'il abandonnait à elle, le ferait jouer une pourtant songer à certains passages de La Philosophie du comme
partie différente et inacceptable 2. sl, oü Vaihinger observe que la nature humaine, aspirant à la
stabilite et à la sécurité, préfêre spontanément les « dogmes »
Dans un article redigé un an plus tard, Point Counter Point (plus rassurants) aux « hypothêses » (faillibles) et aux « fictions »
(1928), Huxley souligne encore que la diversité (multifa- (dépourvues de prétention à la vérité) :
riousness) et l'inconstancedu moi peuvent être surmontées par
la référence à des principes moraux constamment défendus et Une fois accepté comme objectif, un dogme a un equilibre
mis en euvre par l'individu. stable, tandis que I'hypothêse a un equilibre instable. La psyché
tend à rendre plus stable tout contenu psychique et à prolonger
cette stabilité. L'état d'équilibre instable est aussi inconfortable
psychiquement qu'il l'est physiquement. Cct ctat dc tcnsion,
l. David Hut"tt;, Traité la naturc humainc, Dssui pour introduire la méthode
de
i9l, 1'», 144,
expérimentale dans les suje$ mttruux I l7
2. Aldous Httxr.r,iy, « Pers<lnulity unçl thc l)iscontinuity of the Mind »
U9271, p. 248. l. A. Htlxlltv, In Mailltur dcs nnndcs llt) j2l' p' 2{r'
142 LE « COMME SI » I}1 POSTERITE DU FICTIONALISME VÁIHINGENEN 141

enveloppant un sentiment d'inconfort, explique naturellement la est au centre de La Philosophie du comme sl : seule l'introduc-
tendance de la psyche à transformer route hypoúêse en dogme I.
tion de fictions simplificatrices ou schematiques permet à
l'homme en général et à l'homme de science en particulier
Le totalitarisme parvient à s'imposer, selon Huxley, précisé-
d'introduire unité et cohérence dans le chaos des informations
ment parce qu'il satisfait notre tendance naturelle et pares- qu'il doit traiter. Huxley reprend dans ce contexte la definition
seuse à l'ordre et à la stabilité, et qu'il nous épargne l'exercice
vaihingerienne de la réalité brute comme chaos depourvu
de l'esprit critique.
d'unité ou « décousu ». Le personnage principal du roman,
A partir de 1935, l'approche huxleyenne des fictions se
nourrit de nouveaux éléments, en provenance de la philoso- John Rivers, auteur de biographies, présente son travail de
biographe comme la recherche d'un chemin pour « sortir du
phie allemande. Huxley découvre notamment Vaihinger et sa
chaos des faits immédiats I ». Il avance que la formation de
úéorie des fictions. Dês cette période, observe Loúar Fietz, fictions est indispensable à l'organisation des faits épars qu'il
aussi bien dans ses travaux úéoriques que dans ses cuvres de
s'agit de trier et de présenter dans un récit :
fiction, Aldous Huxley fait desormais converger deux lignes de
pensée : l. une critique des fictions métaphysiques héritée I-a fiction a de l'unité, la fiction a du style. Les faits ne possê-
notamment de Hume ;2. une valorisation de certaines fictions dent ni l'une, ni l'autre. Dans la nature brute, l'existence, c'est
comprises comme des moyens d'organiser les informations toujours « une sacrée chose aprês une autre », et chacune de ces
acquises par les sens. C'est bien sür cette seconde ligne qui sacrées choses est simultanément Thurber et Michel-Ange, simul-
s'inscrit dans la continuité des analyses vaihingeriennes. tanément Mickey Spillane et Thomas a Kempis. Le critêre de la
2.
réalité, c'est son décousu intrinseque

La lecture de Vaihinger et la reaalorisation des fictions.


Depuis sa lecture de Vaihinger, Huxley valorise l'activité
La lecture par Huxley de La Philosophie du comme sz, qui fut fictionnante de l'esprit humain, comme indispensable à l'élabo-
traduite en anglais par Ch. K. Ogden en 1924, est attesrée par ration d'une image cohérente du monde. Dans son article
une référence directe à cet ouvrage dans le roman Eyeless in « Notes sur le Zer\»», inclus dans le recueil intitulé Les Portes de

Gaza, paru en 1936. Hugh Ledwige fait à son amie Helen la perception (paru en 1954), Huxley s'exprime en des termes
Amberley la suggestion suivante : « Je pense que tu devrais lire typiquement vaihingeriens : « Travaillant sur les données
un ou deux des nouveaux kantiens. La Philosophie du comme si immédiates de la réalité, notre conscience élabore l'univers
de Vaihinger, par exemple, et la Biologie théorique de von dans lequel nous vivons effectivement 3. »
Uexküll. Tu vois, Kant est derriêre toute noúe science du Dans le même sens et dans les mêmes termes, Vaihinger écri-
xx' siêcle 2. » vait par exemple : « La fonction de la pensée est de transformer
Vaihinger est identifié par Huxley comme un néokantien et d'élaborer le matériau sensoriela.» Huxley retient de
prolongeant la réflexion kantienne sur les conditions de possibi- Vaihinger l'idée que l'image que nous nous formons du monde
lité de l'expérience. Vaihinger esr celui qui a revalorisé les n'est pas immédiate, mais résulte d'une élaboration, d'une
fictions en montrant que certaines d'entre elles étaient indis- construction mobilisant certaines fictions.
pensables pour suffnonter le caractêre chaotique des données Dans Le Génie et la déesse, Huxley s'intéresse spécialement
sensorielles. Le début du roman Le Génie et la déesse, paru en aux fictions utilisées par les historiens et biographes pour tenter
1955, semble à cet égard fortement inspiré de la théorie vaihin- de donner une unité à la trame discontinue des événements.
gerienne des fictions. Huxley reprend à son compte l'idée qui
l. A. Huxtliy, Lc Góuic ct la déesse [1955], p. 2tt.
2. Ibid.,p.5.
l. V. [923], p.220. 3. A. Huxt.ttv, /,c,r /lrrtcs de lu puceptit»r Ilt)541, p, 27t|,
2. A. I{trxt.tiy,Ilyeless in (iaz« ll9i()1, lt)(), .lc rflclui$, 4. V. p. 21.
11, [92i1,
r44 LE « COMME SI » LA POSTERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIIiN 145

John Rivers soutient que « la réalité dans son ensemble est trop Toutefois, souligne Huxley dans le même esprit quc Vaihinger,
insensée pour pouvoir se passer de fictions ». Rivers vient il ne faut pas être dupe de telles homogeneisations. Nous
d'écrire La Vie de Henry Maartens, en tant que « biographe offi- pouvons bien raisonner comme si telle période etait homogêne,
ciel » de ce savant de renom. Cette biographie ofÍicielle se veut unifiée par un úême central, et ce afin de la distinguer d'autres
unifiée et cohérente, évitant la dispersion. Toutefois un tel périodes. Toutefois, observe Huxley, il ne faut pas prendre
résultat ne s'obtient, déplore Rivers, qu'au prix de simplifica- cette homogénéite à la lettre. Ce serait méconnaitre les diffé-
tions et abstractions considérables. Le biographe a choisi rences énormes, par exemple, entre un empiriste tel que Hume
d'insister sur quelques traits de caractêres supposés constants et un illuminé spéculatif tel que Swedenborg, réunis pourtant
du personnage, et de citer les évenements de sa vie censés illus- dans la même période des « Lumiêres » :
trer ces traits. Ce procédé le conduit à passer sous silence les
événements qui viendraient nuancer ou contredire les traits de Il n'y a pas de raison de croire à l'homogéneite des siêcles
caractêre qu'il a choisi de mettre en valeur. La fiction est partie d'obscurantisme ou du Moyen Âge. II y a encore moins de raison
prenante des récits qui pretendent à l'objectivité : elle consiste de croire à l'homogéneite de périodes récentes, telles que le
précisément dans cette nécessaire sélection de certains faits au xvtu" siêcle, le « siecle des Lumiêres ». Et, en fait, on constate que
l'époque de Gibbon est aussi celle de Cagliostro et du comte de
détriment d'autres, qui sont laissés de côté. Rivers observe
Saint-Germain, que l'êre de Bentham et de Goodwin est aussi celle
ironiquement que ce type de biographie simplificatrice, typique de Blake et de Mozart; que l'époque de Hume et de Voltaire est
des « biographies offrcielles », serait plus correctement nommé aussi celle de Swedenborg, des rJ0esley, et de Jean-Sébastien Bach r.
« fiction officielle », car « les faits, malheureusement, ne sont pas
tout à fait aussi simplesr ». L'analyse que donne ici Huxley des fictions théoriques
De son afticle « §(zilliam Law », qui figure dans le recueil inti- s'étend bien sür au-delà de la seule science historique. Au
tulé les Portes de la percepteoz, Huxley avance dans le même sens début de son article « §(rilliam Law », Huxley réaffirme la thêse
qu'une démarche sélective et abstractive est nécessairement générale de Vaihinger, selon laquelle toutes les sciences, aussí
employée par les historiens. Pour des motifs de cohérence et de bien celles de la nature que celles de l'esprit, mobilisent des
cohésion du récit, l'historien doit réunir des faits pourtant três fictions, indispensables à l'ordonnancement de la réalité brute
disparates sous un même « principe d'homogénéité », par et à sa compréhension :
exemple l'« obscurantisme », les « lumiêres françaises », etc.
Cette unification passe par une violence simplificatrice à l'égard Ce que nous comprenons, ce n'est jamais la realite concrête telle
des faits : « Les faits qui ne se laissent pas expliquer ainsi [selon qu'elle est en soi, ni même telle qu'elle parait être à l'experience
le principe homogêne], ou bien on les escamote comme étant immédiate que nous en avons. Ce que nous comprenons, c'est
exceptionnels, anormaux, et étrangers à la question, ou bien on notre propre simplification arbitraire de cette réalite. Ainsi, celui
2. qui fait des travaux de sciences naturelles abstrait, de la realité
les passe complêtement sous silence »
Les fictions unificatrices employées par l'historien, du type : concrête de I'expérience immédiate, uniquement ceux de ses
le Moyen Âge, les Lumiêres, etc., sont à la fois simplificatrices aspects qui sont mesurables, uniformes et moyens ; de cette façon
(donc réductrices par rapport au réel pris dans sa complexité) il peut (à condition de négliger les qualités, les valeurs, et le cas
individuel et unique) parvenir à une compréhension du monde,
et nécessaires au travail d'ordonnancement et de presentation
limitée, mais extrêmement utile pour certains besoins. De même,
des faits. L'historien est bien obligé, pour écrire l'histoire, l'historien parvient à sa compréhension beaucoup plus limitee et
d'éviter l'éparpillement, de regrouper certaines séries d'événe- douteuse du passé et du présent de l'homme, cn choisissunt, d'unc
ments sous des úêmes unificateurs (de les « homogénéiser »). façon plus ou moins arbitraire, parmi la massc inÍirrmc dcs fuits

l. A. Huxt.ttv, Le G,inie er la décssc I lt)í51, p. 7.


2. A. Huxl.nv, Les PorÍes de lu lrucdlrtü,,r llt)Í41, 1^t.216. l. Ibid., p. 217 .
LE « COMME SI » ta posrÉntrÉ DU FrcrroNALtsME vAIHINGERTÀN

enregistrésr ceux-là précisément qui manifestent le genre d'homo- que nos concepts généraux servent à construire une image
genéite qui se trouve convenir à un homme de son époque, de son organisée et simplifiée (« reduite ») du monde dans laquelle
tempérament et de son éducation particuliers t. nous pouvons plus aisément satisfaire nos « besoins ». L'enjeu
de la science de la nature, pour Huxley comme pour Vaihinger,
Nous ne comprenons pas la réalité en soi, mais la réalité est de saisir certaines régularités de maniêre à prévoir le cours
simplifiée par le biais de certains concepts abstraits, qui retien- des évenements et à agir en fonction de ces prévisions. Notons
nent les aspects uniformes de l'expérience, et cette compréhen- l'emploi par Huxley du verbe « négliger », également employé
sion, bien que limitee, suffit à la satisfaction de nos besoins par Vaihinger. A l'instar du « philosophe du comme si », qui
úéoriques et pratiques. On croirait lire ici Vaihinger ! Selon le présente les principaux concepts scientifiques comme des
philosophe allemand, les concepts généraux à partir desquels « fictions abstractives, néglectives
I (neglektiae) et schéma-
nous mettons en ordre le donné, dans quelque science que ce 2
tiques », Fluxley souligne que nos principaux concepts résul-
soit, sont des fictions obtenues par sélection de certains points tent d'opérations réductionnistes de l'esprit. La premiêre page
de « ressemblance » entre les phénomênes. Ces concepts aident de l'anicle « rVi[iam Law » peut ainsi être lue comme un fidêle
assurément à rendre intelligible la réalité chaotique en vue d'y écho de la « philosophie du comme si » :
insérer notre action, mais au prix d'une simplification : « [Les
fictions ou concepts généraux] correspondent indirectement à Le monde dans sa realité concrête est complexe et multiple
la réalité en embrassant une série de phénomênes qui présen- presque à l'infini. Pour pouvoir le comprendre, nous sommes
tent entre eux des ressemblances. [...] Elles se substituent ainsi contraints d'abstraire et de genéraliser [...] ; nous sommes
à une série de phenomênes particuliers 2. » contraints de réduire cette diversite telle qu'elle existe à une forme
Vaihinger ecrit dans le même sens : d'homogénéite [...] ; nous sommes contraints d'accomplir une
compréhension du monde limitée, mais extrêmement utile pour
Le point commun à toutes les fictions abstractives est de négliger atteindre certains buts r.
d'importants élements de la réalité. Ce qui, en rêgle générale,
motive la formation de pareilles fictions, c'est le trop grand enche- Comme l'indique la fin de ce passage, Huxley reprend la
vêtrement des faits qui, dans sa prodigieuse complexité, confronte thêse vaihingerienne selon laquelle l'infinie diversité phenomé-
l'élaboration úéorique à de grandes difficultés 3. nale est « utilement » uniÍiée et simplifiée par nos « classes » et
« lois générales », qui servent avant tout des buts pratiques,
Que ce soit dans les sciences de l'esprit ou dans les sciences c'est-à-dire une action effrcace et adaptée aux circonstances.
de la nature, des termes généraux et abstraits tels que « les La prise de conscience du caractêre essentiellement
lumiêres » ou, en physique, « la quantité de force » servent à fictionnel du langage, présenté par Vaihinger comme un instru-
réunir et à comparer au moyen d'un dénominateur commun ment simplificateur servant avant tout à nous repérer dans le
des phénomênes particuliers fort différents les uns des autres. monde et en vue d'y insérer efficacement notre action, conduit
I-a fiction, comme pôle d'unification faisant abstraction
des différences indiüduelles, sacrifie la finesse et la richesse 1. Une fiction néglective consiste à négliger volontairement certains aspects
du donné afin de le rendre accessible à notre capacité de d'un élément ou d'une classe d'élements, pour ne retenir que l'aspect perti-
compréhension. nent pour la question à traiter. La fiction dejà citée formée par Adam Smith,
A l'instar de Vaihinger, Huxley souligne dans le passage selon laquelle l'homme est motivé par le seul profit individuel, est une Íiction
précité la fonction pratique et adaptative des fictions. Il soutient de ce type : on néglige alors volontairement tous les autrcs nrotifs d'acticln
(V. [918], p.29). Les concepts abstraits sont d'un typc cliÍfércnt: ils fcrnt
abstraction des aspccts individuels d'une série cl'élénrcntt, potlr rlc rctcnir
l. A. Huxt.ttv, Les Portes de la puccl»tioa llt)541, 1't.215. que leurs p<lints cr»nmuns.
2. Y. 11927), p. 50. 2.V. Í19211, p. 2t1-1t1.
1. Ibid., p.27. i. A. H[,xt,tlY, l.ot l'orus dt lu puccption llt)541, p, 2 lí,
148 LE « COMME SI » ua rosrÉrurÉ DU FICTIoNALISME vAIHINGENDN 149

Huxley à envisager une approche non linguistique du reel, sert à former une image certes infidêle mais ordonnée du reel,
s'appuyant sur les ressources de l'« intuition » ou de l'« expé- nous perÍnettant de nous y repérer et d'agir conÍbrmément à
rience immédiate ». Cette voie, bien qu'en partie motivée par nos intérêts pratiques.
la critique vaihingerienne du langage, conduit Huxley à une I-a critique du langage séparateur, au service de fins essentiel-
forme de mysticisme totalement étrangêre à la « philosophie du lement pratiques, fut également developpée par Bergson,
comme si ». que Huxley avait également lu. Selon Bergson l'intelligence
humaine, structurée par un langage d'action, « ne se représente
parcours de Huxley.
clairement que le discontinut ». Elle manque ainsi la realité
Le double impact de Vaihinger dans le
concrête, c'est-à-dire la « durée » comme flux continu et
En même temps qu'il reconnait, avec Vaihinger, la positivité mouvant. A l'approche intellectualiste et linguistique du réel,
des fictions pour construire une image simplifiée mais compré- Bergson oppose une approche intuitive, attentive aux variations
hensible du monde, Huxley développe une critique du langage et aux fines nuances du sentiment, que le langage d'action
inspirée, selon l-oúar Fietz, à la fois de Bergson et de Vaihingert. neglige et échoue à exprimer. Huxley est sur cette question beau-
Il entend dépasser l'approche linguistique et conceptuelle de la coup plus proche de Bergson que de Vaihinger. Pour Vaihinger
realité par la « méditation » : en effet, nous n'avons pas d'autre accês au réel, si mouvant
soit-il, que par le langage. Nos grossiêres catégories linguis-
Lorsque nous la [a realité] pensons au moyen de mots, nous tiques, selon lui, sont les conditions sous lesquelles seules nous
sommes contraints, par la nature même de notre vocabulaire et de parvenons à coordonner nos sensations, à verbaliser notre expé-
notre syntaxe, de la concevoir comme étant composée en choses et rience et à la communiquer : « Ce qu'il [le langage] rend tout
en classes séparées les unes des auúes. [...] Mais par la méditation
d'abord possible, dans une large mesure, c'est la communica-
nous pouvons contourner le langage. [...] Au-delà de la pensée
verbalisée il existe une autre forme de conscience, portant sur une
tion : sans lui, comment pourrais-je communiquer à autrui les
2
autre forme de réalité 2. complexes de sensations que j'éprouve ? »
En envisageant une approche « intuitive » de la réalite, qui se
passe des mots, Huxley se sépare de Vaihinger qui, de son côté,
k début de cette citation fait songer à la critique vaihinge-
rienne du langage, telle que nous l'avons exposée précédem- n'a iamais accordé à un tel intuitionnisme ou mysticisme
(comme pretention à saisir le réel en soi) le moindre crédit : « Le
ment : par l'emploi de substantifs, nous sommes enclins à
concevoir les phénomênes comme des substances separées les mysticisme [...] alimente à juste titre les soupçons du penseur
unes des autres, ce qui nous empêche de saisir les liens intimes rigoureux. k mysticisme croit posséder au titre de réalité plus
qu'ils enúetiennent. Huxley fait dire à son personnage John ou moins grossiêre ce qui, pour la « philosophie du comme si »,
r.
Rivers : « I-e langage sépare en idée ce qui, dans le fait réel, est est un idéal spirituel créé par I'esprit »
inséparable r. » Comme le soulignait Vaihinger, le rôle des I-a réalité que le mystique croit atteindre directement par le
concepts est d'abord de dissocier ou démêler ce qui dans la sentiment ou l'intuition, sans le truchement du langage, n'est
réalité est uni ; par leur moyen, il s'agit « de separer les uns des pour Vaihinger rien d'autre qu'une création de son propre
autres tous les fils qui tissent la toile du réel a ». Le langage nous esprit qu'il faudrait nommer « idéal » plutôt que « réalité ». Loin
de nous ouvrir sur une realité profonde, la prétendue expé-
rience mystique n'est selon Vaihinger rien d'autre qu'une
l. L. FIETz, « Life, Literarure and the Philosophy of "As If' : Aldous construction de notre imagination.
Huxley's and l-awrence Durrell's Use and Critique of "Fictions" » [2OO2l,
p.70.
2. A. Huxrly, Les Portes de la perccption [9541. p.278. l. Henri BtiR<is«lN, [.'I')uolution créatricc ll907l' p. I íí.
3. Huxtlv, Le Génie ct la décssc I I t)Íí1, p, 7ó,
A. 2.V. U9231, p. l5tt,
4. V. [923], p. ji. 1. V. [921]' P, 51(),
LF-
"
O()MMF SI " LA PO ST E R IT E D U I' K)'l' I O N A L I S M E VÁ I H I NcIrRlliN

En quoi consiste au iuste « l'intuitionnisme » ou le « mysti- Le non-moi cosmique est identique à ce quc les (lhinors appcl-
cisme » de Huxley ? Selon lui, il est possible d'appréhender le lent le Tao, ou à ce que les chretiens appeller-rt l'âmc intcricure,
« monde tel qu'il est en soi », à condition de « contourner le avec quoi il nous faut collaborer, et par quoi il taut nous laisser
langage ,», bypass language, par le biais de la « méditationr ». La inspirer d'instant en instant, nous rendant docilcs à la llealite dans
méditation consiste dans un premier temps à nous défaire de un acte incessant d'abandon de notre moi à l'ordrc des choses, à
tout ce qui advient, sauf au péche, qui est simplemcnt la manifes-
notre représentation ordinaire de la realité, celle véhiculée par
tation du moi et auquel il faut résister en le repoussant r.
le langage et ses substantifs, qui introduisent dans le « conti-
nuum du monde » des divisions artificielles. « Toute formule Renoncer au moi actif tendu vers la maitrise des choses, utili-
verbale », pour l'esprit qui l'interprête « comme si elle était Ia
sant à cette fin un langage séparateur, est censé préparer la
réalité symbolisée en mots », est selon Huxley « un obstacle sur
seconde phase de la médiation. Celle-ci correspond à un effort
la voie de l'expérience immédiate », expérience non verbalisable
pour se rendre réceptif au monde tel qu'il se donne effective-
et « incommunicable à autrui 2 ».
ment à nous. Cette réceptivité consiste dans l'abandon à cette
La méditation consiste en outre en un travail sur soi pour se « force cosmique » qui nous traverse et qui n'est pas expri-
libérer du désir et de l'aversion qui, au même titre que « le vice
mable en mots. La conquête de la réalité en soi, loin de passer
intellectuel de la pensée verbalisée » sont des eléments déforma- par une opération intellectuelle du moi, consiste au contraire
teurs du monde, introduisant des séparations artificielles dans
en un « abandon de notre moi » à la réalité même. C'est en effet
une réalité une et indivisible. Huxley souligne que « le monde
le réel lui-même, le non-moi cosmique, qui selon Huxley est
habité par les gens ordinaires, non régénérés » par la pratique censé s'emparer du moi individuel pour l'absorber en lui. La
hindouiste de la méditation, est « un monde fabriqué, produit
méditation consiste non pas à se rendre maitre des choses en
de nos désirs, de nos haines, et de notre langage » qui introdui-
vue de les manipuler, mais tout au contraire à se rendre dispo-
sent de fausses divisions dans la réalite i. La haine par exemple
nible, en silence, à la force fondamentale qui nous traverse au
introduit une séparation entre des êtres qui pourtant parta- même titre que tous les autres êtres. C'est seulement si nous
gent fondamentalement la même essence, le même elan vital.
renonçons à projeter sur cette force ou ce flux cosmique nos
Comment l'homme peut-il parvenir à surmonter cette vision
constructions conceptuelles habituelles, que nous aurons des
éclatée, plurale, de la réalité) entretenue par le langage courant
chances, selon Huxley, de l'appréhender correctement. Il faut
et par les passions précitées ? Huxley écrit : « En reniant son « que je cesse d'être moi », de me poser dans mon opposition au
moi, un homme peut apprendre à voir le monde, non pas à non-moi, pour que le non-moi cosmique « saisisse cet ex-moi et
travers le milieu réfringent du désir et de I'aversion, mais tel
le réduise à l'un avec lui 2 ,.
qu'il est en soi a. »
Observons que l'expérience décrite ici par Huxley esr encore
Le renoncement au moi individuel et à ses formes ordinaires
verbale, de sorte que l'on peut se demander si sa critique du
de représentation (l'espace et le temps, les substantifs sépara-
langage est aussi radicale qu'il y parait. TouteÍbis, Huxley
teurs) est censé préparer l'accês au « non-moi cosmique », precise que les mots qu'il utilise pour suggérer la méditation
entendu comme réalité en soi indivise. Le non-moi cosmique qu'il préconise, censée nous conduire vers une approche intui-
est cette part de nous-mêmes qui, selon Huxley) est également
tive du réel en soi, n'en donnent qu'une tràs pâle idée et ont
présente dans tout ce qui est :
un rôle « faiblement indicatif ». L'expérience ultime à laquelle
il aspire, l'illumination, se situe résolumcnt au-dclà clu langagc :
« Cc sclnt là, hicn cntcndu, dc simplcs ntots, n-rais l'ctat [...1
1. A. Htlxl.ttv, Lcs PorÍt's d! ld lrt't(t'lrtit),r IIt)'i,l l, p. -)'/lt
2. Ibid., p. 2tl{).
1. Ibid.,1t. 278. I . //)i(/., t). -llt.l
,1. lbid., t1.'2'l ta -'.).'l (). 2. /irrrl., p. Jl't()
t52 LE « COMME SI » uq posrÉnrcÉ DU FICTIINALISME vAIHINGERIEN 151

faiblement indiqué par ces mots constituerait, s'il était éprouvé de Vaihinger»)r. k second, date de 1964, a pour titre : « Die
par l'expérience, l'illumination r. » Funktion der Verfassung » (« I-a fonction de la Constitution 2 »).
Nous sommes à présent três loin de Vaihinger. Pour notre Quelle est la contribution proprement vaihingerienne à
philosophe en effet, l'expérience est toujours le produir d'une l'itinéraire intellectuel de Hans Kelsen et au traitement de sa
élaboration conceptuelle et langagiêre. Une expérience non- problématique ? Qu'est-ce qui, dans le fictionalisme vaihinge-
linguistique du réel est ainsi impossible. L'idée d'un accês au rien, a retenu I'attention du grand philosophe du droit ? Pour
réel en soi indépendamment des mors désigne un simple idéal répondre à cette question, nous nous attacherons essentielle-
vide, une projection sans consistance 2. ment au second article de Kelsen surVaihinger, qui s'approprie
Abstraction faite de ce point de rupture entre nos deux certains éléments de la philosophie du comme si pour traiter la
auteurs, Huxley a retenu de Vaihinger le rôle indispensable des question du « fondement » du droit positif 3.
fictions pour ordonner le « chaos » des faits ou encore pour
former une image scientifique du monde susceptible de servir
utilement notre action. C'est cet aspect du fictionalisme vaihin- La problématique de Kelsen.
gerien qui l'a conduit à modifier son point de vue sur les Kelsen soutient qu'une norÍne juridique ne peut trouver le
fictions, aprês une période de critique et de dénonciation des fondement de sa validité que dans sa conformité à une norÍne
fictions métaphysiques (le moi, l'âme, la substance, etc.) et des supérieure, en référence ultime à la Constitution. La Constitu-
fictions politiques (ces fables inventées à des fins de manipula- tion, à son tour, tient sa validité d'une constitution antérieure,
tion et de contrôle des masses). de telle sorte que si l'on remonte dans le temps se pose inélucta-
Le deuxiême trait du fictionalisme de Vaihinger, rouchant blement le problême de la validité de la premiêre instance
cette fois les conditions d'acceptabilité d'une idée, a lui aussi normative, à savoir celle de la Constitution qui fut-historioue-
connu une importante postérité. Le juriste et philosophe du ment la premlere. ur cette uonstltutlon n'est pas attestee nlsto-
droit Hans Kelsen s'est foftement inspiré de la úéorie vaihinge- riquement et ne peut qu'être imaginee comme terme d'un
rienne des fictions et de la maniêre dont Vaihinger a iustifie processus régressif. Dans la Théoie pure du droit (1934), Kelsen
l'adoption de certaines fictions au sein même de la démarche résout la question du fondement ultime de la pyramide des
úéorique. normes en supposant une norme fondamentale (Grundnorm),

Hans Kelsen et Vaihinger. - l. Cet article est paru dans la revue que Hans Vaihinger co-dirigeait avec
Raymund Schmidt : Annalen der Philosophie und philosophischen l(ritik,
H. KELSEN, « Zur Theorie der juristischen Fiktionen. Mit besonderer Berück-
Hans Kelsen (1881-1973) a údigé deux articles se référant sichtigung von Vaihingers Philosophie des Als Ob » [919], p. 630-658.
à Vaihinger. Le premier, paru en 1919, consiste essenriellement 2. Cet anicle est paru dans la revrte Forum, t. XI, 1964, p. 583-586, et a été
réédité dans le recueil : Die lViener Rechtstheoretische Schule, H. KrtseNI, « Die
en une critique de la conception vaihingerienne des fictions Funktion der Verfassung » [1968], p. l97l-1975.
juridiques : « Zur Theorie der juristischen Fiktionen. Mit 3. L'article de 1919, en effet, est un article essentiellement critique dans
besonderer Berücksichtigung von Vaihingers Philosophie des lequel Kelsen réfute la définition vaihingerienne de la fiction iuridique
Als Ob » (« Contribution à une úeorie des fictions juridiques, comme « écart par rapport à la réalite ». Les normes juridiques par exemple,
avec une attention particuliêre pour la philosophie du comme si en tant que conventions ou decisions édictant ce qui doit être, ne sont ni
vraies ni fausses, et ne peuvent par conséquent être qualifiées de fictions au
sens de constructions Íàusses s'écartant de la rculité donrréc, comme lc
pretend Vaihinger. Pour une analyse détaillec de cette critiquc dc Kclnen' ic
renvoie au rcmarquublc urticle de Enriquc Mari (U. MÂRt, o Kclrct't, I'uutrc
I. A. Huxl.liy , Les I'ttrtcs dc lu p*t:cpthtr II
t)Í4 | , "Kelsen" et lca Íictions » [20071), préccdé d'unc prércntutiorr êcluiruntc tlc
2. V. [l 923], p. tt l . Curlos Migucl Hcrrcru,
114 LE O COMME SI » IÀ POSTERITE DU FICTIONÁLISME VAIHINGERIEN 155

selon laquelle les norÍnes de la Constitution historiquement terminologique de la part de Kelsen, c'est-à-dire le remplace-
la premiêre sont valides. Il s'agit là d'une « hyooúêse » ou ment du terme « hypoúêse » par celui de « fiction », il convient
« supposition » nécessaire. Pour mettre un terÍne au processus de revenir sur la distinction établie par Vaihinger entre ces deux
Mider une norme par sa conformité à une notions « si souvent confonduesr ».
norme supérieure, on doit nécessairement supposer que les
normes fixées par la Constitution historiquement la premiêre
possêdent une validité iuridique. L'ordre iuridique tout entier,
La distinction ztaihingerienne entre fiction et hypothàse.
tel qu'il s'est développé depuis la premiêre Constitution, est Deux sections de La Philosophie du comme si sont consacrées
ainsi « fondé sur la supposition que la premiere Constitution aux principales @othêse» et «fiction2».
était un ensemble de normes juridiques valables I ». Kelsen écrit Vaihinger commence par o
dans le même sens : «I-a validité de toute norrne positive [...] thêse » sont si souvent prises l'une pour l'autre, cela tient à ce
dépend de l'hypothêse d'une norrne non positive se trouvant que ces deux constructions de l'imagination se ressemblent
à la base de l'ordre normatif auquel la norme positive extérieurement: to t
appartient 2. » -pas .léià darczá dã-" Élãiité. I-e ãeúiêmffi
Que signifie ici le terÍne d'« hypoúêse » ? Jean Carbonnier est que fiction et hypoúêse ne sont pas toujours rigoureuse-
précise qu'il s'agit d'une hypoúêse no@ais ment discemables l'une de l'autre. Certaines constructions
o de st-ôt .., r sa 6hôii-ori r r,, de l'imagination sont diffrciles à classer, comme l'atome par
exemple : s'agit-il d'une « hvpothêse » plausible sur la constitq-
tion de la matiêre. ou n'est-ce qu'une « fiction » commode pour
décrire lflr
certaines idées qui se présen t d'abord comme des hypo-
supposée, l'ordre iuridique peut en effet être pensé comme un úêses ont été ensuite changées en fictions, et réciproquement,
systême de normes objectives trouvant dans la Constitution de sorte qu'une certaine hésitation subsiste quant à leur véri-
historiquement premiêre leur premiêre validation. table statut 3. Ainsi en va-t-il, selon Vaihinger, des Idées platoni-
ciennes, qui furent de simples fictions méúodiques dans l'esprit
de Platon, avant d'être changées par les néoplatoniciens en
jrypoúêses, c'est-à-dire en notions prétendant dénoter quelque
'chose
de Vaihinger, comme l'a de reel. Manque encore à ce jour, souligne Vaihinger, une
« úéorie » de la « pratique scientifique » qui prenne la peine de
terÍne d'hypoúêse au profit de celui de fiction n.J=q dér,omiue distinguer clairement les caractêres respectifs de ces deux types
tion de la norme fondamentale comme fiction « au sens de de constructions imaginatives a.
L'enjeu d'une telle distinction, selon Vaihinger, est d'éviter
rticle sont reprises les conflits inutiles. De nombreux débats sont nés entre savants
dans le chapitre llx
de l'ouvrage posúume de Kelsen : Théone ou entre philosophes parce que l'un nommait hypoúese ce qui
générale des normes (1979), oü Kelsen afftrme son emprunt à la était en réalité une simple fiction utile. Vaihinger cite comme
terminologie vaihingerienne. Pour comprendre ce déplacement

l. V. [l918], p.219.
l. Hans KIiLsuN, Théoie purc du drotr It)?4], p. itl. 2. Voir, dans l'édition de l9l8 (reed. 2007) l'" purtic, cltup. xxt,
2. rbid. p. l4j-154;2'partie, § 28, p. 601-612.
i. Jean CARnoNNIlur, Flexiblc dnril I l9t)21, p, t). 3. V, [l9181, p.2lt)-22t1.
4. li. Mntu, « Kelscn, I'uutrc "Kcltcn" ct lor lieiions » 120071, p. lOti. 4. Ibid.,p. 141-144.
l-

t56 I,E « COMME SI » te posrÉntrÉ DU FI}TIoNALISME vAIHINGERIÉw tí7

exemple la fameuse controverse entre l-eibniz et Clarke. Tandis artificielle par exemple), et reçoit le nom de « semi-fiction », soit
comme une construction contenant une contradiction inteme
i

que le úéologien Clarke considêre I'espace absolu, c'est-à-dire


l'espace infini au sein duquel Dieu est censé avoir créé (l'idée de cercle carré ou d'infini actuel par exemple), et se
l'univers, comme une « hypoúêse » pouvant prétendre à nomme alors « pure fiction » ou encore « fiction authentique »'
l'objectivité, l-eibniz nie la possibilité d'une telle hypoúêse en echte Fiktion.
raison des contradictions qu'elle recêle, et soutient le caractêre L'idée de prétention à la réalité est importante pour distin-
purement relationnel de l'espace - défrni comme l'ordre des guer l,hypothêse de la « semi-fiction » dans les cas oü la fron-
coexistants. Selon Vaihinger kibniz a raison de dénoncer les Iiê...tu. les deux n'est pas nette. Vaihinger cite le cas de
contradictions attachées à l'« espace absolu » et de le qualifier l'« animal primitif » imaginé par Goeúe dans son ouwage
d'« imaginaire », mais il a tort de vouloir l'exclure de la science Métamoryiose des animaux. Goeúe envisage que tous les
pour ce motif. Clarke, pour sa part, invoque pertinemment vivants dérivent d'un animal primitif : s'agit-il d'une fiction ou
l'utilité de I'espace absolu en soulignaÍrt son rôle heuristique d,une hypothêse ? ce qui perÍnet ici de faire la distinction tient
dans la philosophie naturelle de Newton, mais il a tort de le uniquemint àla prétenreoz associée à la construction en ques-
présenter comme une « hypoúêse », c'est-à-dire comme tion : il s'agit d'une hypoúêse si nous prétendons que cet
quelque chose d'objectif. Vaihinger rend à chacun le sien : bien animal a véritablement existé et qu'il est à l'origine de toutes les
qu'elle recêle des contradictions, bien qu'elle puisse paraitre espêces vivantes; c'est une fiction si, comme Goeúe, nous ne
fausse d'un point de vue logique, l'idée d'espace absolu est prêtendons pas à cette existence, mais lui conférons un statut
néanmoins utile (comme le prouve la physique newtonienne). purement
- imaginaire r.
Pour cette raison elle ne doit pas être abandonnée, mais A partir de cette observation, on peut dire que la « norme
assumée comme simple fiction utile t. Pourvu qu'une idée invé- fondamentale » de Kelsen est une fiction et non une hypoüêse,
rifiable ou même fausse soit utile à la science, cessons de la car elle ne prétend pas se rapporter à une premiêre constitu-
nommer « hypothêse » - car l'hypoúêse contient une préten- tion ayant réellement existé, historiquement attestée. Nous
tion à la vérite, et contentons-nous de lui accorder un statut veÍTons en ouue qu'elle correspond precisément au type de
fictionnel. fictions nommées par Vaihinger « pures fictions », car elle
Pour éviter des conflits de ce type, il faut cependant pouvoir contient une contradiction inteme.
identifier les différences essentielles entre « fiction » et « hypo- 2. Conuairement à l'hypothêse qui pretend se fixer, être
úêse ». I-es trois principales différences retenues par Vaihinger durablement reconnue comme vraie, la fiction a une duree de
sont les suivantes. vie provisoire. Elle est « supprimée » une fois qu'elle a rempli sa
1. L'hypoúêse, contrairement à la fiction, prétend à l'objec- mission dans une procédure théorique, ou « corrigêe » au cours
tivité. Comme telle, une hypothêse doit toujours se présenter du raisonnement. Comme on l'a vu precedemment, le maúé-
comme une proposition ne contenant aucune contradiction : maticien peut être conduit à ajouter des quantites positives
elle doit être au moins formellement coÍTecte pour pouvoir fictives dà chaque côtê d'une équation diffrcile à résoudre,
candidater au tiúe d'explication plausible des phénomênes. obtenant par ce moyen une simplification de l'équation'
Entre plusieurs hypothêses également possibles, on choisira de Toutefois, pour que le résultat final ne soit pas faussé, il doit
préférence celle qui est la plus vraisemblable, celle qui semble la ensuite réduire à zéro ces deux quantités positives ajoutees de
plus susceptible de s'accorder aux informations dont on chaque côté de l'équation. C'est ce que Vaihinger appelle la
dispose. La fiction en revanche n'émct aucune prétention à la méúode de la double erreur : on aioute une quantite positivc
réalité et à la vérité. Elle se próscntc soit comme une construc- fictionnelle dans l'équation (premiêre errcur), tnuis «rn corrigc
tion s'écartant plus ou moins clc lu réalité (unc classification ensuite cettc fâutc c'n introduisant unc « sccrlndc cffç111 » qui

l. V. [9231, p.276. l.lbid., p. l4t,


158 LE « COMME SI » LA POSTERITE DU FICTIONÁLISME VAIHINGERIEN 159

annule la premiêre (la réduction de la quantité positive ajoutée soulêve une difficulte. Il s'agit en effet d'une fiction qui pretend
à zéro). Vaihinger nomme encore cette méúode, empruntée à valoir définitiaemenr comme fondement de l'éditice des normes
Lazare Carnot, « méúode des erreurs antithétiques t ». du droit positif. Kelsen confêre à la fiction de la norme fonda-
En science non pas pure, mais appliquée, la fiction doit être mentale une valeur non pas provisoire, comme il le devrait si
sinon supprimée, du moins corrigée. Vaihinger observe par l'on suit ici Vaihinger, mais définitive. Comment cette préten-
exemple que l'économiste Heinrich von Thünen, cherchant à tion se justifie-t-elle ? J'y reviens dans la suite.
établir les rapports économiques entre agriculture et ville dans 3. L'hypoúêse et la fiction ne se justifient pas de la même
un territoire donné, construit à cette fin « une ville imagi- maniàre. Comme prétention à l'objectivite, l'hypothêse se
naire ». Il « dessine autour de cette ville, en zones concen- justifie par l'expérience ou l'expérimentation. Nous devons
triques, les différentes sphêres d'activité foumissant les moyens vérifier si ce qui se déduit de l'hypoúêse est corroboré par les
de subsistance nécessaires à la conservation de la ville 2 ». En faits. Ce qui justifie une hypoúêse, c'est sa vérificatiorz, tandis
d'auúes termes, von Thiinen part d'une fiction : le schéma que ce qui justifie une fiction, c'est son udlité à l'égard d'une
simplifré d'une ülle située dans une zone géographique donnée, fin donnée, qui peut être de nature théorique, pratique, existen-
mais il corige ensuite ce schéma grossier au fur et à mesure qu'il tielle. La fiction doit prouver qu'elle est un auxiliaire utile r. Au
intêgre de nouvelles informations concemaÍrt les rapports plan épistémique, les fictions injustifiables sont celles qui se
effectifs de l'agriculture et de l'économie dans la région révêlent inutiles, steriles, voire nocives (source d'erreurs). Elles
concernée'. Ainsi la fiction initiale est-elle corrigée au fur et à doivent être écartées, au même titre que les hypothêses qui sont
mesure que son enquête progresse, jusqu'à s'effacer entiêre- invalidées par l'expérience. Contrairement à l'hypoúàse, la
ment pour laisser place aux relations économiques réelles entre fiction ne réclame pas d'être vériÍiée empiriquement pour être
ville et agriculture. On retrouve cette démarche chez de acceptée : elle doit seulement faire la preuve de sa fécondité
nombreux naturalistes : partant d'une classification artificielle, théorique, « rendre service à la pensée 2 ». On peut dire que la
fictionnelle des espêces vivantes, ils sont peu à peu conduits à fiction se iustifie par des raisons pratiques et non pas épiste-
corriger cette classification grossiêre à mesure que leur connais- miques, contrairement à I'hypothêse. Elle est justifiée si on peut
sance progresse a. I-a encore, la fiction n'est qu'un point de montrer qu'en l'utilisant on parvient à mener à bien une procé-
départ méúodique et provisoire pour l'enquête. dure que sans elle il serait impossible d'achever.
Vaihinger distingue ainsi la fiction de l'hypoúêse selon un En ce sens, on serait tenté d'avancer que la « norme fonda-
critêre de longévité : « La vraie différence entÍe les deux est que mentale » de Kelsen est justifiée dans la mesure ou elle se
la fiction est un simple expédient, un simple détour, un simple présente comme I'unique moyen de clore le processus de vali-
échafaudage qui a vocation à être supprimé, tandis que l'hypo- dation des normes et donc de foumir une solution au problême
thêse aspire à se fixer définitivemenr 5. » théorique posé par Kelsen. Elle vaut non pas parce qu'elle est
A cet égard, nous verrons que la norme fondamentale démontrable quant à sa vérité, mais parce qu'elle est la condi-
supposée par Hans Kelsen, en taÍrt que fiction théorique, tion ultime de l'entreprise de validation des normes. Dans la
Théorie pure du droit, Kelsen souligne que l'ordre juridique
l.V. positif s'enracine dans une « hypothêse logique transcendan-
U923), p. I16.
2. Ibid., p.25. tale 3 ». Elle est « transcendantale » au sens oü, sans être tirée de
3. L'économiste allemand Johann Heinrich voN TnüNuN (1783-1850) fut l'expérience et dénoter quoi que soit en elle, elle rend possible
l'un des premiers theoriciens de l'économie du territoire. Dans son ouvrâge la pensée de quelque chose qui se rapportc à l'cxpóricncc : cllc
Der isolierte Staat in Beziehung au! l,andwinschaft und Nationalõkonomie
[1828], il montre comment les acivitée écononriques s'organisenr au sein dc
I'espace urbain en fonction des voriutions clu prix du sol (rente fonciêre). l. Ibid., p. 150 : Sich uls eitt rtützlichcs Hilfsrrrittcl t:trutitttt.
4.Y. 11923),p.7r. 2. Ibid., p. 150-151,
5. Ibid., p. 148. j. H, Ktit"sllN, 'l'háorio Í',ilN du droit llt)141, p. 217 ,
160 LE « COMME SI » ta tosrÉntrÉ DU FICTIoNALTSME zÁIHINGERIEN lí,1

est en effet la condition nécessaire pour penser l'édifice total du A la diffêrence de l'hypoúêse qui ne contient pâs de contra-
droit positif comme un systême cohérent et valide de normes. diction interne et pretend correspondre aux faits, la supposi-
Retenons pour l'instant ce point : pour Vaihinger, pourvu tion de la norme fondamentale, en revanche, est non seulement
qu'une idée sans corrélat réelle ou encore non vérifiable soit contrefactuelle, mais en outre contradictoire. Dans le passage
utile à un projet úéorique, cessons de la nommer hypoúêse suivant, l'apport positif de Vaihinger à la définition du statut de
(puisque l'hypothêse seule prétend être vérifiable), et conten- la norme fondamentale est clairement affirme : « La norme
tons-nous de la nommer fiction. Subsiste néanmoins une diffr- fondamentale est une "authentique fiction" au sens de la philo-
culté. Nous avons vu que la norme fondamentale de Kelsen sophie du comme si de Vaihinger : la caractéristique de cette
satisfaisait aux critêres I et 3 de la fiction (non-prétention à fiction est non seulement de contredire la réalité, mais, de plus,
la réalité, opportunité úéorique), mais pas au deuxiême : la d'être contradictoire en soi r. »
fiction de la norme fondamentale n'est pas supprimée au cours Dans le passage suivant, Kelsen explique pourquoi la norme
du raisonnement, mais est maintenue comme fondement défi- fondamentale contient une contradiction interne :
nitif du droit positif. C'est cette apparente anomalie qu'il
convient à présent d'exposer. Supposer la norme fondamentale d'un ordre moral religieux :
L'on doit obéir aux ordres de Dieu, ou la norme fondamentale d'un
ordre juridique : L'on doit se comporter cotnme I'exige la Constitution
La norrne fondamentale comme fiction « au sens de Vaihinger ». histoiquement premüre, contredit la réalité, puisqu'aucune norrne
Dês les années 1930, bien qu'il utilise le terme d'hypoúêse de ce type n'existe comme sens d'un acte de volonté réel. Mais
cette supposition est également contradictoire en soi : elle repré-
pour désigner la norme fondamentale, Kelsen signale déjà qu'il
sente l'autorisation d'une autorité morale (Dieu) ou juridique (la
s'agit d'une supposition sans prétention à la réalite, servant premiêre Constitution) suprême, tout en procédant d'une autorité
uniquement à clore le processus régressif de validation des - certes seulement fictive - qui se situe encore au-dessus de cette
normes. Il n'est donc pas pertinent de la critiquer au motif autorité suprême 2.

qu'elle ne possêde pas de corrélat dans l'être. Cette critique ne


vaudrait que si cette norÍne se donnait comme une norme posi- La norme fondamentale du droit entre en contradiction
tive existante : « Ce n'est pas une norme positive, c'est-à-dire avec la définition des normes iuridiques effectives : elle
posée par un acte de volonté réel, mais une norrne présupposée n'émane d'aucune volonté existante. Elle contredit l'idée
dans la pensée juridique, c'est-à-dire (comme on l'a montré même de norme juridique, qui suppose toujours l'acte d'une
plus haut) une norme fictiver. » volonté effective et identifiable à la source de la norme. En
Dans son article de 1964, Kelsen explique pourquoi il préfêre outre, la norme fondamentale est contradictoire en soi, car, en
finalement le terme de fiction à celui d'hypoúàse : même temps qu'elle érige la premiêre Constitution historique
en autorité juridique suprême, elle se donne elle-même comme
La norme fondamentale, au sens de la philosophie du comme si l'autorité suprême (certes seulement fictive) servant à valider
de Vaihinger, n'est pas une hypoúêse (comme je l'ai moi-même cette premiêre constitution. Elle érige contradictoirement la
occasionnellement nommée), mais une fiction, qui se distingue premiêre Constitution en autorité suprême, alors qu'elle-même
d'une hypoúêse en ce qu'elle s'accompagne ou doit s'accompa-
gner de la conscience que la réalité ne lui correspond pas 2. est censée être « au-dessus de cette autorite suprême », en stipu-
lant que cette constitution doit être tenue pour valide.
Reste que c'est seulement si l'on suppose cette norme fonda-
mentale valide, si l'on raisonne « comme si » elle l'était, que

l. H. Ktit^sntt, Théoic purc du dxit l l9"r4l, p. i4i. l. Ibid., p. 1077,


2. H. KrusriN, « Die l;unktion dcr Vcrl'urrung r It)ó41, p. 1978. 2. Ibid., p, l97tt,
162 LE * COMME SI » L/I POSTERITE DU FICTIONÁLISME VAIHINGERITiN t61

l'ordre du droit positif devient interprétable comme un ordre Or, le contexte dans lequel Kelsen mobilise la fiction de la
obiectif, ou si fon préfêre comme un ordre juridique complête- norme fondamentale n'a rien à voir avec un contexte de décou-
ment fondé. A la suite de Vaihinger, Kelsen affirme que le verte et de connaissance de la réalite. Comme on l'a évoque,
recours à la fiction se justifie, parce qu'il n'existe aucun autre cette norÍne fictionnelle possêde selon Kelsen un caractêre
moyen de parvenir au but úéorique visé, en l'occurrence, celui transcendantal au sens de Kant. Est transcendantal ce qui se
de mettre un terÍne au processus de validation des normes : rapporte à la condition de possibilité d'une expérience, ou
« lJne fiction est selon Vaihinger un expédient intellectuel dont encore ce qui est présupposé par cette expérience et lui est
on se sert lorsqu'on ne peut atteindre le but de la pensée au (logiquement) antérieur. Il ne s'agit pas, au moyen de la fiction
moyen du matériau dont on dispose r. » de la norme fondamentale, de parvenir à découvrir un aspect
I-a norme fondamentale fictionnelle apparait bien comme le du droit effectif qui résisterait aux méúodes ordinaires de
seul « expédient intellectuel » possible perÍnettant de clore la l'induction et de la déduction. Il s'agit de metúe à four la condi-
série des normes. Cependant, comme on I'a signalé précédem- tion ultime de l'expérience du juriste, expérience consistant à
ment, Kelsen passe entiêrement sous silence cette deuxiême produire des normes qui doivent se conformer, pour êúe
caractéristique de la fiction théorique, fortement soulignée par valides ou objectives, à des norÍnes supérieures.
Vaihinger : « Les "fictions authentiques" disparaissent au cours Nous avons vu qu'en erigeant la Constitution historique-
du calcul2. » ment premiêre en fondement suprême de l'ordre du droit
Pour éüter l'erreur, il faut nécessairement selon Vaihinger positif, Kelsen commettait une contradiction, de son propre
supprimer les fictions auúentiques, c'est-à-dire conuadic- aveu : en effet, cette Constitution est présentée comme l'auto-
toires, à un moment ou un autre du calcul ou du raisonnement. rité suprême alors qu'elle est elle-même validée par une norÍne
Or Kelsen n'entend nullement supprimer ou encore corriger supérieure purement fictive, qui est précisément l'énoncé selon
l'expédient fictionnel qui lui a permis d'atteindre son résultat lequel il faut considérer les normes de la premiêre Constitu-
úéorique, la norme fondamentale étant pour lui une condi- tion comme valides. I-a contradiction réside ainsi dans le fait
tion indispensable et définitive de la fondation du droit positif de déclarer la Constitution premiêre comme autorite suprême
comme systême cohérent de normes validées les unes par alors qu'elle n'est pas suprême puisque fondée sur une condi-
les auúes. I-a position de Kelsen peut ainsi sembler problé- tion supérieure nommée « norÍne fondamentale », qui est quant
matique, dans la mesure oü elle entre en conflit avec la à elle auto-fondée.
détermination vaihingerienne de l'usage légitime des « fictions Dans la mesure oü seules les fictions impliquées dans un
auüentiques ». Comment peut-on justifier le maintien par processus de connaissance de la réalité doivent selon Vaihinger être
Kelsen de la norme fondamentale au sein de son pârcours úéo- annulées ou corrigees au cours du raisonnement, on peut dire
rique, alors qu'il s'agit d'une idée contradictoire ? que cette exigence ne s'applique pas à la norme fondamentale,
puisqu'elle ne porte pas sur l'être même, mais sur les condi-
Le statut transcendantal de la norme fictionnelle. tions de pensabilité d'une pratique juridique cohérente. Dans
une enquête sur les conditions formelles de validité du droit
Il faut souligner que la thêse vaihingerienne, selon laquelle la positif, nous montre ainsi Kelsen, on est conduit à accepter une
fiction inuoduite dans un raisonnement doit être supprimée ou « fiction authentique » au sens de Vaihinger, sâns que cette
compensée afin d'éviter l'erreur, vaut pour les fictions utilisées fiction ait à être supprimée ou corrigée au cours du raisonne-
dans une procédure visant la connaissance de la réalité. ment, puisqu'elle possêde dans ce contcxte une valeur pure-
ment logique. Carlos Miguel Herrera résumc parfaitcmcnt
cette idée, en obscrvant que la Íiction clc lu normc Íonclumcn-
l. H. KtlsttN, « Die Itunktion dcr Vcrlu*$uug » I I t)(r41, p. 1977. tale nous fait connuitrc non pas quclquc chosc dc récl, rnuis
2. V. Ie2i], p, tt0. dc formcl : cllc nous Íàit connaitrc cc quii lirrmcllcmcnt our
r64 LE - COMME SI , t s N)srÉrlrÉ DU FTcTIINALISME VAIHINGERItiN lô!

logiquement, rend un ordre juridique cohérent, et ce « par le pathologique en reprenant à son compte la distinction vaihin-
biais d'une falsification, d'une contradiction qui caractérise la gerienne entre un bon usage des fictions (on se contentc alors
norme fondamentaler». Certes, le fait que le moyen servant à de faire comme si le contenu de la fiction était vrai) ct un
penser dans sa cohérence l'ordre du droit soit lui-même contra- mauvais usage des fictions (alors changees en realités). llnÍin,
dictoire peut être iugé problématique. Mais la seule réponse de Adler exploite la thématique du « faire comme si » pour rendrc
Kelsen est que nous ne pouvons pas, en toute logique, proposer compte de sa propre pratique scientifique.
un autre type de fondement au processus de validation des
normes. La recherche de l'inconditionné conduit nécessaire-
ment à forger un monstre logique, celui d'une norme iuridique
Les fictions comme principes d'organisation et guides de I'action.
qui se valide elle-même sans se fonder sur une norÍne Dans Le Tempérament neraeux (1912), paru un an aprês
supérieure. La Philosophie du comme sr, Adler se réfêre fréquemment
C'est le deuxiême trait du fictionalisme de Vaihinger, mani- à Vaihinger pour appuyer ses propres analyses sur le rôle indis-
festement, qui a retenu toute l'attention de Kelsen. A son tour, pensable des fictions comme points de repêres et comme guides
Kelsen s'est demandé à quelles conditions une idée ou une pour l'existence en général. Il reprend à son compte le concept
proposition fictionnelle - la norme fondamentale - pouvait être vaihingerien de chaos pour désigner la réalité comme donnée
tenue polur acceptable, et non pas à quelles conditions pareille brute, réclamant de notre part l'invention de fictions comme
proposition pouvait êüe crue ou tenue pour vraie. Accepter une principes d'organisation :
idée, dans ce contexte, ne signifie pas la tenir pour waie, mais
l'adopter comme moyen opportun de résoudre un problême Pour pouvoir agir et s'orienter, l'enfant se sert d'un schema
úéorique, en l'occurrence de type transcendantal. I-a norme général qui correspond à la tendance de l'esprit humain à utiliser
fondamentale, on l'a vu, n'est nullement l'objet d'une des fictions et des hypoúêses, pour renfermer dans des cadres
croyance. Elle est acceptée à titre de proposition fictionnelle et circonscrits et bien délimites tout ce qu'il y a au monde de chao-
tique, de fluide, d'insaisissable I.
contradictoire, dans la mesure oü elle est l'unique moyen de
fonder, d'un point de vue purement formel, la pratique juri-
dique de validation des normes. Il s'agit de maiuiser jusqu'à un certain point le « monde
Plusieurs aspects du fictionalisme de Vaihinger ont trouvé un chaotique » qui nous assaille, celui des sensations, en y intro-
prolongement extrêmement fécond chez un auúe penseur duisant un certain ordre. Par exemple, poursuit Adler, « nous
divisons le globe teÍrestre à l'aide de méridiens et de cercles
autrichien, le célêbre psychologue Alfred Adler.
parallêles : c'est là, en effet, le seul moyen pour nous d'obtenir
2
des points fixes et d'établir entre er»( des relations ». Les méri-
Alfred Adler et Vaihinger. diens et les cercles parallêles ne coÍTespondent à rien dans la
réalité. Ce sont de simples fictions seryant à situer tel ou tel
I-e psychologue Alfred Adler (1870-1937), lecteur enüou-
point de la terre par rapport à nous et à évaluer la distance qui
sépare ce point de tel ou tel autre. Ce passage fait directement
siaste de La Philosophie du comrne sr, fait sienne l'idée vaihinge-
rienne selon laquelle les fictions sont indispensables à la écho à ceux oü Vaihinger recense les « fictions convention-
nelles » qui ont pour fonction de fournir « des points de repêrc »
structuration du monde qui se donne initialement comme un
(notamment aux navigateurs, dans le cas du méridicn dc Ferro)
chaos, et qu'elles valent comme moyens de nous guider dans ce
monde. En outre, il construit su distinction entre le normal et le

l. Carlos Migucl HtiRRnM, Pré;cntntlon dc I'urticlc dc linrique Mnnt : I. Alfrcd Alrt,ttlr, Le'l i:tn péramcrtt nerucltx t)
II I2 I' p' t I,
« Kclsen, I'autre "Kclscn" et lcr tictlonr r 120071, p, 92, 2. rbid.
16ó LE « COMME SI » IÁ I\)STERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN ló7

et un quelconque principe d'ordre dans les phenomênes. fond sur des idees « fictionnelles seulementt ». Dans Pratique et
Vaihinger écrit par exemple : théorie de la psychologie indiaiduelle2, Adler ecrit en référence
explicite à Vaihinger :
On peut egalement ranger dans cette liste [de fictions] toutes les
conventions qu'on rencontre dans les sciences, par exemple le méri- L,a pensée humaine normale, comme aussi ses actes pré-
dien de Fero, le point zéro, l'eau prise comme mesure du poids psychiques (inconscients), subit la pression de tendances à la sécu-
spécifique ou encore les mouvements célestes pris comme index du rité. [...] Récemment Vaihinger (La Philosophie du comme sr, l9l l),
temps. Dans tous ces cas on fixe arbitrairement certains points de dont les observations me furent connues longtemps aprês l'élabora-
repêre i de là, on tire dans différentes directions des softes de coor- tion de mes propres conceptions concernant les tendances et les
données afin de déterminer et d'ordonner les phénomênesr. aÍrangements visant la sécurité, a réuni un riche matériel en ce
sens, intégrant également d'autres auteurs défendant des vues
Adler loue Vaihinger d'avoir mesuré l'importance des analogues 3.

fictions dans la construction du savoir humain et dans l'exis-


tence en général : Vaihinger a vu que c'était un désir de certitude et de sécu-
rité qui, en contexte scientifique, faisait changer nos fictions en
[L'introduction d'un schéma irreel dans la vie réelle] est un fait réalités. Mais Adler, comme nous allons le voir, se sert de cette
d'une grande importance qui, d'aprês ce qu'a montré Vaihinger, se analyse pour caractériser un certain type de comportement
retrouve dans toutes les conceptions scientifiques et dont ie me genéral, qui s'étend bien au-delà du monde scientifique. Repre-
propose précisément dans ce livre de montrer les bases psycholo-
giques, telles qu'elles ressortent de l'étude des névroses et des
nant la terminologie vaihingerienne, il nomme à son tour
2. « dogmatique » la conduite paúologique de ceux qui, en quête
psychoses
de sécurité ou de certitude, changent leurs fictions en vérités a.
À l'instar de Vaihinger, Adler considêre que l'usage des D'oü provient ce besoin de sécurité, qui induit une telle
fictions est néfaste lorsque celles-ci ne sont plus reconnues conduite paúologique ? Dans Le Tempérament nerueux (L912),
comme telles par celui qui les emploie, mais changées en Adler fait l'observation suivante : « Plus notre détresse inté-
« réalités ». Le comportement pathologique survient selon
rieure est profonde », plus nous avons tendance à « réaliser » ou
à tenir pour objectives les fictions qui nous aident à compenser
Adler lorsque l'individu prend les idéaux fictionnels qui stimu-
ce sentiment de détresse. Par exemple, tel individu se sentant
lent l'action, par exemple, la perspective de gagner une compé-
tition, d'être aimé par telle personne, etc., « au pied de la faible et inférieur (à tort ou à raison) va forger de soi l'image
lettre ». L'individu convertit alors un simple idéal de l'imagina- d'un individu valeureux, viril, fort. Cette image fictionnelle, en
tion en quelque chose qui à ses yeux doit réellement exister 3. laquelle il trouve d'abord une compensation imaginaire à sa
faiblesse et un stimulant pour l'action, peut, en cas de profonde
D'oü procêde cette propension de certains sujets à changer de
détresse, être considérée par lui non plus comme un simple
simples idéaux de l'imagination en réalités ?
Selon Adler, c'est une aspiration à la sécurité et à la certi-
idéal de l'imagination, mais comme une « vérité » devant être
reconnue par tous. Ce mécanisme psychologique, transformant
tude qui pousse certains individus à transformer abusivement
leurs constructions fictionnelles en vérités. Vaihinger, selon
Adler, a bien saisi le processus psychologique à l'euvre chez l. V. U9231, p. t1l-132.
certains philosophes et savants, qui ne suppoftent pas de faire 2. I-a traduction du titre complet de cet ouvrage paru en 1920 est : I)atique
er théorie de la psychologie indioiduelle. Une introductútn à la psvchothérapic pour
les médecins, les psychoktgucs et les enseigttattts.
l.Y. |9231,p.23. 3. A. Al)llR, hatitluc ct théoric de la psychok»gie individualle I I4201, p, I j5, fc
2. A. ADrriR, LeTempirramentnoruat$ [l9l2l, p. 51. traduis.
7. Ibid., p. 45. 4. Ibid.,p.244.
ró8 LE « COMME SI » I}I POSTERITE DU FIC'TIONÁLISME VAIHINGERIEN I ()0

la fiction en verité prétendue, expose immanquablement l'indi- conflits au sein de la communauté scientiÍique, notamment
vidu à de nouvelles déceptions et à de nouvelles souffrances, car avec ceux qui perçoivent nettement le caractêre seulement
les autres hommes refuseront de reconnaiue la haute valeur à fictionnel de l'idée qu'on prétend faire passer pour une vérite.
laquelle il prétend abusivement - i'y reviens dans la suite. Adler Aux trois phases de la « mutation des idees » decrite par
loue Hans Vaihinger d'avoir révélé, certes dans le seul contexte Vaihinger, à savoir le changement de la fiction en hypoúêse,
de « l'histoire des idées », cette úansformation néfaste de la puis en dogme', Adler fait correspondre trois états psychiques
« fiction » en « dogme » : différents : 1. un état sain (la fiction est reconnue comme
fiction) ; 2. un état névrosé (la fiction est changée en hypo-
Plus le sentiment d'insécurite est fort, et plus le patient se sent úêse) ; 3. un état psychopaúologique (la fiction est changée en
poussé à intensifier sa ligne d'orientation, à augmenter sa dépen- dogme). Cette réappropriation par Adler des analyses vaihinge-
dance vis-à-vis d'elle. Je souscris ici volontiers à la profonde riennes le conduit à donner une présentation originale de la
maniêre de Vaihinger qui, parlant de l'histoire des idées, montre
distinction entre le « normal » et le « paúologique » en psycho-
que, dans leur évolution historique, celles-ci présentent une
logie, présentation qui, comme nous allons le voir, intêgre les
tendance à se transformer de fictions (c'est-à-dire des construc-
tions auxiliaires, fausses au point de vue théorique, mais utiles au idées maitresses et la terminologie de la « philosophie du
point de vue pratique) en hypothêses d'abord, en dogmes ensuite r. comme si ».

Selon Adler, Vaihinger a bien vu que c'était un sentiment de La fiction du « but de supéiorité » et la distinction entre le normal
malaise ou de désarroi qui conduisait à changer les fictions en et le patholo§que.
dogmes. D'aprês Vaihinger, beaucoup d'hommes ont du mal à
admettre que certaines idées úéoriquement fécondes soient de La fiction du « but de supériorité » est le terme par lequel
simples fictions. L'âme doit alors supporter l'idee que la notion Adler désigne, dans son ouvrage Pratique et théorie de la psycho-
en question « n'est que subjective ». Cela provoque en elle une lo§e indiaiduelle (192O),la fiction directrice majeure de l'exis-
« inhibition », une sorte de malaise qui contrarie notre tendance tence humaine. Pour comprendre le sens et la portée de cette
à agir en fonction d'idées süres, fiables, éprouvées, plutôt fiction, il faut rappeler que selon Adler un sentiment d'infério-
qu'en fonction d'idées « fictionnelles seulement ». Pour certains rité, lié à une conscience de notre faiblesse physique et
hommes, la perspective d'opérer en se servant d'idées fiction- psychique, est présent dês les premiers instants de noúe vie. Il
nelles seulement engendre même un « état de tension desa- s'éveille chez le nourrisson et le jeune enfant, l'incitant à croitre
gréable ». « k moyen le plus simple » de metúe fin à cet état, et à se développer afin de combler ses manques. Dans des
pour elles, « est de nier le caractêre subjectif de la représen- conditions favorables, l'enfant ne se laisse pas décourager, mais
tation accessoire concernée ». Plus ou moins consciemment, parvient à mener des activités en rapport avec ses compé-
la fiction se trouve d'abord changée en hypoúêse (le sujet tences, qui lui perÍnettent de surmonter son sentiment d'insuf-
imagine que son contenu pounait être vrai) puis en dogme (il fisance. Adler établit un lien essentiel entre l'éducabilité de
afftrme que son contenu esr vrai). Le fait de se comporter l'enfant et son sentiment primitif d'infériorité : c'est precisé-
« comme si » l'idée était vraie est finalement « remplacé par une ment sa faiblesse fonciêre qui porte l'enfant à demander du
affirmation » péremptoire, selon laquelle l'idee est effective- soutien à l'éducateur, et à tenter de satisÍ'aire ses attente§.
ment vraie 2. Ce changement progressif de la « fiction » en Lorsque l'enfant ne parvient pas à satisfairc aux uttcntcs dcs
« dogme », souligne Vaihinger, provoquc nécessairement des adultes, son pessimisme et son anxiété ulinrcntcnt un
« complexe d'infériorité » qui se traduit pur un rcpli trur toi,
premiêre phasc dc la pathologie psychiquc nelon Atllcr.
l. A. At)rliR, Lc Tcmpéramcilt nen)c,ot Il t) 1 21,
11. 1 48,
2. V. [92?], p. lti, I. Ibid,, p. I10-Ii7.
LE « COMME SI » I}I POSTERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN

Qu'il soit en proie à un simple sentiment d'infériorité, ou de compromis, pour rechercher une vie à côté de la vie, au mieux
bien à un complexe d'infériorité, dans les deux cas l'individu dans l'art, le plus souvent dans le piétisme, ou encore dans la
est conduit, selon Adler, à élaborer une image idéale de son névrose et dans la délinquance t.
moi. C'est cette image idéale du moi, comme guide de l'action,
qu'Adler nomme « but de supériorité », Ziel der Überulindung.Il En considérant le « but de superiorité » non plus comme une
le qualifie de fiction, encore une fois en référence à Vaihinger : fiction ou un idéal moteur mais « comme une réalité », comme
ce qui doit êue, l'individu s'expose à de vives deceptions. Son
Ce but de supériorite qui, dans chaque cas individuel, se but de superiorité ne pouvant se réaliser tel qu'il le projette, il
présente sous un aspect tout à fait original, n'est cependant pas de pensera subir de la part des autres, qui lui contesteront sa supé-
ce monde. Considéré en lui-même, nous devons le ranger parmi les riorité prétendue, une injustice. Il sera ainsi porté à entrer en
« fictions » ou les « imaginations ». Dans La Philosophie du comme si conflit avec eux, conflit qui peut finalement l'inciter à recher-
(2" êd. de l9l3) Vaihinger dit avec raison des imaginations et cher une vie en marge de la réalité sociale. Comme l'a montré
fictions que leur valeur réside dans le fait que, dépourvues en elles- Vaihinger, dês que la fiction utile cesse d'êue reconnue comme
mêmes de signification, elles sont de la plus grande importance
pour I'action I.
une « fiction », dês qu'elle est changée en un « dogme », non
seulement l'individu s'illusionne lui-même, mais de plus il
s'engage dans des conflits stériles avec ceux qui n'admettent
Le but de supériorité n'est pas « de ce monde », mais consiste
pas le « dogme » en question.
en une construction imaginative, en une fiction. Bien qu'il ne
dénote rien de réellement existant, il possêde cependant une
Adler reconnait que la fiction du but de supériorité a été
ébauchée, certes sommairement, par Vaihinger lui-même :
grande valeur pratique comme guide de l'action. Adler déclare
celui-ci a perçu la vraie nature du but de supériorité en le dési-
reprendre cette idée genérale à Vaihinger : la valeur d'une
gnant comme une « exigence de perfection » impossible à
fiction en général tient à son « importance pour l'action ». L'une 2.
réaliser concrêtement
des fonctions essentielles de la fiction du « but de supériorite »,
précise Adler quelques lignes plus loin, est d'« inciter notre
De fait, Vaihinger écrit : « L'exigence absolue de perfection
esprit à se perfectionner2 ». Le désir d'être reconnu comme [...] n'est qu'un souhait, un désir idéel toumé vers un non-exis-
tant [...] ; c'est une création idéale de l'humanité 3. »
supérieur, en effet, stimule l'individu dans le perfectionne-
Cette exigence de perfection, selon Adler, uaduit noue désir
ment de soi. I-a fiction, en elle-même fausse (l'individu n'est
pas effectivement supérieur aux autres), se justifie néanmoins
d'être reconnu et valorisé par le groupe, c'est-à-dire de
par ses effets bénéfiques, tant sur l'individu stimulé par elle que
surmonter notre sentiment d'infériorité tout en satisfaisant
notre « sentiment social », c'est-à-dire notre besoin de recon-
sur la société qui jouira des fruits de ses efforts pour exceller.
naissance. C'est ce but fondamental, prenant diverses formes
Tant que I'individu se comporte « comme si » il pouvait être
selon les individus, qui détermine la plupart de leurs réactions
supérieur, l'emporter sur les auúes, exceller, la fiction joue un
et comportements. Sur ce point Adler se sépare de Freud. Nos
rôle stimulant três positif. Elle devient néfaste si le sujet perd de
comportements ne s'expliquent pas primordialement par les
vue son caractêre fictionnel :
événements passés et les phases marquantes de notre enfance,
Celui qui considêre ce but de supériorité, qui fait de nous l'égal mais par un « projet » individuel, par une construction imagina-
d'un dieu, comme quelque chose de réel et de personnel, celui qui tive dans lequel l'individu projette une personnalité idéale à
le prend à la lettre, se verra bientôt contraint de fuir la vie réelle faite laquelle il s'efforce de correspondre.

l. A. Aor-en, hatique er rhéoie dc la psychologia 'iruliuiduellc [ 9201, p. 25. Je L. Ibid.


traduis. 2. Ibid., p. 25.
2. Ibid., p. 26. 3. V, [0211, p.4Í,
172 LE « COMME SI » IÁ POSrERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN 171

Par exemple, tel individu sera guidé pâr l'image fictionnelle À l'opposé de l'homme sain, le névrosé en mal de securité et
d'un « vrai homme », c'est-à-dire d'un homme fort, viril, complet, de reconnaissance ne se contente pas de feindre que ses Íictions
à laquelle il s'efforcera de correspondre. S'il s'agit d'un homme sont vraies, le temps de realiser tel ou tel but, mais il les
« normal », avance Adler, il uaitera pareil idéal du moi comme promeut « à la dignité d'un dogmer ». Adler écrit en ce sens :
une simple fiction susceptible de stimuler ces performances. I-a
formule : « Je suis un wai homme », dans son cas, « n'existe qu'à Le névrose, au contraire, semblable en cela à l'enfant encore
titre provisoire, comme une ligne auxiliaire dans une construc- etranger au monde et à l'homme primitit s'accroche au fétu de
tion géométrique ». Et Adler ajoute, en citant le nom de paille de la fiction, la substantialise, lui confêre arbirairement une
Vaihinger, que le destin de pareille fiction est de disparaiue une valeur réelle et cherche à la réaliser 2.
fois qu'elle a rempli son office (qui est de stimuler efficacement
l'action) : «Dês que le résultat [...] est atteint, cette formule Substantialiser ou hypostasier les fictions s'oppose à l'attitude
devient inutile et est rejetée (Vaihinger) t. » consistant à faire provisoirement comme si elles étaient vraies. Il
Ainsi, l'homme normal se sert de l'image idéale du moi convient à présent d'étudier la place décisive accordée par Adler
« viril » comme d'un simple moyen provisoire d'atteindre un à la locution « faire comme si », telle que l'a analysée Vaihinger,
résultat positif, à l'occasion d'une épreuve quelconque, mais dans l'élaboration de ses concepts majeurs, ceux de « normalité »,
sans jamais affirmer que cette image idéale du moi correspond d'« autosuggestion », et de « pratique scientifique ».
ou doit correspondre à la réalité. Comme l'indique la mention
de Vaihinger citée à la fin du passage, Adler s'approprie ici, Le « faire comme si » au ceur de la psychologie adlérienne.
dans le contexte de la psychologie, l'idée vaihingerienne selon
laquelle la fiction ne vaut que comme « moyen » d'atteindre un Comme on l'a indiqué dans ce qui précêde, Adler reprend
but, et doit êue abandonnée sitôt ce but atteint : l'expression « faire comme si », au sens vaihingerien d'une
simulation opportune, d'une feintise clairement consciente,
L'homme sain recherche, lui aussi, des fictions, des idéaux, des pour définir la normalité. L'homme normal, avance Adler, se
principes et des lignes d'orientation. Mais ce ne sont là pour lui que dit à lui-même : « Agis comme si tu étais le plus fort », mais il ne
des modus dicendi, des artihces lui permettant de distinguer entre le prend pas cette phrase au pied de la lettre'. Cet « agir comme
haut et le bas, entre ce qui est à gauche et ce qui est à droite, entre si » fonctionne comme une « autosuggestion », servant à provo-
Ie juste et l'injuste 2. quer chez lui les sentiments favorables à la réussite de sa perfor-
mance, avant tout le sentiment de confiance en soi. Vaihinger
Notons que les terÍnes modus dicendi et « artifices » sont a parfaitement formalisé, à travers les exemples cités dans son
ceux-là mêmes qu'utilise Vaihinger pour désigner les fictions 3. opus magnum, ce processus, que l'on peut résumer comme suit :
Dans les mêmes terÍnes que Vaihinger, Adler déclare encore je sais que A n'est pas B, mais je procêde comme si A était B afin
que l'homme sain est celui qui sait reconnaitre la valeur essen- d'en tirer un avantage. L'homme sain, selon Adler, est l'homme
tiellementpratique des fictions qu'il emploie : « Si l'homme sain qui adopte l'approche vaihingerienne par le comme si. Il ne
se sert de fictions, c'est uniquement à cause de leur utilité « substantialise » pas la supposition selon laquelle il est le plus
pratique, pârce qu'elles lui fournissent un point de départ fort, ne la transforme pas en vérité absolue devant être
commode pour aborder la réalité et la vie a. » reconnue par tous. Il sait accepter, le cas échéant, un échec ou
un résultat médiocre, sachant três bien que la proposition « ie

l. A. Aorsn, Le Tempérament nerucux [ 19121, p. I 48.


2. Ibid., p. 45. t. Ibid.
1.V. U9231,51,60 s. 2, A. Atrtlttt, Lc'l'cmpórumoilt ncrueux Il9l 2], p, 4í.
4. Ibid. 1.Ibid,
LE « COMME SI o uq posrÉatrÉ DU FICTIoNALISME vAIHINGERIEN

suis le plusfort » n'était pour lui qu'un expédient psychologique la réalité. Aussi l'emploi du terme « viril » pour designer tcl ou
(nommé autosuggestion) servant à stimuler ses capacités. tel comportement n'est-il selon Adler qu'une maniêre abstraite
En revanche, nous dit Adler, le névrosé prend ce type de de parler, qui a une valeur comparative seulement : tel indi-
proposition fictionnelle « au pied de la letuer ». Mu par un vidu cherche à incamer les valeurs « viriles », ou voudrait être
sentiment d'infériorité et de frustration qu'il cherche à tout prix plus « viril » qu'il ne l'est, etc. Adler utilise la notion de « protes-
à compenser, il en vient à se convaincre qu'il est vraiment le tation virile » pour désigner l'attitude offensive par laquelle le
plus fort et veut être reconnu comme tel. On voit ici que c'est névrosé cherche à réagir contre « ce qu'il sent en lui de
l'incapacite de traiter le contenu fictionnel sur le mode du féminin », à savoir son « sentiment d'insécurité, de diminution,
« faire comme si » (on fait comme si la fiction était vraie tout en d'infériorité ». Adler prend soin de préciser que définir le
sachant qu'elle ne l'est pas) qui caractérise, aux yerrx de Adler, « féminin » par les sentiments d'insécurité, de faiblesse, d'infé-
le comportement paúologique en général. Dans le cas du riorité, ou au contraire la « virilité » par les sentiments de force,
néwosé, la fiction ne fonctionne pas comme un moyen d'auto- de sécurite, de supériorité, est une simple fiction arbitraire, un
suggestion, mais se change en prétention abusive. point de repêre idéal facilitant la description des tendances
L'« approche par le comme si », en outre, est utilisée par du comportement humain. Pareils stérêotypes n'expriment
Adler pour décrire la bonne attitude du chercheur, et pour nullement la nature effective de la « femme » ou celle de
qualifier sa propre pratique scientifique. Dans Le Tempérament I
« l'homme ». Dans l'esprit de Adler comme dans celui de
nerveux, en référence à Vaihinger, il souligne ainsi que les prin- Vaihinger, l'erreur commence lorsqu'on hypostasie, substan-
cipales antinomies qu'il utilise pour décrire et interpréter les tialise ce type de « couple fictif », en s'en servant pour définir la
comportements humains (masculin/feminin ; sécurité/insécu- prétendue nature du comportement de l'homme et de la
rité; infériorité/supériorité, etc.) sont de simples repêres femme.
« Íictifs » servant à établir des distinctions et des comparaisons : Dans le même ordre d'idées, la préface de l'ouvrage Le
Tempérament nerueux souligne que l'idée de « comportement
Le sentiment de sécurité et celü d'insécurité, correspondant, normal » est elle-même une idée fictionnelle : le terme de
respectivement, au sentiment d'infériorité et à l'idéal de la normalité désigne un comportement idéal qui sert de simple
personnalité, constituent, comme ce dernier groupe antiúétique, repêre pour étudier les variations du comportement humain 2.
un couple fictif, issu d'un jugement de valeur, une formation En d'autres termes, on se contente de raisonner comme s'il exis-
psychique, dont Vaihinger dit qu'il résulte « d'une dissociation arti-
ficielle de la réalité » I alors que les deux termes réunis présentent
tait un comportement nornal, afin de pouvoir mesurer des
un sens et une valeur, chacun d'eux, lorsqu'on le considêre isolé- écarts plus ou moins importants par rapport à cette norme.
ment, ne peut nous conduire qu'à des absurdités, à des conuadic- Dans le même sens, Vaihinger présentait « l'homme normal »,
tions et à de faux problêmes 2. en médecine, comme la fiction d'un « homme absolument sain,
d'un homme moyen exempt de toute anomalie 3 », en précisant
L,a fiction ou absúaction consiste par exemple à isoler le qu'il s'agissait là d'un simple point de repêre pour décrire des
«masculin » du « féminin », la « sécurité » de « l'insécurité », écarts par rapport à la norme. Ce qui est objectif, pour Adler
comme s'il s'agissait de déterminations autonomes existantes, comme pour Vaihinger, ce sont uniquement les écarts compor-
alors que dans la réalité ces déterminations sont toujours tementaux que ce type de repêre permet de mesurer, les éloi-
mêlées, co-présentes dans un même individu. La virilité gnements plus ou moins grands par rapport à la norme, mais
absolue, exempte d'éléments féminins, n'existe pas en soi dans

l. Ibid., p. 100-102.
l. A. At>trin, I-c Ternpóramcilt ,rcnuilx I lt) l2l, gl. 45. 2. Ibid., p. 6.
2. Ibid., p. 100. 7.Y.llt)211,p,21,
LE * COMME SI , IÁ POSTERITE DU FICTIONALISME VAIHINGERIEN

non pas les repàres eux-mêmes, dont on se contente de simuler Adler adopte au sujet des rêgles générales de sa psychologic
I'existence effective pour les besoins de l'enquête. une prudence typiquement vaihingerienne. Selon lui, loin clc
On trouve cette même prudence théorique, typique de tout dogmatisme, on doit se contenter de raisonner comme si ces
l'approche par le cotnme sl, dans la préface de l'ouvrage Le Sens éléments úéoriques étaient vrais jusqu'à preuve du contraire,
de la aie (1933). Adler écrit par exemple : c'est-à-dire tant qu'ils se montrent des outils efficaces pour la
pratique clinique, visant à expliquer et à anticiper les troubles
La singularité de l'individu ne se laisse pas ramasser en une individuels.
courte formule, et les rêgles générales, comme celles qu'expose la Il en va de même pour les concepts généraux. Dans Le Sens
psychologie individuelle que j'ai créée, ne se donnent pour rien de
de la aie, Adler rejoint Vaihinger (sans le citer) à propos des
plus que pour des auxiliaires (Hffimittel) servanr à éclairer provi-
classifications et typologies scientifiques, qu'il présente à son
soirement un champ d'approche dans lequel l'individu peut être
percé à jour - ou manqué r. tour comme de simples points de repêre commodes dont il faut
se contenter de feindre l'objectivité. A propos de sa propre
Notons ici l'emploi par Adler du terme Hffimittel, « auxi- typologie des actes manqués, Adler écrit : « Je ne recours
liaire », terme que Vaihinger utilise à maintes reprises pour dési-
qu'avec une grande prudence à une úéorie des types, car
gner des outils úéoriques qui ne prétendent pas corespondre l'étudiant succombe facilement à l'illusion qu'un type est
quelque chose de fixement établi, d'autonome, dont le fonde-
exactement à la réalité. Pour Vaihinger par exemple, une r.
proposition générale quelconque obtenue par induction n'est ment est quelque chose d'autre qu'une structure similaire »
qu'une « construction auxiliaire », qui vaut tant qu'elle est effi- Un « type » est selon Adler une abstraction qui regroupe une
cace pour expliquer et prévoir les événements. On se contente
série de phénomênes dits similaires sur la base de quelques
de raisonnet comlne si elle était vraie, tant qu'elle nous sert à traits communs. On parlera ainsi de « névrosés », de « psycho-
former des prévisions satisfaisantes 2. Dans son article de 1921 : tiques », etc., à propos de sujets qui présentent certains des
« La philosophie du comme si est-elle un scepricisme ? »,
traits de caractêres réunis dans le « type ». Ces types, cependant,
Vaihinger soutient ainsi qu'une loi générale, en science, vaut ne possêdent qu'une valeur classificatoire et descriptive provi-
uniquement comme moyen de prédire de maniêre três soire, qui mérite d'être affinée au cours du temps. Rappelons ici
probable « la série des "données" qui nous feront encontre dans que Vaihinger, dans le même sens, présentaient les typologies
l'avenir 3 ». Mais même si la loi en question s'avêre être un outil comme de simples classifications idéales obtenues par sélection
de prévision emcace, cela ne signifie pas pour autant, selon lui,
de quelques traits communs. Ces classifications cherchent à se
« rapprocher » de la súucture effective de la réalité, de ce que
qu'elle exprime fidêlement et complêtement la réalité prise
dans toute sa complexité. Comme on l'a vu, une proposition Vaihinger nomme le « systême naturel », mais sans iamais
générale se présente toujours comme une abstraction, comme pouvoir prétendre l'épouser exactement :
une simplification de l'enchevêtrement três complexe des
Une classification prélêve, dans un groupe de caractéristiques,
causes et des effets; elle est, de plus, falsifiable, puisque de
celle qui est particuliêrement saillante. [...] Ces classifications
nouveaux cas surprenants peuvent nous conduire à la remettre accessoires et provisoires n'ont pas uniquement un but pratique,
en question 4. celui d'enregistrer les choses et de les classer en rubriques (offrant

l. A. Aor-an, Le Sens de la uie [933j, p. 7.Je traduis. cause par des événements décevant notre attente et éveillant nos doutes. Ce
2.Y. 11923),p.21. qui separe toutefois le fictionalisme vaihingerien de Peircc et de Jomes notam-
3. V. [1921], p.531. ment, c'est le refus d'accorder une valeur de vóritê nrêmc à l'idéc qui iunqu'à
4. Certes, on pourrait dirc quc Vuihingcr cst lirillitrilistc au même titre que présent s'est montró tiuble ct efficace. Ainsi Voihingcr tr'irrtêre-t'il pun de
le sont des auteurs commc Peirce ou Jnlnur : l){rur cux urrssi, aucune proposi- l'efficacité de tellc kli physiquc, cn tant quc lnoyell tle prêvilirtn' à nu vérité.
tion n'est définitivemcnt étublic, muh glcrrt êtrc ü tout ntornent remisc en I . A, A»t ttn, l,a S'erts th h aic I I t) li] , p. tlti,
178 I-E«COMMESI » tq posrÉntrÉ DU FICTIoNALISME qAIHINGERTàN 179

ainsi une softe d'outil mnémotechnique). Elles ont en outre une consciente du caractêre seulement instrumental et pcrf'ectible
I

valeur théorique, puisqu'en préparant et facilitant la decouverte du des outils conceptuels qu'elle utilise.
systême naturel, elles remplissent une fonction heuristique r. Pour conclure, retenons que deux traits majeurs du fictiona-
lisme vaihingerien sont exploités par Adler : l. l'idee selon
Le chercheur qui renonce à l'« approche par le comme si » laquelle les fictions sont indispensables pour structurer le
risque de se persuader de l'objectivité définitive des types qu'il monde tel qu'il nous est donné et pour nous y orienter ;2.l'idêe
emploie. Il inclinera ainsi à faire entrer de force certains cas selon laquelle le « faire comme si » est une attitude positive,
singuliers dans les classes dont il dispose, plutôt que de méditer définissant le comportement « sain » aussi bien dans l'existence
sur la singularité du cas et la nécessité éventuelle de réaménager ordinaire que dans la pratique scientifique.
la classe en question ou de la fuger inappropriée au cas. Pour Au terme de ce troisiême chapitre, nous espérons avoir mani-
le chercheur raisonnable au contraire, la typologie possêde un festé que l'intérêt suscité par Vaihinger auprês des grands
caractêre préparatoire et évolutif: conscient de son caractêre auteurs de son temps concernait essentiellement les traits de
approximatif et perfectible, il se contente de raisonner comrne son fictionalisme exposés dans notre chapiue II, plutôt que les
si elle était vraie jusqu'à preuve du contraire. Il concentre son aspects pragmatistes de sa pensée, présentés dans le premier
attention sur les cas singuliers, qui peuvent conduire à remettre chapitre de ce livre. Ces aspects pragmatistes, en effet, n'ont
en cause la typologie adoptée jusqu'ici. En s'attachant aux cas pas été retenus par les auteurs que nous venons d'etudier, et ne
qui résistent à sa typologie, le chercheur est conduit à affiner participent pas de ce que l'on peut appeler la fécondité úeo-
cette derniêre en formant de nouvelles subdivisions. rique de la « philosophie du comme si ». Pour confirmer la úêse
Adler développe cette perspective faillibiliste tout au long du selon laquelle Vaihinger vaut avant tout comme fictionaliste,
chapiue vln de son ouvrage Le Sens de la aie, chapitre qu'il nous souhaitons montrer que les principaux traits de son fictio-
consacre aux différents types d'actes manqués. Il souligne que nalisme trouvent un prolongement important dans divers
le cas intéressant pour le scientifique, celui qui « parle » le plus, secteurs de la philosophie contemporaine.
est précisément celui qui résiste au « type » sous lequel on
voudrait le ranger. Adler prône ainsi un usage perspicace et
prudent des types, aÍin d'éviter une réduction abusive du cas
particulier à un type qui ne lui correspond pas : « Les meilleurs
jugements que j'ai portés dans mon activité tournée vers la vie
psychique procêdent sans doute de ma prudence dans l'usage
de la úéorie des types 2. »
L'approche par le comme sz, telle que Vaihinger la concevait,
est bien au centre des analyses de Alfred Adler. C'est en termes
de « faire comme si » qu'Adler rend compte de la différence
enúe le comportement sain et le comportement paúologique
à l'egard des fictions. C'est en terÍnes de « faire comme si » qu'il
présente la « bonne » attitude scientifique, ouverte et non
dogmatique : Adler applique à sa pratique de chercheur et de
clinicien les exigences d'une « approche par le comme si », l. Contrairement à Freud, qui avait exclu Alfred Adler de son cercle de
recherche en raison de ses vues divergentes, lc psychologue uutrichicn reclu-
mait la confrontation cles idées, reconnaissant volonticrs cluc so psychologie,
tout comme la psychunulyse, « n'était encore quc dunt $ctt début$ » et qu'ellc
r.Y. |9231,p.32. avait beaucoup à gugncr clcs cchilngcs et discusnionn cntrc clrcrcltcttm (cit*
2. A. A»uin, Le Sens dc la ttic I u ]il, p, tltl, pur Josef l{n't"t'Nt,,tt, AlÍrod Adlar 1972), p. 22).
CHAPITRE IV

VAIHINGER C ONTEMPORAIN

Aprês avoir manifesté, dans le chapitre qui précêde, l'impact


du fictionalisme de Vaihinger sur l'itinéraire intellectuel de
certains grands lecteurs de son temps, nous souhaitons, dans ce
demier chapitre, manifester son actualité philosophique. C'est
surtout le quatriême trait du fictionalisme vaihingerien qui, ici,
sera à l'honneur : que ce soit pour rendre compte de l'expé-
rience esúétique (§(/alton, Currie), d'une certaine forme
d'expérience religieuse (Cupitt, Le Poidevin), d'une certaine
conception de la science enfin (van Fraassen), nous allons voir
que l'approche vaihingerienne par le comme si s'avêre particulie-
rement pertinente.

Vaihinger et l'esthétique.

Le « faire comme si » dans I'expérience esthétique.


On peut dire que le fictionalisme de Vaihinger trouve dans
les travaux de Kendall §íalton un prolongement fécond, sans
qu'on puisse avancer pour autant que §falton se soit directe-
ment inspiré de Vaihinger. L'idée typiquement vaihingerienne
développée à sa maniêre par Valton est qu'on ne peut
comprendre l'expérience esthétique, comme expérience para-
doxale, qu'en présentant cette expérience en terÍnes de « faire
comme si ». Le paradoxe de cette expérience, avons-nous vu en
introduction, est le suivant : comment se fait-il que nous ayons
des émotions face à dcs situations gue nous savons ôtre parfai-
tement fictives ? Ne faut-il pas croire dans la vérité de ce qui ue
présente à nous pour être émus ?
t-L-c()MMtig, VA I H I NG F-R (,'O N'I IiMPo R-4 I N

La modalité « normale » de I'expérience esthétique, selon retirer une satisfactionr. rValton soulignc cluc lc « litirc c()llllllc
'W'alton, suppose précisément deux conditions qui furent bien
si » déborde largement le cadre des jcux tl'cn[ituts ct cclui
mises en évidence par Vaihinger : 1) que l'amateur d'art des arts représentatifs, et qu'il possêdc « bcitttcoup cl'autrcs
2
parvienne à se comporÍer contme si les contenus représentés par applications ».

l'truvre étaient vrais ; 2) qu'il reconnaisse, dans le même temps, Concemant l'expérience esúetiquc, la thcsc gcnórale de
leur caractêre fictionnel. Selon §7alton, l'émotion proprement I(endall W'alton est que celle-ci repose sur lc même « jeu
esthétique (qu'il nomme « quasi-émotion ») n'est possible que d'imagination » que celui qui est impliqué dans les ieux
parce que le contenu représenté est identifié comme étant une d'enfants. L'enfant traite le bâton comme une épée, et ce
fiction, autrement dit comme quelque chose dont on se support qu'est Ie bâton lui sert à imaginer qu'il est un vaillant
contente de feindre l'objectivité - j'y reviens dans la suite. chevalier croisant le fer contre des bandits. De ce jeu d'imagi-
Il est fort probable que I(endall Walton ait lu au moins la nation, l'enfant retire certaines émotions stimulantes et plai-
version populaire de La Philosophíe du comnte si de Vaihinger, santes. De la même maniêre, l'rruvre d'art est traitée par
traduite en anglais dês 1924 par Charles Kay Ogden. En tout l'amateur d'art comme un support) « prop I », pour un jeu
cas il a participé à un ouvrage collectif dans lequel Vaihinger est d'imagination lui donnant accês à certaines êmotions : « Les
maintes fois cité, notamment comme l'un des « prédécesseurs ceuvres appartenant aux arts de la représentation sont des
historiques » du fictionalismer. Le titre d'un des principaux supports [pour notre activité imaginative]. Ce sont les mots
ouvrages de Kendall rValton : Mimesis as Make-Beliezte (1990), dont la suite constitue les Voyages de Gulliaer qui font que,
a indéniablement un accent vaihingerien. On peut traduire ce fictionnellement, il existe une société dont les membres mesu-
titre de la maniêre suivante : La représentatio?t en tanÍ que Jaire rent six pouces de haut et qui partent en guerre à propos de la
semblant. On pourrait encore traduire make beliezte par « faire façon d'ouvrir les eufs a. »
comme si », au sens vaihingerien de faire semblant ou de simu- De même que l'enfant fait un usage fictionnel du bâton' au
lation. La traduction de make-belieae par simulation fut sens oü il le prend pour ce qu'il n'est pas (une épée), de même
proposée par Roger Pouivet dans le chapitre « Esthétique » du le lecteur fait un usage « fictionnel » du roman, au sens ou il le
Précis de philosophie analytique'. On pourrait encore traduire traite comme autre chose que ce qu'il est : pour pouvoir accéder
make belieae par le terme « feintise », qui signifie l'action de aux émotions esúétiques, il doit faire comme si le roman rela-
feindre. tait des faits réels, comme s'il existait une société dont les
À f i.rstr. de Vaihinger, \W'alton souligne l'importance du membres mesurent six p«ruces de haut, etc. Est « fictionnelle »,
« faire comme si » dans l'existence humaine en général. Le « faire déclare \ü7alton, la chose qui reçoit un statut autre que celui
comme si » intervient bien au-delà du seul cadre de l'esúé- qu'elle possêde véritablement. Dans le fait de considérer A
tique. I-a représentation dans les arts, souligne \Walton, « s'inscrit comme si il était B, A reçoit un statut fictionnel (c'est fiction-
I dans le prolongement d'autres institutions et activités humaines nellement, non en réalité, qu'il est B). Walton exprime cette
I
familiêres, plutôt que comme quelque chose d'unique recla- idée de la maniàre suivante : « Ils fles enfants] rendent
I
mant des explications spécifiques 3 ». Loin d'être le ressort de la
I
seule expérience esúétique, le « faire comme si » commence
dês les activités de la plus pctite cnÍànce : le nourrisson se
comporte « comme si » son poucc était lc scin matemel, l. K. \iVnt;l<tN , Mttntelous Images. On Valucs urul tha Arrs [2tx)iil, p. 65.
c'est-à-dire qu'il traite lc prcmicr c()nunc lc sccond, aÍin d'en 2. I(. \iünr,'t oN , Minrcsis us Mahc-Bclitzrc Il <)<)01, p. i79.
j. f]n prop »! llu scns oü §íaltiln I'cntcntl, cst « (ltlel(ltlc cltosc tltti gttt«lc
"
lCs ACtCs d'irtlltgttrcr,. Lcs situatir)tts tltlC le rotttltlt (tottttttt' « l)Í()l) ») ll()lls
l. Mark Iili I(nl.tttltttlN (c'tl.), I')r lrrtl,tlrttt rtt Ãlttrtltltytrtt l2tx)51, p.7. c«rntlgit lt irrritgirrcr ct tlotrl il grrirlc I'itlltgitutltort «\()rrl ll(ltortttt'llt's,,
2. Ilogcr l)orrrvrir', « Iisthi.titluc ,, l.l()(x)l, I I t{.1. (l(. WntrtrtN, lllrrtrttrt,tt t|l,tkt lltlit'?,(' II()()01, l). (,())
l. I(. W^t l()Nt rrr Âlrlir' ltrlttlt I lttrl{)1,1t. 'i. ,1. lirrrl., p tH
^Írr,,r'\r\
184 LE «COMMESI , VÁ I H INGE R C O NTEMPO RÁ IN

fictionnel » le support qu'ils utilisent, « c'est-à-dire qu'ils le dans laquelle il joue le rôle d'un vaillant chevalicr par cxemple.
rendent vrai dans le monde du faire semblant I ». De même le spectateur d'un film, s'il veut pouvoir tirer proÍit
L'adjectif « Íictionnel » signifie donc : ce qui est tenu pour du film, doit accepter de considérer l'ceuvre comme si elle repre-
vrai dans un monde de « faire semblant », dans un monde de sentait quelque chose de vrai. S'il refuse ce « faire comme si »,
« faire comme si ». Cette articulation entre les termes de s'il persiste à considérer le contenu de l'ceuvre (du roman ou
« fiction » et de « faire semblant » fait directement écho aux du film) comme quelque chose de totalement artificiel et faux,
analyses de Vaihinger. Le philosophe allemand avance par alors il ne se laissera pas prendre par l'ceuvre et n'accéderâ pas
exemple : considérer la matiêre comme si elle était composée aux émotions qu'elle pourrait susciter en lui.
d'atomes (au sens de corpuscules indivisibles), alors que par Concemant la fonction dévolue ici à l'ceuvre d'art, celle de
définition tout corps, en tant qu'il occupe l'espace, est divi- susciter des émotions, on observe une certaine affinité entre la
sible, revient à conférer à la matiêre un statut fictionnel, celui position de Walton et certaines analyses de Vaihinger.
d'un composé d'atomes'. Selon Vaihinger l'atome est une
fiction. Raisonner comme si la matiêre était composée de corps
La fonction de I'art.
indiüsibles, c'est traiter fictionnellement la matiêre « comme »
un composé d'atomes. Ce « faire comme si » se justifie par I-a fonction de l'art, selon Vaihinger, n'est pas de nous faire
l'avantage théorique que l'on peut en retirer. Selon Vaihinger, connaitre ou de nous « réveler » certains aspects inaperçus ou
considérer la matiêre de cette maniêre pernet de mener plus négligés de la realité, comme le veut la conception cognitive de
facilement à bien certaines opérations comme, par exemple, l'art illusuée par des penseurs comme Schopenhauer ou encore
présenter la composition des corps chimiques. De même, selon Emst Cassirerr. Elle est de susciter en nous certains sentiments
\ü7alton, considérer l'cuvre d'art (par exemple un roman) ou certaines émotions. Vaihinger prend soin de préciser que les
comme si son contenu était objectif, est ce qui permet au lecteur sentiments en question doivent être « édifiants » ou « impor-
d'obtenir certaines émotions, qui lui demeurent inaccessibles tants » : « I-a fiction esthétique a pour fin d'éveiller en nous
2.
s'il refuse de se prêter au jeu du « faire comme si ». Là encore, certains sentiments édifiants, ou d'une certaine importance »
c'est l'avantage que l'on peut retirer du « faire comme si » qui lui Cette fonction éducative de la fiction esthétique, indiquée ici
confêre sa justification. par le terme « édifiants », est réafftrmée par'IJ?'alton, pour qui
Pour pouvoir se laisser prendre par l'cuvre, pour y parti- l'ceuvre d'art peut contribuer à nous perfectionner éthique-
ciper émotionnellement, le spectateur doit selon §Talton se ment. Cela ne veut pas dire, dans l'esprit de Walton, gue
comporter comme si le contenu de l'euvre tout entiêre était l'cuvre doit sewir à illustrer des valeurs éthiques préalable-
obiectif, il doit imaginer qu'il l'est, tout en sachant qu'il ne I'est ment fixées. C'est seulement que les jeux d'imagination que
pas en réalité. Il doit se rapporter à l'cuvre de la même maniêre nous engageons face à l'cuvre peuvent nous aider à mieux
que l'enfant se rapporte au bâton : l'enfant sait qu'il s'agit d'un comprendre les autres hommes, et par suite à mieux nous
bâton, mais il décide de le traiter comme une épee afin de comporter avec eux. En imaginant notre réaction si nous étions
pouvoir imaginer grâce à ce support une histoire stimulante, à la place du personnage qui vient de perdre un proche, par
exemple, nous découvrons en nous certains sentiments (uis-
l.K. §7alton, «Metaphor and Prop Oriented Make-Believe» [2005], tesse, révolte, etc.) et nous nous préparons, ainsi, à mieux
p. 66 : true-in-the-world-of-make-believe. « comprendre » celui qui se trouvera confronté à une situation
2.V. 119231, p. 99. Vaihinger écrit : « L,es jugements du type : "la matiêre similaire:
est constituée d'atomes", ou encore : "la ligne courbe cst cclnstituée de lignes
infinitesimales", doivent s'entendre cornmc des énoncés purement Íictionnels
n'exprimant aucune existence. » I.e curnctêre iictionnel dc ces lugements est 1. Cassirer écrit pur cxcnrplc : « f-'art revcle lu réulité' [... I il nous nidc à voir
rendu par I'expression « comrnc oi », ()n dlru ulrrsi, pur excmple : « I.,a matiêre lcs fcrrmes dcs chonct » (lirnst OnsslRlllt, Ilssai sur I'honurc' llt)7!1, p. 2'l()).
d<rit être considérée comme si clle étuit conttltuée d'utonrcs , (ibi.d., p.76). 2. V. Íl9ltll,p, l'll,
t86 I.E, COMME SI , VA I H I N G E R C oN7- E M PO RA I N

Imaginer à propos de soi-même est indispensable à nos expe- sans les recomposer de maniêre à lcur ckrnttcr unc l)orlcc
riences imaginatives. C'est principalement en nous imaginant faire universelle, risque fort d'ennuyer les spcctatcurs ct tlc nc
face à certaines situations, nous engager dans certaines activités,
susciter en eux aucun sentiment et aucunc ótnotiotr. l,c grand
observer certains événements, eprouver ou exprimer certains
artiste est selon Vaihinger celui qui crée dcs lictions possc'rlant
sentiments ou certaines dispositions d'esprit que nous parvenons à
« une valeur pratique », c'est-à-dire capablcs dc 1'rrovoqucr clcs
nous accorder avec nos sentiments - que nous les découvrons, sentiments nobles, susceptibles de nous perÍccti«lnncr cthiquc-
apprenons à les accepter, parvenons à nous en purger, bref, que
nous accomplissons à leur égard tout ce à quoi peut nous aider mentr. Moins normatif, Walton ne se prononcc pas sur la
l'imagination. Imaginer à propos de soi-même est important même maniêre dont l'artiste doit procéder pour parvenir à susciter
lorsque l'on cherche avant tout à comprendre autrui I. chez le spectateur de bonnes émotions.
Retenons ici que \üTalton attend de l'artiste la même chose
La dimension éúique de l'expérience esúétique n'est pas que Vaihinger : celui-ci doit parvenir à provoquer « un jeu de
conçue de la même maniêre selon Vaihinger et Valton. Le faire comme si » auprês de l'amateur d'art. Il faut que ce dernier
premier voudrait mettre l'cuvre au service d'une éúique préé- puisse considérer le contenu de l'cuvre comnte s'il était vrai,
tablie qu'elle serait censée exalter2. Le second pense seule- grâce à quoi il participera à l'auvre et accédera aux émotions
ment que l'cuvre d'art, par les situations qu'elle nous conduit liées aux situations qu'elle dépeint. Il convient à présent
à imaginer, nous prépare à mieux comprendre autrui. IJne d'élucider comment s'articulent l'un à l'autre, selon nos deux
autre différence conceme la maniêre dont chacun conçoit le auteurs, le « faire comme si » et l'émotion esúétique.
travail de l'artiste.
Une fois definie la fonction de l'euvre d'art, Vaihinger se
Vaihinger : le « Jaire co?nme si » ns dure pas.
demande comment l'artiste doit procéder pour parvenir à
éveiller en nous des émotions et des sentiments stimulants, qui Vaihinger fait reposer l'expérience esúetique sur une conver-
nous donnent envie de poursuivre la contemplation de l'cuvre. sion proaisoire dela « fiction » artistique en « hypothêse » : « Avec
Vaihinger pose la question suivante : « Jusqu'à quel degré quelle facilité la fiction se change en hypothêse, nous le voyons
l'imagination [de l'aniste] peut-elle s'écarrer de la Nature, dans en ceci que le spectateur ou le lecteur ne peut pas soutenir long-
quelle mesure doit-elle l'imiter, et jusqu'à quel point peut-elle temps la tension psychologique du comrne si2. »
créerlibrementr?» Vaihinger veut dire que, au début de l'expérience esúétique,
Vaihinger récuse une imagination extravaganter qui serait le lecteur ou le spectateur fait comme si les contenus repré-
complêtement coupée de la « nature », c'est-à-dire des données sentés par I'ceuvre etaient vrais, condition sine qua non de sa
et des situations naturelles. Vaihinger semble adopter la participation à l'euvre. Mais une fois pris par l'ceuvre, il en
conception kantienne selon laquelle l'euvre doit senúler natu- vient à considérer son contenu comme la manifestation de
relle, faire oublier la construction et l'artifice qui lui ont donné quelque chose de réel. Le « faire comme si » cesse, et la fiction
naissance, et en même temps ne pas se réduire à une plate ârtistique (représentation sans prétention à la vérite) est spon-
copie, sans « âme », des données naturelles a. L'artiste qui ne tanément prise pour une « hypothêse », c'est-à-dire pour la
ferait que reproduire les données naturelles sans les idéaliser, représentation de quelque chose d'effcctif'. Pourquoi Vaihinger
avance-t-il que la tension psychologique du « commt: si », cssen-
tielle pour amorcer l'expérience esthótiquc, nc clurc pas ?
l. Kendall WAL'I oN, Mi»rcsis us Muhc-llelitrrt' | 19901, p. j4. A vrai dirc il nc s'en expliquc pas. 'lirutcÍiris il tnc sctrtblc
2. Nous avons vu l'importuncc potrr Vlihirrgr:r' rlc liricclrich Schillcr, qui
c1u'on pcut allcgucr lc motif suivant : tant (luc lt«ltts gitrrklns ii
selon lui exalte au moycrl tlc la po('sic t'l tlt'llr licliorr lrs vlrlerrrs tlc la rnorlle
kanticnne (voir p. 54).
3.V. IleIttl,p. Ii2. 1 . I/»il., p. I l.l
'1. Ibid., p. (r(r7 s. 2. Ibil.,1t I l;.
188 LE « COMME SI » VA I H IN GER C ONTEMPO RA IN I89

l'esprit que le persoÍrnage joué par l'acteur n'est pas réelle- Contrairement à ce que soutient Vaihinger, selon lequel nous
ment présent, tant que nous le considérons comme une fiction, oublions entiêrement que le personnage est ioue par un acteur,
nous n'entrons pas pleinement dans l'auwe etnous ne sommes §Talton soutient que nous nous contentons de faire semblant de
pas véritablement touchés par ce qui arrive au personnage en croire à la verité des scênes et des personnages' C'est pour cette
question. Pour accéder aux émotions liées aux situations raison que nous accêdons face à l'cuvre à des émotions propre-
decrites par l'ceuvre, il faut finalement considérer les éléments ment esthétiques, qu'il nomme « quasi-émotions ».
de l'euvre comme des réalités, en allant iusqu'à oublier qu'ils
ne sont rien de réel. At début, nous faisons cornme si le contenu Cunie « aersus » lYahon : le rôle flv « faire comme si »
de l'euvre était vrai, nous jouons le ieu en quelque sorte, mais dans l'accàs aux émotions.
ensuite nous le tenons pour vrai, en oubliant son caractêre
fictionnel. On peut dire que rJíalton, comparé à Vaihinger, augmente la
Nous assistons, par exemple, à une représentation úéâuale. part du « faire comme si » dans l'expérience esúétique. Selon
rJíalton nous faisons continüment comme si le contenu de
Supposons que les personnages soient uês bien joués par les
acteurs. Dans la perspective de Vaihinger, on dira qu'au début l'euvre était vrai, faute de quoi nous n'aurions pas accês aux
« quasi-émotions » caractéristiques de cette expérience. Selon
du spectacle nous considérons l'acteur comme s'il était le
persoÍrnage, tout en le voyant encore comme un acteur. Mais lui nous n'avons pas ztéitablement peut face à une scêne terri-
assez rapidement, l'acteur, s'il ioue bien, se fait oublier. Nous Íiante, ou encore nous ne détestons pas véritablemefi le traiue
en venons à confondre entiêrement l'acteur et le personnage. Iago quand nous assistons à Othello de Shakespeare. Nous
Il y a alors, selon la terminologie de Vaihinger, passage de la éprouvons une quasi-peur, une quasi-détestation. Lr specta-
« fiction » à l'« hypoúêse » (comme position d'une réalité effec-
teur « éprouve une quasi-peur lorsque, fictionnellement, le
monstre attaque I ». Ou encore, « c'est seulement fictionnelle-
tive). Nous Íre voyons plus un acteur jouant un persoÍrnage
ment, non en vérite, que nous détestons Iago »' Dit autre-
2
absent, mais interprétons le jeu d'acteur comme la manifesta-
ment, c'est parce que nous savons que c'est une fiction que
tion du persoÍrnage lui-même, en chair et en os. Nous oublions
nous n'avons pas une vraie peur ou une vraie détestation.
que le personnage est fictif et le considérons comme réellement
L'émotion esúétique est une émotion incomplête, non
présent devant nous.
suivie de réaction, de participation active au drame qui se joue.
Dans l'optique de §7alton, ce type d'interprétation présente
C'est précisément cette incompletude que traduit le terme
une difficulté majeure : si effectivement nous considérions le « quasi ». I-a conscience d'être engagé dans un « jeu de faire
personnage comme présent en chair et en os, nous n'aurions
semblant » a pour conséquence que nous n'éprouvons pas une
pas accês, en tant que spectateurs, à des émotions proprement vraie tristesse au suiet de Anna Karénine, par exemple, mais
« esúétiques ». Nous n'aurions plus les émotions d'un simple
une « quasi-uistesse ». I-a quasi-emotion est qualitativement
spectateur, mais celles d'un témoin et d'un agent prenant part semblable à la vraie émotion, mais elle en diffêre en ce qu'elle
à l'action. Certes, en tant que spectateur, nous avons certaines ne requiert pas une croyance dans l'existence de l'obiet qui
réactions : nous crispons nos points ou serrons le bras de notre provoque l'émotion. Ainsi, fe peux à la rigueur éprouver pour
voisin si nous avons peur. Toutefois cela n'a rien à voir avec un Anna Karénine une tristesse comparable en intensité à celle que
sentiment de peur auúentique, selon \üíalton, car la vraie peur j'éprouverais au sujet d'une vraie personne, mais cette tristesse
s'accompagne d'une action effective dans le monde reel. a ceci de particulier, comparée à la tristesse reelle, que je
Devant le film d'épouvante, ie reste avec ma peur et j'attends l'éprouve sans croire en l'existence de l'obict de ma tristessc'
que la scêne passe, tandis que clans lc monde réel, jc ressens la
peur beaucoup plus intcnsémcnt ct ic tcntc d'y mcttre fin par l. K. §9nt;trrn , Mitttcsis us Make-Relierrc [1990]' 1't, 244.
une action appropriéc, par cxcmplc en prcnunt la fuite. 2. Ibid,, p. 241,
r
I,IJ, CoMME SI , VA I H I N( }1; R C O NI-EM PO R4 I N

A défaut de croire qu'Anna Karénine existe et qu'elle s'est véri- suivie d'action dans le monde, contrairemcnt à la sccondc. On
tablement suicidée, je ressens une quasi-tristesse. Je joue en pourrait objecter à Currie que la véritable ómotion qu'il allêgue,
quelque sorte à être triste, en décidant de poursuivre la lecture celle du lecteur ou du spectateur, provoquóc sclon lui par
du roman, mais sans l'être véritablement. l'empaúie, se distingue pourtant des émotions de la vie réelle en
Cette conception a suscité de la part de plusieurs esthéti- ce qu'elle n'est pas suivie d'action. Le débat sur cctte question
ciens, notamment Gregory Currie, l'objection suivante : reste donc ouvert.
contrairement à ce que soutient Kendall \ü7'alton, il n'est pas Retenons l'essentiel pour notre propos. Certes, La Philoso-
nécessaire de croire en l'existence effective de l'objet de phie du comme si ne donne que quelques indications brêves et
l'émotion pour avoir une véritable émotion. On peut três bien laconiques sur la nature de l'expérience esthétique" Toutefois,
se contenter d'imaginer que telle personne existe, qu'elle subit il est manifeste que c'est dans la continuité de l'« approche par
tel ou tel revers de fortune, pour que cette imagination suscite le comme si » que les philosophes que nous venons d'étudier
en nous une véritable émotion et non une « quasi-émotion ». En s'attachent à rendre compte de l'expérience esúétique et à
effet, le ressort de l'émotion est selon Currie l'empathie: nous élucider son paradoxe : comment se fait-il que nous ayons des
imaginons être à la place du personnage, et cela provoque en émotions face à quelque chose que nous savons fictionnel ?
nous une vraie émotion. Que la situation servant de motif à Cette problématique est encore três vivante aujourd'hui,
l'empaúie soit réelle ou fictionnelle ne change rien à la nature comme en atteste par exemple le récent recueil de textes édité
de l'émotion. Je peux être autant ému par la situation d'Anna par Roger Pouivet, Jacques Morizot et Jean-Pierre Cometti :
Karénine que par celle d'une personne existante, qui susciterait Esthétique contemporaine. Art, représenta.tion et fiction. La troi-
en moi le même processus empathique. Ainsi, déclare Currie, siême section de ce recueil, intitulee Emotion et Íiction, ÍÍaite
je ressens emphatiquement de la tristesse pour Anna Karénine précisément de cette question : faut-il nécessairement croire en
en m'imaginant de maniêre vive et detaillee être à sa place, ou l'existence de ce qui émeut pour avoir des émotions ? Si oui,
encore en faisant comme si j'étais à sa place I. En imaginant voir comment se fait-il que nous ayons des émotions face aux
et entendre ce qu'elle voit et entend, en imaginant que j'hesite Guvres d'art alors que nous ne croyons pas à l'existence des
comme elle à me jeter sous le train, j'éprouve une vraie tristesse personnages et situations, que nous savons être fictionnels ? Si
mêlée de désarroi. non, comment expliquer que nous soyons émus par ce que
Walton aurait donc tort d'avancer que l'cuvre d'art ne suscite nous savons être fictif ?
que des quasi-émotions, au motif que l'objet qui déclenche Comme nous l'avons,u'u, les différentes réponses apportées par
l'émotion est une fiction à laquelle on ne croit pas. Il aurait tort \üTalton et Currie à ces questions ne peuvent faire l'économie
de faire dépendre les vraies émotions de la croyance en l'exis- d'une description de l'expérience esúétique en terÍnes de « faire
tence effective du personnage et de sa situation, car ce n'est pas comme si » ou de feintise. S'atteste ainsi, dans le champ de
ce type de croyance, mais un certain exercice de l'imagination, l'esthétique, la fécondité de ce trait du Íictionalisme de
qui provoque nos émotions. Reste à savoir si l'interprêtation Vaihinger : I'attitude consistant à faire contme si A était B, tout
générale de Gregory Currie peut s'appliquer à toutes les sortes en sachant qu'en réalité A n'est pas B, est le ressort de certaines
d'émotions que nous pouvons éprouver face à une cuvre d'art. formes d'experience humaine qui resteraient incomprehensibles
On peut en douter : par exemple le scntimcnt dc gaiete qui me sans référence à ce « faire comme si ». En l'occurrence,
saisit quand je vois un personnage grotcsquc ridiculisc ne repose nous avons vu qu'une certaine modalité du « Íàirc commc si »,
pas sur l'empathic. f)'autrc part, on pcrrt obscrvcr quc (lurric certes conÇuc diÍlcrcmment par'Walton ct Ourric, pcnncttait dc
laisse de côté unc diÍIérencc csscrtticll(' rck:vóc par \'Jíalton cntrc comprcndrc l'cxpcricncc csúctiquc colnlnL: cxp('ricncc ['rrr<ltior-r-
« quasi-ómotion » ct « ómotion vi'r'itirhlc , : llr prcnrii'rc n'cst pas ncllc Jrr«lvocluúc glrr rlcs contcnus Íictionncls.
(l'cst crrt.'otc r'tr ti'li'rcllcc ilu « litirc corllnlt' si , (lu(' (('r'lllllts
l. (ircgory (lt,t,tRttl, u Irtlrliitrrtron rrrrrl A{,rht' li'lrrvt', l.l{){).11, p. t,l. l plrilosopht's tlc llt ttlitr,.ior) s'attachcnt uujotrnl'ltrri t'nt'ort' lr r crrrlrt'
I,E . COMME SI , VA I H I NG ER C O N T IJM PO 1A IN

compte d'une certaine modalité de l'expérience religieuse. Dans que celui qui est donné à nos sens et quc nous orrkrr-ur()ns au
ce domaine également, l'« approche par le comme si » permet moyen du langage. Le monde dit intelligiblc, cclui clc la rcli-
d'élucider une expérience paradoxale. gion ou de la métaphysique, n'est selon Vaihingcr qu'un mondc
« idéal » forgé par nous en vue de repondrc aux aspirations
fondamentales du groupe humain et de donncr un scns à ses
Vaihinger et la philosophie de la religion. actions. Sur ce point, comme on l'a vu, Vaihinger rcprend à son
compte la perspective de f-ange. Dans La Phiktsophie du conune
Nous avons vu dans notre premier chapitre que Vaihinger sr, il cite l'extrait suivant del'Histoire du ruatérialisnrc de Lange :
valorisait une forme d'expérience religieuse déclarant se passer
de la foi en Dieu. Nous allons voir que le « faire comme si » rend Le monde intelligible est un monde poétique, et c'est precise-
compréhensible cette modalité paradoxale de l'experience reli- ment en cela que resident sa valeur et sa dignite. Car la poésie, dans
gieuse, qu'on peut nommer religion sans la foi. Nous nous le sens élevé et large ou il faut l'entendre ici, ne peut pas être
proposons d'étudier la postérite de cette « religion du comme si » regardée comme un jeu, comme un caprice ingénieux ayant pour
en philosophie contemporaine de la religion, ainsi que les prin- but de distraire par de vaines inventions. Elle est, au contraire, un
cipales critiques, plus ou moins récentes, qu'elle a suscitées.
fruit nécessaire de I'esprit, un fruit sorti des entrailles même de
l'espêce, la source de tout ce qui est sublime et sacré ; elle est un
contrepoids efficace au pessimisme qui nait d'un séjour exclusif
Vaihinger, Don Cupitt, Robin Le Poideztirr. dans la realité r.

Selon Vaihinger, on l'a vu, les représentations religieuses Pour Vaihinger comme pour Lange, la religion doit être
transmises par la tradition chrétienne sont avant tout de préservée en tant que 2
« domaine de l'ideal », et « elle doit être
précieux stimulants pour inciter les hommes à pratiquer la mise au même niveau que l'art » : elle est elle aussi une
morale chrétienne et, ce faisant, à cuvrer dans le sens du bien construction imaginative ayant pour fonction de susciter en
(conçu comme un idéal de fratemité, d'entraide, d'harmonie). nous certains sentiments. Les représentations religieuses sont
Vaihinger n'entend pas défendre une morale purement laique, une source oü les individus puisent réconfort et courage, et de
basée sur la seule raison. Une telle morale, à ses yeux, est trop maniêre générale les « émotions » et « sentiments » essentiels à
sêche et de peu d'eff'et sur les hommes. L'heritage chrétien est leur épanouissement moral 3. Seulement! est-il ,nécessaire de
précieux, car il foumit les représentations susceptibles de provo- croire en Dieu et dans le caractêre sacré des Ecritures pour
quer en nous les passions propices à la conduite morale. Cepen- pouvoir accéder à ces précieux sentiments ?
dant, Vaihinger considêre que la foi en Dieu (le fait de croire Nullement. Selon Vaihinger, le faire comme si » permet
....

en son existence et d'avoir confiance en lui) n'est pas essen- d'assurer l'obtention des sentiments favorables à notre
tielle à l'expérience religieuse. Selon lui, on peut se contenter épanouissement moral en faisant l'économie de la foi. Se
d'agir comme si Dieu existait, comme si les textes sacrés rela- compcrrter comme sf les textes sacrés disaient la vérité, comme si
taient des faits et personnages réels, l'essentiel étant l'effet Dieu existait, comme si le rêgne de Dieu sur terre devait arriver,
positif engendré par ce « faire comme si » sur nos émotions et sur en adoptant les rites et les pratiques religieuses appropriées,
notre comportement. Cette « religi«rn «lu comme si » est actuel- suffit à assurer l'obtention des sentiments favorablcs à l'accom-
lement défendue par plusicurs thcologicns ct philosophes, plissement moral dc l'humanité. Il n'cst donc pas csscnticl à
notamment par le prôtrc anglican ct phikrsophc l)on Cupitt, l'cxpéricncc rcligicusc de croirc positivcmcnt cn I'cxistcncc clc
sans qu'on puisse toutcÍiris uvilnccr cltr'il ait pris unc connais-
sancc dircctc clcs thüscs rlc Virilrirrgcr.
l. V. [()1] ll, p .lt)'/ .lt)lt
Un prcrnicr point c()nrnlun ('ntr'(' Vilihingcr ct l)on Oupitt 2. Ibil.,1t ).rtrt
c()nccrnc lc rclLs tlc rccorrnirtltt'I't'xislt'nt't'tl'lut lnorrrlc ittrtrc ). /lrr,/., 1r tO l
t94 LE « COMME SI » VA I H I NG ER C O NT EMPO RA IN

Dieu et du Christ, personnages fictionnels qui, selon Vaihinger, I'avons úéorisée dans la section qui précêde, en réÍérence à
appartiennent précisement à ce monde intelligible né de notre Kendall §falton. Il se refêre à la úéorie waltonienne de l'expe-
imagination. rience esúétique comme make-believe, expression qui, comme
Certaines analyses de Don Cupitt recoupent parfaitement on l'a vu, peut se traduire par « faire semblant », « faire comme
celles de Vaihinger. Ce úéologien soutient lui aussi qu'il si », « feintise ». Voici comment Le Poidevin résume la position
n'existe pas d'autre monde que celui que nous percevons et que de §üalton, avant de l'appliquer à l'expérience religieuse
nous élaborons par notre langage. Le récit religieux, selon lui, elle-même:
n'est pas la description d'un monde invisible préexistant, mais
un récit imaginaire stimulant. À l'instar de Vaihinger, Don Un enfant fait comme si un groupe de chaises mises en lignes
Cupitt s'oppose à une conception réaliste du récit religieux et formait un bus ; il fait comme si, en courant aprês un camarade, il
des êtres et événements qu'il évoque : pourchassait un criminel prêt à tout, en s'armant jusqu'aux dents
d':ur. pop-gun et d'un pistolet à eau : de même, quand nous lisons
Les réalistes pensent que notre langage religieux parle d'êtres, une nouvelle, nous faisons comme si elle relatait la verite. De cette
d'évenements et de forces qui appartiennent à un monde supérieur, maniêre nous nous plaçons nous-mêmes dans la nouvelle. Nous y
un second monde invisible au-delà de ce monde-ci qui est le nôtre. sommes comme témoins des evénements. Nous pouvons même
Or je crois qu'il n'existe qu'un monde et que c'est ce monde-ci, nous assigner à nous-mêmes un rôle, et imaginer que nous parlons
celui que nous faisons, le monde de la vie humaine, le monde du aux personnages. C'est notre participation active à la fiction qui
t.
langage. Penser que le langage reproduit la structure d'une réalite explique pourquoi nous y sommes emotionnellement impliqués
extra-linguistique, d'un monde transcendant celui de notre
langage, c'est là je pense une maniêre erronée de penser la nature Ce passage résume parfaitement l'explication waltonienne de
du langage en général. Chaque mot est davantage un outil pour l'émotion esthétique : nous accédons aux émotions parce que
effectuer un uavail qu'une sorte de photocopie de quelque chose nous faisons comme sl l'cuvre présentait des faits réels dont
qui n'est pas un mot. Le seul langage que nous connaissions est nous sommes témoins. Le Poidevin aioute :
humain de part en part, parfaitement adapté à sa fonction de
médium nous permettant de vivre dans le seul monde dont nous Il est paradoxal de s'engager émotionnellement dans quelque
disposions. Ainsi, nous devrions considérer le langage religieux chose que nous savons être faux. I-a solution waltonienne de ce
sous I'ange du rôle qu'il peut jouer dans nos vies, plutôt que d'une paradoxe est que nous jouons un jeu de « faire comme si », dans
maniêre myúologique, comme s'il offrait l'image d'un second lequel la fiction devient realité, et une part de ce jeu consiste à
monde r. éprouver quelque chose qui ressemble aux émotions réelles, bien
qu'il ne s'agisse pas d'emotions véritables 2.
Pour Cupitt, ce qui compte avant tout, ce sont les senti-
ments que l'on peut tirer des textes sacrés et de la pratique reli- Le « faire comme si » déjoue Ie paradoxe d'une émotion
gieuse (défrnie par des rites, des euvres, un certain type d'effort suscitée par un contenu irréel. Le Poidevin établit un parallêle
moral, etc.). Pour les obtenir, il faut se comporter comme si enue l'expérience enfantine du ieu, celle de l'amateur d'art, et
l'on croyait en Dieu et dans la sacralité de ces textes, sans avoir celle de ceftains chrétiens. Certains d'entre eux ne croient pas
ày croire vraiment. en Dieu, mais se comportent comme s'ils croyaient. Ce faire
LJn autre philosophe contemporain de la religion, Robin Le semblant n'a rien à voir avec la fausse dévotion d'un Tartuffe
Poidevin, inscrit plus nettement encore l'expérience religieuse par exemple, qui veut tromper son monde en se faisant passer
dans la continuité de l'experience esthétique, telle que nous

I . Robin IJI I'otl'tttvtN, Arguitg lor Athcisrn. Au lúroductiort to thc I'hilosoph.v


l. Don Cuprrt', Is Nothing Satcd ? : thc Nott-llealist I'hilosophy of Religion o.f Relirittn 9S61, p, I I (r, ic traduis.
[
[20031, p. 28-29, ie traduis. 2.Ibid., p. I17.
LE « COMME SI » VA I H INGER C ONT EMPO RA IN

pour un veritable croyant. ks chrétiens auxquels Le Poidevin par exemple suscite l'admiration et l'amour, l'envie dc lui
fait allusion iouent avec un monde religieux fictionnel de la ressembler, etc.). Et de même que les événements relates par
même maniêre que l'enfant joue avec des petites voitures, de le roman peuvent être déclarés vrais dans le strict cadre du
la même maniêre que le lecteur joue avec des contes ou que le roman, de même, les événements et les personnages de la Bible
cinéphile joue avec des images sur l'êcran. L'attitude consis- peuvent être déclarés vrais dans le cadre de la religion - true in
tant à faire comme si les articles de foi étaient vrais est impor- religion. La religion offre un cadre particulier pour un ieu de
tante pour leurs vies, pour l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, « faire comme si » ou de « faire semblant » favorisant l'obten-
pour leurs relations avec les autres, pour leur épanouissement tion de sentiments bien spécifiques, ayant une portée pratique
moral et spirituel enfin. La question de savoir si ces articles de et existentielle.
foi sont vrais est de moindre importance, et pour ainsi dire ines- [.a « religion du comme si », telle que Vaihinger l'a le premier
sentiel à leur pratique religieuse. exposée dans son opus magnum de 1911, a suscité de la part du
Ce qui, dans l'analyse de Le Poidevin, rappelle fortement úéologien Heinrich Scholz d'une part, du psychanalyste
Vaihinger, c'est la distinction qu'il établit entre « croire » en Sigmund Freud d'autre part, de fortes critiques. Certes, ces
l'objectivité d'une proposition et « l'accepter » seulement. Nous auteurs ne sont pas à proprement parler des contemporains.
avons vu que le deuxiême uait du fictionalisme de Vaihinger Toutefois, je souhaite montrer qu'il existe une certaine conti-
consistait dans cette distinction entre accepter et croire. Selon nuité entre leur critique respective de la conception vaihinge-
le philosophe allemand, je peux uês bien accepter une idée ou rienne de la croyance religieuse et les critiques aujourd'hui
une proposition dans une procédure à titre de moyen opportun formulées à l'encontre du « fictionalisme úéologique ».
d'atteindre un certain résultat, en faisant comme si elle était
vraie, mais sans croire qu'elle l'est pour de bon. Par exemple,
je fais comme s'il existait des quantités infinitésimales et je les Heinrich Scholz << aersus » Vaihinger.

accepte dans mon raisonnement maúématique, tout en En 1919, le philosophe et théologien Heinrich Scholz
sachant que de telles quantités ne sauraient exister. De la même (1884-1956) publie dans les Annalen der Philosopàre codirigées
maniêre, pour le fictionaliste úéologique, accepter l'idée que le par Vaihinger une assez longue étude intitulée : « Die Religions-
Christ est mort pour nous, par exemple, ce n'est pas croire dans philosophie des Als-ob ». Le but de l'article est de montrer que,
l'objectivité d'un tel événement, mais seulement adopter cette en défendant une « religion du comme si » soi-disant d'inspira-
représentation du Christ en tant que stimulant de notre vie tion kantienne, Vaihinger ne voit pas qu'en réalité il est en
morale. Faire comme si ce que relate le Nouveau Testament rupture avec la lettre et l'esprit du criticisme kantien.
était vrai suffrt pour nous disposer à former les idées et éprouver Deux objections majeures interdisent selon Scholz de lire
les émotions favorables à notre épanouissement spirituel. Dans Kant dans l'optique d'une « religion du comme si » : 1. Kant
cette perspective, l'expérience religieuse est une sous-espêce de donne de bonnes raisons (pratiques) de croire positivement en
l'expérience esthétique en tant que fondée sur le « faire comme l'existence de Dieu. Son propos n'est nullement de réduire
si ». Dieu à une fiction utile, comme le voudrait Vaihinger ; 2. Kant
Lorsque nous lisons un roman, nous faisons comme si le pense la religion comme indissociable de la croyance en Dieu.
personnage principal existait, comme si nous étions les témoins Croire en Dieu c'est, selon Kant, poser son existence en justi-
de ses succês et de ses mésaventures et nous accédons par ce fiant cette position par des raisons pratiques. Contrairement à
biais à certaines réflexions et émotions (ou « quasi-émotions », Vaihinger, Kant n'accrédite nullement l'idée qu'on puisse se
si l'on adopte la terminologie de Walton). Suivant le même contenter de faire comme si l'on croyait. l.'article de Scholz pose
procédé, « jouer » avec les élémcnts contcnus dans les textes dits indirectemcnt la qucstion de l'essence dc la croyancc rcli-
sacrés permet d'y puiscr lcs ómotiona qui vont renÍbrcer notre gieuse : cellc-ci cst-cllc c«rncevablc sans lu Í'oi, clcÍinic c()rnmc
effort moral et donner scns à notrc vic (lc pcrsonnage tlc Jcsus croyancc en l'cxittcncc clc Dieu ct commc conliuncc cn Lui ?
LE o COMME SI » VA I H I NG ER C ONT EM PO RA IN

Scholz critique d'abord la prétention vaihingerienne de faire morale peut recevoir un sens et une effectivite. I-'existence de
dériver la « religion du comme si » - reduisant Dieu à une Dieu est ainsi la condition de la réalité du monde moral, de
simple fiction - de l'esprit et de la lettre du criticisme kantien. même que l'existence de la liberté est la condition de l'effecti-
Certes, Kant soutient à plusieurs reprises que nous nous repré- vite d'une action morale, susceptible de louange ou de blâmet.
sentons Dieu au moyen d'un procédé analogique faisant appel La croyance en Dieu s'inscrit ainsi chez Kant dans le prolonge-
à l'imagination : on se le représeÍrte, par exemple, comme une ment de la réflexion éthique : dans la mesure oü nous devons
personne dotée comme nous d'entendement et de volonté accomplir le bien moral, tel que la loi morale nous le prescrit,
(representation indispensable pour penser Dieu comme la et dans la mesure oü l'existence d'un Dieu juste, omniscient et
source du souverain bien, et comme le juge ultime de notre tout puissant rend seul pensable le souverain bien qui donne
conduite). Toutefois, ce n'est pas parce qu'on se représente sens à l'agir moral, nous sommes fondés à croire en Dieu. On
Dieu au moyen de l'imagination que Dieu consiste en un être peut ici parler de foi rationnellej non pas au sens oü la raison
imaginaire, comme le voudrait Vaihinger. En effet, souligne prouverait l'existence de Dieu et fonderait théoriquement la foi,
Scholz, le criticisme laisse entiêrement indécidée « la realité ou mais au sens oü la raison pratique donne de sérieux motifs de
la non-réalité des objets de la conscience religieuse I ». Du point croire que Dieu existe et qu'il est digne de confiance.
de vue du criticisme, trancher en faveur de l'une ou l'autre Scholz s'attaque enfin à la notion de « croyance religieuse »
úêse est une position « non critique », au vu des limites de notre défendue par Vaihing.r. Être croyant, pour Vaihinger, consiste
connaissance. Aussi Scholz récuse-t-il la úêse de Vaihinger dans une simple pratique, dans une simple disposition à agir
selon laquelle le criticisme conduit à concevoir le suprasen- conformément aux norÍnes et aux rites de la religion chré-
sible comme une simple construction de l'imagination - úêse tienne. C'est par exemple « àgir comme si le devoir moral » était
que Vaihinger, on I'a vu, hérite lui-même de Lange. Cette commandé par Dieu : « Celui qui agit d'aprês l'imperatif caté-
pseudo-version du criticisme kantien, souligne Scholz, serait gorique agit comme si le devoir était un commandement divin ;
présentée par Kant lui-même comme un « dogmatisme », c'est- il croit en Dieu en ce sens 2. ,
à-dire comme l'expression d'un mode non critique de pensée 2. Scholz résume en ces termes la position de Vaihinger :
Vaihinger est « dogmatique » au sens oü il transgresse les limites
de toute connaissance possible en réduisant le contenu de l'idée [Selon Vaihinger] la « religion du comme si » ne consiste ni dans
de Dieu à une fiction : en contexte critique, affirmer la non- la conviction qu'il existe un Etre suprême, ni dans un comporte-
existence de Dieu est tout aussi illégitime que l'affirmation de ment qui procêderait de cette croyance ou qui aboutirait à cette
son existence. croyance, mais dans une conduite de vie consistant à faire comme si
3.
En ouúe, tout l'effort de Kant est de montrer, à l'encontre un Êue suprême existait
de l'interpretation qu'en donne Vaihinger, que nous avons de
bonnes raisons pratiques de croire en l'existence de Dieu, La « religion du comme si » fait l'économie de la croyance au
quand bien même nous ne pouvons obtenir aucun savoir úéo- sens fort du terme : elle consiste dans une « simple conduite »,
rique à son sujet. Certes, le fait que nous devions postuler un dans un ensemble de dispositions à agir comme si Dieu existait,
Dieu juste n'implique nullement pour Kant que Dieu existe. tout en se passant de « la conviction qu'il existe un être
Ce postulat sert à penser le souverain bien comme récompense suprême ». Scholz observe tout d'abord que cette conception de
divine du vertueux aprês la moft. Il permet de donner sens à la croyance est en rupture avec celle de Kant : « I-a croyance,
l'action morale par l'espérance du bonheur. C'est seulement si pour Kant, porte sur I'existence de Dieu et pas seulement sur
Dieu existe, souligne Scholz en pqrâphrasânt Kant, que l'action
L. Ibid., p, 74, tló.
l. Heinrich S<:HoI;r'2, Die Religi«rnrphlloulphic dcs Als-ob » [919], p. 67.
« 2. V. [9ltll, p,742,
2. Ibid., p. 95 : Áls Ausdruck oinar tmhrititchon l)oukurt be zeichnet, i. H, S<lnot:t'7, « l)ic ltcligionsphilosophic dcH Alr-ob » ll0l0l, p, 27,
LE « COMME SI » VA I H INGER CONTEMPO RAIN 20I

son Idée r. » Et il aioute que ce qui caractérise la croyance reli- Dans L'Aaenir d'une illusion, Freud distingue deux types dc
gieuse, c'est précisément le fait de croire que Dieu existe stratégies visant à préserver les croyances religieuses dcs
comme personne bonne et digne de confiance : x I-a religion critiques de la raison. La premiêre stratégie est qualifiée par lui
est, quant à son contenu, croyance en l'existence de Dieu 2. » de «violente et ancffi attiibue à
Ainsi, la croyance alléguée par Vaihinger n'est .pas une V,
croyance à proprement parler. « Croire en Dieu » ne saurait r la fameuse
Phrase de
consister en un simple « faire comme si » Dieu existait et nous Tertullien à propos de la résurrection : Credibilg est qàa inet''tu\n
prescrivait nos devoirs. Pour le dire en termes modemes, la esl, « c'est croyable parce que c'est insensé ». Cette phrase, nous
croyance en général, et la croyance religieuse en particulier, est : Çredo quia
forme
selon Scholz toujours doxastique : elle consiste à poser dans absurdum, « IJne telle phrase,
Je crois parce que c'est absurde ».
l'être l'objet de la croyance. Si Vaihinger nous demande de Gligieuses sont sous-
feindre que Dieu existe, c'est précisément parce qu'il ne croit traites aux exigences de la raison, notamment au principe de
pas en Lui : inversement, si je crois en Dieu, je n'ai plus à faire non-contradiction. Elles sont au-dessus
« de la raison2, s1!'on
semblant d'y croire. Kant, selon Scholz, ne s'y est pâs trompé : ne peut que ressentir inténeurement leur védÉlr-LE jgqtes
en limitant les prétentions du savoir úéorique, il laisse place à r6lii ís. co!qpíi5.
la foi, en concevant celle-ci comme une croyance effective en À cette conception, Freud adresse l'offitiõn úivante : si la
l'existence de Dieu, justifiable par des raisons pratiques. Le tort vérité des doctrines religieuses dépend d'une expérience inté-
de Vaihinger est de vouloir conserver le terme de croyance rieure censée révéler leur verité, que peut-on attendre des
utilisé par Kant, mais en réduisant la croyance à un simple nombreux hommes qui n'ont pas accês à cette expérience ?
« faire comme si » l'on croyait. Soit l'on croit, soit l'on ne croit L'expérience religieuse ainsi comprise est loin d'être universel-
pas, mais on ne peut nommer croyance un simple « faire lement partagée et partageable : on ne peut donc « édifier un
semblant de croire » : si je fais semblant de croire, c'est que je ne devoir » de croire en Dieu et de suivre ses commandements. On
crois pas véritablement ! ne peut d'autre part mettre une telle expérience religieuse à
Au moyen d'auúes arguments, Freud s'est attaché lui aussi à l'abri de critiques de la raison. I ^-qertle chose que l'on puiss.e
réfuter la conception vaihingerienne de la croyance religieuse, « rec
conçue comme un ensemble de dispositions à agir séparées de leur ». Dês
la foi en Dieu. lõís, nul ne peut ieprocheià tel individu humain, comme être
rationnel, de critiquer publiquement les dogmes religieux au
nom de la raison, et de les refuser pour des motifs rationnels
lreud « uersus o Vaihinger.
(en invoquant, par exe e
V_grhlrygl_Ugggsshone à agjr comme si Dieu exisrait, comme i et touÍ_
,;t mede t
Dieu devait advenir sur terre, etc., qqand Eien.mg!!g§91§$1- É croyarrce e non ration-
Lentations religieuses nous paraitraient fausses, voire iíême nelle s'avêre une stratégie três fragile, qui risque de détourner
r de nombreux hommes de la foi.
Vaihinger n'est précisément pas une attitude qu'on puisse I-a seconde stratégie visant à sauver les croyances religieuses
attendre des hommes en tant qu'êtres rqtionnels. des critiques de la raison, nous dit Freud, est « cellc de la

l. Sigmund Iilttttrtl, L'Aumir d'une illusion [19271' p. 2tt.


l. H. Sr:Hot;t'2, « Die Rcligionriphikrtollhic dcn Alr<rtr » [ I t) l9], p. tt6. 2. Ibid., P. 2t) ,

2. lbitl., p.74. 1.Ibid.


LE T COMME SI » VAIH IN GER C ONTEM PO RÁI N

philosophie du "comme si" ». Voici comment Freud présente la irrationnelle et que l'on ne saurait prescrire aux hommc[ cn
« religion du comme si » dans sa version vaihingerienne : général. Freud renforce cette critique par I'obseruution
suivante : « Précisément lorsqu'il traite de ses intórêts lcs plus
Elle [a religion du comme si] expose qu'il y a dans noúe acti- importants, il ['homme] ne peut être tenu de rcnoncer aux
vité de pensée abondance d'hypoúêses dont nous discemons plei- assurances qu'il réclame d'ordinaire pour toutes ses activités
nement l'absence de fondement, voire I'absurdite. Elles sont habituelles r. »
appelées fictions mais, pour une multitude de motifs pratiques,
Freq{prend ici le cgltre-pied de ll pratiques
positioP vaihingerienne.
nous devrions nous compofter « corune si » nous croyions à ces jeu
fictions. Cela vaudrait pour les doctrines religieuses en raison de Précisément, loisque d'importantes fins sont en
leur importance incomparable pour le maintien de la société (comme notre épanouissement spirituel et moral, par
humainer. exemple), l'homme doit être d'autant plus exigeant quant à la
rationalité et à la fiabilité des idées censées guider son action !
Freud a parfaitement compris la úêse de Vaihinger : nous Il aura plus de chance d'atteindre ses buts pratiques s'il renonce
.
devõns nous comporter comme@es au « faire comme si » au profit d'un examen rationnel de ses
cr croyances. L'homme normal ou raisonnable ne se comporte
e la société humain§. pas cornme sr telle idée absurde ou invraisemblable était vraie,
Freud observe premiêrement que préconiser une pareille atti- dans le but d'en tirer un avantage pratique quelconque. Au
tude « n'est pas três loin du Credo quia absurdurz ». En effet, contraire, il s'efforce de contrôler, par la raison et I'expérience,
feindre de croire quelque chos.e, même si ce quelque chose la iustesse des idées censées inspirer sa conduite. Ce qui sert au
it rationnellement i mieux nos intérêts pratiques, selon Freud, c'est l'examen
rationnel de nos représentations et croyances, et non la feintise
extrêmement curieqqç, Un homme raisonnable, faisant préconisée par Vaihinger. Freud cite à ce propos l'anecdote
# suivante :
rationalité la norme de ce qu'il peut croire et de ce qui doit
inspirer sa conduite, ne pourra jamais admettre ce type d'expé-
rience : il rejettera spontanément tout dogme qui lui paraitra Je me souviens de l'un de mes enfants, qui três tôt se distingua
par un sens du concret particuliêrement prononcé. Quand on
absurde ou contraire à sa raison; il n'acceptera iamais de se
racontait aux enfants un conte qu'ils écoutaient avec recueille-
comporter comme s'il croyait en quelque chose à quoi sa raison ment, il venait se ioindre à eux et demandait : est-ce une histoire
ne souscrit pas : « Un homme non influencé dans sa pensée par vraie ? Une fois qu'on avait dit non, il se retirait avec une moue
les artifices de la philosophie ne pouÍTa iamais accepter dédaigneuse. On peut escompter que les hommes auront bientôt
l'[exigence du comme s{ ; pour lui tout est reglé quand on avoue vis-à-vis des contes religieux un comportement analogue, malgré le
que quelque chose est absurde, contraire à la raison 2. » plaidoyer du « comme si » 2.
Pour Freud de deux choses l'une : soit une idée est
approuvée par notre raison et nous pouvonsãl,oFiüíããõrEr concre
cr§qqce et l'adopter comme principe d'action, soit elle n'est pas r les
vérité. C'est la reconnaissance de la réalité, selon lui, qui est la
tet a l'actlon.
avons jugées rationnellement inadmissibles, en faisant comme son « adver-
seleur contenu était vrai, c'est là une attitude totalement saire » (c'est-à-dire Vaihinger, ou un paftisan de la religion du

I . S. Iintiutr, L'Aaenir d'unc illuim II


t')27I, p. 2t). t. Ibid.
2. Ibid., p. 10, 2. tbid.
I.E « COMME SI » VA I H INGER C ONTEM PO RAI N 205

sur la possibilité même de mettre en pratique une « religion du


comme si ». Est-il se
si» l'on.rofait ery n'y croit pas en
r
e
ffun-DieuTífaisant homme, ou encore l'idée d'un monde
gouverné par la Providence (alors mêm.e qu'il constate partout
l'existence du mal physique et moral). A un tel homme, il n'y a
aucun sens à recommander une « religion du comme si ». Lui
dire : « Peu importe ce que vous pensez, faites comme si vous
croyiez en ces dogmes afin d'en tirer des avantages pratiques »,
est du point de vue de Freud totalement ineffrcace. En
définitive, Vaihinger demande aux aúées quelque chose
d'impossible : es
représentations iu'ils jugent irrationnelles ou absurdes----"..--
-Ir s venons
d'exposer, développees par ces contemporains de Vaihinger que
furent Heinrich Scholz, et Sigmund Freud, n'ont rien perdu de
leur actualité. kur réfutation respective de la conception vaihin-
gerienne de la croyance religieuse trouve aujourd'hui un prolon-
gement fécond dans la critique que le philosophe Roger Pouivet
adresse au « fictionalisme théologlque ».

I'acte comme s
restitue parfaitement cette perspective, en l'augmentant en Une objection de Roger Pouiaet contre le fictionalisme théologiqgg.
outre d'une considération psychologique que Vaihinger n'avait Nous avons vu que les philosophes Don Cupitt et Robin Le
pas lui-même dévelonoée : il est cruel, renchérit Freud, +
Poidevin, chacun à sa maniêre, prolongeaient la conception
vouloir priver a. t o*Ur."* tr * vaihingerienne de la religion, comprise comme « religion du
(- comme si 1 Ces auteurs suscitent aujourd'hui des objections de
gion comme une fable : la religion répond à un besoin de sécu-
la part des tenants d'une conception réaliste de la religion. Le
rité qu'aucune science n philosophe Roger Pouivet par exemple s'attache à réfuter ces
êst une@noncer et la rejeter pour ce versions contemporaines du « fictionalisme úéologiquer. »
motif, car les avantages pratiques de la diffusion d'une telle Le fictionalisme úéologique, selon lui, soutient en gros les
fable sont inestimables.
thêses suivantes : Dieu n'existe pas, ou du moins on ne prétend
Jusqu'à un certain point, r. pas affrrmer son existence. Cependant, (a) on peut faire comme
Il ne remet pas en cause les avantages pratiques ou l'opportu-
nité de la croyance religieuse même s'il en dénonce par
ailleurs les inconvénients. Sa critique se concentre finalement l. Roger Pourvtit' développe une critique du fictionalisme theologique
dans un livrc qui puruitru aux Editions du Cerf en 2013, sous lc titre Episté-
molo§e des to.yuttccs rcligiauscs. Je m'appuie ici sur unc vcrsion encorc non
I . S. Fntitrtr, L'Auenir d'utte illusitttt II
t)27I, p, 15, publiée dc ron truvnil, Voir c'gnlcnrent, sur cette qucstion, son urticlc réccm-
2. Ibid., p.16. ment puru : r Agulnrt 'l"hcokrgicul liictionalism » [20] I I,
v

206 I,E " COMME SI " VA I H I NG ItR CON7.I,)M PO I?Á IN

si Dieu existait, en tant que personnage fictionnel; (b) cette a encore un sens quand la croyance en l'cxistcncc clc l)icu a
feintise peut iouer un rôle important, voire irremplaçable, dans disparu t.
la vie individuelle et sociale des êtres humains, en donnant à Vaihinger, Don Cupitt et Robin f.e Poidcvrn róduiscnt la
cette vie un sens et une valeur qu'elle n'aurait pas autrement. croyance religieuse à un état émotionnel, à dcs scntimcnts d'un
Cette présentation correspond assez bien aux positions respec- type particulier et à des pratiques inspirécs par lcs tcxtcs dits
tives de Vaihinger, Don Cupitt et Robin Le Poidevin, qui en sacrés. Ce que conteste ici Roger Pouivet, dans la lignéc des
dépit de leurs diffêrences soutiennent toutes que la religion ne analyses précédentes de Heinrich Scholz, c'est l'emploi par ces
requiert pas la croyance en l'existence de Dieu et la confiance auteurs du terme de croyance pour désigner quelque chose qui,
en sa personne, c'est-à-dire la « foi » au sens fort du terme. Pour en réalité, n'est pas du tout une croyance. Comment peut-on
ces penseurs fictionalistes, l'engagement religieux ne nécessite avancer que croire en Dieu consiste dans le fait d'agir corilme
pas la vérité du úéisme. La croyance religieuse se réduit à l'atti- s'il existait, mais sans admettre pour autant qu'il existe ? Selon
tude consistant à se comporter comme si l'on croyait. Pouivet, on ne peut placer sa foi en Dieu sans croire qu'il existe.
Roger Pouivet mobilise la théorie du logicien Gottlob Frege La foi consiste à prendre au sérieux certains textes et certaines
(1848-1925) pour decrire et câractériser ce fictionalisme théo- propositions précisément parce que c'est Dieu qui les a révélés.
logique. Pour Frege, en contexte scientifique, une phrase n'a Ce que Vaihinger, Don Cupitt et Le Poidevin préconisent lui
pas seulement un sens, mais elle dénote quelque chose dans la parait difficilement réalisable, pour ne pas dire absurde : il s'agit
réalité, et peut à cet égard être vraie ou fausse. Si une phrase selon ces auteurs de prendre au sérieux le sens de ce qui est
possêde seulement un sens, sans rien dénoter dans la realité, révélé dans les textes sacrés, mais sans croire que Dieu existe
elle relêve de la fiction et non de la science. Pour le fictionaliste, et sans croire qu'Il a révélé quoi que ce soit. A quoi l'on peut
observe Roger Pouivet, le texte biblique et les représentations objecter, par exemple : pourquoi reconnaitre une valeur toute
religieuses qui s'y rattachent ont bien un sens) mais ne déno- particuliere à la Bible, si I'on ne croit pas que Dieu y a révélé
tent rien de réel. Le fictionalisme úéologique se recentre sur le ses intentions ? Si le récit biblique n'est pas la parole de Dieu,
sens du message religieux, sur l'importance des représenta- alors p<lurquoi ne pas prendre un excellent roman ou un poême
tions religieuses pour susciter les sentiments propices à l'action profane pour exalter les sentiments utiles à la vie morale ?
morale, sans s'attacher à défendre la croyance dans l'existence Certes, on peut repondre que la Bible est un texte particuliêre-
des personnes et événements relatés par les textes sacrés. Même ment riche et propice à l'éveil spirituel de l'âme humaine,
si la proposition « Dieu existe » est fictionnelle, au sens oü même s'il s'agit d'un récit fictionnel. En outre, il peut être
« Dieu » ne dénote rien, cela n'implique nullement, pour le préféré à d'autres textes parce qu'il est la rêférence commune
fictionaliste, que cette proposition ne veuille rien dire et qu'elle à la communauté des chrétiens. Reste qu'une question
ne puisse être décisive pour nos vies. Bien au contraire, nous demeure : que reste-t-il de proprement « religieux » dans ce que
devons penser et agir comnte si Dieu existait, en vue de notre ces auteurs nomment la vie ou la croyance religieuse, une fois
accomplissement moral et du maintien du groupe social. qu'on a réduit les textes bibliques et les conduites qui s'y ratta-
La difficulté soulevée par cette position, selon Roger Pouivet, chent à une expérience profane ? Ou réside dês lors le lien au
concerne le terme de croyance religieuse, maintenu par divin ?
Vaihinger, ou encore celui de Íoi, .faith, maintenu par Don Selon Pouivet, la croyance religieuse, ou la Íbi authentique,
Cupitt et Robin Le Poidevin. Sclon ccs auteurs, on pcut quali- ne consiste pas à prendre au sérieux ce qut: I)ieu clit parcc quc
fier de « croyant » celui qui agit cottmrc .s'il cr«ryait. Avoir la Íiri cela aurait un scns proÍ'ond, ni mêmc parcc cluc son mcssagc
en Dieu ne nécessitc pas clc croirc cluc l)icu cxistc, cluc lc ( lhrist serait positil' pour notrt: cpanouisscmcnt inrlivitl trcl c:t collcctií,
est ressuscitó, ctc., car Íirirc ('tttutn.'.si cclit ótttit vrai sullit. ()r mais pirrcc cltrc c'cst l)icu, rcc()nnu c()llrnlc cxisllrnl, r;tri lr.'rlit.
tout lc problÔmc, obscrvc l(ogcr l)otrivct, rst tlc savttir si lc
tcrmc dc cr«ryarrcc ctt l)ictt (Vlrilrirrgt'r') ott tlt'liri (l)on Or.rllitt) l. Ilrtplcr l'(tlrl\'l I , lil,ttt,'rtt,'1,,!:ir',/r't r't?tt,,t,rrr'r,i'lr/,,r''rr\.'\ l.'Ol ll
LE T COMME SI » VA I H IN G ER C ON T E M I\) RA I N 2o()

IJne conception de la religion centrée sur la notion de foi Putnam adresse à cette position l'objection suivante : si un
comme croyance effective en l'existence de Dieu et comme systême úéorique permet de former des prévisions iustes, est-il
confiance en Lui, donc sur l'idée d'un lien réel entre l'homme « rationnel » de le tenir pour fictionnel ? lrs mêmes raisons qui
et le divin, ne peut nullement accepter l'interprétation de la font qu'on accepte un tel systême (notamment, son efficacite
« croyance » religieuse développée par la « religion du comme prédictive) ne doivent-elles pas nous conduire à le considérer
si ». comme vrai (au sens correspondantiste du terme) plutôt que
Retenons l'essentiel pour notre propos : la vitalité du fictio- comme une simple fiction utile ?
nalisme de Vaihinger s'atteste non seulement dans les débats
qu'il a suscités en son temps, mais encore dans ceux qu'il ne
Le fictionalisme de vaihinger contre I' argum ent d' indispens abilité.
cesse de susciter aujourd'hui. Ce Íictionalisme, par l'impor-
tance qu'il accorde à l'« approche par le comme si », suscite du Dans son ouwage Philosophie de la logique, Putnam développe
reste des oppositions dans d'auúes domaines que celui de la plusieurs arguments en faveur d'un réalisme épistemique, qu'on
úéologie. Une critique três interessÍrnte de cette approche s'est peut définir comme suit : les úéories scientifiques contiennent
ainsi développée, dans un passé relativement récent, dans le des propositions qui peuvent être waies ou fausses. Si ces propo-
champ de la philosophie de la connaissance. sitions sont vraies, alors les objets (entités maúématiques,
ensembles, électrons, etc.) qu'elles dénotent existent' Parmi les
Dans son ouvrage Philosophy of Logic (1971), le philosophe arguÍnents en faveur du réalisme, Putnam cite « l'argument
Hilary Putnam a critiqué la úêse vaihingerienne selon laquelle d'indispensabilité », qu'il illustre ainsi :
il faudrait se contenter de raisonner comme si les úeories scienti-
fiques étaient vraies (tant qu'elles sont effrcaces), mais sans leur La quantification sur des entités mathematiques est indispen-
attribuer une valeur de vérité. En 1982, dans son ouvrage The sable à la fois aux sciences formelles et aux sciences physiques ;
ScientiJic Image,le philosophe Bas van Fraassen s'est attaché à nous devons donc accepter une telle quantification. Mais alors, cela
nous contraint à accepter l'existence des entités mathématiques en
défendre la position de Vaihinger contre les objections de
question l.
Putnam. Dans la section qui suit, nous nous proposons de resti-
tuer les terÍnes de ce débat, en le centrant sur l'« approche par
L'argument d'indispensabilite consiste à avancer que, si la
le comme si » en philosophie de la connaissance. Ce sera l'occa-
science permet d'atteindre au final des énoncés vrais, vérifiés,
sion pour nous de revenir sur ce qui distingue une conception
alors les éléments théoriques indispensables à la constitution de
pragmatiste de la connaissance (Putnam) d'une conception
ces énoncés vrais dénotent quelque chose d'existant. Toutefois
fictionaliste (Vaihinger, van Fraassen).
Putnam envisage des objections contre cet argument' C'est
dans ce contexte qu'il s'intéresse à la position de Vaihinger'
Selon Vaihinger, ce n'est pas parce qu'un outil úeorique est
Vaihinger et la philosophie de la connaissance.
indispensable à la résolution d'une question que cet outil
dénote quelque chose d'existant. Putnam résume ainsi la posi-
Pour Vaihinger, une úéorie qui permet de former des prédic-
tion fictionaliste de Vaihinger, en lui donnant la forme d'une
tions justes n'est pas pour autant une théorie vraie, mais seule-
objection contre « l'argument d'indispensabilité » :
ment un instrument ou un moyen de prévision effrcace. C'est
là, comme on l'a vu, le deuxiàme trait de son fictionalisme, en
Oul, certains concepts (les obfets matéricls, lcs nombrcs, lcs
rupture avec la position de James : selon Vaihinger, une théorie ensemblcs, ctc.) sont indispensables, mais cclu rtc conduit pa'r du
peut être « acceptée » si cllc pcrmct d'obtcnir des résultats
pratiques satisfaisants, rnâi$ son nuccêu n'cst pas un motif suffi-
sant pour la considércr commc vruic, l. Hilory Pul'NtrM, I'ltilosophic dc la k»giquc I lt)71 I' p, t4'
2t0 LE « COMME SI » VA I H I N G ER CONTEMPO RA I N

tout à montrer que les entites qui correspondent à ces concepts dériver cet énoncé d'observations antérieures, ni envisagcr
existent effectivement. Cela montre tout au plus que ces « entités »
une expérience quelconque pour le tester. Comme tel, il est
sont desrcrrons utiles | . dépourvu de sens.
Putnam considêre que cette objection contre le fictiona-
Putnam restitue ici parfaitement la position de Vaihinger, qui lisme n'est pas valable. Selon lui, ce n'est pas parce qu'une
refuse d'inférer de la nécessité ou indispensabilité d'un concept proposition ne dérive pas d'énoncés observationnels ou encore
à son obiectivité. Vaihinger écrivait en effet à l'encontre de parce qu'elle est impossible à vérifier, qu'elle est denuée de
l'argument d'indispensabilité :
sens. Putnam reprend ici la position de Peirce : une proposi-
tion, pour avoir un sens, doit avoir des conséquences pratiques
Parce que le calcul différentiel conduisait à des résultats justes,
concevables. L'hypoúêse du démon tout puissant de
d'aucuns ont avancé que les différentielles devaient reellement
Descartes, par exemple, ne procêde pas d'observations, et n'est
exister et que l'idée de différentielle ne pouvait être conúadictoire.
pas testable empiriquement. Neanmoins, elle laisse concevoir
Comme je l'ai fait observer, cette inférence est fausse. De même
les catégories, comme fictions absolument nécessaires à la pensée certaines conséquences pratiques du type : si je suis le iouet
discursive, ne sont pas pour cette raison objectives : par exemple, la d'un tel démon, alors mes sens, mes raisonnements, mes opéra-
nécessité subjective de concevoir sous le terme de « chose » tout ce tions ne seront pas fiables, etc. On ne peut donc pas dire que
que nous observons, n'est pas pour ce concept une garantie de vali- cette hypoúêse est dénuée de sens '.
dité objective 2. La bonne obiection contre le fictionalisme, selon Putnam, ne
consiste pas à avancer qu'il fait droit à des suppositions
Selon Vaihinger, le fait que les différentielles soient des outils dépourvues de sens. Elle consiste à montrer qu'il n'est pas une
úéoriques indispensables à la résolution coÍrecte de certains position « rationnelle ». En effet les fictionalistes, selon Putnam,
problêmes maúématiques ne prouve nullement qu'elles déno- ne respectent pas la « rêgle de rationalite ».
tent un objet réel. En tant qu'elles incluent l'idée de variation
infinitésimale, les différentielles enveloppent un élément
Les deux objections de Putnam.
fictionnel, car une grandeur infinitesimale en général ne peut
pas exister. De la même maniêre, on l'a vu, ce n'est pas parce Reprenons l'exemple précité du démon trompeur, pour bien
que la catégorie de « chose » ou encore celle de « substance » comprendre le nerf de la critique putnamienne. Selon Putnam,
sont nécessaires pour pouvoir former des jugements prédicatifs face à plusieurs hypoúêses conduisant aux mêmes consé-
corrects, que le mot « chose » ou que le mot « substance » déno- quences testables, il est rationnel d'éliminer a priori celles qui
tent un substrat permanent réel. sont les moins plausibles et les moins simples. C'est ce que
Putnam souligne que certains penseurs « vérificationistes » Putnam nomme « la rêgle de rationalité ». Ainsi, plutôt que
(qu'il ne nomme pas) ont cru un peu trop vite pouvoir réfuter d'expliquer mes erÍeurs perceptives par l'influence d'un démon
cette position fictionaliste. Dans sa tentative de réfutation, le qui chercherait à me tromper, il est plus plausible et plus simple
vérificationiste reproche au fictionaliste de faire droit à des de les expliquer par ce que Putnam nomme l'« hypothêse
constructions fictionnelles qui en réalité ne veulent rien dire car normale », c'est-à-dire par certains types de processus psycho-
il est impossible de les dériver d'observations antérieures et de logiques ou physiologiques 2.
les verifier empiriquement. Prenons l'énoncé « Dieu existe »,
que Vaihinger considêre comme une simple fiction utile à notre
épanouissement moral. Selon le verificationiste on ne peut ni l. Hilary Pu'rNnM, Philosophie de la logique [ 97 1 ], p. 6 1 .
2. Sur le processus psychophysiologique « normal » conduisunt aux illu-
sions visuelleo, pur excmple, on peut pcnser aux truvatlx de Hclmholtz
t. H. Pu'txau, Philosophie de la logitluc I l97l I, p, 5t). (H. voN HlnMlrx;t'2., ()ptique physiologique [8ó71' t. Íl' 1t, íôÍ r.), Sur
2.Y. Í19271,p.12, l'explication hclmholtzicnnc dcs erreurs perccptivet, volr A, M11't'tr^ttx'
2t2 LE -COMMESI » VA IHIN G ER C O N T EM I\) RA I N 211

Certes, le sceptique obiectera : comment savez-vous que systême '. Selon Putnam, on ne peut pas separer les raisons qui
l'hypoúêse du démon est moins plausible que l'hypoúêse font qu'il est rationnel d'accepter tel systême conceptuel
normale pour expliquer telle erreur perceptive ? A quoi Putnam (notamment le fait qu'il permet de former des previsions justes)
répond : en dressant une hiérarchie de plausibilité enue les de celles qui font qu'il est rationnel d'accepter la verite de ce
hypothêses, on ne prétend pas se prononcer sur celle qui est systême. Si le pouvoir de prédiction et la simplicité du systeme
effectivement la bonne, mais seulement affirmer une position en question rendent rationnel de l'accepter, quelles raisons
méúodologlque. Cette position méúodologique consiste à supplémentaires peut-on encore souhaiter pour croire en sa
privilégier l'hypothêse a priori la plus probable par rapport à la vérité ? En effet, que faut-il de plus que les deux critêres
moins probable : si dans cenains rares cas cette méúode peut précités pour croire en la validité d'une úéorie ?
conduire à l'erreur, elle n'en demeure pas moins, selon Putnam est ainsi conduit à dénoncer une contradiction dans
Putnam, le propre des esprits « rationnels I ». la position de Vaihinger : il est contradictoire de reconnaitre
Ainsi, selon Putnam, l'hypoúêse du démon trompeur n'est qu'une úéorie scientifique conduit à des prévisions correctes et
pas rationnellement acceptable pour rendre compte de nos de l'utiliser pour ce motif, tout en refusant d'admettre que cette
eÍTeurs perceptives, dans la mesure oü une hypoúêse beau- úéorie possêde une valeur de vérité :
coup plus plausible et plus simple lui fait concurrence : on peut
tres bien expliquer ce type d'erreur par des processus psycholo- Il y a quelque chose de particuliêrement pathétique dans la
giques connus, sans avoir à former l'hypoúêse extrêmement version sceptique 2 du fictionalisme, car Hans Vaihinger et ses
lourde de présupposés du démon trompeur. En un mot, il est sectateurs de la philosophie du comme si ne doutaient pas que la
plus rationnel, car plus plausible, d'invoquer un processus science aboutisse, approximativement, à des predictions correctes,
psychologique « normal » plutôt qu'un démon trompeur pour et, de ce fait, ils acceptaient d'un certain point de vue l'induction
expliquer l'erreur. (en dépit d'un manque de justification déductive) ; mais d'un autre
côté, ils refusaient de croire que la science conduise à des théories
Putnam montre qu'on peut utiliser ce type d'argument
vraies et, ainsi, ils rejetaient l'induction (ou la méthode hypoúe-
contre la position de Vaihinger concernant la valeur des tico-déductive dans laquelle Mill voyait avec justesse la méthode la
úéories scientifiques. En résumé, Vaihinger reconnait que les plus puissante des sciences inductives) 3.
systêmes conceptuels adoptés par les sciences de la nature
possêdent deux vertus : ils conduisent le plus souvent à des
prédictions correctes ; et ils sont formulés de la maniêre la plus
simple possible (c'est-à-dire, à l'époque, sous forme d'équa- l.Ibid.,p.65.
tions maüématiques). Pourtant, Vaihinger considêre que ces 2. Cette accusation de scepticisme pourrait sembler injuste au premier
abord. Dans un article intitulé : « Ist die Philosophie des Als Ob Skepti-
deux vertus n'autorisent pas à affirmer que ces systêmes zismus ? », Vaihinger s'est attaché à montrer qu'il n'était pas un sceptique au
conceptuels possêdent eux-mêmes une valeur de vêrité, et il sens oü il ne renonçait nullement à l'idee de connaissance vraie : la valeur de
leur accorde une valeur instrumentale seulement. A quoi vérite s'applique selon lui par excellence aux énoncés d'observation et aux
Putnam objecte : s'il est rationnel d'accepter un systême predictions correctes basées sur tel ou tel systême de lois §. [1921]). Notre
conceptuel qui fonctionne, c'esr-à-dire qui génêre des prévi- philosophe du « comme si » n'en demeure pas moins un sceptique aux yeux de
Putnam, dans la mesure oü le succês prédictif d'une théorie ne prouve pas
sions correctes, alors il est rationnel de nommer vraies (plutôt
selon lui la vérite de cette theorie. De fait, Vaihinger doute de la verite des
que fictionnelles) les propositions qui composent un tel théories ou systêmes de concepts qui servent pourtant à former des prévisions
iustes, et il est bien sceptique en ce sens. Dans ce contexte Putnam distingue
le scepticisme de Vaihinger, qui confêre une valeur seulement instrumentale
aux théories scientiÍiqucs, d'une conception réaliste ü laquellc il uclhêre, scl«rn
Ch. Bouruau, preface à la trad, dc « §p1 lc voir hunruin » dc H. von Helm- laquelle les théorior pcnncttant de former des prévieionff corrcctcE sont dcs
holtz, Philosophia Scientiac [20 I 01, vol, I 4, p. | - I 2. theories Íiublcs, qui noun l'rlnt connoitre la réulité,
l. Hilury l'u t'NaM, I,hiknophio do lu logitluo I I t)71 l, p, 6 j, j. Hilary l\rt'NÀM, I'hilowphie de la logicluc [97 ] I, p, {rÍr,
214 LE - COMME SI »
VAT H I NG ER CONT'EM ID RA IN 2t5

Selon Putnam, Vaihinger se contredit, car d'un côté il vrai, que de dire avec les fictionalistes : p assure des previsions
accepte l'induction, d'un autre il la rejette. Comme tout un correctes, néanmoins p est un simple outil fictionnel de previ-
chacun en effet, Vaihinger fait confiance à certaines úéories sion, sans valeur de vérité.
pour expliquer certains événements et former des prévisions, et Appliquée à Vaihinger, l'obiection revienr à dire la chose
il se sert de ces úéories à cette fin. Ce faisant, il admet implici- suivante : s'il n'existe pas, comme le prétend le « philosophe du
tement le raisonnement par induction, sous la forme suivante : comme si », de raisons úéoriques probantes en faveur de la
telle úéorie m'ayant permis par le passé d'expliquer et de vérité d'une théorie scientifique, si l'on renonce à inférer sa
former des prévisions coÍTectes, il en sera vraisemblablement de vérité ou vraisemblance de son effrcacité prédictive, alors pour-
même pour l'avenir. On suppose ici que les cas nouveaux se quoil'accepter? Il n'est pas rationnel d'accepter une théorie si
conformeront aux cas passés, ce qui revient à reconnaitre à la l'on récuse l'inférence suivante : prévisions correctes répé-
úéorie une valeur générale. Sans cette reconnaissance impli- tées - vérité (au moins approchée) de la úeorie. « Acceprer »
cite, Vaihinger n'aurait pas recours à la úéorie en question une théorie pour son effrcacité prédictive tour en niant sa vérité
pour l'appliquer aux nouveaux cas. Bref, le simple fait de n'est pas cohérent.
recourir regulierement à une úéorie pour expliquer certains Putnam formule une seconde obiection, concernant cette
événements et pour former des prévisions prouve notre fois le but que Vaihinger assigne aux sciences en général. Le
confiance en elle : on reconnait alors implicitement que la fictionaliste soutient que /e premier but des sciences n,est pas de
théorie peut se généraliser aux cas non encore verifiés (ce qui connaitre le monde et sa structure nomologique effective (ses
caractérise précisément le raisonnement inductif). lois), mais de fournir des outils théoriques perÍnettant de
Ce qui parait contradictoire, c'est le fait de faire confiance à former des prédictions correctes, de sorte que nous puissions
telle úéorie pour former des prévisions, et dans le même temps insérer efficacement notre action dans le cours des événements.
de refuser de considérer cette théorie comme vraie. Le Íictiona- Or, observe Putnam, le but que Vaihinger attribue aux sciences
liste, souligne Putnam, renonce à une « véritable croyance dans n'est précisément pas celui que la plupart des savants déclarent
les objets » que la úéorie dénoter, alors même que cette úéorie viser : « Il est n'est pas exact que tous [les savants] soient essen-
génêre des prévisions justes ! Putnam formule ainsi son objec- tiellement intéressés à réaliser des prédictions r. ,
tion contre le fictionalisme en général : « S'il n'y a pas de diffé- De fait, poursuit Putnam, certains hommes de science, pour
rence entre croire enp et croire quep conduise à des prédictions ne pas dire la maforité, s'intéressent avant tout à la découverte
coÍTectes (au moins quand p est un systême conceptuel global), de nouveaux faits (concemant par exemple « les radiosources,
alors le fictionalisme s'effondre immédiatement 2. » gênes, mésons, etc. »), bien plus qu'aux applications pratiques
I-a lettre p désigne ici une théorie scientifique ou plus large- de leurs découvertes. Les prévisions correctes servent dans leur
ment un systême conceptuel donné. Le fait que .p (comme optique à confirmer leurs hypoüeses úéoriques, et ne possê-
systême conceptuel) conduise à des prédictions coÍTectes est dent à ce titre qu'une valeur subordonnée. C,est l,etablisse-
precisément ce qui nous fonde à croire en l'objectivité de son ment de la vérité de la theorie qui compte le plus à leurs yeux :
contenu : croire en p c'est croire que.p conduit à des prédic- « Ils ne veulent pas de úéories qui leur fournissent des predic-
tions correctes. Or paradoxalement le fictionaliste sépare les tions n'ayant, dans certains cas, aucun intérêt pour eux. Ils
deux moments : il maintient que p est douteux, voire même s'intéressent uniquement aux prédictions qui tendent à établir
fictionnel, alors même que p permet de bien prevoir. Cette la vérité ou fausseté d'une théorie quelconque 2. »
position n'est pas « rationnelle ». Il en effet plus rationnel de En donnant pour fin à la science des prévisions coÍTectes en
dire : p assure des prévisions correctes, donc p est ccrtainement vue de l'action cfficace, et non la vérité theorique, le fictionaliste

l. H. Pu'tlntra , Philosophie da la logiquc II


t)71J, p. 67. l. Ibid.,p.6tl.
2. Ibid. 2.Ibid.
2r6 LE « COMME SI , VA I H I NGER CONT' EM N) RA IN ?t7

se démarque de la majorité des savants, qui cherchent à tester d'autre part celle de Vaihinger, selon laquellc' mêmc s'il
leurs úéories en vue d'en évaluer la vérité ou fausseté. Selon n'existe pas en réalité d'atomes (d'elements indecomposables),
Putnam, Vaihinger présuppose à tort que la fin essentielle du il convient cependant de considérer la matiêre « comme si » elle
travail scientifique estutilitaire, laissant ainsi de côté la waie ques- était faite d'atomes, de maniêre à pouvoir traiter plus efficace-
tion, celle des conditions sous lesquelles une úéorie peut être ment certaines questions de physique.
considérée comme vraie - question que Peirce, en revanche, a Selon Putnam, on l'a vu, il existe une raison pour préférer
traitée en profondeur à travers son analyse de la « méúode l'interprétation de Ruúerford à celle de Vaihinger : elle est
scientifique I ». a pioi la plus plausible. Nous avons de plus fortes raisons de
croire en l'existence des atomes plutôt qu'en leur caractêre
Dans son ouvrage de 1980, The Scientific Image, Bas van fictionnel, puisque la úeorie atomistique perÍnet de faire des
Fraassen s'attache à défendre Vaihinger et le fictionalisme en prévisions approximativement cotrectes, corroborées par
général des deux principales objections formulees par Putnam, l'expérience. Selon Putnam nous n'avons pas d'autre raison à
à savoir : l. le fictionalisme n'est pas une position « ration- foumir en faveur de la úéorie de Ruúerford que celle-ci : la
nelle » ; 2. il manque le véritable but de la science, qui est croyance en l'existence des atomes est une croyance fiable, qui
d'atteindre des úéories vraies. n'est pas déçue par l'expérience. Ce qui revient à dire que nous
sommes rationnellement fondes à croire en l'existence des
atomes. Dans l'optique de Putnam, la úéorie de Ruúerford
Van Fraassen défenseur de Vaihinger.
selon laquelle les atomes existent est plus plausible et plus
Contre Putnam, Bas van Fraassen prend la défense de rationnelle que celle selon laquelle nous devons nous contenter
Vaihinger en ces termes : « Même si certains types de úéories de raisonneÍ comme s'ils existaient (sans pouvoir affirmer leur
sont indispensables pour l'avancée de la science, cela ne prouve existence effective).
pas que ces úéories sont vraies in toto, ni qu'elles soient empiri- Or, objecte van Fraassen, cette position putnamienne n'est
quement correctes 2. » nullement « rationnelle », mais consiste bien plutôt en un acte
r.
Selon van Fraassen, Vaihinger a raison de ne pas inférer de de foi, en un «saut» relevant de la foi, a leap of Íaith Pour-
l'effrcacité prédictive d'une úéorie à sa « vérité », entendue quoi parler ici de foi ? Parce que le choix úéorique en faveur
comme adéquation enúe le jugement et la réalite. Pour le du realisme des atomes n'est en réalité nullement « dicte par la
montrer van Fraassen cite l'exemple de la úéorie atomiste. raison et l'évidence ». Selon van Fraassen, même si une vision
Selon Vaihinger, on l'a vu, il faut tenir les atomes (définis atomiste de la matiêre n'est pas démentie par l'expérience,
comme éléments ultimes de la matiêre) pour de simples fictions même si elle permet de former des previsions correctes, on ne
utiles, même si l'atomisme est une théorie effrcace pour décrire voit pas en quoi il serait plus rationnel de dire avec Putnam :
et prévoir certains phénomênes. « les atomes existent », plutôt que de dire, avec Vaihinger :
Pour défendre cette position fictionaliste, van Fraassen nous « Nous pouvons procéder comme si les atomes existaient (mais
invite à comparer deux attitudes, d'une part celle du physicien sans affrrmer qu'ils existent véritablement). » Le présupposé de
Ruúerford r, 9ui aftirme la vérité de la théorie atomistique, Putnam est que I'interprétation realiste des théories scienti-
fiques foumit la seule explication rationnelle possible du succês
predictif. Si une theorie permet de bien prévoir, selon lui, c'est
l. Voir p.69-72
2. Bas vaN FRAASSTiN, The Scieutific Inagc ll980l, p. 15.
3. Le physicien britannique Sir llrncst lluthcrford (ltt7 l-lSj7) est consi-
déré comme le pere de la physiquc nuclóuirc. Il rlécouvrit notamment que la d'un noyau atomiquc, drtns lequel etaient reunies toute la charge positivc ct
radioactivite s'accompagnait d'urrc dénintégrution dcs élements chirniques, ce presque toutc lu muttc rlc l'utomc.
qui lui valut le prix Nobel dc chimic crr l90tl, II nrit crr évidcncc I'existcncc l. Bar vnN li[^^ssttN, 'l'he Scicntific /rragc [19801' p. j7.
2t8 LE.COMMESI , VA I H I NG ER CONTEMID RÁ I N 2lq

qu'elle est vraie, c'est qu'elle reflête fidêlement la structure de qu'elle s'appliquera à l'avenir à tous les cas qui sont censés
la réalité ! Or ce point est éminemment discutable. relever de son magistêre. Le fait que les lois que nous avons
L'efficacité prédictive d'une théorie, souligne van Fraassen, sélectionnées nous permettent jusqu'à present de bien prévoir
peut s'expliquer par auúe chose que par son adéquation à la et de nous adapter au cours des choses prouve que nous avons
réalité. Aussi l'explication réaliste n'est-elle pas nécessaire- fait des choix úéoriques pertinents, mais non pas que ces outils
ment la plus plausible ni la plus rationnelle, comme le prétend úéoriques sont le reflet exact de la trame extrêmement
Putnam. Par quoi cette efficacité peut-elle s'expliquer ? Bien complexe du réel :
qu'il ne cite pas Vaihinger à ce moment de son analyse, van
Fraassen reprend ici des arguments typiquement vaihingeriens [: majeure partie des erreurs humaines vient de ce que les
pour contrer le réalisme de Putnam. À I'instar du philosophe chemins de la pensée sont pris pour les copies des rapports objectifs
allemand, il observe que la science est elle aussi un « phéno- eux-mêmes. Si nos idées et jugements trouvent finalement à
mêne biologique » et évolutif. t-es terÍnes employés par van s'accorder, d'un point de vue pratique, avec ce qu'on nomme les
« choses », rien n'autorise cependant à conclure que les processus
Fraassen sont ici três voisins de ceux de Vaihinger. Le philo-
sophe allemand soutenait que la science, comme les autres conduisant au résultat logique sont identiques aux processus
processus psychiques, est une « fonction de l'organisme » qui a objectifst.
pour but d'assurer « une adaptation souple aux circonstances et
Dans la même perspective, van Fraassen écrit que la science
à l'environnement | », ou encore de faciliter « nos opérations
est une activité exercée par une espêce donnée d'organismes
concrêtes » sur le monde'. Pour Vaihinger le succês de la
vivants, I'humanité, en vue de « faciliter son interaction avec
science n'a rien de miraculeux : il vient de ce que nous avons
l'environnement 2 ». Ce simple constat, selon lui, doit conduire
dü sélectionner les théories les plus susceptibles d'assurer notre
à proposer une autre « explication scientifique » du succês de la
survie et noúe adaptation à notre environnement à un moment
science que celle proposée par le réalisme de Putnam. Van
donné de notre histoire, comme par exemple l'espace euclidien
Fraassen prend l'eiemple du chat et de la souris. À la question :
pour mesurer et úaiter l'espace physique hors de nous'.
pourquoi la souris fuit-elle devant le chat ?, le realiste répon-
Cependant, ce n'est pas parce que l'emploi de certains outils
úéoriques s'est avéré jusqu'ici assez efficace pour décrire, drait selon lui : parce qu'elle perçoit que le chat est un ennemi.
Ce qui est ici postulé par le réaliste, observe notre auteuÍr (. c'est
expliquer et prévoir les phenomênes, que ces concepts sont
« vrais » au sens d'adéquats au réel. Prenons l'exemple des lois
l'adéquation entre ce que pense la souris et l'ordre de la nature :
le rapport d'inimitié se reflête correctement dans son esprit 3 ».
de la physique. Selon Vaihinger une « loi » physique, exprimée
sous la forme d'une équation maúématique, est toujours une
Or pour van Fraassen, la souris n'a pas besoin de savoir qu'il
« simplification » : comme on l'a vu, elle fait abstraction de
est vrai que le chat est un ennemi pour fuir : la fuite est liée à
l'espêce à laquelle la souris appartient, et au fait que cette
certains facteurs effectivement impliqués dans les phéno-
espêce a sélectionné la bonne attitude à adopter face aux chats.
mênes, pour ne retenir que les plus saillants. C'est en ce sens
qu'elle revêt un caractêre fictionnel n. I-Ine loi physique, en Cela n'a rien à voir avec une capacité de se représenter correc-
outre, ne peut être déclarée vraie, car nul ne peut prétendre tement la réalité, comme le prétend le réaliste. Van Fraassen
transpose cette situation à la science, comme pensée humaine.
L'état de notre science résulte de la selection naturelle faite par
l. V. [923], p. l. les humains entre plusieurs úeories : il suffit que par ses choix
2. Ibid., p. 54.
1. Ibid., p. 66.
4. Vaihinger ecrit par exemplc : « lin plryriquc, lc culcul complexe rJes cas l. Ibid., p. 21.
concrets se fonde sur des relation* ubrtrnltcn, nchémutiques, fictionnellement 2, Bas vnN lrR^^sslrN, 'l'ht Scicntific /rra,ge Il9tl0l, p, j!).
simplifiées (fihtio oueintachtc) t (! , I l0l tll, p, 157). 1.Ibid.
LE « COMME SI » VA I H ING ER C ONTEMPO RAI N 22t

úéoriques l'espêce humaine par/ienne à survivre et à s'adapter comme vaihinger ou van Fraassen prefêre renoncer âu terme
pour que ces choix soient justifrés : ils n'ont pas besoin d'être de vérité precisément au nom de la faillibilité de toute théorie.
« vrais » au sens correspondantiste du terme. Pour Vaihinger observons pour finir que van Fraassen fait expressément
comme pour van Fraassen, la science ne se justifie pas par sa sienne l'« approche par le comme si » développée par Vaihinger,
vérité au sens réaliste du terme, mais par son eflicacité pratique puisqu'il lhàopte à plusieurs reprises pour formuler contre le
au moins provisoire. iéuli.*" sa propre conception des théories scientifiques : selon
En effet, pour van Fraassen comme pour Vaihinger, rien lui, il ne convient pas de dire que la théorie atomique est vraie
n'autorise à affirmer qu'une úéorie effrcace pour prévoir est au sens correspondantiste du terme, mais, comme le voulait
pour ce motif « vraie ». La vérité au sens strict conceme les vaihinger, que « le monde observableI se présente exactement
seules observations et prévisions particuliàres, empiriquement si t...1 cette úéorie était vraie ». Le fait d'accepter une
vérifiées, et non les propositions ou lois générales qui peuvent "o**à
úéorie pour son efficacité, mais sans inférer pour autant sa
touiours être prises en défaut par les événements r. vérité a.t t adéquationniste du terÍne, est assurément un
On peut résumer la principale différence entre la position ",
trait du fictionalisme de vaihinger auquel van Fraassen donne
pragmatiste de Putnam et celle de Vaihinger et van Fraassen de auiourd'hui toute sa vigueur, et qu'il oppose à une position
la maniêre suivante : pour les seconds, nommer une úéorie pragmatiste de type realiste, telle que celle de Putnam' Cette
vraie est inapproprié, car la science évolue sans cesse. On pour- ãbsÉrvation nous conduit tout droit vers la conclusion générale
rait déclarer une úéorie vraie seulement si l'on pouvait établir de ce livre, visant à faire la part du « pragmatisme » et du « fictio-
qu'elle s'appliquera sans faille à tous les cas futurs. Pour nalisme » dans la « philosophie du comme si »'
pouvoir l'avancer il faudrait disposer d'une raison assurant
cette application. Or nous ne disposons pas d'une telle raison :
la úéorie utilisée, même si jusqu'ici elle a permis de former des
prédictions pertinentes, ne fournit aucune raison de sa perti-
nence pour le futur. Nous avons seulement affaire aux résultats
ponctuels des prévisions qui, même s'ils confortent la úéorie
qui a permis de les former, ne permettent pas d'affirmer sans
reste que celle-ci est « vraie ». De l'effrcacité prédictive ou
opportunité d'une úéorie, le fictionalisme n'infêre pas sa vérité
générale. Ainsi, alors qu'un pragmatiste comme Peirce ou
Putnam n'hésite pas à nommer vraie une úéorie ou une hypo-
thêse qui jusqu'à présent ne suscite aucun doute, tout en consi-
derant que cette théorie est néanmoins faillible, un fictionaliste

l. Vaihinger adopte sur ce point la position de son directeur de thêse Ernst


Laas, défenseur du positivisme en Allemagne dans les années 1870. Selon
Laas, la « vérité » ne concerne que les observations factuelles et les prédictions
particuliêres, et non, à strictement parler, les lois genérales grâce auxquelles
ces prédictions sont formées facob K()HN, Der Positioismus oon Ernst Laas
U9071, p. 2). Les lois sont de simples approximations simplificauices et
abstraites des rapports entre les phénomêner, et valent uniquement comme
instruments plus ou moins durablemcnt opportuns pour Íbrmer des prévi-
sions correctes. l. BaB vAN FR^^§ltllN, 'l'lto Scienific lrrage [19801, p. i5'
CONCLUSION

I-a question qui nous a servi de fil conducteur était la


suivante : la « philosophie du comme si » doit-elle être inter-
prétée comme une version particuliêre du pragmatisme clas-
sique, ainsi qu'elle l'a été par la maiorité des commentateurs
(cités en introduction), ou bien faut-il l'aborder sous un autre
angle que celui du pragmatisme pour en saisir l'originalité ? Au
terÍne de noúe enquête, il nous apparait que cette question
réclame une réponse nuancée.

qn-empirisme antimétaphysique et la religion. Nous avons vu


cependant que Ce§Eãits n'étaient pas les plus significatifs du
pragmatisme classique, puisque Vaihinger les puisait respecti-
vement (chap. I). Nous
nous sommes alors demandé quels etaient les aspects originaux
et nouveaux du pragmatisme classique, en vue d'examiner si la
« philosophie du comme si » partageait avec lui l'un ou l'auúe
de ces aspects (chap. It).
Cette confrontation nous a conduit à remettre en cause une
lecture proprement pragmatiste de la « philosophie du comme
si », pour les quatre motifs suivants :
l. Cette philosophie ignore un certain nombre de úêses
pourtant caractéristiques du pragmatisme classique, à savoir :
a) la conception des incidences pratiques d'une idée doit servir
à en clarifier la signification (úêse peircienne reprise et inflé-
chie par James) ; b) le contexte de découverte de la vórité n'est
pas sêparable du contexte de justification de la méthodc
adoptéc pour I'rttcinclrc (thêse exemplairement dévcloppéc par
I.E - COMME SI , (,.ON(]I-U.s]ION

Peirce) ; c) l'entreprise de constitution des faits doit integrer la pragmatisme classique. De même, les autcurs contcmp(lrains
mise en pratique de certaines vertus telles que l'intégrité, le preãites faisant une part importante av cotrma .si : I(endall
courage, l'ouverture au dialogue, etc. (thêse commune à lü(/alton, Don Cupitt, Robin Le Poidevin, Ras van llraassen, se
Peirce, James, Dewey) ; d) une enquête objective requiert une présentent volontiers comme des fictionalistes, non comme des
r.
réflexion sociale sur l'organisation idéale des rapports entre pragmatistes
-
les chercheurs (thêse développée notamment par Peirce et f âppert ainsi qu'un certain heritage du kantisme,
Dewey). l'o approche par le comme si », â pu trouver en Vaihinger un
2. Contre ceux qui voudraient lire la « philosophie du comme relais decisif, et se diffuser jusque dans certains
2'
secteurs
si » dans l'optique du pragmatisme de James, nous avons contemporains de la philosophie analytique L'approche
montré que Vaihinger s'en séparait sur un point essentiel : pour kantienne par le conüne sl, par le truchement de Vaihinger, a
Vaihinger, ce n'est pas parce qu'une idée est un bon guide pour non seulement inspire les grands auteurs du xx'siêcle que nous
l'enquête qu'elle peut être qualif,rée de vraie. La theorie des avons etudiés, mais elle est auiourd'hui três vivante dans les
fictions de Vaihinger montre que, de l'utile au vrai, la consé- diverses approches fictionalistes de I'esthétique, de la philoso-
quence n'est pas bonne, contrairement à ce que soutient James phie de la religion et de la philosophie de la connaissance.
-sans
dans plusieurs passâges de son cuvre : une idée peut être doute la présente etude mériterait-elle d'être completée
parfaitement utile à la découverte de la vérite tout en demeu- par une recension systématique des autres auteurs qui, hier et
rant une fiction, c'est-à-dire une idée non vraie. àujourd'hui, ont su exploiter d'une maniêre ou d'une autre
3.
3. Dans la préface à la traduction de son ouvrage par Charles I'approche vaihingerienne par le comme §i Qu'il nous soit
Kay Ogden, Vaihinger ne se présente pas lui-même comme un peimis, pour finir, de quitter l'approche purement historique
pragmatiste, mais comme un fictionalister. Les traits essentiels pour jeter un regard critique sur cette philosophie'
de son fictionalisme, forts différents de ceux du pragmatisme Le mérite de Vaihinger, avons-nous vu, fut de montrer
classique, sont : a) un antirealisme critiquant le langage dans l'importance d'une idée certes bien presente dans l'ceuvre de
sa prétention à exprimer la réalité telle qu'elle existe indépen- Kani, l'« approche par le comme si », mais iamais úématisee
damment de nous; b) une úeorie des conditions d'acceptabi- pour elle-même. Lui revient assurément d'avoir développe de
lité d'une idée, füt-elle reconnue comme fausse ou fictionnelle maniêre systématique cet aspect du kantisme qui n'avait pas éte
(accepter ne signifiant pas ici tenir pour vrai mais adopter, suffisamment relevé par les néokantiens antérieurs, et dont la
annehmen); c) une conception instrumentaliste de la science, fécondité philosophique n'avair pas éte mesurée. Le fictiona-
qui réserve la valeur de vérité aux observations et ar»( prévi- lisme, comme courant philosophique contemporain, peut en
sions particuliêres empiriquement vérifiées, sans l'accorder aux un sens être considéré comme l'héritier de l'interprétation
theories qui rendent possible ces prévisions; d) le fictiona-
Iisme accorde enfin une três grande importance au « faire 1. Encore une fois, nous ne prétendons pas avoir épuise, dans les limites
dc
comme si », qui lui sert d'une part à définir la bonne attitude cette étude, la totalite des auteurs qui s'inscrivent dans la continuité du fictio-
scientifique, d'autre part à faire comprendre certaines formes nalisme de Vaihinger, mais seulement quelques-uns d'entre eux, qui ntlus
onr paru paniculiêrement exemplaires de la fécondité de ce Íictionalismc.
d'expériences paradoxales, dans lc domaine esúétique et Z. R t,lisue de cette étude, il ne nous parait plus p.ssible de soutenir, avcc
religieux. ISogdan Rusu : « Historiquement, le fictionalismc [dc Vaihingerl n'a
pas cu
4. C'est en tant que Í-tctionalisnrc quc Vaihingcr a connu unc il manqué de continuité , (R. I{ttstr, o Unc nrétaphy-
unãgrande influence et a
importante postéritó chcz dcs ilutcurs tcls quc Alckrus Huxlcy, siquã Íictionalistc dc Vaihinger à Vhitehcad ' [20()91' p l l2)'
Rudolf Carnap, Hans I(clscn, Allictl Adlcr, âutcurs qui clu i. y" p"n." pur cxcmplc au philosophc Josi,5 ll.vcc, cltti tlrttts s.rt ócrit 77rr'

Dortiirri rrl .Srl,rrr ( I I )) tliscutc la théorie vrtihingcrir:rtrtc tlcs ltcliolts


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restc nr: sc préscntcnt nrrllcrncnt c()nlnrc rlcs hcriticrs cltr
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l. V. I l()2,11, p. vru. 1,r,,g,,tut,.t,,"tltt',',ltlttr'(l l{l)Yt t,'l'l,t'l)ottt't'tr'dl'§r/.'rrr llql tl' p I ltl I l())'
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T,E " COMME SI , (,.()NCLUS/ON

proprement vaihingerienne de I(ant et de la mise en valeur du d'Emst Laas, en nommant à son tour lcs ldccs tnótaphysiqucs
rôle du « faire comme si » dans nombre d'activités et d'expé- kantiennes « fictions ». Ce faisant toutcfois, il a non sculctncnt
riences humaines. Resterait à examiner comment la philoso- trahi la lettre du criticisme, mais aussi stln csprit. (l<lmtnc on
phie de Vaihinger s'est transmise auprês de ceux eui, l'a vu, parler ici de « fiction » est une attitude « dogmatiquc » du
aujourd'hui, se revendiquent du fictionalisme, sans toujours point de vue de Kant, puisque cela revient à avancer sans
reconnaitre en Vaihinger l'une des sources majeures de ce preuve que l'objet de telle ou telle Idée n'existe pas. En outre,
courant de pensée. Vaihinger a manqué le but que s'était Íixe Kant : paciÍier les
Le défaut de Vaihinger, en revanche, nous semble consister esprits. En nommant « flsdons » les Idées metaphysiques
dans son affaiblissement d'une úêse kantienne essentielle : kantiennes, il a suscité de son vivant de fortes critiques, par
I'
l'indécidabilité des propositions de type metaphysique. exemple de la part du philosophe Heinrich Adickes Selon cet
Comme on l'a vu, Vaihinger convertit les « Idées de la raison », interprête de Kant, si Vaihinger croit mettre fin aux discus-
mais encore certaines propositions métaphysiques que Kant sions sur l'existence de Dieu ou de la liberté, par exemple, en
tenaient pour indécidables seulement, en « fictions ». Par déclarant qu'il s'agit de simples fictions utiles, il se trompe lour-
exemple l'Idée de liberté, que Kant adoptait à titre de postulat dement ! En déclarant ces représentations fictionnelles, tout au
de la raison pratique, se trouve transformée par Vaihinger en contraire, il ne peut que susciter l'hostilité des penseurs
« fiction », au sens d'une construction imaginative sans corrélat attachés à l'existence de l'objet de telles idées. Montrer, comme
dans l'être. Ce type de transformation s'explique par sa lecture l'a fait Kant, qu'on ne peut décider par la raison si Dieu existe
de Lange, comme on l'a vu, mais encore par le contexte dans ou non, constitue en revanche le meilleur moyen pour tenter de
lequel Vaihinger a rédigé, d'abord sous la forme d'une úêse de mettre fin aux débats théoriques incessants sur son existence,
doctorat soutenue en 1877 à Strasbourg, sa position fictiona- tout en ménageant une place à la foi.
liste. Son directeur de thêse Ernst Laas (1837-1885), précé- Vaihinger aurait sans doute pu éviter ce genre de reproche, en
demment cité, était en Allemagne le premier représentant du distinguant mieux les différents types de représentations qu'il
« positivisme » hérité d'Auguste Comte. Ce positivisme se recense et en renonçant à nommer également « fictions » les idées
caractérisait par le rejet de toute spéculation métaphysique) par métaphysiques. Vaihinger désigne en effet par le même terme de
le souci d'un groupement systématique des faits, et par la f,rction des idées en réalité fort diÍférentes : il applique ce terme à
réduction de la philosophie à une théorie critique de la connais- des conuadictions logiques (un cercle carré), à des idées qui
sancer. Selon Laas (et Lange soutient la même position), Kant « s'écartent » de la réalite donnee (l'idée d'un homme motivé

a inventé Ie « domaine de l'être en soi », celui de la fameuse uniquement par le profit), mais encore à des idées simplement
chose en soi, pour pouvoir satisfaire une « tendance apologé- conventionnelles (comme l'espace euclidien) ou encore indéci-
tique » : son principal souci etait de donner un refuge, en les dables seulement (comme l'idée metaphysique de libre arbitre).
mettant à l'abri des assauts sceptiques, aux chêres entités méta- Vaihinger aurait certes pu regrouper ces différents types d'idées
physiques (Dieu, l'âme, la liberté), conçues désormais comme sous l'appellation plus genérale de construction, Gebilde' terme
choses en soi ou noumênes. Il s'agissait pour lui de préserver qu'il emploie du reste occasionnellement, en renonçant à utiliser
2
au moins leur possibilité afin de « laisser place à la foi ». Contre
Kant, Laas a réduit toute idée mótaphysique, cn tant qu'elle l. Dans son ouvrage '. Kant und die Phibsophic dcs Ak Ob Í1927),
prend appui sur la notion imaginairc dc ch<:sc en soi ou de H. Aprcgts pointe la faiblesse suivante ; « Vaihinger ne semble pas réaliser
noumêne, à une simple invcntion clc Irotrc csprit. qu'en nommant "ftctions" les Idées kanticnnes "dc la raison", tellcs que la
Vaihinger a manifestcmcnt v()ulu l)rcscrvcr cct cnscigncrncnt liberte, l,immortalite {e l'âme, Dieu, il s'cngagc ont6l6girlucnrcnt. (lcllt
revient à {éclarer quc lcur obiet n'existc pâs, cc c1tli, clu 1-r6itti tlc vttc tlc l:t
philosophic critirluc klrnticnnc, cst unc positiou irrcccvltblc : olt llvltlltt'lllttrs
l. I. KtrttN, I)er Positit'isttnt\ rtt,,t li,t\t /.rr,rr I I ()O'/1, lt, l. *O,r* 1"ra",,ra lil ttott t'xtslctrtC dC I'olliCt tlt CCs Itli'cs, oll ('ll(()l('! otl ltttilcrttl
2. Ii. I.nns, Kutttstlndogiltt ltr litl,tlttttt /.'lltt'/(,1,l). i0't Itbttsivctttettl \il\'(ltt (ltl(' t t's Itli'es t'l'()lll lltl('tltl oh;cl li'cl. '
228 LE *COMMESI » CONCLUSION

le seul terne de fiction pour les désigner. Certes, le terme de l'avant-propos de l'édition de 1918 de son oPus magnurr étaient
fiction conüent bien aux absurdites logiques, dont l'obiet ne peut parfaitement justifiês : « Le mieux que ie puisse souhaiter à ce
pas être. Il convient encore aux idées dont le contenu, sans être livre et à moi-même, est qu'il parvienne à contribuer au
contradictoire ou absurde, « s'écarte » de la réalité donnée. En développement ultérieur de la philosophie'. »
revanche, il ne convient pas aux idées conventionnelles, comme La fécondité de la « philosophie du comme si » avait été anti-
I'espace euclidien par exemple : comme l'a bien montré Henri cipee par le néokantien Albert Friedrich Lange, auquel
Poincaré, l'espace euclidien tridimensionnel n'est ni wai ni faux ; Vaihinger doit tant. Dans une lettre datée du 16 mai 1875, à
il s'agit d'une simple convention choisie pour sa commodité dans l'époque oü Vaihinger rédigeait sa úêse d'habilitation, Lange,
le traitement des objets qui remplissent l'espace physique I. Aussi quelques mois avant sa mort, encourageait le futur « philosophe
Vaihinger aurait-il dü nommer I'espace euclidien, mais encore les du comme si » en ces termes :
idées d'espace absolu, de temps absolu, etc., qu'il compte au
nombre des fictions úéoriques, « conventions » plutôt que Bien qu'une lourde maladie m'interdise presque toute coÍres-
« fictions ». Le terme de fiction ne convient pas davantage aru( pondance, je voudrais vous exprimer par ces quelques mots mon
idées et propositions mêtaphysiques, qui contrairement aux plein accord avec votre pensée. Je suis même convaincu que le
conventions sont ou bien vraies, ou bien fausses, mais sans qu'on point de vue que vous mettez en exergue sera un jour une pierre
puisse en décider. I-es nommer fictions revient à affirmer qu'elles angulaire de la théorie de la connaissance'.
n'ont pas d'obiet réel, sans pouvoir iustifier cette position par des
I-a vitalité du fictionalisme aujourd'hui atteste que Lange, en
raisons úéoriques.
Au terme de cette enquête, nous avons conscience que la décelant dans l'entreprise de Vaihinger un « point de vue »
partie consacrée aux sources du fictionalisme de Vaihinger philosophique plein d'avenir, avait vu juste. Ce « point de vue »,
pourrait être complétée. Il serait assurément fécond de s'atta- que Vaihinger lui-même nommait « fictionalisme », ne peut
plus être réduit à une simple variante, qui plus est mineure, du
cher à la lecture et réappropriation par Vaihinger des auteurs de
pragmatisme classique.
langue anglaise tels que Locke, Hume, Benúam', notam-
ment. Dans les limites de ce livre, nous nous sommes concentré
sur les auteurs que Vaihinger présentait lui-même comme ses
principales sources (Kant, Schopenhauer, I-ange), en nous
efforçant de mettre en lumiêre la spécificité de Vaihinger dans
l'histoire du néokantisme : Vaihinger a en propre l) de monuer
l'importance considérable de l'« approche par le comme si »
dans l'euvre de Kant, et 2) d'en faire le pivot, au prix de
certains déplacements, d'une philosophie fictionaliste.
L'actualité du fictionalisme dans la philosophie contempo-
raine, notamment dans les champs précités de la philosophie
analytique, atteste que les espoirs formulés par Vaihinger dans

I . H. PoncnxÉ, La Science et I'hypothàse ll902l, p. 7 6.


2. Vaihinger consâcre à Bentham une courte section de son ouvrage §.
U9181, p.354-357). Curieusement, il ne cite pae la théorie benthamienne des
fictions, qu'il semble ignorer. Avant Vsihingcr, Benthum denonçait par
exemple I'illusion langagiêre conduiaunt les hommes à prêter, aux entités que
cenains mots designcnt, une réalité qu'cllcr n'ont pus (f . lltiN't'trau, Dc l'onto- 1. V. [l918], p. x.
kȤe et autrcs textes sur lcs lictrons I I 997l), 2. Ibid.,p, xnt,
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Maruelous Images. On Values and the Ar*, Oxford, Oxford lJniver-
-, sity Press, 2008.
Je tiens à remercier tous les collêgues qui, par leurs remarques et
suggestions, ont contribué à l'élaboration de ce livre. Je remercie
d'une part Gerhard Heinzmann et les autres membres de mon jury
d'habilitation à diriger les recherches : Claudine Tiercelin, Hélêne
Bouchillouxr Jean Seidengan, Michel Fichant et Michael Heidel-
berger. Je remercie d'autre part Roger Pouivet, directeur du labora-
toire d'histoire des sciences et de philosophie : LHSP-Archives
Poincaré (université de Lorraine/CNRS), ainsi que les membres de ce
laboratoire qui, par leurs propres recherches, ont enrichi ma réflexion.
J'espêre que i'aurai su tirer profit des enseignements et des observa-
tions de chacun.
Merci également à Jocelyn Benoist pour sa confiance et son chaleu-
reux accueil dans la collection qu'il dirige a.r* Éditions du Cerf.
Enfin, ma $atitude va à mon fils Pierre-Louis, qui m'a soutenu
moralement dans cette entreprise. C'est à lui que je dédie ce livre.

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